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Title: Voyage en Orient - Volume 1: Les femmes de Caire - Druses et Maronites
Author: Nerval, Gérard de
Language: French
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D'Hooghe at http://www.freeliterature.org (Images generously


VOYAGE EN ORIENT

PAR

GÉRARD DE NERVAL


I

LES FEMMES DU CAIRE--DRUSES ET MARONITES

SEULE ÉDITION COMPLÈTE


PARIS

CALMANN LÉVY, ÉDITEUR

ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES

3, RUE AUBER, 3

1884


(ŒUVRES COMPLÈTES DE GÉRARD DE NERVAL II)



VOYAGE EN ORIENT



INTRODUCTION

A UN AMI



I--L'ARCHIPEL


Nous avions quitté Malte depuis deux jours, et aucune terre nouvelle
n'apparaissait à l'horizon. Des colombes--venues peut-être du mont
Éryx--avaient pris passage avec nous pour Cythère ou pour Chypre, et
reposaient, la nuit, sur les vergues et dans les hunes.

Le temps était beau, la mer calme, et l'on nous avait promis qu'au
matin du troisième jour, nous pourrions apercevoir les côtes de Morée.
Faut-il l'avouer? l'aspect de ces îles, réduites à leurs seuls rochers,
dépouillées par des vents terribles du peu de terre sablonneuse qui
leur restât depuis des siècles, ne répond guère à l'idée que j'en avais
encore hier en m'éveillant. Pourtant, j'étais sur le pont dès cinq
heures, cherchant la terre absente, épiant, à quelque bord de cette
roue d'un bleu sombre que tracent les eaux sous la coupole azurée du
ciel, attendant la vue du Taygète lointain comme l'apparition d'un
dieu. L'horizon était obscur encore; mais l'étoile du matin rayonnait
d'un feu clair dont la mer était sillonnée. Les roues du navire
chassaient l'écume éclatante, qui laissait bien loin derrière nous sa
longue traînée de phosphore. «Au delà de cette mer, disait Corinne
en se tournant vers l'Adriatique, il y a la Grèce.... Cette idée ne
suffit-elle pas pour émouvoir?» Et moi, plus heureux qu'elle, plus
heureux que Winckelmann, qui la rêva toute sa vie, et que le moderne
Anacréon, qui voudrait y mourir,--j'allais la voir enfin, lumineuse,
sortir des eaux avec le soleil!

Je l'ai vue ainsi, je l'ai vue, ma journée a commencé comme un chant
d'Homère! C'était vraiment l'Aurore aux doigts de rose qui m'ouvrait
les portes de l'Orient! Et ne parlons plus des aurores de nos pays, la
déesse ne va pas si loin. Ce que nous autres barbares appelons l'aube
ou le point du jour, n'est qu'un pâle reflet, terni par l'atmosphère
impure de nos climats déshérités. Voyez déjà, de cette ligne ardente
qui s'élargit sur le cercle des eaux, partir des rayons roses épanouis
en gerbe, et ravivant l'azur de l'air qui plus haut reste sombre
encore. Ne dirait-on pas que le front d'une déesse et ses bras étendus
soulèvent peu à peu le voile des nuits étincelant d'étoiles? Elle
vient, elle approche, elle glisse amoureusement sur les flots divins
qui ont donné le jour à Cythérée.... Mais que dis-je! devant nous,
là-bas, à l'horizon, cette côte vermeille, ces collines empourprées qui
semblent des nuages, c'est l'île même de Vénus, c'est l'antique Cythère
aux rochers de porphyre: Κυθήρη πορφυροῦσσα.... Aujourd'hui, cette île
s'appelle Cérigo, et appartient aux Anglais.

Voilà mon rêve ... et voici mon réveil! Le ciel et la mer sont toujours
là; le ciel d'Orient, la mer d'Ionie se donnent chaque matin le saint
baiser d'amour; mais la terre est morte, morte sous la main de l'homme,
et les dieux se sont envolés!

«Je t'apprendrai la vérité sur les oracles de Delphes et de Claros,
disait Apollon à son prêtre. Autrefois, il sortit du sein de la terre
et des bois une infinité d'oracles et des exhalaisons qui inspiraient
des fureurs divines. Mais la terre, par les changements continuels que
le temps amène, a repris et fait rentrer en elle fontaines, exhalaisons
et oracles.» Voilà ce qu'a rapporté Porphyre, selon Eusèbe.

Ainsi les dieux s'éteignent eux-mêmes ou quittent la terre, vers qui
l'amour des hommes ne les appelle plus! Leurs bocages ont été coupés,
leurs sources taries, leurs sanctuaires profanés; par où leur serait-il
possible de se manifester encore? O Vénus Uranie! reine de cette île et
de cette montagne, d'où tes traits menaçaient le monde; Vénus Armée!
qui régnas depuis au Capitole, où j'ai salué (dans le musée) ta statue
encore debout, pourquoi n'ai-je pas le courage de croire en toi et
de t'invoquer, déesse! comme l'ont fait si longtemps nos pères, avec
ferveur et simplicité? N'es-tu pas la source de tout amour et de toute
noble ambition, la seconde des mères saintes qui trônent au centre
du monde, gardant et protégeant les types éternels des femmes créées
contre le double effort de la mort qui les change, ou du néant qui les
attire?... Mais vous êtes là toutes encore, sur vos astres étincelants;
l'homme est forcé de vous reconnaître au ciel, et la science de vous
nommer. O vous, les trois grandes déesses, pardonnez-vous à la terre
ingrate d'avoir oublié vos autels?

Pour rentrer dans la prose, il faut avouer que Cythère n'a conservé,
de toutes ses beautés, que ses rocs de porphyre, aussi tristes à voir
que de simples rochers de grès. Pas un arbre sur la côte que nous avons
suivie, pas une rose, hélas! pas un coquillage le long de ce bord où
les néréides avaient choisi la conque de Cypris. Je cherchais les
bergers et les bergères de Watteau, leurs navires ornés de guirlandes
abordant des rives fleuries; je rêvais ces folles bandes de pèlerins
d'amour aux manteaux de satin changeant.... Je n'ai aperçu qu'un
gentleman qui tirait aux bécasses et aux pigeons, et des soldats
écossais blonds et rêveurs, cherchant peut-être à l'horizon les
brouillards de leur patrie.

Nous nous arrêtâmes bientôt au port San-Nicolo, à la pointe orientale
de l'île, vis-à-vis du cap Saint-Ange, qu'on apercevait à quatre
lieues en mer. Le peu de durée de notre séjour n'a permis à personne
de visiter Capsali, la capitale de l'île; mais on apercevait au midi
le rocher qui domine la ville, et d'où l'on peut découvrir toute la
surface de Cérigo, ainsi qu'une partie de la Morée, et les côtes mêmes
de Candie quand le temps est pur. C'est sur cette hauteur, couronnée
aujourd'hui d'un château militaire, que s'élevait le temple de Vénus
Céleste. La déesse était vêtue en guerrière, armée d'un javelot, et
semblait dominer la mer et garder les destins de l'archipel grec connue
ces figures cabalistiques des contes arabes, qu'il faut abattre pour
détruire le charme attaché à leur présence. Les Romains, issus de
Vénus par leur aïeul Énée, purent seuls enlever de ce rocher superbe
sa statue de bois de myrte, dont les contours puissants, drapés de
voiles symboliques, rappelaient l'art primitif des Pélasges. C'était
bien la grande déesse génératrice, Aphrodite Mélænia ou la Noire,
portant sur la tête le _polos_ hiératique, ayant les fers aux pieds,
comme enchaînée par force aux destins de la Grèce, qui avait vaincu sa
chère Troie.... Les Romains la transportèrent au Capitole, et bientôt
la Grèce, étrange retour des destinées! appartint aux descendants
régénérés des vaincus d'Ilion.

Qui cependant reconnaîtrait, dans la statue cosmogonique que nous
venons de décrire, la Vénus frivole des poëtes, la mère des Amours,
l'épouse légère du boiteux Vulcain?

On l'appelait la prévoyante, la victorieuse, la dominatrice des
mers,--Euplœa, Pontia;--Apostrophia, qui détourne des passions
criminelles; et encore, l'aînée des Parques, sombre idéalisation. Aux
deux cotés de l'idole peinte et dorée, se tenaient les deux amours
Éros et Antéros, consacrant à leur mère des pavots et des grenades.
Le symbole qui la distinguait des autres déesses était le croissant
surmonté d'une étoile à huit rayons; ce signe, brodé sur la pourpre,
règne encore sur l'Orient, mais c'est bien chez ceux qui l'arborent que
Vénus a toujours le voile sur la tête et les chaînes aux pieds.

Voilà quelle était l'austère déesse adorée à Sparte, à Corinthe et dans
une partie de Cythère aux âpres rochers; celle-là était bien la fille
des mères fécondées par le sang divin d'Uranus, et se dégageant froide
encore des flancs engourdis de la nature et du chaos.

L'autre Vénus--car beaucoup de poëtes et de philosophes,
particulièrement Platon, reconnaissaient deux Vénus différentes--était
la fille de Jupiter et de Dionée; on l'appelait Vénus Populaire, et
elle avait, dans une autre partie de l'île de Cythère, des autels et
des sectateurs tout différents de ceux de Vénus Uranie. Les poëtes ont
pu s'occuper librement de celle-là, qui n'était point, comme l'autre,
protégée par les lois, d'une théogonie sévère, et ils lui prêtèrent
toutes leurs fantaisies galantes, qui nous ont transmis une très-fausse
image du culte sérieux des païens. Que dirait-on dans l'avenir des
mystères du catholicisme, si l'on était réduit à les juger au travers
des interprétations ironiques de Voltaire ou de Parny? Lucien, Ovide,
Apulée, appartiennent à des époques non moins sceptiques, et ont seuls
influé sur nos esprits superficiels, peu curieux d'étudier les vieux
poëmes cosmogoniques dérivés des sources chaldéennes ou syriaques.



II--LA MESSE DE VÉNUS


L'_Hypnérotomachie_ nous donne quelques détails curieux sur le culte
de la Vénus Céleste dans l'île de Cythère, et, sans admettre comme une
autorité ce livre où l'imagination a coloré bien des pages, on peut y
rencontrer souvent le résultat d'études ou d'impressions fidèles.

Deux amants, Polyphile et Polia, se préparent au pèlerinage de Cythère.

Ils se rendent sur la rive de la mer, au temple somptueux de Vénus
Physisoé? Là, des prêtresses, dirigées par une _prieuse_ mitrée,
adressent d'abord pour eux des oraisons aux dieux Foricule, Limentin,
et à la déesse Cardina. Les religieuses étaient vêtues d'écarlate,
et portaient, en outre, des surplis de coton clair un peu plus
courts; leurs cheveux pendaient sur leurs épaules. La première tenait
le livre des cérémonies; la seconde, une aumusse de fine soie; les
autres, une châsse d'or, le _cécespite_ ou couteau du sacrifice, et le
préféricule, ou vase de libation; la septième portait une mitre d'or
avec ses pendants; une plus petite tenait un cierge de cire vierge;
toutes étaient couronnées de fleurs. L'aumusse que portait la prieuse
s'attachait devant le front à un fermoir d'or incrusté d'une ananchite,
pierre talismanique par laquelle on évoquait les figures des dieux.

La prieuse fit approcher les amants d'une citerne située au milieu du
temple, et en ouvrit le couvercle avec une clef d'or; puis, en lisant
dans le saint livre à la clarté du cierge, elle bénit l'huile sacrée,
et la répandit dans la citerne; ensuite elle prit le cierge, et en fit
tourner le flambeau près de l'ouverture, disant à Polia: «Ma fille, que
demandez-vous?--Madame, dit-elle, je demande grâce pour celui qui est
avec moi, et désire que nous puissions aller ensemble au royaume de
la grande Mère divine pour boire en sa sainte fontaine.» Sur quoi, la
prieuse, se tournant vers Polyphile, lui fit une demande pareille, et
l'engagea à plonger tout à fait le flambeau dans la citerne. Ensuite
elle attacha avec une cordelle le vase nommé _lépaste_, qu'elle fit
descendre jusqu'à l'eau sainte, et en puisa pour la faire boire à
Polia. Enfin, elle referma la citerne, et adjura la déesse d'être
favorable aux deux amants.

Après ces cérémonies, les prêtresses se rendirent dans une sorte
de sacristie ronde, où l'on apporta deux cygnes blancs et un vase
plein d'eau marine, ensuite deux tourterelles attachées sur une
corbeille garnie de coquilles et de roses, qu'on posa sur la table
des sacrifices; les jeunes filles s'agenouillèrent autour de l'autel,
et invoquèrent les très-saintes Grâces, Aglaïa, Thalia et Euphrosine,
ministres de Cythérée, les priant de quitter la fontaine Acidale, qui
est à Orchomène, en Béotie, et où elles font résidence, et, comme
Grâces divines, de venir accepter la profession religieuse faite à
leur maîtresse en leur nom.

Après cette invocation, Polia s'approcha de l'autel couvert d'aromates
et de parfums, y mit le feu elle-même, et alimenta la flamme de
branches de myrte séché. Ensuite elle dut poser dessus les deux
tourterelles, frappées du couteau cécespite, et plumées sur la table
d'anclabre, le sang étant mis à part dans un vaisseau sacré. Alors
commença le divin service, entonné par une _chantresse_, à laquelle les
autres répondaient; deux jeunes religieuses placées devant la prieuse
accompagnaient l'office avec des flûtes lydiennes en ton lydien naturel.

Chacune des prêtresses portait un rameau de myrte, et, chantant
d'accord avec les flûtes, elles dansaient autour de l'autel pendant que
le sacrifice se consumait.

Je viens de résumer, à l'intention des artistes, les principaux détails
de cette sorte de messe de Vénus.

Nous verrons quelles autres cérémonies se faisaient à Cythère même,
dans ce royaume de la maîtresse du monde,--κυποια κυθηπεκον και εανθου
κοσμου,--aujourd'hui possédé par cette autre dominatrice
charmante, la reine Victoria.



III--LE SONGE DE POLYPHILE


Je suis loin de vouloir citer Polyphile comme une autorité
scientifique; Polyphile, c'est-à-dire Francesco Colonna, a beaucoup
cédé sans doute aux idées et aux visions de son temps; mais cela
n'empêche pas qu'il n'ait puisé certaines parties de son livre aux
bonnes sources grecques et latines, et je pouvais faire de même, mais
j'ai mieux aimé le citer.

Que Polyphile et Polia, ces saints martyrs d'amour, me pardonnent de
toucher à leur mémoire! le hasard--s'il est un hasard--a remis en mes
mains leur histoire mystique, et j'ignorais à cette heure-là même qu'un
savant plus poëte, un poëte plus savant que moi avait fait reluire sur
ces pages le dernier éclat du génie que recélait son front penché. Il
fut comme eux un des plus fidèles apôtres de l'amour pur ... et, parmi
nous, l'un des derniers.

Reçois aussi ce souvenir d'un de tes amis inconnus, bon Nodier, belle
âme divine, qui les immortalisais en mourant[1]! Comme toi, je croyais
en eux, et comme eux à l'amour céleste, dont Polia ranimait la flamme,
et dont Polyphile reconstruisait en idée le palais splendide sur les
rochers cythéréens. Vous savez aujourd'hui quels sont les vrais dieux,
esprits doublement couronnés: païens par le génie, chrétiens par le
cœur!

Et moi qui vais descendre dans cette île sacrée que Francesco a décrite
sans l'avoir vue, ne suis-je pas toujours, hélas! le fils d'un siècle
déshérité d'illusions, qui a besoin de toucher pour croire, et de rêver
le passé ... sur ses débris? Il ne m'a pas suffi de mettre au tombeau
mes amours de chair et de cendre, pour bien m'assurer que c'est nous,
vivants, qui marchons dans un monde de fantômes.

Polyphile, plus sage, a connu la vraie Cythère pour ne l'avoir point
visitée, et le véritable amour pour en avoir repoussé l'image mortelle.
C'est une histoire touchante qu'il faut lire dans ce dernier livre de
Nodier, quand on n'a pas été à même de la deviner sous les poétiques
allégories du _Songe de Polyphile_.

Francesco Colonna, l'auteur de cet ouvrage, était un pauvre peintre du
XVe siècle, qui s'éprit d'un fol amour pour la princesse
Lucrétia Polia de Trévise. Orphelin recueilli par Giacopo Bellini,
père du peintre plus illustre que nous connaissons, il n'osait lever
les yeux sur l'héritière d'une des plus grandes maisons de l'Italie.
Ce fut elle-même qui, profitant des libertés d'une nuit de carnaval,
l'encouragea à tout lui dire et se montra touchée de sa peine. C'est
une noble figure que Lucrétia Polia, sœur poétique de Juliette, de
Léonore et de Bianca Capello. La distance des conditions rendait le
mariage impossible; l'autel du Christ ... du Dieu de l'égalité!...
leur était interdit; ils rêvèrent celui de dieux plus indulgents, ils
invoquèrent l'antique Éros et sa mère Aphrodite, et leurs hommages
allèrent frapper des cieux lointains désaccoutumés de nos prières.

Dès lors, imitant les chastes amours des croyants de Vénus Uranie, ils
se promirent de vivre séparés pendant la vie pour être unis après la
mort, et, chose bizarre, ce fut sous les formes de la foi chrétienne
qu'ils accomplirent ce vœu païen. Crurent-ils voir dans la Vierge et
son fils l'antique symbole de la grande Mère divine et de l'enfant
céleste qui embrasent les cœurs? Osèrent-ils pénétrer à travers les
ténèbres mystiques jusqu'à la primitive Isis, au voile éternel, au
masque changeant, tenant d'une main la croix ansée, et sur ses genoux
l'enfant Horus sauveur du monde?...

Aussi bien ces assimilations étranges étaient alors de grande mode
en Italie. L'école néoplatonicienne de Florence triomphait du vieil
Aristote, et la théologie féodale s'ouvrait comme une noire écorce
aux frais bourgeons de la renaissance philosophique qui florissait de
toutes parts. Francesco devint un moine, Lucrèce une religieuse, et
chacun garda en son cœur la belle et pure image de l'autre, passant
les jours dans l'étude des philosophies et des religions antiques,
et les nuits à rêver son bonheur futur et à le parer des détails
splendides que lui révélaient les vieux écrivains de la Grèce. O
double existence heureuse et bénie, si l'on en croit le livre de
leurs amours! quelquefois les fêtes pompeuses du clergé italien les
rapprochaient dans une même église, le long des rues, sur les places où
se déroulaient des processions solennelles, et seuls, à l'insu de la
foule, ils se saluaient d'un doux et mélancolique regard: «Frère, il
faut mourir!--Sœur, il faut mourir!» c'est-à-dire nous n'avons plus que
peu de temps à traîner notre chaîne ... Ce sourire échangé ne disait
que cela.

Cependant Polyphile écrivait et léguait à l'admiration des amants
futurs la noble histoire de ces combats, de ces peines, de ces délices.
Il peignait les nuits enchantées où, s'échappant de notre monde plein
de la loi d'un Dieu sévère, il rejoignait en esprit la douce Polia
aux saintes demeures de Cythérée. L'âme fidèle ne se faisait pas
attendre, et tout l'empire mythologique s'ouvrait à eux de ce moment.
Comme le héros d'un poëme plus moderne et non moins sublime[2], ils
franchissaient dans leur double rêve l'immensité de l'espace et des
temps; la mer Adriatique et la sombre Thessalie, où l'esprit du monde
ancien s'éteignit aux champs de Pharsale! Les fontaines commençaient
à sourdre dans leurs grottes, les rivières redevenaient fleuves, les
sommets arides des monts se couronnaient de bois sacrés; le Pénée
inondait de nouveau ses grèves altérées, et partout s'entendait le
travail sourd des Cabires et des Dactyles reconstruisant pour eux le
fantôme d'un univers. L'étoile de Vénus grandissait comme un soleil
magique et versait des rayons dorés sur ces plages désertes, que leurs
morts allaient repeupler; le faune s'éveillait dans son antre, la
naïade dans sa fontaine, et des bocages reverdis s'échappaient les
hamadryades. Ainsi la sainte aspiration de deux âmes pures rendait pour
un instant au monde ses forces déchues et les esprits gardiens de son
antique fécondité.

C'est alors qu'avait lieu et se continuait nuit par nuit ce pèlerinage,
qui, à travers les plaines et les monts rajeunis de la Grèce,
conduisait nos deux amants à tous les temples renommés de Vénus Céleste
et les faisait arriver enfin au principal sanctuaire de la déesse,
à l'île de Cythère, où s'accomplissait l'union spirituelle des deux
religieux, Polyphile et Polia.

Le frère Francesco mourut le premier, ayant terminé son pèlerinage
et son livre; il légua le manuscrit à Lucrèce, qui, grande dame et
puissante comme elle était, ne craignit point de le faire imprimer par
Alde Manuce, et le fît illustrer de dessins, fort beaux la plupart,
représentant les principales scènes du songe, les cérémonies des
sacrifices, les temples, figures et symboles de la grande Mère divine,
déesse de Cythère. Ce livre d'amour platonique fut longtemps l'évangile
des cœurs amoureux dans ce beau pays d'Italie, qui ne rendit pas
toujours à la Vénus Céleste des hommages si épurés.

Pouvais-je faire mieux que de relire, avant de toucher à Cythère, le
livre étrange de Polyphile, qui, comme Nodier l'a fait remarquer,
présente une singularité charmante; l'auteur a signé son nom et son
amour en employant en tête de chaque chapitre un certain nombre de
lettres choisies pour former la légende suivante: _Poliam frater
Franciscus Columna peramavi_[3]. Que sont les amours d'Abailard et
d'Héloïse auprès de cela?


[1] _Franciscus Columna_, dernière nouvelle de Charles Nodier.

[2] _Faust_, seconde partie.

[3] «Le frère Francesco Colonna a aimé tendrement Polia.»



IV--SAN-NICOLO


En mettant le pied sur le sol de Cérigo, je n'ai pu songer sans peine
que cette île, dans les premières années de notre siècle, avait
appartenu à la France. Héritière des possessions de Venise, notre
patrie s'est vue dépouillée à son tour par l'Angleterre, qui, là, comme
à Malte, annonce en latin aux passants sur une tablette de marbre, que
«l'accord de l'Europe et l'_amour_ de ces îles lui en ont, depuis 1814,
assuré la souveraineté.»--Amour! dieu des Cythéréens, est-ce bien toi
qui as ratifié cette prétention?

Pendant que nous rasions la côte, avant de nous abriter à San-Nicolo,
j'avais aperçu un petit monument, vaguement découpé sur l'azur du
ciel, et qui, du haut d'un rocher, semblait la statue encore debout
de quelque divinité protectrice.... Mais, en approchant davantage,
nous avons distingué clairement l'objet qui signalait cette côte à
l'attention des voyageurs. C'était un gibet, un gibet à trois branches,
dont une seule était garnie. Le premier gibet réel que j'aie vu encore,
c'est sur le sol de Cythère, possession anglaise, qu'il m'a été donné
de l'apercevoir!

Je n'irai pas à Capsali; je sais qu'il n'existe plus rien du temple que
Pâris fit élever à Vénus Dionée, lorsque le mauvais temps le força
de séjourner seize jours à Cythère avec Hélène qu'il enlevait à son
époux. On montre encore, il est vrai, la fontaine qui fournit de l'eau
à l'équipage, le bassin où la plus belle des femmes lavait de ses mains
ses robes et celles de son amant; mais une église a été construite sur
les débris du temple, et se voit au milieu du port. Rien n'est resté
non plus sur la montagne du temple de Vénus Uranie, qu'a remplacé le
fort Vénitien, aujourd'hui gardé par une compagnie écossaise.

Ainsi la Vénus Céleste et la Vénus populaire, révérées, l'une sur les
hauteurs et l'autre dans les vallées, n'ont point laissé de traces
dans la capitale de l'île, et l'on s'est occupé à peine de fouiller
les ruines de l'ancienne ville de Scandie, près du port d'Avlémona,
profondément cachées dans le sein de la terre; là, peut-être, on
retrouverait quelques monuments de la troisième Vénus, l'aînée des
Parques, l'antique reine du mystérieux Hadès.

Car, il faut bien le remarquer,--pour sortir du dédale où nous ont
égarés les derniers poëtes latins et les mythologues modernes,--chacun
des grands dieux avait trois corps et était adoré sous les trois
formes: du ciel, de la terre et des enfers; cette triplicité ne peut
avoir, d'ailleurs, rien de bizarre au jugement des esprits chrétiens,
qui admettent trois personnes en Dieu.

Le port de San-Nicolo n'offrait à nos yeux que quelques masures le long
d'une baie sablonneuse où coulait un ruisseau et où l'on avait tiré à
sec quelques barques de pêcheurs; d'autres épanouissaient à l'horizon
leurs voiles latines sur la ligne sombre que traçait la mer au delà du
cap Spati, dernière pointe de l'île, et du cap Malée, qu'on apercevait
clairement du côté de la Grèce. Personne ne vint, au moment où nous
débarquions, nous demander nos papiers; les îles anglaises n'abusent
pas des lois de police, et, si leur législation aboutit encore à un
fouet par en bas, et par en haut à un gibet, les étrangers du moins
n'ont rien à craindre de ces modes de répression.

J'étais avide de goûter les vins de la Grèce, au lieu de l'épais
et sombre vin de Malte qu'on nous servait depuis deux jours à bord
du bateau à vapeur. Je ne dédaignai donc pas d'entrer dans l'humble
taverne qui, à d'autres heures, servait de rendez-vous commun aux
garde-côtes anglais et aux mariniers grecs. La devanture peinte
étalait, comme à Malte, des noms de bières et de liqueurs anglaises
inscrits en or. Me voyant vêtu d'un makintosh acheté à Livourne, l'hôte
se hâta de m'aller chercher un verre de wiskey; je tâchai, quant à
moi, de me souvenir du nom que les grecs donnaient au vin, et je le
prononçai si bien, qu'on ne me comprit nullement.--A quoi donc me
sert-il d'avoir été reçu bachelier par MM. Villemain, Cousin et Guizot
réunis, et d'avoir dérobé à la France vingt minutes de leur existence
pour faire constater tout mon savoir? Le collége a fait de moi un si
grand helléniste, que me voilà dans un cabaret de Cérigo à demander du
vin, et aussitôt, remportant le wiskey refusé, l'hôte vient servir un
pot de porter. Alors, je parviens à réunir trois mots d'italien, et,
comme personne ne m'a jamais appris cette langue, je réussis facilement
à me faire apporter une bouteille empaillée du liquide cythéréen.

C'était un bon petit vin rouge, sentant un peu l'outre où il avait
séjourné, et un peu le goudron, mais plein de chaleur et rappelant
assez le goût du vin _asciuto_ d'Italie;--ô généreux sang de la
grappe!... comme t'appelle George Sand, à peine es-tu en moi, que
je ne suis plus le même; n'es-tu pas vraiment le sang d'un dieu? et
peut-être, comme le disait l'évêque de Cloyne, le sang des esprits
rebelles qui luttèrent aux anciens temps sur la terre, et qui, vaincus,
anéantis sous leur forme première, reviennent, dans le vin, nous agiter
de leurs passions, de leurs colères et de leurs étranges ambitions!...

Mais non, celui qui sort des veines saintes de cette île, de la terre
_porphyreuse_ et longtemps bénie où régnait la Vénus Céleste, ne peut
inspirer que de bonnes et douces pensées. Aussi n'ai-je plus songé dès
lors qu'à rechercher pieusement les traces des temples ruinés de la
déesse de Cythère; j'ai gravi les rochers du cap Spati, où Achille en
fit bâtir un, à son départ pour Troie; j'ai cherché des yeux Cranaé,
située de l'autre côté du golfe et qui fut le lieu de l'enlèvement
d'Hélène; mais l'île de Cranaé se confondait au loin avec les côtes de
la Laconie, et le temple n'a pas laissé même une pierre sur les rocs,
du haut desquels on ne découvre, en se tournant vers l'île, que des
moulins à eau mis en jeu par une petite rivière qui se jette dans la
baie de San-Nicolo.

En descendant, j'ai trouvé quelques-uns de nos voyageurs qui formaient
le projet d'aller jusqu'à une petite ville située à deux lieues de là
et plus considérable même que Capsali. Nous avons monté sur des mulets,
et, sous la conduite d'un Italien qui connaissait le pays, nous avons
cherché notre route entre les montagnes. On ne croirait jamais, à voir
de la mer les abords hérissés des rocs de Cérigo, que l'intérieur
contienne encore tant de plaines fertiles; c'est, après tout, une terre
qui a soixante-six milles de circuit et dont les portions cultivées
sont couvertes de cotonniers, d'oliviers et de mûriers semés parmi
les vignes. L'huile et la soie sont les principales productions qui
fassent vivre les habitants, et les Cythéréennes--je n'aime pas à dire
_Cérigotes_--trouvent, à préparer cette dernière, un travail assez
doux pour leurs belles mains; la culture du coton a été frappée, an
contraire, par la possession anglaise....

Mais n'admirez-vous pas tout ce beau détail fait en style itinéraire?
C'est que la Cythère moderne, n'étant pas sur le passage habituel des
voyageurs, n'a jamais été longuement décrite, et j'aurai du moins le
mérite d'en avoir dit même plus que les touristes anglais.

Le but de la promenade de mes compagnons était Potamo, petite ville à
l'aspect italien, mais pauvre et délabrée; le mien était la colline
d'Aplunori, située à peu de distance et où l'on m'avait dit que je
pourrais rencontrer les restes d'un temple. Mécontent de ma course du
cap Spati, j'espérais me dédommager dans celle-ci et pouvoir, comme
le bon abbé Delille, remplir mes poches de débris mythologiques. O
bonheur! je rencontre, en approchant d'Aplunori, un petit bois de
mûriers et d'oliviers où quelques pins plus rares étendaient çà et là
leurs sombres parasols; l'aloès et le cactus se hérissaient parmi les
broussailles, et sur la gauche s'ouvrait de nouveau le grand œil bleu
de la mer que nous avions quelque temps perdue de vue. Un mur de pierre
semblait clore en partie le bois, et, sur un marbre, débris d'une
ancienne arcade qui surmontait une porte carrée, je pus distinguer ces
mots: ΚΑΡΔΙΩΝ ΘΕΡΑΠΙΑ (guérison des cœurs).

Cette légende m'a fait soupirer.



V--APLUNORI


La colline d'Aplunori ne présente que peu de ruines, mais elle a gardé
les restes plus rares de la végétation sacrée qui jadis parait le front
des montagnes; des cyprès toujours verts et quelques oliviers antiques
dont le tronc crevassé est le refuge des abeilles, ont été conservés
par une sorte de vénération traditionnelle qui s'attache à ces lieux
célèbres. Les restes d'une enceinte de pierre protègent, seulement du
coté de la mer, ce petit bois qui est l'héritage d'une famille; la
porte a été surmontée d'une pierre voûtée, provenant des ruines et
dont j'ai signalé déjà l'inscription. Au delà de l'enceinte est une
petite maison entourée d'oliviers, habitation de pauvres paysans grecs,
qui ont vu se succéder depuis cinquante ans les drapeaux vénitiens,
français et anglais sur les tours du fort qui protège San-Nicolo,
et qu'on aperçoit à l'autre extrémité de la baie. Le souvenir de la
république française et du général Bonaparte, qui les avait affranchis
en les incorporant à la république des Sept-Iles, est encore présent à
l'esprit des vieillards.

L'Angleterre a rompu ces frêles libertés depuis 1815, et les habitants
de Cérigo ont assisté sans joie au triomphe de leurs frères de la
Morée. L'Angleterre ne fait pas des Anglais des peuples qu'elle
conquiert, je veux dire qu'elle acquiert, elle en fait des ilotes,
quelquefois des domestiques; tel est le sort des Maltais, tel
serait celui des Grecs de Cérigo, si l'aristocratie anglaise ne
dédaignait comme séjour cette île poudreuse et stérile. Cependant il
est une sorte de richesse dont nos voisins ont encore pu dépouiller
l'antique Cythère: je veux parler de quelques bas-reliefs et statues
qui indiquaient encore les lieux dignes de souvenir. Ils ont enlevé
d'Aplunori une frise de marbre sur laquelle on pouvait lire, malgré
quelques abréviations, ces mots, qui furent recueillis en 1798 par des
commissaires de la république française: Ναὸς Ἁφροδίτης θεᾶς κυρίας
Κυθηρίων, και Παντὸς κὸσμου (temple de Vénus, déesse maîtresse des
Cythéréens et du monde entier).

Cette inscription ne peut laisser de doute sur le caractère des ruines;
mais, en outre, un bas-relief enlevé aussi par les Anglais avait
servi longtemps de pierre à un tombeau dans le bois d'Aplunori. On y
distinguait les images de deux amants venant offrir des colombes à la
déesse, et s'avançant au delà de l'autel, près duquel était déposé
le vase des libations. La jeune fille, vêtue d'une longue tunique,
présentait les oiseaux sacrés, tandis que le jeune homme, appuyé
d'une main sur son bouclier, semblait de l'autre aider sa compagne à
déposer son présent aux pieds de la statue; Vénus était vêtue à peu
près comme la jeune fille, et ses cheveux, tressés sur les tempes, lui
descendaient en boucles sur le cou.

Il est évident que le temple situé sur cette colline n'était pas
consacré à Vénus Uranie, ou Céleste, adorée dans d'autres quartiers
de l'île, mais à cette seconde Vénus, Populaire ou Terrestre, qui
présidait aux mariages. La première, apportée par des habitants de
la ville d'Ascalon en Syrie, divinité sévère, au symbole complexe,
au sexe douteux, avait tous les caractères des images primitives
surchargées d'attributs et d'hiéroglyphes, telles que la Diane d'Ephèse
ou la Cybèle de Phrygie; elle fut adoptée par les Spartiates, qui,
les premiers, avaient colonisé l'île; la seconde, plus riante, plus
humaine, et dont le culte, introduit par les Athéniens vainqueurs, fut
le sujet de guerres civiles entre les habitants, avait une statue
renommée dans toute la Grèce comme une merveille de l'art, elle était
nue et tenait à sa main droite une coquille marine; ses fils Eros et
Antéros l'accompagnaient, et devant elle était un groupe de trois
Grâces dont deux la regardaient, et dont la troisième était tournée
du côté opposé. Dans la partie orientale du temple, on remarquait la
statue d'Hélène; ce qui est cause probablement que les habitants du
pays donnent à ces ruines le nom de palais d'Hélène.

Deux jeunes gens se sont offerts à me conduire aux ruines de l'ancienne
ville de Cythère, dont l'entassement poudreux s'apercevait le long de
la mer entre la colline d'Aplunori et le port de San-Nicolo; je les
avais donc dépassées en me rendant à Potamo par l'intérieur des terres;
mais la route n'était praticable qu'à pied, et il fallut renvoyer le
mulet au village. Je quittai à regret ce peu d'ombrage plus riche
en souvenirs que les quelques débris de colonnes et de chapiteaux
dédaignés par les collectionneurs anglais. Hors de l'enceinte du
bois, trois colonnes tronquées subsistaient debout encore au milieu
d'un champ cultivé; d'autres débris ont servi à la construction
d'une maisonnette à toit plat, située au point le plus escarpé de
la montagne, mais dont une antique chaussée de pierre garantit la
solidité. Ce reste des fondations du temple sert de plus à former une
sorte de terrasse qui retient la terre végétale nécessaire aux cultures
et si rare dans l'île depuis la destruction des forêts sacrées.

On trouve encore sur ce point une excavation provenant de fouilles; une
statue de marbre blanc drapée à l'antique, et très-mutilée, en avait
été retirée; mais il a été impossible d'en déterminer les caractères
spéciaux. En descendant à travers les rochers poudreux, variés parfois
d'oliviers et de vignes, nous avons traversé un ruisseau qui descend
vers la mer en formant des cascades, et qui coule parmi des lentisques,
des lauriers-roses et des myrtes. Une chapelle grecque s'est élevée
sur les bords de cette eau bienfaisante, et parait avoir succédé à un
monument plus ancien.



VI--PALÆOCASTRO


Nous suivons dès lors le bord de la mer en marchant sur les sables et
en admirant de loin en loin des cavernes où les flots vont s'engouffrer
dans les temps d'orage; les cailles de Cérigo, fort appréciées des
chasseurs, sautelaient çà et là sur les rochers voisins, dans les
touffes de sauge aux feuilles cendrées. Parvenus au fond de la baie,
nous avons pu embrasser du regard toute la colline de Palæocastro
couverte de débris, et que dominent encore les tours et les murs
ruinés de l'antique ville de Cythère. L'enceinte en est marquée sur
le penchant tourné vers la mer, et les restes des bâtiments sont
cachés en partie sous le sable marin qu'amoncelle l'embouchure d'une
petite rivière. Il semble que la plus grande partie de la ville ait
disparu peu à peu sous l'effort de la mer croissante, à moins qu'un
tremblement de terre, dont tous ces lieux portent les traces, n'ait
changé l'assiette du terrain. Selon les habitants, lorsque les eaux
sont très-claires, on distingue au fond de la mer les restes de
constructions considérables.

En traversant la petite rivière, on arrive aux anciennes catacombes
pratiquées dans un rocher qui domine les ruines de la ville et où l'on
monte par un sentier taillé dans la pierre. La catastrophe qui apparaît
dans certains détails de cette plage désolée a fendu dans toute sa
hauteur cette roche funéraire et ouvert au grand jour les hypogées
qu'elle renferme. On distingue par l'ouverture les côtés correspondants
de chaque salle séparés comme par prodige; c'est après avoir gravi le
rocher qu'on parvient à descendre dans ces catacombes qui paraissent
avoir été habitées récemment par des pâtres; peut-être ont-elles servi
de refuge pendant les guerres, ou à l'époque de la domination des Turcs.

Le sommet même du rocher est une plate-forme oblongue, bordée et
jonchée de débris qui indiquent la ruine d'une construction beaucoup
plus élevée; sans doute, c'était un temple dominant les sépulcres et
sous l'abri duquel reposaient des cendres pieuses. Dans la première
chambre que l'on rencontre ensuite, on remarque deux sarcophages
taillés dans la pierre et couverts d'une arcade cintrée; les dalles qui
les fermaient et dont on ne voit plus que les débris étaient seules
d'un autre morceau; aux deux côtés, des niches ont été pratiquées dans
le mur, soit pour placer des lampes ou des vases lacrymatoires, soit
encore pour contenir des urnes funéraires. Mais, s'il y avait ici des
urnes, à quoi bon plus loin des cercueils? Il est certain que l'usage
des anciens n'a pas toujours été de brûler les corps, puisque, par
exemple, l'un des Ajax fut enseveli dans la terre; mais, si la coutume
a pu varier selon les temps, comment l'un et l'autre mode aurait-il été
indiqués dans le même monument? Se pourrait-il encore que ce qui nous
semble des tombeaux ne fût que des cuves d'eau lustrale multipliées
pour le service des temples? Le doute est ici permis. L'ornement de
ces chambres paraît avoir été fort simple comme architecture; aucune
sculpture, aucune colonne n'en vient varier l'uniforme construction;
les murs sont taillés carrément, le plafond est plat; seulement, l'on
s'aperçoit que primitivement les parois ont été revêtues d'un mastic où
apparaissent des traces d'anciennes peintures exécutées en rouge et en
noir à la manière des Étrusques.

Des curieux ont déblayé l'entrée d'une salle plus considérable
pratiquée dans le massif de la montagne; elle est vaste, carrée et
entourée de cabinets ou cellules, séparés par des pilastres et qui
peuvent avoir été soit des tombeaux, soit des chapelles; car, selon
bien des gens, cette excavation immense serait la place d'un temple
consacré aux divinités souterraines.



VII--LES TROIS VÉNUS


Il est difficile de dire si c'est sur ce rocher qu'était bâti le temple
de Vénus Céleste, indiqué par Pausanias comme dominant Cythère, ou
si ce monument s'élevait sur la colline encore couverte des ruines de
cette cité, que certains auteurs appellent aussi la Ville de Ménélas.
Toujours est-il que la disposition singulière de ce rocher m'a rappelé
celle d'un autre temple d'Uranie que l'auteur grec décrit ailleurs
comme étant placé sur une colline hors des murs de Sparte. Pausanias
lui-même, Grec de la décadence, païen d'une époque où l'on avait perdu
le sens des vieux symboles, s'étonne de la construction toute primitive
des deux temples superposés consacrés à la déesse. Dans l'un, celui
d'en bas, on la voit couverte d'armures, _telle que Minerve_ (ainsi que
la peint une épigramme d'Ausone); dans l'autre, elle est représentée
couverte entièrement d'un voile, avec des chaînes aux pieds. Cette
dernière statue, taillée en bois de cèdre, avait été, dit-on, érigée
par Tyndare et s'appelait _Morpho_, autre surnom de Vénus. Est-ce la
Vénus souterraine, celle que les Latins appelaient _Libitina_, celle
qu'on représentait aux enfers, unissant Pluton à la froide Perséphonè,
et qui, encore sous le surnom d'aînée des Parques, se confond parfois
avec la belle et pâle Némésis?

On a souri des préoccupations de ce poétique voyageur «qui s'inquiétait
tant de la blancheur des marbres;» peut-être s'étonnera-t-on dans
ce temps-ci de me voir dépenser tant de recherches à constater la
triple personnalité de la déesse de Cythère. Certes, il n'était pas
difficile de trouver, dans ses trois cents surnoms et attributs, la
preuve qu'elle appartenait à la classe de ces divinités _panthées_, qui
présidaient à toutes les forces de la nature dans les trois régions du
ciel, de la terre et des lieux souterrains. Mais j'ai voulu surtout
montrer que le culte des Grecs s'adressait principalement à la Vénus
austère, idéale et mystique, que les néoplatoniciens d'Alexandrie
purent opposer, sans honte, à la Vierge des chrétiens. Cette dernière,
plus humaine, plus facile à comprendre pour tous, a vaincu désormais la
philosophique Uranie. Aujourd'hui, la _Panagia_ grecque a succédé, sur
ces mêmes rivages, aux honneurs de l'antique Aphrodite; l'église ou la
chapelle se rebâtit des ruines du temple et s'applique à en couvrir
les fondements; les mêmes superstitions s'attachent presque partout
à des attributs tout semblables; la Panagia, qui tient à la main un
éperon de navire, a pris la place de Vénus Pontia; une autre reçoit,
comme la Vénus Calva, un tribut de chevelures que les jeunes filles
suspendent aux murs de sa chapelle. Ailleurs s'élevait la Vénus des
flammes, ou la Vénus des abîmes; la Vénus Apostrophia, qui détournait
des pensées impures, ou la Vénus Péristéria, qui avait la douceur et
l'innocence des colombes: la Panagia suffit encore à réaliser tons
ces emblèmes. Ne demandez pas d'autres croyances aux descendants des
Achéens: le christianisme ne les a pas vaincus, ils l'ont plié à leurs
idées; le principe féminin, et, comme dit Gœthe, le _féminin céleste_
régnera toujours sur ce rivage. La Diane sombre et cruelle du Bosphore,
la Minerve prudente d'Athènes, la Vénus Armée de Sparte, telles étaient
leurs plus sincères religions: la Grèce d'aujourd'hui remplace par une
seule vierge tous ces types de vierges saintes, et compte pour bien
peu de chose la trinité masculine et tous les saints de la légende, à
l'exception de saint Georges, le jeune et brillant cavalier.

En quittant ce rocher bizarre, tout percé de salles funèbres, et dont
la mer ronge assidûment la base, nous sommes arrivés à une grotte que
les stalactites ont décorée de piliers et de franges merveilleuses;
des bergers y avaient abrité leurs chèvres contre les ardeurs du jour;
mais le soleil commença bientôt à décliner vers l'horizon en jetant sa
pourpre au rocher lointain de Cérigotto, vieille retraite des pirates;
la grotte était sombre et mal éclairée à cette heure, et je ne fus pas
tenté d'y pénétrer avec des flambeaux; cependant tout y révèle encore
l'antiquité de cette terre aimée des cieux. Des pétrifications, des
fossiles, des amas même d'ossements antédiluviens ont été extraits de
cette grotte, ainsi que de plusieurs autres points de l'île. Ainsi ce
n'est pas sans raison que les Pélasges avaient placé là le berceau de
la fille d'Uranus, de cette Vénus si différente de celle des peintres
et des poëtes, qu'Orphée invoquait en ces termes: «Vénérable déesse,
qui aime les ténèbres ... visible et invisible ... dont toutes choses
émanent, car tu donnes des lois au monde entier, et tu commandes même
aux Parques, souveraine de la nuit!»



VIII--LES CYCLADES


Cérigo et Cérigotto montraient encore à l'horizon leurs contours
anguleux; bientôt nous tournâmes la pointe du cap Malée, passant si
près de la Morée, que nous distinguions tous les détails du paysage.
Une habitation singulière attira nos regards; cinq ou six arcades
de pierre soutenaient le devant d'une sorte de grotte précédée d'un
petit jardin. Les matelots nous dirent que c'était la demeure d'un
ermite, qui depuis longtemps vivait et priait sur ce promontoire
isolé. C'est un lieu magnifique, en effet, pour rêver au bruit des
flots comme un moine romantique de Byron! Les vaisseaux qui passent
envoient quelquefois une barque porter des aumônes à ce solitaire, qui
probablement est en proie à la curiosité des Anglais. Il ne se montra
pas pour nous: peut-être est-il mort.

A deux heures du matin, le bruit de la chaîne laissant tomber l'ancre
nous éveillait tous, et nous annonçait entre deux rêves que, ce jour-là
même, nous foulerions le sol de la Grèce véritable et régénérée. La
vaste rade de Syra nous entourait comme un croissant.

Je vis depuis ce matin dans un ravissement complet. Je voudrais
m'arrêter tout à fait chez ce bon peuple hellène, au milieu de ces
îles aux noms sonores, et d'où s'exhale comme un parfum du Jardin des
Racines grecques. Ah! que je remercie à présent mes bons professeurs,
tant de fois maudits, de m'avoir appris de quoi pouvoir déchiffrer, à
Syra, l'enseigne d'un barbier, d'un cordonnier on d'un tailleur. Eh
quoi! voici bien les mêmes lettres rondes et les mêmes majuscules ...
que je savais si bien lire du moins, et que je me donne le plaisir
d'épeler tout haut dans la rue.

--Καλιμέρα (bonjour), me dit le marchand d'un air affable, en me
faisant l'honneur de ne pas me croire Parisien.

--Πόσα (combien)? dis-je en choisissant quelque bagatelle.

--Δέκα δράγμαι (dix drachmes), me répond-il d'un ton classique.

Heureux homme pourtant, qui sait le grec de naissance, et ne se doute
pas qu'il parle en ce moment comme un personnage de Lucien.

Cependant le batelier me poursuit encore sur le quai et me crie comme
Caron à Ménippe:

--Ἀπόδος, ὦ κατὰρατε, τὰ πορθμεῖα (paye-moi, gredin, le prix du
passage!)

Il n'est pas satisfait d'un demi-franc que je lui ai donné; il veut
une drachme (quatre-vingt-dix centimes): il n'aura pas même une obole.
Je lui réponds vaillamment avec quelques phrases des _Dialogues des
Morts_. Il se retire en grommelant des jurons d'Aristophane.

Il me semble que je marche au milieu d'une comédie. Le moyen de
croire à ce peuple en veste brodée, en jupon plissé à gros tuyaux
(fustanelle), coiffé de bonnets rouges, dont l'épais flocon de soie
retombe sur l'épaule, avec des ceintures hérissées d'armes éclatantes,
des jambières et des babouches! C'est encore le costume exact de _l'Ile
des Pirates_ ou du _Siège de Missolonghi_. Chacun passe pourtant sans
se douter qu'il a l'air d'un comparse, et c'est mon hideux vêtement de
Paris qui provoque seul, parfois, un juste accès d'hilarité.

Oui, mes amis! c'est moi qui suis un barbare, un grossier fils du
Nord, et qui fais tache dans votre foule bigarrée. Comme le Scythe
Anacharsis.... Oh! pardon, je voudrais bien me tirer de ce parallèle
ennuyeux.

Mais c'est bien le soleil d'Orient et non le pâle soleil du lustre
qui éclaire cette jolie ville de Syra, dont le premier aspect produit
l'effet d'une décoration impossible. Je marche en pleine couleur
locale, unique spectateur d'une scène étrange, où le passé renaît sous
l'enveloppe du présent.

Tenez, ce jeune homme aux cheveux bouclés, qui passe en portant sur
l'épaule le corps difforme d'un chevreau noir.... Dieux puissants!
c'est une outre de vin, une outre homérique, ruisselante et velue. Le
garçon sourit de mon étonnement, et m'offre gracieusement de délier
l'une des pattes de sa bête, afin de remplir ma coupe d'un vin de Samos
emmiellé.

--O jeune Grec! dans quoi me verseras-tu ce nectar? car je ne possède
point de coupe, je te l'avouerai.

--Πίθι (bois)? me dit-il en tirant de sa ceinture
une corne tronquée garnie de cuivre et faisant jaillir de la patte de
foutre un flot du liquide écumeux.

J'ai tout avalé sans grimace et sans rien rejeter, par respect pour le
sol de l'antique Scyros que foulèrent les pieds d'Achille enfant!

Je puis dire aujourd'hui que cela sentait affreusement le cuir, la
mélasse et la colophane; mais assurément c'est bien là le même vin qui
se buvait aux noces de Pélée, et je bénis les dieux qui m'ont fait
l'estomac d'un Lapithe sur les jambes d'un Centaure.

Ces dernières ne m'ont pas été inutiles non plus dans cette ville
bizarre, bâtie en escalier, et divisée en deux cités, l'une bordant la
mer (la neuve), et l'autre (la cité vieille) couronnant la pointe d'une
montagne en pain de sucre, qu'il faut gravir aux deux tiers avant d'y
arriver.

Me préservent les chastes Piérides de médire aujourd'hui des monts
rocailleux de la Grèce! ce sont les os puissants de cette vieille mère
(la nôtre à tous) que nous foulons d'un pied débile. Ce gazon rare où
fleurit la triste anémone rencontre à peine assez de terre pour étendre
sur elle un reste de manteau jauni. O Muses! ô Cybèle!... Quoi! pas
même une broussaille, une touffe d'herbe plus haute indiquant la source
voisine!... Hélas! j'oubliais que, dans la ville neuve où je viens de
passer, l'eau pure se vend au verre, et que je n'ai rencontré qu'un
porteur de vin.

Me voici donc enfin dans la campagne, entre les deux villes. L'une,
au bord de la mer, étalant son luxe de favorite des marchands et des
matelots, son bazar à demi turc, ses chantiers de navires, ses magasins
et ses fabriques neuves, sa grande rue bordée de merciers, de tailleurs
et de libraires; et, sur la gauche, tout un quartier de négociants, de
banquiers et d'armateurs, dont les maisons, déjà splendides, gravissent
et couvrent peu à peu le rocher, qui tourne à pic sur une mer bleue
et profonde. L'autre, qui, vue du port, semblait former la pointe
d'une construction pyramidale, se montre maintenant détachée de sa
base apparente par un large pli de terrain, qu'il faut traverser avant
d'atteindre la montagne, dont elle coiffe bizarrement le sommet.

Qui ne se souvient de la ville de _Laputa_ du bon Swift, suspendue
dans les airs par une force magique et venant de temps à autre se
poser quelque part sur notre terre pour y faire provision de ce qui
lui manque. Voilà exactement le portrait de Syra la vieille, moins la
faculté de locomotion. C'est bien elle encore qui «d'étage en étage
escalade la nue,» avec vingt rangées de petites maisons à toits plats,
qui diminuent régulièrement jusqu'à l'église de Saint-Georges, dernière
assise de cette pointe pyramidale. Deux autres montagnes plus hautes
élèvent derrière celle-ci leur double piton, entre lequel se détache
de loin cet angle de maisons blanchies à la chaux. Cela forme un coup
d'œil tout particulier.



IX--SAINT-GEORGES


On monte assez longtemps encore à travers les cultures; de petits murs
en pierres sèches indiquent la borne des champs; puis la montée devient
plus rapide et l'on marche sur le rocher nu; enfin l'on touche aux
premières maisons; la rue étroite s'avance en spirale vers le sommet de
la montagne; des boutiques pauvres, des salles de rez-de-chaussée où
les femmes causent ou filent, des bandes d'enfants à la voix rauque,
aux traits charmants, courant çà et là ou jouant sur le seuil des
masures, des jeunes filles se voilant à la hâte, tout effarées de voir
dans la rue quelque chose d'aussi rare qu'un passant; des cochons de
lait et des volailles troublés, dans la paisible possession de la voie
publique, refluant vers les intérieurs; çà et là d'énormes matrones
rappelant ou cachant leurs enfants pour les garder du mauvais œil: tel
est le spectacle assez vulgaire qui frappe partout l'étranger.

Étranger! mais le suis-je donc tout à fait sur cette terre du passé?
Oh! non, déjà quelques voix bienveillantes ont salué mon costume, dont
tout à l'heure j'avais honte.

Καθολικός! Tel est le mot que des enfants répètent autour de
moi.

Et l'on me guide à grands cris vers l'église de Saint-Georges, qui
domine la ville et la montagne. Catholique! Vous êtes bien bons, mes
amis; catholique, vraiment je l'avais oublié. Je tâchais de penser aux
dieux immortels, qui ont inspiré tant de nobles génies, tant de hautes
vertus! J'évoquais de la mer déserte et du sol aride les fantômes
riants que rêvaient vos pères, et je m'étais dit, en voyant si triste
et si nu tout cet archipel des Cyclades, ces côtes dépouillées, ces
baies inhospitalières, que la malédiction de Neptune avait frappé la
Grèce oublieuse.... La verte naïade est morte épuisée dans sa grotte,
les dieux des bocages ont disparu de cette terre sans ombre, et toutes
ces divines animations de la matière se sont retirées peu à peu comme
la vie d'un corps glacé. Oh! n'a-t-on pas compris ce dernier cri jeté
par un monde mourant, quand de pâles navigateurs s'en vinrent raconter
qu'en passant, la nuit, près des côtes de Thessalie, ils avaient
entendu une grande voix qui criait: «Pan est mort!» Mort, eh quoi!
lui, le compagnon des esprits simples et joyeux, le dieu qui bénissait
l'hymen fécond de l'homme et de la terre! il est mort, lui par qui tout
avait coutume de vivre! mort sans lutte au pied de l'Olympe profané,
mort comme un dieu peut seulement mourir, faute d'encens et d'hommages,
et frappé au cœur comme un père par l'ingratitude et l'oubli! Et
maintenant ... arrêtez-vous, enfants, que je contemple encore cette
pierre ignorée qui rappelle son culte et qu'on a scellée par hasard
dans le mur de la terrasse qui soutient votre église; laissez-moi
toucher ces attributs sculptés représentant un cistre, des cimbales,
et, au milieu, une coupe couronnée de lierre; c'est le débris de son
autel rustique, que vos aïeux ont entouré avec ferveur, en des temps où
la nature souriait au travail, où Syra s'appelait Syros....

Ici, je ferme une période un peu longue pour ouvrir une parenthèse
utile. J'ai confondu plus haut _Syros_ avec _Scyros_. Faute d'un _c_,
cette île aimable perdra beaucoup dans mon estime; car c'est ailleurs
décidément que le jeune Achille fut élevé parmi les filles de Lycomède,
et, si j'en crois mon itinéraire, Syra ne peut se glorifier que d'avoir
donné le jour à Phérécyde, le maître de Pythagore et l'inventeur de la
boussole.... Que les itinéraires sont savants!

On est allé chercher le bedeau pour ouvrir l'église; et je m'assieds,
en attendant, sur le rebord de la terrasse, au milieu d'une troupe
d'enfants bruns et blonds comme partout, mais beaux comme ceux des
marbres antiques, avec des yeux que le marbre ne peut rendre et dont la
peinture ne peut fixer l'éclat mobile. Les petites filles vêtues comme
de petites sultanes, avec un turban de cheveux tressés, les garçons
ajustés en filles, grâce à la jupe grecque plissée et à la longue
chevelure tordue sur les épaules, voilà ce que Syra produit toujours
à défaut de fleurs et d'arbustes; cette jeunesse sourit encore sur le
sol dépouillé.... N'ont-ils pas dans leur langue aussi quelque chanson
naïve correspondant à cette ronde de nos jeunes filles, qui pleure les
bois déserts et les lauriers coupés? Mais Syra répondrait que ses bois
sillonnent les eaux et que ses lauriers se sont épuisés à couronner le
front de ses marins!... N'as-tu pas été aussi le grand nid des pirates,
ô vertueux rocher! deux fois catholique, latin sur la montagne et grec
sur le rivage: et n'es-tu pas toujours celui des usuriers?

Mon itinéraire ajoute que la plupart des riches négociants de la ville
basse ont fait fortune pendant la guerre de l'indépendance par le
commerce que voici: leurs vaisseaux, sous pavillon turc, s'emparaient
de ceux que l'Europe avait envoyés porter des secours d'argent et
d'armes à la Grèce; puis, sous pavillon grec, ils allaient revendre les
armes et les provisions à leurs frères de Morée ou de Chio; quant à
l'argent, ils ne le gardaient pas, mais le prêtaient aussi sous bonne
garantie à la cause de l'indépendance, et conciliaient ainsi leurs
habitudes d'usuriers et de pirates avec leurs devoirs d'Hellènes. Il
faut dire aussi qu'en général la ville haute tenait pour les Turcs
par suite de son christianisme romain. Le général Fabvier, passant à
Syra, et se croyant au milieu des Grecs orthodoxes, y faillit être
assassiné.... Peut-être eût-on voulu pouvoir vendre aussi à la Grèce
reconnaissante le corps illustre du guerrier.

Quoi! vos pères auraient fait cela, beaux enfants aux cheveux d'or
et d'ébène, qui me voyez avec admiration feuilleter ce livre, plus
ou moins véridique, en attendant le bedeau? Non! j'aime mieux
en croire vos yeux si doux, ce qu'on reproche à votre race doit
être attribué à ce ramas d'étrangers sans nom, sans culte et sans
patrie, qui grouillent encore sur le port de Syra, ce carrefour de
l'Archipel. Et, d'ailleurs, le calme de vos rues désertes, cet ordre
et cette pauvreté.... Voici le bedeau portant les clefs de l'église
Saint-Georges. Entrons: non ... je vois ce que c'est.

Une colonnade modeste, un autel de paroisse campagnarde, quelques vieux
tableaux sans valeur, un saint Georges sur fond d'or, terrassant celui
qui se relève toujours ... cela vaut-il la chance d'un refroidissement
sous ces voûtes humides, entre ces murs massifs qui pèsent sur les
ruines d'un temple des dieux abolis? Non! pour un jour que je passe en
Grèce, je ne veux pas braver la colère d'Apollon! Je n'exposerai pas à
l'ombre mon corps tout échauffé des feux divins qui ont survécu à sa
gloire. Arrière, souffle du tombeau!

D'autant plus qu'il y a dans ce livre que je tiens un passage qui m'a
fortement frappé: «Avant d'arriver à Delphes, on trouve, sur la route
de Livadie, plusieurs tombeaux antiques. L'un d'eux, dont l'entrée a la
forme d'une porte colossale, a été fendu par un tremblement de terre,
et de la fente sort le tronc d'un laurier sauvage. Dodwel nous apprend
qu'il règne dans le pays une tradition rapportant qu'à l'instant de la
mort de Jésus-Christ, un prêtre d'Apollon offrait un sacrifice dans
ce lieu même, quand, s'arrêtant tout à coup, il s'écria qu'un nouveau
dieu venait de naître, dont la puissance égalerait celle d'Apollon,
mais qui finirait pourtant par lui céder. A peine eut-il prononcé ce
_blasphème_, que le rocher se fendit, et il tomba mort, frappé par une
main invisible.»

Et moi, fils d'un siècle douteur, n'ai-je pas bien fait d'hésiter à
franchir le seuil, et de m'arrêter plutôt encore sur la terrasse à
contempler Tina prochaine, et Naxos, et Paros, et Mycone, éparses sur
les eaux, et plus loin cette côte basse et déserte, visible encore au
bord du ciel, qui fut Délos, l'île d'Apollon!...



X--LES MOULINS DE SYRA


Je n'ai plus à parler beaucoup de la Grèce. Encore un seul mot. J'ai
entraîné le lecteur avec moi sur le sommet de cette montagne en pain
de sucre couronnée de maisons, que je comparais à la ville suspendue
en l'air de Laputa;--il faut bien l'en faire redescendre; autrement,
son esprit resterait perché pour toujours sur la terrasse de l'église
du grand Saint-Georges, qui domine la vieille ville de Syra. Je ne
connais rien de plus triste qu'un voyage inachevé.--J'ai souffert plus
que personne de la mort du pauvre Jacquemont, qui m'a laissé un pied en
l'air sur je ne sais quelle cime de l'Himalaya, et cela me contrarie
fortement toutes les fois que je pense à l'Inde. Le bon Yorick lui-même
n'a pas craint de nous condamner volontairement à l'éternelle et
douloureuse curiosité de savoir ce qui s'est passé entre le révérend
et la dame piémontaise dans cette fameuse chambre à deux lits que
l'on sait. Cela est au nombre des petites misères si grosses de la
vie humaine:--il semble que l'on ait affaire à ces enchanteurs
malencontreux qui vous prennent dans une conjuration magique dont ils
ne savent plus vous tirer et qui vous y laissent, transformés--en
quoi?--en point d'interrogation.

Ce qui m'arrêtait, il faut bien le dire, c'était le désir de raconter
--et la crainte de ne pouvoir énoncer convenablement une certaine
aventure qui m'est arrivée en descendant la montagne--dans un de ces
moulins à six ailes qui décorent si bizarrement les hauteurs de toutes
les îles grecques.

Un moulin à vent à six ailes qui battent joyeusement l'air, comme les
longues ailes membraneuses des cigales, cela gâte beaucoup moins la
perspective que nos affreux moulins de Picardie; pourtant cela ne fait
qu'une figure médiocre auprès des ruines solennelles de l'antiquité.
N'est-il pas triste de songer que la côte de Délos en est couverte? Les
moulins sont le seul ombrage de ces lieux stériles, autrefois couverts
de bois sacrés. En descendant de Syra la vieille à Syra la nouvelle,
bâtie au bord de la mer sur les ruines de l'antique Hermopolis, il a
bien fallu me reposer à l'ombre de ces moulins, dont le rez-de-chaussée
est généralement un cabaret. Il y a des tables devant la porte, et l'on
vous sert, dans des bouteilles empaillées, un petit vin rougeâtre qui
sent le goudron et le cuir. Une vieille femme s'approche de la table où
j'étais assis et me dit:

--Κοκόνιτζα! καλὶ!

On sait déjà que le grec moderne s'éloigne beaucoup moins qu'on ne
le croit de l'ancien. Ceci est vrai à ce point que les journaux, la
plupart écrits en grec ancien, sont cependant compris de tout le
monde.... Je ne me donne pas pour un helléniste de première force; mais
je voyais bien, par le second mot, qu'il s'agissait de quelque chose de
beau. Quant au substantif Κοκόνιτζα, j'en cherchais en vain
la racine dans ma mémoire, meublée seulement des dizains classiques de
Lancelot.

--Après tout, me dis-je, cette femme reconnaît en moi un étranger;
elle veut peut-être me montrer quelque ruine, me faire voir quelque
curiosité. Peut-être est-elle chargée d'un galant message, car nous
sommes dans le Levant, pays d'aventures.

Comme elle me faisait signe de la suivre, je la suivis. Elle me
conduisit plus loin à un autre moulin. Ce n'était plus un cabaret: une
sorte de tribu farouche, de sept ou huit drôles mal vêtus, remplissait
l'intérieur de la salle basse. Les uns dormaient, d'autres jouaient
aux osselets. Ce tableau d'intérieur n'avait rien de gracieux. La
vieille m'offrit d'entrer. Comprenant à peu près la destination de
l'établissement, je fis mine de vouloir retourner à l'honnête taverne
où la vieille m'avait rencontré. Elle me retint par la main en criant
de nouveau:

--Κοκόνιτζα! Κοκόνιτζα!

Et, sur ma répugnance à pénétrer dans la maison, elle me fit signe de
rester seulement à l'endroit où j'étais.

Elle s'éloigna de quelques pas et se mit comme à l'affût derrière une
haie de cactus qui bordait un sentier conduisant à la ville. Des filles
de la campagne passaient de temps en temps, portant de grands vases
de cuivre sur la hanche quand ils étaient vides, sur la tête quand il
étaient pleins. Elles allaient à une fontaine située près de là, ou en
revenaient. J'ai su depuis que c'était l'unique fontaine de l'île. Tout
à coup la vieille se mit à siffler, l'une des paysannes s'arrêta et
passa précipitamment par une des ouvertures de la haie. Je compris tout
de suite la signification du mot Κοκόνιτζα! Il s'agissait
d'une sorte de chasse aux _jeunes filles_. La vieille sifflait ... le
même air sans doute que siffla le vieux serpent sous l'arbre du mal ...
et une pauvre paysanne venait de se faire prendre à l'appeau.

Dans les îles grecques, toutes les femmes qui sortent sont voilées
comme si l'on était en pays turc. J'avouerai que je n'étais pas fâché,
pour un jour que je passais en Grèce, de voir au moins un visage de
femme. Et pourtant, cette simple curiosité de voyageur n'était-elle
pas déjà une sorte d'adhésion au manège de l'affreuse vieille? La
jeune femme paraissait tremblante et incertaine; peut être était-ce la
première fois qu'elle cédait à la tentation embusquée derrière cette
haie fatale! La vieille leva le pauvre voile bleu de la paysanne. Je
vis une figure pâle, régulière, avec des yeux assez sauvages; deux
grosses tresses de cheveux noirs entouraient la tête comme un turban.
Il n'y avait rien là du charme dangereux de l'antique _hétaïre_; de
plus, la paysanne se tournait à chaque instant avec inquiétude du côté
de la campagne en disant:

--Ὦ ἀνδρός μου! ὦ ἀνδρός μου! (Mon mari! mon mari!)

La misère, plus que l'amour, apparaissait dans toute son attitude.
J'avoue que j'eus peu de mérite à résister à la séduction. Je lui pris
la main, où je mis deux ou trois drachmes, et je lui fis signe qu'elle
pouvait redescendre dans le sentier.

Elle parut hésiter un instant; puis, portant la main à ses cheveux,
elle tira d'entre les nattes tordues autour de sa tête, une de ces
amulettes que portent tontes les femmes des pays orientaux, et me la
donna en disant un mot que je ne pus comprendre.

C'était un petit fragment de vase on de lampe antique, qu'elle avait
sans doute ramassé dans les champs, entortillé dans un morceau de
papier rouge, et sur lequel j'ai cru distinguer une petite figure de
génie monté sur un char ailé entre deux serpents. Au reste, le relief
est tellement fruste, qu'on peut y voir tout ce que l'on veut....
Espérons que cela me portera bonheur dans mon voyage.

Triste spectacle, en somme, que celui de cette corruption des pays
orientaux où un faux esprit de morale a supprimé la courtisane joyeuse
et insouciante des poëtes et des philosophes.--Ici, c'est la passion
de Corydon qui succède à celle d'Alcibiade;--là, c'est le sexe entier
qu'on déprave pour éviter un moindre mal peut-être; la tache s'élargit
sans s'effacer; la misère réalise un gain furtif qui la corrompt
sans l'enrichir. Ce n'est plus même la pâle image de l'amour, ce n'en
est que le spectre fatal et douloureux.--On va voir jusqu'où s'étend
le préjugé social si maladroit et si impuissant à la fois. Les Grecs
aiment le théâtre comme jadis; on trouve des salles de spectacle dans
les plus petites villes. Seulement, tous les rôles de femmes sont joués
par des hommes.

En redescendant au port, j'ai vu des affiches qui portaient le titre
d'une tragédie de _Marco Bodjari_, par Aleko Soudzo, suivie d'un
ballet, le tout imprimé en italien pour la commodité des étrangers.
Après avoir dîné à l'hôtel d'_Angleterre_, dans une grande salle
ornée d'un papier peint à personnages, je me suis fait conduire
au _Casino_, où avait lieu la représentation. On déposait, avant
d'entrer, les longues chibonques de cerisier à une sorte de bureau
_des pipes_: les gens du pays ne fument plus au théâtre pour ne pas
incommoder les touristes anglais qui louent les plus belles loges. Il
n'y avait guère que des hommes, sauf quelques femmes étrangères à la
localité. J'attendais avec impatience le lever du rideau pour juger
de la déclamation. La pièce a commencé par une scène d'exposition
entre Bodjari et un Palikare, son confident. Leur débit emphatique
et guttural m'eût dérobé le sens des vers, quand même j'aurais été
assez savant pour les comprendre; de plus, les Grecs prononcent l'êta
comme un _i_, le thêta comme un _th_ anglais, le bêta comme un _v_,
l'upsilon comme un _y_, ainsi de suite. Il est probable que c'était là
la prononciation antique, mais l'Université nous enseigne autrement.

Au second acte, je vis paraître Moustaï-Pacha, au milieu des femmes de
son sérail, lesquelles n'étaient que des hommes vêtus en odalisques;
on sait qu'en Grèce, on ne permet pas aux femmes de paraître sur le
théâtre. Quelle moralité! Moustaï-Pacha était flanqué d'un confident
comme le héros grec;--il paraissait aussi Turc que le farouche
Aconnat représenté par Son Altesse. En suivant la pièce, j'ai fini
par comprendre peu à peu que Marco-Bodjari était un Léonidas moderne
renouvelant, avec trois cents Palikares, la résistance des trois cents
Spartiates. On applaudissait vivement ce drame hellénique, qui, après
s'être développé selon les règles classiques, se terminait par des
coups de fusil.

En retournant au bateau à vapeur, j'ai joui du spectacle unique de
cette ville pyramidale éclairée jusqu'à ses plus hautes maisons.
C'était vraiment _babylonian_, comme dirait un Anglais.

J'ai quitté à Syra le paquebot autrichien pour m'embarquer sur _le
Léonidas_, vaisseau français qui part pour Alexandrie, c'est une
traversée de trois jours.

L'Égypte est un vaste tombeau; c'est l'impression qu'elle m'a faite
en abordant sur cette plage d'Alexandrie, qui, avec ses ruines et ses
monticules, offre aux yeux des tombeaux épars sur une terre de cendres.

Des ombres drapées de linceuls bleuâtres circulent parmi ces débris.
Je suis allé voir la colonne de Pompée et les bains de Cléopâtre. La
promenade du _Mahmoudieh_ et ses palmiers toujours verts rappellent
seuls la nature vivante....

Je ne parle pas d'une grande place tout européenne formée par les
palais des consuls et par les maisons des banquiers, ni des églises
byzantines ruinées, ni des constructions modernes du pacha d'Égypte,
accompagnées de jardins qui semblent des serres. J'aurais mieux aimé
les souvenirs de l'antiquité grecque; mais tout cela est détruit, rasé,
méconnaissable.

Je m'embarque ce soir sur le canal d'Alexandrie à l'Atfé; ensuite je
prendrai une cange à voile pour remonter jusqu'au Caire: c'est un
voyage de cinquante lieues que l'on fait en six jours.



LES FEMMES DU CAIRE



I

LES MARIAGES COPHTES



I--LE MASQUE ET LE VOILE


Le Caire est la ville du Levant où les femmes sont encore le plus
hermétiquement voilées. A Constantinople, à Smyrne, une gaze blanche ou
noire laisse quelquefois deviner les traits des belles musulmanes, et
les édits les plus rigoureux parviennent rarement à leur faire épaissir
ce frêle tissu. Ce sont des nonnes gracieuses et coquettes qui, se
consacrant à un seul époux, ne sont pas fâchées toutefois de donner des
regrets au monde. Mais l'Égypte, grave et pieuse, est toujours le pays
des énigmes et des mystères; la beauté s'y entoure, comme autrefois, de
voiles et de bandelettes, et cette morne attitude décourage aisément
l'Européen frivole. Il abandonne le Caire après huit jours, et se hâte
d'aller vers les cataractes du Nil chercher d'autres déceptions que lui
réserve la science, et dont il ne conviendra jamais.

La patience était la plus grande vertu des initiés antiques. Pourquoi
passer si vite? Arrêtons-nous, et cherchons à soulever un coin du voile
austère de la déesse de Saïs. D'ailleurs, n'est-il pas encourageant
de voir qu'en des pays où les femmes passent pour être prisonnières,
les bazars, les rues et les jardins nous les présentent par milliers,
marchant seules à l'aventure, ou deux ensemble, ou accompagnées d'un
enfant? Réellement, les Européennes n'ont pas autant de liberté: les
femmes de distinction sortent, il est vrai, juchées sur des ânes et
dans une position inaccessible; mais, chez nous, les femmes du même
rang ne sortent guère qu'en voiture. Reste le voile ... qui, peut-être,
n'établit pas une barrière aussi farouche que l'on croit.

Parmi les riches costumes arabes et turcs que la réforme épargne,
l'habit mystérieux des femmes donne à la foule qui remplit les
rues l'aspect joyeux d'un bal masqué; la teinte des dominos varie
seulement du bleu au noir. Les grandes dames voilent leur taille sous
le _habbarah_ de taffetas léger, tandis que les femmes du peuple se
drapent gracieusement dans une simple tunique bleue de laine ou de
coton (_khamiss_), comme des statues antiques. L'imagination trouve
son compte à cet incognito des visages féminins, qui ne s'étend pas à
tous leurs charmes. De belles mains ornées de bagues talismaniques et
de bracelets d'argent, quelquefois des bras de marbre pâle s'échappant
tout entiers de leurs larges manches relevées au-dessus de l'épaule,
des pieds nus chargés d'anneaux que la babouche abandonne à chaque
pas, et dont les chevilles résonnent d'un bruit argentin, voilà ce
qu'il est permis d'admirer, de deviner, de surprendre, sans que la
foule s'en inquiète ou que la femme elle-même semble le remarquer.
Parfois les plis flottants du voile quadrillé de blanc et de bleu qui
couvre la tête et les épaules se dérangent un peu, et l'éclaircie qui
se manifeste entre ce vêtement et le masque allongé qu'on appelle
_borghot_ laisse voir une tempe gracieuse où des cheveux bruns se
tortillent en boucles serrées, comme dans les bustes de Cléopâtre,
une oreille petite et ferme secouant sur le col et la joue des
grappes de sequins d'or ou quelque plaque ouvragée de turquoises et
de filigrane d'argent. Alors, on sent le besoin d'interroger les yeux
de l'Égyptienne voilée, et c'est là le plus dangereux. Le masque est
composé d'une pièce de crin noir étroite et longue qui descend de la
tête aux pieds, et qui est percée de deux trous comme la cagoule d'un
pénitent; quelques annelets brillants sont enfilés dans l'intervalle
qui joint le front à la barbe du masque, et c'est derrière ce rempart
que des yeux ardents vous attendent, armés de toutes les séductions
qu'ils peuvent emprunter à l'art. Le sourcil, l'orbite de l'œil, la
paupière même, en dedans des cils, sont avivés par la teinture, et il
est impossible de mieux faire valoir le peu de sa personne qu'une femme
a le droit de faire voir ici.

Je n'avais pas compris tout d'abord ce qu'a d'attrayant ce mystère
dont s'enveloppe la plus intéressante moitié du peuple d'Orient; mais
quelques jours ont suffi pour m'apprendre qu'une femme qui se sent
remarquée trouve généralement le moyen de se laisser voir, si elle est
belle. Celles qui ne le sont pas savent mieux maintenir leurs voiles,
et l'on ne peut leur en vouloir. C'est bien là le pays des rêves et des
illusions! La laideur est cachée comme un crime, et l'on peut toujours
entrevoir quelque chose de ce qui est forme, grâce, jeunesse et beauté.

La ville elle-même, comme ses habitantes, ne dévoile que peu à peu ses
retraites les plus ombragées, ses intérieurs les plus charmants. Le
soir de mon arrivée au Caire, j'étais mortellement triste et découragé.
En quelques heures de promenade sur un âne et avec la compagnie d'un
drogman, j'étais parvenu à me démontrer que j'allais passer là les
six mois les plus ennuyeux de ma vie, et tout cependant était arrangé
d'avance pour que je n'y pusse rester un jour de moins.

--Quoi! c'est là, me disais-je, la ville des _Mille et une Nuits_, la
capitale des califes fatimites et des soudans?...

Et je me plongeais dans l'inextricable réseau des rues étroites et
poudreuses, à travers la foule en haillons, l'encombrement des chiens,
des chameaux et des ânes, aux approches du soir dont l'ombre descend
vite, grâce à la poussière qui ternit le ciel et à la hauteur des
maisons.

Qu'espérer de ce labyrinthe confus, grand peut-être comme Paris ou
Rome, de ces palais et de ces mosquées que l'on compte par milliers?
Tout cela a été splendide et merveilleux sans doute, mais trente
générations y ont passé; partout la pierre croule, et le bois pourrit.
Il semble que l'on voyage en rêve dans une cité du passé, habitée
seulement par des fantômes, qui la peuplent sans l'animer. Chaque
quartier, entouré de murs à créneaux, fermé de lourdes portes comme
au moyen âge, conserve encore la physionomie qu'il avait sans doute
à l'époque de Saladin; de longs passages voûtés conduisent çà et là
d'une rue à l'autre; plus souvent on s'engage dans une voie sans
issue, il faut revenir. Peu à peu tout se ferme; les cafés seuls sont
éclairés encore, et les fumeurs assis sur des cages de palmier, aux
vagues lueurs de veilleuses nageant dans l'huile, écoutent quelque
longue histoire débitée d'un ton nasillard. Cependant les _moucharabys_
s'éclairent: ce sont des grilles de bois, curieusement travaillées et
découpées, qui s'avancent sur la rue et font office de fenêtres; la
lumière qui les traverse ne suffit pas à guider la marche du passant;
d'autant plus que bientôt arrive l'heure du couvre-feu; chacun se munit
d'une lanterne, et l'on ne rencontre guère dehors que des Européens ou
des soldats faisant la ronde.

Pour moi, je ne voyais plus trop ce que j'aurais fait dans les rues
passé cette heure, c'est-à-dire dix heures du soir, et je m'étais
couché fort tristement, me disant qu'il en serait sans doute ainsi tous
les jours, et désespérant des plaisirs de cette capitale déchue....
Mon premier sommeil se croisait d'une manière inexplicable avec les
sons vagues d'une cornemuse et d'une viole enrouée, qui agaçaient
sensiblement mes nerfs. Cette musique obstinée répétait toujours sur
divers tons la même phrase mélodique, qui réveillait en moi l'idée
d'un vieux noël bourguignon ou provençal. Cela appartenait-il au songe
ou à la vie? Mon esprit hésita quelque temps avant de s'éveiller tout
à fait. Il me semblait qu'on me portait en terre d'une manière à la
fois grave et burlesque, avec des chantres de paroisse et des buveurs
couronnés de pampre; une sorte de gaieté patriarcale et de tristesse
mythologique mélangeait ses impressions dans cet étrange concert, où de
lamentables chants d'église formaient la base d'un air bouffon propre
à marquer les pas d'une danse de corybantes. Le bruit se rapprochant
et grandissant de plus en plus, je m'étais levé tout engourdi encore,
et une grande lumière, pénétrant le treillage extérieur de ma fenêtre,
m'apprit enfin qu'il s'agissait d'un spectacle tout matériel. Cependant
ce que j'avais cru rêver se réalisait en partie: des hommes presque
nus, couronnés comme des lutteurs antiques, combattaient au milieu
de la foule avec des épées et des boucliers; mais ils se bornaient à
frapper le cuivre avec l'acier en suivant le rhythme de la musique, et,
se remettant en route, recommençaient plus loin le même simulacre de
lutte. De nombreuses torches et des pyramides de bougies portées par
des enfants éclairaient brillamment la rue et guidaient un long cortège
d'hommes et de femmes, dont je ne pus distinguer tous les détails.
Quelque chose comme un fantôme rouge portant une couronne de pierreries
avançait lentement entre deux matrones au maintien grave, et un groupe
confus de femmes en vêtements bleus fermait la marche en poussant à
chaque station un gloussement criard du plus singulier effet.

C'était un mariage, il n'y avait plus à s'y tromper. J'avais vu à
Paris, dans les planches gravées du citoyen Cassas, un tableau complet
de ces cérémonies; mais ce que je venais d'apercevoir à travers les
dentelures de la fenêtre ne suffisait pas à éteindre ma curiosité, et
je voulus, quoi qu'il arrivât, poursuivre le cortége et l'observer
plus à loisir. Mon drogman Abdallah, à qui je communiquai cette idée,
fit semblant de frémir de ma hardiesse, se souciant peu de courir les
rues au milieu de la nuit, et me parla du danger d'être assassiné ou
battu. Heureusement, j'avais acheté un de ces manteaux de poil de
chameau nommés _machlah_ qui couvrent un homme des épaules aux pieds;
avec ma barbe déjà longue et un mouchoir tordu autour de la tête, le
déguisement était complet.



II--UNE NOCE AUX FLAMBEAUX


La difficulté fut de rattraper le cortége, qui s'était perdu dans
le labyrinthe des rues et des impasses. Le drogman avait allumé une
lanterne de papier, et nous courions au hasard, guidés ou trompés
de temps en temps par quelques sons lointains de cornemuse ou par
des éclats de lumière reflétés aux angles des carrefours. Enfin nous
atteignons la porte d'un quartier différent du nôtre; les maisons
s'éclairent, les chiens hurlent, et nous voilà dans une longue rue
toute flamboyante et retentissante, garnie de monde jusque sur les
maisons.

Le cortége avançait fort lentement, au son mélancolique d'instruments
imitant le bruit obstiné d'une porte qui grince ou d'un chariot qui
essaye des roues neuves. Les coupables de ce vacarme marchaient au
nombre d'une vingtaine, entourés d'hommes qui portaient des lances à
feu. Ensuite venaient des enfants chargés d'énormes candélabres dont
les bougies jetaient partout une vive clarté. Les lutteurs continuaient
à s'escrimer pendant les nombreuses haltes du cortége; quelques-uns,
montés sur des échasses et coiffés de plumes, s'attaquaient avec
de longs bâtons; plus loin, des jeunes gens portaient des drapeaux
et des hampes surmontés d'emblèmes et d'attributs dorés, comme on
en voit dans les triomphes romains; d'autres promenaient de petits
arbres décorés de guirlandes et de couronnes, resplendissant en outre
de bougies allumées et de lames de clinquant, comme des arbres de
Noël. De larges plaques de cuivre doré, élevées sur des perches et
couvertes d'ornements repoussés et d'inscriptions, reflétaient çà et
là l'éclat des lumières. Ensuite marchaient les chanteuses (_oualems_)
et les danseuses (_ghawasies_), vêtues de robes de soie rayées, avec
leur tarbouch à calotte dorée et leurs longues tresses ruisselantes
de sequins. Quelques-unes avaient le nez percé de longs anneaux, et
montraient leur visage fardé de rouge et de bleu, tandis que d'autres,
quoique chantant en dansant, restaient soigneusement voilées. Elles
s'accompagnaient en général de cymbales, de castagnettes et de tambours
de basque. Deux longues files d'esclaves venaient ensuite, portant
des coffres et des corbeilles où brillaient les présents faits à la
mariée par son époux et par sa famille; puis le cortége des invités,
les femmes au milieu, soigneusement drapées de leurs longues mantilles
noires et voilées de masques blancs, comme des personnes de qualité,
les hommes richement vêtus; car, ce jour-là, me disait le drogman,
les simples _fellahs_ eux-mêmes savent se procurer des vêtements
convenables. Enfin, au milieu d'une éblouissante clarté de torches, de
candélabres et de pots à feu, s'avançait lentement le fantôme rouge que
j'avais entrevu déjà, c'est-à-dire la nouvelle épouse (_el arouss_),
entièrement voilée d'un long cachemire dont les palmes tombaient à ses
pieds, et dont l'étoffe assez légère permettait sans doute qu'elle pût
voir sans être vue. Rien n'est étrange comme cette longue figure qui
s'avance sous son voile à plis droits, grandie encore par une sorte de
diadème pyramidal éclatant de pierreries. Deux matrones vêtues de noir
la soutiennent sous les coudes, de façon qu'elle a l'air de glisser
lentement sur le sol; quatre esclaves tendent sur sa tête un dais de
pourpre, et d'autres accompagnent sa marche avec le bruit des cymbales
et des tympanons.

Cependant une halte nouvelle s'est faite au moment où j'admirais cet
appareil, et des enfants ont distribué des sièges pour que l'épouse
et ses parents puissent se reposer. Les _oualems_, revenant sur leurs
pas, ont fait entendre des improvisations et des chœurs accompagnés
de musique et de danses, et tous les assistants répétaient quelques
passages de leurs chants. Quant à moi, qui dans ce moment-là me
trouvais en vue, j'ouvrais la bouche comme les autres, imitant autant
que possible les _éleyson_ ou les _amen_ qui servent de _répons_ aux
couplets les plus profanes; mais un danger plus grand menaçait mon
incognito. Je n'avais pas fait attention que, depuis quelques moments,
des esclaves parcouraient la foule en versant un liquide clair dans de
petites tasses qu'ils distribuaient à mesure. Un grand Égyptien vêtu
de rouge, et qui probablement faisait partie de la famille, présidait
à la distribution et recevait les remercîments des buveurs. Il n'était
plus qu'à deux pas de moi, et je n'avais nulle idée du salut qu'il
fallait lui faire. Heureusement, j'eus le temps d'observer tous les
mouvements de mes voisins, et, quand ce fut mon tour, je pris la tasse
de la main gauche et m'inclinai en portant ma main droite sur le cœur,
sur le front, et enfin sur la bouche. Ces mouvements sont faciles,
et cependant il faut prendre garde d'en intervertir l'ordre ou de ne
point les reproduire avec aisance. J'avais dès ce moment le droit
d'avaler le contenu de la tasse; mais, là, ma surprise fut grande.
C'était de l'eau-de-vie, ou plutôt une sorte d'anisette. Comment
comprendre que des mahométans fassent distribuer de telles liqueurs à
leurs noces? Je ne m'étais, dans le fait, attendu qu'à une limonade
ou à un sorbet. Il était cependant facile de voir que les almées, les
musiciens et baladins du cortége avaient plus d'une fois pris part à
ces distributions.

Enfin la mariée se leva et reprit sa marche; les femmes fellahs, vêtues
de bleu, se remirent en foule à sa suite avec leurs gloussements
sauvages, et le cortége continua sa promenade nocturne jusqu'à la
maison des nouveaux époux.

Satisfait d'avoir figuré comme un véritable habitant du Caire et de
m'être assez bien comporté à cette cérémonie, je lis un signe pour
appeler mon drogman, qui était allé un peu plus loin se remettre sur le
passage des distributeurs d'eau-de-vie; mais il n'était pas pressé de
rentrer et prenait goût à la fête.

--Suivons-les dans la maison, me dit-il tout bas.

--Mais que répondrai-je, si l'on me parle?

--Vous direz seulement: _Tayeb!_ c'est une réponse à tout.... Et,
d'ailleurs, je suis là pour détourner la conversation.

Je savais déjà qu'en Égypte _tayeb_ était le fond de la langue. C'est
un mot qui, selon l'intonation qu'on y apporte, signifie toute sorte
de choses; on ne peut toutefois le comparer au _goddam_ des Anglais,
à moins que ce ne soit pour marquer la différence qu'il y a entre un
peuple certainement fort poli et une nation tout au plus policée. Le
mot _tayeb_ veut dire tour à tour: _Très-bien_, ou _voilà qui va bien_,
ou _cela est parfait_, ou _à votre service_, le ton et surtout le
geste y ajoutant des nuances infinies. Ce moyen me paraissait beaucoup
plus sûr, au reste, que celui dont parle un voyageur célèbre, Belzoni,
je crois. Il était entré dans une mosquée, déguisé admirablement et
répétant tous les gestes qu'il voyait faire à ses voisins; mais, comme
il ne pouvait répondre à une question qu'on lui adressait, son drogman
dit aux curieux: «Il ne comprend pas: c'est un Turc anglais!»

Nous étions entrés, par une porte ornée de fleurs et de feuillages,
dans une fort belle cour tout illuminée de lanternes de couleur. Les
moucharabys découpaient leur frêle menuiserie sur le fond orange
des appartements éclairés et pleins de monde. Il fallut s'arrêter
et prendre place sous les galeries intérieures. Les femmes seules
montaient dans la maison, où elles quittaient leurs voiles, et l'on
n'apercevait plus que la forme vague, les couleurs et le rayonnement
de leurs costumes et de leurs bijoux, à travers les treillis de bois
tourné.

Pendant que les dames se voyaient accueillies et fêtées à l'intérieur
par la nouvelle épouse et par les femmes des deux familles, le mari
était descendu de son âne; vêtu d'un habit rouge et or, il recevait
les compliments des hommes et les invitait à prendre place aux tables
basses dressées en grand nombre dans les salles du rez-de-chaussée et
chargées de plats disposés en pyramides. Il suffisait de se croiser
les jambes à terre, de tirer à soi une assiette ou une tasse et de
manger proprement avec ses doigts. Chacun, du reste, était le bienvenu.
Je n'osai me risquer à prendre part au festin, dans la crainte de
manquer d' _usage_. D'ailleurs, la partie la plus brillante de la
fête se passait dans la cour, où les danses se démenaient à grand
bruit. Une troupe de danseurs nubiens exécutaient des pas étranges au
centre d'un vaste cercle formé par les assistants; ils allaient et
venaient, guidés par une femme voilée et vêtue d'un manteau à larges
raies, qui, tenant à la main un sabre recourbé, semblait tour à tour
menacer les danseurs et les fuir. Pendant ce temps, les _oualems_ ou
almées accompagnaient la danse de leurs chants en frappant avec les
doigts sur des tambours de terre cuite (_tarabouki_) qu'un de leurs
bras tenait suspendus à la hauteur de l'oreille. L'orchestre, composé
d'une foule d'instruments bizarres, ne manquait pas de faire sa partie
dans cet ensemble, et les assistants s'y joignaient, en outre, en
battant la mesure avec les mains. Dans les intervalles des danses, on
faisait circuler des rafraîchissements, parmi lesquels il y en eut
un que je n'avais pas prévu. Des esclaves noires, tenant en main de
petits flacons d'argent, les secouaient çà et là sur la foule. C'était
de l'eau parfumée, dont je ne reconnus la suave odeur de rose qu'en
sentant ruisseler sur mes joues et sur ma barbe les gouttes lancées au
hasard.

Cependant un des personnages les plus apparents de la noce s'était
avancé vers moi et me dit quelques mots d'un air fort civil; je
répondis par le victorieux _tayeb_, qui parut le satisfaire pleinement;
il s'adressa à mes voisins, et je pus demander au drogman ce que cela
voulait dire.

--Il vous invite, me dit ce dernier, à monter dans sa maison pour voir
l'épousée.

Sans nul doute, ma réponse avait été un assentiment; mais, comme, après
tout, il ne s'agissait que d'une promenade de femmes hermétiquement
voilées autour des salles remplies d'invités, je ne jugeai pas à propos
de pousser plus loin l'aventure. Il est vrai que la mariée et ses amies
se montrent alors avec les brillants costumes que dissimulait le voile
noir qu'elles ont porté dans les rues; mais je n'étais pas encore assez
sûr de la prononciation du mot _tayeb_ pour me hasarder dans le sein
des familles. Nous parvînmes, le drogman et moi, à regagner la porte
extérieure, qui donnait sur la place de l'Esbekieh.

--C'est dommage, me dit le drogman, vous auriez vu ensuite le spectacle.

--Comment?

--Oui, la comédie.

Je pensai tout de suite à l'illustre _Caragueuz_, mais ce n'était pas
cela. Caragueuz ne se produit que dans les fêtes religieuses; c'est
un mythe, c'est un symbole de la plus haute gravité; le spectacle en
question devait se composer simplement de petites scènes comiques
jouées par des hommes, et que l'on peut comparer à nos proverbes de
société. Ceci est pour faire passer agréablement le reste de la nuit
aux invités, pendant que les époux se retirent avec leurs parents dans
la partie de la maison réservée aux femmes.

Il parait que les fêtes de cette noce duraient déjà depuis huit jours.
Le drogman m'apprit qu'il y avait eu, le jour du contrat, un sacrifice
de moutons sur le seuil de la porte avant le passage de l'épousée; il
parla aussi d'une autre cérémonie dans laquelle on brise une boule de
sucrerie où sont enfermés deux pigeons; on tire un augure du vol de ces
oiseaux. Tous ces usages se rattachent probablement aux traditions de
l'antiquité.

Je suis rentré tout ému de cette scène nocturne. Voilà, ce me semble,
un peuple pour qui le mariage est une grande chose, et, bien que les
détails de celui-là indiquassent quelque aisance chez les époux, il est
certain que les pauvres gens eux-mêmes se marient avec presque autant
d'éclat et de bruit. Ils n'ont pas à payer les musiciens, les bouffons
et les danseurs, qui sont leurs amis, ou qui font des quêtes dans la
foule. Les costumes, on les leur prête; chaque assistant tient à la
main sa bougie ou son flambeau, et le diadème de l'épouse n'est pas
moins chargé de diamants et de rubis que celui de fille d'un pacha. Où
chercher ailleurs une égalité plus réelle? Cette jeune Égyptienne, qui
n'est peut-être ni belle sous son voile ni riche sous ses diamants,
a son jour de gloire où elle s'avance radieuse à travers la ville
qui l'admire et lui fait cortége, étalant la pourpre et les joyaux
d'une reine, mais inconnue à tous, et mystérieuse sous son voile comme
l'antique déesse du Nil. Un seul homme aura le secret de cette beauté
ou de cette grâce ignorée; un seul peut tout le jour poursuivre en
paix son idéal et se croire le favori d'une sultane ou d'une fée; le
désappointement même laisse à couvert son amour-propre; et, d'ailleurs,
tout homme n'a-t-il pas le droit, dans cet heureux pays, de renouveler
plus d'une fois cette journée de triomphe et d'illusion?



III--LE DROGMAN ABDALLAH


Mon drogman est un homme précieux; mais j'ai peur qu'il ne soit un
trop noble serviteur pour un aussi petit seigneur que moi. C'est
à Alexandrie, sur le pont du bateau à vapeur _le Léonidas_, qu'il
m'était apparu dans toute sa gloire. Il avait accosté le navire avec
une barque à ses ordres, ayant un petit noir pour porter sa longue
pipe et un drogman plus jeune pour faire cortége. Une longue tunique
blanche couvrait ses habits et faisait ressortir le ton de sa figure,
où le sang nubien colorait un masque emprunté aux têtes de sphinx de
l'Égypte: c'était sans doute le produit de deux races mélangées; de
larges anneaux d'or pesaient à ses oreilles, et sa marche indolente
dans ses longs vêtements achevait d'en faire pour moi le portrait idéal
d'un affranchi du Bas-Empire.

Il n'y avait pas d'Anglais parmi les passagers; notre homme, un
peu contrarié, s'attache à moi faute de mieux. Nous débarquons; il
loue quatre ânes pour lui, pour sa suite et pour moi, et me conduit
tout droit à l'hôtel d' _Angleterre_, où l'on veut bien me recevoir
moyennant soixante piastres par jour; quant à lui-même, il bornait ses
prétentions à la moitié de cette somme, sur laquelle il se chargeait
d'entretenir le second drogman et le petit noir.

Après avoir promené tout le jour cette escorte imposante, je m'avisai
de l'inutilité du second drogman, et même du petit garçon. Abdallah
(c'est ainsi que s'appelait le personnage) ne vit aucune difficulté à
remercier son jeune collègue; quant au petit noir, il le gardait à ses
frais, en réduisant d'ailleurs le total de ses propres honoraires à
vingt piastres par jour, environ cinq francs.

Arrivés au Caire, les ânes nous portaient tout droit à l'hôtel anglais
de la place de l'Esbekieh; j'arrête cette belle ardeur en apprenant que
le séjour en était aux mêmes conditions qu'à celui d'Alexandrie.

--Vous préférez donc aller à l'hôtel _Waghorn_, dans le quartier franc?
me dit l'honnête Abdallah.

--Je préférerais un hôtel qui ne fût pas anglais.

--Eh bien, vous avez l'hôtel français de Domergue.

--Allons-y.

--Pardon, je veux bien vous y accompagner; mais je n'y resterai pas.

--Pourquoi?

--Parce que c'est un hôtel qui ne coûte par jour que quarante piastres;
je ne puis aller là.

--Mais j'irai très-bien, moi.

--Vous êtes inconnu; moi, je suis de la ville; je sers ordinairement
MM. les Anglais; j'ai mon rang à garder.

Je trouvais pourtant le prix de cet hôtel fort honnête encore dans un
pays où tout est environ six fois moins cher qu'en France, et où la
journée d'un homme se paye une piastre, ou cinq sous de notre monnaie.

--Il y a, reprit Abdallah, un moyen d'arranger les choses. Vous logerez
deux ou trois jours à l'hôtel _Domergue_, où j'irai vous voir comme
ami; pendant ce temps-là, je vous louerai une maison dans la ville, et
je pourrai ensuite y rester à votre service sans difficulté.

Il parait qu'en effet beaucoup d'Européens louent des maisons au Caire,
pour peu qu'ils y séjournent, et, informé de cette circonstance, je
donnai tout pouvoir à Abdallah.

L'hôtel _Domergue_ est situé au fond d'une impasse qui donne dans la
principale rue du quartier franc; c'est, après tout, un hôtel fort
convenable et fort bien tenu. Les bâtiments entourent à l'intérieur
une cour carrée peinte à la chaux, couverte d'un léger treillage où
s'entrelace la vigne; un peintre français, très-aimable, quoique un
peu sourd, et plein de talent, quoique très-fort sur le daguerréotype,
a fait son atelier d'une galerie supérieure. Il y amène de temps en
temps des marchandes d'oranges et de cannes à sucre de la ville qui
veulent bien lui servir de _modèles_. Elles se décident sans difficulté
à laisser étudier les formes des principales races de l'Égypte; mais la
plupart tiennent à conserver leur figure voilée; c'est là le dernier
refuge de la pudeur orientale.

L'hôtel français possède, en outre, un jardin assez agréable; sa
table d'hôte lutte avec bonheur contre la difficulté de varier les
mets européens dans une ville où manquent le bœuf et le veau. C'est
cette circonstance qui explique surtout la cherté des hôtels anglais,
dans lesquels la cuisine se fait avec des conserves de viandes et de
légumes, comme sur les vaisseaux. L'Anglais, en quelque pays qu'il
soit, ne change jamais son ordinaire de rosbif, de pommes de terre, et
de porter ou d'ale.

Je rencontrai à la table d'hôte un colonel, un évêque _in partibus_,
des peintres, une maîtresse de langues et deux Indiens de Bombay, dont
l'un servait de gouverneur à l'autre. Il paraît que la cuisine toute
méridionale de l'hôte leur semblait fade, car ils tirèrent de leur
poche des flacons d'argent contenant un poivre et une moutarde à leur
usage dont ils saupoudraient tous leurs mets. Ils m'en ont offert. La
sensation qu'on doit éprouver à mâcher de la braise allumée donnerait
une idée exacte du haut goût de ces condiments.

On peut compléter le tableau du séjour de l'hôtel français en
se représentant un piano au premier étage et un billard au
rez-de-chaussée, et se dire qu'autant vaudrait n'être point parti de
Marseille. J'aime mieux, pour moi, essayer de la vie orientale tout à
fait. On a une fort belle maison de plusieurs étages, avec cours et
jardins, pour trois cents piastres (soixante-quinze francs environ)
par année, Abdallah m'en a fait voir plusieurs dans le quartier
cophte et dans le quartier grec. C'étaient des salles magnifiquement
décorées avec des pavés de marbre et des fontaines, des galeries et
des escaliers comme dans les palais de Gènes ou de Venise, des cours
entourées de colonnes et des jardins ombragés d'arbres précieux; il
y avait de quoi mener l'existence d'un prince, sous la condition de
peupler de valets et d'esclaves ces superbes intérieurs. Et dans tout
cela, du reste, pas une chambre habitable, à moins de frais énormes,
pas une vitre à ces fenêtres si curieusement découpées, ouvertes au
vent du soir et à l'humidité des nuits. Hommes et femmes vivent ainsi
au Caire; mais l'ophthalmie les punit souvent de leur imprudence,
qu'explique le besoin d'air et de fraîcheur. Après tout, j'étais peu
sensible au plaisir de vivre campé, pour ainsi dire, dans un coin d'un
palais immense; il faut dire encore que beaucoup de ces bâtiments,
ancien séjour d'une aristocratie éteinte, remontent au règne des
sultans mamelouks et menacent sérieusement ruine.

Abdallah finit par me trouver une maison beaucoup moins vaste, niais
plus sûre et mieux fermée. Un Anglais, qui l'avait récemment habitée,
y avait fait poser des fenêtres vitrées, et cela passait pour une
curiosité. Il fallut aller chercher le cheik du quartier pour traiter
avec une veuve cophte, qui était la propriétaire. Cette femme possédait
plus de vingt maisons, mais par procuration et pour des étrangers, ces
derniers ne pouvant être légalement propriétaires en Égypte. Au fond,
la maison appartenait à un chancelier du consulat anglais.

On rédigea l'acte en arabe; il fallut le payer, faire des présents au
cheik, à l'homme de loi et au chef du corps de garde le plus voisin,
puis donner des _batchis_ (pourboires) aux scribes et aux serviteurs;
après quoi, le cheik me remit la clef. Cet instrument ne ressemble
pas aux nôtres et se compose d'un simple morceau de bois pareil aux
_tailles_ des boulangers, au bout duquel cinq ou six clous sont plantés
comme au hasard; mais il n'y a point de hasard: on introduit cette clef
singulière dans une échancrure de la porte, et les clous se trouvent
répondre à de petits trous intérieurs et invisibles au delà desquels on
accroche un verrou de bois qui se déplace et livre passage.

Il ne suffit pas d'avoir la clef de bois de sa maison ... qu'il serait
impossible de mettre dans sa poche, mais que l'on peut se passer dans
la ceinture: il faut encore un mobilier correspondant au luxe de
l'intérieur; mais ce détail est, pour toutes les maisons du Caire, de
la plus grande simplicité. Abdallah m'a conduit à un bazar où nous
avons fait peser quelques _ocques_ de coton; avec cela et de la toile
de Perse, des cardeurs établis chez vous exécutent en quelques heures
des coussins de divan, qui deviennent, la nuit, des matelas. Le corps
du meuble se compose d'une cage longue qu'un vannier construit sous vos
veux avec des bâtons de palmier; c'est léger, élastique et plus solide
qu'on ne croirait. Une petite table ronde, quelques tasses, de longues
pipes ou des narghilés, à moins que l'on ne veuille emprunter tout cela
au café voisin, et l'on peut recevoir la meilleure société de la ville.
Le pacha seul possède un mobilier complet, des lampes, des pendules;
mais cela ne lui sert en réalité qu'à se montrer ami du commerce et des
progrès européens.

Il faut encore des nattes, des tapis, et même des rideaux pour qui
veut afficher le luxe. J'ai rencontré dans les bazars un juif qui
s'est entremis fort obligeamment entre Abdallah et les marchands
pour me prouver que j'étais volé des deux parts. Le juif a profité
de l'installation du mobilier pour s'établir en ami sur l'un des
divans; il a fallu lui donner une pipe et lui faire servir du café.
Il s'appelle Yousef, et se livre à l'élève des vers à soie pendant
trois mois de l'année. Le reste du temps, me dit-il, il n'a d'autre
occupation que d'aller voir si les feuilles des mûriers poussent et si
la récolte sera bonne. Il semble, du reste, parfaitement désintéressé,
et ne recherche la compagnie des étrangers que pour se former le goût
et se fortifier dans la langue française.

Ma maison est située dans une rue du quartier cophte qui conduit à la
porte de la ville correspondant aux allées de Sehoubrah. Il y a un café
en face, un peu plus loin une station d'âniers, qui louent leurs bêtes
à raison d'une piastre l'heure; plus loin encore, une petite mosquée
accompagnée d'un minaret. Le premier soir que j'entendis la voix lente
et sereine du muezzin, au coucher du soleil, je me sentis pris d'une
indicible mélancolie.

--Qu'est-ce qu'il dit? demandai-je au drogman.

--_La Alla ila Allah_!... Il n'y a d'autre Dieu que Dieu!

--Je connais cette formule; mais ensuite?

--«O vous qui allez dormir, recommandez vos âmes à Celui qui ne dort
jamais!»

Il est certain que le sommeil est une autre vie dont il faut tenir
compte. Depuis mon arrivée au Caire, toutes les histoires des _Mille et
une Nuits_ me repassent par la tête, et je vois en rêve tous les dives
et les géants déchaînés depuis Salomon. On rit beaucoup en France des
démons qu'enfante le sommeil, et l'on n'y reconnaît que le produit de
l'imagination exaltée; mais cela en existe-t-il moins relativement à
nous, et n'éprouvons-nous pas dans cet état toutes les sensations de la
vie réelle? Le sommeil est souvent lourd et pénible dans un air aussi
chaud que celui d'Égypte, et le pacha, dit-on, a toujours un serviteur
debout à son chevet pour l'éveiller chaque fois que ses mouvements ou
son visage trahissent un sommeil agité. Mais ne suffit-il pas de se
recommander simplement, avec ferveur et confiance ... à Celui qui ne
dort jamais!



IV--INCONVÉNIENTS DU CÉLIBAT


J'ai raconté plus haut l'histoire de ma première nuit, et l'on comprend
que j'aie ensuite dû me réveiller un peu plus tard. Abdallah m'annonce
la visite du cheik de mon quartier, lequel était venu déjà une fois
dans la matinée. Ce bon vieillard à barbe blanche attendait mon réveil
au café d'en face avec son secrétaire et le nègre portant sa pipe. Je
ne m'étonnai pas de sa patience; tout Européen qui n'est ni industriel
ni marchand est un personnage en Égypte. Le cheik s'assit sur un des
divans; on bourra sa pipe et on lui servit du café. Alors, il commença
son discours, qu'Abdallah me traduisit à mesure:

--Il vient vous rapporter l'argent que vous avez donné pour louer la
maison.

--Et pourquoi? Quelle raison donne-t-il?

--Il dit que l'on ne sait pas votre manière de vivre, qu'on ne connaît
pas vos mœurs.

--A-t-il observé qu'elles fussent mauvaises?

--Ce n'est pas cela qu'il entend; il ne sait rien là-dessus.

--Mais, alors, il n'en a donc pas une bonne opinion?

--Il dit qu'il avait pensé que vous habiteriez la maison avec une femme.

--Mais je ne suis pas marié.

--Cela ne le regarde pas, que vous le soyez ou non; mais il dit que vos
voisins ont des femmes, et qu'ils seront inquiets si vous n'en avez
pas. D'ailleurs, c'est l'usage ici.

--Que veut-il donc que je fasse?

--Que vous quittiez la maison, ou que vous choisissiez une femme pour y
demeurer avec vous.

--Dites-lui que, dans mon pays, il n'est pas convenable de vivre avec
une femme sans être marié.

La réponse du vieillard à cette observation morale était accompagnée
d'une expression toute paternelle que les paroles traduites ne peuvent
rendre qu'imparfaitement.

--Il vous donne un conseil, me dit Abdallah: il dit qu'un monsieur (un
_effendi_) comme vous ne doit pas vivre seul, et qu'il est toujours
honorable de nourrir une femme et de lui faire quelque bien. Il est
encore mieux, ajoute-t-il, d'en nourrir plusieurs, quand la religion
que l'on suit le permet.

Le raisonnement de ce Turc me toucha; cependant ma conscience
européenne luttait contre ce point de vue, dont je ne compris la
justesse qu'en étudiant davantage la situation des femmes dans ce pays.
Je fis répondre au cheik pour le prier d'attendre que je me fusse
informé auprès de mes amis de ce qu'il conviendrait de faire.

J'avais loué la maison pour six mois, je l'avais meublée, je m'y
trouvais fort bien, et je voulais seulement m'informer des moyens de
résister aux prétentions du cheik à rompre notre traité et à me donner
congé pour cause de célibat. Après bien des hésitations, je me décidai
à prendre conseil du peintre de l'hôtel _Domergue_, qui avait bien
voulu déjà m'introduire dans son atelier et m'initier aux merveilles de
son daguerréotype. Ce peintre avait l'oreille dure à ce point qu'une
conversation par interprète eût été amusante et facile au prix de la
sienne.

Cependant je me rendais chez lui en traversant la place de l'Esbekieh,
lorsqu'à l'angle d'une rue qui tourne vers le quartier franc, j'entends
des exclamations de joie parties d'une vaste cour où l'on promenait
dans ce moment-là de fort beaux chevaux. L'un des promeneurs de chevaux
s'élance à mon cou et me serre dans ses bras; c'était un gros garçon
vêtu d'une saye bleue, coiffé d'un turban de laine jaunâtre, et que
je me souvins d'avoir remarqué sur le bateau à vapeur, à cause de sa
figure, qui rappelait beaucoup les grosses têtes peintes qu'on voit sur
les couvercles de momies.

--_Tayeb! tayeb!_ (fort bien! fort bien!) dis-je à ce mortel expansif
en me débarrassant de ses étreintes et en cherchant derrière moi mon
drogman Abdallah.

Mais ce dernier s'était perdu dans la foule, ne se souciant pas sans
doute d'être vu faisant cortège à l'ami d'un simple palefrenier. Ce
musulman gâté par les touristes d'Angleterre ne se souvenait pas que
Mahomet avait été conducteur de chameaux.

Cependant l'Égyptien me tirait par la manche et m'entraînait dans
la cour, qui était celle des haras du pacha d'Égypte, et, là, au
fond d'une galerie, à demi couché sur un divan de bois, je reconnais
un autre de mes compagnons de voyage, un peu plus avouable dans la
société, Soliman-Aga, dont j'ai parlé déjà, et que j'avais rencontré
sur le bateau autrichien, le _Francisco-Primo_. Soliman-Aga me
reconnaît aussi, et, quoique plus sobre en démonstrations que son
subordonné, il me fait asseoir près de lui, m'offre une pipe et demande
du café.... Ajoutons, comme trait de mœurs, que le simple palefrenier,
se jugeant digne momentanément de notre compagnie, s'assit en croisant
les jambes à terre et reçut comme moi une longue pipe et une de ces
petites tasses pleines d'un moka brûlant que l'on tient dans une sorte
de coquetier doré pour ne pas se brûler les doigts. Un cercle ne tarda
pas à se former autour de nous.

Abdallah, voyant la reconnaissance prendre une tournure plus
convenable, s'était montré enfin, et daignait favoriser notre
conversation. Je savais déjà Soliman-Aga un convive fort aimable, et,
bien que nous n'eussions eu, pendant notre commune traversée, que des
relations de pantomime, notre connaissance était assez avancée pour
que je pusse, sans indiscrétion, l'entretenir de mes affaires et lui
demander conseil.

--_Machallah_! s'écria-t-il tout d'abord, le cheik a bien raison; un
jeune homme de votre âge devrait s'être déjà marié plusieurs fois!

--Vous savez, observai-je timidement, que, dans ma religion, l'on ne
peut épouser qu'une femme, et il faut ensuite la garder toujours,
de sorte qu'ordinairement l'on prend le temps de réfléchir, on veut
choisir le mieux possible.

--Ah! je ne parle pas, dit-il en se frappant le front, de vos femmes
_roumis_ (européennes); elles sont à tout le monde et non à vous;
ces pauvres folles créatures montrent leur visage entièrement nu,
non-seulement à qui veut le voir, mais à qui ne le voudrait pas....
Imaginez-vous, ajouta-t-il en pouffant de rire et se tournant
vers d'autres Turcs qui écoutaient, que toutes, dans les rues, me
regardaient avec les yeux de la passion, et quelques-unes même
poussaient l'impudeur jusqu'à vouloir m'embrasser.

Voyant les auditeurs scandalisés au dernier point, je crus devoir leur
dire, pour l'honneur des Européennes, que Soliman-Aga confondait sans
doute l'empressement intéressé de certaines femmes avec la curiosité
honnête du plus grand nombre.

--Encore, ajoutait Soliman-Aga, sans répondre à mon observation, qui
parut seulement dictée par l'amour-propre national, si ces belles
méritaient qu'un croyant leur permit de baiser sa main! mais ce sont
des plantes d'hiver, sans couleur et sans goût, des figures maladives
que la famine tourmente, car elles mangent à peine, et leur corps
tiendrait entre mes mains. Quant à les épouser, c'est autre chose;
elles ont été élevées si mal, que ce seraient la guerre et le malheur
dans la maison. Chez nous, les femmes vivent ensemble et les hommes
ensemble, c'est le moyen d'avoir partout la tranquillité.

--Mais ne vivez-vous pas, dis-je, au milieu de vos femmes dans vos
harems?

--Dieu puissant! s'écria-t-il, qui n'aurait la tête cassée de leur
babil? Ne voyez-vous pas qu'ici les hommes qui n'ont rien à faire
passent leur temps à la promenade, au bain, au café, à la mosquée,
ou dans les audiences, ou dans les visites qu'on se fait les uns aux
autres? N'est-il pas plus agréable de causer avec des amis, d'écouter
des histoires et des poëmes, ou de fumer en rêvant, que de parler à des
femmes préoccupées d'intérêts grossiers, de toilette ou de médisance?

--Mais vous supportez cela nécessairement aux heures où vous prenez vos
repas avec elles.

--Nullement. Elles mangent ensemble ou séparément à leur choix, et
nous mangeons tout seuls, ou avec nos parents et nos amis. Ce n'est
pas qu'un petit nombre de fidèles n'agissent autrement, mais ils sont
mal vus et mènent une vie lâche et inutile. La compagnie des femmes
rend l'homme avide, égoïste et cruel; elle détruit la fraternité, et
la charité entre nous; elle cause les querelles, les injustices et
la tyrannie. Que chacun vive avec ses semblables! c'est assez que le
maître, à l'heure de la sieste, ou quand il rentre le soir dans son
logis, trouve pour le recevoir des visages souriants, d'aimables formes
richement parées,... et, si des almées qu'on fait venir dansent et
chantent devant lui, alors il peut rêver le paradis d'avance et se
croire au troisième ciel, où sont les véritables beautés pures et sans
tache, celles qui seront seules dignes d'être les épouses éternelles
des vrais croyants.

Est-ce là l'opinion de tous les musulmans ou d'un certain nombre
d'entre eux? On doit y voir peut-être moins le mépris de la femme qu'un
certain reste du platonisme antique, qui élève l'amour pur au-dessus
des objets périssables. La femme adorée n'est elle-même que le fantôme
abstrait, que l'image incomplète d'une femme divine, fiancée au croyant
de toute éternité. Ce sont ces idées qui ont fait penser que les
Orientaux niaient l'âme des femmes; mais on sait aujourd'hui que les
musulmanes vraiment pieuses ont l'espérance elles-mêmes de voir leur
idéal se réaliser dans le ciel. L'histoire religieuse des Arabes a ses
saintes et ses prophétesses, et la fille de Mahomet, l'illustre Fatime,
est la reine de ce paradis féminin.

Seyd Aga avait fini par me conseiller d'embrasser le mahométisme; je
le remerciai en souriant et lui promis d'y réfléchir. Me voilà, cette
fois, plus embarrassé que jamais. Il me restait pourtant encore à aller
consulter le peintre sourd de l'hôtel _Domergue_, comme j'en avais eu
primitivement l'idée.



V--LE MOUSKY


Lorsqu'on a tourné la rue en laissant à gauche le bâtiment des haras,
on commence à sentir l'animation de la grande ville. La chaussée qui
fait le tour de la place de l'Esbekieh n'a qu'une maigre allée d'arbres
pour vous protéger du soleil; mais déjà de grandes et hautes maisons
de pierre découpent en zigzags les rayons poudreux qu'il projette
sur un seul côté de la rue. Le lieu est d'ordinaire très-frayé,
très-bruyant, très-encombré de marchandes d'oranges, de bananes et de
cannes à sucre encore vertes, dont le peuple mâche avec délices la
pulpe sucrée. Il y a aussi des chanteurs, des lutteurs et des psylles
qui ont de gros serpents roulés autour du cou; là enfin se produit
un spectacle qui réalise certaines images des songes drolatiques de
Rabelais. Un vieillard jovial fait danser avec le genou de petites
figures dont le corps est traversé d'une ficelle comme celles que
montrent nos Savoyards, mais qui se livrent à des pantomimes beaucoup
moins décentes. Ce n'est pourtant pas là l'illustre Caragueuz, qui
ne se produit d'ordinaire que sous forme d'ombre chinoise. Un cercle
émerveillé de femmes, d'enfants et de militaires applaudit naïvement
ces marionnettes éhontées. Ailleurs, c'est un montreur de singes qui a
dressé un énorme cynocéphale à répondre avec un bâton aux attaques des
chiens errants de la ville, que les enfants excitent contre lui. Plus
loin, la voie se rétrécit et s'assombrit par l'élévation des édifices.
Voici à gauche le couvent des derviches tourneurs, lesquels donnent
publiquement une séance tous les mardis; puis une vaste porte cochère,
au-dessus de laquelle on admire un grand crocodile empaillé, signale la
maison d'où partent les voitures qui traversent le désert du Caire à
Suez. Ce sont des voitures très-légères, dont la forme rappelle celle
du prosaïque coucou; les ouvertures, largement découpées, livrent tout
passage au vent et à la poussière, c'est une nécessité sans doute;
les roues de fer présentent un double système de rayons, partant de
chaque extrémité du moyeu pour aller se rejoindre sur le cercle étroit
qui remplace les jantes. Ces roues singulières coupent le sol plutôt
qu'elles ne s'y posent.

Mais passons. Voici à droite un cabaret chrétien, c'est-à-dire un
vaste cellier où l'on donne à boire sur des tonneaux. Devant la porte
se tient habituellement un mortel à face enluminée et à longues
moustaches, qui représente avec majesté le _Franc_ autochthone, la
race, pour mieux dire, qui appartient à l'Orient. Qui sait s'il est
Maltais, Italien, Espagnol ou Marseillais d'origine? Ce qui est sûr,
c'est que son dédain pour les costumes du pays et la conscience
qu'il a de la supériorité des modes européennes l'ont induit en des
raffinements qui donnent une certaine originalité à sa garde-robe
délabrée. Sur une redingote bleue dont les anglaises effrangées ont
depuis longtemps fait divorce avec leurs boutons, il a eu l'idée
d'attacher des torsades de ficelles qui se croisent comme des
brandebourgs. Son pantalon rouge s'emboîte dans un reste de bottes
fortes armées d'éperons. Un vaste col de chemise et un chapeau blanc
bossué à retroussis verts adoucissent ce que ce costume aurait de trop
martial et lui restituent son caractère civil. Quant au nerf de bœuf
qu'il tient à la main, c'est encore un privilège des Francs et des
Turcs, qui s'exerce trop souvent aux dépens des épaules du pauvre et
patient fellah.

Presque en face du cabaret, la vue plonge dans une impasse étroite
où rampe un mendiant aux pieds et aux mains coupés; ce pauvre diable
implore la charité des Anglais, qui passent à chaque instant, car
l'hôtel _Waghorn_ est situé dans cette ruelle obscure qui, de plus,
conduit au théâtre du Caire et au cabinet de lecture de M. Bonhomme,
annoncé par un vaste écriteau peint en lettres françaises. Tous les
plaisirs de la civilisation se résument là, et ce n'est pas de quoi
causer grande envie aux Arabes. En poursuivant notre route, nous
rencontrons à gauche une maison à face architecturale, sculptée et
brodée d'arabesques peintes, unique réconfort jusqu'ici de l'artiste
et du poëte. Ensuite la rue forme un coude, et il faut lutter pendant
vingt pas contre un encombrement perpétuel d'ânes, de chiens, de
chameaux, de marchands de concombres, et de femmes vendant du pain.
Les ânes galopent, les chameaux mugissent, les chiens se maintiennent
obstinément rangés en espaliers le long des portes de trois bouchers.
Ce petit coin ne manquerait pas de physionomie arabe, si l'on
n'apercevait en face de soi l'écriteau d'une _trattoria_ remplie
d'Italiens et de Maltais.

C'est qu'en face de nous voici dans tout son luxe la grande rue
commerçante du quartier franc, vulgairement nommée le _Mousky_. La
première partie, à moitié couverte de toiles et de planches, présente
deux rangées de boutiques bien garnies, où toutes les nations
européennes exposent leurs produits les plus usuels. L'Angleterre
domine pour les étoffes et la vaisselle; l'Allemagne, pour les draps;
la France, pour les modes; Marseille, pour les épiceries, les viandes
fumées et les menus objets d'assortiment. Je ne cite point Marseille
avec la France, car, dans le Levant, on ne tarde pas à s'apercevoir que
les Marseillais forment une nation à part; ceci soit dit dans le sens
le plus favorable d'ailleurs.

Parmi les boutiques où l'industrie européenne attire de son mieux les
plus riches habitants du Caire, les Turcs réformistes, ainsi que les
Cophtes et les Grecs, plus facilement accessibles à nos habitudes, il
y a une brasserie anglaise où l'on peut aller contrarier, à l'aide
du madère, du porter ou de l'ale, l'action parfois émolliente des
eaux du Nil. Un autre lieu de refuge contre la vie orientale est la
pharmacie Castagnol, où très-souvent les _beys_, les _muchirs_ et les
_nazirs_ originaires de Paris viennent s'entretenir avec les voyageurs
et retrouver un souvenir de la patrie. On n'est pas étonné de voir
les chaises de l'officine, et même les bancs extérieurs, se garnir
d'Orientaux douteux, à la poitrine chargée d'étoiles en brillants,
qui causent en français et lisent les journaux, tandis que des _sais_
tiennent tout prêts à leur disposition des chevaux fringants, aux
selles brodées d'or. Cette affluence s'explique aussi par le voisinage
de la poste franque, située dans l'impasse qui aboutit à l'hôtel
_Domergue_. On vient attendre tous les jours la correspondance et les
nouvelles, qui arrivent de loin en loin, selon l'état des routes ou la
diligence des messagers. Le bateau à vapeur anglais ne remonte le Nil
qu'une fois par mois.

Je touche au bout de mon itinéraire, car je rencontre à la pharmacie
Castagnol mon peintre de l'hôtel français, qui fait préparer du
chlorure d'or pour son daguerréotype. Il me propose de venir avec lui
prendre un point de vue dans la ville; je donne donc congé au drogman,
qui se hâte d'aller s'installer dans la brasserie anglaise, ayant pris,
je le crains bien, du contact de ses précédents maîtres, un goût
immodéré pour la bière forte et le wiskey.

En acceptant la promenade proposée, je complotais une idée plus belle
encore: c'était de me faire conduire au point le plus embrouillé de
la ville, d'abandonner le peintre à ses travaux, et puis d'errer à
l'aventure, sans interprète et sans compagnon. Voilà ce que je n'avais
pu obtenir jusque-là, le drogman se prétendant indispensable, et tous
les Européens que j'avais recontrés me proposant de me faire voir
«les beautés de la ville.» Il faut avoir un peu parcouru le Midi pour
connaître toute la portée de cette hypocrite proposition. Vous croyez
que l'aimable résident se fait guide par bonté d'âme. Détrompez-vous;
il n'a rien à faire, il s'ennuie horriblement, il a besoin de vous pour
l'amuser, pour le distraire, pour «lui faire la conversation;» mais
il ne vous montrera rien que vous n'eussiez trouvé du premier coup:
même il ne connaît point la ville, il n'a pas d'idée de ce qui s'y
passe; il cherche un but de promenade et un moyen de vous ennuyer de
ses remarques et de s'amuser des vôtres. D'ailleurs, qu'est-ce qu'une
belle perspective, un monument, un détail curieux, sans le hasard, sans
l'imprévu?

Un préjugé des Européens du Caire, c'est de ne pouvoir faire dix pas
sans monter sur un âne escorté d'un ânier. Les ânes sont fort beaux,
j'en conviens, trottent et galopent à merveille; l'ânier vous sert
de _cavasse_ et fait écarter la foule en criant: _Ha! ha! iniglac!
smalac_! ce qui veut dire: «A droite! à gauche!» Les femmes ayant
l'oreille ou la tête plus dure que les autres passants, l'ânier crie à
tout moment: _Ia bent_! (hé! femme!) d'un ton impérieux qui fait bien
sentir la supériorité du sexe masculin.



VI--UNE AVENTURE AU BÉSESTAIN


Nous chevauchions ainsi, le peintre et moi, suivis d'un âne qui portait
le daguerréotype, machine compliquée et fragile qu'il s'agissait
d'établir quelque part de manière à nous faire honneur. Après la rue
que j'ai décrite, on rencontre un passage couvert en planches, où
le commerce européen étale ses produits les plus brillants. C'est
une sorte de bazar où se termine le quartier franc. Nous tournons à
droite, puis à gauche, au milieu d'une foule toujours croissante; nous
suivons une longue rue très-régulière, qui offre à la curiosité, de
loin en loin, des mosquées, des fontaines, un couvent de derviches, et
tout un bazar de quincaillerie et de porcelaine anglaise. Puis, après
mille détours, la voie devient plus silencieuse, plus poudreuse, plus
déserte; les mosquées tombent en ruine, les maisons s'écroulent çà et
là, le bruit et le tumulte ne se reproduisent plus que sous la forme
d'une bande de chiens criards, acharnés après nos ânes, et poursuivant
surtout nos affreux vêtements noirs d'Europe. Heureusement, nous
passons sous une porte, nous changeons de quartier, et ces animaux
s'arrêtent en grognant aux limites extrêmes de leurs possessions.
Toute la ville est partagée en cinquante-trois quartiers entourés de
murailles, dont plusieurs appartiennent aux nations cophte, grecque,
turque, juive et française. Les chiens eux-mêmes, qui pullulent en paix
dans la ville sans appartenir à personne, reconnaissent ces divisions,
et ne se hasarderaient pas au delà sans danger. Une nouvelle escorte
canine remplace bientôt celle qui nous a quittés, et nous conduit
jusqu'aux _casins_ situés sur le bord d'un canal qui traverse le Caire,
et qu'on appelle le _Calish_.

Nous voici dans une espèce de faubourg séparé par le canal des
principaux quartiers de la ville; des cafés ou casinos nombreux
bordent la rive intérieure, tandis que l'autre présente un assez large
boulevard égayé de quelques palmiers poudreux. L'eau du canal est verte
et quelque peu stagnante; mais une longue suite de berceaux et de
treillages festonnés de vignes et de lianes, servant d'arrière-salle
aux cafés, présente un coup d'œil des plus riants, tandis que l'eau
plate qui les cerne reflète avec amour les costumes bigarrés des
fumeurs. Les flacons d'huile des lustres s'allument aux seuls feux
du jour, les narghilés de cristal jettent des éclairs, et la liqueur
ambrée nage dans les tasses légères que des noirs distribuent avec
leurs coquetiers de filigrane doré.

Après une courte station à l'un de ces cafés, nous nous transportons
sur l'autre rive du Calish, et nous installons sur des piquets
l'appareil où le dieu du jour s'exerce si agréablement au métier de
paysagiste. Une mosquée en ruine au minaret curieusement sculpté, un
palmier svelte s'élançant d'une touffe de lentisques, c'est, avec tout
le reste, de quoi composer un tableau digne de Marilhat. Mon compagnon
est dans le ravissement, et, pendant que le soleil travaille sur ses
plaques fraîchement polies, je crois pouvoir entamer une conversation
instructive en lui faisant au crayon des demandes auxquelles son
infirmité ne l'empêche pas de répondre de vive voix.

--Ne vous mariez pas, s'écrie-t-il, et surtout ne prenez point le
turban. Que vous demande-t-on? D'avoir une femme chez vous. La belle
affaire! J'en fais venir tant que je veux. Ces marchandes d'oranges en
tunique bleue, avec leurs bracelets et leurs colliers d'argent, sont
fort belles. Elles ont exactement la forme des statues égyptiennes, la
poitrine développée, les épaules et les bras superbes, la hanche peu
saillante, la jambe fine et sèche. C'est de l'archéologie; il ne leur
manque qu'une coiffure à tête d'épervier, des bandelettes autour du
corps, et une croix ansée à la main, pour représenter Isis ou Athor.

--Mais vous oubliez, dis-je, que je ne suis point artiste; et,
d'ailleurs, ces femmes ont des maris ou des familles. Elles sont
voilées: comment deviner si elles sont belles?... Je ne sais encore
qu'un seul mot arabe. Comment les persuader?

--La galanterie est sévèrement défendue au Caire; mais l'amour n'est
interdit nulle part. Vous rencontrez une femme dont la démarche, dont
la taille, dont la grâce à draper ses vêtements, dont quelque chose
qui se dérange dans le voile ou dans la coiffure indique la jeunesse
ou l'envie de paraître aimable. Suivez-la seulement, et, si elle
vous regarde en face au moment où elle ne se croira pas remarquée
de la foule, prenez le chemin de votre maison; elle vous suivra. En
fait de femmes, il ne faut se fier qu'à soi-même. Les drogmans vous
adresseraient mal. Il faut payer de votre personne, c'est plus sûr.

--Mais, au fait, me disais-je en quittant le peintre et le laissant
à son œuvre, entouré d'une foule respectueuse qui le croyait occupé
d'opérations magiques, pourquoi donc aurais-je renoncé à plaire? Les
femmes sont voilées; mais je ne le suis pas. Mon teint d'Européen
peut avoir quelque charme dans le pays. Je passerais en France pour
un cavalier ordinaire; mais au Caire je deviens un amiable enfant du
Nord. Ce costume franc, qui ameute les chiens, me vaut du moins d'être
remarqué; c'est beaucoup.

En effet, j'étais rentré dans les rues populeuses, et je fendais la
foule étonnée de voir un Franc à pied et sans guide dans la partie
arabe de la ville. Je m'arrêtais aux portes des boutiques et des
ateliers, examinant tout d'un air de flânerie inoffensive qui ne
m'attirait que des sourires. On se disait: «Il a perdu son drogman,
il manque peut-être d'argent pour prendre un âne...;» on plaignait
l'étranger fourvoyé dans l'immense cohue des bazars, dans le labyrinthe
des rues. Moi, je m'étais arrêté à regarder trois forgerons au travail
qui semblaient des hommes de cuivre. Ils chantaient une chanson
arabe dont le rhythme les guidait dans les coups successifs qu'ils
donnaient à des pièces de métal qu'un enfant apportait tour à tour sur
l'enclume. Je frémissais en songeant que, si l'un d'eux eût manqué
la mesure d'un demi-temps, l'enfant aurait eu la main broyée. Deux
femmes s'étaient arrêtées derrière moi et riaient de ma curiosité.
Je me retourne, et je vois bien, à leur mantille de taffetas noir,
à leur pardessus de levantine verte, qu'elles n'appartenaient pas à
la classe des marchandes d'oranges du Mousky. Je m'élance au-devant
d'elles, mais elles baissent leur voile et s'échappent. Je les suis, et
j'arrive bientôt dans une longue rue, entrecoupée de riches bazars, qui
traverse toute la ville. Nous nous engageons sous une voûte à l'aspect
grandiose, formée de charpentes sculptées d'un style antique, où le
vernis et la dorure rehaussent mille détails d'arabesques splendides.
C'est là peut-être le _besestain_ des Circassiens où s'est passée
l'histoire racontée par le marchand cophte au sultan de Kachgar. Me
voilà en pleines _Mille et une Nuits_. Que ne suis-je un des jeunes
marchands auxquels les deux dames font déployer leurs étoffes, ainsi
que faisait la fille de l'émir devant la boutique de Bedreddin! Je
leur dirais comme le jeune homme de Bagdad: «Laissez-moi voir votre
visage pour prix de cette étoffe à fleurs d'or, et je me trouverai
payé avec usure!» Mais elles dédaignent les soieries de Beyrouth, les
étoffes brochées de Damas, les _mandilles_ de Brousse, que chaque
vendeur étale à l'envi.... Il n'y a point là de boutiques: ce sont de
simples étalages dont les rayons s'élèvent jusqu'à la voûte, surmontés
d'une enseigne couverte de lettres et d'attributs dorés. Le marchand,
les jambes croisées, fume sa longue pipe ou son narghilé sur une
estrade étroite, et les femmes vont ainsi de marchand en marchand,
se contentant, après avoir tout fait déployer chez l'un, de passer à
l'autre, en saluant d'un regard dédaigneux.

Mes belles rieuses veulent absolument des étoffes de Constantinople.
Constantinople donne la mode au Caire. On leur fait voir d'affreuses
mousselines imprimées, en criant: _Istamboldan_ (c'est de Stamboul)!
Elles poussent des cris d'admiration. Les femmes sont les mêmes partout.

Je m'approche d'un air de connaisseur; je soulève le coin d'une étoffe
jaune à ramages lie de vin, et je m'écrie: _Tayeb_ (cela est beau)! Mon
observation paraît plaire; c'est à ce choix qu'on s'arrête. Le marchand
aune avec une sorte de demi-mètre qui s'appelle un _pic_, et l'on
charge un petit garçon de porter l'étoffe roulée.

Pour le coup, il me semble bien que l'une des jeunes dames m'a regardé
en face; d'ailleurs, leur marche incertaine, les rires qu'elles
étouffent en se retournant et me voyant les suivre, la mantille
noire (_habbarah_) soulevée de temps en temps pour laisser voir un
masque blanc, signe d'une classe supérieure, enfin toutes ces allures
indécises que prend au bal de l'Opéra un domino qui veut vous séduire,
semblent m'indiquer qu'on n'a pas envers moi des sentiments bien
farouches. Le moment paraît donc venu de passer devant et de prendre le
chemin de mon logis; mais le moyen de le retrouver? Au Caire, les rues
n'ont pas d'écriteau, les maisons pas de numéro, et chaque quartier,
ceint de murs, est en lui-même un labyrinthe des plus complets. Il y
a dix impasses pour une rue qui aboutit. Dans le doute, je suivais
toujours. Nous quittons les bazars pleins de tumulte et de lumière,
où tout reluit et papillote, où le luxe des étalages fait contraste
au grand caractère d'architecture et de splendeur des principales
mosquées, peintes de bandes horizontales jaunes et rouges; voici
maintenant des passages voûtés, des ruelles étroites et sombres, où
surplombent les cages de fenêtres en charpente, comme dans nos rues
du moyen âge. La fraîcheur de ces voies presque souterraines est un
refuge contre les ardeurs du soleil d'Égypte, et donne à la population
beaucoup des avantages d'une latitude tempérée. Cela explique la
blancheur mate qu'un grand nombre de femmes conservent sous leur voile,
car beaucoup d'entre elles n'ont jamais quitté la ville que pour aller
se réjouir sous les ombrages de Schoubrah.

Mais que penser de tant de tours et détours qu'on me fait faire?
Me fuit-on en réalité, ou se guide-t-on, tout en me précédant, sur
ma marche aventureuse? Nous entrons pourtant dans une rue que j'ai
traversée la veille, et que je reconnais surtout à l'odeur charmante
que répandent les fleurs jaunes d'un arbousier. Cet arbre aimé du
soleil projette au-dessus du mur ses branches revêtues de houppes
parfumées. Une fontaine basse forme encoignure, fondation pieuse
destinée à désaltérer les animaux errants. Voici une maison de belle
apparence, décorée d'ornements sculptés dans le plâtre; l'une des
dames introduit dans la porte une de ces clefs rustiques dont j'ai
déjà l'expérience. Je m'élance à leur suite dans le couloir sombre,
sans balancer, sans réfléchir, et me voilà dans une cour vaste et
silencieuse, entourée de galeries, dominée par les mille dentelures des
moucharabys.



VII--UNE MAISON DANGEREUSE


Les dames ont disparu dans je ne sais quel escalier sombre de l'entrée;
je me retourne avec l'intention sérieuse de regagner la porte; un
esclave abyssinien, grand et robuste, est en train de la refermer. Je
cherche un mot pour le convaincre que je me suis trompé de maison, que
je croyais rentrer chez moi; mais le mot _tayeb_, si universel qu'il
soit, ne me paraît pas suffisant à exprimer tontes ces choses. Pendant
ce temps, un grand bruit se fait entendre dans le fond de la maison,
des saïs étonnés sortent des écuries, des bonnets rouges se montrent
aux terrasses du premier étage, et un Turc des plus majestueux s'avance
du fond de la galerie principale.

Dans ces moments-là, le pis est de rester court. Je songe que beaucoup
de musulmans entendent la langue franque, laquelle, au fond, n'est
qu'un mélange de toute sorte de mots des patois méridionaux, qu'on
emploie au hasard jusqu'à ce qu'on se soit fait comprendre; c'est la
langue des Turcs de Molière. Je ramasse donc tout ce que je puis savoir
d'italien, d'espagnol, de provençal et de grec, et je compose avec le
tout un discours fort captieux.

--Au demeurant, me disais-je, mes intentions sont pures; l'une au moins
des femmes peut bien être sa fille ou sa sœur. J'épouse, je prends le
turban; aussi bien il y a des choses qu'on ne peut éviter. Je crois au
destin.

D'ailleurs, ce Turc avait l'air d'un bon diable, et sa figure bien
nourrie n'annonçait pas la cruauté. Il cligna de l'œil avec quelque
malice en me voyant accumuler les substantifs les plus baroques qui
eussent jamais retenti dans les échelles du Levant, et me dit, tendant
vers moi une main potelée chargée de bagues:

--Mon cher monsieur, donnez-vous la peine d'entrer ici; nous causerons
plus commodément.

O surprise! ce brave Turc était un Français comme moi!

Nous entrons dans une fort belle salle dont les fenêtres se découpaient
sur des jardins; nous prenons place sur un riche divan. On apporte
du café et des pipes. Nous causons. J'explique de mon mieux comment
j'étais entré chez lui, croyant m'engager dans un des nombreux passages
qui traversent au Caire les principaux massifs de maisons; mais je
comprends à son sourire que mes belles inconnues avaient eu le temps de
me trahir. Cela n'empêcha pas notre conversation de prendre en peu de
temps un caractère d'intimité. En pays turc, la connaissance se fait
vite entre compatriotes. Mon hôte voulut bien m'inviter à sa table, et,
quand l'heure fut arrivée, je vis entrer deux fort belles personnes,
dont l'une était sa femme, et l'autre la sœur de sa femme. C'étaient
mes inconnues du bazar des Circassiens, et toutes deux Françaises....
Voilà ce qu'il y avait de plus humiliant! On me fit la guerre sur ma
prétention à parcourir la ville sans drogman et sans ânier; on s'égaya
touchant ma poursuite assidue de deux dominos douteux, qui évidemment
ne révélaient aucune forme, et pouvaient cacher des vieilles ou des
négresses. Ces dames ne me savaient pas le moindre gré d'un choix aussi
hasardeux, où aucun de leurs charmes n'était intéressé, car il faut
avouer que le _habbarah_ noir, moins attrayant que le voile des simples
filles fellahs, fait de toute femme un paquet sans forme, et, quand le
vent s'y engouffre, lui donne l'aspect d'un ballon à demi gonflé.

Après le dîner, servi entièrement à la française, on me fit entrer dans
une salle beaucoup plus riche, aux murs revêtus de porcelaines peintes,
aux corniches de cèdre sculptées. Une fontaine de marbre lançait dans
le milieu ses minces filets d'eau; des tapis et des glaces de Venise
complétaient l'idéal du luxe arabe; mais la surprise qui m'attendait
là concentra bientôt toute mon attention. C'étaient huit jeunes filles
placées autour d'une table ovale, et travaillant à divers ouvrages.
Elles se levèrent, me firent un salut, et les deux plus jeunes vinrent
me baiser la main, cérémonie à laquelle je savais qu'on ne pouvait
se refuser au Caire. Ce qui m'étonnait le plus dans cette apparition
séduisante, c'est que le teint de ces jeunes personnes, vêtues à
l'orientale, variait du bistre à l'olivâtre, et arrivait, chez la
dernière, au chocolat le plus foncé. Il eût été inconvenant peut-être
de citer devant la plus blanche le vers de Gœthe:

Connais-tu la contrée où les citrons mûrissent ...

Cependant elles pouvaient passer toutes pour des beautés de race mixte.
La maîtresse de la maison et sa sœur avaient pris place sur le divan
en riant aux éclats de mon admiration. Les deux petites filles nous
apportèrent des liqueurs et du café.

Je savais un gré infini à mon hôte de m'avoir introduit dans son
harem; mais je me disais en moi-même qu'un Français ne ferait jamais
un bon Turc, et que l'amour-propre de montrer ses maîtresses ou
ses épouses devait dominer toujours la crainte de les exposer aux
séductions. Je me trompais encore sur ce point. Ces charmantes fleurs
aux couleurs variées étaient non pas les femmes, mais les filles de
la maison. Mon hôte appartenait à cette génération militaire qui voua
son existence au service de Napoléon. Plutôt que de se reconnaître
sujets de la Restauration, beaucoup de ces braves allèrent offrir
leurs services aux souverains de l'Orient. L'Inde et l'Égypte en
accueillirent un grand nombre; il y avait dans ces deux pays de beaux
souvenirs de la gloire française. Quelques-uns adoptèrent la religion
et les mœurs des peuples qui leur donnaient asile. Le moyen de les
blâmer? La plupart, nés pendant la Révolution, n'avaient guère connu
de culte que celui des théophilanthropes ou des loges maçonniques. Le
mahométisme, vu dans les pays où il règne, a des grandeurs qui frappent
l'esprit le plus sceptique. Mon hôte s'était livré jeune encore à ces
séductions d'une patrie nouvelle. Il avait obtenu le grade de bey par
ses talents, par ses services; son sérail s'était recruté en partie
des beautés du Sennaar, de l'Abysinnie, de l'Arabie même, car il avait
concouru à délivrer des villes saintes du joug des sectaires musulmans.
Plus tard, plus avancé en âge, les idées de l'Europe lui étaient
revenues: il s'était marié à une aimable fille de consul, et, comme le
grand Soliman épousant Roxelane, il avait congédié tout son sérail,
mais les enfants lui étaient restés. C'étaient les filles que je voyais
là; les garçons étudiaient dans les écoles militaires.

Au milieu de tant de filles à marier, je sentis que l'hospitalité qu'on
me donnait dans cette maison présentait certaines chances dangereuses,
et je n'osai trop exposer ma situation réelle avant de plus amples
informations.

On me fit reconduire chez moi le soir, et j'ai emporté de toute cette
aventure le plus gracieux souvenir.... Mais, en vérité, ce ne serait
pas la peine d'aller au Caire pour me marier dans une famille française.

Le lendemain, Abdallah vint me demander la permission d'accompagner
des Anglais jusqu'à Suez. C'était l'affaire d'une semaine, et je ne
voulus pas le priver de cette course lucrative. Je le soupçonnai de
n'être pas très satisfait de ma conduite de la veille. Un voyageur qui
se passe de drogman toute une journée, qui rôde à pied dans les rues
du Caire, et dîne ensuite on ne sait où, risque de passer pour un être
bien fallacieux. Abdallah me présenta, du reste, pour tenir sa place,
un _barbarin_ de ses amis, nommé Ibrahim. Le barbarin (c'est ici le nom
des domestiques ordinaires) ne sait qu'un peu de patois maltais.



VIII--LE WÉKIL


Le juif Yousef, ma connaissance du bazar aux cotons, venait tous les
jours s'asseoir sur mon divan et se perfectionner dans la conversation.

--J'ai appris, me dit-il, qu'il vous fallait une femme, et je vous ai
trouvé un _wékil_.

--Un _wékil_?

--Oui, cela veut dire envoyé, ambassadeur; mais, dans le cas présent,
c'est un honnête homme chargé de s'entendre avec les parents des filles
à marier. Il vous en amènera, ou vous conduira chez elles.

--Oh! oh! mais quelles sont donc ces filles-là?

--Ce sont des personnes très-honnêtes, et il n'y en a que de celles-là
au Caire, depuis que Son Altesse a relégué les autres à Esné, un peu
au-dessous de la première cataracte.

--Je veux le croire. Eh bien, nous verrons; amenez-moi ce wékil.

--Je l'ai amené; il est en bas.

Le wékil était un aveugle, que son fils, homme grand et robuste,
guidait de l'air le plus modeste. Nous montons à âne tous les quatre,
et je riais beaucoup intérieurement en comparant l'aveugle à l'Amour,
et son fils au dieu de l'hyménée. Le juif, insoucieux de ces emblèmes
mythologiques, m'instruisait chemin faisant.

--Vous pouvez, me disait-il, vous marier ici de quatre manières. La
première, c'est d'épouser une fille cophte devant le _Turc_.

--Qu'est-ce que le Turc?

--C'est un brave santon à qui vous donnez quelque argent, qui dit une
prière, vous assiste devant le cadi, et remplit les fonctions d'un
prêtre: ces hommes-là sont saints dans le pays, et tout ce qu'ils font
est bien fait. Ils ne s'inquiètent pas de votre religion, si vous ne
songez pas à la leur; mais ce mariage-là n'est pas celui des filles
très-honnêtes.

--Bon! passons à un autre.

--Celui-là est un mariage sérieux. Vous êtes chrétien, et les Cophtes
le sont aussi; il y a des prêtres cophtes qui vous marieront, quoique
schismatique, sous la condition de consigner un douaire à la femme,
pour le cas où vous divorceriez plus tard.

--C'est très-raisonnable; mais quel est le douaire?...

--Oh! cela dépend des conventions. Il faut toujours donner an moins
deux cents piastres.

--Cinquante francs! ma foi, je me marie, et ce n'est pas cher.

--Il y a encore une autre sorte de mariage pour les personnes
très-scrupuleuses; ce sont les bonnes familles. Vous êtes fiancé devant
le prêtre cophte, il vous marie selon son rite, et ensuite vous ne
pouvez plus divorcer.

--Oh! mais cela est très-grave: un instant!

--Pardon; il faut aussi, auparavant, constituer un douaire, pour le cas
où vous quitteriez le pays.

--Alors, la femme devient donc libre?

--Certainement, et vous aussi; mais, tant que vous restez dans le pays,
vous êtes lié.

--Au fond, c'est encore assez juste; mais quelle est la quatrième sorte
de mariage?

--Celle-là, je ne vous conseille pas d'y penser. On vous marie deux
fois: à l'église cophte et au couvent des Franciscains.

--C'est un mariage mixte?

--Un mariage très-solide: si vous partez, il vous faut emmener la
femme; elle peut vous suivre partout et vous mettre les enfants sur les
bras.

--Alors, c'est fini, on est marié sans rémission?

--Il y a bien des moyens encore de glisser des nullités dans l'acte....
Mais surtout gardez-vous d'une chose, c'est de vous laisser conduire
devant le consul!

--Mais, cela, c'est le mariage européen.

--Tout à fait. Vous n'avez qu'une seule ressource alors; si vous
connaissez quelqu'un au consulat, c'est d'obtenir que les bans ne
soient pas publiés dans votre pays.

Les connaissances de cet éleveur de vers à soie sur la question des
mariages me confondaient, mais il m'apprit qu'on l'avait souvent
employé dans ces sortes d'affaires. Il servait de truchement au wékil,
qui ne savait que l'arabe. Tous ces détails, du reste, m'intéressaient
au dernier point.

Nous étions arrivés presque à l'extrémité de la ville, dans la partie
du quartier cophte qui fait retour sur la place de l'Esbekieh du côté
de Boulaq. Une maison d'assez pauvre apparence au bout d'une rue
encombrée de marchands d'herbes et de fritures, voilà le lieu on la
présentation devait se faire. On m'avertit que ce n'était point la
maison des parents, mais un terrain neutre.

--Vous allez en voir deux, me dit le juif, et, si vous n'êtes pas
content, on en fera venir d'autres.

--C'est parfait; mais, si elles restent voilées, je vous préviens que
je n'épouse pas.

--Oh! soyez tranquille, ce n'est pas ici comme chez les Turcs.

--Les Turcs ont l'avantage de pouvoir se rattraper sur le nombre.

--C'est, en effet, tout différent.

La salle basse de la maison était occupée par trois ou quatre hommes
en sarrau bleu, qui semblaient dormir; pourtant, grâce au voisinage de
la porte de la ville et d'un corps de garde situé auprès, cela n'avait
rien d'inquiétant. Nous montâmes par un escalier de pierre sur une
terrasse intérieure. La chambre où l'on entrait ensuite donnait sur
la rue, et la large fenêtre, avec tout son grillage de menuiserie,
s'avançait, selon l'usage, d'un demi-mètre en dehors de la maison.
Une fois assis dans cette espèce de garde-manger, le regard plonge
sur les deux extrémités de la rue; on voit les passants à travers les
dentelures latérales. C'est d'ordinaire la place des femmes, d'où,
comme sous le voile, elles observent tout sans être vues. On m'y fit
asseoir, tandis que le wékil, son fils et le juif prenaient place sur
les divans. Bientôt arriva une femme cophte voilée, qui, après avoir
salué, releva son _borghot_ noir au-dessus de sa tête, ce qui, avec le
voile rejeté en arrière, composait une sorte de coiffure israélite.
C'était la _khatbé_, ou _wékil_, des femmes. Elle me dit que les jeunes
personnes achevaient de s'habiller. Pendant ce temps, on avait apporté
des pipes et du café à tout le monde. Un homme à barbe blanche, en
turban noir, avait aussi augmenté notre compagnie. C'était le prêtre
cophte. Deux femmes voilées, les mères sans doute, restaient debout à
la porte.

La chose prenait du sérieux, et mon attente était, je l'avoue, mêlée de
quelque anxiété. Enfin, deux jeunes filles entrèrent, et successivement
vinrent me baiser la main. Je les engageai par signes à prendre place
près de moi.

-Laissez-les debout, me dit le juif, ce sont vos servantes.

Mais j'étais encore trop Français pour ne pas insister. Le juif parla
et fit comprendre sans doute que c'était une coutume bizarre des
Européens de faire asseoir les femmes devant eux. Elles prirent enfin
place à mes côtés.

Elles étaient vêtues d'habits de taffetas à fleurs et de mousseline
brodée. C'était fort printanier. La coiffure, composée du tarbouch
rouge entortillé de gazillons, laissait échapper un fouillis de rubans
et de tresses de soie; des grappes de petites pièces d'or et d'argent,
probablement fausses, cachaient entièrement les cheveux. Pourtant il
était aisé de reconnaître que l'une était brune et l'autre blonde; on
avait prévu toute objection. La première «était svelte comme un palmier
et avait l'œil noir d'une gazelle,» avec un teint légèrement bistré;
l'autre, plus délicate, plus riche de contours, et d'une blancheur qui
m'étonnait en raison de la latitude, avait la mine et le port d'une
jeune reine éclose au pays du matin.

Cette dernière me séduisait particulièrement, et je lui faisais
dire toute sorte de douceurs, sans cependant négliger entièrement
sa compagne. Toutefois le temps se passait sans que j'abordasse la
question principale; alors, la khatbé les fit lever et leur découvrit
les épaules, qu'elle frappa de la main pour en montrer la fermeté. Un
instant, je craignis que l'exhibition n'allât trop loin, et j'étais
moi-même un peu embarrassé devant ces pauvres filles, dont les mains
recouvraient de gaze leurs charmes à demi trahis. Enfin le juif me dit:
--Quelle est votre pensée?

--Il y en a une qui me plaît beaucoup, mais je voudrais réfléchir: on
ne s'enflamme pas tout d'un coup. Nous les reviendrons voir.

Les assistants auraient certainement voulu quelque réponse plus
précise. La khatbé et le prêtre cophte me firent presser de prendre
une décision. Je finis par me lever en promettant de revenir; mais je
sentais qu'on n'avait pas grande confiance.

Les deux jeunes filles étaient sorties pendant cette négociation.
Quand je traversai la terrasse pour gagner l'escalier, celle que
j'avais remarquée particulièrement semblait occupée à arranger des
arbustes. Elle se releva en souriant, et, faisant tomber son tarbouch,
elle secoua sur ses épaules de magnifiques tresses dorées, auxquelles
le soleil donnait un vif reflet rougeâtre. Ce dernier effort d'une
coquetterie, d'ailleurs bien légitime, triompha presque de ma prudence,
et je fis dire à la famille que j'enverrais certainement des présents.

--Ma foi, dis-je en sortant au complaisant israélite, j'épouserais bien
celle-là devant le Turc.

--La mère ne voudrait pas, elles tiennent au prêtre cophte. C'est une
famille d'écrivains: le père est mort; la jeune fille que vous avez
préférée n'a encore été mariée qu'une fois, et pourtant elle a seize
ans.

--Comment! elle est veuve?

--Non, divorcée.

--Oh! mais cela change la question!

J'envoyai toujours une petite pièce d'étoffe comme présent.

L'aveugle et son fils se remirent en quête et me trouvèrent d'autres
fiancées. C'étaient toujours à peu près les mêmes cérémonies, mais
je prenais goût à cette revue du beau sexe cophte, et, moyennant
quelques étoffes et menus bijoux, on ne se formalisait pas trop de mes
incertitudes. Il y eut une mère qui amena sa fille dans mon logis: je
crois bien que celle-là aurait volontiers célébré l'hymen devant le
Turc; mais, tout bien considéré, cette fille était d'âge à avoir été
déjà épousée plus que de raison.



IX--LE JARDIN DE ROSETTE


Le barbarin qu'Abdallah avait mis à sa place, un peu jaloux peut-être
de l'assiduité du juif et de son wékil, m'amena un jeune homme fort
bien vêtu, parlant italien et nommé Mahomet, qui avait à me proposer un
mariage tout à fait relevé.

--Pour celui-là, me dit-il, c'est devant le consul. Ce sont des gens
riches, et la fille n'a que douze ans.

--Elle est un peu jeune pour moi; mais il parait qu'ici c'est le seul
âge où l'on ne risque pas de les trouver veuves ou divorcées.

--_Signor, è vero!_ ils sont très-impatients de vous voir, car vous
occupez une maison où il y a eu des Anglais; on a donc une bonne
opinion de votre rang. J'ai dit que vous étiez un général.

--Mais je ne suis pas général.

--Allons donc! vous n'êtes pas un ouvrier, ni un négociant. Vous ne
faites rien?

--Pas grand'chose.

--Eh bien, cela représente ici au moins le grade d'un _myrliva_
(général).

Je savais déjà qu'en effet au Caire, comme en Russie, on classait
toutes les positions d'après les grades militaires. Il est à Paris des
écrivains pour qui c'eût été une mince distinction que d'être assimilés
à un général égyptien; moi, je ne pouvais voir là qu'une amplification
orientale. Nous montons sur des ânes et nous nous dirigeons vers le
Mousky. Mahomet frappe à une maison d'assez bonne apparence. Une
négresse ouvre la porte et pousse des cris de joie; une autre esclave
noire se penche avec curiosité sur la balustrade de l'escalier, frappe
des mains en riant très-haut, et j'entends retentir des conversations
où je devinais seulement qu'il était question du _myrliva_ annoncé.

Au premier étage, je trouve un personnage proprement vêtu, ayant un
turban de cachemire, qui me fait asseoir et me présente un grand
jeune homme comme son fils. C'était le père. Dans le même instant
entre une femme d'une trentaine d'années encore jolie; on apporte du
café et des pipes, et j'apprends par l'interprète qu'ils étaient de la
Haute Égypte, ce qui donnait au père le droit d'avoir un turban blanc.
Un instant après, la jeune fille arrive suivie des négresses qui se
tiennent en dehors de la porte; elle leur prend des mains un plateau,
et nous sert des confitures dans un pot de cristal où l'on puise avec
des cuillers de vermeil. Elle était si petite et si mignonne, que je
ne pouvais concevoir qu'on songeât à la marier. Ses traits n'étaient
pas encore bien formés; mais elle ressemblait tellement à sa mère,
qu'on pouvait se rendre compte, d'après la figure de cette dernière,
du caractère futur de sa beauté. On l'envoyait aux écoles du quartier
franc, et elle savait déjà quelques mots d'italien. Toute cette famille
me semblait si respectable, que je regrettais de m'y être présenté sans
intentions tout à fait sérieuses. Ils me firent mille honnêtetés, et
je les quittai en promettant une réponse prompte. Il y avait de quoi
mûrement réfléchir.

Le surlendemain était le jour de la Pâque juive, qui correspond à
notre dimanche des Rameaux. Au lieu de buis, comme en Europe, tous les
chrétiens portaient le rameau biblique, et les rues étaient pleines
d'enfants qui se partageaient la dépouille des palmiers. Je traversais,
pour me rendre au quartier franc, le jardin de Rosette, qui est la
plus charmante promenade du Caire. C'est une verte oasis au milieu des
maisons poudreuses, sur la limite du quartier cophte et du Mousky.
Deux maisons de consuls et celle du docteur Clot-Bey ceignent un côté
de cette retraite; les maisons franques qui bordent l'impasse Waghorn
s'étendent à l'autre extrémité; l'intervalle est assez considérable
pour présenter à l'œil un horizon touffu de dattiers, d'orangers et de
sycomores.

Il n'est pas facile de trouver le chemin de cet Éden mystérieux,
qui n'a point de porte publique. On traverse la maison du consul de
Sardaigne en donnant à ses gens quelques paras, et l'on se trouve au
milieu de vergers et de parterres dépendant des maisons voisines. Un
sentier qui les divise aboutit à une sorte de petite ferme entourée de
grillages où se promènent plusieurs girafes que le docteur Clot-Bey
fait élever par des Nubiens. Un bois d'orangers fort épais s'étend
plus loin à gauche de la route; à droite sont plantés des mûriers
entre lesquels on cultive du maïs. Ensuite le chemin tourne, et le
vaste espace qu'on aperçoit de ce côté se termine par un rideau de
palmiers entremêlés de bananiers, avec leurs longues feuilles d'un
vert éclatant. Il y a là un pavillon soutenu par de hauts piliers,
qui recouvre un bassin carré autour duquel des compagnies de femmes
viennent souvent se reposer et chercher la fraîcheur. Le vendredi, ce
sont des musulmanes, toujours voilées le plus possible; le samedi, des
juives; le dimanche, des chrétiennes. Ces deux derniers jours, les
voiles sont un peu moins discrets; beaucoup de femmes font étendre des
tapis près du bassin par leurs esclaves, et se font servir des fruits
et des pâtisseries. Le passant peut s'asseoir dans le pavillon même
sans qu'une retraite farouche l'avertisse de son indiscrétion, ce qui
arrive quelquefois le vendredi, jour des Turques.

Je passais près de là, lorsqu'un garçon de bonne mine vient à moi d'un
air joyeux; je reconnais le frère de ma dernière prétendue. J'étais
seul. Il me fait quelques signes que je ne comprends pas, et finit par
m'engager, au moyen d'une pantomime plus claire, à l'attendre dans
le pavillon. Dix minutes après, la porte de l'un des petits jardins
bordant les maisons s'ouvre et donne passage à deux femmes que le jeune
homme amène, et qui viennent prendre place près du bassin en levant
leurs voiles. C'étaient sa mère et sa sœur. Leur maison donnait sur la
promenade du côté opposé à celui où j'y étais entré l'avant-veille.
Après les premiers saluts affectueux, nous voilà à nous regarder et à
prononcer des mots au hasard en souriant de notre mutuelle ignorance.
La petite fille ne disait rien, sans doute par réserve; mais, me
souvenant qu'elle apprenait l'italien, j'essaye quelques mots de cette
langue, auxquels elle répond avec l'accent guttural des Arabes, ce qui
rend l'entretien fort peu clair.

Je tâchais d'exprimer ce qu'il y avait de singulier dans la
ressemblance des deux femmes. L'une était la miniature de l'autre.
Les traits vagues encore de l'enfant se dessinaient mieux chez la
mère; on pouvait prévoir entre ces deux âges une saison charmante
qu'il serait doux de voir fleurir. Il y avait près de nous un tronc de
palmier renversé depuis peu de jours par le vent, et dont les rameaux
trempaient dans l'extrémité du bassin. Je le montrai du doigt en disant:

--_Oggi è il giornodelle palme._

Or, les fêtes cophtes, se réglant sur le calendrier primitif de
l'Église, ne tombent pas en même temps que les nôtres. Toutefois la
petite fille alla cueillir un rameau qu'elle garda à la main, et dit:

--_Io cosi sono Roumi_. (Moi, comme cela, je suis Romaine!)

Au point de vue des Égyptiens, tous les Francs sont des _Romains_. Je
pouvais donc prendre cela pour un compliment et pour une allusion au
futur mariage.... O Hymen, Hyménée! je t'ai vu ce jour-là de bien près!
Tu ne dois être sans doute, selon nos idées européennes, qu'un frère
puiné de l'Amour. Pourtant ne serait il pas charmant de voir grandir et
se développer près de soi l'épouse que l'on s'est choisie, de remplacer
quelque temps le père avant d'être l'amant!... Mais pour le mari quel
danger!

En sortant du jardin, je sentais le besoin de consulter mes amis du
Caire. J'allai voir Soliman-Aga.

--Mariez-vous donc de par Dieu! me dit-il, comme Pantagruel à Panurge.

J'allai de là chez le peintre de l'hôtel _Domergue_, qui me cria de
toute sa voix de sourd:

--Si c'est devant le consul,... ne vous mariez pas!

Il y a, quoi qu'on fasse, un certain préjugé religieux qui domine
l'Européen en Orient, du moins dans les circonstances graves. Faire
un mariage _à la cophte_, comme on dit au Caire, ce n'est rien que
de fort simple; mais le faire avec une toute jeune enfant, qu'on
vous livre pour ainsi dire, et qui contracte un lien illusoire pour
vous-même, c'est une grave responsabilité morale assurément.

Comme je m'abandonnais à ces sentiments délicats, je vis arriver
Abdallah revenu de Suez; j'exposai ma situation.

--Je m'étais bien douté, s'écria-t-il, qu'on profiterait de mon absence
pour vous faire faire des sottises. Je connais la famille. Vous
êtes-vous inquiété de la dot?

--Oh! peu m'importe; je sais qu'ici ce doit être peu de chose.

--On parle de vingt mille piastres (cinq mille francs).

--Eh bien, c'est toujours cela.

--Comment donc! mais c'est vous qui devez les payer.

--Ah! c'est bien différent.... Ainsi, il faut que j'apporte une dot, au
lieu d'en recevoir une?

--Naturellement. Ignorez-vous que c'est l'usage ici?

--Comme on me parlait d'un mariage à l'européenne....

--Le mariage, oui; mais la somme se paye toujours. C'est un petit
dédommagement pour la famille.

Je comprenais dès lors l'empressement des parents dans ce pays à
marier les petites filles. Rien n'est plus juste d'ailleurs, à mon
avis, que de reconnaître, en payant, la peine que de braves gens se
sont donnée de mettre au monde et d'élever pour vous une jeune enfant
gracieuse et bien faite. Il paraît que la dot, ou pour mieux dire le
douaire, dont j'ai indiqué plus haut le minimum, croit en raison de
la beauté de l'épouse et de la position des parents. Ajoutez à cela
les frais de la noce, et vous verrez qu'un mariage à la cophte devient
encore une formalité assez coûteuse. J'ai regretté que le dernier qui
m'était proposé fût en ce moment-là au-dessus de mes moyens. Du reste,
l'opinion d'Abdallah était que, pour le même prix, on pouvait acquérir
tout un sérail au bazar des esclaves.



II LES ESCLAVES



I--UN LEVER DE SOLEIL


Que notre vie est quelque chose d'étrange! Chaque matin, dans ce
demi-sommeil où la raison triomphe peu à peu des folles images du
rêve, je sens qu'il est naturel, logique et conforme à mon origine
parisienne de m'éveiller aux clartés d'un ciel gris, au bruit des roues
broyant les pavés, dans quelque chambre d'un aspect triste, garnie
de meubles anguleux, où l'imagination se heurte aux vitres comme un
insecte emprisonné, et c'est avec un étonnement toujours vif que je
me retrouve à mille lieues de ma patrie, et que j'ouvre mes sens peu
à peu aux vagues impressions d'un monde qui est la parfaite antithèse
du nôtre. La voix du Turc qui chante au minaret voisin, la clochette
et le trot lourd du chameau qui passe, et quelquefois son hurlement
bizarre, les bruissements et les sifflements indistincts qui font vivre
l'air, le bois et la muraille, l'aube hâtive dessinant au plafond les
mille découpures des fenêtres, une brise matinale chargée de senteurs
pénétrantes, qui soulève le rideau de ma porte et me fait apercevoir
au-dessus des murs de la cour les têtes flottantes des palmiers; tout
cela me surprend, me ravit ... ou m'attriste, selon les jours; car je
ne veux pas dire qu'un éternel été fasse une vie toujours joyeuse. Le
soleil noir de la mélancolie, qui verse des rayons obscurs sur le front
de l'ange rêveur d'Albert Durer, se lève aussi parfois aux plaines
lumineuses du Nil, comme sur les bords du Rhin, dans un froid paysage
d'Allemagne. J'avouerai même qu'à défaut de brouillard, la poussière
est un triste voile aux clartés d'un jour d'Orient.

Je monte quelquefois sur la terrasse de la maison que j'habite dans
le quartier cophte, pour voir les premiers rayons qui embrasent au
loin la plaine d'Héliopolis et les versants du Mokattam, où s'étend
la Ville des Morts, entre le Caire et Matarée. C'est d'ordinaire un
beau spectacle, quand l'aube colore peu à peu les coupoles et les
arceaux grêles des tombeaux consacrés aux trois dynasties de califes,
de soudans et de sultans qui, depuis l'an 1000, ont gouverné l'Égypte.
L'un des obélisques de l'ancien temple du soleil est resté seul debout,
dans cette plaine, comme une sentinelle oubliée; il se dresse au milieu
d'un bouquet touffu de palmiers et de sycomores, et reçoit toujours le
premier regard du dieu que l'on adorait jadis à ses pieds.

L'aurore, en Égypte, n'a pas ces belles teintes vermeilles qu'on admire
dans les Cyclades ou sur les côtes de Candie; le soleil éclate tout
à coup au bord du ciel, précédé seulement d'une vague lueur blanche;
quelquefois il semble avoir peine à soulever les longs plis d'un
linceul grisâtre, et nous apparaît pâle et privé de rayons, comme
l'Osiris souterrain; son empreinte décolorée attriste encore le ciel
aride, qui ressemble alors, à s'y méprendre, au ciel couvert de notre
Europe, mais qui, loin d'amener la pluie, absorbe toute humidité.
Cette poudre épaisse qui charge l'horizon ne se découpe jamais en
frais nuages comme nos brouillards: à peine le soleil, au plus haut
point de sa force, parvient-il à percer l'atmosphère cendreuse sous la
forme d'un disque rouge, qu'on croirait sorti des forges libyques du
dieu Phtha. On comprend alors cette mélancolie profonde de la vieille
Égypte, cette préoccupation fréquente de la souffrance et des tombeaux
que les monuments nous transmettent. C'est Typhon qui triomphe pour
un temps des divinités bienfaisantes; il irrite les yeux, dessèche
les poumons, et jette des nuées d'insectes sur les champs et sur les
vergers.

Je les ai vus passer comme des messagers de mort et de famine,
l'atmosphère en était chargée, et, regardant au-dessus de ma tête,
faute de point de comparaison, je les prenais d'abord pour des nuées
d'oiseaux. Abdallah, qui était monté en même temps que moi sur la
terrasse, fit un cercle dans l'air avec le long tuyau de son chibouque,
et il en tomba deux ou trois sur le plancher. Il secoua la tête en
regardant ces énormes cigales vertes et roses, et me dit:

--Vous n'en avez jamais mangé?

Je ne pus m'empêcher de faire un geste d'éloignement pour une telle
nourriture, et cependant, si on leur ôte les ailes et les pattes, elles
doivent ressembler beaucoup aux crevettes de l'Océan.

--C'est une grande ressource dans le désert, me dit Abdallah; on les
fume, on les sale, et elles ont, à peu de choses près, le goût du
hareng saur; avec de la pâte de dourah, cela forme un mets excellent.

--Mais, à ce propos, dis-je, ne serait-il pas possible de me faire ici
un peu de cuisine égyptienne? Je trouve ennuyeux d'aller deux fois par
jour prendre mes repas à l'hôtel.

--Vous avez raison, dit Abdallah; il faudra prendre à votre service un
cuisinier.

--Eh bien, est-ce que le barbarin ne sait rien faire?

--Oh! rien. Il est ici pour ouvrir la porte et tenir la maison propre,
voilà tout.

--Et vous-même, ne seriez-vous pas capable de mettre au feu un morceau
de viande, de préparer quelque chose enfin?

--C'est de moi que vous parlez? s'écria Abdallah d'un ton profondément
blessé. Non, monsieur, je ne sais rien de semblable.

--C'est fâcheux, repris-je en ayant l'air de continuer une
plaisanterie; nous aurions pu, en outre, déjeuner avec des sauterelles
ce matin; mais, sérieusement, je voudrais prendre mes repas ici. Il y a
des bouchers dans la ville, des marchands de fruits et de poisson....
Je ne vois pas que ma prétention soit si extraordinaire.

--Rien n'est plus simple, en effet: prenez un cuisinier. Seulement,
un cuisinier européen vous coûtera un talari par jour. Encore les
beys, les pachas et les hôteliers eux-mêmes ont-ils de la peine à s'en
procurer.

--J'en veux un qui soit de ce pays-ci, et qui me prépare les mets que
tout le monde mange.

--Fort bien, nous pourrons trouver cela chez M. Jean. C'est un de vos
compatriotes qui tient un cabaret dans le quartier cophte, et chez
lequel se réunissent les gens sans place.



II--M. JEAN


M. Jean est un débris glorieux de notre armée d'Égypte. Il a été l'un
des trente-trois Français qui prirent du service dans les mamelouks
après la retraite de l'expédition. Pendant quelques années, il a eu
comme les autres un palais, des femmes, des chevaux, des esclaves: à
l'époque de la destruction de cette puissante milice, il fut épargné
comme Français; mais, rentré dans la vie civile, ses richesses se
fondirent en peu de temps. Il imagina de vendre publiquement du vin,
chose alors nouvelle en Égypte, où les chrétiens et les juifs ne
s'enivraient que d'eau-de-vie, d'arack, et d'une certaine bière nommée
_bouza_. Depuis lors, les vins de Malte, de Syrie et de l'Archipel
firent concurrence aux spiritueux, et les musulmans du Caire ne
parurent pas s'offenser de cette innovation.

M. Jean admira la résolution que j'avais prise d'échapper à la vie des
hôtels.

--Mais, me dit-il, vous aurez de la peine à vous monter une maison.
Il faut, au Caire, prendre autant de serviteurs qu'on a de besoins
différents. Chacun d'eux met son amour-propre à ne faire qu'une seule
chose; et, d'ailleurs, ils sont si paresseux, qu'en peut douter que ce
soit un calcul. Tout détail compliqué les fatigue ou leur échappe, et
ils vous abandonnent même, pour la plupart, dès qu'ils ont gagné de
quoi passer quelques jours sans rien faire.

--Mais comment font les gens du pays?

--Oh! ils les laissent s'en donner à leur aise, et prennent deux ou
trois personnes pour chaque emploi. Dans tous les cas, un effendi
a toujours avec lui son secrétaire (_khatibessir_), son trésorier
(_khazindar_), son porte-pipe (_tchiboukji_), le _selikdar_ pour porter
ses armes, le _seradjbachi_ pour tenir son cheval, le _kahwedji-bachi_
pour faire son café partout où il s'arrête, sans compter les _yamaks_
pour aider tout ce monde. A l'intérieur, il en faut bien d'autres; car
le portier ne consentirait pas à prendre soin des appartements, ni le
cuisinier à faire le café; il faut avoir jusqu'à un certain porteur
d'eau à ses gages. Il est vrai qu'en leur distribuant une piastre ou
une piastre et demie, c'est-à-dire de vingt-cinq à trente centimes
par jour, on est regardé par chacun de ces fainéants comme un patron
très-magnifique.

--Eh bien, dis-je, tout ceci est encore loin des soixante piastres
qu'il faut payer journellement dans les hôtels.

--Mais c'est un tracas auquel nul Européen ne peut résister.

--J'essayerai, cela m'instruira.

--Ils vous feront une nourriture abominable.

--Je ferai connaissance avec les mets du pays.

--Il faudra tenir un livre de comptes et discuter les prix de tout.

--Cela m'apprendra la langue.

--Vous pouvez essayer, du reste; je vous enverrai les plus honnêtes,
vous choisirez.

--Est-ce qu'ils sont très voleurs?

--_Carotteurs_ tout au plus, me dit le vieux soldat, par un
ressouvenir du langage militaire. Voleurs! des Égyptiens?... Ils n'ont
pas assez de courage.

Je trouve qu'en général ce pauvre peuple d'Égypte est trop méprisé
par les Européens. Le Franc du Caire, qui partage aujourd'hui les
privilèges de la race turque, en prend ainsi les préjugés. Ces gens
sont pauvres, ignorants sans nul doute, et la longue habitude de
l'esclavage les maintient dans une sorte d'abjection. Ils sont plus
rêveurs qu'actifs, et plus intelligents qu'industrieux; mais je les
crois bons et d'un caractère analogue à celui des Hindous, ce qui
peut-être tient aussi à leur nourriture presque exclusivement végétale.
Nous autres carnassiers, nous respectons fort le Tartare et le Bédouin,
nos pareils, et nous sommes portés à abuser de notre énergie à l'égard
des populations moutonnières.

Après avoir quitte M. Jean, je traversai la place de l'Esbekieb, pour
me rendre à l'hôtel _Domergue_. C'est, comme on sait, un vaste champ
situé entre l'enceinte de la ville et la première ligne des maisons du
quartier cophte et du quartier franc. Il y a là beaucoup de palais et
d'hôtels splendides. On distingue surtout la maison où fut assassiné
Kléber, et celle où se tenaient les séances de l'Institut d'Égypte.
Un petit bois de sycomores et de _figuiers de Pharaon_ se rattache au
souvenir de Bonaparte, qui les fit planter. A l'époque de l'inondation,
toute cette place est couverte d'eau et sillonnée par des canges et des
djermes peintes et dorées appartenant aux propriétaires des maisons
voisines. Cette transformation annuelle d'une place publique en lac
d'agrément n'empêche pas qu'on n'y trace des jardins et qu'on n'y
creuse des canaux dans les temps ordinaires. Je vis là un grand nombre
de fellahs qui travaillaient à une tranchée; les hommes piochaient
la terre, et les femmes en emportaient de lourdes charges dans des
couffes de paille de riz. Parmi ces dernières, il y avait plusieurs
jeunes filles, les unes en chemise bleue, et celles de moins de huit
ans entièrement nues, comme on les voit du reste dans les villages aux
bords du Nil. Des inspecteurs armés de bâtons surveillaient le travail,
et frappaient de temps en temps les moins actifs. Le tout était sous la
direction d'une sorte de militaire coiffé d'un tarbouch rouge, chaussé
de bottes fortes à éperons, traînant un sabre de cavalerie, et tenant
à la main un fouet en peau d'hippopotame roulée. Cela s'adressait
aux nobles épaules des inspecteurs, comme le bâton de ces derniers à
l'omoplate des fellahs.

Le surveillant, me voyant arrêté à regarder les pauvres jeunes filles
qui pliaient sous les sacs de terre, m'adressa la parole en français.
C'était encore un compatriote. Je n'eus pas trop l'idée de m'attendrir
sur les coups de bâton distribués aux hommes, assez mollement du reste;
l'Afrique a d'autres idées que nous sur ce point.

--Mais pourquoi, dis-je, faire travailler ces femmes et ces enfants?

--Ils ne sont pas forcés à cela, me dit l'inspecteur français; ce sont
leurs pères ou leurs maris qui aiment mieux les faire travailler sous
leurs yeux que de les laisser dans la ville. On les paye depuis vingt
paras jusqu'à une piastre, selon leur force. Une piastre (vingt-cinq
centimes) est généralement le prix de la journée d'un homme.

--Mais pourquoi y en a-t-il quelques-uns qui sont enchaînés? Sont-ce
des forçats?

--Ce sont des fainéants; ils aiment mieux passer leur temps à dormir ou
à écouter des histoires dans les cafés que de se rendre utiles.

--Comment vivent-ils dans ce cas-là?

--On vit de si peu de chose ici! Au besoin, ne trouvent-ils pas
toujours des fruits ou des légumes à voler dans les champs? Le
gouvernement a bien de la peine à faire exécuter les travaux les plus
nécessaires; mais, quand il le faut absolument, on fait cerner un
quartier ou barrer une rue par des troupes, on arrête les gens qui
passent, on les attache et on nous les amène; voilà tout.

--Quoi! tout le monde sans exception?

--Oh! tout le monde; cependant, une fois arrêtés, chacun s'explique.
Les Turcs et les Francs se font reconnaître. Parmi les autres, ceux qui
ont de l'argent se rachètent de la corvée; plusieurs se recommandent de
leurs maîtres ou patrons. Le reste est embrigadé et travaille pendant
quelques semaines ou quelques mois, selon l'importance des choses à
exécuter.

Que dire de tout cela? L'Égypte en est encore au moyen âge. Ces
corvées se faisaient jadis au profit des beys mamelouks. Le pacha est
aujourd'hui le seul suzerain; la chute des mamelouks a supprimé le
servage individuel, voilà tout.



III--LES KHOWALS


Après avoir déjeuné à l'hôtel, je suis allé m'asseoir dans le plus
beau café du Mousky. J'y ai vu pour la première fois danser des almées
en public. Je voudrais bien mettre un peu la chose en scène; mais
véritablement la décoration ne comporte ni trèfles, ni colonnettes,
ni lambris de porcelaine, ni œufs d'autruche suspendus. Ce n'est
qu'à Paris que l'on rencontre des cafés si orientaux. Il faut plutôt
imaginer une humble boutique carrée, blanchie à la chaux, où pour toute
arabesque se répète plusieurs fois l'image peinte d'une pendule posée
au milieu d'une prairie entre deux cyprès. Le reste de l'ornementation
se compose de miroirs également peints, et qui sont censés se renvoyer
l'éclat d'un bâton de palmier chargé de flacons d'huile où nagent des
veilleuses, ce qui est, le soir, d'un assez bon effet.

Des divans d'un bois très-dur, qui règnent autour de la pièce, sont
bordés de cages en palmier, servant de tabourets pour les pieds des
fumeurs, auxquels on distribue de temps en temps les élégantes petites
tasses (_fines-janes_) dont j'ai déjà parlé. C'est là que le fellah en
blouse bleue, le Cophte au turban noir, ou le Bédouin au manteau rayé,
prennent place le long du mur, et voient sans surprise et sans ombrage
le Franc s'asseoir à leurs côtés. Pour ce dernier, le _kahwedji_ sait
bien qu'il faut sucrer la tasse, et la compagnie sourit de cette
bizarre préparation. Le fourneau occupe un des coins de la boutique
et en est d'ordinaire l'ornement le plus précieux. L'encoignure qui
le surmonte, garnie de faïence peinte, se découpe en festons et en
rocailles, et a quelque chose de l'aspect des poêles allemands. Le
foyer est toujours garni d'une multitude de petites cafetières de
cuivre rouge, car il faut faire bouillir une cafetière pour chacune de
ces _fines-Janes_ grandes comme des coquetiers.

Et maintenant voici les almées qui nous apparaissent dans un nuage de
poussière et de fumée de tabac. Elles me frappèrent au premier abord
par l'éclat des calottes d'or qui surmontaient leur chevelure tressée.
Leurs talons qui frappaient le sol, pendant que les bras levés en
répétaient la rude secousse, faisaient résonner des clochettes et des
anneaux; les hanches frémissaient d'un mouvement voluptueux; la taille
apparaissait nue sous la mousseline dans l'intervalle de la veste et
de la riche ceinture relâchée et tombant très-bas, comme le ceston de
Vénus. A peine, au milieu du tournoiement rapide, pouvait-on distinguer
les traits de ces séduisantes personnes, dont les doigts agitaient de
petites cymbales, grandes comme des castagnettes, et qui se démenaient
vaillamment aux sons primitifs de la flûte et du tambourin. Il y en
avait deux fort belles, à la mine fière, aux yeux arabes avivés par le
_cohel_, aux joues pleines et délicates légèrement fardées; mais la
troisième, il faut bien le dire, trahissait un sexe moins tendre avec
une barbe de huit jours: de sorte qu'à bien examiner les choses, et
quand, la danse étant finie, il me fut possible de distinguer mieux
les traits des deux autres, je ne tardai pas à me convaincre que nous
n'avions affaire là qu'à des aimées ... mâles.

O vie orientale, voilà de tes surprises! et moi, j'allais m'enflammer
imprudemment pour ces êtres douteux, je me disposais à leur coller sur
le front quelques pièces d'or, selon les traditions les plus pures du
Levant.... On va me croire prodigue; je me hâte de faire remarquer
qu'il y a des pièces d'or nommées _ghazis_, depuis cinquante centimes
jusqu'à cinq francs. C'est naturellement avec les plus petites que l'on
fait des masques d'or aux danseuses, quand après un pas gracieux elles
viennent incliner leur front humide devant chacun des spectateurs;
mais, pour de simples danseurs vêtus en femmes, on peut bien se priver
de cette cérémonie en leur jetant quelques paras.

Sérieusement, la morale égyptienne est quelque chose de bien
particulier. Il y a peu d'années, les danseuses parcouraient librement
la ville, animaient les fêtes publiques et faisaient les délices des
casinos et des cafés. Aujourd'hui, elles ne peuvent plus se montrer que
dans les maisons et aux fêtes particulières, et les gens scrupuleux
trouvent beaucoup plus convenables ces danses d'hommes aux traits
efféminés, aux longs cheveux, dont les bras, la taille et le col nu
parodient si déplorablement les attraits demi-voilés des danseuses.

J'ai parlé de ces dernières sous le nom d'_almées_ en cédant, pour être
plus clair, au préjugé européen. Les danseuses s'appellent _ghawasies_;
les almées sont des chanteuses; le pluriel de ce mot se prononce
_oualems_. Quant aux danseurs autorisés par la morale musulmane, ils
s'appellent _khowals_.

En sortant du café, je traversai de nouveau l'étroite rue qui conduit
au bazar franc pour entrer dans l'impasse Waghorn et gagner le jardin
de Rosette. Des marchands d'habits m'entourèrent, étalant sous mes yeux
les plus riches costumes brodés, des ceintures de drap d'or, des armes
incrustées d'argent, des tarbouchs garnis d'un flot soyeux à la mode de
Constantinople, choses fort séduisantes qui excitent chez l'homme un
sentiment de coquetterie tout féminin. Si j'avais pu me regarder dans
les miroirs du café, qui n'existaient, hélas! qu'en peinture, j'aurais
pris plaisir à essayer quelques-uns de ces costumes; mais assurément
je ne veux pas tarder à prendre l'habit oriental. Avant tout, il faut
songer encore à constituer mon intérieur.



IV--LE KHANOUN


Je rentrai chez moi plein de ces réflexions, ayant depuis longtemps
renvoyé le drogman pour qu'il m'y attendit, car je commence à ne
plus me perdre dans les rues; je trouvai la maison pleine de monde.
Il y avait d'abord des cuisiniers envoyés par M. Jean, qui fumaient
tranquillement sous le vestibule, où ils s'étaient fait servir du
café; puis le juif Yousef, au premier étage, se livrant aux délices du
narghilé, et d'autres gens encore menant grand bruit sur la terrasse.
Je réveillai le drogman qui faisait son _kief_ (sa sieste) dans la
chambre du fond. Il s'écria comme un homme au désespoir:

--Je vous l'avais bien dit, ce matin!

--Mais quoi?

--Que vous aviez tort de rester sur votre terrasse.

--Vous m'avez dit qu'il était bon de n'y monter que la nuit, pour ne
pas inquiéter les voisins.

--Et vous y êtes resté jusqu'après le soleil levé.

--Eh bien?

--Eh bien, il y a là-haut des ouvriers qui travaillent à vos frais et
que le cheik du quartier a envoyés depuis une heure.

Je trouvai, en effet, des treillageurs qui travaillaient à boucher la
vue de tout un côté de la terrasse.

--De ce côté, me dit Abdallah, est le jardin d'une _khanoun_ (dame
principale d'une maison) qui s'est plainte de ce que vous avez regardé
chez elle.

--Mais je ne l'ai pas vue ... malheureusement.

--Elle vous a vu, elle, cela suffit.

--Et quel âge a-t-elle, cette dame?

--Oh! c'est une veuve; elle a bien cinquante ans.

Cela me parut si ridicule, que j'enlevai et jetai au dehors les
claies dont on commençait à entourer la terrasse; les ouvriers,
surpris, se retirèrent sans rien dire, car personne au Caire, à moins
d'être de race turque, n'oserait résister à un Franc. Le drogman et
le juif secouèrent la tête sans trop se prononcer. Je fis monter
les cuisiniers, et je retins celui d'entre eux qui me parut le plus
intelligent. C'était un Arabe, à l'œil noir, qui s'appelait Mustafa; il
parut très-satisfait d'une piastre et demie par journée que je lui fis
promettre. Un des autres s'offrit à l'aider pour une piastre seulement;
je ne jugeai pas à propos d'augmenter à ce point mon train de maison.

Je commençais à causer avec le juif, qui me développait ses idées sur
la culture des mûriers et l'élève des vers à soie, lorsqu'on frappa à
la porte. C'était le vieux cheik qui ramenait ses ouvriers. Il me fit
dire que je le compromettais dans sa place, que je reconnaissais mal sa
complaisance de m'avoir loué sa maison. Il ajouta que la khanoun était
furieuse surtout de ce que j'avais jeté dans son jardin les claies
posées sur ma terrasse, et qu'elle pourrait bien se plaindre au cadi.

J'entrevis une série de désagréments, et je tâchai de m'excuser sur mon
ignorance des usages, l'assurant que je n'avais rien vu ni pu voir chez
cette dame, ayant la vue très-basse....

--Vous comprenez, me dit-il encore, combien l'on craint ici qu'un œil
indiscret ne pénètre dans l'intérieur des jardins et des cours, puisque
l'on choisit toujours des vieillards aveugles pour annoncer la prière
du haut des minarets.

--Je savais cela, lui dis-je.

--Il conviendrait, ajouta-t-il, que votre femme fit une visite à la
khanoun, et lui portât quelque présent, un mouchoir, une bagatelle.

--Mais vous savez, repris-je embarrassé, que, jusqu'ici....

--_Machallah_! s'écria-t-il en se frappant la tête, je n'y songeais
plus! Ah! quelle fatalité d'avoir des _frenguis_ dans ce quartier! Je
vous avais donné huit jours pour suivre la loi. Fussiez-vous musulman,
un homme qui n'a pas de femme ne peut habiter qu'à _okel_ (khan ou
caravansérail); vous ne pouvez rester ici.

Je le calmai de mon mieux; je lui représentai que j'avais encore deux
jours sur ceux qu'il m'avait accordés; au fond, je voulais gagner
du temps et m'assurer s'il n'y avait pas dans tout cela quelque
supercherie tendante à obtenir une somme en sus de mon loyer payé
à l'avance. Aussi pris-je, après le départ du cheik, la résolution
d'aller trouver le consul de France.



V--VISITE AU CONSUL DE FRANCE


Je me prive, autant que je puis, en voyage, de lettres de
recommandation. Du jour où l'on est connu dans une ville, il n'est
plus possible de rien voir. Nos gens du monde, même en Orient, ne
consentiraient pas à se montrer hors de certains endroits reconnus
convenables, ni à causer publiquement avec des personnes d'une classe
inférieure, ni à se promener en négligé à certaines heures du jour. Je
plains beaucoup ces gentlemen toujours coiffés, bridés, gantés, qui
n'osent se mêler au peuple pour voir un détail curieux, une danse, une
cérémonie, qui craindraient d'être vus dans un café, dans une taverne,
de suivre une femme, de fraterniser même avec un Arabe expansif qui
vous offre cordialement le bouquin de sa longue pipe, ou vous fait
servir du café sur sa porte, pour peu qu'il vous voie arrêté par la
curiosité ou par la fatigue. Les Anglais surtout sont parfaits, et
je n'en vois jamais passer sans m'amuser de tout mon cœur. Imaginez
un monsieur monté sur un âne, avec ses longues jambes qui traînent
presque à terre. Son chapeau rond est garni d'un épais revêtement de
coton blanc piqué. C'est une invention contre l'ardeur des rayons du
soleil, qui s'absorbent, dit-on, dans cette coiffure moitié matelas,
moitié feutre. Le gentleman a sur les yeux deux espèces de coques de
noix en treillis d'acier bleu, pour briser la réverbération lumineuse
du sol et des murailles; il porte par-dessus tout cela un voile de
femme vert contre la poussière. Son paletot de caoutchouc est recouvert
encore d'un surtout de toile cirée pour le garantir de la peste et du
contact fortuit des passants. Ses mains gantées tiennent un long bâton
qui écarte de lui tout Arabe suspect, et généralement il ne sort que
flanqué à droite et à gauche de son groom et de son drogman.

On est rarement exposé à faire connaissance avec de pareilles
caricatures, l'Anglais ne parlant jamais à qui ne lui est pas présenté;
mais nous avons bien des compatriotes qui vivent jusqu'à un certain
point à la manière anglaise, et, du moment que l'on a rencontré un de
ces aimables voyageurs, on est perdu, la société vous envahit.

Quoi qu'il en soit, j'ai fini par me décider à retrouver au fond de
ma malle une lettre de recommandation pour notre consul général, qui
habitait momentanément le Caire. Le soir même, je dînai chez lui sans
accompagnement de gentlemen anglais ou autres. Il y avait là seulement
le docteur Clot-Bey, dont la maison était voisine, et M. Lubbert,
l'ancien directeur de l'Opéra, devenu _historiographe_ du pacha
d'Égypte.

Ces deux messieurs, ou, si vous voulez, ces deux effendis, c'est le
titre de tout personnage distingué dans la science, dans les lettres ou
dans les fonctions civiles, portaient avec aisance le costume oriental.
La plaque étincelante du _nichan_ décorait leur poitrine, et il eût
été difficile de les distinguer des musulmans ordinaires. Les cheveux
rasés, la barbe et ce hâle léger de la peau qu'on acquiert dans les
pays chauds, transforment bien vite l'Européen en un Turc très-passable.

Je parcourus avec empressement les journaux français étalés sur le
divan du consul. Faiblesse humaine! lire les journaux dans le pays du
papyrus et des hiéroglyphes! ne pouvoir oublier, comme madame de Staël
aux bords du Léman, le ruisseau de la rue du Bac!

L'Égypte ne possédait encore que deux journaux à elle, une sorte de
_Moniteur_ arabe, qui s'imprime à Boulaq, et _le Phare_ d'Alexandrie.
A l'époque de sa lutte contre la Porte, le pacha fit venir à grands
frais un rédacteur français, qui lutta pendant quelques mois contre les
journaux de Constantinople et de Smyrne. Le journal était une machine
de guerre comme une autre; sur ce point-là aussi, l'Égypte a désarmé;
ce qui ne l'empêche pas de recevoir encore souvent les bordées des
feuilles publiques du Bosphore.

On s'entretint pendant le dîner d'une affaire qui était jugée
très-grave et faisait grand bruit dans la société franque. Un pauvre
diable de Français, un domestique, avait résolu de se faire musulman,
et ce qu'il y avait de plus singulier, c'est que sa femme aussi voulait
embrasser l'islamisme. On s'occupait des moyens d'empêcher ce scandale:
le clergé franc avait pris à cœur la chose, mais le clergé musulman
mettait de l'amour-propre à triompher de son côté. Les uns offraient au
couple infidèle de l'argent, une bonne place et différents avantages;
les autres disaient au mari: «Tu auras beau faire, en restant chrétien,
tu seras toujours ce que tu es: ta vie est clouée là; on n'a jamais vu
en Europe un domestique devenir seigneur. Chez nous, le dernier des
valets, un esclave, un marmiton, devient émir, pacha, ministre; il
épouse la fille du sultan: l'âge n'y fait rien; l'espérance du premier
rang ne nous quitte qu'à la mort.» Le pauvre diable, qui peut-être
avait de l'ambition, se laissait aller à ces espérances. Pour sa femme
aussi, la perspective n'était pas moins brillante; elle devenait tout
de suite une cadine, l'égale des grandes dames, avec le droit de
mépriser toute femme chrétienne ou juive, de porter le habbarah noir
et les babouches jaunes; elle pouvait divorcer, chose peut-être plus
séduisante encore, épouser un grand personnage, hériter, posséder la
terre, ce qui est défendu aux _yavours_; sans compter les chances de
devenir favorite d'une princesse ou d'une sultane mère gouvernant
l'empire du fond d'un sérail.

Voilà la double perspective qu'on ouvrait à de pauvres gens, et il faut
avouer que cette possibilité des personnages de bas étage d'arriver,
grâce au hasard ou à leur intelligence naturelle, aux plus hautes
positions, sans que leur passé, leur éducation ou leur condition
première y puissent faire obstacle, réalise assez bien ce principe
d'égalité qui, chez nous, n'est écrit que dans les codes. En Orient,
le criminel lui-même, s'il a payé sa dette à la loi, ne trouve aucune
carrière fermée: le préjugé moral disparaît devant lui.

--Eh bien, il faut le dire, malgré toutes ces séductions de la loi
turque, les apostasies sont très-rares. L'importance qu'on attachait
à l'affaire dont je parle en est une preuve. Le consul avait l'idée
de faire enlever l'homme et la femme pendant la nuit, et de les faire
embarquer sur un vaisseau français; mais le moyen de les transporter
du Caire à Alexandrie? Il faut cinq jours pour descendre le Nil. En
les mettant dans une barque fermée, on risquait que leurs cris fussent
entendus sur la route. En pays turc, le changement de religion est la
seule circonstance où cesse le pouvoir des consuls sur les nationaux.

--Mais pour quoi faire enlever ces pauvres gens? dis-je au consul; en
auriez-vous le droit au point de vue de la loi française?

--Parfaitement; dans un port de mer, je n'y verrais aucune difficulté.

--Mais si l'on suppose chez eux une conviction religieuse?

--Allons donc, est-ce qu'on se fait Turc?

--Vous avez quelques Européens qui ont pris le turban.

--Sans doute; de hauts employés du pacha, qui autrement n'auraient pas
pu parvenir aux grades qu'on leur a conférés, ou qui n'auraient pu se
faire obéir des musulmans.

--J'aime à croire que, chez la plupart, il y a un changement sincère;
autrement, je ne verrais là que des motifs d'intérêt.

--Je pense comme vous; mais voici pourquoi, dans les cas ordinaires,
nous nous opposons de tout notre pouvoir à ce qu'un sujet français
quitte sa religion. Chez nous, la religion est isolée de la loi civile;
chez les musulmans, ces deux principes sont confondus. Celui qui
embrasse le mahométisme devient sujet turc en tout point, et perd sa
nationalité. Nous ne pouvons plus agir sur lui en aucune manière; il
appartient au bâton et au sabre; et, s'il retourne au christianisme, la
loi turque le condamne à mort. En se faisant musulman, on ne perd pas
seulement sa foi, on perd son nom, sa famille, sa patrie; on n'est plus
le même homme, on est un Turc; c'est fort grave, comme vous voyez.

Cependant le consul nous faisait goûter un assez bel assortiment de
vins de Grèce et de Chypre dont je n'appréciais que difficilement
les diverses nuances, à cause d'une saveur prononcée de goudron,
qui, selon lui, en prouvait l'authenticité. Il faut quelque temps
pour se faire à ce raffinement hellénique, nécessaire sans doute à la
conservation du véritable malvoisie, du vin de commanderie ou du vin de
Ténédos.

Je trouvai dans le cours de l'entretien un moment pour exposer ma
situation domestique; je racontai l'histoire de mes mariages manqués,
de mes aventures modestes.

--Je n'ai aucunement l'idée, ajoutai-je, de faire ici le séducteur.
Je viens au Caire pour travailler, pour étudier la ville, pour en
interroger les souvenirs, et voilà qu'il est impossible d'y vivre à
moins de soixante piastres par jour; ce qui, je l'avoue, dérange mes
prévisions.

--Vous comprenez, me dit le consul, que, dans une ville où les
étrangers ne passent qu'à de certains mois de l'année, sur la route
des Indes, où se croisent les lords et les nababs, les trois ou quatre
hôtels qui existent s'entendent facilement pour élever les prix et
éteindre toute concurrence.

-Sans doute; aussi ai-je loué une maison pour quelques mois.

--C'est le plus sage.

--Eh bien, maintenant on veut me mettre dehors, sous prétexte que je
n'ai pas de femme.

--On en a le droit: M. Clot-Bey a enregistré ce détail dans son livre.
M. William Lane, le consul anglais, raconte dans le sien qu'il a été
soumis lui-même à cette nécessité. Bien plus, lisez l'ouvrage de
Maillet, le consul général de Louis XIV, vous verrez qu'il en était de
même de son temps; il faut vous marier.

--J'y ai renoncé. La dernière femme qu'on m'a proposée m'a gâté les
autres, et, malheureusement, je n'avais pas _assez en mariage_ pour
elle.

--C'est différent.

--Mais les esclaves sont beaucoup moins coûteuses: mon drogman m'a
conseillé d'en acheter une, et de l'établir dans mon domicile.

--C'est une bonne idée.

--Serai-je ainsi dans les termes de la loi?

--Parfaitement.

La conversation se prolongea sur ce sujet. Je m'étonnais un peu de
cette facilité donnée aux chrétiens d'acquérir des esclaves en pays
turc: on m'expliqua que cela ne concernait que les femmes plus ou moins
colorées; mais on peut avoir des Abyssiniennes presque blanches. La
plupart des négociants établis au Caire en possèdent. M. Clot-Bey en
élève plusieurs pour l'emploi de sages-femmes. Une preuve encore qu'on
me donna que ce droit n'était pas contesté, c'est qu'une esclave noire,
s'étant échappée récemment de la maison de M. Lubbert, lui avait été
ramenée par la police.

J'étais encore tout rempli des préjugés de l'Europe, et je n'apprenais
pas ces détails sans quelque surprise. Il faut vivre un peu en Orient
pour s'apercevoir que l'esclavage n'est là en principe qu'une sorte
d'adoption. La conclusion de l'esclave y est certainement meilleure
que celle du fellah et du rayah libres. Je comprenais déjà en outre,
d'après ce que j'avais appris sur les mariages, qu'il n'y avait
pas grande différence entre l'Égyptienne vendue par ses parents et
l'Abyssinienne exposée au bazar.

Les consuls du Levant diffèrent d'opinion touchant le droit des
Européens sur les esclaves. Le code diplomatique ne contient rien
de formel là-dessus. Notre consul m'affirma, du reste, qu'il tenait
beaucoup à ce que la situation actuelle ne changeât pas à cet égard,
et voici pourquoi. Les Européens ne peuvent pas être propriétaires
fonciers en Égypte; mais, à l'aide de fictions légales, ils exploitent
cependant des propriétés, des fabriques; outre la difficulté de faire
travailler les gens du pays, qui, dès qu'ils ont gagné la moindre
somme, s'en vont vivre au soleil jusqu'à ce qu'elle soit épuisée, ils
ont souvent contre eux le mauvais vouloir des cheiks ou de personnages
puissants, leurs rivaux en industrie, qui peuvent tout d'un coup leur
enlever tous leurs travailleurs sous prétexte d'utilité publique. Avec
des esclaves, du moins, ils peuvent obtenir un travail régulier et
suivi, si toutefois ces derniers y consentent, car l'esclave mécontent
d'un maître peut toujours le contraindre à le faire revendre au
bazar. Ce détail est un de ceux qui expliquent le mieux la douceur de
l'esclavage en Orient.



VI--LES DERVICHES


Quand je sortis de chez le consul, la nuit était déjà avancée; le
barbarin m'attendait à la porte, envoyé par Abdallah, qui avait jugé
à propos de se coucher; il n'y avait rien à dire: quand on a beaucoup
de valets, ils se partagent la besogne, c'est naturel.... Au reste,
Abdallah ne se fût pas laissé ranger dans cette dernière catégorie! Un
drogman est à ses propres yeux un homme instruit, un philologue, qui
consent à mettre sa science au service du voyageur; il veut bien encore
remplir le rôle de cicérone, il ne repousserait pas même au besoin les
aimables attributions du seigneur Pandarus de Troie; mais là s'arrête
sa spécialité; vous en avez pour vos vingt piastres par jour!

Au moins faudrait-il qu'il fût toujours là pour vous expliquer toute
chose obscure. Ainsi j'aurais voulu savoir le motif d'un certain
mouvement dans les rues, qui m'étonnait à cette heure de la nuit. Les
cafés étaient ouverts et remplis de monde; les mosquées, illuminées,
retentissaient de chants solennels, et leurs minarets élancés portaient
des bagues de lumière; des tentes étaient dressées sur la place de
l'Esbekieh, et l'on entendait partout les sons du tambour et de la
flûte de roseau. Après avoir quitté la place et nous être engagés dans
les rues, nous eûmes peine à fendre la foule qui se pressait le long
des boutiques, ouvertes comme en plein jour, éclairées chacune par des
centaines de bougies, et parées de festons et de guirlandes en papier
d'or et de couleur. Devant une petite mosquée située au milieu de la
rue, il y avait un immense candélabre portant une multitude de petites
lampes de verre en pyramide, et, à l'entour, des grappes suspendues
de lanternes. Une trentaine de chanteurs, assis en ovale autour du
candélabre, semblaient former le chœur d'un chant dont quatre autres,
debout au milieu d'eux, entonnaient successivement les strophes; il y
avait de la douceur et une sorte d'expression amoureuse dans cet hymne
nocturne qui s'élevait au ciel avec ce sentiment de mélancolie consacré
chez les Orientaux à la joie comme à la tristesse.

Je m'arrêtais à l'écouter, malgré les instances du barbarin, qui
voulait m'entraîner hors de la foule, et, d'ailleurs, je remarquais
que la majorité des auditeurs se composait de Cophtes, reconnaissables
à leur turban noir; il était donc clair que les Turcs admettaient
volontiers la présence des chrétiens à cette solennité.

Je songeai fort heureusement que la boutique de M. Jean n'était pas
loin de cette rue, et je parvins à faire comprendre au barbarin que je
voulais y être conduit. Nous trouvâmes l'ancien mamelouk fort éveillé
et dans le plein exercice de son commerce de liquides. Une tonnelle,
au fond de l'arrière-cour, réunissait des Cophtes et des Grecs, qui
venaient se rafraîchir et se reposer de temps en temps des émotions de
la fête.

M. Jean m'apprit que je venais d'assister à une cérémonie de chant,
ou _zihr_, en l'honneur d'un saint derviche enterré dans la mosquée
voisine. Cette mosquée étant située dans le quartier cophte, c'étaient
des personnes riches de cette religion qui faisaient chaque année les
frais de la solennité; ainsi s'expliquait le mélange des turbans noirs
avec ceux des autres couleurs. D'ailleurs, le bas peuple chrétien
fête volontiers certains _derviches_, ou _santons_ religieux dont les
pratiques bizarres n'appartiennent souvent à aucun culte déterminé, et
remontent peut-être aux superstitions de l'antiquité.

En effet, lorsque je revins au lieu de la cérémonie, où M. Jean voulut
bien m'accompagner, je trouvai que la scène avait pris un caractère
plus extraordinaire encore. Les trente derviches se tenaient par la
main avec une sorte de mouvement de tangage, tandis que les quatre
coryphées ou _zikhers_ entraient peu à peu dans une frénésie poétique
moitié tendre, moitié sauvage; leur chevelure aux longues boucles,
conservée contre l'usage arabe, flottait au balancement de leur tête,
coiffée non du tarbouch, mais d'un bonnet de forme antique, pareil au
_pétase_ romain; leur psalmodie bourdonnante prenait par instants un
accent dramatique; les vers se répondaient évidemment, et la pantomime
s'adressait avec tendresse et plainte à je ne sais quel objet d'amour
inconnu. Peut-être était-ce ainsi que les anciens prêtres de l'Égypte
célébraient les mystères d'Osiris retrouvé ou perdu; telles sans
doute étaient les plaintes des corybantes ou des cabires, et ce chœur
étrange de derviches hurlant et frappant la terre en cadence obéissait
peut-être encore à cette vieille tradition de ravissements et d'extases
qui jadis résonnait sur tout ce rivage oriental, depuis les oasis
d'Ammon jusqu'à la froide Samothrace. A les entendre seulement, je
sentais mes yeux pleins de larmes, et l'enthousiasme gagnait peu à peu
tous les assistants.

M. Jean, vieux sceptique de l'armée républicaine, ne partageait pas
cette émotion; il trouvait cela fort ridicule, et m'assura que les
musulmans eux-mêmes prenaient ces derviches en pitié.

--C'est le bas peuple qui les encourage, me disait-il; autrement, rien
n'est moins conforme au mahométisme véritable, et même, dans toute
supposition, ce qu'ils chantent n'a pas de sens.

Je le priai néanmoins de m'en donner l'explication.

--Ce n'est rien, me dit-il; ce sont des chansons amoureuses qu'ils
débitent on ne sait à quel propos; j'en connais plusieurs en voici une
qu'ils ont chantée:

«Mon cœur est troublé par l'amour;--ma paupière ne se ferme plus!--Mes
yeux reverront-ils jamais le bien-aimé?

»Dans l'épuisement des tristes nuits, l'absence fait mourir l'espoir;
--mes larmes roulent comme des perles,--et mon cœur est embrasé!

»O colombe, dis-moi--pourquoi tu te lamentes ainsi;--l'absence te
fait-elle aussi gémir--ou tes ailes manquent-elles d'espace?

»Elle répond: Nos chagrins sont pareils;--je suis consumée par
l'amour;--hélas! c'est ce mal aussi,--l'absence de mon bien-aimé, qui
me fait gémir.»

Et le refrain dont les trente derviches accompagnent ces couplets est
toujours le même: «Il n'y a de Dieu que Dieu!»

--Il me semble, dis-je, que cette chanson peut bien s'adresser en effet
à la Divinité; c'est de l'amour divin qu'il est question sans doute.

--Nullement; on les entend, dans d'autres couplets, comparer leur
bien-aimée à la gazelle de l'Yémen, lui dire qu'elle a la peau fraîche
et qu'elle a passé à peine le temps de boire le lait.... C'est,
ajouta-t-il, ce que nous appellerions des chansons grivoises.

Je n'étais pas convaincu; je trouvais bien plutôt aux autres vers qu'il
me cita une certaine ressemblance avec le Cantique des cantiques.

--Du reste, ajouta M. Jean, vous les verrez encore faire bien d'autres
folies après-demain, pendant la fête de Mahomet; seulement, je vous
conseille alors de prendre un costume arabe, car la fête coïncide cette
année avec le retour des pèlerins de la Mecque, et, parmi ces derniers,
il y a beaucoup de moghrabins (musulmans de l'Ouest) qui n'aiment pas
les habits francs, surtout depuis la conquête d'Alger.

Je me promis de suivre ce conseil, et je repris en compagnie du
barbarin le chemin de mon domicile. La fête devait encore se continuer
toute la nuit.



VII--CONTRARIÉTÉS DOMESTIQUES


Le lendemain au matin, j'appelai Abdallah pour commander mon déjeuner
au cuisinier Mustafa. Ce dernier répondit qu'il fallait d'abord
acquérir les ustensiles nécessaires. Rien n'était plus juste, et je
dois dire encore que l'assortiment n'en fut pas compliqué. Quant aux
provisions, les femmes fellahs stationnent partout dans les rues avec
des cages pleines de poules, de pigeons et de canards; on vend même au
boisseau les poulets éclos dans les fours à œufs si célèbres du pays,
des Bédouins apportent le matin des coqs de bruyère et des cailles,
dont ils tiennent les pattes serrées entre leurs doigts, ce qui forme
une couronne autour de la main. Tout cela, sans compter les poissons du
Nil, les légumes et les fruits énormes de cette vieille terre d'Égypte,
se vend à des prix fabuleusement modérés.

En comptant, par exemple, les poules à vingt centimes et les pigeons
à moitié moins, je pouvais me flatter d'échapper longtemps au régime
des hôtels; malheureusement, il était impossible d'avoir des volailles
grasses: c'étaient de petits squelettes emplumés. Les fellahs trouvent
plus d'avantage à les vendre ainsi qu'à les nourrir longtemps de maïs.
Abdallah me conseilla d'en acheter un certain nombre de cages, afin de
pouvoir les engraisser. Cela fait, on mit en liberté les poules dans
la cour et les pigeons dans une chambre, et Mustafa, ayant remarqué un
petit coq moins osseux que les autres, se disposa, sur ma demande, à
préparer un couscoussou.

Je n'oublierai jamais le spectacle qu'offrit cet Arabe farouche, tirant
de sa ceinture son yatagan destiné au meurtre d'un malheureux coq. Le
pauvre oiseau payait de bonne mine, et il y avait peu de chose sous son
plumage, éclatant comme celui d'un faisan doré. En sentant le couteau,
il poussa des cris enroués qui me fendirent l'âme. Mustafa lui coupa
entièrement la tête, et le laissa ensuite se traîner encore en voletant
sur la terrasse, jusqu'à ce qu'il s'arrêtât, roidît ses pattes, et
tombât dans un coin. Ces détails sanglants suffirent pour m'ôter
l'appétit. J'aime beaucoup la cuisine que je ne vois pas faire ... et
je me regardais comme infiniment plus coupable de la mort du petit
coq que s'il avait péri dans les mains d'un hôtelier. Vous trouverez
ce raisonnement lâche; mais que voulez-vous! je ne pouvais réussir
à m'arracher aux souvenirs classiques de l'Égypte, et dans certains
moments je me serais fait scrupule de plonger moi-même le couteau dans
le corps d'un légume, de crainte d'offenser un ancien dieu.

Je ne voudrais pas plus abuser pourtant de la pitié qui peut s'attacher
au meurtre d'un coq maigre que de l'intérêt qu'inspire légitimement
l'homme forcé de s'en nourrir: il y a beaucoup d'autres provisions
dans la grande ville du Caire, et les dattes fraîches, les bananes
suffiraient toujours pour un déjeuner convenable; mais je n'ai pas
été longtemps sans reconnaître la justesse des observations de M.
Jean. Les bouchers de la ville ne vendent que du mouton, et ceux des
faubourgs y ajoutent, comme variété, de la viande de chameau, dont
les immenses quartiers apparaissent suspendus au fond des boutiques.
Pour le chameau, l'on ne doute jamais de son identité; mais, quant
au mouton, la plaisanterie la moins faible de mon drogman était de
prétendre que c'était très-souvent du chien. Je déclare que je ne m'y
serais pas laissé tromper. Seulement, je n'ai jamais pu comprendre
le système de pesage et de préparation qui faisait que chaque plat
me revenait environ à dix piastres; il faut y joindre, il est vrai,
l'assaisonnement obligé de _meloukia_ ou de _bamie_, légumes savoureux
dont l'un remplace à peu près l'épinard, et dont l'autre n'a point
d'analogie avec nos végétaux d'Europe.

Revenons à des idées générales. Il m'a semblé qu'en Orient les
hôteliers, les drogmans, les valets et les cuisiniers s'entendaient de
tout point contre le voyageur. Je comprends déjà qu'à moins de beaucoup
de résolution et d'imagination même, il faut une fortune énorme pour
pouvoir y faire quelque séjour. M. de Chateaubriand avoue qu'il s'y est
ruiné; M. de Lamartine y a fait des dépenses folles; parmi les autres
voyageurs, la plupart n'ont pas quitté les ports de mer, ou n'ont
fait que traverser rapidement le pays. Moi, je veux tenter un projet
que je crois meilleur. J'achèterai une esclave, puisque aussi bien il
me faut une femme, et j'arriverai peu à peu à remplacer par elle le
drogman, le barbarin peut-être, et à faire mes comptes clairement avec
le cuisinier. En calculant les frais d'un long séjour au Caire et de
celui que je puis faire encore dans d'autres villes, il est clair que
j'atteins un but d'économie. En me mariant, j'eusse fait le contraire.
Décidé par ces réflexions, je dis à Abdallah de me conduire au bazar
des esclaves.



VIII--L'OKEL DES JELLÀB


Nous traversâmes toute la ville jusqu'au quartier des grands bazars,
et, là, après avoir suivi une rue obscure qui faisait angle avec la
principale, nous fîmes notre entrée dans une cour irrégulière sans être
obligés de descendre de nos ânes. Il y avait au milieu un puits ombragé
d'un sycomore. A droite, le long du mur, une douzaine de noirs étaient
rangés debout, ayant l'air plutôt inquiets que tristes, vêtus pour la
plupart du sayon bleu des gens du peuple, et offrant toutes les nuances
possibles de couleur et de forme. Nous nous tournâmes vers la gauche,
où régnait une série de petites chambres dont le parquet s'avançait sur
la cour comme une estrade, à environ deux pieds de terre. Plusieurs
marchands basanés nous entouraient déjà en nous disant:

--_Essouad? Abesch?_ (Des noirs ou des Abyssiniennes?)

Nous nous avançâmes vers la première chambre.

Là, cinq ou six négresses, assises en rond sur des nattes, fumaient
pour la plupart, et nous accueillirent en riant aux éclats. Elles
n'étaient guère vêtues que de haillons bleus, et l'on ne pouvait
reprocher aux vendeurs de parer la marchandise. Leurs cheveux, partagés
en des centaines de petites tresses serrées, étaient généralement
maintenus par un ruban rouge qui les partageait en deux touffes
volumineuses; la raie de chair était teinte de cinabre; elles portaient
des anneaux d'étain aux bras et aux jambes, des colliers de verroterie,
et, chez quelques-unes, des cercles de cuivre passés au nez ou aux
oreilles complétaient une sorte d'ajustement barbare dont certains
tatouages et coloriages de la peau rehaussaient encore le caractère.
C'étaient des négresses du Sennaar, l'espèce la plus éloignée,
certes, du type de la beauté convenue parmi nous. La proéminence de
la mâchoire, le front déprimé, la lèvre épaisse, classent ces pauvres
créatures dans une catégorie presque bestiale, et cependant, à part
ce masque étrange dont la nature les a dotées, le corps est d'une
perfection rare, des formes virginales et pures se dessinent sous leurs
tuniques, et leur voix sort douce et vibrante d'une bouche éclatante de
fraîcheur.

Eh bien, je ne m'enflammerai pas pour ces jolis monstres; mais
sans doute les belles dames du Caire doivent aimer à s'entourer de
chambrières pareilles. Il peut y avoir ainsi des oppositions charmantes
de couleur et de forme; ces Nubiennes ne sont point laides dans le sens
absolu du mot, mais forment un contraste parfait avec la beauté telle
que nous la comprenons. Une femme blanche doit ressortir admirablement
au milieu de ces filles de la nuit, que leurs formes élancées semblent
destiner à tresser les cheveux, tendre les étoffes, porter les flacons
et les vases, comme dans les fresques antiques.

Si j'étais en état de mener largement la vie orientale, je ne me
priverais pas de ces pittoresques créatures; mais, ne voulant acquérir
qu'une esclave, j'ai demandé à en voir d'autres chez lesquelles l'angle
facial fût plus ouvert et la teinte noire moins prononcée.

--Cela dépend du prix que vous voulez mettre, me dit Abdallah; celles
que vous voyez là ne coûtent guère que deux bourses (deux cent
cinquante francs); on les garantit pour huit jours: vous pouvez les
rendre au bout de ce temps, si elles ont quelque défaut ou quelque
infirmité.

--Mais, observai-je, je mettrais volontiers quelque chose de plus; une
femme un peu jolie ne coûte pas plus à nourrir qu'une autre.

Abdallah ne paraissait pas partager mon opinion.

Nous passâmes aux autres chambres; c'étaient encore des filles du
Sennaar. Il y en avait de plus jeunes et de plus belles, mais le type
facial dominait avec une singulière uniformité.

Les marchands offraient de les faire déshabiller, ils leur ouvraient
les lèvres pour que l'on vit les dents, ils les faisaient marcher, et
faisaient valoir surtout l'élasticité de leur poitrine. Ces pauvres
filles se laissaient faire avec assez d'insouciance; la plupart
éclataient de rire presque continuellement, ce qui rendait la scène
moins pénible. On comprenait, d'ailleurs, que toute condition était
pour elles préférable au séjour de l'_okel_ et peut-être même à leur
existence précédente dans leur pays.

Ne trouvant là que des négresses pures, je demandai au drogman si l'on
n'y voyait pas d'Abyssiniennes.

-Oh! me dit-il, on ne les fait pas voir publiquement; il faut monter
dans la maison, et que le marchand soit bien convaincu que vous ne
venez pas ici par curiosité, comme la plupart des voyageurs. Du reste,
elles sont beaucoup plus chères, et vous pourriez peut-être trouver
quelque femme qui vous conviendrait parmi les esclaves du Dongola. Il y
a d'autres okels que nous pouvons voir encore. Outre celui des Jellab,
où nous sommes, il y a encore l'okel Kouchouk et le khan Ghafar.

Un marchand s'approcha de nous et me fit dire qu'il venait d'arriver
des Éthiopiennes qu'on avait installées hors de la ville, afin de ne
pas payer les droits d'entrée. Elles étaient dans la campagne, au delà
de la porte Bab-el-Madbah. Je voulus d'abord voir celles-là.

Nous nous engageâmes dans un quartier assez désert, et, après beaucoup
de détours, nous nous trouvâmes dans la plaine, c'est-à-dire au
milieu des tombeaux, car ils entourent tout ce côté de la ville. Les
monuments des califes étaient restés à notre gauche; nous passions
entre des collines poudreuses, couvertes de moulins et formées de
débris d'anciens édifices. On arrêta les ânes à la porte d'une petite
enceinte de murs, restes probablement d'une mosquée en ruine. Trois
ou quatre Arabes, vêtus d'un costume étranger au Caire, nous firent
entrer, et je me vis au milieu d'une sorte de tribu dont les tentes
étaient dressées dans ce clos fermé de toutes parts. Les éclats de
rire d'un certain nombre de négresses m'accueillirent comme à l'okel;
ces natures naïves manifestent clairement toutes leurs impressions, et
je ne sais pourquoi l'habit européen leur parait si ridicule. Toutes
ces filles s'occupaient à divers travaux de ménage, et il y en avait
une très-grande et très-belle dans le milieu qui surveillait avec
attention le contenu d'un vaste chaudron placé sur le feu. Rien ne
pouvant l'arracher à cette préoccupation, je me fis montrer les autres,
qui se hâtaient de quitter leur besogne et détaillaient elles-mêmes
leurs beautés. Ce n'était pas la moindre de leurs coquetteries qu'une
chevelure toute en nattes d'un volume extraordinaire, comme j'en ai vu
déjà, mais entièrement imprégnée de beurre, ruisselant de là sur leurs
épaules et leur poitrine. Je pensai que c'était pour rendre moins vive
l'action du soleil sur leur tête; mais Abdallah m'assura que c'était
une affaire de mode, afin de rendre leurs cheveux lustrés et leur
figure luisante.

--Seulement, me dit-il, une fois qu'on les a achetées, on se hâte
de les envoyer au bain et de leur faire démêler cette chevelure en
cordelettes, qui n'est de mise que du côte des montagnes de la Lune.

L'examen ne fut pas long; ces pauvres créatures avaient des airs
sauvages fort curieux sans doute, mais peu séduisants au point de
vue de la cohabitation. La plupart étaient défigurées par une foule
de tatouages, d'incisions grotesques, d'étoiles et de soleils bleus
qui tranchaient sur le noir un peu grisâtre de leur épiderme. A
voir ces formes malheureuses, qu'il faut bien s'avouer humaines,
on se reproche philanthropiquement d'avoir pu quelquefois manquer
d'égards pour le singe, ce parent méconnu que notre orgueil de race
s'obstine à repousser. Les gestes et les attitudes ajoutaient encore
à ce rapprochement et je remarquai même que leur pied, allongé et
développé sans doute par l'habitude de monter aux arbres, se rattachait
sensiblement à la famille des quadrumanes.

Elles me criaient de tous côtés: _Bakchis! bakchis!_ et je tirais de
ma poche quelques piastres avec hésitation, craignant que les maîtres
n'en profitassent exclusivement; mais ces derniers, pour me rassurer,
s'offrirent à leur distribuer des dattes, des pastèques, du tabac, et
même de l'eau-de-vie; alors, ce furent partout des transports de joie,
et plusieurs se mirent à danser au son du tarabouk et de la zommarah,
ce tambour et ce fifre mélancoliques des peuplades africaines.

La grande et belle fille chargée de la cuisine se détournait à peine,
et remuait toujours dans la chaudière une épaisse bouillie de dourah.
Je m'approchai; elle me regarda d'un air dédaigneux, et son attention
ne fut attirée que par mes gants noirs. Alors, elle croisa les bras
et poussa des cris d'admiration. Comment pouvais-je avoir des mains
noires et la figure blanche? voilà ce qui dépassait sa compréhension.
J'augmentai cette surprise en étant un de mes gants, et, alors, elle se
mit à crier:

--_Bismillah! enté effrit? enté Seythan?_ (Dieu me préserve! es-tu un
esprit? es-tu le diable?)

Les autres ne témoignaient pas moins d'étonnement, et l'on ne peut
imaginer combien tous les détails de ma toilette frappaient ces âmes
ingénues. Il est clair que, dans leur pays, j'aurais pu gagner ma vie
à me faire voir. Quant à la principale de ces beautés nubiennes, elle
ne tarda pas à reprendre son occupation première avec cette inconstance
des singes que tout distrait, mais dont rien ne fixe les idées plus
d'un instant.

J'eus la fantaisie de demander ce qu'elle coûtait; mais le drogman
m'apprit que c'était justement la favorite du marchand d'esclaves, et
qu'il ne voulait pas la vendre, espérant qu'elle le rendrait père ...
ou bien qu'alors ce serait plus cher.

Je n'insistai point sur ce détail.

--Décidément, dis-je au drogman, je trouve toutes ces teintes trop
foncées; passons à d'autres nuances. L'Abyssinienne est donc bien rare
sur le marché?

--Elle manque un peu pour le moment, me dit Abdallah, mais voici
la grande caravane de la Mecque qui arrive. Elle s'est arrêtée à
Birket-el-Hadji, pour faire son entrée demain au point du jour, et
nous aurons alors de quoi choisir; car beaucoup de pèlerins, manquant
d'argent pour finir leur voyage, se défont de quelqu'une de leurs
femmes, et il y a toujours aussi des marchands qui en ramènent de
l'Hedjaz.

Nous sortîmes de cet okel sans qu'on s'étonnât le moins du monde de ne
m'avoir vu rien acheter. Un habitant du Caire avait conclu cependant
une affaire pendant ma visite et reprenait le chemin de Bab-el-Madbah
avec deux jeunes négresses fort bien découplées. Elles marchaient
devant lui, rêvant l'inconnu, se demandant sans doute si elles allaient
devenir favorites ou servantes, et le beurre, plus que les larmes,
ruisselait sur leur sein découvert aux rayons d'un soleil ardent.



IX--LE THÉÂTRE DU CAIRE


Nous rentrâmes en suivant la rue Hazanieh, qui nous conduisit à celle
qui sépare le quartier franc du quartier juif, et qui longe le Calish,
traversé de loin en loin de ponts vénitiens d'une seule arche. Il
existe là un fort beau café dont l'arrière-salle donne sur le canal, et
où l'on prend des sorbets et des limonades. Ce ne sont pas, au reste,
les rafraîchissements qui manquent au Caire, où des boutiques coquettes
étalent ça et là des coupes de limonades et de boissons mélangées de
fruits sucrés aux prix les plus accessibles à tous. En détournant la
rue turque pour traverser le passage qui conduit au Mousky, je vis sur
le mur des affiches lithographiées qui annonçaient un spectacle pour
le soir même au théâtre du Caire. Je ne fus pas fâché de retrouver ce
souvenir de la civilisation: je congédiai Abdallah et j'allai dîner
chez Domergue, où l'on m'apprit que c'étaient des amateurs de la
ville qui donnaient la représentation au profil des aveugles pauvres,
fort nombreux au Caire, malheureusement. Quant à la saison musicale
italienne, elle ne devait pas tarder à s'ouvrir; mais on n'allait
assister pour le moment qu'à une simple soirée de vaudeville.

Vers sept heures, la rue étroite dans laquelle s'ouvre l'impasse
Waghorn était encombrée de monde, et les Arabes s'émerveillaient de
voir entrer toute cette foule dans une seule maison. C'était grande
fête pour les mendiants et pour les âniers, qui s'époumonnaient à crier
_bakchis_! de tous côtés. L'entrée, fort obscure, donne dans un passage
couvert qui s'ouvre au fond sur le jardin de Rosette, et l'intérieur
rappelle nos plus petites salles populaires. Le parterre était rempli
d'Italiens et de Grecs en tarbouch rouge qui faisaient grand bruit;
quelques officiers du pacha se montraient à l'orchestre, et les loges
étaient assez garnies de femmes, la plupart en costume levantin.

On distinguait les Grecques au _tatikos_ de drap rouge festonné d'or
qu'elles portent incliné sur l'oreille; les Arméniennes, aux châles et
aux gazillons qu'elles entremêlent pour se faire d'énormes coiffures.
Les juives mariées, ne pouvant, selon les prescriptions rabbiniques,
laisser voir leur chevelure, ont, à la place, des plumes de coq
roulées qui garnissent les tempes et figurent des touffes de cheveux.
C'est la coiffure seule qui distingue les races; le costume est à peu
près le même pour toutes dans les autres parties. Elles ont la veste
turque échancrée sur la poitrine, la robe fendue et collant sur les
reins, la ceinture, le caleçon (_cheytian_), qui donne à toute femme
débarrassée du voile la démarche d'un jeune garçon; les bras sont
toujours couverts, mais laissent pendre, à partir du coude, les manches
variées des gilets, dont les poëtes arabes comparent les boutons serrés
à des fleurs de camomille. Ajoutez à cela des aigrettes, des fleurs
et des papillons de diamants relevant le costume des plus riches, et
vous comprendrez que l'humble _teatro del Cairo_ doit encore un certain
éclat à ces toilettes levantines. Pour moi, j'étais ravi, après tant de
figures noires que j'avais vues dans la journée, de reposer mes yeux
sur des beautés simplement jaunâtres. Avec moins de bienveillance,
j'eusse reproché à leurs paupières d'abuser des ressources de la
teinture, à leurs joues d'en être encore au fard et aux mouches du
siècle passé, à leurs mains d'emprunter sans trop d'avantage la
teinte orange du henné; mais il fallait, dans tous les cas, admirer
les contrastes charmants de tant de beautés diverses, la variété des
étoffes, l'éclat des diamants, dont les femmes de ce pays sont si
fières, qu'elles portent volontiers sur elles la fortune de leurs
maris; enfin je me refaisais un peu dans cette soirée d'un long jeune
de frais visages qui commençait à me peser. Du reste, pas une femme
n'était voilée; et pas une femme réellement musulmane n'assistait, par
conséquent, à la représentation. On leva le rideau; je reconnus les
premières scènes de _la Mansarde des artistes_.

O gloire du vaudeville, où t'arrêteras-tu? Des jeunes gens marseillais
jouaient les principaux rôles, et la jeune première était représentée
par madame Bonhomme, la maîtresse du cabinet de lecture français.
J'arrêtai mes regards avec surprise et ravissement sur une tête
parfaitement blanche et blonde; il y avait deux jours que je rêvais
les nuages de ma patrie et les beautés pâles du Nord; je devais cette
préoccupation au premier souffle du _khamsin_ et à l'abus des visages
de négresse, lesquels décidément prêtent fort peu à l'idéal.

A la sortie du théâtre, toutes ces femmes si richement parées avaient
revêtu l'uniforme habbarab de taffetas noir, couvert leurs traits
du borghot blanc, et remontaient sur des ânes, connue de bonnes
musulmanes, aux lueurs des flambeaux tenus par les saïs.



X--LA BOUTIQUE DU BARBIER


Le lendemain, songeant aux fêtes qui se préparaient pour l'arrivée des
pèlerins, je me décidai, pour les voir à mon aise, à prendre le costume
du pays.

Je possédais déjà la pièce la plus importante du vêtement arabe, le
_machlah_, manteau patriarcal, qui peut indifféremment se porter sur
les épaules, ou se draper sur la tête, sans cesser d'envelopper tout
le corps. Dans ce dernier cas seulement, on a les jambes découvertes,
et l'on est coiffé comme un sphinx, ce qui ne manque pas de caractère.
Je me bornai pour le moment à gagner le quartier franc, où je voulais
opérer ma transformation complète, d'après les conseils du peintre de
l'hôtel _Domergue_.

L'impasse qui aboutit à l'hôtel se prolonge en croisant la rue
principale du quartier franc, et décrit plusieurs zigzags jusqu'à
ce qu'elle aille se perdre sous les voûtes de longs passages qui
correspondent au quartier juif. C'est dans cette rue capricieuse,
tantôt étroite et garnie de boutiques d'Arméniens et de Grecs, tantôt
plus large, bordée de longs murs et de hautes maisons, que réside
l'aristocratie commerciale de la nation franque; là sont les banquiers,
les courtiers, les entrepositaires des produits de l'Égypte et des
Indes. A gauche, dans la partie la plus large, un vaste bâtiment,
dont rien au dehors n'annonce la destination, contient à la fois la
principale église catholique et le couvent des Dominicains. Le couvent
se compose d'une foule de petites cellules donnant dans une longue
galerie; l'église est une vaste salle au premier étage, décorée de
colonnes de marbre et d'un goût italien assez élégant. Les femmes sont
à part dans des tribunes grillées, et ne quittent pas leurs mantilles
noires, taillées selon les modes turque ou maltaise. Ce ne fut pas à
l'église que nous nous arrêtâmes, du reste, puisqu'il s'agissait de
perdre tout au moins l'apparence chrétienne, afin de pouvoir assister
à des fêtes mahométanes. Le peintre me conduisit plus loin encore,
à un point où la rue se resserre et s'obscurcit, dans une boutique
de barbier, qui est une merveille d'ornementation. On peut admirer
en elle l'un des derniers monuments du style arabe ancien, qui cède
partout la place, en décoration comme en architecture, au goût turc
de Constantinople, triste et froid pastiche à demi tartare, à demi
européen.

C'est dans cette charmante boutique, dont les fenêtres, gracieusement
découpées, donnent sur le Calish ou canal du Caire, que je perdis ma
chevelure européenne. Le barbier y promena le rasoir avec beaucoup de
dextérité, et, sur ma demande expresse, me laissa une seule mèche au
sommet de la tête comme celle que portent les Chinois et les musulmans.
On est partagé sur les motifs de cette coutume: les uns prétendent
que c'est pour offrir de la prise aux mains de l'ange de la mort; les
autres y croient voir une cause matérielle. Le Turc prévoit toujours
le cas où l'on pourrait lui trancher la tête, et, comme alors il est
d'usage de la montrer au peuple, il ne veut pas qu'elle soit soulevée
par le nez ou par la bouche, ce qui serait très-ignominieux. Les
barbiers turcs font aux chrétiens la malice de tout raser; quant à moi,
je suis suffisamment sceptique pour ne repousser aucune superstition.

La chose faite, le barbier me fit tenir sous le menton une cuvette
d'étain, et je sentis bientôt une colonne d'eau ruisseler sur mon
cou et sur mes oreilles. Il était monté sur le banc près de moi, et
vidait un grand coquemar d'eau froide dans une poche de cuir suspendue
au-dessus de mon front. Quand la surprise fut passée, il fallut encore
soutenir un lessivage à fond d'eau savonneuse; après quoi, l'on me
tailla la barbe selon la dernière mode de Stamboul.

Ensuite on s'occupa de me coiffer, ce qui n'était pas difficile;
la rue était pleine de marchands de tarbouchs et de femmes fellahs
dont l'industrie est de confectionner les petits bonnets blancs dits
_takiès_, que l'on pose immédiatement sur la peau; on en voit de
très-délicatement piqués en fil ou en soie; quelques-uns même sont
bordés d'une dentelure faite pour dépasser le bord du bonnet rouge.
Quant à ces derniers, ils sont généralement de fabrication française;
c'est, je crois, notre ville de Tours qui a le privilège de coiffer
tout l'Orient.

Avec les deux bonnets superposés, le cou découvert et la barbe taillée,
j'eus peine à me reconnaître dans l'élégant miroir incrusté d'écaille
que me présentait le barbier. Je complétai la transformation en
achetant aux revendeurs une vaste culotte de coton bleu et un gilet
rouge garni d'une broderie d'argent assez propre: sur quoi, le peintre
voulut bien me dire que je pouvais passer ainsi pour un montagnard
syrien venu de Saïde ou de Taraboulous. Les assistants m'accordèrent le
titre de _tchéléby_, qui est le nom des élégants dans le pays.



XI--LA CARAVANE DE LA MECQUE


Je sortis enfin de chez le barbier, transfiguré, ravi, fier de ne plus
souiller une ville pittoresque de l'aspect d'un paletot-sac et d'un
chapeau rond. Ce dernier ajustement paraît si ridicule aux Orientaux,
que, dans les écoles, on conserve toujours un chapeau de France pour en
coiffer les enfants ignorants on indociles: c'est le bonnet d'âne de
l'écolier turc.

Il s'agissait pour le moment d'aller voir l'entrée des pèlerins,
qui s'opérait depuis le commencement du jour, mais qui devait durer
jusqu'au soir. Ce n'est pas peu de chose que trente mille personnes
environ venant tout à coup enfler la population du Caire; aussi les
rues des quartiers musulmans étaient-elles encombrées. Nous parvînmes
à gagner Bab-el-Fotouh, c'est-à-dire la porte de la Victoire. Toute
la longue rue qui y mène était garnie de spectateurs que les troupes
faisaient ranger. Le son des trompettes, des cymbales et des tambours
réglait la marche du cortége, où les diverses nations et sectes se
distinguaient par des trophées et des drapeaux. Pour moi, j'étais en
proie à la préoccupation d'un vieil opéra bien célèbre au temps de
l'Empire; je fredonnais la _Marche des chameaux_, et je m'attendais
toujours à voir paraître le brillant Saint-Phar. Les longues files
de dromadaires attachés les unes derrière les autres, et montés par
des Bédouins aux longs fusils, se suivaient cependant avec, quelque
monotonie, et ce ne fut que dans la campagne que nous pûmes saisir
l'ensemble d'un spectacle unique au monde.

C'était comme une nation en marche qui venait se fondre dans un peuple
immense, garnissant à droite les mamelons voisins du Mokatam, à gauche
les milliers d'édifices ordinairement déserts de la Ville des Morts;
le faîte crénelé des murs et des tours de Saladin, rayés de bandes
jaunes et rouges, fourmillait aussi de spectateurs; il n'y avait plus
là de quoi penser à l'Opéra ni à la fameuse caravane que Bonaparte vint
recevoir et fêter à cette même porte de la Victoire. Il me semblait
que les siècles remontaient encore en arrière, et que j'assistais
à une scène du temps des croisades. Des escadrons de la garde du
vice-roi espacés dans la foule, avec leurs cuirasses étincelantes et
leurs casques chevaleresques, complétaient cette illusion. Plus loin
encore, dans la plaine où serpente le Calish, on voyait des milliers
de tentes bariolées, où les pèlerins s'arrêtaient pour se rafraîchir;
les danseurs et les chanteurs ne manquaient pas non plus à la fête, et
tous les musiciens du Caire rivalisaient de bruit avec les sonneurs de
trompe et les timbaliers du cortège, orchestre monstrueux juché sur des
chameaux.

On ne pouvait rien voir de plus barbu, de plus hérissé et de plus
farouche que l'immense cohue des Moghrabins, composée des gens de
Tunis, de Tripoli, de Maroc et aussi de nos _compatriotes_ d'Alger.
L'entrée des Cosaques à Paris en 1814 n'en donnerait qu'une faible
idée. C'était aussi parmi eux que se distinguaient les plus nombreuses
confréries de santons et de derviches, qui hurlaient toujours avec
enthousiasme leurs cantiques d'amour entremêlés du nom d'Allah.
Les drapeaux de mille couleurs, les hampes chargées d'attributs et
d'armures, et çà et là les émirs et les cheiks en habits somptueux, aux
chevaux caparaçonnés, ruisselants d'or et de pierreries, ajoutaient à
cette marche un peu désordonnée tout l'éclat que l'on peut imaginer.
C'était aussi une chose fort pittoresque que les nombreux palanquins
des femmes, appareils singuliers, figurant un lit surmonté d'une
tente et posé en travers sur le dos d'un chameau. Des ménages entiers
semblaient groupés à l'aise avec enfants et mobilier dans ces
pavillons, garnis de tentures brillantes pour la plupart.

Vers les deux tiers de la journée, le bruit des canons de la
citadelle, les acclamations et les trompettes annoncèrent que le
_Mahmil_, espèce d'arche sainte qui renferme la robe de drap d'or de
Mahomet, était arrivé en vue de la ville. La plus belle partie de la
caravane, les cavaliers les plus magnifiques, les santons les plus
enthousiastes, l'aristocratie du turban, signalée par la couleur verte,
entourait ce palladium de l'islam. Sept ou huit dromadaires venaient
à la file, ayant la tête si richement ornée et empanachée, couverts
de harnais et de tapis si éclatants, que, sous ces ajustements qui
déguisaient leurs formes, ils avaient l'air des salamandres ou des
dragons qui servent de monture aux fées. Les premiers portaient de
jeunes timbaliers aux bras nus, qui levaient et laissaient tomber
leurs baguettes d'or du milieu d'une gerbe de drapeaux flottants
disposés autour de la selle. Ensuite venait un vieillard symbolique
à longue barbe blanche, couronné de feuillages, assis sur une espèce
de char doré, toujours à dos de chameau, puis le Mahmil, se composant
d'un riche pavillon en forme de tente carrée, couvert d'inscriptions
brodées, surmonté au sommet et à ses quatre angles d'énormes boules
d'argent.

De temps en temps, le Mahmil s'arrêtait, et toute la foule se
prosternait dans la poussière, en courbant le front sur les mains. Une
escorte de cavasses avait grand'peine à repousser les nègres, qui, plus
fanatiques que les autres musulmans, aspiraient à se faire écraser par
les chameaux; de larges volées de coups de bâton leur conféraient du
moins une certaine portion de martyre. Quant aux santons, espèces de
saints plus enthousiastes encore que les derviches et d'une orthodoxie
moins reconnue, on en voyait plusieurs qui se perçaient les joues avec
de longues pointes et marchaient ainsi couverts de sang; d'autres
dévoraient des serpents vivants, et d'autres encore se remplissaient
la bouche de charbons allumés. Les femmes ne prenaient que peu de part
à ces pratiques, et l'on distinguait seulement, dans la foule des
pèlerins, des troupes d'almées attachées à la caravane qui chantaient à
l'unisson leurs longues complaintes gutturales, et ne craignaient pas
de montrer sans voile leur visage tatoué de bleu et de rouge et leur
nez percé de lourds anneaux.

Nous nous mêlâmes, le peintre et moi, à la foule variée qui suivait le
Mahmil, criant: «Allah!» comme les autres aux diverses stations des
chameaux sacrés, lesquels, balançant majestueusement leur tête parée,
semblaient ainsi bénir la foule avec leur long col recourbé et leurs
hennissements étranges. A l'entrée de la ville, les salves de canon
recommencèrent, et l'on prît le chemin de la citadelle à travers les
rues, pendant que la caravane continuait d'emplir le Caire de ses
trente mille fidèles, qui avaient le droit désormais de prendre le
titre d'_hadjis_.

On ne tarda pas à gagner les grands bazars et cette immense rue
Salahieh, où les mosquées d'El-Hazar, d'El-Moyed et du Moristan
étalent leurs merveilles d'architecture et lancent au ciel des gerbes
de minarets entremêlés de coupoles. A mesure que l'on passait devant
chaque mosquée, le cortège s'amoindrissait d'une partie des pèlerins,
et des montagnes de babouches se formaient aux portes, chacun n'entrant
que les pieds nus. Cependant le Mahmil ne s'arrêtait pas; il s'engagea
dans les rues étroites qui montent à la citadelle, et y entra par la
porte du Nord, au milieu des troupes rassemblées et aux acclamations
du peuple réuni sur la place de Roumelieh. Ne pouvant pénétrer dans
l'enceinte du palais de Méhémet-Ali, palais neuf, bâti à la turque et
d'un assez médiocre effet, je me rendis sur la terrasse, d'où l'on
domine tout le Caire. On ne peut rendre que faiblement l'effet de cette
perspective, l'une des plus belles du monde; ce qui surtout saisit
l'œil sur le premier plan, c'est l'immense développement de la mosquée
du sultan Hassan, rayée et bariolée de rouge, et qui conserve encore
les traces de la mitraille française depuis la fameuse révolte du
Caire. La ville occupe devant vous tout l'horizon, qui se termine aux
verts ombrages de Choubrah; à droite, c'est toujours la longue cité
des tombeaux musulmans, la campagne d'Héliopolis et la vaste plaine du
désert arabique, interrompue par la chaîne du Mokatam; à gauche, le
cours du Nil aux eaux rougeâtres, avec sa maigre bordure de dattiers
et de sycomores; Boulaq au bord du fleuve, servant de port au Caire,
qui en est éloigné d'une demi-lieue; l'île de Roddah, verte et fleurie,
cultivée en jardin anglais et terminée par le bâtiment du Nilomètre,
en face des riantes maisons de campagne de Gizèh; au delà, enfin, les
pyramides, posées sur les derniers versants de la chaîne libyque,
et, vers le sud encore, à Saccarah, d'autres pyramides entremêlées
d'hypogées; plus loin, la forêt de palmiers qui couvre les ruines de
Memphis, et, sur la rive opposée du fleuve, en revenant vers la ville,
le vieux Caire, bâti par Amrou à la place de l'ancienne Babylone
d'Égypte, à moitié caché par les arches d'un immense aqueduc, au pied
duquel s'ouvre le Calish, qui côtoie la plaine des tombeaux de Karafeh.

Voilà l'immense panorama qu'animait l'aspect d'un peuple en fête
fourmillant sur les places et parmi les campagnes voisines. Mais déjà
la nuit était proche, et le soleil avait plongé son front dans les
sables de ce long ravin du désert d'Ammon que les Arabes appellent _mer
sans eau_; on ne distinguait plus au loin que le cours du Nil, où des
milliers de canges traçaient des réseaux argentés comme aux fêtes des
Ptolémées. Il faut redescendre, il faut détourner ses regards de cette
antiquité muette dont un sphinx, à demi disparu dans les sables, garde
les secrets éternels; voyons si les splendeurs et les croyances de
l'islam repeupleront suffisamment la double solitude du désert et des
tombes, ou s'il faut pleurer encore sur un poétique passé qui s'en va.
Ce moyen âge arabe, en retard de trois siècles, est-il prêt à crouler
à son tour, comme a fait l'antiquité grecque, au pied insoucieux des
monuments de Pharaon?

Hélas! en me retournant, j'apercevais au-dessus de ma tête les
dernières colonnes rouges du vieux palais de Saladin. Sur les débris de
cette architecture éblouissante de hardiesse et de grâce, mais frêle et
passagère, comme celle des génies, on a bâti récemment une construction
carrée, toute de marbre et d'albâtre, du reste sans élégance et sans
caractère, qui a l'air d'un marché aux grains, et qu'on prétend devoir
être une mosquée. Ce sera une mosquée en effet, comme la Madeleine est
une église: les architectes modernes ont toujours la précaution de
bâtir à Dieu des demeures qui puissent servir à autre chose quand on ne
croira plus en lui.

Cependant le gouvernement paraissait avoir célébré l'arrivée du Mahmil
à la satisfaction générale; le pacha et sa famille avaient reçu
respectueusement la robe du prophète rapportée de la Mecque, l'eau
sacrée du puits de Zemzem et autres ingrédients du pèlerinage; on
avait montré la robe au peuple à la porte d'une petite mosquée située
derrière le palais, et déjà l'illumination de la ville produisait
un effet magnifique du haut de la plate-forme. Les grands édifices
ravivaient au loin, par des illuminations, leurs lignes d'architecture
perdues dans l'ombre; des chapelets de lumières ceignaient les dômes
des mosquées, et les minarets revêtaient de nouveau ces colliers
lumineux que j'avais remarqués déjà; des versets du Coran brillaient
sur le front des édifices, tracés partout en verres de couleur. Je
me hâtai, après avoir admiré ce spectacle, de gagner la place de
l'Esbekieh, où se passait la plus belle partie de la fête.

Les quartiers voisins resplendissaient de l'éclat des boutiques; les
pâtissiers, les frituriers et les marchands de fruits avaient envahi
tous les rez-de-chaussée; les confiseurs étalaient des merveilles de
sucrerie sous forme d'édifices, d'animaux et autres fantaisies. Les
pyramides et les girandoles de lumières éclairaient tout comme en plein
jour; de plus, on promenait sur des cordes tendues de distance en
distance de petits vaisseaux illuminés, souvenir peut-être des fêtes
Isiaques, conservé comme tant d'autres par le bon peuple égyptien. Les
pèlerins, vêtus de blanc pour la plupart et plus hâlés que les gens du
Caire, recevaient partout une hospitalité fraternelle. C'est au midi
de la place, dans la partie qui touche au quartier franc, qu'avaient
lieu les principales réjouissances; des tentes étaient élevées partout,
non-seulement pour les cafés, mais aussi pour les _zikr_ ou réunions
de chanteurs dévots; de grands mâts pavoisés et supportant des lustres
servaient aux exercices des derviches tourneurs, qu'il ne faut pas
confondre avec les hurleurs, chacun ayant sa manière d'arriver à cet
état d'enthousiasme qui leur procure des visions et des extases: c'est
autour des mâts que les premiers tournaient sur eux-mêmes en criant
seulement d'un ton étouffé: _Allah zheyt_! c'est-à-dire: «Dieu vivant!»
Ces mâts, dressés au nombre de quatre sur la même ligne, s'appellent
_sârys_. Ailleurs, la foule se pressait pour voir des jongleurs,
des danseurs de corde, ou pour écouter les rapsodes (_sehayërs_)
qui récitent des portions du roman d'_Abou-Zeyd_. Ces narrations se
poursuivent chaque soir dans les cafés de la ville, et sont toujours,
comme nos feuilletons de journaux, interrompues à l'endroit le plus
saillant, afin de ramener le lendemain au même café des habitués avides
de péripéties nouvelles.

Les balançoires, les jeux d'adresse, les _caragheuz_ les plus variés
sous forme de marionnettes on d'ombres chinoises, achevaient d'animer
cette fête foraine, qui devait se renouveler deux jours encore
pour l'anniversaire de la naissance de Mahomet que l'on appelle
_El-Mouled-en-Neby_.

Le lendemain, dès le point du jour, je partais avec Abdallah pour le
bazar d'esclaves situé dans le quartier Soukel-Ezzi. J'avais choisi
un fort bel âne rayé comme un zèbre, et arrangé mon nouveau costume
avec quelque coquetterie. Parce qu'on va acheter des femmes, ce n'est
point une raison de leur faire peur. Les rires dédaigneux des négresses
m'avaient donné cette leçon.



XII--ABD-EL-KÉRIM


Nous arrivâmes à une maison fort belle, ancienne demeure sans doute
d'un _kachef_ ou d'un bey mamelouk, et dont le vestibule se prolongeait
en galerie avec colonnade sur un des côtés de la cour. Il y avait au
fond un divan de bois garni de coussins, où siégeait un musulman de
bonne mine, vêtu avec quelque recherche, qui égrenait nonchalamment
son chapelet de bois d'aloès. Un négrillon était en train de rallumer
le charbon du narghilé, et un écrivain cophte, assis à ses pieds,
servait sans doute de secrétaire.

--Voici, me dit Abdallah, le seigneur Ab-el-Kérim, le plus illustre des
marchands d'esclaves: il peut vous procurer des femmes fort belles,
s'il le veut; mais il est riche et les garde souvent pour lui.

Ab-el-Kérim me fit un gracieux signe de tête en portant la main sur sa
poitrine, et me dit: _Saba-el-kher_. Je répondis à ce salut par une
formule arabe analogue, mais avec un accent qui lui apprit mon origine.
Il m'invita toutefois à prendre place auprès de lui et fit apporter un
narghilé et du café.

--Il vous voit avec moi, me dit Abdallah, et cela lui donne bonne
opinion de vous. Je vais lui dire que vous venez vous fixer dans le
pays, et que vous êtes disposé à monter richement votre maison.

Les paroles d'Abdallah parurent faire une impression favorable sur
Abd-el-Kérim, qui m'adressa quelques mots de politesse en mauvais
italien.

La figure fine et distinguée, l'œil pénétrant et les manières
gracieuses d'Ab-el-Kérim faisaient trouver naturel qu'il fit les
honneurs de son palais, où pourtant il se livrait à un si triste
commerce. Il y avait chez lui un singulier mélange de l'affabilité d'un
prince et de la résolution impitoyable d'un forban. Il devait dompter
les esclaves par l'expression fixe de son œil mélancolique, et leur
laisser, même les ayant fait souffrir, le regret de ne plus l'avoir
pour maître.

--Il est bien évident, me disais-je, que la femme qui me sera vendue
ici aura été éprise d'Abd-el-Kérim.

N'importe; il y avait une fascination telle dans son regard, que je
compris qu'il n'était guère possible de ne pas faire affaire avec lui.

La cour carrée, où se promenait un grand nombre de Nubiens et
d'Abyssiniens, offrait partout des portiques et des galeries
supérieures d'une architecture élégante; de vastes moucharabys en
menuiserie tournée surplombaient un vestibule d'escalier décoré
d'arcades moresques, par lequel on montait à l'appartement des plus
belles esclaves.

Beaucoup d'acheteurs étaient entrés déjà et examinaient les noirs plus
ou moins foncés réunis dans la cour; on les faisait marcher, on leur
frappait le dos et la poitrine, on leur faisait tirer la langue. Un
seul de ces jeunes gens, vêtu d'un machlah rayé de jaune et de bleu,
avec les cheveux tressés et tombant à plat comme une coiffure du moyen
âge, portait au bras une lourde chaîne qu'il faisait résonner en
marchant d'un pas fier; c'était un Abyssinien de la nation des Gallas,
pris sans doute à la guerre.

Il y avait autour de la cour plusieurs salles basses, habitées par
des négresses, comme j'en avais vu déjà, insoucieuses et folles la
plupart, riant à tout propos; une autre femme cependant, drapée dans
une couverture jaune, pleurait en cachant son visage contre une colonne
du vestibule. La morne sérénité du ciel et les lumineuses broderies
que traçaient les rayons du soleil jetant de longs angles dans la cour
protestaient en vain contre cet éloquent désespoir; je m'en sentais le
cœur navré.

Je passai derrière le pilier, et, bien que sa figure fût cachée, je
vis que cette femme était presque blanche; un petit enfant se pressait
contre elle, à demi enveloppé dans le manteau.

Quoi qu'on fasse pour accepter la vie orientale, on se sent Français
... et sensible dans de pareils moments. J'eus un instant l'idée de la
racheter si je pouvais, et de lui donner la liberté.

--Ne faites pas attention à elle, me dit Abdallah; cette femme est
l'esclave favorite d'un effendi qui, pour la punir d'une faute,
l'envoie au marché, où l'on fait semblant de vouloir la vendre avec son
enfant. Quand elle aura passé quelques heures, son maître viendra la
reprendre et lui pardonnera sans doute.

Ainsi la seule esclave qui pleurait là pleurait à la pensée de perdre
son maître; les autres ne paraissaient s'inquiéter que de la crainte
de rester trop longtemps sans en trouver. Voilà qui parle, certes, en
faveur du caractère des musulmans. Comparez à cela le sort des esclaves
dans les pays américains! Il est vrai qu'en Égypte, c'est le fellah
seul qui travaille à la terre. On ménage les forces de l'esclave, qui
coûte cher, et on ne l'occupe guère qu'à des services domestiques.
Voilà l'immense différence qui existe entre l'esclave des pays turcs et
celui des pays chrétiens. Et, d'ailleurs, qui empêcherait les esclaves
trop maltraités de fuir dans le désert et de gagner la Syrie? Au
contraire, nos possessions à esclaves sont des îles ou des pays bien
gardés aux frontières. Quel droit avons-nous donc, au nom de nos idées
religieuses on philosophiques, de flétrir l'esclavage musulman!



XIII--LA JAVANAISE


Ab-el-Kérim nous avait quittés un instant pour répondre aux acheteurs
turcs; il revint à moi, et me dit qu'on était en train de faire
habiller les Abyssiniennes qu'il voulait montrer.

-Elles sont, dit-il, dans mon harem et traitées tout à fait comme les
personnes de ma famille; mes femmes les font manger avec elles. En
attendant, si vous voulez en voir de très-jeunes, on va en amener.

On ouvrit une porte, et une douzaine de petites filles cuivrées se
précipitèrent dans la cour comme des enfants en récréation. On les
laissa jouer sous la cage de l'escalier avec les canards et les
pintades, qui se baignaient dans la vasque d'une fontaine sculptée,
reste de la splendeur évanouie de l'okel.

Je contemplais ces jeunes filles aux yeux si grands et si noirs, vêtues
comme de petites sultanes, sans doute arrachées à leurs mères pour
satisfaire la débauche des riches habitants de la ville. Abdallah me
dit que plusieurs d'entre elles n'appartenaient pas au marchand, et
étaient mises en vente pour le compte de leurs parents, qui faisaient
exprès le voyage du Caire, et croyaient préparer ainsi à leurs enfants
la condition la plus heureuse.

--Sachez, du reste, ajouta t-il, qu'elles sont plus chères que les
femmes nubiles.

--_Queste fanciulle sono cucite[1]_ dit Abd-el-Kérim dans son italien
corrompu.

--Oh! l'on peut être tranquille et acheter avec confiance, observa
Abdallah d'un ton de connaisseur, les parents ont tout prévu.

--Eh bien, me disais-je en moi-même, je laisserai ces enfants à
d'autres; le musulman, qui vit selon sa loi, peut en toute conscience
répondre à Dieu du sort de ces pauvres petites âmes; mais, moi, si
j'achète une esclave, c'est avec la pensée qu'elle sera libre, même de
me quitter.

Abd-el-Kérim vint me rejoindre, et me fit monter dans la maison.
Abdallah resta discrètement an pied de l'escalier.

Dans une grande salle aux lambris sculptés qu'enrichissaient encore
des restes d'arabesques peintes et dorées, je vis rangées contre le
mur cinq femmes assez belles, dont le teint rappelait l'éclat du
bronze de Florence; leur figure était régulière, leur nez droit, leur
bouche petite; l'ovale parfait de leur tête, l'emmanchement gracieux
de leur col, la sérénité de leur physionomie leur donnaient l'air de
ces madones peintes d'Italie dont la couleur a jauni par le temps.
C'étaient des Abyssiniennes catholiques, des descendantes peut-être du
prêtre Jean ou de la reine Candace.

Le choix était difficile; elles se ressemblaient toutes, comme il
arrive dans ces races primitives. Abd-el-Kérim, me voyant indécis et
croyant qu'elles ne me plaisaient pas, en fit entrer une autre qui,
d'un pas indolent, alla prendre place près du mur.

Je poussai un cri d'enthousiasme; je venais de reconnaître l'œil en
amande, la paupière oblique des Javanaises, dont j'ai vu des peintures
en Hollande; comme carnation, cette femme appartenait évidemment à la
race jaune. Je ne sais quel goût de l'étrange et de l'imprévu, dont je
ne pus me défendre, me décida en sa faveur. Elle était fort belle, du
reste, et d'une solidité de formes qu'on ne craignait pas de laisser
admirer; l'éclat métallique de ses yeux, la blancheur de ses dents,
la distinction des mains et la longueur des cheveux d'un ton d'acajou
sombre, qu'on me fit voir en ôtant son tarbouch, ne laissaient rien à
objecter aux éloges qu'Abd-el-Kérim exprimait en s'écriant:

--_Bono! bono!_

Nous redescendîmes et nous causâmes, avec l'aide d'Abdallah. Cette
femme était arrivée la veille à la suite de la caravane, et n'était
chez Abd-el-Kérim que depuis ce temps. Elle avait été prise toute jeune
dans l'archipel indien par des corsaires de l'iman de Mascate.

--Mais, dis-je à Abdallah, si Abd-el-Kérim l'a mise hier avec ses
femmes....

--Eh bien? répondit le drogman en ouvrant des yeux étonnés.

Je vis que mon observation paraissait médiocre.

--Croyez-vous, dit Abdallah entrant enfin dans mon idée, que ses
femmes légitimes le laisseraient faire la cour à d'autres?... Et puis
un marchand, songez-y donc! Si cela se savait, il perdrait toute sa
clientèle.

C'était une bonne raison. Abdallah me jura de plus qu'Abd-el-Kérim,
comme bon musulman, avait dû passer la nuit en prières à la mosquée, vu
la solennité de la fête de Mahomet.

Il ne restait plus qu'à parler du prix. On demanda cinq bourses (six
cent vingt-cinq francs); j'eus l'idée d'offrir seulement quatre
bourses; mais, en songeant que c'était marchander une femme, ce
sentiment me parut bas. De plus, Abdallah me fit observer qu'un
marchand turc n'avait jamais deux prix.

Je demandai son nom.... J'achetais le nom aussi, naturellement.

--_Z'n'b'!_ dit Abd-el-Kérim.

--_Z'n'b'!_ répéta Abdallah avec un grand effort de contraction nasale.

Je ne pouvais pas comprendre que l'éternument de trois consonnes
représentât un nom. Il me fallut quelque temps pour deviner que cela
pouvait se prononcer Zeynab.

Nous quittâmes Abd-el-Kérim, après avoir donné des arrhes, pour aller
chercher la somme, qui reposait à mon compte chez un banquier du
quartier franc.

En traversant la place de l'Esbekieh, nous assistâmes à un spectacle
extraordinaire. Une grande foule était rassemblée pour voir la
cérémonie de la _dohza_. Le cheik ou l'émir de la caravane devait
passer à cheval sur le corps des derviches tourneurs et hurleurs qui
s'exerçaient depuis la veille autour des mâts et sous des tentes. Ces
malheureux s'étaient étendus à plat ventre sur le chemin de la maison
du cheik El-Bekry, chef de tous les derviches, située à l'extrémité sud
de la place, et formaient une chaussée humaine d'une soixantaine de
corps.

Cette cérémonie est regardée comme un miracle destiné à convaincre
les infidèles; aussi laisse-t-on volontiers les Francs se mettre aux
premières places. Un miracle public est devenu une chose assez rare,
depuis que l'homme s'est avisé, comme dit Henri Heine, de regarder
dans les manches du bon Dieu.... Mais celui-là, si c'en est un, est
incontestable. J'ai vu de mes yeux le vieux cheik des derviches,
couvert d'un benich blanc, avec un turban jaune, passer à cheval sur
les reins de soixante croyants pressés sans le moindre intervalle,
ayant les bras croisés sous leur tête. Le cheval était ferré. Ils se
relevèrent tous sur une ligne en chantant Allah!

Les esprits forts du quartier franc prétendent que c'est un phénomène
analogue à, celui qui faisait jadis supporter aux convulsionnaires
des coups de chenet dans l'estomac. L'exaltation où se mettent ces
gens développe une puissance nerveuse qui supprime le sentiment
et la douleur, et communique aux organes une force de résistance
extraordinaire.

Les musulmans n'admettent pas cette explication, et disent qu'on a
fait passer le cheval sur des verres et des bouteilles sans qu'il pût
rien casser.

Voilà ce que j'aurais voulu voir.

Il n'avait pas fallu moins qu'un tel spectacle pour me faire perdre
de vue un instant mon acquisition. Le soir même, je ramenais
triomphalement l'esclave voilée à ma maison du quartier cophte. Il
était temps, car c'était le dernier jour du délai que m'avait accordé
le cheik du quartier. Un domestique de l'okel la suivait avec un âne
chargé d'une grande caisse verte.

Abd-el-Kérim avait bien fait les choses. Il y avait dans le coffre deux
costumes complets.

--C'est à elle, me fit-il dire; cela lui vient d'un cheik de la Mecque
auquel elle a appartenu, et maintenant c'est à vous.

On ne peut pas voir certainement de procédé plus délicat.


[1] Il est difficile de rendre ou de traduire le sens de cette
observation.



III

LE HAREM



I--LE PASSÉ ET L'AVENIR


Je ne regrettais pas de m'être fixé pour quelque temps au Caire et
de m'être fait sous tous les rapports un citoyen de cette ville, ce
qui est le seul moyen sans nul doute de la comprendre et de l'aimer;
les voyageurs ne se donnent pas le temps, d'ordinaire, d'en saisir la
vie intime et d'en pénétrer les beautés pittoresques, les contrastes,
les souvenirs. C'est pourtant la seule ville orientale où l'on puisse
retrouver les couches bien distinctes de plusieurs âges historiques. Ni
Bagdad, ni Damas, ni Constantinople n'ont gardé de tels sujets d'études
et de réflexions. Dans les deux premières, l'étranger ne rencontre que
des constructions fragiles de briques et de terre sèche; les intérieurs
offrent seuls une décoration splendide, mais qui ne fut jamais établie
dans des conditions d'art sérieux et de durée; Constantinople, avec
ses maisons de bois peintes, se renouvelle tous les vingt ans et ne
conserve que la physionomie assez uniforme de ses dômes bleuâtres et
de ses minarets blancs. Le Caire doit à ses inépuisables carrières du
Mokatam, ainsi qu'à la sérénité constante de son climat, l'existence
de monuments innombrables; l'époque des califes, celle des soudans et
celle des sultans mamelouks se rapportent naturellement à des systèmes
variés d'architecture dont l'Espagne et la Sicile ne possèdent qu'en
partie les contre-épreuves ou les modèles. Les merveilles moresques
de Grenade et de Cordoue se retracent à chaque pas au souvenir, dans
les rues du Caire, par une porte de mosquée, une fenêtre, un minaret,
une arabesque, dont la coupe ou le style précise la date éloignée. Les
mosquées, à elles seules, raconteraient l'histoire entière de l'Égypte
musulmane, car chaque prince en a fait bâtir au moins une, voulant
transmetre à jamais le souvenir de son époque et de sa gloire; c'est
Amrou, c'est Hakem, c'est Touloun, Saladîn, Bibars ou Barkouk, dont les
noms se conservent ainsi dans la mémoire de ce peuple; cependant les
plus anciens de ces monuments n'offrent plus que des murs croulants et
des enceintes dévastées.

La mosquée d'Amrou, construite la première après la conquête de
l'Égypte, occupe un emplacement aujourd'hui désert entre la ville
nouvelle et la ville vieille. Rien ne défend plus contre la profanation
ce lieu si révéré jadis. J'ai parcouru la forêt de colonnes qui
soutient encore la voûte antique; j'ai pu monter dans la chaire
sculptée de l'iman, élevée l'an 94 de l'hégire, et dont on disait
qu'il n'y en avait pas une plus belle ni une plus noble après celle du
prophète; j'ai parcouru les galeries et reconnu, au centre de la cour,
la place où se trouvait dressée la tente du lieutenant d'Omar, alors
qu'il eut l'idée de fonder le vieux Caire.

Une colombe avait fait son nid au-dessus du pavillon; Amrou, vainqueur
de l'Égypte grecque, et qui venait de saccager Alexandrie, ne voulut
pas qu'on dérangeât le pauvre oiseau; cette place lui parut consacrée
par la volonté du ciel, et il fit construire d'abord une mosquée
autour de sa tente, puis autour de la mosquée une ville qui prit le
nom de _Fostat_, c'est-à-dire la _tente_. Aujourd'hui, cet emplacement
n'est plus même contenu dans la ville, et se trouve de nouveau, comme
les chroniques le peignaient autrefois, au milieu des vignes, des
jardinages et des _palmeraies_.

J'ai retrouvé, non moins abandonnée, mais à une autre extrémité du
Caire et dans l'enceinte des murs, près de Bab-el-Nasr, la mosquée du
calife Hakem, fondée trois siècles plus tard, mais qui se rattache au
souvenir de l'un des héros les plus étranges du moyen âge musulman.
Hakem, que nos vieux orientalistes appellent le _Chacamberille_, ne
se contenta pas d'être le troisième des califes africains, l'héritier
par la conquête des trésors d'Haroun-al-Raschid, le maître absolu de
l'Égypte et de la Syrie, le vertige des grandeurs et des richesses en
fit une sorte de Néron ou plutôt d'Héliogabale. Comme le premier, il
mit le feu à sa capitale dans un jour de caprice; comme le second, il
se proclama dieu et traça les règles d'une religion qui fut adoptée par
une partie de son peuple, et qui est devenue celle des Druses. Hakem
est le dernier révélateur, ou, si l'on veut, le dernier dieu qui se
soit produit au monde et qui conserve encore des fidèles plus ou moins
nombreux. Les chanteurs et les narrateurs des cafés du Caire racontent
sur lui mille aventures, et l'on m'a montré, sur une des cimes du
Mokatam, l'observatoire où il allait consulter les astres; car ceux qui
ne croient pas à sa divinité le peignent du moins comme un puissant
astronome.

Sa mosquée est plus ruinée encore que celle d'Amrou. Les murs
extérieurs et deux des tours ou minarets situés aux angles offrent
seuls des formes d'architecture qu'on peut reconnaître; c'est de
l'époque qui correspond aux plus anciens monuments d'Espagne.
Aujourd'hui, l'enceinte de la mosquée, toute poudreuse et semée de
débris, est occupée par des cordiers qui tordent leur chanvre dans ce
vaste espace, et dont le rouet monotone a succédé au bourdonnement des
prières. Mais l'édifice du fidèle Amrou est-il moins abandonné que
celui de Hakem l'hérétique, abhorré des vrais musulmans? La vieille
Égypte, oublieuse autant que crédule, a enseveli sous sa poussière bien
d'autres prophètes et bien d'autres dieux!

Aussi l'étranger n'a-t-il à redouter dans ce pays ni le fanatisme de
religion, ni l'intolérance de race des autres parties de l'Orient;
la conquête arabe n'a jamais pu transformer à ce point le caractère
des habitants: n'est-ce pas toujours, d'ailleurs, la terre antique
et maternelle où notre Europe, à travers le monde grec et romain,
sent remonter ses origines? Religion, morale, industrie, tout partait
de ce centre à la fois mystérieux et accessible, où les génies des
premiers temps ont puisé pour nous la sagesse. Ils pénétraient avec
terreur dans ces sanctuaires étranges où s'élaborait l'avenir des
hommes, et ressortaient plus tard, le front ceint de lueurs divines,
pour révéler à leurs peuples des traditions antérieures au déluge et
remontant aux premiers jours du monde. Ainsi Orphée, ainsi Moïse,
ainsi ce législateur bien connu de nous, que les Indiens appellent
Rama, emportaient un même fonds d'enseignement et de croyances, qui
devait se modifier selon les lieux et les races, mais qui partout
constituait des civilisations durables. Ce qui fait le caractère de
l'antiquité égyptienne, c'est justement cette pensée d'universalité
et même de prosélytisme que Rome n'a imitée depuis que dans l'intérêt
de sa puissance et de sa gloire. Un peuple qui fondait des monuments
indestructibles pour y graver tous les procédés de l'art et de
l'industrie, et qui parlait à la postérité dans une langue que la
postérité commence à comprendre, mérite certainement la reconnaissance
de tous les hommes.

Quand cette grande Alexandrie fut tombée, et sous les Sarrazins
eux-mêmes, c'était encore l'Égypte principalement qui conservait et
perfectionnait les sciences où puisa le monde chrétien; la domination
des mamelouks a éteint ses dernières clartés, et il faut remarquer
que cette sorte d'obscurantisme où l'Orient est tombé depuis trois
siècles, n'est pas le résultat du principe mahométan, mais spécialement
de l'influence turque. Le génie arabe, qui avait couvert le monde de
merveilles, a été étouffé sous ces dominateurs stupides; les anges de
l'islam ont perdu leurs ailes, les génies des _Mille et une Nuits_ ont
vu briser leurs talismans; une sorte de protestantisme aride et sombre
s'est étendu sur tous les peuples du Levant. Le Coran est devenu,
par l'interprétation turque, ce qu'était la Bible pour les puritains
d'Angleterre, un moyen de tout niveler. Les arts, les lettres et les
sciences ont disparu depuis ce temps; la poésie des mœurs et des
croyances primitives n'a laissé çà et là que de légères traces, et
c'est l'Égypte encore qui a conservé les plus profondes.

Aujourd'hui, ce peuple, opprimé si longtemps, ne vit que des idées
étrangères; il a besoin qu'on lui reporte les lumières éparses dont
il fut longtemps le foyer; mais avec quelle reconnaissance, avec
quelle application studieuse il s'empreint déjà et se fortifie de
tout ce qui vient d'Europe? Les chefs-d'œuvre de nos sciences et de
nos littératures sont traduits en arabe et multipliés aussitôt par
l'impression; des milliers de jeunes gens, élevés pour la guerre,
emploient à cette œuvre les loisirs de la paix. Faut-il désespérer de
cette race forte avec laquelle Méhémet-Ali avait dans ces derniers
temps renouvelé et reconquis l'ancien empire des califes, et qui, sans
l'intervention européenne, aurait en quelques jours renversé le trône
d'Othman? On peut prévoir déjà qu'à défaut de cette gloire militaire,
qui n'a laissé à l'Égypte que l'épuisement d'un grand effort trahi; la
civilisation et l'industrie occuperont les forces et les intelligences,
sollicitées à l'action dans un but différent. A Constantinople, les
institutions récentes sont stériles; au Caire, elles donneront de
grands résultats lorsque plusieurs années de paix auront développé la
prospérité naturelle.



II--LA VIE INTIME A L'ÉPOQUE DU KHAMSIN


J'ai mis à profit, en étudiant et en lisant le plus possible, les
longues journées d'inaction que m'imposait l'époque du khamsin. Depuis
le matin, l'air était brûlant et chargé de poussière. Pendant cinquante
jours, chaque fois que le vent du midi souffle, il est impossible de
sortir avant trois heures du soir, moment où se lève la brise qui vient
de la mer.

On se tient dans les chambres intérieures, revêtues de faïence ou de
marbre et rafraîchies par des jets d'eau; on peut encore passer sa
journée dans les bains, au milieu de ce brouillard tiède qui remplit
de vastes enceintes dont la coupole percée de trous ressemble à un
ciel étoilé. Ces bains sont la plupart de véritables monuments qui
serviraient très-bien de mosquées ou d'églises; l'architecture en est
byzantine, et les bains grecs en ont probablement fourni les premiers
modèles; il y a entre les colonnes sur lesquelles s'appuie la voûte
circulaire de petits cabinets de marbre, où des fontaines élégantes
sont consacrées aux ablutions froides. Vous pouvez tour à tour vous
isoler ou vous mêler à la foule, qui n'a rien de l'aspect maladif de
nos réunions de baigneurs, et se compose généralement d'hommes sains
et de belle race, drapés, à la manière antique, d'une longue étoffe de
lin. Les formes se dessinent vaguement à travers la brume laiteuse que
traversent les blancs rayons de la voûte, et l'on peut se croire dans
un paradis peuplé d'ombres heureuses. Seulement, le purgatoire vous
attend dans les salles voisines. Là sont les bassins d'eau bouillante
où le baigneur subit diverses sortes de cuisson; là se précipitent sur
vous ces terribles estafiers aux mains armées de gants de crin, qui
détachent de votre peau de longs rouleaux moléculaires dont l'épaisseur
vous effraye et vous fait craindre d'être usé graduellement comme
une vaisselle trop écurée. On peut, d'ailleurs, se soustraire à ces
cérémonies et se contenter du bien-être que procure l'atmosphère humide
de la grande salle du bain. Par un effet singulier, cette chaleur
artificielle délasse de l'autre; le feu terrestre de Phtha combat les
ardeurs trop vives du céleste Horus. Faut-il parler encore des délices
du massage et du repos charmant que l'on goûte sur ces lits disposés
autour d'une haute galerie à balustre qui domine la salle d'entrée des
bains? Le café, les sorbets, le narghilé, interrompent là ou préparent
ce léger sommeil de la méridienne si cher aux peuples du Levant.

Du reste, le vent du midi ne souffle pas continuellement pendant
l'époque du khamsin; il s'interrompt souvent des semaines entières,
et vous laisse littéralement respirer. Alors, la ville reprend son
aspect animé, la foule se répand sur les places et dans les jardins;
l'allée de Choubrah se remplit de promeneurs; les musulmanes voilées
vont s'asseoir dans les kiosques, au bord des fontaines et sur les
tombes entremêlées d'ombrages, où elles rêvent tout le jour entourées
d'enfants joyeux, et se font même apporter leurs repas. Les femmes
d'Orient ont deux grands moyens d'échapper à la solitude des harems:
c'est le cimetière, où elles ont toujours quelque être chéri à pleurer,
et le bain public, où la coutume oblige leurs maris de les laisser
aller une fois par semaine au moins.

Ce détail, que j'ignorais, a été pour moi la source de quelques
chagrins domestiques contre lesquels il faut bien que je prévienne
l'Européen qui serait tenté de suivre mon exemple. Je n'eus pas plus
tôt ramené du bazar l'esclave javanaise, que je me vis assailli d'une
foule de réflexions qui ne s'étaient pas encore présentées à mon
esprit. La crainte de la laisser un jour de plus parmi les femmes
d'Abd-el-Kérim avait précipité ma résolution, et, le dirai-je? le
premier regard jeté sur elle avait été tout-puissant.

Il y a quelque chose de très-séduisant dans une femme d'un pays
lointain et singulier, qui parle une langue inconnue, dont le costume
et les habitudes frappent déjà par l'étrangeté seule, et qui enfin
n'a rien de ces vulgarités de détail que l'habitude nous révèle chez
les femmes de notre patrie. Je subis quelque temps cette fascination
de couleur locale, je l'écoutais babiller, je la voyais étaler la
bigarrure de ses vêtements: c'était comme un oiseau splendide que je
possédais en cage; mais cette impression pouvait-elle toujours durer?

On m'avait prévenu que, si le marchand m'avait trompé sur les mérites
de l'esclave, s'il existait un vice rédhibitoire quelconque, j'avais
huit jours pour résilier le marché. Je ne songeais guère qu'il fût
possible à un Européen d'avoir recours à cette indigne clause, eût-il
même été trompé. Seulement, je vis avec peine que cette pauvre fille
avait sous le bandeau rouge qui ceignait son front une place brûlée
grande comme un écu de six livres à partir des premiers cheveux. On
voyait sur sa poitrine une autre brûlure de même forme, et, sur ces
deux marques, un tatouage qui représentait une sorte de soleil. Le
menton était aussi tatoué en fer de lance, et la narine gauche percée
de manière à recevoir un anneau. Quant aux cheveux, ils étaient rongés
par devant à partir des tempes et autour du front, et, sauf la partie
brûlée, ils tombaient ainsi jusqu'aux sourcils, qu'une ligne noire
prolongeait et réunissait selon la coutume. Quant aux bras et aux
pieds teints de couleur orange, je savais que c'était l'effet d'une
préparation de henné qui ne laissait aucune marque au bout de quelques
jours.

Que faire maintenant? Habiller une femme jaune à l'européenne, c'eût
été la chose la plus ridicule du monde. Je me bornai à lui faire signe
qu'il fallait laisser repousser les cheveux coupés en rond sur le
devant, ce qui parut l'étonner beaucoup; quant à la brûlure du front et
à celle de la poitrine, qui résultait probablement d'un usage de son
pays, car on ne voit rien de pareil en Égypte, cela pouvait se cacher
au moyen d'un bijou ou d'un ornement quelconque; il n'y avait donc pas
trop de quoi se plaindre, tout examen fait.



III--SOINS DU MÉNAGE


La pauvre enfant s'était endormie pendant que j'examinais sa chevelure
avec cette sollicitude de propriétaire qui s'inquiète de ce qu'on a
fait de coupes dans le bien qu'il vient d'acquérir. J'entendis Ibrahim
crier au dehors: _Ya, sidy!_ (eh! monsieur!) puis d'autres mots où je
compris que quelqu'un me rendait visite. Je sortis de la chambre et
je trouvai dans la galerie le juif Yousef qui voulait me parler. Il
s'aperçut que je ne tenais pas à ce qu'il entrât dans la chambre, et
nous nous promenâmes en fumant.

--J'ai appris, me dit-il, qu'on vous avait fait acheter une esclave;
j'en suis bien contrarié.

--Et pourquoi?

--Parce qu'on vous aura trompé ou volé de beaucoup: les drogmans
s'entendent toujours avec le marchand d'esclaves.

--Cela me paraît probable.

--Abdallah aura reçu au moins une bourse pour lui.

--Qu'y faire?

--Vous n'êtes pas au bout. Vous serez très-embarrassé de cette femme
quand vous voudrez partir, et il vous offrira de vous la racheter pour
peu de chose. Voilà ce qu'il est habitué à faire, et c'est pour cela
qu'il vous a détourné de conclure un mariage à la cophte; ce qui était
beaucoup plus simple et moins coûteux.

--Mais vous savez bien qu'après tout, j'avais quelque scrupule à faire
un de ces mariages qui veulent toujours une sorte de consécration
religieuse.

--Eh bien, que ne m'avez-vous dit cela? je vous aurais trouvé un
domestique arabe qui se serait marié pour vous autant de fois que vous
auriez voulu!

La singularité de cette proposition me fit partir d'un éclat de rire;
mais, quand on est au Caire, on apprend vite à ne s'étonner de rien.
Les détails que me donna Yousef m'apprirent qu'il se rencontrait
des gens assez misérables pour faire ce marché. La facilité qu'ont
les Orientaux de prendre femme et de divorcer à leur gré rend cet
arrangement possible, et la plainte de la femme pourrait seule le
révéler; mais, évidemment, ce n'est qu'un moyen d'éluder la sévérité du
pacha à l'égard des mœurs publiques. Toute femme qui ne vit pas seule
ou dans sa famille doit avoir un mari légalement reconnu, dût-elle
divorcer au bout de huit jours, à moins que, comme esclave, elle n'ait
un maître.

Je témoignai au juif Yousef combien une telle convention m'aurait
révolté.

--Bon! me dit-il, qu'importe?... avec des Arabes!

--Vous pourriez dire aussi avec des chrétiens.

--C'est un usage, ajouta-t-il, qu'ont introduit les Anglais, ils ont
tant d'argent!

--Alors, cela coûte cher?

--C'était cher autrefois; niais, maintenant, la concurrence s'y est
mise, et c'est à la portée de tous.

Voilà pourtant où aboutissent les réformes morales tentées ici. On
déprave toute une population pour éviter un mal certainement beaucoup
moindre. Il y a dix ans, le Caire avait des bayadères publiques
comme l'Inde, et des courtisanes comme l'antiquité. Les ulémas se
plaignirent, et ce fut longtemps sans succès, parce que le gouvernement
tirait un impôt assez considérable de ces femmes, organisées en
corporation, et dont le plus grand nombre résidaient hors de la ville,
à Matarée. Enfin les dévots du Caire offrirent de payer l'impôt en
question; ce fut alors que l'on exila toutes ces femmes à Esné, dans la
haute Égypte. Aujourd'hui, cette ville de l'ancienne Thébaïde est pour
les étrangers qui remontent le Nil une sorte de Capoue. Il y a là des
Laïs et des Aspasies qui mènent une grande existence, et qui se sont
enrichies particulièrement aux dépens de l'Angleterre. Elles ont des
palais, des esclaves, et pourraient se faire construire des pyramides
comme la fameuse Rhodope, si c'était encore la mode aujourd'hui
d'entasser des pierres sur son corps pour prouver sa gloire; elles
aiment mieux les diamants.

Je comprenais bien que le juif Yousef ne cultivait pas ma connaissance
sans quelque motif; l'incertitude que j'avais là-dessus m'avait empêché
déjà de l'avertir de mes visites aux bazars d'esclaves. L'étranger se
trouve toujours en Orient dans la position de l'amoureux naïf ou du
fils de famille des comédies de Molière. Il faut louvoyer entre le
Mascarille et le Sbrigani. Pour mettre fin à tout calcul possible, je
me plaignis de ce que le prix de l'esclave avait presque épuisé ma
bourse.

--Quel malheur! s'écria le juif; je voulais vous mettre de moitié
dans une affaire magnifique qui, en quelques jours, vous aurait rendu
dix fois votre argent. Nous sommes plusieurs amis qui achetons toute
la récolte des feuilles de mûrier aux environs du Caire, et nous la
revendrons en détail, le prix que nous voudrons, aux éleveurs de vers à
soie; mais il faut un peu d'argent comptant; c'est ce qu'il y a de plus
rare dans ce pays: le taux légal est de 24 pour 100. Pourtant, avec
des spéculations raisonnables, l'argent se multiplie.... Enfin n'en
parlons plus. Je vous donnerai seulement un conseil: vous ne savez pas
l'arabe; n'employez pas le drogman pour parler avec votre esclave; il
lui communiquerait de mauvaises idées sans que vous vous en doutiez, et
elle s'enfuirait quelque jour; cela s'est vu.

Ces paroles me donnèrent à réfléchir.

Si la garde d'une femme est difficile pour un mari, que ne sera-ce pas
pour un maître! C'est la position d'Arnolphe ou de Georges Dandin.
Que faire? L'eunuque et la duègne n'ont rien de sûr pour un étranger;
accorder tout de suite à une esclave l'indépendance des femmes
françaises, ce serait absurde dans un pays où les femmes, comme on
sait, n'ont aucun principe contre la plus vulgaire séduction. Comment
sortir de chez moi seul? et comment sortir avec elle dans un pays où
jamais femme ne s'est montrée au bras d'un homme? Comprend-on que je
n'eusse pas prévu tout cela?

Je fis dire par le juif à Mustafa de me préparer à dîner; je ne pouvais
pas évidemment mener l'esclave à la table d'hôte de l'hôtel _Domergue_.
Quant au drogman, il était allé attendre l'arrivée de la voiture de
Suez; car je ne l'occupais pas assez pour qu'il ne cherchât point à
promener de temps en temps quelque Anglais dans la ville. Je lui dis à
son retour que je ne voulais plus l'employer que pour certains jours,
que je ne garderais pas tout ce monde qui m'entourait, et qu'ayant une
esclave, j'apprendrais très-vite à échanger quelques mots avec elle, ce
qui me suffisait. Comme il s'était cru plus indispensable que jamais,
cette déclaration l'étonna un peu. Cependant il finit par bien prendre
la chose, et me dit que je le trouverais à l'hôtel _Waghorn_ chaque
fois que j'aurais besoin de lui.

Il s'attendait sans doute à me servir de truchement pour faire du moins
connaissance avec l'esclave; mais la jalousie est une chose si bien
comprise en Orient, la réserve est si naturelle dans tout ce qui a
rapport aux femmes, qu'il ne m'en parla même pas.

J'étais rentré dans la chambre où j'avais laissé l'esclave endormie.
Elle était réveillée et assise sur l'appui de la fenêtre, regardant
à droite et à gauche dans la rue, par les grilles latérales du
moucharaby. Il y avait, deux maisons plus loin, des jeunes gens en
costume turc de la réforme, officiers sans doute de quelque personnage,
et qui fumaient nonchalamment devant la porte. Je compris qu'il
existait un danger de ce côté. Je cherchais en vain dans ma tête un mot
qui pût lui faire comprendre qu'il n'était pas bien de regarder les
militaires dans la rue, mais je ne trouvais que cet universel _tayeb_
(très-bien), interjection optimiste bien digne de caractériser l'esprit
du peuple le plus doux de la terre, mais tout à fait insuffisante dans
la situation.

O femmes! avec vous tout change. J'étais heureux, content de tout. Je
disais _tayeb_ à tout propos, et l'Égypte me souriait. Aujourd'hui,
il me faut chercher des mots qui ne sont peut-être pas dans la langue
de ces nations bienveillantes. Il est vrai que j'avais surpris chez
quelques naturels un mot et un geste négatifs. Si une chose ne leur
plaît pas, ce qui est rare, ils vous disent: _Lah!_ en levant la main
négligemment à la hauteur du front. Mais comment dire d'un ton rude,
et toutefois avec un mouvement de main languissant: _Lah!_ Ce fut
cependant à quoi je m'arrêtai faute de mieux; après cela, je ramenai
l'esclave vers le divan, et je fis un geste qui indiquait qu'il était
plus convenable de se tenir là qu'à la fenêtre. Du reste, je lui fis
comprendre que nous ne tarderions pas à dîner.

La question maintenant était de savoir si je la laisserais découvrir
sa figure devant le cuisinier; cela me parut contraire aux usages.
Personne, jusque-là, n'avait cherché à la voir. Le drogman lui-même
n'était pas monté avec moi lorsque Abd-el-Kérim m'avait fait voir ses
femmes; il était donc clair que je me ferais mépriser en agissant
autrement que les gens du pays.

Quand le dîner fut prêt, Mustapha cria du dehors:

--_Sidi!_

Je sortis de la chambre; il me montra la casserole de terre contenant
une poule découpée dans du riz.

--_Bono! bono!_ lui dis-je.

Et je rentrai pour engager l'esclave à remettre son masque, ce quelle
fit.

Mustapha plaça la table, posa dessus une nappe de drap vert; puis,
ayant arrangé sur un plat sa pyramide de pilau, il apporta encore
plusieurs verdures sur de petites assiettes, et notamment des koulkas
découpés dans du vinaigre, ainsi que des tranches de gros oignons
nageant dans une sauce à la moutarde: cet ambigu n'avait pas mauvaise
mine. Ensuite il se retira discrètement.



IV--PREMIÈRES LEÇONS D'ARABE


Je fis signe à l'esclave de prendre une chaise (j'avais eu la faiblesse
d'acheter des chaises); elle secoua la tête, et je compris que mon idée
était ridicule à cause du peu de hauteur de la table. Je mis donc des
coussins à terre, et je pris place en l'invitant à s'asseoir de l'autre
côté; mais rien ne put la décider. Elle détournait la tête et mettait
la main sur sa bouche.

--Mon enfant, lui dis-je, est-ce que vous voulez vous laisser mourir de
faim?

Je sentais qu'il valait mieux parler, même avec la certitude de ne pas
être compris, que de se livrer à une pantomime ridicule. Elle répondit
quelques mots qui signifiaient probablement qu'elle ne comprenait pas,
et auxquels je répliquai: _Tayeb_. C'était toujours un commencement de
dialogue.

Lord Byron disait par expérience que le meilleur moyen d'apprendre une
langue était de vivre seul pendant quelque temps avec une femme; mais
encore faudrait-il y joindre quelques livres élémentaires; autrement,
on n'apprend que des substantifs, le verbe manque; ensuite il est bien
difficile de retenir des mots sans les écrire, et l'arabe ne s'écrit
pas avec nos lettres, ou du moins ces dernières ne donnent qu'une
idée imparfaite de la prononciation. Quant à apprendre l'écriture
arabe, c'est une affaire si compliquée à cause des élisions, que le
savant Volney avait trouvé plus simple d'inventer un alphabet mixte,
dont malheureusement les autres savants n'encouragèrent pas l'emploi.
La science aime les difficultés, et ne tient jamais à vulgariser
beaucoup l'étude: si l'on apprenait par soi-même, que deviendraient les
professeurs?

-Après tout, me dis-je, cette jeune fille, née à Java, suit peut-être
la religion hindoue; elle ne se nourrit sans doute que de fruits et
d'herbages.

Je fis un signe d'adoration, en prononçant d'un air interrogatif le
nom de Brahma; elle ne parut pas comprendre. Dans tous les cas, ma
prononciation eût été mauvaise sans doute. J'énumérai encore tout ce
que je savais de noms se rattachant à cette même cosmogonie; c'était
comme si j'eusse parlé français. Je commençais à regretter d'avoir
remercié le drogman; j'en voulais surtout au marchand d'esclaves de
m'avoir vendu ce bel oiseau doré sans me dire ce qu'il fallait lui
donner pour nourriture.

Je lui présentai simplement du pain, et du meilleur qu'on fît au
quartier franc; elle dit d'un ton mélancolique: _Mafisch!_ mot inconnu
dont l'expression m'attrista beaucoup. Je songeai alors à de pauvres
bayadères amenées à Paris il y a quelques années, et qu'on m'avait fait
voir dans une maison des Champs-Elysées. Ces Indiennes ne prenaient
que des aliments qu'elles avaient préparés elles-mêmes dans des vases
neufs. Ce souvenir me rassura un peu, et je résolus de sortir, après
mon repas, avec l'esclave pour éclaircir ce point.

La défiance que m'avait inspirée le juif pour mon drogman avait eu
pour second effet de me mettre en garde contre lui-même; voilà ce
qui m'avait conduit à cette position fâcheuse. Il s'agissait donc
de prendre pour interprète quelqu'un de sûr, afin du moins de faire
connaissance avec mon acquisition. Je songeai un instant à M. Jean,
le mamelouk, homme d'un âge respectable; mais le moyen de conduire
cette femme dans un cabaret? D'un autre côté, je ne pouvais pas la
faire rester dans la maison avec le cuisinier et le barbarin pour
aller chercher M. Jean. Et, eussé-je envoyé dehors ces deux serviteurs
hasardeux, était-il prudent de laisser une esclave seule dans un logis
fermé d'une serrure de bois?

Un son de petites clochettes retentit dans la rue; je vis à travers le
treillis un chevrier en sarrau bleu qui menait quelques chèvres du côté
du quartier franc. Je le montrai à l'esclave, qui me dit en souriant:
_Aioua!_ ce que je traduisis par _oui_.

J'appelai le chevrier, garçon de quinze ans, au teint hâlé, aux yeux
énormes, ayant, du reste, le gros nez et la lèvre épaisse des têtes de
sphinx, un type égyptien des plus purs. Il entra dans la cour avec ses
bêtes, et se mit à en traire une dans un vase de faïence neuve que je
fis voir à l'esclave avant qu'il s'en servît. Celle-ci répéta _aioua_,
et, du haut de la galerie, elle regarda, bien que voilée, le manége du
chevrier.

Tout cela était simple comme l'idylle, et je trouvai très-naturel
qu'elle lui adressât ces deux mots: _Talé bouckra_; je compris qu'elle
l'engageait sans doute à revenir le lendemain. Quand la tasse fut
pleine, le chevrier me regarda d'un air sauvage en criant:

_-At foulouz!_

J'avais assez cultivé les âniers pour savoir que cela voulait dire:
«Donne de l'argent.» Quand je l'eus payé, il cria encore: _Bakchis!_
autre expression favorite de l'Égyptien, qui réclame à tout propos le
pourboire. Je lui répondis: _Talé bouckra!_ comme avait dit l'esclave.
Il s'éloigna satisfait. Voilà comme on apprend les langues peu à peu.

Elle se contenta de boire son lait sans y vouloir mettre de pain;
toutefois, ce léger repas me rassura un peu; je craignais qu'elle ne
fût de cette race javanaise qui se nourrit d'une sorte de terre grasse
qu'on n'aurait peut-être pas pu se procurer au Caire. Ensuite j'envoyai
chercher des ânes et je fis signe à l'esclave de prendre son vêtement
de dessus (_milayeh_). Elle regarda avec un certain dédain ce tissu de
coton quadrillé, qui est pourtant fort bien porté au Caire, et me dit:

--_An' aouss habbarah!_

Comme on s'instruit! Je compris qu'elle espérait porter de la soie
au lieu de coton, le vêtement des grandes dames au lieu de celui des
simples bourgeoises, et je lui dis: _Lah! lah!_ en secouant la tête à
la manière des Égyptiens.



V---L'AIMABLE INTERPRÈTE


Je n'avais envie ni d'aller acheter un habbarah, ni de faire une simple
promenade; il m'était venu à l'idée qu'en prenant un abonnement au
cabinet de lecture français, la gracieuse madame Bonhomme voudrait
bien me servir de truchement pour une première explication avec ma
jeune captive. Je n'avais vu encore madame Bonhomme que dans la fameuse
représentation d'amateurs qui avait inauguré la saison au _teatro del
Cairo_; mais le vaudeville qu'elle avait joué lui prêtait à mes yeux
les qualités d'une excellente et obligeante personne. Le théâtre a cela
de particulier, qu'il vous donne l'illusion de connaître parfaitement
une inconnue. De là les grandes passions qu'inspirent les actrices,
tandis qu'on ne s'éprend guère, en général, des femmes qu'on n'a fait
que voir de loin.

Si l'actrice a ce privilège d'exposer à tous un idéal que l'imagination
de chacun interprète et réalise à son gré, pourquoi ne pas reconnaître
chez une jolie et, si vous voulez même, une vertueuse marchande, cette
fonction généralement bienveillante, et pour ainsi dire initiatrice,
qui ouvre à l'étranger des relations utiles et charmantes.

On sait à quel point le bon Yorick, inconnu, inquiet, perdu dans le
grand tumulte de la vie parisienne, fut ravi de trouver accueil chez
une aimable et complaisante gantière; mais combien une telle rencontre
n'est-elle pas plus utile encore dans une ville d'Orient!

Madame Bonhomme accepta avec toute la grâce et toute la patience
possibles le rôle d'interprète entre l'esclave et moi. Il y avait du
monde dans la salle de lecture, de sorte qu'elle nous fit entrer dans
un magasin d'articles de toilette et d'assortiment, qui était joint à
la librairie. Au quartier franc, tout commerçant vend de tout. Pendant
que l'esclave, étonnée, examinait avec ravissement les merveilles du
luxe européen, j'expliquais ma position à madame Bonhomme, qui, du
reste, avait elle-même une esclave noire à laquelle, de temps en temps,
je l'entendais donner des ordres en arabe.

Mon récit l'intéressa; je la priai de demander à l'esclave si elle
était contente de m'appartenir.

--_Aioua!_ répondit celle-ci.

A cette réponse affirmative, elle ajouta qu'elle serait bien contente
d'être vêtue comme une Européenne. Cette prétention fit sourire
madame Bonhomme, qui alla chercher un bonnet de tulle à rubans et le
lui ajusta sur la tête. Je dois avouer que cela ne lui allait pas
très-bien; la blancheur du bonnet lui donnait l'air malade.

-Mon enfant, lui dit madame Bonhomme, il faut rester comme tu es; le
tarbouch te sied beaucoup mieux.

Et, comme l'esclave renonçait au bonnet avec peine, elle lui alla
chercher un tatikos de femme grecque festonné d'or, qui, cette fois,
était du meilleur effet. Je vis bien qu'il y avait là une légère
intention de pousser à la vente; mais le prix était modéré, malgré
l'exquise délicatesse du travail.

Certain désormais d'une double bienveillance, je me fis raconter en
détail les aventures de cette pauvre fille. Cela ressemblait à toutes
les histoires d'esclaves possibles, à l'Andrienne de Térence, à
mademoiselle Aïssé.... Il est bien entendu que je ne me flattais pas
d'obtenir la vérité complète. Issue de nobles parents, enlevée toute
petite au bord de la mer, chose qui serait invraisemblable aujourd'hui
dans la Méditerranée, mais qui reste probable au point de vue des
mers du Sud. Et, d'ailleurs, d'où serait-elle venue? Il n'y avait pas
à douter de son origine malaise. Les sujets de l'empire ottoman ne
peuvent être vendus sous aucun prétexte. Tout ce qui n'est pas blanc ou
noir, en fait d'esclaves, ne peut donc appartenir qu'à l'Abyssinie ou à
l'archipel indien.

Elle avait été vendue à un cheik très-vieux du territoire de la Mecque.
Ce cheik étant mort, des marchands de la caravane l'avaient emmenée et
exposée en vente au Caire.

Tout cela était fort naturel, et je fus heureux de croire, en effet,
qu'elle n'avait pas eu d'autre possesseur avant moi que ce vénérable
cheik glacé par l'âge.

--Elle a bien dix-huit ans, me dit madame Bonhomme; mais elle est
très-forte, et vous l'auriez payée plus cher, si elle n'était pas d'une
race qu'on voit rarement ici. Les Turcs sont gens d'habitude, il leur
faut des Abyssiniennes ou des noires; soyez sûr qu'on l'a promenée de
ville en ville sans pouvoir s'en défaire.

--Eh bien, dis-je, c'est donc que le sort voulait que je passasse par
là. Il m'était réservé d'influer sur sa bonne ou sa mauvaise fortune.

Cette manière de voir, en rapport avec la fatalité orientale, fut
transmise à l'esclave, et me valut son assentiment.

Je lui fis demander pourquoi elle n'avait pas voulu manger le matin et
si elle était de la religion hindoue.

--Non, elle est musulmane, me dit madame Bonhomme après lui avoir
parlé; elle n'a pas mangé aujourd'hui, parce que c'est jour de jeûne
jusqu'au coucher du soleil.

Je regrettai qu'elle n'appartînt pas au culte brahmanique, pour lequel
j'ai toujours eu un faible; quant au langage, elle s'exprimait dans
l'arabe le plus pur, et n'avait conservé de sa langue primitive que le
souvenir de quelques chansons ou _pantouns_, que je me promis de lui
faire répéter.

--Maintenant, me dit madame Bonhomme, comment ferez-vous pour vous
entretenir avec elle?

--Madame, lui dis-je, je sais déjà un mot avec lequel on se montre
content de tout; indiquez-m'en seulement un autre qui exprime le
contraire. Mon intelligence suppléera au reste, en attendant que je
m'instruise mieux.

--Est-ce que vous en êtes déjà au chapitre des refus? me dit-elle.

--J'ai de l'expérience, répondis-je, il faut tout prévoir.

--Hélas! me dit tout bas madame Bonhomme, ce terrible mot, le voilà:
_Mafisch_! Cela comprend toutes les négations possibles.

Alors, je me souvins que l'esclave l'avait déjà prononcé avec moi.



VI--L'ÎLE DE RODDAH


Le consul général m'avait invité à faire une excursion dans les
environs du Caire. Ce n'était pas une offre à négliger, les consuls
jouissant de privilèges et de facilités sans nombre pour tout visiter
commodément. J'avais, en outre, l'avantage, dans cette promenade,
de pouvoir disposer d'une voiture européenne, chose rare dans le
Levant. Une voiture au Caire est un luxe d'autant plus beau, qu'il est
impossible de s'en servir pour circuler dans la ville; les souverains
et leurs représentants auraient seuls le droit d'écraser les hommes
et les chiens dans les rues, si l'étroitesse et la forme tortueuse de
ces dernières leur permettaient d'en profiter. Mais le pacha lui-même
est obligé de tenir ses remises près des portes, et ne peut se faire
voiturer qu'à ses diverses maisons de campagne; alors, rien n'est plus
curieux que de voir un coupé ou une calèche du dernier goût de Paris
ou de Londres portant sur le siège un cocher à turban, qui tient d'une
main son fouet et de l'autre sa longue pipe de cerisier.

Je reçus donc un jour la visite d'un janissaire du consulat, qui
frappa de grands coups à la porte avec sa grosse canne à pomme
d'argent, pour me faire honneur dans le quartier. Il me dit que j'étais
attendu au consulat pour l'excursion convenue. Nous devions partir le
lendemain au point du jour; mais le consul ne savait pas que, depuis
sa première invitation, mon logis de garçon était devenu un ménage,
et je me demandais ce que je ferais de mon aimable compagne pendant
une absence d'un jour entier. La mener avec moi eût été indiscret;
la laisser seule avec le cuisinier et le portier était manquer à la
prudence la plus vulgaire. Cela m'embarrassa beaucoup. Enfin je songeai
qu'il fallait ou se résoudre à acheter des eunuques, ou se confier à
quelqu'un. Je la fis monter sur un âne, et nous nous arrêtâmes bientôt
devant la boutique de M. Jean. Je demandai à l'ancien mamelouk s'il ne
connaissait pas quelque famille honnête à laquelle je pusse confier
l'esclave pour un jour. M. Jean, homme de ressources, m'indiqua un
vieux Cophte, nommé Mansour, qui, ayant servi plusieurs années dans
l'armée française, était digne de confiance sous tous les rapports.

Mansour avait été mamelouk comme M. Jean, mais des mamelouks de
l'armée française. Ces derniers, comme il me l'apprit, se composaient
principalement de Cophtes qui, lors de la retraite de l'expédition
d'Égypte, avaient suivi nos soldats. Le pauvre Mansour, avec plusieurs
de ses camarades, fut jeté à l'eau à Marseille par la populace pour
avoir soutenu le parti de l'empereur au retour des Bourbons; mais, en
véritable enfant du Nil, il parvint à se sauver à la nage et à gagner
un autre point de la côte.

Nous nous rendîmes chez ce brave homme, qui vivait avec sa femme dans
une vaste maison à moitié écroulée: les plafonds faisaient ventre et
menaçaient la tête des habitants; la menuiserie découpée des fenêtres
s'ouvrait par places comme une guipure déchirée. Des restes de meubles
et des haillons paraient seuls l'antique demeure, où la poussière et
le soleil causaient une impression aussi morne que peuvent le faire
la pluie et la boue pénétrant dans les plus pauvres réduits de nos
villes. J'eus le cœur serré en songeant que la plus grande partie de
la population du Caire habitait ainsi des maisons que les rats avaient
abandonnées déjà, comme peu sûres. Je n'eus pas un instant l'idée d'y
laisser l'esclave, mais je priai le vieux Cophte et sa femme de venir
chez moi. Je leur promettais de les prendre à mon service, quitte à
renvoyer l'un ou l'autre de mes serviteurs actuels. Du reste, à une
piastre et demie, ou quarante centimes par tête et par jour, il n'y
avait pas encore de prodigalité.

Ayant ainsi assuré la tranquillité de mon intérieur et opposé, comme
les tyrans habiles, une nation fidèle à deux peuples douteux qui
auraient pu s'entendre contre moi, je ne vis aucune difficulté à me
rendre chez le consul. Sa voiture attendait à la porte, bourrée de
comestibles, avec deux janissaires à cheval pour nous accompagner. Il y
avait avec nous, outre le secrétaire de légation, un grave personnage
en costume oriental, nommé le cheik Abou-Khaled, que le consul avait
invité pour nous donner des explications; il parlait facilement
l'italien, et passait pour un poëte des plus élégants et des plus
instruits dans la littérature arabe.

--C'est tout à fait, me dit le consul, un homme du temps passé. La
_réforme_ lui est odieuse, et pourtant il est difficile de voir un
esprit plus tolérant. Il appartient à cette génération d'Arabes
philosophes, _voltairiens_ même pour ainsi dire, toute particulière à
l'Égypte, et qui ne fut pas hostile à la domination française.

Je demandai au cheik s'il y avait, outre lui, beaucoup de poëtes au
Caire.

--Hélas! dit-il, nous ne vivons plus au temps où, pour une belle pièce
de vers, le souverain ordonnait qu'on remplît de sequins la bouche
du poëte, tant qu'elle en pouvait tenir. Aujourd'hui, nous sommes
seulement des bouches inutiles. A quoi servirait la poésie, sinon pour
amuser le bas peuple dans les carrefours?

--Et pourquoi, dis-je, le peuple ne serait-il pas lui-même un souverain
généreux?

--Il est trop pauvre, répondit le cheik, et, d'ailleurs, son ignorance
est devenue telle, qu'il n'apprécie plus que les romans délayés sans
art et sans souci de la pureté du style. Il suffit d'amuser les
habitués d'un café par des aventures sanglantes ou graveleuses. Puis, à
l'endroit le plus intéressant, le narrateur s'arrête, et dit qu'il ne
continuera pas l'histoire qu'on ne lui ait donné telle somme; mais il
rejette toujours le dénoûment au lendemain, et cela dure des semaines
entières.

--Eh! mais, lui dis-je, tout cela est comme chez nous!

--Quant aux illustres poëmes d'Antar ou d'Abou-Zeyd, continua le
cheik, on ne veut plus les écouter que dans les fêtes religieuses et
par habitude. Est-il même sûr que beaucoup en comprennent les beautés?
Les gens de notre temps savent à peine lire. Qui croirait que les
plus savants, entre ceux qui connaissent l'arabe littéraire, sont
aujourd'hui deux Français?

--Il veut parler, me dit le consul, du docteur Perron et de M. Fresnel,
consul de Djeddah. Vous avez pourtant, ajouta-t-il en se tournant vers
le cheik, beaucoup de saints ulémas à barbe blanche qui passent tout
leur temps dans les bibliothèques des mosquées?

--Est-ce apprendre, dit le cheik, que de rester toute sa vie, en fumant
son narghilé, à relire un petit nombre des mêmes livres, sous prétexte
que rien n'est plus beau et que la doctrine en est supérieure à toutes
choses? Autant vaut renoncer à notre passé glorieux et ouvrir nos
esprits à la science des Francs..., qui cependant ont tout appris de
nous!

Nous avions quitté l'enceinte de la ville, laissé à droite Boulaq et
les riantes villas qui l'entourent, et nous roulions dans une avenue
large et ombragée, tracée au milieu des cultures, qui traverse un
vaste terrain cultivé, appartenant à Ibrahim. C'est lui qui a fait
planter de dattiers, de mûriers et de figuiers de pharaon toute cette
plaine autrefois stérile, qui aujourd'hui semble un jardin. De grands
bâtiments servant de fabriques occupent le centre de ces cultures à
peu de distance du Nil. En les dépassant et tournant à droite, nous
nous trouvâmes devant une arcade par où l'on descend au fleuve pour se
rendre à l'île de Roddah.

Le bras du Nil semble en cet endroit une petite rivière qui coule parmi
les kiosques et les jardins. Des roseaux touffus bordent la rive, et
la tradition indique ce point comme étant celui où la fille du pharaon
trouva le berceau de Moïse. En se tournant vers le sud, on aperçoit
à droite le port du vieux Caire, à gauche les bâtiments du _Mekkias_
ou _Nilomètre_, entremêlés de minarets et de coupoles, qui forment la
pointe de l'île.

Cette dernière n'est pas seulement une délicieuse résidence princière,
elle est devenue aussi, grâce aux soins d'Ibrahim, le Jardin des
plantes du Caire. On peut penser que c'est justement l'inverse du
nôtre; au lieu de concentrer la chaleur par des serres, il faudrait
créer là des pluies, des froids et des brouillards artificiels pour
conserver les plantes de notre Europe. Le fait est que, de tous nos
arbres, on n'a pu élever encore qu'un pauvre petit chêne, qui ne
donne pas même de glands. Ibrahim a été plus heureux dans la culture
des plantes de l'Inde. C'est une tout autre végétation que celle de
l'Égypte, et qui se montre frileuse déjà dans cette latitude. Nous nous
promenâmes avec ravissement sous l'ombrage des tamarins et des baobabs;
des cocotiers à la tige élancée secouaient çà et là leur feuillage
découpé comme la fougère; mais, à travers mille végétations étranges,
j'ai distingué, comme infiniment gracieuses, des allées de bambous
formant rideau comme nos peupliers; une petite rivière serpentait parmi
les gazons, où des paons et des flamants roses brillaient au milieu
d'une foule d'oiseaux privés. De temps en temps, nous nous reposions
à l'ombre d'une espèce de saule pleureur, dont le tronc élevé, droit
comme un mât, répand autour de lui des nappes de feuillage fort
épaisses; on croit être ainsi dans une tente de soie verte, inondée
d'une douce lumière.

Nous nous arrachâmes avec peine à cet horizon magique, à cette
fraîcheur, à ces senteurs pénétrantes d'une autre partie du monde,
où il semblait que nous fussions transportés par miracle; mais, en
marchant au nord de l'île, nous ne tardâmes pas à rencontrer toute
une nature différente, destinée sans doute à compléter la gamme des
végétations tropicales. Au milieu d'un bois composé de ces arbres à
fleurs qui semblent des bouquets gigantesques, par des chemins étroits,
cachés sous des voûtes de lianes, on arrive à une sorte de labyrinthe
qui gravit des rochers factices, surmontés d'un belvédère. Entre les
pierres, au bord des sentiers, sur votre tête, à vos pieds, se tordent,
s'enlacent, se hérissent et grimacent les plus étranges reptiles du
monde végétal. On n'est pas sans inquiétude en mettant le pied dans
ces repaires de serpents et d'hydres endormis, parmi ces végétations
presque vivantes, dont quelques-uns parodient les membres humains et
rappellent la monstrueuse conformation des dieux polypes de l'Inde.

Arrivé au sommet, je fus frappé d'admiration eu apercevant dans tout
leur développement, au-dessus de Gizèh, qui borde l'autre côté du
fleuve, les trois pyramides nettement découpées dans l'azur du ciel.
Je ne les avais jamais si bien vues, et la transparence de l'air
permettait, quoiqu'à une distance de trois lieues, d'en distinguer tous
les détails.

Je ne suis pas de l'avis de Voltaire, qui prétend que les pyramides de
l'Égypte sont loin de valoir ses fours à poulets; il ne m'était pas
indifférent non plus d'être contemplé par quarante siècles; mais c'est
au point de vue des souvenirs du Caire et des idées arabes qu'un tel
spectacle m'intéressait dans ce moment-là, et je me hâtai de demander
au cheik, notre compagnon, ce qu'il pensait des quatre mille ans
attribués à ces monuments par la science européenne.

Le vieillard prit place sur le divan de bois du kiosque, et nous dit:

--Quelques auteurs pensent que les pyramides ont été bâties par le
roi _préadamite_ Gian-ben-Gian; mais, à en croire une tradition plus
répandue chez nous, il existait, trois cents ans avant le déluge, un
roi nommé Saurid, fils de Salahoc, qui songea une nuit que tout se
renversait sur la terre, les hommes tombant sur leur visage et les
maisons sur les hommes; les astres s'entre-choquaient dans le ciel, et
leurs débris couvraient le sol à une grande hauteur. Le roi s'éveilla
tout épouvanté, entra dans le temple du Soleil, et resta longtemps à
baigner ses joues et à pleurer, ensuite il convoqua les prêtres et les
devins. Le prêtre Akliman, le plus savant d'entre eux, lui déclara
qu'il avait fait lui-même un rêve semblable, «J'ai songé, dit il, que
j'étais avec vous sur une montagne, et que je voyais le ciel abaissé
au point qu'il approchait du sommet de nos têtes, et que le peuple
courait à vous en foule comme à son refuge; qu'alors vous éleviez les
mains au-dessus de vous et tâchiez de repousser le ciel pour l'empêcher
de s'abaisser davantage, et que, moi, vous voyant agir, je faisais
aussi de même. En ce moment, une voix sortit du soleil qui nous dit:
«Le ciel retournera en sa place ordinaire lorsque j'aurai fait trois
cents tours.» Le prêtre ayant parlé ainsi, le roi Saurid fit _prendre
les hauteurs_ des astres et rechercher quel accident ils promettaient.
On calcula qu'il devait y avoir d'abord un déluge d'eau et plus tard
un déluge de feu. Ce fut alors que le roi fit construire les pyramides
dans cette forme angulaire propre à soutenir même le choc des astres,
et poser ces pierres énormes, reliées par des pivots de fer et taillées
avec une précision telle, que ni le feu du ciel ni le déluge ne
pouvaient certes les pénétrer. Là devaient se réfugier, au besoin, le
roi et les grands du royaume, avec les livres et images des sciences,
les talismans et tout ce qu'il importait de conserver pour l'avenir de
la race humaine.»

J'écoutais cette légende avec grande attention, et je dis au consul
qu'elle me semblait beaucoup plus satisfaisante que la supposition
acceptée en Europe, que ces monstrueuses constructions auraient été
seulement des tombeaux.

--Mais, dis-je, comment les gens réfugiés dans les salles des pyramides
auraient-ils pu respirer?

--On y voit encore, reprit le cheik, des puits et des canaux qui se
perdent sous la terre. Certains d'entre eux communiquaient avec les
eaux du Nil, d'autres correspondaient à de vastes grottes souterraines;
les eaux entraient par des conduits étroits, puis ressortaient plus
loin, formant d'immenses cataractes, et remuant l'air continuellement
avec un bruit effroyable.

Le consul, homme positif, n'accueillait ces traditions qu'avec un
sourire; il avait profité de notre halte dans le kiosque pour faire
disposer sur une table les provisions apportées dans sa voiture, et les
_bostangis_ d'Ibrahim-Pacha venaient nous offrir, en outre, des fleurs
et des fruits rares, propres à compléter nos sensations asiatiques.

En Afrique, on rêve l'Inde comme en Europe on rêve l'Afrique; l'idéal
rayonne toujours au delà de notre horizon actuel. Pour moi, je
questionnais encore avec avidité notre bon cheik, et je lui faisais
raconter tous les récits fabuleux de ses pères. Je croyais avec lui au
roi Sanrid plus fermement qu'au Chéops des Grecs, à leur Chéphren et à
leur Mycérinus.

--Et qu'a-t-on trouvé, lui disais-je, dans les pyramides lorsqu'on les
ouvrit la première fois sous les sultans arabes?

--On trouva, dit-il, les statues et les talismans que le roi Saurid
avait établis pour la garde de chacune. Le garde de la pyramide
orientale était une idole d'écaillé noire et blanche, assise sur un
trône d'or, et tenant une lance qu'on ne pouvait regarder sans mourir.
L'esprit attaché à cette idole était une femme belle et rieuse, qui
apparaît encore de notre temps et fait perdre l'esprit à ceux qui la
rencontrent. Le garde de la pyramide occidentale était une idole de
pierre rouge, armée aussi d'une lance, ayant sur la tête un serpent
entortillé; l'esprit qui le servait avait la forme d'un vieillard
nubien, portant un panier sur sa tête et dans ses mains un encensoir.
Quant à la troisième pyramide, elle avait pour garde une petite idole
de basalte, avec le socle de même, qui attirait à elle tous ceux qui
la regardaient sans qu'ils pussent s'en détacher. L'esprit apparaît
encore sous la forme d'un jeune homme sans barbe et nu. Quant aux
autres pyramides de Saccarah, chacune aussi a son spectre: l'un est un
vieillard basané et noirâtre, avec la barbe courte; l'autre est une
jeune femme noire, avec un enfant noir, qui, lorsqu'on la regarde,
montre de longues dents blanches et des yeux blancs; un autre a la tête
d'un lion avec des cornes; un autre a l'air d'un berger vêtu de noir,
tenant un bâton; un autre enfin apparaît sons la forme d'un religieux
qui sort de la mer et qui se mire dans ses eaux. Il est dangereux de
rencontrer ces fantômes à l'heure de midi.

--Ainsi, dis-je, l'Orient a les spectres du jour, comme nous avons ceux
de la nuit?

--C'est qu'en effet, observa le consul, tout le monde doit dormir à
midi dans ces contrées, et ce bon cheik nous fait des contes propres à
appeler le sommeil.

--Mais, m'écriai-je, tout cela est-il plus extraordinaire que tant
de choses naturelles qu'il nous est impossible d'expliquer? Puisque
nous croyons bien à la création, aux anges, au déluge, et que nous ne
pouvons douter de la marche des astres, pourquoi n'admettrions-nous pas
qu'à ces astres sont attachés des esprits, et que les premiers hommes
ont pu se mettre en rapport avec eux par le culte et par les monuments?

--Tel était, en effet, le but de la magie primitive, dit le cheik; ces
talismans et ces figures ne prenaient force que de leur consécration
à chacune des planètes et des signes combinés avec leur lever et leur
déclin. Le prince des prêtres s'appelait _Kater_, c'est-à-dire maître
des influences. Au-dessous de lui, chaque prêtre avait un astre à
servir seul, comme _Pharouïs_ (Saturne), _Rhaouïs_ (Jupiter) et les
autres. Aussi, chaque matin, le Kater disait-il à un prêtre: «Où est à
présent l'astre que tu sers?» Celui-ci répondait:«Il est en tel signe,
tel degré, telle minute;» et, d'après un calcul préparé, on écrivait
ce qu'il était à propos de faire ce jour-là. La première pyramide
avait donc été réservée aux princes et à leur famille; la seconde dut
renfermer les idoles des astres et les tabernacles des corps célestes,
ainsi que les livres d'astrologie, d'histoire et de science; là aussi,
les prêtres devaient trouver refuge. Quant à la troisième, elle n'était
destinée qu'à la conservation des cercueils de rois et de prêtres,
et, comme elle se trouva bientôt insuffisante, on fit construire les
pyramides de Saccarah et de Daschour. Le but de la solidité employée
dans les constructions était d'empêcher la destruction des corps
embaumés qui, selon les idées du temps, devaient renaître au bout d'une
certaine révolution des astres dont on ne précise pas au juste l'époque.

--En admettant cette donnée, dit le consul, il y a des momies qui
seront bien étonnées, un jour, de se réveiller sous un vitrage de musée
ou dans le cabinet de curiosités d'un anglais.

--Au fond, observai-je, ce sont de vraies chrysalides humaines dont
le papillon n'est pas encore sorti. Qui nous dit qu'il n'éclora pas
quelque jour? J'ai toujours regardé comme impies la mise à nu et la
dissection des momies de ces pauvres Égyptiens. Comment cette foi
consolante et invincible de tant de générations accumulées n'a-t-elle
pas désarmé la sotte curiosité européenne? Nous respectons les morts
d'hier; mais les morts ont-ils un âge?

--C'étaient des infidèles, dit le cheik.

--Hélas! dis-je, à cette époque, ni Mahomet ni Jésus n'étaient nés.

Nous discutâmes quelque temps sur ce point, où je m'étonnais de voir
un musulman imiter l'intolérance catholique. Pourquoi les enfants
d'Ismaël maudiraient-ils l'antique Égypte, qui n'a réduit en esclavage
que la race d'Isaac? A vrai dire, pourtant, les musulmans respectent
en général les tombeaux et les monuments sacrés des divers peuples, et
l'espoir seul de trouver d'immenses trésors engagea un calife à faire
ouvrir les pyramides. Leurs chroniques rapportent qu'on trouva, dans la
salle dite du Roi, une statue d'homme de pierre noire et une statue de
femme de pierre blanche debout sur une table, l'un tenant une lance
et l'autre un arc. Au milieu de la table était un vase hermétiquement
fermé, qui, lorsqu'on l'ouvrit, se trouva plein de sang encore frais.
Il y avait aussi un coq d'or rouge émaillé d'hyacinthes qui fit un
cri et battit des ailes lorsqu'on entra. Tout cela rentre un peu dans
_les Mille et une Nuits_; mais qui empêche de croire que ces chambres
aient contenu des talismans et des figures cabalistiques! Ce qui est
certain, c'est que les modernes n'y ont pas trouvé d'autres ossements
que ceux d'un bœuf. Le prétendu sarcophage de la chambre du Roi était
sans doute une cuve pour l'eau lustrale. D'ailleurs, n'est-il pas plus
absurde, comme l'a remarqué Volney, de supposer qu'on ait entassé tant
de pierres pour y loger un cadavre de cinq pieds?



VII--LE HAREM DU VICE-ROI


Nous reprîmes bientôt notre promenade, et nous allâmes visiter un
charmant palais orné de rocailles où les femmes du vice-roi viennent
habiter quelquefois l'été. Des parterres à la turque, représentant les
dessins d'un tapis, entourent cette résidence, où l'on nous laissa
pénétrer sans difficulté. Les oiseaux manquaient à la cage, et il
n'y avait de vivant dans les salles que des pendules à musique, qui
annonçaient chaque quart d'heure par un petit air de serinette tiré
des opéras français. La distribution d'un harem est la même dans tous
les palais turcs, et j'en avais déjà vu plusieurs. Ce sont toujours de
petits cabinets entourant de grandes salles de réunion, avec des divans
partout, et, pour tous meubles, de petites tables incrustées d'écaille;
des enfoncements découpés en ogives çà et là dans la boiserie servent à
serrer les narghilés, vases de fleurs et tasses à café. Trois ou quatre
chambres seulement, décorées à l'européenne, contiennent quelques
meubles de pacotille qui feraient l'orgueil d'une loge de portier; mais
ce sont des sacrifices au progrès, des caprices de favorite peut-être,
et aucune de ces choses n'est pour elles d'un usage sérieux.

Mais ce qui manque en général aux harems les plus princiers, ce sont
des lits.

--Où couchent donc, disais-je au cheik, ces femmes et leurs esclaves?

--Sur les divans.

--Et n'ont-elles pas de couvertures?

--Elles donnent tout habillées. Cependant il y a des couvertures de
laine ou de soie pour l'hiver.

--Je ne vois pas dans tout cela quelle est la place du mari?

--Eh bien, mais le mari couche dans sa chambre, les femmes dans les
leurs, et les esclaves (_odaleuk_) sur les divans des grandes salles.
Si les divans et les coussins ne semblent pas commodes pour dormir, on
fait disposer des matelas dans le milieu de la chambre, et l'on dort
ainsi.

--Tout habillé?

--Toujours, mais en ne conservant que les vêtements les plus simples,
le pantalon, une veste, une robe. La loi défend aux hommes, ainsi
qu'aux femmes, de se découvrir les uns devant les autres à partir de
la gorge. Le privilège du mari est de voir librement la figure de ses
épouses; si sa curiosité l'entraîne plus loin, ses yeux sont maudits:
c'est un texte formel.

--Je comprends alors, dis-je, que le mari ne tienne pas absolument à
passer la nuit dans une chambre remplie de femmes habillées, et qu'il
aime autant dormir dans la sienne; mais, s'il emmène avec lui deux ou
trois de ces dames....

--Deux ou trois! s'écria le cheik avec indignation; quels chiens
croyez-vous que seraient ceux qui agiraient ainsi? Dieu vivant! est-il
une seule femme, même infidèle, qui consentirait à partager avec une
autre l'honneur de dormir près de son mari? Est-ce ainsi que l'on fait
en Europe?

--En Europe? répondis-je. Non, certainement; mais les chrétiens n'ont
qu'une femme, et ils supposent que les Turcs, en ayant plusieurs,
vivent avec elles comme avec une seule.

--S'il y avait, me dit le cheik, des musulmans assez dépravés pour
agir comme le supposent les chrétiens, leurs épouses légitimes
demanderaient aussitôt le divorce, et les esclaves elles-mêmes auraient
le droit de les quitter.

--Voyez, dis-je au consul quelle est encore l'erreur de l'Europe
touchant les coutumes de ces peuples. La vie des Turcs est pour nous
l'idéal de la puissance et du plaisir, et je vois qu'ils ne sont pas
seulement maîtres chez eux.

--Presque tous, me répondit le consul, ne vivent, en réalité, qu'avec
une seule femme. Les filles de bonne maison en font presque toujours
une condition de leur alliance. L'homme assez riche pour nourrir et
entretenir convenablement plusieurs femmes, c'est-à-dire donner à
chacune un logement à part, une servante et deux vêtements complets
par année, ainsi que tous les mois une somme fixée pour son entretien,
peut, il est vrai, prendre jusqu'à quatre épouses; mais la loi l'oblige
à consacrer à chacune un jour de la semaine, ce qui n'est pas toujours
fort agréable. Songez aussi que les intrigues de quatre femmes, à peu
près égales en droits, lui feraient l'existence la plus malheureuse, si
ce n'était un homme très-riche et très-haut placé. Chez ces derniers,
le nombre des femmes est un luxe comme celui des chevaux; mais ils
aiment mieux, en général, se borner à une épouse légitime et avoir de
belles esclaves, avec lesquelles encore ils n'ont pas toujours les
relations les plus faciles, surtout si leurs femmes sont d'une grande
famille.

--Pauvres Turcs! m'écriai-je, comme on les calomnie! Mais, s'il s'agit
simplement d'avoir çà et là des maîtresses, tout homme riche en Europe
a les mêmes facilités.

--Ils en ont de plus grandes, me dit le consul. En Europe, les
institutions sont farouches sur ces points-là; mais les mœurs prennent
bien leur revanche. Ici, la religion, qui règle tout, domine à la
fois l'ordre social et l'ordre moral, et, comme elle ne commande
rien d'impossible, on se fait un point d'honneur de l'observer. Ce
n'est pas qu'il n'y ait des exceptions; cependant elles sont rares,
et n'ont guère pu se produire que depuis la réforme. Les dévots de
Constantinople furent indignés contre Mahmoud, parce qu'on apprit
qu'il avait fait construire une salle de bain magnifique où il pouvait
assister à la toilette de ses femmes; mais la chose est très-peu
probable, et ce n'est sans doute qu'une invention des Européens.

Nous parcourions, causant ainsi, les sentiers pavés de cailloux ovales
formant des dessins blancs et noirs et ceints d'une haute bordure
de buis taillé; je voyais en idée les blanches cadines se disperser
dans les allées, traîner leurs babouches sur le pavé de mosaïque,
et s'assembler dans les cabinets de verdure où de grands ifs se
découpaient en balustres et en arcades; des colombes s'y posaient
parfois comme les âmes plaintives de cette solitude, et je songeais
qu'un Turc, au milieu de tout cela, ne pouvait poursuivre que le
fantôme du plaisir. L'Orient n'a plus de grands amoureux ni de grands
voluptueux même; l'amour idéal de Medjnoun ou d'Antar est oublié des
musulmans modernes, et l'inconstante ardeur de don Juan leur est
inconnue. Ils ont de beaux palais sans aimer l'art; de beaux jardins
sans aimer la nature; de belles femmes sans comprendre l'amour. Je ne
dis pas cela pour Méhémet-Ali, Macédonien d'origine, et qui, en mainte
occasion, a montré l'âme d'Alexandre; mais je regrette que son fils et
lui n'aient pu rétablir en Orient la prééminence de la race arabe, si
intelligente, si chevaleresque autrefois. L'esprit turc les gagne d'un
côté, l'esprit européen de l'autre; c'est un médiocre résultat de tant
d'efforts!

Nous retournâmes au Caire après avoir visité le bâtiment du Nilomètre,
où un pilier gradué, anciennement consacré à Sérapis, plonge dans
un bassin profond et sert à constater la hauteur des inondations de
chaque année. Le consul voulut nous mener encore au cimetière de la
famille du pacha. Voir le cimetière après le harem, c'était une triste
comparaison à faire; mais, en effet, la critique de la polygamie est
là. Ce cimetière, consacré aux seuls enfants de cette famille, a l'air
d'être celui d'une ville. Il y a là plus de soixante tombes, grandes
et petites, neuves pour la plupart, et composées de cippes de marbre
blanc. Chacun de ces cippes est surmonté soit d'un turban, soit
d'une coiffure de femme, ce qui donne à toutes les tombes turques un
caractère de réalité funèbre; il semble que l'on marche à travers une
foule pétrifiée. Les plus importants de ces tombeaux sont drapés de
riches étoffes et portent des turbans de soie et de cachemire: là,
l'illusion est plus poignante encore.

Il est consolant de penser que, malgré toutes ces pertes, la famille
du pacha est encore assez nombreuse. Du reste, la mortalité des
enfants turcs en Égypte paraît un fait aussi ancien qu'incontestable.
Ces fameux mamelouks, qui dominèrent le pays si longtemps, et qui y
faisaient venir les plus belles femmes du monde, n'ont pas laissé un
seul rejeton.



VIII--LES MYSTÈRES DU HAREM


Je méditais sur ce que j'avais entendu.

Voilà donc une illusion qu'il faut perdre encore: les délices du
harem, la toute-puissance du mari ou du maître, des femmes charmantes
s'unissant pour faire le bonheur d'un seul! la religion ou les coutumes
tempèrent singulièrement cet idéal, qui a séduit tant d'Européens. Tous
ceux qui, sur la foi de nos préjugés, avaient compris ainsi la vie
orientale, se sont vus découragés en bien peu de temps. La plupart des
Francs entrés jadis au service du pacha, qui, par une raison d'intérêt
ou de plaisir, ont embrassé l'islamisme, sont rentrés aujourd'hui sinon
dans le giron de l'Eglise, au moins dans les douceurs de la monogamie
chrétienne.

Pénétrons-nous bien de cette idée, que la femme mariée, dans tout
l'empire turc, a les mêmes privilèges que chez nous, et qu'elle peut
même empêcher son mari de prendre une seconde femme, en faisant de
ce point une clause de son contrat de mariage. Et, si elle consent à
habiter la même maison qu'une autre femme, elle a le droit de vivre
à part, et ne concourt nullement, comme on le croit, à former des
tableaux gracieux avec les esclaves sous l'œil d'un maître et d'un
époux. Gardons-nous de penser que ces belles dames consentent même à
chanter ou à danser pour divertir leur seigneur. Ce sont des talents
qui leur paraissent indignes d'une femme honnête; mais chacun a le
droit de fore venir dans son harem des almées et des ghawasies, et d'en
donner le divertissement à ses femmes. Il faut aussi que le maître d'un
sérail se garde bien de se préoccuper des esclaves qu'il a données à
ses épouses, car elles sont devenues leur propriété personnelle; et,
s'il lui plaisait d'en acquérir pour son usage, il ferait sagement de
les établir dans une autre maison, bien que rien ne l'empêche d'user de
ce moyen d'augmenter sa postérité.

Maintenant, il faut qu'on sache aussi que, chaque maison étant divisée
en deux parties tout à fait séparées, l'une consacrée aux hommes et
l'autre aux femmes, il y a bien un maître d'un côté, mais de l'autre
une maîtresse. Cette dernière est la mère ou la belle-mère, ou l'épouse
la plus ancienne ou celle qui a donné le jour à l'aîné des enfants. La
première femme s'appelle _la grande dame_, et la seconde _le perroquet
(durrah)_. Dans le cas où les femmes sont nombreuses, ce qui n'existe
que pour les grands, le harem est une sorte de couvent où domine une
règle austère. On s'y occupe principalement d'élever les enfants, de
faire quelques broderies et de diriger les esclaves dans les travaux
du ménage. La visite du mari se fait en cérémonie, ainsi que celle
des proches parents, et, comme il ne mange pas avec ses femmes, tout
ce qu'il peut faire pour passer le temps est de fumer gravement son
narghilé et de prendre du café ou des sorbets. Il est d'usage qu'il
se fasse annoncer quelque temps à l'avance. De plus, s'il trouve des
pantoufles à la porte du harem, il se garde bien d'entrer, car c'est
signe que sa femme ou ses femmes reçoivent la visite de leurs amies, et
leurs amies restent souvent un ou deux jours.

Pour ce qui est de la liberté de sortir et de faire des visites, on
ne peut guère la contester à une femme de naissance libre. Le droit
du mari se borne à la faire accompagner par des esclaves; mais cela
est insignifiant comme précaution, à cause de la facilité qu'elles
auraient de les gagner ou de sortir sous un déguisement, soit du bain,
soit de la maison d'une de leurs amies, tandis que les surveillants
attendraient à la porte. Le masque et l'uniformité des vêtements leur
donneraient, en réalité, plus de liberté qu'aux Européennes, si elles
étaient disposées aux intrigues. Les contes joyeux narrés le soir dans
les cafés roulent souvent sur des aventures d'amants qui se déguisent
en femmes pour pénétrer dans un harem. Rien n'est plus aisé, en effet;
seulement, il faut dire que ceci appartient plus à l'imagination
arabe qu'aux mœurs turques, qui dominent dans tout l'Orient depuis
deux siècles. Ajoutons encore que le musulman n'est point porté à
l'adultère, et trouverait révoltant de posséder une femme qui ne serait
pas entièrement à lui.

Quant aux bonnes fortunes des chrétiens, elles sont rares. Autrefois,
il y avait un double danger de mort; aujourd'hui, la femme seule peut
risquer sa vie, mais seulement au cas de flagrant délit dans la maison
conjugale. Autrement, le cas d'adultère n'est qu'une cause de divorce
et de punition quelconque.

La loi musulmane n'a donc rien qui réduise, comme on l'a cru, les
femmes à un état d'esclavage et d'abjection. Elles héritent, elles
possèdent personnellement, comme partout, et en dehors même de
l'autorité du mari. Elles ont le droit de provoquer le divorce pour
des motifs réglés par la loi. Le privilège du mari est, sur ce point,
de pouvoir divorcer sans donner de raisons. Il lui suffit de dire à sa
femme devant trois témoins: «Tu es divorcée;» et elle ne peut dès lors
réclamer que le douaire stipulé dans son contrat de mariage. Tout le
monde sait que, s'il voulait la reprendre ensuite, il ne le pourrait
que si elle s'était remariée dans l'intervalle et fût devenue libre
depuis. L'histoire du _hulta_, qu'on appelle en Égypte _musthilla_, et
qui joue le rôle d'épouseur intermédiaire, se renouvelle quelquefois
pour les gens riches seulement. Les pauvres, se mariant sans contrat
écrit, se quittent et se reprennent sans difficulté. Enfin, quoique
ce soient surtout les grands personnages qui, par ostentation ou par
goût, usent de la polygamie, il y a au Caire de pauvres diables qui
épousent plusieurs femmes afin de vivre du produit de leur travail.
Ils ont ainsi trois ou quatre ménages dans la ville, qui s'ignorent
parfaitement l'un l'autre. La découverte de ces mystères amène
ordinairement des disputes comiques et l'expulsion du paresseux fellah
des divers foyers de ses épouses; car, si la loi lui permet plusieurs
femmes, elle lui impose, d'un autre côté, l'obligation de les nourrir.



IX--LA LEÇON DE FRANÇAIS


J'ai retrouvé mon logis dans l'état où je l'avais laissé: le vieux
Cophte et sa femme s'occupant à tout mettre en ordre, l'esclave dormant
sur un divan, les coqs et les poules, dans la cour, becquetant du
maïs, et le barbarin, qui fumait au café d'en face, m'attendant fort
exactement. Par exemple, il fut impossible de retrouver le cuisinier;
l'arrivée du Cophte lui avait fait croire sans doute qu'il allait
être remplacé, et il était parti tout à coup sans rien dire; c'est un
procédé très-fréquent des gens de service ou des ouvriers du Caire.
Aussi ont-ils soin de se faire payer tous les soirs pour pouvoir agir à
leur fantaisie.

Je ne vis pas d'inconvénient à remplacer Mustapha par Mansour; et sa
femme, qui venait l'aider dans la journée, me paraissait une excellente
gardienne pour la moralité de mon intérieur. Seulement, ce couple
respectable ignorait parfaitement les éléments de la cuisine, même
égyptienne. Leur nourriture à eux se composait de maïs bouilli et de
légumes découpés dans du vinaigre, et cela ne les avait conduits ni à
l'art du saucier ni à celui du rôtisseur. Ce qu'ils essayèrent dans ce
sens fit jeter les hauts cris à l'esclave, qui se mit à les accabler
d'injures. Ce trait de caractère me déplut fort.

Je chargeai Mansour de lui dire que c'était maintenant à son tour de
faire la cuisine, et que, voulant l'emmener dans mes voyages, il
était bon qu'elle s'y préparât. Je ne puis rendre toute l'expression
d'orgueil blessé, ou plutôt de dignité offensée, dont elle nous
foudroya tous.

--Dites au _sidi_, répondit elle à Mansour, que je suis une _cadine_
(dame) et non une _odaleuk_ (servante), et que j'écrirai au pacha, s'il
ne me donne pas la position qui convient.

--Au pacha? m'écriai-je. Mais que fera le pacha dans cette affaire? Je
prends une esclave, moi, pour me faire servir, et, si je n'ai pas les
moyens de payer des domestiques, ce qui peut très-bien m'arriver, je ne
vois pas pourquoi elle ne ferait pas le ménage, comme font les femmes
dans tous les pays.

--Elle répond, dit Mansour, qu'en s'adressant au pacha, toute esclave
a le droit de se faire revendre et de changer ainsi de maître; qu'elle
est de religion musulmane, et ne se résignera jamais à des fonctions
viles.

J'estime la fierté dans les caractères, et, puisqu'elle avait ce droit,
chose dont Mansour me confirma la vérité, je me bornai à dire que
j'avais plaisanté; que, seulement, il fallait qu'elle s'excusât envers
ce vieillard de l'emportement qu'elle avait montré; mais Mansour lui
traduisit cela de telle manière, que l'excuse, je crois bien, vint de
son côté.

Il était clair désormais que j'avais fait une folie en achetant cette
femme. Si elle persistait dans son idée, ne pouvant m'être pour le
reste de ma route qu'un sujet de dépense, au moins fallait-il qu'elle
pût me servir d'interprète. Je lui déclarai que, puisqu'elle était une
personne si distinguée, il était bon qu'elle apprît le français pendant
que j'apprendrais l'arabe. Elle ne repoussa pas cette idée.

Je lui donnai donc une leçon de langage et d'écriture; je lui fis faire
des bâtons sur le papier comme à un enfant, et je lui appris quelques
mots. Cela l'amusait assez, et la prononciation du français lui faisait
perdre l'intonation gutturale, si peu gracieuse dans la bouche des
femmes arabes. Je m'amusais beaucoup à lui faire prononcer des phrases
tout entières qu'elle ne comprenait pas, par exemple celle-ci: «Je
suis une petite sauvage,» qu'elle prononçait: _Ze souis one bétit
sovaze_. Me voyant rire, elle crut que je lui faisais dire quelque
chose d'inconvenant, et appela Mansour pour lui traduire la phrase. N'y
trouvant pas grand mal, elle répéta avec beaucoup de grâce:

--_Ana_ (moi), _bétit sovaze?... Mafisch_ (pas du tout)!

Son sourire était charmant.

Ennuyée de tracer des bâtons, des pleins et des déliés, l'esclave
me fit comprendre qu'elle voulait écrire (_k'tab_) selon son idée.
Je pensai qu'elle savait écrire en arabe et je lui donnai une page
blanche. Bientôt je vis naître sous ses doigts une série bizarre
d'hiéroglyphes, qui n'appartenaient évidemment à la calligraphie
d'aucun peuple. Quand la page fut pleine, je lui fis demander par
Mansour ce qu'elle avait voulu faire.

--Je vous ai écrit; lisez! dit-elle.

--Mais, ma chère enfant, cela ne représente rien. C'est seulement ce
que pourrait tracer la griffe d'un chat trempée dans l'encre.

Cela l'étonna beaucoup. Elle avait cru que, toutes les fois qu'on
pensait à une chose en promenant au hasard la plume sur le papier,
l'idée devait ainsi se traduire clairement pour l'œil du lecteur. Je la
détrompai, et je lui fis dire d'énoncer ce qu'elle avait voulu écrire,
attendu qu'il fallait pour s'instruire beaucoup plus de temps qu'elle
ne supposait.

Sa supplique naïve se composait de plusieurs articles. Le premier
renouvelait la prétention déjà indiquée de porter un habbarah de
taffetas noir, comme les dames du Caire, afin de n'être plus confondue
avec les simples femmes fellahs; le second indiquait le désir d'une
robe (_yalek_) en soie verte, et le troisième concluait à l'achat de
bottines jaunes, qu'on ne pouvait, en qualité de musulmane, lui refuser
le droit de porter.

Il faut dire ici que ces bottines sont affreuses et donnent aux femmes
un certain air de palmipèdes fort peu séduisant, et le reste les
fait ressembler à d'énormes ballots; mais, dans les bottines jaunes
particulièrement, il y a une grave question de prééminence sociale. Je
promis de réfléchir sur tout cela.

Ma réponse lui paraissant favorable, l'esclave se leva en frappant les
mains et répétant à plusieurs reprises:

--_El fil! el fil!_

--Qu'est-ce que cela? dis-je à Mansour.

--La _siti_ (dame), me dit-il après l'avoir interrogée, voudrait aller
voir un éléphant dont elle a entendu parler, et qui se trouve au palais
de Méhémet-Ali, à Choubrah.

Il était juste de récompenser son application à l'étude, et je fis
appeler les âniers. La porte de la ville, du côté de Choubrah,
n'était qu'à cent pas de notre maison. C'est encore une porte armée
de grosses tours qui datent du temps des croisades. On passe ensuite
sur le pont d'un canal qui se répand à gauche, en formant un petit lac
entouré d'une fraîche végétation. Des casins, cafés et jardins publics
profitent de cette fraîcheur et de cette ombre. Le dimanche, on y
rencontre beaucoup de Grecques, d'Arméniennes et de dames du quartier
franc. Elles ne quittent leurs voiles qu'à l'intérieur des jardins,
et là, encore, on peut étudier les races si curieusement contrastées
du Levant. Plus loin, les cavalcades se perdent sous l'ombrage de
l'allée de Choubrah, la plus belle qu'il y ait au monde assurément. Les
sycomores et les ébéniers, qui l'ombragent sur une étendue d'une lieue,
sont tous d'une grosseur énorme, et la voûte que forment leurs branches
est tellement touffue, qu'il règne sur tout le chemin une sorte
d'obscurité, relevée au loin par la lisière ardente du désert, qui
brille à droite, au delà des terres cultivées. A gauche, c'est le Nil,
qui côtoie de vastes jardins pendant une demi-lieue, jusqu'à ce qu'il
vienne border l'allée elle-même et l'éclaircir du reflet pourpré de ses
eaux. Il y a un café orné de fontaines et de treillages, situé à moitié
chemin de Choubrah, et très-fréquenté des promeneurs. Des champs de
maïs et de cannes à sucre, et çà et là quelques maisons de plaisance,
continuent à droite, jusqu'à ce qu'on arrive à de grands bâtiments qui
appartiennent au pacha.

C'était là qu'on faisait voir un éléphant blanc donné à Son Altesse
par le gouvernement anglais. Ma compagne, transportée de joie, ne
pouvait se lasser d'admirer cet animal, qui lui rappelait son pays, et
qui, même en Égypte, est une curiosité. Ses défenses étaient ornées
d'anneaux d'argent, et le cornac lui fit faire plusieurs exercices
devant nous. Il arriva même à lui donner des attitudes qui me parurent
d'une décence contestable, et, comme je faisais signe à l'esclave,
voilée, mais non pas aveugle, que nous en avions assez vu, un officier
du pacha me dit avec gravité:

--_Aspettate!... È per ricreare le donne_. (Attendez!... C'est pour
divertir les femmes.)

Il y en avait là plusieurs qui n'étaient, en effet, nullement
scandalisées, et qui riaient aux éclats.

C'est une délicieuse résidence que Choubrah. Le palais du pacha
d'Égypte, assez simple et de construction ancienne, donne sur le
Nil, en face de la plaine d'Embabeh, si fameuse par la déroute des
mamelouks. Du côté des jardins, on a construit un kiosque dont les
galeries, peintes et dorées, sont de l'aspect le plus brillant. Là,
véritablement, est le triomphe du goût oriental.

On peut visiter l'intérieur, où se trouvent des volières d'oiseaux
rares, des salles de réception, des bains, des billards, et, en
pénétrant plus loin, dans le palais même, on retrouve ces salles
uniformes décorées à la turque, meublées à l'européenne, qui
constituent partout le luxe des demeures princières. Des paysages sans
perspective peints à l'œuf, sur les panneaux et au-dessus des portes,
tableaux orthodoxes, où ne paraît aucune créature animée, donnent une
médiocre idée de l'art égyptien. Toutefois les artistes se permettent
quelques animaux fabuleux, comme dauphins, hippogriffes et sphinx.
En fait de batailles, ils ne peuvent représenter que les sièges et
combats maritimes; des vaisseaux dont on ne voit pas les marins luttent
contre des forteresses où la garnison se défend sans se montrer; les
feux croisés et les bombes semblent partir d'eux-mêmes, le bois veut
conquérir les pierres, l'homme est absent. C'est pourtant le seul moyen
qu'on ait eu de représenter les principales scènes de la campagne de
Grèce d'Ibrahim.

Au-dessus de la salle où le pacha rend la justice, on lit cette belle
maxime: "Un quart d'heure de clémence vaut mieux que soixante et dix
heures de prière."

Nous sommes redescendus dans les jardins. Que de roses, grand Dieu!
Les roses de Choubrah, c'est tout dire en Égypte; celles du Fayoum ne
servent que pour l'huile et les confitures. Les bostangis venaient
nous en offrir de tous côtés. Il y a encore un autre luxe chez le
pacha: c'est qu'on ne cueille ni les citrons ni les oranges, pour
que ces pommes d'or réjouissent le plus longtemps possible les yeux
du promeneur. Chacun peut, du reste, les ramasser après leur chute.
Mais je n'ai rien dit encore du jardin. On peut critiquer le goût
des Orientaux dans les intérieurs, leurs jardins sont inattaquables.
Partout des vergers, des berceaux et des cabinets d'ifs taillés qui
rappellent le style de la renaissance; c'est le paysage du Décaméron.
Il est probable que les premiers modèles ont été créés par des
jardiniers italiens. On n'y voit point de statues, mais les fontaines
sont d'un goût ravissant.

Un pavillon vitré qui couronne une suite de terrasses étagées en
pyramide, se découpe sur l'horizon avec un aspect tout féerique. Le
calife Haroun n'en eut jamais sans doute de plus beau; mais ce n'est
rien encore. On redescend après avoir admiré le luxe de la salle
intérieure et les draperies de soie qui voltigent en plein air parmi
les guirlandes et les festons de verdure; on suit de longues allées
bordées de citronniers taillés en quenouille, on traverse des bois
de bananiers dont la feuille transparente rayonne comme l'émeraude,
et l'on arrive à l'autre bout du jardin à une salle de bains trop
merveilleuse et trop connue pour être ici longuement décrite. C'est un
immense bassin de marbre blanc, entouré de galeries soutenues par des
colonnes d'un goût byzantin, avec une haute fontaine dans le milieu,
d'où l'eau s'échappe par des gueules de crocodile. Toute l'enceinte est
éclairée au gaz, et, dans les nuits d'été, le pacha se fait promener
sur le bassin dans une cange dorée dont les femmes de son harem agitent
les rames. Ces belles dames s'y baignent aussi sous les yeux de leur
maître, mais avec des peignoirs en crêpe de soie..., le Coran, comme
nous savons, ne permettant pas les nudités.



XI--LES AFRITES


Il ne m'a pas semblé indifférent d'étudier dans une seule femme
d'Orient le caractère probable de beaucoup d'autres, mais je craindrais
d'attacher trop d'importance à des minuties. Cependant qu'on imagine
ma surprise, lorsqu'en entrant un matin dans la chambre de l'esclave,
je trouvai une guirlande d'oignons suspendue entravers de la porte,
et d'autres oignons disposés avec symétrie au-dessus de la place où
elle dormait. Croyant que c'était un simple enfantillage, je détachai
ces ornements peu propres à parer la chambre, et je les envoyai
négligemment dans la cour; mais voilà l'esclave qui se lève furieuse et
désolée, s'en va ramasser les oignons en pleurant et les remet à leur
place avec de grands signes d'adoration. Il fallut, pour s'expliquer,
attendre l'arrivée de Mansour. Provisoirement je recevais un déluge
d'imprécations dont la plus claire était le mot _pharaôn_! je ne savais
trop si je devais me fâcher ou la plaindre. Enfin Mansour arriva, et
j'appris que j'avais renversé _un sort_, que j'étais cause des malheurs
les plus terribles qui fondraient sur elle et sur moi.

--Après tout, dis-je à Mansour, nous sommes dans un pays où les oignons
ont été des dieux; si je les ai offensés, je ne demande pas mieux
que de le reconnaître. Il doit y avoir quelque moyen d'apaiser le
ressentiment d'un oignon d'Égypte!

Mais l'esclave ne voulait rien entendre et répétait en se tournant
vers moi: _Pharaôn_! Mansour m'apprit que cela voulait dire «un être
impie et tyrannique;» je fus affecté de ce reproche, mais bien aise
d'apprendre que le nom des anciens rois de ce pays était devenu une
injure. Il n'y avait pas de quoi s'en fâcher pourtant; on m'apprit
que cette cérémonie des oignons était générale dans les maisons du
Caire à un certain jour de l'année; cela sert à conjurer les maladies
épidémiques.

Les craintes de la pauvre fille se vérifièrent, en raison probablement
de son imagination frappée. Elle tomba malade assez gravement, et,
quoi que je pusse faire, elle ne voulut suivre aucune prescription
de médecin. Pendant mon absence, elle avait appelé deux femmes de
la maison voisine en leur parlant d'une terrasse à l'autre, et je
les trouvai installées près d'elle, qui récitaient des prières, et
faisaient, comme me l'apprit Mansour, des conjurations contre les
_afrites_ ou mauvais esprits. Il paraît que la profanation des oignons
avait révolté ces derniers, et qu'il y en avait deux spécialement
hostiles à chacun de nous, dont l'un s'appelait le Vert, et l'autre le
Doré.

Voyant que le mal était surtout dans l'imagination, je laissai faire
les deux femmes, qui en amenèrent enfin une autre très-vieille. C'était
une _santone_ renommée. Elle apportait un réchaud qu'elle posa au
milieu de la chambre, et où elle fit brûler une pierre qui me sembla
être de l'alun. Cette cuisine avait pour objet de contrarier beaucoup
les afrites, que les femmes voyaient clairement dans la fumée, et qui
demandaient grâce. Mais il fallait extirper tout à fait le mal; on fit
lever l'esclave, et elle se pencha sur la fumée, ce qui provoqua une
toux très-forte; pendant ce temps, la vieille lui frappait le dos, et
toutes chantaient d'une voix traînante des prières et des imprécations
arabes.

Mansour, en qualité de chrétien cophte, était choqué de toutes ces
pratiques; mais, si la maladie provenait d'une cause morale, quel mal y
avait-il à laisser agir un traitement analogue? Le fait est que, dès le
lendemain, il y eut un mieux évident, et la guérison s'ensuivit.

L'esclave ne voulut plus se séparer des deux voisines qu'elle avait
appelées, et continuait à se faire servir par elles. L'une s'appelait
Cartoum, et l'autre Zabetta. Je ne voyais pas la nécessité d'avoir
tant de monde dans la maison, et je me gardais bien de leur offrir des
gages; mais elle leur faisait des présents de ses propres effets; et,
comme c'étaient ceux qu'Abd-el-Kérim lui avait laissés, il n'y avait
rien à dire; toutefois, il fallut bien les remplacer par d'autres, et
en venir à l'acquisition tant souhaitée du habbarah et du yalek.

La vie orientale nous joue de ces tours; tout semble d'abord simple,
peu coûteux, facile. Bientôt cela se complique de nécessités, d'usages,
de fantaisies, et l'on se voit entraîné à une existence _pachalesque_,
qui, jointe au désordre et à l'infidélité des comptes, épuise les
bourses les mieux garnies. J'avais voulu m'initier quelque temps à la
vie intime de l'Égypte; mais peu à peu je voyais tarir les ressources
futures de mon voyage.

--Ma pauvre enfant, dis-je à l'esclave en lui faisant expliquer la
situation, si tu veux rester au Caire, tu es _libre_.

Je m'attendais à une explosion de reconnaissance.

--Libre! dit-elle; et que voulez-vous que je fasse? Libre! mais où
irai-je? Revendez-moi plutôt à Abd-el-Kérim!

--Mais, ma chère, un Européen ne vend pas une femme; recevoir un tel
argent, ce serait honteux.

--Eh bien, dit-elle en pleurant, est-ce que je puis gagner ma vie, moi?
est-ce que je sais faire quelque chose?

--Ne peux-tu pas te mettre au service d'une dame de ta religion?

--Moi, servante? Jamais. Revendez-moi: je serai achetée par un
_muslim_, par un cheik, par un pacha peut-être. Je puis devenir une
grande dame! Vous voulez me quitter?... Menez-moi au bazar.

Voilà un singulier pays où les esclaves ne veulent pas de la liberté!

Je sentais bien, du reste, qu'elle avait raison, et j'en savais assez
déjà sur le véritable état de la société musulmane, pour ne pas douter
que sa condition d'esclave ne fût très-supérieure à celle des pauvres
Égyptiennes employées aux travaux les plus rudes, et malheureuses
avec des maris misérables. Lui donner la liberté, c'était la vouer
à la condition la plus triste, peut-être à l'opprobre, et je me
reconnaissais moralement responsable de sa destinée.

--Puisque tu ne veux pas rester au Caire, lui dis-je enfin, il faut me
suivre dans d'autres pays.

--_Ana enté sava-sava_ (moi et toi, nous irons ensemble)! me dit-elle.

Je fus heureux de cette résolution, et j'allai au port de Boulaq
retenir une cange qui devait nous porter sur la branche du Nil qui
conduit du Caire à Damiette.



IV

LES PYRAMIDES



I--L'ASCENSION


Avant de partir, j'avais résolu de visiter les pyramides, et j'allai
revoir le consul général pour lui demander des avis sur cette
excursion. Il voulut absolument faire encore cette promenade avec
moi, et nous nous dirigeâmes vers le vieux Caire. Il me parut triste
pendant le chemin, et toussait beaucoup d'une toux sèche, lorsque nous
traversâmes la plaine de Karafeh.

Je le savais malade depuis longtemps, et il m'avait dit lui-même qu'il
voulait du moins voir les pyramides avant de mourir. Je croyais qu'il
s'exagérait sa position; mais, lorsque nous fûmes arrivés au bord du
Nil, il me dit:

--Je me sens déjà fatigué...; je préfère rester ici. Prenez la cange
que j'ai fait préparer; je vous suivrai des yeux, et je croirai
être avec vous. Je vous prie seulement de compter le nombre exact
des marches de la grande pyramide, sur lequel les savants sont en
désaccord, et, si vous allez jusqu'aux autres pyramides de Saccarah,
je vous serai obligé de me rapporter une momie d'ibis.... Je voudrais
comparer l'ancien ibis égyptien avec cette race dégénérée des courlis
que l'on rencontre encore sur les rives du Nil.

Je dus alors m'embarquer seul à la pointe de l'île de Roddah, pensant
avec tristesse à cette confiance des malades qui peuvent rêver à des
collections de momies, sur le bord de leur propre tombe.

La branche du Nil entre Roddah et Gizèh a une telle largeur, qu'il faut
une demi-heure environ pour la passer.

Quand on a traversé Gizèh, sans trop s'occuper de son école de
cavalerie et de ses fours à poulets, sans analyser ses décombres, dont
les gros murs sont construits par un art particulier avec des vases de
terre superposés et pris dans la maçonnerie, bâtisse plus légère et
plus aérée que solide, on a encore devant soi deux lieues de plaines
cultivées à parcourir avant d'atteindre les plateaux stériles où sont
posées les grandes pyramides, sur la lisière du désert de Libye.

Plus on approche, plus ces colosses diminuent. C'est un effet de
perspective qui tient sans doute à ce que leur largeur égale leur
élévation. Pourtant, lorsqu'on arrive au pied, dans l'ombre même de
ces montagnes faites de main d'homme, on admire et l'on s'épouvante.
Ce qu'il faut gravir pour atteindre au faîte de la première pyramide,
c'est un escalier dont chaque marche a environ un mètre de haut. En
s'élevant, ces marches diminuent un peu,--d'un tiers tout au plus pour
les dernières.

Une tribu d'Arabes s'est chargée de protéger les voyageurs et de les
guider dans leur ascension sur la principale pyramide. Dès que ces gens
aperçoivent un curieux qui s'achemine vers leur domaine, ils accourent
à sa rencontre au grand galop de leurs chevaux, faisant une fantasia
toute pacifique et tirant en l'air des coups de pistolet pour indiquer
qu'ils sont à son service, tout prêts à le défendre contre les attaques
de certains Bédouins pillards qui pourraient par hasard se présenter.

Aujourd'hui, cette supposition fait sourire les voyageurs, rassurés
d'avance à cet égard; mais, au siècle dernier, ils se trouvaient
réellement mis à contribution par une bande de faux brigands, qui,
après les avoir effrayés et dépouillés, rendaient les armes à la tribu
protectrice, laquelle touchait ensuite une forte récompense pour les
périls et les blessures d'un simulacre de combat.

La police du roi d'Égypte a surveillé ces fourberies. Aujourd'hui, l'on
peut se fier complètement aux Arabes gardiens de la seule merveille du
monde que le temps nous ait conservée.

On m'a donné quatre hommes, pour me guider et me soutenir pendant mon
ascension. Je ne comprenais pas trop d'abord comment il était possible
de gravir des marches dont la première seule m'arrivait à la hauteur de
la poitrine. Mais, en un clin d'œil, deux des Arabes s'étaient élancés
sur cette assise gigantesque, et m'avaient saisi chacun un bras. Les
deux autres me poussaient sous les épaules, et tous les quatre, à
chaque mouvement de cette manœuvre chantaient, à l'unisson le verset
arabe terminé par ce refrain antique: _Éleyson!_

Je comptai ainsi deux cent sept marches, et il ne fallut guère plus
d'un quart d'heure pour atteindre la plate-forme. Si l'on s'arrête un
instant pour reprendre haleine, on voit venir devant soi des petites
filles, à peine couvertes d'une chemise de toile bleue, qui, de la
marche supérieure à celle que vous gravissez, tendent, à la hauteur de
votre bouche, des gargoulettes de terre de Thèbes, dont l'eau glacée
vous rafraîchit pour un instant.

Rien n'est plus fantasque que ces jeunes Bédouines grimpant comme
des singes avec leurs petits pieds nus, qui connaissent toutes
les anfractuosités des énormes pierres superposées. Arrivé à la
plate-forme, on leur donne un bakchis, on les embrasse, puis l'on se
sent soulevé par les bras de quatre Arabes qui vous portent en triomphe
aux quatre points de l'horizon. La surface de cette pyramide est de
cent mètres carrés environ. Des blocs irréguliers indiquent qu'elle ne
ne s'est formée que par la destruction d'une pointe, semblable sans
doute à celle de la seconde pyramide, qui s'est conservée intacte
et que l'on admire à peu de distance avec son revêtement de granit.
Les trois pyramides de Chéops, de Chéphren et de Mycérinus, étaient
également parées de cette enveloppe rougeâtre, qu'on voyait encore au
temps d'Hérodote. Elles ont été dégarnies peu à peu, lorsqu'on a eu
besoin au Caire de construire les palais des califes et des soudans.

La vue est fort belle, comme on peut le penser, du haut de cette plate
forme. Le Nil s'étend à l'orient depuis la pointe du Delta jusqu'au
delà de Saccarah, où l'on distingue onze pyramides plus petites que
celles de Gizèh. A l'occident, la chaîne des montagnes libyques se
développe en marquant les ondulations d'un horizon poudreux. La forêt
de palmiers qui occupe la place de l'ancienne Memphis, s'étend du côté
du midi comme une ombre verdâtre. Le Caire, adossé à la chaîne aride
du Mokatam, élève ses dômes et ses minarets à l'entrée du désert de
Syrie. Tout cela est trop connu pour prêter longtemps à la description.
Mais, en faisant trêve à l'admiration et en parcourant des yeux les
pierres de la plate-forme, on y trouve de quoi compenser les excès de
l'enthousiasme. Tous les Anglais qui ont risqué cette ascension ont
naturellement inscrit leurs noms sur les pierres. Des spéculateurs ont
eu l'idée de donner leur adresse au public, et un marchand de cirage de
Piccadilly a même fait graver avec soin sur un bloc entier les mérites
de sa découverte garantie par l'_improved patent_ de London. Il est
inutile de dire qu'on rencontre là le _Crédeville voleur_, si passé
de mode aujourd'hui, la charge de Bouginier, et autres excentricités
transplantées par nos artistes voyageurs comme un contraste à la
monotonie des grands souvenirs.



II--LA PLATE-FORME


Je demande pardon au lecteur de l'entretenir d'une chose aussi connue
que les pyramides. Du reste, le peu que je lui en apprends a échappé à
l'observation de la plupart des savants illustres qui, depuis Maillet,
consul de Louis XIV, ont gravi cette échelle héroïque, dont le sommet
m'a servi un instant de piédestal.

J'ai peur de devoir admettre que Napoléon lui-même n'a vu les pyramides
que de la plaine. Il n'aurait pas, certes, compromis sa dignité jusqu'à
se laisser enlever dans les bras de quatre Arabes, comme un simple
ballot qui passe de mains en mains, et il se sera borné à répondre d'en
bas, par un salut, aux _quarante siècles_ qui, d'après son calcul, le
contemplaient à la tête de notre glorieuse année.

Après avoir parcouru des yeux tout le panorama environnant, et lu
attentivement ces inscriptions modernes qui prépareront des tortures
aux savants de l'avenir, je me préparais à redescendre, lorsqu'un
_monsieur_ blond, d'une belle taille, haut en couleur et parfaitement
ganté, franchit, comme je l'avais fait peu de temps avant lui, la
dernière marche du quadruple escalier, et m'adressa un salut fort
compassé, que je méritais en qualité de premier occupant. Je le pris
pour un gentleman anglais. Quant à lui, il me reconnut pour Français
tout de suite.

Je me repentis aussitôt de l'avoir jugé légèrement. Un Anglais ne
m'aurait pas salué, attendu qu'il ne se trouvait sur la plate forme de
la pyramide de Chéops personne qui pût nous présenter l'un à l'autre.

--Monsieur, me dit l'inconnu avec un accent légèrement germanique, je
suis heureux de trouver ici quelqu'un de civilisé. Je suis simplement
un officier aux gardes de Sa Majesté le roi de Prusse. J'ai obtenu un
congé pour aller rejoindre l'expédition de M. Lepsius, et, comme elle
a passé ici depuis quelques semaines, je suis obligé de me mettre au
courant ... en visitant ce qu'elle a dû voir.

Ayant terminé ce discours, il me remit sa carte, en m'invitant à
l'aller voir, si jamais je passais à Postdam.

--Mais, ajouta-t-il voyant que je me préparais à redescendre, vous
savez que l'usage est de faire ici une collation. Ces braves gens qui
nous entourent s'attendent à partager nos modestes provisions ... et,
si vous avez appétit, je vous offrirai votre part d'un pâté dont un de
mes Arabes s'est chargé.

En voyage, on fait vite connaissance, et, en Égypte surtout, au sommet
de la grande pyramide, tout Européen devient, pour un autre, un
_Frank_, c'est-à-dire un compatriote; la carte géographique de notre
petite Europe perd, de si loin, ses nuances tranchées.... Je fais
toujours une exception pour les Anglais, qui séjournent dans une île à
part.

La conversation du Prussien me plut beaucoup pendant le repas. Il
avait sur lui des lettres donnant les nouvelles les plus fraîches de
l'expédition de M. Lepsius, qui, dans ce moment-là, explorait les
environs du lac Mœris et les cités souterraines de l'ancien labyrinthe.
Les savants berlinois avaient découvert des villes entières cachées
sous les sables et bâties de briques; des Pompéi et des Herculanum
souterraines qui n'avaient jamais vu la lumière, et qui remontaient
peut-être à l'époque des Troglodytes. Je ne pus m'empêcher de
reconnaître que c'était pour les érudits prussiens une noble ambition
que d'avoir voulu marcher sur les traces de notre Institut d'Égypte,
dont ils ne pourront, du reste, que compléter les admirables travaux.

Le repas sur la pyramide de Chéops est, en effet, forcé pour les
touristes, comme celui qui se fait d'ordinaire sur le chapiteau de
la colonne de Pompée à Alexandrie. J'étais heureux de rencontrer
un compagnon instruit et aimable qui me l'eût rappelé. Les petites
Bédouines avaient conservé assez d'eau, dans leurs cruches de terre
poreuse, pour nous permettre de nous rafraîchir, et ensuite de faire
des grogs au moyen d'un flacon d'eau-de-vie qu'un des Arabes portait à
la suite du Prussien.

Cependant, le soleil était devenu trop ardent pour que nous pussions
rester longtemps sur la plate-forme. L'air pur et vivifiant que l'on
respire à cette hauteur, nous avait permis quelque temps de ne point
trop nous en apercevoir.

Il s'agissait de quitter la plate-forme et de pénétrer dans la
pyramide, dont l'entrée se trouve à un tiers environ de sa hauteur.
On nous fit descendre cent trente marches par un procédé inverse à
celui qui nous les avait fait gravir. Deux des quatre Arabes nous
suspendaient par les épaules du haut de chaque assise, et nous
livraient aux bras étendus de leurs compagnons. Il y a quelque chose
d'assez dangereux dans cette descente, et plus d'un voyageur s'y est
rompu le crâne ou les membres. Cependant, nous arrivâmes sans accident
à l'entrée de la pyramide.

C'est une sorte de grotte aux parois de marbre, à la voûte
triangulaire, surmontée d'une large pierre qui constate, au moyen
d'une inscription française, l'ancienne arrivée de nos soldats dans ce
monument: c'est la carte de visite de l'armée d'Égypte, sculptée sur un
bloc de marbre de seize pieds de largeur. Pendant que je lisais avec
respect, l'officier prussien me fit observer une autre légende marquée
plus bas en hiéroglyphes, et, chose étrange, tout fraîchement gravée.

--On a eu tort, lui dis-je de nettoyer et de rafraîchir cette
inscription....

--Mais vous ne comprenez donc pas? répondit-il.

--J'ai fait vœu de ne pas comprendre les hiéroglyphes.... J'en ai trop
lu d'explications. J'ai commencé par Sanchoniathon; j'ai continué par
l'_Œdipus Ægyptiacus_ du père Kircher, et j'ai fini par la grammaire de
Champollion, après avoir lu les observations de Warlurtau et du baron
de Pauw. Ce qui m'a désenchanté de ces opinions, c'est une brochure de
l'abbé Affre--lequel n'était pas encore archevêque de Paris,--et qui
a prétendu, après avoir discuté le sens de l'inscription de Rosette,
que les savants de l'Europe s'étaient entendus pour une explication
fictive des hiéroglyphes, afin de pouvoir établir dans toute l'Europe
des chaires de langue hiéroglyphique rétribuables d'ordinaire par un
traitement de six mille francs.

--Ou de quinze cents thalers, ajouta judicieusement l'officier prussien...;
c'est à peu près la somme correspondante chez nous. Mais ne
plaisantons pas là-dessus: vous avez la grammaire; nous avons, nous,
l'alphabet, et je vais vous lire cette inscription aussi facilement
qu'un écolier lit le grec quand il en connaît les lettres, sauf à
hésiter davantage devant le sens des mots.

L'officier savait vraiment le sens de ces hiéroglyphes modernes
inscrits d'après le système de la grammaire de Champollion; il se mit à
lire, en suivit à mesure les syllabes sur son carnet et me dit:

--Cela signifie que l'expédition scientifique envoyée par le roi de
Prusse et dirigée par Lepsius, a visité les pyramides de Gizèh, et
espère résoudre avec le même bonheur les autres difficultés de sa
mission.

Je me repentis aussitôt de mon scepticisme hiéroglyphique, en pensant
aux fatigues et aux dangers que bravaient ces savants qui exploraient,
à ce moment-là même, les ruines du Labyrinthe.

Nous avions franchi l'entrée de la grotte: une vingtaine d'Arabes
barbus, aux ceintures hérissées de pistolets et de poignards, se
dressèrent du sol où ils venaient de faire leur sieste. Un de nos
conducteurs, qui semblait diriger les autres, nous dit:

--Voyez comme ils sont terribles!... Regardez leurs pistolets et leurs
fusils!

--Est-ce qu'ils veulent nous voler?

--Au contraire! Ils sont ici pour vous défendre, dans le cas où vous
seriez attaqués par les hordes du désert.

--On disait qu'il n'en existait plus depuis l'administration de
Mohamed-Ali!

--Oh! il y a encore bien des méchantes gens, là-bas, derrière les
montagnes.... Cependant, au moyen d'une _colonnate_, vous obtiendrez
des braves que vous voyez là d'être défendus contre toute attaque
extérieure.

L'officier prussien fit l'inspection des armes, et ne parut pas édifié
touchant leur puissance destructive. Il ne s'agissait au fond, pour
moi, que de cinq francs cinquante centimes, ou d'un thaler et demi pour
le Prussien. Nous acceptâmes le marché, en partageant les frais et en
faisant observer que nous n'étions pas dupes de la supposition.

--Il arrive souvent, dit le guide, que des tribus ennemies font
invasion sur ce point, surtout quand elles y soupçonnent la présence de
riches étrangers.

--Allons, lui dis-je, ceci est proverbial et accepté de tous! Je
me rappelai alors que Napoléon lui-même, visitant l'intérieur des
pyramides, en compagnie de la femme d'un de ses colonels, s'était
exposé au péril que supposait le guide. Les Bédouins, survenus à
l'improviste, avaient, dit-on, dissipé son escorte et bouché avec de
grosses pierres l'entrée de la pyramide, qui n'a guère qu'un mètre et
demi en hauteur et en largeur. Un escadron de chasseurs survenu par
hasard le tira du danger.

Il est certain que la chose n'est pas impossible et que ce serait une
triste situation que de se voir pris et enfermé dans l'intérieur de la
grande pyramide. La _colonnate_ (piastre d'Espagne) donnée aux gardiens
nous assurait du moins qu'en conscience ils ne pourraient nous faire
cette trop facile plaisanterie.

Mais quelle apparence que ces braves gens y eussent songé même un
instant? L'activité de leurs préparatifs, huit torches allumées en un
clin d'œil, l'attention charmante de nous faire précéder de nouveau
par les petites filles _hydrophores_ dont j'ai parlé, tout cela, sans
doute, était bien rassurant.

Il s'agissait de courber la tête et le dos, et de poser les pieds
adroitement sur deux rainures de marbre qui règnent des deux côtés
de cette descente. Entre les deux rainures, il y a une sorte d'abîme
aussi large que l'écartement des jambes, et où il s'agit de ne point se
laisser tomber. On avance donc pas à pas, jetant les pieds de son mieux
à droite et à gauche, soutenu un peu, il est vrai, par les mains des
porteurs de torches, et l'on descend ainsi, toujours courbé en deux,
pendant environ cent cinquante pas.

A partir de là, le danger de tomber dans l'énorme fissure qu'on se
voyait entre les pieds cesse tout à coup et se trouve remplacé par
l'inconvénient de passer à plat ventre sous une voûte obstruée en
partie par les sables et les cendres. Les Arabes ne nettoient ce
passage que moyennant une autre _colonnate_, accordée d'ordinaire par
les gens riches et corpulents.

Quand on a rampé quelque temps sous cette voûte basse, en s'aidant des
mains et des genoux, on se relève, à l'entrée d'une nouvelle galerie,
qui n'est guère plus haute que la précédente. Au bout de deux cents
pas que l'on fait encore en montant, on trouve une sorte de carrefour
dont le centre est un vaste puits profond et sombre, autour duquel il
faut tourner pour gagner l'escalier qui conduit à la chambre du Roi.

En arrivant là, les Arabes tirent des coups de pistolet et allument
des feux de branchages pour effrayer, à ce qu'ils disent, les
chauves-souris et les serpents.--Les serpents se garderaient bien
d'habiter des demeures si reculées. Quant aux chauves-souris, elles
existent, et se font reconnaître en poussant des cris et en voltigeant
autour des feux. La salle où l'on est, voûtée en dos d'âne, a dix-sept
pieds de longueur et seize de largeur. Il est difficile de comprendre
que ce peu d'espace, destiné, soit à des tombeaux, soit à quelque
chapelle ou temple, se trouve être la principale retraite ménagée dans
l'immense ruine de pierre qui l'entoure.

Deux ou trois autres chambres pareilles ont été découvertes depuis.
Leurs murs de granit sont noircis par la fumée des torches. On ne voit
dans tout cela aucune trace de tombeaux,--sauf une cuve de porphyre
de huit pieds de longueur qui pourrait bien avoir servi à enfermer
les restes d'un pharaon. Cependant, la tradition des fouilles les
plus anciennes ne signale, dans les pyramides, que la découverte des
ossements d'un bœuf.

Ce qui étonne le voyageur, au milieu de ces demeures funèbres, c'est
que l'on n'y respire qu'un air chaud et imprégné d'odeurs bitumineuses.
Du reste, on ne voit rien que des galeries et des murs;--pas
d'hiéroglyphes ni de sculptures;--des parois enfumées, des voûtes et
des décombres.

Nous étions revenus à l'entrée, fort désenchantés de ce voyage pénible,
et nous nous demandions ce que pouvait représenter cet immense bâtiment.

--Il est évident, me dit l'officier prussien, que ce ne sont point
là des tombeaux. Où était la nécessité de bâtir d'aussi énormes
constructions pour préserver peut-être un cercueil de roi. Il est
évident qu'une telle masse de pierres, apportées de la haute Égypte,
n'a pu être réunie et mise en œuvre pendant la vie d'un seul homme.
Que signifierait, ensuite, pour un souverain, ce désir d'être mis à
part dans un tombeau de sept cents pieds de hauteur,--quand nous voyons
presque toutes les dynasties des rois égyptiens classées modestement
dans des hypogées et dans des temples souterrains?

Il vaut mieux nous en rapporter à l'opinion des anciens Grecs, qui,
plus rapprochés que nous des prêtres et des institutions de l'Égypte,
n'ont vu dans les pyramides que des monuments religieux consacrés aux
initiations.

En revenant de notre exploration, assez peu satisfaisante, nous
dûmes nous reposer à l'entrée de la grotte de marbre;--et nous nous
demandions ce que pouvait signifier cette galerie bizarre que nous
venions de remonter, avec ces deux rails de marbre séparés par un
abîme, aboutissant plus loin à un carrefour au milieu duquel se trouve
le puits mystérieux, dont nous n'avions pu voir le fond.

L'officier prussien, en consultant ses souvenirs, me soumit une
explication assez logique de la destination d'un tel monument. Nul
n'est plus fort qu'un Allemand sur les mystères de l'antiquité. Voici,
selon sa version, à quoi servait la galerie basse ornée de rails
que nous avions descendue et remontée si péniblement: on asseyait
dans un chariot l'homme qui se présentait pour subir les épreuves de
l'initiation; le chariot descendait par la forte inclinaison du chemin.
Arrivé au centre de la pyramide, l'initié était reçu par des prêtres
inférieurs qui lui montraient le puits en l'engageant à s'y précipiter.

Le néophyte hésitait naturellement, ce qui était regardé comme une
marque de prudence. Alors, on lui apportait une sorte de casque
surmonté d'une lampe allumée; et, muni de cet appareil, il devait
descendre avec précaution dans le puits, où il rencontrait çà et là des
branches de fer sur lesquelles il pouvait poser les pieds.

L'initié descendait longtemps, éclairé quelque peu par la lampe qu'il
portait sur la tête; puis, à cent pieds environ de profondeur, il
rencontrait l'entrée d'une galerie fermée par une grille, qui s'ouvrait
aussitôt devant lui. Trois hommes paraissaient aussitôt, portant des
masques de bronze à l'imitation de la face d'Anubis, le dieu chien. Il
fallait ne point s'effrayer de leurs menaces et marcher en avant en les
jetant à terre. On faisait ensuite une lieue environ, et l'on arrivait
dans un espace considérable qui produisait l'effet d'une forêt sombre
et touffue.

Dès que l'on mettait le pied dans l'allée principale, tout s'illuminait
à l'instant, et produisait l'effet d'un vaste incendie. Mais ce
n'était rien que des pièces d'artifice et des substances bitumineuses
entrelacées dans des rameaux de fer. Le néophyte devait traverser la
forêt, au prix de quelques brûlures, et y parvenait généralement.

Au delà se trouvait une rivière qu'il fallait traverser à la nage. A
peine en avait-il atteint le milieu, qu'une immense agitation des eaux,
déterminée par le mouvement de deux roues gigantesques, l'arrêtait et
le repoussait. Au moment où ses forces allaient s'épuiser, il voyait
paraître devant lui une échelle de fer qui semblait devoir le tirer du
danger de périr dans l'eau. Ceci était la troisième épreuve. A mesure
que l'initié posait un pied sur chaque échelon, celui qu'il venait de
quitter se détachait et tombait dans le fleuve. Cette situation pénible
se compliquait d'un vent épouvantable qui faisait trembler l'échelle et
le patient à la fois. Au moment où il allait perdre toutes ses forces,
il devait avoir la présence d'esprit de saisir deux anneaux d'acier
qui descendaient vers lui et auxquels il lui fallait rester suspendu
par les bras jusqu'à ce qu'il vît s'ouvrir une porte, à laquelle il
arrivait par un effort violent.

C'était la fin des quatre épreuves élémentaires. L'initié arrivait
alors dans le temple, tournait autour de la statue d'Isis, et se voyait
reçu et félicité par les prêtres.



III--LES ÉPREUVES


Voilà avec quels souvenirs nous cherchions à repeupler cette solitude
imposante. Entourés des Arabes qui s'étaient remis à dormir, en
attendant, pour quitter la grotte de marbre, que la brise du soir eût
rafraîchi l'air, nous ajoutions les hypothèses les plus diverses aux
faits réellement constatés par la tradition antique. Ces bizarres
cérémonies des initiations tant de fois décrites par les auteurs
grecs, qui ont pu encore les voir s'accomplir, prenaient pour nous un
grand intérêt, les récits se trouvant parfaitement en rapport avec la
disposition des lieux.

--Qu'il serait beau, dis-je à l'Allemand, d'exécuter et de représenter
ici _la Flûte enchantée_, de Mozart! Comment un homme riche n'a-t-il
pas eu la fantaisie de se donner un tel spectacle? Avec fort peu
d'argent, on arriverait à déblayer tous ces conduits, et il suffirait
ensuite d'amener en costumes exacts toute la troupe italienne du
théâtre du Caire. Imaginez-vous la voix tonnante de Zarastro résonnant
du fond de la salle des pharaons, ou la _Reine de la nuit_ apparaissant
sur le seuil de la chambre dite de la Reine et lançant à la voûte
sombre ses trilles éblouissants. Figurez-vous les sons de la flûte
magique à travers ces longs corridors, et les grimaces et l'effroi de
_Papayeno_, forcé, sur les pas de l'initié son maître, d'affronter le
triple Anubis, puis la forêt incendiée, puis ce sombre canal agité par
des roues de fer, puis encore cette échelle étrange dont chaque marche
se détache à mesure qu'on monte et fait retentir l'eau d'un clapotement
sinistre....

--Il serait difficile, dit l'officier, d'exécuter tout cela dans
l'intérieur même des pyramides.... Nous avons dit que l'initié
suivait, à partir du puits, une galerie d'environ une lieue. Cette
voie souterraine le conduisait jusqu'à un temple situé aux portes de
Memphis, dont vous avez vu l'emplacement du haut de la plate-forme.
Lorsque, ses épreuves terminées, il revoyait la lumière du jour, la
statue d'Isis restait encore voilée pour lui: c'est qu'il lui fallait
subir une dernière épreuve toute morale, dont rien ne l'avertissait et
dont le but lui restait caché. Les prêtres l'avaient porté en triomphe,
comme devenu l'un d'entre eux; les chœurs et les instruments avaient
célébré sa victoire. Il lui fallait encore se purifier par un jeûne de
quarante et un jours, avant de pouvoir contempler la grande déesse,
veuve d'Osiris[1]. Ce jeûne cessait chaque jour au coucher du soleil,
où on lui permettait de réparer ses forces avec quelques onces de pain
et une coupe d'eau du Nil. Pendant cette longue pénitence, l'initié
pouvait converser, à de certaines heures, avec les prêtres et les
prêtresses, dont toute la vie s'écoulait dans les cités souterraines.
Il avait le droit de questionner chacun et d'observer les mœurs de
ce peuple mystique qui avait renoncé an monde extérieur, et dont le
nombre immense épouvanta Sémiramis la Victorieuse, lorsqu'en faisant
jeter les fondations de la Babylone d'Égypte (le vieux Caire), elle vit
s'effondrer les voûtes d'une de ces nécropoles habitées par des vivants.

--Et après les quarante et un jours, que devenait l'initié?

--Il avait encore à subir dix-huit jours de retraite où il devait
garder un silence complet. Il lui était permis seulement de lire et
d'écrire. Ensuite on lui faisait subir un examen où toutes les actions
de sa vie étaient analysées et critiquées. Cela durait encore douze
jours; puis on le faisait coucher neuf jours encore derrière la statue
d'Isis, après avoir supplié la déesse de lui apparaître dans ses songes
et de lui inspirer la sagesse. Enfin, au bout de trois mois environ,
les épreuves étaient terminées. L'aspiration du néophyte vers la
Divinité, aidée des lectures, des instructions et du jeûne, l'amenait
à un tel degré d'enthousiasme, qu'il était digne enfin de voir tomber
devant lui les voiles sacrés de la déesse. Là, son étonnement était au
comble en voyant s'animer cette froide statue dont les traits avaient
pris tout à coup la ressemblance de la femme qu'il aimait le plus ou
de l'idéal qu'il s'était formé de la beauté la plus parfaite.

»Au moment où il tendait les bras pour la saisir, elle s'évanouissait
dans un nuage de parfums. Les prêtres entraient en grande pompe et
l'initié était proclamé pareil aux dieux. Prenant place ensuite au
banquet des Sages, il lui était permis de goûter aux mets les plus
délicats et de s'enivrer de l'ambroisie terrestre, qui ne manquait pas
à ces fêtes. Un seul regret lui était resté, c'était de n'avoir admiré
qu'un instant la divine apparition qui avait daigné lui sourire.... Ses
rêves allaient la lui rendre. Un long sommeil, dû sans doute au suc du
lotus exprimé dans sa coupe pendant le festin, permettait aux prêtres
de le transporter à quelques lieues de Memphis, au bord du lac célèbre
qui porte encore le nom de Karoun (Caron). Une cange le recevait,
toujours endormi, et le transportait dans cette province du Fayoum,
oasis délicieuse, qui, aujourd'hui encore, est le pays des roses. Il
existait là une vallée profonde, entourée de montagnes en partie, en
partie aussi séparée du reste du pays par des abîmes creusés de main
d'homme, où les prêtres avaient su réunir les richesses dispersées de
la nature entière. Les arbres de l'Inde et de l'Yémen y mariaient leurs
feuillages touffus et leurs fleurs étranges aux plus riches végétations
de la terre d'Égypte.

»Des animaux apprivoisés donnaient de la vie à cette merveilleuse
décoration, et l'initié, déposé là tout endormi sur le gazon, se
trouvait à son réveil dans un monde qui semblait la perfection même de
la nature créée. Il se levait, respirant l'air pur du matin, renaissant
aux feux du soleil qu'il n'avait pas vus depuis longtemps; il écoutait
le chant cadencé des oiseaux, admirait les fleurs embaumées, la surface
calme des eaux bordées de papyrus et constellées de lotus rouges, où
le flamant rose et l'ibis traçaient leurs courbes gracieuses. Mais
quelque chose manquait encore pour animer la solitude. Une femme, une
vierge innocente, si jeune, qu'elle semblait elle-même sortir d'un rêve
matinal et pur, si belle, qu'en la regardant de plus près on pouvait
reconnaître en elle les traits admirables d'Isis entrevus à travers un
nuage: telle était la créature divine qui devenait la compagne et la
récompense de l'initié triomphant.

Ici, je crus devoir interrompre le récit imagé du savant Berlinois:

--Il me semble, lui dis-je, que vous me racontez là l'histoire d'Adam
et d'Ève.

--A peu près, répondit-il.

En effet, la dernière épreuve, si charmante, mais si imprévue, de
l'initiation égyptienne était la même que Moïse a racontée au chapitre
de la Genèse. Dans ce jardin merveilleux existait un certain arbre dont
les fruits étaient défendus au néophyte admis dans le paradis. Il est
tellement certain que cette dernière victoire sur soi-même était la
clause de l'initiation, qu'on a trouvé dans la haute Égypte des bas
reliefs de quatre mille ans, représentant un homme et une femme, sous
un arbre[2], dont cette dernière offre le fruit à son compagnon de
solitude. Autour de l'arbre est enlacé un serpent, représentation de
Typhon, le dieu du mal. En effet, il arrivait généralement que l'initié
qui avait vaincu tous les périls matériels se laissait prendre à cette
séduction, dont le dénoûment était son exclusion du paradis terrestre.
Sa punition devait être alors d'errer dans le monde, et de répandre
chez les nations étrangères les instructions qu'il avait reçues des
prêtres.

S'il résistait, au contraire, ce qui était bien rare, à la dernière
tentation, il devenait l'égal d'un roi. On le promenait en triomphe
dans les rues de Memphis, et sa personne était sacrée.

C'est pour avoir manqué cette épreuve que Moïse fut privé des honneurs
qu'il attendait. Blessé de ce résultat, il se mit en guerre ouverte
avec les prêtres égyptiens, lutta contre eux de science et de prodiges,
et finit par délivrer son peuple au moyen d'un complot dont on sait le
résultat. Le Prussien qui me racontait tout cela était évidemment un
fils de Voltaire.... Cet homme en était encore au scepticisme religieux
de Frédéric II. Je ne pus m'empêcher de lui en faire l'observation.

--Vous vous trompez, me dit-il: nous autres protestants, nous analysons
tout; mais nous n'en sommes pas moins religieux. S'il paraît démontré
que l'idée du paradis terrestre, de la pomme et du serpent, a été
connue des anciens Égyptiens, cela ne prouve nullement que la tradition
n'en soit pas divine. Je suis même disposé à croire que cette dernière
épreuve des mystères n'était qu'une représentation mystique de la scène
qui a dû se passer aux premiers jours du monde. Que Moïse ait appris
cela des Égyptiens dépositaires de la sagesse primitive, ou qu'il
se soit servi, en écrivant la _Genèse_, des impressions qu'il avait
lui-même connues, cela n'infirme pas la vérité première. Triptolème,
Orphée et Pythagore subirent aussi les mêmes épreuves. L'un a fondé
les mystères d'Éleusis, l'autre ceux des Cabires de Samothrace, le
troisième les associations mystiques du Liban.

»Orphée eut encore moins de succès que Moïse; il manqua la quatrième
épreuve, dans laquelle il fallait avoir la présence d'esprit de saisir
les anneaux suspendus au-dessus de soi, quand les échelons de fer
commençaient à manquer sous les pieds.... Il retomba dans le canal,
d'où on le tira avec peine, et, au lieu de parvenir au temple, il
lui fallut retourner en arrière et remonter jusqu'à la sortie des
pyramides. Pendant l'épreuve, sa femme lui avait été enlevée par un de
ces accidents naturels dont les prêtres créaient aisément l'apparence.
Il obtint, grâce à son talent et à sa renommée, de recommencer les
épreuves, et les manqua une seconde fois. C'est ainsi qu'Eurydice fut
perdue à jamais pour lui, et qu'il se vit réduit à la pleurer dans
l'exil.

--Avec ce système, dis-je, il est possible d'expliquer matériellement
toutes les religions. Mais qu'y gagnerons-nous?

--Rien. Nous venons seulement de passer deux heures en causant
d'origines et d'histoire. Maintenant, le soir vient; regagnons la
plaine et allons visiter le sphinx de Gizèh.

Le sphinx a été trop souvent décrit pour que je parle ici d'autre chose
que de l'admirable conservation de sa figure--haute de dix-huit pieds.
Il est évident que ce rocher de granit fut sculpté dans une époque
où l'art était très-avancé. Son nez brisé lui donne de loin un air
d'Éthiopien; mais le reste du visage appartient à quelqu'une des races
les plus belles de l'Asie.--Nous nous contentâmes d'admirer ensuite les
deux autres pyramides, qui ont conservé une partie de leur revêtement.
La seconde a été ouverte; mais on y a trouvé seulement deux on trois
tables pareilles à celles que nous avions visitées dans la première;
la troisième, la plus petite, que les Arabes appellent la pyramide
_la Fille_,--en souvenir sans doute de la courtisane Rhodope, qu'on
suppose l'avoir fait bâtir,--est vierge de toute exploration. Autour du
plateau sablonneux des trois pyramides, sont des restes de temples et
d'hypogées. Quelques sarcophages brisés gisent çà et là, ainsi qu'une
multitude de figurines en pâte verte, parmi lesquelles on en rencontre
rarement d'entières. Les Arabes voulaient nous en vendre quelques-unes;
mais il nous parut probable qu'ils ne les avaient pas ramassées sur le
lieu même. Il doit en exister des fabriques au Caire, comme pour les
vases étrusques que l'on vend à Naples.

Nous passâmes la nuit dans une _locanda_ italienne, située près
de là, et, le lendemain, ou nous conduisit sur l'emplacement de
Memphis, situé à près de deux lieues vers le midi. Les ruines y sont
méconnaissables; et, d'ailleurs, le tout est recouvert par une forêt
de palmiers, au milieu de laquelle on rencontre l'immense statue de
Sésostris, haute de soixante pieds, mais couchée à plat ventre dans
le sable. Parlerai-je encore de Saccarah, où l'on arrive ensuite; de
ses pyramides, plus petites que celles de Gizèh, parmi lesquelles on
distingue la grande pyramide de briques construite par les Hébreux?
Un spectacle plus curieux est l'intérieur des tombeaux d'animaux
qui se rencontrent dans la plaine on grand nombre. Il y en a pour
les chats, pour les crocodiles et pour les ibis. On y pénètre fort
difficilement, en respirant la cendre et la poussière, ou se traînant
parfois dans des conduits où l'on ne peut passer qu'à genoux. Puis on
se trouve au milieu de vastes souterrains où sont entassés par millions
et symétriquement rangés tous ces animaux que les bons Égyptiens se
donnaient la peine d'embaumer et d'ensevelir ainsi que des hommes.
Chaque momie de chat est entortillée de plusieurs aunes de bandelettes,
sur lesquelles, d'un bout à l'autre, sont inscrites, en hiéroglyphes,
probablement la vie et les vertus de l'animal[3]. Il en est de même
des crocodiles.... Quant aux ibis, leurs restes sont enfermés dans
des vases en terre de Thèbes, rangés également sur une étendue
incalculable, comme des pots de confitures dans une office de campagne.

Je pus remplir facilement la commission que m'avait donnée le consul;
puis je me séparai de l'officier prussien, qui continuait sa route vers
la haute Égypte, et je revins au Caire, en descendant le Nil dans une
cange.

Je me hâtai d'aller porter au consulat l'ibis obtenu au prix de tant
de fatigues; mais on m'apprit que, pendant les trois jours consacrés à
mon exploration, notre pauvre consul avait senti s'aggraver son mal et
s'était embarqué pour Alexandrie.

J'ai appris depuis qu'il était mort en Espagne.


[1] Lactance, Meursius, le père Laffitteau, l'abbé Terrasson, etc.

[2] Voir l'_Histoire des Religions de_ l'abbé Banier, et les _Dieux de
Moïse_ de M. Lacour.

[3] Lorsque l'armée d'Égypte visita les sépulcres de Saccarah, elle
s'étonna surtout de la quantité de chats que plusieurs d'entre eux
contenaient. Quelques soldats eurent l'idée de mettre le feu dans
un de ces souterrains pour en connaître la profondeur. Les momies
des chats, imprégnées de bitume, brûlèrent pendant huit jours, puis
le feu s'étouffa de lui-même. Lorsque l'on crut la fumée dissipée,
on redescendit dans le souterrain. Au delà de l'espace immense que
le feu avait découvert, au delà des matières charbonnées qu'il
fallait extraire, on trouva encore de nouvelles rangées de chats, qui
semblaient défier la destruction d'arriver au bout de son œuvre.



IV--DÉPART


Je quitte avec regret cette vieille cité du Caire, où j'ai retrouvé les
dernières traces du génie arabe, et qui n'a pas menti aux idées que je
m'en étais formées d'après les récits et les traditions de l'Orient.
Je l'avais vue tant de fois dans les rêves de la jeunesse, qu'il me
semblait y avoir séjourné dans je ne sais quel temps; je reconstruisais
mon Caire d'autrefois au milieu des quartiers déserts ou des mosquées
croulantes! Il me semblait que j'imprimais les pieds dans la trace de
mes pas anciens; j'allais, je me disais: «En détournant ce mur, en
passant cette porte, je verrai telle chose!...» et la chose était là,
ruinée mais réelle.

N'y pensons plus. Ce Caire-là gît sous la cendre et la poussière;
l'esprit et les progrès modernes en ont triomphé comme la mort. Encore
quelques mois, des rues européennes auront coupé à angles droits la
vieille ville poudreuse et muette qui croule en paix sur les pauvres
fellahs. Ce qui reluit, ce qui brille, ce qui s'accroît, c'est le
quartier des Francs, la ville des Italiens, des Provençaux et des
Maltais, l'entrepôt futur de l'Inde anglaise. L'Orient d'autrefois
achève d'user ses vieux costumes, ses vieux palais, ses vieilles
mœurs, mais il est dans son dernier jour; il peut dire comme un de
ses sultans: «Le sort a décoché sa flèche: c'est fait de moi, je suis
passé!» Ce que le désert protège encore, en l'enfouissant peu à peu
dans ses sables, c'est, hors des murs du Caire, la ville des tombeaux,
la vallée des califes, qui semble, comme Herculanum, avoir abrité des
générations disparues, et dont les palais, les arcades et les colonnes,
les marbres précieux, les intérieurs peints et dorés, les enceintes,
les dômes et les minarets, multipliés avec folie, n'ont jamais servi
qu'à recouvrir des cercueils. Ce culte de la mort est un trait éternel
du caractère de l'Égypte; il sert du moins à protéger et à transmettre
au monde l'éblouissante histoire de son passé.



V LA CANGE



I--PRÉPARATIFS DE NAVIGATION


La cange qui m'emportait vers Damiette contenait tout le ménage que
j'avais amassé au Caire pendant huit mois de séjour, savoir: l'esclave
au teint doré vendue par Abd-el-Kérim; le coffre vert qui renfermait
les effets que ce dernier lui avait laissés; un autre coffre garni
de ceux que j'y avais ajoutés moi-même; un autre encore contenant
mes habits de Franc, dernier _en cas_ de mauvaise fortune, comme ce
vêtement de pâtre qu'un empereur avait conservé pour se rappeler sa
condition première; puis tous les ustensiles et objets mobiliers
dont il avait fallu garnir mon domicile du quartier cophte, lesquels
consistaient en gargoulettes et bardaques propres à rafraîchir l'eau,
pipes et narghilés, matelas de coton et cages (_cafas_) en bâtons
de palmier servant tour à tour de divan, de lit et de table, et qui
avaient de plus pour le voyage l'avantage de pouvoir contenir les
volatiles divers de la basse-cour et du colombier.

Avant de partir, j'étais allé prendre congé de madame Bonhomme, cette
blonde et charmante providence du voyageur.

--Hélas! disais-je, je ne verrai plus de longtemps que des visages de
couleur; je vais braver la peste qui règne dans le delta d'Égypte, les
orages du golfe de Syrie qu'il faudra traverser sur de frêles barques;
sa vue sera pour moi le dernier sourire de la patrie!

Madame Bonhomme appartient à ce type de beauté blonde du Midi que Gozzi
célébrait dans les Vénitiennes, que Pétrarque a chanté à l'honneur
des femmes de notre Provence. Il semble que ces gracieuses anomalies
doivent au voisinage des pays alpins _l'or crespelé_ de leurs cheveux,
et que leur œil noir se soit embrasé seul aux ardeurs des grèves de
la Méditerranée. La carnation, fine et claire comme le satin rosé des
Flamandes, se colore, aux places que le soleil a touchées, d'une vague
teinte ambrée qui fait penser aux treilles d'automne, où le raisin
blanc se voile à demi sous les pampres vermeils. O figures aimées
de Titien et de Giorgione, est-ce aux bords du Nil que vous deviez
me laisser un regret et un souvenir? Cependant j'avais près de moi
une autre femme aux cheveux noirs comme l'ébène, au masque ferme qui
semblait taillé dans le marbre portor, beauté sévère et grave comme
les idoles de l'antique Asie, et dont la grâce même, à la fois servile
et sauvage, rappelait parfois, si l'on peut unir ces deux mots, la
sérieuse gaieté de l'animal captif.

Madame Bonhomme m'avait conduit dans son magasin, encombré d'articles
de voyage, et je l'écoutais, en l'admirant, détailler les mérites de
tous ces charmants ustensiles qui, pour les Anglais, reproduisent
au besoin, dans le désert, tout le confort de la vie fashionable.
Elle m'expliquait avec son léger accent provençal comment on pouvait
établir, au pied d'un palmier ou d'un obélisque, des appartements
complets de maîtres et de domestiques, avec mobilier et cuisine, le
tout transporté à dos de chameau; donner des dîners européens où
rien ne manque, ni les ragoûts, ni les primeurs, grâce aux boites de
conserves qui, il faut l'avouer, sont souvent de grande ressource.

--Hélas! lui dis-je, je suis devenu tout à fait un Bédaouï (Arabe
nomade); je mange très-bien du dourah cuit sur une plaque de tôle, des
dattes fricassées dans le beurre, de la pâte d'abricot, des sauterelles
fumées...; et je sais un moyen d'obtenir une poule bouillie dans le
désert, sans même se donner le soin de la plumer.

--J'ignorais ce raffinement, dit madame Bonhomme.

--Voici, répondis-je, la recette qui m'a été donnée par un renégat
très-industrieux, lequel l'a vu pratiquer dans l'Hedjaz. On prend une
poule....

--Il faut une poule? dit madame Bonhomme.

--Absolument comme un lièvre pour le civet.

--Et ensuite?

--Ensuite on allume du feu entre deux pierres; on se procure de
l'eau....

--Voilà déjà bien des choses!

--La nature les fournit. On n'aurait même que de l'eau de mer, ce
serait la même chose, et cela épargnerait le sel.

--Et dans quoi mettrez-vous la poule?

--Ah! voilà le plus ingénieux. Nous versons de l'eau dans le sable fin
du désert..., autre ingrédient donné par la nature. Cela produit une
argile fine et propre, extrêmement utile à la préparation.

--Vous mangeriez une poule bouillie dans du sable?

--Je réclame une dernière minute d'attention. Nous formons une boule
épaisse de cette argile en ayant soin d'y insérer cette même volaille
ou toute autre.

--Ceci devient intéressant.

--Nous mettons la boule de terre sur le feu, et nous la retournons de
temps en temps. Quand la croûte s'est suffisamment durcie et a pris
partout une bonne couleur, il faut la retirer du feu: la volaille est
cuite.

--Et c'est tout?

--Pas encore: on casse la boule passée à l'état de terre cuite, et les
plumes de l'oiseau, prises dans l'argile, se détachent à mesure qu'on
le débarrasse des fragments de cette marmite improvisée.

--Mais c'est un régal de sauvage!

--Non, c'est de la poule à l'étuvée simplement.

Madame Bonhomme vit bien qu'il n'y avait rien à faire avec un voyageur
si consommé; elle remit en place toutes les cuisines de fer-blanc et
les tentes, coussins ou lits de caoutchouc estampillés de l'_improved
patent_ anglaise.

--Cependant, lui dis-je, je voudrais bien trouver chez vous quelque
chose qui me soit utile.

--Tenez, dit madame Bonhomme, je suis sûre que vous avez oublié
d'acheter un drapeau. Il vous faut un drapeau.

--Mais je ne pars pas pour la guerre!

--Vous allez descendre le Nil.... Vous avez besoin d'un pavillon
tricolore à l'arrière de votre barque, pour vous faire respecter des
fellahs.

Et elle me montrait, le long des murs du magasin, une série de
pavillons de toutes les marines.

Je tirais déjà vers moi la hampe à pointe dorée d'où se déroulaient nos
couleurs, lorsque madame Bonhomme m'arrêta le bras.

--Vous pouvez choisir; on n'est pas obligé d'indiquer sa nation. Tous
_ces messieurs_ prennent ordinairement un pavillon anglais; de cette
manière, on a plus de sécurité.

--Oh! madame, lui dis-je, je ne suis pas de ces messieurs-là.

--Je l'avais bien pensé, me dit-elle avec un sourire.

J'aime à croire que ce ne seraient pas des gens du monde de Paris qui
promèneraient les couleurs anglaises sur ce vieux Nil, où s'est reflété
le drapeau de la République. Les légitimistes en pèlerinage vers
Jérusalem choisissent, il est vrai, le pavillon de Sardaigne. Cela, par
exemple, n'a pas d'inconvénient.



II--UNE FÊTE DE FAMILLE


Nous partons du port de Boulaq; le palais d'un bey mamelouk, devenu
aujourd'hui l'École polytechnique, la mosquée blanche qui l'avoisine,
les étalages des potiers qui exposent sur la grève ces bardaques de
terre poreuse fabriquées à Thèbes qu'apporte la navigation du haut Nil,
les chantiers de construction qui bordent encore assez loin la rive
droite du fleuve, tout cela disparaît en quelques minutes. Nous courons
une bordée vers une île d'alluvion située entre oulaq et Embabeh, dont
la rive sablonneuse reçoit bientôt le choc de notre proue; les deux
voiles latines de la cange frissonnent sans prendre le vent.

--_Battal! Battal!_ s'écrie le reïs.

C'est-à-dire: «Mauvais! mauvais!»

Il s'agissait probablement du vent. En effet, la vague rougeâtre,
frisée par un souffle contraire, nous jetait au visage son écume, et le
remous prenait des teintes ardoisées en peignant les reflets du ciel.

Les hommes descendent à terre pour dégager la cange et la retourner.
Alors commence un de ces chants dont les matelots égyptiens
accompagnent toutes leurs manœuvres et qui ont invariablement pour
refrain _éleyson_! Pendant que cinq ou six gaillards, dépouillés en un
instant de leur tunique bleue et qui semblent des statues de bronze
florentin, s'évertuent à ce travail, les jambes plongées dans la vase,
le reïs, assis comme un pacha sur l'avant, fume son narghilé d'un air
indifférent. Un quart d'heure après, nous revenons vers Boulaq, à demi
penchés sur la lame avec la pointe des vergues trempant dans l'eau.

Nous avions gagné à peine deux cents pas sur le cours du fleuve: il
fallut retourner la barque, prise cette fois dans les roseaux, pour
aller toucher de nouveau à l'île de sable.

--_Battal! Battal!_ disait toujours le reïs de temps en temps.

Je reconnaissais à ma droite les jardins des villas riantes qui
bordent l'allée de Choubrah; les sycomores monstrueux qui la forment
retentissaient de l'aigre caquetage des corneilles, qu'entrecoupaient
parfois le cri sinistre des milans.

Du reste, aucun lotus, aucun ibis, pas un trait de la couleur locale
d'autrefois; seulement, çà et là, de grands buffles plongés dans l'eau
et des coqs de pharaon, sorte de petits faisans aux plumes dorées,
voltigeant au-dessus des bois d'orangers et de bananiers des jardins.

J'oubliais l'obélisque d'Héliopolis, qui marque de son doigt de pierre
la limite voisine du désert de Syrie et que je regrettais de n'avoir
encore vu que de loin. Ce monument ne devait pas quitter notre horizon
de la journée, car la navigation de la cange continuait à s'opérer en
zigzag.

Le soir était venu, le disque du soleil descendait derrière la ligne
peu mouvementée des montagnes libyques, et tout à coup la nature
passait de l'ombre violette du crépuscule à l'obscurité bleuâtre de
la nuit. J'aperçus de loin les lumières d'un café, nageant dans leurs
flaques d'huile transparente; l'accord strident du _naz_ et du _rebab_
accompagnait cette mélodie égyptienne si connue: _Ya tejly! (O nuits!)_

D'autres voix formaient les _répons_ du premier vers: «O nuits de
joie!» On chantait le bonheur des amis qui se ressemblent, l'amour et
le désir, flammes divines, émanations radieuses de la _clarté pure_ qui
n'est qu'au ciel; on invoquait _Ahmad_, l'élu, chef des apôtres, et des
voix d'enfants reprenaient en chœur l'antistrophe de cette délicieuse
et sensuelle effusion qui appelle la bénédiction du Seigneur sur les
joies nocturnes de la terre.

Je vis bien qu'il s'agissait d'une solennité de famille. L'étrange
gloussement des femmes fellahs succédait au chœur des enfants, et cela
pouvait célébrer une mort aussi bien qu'un mariage; car, dans toutes
les cérémonies des Égyptiens, on reconnaît ce mélange d'une joie
plaintive ou d'une plainte entrecoupée de transports joyeux qui déjà,
dans le monde ancien, présidaient à tous les actes de leur vie.

Le reïs avait fait amarrer notre barque à un pieu planté dans le sable,
et se préparait à descendre. Je lui demandai si nous ne faisions que
nous arrêter dans le village qui était devant nous; il répondit que
nous devions y passer la nuit et y rester même le lendemain jusqu'à
trois heures, moment où se lève le vent du sud-ouest (nous étions à
l'époque des moussons).

--J'avais cru, lui dis-je, qu'on ferait marcher la barque à la corde
quand le vent ne serait pas bon.

--Ceci n'est pas, répondit-il, sur notre traité.

En effet, avant de partir, nous avions fait un écrit devant le cadi;
mais ces gens y avaient mis évidemment tout ce qu'ils avaient voulu.
Du reste, je ne suis jamais pressé d'arriver, et cette circonstance,
qui aurait fait bondir d'indignation un voyageur anglais, me
fournissait seulement l'occasion de mieux étudier l'antique branche, si
peu frayée, par où le Nil descend du Caire à Damiette.

Le reïs, qui s'attendait à des réclamations violentes, admira ma
sérénité. Le halage des barques est relativement assez coûteux;
car, outre un nombre plus grand de matelots sur la barque, il exige
l'assistance de quelques hommes de relais échelonnés de village en
village.

Une cange contient deux chambres, élégamment peintes et dorées à
l'intérieur, avec des fenêtres grillées donnant sur le fleuve, et
encadrant agréablement le double paysage des rives; des corbeilles de
fleurs, des arabesques compliquées décorent les panneaux; deux coffres
de bois bordent chaque chambre, et permettent, le jour, de s'asseoir
les jambes croisées, la nuit, de s'étendre sur des nattes ou sur des
coussins. Ordinairement, la première chambre sert de divan, la seconde
de harem. Le tout se ferme et se cadenasse hermétiquement, sauf le
privilège des rats du Nil, dont il faut, quoi qu'on fasse, accepter la
société. Les moustiques et autres insectes sont des compagnons moins
agréables encore; mais on évite la nuit leurs baisers perfides au moyen
de vastes chemises dont on noue l'ouverture après y être entré comme
dans un sac, et qui entourent la tête d'un double voile de gaze sous
lequel on respire parfaitement.

Il semblait que nous dussions passer la nuit sur la barque, et je m'y
préparais déjà, lorsque le reïs, qui était descendu à terre, vint me
trouver avec cérémonie et m'invita à l'accompagner. J'avais quelque
scrupule à laisser l'esclave dans la cabine; mais il me dit lui-même
qu'il valait mieux l'emmener avec nous.



III--LE MUTAHIR


En descendant sur la berge, je m'aperçus que nous venions de débarquer
simplement à Choubrah. Les jardins du pacha, avec les berceaux de
myrte qui en décorent l'entrée, étaient devant nous; un amas de pauvres
maisons bâties en briques de terre crue s'étendait à notre gauche des
deux côtés de l'avenue; le café que j'avais remarqué bordait le fleuve,
et la maison voisine était celle du reïs, qui nous pria d'y entrer.

--C'était bien la peine, me disais-je, de passer toute la journée sur
le Nil; nous voilà seulement à une lieue du Caire!

J'avais envie de retourner passer la soirée et lire les journaux chez
madame Bonhomme; mais le reïs nous avait déjà conduits devant sa
maison, et il était clair qu'on y célébrait une fête où il convenait
d'assister.

En effet, les chants que nous avions entendus partaient de là; une
foule de gens basanés, mélangés de nègres purs, paraissaient se livrer
à la joie. Le reïs, dont je n'entendais qu'imparfaitement le dialecte
franc assaisonné d'arabe, finit par me faire comprendre que c'était une
fête de famille en l'honneur de la circoncision de son fils. Je compris
surtout alors pourquoi nous avions fait si peu de chemin.

La cérémonie avait eu lieu la veille à la mosquée, et nous étions
seulement au second jour des réjouissances. Les fêtes de famille des
plus pauvres Égyptiens sont des fêtes publiques, et l'avenue était
pleine de monde: une trentaine d'enfants, camarades d'école du jeune
circoncis (_mutahir_), remplissaient une salle basse; les femmes,
parentes ou amies de l'épouse du reïs, faisaient cercle dans la pièce
du fond, et nous nous arrêtâmes près de cette porte. Le reïs indiqua de
loin une place près de sa femme à l'esclave qui me suivait, et celle ci
alla sans hésiter s'asseoir sur le tapis de la _khanoun_ (dame), après
avoir fait les salutations d'usage.

On se mit à distribuer du café et des pipes, et les Nubiennes
commencèrent à danser au son des _tarabouks_ (tambours de terre cuite),
que plusieurs femmes soutenaient d'une main et frappaient de l'autre.
La famille du reïs était trop pauvre sans doute pour avoir des almées
blanches; mais les Nubiens dansent pour leur plaisir. Le _loti_ ou
coryphée faisait les bouffonneries habituelles en guidant les pas de
quatre femmes qui se livraient à cette saltarelle éperdue que j'ai déjà
décrite, et qui ne varie guère qu'en raison du plus on moins de feu des
exécutants.

Pendant un des intervalles de la musique et de la danse, le reïs
m'avait fait prendre place près d'un vieillard qu'il me dit être son
père. Ce bonhomme, en apprenant quel était mon pays, m'accueillit avec
un juron essentiellement français, que sa prononciation transformait
d'une façon comique. C'était tout ce qu'il avait retenu de la langue
des vainqueurs de 98. Je lui répondis en criant:

--Napoléon!

Il ne parut pas comprendre. Cela m'étonna; mais je songeai bientôt que
ce nom datait seulement de l'Empire.

--Avez-vous connu Bonaparte? lui dis-je en arabe.

Il pencha la tête en arrière avec une sorte de rêverie solennelle, et
se mit à chanter à pleine gorge:

    _Y a salam, Bounabarteh!_
    (Salut à toi, ô Bonaparte!)

Je ne pus m'empêcher de fondre en larmes en écoutant ce vieillard
répéter le vieux chant des Égyptiens en l'honneur de celui qu'ils
appelaient le sultan Kébir. Je le pressai de le chanter tout entier;
mais sa mémoire n'en avait retenu que peu de vers.

«Tu nous as fait soupirer par ton absence, ô général qui prends le café
avec du sucre! ô général charmant dont les joues sont si agréables, toi
dont le glaive a frappé les Turcs! salut à toi!

»O toi dont la chevelure est si belle! depuis le jour où tu entras au
Caire, cette ville a brillé d'une lueur semblable à celle d'une lampe
de cristal; salut à toi!»

Cependant le reïs, indifférent à ces souvenirs, était allé du côté des
enfants, et l'on semblait préparer tout pour une cérémonie nouvelle.

En effet, les enfants ne tardèrent pas à se ranger sur deux lignes,
et les autres personnes réunies dans la maison se levèrent; car il
s'agissait de promener dans le village l'enfant qui, la veille déjà,
avait été promené au Caire. On amena un cheval richement harnaché, et
le petit bonhomme, qui pouvait avoir sept ans, couvert d'habits et
d'ornements de femmes (le tout emprunté probablement), fut hissé sur
la selle, où deux de ses parents le maintenaient de chaque côté. Il
était fier comme un empereur, et tenait, selon l'usage, un mouchoir
sur sa bouche. Je n'osais le regarder trop attentivement, sachant
que les Orientaux craignent en ce cas le _mauvais œil_; mais je pris
garde à tous les détails du cortège, que je n'avais jamais pu si bien
distinguer au Caire, où ces processions des mutahirs diffèrent à peine
de celles des mariages.

Il n'y avait pas à celle-là de bouffons nus, simulant des combats
avec des lances et des boucliers; mais quelques Nubiens, montés sur
des échasses, se poursuivaient avec de longs bâtons: ceci était pour
attirer la foule; ensuite les musiciens ouvraient la marche; puis les
enfants, vêtus de leurs plus beaux costumes et guidés par cinq ou six
faquirs ou santons, qui chantaient des _moals_ religieux; puis l'enfant
à cheval, entouré de ses parents, et enfin les femmes de la famille, au
milieu desquelles marchaient les danseuses non voilées, qui, à chaque
halte, recommençaient leurs trépignements voluptueux. On n'avait oublié
ni les porteurs de cassolettes parfumées, ni les enfants qui secouent
les _kumkum_, flacons d'eau de rose dont on asperge les spectateurs;
mais le personnage le plus important du cortége était sans nul doute
le barbier, tenant en main l'instrument mystérieux (dont le pauvre
enfant devait plus tard faire l'épreuve), tandis que son aide agitait
au bout d'une lance une sorte d'enseigne chargée des attributs de son
métier. Devant le mutahir était un de ses camarades, portant, attachée
à son col, la _tablette à écrire_, décorée par le maître d'école de
chefs-d'œuvre calligraphiques. Derrière le cheval, une femme jetait
continuellement du sel pour conjurer les mauvais esprits. La marche
était fermée par les femmes gagées, qui servent de pleureuses aux
enterrements et qui accompagnent les cérémonies de mariage et de
circoncision avec le même _olouloulou:_ dont la tradition se perd dans
la plus haute antiquité.

Pendant que le cortége parcourait les rues peu nombreuses du petit
village de Choubrah, j'étais resté avec le grand-père du mutahir,
ayant eu toutes les peines du monde à empêcher l'esclave de suivre les
autres femmes. Il avait fallu employer le _mafisch_, tout-puissant
chez les Égyptiens, pour lui interdire ce qu'elle regardait comme un
devoir de politesse et de religion. Les nègres préparaient des tables
et décoraient la salle de feuillages. Pendant ce temps, je cherchais à
tirer du vieillard quelques éclairs de souvenirs en faisant résonner
à ses oreilles, avec le peu que je savais d'arabe, les noms glorieux
de Kléber et de Menou. Il ne se souvenait que du colonel Barthélémy,
l'ancien chef de la police du Caire, qui a laissé de grands souvenirs
dans le peuple, à cause de sa grande taille et du magnifique costume
qu'il portait. Barthélémy a inspiré des chants d'amour dont les femmes
n'ont pas seules gardé la mémoire:

«Mon _bien-aimé_ est coiffé d'un chapeau brodé;--des nœuds et des
rosettes ornent sa ceinture.

»J'ai voulu l'embrasser, il m'a dit: _Aspetta_ (attends)! Oh! qu'il
est doux, son langage italien!--Dieu garde celui dont les yeux sont des
yeux de gazelle!

»Que tu es donc beau, Fart-el-Roumy (Barthélémy), quand tu proclames
la paix publique avec un firman à la main!»



IV--LE SIRAFEH


A l'entrée du mutahir, tous les enfants vinrent s'asseoir quatre par
quatre autour des tables rondes où le maître d'école, le barbier et les
santons occupèrent les places d'honneur. Les autres grandes personnes
attendirent la fin du repas pour y prendre part à leur tour. Les
Nubiens s'assirent devant la porte et reçurent le reste des plats, dont
ils distribuèrent encore les derniers reliefs à de pauvres gens attirés
par le bruit de la fête. Ce n'est qu'après avoir passé par deux ou
trois séries d'invités inférieurs que les os parvenaient à un dernier
cercle composé de chiens errants attirés par l'odeur des viandes. Rien
ne se perd dans ces festins de patriarche, où, si pauvre que soit
l'amphitryon, toute créature vivante peut réclamer sa part de fête.
Il est vrai que les gens aisés ont l'usage de payer leur écot par de
petits présents, ce qui adoucit un peu la charge que s'imposent, dans
ces occasions, les familles du peuple.

Cependant arrivait, pour le mutahir, l'instant douloureux qui devait
clore la fête. On fit lever de nouveau les enfants, et ils entrèrent
seuls dans la salle où se tenaient les femmes. On chantait: «O toi,
sa tante paternelle! ô toi, sa tante maternelle! viens préparer son
_sirafeh!_» A partir de ce moment, les détails m'ont été donnés par
l'esclave présente à la cérémonie du sirafeh.

Les femmes remirent aux enfants un châle dont quatre d'entre eux
tinrent les coins. La tablette à écrire fut placée au milieu, et le
principal élève de l'école (_arif_) se mit à psalmodier un chant
dont chaque verset était ensuite répété en chœur par les enfants et
par les femmes. On priait le Dieu qui sait tout, «qui connaît le pas
de la fourmi noire et son travail dans les ténèbres,» d'accorder sa
bénédiction à cet enfant, qui déjà savait lire et pouvait comprendre le
Coran. On remerciait en son nom le père, qui avait payé les leçons du
maître, et la mère, qui, dès le berceau, lui avait enseigné la parole.

«Dieu m'accorde, disait l'enfant à sa mère, de te voir assise au
paradis et saluée par Moryam (Marie), par Zeynab, fille d'Ali, et par
Fatime, fille du prophète!»

Le reste des versets était à la louange des faquirs et du maître
d'école, comme ayant expliqué et fait apprendre à l'enfant les divers
chapitres du Coran.

D'autres chants moins graves succédaient à ces litanies.

«O vous, jeunes filles qui nous entourez, disait l'arif, je vous
recommande aux soins de Dieu lorsque vous peignez vos yeux et que vous
vous regardez au miroir!

»Et vous femmes mariées ici rassemblées, par la vertu du chapitre 37:
_la Fécondité_, soyez bénies!--Mais, s'il est ici des femmes qui aient
vieilli dans le célibat, qu'elles soient, à coups de savate, chassées
dehors!»

Pendant cette cérémonie, les garçons promenaient autour de la salle le
sirafeh, et chaque femme déposait sur la tablette des cadeaux de petite
monnaie; après quoi, on versait les pièces dans un mouchoir dont les
enfants devaient faire don aux faquirs.

En revenant dans la chambre des hommes, le mutahir fut placé sur un
siège élevé. Le barbier et son aide se tinrent debout des deux côtés
avec leurs instruments. On plaça devant l'enfant un bassin de cuivre
où chacun dut venir déposer son offrande; après quoi, il fut amené par
le barbier dans une pièce séparée où l'opération s'accomplit sous les
yeux de deux de ses parents, pendant que les cymbales résonnaient pour
couvrir ses plaintes.

L'assemblée, sans se préoccuper davantage de cet incident, passa
encore la plus grande partie de la nuit à boire des sorbets, du café
et une sorte de bière épaisse (_bouza_), boisson enivrante, dont les
noirs principalement faisaient usage, et qui est sans doute la même
qu'Hérodote désigne sous le nom de vin d'orge.



V--LA FORÊT DE PIERRE


Je ne savais trop que faire le lendemain matin pour attendre l'heure
où le vent devait se lever. Le reïs et tout son monde se livraient au
sommeil avec cette insouciance profonde du grand jour qu'ont peine à
concevoir les gens du Nord. J'eus l'idée de laisser l'esclave pour
toute la journée dans la cange, et d'aller me promener vers Héliopolis,
éloigné d'à peine une lieue.

Tout à coup je me souvins d'une promesse que j'avais faite à un
brave commissaire de marine qui m'avait prêté sa carabine pendant la
traversée de Syra à Alexandrie.

--Je ne vous demande qu'une chose, m'avait-il dit, lorsqu'à l'arrivée
je lui fis mes remercîments, c'est de ramasser pour moi quelques
fragments de la forêt pétrifiée qui se trouve dans le désert, à peu de
distance du Caire. Vous les remettrez, en passant à Smyrne, chez madame
Carton, rue des Roses.

Ces sortes de commissions sont sacrées entre voyageurs; la honte
d'avoir oublié celle-là me fit résoudre immédiatement cette expédition
facile. Du reste, je tenais aussi à voir cette forêt dont je ne
m'expliquais pas la structure. Je réveillai l'esclave, qui était de
très-mauvaise humeur, et qui demanda à rester avec la femme du reïs.
J'avais l'idée dès lors d'emmener le reïs; une simple réflexion et
l'expérience acquise des mœurs du pays me prouvèrent que, dans cette
famille honorable, l'innocence de la pauvre Zeynab ne courait aucun
danger.

Ayant pris les dispositions nécessaires et averti le reïs, qui me fit
venir un ânier intelligent, je me dirigeai vers Héliopolis, laissant à
gauche le canal d'Adrien, creusé jadis du Nil à la mer Rouge, et dont
le lit desséché devait plus tard tracer notre route au milieu des dunes
de sable.

Tous les environs de Choubrah sont admirablement cultivés. Après un
bois de sycomores qui s'étend autour des haras, on laisse à gauche
une foule de jardins où l'oranger est cultivé dans l'intervalle des
dattiers placés en quinconces; puis, en traversant une branche du
Kalisch ou canal du Caire, on gagne en peu de temps la lisière du
désert, qui commence sur la limite des inondations du Nil. Là s'arrête
le damier fertile des plaines, si soigneusement arrosées par les
rigoles qui coulent des _saquiès_ ou puits à roue; là commence, avec
l'impression de la tristesse et de la mort qui ont vaincu la nature
elle-même, cet étrange faubourg de constructions sépulcrales qui ne
s'arrête qu'au Mokatam, et qu'on appelle de ce côté la _vallée des
Califes_. C'est là que Touloun et Bibars, Saladin et Malek-Adel, et
mille autres héros de l'islam, reposent non dans de simples tombes,
mais dans de vastes palais brillants encore d'arabesques et de dorures,
entremêlés de vastes mosquées. Il semble que les spectres, habitants
de ces vastes demeures, aient voulu encore des lieux de prière et
d'assemblée, qui, si l'on en croit la tradition, se peuplent à certains
jours d'une sorte de fantasmagorie historique.

En nous éloignant de cette triste cité dont l'aspect extérieur produit
l'effet d'un brillant quartier du Caire, nous avions gagné la levée
d'Héliopolis, construite jadis pour mettre cette ville à l'abri des
plus hautes inondations. Toute la plaine qu'on aperçoit au delà est
bosselée de petites collines formées d'amas de décombres. Ce sont
principalement les ruines d'un village qui recouvrent là les restes
perdus des constructions primitives. Rien n'est resté debout; pas une
pierre antique ne s'élève au-dessus du sol, excepté l'obélisque, autour
duquel on a planté un vaste jardin.

L'obélisque forme le centre de quatre allées d'ébéniers qui divisent
l'enclos; des abeilles sauvages ont établi leurs alvéoles dans les
anfractuosités de l'une des faces qui, comme on sait, est dégradée.
Le jardinier, habitué aux visites des voyageurs, m'offrit des fleurs
et des fruits. Je pus m'asseoir et songer un instant aux splendeurs
décrites par Strabon, aux trois autres obélisques du temple du Soleil,
dont deux sont à Rome et dont l'autre a été détruit; à ces avenues de
sphinx en marbre jaune du nombre desquels un seul se voyait encore au
siècle dernier; à cette ville enfin, berceau des sciences, où Hérodote
et Platon vinrent se faire initier aux mystères. Héliopolis a d'autres
souvenirs encore au point de vue biblique. Ce fut là que Joseph donna
ce bel exemple de chasteté que notre époque n'apprécie plus qu'avec
un sourire ironique. Aux yeux des Arabes, cette légende a un tout
autre caractère: _Joseph_ et _Zuleïka_ sont les types consacrés de
l'amour pur, des sens vaincus par le devoir, et triomphant d'une double
tentation; car le maître de Joseph était un des eunuques du pharaon.
Dans la légende originale souvent traitée par les poëtes de l'Orient,
la tendre Zuleïka n'est point sacrifiée comme dans celle que nous
connaissons. Mal jugée d'abord par les femmes de Memphis, elle fut de
toutes parts excusée dès que Joseph, sorti de sa prison, eut fait
admirer à la cour du pharaon tout le charme de sa beauté.

Le sentiment d'amour platonique dont les poëtes arabes supposent
que Joseph fut animé pour Zuleïka, et qui rend certes son sacrifice
d'autant plus beau, n'empêcha pas ce patriarche de s'unir plus tard à
la fille d'un prêtre d'Héliopolis, nommée Azima. Ce fut un peu plus
loin, vers le nord, qu'il établit sa famille à un endroit nommé Gessen,
où l'on a cru de nos jours retrouver les restes d'un temple juif bâti
par Onias.

Je n'ai pas eu le temps de visiter ce berceau de la postérité de Jacob;
mais je ne laisserai pas échapper l'occasion de laver tout un peuple,
dont nous avons accepté les traditions patriarcales, d'un acte peu
loyal que les philosophes lui ont durement reproché. Je discutais, sur
la fuite d'Égypte du peuple de Dieu, avec cet _humoriste_ de Berlin qui
faisait partie comme savant de l'expédition de M. Lepsius:

--Croyez-vous donc, me dit-il, que tant d'honnêtes Hébreux auraient eu
l'indélicatesse d'_emprunter_ ainsi la vaisselle de gens qui, quoique
Égyptiens, avaient été évidemment leurs voisins ou leurs amis?

--Cependant, observai-je, il faut croire cela, ou nier l'Écriture.

--Il peut y avoir erreur dans la version ou interpolation dans le
texte; mais faites attention à ce que je vais vous dire: les Hébreux
ont eu, de tout temps, le génie de la banque et de l'escompte. Dans
cette époque encore naïve, on ne devait guère prêter que sur gages ...
et persuadez-vous bien que telle était déjà leur industrie principale.

--Mais les historiens les peignent occupés à mouler des briques
pour les pyramides (lesquelles, il est vrai, sont en pierre), et la
rétribution de ces travaux se faisait en oignons et autres légumes.

--Eh bien, s'ils ont pu amasser quelques oignons, croyez fermement
qu'ils ont su les faire valoir et que cela leur en a rapporté beaucoup
d'autres.

--Que faudrait-il en conclure?

--Rien autre chose, sinon que l'argenterie qu'ils ont emportée
formait probablement le gage exact des prêts qu'ils avaient pu faire
dans Memphis. L'Égyptien est négligent; il avait sans doute laissé
s'accumuler les intérêts et les frais, et la rente au taux légal....

--De sorte qu'il n'y avait pas même à réclamer un boni?

--J'en suis sûr. Les Hébreux n'ont emporté que ce qui leur était acquis
selon toutes les lois de l'équité naturelle et commerciale. Par cet
acte, assurément légitime, ils ont fondé dès lors les vrais principes
du crédit. Du reste, le Talmud dit en termes précis: «Ils ont pris
seulement ce qui était à eux.»

Je donne pour ce qu'il vaut ce paradoxe berlinois. Il me tarde de
retrouver à quelques pas d'Héliopolis des souvenirs plus grands
de l'histoire biblique. Le jardinier qui veille à la conservation
du dernier monument de cette cité illustre, appelée primitivement
_Ainschems_ ou l'œil-du-Soleil, m'a donné un de ses fellahs pour me
conduire à Matarée. Après quelques minutes de marche dans la poussière,
j'ai retrouvé une oasis nouvelle, c'est-à-dire un bois tout entier
de sycomores et d'orangers; une source coule à l'entrée de l'enclos,
et c'est, dit-on, la seule source d'eau douce que laisse filtrer le
terrain nitreux de l'Égypte. Les habitants attribuent cette qualité à
une bénédiction divine. Pendant le séjour que la sainte famille fit à
Matarée, c'est là, dit-on, que la Vierge venait blanchir le linge de
l'Enfant Dieu. On suppose, en outre, que cette eau guérit la lèpre. De
pauvres femmes qui se tiennent près de la source vous en offrent une
tasse moyennant un léger bakchis.

Il reste à voir encore, dans le bois, le sycomore touffu sous lequel
se réfugia la sainte famille, poursuivie par la bande d'un brigand
nommé Disma. Celui ci qui, plus tard, devint le bon larron, finit par
découvrir les fugitifs; mais tout à coup la foi toucha son cœur, au
point qu'il offrit l'hospitalité à Joseph et à Marie, dans une de
ses maisons située sur l'emplacement du vieux Caire, qu'on appelait
alors Babylone d'Égypte. Ce Disma, dont les occupations paraissaient
lucratives, avait des propriétés partout. On m'avait fait voir déjà, au
vieux Caire, dans un couvent cophte, un vieux caveau, voûté en brique,
qui passe pour être un reste de l'hospitalière maison de Disma et
l'endroit même où couchait la sainte famille.

Ceci appartient à la tradition cophte; mais l'arbre merveilleux de
Matarée reçoit les hommages de toutes les communions chrétiennes. Sans
penser que ce sycomore remonte à la haute antiquité qu'on suppose, on
peut admettre qu'il est le produit des rejetons de l'arbre ancien, et
personne ne le visite depuis des siècles sans emporter un fragment du
bois ou de l'écorce. Cependant il a toujours des dimensions énormes et
semble un baobab de l'Inde; l'immense développement de ses branches
et de ses surgeons disparaît sous les _ex-voto_, les chapelets, les
légendes, les images saintes, qu'on y vient suspendre ou clouer de
toutes parts.

En quittant Matarée, nous ne tardâmes pas à retrouver la trace du
canal d'Adrien, qui sert de chemin quelque temps, et où les roues de
fer des voitures de Suez laissent des ornières profondes. Le désert
est beaucoup moins aride que l'on ne croit; des touffes de plantes
balsamiques, des mousses, des lichens et des cactus revêtent presque
partout le sol, et de grands rochers garais de broussailles se
dessinent à l'horizon.

La chaîne du Mokatam fuyait à droite vers le sud; le défilé, en se
resserrant, ne tarda pas à en masquer la vue, et mon guide m'indiqua
du doigt la composition singulière des roches qui dominaient notre
chemin: c'étaient des blocs d'huîtres et de coquillages de toute sorte.
La mer du déluge, ou peut-être seulement la Méditerranée qui, selon
les savants, couvrait autrefois tonte cette vallée du Nil, a laissé
ces marques incontestables. Que faut-il supposer de plus étrange
maintenant? La vallée s'ouvre; un immense horizon s'étend à perte
de vue. Plus de traces, plus de chemins; le sol est rayé partout de
longues colonnes rugueuses et grisâtres. O prodige! ceci est la forêt
pétrifiée.

Quel est le souffle effrayant qui a couché à terre au même instant ces
troncs de palmier gigantesques? Pourquoi tous du même côté, avec leurs
branches et leurs racines, et pourquoi la végétation s'est-elle glacée
et durcie en laissant distincts les fibres du bois et les conduits de
la séve? Chaque vertèbre s'est brisée par une sorte de décollement;
mais toutes sont restées bout à bout comme les anneaux d'un reptile.
Rien n'est plus étonnant au monde. Ce n'est pas une pétrification
produite par l'action chimique de la terre; tout est couché à fleur de
sol. C'est ainsi que tomba la vengeance des dieux sur les compagnons
de Phinée. Serait-ce un terrain quitté par la mer? Mais rien de pareil
ne signale l'action ordinaire des eaux. Est-ce un cataclysme subit,
un courant des eaux du déluge? Mais comment, dans ce cas, les arbres
n'auraient-ils pas surnagé? L'esprit s'y perd; il vaut mieux n'y plus
songer!

J'ai quitté enfin cette vallée étrange, et j'ai regagné rapidement
Choubrah. Je remarquais à peine les creux de rocher qu'habitent les
hyènes, et les ossements blanchis de dromadaires qu'a semés abondamment
le passage des caravanes; j'emportais dans ma pensée une impression
plus grande encore que celle dont on est frappé au premier aspect des
pyramides: leurs quarante siècles sont bien petits devant les témoins
irrécusables d'un monde primitif soudainement détruit!



VI--UN DÉJEUNER EN QUARANTAINE


Nous voilà de nouveau sur le Nil. Jusqu'à Batn-el-Bakarah, le _ventre
de la vache_, où commence l'angle inférieur du Delta, je ne faisais que
retrouver des rives connues. Les pointes des trois pyramides, teintes
de rose le matin et le soir, et que l'on admire si longtemps avant
d'arriver au Caire, si longtemps encore après avoir quitté Boulaq,
disparurent enfin tout à fait de l'horizon. Nous voguions désormais
sur la branche orientale du Nil, c'est-à-dire sur le véritable lit
du fleuve; car la branche de Rosette, plus fréquentée des voyageurs
d'Europe, n'est qu'une large saignée qui se perd à l'occident.

C'est de la branche de Damiette que partent les principaux canaux
deltaïques; c'est elle aussi qui présente le paysage le plus riche et
le plus varié. Ce n'est plus cette rive monotone des antres branches,
bordée de quelques palmiers grêles, avec des villages bâtis en briques
crues, et, çà et là, des tombeaux de santons égayés de minarets,
des colombiers ornés de renflements bizarres, minces silhouettes
panoramiques toujours découpées sur un horizon qui n'a pas de second
plan; la branche, ou, si vous voulez, la _brame_ de Damiette, baigne
des villes considérables, et traverse partout des campagnes fécondes;
les palmiers sont plus beaux et plus touffus; les figuiers, les
grenadiers et les tamarins présentent partout des nuances infinies
de verdure. Les bords du fleuve, aux affluents des nombreux canaux
d'irrigation, sont revêtus d'une végétation toute primitive; du sein
des roseaux qui jadis fournissaient le papyrus et des nénufars variés,
parmi lesquels peut-être on retrouverait le lotus pourpré des anciens,
on voit s'élancer des milliers d'oiseaux et d'insectes. Tout papillote,
étincelle et bruit, sans tenir compte de l'homme, car il ne passe pas
là dix Européens par année; ce qui veut dire que les coups de fusil
viennent rarement troubler ces solitudes populeuses. Le cygne sauvage,
le pélican, le flamant rose, le héron blanc et la sarcelle se jouent
autour des djermes et des canges; mais des vols de colombes, plus
facilement effrayées, s'égrènent çà et là en longs chapelets dans
l'azur du ciel.

Nous avions laissé à droite Charakhanieh, situé sur l'emplacement de
l'antique _Cercasorum_; Dagoueh, vieille retraite des brigands du Nil
qui suivaient, la nuit, les barques à la nage en cachant leur tête dans
la cavité d'une courge creusée; Atrib, qui couvre les ruines d'Atribis,
et Methram, ville moderne fort peuplée, dont la mosquée, surmontée
d'une tour carrée, fut dit-on, une église chrétienne avant la conquête
arabe.

Sur la rive gauche, on retrouve l'emplacement de Busiris sous le nom de
Bouzir, mais aucune ruine ne sort de terre; de l'autre côté du fleuve,
Semenhoud, autrefois Sebennitus, fait jaillir du sein de la verdure ses
dômes et ses minarets. Les débris d'un temple immense, qui parait être
celui d'Isis, se rencontrent à deux lieues de là. Des têtes de femmes
servaient de chapiteau à chaque colonne; la plupart de ces dernières
ont servi aux Arabes à fabriquer des meules de moulin.

Nous passâmes la nuit devant Mansourah, et je ne pus visiter les fours
à poulets célèbres de cette ville, ni la maison de Ben-Lockman, où
vécut saint Louis prisonnier. Une mauvaise nouvelle m'attendait à mon
réveil: le drapeau jaune de la peste était arboré sur Mansourah, et
nous attendait encore à Damiette, de sorte qu'il était impossible de
songer à faire des provisions autres que d'animaux vivants. C'était de
quoi gâter assurément le plus beau paysage du monde; malheureusement
aussi, les rives devenaient moins fertiles; l'aspect des rizières
inondées, l'odeur malsaine des marécages, dominaient décidément, au
delà de Pharescour, l'impression des dernières beautés de la nature
égyptienne. Il fallut attendre jusqu'au soir pour rencontrer enfin le
magique spectacle du Nil élargi comme un golfe, des bois de palmiers
plus touffus que jamais, de Damiette, enfin, bordant les deux rives de
ses maisons italiennes et de ses terrasses de verdure; spectacle qu'on
ne peut comparer qu'à celui qu'offre l'entrée du grand canal de Venise,
et où, de plus, les mille aiguilles des mosquées se découpaient dans la
brume colorée du soir.

On amarra la cange au quai principal, devant un vaste bâtiment décoré
du pavillon de France; mais il fallait attendre le lendemain pour
nous faire reconnaître et obtenir le droit de pénétrer avec notre
belle santé dans le sein d'une ville malade. Le drapeau jaune flottait
sinistrement sur le bâtiment de la marine, et la consigne était toute
dans notre intérêt. Cependant nos provisions étaient épuisées, et cela
ne nous annonçait qu'un triste déjeuner pour le lendemain.

Au point du jour toutefois, notre pavillon avait été signalé, ce qui
prouvait l'utilité du conseil de madame Bonhomme, et le janissaire
du consulat français venait nous offrir ses services. J'avais une
lettre pour le consul, et je demandai à le voir lui-même. Après être
allé l'avertir, le janissaire vint me prendre et me dit de faire
grande attention, afin de ne toucher personne et de ne point être
touché pendant la route. Il marchait devant moi avec sa canne à pomme
d'argent, et faisait écarter les curieux. Nous montons enfin dans un
vaste bâtiment de pierre, fermé de portes énormes, et qui avait la
physionomie d'un okel ou caravansérail. C'était pourtant la demeure du
consul ou plutôt de l'agent consulaire de France, qui est en même temps
l'un des plus riches négociants en riz de Damiette.

J'entre dans la chancellerie; le janissaire m'indique son maître, et
j'allais bonnement lui remettre ma lettre dans la main.

_--Aspetta_! me dit-il d'un air moins gracieux que celui du colonel
Barthélémy quand on voulait l'embrasser.

Et il m'écarte avec un bâton blanc qu'il tenait à la main. Je comprends
l'intention, et je présente simplement la lettre. Le consul sort un
instant sans rien dire, et revient tenant une paire de pincettes;
il saisit ainsi la lettre, en met un coin sous son pied, déchire
très-adroitement l'enveloppe avec le bout des pinces, et déploie
ensuite la feuille, qu'il tient à distance devant ses yeux en s'aidant
du même instrument.

Alors, sa physionomie se déride un peu, il appelle son chancelier,
qui seul parle français, et me fait inviter à déjeuner, mais en me
prévenant que ce sera _en quarantaine_. Je ne savais trop ce que
pouvait valoir une telle invitation; mais je pensai d'abord à mes
compagnons de la cange, et je demandai ce que la ville pouvait leur
fournir.

Le consul donna des ordres au janissaire, et je pus obtenir pour eux
du pain, du vin et des poules, seuls objets de consommation qui soient
supposés ne pouvoir transmettre la peste. La pauvre esclave se désolait
dans la cabine; je l'en fis sortir pour la présenter au consul.

En me voyant revenir avec elle, ce dernier fronça le sourcil.

--Est-ce que vous voulez emmener cette femme en France? me dit le
chancelier.

--Peut-être, si elle y consent et si je le puis; en attendant, nous
partons pour Beyrouth.

--Vous savez qu'une fois en France, elle est libre?

--Je la regarde comme libre dès à présent.

--Savez-vous aussi que, si elle s'ennuie en France, vous serez obligé
de la faire revenir en Égypte à vos frais?

--Mais j'ignorais cela!

--Vous ferez bien d'y songer. Il vaudrait mieux la revendre ici.

--Dans une ville où est la peste? Ce serait peu généreux!

--Enfin, c'est votre affaire, dit le chancelier.

Il expliqua le tout au consul, qui finit par sourire et qui voulut
présenter l'esclave à sa femme. En attendant, on nous fit passer dans
la salle à manger, dont le centre était occupé par une grande table
ronde. Ici commença une cérémonie nouvelle.

Le consul m'indiqua un bout de la table où je devais m'asseoir; il
prit place à l'autre bout avec son chancelier et un petit garçon, son
fils sans doute, qu'il alla chercher dans la chambre des femmes. Le
janissaire se tenait debout à droite de la table pour bien marquer la
séparation.

Je pensais qu'on inviterait aussi la pauvre Zeynab; mais elle s'était
assise, les jambes croisées, sur une natte, avec la plus parfaite
indifférence, comme si elle se trouvait encore au bazar. Elle croyait
peut-être au fond que je l'avais amenée là pour la revendre.

Le chancelier prit la parole et me dit que notre consul était un
négociant catholique natif de Syrie, et que l'usage n'étant pas, même
chez les chrétiens, d'admettre les femmes à table, on allait faire
paraître la khanoun seulement pour me faire honneur.

En effet, la porte s'ouvrit; une femme d'une trentaine d'années et
d'un embonpoint marqué s'avança majestueusement dans la salle, et prit
place en face du janissaire sur une chaise haute, avec escabeau adossé
au mur. Elle portait sur la tête une immense coiffure conique, drapée
d'un cachemire jaune avec des ornements d'or. Ses cheveux nattés et sa
poitrine étincelaient de diamants. Elle avait l'air d'une madone, et
son teint de lis pâle faisait ressortir l'éclat sombre de ses yeux,
dont les paupières et les sourcils étaient peints selon la coutume.

Des domestiques, placés de chaque côte de la salle, nous servaient des
mets pareils dans des plats différents, et l'on m'expliqua que ceux
de mon côté n'étaient pas en quarantaine, et qu'il n'y avait rien à
craindre, si par hasard ils touchaient mes vêtements. Je comprenais
difficilement comment, dans une ville pestiférée, il y avait des gens
tout à fait isolés de la contagion. J'étais cependant moi-même un
exemple de cette singularité.

Le déjeuner fini, la khanoun, qui nous avait regardés silencieusement
sans prendre place à notre table, avertie par son mari de la présence
de l'esclave amenée par moi, lui adressa la parole, lui fit des
questions et ordonna qu'on lui servit à manger. On apporta une petite
table ronde pareille à celles du pays, et le service en quarantaine
s'effectua pour elle comme pour moi.

Le chancelier voulut bien ensuite m'accompagner pour me faire voir la
ville. La magnifique rangée des maisons qui bordent le Nil n'est pour
ainsi dire qu'une décoration de théâtre; tout le reste est poudreux et
triste; la fièvre et la peste semblent transpirer des murailles. Le
janissaire marchait devant nous en faisant écarter une foule livide
vêtue de haillons bleus. Je ne vis de remarquable que le tombeau d'un
santon célèbre, honoré par les marins turcs, une vieille église bâtie
par les croisés dans le style byzantin, et une colline aux portes de
la ville entièrement formée, dit-on, des ossements de l'armée de saint
Louis.

Je craignais d'être obligé de passer plusieurs jours dans cette ville
désolée. Heureusement, le janissaire m'apprit le soir même que la
bombarde _la Santa-Barbara_ allait appareiller au point du jour pour
les côtes de Syrie. Le consul voulut bien y retenir mon passage et
celui de l'esclave; le soir même, nous quittions Damiette pour aller
rejoindre en mer ce bâtiment, commandé par un capitaine grec.



VI


LA SANTA-BARBARA



I--UN COMPAGNON


    «Islamboldan! ah! yélir firman!
    Yélir, yélir, Istamboldan!»

C'était une voix grave et douce, une voix de jeune homme blond ou de
jeune fille brune, d'un timbre frais et pénétrant, résonnant comme un
chant de cigale altérée à travers la brume poudreuse d'une matinée
d'Égypte. J'avais entr'ouvert, pour l'entendre mieux, une des fenêtres
de la cange, dont le grillage doré se découpait, hélas! sur une côte
aride; nous étions loin déjà des plaines cultivées et des riches
palmeraies qui entourent Damiette. Partis de cette ville à l'entrée de
la nuit, nous avions atteint en peu de temps le rivage d'Esbeh, qui est
l'échelle maritime et l'emplacement primitif de la ville des croisades.
Je m'éveillais à peine, étonné de ne plus être bercé par les vagues,
et ce chant continuait à résonner par intervalles comme venant d'une
personne assise sur la grève, mais cachée par l'élévation des berges.
Et la voix reprenait encore avec une douceur mélancolique:

    «Kaïkélir! Istamboldan!...
    Yélir, yélir, Istamboldan!»

Je comprenais bien que ce chant célébrait Stamboul dans un langage
nouveau pour moi, qui n'avait plus les rauques consonnances de l'arabe
ou du grec, dont mon oreille était fatiguée. Cette voix, c'était
l'annonce lointaine de nouvelles populations, de nouveaux rivages;
j'entrevoyais déjà, comme en un mirage, la reine du Bosphore parmi ses
eaux bleues et sa sombre verdure, et, l'avouerai-je? ce contraste avec
la nature monotone et brûlée de l'Égypte m'attirait invinciblement.
Quitte à pleurer les bords du Nil, plus tard, sous les verts cyprès
de Péra, j'appelais, au secours de mes sens amollis par l'été, l'air
vivifiant de l'Asie. Heureusement, la présence, sur le bateau, du
janissaire que notre consul avait chargé de m'accompagner m'assurait
d'un départ prochain.

On attendait l'heure favorable pour passer le _boghaz_, c'est-à-dire la
barre formée par les eaux de la mer luttant contre le cours du fleuve,
et une djerme chargée de riz, qui appartenait an consul, devait nous
transporter à bord de _la Santa-Barbara_, arrêtée à une lieue en mer.

Cependant la voix reprenait:

    «Ah! ah! ah! drommatina!
    Drommatina dieljédélim!...»

--Qu'est-ce que cela peut signifier? me disais-je. Cela doit être du
turc.

Et je demandai au janissaire s'il comprenait.

--C'est un dialecte des provinces, répondit-il; je ne comprends que le
turc de Constantinople; quant à la personne qui chante, ce n'est pas
grand'chose de bon: un pauvre diable sans asile, un _banian!_

J'ai toujours remarqué avec peine le mépris constant de l'homme qui
remplit des fonctions serviles à l'égard du pauvre qui cherche fortune
ou qui vit dans l'indépendance. Nous étions sortis du bateau, et, du
haut de la levée, j'apercevais un jeune homme nonchalamment couché au
milieu d'une touffe de roseaux secs. Tourné vers le soleil naissant
qui perçait peu à peu la brume étendue sur les rizières, il continuait
sa chanson, dont je recueillais aisément les paroles, ramenées par de
nombreux refrains:

    «Déyouldoumou! bourouldoumou!
    Ali-Osman yadjénamdah!»

Il y a dans certaines langues méridionales un charme syllabique, une
grâce d'intonation qui convient aux voix des femmes et des jeunes gens,
et qu'on écouterait volontiers des heures entières sans comprendre. Et
puis ce chant langoureux, ces modulations chevrotantes qui rappelaient
nos vieilles chansons de campagne, tout cela me charmait avec la
puissance du contraste et de l'inattendu; quelque chose de pastoral
et d'amoureusement rêveur jaillissait pour moi de ces mots riches en
voyelles et cadencés comme des chants d'oiseau.

--C'est peut-être, me disais-je, quelque chant d'un pasteur de
Trébizonde ou de la Marmarique. Il me semble entendre des colombes qui
roucoulent sur la pointe des ifs; cela doit se chanter dans des vallons
bleuâtres où les eaux douces éclairent de reflets d'argent les sombres
rameaux du mélèze, où les roses fleurissent sur de hautes charmilles,
où les chèvres se suspendent aux rochers verdoyants comme dans une
idylle de Théocrite.

Cependant je m'étais rapproché du jeune homme, qui m'aperçut enfin, et,
se levant, me salua en disant;

--Bonjour, monsieur.

C'était un beau garçon aux traits circassiens, à l'œil noir, avec
un teint blanc et des cheveux blonds coupés de près, mais non pas
rasés selon l'usage des Arabes. Une longue robe de soie rayée, puis
un pardessus de drap gris, composaient son ajustement, et un simple
tarbouch de feutre rouge lui servait de coiffure; seulement, la forme
plus ample et la houppe mieux fournie de soie bleue que celle des
bonnets égyptiens, indiquaient le sujet immédiat d'Abdul-Medjid. Sa
ceinture, faite d'un aunage de cachemire à bas prix, portait, au lieu
des collections de pistolets et de poignards dont tout homme libre ou
tout serviteur gagé se hérisse en général la poitrine, une écritoire
de cuivre d'un demi-pied de longueur. Le manche de cet instrument
oriental contient l'encre, et le fourreau contient les roseaux qui
servent de plumes (_calam_). De loin, cela peut passer pour un
poignard; mais c'est l'insigne pacifique du simple lettré.

Je me sentis tout d'un coup plein de bienveillance pour ce confrère,
et j'avais quelque honte de l'attirail guerrier qui, au contraire,
dissimulait ma profession.

--Est-ce que vous habitez dans ce pays? dis-je à l'inconnu.

--Non, monsieur; je suis venu avec vous de Damiette.

--Comment, avec moi?

--Oui, les bateliers m'ont reçu dans la cange et m'ont amené jusqu'ici.
J'aurais voulu me présenter à vous; mais vous étiez couché.

--C'est très-bien, dis-je; et où allez-vous comme cela?

--Je vais vous demander la permission de passer aussi sur la djerme,
pour gagner le vaisseau où vous allez vous embarquer.

--Je n'y vois pas d'inconvénient, dis-je en me tournant du côté du
janissaire.

Mais ce dernier me prit à part.

--Je ne vous conseille pas, me dit-il, d'emmener ce garçon. Vous serez
obligé de payer son passage, car il n'a rien que son écritoire; c'est
un de ces vagabonds qui écrivent des vers et autres sottises. Il s'est
présenté au consul, qui n'en a pas pu tirer autre chose.

--Mon cher, dis-je à l'inconnu, je serais charmé de vous rendre
service, mais j'ai à peine ce qu'il me faut pour arriver à Beyrouth et
y attendre de l'argent.

--C'est bien, me dit-il, je puis vivre ici quelques jours chez les
fellahs. J'attendrai qu'il passe un Anglais.

Ce mot me laissa un remords. Je m'étais éloigné avec le janissaire, qui
me guidait à travers les terres inondées en me faisant suivre un chemin
tracé çà et là sur les dunes de sable pour gagner les bords du lac
Menzaleh. Le temps qu'il fallait pour charger la djerme des sacs de riz
apportés par diverses barques nous laissait tout le loisir nécessaire
pour cette expédition.



II--LE LAC MENZALEH


Nous avions dépassé à droite le village d'Esbeh, bâti en briques
crues, et où l'on distingue les restes d'une antique mosquée et aussi
quelques débris d'arches et de tours appartenant à l'ancienne Damiette,
détruite par les Arabes à l'époque de saint Louis, comme trop exposée
aux surprises. La mer baignait jadis les murs de cette ville, et en
est maintenant éloignée d'une lieue. C'est à peu près l'espace que
gagne la terre d'Égypte tous les six cents ans. Les caravanes qui
traversent le désert pour passer en Syrie rencontrent sur divers
points des lignes régulières où se voient, de distance en distance,
des ruines antiques ensevelies dans le sable, mais dont le vent du
désert se plaît quelquefois à faire revivre les contours. Ces spectres
de villes dépouillées pour un temps de leur linceul poudreux effrayent
l'imagination des Arabes, qui attribuent leur construction aux génies.
Les savants de l'Europe retrouvent, en suivant ces traces, une série
de cités bâties au bord de la mer sous telle ou telle dynastie de rois
pasteurs ou de conquérants thébains. C'est par le calcul de cette
retraite des eaux de la mer aussi bien que par celui des diverses
couches du Nil empreintes dans le limon, et dont on peut compter les
marques en formant des excavations, qu'on est parvenu à faire remonter
à quarante mille ans l'antiquité du sol de l'Égypte. Ceci s'arrange
mal peut-être avec la _Genèse_; cependant ces longs siècles consacrés
à l'action mutuelle de la terre et des eaux ont pu constituer ce que
le livre saint appelle «matière sans forme,» l'organisation des êtres
étant le seul principe véritable de la création.

Nous avions atteint le bord oriental de la langue de terre où est bâtie
Damiette; le sable où nous marchions luisait par places, et il me
semblait voir des flaques d'eau congelées dont nos pieds écrasaient
la surface vitreuse; c'étaient des couches de sel marin. Un rideau
de joncs élancés, de ceux peut-être qui fournissaient autrefois le
papyrus, nous cachait encore les bords du lac; nous arrivâmes enfin à
un port établi pour les barques des pêcheurs, et, de là, je crus voir
la mer elle-même dans un jour de calme. Seulement, des îles lointaines,
teintes de rose par le soleil levant, couronnées çà et là de dômes et
de minarets, indiquaient un lieu plus paisible, et des barques à voiles
latines circulaient par centaines sur la surface unie des eaux.

C'était le lac Menzaleh, l'ancien _Maréotis_, où Tanis ruinée occupe
encore l'île principale, et dont Péluse bornait l'extrémité voisine de
la Syrie, Péluse, l'ancienne porte de l'Égypte, où passèrent tour à
tour Cambyse, Alexandre et Pompée, ce dernier, comme on sait, pour y
trouver la mort.

Je regrettais de ne pouvoir parcourir le riant archipel semé dans les
eaux du lac et assister à quelqu'une de ces pêches magnifiques qui
fournissent des poissons à l'Égypte entière. Des oiseaux d'espèces
variées planent sur cette mer intérieure, nagent près des bords ou
se réfugient dans le feuillage des sycomores, des cassiers et des
tamarins; les ruisseaux et les canaux d'irrigation qui traversent
partout les rizières offrent des variétés de végétation marécageuse,
où les roseaux, les joncs, le nénufar et sans doute aussi le lotus des
anciens émaillent l'eau verdâtre et bruissent du vol d'une quantité
d'insectes que poursuivent les oiseaux. Ainsi s'accomplit cet éternel
mouvement de la nature primitive où luttent des esprits féconds et
meurtriers.

Quand, après avoir traversé la plaine, nous remontâmes sur la jetée,
j'entendis de nouveau la voix du jeune homme qui m'avait parlé; il
continuait à répéter:

    «Yélir, yélir, Istamboldan!»

Je craignais d'avoir eu tort de refuser sa demande, et je voulus
rentrer en conversation avec lui en l'interrogeant sur le sens de ce
qu'il chantait.

--C'est, me dit il, une chanson qu'on a faite à l'époque du massacre
des janissaires. J'ai été bercé avec cette chanson.

--Comment! disais-je en moi-même, ces douces paroles, cet air
langoureux renferment des idées de mort et de carnage! Ceci nous
éloigne un peu de l'églogue.

La chanson voulait dire, à peu près:

    «Il vient de Stamboul, le firman (celui qui annonçait
    la destruction des janissaires)!--Un vaisseau
    l'apporte,--Ali-Osman l'attend;--un vaisseau arrive,--mais
    le firman ne vient pas;--tout le peuple est dans
    l'incertitude.--Un second vaisseau arrive; voilà enfin
    celui qu'attendait Ali-Osman.--Tous les musulmans révèlent
    leurs habits brodés--et s'en vont se divertir dans la
    campagne,--car il est certainement arrivé cette fois, le
    firman!»

A quoi bon vouloir tout approfondir? J'aurais mieux aimé ignorer
désormais le sens de ces paroles. Au lieu d'un chant de pâtre, ou
du rêve d'un voyageur qui pense à Stamboul, je n'avais plus dans la
mémoire qu'une sotte chanson politique.

--Je ne demande pas mieux, dis-je tout bas au jeune homme, que de
vous laisser entrer dans la djerme; mais votre chanson aura peut-être
contrarié le janissaire, quoiqu'il ait eu l'air de ne pas la
comprendre....

--Lui, un janissaire? me dit-il. Il n'y en a plus dans tout l'empire;
les consuls donnent encore ce nom, par habitude, à leurs _cavas_;--
mais lui n'est qu'un Albanais, comme, moi, je suis un Arménien. Il m'en
veut, parce que, étant à Damiette, je me suis offert à conduire des
étrangers pour visiter la ville; à présent, je vais à Beyrouth.

Je fis comprendre au janissaire que son ressentiment devenait sans
motif.

--Demandez-lui, me dit-il, s'il a de quoi payer son passage sur le
vaisseau.

--Le capitaine Nicolas est mon ami, répondit l'Arménien.

Le janissaire secoua la tête, mais il ne fit plus aucune observation.
Le jeune homme se leva lestement, ramassa un petit paquet qui
paraissait à peine sous son bras et nous suivit. Tout mon bagage
avait été déjà transporté sur la djerme, lourdement chargée. L'esclave
javanaise, que le plaisir de changer de lieu rendait indifférente au
souvenir de l'Égypte, frappait ses mains brunes avec joie en voyant que
nous allions partir et veillait à l'emménagement des cages de poules et
de pigeons. La crainte de manquer de nourriture agit fortement sur ces
âmes naïves. L'état sanitaire de Damiette ne nous avait pas permis de
réunir des provisions plus variées. Le riz ne manquant pas, du reste,
nous étions voués pour toute la traversée au régime du pilau.



III--LA BOMBARDE


Nous descendîmes le cours du Nil pendant une lieue encore; les rives
plates et sablonneuses s'élargissaient à perte de vue, et le boghaz qui
empêche les vaisseaux d'arriver jusqu'à Damiette ne présentait plus à
cette heure-là qu'une barre presque insensible. Deux forts protègent
cette entrée, souvent franchie au moyen âge, mais presque toujours
fatale aux vaisseaux.

Ces voyages sur mer sont aujourd'hui, grâce à la vapeur, tellement
dépourvus de danger, que ce n'est pas sans quelque inquiétude qu'on se
hasarde sur un bateau à voiles. Là renaît la chance fatale qui donne
aux poissons leur revanche de la voracité humaine, ou tout au moins
la perspective d'errer dix ans sur des côtes inhospitalières, comme
les héros de l'_Odyssée_ et de l'_Énéide_. Or, si jamais vaisseau
primitif et suspect de ces fantaisies sillonna les eaux bleues du
golfe syrien, c'est la bombarde baptisée du nom de _Santa-Barbara_
qui en réalise l'idéal le plus pur. Du plus loin que j'aperçus cette
sombre carcasse, pareille à un bateau de charbon, élevant sur un mât
unique la longue vergue disposée pour une seule voile triangulaire, je
compris que j'étais mal tombé, et j'eus l'idée un instant de refuser
ce moyen de transport. Cependant comment faire? Retourner dans une
ville en proie à la peste pour attendre le passage d'un brick européen
(car les bateaux à vapeur ne desservent pas cette ligne), ce n'était
guère moins chanceux. Je regardai mes compagnons, qui n'avaient l'air
ni mécontents ni surpris; le janissaire paraissait convaincu d'avoir
arrangé les choses pour le mieux; nulle idée railleuse ne perçait sous
le masque bronzé des rameurs de la djerme; il semblait donc que ce
navire n'avait rien de ridicule et d'impossible dans les habitudes du
pays. Toutefois, cet aspect de galéasse difforme, de sabot gigantesque
enfoncé, dans l'eau jusqu'au bord par le poids des sacs de riz, ne
promettait pas une traversée rapide. Pour peu que les vents nous
fussent contraires, nous risquions d'aller faire connaissance avec
la patrie inhospitalière des Lestrigons ou les rochers _porphyreux_
des antiques Phéaciens. O Ulysse! Télémaque! Énée! étais-je destiné à
vérifier par moi-même votre itinéraire fallacieux?

Cependant la djerme accoste le navire, on nous jette une échelle de
corde traversée de bâtons, et nous voilà hissés sur le bordage et
initiés aux joies de l'intérieur.

--_Kalimèra_ (bonjour), dit le capitaine, vêtu comme ses matelots,
mais se faisant reconnaître par ce salut grec.

Et il se hâte de s'occuper de l'embarquement des marchandises, bien
autrement important que le nôtre. Les sacs de riz formaient une
montagne sur l'arrière, au delà de laquelle une petite portion de la
dunette était réservée an timonier et au capitaine; il était donc
impossible de se promener autrement que sur les sacs, le milieu du
vaisseau étant occupé par la chaloupe et les deux côtés encombrés
de cages de poules; un seul espace assez étroit existait devant la
cuisine, confiée aux soins d'un jeune mousse fort éveillé.

Aussitôt que ce dernier vit l'esclave, il s'écria:

--_Kokona! kali! kali_ (Une femme! belle! belle!)

Ceci s'écartait de la réserve arabe, qui ne permet pas que l'on
paraisse remarquer soit une femme, soit un enfant. Le janissaire était
monté avec nous et surveillait le chargement des marchandises qui
appartenaient au consul.

--Ah çà! lui dis-je, où va-t-on nous loger? Vous m'aviez dit qu'on nous
donnerait la chambre du capitaine.

--Soyez tranquille, répondit-il, on rangera tous ces sacs, et ensuite
vous serez très-bien.

Sur quoi, il nous fit ses adieux et descendit dans la djerme, qui ne
tarda pas à s'éloigner.

Nous voilà donc, Dieu sait pour combien de temps, sur un de ces
vaisseaux syriens que la moindre tempête brise à la côte comme des
coques de noix. Il fallut attendre le vent d'ouest de trois heures pour
mettre à la voile. Dans l'intervalle, on s'était occupé du déjeuner.
Le capitaine Nicolas avait donné ses ordres, et son pilau cuisait sur
l'unique fourneau de la cuisine; notre tour ne devait arriver que plus
tard.

Je cherchais cependant où pouvait être cette fameuse chambre du
capitaine qui nous avait été promise, et je chargeai l'Arménien de
s'en informer auprès de _son ami_, lequel ne paraissait nullement
l'avoir reconnu jusque-là. Le capitaine se leva froidement et nous
conduisit vers une espèce de soute située sous le tillac de l'avant,
où l'on ne pouvait entrer que plié en deux, et dont les parois étaient
littéralement couvertes de ces grillons rouges, longs comme le doigt,
que l'on appelle _cancrelats_, et qu'avait attirés sans doute un
chargement précédent de sucre ou de cassonade. Je reculai avec effroi
et fis mine de me fâcher.

--C'est là ma chambre, me fit dire le capitaine; je ne vous conseille
pas de l'habiter, à moins qu'il ne vienne à pleuvoir; mais je vais vous
faire voir un endroit beaucoup plus frais et beaucoup plus convenable.

Alors, il me conduisit près de la grande chaloupe, maintenue par des
cordes entre le mât et l'avant, et me fit regarder dans l'intérieur.

--Voilà, dit-il, où vous serez très-bien couché; vous avez des matelas
de coton que vous étendrez d'un bout à l'autre, et je vais faire
disposer là-dessus des toiles qui formeront une tente; maintenant, vous
voilà logé commodément et grandement, n'est-ce pas?

J'aurais eu mauvaise grâce à n'en pas convenir; le bâtiment étant
donné, c'était assurément le local le plus agréable, par une
température d'Afrique, et le plus isolé qu'on y pût choisir.



IV--ANDARE SUL MARE


Nous partons: nous voyons s'amincir, descendre et disparaître enfin
sous le bleu niveau de la mer cette frange de sable qui encadre si
tristement les splendeurs de la vieille Égypte; le flamboiement
poudreux du désert reste seul à l'horizon; les oiseaux du Nil
nous accompagnent quelque temps, puis nous quittent les uns après
les autres, comme pour aller rejoindre le soleil qui descend vers
Alexandrie. Cependant un astre éclatant gravit peu à peu l'arc du
ciel et jette sur les eaux des reflets enflammés. C'est l'étoile du
soir, c'est Astarté, l'antique déesse de Syrie; elle brille d'un éclat
incomparable sur ces mers sacrées qui la reconnaissent toujours.

Sois-nous propice, ô divinité! qui n'as pas la teinte blafarde de la
lune, mais qui scintilles dans ton éloignement et verses des rayons
dorés sur le monde comme un soleil de la nuit!

Après tout, une fois la première impression surmontée, l'aspect
intérieur de _la Santa-Barbara_ ne manquait pas de pittoresque. Dès
le lendemain, nous nous étions acclimatés parfaitement, et les heures
coulaient pour nous comme pour l'équipage dans la plus parfaite
indifférence de l'avenir. Je crois bien que le bâtiment marchait à la
manière de ceux des anciens, toute la journée d'après le soleil, et
la nuit d'après les étoiles. Le capitaine me fit voir une boussole,
mais elle était toute détraquée. Ce brave homme avait une physionomie
à la fois douce et résolue, empreinte, en outre, d'une naïveté
singulière qui me donnait plus de confiance en lui-même qu'en son
navire. Toutefois, il m'avoua qu'il avait été quelque peu forban,
mais seulement à l'époque de l'indépendance hellénique; c'était après
m'avoir invité à prendre part à son dîner, qui se composait d'un pilau
en pyramide où chacun plongeait à son tour une petite cuiller de bois.
Ceci était déjà un progrès sur la façon de manger des Arabes, qui ne
se servent que de leurs doigts.

Une bouteille de terre, remplie de vin de Chypre, de celui qu'on
appelle vin de Commanderie, défraya notre après-dînée, et le capitaine,
devenu plus expansif, voulut bien, toujours par l'intermédiaire du
jeune Arménien, me mettre au courant de ses affaires. M'ayant demandé
si je savais lire le latin, il tira d'un étui une grande pancarte de
parchemin qui contenait les titres les plus évidents de la moralité de
sa bombarde. Il voulait savoir en quels termes était conçu ce document.

Je me mis à lire, et j'appris que «les Pères secrétaires de la terre
sainte appelaient la bénédiction de la Vierge et des saints sur le
navire, et certifiaient que le capitaine _Alexis,_ Grec catholique,
natif de Taraboulous (Tripoli de Syrie), avait toujours rempli ses
devoirs religieux.»

--On a mis Alexis, me fit observer le capitaine, mais c'est Nicolas
qu'on aurait dû mettre; ils se sont trompés en écrivant.

Je donnai mon assentiment, songeant en moi-même que, s'il n'avait
pas de patente plus officielle, il ferait bien d'éviter les parages
européens. Les Turcs se contentent de peu: le cachet rouge et la croix
de Jérusalem apposés à ce billet de confession devaient suffire,
moyennant bakchis, à satisfaire aux besoins de la légalité musulmane.

Rien n'est plus gai qu'une après-dînée en mer par un beau temps: la
brise est tiède, le soleil tourne autour de la voile dont l'ombre
fugitive nous oblige à changer de place de temps en temps; cette
ombre nous quitte enfin, et projette sur la mer sa fraîcheur inutile.
Peut-être serait-il bon de tendre une simple toile pour protéger la
dunette, mais personne n'y songe: le soleil dore nos fronts comme des
fruits mûrs. C'est là que triomphait surtout la beauté de l'esclave
javanaise. Je n'avais pas songé un instant à lui faire garder son
voile, par ce sentiment tout naturel qu'un Franc possédant une femme
n'avait pas droit de la cacher. L'Arménien s'était assis près d'elle
sur les sacs de riz, pendant que je regardais le capitaine jouer aux
échecs avec le pilote, et il lui dit plusieurs fois avec un fausset
enfantin:_--Ked ya, siti!_

Ce qui, je pense, signifiait: «Eh bien donc, madame!»

Elle resta quelque temps sans répondre, avec cette fierté qui respirait
dans son maintien habituel; puis elle finit par se tourner vers le
jeune homme, et la conversation s'engagea.

De ce moment, je compris combien j'avais perdu à ne pas prononcer
couramment l'arabe. Son front s'éclaircit, ses lèvres sourirent, et
elle s'abandonna bientôt à ce caquetage ineffable qui, dans tous les
pays, est, à ce qu'il semble, un besoin pour la plus belle portion de
l'humanité. J'étais heureux, du reste, de lui avoir procuré ce plaisir.
L'Arménien paraissait très-respectueux, et, se tournant de temps en
temps vers moi, lui racontait sans doute comment je l'avais rencontré
et accueilli. Il ne faut pas appliquer nos idées à ce qui se passe en
Orient, et croire qu'entre homme et femme une conversation devienne
tout de suite ... criminelle. Il y a dans les caractères beaucoup plus
de simplicité que chez nous; j'étais persuadé qu'il ne s'agissait là
que d'un bavardage dénué de sens. L'expression des physionomies et
l'intelligence de quelques mots çà et là m'indiquaient suffisamment
l'innocence de ce dialogue, aussi restai-je comme absorbé dans
l'observation du jeu d'échecs (et quels échecs!) du capitaine et de son
pilote. Je me comparais mentalement à ces époux aimables qui, dans une
soirée, s'asseyent aux tables de jeu, laissant causer ou danser sans
inquiétude les femmes et les jeunes gens.

Et, d'ailleurs, qu'est-ce qu'un pauvre diable d'Arménien qu'on a
ramassé dans les roseaux aux bords du Nil, auprès d'un Franc qui vient
du Caire et qui y a mené l'existence d'un _mirliva_ (général), d'après
l'estime des drogmans et de tout un quartier? Si, pour une nonne, un
jardinier est un homme, comme on disait en France au siècle dernier,
il ne faut pas croire que le premier venu soit quelque chose pour une
cadine musulmane. Il y a dans les femmes élevées naturellement, comme
dans les oiseaux magnifiques, un certain orgueil qui les défend tout
d'abord contre la séduction vulgaire. Il me semblait, du reste, qu'en
l'abandonnant à sa propre dignité, je m'assurais la confiance et le
dévouement de cette pauvre esclave, qu'au fond, ainsi que je l'ai déjà
dit, je considérais comme libre du moment qu'elle avait quitté la terre
d'Égypte et mis le pied sur un bâtiment chrétien.

Chrétien! est-ce le terme juste? _La Santa-Barbara_ n'avait pour
équipage que des matelots turcs; le capitaine et son mousse
représentaient l'Église romaine, l'Arménien une hérésie quelconque,
et moi-même.... Mais qui sait ce que peut représenter en Orient un
Parisien nourri d'idées philosophiques, un fils de Voltaire, un impie,
selon l'opinion de ces braves gens? Chaque matin, au moment où le
soleil sortait de la mer, chaque soir, à l'instant où son disque,
envahi par la ligne sombre des eaux, s'éclipsait en une minute,
laissant à l'horizon cette teinte rosée qui se fond délicieusement dans
l'azur, les matelots se réunissaient sur un seul rang, tournés vers
la Mecque lointaine, et l'un d'eux entonnait l'hymne de la prière,
comme aurait pu faire le grave muezzin du haut des minarets. Je ne
pouvais empêcher l'esclave de se joindre à cette religieuse effusion
si touchante et si solennelle; dès le premier jour, nous nous vîmes
ainsi partagés en communions diverses. Le capitaine, de son côté,
faisait des oraisons de temps en temps à une certaine image clouée au
mât, qui pouvait bien être la patronne du navire, _santa Barbara_;
l'Arménien, en se levant, après s'être lavé la tête et les pieds avec
son savon, mâchonnait des litanies à voix basse; moi seul, incapable
de feinte, je n'exécutais aucune génuflexion régulière, et j'avais
pourtant quelque honte à paraître moins religieux que ces gens. Il y a
chez les Orientaux une tolérance mutuelle pour les religions diverses,
chacun se classant simplement à un degré supérieur dans la hiérarchie
spirituelle, mais admettant que les autres peuvent bien, à la rigueur,
être dignes de lui servir d'escabeau; le simple philosophe dérange
cette combinaison: où le placer? Le Coran lui-même, qui maudit les
idolâtres et les adorateurs du feu et des étoiles, n'a pas prévu le
scepticisme de notre temps.



V--IDYLLE


Vers le troisième jour de notre traversée, nous eussions dû apercevoir
la côte de Syrie; mais, pendant la matinée, nous changions à peine de
place, et le vent, qui se levait à trois heures, enflait la voile par
bouffées, puis la laissait peu après retomber le long du mât. Cela
paraissait inquiéter peu le capitaine, qui partageait ses loisirs entre
son jeu d'échecs et une sorte de guitare avec laquelle il accompagnait
toujours le même chant. En Orient, chacun a son air favori, et le
répète sans se lasser du matin au soir, jusqu'à ce qu'il en sache un
autre plus nouveau. L'esclave aussi avait appris au Caire je ne sais
quelle chanson de harem dont le refrain revenait toujours sur une
mélopée traînante et soporifique. C'étaient, je m'en souviens, les deux
vers suivants:

    «Ya kabibé! sakel nô!...
    Ya makmouby! ya sidi!»

J'en comprenais bien quelques mots, mais celui de _kabibé_ manquait à
mon vocabulaire. J'en demandai le sens à l'Arménien, qui me répondit:

--Cela veut dire _un petit drôle_.

Je couchai ce substantif sur mes tablettes avec l'explication, ainsi
qu'il convient quand on veut s'instruire.

Le soir, l'Arménien me dit qu'il était fâcheux que le vent ne fût pas
meilleur, et que cela l'inquiétait un peu.

--Pourquoi? lui dis-je. Nous risquons de rester ici deux jours de plus,
voilà tout, et décidément nous sommes très-bien sur ce vaisseau.

--Ce n'est pas cela, me dit-il, mais c'est que nous pourrions bien
manquer d'eau.

--Manquer d'eau?

--Sans doute, vous n'avez pas d'idée de l'insouciance de ces gens-là.
Pour avoir de l'eau, il aurait fallu envoyer une barque jusqu'à
Damiette, car l'eau de l'embouchure du Nil est salée; et, comme la
ville était en quarantaine, ils ont craint les formalités!... du moins,
c'est là ce qu'ils disent; mais, au fond, ils n'y auront pas pensé.

--C'est étonnant, dis-je, le capitaine chante comme si notre situation
était des plus simples.

Et j'allai avec l'Arménien l'interroger sur ce sujet.

Il se leva, et me fit voir sur le pont les tonnes à eau entièrement
vides, sauf l'une d'elles qui pouvait encore contenir cinq ou six
bouteilles d'eau; puis il s'en alla se rasseoir sur la dunette, et,
reprenant sa guitare, il recommença son éternelle chanson en berçant sa
tête en arrière contre le bordage.

Le lendemain matin, je me réveillai de bonne heure, et je montai sur le
gaillard d'avant avec la pensée qu'il était possible d'apercevoir les
côtes de la Palestine; mais j'eus beau nettoyer mon binocle, la ligne
extrême de la mer était aussi nette que la lame courbe d'un damas. Il
est même probable que nous n'avions guère changé de place depuis la
veille. Je redescendis, et me dirigeai vers l'arrière. Tout le monde
dormait avec sérénité; le jeune mousse était seul debout et faisait sa
toilette en se lavant abondamment le visage et les mains avec de l'eau
qu'il puisait dans notre dernière tonne de liquide potable.

Je ne pus m'empècher de manifester mon indignation. Je lui dis ou je
crus lui faire comprendre que l'eau de la mer était assez bonne pour la
toilette d'un _petit drôle_ de son espèce, et, voulant formuler cette
dernière expression, je me servis du terme de _ya kabibé_, que j'avais
noté. Le petit garçon me regarda en souriant, et parut peu touché de la
réprimande. Je crus avoir mal prononcé, et je n'y pensai plus.

Quelques heures après, dans ce moment de l'après-dînée où le capitaine
Nicolas faisait d'ordinaire apporter par le mousse une énorme cruche
de vin de Chypre, à laquelle seuls nous étions invités à prendre
part, l'Arménien et moi, en qualité de chrétiens, les matelots,
par un respect mal compris pour la loi de Mahomet, ne buvant que de
l'eau-de-vie d'anis, le capitaine, dis je, se mit à parler bas à
l'oreille de l'Arménien.

--Il veut, me dit ce dernier, vous faire une proposition.

--Qu'il parle.

--Il dit que c'est délicat, et espère que vous ne lui en voudrez pas si
cela vous déplaît.

--Pas du tout.

--Eh bien, il vous demande si vous voulez faire l'échange de votre
esclave contre le _ya ouled_ (le petit garçon) qui lui appartient aussi.

Je fus au moment de partir d'un éclat de rire; mais le sérieux parfait
des deux Levantins me déconcerta. Je crus voir là au fond une de ces
mauvaises plaisanteries que les Orientaux ne se permettent guère que
dans les situations où un Franc pourrait difficilement les en faire
repentir. Je le dis à l'Arménien, qui me répondit avec étonnement:

--Mais non, c'est bien sérieusement qu'il parle; le petit garçon
est très-blanc et la femme basanée, et, ajouta-t-il avec un air
d'appréciation consciencieuse, je vous conseille d'y réfléchir, le
petit garçon vaut bien la femme.

Je ne suis pas habitué à m'étonner facilement: du reste, ce serait
peine perdue dans de tels pays. Je me bornai à répondre que ce marché
ne me convenait pas. Ensuite, comme je montrais quelque humeur, le
capitaine dit à l'Arménien qu'il était fâché de son indiscrétion, mais
qu'il avait cru me faire plaisir. Je ne savais trop quelle était son
idée, et je crus voir une sorte d'ironie percer dans sa conversation;
je le fis donc presser par l'Arménien de s'expliquer nettement sur ce
point.

--Eh bien, me dit ce dernier, il prétend que vous avez, ce matin, fait
des compliments au _ya ouled_; c'est, du moins, ce que celui-ci a
rapporté.

--Moi? m'écriai-je. Je l'ai appelé _petit drôle_ parce qu'il se lavait
les mains avec notre eau à boire; j'étais furieux contre lui, au
contraire.

L'étonnement de l'Arménien me fit apercevoir qu'il y avait dans cette
affaire un de ces absurdes quiproquos philologiques si communs entre
les personnes qui savent médiocrement les langues. Le mot _kabibé_, si
singulièrement traduit la veille par l'Arménien, avait, au contraire,
la signification la plus charmante et la plus amoureuse du monde.
Je ne sais pourquoi le mot de _petit drôle_ lui avait paru rendre
parfaitement cette idée en français.

Nous nous livrâmes à une traduction nouvelle et corrigée du refrain
chanté par l'esclave, et qui, décidément, signifiait à peu près:

«O mon petit chéri, mon bien-aimé, mon frère, mon maître!»

C'est ainsi que commencent presque toutes les chansons d'amour arabes,
susceptibles des interprétations les plus diverses, et qui rappellent
aux commençants l'équivoque classique de l'églogue de Corydon.



VI--JOURNAL DE BORD


L'humble vérité n'a pas les ressources immenses des combinaisons
dramatiques ou romanesques. Je recueille un à un des événements qui
n'ont de mérite que par leur simplicité même, et je sais qu'il serait
aisé pourtant, fût-ce dans la relation d'une traversée aussi vulgaire
que celle du golfe de Syrie, de faire naître des péripéties vraiment
dignes d'attention; mais la réalité grimace à côté du mensonge,
et il vaut mieux, ce me semble, dire naïvement, comme les anciens
navigateurs: «Tel jour, nous n'avons rien vu en mer qu'un morceau de
bois qui flottait à l'aventure; tel autre, qu'un goëland aux ailes
grises;...» jusqu'au moment trop rare où l'action se réchauffe et se
complique d'un canot de sauvages qui viennent apporter des ignames et
des cochons de lait rôtis.

Cependant, à défaut de la tempête obligée, un calme plat tout à fait
digne de l'océan Pacifique, et le manque d'eau douce sur un navire
composé comme l'était le nôtre, pouvaient amener des scènes dignes
d'une Odyssée moderne. Le destin m'a ôté cette chance d'intérêt en
envoyant, ce soir-là, un léger zéphyr de l'ouest qui nous fit marcher
assez vite.

J'étais, après tout, joyeux de cet incident, et je me faisais répéter
par le capitaine l'assurance que, le lendemain matin, nous pourrions
apercevoir à l'horizon les cimes bleuâtres du Carmel. Tout à coup des
cris d'épouvante partent de la dunette.

--_Farqha el bahr! farqha el bahr!_

--Qu'est-ce donc?

--Une poule à la mer!

La circonstance me paraissait peu grave; cependant l'un des matelots
turcs auquel appartenait la poule se désolait de la manière la plus
touchante, et ses compagnons le plaignaient très-sérieusement. On
le retenait pour l'empêcher de se jeter à l'eau, et la poule, déjà
éloignée, faisait des signes de détresse dont on suivait les phases
avec émotion. Enfin, le capitaine, après un moment de doute, donna
l'ordre qu'on arrêtât le vaisseau.

Pour le coup, je trouvai un peu fort qu'après avoir perdu deux jours,
on s'arrêtât par un bon vent pour une poule noyée. Je donnai deux
piastres au matelot, pensant que c'était là tout le joint de l'affaire,
car un Arabe se ferait tuer pour beaucoup moins. Sa figure s'adoucit,
mais il calcula sans doute immédiatement qu'il aurait un double
avantage à ravoir la poule, et en un clin d'œil il se débarrassa de ses
vêtements et se jeta à la mer.

La distance jusqu'où il nagea était prodigieuse. Il fallut attendre une
demi-heure avec l'inquiétude de sa situation et de la nuit qui venait;
notre homme nous rejoignit enfin exténué, et on dut le retirer de
l'eau, car il n'avait plus la force de grimper le long du bordage.

Une fois en sûreté, cet homme s'occupait plus de sa poule que de
lui-même; il la réchauffait, l'épongeait, et ne fut content qu'en la
voyant respirer à l'aise et sautiller sur le pont.

Le bâtiment s'était remis en route.

--Le diable soit de la poule! dis-je à l'Arménien; nous avons perdu une
heure.

--Eh quoi! vouliez-vous donc qu'il la laissât se noyer?

--Mais j'en ai aussi, des poules, et je lui en aurais donné plusieurs
pour celle-là!

--Ce n'est pas la même chose.

--Comment donc! mais je sacrifierais toutes les poules de la terre pour
qu'on ne perdit pas une heure de bon vent, dans un bâtiment où nous
risquons demain de mourir de soif.

--Voyez-vous, dit l'Arménien, la poule s'est envolée à sa gauche, au
moment où il s'apprêtait à lui couper le cou.

--J'admettrais volontiers, répondis-je, qu'il se fût dévoué comme
musulman pour sauver une créature vivante; mais je sais que le respect
des vrais croyants pour les animaux ne va point jusque-là, puisqu'ils
les tuent pour leur nourriture.

--Sans doute ils les tuent, mais avec des cérémonies, en prononçant
des prières, et encore ne peuvent-ils leur couper la gorge qu'avec un
couteau dont le manche soit percé de trois clous et dont la lame soit
sans brèche. Si tout à l'heure la poule s'était noyée, le pauvre homme
était certain de mourir d ici à trois jours.

--C'est bien différent, dis-je à l'Arménien.

Ainsi, pour les Orientaux, c'est toujours une chose grave que de
tuer un animal. Il n'est permis de le faire que pour sa nourriture
expressément, et dans des formes qui rappellent l'antique institution
des sacrifices. On sait qu'il y a quelque chose de pareil chez les
israélites: les bouchers sont obligés d'employer des sacrificateurs
(_schocket_) qui appartiennent à l'ordre religieux, et ne tuent chaque
bête qu'en employant des formules consacrées. Ce préjuge se trouve
avec des nuances diverses dans la plupart des religions du Levant. La
chasse même n'est tolérée que contre les bêtes féroces et en punition
des dégâts causés par elles. La chasse au faucon était pourtant, à
l'époque des califes, le divertissement des grands, mais par une sorte
d'interprétation qui rejetait sur l'oiseau de proie la responsabilité
du sang versé. Au fond, sans adopter les idées de l'Inde, on peut
convenir qu'il y a quelque chose de grand dans cette pensée de ne tuer
aucun animal sans nécessité. Les formules recommandées pour le cas où
on leur ôte la vie, par le besoin de s'en faire une nourriture, ont
pour but sans doute d'empêcher que la souffrance ne se prolonge plus
d'un instant, ce que les habitudes de la chasse rendent malheureusement
impossible.

L'Arménien me raconta à ce sujet que, du temps de Mahmoud,
Constantinople était tellement remplie de chiens, que les voitures
avaient peine à circuler dans les rues: ne pouvant les détruire, ni
comme animaux féroces, ni comme propres à la nourriture, on imagina
de les exposer dans des îlots déserts de l'entrée du Bosphore. Il
fallut les embarquer par milliers dans des caïques; et, au moment
où, ignorants de leur sort, ils prirent possession de leurs nouveaux
domaines, un iman leur fit un discours, exposant que l'on avait cédé
à une nécessité absolue, et que leurs âmes, à l'heure de la mort,
ne devaient pas en vouloir aux fidèles croyants; que, du reste, si
la volonté du ciel était qu'ils fussent sauvés, cela arriverait
assurément. Il y avait beaucoup de lapins dans ces îles, et les chiens
ne réclamèrent pas tout d'abord contre ce raisonnement jésuitique;
mais, quelques jours plus tard, tourmentés par la faim, ils poussèrent
de tels gémissements, qu'on les entendait de Constantinople. Les
dévots, émus de cette lamentable protestation, adressèrent de graves
remontrances au sultan, déjà trop suspect de tendances européennes,
de sorte qu'il fallut donner l'ordre de faire revenir les chiens, qui
furent, en triomphe, réintégrés dans tous leurs droits civils.



VII--LE MATELOT HADJI.


L'Arménien m'était de quelque ressource dans les ennuis d'une telle
traversée; mais je voyais avec plaisir aussi que sa gaieté, son
intarissable bavardage, ses narrations, ses remarques, donnaient à la
pauvre Zeynab l'occasion, si chère aux femmes de ces pays, d'exprimer
ses idées avec cette volubilité de consonnes nasales et gutturales où
il m'était si difficile de saisir non pas seulement le sens, mais le
son même des paroles.

Avec la magnanimité d'un Européen, je souffrais même sans difficulté
que l'un ou l'autre des matelots qui pouvait se trouver assis près de
nous, sur les sacs de riz, lui adressât quelques mots de conversation.
En Orient, les gens du peuple sont généralement familiers, d'abord
parce que le sentiment de l'égalité y est établi plus sincèrement que
parmi nous, et puis parce qu'une sorte de politesse innée existe dans
toutes les classes. Quant à l'éducation, elle est partout la même,
très-sommaire, mais universelle. C'est ce qui fait que l'homme d'un
humble état devient sans transition le favori d'un grand, et monte aux
premiers rangs sans y paraître jamais déplacé.

Il y avait parmi nos matelots un certain Turc d'Anatolie, très-basané,
à la barbe grisonnante, et qui causait avec l'esclave plus souvent et
plus longuement que les autres; je l'avais remarqué, et je demandai à
l'Arménien ce qu'il pouvait dire; il fit attention à quelques paroles,
et me dit:

--Ils parlent ensemble de religion.

Cela me parut fort respectable, d'autant que c'était cet homme qui
faisait pour les autres, en qualité de _hadji_ ou pèlerin revenu de la
Mecque, la prière du matin et du soir. Je n'avais pas songé un instant
à gêner dans ses pratiques habituelles cette pauvre femme, dont une
fantaisie, hélas! bien peu coûteuse, avait mis le sort dans mes mains.
Seulement, au Caire, dans un moment où elle était un peu malade,
j'avais essayé de la faire renoncer à l'habitude de tremper dans l'eau
froide ses mains et ses pieds, tous les matins et tons les soirs, en
faisant ses prières; mais elle faisait peu de cas de mes préceptes
d'hygiène, et n'avait consenti qu'à s'abstenir de la teinture de
henné, qui, ne durant que cinq ou six jours environ, oblige les femmes
d'Orient à renouveler souvent une préparation fort disgracieuse pour
qui la voit de près. Je ne suis pas ennemi de la teinture des sourcils
et des paupières; j'admets encore le carmin appliqué aux joues et aux
lèvres; mais à quoi bon colorer en jaune des mains déjà cuivrées, qui,
dès lors, passent au safran? Je m'étais montré inflexible sur ce point.

Ses cheveux avaient repoussé sur le front; ils allaient rejoindre
des deux côtés les longues tresses mêlées de cordonnets de soie et
frémissantes de sequins percés (de faux sequins, hélas!) qui flottent
du col aux talons, selon la mode levantine. Le tatikos festonné d'or
s'inclinait avec grâce sur son oreille gauche, et ses bras portaient
enfilés de lourds anneaux de cuivre argenté, grossièrement émaillés de
rouge et de bleu, parure tout égyptienne. D'autres encore résonnaient à
ses chevilles, malgré la défense du Coran, qui ne veut pas qu'une femme
fasse retentir les bijoux qui ornent ses pieds.

Je l'admirais ainsi, gracieuse dans sa robe à rayures de soie et drapée
du _milayeh_ bleu, avec ces airs de statue antique que les femmes
d'Orient possèdent, sans le moins du monde s'en douter. L'animation de
son geste, une expression inaccoutumée de ses traits, me frappaient par
moments, sans m'inspirer d'inquiétude; le matelot qui causait avec elle
aurait pu être son grand-père, et il ne semblait pas craindre que ses
paroles fussent entendues.

--Savez-vous ce qu'il y a? me dit l'Arménien, qui, un peu plus tard,
s'était approché des matelots causant entre eux. Ces gens-là disent que
la femme qui est avec vous ne vous appartient pas.

--Ils se trompent, lui dis-je; vous pouvez leur apprendre qu'elle m'a
été vendue au Caire par Abd-el-Kérim, moyennant cinq bourses. J'ai le
reçu dans mon portefeuille. Et, d'ailleurs, cela ne les regarde pas.

--Ils disent que le marchand n'avait pas le droit de vendre une femme
musulmane à un chrétien.

--Leur opinion m'est indifférente, et, au Caire, on en sait plus qu'eux
là-dessus. Tous les Francs y ont des esclaves, soit chrétiens, soit
musulmans.

--Mais ce ne sont que des nègres ou des Abyssiniens; ils ne peuvent
avoir d'esclaves de la race blanche.

--Trouvez-vous que cette femme soit blanche?

L'Arménien secoua la tête d'un air de doute.

--Écoutez, lui dis je; quant à mon droit, je ne puis en douter, ayant
pris d'avance les informations nécessaires. Dites maintenant au
capitaine qu'il ne convient pas que ses matelots causent avec elle.

--Le capitaine, me dit-il après avoir parlé à ce dernier, répond que
vous auriez pu le lui défendre à elle-même tout d'abord.

--Je ne voulais pas, répliquai-je, la priver du plaisir de parler
sa langue, ni l'empêcher de se joindre aux prières; d'ailleurs, la
conformation du bâtiment obligeant tout le monde d'être ensemble, il
était difficile d'empêcher l'échange de quelques paroles.

Le capitaine Nicolas n'avait pas l'air très-bien disposé, ce que
j'attribuais quelque peu au ressentiment d'avoir vu sa proposition
d'échange repoussée. Cependant il fit venir le matelot hadji, que
j'avais désigné surtout comme malveillant, et lui parla. Quant à moi,
je ne voulais rien dire à l'esclave, pour ne pas me donner le rôle
odieux d'un maître exigeant.

Le matelot parut répondre d'un air très-fier au capitaine, qui me fit
dire par l'Arménien de ne plus me préoccuper de cela; que c'était
un homme exalté, une espèce de saint que ses camarades respectaient
à cause de sa piété; que ce qu'il disait n'avait nulle importance
d'ailleurs.

Cet homme, en effet, ne parla plus à l'esclave; mais il causait
très-haut devant elle avec ses camarades, et je comprenais bien qu'il
s'agissait de la _muslim_ (musulmane) et du _Roumi_ (Romain). Il
fallait en finir, et je ne voyais aucun moyen d'éviter ce système
d'insinuation. Je me décidai à faire venir l'esclave près de nous,
et, avec l'aide de l'Arménien, nous eûmes à peu près la conversation
suivante:

--Qu'est-ce que t'ont dit ces hommes tout à l'heure?

--Que j'avais tort, étant _croyante_, de rester avec un infidèle.

--Mais ne savent-ils pas que je t'ai achetée?

--Ils disent qu'on n'avait pas le droit de me vendre à toi.

--Et penses-tu que cela soit vrai?

--Dieu le sait!

--Ces hommes se trompent, et tu ne dois plus leur parler.

--Ce sera ainsi.

Je priai l'Arménien de la distraire un peu et de lui conter des
histoires. Ce garçon m'était, après tout, devenu fort utile; il lui
parlait toujours de ce ton flûté et gracieux qu'on emploie pour égayer
les enfants, et recommençait invariablement par _Ked ya, siti?..._

--Eh bien, donc, madame!... qu'est-ce donc? nous ne rions pas?
Voulez-vous savoir les aventures de la Tête cuite au four?

Il lui racontait alors une vieille légende de Constantinople, où un
tailleur, croyant recevoir un habit de sultan à réparer, emporte chez
lui la tête d'un aga qui lui a été remise par erreur, si bien que, ne
sachant comment se débarrasser ensuite de ce triste dépôt, il l'envoie
au four, dans un vase de terre, chez un pâtissier grec. Ce dernier en
gratifie un barbier franc, en la substituant furtivement à sa tête à
perruque; le Franc la coiffe; puis, s'apercevant de sa méprise, la
porte ailleurs; enfin il en résulte une foule de méprises plus ou moins
comiques. Ceci est de la bouffonnerie turque du plus haut goût.

La prière du soir ramenait les cérémonies habituelles. Pour ne
scandaliser personne, j'allai me promener sur le tillac de l'avant,
épiant le lever des étoiles, et faisant aussi, moi, ma prière, qui est
celle des rêveurs et des poëtes, c'est-à-dire l'admiration de la nature
et l'enthousiasme des souvenirs. Oui, je les admirais dans cet air
d'Orient si pur qu'il rapproche les cieux de l'homme, ces astres dieux,
formes diverses et sacrées que la Divinité a rejetées tour à tour
comme les masques de l'éternelle Isis ... Uranie, Astarté, Saturne,
Jupiter, vous me représentez encore les transformations des humbles
croyances de nos aïeux. Ceux qui, par millions, ont sillonné ces mers,
prenaient sans doute le rayonnement pour la flamme et le trône pour le
dieu; mais qui n'adorerait dans les astres du ciel les preuves mêmes de
l'éternelle puissance, et dans leur marche régulière l'action vigilante
d'un esprit caché?



VIII--LA MENACE


En retournant vers le capitaine, je vis, dans une encoignure au pied
de la chaloupe, l'esclave et le vieux matelot hadji qui avaient repris
leur entretien religieux malgré ma défense.

Pour cette fois, il n'y avait plus rien à ménager; je tirai violemment
l'esclave par le bras, et elle alla tomber, fort mollement il est vrai,
sur un sac de riz.

--_Giaour_! s'écria-t-elle.

J'entendis parfaitement le mot. Il n'y avait pas à faiblir.

--_Enté giaour!_ répliquai-je sans trop savoir si ce dernier mot
se disait ainsi au féminin. C'est toi qui es une infidèle; et lui,
ajoutai-je en montrant le hadji, est un chien (_kelb_).

Je ne sais si la colère qui m'agitait était plutôt de me voir mépriser
comme chrétien, ou de songer à l'ingratitude de cette femme, que
j'avais toujours traitée comme une égale. Le hadji, s'entendant traiter
de chien, avait fait un signe de menace, mais s'était retourné vers ses
compagnons avec la lâcheté habituelle des Arabes de basse classe, qui,
après tout, n'oseraient seuls attaquer un Franc. Deux ou trois d'entre
eux s'avancèrent en proférant des injures, et, machinalement, j'avais
saisi un des pistolets de ma ceinture sans songer que ces armes à la
crosse étincelante, achetées au Caire pour compléter mon costume, ne
sont fatales d'ordinaire qu'à la main qui veut s'en servir. J'avouerai,
de plus, qu'elles n'étaient point chargées.

--Y songez-vous? me dit l'Arménien en m'arrêtant le bras. C'est un fou,
et, pour ces gens-là, c'est un saint; laissez-les crier, le capitaine
va leur parler.

L'esclave faisait mine de pleurer, comme si je lui avais fait beaucoup
de mal, et ne voulait pas bouger de la place où elle était. Le
capitaine arriva, et dit avec son air indifférent:

--Que voulez-vous! ce sont des sauvages!

Et il leur adressa quelques paroles assez mollement.

--Ajoutez, dis-je à l'Arménien, qu'arrivé à terre, j'irai trouver le
pacha, et je leur ferai donner des coups de bâton.

Je crois bien que l'Arménien leur traduisit cela par quelque compliment
empreint de modération. Ils ne dirent plus rien, mais je sentais bien
que ce silence me laissait une position trop douteuse. Je me souvins
fort à propos d'une lettre de recommandation que j'avais dans mon
portefeuille pour le pacha d'Acre, et qui m'avait été donnée par
mon ami Alphonse Royer, qui a été quelque temps membre du divan à
Constantinople. Je tirai mon portefeuille de ma veste, ce qui excita
une inquiétude générale. Le pistolet n'aurait servi qu'à me faire
assommer ... surtout étant de fabrique arabe; mais les gens du peuple
en Orient croient toujours les Européens quelque peu magiciens et
capables de tirer de leur poche, à un moment donné, de quoi détruire
toute une armée. On se rassura en voyant que je n'avais extrait du
portefeuille qu'une lettre, du reste fort proprement écrite en arabe et
adressée à Son Excellence Méhmed-R***, pacha d'Acre, qui, précédemment,
avait longtemps séjourné en France.

Ce qu'il y avait de plus heureux dans mon idée et dans ma
situation, c'est que nous nous trouvions justement à la hauteur de
Saint-Jean-d'Acre, où il fallait relâcher pour prendre de l'eau. La
ville n'était pas encore en vue, mais nous ne pouvions manquer, si le
vent continuait, d'y arriver le lendemain. Quant à Méhmed-Pacha, par un
autre hasard digne de s'appeler providence pour moi et fatalité pour
mes adversaires, je l'avais rencontré à Paris dans plusieurs soirées.
Il m'avait donné du tabac turc et fait beaucoup d'honnêtetés. La lettre
dont je m'étais chargé lui rappelait ce souvenir, de peur que le temps
et ses nouvelles grandeurs ne m'eussent effacé de sa mémoire; mais il
devenait clair néanmoins, par la lettre, que j'étais un personnage
très-puissamment recommandé.

La lecture de ce document produisit l'effet du _quos ego_ de
Neptune. L'Arménien, après avoir mis la lettre sur sa tête en signe
de respect, avait ôté l'enveloppe, qui, comme il est d'usage pour
les recommandations, n'était point fermée, et montrait le texte au
capitaine à mesure qu'il le lisait. Dès lors les coups de bâton promis
n'étaient plus une illusion pour le hadji et ses camarades. Ces
garnements baissèrent la tête, et le capitaine m'expliqua sa propre
conduite par la crainte de heurter leurs idées religieuses, n'étant
lui-même qu'un pauvre sujet grec du sultan (_raya_), qui n'avait
d'autorité qu'en raison du service.

--Quant à la femme, dit-il, si vous êtes l'ami de Méhmed-Pacha, elle
est bien à vous: qui oserait lutter contre la faveur des grands?

L'esclave n'avait pas bougé; cependant elle avait fort bien entendu
ce qui s'était dit. Elle ne pouvait avoir de doute sur sa position
momentanée; car, en pays turc, une protection vaut mieux qu'un droit;
pourtant, désormais je tenais à constater le mien aux yeux de tous.

--N'es-tu pas née, lui fis-je dire, dans un pays qui n'appartient pas
au sultan des Turcs?

--Cela est vrai, répondit-elle; je suis _Hindi_ (Indienne).

--Dès lors, tu peux être au service d'un Franc comme les Abyssiniennes
(_Habesch_), qui sont, ainsi que toi, couleur de cuivre, et qui te
valent bien.

--_Aioua_ (oui)! dit-elle comme convaincue, _ana memlouk enté_ (je
suis ton esclave).

--Mais, ajoutai-je, te souviens-tu qu'avant de quitter le Caire, je
t'ai offert d'y rester libre? Tu m'as dit que tu ne saurais où aller.

--C'est vrai, il valait mieux me revendre.

--Tu m'as donc suivi seulement pour changer de pays, et me quitter
ensuite? Eh bien, puisque tu es si ingrate, tu demeureras esclave
toujours, et tu ne seras pas une cadine, tu seras une servante. Dès
à présent, tu garderas ton voile et tu resteras dans la chambre du
capitaine ... avec les grillons. Tu ne parleras plus à personne ici.

Elle prit son voile sans répondre, et s'en alla s'asseoir dans la
petite chambre de l'avant.

J'avais peut-être un peu cédé au désir de faire de l'effet sur ces gens
tour à tour insolents ou serviles, toujours à la merci d'impressions
vives et passagères, et qu'il faut connaître pour comprendre à quel
point le despotisme est le gouvernement normal de l'Orient. Le
voyageur le plus modeste se voit amené très-vite, si une manière de
vivre somptueuse ne lui concilie pas tout d'abord le respect, à poser
théâtralement et à déployer, dans une foule de cas, des résolutions
énergiques, qui, dès lors, se manifestent sans danger. L'Arabe, c'est
le chien qui mord si l'on recule, et qui vient lécher la main levée sur
lui. En recevant un coup de bâton, il ignore si, au fond, vous n'avez
pas le droit de le lui donner. Votre position lui a paru tout d'abord
médiocre; mais faites le lier, et vous devenez tout de suite un grand
personnage qui affecte la simplicité. L'Orient ne doute jamais de rien;
tout y est possible: le simple calender peut fort bien être un fils de
roi, comme dans _les Mille et une Nuits_. D'ailleurs, n'y voit-on pas
les princes d'Europe voyager en frac noir et en chapeau rond?



IX--COTES DE PALESTINE


J'ai salué avec enivrement l'apparition tant souhaitée de la côte
d'Asie. Il y avait si longtemps que je n'avais vu des montagnes! La
fraîcheur brumeuse du paysage, l'éclat si vif des maisons peintes et
des kiosques turcs se mirant dans l'eau bleue, les zones diverses
des plateaux qui s'étagent si hardiment entre la mer et le ciel, le
pic écrasé du Carmel, l'enceinte carrée et la haute coupole de son
couvent célèbre illuminées au loin de cette radieuse teinte cerise, qui
rappelle toujours la fraîche Aurore des chants d'Homère; au pied de ces
monts, Kaïffa, déjà dépassée, faisant face à Saint-Jean-d'Acre, située
à l'autre extrémité de la baie, et devant laquelle notre navire s'était
arrêté: c'était un spectacle à la fois plein de grandeur et de grâce.
La mer, à peine onduleuse, s'étalant comme l'huile vers la grève où
moussait la mince frange de la vague, et luttant de teinte azurée avec
l'éther qui vibrait déjà des feux du soleil encore invisible..., voilà
ce que l'Égypte n'offre jamais avec ses côtes basses et ses horizons
souillés de poussière. Le soleil parut enfin; il découpa nettement
devant nous la ville d'Acre s'avançant dans la mer sur son promontoire
de sable, avec ses blanches coupoles, ses murs, ses maisons à terrasse,
et la tour carrée aux créneaux festonnés, qui fut naguère la demeure du
terrible Djezzar-Pacha, contre lequel buta Napoléon.

Nous avions jeté l'ancre à peu de distance du rivage. Il fallait
attendre la visite de la Santé avant que les barques pussent venir nous
approvisionner d'eau fraîche et de fruits. Quant à débarquer, cela nous
était interdit, à moins de vouloir nous arrêter dans la ville et y
faire quarantaine.

Aussitôt que le bateau de la Santé fut venu constater que nous étions
malades, comme arrivant de la côte d'Égypte, il fut permis aux
barquettes du port de nous apporter les rafraîchissements attendus, et
de recevoir notre argent avec les précautions usitées. Aussi, contre
les tonnes d'eau, les melons, les pastèques et les grenades qu'on nous
faisait passer, il fallait verser nos ghazis, nos piastres et nos paras
dans des bassins d'eau vinaigrée qu'on plaçait à notre portée.

Ainsi ravitaillés, nous avions oublié nos querelles intérieures. Ne
pouvant débarquer pour quelques heures, et renonçant à m'arrêter dans
la ville, je ne jugeai pas à propos d'envoyer au pacha ma lettre, qui,
du reste, pouvait encore m'être une recommandation sur tout autre point
de l'antique côte de Phénicie soumise au pachalick d'Acre. Cette ville,
que les anciens appelaient Ako, ou l'_étroite_, que les Arabes nomment
Akka, s'est appelée Ptolémaïs jusqu'à l'époque des croisades.

Nous remettons à la voile, et désormais notre voyage est une fête; nous
rasons à un quart de lieue de distance les côtes de la Célé syrie, et
la mer, toujours claire et bleue, réfléchit comme un lac la gracieuse
chaîne de montagnes qui va du Carmel au Liban. Six lieues plus haut
que Saint-Jean-d'Acre apparaît Sour, autrefois Tyr, avec la jetée
d'Alexandre, unissant à la rive l'îlot où fut bâtie la ville antique
qu'il lui fallut assiéger si longtemps.

Six lieues plus loin, c'est Saïda, l'ancienne Sidon, qui presse comme
un troupeau son amas de blanches maisons au pied des montagnes habitées
par les Druses. Ces bords célèbres n'ont que peu de ruines à montrer
comme souvenirs de la riche Phénicie; mais que peuvent laisser des
villes où a fleuri exclusivement le commerce? Leur splendeur a passé
comme l'ombre et comme la poussière, et la malédiction des livres
bibliques s'est entièrement réalisée, comme tout ce que rêvent les
poëtes, comme tout ce que nie la sagesse des nations!

Cependant, au moment d'atteindre le but, on se lasse de tout, même de
ces beaux rivages et de ces flots azurés. Voici enfin le promontoire
dit Raz-Beyrouth et ses roches grises, dominées au loin par la cime
neigeuse du Sannin. La côte est aride; les moindres détails des rochers
tapissés de mousses rougeâtres apparaissent sous les rayons d'un soleil
ardent. Nous rasons la côte, nous tournons vers le golfe; aussitôt tout
change. Un paysage plein de fraîcheur, d'ombre et de silence, une vue
des Alpes prise du sein d'un lac de Suisse, voilà Beyrouth par un temps
calme. C'est l'Europe et l'Asie se fondant en molles caresses; c'est,
pour tout pèlerin un peu lassé du soleil et de la poussière, une oasis
maritime où l'on retrouve avec transport, au front des montagnes, cette
chose si triste au Nord, si gracieuse et si désirée au Midi, des nuages!

O nuages bénis! nuages de ma patrie! j'avais oublié vos bienfaits!
Et le soleil d'Orient vous ajoute encore tant de charmes! Le matin,
vous vous colorez si doucement, à demi roses, à demi bleuâtres, comme
des nuages mythologiques, du sein desquels on s'attend toujours à
voir surgir de riantes divinités; le soir, ce sont des embrasements
merveilleux, des voûtes pourprées qui s'écroulent et se dégradent
bientôt en flocons violets, tandis que le ciel passe des teintes du
saphir à celles de l'émeraude, phénomène si rare dans les pays du Nord.

A mesure que nous avancions, la verdure éclatait de plus de nuances,
et la teinte foncée du sol et des constructions ajoutait encore à la
fraîcheur du paysage. La ville, au fond du golfe, semblait noyée dans
les feuillages, et, au lieu de cet amas fatigant de maisons peintes à
la chaux qui constitue la plupart des cités arabes, je croyais voir une
réunion de villas charmantes semées sur un espace de deux lieues. Les
constructions s'aggloméraient, il est vrai, sur un point marqué d'où
s'élançaient des tours rondes et carrées; mais cela ne paraissait être
qu'un quartier du centre signalé par de nombreux pavillons de toutes
couleurs.

Toutefois, au lieu de nous rapprocher, comme je le pensais, de
l'étroite rade encombrée de petits navires, nous coupâmes en biais le
golfe et nous allâmes débarquer sur un îlot entouré de rochers, où
quelques bâtisses légères et un drapeau jaune représentaient le séjour
de la quarantaine, qui, pour le moment, nous était seul permis.



X--LA QUARANTAINE


Le capitaine Nicolas et son équipage étaient devenus très aimables
et pleins de procédés à mon égard. Ils faisaient leur quarantaine à
bord; mais une barque, envoyée par la Santé, vint pour transporter
les passagers dans l'îlot, qui, à le voir de près, était plutôt une
presqu'île. Une anse étroite parmi les rochers, ombragée d'arbres
séculaires, aboutissait à l'escalier d'une sorte de cloître dont les
voûtes en ogive reposaient sur des piliers de pierre et supportaient
un toit de cèdre comme dans les couvents romains. La mer se brisait
tout alentour sur les grès tapissés de fucus, et il ne manquait là
qu'un chœur de moines et la tempête pour rappeler le premier acte du
_Bertram_ de Maturin.

Il fallut attendre là quelque temps la visite du _nazir_, ou directeur
turc, qui voulut bien nous admettre enfin aux jouissances de son
domaine. Des bâtiments de forme claustrale succédaient encore au
premier, qui, seul ouvert de tous côtés, servait à l'assainissement
des marchandises suspectes. Au bout du promontoire, un pavillon
isolé, dominant la mer, nous fut indiqué pour demeure; c'était le
local affecté d'ordinaire aux Européens. Les galeries que nous avions
laissées à notre droite, contenaient les familles arabes campées pour
ainsi dire dans de vastes salles qui servaient indifféremment d'étables
et de logements. Là, frémissaient les chevaux captifs, les dromadaires
passant entre les barreaux leur cou tors et leur tête velue; plus loin,
des tribus, accroupies autour du feu de leur cuisine, se retournaient
d'un air farouche en nous voyant passer près des portes. Du reste, nous
avions le droit de nous promener sur environ deux arpents de terrain
semé d'orge et planté de mûriers, et de nous baigner même dans la mer
sous la surveillance d'un gardien.

Une fois familiarisé avec ce lieu sauvage et maritime, j'en trouvai le
séjour charmant. Il y avait là du repos, de l'ombre et une variété
d'aspects à défrayer la plus sublime rêverie. D'un côté, les montagnes
sombres du Liban, avec leurs croupes de teintes diverses, émaillées çà
et là de blanc par les nombreux villages maronites et druses et les
couvents étagés sur un horizon de huit lieues; de l'autre, en retour
de cette chaîne au front neigeux qui se termine au cap Boutroun, tout
l'amphithéâtre de Beyrouth, couronné d'un bois de sapins planté par
l'émir Fakardin pour arrêter l'invasion des sables du désert. Des tours
crénelées, des châteaux, des manoirs percés d'ogives, construits en
pierre rougeâtre, donnent à ce pays un aspect féodal et en même temps
européen qui rappelle les miniatures des manuscrits chevaleresques du
moyen âge. Les vaisseaux francs à l'ancre dans la rade, et que ne peut
contenir le port étroit de Beyrouth, animent encore le tableau.

Cette quarantaine de Beyrouth était donc fort supportable, et nos jours
se passaient soit à rêver sous les épais ombrages des sycomores et des
figuiers, soit à grimper sur un rocher fort pittoresque qui entourait
un bassin naturel où la mer venait briser ses flots adoucis. Ce lieu
me faisait penser aux grottes rocailleuses des filles de Nérée. Nous
y restions tout le milieu du jour, isolés des autres habitants de la
quarantaine, couchés sur les algues vertes ou luttant mollement contre
la vague écumeuse. La nuit, on nous enfermait dans le pavillon, où les
moustiques et autres insectes nous faisaient des loisirs moins doux.
Les tuniques fermées à masque de gaz dont j'ai déjà parlé étaient alors
d'un grand secours. Quant à la cuisine, elle consistait simplement en
pain et fromage salé, fournis par la cantine; il faut y ajouter des
œufs et des poules apportés par les paysans de la montagne; en outre,
tous les matins, on venait tuer devant la porte des moutons dont la
viande nous était vendue à une piastre (25 centimes) la livre. De plus,
le vin de Chypre, à une demi-piastre environ la bouteille, nous faisait
un régal digne des grandes tables européennes; j'avouerai pourtant
qu'on se lasse de ce vin liquoreux à le boire comme ordinaire, et je
préférais le _vin d'or_ du Liban, qui a quelque rapport avec le madère
par son goût sec et par sa force.

Un jour, le capitaine Nicolas vint nous rendre visite avec deux de ses
matelots et son mousse. Nous étions redevenus très-bons amis, et il
avait amené le hadji, qui me serra la main avec une grande effusion,
craignant peut-être que je ne me plaignisse de lui une fois libre
et rendu à Beyrouth. Je fus, de mon côté, plein de cordialité. Nous
dînâmes ensemble, et le capitaine m'invita à venir demeurer chez lui,
si j'allais à Taraboulous. Après le dîner, nous nous promenâmes sur le
rivage; il me prit à part, et me fit tourner les yeux vers l'esclave et
l'Arménien, qui causaient ensemble, assis plus bas que nous au bord de
la mer. Quelques mots mêlés de franc et de grec me firent comprendre
son idée, et je la repoussai avec une incrédulité marquée. Il secoua
la tête, et, peu de temps après, remonta dans sa chaloupe, prenant
affectueusement congé de moi.

--Le capitaine Nicolas, me disais-je, a toujours sur le cœur mon refus
d'échanger l'esclave contre son mousse.

Cependant le soupçon me resta dans l'esprit, attaquant tout au moins ma
vanité.

On comprend bien qu'il était résulté de la scène violente qui s'était
passée sur le bâtiment une sorte de froideur entre l'esclave et
moi. Il s'était dit entre nous un de ces mots _irréparables_ dont a
parlé l'auteur d'_Adolphe_; l'épithète de _giaour_ m'avait blessé
profondément.

--Ainsi, me disais-je, on n'a pas eu de peine à lui persuader que je
n'avais pas de droit sur elle; de plus, soit conseil, soit réflexion,
elle se sent humiliée d'appartenir à un homme d'une race inférieure
selon les idées des musulmans.

La situation dégradée des populations chrétiennes en Orient rejaillit
au fond sur l'Européen lui-même; on le redoute sur les côtes à cause de
cet appareil de puissance que constate le passage des vaisseaux; mais,
dans les pays du centre où cette femme a vécu toujours, le préjugé vit
tout entier.

Pourtant j'avais peine à admettre la dissimulation dans cette âme
naïve; le sentiment religieux si prononcé en elle la devait même
défendre de cette bassesse. Je ne pouvais, d'un autre côté, me
dissimuler les avantages de l'Arménien. Tout jeune encore, et beau de
cette beauté asiatique, aux traits fermes et purs, des races nées au
berceau du monde, il donnait l'idée d'une fille charmante qui aurait eu
la fantaisie d'un déguisement d'homme; son costume même, à l'exception
de la coiffure, n'ôtait qu'à demi cette illusion.

Me voilà comme Arnolphe, épiant de vaines apparences avec la conscience
d'être doublement ridicule; car je suis, de plus, _un maître_. J'ai
la chance d'être à la fois trompé et volé, et je me répète, comme un
jaloux de comédie:

--Que la garde d'une femme est un pesant fardeau!...--Du reste, me
disais-je presque aussitôt, cela n'a rien d'étonnant; il la distrait
et l'amuse par ses contes, il lui dit mille gentillesses, tandis que,
moi, lorsque j'essaye de parler dans sa langue, je dois produire un
effet risible, comme un Anglais, un homme du Nord, froid et lourd,
relativement à une femme de mon pays. Il y a chez les Levantins une
expansion chaleureuse qui doit être séduisante en effet!

De ce moment, l'avouerai-je? il me sembla remarquer des serrements
de mains, des paroles tendres, que ne gênait même pas ma présence.
J'y réfléchis quelque temps; puis je crus devoir prendre une forte
résolution.

--Mon cher, dis-je à l'Arménien, qu'est-ce que vous faisiez en Égypte?

--J'étais secrétaire de Toussoun-Bey; je traduisais pour lui
des journaux et des livres français; j'écrivais ses lettres aux
fonctionnaires turcs. Il est mort tout d'un coup, et l'on m'a congédié,
voilà ma position.

--Et maintenant, que comptez-vous faire?

--J'espère entrer au service du pacha de Beyrouth. Je connais son
trésorier, qui est de ma nation.

--Et ne songez-vous pas à vous marier?

--Je n'ai pas d'argent à donner en douaire, et aucune famille ne
m'accordera de femme autrement.

--Allons, dis-je en moi-même après un silence, montrons-nous magnanime,
faisons deux heureux.

Je me sentais grandi par cette pensée. Ainsi, j'aurais délivré une
esclave et créé un mariage honnête. J'étais donc à la fois bienfaiteur
et père!

Je pris les mains de l'Arménien, et je lui dis:

--Elle vous plaît: épousez-la, elle est à vous!

J'aurais voulu avoir le monde entier pour témoin de cette scène
émouvante, de ce tableau patriarcal: l'Arménien étonné, confus de cette
magnanimité; l'esclave assise près de nous, encore ignorante du sujet
de notre entretien, mais, à ce qu'il me semblait, déjà inquiète et
rêveuse....

L'Arménien leva les bras au ciel, comme étourdi de ma proposition.

--Comment! lui dis-je, malheureux, tu hésites!... Tu séduis une femme
qui est à un autre, tu la détournes de ses devoirs, et ensuite tu ne
veux pas t'en charger quand on te la donne?

Mais l'Arménien ne comprenait rien à ces reproches. Son étonnement
s'exprima par une série de protestations énergiques. Jamais il n'avait
eu la moindre idée des choses que je pensais. Il était si malheureux
même d'une telle supposition, qu'il se hâta d'en instruire l'esclave et
de lui faire donner témoignage de sa sincérité. Apprenant en même temps
ce que j'avais dit, elle en parut blessée, et surtout de la supposition
qu'elle eût pu faire attention à un simple _raya_, serviteur tantôt des
Turcs, tantôt des Francs, une sorte de _yaoudi_.

Ainsi le capitaine Nicolas m'avait induit en toute sorte de
suppositions ridicules.... On reconnaît bien là l'esprit astucieux des
Grecs!



VI


LA MONTAGNE



I--LE PÈRE PLANCHET


Quand nous sortîmes de la quarantaine, je louai pour un mois un
logement dans une maison de chrétiens maronites, à une demi-lieue de
la ville. La plupart de ces demeures, situées au milieu des jardins,
étagées sur toute la côte le long des terrasses plantées de mûriers,
ont l'air de petits manoirs féodaux bâtis solidement en pierre brune,
avec des ogives et des arceaux. Des escaliers extérieurs conduisent
aux différents étages dont chacun a sa terrasse jusqu'à celle qui
domine tout l'édifice, et où les familles se réunissent le soir pour
jouir de la vue du golfe. Nos yeux rencontraient partout une verdure
épaisse et lustrée, où les haies régulières des nopals marquent seules
les divisions. Je m'abandonnai, les premiers jours, aux délices de
cette fraîcheur et de cette ombre. Partout la vie et l'aisance autour
de nous; les femmes bien vêtues, belles et sans voiles, allant et
venant, presque toujours avec de lourdes cruches qu'elles vont remplir
aux citernes et portent gracieusement sur l'épaule. Notre hôtesse,
coiffée d'une sorte de cône drapé en cachemire, qui, avec les tresses
garnies de sequins de ses longs cheveux, lui donnait l'air d'une reine
d'Assyrie, était tout simplement la femme d'un tailleur qui avait sa
boutique au bazar de Beyrouth. Ses deux filles et les petits enfants se
tenaient au premier étage; nous occupions le second.

L'esclave s'était vite familiarisée avec cette famille, et,
nonchalamment assise sur les nattes, elle se regardait comme entourée
d'inférieurs et se faisait servir, quoi que je pusse faire pour en
empêcher ces pauvres gens. Toutefois, je trouvais commode de pouvoir
la laisser en sûreté dans cette maison lorsque j'allais à la ville.
J'attendais des lettres qui n'arrivaient pas, le service de la poste
française se faisant si mal dans ces parages, que les journaux et
les paquets sont toujours en arrière de deux mois. Ces circonstances
m'attristaient beaucoup et me faisaient faire des rêves sombres. Un
matin, je m'éveillai assez tard, encore à moitié plongé dans les
illusions du songe. Je vis à mon chevet un prêtre assis, qui me
regardait avec une sorte de compassion.

--Comment vous sentez-vous, monsieur? me dit-il d'un ton mélancolique.

--Mais assez bien.... Pardon, je m'éveille, et....

--Ne bougez pas! soyez calme. Recueillez-vous; songez que le moment est
proche.

--Quel moment?

--Cette heure suprême, si terrible pour qui n'est pas en paix avec Dieu!

--Oh! oh! qu'est-ce qu'il y a donc?

--Vous me voyez prêt à recueillir vos volontés dernières.

--Ah! pour le coup, m'écriai-je, cela est trop fort! Et qui êtes-vous?

--Je m'appelle le père Planchet.

--Le père Planchet?

--De la Compagnie de Jésus.

--Je ne connais pas ces gens-là!

--On est venu me dire au couvent qu'un jeune Américain en péril de mort
m'attendait pour faire quelques legs à la communauté.

--Mais je ne suis pas Américain! il y a erreur! Et, de plus, je ne suis
pas au lit de mort; vous le voyez bien!

Et je me levai brusquement ... un peu avec le besoin de me convaincre
moi-même de ma parfaite santé. Le père Planchet comprit enfin qu'on
l'avait mal renseigné. Il s'informa dans la maison, et apprit que
l'Américain demeurait un peu plus loin. Il me salua en riant de sa
méprise, et me promit de venir me voir en repassant, enchanté qu'il
était d'avoir fait ma connaissance, grâce à ce hasard singulier.

Quand il revint, l'esclave était dans la chambre, et je lui appris son
histoire.

--Comment, me dit-il, vous êtes-vous mis ce poids sur la conscience!...
Vous avez dérangé la vie de cette femme, et désormais vous êtes
responsable de tout ce qui peut lui arriver. Puisque vous ne pouvez
l'emmener en France et que vous ne voulez pas sans doute l'épouser, que
deviendra-t-elle?

--Je lui donnerai la liberté; c'est le bien le plus grand que puisse
réclamer une créature raisonnable.

--Il valait mieux la laisser où elle était: elle aurait peut-être
trouvé un bon maître, un mari.... Maintenant, savez-vous dans quel
abîme d'inconduite elle peut tomber, une fois laissée à elle-même? Elle
ne sait rien faire, elle ne veut pas servir.... Pensez donc à tout cela.

Je n'y avais jamais, en effet, songé sérieusement. Je demandai conseil
au père Planchet, qui me dit:

--Il n'est pas impossible que je lui trouve une condition et un avenir.
Il y a, ajouta-t-il, des dames très-pieuses dans la ville qui se
chargeraient de son sort.

Je le prévins de l'extrême dévotion qu'elle avait pour la foi
musulmane. Il secoua la tête et se mit à lui parler très-longtemps.

Au fond, cette femme avait le sentiment religieux développé plutôt
par nature et d'une manière générale que dans le sens d'une croyance
spéciale. De plus, l'aspect des populations maronites parmi lesquelles
nous vivions, et des couvents dont on entendait sonner les cloches
dans la montagne, le passage fréquent des émirs chrétiens et druses,
qui venaient à Beyrouth, magnifiquement montés et pourvus d'armes
brillantes, avec des suites nombreuses de cavaliers et des noirs
portant derrière eux leurs étendards roulés autour des lances: tout
cet appareil féodal, qui m'étonnait moi même comme un tableau des
croisades, apprenait à la pauvre esclave qu'il y avait, même en pays
turc, de la pompe et de la puissance en dehors du principe musulman.

L'effet extérieur séduit partout les femmes, surtout les femmes
ignorantes et simples, et devient souvent la principale raison de
leurs sympathies ou de leurs convictions. Lorsque nous nous rendions
à Beyrouth, et qu'elle traversait la foule composée de femmes sans
voiles, qui portaient sur la tête le _tantour_, corne d'argent ciselée
et dorée qui balance un voile de gaze derrière leur tête, autre mode
conservée du moyen âge, d'hommes fiers et richement armés, dont
pourtant le turban rouge ou bariolé indiquait des croyances en dehors
de l'islamisme, elle s'écriait:

--Que de _giaours!..._

Et cela adoucissait un peu mon ressentiment d'avoir été injurié avec ce
mot.

Il s'agissait pourtant de prendre un parti. Les Maronites, nos hôtes,
qui aimaient peu ses manières, et qui la jugeaient, du reste, au point
de vue de l'intolérance catholique, me disaient:

--Vendez-la.

Ils me proposaient même d'amener un Turc qui ferait l'affaire. On
comprend quel cas je faisais de ce conseil peu évangélique.

J'allai voir le père Planchet à son couvent, situé presque aux portes
de Beyrouth. Il y avait là des classes d'enfants chrétiens dont il
dirigeait l'éducation. Nous causâmes longtemps de M. de Lamartine,
qu'il avait connu et dont il admirait beaucoup les poésies. Il se
plaignit de la peine qu'il avait à obtenir du gouvernement turc
l'autorisation d'agrandir le couvent. Cependant les constructions
interrompues révélaient un plan grandiose, et un escalier magnifique en
marbre de Chypre conduisait à des étages encore inachevés. Les couvents
catholiques sont très-libres dans la montagne; mais, aux portes de
Beyrouth, on ne leur permet pas des constructions trop importantes, et
il était même défendu aux jésuites d'avoir une cloche. Ils y avaient
suppléé par un énorme grelot, qui, modifié de temps en temps, prenait
des airs de cloche peu à peu. Les bâtiments aussi s'agrandissaient
presque insensiblement sous l'œil peu vigilant des Turcs.

--Il faut un peu louvoyer, me disait le père Planchet; avec de la
patience, nous arriverons.

Il me reparla de l'esclave avec une sincère bienveillance. Pourtant
je luttais avec mes propres incertitudes. Les lettres que j'attendais
pouvaient arriver d'un jour à l'autre et changer mes résolutions. Je
craignais que le père Planchet, se faisant illusion par pitié, n'eût
en vue principalement l'honneur pour son couvent d'une conversion
musulmane, et qu'après tout le sort de la pauvre fille ne devint fort
triste plus tard.

Un matin, elle entra dans ma chambre en frappant des mains, et
s'écriant tout effrayée:

--_Durzi! Durzi! bandouguillah!_ (Les Druses! les Druses! des coups de
fusil!)

En effet, la fusillade retentissait au loin; mais c'était seulement
une _fantasia_ d'Albanais qui allaient partir pour la montagne. Je
m'informai, et j'appris que les Druses avaient brûlé un village appelé
Bethmérie, situé à quatre lieues environ. On envoyait des troupes
turques, non pas contre eux, mais pour surveiller les mouvements des
deux partis luttant encore sur ce point.

J'étais allé à Beyrouth, où j'avais appris ces nouvelles. Je revins
très-tard, et l'on me dit qu'un émir ou prince chrétien d'un district
du Liban était venu loger dans la maison. Apprenant qu'il s'y trouvait
aussi un Franc d'Europe, il avait désiré me voir et m'avait attendu
longtemps dans ma chambre, où il avait laissé ses armes comme signe de
confiance et de fraternité. Le lendemain, le bruit que faisait sa suite
m'éveilla de bonne heure; il y avait avec lui six hommes bien armés et
de magnifiques chevaux. Nous ne tardâmes pas à faire connaissance,
et le prince me proposa d'aller habiter quelques jours chez lui dans
la montagne. J'acceptai bien vite une occasion si belle d'étudier les
scènes qui s'y passaient et les mœurs de ces populations singulières.

Il fallait, pendant ce temps, placer convenablement l'esclave, que je
ne pouvais songer à emmener. On m'indiqua dans Beyrouth une école de
jeunes filles dirigée par une dame de Marseille, nommée madame Carlès.
C'était la seule où l'on enseignât le français. Madame Carlès était
une très-bonne femme, qui ne me demanda que trois piastres turques par
jour pour l'entretien, la nourriture et l'instruction de l'esclave.
Je devais partir pour la montagne trois jours après l'avoir placée
dans cette maison; déjà elle s'y était fort bien habituée et était
charmée de causer avec les petites filles, que ses idées et ses récits
amusaient beaucoup.

Madame Carlès me prit à part et me dit qu'elle ne désespérait pas
d'amener sa conversion.

--Tenez, ajoutait-elle avec son accent provençal, voilà, moi, comment
je m'y prends. Je lui dis: «Vois-tu, ma fille, tous les bons dieux de
chaque pays, c'est toujours le bon Dieu. Mahomet est un homme qui avait
bien du mérite ... mais Jésus-Christ est bien bon aussi!»

Cette façon tolérante et douce d'opérer une conversion me parut fort
acceptable.

--Il ne faut la forcer en rien, lui dis-je.

--Soyez tranquille, reprit madame Carlès; elle m'a déjà promis
d'elle-même de venir à la messe avec moi dimanche prochain.

On comprend que je ne pouvais la laisser en de meilleures mains pour
apprendre les principes de la religion chrétienne et le français ... de
Marseille.



II--LE KIEF


Beyrouth, à ne considérer que l'espace compris dans ses remparts et sa
population intérieure, répondrait mal à l'idée que s'en fait l'Europe,
qui reconnaît en elle la capitale du Liban. Il faut tenir compte aussi
des quelques centaines de maisons entourées de jardins qui occupent
le vaste amphithéâtre dont ce port est le centre, troupeau dispersé
que surveille une haute construction carrée, garnie de sentinelles
turques, et qu'on appelle la tour de Fakardin. Je demeurais dans une
de ces maisons, éparses sur la côte comme les bastides qui entourent
Marseille, et, prêt à partir pour visiter la montagne, je n'avais que
le temps de me rendre à Beyrouth pour trouver un cheval, un mulet, ou
même un chameau. J'aurais encore accepté un de ces beaux ânes à la
haute encolure, au pelage zébré, qu'on préfère aux chevaux en Égypte,
et qui galopent dans la poussière avec une ardeur infatigable; mais,
en Syrie, cet animal n'est pas assez robuste pour gravir les chemins
pierreux du Liban, et pourtant sa race ne devrait-elle pas être bénie
entre toutes pour avoir servi de monture au prophète Balaam et au
Messie?

Je réfléchissais là-dessus en me rendant pédestrement à Beyrouth vers
ce moment de la journée où, selon l'expression des Italiens, on ne
voit guère vaguer en plein soleil que _glicani e gli Francesi_. Or, ce
dicton m'a toujours paru faux à l'égard des chiens, qui, aux heures de
la sieste, savent très-bien s'étendre lâchement à l'ombre et ne sont
guère pressés de gagner des coups de soleil. Quant au Français, tâchez
donc de le retenir sur un divan ou sur une natte, pour peu surtout
qu'il ait en tête une affaire, un désir, ou même une simple curiosité!
Le démon de midi lui pèse rarement sur la poitrine, et ce n'est pas
pour lui que l'informe Smarra roule ses prunelles jaunâtres dans sa
grosse tête de nain.

Je traversais donc la plaine à cette heure du jour que les Méridionaux
consacrent à la sieste, et les Turcs au _kief_. Un homme qui erre
ainsi, quand tout le monde dort, court grand risque, en Orient,
d'exciter les soupçons qu'on aurait chez nous d'un vagabond nocturne;
pourtant les sentinelles de la tour de Fakardin n'eurent pour moi que
cette attention compatissante que le soldat qui veille accorde au
passant attardé. A partir de cette tour, une plaine assez vaste permet
d'embrasser d'un coup d'œil tout le profil oriental de la ville, dont
l'enceinte et les tours crénelées se développent jusqu'à la mer. C'est
encore la physionomie d'une ville arabe de l'époque des croisades;
seulement, l'influence européenne se trahit par les mâts nombreux
des maisons consulaires, qui, le dimanche et les jours de fête, se
pavoisent de drapeaux.

Quant à la domination turque, elle a, comme partout, appliqué là son
cachet personnel et bizarre. Le pacha a eu l'idée de faire démolir
une portion des murs de la ville où s'adosse le palais de Fakardin,
pour y construire un de ces kiosques en bois peint à la mode de
Constantinople, que les Turcs préfèrent aux plus somptueux palais de
pierre ou de marbre. Veut-on savoir, d'ailleurs, pourquoi les Turcs
n'habitent que des maisons de bois? pourquoi les palais mêmes du
sultan, bien qu'ornés de colonnes de marbre, n'ont que des murailles de
sapin? C'est que, d'après un préjugé particulier à la race d'Othman, la
maison qu'un Turc se fait bâtir ne doit pas durer plus que lui-même;
c'est une tente dressée sur un lieu de passage, un abri momentané, où
l'homme ne doit pas tenter de lutter contre le destin en éternisant sa
race, en essayant ce difficile hymen de la terre et de la famille on
tendent les peuples chrétiens.

Le palais forme un angle en retour duquel s'ouvre la porte de la ville,
avec son passage obscur et frais où l'on se refait un peu de l'ardeur
du soleil réverbéré par le sable de la plaine qu'on vient de traverser.
Une belle fontaine de pierre ombragée par un sycomore magnifique,
les dômes gris d'une mosquée et ses minarets gracieux, une maison de
bains toute neuve et de construction moresque, voilà ce qui s'offre
aux regards en entrant dans Beyrouth, comme la promesse d'un séjour
paisible et riant. Plus loin, cependant, les murailles s'élèvent et
prennent une physionomie sombre et claustrale.

Mais pourquoi ne pas entrer au bain pendant ces heures de chaleur
intense et morne que je passerais tristement à parcourir les rues
désertes? J'y pensais, quand l'aspect d'un rideau bleu tendu devant la
porte m'apprit que c'était l'heure où l'on ne recevait dans le bain
que des femmes. Les hommes n'ont pour eux que le matin et le soir ...
et malheur sans doute à qui _s'oublierait_ sous une estrade ou sous un
matelas à l'heure où un sexe succède à l'autre! Franchement un Européen
seul serait capable d'une telle idée, qui confondrait l'esprit d'un
musulman.

Je n'étais jamais entré dans Beyrouth à cette heure indue, et je m'y
trouvais comme cet homme des _Mille et une Nuits_ pénétrant dans une
ville des mages dont le peuple est changé en pierre. Tout dormait
encore profondément; les sentinelles sous la porte, sur la place les
âniers qui attendaient les dames, endormies aussi probablement dans
les hautes galeries du bain; les marchands de dattes et de pastèques
établis près de la fontaine, le _kafedji_ dans sa boutique avec tous
ses consommateurs, le _hamal_ ou portefaix la tête appuyée sur son
fardeau, le chamelier près de sa bête accroupie, et de grands diables
d'Albanais formant corps de garde devant le sérail du pacha: tout cela
dormait du sommeil de l'innocence, laissant la ville à l'abandon.

C'est à une heure pareille et pendant un sommeil semblable que trois
cents Druses s'emparèrent un jour de Damas. Il leur avait suffi
d'entrer séparément, de se mêler à la foule des campagnards qui, le
matin, remplit les bazars et les places; puis ils avaient feint de
s'endormir comme les autres; mais leurs groupes, habilement distribués,
s'emparèrent dans le même instant des principaux postes, pendant que la
troupe principale pillait les riches bazars et y mettait le feu. Les
habitants, réveillés en sursaut, croyaient avoir affaire à une armée et
se barricadaient dans leurs maisons; les soldats en faisaient autant
dans leurs casernes, si bien qu'au bout d'une heure, les trois cents
cavaliers regagnaient, chargés de butin, leurs retraites inattaquables
du Liban.

Voilà ce qu'une ville risque à dormir en plein jour. Cependant, à
Beyrouth, la colonie européenne ne se livre pas tout entière aux
douceurs de la sieste. En marchant vers la droite, je distinguai
bientôt un certain mouvement dans une rue ouverte sur la place; une
odeur pénétrante de friture révélait le voisinage d'une _trattoria_,
et l'enseigne du célèbre Battista ne tarda pas à attirer mes yeux. Je
connaissais trop les hôtels destinés, en Orient, aux voyageurs d'Europe
pour avoir songé un instant à profiter de l'hospitalité du seigneur
Battista, l'unique aubergiste franc de Beyrouth. Les Anglais ont gâté
partout ces établissements, plus modestes d'ordinaire dans leur tenue
que dans leurs prix. Je pensai dans ce moment-là qu'il n'y aurait pas
d'inconvénient à profiter de la table d'hôte, si l'on m'y voulait bien
admettre. A tout hasard, je montai.



III--LA TABLE D'HÔTE


Au premier étage, je me vis sur une terrasse encaissée dans des
bâtiments et dominée par les fenêtres intérieures. Un vaste _tendido_
blanc et rouge protégeait une longue table servie à l'européenne, et
dont presque toutes les chaises étaient renversées, pour marquer des
places encore inoccupées. Sur la porte d'un cabinet situé au fond et
de plain-pied avec la terrasse, je lus ces mots: _Qui si paga sessenta
piastre per giorno_. (Ici l'on paye soixante piastres par jour.)

Quelques Anglais fumaient des cigares dans cette salle en attendant
le coup de cloche. Bientôt deux femmes descendirent, et l'on se mit à
table. Auprès de moi se trouvait un Anglais d'apparence grave, qui se
faisait servir par un jeune homme à figure cuivrée portant un costume
de basin blanc et des boucles d'oreilles d'argent. Je pensai que
c'était quelque nabab qui avait à son service un Indien. Ce personnage
ne tarda pas à m'adresser la parole, ce qui me surprit un peu, les
Anglais ne parlant jamais qu'aux gens qui leur ont été présentés; mais
celui-ci était dans une position particulière: c'était un missionnaire
de la Société évangélique de Londres, chargé de faire en tout pays
des conversions anglaises, et forcé de dépouiller le _cant_ en mainte
occasion pour attirer les âmes dans ses filets. Il arrivait justement
de la montagne, et je fus charmé de pouvoir tirer de lui quelques
renseignements avant d'y pénétrer moi-même. Je lui demandai des
nouvelles de l'alerte qui venait d'émouvoir les environs de Beyrouth.

--Ce n'est rien, me dit-il, l'affaire est manquée.

--Quelle affaire?

--Cette lutte des Maronites et des Druses dans les villages mixtes.

--Vous venez donc, lui dis-je, du pays où l'on se battait ces jours-ci?

--Oh! oui. Je suis allé pacifier ... pacifier tout dans le canton de
Bekfaya, parce que l'Angleterre a beaucoup d'amis dans la montagne.

--Ce sont les Druses qui sont les amis de l'Angleterre?

--Oh! oui. Ces pauvres gens sont bien malheureux; on les tue, on les
brûle, on éventre leurs femmes, on détruit leurs arbres, leurs moissons.

--Pardon; mais nous nous figurons, en France, que ce sont eux, au
contraire, qui oppriment les chrétiens!

--Oh! Dieu! non, les pauvres gens! Ce sont de malheureux cultivateurs
qui ne pensent à rien de mal; mais vous avez vos capucins, vos
jésuites, vos lazaristes qui allument la guerre, qui excitent contre
eux les Maronites, beaucoup plus nombreux; les Druses se défendent
comme ils peuvent, et, sans l'Angleterre, ils seraient déjà écrasés.
L'Angleterre est toujours pour le plus faible, pour celui qui
souffre....

--Oui, dis-je, c'est une grande nation.... Ainsi, vous êtes parvenu à
_pacifier_ les troubles qui ont eu lieu ces jours-ci?

--Oh! certainement. Nous étions là plusieurs Anglais; nous avons dit
aux Druses que l'Angleterre ne les abandonnerait pas, qu'on leur ferait
rendre justice. Ils ont mis le feu au village, et puis ils sont revenus
chez eux tranquillement. Ils ont accepté plus de trois cents Bibles, et
nous avons converti beaucoup de ces braves gens!

--Je ne comprends pas, fis-je observer au révérend, comment on peut se
convertir à la foi anglicane; car enfin, pour cela, il faudrait devenir
Anglais.

--Oh! non.... Vous appartenez à la Société évangélique, vous êtes
protégé par l'Angleterre; quant à devenir Anglais, vous ne pouvez pas.

--Et quel est le chef de la religion?

--Oh! c'est Sa gracieuse Majesté, c'est notre reine d'Angleterre.

--Mais c'est une charmante papesse, et je vous jure qu'il y aurait de
quoi me décider moi-même.

--Oh! vous autres Français, vous plaisantez toujours.... Vous n'êtes
pas de bons amis de l'Angleterre.

--Cependant, dis-je en me rappelant tout à coup un épisode de ma
première jeunesse, il y a eu un de vos missionnaires qui, à Paris,
avait entrepris de me convertir;... j'ai conservé même la Bible qu'il
m'a donnée; mais j'en suis encore à comprendre comment on peut faire
d'un Français un anglican.

--Pourtant il y en a beaucoup parmi vous ... et, si vous avez reçu,
étant enfant, la parole de vérité, alors elle pourra bien mûrir en vous
plus tard.

Je n'essayai pas de détromper le révérend, car on devient fort tolérant
en voyage, surtout lorsqu'on n'est guidé que par la curiosité et le
désir d'observer les mœurs; mais je compris que la circonstance d'avoir
connu autrefois un missionnaire anglais me donnait quelque titre à la
confiance de mon voisin de table.

Les deux dames anglaises que j'avais remarquées se trouvaient placées
à gauche de mon révérend, et j'appris bientôt que l'une était sa femme,
et l'autre sa belle-sœur. Un missionnaire anglais ne voyage jamais
sans sa famille. Celui-ci paraissait mener grand train et occupait
l'appartement principal de l'hôtel. Quand nous nous fûmes levés de
table, il entra chez lui un instant, et revint bientôt, tenant une
sorte d'album qu'il me fît voir avec triomphe.

--Tenez, me dit-il, voici le détail des abjurations que j'ai obtenues
dans ma dernière tournée en faveur de notre sainte religion.

Une foule de déclarations, de signatures et de cachets arabes
couvraient, en effet, les pages du livre. Je remarquai que ce registre
était tenu en partie double; chaque verso donnait la liste des présents
et sommes reçus par les néophytes anglicans. Quelques-uns n'avaient
reçu qu'un fusil, un cachemire, ou des parures pour leurs femmes. Je
demandai au révérend si la Société évangélique lui donnait une prime
par chaque conversion. Il ne fit aucune difficulté de me l'avouer; il
lui semblait naturel, ainsi qu'à moi du reste, que des voyages coûteux
et pleins de dangers fussent largement rétribués. Je compris encore,
dans les détails qu'il ajouta, quelle supériorité la richesse des
agents anglais leur donne en Orient sur ceux des autres nations.

Nous avions pris place sur un divan dans le cabinet de conversation,
et le domestique bronzé du révérend s'était agenouillé devant lui pour
allumer son narghilé. Je demandai si ce jeune homme n'était pas un
Indien; mais c'était un parsis des environs de Bagdad, une des plus
éclatantes conversions du révérend, qu'il ramenait en Angleterre comme
échantillon de ses travaux.

En attendant, le parsis lui servait de domestique autant que de
disciple; il brossait sans doute ses habits avec ferveur et vernissait
ses bottes avec componction. Je le plaignais un peu en moi-même
d'avoir abandonné le culte d'Oromaze pour le modeste emploi de jockey
évangélique.

J'espérais être présenté aux dames, qui s'étaient retirées dans
l'appartement; mais le révérend garda sur ce point seul toute la
réserve anglaise. Pendant que nous causions encore, un bruit de musique
militaire retentit fortement à nos oreilles.

--Il y a, me dit l'Anglais, une réception chez le pacha. C'est une
députation des cheiks maronites qui viennent lui faire leurs doléances.
Ce sont des gens qui se plaignent toujours; mais le pacha a l'oreille
dure.

--On peut bien reconnaître cela à sa musique, dis-je; je n'ai jamais
entendu un pareil vacarme.

--C'est pourtant votre chant national qu'on exécute; c'est _la
Marseillaise_.

--Je ne m'en serais guère douté.

--Je le sais, moi, parce que j'entends cela tous les matins et tous les
soirs, et que l'on m'a appris qu'ils croyaient exécuter cet air.

Avec plus d'attention, je parvins, en effet, à distinguer quelques
notes perdues dans une foule d'agréments particuliers à la musique
turque.

La ville paraissait décidément s'être réveillée, la brise maritime de
trois heures agitait doucement les toiles tendues sur la terrasse de
l'hôtel. Je saluai le révérend en le remerciant des façons polies qu'il
avait montrées à mon égard, et qui ne sont rares chez les Anglais qu'à
cause du préjugé social qui les met en garde contre tout inconnu. Il me
semble qu'il y a là sinon une preuve d'égoïsme, au moins un manque de
générosité.

Je fus étonné de n'avoir à payer en sortant de l'hôtel que dix piastres
(deux francs cinquante centimes) pour la table d'hôte. Le signor
Battista me prit à part et me fit un reproche amical de n'être pas venu
demeurer dans son hôtel. Je lui montrai la pancarte annonçant qu'on n'y
était admis que moyennant soixante piastres par jour, ce qui portait la
dépense à dix-huit cents piastres par mois.

--_Ah! corpo di me!_ s'écria-t-il. _Questo è per gli Inglesi, che
hanno molto moneta, e che sono tutti cretici!... ma, per gli Francesi,
e altri Romani, è soltanto cinque franchi!_ (Ceci est pour les Anglais,
qui ont beaucoup d'argent et qui sont tous hérétiques; mais, pour les
Français et les autres Romains, c'est seulement cinq francs.)

--C'est bien différent! pensai-je.

Et je m'applaudis d'autant plus de ne pas appartenir à la religion
anglicane, puisqu'on rencontrait chez les hôteliers de Syrie des
sentiments si catholiques et si romains.



IV--LE PALAIS DU PACHA


Le seigneur Battista mit le comble à ses bons procédés en me promettant
de me trouver un cheval pour le lendemain matin. Tranquillisé de ce
côté, je n'avais plus qu'à me promener dans la ville, et je commençai
par traverser la place pour aller voir ce qui se passait au château du
pacha. Il y avait là une grande foule au milieu de laquelle les cheiks
maronites s'avançaient deux par deux comme un cortège suppliant, dont
la tête avait pénétré déjà dans la cour du palais. Leurs amples turbans
rouges ou bigarrés, leurs machlahs et leurs cafetans tramés d'or ou
d'argent, leurs armes brillantes, tout ce luxe d'extérieur qui, dans
les autres pays d'Orient, est le partage de la seule race turque,
donnait à cette procession un aspect fort imposant du reste. Je parvins
à m'introduire à leur suite dans le palais, où la musique continuait à
transfigurer _la Marseillaise_ à grand renfort de fifres, de triangles
et de cymbales.

La cour est formée par l'enceinte même du vieux palais de Fakardin.
On y distingue encore les traces du style de la renaissance, que ce
prince druse affectionnait depuis son voyage en Europe. Il ne faut pas
s'étonner d'entendre citer partout dans ce pays le nom de Fakardin, qui
se prononce en arabe Fakr-el-Din: c'est le héros du Liban; c'est aussi
le premier souverain d'Asie qui ait daigné visiter nos climats du Nord.
Il fut accueilli à la cour des Médicis connue la révélation d'une
chose inouïe alors, c'est-à-dire qu'il existât au pays des Sarrasins un
peuple dévoué à l'Europe, soit par religion, soit par sympathie.

Fakardin passa à Florence pour un philosophe, héritier des sciences
grecques du Bas-Empire, conservées à travers les traductions arabes,
qui ont sauvé tant de livres précieux et nous ont transmis leurs
bienfaits; en France, on voulut voir en lui un descendant de quelques
vieux croisés réfugiés dans le Liban à l'époque de saint Louis; on
chercha dans le nom même du peuple druse un rapport d'allitération qui
conduisît à le faire descendre d'un certain comte de Dreux. Fakardin
accepta toutes ces suppositions avec le laisser aller prudent et rusé
des Levantins; il avait besoin de l'Europe pour lutter contre le sultan.

Il passa à Florence pour chrétien; il le devint peut-être, comme
nous avons vu faire de notre temps à l'émir Béchir, dont la famille
a succédé à celle de Fakardin dans la souveraineté du Liban; mais
c'était un Druse toujours, c'est-à-dire le représentant d'une religion
singulière, qui, formée des débris de toutes les croyances antérieures,
permet à ses fidèles d'accepter momentanément toutes les formes
possibles de culte, comme faisaient jadis les initiés égyptiens. Au
fond, la religion druse n'est qu'une sorte de franc-maçonnerie, pour
parler selon les idées modernes.

Fakardin représenta quelque temps l'idéal que nous nous formons
d'Hiram, l'antique roi du Liban, l'ami de Salomon, le héros des
associations mystiques. Maître, de toutes les côtes de l'ancienne
Phénicie et de la Palestine, il tenta de constituer la Syrie entière en
un royaume indépendant; l'appui qu'il attendait des rois de l'Europe
lui manqua pour réaliser ce dessein. Maintenant, son souvenir est resté
pour le Liban un idéal de gloire et de puissance; les débris de ses
constructions, ruinées par la guerre plus que par le temps, rivalisent
avec les antiques travaux des Romains. L'art italien, qu'il avait
appelé à la décoration de ses palais et de ses villes, a semé çà et
là des ornements, des statues et des colonnades, que les musulmans,
rentrés en vainqueurs, se sont hâtés de détruire, étonnés d'avoir vu
renaître tout à coup ces arts païens dont leurs conquêtes avaient fait
litière depuis longtemps.

C'est donc à la place même où ces frêles merveilles ont existé trop
peu d'années, où le souffle de la renaissance avait de loin ressemé
quelques germes de l'antiquité grecque et romaine, que s'élève le
kiosque de charpente qu'a fait construire le pacha. Le cortège des
Maronites s'était rangé sous les fenêtres en attendant le bon plaisir
de ce gouverneur. Du reste, on ne tarda pas à les introduire.

Lorsqu'on ouvrit le vestibule, j'aperçus, parmi les secrétaires et
officiers qui stationnaient dans la salle, l'Arménien qui avait été mon
compagnon de traversée sur _la Santa-Barbara._ Il était vêtu de neuf,
portait à sa ceinture une écritoire d'argent, et tenait à la main des
parchemins et des brochures. Il ne faut pas s'étonner, dans le pays des
contes arabes, de retrouver un pauvre diable, qu'on avait perdu de vue,
en bonne position à la cour. Mon Arménien me reconnut tout d'abord, et
parut charmé de me voir. Il portait le costume de la réforme en qualité
d'employé turc, et s'exprimait déjà avec une certaine dignité.

--Je suis heureux, lui dis-je, de vous voir dans une situation
convenable; vous me faites l'effet d'un homme en place, et je regrette
de n'avoir rien à solliciter.

--Mon Dieu, me dit-il, je n'ai pas encore beaucoup de crédit, mais je
suis entièrement à votre service.

Nous causions ainsi derrière une colonne du vestibule pendant que le
cortège des cheiks se rendait à la salle d'audience du pacha.

--Et que faites-vous là? dis-je à l'Arménien.

--On m'emploie comme traducteur. Le pacha m'a demandé hier une version
turque de la brochure que voici.

Je jetai un coup d'œil sur cette brochure, imprimée à Paris; c'était
un rapport de M. Crémieux touchant l'affaire des juifs de Damas.
L'Europe a oublié ce triste épisode, qui a rapport au meurtre du père
Thomas, dont on avait accusé les juifs. Le pacha sentait le besoin de
s'éclairer sur cette affaire, terminée depuis cinq ans. C'est là de la
conscience, assurément.

L'Arménien était chargé, en outre, de traduire l'_Esprit des Lois_
de Montesquieu et un Manuel de la garde nationale parisienne. Il
trouvait ce dernier ouvrage très-difficile, et me pria de l'aider pour
certaines expressions qu'il n'entendait pas. L'idée du pacha était de
créer une garde nationale à Beyrouth, comme, du reste, il en existe
une maintenant au Caire et dans bien d'autres villes de l'Orient.
Quant à l'_Esprit des Lois_, je pense qu'on avait choisi cet ouvrage
sur le titre, pensant peut-être qu'il contenait des règlements de
police applicables à tous les pays. L'Arménien en avait déjà traduit
une partie, et trouvait l'ouvrage agréable et d'un style aisé, qui ne
perdait que bien peu sans doute à la traduction.

Je lui demandai s'il pouvait me faire voir la réception, chez le pacha,
des cheiks maronites; mais personne n'y était admis sans montrer un
sauf-conduit qui avait été donné à chacun d'eux, seulement à l'effet
de se présenter au pacha, car on sait que les cheiks maronites ou
druses n'ont pas le droit de pénétrer dans Beyrouth. Leurs vassaux
y entrent sans difficultés; mais il y a pour eux-mêmes des peines
sévères, si, par hasard, on les rencontre dans l'intérieur de la ville.
Les Turcs craignent leur influence sur la population ou les rixes que
pourrait amener dans les rues la rencontre de ces chefs toujours armés,
accompagnés d'une suite nombreuse et prêts à lutter sans cesse pour des
questions de préséance. Il faut dire aussi que cette loi n'est observée
rigoureusement que dans les moments de troubles.

Du reste, l'Arménien m'apprit que l'audience du pacha se bornait
à recevoir les cheiks, qu'il invitait à s'asseoir sur des divans
autour de la salle; que, là, des esclaves leur apportaient à chacun
un chibouck et leur servaient ensuite du café; après quoi, le pacha
écoutait leurs doléances, et leur répondait invariablement que leurs
adversaires étaient venus déjà lui faire des plaintes identiques;
qu'il réfléchirait mûrement pour voir de quel côté était la justice,
et qu'on pouvait tout espérer du gouvernement paternel de Sa Hautesse,
devant qui toutes les religions et toutes les races de l'empire auront
toujours des droits égaux. En fait de procédés diplomatiques, les Turcs
sont au niveau de l'Europe pour le moins.

Il faut reconnaître, d'ailleurs, que le rôle des pachas n'est pas
facile dans ce pays. On sait quelle est la diversité des races qui
habitent la longue chaîne du Liban et du Carmel, et qui dominent de là
comme d'un fort tout le reste de la Syrie. Les Maronites reconnaissent
l'autorité spirituelle du pape, ce qui les met sous la protection
de la France et de l'Autriche; les Grecs unis, plus nombreux, mais
moins influents, parce qu'ils se trouvent en général répandus dans
le plat pays, sont soutenus par la Russie; les Druses, les Ansariés
et les Métualis, qui appartiennent à des croyances ou à des sectes
que repousse l'orthodoxie musulmane, offrent à l'Angleterre un moyen
d'action que les autres puissances lui abandonnent trop généreusement.

Ce sont les Anglais qui, en 1840, parvinrent à enlever au gouvernement
égyptien l'appui de ces populations énergiques. Depuis, leur système
a toujours tendu à diviser les races qu'un sentiment général de
nationalité pouvait, comme autrefois, réunir sous les mêmes chefs.
C'est dans cette pensée qu'ils ont livré à la Turquie l'émir Bechir, le
dernier des princes du Liban, l'héritier de cette puissance multiple
et mystérieuse dans sa source, qui, depuis trois siècles, réunissait
toutes les sympathies, toutes les religions dans un même faisceau.



V--LES BAZARS--LE PORT


Je sortis de la cour du palais, traversant une foule compacte, qui
toutefois ne semblait attirée que par la curiosité. En pénétrant dans
les rues sombres que forment les hautes maisons de Beyrouth, bâties
toutes comme des forteresses, et que relient çà et là des passages
voûtés, je retrouvai le mouvement, suspendu pendant les heures de
la sieste; les montagnards encombraient l'immense bazar qui occupe
les quartiers du centre, et qui se divise par ordre de denrées et de
marchandises. La présence des femmes dans quelques boutiques est une
particularité remarquable pour l'Orient, et qu'explique la rareté, dans
cette population, de la race musulmane.

Rien n'est plus amusant à parcourir que ces longues allées d'étalages
protégées par des tentures de diverses couleurs, qui n'empêchent pas
quelques rayons de soleil de se jouer sur les fruits et sur la verdure
aux teintes éclatantes, ou d'aller plus loin faire scintiller les
broderies des riches vêtements suspendus aux portes des fripiers.
J'avais grande envie d'ajouter à mon costume un détail de parure
spécialement syrienne, et qui consiste à se draper le front et les
tempes d'un mouchoir de soie rayé d'or, qu'on appelle _caffiéh_, et
qu'on fait tenir sur la tête en l'entourant d'une corde de crin tordu;
l'utilité de cet ajustement est de préserver les oreilles et le col des
courants d'air, si dangereux dans un pays de montagnes. On m'en vendit
un fort brillant pour quarante piastres, et, l'ayant essayé chez un
barbier, je me trouvai la mine d'un roi d'Orient.

Ces mouchoirs se font à Damas; quelques-uns viennent de Brousse,
quelques-uns aussi de Lyon. De longs cordons de soie avec des nœuds et
des houppes se répandent avec grâce sur le dos et sur les épaules, et
satisfont cette coquetterie de l'homme, si naturelle dans les pays où
l'on peut encore revêtir de beaux costumes. Ceci peut sembler puéril;
pourtant il me semble que la dignité de l'extérieur rejaillit sur les
pensées et sur les actes de la vie; il s'y joint encore, en Orient,
une certaine assurance mâle, qui tient à l'usage de porter des armes à
la ceinture: on sent qu'on doit être en toute occasion respectable et
respecté; aussi la brusquerie et les querelles sont-elles rares, parce
que chacun sait bien qu'à la moindre insulte il peut y avoir du sang de
versé.

Jamais je n'ai vu d'aussi beaux enfants que ceux qui couraient et
jouaient dans la plus belle allée du bazar. Des jeunes filles sveltes
et rieuses se pressaient autour des élégantes fontaines de marbre
ornées à la moresque, et s'en éloignaient tour à tour en portant sur
leur tête de grands vases de forme antique. On distingue dans ce pays
beaucoup de chevelures rousses, dont la teinte, plus foncée que chez
nous, a quelque chose de la pourpre ou du cramoisi. Cette couleur est
tellement une beauté en Syrie, que beaucoup de femmes teignent leurs
cheveux blonds ou noirs avec le henné, qui, partout ailleurs, ne sert
qu'à rougir la plante des pieds, les ongles et la paume des mains.

Il y avait encore, aux diverses places où se croisent les allées, des
vendeurs de glaces et de sorbets, composant à mesure ces breuvages avec
la neige recueillie an sommet du Sannin. Un brillant café, fréquenté
principalement par les militaires, fournit aussi, au point central du
bazar, des boissons glacées et parfumées. Je m'y arrêtai quelque temps,
ne pouvant me lasser du mouvement de cette foule active, qui réunissait
sur un seul point tous les costumes si variés de la montagne. Il y a,
du reste, quelque chose de comique à voir s'agiter dans les discussions
d'achat et de vente les cornes d'orfèvrerie (_tantour_), hautes de
plus d'un pied, que les femmes druses et maronites portent sur la tête
et qui balancent sur leur figure un long voile qu'elles y ramènent à
volonté. La position de cet ornement leur donne l'air de ces fabuleuses
licornes qui servent de support à l'écusson d'Angleterre. Leur costume
extérieur est uniformément blanc ou noir.

La principale mosquée de la ville, qui donne sur l'une des rues du
bazar, est une ancienne église des croisades où l'on voit encore le
tombeau d'un chevalier breton. En sortant de ce quartier pour se
rendre vers le port, on descend une large rue, consacrée au commerce
franc. Là, Marseille lutte assez heureusement avec le commerce de
Londres. A droite est le quartier des Grecs, rempli de cafés et de
cabarets, où le goût de cette nation pour les arts se manifeste par une
multitude de gravures en bois coloriées, qui égayent les murs avec les
principales scènes de la vie de Napoléon et de la révolution de 1830.
Pour contempler à loisir ce musée, je demandai une bouteille de vin
de Chypre, qu'on m'apporta bientôt à l'endroit où j'étais assis, en
me recommandant de la tenir cachée à l'ombre de la table. Il ne faut
pas donner aux musulmans qui passent le scandale de voir que l'on boit
du vin. Toutefois, l'_aqua vitæ,_ qui est de l'anisette, se consomme
ostensiblement.

Le quartier grec communique avec le port par une rue qu'habitent les
banquiers et les changeurs. De hautes murailles de pierre, à peine
percées de quelques fenêtres ou baies grillées, entourent et cachent
des cours et des intérieurs construits dans le style vénitien; c'est
un reste de la splendeur que Beyrouth a due pendant longtemps au
gouvernement des émirs druses et à ses relations de commerce avec
l'Europe. Les consulats sont pour la plupart établis dans ce quartier,
que je traversai rapidement. J'avais hâte d'arriver au port et de
m'abandonner entièrement à l'impression du splendide spectacle qui m'y
attendait.

O nature! beauté, grâce ineffable des cités d'Orient bâties aux bords
des mers, tableaux chatoyants de la vie, spectacle des plus belles
races humaines, des costumes, des barques, des vaisseaux se croisant
sur des flots d'azur, comment peindre l'impression que vous causez à
tout rêveur, et qui n'est pourtant que la réalité d'un sentiment prévu?
On a déjà lu cela dans les livres, on l'a admiré dans les tableaux,
surtout dans ces vieilles peintures italiennes qui se rapportent à
l'époque de la puissance maritime des Vénitiens et des Génois; mais ce
qui surprend aujourd'hui, c'est de le trouver encore si pareil à l'idée
qu'on s'en était formée. On coudoie avec surprise cette foule bigarrée,
qui semble dater de deux siècles, comme si l'esprit remontait les âges,
comme si le passé splendide des temps écoulés s'était reformé pour un
instant. Suis-je bien le fils d'un pays grave, d'un siècle en habit
noir et qui semble porter le deuil de ceux qui l'ont précédé? Me voilà
transformé moi-même, observant et posant à la fois, figure découpée
d'une marine de Joseph Vernet.

J'ai pris place dans un café établi sur une estrade que soutiennent
comme des pilotis des tronçons de colonnes enfoncées dans la grève.
A travers les fentes des planches, on voit le flot verdâtre qui bat
la rive sous nos pieds. Des matelots de tous pays, des montagnards,
des Bédouins au vêtement blanc, des Maltais et quelques Grecs à mine
de forban fument et causent autour de moi; deux ou trois jeunes
cafedjis servent et renouvellent çà et là les finejanes pleines d'un
moka écumant, dans leurs enveloppes de filigrane doré; le soleil,
qui descend vers les monts de Chypre, à peine cachés par la ligne
extrême des îlots, allume çà et là ces pittoresques broderies qui
brillent encore sur les pauvres haillons; il découpe, à droite du quai,
l'ombre immense du château maritime qui protège le port, amas de tours
groupées sur des rocs, dont le bombardement anglais de 1840 a troué et
déchiqueté les murailles. Ce n'est plus qu'un débris qui se soutient
par sa masse et qui atteste l'iniquité d'un ravage inutile. A gauche,
une jetée s'avance dans la mer, soutenant les bâtiments blancs de la
douane; comme le quai même, elle est formée presque entièrement des
débris de colonnes de l'ancienne Béryte ou de la cité romaine de Julia
Félix.

Beyrouth retrouvera-t-elle les splendeurs qui trois fois l'ont faite
reine du Liban? Aujourd'hui, c'est sa situation au pied de monts
verdoyants, au milieu de jardins et de plaines fertiles, au fond d'un
golfe gracieux que l'Europe emplit continuellement de ses vaisseaux,
c'est le commerce de Damas et le rendez-vous central des populations
industrieuses de la montagne, qui font encore la puissance et l'avenir
de Beyrouth. Je ne connais rien de plus animé, de plus vivant que ce
port, ni qui réalise mieux l'ancienne idée que se fait l'Europe de ces
_échelles du Levant_, où se passaient des romans ou des comédies. Ne
rêve-t-on pas des aventures et des mystères à la vue de ces hautes
maisons, de ces fenêtres grillées où l'on voit s'allumer souvent l'œil
curieux des jeunes filles. Qui oserait pénétrer dans ces forteresses
du pouvoir marital et paternel, ou plutôt qui n'aurait la tentation de
l'oser? Mais, hélas! les aventures, ici, sont plus rares qu'au Caire;
la population est sérieuse autant qu'affairée; la tenue des femmes
annonce le travail et l'aisance. Quelque chose de biblique et d'austère
résulte de l'impression générale du tableau: cette mer encaissée
dans les hauts promontoires, ces grandes lignes de paysage qui se
développent sur les divers plans des montagnes, ces tours à créneaux,
ces constructions ogivales, portent l'esprit à la méditation, à la
rêverie.

Pour voir s'agrandir encore ce beau spectacle, j'avais quitté le
café et je me dirigeais vers la promenade du Raz-Beyrouth, située à
gauche de la ville. Les feux rougeâtres du couchant teignaient de
reflets charmants la chaîne de montagnes qui descend vers Sidon; tout
le bord de la mer forme à droite des découpures de rochers, et çà et
là des bassins naturels qu'a remplis le flot dans les jours d'orage;
des femmes et des jeunes filles y plongeaient leurs pieds en faisant
baigner de petits enfants. Il y a beaucoup de ces bassins qui semblent
des restes de bains antiques dont le fond est pavé de marbre. A gauche,
près d'une petite mosquée qui domine un cimetière turc, on voit
quelques énormes colonnes de granit rouge couchées à terre; est-ce là,
comme on le dit, que fut le cirque d'Hérode Agrippa?



VI--LE TOMBEAU DU SANTON


Je cherchais en moi-même à résoudre cette question, quand j'entendis
des chants et des bruits d'instruments dans un ravin qui borde les
murailles de la ville. Il me sembla que c'était peut-être un mariage,
car le caractère des chants était joyeux; mais je vis bientôt paraître
un groupe de musulmans agitant les drapeaux, puis d'autres qui
portaient sur leurs épaules un corps couché sur une sorte de litière;
quelques femmes suivaient en poussant des cris, puis une foule d'hommes
encore avec des drapeaux et des branches d'arbre.

Ils s'arrêtèrent tous dans le cimetière et déposèrent à terre le corps
entièrement couvert de fleurs; le voisinage de la mer donnait de la
grandeur à cette scène et même à l'impression des chants bizarres
qu'ils entonnaient d'une voix traînante. La foule des promeneurs
s'était réunie sur ce point et contemplait avec respect cette
cérémonie. Un négociant italien près duquel je me trouvais me dit que
ce n'était pas là un enterrement ordinaire, et que le défunt était
un santon qui vivait depuis longtemps à Beyrouth, où les Francs le
regardaient comme un fou, et les musulmans comme un saint. Sa résidence
avait été, dans les derniers temps, une grotte située sous une terrasse
dans un des jardins de la ville; c'était là qu'il vivait tout nu, avec
des airs de bête fauve, et qu'on venait le consulter de toutes parts.

De temps en temps, il faisait une tournée dans la ville et prenait
tout ce qui était à sa convenance dans les boutiques des marchands
arabes. Dans ce cas, ces derniers sont pleins de reconnaissance, et
pensent que cela leur portera bonheur; mais, les Européens n'étant pas
de cet avis, après quelques visites de cette pratique singulière, ils
s'étaient plaints au pacha et avaient obtenu qu'on ne laissât plus
sortir le santon de son jardin. Les Turcs, peu nombreux à Beyrouth, ne
s'étaient pas opposés à cette mesure et se bornaient à entretenir le
santon de provisions et de présents. Maintenant, le personnage étant
mort, le peuple se livrait à la joie, attendu qu'on ne pleure pas un
saint turc comme les mortels ordinaires. La certitude qu'après bien
des macérations, il a enfin conquis la béatitude éternelle, fait qu'on
regarde cet événement comme heureux, et qu'on le célèbre au bruit des
instruments; autrefois, il y avait même, en pareil cas, des danses, des
chants d'almées et des banquets publics.

Cependant l'on avait ouvert la porte d'une petite construction carrée
avec dôme destinée à être le tombeau du santon, et les derviches,
placés au milieu de la foule, avaient repris le corps sur leurs
épaules. Au moment d'entrer, ils semblèrent repoussés par une force
inconnue, et tombèrent presque à la renverse. Il y eut un cri de
stupéfaction dans l'assemblée. Ils se retournèrent vers la foule avec
colère et prétendirent que les _pleureuses_ qui suivaient le corps
et les chanteurs d'hymnes avaient interrompu un instant leurs chants
et leurs cris. On recommença avec plus d'ensemble; mais, au moment
de franchir la porte, le même obstacle se renouvela. Des vieillards
élevèrent alors la voix.

--C'est, dirent-ils, un caprice du vénérable santon, il ne veut pas
entrer les pieds en avant dans le tombeau.

On retourna le corps, les chants reprirent de nouveau; autre caprice,
autre chute des derviches qui portaient le cercueil.

On se consulta.

--C'est peut-être, dirent quelques croyants, que le saint ne trouve pas
cette tombe digne de lui; il faudra lui en construire une plus belle.

--Non, non, dirent quelques Turcs, il ne faut pas non plus obéir à
toutes ses idées; le saint homme a toujours été d'une humeur inégale.
Tâchons de le faire entrer; une fois qu'il sera dedans, peut-être s'y
plaira-t-il; autrement, il sera toujours temps de le mettre ailleurs.

--Comment faire? dirent les derviches.

--Eh bien, il faut tourner rapidement pour l'étourdir un peu, et puis,
sans lui donner le temps de se reconnaître, vous le pousserez dans
l'ouverture.

Ce conseil réunit tous les suffrages; les chants retentirent avec
une nouvelle ardeur, et les derviches, prenant le cercueil par les
deux bouts, le firent tourner pendant quelques minutes; puis, par un
mouvement subit, ils se précipitèrent vers la porte, et cette fois avec
un plein succès. Le peuple attendait avec anxiété le résultat de cette
manœuvre hardie; on craignit un instant que les derviches ne fussent
victimes de leur audace et que les murs ne s'écroulassent sur eux; mais
ils ne tardèrent pas à sortir en triomphe, annonçant qu'après quelques
difficultés, le saint s'était tenu tranquille: sur quoi, la foule
poussa des cris de joie et se dispersa, soit dans la campagne, soit
dans les deux cafés qui dominent la côte du Raz-Beyrouth.

C'était le second miracle turc que j'eusse été admis à voir (on se
souvient de celui de la Dhossa, où le chérif de la Mecque passe à cheval
sur un chemin pavé par les corps des croyants); mais ici le spectacle
de ce mort capricieux, qui s'agitait dans les bras des porteurs et
refusait d'entrer dans son tombeau, me remit en mémoire un passage de
Lucien, qui attribue les mêmes fantaisies à une statue de bronze de
l'Apollon Syrien. C'était dans un temple situé à l'est du Liban, et
dont les prêtres, une fois par année, allaient, selon l'usage, laver
leurs idoles dans un lac sacré. Apollon se refusait toujours longtemps
à cette cérémonie.... Il n'aimait pas l'eau, sans doute en qualité de
prince des feux célestes, et s'agitait visiblement sur les épaules des
porteurs, qu'il renversait à plusieurs reprises.

Selon Lucien, cette manœuvre tenait à une certaine habileté gymnastique
des prêtres; mais faut-il avoir pleine confiance en cette assertion
du Voltaire de l'antiquité? Pour moi, j'ai toujours été plus disposé
à tout croire qu'à tout nier, et, la Bible admettant les prodiges
attribués à l'Apollon Syrien, lequel n'est autre que Baal, je ne vois
pas pourquoi cette puissance accordée aux génies rebelles et aux
esprits de Python n'aurait pas produit de tels effets; je ne vois pas
non plus pourquoi l'âme immortelle d'un pauvre santon n'exercerait pas
une action magnétique sur les croyants convaincus de sa sainteté.

Et, d'ailleurs, qui oserait faire du scepticisme au pied du Liban? Ce
rivage n'est-il pas le berceau même de toutes les croyances du monde?
Interrogez le premier montagnard qui passe: il vous dira que c'est sur
ce point de la terre qu'eurent lieu les scènes primitives de la Bible;
il vous conduira à l'endroit où fumèrent les premiers sacrifices; il
vous montrera le rocher taché du sang d'Abel; plus loin existait la
ville d'Énochia, bâtie par les géants, et dont on distingue encore
les traces; ailleurs, c'est le tombeau de Chanaan, fils de Cham.
Placez-vous au point de vue de l'antiquité grecque, et vous verrez
aussi descendre de ces monts tout le riant cortége des divinités dont
la Grèce accepta et transforma le culte, propagé par les émigrations
phéniciennes. Ces bois et ces montagnes ont retenti des cris de Vénus
pleurant Adonis, et c'était dans ces grottes mystérieuses, où quelques
sectes idolâtres célèbrent encore des orgies nocturnes, qu'on allait
prier et pleurer sur l'image de la victime, pâle idole de marbre ou
d'ivoire aux blessures saignantes, autour de laquelle les femmes
éplorées imitaient les cris plaintifs de la déesse. Les chrétiens de
Syrie ont des solennités pareilles dans la nuit du vendredi saint: une
mère en pleurs lient la place de l'amante, mais l'imitation plastique
n'est pas moins saisissante; on a conservé les formes de la fête
décrite si poétiquement dans l'idylle de Théocrite.

Croyez aussi que bien des traditions primitives n'ont fait que se
transformer ou se renouveler dans les cultes nouveaux. Je ne sais
trop si notre Église tient beaucoup à la légende de Siméon Stylite,
et je pense bien que l'on peut, sans irrévérence, trouver exagéré le
système de mortification de ce saint; mais Lucien nous apprend encore
que certains dévots de l'antiquité se tenaient debout plusieurs jours
sur de hautes colonnes de pierre que Bacchus avait élevées, à peu de
distance de Beyrouth, en l'honneur de Priape et de Junon.

Mais débarrassons-nous de ce bagage de souvenirs antiques et de
rêveries religieuses où conduisent si invinciblement l'aspect des lieux
et le mélange de ces populations, qui résument peut-être en elles
tontes les croyances et toutes les superstitions de la terre. Moïse,
Orphée, Zoroastre, Jésus, Mahomet, et jusqu'au Bouddha indien, ont
ici des disciples plus ou moins nombreux.... Ne croirait-on pas que
tout cela doit animer la ville, l'emplir de cérémonies et de fêtes, et
en faire une sorte d'Alexandrie de l'époque romaine? Mais non, tout
est calme et morne aujourd'hui sous l'influence des idées modernes.
C'est dans la montagne, où leur pouvoir se fait moins sentir, que
nous retrouverons sans doute ces mœurs pittoresques, ces étranges
contrastes que tant d'auteurs ont indiqués, et que si peu ont été à
même d'observer.



DRUSES ET MARONITES


I

UN PRINCE DU LIBAN



I--LA MONTAGNE


J'avais accepté avec empressement l'invitation, faite par le prince ou
émir du Liban qui m'était venu visiter, d'aller passer quelques jours
dans sa demeure, située à peu de distance d'Antoura, dans le Kesrouan.
Comme on devait partir le lendemain matin, je n'avais plus que le temps
de retourner à l'hôtel de Battista, où il s'agissait de s'entendre sur
le prix de la location du cheval qu'on m'avait promis.

On me conduisit dans l'écurie, ou il n'y avait que de grands
chevaux osseux, aux jambes fortes, à l'échine aiguë comme celle des
poissons...; ceux-là n'appartenaient pas assurément à la race des
chevaux _nedjis_, mais on me dit que c'étaient les meilleurs et les
plus sûrs pour grimper les âpres côtes des montagnes. Les élégants
coursiers arabes ne brillent guère que sur le _turf_ sablonneux du
désert. J'en indiquai un au hasard, et l'on me promit qu'il serait à ma
porte le lendemain, au point du jour. On me proposa pour m'accompagner
un jeune garçon nommé Moussa (Moïse), qui parlait fort bien l'italien.
Je remerciai de tout mon cœur le signor Battista, qui s'était chargé
de cette négociation, et chez lequel je promis de venir demeurer à mon
retour.

La nuit était tombée, mais les nuits de Syrie ne sont qu'un jour
bleuâtre; tout le monde prenait le frais sur les terrasses, et
cette ville, à mesure que je la regardais en remontant les collines
extérieures, affectait des airs babyloniens. La lune découpait de
blanches silhouettes sur les escaliers que forment de loin ces maisons
qu'on a vues dans le jour si hautes et si sombres et dont les têtes des
cyprès et des palmiers rompent çà et là l'uniformité.

Au sortir de la ville, ce ne sont d'abord que végétaux difformes,
aloès, cactus et raquettes, étalant, comme les dieux de l'Inde, des
milliers de têtes couronnées de fleurs ronges, et dressant sur vos
pas des épées et des dards assez redoutables; mais, en dehors de ces
clôtures, on retrouve l'ombrage éclairci des mûriers blancs, des
lauriers et des limoniers aux feuilles luisantes et métalliques. Des
mouches lumineuses volent çà et là, égayant l'obscurité des massifs.
Les hautes demeures éclairées dessinent au loin leurs ogives et leurs
arceaux, et, du fond de ces manoirs d'un aspect sévère, on entend
parfois le son des guitares accompagnant des voix mélodieuses.

Au coin du sentier qui tourne en remontant à la maison que j'habite,
il y a un cabaret établi dans le creux d'un arbre énorme. Là se
réunissent les jeunes gens des environs, qui restent à boire et à
chanter d'ordinaire jusqu'à deux heures du matin. L'accent guttural de
leurs voix, la mélopée traînante d'un récitatif nasillard, se succèdent
chaque nuit, au mépris des oreilles européennes qui peuvent s'ouvrir
aux environs; j'avouerai pourtant que cette musique primitive et
biblique ne manque pas de charme quelquefois pour qui sait se mettre
au-dessus des préjugés du solfège.

En rentrant, je trouvai mon hôte maronite et toute sa famille qui
m'attendaient sur la terrasse attenante à mon logement. Ces braves
gens croient vous faire honneur en amenant tous leurs parents et leurs
amis chez vous. Il fallut leur faire servir du café et distribuer des
pipes, ce dont, au reste, se chargeaient la maîtresse et les filles
de la maison, aux frais naturellement du locataire. Quelques phrases
mélangées d italien, de grec et d'arabe, défrayaient assez péniblement
la conversation. Je n'osais pas dire que, n'ayant point dormi dans
la journée et devant partir à l'aube du jour suivant, j'aurais aimé
à regagner mon lit; mais, après tout, la douceur de la nuit, le ciel
étoile, la mer étalant à nos pieds ses nuances de bleu nocturne
blanchies çà et là par le reflet des astres, me faisaient supporter
assez bien l'ennui de cette réception. Ces bonnes gens me firent enfin
leurs adieux, car je devais partir avant leur réveil, et, en effet,
j'eus à peine le temps de dormir trois heures d'un sommeil interrompu
par le chant des coqs.

En m'éveillant, je trouvai le jeune Moussa assis devant ma porte, sur
le rebord de la terrasse. Le cheval qu'il avait amené stationnait au
bas du perron, ayant un pied replié sous le ventre au moyen d'une
corde, ce qui est la manière arabe de faire tenir en place les chevaux.
Il ne me restait plus qu'à m'emboîter dans une de ces selles hautes à
la mode turque, qui vous pressent comme un étau et rendent la chute
presque impossible. De larges étriers de cuivre, en forme de pelle à
feu, sont attachés si haut, qu'on a les jambes pliées en deux; les
coins tranchants servent à piquer le cheval. Le prince sourit un peu
de mon embarras à prendre les allures d'un cavalier arabe, et me donna
quelques conseils. C'était un jeune homme d'une physionomie franche
et ouverte, dont l'accueil m'avait séduit tout d'abord; il s'appelait
Abou-Miran, et appartenait à une branche de la famille des Hobeïsch, la
plus illustre du Kesrouan. Sans être des plus riches, il avait autorité
sur une dizaine de villages composant un district, et en rendait les
redevances au pacha de Tripoli.

Tout le monde étant prêt, nous descendîmes jusqu'à la route qui côtoie
le rivage, et qui, ailleurs qu'en Orient, passerait pour un simple
ravin. Au bout d'une lieue environ, on me montra la grotte d'où sortit
le fameux dragon qui était prêt à dévorer la fille du roi de Beyrouth,
lorsque saint Georges le perça de sa lance. Ce lieu est très-révéré
par les Grecs et par les Turcs eux-mêmes, qui ont construit une petite
mosquée à l'endroit même où eut lieu le combat.

Tous les chevaux syriens sont dressés à marcher à l'amble, ce qui rend
leur trot fort doux. J'admirais la sûreté de leur pas à travers les
pierres roulantes, les granits tranchants et les roches polies que
l'on rencontre à tous moments.... Il fait déjà grand jour, nous avons
dépassé le promontoire fertile de Beyrouth, qui s'avance dans la mer
d'environ deux lieues, avec ses hauteurs couronnées de pins parasols
et son escalier de terrasses cultivées en jardins; l'immense vallée
qui sépare deux chaînes de montagnes étend à perte de vue son double
amphithéâtre, dont la teinte violette et constellée çà et là de points
crayeux, qui signalent un grand nombre de villages, de couvents et de
châteaux. C'est un des plus vastes panoramas du monde, un de ces lieux
où l'âme s'élargit, comme pour atteindre aux proportions d'un tel
spectacle. Au fond de la vallée coule le Nahr-Beyrouth, rivière l'été,
torrent l'hiver, qui va se jeter dans le golfe, et que nous traversâmes
à l'ombre des arches d'un pont romain.

Les chevaux avaient de l'eau seulement jusqu'à mi-jambe: des tertres
couverts d'épais buissons de lauriers-roses divisent le courant et
couvrent de leur ombre le lit ordinaire de la rivière; deux zones de
sable, indiquant la ligne extrême des inondations, détachent et font
ressortir sur tout le fond de la vallée ce long ruban de fleurs et de
verdure. Au delà commencent les premières pentes de la montagne; des
grès verdis par les lichens et les mousses, des caroubiers tortus, des
chênes rabougris à la feuille teintée d'un vert sombre, des aloès et
des nopals, embusqués dans les pierres, comme des nains armés menaçant
l'homme à son passage, mais offrant un refuge à d'énormes lézards verts
qui fuient par centaines sous les pieds des chevaux: voilà ce qu'on
rencontre en gravissant les premières hauteurs. Cependant de longues
places de sable aride déchirent çà et là ce manteau de végétation
sauvage. Un peu plus loin, ces landes jaunâtres se prêtent à la culture
et présentent des lignes régulières d'oliviers.

Nous eûmes atteint bientôt le sommet de la première zone des hauteurs,
qui, d'en bas, semble se confondre avec le massif du Sannin. Au delà
s'ouvre une vallée qui forme un pli parallèle à celle du Nahr-Beyrouth,
et qu'il faut traverser pour atteindre la seconde crête, d'où l'on
en découvre une autre encore. On s'aperçoit déjà que ces villages
nombreux, qui de loin semblaient s'abriter dans les flancs noirs d'une
même montagne, dominent au contraire et couronnent des chaînes de
hauteurs que séparent des vallées et des abîmes; on comprend aussi
que ces lignes, garnies de châteaux et de tours, présenteraient à
toute armée une série de remparts inaccessibles, si les habitants
voulaient, comme autrefois, combattre réunis pour les mêmes principes
d'indépendance. Malheureusement, trop de peuples ont intérêt à profiter
de leurs divisions.

Nous nous arrêtâmes sur le second plateau, où s'élève une église
maronite, bâtie dans le style byzantin. On disait la messe, et nous
mimes pied à terre devant la porte, afin d'en entendre quelque chose.
L'église était pleine de inonde, car c'était un dimanche, et nous ne
pûmes trouver place qu'aux derniers rangs.

Le clergé me sembla vêtu à peu près comme celui des Grecs; les costumes
sont assez beaux, et la langue employée est l'ancien syriaque, que
les prêtres déclamaient ou chantaient d'un ton nasillard qui leur est
particulier. Les femmes étaient toutes dans une tribune élevée et
protégées par un grillage. En examinant les ornements de l'église,
simples, mais fraîchement réparés, je vis avec peine que l'aigle noire
à double tête de l'Autriche décorait chaque pilier, comme symbole
d'une protection qui jadis appartenait à la France seule. C'est depuis
notre dernière révolution seulement que l'Autriche et la Sardaigne
luttent avec nous d'influence dans l'esprit et dans les affaires des
catholiques syriens.

Une messe, le matin, ne peut point faire de mal, à moins que l'on
n'entre en sueur dans l'église et que l'on ne s'expose à l'ombre humide
qui descend des voûtes et des piliers; mais cette maison de Dieu était
si propre et si riante, les cloches nous avaient appelés d'un si joli
son de leur timbre argentin, et puis nous nous étions tenus si près de
l'entrée, que nous sortîmes de là gaiement, bien disposés pour le reste
du voyage. Nos cavaliers repartirent au galop en s'interpellant avec
des cris joyeux; faisant mine de se poursuivre, ils jetaient devant
eux, comme des javelots, leurs lances ornées de cordons et de houppes
de soie, et les retiraient ensuite, sans s'arrêter, de la terre ou des
troncs d'arbre où elles étaient allées se piquer au loin.

Ce jeu d'adresse dura peu, car la descente devenait difficile, et
le pied des chevaux se posait plus timidement sur les grès polis ou
brisés en éclats tranchants. Jusque-là, le jeune Moussa m'avait suivi
à pied, selon l'usage des _moukres_, bien que je lui eusse offert de
le prendre en croupe; mais je commençais à envier son sort. Saisissant
ma pensée, il m'offrit de guider le cheval, et je pus traverser le
fond de la vallée en coupant au court dans les taillis et dans les
pierres. J'eus le temps de me reposer sur l'autre versant et d'admirer
l'adresse de nos compagnons à chevaucher dans des ravins qu'on jugerait
impraticables en Europe.

Cependant nous montions à l'ombre d'une forêt de pins, et le prince mit
pied à terre comme moi. Un quart d'heure après, nous nous trouvâmes
au bord d'une vallée moins profonde que l'autre, et formant comme un
amphithéâtre de verdure. Des troupeaux paissaient l'herbe autour d'un
petit lac, et je remarquai là quelques-uns de ces moutons syriens dont
la queue, alourdie par la graisse, pèse jusqu'à vingt livres. Nous
descendîmes, pour faire rafraîchir les chevaux, jusqu'à une fontaine
couverte d'un vaste arceau de pierre et de construction antique, à ce
qu'il me sembla. Plusieurs femmes, gracieusement drapées, venaient
remplir de grands vases, qu'elles posaient ensuite sur leur tête;
celles-là naturellement ne portaient pas la haute coiffure des femmes
mariées; c'étaient des jeunes filles ou des servantes.



II--UN VILLAGE MIXTE


En avançant de quelques pas encore au delà de la fontaine, et toujours
sous l'ombrage des pins, nous nous trouvâmes à l'entrée du village
de Bethmérie, situé sur un plateau, d'où la vue s'étend, d'un côté,
vers le golfe, et, de l'autre, sur une vallée profonde, au delà de
laquelle de nouvelles crêtes de monts s'estompent dans un brouillard
bleuâtre. Le contraste de cette fraîcheur et de cette ombre silencieuse
avec l'ardeur des plaines et des grèves qu'on a quittées il y a peu
d'heures, est une sensation qu'on n'apprécie bien que sous de tels
climats. Une vingtaine de maisons étaient répandues sous les arbres et
présentaient à peu près le tableau d'un de nos villages du Midi. Nous
nous rendîmes à la demeure du cheik, qui était absent, mais dont la
femme nous fit servir du lait caillé et des fruits.

Nous avions laissé sur notre gauche une grande maison, dont le toit
écroulé et les solives charbonnées indiquaient un incendie récent.
Le prince m'apprit que c'étaient les Druses qui avaient mis le feu à
ce bâtiment, pendant que plusieurs familles maronites s'y trouvaient
rassemblées pour une noce. Heureusement, les conviés, avaient pu fuir
à temps; mais le plus singulier, c'est que les coupables étaient des
habitants de la même localité. Bethmérie, comme village mixte, contient
environ cent cinquante chrétiens et une soixantaine de Druses. Les
maisons de ces derniers sont séparées des autres par deux cents pas à
peine. Par suite de cette hostilité, une lutte sanglante avait eu lieu,
et le pacha s'était hâté d'intervenir en établissant entre les deux
parties du village un petit camp d'Albanais, qui vivait aux dépens des
populations rivales.

Nous venions de finir notre repas, lorsque le cheik rentra dans
sa maison. Après les premières civilités, il entama une longue
conversation avec le prince, et se plaignit vivement de la présence des
Albanais et du désarmement général qui avait eu lieu dans son district.
Il lui semblait que cette mesure n'aurait dû s'exercer qu'à l'égard
des Druses, seuls coupables d'attaque nocturne et d'incendie. De temps
en temps, les deux chefs baissaient la voix, et, bien que je ne pusse
saisir complètement le sens de leur discussion, je pensai qu'il était
convenable de m'éloigner un peu sous prétexte de promenade.

Mon guide m'apprit en marchant que les chrétiens maronites de la
province d'El Garb, où nous étions, avaient tenté précédemment
d'expulser les Druses disséminés dans plusieurs villages, et que ces
derniers avaient appelé à leur secours leurs coreligionnaires de
l'Antiliban. De là une de ces luttes qui se renouvellent si souvent.
La grande force des Maronites est dans la province du Kesrouan,
située derrière Djébaïl et Tripoli, comme aussi la plus forte
population des Druses habite les provinces situées de Beyrouth jusqu'à
Saint-Jean-d'Acre. Le cheik de Bethmérie se plaignait sans doute au
prince de ce que, dans la circonstance récente dont j'ai parlé, les
gens du Kesrouan n'avaient pas bougé; mais ils n'en avaient pas eu le
temps, les Turcs ayant mis le holà avec un empressement peu ordinaire
de leur part. C'est que la querelle était survenue au moment de payer
le _miri_. «Payez d'abord, disaient les Turcs, ensuite vous vous
battiez tant qu'il vous plaira.» Le moyen, en effet, de toucher des
impôts chez des gens qui se ruinent et s'égorgent au moment même de la
récolte?

Au bout de la ligne des maisons chrétiennes, je m'arrêtai sous un
bouquet d'arbres, d'où l'on voyait la mer, qui brisait au loin ses
flots argentés sur le sable. L'œil domine de là les croupes étagées
des monts que nous avions franchis, le cours des petites rivières qui
sillonnent les vallées, et le ruban jaunâtre que trace le long de la
mer cette belle route d'Antonin, où l'on voit sur les rochers des
inscriptions romaines et des bas-reliefs persans. Je m'étais assis à
l'ombre, lorsqu'on vint m'inviter à prendre du café chez un _moudhir_
ou commandant turc, qui, je suppose, exerçait une autorité momentanée
par suite de l'occupation du village par les Albanais.

Je fus conduit dans une maison nouvellement décorée, en l'honneur sans
doute de ce fonctionnaire, avec une belle natte des Indes couvrant le
sol, un divan de tapisserie et des rideaux de soie. J'eus l'irrévérence
d'entrer sans ôter ma chaussure, malgré les observations des valets
turcs, que je ne comprenais pas. Le moudhir leur fit signe de se taire,
et m'indiqua une place sur le divan sans se lever lui-même. Il fit
apporter du café et des pipes, et m'adressa quelques mots de politesse
en s'interrompant de temps en temps pour appliquer son cachet sur des
carrés de papier que lui passait son secrétaire, assis, près de lui,
sur un tabouret.

Ce moudhir était jeune et d'une mine assez fière. Il commença par me
questionner, en mauvais italien, avec toutes les banalités d'usage, sur
la vapeur, sur Napoléon et sur la découverte prochaine d'un moyen pour
traverser les airs. Après l'avoir satisfait là-dessus, je crus pouvoir
lui demander quelques détails sur les populations qui nous entouraient.
Il paraissait très réservé à cet égard; toutefois, il m'apprit que
la querelle était venue, là comme sur plusieurs autres points, de ce
que les Druses ne voulaient pas verser le tribut dans les mains des
cheiks maronites, responsables envers le pacha. La même position existe
d'une manière inverse dans les villages mixtes du pays des Druses. Je
demandai au moudhir s'il y avait quelque difficulté à visiter l'autre
partie du village.

--Allez où vous voudrez, dit-il; tous ces gens là sont fort paisibles
depuis que nous sommes chez eux. Autrement, il aurait fallu vous battre
pour les uns ou pour les autres, pour la croix blanche ou pour la main
blanche.

Ce sont les signes qui distinguent les drapeaux des Maronites et ceux
des Druses, dont le fond est également rouge d'ailleurs.

Je pris congé de ce Turc, et, comme je savais que mes compagnons
resteraient encore à Bethmérie pendant la plus grande chaleur du
jour, je me dirigeai vers le quartier des Druses, accompagné du seul
Moussa. Le soleil était dans toute sa force, et, après avoir marché
dix minutes, nous rencontrâmes les deux premières maisons. Il y avait
devant celle de droite un jardin en terrasse où jouaient quelques
enfants. Ils accoururent pour nous voir passer et poussèrent de grands
cris qui firent sortir deux femmes de la maison. L'une d'elles portait
le tantour, ce qui indiquait sa condition d'épouse ou de veuve; l'autre
paraissait plus jeune, et avait la tête couverte d'un simple voile,
qu'elle ramenait sur une partie de son visage. Toutefois, on pouvait
distinguer leur physionomie, qui dans leurs mouvements apparaissait et
se couvrait tour à tour comme la lune dans les nuages.

L'examen rapide que je pouvais en faire se complétait par les figures
des enfants, toutes découvertes, et dont les traits, parfaitement
formés, se rapprochaient de ceux des deux femmes. La plus jeune, me
voyant arrêté, rentra dans la maison et revint avec une gargoulette de
terre poreuse dont elle fit pencher le bec de mon côté à travers les
grosses feuilles de cactier qui bordaient la terrasse. Je m'approchai
pour boire, bien que je n'eusse pas soif, puisque je venais de prendre
des rafraîchissements chez le moudhir. L'autre femme, voyant que je
n'avais bu qu'une gorgée, me dit:

--_Tourid leben?_ (Est-ce du lait que tu veux?)

Je faisais un signe de refus, mais elle était déjà rentrée. En
entendant ce mot _leben_, je me rappelai qu'il veut dire en allemand
_la vie_. Le Liban tire aussi son nom de ce mot _leben_, et le doit à
la blancheur des neiges qui couvrent ses montagnes, et que les Arabes,
au travers des sables enflammés du désert, rêvent de loin comme le
lait,--comme la vie! La bonne femme était accourue de nouveau avec une
tasse de lait écumant. Je ne pus refuser d'en boire, et j'allais tirer
quelques pièces de ma ceinture, lorsque, sur le mouvement seul de ma
main, ces deux personnes firent des signes de refus très-énergiques.
Je savais déjà que l'hospitalité a dans le Liban des habitudes plus
qu'écossaises: je n'insistai pas.

Autant que j'en ai pu juger par l'aspect compare de ces femmes et de
ces enfants, les traits de la population druse ont quelque rapport
avec ceux de la race persane. Ce hâle, qui répandait sa teinte ambrée
sur les visages des petites filles, n'altérait pas la blancheur mate
des deux femmes à demi voilées, de telle sorte qu'on pourrait croire
que l'habitude de se couvrir le visage est, avant tout, chez les
Levantines, une question de coquetterie. L'air vivifiant de la montagne
et l'habitude du travail colorent fortement les lèvres et les joues.
Le fard des Turques leur est donc inutile: cependant, comme chez ces
dernières, la teinture ombre leurs paupières et prolonge l'arc de leurs
sourcils.

J'allai plus loin: c'étaient toujours des maisons d'un étage au plus
bâties en pisé, les plus grandes en pierre rougeâtre, avec des toits
plats soutenus par des arceaux intérieurs, des escaliers en dehors
montant jusqu'au toit, et dont tout le mobilier, comme on pouvait le
voir par les fenêtres grillées ou les portes entr'ouvertes, consistait
en lambris de cèdre sculptés, en nattes et en divans, les enfants
et les femmes animant tout cela sans trop s'étonner du passage d'un
étranger, ou m'adressant avec bienveillance le _sal-kher_ (bonjour)
accoutumé.

Arrivé au bout du village où finit le plateau de Bethmérie, j'aperçus
de l'autre côté de la vallée un couvent où Moussa voulait me conduire;
mais la fatigue commençait à me gagner et le soleil était devenu
insupportable: je m'assis à l'ombre d'un mur auquel je m'appuyai
avec une sorte de somnolence due au peu de tranquillité de ma nuit.
Un vieillard sortit de la maison, et m'engagea à venir me reposer
chez lui. Je le remerciai, craignant qu'il ne fût déjà tard et que
mes compagnons ne s'inquiétassent de mon absence. Voyant aussi que
je refusais tout rafraîchissement, il me dit que je ne devais pas
le quitter sans accepter quelque chose. Alors, il alla chercher de
petits abricots (_mech-mech_), et me les donna; puis il voulut encore
m'accompagner jusqu'au bout de la rue. Il parut contrarié en apprenant
par Moussa que j'avais déjeuné chez le cheik chrétien.

--C'est moi qui suis le cheik véritable, dit-il, et _j'ai le droit_ de
donner l'hospitalité aux étrangers.

Moussa me dit alors que ce vieillard avait été, en effet, le cheik ou
seigneur du village du temps de l'émir Béchir; mais, comme il avait
pris parti pour les Égyptiens, l'autorité turque ne voulait plus le
reconnaître, et l'élection s'était portée sur un Maronite.



III--LE MANOIR


Nous remontâmes à cheval vers trois heures, et nous redescendîmes dans
la vallée au fond de laquelle coule une petite rivière. En suivant son
cours, qui se dirige vers la mer, et remontant ensuite au milieu des
rochers et des pins, traversant çà et là des vallées fertiles plantées
toujours de mûriers, d'oliviers et de cotonniers, entre lesquels on a
semé le blé et l'orge, nous nous trouvâmes enfin sur le bord du Nahr-el
Kelb, c'est-à-dire le fleuve du Chien, l'ancien Lycus, qui répand une
eau rare entre les rochers rougeâtres et les buissons de lauriers.
Ce fleuve, qui, dans l'été, est à peine une rivière, prend sa source
aux cimes neigeuses du haut Liban, ainsi que tous les autres cours
d'eau qui sillonnent parallèlement cette côte jusqu'à Antakieh, et qui
vont se jeter dans la mer de Syrie. Les hautes terrasses du couvent
d'Antoura s'élevaient à notre gauche, et les bâtiments semblaient
tout près, quoique nous en fussions séparés par de profondes vallées.
D'autres couvents grecs, maronites, ou appartenant aux lazaristes
européens, apparaissaient, dominant de nombreux villages, et tout cela,
qui, comme description, peut se rapporter simplement à la physionomie
des Apennins ou des basses Alpes, est d'un effet de contraste
prodigieux, quand on songe qu'on est en pays musulman, à quelques
lieues du désert de Damas et des ruines poudreuses de Balbek. Ce qui
fait aussi du Liban une petite Europe industrieuse, libre, intelligente
surtout, c'est que là cesse l'impression de ces grandes chaleurs qui
énervent les populations de l'Asie. Les cheiks et les habitants aisés
ont, suivant les saisons, des résidences qui, plus haut ou plus bas
dans des vallées étagées entre les monts, leur permettent de vivre au
milieu d'un éternel printemps.

La zone où nous entrâmes au coucher du soleil, déjà très-élevée, mais
protégée par deux chaînes de sommets boisés, me parut d'une température
délicieuse. Là commençaient les propriétés du prince, ainsi que Moussa
me l'apprit. Nous touchions donc au but de notre course; cependant
ce ne fut qu'à la nuit fermée et après avoir traversé un bois de
sycomores, où il était très-difficile de guider les chevaux, que nous
aperçûmes un groupe de bâtiments dominant un mamelon autour duquel
tournait un chemin escarpé. C'était entièrement l'apparence d'un
château gothique; quelques fenêtres éclairées découpaient leurs ogives
étroites, qui formaient, du reste, l'unique décoration extérieure d'une
cour carrée et d'une enceinte de grands murs. Toutefois, après qu'on
nous eut ouvert une porte basse à cintre surbaissé, nous nous trouvâmes
dans une vaste cour entourée de galeries soutenues par des colonnes.
Des valets nombreux et des nègres s'empressaient autour des chevaux, et
je fus introduit dans la salle basse ou _serdar_, vaste et décorée de
divans, où nous prîmes place en attendant le souper. Le prince, après
avoir fait servir des rafraîchissements pour ses compagnons et pour
moi, s'excusa sur l'heure avancée qui ne permettait pas de me présenter
à sa famille, et entra dans cette partie de la maison qui, chez les
chrétiens comme chez les Turcs, est spécialement consacrée aux femmes;
il avait bu seulement avec nous un verre de _vin d'or_ au moment où
l'on apportait le souper.

Le lendemain, je m'éveillai au bruit que faisaient dans la cour les
saïs et les esclaves noirs occupés du soin des chevaux. Il y avait
aussi beaucoup de montagnards qui apportaient des provisions, et
quelques moines maronites en capuchon noir et en robe bleue, regardant
tout avec un sourire bienveillant. Le prince descendit bientôt et
me conduisit à un jardin en terrasse abrité de deux côtés par les
murailles du château, mais ayant vue au dehors sur la vallée où le
Nahr-el-Kelb coule profondément encaissé. On cultivait dans ce petit
espace des bananiers, des palmiers nains, des limoniers et autres
arbres de la plaine, qui, sur ce plateau élevé, devenaient une rareté
et une recherche de luxe. Je songeais un peu aux châtelaines dont les
fenêtres grillées donnaient probablement sur ce petit Éden; mais il
n'en fut pas question. Le prince me parla longtemps de sa famille, des
voyages que son grand-père avait faits en Europe et des honneurs qu'il
y avait obtenus. Il s'exprimait fort bien en italien, comme la plupart
des émirs et des cheiks du Liban, et paraissait disposé à faire quelque
jour un voyage en France.

A l'heure du dîner, c'est-à-dire vers midi, on me fit monter à une
galerie haute, ouverte sur la cour, et dont le fond formait une sorte
d'alcôve garnie de divans avec un plancher en estrade; deux femmes
très-parées étaient assises sur le divan, les jambes croisées à la
manière turque, et une petite fille qui était près d'elles vint dès
l'entrée me baiser la main, selon la coutume. J'aurais volontiers rendu
à mon tour cet hommage aux deux dames, si je n'avais pensé que cela
était contraire aux usages. Je saluai seulement, et je pris place avec
le prince à une table de marqueterie qui supportait un large plateau
chargé de mets. Au moment où j'allais m'asseoir, la petite fille
m'apporta une serviette de soie longue et tramée d'argent à ses deux
bouts. Les dames continuèrent, pendant le repas, à poser sur l'estrade
comme des idoles. Seulement, quand la table fut ôtée, nous allâmes nous
asseoir en face d'elles, et ce fut sur l'ordre de la plus âgée qu'on
apporta des narghilés.

Ces personnes étaient vêtues, par-dessus les gilets qui pressent la
poitrine et le _cheytian_ (pantalon) à longs plis, de longues robes de
soie rayée; une lourde ceinture d'orfèvrerie, des parures de diamants
et de rubis témoignaient d'un luxe très-général d'ailleurs en Syrie,
même chez les femmes d'un moindre rang; quant à la corne que la
maîtresse de la maison balançait sur son front et qui lui faisait
faire les mouvements d'un cygne, elle était de vermeil ciselé avec
des incrustations de turquoises; les tresses de cheveux, entremêlés
de grappes de sequins, ruisselaient sur les épaules, selon la mode
générale du Levant. Les pieds de ces dames, repliés sur le divan,
ignoraient l'usage du bas; ce qui, dans ces pays, est général, et
ajoute à la beauté un moyen de séduction bien éloigné de nos idées.
Des femmes qui marchent à peine, qui se livrent plusieurs fois le
jour à des ablutions parfumées, dont les chaussures ne compriment
point les doigts, arrivent, on le conçoit bien, à rendre leurs pieds
aussi charmants que leurs mains; la teinture de henné, qui en rougit
les ongles, ou les anneaux des chevilles, riches comme des bracelets,
complètent la grâce et le charme de cette portion de la femme, un peu
trop sacrifiée chez nous à la gloire des cordonniers.

Les princesses me firent beaucoup de questions sur l'Europe et me
parlèrent de plusieurs voyageurs qu'elles avaient vus déjà. C'étaient
en général des légitimistes en pèlerinage vers Jérusalem, et l'on
conçoit combien d'idées contradictoires se trouvent ainsi répandues,
sur l'état de la France, parmi les chrétiens du Liban. On peut dire
seulement que nos dissentiments politiques n'ont que peu d'influence
sur des peuples dont la constitution sociale diffère beaucoup de la
nôtre. Des catholiques obligés de reconnaître comme suzerain l'empereur
des Turcs n'ont pas d'opinion bien nette touchant notre état politique.
Cependant ils ne se considèrent à l'égard du sultan que comme
tributaires. Le véritable souverain est encore pour eux l'émir Béchir,
livré au sultan par les Anglais après l'expédition de 1840.

En très-peu de temps, je me trouvai fort à mon aise dans cette famille,
et je vis avec plaisir disparaître la cérémonie et l'étiquette du
premier jour. Les princesses, vêtues simplement et comme les femmes
ordinaires du pays, se mêlaient aux travaux de leurs gens, et la plus
jeune descendait aux fontaines avec les filles du village, ainsi
que la Rébecca de la Bible et la Nausicaa d'Homère. On s'occupait
beaucoup dans ce moment-là de la récolte de la soie, et l'on me fit
voir les _cabanes_, bâtiments d'une construction légère qui servent
de magnanerie. Dans certaines salles, on nourrissait encore les
vers sur des cadres superposés; dans d'autres, le sol était jonché
d'épines coupées sur lesquelles les larves des vers avaient opéré leur
transformation. Les cocons étoilaient comme des olives d'or les rameaux
entassés et figurant d'épais buissons; il fallait ensuite les détacher
et les exposer à des vapeurs soufrées pour détruire la chrysalide, puis
dévider ces fils presque imperceptibles. Des centaines de femmes et
d'enfants étaient employées à ce travail, dont les princesses avaient
aussi la surveillance.



IV--UNE CHASSE


Le lendemain de mon arrivée, qui était un jour de fête, on vint me
réveiller dès le point du jour pour une chasse qui devait se faire avec
éclat. J'allais m'excuser sur mon peu d'habileté dans cet exercice,
craignant de compromettre, vis-à-vis de ces montagnards, la dignité
européenne; mais il s'agissait simplement d'une chasse au faucon. Le
préjugé qui ne permet aux Orientaux que la chasse des animaux nuisibles
les a conduits, depuis des siècles, à se servir d'oiseaux de proie
sur lesquels retombe la faute du sang répandu. La nature a toute la
responsabilité de l'acte cruel commis par l'oiseau de proie. C'est ce
qui explique comment cette sorte de chasse a toujours été particulière
à l'Orient. A la suite des croisades, la mode s'en répandit chez nous.

Je pensais que les princesses daigneraient nous accompagner, ce qui
aurait donné à ce divertissement un caractère tout chevaleresque; mais
on ne les vit point paraître. Des valets, chargés du soin des oiseaux,
allèrent chercher les faucons dans des logettes situées à l'intérieur
de la cour, et les remirent au prince et à deux de ses cousins, qui
étaient les personnages les plus apparents de la troupe. Je préparais
mon poing pour en recevoir un, lorsqu'on m'apprit que les faucons ne
pouvaient être tenus que par des personnes connues d'eux. Il y en
avait trois tout blancs, chaperonnés fort élégamment, et, comme on me
l'expliqua, de cette race particulière à la Syrie, dont les yeux ont
l'éclat de l'or.

Nous descendîmes dans la vallée, en suivant le cours du Nahr-el-Kelb,
jusqu'à un point où l'horizon s'élargissait, et où de vastes prairies
s'étendaient à l'ombre des noyers et des peupliers. La rivière, en
faisant un coude, laissait échapper dans la plaine de vastes flaques
d'eau à demi cachées par les joncs et les roseaux. On s'arrêta, et
l'on attendit que les oiseaux, effrayés d'abord par le bruit des pas
de chevaux, eussent repris leurs habitudes de mouvement ou de repos.
Quand tout fut rendu au silence, on distingua, parmi les oiseaux
qui poursuivaient les insectes du marécage, deux hérons occupés
probablement de pêche, et dont le vol traçait de temps en temps des
cercles au-dessus des herbes. Le moment était venu: on tira quelques
coups de fusil pour faire _monter_ les hérons, puis on décoiffa les
faucons, et chacun des cavaliers qui les tenaient les lança en les
encourageant par des cris.

Ces oiseaux commencent par voler au hasard, cherchant une proie
quelconque; ils eurent bientôt aperçu les hérons, qui, attaqués
isolément, se défendirent à coups de bec. Un instant, on craignit que
l'un des faucons ne fût percé par le bec de celui qu'il attaquait seul;
mais, averti probablement du danger de la lutte, il alla se réunir
à ses deux compagnons de perchoir. L'un des hérons, débarrassé de
son ennemi, disparut dans l'épaisseur des arbres, tandis que l'autre
s'élevait en droite ligne vers le ciel. Alors commença l'intérêt
réel de la chasse. En vain le héron poursuivi s'était-il perdu dans
l'espace, où nos yeux ne pouvaient plus le voir, les faucons le
voyaient pour nous, et, ne pouvant le suivre si haut, attendaient qu'il
redescendit. C'était un spectacle plein d'émotions que de voir planer
ces trois combattants à peine visibles eux-mêmes, et dont la blancheur
se fondait dans l'azur du ciel.

Au bout de dix minutes, le héron, fatigué ou peut-être ne pouvant plus
respirer l'air trop raréfié de la zone qu'il parcourait, reparut à
peu de distance des faucons, qui fondirent sur lui. Ce fut une lutte
d'un instant, qui, se rapprochant de la terre, nous permit d'entendre
les cris et de voir un mélange furieux d'ailes, de cols et de pattes
enlacés. Tout à coup les quatre oiseaux tombèrent comme une masse
dans l'herbe, et les piqueurs furent obligés de les chercher quelques
moments. Enfin ils ramassèrent le héron, qui vivait encore, et dont
ils coupèrent la gorge, afin qu'il ne souffrît pas plus longtemps. Ils
jetèrent alors aux faucons un morceau de chair coupé dans l'estomac
de la proie, et rapportèrent en triomphe les dépouilles sanglantes du
vaincu. Le prince me parla de chasses qu'il faisait quelquefois dans
la vallée de Becquâ, où l'on employait le faucon pour prendre des
gazelles. Malheureusement, il y a quelque chose de plus cruel dans
cette chasse que l'emploi même des armes; car les faucons sont dressés
à s'aller poser sur la tête des pauvres gazelles, dont ils crèvent
les yeux. Je n'étais nullement curieux d'assister à d'aussi tristes
amusements.

Il y eut ce soir-là un banquet splendide auquel beaucoup de voisins
avaient été conviés. On avait placé dans la cour beaucoup de petites
tables à la turque, multipliées et disposées d'après le rang des
invités. Le héron, victime triomphale de l'expédition, décorait avec
son col dressé au moyen de fils de fer et ses ailes en éventail le
point central de la table princière, placée sur une estrade, et où je
fus invité à m'asseoir auprès d'un des pères lazaristes du couvent
d'Antoura, qui se trouvait là à l'occasion de la fête. Des chanteurs et
des musiciens étaient placés sur le perron de la cour, et la galerie
inférieure était pleine de gens assis à d'autres petites tables de cinq
à six personnes. Les plats, à peine entamés, passaient des premières
tables aux autres, et finissaient par circuler dans la cour, où les
montagnards, assis à terre, les recevaient à leur tour. On nous avait
donné de vieux verres de Bohême; mais la plupart des convives buvaient
dans des tasses qui faisaient la ronde. De longs cierges de cire
éclairaient les tables principales. Le fond de la cuisine se composait
de mouton grillé, de pilau en pyramide, jauni de poudre de cannelle et
de safran, puis de fricassées, de poissons bouillis, de légumes farcis
de viandes hachées, de melon d'eau, de bananes et autres fruits du
pays. A la fin du repas, on porta des santés au bruit des instruments
et aux cris joyeux de l'assemblée; la moitié des gens assis à table se
levait et buvait à l'autre. Cela dura longtemps ainsi. Il va sans dire
que les dames, après avoir assisté au commencement du repas, mais sans
y prendre part, se retirèrent dans l'intérieur de la maison.

La fête se prolongea fort avant dans la nuit. En général, on ne peut
rien distinguer dans la vie des émirs et cheiks maronites, qui diffère
beaucoup de celle des autres Orientaux, si ce n'est ce mélange des
coutumes arabes et de certains usages de nos époques féodales. C'est
la transition de la vie de tribu, comme on la voit établie encore au
pied de ces montagnes, à cette ère de civilisation moderne qui gagne
et transforme déjà les cités industrieuses de la côte. Il semble que
l'on vive au milieu du XIIIe siècle français; mais, en même temps, on
ne peut s'empêcher de penser à Saladin et à son frère Malek-Adel, que
les Maronites se vantent d'avoir vaincu entre Beyrouth et Saïda. Le
lazariste auprès duquel j'étais placé pendant le repas (il se nommait
le père Adam) me donna beaucoup de détails sur le clergé maronite.
J'avais cru jusque-là que ce n'étaient que des catholiques médiocres,
attendu la faculté qu'ils avaient de se marier. Ce n'est là toutefois
qu'une tolérance accordée spécialement à l'Église syrienne. Les femmes
des curés sont appelées prêtresses par honneur, mais n'exercent aucune
fonction sacerdotale. Le pape admet aussi l'existence d'un patriarche
maronite, nommé par un conclave, et qui, au point de vue canonique,
porte le titre d'évêque d'Antioche; mais ni le patriarche ni ses douze
évêques suffragants ne peuvent être mariés.



V--LE KESROUAN


Nous allâmes le lendemain reconduire le père Adam à Antoura. C'est un
édifice assez vaste au-dessus d'une terrasse qui domine tout le pays,
et au bas de laquelle est un vaste jardin planté d'orangers énormes.
L'enclos est traversé d'un ruisseau qui sort des montagnes et que
reçoit un grand bassin. L'église est bâtie hors du couvent, qui se
compose à l'intérieur d'un édifice assez vaste divisé en un double
rang de cellules; les pères s'occupent, comme les autres moines de la
montagne, de la culture de l'olivier et des vignes. Ils ont des classes
pour les enfants du pays; leur bibliothèque contient beaucoup de livres
imprimés dans la montagne, car il y a aussi là des moines imprimeurs,
et j'y ai trouvé même la collection d'un journal-revue intitulé
_l'Ermite de la Montagne_, dont la publication a cessé depuis quelques
années. Le père Adam m'apprit que la première imprimerie avait été
établie, il y a cent ans, à Mar-Hama, par un religieux d'Alep, nommé
Abdallah Zeker, qui grava lui-même et fondit les caractères. Beaucoup
de livres de religion, d'histoire et même des recueils de contes sont
sortis de ces presses bénies. Il est assez curieux de voir en passant
au bas des murs d'un couvent des feuilles imprimées qui sèchent au
soleil. Du reste, les moines du Liban exercent toute sorte d'états, et
ce n'est pas à eux qu'on reprochera la paresse.

Outre les couvents assez nombreux des lazaristes et des jésuites
européens, qui aujourd'hui luttent d'influence et ne sont pas toujours
amis, il y a dans le Kesrouan environ deux cents couvents de moines
réguliers, sans compter un grand nombre d'ermitages dans le pays de
Mar-Élicha. On rencontre aussi de nombreux couvents de femmes consacrés
la plupart à l'éducation. Tout cela ne forme-t-il pas un personnel
religieux bien considérable pour un pays de cent dix lieues carrées,
qui ne compte pas deux cent mille habitants? Il est vrai que cette
portion de l'ancienne Phénicie a toujours été célèbre par l'ardeur
de ses croyances. A quelques lieues du point où nous étions coule
le Nahr-Ibrahim, l'ancien Adonis, qui se teint de rouge encore au
printemps à l'époque où l'on pleurait jadis la mort du symbolique
favori de Vénus. C'est près de l'endroit où cette rivière se jette dans
la mer qu'est située Djébaïl, l'ancienne Byblos, où naquit Adonis,
fils, comme on sait, de Cynire--et de Myrrha, la propre fille de ce
roi phénicien. Ces souvenirs de la Fable, ces adorations, ces honneurs
divins rendus jadis à l'inceste et à l'adultère indignent encore les
bons religieux lazaristes. Quant aux moines maronites, ils ont le
bonheur de les ignorer profondément.

Le prince voulut bien m'accompagner et me guider dans plusieurs
excursions à travers cette province du Kesrouan, que je n'aurais crue
ni si vaste ni si peuplée. Gazir, la ville principale, qui a cinq
églises et une population de six mille âmes, est la résidence de la
famille Hobeïsch, l'une des trois plus nobles de la nation maronite;
les deux autres sont les Avaki et les Khazen. Les descendants de ces
trois maisons se comptent par centaines, et la coutume du Liban, qui
veut le partage égal des biens entre les frères, a réduit beaucoup
nécessairement l'apanage de chacun. Cela explique la plaisanterie
locale qui appelle certains de ces émirs _princes d'olive et de
fromage_, en faisant allusion à leurs maigres moyens d'existence.

Les plus vastes propriétés appartiennent à la famille Khazen, qui
réside à Zouk-Mikel, ville plus peuplée encore que Gazir. Louis XIV
contribua beaucoup à l'éclat de cette famille, en confiant à plusieurs
de ses membres des fonctions consulaires. Il y a en tout cinq districts
dans la partie de la province dite le Kesrouan Gazir, et trois dans
le Kesrouan Bekfaya, situé du côté de Balbek et de Damas. Chacun
de ces districts comprend un chef-lieu gouverné d'ordinaire par un
émir, et une douzaine de villages ou paroisses placés sous l'autorité
des cheiks. L'édifice féodal ainsi constitué aboutit à l'émir de la
province, qui, lui-même, tient ses pouvoirs du grand émir résidant
à Deïr-Khamar. Ce dernier étant aujourd'hui captif des Turcs, son
autorité a été déléguée à deux kaïmakams ou gouverneurs, l'un Maronite,
l'autre Druse, forcés de soumettre aux pachas toutes les questions
d'ordre politique.

Cette disposition a l'inconvénient d'entretenir entre les deux peuples
un antagonisme d'intérêts et d'influences qui n'existait pas lorsqu'ils
vivaient réunis sous un même prince. La grande pensée de l'émir
Fakardin, qui avait été de mélanger les populations et d'effacer les
préjugés de race et de religion, se trouve prise à contre-pied, et
l'on tend à former deux nations ennemies là où il n'en existait qu'une
seule, unie par des liens de solidarité et de tolérance mutuelle.

On se demande quelquefois comment les souverains du Liban parvenaient à
s'assurer la sympathie et la fidélité de tant de peuples de religions
diverses. A ce propos, le père Adam me disait que l'émir Béchir était
chrétien par son baptême, Turc par sa vie et Druse par sa mort, ce
dernier peuple ayant le droit immémorial d'ensevelir les souverains de
la montagne. Il me racontait encore une anecdote locale analogue. Un
Druse et un Maronite qui faisaient route ensemble s'étaient demandé:

--Mais quelle est donc la religion de notre souverain?

--Il est Druse, disait l'un.

--Il est chrétien, disait l'autre.

Un métuali (sectaire musulman) qui passait est choisi pour arbitre, et
n'hésite pas à répondre:

--Il est Turc.

Ces braves gens, plus irrésolus que jamais, conviennent d'aller chez
l'émir lui demander de les mettre d'accord. L'émir Béchir les reçut
fort bien, et, une fois au courant de leur querelle, dit en se tournant
vers son vizir:

--Voilà des gens bien curieux! Qu'on leur tranche la tête à tous les
trois!

Sans ajouter une croyance exagérée à la sanglante affabulation de
cette histoire, on peut y reconnaître la politique éternelle des
grands émirs du Liban. Il est très-vrai que leur palais contient une
église, une mosquée et un _khalouè_ (temple druse). Ce fut longtemps le
triomphe de leur politique, et c'en est peut-être devenu l'écueil.



VI--UN COMBAT


J'acceptais avec bonheur cette vie des montagnes, dans une atmosphère
tempérée, au milieu de mœurs à peine différentes de celles que nous
voyons dans nos provinces du Midi. C'était un repos pour les longs
mois passés sous les ardeurs du soleil d'Égypte; et, quant aux
personnes, c'était, ce dont l'âme a besoin, cette sympathie qui n'est
jamais entière de la part des musulmans, ou qui, chez la plupart, est
contrariée par les préjugés de race. Je retrouvais dans la lecture,
dans la conversation, dans les idées, ces choses de l'Europe que nous
fuyons par ennui, par fatigue, mais que nous rêvons de nouveau après
un certain temps, comme nous avions rêvé l'inattendu, l'étrange, pour
ne pas dire l'inconnu. Ce n'est pas avouer que notre monde vaille
mieux que celui-là, c'est seulement retomber insensiblement dans les
impressions d'enfance, c'est accepter le joug commun. On lit dans une
pièce de vers de Henri Heine l'apologue d'un sapin du Nord couvert de
neige, qui demande le sable aride et le ciel de feu du désert, tandis
qu'à la même heure un palmier brûlé par l'atmosphère aride des plaines
d'Égypte demande à respirer dans les brumes du Nord, à se baigner dans
la neige fondue, à plonger ses racines dans le sol glacé.

Par un tel esprit de contraste et d'inquiétude, je songeais déjà à
retourner dans la plaine, me disant, après tout, que je n'étais pas
venu en Orient pour passer mon temps dans un paysage des Alpes; mais,
un soir, j'entends tout le monde causer avec inquiétude; des moines
descendent des couvents voisins, tout effarés; on parle des Druses qui
sont venus en nombre de leurs provinces et qui se sont jetés sur les
cantons mixtes, désarmés par ordre du pacha de Beyrouth. Le Kesrouan,
qui fait partie du pachalik de Tripoli, a conservé ses armes; il
faut donc aller soutenir des frères sans défense, il faut passer le
Nahr-el-Kelb, qui est la limite des deux pays, véritable Rubicon, qui
n'est franchi que dans des circonstances graves. Les montagnards armés
se pressaient impatiemment autour du village et dans les prairies. Des
cavaliers parcouraient les localités voisines en jetant le vieux cri de
guerre: «Zèle de Dieu! zèle des combats!»

Le prince me prit à part et me dit:

--Je ne sais ce que c'est; les rapports qu'on nous fait sont exagérés
peut-être, mais nous allons toujours nous tenir prêts à secourir
nos voisins. Le secours des pachas arrive toujours quand le mal est
fait.... Vous feriez bien, quant à vous, de vous rendre au couvent
d'Antoura, ou de regagner Beyrouth par la mer.

--Non, lui dis-je; laissez-moi vous accompagner. Ayant eu le malheur de
naître dans une époque peu guerrière, je n'ai encore vu de combats que
dans l'intérieur de nos villes d'Europe, et de tristes combats, je vous
jure! Nos montagnes, à nous, étaient des groupes de maisons, et nos
vallées des places et des rues! Que je puisse assister, dans ma vie, à
une lutte un peu grandiose, à une guerre religieuse. Il serait si beau
de mourir pour la cause que vous défendez!

Je disais, je pensais ces choses; l'enthousiasme environnant
m'avait gagné; je passai la nuit suivante à rêver des exploits qui
nécessairement m'ouvraient les plus hautes destinées.

Au point du jour, quand le prince monta à cheval, dans la cour, avec
ses hommes, je me disposais à en faire autant; mais le jeune Moussa
s'opposa résolument à ce que je me servisse du cheval qui m'avait été
loué à Beyrouth: il était chargé de le ramener vivant, et craignait
avec raison les chances d'une expédition guerrière.

Je compris la justesse de sa réclamation, et j'acceptai un des chevaux
du prince. Nous passâmes enfin la rivière, étant tout au plus une
douzaine de cavaliers sur peut-être trois cents hommes.

Après quatre heures de marche, on s'arrêta près du couvent de Mar
Hama, où beaucoup de montagnards vinrent encore nous rejoindre. Les
moines basiliens nous donnèrent à déjeuner; mais, selon eux, il fallait
attendre: rien n'annonçait que les Druses eussent envahi le district.
Cependant les nouveaux arrivés exprimaient un avis contraire, et l'on
résolut d'avancer encore. Nous avions laissé les chevaux pour couper
au court à travers les bois, et, vers le soir, après quelques alertes,
nous entendîmes des coups de fusil répercutés par les rochers.

Je m'étais séparé du prince en gravissant une côte pour arriver à un
village qu'on apercevait au-dessus des arbres, et je me trouvai avec
quelques hommes au bas d'un escalier de terrasses cultivées; plusieurs
d'entre eux semblèrent se concerter, puis ils se mirent à attaquer la
haie de cactus qui formait clôture, et, pensant qu'il s'agissait de
pénétrer jusqu'à des ennemis cachés, j'en fis autant avec mon yatagan;
les spatules épineuses roulaient à terre comme des têtes coupées, et
la brèche ne tarda pas à nous donner passage. Là, mes compagnons se
répandirent dans l'enclos, et, ne trouvant personne, se mirent à hacher
les pieds de mûriers et d'oliviers avec une rage extraordinaire. L'un
d'eux, voyant que je ne faisais rien, voulut me donner une cognée, je
le repoussai; ce spectacle de destruction me révoltait. Je venais de
reconnaître que le lieu où nous nous trouvions n'était autre que la
partie druse du village de Bethmérie où j'avais été si bien accueilli
quelques jours auparavant.

Heureusement, je vis de loin le gros de nos gens qui arrivait sur le
plateau, et je rejoignis le prince, qui paraissait dans une grande
irritation. Je m'approchai de lui pour lui demander si nous n'avions
d'ennemis à combattre que des cactus et des mûriers; mais il déplorait
déjà tout ce qui venait d'arriver, et s'occupait à empêcher que
l'on ne mit le feu aux maisons. Voyant quelques Maronites qui s'en
approchaient avec des branches de sapin allumées, il leur ordonna de
revenir. Les Maronites l'entourèrent en criant:

--Les Druses ont fait cela chez les chrétiens; aujourd'hui, nous sommes
forts, il faut leur rendre la pareille!

Le prince hésitait à ces mots, parce que la loi du talion est sacrée
parmi les montagnards. Pour un meurtre, il en faut un autre, et de même
pour les dégâts et les incendies. Je tentai de lui faire remarquer
qu'on avait déjà coupé beaucoup d'arbres, et que cela pouvait passer
pour une compensation. Il trouva une raison plus concluante à donner.

--Ne voyez-vous pas, leur dit-il, que l'incendie serait aperçu de
Beyrouth? Les Albanais seraient envoyés de nouveau ici!

Cette considération finit par calmer les esprits. Cependant on n'avait
trouvé dans les maisons qu'un vieillard coiffé d'un turban blanc, qu'on
amena, et dans lequel je reconnus aussitôt le bonhomme qui, lors de
mon passage à Bethmérie, m'avait offert de me reposer chez lui. On le
conduisit chez le cheik chrétien, qui paraissait un peu embarrassé de
tout ce tumulte, et qui cherchait, ainsi que le prince, à réprimer
l'agitation. Le vieillard druse gardait un maintien fort tranquille, et
dit en regardant le prince:

--La paix soit avec toi, Miran; que viens-tu faire dans notre pays?

--Où sont tes frères? dit le prince. Ils ont fui sans doute en nous
apercevant de loin.

--Tu sais que ce n'est pas leur habitude, dit le vieillard; mais ils
se trouvaient quelques uns seulement contre tout ton peuple; ils ont
emmené loin d'ici les femmes et les enfants. Moi, j'ai voulu rester.

--On nous a dit pourtant que vous aviez appelé les Druses de l'autre
montagne et qu'ils étaient en grand nombre.

--On vous a trompés. Vous avez écouté de mauvaises gens, des étrangers
qui eussent été contents de nous faire égorger, afin qu'ensuite nos
frères vinssent ici nous venger sur vous!

Le vieillard était resté debout pendant cette explication. Le cheik,
chez lequel nous étions, parut frappé de ses paroles, et lui dit:

--Te crois-tu prisonnier ici? Nous fûmes amis autrefois; pourquoi ne
t'assieds-tu pas avec nous?

--Parce que tu es dans ma maison, dit le vieillard.

--Allons, dit le cheik chrétien, oublions tout cela. Prends place sur
ce divan; on va t'apporter du café et une pipe.

--Ne sais-tu pas, dit le vieillard, qu'un Druse n'accepte jamais rien
chez les Turcs ni chez leurs amis, de peur que ce ne soit le produit
des exactions et des impôts injustes?

--Un ami des Turcs? Je ne le suis pas!

--N'ont-ils pas fait de toi un cheik, tandis que c'est moi qui l'étais
dans le village du temps d'Ibrahim, et alors ta race et la mienne
vivaient en paix? N'est-ce pas toi aussi qui es allé te plaindre au
pacha pour une affaire de tapageurs, une maison brûlée, une querelle de
bons voisins, que nous aurions vidée facilement entre nous?

Le cheik secoua la tête sans répondre; mais le prince coupa court à
l'explication, et sortit de la maison en tenant le Druse par la main.

--Tu prendras bien le café avec moi, qui n'ai rien accepté des Turcs?
lui dit-il.

Et il ordonna à son cafedji de lui en servir sous les arbres.

--J'étais un ami de ton père, dit le vieillard, et, dans ce temps-là,
Druses et Maronites vivaient en paix.

Et ils se mirent à causer longtemps de l'époque où les deux peuples
étaient réunis sous le gouvernement de la famille Schehab, et n'étaient
pas abandonnés à l'arbitraire des vainqueurs.

Il fut convenu que le prince remmènerait tout son monde, que les Druses
reviendraient dans le village sans appeler des secours éloignés, et que
l'on considérerait le dégât qui venait d'être fait chez eux comme une
compensation de l'incendie précédent d'une maison chrétienne.

Ainsi se termina cette terrible expédition, où je m'étais promis de
recueillir tant de gloire; mais toutes les querelles des villages
mixtes ne trouvent pas des arbitres aussi conciliants que l'avait
été le prince Abou-Miran. Cependant il faut dire que, si l'on peut
citer des assassinats isolés, les querelles générales sont rarement
sanglantes. C'est un peu alors comme les combats des Espagnols, où
l'on se poursuit dans les monts sans se rencontrer, parce que l'un des
partis se cache toujours quand l'autre est en force. On crie beaucoup,
on brûle des maisons, on coupe des arbres, et les bulletins, rédigés
par des intéressés, donnent seuls le compte des morts.

Au fond, ces peuples s'estiment entre eux plus qu'on ne croit, et
ne peuvent oublier les liens qui les unissaient jadis. Tourmentés
et excités soit par les missionnaires, soit par les moines, dans
l'intérêt des influences européennes, ils se ménagent à la manière
des condottieri d'autrefois, qui livraient de grands combats sans
effusion de sang. Les moines prêchent, il faut bien courir aux armes;
les missionnaires anglais déclament et payent, il faut bien se montrer
vaillants; mais il y a au fond de tout cela doute et découragement.
Chacun comprend déjà ce que veulent quelques puissances de l'Europe,
divisées de but et d'intérêt et secondées par l'imprévoyance des Turcs.
En suscitant des querelles dans les villages mixtes, on croit avoir
prouvé la nécessité d'une entière séparation entre les deux races
autrefois unies et solidaires. Le travail qui se fait en ce moment dans
le Liban sous couleur de pacification consiste à opérer l'échange des
propriétés qu'ont les Druses dans les cantons chrétiens contre celles
qu'ont les chrétiens dans les cantons druses. Alors, plus de ces luttes
intestines tant de fois exagérées; seulement, on aura deux peuples
bien distincts, dont l'un sera placé peut-être sous la protection de
l'Autriche, et l'autre sous celle de l'Angleterre. Il serait alors
difficile que la France recouvrât l'influence qui, du temps de Louis
XIV, s'étendait également sur la race druse et la race maronite.

Il ne m'appartient pas de me prononcer sur d'aussi graves intérêts. Je
regretterai seulement de n'avoir point pris part dans le Liban à des
luttes plus homériques.

Je dus bientôt quitter le prince pour me rendre sur un autre point
de la montagne. Cependant la renommée de l'affaire de Bethmérie
grandissait sur mon passage; grâce à l'imagination bouillante des
moines italiens, ce combat contre des mûriers avait pris peu à peu les
proportions d'une croisade.



II

LE PRISONNIER



I--LE MATIN ET LE SOIR


Que dirons-nous de la jeunesse, ô mon ami! Nous en avons passé les plus
vives ardeurs, il ne nous convient plus d'en parler qu'avec modestie,
et cependant à peine l'avons-nous connue! à peine avons-nous compris
qu'il fallait en arriver bientôt à chanter pour nous-mêmes l'ode
d'Horace: _Eheu! fugaces, Posthume_ ... si peu de temps après l'avoir
expliquée.... Ah! l'étude nous a pris nos plus beaux instants! Le grand
résultat de tant d'efforts perdus, que de pouvoir, par exemple, comme
je l'ai fait ce matin, comprendre le sens d'un chant grec qui résonnait
à mes oreilles sortant de la bouche avinée d'un matelot levantin:

    _Nè kalimèra! nè orà kali!_

Tel était le refrain que cet homme jetait avec insouciance au vent des
mers, aux flots retentissants qui battaient la grève: «Ce n'est pas
bonjour, ce n'est pas bonsoir!» Voilà le sens que je trouvais à ces
paroles, et, dans ce que je pus saisir des autres vers de ce chant
populaire, il y avait, je crois, celle pensée:

    Le matin n'est plus, le soir pas encore!
    Pourtant de nos yeux l'éclair a pâli;

et le refrain revenait toujours:

    _Nè kalimèra! nè orà kali!_

mais, ajoutait la chanson,

    Mais le soir vermeil ressemble à l'aurore!
    Et la nuit, plus tard, amène l'oubli!

Triste consolation, que de songer à ces soirs vermeils de la vie et à
la nuit qui les suivra! Nous arrivons bientôt à cette heure solennelle
qui n'est plus le matin, qui n'est pas le soir, et rien au monde ne
peut faire qu'il en soit autrement. Quel remède y trouverais-tu?

J'en vois un pour moi: c'est de continuer à vivre sur ce rivage d'Asie
où le sort m'a jeté; il me semble, depuis peu de mois, que j'ai remonté
le cercle de mes jours; je me sens plus jeune, en effet je le suis, je
n'ai que vingt ans!

J'ignore pourquoi en Europe on vieillit si vite; nos plus belles années
se passent au collége, loin des femmes, et à peine avons-nous eu le
temps d'endosser la robe virile, que déjà nous ne sommes plus des
jeunes gens. La vierge des premières amours nous accueille d'un ris
moqueur, les belles dames plus usagées rêvent auprès de nous peut-être
les vagues soupirs de Chérubin!

C'est un préjugé, n'en doutons pas, et surtout en Europe, où les
Chérubins sont si rares. Je ne connais rien de plus gauche, de plus mal
fait, de moins gracieux, en un mot, qu'un Européen de seize ans. Nous
reprochons aux très-jeunes filles leurs mains rouges, leurs épaules
maigres, leurs gestes anguleux, leur voix criarde; mais que dira-t-on
de l'éphèbe aux contours chétifs qui fait chez nous le désespoir des
conseils de révision? Plus tard seulement, les membres se modèlent, le
galbe se prononce, les muscles et les chairs se jouent avec puissance
sur l'appareil osseux de la jeunesse; l'homme est formé.

En Orient, les enfants sont moins jolis peut-être que chez nous; ceux
des riches sont bouffis, ceux des pauvres sont maigres avec un ventre
énorme, en Égypte surtout; mais généralement le second âge est beau
dans les deux sexes. Les jeunes hommes ont l'air de femmes, et ceux
qu'on voit vêtus de longs habits se distinguent à peine de leurs mères
et de leurs sœurs; mais, par cela même, l'homme n'est séduisant en
réalité que quand les années lui ont donné une apparence plus mâle, un
caractère de physionomie plus marqué. Un amoureux imberbe n'est point
le fait des belles dames de l'Orient, de sorte qu'il y a une foule de
chances, pour celui à qui les ans font une barbe majestueuse et bien
fournie, d'être le point de mire de tous les yeux ardents qui luisent à
travers les trous du _yamack_, ou dont le voile de gaze blanche estompe
à peine la noirceur.

Et, songes-y bien, après cette époque où les joues se revêtent d'une
épaisse toison, il en arrive une autre où l'embonpoint, faisant le
corps plus beau sans doute, le rend souverainement inélégant sous les
vêtements étriqués de l'Europe, avec lesquels l'Antinous lui-même
aurait l'air d'un épais campagnard. C'est le moment où les robes
flottantes, les vestes brodées, les caleçons à vastes plis et les
larges ceintures hérissées d'armes des Levantins leur donnent justement
l'aspect le plus majestueux. Avançons d'un lustre encore: voici des
fils d'argent qui se mêlent à la barbe et qui envahissent la chevelure;
cette dernière même s'éclaircit, et dès lors l'homme le plus actif,
le plus fort, le plus capable encore d'émotions et de tendresse, doit
renoncer chez nous à tout espoir de devenir jamais un héros de roman.
En Orient, c'est le bel instant de la vie; sous le tarbouch ou le
turban, peu importe que la chevelure devienne rare ou grisonnante, le
jeune homme lui-même n'a jamais pu prendre avantage de cette parure
naturelle; elle est rasée; il ignore dès le berceau si la nature lui
a fait les cheveux plats ou bouclés. Avec la barbe teinte au moyen
d'une mixture persane, l'œil animé d'une légère teinte de bitume, un
homme est, jusqu'à soixante ans, sûr de plaire, pour peu qu'il se sente
capable d'aimer.

Oui, soyons jeunes en Europe tant que nous le pouvons; mais allons
vieillir en Orient, le pays des hommes dignes de ce nom, la terre
des patriarches! En Europe, où les institutions ont supprimé la force
matérielle, la femme est devenue trop forte. Avec toute la puissance de
séduction, de ruse, de persévérance et de persuasion que le ciel lui
a départie, la femme de nos pays est socialement l'égale de l'homme,
c'est plus qu'il n'en faut pour que ce dernier soit toujours à coup
sûr vaincu. J'espère que tu ne m'opposeras pas le tableau du bonheur
des ménages parisiens pour me détourner d'un dessein où je fonde
mon avenir; j'ai eu trop de regret déjà d'avoir laissé échapper une
occasion pareille au Caire. Il faut que je m'unisse à quelque fille
ingénue de ce sol sacré qui est notre première patrie à tous, que je me
retrempe à ces sources vivifiantes de l'humanité, d'où ont découlé la
poésie et les croyances de nos pères!

Tu ris de cet enthousiasme, qui, je l'avoue, depuis le commencement
de mon voyage, a déjà eu plusieurs objets; mais songe bien aussi
qu'il s'agit d'une résolution grave et que jamais hésitation ne fut
plus naturelle. Tu le sais, et c'est ce qui a peut-être donné quelque
intérêt jusqu'ici à mes confidences, j'aime à conduire ma vie comme un
roman, et je me place volontiers dans la situation d'un de ces héros
actifs et résolus qui veulent à tout prix créer autour d'eux le drame,
le nœud, l'intérêt, l'action en un mot. Le hasard, si puissant qu'il
soit, n'a jamais réuni les éléments d'un sujet passable, et tout au
plus en a-t-il disposé la mise en scène; aussi, laissons-le faire, et
tout avorte malgré les plus belles dispositions. Puisqu'il est convenu
qu'il n'y a que deux sortes de dénoûments, le mariage ou la mort,
visons du moins à l'un des deux ... car, jusqu'ici, mes aventures
se sont presque toujours arrêtées à l'exposition: à peine ai-je pu
accomplir une pauvre péripétie, en accolant à ma fortune l'aimable
esclave que m'a vendue Abd-el-Kérim. Cela n'était pas bien malaisé
sans doute, mais encore fallait-il en avoir l'idée et surtout en avoir
l'argent. J'y ai sacrifié tout l'espoir d'une tournée dans la Palestine
qui était marquée sur mon itinéraire, et à laquelle il faut renoncer.
Pour les cinq bourses que m'a coûtées cette fille dorée de la Malaisie,
j'aurais pu visiter Jérusalem, Bethléem, Nazareth, et la mer Morte et
le Jourdain! Comme le prophète puni de Dieu, je m'arrête aux confins de
la terre promise, et à peine puis-je, du haut de la montagne, y jeter
un regard désolé. Les gens graves diraient ici qu'on a toujours tort
d'agir autrement que tout le monde, et de vouloir faire le Turc quand
on n'est qu'un simple Nazaréen d'Europe. Auraient-ils raison? qui le
sait?

Sans doute je suis imprudent, sans doute je me suis attaché une grosse
pierre au cou, sans doute encore j'ai encouru une grave responsabilité
morale; mais ne faut-il pas aussi croire à la fatalité qui règle tout
dans cette partie du monde? C'est elle qui a voulu que l'étoile de
la pauvre Zeynab se rencontrât avec la mienne, que je changeasse,
peut-être favorablement, les conditions de sa destinée! Une imprudence!
vous voilà bien avec vos préjuges d'Europe! et qui sait si, prenant la
route du désert, seul et plus riche de cinq bourses, je n'aurais pas
été attaqué, pillé, massacré par une horde de Bédouins flairant de loin
ma richesse! Va, toute chose est bien qui pourrait être pire, ainsi que
l'a reconnu depuis longtemps la sagesse des nations.

Peut-être penses-tu, d'après ces préparations, que j'ai pris la
résolution d'épouser l'esclave indienne et de me débarrasser, par un
moyen si vulgaire, de mes scrupules de conscience. Tu me sais assez
délicat pour ne pas avoir songé un seul instant à la revendre; je lui
ai offert la liberté, elle n'en a pas voulu, et cela, par une raison
assez simple, c'est qu'elle ne saurait qu'en faire; de plus, je n'y
joignais pas l'assaisonnement obligé d'un si beau sacrifice, à savoir
une dotation propre à placer pour toujours la personne affranchie
au-dessus du besoin, car on m'a expliqué que c'était l'usage en pareil
cas. Pour te mettre au courant des autres difficultés de ma position,
il faut que je te dise ce qui m'est arrivé depuis mon retour de
l'expédition dans la montagne dont je t'ai envoyé le récit.

Je suis revenu pour quelques jours m'établir à l'hôtel de Baptiste en
attendant une occasion pour passer par mer à Saïda, l'ancienne Sidon.
Le temps était devenu si mauvais, qu'aucune barque n'osait sortir.
Pourtant à terre le soleil brille, l'azur implacable du ciel n'est pas
terni d'un seul nuage: on ne se plaint guère que du vent qui soulève
çà et là des colonnes de poussière; mais, sur la mer, tout remue et
se balance, les navires ivres entre-croisent leurs mâts et leurs
cheminées. Rien n'est plus étonnant à voir que ce désordre au milieu
du calme,--cette tempête à sec, cette mer perfide qui ouvre ses noirs
abîmes sous de gais rayons de soleil. Il doit être doublement triste de
se voir noyé par un si beau temps.

J'ai retrouvé à la table d'hôte le missionnaire anglais dont j'avais
fait la connaissance quelque temps auparavant; la tempête ne le
contrariait pas moins que moi et l'arrêtait dans le projet du même
voyage. La prévision d'être bientôt compagnons de route vint donner à
nos relations quelque chose de plus intime, et nous sortîmes ensemble
après le déjeuner pour aller voir le beau spectacle de la mer agitée.

En descendant au port, nous rencontrâmes le père Planchet, qui s'arrêta
et voulut bien causer quelque temps avec nous. Ce n'est pas un des
moindres sujets d'étonnement dans ce pays de contrastes que de voir un
jésuite et un missionnaire évangélique s'entretenir avec affabilité.
En effet, quelles que soient leurs luttes intimes et détournées,
ces pieux adversaires se rencontrent continuellement à la table des
consuls et se font bon visage à défaut de mieux. Du reste, à part
l'influence occulte qu'ils peuvent conquérir dans les luttes des
montagnards, ils ne risquent plus guère, en fait de conversion, de se
rencontrer sur le même terrain. Les agents catholiques ont renoncé
depuis longtemps à convertir les Druses, et ne s'attaquent guère qu'aux
Grecs schismatiques, dont les idées ont plus de rapport avec les leurs.
Les missionnaires anglais ont, au contraire, à leur service toutes
les nuances variées des diverses sectes protestantes, et finissent
par trouver des points de rapport extraordinaires entre leur foi et
celle des Druses. La question en fin de compte étant d'inscrire le
plus de noms possible au livre qui contient l'état de leurs travaux,
ils parviennent à prouver aux néophytes qu'au fond les Anglais sont
un peu Druses. Cela explique le proverbe de ces derniers: _Ingliz,
Dursi, sava-sava_ (les Anglais, les Druses, c'est la même chose). Et
peut-être, de celle façon, sont-ce les missionnaires eux-mêmes qui ont
l'air de se convertir?



II--UNE VISITE A L'ÉCOLE FRANÇAISE


Je m'étais empressé, au retour de mon excursion dans la montagne,
d'aller à la pension de madame Carlès, où j'avais placé la pauvre
Zeynab, ne voulant pas l'emmener dans des courses si dangereuses.

C'était dans une de ces hautes maisons d'architecture italienne, dont
les bâtiments à galerie intérieure encadrent un vaste espace, moitié
terrasse, moitié cour, sur lequel flotte l'ombre d'un _tendido_ rayé.
L'édifice avait servi autrefois de consulat français, et l'on voyait
encore, sur les frontons, des écussons à fleurs de lis, anciennement
dorés. Des orangers et des grenadiers, plantés dans des trous ronds
pratiqués entre les dalles de la cour, égayaient un peu ce lieu fermé
de toutes parts à la nature extérieure. Un pan de ciel bleu dentelé
par les frises, que traversaient de temps à autre les colombes de la
mosquée voisine, tel était le seul horizon des pauvres écolières.
J'entendis dès l'entrée le bourdonnement des leçons récitées, et,
montant l'escalier du premier étage, je me trouvai dans l'une des
galeries qui précédaient les appartements. Là, sur une natte des Indes,
les petites filles formaient cercle, accroupies à la manière turque
autour d'un divan où siégeait madame Carlès. Les deux plus grandes
étaient auprès d'elle, et dans l'une des deux je reconnus l'esclave,
qui vint à moi avec de grands éclats de joie.

Madame Carlès se hâta de nous faire passer dans sa chambre, laissant sa
place à l'autre _grande_, qui, par un premier mouvement naturel aux
femmes du pays, s'était hâtée, à ma vue, de cacher sa figure avec son
livre.

--Ce n'est donc pas, me disais-je, une chrétienne, car ces dernières se
laissent voir sans difficulté dans l'intérieur des maisons.

De longues tresses de cheveux blonds entremêlées de cordonnets de
soie, des mains blanches aux doigts effilés, avec ces ongles longs
qui indiquent la race, étaient tout ce que je pouvais saisir de
cette gracieuse apparition. J'y pris à peine garde, au reste; il me
tardait d'apprendre comment l'esclave s'était trouvée dans sa position
nouvelle. Pauvre fille! elle pleurait à chaudes larmes en me serrant
la main contre son front. J'étais très-ému, sans savoir encore si elle
avait quelque plainte à me faire, ou si ma longue absence était cause
de cette effusion.

Je lui demandai si elle se trouvait bien dans cette maison. Elle se
jeta au cou de sa maîtresse en disant que c'était sa mère.

--Elle est bien bonne, me dit madame Carlès avec son accent provençal,
mais elle ne veut rien faire; elle apprend bien quelques mots avec les
petites, c'est tout. Si l'on veut la faire écrire ou lui apprendre à
coudre, elle ne veut pas. Moi, je lui ai dit: «Je ne peux pas te punir;
quand ton maître reviendra, il verra ce qu'il voudra faire.»

Ce que m'apprenait là madame Carlès me contrariait vivement; j'avais
cru résoudre la question de l'avenir de cette fille en lui faisant
apprendre ce qu'il fallait pour qu'elle trouvât plus tard à se placer
et à vivre par elle-même; j'étais dans la position d'un père de famille
qui voit ses projets renversés par le mauvais vouloir ou la paresse de
son enfant. D'un autre côté, peut-être mes droits n'étaient-ils pas
aussi bien fondés que ceux d'un père. Je pris l'air le plus sévère
que je pus, et j'eus avec l'esclave l'entretien suivant, favorisé par
l'intermédiaire de la maîtresse:

--Et pourquoi ne veux tu pas apprendre à coudre?

--Parce que, dès qu'on me verrait travailler comme une servante, on
ferait de moi une servante.

--Les femmes des chrétiens, qui sont libres, travaillent sans être des
servantes.

--Eh bien, je n'épouserai pas un chrétien, dit l'esclave; chez nous, le
mari doit donner une servante à sa femme.

J'allais lui répondre qu'étant esclave, elle était moins qu'une
servante; mais je me rappelai la distinction qu'elle avait établie déjà
entre sa position de cadine et celle des odaleuk, destinées aux travaux.

--Pourquoi, repris-je, ne veux-tu pas non plus apprendre à écrire?
On te montrerait ensuite à chanter et à danser; ce n'est plus là le
travail d'une servante.

--Non; mais c'est toute la science d'une almée, d'une baladine, et
j'aime mieux rester ce que je suis.

On sait quelle est la force des préjugés sur l'esprit des femmes de
l'Europe; mais il faut dire que l'ignorance et l'habitude de mœurs,
appuyée sur une antique tradition les rendent indestructibles chez les
femmes de l'Orient. Elles consentent encore plus facilement à quitter
leurs croyances qu'à abandonner des idées où leur amour-propre est
intéressé. Aussi madame Carlès me dit-elle:

--Soyez tranquille; une fois qu'elle sera devenue chrétienne, elle
verra bien que les femmes de notre religion peuvent travailler sans
manquer à leur dignité, et, alors, elle apprendra ce que nous voudrons.
Elle est venue plusieurs fois à la messe au couvent des Capucins, et le
supérieur a été très-édifié de sa dévotion.

--Mais cela ne prouve rien, dis-je; j'ai vu au Caire des santons et
des derviches entrer dans les églises, soit par curiosité, soit pour
entendre la musique, et marquer beaucoup de respect et de recueillement.

Il y avait sur la table, auprès de nous, un Nouveau Testament en
français; j'ouvris machinalement ce livre et je trouvai en tête un
portrait de Jésus-Christ, et, plus loin, un portrait de Marie. Pendant
que j'examinais ces gravures, l'esclave vint près de moi et me dit, en
mettant le doigt sur la première:

--_Aissé!_ (Jésus!)

Et sur la seconde:

--_Myriam!_ (Marie!)

Je rapprochai, en souriant, le livre ouvert de ses lèvres; mais elle
recula avec effroi en s'écriant:

--_Mafisch! _

--Pourquoi recules-tu? lui dis-je; n'honorez-vous pas, dans votre
religion, _Aïssé_ comme un prophète, et _Myriam_ comme l'une des trois
femmes saintes?

--Oui, dit-elle; mais il a été écrit: «Tu n'adoreras pas les images.»

--Vous voyez, dis-je à madame Carlès, que la conversion n'est pas bien
avancée.

--Attendez, attendez, me dit madame Carlès.



III--L'ARKALÉ


Je me levai en proie à une grande irrésolution. Je me comparais tout à
l'heure à un père, et il est vrai que j'éprouvais un sentiment d'une
nature pour ainsi dire _familiale_ à l'égard de cette pauvre fille, qui
n'avait que moi pour appui. Voilà certainement le seul beau côté de
l'esclavage tel qu'il est compris en Orient. L'idée de la possession,
qui attache si fort aux objets matériels et aussi aux animaux,
aurait-elle sur l'esprit une influence moins noble et moins vive en
se portant sur des créatures pareilles à nous? Je ne voudrais pas
appliquer cette idée aux malheureux esclaves noirs des pays chrétiens,
et je parle ici seulement des esclaves que possèdent les musulmans, et
de qui la position est réglée par la religion et par les mœurs.

Je pris la main de la pauvre Zeynab, et je la regardai avec tant
d'attendrissement, que madame Carlès se trompa sans doute à ce
témoignage.

--Voilà, dit-elle, ce que je lui fais comprendre: vois-tu bien, ma
fille, si tu veux devenir chrétienne, ton maître t'épousera peut-être
et il t'emmènera dans son pays.

--Oh! madame Carlès! m'écriai-je, n'allez pas si vite dans votre
système de conversion.... Quelle idée vous avez là!

Je n'avais pas encore songé à cette solution.... Oui, sans doute, il
est triste, au moment de quitter l'Orient pour l'Europe, de ne savoir
trop que faire d'une esclave qu'on a achetée; mais l'épouser! ce serait
beaucoup trop chrétien. Madame Carlès, vous n'y songez pas! cette
femme a dix-huit ans déjà, ce qui, pour l'Orient, est assez avancé,
elle n'a plus que dix ans à être belle; après quoi, je serai, moi,
jeune encore, l'époux d'une femme jaune, qui a des soleils tatoués sur
le front et sur la poitrine, et dans la narine gauche la boutonnière
d'un anneau qu'elle y a porté. Songez un peu qu'elle est fort bien en
costume levantin, mais qu'elle est affreuse avec les modes de l'Europe.
Me voyez-vous entrer dans un salon avec une beauté qu'on pourrait
suspecter de goûts anthropophages! Cela serait fort ridicule et pour
elle et pour moi.

Non, la conscience n'exige pas cela de moi, et l'affection ne m'en
donne pas non plus le conseil. Cette esclave m'est chère sans doute,
mais enfin elle a appartenu à d'autres maîtres. L'éducation lui manque,
et elle n'a pas la volonté d'apprendre. Comment faire son égale d'une
femme, non pas grossière ou sotte, mais certainement illettrée?
Comprendra-t-elle plus tard la nécessité de l'étude et du travail? De
plus, le dirai-je? j'ai peur qu'il ne soit impossible qu'une sympathie
très-grande s'établisse entre deux êtres de races si différentes que
les nôtres.

Et pourtant je quitterai cette femme avec peine....

Explique qui pourra ces sentiments irrésolus, ces idées contraires qui
se mêlaient en ce moment-là dans mon cerveau. Je m'étais levé, comme
pressé par l'heure, pour éviter de donner une réponse précise à madame
Carlès, et nous passions de sa chambre dans la galerie, où les jeunes
filles continuaient à étudier sous la surveillance de la plus grande.
L'esclave alla se jeter au cou de cette dernière, et l'empêcha ainsi de
se cacher la figure, comme elle l'avait fait à mon arrivée.

--_Ya makbouba_ (c'est mon amie)! s'écria-t-elle.

Et la jeune fille, se laissant voir enfin, me permit d'admirer des
traits où la blancheur européenne s'alliait au dessin pur de ce type
aquilin qui, en Asie comme chez nous, a quelque chose de royal. Un
air de fierté, tempéré par la grâce, répandait sur son visage quelque
chose d'intelligent, et son sérieux habituel donnait du prix au sourire
qu'elle m'adressa lorsque je l'eus saluée. Madame Carlès me dit:

--C'est une pauvre fille bien intéressante, et dont le père est l'un
des cheiks de la montagne. Malheureusement, il s'est laissé prendre
dernièrement par les Turcs. Il a été assez imprudent pour se hasarder
dans Beyrouth à l'époque des troubles, et on l'a mis en prison
parce qu'il n'avait pas payé l'impôt depuis 1840. Il ne voulait pas
reconnaître les pouvoirs actuels; c'est pourquoi le séquestre a été mis
sur ses biens. Se voyant ainsi captif et abandonné de tous, il a fait
venir sa fille, qui ne peut l'aller voir qu'une fois par jour; le reste
du temps, elle demeure ici. Je lui apprends l'italien, et elle enseigne
aux petites filles l'arabe littéral ... car c'est une savante. Dans sa
nation, les femmes d'une certaine naissance peuvent s'instruire et même
s'occuper des arts; ce qui, chez les musulmanes, est regardé comme la
marque d'une condition inférieure.

--Mais quelle est donc sa nation? dis-je.

--Elle appartient à la race des Druses, répondit madame Carlès.

Je la regardai dès lors avec plus d'attention. Elle vit bien que nous
parlions d'elle, et cela parut l'embarrasser un peu. L'esclave s'était
à demi couchée à ses côtés sur le divan et jouait avec les longues
tresses de sa chevelure. Madame Carlès me dit:

--Elles sont bien ensemble; c'est comme le jour et la nuit. Cela les
amuse de causer toutes deux, parce que les autres sont trop petites.
Je dis quelquefois à la vôtre: «Si au moins tu prenais modèle sur
ton amie, tu apprendrais quelque chose....» Mais elle n'est bonne
que pour jouer et pour chanter des chansons toute la journée. Que
voulez-vous! quand on les prend si tard, on ne peut plus rien en faire.

Je donnais peu d'attention à ces plaintes de la bonne madame Carlès,
accentuées toujours par sa prononciation provençale. Toute au soin
de me montrer qu'elle ne devait pas être accusée du peu de progrès
de l'esclave, elle ne voyait pas que j'eusse tenu surtout, dans ce
moment-là, à être informé de ce qui concernait son autre pensionnaire.
Néanmoins, je n'osais marquer trop clairement ma curiosité; je sentais
qu'il ne fallait pas abuser de la simplicité d'une bonne femme habituée
à recevoir des pères de famille, des ecclésiastiques et autres
personnes graves ... et qui ne voyait en moi qu'un client également
sérieux.

Appuyé sur la rampe de la galerie, l'air pensif et le front baissé,
je profitais du temps que me donnait la faconde méridionale de
l'excellente institutrice pour admirer le tableau charmant qui était
devant mes yeux. L'esclave avait pris la main de l'autre jeune fille et
en faisait la comparaison avec la sienne; dans sa gaieté imprévoyante,
elle continuait cette pantomime en rapprochant ses tresses foncées
des cheveux blonds de sa voisine, qui souriait d'un tel enfantillage.
Il est clair qu'elle ne croyait pas se nuire par ce parallèle, et ne
cherchait qu'une occasion de jouer et de rire avec l'entraînement naïf
des Orientaux; pourtant ce spectacle avait un charme dangereux pour
moi; je ne tardai pas à l'éprouver.

--Mais, dis-je à madame Carlès avec l'air d'une simple curiosité,
comment se fait-il que cette pauvre fille druse se trouve dans une
école chrétienne?

--Il n'existe pas à Beyrouth d'institutions selon son culte; on n'y a
jamais établi d'asiles publics pour les femmes; elle ne pouvait donc
séjourner honorablement que dans une maison comme la mienne. Vous
savez, du reste, que les Druses ont beaucoup de croyances semblables
aux nôtres: ils admettent la Bible et les Évangiles, et prient sur les
tombeaux de nos saints.

Je ne voulus pas, pour cette fois, questionner plus longuement madame
Carlès. Je sentais que les leçons étaient suspendues par ma visite, et
les petites filles paraissaient causer entre elles avec surprise. Il
fallait rendre cet asile à sa tranquillité habituelle; il fallait aussi
prendre le temps de réfléchir sur tout un monde d'idées nouvelles qui
venait de surgir en moi.

Je pris congé de madame Cariés et lui promis de revenir la voir le
lendemain.

En lisant les pages de ce journal, tu souris, n'est-ce pas? de mon
enthousiasme pour une petite fille arabe rencontrée par hasard sur les
bancs d'une classe; tu ne crois pas aux passions subites, tu me sais
même assez éprouvé sur ce point pour n'en concevoir pas si légèrement
de nouvelles; tu fais la part sans doute de l'entraînement, du climat,
de la poésie des lieux, du costume, de toute cette mise en scène des
montagnes et de la mer, de ces grandes impressions de souvenir et de
localité qui échauffent d'avance l'esprit pour une illusion passagère.
Il te semble, non pas que je suis épris, mais que je crois l'être ...
comme si ce n'était pas la même chose en résultat!

J'ai entendu des gens graves plaisanter sur l'amour que l'on conçoit
pour des actrices, pour des reines, pour des femmes poëtes, pour tout
ce qui, selon eux, agite l'imagination plus que le cœur, et pourtant,
avec de si folles amours, on aboutit au délire, à la mort, ou à des
sacrifices inouïs de temps, de fortune ou d'intelligence. Ah! je crois
être amoureux, ah! je crois être malade, n'est-ce pas? Mais, si je
crois l'être, je le suis!

Je te fais grâce de mes émotions, lis toutes les histoires d'amoureux
possibles, depuis le recueil qu'en a fait Plutarque jusqu'à _Werther_,
et si, dans notre siècle, il se rencontre encore de ceux-là, songe bien
qu'ils n'en ont que plus de mérite pour avoir triomphé de tous les
moyens d'analyse que nous présentent l'expérience et l'observation. Et,
maintenant, échappons aux généralités.

En quittant la maison de madame Carlès, j'ai emporté mon amour comme
une proie dans la solitude. Oh! que j'étais heureux de me voir une
idée, un but, une volonté, quelque chose à rêver, à tâcher d'atteindre!
Ce pays qui a ranimé toutes les forces et les inspirations de ma
jeunesse ne me devait pas moins sans doute; j'avais bien senti déjà
qu'en mettant le pied sur cette terre maternelle, en me replongeant
aux sources vénérées de notre histoire et de nos croyances, j'allais
arrêter le cours de mes ans, que je me refaisais enfant à ce berceau du
monde, jeune encore au sein de cette jeunesse éternelle.

Préoccupé de ces pensées, j'ai traversé la ville sans prendre garde au
mouvement habituel de la foule. Je cherchais la montagne et l'ombrage,
je sentais que l'aiguille de ma destinée avait changé de place tout
à coup; il fallait longuement réfléchir et chercher des moyens de la
fixer. Au sortir des portes fortifiées, par le coté opposé à la mer,
on trouve des chemins profonds, ombragés de halliers et bordés par les
jardins touffus des maisons de campagne; plus haut, c'est le bois de
pins-parasols plantés, il y a deux siècles, pour empêcher l'invasion
des sables qui menacent le promontoire de Beyrouth. Les troncs
rougeâtres de cette plantation régulière, qui s'étend en quinconce sur
un espace de plusieurs lieues, semblent les colonnes d'un temple élevé
à l'universelle nature, et qui domine d'un côté la mer, et de l'autre
le désert, ces deux faces mornes du monde. J'étais déjà venu rêver dans
ce lieu sans but défini, sans autre pensée que ces vagues problèmes
philosophiques qui s'agitent toujours dans les cerveaux inoccupés en
présence de tels spectacles. Désormais j'y apportais une idée féconde;
je n'étais plus seul; mon avenir se dessinait sur le fond lumineux de
ce tableau: la femme idéale que chacun poursuit dans ses songes s'était
réalisée pour moi; tout le reste était oublié.

Je n'ose te dire quel vulgaire incident vint me tirer de ces hautes
réflexions pendant que je foulais d'un pied superbe le sable rouge du
sentier. Un énorme insecte le traversait, en poussant devant lui une
boule plus grosse que lui-même: c'était une sorte d'escarbot qui me
rappela les scarabées égyptiens, qui portent le monde au-dessus de leur
tête. Tu me connais pour superstitieux, et tu penses bien que je tirai
un augure quelconque de cette intervention symbolique tracée à travers
mon chemin. Je revins sur mes pas avec la pensée d'un obstacle contre
lequel il me faudrait lutter.

Je me suis hâté, dès le lendemain, de retourner chez madame Carlès.
Pour donner un prétexte à cette visite rapprochée, j'étais allé acheter
au bazar des ajustements de femme, une _mandille_ de Brousse, quelques
pics de soie ouvragée en torsades et en festons pour garnir une robe
et des guirlandes de petites fleurs artificielles que les Levantines
mêlent à leur coiffure.

Lorsque j'apportai tout cela à l'esclave, que madame Carlès, en me
voyant arriver, avait fait entrer chez elle, celle-ci se leva en
poussant des cris de joie et s'en alla dans la galerie faire voir ces
richesses à son amie. Je l'avais suivie pour la ramener, en m'excusant
près de madame Carlès d'être cause de cette folie; mais toute la classe
s'unissait déjà dans le même sentiment d'admiration, et la jeune fille
druse avait jeté sur moi un regard attentif et souriant qui m'allait
jusqu'à l'âme.

--Que pense-t-elle? me disais-je; elle croira sans doute que je
suis épris de mon esclave, et que ces ajustements sont des marques
d'affection. Peut-être aussi tout cela est-il un peu brillant pour être
porté dans une école; j'aurais dû choisir des choses plus utiles, par
exemple des babouches; celle de la pauvre Zeynab ne sont plus d'une
entière fraîcheur.

Je remarquai même qu'il eût mieux valu lui acheter une robe neuve que
des broderies à coudre aux siennes. Ce fut aussi l'observation que fit
madame Carlès, qui s'était unie avec bonhomie au mouvement que cet
épisode avait produit dans sa classe.

--Il faudrait une bien belle robe pour des garnitures si brillantes!

--Vois-tu, dit-elle à l'esclave, si tu voulais apprendre à coudre, le
_sidi_ (seigneur) irait acheter au bazar sept à huit pics de taffetas,
et tu pourrais te faire une robe de grande dame.

Mais certainement l'esclave eût préféré la robe toute faite.

Il me sembla que la jeune fille druse jetait un regard assez triste
sur ces ornements, qui n'étaient plus faits pour sa fortune, et qui
ne l'étaient guère davantage pour celle que l'esclave pouvait tenir
de moi; je les avais achetés au hasard, sans trop m'inquiéter des
convenances et des possibilités. Il est clair qu'une garniture de
dentelle appelle une robe de velours ou de satin; tel était à peu près
l'embarras où je m'étais jeté imprudemment. De plus, je semblais jouer
le rôle difficile d'un riche particulier, tout prêt à déployer ce que
nous appelons un luxe asiatique, et qui, en Asie, donne l'idée plutôt
d'un luxe européen.

Je crus m'apercevoir que cette supposition ne m'était pas, en général,
défavorable. Les femmes sont, hélas! un peu les mêmes dans tous les
pays. Madame Carlès eut peut-être aussi plus de considération pour moi
dès lors, et voulut bien ne voir qu'une simple curiosité de voyageur
dans les questions que je lui fis sur la jeune fille druse. Je n'eus
pas de peine non plus à lui faire comprendre que le peu qu'elle m'en
avait dit le premier jour avait excité mon intérêt pour l'infortune du
père.

--Il ne serait pas impossible, dis-je à l'institutrice, que je fusse de
quelque utilité à ces personnes; je connais un des employés du pacha;
de plus, vous savez qu'un Européen un peu connu a de l'influence sur
les consuls.

--Oh! oui, faites cela si vous pouvez! me dit madame Carlès avec sa
vivacité provençale; elle le mérite bien, et son père aussi sans doute.
C'est ce qu'ils appellent un _akkal_, un homme saint, un savant; et sa
fille, qu'il a instruite, a déjà le même titre parmi les siens: _akkalé
siti_ (dame spirituelle).

--Mais ce n'est que son surnom, dis-je; elle a un autre nom encore?

--Elle s'appelle Salèma; l'autre nom lui est commun avec toutes les
autres femmes qui appartiennent à l'ordre religieux. La pauvre enfant,
ajouta madame Carlès, j'ai fait ce que j'ai pu pour l'amener à devenir
chrétienne, mais elle dit que sa religion, c'est la même chose; elle
croit tout ce que nous croyons, et elle vient à l'église comme les
autres.... Eh bien, que voulez-vous que je vous dise? ces gens-là
sont de même avec les Turcs; votre esclave, qui est musulmane, me dit
qu'elle respecte aussi leurs croyances, de sorte que je finis par ne
plus lui en parler. Et pourtant quand on croit à tout, on ne croit à
rien! Voilà ce que je dis.



IV--LE CHEIK DRUSE


Je me hâtai, en quittant la maison, d'aller au palais du pacha, pressé
que j'étais de me rendre utile à la jeune akkalé siti. Je trouvai mon
ami l'Arménien à sa place ordinaire, dans la salle d'attente, et je lui
demandai ce qu'il savait sur la détention d'un chef druse emprisonné
pour n'avoir pas payé l'impôt.

--Oh! s'il n'y avait que cela, me dit-il, je doute que l'affaire fût
grave, car aucun des cheiks druses n'a payé le miri depuis trois ans.
Il faut qu'il s'y joigne quelque méfait particulier.

Il alla prendre quelques informations près des autres employés, et
revint bientôt m'apprendre qu'on accusait le cheik Seïd-Eschérazy
d'avoir fait parmi les siens des prédications séditieuses. C'est un
homme dangereux dans les temps de troubles, ajouta l'Arménien. Du
reste, le pacha de Beyrouth ne peut pas le mettre en liberté; cela
dépend du pacha d'Acre.

--Du pacha d'Acre! m'écriai-je; mais c'est le même pour lequel j'ai une
lettre, et que j'ai connu personnellement à Paris!

Et je montrai une telle joie de cette circonstance, que l'Arménien me
crut fou. Il était loin, certes, d'en soupçonner le motif.

Rien n'ajoute de force à un amour commençant comme ces circonstances
inattendues qui, si peu importantes qu'elles soient, semblent indiquer
l'action de la destinée. Fatalité ou providence, il semble que l'on
voie paraître sous la trame uniforme de la vie certaine ligne tracée
sur un patron invisible, et qui indique une route à suivre sous peine
de s'égarer. Aussitôt je m'imagine qu'il était écrit de tout temps que
je devais me marier en Syrie; que le sort avait tellement prévu ce fait
immense, que, pour l'accomplir, il n'avait pas fallu moins de mille
circonstances enchaînées bizarrement dans mon existence, et dont, sans
doute, je m'exagérais les rapports.

Par les soins de l'Arménien, j'obtins facilement une permission pour
aller visiter la prison d'État, située dans un groupe de tours qui fait
partie de l'enceinte orientale de la ville. Je m'y rendis avec lui,
et, moyennant le bakchis donné aux gens de la maison, je pus faire
demander au cheik druse s'il lui convenait de me recevoir. La curiosité
des Européens est tellement connue et acceptée des gens de ce pays,
que cela ne fit aucune difficulté. Je m'attendais à trouver un réduit
lugubre, des murailles suintantes, des cachots; mais il n'y avait
rien de semblable dans la partie des prisons qu'on me fit voir. Cette
demeure ressemblait parfaitement aux autres maisons de Beyrouth, ce qui
n'est pas faire absolument leur éloge; il n'y avait de plus que des
surveillants et des soldats.

Le cheik, maître d'un appartement complet, avait la faculté de se
promener sur les terrasses. Il nous reçut dans une salle servant de
parloir, et fit apporter du café et des pipes par un esclave qui lui
appartenait. Quant à lui-même, il s'abstenait de fumer, selon l'usage
des akkals. Lorsque nous eûmes pris place et que je pus le considérer
avec attention, je m'étonnai de le trouver si jeune; il me paraissait à
peine plus âgé que moi. Des traits nobles et mâles traduisaient dans un
autre sexe la physionomie de sa fille; le timbre pénétrant de sa voix
me frappa fortement par la même raison.

J'avais, sans trop de réflexion, désiré cette entrevue, et déjà je
me sentais ému et embarrassé plus qu'il ne convenait à un visiteur
simplement curieux; l'accueil simple et confiant du cheik me rassura.
J'étais au moment de lui dire à fond ma pensée; mais les expressions
que je cherchais pour cela ne faisaient que m'avertir de la singularité
de ma démarche. Je me bornai donc, pour cette fois, à une conversation
de touriste. Il avait vu déjà dans sa prison plusieurs Anglais, et
était fait aux interrogations sur sa race et sur lui-même.

Sa position, du reste, le rendait fort patient et assez désireux de
conversation et de compagnie. La connaissance de l'histoire de son
pays me servait surtout à lui prouver que je n'étais guidé que par un
motif de science. Sachant combien on avait de peine à faire donner aux
Druses des détails sur leur religion, j'employais simplement la formule
semi-interrogative: «Est-il vrai que...?» et je développais toutes
les assertions de Niebuhr, de Volney et de Sacy. Le Druse secouait la
tête avec la réserve prudente des Orientaux, et me disait simplement:
«Comment! cela est-il ainsi? Les chrétiens sont-ils aussi savants?...
De quelle manière a-t-on pu apprendre cela?» et autres phrases évasives.

Je vis bien qu'il n'y avait pas grand'chose de plus à en tirer pour
cette fois. Notre conversation s'était faite en italien, qu'il parlait
assez purement. Je lui demandai la permission de le revenir voir pour
lui soumettre quelques fragments d'une histoire du grand émir Fakardin,
dont je lui dis que je m'occupais. Je supposais que l'amour-propre
national le conduirait à rectifier les faits peu favorables à son
peuple. Je ne me trompais pas. Il comprit peut-être que, dans une
époque où l'Europe a tant d'influence sur la situation des peuples
orientaux, il convenait d'abandonner un peu cette prétention à une
doctrine secrète qui n'a pu résister à la pénétration de nos savants.

--Songez donc, lui dis-je, que nous possédons dans nos bibliothèques
une centaine de vos livres religieux, qui tous ont été lus, traduits,
commentés.

--Notre Seigneur est grand! dit-il en soupirant.

Je crois bien qu'il me prit cette fois pour un missionnaire; mais il
n'en marqua rien extérieurement, et m'engagea vivement à le revenir
voir, puisque j'y trouvais quelque plaisir.

Je ne puis te donner qu'un résumé des entretiens que j'eus avec le
cheik druse, et dans lesquels il voulut bien rectifier les idées que je
m'étais formées de sa religion d'après des fragments de livres arabes,
traduits au hasard et commentés par les savants de l'Europe. Autrefois,
ces choses étaient secrètes pour les étrangers, et les Druses cachaient
leurs livres avec soin dans les lieux les plus retirés de leurs maisons
et de leurs temples.

C'est pendant les guerres qu'ils eurent à soutenir, soit contre les
Turcs, soit contre les Maronites, qu'on parvint à réunir un grand
nombre de ces manuscrits et à se faire une idée de l'ensemble du dogme;
mais il était impossible qu'une religion établie depuis huit siècles
n'eût pas produit un fatras de dissertations contradictoires, œuvre
des sectes diverses et des phases successives amenées par le temps.
Certains écrivains y ont donc vu un monument des plus compliqués de
l'extravagance humaine; d'autres ont exalté le rapport qui existe entre
la religion druse et la doctrine des initiations antiques. Les Druses
ont été comparés successivement aux pythagoriciens, aux esséniens, aux
gnostiques, et il semble aussi que les templiers, les rose-croix et
les francs-maçons modernes leur aient emprunté beaucoup d'idées. On
ne peut douter que les écrivains des croisades ne les aient confondus
souvent avec les ismaéliens, dont une secte a été cette fameuse
association des assassins qui fut un instant la terreur de tous les
souverains du monde; mais ces derniers occupaient le Kurdistan, et leur
_cheik-el-djebel_, ou Vieux de la Montagne, n'a aucun rapport avec le
_prince de la montagne_ du Liban.

La religion des Druses a cela de particulier, qu'elle prétend être la
dernière révélée au monde. En effet, son Messie apparut vers l'an 1000,
près de quatre cents ans après Mahomet. Comme le nôtre, il s'incarna
dans le corps d'un homme; mais il ne choisit pas mal son enveloppe et
pouvait bien mener l'existence d'un dieu, même sur la terre, puisqu'il
n'était pas moins que le commandeur des croyants, le calife d'Égypte et
de Syrie, près duquel tous les autres princes de la terre faisaient une
bien pauvre figure en ce glorieux an 1000. A l'époque de sa naissance,
toutes les planètes se trouvaient réunies dans le signe du Cancer, et
l'étincelant _Pharoüis_ (Saturne) présidait à l'heure où il entra dans
le monde. En outre, la nature lui avait tout donné pour soutenir un
tel rôle: il avait la face d'un lion, la voix vibrante et pareille au
tonnerre, et l'on ne pouvait supporter l'éclat de son œil d'un bleu
sombre.

Il semblerait difficile qu'un souverain doué de tous ces avantages
ne pût se faire croire sur parole en annonçant qu'il était dieu.
Cependant Hakem ne trouva dans son propre peuple qu'un petit nombre
de sectateurs. En vain fit-il fermer les mosquées, les églises et
les synagogues; en vain établit-il des maisons de conférences où des
docteurs à ses gages démontraient sa divinité: la conscience populaire
repoussait le dieu, tout en respectant le prince. L'héritier puissant
des Fatimites obtint moins de pouvoir sur les âmes que n'en eut à
Jérusalem le fils du charpentier, et à Médine le chamelier Mahomet.
L'avenir seulement lui gardait un peuple de croyants fidèles, qui,
si peu nombreux qu'il soit, se regarde, ainsi qu'autrefois le peuple
hébreu, comme dépositaire de la vraie loi, de la règle éternelle, des
arcanes de l'avenir. Dans un temps rapproché, Hakem doit reparaître
sous une forme nouvelle et établir partout la supériorité de son
peuple, qui succédera en gloire et en puissance aux musulmans et aux
chrétiens. L'époque fixée par les livres druses est celle où les
chrétiens auront triomphé des musulmans dans tout l'Orient.

Lady Stanhope, qui vivait dans le pays des Druses, et qui s'était
infatuée de leurs idées, avait, comme l'on sait, dans sa cour un cheval
tout préparé pour le _Mahdi_, qui est ce même personnage apocalyptique,
et qu'elle espérait accompagner dans son triomphe. On sait que ce vœu
a été déçu. Cependant le cheval futur du Mahdi, qui porte sur le dos
une selle naturelle formée par des replis de la peau, existe encore et
a été racheté par un des cheiks druses.

Avons-nous le droit de voir dans tout cela des folies? Au fond, il n'y
a pas une religion moderne qui ne présente des conceptions semblables.
Disons plus, la croyance des Druses n'est qu'un syncrétisme de toutes
les religions et de toutes les philosophies antérieures.

Les Druses ne reconnaissent qu'un seul dieu, qui est Hakem; seulement,
ce dieu, comme le Bouddha des Indous, s'est manifesté au monde sous
plusieurs formes différentes. Il s'est incarné dix fois en différents
lieux de la terre; dans l'Inde d'abord, en Perse plus tard, dans
l'Yémen, à Tunis et ailleurs encore. C'est ce qu'on appelle les
_stations_.

Hakem se nomme au ciel _Albar_.

Après lui viennent cinq ministres, émanations directes de la Divinité,
dont les noms d'anges sont Gabriel, Michel, Israfil, Azarid et
Métatron; on les appelle symboliquement l'Intelligence, l'Ame, la
Parole, le Précédant et le Suivant. Trois autres ministres d'un degré
inférieur s'appellent, au figuré, l'Application, l'Ouverture et le
Fantôme; ils ont, en outre, des noms d'homme qui s'appliquent à leurs
incarnations diverses, car eux aussi interviennent de temps en temps
dans le grand drame de la vie humaine.

Ainsi, dans le catéchisme druse, le principal ministre, nommé Hamza,
qui est le même que Gabriel, est regardé comme ayant paru sept fois;
il se nommait Schatnil à l'époque d'Adam, plus tard Pythagore, David,
Schoaïb; du temps de Jésus, il était le vrai Messie et se nommait
Eléazar; du temps de Mahomet, on l'appelait Salman-el-Farési, et enfin,
sous le nom d'Hamza, il fut le prophète de Hakem, calife et dieu, et
fondateur réel de la religion druse.

Voilà, certes, une croyance où le ciel se préoccupe constamment de
l'humanité. Les époques où ces puissances interviennent s'appellent
_révolutions_. Chaque fois que la race humaine se fourvoie et tombe
trop profondément dans l'oubli de ses devoirs, l'Être suprême et ses
anges se font hommes, et, par les seuls moyens humains, rétablissent
l'ordre dans les choses.

C'est toujours, au fond, l'idée chrétienne avec une intervention plus
fréquente de la Divinité, mais l'idée chrétienne sans Jésus, car les
Druses supposent que les apôtres ont livré aux Juifs un faux Messie,
qui s'est dévoué pour cacher l'autre; le véritable (Hamza) se trouvait
au nombre des disciples, sous le nom d'Éléazar, et ne faisait que
souffler sa pensée à Jésus, fils de Joseph. Quant aux évangélistes, ils
les appellent _les pieds de la sagesse_, et ne font à leurs récits que
cette seule variante. Il est vrai qu'elle supprime l'adoration de la
croix et la pensée d'un Dieu immolé par les hommes.

Maintenant, par ce système de révélations religieuses qui se succèdent
d'époque en époque, les Druses admettent aussi l'idée musulmane, mais
sans Mahomet. C'est encore Hamza qui, sous le nom de Salman-el-Farési,
a semé cette parole nouvelle. Plus tard, la dernière incarnation de
Hakem et d'Hamza est venue coordonner les dogmes divers révélés au
monde sept fois depuis Adam, et qui se rapportent aux époques d'Hénoch,
de Noé, d'Abraham, de Moïse, de Pythagore, du Christ et de Mahomet.

On voit que toute cette doctrine repose au fond sur une interprétation
particulière de la Bible, car il n'est question dans cette chronologie
d'aucune divinité des idolâtres, et Pythagore en est le seul personnage
qui s'éloigne de la tradition mosaïque. On peut s'expliquer aussi
comment cette série de croyances a pu faire passer les Druses tantôt
pour Turcs, tantôt pour chrétiens.

Nous avons compté huit personnages célestes qui interviennent dans la
foule des hommes, les uns luttant comme le Christ par la parole, les
autres par l'épée comme les dieux d'Homère. Il existe nécessairement
aussi des anges de ténèbres qui remplissent un rôle tout opposé. Aussi,
dans l'histoire du monde qu'écrivent les Druses, voit-on chacune des
sept périodes offrir l'intérêt d'une action grandiose, où ces éternels
ennemis se cherchent sous ce masque humain, et se reconnaissent à leur
supériorité ou à leur haine.

Ainsi l'esprit du mal sera tour à tour Éblis ou le serpent; Méthouzel,
le roi de la ville des géants, à l'époque du déluge; Nemrod, du temps
d'Abraham; Pharaon, du temps de Moïse; plus tard, Antiochus, Hérode et
autres monstrueux tyrans, secondés d'acolytes sinistres, qui renaissent
aux mêmes époques pour contrarier le règne du Seigneur. Selon quelques
sectes, ce retour est soumis à un cycle millénaire que ramène
l'influence de certains astres; dans ce cas, on ne compte pas l'époque
de Mahomet comme grande révolution périodique; le drame mystique qui
renouvelle à chaque fois la face du monde est tantôt le paradis perdu,
tantôt le déluge, tantôt la fuite d'Égypte, tantôt le règne de Salomon;
la mission du Christ et le règne de Hakem en forment les deux derniers
tableaux. A ce point de vue, le Mahdi ne pourrait maintenant reparaître
qu'en l'an 2000.

Dans toute cette doctrine, on ne trouve point trace du péché originel;
il n'y a non plus ni paradis pour les justes, ni enfer pour les
méchants. La récompense et l'expiation ont lieu sur la terre par
le retour des âmes dans d'autres corps. La beauté, la richesse, la
puissance sont données aux élus; les infidèles sont les esclaves, les
malades, les souffrants. Une vie pure peut cependant les replacer
encore au rang dont ils sont déchus, et faire tomber à leur place l'élu
trop fier de sa prospérité.

Quant à la transmigration, elle s'opère d'une manière fort simple.
Le nombre des hommes est constamment le même sur la terre. A chaque
seconde, il en meurt un et il en naît un autre; l'âme qui fuit
est appelée magnétiquement dans le rayon du corps qui se forme,
et l'influence des astres règle providentiellement cet échange de
destinées; mais les hommes n'ont pas, comme les esprits célestes, la
conscience de leurs migrations. Les fidèles peuvent cependant, en
s'élevant par les neuf degrés de l'initiation, arriver peu à peu à
la connaissance de toutes choses et d'eux-mêmes. C'est là le bonheur
réservé aux akkals (spirituels), et tous les Druses peuvent s'élever à
ce rang par l'étude et par la vertu. Ceux, au contraire, qui ne font
que suivre la loi sans prétendre à la sagesse s'appellent _djahels_,
c'est-à-dire ignorants. Ils conservent toujours la chance de s'élever
dans une autre vie et d'épurer leurs âmes trop attachées à la matière.

Quant aux chrétiens, juifs, mahométans et idolâtres, on comprend
bien que leur position est fort inférieure. Cependant il faut dire,
à la louange de la religion druse, que c'est la seule peut-être qui
ne dévoue pas ses ennemis aux peines éternelles. Lorsque le Messie
aura reparu, les Druses seront établis dans toutes les royautés,
gouvernements et propriétés de la terre en raison de leurs mérites,
et les autres peuples passeront à l'état de valets, d'esclaves et
d'ouvriers; enfin ce sera la plèbe vulgaire. Le cheik m'assurait à ce
propos que les chrétiens ne seraient pas les plus maltraités. Espérons
donc que les Druses seront bons maîtres.

Ces détails m'intéressaient tellement, que je voulus connaître enfin la
vie de cet illustre Hakem, que les historiens ont peint comme un fou
furieux, mi-parti de Néron et d'Héliogabale. Je comprenais bien qu'au
point de vue des Druses, sa conduite devait s'expliquer d'une tout
autre manière.

Le bon cheik ne se plaignait pas trop de mes visites fréquentes; de
plus, il savait que je pouvais lui être utile auprès du pacha d'Acre.
Il a donc bien voulu me raconter, avec toute la pompe romanesque du
génie arabe, cette histoire de Hakem, que je transcris telle à peu
près qu'il me l'a dite. En Orient, tout devient conte. Il ne faut pas
croire cependant que ceci fasse suite aux _Mille et une Nuits_. Les
faits principaux de cette histoire sont fondés sur des traditions
authentiques; et je n'ai pas été fâché, après avoir observé et étudié
le Caire moderne, de retrouver les souvenirs du Caire ancien, conservés
en Syrie dans les familles exilées d'Égypte depuis huit cents ans.



III

HISTOIRE DU CALIFE HAKEM



I--LE HACHICH


Sur la rive droite du Nil, à quelque distance du port de Fostat, où
se trouvent les ruines du vieux Caire, non loin de la montagne du
Mokattam, qui domine la ville nouvelle, il y avait, quelque temps après
l'an 1000 des chrétiens, qui se rapporte au IVe siècle de l'hégire
musulmane, un petit village habité en grande partie par des gens de la
secte des sabéens.

Des dernières maisons qui bordent le fleuve, on jouit d'une vue
charmante; le Nil enveloppe de ses flots caressants l'île de Roddah,
qu'il a l'air de soutenir comme une corbeille de fleurs qu'un esclave
porterait dans ses bras. Sur l'autre rive, on aperçoit Gizèh, et, le
soir, lorsque le soleil vient de disparaître, les pyramides déchirent
de leurs triangles gigantesques la bande de brume violette du couchant.
Les têtes des palmiers-doums, des sycomores et des figuiers de pharaon
se détachent en noir sur ce fond clair. Des troupeaux de buffles que
semble garder de loin le sphinx, allongé dans la plaine comme un chien
en arrêt, descendent par longues files à l'abreuvoir, et les lumières
des pêcheurs piquent d'étoiles d'or l'ombre opaque des berges.

Au village des sabéens, l'endroit où l'on jouissait le mieux de
cette perspective était un okel aux blanches murailles, entouré de
caroubiers, dont la terrasse avait le pied dans l'eau, et où, toutes
les nuits, les bateliers qui descendaient ou remontaient le Nil
pouvaient voir trembloter les veilleuses nageant dans des flaques
d'huile.

A travers les baies des arcades, un curieux placé dans une cange au
milieu du fleuve aurait aisément discerné dans l'intérieur de l'okel
les voyageurs et les habitués assis devant de petites tables sur
des cages de bois de palmier ou des divans recouverts de nattes,
et se fût assurément étonné de leur aspect étrange. Leurs gestes
extravagants suivis d'une immobilité stupide, les rires insensés, les
cris inarticulés qui s'échappaient par instants de leur poitrine, lui
eussent fait deviner une de ces maisons où, bravant les défenses, les
infidèles vont s'enivrer de vin, de _bouza_ (bière) ou de hachich.

Un soir, une barque dirigée avec la certitude que donne la connaissance
des lieux, vint aborder dans l'ombre de la terrasse, au pied d'un
escalier dont l'eau baisait les premières marches, et il s'en élança un
jeune homme de bonne mine, qui semblait un pécheur, et qui, montant les
degrés d'un pas ferme et rapide, s'assit dans l'angle de la salle à une
place qui paraissait la sienne. Personne ne fit attention à sa venue;
c'était évidemment un habitué.

Au même moment, par la porte opposée, c'est-à-dire du côté de terre,
entrait un homme vêtu d'une tunique de laine noire, portant, contre la
coutume, de longs cheveux sous un _takieh_ (bonnet blanc).

Son apparition inopinée causa quelque surprise. Il s'assit dans un coin
à l'ombre, et, l'ivresse générale reprenant le dessus, personne bientôt
ne fit attention à lui. Quoique ses vêtements fussent misérables, le
nouveau venu ne portait pas sur sa figure l'humilité inquiète de la
misère. Ses traits, fermement dessinés, rappelaient les lignes sévères
du masque léonin. Ses yeux, d'un bleu sombre comme celui du saphir,
avaient une puissance indéfinissable; ils effrayaient et charmaient à
la fois.

Yousouf--c'était le nom du jeune homme amené par la cange--se sentit
tout de suite au cœur une sympathie secrète pour l'inconnu dont il
avait remarqué la présence inaccoutumée. N'ayant pas encore pris
part à l'orgie, il se rapprocha du divan sur lequel s'était accroupi
l'étranger.

--Frère, dit Yousouf, tu parais fatigué; sans doute tu viens de loin.
Veux-tu prendre quelque rafraîchissement?

--En effet, ma route a été longue, répondit l'étranger. Je suis entré
dans cet okel pour me reposer; mais que pourrais-je boire ici, où l'on
ne sert que des breuvages défendus?

--Vous autres musulmans, vous n'osez mouiller vos lèvres que d'eau
pure; mais, nous qui sommes de la secte des sabéens, nous pouvons, sans
offenser notre loi, nous désaltérer du généreux sang de la vigne ou de
la blonde liqueur de l'orge.

--Je ne vois pourtant devant toi aucune boisson fermentée?

--Oh! il y a longtemps que j'ai dédaigné leur ivresse grossière, dit
Yousouf en faisant signe à un noir, qui posa sur la table deux petites
tasses de verre entourées de filigrane d'argent et une boite remplie
d'une pâte verdâtre où trempait une spatule d'ivoire. Cette boîte
contient le paradis promis par ton prophète à ses croyants, et, si tu
n'étais pas si scrupuleux, je te mettrais dans une heure aux bras des
houris sans te faire passer sur le pont d'Alsirat, continua en riant
Yousouf.

--Mais cette pâte est du hachich, si je ne me trompe, répondit
l'étranger en repoussant la tasse dans laquelle Yousouf avait déposé
une portion de la fantastique mixture, et le hachich est prohibé.

--Tout ce qui est agréable est défendu, dit Yousouf en avalant une
première cuillerée.

L'étranger fixa sur lui ses prunelles d'un azur sombre; la peau de
son front se contracta avec des plis si violents, que sa chevelure en
suivait les ondulations; un moment on eût dit qu'il voulait s'élancer
sur l'insouciant jeune homme et le mettre en pièces; mais il se
contint, ses traits se détentirent, et, changeant subitement d'avis, il
allongea la main, prit la tasse, et se mit à déguster lentement la pâte
verte.

Au bout de quelques minutes, les effets du hachich commençaient à
se faire sentir sur Yousouf et sur l'étranger; une douce langueur se
répandait dans tous leurs membres, un vague sourire voltigeait sur
leurs lèvres. Quoiqu'ils eussent à peine passé une demi-heure l'un
près de l'autre, il leur semblait se connaître depuis mille ans.
La drogue agissant avec plus de force sur eux, ils commencèrent à
rire, à s'agiter et à parler avec une volubilité extrême, l'étranger
surtout, qui, strict observateur des défenses, n'avait jamais goûté de
cette préparation et en ressentait vivement les effets. Il paraissait
en proie à une exaltation extraordinaire; des essaims de pensées
nouvelles, inouïes, inconcevables, traversaient son âme en tourbillons
de feu; ses yeux étincelaient comme éclairés intérieurement par
le reflet d'un monde inconnu, une dignité surhumaine relevait son
maintien; puis la vision s'éteignait, et il se laissait aller mollement
sur les carreaux à toutes les béatitudes du kief.

--Eh bien, compagnon, dit Yousouf saisissant cette intermittence dans
l'ivresse de l'inconnu, que te semble de cette honnête confiture
aux pistaches? Anathématiseras-tu toujours les braves gens qui se
réunissent tranquillement dans une salle basse pour être heureux à leur
manière?

--Le hachich rend pareil à Dieu, répondit l'étranger d'une voix lente
et profonde.

--Oui, répliqua Yousouf avec enthousiasme; les buveurs d'eau ne
connaissent que l'apparence grossière et matérielle des choses.
L'ivresse, en troublant les yeux du corps, éclaircit ceux de l'âme;
l'esprit, dégagé du corps, son pesant geôlier, s'enfuit comme un
prisonnier dont le gardien s'est endormi, laissant la clef à la porte
du cachot. Il erre joyeux et libre dans l'espace et la lumière, causant
familièrement avec les génies qu'il rencontre et qui l'éblouissent
de révélations soudaines et charmantes. Il traverse d'un coup d'aile
facile des atmosphères de bonheur indicible, et cela, dans l'espace
d'une minute qui semble éternelle, tant ces sensations s'y succèdent
avec rapidité. Moi, j'ai un rêve qui reparaît sans cesse, toujours
le même et toujours varié: lorsque je me retire dans ma cange,
chancelant sous la splendeur de mes visions, fermant la paupière à ce
ruissellement perpétuel d'hyacinthes, d'escarboucles, d'émeraudes, de
rubis, qui forment le fond sur lequel le hachich dessine des fantaisies
merveilleuses..., comme au sein de l'infini, j'aperçois une figure
céleste, plus belle que toutes les créations des poëtes, qui me sourit
avec une pénétrante douceur, et qui descend des cieux pour venir
jusqu'à moi. Est-ce un ange, une péri? Je ne sais. Elle s'assied à mes
côtés dans la barque, dont le bois grossier se change aussitôt en nacre
de perle et flotte sur une rivière d'argent, poussée par une brise
chargée de parfums.

--Heureuse et singulière vision! murmura l'étranger en balançant la
tête.

--Ce n'est pas là tout, continua Yousouf. Une nuit, j'avais pris une
dose moins forte; je me réveillai de mon ivresse, lorsque ma cange
passait à la pointe de l'île de Roddah. Une femme semblable à celle de
mon rêve penchait sur moi des yeux qui, pour être humains, n'en avaient
pas moins un éclat céleste; son voile entr'ouvert laissait flamboyer,
aux rayons de la lune une veste roide de pierreries. Ma main rencontra
la sienne; sa peau douce, onctueuse et fraîche comme un pétale de
fleur, ses bagues, dont les ciselures m'effleurèrent, me convainquirent
de la réalité.

--Près de l'île de Roddah? se dit l'étranger d'un air méditatif.

--Je n'avais pas rêvé, poursuivit Yousouf sans prendre garde à la
remarque de son confident improvisé; le hachich n'avait fait que
développer un souvenir enfoui au plus profond de mon âme, car ce
visage divin m'était connu. Par exemple, où l'avais-je vu déjà, dans
quel monde nous étions nous rencontrés, quelle existence antérieure
nous avait mis en rapport, c'est ce que je ne saurais dire; mais ce
rapprochement si étrange, cette aventure si bizarre ne me causaient
aucune surprise: il me paraissait tout naturel que cette femme, qui
réalisait si complètement mon idéal, se trouvât là dans ma cange, au
milieu du Nil, comme si elle se fût élancée du calice d'une de ces
larges fleurs qui montent à la surface des eaux. Sans lui demander
aucune explication, je me jetai à ses pieds, et, comme à la péri de
mon rêve, je lui adressai tout ce que l'amour dans son exaltation peut
imaginer de plus brûlant et de plus sublime; il me venait des paroles
d'une signification immense, des expressions qui renfermaient des
univers de pensées, des phrases mystérieuses où vibrait l'écho des
mondes disparus. Mon âme se grandissait dans le passé et dans l'avenir;
l'amour que j'exprimais, j'avais la conviction de l'avoir ressenti de
toute éternité. A mesure que je parlais, je voyais ses grands yeux
s'allumer et lancer des effluves; ses mains transparentes s'étendaient
vers moi, s'effilant en rayons de lumière. Je me sentais enveloppé d'un
réseau de flamme et je retombais malgré moi de la veille dans le rêve.
Quand je pus secouer l'invincible et délicieuse torpeur qui liait mes
membres, j'étais sur la rive opposée à Gizèh, adossé à un palmier, et
mon noir dormait tranquillement à côté de la cange qu'il avait tirée
sur le sable. Une lueur rose frangeait l'horizon; le jour allait
paraître.

--Voilà un amour qui ne ressemble guère aux amours terrestres, dit
l'étranger sans faire la moindre objection aux impossibilités du récit
d'Yousouf, car le hachich rend facilement crédule aux prodiges.

--Cette histoire incroyable, je ne l'ai jamais dite à personne;
pourquoi te l'ai-je confiée, à toi que je n'ai jamais vu? Il me paraît
difficile de l'expliquer. Un attrait mystérieux m'entraîne vers toi.
Quand tu as pénétré dans cette salle, une voix a crié dans mon âme: «Le
voilà donc enfin!» Ta venue a calmé une inquiétude secrète qui ne me
laissait aucun repos. Tu es celui que j'attendais sans le savoir. Mes
pensées s'élancent au-devant de toi, et j'ai dû te raconter tous les
mystères de mon cœur.

--Ce que tu éprouves, répondit l'étranger, je le sens aussi, et je
vais te dire ce que je n'ai pas même osé m'avouer jusqu'ici. Tu as une
passion impossible; moi, j'ai une passion monstrueuse! Tu aimes une
péri; moi, j'aime ... tu vas frémir ... ma sœur! et cependant, chose
étrange, je ne puis éprouver aucun remords de ce penchant illégitime;
j'ai beau me condamner, je suis absous par un pouvoir mystérieux
que je sens en moi. Mon amour n'a rien des impuretés terrestres. Ce
n'est pas la volupté qui me pousse vers ma sœur, bien qu'elle égale
en beauté le fantôme de mes visions; c'est un attrait indéfinissable,
une affection profonde comme la mer, vaste comme le ciel, et telle que
pourrait l'éprouver un dieu. L'idée que ma sœur pourrait s'unir à un
homme m'inspire le dégoût et l'horreur comme un sacrilège; il y a chez
elle quelque chose de céleste que je devine à travers les voiles de
la chair. Malgré le nom dont la terre la nomme, c'est l'épouse de mon
âme divine, la vierge qui me fut destinée dès les premiers jours de la
création; par instants, je crois ressaisir, à travers les âges et les
ténèbres, des apparences de notre filiation secrète. Des scènes qui se
passaient avant l'apparition des hommes sur la terre me reviennent en
mémoire, et je me vois sous les rameaux d'or de l'Éden, assis auprès
d'elle et servi par les esprits obéissants. En m'unissant à une autre
femme, je craindrais de prostituer et de dissiper l'âme du monde qui
palpite en moi. Par la concentration de nos sangs divins, je voudrais
obtenir une race immortelle, un dieu définitif, plus puissant que tous
ceux qui se sont manifestés jusqu'à présent sous divers noms et sous
diverses apparences!

Pendant que Yousouf et l'étranger échangaient ces longues confidences,
les habitués de l'okel, agités par l'ivresse, se livraient à des
contorsions extravagantes, à des rires insensés, à des pâmoisons
extatiques, à des danses convulsives; mais peu à peu, la force du
chanvre s'étant dissipée, le calme leur était revenu, et ils gisaient
le long des divans dans l'état de prostration qui suit ordinairement
ces excès.

Un homme à mine patriarcale, dont la barbe inondait la robe traînante,
entra dans l'okel et s'avança jusqu'au milieu de la salle.

--Mes frères, levez-vous, dit-il d'une voix sonore; je viens d'observer
le ciel; l'heure est favorable pour sacrifier devant le sphinx un coq
blanc en l'honneur d'Hermès et d'Agathodæmon.

Les sabéens se dressèrent sur leurs pieds et parurent se disposer à
suivre leur prêtre; mais l'étranger, en entendant cette proposition,
changea deux ou trois fois de couleur: le bleu de ses yeux devint noir,
des plis terribles sillonnèrent sa face, et il s'échappa de sa poitrine
un rugissement sourd qui fit tressaillir l'assemblée d'effroi, comme si
un lion véritable fût tombé au milieu de l'okel.

--Impies! blasphémateurs! brutes immondes! adorateurs d'idoles!
s'écria-t-il d'une voix retentissante comme un tonnerre.

A cette explosion de colère succéda dans la foule un mouvement de
stupeur. L'inconnu avait un tel air d'autorité et soulevait les plis de
son sayon par des gestes si fiers, que nul n'osa répondre à ses injures.

Le vieillard s'approcha de lui et lui dit:

--Quel mal trouves-tu, frère, à sacrifier un coq, suivant les rites,
aux bons génies Hermès et Agathodæmon?

L'étranger grinça des dents rien qu'à entendre ces deux noms.

--Si tu ne partages pas la croyance des sabéens, qu'es-tu venu faire
ici? es-tu sectateur de Jésus ou de Mahomet?

--Mahomet et Jésus sont des imposteurs, s'écria l'inconnu avec une
puissance de blasphème incroyable.

--Sans doute tu suis la religion des Parsis, tu vénères le feu....

--Fantômes, dérisions, mensonges que tout cela! interrompit l'homme au
sayon noir avec un redoublement d'indignation.

--Alors, qui adores-tu?

--Il me demande qui j'adore!... Je n'adore personne, puisque je suis
Dieu moi-même! le seul, le vrai, l'unique Dieu, dont les autres ne sont
que les ombres.

A cette assertion inconcevable, inouïe, folle, les sabéens se jetèrent
sur le blasphémateur, à qui ils eussent fait un mauvais parti, si
Yousouf, le couvrant de son corps, ne l'eût entraîné à reculons jusqu'à
la terrasse que baignait le Nil, quoiqu'il se débattit et criât comme
un forcené. Ensuite, d'un coup de pied vigoureux donné au rivage,
Yousouf lança la barque au milieu du fleuve.

Quand ils eurent pris le courant:

--Où faudra-t-il que je te conduise? dit Yousouf à son ami.

--Là-bas, dans l'île de Roddah, où tu vois briller ces lumières,
répondit l'étranger, dont l'air de la nuit avait calmé l'exaltation.

En quelques coups de rames, ils atteignirent la rive, et l'homme au
sayon noir, avant de sauter à terre, dit à son sauveur en lui offrant
un anneau d'un travail ancien qu'il tira de son doigt:

--En quelque lieu que tu me rencontres, tu n'as qu'à me présenter cette
bague, et je ferai ce que tu voudras.

Puis il s'éloigna et disparut sous les arbres qui bordent le fleuve.
Pour rattraper le temps perdu, Yousouf, qui voulait assister au
sacrifice du coq, se mit à couper l'eau du Nil avec un redoublement
d'énergie.



II--LA DISETTE


Quelques jours après, le calife sortit comme à l'ordinaire de son
palais pour se rendre à l'observatoire du Mokattam. Tout le monde
était accoutumé à le voir sortir ainsi, de temps en temps, monté sur
un âne et accompagné d'un seul esclave qui était muet. On supposait
qu'il passait la nuit à contempler les astres, car on le voyait revenir
au point du jour dans le même équipage, et cela étonnait d'autant
moins ses serviteurs, que son père, Aziz-Billah, et son grand-père,
Moëzzeldin, le fondateur du Caire, avaient fait ainsi, étant fort
versés tous deux dans les sciences cabalistiques; mais le calife Hakem,
après avoir observé la disposition des astres et compris qu'aucun
danger ne le menaçait immédiatement, quittait ses habits ordinaires,
prenait ceux de l'esclave, qui restait à l'attendre dans la tour, et,
s'étant un peu noirci la figure de manière à déguiser ses traits, il
descendait dans la ville pour se mêler au peuple et apprendre des
secrets dont plus tard il faisait son profit comme souverain. C'est
sous un pareil déguisement qu'il s'était introduit naguère dans l'okel
des sabéens.

Cette fois-là, Hakem descendit vers la place de Roumelieh, le lieu
du Caire où la population forme les groupes les plus animés: on se
rassemblait dans les boutiques et sous les arbres pour écouter ou
réciter des contes et des poëmes, en consommant des boissons sucrées,
des limonades et des fruits confits. Les jongleurs, les almées et les
montreurs d'animaux attiraient ordinairement autour d'eux une foule
empressée de se distraire après les travaux de la journée; mais, ce
soir-là, tout était changé, le peuple présentait l'aspect d'une mer
orageuse avec ses houles et ses brisants. Des voix sinistres couvraient
çà et là le tumulte, et des discours pleins d'amertume retentissaient
de toutes parts. Le calife écouta, et entendit partout cette
exclamation:

--Les greniers publics sont vides!

En effet, depuis quelque temps, une disette très-forte inquiétait la
population; l'espérance de voir arriver bientôt les blés de la haute
Égypte avait calmé momentanément les craintes: chacun ménageait ses
ressources de son mieux; pourtant, ce jour-là, la caravane de Syrie
étant arrivée très-nombreuse, il était devenu presque impossible de se
nourrir, et une grande foule excitée par les étrangers s'était portée
aux greniers publics du vieux Caire, ressource suprême des plus grandes
famines. Le dixième de chaque récolte est entassé là dans d'immenses
enclos formés de hauts murs et construits jadis par Amrou. Sur l'ordre
du conquérant de l'Égypte, ces greniers furent laissés sans toitures,
afin que les oiseaux pussent y prélever leur part. On avait respecté
depuis cette disposition pieuse, qui ne laissait perdre d'ordinaire
qu'une faible partie de la réserve, et semblait porter bonheur à la
ville; mais, ce jour-là, quand le peuple en fureur demanda qu'il lui
fût livré des grains, les employés répondirent qu'il était venu des
bandes d'oiseaux qui avaient tout dévoré. A cette réponse, le peuple
s'était cru menacé des plus grands maux, et, depuis ce moment, la
consternation régnait partout.

--Comment, se disait Hakem, n'ai-je rien su de ces choses? Est-il
possible qu'un prodige pareil se soit accompli? J'en aurais vu
l'annonce dans les astres; rien n'est dérangé non plus dans le
_pentacle_ que j'ai tracé.

Il se livrait à cette méditation, quand un vieillard, qui portait le
costume des Syriens, s'approcha de lui et dit:

--Pourquoi ne leur donnes-tu pas du pain, seigneur?

Hakem leva la tête avec étonnement, fixa son œil de lion sur l'étranger
et crut que cet homme l'avait reconnu sous son déguisement.

Cet homme était aveugle.

--Es-tu fou, dit Hakem, de t'adresser avec ces paroles à quelqu'un que
tu ne vois pas et dont tu n'as entendu que les pas dans la poussière!

--Tous les hommes, dit le vieillard, sont aveugles vis-à-vis de Dieu.

--C'est donc à Dieu que tu t'adresses?

--C'est a toi, seigneur.

Hakem réfléchit un instant, et sa pensée tourbillonna de nouveau comme
dans l'ivresse du hachich.

--Sauve-les, dit le vieillard; car toi seul es la puissance, toi seul
es la vie, toi seul es la volonté!

--Crois-tu donc que je puisse créer du blé ici, sur l'heure? répondit
Hakem en proie à une pensée indéfinie.

--Le soleil ne peut luire à travers le nuage, il le dissipe lentement.
Le nuage qui te voile en ce moment, c'est le corps où tu as daigné
descendre, et qui ne peut agir qu'avec les forces de l'homme. Chaque
être subit la loi des choses ordonnées par Dieu, Dieu seul n'obéit qu'à
la loi qu'il s'est faite lui-même. Le monde, qu'il a formé par un art
cabalistique, se dissoudrait à l'instant, s'il manquait à sa propre
volonté.

--Je vois bien, dit le calife avec un effort de raison, que tu n'es
qu'un mendiant; tu as reconnu qui je suis sous ce déguisement, mais ta
flatterie est grossière. Voici une bourse de sequins; laisse-moi.

--J'ignore quelle est ta condition, seigneur, car je ne vois qu'avec
les yeux de l'âme. Quant à de l'or, je suis versé dans l'alchimie et je
sais en faire quand j'en ai besoin; je donne cette bourse à ton peuple.
Le pain est cher; mais, dans cette bonne ville du Caire, avec de l'or,
on a de tout.

--C'est quelque nécromant, se dit Hakem.

Cependant la foule ramassait les pièces semées à terre par le vieillard
syrien et se précipitait au four du boulanger le plus voisin. On ne
donnait, ce jour-là, qu'une ocque (deux livres) de pain pour chaque
sequin d'or.

--Ah! c'est comme cela? dit Hakem. Je comprends! Ce vieillard, qui
vient du pays de la sagesse, m'a reconnu et m'a parlé par allégories.
Le calife est l'image de Dieu; ainsi que Dieu, je dois punir.

Il se dirigea vers la citadelle, où il trouva le chef du guet,
Abou-Arous, qui était dans la confidence de ses déguisements. Il se fit
suivre de cet officier et de son bourreau, comme il avait déjà fait en
plusieurs circonstances, aimant assez, comme la plupart des princes
orientaux, cette sorte de justice expéditive; puis il les ramena vers
la maison du boulanger qui avait vendu le pain au poids de l'or.

--Voici un voleur, dit-il au chef du guet.

--Il faut donc, dit celui-ci, lui clouer l'oreille au volet de sa
boutique?

--Oui, dit le calife, après avoir coupé la tête toutefois.

Le peuple, qui ne s'attendait pas à pareille fête, fit cercle avec
joie dans la rue, tandis que le boulanger protestait en vain de son
innocence. Le calife, enveloppé dans un _abbah_ noir qu'il avait pris
à la citadelle, semblait remplir les fonctions d'un simple cadi.

Le boulanger était à genoux et tendait le cou en recommandant son
âme aux anges Monkir et Nekir. A cet instant, un jeune homme fendit
la foule et s'élança vers Hakem en lui montrant un anneau d'argent
constellé. C'était Yousouf le sabéen.

--Accordez-moi, s'écria-t-il, la grâce de cet homme. Hakem se rappela
sa promesse et reconnut son ami des bords du Nil. Il fit un signe; le
bourreau s'éloigna du boulanger, qui se releva joyeusement. Hakem,
entendant les murmures du peuple désappointé, dit quelques mots à
l'oreille du chef du guet, qui s'écria à haute voix:

--Le glaive est suspendu jusqu'à demain à pareille heure. Alors, il
faudra que chaque boulanger fournisse le pain à raison de dix ocques
pour un sequin.

--Je comprenais bien l'autre jour, dit le sabéen à Hakem, que vous
étiez un homme de justice, en voyant votre colère contre les boissons
défendues; aussi cette bague me donne un droit dont j'userai de temps
en temps.

--Mon frère, vous avez dit vrai, répondit le calife en l'embrassant.
Maintenant, ma soirée est terminée; allons faire une petite débauche de
hachich à l'okel des sabéens.



III--LA DAME DU ROYAUME


A son entrée dans la maison, Yousouf prit à part le chef de l'okel et
le pria d'excuser son ami de la conduite qu'il avait tenue quelques
jours auparavant.

--Chacun, dit-il, a son idée fixe dans l'ivresse; la sienne alors est
d'être dieu!

Cette explication fut transmise aux habitués, qui s'en montrèrent
satisfaits.

Les deux amis s'assirent an même endroit que la veille; le négrillon
leur apporta la boîte qui contenait la pâte enivrante, et ils en
prirent chacun une dose qui ne tarda pas à produire son effet; mais le
calife, au lieu de s'abandonner aux fantaisies de l'hallucination et de
se répandre en conversations extravagantes, se leva, comme poussé par
le bras de fer d'une idée fixe; une résolution immuable était sur ses
grands traits fermement sculptés, et, d'un ton de voix d'une autorité
irrésistible, il dit à Yousouf:

--Frère, il faut prendre la cange et me conduire à l'endroit où tu m'as
déposé hier à l'île de Roddah, près des terrasses du jardin.

A cet ordre inopiné, Yousouf sentit errer sur ses lèvres quelques
représentations qu'il lui fut impossible de formuler, bien qu'il lui
parût bizarre de quitter l'okel précisément lorsque les béatitudes du
hachich réclamaient le repos et les divans pour se développer à leur
aise; mais une telle puissance de volonté éclatait dans les yeux du
calife, que le jeune homme descendit silencieusement à sa cange. Hakem
s'assit à l'extrémité, près de la proue, et Yousouf se courba sur les
rames. Le calife, qui, pendant ce court trajet, avait donné des signes
de la plus violente exaltation, sauta à terre sans attendre que la
barque se fût rangée au bord, et congédia son ami d'un geste royal et
majestueux. Yousouf retourna à l'okel, et le prince prit le chemin du
palais.

Il rentra par une poterne dont il toucha le ressort secret, et se
trouva bientôt, après avoir franchi quelques corridors obscurs, au
milieu de ses appartements, où son apparition surprit ses gens,
habitués à ne le voir revenir qu'aux premières lueurs du jour. Sa
physionomie illuminée de rayons, sa démarche à la fois incertaine
et roide, ses gestes étranges, inspirèrent une vague terreur aux
eunuques; ils imaginaient qu'il allait se passer au palais quelque
chose d'extraordinaire, et, se tenant debout contre les murailles,
la tête basse et les bras croisés, ils attendirent l'événement dans
une respectueuse anxiété. On savait les justices d'Hakem promptes,
terribles et sans motif apparent. Chacun tremblait, car nul ne se
sentait pur.

Hakem cependant ne fit tomber aucune tête. Une pensée plus grave
l'occupait tout entier; négligeant ces petits détails de police, il se
dirigea vers l'appartement de sa sœur, la princesse Sétalmulc, action
contraire à toutes les idées musulmanes, et, soulevant la portière, il
pénétra dans la première salle, au grand effroi des eunuques et des
femmes de la princesse, qui se voilèrent précipitamment le visage.

Sétalmulc (ce nom veut dire la dame du royaume, _sitt' al mulk_) était
assise au fond d'une pièce retirée, sur une pile de carreaux qui
garnissaient une alcôve pratiquée dans l'épaisseur de la muraille;
l'intérieur de cette salle éblouissait par sa magnificence. La
voûte, travaillée en petits dômes, offrait l'apparence d'un gâteau
de miel ou d'une grotte à stalactites par la complication ingénieuse
et savante de ses ornements, où le rouge, le vert, l'azur et l'or
mêlaient leurs teintes éclatantes. Des mosaïques de verre revêtaient
les murs à hauteur d'homme de leurs plaques splendides; des arcades
évidées en cœur retombaient avec grâce sur les chapiteaux évasés
en forme de turban que supportaient des colonnettes de marbre. Le
long des corniches, sur les jambages des portes, sur les cadres des
fenêtres couraient des inscriptions en écriture karmatique dont les
caractères élégants se mêlaient à des fleurs, à des feuillages et à
des enroulements d'arabesques. Au milieu de la salle, une fontaine
d'albâtre recevait dans sa vasque sculptée un jet d'eau dont la fusée
de cristal montait jusqu'à la voûte et retombait, en pluie fine avec un
grésillement argentin.

A la rumeur causée par l'entrée de Hakem, Sétalmulc, inquiète, se leva
et fit quelques pas vers la porte. Sa taille majestueuse parut ainsi
avec tous ses avantages, car la sœur du calife était la plus belle
princesse du monde: des sourcils d'un noir velouté surmontaient, de
leurs arcs d'une régularité parfaite, des yeux qui faisaient baisser
le regard comme si l'on eût contemplé le soleil; son nez fin et d'une
courbe légèrement aquiline indiquait la royauté de sa race, et, dans
sa pâleur dorée, relevée aux joues de deux petits nuages de fard, sa
bouche d'une pourpre éblouissante éclatait comme une grenade pleine de
perles.

Le costume de Sétalmulc était d'une richesse inouïe: une corne de
métal, recouverte de diamants, soutenait son voile de gaze mouchetée de
paillons; sa robe, mi-partie de velours vert et de velours incarnadin,
disparaissait presque sous les inextricables ramages des broderies.
Il se formait aux manches, aux coudes, à la poitrine, des foyers de
lumière d'un éclat prodigieux, où l'or et l'argent croisaient leurs
étincelles; la ceinture, formée de plaques d'or travaillé à jour et
constellée d'énormes boutons de rubis, glissait par son poids autour
d'une taille souple et majestueuse, et s'arrêtait retenue par l'opulent
contour des hanches. Ainsi vêtue, Sétalmulc faisait l'effet d'une de
ces reines des empires disparus, qui avaient des dieux pour ancêtres.

La portière s'ouvrit violemment, et Hakem parut sur le seuil. A la
vue de son frère, Sétalmulc ne put retenir un cri de surprise qui ne
s'adressait pas tant à l'action insolite qu'à l'aspect étrange du
calife. En effet, Hakem semblait n'être pas animé par la vie terrestre.
Son teint pâle reflétait la lumière d'un autre monde. C'était bien la
forme du calife, mais éclairée d'un autre esprit et d'une autre âme.
Ses gestes étaient des gestes de fantôme, et il avait l'air de son
propre spectre. Il s'élança vers Sétalmulc plutôt porté par la volonté
que par des mouvements humains, et, quand il fut près d'elle, il
l'enveloppa d'un regard si profond, si pénétrant, si intense, si chargé
de pensées, que la princesse frissonna et croisa ses bras sur son sein,
comme si une main invisible eût déchiré ses vêtements.

--Sétalmulc, dit Hakem, j'ai pensé longtemps à te donner un mari; mais
aucun homme n'est digne de toi. Ton sang divin ne doit pas souffrir de
mélange. Il faut transmettre intact à l'avenir le trésor que nous avons
reçu du passé. C'est moi, Hakem, le calife, le seigneur du ciel et de
la terre, qui serai ton époux: les noces se feront dans trois jours.
Telle est ma volonté sacrée.

La princesse éprouva, à cette déclaration imprévue, un tel
saisissement, que sa réponse s'arrêta à ses lèvres; Hakem avait parlé
avec une telle autorité, une domination si fascinatrice, que Sétalmulc
sentit que toute objection était impossible. Sans attendre la réponse
de sa sœur, Hakem rétrograda jusqu'à la porte; puis il regagna sa
chambre, et, vaincu par le hachich, dont l'effet était arrivé à son
plus haut degré, il se laissa tomber sur les coussins comme une masse
et s'endormit.

Aussitôt après le départ de son frère, Sétalmulc manda près d'elle le
grand vizir Argévan, et lui raconta tout ce qui venait de se passer.
Argévan avait été le régent de l'empire pendant la première jeunesse
de Hakem, proclamé calife à onze ans; un pouvoir sans contrôle était
resté dans ses mains, et la puissance de l'habitude le maintenait dans
les attributions du véritable souverain, dont Hakem avait seulement les
honneurs.

Ce qui se passa dans l'esprit d'Argévan, après le récit que lui fit
Sétalmulc de la visite nocturne du calife, ne peut humainement se
décrire; mais qui aurait pu sonder les secrets de cette âme profonde?
Est-ce l'étude et la méditation qui avaient amaigri ses joues et
assombri son regard austère? Est-ce la résolution et la volonté qui
avaient tracé sur les lignes de son front la forme sinistre du _tau_,
signe des destinées fatales? La pâleur d'un masque immobile, qui ne
se plissait par moments qu'entre les deux sourcils, annonçait-elle
seulement qu'il était issu des plaines brûlées du Maghreb? Le respect
qu'il inspirait à la population du Caire, l'influence qu'il avait prise
sur les riches et les puissants, étaient-ils la reconnaissance de la
sagesse et de la justice apportées à l'administration de l'État?

Toujours est-il que Sétalmulc, élevée par lui, le respectait à l'égal
de son père, le précédent calife. Argévan partagea l'indignation de la
sultane et dit seulement:

--Hélas! quel malheur pour l'empire! Le prince des croyants a vu sa
raison obscurcie.... Après la famine, c'est un autre fléau dont le ciel
nous frappe. Il faut ordonner des prières publiques; notre seigneur est
devenu fou!

--Dieu nous en préserve! s'écria Sétalmulc.

--Au réveil du prince des croyants, ajouta le vizir, j'espère que
cet égarement se sera dissipé, et qu'il pourra, comme à l'ordinaire,
présider le grand conseil.

Argévan attendait au point du jour le réveil du calife. Celui-ci
n'appela ses esclaves que très-tard, et on lui annonça que déjà la
salle du divan était remplie de docteurs, de gens de loi et de cadis.
Lorsque Hakem entra dans la salle, tout le monde se prosterna selon la
coutume, et le vizir, en se relevant, interrogea d'un regard curieux le
visage pensif du maître.

Ce mouvement n'échappa point au calife. Une sorte d'ironie glaciale
lui sembla empreinte dans les traits de son ministre. Depuis quelque
temps déjà, le prince regrettait l'autorité trop grande qu'il avait
laissé prendre à des inférieurs, et, en voulant agir par lui-même, il
s'étonnait de rencontrer toujours des résistances parmi les ulémas,
cachefs et moudhirs, tous dévoués à Argévan. C'était pour échapper à
cette tutelle, et afin de juger les choses par lui-même, qu'il s'était
précédemment résolu à des déguisements et à des promenades nocturnes.

Le calife, voyant qu'on ne s'occupait que des affaires courantes,
arrêta la discussion, et dit d'une voix éclatante:

--Parlons un peu de la famine; je me suis promis aujourd'hui de faire
trancher la tête à tous les boulangers.

Un vieillard se leva du banc des ulémas, et dit:

--Prince des croyants, n'as-tu pas fait grâce à l'un d'eux hier dans la
nuit?

Le son de cette voix n'était pas inconnu au calife, qui répondit:

--Cela est vrai; mais j'ai fait grâce à condition que le pain serait
vendu à raison de dix ocques pour un sequin.

--Songe, dit le vieillard, que ces malheureux payent la farine dix
sequins l'ardeb. Punis plutôt ceux qui la leur vendent à ce prix.

--Quels sont ceux-là?

--Les moultezims, les cachefs, les moudhirs et les ulémas eux-mêmes,
qui en possèdent des amas dans leurs maisons.

Un frémissement courut parmi les membres du conseil et les assistants,
qui étaient les principaux habitants du Caire.

Le calife pencha la tête dans ses mains et réfléchit quelques instants.
Argévan, irrité, voulut répondre à ce que venait de dire le vieil
uléma, mais la voix tonnante de Hakem retentit dans l'assemblée.

--Ce soir, dit-il, au moment de la prière, je sortirai de mon palais de
Roddah, je traverserai le bras du Nil dans ma cange, et, sur le rivage,
le chef du guet m'attendra avec son bourreau; je suivrai la rive gauche
du _calisch_ (canal), j'entrerai au Caire par la porte Bab-el-Tahla,
pour me rendre à la mosquée de Raschida. A chaque maison de moultezim,
de cachef ou d'uléma que je rencontrerai, je demanderai s'il y a du
blé, et, dans toute maison où il n'y en aura pas, je ferai pendre ou
décapiter le propriétaire.

Le vizir Argévan n'osa pas élever la voix dans le conseil après ces
paroles du calife; mais, le voyant rentrer dans ses appartements, il se
précipita sur ses pas, et lui dit:

--Vous ne ferez pas cela, seigneur!

--Retire-toi, lui dit Hakem avec colère. Te souviens-tu que, lorsque
j'étais enfant, tu m'appelais par plaisanterie _le Lézard_?... Eh bien,
maintenant le lézard est devenu le dragon.



IV--LE MORISTAN


Le soir même de ce jour, quand vint l'heure de la prière, Hakem entra
dans la ville par le quartier des soldats, suivi seulement du chef du
guet et de son exécuteur: il s'aperçut que toutes les rues étaient
illuminées sur son passage. Les gens du peuple tenaient des bougies
à la main pour éclairer la marche du prince, et s'étaient groupés
principalement devant chaque maison de docteur, de cachef, de notaire
ou autres personnages éminents qu'indiquait l'ordonnance. Partout le
calife entrait et trouvait un grand amas de blé; aussitôt il ordonnait
qu'il fût distribué à la foule et prenait le nom du propriétaire.

--Par ma promesse, leur disait-il, votre tête est sauve; mais apprenez
désormais à ne pas faire chez vous d'amas de blé, soit pour vivre dans
l'abondance au milieu de la misère générale, soit pour le revendre au
poids de l'or et tirer à vous en peu de jours toute la fortune publique.

Après avoir visité ainsi quelques maisons, il envoya des officiers dans
les autres et se rendit à la mosquée de Raschida pour faire lui-même la
prière, car c'était un vendredi; mais, en entrant, son étonnement fut
grand de trouver la tribune occupée et d'être salué de ces paroles:

--Que le nom de Hakem soit glorifié sur la terre comme dans les cieux!
Louange éternelle au Dieu vivant!

Si enthousiasmé que fût le peuple de ce que venait de faire le calife,
cette prière inattendue devait indigner les fidèles croyants; aussi
plusieurs montèrent-ils à la chaire pour jeter en bas le blasphémateur;
mais ce dernier se leva et descendit avec majesté, faisant reculer
à chaque pas les assaillants et traversant la foule étonnée, qui
s'écriait en le voyant de plus près:

--C'est un aveugle! la main de Dieu est sur lui.

Hakem avait reconnu le vieillard de la place Roumelieh, et, comme,
dans l'état de veille, un rapport inattendu unit parfois quelque fait
matériel aux circonstances d'un rêve oublié jusque-là, il vit, comme
par un coup de foudre, se mêler la double existence de sa vie et de ses
extases. Cependant son esprit luttait encore contre cette impression
nouvelle, de sorte que, sans s'arrêter plus longtemps dans la mosquée,
il remonta à cheval et prit le chemin de son palais.

Il fit mander le visir Argévan, mais ce dernier ne put être trouvé.
Comme l'heure était venue d'aller au Mokattam consulter les astres, le
calife se dirigea vers la tour de l'observatoire et monta à l'étage
supérieur, dont la coupole, percée à jour, indiquait les douze maisons
des astres. Saturne, la planète de Hakem, était pâle et plombé, et
Mars, qui a donné son nom à la ville du Caire, flambloyait de cet éclat
sanglant qui annonce guerre et danger. Hakem descendit au premier
étage de la tour, où se trouvait une table cabalistique établie par
son grand-père Moëzzeldin. Au milieu d'un cercle autour duquel étaient
écrits en chaldéen les noms de tous les pays de la terre, se trouvait
la statue de bronze d'un cavalier armé d'une lance qu'il tenait droite
ordinairement; mais, quand un peuple ennemi marchait contre l'Égypte,
le cavalier baissait sa lance en arrêt, et se tournait vers le pays
d'où venait l'attaque. Hakem vit le cavalier tourné vers l'Arabie.

--Encore cette race des Abassides! s'écria-t-il, ces fils dégénérés
d'Omar, que nous avions écrasés dans leur capitale de Bagdad! Mais que
m'importent ces infidèles maintenant, j'ai en main la foudre!

En y songeant davantage, pourtant, il sentait bien qu'il était homme
comme par le passé; l'hallucination n'ajoutait plus à sa certitude
d'être un dieu la confiance d'une force surhumaine.

--Allons, se dit-il, prendre les conseils de l'extase.

Et il alla s'enivrer de nouveau de cette pâte merveilleuse, qui
peut-être est la même que l'ambroisie, nourriture des immortels.

Le fidèle Yousouf était arrivé déjà, regardant d'un œil rêveur l'eau
du Nil, morne et plate, diminuée à un point qui annonçait toujours la
sécheresse et la famine.

--Frère, lui dit Hakem, est-ce à tes amours que tu rêves? Dis-moi alors
quelle est ta maîtresse, et, sur mon serment, tu l'auras.

--Le sais-je, hélas! dit Yousouf. Depuis que le souffle du khamsin rend
les nuits étouffantes, je ne rencontre plus sa cange dorée sur le Nil.
Lui demander ce qu'elle est, l'oserais-je, même si je la revoyais?
J'arrive à croire parfois que tout cela n'était qu'une illusion de
cette herbe perfide, qui attaque ma raison peut être, ... si bien que
je ne sais plus déjà même distinguer ce qui est rêve de ce qui est
réalité.

--Le crois-tu? dit Hakem avec inquiétude.

Puis, après un instant d'hésitation, il dit à son compagnon:

--Qu'importe? Oublions la vie encore aujourd'hui.

Une fois plongé dans l'ivresse du hachich, il arrivait, chose étrange,
que les deux amis entraient dans une certaine communauté d'idées
et d'impressions. Yousouf s'imaginait souvent que son compagnon,
s'élançant vers les cieux et frappant du pied le sol indigne de sa
gloire, lui tendait la main et l'entraînait dans les espaces à travers
les astres tourbillonnants et les atmosphères blanchies d'une semence
d'étoiles; bientôt Saturne, pâle, mais couronné d'un anneau lumineux,
grandissait et se rapprochait, entouré des sept lunes qu'emporte son
mouvement rapide, et dès lors qui pourrait dire ce qui se passait
à leur arrivée dans cette divine patrie de leurs songes? La langue
humaine ne peut exprimer que des sensations conformes à notre nature;
seulement, quand les deux amis conversaient dans ce rêve divin, les
noms qu'ils se donnaient n'étaient plus des noms de la terre.

Au milieu de cette extase, arrivée au point de donner à leurs corps
l'apparence de masses inertes, Hakem se tordit tout à coup en s'écriant:

--Éblis! Éblis!

Au même instant, des _zebecks_ enfonçaient la porte de l'okel, et, à
leur tête, Argévan, le vizir, faisait cerner la salle et ordonnait
qu'on s'emparât de tous ces infidèles, violateurs de l'ordonnance du
calife, qui défendait l'usage du hachich et des boissons fermentées.

--Démon! s'écria le calife reprenant ses sens et rendu à lui-même, je
te faisais chercher pour avoir ta tête! Je sais que c'est toi qui as
organisé la famine et distribué à tes créatures la réserve des greniers
de l'État! A genoux devant le prince des croyants! Commence par
répondre, et tu finiras par mourir.

Argévan fronça le sourcil, et son œil sombre s'éclaira d'un froid
sourire.

--Au Moristan, ce fou qui se croit le calife! dit-il dédaigneusement
aux gardes.

Quant à Yousouf, il avait déjà sauté dans sa cange, prévoyant bien
qu'il ne pourrait défendre son ami.

Le Moristan, qui aujourd'hui est attenant à la mosquée de Kalaoum,
était alors une vaste prison dont une partie seulement était consacrée
aux fous furieux. Le respect des Orientaux pour les fous ne va pas
jusqu'à laisser en liberté ceux qui pourraient être nuisibles. Hakem,
en s'éveillant le lendemain dans une obscure cellule, comprit bien
vite qu'il n'avait rien à gagner à se mettre en fureur ni à se dire le
calife sous des vêtements de fellah. D'ailleurs, il y avait déjà cinq
califes dans l'établissement et un certain nombre de dieux. Ce dernier
titre n'était donc pas plus avantageux à prendre que l'autre. Hakem
était trop convaincu, du reste, par mille efforts faits dans la nuit
pour briser sa chaîne, que sa divinité, emprisonnée dans un faible
corps, le laissait, comme la plupart des Bouddhas de l'Inde et autres
incarnations de l'Être suprême, abandonné à toute la malice humaine et
aux lois matérielles de la force. Il se souvint même que la situation
où il s'était mis ne lui était pas nouvelle.

--Tâchons surtout, dit-il, d'éviter la flagellation.

Cela n'était pas facile, car c'était le moyen employé généralement
alors contre l'incontinence de l'imagination. Quand arriva la visite
du _kekim_ (médecin), celui-ci était accompagné d'un autre docteur qui
paraissait étranger. La prudence de Hakem était telle, qu'il ne marqua
aucune surprise de cette visite, et se borna à répondre qu'une débauche
de hachich avait été chez lui la cause d'un égarement passager, que
maintenant il se sentait comme à l'ordinaire. Le médecin consultait son
compagnon et lui parlait avec une grande déférence. Ce dernier secoua
la tête et dit que souvent les insensés avaient des moments lucides et
se faisaient mettre en liberté avec d'adroites suppositions. Cependant
il ne voyait pas de difficulté à ce qu'on donnât à celui-ci la liberté
de se promener dans les cours.

--Est-ce que vous êtes aussi médecin? dit le calife au docteur étranger.

--C'est le prince de la science, s'écria le médecin des fous; c'est le
grand Ebn-Sina (Avicenne), qui, arrivé nouvellement de Syrie, daigne
visiter le Moristan.

Cet illustre nom d'Avicenne, le savant docteur, le maître vénéré de la
santé et de la vie des hommes,--et qui passait aussi près du vulgaire
pour un magicien capable des plus grands prodiges,--fit une vive
impression sur l'esprit du calife. Sa prudence l'abandonna; il s'écria:

--O toi qui me vois ici, tel qu'autrefois Aïssé (Jésus), abandonné sous
cette forme et dans mon impuissance humaine aux entreprises de l'enfer,
doublement méconnu comme calife et comme dieu, songe qu'il convient que
je sorte au plus tôt de cette indigne situation. Si tu es pour moi,
fais-le connaître; si tu ne crois pas à mes paroles, sois maudit!

Avicenne ne répondit pas; mais il se tourna vers le médecin en secouant
la tête, et lui dit:

--Vous voyez!... déjà sa raison l'abandonne.

Et il ajouta:

--Heureusement, ce sont là des visions qui ne font de mal à qui que ce
soit. J'ai toujours dit que le chanvre avec lequel on fait la pâte de
hachich était cette herbe même qui, au dire d'Hippocrate, communiquait
aux animaux une sorte de rage et les portait à se précipiter dans la
mer. Le hachich était connu déjà du temps de Salomon: vous pouvez lire
le mot _hachichot_ dans le _Cantique des Cantiques_, où les qualités
enivrantes de cette préparation....

La suite de ces paroles se perdit pour Hakem en raison de l'éloignement
des deux médecins, qui passaient dans une autre cour. Il resta seul,
abandonné aux impressions les plus contraires, doutant qu'il fût dieu,
doutant même parfois qu'il fût calife, ayant peine à réunir les
fragments épars de ses pensées. Profitant de la liberté relative qui
lui était laissée, il s'approcha des malheureux répandus çà et là dans
de bizarres attitudes, et, prêtant l'oreille à leurs chants et à leurs
discours, il y surprit quelques idées qui attirèrent son attention.

Un de ces insensés était parvenu, en ramassant divers débris, à se
composer une sorte de tiare étoilée de morceaux de verre, et drapait
sur ses épaules des haillons couverts de broderies éclatantes qu'il
avait figurées avec des bribes de clinquant.

--Je suis, disait-il, le _kaïmalzeman_ (le chef du siècle), et je vous
dis que les temps sont arrivés.

--Tu mens, lui disait un autre. Ce n'est pas toi qui es le véritable;
mais tu appartiens à la race des _dives_ et tu cherches à nous tromper.

--Qui suis-je donc, à ton avis? disait le premier.

--Tu n'es autre que Thamurath, le dernier roi des génies rebelles! Ne
te souviens-tu pas de celui qui te vainquit dans l'île de Sérendib,
et qui n'était autre qu'Adam, c'est-à-dire moi-même? Ta lance et ton
bouclier sont encore suspendus comme trophées sur mon tombeau[1].

--Son tombeau! dit l'autre en éclatant de rire, jamais on n'a pu en
trouver la place. Je lui conseille d'en parler.

--J'ai le droit de parler de tombeau, ayant vécu déjà six fois parmi
les hommes et étant mort six fois aussi comme je le devais; on m'en a
construit de magnifiques; mais c'est le tien qu'il serait difficile de
découvrir, attendu que, vous autres dives, vous ne vivez que dans des
corps morts!

La huée générale qui succéda à ces paroles s'adressait au malheureux
empereur des dives, qui se leva furieux, et dont le prétendu Adam
fit tomber la couronne d'un revers de main, l'autre fou s'élança sur
lui, et la lutte des deux ennemis allait se renouveler après cinq
milliers d'années (d'après leur compte), si l'un des surveillants ne
les eût séparés à coups de nerf de bœuf, distribués d'ailleurs avec
impartialité.

On se demandera quel était l'intérêt que prenait Hakem à ces
conversations d'insensés qu'il écoutait avec une attention marquée, ou
qu'il provoquait même par quelques mots. Seul maître de sa raison au
milieu de ces intelligences égalées, il se replongeait silencieusement
dans tout un monde de souvenirs. Par un effet singulier qui résultait
peut-être de son attitude austère, les fous semblaient le respecter, et
nul d'entre eux n'osait lever les yeux sur sa figure; cependant quelque
chose les portait à se grouper autour de lui, comme ces plantes qui,
dans les dernières heures de la nuit, se tournent déjà vers la lumière
encore absente.

Si les mortels ne peuvent concevoir par eux-mêmes ce qui se passe dans
l'âme d'un homme qui tout à coup se sent prophète, ou d'un mortel
qui se sent dieu, la Fable et l'histoire du moins leur ont permis de
supposer quels doutes, quelles angoisses doivent se produire dans ces
divines natures à l'époque indécise où leur intelligence se dégage des
liens passagers de l'incarnation. Hakem arrivait par instants à douter
de lui-même, comme le Fils de l'homme au mont des Oliviers, et ce qui
surtout frappait sa pensée d'étourdissement, c'était l'idée que sa
divinité lui avait été d'abord révélée dans les extases du hachich.

--Il existe donc, se disait-il, quelque chose de plus fort que celui
qui est tout, et ce serait une herbe des champs qui pourrait créer de
tels prestiges? Il est vrai qu'un simple ver prouva qu'il était plus
fort que Salomon, lorsqu'il perça et fit se rompre par le milieu le
bâton sur lequel s'était appuyé ce prince des génies; mais qu'était-ce
que Salomon auprès de moi, si je suis véritablement Albar (l'Éternel)?


[1] Les traditions des Arabes et des Persans supposent que, pendant
de longues séries d'années, la terre fut peuplée par des races dites
_preadamites_, dont le dernier empereur fut vaincu par Adam.



V--L'INCENDIE DU CAIRE


Par une étrange raillerie dont l'esprit du mal pouvait seul concevoir
l'idée, il arriva qu'un jour le Moristan reçut la visite de la sultane
Sétalmulc, qui venait, selon l'usage des personnes royales, apporter
des secours et des consolations aux prisonniers. Après avoir visité
la partie de la maison consacrée aux criminels, elle voulut aussi
voir l'asile de la démence. La sultane était voilée; mais Hakem la
reconnut à sa voix, et ne put retenir sa fureur en voyant près d'elle
le ministre Argévan, qui, souriant et calme, lui faisait les honneurs
du lieu.

--Voici, disait-il, des malheureux abandonnés à mille extravagances.
L'un se dit prince des génies, un autre prétend qu'il est le même
qu'Adam; mais le plus ambitieux, c'est celui que vous voyez là, dont la
ressemblance avec le calife votre frère est frappante.

--Cela est extraordinaire en effet, dit Sétalmulc.

--Eh bien, reprit Argévan, cette ressemblance seule a été cause de
son malheur. A force de s'entendre dire qu'il était l'image même du
calife, il s'est figuré être le calife, et, non content de cette idée,
il a prétendu qu'il était dieu. C'est simplement un misérable fellah
qui s'est gâté l'esprit comme tant d'autres par l'abus des substances
enivrantes.... Mais il serait curieux de voir ce qu'il dirait en
présence du calife lui-même....

--Misérable! s'écria Hakem, tu as donc créé un fantôme qui me ressemble
et qui tient ma place?

Il s'arrêta, songeant tout à coup que sa prudence l'abandonnait et que
peut-être il allait livrer sa vie à de nouveaux dangers; heureusement,
le bruit que faisaient les fous empêcha que l'on n'entendit ses
paroles. Tous ces malheureux accablaient Argévan d'imprécations, et le
roi des dives surtout lui portait des défis terribles.

--Sois tranquille! lui criait-il. Attends que je sois mort seulement;
nous nous retrouverons ailleurs.

Argévan haussa les épaules et sortit avec la sultane.

Hakem n'avait pas même essayé d'invoquer les souvenirs de cette
dernière. En y réfléchissant, il voyait la trame trop bien tissée pour
espérer de la rompre d'un seul effort. Ou il était réellement méconnu
au profit de quelque imposteur, ou sa sœur et son ministre s'étaient
entendus pour lui donner une leçon de sagesse en lui faisant passer
quelques jours au Moristan. Peut-être voulaient profiter plus tard
de la notoriété qui résulterait de cette situation pour s'emparer du
pouvoir et le maintenir lui-même en tutelle. Il y avait bien sans doute
quelque chose de cela: ce qui pouvait encore le donner à penser, c'est
que la sultane, en quittant le Moristan, promit à l'iman de la mosquée
de consacrer une somme considérable à faire agrandir et magnifiquement
réédifier le local destiné aux fous,--au point, disait-elle, que leur
habitation paraîtra digne d'un calife[1].

Hakem, après le départ de sa sœur et de son ministre, dit seulement:

--Il fallait qu'il en fût ainsi!

Et il reprit sa manière de vivre, ne démentant pas la douceur et
la patience dont il avait fait preuve jusque-là. Seulement, il
s'entretenait longuement avec ceux de ses compagnons d'infortune qui
avaient des instants lucides, et aussi avec des habitants de l'autre
partie du Moristan qui venaient souvent aux grilles formant la
séparation des cours, pour s'amuser des extravagances de leurs voisins.
Hakem les accueillait alors avec des paroles telles, que ces malheureux
se pressaient là des heures entières, le regardant comme un inspiré
(_melbous_). N'est-ce pas une chose étrange que la parole divine trouve
toujours ses premiers fidèles parmi les misérables? Ainsi, mille ans
auparavant, le Messie voyait son auditoire composé surtout de gens de
mauvaise vie, de péagers et de publicains.

Le calife, une fois établi dans leur confiance, les appelait les uns
après les autres, leur faisait raconter leur vie, les circonstances
de leurs fautes ou de leurs crimes, et recherchait profondément les
premiers motifs de ces désordres: ignorance et misère, voilà ce qu'il
trouvait au fond de tout. Ces hommes lui racontaient aussi les mystères
de la vie sociale, les manœuvres des usuriers, des monopoleurs, des
gens de loi, des chefs de corporation, des collecteurs et des plus
hauts négociants du Caire, se soutenant tous, se tolérant les uns les
autres, multipliant leur pouvoir et leur influence par des alliances
de famille, corrupteurs, corrompus, augmentant ou baissant à volonté
les tarifs du commerce, maîtres de la famine ou de l'abondance, de
l'émeute ou de la guerre, opprimant sans contrôle un peuple en proie
aux premières nécessités de la vie. Tel avait été le résultat de
l'administration d'Argévan le vizir, pendant la longue minorité de
Hakem.

De plus, des bruits sinistres couraient dans la prison; les gardiens
eux-mêmes ne craignaient pas de les répandre: on disait qu'une armée
étrangère s'approchait de la ville et campait déjà dans la plaine de
Gizèh, que la trahison lui soumettrait le Caire sans résistance, et
que les seigneurs, les ulémas et les marchands, craignant pour leurs
richesses le résultat d'un siège, se préparaient à livrer les portes et
avaient séduit les chefs militaires de la citadelle. On s'attendait à
voir le lendemain même le général ennemi faire son entrée dans la ville
par la porte de Bab-el-Hadyd. De ce moment, la race des Fatimites était
dépossédée du trône; les califes Abassides régnaient désormais au Caire
comme à Bagdad, et les prières publiques allaient se faire en leur nom.

--Voilà ce qu'Argévan m'avait préparé! se dit le calife; voilà ce que
m'annonçait le talisman disposé par mon père, et ce qui faisait pâlir
dans le ciel l'étincelant Pharoüis (Saturne)! Mais le moment est venu
de voir ce que peut ma parole, et si je me laisserai vaincre comme
autrefois le Nazaréen.

Le soir approchait; les prisonniers étaient réunis dans les cours
pour la prière accoutumée. Hakem prit la parole, s'adressant à la fois
à cette double population d'insensés et de malfaiteurs que séparait
une porte grillée; il leur dit ce qu'il était et ce qu'il voulait
d'eux avec une telle autorité et de telles preuves, que personne n'osa
douter. En un instant, l'effort de cent bras avait rompu les barrières
intérieures, et les gardiens, frappés de crainte, livraient les portes
donnant sur la mosquée. Le calife y entra bientôt, porté dans les bras
de ce peuple de malheureux que sa voix enivrait d'enthousiasme et de
confiance.

--C'est le calife! le véritable prince des croyants! s'écriaient les
condamnés judiciaires.

--C'est Allah qui vient juger le monde! hurlait la troupe des insensés.

Deux d'entre ces derniers avaient pris place à la droite et à la gauche
de Hakem, criant:

--Venez tous aux assises que tient notre seigneur Hakem.

Les croyants réunis dans la mosquée ne pouvaient comprendre que la
prière fut ainsi troublée; mais l'inquiétude répandue par l'approche
des ennemis disposait tout le monde aux événements extraordinaires.
Quelques-uns fuyaient, semant l'alarme dans les rues; d'autres criaient:

--C'est aujourd'hui le jour du dernier jugement!

Et cette pensée réjouissait les plus pauvres et les plus souffrants,
qui disaient:

--Enfin, Seigneur! enfin voici ton jour!

Quand Hakem se montra sur les marches de la mosquée, un éclat surhumain
environnait sa face, et sa chevelure, qu'il portait toujours longue et
flottante contre l'usage des musulmans, répandait ses longs anneaux
sur un manteau de pourpre dont ses compagnons lui avaient couvert les
épaules. Les juifs et les chrétiens, toujours nombreux dans cette rue
Soukarieh qui traverse les bazars, se prosternaient eux-mêmes, disant:

--C'est le véritable Messie, ou bien c'est l'Antéchrist annoncé par les
Écritures pour paraître mille ans après Jésus!

Quelques personnes aussi avaient reconnu le souverain; mais on ne
pouvait s'expliquer comment il se trouvait au milieu de la ville,
tandis que le bruit général était qu'à cette heure-là même, il marchait
à la tête des troupes contre les ennemis campés dans la plaine qui
entoure les pyramides.

--O vous, mon peuple! dit Hakem aux malheureux qui l'entouraient,
vous, mes fils véritables, ce n'est pas mon jour, c'est le vôtre qui
est venu. Nous sommes arrivés à cette époque qui se renouvelle chaque
fois que la parole du ciel perd de son pouvoir sur les âmes, moment
où la vertu devient crime, où la sagesse devient folie, où la gloire
devient honte, tout ainsi marchant au rebours de la justice et de la
vérité. Jamais alors la voix d'en haut n'a manqué d'illuminer les
esprits, ainsi que l'éclair avant la foudre; c'est pourquoi il a été
dit tour à tour: «Malheur à Énochia, ville des enfants de Caïn, ville
d'impuretés et de tyrannie! malheur à toi, Gomorrhe! malheur à vous,
Ninive et Babylone! et malheur à toi, Jérusalem!» Cette voix, qui ne se
lasse pas, retentit ainsi d'âge en âge, et toujours, entre la menace
et la peine, il y a eu du temps pour le repentir. Cependant le délai
se raccourcit de jour en jour; quand l'orage se rapproche, le feu suit
déplus près l'éclair! Montrons que désormais la parole est armée, et
que sur la terre va s'établir enfin le règne annoncé par les prophètes!
A vous, enfants, cette ville enrichie par la fraude, par l'usure, par
les injustices et la rapine; à vous ces trésors pillés, ces richesses
volées. Faites justice de ce luxe qui trompe, de ces vertus fausses,
de ces mérites acquis à prix d'or, de ces trahisons parées qui, sous
prétexte de paix, vous ont vendus à l'ennemi. Le feu, le feu partout à
cette ville que mon aïeul Moëzzeldin avait fondée sous les auspices de
la victoire (_kahira_), et qui deviendrait le monument de votre lâcheté!

Était-ce comme souverain, était-ce comme dieu que le calife s'adressait
ainsi à la foule? Certainement il avait en lui cette raison suprême
qui est au-dessus de la justice ordinaire; autrement, sa colère eût
frappé au hasard comme celle des bandits qu'il avait déchaînés. En peu
d'instants, la flamme avait dévoré les bazars au toit de cèdre et les
palais aux terrasses sculptées, aux colonnettes frèles; les plus riches
habitations du Caire livraient au peuple leurs intérieurs dévastés.
Nuit terrible, où la puissance souveraine prenait les allures de la
révolte, où la vengeance du ciel usait des armes de l'enfer!

L'incendie et le sac de la ville durèrent trois jours; les habitants
des plus riches quartiers avaient pris les armes pour se défendre, et
une partie des soldats grecs et des _kétamis_, troupes barbaresques
dirigées par Argévan, luttaient contre les prisonniers et la populace
qui exécutaient les ordres de Hakem. Argévan répandait le bruit que
Hakem était un imposteur, que le véritable calife était avec l'armée
dans les plaines de Gizèh, de sorte qu'un combat terrible aux lueurs
des incendies avait lieu sur les grandes places et dans les jardins.
Hakem s'était retiré sur les hauteurs de Karafah, et tenait en plein
air ce tribunal sanglant où, selon les traditions, il apparut comme
assisté des anges, ayant près de lui Adam et Salomon, l'un témoin
pour les hommes, l'autre pour les génies. On amenait là tous les
gens signalés par la haine publique, et leur jugement avait lieu en
peu de mots; les têtes tombaient aux acclamations de la foule; il en
périt plusieurs milliers dans ces trois jours. La mêlée au centre de
la ville n'était pas moins meurtrière; Argévan fut enfin frappé d'un
coup de lance entre les épaules par un nommé Reïdan, qui apporta sa
tête aux pieds du calife; de ce moment, la résistance cessa. On dit
qu'à l'instant même où ce vizir tomba en poussant un cri épouvantable,
les hôtes du Moristan, doués de cette seconde vue particulière aux
insensés, s'écrièrent qu'ils voyaient dans l'air Éblis (Satan), qui,
sorti de la dépouille mortelle d'Argévan, appelait à lui et ralliait
dans l'air les démons incarnés jusque-là dans les corps de ses
partisans. Le combat commencé sur terre se continuait dans l'espace;
les phalanges de ces éternels ennemis se reformaient et luttaient
encore avec les forces des éléments. C'est à ce propos qu'un poëte
arabe a dit:

«Égypte! Égypte! tu les connais, ces luttes sombres des bons et des
mauvais génies, quand Typhon à l'haleine étouffante absorbe l'air et la
lumière; quand la peste décime tes populations laborieuses; quand le
Nil diminue ses inondations annuelles; quand les sauterelles en épais
nuages dévorent dans un jour toute la verdure des champs.

»Ce n'est donc pas assez que l'enfer agisse par ces redoutables
fléaux, il peut aussi peupler la terre d'âmes cruelles et cupides, qui,
sous la forme humaine, cachent la nature perverse des chacals et des
serpents!»

Cependant, quand arriva le quatrième jour, la ville étant à moitié
brûlée, les chérifs se rassemblèrent dans les mosquées, levant en l'air
les Alcorans et s'écriant:

--O Hakem! ô Allah!

Mais leur cœur ne s'unissait pas à leur prière. Le vieillard qui avait
déjà salué dans Hakem la divinité, se présenta devant ce prince et lui
dit:

--Seigneur, c'est assez; arrête la destruction au nom de ton aïeul
Moëzzeldin.

Hakem voulut questionner cet étrange personnage qui n'apparaissait qu'à
des heures sinistres; mais le vieillard avait disparu déjà dans la
mêlée des assistants.

Hakem prit sa monture ordinaire, un âne gris, et se mit à parcourir
la ville, semant des paroles de réconciliation et de clémence. C'est
à dater de ce moment qu'il réforma les édits sévères prononcés contre
les chrétiens et les juifs, et dispensa les premiers de porter sur
les épaules une lourde croix de bois, les autres de porter au col un
billot. Par une tolérance égale envers tous les cultes, il voulait
amener les esprits à accepter peu à peu une doctrine nouvelle. Des
lieux de conférences furent établis, notamment dans un édifice qu'on
appela _maison de sagesse_, et plusieurs docteurs commencèrent à
soutenir publiquement la divinité de Hakem. Toutefois, l'esprit humain
est tellement rebelle aux croyances que le temps n'a pas consacrées,
qu'on ne put inscrire au nombre des fidèles qu'environ trente mille
habitants du Caire. Il y eut un nommé Almoschadiar qui dit aux
sectateurs de Hakem:

--Celui que vous invoquez à la place de Dieu ne pourrait créer une
mouche, ni empêcher une mouche de l'inquiéter.

Le calife, instruit de ces paroles, lui fit donner cent pièces d'or,
pour preuve qu'il ne voulait pas forcer les consciences. D'autres
disaient:

--Ils ont été plusieurs dans la famille des Fatimites atteints de
cette illusion. C'est ainsi que le grand-père de Hakem, Moëzzeldin, se
cachait pendant plusieurs jours et disait avoir été enlevé au ciel;
plus tard, il s'est retiré dans un souterrain, et on a dit qu'il avait
disparu de la terre sans mourir comme les autres hommes.

Hakem recueillait ces paroles, qui le jetaient dans de longues
méditations.


[1] C'est depuis, en effet, qu'a été construit le bâtiment actuel, l'un
des plus magnifiques du Caire.



VI--LES DEUX CALIFES


La calife était rentré dans son palais des bords du Nil et avait
repris sa vie habituelle, reconnu désormais de tous et débarrassé
d'ennemis. Depuis quelque temps déjà, les choses avaient repris leur
cours accoutumé. Un jour, il entra chez sa sœur Sétalmulc et lui dit
de préparer tout pour leur mariage, qu'il désirait faire secrètement,
de peur de soulever l'indignation publique, le peuple n'étant pas
encore assez convaincu de la divinité de Hakem pour ne pas se choquer
d'une telle violation des lois établies. Les cérémonies devaient avoir
pour témoins seulement les eunuques et les esclaves, et s'accomplir
dans la mosquée du palais; quant aux fêtes, suite obligatoire de cette
union, les habitants du Caire, accoutumés à voir les ombrages du sérail
s'étoiler de lanternes et à entendre des bruits de musique emportés
par la brise nocturne de l'autre côté du fleuve, ne les remarqueraient
pas ou ne s'en étonneraient en aucune façon. Plus tard, Hakem, lorsque
les temps seraient venus et les esprits favorablement disposés, se
réservait de proclamer hautement ce mariage mystique et religieux.

Quand le soir vint, le calife, s'étant déguisé suivant sa coutume,
sortit et se dirigea vers son observatoire du Mokattam, afin de
consulter les astres. Le ciel n'avait rien de rassurant pour Hakem: des
conjonctions sinistres de planètes, des nœuds d'étoiles embrouillés lui
présageaient un péril de mort prochaine. Ayant comme Dieu la conscience
de son éternité, il s'alarmait peu de ces menaces célestes, qui ne
regardaient que son enveloppe périssable. Cependant il se sentit le
cœur serré par une tristesse poignante, et, renonçant à sa tournée
habituelle, il revint au palais dans les premières heures de la nuit.

En traversant le fleuve dans sa cange, il vit avec surprise les jardins
du palais illuminés comme pour une fête: il entra. Des lanternes
pendaient à tous les arbres comme des fruits de rubis, de saphir et
d'émeraude; des jets de senteur lançaient sous les feuillages leurs
fusées d'argent; l'eau courait dans les rigoles de marbre, et du pavé
d'albâtre découpé à jour des kiosques s'exhalait, en légères spirales,
la fumée bleuâtre des parfums les plus précieux, qui mêlaient leurs
arômes à celui des fleurs. Des murmures harmonieux de musiques cachées
alternaient avec les chants des oiseaux, qui, trompés par ces lueurs,
croyaient saluer l'aube nouvelle, et, dans le fond flamboyant, au
milieu d'un embrasement de lumière, la façade du palais, dont les
lignes architecturales se dessinaient en cordons de feu.

L'étonnement de Hakem était extrême; il se demandait:

--Qui donc ose donner une fête chez moi lorsque je suis absent? De
quel hôte inconnu célèbre-t-on l'arrivée à cette heure? Ces jardins
devraient être déserts et silencieux. Je n'ai cependant point pris de
hachich cette fois, et je ne suis pas le jouet d'une hallucination.

Il pénétra plus loin. Des danseuses, revêtues de costumes éblouissants,
ondulaient comme des serpents, au milieu de tapis de Perse entourés
de lampes, pour qu'on ne perdit rien de leurs mouvements et de leurs
poses. Elles ne parurent pas apercevoir le calife. Sous la porte du
palais, il rencontra tout un monde d'esclaves et de pages portant des
fruits glacés et des confitures dans des bassins d'or, des aiguières
d'argent pleines de sorbets. Quoiqu'il marchât à côté deux, les
coudoyât et en fût coudoyé, personne ne fit à lui la moindre attention.
Cette singularité commença à le pénétrer d'une inquiétude secrète. Il
se sentait passer à l'état d'ombre, d'esprit invisible, et il continua
d'avancer de chambre en chambre, traversant les groupes comme s'il eût
eu au doigt l'anneau magique possédé par Gygès.

Lorsqu'il fut arrivé au seuil de la dernière salle, il fut ébloui
par un torrent de lumière: des milliers de cierges, posés sur des
candélabres d'argent, scintillaient comme des bouquets de feu, croisant
leurs auréoles ardentes. Les instruments des musiciens cachés dans les
tribunes tonnaient avec une énergie triomphale. Le calife s'approcha
chancelant et s'abrita derrière les plis étoffés d'une énorme portière
de brocart. Il vit alors au fond de la salle, assis sur le divan à côté
de Sétalmulc, un homme ruisselant de pierreries, constellé de diamants
qui étincelaient au milieu d'un fourmillement de bluettes et de rayons
prismatiques. On eût dit que, pour revêtir ce nouveau calife, les
trésors d'Haroun-al-Rashid avaient été épuisés.

On conçoit la stupeur de Hakem à ce spectacle inouï: il chercha
son poignard à sa ceinture pour s'élancer sur cet usurpateur; mais
une force irrésistible le paralysait. Cette vision lui semblait un
avertissement céleste, et son trouble augmenta encore lorsqu'il
reconnut ou crut reconnaître ses propres traits dans ceux de l'homme
assis près de sa sœur. Il crut que c'était son _ferouer_ ou son double,
et, pour les Orientaux, voir son propre spectre est un signe du plus
mauvais augure. L'ombre force le corps à la suivre dans le délai d'un
jour.

Ici l'apparition était d'autant plus menaçante, que le _ferouer_
accomplissait d'avance un dessein conçu par Hakem. L'action de ce
calife fantastique, épousant Sétalmulc, que le vrai calife avait
résolu d'épouser lui-même, ne cachait elle pas un sens énigmatique,
un symbole mystérieux et terrible? N'était-ce pas quelque divinité
jalouse, cherchant à usurper le ciel en enlevant Sétalmulc à son
frère, en séparant le couple cosmogonique et providentiel? La race
des dives tâchait-elle, par ce moyen, d'interrompre la filiation des
esprits supérieurs et d'y substituer son engeance impie? Ces pensées
traversèrent à la fois la tête de Hakem: dans son courroux, il eût
voulu produire un tremblement de terre, un déluge, une pluie de feu ou
un cataclysme quelconque; mais il se ressouvint que, lié à une statue
d'argile terrestre, il ne pouvait employer que des mesures humaines.

Ne pouvant se manifester d'une manière si victorieuse, Hakem se retira
lentement et regagna la porte qui donnait sur le Nil; un banc de pierre
se trouvait là, il s'y assit et resta quelque temps abîmé dans ses
réflexions à chercher un sens aux scènes bizarres qui venaient de se
passer devant lui. Au bout de quelques minutes, la poterne se rouvrît,
et, à travers l'obscurité, Hakem vit sortir vaguement deux ombres
dont l'une faisait sur la nuit une tache plus sombre que l'autre. A
l'aide de ces vagues reflets de la terre, du ciel et des eaux qui, en
Orient, ne permettent jamais aux ténèbres d'être complètement opaques,
il discerna que le premier était un jeune homme de race arabe, et le
second un Éthiopien gigantesque.

Arrivé sur un point de la berge qui s'avançait dans le fleuve, le jeune
homme se mit à genoux, le noir se plaça près de lui, et l'éclair d'un
damas étincela dans l'ombre comme un filon de foudre. Cependant, à la
grande surprise du calife, la tête ne tomba pas, et le noir, s'étant
incliné vers l'oreille du patient, parut murmurer quelques mots après
lesquels celui-ci se releva, calme, tranquille, sans empressement
joyeux, comme s'il se fût agi de tout autre que lui-même. L'Éthiopien
remit son damas dans le fourreau, et le jeune homme se dirigea vers le
bord du fleuve, précisément du coté de Hakem, sans doute pour aller
reprendre la barque qui l'avait amené. Là, il se trouva face à face
avec le calife, qui fit mine de se réveiller, et lui dit:

--La paix soit avec toi, Yousouf! Que fais-tu par ici?

--A toi aussi la paix! répondit Yousouf, qui ne voyait toujours dans
son ami qu'un compagnon d'aventures et ne s'étonnait pas de l'avoir
rencontré endormi sur la berge, comme font les enfants du Nil dans les
nuits brûlantes de l'été.

Yousouf le fit monter dans la cange, et ils se laissèrent aller au
courant du fleuve, le long du bord oriental. L'aube teignait déjà d'une
bande rougeâtre la plaine voisine, et dessinait le profil des ruines
encore existantes d'Héliopolis, au bord du désert. Hakem paraissait
rêveur, et, examinant avec attention les traits de son compagnon que
le jour accusait davantage, il lui trouvait avec lui-même une certaine
ressemblance qu'il n'avait jamais remarquée jusque-là, car il l'avait
toujours rencontré dans la nuit ou vu à travers les enivrements de
l'orgie. Il ne pouvait plus douter que ce ne fût là le _ferouer_, le
double, l'apparition de la veille, celui peut-être à qui l'on avait
fait jouer le rôle de calife pendant son séjour au Moristan. Cette
explication naturelle lui laissait encore un sujet d'étonnement.

--Nous nous ressemblons comme des frères, dit-il à Yousouf;
quelquefois, il suffit, pour justifier un semblable hasard, d'être issu
des mêmes contrées. Quel est le lieu de ta naissance, ami?

--Je suis né au pied de l'Atlas, à Kétama, dans le Maghreb, parmi les
Berbères et les Kabyles. Je n'ai pas connu mon père, qui s'appelait
Dawas, et qui fut tué dans un combat peu de temps après ma naissance;
mon aïeul, très-avancé en âge, était l'un des cheiks de ce pays perdu
dans les sables.

--Mes aïeux sont aussi de ce pays, dit Hakem; peut-être sommes-nous
issus de la même tribu.... Mais qu'importe? notre amitié n'a pas besoin
des liens du sang pour être durable et sincère. Raconte-moi pourquoi je
ne t'ai pas vu depuis plusieurs jours.

--Que me demandes-tu! dit Yousouf; ces jours, ou plutôt ces nuits,
car, les jours, je les consacrais au sommeil, ont passé comme des
rêves délicieux et pleins de merveilles. Depuis que la justice nous
a surpris dans l'okel et séparés, j'ai de nouveau rencontré sur le
Nil la vision charmante dont je ne puis plus révoquer en doute la
réalité. Souvent, me mettant la main sur les yeux, pour m'empêcher
de reconnaître la porte, elle m'a fait pénétrer dans des jardins
magnifiques, dans des salles d'une splendeur éblouissante, où le génie
de l'architecte avait dépassé les constructions fantastiques qu'élève
dans les nuages la fantaisie du hachich. Étrange destinée que la
mienne! ma veille est encore plus remplie de rêves que mon sommeil.
Dans ce palais, personne ne semblait s'étonner de ma présence, et,
quand je passais, tous les fronts s'inclinaient respectueusement
devant moi. Puis cette femme étrange, me faisant asseoir à ses
pieds, m'enivrait de sa parole et de son regard. Chaque fois qu'elle
soulevait sa paupière frangée de longs cils, il me semblait voir
s'ouvrir un nouveau paradis. Les inflexions de sa voix harmonieuse me
plongeaient dans d'ineffables extases. Mon âme, caressée par cette
mélodie enchanteresse, se fondait en délices. Des esclaves apportaient
des collations exquises, des conserves de roses, des sorbets à la
neige qu'elle touchait à peine du bout des lèvres; car une créature
si céleste et si parfaite ne doit vivre que de parfums, de rosée, de
rayons. Une fois, déplaçant par des paroles magiques une dalle du pavé
couverte de sceaux mystérieux, elle m'a fait descendre dans les caveaux
où sont renfermés ses trésors et m'en a détaillé les richesses en me
disant qu'ils seraient à moi si j'avais de l'amour et du courage. J'ai
vu là plus de merveilles que n'en renferme la montagne de Kaf, où sont
cachés les trésors des génies: des éléphants de cristal de roche, des
arbres d'or sur lesquels chantaient, en battant des ailes, des oiseaux
de pierreries, des paons ouvrant en forme de roue leur queue étoilée
de soleils en diamants, des masses de camphre taillées en melon et
entourées d'une résille de filigrane, des tentes de velours et de
brocart avec leurs mâts d'argent massif; puis, dans des citernes, jetés
comme du grain dans un silo, des monceaux de pièces d'or et d'argent,
des tas de perles et d'escarboucles.

Hakem, qui avait écouté attentivement cette description, dit à son ami
Yousouf:

--Sais-tu, frère, que ce que tu as vu là, ce sont les trésors
d'Haroun-al-Raschid enlevés par les Fatimites, et qui ne peuvent se
trouver que dans le palais du calife?

--Je l'ignorais; mais déjà, à la beauté et à la richesse de mon
inconnue, j'avais deviné qu'elle devait être du plus haut rang: que
sais-je? peut-être une parente du grand vizir, la femme ou la fille
d'un puissant seigneur. Mais qu'avais-je besoin d'apprendre son nom?
Elle m'aimait; n'était-ce pas assez? Hier, lorsque j'arrivai au lieu
ordinaire du rendez vous, je trouvai des esclaves qui me baignèrent,
me parfumèrent et me revêtirent d'habits magnifiques et tels que le
calife Hakem lui-même ne pourrait en porter de plus splendides. Le
jardin était illuminé, et tout avait un air de fête comme si une noce
s'apprêtait. Celle que j'aime me permit de prendre place à ses côtés
sur le divan, et laissa tomber sa main dans la mienne en me lançant
un regard chargé de langueur et de volupté. Tout à coup elle pâlit
comme si une apparition funeste, une vision sombre, perceptible pour
elle seule, fût venue faire tache dans la fête. Elle congédia les
esclaves d'un geste, et me dit d'une voix haletante: «Je suis perdue!
Derrière le rideau de la porte, j'ai vu briller les prunelles d'azur
qui ne pardonnent pas. M'aimes-tu assez pour mourir?» Je l'assurai de
mon dévouement sans bornes. «Il faut, continua-t-elle, que tu n'aies
jamais existé, que ton passage sur la terre ne laisse aucune trace, que
tu sois anéanti, que ton corps soit divisé en parcelles impalpables,
et qu'on ne puisse retrouver un atome de toi; autrement, celui dont
je dépends saurait inventer pour moi des supplices à épouvanter la
méchanceté des dives, à faire frissonner d'épouvante les damnés au fond
de l'enfer. Suis ce nègre; il disposera de ta vie comme il convient.»
En dehors de la poterne, le nègre me fit mettre à genoux comme pour
trancher la tête; il balança deux ou trois fois sa lame; puis, voyant
ma fermeté, il me dit que tout cela n'était qu'un jeu, une épreuve, et
que la princesse avait voulu savoir si j'étais réellement aussi brave
et aussi dévoué que je le prétendais. «Aie soin de te trouver demain au
Caire vers le soir, à la fontaine des Amants, et un nouveau rendez-vous
te sera assigné,» ajouta-t-il avant de rentrer dans le jardin.

Après tous ces éclaircissements, Hakem ne pouvait plus douter des
circonstances qui avaient renversé ses projets. Il s'étonnait seulement
de n'éprouver aucune colère soit de la trahison de sa sœur, soit de
l'amour inspiré par un jeune homme de basse extraction à la sœur du
calife. Était-ce qu'après tant d'exécutions sanglantes, il se trouvait
las de punir, ou bien la conscience de sa divinité lui inspirait-elle
cette immense affection paternelle qu'un dieu doit ressentir à l'égard
des créatures? Impitoyable pour le mal, il se sentait vaincu par les
grâces toutes puissantes de la jeunesse et de l'amour. Sétalmulc
était-elle coupable d'avoir repoussé une alliance où ses préjugés
voyaient un crime? Yousouf l'était-il davantage d'avoir aimé une
femme dont il ignorait la condition? Aussi le calife se promettait
d'apparaître, le soir même, au nouveau rendez-vous qui était donné à
Yousouf, mais pour pardonner et pour bénir ce mariage. Il ne provoquait
plus que dans cette pensée les confidences de Yousouf. Quelque chose de
sombre traversait encore son esprit; mais c'était sa propre destinée
qui l'inquiétait désormais.

--Les événements tournent contre moi, se dit-il, et ma volonté
elle-même ne me défend plus.

Il dit à Yousouf en le quittant:

--Je regrette nos bonnes soirées de l'okel. Nous y retournerons, car
le calife vient de retirer les ordonnances contre le hachich et les
liqueurs fermentées. Nous nous reverrons bientôt, ami.

Hakem, rentré dans son palais, fit venir le chef de sa garde,
Abou-Arous, qui faisait le service de nuit avec un corps de mille
hommes, et rétablit la consigne interrompue pendant les jours de
trouble, voulant que toutes les portes du Caire fussent fermées
à l'heure où il se rendait à son observatoire, et qu'une seule se
rouvrit à un signal convenu quand il lui plairait de rentrer lui-même.
Il se fit accompagner, ce soir-là, jusqu'au bout de la rue nommée
Derb-al-Siba, monta sur l'âne que ses gens tenaient prêt chez l'eunuque
Nésim, huissier de la porte, et sortit dans la campagne, suivi
seulement d'un valet de pied et du jeune esclave qui l'accompagnait
d'ordinaire. Quand il eut gravi la montagne, sans même être encore
monté dans la tour de l'observatoire, il regarda les astres, frappa ses
mains l'une contre l'autre, et s'écria:

--Tu as donc paru, funeste signe!

Ensuite il rencontra des cavaliers arabes qui le reconnurent et lui
demandèrent quelques secours; il envoya son valet avec eux chez
l'eunuque Nésim pour qu'on leur donnât une gratification; puis, au
lieu de se rendre à la tour, il prit le chemin de la nécropole située
à gauche du Mokattam, et s'avança jusqu'au tombeau de Fokkaï, près
de l'endroit nommé _Maksaba_ à cause des joncs qui y croissaient.
Là, trois hommes tombèrent sur lui à coups de poignard; mais à peine
était-il frappé, que l'un d'eux, reconnaissant ses traits à la clarté
de la lune, se retourna contre les deux autres et les combattit jusqu'à
ce qu'il fût tombé lui-même auprès du calife en s'écriant:

--O mon frère!

Tel fut du moins le récit de l'esclave échappé à cette boucherie, qui
s'enfuit vers le Caire et alla avertir Abou-Arous; mais, quand les
gardes arrivèrent au lieu du meurtre, ils ne trouvèrent plus que des
vêtements ensanglantés et l'âne gris du calife, nommé _Kamar_, qui
avait les jarrets coupés.



VII--LE DÉPART


L'histoire du calife Hakem était terminée.

Le cheik s'arrêta et se mit à réfléchir profondément. J'étais ému
moi-même au récit de cette _passion_, moins douloureuse sans doute
que celle du Golgotha, mais dont j'avais vu récemment le théâtre,
ayant gravi souvent, pendant mon séjour au Caire, ce Mokattam, qui a
conservé les ruines de l'observatoire de Hakem. Je me disais que, dieu
ou homme, ce calife Hakem, tant calomnié par les historiens cophtes et
musulmans, avait voulu sans doute amener le règne de la raison et de la
justice; je voyais sous un nouveau jour tous les événements rapportés
par El-Macin, par Makrisi, par Novaïri et autres auteurs que j'avais
lus au Caire, et je déplorais ce destin qui condamne les prophètes, les
réformateurs, les messies, quels qu'ils soient, à la mort violente, et,
plus tard, à l'ingratitude humaine.

--Mais vous ne m'avez pas dit, fis-je observer au cheik, par quels
ennemis le meurtre de Hakem avait été ordonné?

--Vous avez lu les historiens, me dit-il; ne savez-vous pas que
Yousouf, fils de Dawas, se trouvant au rendez-vous fixé à la fontaine
des Amants, y rencontra des esclaves qui le conduisirent dans une
maison où l'attendait la sultane Sétalmulc, qui s'y était rendue
déguisée; qu'elle le fit consentir à tuer Hakem, lui disant que ce
dernier voulait la faire mourir, et lui promit de l'épouser ensuite?
Elle prononça en finissant ces paroles conservées par l'histoire:
«Rendez-vous sur la montagne, il y viendra sans faute et y restera
seul, ne gardant avec lui que l'homme qui lui sert de valet. Il entrera
dans la vallée; courez alors sur lui et tuez-le; tuez aussi le valet
et le jeune esclave, s'il est avec lui.» Elle lui donna un de ces
poignards dont la pointe a forme de lance, et que l'on nomme _yafours_,
et arma aussi les deux esclaves, qui avaient ordre de le seconder,
et de le tuer s'il manquait à son serment. Ce fut seulement après
avoir porté le premier coup au calife, que Yousouf le reconnut pour
le compagnon de ses courses nocturnes, et se tourna contre les deux
esclaves, ayant dès lors horreur de son action; mais il tomba à son
tour frappé par eux.

--Et que devinrent les deux cadavres, qui, selon l'histoire, ont
disparu, puisqu'on ne retrouva que l'âne et les sept tuniques de Hakem,
dont les boutons n'avaient point été défaits?

--Vous ai-je dit qu'il y eût des cadavres? Telle n'est pas notre
tradition. Les astres promettaient au calife quatre-vingts ans de vie,
s'il échappait au danger de cette nuit du 27 schawal 411 de l'hégire.
Ne savez-vous pas que, pendant seize ans après sa disparition, le
peuple du Caire ne cessa de dire qu'il était vivant[1]?

--On m'a raconté, en effet, bien des choses semblables, dis-je; mais
on attribuait les fréquentes apparitions de Hakem à des imposteurs,
tels que Schérout, Sikkin et d'autres, qui avaient avec lui quelque
ressemblance et jouaient ce rôle. C'est ce qui arrive pour tous ces
souverains merveilleux dont la vie devient le sujet des légendes
populaires. Les Cophtes prétendent que Jésus-Christ apparut à Hakem,
qui demanda pardon de ses impiétés et fit pénitence pendant de longues
années dans le désert.

--Voici la vérité selon nos livres, dit le cheik. Après la scène
sanglante qui eut lieu près des tombeaux, les deux esclaves chargés des
ordres de Sétalmulc s'enfuirent et gagnèrent la ville. Un vieillard
passa suivi d'une troupe armée, fit examiner par l'un des siens les
blessures du calife et de Yousouf, fils de Dawas, et y fit verser une
liqueur précieuse. Ensuite on transporta ces corps dans le tombeau des
Fatimites, nécropole immense construite par Moëzzeldin, le fondateur
du Caire. Les deux amis, l'un calife, l'autre pêcheur, furent placés
dans des tombeaux pareils; ils étaient tous deux princes, tous deux
petits-fils de Moëzzeldin. Ce dernier vivait encore.

--Pardon, dis-je au cheik, j'ai eu déjà peine à distinguer dans votre
récit ce qui est merveilleux de ce qui est réel, c'est le défaut pour
nous de toutes vos histoires arabes...

--Rien de ce que je vous ai raconté, dit le cheik, ne s'éloigne des
probabilités humaines. Je n'ai pas dit que Hakem eût fait des prodiges;
je n'ai analysé que les sensations de son âme, dont son prophète Hamza
nous a transmis les mystères. Pour nous, Hakem est dieu; vous avez le
droit, vous autres chrétiens, de ne voir en lui qu'un insensé.

--Et son grand-père, était-il aussi un dieu?

--Non; mais il était, comme vous savez, grand cabaliste, et sa piété
singulière le mettait en communication d'esprit avec Albar (nom céleste
de Hakem). Albar lui dit un jour: «Le temps approche où je descendrai
sur la terre; alors, je paraîtrai sous forme d'homme et je participerai
à toutes les misères de l'existence. Je naîtrai comme ton petit-fils
et comme toi-même; tu ne me connaîtras pas.» Or, Moëzzeldin eut deux
petits-fils dont le premier naquit héritier du trône; l'autre fut élevé
comme un simple fellah dans le pays de Kétama (près de la province de
Constantine). Moëzzeldin, fatigué du trône, parvint, grâce aux soins
d'Avicenne, son médecin, à se faire passer pour mort. Il ignorait
dans lequel de ses deux petits-fils était la divinité, et voulut
les éprouver dans ces conditions diverses. Retiré dans un monastère
de derviches, il assistait inconnu à toutes les actions du règne de
Hakem, et, n'en comprenant pas les motifs (ô aveuglement des hommes!),
il préparait en secret l'autre à le remplacer sur le trône. Ce fut,
dit-on, lui-même qui arrangea le guet-apens du Mokattam. Les deux
frères n'avaient été qu'étourdis par des coups de masse; ils reprirent
leurs sens dans le tombeau de leur famille, où l'aïeul apparut comme un
fantôme et leur demanda compte de leur vie passée. Dans ce sépulcre,
voisin des hypogées et des pyramides, Hakem semblait un pharaon jugé
par des rois ses ancêtres. Il parla, il expliqua ses actions et
ses doctrines. Son aïeul et son frère tombèrent à ses pieds et le
reconnurent pour dieu. Mais Hakem ne voulut plus retourner au Caire.
Il se rendit avec Moëzzeldin dans le désert d'Ammon et constitua sa
doctrine, que son frère répandit plus tard sous le nom d'Hamza. Depuis,
il se montra sur divers points de la terre et se retira en dernier
lieu sur le Liban, où le peuple crut en lui.

Une autre version moins dt taillée dit seulement que Hakem n'était
pas mort des coups qui lui avaient été portés. Recueilli par un
vieillard inconnu, il survécut à la nuit fatale où sa sœur l'avait
fait assassiner; mais, fatigué du trône, il se retira dans le désert
d'Ammon, et formula sa doctrine, qui fut publiée depuis par son
disciple Hamza. Ses sectateurs, chassés du Caire après sa mort, se
retirèrent sur le Liban, où ils ont formé la nation des Druses.

Toute cette légende me tourbillonnait dans la tête, et je me promettais
bien de venir demander au chef druse de nouveaux détails sur la
religion de Hakem; mais la tempête qui me retenait à Beyrouth s'était
apaisée, et je dus partir pour Saint-Jean-d'Acre, où j'espérais
intéresser le pacha en faveur du prisonnier. Je ne revis donc le cheik
que pour lui faire mes adieux sans oser lui parler de sa fille, et sans
lui apprendre que je l'avais vue déjà chez madame Carlès.


[1] Tous ces détails, ainsi que les données générales de la légende,
sont racontés par les historiens cités plus haut, et reproduits la
plupart dans l'ouvrage de Silvestre de Sacy sur la religion des Druses.
Il est probable que, dans ce récit, fait au point de vue particulier
des Druses, on assiste à une de ces luttes millénaires entre les bons
et les mauvais esprits incarnés dans une forme humaine, dont nous avons
donné un aperçu pages 370-372.



IV

LES AKKALS--L'ANTILIBAN



I--LE PAQUEBOT


Il faut s'attendre, sur les navires arabes et grecs, à ces traversées
capricieuses qui renouvellent les destins errants d'Ulysse et de
Télémaque; le moindre coup de veut les emporte à tous les coins de la
Méditerranée; aussi l'Européen qui veut aller d'un point à l'autre
des côtes de Syrie est-il forcé d'attendre le passage du paquebot
anglais qui fait seul le service des échelles de la Palestine. Tous
les mois, un simple brick, qui n'est pas même un vapeur, remonte et
descend ces échelons de cités illustres qui s'appelaient Béryte, Sidon,
Tyr, Ptolémaïs et Césarée, et qui n'ont conservé ni leurs noms ni
même leurs ruines. A ces reines des mers et du commerce dont elle est
l'unique héritière, l'Angleterre ne fait pas seulement l'honneur d'un
_steamboat_. Cependant les divisions sociales si chères à cette nation
libre sont strictement observées sur le pont, comme s'il s'agissait
d'un vaisseau de premier ordre. Les _first places_ sont interdites
aux passagers inférieurs, c'est-à-dire à ceux dont la bourse est
la moins garnie, et cette disposition étonne parfois les Orientaux
quand ils voient des marchands aux places d'honneur, tandis que des
cheiks, des chérifs ou même des émirs se trouvent confondus avec les
soldats et les valets. En général, la chaleur est trop grande pour que
l'on couche dans les cabines, et chaque voyageur, apportant son lit
sur son dos comme le paralytique de l'Evangile, choisit une place
sur le pont pour le sommeil et pour la sieste; le reste du temps,
il se tient accroupi sur son matelas ou sur sa natte, le dos appuyé
contre le bordage et fumant sa pipe ou son narghilé. Les Francs seuls
passent la journée à se promener sur le pont, à la grande surprise des
Levantins, qui ne comprennent rien à cette agitation d'écureuil. Il
est difficile d'arpenter ainsi le plancher sans accrocher les jambes
de quelque Turc ou Bédouin, qui fait un soubresaut farouche, porte la
main à son poignard et lâche des imprécations, se promettant de vous
retrouver ailleurs. Les musulmans qui voyagent avec leur sérail, et qui
n'ont pas assez payé pour obtenir un cabinet séparé, sont obligés de
laisser leurs femmes dans une sorte de parc formé à l'arrière par des
balustrades, et où elles se pressent comme des agneaux. Quelquefois,
le mal de mer les gagne, et il faut alors que chaque époux s'occupe
d'aller chercher ses femmes, de les faire descendre et de les ramener
ensuite au bercail. Rien n'égale la patience d'un Turc pour ces
mille soins de famille qu'il faut accomplir sous l'œil railleur des
infidèles. C'est lui-même qui, matin et soir, s'en va remplir à la
tonne commune les vases de cuivre destinés aux ablutions religieuses,
qui renouvelle l'eau des narghilés, soigne les enfants incommodés du
roulis, toujours pour soustraire le plus possible ses femmes ou ses
esclaves au contact dangereux des Francs. Ces précautions n'ont pas
lieu sur les vaisseaux où il ne se trouve que des passagers levantins.
Ces derniers, bien qu'ils soient de religions diverses, observent entre
eux une sorte d'étiquette, surtout en ce qui se rapporte aux femmes.

L'heure du déjeuner sonna pendant que le missionnaire anglais, embarqué
avec moi pour Acre, me faisait remarquer un point de la côte qu'on
suppose être le lieu même où Jonas s'élança du ventre de la baleine.
Une petite mosquée indique la piété des musulmans pour cette tradition
biblique, et, à ce propos, j'avais entamé avec le révérend une de ces
discussions religieuses qui ne sont plus de mode en Europe, mais qui
naissent si naturellement entre voyageurs dans ces pays où l'on sent
que la religion est tout.

--Au fond, lui disais-je, le Coran n'est qu'un résumé de l'Ancien et
du Nouveau Testament rédigé en d'autres termes et augmenté de quelques
prescriptions particulières au climat. Les musulmans honorent le Christ
comme prophète, sinon comme dieu; ils levèrent la _Kadra Myriam_ (la
Vierge Marie), et aussi nos anges, nos prophètes et nos saints; d'où
vient donc l'immense préjugé qui les sépare encore des chrétiens et qui
rend toujours entre eux les relations mal assurées?

--Je n'accepte pas cela pour ma croyance, disait le révérend, et je
pense que les protestants et les Turcs finiront un jour par s'entendre.
Il se formera quelque secte intermédiaire, une sorte de christianisme
oriental....

--Ou d'islamisme anglican, lui dis-je. Mais pourquoi le catholicisme
n'opérerait-il pas cette fusion?

--C'est qu'aux yeux des Orientaux, les catholiques sont idolâtres. Vous
avez beau leur expliquer que vous ne rendez pas un culte à la figure
peinte ou sculptée, niais à la personne divine qu'elle représente; que
vous _honorez_, mais que vous n'adorez pas les anges et les saints:
ils ne comprennent pas cette distinction. Et, d'ailleurs, quel peuple
idolâtre a jamais adoré le bois ou le métal lui-même? Vous êtes donc
pour eux à la fois des idolâtres et des polythéistes, tandis que les
diverses communions protestantes....

Notre discussion, que je résume ici, continuait encore après le
déjeuner, et ces dernières paroles avaient frappé l'oreille d'un petit
homme à l'œil vif, à la barbe noire, vêtu d'un caban grec dont le
capuchon, relevé sur sa tête, dissimulait la coiffure, seul indice en
Orient des conditions et des nationalités.

Nous ne restâmes pas longtemps dans l'indécision.

--Eh! sainte Vierge! s'écria-t-il, les protestants n'y feront pas plus
que les autres. Les _Turcs_ seront toujours les _Turcs!_

Il prononçait _Turs_.

L'interruption indiscrète et l'accent provençal de ce personnage ne
me rendirent pas insensible au plaisir de rencontrer un compatriote.
Je me tournai donc de son côté, et je lui répondis quelques paroles
auxquelles il répliqua avec volubilité.

--Non, monsieur, il n'y a rien à faire avec le _Tur_ (Turc); c'est
un peuple qui s'en va!... Monsieur, je fus ces temps derniers à
Constantinople; je me disais: «Où sont les _Turs?..._» Il n'y en a plus!

Le paradoxe se réunissait à la prononciation pour signaler de plus en
plus un enfant de la Cannebière. Seulement, ce mot _Tur_, qui revenait
à tout moment, m'agaçait un peu.

--Vous allez loin! lui répliquai-je; j'ai moi-même vu déjà un assez bon
nombre de Turcs....

J'affectais de dire ce mot en appuyant sur la désinence; le Provençal
n'acceptait pas cette leçon.

--Vous croyez que ce sont des _Turs_ que vous avez vus? disait-il en
prononçant la syllabe d'une voix encore plus flûtée; ce ne sont pas de
vrais _Turs_: j'entends le _Tur_ Osmanli ... tous les musulmans ne sont
pas des _Turs!_

Après tout, un Méridional trouve sa prononciation excellente et celle
d'un Parisien fort ridicule; je m'habituais à celle de mon voisin mieux
qu'à son paradoxe.

--Êtes-vous bien sûr, lui dis-je, que cela soit ainsi?

--Eh! monsieur, j'arrive de Constantinople; ce sont tous là des Grecs,
des Arméniens, des Italiens, des gens de Marseille. Tous les _Turs_ que
l'on peut trouver, on en fait des cadis, des ulémas, des pachas; ou
bien on les envoie en Europe pour les faire voir. Que voulez-vous! tous
leurs enfants meurent; c'est une race qui s'en va!

--Mais, lui dis-je, ils savent encore assez bien garder leurs
provinces, cependant.

--Eh! monsieur, qu'est-ce qui les maintient? C'est l'Europe, ce sont
les gouvernements qui ne veulent rien changer à ce qui existe, qui
craignent les révolutions, les guerres, et dont chacun veut empêcher
que l'autre prenne la part la plus forte; c'est pourquoi ils restent en
échec à se regarder le blanc des yeux, et, pendant ce temps, ce sont
les populations qui en souffrent! On vous parle des armées du sultan;
qu'y voyez-vous? Des Albanais, des Bosniaques, des Circassiens, des
Kurdes; les marins, ce sont des Grecs; les officiers seuls sont de la
race turque. On les met en campagne; tout cela se sauve au premier coup
de canon, ainsi que nous avons vu maintes fois..., à moins que les
Anglais ne soient là pour leur tenir la baïonnette au dos, comme dans
les affaires de Syrie.

Je me tournai du côté du missionnaire anglais; mais il s'était éloigné
de nous et se promenait sur l'arrière.

--Monsieur, me dit le Marseillais en me prenant le bras, qu'est-ce que
vous croyez que les diplomates feront quand les rayas viendront leur
dire: «Voilà le malheur qui nous arrive; il n'y a plus un seul _Tur_
dans tout l'empire.... Nous ne savons que faire, nous vous apportons
les clefs de tout!»

L'audace de cette supposition me fit rire de tout mon cœur. Le
Marseillais continua imperturbablement:

--L'Europe dira: «Il doit y en avoir encore quelque part, cherchons
bien!... Est-ce possible? Plus de pachas, plus de vizirs, plus de
muchirs, plus de nazirs?... Cela va déranger toutes les relations
diplomatiques. A qui s'adresser? Comment ferons-nous pour continuer à
payer les drogmans?»

--Ce sera embarrassant en effet.

--Le pape, de son côté, dira: «Eh! mon Dieu! comment faire? Qu'est-ce
qui va donc garder le saint sépulcre à présent? Voilà qu'il n'y a plus
de _Turs[1]!..._

Un Marseillais développant un paradoxe ne vous en tient pas quitte
facilement. Celui-là semblait heureux d'avoir pris le contre-pied du
mot naïf d'un de ses concitoyens: «Vous allez à Constantinople?...
Vous y verrez bien des _Turs!_»

Ce tableau, plein d'exagération sans doute, me frappait par quelques
traits de vérité. Que le nombre des Turcs ait diminué beaucoup, cela
n'est pas douteux; les races d'hommes s'altèrent et se perdent sous
certaines influences, comme celles des animaux. Déjà depuis longtemps,
la principale force de l'empire turc reposait dans l'énergie de milices
étrangères d'origine à la race d'Othman, telles que les mamelouks
et les janissaires. Aujourd'hui, c'est à l'aide de quelques légions
d'Albanais que la Porte maintient sous la loi du croissant vingt
millions de Grecs, de catholiques et d'Arméniens. Le pourrait-elle
encore sans l'appui moral de la diplomatie européenne et sans les
secours armés de l'Angleterre? Quand on songe que cette Syrie, dont
les canons anglais ont bombardé tous les ports en 1840, et cela, au
profit des Turcs, est la même terre où toute l'Europe féodale s'est
ruée pendant six siècles, et que nos religions d'État tiennent pour
sacrée, on peut croire que le sentiment religieux est tombé bien bas en
Europe. Les Anglais n'ont pas même eu l'idée de réserver aux chrétiens
l'héritage envahi de Richard Cœur-de-lion.

Je voulais communiquer ces réflexions au révérend; mais, quand je
revins près de lui, il m'accueillit d'un air très-froid. Je compris
qu'étant aux premières places, il trouvait inconvenant que je me fusse
entretenu avec quelqu'un des secondes. Désormais je n'avais plus droit
à faire partie de sa société; il regrettait sans doute amèrement
d'avoir entamé quelques relations avec un homme qui ne se conduisait
pas en _gentleman_. Peut-être m'avait-il pardonné, à cause de mon
costume levantin, de ne point porter de gants jaunes et de bottes
vernies; mais se prêter à la conversation du premier venu, c'était
décidément _improper_! Il ne me reparla plus.


[1] On ne doit certainement pas prendre au sérieux cette plaisanterie
méridionale, qui se rapporte aux circonstances d'une autre époque.
Si jadis la force de l'empire turc reposait sur l'énergie de milices
étrangères d'origine à la race d'Othiman, la Porte a su se débarrasser
enfin de cet élément dangereux, et reconquérir une puissance dont
l'exécution sincère des idées de la Réforme lui assurera durée.



II--LE POPE ET SA FEMME


N'ayant désormais rien à ménager, je voulus jouir entièrement de la
compagnie du Marseillais, qui, vu les occasions rares d'amusement
qu'on peut rencontrer sur un paquebot anglais, devenait un compagnon
précieux. Cet homme avait beaucoup voyagé, beaucoup vu; son commerce
le forçait à s'arrêter d'échelle en échelle, et le conduisait
naturellement à entamer des relations avec tout le monde.

--L'Anglais ne veut plus causer? me dit-il. C'est peut-être qu'il a
le mal de mer (il prononçait _merre_). Ah! oui, le voilà qui fait un
plongeon dans la cajute. Il aura trop déjeuné sans doute....

Il s'arrêta et reprit après un éclat de rire:

--C'est comme un député de chez nous, qui aimait fort les grosses
pièces. Un jour, dans un plat de grives, on te lui campe une chouette
(il prononçait _souette_). «Ah! dit-il, en voilà une qu'elle est
grosse!» Quand il eut fini; nous lui apprîmes ce que c'était qu'il
avait mangé.... Monsieur, cela lui fit un effet comme le roulis!...
C'est très-indigeste, la chouette!

Décidément, mon Provençal n'appartenait pas à la meilleure compagnie,
mais j'avais franchi le Rubicon La limite qui sépare les _first places_
des _second places_ était dépassée, je n'appartenais plus au monde
_comme il faut_; il fallait se résigner à ce destin. Peut-être, hélas!
le révérend qui m'avait si imprudemment admis dans son intimité me
comparait-il en lui-même aux anges déchus de Milton. J'avouerai que je
n'en conçus pas de longs regrets; l'avant du paquebot était infiniment
plus amusant que l'arrière. Les haillons les plus pittoresques, les
types de races les plus variés se pressaient sur des nattes, sur des
matelas, sur des tapis troués, rayonnants de l'éclat de ce soleil
splendide qui les couvrait d'un manteau d'or. L'œil étincelant,
les dents blanches, le rire insouciant des montagnards, l'attitude
patriarcale des pauvres familles kurdes, çà et là groupées à l'ombre
des voiles, comme sous les tentes du désert, l'imposante gravité de
certains émirs ou chérifs plus riches d'ancêtres que de piastres, et
qui, comme don Quichotte, semblaient se dire: «Partout où je m'assieds,
je suis à la place d'honneur,» tout cela sans doute valait bien la
compagnie de quelques touristes taciturnes et d'un certain nombre
d'Orientaux cérémonieux.

Le Marseillais m'avait conduit en causant jusqu'à une place où il
avait étendu son matelas auprès d'un autre occupé par un prêtre grec
et sa femme qui faisaient le pèlerinage de Jérusalem. C'étaient deux
vieillards de fort bonne humeur, qui avaient lié déjà une étroite
amitié avec le Marseillais. Ces gens possédaient un corbeau qui
sautelait sur leurs genoux et sur leurs pieds et partageait leur maigre
déjeuner. Le Marseillais me fit asseoir près de lui et tira d'une
caisse un énorme saucisson et une bouteille de forme européenne.

--Si vous n'aviez pas déjeuné tout à l'heure, me dit-il, je vous
offrirais de ceci; mais vous pouvez bien en goûter: c'est du saucisson
d'Arles, monsieur! cela rendrait l'appétit à un mort!... Voyez ce
qu'ils vous ont donné à manger aux premières, toutes leurs conserves
de rosbif et de légumes qu'ils tiennent dans des boîtes de fer-blanc
... si cela vaut une bonne rondelle de saucisson, que la larme en coule
sur le couteau!... Vous pouvez traverser le désert avec cela dans votre
poche, et vous ferez encore bien des politesses aux Arabes, qui vous
diront qu'ils n'ont jamais rien mangé de meilleur!

Le Marseillais, pour prouver son assertion, découpa deux tranches et
les offrit au pope grec et à sa femme, qui ne manquèrent pas de faire
honneur à ce régal.

--Par exemple, cela pousse toujours à boire, reprit-il. Voilà du vin
de la Camargue qui vaut mieux que le vin de Chypre, s'entend comme
ordinaire.... Mais il faudrait une tasse; moi, quand je suis seul, je
bois à même la bouteille.

Le pope tira de dessous ses habits une sorte de coupe en argent
couverte d'ornements repoussés d'un travail ancien, et qui portait
à l'intérieur des traces de dorure; peut être était-ce un calice
d'église. Le sang de la grappe perlait joyeusement dans le vermeil. Il
y avait si longtemps que je n'avais bu de vin rouge, et j'ajouterai
même de vin français, que je vidai la tasse sans faire de façons. Le
pope et sa femme n'en étaient pas à faire connaissance avec le vin du
Marseillais.

--Voyez-vous ces braves gens-là, me dit celui-ci, ils ont peut-être
à eux deux un siècle et demi, et ils ont voulu voir la terre sainte
avant de mourir. Ils vont célébrer la cinquantaine de leur mariage à
Jérusalem; ils avaient des enfants, qui sont morts, ils n'ont plus à
présent que ce corbeau! eh bien, c'est égal, ils s'en vont remercier le
bon Dieu!

Le pope, qui comprenait que nous parlions de lui, souriait d'un air
bienveillant sous son toquet noir; la bonne vieille, dans ses longues
draperies bleues de laine, me faisait songer au type austère de Rébecca.

La marche du paquebot s'était ralentie, et quelques passagers debout
se montraient un point blanchâtre sur le rivage; nous étions arrivés
devant le port de Saïda, l'ancienne Sidon. La montagne d'Élie
(_Mar-Elias_), sainte pour les Turcs comme pour les chrétiens et les
Druses, se dessinait à gauche de la ville, et la masse imposante du
khan français ne tarda pas à attirer nos yeux. Les murs et les tours
portent les traces du bombardement anglais de 1840, qui a démantelé
toutes les villes maritimes du Liban. De plus, tous leurs ports,
depuis Tripoli jusqu'à Saint-Jean-d'Acre, avaient été, comme on sait,
comblés jadis d'après les ordres de Fakardin, prince des Druses, afin
d'empêcher la descente des troupes turques, de sorte que ces villes
illustres ne sont que ruine et désolation. La nature pourtant ne
s'associe pas à ces effets si longtemps renouvelés des malédictions
bibliques. Elle se plaît toujours à encadrer ces débris d'une verdure
délicieuse. Les jardins de Sidon fleurissent encore comme au temps du
culte d'Astarté. La ville moderne est bâtie à un mille de l'ancienne,
dont les ruines entourent un mamelon surmonté d'une tour carrée du
moyen âge, autre ruine elle-même.

Beaucoup de passagers descendaient à Saïda, et, comme le paquebot s'y
arrêtait pour quelques heures, je me fis mettre à terre en même temps
que le Marseillais. Le pope et sa femme débarquèrent aussi, ne pouvant
plus supporter la mer et ayant résolu de continuer par terre leur
pèlerinage.

Nous longeons dans un caïque les arches du pont maritime qui joint à
la ville le fort bâti sur un îlot; nous passons au milieu des frêles
tartanes qui seules trouvent assez de fond pour s'abriter dans le
port, et nous abordons à une ancienne jetée dont les pierres énormes
sont en partie semées dans les flots. La vague écume sur ces débris,
et l'on ne peut débarquer à pied sec qu'en se faisant porter par
des _hamals_ presque nus. Nous rions un peu de l'embarras des deux
Anglaises, compagnes du missionnaire, qui se tordent dans les bras de
ces tritons cuivrés, aussi blondes, mais plus vêtues que les néréides
du _Triomphe de Galatée_. Le corbeau commensal du pauvre ménage grec,
bat des ailes et pousse des cris; une tourbe de jeunes drôles, qui
se sont fait des machlahs rayés avec des sacs en poil de chameau, se
précipitent sur les bagages; quelques-uns se proposent comme cicérones
en hurlant deux ou trois mots français. L'œil se repose avec plaisir
sur des bateaux chargés d'oranges, de figues et d'énormes raisins de
la terre promise; plus loin, une odeur pénétrante d'épiceries, de
salaisons et de fritures signale le voisinage des boutiques. En effet,
on passe entre les bâtiments de la marine et ceux de la douane, et l'on
se trouve dans une rue bordée d'étalages qui aboutit à la porte du khan
français. Nous voilà sur nos terres. Le drapeau tricolore flotte sur
l'édifice, qui est le plus considérable de Saïda. La vaste cour carrée,
ombragée d'acacias avec un bassin au centre, est entourée de deux
rangées de galeries qui correspondent en bas à des magasins, en haut
à des chambres occupées par des négociants. On m'indique le logement
consulaire situé dans l'angle gauche, et, pendant que j'y monte, le
Marseillais se rend avec le pope au couvent des franciscains, qui
occupe le bâtiment du fond. C'est une ville que ce khan français, nous
n'en avons pas de plus important dans toute la Syrie. Malheureusement,
notre commerce n'est plus en rapport avec les proportions de son
comptoir.

Je causais tranquillement avec M. Conti, notre vice-consul, lorsque le
Marseillais nous arriva tout animé, se plaignant des franciscains et
les accablant d'épithètes voltairiennes. Ils avaient refusé de recevoir
le pope et sa femme.

--C'est, dit M. Conti, qu'ils ne logent personne qui ne leur ait été
adressé avec une lettre de recommandation.

--Eh bien, c'est fort commode, dit le Marseillais; mais je les connais
tous, les moines, ce sont là leurs manières; quand ils voient de
pauvres diables, ils ont toujours la même chose à dire. Les gens à leur
aise donnent huit piastres (deux francs) par jour dans chaque couvent;
on ne les taxe pas, mais c'est le prix, et avec cela ils sont sûrs
d'être bien accueillis partout.

--Mais on recommande aussi de pauvres pèlerins, dit M. Conti, et les
pères les accueillent gratuitement.

--Sans doute, et puis, au bout de trois jours, on les met à la porte,
dit le Marseillais. Et combien en reçoivent-ils, de ces pauvres-là,
par année? Vous savez bien qu'en France on n'accorde de passeport pour
l'Orient qu'aux gens qui prouvent qu'ils ont de quoi faire le voyage.

--Ceci est très-exact, dis-je à M. Conti, et rentre dans les maximes
d'égalité applicables à tous les Français ... quand ils ont de l'argent
dans leur poche.

--Vous savez sans doute, répondit-il, que, d'après les capitulations
avec la Porte, les consuls sont forcés de rapatrier ceux de leurs
nationaux qui manqueraient de ressources pour retourner en Europe.
C'est une grosse dépense pour l'État.

--Ainsi, dis-je, plus de croisades volontaires, plus de pèlerinages
possibles, et nous avons une religion d'État!

--Tout cela, s'écria le Marseillais, ne nous donne pas un logement pour
ces braves gens.

--Je les recommanderais bien, dit M. Conti; mais vous comprenez que,
dans tous les cas, un couvent catholique ne peut pas recevoir un prêtre
grec avec sa femme. Il y a ici un couvent grec où ils peinent aller.

-Eh! que voulez-vous! dit le Marseillais, c'est encore une affaire
pire. Ces pauvres diables sont des Grecs schismatiques; dans toutes
les religions, plus les croyances se rapprochent, plus les croyants se
détestent; arrangez cela.... Ma foi, je vais frapper à la porte d'un
Turc. Ils ont cela de bon, au moins, qu'ils donnent l'hospitalité à
tout le monde.

M. Conti eut beaucoup de peine à retenir le Marseillais; il voulut
bien se charger lui-même d'héberger le pope, sa femme et le corbeau,
qui s'unissait à l'inquiétude de ses maîtres en poussant des croacs
plaintifs.

C'est un homme excellent que notre consul, et aussi un savant
orientaliste; il m'a fait voir deux ouvrages traduits de manuscrits
qui lui avaient été prêtés par un Druse. On comprend ainsi que la
doctrine n'est plus tenue aussi secrète qu'autrefois. Sachant que ce
sujet m'intéressait, M. Conti voulut bien en causer longuement avec
moi pendant le dîner. Nous allâmes ensuite voir les ruines, auxquelles
on arrive à travers des jardins délicieux, qui sont les plus beaux de
toute la côte de Syrie. Quant aux ruines situées au nord, elles ne sont
plus que fragments et poussière: les seuls fondements d'une muraille
paraissent remonter à l'époque phénicienne; le reste est du moyen âge:
on sait que saint Louis fit reconstruire la ville et réparer un château
carré, anciennement construit par les Ptolémées. La citerne d'Élie, le
sépulcre de Zabulon et quelques grottes sépulcrales avec des restes de
pilastres et de peintures complètent le tableau de tout ce que Saïda
doit au passé.

M. Conti nous a fait voir, en revenant, une maison située au bord de
la mer, qui fut habitée par Bonaparte à l'époque de la campagne de
Syrie. La tenture en papier peint, ornée d'attributs guerriers, a été
posée à son intention, et deux bibliothèques, surmontées de vases
chinois, renfermaient les livres et les plans que consultait assidûment
le héros. On sait qu'il s'était avancé jusqu'à Saïda pour établir des
relations avec des émirs du Liban. Un traité secret mettait à sa solde
six mille Maronites et six mille Druses destinés à arrêter l'armée du
pacha de Damas, marchant sur Acre. Malheureusement, les intrigues
des souverains de l'Europe et d'une partie des couvents, hostiles aux
idées de la Révolution, arrêtèrent l'élan des populations; les princes
du Liban, toujours politiques, subordonnaient leur concours officiel
au résultat du siège de Saint-Jean-d'Acre. Au reste, des milliers
de combattants indigènes s'étaient réunis déjà à l'armée française
en haine des Turcs; mais le nombre ne pouvait rien faire en cette
circonstance. Les équipages de siège que l'on attendait furent saisis
par la flotte anglaise, qui parvint à jeter dans Acre ses ingénieurs
et ses canonniers. Ce fut un Français, nommé Phélippeaux, ancien
condisciple de Napoléon, qui, comme on sait, dirigea la défense. Une
vieille haine d'écolier a peut-être décidé du sort d'un monde!



III--UN DÉJEUNER A SAINT-JEAN-D'ACRE


Le paquebot avait remis à la voile; la chaîne du Liban s'abaissait et
reculait de plus en plus, à mesure que nous approchions d'Acre; la
plage devenait sablonneuse et se dépouillait de verdure. Cependant nous
ne tardâmes pas à apercevoir le port de Sour, l'ancienne Tyr, où l'on
ne s'arrêta que pour prendre quelques passagers. La ville est beaucoup
moins importante encore que Saïda. Elle est bâtie sur le rivage,
et l'îlot où s'élevait Tyr à l'époque du siége qu'en fit Alexandre
n'est plus couvert que de jardins et de pâturages. La jetée que fit
construire le conquérant, tout empâtée par les sables, ne montre plus
les traces du travail humain; c'est un isthme d'un quart de lieue
simplement. Mais, si l'antiquité ne se révèle plus sur ces bords que
par des débris de colonnes rouges et grises, l'âge chrétien a laissé
des vestiges plus imposants. On distingue encore les fondations de
l'ancienne cathédrale, bâtie dans le goût syrien, qui se divisait en
trois nefs semi-circulaires, séparées par des pilastres, et où fut le
tombeau de Frédéric Barberousse, noyé près de Tyr, dans le Kasamy. Les
fameux puits d'eau vive de Ras-el-Aïn, célébrés dans la Bible, et qui
sont de véritables _puits artésiens_, dont on attribue la création
à Salomon, existent encore à une lieue de la ville, et l'aqueduc qui
en amenait les eaux à Tyr découpe toujours sur le ciel plusieurs de
ses arches immenses. Voilà tout ce que Tyr a conservé: ses vases
transparents, sa pourpre éclatante, ses bois précieux étaient jadis
renommés par toute la terre. Ces riches exportations ont fait place à
un petit commerce de grains récoltés par les Métualis, et vendus par
les Grecs, très-nombreux dans la ville.

La nuit tombait lorsque nous entrâmes dans le port de
Saint-Jean-d'Acre. Il était trop tard pour débarquer; mais, à la clarté
si nette des étoiles, tous les détails du golfe, gracieusement arrondi
entre Acre et Kaïffa, se dessinait à l'aide du contraste de la terre
et des eaux. Au delà d'un horizon de quelques lieues se découpent les
cimes de l'Antiliban qui s'abaissent à gauche, tandis qu'à droite
s'élève et s'étage en croupes hardies la chaîne du Carmel, qui s'étend
vers la Galilée. La ville endormie ne se révélait encore que par ses
murs à créneaux, ses tours carrées et les dômes d'étain de sa mosquée,
indiquée de de loin par un seul minaret. A part ce détail musulman, on
peut rêver encore la cité féodale des templiers, le dernier rempart des
croisades.

Le jour vint dissiper cette illusion en trahissant l'amas de ruines
informes qui résultent de tant de sièges et de bombardements accomplis
jusqu'à ces dernières années. Au point du jour, le Marseillais m'avait
réveillé pour me montrer l'étoile du matin levée sur le village de
Nazareth, distant seulement de huit lieues. On ne peut échapper à
l'émotion d'un tel souvenir. Je proposai au Marseillais de faire ce
petit voyage.

--C'est dommage, dit-il, qu'il ne s'y trouve plus la maison de la
Vierge; mais vous savez que les anges l'ont transportée en une nuit à
Lorette, près de Venise. Ici, on en montre la place, voilà tout. Ce
n'est pas la peine d'y aller pour voir qu'il n'y a plus rien!

Au reste, je songeais surtout pour le moment à faire ma visite au
pacha. Le Marseillais, par son expérience des mœurs turques, pouvait
me donner des conseils quant à la manière de me présenter, et je lui
appris comment j'avais fait à Paris la connaissance de ce personnage.

--Pensez-vous qu'il me reconnaîtra? lui dis-je.

--Eh! sans doute, répondit-il; seulement, il faut reprendre le
costume européen; sans cela, vous seriez obligé d'attendre votre tour
d'audience, et il ne serait peut-être pas pour aujourd'hui.

Je suivis ce conseil, gardant toutefois le tarbouch, à cause de mes
cheveux rasés à l'orientale.

--Je connais bien votre pacha, disait le Marseillais pendant que je
changeais de costume. On l'appelle à Constantinople _Guezluk_, ce qui
veut dire l'homme aux lunettes.

--C'est juste, lui dis-je, il portait des lunettes quand je l'ai connu.

--Eh bien, voyez ce que c'est chez les _Turs_: ce sobriquet est devenu
son nom, et cela restera dans sa famille; on appellera son fils
_Guezluh-Oglou_, ainsi de tous ses descendants. La plupart des noms
propres ont des origines semblables.... Cela indique, d'ordinaire, que,
l'homme s'étant élevé par son mérite, ses enfants acceptent l'héritage
d'un surnom souvent ironique, car il rappelle ou un ridicule, ou un
défaut corporel, ou l'idée d'un métier que le personnage exerçait avant
son élévation.

--C'est encore, dis-je, un des principes de l'égalité musulmane. On
s'honore par l'humilité. N'est-ce pas aussi un principe chrétien?

--Écoutez, dit le Marseillais, puisque le pacha est votre ami, il faut
que vous fassiez quelque chose pour moi. Dites-lui que j'ai à lui
vendre une pendule à musique qui exécute tous les opéras italiens. Il y
a dessus des oiseaux qui battent des ailes et qui chantent. C'est une
petite merveille.... Ils aiment cela, les _Turs!_

Nous ne tardâmes pas à être mis à terre, et j'en eus bientôt assez
de parcourir des rues étroites et poudreuses en attendant l'heure
convenable pour me présenter au pacha. A part le bazar voûté en ogive
et la mosquée de Djezzar-Pacha, fraîchement restaurée, il reste peu
de chose à voir dans la ville; il faudrait une vocation d'architecte
pour relever les plans des églises et des couvents de l'époque des
croisades. L'emplacement est encore marqué par les fondations; une
galerie qui longe le port est seule restée debout, comme débris du
palais des grands maîtres de Saint-Jean-de-Jérusalem.

Le pacha demeurait hors de la ville, dans un kiosque d'été situé près
des jardins d'Abdallah, au bout d'un aqueduc qui traverse la plaine.
En voyant dans la cour les chevaux et les esclaves des visiteurs, je
reconnus que le Marseillais avait eu raison de me faire changer de
costume. Avec l'habit levantin, je devais paraître un mince personnage;
avec l'habit noir, tous les regards se fixaient sur moi.

Sous le péristyle, au bas de l'escalier, était un amas immense de
babouches, laissées à mesure par les entrants. Le _serdarbachi_ qui
me reçut voulut me faire ôter mes bottes; mais je m'y refusai, ce qui
donna une haute opinion de mon importance. Aussi ne restai-je qu'un
instant dans la salle d'attente. On avait, du reste, remis au pacha la
lettre dont j'étais chargé, et il donna ordre de me faire entrer, bien
que ce ne fût pas mon tour.

Ici l'accueil devint plus cérémonieux. Je m'attendais déjà à une
réception européenne; mais le pacha se borna à me faire asseoir près
de lui sur un divan qui entourait une partie de la salle. Il affecta
de ne parler qu'italien, bien que je l'eusse entendu parler français à
Paris, et, m'ayant adressé la phrase obligée: «Ton _kief_ est-il bon?»
c'est-à-dire: «Te trouves-tu bien?» il me fit apporter la chibouk et le
café. Notre conversation s'alimenta encore de lieux communs. Puis le
pacha me répéta: «Ton kief est-il bon?» et fit servir une autre tasse
de café. J'avais couru les rues d'Acre toute la matinée et traversé la
plaine sans rencontrer la moindre _trattoria_; j'avais refusé même un
morceau de pain et de saucisson d'Arles offerts par le Marseillais,
comptant un peu sur l'hospitalité musulmane; mais le moyen de faire
fond sur l'amitié des grands! La conversation se prolongeait sans que
le pacha m'offrît autre chose que du café sans sucre et de la fumée de
tabac. Il répéta une troisième fois: «Ton kief est-il bon?» Je me levai
pour prendre congé. En ce moment là, midi sonna à une pendule placée
au-dessus de ma tête, elle commença un air; une seconde sonna presque
aussitôt et commença un air différent; une troisième et une quatrième
débutèrent à leur tour, et il en résulta le charivari que l'on peut
penser. Si habitué que je fusse aux singularités des Turcs, je ne
pouvais comprendre que l'on réunît tant de pendules dans la même salle.
Le pacha paraissait enchanté de cette harmonie et fier sans doute de
montrer à un Européen son amour du progrès. Je songeais en moi-même à
la commission dont le Marseillais m'avait chargé. La négociation me
paraissait d'autant plus difficile, que les quatre pendules occupaient
chacune symétriquement une des faces de la salle. Où placer la
cinquième? Je n'en parlai pas.

Ce n'était pas le moment non plus de parler de l'affaire du cheik
druse prisonnier à Beyrouth. Je gardai ce point délicat pour une autre
visite, où le pacha m'accueillerait peut-être moins froidement. Je me
retirai en prétextant des affaires à la ville. Lorsque je fus dans la
cour, un officier vint me prévenir que le pacha avait ordonné à deux
cavas de m'accompagner partout où je voudrais aller. Je ne m'exagérai
pas la portée de cette attention, qui se résout d'ordinaire en un fort
bakchis à donner aux dits estafiers.

Lorsque nous fûmes entrés dans la ville, je demandai à l'un d'eux
où l'on pouvait aller déjeuner. Ils se regardèrent avec des yeux
très-étonnés en se disant que ce n'était pas l'heure. Comme
j'insistais, ils me demandèrent une _colonnate_ (piastre d'Espagne)
pour acheter des poules et du riz.... Où auraient-ils fait cuire cela?
Dans un corps de garde. Cela me parut une œuvre chère et compliquée.
Enfin ils eurent l'idée de me mener au consulat français; mais
j'appris là que notre agent résidait de l'autre côté du golfe, sur
le revers du mont Carmel. A Saint-Jean-d'Acre, comme dans les villes
du Liban, les Européens ont des habitations dans les montagnes, à
des hauteurs où cessent l'impression des grandes chaleurs et l'effet
des vents brûlants de la plaine. Je ne me sentis pas le courage
d'aller demander à déjeuner si au-dessus du niveau de la mer. Quant
à me présenter an couvent, je savais qu'on ne m'y aurait pas reçu
sans lettres de recommandation. Je ne comptais donc plus que sur la
rencontre du Marseillais, lequel probablement devait se trouver au
bazar.

En effet, il était en train de vendre à un marchand grec un assortiment
de ces anciennes montres de nos pères, en forme d'oignons, que les
Turcs préfèrent aux montres plates. Les plus grosses sont les plus
chères; les _œufs_ de Nuremberg sont hors de prix. Nos vieux fusils
d'Europe trouvent aussi leur placement dans tout l'Orient, car on n'y
veut que des fusils à pierre.

--Voilà mon commerce, me dit le Marseillais; j'achète en France
toutes ces anciennes choses à bon marché, et je les revends ici le
plus cher possible. Les vieilles parures de pierres fines, les vieux
cachemires, voilà ce qui se vend aussi fort bien. Cela est venu de
l'Orient, et cela y retourne. En France, on ne sait pas le prix des
belles choses; tout dépend de la mode. Tenez, la meilleure spéculation,
c'est d'acheter en France les armes turques, les chibouks, les bouquins
d'ambre et toutes les curiosités orientales rapportées en divers temps
par les voyageurs, et puis de venir les revendre dans ces pays-ci.
Quand je vois des Européens acheter ici des étoffes, des costumes, des
armes, je dis en moi-même: «Pauvre dupe! cela te coûterait moins cher à
Paris, chez un marchand de bric-à-brac.»

--Mon cher, lui dis-je, il ne s'agit pas de tout cela; avez-vous encore
un morceau de votre saucisson d'Arles?

--Eh! je crois bien! cela dure longtemps. Je comprends votre affaire:
vous n'avez pas déjeuné.... C'est bon. Nous allons entrer chez un
cafedji; on ira vous chercher du pain.

Le plus triste, c'est qu'il n'y avait dans la ville que de ce pain sans
levain, cuit sur des plaques de tôle, qui ressemble à de la galette
ou à des crêpes de carnaval. Je n'ai jamais supporté cette indigeste
nourriture qu'à condition d'en manger fort peu et de me rattraper sur
les autres comestibles. Avec le saucisson, cela était plus difficile;
je fis donc un pauvre déjeuner.

Nous offrîmes du saucisson aux cavas; mais ces derniers le refusèrent
par un scrupule de religion.

--Les malheureux! dit le Marseillais, ils s'imaginent que c'est du
porc!... ils ne savent pas que le saucisson d'Arles se fait avec de la
viande de mulet....



IV--AVENTURE D'UN MARSEILLAIS


L'heure de la sieste était arrivée depuis longtemps; tout le monde
dormait, et les deux cavas, pensant que nous allions en faire autant,
s'étaient étendus sur les bancs du café. J'avais bien envie de laisser
là ce cortège incommode et d'aller faire mon kief hors de la ville
sous des ombrages; mais le Marseillais me dit que ce ne serait pas
convenable, et que nous ne rencontrerions pas plus d'ombre et de
fraîcheur au dehors qu'entre les gros murs du bazar où nous nous
trouvions. Nous nous mîmes donc à causer pour passer le temps. Je
lui racontai ma position, mes projets; l'idée que j'avais conçue de
me fixer en Syrie, d'y épouser une femme du pays, et, ne pouvant pas
choisir une musulmane, à moins de changer de religion, comment j'avais
été conduit à me préoccuper d'une jeune fille druse qui me convenait
sous tous les rapports. Il y a des moments où l'on sent le besoin,
comme le barbier du roi Midas, de déposer ses secrets n'importe où. Le
Marseillais, homme léger, ne méritait peut-être pas tant de confiance;
mais, au fond, c'était un bon diable, et il m'en donna la preuve par
l'intérêt que ma situation lui inspira.

--Je vous avouerai, lui dis-je, qu'ayant connu le pacha à l'époque
de son séjour à Paris, j'avais espéré de sa part une réception moins
cérémonieuse; je fondais même quelque espérance sur des services que
cette circonstance m'aurait permis de rendre au cheik druse, père de la
jolie fille dont je vous ai parlé.... Et maintenant, je ne sais trop ce
que j'en puis attendre.

--Plaisantez-vous? me dit le Marseillais; vous allez vous donner tant
de peine pour une petite fille des montagnes? Eh! quelle idée vous
faites-vous de ces Druses? Un cheik druse, eh bien, qu'est-ce que
c'est près d'un Européen, d'un Français qui est du beau monde? Voilà
dernièrement le fils d'un consul anglais, M. Parker, qui a épousé une
de ces femmes-là, une _Ansarienne_ du pays de Tripoli; personne de
sa famille ne veut plus le voir! C'était aussi la fille d'un cheik
pourtant.

--Oh! les Ansariens ne sont pas les Druses.

--Voyez-vous, ce sont là des caprices de jeune homme. Moi, je suis
resté longtemps à Tripoli; je faisais des affaires avec un de mes
compatriotes qui avait établi une filature de soie dans la montagne; il
connaissait bien tous ces gens-là; ce sont des peuples où les hommes,
les femmes mènent une vie bien singulière.

Je me mis à rire, sachant bien qu'il ne s'agissait là que de sectes
qui n'ont qu'un rapport d'origine avec les Druses, et je priai le
Marseillais de me conter ce qu'il savait.

--Ce sont _des drôles!..._ me dit-il à l'oreille avec cette expression
comique des Méridionaux, qui entendent par ce terme quelque chose de
particulièrement égrillard.

--C'est possible, dis-je; mais la jeune fille dont je vous parle
n'appartient pas à des sectes pareilles, où peuvent exister quelques
pratiques dégénérées du culte primitif des Druses. C'est ce qu'on
appelle une savante, une akkalé.

--Eh! oui, c'est bien cela; ceux que j'ai vus nomment leurs prêtresses
_akkals_; c'est le même mot varié par la prononciation locale. Eh bien,
ces prêtresses, savez-vous à quoi elles s'emploient? On les fait monter
sur la sainte table pour représenter la _Kadra_ (la Vierge). Bien
entendu qu'elles sont là dans la tenue la plus simple, sans robe ni
rien sur elles, et le prêtre fait la prière en disant qu'il faut adorer
l'image de la maternité. C'est comme une messe; seulement, il y a sur
l'autel un grand vase de vin dont il boit, et qu'il fait passer ensuite
à tous les assistants.

--Croyez-vous, dis-je, à ces bourdes inventées par les gens des autres
cultes?

--Si j'y crois? J'y crois si bien, que j'ai vu, moi, dans le district
de Kadmous, le jour de la fête de la Nativité, tous les hommes qui
rencontraient des femmes sur les chemins se prosterner devant elles et
embrasser leurs genoux.

--Eh bien, ce sont des restes de l'ancienne idolâtrie d'Astarté, qui se
sont mélangés avec les idées chrétiennes.

--Et que dites-vous de leur manière de célébrer l'Épiphanie?

--La fête des Rois?

--Oui.... Mais, pour eux, cette fête est aussi le commencement de
l'année. Ce jour-là, les _akkals_ (initiés), hommes et femmes, se
réunissent dans leurs _khaloués_, ce qu'ils appellent leurs temples:
il y a un moment de l'office où l'on éteint toutes les lumières, et je
vous laisse à penser ce qu'il peut arriver de beau.

--Je ne crois à rien de tout cela; on en a dit autant d'ailleurs des
agapes des premiers chrétiens. Et quel est l'Européen qui a pu voir de
pareilles cérémonies, puisque les initiés seuls peuvent entrer dans ces
temples?

--Qui? Eh! tenez, simplement mon compatriote de Tripoli, le filateur
de soie, qui faisait des affaires avec un de ces akkals. Celui-ci lui
devait de l'argent, mon ami lui dit: «Je te tiens quitte, si tu veux
t'arranger pour me conduire à une de vos assemblées.» L'autre fit
bien des difficultés, disant que, s'ils étaient découverts, on les
poignarderait tous les deux. N'importe, quand un Marseillais a mis une
chose dans sa tête, il faut qu'elle aboutisse. Ils prennent rendez-vous
le jour de la fête; l'akkal avait expliqué d'avance à mon ami toutes
les momeries qu'il fallait faire, et, avec le costume, sachant bien la
langue, il ne risquait pas grand'chose. Les voilà qui arrivent devant
un de ces khaloués; c'est comme un tombeau de santon, une chapelle
carrée avec un petit dôme, entourée d'arbres et adossée aux rochers.
Vous en avez pu voir dans la montagne.

--J'en ai vu.

--Mais il y a toujours aux environs des gens armés pour empêcher les
curieux d'approcher aux heures des prières.

--Et ensuite?

--Ensuite, ils ont attendu le lever d'une étoile qu'ils appellent
_Sockra_; c'est l'étoile de Vénus. Ils lui font une prière.

--C'est encore un reste, sans doute, de l'adoration d'Astarté.

--Attendez. Ils se sont mis ensuite à compter les étoiles filantes.
Quand cela est arrivé à un certain nombre, ils en ont tiré des augures,
et puis, les trouvant favorables, ils sont entrés tous dans le temple
et ont commencé la cérémonie. Pendant les prières, les femmes entraient
une à une, et, au moment du sacrifice, les lumières se sont éteintes.

--Et qu'est devenu le Marseillais?

--On lui avait dit ce qu'il fallait faire, parce qu'il n'y a pas là à
choisir; c'est comme un mariage qui se ferait les yeux fermés....

--Eh bien, c'est leur manière de se marier, voilà tout; et, du moment
qu'il y a consécration, l'énormité du fait me semble beaucoup diminuée;
c'est même une coutume très-favorable aux femmes laides.

--Vous ne comprenez pas! Ils sont mariés en outre, et chacun est tenu
d'emmener sa femme. Le grand cheik lui-même, qu'ils appellent le
_mekkadam_, ne peut se refuser à cette pratique égalitaire.

--Je commence à être inquiet du sort de votre ami.

--Mon ami se trouvait dans le ravissement du lot qui lui était échu. Il
se dit: «Quel dommage de ne pas savoir qui l'on a aimé un instant!» Les
idées de ces gens-là sont absurdes....

--Ils veulent sans doute que personne ne sache au juste quel est son
père; c'est pousser un peu loin la doctrine de l'égalité. L'Orient est
plus avancé que nous dans le communisme.

--Mon ami, reprit le Marseillais, eut une idée bien ingénieuse; il
coupa un morceau de la robe de la femme qui était près de lui, se
disant: «Demain matin, au grand jour, je saurai à qui j'ai eu affaire.»

--Oh! oh!

--Monsieur, continua le Marseillais, quand ce fut au point du jour,
chacun sortit sans rien dire, après que les officiants eurent appelé
la bénédiction du bon Dieu ... ou, qui sait? peut-être du diable, sur
la postérité de tous ces mariages. Voilà mon ami qui se met à guetter
les femmes, dont chacune avait repris son voile. Il reconnaît bientôt
celle à qui il manquait un morceau de sa robe. Il la suit jusqu'à sa
maison sans avoir l'air de rien, et puis il entre un peu plus tard chez
elle comme quelqu'un qui passe. Il demande à boire: cela ne se refuse
jamais dans la montagne, et voilà qu'il se trouve entouré d'enfants et
de petits-enfants.... Cette femme était une vieille!

--Une vieille?

--Oui, monsieur! et vous jugez si mon ami fut content de son expédition.

--Pourquoi vouloir tout approfondir? Ne valait-il pas mieux conserver
l'illusion? Les mystères antiques ont eu une légende plus gracieuse,
celle de Psyché.

--Vous croyez que c'est une fable que je vous conte; mais tout le
monde sait cette histoire à Tripoli. Maintenant, que dites-vous de ces
paroissiens-là et de leurs cérémonies?

--Votre imagination va trop loin, dis-je au Marseillais; la coutume
dont vous parlez n'a lieu que dans une secte repoussée de toutes les
autres. Il serait aussi injuste d'attribuer de pareilles mœurs aux
Ansariens et aux Druses que de faire rentrer dans le christianisme
certaines folies analogues attribuées aux anabaptistes on aux
vaudois[1].

Notre discussion continua quelque temps ainsi. L'erreur de mon
compagnon me contrariait dans les sympathies que je m'étais formées
à l'égard des populations du Liban, et je ne négligeai rien pour
le détromper, tout en accueillant les renseignements précieux que
m'apportaient ses propres observations.

La plupart des voyageurs ne saisissent que les détails bizarres de la
vie et des coutumes de certains peuples. Le sens général leur échappe
et ne peut s'acquérir en effet que par des études profondes. Combien
je m'applaudissais d'avoir pris d'avance une connaissance exacte
de l'histoire et des doctrines religieuses de tant de populations
du Liban, dont le caractère m'inspirait de l'estime! Dans le désir
que j'avais de me fixer au milieu d'elles, de pareilles données ne
m'étaient pas indifférentes, et j'en avais besoin pour résister à la
plupart des préjugés européens.

En général, nous ne nous intéressons en Syrie qu'aux Maronites,
catholiques comme nous, et tout au plus encore aux Grecs, aux Arméniens
et aux juifs, dont les idées s'éloignent moins des nôtres que celles
des musulmans; nous ne songeons pas qu'il existe une série de croyances
intermédiaires capables de se rattacher aux principes de civilisation
du Nord, et d'y amener peu à peu les Arabes.

La Syrie est certainement le seul point de l'Orient où l'Europe puisse
poser solidement le pied pour établir des relations commerciales, ainsi
que le fit l'ancienne Grèce. Partout ailleurs, il faudrait refouler les
populations arabes ou craindre constamment leur rébellion, comme il
arrive en Algérie. Une moitié au moins des populations syriennes se
compose soit de chrétiens, soit de races disposées aux idées de réforme
que font aujourd'hui prévaloir les musulmans éclairés. Il faudrait même
ajouter à ce nombre une grande partie des Arabes du désert, qui, comme
les Persans, appartiennent à la secte d'Ali.


[1] On sait que récemment des pratiques semblables ont été attribuées,
en France, à la secte des béguins; mais il est probable que les
sectaires d'Orient sont les seuls qui poussent si loin la frénésie
religieuse.



V--LE DÎNER DU PACHA


La journée était avancée, et la fraîcheur amenée par la brise maritime
mettait fin au sommeil des gens de la ville. Nous sortîmes du café
et je commençais à m'inquiéter du dîner; mais les cavas, dont je ne
comprenais qu'imparfaitement le baragouin plus turc qu'arabe, me
répétaient toujours: _Ti sabir?_ comme des Levantins de Molière.

--Demandez-leur donc ce que je dois savoir, dis-je enfin au Marseillais.

--Ils disent qu'il est temps de retourner chez le pacha.

--Pour quoi faire?

--Pour dîner avec lui.

--Ma foi, dis-je, je n'y comptais plus; le pacha ne m'avait pas invité.

--Du moment qu'il vous faisait accompagner, cela allait de soi-même.

--Mais, dans ces pays-ci, le dîner a lieu ordinairement vers midi.

--Non pas chez les Turcs, dont le repas principal se fait au coucher du
soleil, après la prière.

Je pris congé du Marseillais et je retournai au kiosque du pacha. En
traversant la plaine couverte d'herbes sauvages brûlées par le soleil,
j'admirais l'emplacement de l'ancienne ville, si puissante et si
magnifique, aujourd'hui réduite à cette langue de terre informe qui
s'avance dans les flots et où se sont accumulés les débris de trois
bombardements terribles depuis cinquante ans. On heurte à tout moment
du pied dans la plaine des débris de bombes et des boulets dont le sol
est criblé.

En rentrant au pavillon où j'avais été reçu le matin, je ne vis plus
d'amas de chaussures au bas de l'escalier, plus de visiteurs encombrant
le _mabahim_ (pièce d'entrée); on me fit seulement traverser la salle
aux pendules, et je trouvai dans la pièce suivante le pacha, qui fumait
assis sur l'appui de la fenêtre, et qui, se levant sans façon, me donna
une poignée de main à la française.

--Comment cela va-t-il? Vous êtes-vous bien promené dans notre belle
ville? me dit-il en français; avez-vous tout vu?

Son accueil était si différent de celui du matin, que je ne pus
m'empêcher d'en faire paraître quelque surprise.

--Ah! pardon, me dit-il, si je vous ai reçu ce matin _en pacha._ Ces
braves gens qui se trouvaient dans la salle d'audience ne m'auraient
point pardonné de manquer à l'étiquette en faveur d'un _Frangui_. A
Constantinople, tout le monde comprendrait cela; mais, ici, nous sommes
en _province_.

Après avoir appuyé sur ce dernier mot, le pacha voulut bien m'apprendre
qu'il avait habité longtemps Metz en Lorraine, comme élève de l'École
préparatoire d'artillerie. Ce détail me mit tout à fait à mon aise en
me fournissant l'occasion de lui parler de quelques-uns de mes amis qui
avaient été ses camarades. Pendant cet entretien, le coup de canon du
port, saluant le coucher du soleil, retentit du côté de la ville. Un
grand bruit de tambours et de fifres annonça l'heure de la prière aux
Albanais répandus dans les cours. Le pacha me quitta un instant, sans
doute pour aller remplir ses devoirs religieux; ensuite il revint et me
dit:

--Nous allons dîner à l'européenne.

En effet, on apporta des chaises et une table haute, au lieu de
retourner un tabouret et de poser dessus un plateau de métal et des
coussins à l'entour, comme cela se fait d'ordinaire. Je sentis tout ce
qu'il y avait d'obligeant dans le procédé du pacha, et toutefois, je
l'avouerai, je n'aime pas ces coutumes de l'Europe envahissant peu à
peu l'Orient; je me plaignis au pacha d'être traité par lui en touriste
vulgaire.

--Vous venez bien me voir en habit noir!... me dit-il.

La réplique était juste; pourtant je sentais bien que j'avais eu
raison. Quoi que l'on fasse, et si loin que l'on puisse aller dans la
bienveillance d'un Turc, il ne faut pas croire qu'il puisse y avoir
tout de suite fusion entre notre façon de vivre et la sienne. Les
coutumes européennes qu'il adopte dans certains cas deviennent une
sorte de terrain neutre où il nous accueille sans se livrer lui-même;
il consent à imiter nos mœurs comme il use de notre langue, mais à
l'égard de nous seulement. Il ressemble à ce personnage de ballet qui
est moitié paysan et moitié seigneur; il montre à l'Europe le côté
_gentleman_, il est toujours un pur _Osmanli_ pour l'Asie.

Les préjugés des populations font, d'ailleurs, de cette politique une
nécessité.

Au demeurant, je retrouvai dans le pacha d'Acre un très-excellent
homme, plein de politesse et d'affabilité, attristé vivement de la
situation que les puissances font à la Turquie. Il me racontait
qu'il venait de quitter la haute position de pacha de Tophana à
Constantinople, par ennui des tracasseries consulaires.

--Imaginez, me disait-il, une grande ville où cent mille individus
échappent à l'action de la justice locale: il n'y a pas là un
voleur, un assassin, un débauché qui ne parvienne à se mettre sous
la protection d'un consulat quelconque. Ce sont vingt polices qui
s'annulent les unes par les autres, et c'est le pacha qui est
responsable pourtant!... Ici, nous ne sommes guère plus heureux, au
milieu de sept ou huit peuples différents, qui ont leurs cheiks, leurs
cadis et leurs émirs. Nous consentons à les laisser tranquilles dans
leurs montagnes, pourvu qu'ils payent le tribut.... Eh bien, il y a
trois ans que nous n'en avons reçu un para.

Je vis que ce n'était pas encore l'instant de parler en faveur du
cheik druse prisonnier à Beyrouth, et je portai la conversation sur
un autre sujet. Après le dîner, j'espérais que le pacha suivrait au
moins l'ancienne coutume en me régalant d'une danse d'almées, car je
savais bien qu'il ne pousserait pas la courtoisie française jusqu'à
me présenter à ses femmes; mais je devais subir l'Europe jusqu'au
bout. Nous descendîmes à une salle de billard où il fallut faire des
carambolages jusqu'à une heure du matin. Je me laissai gagner tant que
je pus, aux grands éclats de rire du pacha, qui se rappelait avec joie
ses amusements de l'école de Metz.

--Un Français, un Français qui se laisse battre! s'écriait-il.

--Je conviens, disais-je, que Saint-Jean-d'Acre n'est pas favorable à
nos armes; mais, ici, vous combattez seul, et l'ancien pacha d'Acre
avait les canons de l'Angleterre.

Nous nous séparâmes enfin. On me conduisit dans une salle très-grande,
éclairée par un cierge, placé à terre au milieu, dans un chandelier
énorme. Ceci rentrait dans les coutumes locales. Les esclaves me firent
un lit avec des coussins disposés à terre, sur lesquels on étendit des
draps cousus d'un seul côté avec les couvertures; je fus, en outre,
gratifié d'un grand bonnet de nuit en soie jaune matelassée, qui avait
des côtes comme un melon.



VI--CORRESPONDANCE (FRAGMENTS)


J'interromps ici mon itinéraire, je veux dire ce relevé, jour par
jour, heure par heure, d'impressions locales, qui n'ont de mérite
qu'une minutieuse réalité. Il y a des moments où la vie multiplie
ses pulsations en dépit des lois du temps, comme une horloge folle
dont la chaîne est brisée; d'autres où tout se traîne en sensations
inappréciables ou peu dignes d'être notées. Te parlerai-je de mes
pérégrinations dans la montagne, parmi des lieux qui n'offriraient
qu'une topographie aride, au milieu d'hommes dont la physionomie ne
peut être saisie qu'à la longue, et dont l'attitude grave, la vie
uniforme, prêtent beaucoup moins au pittoresque que les populations
bruyantes et contrastées des villes? Il me semble, depuis quelque
temps, que je vis dans un siècle d'autrefois ressuscité par magie;
l'âge féodal m'entoure avec ses institutions immobiles comme la pierre
du donjon qui les a gardées.

Après montagnes, noirs abîmes, où les feux de midi découpent des
cercles de brume, fleuves et torrents, illustres comme des ruines, qui
roulez encore les colonnes des temples et les idoles brisées des dieux;
neiges éternelles qui couronnez des monts dont le pied s'allonge dans
les champs de braise du désert; horizons lointains des vallées que la
mer emplit à moitié de ses flots bleus; forêts odorantes de cèdre et
de cinnamome; rochers sublimes où retentit la cloche des ermitages;
fontaines célébrées par la muse biblique, où les jeunes filles se
pressent le soir, portant sur le front leurs urnes élancées; oui, vous
êtes pour l'Européen la terre paternelle et sainte, vous êtes encore la
patrie! Laissons Damas, la ville arabe, s'épanouir au bord du désert
et saluer le soleil levant du haut de ses minarets; mais le Liban et
le Carmel sont l'héritage des croisades: il faut qu'ils appartiennent,
sinon à la croix seule, du moins à ce que la croix symbolise, à la
liberté.

       *       *       *       *       *

Je résume pour toi les changements qui se sont accumulés depuis
quelques mois dans mes destinées errantes. Tu sais avec quelle bonté le
pacha d'Acre m'avait accueilli à mon passage. Je lui ai fait enfin la
confidence entière du projet que j'avais formé d'épouser la fille du
cheik Eschérazy, et de l'aide que j'attendais de lui en cette occasion.
Il se mit à rire d'abord avec l'entraînement naïf des Orientaux en me
disant:

--Ah çà! vous y tenez décidément?

--Absolument, répondis-je. Voyez-vous, on peut bien dire cela à un
musulman; il y a dans cette affaire un enchaînement de fatalités.
C'est en Égypte qu'on m'a donné l'idée du mariage: la chose y paraît
si simple, si douce, si facile, si dégagée de toutes les entraves qui
nuisent en Europe à cette institution, que j'en ai accepté et couvé
amoureusement l'idée; mais je suis difficile, je l'avoue, et puis,
sans doute, beaucoup d'Européens ne se font là-dessus aucun scrupule;
... cependant cet achat de filles à leurs parents m'a toujours semblé
quelque chose de révoltant. Les Cophtes, les Grecs qui font de tels
marchés avec les Européens, savent bien que ces mariages n'ont rien de
sérieux, malgré une prétendue consécration religieuse.... J'ai hésité,
j'ai réfléchi, j'ai fini par acheter une esclave avec le prix que
j'aurais mis à une épouse. Mais on ne touche guère impunément aux mœurs
d'un monde dont on n'est pas; cette femme, je ne puis ni la renvoyer,
ni la vendre, ni l'abandonner sans scrupule, ni même l'épouser sans
folie. Pourtant c'est une chaîne à mon pied, c'est moi qui suis
l'esclave; c'est la fatalité qui me retient ici, vous le voyez bien!

--N'est-ce que cela? dit le pacha, donnez-la-moi ... pour un cheval,
pour ce que vous voudrez, sinon pour de l'argent; nous n'avons pas les
mêmes idées que vous, nous autres.

--Pour la liberté du cheik Eschérazy, lui dis-je: au moins, ce serait
un noble prix.

--Non, dit il, une grâce ne se vend pas.

--Eh bien, vous voyez, je retombe dans mes incertitudes. Je ne suis
pas le premier Franc qui ait acheté une esclave; ordinairement, on
laisse la pauvre fille dans un couvent; elle fait une conversion
éclatante dont l'honneur rejaillit sur son maître et sur les pères qui
l'ont instruite; puis elle se fait religieuse ou devient ce quelle
peut, c'est-à-dire souvent malheureuse. Ce serait pour moi un remords
épouvantable.

--Et que voulez-vous faire?

--Épouser la jeune fille dont je vous ai parlé, et à qui je donnerai
l'esclave comme présent de noces, comme douaire; elles sont amies,
elles vivront ensemble. Je vous dirai de plus que c'est elle-même qui
m'a donné cette idée. La réalisation dépend de vous.

       *       *       *       *       *

Je t'expose sans ordre les raisonnements que je fis pour exciter et
mettre à profit la bienveillance du pacha.

--Je ne puis presque rien, me dit-il enfin; le pachalik d'Acre n'est
plus ce qu'il était jadis; on l'a partagé en trois gouvernements, et je
n'ai sur celui de Beyrouth qu'une autorité nominale. Supposons de plus
que je parvienne à faire mettre en liberté le cheik, il acceptera ce
bienfait sans reconnaissance.... Vous ne connaissez pas ces gens-là!
J'avouerai que ce cheik mérite quelques égards. A l'époque des derniers
troubles, sa femme a été tuée par les Albanais. Le ressentiment l'a
conduit à des imprudences et le rend dangereux encore. S'il veut
promettre de rester tranquille à l'avenir, on verra.

J'appuyai de tout mon pouvoir sur cette bonne disposition, et j'obtins
une lettre pour le gouverneur de Beyrouth, Essad-Pacha. Ce dernier,
auprès duquel l'Arménien, mon ancien compagnon de route, m'a été de
quelque utilité, a consenti à envoyer son prisonnier au kaïmakam druse,
en réduisant son affaire, compliquée précédemment de rébellion, à un
simple refus d'impôts pour lequel il deviendra facile de prendre des
arrangements.

Tu vois que les pachas eux-mêmes ne peuvent pas tout dans ce pays;
sans quoi, l'extrême bonté de Méhmet pour moi eût aplani tous les
obstacles. Peut-être aussi a-t-il voulu m'obliger plus délicatement en
déguisant son intervention auprès des fonctionnaires inférieurs. Le
fait est que je n'ai eu qu'à me présenter de sa part au kaïmakam pour
en être admirablement accueilli; le cheik avait été déjà transféré à
Deïr-Khamar, résidence actuelle de ce personnage, héritier pour une
part de l'ancienne autorité de l'émir Béchir. Il y a, comme tu sais,
aujourd'hui un kaïmakam (gouverneur) pour les Druses et un autre pour
les Maronites; c'est un pouvoir mixte qui dépend au fond de l'autorité
turque, mais dont l'institution ménage l'amour-propre national de ces
peuples et leur prétention à se gouverner par eux-mêmes.

       *       *       *       *       *

Tout le monde a décrit Deïr-Khamar et son amas de maisons à toits plats
sur un mont abrupt comme l'escalier d'une Babel ruinée. Beit-Eddin,
l'antique résidence des émirs de la montagne, occupe un autre pic qui
semble toucher celui-là, mais qu'une vallée profonde en sépare. Si, de
Deïr-Khamar, vous regardez Beit-Eddin, vous croyez voir un château de
fée; ses arcades ogivales, ses terrasses hardies, ses colonnades, ses
pavillons et ses tourelles offrent un mélange de tous les styles plus
éblouissant comme masse que satisfaisant dans les détails. Ce palais
est bien le symbole de la politique des émirs qui l'habitaient. Il est
païen par ses colonnes et ses peintures, chrétien par ses tours et ses
ogives, musulman par ses dômes et ses kiosques; il contient le temple,
l'église et la mosquée, enchevêtrés dans ses constructions. A la fois
palais, donjon et sérail, il ne lui reste plus aujourd'hui qu'une
portion habitée: la prison.

C'est là qu'on avait provisoirement logé le cheik Eschérazy, heureux du
moins de n'être plus sous la main d'une justice étrangère. Dormir sous
les voûtes du vieux palais de ses princes, c'était un adoucissement
sans doute; on lui avait permis de garder près de lui sa fille, autre
faveur qu'il n'avait pu obtenir à Beyrouth. Toutefois le kaïmakam,
étant responsable du prisonnier ou de la dette, le faisait garder
étroitement.

       *       *       *       *       *

J'obtins la permission de visiter le cheik, comme je l'avais fait à
Beyrouth; ayant pris un logement à Deïr-Khamar, je n'avais à traverser
que la vallée intermédiaire pour gagner l'immense terrasse du palais,
d'où, parmi les cimes des montagnes, on voit au loin resplendir un
pan bleu de mer. Les galeries sonores, les salles désertes, naguère
pleines de pages, d'esclaves et de soldats, me faisaient penser à ces
châteaux de Walter Scott que la chute des Stuarts a dépouillés de leurs
splendeurs royales. La majesté des scènes de la nature ne parlait pas
moins hautement à mon esprit.... Je sentis qu'il fallait franchement
m'expliquer avec le cheik et ne pas lui dissimuler les raisons que
j'avais eues de chercher à lui être utile. Rien n'est pire que
l'effusion d'une reconnaissance qui n'est pas méritée.

Aux premières ouvertures que j'en fis avec grand embarras, il se frappa
le front du doigt.

--_Enté medjnoun_ (es-tu fou)? me dit-il.

--_Medjnoun_, dis-je, c'est le surnom d'un amoureux célèbre, et je suis
loin de le repousser.

--Aurais-tu vu ma fille? s'écria-t-il.

L'expression de son regard était telle dans ce moment, que je songeai
involontairement à une histoire que le pacha d'Acre m'avait contée en
me parlant des Druses. Le souvenir n'en était pas gracieux assurément.
Un kyaya lui avait raconté ceci:

--J'étais endormi, lorsqu'à minuit j'entends heurter à la porte; je
vois entrer un Druse portant un sac sur ses épaules.

»--Qu'apportez-vous là? lui dis-je

»--Ma sœur avait une intrigue, et je l'ai tuée. Ce sac renferme son
tantour.

»--Mais il y a deux tantours!

»--C'est que j'ai tué aussi la mère, qui avait connaissance du fait.
Il n'y a de force et de puissance qu'en Dieu très-haut.

»Le Druse avait apporté ces bijoux de ses victimes pour apaiser la
justice turque.

»Le kyaya le fit arrêter et lui dit:

»--Va dormir, je te parlerai demain.

»Le lendemain, il lui dit:

»--Je suppose que tu n'as pas dormi?

»--Au contraire, lui dit l'autre. Depuis un an que je soupçonnais ce
déshonneur, j'avais perdu le sommeil; je l'ai retrouvé cette nuit.

Ce souvenir me revint comme un éclair; il n'y avait pas à balancer. Je
n'avais rien à craindre pour moi sans doute; mais ce prisonnier avait
sa fille près de lui: ne pouvait-il pas la soupçonner d'autre chose
encore que d'avoir été vue sans voile? Je lui expliquai mes visites
chez madame Carlès, bien justifiées, certes, par le séjour qu'y faisait
mon esclave, l'amitié que cette dernière avait pour sa fille, le
hasard qui me l'avait fait rencontrer; je glissai sur la question du
voile qui pouvait s'être dérangé par hasard.... Je pense, dans tous les
cas, qu'il ne put douter de ma sincérité.

--Chez tous les peuples du monde, ajoutai-je, on demande une fille en
mariage à son père, et je ne vois pas la raison de votre surprise. Vous
pouvez penser, par les relations que j'ai dans ce pays, que ma position
n'est pas inférieure à la vôtre. Pour ce qui est de la religion, je
n'accepterais pas d'en changer pour le plus beau mariage de la terre;
mais je connais la vôtre, je sais qu'elle est très-tolérante et qu'elle
admet toutes les formes possibles de cultes et toutes les révélations
connues comme des manifestations diverses, mais également saintes de
la Divinité. Je partage pleinement ces idées, et, sans cesser d'être
chrétien, je crois pouvoir....

--Eh! malheureux! s'écria le cheik, c'est impossible: _la plume est
brisée, l'encre est sèche, le livre est fermé!_

--Que voulez-vous dire?

--Ce sont les paroles mêmes de notre loi. Personne ne peut plus entrer
dans notre communion.

--Je pensais que l'initiation était ouverte à tous.

--Aux _djahels_ (ignorants) qui sont de notre peuple, et qui s'élèvent
par l'étude et par la vertu, mais non pas aux étrangers, car notre
peuple est seul élu de Dieu.

--Cependant vous ne condamnez pas les autres.

--Pas plus que l'oiseau ne condamne l'animal qui se traîne à terre. La
parole vous a été prêchée et vous ne l'avez pas écoutée.

--En quel temps?

--Du temps de Hamza, le prophète de notre seigneur Hakem.

--Mais avons-nous pu l'entendre?

--Sans doute, car il a envoyé des missionnaires (_days_) dans toutes
les _îles_ (régions).

--Et quelle est notre faute? Nous n'étions pas nés!

--Vous existiez dans d'autres corps, mais vous aviez le même esprit.
Cet esprit, immortel comme le nôtre, est resté fermé à la parole
divine. Il a montré par là sa nature inférieure. Tout est dit pour
l'éternité.

On n'étonne pas facilement un garçon qui a fait sa philosophie en
Allemagne, et qui a lu dans le texte original la _Symbolique_ de
Kreutzer. Je concédai volontiers au digne akkal sa doctrine de
transmigration, et je lui dis, partant de ce point:

--Lorsque les days ont semé la parole dans le monde, vers l'an 1000 de
l'ère chrétienne, ils ont fait des prosélytes, n'est-ce pas, ailleurs
que dans ces montagnes? Qui te prouve que je ne descends pas de
ceux-là? Veux-tu que je te dise où croît la plante nommée _alliedj_
(plante symbolique)?

--L'a-t-on semée dans ton pays?

--Elle ne croît que dans le cœur des fidèles unitaires pour qui Hakem
est le vrai Dieu.

--C'est bien la phrase sacramentelle; mais tu peux avoir appris ces
paroles de quelque renégat.

--Veux-tu que je te récite le catéchisme druse tout entier?

--Les Francs nous ont volé beaucoup de livres, et la science acquise
par les infidèles ne peut provenir que des mauvais esprits. Si tu
es l'un des Druses des autres _îles_, tu dois avoir ta pierre noire
(_horse_). Montre-la, nous te reconnaîtrons.

--Tu la verras plus tard, lui dis-je.

Mais au fond je ne savais de quoi il voulait parler. Je rompis
l'entretien pour cette fois-là, et, lui promettant de le revenir voir,
je retournai à Deïr-Khamar.

       *       *       *       *       *

Je demandai le soir même au kaïmakam, comme par une simple curiosité
d'étranger, ce que c'était que le _horse_; il ne fit pas de difficulté
de me dire que c'était une pierre taillée en forme d'animal que tous
les Druses portent sur eux comme signe de reconnaissance, et qui,
trouvée sur quelques morts, avait donné l'opinion qu'ils adoraient
un veau, chose aussi absurde que de croire les chrétiens adorateurs
de l'agneau ou du pigeon symbolique. Ces pierres, qu'à l'époque
de la propagande primitive, on distribuait à tous les fidèles, se
transmettaient de père en fils.

Il me suffisait donc d'en trouver une pour convaincre l'akkal que je
descendais de quelque ancien fidèle; mais ce mensonge me répugnait.
Le kaïmakam, plus éclairé par sa position et plus ouvert aux idées de
l'Europe que ses compatriotes, me donna des détails qui m'éclairèrent
tout à coup. Mon ami, j'ai tout compris, tout deviné en un instant; mon
rêve absurde devient ma vie, l'impossible s'est réalisé!

       *       *       *       *       *

Cherche bien, accumule les suppositions les plus baroques, ou plutôt
jette ta langue aux chiens, comme dit madame de Sévigné. Apprends
maintenant une chose dont je n'avais moi-même jusqu'ici qu'une vague
idée: les akkals druses sont les francs maçons de l'Orient.

Il ne faut pas d'autres raisons pour expliquer l'ancienne prétention
des Druses à descendre de certains chevaliers des croisades. Ce que
leur grand émir Fakardin déclarait à la cour des Médicis en invoquant
l'appui de l'Europe contre les Turcs, ce qui se trouve si souvent
rappelé dans les lettres patentes de Henri IV et de Louis XIV en faveur
des peuples du Liban, est véritable, au moins en partie. Pendant
les deux siècles qu'a duré l'occupation du Liban par les chevaliers
du Temple, ces derniers y avaient jeté les bases d'une institution
profonde. Dans leur besoin de dominer des nations de races et de
religions différentes, il est évident que ce sont eux qui ont établi
ce système d'affiliations maçonniques, tout empreint, au reste, des
coutumes locales. Les idées orientales qui, par suite, pénétrèrent dans
leur ordre ont été cause en partie des accusations d'hérésie qu'ils
subirent en Europe. La franc-maçonnerie a, comme tu sais, hérité de
la doctrine des templiers; voilà le rapport établi, voilà pourquoi
les Druses parlent de leurs coreligionnaires d'Europe, dispersés
dans divers pays, et principalement dans les montagnes de l'Écosse
(_djebel-el-Scouzia_). Ils entendent par là les compagnons et maîtres
_écossais_, ainsi que les rose-croix, dont le grade correspond à celui
d'ancien templier[1].

Mais tu sais que je suis moi-même l'un des _enfants de la veuve_, un
_louveteau_ (fils de maître), que j'ai été nourri dans l'horreur du
meurtre d'Adoniram et dans l'admiration du saint Temple, dont les
colonnes ont été des cèdres du mont Liban. Sérieusement, la maçonnerie
est bien dégénérée parmi nous;... tu vois pourtant que cela peut
servir en voyage. Bref, je ne suis plus pour les Druses un infidèle,
je suis un _muta-darassin_, un étudiant. Dans la maçonnerie, cela
correspondrait au grade d'apprenti; il faut ensuite devenir compagnon
(_réfik_), puis maître (_day_); l'akkal serait peur nous le rose-croix
ou ce qu'on appelle chevalier (_kaddosch_). Tout le reste a des
rapports intimes avec nos loges, je t'en abrège les détails.

       *       *       *       *       *

Tu vois maintenant ce qui a dû arriver. J'ai produit mes titres, ayant
heureusement dans mes papiers un de ces beaux diplômes maçonniques
pleins de signes cabalistiques familiers aux Orientaux. Quand le cheik
m'a demandé de nouveau ma pierre noire, je lui ai dit que les templiers
français, ayant été brûlés, n'avaient pu transmettre leurs pierres
aux francs-maçons, qui sont devenus leurs successeurs spirituels. Il
faudrait s'assurer de ce fait, qui n'est que probable; cette pierre
doit être le _bohomet_ (petite idole) dont il est question dans le
procès des templiers.

A ce point de vue, mon mariage devient de la haute politique. Il s'agit
peut-être de renouer les liens qui attachaient autrefois les Druses à
la France. Ces braves gens se plaignent de voir notre protection ne
s'étendre que sur les catholiques, tandis qu'autrefois les rois de
France les comprenaient dans leurs sympathies comme descendants des
croisés et _pour ainsi dire_ chrétiens[2]. Les agents anglais profitent
de cette situation pour faire valoir leur appui, et de là les luttes
des deux peuples rivaux, druse et maronite, autrefois unis sous les
mêmes princes.

Le kaïmakam a permis enfin au cheik Eschérazy de retourner dans son
pays et ne lui a pas caché que c'était à mes sollicitations près du
pacha d'Acre qu'il devait ce résultat. Le cheik m'a dit:

--Si tu as voulu te rendre utile, tu n'as fait que le devoir de chacun;
si tu y avais ton intérêt, pourquoi te remercierais-je?

       *       *       *       *       *

Sa doctrine m'étonne sur quelques points, cependant elle est noble et
pure, quand on sait bien se l'expliquer. Les akkals ne reconnaissent
ni vertus ni crimes. L'homme honnête n'a pas de mérite; seulement,
il s'élève dans l'échelle des êtres comme le vicieux s'abaisse. La
transmigration amène le châtiment ou la récompense.

On ne dit pas d'un Druse qu'il est mort, on dit qu'il s'est transmigré.

Les Druses ne font pas l'aumône, parce que l'aumône, selon eux, dégrade
celui qui l'accepte. Ils exercent seulement l'hospitalité, à titre
d'échange dans cette vie ou dans une autre.

Ils se font une loi de la vengeance; toute injustice doit être punie;
le pardon dégrade celui qui le subit.

On s'élève chez eux non par l'humilité, mais par la science; il faut se
rendre le plus possible semblable à Dieu.

La prière n'est pas obligatoire; elle n'est d'aucun secours pour
racheter une faute.

C'est à l'homme de réparer le mal qu'il a fait, non qu'il ait mal agi
peut-être, mais parce que le mal, par la force des choses, retomberait
un jour sur lui.

L'institution des akkals a quelque chose de celle des lettrés de la
Chine. Les nobles (_chérifs_) sont obligés de subir les épreuves de
l'initiation; les paysans (_salems_) deviennent leurs égaux ou leurs
supérieurs, s'ils les atteignent on les surpassent dans cette voie.

Le cheik Eschérazy était un de ces derniers.

Je lui ai présenté l'esclave en lui disant:

--Voici la servante de ta fille.

Il l'a regardée avec intérêt, l'a trouvée douce et pieuse. Depuis ce
temps-là, les deux femmes restent ensemble.

       *       *       *       *       *

Nous sommes partis de Beit-Eddin tous quatre sur des mulets; nous avons
traversé la plaine de Bekâa, l'ancienne Syrie creuse, et, après avoir
gagné Zaklé, nous sommes arrivés à Balbek, dans l'Antiliban. J'ai rêvé
quelques heures au milieu de ces magnifiques ruines, qu'on ne peut plus
dépeindre après Volney et Lamartine. Nous avons gagné bientôt la chaîne
montueuse qui avoisine le Hauran. C'est là que nous nous sommes arrêtés
dans un village où se cultivent la vigne et le mûrier, à une journée
de Damas. Le cheik m'a conduit à son humble maison, dont le toit plat
est traversé et soutenu par un acacia (l'arbre d'Hiram). A de certaines
heures, cette maison s'emplit d'enfants: c'est une école. Tel est le
plus beau titre de la demeure d'un akkal.

Tu comprends que je n'ai pas à te décrire les rares entrevues que
j'ai avec ma fiancée. En Orient, les femmes vivent ensemble et les
hommes ensemble, à moins de cas particuliers. Seulement, cette aimable
personne m'a donné une tulipe rouge et a planté dans le jardin un petit
acacia qui doit croître avec nos amours. C'est un usage du pays.

Et maintenant j'étudie pour arriver à la dignité de _réfik_
(compagnon), où j'espère atteindre dans peu. Le mariage est fixé pour
cette époque.

       *       *       *       *       *

Je fais de temps en temps une excursion à Balbek. J'y ai rencontré,
chez l'évêque maronite, le père Planchet, qui se trouvait en tournée.
Il n'a pas trop blâmé ma résolution, mais il m'a dit que mon mariage
... n'en serait pas un. Élevé dans des idées philosophiques, je
me préoccupe fort peu de cette opinion d'un jésuite. Pourtant n'y
aurait-il pas moyen d'amener dans le Liban la mode des _mariages
mixtes_?--J'y réfléchirai.


[1] Les missionnaires anglais appuient beaucoup sur cette circonstance
pour établir parmi les Druses l'influence de leur pays. Ils leur font
croire que le _rite écossais_ est particulier à l'Angleterre. On
peut s'assurer que la maçonnerie française a la première compris ces
rapports, puisqu'elle fonda à l'époque de la Révolution les loges des
_Druses réunis_, des _Commandeurs du Liban_, etc.

[2] Si frivoles que soient ces pages, elles contiennent une donnée
vraie. On peut se rappeler la pétition collective que les Druses et les
Maronites ont adressée récemment à la chambre des députés.



ÉPILOGUE



I

Constantinople.


Mon ami, l'homme s'agite et Dieu le mène. Il était sans doute établi
de toute éternité que je ne pourrais me marier ni en Égypte, ni en
Syrie, pays où les unions sont pourtant d'une facilité qui touche à
l'absurde. Au moment oh je commençais à me rendre digne d'épouser la
fille du cheik, je me suis trouvé pris tout à coup d'une de ces fièvres
de Syrie qui, si elles ne vous enlèvent pas, durent des mois ou des
années. Le seul remède est de quitter le pays. Je me suis hâté de fuir
ces vallées du Hauran à la fois humides et poudreuses, où s'extravasent
les rivières qui arrosent la plaine de Damas. J'espérais retrouver la
santé à Beyrouth; mais je n'ai pu y reprendre que la force nécessaire
pour m'embarquer sur le paquebot autrichien venu de Trieste, et qui m'a
transporté à Smyrne, puis à Constantinople. J'ai pris pied enfin sur la
terre d Europe.--C'est à peu près ici le climat de nos villes du Midi.

La santé qui revient donne plus de force à mes regrets.... Mais que
résoudre? Si je retourne en Syrie plus tard, je verrai renaître
cette fièvre que j'ai eu le malheur d'y prendre; c'est l'opinion
des médecins. Quant à faire venir ici la femme que j'avais choisie,
ne serait-ce pas l'exposer elle-même à ces terribles maladies qui
emportent, dans les pays du Nord, les trois quarts des femmes d'Orient
qu'on y transplante?

Après avoir longtemps réfléchi sur tout cela avec la sérénité d'esprit
que donne la convalescence, je me suis décidé à écrire au cheik druse
pour dégager ma parole et lui rendre la sienne.



II

Galata.


Du pied de la tour de Galata,--ayant devant moi tout le panorama de
Constantinople, de son Bosphore et de ses mers,--je tourne encore une
fois mes regards vers l'Égypte, depuis longtemps disparue!

Au delà de l'horizon paisible qui m'entoure, sur cette terre d'Europe,
musulmane, il est vrai, mais rappelant déjà la patrie, je sens toujours
l'éblouissement de ce mirage lointain qui flamboie et poudroie dans mon
souvenir ... comme l'image du soleil qu'on a regardé fixement poursuit
longtemps l'œil fatigué qui s'est replongé dans l'ombre.

Ce qui m'entoure ajoute à cette impression: un cimetière turc, à
l'ombre des murs de Galata la Génoise. Derrière moi, une boutique de
barbier arménien qui sert en même temps de café; d'énormes chiens
jaunes et rouges couchés au soleil dans l'herbe, couverts de plaies
et de cicatrices résultant de leurs combats nocturnes. A ma gauche,
un vénérable santon, coiffé de son bonnet de feutre, dormant de ce
sommeil bienheureux qui est pour lui l'anticipation du paradis. En
bas, c'est Tophana avec sa mosquée, sa fontaine et ses batteries de
canon commandant l'entrée du détroit. De temps en temps, j'entends des
psaumes de la liturgie grecque chantés sur un ton nasillard, et je
vois passer sur la chaussée qui mène à Péra de longs cortèges funèbres
conduits par des popes, qui portent au front des couronnes de forme
impériale. Avec leur longue barbe, leur robe de soie semée de clinquant
et leurs ornements de fausse orfèvrerie, ils semblent les fantômes des
souverains du Bas-Empire.

Tout cela n'a rien de bien gai pour le moment. Rentrons dans le passé.
Ce que je regrette aujourd'hui de l'Égypte, ce ne sont pas les oignons
monstrueux dont les Hébreux pleuraient l'absence sur la terre de
Chanaan. C'est un ami, c'est une femme,--l'un séparé de moi seulement
par la tombe, l'autre à jamais perdue.

Mais pourquoi réunirais-je ici deux noms qui ne peuvent se rencontrer
que dans mon souvenir, et pour des impressions toutes personnelles!
C'est en arrivant à Constantinople que j'ai reçu la nouvelle de la mort
du consul général de France, dont je t'ai parlé déjà et qui m'avait
si bien accueilli au Caire. C'était un homme connu de toute l'Europe
savante, un diplomate et un érudit, ce qui se voit rarement ensemble.
Il avait cru devoir prendre au sérieux un de ces postes consulaires
qui, généralement, n'obligent personne à acquérir des connaissances
spéciales.

En effet, selon les lois ordinaires de l'avancement diplomatique, un
consul d'Alexandrie se trouve promu d'un jour à l'autre à la position
de ministre plénipotentiaire au Brésil; un chargé d'affaires de Canton
devient consul général à Hambourg. Où est la nécessité d'apprendre la
langue, d'étudier les mœurs d'un pays, d'y nouer des relations, de
s'informer des débouchés qu'y pourrait trouver notre commerce? Tout
au plus pense-t-on à se préoccuper de la situation, du climat et des
agréments de la résidence qu'on sollicite comme supérieure à celle
qu'on occupe déjà.

Le consul, au moment où je l'ai rencontré au Caire, ne songeait qu'à
des recherches d'antiquités égyptiennes. Un jour qu'il me parlait
d'hypogées et de pyramides, je lui dis:

--Il ne faut pas tant s'occuper des tombeaux?... Est-ce que vous
sollicitez un consulat dans l'autre monde?

Je ne croyais guère, en ce moment-là, dire quelque chose de cruel.

--Ne vous apercevez-vous pas, me répondit-il, de l'état où je suis?...
Je respire à peine. Cependant je voudrais bien voir les pyramides.
C'est pour cela que je suis venu au Caire. Ma résidence à Alexandrie,
au bord de la mer, était moins dangereuse...; mais l'air qui nous
entoure ici, imprégné de cendre et de poussière, me sera mortel.

En effet, le Caire, dans ce moment-là, n'offrait pas une atmosphère
très-saine et me faisait l'effet d'un étouffoir fermé sur des charbons
incandescents. Le _khamsin_ soufflait dans les rues toutes les ardeurs
de la Nubie. La nuit seule réparait nos forces, et nous permettait de
subir encore le lendemain.

C'est la triste contre-partie des splendeurs de l'Égypte; c'est
toujours comme autrefois le souffle funeste de Typhon qui triomphe de
l'œuvre des dieux bienfaisants!

Le vent du midi, le khamsin, qui dure environ cinquante jours, a
cependant des intervalles de calme. Un soir, après une journée
plus belle qu'à l'ordinaire, le consul m'invita à l'accompagner le
lendemain aux pyramides de Gizèh. Nous partâmes au point du jour dans
sa voiture, et nous nous arrêtâmes pour déjeuner à l'île de Roddah,
verte comme une île de la Baltique, cultivée à l'anglaise par les
soins d'Ibrahim-Pacha, plantée en partie de peupliers, de saules et
d'acacias, avec des étangs, des rivières factices, peuplés de cygnes et
des ponts chinois sur des allées de gazon.

Le déjeuner fut servi dans un kiosque situé au nord de l'île et
construit en rocailles, qui avait été longtemps le harem d'été
d'Ibrahim. Ce dernier, séjournant presque toujours à Alexandrie, ne
l'occupait plus depuis quelques années.

--Le palais où nous sommes, me dit le consul, a été mis à ma
disposition par Ibrahim, et je l'habite lorsque le séjour du Caire me
devient trop pénible.

Nous allâmes ensuite visiter toutes les parties de l'île, délicieuse
retraite où les califes fatimites avaient jadis établi leur palais;--le
consul me fit voir, à l'extrémité du bras du Nil qui correspond au
vieux Caire, l'endroit où l'on suppose que Moïse fut recueilli, dans
son berceau flottant, par la fille de pharaon. Ce point est situé près
du _Mekkias_, qui, comme on sait, est destiné à constater la hauteur
des inondations. Un pilier de marbre, hexagone, consacré autrefois
à Sérapis, est placé au milieu d'un puits, et a marqué déjà, durant
trente siècles, l'étiage du fleuve sacré.

Le milieu du jour arriva, et mon pauvre compagnon de route ne parlait
pas d'aller plus loin.... Mais je t'ai déjà parlé de cela.

Est-ce l'atteinte des fièvres que j'ai moi-même éprouvée en Syrie,
qui me fait revenir à la pensée de cette mort avec un sentiment si
triste?...

Et c'est au milieu du cimetière de Galata, devant l'éblouissant tableau
de Constantinople et de Seutari, qui bordent sous mes yeux la côte
d'Europe et la côte d'Asie, que je pense tristement à cette fin si
prématurée, à cet homme dont les derniers entretiens m'avaient révélé
tant de science modeste et tant d'affabilité, précieuse en voyage sur
cette terre arabe ... où l'on n'a qu'à choisir entre des tombes et des
ruines.

Tout m'accable à la fois. J'ai écrit au consul de Beyrouth en le priant
de s'informer du sort des personnes qui m'étaient devenues chères....
Il n'a pu me donner que des renseignements vagues. Une révolte nouvelle
avait éclaté dans le Hauran.... Qui sait ce que seront devenus le bon
cheik druse, et sa fille, et l'esclave que j'avais laissée dans leur
famille? Un prochain courrier me l'apprendra peut-être.



III

Péra.


Mon itinéraire de Beyrouth à Constantinople est nécessairement
fort succinct. Je m'étais embarqué sur le paquebot autrichien, et,
le lendemain de mon départ, nous relâchions à Larnaca, un port de
Chypre. Malheureusement, là comme ailleurs, il nous était interdit de
descendre, à moins de faire quarantaine. Les côtes sont arides comme
dans tout l'archipel; c'est, dit-on, dans l'intérieur de cette île que
l'on retrouve seulement les vastes prairies, les bois touffus et les
forêts ombreuses consacrées jadis à la déesse de Paphos. Les ruines du
temple existent encore, et le village qui les entoure est la résidence
d'un évêque.

Le lendemain, nous avons vu se dessiner les sombres montagnes des
côtes d'Anatolie. Nous nous sommes encore arrêtés dans le port de
Rhodes. J'ai vu les deux rochers où avaient dû autrefois se poser les
pieds de la statue colossale d'Apollon. Ce bronze aurait dû être,
quant aux proportions humaines, deux fois plus haut que les tours de
Notre-Dame. Deux forts, bâtis par les anciens chevaliers, défendent
cette entrée.

Le lendemain, nous traversâmes la partie orientale de l'archipel, et
nous ne perdions pas un seul instant la terre de vue. Pendant plusieurs
heures, nous avons eu à notre gauche l'île de Cos, illustrée par le
souvenir d'Hippocrate. On distinguait çà et là de charmantes lignes
de verdure et des villes aux blanches maisons, dont il semble que le
séjour doit être heureux. Le père de la médecine n'avait pas mal choisi
son séjour.

Je ne puis assez m'étonner des teintes roses qui revêtent le soir et
le matin les hautes roches et les montagnes.--C'est ainsi qu'hier
j'avais vu Pathmos, l'île de saint Jean, inondée de ces doux rayons.
Voilà pourquoi, peut-être, l'Apocalypse a parfois des descriptions si
attrayantes.... Le jour et la nuit, l'apôtre rêvait de monstres, de
destructions et de guerres;--le soir et le matin, il annonçait sous
des couleurs riantes les merveilles du règne futur du Christ et de la
nouvelle Jérusalem, étincelante de clartés.

On nous a fait faire à Smyrne une quarantaine de dix jours. Il est vrai
que c'était dans un jardin délicieux, avec toute la vue de ce golfe
immense, qui ressemble à la rade de Toulon. Nous demeurions sous des
tentes qu'on nous avait louées.

Le onzième jour, qui était celui de notre liberté, nous avons eu toute
une journée pour parcourir les rues de Smyrne, et j'ai regretté de ne
pouvoir aller visiter Bournabat, où sont les maisons de campagne des
négociants, et qui est éloigné d'environ deux lieues. C'est, dit-on, un
séjour ravissant.

Smyrne est presque européenne. Quand on a vu le bazar, pareil à tous
ceux de l'Orient, la citadelle et le pont des caravanes jeté sur
l'ancien Mélès, qui a fourni un surnom à Homère, le mieux est encore de
visiter la rue des Roses, où l'on entrevoit, aux fenêtres et sur les
portes, les traits furtifs des jeunes Grecques,--qui ne fuient jamais
qu'après s'être laissé voir, comme la nymphe de Virgile.

Nous avons regagné le paquebot après avoir entendu un opéra de
Donizetti au théâtre italien.

Il a fallu tout un jour pour arriver aux Dardanelles, en laissant à
gauche les rivages où fut Troie--et Ténédos, et tant d'autres lieux
célèbres qui ne tracent qu'une ligne brumeuse à l'horizon.

Après le détroit, qui semble un large fleuve, on s'engage pour tout
un jour dans la mer de Marmara, et, le lendemain, à l'aube, on jouit
de l'éblouissant spectacle du port de Constantinople, le plus beau du
monde assurément.

NOTE DE L'ÉPILOGUE.

Tous les détails de ce voyage sont exacts; sur certains points
toutefois, il a fallu grouper les événements pour éviter les longueurs.

L'auteur a appris, depuis, que l'esclave javanaise s'était enfuie de
la maison où il l'avait placée. Le fanatisme religieux n'y a pas été
étranger sans doute.

Quant à son sort actuel, auquel s'est intéressé notre consul, il semble
fixé heureusement, d'après ce post-scriptum trop laconique d'une lettre
adressée à l'auteur par Camille Rogier, le peintre, qui parcourt la
Syrie: «La _femme jaune_ est à Damas, mariée à un Turc, elle a deux
enfants.»

FIN DU TOME PREMIER.


    TABLE

       INTRODUCTION

       I -- L'Archipel
      II -- Le messe de Vénus
     III -- Le songe de Polyphile
      IV -- San-Nicolo
       V -- Aplunori
      VI -- Palæcastro
     VII -- Les trois Vénus
    VIII -- Les Cyclades
      IX -- Saint-Georges
       X -- Les moulins de Syra


       LES FEMMES DU CAIRE

       I -- LES MARIAGES COPHTES

       I -- Le masque et le voile
      II -- Une noce aux flambeaux
     III -- Le drogman Abdallah
      IV -- Inconvénients du célibat
       V -- Le mousky
      VI -- Une aventure au bésestain
     VII -- Une maison dangereuse
    VIII -- Le wékil
      IX -- Le jardin de Rosette

      II -- LES ESCLAVES

       I -- Un lever de soleil
      II -- M. Jean
     III -- Les khowals
      IV -- La khanoun
       V -- Visite au consul de France
      VI -- Les derviches
     VII -- Contrariétés domestiques
    VIII -- L'okel des Jellab
      IX -- Le théâtre du Caire
       X -- La boutique du barbier
      XI -- La caravane de la Mecque
     XII -- Abd-el-Kérim
    XIII -- La Javanaise

     III -- LE HAREM

       I -- Le passé et l'avenir
      II -- La vie intime à l'époque du khamsin
     III -- Soins du ménage
      IV -- Premières leçons d'arabe
       V -- L'aimable interprète
      VI -- L'île de Roddah
     VII -- Le harem du vice-roi
    VIII -- Les mystères du harem
      IX -- La leçon de français
       X -- Choubrah
      XI -- Les afrites

      IV -- LES PYRAMIDES

       I -- L'ascension
      II -- La plate-forme
     III -- Les épreuves
      IV -- Départ

       V -- LA CANGE

       I -- Préparatifs de navigation
      II -- Une fête de famille
     III -- Le mutahir
      IV -- Le sirafeh
       V -- La forêt de pierre
      VI -- Un déjeuner en quarantaine

      VI -- LA SANTA-BARBARA

       I -- Un compagnon
      II -- Le lac Menzaleh
     III -- La bombarde
      IV -- Andare sul mare
       V -- Idylle
      VI -- Journal de bord
     VII -- Le matelot Hadji
    VIII -- La menace
      IX -- Côtes de Palestine
       X -- La quarantaine

     VII -- LA MONTAGNE

       I -- Le père Planchet
      II -- Le kief
     III -- La table d'hôte
      IV -- Le palais du pacha
       V -- Les bazars.--Le port
      VI -- Le tombeau du santon

       DRUSES ET MARONITES

       I -- UN PRINCE DU LIBAN

       I -- La montagne
      II -- Un village mixte
     III -- Le manoir
      IV -- Une chasse
       V -- Le kesrouan
      VI -- Un combat

      II -- LE PRISONNIER

       I -- Le matin et le soir
      II -- Une visite à l'école française
     III -- L'akkalé
      IV -- Le cheik druse

     III -- HISTOIRE DU CALIFE HAKEM

       I -- Le hachich
      II -- La disette
     III -- La dame du royaume
      IV -- Le Moristan
       V -- L'incendie du Caire
      VI -- Les deux califes
     VII -- Le départ

      IV -- LES AKKALS--L'ANTILIBAN

       I -- Le paquebot
      II -- Le pope et sa femme
     III -- Un déjeuner à Saint-Jean-d'Acre
      IV -- Aventure d'un Marseillais
       V -- Le dîner du pacha
      VI -- Correspondance (fragments)

       V -- EPILOGUE

       I -- De Constantinople
      II -- De Galata
     III -- De Péra


FIN DE LA TABLE





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Voyage en Orient - Volume 1: Les femmes de Caire - Druses et Maronites" ***

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