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Title: Voyage en Orient - Volume 2  Les nuits du Ramazan - De Paris à Cythère - Lorely
Author: Nerval, Gérard de
Language: French
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D'Hooghe at http://www.freeliterature.org (Images generously


VOYAGE EN ORIENT

PAR

GÉRARD DE NERVAL


II

LES NUITS DU RAMAZAN

DE PARIS A CYTHÈRE--LORELY

SEULE ÉDITION COMPLÈTE



PARIS

CALMANN LÉVY, ÉDITEUR

ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES

3, RUE AUBER, 3

1884

(ŒUVRES COMPLÈTES DE GÉRARD DE NERVAL III)



VOYAGE EN ORIENT

LES NUITS DU RAMAZAN



I

STAMBOUL ET PÉRA



I--BALIK-BAZAR


Ville étrange que Constantinople! Splendeurs et misères, larmes et
joies; l'arbitraire plus qu'ailleurs, et aussi plus de liberté;--quatre
peuples différents qui vivent ensemble sans trop se haïr: Turcs,
Arméniens, Grecs et Juifs, enfants du même sol, et se supportant
beaucoup mieux les uns les autres que ne le font, chez nous, les gens
de diverses provinces ou de divers partis.

Étais-je donc destiné à assister au dernier acte de fanatisme et
de barbarie qui ait pu se commettre encore en vertu des anciennes
traditions musulmanes?--J'avais retrouvé à Péra un de mes plus anciens
amis, un peintre français, qui vivait là depuis trois ans, et fort
splendidement, du produit de ses portraits et de ses tableaux;--ce qui
prouve que Constantinople n'est pas aussi brouillé qu'on le croit avec
les Muses. Nous étions partis de Péra, la ville franque, pour nous
rendre aux bazars de Stamboul, la ville turque.

Après avoir passé la porte fortifiée de Galata, on a encore à descendre
une longue rue tortueuse, bordée de cabarets, de pâtissiers, de
barbiers, de bouchers et de cafés francs qui rappellent les nôtres,
et dont les tables sont chargées de journaux grecs et arméniens;--il
s'en publie cinq ou six à Constantinople seulement, sans compter les
journaux grecs qui viennent de Morée.--C'est là le cas pour tout
voyageur de faire appel à son érudition classique, afin de saisir
quelques mots de cette langue vivace qui se régénère de jour en jour.
La plupart des journaux affectent de s'éloigner du patois moderne et
de se rapprocher du grec ancien jusqu'au point juste où ils pourraient
risquer de n'être plus compris. On trouve là aussi des journaux
valaques et serbes imprimés en langue roumaine, beaucoup plus facile à
comprendre pour nous que le grec, à cause d'un mélange considérable de
mots latins. Nous nous arrêtâmes quelques minutes dans un de ces cafés,
pour y prendre un _gloria_ sucré, chose inconnue chez les cafetiers
turcs.--Plus bas, on rencontre le marché aux fruits offrant des
échantillons magnifiques de la fertilité des campagnes qui environnent
Constantinople. Enfin, l'on arrive, en descendant toujours, par des
rues tortueuses et encombrées de passants, à l'_échelle_ où il faut
s'embarquer pour traverser la _Corne d'or_, golfe d'un quart de lieue
de largeur et d'une lieue environ de longueur, qui est le port le
plus merveilleux et le plus sûr du monde, et qui sépare Stamboul des
faubourgs de Péra et de Galata.

Cette petite place est animée par une circulation extraordinaire,
et présente, du côté du port, un embarcadère en planches bordé de
caïques élégants. Les rameurs ont des chemises en crêpe de soie à
manches longues d'une coupe tout à fait galante; leur barque file avec
rapidité, grâce à sa forme de poisson, et se glisse sans difficulté
entre les centaines de vaisseaux de toutes nations qui remplissent
l'entrée du port.

En dix minutes, on a atteint l'échelle opposée, qui correspond à
Balik-Bazar, le marché aux poissons; c'est là que nous fûmes témoins
d'une scène extraordinaire.--Dans un carrefour étroit du marché,
beaucoup d'hommes étaient réunis en cercle. Nous crûmes au premier
abord qu'il s'agissait d'une lutte de jongleurs ou d'une danse d'ours.
En fendant la foule, nous vîmes à terre un corps décapité, vêtu d'une
veste et d'un pantalon bleus, et dont la tête, coiffée d'une casquette,
était placée entre ses jambes, légèrement écartées. Un Turc se retourna
vers nous et nous dit, en nous reconnaissant pour des Francs:

--Il paraît que l'on coupe aussi les têtes qui portent des chapeaux.

Pour un Turc, une casquette et un chapeau sont l'objet d'un préjugé
pareil, attendu qu'il est défendu aux musulmans de porter une coiffure
à visière, puisqu'ils doivent en priant se frapper le front à terre,
tout en conservant leur coiffure.--Nous nous éloignâmes avec dégoût de
cette scène, et nous gagnâmes les bazars. Un Arménien nous offrit de
prendre des sorbets dans sa boutique, et nous raconta l'histoire de
cette étrange exécution.

Le corps décapité que nous avions rencontré se trouvait depuis trois
jours exposé dans Balik-Bazar, ce qui réjouissait fort peu les
marchands de poissons. C'était celui d'un Arménien, nommé Owaghim, qui
avait été surpris, trois jours auparavant, avec une femme turque. En
pareil cas, il faut choisir entre la mort et l'apostasie.--Un Turc ne
serait passible que de coups de bâton.--Owaghim s'était fait musulman.
Plus tard, il se repentit d'avoir cédé à la crainte; il se retira dans
les îles grecques, où il abjura sa nouvelle religion.

Trois ans plus tard, il crut son affaire oubliée et revint à
Constantinople avec un costume de Franc. Des fanatiques le
dénoncèrent, et l'autorité turque, quoique fort tolérante alors,
dut faire exécuter la loi. Les consuls européens réclamèrent en sa
faveur; mais que faire contre un texte précis? En Orient, la loi est
à la fois civile et religieuse; le Coran et le Code ne font qu'un. La
justice turque est obligée de compter avec le fanatisme encore violent
des classes inférieures. On offrit d'abord à Owaghim de le mettre en
liberté moyennant une nouvelle abjuration. Il refusa. On fit plus: on
lui donna les moyens de s'échapper. Chose étrange! il refusa encore,
disant qu'il ne pouvait vivre qu'à Constantinople; qu'il mourrait de
chagrin en la quittant encore, ou de honte en y demeurant au prix d'une
nouvelle apostasie. Alors, l'exécution eut lieu. Beaucoup de gens de sa
religion le considérèrent comme un saint et brûlèrent des bougies en
son honneur.

Cette histoire nous avait vivement impressionnés. La fatalité y a
introduit des circonstances telles, que rien ne pouvait faire qu'elle
eût un autre dénoûment. Le soir même du troisième jour de l'exposition
du corps à Balik-Bazar, trois juifs, selon l'usage, le chargeaient sur
leurs épaules et le jetaient dans le Bosphore parmi les chiens et les
chevaux noyés que la mer rejette çà et là contre les côtes.

Je ne veux point, d'après ce triste épisode dont j'ai eu le malheur
d'être témoin, douter des tendances progressives de la Turquie
nouvelle. Là, comme en Angleterre, la loi enchaîne toutes les volontés
et tous les esprits jusqu'à ce qu'elle ait pu être mieux interprétée.
La question de l'adultère et celle de l'apostasie peuvent seules
aujourd'hui encore donner lieu à de si tristes événements.

Nous avons parcouru les bazars splendides qui forment le centre de
Stamboul. C'est tout un labyrinthe solidement construit en pierre dans
le goût byzantin et où l'on trouve un abri vaste contre la chaleur du
jour. D'immenses galeries, les unes cintrées, les autres construites en
ogives, avec des piliers sculptés et des colonnades, sont consacrées
chacune à un genre particulier de marchandises. On admire surtout les
vêtements et les babouches des femmes, les étoffes brodées et lamées,
les cachemires, les tapis, les meubles incrustés d'or, d'argent et de
nacre, l'orfèvrerie, et plus encore les armes brillantes réunies dans
cette partie du bazar qu'on appelle le Bésestain.

Une des extrémités de cette ville, pour ainsi dire souterraine, conduit
à une place fort gaie entourée d'édifices et de mosquées, qu'on appelle
la place du Sérasquier. C'est le lieu de promenade, pour l'intérieur
de la ville, le plus fréquenté par les femmes et les enfants.--Les
femmes sont plus sévèrement voilées dans Stamboul que dans Péra; vêtues
du _féredjé_ vert ou violet, et le visage couvert d'une gaze épaisse,
il est rare qu'elles laissent voir autre chose que les yeux et la
naissance du nez. Les Arméniennes et les Grecques enveloppent leurs
traits d'une étoffe beaucoup plus légère.

Tout un côté de la place est occupé par des écrivains, des
miniaturistes et des libraires; les constructions gracieuses des
mosquées voisines, dont les cours sont plantées d'arbres et fréquentées
par des milliers de pigeons qui viennent s'abattre parfois sur la
place, les cafés et les étalages chargés de bijouteries, la tour
voisine du Sérasquier qui domine toute la ville, et même plus loin
l'aspect sombre des murs du vieux sérail, où réside la sultane mère,
donnent à cette place un caractère plein d'originalité.



II--LE SULTAN


En redescendant vers le port, j'ai vu passer le sultan dans un
cabriolet fort singulier; deux chevaux attelés en flèche tiraient cette
voiture à deux roues, dont la large capote, carrée du haut connue
un dais, laisse tomber sur le devant une pente de velours à crépine
d'or. Il portait la redingote simple et boutonnée jusqu'au col, que
nous voyons aux Turcs depuis la réforme, et la seule marque qui le
distinguât était son chiffre impérial brodé en brillants sur son
tarbouch rouge. Un sentiment de mélancolie est empreint sur sa figure
pâle et distinguée. Par un mouvement machinal, j'avais oté mon chapeau
pour le saluer, ce qui n'était au fond qu'une politesse d'étranger,
et non certes la crainte de me voir traiter comme l'Arménien de
Balik-Bazar.... Il me regarda alors avec attention, car je manifestais
par là mon ignorance des usages. On ne salue pas le sultan.

Mon compagnon, que j'avais un instant perdu de vue dans la foule, me
dit:

--Suivons le sultan; il va comme nous à Péra; seulement, il doit passer
par le pont de bateaux qui traverse la Corne d'or. C'est le chemin
le plus long, mais on n'a pas besoin de s'embarquer, et la mer en ce
moment est un peu houleuse.

Nous nous mîmes à suivre le cabriolet, qui descendait lentement par
une longue rue bordée de mosquées et de jardins magnifiques, au bout
de laquelle on se trouve, après quelques détours, dans le quartier
du _Fanar_, où demeurent les riches négociants grecs, ainsi que les
princes de la nation. Plusieurs des maisons de ce quartier sont de
véritables palais, et quelques églises ornées à l'intérieur de fraîches
peintures s'abritent à l'ombre des hautes mosquées, dans l'enceinte
même de Stamboul, la ville spécialement turque.

Chemin faisant, je parlais à mon ami de l'impression que m'avaient
causée l'aspect inattendu d'Abdul-Medjid et la pénétrante douceur
de son regard, qui semblait me reprocher de l'avoir salué comme un
souverain vulgaire. Ce visage pâle, effilé, ces yeux en amande jetant,
au travers de longs cils, un coup d'œil de surprise, adouci par la
bienveillance, l'attitude aisée, la forme élancée du corps, tout cela
m'avait prévenu favorablement pour lui.

--Comment, disais-je, a-t-il pu ordonner l'exécution de ce pauvre homme
dont nous avons vu le corps décapité à Balik-Bazar?

--Il n'y pouvait rien, me dit mon compagnon: le pouvoir du sultan est
plus borné que celui d'un monarque constitutionnel. Il est obligé de
compter avec l'influence des ulémas, qui forment à la fois l'ordre
judiciaire et religieux du pays, et aussi avec le peuple, dont les
protestations sont des révoltes et des incendies. Il peut sans doute,
au moyen des forces armées dont il dispose, et qui souvent ont opprimé
ses aïeux, exercer un acte d'arbitraire; mais qui le défendra ensuite
contre le poison, arme de ceux qui l'entourent, ou l'assassinat, arme
de tous? Tous les vendredis, il est obligé de se rendre en public à
l'une des mosquées de la ville, où il doit faire sa prière, afin que
chaque quartier puisse le voir tour à tour. Aujourd'hui, il se rend au
_téké_ de Péra, qui est le couvent des derviches tourneurs.

Mon ami me donna encore sur la situation de ce prince d'autres détails,
qui m'expliquèrent jusqu'à un certain point la mélancolie empreinte sur
ses traits. Il est peut-être, en effet, le seul de tous les Turcs qui
puisse se plaindre de l'inégalité des positions. C'est par une pensée
toute démocratique que les musulmans ont placé à la tête de leur nation
un homme qui est à la fois au-dessus et différent de tous.

A lui seul, dans son empire, il est défendu de se marier légalement. On
a craint l'influence que donnerait à certaines familles une si haute
alliance, et il ne pourrait pas davantage épouser une étrangère. Il se
trouve donc privé des quatre femmes légitimes accordées par Mahomet à
tout croyant qui a le moyen de les nourrir. Ses sultanes, qu'il ne peut
appeler épouses, ne sont originairement que des esclaves, et, comme
toutes les femmes de l'empire turc, Arméniennes, Grecques, catholiques
ou juives, sont considérées comme libres, son harem ne peut se recruter
que dans les pays étrangers à l'islamisme, et dont les souverains
n'entretiennent pas avec lui de relations officielles.

A l'époque où la Porte était en guerre avec l'Europe, le harem du Grand
Seigneur était admirablement fourni. Les beautés blanches et blondes
n'y manquaient pas, témoin cette Roxelane française au nez retroussé,
qui a existé ailleurs qu'au théâtre, et dont on peut voir le cercueil,
drapé de cachemires et ombragé de panaches, reposant près de son époux
dans la mosquée de Solimanié. Aujourd'hui plus de Françaises, plus
même d'Européennes possibles pour l'infortuné sultan. S'il s'avisait
seulement de faire enlever une de ces grisettes de Péra, qui portent
fièrement les dernières modes européennes aux promenades du dimanche,
il se verrait écrasé de notes diplomatiques d'ambassadeurs et de
consuls, et ce serait peut-être l'occasion d'une guerre plus longue que
celle qui fut causée jadis par l'enlèvement d'Hélène.

Quand le sultan traverse, dans la Péra, la foule immense de femmes
grecques se pressant pour le voir, il lui faut détourner les yeux de
toute tentation, car l'étiquette ne lui permettrait pas une maîtresse
passagère, et il n'aurait pas le droit d'enfermer une femme de
naissance libre. Il doit s'être blasé bien vite sur les Circassiennes,
les Malaises ou les Abyssiniennes, qui seules se trouvent dans les
conditions possibles de l'esclavage, et souhaiter quelques blondes
Anglaises ou quelques spirituelles Françaises; mais c'est là le fruit
défendu.

Mon compagnon m'apprit aussi le nombre actuel des femmes du sérail. Il
s'éloigne beaucoup de ce qu'on suppose en Europe. Le harem du sultan
renferme seulement trente-trois cadines ou dames, parmi lesquelles
trois seulement sont considérées comme favorites. Le reste des femmes
du sérail sont des odaleuk ou femmes de chambre. L'Europe donne donc
un sens impropre au terme d'odalisque. Il y a aussi des danseuses et
des chanteuses qui ne s'élèveraient au rang des sultanes que par un
caprice du maître et une dérogation aux usages. De telle sorte que le
sultan, réduit à n'avoir pour femmes que des esclaves, est lui-même
fils d'une esclave,--observation que ne lui ménagent pas les Turcs dans
les époques de mécontentement populaire.

Nous poursuivions cette conversation en répétant de temps à autre:
«Pauvre sultan!» Cependant, il descendit de voiture sur le quai du
Fanar,--car on ne peut passer en voiture sur le pont de bateaux qui
traverse la Corne d'Or à l'un de ses points les plus rétrécis. Deux
arches assez hautes y sont établies pour le passage des barques.
Il monta à cheval, et, arrivé sur l'autre bord, se dirigea par les
sentiers qui côtoient les murs extérieurs de Galata, à travers le petit
champ des Morts, ombragé de cyprès énormes, gagnant ainsi la grande
rue de Péra. Les derviches l'attendaient rangés dans leur cour, où il
nous fut impossible de pénétrer. C'est dans ce téké ou couvent que se
trouve le tombeau du fameux comte de Bonneval, ce renégat célèbre qui
fut longtemps à la tête des armées turques et lutta en Allemagne contre
les armées chrétiennes. Sa femme, une Vénitienne qui l'avait suivi à
Constantinople, lui servait d'aide de camp dans ses combats.

Pendant que nous étions restés arrêtés devant la porte du téké, un
cortège funèbre, précédé par des prêtres grecs, montait la rue,
se dirigeant vers l'extrémité du faubourg. Les gardes du sultan
ordonnèrent aux prêtres de rétrograder, parce qu'il se pouvait qu'il
sortît d'un moment à l'autre, et qu'il n'était pas convenable qu'il se
croisât avec un enterrement. Il y eut quelques minutes d'hésitation.
Enfin l'archimandrite, qui, avec sa couronne de forme impériale et ses
longs vêtements byzantins brodés de clinquant, semblait fier comme
Charlemagne, adressa vivement des représentations au chef de l'escorte;
puis, se retournant, l'air indigné, vers ses prêtres, il fit signe de
la main qu'il fallait continuer la marche, et que, si le sultan avait
à sortir dans ce moment-là, ce serait à lui d'attendre que le mort fût
passé.

Je cite ce trait comme un exemple de la tolérance qui existe à
Constantinople pour les différents cultes.--Il se peut aussi que la
protection de la Russie ne soit pas étrangère à cette fierté des
prêtres grecs.



III--LE GRAND CHAMP DES MORTS


J'éprouve quelque embarras à parler si souvent de funérailles
et de cimetières, à propos de cette riante et splendide cité de
Constantinople, dont les horizons mouvementés et verdoyants, dont les
maisons peintes et les mosquées si élégantes, avec leurs dômes d'étain
et leurs minarets frêles, ne devraient inspirer que des idées de
plaisir et de douce rêverie. Mais c'est qu'en ce pays la mort elle-même
prend un air de fête. Le cortège grec dont j'ai parlé tout à l'heure
n'avait rien de cet appareil funèbre de nos tristes enterrements. Les
popes, au visage enluminé, aux habits éclatants de broderies, de jeunes
ecclésiastiques venant ensuite, en longues robes de couleurs vives;
--puis leurs amis vêtus de leurs costumes les plus riches, et au milieu
la morte, jeune encore, d'une pâleur de cire, mais avec du fard sur
les joues, et étendue sur des fleurs, couronnée de roses, vêtue de ses
plus beaux ajustements de velours et de satin, et couverte d'une grande
quantité de bijoux en diamants, qui probablement ne l'accompagnent pas
dans la fosse; tel était le spectacle, plus mélancolique que navrant,
présenté par ce cortège.

La vue que l'on a du couvent des derviches tourneurs s'étend sur le
petit champ des Morts, dont les allées mystérieuses, bordées d'immenses
cyprès, descendent vers la mer jusqu'aux bâtiments de la marine. Un
café, où viennent volontiers s'asseoir les derviches, hommes de leur
nature assez gais et assez causeurs, étend en face du téké ses rangées
de tables et de tabourets, où l'on boit du café en fumant le narghilé
ou la chibouk. On jouit là de la vue des passants européens. Les
équipages des riches Anglais et des ambassadeurs circulent souvent dans
cette rue, ainsi que les voitures dorées des femmes du pays ou leurs
_arabas_,--qui ressemblent à des charrettes de blanchisseuses, sauf
les agréments qu'y ajoutent la peinture et la dorure. Les arabas sont
traînés par des bœufs. Leur avantage est de contenir facilement tout
un harem qui se rend à la campagne. Le mari n'accompagne jamais ses
épouses dans ces promenades, qui ont lieu le plus souvent le vendredi,
ce jour étant le dimanche des Turcs.

Je compris, à l'animation et à la distinction de la foule, que l'on se
dirigeait vers le théâtre d'une fête quelconque, situé probablement au
delà du faubourg. Mon compagnon m'avait quitté pour aller dîner chez
des Arméniens qui lui avaient commandé un tableau, et avait bien voulu
m'indiquer un restaurant viennois situé dans le haut de Péra. A partir
du couvent et de l'espace verdoyant qui s'étend de l'autre côté de la
rue, on se trouve entièrement dans un quartier parisien. Des boutiques
brillantes de marchandes de modes, de bijoutiers, de confiseurs et de
lingers, des hôtels anglais et français, des cabinets de lecture et
des cafés, voilà tout ce qu'on rencontre pendant un quart de lieue.
Les consulats ont aussi, pour la plupart, leurs façades sur cette rue.
On distingue surtout l'immense palais, entièrement bâti en pierre, de
l'ambassade russe. Ce serait, au besoin, une forteresse redoutable qui
commanderait les trois faubourgs de Péra, de Tophana et de Galata.
Quant à l'ambassade française, elle est moins heureusement située, dans
une rue qui descend vers Tophana; et ce palais, qui a coûté plusieurs
millions, n'est pas encore terminé.

En suivant la rue, on la voit plus loin s'élargir et l'on rencontre
à gauche le théâtre italien, ouvert seulement deux fois par semaine.
Ensuite viennent de belles maisons bourgeoises donnant sur des jardins,
puis à droite les bâtiments de l'Université turque et des écoles
spéciales; puis encore plus loin, à gauche, l'hôpital français.

Le faubourg se termine au delà de ce point, et la route élargie se
trouve encombrée de frituriers et de marchands de fruits, de pastèques
et de poissons; les guinguettes commencent à se montrer plus librement
que dans la ville. Elles ont en général d'immenses proportions. C'est
d'abord une salle vaste comme l'intérieur d'un théâtre, avec une
galerie haute à balustres de bois tournés. Il y a d'un côté un comptoir
où se distribuent les vins blancs et rouges dans des verres à anse
que chaque buveur emporte à la table qu'il a choisie; de l'autre, un
immense fourneau chargé de ragoûts, qu'on vous distribue également
dans une assiette qu'il faut emporter jusqu'à sa table. Dès lors, il
faut s'habituer à manger sur ce petit meuble, qui ne monte pas à la
hauteur du genou. La foule qui se presse dans ces sortes de lieux ne
se compose que de Grecs, reconnaissables à leurs tarbouchs plus petits
que ceux des Turcs, de juifs portant de petits turbans entourés d'une
étoffe grise, et d'Arméniens au kalpak monstrueux, qui semble un
bonnet de grenadier enflé par le haut. Un musulman n'oserait pénétrer
publiquement dans ces établissements bachiques.

Il ne faut pas croire, d'après ces coiffures qui distinguent encore
chaque race, dans le peuple surtout, que la Turquie soit autant
qu'autrefois un pays d'inégalité. Jadis les chaussures, comme les
bonnets, indiquaient la religion de tout habitant. Les Turcs seuls
avaient droit de chausser la botte ou la babouche jaune: les Arméniens
la portaient rouge, les Grecs bleue, et et les juifs noire. Les
costumes éclatants et riches ne pouvaient également appartenir qu'aux
musulmans. Les maisons mêmes participaient à ces distinctions, et
celles des Turcs se distinguaient par des couleurs vives; les autres
ne pouvaient être peintes que de nuances sombres. Aujourd'hui, cela
a changé: tout sujet de l'empire a le droit d'endosser le costume
presque européen de la réforme, et de se coiffer du _fezzi_ rouge, qui
disparaît en partie sous un flot de soie bleue, assez fourni pour avoir
l'air d'une chevelure azurée.

C'est ce dont je fus convaincu en voyant un grand nombre de gens qui
se dirigaient ainsi vêtus, à pied ou à cheval, vers la promenade
européenne de Péra, peu fréquentée par les Turcs véritables. Les bottes
vernies ont aussi fait disparaître, pour la plupart des _tchélebys_
(élégants) de toute race, l'ancienne inégalité des chaussures.
Seulement, il faut remarquer que le fanatisme se montre plus persistant
chez les rayas que chez les musulmans. L'habitude ou la pauvreté
n'influe pas moins d'un autre côté sur la conservation des anciens
vêtements qui classifient les races.

Mais qui croirait encore Constantinople intolérante en admirant
l'aspect animé de la promenade franque? Les voitures de toute sorte
se croisent avec rapidité à la sortie du faubourg, les chevaux
caracolent, les femmes parées se dirigent çà et là vers un bois qui
descend à la mer, ou, sur la gauche, vers la route de Buyukdéré, où
sont les maisons de plaisance des négociants et des banquiers. Si vous
allez droit devant vous, vous arrivez en quelques pas à un sentier
creux bordé de buissons, ombragé de sapins et de mélèzes, et d'où,
par éclaircies, vous apercevez la mer et l'embouchure du détroit
entre Scutari et la pointe du sérail qui termine Stamboul. La tour de
Léandre, que les Turcs appellent la tour de la Fille, s'élève entre les
deux villes, au centre du bras de mer qui se prolonge comme un fleuve
à votre gauche. C'est une étroite construction carrée posée sur un
rocher, et qui semble de loin une guérite de sentinelle; au delà, les
îles des Princes se dessinent vaguement à l'entrée de la mer de Marmara.

Je n'ai pas besoin de dire que ce bois si pittoresque, si mystérieux et
si frais est encore un cimetière. Il faut en prendre son parti, tous
les lieux de plaisir à Constantinople se trouvent au milieu des tombes.
Voyez, à travers les massifs d'arbres, de blancs fantômes qui se
dressent par rangées, et qu'un rayon de soleil dessine nettement çà et
là; ce sont des cippes en marbre blanc de la hauteur d'un homme, ayant
pour tête une boule surmontée d'un turban; quelques-uns sont peints et
dorés pour compléter l'illusion; la forme du turban indique le rang ou
l'antiquité du défunt. Quelques-uns ne sont plus à la dernière mode.
Plusieurs de ces pierres figuratives ont la tête cassée: c'est qu'elles
surmontaient des tombes de janissaires, et, à l'époque où cette milice
fut détruite, la colère du peuple ne s'arrêta pas aux vivants, on alla
dans tous les cimetières décapiter aussi les monuments des morts.

Les tombes des femmes sont également surmontées de cippes, mais la
tête y est remplacée par une rosace d'ornements représentant en relief
des fleurs sculptées et dorées. Écoutez aussi les rires bruyants qui
résonnent sous ces arbres funèbres; ce sont des veuves, des mères et
des sœurs qui se réunissent en famille près des tombes d'êtres aimés.

La foi religieuse est si forte dans ce pays, qu'après les pleurs versés
au moment de la séparation, personne ne songe plus qu'au bonheur dont
les défunts doivent jouir au paradis de Mahomet. Les familles font
apporter leur dîner près de la tombe, les enfants remplissent l'air de
cris joyeux, et l'on a le soin de faire la part du mort et de la placer
dans une ouverture ménagée à cet effet devant chaque tombeau. Les
chiens errants, présents d'ordinaire à la scène, conçoivent l'espérance
d'un souper prochain, et se contentent, en attendant, des restes du
dîner que les enfants leur jettent. Il ne faut pas croire non plus que
la famille pense que le mort profitera de l'assiettée de nourriture
qui lui est consacrée; mais c'est une vieille coutume qui remonte à
l'antiquité. Autrefois, des serpents sacrés se nourrissaient de ces
offrandes pieuses; mais, à Constantinople, les chiens aussi sont sacrés.

En sortant de ce bois, qui tourne autour d'une caserne d'artillerie,
bâtie dans de vastes proportions, je me retrouvai sur la route de
Buyukdéré. Une plaine inculte couverte de gazon s'étend devant la
caserne; là, j'assistai à une scène qui ne peut être séparée de ce qui
précède; quelques centaines de chiens se trouvaient réunis sur l'herbe,
exhalant des plaintes d'impatience. Peu de temps après, je vis sortir
des canonniers qui portaient, deux par deux, d'énormes chaudrons,
au moyen d'une longue perche pesant sur leurs épaules. Les chiens
poussèrent des hurlements de joie. A peine les chaudrons furent-ils
déposés à terre, que ces animaux s'élancèrent sur la nourriture qu'ils
contenaient; et l'occupation des soldats était de diviser le trop grand
encombrement qu'ils formaient au moyen des perches qu'ils avaient
gardées.

--C'est la soupe que l'on sert aux chiens, me dit un Italien qui
passait; ils ne sont pas malheureux!

»Je crois bien que, au fond, il n'y avait là que les restes de
la nourriture des soldats. La faveur dont les chiens jouissent à
Constantinople tient surtout à ce qu'ils débarrassent la voie publique
des débris de substances animales qu'on y jette généralement. Les
fondations pieuses qui les concernent, les bassins remplis d'eau qu'ils
trouvent à l'entrée des mosquées et près des fontaines, n'ont pas sans
doute d'autre but.

Il s'agissait d'arriver à des spectacles plus séduisants. Après la
façade de la caserne, on se trouve à l'entrée du grand champ des Morts;
c'est un plateau immense ombragé de sycomores et de pins. On passe
d'abord au milieu des tombeaux francs, parmi lesquels on distingue
beaucoup d'inscriptions anglaises avec des armoiries gravées, le
tout sur de longues pierres plates où chacun vient s'asseoir sans
scrupule, comme sur des bancs de marbre. Un café en forme de kiosque
s'élève dans une éclaircie dont la vue domine la mer. De là, on
aperçoit distinctement le rivage d'Asie, chargé de maisons peintes
et de mosquées, comme si l'on regardait d'un bord à l'autre du Rhin.
L'horizon se termine au loin par le sommet tronqué de l'Olympe de
Bithynie, dont le profil se confond presque avec les nuages. Sur le
rivage, à gauche, s'étendent les bâtiments du palais d'été du sultan,
avec leurs longues colonnades grecques, leurs toits festonnés et leurs
grilles dorées qui brillent au soleil.

Allons plus loin encore. C'est la partie du champ consacrée aux
Arméniens. Les tombes, plates, sont couvertes des caractères réguliers
de leur langue, et, sur le marbre, on voit sculptés les attributs
du commerce que chacun a exercé dans sa vie: là des bijoux, là des
marteaux et des équerres, là des balances, là des instruments de divers
états. Les femmes seules ont uniformément des bouquets de fleurs.

Détournons nos regards de ces impressions toujours graves pour
l'Européen.--La foule est immense; les femmes ne sont point voilées, et
leurs traits, fermement dessinés, s'animent de joie et de santé sous la
coiffure levantine, comme sous les bonnets ou les chapeaux d'Europe.
Quelques Arméniennes seules conservent sur la figure une bande de gaze
légère que soutient admirablement leur nez arqué, et qui, cachant à
peine leurs traits, devient pour les moins jeunes une ressource de
coquetterie. Où va toute cette foule parée et joyeuse?--Toujours à
Buyukdéré.



IV--SAN-DIMITRI


Seulement, bien des gens s'arrêtent dans les cafés élégants qui bordent
la route. On en rencontre un sur la gauche ouvrant ses larges galeries
d'un côté sur le grand champ et de l'autre sur un vaste espace de
vallons et de collines chargés de constructions légères, et entremêlés
de jardins. Au delà reparaît la ligne lointaine dentelée par les
mosquées et les minarets de Stamboul. Cette broderie de l'horizon,
monotone à la longue, se retrouve dans la plupart des vues de l'entrée
du Bosphore.

Ce café est le rendez-vous de la belle compagnie; on dirait un café
chantant de nos Champs-Elysées. Des rangées de tables des deux côtés
de la route sont garnies des fashionables et des élégantes de Péra.
Tout est servi à la française, les glaces, la limonade et le moka. Le
seul trait de couleur locale est la présence familière de trois ou
quatre cigognes qui, dès que vous avez demandé du café, viennent se
poser devant votre table comme des points d'interrogation. Leur long
bec, emmanché d'un col qui domine de haut la table, n'oserait attaquer
le sucrier. Elles attendent avec respect. Ces oiseaux prives s'en vont
ainsi de table en table, recueillant du sucre ou des biscuits.

A une table près de la mienne se trouvait un homme d'un certain âge,
aux cheveux blancs comme sa cravate, vêtu d'un habit noir d'une coupe
un peu arriérée, et portant à sa boutonnière un ruban rayé de diverses
couleurs étrangères. Il avait accaparé tous les journaux du café; posé
le _Journal de Constantinople_ sur l'_Écho de Smyrne_, le _Portefolio
maltese_ sur le _Courrier d'Athènes_, enfin tout ce qui aurait fait ma
joie dans ce moment-là, en m'instruisant des nouvelles de l'Europe.
Par-dessus cette masse de feuilles superposées, il lisait attentivement
le _Moniteur ottoman_.

J'osai tirer vers moi l'un des journaux, en le priant de m'excuser: il
me lança un de ces regards féroces que je n'ai vus qu'aux habitués des
plus anciens cafés de Paris....

--Je vais avoir fini le _Moniteur ottoman_, me dit-il.

J'attendis quelques minutes. Il fut clément, et me passa enfin le
journal avec un salut qui sentait son XVIIIe siècle.

--Monsieur, ajouta-t-il, nous avons grande fête ce soir. Le _Moniteur_
nous annonce la naissance d'une princesse, et cet événement, qui sera
plein de charme pour tous les sujets de Sa Hautesse, coïncide par
hasard avec l'ouverture du Ramazan.

Je ne m'étonnai pas, de ce moment, de voir tout le monde en fête, et
j'attendis patiemment, tantôt en regardant la route animée par les
voitures et les cavalcades, tantôt en parcourant les journaux francs
que mon voisin me passait à mesure qu'il en avait terminé la lecture.

Il apprécia sans doute ma politesse et ma patience, et, comme je me
préparais à sortir, il me dit:

--Où allez-vous donc? Au bal?

--Est-ce qu'il y a un bal? répondis-je.

--Vous en entendez d'ici la musique.

En effet, les accords stridents d'un orchestre grec ou valaque
arrivaient jusqu'à mon oreille. Mais cela ne prouvait pas que l'on
dansât; car la plupart des guinguettes et des cafés de Constantinople
ont aussi des musiciens qui jouent même pendant le jour.

--Venez avec moi, me dit l'inconnu.

A deux cents pas peut-être du kiosque que nous venions de quitter, nous
vîmes une porte splendidement décorée, formant l'entrée d'un jardin
qui, situé à la jonction de deux routes, avait une forme triangulaire.
Des quinconces d'arbres reliés par des guirlandes, des salles de
verdure entourant les tables, tout cela formait un spectacle assez
vulgaire pour un Parisien. Mon guide était enthousiasmé. Nous entrâmes
dans l'intérieur, qui se composait de plusieurs salles remplies de
consommateurs; l'orchestre continuait à s'escrimer vaillamment, avec
des violons à une corde, des flûtes de roseau, des tambourins et des
guitares, exécutant, du reste, des airs assez originaux. Je demandai où
était le bal.

--Attendez, me dit le vieillard, le bal ne peut commencer qu'au coucher
du soleil. Ceci est dans les règlements de police. Mais, comme vous
voyez, ce ne sera pas long.

Il m'avait conduit à une fenêtre, et, en effet, le soleil ne tarda pas
à descendre derrière les lignes d'horizon violettes qui dominent la
Corne d'or. Aussitôt un bruit immense se fit de tous côtés. C'étaient
les canons de Tophana, puis ceux de tous les vaisseaux du port qui
saluaient la double fête. Un spectacle magique commençait en même temps
sur tout le plan lointain où se découpent les monuments de Stamboul.
A mesure que l'ombre descendait du ciel, on voyait paraître de longs
chapelets de feu dessinant les dômes des mosquées et traçant sur
leurs coupoles des arabesques, qui formaient sans doute des légendes
en lettres ornées; les minarets, élancés comme un millier de mâts
au-dessus des édifices, portaient des bagues de lumières, dessinant les
frêles galeries qu'ils supportent. De tous côtés partaient les chants
des _muezzins_, si suaves d'ordinaire, ce jour-là bruyants comme des
chants de triomphe.

Nous nous retournâmes vers là salle; la danse avait commencé.

Un grand vide s'était formé au centre de la salle; nous vîmes entrer,
par le fond, une quinzaine de danseurs coiffés de rouge, avec des
vestes brodées et des ceintures éclatantes. Il n'y avait que des hommes.

Le premier semblait conduire les autres, qui se tenaient par la main,
en balançant les bras, tandis que lui-même liait sa danse compassée à
celle de son voisin, au moyen d'un mouchoir, dont ils avaient chacun
un bout. Il semblait la tête au col flexible d'un serpent, dont ses
compagnons auraient formé les anneaux.

C'était là, évidemment, une danse grecque,--avec les balancements de
hanches, les entrelacements et les pas en guirlande que dessine cette
chorégraphie. Quand ils eurent fini, je commençais à manifester mon
ennui des danses d'homme, que j'avais trop connues en Égypte, lorsque
nous vîmes paraître un égal nombre de femmes qui reproduisirent la même
figure. Elles étaient la plupart jolies et fort gracieuses, sous le
costume levantin; leurs calottes rouges festonnées d'or, les fleurs et
les gazillons lamés de leurs coiffures, les longues tresses ornées de
sequins qui descendaient jusqu'à leurs pieds leur faisaient de nombreux
partisans dans l'assemblée. Toutefois, c'étaient simplement des jeunes
filles ioniennes venues avec leurs amis ou leurs frères, et toute
tentative de séduction à leur égard eût amené des coups de couteau[1].

--Je vous ferai voir tout à l'heure mieux que cela, me dit le
complaisant vieillard dont je venais de faire la connaissance.

Et, après avoir pris des sorbets, nous sortîmes de cet établissement,
qui est le _Mabille_ des Francs de Péra.

Stamboul, illuminée, brillait au loin sur l'horizon, devenu plus
obscur, et son profil aux mille courbes gracieuses se prononçait avec
netteté, rappelant ces dessins piqués d'épingles que les enfants
promènent devant les lumières. Il était trop tard pour s'y rendre; car,
à partir du coucher du soleil, on ne peut plus traverser le golfe.

--Convenez, me dit le vieillard, que Constantinople est le véritable
séjour de la liberté. Vous allez vous en convaincre encore mieux tout à
l'heure. Pourvu qu'on respecte les chiens, chose prudente d'ailleurs,
et qu'on allume sa lanterne quand le soleil est couché, on est aussi
libre ici toute la nuit qu'on l'est à Londres ... et qu'on l'est peu à
Paris!

Il avait tiré de sa poche une lanterne de fer-blanc dont les replis en
toile s'allongeaient comme des feuilles de soufflet qui s'écartent, et
y planta sa bougie.

--Voyez, reprit-il, comme ces longues allées de cyprès du grand champ
des Morts sont encore animées à cette heure.

En effet, des robes de soie ou des féredjés de drap fin passaient ça et
là en froissant les feuilles des buissons; des caquetages mystérieux,
des rires étouffés traversaient l'ombre des charmilles. L'effet des
lanternes voltigeant partout aux mains des promeneurs me faisait penser
à l'acte des nonnes de _Robert_, --comme si ces milliers de pierres
plates éclairées au passage eussent dû, se lever tout à coup; mais non,
tout était riant et calme; seulement, la brise de la mer berçait dans
les ifs et dans les cyprès les colombes endormies. Je me rappelai ce
vers de Gœthe:

    Tu souris sur des tombes, immortel Amour!

Cependant nous nous dirigions vers Péra, en nous arrêtant parfois
à contempler l'admirable spectacle de la vallée qui descend vers
le golfe, et de l'illumination couronnant le fond bleuâtre, où
s'estompaient les pointes des arbres, et où, par places, luisait
la mer, reflétant les lanternes de couleur suspendues aux mâts des
vaisseaux.

--Vous ne vous doutez pas, me dit le vieillard, que vous causez en ce
moment avec un ancien page de l'impératrice Catherine II?

--Cela est bien respectable, pensai-je; car cela doit remonter au moins
aux dernières années du siècle dernier.

--Je dois dire, ajouta le vieillard avec quelque prétention, que notre
souveraine (car je suis Russe) était, à cette époque, un peu ... ce que
je deviens aujourd'hui.

Il soupira. Puis il se mit à parler longtemps de l'impératrice, de son
esprit, de sa grâce charmante, de sa bonté.

--Le rêve continuel de Catherine, ajouta-t-il, était de voir
Constantinople. Elle parlait quelquefois de s'y rendre déguisée en
bourgeoise allemande. Mais elle eût, certes, préféré y pénétrer par la
conquête, et c'est pour cela qu'elle envoya en Grèce cette expédition
commandée par Orlof, qui, de loin, prépara la révolution des Hellènes.
La guerre de Crimée n'eut pas non plus d'autre but; mais les Turcs se
défendirent si bien, qu'elle ne put arriver qu'à la possession de cette
province, garantie en dernier lieu par un traité de paix.

»Vous avez entendu parler des fêtes qui se donnèrent dans ce pays,
et où plusieurs de vos gentilshommes aventuriers assistèrent. On
ne parlait que français à sa cour; on ne s'occupait que de la
philosophie des encyclopédistes, de tragédies jouées à Paris et
de poésie légère. Le prince de Ligne était arrivé enthousiasmé de
l'_Iphigénie en Tauride_ de Guymond de la Touche. L'impératrice lui
fit aussitôt présent de la partie de l'ancienne Tauride où l'on avait
cru retrouver les ruines du temple élevé par le cruel Thoas. Le prince
fut très-embarrassé de ce présent de quelques lieues carrées, occupées
par des cultivateurs musulmans, qui se bornaient à fumer et à boire
du café tout le jour. Comme la guerre les avait rendus trop pauvres
pour continuer ce passe-temps, le prince de Ligne se vit encore forcé
de leur donner de l'argent afin qu'ils pussent renouveler leurs
provisions. Ils se quittèrent très-bons amis.

»Ceci n'était que généreux. Orlof fut plus magnifique. Comme la contrée
sablonneuse où l'on se trouvait blessait les yeux de sa souveraine, il
fit apporter, de cinquante lieues, des forêts entières de sapins coupés
qui, il est vrai, ne donnèrent d'ombrage que pendant le séjour de la
cour impériale.

»Catherine, cependant, ne se consolait pas d'avoir perdu l'occasion de
visiter la côte d'Asie. Pour occuper les loisirs du séjour en Crimée,
elle pria M. de Ségur de lui enseigner à faire des vers français.
Cette femme avait tous les caprices. Après s'être rendu compte des
difficultés, elle s'enferma quatre heures dans son cabinet, et
en ressortit ayant fait en tout deux alexandrins, qui ne sont que
passables. Les voici:


    Dans le sérail d'un khan[2], sur des coussins brodés,
    Dans un kiosque d'or, de grilles entouré ...

»Elle n'avait pas pu se tirer du reste.

--Ces vers, observai-je, ne manquent pas d'une certaine couleur
orientale; ils indiquent même un certain désir de savoir à quoi s'en
tenir sur la galanterie des Turcs.

--Le prince de Ligne trouva détestables les rimes de ce distique, ce
qui découragea l'impératrice de toute prosodie française.... Je vous
parle de choses que je ne sais que par ouï dire. J'étais alors au
berceau, et je n'ai vu que les dernières années de ce grand règne....
Après la mort de l'impératrice, j'héritai sans doute de ce désir
violent qu'elle avait eu de voir Constantinople. Je quittai ma famille,
et j'arrivai ici avec fort peu d'argent. J'avais vingt ans, de belles
dents, et la jambe admirablement tournée....


[1] Une insulte, faite récemment dans un cabaret à la maîtresse d'un
Grec, avait occasionné une rencontre terrible entre des Hellènes de
Morée et des Ioniens. Ces derniers sont généralement insolents et
querelleurs, parce qu'ils sont sujets de l'Angleterre. Cela amena
un véritable combat qui ne manqua pas de spectateurs. Plus de cent
cinquante hommes des deux nations se mirent en ligne dans le grand
champ des Morts. Il y eut force coups de pistolet et de poignard.
On alla prévenir l'autorité turque. Le pacha s'écria: «_Backkaloum_
(qu'importe)! que ces chiens-là s'exterminent s'ils veulent, il y en
aura moins.» Il est vrai que la police turque a peu d'action à Péra, à
cause du nombre considérable des étrangers placés sous la protection
des consuls.

[2] Le khan, c'est le sultan, ou encore tout souverain indépendant des
pays d'Asie.



V--UNE AVENTURE DE L'ANCIEN SÉRAIL


Mon vieux compagnon s'interrompit avec un soupir et me dit en regardant
le ciel:

--Je vais reprendre mon récit, je voudrais seulement vous montrer la
reine de la fête qui commence pour Stamboul et qui durera trente nuits.

Il indiqua du doigt un point du ciel où se montrait un faible
croissant: c'était la nouvelle lune, la lune du Ramazan, qui se traçait
faiblement à l'horizon. Les fêtes ne commencent que quand elle a été
vue nettement du haut des minarets ou des montagnes avoisinant la
ville. On en transmet l'avis par des signaux.

--Que fîtes-vous, une fois à Constantinople? repris-je après cet
incident, voyant que le vieillard aimait à se représenter ces souvenirs
de sa jeunesse.

--Constantinople, monsieur, était plus brillante qu'aujourd'hui; le
goût oriental dominait dans ses maisons et dans ses édifices, qu'on
a toujours reconstruits à l'européenne depuis. Les mœurs y étaient
sévères, mais la difficulté des intrigues en était le charme le plus
puissant.

--Poursuivez! lui dis-je vivement intéressé et voyant qu'il s'arrêtait
encore.

--Je ne vous parlerai pas, monsieur, de quelques délicieuses relations
que j'ai nouées avec des personnes d'un rang ordinaire. Le danger, dans
ces sortes de commerces, n'existe au fond que pour la forme, à moins
toutefois que l'on n'ait l'imprudence grave de rendre visite à une dame
turque chez elle, ou d'y pénétrer furtivement. Je renonce à me vanter
des aventures de ce genre que j'ai risquées. La dernière seule peut
vous intéresser.

»Mes parents me voyaient avec peine éloigné d'eux; leur persistance
à me refuser les moyens de séjourner plus longtemps à Constantinople
m'obligea à me placer dans une maison de commerce de Galata. Je tenais
les écritures chez un riche joaillier arménien; un jour, plusieurs
femmes s'y présentèrent, suivies d'esclaves qui portaient la livrée du
sultan.

»A cette époque, les dames du sérail jouissaient de la liberté de venir
faire leurs emplettes chez les négociants des quartiers francs, parce
que le danger de leur manquer de respect était si grand, que personne
ne l'eût osé. De plus, dans ce temps-là, les chrétiens étaient à peine
regardés comme des hommes.... Lorsque l'ambassadeur français lui-même
venait au sérail, on le faisait dîner à part, et le sultan disait plus
tard à son premier vizir: «As-tu fait manger le chien?--Oui, le chien
a mangé, répondait le ministre.--Eh bien, qu'on le mette dehors!» Ces
mots étaient d'étiquette.... Les interprètes traduisaient cela par un
compliment à l'ambassadeur et tout était dit.

Je coupai court à ces digressions, en priant mon interlocuteur d'en
revenir à la visite des dames du sérail chez le joaillier.

--Vous comprenez que, dans ces circonstances, ces belles personnes
étaient toujours accompagnées de leurs gardiens naturels, commandés
par le kislar-aga. Au reste, l'aspect extérieur de ces dames n'avait
de charmes que pour l'imagination, puisqu'elles étaient aussi
soigneusement drapées et masquées que des dominos dans un bal de
théâtre. Celle qui paraissait commander aux autres se fit montrer
diverses parures, et, en ayant choisi une, se préparait à l'emporter.
Je fis observer que la monture avait besoin d'être nettoyée, et qu'il
manquait quelques petites pierres.

»--Eh bien, dit-elle, quand faudra-t-il l'envoyer chercher?... J'en ai
besoin pour une fête où je dois paraître devant le sultan.

»Je la saluai avec respect, et, d'une voix quelque peu tremblante, je
lui fis observer qu'on ne pouvait répondre du temps exact qui serait
nécessaire pour ce travail.

»--Alors, dit la dame, quand ce sera prêt, envoyez un de vos jeunes
gens au palais de Béchik-Tasch.

»Puis elle jeta un regard distrait autour d'elle....

»--J'irai moi-même, Altesse, répondis-je; car on ne pourrait confier à
un esclave, ou même à un commis, une parure de cette valeur.

»--Eh bien, dit-elle, apportez-moi cela et vous en recevrez le prix.

»L'œil d'une femme est plus éloquent ici qu'ailleurs, car il est tout
ce qu'on peut voir d'elle en public. Je crus démêler dans l'expression
qu'avait celui de la princesse en me parlant une bienveillance
particulière, que justifiaient assez ma figure et mon âge.... Monsieur,
je puis le dire aujourd'hui sans amour-propre, j'ai été l'un des
derniers beaux hommes de l'Europe.

Il se redressa en prononçant ces paroles, et sa taille semblait avoir
repris une certaine élégance que je n'avais pas encore remarquée.

--Quand la parure, reprit-il, fut terminée, je me rendis à Béchik-Tasch
par cette même route de Buyukdéré où nous sommes en ce moment. J'entrai
dans le palais par les cours qui donnent sur la campagne. On me fit
attendre quelque temps dans la salle de réception; puis la princesse
ordonna qu'on m'introduisît près d'elle. Après lui avoir remis la
parure et en avoir reçu l'argent, j'étais prêt à me retirer, lorsqu'un
officier me demanda si je ne voulais pas assister à un spectacle de
danses de corde qui se donnait dans le palais, et dont les acteurs
étaient entrés avant moi. J'acceptai, et la princesse me fit servir à
dîner; elle daigna même s'informer de la manière dont j'étais servi. Il
y avait pour moi sans doute quelque danger à voir une personne d'un si
haut rang agir envers moi avec tant d'honnêteté.... Quand la nuit fut
venue, la dame me fit entrer dans une salle plus riche encore que la
précédente, et fit apporter du café et des narghilés.... Des joueurs
d'instruments étaient établis dans une galerie haute, entourée de
balustres, et l'on paraissait attendre quelque chose d'extraordinaire
que leur musique devait accompagner. Il me parut évident que la sultane
avait préparé la fête pour moi; cependant, elle se tenait toujours à
demi couchée sur un sofa au fond de la chambre, et dans l'attitude
d'une impératrice. Elle semblait absorbée surtout dans la contemplation
des exercices qui avaient lieu devant elle. Je ne pouvais comprendre
cette timidité ou cette réserve d'étiquette qui l'empêchait de m'avouer
ses sentiments, et je pensai qu'il fallait plus d'audace....

»Je m'étais élancé sur sa main, qu'elle m'abandonnait sans trop de
résistance, lorsqu'un grand bruit se fit autour de nous.

»--Les janissaires! les janissaires! s'écrièrent les domestiques et les
esclaves.

»La sultane parut interroger ses officiers, puis elle leur donna un
ordre que je n'entendis pas. Les deux danseurs de corde et moi, nous
fûmes conduits, par des escaliers dérobés, à une salle basse, où l'on
nous laissa quelque temps dans l'obscurité. Nous entendions au-dessus
de nos têtes les pas précipités des soldats, puis une sorte de lutte
qui nous glaça d'effroi. Il était évident que l'on forçait une porte
qui nous avait protégés jusque-là, et que l'on allait arriver à notre
retraite. Des officiers de la sultane descendirent précipitamment par
l'escalier et levèrent, dans la salle où nous étions, une espèce de
trappe, en nous disant:

»--Tout est perdu!... descendez par ici!

»Nos pieds, qui s'attendaient à trouver des marches d'escalier,
manquèrent tout à coup d'appui. Nous avions fait tous les trois un
plongeon dans le Bosphore.... Les palais qui bordent la mer, et
notamment celui de Béchik-Tasch, que vous avez pu voir sur la rive
d'Europe, à un quart de lieue de la ville, sont en partie construits
sur pilotis. Les salles inférieures sont parquetées de planchers de
cèdre, qui couvrent immédiatement la surface de l'eau, et que l'on
enlève lorsque les dames du sérail veulent s'exercer à la natation.
C'est dans un de ces bains que nous nous étions plongés au milieu des
ténèbres. Les trappes avaient été refermées sur nos têtes, et il était
impossible de les soulever. D'ailleurs, des pas réguliers et des bruits
d'armes s'entendaient encore. A peine pouvais-je, en me soutenant à la
surface de l'eau, respirer de temps en temps un peu d'air. Ne voyant
plus la possibilité de remonter dans le palais, je cherchais du moins à
nager vers le dehors. Mais, arrivé à la limite extérieure, je trouvai
partout une sorte de grille formée par les pilotis, et qui probablement
servait d'ordinaire à empêcher que les femmes ne pussent, en nageant,
s'échapper du palais ou se faire voir au dehors.

»Imaginez, monsieur, l'incommodité d'une telle situation: sur la tête,
un plancher fermé partout, six pouces d'air au-dessous des planches,
et l'eau montant peu à peu avec ce mouvement presque imperceptible
de la Méditerranée qui s'élève, toutes les six heures, d'un pied ou
deux. Il n'en fallait pas tant pour que je fusse assuré d'être noyé
très-vile. Aussi secouais-je, avec une force désespérée, les pilotis
qui m'entouraient comme une cage. De temps en temps, j'entendais les
soupirs des deux malheureux danseurs de corde qui cherchaient comme
moi à se frayer un passage. Enfin j'atteignis un pieu moins solide que
les autres, qui, rongé sans doute par l'humidité, ou d'un bois plus
vieux que les autres, paraissait céder sous la main. J'arrivai, par
un effort désespéré, à en détacher un fragment pourri et à me glisser
au dehors, grâce à la taille svelte que j'avais à cette époque. Puis,
en m'attachant aux pieux extérieurs, je parvins, malgré ma fatigue, à
regagner le rivage. J'ignore ce que sont devenus mes deux compagnons
d'infortune. Effrayé des dangers de toute sorte que j'avais courus, je
me hâtai de quitter Constantinople.

Je ne pus m'empêcher de dire à mon interlocuteur, après l'avoir plaint
des dangers qu'il avait courus, que je le soupçonnais d'avoir un peu
gazé quelques circonstances de son récit.

--Monsieur, répondit-il, je ne m'explique pas là-dessus; rien, dans
tous les cas, ne me ferait trahir des bontés....

Il n'acheva pas. J'avais entendu déjà parler de ces sombres aventures
attribuées à certaines daines du _vieux sérail_ vers la fin du dernier
siècle.... Je respectai la discrétion de ce Buridan glacé par l'âge.



VI--UN VILLAGE GREC


Nous étions arrivés sur une hauteur qui domine San-Dimitri. C'est un
village grec situé entre le grand et le petit champ des Morts. On y
descend par une rue bordée de maisons de bois, fort élégantes et qui
rappellent un peu le goût chinois dans la construction et dans les
ornements extérieurs.

Je pensais que cette rue raccourcissait le chemin que nous avions à
faire pour gagner Péra. Seulement, il fallait descendre jusqu'à une
vallée dont le fond est traversé par un ruisseau. Le bord sert de
chemin pour descendre vers la mer. Un grand nombre de casinos et de
cabarets sont élevés des deux côtés.

Mon compagnon me dit:

--Où voulez-vous aller?

--Je serais bien aise de m'aller coucher.

--Mais, pendant le Ramazan, on ne dort que le jour. Terminons la
nuit.... Ensuite, au lever du soleil, il sera raisonnable de regagner
son lit. Je vais, si vous le permettez, vous conduire dans une maison
où l'on joue le baccara.

Les façades des maisons entre lesquelles nous descendions, avec leurs
pavillons avancés sur la rue, leurs fenêtres grillées, éclairés au
dedans, et leurs parois vernies de couleurs éclatantes, indiquaient, en
effet, des points de réunion non moins joyeux que ceux que nous venions
de parcourir.

Il faudrait renoncer à la peinture des mœurs de Constantinople, si l'on
s'effrayait trop de certaines descriptions d'une nature assez délicate.
Les cinquante mille Européens que renferment les faubourgs de Péra et
de Galata, Italiens, Français, Anglais, Allemands, Russes ou Grecs,
n'ont entre eux aucun lien moral, pas même l'unité de religion, les
sectes étant plus divisées entre elles que les cultes les plus opposés.
En outre, il est certain que, dans une ville où la société féminine
mène une vie si réservée, il serait impossible de voir même un visage
de femme née dans le pays, s'il ne s'était créé de certains casinos
ou cercles dont, il faut l'avouer, la société est assez mélangée. Les
officiers des navires, les jeunes gens du haut commerce, le personnel
varié des ambassades, tous ces éléments épars et isolés de la société
européenne sentent le besoin de lieux de réunion qui soient un terrain
neutre, plus encore que les soirées des ambassadeurs, des drogmans et
des banquiers. C'est ce qui explique le nombre assez grand des bals par
souscription qui ont lieu souvent dans l'intérieur de Péra.

Ici, nous nous trouvions dans un village entièrement grec, qui est la
Capoue de la population franque. J'avais déjà, en plein jour, parcouru
ce village sans me douter qu'il recélât tant de divertissements
nocturnes, de casinos, de wauxhalls, et même, avouons-le, de tripots.
L'air patriarcal des pères et des époux, assis sur des bancs ou
travaillant à quelque métier de menuiserie, de tuilerie ou de tissage,
la tenue modeste des femmes vêtues à la grecque, la gaieté insouciante
des enfants, les rues pleines de volailles et de porcs, les cafés aux
galeries hautes à balustres, donnant sur la vallée brumeuse, sur le
ruisseau bordé d'herbages, tout cela ressemblait, avec la verdure des
pins et des maisons de charpente sculptée, à quelque vue paisible des
basses Alpes.--Et comment douter qu'il en fût autrement, la nuit, en ne
voyant aucune lumière transpirer à travers les treillages des fenêtres?
Cependant, après le couvre-feu, beaucoup de ces intérieurs étaient
restés éclairés au dedans, et les danses, ainsi que les jeux, devaient
s'y prolonger du soir au matin. Sans remonter jusqu'à la tradition des
hétaïres grecques, on pourrait penser que la jeunesse pouvait attacher
parfois des guirlandes au-dessus de ces portes peintes, comme au temps
de l'antique Alcimadure.--Nous vîmes passer là, non pas un amoureux
grec couronné de fleurs, mais un homme à la mine anglaise, marin
probablement, mais entièrement vêtu de noir, avec une cravate blanche
et des gants, qui s'était fait précéder d'un violon. Il marchait
gravement derrière le ménétrier chargé d'égayer sa marche, ayant
lui-même la mine assez mélancolique. Nous jugeâmes que ce devait être
quelque maître d'équipage, quelque _bossman_, qui dépensait sa paye
généreusement après une traversée.

Mon guide s'arrêta devant une maison aussi soigneusement obscure au
dehors que les autres, et frappa à petits coups à la porte vernie. Un
nègre vint ouvrir avec quelques signes de crainte; puis, nous voyant
des chapeaux, il salua et nous appela _effendis_.

La maison dans laquelle nous étions entrés ne répondait pas, quoique
gracieuse et d'un aspect élégant, à l'idée que l'on se forme
généralement d'un intérieur turc. Le temps a marché, et l'immobilité
proverbiale du vieil Orient commence à s'émouvoir au contre-coup de
la civilisation. La réforme, qui a coiffé l'Osmanli du tarbouch et
l'a emprisonné dans une redingote boutonnée jusqu'au col, a amené
aussi, dans les habitations, la sobriété d'ornements où se plaît le
goût moderne. Ainsi, plus d'arabesques touffues, de plafonds façonnés
en gâteaux d'abeille ou en stalactites, plus de dentelures découpées,
plus de caissons de bois de cèdre, mais des murailles lisses à teintes
plates et vernies, avec des corniches à moulures simples; quelques
dessins courants pour encadrer les panneaux des boiseries, quelques
pots de fleurs d'où partent des enroulements et des ramages, le tout
dans un style, ou plutôt dans une absence de style qui ne rappelle que
lointainement l'ancien goût oriental, si capricieux et si féerique.

Dans la première pièce se tenaient les gens de service; dans une
seconde, un peu plus ornée, je fus frappé du spectacle qui se présenta.
Au centre de la pièce se trouvait une sorte de table ronde couverte
d'un tapis épais, entourée de lits à l'antique, qui, dans le pays,
s'appellent _tandours_; là s'étendaient à demi couchées, formant comme
les rayons d'une roue, les pieds tendus vers le centre où se trouvait
un foyer de chaleur caché par l'étoffe, plusieurs femmes, que leur
embonpoint majestueux et vénérable, leurs habits éclatants, leurs
vestes bordées de fourrures, leurs coiffures surannées montraient être
arrivées à l'âge où l'on ne doit pas s'offenser du nom de matrone, pris
en si bonne part chez les Romains; elles avaient simplement amené leurs
filles ou nièces à la soirée, et en attendaient la fin comme les mères
d'Opéra attendant au foyer de la danse. Elles venaient, la plupart, des
maisons voisines, où elles ne devaient rentrer qu'au point du jour.



VII--QUATRE PORTRAITS


La troisième pièce décorée, qui dans nos usages représenterait le
salon, était meublée de divans couverts de soie aux couleurs vives et
variées. Sur le divan du fond trônaient quatre belles personnes qui,
par un hasard pittoresque ou un choix particulier, se trouvaient
présenter chacune un type oriental distinct.

Celle qui occupait le milieu du divan était une Circassienne,
comme on pouvait le deviner tout de suite à ses grands yeux noirs
contrastant avec un teint d'un blanc mat, à son nez aquilin d'une
arête pure et fine, à son cou un peu long, à sa taille grande et
svelte, à ses extrémités délicates, signes distinctifs de sa race.
Sa coiffure, formée de gazillons mouchetés d'or et tordus en turban,
laissait échapper des profusions de nattes d'un noir de jais, qui
faisaient ressortir ses joues avivés par le fard. Une veste historiée
de broderies et bordée de fanfreluches et de festons de soie, dont
les couleurs bariolées formaient comme un cordon de fleurs autour de
l'étoffe; une ceinture d'argent et un large pantalon de soie rose lamée
complétaient ce costume, aussi brillant que gracieux. On comprend que,
selon l'usage, ses yeux étaient accentués par des lignes de _surmeh_,
qui les agrandissent et leur donnent de l'éclat; ses ongles longs et
les paumes de ses mains avaient une teinte orange produite par le
henné; la même toilette avait été faite à ses pieds nus, aussi soignés
que des mains, et qu'elle repliait gracieusement sur le divan en
faisant sonner de temps en temps les anneaux d'argent passés autour de
ses chevilles.

A côté d'elle était assise une Arménienne, dont le costume, moins
richement barbare, rappelait davantage les modes actuelles de
Constantinople; un fezzi pareil à ceux des hommes, inondé par une
épaisse chevelure de soie bleue, produite par la houppe qui s'y
attache, et posé en arrière, paraît sa tête au profil légèrement
busqué, aux traits assez fiers, mais d'une sérénité presque animale.
Elle portait une sorte de spencer de velours vert, garni d'une épaisse
bordure en duvet de cygne, dont la blancheur et la masse donnaient
de l'élégance à son cou entouré de fins lacets, où pendaient des
aigrettes d'argent. Sa taille était cerclée de plaques d'orfèvrerie,
où se relevaient en bosse de gros boutons de filigrane, et, par
un raffinement tout moderne, ses pieds, qui avaient laissé leurs
babouches sur le tapis, se repliaient, couverts de bas de soie à coins
brodés.

Contrairement à ses compagnes, qui laissaient librement pendre sur
leurs épaules et leur dos leurs tresses entremêlées de cordonnets et
de petites plaques de métal, la juive, placée à côté de l'Arménienne,
cachait soigneusement les siens, comme l'ordonne sa loi, sons une
espèce de bonnet blanc, arrondi en boule, rappelant la coiffure des
femmes du temps du XVIe siècle, et dont celle de Christine
de Pisan peut donner une idée. Son costume, plus sévère, se composait
de deux tuniques superposées, celle de dessus s'arrêtant à la hauteur
du genou; les couleurs en étaient plus amorties, et les broderies
d'un éclat moins vif que celles des tuniques portées par les autres
femmes. Sa physionomie, d'une douceur résignée et d'une régularité
délicate, rappelait le type juif particulier à Constantinople, et qui
ne ressemble en rien aux types que nous connaissons. Son nez n'avait
pas cette courbure prononcée qui, chez nous, signe un visage du nom de
Rébecca ou de Rachel.

La quatrième, assise à l'extrémité du divan, était une jeune Grecque
blonde ayant le profil popularisé par la statuaire antique. Un taktikos
de Smyrne aux festons et aux glands d'or, posé coquettement sur
l'oreille et entouré par deux énormes tresses de cheveux tordus formant
turban autour de la tête, accompagnait admirablement sa physionomie
spirituelle, illuminée par un œil bleu où brillait la pensée, et
contrastant avec l'éclat immobile et sans idée des grands yeux noirs de
ses rivales en beauté.

--Voici, dit le vieillard, un échantillon parfait des quatre nations
féminines qui composent la population byzantine.

Nous saluâmes ces belles personnes, qui nous répondirent par un salut
à la turque. La Circassienne se leva, frappa des mains, et une porte
s'ouvrit. Je vis au delà une autre salle où des joueurs, en costumes
variés, entouraient une table verte.

--C'est ici tout simplement le _Frascati_ de Péra, me dit mon
compagnon. Nous pourrons jouer quelques parties en attendant le souper.

--Je préfère cette salle, lui dis-je, peu curieux de me mêler à cette
foule--émaillée de plusieurs costumes grecs.

Cependant, deux petites filles étaient entrées, tenant, l'une un
compotier de cristal posé sur un plateau, l'autre une carafe d'eau
et des verres; elle tenait aussi une serviette bordée de soie lamée
d'argent. La Circassienne, qui paraissait jouer le rôle de _khanoun_
ou maîtresse, s'avança vers nous, prit une cuiller de vermeil qu'elle
trempa dans des confitures de roses, et me présenta la cuiller devant
la bouche avec un sourire des plus gracieux. Je savais qu'en pareil
cas il fallait avaler la cuillerée, puis la faire passer au moyen
d'un verre d'eau; ensuite, la petite fille me présenta la serviette
pour m'essuyer la bouche. Tout cela se passait selon l'étiquette des
meilleures maisons turques.

--Il me semble, dis-je, voir un tableau des _Mille et une Nuits_
et faire en ce moment le rêve du _dormeur éveillé_. J'appellerais
volontiers ces belles personnes: Charme-des-cœurs, Tourmente,
Œil-du-jour, et Fleur-de-jasmin....

Le vieillard allait me dire leurs noms, lorsque nous entendîmes un
bruit violent à la porte, accompagné du son métallique de crosses de
fusil. Un grand tumulte eut lieu dans la salle de jeu, et plusieurs des
assistants paraissaient fuir ou se cacher.

--Serions-nous chez des sultanes? dis-je en me rappelant le récit que
m'avait fait le vieillard[1], et va-t-on nous jeter à la mer?

Son air impassible me rassura quelque peu. --Écoutons, dit-il.

On montait l'escalier, et un bruit de voix confuses s'entendait déjà
dans les premières pièces, où se trouvaient les matrones. Un officier
de police entra seul dans le salon, et j'entendis le mot _Franguis_
que l'on prononçait en nous désignant; il voulut encore passer dans
la salle de jeu, où ceux des joueurs qui ne s'étaient pas échappés
continuaient leur partie avec calme.

C'était simplement une patrouille de cavas (gendarmes) qui cherchait
à savoir s'il n'y avait pas de Turcs ou d'élèves des écoles
militaires dans la maison. Il est clair que ceux qui s'étaient enfuis
appartenaient à quelqu'une de ces catégories. Mais la patrouille avait
fait trop de bruit en entrant pour qu'on ne pût pas supposer qu'elle
était payée pour ne rien voir et pour n'avoir à signaler aucune
contravention. Cela se passe ainsi, du reste, dans beaucoup de pays.

L'heure du souper était arrivée. Les joueurs heureux ou malheureux,
se réconciliant après la lutte, entourèrent une table servie à
l'européenne. Seulement, les femmes ne parurent pas à cette réunion
devenue cordiale, et s'allèrent placer sur une estrade. Un orchestre
établi à l'autre bout de la salle se faisait entendre pendant le repas,
selon l'usage oriental.

Ce mélange de civilisation et de traditions byzantines n'est pas le
moindre attrait de ces nuits joyeuses qu'à créées le contact actuel de
l'Europe et de l'Asie, dont Constantinople est le centre éclatant, et
que rend possible la tolérance des Turcs. Il se trouvait réellement
que nous n'assistions là qu'à une fête aussi innocente que les soirées
des cafés de Marseille. Les jeunes filles qui concouraient à l'éclat
de cette réunion étaient engagées, moyennant quelques piastres, pour
donner aux étrangers une idée des beautés locales. Mais rien ne
laissait penser qu'elles eussent été convoquées dans un autre but
que celui de paraître belles et costumées selon la mode du pays. En
effet, tout le monde se sépara aux premières lueurs du matin, et nous
laissâmes le village de San-Dimitri à son calme et à sa tranquillité
apparentes.--Rien n'était plus vertueux au dehors que ce paysage
d'idylle vu à la clarté de l'aube, que ces maisons de bois dont les
portes s'entr'ouvraient çà et là pour laisser paraître des ménagères
matinales.

Nous nous séparâmes. Mon compagnon rentra chez lui dans Péra, et, quant
à moi, encore ébloui des merveilles de cette nuit, j'allai me promener
aux environs du téké des derviches, d'où l'on jouit de la vue entière
de l'entrée du détroit. Le soleil ne tarda pas à se lever, ravivant
les lignes lointaines des rives et des promontoires, et à l'instant
même le canon retentit sur le port de Thophana. Du petit minaret situé
au-dessus du téké, partit aussitôt une voix douce et mélancolique qui
chantait:

--_Allah akbar! Allah akbar! Allah akbar!_

Je ne pus résister à une émotion étrange. Oui, Dieu est grand! Dieu
est grand!... Et ces pauvres derviches, qui répètent invariablement ce
verset sublime du haut de leur minaret, me semblaient faire, quant à
moi, la critique d'une nuit mal employée. Le muezzin répétait toujours:

--Dieu est grand! Dieu est grand!

«Dieu est grand! Mahomet est son prophète; mettez vos péchés aux pieds
d'Allah!» voilà les termes de cette éternelle complainte.... Pour
moi, Dieu est partout, quelque nom qu'on lui donne, et j'aurais été
malheureux de me sentir coupable en ce moment d'une faute réelle; mais
je n'avais fait que me réjouir comme tous les Francs de Péra, dans une
de ces nuits de fête auxquelles les gens de toute religion s'associent
dans cette ville cosmopolite.--Pourquoi donc craindre l'œil de Dieu? La
terre imprégnée de rosée répondait avec des parfums à la brise marine
qui passait, pour venir à moi, au-dessus des jardins de la pointe du
sérail dessinés sur l'autre rivage. L'astre éblouissant dessinait au
loin cette géographie magique du Bosphore, qui partout saisit les
yeux, à cause de la hauteur des rivages et de la variété des aspects
de la terre coupée par les eaux. Après une heure d'admiration, je me
sentis fatigué, et je rentrai, en plein jour, à l'hôtel des demoiselles
Péchefté, où je demeurais, et dont les fenêtres donnaient sur le petit
champ des Morts.


[1] Les détails de cette promenade à travers les quartiers de
Constantinople n'auraient aucun mérite s'ils péchaient par
l'exactitude. L'aventure racontée dans le précédent chapitre n'a
pas été inventée. Elle se rapporte, en effet, à la sœur de l'un des
précédents sultans, et remonte probablement à l'époque de Sélim. A
cette époque, les janissaires étaient chargés de la police nocturne,
et pénétraient même dans les palais impériaux s'ils avaient quelques
soupçons. La curiosité des femmes pour les bateleurs et les jongleurs
fut cause aussi d'une scène analogue, à l'époque de Mahmoud. Une troupe
de malheureux écuyers faillit en être victime. Ils furent sauvés par un
batelier de Kourouchesmé qui se trouvait par hasard près du palais.



II

THÉATRES ET FÊTES



I--ILDIZ-KHAN


Après m'être reposé, je m'informai du moyen d'assister aux fêtes
nocturnes qui se donnaient dans la ville turque. Mon ami le peintre,
que je revis dans la journée, familier avec les mœurs du pays, ne
vit pour moi d'autre moyen que de me faire habiter Stamboul; ce qui
présentait de grandes difficultés.

Nous prîmes un caïque pour traverser la Corne d'or, et nous descendîmes
à cette même échelle du marché aux poissons où nous avions été, la
veille, témoins d'une scène sanglante. Les boutiques étaient fermées
partout. Le bazar égyptien, qui vient ensuite, et où se vendent les
épiceries, les couleurs, les produits chimiques, était hermétiquement
fermé. Au delà, les rues n'étaient habitées et parcourues que par les
chiens, étonnés toujours, pendant les premiers jours du Ramazan, de
ne plus recevoir leur pitance aux heures accoutumées. Nous finîmes
par arriver à une boutique voisine du bazar, occupée par un marchand
arménien que connaissait mon ami. Tout était fermé chez lui; mais,
n'étant pas soumis à la loi musulmane, il se permettait de veiller le
jour et de dormir la nuit comme à l'ordinaire, sans en rien faire voir
extérieurement.

Nous pûmes dîner chez lui, car il avait eu la précaution d'acheter
des vivres la veille; autrement, il eût fallu revenir à Péra pour en
trouver. La pensée que j'avais d'habiter Stamboul lui parut absurde
au premier abord, attendu qu'aucun chrétien n'a le droit d'y prendre
domicile: on leur permet seulement d'y venir pendant le jour. Pas
un hôtel, pas une auberge, pas même un caravansérail qui leur soit
destiné; l'exception ne porte que sur les Arméniens, Juifs ou Grecs,
sujets de l'empire.

Cependant, je tenais à mon idée, et je lui fis observer que j'avais
trouvé le moyen d'habiter le Caire, hors du quartier franc, en prenant
le costume du pays et en me faisant passer pour Cophte.

--Eh bien, me dit-il, un moyen seul existe ici, c'est de vous faire
passer pour Persan. Nous avons à Stamboul un caravansérail nommé
Ildiz-Khan (khan de l'Étoile), dans lequel on reçoit tous les marchands
asiatiques des diverses communions musulmanes. Ces gens-là ne sont pas
seulement de la secte d'Ali; il y a aussi des guèbres, des parsis,
des koraïtes, des wahabis; ce qui forme un tel mélange de langages,
qu'il est impossible aux Turcs de savoir à quelle partie de l'Orient
ces hommes appartiennent. De sorte qu'en vous abstenant de parler une
langue du Nord, que l'on reconnaîtrait à la prononciation, vous pourrez
demeurer parmi eux.

Nous nous rendîmes à Ildiz-Khan, situé dans la plus haute partie de la
ville, près de la _Colonne brûlée_, l'un des restes les plus curieux
de l'ancienne Byzance. Le caravansérail, entièrement bâti en pierre,
présentait au dedans l'aspect d'une caserne. Trois étages de galeries
occupaient les quatre côtés de la cour, et les logements, voûtés en
cintre, avaient tous la même disposition: une grande pièce qui servait
de magasin et un petit cabinet parqueté en planches où chacun pouvait
placer son lit. De plus, le locataire avait le droit de mettre un
chameau ou un cheval aux écuries communes.

N'ayant ni monture ni marchandises, je devais nécessairement passer
pour un commerçant qui avait tout vendu déjà, et qui venait dans
l'intention de refaire sa pacotille. L'Arménien était en relation
d'affaires avec des marchands de Mossoul et de Bassora, auxquels il
me présenta. Nous fîmes venir des pipes et du café, et nous leur
exposâmes l'affaire. Ils ne virent aucun inconvénient à me recevoir
parmi eux, pourvu que je prisse leur costume. Mais, comme j'en avais
déjà plusieurs parties, notamment un machlah en poil de chameau, qui
m'avait servi en Égypte et en Syrie, il ne me fallait plus qu'un bonnet
d'astrakan pointu à la persane, que l'Arménien me procura.

Plusieurs de ces Persans parlaient la langue franque du Levant, dans
laquelle on finit toujours par s'entendre, pour peu qu'on ait vécu
dans les villes commerçantes; de sorte que je pus facilement lier
amitié avec mes voisins. J'étais vivement recommandé à tous ceux qui
habitaient la même galerie, et je n'avais à m'inquiéter que de leur
trop grand empressement à me faire fête et à m'accompagner partout.
Chaque étage du khan avait son cuisinier, qui était en même temps
cafetier; nous pouvions donc parfaitement nous passer des relations
extérieures. Cependant, quand venait le soir, les Persans, qui, comme
les Turcs, avaient dormi toute la journée pour pouvoir fêter ensuite
chaque nuit du Ramazan, m'emmenaient avec eux voir la fête continuelle
qui devait durer trente lunes.

Si la ville était illuminée splendidement, pour qui la regardait
des hauteurs de Péra, ses rues intérieures me parurent encore plus
éclatantes. Toutes les boutiques ouvertes, ornées de guirlandes et de
vases de fleurs, radieuses à l'intérieur de glaces et de bougies, les
marchandises artistement parées, les lanternes de couleur suspendues
au dehors, les peintures et les dorures rafraîchies, les pâtissiers
surtout, les confiseurs, les marchands de jouets d'enfant et les
bijoutiers étalant toutes leurs richesses, voilà ce qui, partout,
éblouissait les yeux. Les rues étaient pleines de femmes et d'enfants
plus encore que d'hommes; car ces derniers passaient la plus grande
partie du temps dans les mosquées et dans les cafés.

Il ne faut pas croire même que les cabarets fussent fermés; une fête
turque est pour tout le monde; les rayas cathodiques, grecs, arméniens
ou juifs pouvaient seuls fréquenter ces établissements. La porte
extérieure doit être toujours fermée; mais on la pousse, et l'on peut
ensuite s'abreuver d'un bon verre de vin de Ténédos moyennant dix paras
(cinq centimes).

Partout des frituriers, des marchands de fruits ou d'épis de maïs
bouillis, avec lesquels un homme peut se nourrir tout un jour pour
dix paras;--ainsi que des vendeurs de _baklavas_, sorte de galettes
très-imprégnées de beurre et de sucre, dont les femmes surtout sont
friandes. La place du Sérasquier est la plus brillante de toutes.
Ouverte en triangle, avec les illuminations de deux mosquées à droite
et à gauche, et dans le fond celle des bâtiments de la guerre, elle
présente un large espace aux cavalcades et aux divers cortéges qui
la traversent. Un grand nombre d'étalages de marchands ambulants
garnissent le devant des maisons, et une dizaine de cafés font assaut
d'annonces diverses de spectacles, de baladins et d'ombres chinoises.
Les plus amusants, pour tout homme instruit, sont naturellement ceux
où il se déclame des poëmes,--où il se raconte des histoires et des
légendes.



II--VISITE A PÉRA


N'étant pas forcé, comme les musulmans, de dormir tout le jour et de
passer la nuit entière dans les plaisirs pendant le bienheureux mois
du Ramazan, à la fois carême et carnaval, j'allais souvent à Péra pour
reprendre langue avec les Européens. Un jour, mes yeux furent frappés
d'une grande affiche de théâtre posée sur les murs, et qui annonçait
l'ouverture de la saison théâtrale. C'était la troupe italienne qui
allait commencer trois mois de représentations, et le nom qui brillait
en grosses lettres comme l'étoile dramatique du moment, c'était celui
de la Ronzi-Tacchinardi, cette cantatrice des plus beaux temps de
Rossini, à laquelle Stendhal a consacré de belles pages. La Ronzi
n'était plus jeune, hélas! Elle venait à Constantinople, comme y avait
passé, quelques années auparavant, l'illustre tragédienne mademoiselle
Georges, qui, après avoir paru au théâtre de Péra, et aussi devant
le sultan, était allée donner ensuite des représentations en Crimée,
et jouer _Iphigénie en Tauride_ aux lieux mêmes où s'élevait jadis
le temple de Thoas. Les artistes éminents, comme les grands génies
de toute sorte, ont le sentiment profond du passé; ils aiment aussi
les courses aventureuses et sont attirés toujours vers le soleil
d'Orient, comme se sentant de la nature des aigles. Donizetti présidait
l'orchestre, par une permission spéciale du sultan, qui l'a depuis
longtemps engagé comme chef de sa musique.

Il est vrai que ce nom rayonnant n'était que celui du frère de ce
compositeur que nous avons tant admiré; mais il n'en brillait pas moins
sur l'affiche avec un charme particulier pour les Européens; aussi la
ville franque n'était-elle occupée que de la représentation prochaine.
Les billets, distribués d'avance dans les hôtels et dans les cafés,
étaient devenus difficiles à obtenir. J'eus l'idée d'aller voir le
directeur du principal journal français de Constantinople, dont les
bureaux étaient à Galata. Il parut charmé de ma visite, me retint à
dîner et me fit ensuite les honneurs de sa loge.

--Si vous n'avez pas oublié, me dit-il, votre ancien métier de
feuilletoniste, vous nous ferez les comptes rendus du théâtre et vous y
aurez vos entrées.

J'acceptai un peu imprudemment peut-être; car, lorsqu'on demeure à
Stamboul, il n'est pas commode d'y retourner tous les deux jours en
pleine nuit, après la fin du spectacle.

On jouait _Buondelmonte_; la salle de spectacle, située dans le haut
de Péra, est beaucoup plus longue que large; les loges sont déposées
à l'italienne, sans galeries; elles étaient occupées presque toutes
par les ambassadeurs et les banquiers. Les Arméniens, les Grecs et
les Francs composaient à peu près tout le parquet, et, à l'orchestre
seulement, on distinguait quelques Turcs, de ceux sans doute que leurs
parents ont envoyés de bonne heure à Paris ou à Vienne; car, si aucun
préjugé n'empêche, au fond, un musulman d'aller à nos théâtres, il
faut songer que notre musique ne les ravit que médiocrement; la leur,
qui procède par quarts de ton, nous est également incompréhensible, à
moins d'être, pour ainsi dire, traduite selon notre système musical.
Les airs grecs ou valaques paraissent seuls être compris de tous.
Donizetti avait chargé son frère d'en recueillir le plus possible et
les utilisait sans doute dans ses opéras.

Le directeur du _Journal de Constantinople_ voulait me présenter
à l'ambassadeur français; mais je déclinai cet honneur, attendu
qu'il m'aurait invité à dîner, et l'on m'avait prévenu contre cette
éventualité.

Ce fonctionnaire habitait tout l'été à Thérapia, village situé sur le
Bosphore, à six lieues de Constantinople. Il faut, pour s'y rendre,
louer un caïque avec six rameurs pour une demi-journée, ce qui coûte
environ vingt francs. On le voit, c'est un dîner assez cher que vous
offre l'ambassadeur.... On peut ajouter aussi, aux chances fâcheuses
de cette invitation, l'ennui de revenir par mer à une heure assez
avancée, quelquefois par le mauvais temps, dans une barque en forme de
poisson, épaisse comme la main, et accompagnée d'un chœur infatigable
de marsouins qui dansent ironiquement à la pointe des vagues, dans
l'espérance de souper aux dépens des convives attardés de l'ambassadeur
de France.

La représentation se passa comme dans un théâtre italien quelconque.
La Ronzi fut couverte de bouquets, rappelée vingt fois; elle tint être
satisfaite de l'enthousiasme byzantin. Puis chacun ralluma sa lanterne,
les ambassadeurs et les banquiers firent avancer leurs voitures,
d'autres montèrent à cheval; pour moi, je me disposai à regagner
Ildiz-Khan; car, à Péra, on ne trouverait pas à loger pour une seule
nuit.

Je connaissais assez le chemin fort long qui conduit à Stamboul par le
pont de bateaux qui traverse la Corne d'Or, pour ne pas craindre de m'y
engager à la pure clarté de la lune du Ramazan, par une de ces belles
nuits qui valent nos aurores. Les chiens, qui font si exactement la
police des rues, n'attaquent jamais que les imprudents qui, au mépris
des ordonnances, se dispensent de porter une lanterne. Je m'engageai
donc à travers le cimetière de Péra par un chemin qui conduit à la
porte de Galata, correspondante aux bâtiments de la marine; l'enceinte
fortifiée se termine là; mais on ne peut traverser la Corne d'Or sans y
pénétrer. On frappe à un guichet, et le portier vous ouvre moyennant un
bakchis; on répond au salut des gens du corps de garde par un _aleihoum
al salam_; puis, au bout d'une rue qui descend vers la mer, on gagne ce
magnifique pont, d'un quart de lieue, qu'a fait construire le sultan
Mahmoud.

Une fois sur l'autre rive, j'ai retrouvé avec plaisir les illuminations
de la fête, tableau des plus réjouissants quand on vient de faire une
lieue, la nuit, à travers les cyprès et les tombes.

Ce quai du Fanar, encombré de vendeurs de fruits, de pâtissiers, de
confiseurs, de frituriers ambulants, de Grecs vendant de l'anisette
et du rosolio, est très-fréquenté des matelots, dont les navires sont
rangés par centaines dans la baie. Les cabarets et les cafés, illuminés
de transparents et de lanternes, se voient encore quelque temps dans
les rues environnantes, puis les lumières et le bruit diminuent peu à
peu, et il faut traverser une longue série de quartiers solitaires et
calmes, car la fête n'a lieu que dans les parties commerçantes de la
ville. Bientôt apparaissent les hautes arches de l'aqueduc de Valens,
dominant de leur immense construction de pierre les humbles maisons
turques toutes bâties en bois. Parfois, le chemin s'élève en terrasses
dominant d'une cinquantaine de pieds la rue qui se croise avec lui ou
qui le suit quelque temps avant de monter ou de descendre vers les
collines ou vers la mer.

Stamboul est une ville fort montueuse et où l'art a fait bien peu de
chose pour corriger la nature. On se sent sur un meilleur terrain quand
on a pris le bout de cette longue rue des Mosquées, qui forme l'artère
principale, et qui aboutit aux grands bazars. Elle est admirable,
la nuit surtout, à cause des magnifiques jardins, des galeries
découpées, des fontaines de marbre aux grilles dorées, des kiosques,
des portiques et des minarets multipliés qui se dessinent aux vagues
clartés d'un jour bleuâtre; les inscriptions dorées, les peintures de
laque, les grillages aux nervures brillantes, les marbres sculptés et
les ornements rehaussés de couleurs éclatent çà et là, relevant de
teintes vives l'aspect des jardins d'un vert sombre, où frémissent
les festons de la vigne suspendue sur de hautes treilles. Enfin la
solitude cesse, l'air se remplit de bruits joyeux, les boutiques
brillent de nouveau. Les quartiers populeux et riches se déploient dans
tout leur éclat; les marchands de jouets d'enfant étalent sur leurs
devantures mille fantaisies bizarres qui font la joie des mères et des
braves pères de famille, heureux de rentrer chez eux, soit avec un
polichinelle de fabrique française, soit avec des jouets de Nuremberg,
ou encore avec de charmants joujoux chinois apportés par les caravanes.
Les Chinois sont le peuple du monde qui comprend le mieux ce qu'il faut
pour amuser les enfants.



III--CARAGUEUS


Parmi ces jouets, on distingue de tous côtés la bizarre marionnette
appelée _Caragueus_, que les Français connaissent déjà de réputation.
Il est incroyable que cette indécente figure soit mise sans scrupule
dans les mains de la jeunesse. C'est pourtant le cadeau le plus
fréquent qu'un père ou une mère fasse à ses enfants. L'Orient a
d'autres idées que nous sur l'éducation et sur la morale. On cherche là
à développer les sens, comme nous cherchons à les éteindre....

J'étais arrivé sur la place du Sérasquier: une grande foule se pressait
devant un théâtre d'ombres chinoises signalé par un transparent
sur lequel on lisait en grosses lettres: CARAGUEUS, _victime de sa
chasteté!_

Effroyable paradoxe pour qui connaît le personnage.... L'adjectif et le
substantif que je viens de traduire hurlaient sans doute d'effroi de
se trouver réunis sous un tel nom. J'entrai cependant à ce spectacle,
bravant les chances d'une déception grossière.

A la porte de ce _eheb-bazi_ (jeu de nuit) se tenaient quatre acteurs,
qui devaient jouer dans la seconde pièce; car, après _Caragueus_, on
promettait encore _Le Mari des Deux Veuves_, farce-comédie, de celles
qu'on appelle _taklid_.

Les acteurs, vêtus de vestes brodées d'or, portaient sous leurs
tarbouchs élégants de longs cheveux nattés comme ceux des femmes.
Les paupières rehaussées de noir et les mains teintes de rouge, avec
des paillettes appliquées sur la peau du visage et des mouchetures
sur leurs bras nus, ils faisaient au public un accueil bienveillant,
et recevaient le prix d'entrée en adressant un sourire gracieux aux
_effendis_ qui payaient plus que le simple populaire. Un _irmelikalten_
(pièce d'or d'un franc vingt-cinq centimes) assurait au spectateur
l'expression d'une vive reconnaissance et une place réservée sur les
premiers bancs. Au demeurant, personne n'était astreint qu'à une simple
cotisation de dix paras. Il faut ajouter même que le prix de l'entrée
donnait droit à une consommation uniforme de café et de tabac. Les
_scherbets_ (sorbets) et les divers rafraîchissements se payaient à
part.

Dès que je fus assis sur l'une des banquettes, un jeune garçon,
élégamment vêtu, les bras découverts jusqu'aux épaules, et qui, d'après
la grâce pudique de ses traits, eût pu passer pour une jeune fille,
vint me demander si je voulais un chibouk ou un narghilé, et, quand
j'eus choisi, il m'apporta en outre une tasse de café.

La salle se remplissait peu à peu de gens de toute sorte; on n'y voyait
pas une seule femme; mais beaucoup d'enfants avaient été amenés par
des esclaves ou des serviteurs. Ils étaient la plupart bien vêtus, et,
dans ces jours de fête, leurs parents avaient sans doute voulu les
faire jouir du spectacle, mais ils ne les accompagnaient pas; car,
en Turquie, l'homme ne s'embarrasse ni de la femme ni de l'enfant:
chacun va de son côté, et les petits garçons ne suivent plus les mères
après le premier âge. Les esclaves auxquels on les confie sont, du
reste, regardés comme faisant partie de la famille. Dispensés des
travaux pénibles, se bornant, comme ceux des anciens, aux services
domestiques, leur sort est envié par les simples rayas, et, s'ils ont
de l'intelligence, ils arrivent presque toujours à se faire affranchir,
après quelques années de service, avec une rente qu'il est d'usage
de constituer en pareil cas. Il est honteux de penser que l'Europe
chrétienne ait été plus cruelle que les Turcs, en forçant à de durs
travaux ses esclaves des colonies.

Revenons à la représentation. Quand la salle se trouva suffisamment
garnie, un orchestre, placé dans une haute galerie, fit entendre
une sorte d'ouverture. Pendant ce temps, un des coins de la salle
s'éclairait d'une manière inattendue. Une gaze transparente entièrement
blanche, encadrée d'ornements en festons, désignait le lieu où devaient
paraître les ombres chinoises. Les lumières qui éclairaient d'abord
la salle s'étaient éteintes, et un cri joyeux retentit de tous côtés
lorsque l'orchestre se fut arrêté. Un silence se fit ensuite; puis
on entendit derrière la toile un retentissement pareil à celui de
morceau de bois tournés qu'on secouerait dans un sac. C'étaient les
marionnettes, qui, selon l'usage, s'annonçaient par ce bruit accueilli
avec transport par les enfants.

Aussitôt, un spectateur, un compère probablement, se mit à crier à
l'acteur chargé de faire parler les marionnettes:

--Que nous donneras-tu aujourd'hui?

A quoi celui-ci répondit:

--Cela est écrit au-dessus de la porte pour ceux qui savent lire.

--Mais j'ai oublié ce qui m'a été appris par le _hodja_.... (C'est le
religieux chargé d'instruire les enfants dans les mosquées.)

--Eh bien, il s'agit ce soir de l'illustre Caragueus, victime de sa
chasteté.

--Comment pourras-tu justifier ce titre?

--En comptant sur l'intelligence des gens de goût, et en implorant
l'aide d'Ahmad aux yeux noirs.

Ahmad, c'est le _petit nom_, le nom familier que les fidèles donnent à
Mahomet. Quant à la qualification des _yeux noirs_, on peut remarquer
que c'est la traduction même du nom de _caragueus_....

--Tu parles bien! répondit l'interlocuteur; il reste à savoir si cela
continuera!

--Sois tranquille! répondit la voix qui partait du théâtre; mes amis et
moi, nous sommes à l'épreuve des critiques.

L'orchestre reprit; puis l'on vit apparaître derrière la gaze une
décoration qui représentait une place de Constantinople, avec
une fontaine et des maisons, sur le devant. Ensuite passèrent
successivement un cavas, un chien, un porteur d'eau, et autres
personnages mécaniques dont les vêtements avaient des couleurs fort
distinctes, et qui n'étaient pas de simples silhouettes, comme dans les
ombres chinoises que nous connaissons.

Bientôt l'on vit sortir d'une maison un Turc, suivi d'un esclave qui
portait un sac de voyage. Il paraissait inquiet, et, prenant tout à
coup une résolution, il alla frapper à une autre maison de la place, en
criant:

--Caragueus! Caragueus! mon meilleur ami, est-ce que tu dors encore?

Caragueus mit le nez à la fenêtre, et, à sa vue, un cri d'enthousiasme
résonna dans tout l'auditoire; puis, ayant demandé le temps de
s'habiller, il reparut bientôt et embrassa son ami.

--Écoute, dit ce dernier, j'attends de toi un grand service; une
affaire importante me force d'aller à Brousse. Tu sais que je suis le
mari d'une femme fort belle, et je t'avouerai qu'il m'en coûte de la
laisser seule, n'ayant pas beaucoup de confiance dans mes gens.... Eh
bien, mon ami, il m'est venu cette nuit une idée: c'est de te faire le
gardien de sa vertu. Je sais ta délicatesse et l'affection profonde que
tu as pour moi, je suis heureux de te donner cette preuve d'estime.

--Malheureux! dit Caragueus, quelle est ta folie! regarde moi donc un
peu!

--Eh bien?

--Quoi! tu ne comprends pas que ta femme, en me voyant, ne pourra
résister au désir de m'appartenir?

--Je ne vois pas cela, dit le Turc; elle m'aime, et, si je puis
craindre quelque séduction à laquelle elle se laisse prendre, ce
n'est pas de ton côté, mon pauvre ami, qu'elle viendra; ton honneur
m'en répond d'abord ... et ensuite ... Ah! par Allah! tu es si
singulièrement bâti.... Enfin, je compte sur toi.

Le Turc s'éloigne.

--Aveuglement des hommes! s'écrie Caragueus. Moi! singulièrement bâti!
dis donc: Trop bien bâti! trop beau! trop séduisant! trop dangereux!...
Enfin, dit-il en monologue, mon ami m'a commis à la garde de sa femme;
il faut répondre à cette confiance. Entrons dans sa maison comme il
l'a voulu, et allons nous établir sur son divan.... Oh! malheur! mais
sa femme, curieuse comme elles le sont toutes, voudra me voir ...
et, du moment que ses yeux se seront portés sur moi, elle sera dans
l'admiration et percha toute retenue. Non! n'entrons pas!... restons à
la porte de ce logis comme un spahi en sentinelle. Une femme est si peu
de chose ... et un véritable ami est un bien si rare!

Cette phrase excita une véritable sympathie dans l'auditoire masculin
du café; elle était encadrée dans un couplet, ces sortes de pièces
étant mêlées de vaudevilles, comme beaucoup des nôtres; les refrains
reproduisent souvent le mot _bakkaloum_, qui est le terme favori des
Turcs, et qui veut dire: «Qu'importe! » ou: «Cela m'est égal. »

Quant à Caragueus, à travers la gaze légère qui fondait les tons de
la décoration et des personnages, il se dessinait admirablement avec
son œil noir, ses sourcils nettement tracés et les avantages les plus
saillants de sa désinvolture. Son amour-propre, au point de vue des
séductions, ne paraissait pas étonner les spectateurs.

Après son couplet, il sembla plongé dans ses réflexions.

--Que faire? se dit-il. Veiller à la porte, sans doute, en attendant le
retour de mon ami.... Mais cette femme peut me voir à la dérobée par
les _moucharabys_ (jalousies). De plus, elle peut être tentée de sortir
avec ses esclaves pour aller au bain.... Aucun mari, hélas! ne peut
empêcher sa femme de sortir sous ce prétexte.... Alors, elle pourra
m'admirer à loisir.... O imprudent ami! pourquoi m'avoir donné cette
surveillance?

Ici, la pièce tourne au fantastique. Caragueus, pour se soustraire aux
regards de la femme de son ami, se couche sur le ventre, en disant:

--J'aurai l'air d'un pont....

Il faudrait se rendre compte de sa conformation particulière pour
comprendre cette excentricité. On peut se figurer Polichinelle posant
la bosse de son ventre comme une arche, et figurant le pont avec ses
pieds et ses bras. Seulement, Caragueus n'a pas de bosse sur les
épaules. Il passe une foule de gens, des chevaux, des chiens, une
patrouille, puis enfin un _arabas_ traîné par des bœufs et chargé de
femmes. L'infortuné Caragueus se lève à temps pour ne pas servir de
pont à une aussi lourde machine.

Une scène plus comique à la représentation que facile à décrire succède
à celle où Caragueus, pour se dissimuler aux regards de la femme de son
ami, a voulu _avoir l'air d'un pont_. Il faudrait, pour se l'expliquer,
remonter au comique des _atellanes_ latines.... Aussi bien Caragueus
lui-même n'est-il autre que le Polichinelle des Osques, dont on voit
encore de si beaux exemplaires au musée de Naples. Dans cette scène,
d'une excentricité qu'il serait difficile de faire supporter chez nous,
Caragueus se couche sur le dos, et désire avoir l'air d'un pieu. La
foule passe, et tout le monde dit:

--Qui est-ce qui a planté là ce pieu? Il n'y en avait pas hier. Est-ce
du chêne? est-ce du sapin?

Arrivent des blanchisseuses, revenant de la fontaine, qui étendent du
linge sur Caragueus. Il voit avec plaisir que sa supposition a réussi.
Un instant après, on voit entrer des esclaves menant des chevaux à
l'abreuvoir; un ami les rencontre et les invite à entrer dans une
galère (sorte de cabaret) pour se rafraîchir; mais où attacher les
chevaux?

--Tiens, voilà un pieu.

Et on attache les chevaux à Caragueus.

Bientôt des chants joyeux, provoqués par l'aimable chaleur du vin
de Ténédos, retentissent dans le cabaret. Les chevaux, impatients,
s'agitent: Caragueus, tiré à quatre, appelle les passants à son
secours, et démontre douloureusement qu'il est victime d'une erreur.
On le délivre et on le remet sur pieds. En ce moment, l'épouse de son
ami sort de la maison pour se rendre au bain. Il n'a pas le temps de se
cacher, et l'admiration de cette femme éclate par des transports que
l'auditoire s'explique à merveille.

--Le bel homme! s'écrie la dame; je n'en ai jamais vu de pareil.

--Excusez-moi, madame, dit Caragueus toujours vertueux, je ne suis pas
un homme à qui l'on puisse parler.... Je suis un veilleur de nuit, de
ceux qui frappent avec leur hallebarde pour avertir le public s'il se
déclare quelque incendie dans le quartier.

--Et comment te trouves-tu là encore à cette heure du jour?

--Je suis un malheureux pécheur,... quoique bon musulman; je me suis
laissé entraîner au cabaret par des giaours. Alors, je ne sais comment,
on m'a laissé mort-ivre sur cette place: que Mahomet me pardonne
d'avoir enfreint ses prescriptions!

--Pauvre homme!... tu dois être malade.... Entre dans la maison et tu
pourras y prendre du repos.

Et la dame cherche à prendre la main de Caragueus en signe
d'hospitalité.

--Ne me touchez pas! s'écrie ce dernier avec terreur; je suis impur!...
Je ne saurais, du reste, entrer dans une honnête maison musulmane....
J'ai été souillé par le contact d'un chien.

Pour comprendre cette supposition héroïque qu'élève la délicatesse
menacée de Caragueus, il faut savoir que les Turcs, bien que respectant
la vie des chiens, et même les nourrissant au moyen de fondations
pieuses, regardent comme une impureté de les toucher ou d'être touchés
par eux.

--Comment cela est-il arrivé? dit la dame.

--Le ciel m'a puni justement; j'avais mangé des confitures de raisin
pendant mon affreuse débauche de cette nuit; et, quand je me suis
réveillé là sur la voie publique, j'ai senti avec horreur qu'un chien
me léchait le visage.... Voilà la vérité; qu'Allah me pardonne!

De toutes les suppositions qu'entasse Caragueus pour repousser
les avances de la femme de son ami, celle-là paraît être la plus
victorieuse.

--Pauvre homme! dit-elle avec compassion; personne, en effet, ne pourra
te toucher avant que tu aies fait cinq ablutions d'un quart d'heure
chacune, en récitant des versets du Coran. Va-t'en à la fontaine, et
que je te retrouve ici quand je reviendrai du bain.

--Que les femmes de Stamboul sont hardies! s'écrie Caragueus, resté
seul. Sons ce féredjé qui cache leur figure, elles prennent plus
d'audace pour insulter à la pudeur des honnêtes gens. Non, je ne me
laisserai pas prendre à ces artifices, à cette voix mielleuse, à cet
œil qui flamboie dans les ouvertures de son masque de gaze. Pourquoi la
police ne force-t-elle pas ces effrontées de couvrir aussi leurs yeux?

Il serait trop long de décrire les autres malheurs de Caragueus. Le
comique de la scène consiste toujours dans cette, situation de la garde
d'une femme confiée à l'être qui semble la plus complète antithèse de
ceux auxquels les Turcs accordent ordinairement leur confiance. La dame
sort du bain, et retrouve de nouveau à son poste l'infortuné gardien de
sa vertu, que divers contre-temps ont retenu à la même place. Mais elle
n'a pu s'empêcher de parler aux autres femmes qui se trouvaient au bain
avec elle de l'inconnu si beau et si bien fait qu'elle a rencontré
dans la rue; de sorte qu'une foule de baigneuses se précipitent sur les
pas de leur amie. On juge de l'embarras de Caragueus en proie à ces
nouvelles Ménades.

La femme de son ami déchire ses vêtements, s'arrache les cheveux et
n'épargne aucun moyen pour combattre sa rigueur. Il va succomber ...
lorsque tout à coup passe une voiture qui sépare la foule. C'est un
carrosse dans l'ancien goût français, celui d'un ambassadeur. Caragueus
se rattache à cette dernière chance; il supplie l'ambassadeur franc de
le prendre sous sa protection, de le laisser monter dans sa voiture
pour pouvoir échapper aux tentations qui l'assiègent. L'ambassadeur
descend; il porte un costume fort galant: chapeau à trois cornes posé
sur une immense perruque, habit et gilet brodés, culotte courte, épée
en verrouil; il déclare aux dames que Caragueus est sous sa protection,
que c'est son meilleur ami.... Ce dernier l'embrasse avec effusion et
se hâte de monter dans la voiture, qui disparaît, emportant le rêve des
pauvres baigneuses.

Le mari revient et s'applaudit d'apprendre que la chasteté de Caragueus
lui a conservé une femme pure. Cette pièce est le triomphe de l'amitié.

J'aurais donné moins de développement à cette analyse, si cette pièce
populaire ne représentait quelque chose des mœurs du pays. D'après
le costume de l'ambassadeur, on peut juger qu'elle remonte au siècle
dernier, et se joue traditionnellement comme nos arlequinades. Le
Caragueus est l'éternel acteur de ces farces, où cependant il ne tient
pas toujours le principal rôle. J'ai tout lieu de croire que les mœurs
de Constantinople sont changées depuis la réforme. Mais, aux époques
qui précédèrent l'avènement du sultan Mahmoud, on peut croire que le
sexe le plus faible protestait à sa manière contre l'oppression du
fort. C'est ce qui expliquerait la facilité des femmes à se rendre aux
mérites de Caragueus.

Dans les pièces modernes, presque toujours ce personnage appartient à
l'opposition. C'est ou le bourgeois railleur, ou l'homme du peuple dont
le bon sens critique les actes des autorités secondaires. A l'époque
où les règlements de police ordonnaient, pour la première fois, qu'on
ne pût sortir sans lanterne après la chute du jour, Caragueus parut
avec une lanterne singulièrement suspendue, narguant impunément le
pouvoir, parce que l'ordonnance n'avait pas dit que la lanterne dût
enfermer une bougie. Arrêté par les cavas et relâché d'après la
légalité de son observation, on le vit reparaître avec une lanterne
ornée d'une bougie qu'il avait négligé d'allumer.... Cette facétie est
pareille à celles que nos légendes populaires attribuent à Jean de
Calais; ce qui prouve que tous les peuples sont les mêmes. Caragueus a
son franc-parler; il a toujours délié le pal, le sabre et le cordon.

Après l'entr'acte, pendant lequel on renouvela les provisions de tabac
et les divers rafraîchissements, nous vîmes tomber tout à coup la toile
de gaze derrière laquelle s'étaient dessinées les marionnettes, et de
véritables acteurs parurent sur l'estrade pour représenter _le Mari
des Deux Veuves_. Il y avait dans cette pièce trois femmes et un seul
homme; cependant, il n'y avait que des hommes pour la représenter;
mais, sous le costume féminin, des jeunes gens orientaux, avec cette
grâce toute féminine, cette délicatesse de teint et cette intrépidité
d'imitation qu'on ne trouverait pas chez nous, arrivent à produire une
illusion complète. Ce sont ordinairement des Grecs ou des Circassiens.

On vit paraître d'abord une juive, de celles qui font à peu près le
métier de revendeuses à la toilette, et qui favorisent les intrigues
des femmes chez lesquelles elles sont admises. Elle faisait le compte
des sommes qu'elle avait gagnées, et espérait tirer plus encore d'une
affaire nouvelle, étant liée avec un jeune Turc nommé Osman, amoureux
d'une riche veuve, épouse _principale_ d'un _bimbachi_ (colonel) tué
à la guerre. Toute femme pouvant se remarier après trois mois de
veuvage, il était à croire que la dame choisirait l'amant qu'elle avait
distingué déjà du vivant de son mari, et qui plusieurs fois lui avait
offert, par l'entremise de la juive, des bouquets emblématiques.

Aussi cette dernière se hâte-t-elle d'introduire l'heureux Osman, de
qui la présence dans la maison est désormais sans danger.

Osman espère qu'on ne tardera pas à _allumer le flambeau_, et presse
son amante d'y songer.... Mais, ô ingratitude! ou plutôt caprice
éternel des femmes! celle-là refuse de consentir au mariage, à moins
qu'Osman ne lui promette d'épouser aussi la seconde femme du bimbach.

--Par _Tcheytan_ (le diable)! se dit Osman, épouser deux femmes, c'est
plus grave.... Mais, lumière de mes yeux, dit-il à la veuve, qui a pu
vous donner cette idée? C'est une exigence qui n'est pas ordinaire.

--Je vais vous l'expliquer, dit la veuve. Je suis belle et jeune, comme
vous me l'avez dit toujours.... Eh bien, il y a dans cette maison une
femme moins belle que moi, moins jeune aussi, qui, par ses artifices,
s'est fait épouser et ensuite aimer de feu mon mari. Elle m'a imitée en
tout, et a fini par lui plaire plus que moi.... Eh bien, sûre comme je
suis de votre affection, je voudrais qu'en m'épousant, vous prissiez
aussi cette laide créature comme seconde femme. Elle m'a tellement
fait souffrir par l'empire que sa ruse lui avait procuré sur l'esprit
très-faible de mon premier mari, que je veux désormais qu'elle souffre,
qu'elle pleure de me voir préférée, de se trouver l'objet de vos
dédains ... d'être enfin aussi malheureuse que je l'ai été.

--Madame, répond Osman, le portrait que vous me faites de cette femme
me séduit peu en sa faveur. Je comprends qu'elle est fort désagréable
... et qu'au bonheur de vous épouser il faut joindre l'inconvénient
d'une seconde union qui peut m'embarrasser beaucoup.... Vous savez que,
selon la loi du prophète le mari se doit _également_ à ses épouses,
soit qu'il en prenne un petit nombre ou qu'il aille jusqu'à quatre ...
ce que je me dispenserai de faire.

--Eh bien, j'ai fait un vœu à _Fathima_ (la fille du prophète), et je
n'épouserai qu'un homme qui fera ce que je vous dis.

--Madame, je vous demande la permission d'y réfléchir.... Que je suis
malheureux!... se dit Osman resté seul; épouser deux femmes, dont l'une
est belle et l'autre laide. Il faut passer par l'amertume pour arriver
au plaisir....

La juive revient et il l'instruit de sa position.

--Que dites-vous? répond cette dernière, mais la seconde épouse est
charmante! N'écoutez donc pas une femme qui parle de sa rivale. Il est
vrai que celle que vous aimez est blonde et l'autre brune. Est-ce que
vous haïssez les brunes?

--Moi? dit l'amant. Je n'ai pas de tels préjugés.

--Eh bien, dit la juive, craignez-vous tant la possession de deux
femmes également charmantes? car, quoique différentes de teint, elles
se valent l'une l'autre.... Je m'y connais!

--Si tu dis vrai, reprend Osman, la loi du prophète qui oblige tout
époux à se partager également entre ses femmes me deviendra moins dure.

--Vous allez la voir, dit la juive; je l'ai prévenue que vous étiez
amoureux d'elle, et que, quand elle vous avait vu passer dans la rue et
vous arrêter sous ses fenêtres, c'était toujours à son intention.

Osman se hâte de récompenser l'intelligente messagère et voit bientôt
entrer la seconde veuve du bimbachi. Elle est fort belle, en effet,
quoique un peu bronzée. Elle se montre flattée des attentions du jeune
homme et ne recule pas devant le mariage.

--Vous m'aimiez en silence, dit-elle, et l'on m'a instruite que vous ne
vous déclariez pas par timidité.... J'ai été touchée de ce sentiment.
Maintenant, je suis libre et je veux récompenser vos vœux. Faites
demander le cadi.

--Il n'y a point de difficultés, dit la juive; seulement, ce malheureux
jeune homme doit de l'argent à la _grande dame_ (la première).

--Quoi! dit la seconde, cette créature laide et méchante fait l'usure?

--Hélas, oui!... et c'est moi qui me suis entremise dans cette
affaire, par l'empressement que j'ai toujours de rendre service à la
jeunesse. Ce pauvre garçon a été sauvé d'un mauvais pas, grâce à mon
intervention, et, comme il ne peut pas rendre l'argent, la khanoun ne
veut donner quittance que moyennant le mariage.

--Telle est la triste vérité, dit le jeune homme.

La dame s'attendrit.

--Mais quel plaisir vous auriez, lui dit la juive, avoir cette femme
astucieuse méprisée et dédaignée par l'homme qui vous aime!

Il est dans la nature d'une femme fière et convaincue de ses avantages
de ne pas douter d'un pareil résultat.

On signe le contrat. Dès lors, la question est de savoir laquelle des
deux femmes aura la prééminence. La juive apporte à l'heureux Osman un
bouquet, qui doit devenir le signe du choix que fera le nouvel époux
pour la première nuit des noces. Embarras de ce dernier: chacune des
femmes tend déjà la main pour recevoir le gage de préférence. Mais,
au moment où il hésite entre la brune et la blonde, un grand bruit se
fait dans la maison; les esclaves accourent effrayés en disant qu'ils
viennent de voir un revenant. Tableau des plus dramatiques. Le bimbachi
entre en scène avec un bâton. Cet époux si peu regretté n'est pas mort
comme on l'imaginait. Il manquait au cadre de l'armée, ce qui l'avait
fait noter parmi les morts, mais il n'avait été que prisonnier. Un
traité de paix intervenu entre les Russes et les Turcs l'a rendu à sa
patrie ... et à ses affections. Il ne tarde pas à comprendre la scène
qui se passe et administre une volée de coups de bâton à tous les
assistants. Les deux femmes, la juive et l'amant s'enfuient après les
premiers coups, et le cadi, moins alerte, est battu pour tout le monde,
aux applaudissements les plus enthousiastes du public.

Telle est cette scène, dont le dénoûment moral réjouit tout les maris
présents à la représentation.

Ces deux pièces peuvent donner une idée de l'état où l'art dramatique
se trouve encore en Turquie. Il est impossible d'y méconnaître ce
sentiment de comique primitif que l'on retrouve dans les pièces
grecques et latines. Mais cela ne va pas plus loin. L'organisation
de la société musulmane est contraire à l'établissement d'un théâtre
sérieux. Un théâtre est impossible sans les femmes, et, quoi qu'on
fasse, on ne pourra pas amener les maris à les laisser paraître en
public. Les marionnettes, les acteurs même qui paraissent dans les
représentations des cafés, ne servent qu'à amuser les habitués de ces
établissements, peu généreux d'ordinaire.... L'homme riche donne des
représentations chez lui. Il invite ses amis, ses femmes invitent
également leurs connaissances, et la représentation a lieu dans une
grande salle de la maison. En sorte qu'il est impossible d'établir
un théâtre machiné, excepté chez les grands personnages. Le sultan
lui-même, quoique fort amateur de représentations théâtrales, n'a chez
lui aucune salle de spectacle solidement construite; il arrive souvent
que les dames du sérail, entendant parler de quelque représentation
brillante qui s'est donnée au théâtre de Péra, veulent en jouir à leur
tour, et le sultan s'empresse alors d'engager la troupe pour une ou
plusieurs soirées.

On fait aussitôt construire, au palais d'été, un théâtre provisoire,
adossé à l'une des façades du bâtiment. Les fenêtres des _cadines_
(dames), parfaitement grillées d'ailleurs, deviennent des loges, d'où
partent parfois des éclats de rire ou des signes d'approbation; et la
salle en amphithéâtre placée entre ces loges et le théâtre n'est garnie
que des invités masculins, des personnages diplomatiques et autres
conviés à ces fêtes théâtrales.

Le sultan a eu récemment la curiosité de faire jouer devant lui une
comédie de Molière: c'était _M. de Pourceaugnac_; l'effet en a été
immense. Des interprètes expliquaient à mesure les situations aux
personnes de la cour qui ne comprenaient pas le français. Mais il faut
reconnaître que la plupart des hommes d'État turcs connaissent plus
ou moins notre langue, attendu que, comme on sait, le français est
la langue diplomatique universelle. Les fonctionnaires turcs, pour
correspondre avec les cabinets étrangers, sont obligés d'employer notre
langue. C'est ce qui explique l'existence à Paris des collèges turcs et
égyptiens.

Quant aux femmes du sérail, ce sont des savantes: toute dame
appartenant à la maison du sultan reçoit une instruction très-sérieuse
en histoire, poésie, musique, peinture et géographie. Beaucoup de ces
dames sont artistes ou poètes, et l'on voit souvent courir à Péra des
pièces de vers ou des morceaux lyriques dus aux talents de ces aimables
recluses.



IV--LES BUVEURS D'EAU


On peut s'arrêter un instant aux spectacles de la place de Sérasquier,
à ces scènes de folie qui se renouvellent dans tous les quartiers
populaires, et qui prennent partout une teinte mystique inexplicable
pour nous autres Européens. Qu'est-ce, par exemple, que Caragueus,
ce type extraordinaire de fantaisie et d'impureté, qui ne se produit
publiquement que dans les fêtes religieuses? N'est-ce pas un souvenir
égaré du dieu de Lampsaque, de ce Pan, père universel, que l'Asie
pleure encore?...

Lorsque je sortis du café, je me promenai sur la place, songeant à
ce que j'avais vu. Une impression de soif que je ressentis me fit
rechercher les étalages des vendeurs de boissons.

Dans ce pays où les liqueurs fermentées ou spiritueuses ne peuvent se
vendre extérieurement, on remarque une industrie bizarre, celle des
vendeurs d'eau à la mesure et au verre.

Ces cabaretiers extraordinaires ont des étalages où l'on distingue une
foule de vases et de coupes remplis d'une eau plus ou moins recherchée.
A Constantinople, l'eau n'arrive que par l'aqueduc de Valens, et ne
se conserve que dans des réservoirs dus aux empereurs byzantins, où
elle prend souvent un goût désagréable.... Si bien qu'en raison de la
rareté de cet élément, il s'est établi à Constantinople une école de
buveurs d'eau, _gourmets_ véritables, au point de vue de ce liquide.

On vend, dans ces sortes de boutiques, des eaux de divers pays et de
différentes années. L'eau du Nil est la plus estimée, attendu qu'elle
est la seule que boive le sultan; c'est une partie du tribut qu'on lui
apporte d'Alexandrie. Elle est réputée favorable à la fécondité. L'eau
de l'Euphrate, un peu verte, un peu âpre au goût, se recommande aux
natures faibles ou relâchées. L'eau du Danube, chargée de sels, plaît
aux hommes d'un tempérament énergique. Il y a des eaux de plusieurs
années. On apprécie beaucoup l'eau du Nil de 1833, bouchée et cachetée
dans des bouteilles que l'on vend très-cher....

Un Européen non initié au dogme de Mahomet n'est pas naturellement
fanatique de l'eau. Je me souviens d'avoir entendu soutenir, à Vienne,
par un docteur suédois, que l'eau était une pierre, un simple cristal
naturellement à l'état de glace, lequel ne se trouvait liquéfié, dans
les climats au-dessous du pôle, que par une chaleur relativement
forte, mais incapable cependant de fondre les _autres pierres_. Pour
corroborer sa doctrine, il faisait des expériences chimiques sur les
diverses eaux des fleuves, des lacs ou des sources, et y démontrait,
dans le résidu produit par l'évaporation, des substances nuisibles à
la santé humaine. Il est bon de dire que le but principal du docteur,
en dépréciant l'usage de l'eau, tendait à obtenir du gouvernement un
privilège de brasserie impériale. M. de Metternich avait paru frappé de
ses raisonnements. Du reste, comme grand producteur de vin, il avait
intérêt à en partager l'idée.

Quoi qu'il en soit de la possibilité scientifique de cette hypothèse,
elle m'avait laissé une impression vive: on peut n'aimer pas à avaler
de la pierre fondue. Les Turcs s'en arrangent, il est vrai; mais à
combien de maladies spéciales, de fièvres, de pestes et de fléaux
divers ne sont-ils pas exposés!

Telles sont les réflexions qui m'empêchaient de me livrer à ce
rafraîchissement. Je laissai les amateurs à leur débauche d'eaux plus
ou moins vieilles, plus ou moins choisies, et je m'arrêtai devant
un étalage où brillaient des flacons qui semblaient contenir de la
limonade. On m'en vendit un, moyennant une piastre turque (vingt-cinq
centimes). Dès que je l'eus porté à ma bouche, je fus obligé d'en
rejeter la première gorgée. Le marchand riait de mon innocence (on
saura plus tard ce qu'était cette boisson!); de sorte qu'il me fallut
retourner à Ildiz-Khan pour trouver un rafraîchissement plus agréable.

Le jour était venu, et les Persans, rentrés de meilleure heure,
dormaient depuis longtemps. Quant à moi, excité par cette nuit de
courses et de spectacles, je ne pus arriver à m'endormir. Je finis par
me rhabiller, et je retournai à Péra pour voir mon ami le peintre.

On me dit qu'il avait déménagé et demeurait à Kouroukschemé, chez des
Arméniens qui lui avaient commandé un tableau religieux. Kouroukschemé
est situé sur la rive européenne du Bosphore, à une lieue de Péra. Il
me fallut prendre un caïque à l'échelle de Tophana.

Rien n'est charmant comme ce quai maritime de la cité franque. On
descend de Péra par des rues montueuses aboutissant par en haut à la
grande rue, puis aux divers consulats et aux ambassades; ensuite on
se trouve sur une place de marché encombrée d'étalages fruitiers où
s'entassent les magnifiques productions de la côte d'Asie. Il y a des
cerises presque en tout temps, la cerise étant un produit naturel
de ces climats. Les pastèques, les figues de cactus et les raisins
marquaient la saison où nous nous trouvions,--et d'énormes melons de
la Cassaba, les meilleurs du monde, arrivés de Smyrne, invitaient tout
passant à un déjeuner simple et délicieux. Ce qui distingue cette
place, c'est une fontaine admirable dans l'ancien goût turc, ornée de
portiques découpés, soutenue par des colonnettes et des arabesques
sculptées et peintes. Autour de la place et dans la rue qui mène au
quai, on voit un grand nombre de cafés sur la façade desquels je
distinguais encore des transparents aux lumières éteintes,--qui
portaient en lettres d'or ce même nom de Caragueus, aussi aimé là qu'à
Stamboul.

Quoique Tophana fasse partie des quartiers francs, il s'y trouve
beaucoup de musulmans, la plupart portefaix (_hamals_), ou mariniers
(_caïdjis_). Une batterie de six pièces est en évidence sur le quai;
elle sert à saluer les vaisseaux qui entrent dans la Corne d'or, et à
annoncer le lever et le coucher du soleil aux trois parties de la ville
séparées par les eaux: Péra, Stamboul et Scutari.

Cette dernière apparaît majestueusement de l'autre côté du Bosphore,
festonnant l'azur de dômes, de minarets et de kiosques, comme sa rivale
Stamboul.

Je n'eus pas de peine à trouver une barque à deux rameurs. Le temps
était magnifique, et la barque, fine et légère, se mit à fendre l'eau
avec une vitesse extraordinaire.--Le respect des musulmans pour les
divers animaux explique comment le canal du Bosphore, qui coupe comme
un fleuve les riches coteaux d'Europe et d'Asie, est toujours couvert
d'oiseaux aquatiques qui voltigent ou nagent par milliers sur l'eau
bleue, et animent ainsi la longue perspective des palais et des villas.

A partir de Tophana, les deux rivages, beaucoup plus rapprochés en
apparence qu'ils ne le sont en effet, présentent longtemps une ligne
continue de maisons peintes de couleurs vives, relevées d'ornements et
de grillages dorés.

Une série de colonnades commence bientôt sur la rive gauche et dure
pendant un quart de lieue. Ce sont les bâtiments du palais neuf de
Béchik-Tasch. Ils sont construits entièrement dans le style grec et
peints à l'huile en blanc; les grilles sont dorées. Tous les tuyaux
de cheminée sont faits en forme de colonnes doriques, le tout d'un
aspect à la fois splendide et gracieux. Des barques dorées flottent
attachées aux quais, dont les marches de marbre descendent jusqu'à
la mer. D'immenses jardins suivent au-dessus les ondulations des
collines. Le pin parasol domina partout les autres végétations. On ne
voit nulle part de palmiers, car le climat de Constantinople est déjà
trop froid pour ces arbres. Un village, dont le port est garni de ces
grandes barques nommées _caïques_, succède bientôt au palais; puis on
passe encore devant un sérail plus ancien, qui est le même qu'habitait
en dernier lien la sultane Esmé, sœur de Mahmoud. C'est le style
turc du dernier siècle: des festons, des rocailles comme ornements,
des kiosques ornés de trèfles et d'arabesques, qui s'avancent comme
d'énormes cages grillées d'or, des toits aigus et des colonnelles
peintes de couleurs vives.... On rêve quelque temps les mystères des
_Mille et une Nuits_.

Dans les caïques, le passager est couché sur un matelas, à l'arrière,
tandis que les rameurs s'évertuent à couper l'onde avec leurs
bras robustes et leurs épaules bronzées, coquettement revêtus de
larges chemises en crêpe de soie à bandes satinées. Ces hommes sont
très-polis, et affectent même dans les attitudes de leur travail une
sorte de grâce artistique.

En suivant la côte européenne du Bosphore, on voit une longue file
de maisons de campagne habitées généralement par des employés du
sultan. Enfin, un nouveau port rempli de barques se présente; c'est
Kouroukschemé.

Je retins la barque pour me ramener le soir, c'est l'usage; les rameurs
entrèrent au café, et, en pénétrant dans le village, je crus voir un
tableau de Decamps. Le soleil découpait partout des losanges lumineuses
sur les boutiques peintes et sur les murs passés au blanc de chaux; le
vert glauque de la végétation reposait çà et là les yeux fatigués de
lumière. J'entrai chez un marchand de tabac pour acheter du latakeh, et
je m'informai de la maison arménienne où je devais trouver mon ami.

On me l'indiqua avec complaisance. En effet, la famille qui favorisait
en ce moment la peinture française était celle de grands personnages
arméniens. On m'accompagna jusqu'à la porte, et je trouvai bientôt
l'artiste installé dans une salle magnifique qui ressemblait au café
Turc du boulevard du Temple, dont la décoration orientale est beaucoup
plus exacte qu'on ne le croit.

Plusieurs Français se trouvaient réunis dans cette salle, admirant les
cartons des fresques projetées par le peintre, plusieurs attachés de
l'ambassade française, un prince belge et l'hospodar de Valachie, venu
pour les fêtes à Constantinople. Nous allâmes visiter la chapelle, où
l'on pouvait voir déjà la plus grande partie de la décoration future.
Un immense tableau, représentant l'adoration des Mages, remplissait
le fond derrière l'endroit où devait s'élever le maître-autel.
Les peintures latérales étaient seules à l'état d'esquisse.... La
famille qui faisait faire ces travaux, ayant plusieurs résidences
à Constantinople et à la campagne, avait donné au peintre toute la
maison avec les valets et les chevaux, qui se trouvaient à ses ordres;
de sorte qu'il nous proposa d'aller faire des promenades dans les
environs. Il y avait une fête grecque à Arnaut-Kueil, situé à une lieue
de là; puis, comme c'était un vendredi (le dimanche des Turcs), nous
pouvions, en faisant une lieue de plus et en traversant le Bosphore,
nous rendre aux Eaux-Douces d'Asie.

Quoique les Turcs dorment en général tout le jour pendant le mois du
Ramazan, ils n'y sont pas obligés par la loi religieuse, et ne le
font que pour n'avoir pas à songer à la nourriture, puisqu'il leur
est défendu de manger avant le coucher du soleil. Les vendredis, ils
s'arrachent au repos et se promènent comme d'ordinaire à la campagne,
et principalement aux Eaux-Douces d'Europe, situées à l'extrémité de
la Corne d'or, ou à celles d'Asie, qui devaient être le but de notre
promenade.

Nous commençâmes par nous rendre à Arnaut-Kueil; mais la fête n'était
pas encore commencée; seulement, il y avait beaucoup de monde et
un grand nombre de marchands ambulants. Dans une vallée étroite,
ombragée de pins et de mélèzes, on avait établi des enceintes et des
échafaudages pour les danses et pour les représentations. Le lieu
central de la fête était une grotte ornée d'une fontaine consacrée à
Élie, dont l'eau ne commence à couler chaque année que le jour d'un
certain saint dont j'ai oublié le nom. On distribue des verres de
cette eau à tous les fidèles qui se présentent. Plusieurs centaines de
femmes grecques se pressaient aux abords de la fontaine sainte; mais
l'heure du miracle n'était pas venue. D'autres se promenaient sous
l'ombrage ou se groupaient sur les gazons. Je reconnus parmi elles les
quatre belles personnes que j'avais vues déjà dans la maison de jeu de
San-Dimitri; elles ne portaient plus les costumes variés qui servaient
là à présenter aux spectateurs l'idéal des quatre races féminines de
Constantinople; seulement, elles étaient très-fardées et avaient des
mouches. Une femme âgée les guidait; la pure clarté du soleil leur
était moins favorable que la lumière. Les attachés de l'ambassade
paraissaient les connaître de longue date; ils se mirent à causer avec
elles et leur firent apporter des sorbets.



V--LE PACHA DE SCUTARI


Pendant que nous nous reposions sous un énorme sycomore, un Turc
d'un âge mûr, vêtu de sa longue redingote boutonnée, coiffé de son
fezzi à houppe de soie bleue, et décoré d'un petit _nichan_ presque
imperceptible, était venu s'asseoir sur le banc qui entourait l'arbre.
Il avait amené un jeune garçon vêtu comme lui en diminutif, et qui nous
salua avec la gravité qu'ont d'ordinaire les enfants turcs lorsque,
sortis du premier âge, ils ne sont plus sous la surveillance des mères.
Le Turc, nous voyant louer la gentillesse de son fils, nous salua à
son tour, et appela un cafedji qui se tenait près de la fontaine. Un
instant après, nous fûmes étonnés de voir apporter des pipes et des
rafraîchissements, que l'inconnu nous pria d'accepter. Nous hésitions,
lorsque le cafetier dit:

--Vous pouvez accepter; c'est un grand personnage qui vous fait cette
politesse; c'est le pacha de Scutari.

On ne refuse rien d'un pacha.

Je fus étonné d'être le seul à n'avoir point part à la distribution;
mon ami en fit l'observation au cafedji, qui répondit:

--Je ne sers point un _kafir_ (un hérétique).

--Kafir! m'écriai-je, car c'était une insulte: un kafir, c'est
toi-même, fils de chien!

Je n'avais pas songé que cet homme, sans doute fidèle musulman
_sunnite_, n'adressait son injure qu'au costume persan que je portais,
et qui me déguisait en sectateur d'Ali ou _schiite_.

Nous échangeâmes quelques mots vifs, car il ne faut jamais laisser le
dernier mot à un homme grossier en Orient; sans quoi, il vous croit
timide et peut vous frapper, tandis que les plus grosses injures
n'aboutissent qu'à faire triompher l'un ou l'autre dans l'esprit des
assistants. Cependant, comme le pacha voyait la scène avec étonnement,
mes compagnons, qui avaient ri beaucoup d'abord de la méprise, me
firent reconnaître pour un Franc. Je ne cite cette scène que pour
marquer le fanatisme qui existe encore dans les classes inférieures, et
qui, très-calmé à l'égard des Européens, s'exerce toujours avec force
entre les différentes sectes. Il en est, du reste, à peu près de même
du côté des chrétiens: un catholique romain estime plus un Turc qu'un
Grec.

Le pacha rit beaucoup de l'aventure et se mit à causer avec le peintre.
Nous nous rembarquâmes en même temps que lui après la fêle; et, comme
nos barques avaient à passer devant le palais d'été du sultan, situé
sur la côte d'Asie, il nous permit de le visiter.

Ce sérail d'été, qu'il ne faut pas confondre avec l'autre, situé sur la
côte européenne, est la plus délicieuse résidence du monde. D'immenses
jardins, étages en terrasses, arrivent jusqu'au sommet de la montagne,
d'où l'on aperçoit nettement Scutari sur la droite, et, aux derniers
plans, la silhouette bleuâtre de l'Olympe de Bithynie. Le palais est
bâti dans le style du XVIIIe sièc fallut, avant d'y
entrer, remplacer nos bottes par des babouches qui nous furent prêtées;
puis nous fûmes admis à visiter les appartements des sultanes, vides,
naturellement, dans ce moment-là.

Les salles inférieures sont construites sur pilotis, la plupart de
bois précieux; on nous a parlé même de pilotis d'aloès, qui résistent
davantage à la corruption que produit l'eau de mer. Après avoir visité
les vastes pièces du rez-de-chaussée que l'on n'habite pas, nous fûmes
introduits dans les appartements. Il y avait, au milieu, une grande
salle, sur laquelle s'ouvraient une vingtaine de cabinets avec des
portes distinctes, comme dans les galeries des établissements de bains.

Nous pûmes entrer dans chaque pièce, uniformément meublée d'un divan,
de quelques chaises, d'une commode d'acajou et d'une cheminée de
marbre, surmontée d'une pendule à colonnes. On se serait cru dans la
chambre d'une Parisienne, si le mobilier eût été complété par un lit à
bateau; mais, en Orient, les divans seuls servent de lits.

Chacune de ces chambres était celle d'une cadine. La symétrie et
l'exacte uniformité de ces chambres me frappèrent: on m'apprit que
l'égalité la plus parfaite régnait entre les femmes du sultan....
Le peintre m'en donna pour preuve ce fait: que, lorsque Sa Hautesse
commande à Péra des boîtes de bonbons, achetées ordinairement chez
un confiseur français, on est obligé de les composer de sucreries
exactement pareilles. Une papillote de plus, un bonbon d'une forme
particulière, des pastilles ou des dragées en plus ou en moins seraient
cause de complications graves dans les relations de ces belles
personnes; comme tous les musulmans, quels qu'ils soient, elles ont le
sentiment de l'égalité.

On fit jouer pour nous, dans la salle principale, une pendule à
musique, exécutant plusieurs airs d'opéras italiens. Des oiseaux
mécaniques, des rossignols chantants, des paons faisant la roue,
égayaient l'aspect de ce petit monument. Au second étage se trouvaient
les logements des _odaleuk_, qui se divisent en chanteuses et en
servantes. Plus haut se trouvaient logées les esclaves. Il règne dans
le harem un ordre pareil à celui qui existe dans les pensions bien
tenues. La plus ancienne cadine exerce la principale autorité; mais
elle est toujours au-dessous de la sultane mère, qu'elle doit, de
temps en temps, aller consulter au vieux Séraï, à Stamboul.

Voilà ce que j'ai pu saisir des habitudes intérieures du sérail. Tout
s'y passe en général beaucoup plus simplement que ne le supposent
les imaginations dépravées des Européens. La question du nombre de
femmes ne tient chez les Turcs à aucune autre idée que celle de la
reproduction. La race caucasienne, si belle, si énergique, a diminué
de beaucoup par un de ces faits physiologiques qu'il est difficile de
définir. Les guerres du siècle dernier ont surtout affaibli beaucoup la
population spécialement turque. Le courage de ces hommes les a décimés,
comme il est arrivé pour les races franques du moyen âge.

Le sultan paraît fort disposé, pour sa part, à repeupler l'empire
turc, si l'on se rend compte du nombre de naissances de princes et de
princesses annoncées à la ville de temps en temps par le bruit du canon
et par les illuminations de Stamboul.

On nous fit voir ensuite les celliers, les cuisines, les appartements
de réception et la salle de concert; tout est arrangé de manière à
ce que les femmes puissent participer, sans être vues, à tous les
divertissements des personnes imitées par le sultan. Partout on
remarque des loges grillées ouvertes sur les salles comme des tribunes,
et qui permettent aux dames du harem de s'associer d'intention à la
politique ou aux plaisirs.

Nous admirâmes la salle des bains, construite en marbre, et la mosquée
particulière du palais. Ensuite on nous fit sortir par un péristyle
donnant sur les jardins, orné de colonnes et fermé d'une galerie en
vitrages qui contenait des arbustes, des plantes et des fleurs de
l'Inde. Ainsi, Constantinople, déjà froid à cause de sa position
montueuse et des orages fréquents de la mer Noire, a des serres de
plantes tropicales comme nos pays du Nord.

Nous parcourûmes de nouveau les jardins, et l'on nous fit entrer dans
un pavillon où l'on nous avait servi une collation de fruits du jardin
et de confitures. Le pacha nous invita à ce régal; mais il ne mangea
rien lui-même, parce que la lune du Ramazan n'était pas encore levée.
Nous étions tout confus de sa politesse, et un peu embarrassés de ne
pouvoir la reconnaître qu'en paroles.

--Vous pourrez dire, répondit-il à nos remercîments, que vous avez fait
un repas chez le sultan!

Sans s'exagérer l'honneur d'une réception si gracieuse, on peut y
voir du moins beaucoup de bienveillance, et l'oubli, presque complet
aujourd'hui chez les Turcs, des préjugés religieux.



VI--LES DERVICHES


Après avoir suffisamment admiré les appartements et les jardins du
sérail d'Asie, nous renonçâmes à visiter les Eaux-Douces d'Asie; ce qui
nous eût obligés à remonter le Bosphore d'une lieue, et, nous trouvant
près de Scutari, nous fîmes le projet d'aller voir le couvent des
derviches hurleurs.

Scutari est la ville de l'orthodoxie musulmane beaucoup plus que
Stamboul, où les populations sont mélangées, et qui appartient à
l'Europe. L'asiatique Scutari garde encore les vieilles traditions
turques; le costume de la réforme y est presque inconnu; le turban
vert ou blanc s'y montre encore avec obstination; c'est, en un mot, le
faubourg Saint Germain de Constantinople. Les maisons, les fontaines
et les mosquées sont d'un style plus ancien; les inventions nouvelles
d'assainissement, de pavage ou de cailloutage, les trottoirs, les
lanternes, les voitures attelées de chevaux, que l'on voit à Stamboul,
sont considérés là comme des innovations dangereuses. Scutari est le
refuge des vieux musulmans qui, persuadés que la Turquie d'Europe
ne tardera pas à être la proie des chrétiens, désirent s'assurer un
tombeau paisible sur la terre de Natolie. Ils pensent que le Bosphore
sera la séparation des deux empires et des deux religions, et qu'ils
jouiront ensuite en Asie d'une complète sécurité.

Scutari n'a de remarquable que sa grande mosquée et son cimetière aux
cyprès gigantesques; ses tours, ses kiosques, ses fontaines et ses
centaines de minarets ne la distingueraient pas, sans cela, de l'autre
ville turque. Le couvent des derviches _hurleurs_ est situé à peu de
distance de la mosquée; il est d'une architecture plus vieille que le
téké des derviches de Péra, qui sont, eux, des derviches _tourneurs_.

Le pacha, qui nous avait accompagnés jusqu'à la ville, voulait nous
dissuader d'aller visiter ces moines, qu'il appelait des fous; mais la
curiosité des voyageurs est respectable. Il le comprit, et nous quitta
en nous invitant à retourner le voir.

Les derviches ont cela de particulier, qu'ils sont plus tolérants
qu'aucune institution religieuse. Les musulmans orthodoxes, obligés
d'accepter leur existence comme corporation, ne font réellement que les
tolérer.

Le peuple les aime et les soutient; leur exaltation, leur bonne humeur,
la facilité de leur caractère et de leurs principes plaisent à la foule
plus que la roideur des imans et des mollahs. Ces derniers les traitent
de panthéistes et attaquent souvent leurs doctrines, sans pouvoir
absolument toutefois les convaincre d'hérésie.

Il y a deux systèmes de philosophie qui forment le fond de la religion
turque et de l'instruction qui en découle. L'un est tout aristotélique,
l'autre tout platonicien. Les derviches se rattachent au dernier. Il ne
faut pas s'étonner de ce rapport des musulmans avec les Grecs, puisque
nous n'avons connu nous-mêmes que par leurs traductions les derniers
écrits philosophiques du monde ancien.

Que les derviches soient des panthéistes, comme le prétendent les
vrais Osmanlis, cela ne les empêche pas toutefois d'avoir des titres
religieux incontestables. Ils ont été établis, disent-ils, dans leurs
maisons et dans leurs privilèges par Orhan, second sultan des Turcs.
Les maîtres qui ont fondé leurs ordres sont au nombre de sept, chiffre
tout pythagoricien qui indique la source de leurs idées. Le nom général
est _mewelevis_, du nom du premier fondateur; quand à _derviches_
ou _durvesch_, cela veut dire _pauvre_. C'est au fond une secte de
communistes musulmans.

Plusieurs appartiennent aux _munasihi_, qui croient à la transmigration
des âmes. Selon eux, tout homme qui n'est pas digne de renaître sous
une forme humaine entre, après sa mort, dans le corps de l'animal
qui lui ressemble le plus comme humeur ou comme tempérament. Le vide
que laisserait cette émigration des âmes humaines se trouve comblé
par celles des bêtes dignes, par leur intelligence ou leur fidélité,
de s'élever dans l'échelle animale. Ce sentiment, qui appartient
évidemment à la tradition indienne, explique les diverses fondations
pieuses faites dans les couvents et les mosquées en faveur des animaux;
car on les respecte aussi bien comme pouvant avoir été des hommes que
comme capables de le devenir. Cela explique pourquoi aucun musulman ne
mange de porc, parce que cet animal semble, par sa forme et par ses
appétits, plus voisin de l'espèce humaine.

Les _eschrakis_ ou illuminés s'appliquent à la contemplation de Dieu
dans les nombres, dans les formes et dans les couleurs. Ils sont, en
général, plus réservés, plus aimants et plus élégants que les autres.
Ils sont préférés pour l'instruction, et cherchent à développer la
force de leurs élèves par les exercices de vigueur ou de grâce. Leurs
doctrines procèdent évidemment de Pythagore et de Platon. Ils sont
poëtes, musiciens et artistes.

Il y a parmi eux aussi quelques _haïretis_ ou étonnés (mot dont peut
être on a fait le mot d'_hérétiques_), qui représentent l'esprit
de scepticisme ou d'indifférence. Ceux-là sont véritablement des
épicuriens. Ils posent en principe que le mensonge ne peut se
distinguer de la vérité, et qu'à travers les subtilités de la malice
humaine, il est imprudent de chercher à démêler une idée quelconque. La
passion peut vous tromper, vous aigrir et vous rendre injuste d«ms le
bien comme dans le mal; de sorte qu'il faut s'abstenir et dire: _Allah
bilour bizé haranouk!_ «Dieu le sait et nous ne le savons pas,» ou:
«Dieu sait bien ce qui est le meilleur! »

Telles sont les trois opinions philosophiques qui dominent là comme à
peu près partout, et, parmi les derviches, cela n'engendre point les
haines que ces principes opposés excitent dans la société humaine;
les _eschrakis_, dogmatistes spirituels, vivent en paix avec les
_munasihi_, panthéistes matériels, et les _haïretis_, sceptiques,
se gardent bien d'épuiser leurs poumons à discuter avec les autres.
Chacun vit à sa manière et selon son tempérament, les uns usant souvent
immodérément de la nourriture, d'autres des boissons et des excitants
narcotiques, d'autres encore de l'amour. Le derviche est l'être
favorisé par excellence parmi les musulmans, pourvu que ses vertus
privées, son enthousiasme et son dévouement soient reconnus par ses
frères.

La sainteté dont il fait profession, la pauvreté qu'il embrasse en
principe, et qui ne se trouve soulagée parfois que par les dons
volontaires des fidèles, la patience et la modestie qui sont aussi ses
qualités ordinaires, le mettent autant au-dessus des autres hommes
moralement, qu'il s'est mis naturellement au-dessous. Un derviche peut
boire du vin et des liqueurs si on lui en offre, car il lui est défendu
de rien payer. Si, passant dans la rue, il a envie d'un objet curieux,
d'un ornement exposé dans une boutique, le marchand le lui donne
d'ordinaire ou le lui laisse emporter. S'il rencontre une femme, et
qu'il soit très-respecté du peuple, il est admis qu'il peut l'approcher
sans impureté. Il est vrai que ceci ne se passerait plus aujourd'hui
dans les grandes villes, où la police est médiocrement édifiée sur les
qualités des derviches; mais le principe qui domine ces libertés, c'est
que l'homme qui abandonne tout peut tout recevoir, parce que, sa vertu
étant de repousser toute possession, celle des fidèles croyants est de
l'en dédommager par des dons et des offrandes.

Par la même cause de sainteté particulière, les derviches ont le droit
de se dispenser du voyage de la Mecque; ils peuvent manger du porc et
du lièvre, et même toucher les chiens; ce qui est défendu aux autres
Turcs, malgré la révérence qu'ils ont tous pour le souvenir du chien
des sept Dormants.

Quand nous entrâmes dans la cour du téké, nous vîmes un grand nombre
de ces animaux auxquels des frères servants distribuaient le repas du
soir. Il y a pour cela des donations fort anciennes et fort respectées.
Les murs de la cour, plantée d'acacias et de platanes, étaient garnis
çà et là de petites constructions en bois peint et sculpté suspendues
à une certaine hauteur, comme des consoles. C'étaient des logettes
consacrées à des oiseaux qui, au hasard, en venaient prendre possession
et qui restaient parfaitement libres.

La représentation donnée par les derviches hurleurs ne m'offrit rien
de nouveau, attendu que j'en avais déjà vu de pareilles au Caire. Ces
braves gens passent plusieurs heures à danser en frappant fortement
la terre du pied autour d'un mât décoré de guirlandes, qu'on appelle
_sâry_; cela produit un peu l'effet d'une farandole où l'on resterait
en place. Ils chantent sur des intonations diverses une éternelle
litanie qui a pour refrain: _Allah hay!_ c'est-à-dire «Dieu vivant!»
Le public est admis à ces séances dans des tribunes hautes ornées de
balustrades de bois. Au bout d'une heure de cet exercice, quelques-uns
entrent dans un état d'excitation qui les rend _melbous_ (inspirés).
Ils se roulent à terre et ont des visions béatifiques.

Ceux que nous vîmes dans cette représentation portaient des cheveux
longs sous leur bonnet de feutre en forme de pot de fleurs renversé;
leur costume était blanc avec des boutons noirs; on les appelle
_kadris_, du nom de leur fondateur.

Un des assistants nous raconta qu'il avait vu les exercices des
derviches du téké de Péra, lesquels sont spécialement tourneurs. Comme
à Scutari, on entre dans une immense salle de bois, dominée par des
galeries et des tribunes où le public est admis sans conditions; mais
il est convenable de déposer une légère aumône. Au téké de Péra, tous
les derviches ont des robes blanches plissées comme des fustanelles
grecques. Leur travail est, dans les séances publiques, de tourner
sur eux-mêmes pendant le plus longtemps possible. Ils sont tous vêtus
de blanc; leur chef seul est vêtu de bleu. Tous les mardis et tous
les vendredis, la séance commence par un sermon, après lequel tous
les derviches s'inclinent devant le supérieur, puis se divisent dans
toute la salle de manière à pouvoir tourner séparément sans se toucher
jamais. Les jupes blanches volent, la tête tourne avec sa coiffe de
feutre, et chacun de ces religieux a l'air d'un volant. Cependant,
certains d'entre eux, exécutent des airs mélancoliques sur une flûte de
roseau. Il arrive pour les tourneurs comme pour les hurleurs un certain
moment d'exaltation pour ainsi dire magnétique qui leur procure une
extase toute particulière.

Il n'y a nulle raison pour des hommes instruits de s'étonner de ces
pratiques bizarres. Ces derviches représentent la tradition non
interrompue des cabires, des dactyles et des corybantes, qui ont dansé
et hurlé durant tant de siècles antiques sur ce même rivage. Ces
mouvements convulsifs, aidés par les boissons et les pâtes excitantes,
font arriver l'homme à un état bizarre où Dieu, touché de son amour,
consent à se révéler par des rêves sublimes, avant-goût du paradis.

En descendant du couvent des derviches pour regagner l'échelle
maritime, nous vîmes la lune levée qui dessinait à gauche les immenses
cyprès du cimetière de Scutari, et, sur la hauteur, les maisons
brillantes de couleurs et de dorures de la haute ville de Scutari,
qu'on appelle la _Cité d'argent_.

Le palais d'été du sultan, que nous avions visité dans la journée, se
montrait nettement à droite au bord de la mer, avec ses murs festonnés
peints de blanc et relevés d'or pâle. Nous traversâmes la place du
marché, et les caïques, en vingt minutes, nous déposèrent à Tophana,
sur la rive européenne.

En voyant Scutari se dessiner au loin sur son horizon découpé de
montagnes bleuâtres, avec les longues allées d'ifs et de cyprès de son
cimetière, je me rappelai cette phrase de Byron;

«O Scutari! tes maisons blanches dominent sur des milliers de
tombes,--tandis qu'au-dessus d'elles, on voit l'arbre toujours vert, le
cyprès élancé et sombre, dont le feuillage est empreint d'un deuil sans
fin--comme un amour qui n'est pas partagé! »



III

LES CONTEURS



UNE LÉGENDE DANS UN CAFÉ


On ne donnerait qu'une faible idée des plaisirs de Constantinople
pendant le Ramazan et des principaux charmes de ses nuits, si l'on
passait sous silence les contes merveilleux récités ou déclamés par
des conteurs de profession attachés aux principaux cafés de Stamboul.
Traduire une de ces légendes, c'est en même temps compléter les idées
que l'on doit se faire d'une littérature à la fois savante et populaire
qui encadre spirituellement les traditions et les légendes religieuses
considérées au point de vue de l'islamisme.

Je passais, aux yeux des Persans qui m'avaient pris sous leur
protection, pour un _taleb_ (savant); de sorte qu'ils me conduisirent à
des cafés situés derrière la mosquée de Bayézid, et où se réunissaient
autrefois les fumeurs d'opium. Aujourd'hui, cette consommation est
défendue; mais les négociants étrangers à la Turquie fréquentent par
habitude ce point éloigné du tumulte des quartiers du centre.

On s'assied, on se fait apporter un narghilé ou une chibouk, et l'on
écoute des récits qui, comme nos feuilletons actuels, se prolongent le
plus possible. C'est l'intérêt du cafetier et du narrateur.

Quoique ayant commencé fort jeune l'étude des langues de l'Orient, je
n'en sais que les mots les plus indispensables; cependant, l'animation
du récit m'intéressait toujours, et, avec l'aide de mes amis du
caravansérail, j'arrivais à me rendre compte au moins du sujet.

Je puis donc rendre à peu près l'effet d'une de ces narrations imagées
où se plaît le génie traditionnel des Orientaux. Il est bon de dire que
le café où nous nous trouvions est situé dans les quartiers ouvriers
de Stamboul, qui avoisinent les bazars. Dans les rues environnantes se
trouvent les ateliers des fondeurs, des ciseleurs, des graveurs, qui
fabriquent ou réparent les riches armes exposées au Bésestain, de ceux
aussi qui travaillent aux ustensiles de fer et de cuivre; divers autres
métiers se rapportent encore aux marchandises variées étalées dans les
nombreuses divisions du grand bazar.

De sorte que l'assemblée eût paru, pour nos hommes du monde, un peu
vulgaire. Cependant, quelques costumes soignés se distinguaient çà et
là sur les bancs et sur les estrades.

En Turquie, le sentiment de l'égalité existe sincèrement chez tous,
et ce qui le soutient encore, c'est que tout le monde possède une
instruction sommaire, suffisante pour tout comprendre et pour tout
sentir;--attendu que l'éducation est obligatoire, et que les gens de
toute classe envoient leurs enfants étudier longtemps aux mosquées,
où on les instruit gratuitement.--Aussi ne s'étonne-t-on pas de voir
l'homme du dernier rang arriver aux plus hautes positions, pour
lesquelles il ne lui reste plus à acquérir que les connaissances
spéciales.

Le conteur que nous devions entendre paraissait être renommé. Outre les
consommateurs du café, une grande foule d'auditeurs simples se pressait
au dehors. On commanda le silence, et un jeune homme au visage pâle,
aux traits pleins de finesse, à l'œil étincelant, aux longs cheveux
s'échappant, comme ceux des santons, de dessous un bonnet d'une autre
forme que les tarbouchs ou les fezzi, vint s'asseoir sur un tabouret
dans un espace de quatre à cinq pieds qui occupait le centre des bancs.
On lui apporta du café, et tout le monde écouta religieusement; car,
selon l'usage, chaque partie du récit devait durer une demi-heure.
Ces conteurs de profession ne sont pas des poëtes: ce sont, pour
ainsi dire, des rapsodes; ils arrangent et développent un sujet traité
déjà de diverses manières, ou fondé sur d'anciennes légendes. C'est
ainsi qu'on voit se renouveler, avec mille additions ou changements,
les aventures d'Antar, d'Abou-Zeyd ou de Medjnoun. Il s'agissait,
cette fois, d'un roman destiné à peindre la gloire de ces antiques
associations ouvrières auxquelles l'Orient a donné naissance.

--Louange à Dieu! dit-il, et à son favori Ahmad, dont les yeux noirs
brillent d'un éclat si doux. Il est le seul apôtre de la vérité.

Tout le monde s'écria:

--_Amin_! (Cela est ainsi.)



HISTOIRE

DE LA REINE DU MATIN ET DE SOLIMAN

PRINCE DES GÉNIES



I--ADONIRAM


Pour servir les desseins du grand roi Soliman-Ben-Daoud[1], son
serviteur Adoniram avait renoncé depuis dix ans au sommeil, aux
plaisirs, à la joie des festins. Chef des légions d'ouvriers qui,
semblables à d'innombrables essaims d'abeilles, concouraient à
construire ces ruches d'or, de cèdre, de marbre et d'airain que le roi
de Jérusalem destinait à Adonaï et préparait à sa propre grandeur, le
maître Adoniram passait les nuits à combiner des plans, et les jours à
modeler les figures colossales destinées à orner l'édifice.

Il avait établi, non loin du temple inachevé, des forges où sans cesse
retentissait le marteau, des fonderies souterraines, où le bronze
liquide glissait le long de cent canaux de sable, et prenait la forme
des lions, des tigres, des dragons ailés, des chérubins, ou même de ces
génies étranges et foudroyés ... races lointaines, à demi perdues dans
la mémoire des hommes.

Plus de cent mille artisans soumis à Adoniram exécutaient ses vastes
conceptions: les fondeurs étaient au nombre de trente mille; les
maçons et les tailleurs de pierre formaient une armée de quatre-vingt
mille hommes; soixante et dix mille manœuvres aidaient à transporter
les matériaux. Disséminés par bataillons nombreux, les charpentiers
épars dans les montagnes abattaient les pins séculaires jusque dans
les déserts des Scythes, et les cèdres sur les plateaux du Liban. Au
moyen de trois mille trois cents intendants, Adoniram exerçait la
discipline et maintenait l'ordre parmi ces populations ouvrières qui
fonctionnaient sans confusion.

Cependant, l'âme inquiète d'Adoniram présidait avec une sorte de dédain
à des œuvres si grandes. Accomplir une des sept merveilles du monde lui
semblait une tâche mesquine. Plus l'ouvrage avançait, plus la faiblesse
de la race humaine lui paraissait évidente, et plus il gémissait sur
l'insuffisance et sur les moyens bornés de ses contemporains. Ardent
à concevoir, plus ardent à exécuter, Adoniram rêvait des travaux
gigantesques; son cerveau, bouillonnant comme une fournaise, enfantait
des monstruosités sublimes, et, tandis que son art étonnait les princes
des Hébreux, lui seul prenait en pitié les travaux auxquels il se
voyait réduit.

C'était un personnage sombre, mystérieux. Le roi de Tyr, qui l'avait
employé, en avait fait présent à Soliman. Mais quelle était la patrie
d'Adoniram? Nul ne le savait! D'où venait-il? Mystère. Où avait-il
approfondi les éléments d'un savoir si pratique, si profond et si
varié? On l'ignorait. Il semblait tout créer, tout deviner et tout
faire. Quelle était son origine? à quelle race appartenait-il? C'était
un secret, et le mieux gardé de tous: il ne souffrait point qu'on
l'interrogeât à cet égard. Sa misanthropie le tenait comme étranger et
solitaire au milieu de la lignée des enfants d'Adam; son éclatant et
audacieux génie le plaçait au-dessus des hommes, qui ne se sentaient
point ses frères. Il participait de l'esprit de lumière et du génie des
ténèbres!

Indifférent aux femmes, qui le contemplaient à la dérobée et ne
s'entretenaient jamais de lui, méprisant les hommes, qui évitaient le
feu de son regard, il était aussi dédaigneux de la terreur inspirée
par son aspect imposant, par sa taille haute et robuste, que de
l'impression produite par son étrange et fascinante beauté. Son cœur
était muet; l'activité de l'artiste animait seule des mains faites pour
pétrir le monde, et courbait seule des épaules faites pour le soulever.

S'il n'avait pas d'amis, il avait des esclaves dévoués, et il s'était
donné un compagnon, un seul ... un enfant, un jeune artiste issu de ces
familles de la Phénicie, qui naguère avaient transporté leurs divinités
sensuelles aux rives orientales de l'Asie Mineure. Pâle de visage,
artiste minutieux, amant docile de la nature, Benoni avait passé son
enfance dans les écoles, et sa jeunesse au delà de la Syrie, sur ces
rivages fertiles où l'Euphrate, ruisseau modeste encore, ne voit
sur ses bords que des pâtres soupirant leurs chansons à l'ombre des
lauriers verts étoiles de roses.

Un jour, à l'heure où le soleil commence à s'incliner sur la mer, un
jour que Benoni, devant un bloc de cire, modelait délicatement une
génisse, s'étudiant à deviner l'élastique mobilité des muscles, maître
Adoniram, s'étant approché, contempla longuement l'ouvrage presque
achevé, et fronça le sourcil.

--Triste labeur! s'écria-t-il. De la patience, du goût, des
puérilités!... du génie, nulle part; de la volonté, point. Tout
dégénère, et déjà l'isolement, la diversité, la contradiction,
l'indiscipline, instruments éternels de la perte de vos races
énervées, paralysent vos pauvres imaginations. Où sont mes ouvriers:
mes fondeurs, mes chauffeurs, mes forgerons?... Dispersés!... Ces
fours refroidis devraient, à cette heure, retentir des rugissements
de la flamme incessamment attisée; la terre aurait dû recevoir les
empreintes de ces modèles pétris de mes mains. Mille bras devraient
s'incliner sur la fournaise ... et nous voilà seuls!

--Maître, répondit avec douceur Benoni, ces gens grossiers ne sont
pas soutenus par le génie qui t'embrase; ils ont besoin de repos, et
l'art qui nous captive laisse leur pensée oisive. Ils ont pris congé
pour tout le jour. L'ordre du sage Soliman leur a fait un devoir du
repos.... Jérusalem s'épanouit en fête.

--Une fête! que m'importe? Le repos!... je ne l'ai jamais connu,
moi. Ce qui m'abat, c'est l'oisiveté! Quelle œuvre faisons-nous? Un
temple d'orfèvrerie, un palais pour l'orgueil et la volupté, des
joyaux qu'un tison réduirait en cendres. Ils appellent cela créer
pour l'éternité!... Un jour, attirés par l'appât d'un gain vulgaire,
des hordes de vainqueurs, conjurés contre ce peuple amolli, abattront
en quelques heures ce fragile édifice, et il n'en restera rien qu'un
souvenir. Nos modèles fondront aux lueurs des torches, comme les neiges
du Liban quand survient l'été, et la postérité, en parcourant ces
coteaux déserts, redira: «C'était une pauvre et faible nation que cette
race des Hébreux!... »

--Eh quoi! maître, un palais si magnifique, ... un temple, le plus
riche, le plus vaste, le plus solide....

--Vanité! vanité! comme dit, par vanité, le seigneur Soliman. Sais-tu
ce que firent jadis les enfants d'Hénoch? Une œuvre sans nom ... dont
le Créateur s'effraya: il fit trembler la terre en la renversant, et,
des matériaux épars, on a construit Babylone,... jolie ville où l'on
peut faire voler dix chars sur la tranche des murailles. Sais-tu ce
que c'est qu'un monument, et connais-tu les Pyramides? Elles dureront
jusqu'au jour où s'écrouleront dans l'abîme les montagnes de Kaf qui
entourent le monde. Ce ne sont point les fils d'Adam qui les ont
élevées!

--On dit pourtant....

--On ment: le déluge a laissé son empreinte à leur cime. Écoute: à
deux milles d'ici, en remontant le Cédron, il y a un bloc de rocher
carré de six cents coudées. Que l'on me donne cent mille praticiens
armés du fer et du marteau; dans le bloc énorme, je taillerais la tête
monstrueuse d'un sphinx ... qui sourit et fixe un regard implacable
sur le ciel. Du haut des nuées, Jéhovah le verrait et pâlirait de
stupeur.... Voilà un monument. Cent mille années s'écouleraient, et les
enfants des hommes diraient encore: «Un grand peuple a marqué là son
passage. »

--Seigneur, se dit Benoni en frissonnant, de quelle race est descendu
ce génie rebelle?...

--Ces collines, qu'ils appellent des montagnes, me font pitié. Encore,
si l'on travaillait à les échelonner les unes sur les autres, en
taillant sur leurs angles des figures colossales, ... cela pourrait
valoir quelque chose. A la base, on creuserait une caverne assez vaste
pour loger une légion de prêtres: ils y mettraient leur arche avec ses
chérubins d'or et ses deux cailloux qu'ils appellent des tables, et
Jérusalem aurait un temple; mais nous allons loger Dieu comme un riche
_seraf_ (banquier) de Memphis....

--Ta pensée lève toujours l'impossible.

--Nous sommes nés trop tard; le monde est vieux, la vieillesse est
débile; tu as raison. Décadence et chute! tu copies la nature avec
froideur, tu t'occupes comme la ménagère qui tisse un voile de lin;
ton esprit hébété se fait tour à tour l'esclave d'une vache, d'un
lion, d'un cheval, d'un tigre, et ton travail a pour but de rivaliser
par l'imitation avec une génisse, une lionne, une tigresse, une
cavale;... ces bêtes font ce que tu exécutes, et plus encore, car
elles transmettent la vie avec la forme. Enfant, l'art n'est point
là: il consiste à créer. Quand tu dessines un de ces ornements qui
serpentait le long des frises, te bornes-tu à copier les fleurs et les
feuillages qui rampent sur le sol? Non: tu inventes, tu laisses courir
le stylet au caprice de l'imagination, entremêlant les fantaisies les
plus bizarres. Eh bien, à côté de l'homme et des animaux existants,
que ne cherches-tu de même des formes inconnues, des êtres innomés,
des incarnations devant lesquelles l'homme a reculé, des accouplements
terribles, des figures propres à répandre le respect, la gaieté, la
stupeur et l'effroi? Souviens-toi des vieux Égyptiens, des artistes
hardis et naïfs de l'Assyrie. N'ont-ils pas arraché des flancs du
granit ces sphinx, ces cynocéphales, ces divinités de basalte dont
l'aspect révoltait le Jéhovah du vieux Daoud? En revoyant d'âge en âge
ces symboles redoutables, on répétera qu'il exista jadis des génies
audacieux. Ces gens-là songeaient-ils à la forme? Ils s'en raillaient,
et, forts de leurs inventions, ils pouvaient crier à celui qui créa
tout: «Ces êtres de granit, tu ne les devines point et tu n'oserais
les animer. » Mais le Dieu multiple de la nature vous a ployés sous le
joug: la matière vous limite; votre génie dégénéré se plonge dans les
vulgarités de la forme; l'art est perdu.

--D'où vient, se disait Benoni, cet Adoniram dont l'esprit échappe à
l'humanité?

--Revenons à des amusettes qui soient à l'humble portée du grand roi
Soliman, reprit le fondeur en passant sa main sur son large front dont
il écarta une forêt de cheveux noirs et crépus. Voilà quarante-huit
bœufs en bronze d'une assez bonne stature, autant de lions, des
oiseaux, des palmes, des chérubins.... Tout cela est un peu plus
expressif que la nature. Je les destine à supporter une mer d'airain de
dix coudées, coulée d'un seul jet, d'une profondeur de cinq coudées et
bordée d'un cordon de trente coudées, enrichi de moulures. Mais j'ai
des modèles à terminer. Le moule de la vasque est prêt. Je crains qu'il
ne se fendille par la chaleur du jour: il faudrait se hâter, et, tu le
vois, ami, les ouvriers sont en fête et m'abandonnent.... Une fête!
dis-tu; quelle fête? à quelle occasion?...

Le conteur s'arrêta ici, la demi-heure était passée. Chacun alors eut
la liberté de demander du café, des sorbets ou du tabac. Quelques
conversations s'engagèrent sur le mérite des détails ou sur l'attrait
que promettait la narration. Un des Persans qui étaient près de
moi fit observer que cette histoire lui paraissait puisée dans le
_Soliman-Nameh_.

Pendant cette _pause_,--car ce repos du narrateur est appelé ainsi, de
même que chaque veillée complète s'appelle _séance_,--un petit garçon
qu'il avait amené parcourait les rangs de la foule en tendant à chacun
une sébile, qu'il rapporta remplie de monnaie aux pieds de son maître.
Ce dernier reprit le dialogue par la réponse de Benoni à Adoniram:


[1] Salomon, fils de David.



II--BALKIS


--Plusieurs siècles avant la captivité des Hébreux en Égypte, Saba,
l'illustre descendant d'Abraham et de Kétura, vint s'établir dans les
heureuses contrées que nous appelons l'Iémen, où il fonda une cité qui
d'abord a porté son nom, et que l'on connaît aujourd'hui sous le nom
de Mahreb. Saba avait un frère nommé Iarab, qui légua son nom à la
pierreuse Arabie. Ses descendants transportent çà et là leurs tentes,
tandis que la postérité de Saba continue de régner sur l'Iémen, riche
empire qui obéit maintenant aux lois de la reine Balkis, héritière
directe de Saba, de Jochtan, du patriarche Héber, ... dont le père eut
pour trisaïeul Sem, père commun des Hébreux et des Arabes.

--Tu préludes comme un livre égyptien, interrompit l'impatient
Adoniram, et tu poursuis sur le ton monotone de Moussa-Ben-Amran
(Moïse), le prolixe libérateur de la race de Iacoub. Les hommes à
paroles succèdent aux gens d'action.

--Comme les donneurs de maximes aux poëtes sacrés. En un mot, maître,
la reine du Midi, la princesse d'Iémen, la divine Balkis, venant
visiter la sagesse du seigneur Soliman, et admirer les merveilles de
nos mains, entre aujourd'hui même à Solime. Nos ouvriers ont couru à sa
rencontre à la suite du roi, les campagnes sont jonchées de monde et
les ateliers sont vides. J'ai couru des premiers, j'ai vu le cortége,
et je suis rentré près de toi.

--Annoncez-leur des maîtres, ils voleront à leurs pieds....
Désœuvrement, servitude....

--Curiosité, surtout, et vous le comprendriez, si.... Les étoiles du
ciel sont moins nombreuses que les guerriers qui suivent la reine.
Derrière elle apparaissent soixante éléphants blancs chargés de tours
où brillent l'or et la soie: mille Sabéens à la peau dorée par le
soleil s'avancent, conduisant des chameaux qui ploient les genoux sous
le poids des bagages et des présents de la princesse. Puis surviennent
les Abyssiniens, armés à la légère, et dont le teint vermeil ressemble
au cuivre battu. Une nuée d'Éthiopiens noirs comme l'ébène circulent
çà et là, conduisant les chevaux et les chariots, obéissant à tous et
veillant à tout. Puis.... Mais à quoi bon ce récit? Vous ne daignez pas
l'écouter.

--La reine des Sabéens, murmurait Adoniram rêveur; race dégénérée, mais
d'un sang pur et sans mélange.... Et que vient-elle faire à cette cour?

--Ne vous l'ai-je pas dit, Adoniram? Voir un grand roi, mettre à
l'épreuve une sagesse tant célébrée, et ... peut-être la battre en
brèche. Elle songe, dit-on, à épouser Soliman-Ben-Daoud, dans l'espoir
d'obtenir des héritiers dignes de sa race.

--Folie! s'écrie l'artiste avec impétuosité; folie!... du sang
d'esclave, du sang des plus viles créatures.... Il y en a plein les
veines de Soliman! La lionne s'unit-elle au chien banal et domestique?
Depuis tant de siècles que ce peuple sacrifie sur les hauts lieux et
s'abandonne aux femmes étrangères, les générations abâtardies ont perdu
la vigueur et l'énergie des aïeux. Qu'est-ce que ce pacifique Soliman?
L'enfant d'une fille de guerre et du vieux berger Daoud; et lui même,
Daoud, provenait de Ruth, une coureuse tombée jadis du pays de Moab
aux pieds d'un cultivateur d'Ephrata. Tu admires ce grand peuple, mon
enfant: ce n'est plus qu'une ombre, et la race guerrière est éteinte.
Cette nation, à son zénith, approche de sa chute. La paix les a
énervés, le luxe, la volupté leur font préférer l'or au fer, et ces
rusés disciples d'un roi subtil et sensuel ne sont bons désormais qu'à
colporter des marchandises ou à répandre l'usure à travers le monde.
Et Balkis descendrait à ce comble d'ignominie, elle, la fille des
patriarches! Et dis-moi, Benoni, elle vient, n'est-ce pas?... Ce soir
même, elle franchit les murs de Jérusalem?

--Demain est le jour du sabbat[1]. Fidèle à ses croyances, elle s'est
refusée à pénétrer ce soir, et en l'absence du soleil, dans la ville
étrangère. Elle a donc fait dresser des tentes au bord du Cédron, et,
malgré les instances du roi, qui s'est rendu auprès d'elle, environné
d'une pompe magnifique, elle prétend passer la nuit dans la campagne.

--Sa prudence en soit louée! Elle est jeune encore?...

--A peine peut-on dire qu'elle se puisse sitôt encore dire jeune. Sa
beauté éblouit. Je l'ai entrevue comme on voit le soleil levant, qui
bientôt vous brûle et vous fait baisser la paupière. Chacun, à son
aspect, est tombé prosterné; moi comme les autres. Et, en me relevant,
j'emportai son image. Mais, ô Adoniram! la nuit tombe, et j'entends les
ouvriers qui reviennent en foule chercher leur salaire; car demain est
le jour du sabbat.

Alors survinrent les chefs nombreux des artisans. Adoniram, plaça des
gardiens à l'entrée des ateliers, et, ouvrant ses vastes coffres-forts,
il commença à payer les ouvriers, qui s'y présentaient un à un en lui
glissant à l'oreille un mot mystérieux; car ils étaient si nombreux,
qu'il eut été difficile de discerner le salaire auquel chacun avait
droit.

Or, le jour où on les enrôlait, ils recevaient un mot de passe qu'ils
ne devaient communiquer à personne sous peine de la vie, et ils
rendaient en échange un serment solennel. Les maîtres avaient un mot de
passe; les compagnons avaient aussi un mot de passe, qui n'était pas le
même que celui des apprentis.

Donc, à mesure qu'ils passaient devant Adoniram et ses intendants,
ils prononçaient à voix basse le mot sacramentel, et Adoniram leur
distribuait un salaire différent, suivant la hiérarchie de leurs
fonctions.

La cérémonie achevée à la lueur des flambeaux de résine, Adoniram,
résolu à passer la nuit dans le secret de ses travaux, congédia le
jeune Benoni, éteignit sa torche, et, gagnant ses usines souterraines,
il se perdit dans les profondeurs des ténèbres.

Au lever du jour suivant, Balkis, la reine du matin, franchit en même
temps que le premier rayon du soleil la porte orientale de Jérusalem.
Réveillés par le fracas des gens de sa suite, les Hébreux accouraient
sur leur porte, et les ouvriers suivaient le cortége avec de bruyantes
acclamations. Jamais on n'avait vu tant de chevaux, tant de chameaux,
ni si riche légion d'éléphants blancs conduits par un si nombreux
essaim d'Éthiopiens noirs.

Attardé par l'interminable cérémonial d'étiquette, le grand roi Soliman
achevait de revêtir un costume éblouissant et s'arrachait avec peine
aux mains des officiers de sa garde-robe, lorsque Balkis, touchant
terre au vestibule du palais, y pénétra après avoir salué le soleil,
qui déjà s'élevait radieux sur les montagnes de Galilée.

Des chambellans, coiffés de bonnets en forme de tour, et la main armée
de longs bâtons dorés, accueillirent la reine et l'introduisirent enfin
dans la salle où Soliman-Ben-Daoud était assis, au milieu de sa cour,
sur un trône élevé dont il se hâta de descendre, avec une sage lenteur,
pour aller au-devant de l'auguste visiteuse.

Les deux souverains se saluèrent mutuellement avec toute la vénération
que les rois professent et se plaisent à inspirer envers la majesté
royale; puis ils s'assirent côte à côte, tandis que défilaient les
esclaves chargés des présents de la reine de Saba: de l'or, du
cinnomomo, de la myrrhe, de l'encens surtout, dont l'Iémen faisait
un grand commerce; puis des dents d'éléphant, des sachets d'aromates
et des pierres précieuses. Elle offrit aussi au monarque cent vingt
talents d'or fin.

Soliman était alors au retour de l'âge; mais le bonheur, en gardant
ses traits dans une perpétuelle sérénité, avait éloigné de son visage
les rides et les tristes empreintes des passions profondes; ses lèvres
luisantes, ses yeux à fleur de tête, séparés par un nez comme une
tour d'ivoire, ainsi qu'il l'avait dit lui-même par la bouche de la
Sulamite, son front placide, comme celui de Sérapis, dénotaient la paix
immuable et l'ineffable quiétude d'un monarque satisfait de sa propre
grandeur. Soliman ressemblait à une statue d'or, avec des mains et un
masque d'ivoire.

Sa couronne était d'or et sa robe était d'or; la pourpre de son
manteau, présent d'Hiram, prince de Tyr, était tissée sur une chaîne
en fil d'or; l'or brillait sur son ceinturon et reluisait à la poignée
de son glaive; sa chaussure d'or posait sur un tapis passementé de
dorures; son trône était fait en cèdre doré.

Assise à ses côtés, la blanche fille du matin, enveloppée d'un nuage de
tissus de lin et de gazes diaphanes, avait l'air d'un lis égaré dans
une touffe de jonquilles. Coquetterie prévoyante, qu'elle fit ressortir
davantage encore en s'excusant de la simplicité de son costume du matin.

--La simplicité des vêtements, dit-elle, convient à l'opulence et ne
messied pas à la grandeur.

--Il sied à la beauté divine, repartit Soliman, de se confier dans sa
force, et à l'homme défiant de sa propre faiblesse, de ne rien négliger.

--Modestie charmante, et qui rehausse encore l'éclat dont brille
l'invincible Soliman ... l'Ecclésiaste, le sage, l'arbitre des rois,
l'immortel auteur des sentences du _Sir-Hasirim_, ce cantique d'amour
si tendre ... et de tant d'autres fleurs de poésie.

--Eh quoi! belle reine, repartit Soliman en rougissant de plaisir,
quoi! vous auriez daigné jeter les yeux sur ... ces faibles essais!

--Vous êtes un grand poëte! s'écria la reine de Saba.

Soliman gonfla sa poitrine dorée, souleva son bras doré, et passa la
main avec complaisance sur sa barbe d'ébène, divisée en plusieurs
tresses et nattée avec des cordelettes d'or.

--Un grand poëte! répéta Balkis. Ce qui ait qu'en vous l'on pardonne en
souriant aux erreurs du moraliste.

Cette conclusion, peu attendue, allongea les lignes de l'auguste face
de Soliman, et produisit un mouvement dans la foule des courtisans les
plus rapprochés. C'étaient: Zabud, favori du prince, tout chargé de
pierreries; Sadoc le grand prêtre, avec son fils Azarias, intendant
du palais, et très-hautain avec ses inférieurs; puis Ahia, Elioreph,
grand chancelier, Josaphat, maître des archives ... et un peu sourd.
Debout, vêtu d'une robe sombre, se tenait Ahias de Silo, homme intègre,
redouté à cause de son génie prophétique; du reste, railleur froid et
taciturne. Tout proche du souverain, on voyait accroupi, au centre de
trois coussins empilés, le vieux Banaïas, général en chef pacifique des
tranquilles armées du placide Soliman. Harnaché de chaînes d'or et de
soleils en pierreries, courbé sous le faix des honneurs, Banaïas était
le demi-dieu de la guerre. Jadis, le roi l'avait chargé de tuer Joab
et le grand prêtre Abiathar, et Banaïas les avait poignardés. Dès ce
jour, il parut digne de la plus grande confiance au sage Soliman, qui
le chargea d'assassiner son frère cadet, le prince Adonias, fils du roi
Daoud, ... et Banaïas égorgea le frère du sage Soliman.

Maintenant, endormi dans sa gloire, appesanti par les années, Banaïas,
presque idiot, suit partout la cour, n'entend plus rien, ne comprend
rien, et ranime les restes d'une vie défaillante en réchauffant son
cœur aux souriantes lueurs que son roi laisse rayonner sur lui. Ses
yeux décolorés cherchent incessamment le regard royal: l'ancien
loup-cervier s'est fait chien sur ses vieux jours.

Quand Balkis eut laissé tomber de ses lèvres adorables ces mots
piquants, dont la cour resta consternée, Banaïas, qui n'avait rien
comprise, et qui accompagnait d'un cri d'admiration chaque parole du
roi ou de son hôtesse, Banaïas, seul, au milieu du silence général,
s'écria avec un sourire bénin:

--Charmant! divin!

Soliman se mordit les lèvres et murmura d'une façon assez directe:

--Quel sot!

--Parole mémorable! poursuivit Banaïas voyant que son maître avait
parlé.

Or, la reine de Saba partit d'en éclat de rire.

Puis, avec un esprit d'à-propos dont chacun fut frappé, elle choisit
ce moment pour présenter coup sur coup trois énigmes à la sagacité si
célèbre de Soliman, le plus habile des mortels dans l'art de deviner
les rébus et de débrouiller des charades. Telle était alors la coutume:
les cours s'occupaient de science ... elles y ont renoncé à bon
escient, et la pénétration des énigmes était une affaire d'État. C'est
là-dessus qu'un prince ou un sage était jugé. Balkis avait fait deux
cent soixante lieues pour faire subir à Soliman cette épreuve.

Soliman interpréta sans broncher les trois énigmes, grâce au grand
prêtre Sadoc, qui, la veille, en avait payé comptant la solution au
grand prêtre des Sabéens.

--La sagesse parle par votre bouche, dit la reine avec un peu d'emphase.

--C'est du moins ce que plusieurs supposent....

--Cependant, noble Soliman, la culture de l'arbre de sapience n'est pas
sans péril: à la longue, on risque de se passionner pour la louange, de
flatter les hommes pour leur plaire, et d'incliner au matérialisme pour
enlever le suffrage de la foule....

--Auriez-vous donc remarqué dans mes ouvrages ...?

-Ah! seigneur, je vous ai lu avec beaucoup d'attention, et, comme je
veux m'instruire, le dessein de vous soumettre certaines obscurités,
certaines contradictions, certains ... sophismes, tels à mes yeux, sans
doute, à cause de mon ignorance, ce désir n'est point étranger au but
d'un si long voyage.

--Nous ferons de notre mieux, articula Soliman, non sans suffisance,
pour soutenir thèse contre un si redoutable adversaire.

Au fond, il eût donné beaucoup pour aller tout seul faire un tour de
promenade sous les sycomores de sa villa de Mello. Affriandés d'un
spectacle si piquant, les courtisans allongeaient le cou et ouvraient
de grands yeux. Quoi de pire que de risquer, en présence de ses sujets,
de cesser d'être infaillible? Sadoc semblait alarmé; le prophète Ahias
de Silo réprimait à peine un vague et froid sourire, et Banaïas, jouant
avec ses décorations, manifestait une stupide allégresse qui projetait
un ridicule anticipé sur le parti du roi. Quant à la suite de Balkis,
elle était muette et imperturbable: des sphinx. Ajoutez aux avantages
de la reine de Saba la majesté d'une déesse et les attraits de la
plus enivrante beauté, un profil d'une adorable pureté où rayonne un
œil noir comme ceux des gazelles, et si bien fendu, si allongé, qu'il
apparaît toujours de face à ceux qu'il perce de ses traits; une bouche
incertaine entre le rire et la volupté; un corps souple et d'une
magnificence qui se devine au travers de la gaze; imaginez aussi cette
expression fine, railleuse et hautaine avec enjouement des personnes
de très-grande lignée habituées à la domination, et vous concevrez
l'embarras du seigneur Soliman, à la fois interdit et charmé, désireux
de vaincre par l'esprit, et déjà à demi vaincu par le cœur. Ces grands
yeux noirs et blancs, mystérieux et doux, calmes et pénétrants, se
jouant sur un visage ardent et clair comme le bronze nouvellement
fondu, le troublaient malgré lui. Il voyait s'animer à ses côtés
l'idéale et mystique figure de la déesse Isis....

La seconde _pause_ était terminée. La politesse naturelle aux Orientaux
arrêtait encore les observations critiques. On renouvela le tabac et le
feu des pipes; on demanda des rafraîchissements.

Alors, reprit le conteur, s'entamèrent, vives et puissantes, suivant
l'usage du temps, ces discussions philosophiques signalées dans les
livres des Hébreux.

--Ne conseillez-vous pas, reprit la reine, l'égoïsme et la dureté du
cœur quand vous dites: «Si vous savez répondre pour votre ami, vous
vous êtes mis dans le piége; ôtez le vêtement à celui qui s'est engagé
pour autrui....» Dans un autre proverbe, vous vantez la richesse et la
puissance de l'or....

--Mais ailleurs je célèbre la pauvreté.

--Contradiction. L'Ecclésiaste excite l'homme au travail, fait honte au
paresseux, et il s'écrie plus loin: «Que retirera l'homme de tous ses
travaux? Ne vaut-il pas mieux manger et boire?...» Dans les Sentences,
vous flétrissez la débauche, et vous la louez dans l'Ecclésiaste....

--Vous raillez, je crois....

--Non, je cite. «J'ai reconnu qu'il n'y a rien de mieux que de se
réjouir et de boire; que l'industrie est une inquiétude inutile, parce
que les hommes meurent comme les bêtes, et leur sort est égal.» Telle
est votre morale, ô sage!

--Ce sont là des figures, et le fond de ma doctrine....

--Le voici, et d'autres, hélas! l'avaient déjà trouvé: «Jouissez de la
vie avec les femmes pendant tous les jours de votre vie; car c'est là
votre partage dans le travail ... etc.... » Vous y revenez souvent.
D'où j'ai conclu qu'il vous sied de matérialiser votre peuple pour
commander plus sûrement à des esclaves.

Soliman se fût justifié, mais par des arguments qu'il ne voulait point
exposer devant son peuple, et il s'agitait impatient sur son trône.

--Enfin, poursuivit Balkis avec un sourire assaisonné d'une œillade
languissante, enfin, vous êtes cruel à notre sexe, et quelle est la
femme qui oserait aimer l'austère Soliman?

--O reine! mon cœur s'est étendu comme la rosée du printemps sur les
fleurs des passions amoureuses dans le Cantique de l'époux!...

--Exception dont la Sulamite doit être glorieuse; mais vous êtes devenu
rigide en subissant le poids des années....

Soliman réprima une grimace assez maussade.

--Je prévois, dit la reine, quelque parole galante et polie. Prenez
garde! l'Ecclésiaste va vous entendre, et vous savez ce qu'il dit: «La
femme est plus amère que la mort; son cœur est un piège et ses mains
sont des chaînes. Le serviteur de Dieu la fuira, et l'insensé y sera
pris.» Eh quoi! suivrez-vous de si austères maximes, et sera-ce pour le
malheur des filles de Sion que vous aurez reçu des cieux cette beauté
par vous-même sincèrement décrite en ces termes: «Je suis la fleur des
champs et le lis des vallées! »

--Reine, voilà encore une figure....

--O roi! c'est mon avis. Daignez méditer sur mes objections et éclairer
l'obscurité de mon jugement; car l'erreur est de mon coté, et vous avez
félicité la sagesse d'habiter en vous «On reconnaîtra, vous l'avez
écrit, la pénétration de mon esprit; les plus puissants seront surpris
lorsqu'ils me verront, et les princes témoigneront leur admiration sur
leur visage. Quand je me tairai, ils attendront que je parle; quand je
parlerai, ils me regarderont attentifs; et, quand je discourrai, ils
mettront leurs mains sur leur bouche.» Grand roi, j'ai déjà éprouvé
une partie de ces vérités: votre esprit m'a charmée, votre aspect m'a
surprise, et je ne doute pas que mon visage ne témoigne à vos yeux de
mon admiration. J'attends vos paroles; elles me verront attentive, et,
durant vos discours, votre servante mettra sa main sur sa bouche.

--Madame, dit Soliman avec un profond soupir, que devient le sage
auprès de vous? Depuis qu'il vous écoule, l'Ecclésiaste n'oserait plus
soutenir qu'une seule de ses pensées, dont il ressent le poids: «Vanité
des vanités! tout n'est que vanité! »

Chacun admira la réponse du roi.

--A pédant, pédant et demi, se disait la reine. Si pourtant on pouvait
le guérir de la manie d'être auteur.... Il ne laisse pas que d'être
doux, affable et assez bien conservé.

Quant à Soliman, après avoir ajourné ses répliques, il s'efforça de
détourner de sa personne l'entretien qu'il y avait si souvent amené.

--Votre sérénité, dit-il à la reine Balkis, possède là un bien bel
oiseau, dont l'espèce m'est inconnue.

En effet, six négrillons vêtus d'écarlate, placés aux pieds de la
reine, étaient commis aux soins de cet oiseau, qui ne quittait jamais
sa maîtresse. Un de ses pages le tenait sur son poing, et la princesse
de Saba le regardait souvent.

--Nous l'appelons _Hud-Hud_[2], répondit-elle. Le trisaïeul de cet
oiseau, qui vit longtemps, a été autrefois, dit-on, rapporté par des
Malais, d'une contrée lointaine qu'ils ont seuls entrevue et que
nous ne connaissons plus. C'est un animal très-utile pour diverses
commissions aux habitants et aux esprits de l'air.

Soliman, sans comprendre parfaitement une explication si simple,
s'inclina comme un roi qui a dû tout concevoir à merveille, et avança
le pouce et l'index pour jouer avec l'oiseau Hud-Hud; mais l'oiseau,
tout en répondant à ses avances, ne se prêtait pas aux efforts de
Soliman pour s'emparer de lui.

--Hud-Hud est poëte, ... dit la reine, et, à ce titre, digne de vos
sympathies.... Toutefois, elle est comme moi un peu sévère, et souvent
elle moralise aussi. Croiriez-vous qu'elle s'est avisée de douter de la
sincérité de votre passion pour la Sulamite?

--Divin oiseau, que vous me surprenez! répliqua Soliman.

--«Cette pastorale du Cantique est bien tendre assurément, disait un
jour Hud-Hud, en grignotant un scarabée doré; mais le grand roi qui
adressait de si plaintives élégies à la fille du pharaon sa femme, ne
lui aurait-il pas montré plus d'amour en vivant avec elle, qu'il ne l'a
fait en la contraignant d'habiter loin de lui dans la ville de Daoud,
réduite à charmer les jours de sa jeunesse délaissée avec des strophes
... à la vérité les plus belles du monde? »

--Que de peines vous retracez à ma mémoire! Hélas! cette fille de la
nuit suivait le culte d'Isis.... Pouvais-je, sans crime, lui ouvrir
l'accès de la ville sainte, la donner pour voisine à l'arche d'Adonaï,
et la rapprocher de ce temple auguste que j'élève au Dieu de mes
pères?...

--Un tel sujet est délicat, fit observer judicieusement Balkis; excusez
Hud-Hud; les oiseaux sont quelquefois légers; le mien se pique d'être
connaisseur, en poésie surtout.

--Vraiment! repartit Soliman-Ben-Daoud; je serais curieux de savoir....

--De méchantes querelles, seigneur, méchantes, sur ma foi! Hud-Hud
s'avise de blâmer que vous compariez la beauté de votre amante à celle
des chevaux du char des pharaons, son nom à une huile répandue, ses
cheveux à des troupeaux de chèvres, ses dents à des brebis tondues et
portant fruit, ses joues à la moitié d'une grenade, ses mamelles à deux
biquets, sa tête au mont Carmel, son nombril à une coupe où il y a
toujours quelque liqueur à boire, son ventre à un monceau de froment,
et son nez à la tour du Liban qui regarde vers Damas.

Soliman, blessé, laissait choir avec découragement ses bras dorés
sur ceux de son fauteuil également dorés, tandis que l'oiseau, se
rengorgeant, battait l'air de ses ailes de sinople et d'or.

--Je répondrai à l'oiseau qui sert si bien votre penchant à la
raillerie, que le goût oriental permet ces licences, que la vraie
poésie recherche les images, que mon peuple trouve mes vers excellents,
et goûte de préférence les plus riches métaphores....

--Rien de plus dangereux pour les nations que les métaphores des
rois, reprit la reine de Saba: échappées à un style auguste, ces
figures, trop hardies peut-être, trouveront plus d'imitateurs que de
critiques, et vos sublimes fantaisies risqueront de fourvoyer le goût
des poëtes pendant dix mille ans. Instruite à vos leçons, la Sulamite
ne comparait-elle pas votre chevelure à des branches de palmier, vos
lèvres à des lis qui distillent de la myrrhe, votre taille à celle du
cèdre, vos jambes à des colonnes de marbre, et vos joues, seigneur, à
de petits parterres de fleurs aromatiques, plantés par les parfumeurs?
De telle sorte que le roi Soliman m'apparaissait sans cesse comme un
péristyle, avec un jardin botanique suspendu sur un entablement ombragé
de palmiers.

Soliman sourit avec un peu d'amertume; il eût avec satisfaction tordu
le cou de la huppe, qui lui becquetait la poitrine à l'endroit du cœur
avec une persistance étrange.

--Hud-Hud s'efforce de vous faire entendre que la source de la poésie
est là, dit la reine.

--Je ne le sens que trop, répondit le roi, depuis que j'ai le bonheur
de vous contempler. Laissons ce discours; ma reine fera-t-elle à son
serviteur indigne l'honneur de visiter Jérusalem, mon palais, et
surtout le temple que j'élève à Jéhovah sur la montagne de Sion?

--Le monde a retenti du bruit de ces merveilles; mon impatience en
égale les splendeurs, et c'est la servir à souhait que de ne point
retarder le plaisir que je m'en suis promis.

A la tête du cortége, qui parcourait lentement les rues de Jérusalem,
il y avait quarante-deux tympanons faisant entendre le roulement du
tonnerre; derrière eux venaient les musiciens vêtus de robes blanches
et dirigés par Asaph et Iditimie; cinquante-six cymbaliers, vingt-huit
flûtistes, autant de psaltérions, et des joueurs de cithare, sans
oublier les trompettes, instrument que Gédéon avait mis jadis à la mode
sous les remparts de Jéricho. Arrivaient ensuite, sur un triple rang,
les thuriféraires, qui, marchant à reculons, balançaient dans les airs
leurs encensoirs, où fumaient les parfums de l'Iémen. Soliman et Balkis
se prélassaient dans un vaste palanquin porté par soixante et dix
Philistins conquis à la guerre....

La _séance_ était terminée. On se sépara en causant des diverses
péripéties du conte, et nous nous donnâmes rendez-vous pour le
lendemain.


[1] Saba ou sabbat,--matin.

[2] La huppe, oiseau augural chez les Arabes.



III--LE TEMPLE


Le conteur reprit:

Nouvellement rebâtie par le magnifique Soliman, la ville était édifiée
sur un plan irréprochable: des rues tirées au cordeau, des maisons
carrées toutes semblables, véritables ruches d'un aspect monotone.

--Dans ces belles et larges rues, dit la reine, la bise de mer que
rien n'arrête doit balayer les passants comme des brins de paille,
et, durant les fortes chaleurs, le soleil, y pénétrant sans obstacle,
doit les échauffer à la température des fours. A Mahreb, les rues sont
étroites, et, d'une maison à l'autre, des pièces d'étoffe tendues en
travers de la voie publique appellent la brise, répandent les ombres
sur le sol et entretiennent la fraîcheur.

--C'est au détriment de la symétrie, répondit Soliman. Nous voici
arrivés au péristyle de mon nouveau palais: on a employé treize ans à
le construire.

Le palais fut visité et obtint le suffrage de la reine de Saba, qui le
trouva riche, commode, original et d'un goût exquis.

--Le plan est sublime, dit-elle, l'ordonnance admirable, et, j'en
conviens, le palais de mes aïeux, les Hémiarites, élevé dans le
style indien, avec des piliers carrés ornés de figures en guise de
chapiteaux, n'approche pas de cette hardiesse ni de cette élégance:
votre architecte est un grand artiste.

--C'est moi qui ai tout ordonné et qui défraye les ouvriers, s'écria le
roi avec orgueil.

--Mais les devis, qui les a tracés? quel est le génie qui a si
noblement accompli vos desseins?

--Un certain Adoniram, personnage bizarre et à demi sauvage, qui m'a
été envoyé par mon ami le roi des Tyriens.

--Ne le verrai-je point, seigneur?

--Il fuit le monde et se dérobe aux louanges. Mais que direz-vous,
reine, quand vous aurez parcouru le temple d'Adonaï? Ce n'est plus
l'œuvre d'un artisan: c'est moi qui ai dicté les plans et qui ai
indiqué les matières que l'on devait employer. Les vues d'Adoniram
étaient bornées au prix de mes poétiques imaginations. On y travaille
depuis cinq ans; il en faut deux encore pour amener l'ouvrage à la
perfection.

--Sept années vous auront donc suffi pour héberger dignement votre
Dieu; il en a fallu treize pour établir convenablement son serviteur.

--Le temps ne fait rien à l'affaire, objecta Soliman.

Autant Balkis avait admiré le palais, autant elle critiqua le temple.

--Vous avez voulu trop bien faire, dit-elle, et l'artiste a eu moins
de liberté. L'ensemble est un peu lourd, quoique fort chargé de
détails.... Trop de bois, du cèdre partout, des poutres saillantes....
Vos bas côtés planchéiés semblent porter les assises supérieures des
pierres, ce qui manque à l'œil de solidité.

--Mon but, objecta le prince, a été de préparer, par un piquant
contraste, aux splendeurs du dedans.

--Grand Dieu! s'écria la reine arrivée dans l'enceinte, que de
sculptures! Voilà des statues merveilleuses, des animaux étranges et
d'un imposant aspect. Qui a fondu, qui a ciselé ces merveilles?

--Adoniram: la statuaire est son principal talent.

--Son génie est universel. Seulement, voici des chérubins trop lourds,
trop dorés et trop grands pour cette salle qu'ils écrasent.

--J'ai voulu qu'il en fut ainsi: chacun d'eux coûte six vingt talents.
Vous le voyez, ô reine! tout ici est d'or, et l'or est ce qu'il y a de
plus précieux. Les chérubins sont en or; les colonnes de cèdre, dons du
roi Hiram, mon ami, sont revêtues de lames d'or; il y a de l'or sur
toutes les parois; sur ces murailles d'or, il y aura des palmes d'or
et une frise avec des grenades en or massif, et, le long des cloisons
dorées, je fais appendre deux cents boucliers d'or pur. Les autels, les
tables, les chandeliers, les vases, les parquets et les plafonds, tout
sera revêtu de lames d'or....

--Il me semble que c'est beaucoup d'or, objecta la reine avec modestie.

Le roi Soliman reprit:

--Est-il rien de trop splendide pour le roi des hommes? Je tiens à
étonner la postérité.... Mais pénétrons dans le sanctuaire, dont la
toiture est encore à élever, et où déjà sont posées les fondations de
l'autel, en face de mon trône à peu près terminé. Comme vous le voyez,
il y a six degrés; le siège est en ivoire, porté par deux lions, aux
pieds desquels sont accroupis douze lionceaux. La dorure est à brunir,
et l'on attend que le dais soit érigé. Daignez, noble princesse, vous
asseoir la première sur ce trône vierge encore; de là, vous inspecterez
les travaux dans leur ensemble. Seulement, vous serez en butte aux
traits du soleil, car le pavillon est encore à jour.

La princesse sourit, et prit sur son poing l'oiseau Hud-Hud, que les
courtisans contemplèrent avec une vive curiosité.

Il n'est pas d'oiseau plus illustre ni plus respecté dans tout
l'Orient. Ce n'est point pour la finesse de son bec noir, ni pour
ses joues écarlates; ce n'est pas pour la douceur de ses yeux gris
de noisette, ni pour la superbe huppe en menus plumages d'or qui
couronnent sa jolie tête; ce n'est pas non plus pour sa longue queue
noire comme du jais, ni pour l'éclat de ses ailes d'un vert doré,
rehaussé de stries et de franges d'or vif, ni pour ses ergots d'un rose
tendre, ni pour ses pattes empourprées, que la sémillante Hud-Hud était
l'objet des prédilections de la reine et de ses sujets. Belle sans le
savoir, fidèle à sa maîtresse, bonne pour tous ceux qui l'aimaient, la
huppe brillait d'une grâce ingénue sans chercher à éblouir. La reine,
on l'a vu, consultait cet oiseau dans les circonstances difficiles.

Soliman, qui voulait se mettre dans les bonnes grâces de Hud-Hud,
chercha en ce moment à la prendre sur son poing; mais elle ne se prêta
point à cette intention. Balkis, souriant avec finesse, appela à elle
sa favorite et sembla lui glisser quelques mots à voix basse....
Prompte comme une flèche, Hud-Hud disparut dans l'azur de l'air.

Puis la reine s'assit; chacun se rangea autour d'elle; on devisa
quelques instants; le prince expliqua à son hôtesse le projet de la mer
d'airain conçu par Adoniram, et la reine de Saba, frappée d'admiration,
exigea de nouveau que cet homme lui fut présenté. Sur l'ordre du roi,
on se mit à chercher partout le sombre Adoniram.

Tandis que l'on courait aux forges et à travers les bâtisses, Balkis,
qui avait fait asseoir le roi de Jérusalem auprès d'elle, lui demanda
comment serait décoré le pavillon de son trône.

--Il sera décoré comme tout le reste, répondit Soliman.

--Ne craignez-vous point, par cette prédilection exclusive pour
l'or, de paraître critiquer les autres matières qu'Adonaï a créées?
et pensez-vous que rien au monde n'est plus beau que ce métal?
Permettez-moi d'apporter à votre plan une diversion ... dont vous serez
juge.

Soudain les airs sont obscurcis, le ciel se couvre de points noirs qui
grossissent en se rapprochant; des nuées d'oiseaux s'abattent sur le
temple, se groupent, descendent en rond, se pressent les uns uns contre
les autres, se distribuent en feuillage tremblant et splendide; leurs
ailes déployées forment de riches bouquets de verdure, d'écarlate, de
jais et d'azur. Ce pavillon vivant se déploie sous la direction habile
de la huppe, qui voltige à travers la foule emplumée.... Un arbre
charmant s'est formé sur la tête des deux princes, et chaque oiseau
devient une feuille. Soliman, éperdu, charmé, se voit à l'abri du
soleil sous cette toiture animée, qui frémit, se soutient en battant
des ailes, et projette sur le trône une ombre épaisse d'où s'échappe
un suave et doux concert de chants d'oiseaux. Après quoi, la huppe, à
qui le roi gardait un reste de rancune, s'en vient, soumise, se poser
aux pieds de la reine.

--Qu'en pense monseigneur? demanda Balkis.

--Admirable! s'écria Soliman en s'efforçant d'attirer la huppe, qui lui
échappait avec obstination, intention qui ne laissait pas que de rendre
la reine attentive.

--Si cette fantaisie vous agrée, reprit-elle, je vous fais hommage
avec plaisir de ce petit pavillon d'oiseaux, à la condition que vous
me dispenserez de les faire dorer. Il vous suffira de tourner vers le
soleil le chaton de cet anneau quand il vous plaira de les appeler....
Cette bague est précieuse. Je la tiens de mes pères, et Sarahil, ma
nourrice, me grondera de vous l'avoir donnée.

--Ah! grande reine, s'écria Soliman en s'agenouillant devant elle, vous
êtes digne de commander aux hommes, aux rois et aux éléments. Fasse le
ciel et votre bonté que vous acceptiez la moitié d'un trône où vous ne
trouverez à vos pieds que le plus soumis de vos sujets!

--Votre proposition me flatte, dit Balkis, et nous en parlerons plus
tard.

Tous deux descendirent du trône, suivis de leur cortége d'oiseaux, qui
les suivait comme un dais en dessinant sur leurs têtes diverses figures
d'ornement.

Lorsqu'on se trouva près de l'emplacement où l'on avait assis les
fondations de l'autel, la reine avisa un énorme pied de vigne déraciné
et jeté à l'écart. Son visage devint pensif, elle fit un geste de
surprise, la huppe jeta des cris plaintifs, et la nuée d'oiseaux
s'enfuit à tire-d'aile.

L'œil de Balkis était devenu sévère; sa taille majestueuse parut se
hausser, et, d'une voix grave et prophétique:

--Ignorance et légèreté des hommes? s'écria-t-elle; vanité de
l'orgueil!... tu as élevé ta gloire sur le tombeau de tes pères. Ce cep
de vigne, ce bois vénérable....

--Reine, il nous gênait; on l'a arraché pour faire place à l'autel de
porphyre et de bois d'olivier que doivent décorer quatre séraphins d'or.

--Tu as profané, tu as détruit le premier plant de vigne ... qui fut
planté jadis de la main du père de la race de Sem, du patriarche Noé.

--Est-il possible? répondit Soliman profondément humilié; et comment
savez-vous ...?

--Au lieu de croire que la grandeur est la source de la science, j'ai
pensé le contraire, ô roi! et je me suis fait de l'étude une religion
fervente.... Écoute encore, homme aveuglé de ta vaine splendeur:
ce bois que ton impiété condamne à périr, sais-tu quel destin lui
réservent les puissances immortelles?

--Parlez.

--Il est réservé pour être l'instrument du supplice où sera cloue le
dernier prince de ta race.

--Qu'il soit donc scié par morceaux, ce bois impie, et réduit en
cendres!

--Insensé! qui peut effacer ce qui est écrit au livre de Dieu? Et
quel serait le succès de ta sagesse substituée à la volonté suprême?
Prosterne-toi devant les décrets que ne peut pénétrer ton esprit
matériel: ce supplice sauvera seul ton nom de l'oubli, et fera luire
sur ta maison l'auréole d'une gloire immortelle....

Le grand Soliman s'efforçait en vain de dissimuler son trouble sous une
apparence enjouée et railleuse, lorsque des gens survinrent, annonçant
que l'on avait enfin découvert le sculpteur Adoniram.

Bientôt Adoniram, annoncé par les clameurs de la foule, apparut à
l'entrée du temple. Benoni accompagnait son maître et son ami, qui
s'avança l'œil ardent, le front soucieux, tout en désordre, comme un
artiste brusquement arraché à ses inspirations et à ses travaux. Nulle
trace de curiosité n'affaiblissait l'expression puissante et noble
des traits de cet homme, moins imposant encore par sa stature élevée
que par le caractère grave, audacieux et dominateur de sa belle
physionomie.

Il s'arrêta avec aisance et fierté, sans familiarité comme sans dédain,
à quelques pas de Balkis, qui ne put recevoir les traits incisifs de ce
regard d'aigle sans éprouver un sentiment de timidité confuse.

Mais elle triompha bien vite d'un embarras involontaire; une réflexion
rapide sur la condition de ce maître ouvrier, debout, les bras nus
et la poitrine découverte, la rendit à elle-même; elle sourit de son
propre embarras, presque flattée de de s'être sentie si jeune, et
daigna parler à l'artisan.

Il répondit, et sa voix frappa la reine comme l'écho d'un fugitif
souvenir; cependant, elle ne le connaissait point et ne l'avait jamais
vu.

Telle est la puissance du génie, cette beauté des âmes; les âmes
s'y attachent et ne s'en peuvent distraire. L'entretien d'Adoniram
fit oublier à la princesse des Sabéens tout ce qui l'environnait;
et, tandis que l'artiste montrait en cheminant à petits pas les
constructions entreprises, Balkis suivait à son insu l'impulsion
donnée, comme le roi et les courtisans suivaient les traces de la
divine princesse.

Cette dernière ne se lassait pas de questionner Adoniram sur ses
œuvres, sur son pays, sur sa naissance.

--Madame, répondit-il avec un certain embarras et en fixant sur elle
des regards perçants, j'ai parcouru bien des contrées; ma patrie est
partout où le soleil éclaire; mes premières années se sont écoulées le
long de ces vastes pentes du Liban, d'où l'on découvre au loin Damas
dans la plaine. La nature et aussi les hommes ont sculpté ces contrées
montagneuses, hérissées de roches menaçantes et de ruines.

--Ce n'est point, fit observer la reine, dans ces déserts que l'on
apprend les secrets des arts où vous excellez.

--C'est là du moins que la pensée s'élève, que l'imagination s'éveille,
et qu'à force de méditer, l'on s'instruit a concevoir. Mou premier
maître fut la solitude; dans mes voyages, depuis, j'en ai utilisé
les leçons. J'ai tourné mes regards sur les souvenirs du passé; j'ai
contemplé les monuments, et j'ai fui la société des humains....

--Et pourquoi, maître?

--On ne se plaît guère dans la compagnie de ses semblables ... et je me
sentais seul.

Ce mélange de tristesse et de grandeur émut la reine, qui baissa les
yeux et se recueillit.

--Vous le voyez, poursuivit Adoniram, je n'ai pas beaucoup de mérite à
pratiquer les arts, car l'apprentissage ne m'a point donné de peine.
Mes modèles, je les ai rencontrés parmi les déserts; je reproduis
les impressions que j'ai reçues de ces débris ignorés et des figures
terribles et grandioses des dieux du monde ancien.

--Plus d'une fois déjà, interrompit Soliman avec une fermeté que la
reine ne lui avait point vue jusque-là, plus d'une fois, maître, j'ai
réprimé en vous, comme une tendance idolâtre, ce culte fervent des
monuments d'une théogonie impure. Gardez vos pensées en vous, et que le
bronze ou les pierres n'en retracent rien au roi.

Adoniram, en s'inclinant, réprimait un sourire amer.

--Seigneur, dit la reine pour le consoler, la pensée du maître s'élève
sans doute au-dessus des considérations susceptibles d'inquiéter la
conscience des lévites.... Dans son âme d'artiste, il se dit que le
beau glorifie Dieu, et il cherche le beau avec une piété naïve.

--Sais-je d'ailleurs, moi, dit Adoniram, ce qu'ils furent en leur
temps, ces dieux éteints et pétrifiés pas les génies d'autrefois?
Qui pourrait s'en inquiéter? Soliman, roi des rois, m'a demandé des
prodiges, et il a fallu me souvenir que les aïeux du monde ont laissé
des merveilles.

--Si votre œuvre est belle et sublime, ajouta la reine avec
entraînement, elle sera orthodoxe, et, pour être orthodoxe à son tour,
la postérité vous copiera.

--Grande reine, vraiment grande, votre intelligence est pure comme
votre beauté.

--Ces débris, se hâta d'interrompre Balkis, étaient donc bien nombreux
sur le versant du Liban?

--Des villes entières ensevelies dans un linceul de sable que le vent
soulève et rabat tour à tour; puis des hypogées d'un travail surhumain
connus de moi seul.... Travaillant pour les oiseaux de l'air et les
étoiles du ciel, j'errais au hasard, ébauchant des figures sur les
rochers et les taillant sur place à grands coups. Un jour.... Mais
n'est-ce pas abuser de la patience de si augustes auditeurs?

--Non; ces récits me captivent.

--Ébranlée par mon marteau, qui enfonçait le ciseau dans les entrailles
du roc, la terre retentissait, sous mes pas, sonore et creuse. Armé
d'un levier, je fais rouler le bloc ..., qui démasque l'entrée d'une
caverne où je me précipite. Elle était percée dans la pierre vive,
et soutenue par d'énormes piliers chargés de moulures, de dessins
bizarres, et dont les chapiteaux servaient de racines aux nervures
des voûtes les plus hardies. A travers les arcades de cette forêt de
pierres, se tenaient dispersées, immobiles et souriantes depuis des
millions d'années, des légions de figures colossales, diverses, et dont
l'aspect me pénétra d'une terreur enivrante; des hommes, des géants
disparus de notre monde, des animaux symboliques appartenant à des
espèces évanouies; en un mot, tout ce que le rêve de l'imagination en
délire oserait à peine concevoir de magnificences!... J'ai vécu là
des mois, des années, interrogeant ces spectres d'une société morte,
et c'est là que j'ai reçu la tradition de mon art, au milieu de ces
merveilles du génie primitif.

--La renommée de ces œuvres sans nom est venue jusqu'à nous, dit
Soliman pensif: là, dit-on, dans les contrées maudites, on voit surgir
les débris de la ville impie submergée par les eaux du déluge, les
vestiges de la criminelle Hénochia ... construite par la gigantesque
lignée de Tubal; la cité des enfants de Kaïn. Anathème sur cet art
d'impiété et de ténèbres! Notre nouveau temple réfléchit les clartés
du soleil; les lignes en sont simples et pures, et l'ordre, l'unité du
plan, traduisent la droiture de notre foi jusque dans le style de ces
demeures que j'élève à l'Éternel. Telle est notre volonté; c'est celle
d'Adonaï, qui l'a transmise à mon père.

--Roi, s'écria d'un ton farouche Adoniram, tes plans ont été suivis
dans leur ensemble: Dieu reconnaîtra ta docilité; j'ai voulu qu'en
outre le monde fût frappé de ta grandeur.

--Homme industrieux et subtil, tu ne tenteras point le seigneur ton
roi. C'est dans ce but que tu as coulé en fonte ces monstres, objet
d'admiration et d'effroi; ces idoles géantes qui sont en rébellion
contre les types consacrés par le rite hébraïque. Mais prends garde: la
force d'Adonaï est avec moi, et ma puissance offensée réduira Baal en
poudre.

--Soyez clément, ô roi! repartit avec douceur la reine de Saba,
envers l'artisan du monument de votre gloire. Les siècles marchent,
la destinée humaine accomplit ses progrès selon le vœu du Créateur.
Est-ce le méconnaître que d'interpréter plus noblement ses ouvrages,
et doit-on éternellement reproduire la froide immobilité des figures
hiératiques transmises par les Égyptiens, laisser comme eux la statue à
demi enfouie dans le sépulcre de granit dont elle ne peut se dégager,
et représenter des génies esclaves enchaînés dans la pierre? Redoutons,
grand prince, comme une négation dangereuse l'idolâtrie de la routine.

Offensé par la contradiction, mais subjugué par un charmant sourire de
la reine, Soliman la laissa complimenter avec chaleur l'homme de génie
qu'il admirait lui-même, non sans quelque dépit, et qui, d'ordinaire
indifférent à la louange, la recevait avec une ivresse toute nouvelle.

Les trois grands personnages se trouvaient alors au péristyle extérieur
du temple,--situé sur un plateau élevé et quadrangulaire,-- d'où l'on
découvrait de vastes campagnes inégales et montueuses. Une foule
épaisse couvrait au loin les campagnes et les abords de la ville bâtie
par Daoub (David). Pour contempler la reine de Saba de près ou de
loin, le peuple entier avait envahi les abords du palais et du temple;
les maçons avaient quitté les carrières de Gelboé, les charpentiers
avaient déserté les chantiers lointains, les mineurs avaient remonté à
la surface du sol. Le cri de la renommée, en passant sur les contrées
voisines, avait mis en mouvement ces populations ouvrières et les
avait acheminées vers le centre de leurs travaux. Ils étaient donc là,
pêle-mêle, femmes, enfants, soldats, marchands, ouvriers, esclaves et
citoyens paisibles de Jérusalem; plaines et vallons suffisaient à peine
à contenir cette immense cohue, et, à plus d'un mille de distance,
l'œil de la reine se posait, étonné, sur une mosaïque de têtes humaines
qui s'échelonnaient en amphithéâtre jusqu'au sommet de l'horizon.
Quelques nuages, interceptant çà et là le soleil qui inondait cette
scène, projetaient sur cette mer vivante quelques plaques d'ombre.

--Vos peuples, dit la reine Balkis, sont plus nombreux que les grains
de sable de la mer....

--Il y a des gens de tous pays, accourus pour vous voir; et, ce qui
m'étonne, c'est que le monde entier n'assiège pas Jérusalem en ce jour!
Grâce à vous, les campagnes sont désertes; la ville est abandonnée, et
jusqu'aux infatigables ouvriers de maître Adoniram....

--Vraiment! interrompit la princesse de Saba, qui cherchait dans son
esprit un moyen de faire honneur à l'artiste: des ouvriers comme ceux
d'Adoniram seraient ailleurs des maîtres. Ce sont les soldats de ce
chef d'une milice artistique.... Maître Adoniram, nous désirons passer
en revue vos ouvriers, les féliciter, et vous complimenter en leur
présence.

Le sage Soliman, à ces mots, élève ses deux bras au-dessus de sa tête
avec stupeur.

--Comment, s'écrie-t-il, rassembler les ouvriers du temple, dispersés
dans la fête, errant sur les collines et confondus dans la foule? Ils
sont fort nombreux, et l'on s'ingénierait en vain à grouper en quelques
heures tant d'hommes de tous les pays et qui parlent diverses langues,
depuis l'idiome sanscrit de l'Himalaya, jusqu'aux jargons obscurs et
gutturaux de la sauvage Libye.

--Qu'à cela ne tienne, seigneur, dit avec simplicité Adoniram; la reine
ne saurait demander rien d'impossible, et quelques minutes suffiront.

A ces mots, Adoniram, s'adossant au portique extérieur et se faisant un
piédestal d'un bloc de granit qui se trouvait auprès, se tourne vers
cette foule innombrable, sur laquelle il promène ses regards. Il fait
un signe, et tous les flots de cette mer pâlissent, car tous ont levé
et dirigé vers lui leurs clairs visages.

La foule est attentive et curieuse.... Adoniram lève le bras droit,
et, de sa main ouverte, trace dans l'air une ligne horizontale, du
milieu de laquelle il fait retomber une perpendiculaire, figurant
ainsi deux angles droits en équerre comme les produit un fil à plomb
suspendu à une règle, signe sous lequel les Syriens peignent la lettre
T, transmise aux Phéniciens par les peuples de l'Inde, qui l'avaient
dénommée _tha_, et enseignée depuis aux Grecs, qui l'appellent _tau_.

Désignant dans ces anciens idiomes, à raison de l'analogie
hiéroglyphique, certains outils de la profession maçonnique, la figure
T était un signe de ralliement.

Aussi, à peine Adoniram l'a-t-il tracée dans les airs, qu'un mouvement
régulier se manifeste dans la foule du peuple. Cette mer humaine se
trouble, s'agite, des flots surgissent en sens divers, comme si une
trombe de vent l'avait tout à coup bouleversée. Ce n'est d'abord qu'une
confusion générale; chacune court en sens opposé. Bientôt des groupes
se dessinent, se grossissent, se séparent; des vides sont ménagés;
des légions se disposent carrément; une partie de la multitude est
refoulée; des milliers d'hommes, dirigés par des chefs inconnus, se
rangent comme une armée qui se partage en trois corps principaux
subdivisés en cohortes distinctes, épaisses et profondes.

Alors, et tandis que Soliman cherche à se rendre compte du magique
pouvoir de maître Adoniram, alors tout s'ébranle; cent mille hommes,
alignés en quelques instants, s'avancent silencieux de trois côtés à
la fois. Leurs pas lourds et réguliers font retentir la campagne. Au
centre, on reconnaît les maçons et tout ce qui travaille à la pierre:
les maîtres en première ligne, puis les compagnons, et derrière eux les
apprentis. A leur droite, et suivant la même hiérarchie, ce sont les
charpentiers, les menuisiers, les scieurs, les équarrisseurs. A gauche,
les fondeurs, les ciseleurs, les forgerons, les mineurs et tous ceux
qui s'adonnent à l'industrie des métaux.

Ils sont plus de cent mille artisans, et ils approchent, tels que de
hautes vagues qui envahissent un rivage....

Troublé, Soliman recule de deux ou trois pas; il se détourne et ne voit
derrière lui que le faible et brillant cortège de ses prêtres et de ses
courtisans.

Tranquille et serein, Adoniram est debout près des deux monarques. Il
étend le bras; tout s'arrête, et il s'incline humblement devant la
reine, en disant:

--Vos ordres sont exécutés.

Peu s'en fallut qu'elle ne se prosternât devant cette puissance occulte
et formidable, tant Adoniram lui apparut sublime dans sa force et dans
sa simplicité.

Elle se remit cependant, et du geste salua la milice des corporations
réunies. Puis, détachant de son cou un magnifique collier de perles
où s'attachait un soleil en pierreries encadré d'un triangle d'or,
ornement symbolique, elle parut l'offrir aux corps de métiers et
s'avança vers Adoniram, qui, penché devant elle, sentit en frémissant
ce don précieux tomber sur ses épaules et sa poitrine à demi nue.

A l'instant même, une immense acclamation répondit des profondeurs de
la foule à l'acte généreux de la reine de Saba. Tandis que la tête de
l'artiste était rapprochée du visage radieux et du sein palpitant de la
princesse, elle lui dit à voix basse:

--Maître, veillez sur vous, et soyez prudent!

Adoniram leva sur elle ses grands yeux éblouis, et Balkis s'étonna de
la douceur pénétrante de ce regard si fier.

--Quel est donc, se demandait Soliman rêveur, ce mortel qui soumet les
hommes comme la reine commande aux habitants de l'air?... Un signe de
sa main fait naître des armées; mon peuple est à lui, et ma domination
se voit réduite à un misérable troupeau de courtisans et de prêtres. Un
mouvement de ses sourcils le ferait roi d'Israël.

Ces préoccupations l'empêchèrent d'observer la contenance de Balkis,
qui suivait des yeux le véritable chef de cette nation, roi de
l'intelligence et du génie, pacifique et patient arbitre des destinées
de l'élu du Seigneur.

Le retour au palais fut silencieux; l'existence du peuple venait d'être
révélée au sage Soliman, ... qui croyait tout savoir et ne l'avait
point soupçonnée. Battu sur le terrain de ses doctrines; vaincu par
la reine de Saba, qui commandait aux animaux de l'air; vaincu par un
artisan qui commandait aux hommes, l'Ecclésiaste, entrevoyant l'avenir,
méditait sur la destinée des rois, et il disait:

--Ces prêtres, jadis mes précepteurs, mes conseillers aujourd'hui,
chargés de la mission de tout m'enseigner, m'ont déguisé tout et m'ont
caché mon ignorance. O confiance aveugle des rois! ô vanité de la
sagesse!... Vanité! vanité!

Tandis que la reine aussi s'abandonnait à ses rêveries, Adoniram
retournait dans son atelier, appuyé familièrement sur son élève Benoni,
tout enivré d'enthousiasme, et qui célébrait les grâces et l'esprit non
pareils de la reine Balkis.

Mais, plus tacitement que jamais, le maître gardait le silence. Pâle et
la respiration haletante, il étreignait parfois de sa main crispée sa
large poitrine. Rentré dans le sanctuaire de ses travaux, il s'enferma
seul, jeta les yeux sur une statue ébauchée, la trouva mauvaise et la
brisa. Enfin, il tomba terrassé sur un banc de chêne; et, voilant son
visage de ses deux mains, il s'écria d'une voix étouffée:

--Déesse adorable et funeste!... Hélas! pourquoi faut-il que mes yeux
aient vu cette perle de l'Arabie!



IV--MELLO


Pendant le premier repos de cette _séance_, on s'entretint des diverses
émotions qu'avait causées le récit. Un des assistants, qu'à ses bras
colorés de bleu, on pouvait reconnaître pour un teinturier, paraissait
ne pas s'unir au sentiment d'approbation qui avait accueilli la scène
précédente. Il s'approcha du conteur et lui dit:

--Frère, tu avais annoncé que cette histoire concernait toutes les
classes d'ouvriers, et cependant je vois que, jusqu'à présent, elle
est toute à la gloire des ouvriers en métaux, des charpentiers et des
tailleurs de pierre.... Si cela ne m'intéresse pas davantage, je ne
reviendrai pas dans ce café, et plusieurs autres en feront autant.

Le cafetier fronça le sourcil et regarda son conteur avec un sentiment
de reproche.

--Frère, répondit le conteur, il y aura quelque chose aussi pour les
teinturiers.... Nous aurons occasion de parler du bon Hiram de Tyr, qui
répandait dans le monde de si belles étoffes de pourpre et qui avait
été le protecteur d'Adoniram....

Le teinturier se rassit, la narration recommença.

C'est à Mello, ville située au sommet d'une colline d'où l'on
découvrait dans sa plus grande largeur la vallée de Josaphat, que
le roi Soliman s'était proposé de fêter la reine des Sabéens.
L'hospitalité des champs est plus cordiale: la fraîcheur des eaux, la
splendeur des jardins, l'ombre favorable des sycomores, des tamarins,
des lauriers, des cyprès, des acacias et des térébinthes éveille dans
les cœurs les sentiments tendres. Soliman aussi était bien aise de
se faire honneur de son habitation rustique; puis, en général, les
souverains aiment mieux tenir leurs pareils à l'écart, et les garder
pour eux-mêmes, que de s'offrir avec leurs rivaux aux commentaires des
peuples de leur capitale.

La vallée verdoyante est parsemée de tombes blanches protégées par des
pins et des palmiers: là se trouvent les premières pentes de la vallée
de Josaphat. Soliman dit à Balkis:

--Quel plus digne sujet de méditation pour un roi, que le spectacle de
notre fin commune! Ici, près de vous, reine, les plaisirs, le bonheur
peut-être; là-bas, le néant et l'oubli.

--On se repose des fatigues de la vie dans la contemplation de la mort.

--A cette heure, madame, je la redoute; elle sépare.... Puissé-je ne
point apprendre trop tôt qu'elle console!

Balkis jeta un coup d'œil furtif sur son hôte, et le vit réellement
ému. Estompé des lueurs du soir, Soliman lui parut beau.

Avant de pénétrer dans la salle du festin, ces hôtes augustes
contemplèrent la maison aux reflets du crépuscule, en respirant les
voluptueux parfums des orangers qui embaumaient la couche de la nuit.

Cette demeure aérienne est construite suivant le goût syrien. Portée
sur une forêt de colonnettes grêles, elle dessine sur le ciel ses
tourelles découpées à jour, ses pavillons de cèdre, revêtus de
boiseries éclatantes. Les portes, ouvertes, laissaient entrevoir des
rideaux de pourpre tyrienne, des divans soyeux tissés dans l'Inde,
des rosaces incrustées de pierres de couleur, des meubles en bois de
citronnier et de santal, des vases de Thèbes, des vasques en porphyre
ou en lapis, chargés de fleurs, des trépieds d'argent où fument
l'aloès, la myrrhe et le benjoin, des lianes qui embrassent les piliers
et se jouent à travers les murailles: ce lieu charmant semble consacré
aux amours. Mais Balkis est sage et prudente: sa raison la rassure
contre les séductions du séjour enchanté de Mello.

--Ce n'est pas sans timidité que je parcours avec vous ce petit
château, dit Soliman: depuis que votre présence l'honore, il me paraît
mesquin. Les villes des Hémiarites sont plus riches, sans doute.

--Non, vraiment; mais, dans notre pays, les colonnettes les plus
frêles, les moulures à jour, les figurines, les campanilles dentelées,
se construisent en marbre. Nous exécutons avec la pierre ce que vous ne
taillez qu'en bois. Au surplus, ce n'est pas à de si vaines fantaisies
que nos ancêtres ont demandé la gloire. Ils ont accompli une œuvre qui
rendra leur souvenir éternellement béni.

--Cette œuvre, quelle est-elle? Le récit des grandes entreprises exalte
la pensée.

--Il faut confesser tout d'abord que l'heureuse, la fertile contrée
de l'Iémen était jadis aride et stérile. Ce pays n'a reçu du ciel ni
fleuves ni rivières. Mes aïeux ont triomphé de la nature et créé un
Éden au milieu des déserts.

--Reine, retracez-moi ces prodiges.

--Au cœur des hautes chaînes de montagnes qui s'élèvent à l'orient de
mes États, et sur le versant desquelles est située la ville de Mahreb,
serpentaient çà et là des torrents, des ruisseaux qui s'évaporaient
dans l'air, se perdaient dans des abîmes et au fond des vallons avant
d'arriver à la plaine complètement desséchée. Par un travail de deux
siècles, nos anciens rois sont parvenus à concentrer tous ces cours
d'eau sur un plateau de plusieurs lieues d'étendue, où ils ont creusé
le bassin d'un lac sur lequel on navigue aujourd'hui comme dans un
golfe. Il a fallu étayer la montagne escarpée sur des contre-forts
de granit plus liants que les pyramides de Gizèh, arc-boutés par
des voûtes cyclopéennes sous lesquelles des armées de cavaliers et
d'éléphants circulent facilement. Cet immense et intarissable réservoir
s'élance en cascades argentées dans des aqueducs, dans de larges canaux
qui, subdivisés en plusieurs biez, transportent les eaux à travers la
plaine et arrosent la moitié de nos provinces. Je dois à cette œuvre
sublime les cultures opulentes, les industries fécondes, les prairies
nombreuses, les arbres séculaires et les forêts profondes qui font la
richesse et le charme du doux pays de l'Iémen. Telle est, seigneur,
notre mer d'airain, sans déprécier la vôtre, qui est une charmante
invention.

--Noble conception! s'écria Soliman, et que je serais fier d'imiter,
si Dieu, dans sa clémence, ne nous eût réparti les eaux abondantes et
bénies du Jourdain.

--Je l'ai traversé hier à gué, ajouta la reine; mes chameaux en avaient
presque jusqu'aux genoux.

--Il est dangereux de renverser l'ordre de la nature, prononça le
sage, et de créer, en dépit de Jéhovah, une civilisation artificielle,
un commerce, des industries, des populations subordonnées à la durée
d'un ouvrage des hommes. Notre Judée est aride; elle n'a pas plus
d'habitants qu'elle n'en peut nourrir, et les arts qui les soutiennent
sont le produit régulier du sol et du climat. Que votre lac, cette
coupe ciselée dans les montagnes, se brise, que ces constructions
cyclopéennes s'écroulent,--et un jour verra ce malheur!--vos peuples,
frustrés du tribut des eaux, expirent consumés par le soleil, dévorés
par la famine au milieu de ces campagnes artificielles.

Saisie de la profondeur apparente de cette réflexion, Balkis demeura
pensive.

--Déjà, poursuivit le roi, déjà, j'en ai la certitude, les ruisseaux
tributaires de la montagne creusent des ravines et cherchent à
s'affranchir de leurs prisons de pierre, qu'ils minent incessamment. La
terre est sujette à des tremblements, le temps déracine les rochers,
l'eau s'infiltre et fuit comme les couleuvres. En outre, chargé d'un
pareil amas d'eau, votre magnifique bassin, que l'on a réussi à établir
à sec, serait impossible à réparer. O reine! vos ancêtres ont assigné
aux peuples l'avenir limité d'un échafaudage de pierre. La stérilité
les aurait rendus industrieux; ils eussent tiré parti d'un sol où ils
périront oisifs et consternés avec les premières feuilles des arbres,
dont les canaux cesseront un jour d'aviver les racines. Il ne faut
point tenter Dieu, ni corriger ses œuvres. Ce qu'il fait est bien.

--Cette maxime, repartit la reine, provient de votre religion,
amoindrie par les doctrines ombrageuses de vos prêtres. Ils ne vont
pas à moins qu'à tout immobiliser, qu'à tenir la société dans les
langes et l'indépendance humaine en tutelle. Dieu a-t-il labouré et
semé des champs? Dieu a-t-il fondé des villes, édifié des palais?
A-t-il placé à notre portée le fer, l'or, le cuivre et tous ces métaux
qui étincellent à travers le temple de Soliman? Non. Il a transmis
à ses créatures le génie, l'activité; il sourit à nos efforts, et,
dans nos créations bornées, il reconnaît le rayon de son âme, dont
il a éclairé la nôtre. En le croyant jaloux, ce Dieu, vous limitez
sa toute-puissance, vous déifiez vos facultés, et vous matérialisez
les siennes. O roi! les préjugés de votre culte entraveront un jour
le progrès des sciences, l'élan du génie, et, quand les hommes seront
rapetissés, ils rapetisseront Dieu à leur taille et finiront par le
nier.

--Subtil, dit Soliman avec un sourire amer; subtil, mais spécieux....

La reine reprit:

--Alors, ne soupirez pas quand mon doigt se pose sur votre secrète
blessure. Vous êtes seul, dans ce royaume, et vous souffrez: vos
vues sont nobles, audacieuses, et la constitution hiérarchique de
cette nation s'appesantit sur vos ailes; vous vous dites, et c'est
peu pour vous: «Je laisserai à la postérité la statue du roi trop
grand d'un peuple si petit!» Quant à ce qui regarde mon empire, c'est
autre chose.... Mes aïeux se sont effacés pour grandir leurs sujets.
Trente-huit monarques successifs ont ajouté quelques pierres au lac
et aux aqueducs de Mahreb: les âges futurs auront oublié leurs noms,
que ce travail continuera de glorifier les Sabéens; et, si jamais il
s'écroule, si la terre, avare, reprend ses fleuves et ses rivières, le
sol de ma patrie, fertilisé par mille années de culture, continuera de
produire; les grands arbres dont nos plaines sont ombragées retiendront
l'humidité, conserveront la fraîcheur, protégeront les étangs, les
fontaines, et l'Iémen, conquis jadis sur le désert, gardera jusqu'à la
fin des âges le doux nom d'Arabie Heureuse.... Plus libre, vous auriez
été grand pour la gloire de vos peuples et le bonheur des hommes.

--Je vois à quelles aspirations vous appelez mon âme.... Il est trop
tard; mon peuple est riche: la conquête ou l'or lui procure ce que la
Judée ne fournit pas; et, pour ce qui est des bois de construction, ma
prudence a conclu des traités avec le roi de Tyr; les cèdres, les pins
du Liban encombrent mes chantiers; nos vaisseaux rivalisent sur les
mers avec ceux des Phéniciens.

--Vous vous consolez de votre grandeur dans la paternelle sollicitude
de votre administration, dit la princesse avec une tristesse
bienveillante.

Cette réflexion fut suivie d'un moment de silence; les ténèbres
épaissies dissimulèrent l'émotion empreinte sur les traits de Soliman,
qui murmura d'une voix douce:

--Mon âme a passé dans la vôtre et mon cœur la suit.

A demi troublée, Balkis jeta autour d'elle un regard furtif; les
courtisans s'étaient mis à l'écart. Les étoiles brillaient sur leur
tête au travers du feuillage, qu'elles semaient de fleurs d'or. Chargée
du parfum des lis, des tubéreuses, des glycines et des mandragores, la
brise nocturne chantait dans les rameaux touffus des myrtes; l'encens
des fleurs avait pris une voix; le vent avait l'haleine embaumée;
au loin gémissaient des colombes; le bruit des eaux accompagnait le
concert de la nature; des mouches luisantes, papillons enflammés,
promenaient dans l'atmosphère tiède et pleine d'émotions voluptueuses
leurs verdoyantes clartés. La reine se sentit prise d'une langueur
enivrante; la voix tendre de Soliman pénétrait dans son cœur et le
tenait sous le charme.

Soliman lui plaisait-il, ou bien le rêvait-elle comme elle l'eût
aimé?... Depuis qu'elle l'avait rendu modeste, elle s'intéressait à
lui. Mais cette sympathie éclose dans le calme du raisonnement, mêlée
d'une pitié douce et succédant à la victoire de la femme, n'était ni
spontanée, ni enthousiaste. Maîtresse d'elle-même comme elle l'avait
été des pensées et des impressions de son hôte, elle s'acheminait à
l'amour, si toutefois elle y songeait, par l'amitié, et cette route est
si longue!

Quant à lui, subjugué, ébloui, entraîné tour à tour du dépit à
l'admiration, du découragement à l'espoir, et de la colère au désir,
il avait déjà reçu plus d'une blessure, et, pour un homme, aimer trop
tôt, c'est risquer d'aimer seul. D'ailleurs, la reine de Saba était
réservée; son ascendant avait constamment dominé tout le monde, et même
le magnifique Soliman. Le sculpteur Adoniram[1] l'avait seul un instant
rendue attentive; elle ne l'avait point pénétré: son imagination avait
entrevu là un mystère; mais cette vive curiosité d'un moment était sans
nul doute évanouie. Cependant, à son aspect, pour la première fois,
cette femme forte s'était dit:

--Voilà un homme!

Il se peut donc faire que cette vision effacée, mais récente, eût
rabaissé pour elle le prestige du roi Soliman. Ce qui le prouverait,
c'est qu'une ou deux fois, sur le point de parler de l'artiste, elle se
retint et changea de propos.

Quoi qu'il en soit, le fils de Daoud prit feu promptement: la reine
avait l'habitude qu'il en fût ainsi; il se hâta de le dire, c'était
suivre l'exemple de tout le monde; mais il sut l'exprimer avec grâce,
l'heure était propice, Balkis en âge d'aimer, et, par la vertu des
ténèbres, curieuse et attendrie.

Soudain des torches projettent des rayons rouges sur les buissons, et
l'on annonce le souper.

--Fâcheux contre-temps! pensa le roi.

--Diversion salutaire! pensait la reine.

On avait servi le repas dans un pavillon construit dans le goût
sémillant et fantasque des peuples de la rive du Gange. La salle
octogone était illuminée de cierges de couleur et de lampes où brûlait
le naphte mêlé de parfums; la lumière ombrée jaillissait au milieu des
gerbes de fleurs. Sur le seuil, Soliman offre la main à son hôtesse,
qui avance son petit pied et le retire vivement avec surprise. La salle
est couverte d'une nappe d'eau dans laquelle la table, les divans et
les cierges se reflètent.

--Qui vous arrête? demande Soliman d'un air étonné.

Balkis veut se montrer supérieure à la crainte; d'un geste charmant,
elle relève sa robe et plonge avec fermeté. Mais le pied est refoulé
par une surface solide.

--O reine! vous le voyez, dit le sage, le plus prudent se trompe en
jugeant sur l'apparence; j'ai voulu vous étonner et j'y ai enfin
réussi.... Vous marchez sur un parquet de cristal.

Elle sourit, en faisant un mouvement d'épaules plus gracieux
qu'admiratif, et regretta peut-être que l'on n'eût pas su l'étonner
autrement.

Pendant le festin, le roi fut galant et empressé; ses courtisans
l'entouraient, et il régnait au milieu d'eux avec une si incomparable
majesté, que la reine se sentit gagnée par le respect. L'étiquette
s'observait rigide et solennelle à la table de Soliman.

Les mets étaient exquis, variés, mais fort chargés de sel et
d'épices: jamais Balkis n'avait affronté de si hautes salaisons.
Elle supposa que tel était le goût des Hébreux: elle ne fut donc pas
médiocrement surprise de s'apercevoir que ces peuples qui bravaient des
assaisonnements si relevés s'abstenaient de boire. Point d'échansons;
pas une goutte de vin ni d'hydromel; pas une coupe sur la table.

Balkis avait les lèvres brûlantes, le palais desséché, et, comme le roi
ne buvait pas, elle n'osa demander à boire: la dignité du prince lui
imposait.

Le repas terminé, les courtisans se dispersèrent peu à peu et
disparurent dans les profondeurs d'une galerie à demi éclairée.
Bientôt, la belle reine des Sabéens se vit seule avec Soliman plus
galant que jamais, dont les yeux étaient tendres et qui, d'empressé,
devint presque pressant.

Surmontant son embarras, la reine, souriante et les yeux baissés, se
leva, annonçant l'intention de se retirer.

--Eh quoi! s'écria Soliman, laisserez-vous ainsi votre humble esclave
sans un mot, sans un espoir, sans un gage de votre compassion? Cette
union que j'ai rêvée, ce bonheur sans lequel je ne puis désormais
plus vivre, cet amour ardent et soumis qui implore sa récompense, les
foulerez-vous à vos pieds?

Il avait saisi une main qu'on lui abandonnait en la retirant sans
effort; mais on résistait. Certes, Balkis avait songé plus d'une fois à
cette alliance; mais elle tenait à conserver sa liberté et son pouvoir.
Elle insista donc pour se retirer, et Soliman se vit contraint de céder.

--Soit, dit-il, quittez-moi; mais je mets deux conditions à votre
retraite.

--Parlez.

--La nuit est douce et votre conversation plus douce encore. Vous
m'accorderez bien une heure?

--J'y consens.

--Secondement, vous n'emporterez avec vous, en sortant d'ici, rien qui
m'appartienne.

--Accordé, et de grand cœur! répondit Balkis en riant aux éclats.

--Riez, ma reine! on a vu des gens très-riches céder aux tentations les
plus bizarres....

--A merveille! vous êtes ingénieux à sauver votre amour-propre. Point
de feinte; un traité de paix.

--Un armistice, je l'espère encore....

On reprit l'entretien, et Soliman s'étudia, en seigneur bien appris,
à faire parler la reine autant qu'il put. Un jet d'eau, qui babillait
aussi dans le fond de la salle, lui servait d'accompagnement.

Or, si trop parler cuit, c'est assurément quand on a mangé sans boire
et fait honneur à un souper trop salé. La jolie reine de Saba mourait
de soif; elle eût donné une de ses provinces pour une patère d'eau vive.

Elle n'osait pourtant trahir ce souhait ardent. Et la fontaine claire,
fraîche, argentine et narquoise grésillait toujours à côté d'elle,
lançant des perles qui retombaient dans la vasque avec un bruit
très-gai. Et la soif croissait: la reine, haletante, n'y résistait plus.

Tout en poursuivant son discours, voyant Soliman distrait et comme
appesanti, elle se mit à se promener en divers sens à travers la salle,
et par deux, fois, passant bien près de la fontaine, elle n'osa....

Le désir devint irrésistible. Elle y retourna, ralentit le pas,
s'affermit d'un coup d'œil, plongea furtivement dans l'eau sa jolie
main ployée en creux; puis, se détournant, elle avala vivement cette
gorgée d'eau pure.

Soliman se lève, s'approche, s'empare de la main luisante et mouillée,
et, d'un ton aussi enjoué que résolu:

--Une reine n'a qu'une parole, et, aux termes de la vôtre, vous
m'appartenez.

--Qu'est-ce à dire?

--Vous m'avez dérobé de l'eau ... et, comme vous l'avez judicieusement
constaté vous-même, l'eau est très-rare dans mes États.

--Ah! seigneur, c'est un piége, et je ne veux point d'un époux si rusé!

--Il ne lui reste qu'à vous prouver qu'il est encore plus généreux.
S'il vous rend la liberté, si malgré cet engagement formel....

--Seigneur, interrompit Balkis en baissant la tête, nous devons à nos
sujets l'exemple de la loyauté.

--Madame, répondit, en tombant à ses genoux, Soliman, le prince le plus
courtois des temps passés et futurs, cette parole est votre rançon.

Se relevant très-vite, il frappa sur un timbre: vingt serviteurs
accoururent, munis de rafraîchissements divers, et accompagnés de
courtisans. Soliman articula ces mots avec majesté:

--Présentez à boire à votre reine

A ces mots, les courtisans tombèrent prosternés devant la reine de Saba
et l'adorèrent.

Mais elle, palpitante et confuse, craignait de s'être engagée plus
avant qu'elle ne l'aurait voulu....

Pendant la pause qui suivit cette partie du récit, un incident assez
singulier occupa l'attention de l'assemblée. Un jeune homme, qu'à la
teinte de sa peau, de la couleur d'un sou neuf, on pouvait reconnaître
pour Abyssinien (Habesch), se précipita au milieu du cercle et se mit
à danser une sorte de _bamboula_, en s'accompagnant d'une chanson en
mauvais arabe dont je n'ai retenu que le refrain. Ce chant partait en
fusée avec les mots: _Iaman! Iamanî!_ accentués de ces répétitions de
syllabes traînantes particulières aux Arabes du Midi. _Iaman! Iaman!
Iamanî!... Sélam-Aleik Belkiss-Mahéda!... Iamanî! Iamanî!..._ Cela
voulait dire: «Iémen! ô pays de l'Iémen!... Salut à toi, Balkis la
grande!.., O pays d'Iémen! »

Cette crise de nostalgie ne pouvait s'expliquer que par le rapport qui
a existé autrefois entre les peuples de Saba et les Abyssiniens, placés
sur le bord occidental de la mer Rouge, et qui faisaient aussi partie
de l'empire des Hémiarites. Sans doute, l'admiration de cet auditeur,
jusque-là silencieux, tenait au récit précédent, qui faisait partie des
traditions de son pays. Peut-être aussi était-il heureux de voir que la
grande reine avait pu échapper an piége tendu par le sage roi Salomon.

Comme son chant monotone durait assez longtemps pour importuner les
habitués, quelques-uns d'entre eux s'écrièrent qu'il était _melbous_
(fanatisé), et on l'entraîna doucement vers la porte. Le cafetier,
inquiet des cinq ou six paras (trois centimes) que lui devait ce
consommateur, se hâta de le suivre au dehors. Tout se termina bien sans
doute, car le conteur reprit bientôt sa narration au milieu du plus
religieux silence.


[1] Adoniram s'appelle autrement Hiram, nom qui lui a été conservé
par la tradition des associations mystique. _Adoni_ n'est qu'un
terme d'excellence, qui veut dire maître ou seigneur. Il ne faut pas
confondre cet Hiram avec le roi de Tyr, qui portait par hasard le même
nom.



V--LA MER D'AIRAIN


A force de travaux et de veilles, maître Adoniram avait achevé ses
modèles, et creusé dans le sable les moules de ses figures colossales.
Profondément fouillé et percé avec art, le plateau de Sion avait reçu
l'empreinte de la mer d'airain destinée à être coulée sur place, et
solidement étayée par des contre-forts de maçonnerie, auxquels, plus
tard, on devait substituer les lions, les sphinx gigantesques destinés
à servir de supports. C'est sur des barres d'or massif, rebelles à la
fusion particulière au bronze, et disséminées çà et là, que portait
le recouvrement du moule de cette vasque énorme. La fonte liquide,
envahissant par plusieurs rigoles le vide compris entre les deux plans,
devait emprisonner ces fiches d'or et faire corps avec ces jalons
réfractaires et précieux.

Sept fois le soleil avait fait le tour de la terre depuis que le
minerai avait commencé de bouillir dans la fournaise couverte d'une
haute et massive tour de briques, qui se terminait à soixante coudées
du sol par un cône ouvert, d'où s'échappaient des tourbillons de fumée
rouge et de flammes bleues pailletées d'étincelles.

Une excavation, pratiquée entre les moules et la base du haut fourneau,
devait servir de lit au fleuve de feu lorsque viendrait le moment
d'ouvrir avec des barres de fer les entrailles du volcan.

Pour procéder au grand œuvre du coulage des métaux, on choisit la nuit:
c'est le moment où l'on peut suivre l'opération, où le bronze, lumineux
et blanc, éclaire sa propre marche; et, si le métal éclatant prépare
quelque piège, s'il s'enfuit par une fissure ou perce une mine quelque
part, il est démasqué par les ténèbres.

Dans l'attente de la solennelle épreuve qui devait immortaliser ou
discréditer le nom d'Adoniram, chacun dans Jérusalem était en émoi.
De tous les points du royaume, abandonnant leurs occupations, les
ouvriers étaient accourus, et, le soir qui précéda la nuit fatale,
dès le coucher du soleil, les collines et les montagnes d'alentour
s'étaient couvertes de curieux.

Jamais fondeur n'avait, de son chef, et en dépit des contradictions,
engagé si redoutable partie. En toute occasion, l'appareil de la
fonte offre un intérêt vif, et souvent, lorsqu'on moulait des pièces
importantes, le roi Soliman avait daigné passer la nuit aux forges avec
ses courtisans, qui se disputaient l'honneur de l'accompagner.

Mais la fonte de la mer d'airain était une œuvre gigantesque, un défi
du génie aux préjugés humains, à la nature, à l'opinion des plus
experts, qui tous avaient déclaré le succès impossible.

Aussi des gens de tout âge et de tout pays, attirés par le spectacle
de cette lutte, envahirent-ils de bonne heure la colline de Sion, dont
les abords étaient gardés par des légions ouvrières. Des patrouilles
muettes parcouraient la foule pour y maintenir l'ordre, et empêcher
le bruit.... Tâche facile, car, par ordre du roi, on avait, à son
de trompe, prescrit le silence le plus absolu sous peine de la vie;
précaution indispensable pour que les commandements pussent être
transmis avec certitude et rapidité.

Déjà l'étoile du soir s'abaissait sur la mer; la nuit profonde,
épaissie des nuages roussis par les effets du fourneau, annonçait
que le moment était proche. Suivi des chefs ouvriers, Adoniram, à la
clarté des torches, jetait un dernier coup d'œil sur les préparatifs
et courait çà et là. Sous le vaste appentis adossé à la fournaise, on
entrevoyait les forgerons, coiffés de casques de cuir à larges ailes
rabattues et vêtus de longues robes blanches à manches courtes, occupés
à arracher de la gueule béante du four, à l'aide de longs crochets de
fer, des masses pâteuses d'écume à demi vitrifiées, scories qu'ils
entraînaient au loin; d'autres, juchés sur des échafaudages portés
par de massives charpentes, lançaient, du sommet de l'édifice, des
paniers de charbon dans le foyer, qui rugissait au souffle impétueux
des appareils de ventilation. De tous côtés, des nuées de compagnons
armés de pioches, de pieux, de pinces, erraient, projetant derrière eux
de longues traînées d'ombre. Ils étaient presque nus: des ceintures
d'étoffe rayée voilaient leurs flancs; leurs têtes étaient enveloppées
de coiffes de laine et leurs jambes étaient protégées par des armures
de bois recouvert de lanières de cuir. Noircis par la poussière
charbonneuse, ils paraissaient rouges aux reflets de la braise; on les
voyait çà et là comme des démons ou des spectres.

Une fanfare annonça l'arrivée de la cour: Soliman parut avec la reine
de Saba, et fut reçu par Adoniram, qui le conduisit au trône improvisé
pour ses nobles hôtes. L'artiste avait endossé un plastron de buffle;
un tablier de laine blanche lui descendait jusqu'aux genoux; ses jambes
nerveuses étaient garanties par des guêtres en peau de tigre, et son
pied était nu, car il foulait impunément le métal rougi.

--Vous m'apparaissez dans votre puissance, dit Balkis au roi des
ouvriers, comme la divinité du feu. Si votre entreprise réussit, nul ne
se pourra dire, celte nuit, plus grand que maître Adoniram!...

L'artiste, malgré ses préoccupations, allait répondre, lorsque Soliman,
toujours sage et quelquefois jaloux, l'arrêta.

--Maître, dit-il d'un ton impératif, ne perdez pas un temps précieux;
retournez à vos labeurs, et que votre présence ici ne nous rende point
responsables de quelque accident.

La reine le salua d'un geste, et il disparut.

--S'il accomplit sa tâche, pensait Soliman, de quel monument magnifique
il honore le temple d'Adonaï! mais quel éclat il ajoute à une puissance
déjà redoutable!

Quelques moments après, ils revirent Adoniram devant la fournaise. Le
brasier, qui l'éclairait d'en bas, rehaussait sa stature et faisait
grimper son ombre contre le mur, où était accrochée une grande feuille
de bronze sur laquelle le maître frappa vingt coups avec un marteau de
fer. Les vibrations du métal résonnèrent au loin, et le silence se fit
plus profond qu'auparavant. Soudain, armés de leviers et de pics, dix
fantômes se précipitent dans l'excavation pratiquée sous le foyer du
fourneau et placée en regard du trône. Les soufflets râlent, expirent,
et l'on n'entend plus que le bruit sourd des pointes de fer pénétrant
dans la glaise calcinée qui lute l'orifice par où va s'élancer la fonte
liquide. Bientôt l'endroit attaqué devient violet, s'empourpre, rougit,
s'éclaire, prend une couleur orangée; un point blanc se dessine au
centre, et tous les manœuvres, sauf deux, se retirent. Ces derniers,
sous la surveillance d'Adoniram, s'étudient à amincir la croûte autour
du point lumineux, en évitant de le trouer.... Le maître les observe
avec anxiété.

Durant ces préparatifs, le compagnon fidèle d'Adoniram, ce jeune Benoni
qui lui était dévoué, parcourait les groupes d'ouvriers, sondant le
zèle de chacun, observant si les ordres étaient suivis, et jugeant tout
par lui-même.

Et il advint que ce jeune homme, accourant, effaré, aux pieds de
Soliman, se prosterna et dit:

--Seigneur, faites suspendre la coulée, tout est perdu, nous sommes
trahis!

L'usage n'était point que l'on abordât ainsi le prince sans y être
autorisé; déjà les gardes s'approchaient de ce téméraire; Soliman les
fit éloigner, et, se penchant sur Benoni agenouillé, il lui dit à
demi-voix:

--Explique-toi en peu de mots.

--Je faisais le tour du fourneau: derrière le mur, il y avait un
homme immobile, et qui semblait attendre; un second survint, qui dit
à demi-voix au premier: _Vehmamiah!_ On lui répondit: _Eliael!_ Il en
arriva un troisième qui prononça aussi: _Vehmamiah!_ et à qui l'on
répliqua de même: _Eliel_! ensuite l'un s'écria:

»--Il a asservi les charpentiers aux mineurs.

»Le second:--Il a subordonné les maçons aux mineurs.

»Le troisième:--Il a voulu régner sur les mineurs.

»Le premier reprit:--Il donne sa force à des étrangers.

»Le second:--Il n'a pas de patrie.

»Le troisième ajoute:--C'est bien.

»--Les compagnons sont frères, ... recommença le premier.

»--Les corporations ont des droits égaux, continua le second.

»Le troisième ajouta:--C'est bien.

»J'ai reconnu que le premier est maçon, parce qu'il a dit
ensuite:--J'ai mêlé le calcaire à la brique, et la chaux tombera en
poussière. Le second est charpentier; il a dit:--J'ai prolongé les
traverses des poutres, et la flamme les visitera. Quant au troisième,
il travaille les métaux. Voici quelles étaient ses paroles:--J'ai pris
dans le lac empoisonné de Gomorrhe des laves de bitume et de souffre;
je les ai mêlées à la fonte.

»En ce moment, une pluie d'étincelles a éclairé leurs visages. Le
maçon est Syrien et se nomme Phanor; le charpentier est Phénicien, on
l'appelle Amrou; le mineur est Juif de la tribu de Ruben, son nom est
Méthousaël. Grand roi, j'ai volé à vos pieds: étendez votre sceptre et
arrêtez les travaux!

--Il est trop tard, dit Soliman pensif; voilà le cratère qui
s'entr'ouvre; garde le silence, ne trouble point Adoniram, et redis-moi
ces trois noms.

--Phanor, Amrou, Méthousaël.

--Qu'il soit fait selon la volonté de Dieu.

Benoni regarda fixement le roi et prit la fuite avec la rapidité
de l'éclair. Pendant ce temps-là, la terre cuite tombait autour de
l'embouchure bâillonnée du fourneau, sous les coups redoublés des
mineurs, et la couche amincie devenait si lumineuse, qu'il semblait
qu'on fût sur le point de surprendre le soleil dans sa retraite
nocturne et profonde.... Sur un signe d'Adoniram, les manœuvres
s'écartent, et le maître, tandis que les marteaux font retentir
l'airain, soulevant une massue de fer, l'enfonce dans la paroi
diaphane, la tourne dans la plaie et l'arrache avec violence. A
l'instant, un torrent de liquide, rapide et blanc, s'élance dans le
chenal et s'avance comme un serpent d'or strié de cristal et d'argent,
jusqu'à un bassin creusé dans le sable, à l'issue duquel la fonte se
disperse et suit son cours le long de plusieurs rigoles.

Soudain une lumière pourpre et sanglante illumine, sur les coteaux, les
visages des spectateurs innombrables; ces lueurs pénètrent l'obscurité
des nuages et rougissent la crête des rochers lointains. Jérusalem,
émergeant des ténèbres, semble la proie d'un incendie. Un silence
profond donne à ce spectacle solennel le fantastique aspect d'un rêve.

Comme la coulée commençait, on entrevît une ombre qui voltigeait
aux entours du lit que la fonte allait envahir. Un homme s'était
élancé, et, en dépit des défenses d'Adoniram, il osait traverser ce
canal destiné au feu. Comme il y posait le pied, le métal en fusion
l'atteignit, le renversa, et il disparut en une seconde.

Adoniram ne voit que son œuvre; bouleversé par l'idée d'une imminente
explosion, il s'élance, au péril de sa vie, armé d'un crochet de fer;
il le plonge dans le sein de la victime, l'accroche, l'enlève, et, avec
une vigueur surhumaine, la lance comme un bloc de scories sur la berge,
où ce corps lumineux va s'éteindre en expirant.... Il n'avait pas même
eu le temps de reconnaître son compagnon, le fidèle Benoni.

Tandis que la fonte s'en va, ruisselante, remplir les cavités de la mer
d'airain, dont le vaste contour déjà se trace comme un diadème d'or sur
la terre assombrie, des nuées d'ouvriers portant de larges pots à feu,
des poches profondes emmanchées de longues tiges de fer, les plongent
tour à tour dans le bassin de feu liquide, et courent çà et là verser
le métal dans les moules destinés aux lions, aux bœufs, aux palmes,
aux chérubins aux figures géantes qui supportent la mer d'airain. On
s'étonne de la quantité de feu qu'ils font boire à la terre; couchés
sur le sol, les bas-reliefs retracent les silhouettes claires et
vermeilles des chevaux, des taureaux ailés, des cynocéphales, des
chimères monstrueuses enfantées par le génie d'Adoniram.

--Spectacle sublime! s'écrie la reine de Saba. O grandeur! ô puissance
du génie de ce mortel, qui soumet les éléments et dompte la nature!

--Il n'est pas encore vainqueur, repartit Soliman avec amertume; Adonaï
seul est tout-puissant!



VI--L'APPARITION


Tout à coup Adoniram s'aperçoit que le fleuve de fonte déborde; la
source béante vomit des torrents; le sable trop chargé s'écroule: il
jette les yeux sur la mer d'airain; le moule regorge; une fissure
se dégage au sommet; la lave ruisselle de tous côtés. Il exhale un
cri si terrible que l'air en est rempli et que les échos le répètent
sur les montagnes. Pensant que la terre, trop chauffée, se vitrifie,
Adoniram saisit un tuyau flexible aboutissant à un réservoir d'eau,
et, d'une main précipitée, dirige cette colonne d'eau sur la base des
contre-forts ébranlés du moule de la vasque. Mais la fonte, ayant pris
l'essor, dévale jusque-là: les deux liquides se combattent; une masse
de métal enveloppe l'eau, l'emprisonne, l'étreint. Pour se dégager,
l'eau consumée se vaporise et fait éclater ses entraves. Une détonation
retentit; la fonte rejaillit dans les airs en gerbes éclatantes à
vingt coudées de hauteur; on croit voir s'ouvrir le cratère d'un
volcan furieux. Ce fracas est suivi de pleurs, de hurlements affreux;
car cette pluie d'étoiles sème en tous lieux la mort: chaque goutte
de fonte est un dard ardent qui pénètre dans les corps et qui tue.
La place est jonchée de mourants, et au silence a succédé un immense
cri d'épouvante. La terreur est au comble, chacun fuit; la crainte
du danger précipite dans le feu ceux que le feu pourchasse.... Les
campagnes, illuminées, éblouissantes et empourprées, rappellent cette
nuit terrible où Gomorrhe et Sodome flamboyaient, allumées par les
foudres de Jéhovah.

Adoniram, éperdu, court çà et là pour rallier ses ouvriers et fermer la
gueule à l'abîme inépuisable; mais il n'entend que des plaintes et des
malédictions; il ne rencontre que des cadavres: le reste est dispersé.
Soliman seul est demeuré impassible sur son trône; la reine est restée
calme à ses côtés. Ils font encore briller dans ces ténèbres le diadème
et le sceptre.

--Jéhovah l'a châtié! dit Soliman à son hôtesse. Et il me punit, par
la mort de mes sujets, de ma faiblesse, de mes complaisances pour un
monstre d'orgueil.

--La vanité qui immole tant de victimes est criminelle, prononça la
reine. Seigneur, vous auriez pu périr durant cette infernale épreuve:
l'airain pleuvait autour de nous.

--Et vous étiez là! et ce vil suppôt de Baal a mis en péril une vie si
précieuse! Partons, reine; votre péril m'a seul inquiété.

Adoniram, qui passait près d'eux, l'entendit; il s'éloigna en rugissant
de douleur. Plus loin, il avisa un groupe d'ouvriers qui l'accablaient
de mépris, de calomnies et de malédictions. Il fut rejoint par le
Syrien Phanor, qui lui dit:

--Tu es grand; la fortune t'a trahi; mais elle n'a pas eu les maçons
pour complices.

Amrou le Phénicien le rejoignit à son tour et lui dit:

--Tu es grand, et tu serais vainqueur, si chacun eût fait son devoir
comme les charpentiers.

Et le Juif Methousaël lui dit:

--Les mineurs ont fait leur devoir; mais ce sont ces ouvriers étrangers
qui, par leur ignorance, ont compromis l'entreprise. Courage! une œuvre
plus grande nous vengera de cet échec.

--Ah! pensa Adoniram, voilà les seuls amis que j'aie trouvés....

Il lui fut facile d'éviter les rencontres; chacun se détournait de lui,
et les ténèbres protégeaient ces désertions. Bientôt les lueurs des
brasiers et de la fonte qui rougissait en se refroidissant à la surface
n'éclairaient plus que des groupes lointains, qui se perdaient peu à
peu dans les ombres. Adoniram, abattu, cherchait Benoni.

--Il m'abandonne à son tour!... murmura-t-il avec tristesse.

Le maître restait seul an bord de la fournaise.

--Déshonoré! s'écria-t-il avec amertume; voilà le fruit d'une existence
austère, laborieuse et vouée à la gloire d'un prince ingrat! Il me
condamne, et mes frères me renient! Et cette reine, cette femme ...
elle était là, elle a vu ma honte, et son mépris ... j'ai dû le subir!
Mais où donc est Benoni, à cette heure où je souffre? Seul! je suis
seul et maudit! L'avenir est fermé. Adoniram, souris à ta délivrance,
et cherche-la dans ce feu, ton élément et ton rebelle esclave!

Il s'avance, calme et résolu, vers le fleuve, qui roule encore son
onde embrasée de scories, de métal fondu, et qui, çà et là, jaillit et
pétille au contact de l'humidité. Peut-être que la lave tressaillait
sur des cadavres. D'épais tourbillons de fumée violette et fauve se
dégageaient en colonnes serrées, et voilaient le théâtre abandonné de
cette lugubre aventure. C'est là que ce géant foudroyé tomba assis
sur la terre et s'abîma dans sa méditation ... l'œil fixé sur ces
tourbillons enflammés qui pouvaient s'incliner et l'étouffer au premier
souffle du vent.

Certaines formes étranges, fugitives, flamboyantes se dessinaient
parfois parmi les jeux brillants et lugubres de la vapeur ignée. Les
yeux éblouis d'Adoniram entrevoyaient, au travers des membres de
géants, des blocs d'or, des gnomes qui se dissipaient en fumée ou
se pulvérisaient en étincelles. Ces fantaisies ne parvenaient point
à distraire son désespoir et sa douleur. Bientôt, cependant, elles
s'emparèrent de son imagination en délire, et il lui sembla que du sein
des flammes s'élevait une voix retentissante et grave qui prononçait
son nom. Trois fois le tourbillon mugit le nom d'Adoniram.

Autour de lui, personne.... Il contemple avidement la tourbe enflammée,
et murmure:

--La voix du peuple m'appelle!

Sans détourner la vue, il se soulève sur un genou, étend la main, et
distingue au centre des fumées rouges une forme humaine indistincte,
colossale, qui semble s'épaissir dans les flammes, s'assembler, puis
se désunir et se confondre. Tout s'agite et flamboie à l'entour;...
elle seule se fixe, tour à tour obscure dans la vapeur lumineuse, ou
claire et éclatante au sein d'un amas de fuligineuses vapeurs. Elle se
dessine, cette figure, elle acquiert du relief, elle grandit encore en
s'approchant, et Adoniram, épouvanté, se demande quel est ce bronze qui
est doué de la vie.

Le fantôme s'avance. Adoniram le contemple avec stupeur. Son buste
gigantesque est revêtu d'une dalmatique sans manches; ses bras nus sont
ornés d'anneaux de fer; sa tête bronzée, qu'encadre une barbe carrée,
tressée et frisée à plusieurs rangs,... sa tête est coiffée d'une
mitre vermeille; il tient à la main un marteau. Ses grands yeux, qui
brillent, s'abaissent sur Adoniram avec douceur, et, d'un son de voix
qui semble arraché aux entrailles du bronze:

--Réveille ton âme, dit-il; lève-toi, mon fils!... Viens, suis-moi....
J'ai vu les maux de ma race, et je l'ai prise en pitié....

--Esprit, qui donc es-tu?

--L'ombre du père de tes pères, l'aïeul de ceux qui travaillent et
qui souffrent. Viens; quand ma main aura glissé sur ton front, tu
respireras dans la flamme. Sois sans crainte, comme tu fus sans
faiblesse....

Soudain, Adoniram se sentit enveloppé d'une chaleur pénétrante qui
l'animait sans l'embraser; l'air qu'il aspirait était plus subtil; un
ascendant invincible l'entraînait vers le brasier où déjà plongeait son
mystérieux compagnon.

--Où suis-je? Quel est ton nom? Où m'entraines-tu? murmura-t-il.

--Au centre de la terre ... dans l'âme du monde habité; là s'élève le
palais souterrain d'Hénoch, notre père, que l'Égypte appelle Hermès,
que l'Arabie honore sous le nom d'Édris.

--Puissances immortelles! s'écria Adoniram; ô mon seigneur! est-il donc
vrai, vous seriez?...

--Ton aïeul, homme ... artiste, ton maître et ton patron: je fus
Tubal-Kaïn.

Plus ils s'avançaient dans la profonde région du silence et de la nuit,
plus Adoniram doutait de la réalité de ses impressions. Peu à peu,
distrait de lui-même, il subit le charme de l'inconnu, et son âme,
attachée tout entière à l'ascendant qui le dominait, fut toute à son
guide mystérieux.

Aux régions humides et froides avait succédé une atmosphère tiède
et raréfiée; la vie intérieure de la terre se manifestait par des
secousses, par des bourdonnements singuliers; des battements sourds,
réguliers, périodiques, annonçaient le voisinage du cœur du monde;
Adoniram le sentait battre avec une force croissante, et il s'étonnait
d'errer parmi des espaces infinis; il cherchait un appui, ne le
trouvait pas, et suivait sans la voir l'ombre de Tubal-Kaïn, qui
gardait le silence.

Après quelques instants qui lui parurent longs comme la vie d'un
patriarche, il découvrit au loin un point lumineux. Cette tache
grandit, grandit, s'approcha, s'étendit en longue perspective, et
l'artiste entrevit un monde peuplé d'ombres qui s'agitaient, livrées
à des occupations qu'il ne comprit pas. Ces clartés douteuses vinrent
enfin expirer sur la mitre éclatante et sur la dalmatique du fils de
Kaïn.

En vain Adoniram s'efforça-t-il de parler: la voix expirait dans sa
poitrine oppressée; mais il reprit haleine en se voyant dans une large
galerie d'une profondeur incommensurable, très-large, car on n'en
découvrait point les parois, et portée sur une avenue de colonnes si
hautes, qu'elles se perdaient au-dessus de lui dans les airs, et que la
voûte qu'elles portaient échappait à la vue.

Soudain il tressaillit; Tubal-Kaïn parlait:

--Tes pieds foulent la grande pierre d'émeraude qui sert de racine et
de pivot à la montagne de Kaf; tu as abordé le domaine de tes pères.
Ici règne sans partage la lignée de Kaïn. Sous ces forteresses de
granit, au milieu de ces cavernes inaccessibles, nous avons pu trouver
enfin la liberté. C'est là qu'expire la tyrannie jalouse d'Adonaï, là
qu'on peut, sans périr, se nourrir des fruits de l'arbre de la science.

Adoniram exhala un long et doux soupir: il lui semblait qu'un poids
accablant, qui toujours l'avait courbé dans la vie, venait de
s'évanouir pour la première fois.

Tout à coup la vie éclate; des populations apparaissent à travers
ces hypogées: le travail les anime, les agite; le joyeux fracas des
métaux résonne; des bruits d'eaux jaillissantes et de vents impétueux
s'y mêlent; la voûte éclaircie s'étend comme un ciel immense d'où se
précipitent sur les plus vastes et les plus étranges ateliers des
torrents d'une lumière blanche, azurée, et qui s'irise en tombant sur
le sol.

Adoniram traverse une foule livrée à des labeurs dont il ne saisit pas
le but; cette clarté, cette coupole céleste dans les entrailles de la
terre l'étonne; il s'arrête.

--C'est le sanctuaire du feu, lui dit Tubal-Kaïn; de là provient la
chaleur de la terre, qui, sans nous, périrait de froid. Nous préparons
les métaux, nous les distribuons dans les veines de la planète, après
en avoir liquéfié les vapeurs.

»Mis en contact et entrelacés sur nos têtes, les filons de ces divers
éléments dégagent des esprits contraires qui s'enflamment et projettent
ces vives lumières ... éblouissantes pour tes yeux imparfaits. Attirés
par ces courants, les sept métaux se vaporisent à l'entour, et forment
ces nuages de sinople, d'azur, de pourpre, d'or, de vermeil et d'argent
qui se meuvent dans l'espace, et reproduisent les alliages dont se
composent la plupart des minéraux et des pierres précieuses. Quand la
coupole se refroidit, ces nuées condensées font pleuvoir une grêle de
rubis, d'émeraudes, de topazes, d'onyx, de turquoises, de diamants,
et les courants de la terre les emportent avec des amas de scories:
les granits, les silex, les calcaires qui, soulevant la surface du
globe, la rendent bosselée de montagnes. Ces matières se solidifient
en approchant du domaine des hommes ... et à la fraîcheur du soleil
d'Adonaï, fourneau manqué qui n'aurait même pas la force de cuire un
œuf. Aussi, que deviendrait la vie de l'homme, si nous ne lui faisions
passer en secret l'élément du feu, emprisonné dans les pierres, ainsi
que le fer propre à retirer l'étincelle?

Ces explications satisfaisaient Adoniram et l'étonnaient. Il s'approcha
des ouvriers sans comprendre comment ils pouvaient travailler sur des
fleuves d'or, d'argent, de cuivre, de fer, les séparer, les endiguer et
les tamiser comme l'onde.

--Ces éléments, répondit à sa pensée Tubal-Kaïn, sont liquéfiés par la
chaleur centrale: la température où nous vivons ici est à peu près une
fois plus forte que celle des fourneaux où tu dissous la fonte.

Adoniram, épouvanté, s'étonna de vivre.

--Cette chaleur, reprit Tubal-Kaïn, est la température naturelle
des âmes qui furent extraites de l'élément du feu. Adonaï plaça une
étincelle imperceptible au centre du moule de terre dont il s'avisa de
faire l'homme, et cette parcelle a suffi pour échauffer le bloc, pour
l'animer et le rendre pensant; mais, là-haut, cette âme lutte contre le
froid: de là les limites étroites de vos facultés; puis il arrive que
l'étincelle est entraînée par l'attraction centrale, et vous mourez.

La création ainsi expliquée causa un mouvement de dédain à Adoniram.

--Oui, continua son guide; c'est un dieu moins fort que subtil, et
plus jaloux que généreux, le dieu Adonaï? Il a créé l'homme de boue,
en dépit des génies du feu; puis, effrayé de son œuvre et de leurs
complaisances pour cette triste créature, il l'a, sans pitié pour leurs
larmes, condamnée à mourir. Voilà le principe du différend qui nous
divise: toute la vie terrestre procédant du feu est attirée par le feu
qui réside au centre. Nous avions voulu qu'en retour le feu central
fut attiré par la circonférence et rayonnât au dehors: cet échange de
principes était la vie sans fin.

»Adonaï, qui règne autour des mondes, mura la terre et intercepta
cette attraction externe. Il en résulte que la terre mourra comme
ses habitants. Elle vieillit déjà; la fraîcheur la pénètre de plus
en plus; des espèces entières d'animaux et de plantes ont disparu;
les races s'amoindrissent, la durée de la vie s'abrége, et, des sept
métaux primitifs, la terre, dont la moelle se congèle et se dessèche,
n'en reçoit déjà plus que cinq[1]. Le soleil lui-même pâlit; il doit
s'éteindre dans cinq ou six milliers d'années. Mais ce n'est point à
moi seul, ô mon fils, qu'il appartient de te révéler ces mystères: tu
les entendras de la bouche des hommes, tes ancêtres.


[1] Les traditions sur lesquelles sont fondées les diverses scènes de
celle légende ne sont pas particulières aux Orientaux. Le moyen âge
européen les a connues. On peut consulter principalement _l'Histoire
des Préadamites_ de Lapeyrière, l'_Iter subterraneum_ de Klimius, et
une foule d'écrits relatifs à la kabbale et à la médecine spagyrique.
L'Orient en est encore là. Il ne faut donc pas s'étonner des bizarres
hypothèses scientifiques que peut contenir ce récit. La plupart de
ces légendes se rencontrent aussi dans le Talmud, dans les livres des
néoplatoniciens, dans le Coran et dans le livre d'Hénoch, traduit
récemment par l'évêque de Canterbury.



VII--LE MONDE SOUTERRAIN


Ils pénétrèrent ensemble dans un jardin éclairé des tendres lueurs
d'un feu doux, peuplé d'arbres inconnus dont le feuillage, formé de
petites langues de flamme, projetait, au lieu d'ombre, des clartés plus
vives sur le sol d'émeraudes, diapré de fleurs d'une forme bizarre,
et de couleurs d'une vivacité surprenante. Écloses du feu intérieur
dans le terrain des métaux, ces fleurs en étaient les émanations les
plus fluides et les plus pures. Ces végétations arborescentes du métal
en fleur rayonnaient comme des pierreries, et exhalaient des parfums
d'ambre, de benjoin, de myrrhe et d'encens. Non loin serpentaient
des ruisseaux de naphte, fertilisant les cinabres, la rose de ces
contrées souterraines. Là se promenaient quelques vieillards géants,
sculptés à la mesure de cette nature exubérante et forte. Sous un
dais de lumière ardente, Adoniram, découvrit une rangée de colosses,
assis à la file, et reproduisant les costumes sacrés, les proportions
sublimes et l'aspect imposant des figures qu'il avait jadis entrevues
dans les cavernes du Liban. Il devina la dynastie disparue des princes
d'Hénochia. Il revit autour d'eux, accroupis, les cynocéphales, les
lions ailés, les griffons, les sphinx souriants et mystérieux, espèces
condamnées, balayées par le déluge, et immortalisées par la mémoire
des hommes. Ces esclaves androgynes supportaient les trônes massifs,
monuments inertes, dociles, et pourtant animés.

Immobiles comme le repos, les princes fils d'Adam semblaient rêver et
attendre.

Parvenu à l'extrémité de la lignée, Adoniram, qui marchait toujours,
dirigeait ses pas vers une énorme pierre carrée et blanche comme
la neige.... Il allait poser le pied sur cet incombustible rocher
d'amiante.

--Arrête!... s'écria Tubal-Kaïn. Nous sommes sous la montagne de
Sérendib; tu vas fouler la tombe de l'inconnu, du premier-né de la
terre. Adam sommeille sous ce linceul, qui le préserve du feu. Il ne
doit se relever qu'au dernier jour du monde; sa tombe captive contient
notre rançon. Mais écoute: notre père commun t'appelle.

Kaïn était accroupi dans une posture pénible; il se souleva. Sa beauté
est surhumaine, son œil triste, et sa lèvre pâle. Il est nu; autour de
son front soucieux s'enroule un serpent d'or, en guise de diadème....
L'homme errant semble encore harassé.

--Que le sommeil et la mort soient avec toi, mon fils! Race
industrieuse et opprimée, c'est par moi que tu souffres. Héva fut ma
mère; Éblis, l'ange de lumière, a glissé dans son sein l'étincelle qui
m'anime et qui a régénéré ma race; Adam, pétri de limon et dépositaire
d'une âme captive, Adam m'a nourri. Enfant des Éloïms[1], j'aimai
cette ébauche d'Adonaï, et j'ai mis au service des hommes ignorants
et débiles l'esprit des génies qui résident en moi. J'ai nourri mon
nourricier sur ses vieux jours, et bercé l'enfance d'Habel ... qu'ils
appelaient mon frère. Hélas! hélas!

»Avant d'enseigner le meurtre à la terre, j'avais connu l'ingratitude,
l'injustice et les amertumes qui corrompent le cœur. Travaillant
sans cesse, arrachant notre nourriture au sol avare, inventant, pour
le bonheur des hommes, ces charrues qui contraignent la terre à
produire, faisant renaître pour eux, au sein de l'abondance, cet Éden
qu'ils avaient perdu; j'avais fait de ma vie un sacrifice. O comble
d'iniquité! Adam ne m'aimait pas! Héva se souvenait d'avoir été bannie
du paradis pour m'avoir mis an monde, et son cœur, fermé par l'intérêt,
était tout à son Habel. Lui, dédaigneux et choyé, me considérait
comme le serviteur de chacun: Adonaï était avec lui, que fallait-il
de plus? Aussi, tandis que j'arrosais de mes sueurs la terre où il se
sentait roi, lui-même, oisif et caressé, il paissait ses troupeaux en
sommeillant sons les sycomores. Je me plains: nos parents invoquent
l'équité de Dieu; nous lui offrons nos sacrifices, et le mien, des
gerbes de blé que j'avais fait éclore, les prémices de l'été! le mien
est rejeté avec mépris.... C'est ainsi que ce Dieu jaloux a toujours
repoussé le génie inventif et fécond, et donné la puissance avec le
droit d'oppression aux esprits vulgaires. Tu sais le reste; mais ce
que tu ignores, c'est que la réprobation d'Adonaï, me condamnant à la
stérilité, donnait pour épouse au jeune Habel notre sœur Aclinia, dont
j'étais aimé. De là provint la première lutte des djinns ou enfants des
Éloïms, issus de l'élément du feu, contre les fils d'Adonaï, engendrés
du limon.

»J'éteignis le flambeau d'Habel.... Adam se vit renaître plus tard
dans la postérité de Seth; et, pour effacer mon crime, je me suis
fait bienfaiteur des enfants d'Adam. C'est à notre race, supérieure
à la leur, qu'ils doivent tous les arts, l'industrie et les éléments
des sciences. Vains efforts! en les instruisant, nous les rendions
libres.... Adonaï ne m'a jamais pardonné, et c'est pourquoi il me fait
un crime sans pardon d'avoir brisé un vase d'argile, lui qui, dans les
eaux du déluge, a noyé tant de milliers d'hommes! lui qui, pour les
décimer, leur a suscité tant de tyrans!

Alors, la tombe d'Adam parla.

--C'est toi, dit la voix profonde, toi qui as enfanté le meurtre; Dieu
poursuit, dans mes enfants, le sang d'Héva dont tu sors et que tu as
versé! C'est à cause de toi que Jéhovah a suscité des prêtres qui ont
immolé les hommes, et des rois qui ont sacrifié des prêtres et des
soldats. Un jour, il fera naître des empereurs pour broyer les peuples,
les prêtres et les rois eux-mêmes, et la postérité des nations dira:
«Ce sont les fils de Kaïn! »

Le fils d'Héva s'agita, désespéré.

--Lui aussi! s'écria-t-il; jamais il n'a pardonné.

--Jamais!... répondit la voix.

Et, des profondeurs de l'abîme, on l'entendit gémir encore:

--Habel, mon fils, Habel, Habel!... qu'as-tu fait de ton frère Habel?...

Kaïn roula sur le sol, qui retentit, et les convulsions du désespoir
lui déchiraient la poitrine....

Tel est le supplice de Kaïn, parce qu'il a versé le sang.

Saisi de respect, d'amour, de compassion et d'horreur, Adoniram se
détourna.

--Qu'avais-je fait, moi? dit, en secouant sa tête coiffée d'une tiare
élevée, le vénérable Hénoch. Les hommes erraient comme des troupeaux;
je leur appris à tailler les pierres, à bâtir des édifices, à se
grouper dans les villes. Le premier, je leur ai révélé le génie des
sociétés. J'avais rassemblé des brutes;... je laissai une nation
dans ma ville d'Hénochia, dont les ruines étonnent encore les races
dégénérées. C'est grâce à moi que Soliman dresse un temple en l'honneur
d'Adonaï, et ce temple fera sa perte; car le Dieu des Hébreux, ô mon
fils, a reconnu mon génie dans l'œuvre de tes mains.

Adoniram contempla cette grande ombre: Hénoch avait la barbe longue
et tressée; sa tiare, ornée de bandes rouges et d'une double rangée
d'étoiles, était surmontée d'une pointe terminée en bec de vautour.
Deux bandelettes à franges retombaient sur ses cheveux et sa tunique.
D'une main, il tenait un long sceptre, et, de l'autre, une équerre.
Sa stature colossale dépassait celle de son père Kaïn, Près de lui se
tenaient Irad et Maviaël, coiffés de simples bandelettes. Des anneaux
s'enroulaient autour de leurs bras: l'un avait jadis emprisonné les
fontaines; l'autre avait équarri les cèdres. Mathusaël avait imaginé
les caractères écrits et laissé des livres dont s'empara depuis Édris,
qui les enfouit dans la terre; les livres du _Tau_. Mathusaël avait sur
l'épaule un pallium hiératique; un parazonium armait son flanc, et sur
sa ceinture éclatante brillait en traits de feu le _T_ symbolique qui
rallie les ouvriers issus des génies du feu.

Tandis qu'Adoniram contemplait les traits souriants de Lamech, dont
les bras étaient couverts par des ailes repliées d'où sortaient deux
longues mains appuyées sur la tête de deux jeunes gens accroupis,
Tubal-Kaïn, quittant son protégé, avait pris place sur son trône de fer.

--Tu vois la face vénérable de mon père, dit-il à Adoniram. Ceux-ci,
dont il caresse la chevelure, sont les enfants d'Ada: Jabel, qui dressa
des tentes et apprit à coudre la peau des chameaux, et Jubal, mon
frère, qui le premier tendit les cordes du cinnor, de la harpe, et sut
en tirer des sons.

--Fils de Lamech et de Sella, répondit Jubal d'une voix harmonieuse
comme les vents du soir, tu es plus grand que tes frères, et tu règnes
sur tes aïeux. C'est de toi que procèdent les arts de la guerre et
de la paix. Tu as réduit les métaux, tu as allumé la première forge.
En donnant aux humains l'or, l'argent, le cuivre et l'acier, tu as
remplacé par eux l'arbre de science. L'or et le fer les élèveront au
comble de la puissance, et leur seront assez funestes pour nous venger
d'Adonaï. Honneur à Tubal-Kaïn!

Un bruit formidable répondit de toute part à cette exclamation, répétée
au loin par les légions de gnomes, qui reprirent leurs travaux avec
une ardeur nouvelle. Les marteaux retentirent sous les voûtes des
usines éternelles, et Adoniram ... l'ouvrier, dans ce monde où les
ouvriers étaient rois, ressentit une allégresse et un orgueil profonds.

--Enfant de la race des Éloïms, lui dit Tubal-Kaïn, reprends courage,
ta gloire est dans la servitude. Tes ancêtres ont rendu redoutable
l'industrie humaine, et c'est pourquoi notre race a été condamnée. Elle
a combattu deux mille ans; on n'a pu nous détruire, parce que nous
sommes d'une essence immortelle; on a réussi à nous vaincre, parce que
le sang d'Héva se mêlait à notre sang. Tes aïeux, mes descendants,
furent préservés des eaux du déluge. Car, tandis que Jéhovah, préparant
notre destruction, les amoncelait dans les réservoirs du ciel, j'ai
appelé le feu à mon secours et précipité de rapides courants vers la
surface du globe. Par mon ordre, la flamme a dissous les pierres et
creusé de longues galeries propres à nous servir de retraites. Ces
routes souterraines aboutissaient dans la plaine de Gizèh, non loin de
ces rivages où s'est élevé depuis la cité de Memphis. Afin de préserver
ces galeries de l'invasion des eaux, j'ai réuni la race des géants,
et nos mains ont élevé une immense pyramide qui durera autant que le
monde. Les pierres en furent cimentées avec du bitume impénétrable; et
l'on n'y pratiqua d'autre ouverture qu'un étroit couloir fermé par une
petite porte que je murai moi-même au dernier jour du monde ancien.

»Des demeures souterraines furent creusées dans le roc: on y pénétrait
en descendant dans un abîme; elles s'échelonnaient le long d'une
galerie basse aboutissant aux régions de l'eau que j'avais emprisonnée
dans un grand fleuve propre à désaltérer les hommes et les troupeaux
enfouis dans ces retraites. Au delà de ce fleuve, j'avais réuni, dans
un vaste espace éclairé par le frottement des métaux contraires, les
fruits végétaux qui se nourrissent de la terre.

»C'est là que vécurent à l'abri des eaux les faibles débris de
la lignée de Kaïn. Toutes les épreuves que nous avons subies et
traversées, il fallut les subir encore pour revoir la lumière, quand
les eaux eurent regagné leur lit. Ces routes étaient périlleuses, le
climat intérieur dévore. Durant l'aller et le retour, nous laissâmes
dans chaque région quelques compagnons. Seul, à la fin, je survécus
avec le fils que m'avait donné ma sœur Noéma.

»Je rouvris la pyramide, et j'entrouvris la terre. Quel changement!
Le désert!... des animaux rachitiques, des plantes rabougries, un
soleil pâle et sans chaleur, et çà et là des amas de boue inféconde
où se traînaient des reptiles! Soudain un vent glacial et chargé de
miasmes infects pénètre dans ma poitrine et la dessèche. Suffoqué, je
le rejette, et l'aspire encore pour ne pas mourir. Je ne sais quel
poison froid circule dans mes veines; ma vigueur expire, mes jambes
fléchissent, la nuit m'environne, un noir frisson s'empare de moi. Le
climat de la terre était changé: le sol, refroidi, ne dégageait plus
assez de chaleur pour animer ce qu'il avait fait vivre autrefois. Tel
qu'un dauphin enlevé du sein des mers et lancé sur le sable, je sentais
mon agonie, et je compris que mon heure était venue....

»Par un suprême instinct de conservation, je voulus fuir, et, rentrant
sous la pyramide, j'y perdis connaissance. Elle fut mon tombeau; mon
âme alors, délivrée, attirée par le feu intérieur, revint trouver
celles de mes pères. Quant à mon fils, à peine adulte, il grandissait
encore; il put vivre; mais sa croissance s'arrêta.

«Il fut errant suivant la destinée de notre race, et la femme de
Cham[2], second fils de Noé, le trouva plus beau que le fils des
hommes. Il la connut: elle mit au monde Koûs, le père de Nemrod,
qui enseigna à ses frères l'art de la chasse et fonda Babylone. Ils
entreprirent d'élever la tour de Babel; dès lors, Adonaï reconnut le
sang de Kaïn et recommença à le persécuter. La race de Nemrod fut
de nouveau dispersée. La voix de mon fils achèvera pour toi cette
douloureuse histoire.

Adoniram chercha autour de lui le fils de Tubal-Kaïn d'un air inquiet.

--Tu ne le reverras point, repartit le prince des esprits du feu: l'âme
de mon enfant est invisible, parce qu'il est mort après le déluge, et
que sa forme corporelle appartient à la terre. Il en est ainsi de ses
descendants, et ton père, Adoniram, est errant dans l'air enflammé que
tu respires.... Oui, ton père.

--Ton père, oui, ton père ..., redit comme un écho, mais avec un accent
tendre, une voix qui passa comme un baiser sur le front d'Adoniram.

Et, se retournant, l'artiste pleura.

--Console-toi, dit Tubal-Kaïn, il est plus heureux que moi. Il t'a
laissé au berceau, et, comme ton corps n'appartient pas encore à la
terre, il jouit du bonheur d'en voir l'image. Mais sois attentif aux
paroles de mon fils.

Alors, une voix parla:

--Seul parmi les génies mortels de notre race, j'ai vu le monde avant
et après le déluge, et j'ai contemplé la face d'Adonaï. J'espérais la
naissance d'un fils, et la froide bise de la terre vieillie oppressait
ma poitrine. Une nuit, Dieu m'apparaît: sa face ne peut être décrite.
Il me dit:

»--Espère!...

»Dépourvu d'expérience, isolé dans un monde inconnu, je répliquai
timide:

»--Seigneur, je crains.

» Il reprit:

»--Cette crainte sera ton salut. Tu dois mourir; ton nom sera ignoré
de tes frères et sans écho dans les âges, de toi va naître un fils que
tu ne verras pas. De lui sortiront des êtres perdus parmi la foule
comme les étoiles errantes à travers le firmament. Souche de géants,
j'ai humilié ton corps; tes descendants naîtront faibles; leur vie sera
courte; l'isolement sera leur partage. L'âme des génies conservera dans
leur sein sa précieuse étincelle, et leur grandeur fera leur supplice.
Supérieurs aux hommes, ils en seront les bienfaiteurs et se verront
l'objet de leurs dédains; leurs tombes seules seront honorées. Méconnus
durant leur séjour sur la terre, ils posséderont l'âpre sentiment de
leur force, et ils l'exerceront pour la gloire d'autrui. Sensibles
aux malheurs de l'humanité, ils voudront les prévenir, sans se faire
écouter. Soumis à des pouvoirs médiocres et vils, ils échoueront à
surmonter ces tyrans méprisables. Supérieurs pour leur âme, ils seront
le jouet de l'opulence et de la stupidité heureuse. Ils fonderont
la renommée des peuples et n'y participeront pas de leur vivant.
Géants de l'intelligence, flambeaux du savoir, organes du progrès,
lumières des arts, instruments de la liberté, eux seuls resteront
esclaves, dédaignés, solitaires. Cœurs tendres, ils seront en butte à
l'envie; âmes énergiques, ils seront paralysés pour le bien.... Ils se
reconnaîtront entre eux.

»--Dieu cruel! m'écriai-je; du moins, leur vie sera courte et l'âme
brisera le corps.

»--Non; car ils nourriront l'espérance, toujours déçue, ravivée sans
cesse, et plus ils travailleront à la sueur de leur front, plus les
hommes seront ingrats Ils donneront toutes les joies et recevront
toutes les douleurs; le fardeau de labeurs dont j'ai chargé la race
d'Adam s'appesantira sur leurs épaules; la pauvreté les suivra, la
famille sera pour eux compagne de la faim. Complaisants ou rebelles,
ils seront constamment avilis, ils travailleront pour tous et
dépenseront en vain le génie, l'industrie et la force de leurs bras.

»Jéhovah dit; mon cœur fut brisé; je maudis la nuit qui m'avait rendu
père, et j'expirai.

Et la voix s'éteignit, laissant derrière elle une longue traînée de
soupirs.

--Tu le vois, tu l'entends, repartit Tubal-Kaïn, et notre exemple
t'est offert. Génies bienfaisants, auteurs de la plupart des conquêtes
intellectuelles dont l'homme est si fier, nous sommes à ses yeux les
maudits, les démons, les esprits du mal. Fils de Kaïn! subis ta
destinée; porte-la d'un front imperturbable, et que le Dieu vengeur
soit atterré de ta constance. Sois grand devant les hommes et fort
devant nous: je t'ai vu près de succomber, mon fils, et j'ai voulu
soutenir ta vertu. Les génies du feu viendront à ton aide; ose tout;
tu es réservé à la perte de Soliman, ce fidèle serviteur d'Adonaï. De
toi naîtra une souche de rois qui restaureront sur la terre, en face de
Jéhovah, le culte négligé du feu, cet élément sacré. Quand tu ne seras
plus sur la terre, la milice infatigable des ouvriers se ralliera à ton
nom, et la phalange des travailleurs, des penseurs abaissera un jour la
puissance aveugle des rois, ces ministres despotiques d'Adonaï. Va, mon
fils, accomplis tes destinées....

A ces mots, Adoniram se sentit soulevé; le jardin des métaux, ses
fleurs étincelantes, ses arbres de lumière, les ateliers immenses
et radieux des gnomes, les ruisseaux éclatants d'or, d'argent, de
cadmium, de mercure et de naphte se confondirent sous ses pieds en un
large sillon de lumière, en un rapide fleuve de feu. Il comprit qu'il
filait dans l'espace avec la rapidité d'une étoile. Tout s'obscurcit
graduellement: le domaine de ses aïeux lui apparut un instant tel
qu'une planète immobile au milieu d'un ciel assombri, un vent frais
frappa son visage, il ressentit une secousse, jeta les yeux autour de
lui, et se retrouva couché sur le sable, au pied du moule de la mer
d'airain, entouré de la lave à demi refroidie, qui projetait encore
dans les brumes de la nuit une lueur roussâtre.

--Un rêve! se dit-il; était-ce donc un rêve? Malheureux! ce qui n'est
que trop vrai, c'est la perte de mes espérances, la ruine de mes
projets, et le déshonneur qui m'attend au lever du soleil....

Mais la vision se retrace avec tant de netteté, qu'il suspecte le doute
même dont il est saisi. Tandis qu'il inédite, il relève les yeux et
reconnaît devant lui l'ombre colossale de Tubal-Kaïn.

--Génie du feu, s'écrie-t-il, reconduis-moi dans le fond des abîmes. La
terre cachera mon opprobre.

--Est-ce ainsi que tu suis mes préceptes? réplique l'ombre d'un ton
sévère. Point de vaines paroles; la nuit s'avance, bientôt l'œil
flamboyant d'Adonaï va parcourir la terre; il faut se hâter. Faible
enfant! t'aurais-je abandonné dans une heure si périlleuse? Sois sans
crainte; tes moules sont remplis: la fonte, en élargissant tout à
coup l'orifice du four muré de pierres trop peu réfractaires, a fait
irruption, et le trop-plein a jailli par-dessus les bords. Tu as cru
à une fissure, perdu la tête, jeté de l'eau, et le jet de fonte s'est
étoilé.

--Et comment affranchir les bords de la vasque de ces bavures de fonte
qui y ont adhéré?

--La fonte est poreuse et conduit moins bien la chaleur que ne le
ferait l'acier. Prends un morceau de fonte, chauffe le par un bout,
refroidis-le par l'autre, et frappe un coup de masse: le morceau
cassera juste entre le chaud et le froid. Les terres et les cristaux
sont dans le même cas.

--Maître, je vous écoute.

--Par Éblis! mieux vaudrait me deviner. Ta vasque est brûlante encore:
refroidis brusquement ce qui déborde les contours, et sépare les
bavures à coups de marteau.

--C'est qu'il faudrait une vigueur....

--Il faut un marteau. Celui de Tubal-Kaïn a ouvert le cratère de l'Etna
pour donner un écoulement aux scories de nos usines.

Adoniram entendit le bruit d'un morceau de fer qui tombe; il se baissa
et ramassa un marteau pesant, mais parfaitement équilibré pour la main.
Il voulut exprimer sa reconnaissance; l'ombre avait disparu, et l'aube
naissante avait commencé à dissoudre le feu des étoiles.

Un moment après, les oiseaux qui préludaient à leurs chants prirent la
fuite au bruit du marteau d'Adoniram, qui, frappant à coups redoublés
sur les bords de la vasque, troublait seul le profond silence qui
précède la naissance du jour....

Cette _séance_ avait vivement impressionné l'auditoire, qui s'accrut
le lendemain. On avait parlé des mystères de la montagne de Kaf, qui
intéressent toujours vivement les Orientaux. Pour moi, cela m'avait
paru aussi classique que la descente d'Énée aux enfers.


[1] Les _Éloïms_ sont des génies primitifs que les Égyptiens appelaient
les _dieux ammonéens_. Dans le système des traditions persanes, Adonaï
ou Jéhovah (le dieu des Hébreux) n'était que l'un des _Éloïms_.

[2] Selon une tradition du Talmud, ce serait l'épouse même de Noé qui
aurait mêlé la race des génies à la race des hommes, en cédant aux
séductions d'un esprit issu des dives. Voir _le Comte de Gabalis_, de
l'abbé de Villars.



VIII--LE LAVOIR DE SILOÉ


Le conteur reprit:

C'était l'heure où le Thabor projette son ombre matinale sur le chemin
montueux de Béthanie: quelques nuages blancs et diaphanes erraient dans
les plaines du ciel, adoucissant la clarté du matin; la rosée azurait
encore le tissu des prairies; la brise accompagnait de son murmure dans
le feuillage la chanson des oiseaux qui bordaient le sentier de Moria;
l'on entrevoyait de loin les tuniques de lin et les robes de gaze d'un
cortège de femmes qui, traversant un pont jeté sur le Cédron, gagnèrent
les bords d'un ruisseau qu'alimente le lavoir de Siloé. Derrière elles
marchaient huit Nubiens portant un riche palanquin, et deux chameaux
qui cheminaient chargés en balançant la tête.

La litière était vide; car, ayant, dès l'aurore, quitté, avec ses
femmes, les tentes où elle s'était obstinée à demeurer avec sa suite
hors des murs de Jérusalem, la reine de Saba, pour mieux goûter le
charme de ces fraîches campagnes, avait mis pied à terre.

Jeunes et jolies pour la plupart, les suivantes de Balkis se rendaient
de bonne heure à la fontaine pour laver le linge de leur maîtresse,
qui, vêtue aussi simplement que ses compagnes, les précédait gaiement
avec sa nourrice, tandis que, sur ses pas, cette jeunesse babillait à
qui mieux mieux.

--Vos raisons ne me touchent pas, ma fille, disait la nourrice; ce
mariage me paraît une folie grave; et, si l'erreur est excusable, c'est
pour le plaisir qu'elle donne.

--Morale édifiante! Si le sage Soliman vous entendait ...,

--Est-il donc si sage, n'étant plus jeune, de convoiter la rose des
Sabéens?

--Des flatteries! Bonne Sarahil, tu t'y prends trop matin.

--N'éveillez pas ma sévérité encore endormie; je dirais....

--Eh bien, dis!

--Que vous aimez Soliman; et vous l'auriez mérité.

--Je ne sais..., répondit la jeune reine en riant; je me suis
sérieusement questionnée à cet égard, et il est probable que le roi ne
m'est pas indifférent.

--S'il en était ainsi, vous n'eussiez pas examiné ce point délicat
avec tant de scrupule. Non, vous combinez une alliance ... politique,
et vous jetez des fleurs sur l'aride sentier des convenances. Soliman
a rendu vos États, comme ceux de nous ses voisins, tributaires de sa
puissance, et vous rêvez le dessein de les affranchir en vous donnant
un maître dont vous comptez faire un esclave. Mais prenez garde!...

--Qu'ai-je à craindre? il m'adore.

--Il professe envers sa noble personne une passion trop vive pour que
ses sentiments à votre égard dépassent le désir des sens, et rien n'est
plus fragile. Soliman est réfléchi, ambitieux et froid.

--N'est-il pas le plus grand prince de la terre, le plus noble rejeton
de la race de Sem, dont je suis issue? Trouve dans le monde un prince
plus digne que lui de donner des successeurs à la dynastie des
Hémiarites!

--La lignée des Hémiarites, nos aïeux, descend de plus haut que vous
ne le pensez. Voyez-vous les enfants de Sem commander aux habitants
de l'air?... Enfin, je m'en tiens aux prédictions des oracles: vos
destinées ne sont point accomplies, et le signe auquel vous devez
reconnaître votre époux n'a point apparu, la huppe n'a point encore
traduit la volonté des puissances éternelles qui vous protègent?

--Mon sort dépendra-t-il de la volonté d'un oiseau?

--D'un oiseau unique au monde, dont l'intelligence n'appartient pas aux
espèces connues; dont l'âme, le grand prêtre me l'a dit, a été tirée
de l'élément du feu. Ce n'est point un animal terrestre, et il relève
des djinns (génies).

--Il est vrai, repartit Balkis, que Soliman tente en vain de
l'apprivoiser et lui présente inutilement ou l'épaule ou le poing.

--Je crains qu'elle ne s'y repose jamais. Au temps où les animaux
étaient soumis,--et, de ceux-là, la race est éteinte,--ils
n'obéissaient point aux hommes créés du limon. Ils ne relevaient que
des dives, ou des djinns, enfants de l'air ou du feu.... Soliman est de
la race formée d'argile par Adonaï.

--Et pourtant la huppe m'obéit ...

Sarahil sourit en hochant la tête: princesse du sang des Hémiarites, et
parente du dernier roi, la nourrice de la reine avait approfondi les
sciences naturelles: sa prudence égalait sa discrétion et sa bonté.

--Reine, ajouta-t-elle, il est des secrets supérieurs à votre âge, et
que les filles de notre maison doivent ignorer avant leur mariage. Si
la passion les égare et les fait déchoir, ces mystères leur restent
fermés, afin que le vulgaire des hommes en soit éternellement exclu.
Qu'il vous suffise de le savoir: Hud-Hud, cette huppe renommée, ne
reconnaîtra pour maître que l'époux réservé à la princesse de Saba.

--Vous me ferez maudire celte tyrannie emplumée.

--Qui, peut-être, vous sauvera d'un despote armé du glaive.

--Soliman a reçu ma parole, et, à moins d'attirer sur nous de justes
ressentiments, ... Sarahil, le sort en est jeté; les délais expirent,
et, ce soir même....

--La puissance des Éloïms (les dieux) est grande!... murmura la
nourrice.

Pour rompre l'entretien, Balkis, se détournant, se mit à cueillir des
jacinthes, des mandragores, des cyclamens qui diapraient le vert de la
prairie, et la huppe, qui l'avait suivie en voletant, piétinait autour
d'elle avec coquetterie, comme si elle eût cherché son pardon.

Ce repos permit aux femmes attardées de rejoindre leur souveraine.
Elles parlaient entre elles du temple d'Adonaï, dont on découvrait les
murs, et de la mer d'airain, texte de toutes les conversations depuis
quatre jours.

La reine s'empara de ce nouveau sujet, et ses suivantes, curieuses,
l'entourèrent. De grands sycomores, qui étendaient au-dessus de leurs
têtes de verdoyantes arabesques sur un fond d'azur, enveloppaient ce
groupe charmant d'une ombre transparente.

--Rien n'égale l'étonnement dont nous avons été saisis hier au soir,
leur disait Balkis. Soliman lui-même en fut muet de stupeur. Trois
jours auparavant, tout était perdu; maître Adoniram tombait foudroyé
sur les ruines de son œuvre. Sa gloire, trahie, s'écoulait à nos yeux
avec les torrents de la lave révoltée; l'artiste était replongé dans le
néant.... Maintenant, son nom victorieux retentit sur les collines; ses
ouvriers ont entassé au seuil de sa demeure un monceau de palmes, et il
est plus grand que jamais dans Israël.

--Le fracas de son triomphe, dit une jeune Sabéenne, a retenti jusqu'à
nos tentes, et, troublées du souvenir de la récente catastrophe, ô
reine! nous avons tremblé pour vos jours. Vos filles ignorent ce qui
s'est passé.

--Sans attendre le refroidissement de la fonte, Adoniram, ainsi me
l'a-t-on conté, avait appelé dès le matin les ouvriers découragés. Les
chefs mutinés l'entouraient; il les calme en quelques mots: durant
trois jours, ils se mettent à l'œuvre, et dégagent les moules pour
accélérer le refroidissement de la vasque que l'on croyait brisée.
Un profond mystère couvre leur dessein. Le troisième jour, ces
innombrables artisans, devançant l'aurore, soulèvent les taureaux et
les lions d'airain avec des leviers que la chaleur du métal noircit
encore. Ces blocs massifs sont entraînés sous la vasque et ajustés avec
une promptitude qui tient du prodige; la mer d'airain, évidée, isolée
de ses supports, se dégage et s'assied sur ses vingt-quatre cariatides;
et, tandis que Jérusalem déploie tant de frais inutiles, l'œuvre
admirable resplendit aux regards étonnés de ceux qui l'ont accomplie.
Soudain, les barrières dressées par les ouvriers s'abattent: la foule
se précipite; le bruit se propage jusqu'au palais. Soliman craint une
sédition; il accourt, et je l'accompagne. Un peuple immense se presse
sur nos pas. Cent mille ouvriers en délire et couronnés de palmes
vertes nous accueillent. Soliman ne peut en croire ses yeux. La ville
entière élève jusqu'aux nues le nom d'Adoniram.

--Quel triomphe! et qu'il doit être heureux!

--Lui! génie bizarre! âme profonde et mystérieuse!... A ma demande, on
l'appelle, on le cherche, les ouvriers se précipitent de tous côtés
... vains efforts! Dédaigneux de sa victoire, Adoniram se cache; il
se dérobe à la louange: l'astre s'est éclipsé. «Allons, dit Soliman,
le roi du peuple nous a disgraciés.» Pour moi, en quittant ce champ
de bataille du génie, j'avais l'âme triste et la pensée remplie du
souvenir de ce mortel, si grand par ses œuvres, plus grand encore par
son absence en un moment pareil.

--Je l'ai vu passer l'autre jour, reprit une vierge de Saba; la flamme
de ses yeux a effleuré mes joues et les a rougies: il a la majesté d'un
roi.

--Sa beauté, poursuivit une de ses compagnes, est supérieure à celle
des enfants des hommes; sa stature est imposante et son aspect éblouit.
Tels ma pensée se représente les dieux et les génies.

--Plus d'une, parmi vous, à ce que je suppose, unirait volontiers sa
destinée à celle du noble Adoniram?

--O reine! que sommes-nous devant la face d'un si haut personnage? Son
âme est dans les nuées, et ce cœur si fier ne descendrait pas jusqu'à
nous.

Des jasmins en fleur que dominaient des térébinthes et des acacias,
parmi lesquels de rares palmiers inclinaient leurs chapiteaux blêmes,
encadraient le lavoir de Siloé. Là croissaient la marjolaine, les
iris gris, le thym, la verveine et la rose ardente de Saaron. Sous
ces massifs de buissons étoiles, s'étendaient, çà et là, des bancs
séculaires au pied desquels gazouillaient des sources d'eau vive,
tributaires de la fontaine. Ces lieux de repos étaient pavoisés de
lianes qui s'enroulaient aux branches. Les apios aux grappes rougeâtres
et parfumées, les glycines bleues s'élançaient, en festons musqués et
gracieux, jusqu'aux cimes des pâles et tremblants ébéniers.

Au moment où le cortège de la reine de Saba envahit les abords de la
fontaine, surpris dans sa méditation, un homme, assis sur le bord du
lavoir, où il abandonnait une main aux caresses de l'onde, se leva,
dans l'intention de s'éloigner. Balkis était devant lui; il leva les
yeux au ciel, et se détourna plus vivement.

Mais elle, plus rapide encore, et se plaçant devant lui:

--Maître Adoniram, dit-elle, pourquoi m'éviter?

--Je n'ai jamais recherché le monde, répondit l'artiste, et je crains
le visage des rois.

--S'offre-t-il donc en ce moment si terrible? répliqua la reine avec
une douceur pénétrante qui arracha un regard au jeune homme.

Ce qu'il découvrit était loin de le rassurer. La reine avait déposé
les insignes de la grandeur, et la femme, dans la simplicité de ses
atours du matin, n'était que plus redoutable. Elle avait emprisonné
ses cheveux sous le pli d'un long voile flottant, sa robe diaphane
et blanche, soulevée par la brise curieuse, laissait entrevoir un
sein moulé sur la conque d'une coupe. Sous cette parure simple, la
jeunesse de Balkis semblait plus tendre, plus enjouée, et le respect
ne contenait plus l'admiration ni le désir. Ces grâces touchantes qui
s'ignoraient, ce visage enfantin, cet air virginal, exercèrent sur le
cœur d'Adoniram une impression nouvelle et profonde.

--A quoi bon me retenir? dit-il avec amertume. Mes maux suffisent à
mes forces, et vous n'avez à m'offrir qu'un surcroît de peines. Votre
esprit est léger, votre faveur passagère, et vous n'en présentez
le piège que pour tourmenter plus cruellement ceux qu'il a rendus
captifs.... Adieu, reine qui si vite oubliez, et qui n'enseignez pas
votre secret.

Après ces derniers mots, prononcés avec mélancolie, Adoniram jeta un
regard sur Balkis. Un trouble soudain la saisit. Vive par nature et
volontaire par l'habitude du commandement, elle ne voulut pas être
quittée. Elle s'arma de toute sa coquetterie pour répondre:

--Adoniram, vous êtes un ingrat.

C'était un homme ferme; il ne se rendit pas.

--Il est vrai: j'aurais tort de ne pas me souvenir: le désespoir
m'a visité une heure dans ma vie, et vous l'avez mise à profit pour
m'accabler auprès de mon maître, de mon ennemi.

--Il était là!... murmura la reine honteuse et repentante.

--Votre vie était en péril; j'avais couru me placer devant vous.

--Tant de sollicitude en un péril si grand! observa la princesse, et
pour quelle récompense!

La candeur, la bonté de la reine lui faisaient un devoir d'être
attendrie, et le dédain mérité de ce grand homme outragé lui creusait
une blessure saignante.

--Quant à Soliman-Ben-Daoud, reprit le statuaire, son opinion
m'inquiétait peu: race parasite, envieuse et servile, travestie sous
la pourpre.... Mon pouvoir est à l'abri de ses fantaisies. Quant aux
autres qui vomissaient l'injure autour de moi, cent mille insensés sans
force ni vertu, j'en fais moins de compte que d'un essaim de mouches
bourdonnantes.... Mais vous, reine, vous que j'avais seule distinguée
dans cette foule, vous que mon estime avait placée si haut!... mon
cœur, ce cœur que rien jusque-là n'avait touché, s'est déchiré, et je
le regrette peu.... Mais la société des humains m'est devenue odieuse.
Que me font désormais des louanges ou des outrages qui se suivent de si
près et se mêlent sur les mêmes lèvres comme l'absinthe et le miel!

--Vous êtes rigoureux au repentir! faut-il implorer votre merci, et ne
suffit-il pas ...?

--Non; c'est le succès que vous courtisez: si j'étais à terre, votre
pied foulerait mon front.

--Maintenant?... A mon tour, non, et mille fois non.

--Eh bien, laissez-moi briser mon œuvre, la mutiler et replacer
l'opprobre sur ma tête. Je reviendrai suivi des huées de la foule; et,
si votre pensée me reste fidèle, mon déshonneur sera le plus beau jour
de ma vie.

--Allez, faites! s'écria Balkis avec un entraînement qu'elle n'eut pas
le temps de réprimer.

Adoniram ne put maîtriser un cri de joie, et la reine entrevit les
conséquences d'un si redoutable engagement. Adoniram se tenait
majestueux devant elle, non plus sous l'habit commun aux ouvriers, mais
dans le costume hiérarchique du rang qu'il occupait à la tête du peuple
des travailleurs. Une tunique blanche plissée autour de son buste,
dessiné par une large ceinture passementée d'or, rehaussait sa stature.
A son bras droit s'enroulait un serpent d'acier, sur la crête duquel
brillait une escarboucle, et, à demi voilé par une coiffure conique,
d'où se déployaient deux larges bandelettes retombant sur la poitrine,
son front semblait dédaigner une couronne.

Un moment, la reine, éblouie, s'était fait illusion sur le rang de cet
homme hardi; la réflexion lui vint; elle sut s'arrêter, mais ne put
surmonter le respect étrange dont elle s'était sentie dominée.

--Asseyez-vous, dit-elle; revenons à des sentiments plus calmes, dût
votre esprit défiant s'irriter; votre gloire m'est chère; ne détruisez
rien. Ce sacrifice, vous l'avez offert; il est consommé pour moi. Mon
honneur en serait compromis, et vous le savez, maître, ma réputation
est désormais solidaire de la dignité du roi Soliman.

--Je l'avais oublié, murmura l'artiste avec indifférence. Il me semble
avoir ouï conter que la reine de Saba doit épouser le descendant d'une
aventurière de Moab, le fils du berger Daoud et de Bethsabée, veuve
adultère du centenier Uriah.

Riche alliance ... qui va certes régénérer le sang divin des Hémiarites!

La colère empourpra les joues de la jeune fille, d'autant plus que sa
nourrice, Sarahil, ayant distribué les travaux aux suivantes de la
reine, alignées et courbées sur le lavoir, avait entendu cette réponse,
elle si opposée au projet de Soliman.

--Cette union n'a point l'assentiment d'Adoniram? risposta Balkis avec
un dédain affecté.

--Au contraire, et vous le voyez bien.

--Comment?

--Si elle me déplaisait, j'aurais déjà détrôné Soliman, et vous le
traiteriez comme vous m'avez traité; vous n'y songeriez plus, car vous
ne l'aimez pas.

--Qui vous le donne à croire?

--Vous vous sentez supérieure à lui; vous l'avez humilié, il ne vous
pardonnera pas, et l'aversion n'engendre pas l'amour.

--Tant d'audace....

--On ne craint ... que ce que l'on aime.

La reine éprouva une terrible envie de se faire craindre.

La pensée des futurs ressentiments du roi des Hébreux, avec qui elle
en avait usé si librement, l'avait jusque-là trouvée incrédule, et sa
nourrice y avait épuisé son éloquence. Cette objection, maintenant, lui
paraissait mieux fondée. Elle y revint en ces termes:

--Il ne me sied point d'écouter vos insinuations contre mon hôte, mon
...

Adoniram l'interrompit.

--Reine, je n'aime pas les hommes, moi, et je les connais. Celui-là,
je l'ai pratiqué pendant longues années. Sous la fourrure d'un
agneau, c'est un tigre muselé par les prêtres et qui ronge doucement
sa muselière. Jusqu'ici, il s'est borné à faire assassiner son frère
Adonias: c'est peu! ... mais il n'a pas d'autres parents.

--On croirait vraiment, articula Sarahil jetant l'huile sur le feu, que
maître Adoniram est jaloux du roi.

Depuis un moment, cette femme le contemplait avec attention.

--Madame, répliqua l'artiste, si Soliman n'était d'une race inférieure
à la mienne, j'abaisserais peut-être mes regards sur lui; mais le choix
de la reine m'apprend qu'elle n'est pas née pour un autre....

Saharil ouvrit des yeux étonnés, et, se plaçant derrière la reine,
figura dans l'air, aux yeux de l'artiste, un signe mystique qu'il ne
comprit pas, mais qui le fit tressaillir.

--Reine, s'écria-t-il encore en appuyant sur chaque mot, mes
accusations, en vous laissant indifférente, ont éclairci mes doutes.
Dorénavant je m'abstiendrai de nuire dans votre esprit à ce roi qui n'y
tient aucune place....

--Enfin, maître, à quoi bon me presser ainsi? Lors même que je
n'aimerais pas le roi Soliman....

--Avant notre entretien, interrompit à voix basse et avec émotion
l'artiste, vous aviez cru l'aimer.

Saharil s'éloigna, et la reine se détourna confuse.

--Ah! de grâce, madame, laissons ces discours: c'est la foudre que
j'attire sur ma tête! Un mot, errant sur vos lèvres, recèle pour moi
la vie ou la mort. Oh! ne parlez pas! Je me suis efforcé d'arriver à
cet instant suprême, et c'est moi qui l'éloigne. Laissez-moi le doute;
mon courage est vaincu, je tremble. Ce sacrifice, il faut m'y préparer.
Tant de grâces, tant de jeunesse et de beauté rayonnent en vous, hélas!
... et qui suis-je à vos yeux? Non, non, dussé-je y perdre un bonheur
... inespéré, retenez votre souffle, qui peut jeter à mon oreille une
parole qui tue. Ce cœur faible n'a jamais battu; sa première angoisse
le brise, et il me semble que je vais mourir.

Balkis n'était guère mieux assurée, un coup d'œil furtif sur Adoniram
lui montra cet homme si énergique, si puissant et si fier, pâle,
respectueux, sans force, et la mort sur les lèvres. Victorieuse et
touchée, heureuse et tremblante, le monde disparut à ses yeux.

--Hélas! balbutia cette fille royale, moi non plus, je n'ai jamais aimé.

Sa voix expira sans qu'Adoniram, craignant de s'éveiller d'un rêve,
osât troubler ce silence.

Bientôt Sarahil se rapprocha, et tous deux comprirent qu'il fallait
parler, sous peine de se trahir. La huppe voltigeait çà et là autour du
statuaire, qui s'empara de ce sujet.

--Que cet oiseau est d'un plumage éclatant! dit-il d'un air distrait;
le possédez vous depuis longtemps?

Ce fut Saharil qui répondit, sans détourner sa vue du sculpteur
Adoniram:

--Cet oiseau est l'unique rejeton d'une espèce à laquelle, comme aux
autres habitants des airs, commandait la race des génies. Conservée on
ne sait par quel prodige, la huppe, depuis un temps immémorial, obéit
aux princes hémiarites. C'est par son entremise que la reine rassemble
à son gré les oiseaux du ciel.

Cette confidence produisit un effet singulier sur la physionomie
d'Adoniram, qui contempla Balkis avec un mélange de joie et
d'attendrissement.

--C'est un animal capricieux, dit-elle. En vain Soliman l'a-t-il
accablée de caresses, de friandises, la huppe lui échappe avec
obstination, et il n'a pu obtenir qu'elle vînt se poser sur son poing.

Adoniram réfléchit un instant, parut frappé d'une inspiration et
sourit. Sarahil devint plus attentive encore.

Il se lève, prononce le nom de la huppe, qui, perchée sur un buisson,
reste immobile et le regarde de côté. Faisant un pas, il trace dans les
airs le _Tau_ mystérieux, et l'oiseau, déployant ses ailes, voltige sur
sa tête, et se pose avec docilité sur son poing.

--Mes soupçons étaient fondés, dit Sarahil; l'oracle est accompli.

--Ombres sacrées de mes ancêtres! ô Tubal-Kaïn, mon père! vous ne
m'avez point trompé! Balkis, esprit de lumière, ma sœur, mon épouse,
enfin je vous ai trouvée! Seuls sur la terre, vous et moi, nous
commandons à ce messager ailé des génies du feu dont nous sommes
descendus.

--Quoi! seigneur, Adoniram serait ...?

--Le dernier rejeton des Koûs, petit-fils de Tubal-Kaïn, dont vous
êtes issue par Saba, frère de Nemrod le chasseur et trisaïeul des
Hémiarites.... Et le secret de notre origine doit rester caché aux
enfants de Sem, pétris du limon de la terre.

--Il faut bien que je m'incline devant mon maître, dit Balkis en lui
tendant la main, puisque, d'après l'arrêt du destin, il ne m'est pas
permis d'accueillir un autre amour que celui d'Adoniram.

--Ah! répondit-il en tombant à ses genoux, c'est de Balkis seule que je
veux recevoir un bien si précieux! Mon cœur a volé au-devant du vôtre,
et, dès l'heure où vous m'êtes déjà apparue, j'ai été votre esclave.

Cet entretien eût duré longtemps, si Sarahil, douée de la prudence de
son âge, ne l'eût interrompu en ces termes:

--Ajournez ces tendres aveux; des soins difficiles vont fondre sur
vous, et plus d'un péril vous menace. Par la vertu d'Adonaï, les fils
de Noé sont maîtres de la terre, et leur pouvoir s'étend sur vos
existences mortelles. Soliman est absolu dans ses États, dont les
nôtres sont tributaires. Ses armées sont redoutables, son orgueil est
immense; Adonaï le protège; il a des espions nombreux. Cherchons le
moyen de fuir de ce dangereux séjour, et, jusque-là, de la prudence.
N'oubliez pas, ma fille, que Soliman vous attend ce soir à l'hôtel
de Sion.... Se dégager et rompre, ce serait l'irriter et éveiller
le soupçon. Demandez un délai pour aujourd'hui seulement, fondé sur
l'apparition de présages contraires. Demain, le grand prêtre vous
fournira un nouveau prétexte. Votre étude sera de charmer l'impatience
du grand Soliman. Quant à vous, Adoniram, quittez vos servantes: la
matinée s'avance; déjà la muraille neuve qui domine la source de Siloé
se couvre de soldats; le soleil, qui nous cherche, va porter leurs
regards sur nous. Quand le disque de la lune percera le ciel au-dessus
des coteaux d'Éphraïm, traversez le Cédron, et approchez-vous de notre
camp jusqu'au bosquet d'oliviers qui en masque les tentes aux habitants
des deux collines. Là, nous prendrons conseil de la sagesse et de la
réflexion.

Ils se séparèrent à regret: Balkis rejoignit sa suite, et Adoniram la
suivit des yeux jusqu'au moment où elle disparut dans le feuillage des
lauriers-roses.



IX--LES TROIS COMPAGNONS


A la séance suivante, le conteur reprit:

Soliman et le grand prêtre des Hébreux s'entretenaient depuis quelque
temps sous les parvis du temple.

--Il le faut bien, dit avec dépit le pontife Sadoc à son roi, et vous
n'avez que faire de mon consentement à ce nouveau délai. Comment
célébrer un mariage, si la fiancée n'est pas là?

--Vénérable Sadoc, reprit le prince avec un soupir, ces retards
décevants me touchent plus que vous, et je les subis avec patience.

--A la bonne heure; mais, moi, je ne suis pas amoureux, dit le lévite
en passant sa main sèche et pâle, veinée de lignes bleues, sur sa
longue barbe blanche et fourchue.

--C'est pourquoi vous devriez être plus calme.

--Eh quoi! repartit Sadoc, depuis quatre jours, hommes d'armes et
lévites sont sur pied; les holocaustes volontaires sont prêts; le feu
brûle inutilement sur l'autel, et, au moment solennel, il faut tout
ajourner. Prêtres et roi sont à la merci des caprices d'une femme
étrangère, qui nous promène de prétexte en prétexte et se joue de notre
crédulité.

Ce qui humiliait le grand prêtre, c'était de se couvrir inutilement
chaque jour des ornements pontificaux, et d'être obligé de s'en
dépouiller ensuite sans avoir fait briller, aux yeux de la cour des
Sabéens, la pompe hiératique des cérémonies d'Israël. Il promenait,
agité, le long du parvis intérieur du temple, son costume splendide
devant Soliman consterné.

Pour cette auguste cérémonie, Sadoc avait revêtu sa robe de lin, sa
ceinture brodée, son éphod ouvert sur chaque épaule; tunique d'or,
d'hyacinthe et d'écarlate deux fois teinte, sur laquelle brillaient
deux onyx, où le lapidaire avait gravé les noms des douze tribus.
Suspendu par des rubans d'hyacinthe et des anneaux d'or ciselé, le
rational étincelait sur sa poitrine; il était carré, long d'une palme
et bordé d'un rang de sardoines, de topazes et d'émeraudes, d'un second
rang d'escarboucles, de saphirs et de jaspe; d'une troisième rangée
de ligures, d'améthystes et d'agates; d'une quatrième, enfin, de
chrysolithes, d'onyx et de béryls. La tunique de l'éphod, d'un violet
clair, ouverte au milieu, était bordée de petites grenades d'hyacinthe
et de pourpre, alternées de sonnettes en or fin. Le front du pontife
était ceint d'une tiare terminée en croissant, d'un tissu de lin, brodé
de perles, et sur la partie antérieure de laquelle resplendissait,
rattachée avec un ruban couleur d'hyacinthe, une lame d'or bruni,
portant ces mots gravés en creux: ADONAÏ EST SAINT.

Et il fallait deux heures et six serviteurs des lévites pour revêtir
Sadoc de ces ajustements sacrés, rattachés par des chaînettes, des
nœuds mystiques et des agrafes d'orfèvrerie. Ce costume était sacré;
il n'était permis d'y porter la main qu'aux lévites; et c'est Adonaï
lui-même qui en avait dicté le dessin à Moussa-Ben-Amran (Moïse), son
serviteur.

Depuis quatre jours donc, les atours pontificaux des successeurs
de Melchisédech recevaient un affront quotidien sur les épaules du
respectable Sadoc, d'autant plus irrité, que, consacrant, bien malgré
lui, l'hymen de Soliman avec la reine de Saba, le déboire devenait
assurément plus vif.

Cette union lui paraissait dangereuse pour la religion des Hébreux
et la puissance du sacerdoce. La reine Balkis était instruite....
Il trouvait que les prêtres sabéens lui avaient permis de connaître
bien des choses qu'un souverain prudemment élevé doit ignorer; et
il suspectait l'influence d'une reine versée dans l'art difficile de
commander aux oiseaux. Ces mariages mixtes qui exposent la foi aux
atteintes permanentes d'un conjoint sceptique n'agréaient jamais aux
pontifes. Et Sadoc, qui avait à grand'peine modéré en Soliman l'orgueil
de savoir, en lui persuadant qu'il n'avait plus rien à apprendre,
tremblait que le monarque ne reconnût combien de choses il ignorait.

Cette pensée était d'autant plus judicieuse, que Soliman en était déjà
aux réflexions, et trouvait ses ministres à la fois moins subtils et
plus despotes que ceux de la reine. La confiance de Ben-Daoud était
ébranlée; il avait, depuis quelques jours, des secrets pour Sadoc, et
ne le consultait plus. Le fâcheux, dans les pays où la religion est
subordonnée aux prêtres et personnifiée en eux, c'est que, du jour
où le pontife vient à faillir, et tout mortel est fragile, la foi
s'écroule avec lui, et Dieu même s'éclipse avec son orgueilleux et
funeste soutien.

Circonspect, ombrageux, mais peu pénétrant, Sadoc s'était maintenu
sans peine, ayant le bonheur de n'avoir que peu d'idées. Étendant
l'interprétation de la loi au gré des passions du prince, il les
justifiait avec une complaisance dogmatique, basse, mais pointilleuse
pour la forme; de la sorte, Soliman subissait le joug avec docilité....
Et penser qu'une jeune fille de l'Yémen et un oiseau maudit risquaient
de renverser l'édifice d'une si prudente éducation!

Les accuser de magie, n'était-ce pas confesser la puissance des
sciences occultes, si dédaigneusement niées? Sadoc était dans un
véritable embarras. Il avait, en outre, d'autres soucis: le pouvoir
exercé par Adoniram sur les ouvriers inquiétait le grand prêtre, à bon
droit alarmé de toute domination occulte et cabalistique. Néanmoins,
Sadoc avait constamment empêché son royal élève de congédier l'unique
artiste capable d élever au dieu Adonaï le temple le plus magnifique
du monde, et d'attirer au pied de l'autel de Jérusalem l'admiration et
les offrandes de tous les peuples de l'Orient. Pour perdre Adoniram,
Sadoc attendait la fin des travaux, se bornant jusque-là à entretenir
la défiance ombrageuse de Soliman. Depuis quelques jours, la situation
s'était aggravée. Dans tout l'éclat d'un triomphe inespéré, impossible,
miraculeux, Adoniram, on s'en souvient, avait disparu. Cette absence
étonnait toute la cour, hormis, apparemment, le roi, qui n'en avait
point parlé à son grand prêtre; retenue inaccoutumée.

De sorte que le vénérable Sadoc, se voyant inutile, et résolu à rester
nécessaire, était réduit à combiner, parmi de vagues déclamations
prophétiques, des réticences d'oracle propres à faire impression sur
l'imagination du prince. Soliman aimait assez les discours, surtout
parce qu'ils lui offraient l'occasion d'en résumer le sens en trois
ou quatre proverbes. Or, dans cette circonstance, les sentences
de l'Ecclésiaste, loin de se mouler sur les homélies de Sadoc, ne
roulaient que sur l'utilité de l'œil du maître, de la défiance, et sur
le malheur des rois livrés à la ruse, au mensonge et à l'intérêt. Et
Sadoc, troublé, se repliait dans les profondeurs de l'inintelligible.

--Bien que vous parliez à merveille, dit Soliman, ce n'est point pour
jouir de cette éloquence que je suis venu vous trouver dans le temple:
malheur au roi qui se nourrit de paroles! Trois inconnus vont se
présenter ici, demander à m'entretenir, et ils seront entendus, car
je sais leur dessein. Pour cette audience, j'ai choisi ce lieu; il
importait que leur démarche restât secrète.

--Ces hommes, seigneur, quels sont-ils?

--Des gens instruits de ce que les rois ignorent: on peut apprendre
beaucoup avec eux.

Bientôt, trois artisans, introduits dans le parvis intérieur du temple,
se prosternèrent aux pieds de Soliman. Leur attitude était contrainte
et leur regard inquiet.

--Que la vérité soit sur vos lèvres, leur dit Soliman, et n'espérez pas
en imposer au roi: vos plus secrètes pensées lui sont connues. Toi,
Phanor, simple ouvrier du corps des maçons, tu es l'ennemi d'Adoniram,
parce que tu hais la suprématie des mineurs, et, pour anéantir l'œuvre
de ton maître, tu as mêlé des pierres combustibles aux briques de
ses fourneaux. Amrou, compagnon parmi les charpentiers, tu as fait
plonger les solives dans la flamme, pour affaiblir les bases de la mer
d'airain. Quant à toi, Méthousaël, le mineur de la tribu de Ruben, tu
as aigri la fonte en y jetant des laves sulfureuses, recueillies aux
rives du lac de Gomorrhe. Tous trois, vous aspirez vainement an titre
et au salaire des maîtres. Vous le voyez, ma pénétration atteint le
mystère de vos actions les plus cachées.

--Grand roi, répondit Phanor épouvanté, c'est une calomnie d'Adoniram,
qui a tramé notre perte.

--Adoniram ignore un complot connu de moi seul. Sachez-le, rien
n'échappe à la sagacité de ceux qu'Adonaï protège.

L'étonnement de Sadoc apprit à Soliman que son grand prêtre faisait peu
de fond sur la faveur d'Adonaï.

--C'est donc en pure perte, reprit le roi, que vous déguiseriez la
vérité. Ce que vous allez révéler m'est connu, et c'est votre fidélité
que l'on met à l'épreuve. Qu'Amrou prenne le premier la parole.

--Seigneur, dit Amrou, non moins effrayé que ses complices, j'ai exercé
la surveillance la plus absolue sur les ateliers, les chantiers et les
usines. Adoniram n'y a pas paru une seule fois.

--Moi, continua Phanor, j'ai eu l'idée de me cacher, à la nuit
tombante, dans le tombeau du prince Absalon-Ben-Daoud, sur le chemin
qui conduit de Moria au camp des Sabéens. Vers la troisième heure de la
nuit, un homme vêtu d'une robe longue et coiffé d'un turban comme en
portent ceux de l'Yémen, a passé devant moi; je me suis avancé et j'ai
reconnu Adoniram; il allait du côté des tentes de la reine, et, comme
il m'avait aperçu, je n'ai osé le suivre.

--Seigneur, poursuivit à son tour Méthousaël, vous savez tout et la
sagesse habite en votre esprit; je parlerai en toute sincérité. Si mes
révélations sont de nature à coûter la vie de ceux qui pénètrent de
si terribles mystères, daignez éloigner mes compagnons, afin que mes
paroles retombent sur moi seulement.

Dès que le mineur se vit seul en présence du roi et du grand prêtre, il
se prosterna et dit:

--Seigneur, étendez votre sceptre afin que je ne meure point.

Soliman étendit la main et répondit:

--Ta bonne foi te sauve; ne crains rien, Méthousaël, de la tribu de
Ruben!

--Le front couvert d'un cafetan, le visage enduit d'une teinture
sombre, je me suis mêlé, à la faveur de la nuit, aux eunuques noirs qui
entourent la princesse: Adoniram s'est glissé dans l'ombre jusqu'à ses
pieds; il l'a longuement entretenue, et le vent du soir a porté jusqu'à
mon oreille le frémissement de leurs paroles; une heure avant l'aube,
je me suis esquivé: Adoniram était encore avec la princesse....

Soliman contint une colère dont Méthousaël reconnut les signes sur ses
prunelles.

--O roi! s'écria-t-il, j'ai dû obéir; mais permettez-moi de ne rien
ajouter.

--Poursuis! je te l'ordonne.

--Seigneur, l'intérêt de votre gloire est cher à vos sujets. Je périrai
s'il le faut; niais mon maître ne sera point le jouet de ces étrangers
perfides. Le grand prêtre des Sabéens, la nourrice et deux des femmes
de la reine sont dans le secret de ces amours. Si j'ai bien compris,
Adoniram n'est point ce qu'il paraît être, et il est investi, ainsi que
la princesse, d'une puissance magique. C'est par là qu'elle commande
aux habitants de l'air, comme l'artiste aux esprits du feu. Néanmoins,
ces êtres si favorisés redoutent votre pouvoir sur les génies, pouvoir
dont vous êtes doué à votre insu. Sarahil a parlé d'un anneau constellé
dont elle a expliqué les propriétés merveilleuses à la reine étonnée,
et l'on a déploré à ce sujet une imprudence de Balkis. Je n'ai pu
saisir le fond de l'entretien, car on avait baissé la voix, et j'aurais
craint de me perdre en m'approchant de trop près. Bientôt Sarahil, le
grand prêtre, les suivantes, se sont retirés en fléchissant le genou
devant Adoniram, qui, comme je l'ai dit, est resté seul avec la reine
de Saba. O roi! puissé-je trouver grâce à vos yeux, car la tromperie
n'a point effleuré mes lèvres!

--De quel droit penses-tu donc sonder les intentions de ton maître?
Quel que soit notre arrêt, il sera juste.... Que cet homme soit enfermé
dans le temple comme ses compagnons; il ne communiquera point avec eux,
jusqu'au moment où nous ordonnerons de leur sort.

Qui pourrait dépeindre la stupeur du grand prêtre Sadoc, tandis que
les muets, prompts et discrets exécuteurs des volontés de Soliman,
entraînaient Méthousaël terrifié?

--Vous le voyez, respectable Sadoc, reprit le monarque avec amertume,
votre prudence n'a rien pénétré; sourd à nos prières, peu touché de nos
sacrifices, Adonaï n'a point daigné éclairer ses serviteurs, et c'est
moi seul, à l'aide de mes propres forces, qui ai dévoilé la trame de
mes ennemis. Eux, cependant, ils commandent aux puissances occultes.
Ils ont des dieux fidèles ... et le mien m'abandonne!

--Parce que vous le dédaignez pour rechercher l'union d'une femme
étrangère. O roi, bannissez de votre âme un sentiment impur, et vos
adversaires vous seront livrés. Mais comment s'emparer de cet Adoniram
qui se rend invisible, et de cette reine que l'hospitalité protége?

--Se venger d'une femme est au-dessous de la dignité de Soliman. Quant
à son complice, dans un instant vous le verrez paraître. Ce matin même,
il m'a fait demander audience, et c'est ici que je l'attends.

--Adonaï nous favorise. O roi! qu'il ne sorte pas de cette enceinte!

--S'il vient à nous sans crainte, soyez assuré que ses défenseurs ne
sont pas loin; mais point d'aveugle précipitation: ces trois hommes
sont ses mortels ennemis. L'envie, la cupidité ont aigri leur cœur.
Ils ont peut-être calomnié la reine.... Je l'aime, Sadoc, et ce n'est
point sur les honteux propos de trois misérables que je ferai à celte
princesse l'injure de la croire souillée d'une passion dégradante....
Mais, redoutant les sourdes menées d'Adoniram, si puissant parmi le
peuple, j'ai fait surveiller ce mystérieux personnage.

--Ainsi, vous supposez qu'il n'a point vu la reine?

--Je suis persuadé qu'il l'a entretenue en secret. Elle est curieuse,
enthousiaste des arts, ambitieuse de renommée, et tributaire de ma
couronne. Son dessein est-il d'embaucher l'artiste, et de l'employer
dans son pays à quelque magnifique entreprise, ou bien d'enrôler,
par son entremise, une armée pour s'opposer à la mienne, afin de
s'affranchir du tribut? Je l'ignore.... Pour ce qui est de leurs
amours prétendues, n'ai-je pas la parole de la reine? Cependant, j'en
conviens, une seule de ces suppositions suffit à démontrer que cet
homme est dangereux.... J'aviserai....

Comme il parlait de ce ton ferme en présence de Sadoc, consterné de
voir son autel dédaigné et son influence évanouie, les muets reparurent
avec leurs coiffures blanches, de forme sphérique, leurs jaquettes
d'écailles, leurs larges ceintures où pendaient un poignard et leur
sabre recourbé. Ils échangèrent un signe avec Soliman, et Adoniram se
montra sur le seuil. Six hommes, parmi les siens, l'avaient escorté
jusque-là; il leur glissa quelques mots à voix basse, et ils se
retirèrent.



X--L'ENTREVUE


Adoniram s'avança d'un pas lent, et avec un visage assuré, jusqu'au
siège massif où reposait le roi de Jérusalem. Après un salut
respectueux, l'artiste attendit, suivant l'usage, que Soliman
l'exhortât à parler.

--Enfin, maître, lui dit le prince, vous daignez, souscrivant à nos
vœux, nous donner l'occasion de vous féliciter d'un triomphe ...
inespéré, et de vous témoigner notre gratitude. L'œuvre est digne
de moi; digne de vous, c'est plus encore. Quant à votre récompense,
elle ne saurait être assez éclatante; désignez-la vous-même: que
souhaitez-vous de Soliman?

--Mon congé, seigneur: les travaux touchent à leur terme; on peut
achever sans moi. Ma destinée est de courir le monde; elle m'appelle
sous d'autres cieux, et je remets entre vos mains l'autorité dont vous
m'avez investi. Ma récompense, c'est le monument que je laisse, et
l'honneur d'avoir servi d'interprète aux nobles desseins d'un si grand
roi.

--Votre demande nous afflige. J'espérais vous garder parmi nous avec un
rang éminent à ma cour.

--Mon caractère, seigneur, répondrait mal à vos bontés,. Indépendant
par nature, solitaire par vocation, indifférent aux honneurs pour
lesquels je ne suis point né, je mettrais souvent votre indulgence à
l'épreuve. Les rois ont l'humeur inégale; l'envie les environne et
les assiège; la fortune est inconstante: je l'ai trop éprouvé. Ce que
vous appelez mon triomphe et ma gloire n'a-t-il pas failli me coûter
l'honneur, peut-être la vie?

--Je n'ai considéré comme échouée votre entreprise qu'au moment où
votre voix a proclamé le résultat fatal, et je ne me targuerai point
d'un ascendant supérieur au vôtre sur les esprits du feu....

--Nul ne gouverne ces esprits-là, si toutefois ils existent. Au
surplus, ces mystères sont plus à la portée du respectable Sadoc que
d'un simple artisan. Ce qui s'est passé durant cette nuit terrible,
je l'ignore: la marche de l'opération a confondu mes prévisions.
Seulement, seigneur, dans une heure d'angoisse, j'ai attendu vainement
vos consolations, votre appui, et c'est pourquoi, au jour du succès, je
n'ai plus songé à attendre vos éloges.

--Maître, c'est du ressentiment et de l'orgueil.

--Non, seigneur, c'est de l'humble et sincère équité. De la nuit où
j'ai coulé la mer d'airain jusqu'au jour où je l'ai découverte, mon
mérite n'a certes rien gagné, rien perdu. Le succès fait toute la
différence ..., et, comme vous l'avez vu, le succès est dans la main de
Dieu. Adonaï vous aime; il a été touché de vos prières, et c'est moi,
seigneur, qui dois vous féliciter et vous crier merci!

--Qui me délivrera de l'ironie de cet homme? pensait Soliman. --Vous
me quittez sans doute pour accomplir ailleurs d'autres merveilles?
demanda-t-il.

--Naguère encore, seigneur, je l'aurais juré. Des mondes s'agitaient
dans ma tête embrasée; mes rêves entrevoyaient des blocs de granit,
des palais souterrains avec des forêts de colonnes, et la durée de nos
travaux me pesait. Aujourd'hui, ma verve s'apaise, la fatigue me berce,
le loisir me sourit, et il me semble que ma carrière est terminée....

Soliman crut entrevoir certaines lueurs tendres qui miroitaient autour
des prunelles d'Adoniram. Son visage était grave, sa physionomie
mélancolique, sa voix plus pénétrante que de coutume; de sorte que
Soliman, troublé, se dit:

-Cet homme est très-beau....--Où comptez-vous aller, en quittant mes
États? demanda-t-il avec une feinte insouciance.

--A Tyr, répliqua sans hésiter l'artiste: je l'ai promis à mon
protecteur, le bon roi Hiram, qui vous chérit comme un frère, et qui
eut pour moi des bontés paternelles. Sous votre bon plaisir, je désire
lui porter un plan, avec une vue en élévation, du palais, du temple, de
la mer d'airain, ainsi que des deux grandes colonnes torses de bronze,
Jakin et Booz, qui ornent la grande porte du temple.

--Qu'il en soit selon votre désir. Cinq cents cavaliers vous serviront
d'escorte, et douze chameaux porteront les présents et les trésors qui
vous sont destinés.

--C'est trop de complaisance: Adoniram n'emportera que son manteau. Ce
n'est pas, seigneur, que je refuse vos dons. Vous êtes généreux; ils
sont considérables, et mon départ soudain mettrait votre trésor à sec
sans profit pour moi. Permettez-moi une si entière franchise. Ces biens
que j'accepte, je les laisse en dépôt entre vos mains. Quand j'en aurai
besoin, seigneur, je vous le ferai savoir.

--En d'autres termes, dit Soliman, maître Adoniram a l'intention de
nous rendre son tributaire.

L'artiste sourit et répondit avec grâce:

--Seigneur, vous avez deviné ma pensée.

--Et peut-être se réserve-t-il un jour de traiter avec nous en dictant
ses conditions.

Adoniram échangea avec le roi un regard fin et défiant.

--Quoi qu'il en soit, ajouta-t-il, je ne puis rien demander qui ne soit
digne de la magnanimité de Soliman.

--Je crois, dit Soliman en pesant l'effet de ses paroles, que la reine
de Saba a des projets en tête, et se propose d'employer votre talent....

--Seigneur, elle ne m'en a point parlé.

Cette réponse donnait cours à d'autres soupçons.

--Cependant, objecta Sadoc, votre génie ne l'a point laissée
insensible. Partirez-vous sans lui faire vos adieux?

--Mes adieux ...? répéta Adoniram, et Soliman vit rayonner dans son œil
une flamme étrange; mes adieux? Si le roi le permet, j'aurai l'honneur
de prendre congé d'elle.

--Nous espérions, repartit le prince, vous conserver pour les fêtes
prochaines de notre mariage; car vous savez....

Le front d'Adoniram se couvrit d'une rougeur intense, et il ajouta sans
amertume:

--Mon intention est de me rendre en Phénicie sans délai.

--Puisque vous l'exigez, maître, vous êtes libre: j'accepte votre
congé....

--A partir du coucher du soleil, objecta l'artiste. Il me reste à payer
les ouvriers, et je vous prie, seigneur, d'ordonner à votre intendant
Azarias de faire porter au comptoir établi au pied de la colonne de
Jakin l'argent nécessaire. Je solderai comme à l'ordinaire, sans
annoncer mon départ, afin d'éviter le tumulte des adieux.

--Sadoc, transmettez cet ordre à votre fils Azarias. Un mot encore:
qu'est-ce que trois compagnons nommés Phanor, Amrou et Méthousaël?

--Trois pauvres ambitieux honnêtes, mais sans talent. Ils aspiraient au
titre de maître, et m'ont pressé de leur livrer le mot de passe, afin
d'avoir droit à un salaire plus fort. A la lin, ils ont entendu raison,
et tout récemment j'ai eu à me louer de leur bon cœur.

--Maître, il est écrit: «Crains le serpent blessé qui se replie. »
Connaissez mieux les hommes: ceux-là sont vos ennemis; ce sont eux qui
ont, par leurs artifices, causé les accidents qui ont risqué de faire
échouer le coulage de la mer d'airain.

--Et comment savez-vous, seigneur ...?

--Croyant tout perdu, confiant dans votre prudence, j'ai cherché
les causes occultes de la catastrophe, et, comme j'errais parmi les
groupes, ces trois hommes, se croyant seuls, ont parlé.

--Leur crime a fait périr beaucoup de monde. Un tel exemple serait
dangereux; c'est à vous qu'il appartient de statuer sur leur sort. Cet
accident me coûte la vie d'un enfant que j'aimais, d'un artiste habile:
Benoni, depuis lors, n'a pas reparu. Enfin, seigneur, la justice est le
privilège des rois.

--Elle sera faite à chacun. Vivez heureux, maître Adoniram, Soliman ne
vous oubliera pas.

Adoniram, pensif, semblait indécis et combattu. Tout à coup, cédant à
un moment d'émotion:

--Quoi qu'il advienne, seigneur, soyez à jamais assuré de mon
respect, de mes pieux souvenirs, de la droiture de mon cœur. Et, si
le soupçon venait à votre esprit, dites-vous: «Comme la plupart des
humains, Adoniram ne s'appartenait pas; il fallait qu'il accomplît ses
destinées! »

--Adieu, maître.... Accomplissez vos destinées!

Ce disant, le roi lui tendit une main sur laquelle l'artiste s'inclina
avec humilité; mais il n'y posa point ses lèvres, et Soliman
tressaillit.

-Eh bien, murmura Sadoc en voyant Adoniram s'éloigner; eh bien,
qu'ordonnez-vous, seigneur?

--Le silence le plus profond, mon père; je ne me fie désormais qu'à moi
seul. Sachez-le bien, je suis le roi. Obéir sous peine de disgrâce et
se taire sous peine de la vie, voilà votre lot.... Allons, vieillard,
ne tremble pas: le souverain qui te livre ses secrets pour t'instruire
est un ami. Fais appeler ces trois ouvriers enfermés dans le temple; je
veux les questionner encore.

Amrou et Phanor comparurent avec Méthousaël: derrière eux se rangèrent
les sinistres muets, le sabre à la main.

--J'ai pesé vos paroles, dit Soliman d'un ton sévère, et j'ai vu
Adoniram, mon serviteur. Est-ce l'équité, est-ce l'envie qui vous anime
contre lui? Comment de simples compagnons osent-ils juger leur maître?
Si vous étiez des hommes notables et des chefs parmi vos frères, votre
témoignage serait moins suspect.... Mais non: avides, ambitieux du
titre de maître, vous n'avez pu l'obtenir, et le ressentiment aigrit
vos cœurs.

--Seigneur, dit Méthousaël en se prosternant, vous voulez nous
éprouver. Mais, dût-il m'en coûter la vie, je soutiendrai qu'Adoniram
est un traître; en conspirant sa perte, j'ai voulu sauver Jérusalem de
la tyrannie d'un perfide qui prétendait asservir mon pays à des hordes
étrangères. Ma franchise imprudente est la plus sûre garantie de ma
fidélité.

--Il ne me sied point d'ajouter foi à des hommes méprisables, aux
esclaves de mes serviteurs. La mort a créé des vacances dans le corps
des maîtrises: Adoniram demande à se reposer, et je tiens, comme lui,
à trouver parmi les chefs des gens dignes de ma confiance. Ce soir,
après la paye, sollicitez près de lui l'initiation des maîtres; il
sera seul.... Sachez faire entendre vos raisons. Par là, je connaîtrai
que vous êtes laborieux, éminents dans votre art et bien placés dans
l'estime de vos frères. Adoniram est éclairé: ses décisions font loi.
Dieu l'a-t-il abandonné jusqu'ici? a-t-il signalé sa réprobation par
un de ces avertissements sinistres, par un de ces coups terribles dont
son bras invisible sait atteindre les coupables? Eh bien, que Jéhovah
soit juge entre vous: si la faveur d'Adoniram vous distingue, elle sera
pour moi une marque secrète que le ciel se déclare pour vous, et je
veillerai sur Adoniram. Sinon, s'il vous dénie le grade de maîtrise,
demain vous comparaîtrez avec lui devant moi; j'entendrai l'accusation
et la défense entre vous et lui: les anciens du peuple prononceront.
Allez, méditez sur mes paroles, et qu'Adonaï vous éclaire.

Soliman se leva de son siège, et, s'appuyant sur l'épaule du grand
prêtre impassible, il s'éloigna lentement.

Les trois hommes se rapprochèrent vivement dans une pensée commune.

--Il faut lui arracher le mot de passe! dit Phanor.

--Ou qu'il meure! ajouta le Phénicien Amrou.

--Qu'il nous livre le mot de passe des maîtres et qu'il meure! s'écria
Méthousaël.

Leurs mains s'unirent pour un triple serment. Près de franchir le
seuil, Soliman, se détournant, les observa de loin, respira avec force,
et dit à Sadoc:

--Maintenant, tout au plaisir!... Allons trouver la reine.



XI--LE SOUPER DU ROI


A la séance suivante, le conteur reprit:

Le soleil commençait à baisser; l'haleine enflammée du désert embrasait
les campagnes illuminées par les reflets d'un amas de nuages cuivreux;
l'ombre de la colline de Moria projetait seule un peu de fraîcheur sur
le lit desséché du Cédron; les feuilles s'inclinaient mouvantes, et les
fleurs consumées des lauriers-roses pendaient éteintes et froissées;
les caméléons, les salamandres, les lézards frétillaient parmi les
roches, et les bosquets avaient suspendu leurs chants, comme les
ruisseaux avaient tari leurs murmures.

Soucieux et glacé durant cette journée ardente et morne, Adoniram,
comme il l'avait annoncé à Soliman, était venu prendre congé de sa
royale amante, préparée à une séparation qu'elle avait elle-même
demandée.

--Partir avec moi, avait-elle dit, ce serait affronter Soliman,
l'humilier à la face de son peuple, et joindre un outrage à la peine
que les puissances éternelles m'ont contrainte de lui causer. Rester
ici après mon départ, cher époux, ce serait chercher votre mort. Le roi
vous jalouse, et ma fuite ne laisserait à la merci de ses ressentiments
d'autre victime que vous.

--Eh bien, partageons la destinée des enfants de notre race, et soyons
sur la terre errants et dispersés. J'ai promis à ce roi d'aller à
Tyr. Soyons sincères dès que votre vie n'est plus à la merci d'un
mensonge. Cette nuit même, je m'acheminerai vers la Phénicie, où je
ne séjournerai guère avant d'aller vous rejoindre dans l'Yémen, par
les frontières de la Syrie, de l'Arabie Pierreuse, et en suivant les
défilés des monts Cassanites. Hélas! reine chérie, faut-il déjà vous
quitter, vous abandonner sur une terre étrangère, à la merci d'un
despote amoureux?

--Rassurez-vous, monseigneur, mon âme est toute à vous, mes serviteurs
sont fidèles, et ces dangers s'évanouiront devant ma prudence. Orageuse
et sombre sera la nuit prochaine qui cachera ma fuite. Quant à Soliman,
je le hais; ce sont mes États qu'il convoite: il m'a environnée
d'espions; il a cherché à séduire mes serviteurs, à suborner mes
officiers, à traiter avec eux de la remise de mes forteresses. S'il eût
acquis des droits sur ma personne, jamais je n'aurais revu l'heureux
Yémen. Il m'avait extorqué une promesse, il est vrai; mais qu'est-ce
que mon parjure au prix de sa déloyauté? Étais-je libre, d'ailleurs, de
ne point le tromper, lui qui tout à l'heure m'a fait signifier, avec
des menaces mal déguisées, que son amour est sans bornes et sa patience
à bout?

--Il faut soulever les corporations!

--Elles attendent leur solde; elles ne bougeraient pas. A quoi bon
se jeter dans des hasards si périlleux? Cette déclaration, loin
de m'alarmer, me satisfait; je l'avais prévue, et je l'attendais
impatiente. Allez en paix, mon bien-aimé! Balkis ne sera jamais qu'à
vous!

--Adieu donc, reine: il faut quitter cette tente où j'ai trouvé un
bonheur que je n'avais jamais rêvé; il faut cesser de contempler celle
qui est pour moi la vie. Vous reverrai-je? hélas! et ces rapides
instants auront passé comme un songe!

--Non, Adoniram; bientôt, réunis pour toujours!... Mes rêves, mes
pressentiments, d'accord avec l'oracle des génies, m'assurent de la
durée de notre race, et j'emporte avec moi un gage précieux de notre
hymen. Vos genoux recevront ce fils destiné à nous faire renaître et
à affranchir l'Yémen et l'Arabie entière du faible joug des héritiers
de Soliman. Un double attrait vous appelle; une double affection vous
attache à celle qui vous aime, et vous reviendrez.

Adoniram, attendri, appuya ses lèvres sur une main où la reine avait
laissé tomber des pleurs, et, rappelant son courage, il jeta sur elle
un long et dernier regard; puis, se détournant avec effort, il laissa
retomber derrière lui le rideau de la tente, et regagna le bord du
Cédron.

C'est à Mello que Soliman, partagé entre la colère, l'amour, le soupçon
et des remords anticipés, attendait, livré à de vives angoisses, la
reine souriante et désolée, tandis qu'Adoniram, s'efforçant d'enfouir
sa jalousie dans les profondeurs de son chagrin, se rendait au temple
pour payer les ouvriers avant de prendre le bâton de l'exil. Chacun
de ces personnages pensait triompher de son rival, et comptait sur un
mystère pénétré de part et d'autre. La reine déguisait son but, et
Soliman, trop bien instruit, dissimulait à son tour, demandant le doute
à son amour-propre ingénieux.

Du sommet des terrasses de Mello, il examinait la suite de la reine de
Saba, qui serpentait le long du sentier d'Émathie, et, au-dessus de
Balkis, les murailles empourprées du temple où régnait encore Adoniram,
et qui faisaient briller sur un nuage sombre leurs arêtes vives et
dentelées. Une moiteur froide baignait la tempe et les joues pâles de
Soliman; son œil agrandi dévorait l'espace. La reine fit son entrée,
accompagnée de ses principaux officiers et des gens de son service, qui
se mêlèrent à ceux du roi.

Durant la soirée, le prince parut préoccupé; Balkis se montra froide et
presque ironique: elle savait Soliman épris. Le souper fut silencieux;
les regards du roi, furtifs ou détournés avec affectation, paraissaient
fuir l'impression de ceux de la reine, qui, tour à tour abaissés ou
soulevés par une flamme languissante et contenue, ranimaient en Soliman
des illusions dont il voulait rester maître. Son air absorbé dénotait
quelque dessein. Il était fils de Noé, et la princesse observa que,
fidèle aux traditions du père de la vigne, il demandait au vin la
résolution qui lui manquait. Les courtisans s'étant retirés, des muets
remplacèrent les officiers du prince; et, comme la reine était servie
par ses gens, elle substitua aux Sabéens des Nubiens, à qui le langage
hébraïque était inconnu.

--Madame, dit avec gravité Soliman-Ben-Daoud, une explication est
nécessaire entre nous.

--Cher seigneur, vous allez au-devant de mon désir.

--J'avais pensé que, fidèle à la foi donnée, la princesse de Saba, plus
qu'une femme, était une reine....

--Et c'est le contraire, interrompit vivement Balkis; je suis plus
qu'une reine, seigneur, je suis femme. Qui n'est sujet à l'erreur? Je
vous ai cru sage; puis je vous ai cru amoureux.... C'est moi qui subis
le plus cruel mécompte.

Elle soupira.

--Vous le savez trop bien, que je vous aime, repartit Soliman; sans
quoi, vous n'auriez pas abusé de votre empire, ni foulé à vos pieds un
cœur qui se révolte, à la fin.

--Je comptais vous faire les mêmes reproches. Ce n'est pas moi que vous
aimez, seigneur, c'est la reine. Et, franchement, suis-je d'un âge à
ambitionner un mariage de convenance? Eh bien, oui, j'ai voulu sonder
votre âme: plus délicate que la reine, la femme, écartant la raison
d'État, a prétendu jouir de son pouvoir: être aimée, tel était son
rêve. Reculant l'heure d'acquitter une promesse subitement surprise,
elle vous a mis à l'épreuve; elle espérait que vous ne voudriez
tenir votre victoire que de son cœur, et elle s'est trompée; vous
avez procédé par sommations, par menaces; vous avez employé avec mes
serviteurs des artifices politiques, et déjà vous êtes leur souverain
plus que moi-même. J'espérais un époux, un amant; j'en suis à redouter
un maître. Vous le voyez, je parle avec sincérité.

--Si Soliman vous eût été cher, n'auriez-vous point excusé des fautes
causées par l'impatience de vous appartenir? Mais non, votre pensée ne
voyait en lui qu'un objet de haine, ce n'est pas pour lui que....

--Arrêtez, seigneur, et n'ajoutez pas l'offense à des soupçons qui
m'ont blessée. La défiance excite la défiance, la jalousie intimide un
cœur, et, je le crains, l'honneur que vous vouliez me faire eût coûté
cher à mon repos et à ma liberté.

Le roi se tut, n'osant, de peur de tout perdre, s'engager plus avant
sur la foi d'un vil et perfide espion.

La reine reprit avec une grâce familière et charmante:

--Écoutez, Soliman, soyez vrai, soyez vous-même, soyez aimable. Mon
illusion m'est chère encore ... mon esprit est combattu; mais, je le
sens, il me serait doux d'être rassurée.

--Ah! que vous banniriez tout souci, Balkis, si vous lisiez dans ce
cœur où vous régnez sans partage! Oublions mes soupçons et les vôtres,
et consentez enfin à mon bonheur. Fatale puissance des rois! que ne
suis-je, aux pieds de Balkis, fille des pâtres, un pauvre Arabe du
désert!

-Votre vœu s'accorde avec les miens, et vous m'avez comprise. Oui,
ajouta-t-elle en approchant de la chevelure du roi son visage à la fois
candide et passionné; oui, c'est l'austérité du mariage hébreu qui me
glace et m'effraye: l'amour, l'amour seul m'eût entraînée, si....

--Si?... Achevez, Balkis: l'accent de votre voix me pénètre et
m'embrase.

--Non, non.... Qu'allais-je dire, et quel éblouissement soudain?... Ces
vins si doux ont leur perfidie, et je me sens tout agité.

Soliman fit un signe: les muets et les Nubiens remplirent les
coupes, et le roi vida la sienne d'un seul trait, en observant avec
satisfaction que Balkis en faisait autant.

--Il faut avouer, poursuivit la princesse avec enjouement, que le
mariage, suivant le rite juif, n'a pas été établi à l'usage des reines,
et qu'il présente des conditions fâcheuses.

--Est-ce là ce qui vous rend incertaine? demanda Soliman en dardant sur
elle des yeux accablés d'une certaine langueur.

--N'en doutez pas. Sans parler du désagrément de s'y préparer par des
jeûnes qui enlaidissent, n'est-il pas douloureux de livrer sa chevelure
au ciseau et d'être enveloppée de coiffes le reste de ses jours? A la
vérité, ajouta-t-elle en déroulant de magnifiques tresses d'ébène, nous
n'avons pas de riches atours à perdre.

--Nos femmes, objecta Soliman, ont la liberté de remplacer leurs
cheveux par des touffes de plumes de coq agréablement frisées[1].

La reine sourit avec quelque dédain.

--Puis, dit-elle, chez vous, l'homme achète la femme comme une esclave
ou une servante; il faut même qu'elle vienne humblement s'offrir à la
porte du fiancé. Enfin, la religion n'est pour rien dans ce contrat
tout semblable à un marché, et l'homme, en recevant sa compagne, étend
la main sur elle en lui disant: _Mekudescheth-li_; en bon hébreu: «Tu
m'es consacrée. » De plus, vous avez la faculté de la répudier, de la
trahir, et même de la faire lapider sur le plus léger prétexte....
Autant je pourrais être fière d'être aimée de Soliman, autant je
redouterais de l'épouser.

--Aimée! s'écria le prince en se soulevant du divan où il reposait;
être aimée, vous! jamais femme exerça-t-elle un empire plus absolu?
J'étais irrité: vous m'apaisez à votre gré; des préoccupations
sinistres me troublaient: je m'efforce à les bannir. Vous me trompez;
je le sens, et je conspire avec vous à abuser Soliman....

Balkis éleva sa coupe au-dessus de sa tête en se détournant par un
mouvement voluptueux. Les deux esclaves remplirent les hanaps et se
retirèrent.

La salle du festin demeura déserte; la clarté des lampes, en
s'affaiblissant, jetait de mystérieuses lueurs sur Soliman pâle, les
yeux ardents, la lèvre frémissante et décolorée. Une langueur étrange
s'emparait de lui: Balkis le contemplait avec un sourire équivoque.

Tout à coup il se souvint ... et bondit sur sa couche.

--Femme, s'écria-t-il, n'espérez plus vous jouer de l'amour d'un
roi.... La nuit nous protège de ses voiles, le mystère nous environne,
une flamme ardente parcourt tout mon être; la rage et la passion
m'enivrent. Cette heure m'appartient, et, si vous êtes sincère, vous ne
me déroberez plus un bonheur si chèrement acheté. Régnez, soyez libre;
mais ne repoussez pas un prince qui se donne à vous, que le désir
consume, et qui, dans ce moment, vous disputerait aux puissances de
l'enfer.

Confuse et palpitante, Balkis répondit en baissant les yeux:

--Laissez-moi le temps de me reconnaître; ce langage est nouveau pour
moi....

--Non! interrompit Soliman en délire, en achevant de vider la coupe où
il puisait tant d'audace; non, ma constance est à son terme. Il s'agit
pour moi de la vie ou de la mort. Femme, tu seras à moi, je le jure.
Si tu me trompais, ... je serai vengé, si tu m'aimes, un amour éternel
achètera mon pardon.

Il étendit les mains pour enlacer la jeune fille; mais il n'embrassa
qu'une ombre: la reine s'était reculée doucement, et les bras du
fils de Daoud retombèrent appesantis. Sa tête s'inclina; il garda le
silence, et, tressaillant soudain, se mit sur son séant.... Ses yeux
étonnés se dilatèrent avec effort; il sentait le désir expirer dans
son sein et les objets vacillaient sur sa tête. Sa figure morne et
blême, encadrée d'une barbe noire, exprimait une terreur vague; ses
lèvres s'entr'ouvrirent sans articuler aucun son, et sa tête, accablée
du poids du turban, retomba sur les coussins du lit. Garrotté par des
liens invisibles et pesants, il les secouait par la pensée, et ses
membres n'obéissaient plus à son effort imaginaire.

La reine s'approcha, lente et grave; il la vit avec effroi, debout, la
joue appuyée sur ses doigts repliés, tandis que, de l'autre main, elle
faisait un support à son coude. Elle l'observait, il l'entendit parler
et dire:

--Le narcotique opère....

La prunelle noire de Soliman tournoya dans l'orbite blanc de ses grands
yeux de sphinx, et il resta immobile.

--Eh bien, poursuivit-elle, j'obéis, je cède, je suis à vous!...

Elle s'agenouilla et toucha la main glacée de Soliman, qui exhala un
profond soupir.

--Il entend encore,... murmura-t-elle. Écoute, roi d'Israël, toi
qui imposes au gré de ta puissance l'amour avec la servitude et la
trahison, écoute! J'échappe à ton pouvoir. Mais, si la femme t'abusa,
la reine ne t'aura point trompé. J'aime, et ce n'est pas toi; les
destins ne l'ont point permis. Issue d'une lignée supérieure à la
tienne, j'ai dû, pour obéir aux génies qui me protègent, choisir un
époux de mon sang. Ta puissance expire devant la leur; oublie-moi.
Qu'Adonaï te choisisse une compagne. Il est grand et généreux: ne
t'a-t-il pas donné la sagesse et bien payé de tes services en cette
occasion? Je t'abandonne à lui et te retire l'inutile appui des génies
que tu dédaignes et que tu n'as pas su commander....

Et Balkis, s'emparant du doigt où elle voyait briller le talisman de
l'anneau qu'elle avait donné à Soliman, se disposa à le reprendre;
mais la main du roi, qui respirait péniblement, se contractant par un
sublime effort, se referma crispée, et Balkis s'efforça inutilement de
la rouvrir.

Elle allait parler de nouveau, lorsque la tête de Soliman-Ben-Daoud se
renversa en arrière, les muscles de son cou se détendirent, sa bouche
s'entr'ouvrit, ses yeux à demi clos se ternirent; son âme s'était
envolée dans le pays des rêves.

Tout dormait dans le palais de Mello, hormis les serviteurs de la reine
de Saba, qui avaient assoupi leurs hôtes. Au loin grondait la foudre;
le ciel noir était sillonné d'éclairs; les vents déchaînés dispersaient
la pluie sur les montagnes.

Un coursier d'Arabie, noir comme la tombe, attendait la princesse, qui
donna le signal de la retraite, et bientôt le cortége, tournant le
long des ravines autour delà colline de Sion, descendit dans la vallée
de Josaphat. On traversa à gué le Cédron, qui déjà s'enflait des eaux
pluviales pour protéger cette fuite; et, laissant à droite le Thabor
couronné d'éclairs, on parvint à l'angle du jardin des Oliviers et du
chemin montueux de Béthanie.

--Suivons cette route, dit la reine à ses gardes; nos chevaux
sont agiles; à cette heure, les tentes sont repliées, et nos gens
s'acheminent déjà vers le Jourdain. Nous les retrouverons à la deuxième
heure du jour au delà du lac Salé, d'où nous gagnerons les défilés des
monts d'Arabie.

Et, lâchant la bride à sa monture, elle sourit à la tempête en songeant
qu'elle en partageait les disgrâces avec son cher Adoniram, sans doute
errant sur la route de Tyr.

Au moment où ils s'engageaient dans le sentier de Béthanie, le sillage
des éclairs démasqua nu groupe d'hommes qui le traversaient en silence,
et qui s'arrêtèrent stupéfaits au bruit de ce cortège de spectres
chevauchant dans les ténèbres.

Balkis et sa suite passèrent devant eux, et l'un des gardes, s'étant
avancé pour les reconnaître, dit à voix basse à la reine:

--Ce sont trois hommes qui emportent un mort enveloppe d'un linceul.


[1] En Orient, encore aujourd'hui, les juives mariées sont obligées de
substituer des plumes à leurs cheveux, qui doivent rester coupés à la
hauteur des oreilles et cachés sous leur coiffure.



XII--MACBÉNACH


Pendant la pause qui suivit ce récit, les auditeurs étaient agités par
des idées contraires. Quelques-uns refusaient d'admettre la tradition
suivie par le narrateur. Ils prétendaient que la reine de Saba avait eu
réellement un fils de Soliman et non d'un autre. L'Abyssinien surtout
se croyait outragé dans ses convictions religieuses par la supposition
que ses souverains ne fussent que les descendants d'un ouvrier.

--Tu as menti, criait-il au rapsode. Le premier de nos rois d'Abyssinie
s'appelait Ménilek, et il était bien véritablement fils de Soliman et
de Belkis-Makéda. Son descendant règne encore sur nous à Gondar.

--Frère, dit un Persan, laisse-nous écouter jusqu'à la fin, sinon tu
te feras jeter dehors comme cela est arrivé déjà l'autre nuit. Cette
légende est orthodoxe à notre point de vue et, si ton petit _prêtre
Jean_ d'Abyssinie[1] tient à descendre de Soliman, nous lui accorderons
que c'est par quelque noire Éthiopienne, et non par la reine Balkis,
qui appartenait à notre couleur.

Le cafetier interrompit la réponse furieuse que se préparait à faire
l'Abyssinien, et rétablit le calme avec peine.

Le conteur reprit:

Tandis que Soliman accueillait à sa maison des champs la princesse des
Sabéens, un homme passant sur les hauteurs de Moria, regardait pensif
le crépuscule qui s'éteignait dans les nuages, et les flambeaux qui
s'allumaient comme des constellations étoilées, sous les ombrages de
Mello. Il envoyait une pensée dernière à ses amours, et adressait ses
adieux aux roches de Solime, aux rives du Cédron, qu'il ne devait plus
revoir.

Le temps était bas, et le soleil, en pâlissant, avait vu la nuit
sur la terre. Au bruit des marteaux sonnant l'appel sur les timbres
d'airain, Adoniram, s'arrachant à ses pensées, traversa la foule des
ouvriers rassemblés; et, pour présider à la paye, il pénétra dans le
temple, dont il entr'ouvrit la porte orientale, se plaçant lui-même au
pied de la colonne Jakin.

Des torches allumées sous le péristyle pétillaient en recevant quelques
gouttes dune pluie tiède, aux caresses de laquelle les ouvriers
haletants offraient gaiement leur poitrine.

La foule était nombreuse; et Adoniram, outre les comptables, avait
à sa disposition des distributeurs préposés aux divers ordres. La
séparation des trois degrés hiérarchiques s'opérait par la vertu d'un
mot d'ordre qui remplaçait, en cette circonstance, les signes manuels
dont l'échange aurait pris trop de temps. Puis le salaire était livré
sur l'énoncé du mot de passe.

Le mot d'ordre des apprentis avait été précédemment JAKIN, nom d'une
des colonnes de bronze; le mot d'ordre des autres compagnons, Booz, nom
de l'autre pilier; le mot des maîtres, JÉHOVAH.

Classés par catégories et rangés à la file, les ouvriers se
présentaient aux comptoirs, devant les intendants, présidés par
Adoniram, qui leur touchait la main, et à l'oreille de qui ils disaient
un mot à voix basse. Pour ce dernier jour, le mot de passe avait été
changé. L'apprenti disait TUBAL-KAÏN; le compagnon, SCHIBBOLETH; et le
maître, GIBLIM.

Peu à peu la foule s'éclaircit, l'enceinte devint déserte, et, les
derniers solliciteurs s'étant retirés, l'on reconnut que tout le monde
ne s'était pas présenté, car il restait encore de l'argent dans la
caisse.

--Demain, dit Adoniram, vous ferez des appels, afin de savoir s'il y a
des ouvriers malades, ou si la mort en a visité quelques-uns.

Dès que chacun fut éloigné, Adoniram, vigilant et zélé jusqu'au dernier
jour, prit, suivant sa coutume, une lampe pour aller faire la ronde
dans les ateliers déserts et dans les divers quartiers du temple, afin
de s'assurer de l'exécution de ses ordres et de l'extinction des
feux. Ses pas résonnaient tristement sur les dalles; une fois encore,
il contempla ses œuvres, et s'arrêta longtemps devant un groupe de
chérubins ailés, dernier travail du jeune Benoni.

--Cher enfant! murmura-t-il avec un soupir.

Ce pèlerinage accompli, Adoniram se retrouva dans la grande salle du
temple. Les ténèbres épaissies autour de sa lampe se déroulaient en
volutes rougeâtres, marquant les hautes nervures des voûtes, et les
parois de la salle, d'où l'on sortait par trois portes regardant le
septentrion, le couchant et l'orient.

La première, celle du Nord, était réservée au peuple; la seconde
livrait passage au roi et à ses guerriers; la porte de l'Orient
était celle des lévites; les colonnes d'airain, Jakin et Booz, se
distinguaient à l'extérieur de la troisième.

Avant de sortir par la porte de l'Occident, la plus rapprochée de
lui, Adoniram jeta la vue sur le fond ténébreux de la salle, et son
imagination, frappée des statues nombreuses qu'il venait de contempler,
évoqua dans les ombres le fantôme de Tubal-Kaïn. Son œil fixe essaya de
percer les ténèbres; mais la chimère grandit en s'effaçant, atteignit
les combles du temple et s'évanouit dans les profondeurs des murs,
comme l'ombre portée d'un homme éclairé par un flambeau qui s'éloigne.
Un cri plaintif sembla résonner sous les voûtes.

Alors, Adoniram se détourna, s'apprêtant à sortir. Soudain une forme
humaine se détacha du pilastre, et d'un ton farouche lui dit:

--Si tu veux sortir, livre-moi le mot de passe des maîtres!

Adoniram était sans armes; objet du respect de tous, habitué à
commander d'un signe, il ne songeait pas même à défendre sa personne
sacrée.

--Malheureux! répondit-il en reconnaissant le compagnon Méthousaël,
éloigne-toi! Tu seras reçu parmi les maîtres quand la trahison et le
crime seront honorés! Fuis avec tes complices avant que la justice de
Soliman atteigne vos têtes.

Méthousaël l'entend, et lève d'un bras vigoureux son marteau, qui
retombe avec fracas sur le crâne d'Adoniram. L'artiste chancelle
étourdi; par un mouvement instinctif, il cherche une issue à la seconde
porte, celle du Septentrion. Là se trouvait le Syrien Phanor, qui lui
dit:

--Si tu veux sortir, livre-moi le mot de passe des maîtres!

--Tu n'as pas sept années de campagne! répliqua d'une voix éteinte
Adoniram.

--Le mot de passe!

--Jamais!

Phanor, le maçon, lui enfonça son ciseau dans le flanc; mais il ne put
redoubler, car l'architecte du temple, réveillé par la douleur, vola
comme un trait jusqu'à la porte d'Orient, pour échapper à ses assassins.

C'est là qu'Amrou le Phénicien, compagnon parmi les charpentiers,
l'attendait pour lui crier à son tour:

--Si tu veux passer, livre-moi le mot de passe des maîtres!

--Ce n'est pas ainsi que je l'ai gagné, articula avec peine Adoniram
épuisé; demande-le à celui qui t'envoie.

Comme il s'efforçait de s'ouvrir un passage, Amrou lui plongea dans le
cœur la pointe de son compas.

C'est en ce moment que l'orage éclata, signalé par un grand coup de
tonnerre.

Adoniram était gisant sur le pavé, et son corps couvrait trois dalles.
A ses pieds s'étaient réunis les meurtriers, se tenant par la main.

--Cet homme était grand, murmura Phanor.

--Il n'occupera pas dans la tombe un plus vaste espace que toi, dit
Amrou.

--Que son sang retombe sur Soliman-Ben-Daoud!

--Gémissons sur nous-mêmes, répliqua Méthousaël; nous possédons le
secret du roi. Anéantissons la preuve du meurtre; la pluie tombe; la
nuit est sans clarté; Éblis nous protège. Entraînons ces restes loin de
la ville, et confions-les à la terre.

Ils enveloppèrent donc le corps dans un long tablier de peau blanche,
et, le soulevant dans leurs bras, ils descendirent sans bruit au bord
du Cédron, se dirigeant vers un tertre solitaire situé au delà du
chemin de Béthanie. Comme ils y arrivaient, troublés et le frisson
dans le cœur, ils se virent tout à coup en présence d'une escorte de
cavaliers. Le crime est craintif, ils s'arrêtèrent; les gens qui fuient
sont timides ... et c'est alors que la reine de Saba passa en silence
devant des assassins épouvantés qui traînaient les restes de son époux
Adoniram.

Ceux-ci allèrent plus loin et creusèrent un trou dans la terre qui
recouvrit le corps de l'artiste. Après quoi, Méthousaël, arrachant une
jeune tige d'acacia, la planta dans le sol fraîchement labouré sous
lequel reposait la victime.

Pendant ce temps-là, Balkis fuyait à travers les vallées; la foudre
déchirait les cieux, et Soliman dormait.

Sa plaie était plus cruelle, car il devait se réveiller.

Le soleil avait accompli le tour du monde, lorsque l'effet léthargique
du philtre qu'il avait bu se dissipa. Tourmenté par des songes
pénibles, il se débattait contre des visions, et ce fut par une
secousse violente qu'il rentra dans le domaine de la vie.

Il se soulève et s'étonne; ses yeux errants semblent à la recherche de
la raison de leur maître; enfin il se souvient....

La coupe vide est devant lui; les derniers mots de la reine se
retracent à sa pensée: il ne la voit plus et se trouble; un rayon de
soleil qui voltige ironiquement sur son front le fait tressaillir; il
devine tout et jette un cri de fureur.

C'est en vain qu'il s'informe: personne ne l'a vue sortir, et sa suite
a disparu dans la plaine; on n'a retrouvé que les traces de son camp.

--Voilà donc, s'écrie Soliman en jetant sur le grand prêtre Sadoc un
regard irrité, voilà le secours que ton Dieu prête à ses serviteurs!
Est-ce là ce qu'il m'avait promis? Il me livre comme un jouet aux
esprits de l'abîme, et toi, ministre imbécile, qui règnes sous son nom
par mon impuissance, tu m'as abandonné, sans rien prévoir, sans rien
empêcher! Qui me donnera des légions ailées pour atteindre cette reine
perfide? Génies de la terre et du feu, dominations rebelles, esprits de
l'air, m'obéirez-vous?

--Ne blasphémez pas, s'écria Sadoc: Jéhovah seul est grand, et c'est un
Dieu jaloux.

Au milieu de ce désordre, le prophète Ahias de Silo apparaît sombre,
terrible et enflammé du feu divin; Ahias, pauvre et redouté, qui n'est
rien que par l'esprit. C'est à Soliman qu'il s'adresse:

--Dieu a marqué d'un signe le front de Caïn le meurtrier, et il a
prononcé: «Quiconque attentera à la vie de Caïn sera puni sept fois!»
Et Lamech, issu de Caïn, ayant versé le sang, il a été écrit: «On
vengera la mort de Lamech septante fois sept fois.» Or, écoute, ô roi,
ce que le Seigneur m'ordonne de te dire: «Celui qui a répandu le sang
de Caïn et de Lamech sera châtié sept cents fois sept fois. »

Soliman baissa la tête; il se souvint d'Adoniram, et sut par là que ses
ordres avaient été exécutés, et le remords lui arracha ce cri:

--Malheureux! qu'ont-ils fait? Je ne leur avais pas dit de le tuer.

Abandonné de son Dieu, à la merci des génies, dédaigné, trahi par la
princesse des Sabéens, Soliman, désespéré, abaissait sa paupière sur sa
main désarmée, où brillait encore l'anneau qu'il avait reçu de Balkis.
Ce talisman lui rendit une lueur d'espoir. Demeuré seul, il en tourna
le chaton vers le soleil, et vit accourir à lui tous les oiseaux de
l'air, hormis Hud-Hud, la huppe magique. Il l'appela trois fois, la
força d'obéir, et lui commanda de le conduire auprès de la reine. La
huppe à l'instant reprit son vol, et Soliman, qui tendait son bras vers
elle, se sentit soulevé de terre et emporté dans les airs. La frayeur
le saisit, il détourna sa main et reprit pied sur le sol. Quant à la
huppe, elle traversa le vallon et alla se poser au sommet d'un tertre
sur la tige frêle d'un acacia que Soliman ne put la forcer à quitter.

Saisi d'un esprit de vertige, le roi Soliman songeait à lever des
armées innombrables pour mettre à feu et à sang le royaume de Saba.
Souvent il s'enfermait seul pour maudire son sort et évoquer des
esprits. Un afrite, génie des abîmes, fut contraint de le servir et de
le suivre dans les solitudes. Pour oublier la reine et donner le change
à sa fatale passion, Soliman fit chercher partout des femmes étrangères
qu'il épousa selon des rites impies, et qui l'initièrent au culte
idolâtre des images. Bientôt, pour fléchir les génies, il peupla les
hauts lieux et bâtit, non loin du Thabor, un temple à Moloch.

Ainsi se vérifiait la prédiction que l'ombre d'Hénoch avait faite dans
l'empire du feu, à son fils Adoniram, en ces termes: «Tu es destiné à
nous venger, et ce temple que tu élèves à Adonaï causera la perte de
Soliman. »

Mais le roi des Hébreux fit plus encore, ainsi que nous l'enseigne
le Talmud; car, le bruit du meurtre d'Adoniram s'étant répandu, le
peuple soulevé demanda justice, et le roi ordonna que neuf maîtres
justifiassent de la mort de l'artiste, en retrouvant son corps.

Il s'était passé dix-sept jours: les perquisitions aux alentours du
temple avaient été stériles, et les maîtres parcouraient en vain les
campagnes. L'un d'eux, accablé par la chaleur, ayant voulu, pour
gravir plus aisément, s'accrocher à un rameau d'acacia d'où venait de
s'envoler un oiseau brillant et inconnu, fut surpris de s'apercevoir
que l'arbuste entier cédait sous sa main, et ne tenait point à la
terre. Elle était récemment fouillée, et le maître, étonné, appela ses
compagnons.

Aussitôt les neuf creusèrent avec leurs ongles et constatèrent la forme
d'une fosse.

Alors, l'un d'eux dit à ses frères:

--Les coupables sont peut-être des félons qui auront voulu arracher
à Adoniram le mot de passe des maîtres. De crainte qu'ils n'y soient
parvenus, ne serait-il pas prudent de le changer?

--Quel mot adopterons-nous? objecta un autre.

--Si nous retrouvons là notre maître, repartit un troisième, la
première parole qui sera prononcée par l'un de nous servira de mot de
passe; elle éternisera le souvenir de ce crime et du serment que nous
faisons ici de le venger, nous et nos enfants, sur ses meurtriers, et
leur postérité la plus reculée.

Le serment fut juré; leurs mains s'unirent sur la fosse, et ils se
reprirent à fouiller avec ardeur.

Le cadavre ayant été reconnu, un des maîtres le prit par un doigt,
et la peau lui resta à la main; il en fut de même pour un second; un
troisième le saisit par le poignet de la manière dont les maîtres en
usent envers le compagnon, et la peau se sépara encore; sur quoi, il
s'écria: MAKBÉNACH! qui signifie: LA CHAIR QUITTE LES OS!

Sur-le-champ ils convinrent que ce mot serait dorénavant le mot de
maître et le cri de ralliement des vengeurs d'Adoniram, et la justice
de Dieu a voulu que ce mot ait, durant bien des siècles, ameuté les
peuples contre la lignée des rois.

Phanor, Amrou et Méthousaël avaient pris la fuite; mais, reconnus pour
de faux frères, ils périrent de la main des ouvriers, dans les États
de Maaca, roi du pays de Geth, où ils se cachaient sous les noms de
Sterkin, d'Oterfut et de Hoben.

Néanmoins, les corporations, par une inspiration secrète, continuèrent
toujours à poursuivre leur vengeance déçue sur _Abiram_ ou le
meurtrier.... Et la postérité d'Adoniram resta sacrée pour eux; car,
longtemps après, ils juraient encore par _les fils de la veuve_; ainsi
désignaient-ils les descendants d'Adoniram et de la reine de Saba.

Sur l'ordre exprès de Soliman-Ben-Daoud, l'illustre Adoniram fut inhumé
sons l'autel même du temple qu'il avait élevé; c'est pourquoi Adonaï
finit par abandonner l'arche des Hébreux et réduisit en servitude les
successeurs de Daoud.

Avide d'honneurs, de puissance et de volupté, Soliman épousa cinq
cents femmes, et contraignit enfin les génies réconciliés à servir ses
desseins contre les nations voisines, par la vertu du célèbre anneau,
jadis ciselé par Irad, père du Kaïnite Maviaël, et tour à tour possédé
par Hénoch, qui s'en servit pour commander aux pierres, puis par Jared
le patriarche, et par Nemrod, qui l'avait légué à Saba, père des
Hémiarites.

L'anneau de Salomon lui soumit les génies, les vents et tous les
animaux. Rassasié de pouvoir et de plaisirs, le sage allait répétant:

--Mangez, aimez, buvez; le reste n'est qu'orgueil.

Et, contradiction étrange, il n'était pas heureux! ce roi, dégradé par
la matière, aspirait à devenir immortel....

Par ses artifices, et à l'aide d'un savoir profond, il espéra d'y
parvenir moyennant certaines conditions: pour épurer son corps des
éléments mortels, sans le dissoudre, il fallait que, durant deux
cent vingt-cinq années, à l'abri de toute atteinte, de tout principe
corrupteur, il dormît du sommeil profond des morts. Après quoi, l'âme
exilée rentrerait dans son enveloppe, rajeunie jusqu'à la virilité
florissante dont l'épanouissement est marqué par l'âge de trente-trois
ans.

Devenu vieux et caduc, dès qu'il entrevit, dans la décadence de ses
forces, les signes d'une fin prochaine, Soliman ordonna aux génies
qu'il avait asservis de lui construire, dans la montagne de Kaf, un
palais inaccessible, au centre duquel il fit élever un trône massif
d'or et d'ivoire, porté sur quatre piliers faits du tronc vigoureux
d'un chêne.

C'est là que Soliman, prince des génies, avait résolu de passer ce
temps d'épreuve. Les derniers temps de sa vie furent employés à
conjurer, par des signes magiques, par des paroles mystiques, et par
la vertu de l'anneau, tous les animaux, tous les éléments, toutes les
substances douées de la propriété de décomposer la matière. Il conjura
les vapeurs du nuage, l'humidité de la terre, les rayons du soleil, le
souffle des vents, les papillons, les mites et les larves. Il conjura
les oiseaux de proie, la chauve-souris, le hibou, le rat, la mouche
impure, les fourmis et la famille des insectes qui rampent ou qui
rongent. Il conjura le métal; il conjura la pierre, les alcalis et les
acides, et jusqu'aux émanations des plantes.

Ces dispositions prises, quand il se fut bien assuré d'avoir soustrait
son corps à tous les agents destructeurs, ministres impitoyables
d'Éblis, il se fit transporter une dernière fois au cœur des montagnes
de Kaf, et, rassemblant les génies, il leur imposa des travaux
immenses, en leur enjoignant, sous la menace des châtiments les plus
terribles, de respecter son sommeil et de veiller autour de lui.

Ensuite il s'assit sur son trône, où il assujettit solidement ses
membres, qui se refroidirent peu à peu; ses yeux se ternirent, son
souffle s'arrêta, et il s'endormit dans la mort.

Et les génies esclaves continuaient à le servir, à exécuter ses ordres
et à se prosterner devant leur maître, dont ils attendaient le réveil.

Les vents respectèrent sa face; les larves qui engendrent les vers
ne purent en approcher; les oiseaux, les quadrupèdes rongeurs furent
contraints de s'éloigner; l'eau détourna ses vapeurs, et, par la force
des conjurations, le corps demeura intact pendant plus de deux siècles.

La barbe de Soliman ayant crû, se déroulait jusqu'à ses pieds; ses
ongles avaient percé le cuir de ses gants et l'étoffe dorée de sa
chaussure.

Mais comment la sagesse humaine, dans ses limites bornées,
pourrait-elle accomplir l'INFINI? Soliman avait négligé de conjurer un
insecte, le plus infime de tous.... Il avait oublié le ciron.

Le ciron s'avança mystérieux ... invisible.... Il s'attacha à l'un des
piliers qui soutenaient le trône, et le rongea lentement, lentement,
sans jamais s'arrêter. L'ouïe la plus subtile n'aurait pas entendu
gratter cet atome, qui secouait derrière lui, chaque année, quelque
grains d'une sciure menue.

Il travailla deux cent vingt-quatre ans.... Puis tout à coup le pilier
rongé fléchit sous le poids du trône, qui s'écroula avec un fracas
énorme[2]

Ce fut le ciron qui vainquit Soliman et qui le premier fut instruit de
sa mort; car le roi des rois, précipité sur les dalles, ne se réveilla
point.

Alors, les génies humiliés reconnurent leur méprise et recouvrèrent la
liberté.

Là finit l'histoire du grand Soliman-Ben-Daoud, dont le récit doit être
accueilli avec respect par les vrais croyants, car il est retracé en
abrégé de la main sacrée du prophète, au trente-quatrième _fatihat_ du
Coran, miroir de sagesse et fontaine de vérité.

Le conteur avait terminé son récit, qui avait duré près de deux
semaines. J'ai craint d'en diviser l'intérêt en parlant de ce que
j'avais pu observer à Stamboul dans l'intervalle des soirées. Je n'ai
pas non plus tenu compte de quelques petites histoires intercalées
çà et là, selon l'usage, soit dans les moments où le public n'est
pas encore nombreux, soit pour faire diversion à quelques péripéties
dramatiques. Les cafedjis font souvent des frais considérables pour
s'assurer le concours de tels ou tels narrateurs en réputation. Comme
la séance n'est jamais que d'une heure et demie, ceux-ci peuvent
paraître dans plusieurs cafés la même nuit. Ils donnent aussi des
séances dans les harems, lorsque le mari, s'étant assuré de l'intérêt
d'un conte, veut faire participer sa famille au plaisir qu'il a
éprouvé. Les gens prudents s'adressent, pour faire leur marché, au
syndic de la corporation des conteurs, qu'on appelle _khassidéens_;
car il arrive quelquefois que des conteurs de mauvaise foi, mécontents
de la recette du café on de la rétribution donnée dans une maison,
disparaissent au milieu d'une situation intéressante, et laissent les
auditeurs désolés de ne pouvoir connaître la fin de l'histoire.

J'aimais beaucoup le café fréquenté par mes amis les Persans, à cause
de la variété de ses habitués et de la liberté de parole qui y régnait;
il me rappelait le _café de Surate_ du bon Bernardin de Saint-Pierre.
On trouve, en effet, beaucoup plus de tolérance dans ces réunions
cosmopolites de marchands des divers pays de l'Asie, que dans les
cafés purement composés de Turcs ou d'Arabes. L'histoire qui nous
avait été racontée était discutée à chaque séance entre les divers
groupes d'habitués, car, dans un café d'Orient, la conversation n'est
jamais générale, et, sauf les observations de l'Abyssinien, qui, comme
chrétien, paraissait abuser un peu du jus de Noé, personne n'avait
mis en doute les données principales du récit. Elles sont, en effet,
conformes aux croyances générales de l'Orient; seulement, on y retrouve
quelque chose de cet esprit d'opposition populaire qui distingue les
Persans et les Arabes de l'Yémen. Notre conteur appartenait à la secte
d'Ali, qui est pour ainsi dire la tradition catholique d'Orient, tandis
que les Turcs, ralliés à la secte d'Omar, représenteraient plutôt une
sorte de protestantisme qu'ils ont fait dominer en soumettant les
populations méridionales.

Je retournai à Ildiz-Khan tout préoccupé des détails singuliers de
la légende, et principalement du tableau qui venait de nous être
fait de la chute posthume de Salomon. Je me représentais surtout
les merveilles intérieures de cette montagne de Kaf, dont parlent
si souvent les poëmes orientaux; selon les renseignements que
j'obtins de mes compagnons, Kaf est le roc central constituant,
pour ainsi dire, l'armature intérieure du globe, et les diverses
chaînes de montagnes qui apparaissent à la surface n'en sont que les
branches prolongées. C'est l'Atlas, le Caucase et l'Himalaya qui en
représentent les contre-forts les plus puissants; d'anciens auteurs
placent encore un autre rameau au delà des mers occidentales, vers un
point qu'ils appellent _Yni-Dounya_, nouveau monde, et qui doit avoir
été l'_Atlantide_ de Platon, au cas où l'on ne penserait pas qu'ils
auraient eu quelque idée de l'Amérique.

Il est probable que la scène où fut confondu l'orgueil de
Salomon--d'après le Coran--se passa dans la _galerie d'Argent_,
construite au centre de la montagne par les génies, et dans laquelle
on voyait les statues des quarante Solimans ou empereurs qui avaient
gouverné la terre dans l'époque préadamite, ainsi que les figures
peintes de toutes les créatures raisonnables qui avaient habité le
globe avant la création des _enfants du limon_. La plupart avaient des
aspects monstrueux, des têtes et des bras en grand nombre ou des formes
bizarres se rapprochant des animaux; ce qui, évidemment, rentre dans
les légendes primitives des Indous, des Égyptiens, et des Pelages.

Ce nombre de quarante souverains préadamites qui, selon les légendes,
auraient eu chacun un règne de mille ans, m'a rappelé une hypothèse
du savant Letronne, que je l'avais entendu développer à son cours, et
qui faisait remonter l'antiquité du monde à quarante mille ans environ
avant la création présumée d'Adam. Il en tirait la démonstration
surtout de la retraite régulière des eaux de la mer sur la terre
d'Égypte, et, je crois aussi, de certaines pierres dont les couches
donnaient le nombre antérieur des inondations du Nil. Les recherches de
Cuvier conduiraient aussi à des suppositions analogues, si ce savant
n'avait tenu surtout à mettre ses découvertes en rapport avec les
récits bibliques.

Quoiqu'il en soit, il est impossible de comprendre les romans ou
poëmes de l'Orient sans se persuader qu'il a existé avant Adam une
longue série de populations singulières dont le dernier roi a été
Glan-Ben-Glan. Adam représente, pour les Orientaux, une simple race
nouvelle, pétrie et formée d'une terre particulière par Adonaï, le Dieu
de la Bible, qui aurait agi, en cette circonstance, comme le titan
Prométhée, animant du feu divin une race dédaignée des Olympiens,
auxquels le monde avait appartenu jusqu'alors.

Mais, trêve de symboles: je n'ai voulu que jeter un peu de lumière dans
la partie féerique de la légende racontée plus haut; mais c'est le
rayon égaré dans les ombres, qui, selon l'expression de Milton, ne sert
qu'à rendre les ténèbres visibles.


[1] Le roi actuel d'Abyssinie descend encore, dit-on, de la reine de
Saba. Il est à la fois souverain et pape: on l'a toujours appelé le
_prêtre Jean_. Ses sujets s'intitulent aujourd'hui _chrétiens de saint
Jean._

[2] Scion les Orientaux, les puissances de la nature n'ont d'action
qu'en vertu d'un contrat consenti généralement. C'est l'accord de tous
les êtres qui fait le pouvoir d'_Allah_ lui-même. On remarquera le
rapport qui se rencontre entre le ciron triomphant des combinaisons
ambitieuses de Salomon et la légende de l'Edda, qui se rapporte à
Balder. Odin et Freya avaient de même conjuré tous les êtres, afin
qu'ils respectassent la vie de Balder, leur enfant. Ils oublièrent le
gui de chêne, et cette humble plante fut cause de la mort du fils des
dieux. C'est pourquoi le gui était sacré dans la religion druidique,
postérieure à celle des Scandinaves.



IV

LE BAÏRAM



I--LES EAUX-DOUCES D'ASIE


Nous n'avions pas renoncé à nous rendre un vendredi aux Eaux-Douces
d'Asie. Cette fois, nous choisîmes la route de terre qui mène plus loin
à Buyukdéré.

Sur le chemin, nous nous arrêtâmes à une maison de campagne, qui
était la demeure de B***-Effendi, l'un des hauts employés du sultan.
C'était un Arménien qui avait épousé une parente des Arméniens chez
lesquels se trouvait mon ami. Un jardin orné de plantes rares précédait
l'entrée de la maison, et deux petites filles fort jolies, vêtues
comme des sultanes en miniature, jouaient au milieu des parterres sous
la surveillance d'une négresse. Elles vinrent embrasser le peintre,
et nous accompagnèrent jusque dans la maison. Une dame, en costume
levantin, vint nous recevoir, et mon ami lui dit:

--_Kaliméra, kokona!_ (Bonjour, madame.)

Il la saluait en grec, car elle était de cette nation, quoique alliée
des Arméniens.

On est toujours embarrassé d'avoir à parler, dans une relation de
voyage, de personnes qui existent, et qui ont accueilli de leur mieux
l'Européen qui passe, cherchant à rapporter dans son pays quelque
chose de vrai sur les mœurs étrangères; sur des sociétés sympathiques
partout aux nôtres, et vers lesquelles la civilisation franque jette
aujourd'hui des rayons de lumière.... Dans le moyen âge, nous avons
tout reçu de l'Orient; maintenant, nous voudrions rapporter à cette
source commune de l'humanité les puissances dont elle nous a doués,
pour faire grande de nouveau la mère universelle.

Le beau nom de la France est cher à ces nations lointaines; c'est là
notre force future;... c'est ce qui nous permet d'attendre, quoi que
fasse la dynastie usée de nos gouvernements.

On peut se dire, en citant des personnes de ces pays, ce que disait
Racine dans la préface de _Bajazet_: «C'est si loin!» Mais n'est-il pas
permis de remercier d'un bon accueil des hôtes si empressés que le sont
pour nous les Arméniens? Plus en rapport que les Turcs avec nos idées,
ils servent, pour ainsi dire, de transition à la bonne volonté de ces
derniers, pour qui la France a toujours été particulièrement la nation
amie.

J'avoue que ce fut pour moi un grand charme de retrouver, après une
année d'absence de mon pays, un intérieur de famille tout européen,
sauf les costumes des femmes, qui, heureusement pour la couleur locale,
ne se rapportaient qu'aux dernières modes de Stamboul.

Madame B*** nous fit servir une collation par ses petites filles;
ensuite, nous passâmes dans la principale pièce, où se trouvaient
plusieurs dames levantines. L'une d'elles se mit au piano pour exécuter
un des morceaux le plus nouvellement venus de Paris: c'était une
politesse que nous appréciâmes vivement en admirant des fragments d'un
opéra nouveau d'Halévy.

Il y avait aussi des journaux sur les tables, des livres de poésie et
de théâtre, du Victor Hugo, du Lamartine. Cela semble étrange quand on
arrive de Syrie, et c'est fort simple quand on songe que Constantinople
consomme presque autant que Pétersbourg les ouvrages littéraires et
artistiques venus de Paris.

Pendant que nous parcourions des yeux les livres illustrés et les
albums, M. B*** rentra; il voulait nous retenir à dîner; mais, ayant
projeté d'aller aux Eaux-Douces, nous remerciâmes. M. B*** voulut nous
accompagner jusqu'au Bosphore.

Nous restâmes quelque temps sur la berge à attendre un caïque.
Pendant que nous parcourions le quai, nous vîmes venir de loin un
homme d'un aspect majestueux, d'un teint pareil à celui des mulâtres,
magnifiquement vêtu à la turque, non dans le costume de la réforme,
mais selon la mode ancienne. Il s'arrêta en voyant M. B***, qui le
salua avec respect, et nous les laissâmes causer un instant. Mon ami
m'avertit que c'était un grand personnage, et qu'il fallait avoir soin
de faire un beau _salamalek_, quand il nous quitterait, en portant la
main à la poitrine et à la bouche, selon l'usage oriental. Je le fis
d'après son indication, et le mulâtre y répondit fort gracieusement.

J'étais sûr que ce n'était pas le sultan, que j'avais vu déjà.

--Qui est-ce donc? dis-je lorsqu'il se fut éloigné.

--C'est le kislar-aga, me répondit le peintre avec un sentiment
d'admiration, et un peu aussi de terreur.

Je compris tout. Le kislar-aga, c'est le chef des eunuques du sérail,
l'homme le plus redouté après le sultan et avant le premier vizir. Je
regrettai de n'avoir pas fait plus intimement la connaissance de ce
personnage, qui paraissait, du reste, fort poli, mais fort convaincu de
son importance.

Des attachés arrivèrent enfin; nous quittâmes B***-Effendi, et un
caïque à six rameurs nous emporta vers la côte d'Asie.

Il fallut une heure et demie environ pour arriver aux Eaux-Douces. A
droite et à gauche des rivages, nous admirâmes les châteaux crénelés
qui gardent, du côté de la mer Noire, Péra, Stamboul et Scutari contre
les invasions de Crimée ou de Trébizonde. Ce sont des murailles et des
tours génoises, comme celles qui séparent Péra et Galata.

Quand nous eûmes dépassé les châteaux d'Asie et d'Europe, notre
barque entra dans la rivière des Eaux-Douces. De hautes herbes, d'où
s'envolaient çà et là des échassiers, bordaient cette embouchure,
qui me rappelait un peu les derniers courants du Nil se jetant près
de la mer dans le lac de Péluse. Mais, ici, la nature, plus calme,
plus verte, plus septentrionale, traduisait les magnificences du
Delta d'Égypte, à peu près comme le latin traduit le grec ... en
l'affaiblissant.

Nous débarquâmes dans une prairie délicieuse et coupée d'eaux vives.
Les bois, éclaircis avec art, jetaient leur ombre par endroits sur les
hautes herbes. Quelques tentes, dressées par des vendeurs de fruits
et de rafraîchissements, donnaient à la scène l'aspect d'une de ces
oasis où s'arrêtent les tribus errantes. La prairie était couverte de
monde. Les teintes variées des costumes nuançaient la verdure comme les
couleurs vives des fleurs sur une pelouse du printemps. Au milieu de
l'éclaircie la plus vaste, on distinguait une fontaine de marbre blanc,
ayant cette forme de pavillon chinois dont l'architecture spéciale
domine à Constantinople.

La joie de boire de l'eau a fait inventer à ces peuples les plus
charmantes constructions dont on puisse avoir l'idée. Ce n'était pas
là une source comme celle d'Arnaut-Keuil, devant laquelle il fallait
attendre le bon plaisir d'un saint, qui ne fait couler la fontaine
qu'à partir du jour de sa fête. Cela est bon pour des giaours, qui
attendent patiemment qu'un miracle leur permette de s'abreuver d'eau
claire.... Mais, à la fontaine des Eaux-Douces d'Asie, on n'a pas à
souffrir de ces hésitations. Je ne sais quel saint musulman fait couler
les eaux avec une abondance et une limpidité inconnues aux saints
grecs. Il fallait payer un para pour un verre de cette boisson, qui,
pour l'obtenir sur les lieux mêmes, coûtait comme voyage environ dix
piastres.

Des voitures de toute sorte, la plupart dorées et attelées de bœufs,
avaient amené aux Eaux-Douces les dames de Scutari. On ne voyait près
de la fontaine que des femmes et des enfants, parlant, criant, causant
avec des expansions, des rires ou des lutineries charmantes, dans cette
langue turque dont les syllabes douces ressemblent à des roucoulements
d'oiseaux.

Si les femmes sont plus ou moins cachées sous leurs voiles, elles ne
cherchent cependant pas à se dérober d'une façon trop cruelle à la
curiosité des Francs. Les règlements de police qui leur ordonnent,
le plus souvent possible, d'épaissir leurs voiles, de soustraire aux
infidèles toute attitude extérieure qui pourrait avoir action sur les
sens, leur inspirent une réserve qui ne céderait pas facilement devant
une séduction ordinaire.

La chaleur du jour était en ce moment très-forte, et nous avions
pris place sous un énorme platane entouré de divans rustiques. Nous
essayâmes de dormir; mais, pour des Français, le sommeil de midi est
impossible. Le peintre, voyant que nous ne pouvions dormir, raconta une
histoire.

C'étaient les aventures d'un artiste de ses amis, qui était venu à
Constantinople pour faire fortune, au moyen d'un daguerréotype.

Il cherchait les endroits où se trouvait la plus grande affluence, et
vint un jour installer son instrument reproducteur sous les ombrages
des Eaux-Douces.

Un enfant jouait sur le gazon: l'artiste eut le bonheur d'en fixer
l'image parfaite sur une plaque; puis, dans sa joie de voir une épreuve
si bien réussie, il l'exposa devant les curieux, qui ne manquent jamais
dans ces occasions.

La mère s'approcha, par une curiosité bien naturelle, et s'étonna de
voir son enfant si nettement reproduit. Elle croyait que c'était de la
magie.

L'artiste ne connaissait pas la langue turque, de sorte qu'il ne
comprit point, au premier abord, les compliments de la dame. Seulement,
une négresse qui accompagnait cette dernière lui fit un signe. La dame
avait monté dans un arabas et se rendait à Scutari.

Le peintre prit sous son bras la boîte du daguerréotype, instrument
qu'il n'est pas facile de porter, et se mit à suivre l'arabas pendant
une lieue.

En arrivant aux premières maisons de Scutari, il vit de loin l'arabas
s'arrêter et la femme descendre à un kiosque isolé qui donnait vers la
mer.

La vieille lui fit signe de ne pas se montrer et d'attendre; puis,
quand la nuit fut tombée, elle l'introduisit dans la maison.

L'artiste parut devant la dame, qui lui déclara qu'elle l'avait fait
venir pour qu'il se servît de son instrument en faisant son portrait
de la même façon qu'il avait employée pour reproduire la figure de son
enfant.

--Madame, répondit l'artiste,--ou du moins il chercha à le faire
comprendre,--cet instrument ne fonctionne qu'avec le soleil.

--Eh bien, attendons le soleil, dit la dame.

C'était une veuve, heureusement pour la morale musulmane.

Le lendemain matin, l'artiste, profitant d'un beau rayon de soleil qui
pénétrait à travers les fenêtres grillées, s'occupa de reproduire les
traits de la belle dame du faubourg de Scutari. Elle était fort jeune,
quoique mère d'un petit garçon assez grand, car les femmes d'Orient,
comme on sait, se marient la plupart dès l'âge de douze ans. Pendant
qu'il polissait ses plaques, on entendit frapper à la porte extérieure.

--Cachez-vous! s'écria la dame.

Et, aidée de sa servante, elle se hâta de faire entrer l'homme, avec
son appareil daguerrien, dans une cellule fort étroite, qui dépendait
de la chambre à coucher. Le malheureux eut le temps de faire des
réflexions fort tristes. Il ignorait que cette femme fût veuve, et
pensait naturellement que le mari était survenu inopinément à la suite
de quelque voyage. Il y avait une autre hypothèse non moins dangereuse:
l'intervention de la police dans cette maison où l'on avait pu, la
veille, remarquer l'entrée d'un giaour. Cependant il prêta l'oreille,
et, comme les maisons de bois des Turcs n'ont que des cloisons fort
légères, il se rassura un peu en n'entendant qu'un chuchotement de voix
féminines.

En effet, la dame recevait simplement la visite d'une de ses amies;
mais les visites que se font les femmes de Constantinople durent
d'ordinaire toute une journée, ces belles désœuvrées cherchant
toute occasion de tuer le plus de temps possible. Se montrer était
dangereux: la visiteuse pouvait être vieille ou laide; de plus, quoique
les musulmanes s'accommodent forcément d'un partage d'époux, la
jalousie n'est point absente de leur âme quand il s'agit d'une affaire
de cœur. Le malheureux avait plu.

Quand le soir arriva, l'amie importune, après avoir dîné, pris des
rafraîchissements plus tard, et s'être livrée longtemps, sans doute, à
des causeries médisantes, finit par quitter la place, et l'on put faire
sortir enfin le Français de son étroite cachette.

Il était trop tard pour reprendre l'œuvre longue et difficile du
portrait. De plus, l'artiste avait contracté une faim et une soif de
plusieurs heures. On dut alors remettre la séance au lendemain.

Au troisième jour, il se trouvait dans la position du matelot qu'une
chanson populaire suppose avoir été longtemps retenu chez une certaine
présidente du temps de Louis XV...; il commença à s'ennuyer.

La conversation des dames turques est assez uniforme. De plus,
lorsqu'on n'entend pas la langue, il est difficile de se distraire
longtemps dans leur compagnie. Il était parvenu à réussir le portrait
demandé, et fit comprendre que des affaires majeures le rappelaient à
Péra. Mais il était impossible de sortir de la maison en plein jour,
et, le soir venu, une collation magnifique, offerte par la dame, le
retint encore, non moins que la reconnaissance d'une si charmante
hospitalité. Cependant, le jour suivant, il marqua énergiquement sa
résolution de partir. Il fallait encore attendre le soir. Mais on
avait caché le daguerréotype, et comment sortir de cette maison sans
ce précieux instrument, dont, à cette époque, on n'aurait pas retrouvé
le pareil dans la ville? C'était de plus son gagne-pain. Les femmes
de Scutari sont un peu sauvages dans leurs attachements; celle-ci fit
comprendre à l'artiste, qui, après tout, finissait par saisir quelques
mots de la langue, que, s'il voulait la quitter désormais, elle
appellerait les voisins en criant qu'il était entré furtivement dans
la maison pour attenter à son honneur.

Un attachement si incommode finit par mettre à bout la patience du
jeune homme. Il abandonna son daguerréotype, et parvint à s'échapper
par la fenêtre pendant que la dame dormait.

Le triste de l'aventure, c'est que ses amis de Péra, ne l'ayant pas vu
pendant plus de trois jours, avaient averti la police. On avait obtenu
quelques indications sur la scène qui s'était passée aux Eaux-Douces
d'Asie. Des gens de la campagne avaient vu passer l'arabas, suivi de
loin par l'artiste. La maison fut signalée, et la pauvre dame turque
eût été tuée par la population fanatique pour avoir accueilli un
giaour, si la police ne l'eût fait enlever secrètement. Elle en fut
quitte pour cinquante coups de bâton, et la négresse pour vingt-cinq,
la loi n'appliquant jamais à l'esclave que la moitié de la peine qui
frappe une personne libre.

Cette anecdote peut donner une idée de la force des penchants chez des
femmes dont la vie s'écoule séparée de la société des hommes, quoique
sans réclusion positive. Peut-être aussi cette pauvre dame de Scutari
était elle-même une dévote qui espérait obliger l'artiste à se faire
mahométan pour pouvoir l'épouser. En général, la conduite des femmes
turques est digne et réservée; les bonnes fortunes dont se vantent les
Européens se rapportant pour la plupart à une certaine classe de femmes
peu estimée, qui, toujours les mêmes, profitent de la facilité que leur
donne leur vêtement mystérieux pour se rendre chez quelques Européens,
où les guident des revendeuses de toilette ou des esclaves corrompues.
Presque toujours, c'est l'attrait seul de quelque parure--refusée par
un époux vieux ou avare--qui les fait manquer à leur devoir. Le danger
n'est alors que pour elles seules; car on ne violerait pas le domicile
d'un Européen, tandis qu'il risquerait de se faire écharper dans une
maison turque.



II--LA VEILLE DU GRAND BAÏRAM


En retournant de Tophana à Péra, par les rues montueuses qui passent
entre les bâtiments des ambassades, nous nous aperçûmes que le quartier
franc était plus éclairé et plus bruyant que de coutume. C'est que les
fêtes du Baïram, qui succèdent au mois de Ramazan, approchaient.--Ce
sont trois journées de réjouissances qui succèdent à ce carême mélangé
de carnaval dont j'ai cherché à décrire les phases diverses.

Le Baïram des Turcs ressemble à notre jour de l'an. La civilisation
européenne, qui pénètre peu à peu dans leurs coutumes, les attire
de plus en plus, quant aux détails compatibles avec leur religion;
de sorte que les femmes et les enfants raffolent de parures, de
bagatelles et de jouets venus de France ou d'Allemagne. En outre, si
les dames turques font admirablement les confitures, le privilège des
sucreries, des bonbons et des cartonnages splendides appartient à
l'industrie parisienne. Nous passâmes, en revenant des Eaux-Douces,
par la grande rue de Péra, qui était devenue, ce soir-là, pareille à
notre rue des Lombards. Il était bon de s'arrêter chez la confiseuse
principale, madame Meunier, pour prendre quelques rafraîchissements
et pour examiner la foule. On voyait là des personnages éminents, des
Turcs riches, qui venaient eux-mêmes faire leurs achats, car il n'est
pas prudent, en ce pays, de confier à de simples serviteurs le soin
d'acheter ses bonbons. Madame Meunier a spécialement la confiance
des effendis (hommes de distinction), et ils savent qu'elle ne leur
livrerait pas des sucreries douteuses.... Les rivalités, les jalousies,
les haines amènent parfois des crimes dans la société musulmane; et,
si les luttes sanglantes sont devenues rares, le poison est encore, en
certains cas, le grand argument des femmes, beaucoup moins civilisées
jusqu'ici que leurs maris.

A un moment donné, tous les Turcs disparurent, emportant leurs
emplettes, comme des soldats quand sonne la retraite, parce que
l'heure les appelait à l'un des _namaz_, prières qui se font la nuit
dans les mosquées.

Ces braves gens ne se bornent pas, pendant les nuits du Ramazan, à
écouter des conteurs et à voir jouer les _Caragueus_; ils ont des
moments de prières, nommés _rikats_, pendant lesquels on récite chaque
fois une dizaine de versets du Coran. Il faut accomplir par nuit vingt
rikats, soit dans les mosquées, ce qui vaut mieux,--ou chez soi, ou
dans la rue, si l'on n'a pas de domicile, ainsi qu'il arrive à beaucoup
de gens qui ne dorment que dans les cafés. Un bon musulman doit, par
conséquent, avoir récité pendant chaque nuit deux cents versets, ce qui
fait six mille versets pour les trente nuits. Les contes, spectacles et
promenades, ne sont que les délassements de ce devoir religieux.

La confiseuse nous raconta un fait qui peut donner quelque idée de la
naïveté de certains fonctionnaires turcs. Elle avait fait venir par
le bateau du Danube des caisses de jouets de Nuremberg. Le droit de
douane se paye d'après la déclaration de la valeur des objets; mais, à
Constantinople, comme ailleurs, pour éviter la fraude, l'administration
a le droit de garder les marchandises en payant la valeur déclarée, si
l'on peut supposer qu'elles valent davantage.

Quand on déballa les caisses de jouets de Nuremberg, un cri
d'admiration s'éleva parmi tous les employés des douanes. La
déclaration était de dix mille piastres (deux mille six cents francs).
Selon eux, cela en valait au moins trente mille. Ils retinrent donc les
caisses, qui se trouvaient ainsi fort bien payées et convenablement
vendues, sans frais de montre et de déballage. Madame Meunier prit les
dix mille piastres, en riant de leur simplicité. Ils se partagèrent les
polichinelles, les soldats de bois et les poupées,--non pas pour les
donner à leurs enfants, mais pour s'en amuser eux-mêmes.

Au moment de quitter la boutique, je retrouvai dans une poche, en
cherchant mon mouchoir, le flacon que j'avais acheté précédemment sur
la place du Séraskier. Je demandai à madame Meunier ce que pouvait
être cette liqueur qui m'avait été vendue comme rafraîchissement, et
dont je n'avais pu supporter la première gorgée: était-ce une limonade
aigrie, une bavaroise tournée, ou une liqueur particulière au pays?

La confiseuse et ses demoiselles éclatèrent d'un fou rire en voyant
le flacon; il fut impossible de tirer d'elles aucune explication. Le
peintre me dit, en me reconduisant, que ces sortes de liqueurs ne se
vendaient qu'à des Turcs qui avaient acquis un certain âge. En général,
dans ce pays, les sens s'amortissent après l'âge de trente ans. Or,
chaque mari est forcé, lorsque se dessine la dernière échancrure de la
lune du Baïram, de remplir ses devoirs les plus graves.... Il en est
pour qui les ébats de Caragueus n'ont pas été une suffisante excitation.

La veille du Baïram était arrivée: l'aimable lune du Ramazan s'en
allait où vont les vieilles lunes et les neiges de l'an passé,
--chose qui fut un si grave sujet de rêverie pour notre vieux poëte
François Villon. En réalité, ce n'est qu'alors que les fêtes sérieuses
commencent. Le soleil qui se lève pour inaugurer le mois de Schewal
doit détrôner la lune altière de cette splendeur usurpée, qui en a fait
pendant trente jours un véritable soleil nocturne, avec l'aide, il est
vrai, des illuminations, des lanternes et des feux d'artifice. Les
Persans logés avec moi à Ildiz-Khan m'avertirent du moment où devaient
avoir lieu l'enterrement de la lune et l'intronisation de la nouvelle;
ce qui donnait lieu à une cérémonie extraordinaire.

Un grand mouvement de troupes avait lieu cette nuit-là. On établissait
une haie entre Eski-Sérail, résidence de la sultane mère, et le grand
sérail, situé à la pointe maritime de Stamboul. Depuis le château des
Sept-Tours et le palais de Bélisaire jusqu'à Sainte-Sophie, tous les
gens des divers quartiers affluaient vers ces deux points.

Comment dire toutes les splendeurs de cette nuit privilégiée? comment
dire surtout le motif singulier qui fait, cette nuit-là, du sultan le
seul homme heureux de son empire? Tous les fidèles ont dû, pendant un
mois, s'abstenir de toute pensée d'amour. Une seule nuit encore, et
ils pourront envoyer à une de leurs femmes, s'ils en ont plusieurs,
le bouquet qui indique une préférence. S'ils n'en ont qu'une seule,
le bouquet lui revient de droit. Mais, quant au sultan, en qualité de
padischa et de calife, il a le droit de ne pas attendre le premier jour
de la lune de _Lailet-ul-id_, qui est celle du mois suivant, et qui ne
paraît qu'au premier jour du grand Baïram. Il a une nuit d'avance sur
tous ses sujets pour la procréation d'un héritier, qui ne peut, cette
fois, résulter que d'une femme nouvelle.

Ceci était le sens de la cérémonie qui se faisait, m'a-t-on dit, entre
le vieux sérail et le nouveau. La mère ou la tante du sultan devait
conduire à son fils une esclave vierge, qu'elle achète elle-même au
bazar, et qu'elle mène en pompe dans un carrosse de parade[1].

En effet, une longue file de voitures traversa bientôt les quartiers
populeux de Stamboul, en suivant la rue centrale jusqu'à Sainte-Sophie,
près de laquelle est située la porte du grand sérail. Ces voitures,
au nombre d'une vingtaine, contenaient toutes les parentes de Sa
Hautesse, ainsi que les sultanes réformées avec pension, après avoir
donné le jour à un prince ou à une princesse. Les grillages des
voitures n'empêchaient pas que l'on ne distinguât la forme de leurs
têtes voilées de blanc et de leurs vêtements de dessus. Il y en avait
une dont l'énormité m'étonna. Par privilège sans doute, et grâce à la
liberté que pouvait lui donner son rang ou son âge, elle n'avait la
tête entourée que d'une gaze très-fine qui laissait distinguer des
traits autrefois beaux. Quant à la future cadine, elle était sans doute
dans le carrosse principal; mais il était impossible de la distinguer
des autres dames. Un grand nombre de valets de pied portaient des
torches et des pots à feu des deux côtés du cortége.

On s'arrêta sur cette magnifique place de la porte du sérail, décorée
d'une splendide fontaine, ornée de marbre, de découpures, d'arabesques
dorées, avec un toit à la chinoise et des bronzes étincelants.

La porte du sérail laisse voir encore entre ses colonnettes les niches
qui servaient autrefois à exposer des têtes, les célèbres _têtes du
sérail_.


[1] Cette cérémonie n'a plus lieu depuis quelque temps.



III--FÊTES DU SÉRAIL


Je me vois forcé de ne pas décrire les cérémonies intérieures du
palais, ayant l'usage de ne parler que de ce que j'ai pu voir par
moi-même. Cependant, je connaissais déjà en partie le lieu de la scène.
Tout étranger peut visiter les grandes résidences et les mosquées, à
de certains jours désignés, en payant deux ou trois mille piastres
turques. Mais la somme est si forte, qu'un touriste ordinaire hésite
souvent à la donner. Seulement, comme, pour ce prix, on peut amener
autant de personnes que l'on veut, les curieux se cotisent, ou bien
attendent qu'un grand personnage européen consente à faire cette
dépense. J'avais pu visiter tous ces monuments à l'époque du passage
du prince royal de Prusse. Il est d'usage, en de pareils cas, que les
Européens qui se présentent soient admis dans le cortége.

Sans risquer une description que l'on peut lire dans tous les récits
de voyages, il est bon d'indiquer la situation des nombreux bâtiments
et des jardins du sérail occupant le triangle de terre découpé par la
Corne-d'or et le Bosphore. C'est toute une ville enfermée de hauts
murs crénelés et espacés de tours, se rattachant à la grande muraille
construite par les Grecs, qui règne le long de la mer jusqu'au château
des Sept-Tours, et qui, de là, ferme entièrement l'immense triangle
formé par Stamboul.

Il y a dans les bâtiments du sérail un grand nombre de constructions
anciennes, de kiosques, de mosquées ou de chapelles, ainsi que des
bâtiments plus modernes, presque dans le goût européen. Des jardinets
en terrasse, avec des parterres, des berceaux, des rigoles de
marbre, des sentiers formés de mosaïques en cailloux, des arbustes
taillés et des carrés de fleurs rares sont consacrés à la promenade
des dames. D'autres jardins dessinés à l'anglaise, des pièces d'eau
peuplées d'oiseaux, de hauts platanes, avec des saules, des sycomores,
s'étendent autour des kiosques dans la partie la plus ancienne. Toutes
les personnes un peu connues ou ayant affaire aux employés peuvent
traverser pendant le jour les portions du sérail qui ne sont pas
réservées aux femmes. Je m'y suis promené souvent en allant voir soit
la bibliothèque, soit la trésorerie. La première, où il est facile de
se faire admettre, renferme un grand nombre de livres et de manuscrits
curieux, notamment un Coran gravé sur des feuilles minces de plomb,
qui, grâce à leur excellente qualité, se tournent comme des feuillets
ordinaires; les ornements sont en émail et fort brillants. A la
trésorerie, on peut admirer les bijoux impériaux conservés depuis des
siècles. On voit aussi dans une salle tous les portraits des sultans
peints en miniature, d'abord par les Belin de Venise, puis par d'autres
peintres italiens. Le dernier, celui d'Abdul-Medjid, a été peint par un
Français, Camille Bogier, auquel on doit une belle série de costumes
modernes byzantins.

Ainsi, ces vieux usages de vie retirée et farouche, attribués aux
musulmans, ont cédé devant les progrès qu'amènent les idées modernes.
Deux cours immenses précèdent, après la première entrée, nommée
spécialement LA PORTE, les grands bâtiments du sérail. La plus avancée,
entourée de galeries basses, est consacrée souvent aux exercices des
pages, qui luttent d'adresse dans la gymnastique et l'équitation.
La première, dans laquelle tout le monde peut pénétrer, offre une
apparence rustique, avec ses arbres et ses treillages. Une singularité
la distingue, c'est un énorme mortier de marbre, qui de loin semble la
bouche d'un puits. Ce mortier a une destination toute particulière. On
doit y broyer, avec un pilon de fer assorti à sa grandeur, le corps
du muphti, chef de la religion, si par hasard il venait à manquer à
ses devoirs. Toutes les fois que ce personnage vient faire une visite
au sultan, il est forcé de passer devant cet immense égrugeoir, où il
peut avoir la chance de terminer ses jours. La terreur salutaire qui en
résulte est cause qu'il n'y a eu encore qu'un seul muphti qui se soit
exposé à ce supplice. Les coutumes chrétiennes n'ont jamais rien établi
de pareil pour les papes.

L'affluence était si grande, qu'il me parut impossible d'entrer même
dans la première cour. J'y renonçai, bien que le public ordinaire pût
pénétrer jusque-là et voir les dames du vieux sérail descendre de leur
voiture. Les torches et les lances à feu répandaient çà et là des
flammèches sur les habits, et, de plus, une grande quantité d'estafiers
distribuaient force coups de bâton pour établir l'alignement des
premières rangées. D'après ce que je puis savoir, il ne s'agissait que
d'une scène de parade et de réception. La nouvelle esclave du sultan
devait être reçue dans les appartements par les sultanes, au nombre
de trois, et par les cadines, au nombre de trente; et rien ne pouvait
empêcher que le sultan ne passât la nuit avec l'aimable vierge de la
veille du Baïram. Il faut admirer la sagesse musulmane, qui a prévu
le cas où une favorite, peut-être stérile, absorberait l'amour et les
faveurs du chef de l'État.

Le devoir religieux qui lui est imposé cette nuit-là répond autant
que possible de la reproduction de sa race. Tel est aussi pour les
musulmans ordinaires le sens des obligations que leur impose la
première nuit du Baïram.

Cette abstinence de tout un mois, qui renouvelle probablement les
forces de l'homme, ce jeûne partiel qui l'épure doivent avoir été
calculés d'après des prévisions médicales analogues à celles que l'on
retrouve dans la loi juive. N'oublions pas que l'Orient nous a donné
la médecine, la chimie et des préceptes d'hygiène qui remontent à
des milliers d'années, et regrettons que nos religions du Nord n'en
représentent qu'une imitation imparfaite.--Je regretterais qu'on eût
pu voir dans le tableau des coutumes bizarres rapportées plus haut
l'intention d'inculper les musulmans de libertinage.

Leurs croyances et leurs coutumes diffèrent tellement des nôtres, que
nous ne pouvons les juger qu'au point de vue de notre dépravation
relative. Il suffit de se dire que la loi musulmane ne signale
aucun péché dans cette ardeur des sens, utile à l'existence des
populations méridionales décimées tant de fois par les pestes et par
les guerres. Si l'on se rendait compte de la dignité et de la chasteté
même des rapports qui existent entre un musulman et ses épouses, on
renoncerait à tout ce mirage voluptueux qu'ont créé nos écrivains du
XVIIIe siècle.

Il suffit de se dire que l'homme et la femme se couchent habillés; que
les yeux d'un musulman ne peuvent descendre, de par la loi religieuse,
au-dessous de la ceinture d'une femme, --et cela est réciproque,--et
que le sultan Mahmoud, le plus progressif des sultans, ayant un jour
pénétré, dit-on, dans la salle de bain de ses femmes, fut condamné par
elles-mêmes à une longue abstention de leur présence.--De plus, la
ville, instruite par quelque indiscrétion de valets, en fut indignée,
et des représentations furent faites au sultan par les imans.

Ce fait fut, du reste, regardé par ses partisans comme une
calomnie,--qui tenait probablement à ce qu'il avait fait construire au
palais des Miroirs, une salle de bain en amphithéâtre.--Je veux croire
à la calomnie.



IV--L'ATMÉIDAN


Le lendemain matin était le premier jour du Baïram. Le canon de
tous les forts et de tous les vaisseaux retentit au lever du jour,
dominant le chant des muezzins saluant Allah du haut d'un millier de
minarets. La fête était, cette fois, à l'Atméidan, place illustrée
par le souvenir des empereurs de Byzance qui y ont laissé des
monuments. Cette place est oblongue et présente toujours son ancienne
forme d'hippodrome, ainsi que les deux obélisques autour desquels
tournaient les chars au temps de la lutte byzantine des _verts_ et
des _bleus_. L'obélisque le mieux conservé, dont le granit rose est
couvert d'hiéroglyphes encore distincts, est supporté par un piédestal
de marbre blanc entouré de bas-reliefs qui représentent des empereurs
grecs entourés de leur cour, des combats et des cérémonies. Ils ne sont
pas d'une fort belle exécution; mais leur existence prouve que les
Turcs ne sont pas aussi ennemis des sculptures que nous le supposons en
Europe.

Au milieu de la place se trouve une singulière colonne composée de
trois serpents enlacés, laquelle, dit-on, servait autrefois de trépied
dans le temple de Delphes.

La mosquée du sultan Ahmed borde un des côtés de la place. C'était là
que Sa Hautesse Abdul-Medjid devait venir faire la grande prière du
Baïram.

Le lendemain, qui était le premier jour du Baïram, un million peut-être
d'habitants de Stamboul, de Scutari, de Péra et des environs encombrait
le triangle immense, qui se termine par la pointe du sérail. Grâce à la
proximité de ma demeure, je pus me trouver sur le passage du cortége
qui se rendait sur la place de l'Atméidan. Le défilé, qui tournait par
les rues environnant Sainte-Sophie, dura au moins une heure. Mais les
costumes des troupes n'avaient rien de fort curieux pour un Franc,
car, à part le fezzi rouge qui leur sert uniformément de coiffure, les
divers corps portaient à peu près les uniformes européens. Les mirlivas
(généraux) avaient des costumes pareils à ceux des nôtres, brodés de
palmes d'or sur toutes les coutures. Seulement, c'étaient partout des
redingotes bleues; on ne voyait pas un seul habit.

Les Européens de Péra se trouvaient mêlés en grand nombre à la foule;
car, dans les journées du Baïram, toutes les religions prennent part
à l'allégresse musulmane. C'est au moins une fête civile pour ceux
qui ne s'unissent pas de cœur aux cérémonies de l'islam. La musique
du sultan, dirigée par le frère de Donizetti, exécutait des marches
fort belles, en jouant à l'unisson, selon le système oriental. La
curiosité principale du cortége était le défilé des icoglans, ou
gardes du corps, portant des casques ornés d'immenses cimiers garnis de
hauts panaches bleus. On eût cru voir une forêt qui marche, comme au
dénoûment de _Macbeth_.

Le sultan parut ensuite, vêtu avec une grande simplicité, et portant
seulement sur son bonnet une aigrette brillante. Mais son cheval était
tellement couvert de broderies d'or et de diamants, qu'il éblouissait
tous les regards. Plusieurs chevaux, également caparaçonnés de harnais
étincelant de pierreries, étaient menés par des sais à la suite du
souverain. Les vizirs, les sérasquiers, les kasiaskers, les chefs des
ulémas et tout un peuple d'employés suivaient naturellement le chef de
l'État, puis de nouvelles troupes fermaient la marche.

Tout ce cortége, arrivant sur l'immense place de l'Atméidan, se fondit
bientôt dans les vastes cours et dans les jardins de la mosquée. Le
sultan descendit de cheval et fut reçu par les imans et les mollahs,
qui l'attendaient à l'entrée et sur les marches. Un grand nombre de
voitures se trouvaient rangées sur la place, et toutes les grandes
dames de Constantinople s'étaient réunies là, regardant la cérémonie
par les grilles dorées des portières. Les plus distinguées avaient
obtenu la faveur d'occuper les tribunes hautes de la mosquée.

Je ne pus voir ce qui se passait à l'intérieur; mais j'ai entendu dire
que la cérémonie principale était le sacrifice d'un mouton. La même
pratique a lieu, ce jour-là, dans toutes les maisons musulmanes.

La place était couverte de jeux, de divertissements et de marchands de
toute sorte. Après le sacrifice, chacun se précipita sur les vivres et
les rafraîchissements. Les galettes, les crèmes sucrées, les fritures,
et les _kébabs_, mets favori du peuple, composé de grillades de mouton
que l'on mange avec du persil et avec des tranches découpées de pain
sans levain, étaient distribuées à tous, aux frais des principaux
personnages. De plus, chacun pouvait se présenter dans les maisons et
prendre part aux repas qui s'y trouvaient servis. Pauvres ou riches,
tous les musulmans occupant des maisons particulières traitent selon
leur pouvoir les personnes qui viennent chez eux, sans se préoccuper
de leur état ni de leur religion. C'est, du reste, une coutume qui
existait aussi chez les juifs, à la fête des Sacrifices.

Le second et le troisième jour du Baïram n'offrent que la continuation
des fêtes publiques du premier.

       *       *       *       *       *

Je n'ai pas entrepris de peindre Constantinople; ses palais, ses
mosquées, ses bains et ses rivages ont été tant de fois décrits! j'ai
voulu seulement donner l'idée d'une promenade à travers ses rues et
ses places à l'époque des principales fêtes. Cette cité est, comme
autrefois, le sceau mystérieux et sublime qui unit l'Europe à l'Asie.
Si son aspect extérieur est le plus beau du monde, on peut critiquer,
comme l'ont fait tant de voyageurs, la pauvreté de certains quartiers
et la malpropreté de beaucoup d'autres. Constantinople semble une
décoration de théâtre, qu'il faut regarder de la salle sans en visiter
les coulisses. Il y a des Anglais maniérés qui se bornent à tourner la
pointe du sérail, à parcourir la Corne-d'or et le Bosphore en bateau
à vapeur, et qui se disent: «J'ai vu tout ce qu'il est bon de voir.»
Là est l'exagération. Ce qu'il faut regretter, c'est peut-être que
Stamboul, ayant en partie perdu sa physionomie d'autrefois, ne soit pas
encore, comme régularité et comme salubrité, comparable aux capitales
européennes. Il est sans doute fort difficile d'établir des rues
régulières sur les montagnes de Stamboul et sur les hauts promontoires
de Péra et de Scutari; mais on y parviendrait avec un meilleur système
de construction et de pavage. Les maisons peintes, les dômes d'étain,
les minarets élancés, sont toujours admirables au point de vue de
la poésie; mais ces vingt mille habitations de bois, que l'incendie
visite si souvent; ces cimetières où les colombes roucoulent sur les
ifs, mais où souvent les chacals déterrent les morts quand les grands
orages ont amolli le sol, tout cela forme le revers de cette médaille
byzantine, qu'on peut se plaire encore à nettoyer, après les savantes
et gracieuses descriptions de lady Montagne.

Rien, dans tous les cas, ne peut peindre les efforts que font les Turcs
pour mettre aujourd'hui leur capitale au niveau de tous les progrès
européens. Aucun procédé d'art, aucun perfectionnement matériel ne leur
est inconnu. Il faut déplorer seulement l'esprit de routine particulier
à certaines classes, et appuyé sur le respect des vieilles coutumes.
Les Turcs sont sur ce point formalistes comme des Anglais.


Satisfait d'avoir vu, dans Stamboul même, les trente nuits du Ramazan,
je profitai du retour de la lune de Schaban pour donner congé du local
que l'on m'avait loué à Ildiz-Khan. L'un des Persans qui m'avait pris
en amitié, et qui m'appelait toujours le _myrza_ (lettré), voulut me
faire un cadeau au moment de mon départ. Il me fit descendre dans un
caveau plein, à ce qu'il disait, de pierreries. Je crus que c'était le
trésor d'Aboulcasem; mais la cave ne renfermait que des pierres et des
cailloux fort ordinaires.

--Venez, me dit-il, il y a là des escarboucles, là des améthystes,
là des grenats, là des turquoises, là encore des opales: choisissez
quelqu'une de ces pierres que je puisse vous offrir.

Cet homme me semblait un fou: à tout hasard, je choisis les opales. Il
prit une hache, et fendit en deux une pierre blanche grosse comme un
pavé. L'éclat des opales renfermées dans ce calcaire m'éblouit aussitôt.

--Prenez, me dit-il en m'offrant un des fragments du pavé. En arrivant
à Malte, je voulus faire apprécier quelques-unes des opales renfermées
dans le bloc de chaux. La plupart, les plus brillantes et les plus
grosses en apparence, étaient friables. On put en tailler cinq ou six,
qui m'ont laissé un bon souvenir de mes amis d'Ildiz-Khan.

       *       *       *       *       *

Malte.

J'échappe enfin aux dix jours de quarantaine qu'il faut faire à Malte,
avant de regagner les riants parages de l'Italie et de la France.
Séjourner si longtemps dans les casemates poudreuses d'un fort, c'est
une bien amère pénitence de quelques beaux jours passés au milieu des
horizons splendides de l'Orient. J'en suis à ma troisième quarantaine;
mais du moins celles de Beyrouth et de Smyrne se passaient à l'ombre de
grands arbres, au bord de la mer se découpant dans les rochers, bornés
au loin par la silhouette bleuâtre des côtes ou des îles. Ici, nous
n'avons eu pour tout horizon que le bassin d'un port intérieur et les
rocs découpés en terrasse de la cité de la Valette, où se promenaient
quelques soldats écossais aux jambes nues.--Triste impression! je
regagne le pays du froid et des orages, et déjà l'Orient n'est plus
pour moi qu'un de ces rêves du matin auxquels viennent bientôt succéder
les ennuis du jour.

Que te dirai-je encore, mon ami? Quel intérêt auras-tu trouvé dans ces
lettres heurtées, diffuses, mêlées à des fragments de journal de voyage
et à des légendes recueillies au hasard? Ce désordre même est le garant
de ma sincérité; ce que j'ai écrit, je l'ai vu, je l'ai senti.--Ai-je
eu tort de rapporter ainsi naïvement mille incidents minutieux,
dédaignés d'ordinaire dans les voyages pittoresques ou scientifiques?

Dois-je me défendre auprès de toi de mon admiration successive pour
les religions diverses des pays que j'ai traversés? Oui, je me suis
senti païen en Grèce, musulman en Égypte, panthéiste au milieu des
Druses, et dévot sur les mers aux astres-dieux de la Chaldée; mais, à
Constantinople, j'ai compris la grandeur de cette tolérance universelle
qu'exercent aujourd'hui les Turcs.

Ces derniers ont une légende des plus belles que je connaisse:
«Quatre compagnons de route, un Turc, un Arabe, un Persan et un
Grec, voulaient faire un goûter ensemble. Ils se cotisèrent de dix
paras chacun. Mais il s'agissait de savoir ce qu'on achèterait:
»--_Uzum_, dit le Turc. »--_Ineb_, dit l'Arabe. »--_Inghûr_, dit le
Persan. »--_Staphidion_, dit le Grec.

»Chacun voulant faire prévaloir son goût sur celui des autres, ils
en étaient venus aux coups, lorsqu'un derviche qui savait les quatre
langues appela un marchand de raisins, et il se trouva que c'était ce
que chacun avait demandé. »

J'ai été fort touché à Constantinople en voyant de bons derviches
assister à la messe. La parole de Dieu leur paraissait bonne dans
toutes les langues. Du reste, ils n'obligent personne à tourner comme
un volant au son des flûtes;--ce qui pour eux-mêmes est la plus sublime
façon d'honorer le ciel.



APPENDICE

MŒURS DES ÉGYPTIENS MODERNES



I--DE LA CONDITION DES FEMMES[1]


La période littéraire où nous vivons ressemble beaucoup à celle qui
commença la seconde moitié du XVIIIe siècle. Alors, comme
aujourd'hui, on se jetait dans la curiosité, dans les recherches
excentriques, dans le paradoxe, en un mot. Si le paradoxe a perdu le
XVIIIe siècle, comme on l'a dit, que fera-t-il encore du
nôtre? N'y reconnaît-on pas le mélange le plus incohérent d'opinions
politiques, sociales et religieuses, qui se soit vu depuis la décadence
romaine? Ce qui manque, c'est un génie multiple, capable de donner
un centre à toutes ces fantaisies égarées. A défaut d'un Lucien ou
d'un Voltaire, la masse du public ne prendra qu'un intérêt médiocre à
cet immense travail de décomposition où s'évertuent tant d'écrivains
ingénieux.

Le XVIIIe siècle a publié la _Défense du mahométisme_,
comme il avait tenté de résusciter l'épicuréisme et les théories
des néoplatoniciens. Ne nous étonnons pas, après les travaux qui
reparaissent dans ce dernier sens, de voir un écrivain lever parmi nous
l'étendard du prophète. Cela n'est guère plus étrange que l'annonce de
voir se construire une mosquée à Paris. Après tout, cette fondation
ne serait que juste, puisque les musulmans permettent chez eux nos
églises, et que leurs princes nous visitent comme autrefois les rois
de l'Orient visitaient Rome. Il peut résulter de grandes choses du
frottement de ces deux civilisations longtemps ennemies, qui trouveront
leurs points de contact en se débarrassant des préjugés qui les
séparent encore. C'est à nous de faire les premiers pas et de rectifier
beaucoup d'erreurs dans nos opinions sur les mœurs et les institutions
sociales de l'Orient. Notre situation en Algérie nous en fait surtout
un devoir. Il faut nous demander si nous avons quelque chose à gagner
par la propagande religieuse, ou s'il convient de nous borner à influer
sur l'Orient par les lumières de la civilisation et de la philosophie.
Les deux moyens sont également dans nos mains; il serait bon de savoir
encore si nous n'aurions pas à puiser dans cette étude quelques
enseignements pour nous-mêmes.

Lorsque l'armée française s'empara de l'Égypte, il ne manquait pas dans
ses rangs de moralistes et de réformateurs décidés à faire briller
le flambeau de la raison, comme on disait alors, sur ces sociétés
barbares; quelques mois plus tard, Napoléon lui-même invoquait dans ses
proclamations le nom de Mahomet, et le successeur de Kléber embrassait
la religion des vaincus; beaucoup d'autres Français ont alors et depuis
suivi cet exemple, et, en regard de quelques illustres personnages qui
se sont faits musulmans, on aurait peine à citer beaucoup de musulmans
qui se soient faits chrétiens. Ceci peut-être prouverait seulement que
l'islamisme offre à l'homme certains avantages qui n'existent pas pour
la femme. La polygamie a pu, en effet, tenter de loin quelques esprits
superficiels; mais, certes, ce motif n'a dû avoir aucune influence
sur quiconque pouvait étudier de près les mœurs réelles de l'Orient.
M. de Sokolniçki a réuni, dans un ouvrage un peu paradoxal peut-être,
mais où l'on rencontre beaucoup d'observation et de science, tous
les passages du Coran et de quelques autres livres orientaux qui ont
rapport à la situation des femmes. Il n'a pas eu de peine à prouver que
Mahomet n'avait établi en Orient ni la polygamie, lui la réclusion, ni
l'esclavage; cela ne peut plus même être un sujet de discussion; il
s'est attaché seulement à faire valoir tous les efforts du législateur
pour modérer et réduire le plus possible ces antiques institutions de
la vie patriarcale, qui furent toujours en partie une question de race
et de climat.

L'idée de la déchéance de la femme et la tradition qui la présente
comme cause première des péchés et des malheurs de la race humaine,
remontent spécialement à la Bible, et ont dû, par conséquent, influer
sur toutes les religions qui en dérivent. Cette idée n'est pas plus
marquée dans le dogme mahométan que dans le dogme chrétien. Il y a
bien une vieille légende arabe qui enchérit encore sur la tradition
mosaïque; toutefois, nous hésitons beaucoup à croire qu'elle ait jamais
été prise entièrement au sérieux.

On sait que les Orientaux admettent Adam comme le premier homme dans
l'acception matérielle du mot, mais que, selon eux, la terre avait
été peuplée d'abord par les dives ou esprits élémentaires, créés
précédemment par Dieu d'une manière _élevée, subtile_ et _lumineuse_.
Après avoir laissé ces populations préadamites occuper le globe pendant
soixante-douze mille ans, et s'être fatigué du spectacle de leurs
guerres, de leurs amours et des productions fragiles de leur génie,
Dieu voulut créer une race nouvelle, plus intimement unie à la terre
et réalisant mieux l'hymen difficile de la matière et de l'esprit.
C'est pourquoi il est dit dans le Coran: «Nous avons créé Adam en
partie de terre sablonneuse et en partie de limon; mais, pour les
génies, nous les avions créés et formés d'un feu très-ardent.» Dieu
forma donc un moule composé principalement de ce sable fin dont la
couleur devint le nom d'Adam (rouge), et, quand la figure fut séchée,
il l'exposa à la vue des anges et des dives, afin que chacun pût en
dire son avis. Éblis, autrement nommé Azazel, qui est le même que
notre Satan, vint toucher le modèle, le frappa sur le ventre et sur
la poitrine, et s'aperçut qu'il était creux. «Cette créature vide,
dit-il, sera exposée à se remplir; la tentation a bien des voies pour
pénétrer en elle.» Cependant, Dieu souffla la vie dans les narines de
l'homme, et lui donna pour compagne la fameuse Lilith, appartenant à
la race des dives, qui, d'après les conseils d'Éblis, devint plus tard
infidèle, et eut la tête coupée. Ève ou _Hava_ ne devait donc être que
la seconde femme d'Adam. Le Seigneur, ayant compris qu'il avait eu
tort d'associer deux natures différentes, résolut de tirer cette fois
la femme de la substance même de l'homme. Il plongea celui-ci dans le
sommeil, et se mit à extraire l'une de ses côtes, comme dans notre
légende. Voici maintenant la nuance différente de la tradition arabe:
pendant que Dieu, s'occupant à refermer la plaie, avait quitté des yeux
la précieuse côte, déposée à terre près de lui, un singe (_kerd_),
envoyé par Éblis, la ramassa bien vite et disparut dans l'épaisseur
d'un bois voisin. Le Créateur, assez contrarié de ce tour, ordonna à un
de ses anges de poursuivre l'animal. Ce dernier s'enfonçait parmi des
branchages de plus en plus touffus. L'ange parvint enfin à le saisir
par la queue; mais cette queue lui resta dans la main, et ce fut tout
ce qu'il put rapporter à son maître, aux grands éclats de rire de
l'assemblée. Le Créateur regarda l'objet avec quelque désappointement.
«Enfin, dit-il, puisque nous n'avons pas autre chose, nous allons
tâcher d'opérer également.» Et, cédant peut-être légèrement à un
amour-propre d'artiste, il transforma la queue du singe en une créature
belle au dehors, mais au dedans pleine de malice et de perversité.

Faut-il voir ici seulement la naïveté d'une légende primitive ou la
trace d'une sorte d'ironie voltairienne qui n'est pas étrangère à
l'Orient? Peut-être serait-il bon, pour la comprendre, de se reporter
aux premières luttes des religions monothéistes, qui proclamaient la
déchéance de la femme, en haine du polythéisme syrien, où le principe
féminin dominait sous les noms d'Astarté, de Derceto ou de Mylitta.
On faisait remonter plus haut qu'Ève elle-même la première source du
mal et du péché; à ceux qui refusaient de concevoir un Dieu créateur
éternellement solitaire, on parlait d'un crime si grand commis par
l'antique épouse divine, qu'après une punition dont l'univers avait
tremblé, il avait été défendu à tout ange ou créature terrestre de
jamais prononcer son nom. Les solennelles obscurités des cosmogonies
primitives ne contiennent rien d'aussi terrible que ce courroux de
l'Éternel, anéantissant jusqu'au souvenir de la mère du monde. Hésiode,
qui peint si longuement les enfantements monstrueux et les luttes
des divinités mères du cycle d'Uranus, n'a pas présenté de mythe
plus sombre. Revenons aux conceptions plus claires de la Bible, qui
s'adoucissent encore et s'humanisent dans le Coran.

On a cru longtemps que l'islamisme plaçait la femme dans une position
très-inférieure à celle de l'homme, et en faisait, pour ainsi dire,
l'esclave de son mari. C'est une idée qui ne résiste pas à l'examen
sérieux des mœurs de l'Orient. Il faudrait dire plutôt que Mahomet a
rendu la condition des femmes beaucoup meilleure qu'elle ne l'était
avant lui.

Moïse établissait que l'impureté de la femme, qui met au jour une
fille et apporte au monde une nouvelle cause de péché, doit être plus
longue que celle de la mère d'un enfant mâle. Le Talmud excluait les
femmes des cérémonies religieuses et leur défendait l'entrée du temple.
Mahomet, au contraire, déclare que la femme est la _gloire_ de l'homme;
il lui permet l'entrée des mosquées, et il lui donne pour modèles Asia,
femme de Pharaon, Marie, mère du Christ, et sa propre fille Fatime.
Abandonnons aussi l'idée européenne qui présente les musulmans comme ne
croyant pas à l'âme des femmes. Il est une autre opinion plus répandue
encore, qui consiste à penser que les Turcs rêvent un ciel peuplé de
houris, toujours jeunes et toujours nouvelles: c'est une erreur; les
houris seront simplement leurs épouses rajeunies et transfigurées, car
Mahomet prie le Seigneur d'ouvrir l'Éden aux vrais croyants, ainsi
qu'à leurs parents, à leurs épouses et à leurs enfants qui auraient
pratiqué la vertu. «Entrez dans le paradis, s'écrie-t-il; vous _et vos
compagnes_, réjouissez-vous! »

Après une telle citation et bien d'autres qu'on pourrait faire, on se
demande d'où est né le préjugé si commun encore parmi nous. Il faut
peut-être n'en pas chercher d'autre motif que celui qu'indique un de
nos vieux auteurs. «Cette tradition fut fondée sur une plaisanterie
de Mahomet à une vieille femme, qui se plaignait à lui de son sort
sur le sujet du paradis; car il lui dit que les vieilles femmes n'y
entreraient pas, et, sur ce qu'il la voyait inconsolable, il ajouta que
toutes les vieilles seraient rajeunies avant d'y entier. »

Du reste, si Mahomet, comme saint Paul, accorde à l'homme autorité sur
la femme, il a soin de faire remarquer que c'est en ce sens qu'il est
forcé de la nourrir et de lui constituer un douaire. Au contraire,
l'Européen exige une dot de la femme qu'il épouse.

Quant aux femmes veuves ou libres à un titre quelconque, elles ont les
mêmes droits que les hommes; elles peuvent acquérir, vendre, hériter;
il est vrai que l'héritage d'une fille n'est que le tiers de celui
du fils; mais, avant Mahomet, les biens du père étaient partagés
entre les seuls enfants capables de porter les armes. Les principes
de l'islamisme s'opposent si peu même à la domination de la femme,
que l'on peut citer dans l'histoire des Sarrasins un grand nombre de
sultanes absolues, sans parler de la domination réelle qu'exercent du
fond du sérail les sultanes mères et les favorites. De notre temps
encore, les Arabes du Liban avaient conféré une sorte de souveraineté
honorifique à la célèbre lady Stanhope.

Toutes les femmes européennes qui ont pénétré dans les harems
s'accordent à vanter le bonheur des femmes musulmanes. «Je suis
persuadée, dit lady Montague, que les femmes seules sont libres en
Turquie.» Elle plaint même un peu le sort des maris, forcés, en
général, pour cacher une infidélité, de prendre plus de précautions
encore que chez nous. Ce dernier point n'est exact peut-être qu'à
l'égard des Turcs qui ont épousé une femme de grande famille. Lady
Morgan remarque très-justement que la polygamie, _tolérée_ seulement
par Mahomet, est beaucoup plus rare en Orient qu'en Europe, où elle
existe sous d'autres noms. Il faut donc renoncer tout à fait à l'idée
de ces harems dépeints par l'auteur des _Lettres persanes_, où les
femmes, n'ayant jamais vu d'hommes, étaient bien forcées de trouver
aimable le terrible et galant Usbek. Tous les voyageurs ont rencontré
bien des fois, dans les rues de Constantinople, les femmes des sérails,
non pas, il est vrai, circulant à pied comme la plupart des autres
femmes, mais en voiture ou à cheval, ainsi qu'il convient à des dames
de qualité, et parfaitement libres de tout voir et de causer avec les
marchands. La liberté était plus grande encore dans le siècle dernier,
où les sultanes pouvaient entrer dans les boutiques des Grecs et des
Francs (les boutiques des Turcs ne sont que des étalages). Il y eut
une sœur du sultan qui renouvela, dit-on, les mystères de la tour de
Nesle. Elle ordonnait qu'on lui portât des marchandises après les
avoir choisies, et les malheureux jeunes gens qu'on chargeait de ces
commissions disparaissaient généralement sans que personne osât parler
d'eux. Tous les palais bâtis sur le Bosphore ont des salles basses sous
lesquelles la mer pénètre. Des trappes recouvrent les espaces destinés
aux bains de mer des femmes. On suppose que les favoris passagers de
la dame prenaient ce chemin. La sultane fut simplement punie d'une
réclusion perpétuelle. Les jeunes gens de Péra parlent encore avec
terreur de ces mystérieuses disparitions.

Ceci nous amène à parler de la punition des femmes adultères. On croit
généralement que tout mari a le droit de se faire justice et de jeter
sa femme à la mer dans un sac de cuir avec un serpent et un chat. Et,
d'abord, si ce supplice a eu lieu quelquefois, il n'a pu être ordonné
que par des sultans ou des pachas assez puissants pour en prendre la
responsabilité. Nous avons vu de pareilles vengeances pendant le moyen
âge chrétien.

Reconnaissons que, si un homme tue sa femme surprise en flagrant délit,
il est rarement puni, à moins qu'elle ne soit de grande famille; mais
c'est à peu près comme chez nous, où les juges acquittent généralement
le meurtrier en pareil cas; autrement, il faut pouvoir produire quatre
témoins, qui, s'ils se trompent ou accusent à faux, risquent chacun
de recevoir quatre-vingts coups de fouet. Quant à la femme et à son
complice, dûment convaincus du crime, ils reçoivent cent coups de fouet
chacun en présence d'un certain nombre de croyants. Il faut remarquer
que les esclaves mariées ne sont passibles que de cinquante coups, en
vertu de cette belle pensée du législateur que les esclaves doivent
être punis moitié moins que les personnes libres, l'esclavage ne leur
laissant que la moitié des biens de la vie.

Tout ceci est dans le Coran; il est vrai qu'il y a bien des choses,
dans le Coran comme dans l'Évangile, que les puissants expliquent et
modifient selon leur volonté. L'Évangile ne s'est pas prononcé sur
l'esclavage, et, sans parler des colonies européennes, les peuples
chrétiens ont des esclaves en Orient, comme les Turcs. Le bey de
Tunis vient, du reste, de supprimer l'esclavage dans ses États, sans
contrevenir à la loi musulmane. Cela n'est donc qu'une question de
temps. Mais quel est le voyageur qui ne s'est étonné de la douceur
de l'esclavage oriental? L'esclave est presque un enfant adoptif et
fait partie de la famille. Il devient souvent l'héritier du maître; on
l'affranchit presque toujours à sa mort en lui assurant des moyens de
subsistance. Il ne faut voir dans l'esclavage des pays musulmans qu'un
moyen d'assimilation, qu'une société qui a foi dans sa force tente sur
les peuples barbares.

Il est impossible de méconnaître le caractère féodal et militaire
du Coran. Le vrai croyant est l'homme pur et fort qui doit dominer
par le courage ainsi que par la vertu; plus libéral que le noble
du moyen âge, il fait part des ses privilèges à quiconque embrasse
sa foi; plus tolérant que l'Hébreu de la Bible, qui non-seulement
n'admettait pas les conversions, mais exterminait les nations vaincues,
le musulman laisse à chacun sa religion et ses mœurs, et ne réclame
qu'une suprématie politique. La polygamie et l'esclavage sont pour
lui seulement des moyens d'éviter de plus grands maux, tandis que la
prostitution, cette autre forme de l'esclavage, dévore comme une
lèpre la société européenne, en attaquant la dignité humaine, et en
repoussant du sein de la religion, ainsi que les catégories établies
par la morale, de pauvres créatures, victimes souvent de l'avidité des
parents ou de la misère. Veut-on se demander, en outre, quelle position
notre société fait aux bâtards, qui constituent environ le dixième de
la population? La loi civile les punit des fautes de leurs pères en
les repoussant de la famille et de l'héritage. Tous les enfants d'un
musulman, au contraire, naissent légitimes; la succession se partage
également entre eux.

Quant au voile que les femmes gardent, on sait que c'est une coutume
de l'antiquité que suivent en Orient les femmes chrétiennes, juives
ou druses, et qui n'est obligatoire que dans les grandes villes. Les
femmes de la campagne et des tribus n'y sont point soumises; aussi
les poëmes qui célèbrent les amours de Keïs et Leila, de Khosrou et
Schiraï, de Gemil et Schamba et autres ne font-ils aucune mention
des voiles ni de la réclusion des femmes arabes. Ces fidèles amours
ressemblent, dans la plupart des détails de la vie, à ces belles
analyses de sentiment qui ont fait battre tous les cœurs jeunes depuis
_Daphnis et Chloé_, jusqu'à _Paul et Virginie_.

Il faut conclure de tout cela que l'islamisme ne repousse aucun des
sentiments élevés attribués généralement à la société chrétienne. Les
différences ont existé jusqu'ici beaucoup plus dans la forme que dans
le fond des idées; les musulmans ne constituent en réalité qu'une
sorte de _secte chrétienne_; beaucoup d'hérésies protestantes ne sont
pas moins éloignées qu'eux des principes de l'Évangile. Cela est si
vrai, que rien n'oblige une chrétienne qui épouse un Turc à changer de
religion. Le Coran ne défend aux fidèles que de s'unir à des femmes
idolâtres, et convient que, dans toutes les religions fondées sur
l'unité de Dieu, il est possible de faire son salut.

C'est en nous pénétrant de ces justes observations et en nous
dépouillant des préjugés qui nous restent encore, que nous ferons
tomber peu à peu ceux qui ont rendu jusqu'ici douteuses pour nous
l'alliance ou la soumission des populations musulmanes.


[1] _Mahomet, législateur des femmes_, 1 vol., par M. de Sokolniçki,
1847.



II--LA VIE INTÉRIEURE AU CAIRE--MŒURS DES HAREMS


L'homme qui a atteint l'âge de se marier et qui ne se marie pas n'est
point considéré en Égypte, et, s'il ne peut alléguer des motifs
plausibles qui le forcent à rester célibataire, sa réputation en
souffre. Aussi voit-on beaucoup de mariages dans ce pays.

Le lendemain de la noce, la femme prend possession du harem, qui
est une partie de la maison séparée du reste. Des filles et des
garçons dansent devant la maison conjugale, ou dans une de ses cours
intérieures. Ce jour-là, si le marié est jeune, l'ami qui, la veille,
l'a porté jusqu'au harem[1] vient chez lui accompagné d'autres amis;
l'on emmène le marié à la campagne pour toute la journée. Cette
cérémonie est nommée _el-hourouheh_ (la fuite). Quelquefois, le marié
lui-même arrange cette fête et fournit à une partie de la dépense, si
elle dépasse le montant de la contribution (_nukout_) que ses amis
se sont imposée. Pour égayer la fête, on loue souvent des musiciens
et des danseuses. Si le mari est d'une classe inférieure, il est
reconduit chez lui processionnellement, précédé de trois ou quatre
musiciens qui jouent du hautbois et battent du tambour; les amis et
ceux qui accompagnent le nouveau marié portent des bouquets. S'ils ne
rentrent qu'après le coucher du soleil, ils sont accompagnés d'hommes
portant des _meschals_, espèce de perche munie d'un réceptacle de forme
cylindrique en fer, dans lequel on place du bois enflammé. Ces perches
supportent quelquefois deux, trois, quatre ou cinq de ces fanaux, qui
jettent une vive lumière sur le passage de la procession. D'autres
personnes portent des lampes, et les amis du marié des cierges allumés
et des bouquets. Si le mari est assez à son aise pour le faire, il
prend ses arrangements de façon que sa mère puisse demeurer avec lui
et sa femme, afin de veiller à l'honneur de celle-ci et au sien. C'est
pour cela, dit-on, que la belle-mère de sa femme est nommée _hama_; ce
qui veut dire protectrice ou gardienne.

Quelquefois, le mari laisse sa femme chez la propre mère de celle-ci,
et paye l'entretien de toutes deux. On croirait que cette manière
d'agir devrait rendre la mère de la mariée soigneuse de la conduite
de sa fille, ne fût-ce que par intérêt, pour conserver la pension que
lui fait le mari, et empêcher que celui-ci ne trouve un prétexte pour
divorcer. Mais il arrive trop souvent que cet espoir est trompé.

En général, un homme prudent qui se marie craint beaucoup les
rencontres de sa femme avec sa belle-mère; il tâche d'ôter à celle-ci
toute occasion de voir sa fille, et ce préjugé est si enraciné, que
l'on croit beaucoup plus sûr de prendre pour épouse une femme qui
n'a ni mère ni proche parente: il est même défendu à quelques femmes
de recevoir aucune amie du sexe féminin, si ce n'est celles qui sont
parentes du mari. Cependant, cette restriction n'est pas généralement
observée.

Comme nous l'avons dit plus haut, les femmes habitent le harem, partie
séparée du domicile des Égyptiens; mais, en général, celles qui ont le
titre d'_épouses_ ne sont pas considérées comme prisonnières. Elles ont
ordinairement la liberté de sortir et de faire des visites, et elles
peuvent recevoir presque aussi souvent qu'elles le désirent la visite
des femmes leurs amies. Il n'y a que les esclaves qui ne jouissent
pas de cette liberté, à cause de leur état de servitude qui les rend
soumises aux épouses et aux maîtres.

Un des soins principaux du maître en arrangeant les appartements
séparés qui doivent servir à l'habitation de ses femmes, est de
trouver les moyens d'empêcher qu'elles ne puissent être vues par des
domestiques mâles ou d'autres hommes, sans être couvertes selon les
règles que la religion prescrit. Le Coran contient à ce sujet les
paroles suivantes, qui démontrent la nécessité où est toute _muslime_,
femme d'un homme d'origine arabe, de cacher aux hommes tout ce qui est
attrayant en elle, ainsi que les ornements qu'elle porte:

«Dites aux femmes des croyants qu'elles doivent commander à leurs yeux
et préserver leur modestie de toute atteinte; qu'elles ne doivent point
faire voir d'autres ornements que ceux qui se montrent d'eux-mêmes;
qu'elles doivent étendre leurs voiles sur leur sein, et ne montrer
leurs ornements qu'à leur mari, ou à leur père, ou au père de leur
mari, ou à leurs fils, ou aux fils de leur mari, ou à leurs frères,
ou aux fils de leurs frères, ou aux fils de leurs sœurs, ou _aux
femmes de ceux-ci_, ou _aux esclaves_ qu'elles possèdent, ainsi qu'aux
hommes qui les servent et n'ont besoin ni de femmes ni d'enfants.--Les
femmes s'abstiendront de faire du bruit avec leurs pieds de manière à
découvrir les ornements qu'elles doivent cacher.»--Ce dernier passage
fait allusion à la coutume qu'avaient les jeunes Arabes, du temps
du prophète, de frapper l'un contre l'autre les ornements qu'elles
portaient généralement au-dessus de la cheville du pied. Beaucoup de
femmes égyptiennes ont conservé ce même genre d'ornements.

Pour expliquer le passage ci-dessus du Coran, qui sans cela pourrait
prêter à une fausse idée des coutumes modernes, au sujet de l'admission
ou de la non-admission de certaines personnes au harem, il est
très-nécessaire de transcrire ici deux notes importantes, tirées
d'illustres commentateurs.

La première se rapporte à l'expression: _ou aux femmes de ceux-ci_.
C'est-à-dire que ces femmes doivent être de la religion de Mahomet;
car il est considéré connue illégal ou au moins comme indécent qu'une
femme qui est une vraie croyante se découvre devant ce qu'on appelle
une infidèle, parce que l'on pense que cette dernière ne s'abstiendra
pas de la décrire aux hommes. D'autres pensent qu'en général les
femmes étrangères doivent être repoussées du harem, mais les docteurs
de la loi ne sont pas d'accord sur ce point. Il est constant qu'en
Égypte, et peut-être aussi dans tous les autres pays où l'islamisme
est professé, on ne trouve plus inconvenant qu'une femme, qu'elle soit
libre, domestique, esclave, chrétienne ou juive, muslime ou païenne,
soit admise dans un harem. Pour ce qui est de la seconde partie, où il
est parlé d'_esclaves_, on lit dans le Coran: «Les esclaves des deux
sexes font partie de l'exception; on croit aussi que les domestiques
qui ne sont pas esclaves sont compris dans l'exception, ainsi que ceux
qui sont de nation étrangère.» A l'appui de cette allégation, on cite
que «Mahomet ayant fait à sa fille Fatime cadeau d'un homme esclave,
celle-ci, le voyant entrer, n'ayant qu'un voile si exigu qu'elle devait
opter entre la nécessité de laisser sa tête découverte, ou de découvrir
la partie inférieure de son corps, se tourna vers le prophète, son
père, lequel, voyant son embarras, lui dit qu'elle ne devait avoir
aucun doute, puisque son père et un esclave étaient seuls présents. »
--Il est possible que cette coutume soit en usage chez les Arabes des
déserts; mais, en Égypte, on ne voit jamais un esclave adulte pénétrer
dans le harem d'un homme considérable, soit qu'il en fasse partie ou
non. L'esclave mâle d'une femme peut obtenir cette faveur peut-être,
parce qu'il ne peut devenir son mari tant qu'il est esclave.

On s'étonne de ce que, dans l'article du Coran dont nous parlons, il
n'est nullement question des oncles, comme ayant le privilège de voir
leurs nièces sans voile. Mais on pense que c'est pour éviter qu'ils ne
fassent à leurs fils une description trop séduisante de leurs jeunes
cousines. Les Égyptiens considèrent comme très-inconvenant que l'on
fasse l'analyse des traits d'une femme; il est peu poli de dire qu'elle
a de beaux yeux, un nez grec, une petite bouche, etc., en s'adressant
à quelqu'un du sexe masculin auquel la loi défend de la voir; mais on
peut la décrire en termes généraux, en disant qu'elle est aimable et
qu'elle est embellie par le _kohel_ et le _henné_[2].

En général, un homme ne peut voir sans voile que ses femmes légitimes
et ses esclaves femelles, ou bien les femmes que la loi lui défend
d'épouser, à cause de leur degré trop rapproché de consanguinité, ou
parce qu'elles ont été, ou sa nourrice, ou celle de ses enfants, ou
qu'elles sont proches parentes de sa nourrice.--Le voile est de la plus
haute antiquité.

On croit en Égypte qu'il est plus nécessaire qu'une femme couvre la
partie supérieure, et même le derrière de sa tête, que son visage;
mais ce qui est plus nécessaire encore, c'est qu'elle cache plutôt son
visage que la plupart des autres parties de son corps: par exemple, une
femme qu'on ne peut décider à ôter son voile devant des hommes, ne se
fera aucun scrupule de mettre à nu sa gorge, ou presque toute sa jambe.

La plupart des femmes du peuple se montrent en public la face
découverte; mais on dit que la nécessité les y force, parce qu'elles
n'ont pas les moyens de se procurer des _borghots_ (voiles de visage).

Lorsqu'une femme respectable est surprise sans voile, elle se couvre
précipitamment de son _tarhah_ (voile qui couvre la tête) et elle
s'écrie: «O malheur! ô peine extrême!» Cependant, nous avons remarqué
que la coquetterie les engage quelquefois à faire voir leur visage
aux hommes, mais toujours comme par l'effet du hasard. Du haut de la
terrasse de leur maison ou à travers des jalousies, elles ont l'air de
regarder sans interruption ce qui se passe autour d'elles; mais souvent
elles découvrent leur visage avec le dessein bien arrêté qu'il soit vu.

Au Caire, les maisons sont, en général, petites, et l'on n'y trouve
guère, au rez-de-chaussée, d'appartements pour les hommes; il faut
donc qu'ils montent au premier étage, où sont, ordinairement, les
appartements des femmes. Mais, pour éviter des rencontres que l'on
qualifie de fâcheuses en Égypte, et qu'en France on regarderait comme
heureuses, les hommes qui montent l'escalier ne discontinuent point
de crier bien haut: _Destour_ (permission)! _ya siti_ (ô dame)! ou
de faire d'autres exclamations, afin que les femmes qui pourraient
se trouver sur cet escalier puissent se retirer, ou tout au moins se
voiler; ce qu'elles font en tirant leur voile, dont elles se couvrent
le visage de manière à ne laisser qu'un œil à peine visible[3].

Les musulmans portent à un tel excès l'idée du caractère sacré des
femmes, qu'il est chez eux défendu aux hommes de pénétrer dans les
tombeaux de quelques-unes d'entre elles; par exemple, ils ne peuvent
entrer dans ceux des femmes du prophète, ni dans ceux d'autres femmes
de sa famille, que l'on trouve dans le cimetière de El-Médeneh, tandis
qu'il est permis aux femmes de visiter librement tous ces tombeaux.
Jamais non plus on ne dépose dans la même tombe un homme et une femme,
à moins qu'un mur de séparation ne soit élevé entre les deux cercueils.

Tous les musulmans ne sont pas aussi rigides au sujet des femmes; car
M. Lane, qui a recueilli ces détails intéressants[4], dit qu'un de ses
amis, musulman, lui a fait voir sa mère, âgée de cinquante ans, mais
qui, par son embonpoint et sa fraîcheur, ne paraissait pas en avoir
plus de quarante. «Elle venait, dit-il, jusqu'à la porte du harem,
extrême limite pour les visiteurs; elle s'asseyait contre la porte
de la pièce sans vouloir y entrer. Comme si c'était par accident,
elle laissait tomber son voile et voir son visage à découvert; ses
yeux étaient bordés de kohel, et elle ne s'efforçait pas de cacher
ses diamants, ses émeraudes et autres bijoux; au contraire, elle
avait l'air de vouloir les faire remarquer. Cependant, ce musulman
ne m'a jamais permis de voir sa femme, quoiqu'il m'ait laissé causer
avec elle, en sa présence, à l'angle d'un mur près de la terrasse,
d'où je ne la pouvais pas voir.» Quoi qu'il en soit, les femmes sont
généralement moins retenues en Égypte que dans les autres parties de
l'empire ottoman; il n'est pas rare de voir des femmes badiner en
public avec des hommes, mais ceci se passe dans la classe du peuple.
On croirait, d'après cela, que les femmes des classes moyennes et
plus élevées se sentent souvent fort malheureuses, et détestent la
réclusion à laquelle elles sont condamnées; mais, tout au contraire,
une Égyptienne attachée à son mari est offensée si elle jouit de trop
de liberté; elle pense que, ne la surveillant pas aussi sévèrement
que cela doit avoir lieu d'après les usages, son époux n'a plus pour
elle autant d'amour, et souvent elle envie le sort des femmes qui sont
gardées avec plus de sévérité.

Quoique la loi autorise les Égyptiens à prendre _quatre_ épouses,
et autant de concubines esclaves qu'ils en veulent, on les voit
assez ordinairement n'avoir qu'une épouse ou une concubine esclave.
Cependant, un homme, tout en se bornant à la possession d'une seule
femme, peut en changer aussi souvent que la fantaisie lui en prend, et
il est rare de trouver au Caire des gens qui n'aient pas divorcé au
moins une fois, si leur état d'homme marié date de longtemps. Le mari
peut, dès que cela lui plaît, dire à sa femme: _Tu es divorcée_, que
ce désir de sa part soit ou non raisonnable. Après la prononciation
de cet arrêt, la femme doit quitter la maison du mari, et chercher un
abri soit chez des amis ou chez des parents. La faculté qu'ont les
hommes de prononcer un divorce injuste est la source de la plus grande
inquiétude chez les femmes, et cette inquiétude surpasse toutes les
autres peines, lorsqu'elles y voient pour conséquences l'abandon et la
misère; d'autres femmes, au contraire, qui voient dans le divorce un
moyen d'améliorer leur sort, pensent tout autrement, et appellent le
divorce de tous leurs vœux.

Deux fois un homme peut divorcer d'avec la même femme et la reprendre
ensuite sans la moindre formalité; mais, la troisième fois, il ne peut
la reprendre légalement qu'autant qu'elle ait, dans l'intervalle du
divorce, contracté un autre mariage et qu'un divorce de ce mariage ait
eu lieu.

«Je puis, dit M. Lane, citer à l'appui de ce que j'avance un cas où
l'un de mes amis a servi de témoin. Il se trouvait avec deux autres
hommes dans un café; un de ces derniers paraissait irrité contre sa
femme, avec laquelle il avait eu quelque différend de ménage. Après
avoir exposé ses griefs, le mari irrité envoya quérir sa femme, et,
aussitôt qu'elle vint, il lui dit:

»--Tu es divorcée triplement!

»Puis, s'adressant aux deux autres hommes présents, il ajouta:

»--Et vous, mes frères, vous êtes témoins.

»Cependant il se repentit bientôt de sa violence et voulut reprendre
sa femme; mais celle-ci s'y refusa et en appela à la loi de Dieu
(_shara Allah_). La cause fut portée devant le juge. La femme était la
plaignante, et le défendeur était le mari; elle déclara que celui-ci
avait prononcé contre elle l'arrêt du triple divorce, et qu'à présent
il voulait la reprendre et vivre avec elle comme épouse, contrairement
à la loi, et conséquemment en état de péché. Le défendeur nia avoir
prononcé les mots sacramentels qui constituent le divorce.

»--Avez-vous des témoins? dit le juge à la plaignante.

»--Oui, dit-elle, voici deux témoins.

»Ces témoins étaient les deux hommes qui s'étaient trouvés au café
lors de la prononciation de la sentence qui constitue le divorce. Ils
furent invités à faire leur déposition, et ils déclarèrent qu'en effet
cet homme avait prononcé contre sa femme le triple divorce, et qu'ils
étaient présents. Alors, le mari déclara, de son côté, qu'en effet il
y avait eu prononciation de divorce, mais qu'une autre de ses femmes
en était l'objet. La plaignante assura que cela était impossible,
puisque le défendeur n'avait pas d'autre femme; à quoi le juge répondit
qu'il n'était pas possible qu'elle sût cela. Se tournant alors vers
les témoins, il leur demanda le nom de la femme divorcée en leur
présence, mais ils déclarèrent l'ignorer. Les ayant ensuite questionnés
sur l'identité de la femme, les témoins dirent ne pouvoir l'affirmer,
puisqu'ils ne l'avaient vue que voilée. Le juge, d'après l'incertitude
qui semblait entourer la cause, trouva juste de débouter la femme de
sa plainte et d'ordonner qu'elle rentrerait dans le domicile conjugal.
Elle aurait pu exiger qu'il fit comparaître la femme contre laquelle
il avait prononcé le divorce dans le café; mais cela lui eût peu
servi, car il eût facilement trouvé une femme pour remplir ce rôle, la
production d'un acte de mariage n'étant pas nécessaire en Égypte, où
presque tous les mariages se font sans acte écrit, et souvent même sans
témoins. »

Il arrive assez fréquemment que l'homme qui a prononcé contre sa femme
le troisième divorce et qui veut la reprendre de son consentement,
surtout lorsque le divorce a été prononcé, en l'absence de témoins,
n'observe pas la loi prohibitive qui lui interdit de la reprendre si
elle n'a pas été remariée dans l'intervalle.

Des hommes, religieusement attachés à l'observance de la loi, trouvent
moyen de s'y conformer, en se servant d'un homme qui épouse la femme
divorcée, et s'engage à la répudier le lendemain du mariage et à la
donner à son précédent mari, dont elle redevient la femme en vertu
d'un second contrat, quoique cette manière d'agir soit absolument en
contradiction avec la loi. Dans ces cas, la femme peut, si elle est
majeure, refuser son consentement; dans le cas de minorité, son père ou
son tuteur légal peut la marier à qui bon lui semble.

Lorsqu'un homme, pour ravoir sa femme divorcée, veut se conformer
à l'usage qui exige un mariage intérimaire avant qu'il puisse la
reprendre, il la marie d'ordinaire à un pauvre très-laid et quelquefois
à un aveugle. Cet homme est appelé _mustahall_ ou _mustahull_.

On peut aisément concevoir que la facilité avec laquelle se font les
divorces a des effets funestes sur la moralité des deux sexes. On
trouve en Égypte bien des hommes qui ont épousé vingt ou trente femmes
dans l'espace de dix ans; et il n'est pas rare de voir des femmes,
jeunes encore, qui ont été successivement les épouses légitimes d'une
douzaine d'hommes. Il y a des hommes qui épousent tous les mois une
autre femme. Cette pratique peut avoir lieu même parmi les personnes
peu fortunées; on peut choisir, en passant dans les rues du Caire, une
belle veuve jeune, ou une femme divorcée de la classe inférieure, qui
consent à se marier avec l'homme qui la rencontre, moyennant un douaire
d'environ _douze francs cinquante centimes_, et, lorsqu'il la renvoie,
il n'est obligé qu'au payement du double de cette somme pour subvenir
à son entretien durant l'_eddeh_ qu'elle doit alors accomplir. Il faut
cependant dire qu'une semblable conduite est généralement considérée
comme très-immorale, et qu'il y a peu de parents de la classe moyenne
ou des classes élevées qui voudraient donner leur fille à un homme
connu pour avoir divorcé plusieurs fois.

La polygamie, qui agit aussi d'une manière bien nuisible sur la
moralité des époux, et qui n'est approuvée que parce qu'elle sert à
prévenir plus d'immoralité qu'elle n'en occasionne, est plus rare chez
les grands et dans la classe moyenne que dans la basse classe, quoique
ce cas ne soit pas très-fréquent dans cette dernière. Quelquefois, un
pauvre se permet deux ou plusieurs femmes, dont chacune puisse, par
le travail qu'elle fait, à peu près fournir à sa subsistance; mais la
plupart des personnes des classes moyennes ou élevées renoncent à ce
système à cause des dépenses et des désagréments de toute espèce qui en
résultent.

Il arrive qu'un homme qui possède une femme stérile, et qui l'aime
trop pour divorcer d'avec elle, se voit obligé de prendre une seconde
épouse dans le seul espoir d'avoir des enfants; pour le même motif, il
peut en prendre jusqu'à quatre. Mais, en général, c'est l'inconstance
qui est la passion principale de ceux qui s'adonnent à la polygamie ou
aux divorces fréquents; peu d'hommes font usage de cette faculté, et
l'on rencontre à peine un homme sur vingt qui ait deux femmes légitimes.

Lorsqu'un homme déjà marié désire prendre une deuxième épouse femme
ou fille, le père de cette dernière, ou la femme elle-même, refusent
de consentir à cette union, à moins qu'il ne divorce préalablement
avec sa première femme; on voit par ceci que les femmes, en général,
n'approuvent pas la polygamie. Les hommes riches, ceux dont les moyens
sont bornés, et même ceux de la classe inférieure, donnent à chacune de
leurs femmes des maisons différentes. L'épouse reçoit, ou peut exiger
de l'époux, une description détaillée du logement qui lui est destiné,
soit dans une maison seule, soit dans un appartement qui doit contenir
une chambre pour coucher et passer la journée, une cuisine et ses
dépendances; cet appartement doit être ou doit pouvoir être séparé ou
clos, sans communication avec aucun des appartements de la même maison.

La seconde femme est, comme nous l'avons dit, nommée _durrha_ (ce mot
veut dire _perroquet_, et est peut-être employé dérisoirement); on
parle souvent des querelles qu'elles suscitent, chose assez concevable;
car, lorsque deux femmes se partagent les attentions et l'affection
d'un seul homme, il est rare qu'elles vivent ensemble en bonne
harmonie. Les épouses et les esclaves concubines, vivant sous le même
toit, ont aussi souvent des disputes. La loi enjoint aux hommes qui ont
deux femmes ou davantage d'être absolument impartiaux à leur égard;
mais la stricte observation de cette loi est bien rare.

Si la _grande dame_ est stérile, et qu'une autre épouse, ou même une
esclave, donne un enfant au chef de la famille, souvent celle-ci
devient la favorite de l'homme, et la _grande dame_ est méprisée par
elle, comme la femme d'Abraham le fut par Agar. Il arrive alors, assez
fréquemment, que la première épouse perd son rang et ses privilèges,
et que l'autre devient la _grande dame_; son titre de favorite du
maître lui attire de la part de sa rivale ou de ses rivales, ainsi que
de celle de toutes les femmes du harem et des femmes qui viennent y
faire visite, toutes les marques extérieures de respect dont jouissait
autrefois celle à laquelle elle succède; mais il n'est pas rare que le
poison vienne détruire cette prééminence. Lorsqu'un homme accorde cette
préférence à une deuxième femme, il s'ensuit souvent que la première
est déclarée _nashizeh_[5], soit par son mari, ou à sa propre requête
faite au magistrat. Cependant, il y a un grand nombre d'exemples de
femmes délaissées qui agissent avec une soumission exemplaire envers
leurs maris, et qui sont prévenantes envers la favorite.

Quelques femmes ont des esclaves qui sont leur propriété et qui ont
été achetées pour elles, ou qu'elles ont reçues en cadeau avant leur
mariage. Celles-ci ne peuvent servir de concubines au mari que du
consentement de leur maîtresse. Cette permission est quelquefois
accordée, mais ce cas est rare; il est des femmes qui ne permettent pas
même à leurs esclaves femelles de paraître sans voile devant leur mari.
Si une esclave, devenue la concubine du mari sans le consentement de sa
femme, lui donne un enfant, cet enfant est esclave, à moins qu'avant la
naissance de cet enfant, l'esclave n'ait été vendue ou donnée au père.

Les esclaves blanches sont ordinairement possédées par les Turcs
riches. Les esclaves concubines ne peuvent être idolâtres; elles
viennent généralement de l'Abyssinie, et les Égyptiens riches et ceux
de la classe moyenne en font l'acquisition; leur peau est d'un brun
foncé ou bronzée. D'après leurs traits, elles semblent être d'une race
intermédiaire entre les nègres et les blancs, mais elles diffèrent
notablement de ces deux races. Elles-mêmes croient qu'il y a si peu de
différence entre leur race et celle des blancs, qu'elles se refusent
obstinément à remplir les fonctions de servante et à être soumises aux
épouses de leur maître.

Les négresses, à leur tour, ne veulent pas servir les Abyssiniennes;
mais elles sont toujours très-disposées à servir les femmes blanches.
La plupart des Abyssiniennes ne viennent point directement de
l'Abyssinie, mais du territoire des Gallas, qui en est voisin; elles
sont généralement belles. Le prix moyen d'une de ces filles est de
deux cent cinquante à trois cent soixante-quinze francs, si elle est
passablement belle: il y a quelques années, on en donnait plus du
double.

Les voluptueux de l'Égypte font grand cas de ces femmes; mais elles
sont si délicates, qu'elles ne vivent pas longtemps et qu'elles meurent
presque toutes de consomption. Le prix d'une esclave blanche est assez
ordinairement du triple et jusqu'à dix fois autant que celui d'une
Abyssinienne; celui de la négresse n'est que de la moitié ou des deux
tiers; mais ce prix augmente considérablement, si elle est bonne
cuisinière. Les négresses sont généralement employées comme domestiques.

Presque tous les esclaves se convertissent à l'islamisme; mais ils
sont rarement fort instruits des rites de leur nouvelle religion,
et encore moins de ses doctrines. La plupart des esclaves blanches
qui, dans les premiers temps, se trouvaient en Égypte, étaient des
Grecques ayant fait partie du grand nombre de prisonniers faits sur le
malheureux peuple grec par les armées turques et égyptiennes sous les
ordres d'Ibrahim-Pacha. Ces infortunés, parmi lesquels se trouvaient
des enfants qui savaient à peine marcher, furent impitoyablement vendus
en Égypte. On s'aperçoit de l'appauvrissement des classes élevées
du pays par le peu de demandes d'achat d'esclaves blanches. On en a
amené quelques-unes de la Circassie et de la Géorgie, après leur avoir
fait donner à Constantinople une espèce d'éducation préparatoire, et
leur avoir fait apprendre la musique et autres arts d'agrément. Les
esclaves blanches étant souvent les seules compagnes, devenant même
quelquefois les épouses des Turcs de la haute volée, et étant estimées
au-dessus des dames libres de l'Égypte, sont classées dans l'opinion
générale bien plus haut que ces dernières. Ces esclaves sont richement
habillées, les cadeaux en bijoux de valeur leur sont prodigués, et
elles vivent dans le luxe et l'aisance, de sorte que, lorsqu'on ne les
force pas à la servitude, leur position semble fort heureuse. On en
trouve la preuve dans le refus de plusieurs femmes grecques qui avaient
été placées dans des harems de l'Égypte, et qui, lors de la cessation
de la guerre avec la Grèce, ont refusé la liberté qui leur était
offerte; car on ne peut supposer que toutes ignoraient la position de
leurs parents et qu'elles aient pu craindre de s'exposer à l'indigence
en les rejoignant. Mais il est hors de doute que quelques-unes d'entre
elles sont, du moins momentanément, heureuses; cependant on est porté
à croire que le plus grand nombre, destinées à servir leurs compagnes
de captivité plus favorisées, ou les dames turques, ou bien forcées de
recevoir les caresses de quelque vieillard opulent, ou d'hommes que les
excès de toute espèce ont épuisés de corps et d'esprit, ne sont pas
heureuses, exposées qu'elles sont à être vendues ou émancipées sans
moyens d'existence à la mort de leur maître ou de leur maîtresse, et à
passer ainsi en d'autres mains, si elles n'ont point d'enfant, ou bien
à se voir réduites à épouser quelque humble artisan qui ne peut leur
procurer l'aisance à laquelle on les a habituées.

Les esclaves femelles, dans les maisons des personnes de la classe
moyenne en Égypte, sont généralement mieux traitées que celles qui
entrent dans les harems des riches. Si elles sont concubines, ce qui
est presque inévitable, elles n'ont point de rivales qui troublent la
paix de leur intérieur, et, si elles sont domestiques, leur service est
doux et leur liberté est moins restreinte. S'il existe un attachement
mutuel entre la concubine et son maître, sa position est plus heureuse
que celle d'une épouse, car celle-ci peut être renvoyée par son mari;
dans un moment de mauvaise humeur, il peut prononcer contre elle la
sentence irrévocable du divorce et la plonger ainsi dans la misère,
tandis qu'il est bien rare qu'un homme renvoie une esclave sans
pourvoir à ses besoins assez abondamment pour qu'elle ne perde guère
au change si elle n'a pas été gâtée par une vie trop luxueuse.--En la
renvoyant, il est d'usage que son maître l'émancipé en lui accordant un
douaire, et qu'il la marie à quelque homme honnête, ou bien qu'il en
fasse cadeau à un de ses amis; en général, on considère comme blâmable
la vente d'une esclave qui a de longs services. Lorsqu'une esclave a un
enfant de son maître et que celui-ci le reconnaît pour le sien, cette
femme ne peut être ni vendue ni donnée, et elle devient libre à la mort
du maître; souvent, aussitôt après la naissance d'un enfant que le
maître reconnaît, l'esclave est émancipée et devient son épouse; car,
une fois qu'elle est libre, il ne pourrait la garder comme femme sans
l'épouser légalement.

La plupart des filles de l'Abyssinie, ainsi que les jeunes négresses,
sont horriblement prostituées par les _gellabs_ ou marchands d'esclaves
de l'Égypte supérieure et de la Nubie, par lesquels elles sont
conduites en Égypte. Même à l'âge de huit à neuf ans, elles sont
presque toutes victimes de la brutalité de ces hommes, et ces pauvres
enfants, surtout ceux qui viennent de l'Abyssinie, filles et garçons,
éprouvent une telle horreur des traitements que les gellabs leur font
endurer, que, pendant le voyage, beaucoup d'entre eux se jettent dans
le Nil et y périssent, préférant la mort à leur triste position.

Les esclaves femelles sont ordinairement d'un prix plus élevé que
les esclaves mâles. Le prix des esclaves qui n'ont pas eu la petite
vérole est moindre que le prix de ceux qui l'ont eue. On accorde à
l'acquéreur trois jours d'épreuve; pendant ce temps, la fille, achetée
à condition, reste dans le harem de l'acquéreur ou dans celui d'un de
ses amis, et les femmes du harem sont chargées de faire leur rapport
sur la nouvelle venue: ronfler, grincer des dents, ou parler pendant
le sommeil, sont des raisons suffisantes pour rompre le marché et la
rendre au vendeur. Les femmes esclaves portent le même habillement que
les femmes égyptiennes.

Les filles ou femmes égyptiennes qui sont obligées de servir sont
chargées des occupations les plus viles. En présence de leur maître,
elles sont habituellement voilées, et, lorsqu'elles sont occupées de
quelque détail de leur service, elles arrangent leur voile de manière
à ne découvrir qu'un de leurs yeux et à avoir une de leurs mains en
liberté.

Lorsqu'un homme étranger est reçu par le maître de la maison dans une
pièce du harem (les femmes composant sa famille ayant été renvoyées
dans une autre pièce), les autres femmes le servent; mais alors elles
sont toujours voilées.

Telles sont les conditions relatives des diverses classes dans les
harems; il faut jeter maintenant un coup d'œil sur les habitudes et les
occupations de celles qui les habitent.

Les épouses et les femmes esclaves sont souvent exclues du privilège
d'être à table avec le maître de la maison ou sa famille, et elles
peuvent être appelées à le servir lorsqu'il dîne ou qu'il soupe, ou
même lorsqu'il entre au harem pour y fumer ou prendre le café. Elles
font souvent l'office de servantes; elles bourrent et allument sa pipe,
font son café, préparent les mets qu'il veut manger, surtout lorsqu'il
s'agit de plats délicats et extraordinaires. Le plat que l'hôte vous
recommande comme ayant été accommodé par sa femme est ordinairement
parfaitement bon. Les femmes des classes hautes et moyennes se font
une étude toute particulière de plaire à leurs maris, et de les
fasciner par des attentions et des agaceries sans fin. On remarque leur
coquetterie jusque dans leur démarche; lorsqu'elles sortent, elles
savent donner à leur corps un mouvement ondulatoire tout particulier
que les Égyptiens nomment _ghung_. Elles sont toujours réservées en
présence du mari: aussi aiment-elles que ses visites du jour soient peu
fréquentes, et qu'elles ne se prolongent pas trop; pendant son absence,
leur gaieté est très-expansive.

La nourriture des femmes, quoique semblable à celle des hommes, est
plus frugale; elles prennent leur repas de la même manière qu'eux. On
permet à beaucoup de femmes de fumer, même à celles des plus hautes
classes, l'odeur des tabacs fins de l'Égypte étant on ne peut plus
parfumée. Les pipes des femmes sont plus minces et plus ornées que
celles des hommes. Le bout de la pipe est quelquefois partie en corail
au lieu d'être en ambre. Les femmes font usage du musc et d'autres
parfums, et elles emploient des cosmétiques; souvent aussi elles
préparent des compositions qu'elles mangent ou boivent dans le but
d'acquérir un certain degré d'embonpoint. Contrairement au goût des
Africains et des peuples orientaux en général, les Égyptiens ne sont
pas de grands admirateurs de très-fortes femmes; car, dans leurs chants
d'amour, les poëtes parlent de l'objet de leur passion comme d'un être
svelte et de mince taille. Un des mets auxquels les femmes attribuent
la vertu de les rendre plus grasses est très-dégoûtant; il est
principalement composé d'escargots écrasés. Beaucoup de femmes mâchent
de l'encens et du laudanum (_ledin_), afin parfumer leur haleine.
L'habitude des ablutions fréquentes rend leur corps d'une propreté
extrême. Leur toilette n'est pas longue, et il est rare qu'après s'être
habillées le matin, elles changent de toilette dans la journée. On
tresse leurs cheveux pendant qu'elles sont au bain, et cette coiffure
est si bien faite, qu'elle n'a pas besoin d'être renouvelée de
plusieurs jours.

L'occupation principale des dames égyptiennes est le soin de leurs
enfants; elles ont aussi la surintendance des affaires domestiques;
mais, assez généralement, c'est le mari seul qui fait et règle les
dépenses. Les heures de loisir sont employées à coudre, à broder
surtout des mouchoirs de poche et des voiles. Les broderies sont
ordinairement en soie de couleur et or; elles se font sur un métier
nommé _menseg_, qui est ordinairement en bois de noyer, incrusté
de nacre de perle et d'écaille de tortue (les plus communs sont
en hêtre).--Beaucoup de femmes, même de celles qui sont riches,
arrondissent leurs bourse particulière en brodant des mouchoirs et
autres objets qu'elles donnent à une _dellaseh_ (courtière), qui les
porte et les expose dans un bazar, ou qui tâche de s'en défaire dans
un autre harem. La visite des femmes d'un harem à celles d'un autre
harem occupe souvent presque une journée. Les femmes, ainsi réunies,
mangent, fument, boivent du café et des sorbets; elles babillent, font
parade de leurs objets de luxe, et tout cela suffit à leur amusement.
A moins d'affaires d'une nature très-pressante, le maître de la maison
n'est pas admis à ces réunions de femmes, et il doit, dans ce cas,
donner avis de son arrivée, afin que les visiteuses aient le temps de
se voiler ou de se retirer dans une autre partie de l'appartement. Les
jeunes femmes, étant ainsi libres de toute crainte de surprise, se
laissent aller à leur gaieté et à leur abandon naturels, et souvent à
leur esprit folâtre et bruyant.


[1] Le marié, s'il est jeune et célibataire, doit paraître timide, et
c'est un de ses amis qui, feignant de lui faire violence, le porte
jusqu'à la chambre nuptiale du harem.

[2] Le _kohel_ est un collyre aromatique qui noircit les paupières
supérieures et inférieures, et que l'on obtient en brûlant des
coquilles d'amandes auxquelles on ajoute certaines herbes.

Le _henné_ est une poudre végétale avec laquelle les femmes teignent
certaines parties de leurs mains et de leurs pieds.

[3] Les femmes ôtent leur voile en présence des eunuques et des jeunes
garçons.

[4] Une grande partie de cette étude est, en effet, traduite ou imitée
de l'ouvrage de William Lane.

[5] Lorsqu'une femme refuse d'obéir aux ordres légaux de son mari, il
peut (et généralement cela se pratique) la conduire, accompagné de deux
témoins, devant le cadi, où il porte plainte contre elle; si le cas
est reconnu vrai, la femme est déclarée par un acte écrit _nashizeh_,
c'est-à-dire rebelle à son mari: cette déclaration exempte le mari de
loger, vêtir et entretenir sa femme. Il n'est pas forcé au divorce, et
peut, en refusant de divorcer, empêcher sa femme de se remarier tant
qu'il vit. Si elle promet de se soumettre par la suite, elle rentre
dans ses droits d'épouse, mais il peut ensuite prononcer le divorce.



III--FÊTES PARTICULIÈRES


Il y a fête chez les Égyptiens lorsqu'un fils est admis comme membre
d'une société de marchands ou d'artisans. Parmi les charpentiers, les
tourneurs, les barbiers, les tailleurs, les relieurs et gens d'autres
états, l'admission a lieu de la manière suivante.

Le jeune homme qui doit être admis dans le corps de métier, accompagné
de son pére, se rend chez le cheik et lui donne connaissance de
l'intention qu'il a que son fils son admis comme membre de la
corporation. Alors, le cheik envoie convier les maîtres du métier dont
il est le néophyte et quelques-uns des amis du candidat pour assister
à sa réception. Un officier, appelé _nakib_, porte alors une botte
d'herbes vertes ou de fleurs qu'il distribue à chacune des personnes
invitées en disant: «Répétez le fattah pour le prophète.» A quoi le
nakib ajoute: «Venez à pareil jour et à pareille heure ici pour prendre
une tasse de café. »

Les personnes ainsi invitées se rassemblent soit chez le père, soit
chez le jeune homme, et quelquefois à la campagne où ils sont régalés
de café et où on leur donne à dîner.

Le néophyte est conduit devant le cheik; on récite des vers à la
louange du prophète, puis on lui met autour de la taille un châle noué
par un nœud aux extrémités. On récite des versets du Coran, puis on
fait au châle un second nœud; au troisième nœud, qui se fait après
qu'on a dit encore quelques versets du Coran, on fait une rosette au
châle, et le jeune homme est admis comme membre du corps de métier
auquel il se voue. Alors, il baise la main du cheik et de chacune des
personnes présentes; il donne une légère contribution et fait partie du
corps de métier.

Les Égyptiens, qui vivent habituellement de la manière la plus frugale,
mettent dans leurs festins le plus de variété et de profusion; mais lé
temps consacré au repos est très-court. Dans les réunions de ce genre,
ordinairement on fume, on boit à petits coups du café ou des sorbets,
et on fait la conversation.

Pendant la lecture du Coran, les Turcs s'abstiennent, en général, de
fumer, et les honneurs qu'ils rendent au livre sacré ont fait dire
d'eux que «Dieu a mis la race d'Othman au-dessus des autres musulmans,
parce qu'ils honorent le Coran plus que ne le font les autres! »

Les seuls amusements de ces réunions sont quelques récits ou quelques
contes; mais tous prennent un plaisir extrême aux danses et aux
concerts des musiciens que l'on fait exécuter pendant ces jours de
fêtes.

Il est à remarquer qu'un Égyptien s'amuse à jouer n'importe à quel
jeu, à moins qu'il ne soit en petit comité de deux ou trois personnes
ou dans sa famille. Quoique sociable, l'Égyptien donne rarement de
grandes fêtes, et il faut pour cela des événements extraordinaires,
comme un mariage, une naissance, etc. Ce n'est aussi qu'alors qu'il est
convenable de faire venir des danseuses dans les maisons particulières;
en toute autre circonstance, on considère cela comme blessant les
usages.

Il y a aussi des fêtes à l'occasion des mariages. Le septième jour
(appelé _yom es suboua_) après le mariage, l'épousée reçoit les femmes
ses amies, le matin et l'après-midi. Quelquefois, pendant ce temps,
le mari reçoit ses amis, qu'il amuse le soir au moyen de concerts et
de danses. La coutume établie en Égypte veut que le mari s'abstienne
des droits que lui donne le mariage jusqu'après le septième jour, si
celle qu'il épouse est une jeune vierge. A l'issue de ce temps, il
est d'usage de donner une fête et de réunir des amis. Quarante jours
après le mariage, la jeune mariée se rend au bain avec quelques-unes de
ses amies. En revenant chez elle, la mariée leur donne une collation,
puis elles s'en vont. Pendant ce temps, le mari donne un repas et fait
exécuter des danses et un concert.

Le lendemain de la naissance d'un enfant, deux ou trois danseurs ou
danseuses exécutent des pas devant la maison ou dans la cour. Les fêtes
à la naissance d'un fils sont plus belles qu'à celles d'une fille.
Les Arabes conservent encore en cela le sentiment qui portait leurs
ancêtres à détruire leurs enfants du sexe féminin.

Trois ou quatre jours après la naissance d'un enfant, les femmes de
la maison, si l'accouchée appartient à l'une des classes élevées ou
à l'aise, préparent des mets composés de miel, de beurre clarifié,
d'huile de sésame, d'épices et d'aromates, auxquels on ajoute parfois
des noisettes grillées[1].

L'enfant est ensuite proclamé par des femmes ou des jeunes filles dans
tout le harem; chacune d'elles porte des cierges allumés de couleurs
différentes: ces cierges, coupés en deux, sont placés dans des mottes
d'une certaine pâte formée de henné; on en met plusieurs sur un
plateau. La sage-femme, ou une autre des dames présentes, jette à terre
du sel mêlé avec de la graine de fenouil. Ce mélange, placé la veille
à la tête du berceau de l'enfant, sert à le préserver des maléfices.
La femme qui répand de ce sel dit. «Que ce sel se loge dans l'œil de
celui qui ne bénit pas le prophète!» ou bien: «Que ce sel impur tombe
dans l'œil de l'envieux!» et chacune des personnes présentes répond: «O
Dieu! protège notre seigneur Mahomet! »

Un plateau en argent est présenté à chacune des femmes; elles disent à
haute voix: «O Dieu! protège notre seigneur Mahomet! que Dieu t'accorde
de longues années! etc.» Les femmes donnent ordinairement un mouchoir
brodé, dans l'un des coins duquel se trouve une pièce d'or; ce mouchoir
est le plus souvent placé sur la tête de l'enfant ou à ses côtés. Le
don d'un mouchoir est considéré comme une dette contractée que l'on
acquitte en pareille occasion, ou qui sert à payer une dette contractée
en une semblable occasion. Les pièces de monnaie ainsi recueillies
servent à orner pendant plusieurs années la coiffure de l'enfant. Outre
ces largesses, on donne aussi à la sage-femme. La veille du septième
jour, une carafe remplie d'eau, et dont le goulot est entouré d'un
mouchoir brodé, est placé à la tête du berceau de l'enfant endormi. La
sage-femme prend ensuite une carafe qu'elle place sur un plateau, et
elle offre à chaque femme qui vient visiter la femme en couche un verre
de cette eau, que chacune d'elles paye au moyen d'une gratification.

Pendant un certain temps après l'accouchement, et qui diffère selon la
position ou les doctrines des diverses sectes, mais qui d'ordinaire est
de quarante jours, la femme qui a mis au monde un enfant est considérée
comme impure. Après le temps appelé _nifa_, elle va au bain, et dès
lors elle est purifiée.


[1] Quelques femmes joignent encore à ces mets, s'ils ne sont pas
destinés à des amies, une pâte composée d'escargots qui doit, à ce
qu'elles croient, engraisser les femmes.



IV--LES DANSEUSES D'ÉGYPTE


De toutes les danseuses de l'Égypte, les plus renommées sont les
_Ghawazies_, ainsi désignées du nom de leur tribu. Une femme de cette
tribu est appelée _Gaziyeh_, un homme _Ghazy_, et le pluriel _Ghawazys_
est généralement appliqué aux femmes. Leur danse n'est pas toujours
gracieuse. D'abord elles commencent avec une sorte de réserve; mais
bientôt leur regard s'anime, le bruit de leurs castagnettes de cuivre
devient plus rapide, et, par l'énergie croissante de tous leurs
mouvements, elles finissent par donner la représentation exacte de la
danse des femmes de Gadès, telle qu'elle est décrite par Martial et par
Juvénal. Le costume dans lequel elles se montrent ainsi est semblable à
celui que les Égyptiennes de la classe moyenne portent dans l'intérieur
du harem. Il consiste dans le _yalek_ ou _an tery_, le _shintyan_,
etc., composés de belles étoffes, et auxquels elles ajoutent des
ornements variés. Le tour de leurs yeux est nuancé d'un collyre noir;
l'extrémité des doigts, la paume de la main et certaine partie du pied
sont colorées avec la teinture rouge du henné, selon l'usage commun aux
Égyptiennes de toutes les conditions. En général, ces danseuses sont
suivies de musiciens appartenant pour la plupart à la même tribu; leurs
instruments sont le _kemenyeh_ ou le _rebab_, le _tar_ ou _tarabouk_
et le _zorah_. Mais le _tar_, en particulier, est ordinairement entre
les mains d'une vieille femme. Il arrive souvent qu'à l'occasion de
certaines fêtes de famille, telles que mariages ou naissances, on
laisse les Ghawazies danser dans la cour des maisons, ou, dans la rue,
devant les portes, mais sans jamais les admettre dans l'intérieur
d'un harem honnête, tandis qu'au contraire il n'est pas rare qu'on
les loue pour le divertissement d'une réunion d'hommes. Dans ce cas,
comme on peut l'imaginer, leurs exercices sont encore plus lascifs que
nous ne le disions plus haut. Quelques-unes d'entre elles ne portent
pour tout vêtement, dans ces réunions privées, que le _shintyan_ (ou
caleçon) et le _tob_, c'est-à-dire une chemise ou robe très-ample en
gaze de couleur, demi-transparente, et ouverte par devant à peu près
jusqu'à mi-jupe. S'il arrive alors qu'elles affectent encore un reste
de pudeur, cela ne tient pas longtemps contre les liqueurs enivrantes
qu'on leur verse abondamment.

Est-il besoin d'ajouter que ces femmes sont les plus misérables
courtisanes de l'Égypte? Cependant, quelques-unes sont d'une grande
beauté, la plupart sont richement vêtues, et ce sont, en résumé, les
plus belles femmes de la contrée. Il est à remarquer qu'un certain
nombre d'entre elles ont le nez légèrement aquilin, bien qu'à tous
autres égards on retrouve en elles le type originaire. Les femmes,
aussi bien que les hommes,. prennent plaisir à se rassembler autour
d'elles dans les rues; mais les honnêtes gens et les personnes des
hautes classes se détournent d'elles.

Quoique les Ghawazys diffèrent légèrement, dans l'aspect, du reste des
Égyptiens, nous doutons fortement qu'ils soient d'une race distincte
comme ils l'affirment eux-mêmes. Toutefois, leur origine est enveloppée
de beaucoup d'incertitude. Ils prétendent s'appeler _Bara'mikeh_ ou
_Bormekeh_, et se vantent de descendre de la fameuse famille des
Barmécides, qui fut l'objet des faveurs et ensuite de la capricieuse
tyrannie de Haroun-al-Raschid, dont il est question plusieurs fois dans
les contes arabes des _Mille et une Nuits_. Mais, comme on l'a remarqué
plus haut, ils n'ont d'autres droits à porter le nom de _Bara'mikeh_,
que parce qu'ils leur ressemblent en libéralité, bien que la leur soit
d'une espèce toute différente.

Sur beaucoup des anciens tombeaux égyptiens, l'on a représenté des
Ghawazies (femmes) dansant de leur allure la plus libre aux sons de
divers instruments, c'est-à-dire d'une manière analogue à celle des
Ghawazies modernes, ou peut-être encore plus licencieuse; car une
ou plusieurs de ces figures, bien que placées à côté de personnages
éminents, sont ordinairement représentées dans un état de nudité
complète. Cette coutume d'orner ainsi les monuments dont nous parlons,
et qui, pour la plupart, portent les noms d'anciens rois, montre
combien ces danses ont été communes à toute l'Égypte dans les temps les
plus reculés, même avant la fuite des Israélites. Il est donc probable
que les Ghawazies modernes descendent de cette classe de danseuses
qui divertissaient les premiers pharaons. On pourrait inférer, de la
ressemblance du _fandango_ avec les danses des Ghawazies, qu'il fut
introduit en Espagne par les conquérants arabes; mais on sait que les
femmes de Gadès (actuellement Cadix) étaient renommées pour ces sortes
d'exercices dès les premiers temps des empereurs romains.

Les Ghawazys, hommes et femmes, se distinguent ordinairement des
autres classes en ce qu'ils ne se marient qu'entre eux; mais on voit
quelquefois une Ghaziyeh faire vœu de pauvreté et épouser quelque Arabe
honorable, qui généralement n'est pas déconsidéré par cette alliance.
Les Ghawazies sont toutes destinées à de misérables professions,
mais toutes ne se consacrent pas à la danse. Le plus grand nombre se
marient, mais jamais avant d'avoir embrassé l'état qu'elles ont choisi.

Le mari est soumis à la femme, il lui sert de domestique et de
pourvoyeur, et généralement, si elle est danseuse, il est aussi son
musicien. Cependant quelques hommes gagnent leur vie comme forgerons,
taillandiers ou chaudronniers.

Quoique quelques-unes des Ghawazies possèdent des biens considérables
et de riches ornements, beaucoup de leurs costumes sont semblables
à celui de ces bohémiens qu'on voit en Europe et que nous supposons
être originaires d'Égypte. Le langage ordinaire des Ghawazys des deux
sexes est le même que celui du reste des Égyptiens; mais, quelquefois,
ils font usage d'un certain nombre de mots particuliers à eux seuls,
afin de se rendre inintelligibles aux étrangers. Quant à la religion,
ils professent ouvertement le mahométisme, et il arrive souvent que
quelques-uns suivent les caravanes égyptiennes jusqu'à la Mecque. On
voit un grand nombre de Ghawazies dans presque toutes les villes
considérables de l'Égypte. En général, leurs habitations sont des
cahutes basses ou des tentes provisoires, car elles voyagent souvent
d'une ville à l'autre. Cependant quelques-unes s'établissent dans
de grandes maisons et achètent de jeunes esclaves noires, puis des
chameaux, des ânes et des vaches sur lesquels elles trafiquent. Elles
suivent les camps et se trouvent à toutes les fêtes religieuses ou
autres; ce qui, pour beaucoup de gens, en forme le principal attrait.
Dans ces occasions, on voit de nombreuses tentes de Ghawazies;
quelques-unes ajoutent le chant à la danse et vont de pair avec les
Awalim, qui sont de la plus basse classe. D'autres encore portent le
_toba_ de gaze par-dessus un autre vêtement avec le shintyan et un
_tarhah_ de crêpe ou de mousseline, et se parent en général d'une
profusion d'ornements, tels que dentelles, bracelets et cercles aux
jambes. Elles portent aussi un rang de pièces d'or sur le front, et
quelquefois un anneau dans l'une des narines, et toutes emploient la
couleur du henné pour teindre leurs mains et leurs pieds.

Au Caire, beaucoup de gens qui affectent de croire qu'il n'y a
d'autre inconvenance, dans ces danses, que celle d'être exécutées par
des femmes, lesquelles ne devraient pas s'exposer ainsi en public,
emploient des hommes pour ces sortes de divertissements; mais le
nombre de ces danseurs, qui sont pour la plupart de jeunes hommes, et
qu'on appelle _khowals_, est fort restreint. Ils sont natifs d'Égypte.
Devant représenter des femmes, leurs danses ont le même caractère que
celles des Ghawazies, et ils agitent leurs castagnettes de la même
manière. Mais, comme s'ils voulaient éviter qu'on ne prît leur rôle
au sérieux, leur costume, qui s'accorde en cela avec leur singulière
profession, est mi-partie masculin et mi-partie féminin: il consiste
principalement en une veste fermée, une ceinture et une espèce de
jupe; toutefois, leur ensemble est plutôt féminin que masculin, sans
doute parce qu'ils laissent croître leurs cheveux et les tressent à la
manière des femmes. Ils imitent les femmes en se nuançant les paupières
et en colorant leurs mains avec le henné. Dans les rues, quand ils ne
dansent pas, ils sont souvent voilés, non par honte, mais simplement
pour mieux imiter les manières féminines. Souvent aussi on les emploie
de préférence aux Ghawazies pour danser dans les cours ou aux portes
des maisons à l'occasion des fêtes de famille. Il y a au Caire une
autre classe de danseurs, tant d'hommes que de jeunes garçons, dont les
exercices, le costume et l'aspect sont presque exactement semblables à
ceux des kowals; mais ils se distinguent de ces derniers par le nom de
_gink_, mot turc qui exprime parfaitement le caractère de ces danseurs,
qui sont généralement juifs, Arméniens, ou Grecs.



V--LES JONGLEURS


Il y a en Égypte une classe d'hommes qui possèdent, à ce qu'on suppose,
comme les anciens psylles de Cyrénaïque, cet art mystérieux auquel il
est fait allusion dans la Bible, et qui rend invulnérable à la morsure
des serpents. Beaucoup d'écrivains ont fait des récits surprenants sur
ces psylles modernes, que les Égyptiens les plus éclairés regardent
comme des imposteurs; mais personne n'a donné des détails satisfaisants
sur leurs tours d'adresse les plus ordinaires ou les plus intéressants.

Beaucoup des derviches des ordres inférieurs gagnent leur vie en
faisant des espèces d'exorcismes autour des maisons pour en écarter
les serpents. Ils parcourent l'Égypte en tout sens et trouvent souvent
à s'employer; mais leurs gains sont fort minimes. Le conjurateur
prétend découvrir sans le secours de la vue s'il y a des serpents; et,
lorsqu'il y en a, il affirme pouvoir les attirer à lui par la seule
fascination de la voix. Alors, il prend un air mystérieux, frappe les
murs avec une petite baguette de palmier, siffle, imite le gloussement
de la poule avec sa langue, crache à terre et dit: «Que tu sois en haut
ou en bas, je t'adjure au nom de Dieu d'apparaître à l'instant! --Je
t'adjure par le plus grand nom! si tu es obéissant, parais! et, si tu
es désobéissant, meurs! meurs! meurs!»-- Généralement, le serpent est
délogé par sa baguette de quelque fissure du mur ou tombe du plafond de
la chambre.

Les faiseurs de tours ou jongleurs, appelés houvas, sont nombreux
au Caire. On les voit sur les places entourés d'un cercle de
spectateurs; on les voit aussi dans les fêtes publiques, s'attirant des
applaudissements par des lazzi souvent inconvenants. Ils exécutent une
grande quantité de tours dont voici les plus ordinaires: généralement,
le jongleur est assisté de deux compères; il tire quatre ou cinq
serpents de moyenne grandeur d'un sac de cuir, en place un à terre, et
lui fait lever la tête et une partie du corps; d'un second, il coiffe
l'un de ses aides comme avec un turban, et lui en roule deux autres
autour du cou; il les retire, ouvre la bouche du garçon et semble lui
passer dans la joue le pêne d'une espèce de cadenas, et le refermer;
ensuite, il feint de lui enfoncer une pointe de fer dans la gorge, mais
en réalité il la fait rentrer dans une poignée en bois dans laquelle
elle est emmanchée. Un autre tour de la même espèce est celui-ci: le
jongleur étend l'un de ses garçons à terre, lui appuie le tranchant
d'un couteau sur le nez et frappe sur la lame jusqu'à ce quelle semble
enfoncée à la moitié de sa largeur. La plupart des tours qu'il exécute
seul sont plus amusants: par exemple, il tire de sa bouche une grande
quantité de soie qu'il roule autour de son bras; d'autres fois, il
remplit sa bouche de coton et rejette du feu; d'autres fois encore, il
fait sortir (toujours de sa bouche) un grand nombre de petites pièces
d'étain, rondes comme des dollars, et les rejette par le nez sous la
forme d'un tuyau de pipe en terre. Pour la plupart de ses tours, il
souffle à diverses reprises dans une grande conque appelée _zommarah_,
et dont le son ressemble à celui qu'on tire d'une corne.

Un autre de ces tours assez commun est de mettre un certain nombre de
petites bandes de papier blanc dans un vase d'étain de la forme d'un
moule à sorbet, et de les en retirer teints de différentes couleurs,
de mettre de l'eau dans ce même vase en y ajoutant un morceau de
linge et de l'offrir aux spectateurs, changé en sorbet. Quelquefois,
le jongleur coupe un châle en deux ou le brûle par le milieu et le
raccommode immédiatement. D'autres fois, il se dépouille de tous ses
vêtements, hormis de ses caleçons, et dit à deux personnes de lui lier
les pieds et les mains et de le mettre dans un sac; cela fait, il
demande une piastre; quelqu'un lui répond qu'il l'aura s'il peut tirer
une de ses mains pour la recevoir; aussitôt il tire une main hors du
sac, la rentre, et sort ensuite tout entier, lié comme auparavant; puis
il est remis dans le sac et en sort immédiatement, dégagé de tous les
liens, et portant un petit plateau entouré de chandelles allumées (si
c'est le soir que l'exercice a lieu) et garni de cinq ou six petites
assiettées de mets variés qui sont offerts aux spectateurs.

Il y a au Caire une autre espèce de jongleurs appelés _skyems_. Dans
la plupart de leurs exercices, les skyems ont aussi un compère. Ce
dernier, par exemple, place vingt-neuf petites pierres à terre,
s'assied auprès et les arrange devant lui. Ensuite il demande à
quelqu'un de cacher une pièce de monnaie sous l'une d'elles. Ceci
fait, il rappelle le skyem, qui s'est tenu à distance pendant cet
arrangement, et, l'informant qu'on a caché une pièce sous une des
pierres, il lui demande d'indiquer sous laquelle, ce que le skyem
ne manque pas de faire sur-le-champ. Ce tour est fort simple; les
vingt-neuf pierres représentent l'alphabet arabe, et le compère a soin
de commencer sa demande par la lettre représentée par la pierre sous
laquelle est cachée la pièce de monnaie.

L'art de la bonne aventure est souvent pratiqué en Égypte, et la
plupart du temps par des bohémiens analogues aux nôtres. On les appelle
_Guayaris_. En général, ils prétendent descendre des Barmécides, comme
les Ghawazies, mais d'une branche différente.

La plupart des femmes sont diseuses de bonne aventure; on les voit
souvent dans les rues du Caire vêtues comme presque toutes les femmes
de la plus basse classe, avec le toba et le tarbouch, mais toujours la
face découverte. La Guayarie porte ordinairement avec elle un sac de
cuir contenant le matériel de sa profession, et elle parcourt les rues
en criant: «Je suis la devineresse! j'explique le présent, j'explique
l'avenir! »

La plupart des Guayaries tirent leurs horoscopes au moyen d'un certain
nombre de coquillages, de morceaux de verre de couleur, de pièces
d'argent, etc., qu'elles jettent pêle-mêle, et c'est d'après l'ordre
dans lequel le hasard les dispose qu'elles forment leurs inductions.
Le plus grand coquillage représente la personne dont ils doivent
découvrir le sort; d'autres coquillages figurent les biens, les maux,
etc., et c'est par leur position relative qu'elles jugent si les uns ou
les autres arriveront ou n'arriveront pas à la personne en question.
Quelques-unes de ces bohémiennes crient aussi: _Nedoukah oué entchir!_
(Nous tatouons et circoncisons!)

Quelques bohémiens jouent aussi le rôle d'un _bahlonan_, nom donné en
propre à des baladins, spadassins ou champions fameux, tous gens qui
se faisaient un renom autrefois au Caire en y déployant leur force et
leur dextérité. Mais les exercices des bahlonans modernes sont presque
uniquement restreints à la danse de corde, et tous ceux qui pratiquent
cet art sont bohémiens. Quelquefois, leur corde est attachée au
_medéneh_ d'une mosquée, à une hauteur prodigieuse, et s'étend sur une
longueur de plusieurs centaines de pieds, soutenue de place en place
par des perches plantées dans le sol.

Les femmes, les filles et les garçons suivent volontiers cette
carrière; mais ces derniers font aussi d'autres exercices, tels que
tours de force, sauts à travers des cercles, etc.

Les _skouradatis_ (cette désignation est tirée du mot _singe_), amusent
les basses classes au Caire par divers tours exécutés par un singe,
un âne, un chien et un chevreau. L'homme et le singe (ce dernier est
ordinairement de l'espèce des cynocéphales) combattent les trois autres
avec des bâtons. L'homme habille le singe d'une façon bizarre, comme
une mariée ou une femme voilée; il le précède en battant du tambourin,
et le fait parader ainsi sur le dos de l'âne dans le cercle des
spectateurs. Le singe doit aussi exécuter plusieurs danses grotesques.
On dit à l'âne de montrer la plus jolie fille, ce qu'il fait aussitôt
en mettant ses naseaux sur le visage de la plus belle, à sa grande
satisfaction, comme à celle de tous les assistants. On ordonne au chien
d'imiter un voleur, et il se met à ramper sur son ventre. Enfin, le
meilleur de tous ces exercices est celui du chevreau. Il se tient sur
une petite pièce de bois ayant à peu près la forme d'un cornet à dés,
long d'environ quatre pouces sur un et demi de large; en sorte que ses
quatre pieds sont rassemblés sur cet étroit espace. Cette pièce de
bois portant ainsi le chevreau est soulevée; on en glisse une toute
semblable dessous; puis une troisième, une quatrième et une cinquième
sont ajoutées sans que le chevreau quitte sa position.

Les Égyptiens s'amusent souvent à voir représenter des farces basses et
ridicules qu'on appelle _mouabazins_. Ces représentations ont souvent
lieu dans les fêtes qui précèdent les mariages et les circoncisions
chez les grands, et attirent quelquefois de nombreux spectateurs sur
les places publiques du Caire; mais elles sont rarement dignes d'être
décrites, car c'est principalement par de vulgaires et indécentes
plaisanteries qu'elles obtiennent des applaudissements. Il n'y a que
des hommes pour acteurs, les rôles de femmes étant toujours remplis par
des hommes ou de jeunes garçons dans l'accoutrement féminin.

Voici, comme spécimen de leurs pièces, un aperçu de l'une de celles
qui furent jouées devant Méhémet-Ali, à l'occasion de la circoncision
de l'un de ses fils, où, selon l'usage, plusieurs enfants étaient
également circoncis.

Les personnages du drame étaient un _nazir_ ou gouverneur de district,
un _cheik-el-beled_, ou chef de village, un serviteur de ce dernier, un
clerc cophte, un pauvre diable endetté envers le gouvernement, sa femme
et cinq autres personnages qui faisaient leur entrée, deux en jouant du
tambour, un troisième du hautbois, et les deux autres en dansant. Après
qu'ils ont un peu dansé et joué de leurs instruments, le nazir et les
autres personnages font leur entrée et se mettent en cercle.

Le nazir demande:

--Combien doit Owad, le fils de Regeb?

Les musiciens et les danseurs, qui jouent alors le rôle de simples
fellahs, répondent:

--Dites au clerc de consulter le registre.

Ce clerc est vêtu comme un Cophte; il a un turban noir et porte à sa
ceinture tout ce qu'il faut pour écrire. Le cheik lui dit:

--Pour combien est noté Owad, le fils de Regeb?

Le clerc répond:

--Pour mille piastres.

--Combien a-t-il déjà payé? ajoute le cheik.

On lui répond:

--Cinq piastres.

Alors, il dit au débiteur:

--Homme, pourquoi n'as-tu pas apporté d'argent?

L'homme répond ?

--Je n'en ai pas.

--Tu n'en as pas? s'écrie le cheik. Qu'on couche cet homme à terre!
ajoute-t-il.

On apporte une espèce de nerf de bœuf dont on frappe le pauvre hère.
Alors, il crie au nazir:

--O bey! par l'honneur de la queue de ton cheval; ô bey! par l'honneur
du bandeau de ta tête, ô bey!

Après une vingtaine d'appels aussi absurdes faits à la générosité
du nazir, le patient cesse d'être battu, on l'emmène et on le met
en prison. Autre scène: la femme du prisonnier vient le voir et lui
demande comment il se trouve; il lui répond:

--Fais-moi le plaisir, ma femme, de prendre quelques œufs et quelques
pâtisseries, et porte-les à la maison du Cophte en le priant d'obtenir
ma liberté.

La femme rassemble les objets demandés et les porte dans trois paniers
chez le Cophte; elle demande s'il est est là; on lui dit que oui; elle
se présente et dit:

--O Mahlem-Hannah! fais-moi la grâce d'accepter ceci, et d'obtenir la
délivrance de mon mari.

--Quel est-il, ton mari?

--C'est le fellah qui doit mille piastres.

--Apportes-en deux ou trois cents comme tribut au cheik-el-beled.

La femme va chercher de l'argent et délivre son mari.

On voit par là que la comédie sert, pour le peuple, à donner des
avertissements aux grands et à obtenir des améliorations et des
réformes; c'était souvent le sens et le but de l'art dramatique du
moyen âge. Les Égyptiens en sont encore là.



VI--LES MAISONS DU CAIRE


La métropole moderne de l'Égypte se nomme en arabe _Al-Kahira_, d'où
les Européens ont formé le nom de _le Caire_. Le peuple l'appelle
_Masr_ ou _Misr_, ce qui est aussi le nom de toute l'Égypte. La ville
est située à l'entrée de la vallée de la haute Égypte, entre le Nil et
la chaîne orientale des montagnes du Mokattam; elle est séparée de la
rivière par une langue de terre presque entièrement cultivée, et qui,
du côté du nord, où se trouve le port de Boulaq, a plus d'un quart de
lieue de large, tandis que sa largeur n'en atteint pas la moitié du
côté du midi.

Un étranger qui ne ferait que parcourir les rues du Caire croirait
que cette ville est resserrée et n'offre que peu d'espace; mais celui
qui voit l'ensemble du haut d'une maison élevée ou du minaret d'une
mosquée s'apercevra bientôt du contraire. Les rues les plus fréquentées
ont généralement une rangée de boutiques de chaque côté. La plupart
des rues écartées sont munies de portes en bois placées à chacune des
extrémités; ces portes sont fermées la nuit et gardées par un portier,
chargé d'ouvrir à tous ceux qui veulent y passer. Ce qu'on appelle
_quartier_ est un assemblage de quelques ruelles étroites avec une
seule entrée commune.

Les maisons particulières méritent d'être décrites spécialement.
Les murs des fondations, jusqu'à la hauteur du premier étage, sont
recouverts, à l'extérieur et souvent à l'intérieur, de pierres
calcaires molles, extraites de la montagne voisine. Cette pierre,
lorsqu'elle est nouvellement taillée, présente une surface d'une
légère teinte jaune; mais bientôt elle brunit à l'air. Les différents
compartiments de la façade sont quelquefois, au moyen d'ocre rouge et
de blanc de chaux, alternativement peints en rouge et en blanc; ceci
est surtout en usage pour les grandes maisons et les mosquées. Les
constructions supérieures dont, ordinairement, la façade avance en
saillie d'environ deux pieds, sont supportées par des consoles ou des
piles; ces constructions se font en briques et sont souvent couvertes
d'une couche de plâtre. Les briques sont cuites, leur couleur est d'un
rouge sombre. Les couvertures des maisons sont plates et enduites d'une
couche de plâtre. Les fenêtres en saillie des étages supérieurs qui se
trouvent opposées dans les rues se touchent presque, et interceptent
ainsi presque entièrement les rayons du soleil, d'où il résulte une
agréable fraîcheur pendant l'été.

Les portes des maisons sont ordinairement arrondies du haut et ornées
d'arabesques. Au milieu se trouve un compartiment dans lequel on place
souvent une inscription; cette inscription est: «Il (Dieu) est le
créateur excellent, l'éternel. » Ce compartiment et les autres de même
forme, mais plus petits, qui se trouvent sur les portes, sont peints
en rouge avec une bordure blanche; le reste de la surface de la porte
est peint en vert; le choix de ces couleurs se rattache à des idées
superstitieuses. Les portes sont munies d'un marteau en fer, et d'une
serrure en bois, et presque partout on trouve à côté des portes une
borne formée de deux marches, pour qu'on puisse, en sortant, monter à
âne ou à cheval.

Les appartements du rez-de-chaussée qui avoisinent la rue ont de
petites fenêtres grillées en bois, mais percées assez haut pour
qu'un passant ne puisse regarder dans l'intérieur. Les croisées des
appartements font saillie d'un pied et demi environ; ces fenêtres
sont généralement garnies d'un treillage en bois tourné, qui est si
serré, qu'il empêche la lumière du soleil de pénétrer, tout en laissant
circuler l'air. Ces treillages sont rarement peints. Ceux qu'on a voulu
embellir sont peints en rouge et en vert. On appelle ces fenêtres
_moucharabis_. Ce dernier mot signifie endroit pour boire, et, dans
quelques maisons, on place dans les embrasures de ces croisées des
vases de terre poreuse qui rafraîchissent l'eau par l'évaporation
que cause le courant d'air. Immédiatement au-dessus de la croisée en
saillie, on en trouve une autre plate, avec un treillage ou un grillage
en bois, ou avec des verres de couleur. Ces fenêtres supérieures,
lorsqu'elles sont munies d'un treillage, représentent ordinairement
quelques dessins de fantaisie, soit un bassin et une aiguière
superposés au-dessus de cette fenêtre, ou bien la figure d'un lion,
ou le nom d'_Allah_, ou bien les mots: «Dieu est mon espoir,» etc.
Quelques-unes de ces fenêtres en saillie sont construites entièrement
en bois, et quelques-unes ont des carreaux de côté.

En général, les maisons sont élevées de deux ou trois étages, et
chaque maison renferme une grande cour non pavée, appelée _hosch_,
dans laquelle on entre par un passage construit de manière à ce qu'il
s'y trouve un ou deux coudes, afin d'empêcher les passants de voir
à l'intérieur. On trouve dans ce passage une sorte de banc, adossé
au mur dans toute sa longueur, nommé _mastabah_, et qui est destiné
au portier et aux domestiques. La cour renferme d'ordinaire un puits
d'eau saumâtre, qui s'infiltre du Nil à travers le sol. Le côté de
ce puits qui est le plus à l'ombre, est presque toujours pourvu de
deux jarres que l'on remplit chaque jour avec de l'eau du Nil qu'on y
transporte de la rivière dans des outres. Les principaux appartements
donnent sur les cours; quelquefois, les maisons ont deux cours, dont
la seconde dépend du harem; chacune de ces cours est ornée de petites
niches en forme d'arche, où l'on cultive des arbustes et des fleurs.
Les murailles intérieures des maisons formant le carré des cours sont
en briques et blanchies à la chaux. Les cours ont plusieurs portes de
communication avec l'intérieur, dont l'une est nommée _bâb el harem_
(porte du harem); c'est par là qu'on arrive à l'escalier qui conduit
aux appartements exclusivement destinés aux femmes, aux maîtres et à
leurs enfants.

Le rez-de-chaussée possède aussi un appartement généralement connu sous
le nom de _mandarah_, où les hommes sont reçus; cet appartement a une
large fenêtre avec une ou deux autres petites fenêtres, taillées sur le
même modèle. Le parquet de ces appartements descend en pente de six à
sept pouces; cette partie inférieure est appelée _durkah_.

Dans les maisons des riches, le durkah est pavé en losanges de marbre
blanc et noir, et tous les interstices sont mosaïqués de morceaux de
tuiles d'un rouge vif, qui représentent une incrustation élégante
et fantastique.--L'on trouve au milieu, dans la cour une fontaine
qu'on appelle _faskeyhé_, et dont les jets retombent en cascade dans
un bassin pavé de marbre colorés. --Les fontaines, dont les eaux
s'élèvent à une assez grande hauteur, font ordinairement face à une
tablette en marbre, ou bien en pierres ordinaires d'environ quatre
pieds de hauteur, nommée _suffeh_. Cette tablette est supportée par
deux ou plusieurs arcades, et même quelquefois par une arcade unique,
sous laquelle on place les ustensiles dont on se sert journellement,
c'est-à-dire des vases contenant des parfums, ou des vases d'ablution
dont on fait usage, avant et après les repas, afin de se préparer à la
prière.

La partie la plus élevée des appartements est nommée _divan_,
corruption du mot _palais_. En entrant dans cette partie de
l'habitation, chacun ôte ses chaussures avant de pouvoir pénétrer dans
le divan. Cette pièce, qui, dans le fait, n'est qu'une antichambre,
est pavée de pierres communes. L'été, on recouvre le sol d'une natte,
et, en hiver, d'un tapis. De trois côtés, on y voit des matelas
et des oreillers. Chaque matelas est ordinairement de trois pouces
d'épaisseur; sa largeur est d'environ trois pieds. Les lits sont faits,
soit à terre, soit sur des lits de sangle, et les oreillers, qui ont
presque toujours en longueur la largeur du lit lui-même, sur la moitié
de cette largeur en épaisseur, reposent contre le mur. Matelas et
oreillers sont rembourrés de coton renfermé dans des taies de calicot
imprimé, de drap, ou de diverses étoffes de prix. Les murs des maisons
sont enduits de plâtre et blanchis à l'intérieur. On trouve presque
partout dans les murailles deux ou trois armoires peu profondes, dont
les portes sont faites en panneaux fort petits. Cette habitude est
motivée par la sécheresse et la chaleur du climat, qui déjette les
grandes pièces de bois, au point que l'on pourrait croire qu'elles ont
passé au four. Les portes des appartements sont, par la même raison,
composées de pièces rapportées. La distribution variée des panneaux que
l'on voit dans toutes les boiseries offre une image curieuse et riche
d'imagination et de combinaison.

Les plafonds sont en bois; les poutres transversales sont sculptées;
on les peint quelquefois en couleur et d'autres fois on les dore. Le
plafond du durkah dans les principales maisons est d'une richesse
extrême, avec des losanges superposées, formant des dessins bizarres
mais réguliers, dont l'effet ornemental est du meilleur goût.

Au milieu du carré formé par ces pièces, l'on suspend un lustre.
La manière toute particulière dont les plafonds sont peints, la
bizarrerie des dessins qu'ils représentent et qui semblent se croiser
très-irrégulièrement, tandis que toutes ces intersections sont des
parties on ne peut plus régulières, forment un ensemble qui éblouit
l'œil.

A l'intérieur de quelques maisons, on voit une pièce appelée _makad_,
qui est consacrée au même usage que le mandarah; son plafond est
supporté par une ou deux colonnes et des arches, dont la base est munie
d'une grille. Le rez-de-chaussée a aussi sa pièce de réception, qui
s'appelle _tahtabosch_. Elle est généralement carrée; sa façade sur la
cour est ouverte, et du centre s'élève un pilier destiné à supporter
les murs construits au-dessus; elle est dallée, et un long sofa en
bois règne de trois côtés de la muraille. Cette pièce, qui peut être
assimilée à une cour, est fréquemment arrosée; ce qui communique aux
appartements voisins, du moins à ceux du rez-de-chaussée, une fraîcheur
fort précieuse dans ces climats.

Dans les appartements supérieurs, qui sont ceux du harem, il y en a un,
nommé le _kaah_, dont l'élévation est prodigieuse. On y trouve deux
divans, longeant chacun des côtés de la pièce; l'un est plus large que
l'autre, et le plus large est celui qu'on offre de préférence à ceux
qu'on désire honorer. Une partie du toit de ce salon, celle qui partage
les deux divans, est plus élevée que le reste. Au milieu, l'on pend une
lanterne, appelée _memrak_, dont les faces sont ornées de treillages,
comme ceux des croisées, et qui supporte une petite coupole. Il est
rare que le durkah ait une petite fontaine, mais il est souvent pavé de
la même manière que le mandarah.

On trouve dans beaucoup de pièces d'étroites planches, surchargées de
toute sorte de vases en porcelaine de Chine, qui ne servent que pour
l'ornement de l'endroit; ces planches, placées à plus de sept pieds
au-dessus du sol, régnent tout autour de la pièce, sauf les solutions
de continuité formées par les embrasures des fenêtres et des portes.
Les pièces sont presque toutes fort élevées; leur hauteur est d'au
moins quatorze pieds. On en trouve beaucoup qui ont davantage; le kaah
est pourtant toujours ce qu'il y a de plus spacieux et de plus élevé,
et, dans les principales maisons, c'est le plus beau salon.

Dans quelques étages supérieurs des maisons des riches, on voit,
outre les fenêtres en treillage, de petites croisées en verres de
couleur, représentant des corbeilles de fleurs et d'autres sujets gais
et frivoles, ou seulement quelques dessins fantastiques d'un effet
charmant. Ces fenêtres en verres de couleur, appelées _kamasyès_, sont
presque toutes de deux ou trois pieds de hauteur et d'environ deux
pieds de largeur; on les place à plat sur la partie supérieure des
croisées en saillie, ou dans quelque partie supérieure des ouvertures
de la muraille, d'où elles projettent une lumière douce et magique,
dont les reflets sont on ne peut plus charmants. Ces fenêtres se
composent de petits morceaux de verre de diverses couleurs, fixés dans
des bordures de plâtre fin, et renfermés dans un cadre de bois. On voit
sur les murs en stuc de quelques appartements des peintures grossières,
représentant le temple de la Mecque ou le tombeau du prophète, ou
bien des fleurs et d'autres objets de fantaisie. On y trouve aussi
des maximes arabes et des sentences religieuses. La plupart de ces
sentences ou maximes sont transcrites sur de beau papier enjolivé de
quelque chef-d'œuvre calligraphique et encadré sous verre. Les chambres
à coucher ne sont point meublées comme telles; car, le jour, on ramasse
le lit, qu'on roule et qu'on pose dans un coin de la pièce ou dans un
cabinet qui sert de dortoir pendant l'hiver. L'été, la plupart des
habitants couchent sur les terrasses des maisons. Un paillasson ou un
tapis étendu sur les pierres dont est pavée la pièce, et un divan,
forment l'ameublement complet d'une chambre à coucher, et, en général,
de presque toutes les chambres.

Les repas sont servis sur des plateaux ronds que l'on place sur un
tabouret peu élevé. Les convives s'asseyent à terre tout autour.
L'usage des cheminées est inconnu, et les appartements sont chauffés
en hiver au moyen de braise placée dans un réchaud; on ne connaît les
cheminées que dans les cuisines.

Beaucoup de maisons ont sur le toit des hangars dont l'ouverture est
tournée vers le nord ou le sud-ouest, et destinés à rafraîchir les
chambres supérieures.

Chaque porte a sa serrure en bois; elle s'appelle _dabbe_: plusieurs
pointes en fer correspondent aux trous qui se trouvent dans le pêne.

Presque toutes les maisons du Caire pèchent par le manque de
régularité. Les chambres y sont ordinairement de plusieurs hauteurs à
compter du sol; ce qui fait qu'il faut sans cesse monter ou descendre
quelques pas pour passer d'une chambre à une autre. Le but principal
de l'architecte est de rendre la maison aussi retirée que possible,
surtout dans la partie destinée à l'habitation des femmes, et d'éviter
que l'on puisse, des fenêtres, voir dans les appartements, ou être vu
des maisons voisines.

Dans les maisons des personnes riches ou d'un certain rang,
l'architecte a soin de ménager une porte secrète (_bâb sirs_), nom que
l'on donne aussi quelquefois aux portes des harems, pour faciliter
une évasion en cas de danger d'arrestation, ou d'assassinat, ou bien
pour donner accès à quelque maîtresse qui peut ainsi être introduite
et reconduite en secret; les maisons des riches contiennent aussi des
cachettes pour les trésors; cet endroit est nommé _makhba_. On trouve
encore, dans les harems des grandes maisons, des salles de bains, qui
sont chauffées de la même manière que les établissements de bains
publics.

Lorsque le bas d'une maison est occupé par des domestiques, les étages
supérieurs sont divisés en logements distincts, et cette partie de la
maison est nommée _raba_; ces logements sont entièrement séparés les
uns des autres, ainsi que des boutiques au-dessous, et on les loue à
des familles qui n'ont pas les moyens de payer le loyer d'une maison
entière. Chacun des logements d'un raba est composé d'une ou de deux
salles, d'une chambre à coucher, et ordinairement d'une cuisine et de
ses dépendances. Il est rare de trouver de semblables logements ayant
sur la rue une entrée particulière.

Les logements dont il est question ne sont jamais loués meublés, et
il est rare qu'une personne n'ayant ni femme ni esclave femelle, soit
agréée comme locataire dans de telles maisons et même dans une maison
particulière. Une telle personne, à moins d'avoir de proches parents
chez lesquels elle puisse demeurer, est forcée de se loger dans un
bâtiment nommé _wekaleh_, servant d'asile aux marchands et à leurs
ballots.



VII--CÉRÉMONIES DES FUNÉRAILLES


Lorsqu'un mahométan, savant ou pieux, sent la mort approcher,
quelquefois il fait l'ablution ordinairement en usage avant la prière,
afin qu'en quittant la vie, il soit en état de pureté corporelle; puis,
en général, il répète sa profession de foi, en disant: «Il n'y a de
Dieu que Dieu et Mahomet est son prophète.» Un musulman partant pour
une expédition guerrière ou pour un long voyage, surtout s'il doit
traverser le désert, emporte ordinairement son linceul. Dans ce dernier
cas, il n'est pas rare que le voyageur soit obligé de creuser lui-même
sa fosse; car souvent, exténué par la fatigue et les privations, ou
succombant sous le poids de la maladie, si ses compagnons de voyage ne
peuvent s'arrêter pour attendre sa guérison ou sa mort, il fait son
ablution avec de l'eau si c'est possible, ou bien, ce qui est permis,
à défaut d'eau, avec du sable ou de la poussière; puis, ayant creusé
une tranchée en forme de fosse, il s'y couche enveloppé dans son
linceul; après cette cérémonie, il se recouvre, sauf le visage, avec
le sable extrait de cette fosse, et, dans cet état, il attend la mort
qui doit mettre fin à ses maux, abandonnant au vent le soin de combler
entièrement le lieu de sa sépulture.

Si la mort frappe un des ulémas éminents du Caire, les muezzins du
Azhar et ceux de plusieurs autres mosquées annoncent cet événement
en psalmodiant du haut des minarets le cri appelé _Abrar_, d'après
certains versets du Coran, dont la psalmodie est en usage pendant le
Ramazan.

Les cérémonies observées à l'occasion du décès et de l'enterrement
d'un homme ou d'une femme sont à peu près semblables. Lorsque le râle
ou d'autres symptômes indiquent la mort prochaine d'un homme, une des
personnes présentes le tourne de façon à ce qu'il ait la face dans
la direction de la Mecque, et lui ferme les yeux. Même avant qu'il
ait rendu l'âme, ou un moment après, les hommes qui se trouvent là
s'écrient: «Allah! il n'y a de force ni de puissance qu'en Dieu! Nous
appartenons à Dieu, et nous devons retourner vers lui! Dieu, faites-lui
miséricorde!» Pendant ce temps, les femmes de la famille poussent les
cris de lamentation appelés _Wilwal_, puis des cris plus perçants en
prononçant le nom du défunt. Les exclamations les plus usitées et qui
s'échappent des lèvres de sa femme ou de ses femmes et de ses enfants
sont: «O mon maître! ô mon chameau! (ce qui signifie: O toi qui
apportais mes provisions et qui as porté mes fardeaux!) ô mon lion!
ô chameau de la maison! ô ma gloire! ô ma ressource! ô mon père! oh!
malheur! »

Aussitôt après la mort, le défunt est dépouillé des habits qu'il
portait et recouvert d'autres habits; puis on le place sur son lit ou
son matelas, et on étend sur lui un drap de lit. Les femmes continuent
leurs lamentations, et beaucoup de voisins, entendant ce vacarme,
viennent se joindre à elles.

En général, la famille envoie chercher deux ou plusieurs _neddabihs_
(pleureuses publiques). Chacune apporte un tambourin qui n'a point
les plaques de métal résonnant dont sont pourvus les cerceaux des
tambourins ordinaires. Ces femmes frappent sur cet instrument en
s'écriant: _Hélas pour lui!_ et en louant le turban du défunt, la
beauté de sa personne, etc., tandis que les femmes de la famille, les
servantes et les amies du défunt, les cheveux épars et quelquefois les
habits déchirés, crient aussi: _Hélas pour lui!_ en se frappant le
visage. Ces lamentations durent au moins une heure.

Bientôt arrive le _muggassil_ (laveur des morts) avec un banc, sur
lequel il place le cadavre, et une bière. Si la personne morte est d'un
rang respectable, les fakirs qui doivent faire partie du convoi funèbre
sont alors introduits dans la maison mortuaire. Durant la cérémonie
du lavement du corps, ceux-ci sont placés dans une pièce voisine, ou
bien en dehors, à la porte de l'appartement; quelques-uns d'entre eux
récitent, ou plutôt psalmodient le sourat _El-Anam_ (sixième chapitre
du Coran), tandis que d'autres psalmodient une partie du _Burdeh_,
célèbre poëme à la louange du prophète. Le laveur ôte les habits du
défunt, qui sont pour lui un revenant bon; il lui attache la mâchoire
et lui ferme les yeux. L'ablution ordinaire qui prépare à la prière
ayant été faite sur le cadavre, à l'exception de la bouche et du nez,
le mort est bien lavé de la tête aux pieds avec de l'eau chaude et du
savon, et avec des fibres de palmier, ou encore avec de l'eau dans
laquelle on a fait bouillir des feuilles d'alizier[1]. Les narines,
les oreilles, etc., sont bourrées de coton, et le corps est aspergé
d'un mélange d'eau, de camphre pilé, de feuilles d'alizier séchées
et également pilées, et d'eau de rose. Les chevilles sont attachées
ensemble et les mains placées sur la poitrine.

Le _kifen_[2], vêtement de tombeau du pauvre, se compose d'un ou deux
morceaux de coton tout simplement disposés en forme de sac; mais le
corps d'un homme opulent est ordinairement enveloppé, d'abord dans de
la mousseline, ensuite dans un drap de coton plus épais, puis dans
une pièce d'étoffe de soie et coton rayée, et enfin dans un châle de
cachemire. Les couleurs choisies de préférence pour ces objets sont le
blanc et le vert, quoiqu'on puisse faire usage de toute autre couleur,
excepté du bleu ou de tout ce qui approche de cette couleur. Lorsque le
corps a été ainsi préparé pour l'inhumation, on le place dans la bière,
qui est ordinairement recouverte d'un châle de cachemire rouge ou d'une
autre couleur. Les personnes devant former le convoi funèbre se placent
alors dans l'ordre usité, et qui pour les convois ordinaires est le
suivant:

D'abord six pauvres ou davantage; ces hommes, appelés _yiméniyeh_,
sont ordinairement choisis parmi les aveugles; ils marchent deux par
deux ou trois par trois, à pas lents, en psalmodiant d'un ton lugubre
la profession de foi: «Il n'y a d'autre Dieu que Dieu; Mahomet est son
apôtre. »

Ces pauvres sont suivis de parents et d'amis du défunt, et, en bien
des occasions, plusieurs derviches ou autres religieux, portant les
bannières de leur ordre, se joignent au cortége; ensuite viennent trois
ou quatre écoliers, dont l'un porte un _mushaf_ (ou copie du Coran),
ou bien un des volumes contenant une des trente sections du Coran. Ce
livre est placé sur une espèce de pupitre fait de baguettes de palmier,
et qui est ordinairement recouvert d'un mouchoir brodé. Ces garçons
chantent, d'une voix plus haute et plus animée que celle des yiméniyeh,
quelques stances d'un poëme nommé _Hauhrigeh_, et qui décrit les
événements du dernier jour du jugement.

Voici une traduction du commencement de ce poëme: «Je célèbre
la perfection de Celui qui a créé tout ce qui a une forme, et a
subjugué ses serviteurs par la mort.--Ils seront tous couchés dans le
tombeau.--Je célèbre la perfection du Seigneur de l'Orient.--Je célèbre
la perfection de l'illuminateur des deux lumières, le soleil ainsi
que la lune.--Sa perfection: combien il est généreux!--Sa perfection:
combien il est clément!--Sa perfection: combien il est grand!--Quand un
serviteur se révolte contre lui, il le protège! »

Les jeunes écoliers précèdent immédiatement le cercueil, que l'on
porte la tête en avant; il est d'usage que trois ou quatre amis du
défunt le portent quelque temps: d'autres les relèvent successivement.
Souvent des passants participent à ce service, qui est considéré comme
grandement méritoire.

Les femmes suivent le cercueil au nombre quelquefois d'une vingtaine;
leurs cheveux épars sont ordinairement cachés par leurs voiles.

Les femmes, parentes ou domestiques de la maison, sont distinguées
chacune par une bande de toile, d'étoffe de coton ou de mousseline,
ordinairement bleue, attachée autour de la tête par un seul nœud,
laissant pendre par derrière les deux bouts[3]. Chacune d'elles porte
aussi un mouchoir, ordinairement teint en bleu, qu'elles mettent sur
leurs épaules, et quelques-unes tordent ce mouchoir des deux mains
au-dessus de leur tête ou devant leur visage. Les cris des femmes, les
chants animés des jeunes garçons et les tons lugubres sur lesquels
psalmodient les yiméniyeh produisent une dissonance étrange.

Le prophète avait défendu les lamentations des femmes et la
célébration des vertus du défunt à l'occasion des funérailles. Mahomet
déclarait que les vertus qui étaient attribuées de la la sorte au
mort deviendraient pour celui-ci des sujets de reproche s'il ne les
possédait pas dans son état futur. Il est vraiment remarquable de voir
combien quelques préceptes du prophète sont chaque jour rejetés par
les mahométans modernes, les _wahhabis_ seuls exceptés. Nous avons vu
quelquefois des pleureuses de la basse classe suivant un cercueil à
visage découvert, après avoir eu soin de se barbouiller de boue dont
elles avaient aussi couvert leur coiffure et leur poitrine. Cette
coutume existait chez les anciens Égyptiens. Le convoi d'un homme
opulent ou même d'une personne de la classe moyenne est parfois précédé
de quelques chameaux chargés de pain et d'eau que l'on distribue aux
pauvres devant le tombeau. Ces convois se composent de personnes
plus variées et plus nombreuses. Les yiméniyeh ouvrent la marche en
psalmodiant, comme il est dit plus haut, la profession de foi. Ils
sont suivis des amis du défunt et de quelques hommes savants et dévots
invités à prendre part à la cérémonie. Ensuite vient un groupe de
fakirs psalmodiant le sourat _El-Anam_; d'autres religieux suivent en
chantant différentes prières, selon les ordres dont ils font partie et
que de célèbres cheiks ont fondés; suivent les bannières de l'un ou
l'autre supérieur des derviches à moitié déployées; puis viennent les
jeunes écoliers, le cercueil et les pleureuses comme dans les autres
convois, et, quelquefois, lorsque les porteurs sont d'un certain rang,
leurs chevaux de main les suivent. En certaines occasions, le convoi
est terminé par un buffle destiné à être sacrifié devant le tombeau; sa
viande est ensuite distribuée aux pauvres.

On voit encore plus de personnes aux convois des cheiks dévots ou de
l'un des grands ulémas. On ne couvre point d'un châle le cercueil de
ces personnages. Le _wili_ (saint) est, en outre, à l'occasion de
ces funérailles, honoré d'une manière toute particulière. Des femmes
suivent son cercueil; mais, au lieu de pleurer et de se lamenter
comme elles le feraient pour un mortel ordinaire, elles font retentir
l'air de cris aigus et de chants de joie nommés _Zugharite_; si elles
suspendent ces accents joyeux, ne fût-ce que pour l'espace d'une
minute, les porteurs déclarent ne pouvoir avancer, et qu'un pouvoir
surnaturel les tient rivés à l'endroit où ils se trouvent.

Les cercueils en usage pour les jeunes garçons et les femmes sont
différents de ceux des hommes. Il est vrai que, comme ceux des hommes,
ils ont un couvercle de bois sur lequel est étendu un châle; mais ces
cercueils ont à la tête un morceau de bois droit, nommé _shahid_. Ce
shahid est couvert d'un châle, et la partie supérieure (lorsque le
cercueil renferme une femme de la classe moyenne ou une femme d'un haut
rang) est parée de divers ornements appartenant à la coiffure féminine.
Le haut, en étant plat ou circulaire, sert souvent à y placer un _kurs_
(ornement rond en or ou en argent, enrichi de diamants ou d'or ciselé
en relief, qui est porté par les femmes sur le sommet de la tête); par
derrière, on suspend le _safa_ (un certain nombre de tresses en soie
noire avec des ornements en or, que les dames ajoutent à leurs cheveux
nattés, retombant le long de leur dos). On distingue le cercueil d'un
garçon par un turban, ordinairement en cachemire rouge, et placé en
haut du shahid, et, lorsque le garçon est très-jeune, on y ajoute
le kurs et le safa. S'il s'agit d'un enfant en bas âge, un homme le
transporte dans ses bras au cimetière; son corps n'est recouvert que
d'un châle; quelquefois aussi, on le met dans un petit cercueil, qu'un
homme porte sur sa tête.

Les enterrements des femmes et des jeunes garçons, quoique plus
simples, sont presque semblables à ceux des hommes, à moins que la
famille ne soit riche ou haut placée. Un convoi des plus pompeux que
nous ayons vu, est celui d'une jeune fille de grande famille. Deux
hommes, portant chacun un drapeau vert, ferlé, de grande dimension,
ouvraient la marche; les yiméniyeh suivaient au nombre de huit; puis
un groupe de fakirs psalmodiaient un chapitre du Coran. Venait ensuite
un homme portant une branche d'alizier (_nabk_), emblème des jeunes
personnes, entre deux autres hommes, ayant à la main un long bâton
surmonté de plusieurs cerceaux ornés de bandelettes de papier de
couleurs variées. Derrière ces trois personnes marchaient côte à côte
deux soldats turcs; un des soldats portait un petit plateau d'argent
doré, sur lequel était un _kumkum_ (flacon) d'eau de rose; l'autre
était muni d'un plateau semblable portant un _mibkarah_ (réchaud) en
argent doré, où brûlaient des parfums. Ces vases, qui embaumaient
l'air, étaient destinés à embaumer le caveau sépulcral. De temps
à autre, on aspergeait d'eau de rose les spectateurs. Les soldats
étaient suivis par quatre hommes; chacun de ceux-ci portait, sur un
plateau, plusieurs petits cierges allumés, fixés dans des morceaux
de pâte de _henna_; le cercueil, recouvert de châles d'une grande
richesse, avait son shahid orné de magnifiques toques, et, outre le
safa, un _kussah-ahwas_ (ornement d'or et de diamants pour ceindre le
front). Sur le sommet du shahid se trouvait un riche kurs en diamants.
Ces bijoux appartenaient à la défunte, ou bien, comme cela se fait
quelquefois, ils avaient été empruntés pour la cérémonie. Les femmes,
au nombre de huit, portaient le costume de soie noire des dames
égyptiennes; mais, au lieu de marcher à pied, comme c'est l'usage,
elles étaient montées sur des ânes à haute selle.

Nous allons maintenant passer à la description des rites et cérémonies
dans l'intérieur de la mosquée et du tombeau.

Si le défunt habitait un des quartiers situés an nord de la ville,
on porte, de préférence, le corps à la mosquée de Hasaneyn, à moins
qu'il ne soit pauvre, et ne soit pas voisin de ce sanctuaire vénéré.
Dans ce cas, ses amis le portent à la mosquée la plus rapprochée,
afin d'épargner du temps et des dépenses inutiles; s'il était uléma,
c'est-à-dire d'une profession savante quoique humble, on le transporte
ordinairement à la grande mosquée d'El-Azhav. Les habitants de la
partie méridionale de la capitale portent, en général, leurs morts à
la mosquée de Seiyeden-Zeyneb, ou à celle d'un autre saint célèbre. La
raison de la préférence que l'on donne à ces mosquées par-dessus les
autres, est la croyance que les prières qui se font près du tombeau des
saints sont particulièrement efficaces.

Entré dans la mosquée, le cercueil est placé à terre, à l'endroit
habituel de la prière, ayant le côté droit vers la Mecque. L'iman est
debout du côté gauche du cercueil, la face tournée vers celui-ci, et
dans la direction de la Mecque, tandis qu'un des officiers subalternes,
chargé de répéter les paroles de l'iman, se place aux pieds du défunt.
Ceux qui assistent aux funérailles se rangent derrière l'iman, les
femmes à part derrière les hommes; car il est rare que l'entrée de la
mosquée leur soit interdite lors de ces cérémonies. La congrégation
ainsi disposée, l'iman commence la prière des morts et débute par ces
paroles: «Je propose de réciter la prière des quatre tekbires (prière
funèbre qui consiste dans l'exclamation répétée de _Allah akbar!_ ou:
Dieu est infiniment grand!) sur le mahométan défunt ici présent.»
Après cette espèce de préface, il élève les deux mains qu'il tient
ouvertes, touchant avec l'extrémité des pouces le tube de ses oreilles,
et s'écrie: «Dieu est infiniment grand!» Le servant (_muballigh_)
répète cette exclamation, et chacun des individus placés derrière
l'iman en fait autant. Ayant dit la prière _Fathah_, l'iman s'écrie
une deuxième fois: «Dieu est infiniment grand!» Après quoi, il ajoute:
«O Dieu! favorise notre seigneur Mahomet, le prophète illustre, ainsi
que sa famille et ses compagnons, et conserve-les!» Une troisième
fois, l'iman crie: «Dieu est infiniment grand!» puis il dit: «O Dieu!
en vérité, voici ton serviteur; il a quitté le repos du monde et son
amplitude, tout ce qu'il va aimé, et ceux desquels il y était aimé,
pour les ténèbres du tombeau et pour ce qu'il éprouve. Il a proclamé
qu'il n'y a de Divinité que toi seul; que tu n'as point d'égal, et que
Mahomet est ton serviteur et ton apôtre, tu as la toute science de ce
qui te concerne. O Dieu! il est parti pour demeurer avec toi, et tu
es celui auprès duquel il est infiniment excellent de demeurer. Ta
miséricorde lui est devenue nécessaire, et tu n'as pas besoin de son
châtiment. Nous sommes venus vers toi en te suppliant de permettre que
nous intercédions en sa faveur. O Dieu! s'il a fait le bien, augmente
la somme de ses bonnes actions, et, s'il a fait le mal, oublie ses
mauvaises actions. Que ta miséricorde daigne l'accueillir; épargne
lui les épreuves de la tombe et ses tourments; fais que son sépulcre
lui soit large, et tiens la terre loin de ses flancs[4]; fasse ta
miséricorde qu'il puisse être exempté de tes tourments jusqu'au temps
où tu l'enverras en sûreté au paradis, ô toi! le plus miséricordieux de
ceux qui montrent de la miséricorde! »

Ayant pour la quatrième fois crié: «Dieu est infiniment grand,» l'iman
ajoute:

«O Dieu! ne nous refuse pas notre récompense pour le service que nous
lui avons rendu, et ne nous fais pas passer par ses épreuves après lui;
pardonne-nous, pardonne-lui, ainsi qu'à tous les musulmans, ô seigneur
de toute créature!» L'iman termine ainsi sa prière, et, saluant
les anges à droite et à gauche, il dit: «Que la paix, ainsi que la
miséricorde divine, soit avec vous!»--ainsi que cela se pratique à la
fin des prières ordinaires. S'adressant alors aux personnes présentes,
il leur dit: «Donnez votre témoignage à son égard;» et ils répondent:
«Il fut vertueux.» Ensuite on enlève le cercueil, et, si la cérémonie
a lieu dans la mosquée de quelque saint célèbre, on le place devant le
_maksourah_, ou grillage qui entoure le cénotaphe du saint. Quelques
fakirs et les assistants récitent ici d'autres prières funèbres, et le
convoi se remet en marche dans l'ordre précédent jusqu'au cimetière.
Ceux du Caire sont pour la plupart hors de la ville, dans les contrées
désertes situées au nord, à l'est et au sud de son enceinte; les
cimetières dans la ville sont en petit nombre et de peu d'étendue.

Nous allons maintenant donner une description succincte d'un mausolée.
Il se compose d'un caveau oblong, ayant un toit voûté; il est
généralement construit en briques enduites de plâtre. Le caveau est
profond afin que ceux qui y sont inhumés puissent à l'aise se mettre
sur leur séant, lorsqu'ils sont visités et examinés par les deux anges
_Munkar_ et _Nékir_. Un des côtés du mausolée fait face à la direction
de la Mecque, c'est-à-dire au sud-est; l'entrée est au nord est. Devant
cette entrée se trouve une petite cave carrée recouverte en pierres la
traversant d'un côté à l'autre, afin d'empêcher la terre de pénétrer
dans le caveau. Cette cavité ainsi maçonnée est à son tour recouverte
de terre. Le caveau peut d'ordinaire contenir au moins quatre
cercueils. Il arrive fort rarement que les hommes et les femmes soient
inhumés dans le même caveau; mais, lorsque cela a lieu, on y établit
un mur de séparation entre les deux sexes. On construit au-dessus du
caveau un monument oblong, nommé _tarkibeh_, qui est ordinairement en
pierres ou en briques; sur ce monument sont placées perpendiculairement
deux pierres, l'une à la tête, l'autre aux pieds. En général, ces
pierres sont d'une grande simplicité; cependant, on en voit d'ornées,
et souvent celle du côté de la tête porte pour inscription un verset du
Coran[5] et le nom du défunt avec la date de son décès. Cette pierre
est quelquefois surmontée d'une sculpture représentant un turban, un
bonnet ou quelque autre coiffure, qui indique le rang ou la classe
des personnes placées dans le tombeau. Sur le monument d'un cheik
éminent, ou d'une personne de haut rang, l'on érige ordinairement un
petit bâtiment surmonté d'une coupole. Beaucoup des tombeaux érigés en
l'honneur des notabilités turques ou mameloukes portent des tarkibehs
en marbre, couverts d'un dais en forme de coupole, reposant sur quatre
colonnes de marbre: alors, la pierre perpendiculairement placée du côté
de la tête porte des inscriptions en lettres d'or, sur un fond d'azur.
Dans le grand cimetière au midi du Caire, on en voit un grand nombre
construits de cette façon. La plupart des tombeaux des sultans sont
d'élégantes mosquées; on en trouve quelques-uns dans la capitale, et
d'autres dans les cimetières des environs.

Les mausolées décrits, reprenons la suite des cérémonies d'inhumation.

Le tombeau ayant été ouvert avant l'arrivée du corps, l'enterrement
n'éprouve aucun retard. Aussitôt le fossoyeur et ses deux assistants
tirent le corps du cercueil et le déposent dans le caveau; les bandages
dont on l'a entouré sont déliés; on le pose sur le côté droit, ou
bien on l'incline à droite, de manière que la face soit tournée vers
la Mecque: on l'assujettit dans cette position au moyen de quelques
briques crues. Si l'enveloppe extérieure est un châle de cachemire, on
le déchire, de peur que sa valeur ne soit un appât pour la violation
du tombeau par quelque profane. Quelques-uns des assistants placent
doucement un peu de terre auprès du corps et dessus; puis on referme
l'entrée du caveau, au moyen des pierres de clôture placées sur la
petite cavité qui la précède et de la terre qu'on avait déblayée. On
procède alors à une cérémonie qui a lieu pour tous, excepté pour les
enfants en bas âge, ceux-ci n'étant pas considérés comme responsables
de leurs actions. Un fakir y remplit l'office de _mullakin_
(instructeur des morts), et, assis devant le mausolée, il dit: «O
serviteur de Dieu! ô fils d'une servante de Dieu! sache qu'à présent
descendront deux anges expédiés vers toi et tes semblables.--Lorsqu'ils
te demanderont; «Qui est ton seigneur?» réponds-leur: «Dieu est mon
seigneur, en vérité.» Et, quand ils te questionneront concernant ton
prophète, ou l'homme qui a été envoyé vers toi, dis-leur: «Vraiment,
Mahomet est l'apôtre de Dieu;» et, lorsqu'ils te questionneront sur
ta religion, dis-leur: «L'islamisme est ma religion;» et, quand ils
te demanderont le livre qui est ta règle de conduite, tu leur diras:
«Le Coran est le livre qui règle ma conduite, et les musulmans sont
mes frères;» et, lorsqu'ils te questionneront sur ta foi, tu leur
répondras: «J'ai vécu et je suis mort dans la persuasion qu'il n'y a de
Dieu que Dieu, et que Mahomet est l'apôtre de Dieu.» Alors, les anges
te diront: Repose, ô serviteur de Dieu! sous la protection de Dieu! »

Les Égyptiens croient que l'âme reste avec le corps pendant la première
nuit qui suit l'inhumation, et que, cette nuit-là, elle est visitée et
examinée par les deux anges indiqués ci-dessus, qui peuvent torturer le
corps.

Les personnes louées pour assister aux funérailles sont payées au
tombeau; les yiméniyeh reçoivent habituellement une piastre par tête.
Il a été dit que les gens opulents font conduire à dos de chameau de
l'eau et du pain, qui sont distribués aux pauvres après l'inhumation;
aussi les malheureux se rendent-ils en foule au cimetière, lorsqu'on
y sacrifie un buffle, dont la viande est également distribuée aux
pauvres; cela s'appelle _el-kaffa-rah_ (l'expiation). On croit que
ce sacrifice peut expier les petits péchés, mais non pas les gros.
Après les funérailles, chaque parent du défunt est complimenté par le
vœu «que sa perte puisse être heureusement compensée,» ou bien on le
félicite de ce que sa vie est prolongée.

La nuit qui suit l'inhumation est nommée _leylet-el-wahed_ (nuit de la
solitude), la place du défunt restant abandonnée.

Dès le coucher du soleil, on conduit deux ou trois fakirs à la maison
mortuaire, où ils soupent de pain et de lait, à la place où le défunt
est mort; ils récitent après le sourat _El-Mulk_ (soixante-septième
chapitre du Coran). Comme on croit que, durant la première nuit après
l'inhumation, l'âme reste avec le corps, pour se rendre ensuite,
soit au séjour désigné aux âmes vertueuses jusqu'au jour du dernier
jugement, soit dans la prison où les méchants doivent attendre leur
arrêt définitif[6], cette nuit est ainsi nommée _leylet-el-wahed_ (nuit
de la solitude).

Une autre cérémonie nommée celle du _sebbah_ (du rosaire), a lieu
à cette occasion pour faciliter l'entrée du défunt dans un état de
béatitude; elle dure de trois à quatre heures. Après l'_eshi_ (chute du
jour), quelques fakirs, souvent au nombre de cinquante, s'assemblent
dans la maison mortuaire; s'il n'y a ni cour ni grande pièce pour leur
réception, on étend des nattes devant la maison, et ils s'y asseyent.

Un de ces fakirs porte un _sebbah_ (rosaire) composé de mille grains,
de la grosseur d'un œuf de pigeon, ou environ. Ils commencent la
cérémonie en récitant le sourat _El-Mulk_; puis ils répètent trois
fois: _Dieu est unique!_ Après quoi, ils récitent le sourat _El-Faluk_
(avant-dernier chapitre du Coran) et le premier chapitre _Fathah_.--Ils
disent ensuite trois fois: «O Dieu! favorise entre tes créatures, notre
seigneur Mahomet, sa famille, ses compagnons et conserve-les!» Ils
ajoutent: «Tous ceux qui te célèbrent sont les diligents, et ceux qui
négligent de te célébrer sont les négligents.» Puis ils répètent _trois
mille fois_: «Il n'y a de Divinité que Dieu!» L'un d'entre eux tient le
rosaire et compte chaque répétition de ces mots, en faisant glisser un
de ces grains à travers ses doigts. Après la répétition de chaque mille
fois, souvent ils se reposent et prennent le café. Ayant complété le
dernier mille, s'étant reposés et rafraîchis, ils répètent cent fois:
«Je célèbre la perfection de Dieu et sa louange!»--Puis un nombre égal
de fois: «Je demande pardon à Dieu le grand!» après quoi, ils disent
cinquante fois: «Je célèbre la perfection du Seigneur, l'Éternel, la
perfection de Dieu, l'Éternel!»--Puis ils répètent ces mots du Coran:
«Célèbre les perfections de ton Seigneur, le Seigneur de la puissance,
en le relevant de ce qu'on lui attribue (les chrétiens et les autres)
d'avoir un fils, ou participant à sa divinité; que la paix soit avec
les apôtres, et louange à Dieu, le Seigneur de toute créature!» Après,
deux ou trois de ces fakirs récitent chacun un verset du Coran. Cela
fait, un d'entre eux adresse à ses compagnons la demande suivante:
«Avez-vous transmis à l'âme du défunt les mérites de ce que vous avez
récité?» Les autres répondent: «Nous l'avons transmis; que la paix soit
avec les apôtres, etc.» Ceci termine la cérémonie du _sebbah_, qui
chez les riches est répétée la deuxième et la troisième nuit. Cette
cérémonie se célèbre aussi dans les familles qui reçoivent la nouvelle
du décès d'un proche parent.

Les hommes ne changent rien à leurs habits en signe de deuil; il en est
de même chez les femmes lorsqu'il s'agit d'un homme âgé; mais, pour les
autres, elles portent le deuil: dans ce cas, elles teignent avec de
l'indigo leurs chemises, leurs voiles et leurs mouchoirs, donnant à ces
objets une teinte bleue, quelquefois approchant du noir; quelques-unes
teignent de même leurs mains et leurs bras jusqu'à la hauteur du coude,
et badigeonnent leurs chambres de la même couleur, quand le maître de
la maison ou le propriétaire du mobilier vient à mourir, et aussi,
dans d'autres cas de douleur, elles mettent à l'envers les tapis,
les nattes, les coussins et les couvertures des divans. Durant leur
deuil, elles ne tressent point leurs cheveux, elles cessent de porter
quelques-unes de leurs parures, et, si elles fument, elles n'emploient
que des tuyaux de roseau.

Vers la fin du premier jeudi après les funérailles, et même souvent
dans la matinée de ce jour, les femmes de la famille du défunt
recommencent leurs lamentations dans la maison mortuaire; quelques-unes
de leurs amies se joignent à elles; dans l'après-midi, ou le soir du
même jour, les hommes qui furent les amis de la maison y viennent aussi
pour faire visite, et trois ou quatre fakirs y font des prières. Le
vendredi matin, les femmes se rendent au tombeau, où elles observent le
même cérémonial que celui qui a lieu lors de l'inhumation. En partant,
elles placent une branche de palmier sur la tombe ou elles distribuent
aux pauvres des gâteaux et du pain. Ces cérémonies se renouvellent
aux mêmes jours correspondants, pendant quarante jours après les
funérailles. (Voir la _Genèse_, liv. III.)

Parmi les paysans de la haute Égypte, il existe une singulière coutume:
les parentes et amies de la personne décédée se rassemblent devant sa
maison pendant les trois premiers jours qui suivent les funérailles,
afin d'y pousser des cris lamentables et d'y exécuter des danses
étranges; elles barbouillent de boue leur visage, leur gorge et une
partie de leur habillement, et elles s'attachent autour de la taille,
en guise de ceinture, une corde faite d'une herbe grossière appelée
_halfa_. (Cette coutume existait chez les anciennes Égyptiennes; voir
Hérodote, livre II. chap. XXV.) Chacune d'elles agite convulsivement
dans sa main un bâton de palmier, une lance ou un sabre nu; elles
dansent en même temps d'un pas lent, mais d'une manière irrégulière, en
levant et en abaissant leur corps. Cette danse dure une heure et même
deux, et on la répète deux ou trois fois par jour. Après le troisième
jour, les femmes visitent le tombeau du défunt et y déposent leurs
ceintures de cordes; puis on tue d'ordinaire un agneau, ou un chevreau,
comme sacrifice expiatoire, et un festin termine la cérémonie.


[1] Les pauvres se servent souvent des feuilles d'alizier séchées et
pilées en guise de savon.

[2] Le _kifen_ est souvent aspergé d'eau du puits de _Zemzem_, qui se
trouve dans le temple de la Mecque.

[3] On voit souvent sur les murs des tombeaux des anciens Égyptiens,
où sont représentées des scènes funèbres, des femmes parlant une bande
semblable autour de la tête.

[4] Les musulmans croient que les corps des méchants sont
douloureusement oppressés par la terre, qui se serre dans la tombe
contre leurs flancs, quoiqu'elle soit toujours faite très-large.

[5] Le prophète avait pourtant défendu de graver soit le nom de Dieu,
soit aucune parole du Coran sur les tombeaux, qu'il avait prescrit de
construire bas et uniquement en briques nues.

[6] _Sale_, dans son discours préliminaire, sect. IV, a énuméré les
opinions des musulmans au sujet de l'état des âmes dans le temps qui
s'écoule entre la mort et le jugement.



VIII--POPULATION DE L'ÉGYPTE


A l'exception de la capitale et de quelques autres villes, l'Égypte a
peu de belles maisons. La demeure du bas peuple et surtout celle du
paysan est d'une structure misérable; les maisons sont ordinairement
construites en briques non cuites, cimentées avec de la boue, et ce ne
sont souvent que des cabanes. La plupart sont composées de deux pièces,
mais il est rare qu'elles aient deux étages. Dans la basse Égypte, on
voit généralement dans l'une de ces pièces, et vis-à-vis, mais aussi
loin que possible de l'entrée, un four, nommé _fum_, qui occupe toute
la largeur de l'extrémité de la pièce. Ces fours ressemblent à un grand
banc; ils sont voûtés intérieurement, se trouvent à hauteur d'appui,
et leur couverture est plate. Comme il est rare que les habitants de
semblables maisons possèdent des couvertures, l'hiver, après avoir
allumé leur four, ils se couchent dessus. Chez quelques-uns d'entre
eux, il n'y a que le mari et la femme qui jouissent de ce privilège;
les enfants couchent alors à terre. Les chambres ont de petites
ouvertures au haut du mur pour laisser entier le jour et faire circuler
l'air; quelquefois, ces ouvertures sont garnies de grillages en bois.
Les toits sont construits de branches de palmier et de feuilles de cet
arbre, ou bien de tiges de millet, etc., et recouvertes d'un enduit
composé de boue et de paille hachée. L'ameublement se compose d'une
natte et quelquefois de deux nattes en guise de lit, de quelques vases
en terre et d'un moulin à main pour le blé. L'on voit dans beaucoup de
villages de grands pigeonniers carrés placés sur les toits, et dont
les parois, ainsi que cela se pratiquait pour les anciens édifices
égyptiens, sont légèrement inclinées vers l'intérieur; souvent,
on donne à ces pigeonniers la forme d'un pain de suere; ils sont
construits de briques non cuites, de boue et de pots ovales ayant une
large ouverture à l'extérieur et un petit trou à l'autre extrémité.
Chaque couple de pigeons occupe un pot séparé. La plupart des villages
égyptiens sont situés sur des éminences formées de décombres, qui les
mettent à quelques pieds au-dessus de la hauteur des inondations; ils
sont quelquefois entourés de palmiers. Les décombres avec lesquels ils
forment ces éminences proviennent des matériaux d'anciennes cabanes; on
remarque qu'elles semblent s'élever presque au même degré que le niveau
des alluvions et le lit de la rivière.

Il est difficile de constater la population d'un pays où l'on n'inscrit
ni les naissances ni les décès. Il y a quelques années qu'on a voulu
établir un calcul à cet égard, en prenant pour base le nombre de
maisons qui couvrent l'Égypte, et la supposition que, dans la capitale,
chaque maison contient huit personnes, et qu'ailleurs, dans les
provinces, elle n'en contient que six. Ce calcul peut approcher assez
bien de la vérité; cependant le résultat des observations faites ne
donne pour les villes telles que Alexandrie, Boulaq et Masr-al-Kahirah
qu'une moyenne d'au moins cinq personnes; Rashyed (Rosette) est à
moitié déserte.

Quant à la ville de Dimya (Damiette), elle est populeuse et peut bien
contenir six personnes par maison; si l'on n'admettait pas ces calculs,
on n'atteindrait guère au chiffre supposé du nombre des habitants
du pays, et l'addition d'une ou de deux personnes par maison, dans
chacune de ces villes, ne peut avoir une bien grande influence sur
la supputation de toute la population égyptienne, que l'on a estimée
à un peu plus de 2,500,000 âmes. Dans ce nombre, on compte 1,200,000
mâles, dont un tiers ou 400,000 sont propres au service militaire. Les
différentes classes dont se compose principalement celte population
sont à peu près les suivantes: Égyptiens muslims (fellahs ou paysans,
et habitants des villes), 1,750,000; Égyptiens chrétiens (Cophtes),
150,000; Osmanlis ou Turcs, 10,000; Syriens, 5,000; Grecs, 5,000;
Arméniens, 2,000; juifs, 5,000.

La classification du reste, s'élevant à environ 70,000 âmes, et qui
se compose d'Arabes occidentaux, de Nubiens, d'esclaves nègres, de
mamelouks (ou esclaves mâles), de femmes blanches esclaves, de Francs,
est très-difficile. Nous ne comprenons pas ici dans le nombre de la
population égyptienne les Arabes des déserts voisins.

Les Égyptiens muslims, cophtes, syriens et juifs d'Égypte, ne parlent,
à peu d'exceptions près, que la langue arabe, qui est aussi celle que
parlent ordinairement les étrangers établis dans le pays. Les Nubiens,
entre eux, parlent leur propre idiome.

Le Caire contient environ 300,000 âmes. On serait bien trompé, si l'on
voulait juger de la population de cette ville par la foule qui se
porte dans les principales rues et les marchés; car les autres rues et
quartiers sont beaucoup moins fréquentés.



IX--LA PEINTURE CHEZ LES TURCS


Les Turcs n'ont point de peinture, au moins dans le vrai sens de ce
mot. Cela tient, comme on sait, à un préjugé religieux que cependant
les Persans et les autres mahométans de la secte d'Ali ne paraissent
pas partager. Les peintures persanes sont fort connues par des
manuscrits, des boîtes de carton, de petits objets d'ornement, et
même des châles et des soieries, où l'on admire de fort jolis sujets,
représentant en général des scènes de chasse. Les poignées d'ivoire
des sabres et des yatagans sont couvertes de sculptures compliquées et
patientes, qui ressemblent exactement, souvent même par le costume,
toujours par l'exécution, à nos sculptures naïves du moyen âge, comme
la peinture rappelle aussi les illustrations de nos anciens manuscrits.
_Le Shah Nameh_ et plusieurs autres poëmes historiques et religieux
sont ornés de petites gouaches représentant des scènes de bataille ou
de cérémonies. Les portraits des prophètes se rencontrent souvent dans
les livres de religion.

Il n'existe donc aucun article du Coran qui prohibe absolument la
reproduction des figures d'hommes ou d'animaux, si ce n'est pour en
défendre l'adoration. La loi mosaïque était plus sévère encore, et ne
permettait d'exécuter que des séraphins et certaines bêtes sacrées,
toujours dans la crainte que le peuple ne se fît une idole de telle ou
telle image, fût-ce un veau ou bien un serpent, comme dans le désert.

Il ne paraît pas non plus que les Arabes aient toujours respecté ce
scrupule religieux, puisque plusieurs califes ont fait graver leur
figure sur les monnaies, ou fait décorer leurs palais de tapisseries à
personnages.

En voici un exemple frappant, que j'ai lu dans une histoire des
califes, au règne du trente-deuxième calife, Mustanser:

«Il fut calife le jour qu'il fit tuer son père, le Mutavacquel. Le
peuple disait qu'il ne régnerait que peu, et cela arriva. L'histoire
porte qu'après que Mustanser fut calife, on lui tendit une tapisserie
figurée où il y avait le portrait d'un cheval et d'un homme dessus,
portant en tête un turban environné d'un cercle fort grand, avec
de l'écriture en persan. Le Mustanser fit venir, pour en avoir la
traduction, un Persan qui changea aussitôt de visage: «Je suis, lut-il,
Siroès, fils de Cosroès, qui ai tué «mon père et n'ai joui du royaume
que six mois.» Le Mustanser pâlit, se leva de son siège, et ne régna
non plus que six mois. »

A l'Alhambra de Grenade, on peut aussi voir deux tableaux peints sur
peau, du temps des Arabes, et décorant le plafond d'une salle. L'un
représente le jugement de la sultane adultère, l'autre le massacre des
Abencerages dans la cour des Lions. Théophile Gautier remarque que la
fontaine représentée sur cette dernière peinture, et qui est toute
dorée, n'a pas la même forme que celle d'aujourd'hui.

Les Turcs ont beaucoup de préjugés particuliers à leur race et aux
diverses sectes religieuses établies dans leur sein. Tel est celui
qui les porte à ne construire aucune maison de pierre, ni de brique,
parce que, disent-ils, la maison d'un homme ne doit pas durer plus que
lui. Constantinople est entièrement construite en bois, et les palais
mêmes du sultan, les plus modernes, qui ont des colonnes de marbre par
centaines, présentent partout des murailles de bois, où la peinture
seule imite le ton de la pierre ou du marbre. En Syrie, en Égypte,
partout ailleurs où règne la loi musulmane, mais où les Turcs n'ont
pourtant que la souveraineté politique, les villes sont bâties de
matériaux solides, comme les nôtres; le Turc seul, pacha, bey ou simple
particulier riche, en possession des plus beaux palais, ne peut se
résoudre à habiter _dans la pierre_, et se fait construire à part des
kiosques en bois de charpente, abandonnant le reste de l'édifice aux
esclaves et aux chevaux.

Telle est la puissance de certaines idées sur le Turc de race; il n'a
ni la préoccupation de l'avenir, ni le culte du passé. Il est campé
en Europe et en Asie, rien n'est plus vrai; toujours sauvage comme
ses pères, Mongols ou Kirguises, n'ayant besoin sur le sol que d'une
tente et d'un cheval, jouissant, du reste, de ses biens sans désir
de les transmettre, sans espoir de les garder. Le voyageur qui passe
rapidement croit rencontrer chez eux des traces, des germes de science,
d'art, d'industrie: il se trompe. L'industrie des Turcs est celle des
Arméniens, des Grecs, des juifs, des Syriens, sujets de l'empire;
les sciences viennent des Arabes ou des Persans, et les Turcs n'ont
jamais rien su y ajouter. La littérature se borne à quelques documents
diplomatiques, à quelques lourdes compilations historiques.

Les poésies mêmes, à part quelques pièces de poésie légère, ne
sont guère que des traductions. L'architecture et l'ornementation,
empruntées partie aux Byzantins et partie aux Arabes, n'ont pas même
gagné à ce mélange un cachet particulier et original. Quant à la
musique, elle est valaque, elle est grecque, quand elle est bonne;
les airs spécialement turcs ne se composent que de phrases mélodiques
empruntées en différents temps à divers peuples, et assimilées à la
fantaisie turque par un rhythme et une instrumentation barbares.

Revenons à la peinture, qui serait peut-être encore le plus plus
beau titre des Turcs à l'estime des nations civilisées. Débarqué
en Égypte avec le préjugé européen, qui ne suppose pas que les
musulmans admettent la peinture d'aucun être vivant, je fus étonné
d'abord de rencontrer dans les cafés des figures de léopard, peintes
à fresque et assez bien imitées. Mon étonnement augmenta en entrant
dans le palais de Méhémet-Ali, et en trouvant tout d'abord le
portrait de son petit-fils accroché à la muraille, peint à l'huile,
et rendu avec tout l'art de l'Europe; ceci ne peut compter pour de
la peinture orientale, mais il en reste démontré que rien chez les
Turcs ne repousse absolument la représentation des figures. J'appris,
depuis, qu'il existait à Constantinople une collection de tous les
portraits des sultans, depuis Othman et Orkhan Ier. Aucun
de ces souverains n'a manqué au désir de transmettre ses traits à
la postérité; ils sont tous peints à l'œuf sur carton fin, avec des
légendes de quatre à cinq vers au verso de chaque peinture. Le tout
forme un volume in-quarto relié. Mais les souverains seuls jouissent
du privilège de pouvoir livrer leur image à la reproduction, sans
crainte qu'on n'en abuse pour diriger contre eux des conjurations
cabalistiques; tel était le scrupule qui arrêtait beaucoup de musulmans
autrefois. D'Ohsson rapporte que, vers la fin du siècle dernier, il
n'existait pas deux Turcs, hors le sultan, qui eussent osé se faire
peindre. Un personnage éminent, qui faisait collection de tableaux,
mais de tableaux de paysage et de marine, et qui encore ne les montrait
pas même à ses amis (voilà, certes, un singulier amateur!), s'était
décidé à faire faire son portrait et à le joindre aux autres tableaux.
Mais, se sentant vieillir, il conçut des scrupules, et se débarrassa de
celte terrible image en la donnant à un Européen.

Aujourd'hui, il est encore peu de Turcs qui fassent faire d'eux-mêmes
leur portrait; mais on n'en voit aucun se refuser au désir des artistes
qui veulent recueillir des physionomies ou des costumes; ils conservent
même leur pose avec la patience la plus parfaite et une sorte de vanité.

Les portraits des sultans, exécutés non-seulement dans le livre
cité plus haut, mais encore sur une grande toile, en forme d'arbre
généalogique, qui peut se voir dans un des bâtiments du sérail, ont
été peints par des Européens, des Vénitiens pour la plupart. Tout le
monde connaît l'anecdote qui se rapporte à Gentile Bellini, peintre
du XVe siècle, dont notre musée possède plusieurs toiles
représentant des scènes de cérémonies et réceptions de la Porte
Ottomane. Le sultan Mahomet II, voulant se faire peindre, demanda
cet artiste à la république de Venise. Gentile Bellini se rendit à
Constantinople, fit le portrait du sultan, et aussi plusieurs tableaux
pour les églises chrétiennes. C'est pour une de ces dernières qu'il
avait peint une magnifique _Décollation de saint Jean_. Le sultan
voulut la voir, et se fit apporter le tableau dans le sérail. Ce fut
alors qu'il engagea avec le peintre cette discussion célèbre dans les
fastes de l'art, touchant la contraction que devait éprouver la peau
sur le col d'une tête coupée et fit trancher celle d'un esclave, pour
justifier sa critique. Gentile Bellini conçut un tel effroi de cette
expérience, qu'il se hâta de repartir pour Venise, et ne voulut jamais
retourner à Constantinople, quoique le sultan l'eût redemandé à la
Seigneurie de Venise par une lettre de sa main conçue dans les termes
les plus flatteurs. On peut voir encore aujourd'hui, dans les archives
vénitiennes, celle qu'il écrivit à l'occasion du départ de Gentile
Bellini.

Les portraits ou figures que l'on peut rencontrer à Constantinople
n'ont jamais été exécutés par des peintres turcs, je doute même que
l'on doive à ces derniers une miniature qui se trouve en tête du
_Voyage au ciel_, de Mahomet, et qui représente le prophète enlevé au
milieu des flammes sur la célèbre jument _Borak_, laquelle n'est autre
qu'un hippogriffe à tête de femme; quatre chérubins font partie de
cette assomption et voltigent autour de l'étrange cavalier, dont le
visage est caché par une langue de flamme, car il n'est pas permis,
même aux Persans, de représenter les traits du prophète. Cette
miniature, reproduite sur tous les manuscrits du même ouvrage, et dont
un exemplaire se trouve à Paris, doit avoir été originairement l'œuvre
d'un peintre persan.

Je viens de dire ce que n'est pas la peinture des Turcs; voyons
maintenant ce qu'elle est. J'en ai aperçu les premiers échantillons
dans les palais de Méhémet-Ali, dont plusieurs salles offrent des
panneaux peints à la colle avec un talent qui ne dépasse guère le
mérite de nos tentures de salle à manger. Les sujets se divisent en
trois genres: ce sont des paysages, des villes et des scènes de combat;
mais, comme il serait difficile de représenter ces dernières sans
figurer les combattants, on a donné la préférence aux combats maritimes
et bombardements de ville; là, les vaisseaux semblent avoir déclaré la
guerre aux maisons sans l'intervention de la race humaine; les canons
font feu, les bombes éclatent, les édifices flambent ou croulent, des
flottes furieuses luttent sur les eaux, et toutes ces désolations
n'ont pour témoins que d'énormes poissons, peints sur le premier plan,
qui souillent l'eau par leurs narines sans s'inquiéter autrement des
querelles foudroyantes d'êtres moins vivants qu'eux.

Il est donc permis de peindre des poissons, des coquillages, et même
certains animaux. Je n'ai vu de ces derniers que des lions et des
léopards. On a vendu, à Constantinople, une gouache fort bien faite,
représentant un de ces animaux, pour deux cents piastres (quarante-cinq
francs). Pendant tout le mois du Ramazan, j'ai vu exposée à l'entrée
du pont de bois qui traverse la Corne-d'or, du côté de Galata, toute
une collection de trois cents tableaux encadrés et sous verre la
plupart. Les sujets en étaient un peu monotones, mais l'exécution
était fort variée. Les sujets religieux permis se bornent à deux: la
vue à vol d'oiseau de la Mecque et celle de Médine, les deux villes
sacrées, toujours sans aucun personnage. On peut y ajouter quelques
vues de mosquées. Un autre sujet se compose d'une quantité prodigieuse
d'animaux à tête de femme; c'est la seule figure humaine qui puisse
être représentée. La couleur des yeux, des cheveux, la coupe du
visage sont abandonnées à la fantaisie de l'artiste. Ainsi, un Turc
ne pourrait faire le portrait de sa maîtresse sans lui donner le
corps d'un monstre. D'ailleurs, cette sorte de sphinx a le plus grand
succès et se rencontre chez tous les barbiers. Les tableaux de genre
se bornent à la reproduction des paysages et des vues. La perspective
n'en est pas mauvaise quelquefois, et la couleur, un peu plate, se
rapporte toujours à l'effet de nos papiers peints. Les sujets de
marine sont encore les plus nombreux. Les vaisseaux de toutes les
formes, de tous les pavillons, les escadres, les combats de mer, les
poissons monstrueux nageant à fleur d'eau, voilà où s'épanouit l'école
turque dans toute sa liberté. Je n'ai point vu de bateau à vapeur. Les
peintres turcs n'ont peut-être pas encore la parfaite certitude que ce
ne soit pas un animal vivant. On remarquait aussi parfois la _vue_ d'un
bonnet de derviche posé sur un escabeau. Quelques tableaux, enfin, se
bornaient à représenter le chiffre de la maison ottomane, dessiné en
diverses couleurs, ou doré, dans de grandes proportions. Tel était ce
musée, le plus complet sans doute qu'on eût jamais rassemblé, exposé
dans une galerie de bois, sous la protection de deux militaires, et
devant lequel la foule s'extasiait du matin au soir.

Dans le bazar des épices, toutes les boutiques des droguistes et des
marchands de couleurs sont décorées de tableaux semblables, qui servent
probablement d'enseignes, et dont plusieurs, exécutés dans le goût
turc, sont dus pourtant à des peintres anglais. L'Angleterre ne néglige
rien et fait concurrence même à ces pauvres artistes turcs.

Voyons maintenant ces derniers dans leur intérieur. Ils joignent, en
général, à cette industrie celle de papetier, et occupent de petites
boutiques situées la plupart sur la place du Séraskier, le long de
laquelle règne une galerie où l'on circule à l'ombre. Les Turcs
viennent dans ces boutiques faire peindre, à défaut de leur portrait,
leur chiffre accompagné d'attributs relatifs à leur profession, ou
demandent le dessin d'une mosquée qui leur plaît particulièrement.
Un de mes amis, le peintre Camille Rogier, qu'un séjour de trois ans
a familiarisé avec le turc, s'approche un jour d'un de ces artistes,
qui, les jambes croisées sur l'estrade de sa boutique, dessinait pour
un soldat la mosquée du sultan Bayézid, située à l'autre bout de la
place. Le peintre français s'aperçut que son confrère peignait en
rouge le minaret de la mosquée, qui se trouve blanc dans la nature, et
crut devoir le conseiller. «_Péki! péki!_ (très-bien! très-bien!) lui
dit-il, vous dessinez à merveille; mais pourquoi faites-vous le minaret
rouge?--Désirez-vous un dessin où le minaret soit bleu? lui répondit le
Turc.--Non; mais pourquoi ne pas le faire comme il est?--Parce que ce
soldat aime le rouge et me l'a demandé de cette couleur; chacun a une
couleur favorite, et, moi, je cherche à satisfaire tous les goûts.»

Le choix des couleurs tient encore, en effet, à la superstition des
Turcs au point que la nuance des maisons fait reconnaître la secte
à laquelle appartient chaque propriétaire. Les vrais croyants se
réservent les couleurs claires et abandonnent les teintes sombres aux
Grecs, juifs, Arméniens et autres rayas.

Je viens de dire tout ce que je sais de la peinture chez les Turcs.
Il serait difficile de tirer encore quelque détail intéressant d'un
sujet si pauvre, qu'on n'avait pas songé encore à le traiter; j'ai
voulu seulement rectifier quelques idées fausses répandues parmi nous
touchant l'horreur supposée des mahométans pour les images. On a vu
déjà que ce préjugé ne devait être attribué qu'aux Turcs de race,
et qu'il est encore sujet chez eux à beaucoup d'exceptions. Mais
il ne faut pas croire même que les Turcs mutilent les images par
fanatisme religieux; cela n'a pu arriver que dans les premiers temps
de l'islamisme, lorsqu'il s'agissait d'extirper de l'Asie le culte
encore vivace des idoles. Le sphinx de la plaine de Gisèh, sculpture
colossale d'une belle exécution, a subi la mutilation du nez, parce
que, longtemps encore après la conquête de l'Égypte par les mahométans,
des Sabéens se réunissaient à de certains jours devant cette figure
pour lui sacrifier des coqs blancs. Au reste, tout en s'abstenant de
sculpture plus sévèrement encore que de peinture, les Turcs ont fait
souvent concourir des statues et des bas-reliefs à l'ornementation
de leurs places publiques. Celle de l'Atméidan, qui est l'ancien
hippodrome des Byzantins, fut ornée longtemps de trois statues de
bronze prises à Bude pendant une guerre contre la Hongrie. Aujourd'hui
même, on admire au centre de la place un piédestal couvert de
bas-reliefs byzantins, qui sert de base à un obélisque et qui présente
une cinquantaine de figures fort bien conservées. Je ne parle pas d'une
colonne torse en bronze figurant trois serpents entrelacés, que l'on
dit avoir servi de support au trépied d'Apollon à Delphes, et qui se
voit sur la même place; d'ailleurs, les têtes manquent.

Quand on traverse pour la première fois les cimetières de Péra et
du Scutari, l'on s'imagine voir de loin toute une armée de statues
blanches ou peintes dispersée sur les gazons verts à l'ombre des
cyprès énormes; les unes portent des turbans, d'autres des fez
modernes peints en rouge et à glands dorés. C'est la hauteur d'un
homme ordinaire et la forme d'un corps sans bras; mais, au-dessous
de la coiffure, la pierre est plate et couverte d'inscriptions; des
couleurs vives et des dorures distinguent les plus modernes et les
plus riches. Elles seules sont debout; celles des rayas et celle des
francs, placées dans certains quartiers, sont couchées à terre. Ces
pierres sont donc presque des images, au point qu'après le massacre et
la proscription des janissaires sous le règne de Mahmoud, on fit tomber
la tête ou plutôt le turban de toutes celles qui indiquaient les tombes
des anciens soldats de ce corps. On les reconnaît aujourd'hui à cette
mutilation sacrilége.

Pour tout dire et pour épuiser ce sujet, signalons encore la
représentation d'une colombe dorée qui orne la proue du caïque de
l'empereur. Du temps de d'Ohsson, c'était un aigle qui décorait la
barque du sultan régnant; peut-être chacun d'eux adopte-t-il un
oiseau symbolique; en tout cas, c'est le seul qu'il soit permis de
représenter. Maintenant, comment expliquer encore l'existence première
des petites figures qui servent pendant le Ramazan, aux spectacles
de Caragueus. Ce sont à la fois des marionnettes et des ombres
chinoises. Leurs couleurs ressortent parfaitement derrière une toile
fine très-éclairée, et tous les costumes des différents peuples et des
différentes professions sont imités avec une perfection qui ajoute à
l'attrait du spectacle; le principal personnage seul est, comme notre
Polichinelle, invariable dans sa forme ... et dans sa difformité.



X--LA VIE DOMESTIQUE CHEZ LES ÉGYPTIENS


La vie domestique des classes inférieures est, en général, si simple,
comparée à celle des classes plus élevées, qu'elle n'offre que fort peu
d'intérêt.

À l'exception d'une petite partie qui demeure dans les villes, la
majorité des classes inférieures se compose de gens nommés _fellahs_
(agriculteurs). Ceux qui habitent les grandes villes, et même les
villes d'une moindre étendue, ainsi qu'un petit nombre de ceux qui se
trouvent dans les villages, sont de petits marchands, des artisans
ou bien des domestiques; leur salaire est très-minime, et presque
généralement il est insuffisant pour les nourrir, eux et leurs familles.

Leur principale nourriture est du pain de millet ou du maïs, du
laitage, du fromage mou, des œufs et des petits poissons salés nommés
_fiseck_. Ils se nourrissent aussi de concombres, de melons et de
gourdes que l'on a en abondance, d'oignons, de poireaux, de fèves,
de pois chiches, de lentilles, de dattes fraîches ou séchées, et de
légumes marinés. Ils mangent les légumes toujours crus; les paysans
se régalent quelquefois d'épis de maïs presque mûrs qu'ils font rôtir
devant le feu ou cuire au four. Le prix du riz ne permet pas aux
paysans d'en manger; il en est de même de la viande.

Le grand luxe de ces gens simples est le tabac, peu coûteux, qu'ils
cultivent et font sécher eux-mêmes. Ce tabac est verdâtre, et son arôme
est assez agréable.

Quoique toutes les denrées dont il est question ci-dessus soient à bon
marché, les personnes pauvres ne peuvent guère se procurer autre chose
que du pain grossier qu'elles humectent dans un mélange nommé _sukkah_,
qui est composé de sel, de poivre et de _zalaar_ (espèce de marjolaine
sauvage), ou bien de menthe ou de graine de cumin. A chaque bouchée,
le pain est trempé dans ce mélange.--En songeant combien est pauvre la
nourriture des paysans égyptiens, on est étonné de voir leur air de
santé, leur structure robuste et la somme de travail qu'ils peuvent
supporter.

Les femmes des classes inférieures sont rarement inactives, et beaucoup
d'entre elles sont vouées à des travaux plus pénibles que ceux des
hommes. Leurs occupations consistent notamment à préparer la nourriture
du mari, à aller chercher l'eau, qu'elles portent dans de grands vases
sur la tête, à filer du coton, du lin ou de la laine, et à faire
une espèce de gâteau rond et plat, composé de fumier de bestiaux et
de paille hachée qu'elles pétrissent ensemble et qui sert pour le
chauffage.

C'est avec ce combustible nommé _gelley_ que les fours sont chauffés et
les aliments préparés. Dans les classes inférieures, l'assujettissement
des femmes à leur mari est bien plus grand que dans les classes
élevées. Il n'est pas toujours permis à ces pauvres femmes de dîner
avec les hommes, et, lorsqu'elles sortent en compagnie du mari, elles
marchent presque toujours derrière; s'il y a quelque chose à porter,
c'est la femme qui en est chargée.

Dans les villes, quelques femmes ont des boutiques où elles vendent
du pain, des légumes, etc.; de sorte qu'elles contribuent autant et
souvent même plus que le mari à l'entretien de la famille.

Lorsqu'un Égyptien pauvre désire se marier, son premier soin est la
réalisation du douaire, qui comporte ordinairement la somme de vingt
_ryals_ (de douze à treize francs); si l'homme voit la possibilité
de donner le douaire, il n'hésite guère à se marier, car il ne lui
faudra que peu de travail de plus pour pourvoir à l'entretien d'une
femme et de deux ou trois enfants. Dès l'âge de cinq ou six ans, les
enfants sont utiles à la conduite et à la garde des troupeaux, et,
ensuite, jusqu'à l'époque où ils se marient, ils aident le père dans
son travail aux champs. Les pauvres, en Égypte, dépendent souvent
entièrement, dans leur vieillesse, du travail de leurs enfants; mais
bien des parents sont privés de cette aide et se trouvent réduits à
mendier ou à mourir de faim. Il y a peu de temps que le pacha, faisant
le voyage d'Alexandrie au Caire, débarqua dans un village au bord du
Nil; un pauvre homme de l'endroit se saisit de la manche du vêtement
du pacha, et tous les efforts des assistants pour lui faire lâcher
prise furent vains. Ce pauvre homme se plaignait de ce que, ayant été
autrefois à son aise, il se trouvait réduit à la dernière misère, parce
que, arrivé à la vieillesse, on lui avait enlevé ses fils pour en faire
des soldats. Le pacha, qui examine ordinairement avec attention les
demandes qu'on lui fait en personne, vint au secours du malheureux,
mais ce fut en ordonnant au plus riche habitant du village de lui
donner une vache.

Quelquefois, une jeune famille est une charge insupportable pour de
pauvres parents; il n'est donc pas très-rare de voir des enfants qu'on
offre à vendre; ces offres se font par la mère elle-même, ou par
quelque femme que le père en a chargée; mais il faut que la misère
de ces pauvres gens soit extrême. Si, à sa mort, une femme laisse un
ou plusieurs enfants non sevrés, et si le père ou les autres parents
sont trop pauvres pour se procurer une nourrice, on met les enfants
en vente, ou bien on les expose à la porte d'une mosquée lorsque la
foule s'y trouve assemblée pour la prière du vendredi, et il arrive,
généralement, que quelqu'un, en voyant ce pauvre être ainsi exposé, est
saisi de compassion, qu'il l'emporte pour l'élever dans sa famille, non
comme esclave, mais comme enfant adoptif; si cela n'a pas lieu, on le
confie à quelque personne, jusqu'à ce qu'un père ou une mère d'adoption
puisse être découvert.

Il y a quelque temps qu'une femme offrit à une dame un enfant né
depuis peu de jours, et que cette femme prétendait avoir trouvé à la
porte d'une mosquée. La dame lui dit qu'elle était disposée à l'élever
pour l'amour de Dieu, dans l'espoir que son unique enfant, qu'elle
chérissait, serait garanti de tout mal, en récompense de cet acte de
charité; en même temps, elle mit dix piastres, équivalant alors à deux
francs cinquante centimes, dans la main de la femme; mais celle-ci
refusa le cadeau. Cela prouve néanmoins que l'on fait quelquefois un
objet de trafic des enfants, et que ceux qui les achètent en peuvent
faire des esclaves ou les revendre. Un marchand d'esclaves m'a dit,
et d'autres personnes m'ont confirmé le fait, qu'on lui avait remis
pour les vendre plusieurs jeunes filles, et cela, de leur propre
consentement. On les décidait en leur faisant le tableau des riches
habillements et des objets de luxe qu'on leur donnerait; on les
instruisait à dire qu'elles étaient étrangères, mais qu'ayant été
conduites en Égypte dès l'âge de trois ou quatre ans, elles avaient
oublié leur langue maternelle et qu'elles ne connaissaient plus que
l'arabe.

Il arrive souvent aux fellahs de se voir réduits à un état de pauvreté
si grand, qu'ils sont forcés, pour de l'argent, de placer leurs fils
dans une position pire que l'esclavage ordinaire. Lorsqu'un village est
requis de fournir un certain nombre de recrues, le cheik suit souvent
la marche qui doit lui donner le moins de peine, c'est-à-dire qu'il
prend les fils les plus riches de l'endroit. Dans ces circonstances, un
père, afin de ne passe séparer de son fils, offre à l'un des villageois
pauvres vingt-cinq ou cinquante francs, afin de se procurer un
remplaçant, et souvent il réussit, quoique l'amour des Égyptiens pour
leurs enfants soit aussi fort que leur piété filiale, et qu'ils aient,
en général, une grande horreur de les voir enrôlés. Cette horreur est
poussée à un tel point, que souvent ils emploient des moyens violents
pour éviter ce malheur; par exemple, du temps de la guerre de 1834,
on ne trouvait presque pas de jeunes gens bien conformés auxquels il
ne manquât une ou plusieurs dents qu'on leur avait brisées pour les
rendre incapables de mordre la cartouche, ou bien on leur coupait un
doigt, ou on leur arrachait un œil; il y a même eu des exemples qu'on
leur crevait les deux yeux pour empêcher qu'ils ne pussent être pris et
envoyés à l'armée. Des vieilles femmes et d'autres personnes se sont
fait un état de parcourir les villages pour faire ces opérations aux
garçons, et quelquefois les parents eux-mêmes se chargent d'être les
opérateurs.

Les _Fellaheen_ d'Égypte ne peuvent guère être favorablement notés
sous le rapport de leur condition domestique et sociale, ni sous celui
des mœurs. Ils ont une grande ressemblance, au point de vue le plus
défavorable, avec leurs ancêtres les _Bedawees_, sans posséder beaucoup
des vertus des habitants du désert, et, s'ils en ont quelques-unes,
elles sont dégénérées. Quant aux défauts dont ils ont hérité, ils
exercent souvent une influence bien funeste sur leur position
domestique. Il a déjà été dit qu'ils descendent de diverses races
arabes qui se fixèrent en Égypte à différentes époques; la distinction
des tribus est encore observée par les habitants de tous les villages.
L'espace du temps a fait que chacune des tribus originaires s'est
divisée en branches nombreuses; ces petites tribus ont des noms
distincts, et ces noms sont souvent donnés aux villages ou au district
qu'elles habitent. Celles dont l'établissement en Égypte est le plus
ancien ont moins retenu des mœurs des premiers _Bedawees_, et la
pureté de leur race a été mélangée par des mariages réciproques avec
les Cophtes devenus prosélytes de la foi mahométane, ou avec leurs
descendants: ce qui fait qu'elles sont méprisées dan? leurs tribus plus
récemment établies dans le pays; celles-ci les appellent _Fellaheen_
et s'arrogent la dénomination d'Arabes ou de _Bedawees_. Lorsque
ces derniers convoitent les filles des premiers, ils n'ont aucune
répugnance à les épouser; mais jamais ils ne permettent le mariage
de leurs filles avec ceux qu'ils appellent _Fellaheen_. Si quelqu'un
des leurs est tué par un individu appartenant à une tribu inférieure,
pour le venger ils tuent deux, trois et même quatre personnes de cette
tribu. L'homicide est ordinairement puni par la mort de quelqu'un de
la famille du meurtrier, et, lorsque l'homicide a été commis par une
personne d'une tribu autre que celle de la victime, il en résulte
souvent de petits combats qui deviennent souvent des guerres ouvertes
entre les deux tribus et dont la durée est souvent de quelques années.
Une légère insulte, faite par un individu d'une tribu à un membre d'une
autre tribu, a souvent les mêmes conséquences.

Dans beaucoup de cas, la vengeance par le sang a lieu un siècle ou
davantage après le meurtre commis, si l'un ou l'autre individu la
réveille après qu'un si long espace de temps semblait l'avoir fait
oublier. Il y a dans la basse Égypte deux tribus, _Saad_ et _Haram_,
qui se distinguent par leurs combats et leur rancune (il en est de même
des _Keys_ et des _Yémen_ de la Syrie); de là vient qu'on donne ces
noms à des personnes ou à des partis qui vivent dans l'inimitié. Il
est étonnant que l'on tolère, même en ce moment, de pareils forfaits,
qui, s'ils avaient lieu autre part que dans des villages, c'est-à-dire
dans de petites ou de grandes villes de l'Égypte, seraient punis d'une
sentence de mort qui frapperait plusieurs des personnes impliquées.
La vengeance par le sang est permise d'après le Coran; mais il est
recommandé d'y mettre de la modération et de la justice: les petites
guerres qu'elle occasionne de notre temps sont donc en opposition avec
le précepte du prophète, qui dit: «Si deux musulmans tirent le glaive
l'un contre l'autre, celui qui aura tué, ainsi que celui qui sera tué,
sera puni par le feu (l'enfer). »

Sous d'autres rapports, les _Fellaheen_ ressemblent aux _Bedawees._
Lorsqu'une _Fellahah_ est convaincue d'infidélité envers son mari,
lui-même, ou le frère de la femme adultère, la précipite dans le Nil
avec une pierre au cou, ou bien, après l'avoir coupée en morceaux,
jette ses restes à la rivière. Une fille ou une sœur non mariée qui
se rend coupable d'incontinence est presque toujours punie de la même
manière, et c'est le père ou le frère qui se charge du supplice. On
considère les parents de telles filles comme plus offensés que ne l'est
un mari par l'adultère de sa femme, et, si la punition ne suit pas le
crime, la famille est souvent méprisée par toute la tribu.



XI--LA FÊTE DE MAHOMET


A l'entrée du mois de _Babya-el-Ouel_ (c'est-à-dire le troisième
mois), on se prépare à célébrer l'anniversaire de la naissance du
prophète; et cette célébration s'appelle la _Mouled-en-Neby_. Le lieu
principal de la fête est la partie sud-ouest du grand espace dit
_Birket-el-Esbekieh_, dont la presque totalité devient un lac lors des
inondations; ce qui arriva plusieurs années de suite à l'époque de
la _Mouled_, que l'on célébrait, dans ce cas, au bord du lac; mais,
quand le sol est à sec, c'est là que la fête a lieu. On y dresse de
grandes tentes appelées _seewans_, et dans la plupart desquelles se
rassemblent des derviches, toutes les nuits, tant que dure la fête.
Au milieu de chacune de ces tentes, on élève un mât appelé _sâry_,
qu'on attache solidement avec des cordes, et auquel on suspend une
douzaine de petites lampes ou davantage; et c'est autour de ces mâts
qu'une troupe d'environ cinquante ou soixante derviches se rangent en
cercle pour chanter les _zikrs_. Près de là, on élève ce qu'on appelle
le _ckaïm_, qui consiste en quatre mâts dressés sur une même ligne,
éloignés entre eux de quelques verges, et soutenus par des cordes
qui passent de l'un à l'autre mât et sont fixées au sol par les deux
extrémités.

A ces cordes, on suspend des lampes qui représentent par leur
arrangement quelquefois des fleurs, des lions, etc.; et qui, d'autres
fois, figurent des mots, tels que le nom de Dieu, celui de Mahomet ou
quelque article de foi, on seulement des ornements de pure fantaisie.
Les préparatifs se terminent le second jour du mois, et le jour
suivant commencent les cérémonies et les réjouissances, qui doivent se
continuer sans interruption jusqu'à la douzième nuit du mois; ce qui
signifie, selon la manière de calculer des mahométans, jusqu'à la nuit
qui précède le douzième jour, et qui est, à proprement parler, la nuit
de la Mouled[1]. Durant cette période de dix jours et dix nuits, une
grande partie de la population de la métropole se rassemble à Esbékieh.

Dans certaines parties des rues qui avoisinent la place, on établit
des balançoires et divers autres jeux, ainsi qu'une grande quantité
d'étalages pour la vente des sucreries, etc.

Nous sommes allé dans une rue appelée _Souk-el-Bekry_, au sud de la
place de l'Esbékieh, pour voir le jeu des zikrs qu'on nous avait dit
devoir être le mieux exécuté. Les rues qu'il fallait traverser pour s'y
rendre étaient remplies de monde, et il n'était permis à personne de
circuler sans lanterne, comme c'est l'ordinaire lorsqu'il fait nuit. On
voyait à peine quelques femmes parmi les assistants.

Sur le lieu même du zikr, on avait suspendu un très-grand chandelier,
ou plutôt un candélabre portant deux ou trois cents petites lampes de
verre superposées les unes aux autres et qui semblaient n'en faire
qu'une seule. Autour de ce faisceau de lumière, il y avait encore
beaucoup de lanternes en bois contenant chacune plusieurs petites
lampes semblables à celles du grand chandelier.

Les _zikkers_ (chanteurs de zikrs), qui étaient au nombre de trente
à peu près, s'assirent les jambes croisées sur des nattes étendues à
cet effet le long des maisons d'un des côtés de la rue, et disposées
dans la forme d'un cercle oblong. Au milieu de ce cercle étaient trois
chandelles en cire, supportées par des chandeliers très-bas. La plupart
des zikkers étaient des _ahmed-derviches_, gens de basse condition et
misérablement vêtus; quelques-uns seulement portaient le turban vert.
A l'une des extrémités de ce cercle allongé étaient quatre chanteurs
et quatre joueurs d'une espèce de flûte appelée _nay_. C'est parmi ces
derniers que nous parvînmes à nous établir pour assister à la _meglis_,
ou représentation du zikr, que nous décrirons aussi exactement que
possible.

La cérémonie, d'après notre calcul, dut commencer environ trois
heures après le coucher du soleil. Les exécutants récitèrent d'abord
le _Fathah_ tous ensemble; leur chef s'étant écrié le premier: _El
Fathah_! tous poursuivirent ainsi: «O Dieu! favorise notre seigneur
Mahomet dans les siècles; favorise notre seigneur Mahomet dans le plus
haut degré au jour du jugement, et favorise tous les prophètes et tous
les apôtres parmi les habitants du ciel et de la terre. Et puisse Dieu,
dont le nom est loué et béni, se plaire avec nos seigneurs et nos
maîtres Abou-Bekr et Omar, Osman et Ali d'illustre mémoire. Dieu est
notre refuge et notre excellent gardien. Il n'y a force ni puissance
qu'en Dieu le haut, le grand! O Dieu! ô notre seigneur! ô toi, libéral
en pardon! ô toi, le meilleur des meilleurs! ô Dieu!--_Amen!_ »

Après ces chants, les zikkers restèrent silencieux quelques minutes;
ensuite, ils reprirent le chant à voix basse.

Cette manière de préluder au zikr est commune à presque tous les ordres
de derviches en Égypte et s'appelle _istifta'hhez-zikr_. Aussitôt
après, les chanteurs, rangés comme il est dit ci-dessus, commencèrent
le zikr _La illah il Allah_ (il n'y a d'autre Dieu que Dieu), dans
une mesure lente et en s'inclinant deux fois à chaque répétition du
_La illah il Allah_; puis ils le continuèrent ainsi environ un quart
d'heure, et le répétèrent ensuite un autre quart d'heure dans un
mouvement plus vif, tandis que les _moonshids_ chantaient sur le même
air, ou en le variant, des passages d'une espèce d'ode analogue aux
chants de Salomon, et faisant généralement allusion au prophète, comme
à un objet d'amour et de louange.

Ces zikrs continuent jusqu'à ce que le muezzin convie à la prière, et
les exécutants se reposent seulement entre chaque représentation, les
uns en prenant du café, et quelques autres en fumant.

Il était plus de minuit quand nous quittâmes le lieu du zikr de la rue
Souk-el-Bekry pour nous rendre à la place de l'Esbékieh; ici, la clarté
de la lune, jointe à celle des lampes, produisait un effet singulier;
cependant, beaucoup de ces dernières étaient éteintes au _ckaïm_ de la
_sâry_ et aux tentes; et plusieurs personnes sommeillaient sur la terre
nue, prenant là le repos de la nuit. Le zikr des derviches autour de
la sâry était terminé, et nous ne décrirons ce dernier que d'après les
remarques que nous y fîmes la nuit suivante; pour celle-ci, après avoir
assisté à plusieurs zikrs dans les tentes, nous nous retirâmes.

Le jour suivant (celui qui précède immédiatement la nuit de la
Mouled), nous retournâmes à l'Esbékieh, une heure environ avant midi.
Il était trop tôt pour qu'il y eût beaucoup de monde rassemblé et
beaucoup de divertissements. Nous ne vîmes que quelques jongleurs,
des bouffons, qui s'efforçaient de réunir autour d'eux un petit cercle
de spectateurs. Mais bientôt la foule s'accrut graduellement, car
il s'agissait d'un spectacle remarquable, qui attire chaque année,
à pareil jour, une multitude toujours émerveillée. Ce spectacle est
appelé la _dossah_ (la marche). Et voici en quoi il consiste:

Le cheik de la _Saadyeh-Derviche_ (le saïd Mohammed El-Meuzela), qui
est _khutib_ (ou prédicateur) de la mosquée de Hasanieh, après avoir,
dit-on, passé une partie de la nuit précédente dans la solitude, à
répéter certaines prières, certaines invocations secrètes et des
passages du Coran, reparaît à la mosquée nommée ci-dessus, le vendredi,
jour qui précède la nuit de la Mouled, pour accomplir le devoir
accoutumé de la _dossah_. Les prières de la matinée et la prédication
étant terminées, il quitte la mosquée pour se rendre à cheval à la
maison du cheik-el-bekry, chef de tous les ordres de derviches en
Égypte. Cette maison est au sud de la place de l'Esbékieh, et attenante
à celle qui est située à l'angle sud-ouest. Dans le trajet, il est
joint successivement par une foule de derviches de différents districts
de la métropole. Le cheik est un vieillard à tête blanche, d'une belle
stature, et dont la physionomie est aimable et intelligente.

Le jour dont nous parlons, il portait un benieh blanc et un _skaouk_
blanc aussi (un bonnet ouaté recouvert de drap). Son turban de
mousseline était d'un vert-olive si foncé, qu'à peine pouvait-on le
distinguer du noir, et un bandeau de mousseline blanche lui traversait
obliquement le front. Le cheval qu'il montait était de taille moyenne
et d'un poids ordinaire. On verra pour quelle raison cette dernière
remarque était à faire.

Le cheik entra dans le _Birket-el-Esbekieh_, précédé par une nombreuse
procession des derviches dont il est le chef. A peu de distance de
la maison du cheik-el-bekry, la procession s'arrêta; alors vint un
nombre considérable de derviches et autres. Nous ne pûmes les compter,
mais ils étaient certainement plus de soixante; ils s'étendirent à
plat ventre sur le chemin, en avant des pas du cheval monté par le
cheik. Ils se rangèrent côte à côte, le plus près possible les uns
des autres, les jambes allongées, et le front appuyé sur leurs bras
croisés, en murmurant sans interruption le mot _Allah!_ Puis environ
douze derviches, ou davantage, se mirent à courir sur le dos de leurs
compagnons prosternés, quelques-uns frappant sur des _bazes_ ou petits
tambours, qu'ils tenaient de la main gauche, et en s'écriant aussi:
_Allah!_ Le cheval que montait le cheik hésita quelques minutes à
poser le pied sur le premier de ces hommes étendus en travers de
son chemin; mais, étant poussé par derrière, il se décida, et, sans
crainte apparente, il prit l'amble d'un pas élevé, et passa sur eux
tous, conduit par deux hommes qui le tenaient de chaque côté, courant
eux-mêmes, l'un sur les pieds, l'autre sur les têtes des prosternés.
Immédiatement, il s'éleva un long cri parmi les spectateurs; _Allah!
Allah!_ Pas un de ces hommes ainsi foulés sous les pieds du cheval et
de ses deux conducteurs ne parut blessé, et chacun d'eux, se relevant
d'un seul bond aussitôt que l'animal avait passé sur lui, se joignait
à la procession qui suivait le cheik. Tous avaient supporté deux pas
du cheval, l'un d'un des pieds de devant, l'autre d'un des pieds de
derrière, sans oublier le passage des deux conducteurs. On dit que
ces derviches, aussi bien que le cheik, récitent certaines prières et
certaines invocations le jour précédent, afin de ne courir aucun risque
dans cette cérémonie, et de se relever sains et saufs. Quelques-uns
ayant eu la témérité de participer à cette dévotion sans s'y être
préalablement préparés, ont été, en maintes occasions, ou tués ou
cruellement estropiés. Le succès de cette pratique religieuse est
considéré comme un miracle accordé à chaque cheik de _Saadyeh_[2]

Une des coutumes de quelques-uns de la _Saadyeh_, en cette occasion,
est de manger des serpents tout vifs devant une assemblée choisie dans
la maison même de cheik-el-bekry; mais le cheik actuel a dernièrement
mis opposition à cette coutume dans la métropole, en déclarant que
c'était une pratique dégoûtante et contraire à la religion, qui range
les reptiles dans la classe des animaux qu'on ne doit pas manger.
Cependant, nous vîmes plus d'une fois les saadis manger des serpents
et des scorpions pendant notre première excursion dans cette contrée.
Il faut ajouter qu'on arrachait celles des dents du serpent qui
contiennent le poison, et que l'animal devenait incapable de mordre,
attendu qu'on lui perçait les deux lèvres et qu'on y passait un cordon
de soie pour les lier ensemble, lequel cordon de soie était remplacé
par deux anneaux d'argent lorsqu'on le menait en procession.

Quand un saadi mangeait la chair d'un serpent vivant, il était ou
affectait d'être excité par une sorte de frénésie. Il appuyait
fortement le bout de son doigt sur le dos du reptile, en le saisissant
à peu près à deux pouces de la tête, et ne mangeait que jusqu'à
l'endroit où il avait appuyé; ce dont il faisait trois ou quatre
bouchées. Le reste du corps, il le jetait.

Cependant, les serpents ne sont pas toujours maniés sans danger, même
par des saadis. On nous raconta qu'il y a quelques années, un derviche
de cette secte, qu'on appelait El-Fil, ou Éléphant, à cause de sa
corpulence et de sa force musculaire, et qui était le plus fameux
mangeur de serpents de son temps, et même de tous les temps, ayant eu
le désir d'apprivoiser un serpent d'une espèce très-venimeuse qu'on lui
avait apporté du désert, il mit ce reptile dans un panier, et l'y garda
plusieurs jours pour l'affaiblir; après quoi, voulant le prendre pour
lui extraire les dents, il enfonça la main dans le panier, et se sentit
mordu au pouce. Il appela à son secours; mais, comme il n'y avait
dans la maison qu'une femme, qui fut trop effrayée pour venir à lui,
il s'écoula quelques minutes avant qu'il pût obtenir assistance, et,
lorsqu'on vint, tout le bras était noir et enflé, et l'homme mourut au
bout de quelques heures.


[1] Le douzième jour de Babya-el-Ouel est aussi l'anniversaire de la
mort de Mahomet. Il est remarquable que sa naissance et sa mort soient
toutes deux relatées comme avant eu lieu le même jour du même mois, et
nommément le même jour de la semaine, le lundi.

[2] On dit que le second cheik de _Saadyeh_ (le successeur immédiat du
fondateur de l'ordre) fit courir son cheval sur des amas de morceaux de
verre sans qu'il y en eût un seul de brisé.



XII--LES BÉGUINS


Il appartient aux voyageurs d'éclairer l'opinion publique sur les faits
qu'ils ont pu remarquer et qui se rattachent par quelque point à notre
société européenne. Le procès relatif à la secte des béguins, procès
dont tous les journaux ont rendu compte (janvier 1851) n'a donné lieu
qu'à un petit nombre de recherches historiques sur l'origine de cette
religion.

Il nous a semblé que cette secte ne se rattachait pas seulement, comme
on l'a dit, à certaines associations anglaises qui auraient précédé
les anabaptistes de France et d'Allemagne, mais qu'elle remontait aux
origines mêmes de la religion chrétienne.

Nous avons trouvé sur les côtes de Syrie, depuis le Carmel jusqu'à
Tripoli, les traces encore existantes d'une religion dont les fidèles
s'appellent dans le pays, _nasariés_ (nazaréens) et dont le centre
existe dans les pays situés entre Lataquié et Antaquié (Laodice et
Antioche). Volney, qui a consacré plusieurs pages à cette religion
singulière, les appelle _ansariés_.

Il paraît certain que ces peuples appartiennent aux hérésies primitives
du christianisme. Peut-être pourrait-on remonter plus haut en les
rattachant à quelque secte hébraïque, celle surtout des _esséniens_,
qui avait été fondée sous l'influence de certains inspirés voisins de
la Phénicie, tels que Pythagore, dont le souvenir est honoré au Carmel,
et Élie, le prophète spécial de cette montagne.

Les chaînes du Liban et de l'Antiliban contiennent un grand nombre de
ces sectaires, auxquels on reproche les mêmes erreurs qu'aux béguins de
nos pays.

Il ne faut pas oublier, du reste, que les chrétiens primitifs furent
accusés, à Rome, de pratiques analogues, et que leurs agapes donnaient
aussi lieu à des suppositions d'immoralité.

Chez les nasariés, on reconnaît cette même croyance au prophète Élie,
lequel revient, à des temps marqués, sous diverses incarnations, et
qui, alors, rétablit les principes oblitérés des dogmes. Tout alors est
permis à celui qui représente à la fois le prophète et la Divinité.
Et, quoique ces fidèles soient obligés généralement à la continence,
son caractère divin lui permet de la méconnaître, lorsqu'il s'agit de
produire le Madhi ou Messie attendu.

Les processions se font dans les bois, comme chez les béguins
d'Europe; mais il n'y est pas question comme ici d'hommes ou de
femmes nus. Seulement, on se retire la nuit dans des temples nommés
_kaloués_, où le service divin se borne à la lecture des livres saints,
c'est-à-dire d'une sorte de Bible apocryphe que ces peuples possèdent.
Il est très-vrai aussi qu'à un moment de la cérémonie, les lumières
s'éteignent, ou se trouvent réduites à une faible lueur; mais il n'a
jamais été prouvé, même en Syrie, qu'il se passât alors des actes
condamnables.

Nous avons entendu quelques officiers égyptiens, qui occupaient la
Syrie, en 1840, s'exprimer sur ce sujet avec quelque légèreté. Ils
prétendaient qu'une fois les lumières éteintes, des scènes fort peu
édifiantes se passaient dans le kaloué; mais il ne faut pas plus se
fier à l'esprit ironique des Égyptiens qu'à celui de nos Marseillais
qui, se trouvant en rapport avec ces peuples des basses chaînes
du Liban, ont attribué aux cérémonies de ce culte un caractère
certainement exagéré. Du reste, il est probable que ce culte, passant
dans nos pays froids, s'y est épuré, ainsi qu'il est arrivé du
christianisme primitif, dont il fut une secte importante.



XIII--LES ARTS A CONSTANTINOPLE ET CHEZ

LES ORIENTAUX[1]


Il existe chez nous un préjugé qui présente les nations orientales
comme ennemies des tableaux et des statues. C'est là une vieille
récrimination bonne à ranger près de celle qui attribue au lieutenant
d'Omar la destruction de la bibliothèque d'Alexandrie, laquelle, bien
longtemps auparavant, avait été dispersée après l'incendie et le ravage
du Sérapéon.

Les journaux d'Orient nous ont appris cependant que le sultan avait
consacré de fortes sommes à la restauration de Sainte-Sophie; au moment
où la civilisation européenne semble si peu s'intéresser aux merveilles
de l'imagination et de l'exécution artistiques, il serait beau que les
Muses trouvassent à se réfugier sur ces rives de Bosphore, d'où elles
nous sont venues. Rien ne peut empêcher cela, en vérité.

Nous savons tous qu'il existe des tableaux peints sur parchemin à
l'Alhambra de Grenade, et que l'un des rois maures de cette ville
avait fait dresser la statue de sa maîtresse dans un lieu qu'on appela
_Jardin de la Fille_. J'ai dit déjà que l'on rencontrait dans une
des salles du sérail, à Constantinople, une collection de portraits
des sultans, dont les plus anciens ont été peints par les Bellin, de
Venise, qu'on avait, à grands frais, conviés à ce travail.

J'ai eu même l'occasion d'assister à une exposition de tableaux qui
eut lieu, à Constantinople, pendant les fêtes du Ramazan, dans le
faubourg de Galata, près de l'entrée du pont de bateaux qui traverse
la Corne-d'or. Il faut avouer toutefois que cette exhibition aurait
laissé beaucoup à désirer à la critique parisienne. Ainsi l'anatomie
y manquait complètement, tandis que le paysage et la nature morte
dominaient avec uniformité.

Il y avait là cinq ou six cents tableaux encadrés de noir, qui
pouvaient se diviser ainsi: tableaux de religion, batailles, paysages,
marines, animaux. Les premiers consistaient dans la reproduction des
mosquées les plus considérables de l'empire ottoman; c'était purement
de l'architecture avec tout au plus quelques arbres faisant valoir
les minarets. Un ciel d'indigo, un terrain d'ocre, des briques rouges
et des coupoles grises, voilà jusqu'où s'élevaient ces peintures
peu variées, tyrannisées par une sorte de convention hiératique.
Quant aux batailles, l'exécution en était gênée singulièrement par
l'impossibilité établie par le dogme religieux de représenter aucune
créature vivante, fût-ce un cheval, fût-ce un chameau, fût-ce même
un hanneton. Voici comment s'en tirent les peintres musulmans: ils
supposent le spectateur extrêmement éloigné du lieu de la lutte; les
plis de terrain, les montagnes et les rivières se dessinent seuls
avec quelque netteté; le plan des villes, les angles et les lignes
des fortifications et des tranchées, la position des carrés et des
batteries sont indiqués avec grand soin; de gros canons faisant feu
et des mortiers d'où s'élance la courbe enflammée des bombes animent
le spectacle et représentent _l'action_. Quelquefois, les hommes
sont marqués par des points. Les tentes et les drapeaux indiquent
les nationalités diverses, et une légende inscrite au bas du tableau
apprend au public le nom du chef victorieux. Dans les combats de mer,
l'effet devient plus saisissant par la présence des navires, dont
la lutte a relativement quelque chose d'animé; le mouvement de ces
tableaux gagne aussi beaucoup d'effet, grâce à certains groupes de
souffleurs et d'amphibies qu'il est permis de rendre spectateurs des
triomphes maritimes du croissant.

Il est, en effet, assez singulier de voir que l'islamisme permet
seulement la représentation de quelques animaux rangés dans la classe
des monstres. Telle est une sorte de sphinx dont on rencontre les
représentations par milliers dans les cafés et chez les barbiers
de Constantinople. C'est une fort belle tête de femme sur un corps
d'hippogriffe; ses cheveux noirs à longues tresses se répandent sur
le dos et sur le poitrail, ses yeux tendres sont cernés de brun, et
ses sourcils arqués se rejoignent sur son front; chaque peintre peut
lui donner les traits de sa maîtresse, et tous ceux qui la voient
peuvent rêver en elle l'idéal de la beauté; car c'est, au fond, la
représentation d'une créature céleste, de la jument qui emporta Mahomet
au troisième paradis.

C'est donc la seule étude de figure possible; un musulman ne peut
donner son portrait à sa bien-aimée ou à ses parents. Cependant, il a
un moyen de les doter d'une image chérie et parfaitement orthodoxe:
c'est de faire peindre en grand et en miniature, sur des boîtes ou des
médaillons, la représentation de la mosquée qui lui plaît le plus à
Constantinople ou ailleurs. Cela veut dire: «Là se trouve mon cœur, il
brûle pour vous sous le regard de Dieu.» On rencontre le long de la
place du Sérasquier, près de la mosquée de Bayézid, où les colombes
voltigent par milliers, une rangée de petites boutiques occupées par
des peintres et des miniaturistes. C'est là que les amoureux et les
époux fidèles se rendent à certains anniversaires et se font dessiner
ces mosquées sentimentales: chacun donne ses idées sur la couleur et
sur les accessoires; ils y font ajouter, d'ordinaire, quelques vers qui
peignent leurs sentiments.

On ne comprend pas trop comment l'orthodoxie musulmane s'arrange des
figures d'ombres chinoises, très-bien découpées et finement peintes,
qui servent dans les représentations de Caragueus. Il faut citer encore
certaines monnaies et médailles d'autrefois et même des étendards de
l'ancienne milice des janissaires qui portaient des figures d'animaux.
Le vaisseau du sultan est orné d'un aigle d'or aux ailes étendues.

Par une autre anomalie singulière, il est d'usage au Caire de couvrir
de peinture la maison de tout pèlerin qui vient de faire le voyage
de la Mecque, dans l'idée sans doute de figurer les pays qu'il a vus;
car en cette seule circonstance on se permet d'y représenter des
personnages qu'on a bien de la peine, du reste, à reconnaître pour
vivants.

Ces préjugés contre les figures n'existent, comme l'on sait, que chez
les musulmans de la secte d'Omar; car ceux de la secte d'Ali ont des
peintures et des miniatures de toute sorte. Il ne faut donc pas accuser
l'islamisme entier d'une disposition fatale aux arts. Le différend
porte sur l'interprétation d'un texte saint qui laisse penser qu'il
n'est pas permis à l'homme de créer des formes, puisqu'il ne peut
créer des esprits. Un voyageur anglais dessinait, un jour, des figures
sous les yeux d'un Arabe du désert, qui lui dit fort sérieusement:
«Lorsqu'au jugement dernier toutes les figures que tu as faites se
présenteront devant toi, et que Dieu te dira: «Les voilà qui viennent
se plaindre d'exister, et cependant de ne pouvoir vivre. Tu leur
as fait un corps; à présent, donne-leur une âme! » Alors, que leur
répondras-tu?--Je répondrai au Créateur, dit l'Anglais: «Seigneur,
quant à ce qui est de faire des âmes, vous vous en acquittez trop bien
pour que je me permette de lutter avec vous.... Mais, si ces figures
vous paraissent dignes de vivre, faites-moi la grâce de les animer. »

L'Arabe trouva cette réponse satisfaisante, ou, du moins, ne sut
que dire pour y répondre. L'idée du peintre anglais m'a paru fort
ingénieuse; et, si Dieu voulait, en effet, au jugement dernier, donner
la vie à toutes les figures peintes ou sculptées par les grands
maîtres, il repeuplerait le monde d'une foule d'admirables créatures,
très-dignes de séjourner dans la Jérusalem nouvelle de l'apôtre saint
Jean.

Il est bon de remarquer, du reste, que les Turcs ont respecté beaucoup
plus qu'on ne croit les monuments des arts dans les lieux soumis à
leur puissance. C'est à leur tolérance et à leur respect pour les
antiquités que l'on doit la conservation d'une foule de sculptures
assyriennes, grecques et romaines que la lutte des religions diverses
aurait détruites dans le cours des siècles. Quoi qu'on en ait pu
dire, la destruction des figures n'a eu lieu qu'aux premières époques
du fanatisme, alors seulement que certaines populations étaient
soupçonnées de leur rendre un culte religieux. Aujourd'hui, la plus
grande preuve de la tolérance des Turcs, à cet égard, nous est
donnée par l'existence d'un obélisque placé au centre de la place de
l'Atméidan, en face de la mosquée du sultan Sélim, et dont la base est
couverte de bas-reliefs byzantins, où l'on distingue plus de soixante
figures parfaitement conservées. Il serait difficile, toutefois, de
citer d'autres sculptures d'êtres animés conservées dans l'intérieur de
Constantinople, hormis celles que contiennent les églises catholiques.
Dans le dôme de Sainte-Sophie, les figures des apôtres en mosaïque
avaient été couvertes d'une couche de peinture où l'on avait représenté
des arabesques et des fleurs. L'_Annonciation de la Vierge_ était
seulement voilée[2]. Dans l'église des Quarante-Martyrs, située près de
l'aqueduc de Valens, les images en mosaïque ont été conservées, bien
que l'édifice soit devenu une mosquée.

Pour en finir avec les figures publiquement exposées, je puis citer
encore un certain cabaret situé à l'extrémité de Péra, au bord d'une
route qui sépare ce faubourg du village de San-Dimitri. --Cette route
est formée par le lit d'un ravin, au fond duquel coule un ruisseau
qui devient fleuve les jours d'orage. L'emplacement est des plus
pittoresques, grâce à l'horizon mouvementé des collines qui s'étendent
du petit champ des Morts jusqu'à la côte européenne du Bosphore.
Les maisons peintes, entremêlées de verdure, consacrées la plupart
à des guinguettes ou à des cafés, se dessinent par centaines sur
les crêtes et les pentes des hauteurs. La foule bigarrée se presse
autour des divers établissements de cette Courtille musulmane. Les
pâtissiers, les frituriers, les vendeurs de fruits et de pastèques
vous assourdissent de leurs cris bizarres. Vous entendez des Grecs
crier le raisin à _déka_ paras (dix paras, un peu plus d'un sou); puis
ce sont des pyramides d'épis de maïs bouillis dans une eau safranée.
Entrons maintenant dans le cabaret: l'intérieur en est immense; de
hautes galeries à balustres de bois tourné régnent autour de la grande
salle; à droite se trouve le comptoir du tavernier, occupé sans relâche
à verser les vins de Ténédos dans des verres blancs munis d'une anse,
où perle la liqueur ambrée; au fond sont les fourneaux du cuisinier,
chargés d'une multitude de ragoûts. On s'assied pour dîner sur de
petits tabourets, devant des tables rondes qui ne montent qu'à la
hauteur du genou; les simples buveurs s'établissent plus près de la
porte ou sur les bancs qui entourent la salle. Là, le Grec au tarbouch
rouge, l'Arménien à la longue robe, au _kalpak_ noir, et le juif au
turban gris, démontrent leur parfaite indépendance des prescriptions
de Mahomet. Le complément de ce tableau est la décoration locale
que je voulais signaler, composée d'une série de figures peintes à
fresque sur le mur du cabaret. C'est la représentation d'une promenade
fashionable, qui, si l'on en croit les costumes, remonterait à la
fin du siècle dernier. On y voit une vingtaine de personnages de
grandeur naturelle, avec les costumes des diverses nations qui
habitent Constantinople. Il y a parmi eux un Français en costume du
Directoire, ce qui donne la date précise de la composition. La couleur
est parfaitement conservée, et l'exécution très-suffisante pour une
peinture néo-byzantine. Un trait de satire que contient le morceau
indique qu'il n'est pas dû à un artiste européen, car on y voit un
chien qui lève la patte pour gâter les bas chinés du merveilleux; ce
dernier tente sans succès de le repousser avec son rotin. Voilà, en
vérité, le seul tableau à personnages publiquement exposé que j'aie pu
découvrir à Constantinople. On voit donc qu'il ne serait pas difficile
à un artiste d'y mettre son talent au service des cabaretiers, comme
faisait Lantara. Il ne me reste qu'à m'excuser de la longueur de cette
note, qui peut servir du moins à détruire deux préjugés européens,
en prouvant qu'il y a dans les pays turcs et des peintures et des
cabarets. Plusieurs de nos artistes y vivent fort bien, du reste, en
faisant des portraits de sainteté pour les Arméniens et les Grecs du
Phanar.

Pour ce qui est de la peinture d'ornements, de la grâce et de
l'agencement des arabesques, on sait quelle est là-dessus la
supériorité des Turcs. La jolie fontaine de Tophana peut édifier les
voyageurs sur le génie de l'ornementation à Constantinople.


[1] Cette étude complète le chapitre IX ci-dessus: _la Peinture chez
les Turcs._ Nous avons pensé que quelques répétitions ne devaient pas
nous la faire écarter. _(Note des Éditeurs.)_

[2] Aujourd'hui, la restauration complète de Sainte-Sophie a été
exécutée par MM. Fossati frères. Les mosaïques sont rétablies d'après
les dessins de M. Fornari. --Il existe sur cette restauration un
très-intéressant travail de M. Noguès.



XIV--LETTRE D'AMROU


L'histoire du calife Hakem a été pour l'auteur un motif de compléter
la description du Caire moderne par une description du Caire ancien,
animée par les souvenirs de la plus belle époque historique.

Un document qu'il ne faut pas oublier comme première impression de
l'Égypte devenue musulmane, c'est la lettre écrite par Amrou ou Gamrou
au calife Omar, à l'époque de la conquête de ce pays par les musulmans.

Nous ne pouvons mieux conclure des remarques sur l'Égypte actuelle
qu'en la citant. Ce détail nous permet, en outre, de fixer un point
d'histoire qui paraît avoir égaré bien des savants. M. Ampère, qui a
publié un travail fort étudié et fort important sur l'Égypte, s'est
laissé aller à l'erreur commune qui suppose que le calife Omar a fait
lui-même le siège d'Alexandrie. On verra, par les faits suivants, que
c'est son général Amrou ou Gamrou qui fut chargé de cette expédition.
Nous avons conservé ici le vieux style d'un ancien orientaliste, Pierre
Vattier, qui rend admirablement le style arabe.

Voici d'abord la lettre qu'écrivit le commandeur des fidèles, Omar,
à Amrou ou Gamrou (la langue française ne rend qu'imparfaitement les
consonnances de l'arabe):

«De la part de Gabdolle Omar, fils du Chettabe, à Gamrou, fils du
Gase. Dieu vous donne sa paix, ô Gamrou! et sa miséricorde et ses
bénédictions, et à tous les musulmans généralement. Après cela, je
remercie Dieu des faveurs qu'il vous a faites, il n'est point d'autre
Dieu que lui, et je le prie de bénir Mahomet et sa famille. Je sais,
ô Gamrou, par le rapport qui m'a été fait, que la province où vous
commandez est belle et bien fortifiée, bien cultivée et bien peuplée;
que les Pharaons et les Amalécites y ont régné; qu'ils y ont fait des
ouvrages exquis et des choses excellentes; qu'ils y ont étalé les
marques de leur grandeur et de leur orgueil, s'imaginant être éternels,
et prenant où ils n'avaient point fait de compte. Cependant, Dieu
vous a établi en leurs demeures, et a mis en votre puissance leurs
biens et leurs serviteurs et leurs enfants, et vous a fait hériter
de leur terre. Qu'il en soit loué et béni et remercié; c'est à lui
qu'appartient l'honneur et la gloire. Quand vous aurez lu ma lettre
que voici, écrivez-moi les qualités particulières de l'Égypte, tant en
sa terre qu'en sa mer, et me la faites connaître comme si je la voyais
moi-même. »

Amrou, ayant reçu cette lettre, et vu ce qu'elle contenait, fit réponse
à Omar; il lui écrivit en ces termes:

«De la part de Gabdolle, fils du Gase, fils de Vaïl le Saharien, au
successeur de l'apôtre de Dieu, à qui Dieu fasse paix et miséricorde,
Omar, fils du Chettabe, commandeur des fidèles, l'un des califes
suivant le droit chemin, dont j'ai reçu et lu la lettre et entendu
l'intention; c'est pourquoi je veux ôter de dessus son esprit la nuée
de l'incertitude par la vérité de mon discours. C'est de Dieu que vient
la force et la puissance, et toutes choses retournent à lui. Sachez,
seigneur commandeur des fidèles, que le pays d'Égypte n'est autre chose
que des terres noirâtres et des plantes vertes entre une montagne
poudreuse et un sable rougeâtre. Il y a entre sa montagne et son sable
des plaines relevées et des éminences abaissées. Elle est environnée
d'un penchant qui lui fournit de quoi vivre, et qui a de tour, depuis
Syène jusqu'à la fin de la terre et au bord de la mer, un mois de
chemin pour un homme de cheval. Par le milieu du pays, il descend
un fleuve béni au matin et favorisé du ciel au soir, qui coule en
augmentant et en diminuant, suivant le cours du soleil et de la lune.
Il a son temps auquel les fontaines et les sources de la terre lui sont
ouvertes, suivant le commandement qui leur est fait par son Créateur,
qui gouverne et dispense son cours pour fournir de quoi vivre à la
province, et il court, suivant ce qui lui est prescrit, jusqu'à ce que,
ses eaux étant enflées et ses ondes roulant avec bruit, et ses flots
étant parvenus à la plus grande élévation, les habitants du village ne
peuvent passer de village en autre que dans de petites barques, et l'on
voit tournoyer les nacelles qui paraissent comme des chameaux noirs et
blancs dans les imaginations. Puis, lorsqu'il est dans cet état, voici
qu'il commence à retourner en arrière et à se renfermer dans son canal,
comme il en était sorti auparavant, et s'y était élevé peu à peu. Et
alors, les plus prompts et les plus tardifs s'apprêtent au travail; ils
se répandent par la campagne en troupes, les gens de la loi que Dieu
garde, et les hommes de l'alliance, que les hommes protégent; on les
voit marcher comme des fourmis, les uns faibles, les autres forts, et
se lasser à la tâche qui leur a été ordonnée. On les voit fendre la
terre et ce qui en est abreuvé, et y jeter de toutes les espèces de
grains qu'ils espèrent y pouvoir multiplier avec l'aide de Dieu; et la
terre ne tarde point, après la noirceur de son engrais, à se revêtir de
vert et à répandre une agréable odeur, tant qu'elle produit des tuyaux
et des feuilles et des épis, faisant une belle montre et donnant une
bonne espérance, la rosée l'abreuvant d'en haut, et l'humidité donnant
nourriture à ses productions par bas. Quelquefois, il vient quelques
nuées avec une pluie médiocre; quelquefois, il tombe seulement quelques
gouttes d'eau, et, quelquefois, point du tout. Après cela, seigneur
commandeur des fidèles, la terre étale ses beautés et fait parade de
ses grâces, réjouissant ses habitants et les assurant de la récolte de
ses fruits pour leur nourriture et celle de leurs montures, et pour
en transporter ailleurs, et pour faire multiplier leur bétail. Elle
paraît aujourd'hui, seigneur commandeur des fidèles, comme une terre
poudreuse, puis incontinent comme une mer bleuâtre et comme une perle
blanche, puis comme de la boue noire, puis comme un taffetas vert,
puis comme une broderie de diverses couleurs, puis comme une fonte
d'or rouge. Alors, on moissonne ses blés, et on les bat pour en tirer
le grain, qui passe ensuite diversement entre les mains des hommes,
les uns en prenant ce qui leur appartient, et les autres ce qui ne
leur appartient pas. Cette vicissitude revient tous les ans, chaque
chose en son temps, suivant l'ordre et la providence du Tout-Puissant:
qu'il soit loué à jamais ce grand Dieu, qu'il soit béni le meilleur
des créateurs! Quant à ce qui est nécessaire pour l'entretien de ces
ouvrages, et qui doit rendre le pays bien peuplé et bien cultivé, le
maintenir en bon état et le faire avancer de bien en mieux, suivant ce
que nous en ont dit ceux qui en ont connaissance pour en avoir eu le
gouvernement entre leurs mains, nous y avons remarqué particulièrement
trois choses, dont la première est de ne recevoir point les mauvais
discours que fait la canaille contre les principaux du pays, parce
qu'elle est envieuse et ingrate du bien qu'on lui fait; la seconde
est d'employer le tiers du tribut que l'on lève à l'entretien des
ponts et chaussées, et la troisième est de ne tirer le tribut d'une
espèce, sinon d'elle même, quand elle est en sa perfection. Voilà la
description de l'Égypte, seigneur commandeur des fidèles, par laquelle
vous la pouvez connaître comme si vous la voyiez vous-même. Dieu vous
maintienne dans votre bonne conduite, et vous fasse heureusement
gouverner votre empire, et vous aide à vous acquitter de la charge
qu'il vous a imposée. La paix soit avec vous. Que Dieu soit loué, et
qu'il assiste de ses faveurs et de ses bénédictions notre seigneur
Mahomet, et ceux de sa nation, et ceux de son parti. »

Le commandeur des fidèles, Omar, ayant lu, dit l'auteur, la lettre de
Gamrou, parla ainsi: «Il s'est fort bien acquitté de la description
de la terre d'Égypte et de ses appartenances; il l'a si bien marquée,
qu'elle ne peut être méconnue par ceux qui sont capables de connaître
les choses. Loué soit Dieu, ô assemblée des musulmans, des grâces qu'il
vous a faites en vous mettant en possession de l'Égypte et des autres
pays! C'est lui dont nous devons implorer le secours. »



XV--CATÉCHISME DES DRUSES


DEMANDE. Vous êtes Druse?--RÉPONSE. Oui, par le secours de notre maître
tout-puissant.

D. Qu'est-ce qu'un Druse?--R. Celui qui a écrit la loi et adoré le
Créateur.

D. Qu'est-ce que le Créateur vous a ordonné?--R. La véracité,
l'observation de son culte et celle des sept conditions.

D. Quels sont les devoirs difficiles dont votre Seigneur vous a
dispensés et qu'il a abrogés; et comment savez-vous que vous êtes un
vrai Druse?--R. En m'abstenant de ce qui est illicite, et faisant ce
qui est licite.

D. Qu'est-ce que c'est que le licite et l'illicite?--R. Le licite est
ce qui appartient au sacerdoce et à l'agriculture; et l'illicite, aux
places temporelles et aux renégats.

D. Quand et comment a paru Notre-Seigneur tout-puissant? --R. L'an 400
de l'hégire de Mahomet. Il se dit alors de la race de Mahomet pour
cacher sa divinité.

D. Et pourquoi voulait-il cacher sa divinité?--R. Parce que son culte
était négligé, et que ceux qui l'adoraient étaient en petit nombre.

D. Quand a-t-il paru en manifestant sa divinité?--R. L'an 408.

D. Combien demeura-t-il ainsi?--R. L'an 408 en entier; puis il disparut
dans l'année 409, parce que c'était une année funeste. Ensuite il
reparut au commencement de 410, et il demeura toute l'année 411; et
enfin, au commencement de 412, il se déroba aux yeux, et ne reviendra
plus qu'au jour du jugement.

D. Qu'est-ce que le jour du jugement?--R. C'est le jour où le Créateur
paraîtra avec une figure humaine et régnera sur l'univers avec la force
et l'épée.

D. Quand cela arrivera-t-il?--R. C'est une chose qui n'est pas connue;
mais des signes l'annonceront.

D. Quels seront ces signes?--R. Quand on verra les rois changer et les
chrétiens avoir l'avantage sur les musulmans.

D. Dans quel mois cela aura-t-il lieu?--R. Dans la lune de Dgemaz ou
dans celle de Radjad, selon les supputations de l'hégire.

D. Comment Dieu gouvernera-t-il les peuples et les rois? --R. Il se
manifestera par la force et l'épée, et leur ôtera la vie à tous.

D. Et, après leur mort, qu'arrivera-t-il?--R. Ils renaîtront au
commandement du Tout-Puissant, qui leur ordonnera ce qu'il lui plaira.

D. Comment les traitera-t-il?--R. Ils seront divisés en quatre parties;
savoir: les chrétiens, les juifs, les renégats et les vrais adorateurs
de Dieu.

D. Et comment chacune de ces sectes se divisera-t-elle?--R. Les
chrétiens donneront naissance aux sectes des nasariés[1] et de
métualis; des juifs sortiront les Turcs. Quant aux renégats, ce sont
ceux qui ont abandonné la foi de notre Dieu.

D. Quel traitement Dieu fera-t-il aux adorateurs de son unité?--R. Il
leur donnera l'empire, la royauté, la souveraineté, les biens, l'or,
l'argent, et ils demeureront dans le monde, princes, pachas et sultans.

D. Et les renégats?--R. Leur punition sera affreuse. Elle consistera en
ce que leurs aliments, quand ils voudront boire et manger, deviendront
amers. De plus, ils seront réduits en esclavage et soumis aux plus
rudes fatigues chez les vrais adorateurs de Dieu. Les juifs et les
chrétiens souffriront les mêmes tourments, mais beaucoup plus légers.

D. Combien de fois Notre-Seigneur a-t-il paru sous la forme humaine?
?--R. Dix fois, qu'on nomme _stations_, et les noms qu'il y porta
successivement sont: El-Ali, El-Bar, Alia, El-Maalla, El-Kâïem,
El-Maas, El-Azis, Abazakaria, El-Mansour, El-Hakem.

D. Où eut lieu la première station, celle de El-Ali?--R. Dans une ville
de l'Inde, appelée _Rchine-ma-Tchine_.

D. Combien de fois Hamza a-t-il apparu, et comment s'est-il nommé à
chaque apparition?--R. Il a apparu sept fois dans les siècles écoulés
depuis Adam jusqu'au prophète Samed. Dans le siècle d'Adam, il se
nommait Chattnil; dans celui de Noé, il s'appelait Pythagore; David fut
le nom qu'il porta au temps d'Abraham; du temps de Moïse, il se nomma
Chaïb, et de celui de Jésus, il s'appelait le Messie véritable et aussi
Lazare; du temps de Mahomet, son nom était Salman-el-Farsi, et du temps
de Sayd son nom était Saleh.

D. Apprenez moi l'étymologie du nom Druse.--Ce nom est tiré de notre
obéissance pour le hakem par l'ordre de Dieu, lequel hakem est notre
maître Mahomet, fils d'Ismaël, qui se manifesta lui-même par lui-même
à lui-même; et, lorsqu'il se fut manifesté, les Druses, en suivant ses
ordres, _entrèrent_ dans sa loi, ce qui les fit appeler Druses: car le
mot arabe _enderaz_, ou _endaradj_, est la même chose que _dahrah_, qui
signifie _entrer_. Cela veut dire que le Druse a écrit la loi, s'en
est pénétré et est _entré_ sous l'obéissance du bakem. On peut trouver
une autre étymologie en écrivant Druse par une _s_; alors, il vient de
_daras, iedros, étudier_, ce qui signifie que le Druse a _étudié_ les
livres de Hamza et adoré le Tout-Puissant, comme il convient.

D. Quelle est notre intention en adorant l'Évangile?--R. Apprenez que
nous voulons par là exalter le nom de celui qui est debout par l'ordre
de Dieu, et celui-là est Hamza; car c'est lui qui a proféré l'Évangile.
De plus, il convient qu'aux yeux de chaque nation nous reconnaissions
leur croyance. Enfin, nous adorons l'Évangile, parce que ce livre est
fondé sur la sagesse divine, et qu'il contient les marques évidentes du
vrai culte.

D. Pourquoi rejetons-nous tout autre livre que le Coran, lorsqu'on
nous questionne sur cet article?--R. Parce que nous avons besoin de
n'être pas connus pour ce que nous sommes, nous trouvant au milieu des
sectateurs de l'islamisme. Il est donc à propos que nous reconnaissions
le livre de Mahomet; et, afin qu'on ne nous fasse pas un mauvais parti,
nous avons adopté toutes les cérémonies musulmanes, et même celle des
prières sur les morts; et tout cela seulement à l'extérieur, afin
d'être ignorés.

D. Que disons-nous de ces martyrs dont les chrétiens vantent tant
l'intrépidité et le grand nombre?--R. Nous disons que Hamza ne les a
point reconnus, fussent-ils crus et attestés par tous les historiens.

D. Mais, si les chrétiens viennent à nous dire que leur foi n'est pas
douteuse, parce qu'elle est appuyée sur des preuves plus fortes et
plus immédiates que la parole de Hamza, que répondons-nous et comment
avons-nous reconnu l'infaillibilité de Hamza, cette colonne de la
vérité dont puisse être le salut sur nous?--R. Par le témoignage
que lui-même a rendu de lui-même, lorsqu'il a dit, dans l'épître du
commandement et de la défense: «Je suis la première des créatures de
Dieu; je suis sa voix et son point; j'ai la science par son ordre; je
suis la tour et la maison bâtie; je suis le maître de la mort et de
la résurrection; je suis celui qui sonnera la trompette; je suis le
chef général du sacerdoce, le maître de la grâce, l'édificateur et le
destructeur des justices; je suis le roi du monde, le destructeur des
deux témoignages; je suis le feu qui dévore. »

D. En quoi consiste la vraie religion des prêtres druses?--R. C'est le
contre-pied de chaque croyance des autres nations ou tribus; et tout ce
qui est impie chez les autres, nous le croyons, nous, comme il a été
dit dans l'épître de la tromperie et de l'avertissement.

D. Mais, si un homme venait à connaître notre saint culte, à le croire
et à s'y conformer, serait-il sauvé?--R. Jamais, la porte est fermée,
l'affaire est finie, la plume est émoussée; et, après sa mort, son âme
va rejoindre sa première nation et sa première religion.

D. Quand furent créées toutes les âmes?--R. Elles furent créées après
le pontife Hamza, fils d'Ali. Après lui, Dieu créa de lumière tous
les esprits qui sont comptés, et qui ne diminueront ni n'augmenteront
jusqu'à la fin des siècles.

D. Notre auguste religion admet-elle le salut des femmes? R. Sans
doute, car Notre-Seigneur a écrit un chapitre sur les femmes, et elles
ont obéi sur-le-champ, comme il en est mention dans l'épître de la loi
des femmes, et il en est de même dans l'épître des filles.

D. Que disons-nous du reste des nations qui assurent adorer le Seigneur
qui a créé le ciel et la terre?--R. Quand même elles le diraient, ce
serait une fausseté; et, quand même elles l'adoreraient réellement,
si elles ne savent pas que le Seigneur est le hakem lui-même, leur
adoration est sacrilége.

D. Quels sont ceux des anciens qui ont prêché la sagesse du Seigneur à
ceux qui ont établi notre croyance?--R. Il y en a trois dont les noms
sont Hamza, Esmaïl et Beha-Eddine.

D. En combien de parties se divise la science?--R. En cinq parties:
deux d'entre elles appartiennent à la religion et deux à la nature. La
cinquième partie, qui est la plus grande de toutes, ne se divise point.
Elle est la science véritable, celle de l'amour et de Dieu.

D. Comment connaissons-nous que tel homme est notre frère, observateur
du vrai culte, si nous le rencontrons en chemin ou s'il s'approche de
nous en passant et se dise Druse? --R. Le voici: après les compliments
d'usage, nous lui disons: «Sème-t-on dans votre pays de la graine de
myrobolan (_aliledji_)?» S'il répond: «Oui, on la sème dans le cœur des
croyants;» alors, nous l'interrogeons sur notre foi: s'il répond juste,
c'est notre compatriote; sinon, ce n'est qu'un étranger.

D. Quels sont les pères de notre religion?--R. Ce sont les prophètes
du hakem, savoir: Hamza, Esmaïl, Mahomet et Kalimé, Abou-el-Rheir,
Beha-Eddine.

D. Les Druses ignorants ont-ils le salut ou un emploi auprès du hakem,
quand ils meurent dans cet état d'ignorance?--R. Il n'est point de
salut pour eux, et ils seront dans le déshonneur et l'esclavage chez
Notre-Seigueur jusqu'à l'éternité des éternités.

D. Qu'est-ce que Doumassa?--R. C'est Adam le premier; c'est Arkhnourh;
c'est Hermès; c'est Édris; Jean; Esmaïl, fils de Mahomet-el-Taïmi; et,
au siècle de Mahomet, fils d'Abdallah, il s'appelait El-Mekdad.

D. Qu'est-ce que l'antique et l'éternel?--R. L'antique est Hamza;
l'éternel est l'âme, sa sœur.

D. Qu'est-ce que les pieds de la sagesse?--R. Ce sont les trois
prédicateurs.

D. Qui sont-ils?--R. Jean, Marc et Matthieu.

D. Combien de temps ont-ils prêché?--R. Vingt et un ans; chacun d'eux
en prêcha sept.

D. Qu'est-ce que ces édifices qui sont en Égypte et qu'on nomme
pyramides?--R. Ces pyramides ont été bâties par le Tout-Puissant, pour
atteindre à un but plein de sagesse qu'il a conçu dans sa providence.

D. Quel est ce but plein de sagesse?--R. C'est d'y placer et d'y
conserver jusqu'au jour du jugement où sera sa seconde venue, les
secrets et les quittances que sa main divine a prises de toutes les
créatures.

D. Pour quelle raison a-t-il paru à chaque nouvelle loi?--R. Pour
exalter les adorateurs de son vrai culte, afin qu'ils s'y affermissent,
qu'ils sussent que c'est lui qui change à sa volonté les justices, et
qu'ils ne crussent pas à d'autres que lui.

D. Comment les âmes retournent-elles dans leur corps?--R. Chaque fois
qu'un homme meurt, il en naît un autre, et c'est ainsi qu'est le monde.

D. Comment appelle-t-on les musulmans?--R. La descente (_el tanzil_).

D. Et les chrétiens?--R. L'explication (_el taaouil_). Ces deux
dénominations signifient, pour ceux-ci, qu'ils ont expliqué la parole
de l'Évangile; pour ceux-là, le bruit répandu que le Coran est descendu
du ciel.

D. Quelle a pu être la volonté de Dieu en créant les génies et les
anges qui sont désignés dans le livre de la sagesse de Hamza?--R. Les
génies, les esprits et les démons sont comme ceux d'entre les hommes
qui n'ont pas obéi à l'invitation de Notre-Seigneur le hakem. Les
diables sont des esprits devant ceux qui ont des corps. Quant aux
anges, il faut y voir une représentation des vrais adorateurs de Dieu,
qui ont obéi à l'invitation du hakem, qui est le Seigneur adoré dans
toutes les révolutions d'âge.

D. Qu'est-ce que les révolutions d'âge?--R. Ce sont les justices des
prophètes qui ont paru tour à tour, et que les gens du siècle où ils
vivaient ont déclarés tels, comme Adam, Noé, Abraham, Moïse, Jésus,
Mahomet, Sayd. Tous ces prophètes ne sont qu'une seule et même âme
qui a passé d'un corps dans un autre, et cette âme, qui est le démon
maudit, gardien d'Ebn-Termahh, est aussi Adam le désobéissant, que Dieu
chassa de son paradis, c'est-à-dire à qui Dieu ôta la connaissance de
son unité.

D. Quel était l'emploi du démon chez Notre-Seigneur?--R. Il lui était
cher; mais il conçut de l'orgueil et refusa d'obéir au vizir Hamza;
alors, Dieu le maudit et le précipita du paradis.

D. Quels sont les anges en chef qui portent le trône de
Notre-Seigneur?--R. Ce sont les cinq primats qu'on appelle:
Gabriel qui est Hamza, Michel qui est le second frère,
Esrafil-Salamé-ebn-abd-el-ouahab, Esmaïl, Beha-Eddin,
Métatroun-Ali-ebn-Achmet. Ce sont là les cinq vizirs qu'on nomme
El-Sabek (le précédent), El-Cani (le second), El-Djassad (le corps),
El-Rathh (l'ouverture), et Fhial (le cavalier).

D. Qu'est-ce que les quatre femmes?--R. Elles se nomment Ismaël,
Mahomet, Salamé, Ali, et elles sont: El-Kelmé (la parole), El-Nafs
(l'âme), Beha-Eddin (beauté de la religion), Omm-el-Rheir (la mère du
bien).

D. Qu'est-ce que l'Évangile qu'ont les chrétiens, et qu'en
disons-nous?--R. L'Évangile est bien réellement sorti de la bouche
du Seigneur le Messie, qui était Salman-el-Farsi dans le siècle de
Mahomet, lequel Messie est Hamza, fils d'Ali. Le faux Messie est celui
qui est né de Marie, car celui-là est fils de Joseph.

D. Où était le vrai Messie, quand le faux était avec ses disciples?
--R. Il se trouvait dans le nombre de ces derniers. Il professait
l'Évangile; il donnait des instructions au Messie, fils de Joseph,
et lui disait: «Faites cela et cela,» conformément à la religion
chrétienne, et le fils de Joseph lui obéissait. Cependant, les Juifs
conçurent de la haine contre le faux Messie, et le crucifièrent.

D. Qu'arriva-t-il après qu'il eut été crucifié?--R. On le mit dans
un tombeau. Le vrai Messie arriva, déroba le corps du tombeau, et
l'enterra dans le jardin; puis il répandit le bruit que le Messie avait
ressuscité.

D. Pourquoi le vrai Messie se conduisit-il ainsi?--R. Pour faire durer
la religion chrétienne et lui donner plus de force.

D. Et pourquoi favorisa-t-il aussi l'hérésie?--R. Afin que les Druses
pussent se couvrir comme d'un voile de la religion du Messie, et que
personne ne les connût pour Druses.

D. Qui est celui qui sortit du tombeau et qui entra chez les disciples
les portes fermées?--R. Le Messie vivant qui ne meurt point, et qui est
Hamza.

D. Comment les chrétiens ne se sont-ils pas faits Druses?--R. Parce que
Dieu l'a voulu ainsi.

D. Mais comment Dieu souffre-t-il le mal et l'hérésie?--R. Parce que
son constant usage est de tromper les uns et d'éclairer les autres,
comme il est dit dans le Coran: «Il a donné la sagesse aux uns, et il
en a privé les autres. »

D. Et pourquoi Hamza, fils d'Ali, nous a-t-il ordonné de cacher la
sagesse et de ne pas la découvrir?--R. Parce qu'elle contient les
secrets et les quittances de Notre-Seigneur, et il ne convient pas
de découvrir à personne de choses où le salut des âmes et la vie des
esprits se trouvent renfermés.

D. Nous sommes donc égoïstes, si nous ne voulons pas que tout le monde
se sauve?--R. Il n'y a point là d'égoïsme; car l'invitation est ôtée;
la porte est fermée; est hérétique qui est hérétique, et croyant qui
est croyant, et tout est comme il doit être.

Le carême qui était ordonné anciennement est aboli aujourd'hui; mais,
quand un homme fait carême hors du temps prescrit, et se mortifie par
le jeûne, cela est louable; car cela nous rapproche de la Divinité.

D. Pourquoi a-t-on supprimé l'aumône?--R. Chez nous, l'aumône envers
nos frères les Druses est légitime; mais elle est un crime à l'égard de
tout autre, et il ne convient pas de la faire.

D. Quel but se proposent les solitaires qui se mortifient?--R. C'est de
mériter, quand le hakem viendra, qu'il nous donne à chacun, selon nos
œuvres, des vizirats, des pachaliks et des gouvernements.

L'auteur d'un ouvrage sur la Turquie, M. Ubicini, remarque avec
raison que, malgré la navigation à la vapeur, malgré les progrès de
la statistique moderne, l'Orient n'est guère plus connu aujourd'hui
qu'il ne l'était durant les deux derniers siècles. Il est certain
que, si le nombre des voyageurs a augmenté, les rapports de commerce
établis autrefois entre nos provinces du Midi et les cités du Levant
ont diminué de beaucoup. Les touristes ordinaires ne séjournent pas
assez longtemps pour pénétrer les secrets d'une société dont les
mœurs se dérobent si soigneusement à l'observation superficielle. Le
mécanisme des institutions turques est, du reste, entièrement changé
depuis l'organisation nouvelle que l'on appelle _tanzimat_, et qui
devient la réalisation longtemps désirée du hatti-chérif de Gul-Hanè.
Aujourd'hui, la Turquie est assurée d'un gouvernement régulier et fondé
sur l'égalité complète des sujets divers de l'empire[2].

Les lettres et les souvenirs de voyage réunis dans ce livre étant de
simples récits d'aventures réelles, ne peuvent offrir cette régularité
d'action, ce nœud et ce dénoûment que comporterait la forme romanesque.
Le vrai est ce qu'il peut. La première partie de cet ouvrage semble
avoir dû principalement son succès à l'intérêt qu'inspirait l'esclave
indienne achetée au Caire, chez le djellab Abd-el-Kérim. L'Orient
est moins éloigné de nous qu'on ne pense, et, comme cette personne
existe, son nom a dû être changé dans le récit imprimé. Des détails
authentiques et circonstanciés nous ont appris qu'elle est aujourd'hui
mariée dans une ville de Syrie, et son sort paraît être heureusement
fixé. Le voyageur qui, sans y trop songer, s'est vu conduit à déplacer
pour toujours l'existence de cette personne, ne s'est rassuré, touchant
son avenir, qu'en apprenant que sa situation actuelle était entièrement
de son choix. Elle est restée dans la foi musulmane, bien que des
efforts eussent été faits pour l'amener aux idées chrétiennes. Les
Français ne peuvent plus, désormais, acheter d'esclaves en Égypte;
en sorte que personne ne risquera aujourd'hui de se jeter dans des
embarras qui entraînent, d'ailleurs, une certaine responsabilité morale.


[1] Liban, dans les provinces de Tripoli et de Saida.

[2] Voici les chiffres les plus récents applicables à la situation de
l'empire turc: La race ottomane est de 11,700,000 âmes.

Les autres peuples des diverses parties de l'empire, Grecs, Slaves,
Arabes, Arméniens, etc., complètent le nombre des sujets de tout
l'empire, qui est de 35,350,000 âmes.--La population de Constantinople
est de 797,000 âmes, dont 400,000 musulmans, le reste se composant
d'Arméniens, de Grecs, etc.

Le budget et de 168 millions.

L'armée régulière, de 138,680 hommes, peut être portée, avec sa réserve
et ses contingents, à plus de 400,000 hommes.



XVI--LETTRE A THÉOPHILE GAUTIER[1]


Quel bonheur que tu m'aies écrit par un journal et non par une
lettre! La lettre dormirait à l'heure qu'il est au bureau restant du
Grand-Caire, où je ne suis plus, ou bien elle courrait encore sur les
traces de ton volage ami de l'une à l'autre des échelles du Levant;
tandis que le journal, tu l'avais bien prévu, le journal, arrivant à
la fois à tous les lieux où je pouvais être, me trouvait justement
à Constantinople où je suis. De plus, le monde est si petit et la
presse est si grande, que je vais pouvoir te répondre à vingt jours
de date par la feuille du Bosphore la plus répandue à Paris, que la
bienveillance d'anciens amis met à ma disposition. Cela n'est-il pas
merveilleux, et même inquiétant pour la direction des postes? Quant
au public, peut-être ne serait-il que trop disposé à respecter nos
secrets; je veux dire surtout les miens.

Mais tu m'entretiens d'une affaire qui l'intéresse autant que nous,
et qui même ne doit pas être moins populaire à Stamboul qu'à Paris,
puisque, si j'en crois ton récit, l'œuvre que tu viens de produire
ferait honneur à l'imagination d'un vrai poëte musulman.

_La Péri_: c'est à la fois un ballet et un poëme: un poëme comme
_Medjnoun et Lèila_, un ballet comme tant de ballets charmants que j'ai
vu danser chez d'aimables et hospitaliers personnages de l'Orient. Ces
derniers ne s'étonneraient guère que d'une chose: c'est qu'il faille
à Paris, pour voir ton ballet s'aller entasser par milliers dans une
sorte de cage en bois dor de cuivre, et très-peu garnie de divans; le
tout sans _narguilé_ ni _chibouque_, et sans café ni sorbets.

Un habitant un peu aisé d'ici réunirait ses amis sur de bons coussins,
ses femmes derrière un grillage, et ferait jouer _la Péri_ par des
danseuses ou par des danseurs, selon son goût; et je suis certain
qu'il serait très-édifié de la composition et très-ravi des détails
chorégraphiques dont Coraly l'a brodée. Il lui manquerait toutefois
Carlotta la divine, que l'Opéra retient par un fil d'or; mais qui sait
si quelque péri véritable n'obéirait pas au lieu d'elle à l'appel
d'un zélé croyant? Pourtant, j'en conviens, l'Orient n'est plus la
terre des prodiges, et les péris n'y apparaissent guère, depuis que
le Nord a perdu ses fées et ses sylphides brumeuses. Et surtout, ce
n'est pas au Caire que ces filles du ciel viendraient chercher des
amours platoniques et des cœurs fidèles aux vieilles croyances de
l'Hedjaz. L'emploi divin de ces dames risquerait d'être défini un peu
matériellement par une police sévère, qui les enverrait se faire des
sectateurs aux environs de la première cataracte, parmi les ruines
d'Esné.

O mon ami! tu m'avais demandé des détails locaux et pittoresques
sur les almées du Caire et leurs danses tant célébrées, je m'étais
chargé de faire des recherches touchant le pas de _l'abeille_ et
autres cachuchas locales; j'espérais me poser comme un Charles Texier
chorégraphique, un Lipsins correspondant de l'Académie de musique. Et
tu t'es étonné de ce que, loin de répondre à une mission si facile
et si charmante, je ne t'aie décrit que des costumes d'Anglais, des
défroques de _franguis_, et des haillons de fellahs.... Hélas! c'est
qu'au moment où tu attachais toutes les splendeurs de l'Opéra au Caire
de ton imagination, moi, je ne trouvais à réunir an vrai Caire que les
éléments baroques d'une pantomime de Deburau.

Si je ne t'ai rien dit des danses du Caire, c'est qu'il eût été
dangereux alors de t'ôter tes illusions. La première danse que j'ai vue
avait lieu dans un brillant café du quartier franc, vulgairement nommé
_Mousky_. Je voudrais bien te mettre un peu la chose en scène; mais
véritablement la décoration ne comporte ni trèfles, ni colonnettes,
ni lambris de porcelaine, ni œufs d'autruche suspendus. Ce n'est qu'à
Paris que l'on rencontre des cafés si orientaux. Imagine plutôt une
humble boutique carrée, blanchie à la chaux, où pour toute arabesque
se répète plusieurs fois l'image d'une pendule, posée au milieu d'une
prairie, entre deux cyprès. Le reste de l'ornementation se compose
de miroirs également peints et destinés à se renvoyer l'éclat d'un
lustre en bâtons de palmier, chargé de flacons d'huile où nagent des
veilleuses, d'ailleurs d'un assez bon effet. Des divans d'un bois
assez dur, qui régnent autour de la pièce, sont bordés de cages en
palmier servant de tabourets pour les pieds des fumeurs de tabac, ou
des consommateurs de hatchich. C'est là que le fellah en blouse bleue,
le Cophte au turban noir, le Bédouin au manteau rayé se livrent à
des songes qui sans doute sont juste l'opposé des tiens. Ils rêvent
peut-être une patrie sans palmiers et sans dromadaires, des fleuves
dénués de crocodiles, un ciel de brouillard, des monts de neige, un
paradis surtout dont Méhémet-Ali ne soit pas le dieu. Quant aux _péris_
qui leur apparaissent réellement, au milieu de la poussière et de la
fumée de tabac, elles me frappèrent au premier abord par l'éclat des
calottes d'or qui surmontaient leur chevelure tressée. Leurs talons,
qui frappaient le sol pendant que les bras levés en répétaient la
rude secousse, faisaient résonner des clochettes et des anneaux;
les hanches frémissaient d'un mouvement qu'illustre chez nous la
réprobation _municipale_; la taille apparaissait sous la mousseline,
dans l'intervalle de la veste et de la riche ceinture, relâchée
comme le ceston de Vénus. A peine, au milieu du tournoiement rapide,
pouvait-on distinguer les traits de ces séduisantes personnes, qui se
démenaient vaillamment aux sons primitifs du tambourin et de la flûte.
Il y en avait deux fort belles, à la mine lière, aux yeux arabes avivés
par la teinture, aux joues pleines et délicates légèrement fardées;
la troisième ... mais pourquoi ne pas le dire tout de suite?... la
troisième, péri subalterne, trahissait un sexe moins tendre avec sa
barbe de huit jours! Et moi qui m'apprêtais à leur faire un masque de
sequins, d'après les traditions les plus pures de l'Orient, je crus
devoir refuser cette galanterie à la face suante des deux autres,
qui, tout examen fait, n'étaient évidemment que des _almées_ mâles.
Tu comprends dès lors que je n'avais aucune curiosité de leur faire
exécuter le _pas de l'abeille_,--lequel n'a, dit-on, manqué son effet,
à l'Opéra, que parce que la Carlotta ne l'a pas accompli jusque dans
ses derniers détails.

Tu vas me demander pourquoi au Caire on risque de rencontrer, sous des
apparences très-séduisantes parfois, la réalité définitive d'un pauvre
ouvrier sans ouvrage.... A quoi je te dirai, d'après de scrupuleuses
informations, que c'est dans l'intérêt de la morale publique que le
gouvernement relègue à Esné les véritables almées et autres lorettes
du Delta. Cette même moralité, qui substitue si heureusement un sexe
à l'autre, a réservé encore aux habitants du Caire une compensation
chorégraphique dont il va m'être bien difficile de te donner une idée
convenable.

Pour se rendre de la place de l'Esbékieh au Mousky (quartier franc),
on suit une rue longue et tortueuse, assez large, encombrée de
mendiants, d'âniers, de marchands d'oranges et de vendeurs de cannes
à sucre; à gauche, régnent les longs murs du couvent des derviches
tourneurs jusqu'à la remise des voitures de Suez, dont la porte est
surmontée d'un grand crocodile empaillé. A droite, il y a quelques
belles maisons, des cafés, des étalages et même un cabaret italien.
Près de là retentissent les trompettes d'une troupe de danseurs
équilibristes grecs. Le lieu est, comme tu penses bien, très-frayé,
très-bruyant, très-encombré de marchands de friture, de pâtisseries
et de pastèques. Il y a toujours aussi des chanteurs de complaintes,
des lutteurs, des jongleurs montrant des singes ou des serpents; là
enfin se produit publiquement le spectacle que je veux dire, réalisant
les plus exorbitantes images des contes drolatiques de Rabelais. La
principale figure, dont le corps, traversé d'une ficelle, obéit au
genou d'un vieillard jovial, qui la fait parler, danser et mouvoir,
n'est autre, comme tu le prévois, que l'immortel _Caragueus_,
caricature antique d'un magistrat du Caire qui vivait sous Saladin. Je
n'en avais jamais entendu parler que comme d'une simple ombre chinoise;
mais on lui accorde au Caire une existence tout à fait plastique. Je
ne te raconterai pas le drame parlé, chanté, mimé et dansé au milieu
d'un cercle émerveillé de femmes, d'enfants et de militaires; il est
classique en Orient, et la censure locale n'y a rien coupé ni rogné,
ainsi que l'a fait, dit-on, la nôtre à Alger. Après ce spectacle naïf,
j'ai compris moins encore cet exil des pauvres aimées, réduites à
démoraliser la Thébaïde par respect pour les mœurs du Caire, dont voilà
les échantillons.

O mon ami! que nous réalisons bien tous les deux la fable de l'homme
qui court après la fortune et de celui qui l'attend dans son lit. Ce
n'est pas la fortune que je poursuis, c'est l'idéal, la couleur, la
poésie, l'amour peut-être, et tout cela t'arrive, à toi qui restes, en
m'échappant, à moi qui cours. Une seule fois, imprudent, tu t'es gâté
l'Espagne en l'allant voir, et il t'a fallu bien du talent ensuite et
bien de l'invention pour avoir droit de n'en pas convenir. Moi, j'ai
déjà perdu, royaume à royaume et province à province, la plus belle
moitié de l'univers, et bientôt je ne vais plus savoir où réfugier mes
rêves; mais c'est l'Égypte que je regrette le plus d'avoir chassée
de mon imagination, pour la loger tristement dans mes souvenirs!...
Toi, tu crois encore à l'ibis, au lotus pourpré, au Nil jaune; tu
crois au palmier d'émeraude, au nopal, au chameau peut-être.... Hélas!
l'ibis est un oiseau sauvage, le lotus un oignon vulgaire; le Nil est
une eau rousse à reflets d'ardoise; le palmier a l'air d'un plumeau
grêle; le nopal n'est qu'un cactus; le chameau n'existe qu'à l'état de
dromadaire; les almées sont des mâles, et, quant aux femmes véritables,
il paraît qu'on est heureux de ne pas les voir!

Non, je ne penserai plus au Caire, la ville des _Mille et une Nuits_,
sans me rappeler les Anglais que je t'ai décrits, les voilures
suspendues de Suez, coucous du désert; les Turcs vêtus à l'européenne,
les Francs mis à l'orientale, les palais neufs de Méhémet-Ali bâtis
comme des casernes, meublés comme des cercles de province avec des
fauteuils et canapés d'acajou, des billards, des pendules à sujet,
des lampes-carcel, les portraits à l'huile de messieurs ses fils en
artilleurs, tout l'idéal d'un bourgeois campagnard!... Tu parles de
la citadelle; la décoration qu'on t'a faite à l'Opéra doit y montrer
debout encore les colonnes de granit rouge du vieux palais de Saladin;
moi, j'y ai trouvé, dominant la ville, une vaste construction carrée
qui a l'air d'un marché aux grains, et qu'on prétend devoir être une
mosquée quand elle sera finie: c'est une mosquée, en effet, comme la
Madeleine est une église; les gouvernements modernes ont toujours la
précaution de bâtir à Dieu des demeures qui puissent servir à autre
chose quand on ne croit plus en lui!

Oh! que suis curieux d'aller voir à Paris le Caire de Philastre et
Cambon; je suis sûr que c'est mon Caire d'autrefois, celui que j'avais
vu tant de fois en rêve, qu'il me semblait, comme à toi, y avoir
séjourné dans je ne sais quel temps, sous le règne du sultan Bibars ou
du calife Hakem!... Ce Caire-là, je l'ai reconstruit parfois encore
au milieu d'un quartier désert ou de quelque mosquée croulante; il me
semblait que j'imprimais les pieds dans la trace de mes pas anciens;
j'allais, je médisais: «En détournant ce mur, en passant cette porte,
je verrai telle chose;» et la chose était là, ruinée mais réelle.

N'y pensons plus! ce Caire-là gît sous la cendre et la poussière,
l'esprit et les besoins modernes en ont triomphé comme la mort.
Encore dix ans, et des rues européennes auront coupé à angles droits
la vieille ville poudreuse et muette, qui croule en paix sur les
pauvres fellahs. Ce qui reluit, ce qui brille, ce qui s'accroît,
c'est le quartier des Francs, la ville des Anglais, des Maltais et
des Français de Marseille. Oh! ne viens pas voir celle-là qui dévore
l'autre, cet entrepôt du commerce des Indes, ce comptoir florissant du
seul négociant de l'Égypte, ce magasin de son unique producteur! Tu
n'aurais plus l'idée d'y faire voltiger des péris fantastiques sur le
front heureux d'un bon musulman endormi. Ne viens pas voir le Nil, que
le pyroscaphe dispute au crocodile, le désert sillonné par les roues
anglaises, l'île de Roddah transformée en jardin anglais par Ibrahim,
avec des rivières factices, des gazons et des ponts chinois. Songe que
les pavillons de Choubrah sont éclairés au gaz, que le Mokattam est
couvert de moulins à vent, et qu'on parle de restaurer les pyramides,
depuis Gizèh jusqu'au Darfour, pour en faire des télégraphes!... Oh!
reste à Paris, et puisse le succès de ton ballet se prolonger jusqu'à
mon retour! Je retrouverai à l'Opéra le Caire véritable, l'Égypte
immaculée, l'Orient qui m'échappe, et qui t'a souri d'un rayon de
ses yeux divins. Heureux poëte! tu as commencé par réaliser ton
Égypte avec des feuilles et des livres; aujourd'hui, la peinture, la
musique, la choréographie s'empressent d'arrêter au vol tout ce que
tu as rêvé d'elles; les génies de l'Orient n'ont jamais eu plus de
pouvoir. L'œuvre des pharaons, des califes et des soudans disparait
presque entièrement sous la poudre du khamsin ou sous le marteau d'une
civilisation prosaïque; mais, sous tes regards, ô magicien! son fantôme
animé se relève et se reproduit avec des palais, des jardins presque
réels, et des péris presque idéales! Mais c'est à cette Égypte-là
que je crois et non pas à l'autre: aussi bien les six mois que j'ai
passés là sont passés; c'est déjà le néant; j'ai vu encore tant de pays
s'abîmer derrière mes pas comme des décorations de théâtre; que m'en
reste-il? une image aussi confuse que celle d'un songe: le meilleur de
ce qu'on y trouve, je le savais déjà par cœur.

FIN DE L'APPENDICE


[1] Pendant que Gérard de Nerval voyageait en Orient, M. Théophile
Gautier, ayant donné le ballet de _la Péri_ à l'Académie royale
de musique et de danse, adressa à son ami le compte rendu de la
représentation, par la voie de feuilleton de _la Presse_. En réponse à
ce compte rendu, Gérard fit insérer dans le _Journal de Constantinople_
la lettre que nous reproduisons ici, et dans laquelle on retrouve cet
esprit délicat, cette poésie pleine de cœur, cette douce philosophie
qui faisaient aimer à la fois, chez Gérard de Nerval, et l'homme et
l'écrivain. (_Note des Éditeurs._)



DE PARIS A CYTHÈRE

1840

A UN AMI



I--ROUTE DE GENÈVE


J'ignore si tu prendras grand intérêt aux pérégrinations d'un touriste
parti de Paris en plein novembre. C'est une assez triste litanie de
mésaventures, c'est une bien pauvre description à faire, un tableau
sans horizon, sans paysage, où il devient impossible d'utiliser les
trois ou quatre _vues_ de Suisse ou d'Italie qu'on a faites avant de
partir, les rêveries mélancoliques sur la mer, la vague poésie des
lacs, les _études_ alpestres, et toute cette flore poétique des climats
aimés du soleil qui donnent à la bourgeoisie de Paris tant de regrets
amers de ne pouvoir aller plus loin que Montreuil ou Montmorency.

Aussi bien la terre est partout revêtue de neige, et, sur cette neige
d'hier, il pleut très-fort aujourd'hui. On traverse Melun, Montereau,
Joigny, on dîne à Auxerre; tout cela n'a rien de fort piquant.
Seulement, imagine-toi l'imprudence d'un voyageur qui, trop capricieux
pour consentir à suivre la ligne, à peu près droite, des chemins de
fer, s'abandonne à toutes les chances des diligences, plus ou moins
pleines, qui pourront passer le lendemain! Ce hardi compagnon laisse
partir sans regret le _Laffitte et Caillard_ rapide, qui l'avait
amené à une table d'hôte bien servie; il sourit au malheur des autres
convives, forcés de laisser la moitié du dîner, et trinque en paix
avec les trois ou quatre habitués pensionnaires de l'établissement,
qui ont encore une heure à rester à table. Satisfait de son idée, il
s'informe, en outre, des plaisirs de la ville, et finit par se laisser
entraîner au début de M. Auguste dans _Buridan_, lequel s'effectue dans
le chœur d'une église transformée en théâtre.

Le lendemain, notre homme s'éveille à son heure; il a dormi pour deux
nuits, de sorte que la _Générale_ est déjà passée. Pourquoi ne pas
reprendre _Laffitte et Caillard_, l'ayant pris la veille? Il déjeune:
_Laffitte_ passe et n'a de place que dans le cabriolet.

--Vous avez encore la _Berline du commerce_, dit l'hôte désireux de
garder un voyageur agréable.

La _Berline_ arrive à quatre heures, remplie de compagnons tisseurs en
voyage pour Lyon. C'est une voiture fort gaie: elle chante et fume tout
le long de la route; mais elle porte déjà deux couches superposées de
voyageurs.

--Reste la _Chalonaise_.

--Qu'est-ce que cela?

--C'est la doyenne des voitures de France. Elle ne part qu'à cinq
heures; vous avez le temps de dîner.

Ce raisonnement est séduisant; je fais retenir ma place, et je
m'assieds, deux heures après, dans le coupé, à côté du conducteur.

Cet homme est aimable; il était de la table d'hôte et ne paraissait
nullement pressé de partir. C'est qu'il connaissait trop sa voiture,
lui!

--Conducteur, le pavé de la ville est bien mauvais!

--Oh! monsieur, ne m'en parlez pas! Ils sont un tas dans le conseil
municipal qui ne s'y entendent pas plus.... On leur a offert des
chaussées anglaises, des _macadam_, des pavés de bois, des _aigledons_
de pavés; eh bien, ils aiment mieux les cailloux, les moellons; tout ce
qu'ils peuvent trouver pour faire sauter les voitures!

--Mais, conducteur, nous voilà sur la terre et nous sautons presque
autant.

--Monsieur, je ne m'aperçois pas.... C'est que le cheval est au trot.

--Le cheval?

--Oui, oui; mais nous allons en prendre un autre pour la montée.

A cette délibération, je frémis....

--Au fond, qu'est-ce que c'est donc que la _Chalonaise_?

--Oh! elle est bien connue; c'est la première voiture de la France.

--La plus ancienne?

--Précisément.

Au relais suivant, je descends pour examiner la _Chalonaise_, cette
œuvre de haute antiquité. Elle était digne de figurer dans un musée,
auprès des fusils à rouet, des canons à pierre et des presses en bois:
la _Chalonaise_ est peut-être aujourd'hui la seule voiture de France
qui ne soit pas suspendue.

Alors, tu comprends le reste; ne trouver de repos qu'en se suspendant
momentanément aux lanières de l'impériale, prendre sans cheval une
leçon de trot de trente-six heures, et finir par être déposé proprement
sur le pavé de Chalon à deux heures du matin, par un des plus beaux
orages de la saison.

--Le bateau à vapeur part à cinq heures du matin.

--Fort bien.

Aucune maison n'est ouverte. Est-il bien sûr que ce soit là
Chalon-sur-Saône?... Si c'était Châlons-sur-Marne!... Non, c'est bien
le port de Chalon-sur-Saône, avec ses marches en cailloux, d'où l'on
glisse agréablement vers le fleuve; les deux bateaux rivaux reposent
encore, côte à côte, en attendant qu'ils luttent de vitesse; il y en
a un qui est parvenu à couler bas son adversaire tout récemment. Nous
demandons qu'il passe à l'état de vaisseau de guerre, et qu'on l'envoie
en Orient.

Déjà le pyroscaphe se remplit de gros marchands, d'Anglais, de commis
voyageurs et des joyeux ouvriers de la _Berline_. Tout cela descend
vers la seconde ville de France; mais, moi, je m'arrête à Mâcon. Mâcon!
c'est devant cette ville même que je passais il y a trois ans, dans
une saison plus heureuse; je descendais vers l'Italie, et les jeunes
filles, en costume presque suisse, qui venaient offrir sur le pont des
grappes de raisin monstrueuses, étaient les premières jolies filles du
peuple que j'eusse vues depuis Paris. En effet, le Parisien n'a pas
l'idée de la beauté des paysannes et des ouvrières telles qu'on peut
les voir dans les villes du Midi. Mâcon est une ville à demi suisse, à
demi méridionale, assez laide d'ailleurs.

On m'a montré la maison de M. de Lamartine, grande et sombre; il existe
une jolie église sur la hauteur. Un regard du soleil est venu animer
un instant les toits plats, aux tuiles arrondies, et détacher le long
des murs quelques feuilles de vigne jaunies; la promenade aux arbres
effeuillés souriait encore sous ce rayon.

La voiture de Bourg part à deux heures; on a visité tous les recoins de
Mâcon; on roule bientôt doucement dans ces monotones campagnes de la
Bresse, si riantes en été; puis on arrive vers huit heures à Bourg.

Bourg mérite surtout d'être remarqué par son église, qui est de la plus
charmante architecture byzantine, si j'ai bien pu distinguer dans la
nuit, ou bien peut-être de ce style quasi renaissance qu'on admire à
Saint-Eustache. Tu voudras bien excuser un voyageur, encore brisé par
la _Chalonaise_, de n'avoir pu éclaircir ce doute en pleine obscurité.

J'avais bien étudié mon chemin sur la carte. Au point de vue des
messageries, des voitures _Laffitte_, de la poste, en un mot, selon la
route officielle, j'aurais pu me laisser transporter à Lyon et prendre
la diligence pour Genève; mais la route dans cette direction formait
un coude énorme. Je connais Lyon et je ne connais pas la Bresse. J'ai
pris, comme on dit, le chemin de travers. ... Est-ce le chemin le plus
court?

O Alphonse Karr! ô Jules Janin! ce problème vous intéresserait sans
doute; mais, moi, que m'importe? je n'écris pas de romans.

Si le journal naïf d'un voyageur enthousiaste a quelque intérêt pour
qui risque de le devenir, apprends que, de Bourg à Genève, il n'y a pas
de voitures directes. Fais un détour de dix-huit lieues vers Lyon, un
retour de quinze lieues vers Pont-d'Ain, et tu résoudras le problème en
perdant dix heures.

Mais il est plus simple de se rendre de Bourg à Pont-d'Ain, et, là,
d'attendre la voiture de Lyon.

--Vous en avez le droit, me dit-on; la voiture passe à onze heures;
vous arriverez à trois heures du matin.

Une patache vient à l'heure dite, et, quatre heures après, le
conducteur me dépose sur la grande route avec mon bagage à mes pieds.

Il pleuvait un peu; la route était sombre, on ne voyait ni maisons ni
lumières.

--Vous allez suivre la route tout droit, me dit le conducteur avec
bonté. A un kilomètre et demi environ, vous trouverez une auberge; on
vous ouvrira, si l'on n'est pas couché.

Et la voiture continua sa route vers Lyon.

Je ramasse ma valise et mon carton à chapeau.... J'arrive à l'auberge
désignée; je frappe à coups de pavé pendant une heure.... Mais, une
fois entré, j'oublie tous mes maux....

L'auberge de Pont-d'Ain est une auberge de cocagne. En descendant le
lendemain matin, je me trouve dans une cuisine immense et grandiose.
Des volailles tournaient aux broches, des poissons cuisaient sur les
fourneaux. Une table bien garnie réunissait des chasseurs très-animés.
L'hôte était un gros homme et l'hôtesse une forte femme, très-aimables
tous les deux.

Je m'inquiétais un peu de la voiture de Genève.

--Monsieur, me dit-on, elle passera demain vers deux heures.

--Oh! oh!

--Mais vous avez ce soir le courrier.

--La poste?

--Oui, la poste.

--Ah! très-bien.

Je n'ai plus qu'à me promener toute la journée. J'admire l'aspect de
l'auberge, bâtiment en briques, à coins de pierre du temps de Louis
XIII. Je visite le village, composé d'une seule rue encombrée de
bestiaux, d'enfants et de villageois avinés: --c'était un dimanche;--et
je reviens en suivant le cours de l'Ain, rivière d'un bleu magnifique,
dont le cours rapide fait tourner une foule de moulins.

A dix heures du soir, le courrier arrive. Pendant qu'il soupe, on me
conduit, pour marquer ma place, dans la remise où était sa voiture.

O surprise! c'était un panier.

Oui, un simple panier suspendu sur un vieux train de voiture, excellent
pour contenir les paquets et les lettres; mais le voyageur y passait à
l'état de simple colis.

Une jeune dame en deuil et en larmes arrivait de Grenoble par ce
véhicule incroyable; je dus prendre place à ses côtés.

L'impossibilité de se faire une position fixe parmi les paquets
confondait forcément nos destinées: la dame finit par faire trêve à
ses larmes, qui avaient pour cause un oncle décédé à Grenoble. Elle
retournait à Ferney, pays de sa famille.

Nous causâmes beaucoup de Voltaire. Nous allions doucement, à cause des
montées et des descentes continuelles. Le courrier, trop dédaigneux de
sa voiture pour y prendre place lui-même, fouettait d'en bas le cheval,
qui frisait de temps en temps la crête des précipices.

Le Rhône coulait à notre droite, à quelques centaines de pieds
au-dessous de la route; des postes de douaniers se montraient çà et là
dans les rochers, car de l'autre côté du fleuve est la frontière de
Savoie.

De temps en temps, nous nous arrêtions un instant dans de petites
villes, dans des villages où l'on n'entendait que les cris des animaux
réveillés par notre passage. Le courrier jetait des paquets à des mains
ou à des pattes invisibles, et puis nous repartions au grand trot de
son petit cheval.

Vers le point du jour, nous aperçûmes, du haut des montagnes, une
grande nappe d'eau, vaste et coupant au loin l'horizon comme une mer:
c'était le lac Léman.

Une heure après, nous prenions le café à Ferney en attendant l'omnibus
de Genève.

De là, en deux heures, par des campagnes encore vertes, par un pays
charmant, au travers des jardins et des joyeuses villas, j'arrivais
dans la patrie de Jean-Jacques Rousseau.

Il est bon de convenir aujourd'hui que l'Europe est parfaitement connue
à tout le monde; un voyageur ne peut donc faire tout au plus que
l'itinéraire de sa route, la chronique de ses aventures, et, au besoin,
transcrire la carte de son dîner, comme faisait Louis XVIII, dans
le plus intéressant itinéraire qu'on ait jamais donné. Par exemple,
n'est-il pas intéressant de savoir qu'à Genève il est fort difficile
d'avoir des truites, et que ces poissons sont aussi rares dans le Léman
que les huîtres à Ostende, et les carpes dans le Rhin? L'an dernier,
je m'émerveillais, à une table d'hôte de Mannheim, de ne jamais manger
de carpe, l'aimant beaucoup. (Il faut ajouter encore que je n'ai pu
obtenir de cidre à Rouen, ni de pâté de foies à Strasbourg, sous
prétexte que ce n'était pas la saison.)

--Monsieur, me répondit un Allemand de cette bonne ville de Mannheim,
croyez-vous que l'on pêche comme cela des carpes dans le Rhin?

--On m'a montré, répondis-je froidement, chez Chevet, quelques-uns de
ces animaux qui avaient la prétention d'y avoir séjourné.

--Je ne dis pas, monsieur, observa l'Allemand, qu'il n'y ait pas de
carpes dans le Rhin....

--Dites-le, si vous voulez, monsieur; à Paris, nous appellerions cela
un paradoxe; mais, ici, cela peut-être parfaitement vrai.

--Monsieur, dit l'Allemand, les carpes du Rhin sont fort belles; c'est
un régal de têtes couronnées. On en sait le compte, et les pêcheurs
du Rhin, qui forment une corporation, se les sont partagées depuis
longtemps. Ils les connaissent; et, quand un pêcheur en rencontre une,
il dit: «Tiens, c'est la carpe d'un tel;» et il la remet honnêtement
dans l'eau.

Je pense qu'il en est de même des truites du Léman. Du reste, la
cuisine est assez bonne à Genève, et la société fort agréable. Tout le
monde parle parfaitement le français, mais avec une espèce d'accent qui
rappelle un peu la prononciation de Marseille. Les femmes sont fort
jolies, et ont presque toutes un type de physionomie qui permettrait de
les distinguer parmi d'autres. Elles ont, en général, les cheveux noirs
ou châtains; mais leur carnation est d'une blancheur et d'une finesse
éclatantes; leurs traits sont réguliers, leurs joues sont colorées,
leurs yeux beaux et calmes. Il m'a semblé voir que les plus belles
étaient celles d'un certain âge, ou plutôt d'un âge certain. Alors,
les bras et les épaules sont admirables, mais la taille est un peu
forte. Ce sont des femmes dans les idées de Sainte-Beuve, des beautés
_lakistes_; et, si elles ont des bas bleus, il doit y avoir de fort
belles jambes dedans.



II--L'ATTACHÉ D'AMBASSADE


Tu ne m'as pas encore demandé où je vais: le sais-je moi-même? Je
vais tâcher de voir des pays que je n'ai pas vus; et puis, dans cette
saison, l'on n'a guère le choix des routes; il faut prendre celles
que la neige, l'inondation ou les voleurs n'ont pas envahies. (Tu ne
crois pas aux voleurs, ni moi non plus; je n'en ai jamais vu et j'en
ai souvent inventé.) Eh bien, il se trouve ici des gens qui y croient;
et les journaux nous assurent que la Bavière en est infestée. Mais,
quant aux neiges, on nous en fait de terribles récits. Tantôt c'est un
guide qui disparait aux yeux de son voyageur, comme un démon sous une
trappe; ailleurs, une diligence qui reste dix-sept jours engloutie;
les voyageurs sont forcés de se nourrir des chevaux; plus loin, un
Anglais, qui allait chercher le printemps en Italie, se perd dans les
neiges et n'est sauvé par aucun chien du mont Saint-Bernard, attendu
que le théâtre de l'Ambigu, qui, tu le sais, joue en ce moment un drame
sur ce sujet, a négligé de les renvoyer à leur poste. Mais les récits
d'inondation sont, jusqu'ici, les plus terribles. On vient de nous
en faire un dont les circonstances sont si bizarres, que je ne puis
résister à l'envie de te l'envoyer.

Un courrier chargé de dépêches a passé ces jours derniers la frontière,
se rendant en Italie. C'était un simple _attaché_, très-flatté de
rouler, aux frais de l'État, dans une belle chaise de poste neuve,
bien garnie d'effets et d'argent; en un mot, un jeune homme en belle
position: son domestique par derrière, très-enveloppé de manteaux.

Le jour baissait, la route se trouvait en plusieurs endroits traversée
par les eaux; il se présente un torrent plus rapide que les autres;
le postillon espère le franchir de même; pas du tout, voilà l'eau qui
emporte la voiture, et les chevaux sont à la nage; le postillon ne perd
pas la tête, il parvient à décrocher son attelage, et l'on ne le revoit
plus.

Le domestique se jette à bas de son siège, fait deux brasses et gagne
le bord. Pendant ce temps, la chaise de poste, toute neuve, comme
nous l'avons dit, et bien fermée, descendait tranquillement le fleuve
en question. Cependant, que faisait l'attaché?... Cet heureux garçon
dormait.

On comprend toutefois qu'il s'était réveillé dès les premières
secousses. Envisageant la question de sang-froid, il jugea que sa
voiture ne pouvait flotter longtemps ainsi, se hâta de quitter ses
habits, baissa la glace de la portière, où l'eau n'arrivait pas encore,
prit ses dépêches dans ses dents, et, d'une taille fluette, parvint à
s'élancer dehors.

Pendant qu'il nageait bravement, son domestique était allé chercher du
secours au loin. De telle sorte qu'en arrivant au rivage, notre envoyé
diplomatique se trouva _seul_ et _nu_ sur la terre, comme le premier
homme. Quant à sa voiture, elle voguait déjà fort loin.

En faisant quelques pas, le jeune homme aperçut heureusement une
chaumière savoyarde, et se hâta d'aller demander asile. Il n'y avait
dans cette maison que deux femmes, la tante et la nièce. Tu peux juger
des cris et des signes de croix qu'elles firent en voyant venir à elles
un monsieur déguisé en modèle d'académie.

L'attaché parvint à leur faire comprendre la cause de sa mésaventure,
et, voyant un fagot près du foyer, dit à la tante qu'elle le jetât au
feu, et qu'on la payerait bien.

--Mais, dit la tante, puisque vous êtes tout nu, vous n'avez pas
d'argent.

Ce raisonnement était inattaquable. Heureusement, le domestique arriva
dans la maison, et cela changea la face des choses. Le fagot fut
allumé, l'attaché s'enveloppa dans une couverture, et tint conseil avec
son domestique.

La contrée n'offrait aucune ressource: cette maison était la seule à
deux lieues à la ronde; il fallait donc repasser la frontière pour
chercher des secours.

--Et de l'argent? dit l'attaché à son Frontin.

Ce dernier fouilla dans ses poches, et, comme le valet d'Alceste, il
n'en put guère tirer qu'un jeu de cartes, une ficelle, un bouton et
quelques gros sous, le tout fort mouillé.

--Monsieur, dit-il, une idée! Je me mettrai dans votre couverture, et
vous prendrez ma culotte et mon habit. En marchant bien, vous serez
dans quatre heures à A***, et vous y trouverez ce bon général T..., qui
nous faisait tant fête à notre passage.

L'attaché frémit à cette proposition: endosser une livrée, passer le
pantalon d'un domestique et se présenter aux habitants d'A***, au
commandant de la place et à son épouse! Il avait trop vu _Ruy Blas_
pour admettre ce moyen.

--Ma bonne femme, dit-il à son hôtesse, je vais me mettre dans votre
lit, et j'attendrai le retour de mon domestique, que j'envoie à la
ville d'A*** pour chercher de l'argent.

La Savoyarde n'avait pas trop de confiance; en outre, elle et sa nièce
couchaient dans ce lit, et n'en avaient pas d'autre; cependant, la
diplomatie de notre envoyé finit par triompher de ce dernier obstacle.
Le domestique partit, et le maître reprit comme il put son sommeil
d'une heure auparavant, si fâcheusement troublé.

Au point du jour, il s'éveilla au bruit qui se faisait à la porte.
C'était son valet suivi de sept lanciers. Le général n'avait pas cru
devoir faire moins pour son jeune ami.... Par exemple, il n'envoyait
aucun argent.

L'attaché sauta à bas de son lit.

--Que diable le général veut-il que je fasse de sept lanciers? Il ne
s'agit pas de conquérir la Savoie!

--Mais, monsieur, dit le domestique, c'est pour retirer la voiture.

--Et où est-elle, la voiture?

On se répandit dans le pays. Le torrent coulait toujours avec majesté,
mais la voiture n'avait laissé nulle trace. Les Savoyardes commencèrent
à s'inquiéter. Heureusement, notre jeune diplomate ne manquait pas
d'expédients. Ses dépêches à la main, il convainquit les lanciers de
l'importance qu'il y avait à ce qu'il ne perdît pas une heure, et l'un
de ces militaires consentit à lui prêter son uniforme et à rester à sa
place dans le lit, ou bien devant le feu, roulé dans la couverture, à
son choix.

Voilà donc l'attaché qui repart enfin pour A***, laissant un lancier en
gage chez les Savoyardes (on peut espérer qu'il n'en est rien résulté
qui pût troubler l'harmonie entre les deux gouvernements). Arrivé
dans la ville, il s'en va trouver le commandant, qui avait peine à le
reconnaître sous son uniforme.

--Mais, général, je vous avais prié de m'envoyer des habits et de
l'argent....

--Votre voiture est donc perdue? dit le général.

--Mais, jusqu'à présent, on n'en a pas de nouvelles; lorsque vous
m'aurez donné de l'argent, il est probable que je pourrai la faire
retirer de l'eau par des gens du pays.

--Pourquoi employer des gens du pays, puisque nous avons des lanciers
qui ne coûtent rien?

--Mais, général, on ne peut pas tout faire avec des lanciers! et, quand
vous m'aurez prêté quelque autre habit....

--Vous pouvez garder celui-ci; nous en avons encore au magasin....

--Eh bien, avec les fonds que vous pourrez m'avancer, je vais me
transporter sur les lieux.

--Pardon, mon cher ami, je n'ai pas de fonds disponibles; mais tout le
secours que l'autorité militaire peut mettre à votre disposition....

--Pour Dieu, général, ne parlons plus de vos lanciers!... Je vais
tâcher de trouver de l'argent dans la ville, et je n'en suis pas moins
votre obligé, du reste.

--Tout à votre service, mon cher ami.

L'attaché produisit très-peu d'effet au maire et au notaire de la
ville, surtout sous l'habit qu'il portait. Il fut contraint d'aller
jusqu'à la sous-préfecture la plus voisine, où, après bien des
pourparlers, il obtint ce qu'il lui fallait. La voiture fut retirée de
l'eau, le lancier fut dégagé, les Savoyardes furent bien payées de leur
hospitalité, et notre diplomate repartit par le courrier.

Je lui souhaite d'avoir trouvé une voiture meilleure que celle qui m'a
transporté à Ferney. Ensuite il y a eu deux jours de perdus pour les
dépêches, et qui sait combien de complications cela a pu amener dans
une _question_ quelconque.

On pourrait faire tout un vaudeville là-dessus, en gazant toutefois
certains détails. Le lancier laissé en gage ne peut pas rester tout le
temps dans un lit: la jeune Savoyarde lui prête une robe. On le trouve
fort aimable ainsi. On rit beaucoup; un mariage s'ébauche, et l'attaché
paye la dot.

Mais il n'y a de dénoûment qu'au théâtre: la vérité n'en a jamais.

Veux-tu savoir maintenant le nom de l'attaché?... C'était mon cousin
Henri, parti de Paris en même temps que moi, et plus maltraité encore
en chaise de poste que je ne l'ai été dans les véhicules modestes que
j'ai rencontrés.

Au fond, ces malheurs m'épouvantent; pourquoi n'attendrais-je pas le
printemps dans cette bonne ville de Genève, où les femmes sont si
jolies, la cuisine passable, le vin, notre vin de France, et qui ne
manque, hélas! que d'huîtres fraîches et de carpes du Léman, le peu
qu'on en voit nous venant de Paris.

Si je change de résolution, je te l'écrirai.



III--PAYSAGES SUISSES


Me voici donc parvenu à Genève: par quels chemins, hélas! et par
quelles voitures! Mais, en vérité, qu'aurais-je à l'écrire, si je
faisais route comme tout le monde, dans une bonne chaise de poste
ou dans un bon coupé, enveloppé d'un cache-nez, de paletots et de
manteaux, avec une chancelière et un rond sous moi?... J'aime à
dépendre un peu du hasard: l'exactitude numérotée des stations des
chemins de fer, la précision des bateaux à vapeur arrivant à heure et
à jour fixes, ne rejouissent guère un poëte, ni un peintre, ni même un
simple archéologue, ou collectionneur comme je suis.

La vie sensuelle de Genève m'a tout à fait remis de mes premières
fatigues.--Où vais-je? Où peut-on souhaiter d'aller en hiver? Je vais
au-devant du printemps, je vais au-devant du soleil.... Il flamboie à
mes yeux dans les brumes colorées de l'Orient.--L'idée m'en est venue
en me promenant sur les hautes terrasses de la ville, qui encadrent une
sorte de jardin suspendu. Les soleils couchants y sont magnifiques.

Je n'ai nulle envie non plus de t'amuser beaucoup de mes dangers et de
mes mésaventures, comme l'auteur fameux du _Voyage à Saint-Cloud_.
Et pourtant tu ne m'empêcheras pas de regretter ces bons voyages
difficiles de la vieille France, comme on les trouve peints dans
Cyrano, dans le chevalier d'Assoucy, et même dans la tournée
gastronomique de Bachaumont et de Chapelle. Te souviens-tu des joyeuses
pérégrinations du _baron de Fœneste_, lequel avait soin de se payer
de sa dépense dans les hôtelleries, en emportant tout au moins de sa
chambre les serviettes, le peigne, et jusqu'au pot-à-eau s'il était
d'étain. Et, dans les premiers chapitres de _Marianne_, quel voyage
encore que celui de ce gros coche de Bordeaux, qui mettait trois
semaines pour venir à Paris, versait cinq ou six fois en route et
subissait au moins deux attaques de larrons!

Voilà des plaisirs que nous n'avons plus, et une grande source
d'intérêt qu'ont perdue les récits des modernes voyageurs. Une fois
hors de France, on espère retrouver encore cette bonne veine, dans
les pays de montagnes surtout. Mais, hélas! combien l'imprévu est
devenu rare, même en Suisse, où l'on voyage à pied la moitié du temps!
l'imprévu, c'est-à-dire un torrent qui fait un bateau de votre voiture
(tu n'as pas oublié l'histoire de l'attaché); une avalanche qui vous
ensevelit; un ours de Berne qui vient vous flairer au passage; un flot
de la mer de glace qui manque sous vos pieds, et peut-être (en cas de
forte recommandation), une petite aventure de voleurs....

Pardon, je vais trop loin; tu ne crois plus aux voleurs; les voleurs
n'existent plus en effet nulle part, et tu sais comme moi que l'on est
obligé de payer des malheureux pour se déclarer criminels, afin que
les magistrats, les procureurs du roi, les avocats et la gendarmerie
départementale, aient quelque raison d'exister et de toucher leurs
traitements, afin que les galères et les prisons soient encore
habitées. Ce sont de petites comédies qui se jouent en plein jour entre
des robes noires et des vestes trouées, et l'on peut voir, en lisant
nos feuilles judiciaires, combien il se dépense là d'invention et
d'esprit.

Mais, à défaut d'aventures, la description restait du moins au touriste
littéraire; il comptait les pierres des monuments et les feuilles
des forêts; il faisait des terrains, des fonds fuyants, des horizons;
le daguerréotype arrive, il lui coupe le paysage sous le pied; déjà,
dans chaque ville nouvelle, nous en rencontrons deux ou trois, qui
n'attendent pour fonctionner qu'un rayon de soleil; mais le soleil
est rare dans la saison où nous sommes, et nos paysagistes mécaniques
n'ont que la ressource de l'aller chercher au-dessus des nuages, en se
livrant à des ascensions périlleuses.

Ce sont bien les hautes Alpes que l'on découvre de tous côtés à
l'horizon. J'avoue que je ne les connaissais pas encore. On avait
prétendu me les montrer à Lyon, du haut de Fourvières; à Nice, du haut
d'une montagne qui domine la ville; mais je n'en avais pris qu'une
idée fort nulle ou fort vague. Me voilà donc en face du mont Blanc! Je
voudrais bien me rappeler les vingt vers de Delille qui l'ont rendu
célèbre; mais je ne me souviens que de ceux qui ont immortalisé le café:

    Et je crois, du génie éprouvant le réveil,
    Boire dans chaque goutte un rayon de soleil!

Ce qui n'est nullement applicable! C'était anciennement un poëte bien
commode que celui-là, qui avait cloué sur chaque paysage une belle
épigraphe d'alexandrins. Toute la nature se trouvait étiquetée comme au
Jardin botanique. Les gens du monde rencontraient là de l'enthousiasme
tout fait, comme les compliments de bonne année. Il existe encore à
Genève beaucoup d'admirateurs de Delille.

J'ai donc cherché le mont Blanc toute la soirée; j'ai suivi les bords
du lac, j'ai monté sur les plus hautes terrasses de la ville; j'ai
fait le tour des remparts, n'osant demander à personne: «Où est donc
le mont Blanc?» Et j'ai fini par l'admirer sous la forme d'un immense
nuage blanc et rouge, qui réalisait le rêve de mon imagination.
Malheureusement, pendant que je calculais en moi-même les dangers que
pouvait présenter le projet d'aller planter tout en haut un drapeau
tricolore, pendant qu'il me semblait voir circuler des ours noirs sur
la neige immaculée de sa cime, voilà que ma montagne a manqué de base
tout à coup, elle s'est trouvée coupée et suspendue dans le ciel comme
le pays de _Laputa_; quant au véritable mont Blanc, tu comprendras
qu'ensuite il m'ait causé peu d'impression.

Mais la promenade de Genève était fort belle à ce soleil couchant, avec
son horizon immense et ses vieux tilleuls aux branches effeuillées. La
partie de la ville qu'on aperçoit en se retournant est aussi très-bien
disposée pour le coup d'oeil, et présente un amphithéâtre de rues et de
terrasses plus agréable à voir qu'à parcourir.

J'entrai dans le théâtre, qui est assez grand, mais qui paraît peu
florissant dans son intérieur; on y jouait trois vaudevilles avec
une troupe d'invalides dramatiques, dont je n'ai pu suffisamment
apprécier le talent. Genève a le même désavantage que la Belgique
de se trouver française sans le vouloir; ces fausses nations sont
toujours malheureuses, soit dans leur déférence servile, soit dans
leur prétention à l'individualité. Depuis 1830, la France a donné un
coup de main à l'une et un coup de pied à l'autre; ce qui fait que les
Français ne sont guère aimés dans ces deux endroits. À Genève comme à
Bruxelles, j'ai vu force caricatures sur nous; la plupart se rapportent
à l'époque des menaces de guerre de 1836. Il y en a une qui représente
un voltigeur français s'avançant sur la frontière avec une mine de
sabreur extrêmement féroce. Du côté de la Suisse, se pose un volontaire
génevois, petit mais intrépide, qui lui crie:

    Je suis jeune, il est vrai, mais aux âmes bien nées, etc.

J'ai trouvé remarquable que ces messieurs eussent retourné contre
nous, en guise de canons, deux vers de Corneille. Il faut convenir,
d'ailleurs, que ceci est moins amer que la fameuse caricature de
l'entrée des _Fransquillons_ en Belgique.

En descendant du théâtre vers le lac, on suit la grande rue parisienne,
la rue de la Corraterie, où sont les plus riches boutiques. La rue du
Léman, qui fait angle avec cette dernière, et dont une partie jouit de
la vue du port, est toutefois la plus commerçante et la plus animée.
Du reste, Genève, comme toutes les villes du Midi, n'est pavée que de
cailloux. Le bitume commence à s'y montrer de loin en loin; et, en
effet, dans les pays si nombreux où le grès manque, le bitume dont
Paris s'est lassé si vite, a toujours un bel avenir. De longs passages
sombres, à l'antique, établissent des communications entre les rues.
Les fabriques qui couvrent le fond du lac et la source du Rhône donnent
aussi une physionomie originale à la ville.

Te parlerai-je encore du quartier neuf, situé de l'autre côté du
Rhône, et tout bâti dans le goût de la rue de Rivoli; du palais du
philanthrope Eynard, dont tu connais les innombrables portraits
lithographiés, qui se vendaient jadis au profit des Grecs et des noirs?
Mais il vaut mieux s'arrêter au milieu du pont, sur un terre-plein
planté d'arbres, où se trouve la statue de Jean-Jacques Rousseau. Le
grand homme est là, drapé en Romain, dans la position d'Henri IV sur
le pont Neuf; seulement, Rousseau est à pied, comme il convient à un
philosophe. Il suit des yeux le cours du Rhône, qui sort du lac, si
beau, si clair, si rapide déjà,--et si bleu, que l'empereur Alexandre y
retrouvait un souvenir de la Néva, bleue aussi comme la mer!

L'extrémité du lac Léman, tout emboîtée dans les quais de la ville, est
couverte en partie de ces laides cabanes qui servent de moulins à eau
ou de buanderies, ce qui offre un spectacle plus varié qu'imposant.
Au contraire, lorsqu'on tourne le dos à la ville pour se diriger vers
Lausanne, lorsque le bateau à vapeur sort du port encombré de petits
navires, le coup d'œil présente tout à fait l'illusion de la grande
mer. Jamais pourtant on ne perd entièrement de vue les deux rives,
mais la ligne du fond tranche nettement l'horizon de sa lame d'azur;
des voiles blanches se balancent au loin, et les rives s'effacent
sous une teinte violette, tandis que les palais et les villas
éclatent par intervalles au soleil levant; c'est l'image affaiblie de
ces riants détroits du golfe de Naples, que l'on suit si longtemps
avant d'aborder. D'ailleurs, pourquoi te décrirais-je encore ce lac
illustré, que Victor Hugo a parcouru vingt-cinq ans après Byron?
Pourquoi te parlerais-je de Vevay, de Clarens, de Chillon, que,
d'ailleurs, je n'ai point vus? Avant d'arriver à ces lieux immortels,
le bateau s'arrête à Lausanne, et me dépose sur la rive, avec tout mon
bagage, entre les bras des douaniers. Lorsqu'il devient bien constaté
que je n'importe pas de cigares français (vraie régie) dont l'Helvétie
est avide, on me livre à quatre commissionnaires, qui tiennent à se
partager mes effets. L'un porte ma valise, l'autre mon chapeau, l'autre
mon parapluie, l'autre ne porte rien. Alors, ils me font comprendre
difficilement --car ici s'arrête la langue française--qu'il s'agit de
faire une forte lieue à pied, toujours en montant. Une heure après, par
le plus rude et le plus gai chemin du monde, j'arrive à Lausanne, et je
traverse la charmante plate-forme qui sert de promenade publique et de
jardin au Casino.

De là, la vue est admirable. Le lac s'étend à droite à perte de vue,
étincelant des feux du soleil, tandis qu'à gauche il semble un fleuve
qui se perd entre les hautes montagnes, obscurci par leurs grandes
ombres. Les cimes de neige couronnent celte perspective d'Opéra, et,
sous la terrasse, à nos pieds, les vignes jaunissantes se déroulent en
tapis jusqu'au bord du lac. Voilà, comme dirait un artiste, le _poncif_
de la nature suisse: depuis la décoration jusqu'à l'aquarelle, nous
avons vu cela partout; il n'y manque que des naturels en costume;
mais ces derniers ne s'habillent que dans la saison des Anglais;
autrement, ils sont mis comme toi et moi. Ne va pas croire maintenant
que Lausanne soit la plus riante ville du monde. Il n'en est rien.
Lausanne est une ville tout en escaliers; les quartiers se divisent par
étages; la cathédrale est au moins au septième. C'est une fort belle
église gothique, gâtée et dépouillée aujourd'hui par sa destination
protestante, comme toutes les cathédrales de la Suisse, magnifiques au
dehors, froides et nues à l'intérieur. Lorsque j'y entrai, on faisait
queue à l'une des portes en se battant un peu: c'étaient des gamins du
pays qui venaient chercher leur carte d'électeur; car il paraît que la
sacristie est une succursale de la municipalité. Je m'étonnai de voir
cette marmaille affublée de droits politiques.

La vue est encore plus belle sur la plate-forme de l'église; toute
cette ville biscornue a beaucoup de l'aspect de Blois.

    Les clochers même ont l'air gauche et provincial.

Il y a une foule de girouettes de clinquant et de toits pointus d'un
aspect fort gai.

Comme je pensais à dîner, en sortant de l'église, il me fut répondu
partout que ce n'était plus l'heure. Je finis par me rendre au Casino,
comme à l'endroit le plus apparent; et, là, le maître, accoutumé aux
fantaisies bizarres de MM. les Anglais, ne fit que sourire de ma
demande et voulut bien me faire tuer un poulet.

Ne sachant plus que faire, le reste de la soirée, jusqu'au départ de
la voiture de Berne, je m'établis dans un café, où je retrouvai les
mêmes numéros du _Constitutionnel_ et du _Siècle_ qui ont paru le jour
de mon départ, ce qui m'obligea encore à me jeter sur les journaux
du lieu. La politique de tous ces petits pays est très-amusante,
dans ce sens qu'elle a les mêmes nuances, les mêmes divisions, les
mêmes colères, les mêmes lieux communs que la nôtre; c'est une
révolution dans un verre d'eau. Les querelles religieuses y jettent
encore des complications que nous n'avons plus; il paraît, d'après le
_premier-Lausanne_ que j'avais sous les yeux, qu'il y a encore des
straussiens dans beaucoup d'endroits. Le parti de Strauss, vaincu dans
le temps à Zurich, levait la tête à Lausanne; le grand conseil a frappé
un grand coup. Il y avait là un certain professeur Scherr, straussien
déclaré, auquel la ville donnait, ainsi qu'aux autres professeurs,
cinquante louis d'or, le logement, le jardin et le bois: pour le punir
d'un discours peu orthodoxe, on lui a retranché le jardin, et, s'il
parle encore, on lui retranchera le bois; ainsi de suite. Ces moyens
doux valent assurément mieux que la grande prise d'armes de Zurich, et
sont beaucoup plus faits pour convaincre les schismatiques. Autrefois,
on les eût traités plus durement dans ce même canton où Calvin fit
rôtir Michel Servet _avec du bois vert_, afin que le supplice durât
plus longtemps. Aujourd'hui, l'on se contente de leur ôter le bois; au
lieu de les faire brûler sur la place publique, on les laisse geler
dans leurs maisons.

Je suis là tellement désœuvré, que je passe de la politique aux
annonces. J'en trouve de fort amusantes; je serais heureux de pouvoir
ajouter à leur publicité, mais elle leur viendrait trop tard en aide.
Les avis judiciaires sont conçus dans une forme tout à fait paternelle;
aussi recommandons ces formules d'épîtres à nos juges d'instruction;
cela peut épargner beaucoup de gendarmes, et, si les criminels
lisent les journaux, ils ne peuvent manquer d'être touchés par des
avertissements si polis.

Ces lectures étant, après tout, peu récréatives, j'ai été charmé de
monter dans la diligence, et de m'y incruster chaudement entre deux
fortes dames de Lausanne qui se rendaient aussi à Berne. N'est-ce
pas moi qui ai dit dernièrement que toutes les femmes de Genève ont
quarante ans? Cela vient sans doute de ce que, ces dames étant en
général fort jolies, Paris les enlève dans leur belle saison, et
ne les rend à leur patrie qu'après les avoir un peu fanées, un peu
brisées.... Elles demeurent là quelques années, à l'état d'illusions
perdues, elles vont mirer leurs bas bleus dans le lac bleu; c'est
l'école encore vigoureuse de Rousseau, de madame de Staël, de Benjamin
Constant. Puis, quand les quarante ans qui leur servaient à en avoir
trente, commencent à friser le demi-siècle, ces beautés passent un jour
de Genève à Lausanne par la douce transition du lac Léman. C'est alors
l'école de Senancour, de madame de Krudner, de madame de Charrière,
etc.; cela fait des anges tombés, déchus, abattus, abîmés, à un point
extraordinaire; puis Balzac les relève un jour de son souffle puissant.
La femme de cinquante ans demande à s'appuyer sur la canne de notre
ami. Je ne fais que lui transmettre ce désir, et lui apprendre combien
il est aimé et espéré dans ce pays.

Voici que je quitte enfin cette petite France mystique et rêveuse qui
nous a doués de toute une littérature et de toute une politique; je
vais mordre cette fois dans la vraie Suisse à pleines dents. C'est le
lac de Neuchâtel que nous laissons sur notre gauche, et qui, toute la
nuit, nous jette ses reflets d'argent. On monte et l'on descend, on
traverse des bois et des plaines, et la blanche dentelure des Alpes
brille toujours à l'horizon. Au point du jour, nous roulons sur un
beau pavé, nous passons sous plusieurs portes, nous admirons de grands
ours de pierre sculptés partout comme les ours de Bradwardine dans
_Waverley_: ce sont les armes de Berne. Nous sommes à Berne, la plus
belle ville de la Suisse assurément.

Rien n'est ouvert. Je parcours une grande rue d'une demi-lieue toute
bordée de lourdes arcades qui portent d'énormes maisons; de loin en
loin, il y a de grandes tours carrées supportant de vastes cadrans.
C'est la ville où l'on doit le mieux savoir l'heure qu'il est. Au
centre du pavé, un grand ruisseau couvert de planches réunit une suite
de fontaines monumentales espacées entre elles d'environ cent pas.
Chacune est défendue par un beau chevalier sculpté qui brandit sa
lance. Les maisons, d'un goût rococo comme architecture, sont ornées
aussi d'armoiries et d'attributs: Berne a une allure semi-bourgeoise
et semi-aristocratique qui, d'ailleurs, lui convient sous tous les
rapports. Les autres rues, moins grandes, sont du même style, à peu
près. En descendant à gauche, je trouve une rivière profondément
encaissée et toute couverte de cabanes en bois, comme le Léman à
Genève; il en est qui portent le titre de _bains_ et ne sont pas
mieux décorées que les autres. Cela m'a remis en mémoire un chapitre
de Casanova, qui prétend qu'on y est servi par des baigneuses nues,
choisies parmi les filles du canton les plus innocentes. Elles ne
quittent point l'eau par pudeur, n'ayant pas d'autre voile; mais elles
folâtrent autour de vous comme des naïades de Rubens. Je doute, malgré
les attestations de voyageurs plus modernes, que l'ont ait conservé cet
usage bernois du XVIIIe siècle. Du reste, un bain froid
dans cette saison serait de nature à détruire le sentiment de toute
semblable volupté.

En remontant dans la grand'rue, je pense à déjeuner et j'entre à cet
effet dans l'auberge des _Gentilshommes_, auberge aristocratique s'il
en fut, toute chamarrée de blasons et de lambrequins; on me répond
qu'il n'est pas encore l'heure: c'était l'écho inverse de mon souper
de Lausanne. Je me décide donc à visiter l'autre moitié de la ville.
Ce sont toujours de grandes et lourdes maisons, un beau pavé, de
belles portes, enfin une ville cossue, comme disent les marchands.
La cathédrale gothique est aussi belle que celle de Lausanne, mais
d'un goût plus sévère. Une promenade en terrasse, comme toutes les
promenades de Suisse, donne sur un vaste horizon de vallées et de
montagnes; la même rivière que j'avais vue déjà le matin se replie
aussi de ce côté; les magnifiques maisons ou palais situés le long
de cette ligne ont des terrasses couvertes de jardins qui descendent
par trois ou quatre étages jusqu'à son lit rocailleux. C'est un fort
beau coup d'œil dont on ne peut se lasser. Maintenant, quand tu sauras
que Berne a un casino et un théâtre, beaucoup de libraires; que c'est
la résidence du corps diplomatique et le palladium de l'aristocratie
suisse; qu'on n'y parle qu'allemand et qu'on y déjeune assez mal, tu en
auras appris tout ce qu'il faut, et tu seras pressé de faire route vers
Zurich.

Pardonne-moi de traverser si vite et de si mal décrire des lieux d'une
telle importance; mais la Suisse doit t'être si connue d'avance, ainsi
qu'à moi, par tous les paysages et par toutes les impressions de voyage
possibles, que nous n'avons nul besoin de nous déranger de la route
pour voir les curiosités.

Je cherche à constater simplement les chemins du pays, la solidité des
voitures, ce qui se dit, se fait et se mange çà et là dans le moment
actuel.

Par exemple, je dois dire que je n'ai demandé aucun bifteck, craignant
qu'il ne soit d'ours; et qu'ayant appris que, dans les chalets,
_séjours de l'hospitalité_, une tasse de lait se vendait quatre
francs, je m'en suis refusé la consommation. L'expérience des voyageurs
passés n'est donc point inutile: voilà ce qui doit recommander la
présente lettre à ton attention.

Ainsi, lorsque, parti de Berne, tu auras employé une ennuyeuse journée
à traverser des bois de sapins et de bouleaux ornés de chalets fort
médiocres, et deux gros villages encombrés d'une population moins
belle qu'à l'Opéra, tu seras heureux de souper, vers onze heures, à
Aarau, dans la maison d'une hôtesse fort jolie, fort décolletée et
vêtue (par pure bonté pour toi) du costume national. Là, moyennant un
nombre de _batz_ raisonnable, vous faites un repas où rien ne manque,
et où paraît enfin la véritable truite des lacs et des torrents, la
petite truite bleue, tachetée, cette fraise du règne animal, modeste,
délicate et parfumée, qu'on doit se garder de confondre avec la truite
génevoise, qui, en admettant qu'elle existe encore, n'est rien qu'un
saumon déguisé.

Les murs de la salle à manger sont ornés de vues d'Aarau, parmi
lesquelles on remarque celle de la maison de Zschokke, l'illustre
romancier. Il est triste de quitter enfin cette auberge agréable, où
l'on aimerait à passer la nuit sous plusieurs rapports. L'hôtesse vous
fait un salut gracieux, et vous rougissez de lui glisser, en partant,
dans la main, l'humble monnaie que la Suisse appelle des _batz_.
Nous reparlerons sans doute de ce billon, à propos des _kreutzers_
allemands, non moins fallacieux pour le voyageur.

L'inégal pavé de Zurich nous éveille à cinq heures du matin. Voilà
donc cette ville fameuse qui a renouvelé les beaux jours de Guillaume
Tell en renversant la toque insolente du professeur Strauss; voilà ces
montagnes d'où descendaient des chœurs de paysans en armes; voilà ce
beau lac qui ressemble à celui de Cicéri. Après cela, l'endroit est
aussi vulgaire que possible. Sauf quelques maisons anciennes, ornées
de rocailles et de sculptures contournées, avec des grilles et des
balcons d'un travail merveilleux, cette ville est fort au-dessous des
avantages de sa position naturelle. Son lac et ses montagnes lui font,
d'ailleurs, des vues superbes. La route qui mène à Constance domine
longtemps ce vaste panorama et se poursuit toute la journée au milieu
des plus beaux contrastes de vallées et de montagnes.

Déjà le paysage a pris un nouveau caractère: c'est l'aspect moins
tourmenté de la verte Souabe; ce sont les gorges onduleuses de la
forêt Noire, si vaste toujours, mais éclaircie par les routes et les
cultures. Vers midi, l'on traverse la dernière ville suisse, dont
la grande rue est étincelante d'enseignes dorées. Elle a toute la
physionomie allemande; les maisons sont peintes; les femmes sont
jolies; les tavernes sont remplies de fumeurs et de buveurs de bière.
Adieu donc à la Suisse, et sans trop de regrets. Une heure plus tard,
la couleur de notre postillon tourne du bleu au jaune. Le lion de
Zœringen brille sur les poteaux de la route, dans son champ d'or et
de gueules, et marque la limite des deux pays. Nous voilà sur le
territoire de Constance, et déjà son lac étincelle dans les intervalles
des monts.



VI--LE LAC DE CONSTANCE--AUGSBOURG


Constance! c'est un bien beau nom et un bien beau souvenir! C'est
la ville la mieux située de l'Europe, le sceau splendide qui réunit
le nord de l'Europe au midi, l'occident et l'orient. Cinq nations
viennent boire à son lac, d'où le Rhin sort déjà fleuve, comme le Rhône
sort du Léman. Constance est une petite Constantinople, couchée, à
l'entrée d'un lac immense, sur les deux rives du Rhin, paisible encore.
Longtemps on descend vers elle par les plaines rougeâtres, par les
coteaux couverts de ces vignes bénies qui répandent encore son nom dans
l'univers; l'horizon est immense, et ce fleuve, ce lac, cette ville
prennent mille aspects merveilleux. Seulement, lorsqu'on arrive près
des portes, on commence à trouver que la cathédrale est moins imposante
qu'on ne pensait, que les maisons sont bien modernes, que les rues,
étroites comme au moyen âge, n'en ont gardé qu'une malpropreté
vulgaire. Pourtant la beauté des femmes vient un peu rajuster cette
impression; ce sont les dignes descendantes de celles qui fournissaient
tant de belles courtisanes aux prélats et aux cardinaux du concile: je
veux dire sous le rapport des charmes; je n'ai nulle raison de faire
injure à leurs mœurs.

La table d'hôte du _Brochet_ est vraiment fort bien servie. La
compagnie était aimable et brillante ce soir-là. Je me trouvais placé
près d'une jolie dame anglaise dont le mari demanda au dessert une
bouteille de champagne; sa femme voulut l'en dissuader, en disant
que cela lui serait contraire. En effet, cet Anglais paraissait
d'une faible santé. Il insiste et la bouteille est apportée. A peine
lui a-t-on versé un verre, que la jolie lady prend la bouteille et
en offre à tous ses voisins. L'Anglais s'obstine et en demande une
autre; sa femme se hâte d'user du même moyen, sans que le malade,
fort poli, ose en paraître contrarié. A la troisième, nous allions
remercier; l'Anglaise nous supplie de ne pas l'abandonner dans sa
pieuse intention. L'hôte finit par comprendre ses signes, et, sur la
demande d'une quatrième, il répond au milord qu'il n'a plus de vin de
Champagne, et que ces trois bouteilles étaient les dernières. Il était
temps, car nous n'étions restés que deux à table auprès de la dame,
et notre humanité risquait de compromettre notre raison. L'Anglais se
leva froidement, peu satisfait de n'avoir bu que trois verres sur trois
bouteilles, et s'alla coucher. L'hôte nous apprit qu'il se rendait
en Italie par Bregenz, pour y rétablir sa santé. Je doute que son
intelligente moitié parvienne toujours aussi heureusement à le tenir au
régime.

Demain, à cinq heures du matin, le bateau à vapeur m'emporte vers la
froide Bavière, et l'on me prévient que la traversée sera orageuse.
J'aimerais à subir une belle tempête sur le lac de Constance; mais il
serait triste, ayant échappé déjà aux gouffres de la Méditerranée,
d'être noyé dans un bassin!

Tu me demanderas pourquoi je ne m'arrête pas un jour de plus à
Constance, afin de voir la cathédrale, la salle du concile, la place où
fut brûlé Jean Huss, et tant d'autres curiosités historiques que notre
Anglais de la table d'hôte avait admirées à loisir. C'est qu'en vérité
je voudrais ne pas gâter davantage Constance dans mon imagination.--Je
t'ai dit comment, en descendant des gorges de montagnes du canton de
Zurich, couvertes d'épaisses forêts, je l'avais aperçue de loin par un
beau coucher de soleil, au milieu de ses vastes campagnes inondées de
rayons rougeâtres, bordant son lac et son fleuve comme une Stamboul
d'Occident; je t'ai dit aussi combien, en approchant, on trouvait
ensuite la ville elle-même indigne de sa renommée et de sa situation
merveilleuse. J'ai cherché, je l'avoue, cette cathédrale bleuâtre,
ces places aux maisons sculptées, ces rues bizarres et contournées,
et tout ce moyen âge pittoresque dont l'avaient douée poétiquement
nos décorateurs d'Opéra; eh bien, tout cela n'était que rêve et
qu'invention: à la place de Constance, imaginons Pontoise, et nous
voilà davantage dans le vrai. Maintenant, j'ai peur que la salle du
concile ne se trouve être une hideuse grange, que la cathédrale ne soit
aussi mesquine au dedans qu'à l'extérieur, et que Jean Huss n'ait été
brûlé sur quelque fourneau de campagne. Hâtons-nous donc de quitter
Constance avant qu'il fasse jour, et conservons du moins un doute sur
tout cela, avec l'espoir que des voyageurs moins sévères pourront nous
dire plus tard: «Mais vous avez passé trop vite! mais vous n'avez rien
vu! »

Aussi bien, c'est une impression douloureuse, à mesure qu'on va plus
loin, de perdre, ville à ville et pays à pays, tout ce bel univers
qu'on s'est créé jeune, par les lectures, par les tableaux et par les
rêves. Le monde qui se compose ainsi dans la tête des enfants est si
riche et si beau, qu'on ne sait s'il est le résultat exagéré d'idées
apprises, ou si c'est un ressouvenir d'une existence antérieure et
la géographie magique d'une planète inconnue. Si admirables que
soient certains aspects et certaines contrées, il n'en est point dont
l'imagination s'étonne complètement, et qui lui présentent quelque
chose de stupéfiant et d'inouï. Je fais exception à l'égard des
touristes anglais, qui semblent n'avoir jamais rien vu ni rien imaginé.

L'hôte du _Brochet_ a fait consciencieusement éveiller en pleine nuit
tous les voyageurs destinés à s'embarquer sur le lac. La pluie a
cessé; mais il fait grand vent, et nous marchons jusqu'au port à la
lueur des lanternes. Le bateau commence à fumer; on nous dirige vers
les casemates, et nous reprenons sur les banquettes notre sommeil
interrompu. Deux heures après, un jour grisâtre pénètre dans la
salle; les eaux du lac sont noires et agitées; à gauche, l'eau coupe
l'horizon; à droite, le rivage n'est qu'une fange. Nous voilà réduits
aux plaisirs de la société; elle est peu nombreuse. Le capitaine
du bâtiment, jeune homme agréable, cause galamment avec deux dames
allemandes, qui sont venues du même hôtel que moi. Comme il se trouve
assis auprès de la plus jeune, je n'ai que la ressource d'entretenir
la plus âgée, qui prend le café à ma gauche. Je commence par quelques
phrases d'allemand assez bien tournées touchant la rigueur de la
température et l'incertitude du temps.

--Parlez-vous français? me dit la dame allemande.

--Oui, madame, lui dis-je un peu humilié; certainement, je parle
_aussi_ le français.

Et nous causons désormais avec beaucoup plus de facilité.

Il faut dire que l'accent allemand et la prononciation très-différente
des divers pays présentent de grandes difficultés aux Français qui
n'ont appris la langue que par des livres. En Autriche, cela devient
même un tout autre langage, qui diffère autant de l'allemand que le
provençal du français. Ce qui contribue ensuite à retarder sur ce
point l'éducation du voyageur, c'est que partout on lui parle dans sa
langue, et qu'il cède involontairement à cette facilité qui rend sa
conversation plus instructive pour les autres que pour lui-même.

La tempête augmentant beaucoup, le capitaine crut devoir prendre un air
soucieux mais ferme, et s'en alla donner des ordres, afin de rassurer
les dames. Cela nous amena naturellement à parler de romans maritimes.
La plus jeune dame paraissait très-forte sur cette littérature, toute
d'importation anglaise ou française, l'Allemagne n'ayant guère de
marine. Nous ne tardâmes pas à prendre terre par Scribe et Paul de
Kock. Il faut convenir que, grâce au succès européen de ces deux
messieurs, les étrangers se font une singulière idée de la société
et de la conversation parisiennes. La dame âgée parlait fort bien
d'ailleurs: _elle avait vu les Français_ dans son temps, comme elle le
disait gaiement; mais la plus jeune avait une prétention au langage
à la mode, qui l'entraînait parfois à un singulier emploi des mots
nouveaux.

--Monsieur, me disait-elle, imaginez-vous que Passau, où nous habitons,
n'est en arrière sur rien; nous avons la société la plus _ficelée_
de la Bavière. Munich est si ennuyeux à présent, que tous les gens
_de la haute_ viennent à Passau; on y donne des soirées d'un _chic_
étonnant!...

O monsieur Paul de Kock! voilà donc le français que vous apprenez à nos
voisins! Mais peut-être ceux de nous qui parlent _trop bien_ l'allemand
tombent-ils dans les mêmes idiotismes! Je n'en suis pas là encore,
heureusement.

«Il n'y a si bonne compagnie dont il ne faille se séparer! » disait le
roi Dagobert à ses chiens ... en les jetant par la fenêtre. Puisse cet
ancien proverbe, que je cite textuellement, me servir de transition
entre le départ de plusieurs de nos passagers qui nous quittèrent
à Saint-Gall, et le tableau, que je vais essayer de tracer, d'un
divertissement auquel se livraient nos marins sur le pont, en attendant
que le bateau reprît sa course vers Morseburg. L'idée en est triviale,
mais assez gaie et digne d'être utilisée dans la littérature maritime.
Il y avait trois chiens sur le bateau à vapeur. L'un d'eux, caniche
imprévoyant, s'étant trop approché de la cuisine, un mousse s'avisa
détremper dans la sauce sa belle queue en panache. Le chien reprend sa
promenade; l'un des deux autres s'élance à sa poursuite et lui mord
la queue ardemment. Voyant ce résultat bouffon, l'on s'empresse d'en
faire autant au second, puis au troisième, et voilà les malheureux
animaux tournant en cercle sans quitter prise, chacun avide de mordre
et furieux d'être mordu. C'est là une belle histoire de chiens! comme
dirait le sieur de Brantôme.... Mais que dire de mieux d'une traversée
sur le lac de Constance par un mauvais temps? L'eau est noire comme de
l'encre, les rives sont plates partout, et les villages qui passent
n'ont de remarquable que leurs clochers en forme d'oignon, garnis
d'écailles de fer-blanc, et portant à leur pointe des boules de cuivre
enfilées.

Le plus amusant du voyage, c'est qu'à chaque petit port où l'on
s'arrête on fait connaissance avec une nouvelle nation. Le duché de
Bade, le Wurtemberg, la Bavière, la Suisse se posent là, de loin
en loin, comme puissances maritimes ... d'eau douce. Leur marine
donne surtout la chasse aux mauvais journaux français et suisses qui
voltigent sur le lac sous le pavillon neutre; il en est un, intitulé
justement _les Feuilles du Lac_, journal allemand progressif, qui,
je crois bien, n'échappe aux diverses censures qu'en s'imprimant sur
l'eau, et en distribuant ses abonnements de barque en barque sans
jamais toucher le rivage.

La liberté sur les mers! comme dit Byron.

En rangeant à gauche les côtes de Bade, voici que nous apercevons
enfin les falaises brumeuses du royaume de Wurtemberg. Une forêt de
mâts entrecoupés de tours pointues et de clochers nous annonce bientôt
l'unique port de la Bavière; c'est Lindau; plus loin, l'Autriche
possède Bregenz.

Nous ne subissons aucune quarantaine; mais les douaniers sévères font
transporter nos malles dans un vaste entrepôt. En attendant l'heure de
la visite, on nous permet d'aller dîner. Il est midi: c'est l'heure
où l'on dîne encore dans toute l'Allemagne. Je m'achemine donc vers
l'auberge la plus apparente, dont l'enseigne d'or éclate au milieu
d'un bouquet de branches de sapin fraîchement coupées. Toute la maison
est en fête, et les nombreux convives ont mis leurs habits de gala.
Aux fenêtres ouvertes, j'aperçois de jolies filles à la coiffure
étincelante, aux longues tresses blondes, qui en appellent d'autres
accourant de l'église ou des marchés; les hommes chantent et boivent;
quelques montagnards entonnent leur _tirily_ plaintif.

La musique dominait encore tout ce vacarme, et, dans la cour, les
troupeaux bêlaient. C'est que, justement, j'arrivais un jour de marché.
L'hôte me demande s'il faut me servir dans ma chambre.

--Pour qui me prenez-vous, vénérable Bavarois? Je ne m'assois jamais
qu'à table d'hôte!

Et quelle table! elle fait le tour de l'immense salle. Ces braves
gens fument en mangeant; les femmes valsent (aussi en mangeant) dans
l'intervalle des tables. Bien plus, il y a encore des saltimbanques
bohèmes qui font le tour de la salle en exécutant la pyramide humaine,
de sorte que l'on risque à tout moment de voir tomber un paillasse dans
son assiette.

Voilà du bruit, de l'entrain, de la gaieté populaire; les filles sont
belles, les paysans bien vêtus; cela ne ressemble en rien aux orgies
misérables de nos guinguettes; le vin et la double bière se disputent
l'honneur d'animer tant de folle joie, et les plats homériques
disparaissent en un clin d'œil. J'entre donc en Allemagne sous ces
auspices riants; le repas fini, je parcours la ville, dont toutes les
rues et les places sont garnies d'étalages et de boutiques foraines, et
j'admire partout les jolies filles des pays environnants, vêtues comme
des reines, avec leur bonnet de drap d'or et leur corsage de clinquant.
Voilà du moins un pays où les femmes n'ont pas adopté encore les
chiffons sans goût de nos grisettes; ces surprises sont rares en voyage
et se reproduiront peu dans le mien.

Il s'agit maintenant de choisir un véhicule pour Augsbourg; mais
je n'ai point à choisir: la poste royale, et partout la poste; il
n'y a nulle part, de ce côté, de diligences particulières; point de
concurrence dont on ait à craindre la rivalité;--les chevaux ménagent
les routes, les postillons ménagent les chevaux. Ses conducteurs
ménagent les voitures, le tout appartenant à l'État;--nul n'est pressé
d'arriver, mais on finit par arriver toujours; le fleuve de la vie se
ralentit dans ces contrées et prend un air majestueux. «Pourquoi faire
du bruit?» comme disait cette vieille femme dans _Werther_.

Chacun des gouvernements d'Allemagne a donc le monopole de la
circulation; il en faut excepter les petits pays de la confédération,
sillonnés par les réseaux des postes féodales du prince de la
Tour-et-Taxis. Ce prince, dont tu as dû souvent entendre répéter le
nom, est le marquis de Carabas de l'Allemagne. Vous demandez à qui ce
château-là?--Au prince de la Tour-et-Taxis.--A qui ces chevaux, ces
voitures, ces journaux, etc.?--Même réponse. (Car il possède aussi des
journaux dans différents pays, toujours à _titre féodal_, notamment
la _Gazette des postes_ et _le Journal de Francfort_.) Ses apanages
industriels sont innombrables. Ce prince, dont la principauté est
imperceptible, a les revenus d'un puissant monarque; son peuple de
postillons, d'écrivains et d'ouvriers, paraît vivre heureux sous ses
lois, dans une étendue de peut-être cent lieues, du nord au midi. Bien
plus, il a tant de bonheur, qu'ayant un médecin toujours auprès de sa
personne, et dont il avait fait un de ses ministres, que crois-tu qu'il
en soit arrivé dernièrement? C'est le médecin qui est mort! Le prince
le pleure et n'en veut plus avoir d'autre. Cet homme ne mourra jamais;
et pourtant on attend sa fin pour créer une foule de chemins de fer
dont ses droits féodaux entravent de tous côtés l'exécution.

Que te dire du pays, que je parcours à l'heure qu'il est? C'est une
route assez monotone: des plaines, des montagnes ou plutôt des montées,
et toujours, toujours des sapins; la plus grande partie de l'Allemagne
est ainsi; c'est ce qui la rend si verte dans les chants des poëtes.
Hâtons-nous donc d'arriver à Augsbourg, une belle vieille ville, comme
nous en verrons peu de ce côté, et qui m'a rappelé les bonnes cités des
bords du Rhin. Celle-là mériterait un fleuve ou un lac pour baigner
ses murailles et n'a pas même un ruisseau. Sa cathédrale est fort
belle; les rues sont charmantes avec leurs grandes maisons peintes
à fresque du haut en bas. Il y a là des Michel-Ange et des Caravage
ignorés, que la pluie dégrade tous les jours; ce sont des galeries sans
fin d'immenses tableaux sacrés ou profanes, trouées par les portes et
les fenêtres, et dont la vue réjouit l'œil du passant; le plus grand
nombre de ces peintures appartient au style rococo des deux derniers
siècles; elles sont relevées souvent de sculptures et de dorures fort
éclatantes. Dans la plus longue rue, qui est presque une longue place,
on rencontre l'hôtel de ville, où l'on fait voir aux étrangers la
célèbre chambre dorée, toute éclatante d'or et de bois sculpté, et
éclairée d'un nombre infini de fenêtres. Une grande fontaine de marbre
et de bronze, dans le style de la renaissance, orne la place voisine de
ce palais; c'est une des plus riches et des plus élégantes que j'aie
vues, et c'est de quoi faire honte aux groupes de naïades et de tritons
en fonte dont on décore économiquement nos places de Paris.

Après avoir admiré toutes ces beautés et rendu visite même aux bureaux
de la _Gazette_ d'_Augsbourg_, le premier des journaux de l'Allemagne,
je voulus compléter ma soirée par le spectacle. Il y avait deux
affiches à tous les coins de rue: l'une annonçait _Preciosa_, opéra de
Weber, et l'autre la représentation du _Docteur Faust_ au théâtre des
Marionnettes. J'eus la malheureuse idée de négliger cette occasion de
voir le drame naïf et enfantin qui inspira à Gœthe son chef-d'œuvre
éternel, et j'allai prendre une stalle au grand Opéra du lieu.--On
jouait d'abord un acte traduit d'un vaudeville français. C'est ce qui
commence le spectacle dans toute l'Allemagne. Ensuite, une première
cantatrice de Vienne devait se faire entendre dans l'entracte; en
effet, le vaudeville terminé, voilà que la porte du fond s'ouvre,
et il paraît une énorme femme vêtue de noir. Elle chante un couplet
avec une voix de basse superbe. Serait-ce un homme déguisé? Point
du tout: elle entonna le second couplet avec un soprano plus aigu
que celui de Déjazet. Qu'est-ce donc que ce monstre musical? Au
troisième couplet, elle chante le premier vers avec sa voix de basse,
le second avec sa voix de tête, et ainsi de suite. Après ce tour de
force inouï, l'enthousiasme du public éclata vivement, la grosse femme
fut couverte de fleurs, et il en fallait beaucoup. Puis l'on commença
_Preciosa_. Mais je ne tardai pas à m'apercevoir d'une chose: c'est
que les acteurs déclamaient purement et simplement les vers du poëme,
pendant que l'orchestre jouait en sourdine la musique de Weber. Je
me hâtai de sortir du théâtre, espérant trouver encore ouvert celui
des Marionnettes; mais je n'arrivai que pour entendre la dernière
détonation qui engloutissait le docteur Faust dans les enfers.

J'ai pourtant fini par arriver à Munich par le chemin de fer
d'Augsbourg.



V--UN JOUR A MUNICH


A une époque où l'on voyageait fort peu, faute de bateaux à vapeur, de
chemins de fer, de chemins ferrés, et même de simples chemins, il y eut
des littérateurs, tels que d'Assoucy, Le Pays et Cyrano de Bergerac,
qui mirent à la mode les voyages dits _fabuleux_. Ces touristes hardis
décrivaient la lune, le soleil et les planètes, et procédaient du reste
dans ces inventions de Lucien, de Merlin Coccaïe et de Rabelais. Je
me souviens d'avoir lu, dans un de ces auteurs, la description d'une
étoile qui était toute peuplée de poëtes. En ce pays-là, la monnaie
courante était de vers bien frappés; on dînait d'un ode, on soupait
d'un sonnet; ceux qui avaient en portefeuille un poëme épique pouvaient
traiter d'une vaste propriété.

Un autre pays de ce genre était habité seulement par des peintres;
tout s'y gouvernait à leur guise, et les écoles diverses se livraient
parfois des batailles rangées. Bien plus, tous les types créés par
les grands artistes de la terre avaient là une existence matérielle,
et l'on pouvait s'entretenir avec la Judith de Caravage, le Magicien
d'Albert Durer, ou la Madeleine de Rubens.

En entrant à Munich, on se croirait transporté tout à coup dans cette
étoile extravagante. Le roi-poëte qui y réside aurait pu tout aussi
bien réaliser l'autre rêve, et enrichir à jamais ses confrères en
Apollon; mais il n'aime que les peintres, eux seuls ont le privilège de
battre monnaie sur leur palette. Le rapin fleurit dans cette capitale
qu'il proclame l'_Athènes_ moderne; mais le poëte s'en détourne et lui
jette en partant la malédiction de Minerve; il n'y a là rien pour lui.

En descendant de voiture, en sortant du vaste bâtiment de la Poste
royale, on se trouve en face du palais, sur la plus belle place de la
ville; il faut tirer vite sa lorgnette et son _livret_; car déjà le
musée commence, les peintures couvrent les murailles, tout resplendit
et papillote en plein air, en plein soleil.

Le palais neuf est bâti exactement sur le modèle du palais Pitti, de
Florence; le théâtre, d'après l'Odéon de Rome; l'hôtel des postes, sur
quelque autre patron classique; le tout badigeonné du haut en bas de
rouge, de vert et de bleu-ciel. Cette place ressemble à ces décorations
impossibles que les théâtres hasardent quelquefois; un solide monument
de cuivre rouge établi au centre, et représentant le roi Maximilien
Ier, vient seul contrarier cette illusion. La poste, toute
peinte d'un rouge sang de bœuf, qualifié de _rouge antique_, sur lequel
se détachent des colonnes jaunes, est égayée de quelques fresques dans
le style de Pompéi, représentant des sujets équestres. L'Odéon expose
à son fronton une fresque immense où dominent les tons bleus et roses,
et qui rappelle nos paravents d'il y a quinze ans; quant au palais du
roi, il est uniformément peint d'un beau vert tendre. Le quatrième
côté de la place est occupé par des maisons de diverses nuances. En
suivant la rue qu'elles indiquent et qui s'élargit plus loin, on longe
une seconde face du palais plus ancienne et plus belle que l'autre, où
deux portes immenses sont décorées de statues et de trophées de bronze
d'un goût maniéré mais grandiose. Ensuite la rue s'agrandit encore;
des clochers et des tours gracieuses se dessinent dans le lointain; à
gauche, s'étend à perte de vue une file de palais modernes, propres à
satisfaire les admirateurs de notre rue de Rivoli; à droite, un vaste
bâtiment dépendant du palais, qui, du côté de la rue, est garni de
boutiques brillantes, et qui forme, du côté des jardins, une galerie
qui les encadre presque entièrement. Tout cela a la prétention de
ressembler à nos galeries du Palais-Royal; les cafés, les marchandes de
modes, les bijoutiers, les libraires, sont _à l'instar de Paris_. Mais
une longue suite de fresques représentant les fastes héroïques de la
Bavière entremêlées de vues d'Italie témoignent, d'arcade en arcade,
de la passion du roi Louis pour la peinture, et pour toute peinture, à
ce qu'il paraît. Ces fresques, le livret l'avoue, sont traitées par de
simples élèves. C'est une économie de toiles; les murs souffrent tout.

Le jardin royal, entouré de ces galeries instructives, est planté en
quinconce et d'une médiocre étendue; la face du palais qui donne de
ce côté, et qui vient d'être terminée, présente une colonnade assez
imposante; en faisant le tour par le jardin, on rencontre une autre
façade composée de bâtiments irréguliers, et dont fait partie _la
basilique_, le mieux réussi des monuments modernes de Munich.

Cette jolie église, fort petite d'ailleurs, est un véritable bijou;
construite sur un modèle byzantin, elle étincelle, à l'intérieur,
de peintures à fond d'or, exécutées dans le même style. C'est un
ensemble merveilleux de tout point; ce qui n'est pas or ou peinture
est marbre ou bois précieux; le visiteur fait tache dans un intérieur
si splendide, auquel on ne peut comparer dans toute l'Europe que la
chapelle des Médicis, de Florence.

En sortant de la basilique, nous n'avons plus que quelques pas à faire
pour rencontrer le nouveau théâtre; car nous venons de faire le tour
du palais auquel se rattachent tous ces édifices comme dépendances
immédiates. Pourquoi n'entrerions-nous pas dans cette vaste résidence?
Justement le roi va se mettre à table, et c'est l'heure où les
visiteurs sont admis dans les salles où il n'est pas, bien entendu.

On nous reçoit d'abord dans la _salle des gardes_, toute garnie de
hallebardes, mais gardée seulement par deux factionnaires et autant
d'huissiers. Cette salle est peinte en grisailles, figurant des
bas-reliefs, des colonnes et des statues absentes, selon les procédés
surprenants et économiques de M. Abel de Pujol. Assis sur une banquette
d'attente, nous assistons aux allées et venues des officiers et des
_courtisans_. Et ce sont, en effet, de véritables courtisans de
comédie, par l'extérieur du moins. Quand M. Scribe nous montre, à
l'Opéra-Comique, des intérieurs de cours allemandes, les costumes et
les tournures de ses comparses sont beaucoup plus exacts qu'on ne
croit. Une dame du palais, qui passait avec un béret surmonté d'un
oiseau de paradis, une collerette ébouriffante, une robe à queue et
des diamants jaunes, m'a tout à fait rappelé madame Boulanger. Des
chambellans chamarrés d'ordres semblaient prêts à se faire entendre sur
quelque ritournelle d'Auber.

Enfin le service du roi a passé, escorté par deux gardes. C'est
alors que nous avons pu pénétrer dans les autres salles. Je plains
fort le roi de ce pays, qui se défend pourtant d être un monarque
constitutionnel, de s'être imposé l'usage d'admettre deux fois par jour
une trentaine de personnes dans l'intérieur de son domicile. En sortant
de table, il retrouve ses parquets et ses meubles souillés d'empreintes
inconnues: ce qu'il touche vient d'être touché; l'air est encore plein
d'haleines impures; des Anglais ont gravé furtivement leurs noms sur
les glaces et sur les marbres des consoles. Qui sait ce qu'on a pris,
et qui sait ce qu'on a laissé? Cela me rappelle qu'un jour on m'a
fait voir, à Trianon, le lavabo du duc de Nemours à côté de celui de
Joséphine, et un petit morceau de savon dont le prince s'était servi la
dernière fois qu'il y avait couché.

Je m'abstiendrai de décrire en détail l'intérieur du palais de
Munich, dont tous les Guides de voyageurs ont énumeré les richesses
artistiques. Ce qu'il faut le plus remarquer, c'est la salle décorée
de fresques de Schnorr sur les dessins de Cornélius, dont les sujets
sont empruntés à la grande épopée germanique des _Niebelungen_. Ces
peintures, admirablement composées, sont d'une exécution lourde
et criarde, et l'œil a peine à en saisir l'harmonie; de plus, les
plafonds, chargés de figures gigantesques et furibondes, écrasent leurs
salles mesquines et médiocrement décorées; il semble partout à Munich
que la peinture ne coûte rien; mais le marbre, la pierre et l'or sont
épargnés davantage. Ainsi ce palais superbe est construit en briques,
auxquelles le plâtre et le badigeon donnent l'aspect d'une pierre
dure et rudement taillée; ces murailles éclatantes, ces colonnes de
portor et de marbre de Sienne, approchez-vous, frappez-les du doigt,
c'est du stuc. Quant au mobilier, il est du goût le plus _empire_ que
je connaisse: les glaces sont rares; les lustres et les candélabres
semblent appartenir au matériel d'un cercle ou d'un casino de province;
les richesses sont au plafond; c'est encore un rêve, où le roi-poëte
peut poursuivre en passant les magnificences de l'Olympe ou les vagues
splendeurs du Walhalla.

Je suis loin de vouloir rabaisser les beautés de cette résidence, et le
goût du roi de Bavière pour les arts plastiques n'a pas de quoi donner
de prise au ridicule; mais je me demande s'il est bien vrai que M.
Cornélius, lorsqu'il vint à Paris il y a quelques années, n'ait pas été
émerveillé des richesses de Versailles et qu'il ait à peu près parlé
comme le Gascon, qui trouvait que le Louvre ressemblait aux écuries du
château de son père; nous le croyons un homme de trop de goût et de
bonne foi pour que cette histoire soit vraie, d'autant plus que, si le
palais de Munich a quelques beautés incontestables, c'est un point où
le talent de M. Cornélius est presque seul intéressé, et à nous seuls
aussi il appartient de lui en rapporter la gloire.

Le repas du roi étant fini, nous pouvons commencer le nôtre; il n'y a
qu'un seul restaurateur dans la ville, qui est un Français; autrement,
il faut prendre garde aux heures des tables d'hôte. La cuisine est
assez bonne à Munich, la viande a bon goût; c'est là une remarque plus
importante qu'on ne croit en pays étranger. On ne sait pas assez que la
moitié de l'Europe est privée de biftecks et de côtelettes passables,
et que le veau domine dans certaines contrées avec une déplorable
uniformité. Songez-vous, Parisiens! que l'Espagne et l'Italie manquent
de beurre absolument. Peut-être n'as-tu jamais fait grande attention à
l'humble ingrédient du beurre. Eh bien, quand le bateau à vapeur qui
vient de Naples touche à Nice, la première idée des passagers est de
courir au café royal, sur la grande place, et d'y déjeuner avidement
avec du beurre et du lait. Du lait! et sais-tu comment les dames
italiennes font leur café du matin? Ces infortunées délayent des blancs
d'œuf dans du café, faute de lait, et elles boivent ce mélange. Voilà
ce qu'on ne sait pas!

Munich manque d'huîtres et de poissons de mer, naturellement; ses vins
sont médiocres et chers; mais elle vante sa bière, qui, en effet, a
une grande réputation dans toute l'Allemagne. Il ne faut pas parler
de la bière de Munich à des voyageurs qui ont bu des bières belges et
anglaises. Le faro, l'ale et la lambic sont des bières dont on n'a pas
l'idée même à Paris; ce sont de véritables vins du Nord, qui égayent et
grisent plus vite que le vin lui-même. Les bières impériales et royales
d'Autriche et de Bavière n'ont aucun rapport avec ces nobles boissons.
Aussi disputent-elles au tabac le privilège d'engourdir et d'assoupir
de plus en plus ce grand corps du peuple allemand.

Tu me pardonneras ce _hors-d'œuvre_ culinaire, qui n'est pas hors de
propos; car les voyageurs ont faim comme les héros, et la nourriture
est une _impression_ de voyage incontestable. Les deux cafés de la
Galerie royale ne sont pas fort brillants et n'ont aucun journal
français. Un vaste cabinet de lecture et une sorte de casino, qu'on
appelle le Musée, contiennent, en revanche, la plupart des feuilles
françaises que la censure laisse entrer librement. De temps en temps,
il est vrai, quelque numéro manque, et les abonnés lisent à la place
cet avis: que le journal a été saisi à Paris, à la poste et dans les
bureaux. Cela se répète si souvent, que nous soupçonnons le parquet
de Munich de calomnier celui de Paris. Il résulte encore de ce
subterfuge, que les braves Munichois ont des doutes continuels sur la
tranquillité de notre capitale; la leur est si paisible, si gaie et si
ouverte, qu'ils ne comprennent pas les agitations les plus simples de
notre vie politique et civile; la population ne fait aucun bruit, les
voitures roulent sourdement sur la chaussée poudreuse et non pavée.
Le Français se reconnaît partout à ce qu'il déclame ou chantonne en
marchant; au café, il parle haut; il oublie de se découvrir au théâtre;
même en dormant, il remue sans cesse, et un lit allemand n'y résiste
pas dix minutes. Imagine-toi des draps grands comme des serviettes,
une couverture qu'on ne peut border, un édredon massif qui pose en
équilibre sur le dormeur. Eh bien, l'Allemand se couche, et tout cela
reste sur lui jusqu'au lendemain; de plus, connaissant sa sagesse, on
lui accorde des oreillers charmants, brodés à l'entour, et découpés en
dentelles sur un fond de soie rouge ou verte. Les plus pauvres lits
d'auberge resplendissent de ce luxe innocent.

Puisque nous parlons des oreillers, parlons tout de suite des poêles.
Les poêles bavarois sont les plus beaux du monde; leur construction est
de l'architecture, et leurs ornements sont de la sculpture en réalité.
Si l'on connaissait bien à Paris les poêles allemands, on ne voudrait
plus de cheminées. C'est la plus belle pièce d'un mobilier. Cela
convient à une chambre comme à une salle de palais. J'ai vu un poêle
allemand au château de Rastadt, enrichi, il est vrai, de peintures et
de porcelaines, qu'on estimait cent mille florins. Les plus beaux de
ces _monuments_ disparaissent peu à peu de l'Allemagne, car les princes
et les grands seigneurs adoptent presque partout la cheminée française;
mais la bourgoisie tient toujours pour ses vieux poêles, et elle a
raison.

Je sens bien que tu es pressé de faire connaissance avec la
Glyptothèque et la Pinacothèque; mais ces musées sont fort loin du
centre de la ville, et il faut le temps d'y arriver. Dans sa pensée
d'agrandissement indéfini pour sa capitale, le roi Louis a eu soin de
construire à de grandes distances les uns des autres ses principaux
monuments, ceux du moins autour desquels on espère que les maisons
viendront un jour se grouper. La ville de Munich était naturellement
une fort petite ville, de la grandeur d'Augsbourg tout au plus; la lyre
du roi-poëte en a élevé les murailles et les édifices superbes. Il eût,
comme Amphion, fait mouvoir les pierres à ce grand travail, mais il n'y
avait pas de pierres dans tout le pays. C'est là le grand malheur de
cette capitale improvisée d'un royaume encore si jeune; de là la brique
réchampie, de là le stuc et le carton-pierre, de là des rues boueuses
ou poudreuses, selon la saison. Le grès manque; l'autorité hésite entre
divers projets soumis par les compagnies de bitume, la ville hésite
devant la dépense, et Munich n'est encore pavée, comme l'enfer, que de
bonnes intentions.

Après bien des places indiquées à peine, bien des rues seulement
tracées et où l'on donne des terrains gratuits, comme dans les
déserts de l'Amérique, à ceux qui veulent y bâtir, nous arrivons à
la Glyptothèque, c'est-à-dire au musée des statues. On est tellement
Grec à Munich, que l'on a dû être bien Bavarois à Athènes; c'est du
moins ce dont se plaignaient les Grecs véritables.... Le bâtiment est
tellement antique dans ses proportions, que les marches qui conduisent
à l'entrée ne pourraient être escaladées que par des titans; un petit
escalier caché dans un coin répare cet inconvénient, que nous nous
garderons d'appeler un vice de construction. A l'intérieur, les salles
sont vastes et pratiquées dans toute la hauteur du monument. Elles
sont enduites partout de cette teinture de garance foncée, que les
livrets continuent à garantir _vrai rouge antique_. Les ornements qui
s'en détachent sont toujours de ce style pompéien sur lequel nous
avons été blasés par nos cafés, nos passages, et par les décorations
du Gymnase. On a donc le droit de récuser notre mauvais goût parisien,
surtout lorsqu'on a soin de faire remarquer (dans ce livret autorisé et
censuré) que le roi de Bavière, dans la décoration de ses palais et
de ses musées, s'est toujours éloigné du faux goût qui florissait dans
les XVIIe et XVIIIe siècles. Ceci paraît encore
dirigé contre Versailles, et plusieurs allusions que je n'ai plus sous
la main me confirment dans cette pensée.

Les peintres se sont livrés sur les plafonds de la Glyptothèque a
des intempérances de couleur que nous sommes loin d'approuver. Les
magnifiques bas-reliefs de Phidias, le _Silène_, et les marbres si
purs de Canova, qu'on rencontre plus loin, eussent dû faire honte aux
prétentieuses compositions des peintres germaniques. Nous exceptons
toujours celles de M. Cornélius, qui ne sont, en effet, que des
compositions, puisqu'elles ne sont pas peintes par lui. Il a décoré
toute une salle avec des sujets tirés de l'_Iliade_, dont on a pu voir
les dessins à Paris. Je n'ai pas besoin de répéter ce que tout le monde
sait aujourd'hui, que les dessins envoyés ici comme copies des fresques
de l'école de Munich ne donnent qu'une idée très-fausse de l'effet des
peintures originales; il n'est pas de voyageur qui n'ait fait cette
observation.

La Glyptothèque renferme une collection d'antiques fort précieuse et
des chefs-d'œuvre de Canova parmi lesquels se trouvent _la Frileuse_,
la _Vénus-Borghèse_, un buste de Napoléon et un autre du prince Eugène.
Quelques statues du trop célèbre Thorwaldsen partagent, avec celles
de Canova, les honneurs d'une salle particulière, où leurs noms sont
accolés à ceux de Phidias et de Michel-Ange. On ignore probablement à
Munich les noms français de Puget et de Jean Goujon.

La Pinacothèque, c'est-à-dire le musée de peinture, est située à
peu de distance de la Glyptothèque. Son extérieur est beaucoup plus
imposant, quoique le style grec en soit moins pur. Ces deux édifices
sont d'un architecte nommé Léon de Glenze. Ici, je n'aurai plus qu'à
louer; les salles sont grandes et ne sont ornées que de peintures de
maîtres anciens. Une galerie extérieure, ouverte depuis peu de temps au
public, est fort gracieusement peinte et décorée, et l'ornement antique
y a été compris à la manière italienne avec beaucoup de richesse et
de légèreté. Il serait trop long d'énumérer tous les chefs-d'œuvre
que renferme la Pinacothèque. Qu'il suffise de dire que la principale
galerie renferme une soixantaine de Rubens choisis et des plus grandes
toiles. C'est là que se trouve _le Jugement dernier_ de ce maître,
pour lequel il a fallu exhausser le plafond de dix pieds. Là aussi
se rencontre l'original de _la Bataille des Amazones_. Après avoir
parcouru les grandes salles consacrées aux grands tableaux, on revient
par une suite de petites salles divisées de même par écoles, et où
sont placées les petites toiles. Cette intelligente disposition est
très-favorable à l'effet des tableaux.

Que reste-t-il encore à voir dans la ville? On est fatigué de tous
ces édifices _battants neufs_, d'une architecture si grecque, égayés
de peintures antiques si fraîches. Il y aurait encore, pour tout
Anglais, à admirer six ministères avec ou sans colonnes, une maison
d'éducation pour les filles nobles, la bibliothèque, plusieurs
hospices ou casernes, un obélisque de la grandeur du nôtre, mais
couvert de cuivre rouge, destiné à conserver le souvenir de trente
mille Bavarois qui perdirent la vie dans la campagne de Russie, une
église romaine, une autre byzantine, une autre renaissance, et puis
une autre gothique. Cette dernière est dans le faubourg; l'on aperçoit
de loin sa flèche aiguë. Tu m'en voudrais d'avoir manqué de visiter
une église gothique de 1839. Je sors donc de la ville en passant sous
un arc de triomphe dans le goût italien du XIVe siècle,
orné d'une large fresque représentant des batailles bavaroises; un
quart de lieue plus loin, l'on rencontre l'église, bâtie aussi, comme
tous les autres monuments, de briques réchampies de plâtre. Cette
église est petite et n'est pas entièrement finie à l'intérieur. On y
pose encore une foule de petits saints, statuettes en plâtre peint.
Le carton-pierre y domine; c'est là une grande calamité. Les vitraux
sont _mieux_ que le gothique; d'après les nouveaux procédés et les
découvertes de la chimie, on parvient à obtenir de grands sujets sur un
seul verre au lieu d'employer les petits vitraux plombés; le dallage
est fait en bitume de couleur, les sculptures de bois sont figurées
parfaitement en pâte colorée, les flambeaux et les crucifix sont en
métal anglais, se nettoyant comme de l'argent.--J'ai pu monter dans
la flèche, entièrement construite en fer creux, selon les procédés
modernes, et qui m'a rappelé celle de la cathédrale de Rouen, refaite
par M. Alavoine. Cette dernière est un morceau dont les Rouennais sont
bien fiers. On sait que l'ancienne flèche de Rouen, rivale de celles
de Strasbourg et d'Anvers, avait été brûlée il y a quelques années.
Le conseil municipal de Rouen décida qu'on la reconstruirait en _fer
creux_, ce qui s'est fait. Maintenant, cette flèche durera plus que
l'église elle-même; c'est léger, économique, incombustible; cela se
démonte avec des boulons, cela peut se revendre au poids. Seulement, vu
d'en bas, ce clocher est grêle et mesquin; c'est un clocher araignée;
cela ressemble à un mât garni de ses cordages; c'est une flèche
étique, amaigrie; cela gâte la vue de Rouen, si gâtée déjà par son
pont de fer et son quai de belles maisons.--Mais revenons à Munich:
ne la blâmons pas trop de ce sacrifice au progrès. En revanche, elle
a toujours les deux belles tours de sa cathédrale, le seul monument
ancien qu'elle possède, et qu'on aperçoit de six lieues. Au temps où
fut bâti ce noble édifice, on mettait des siècles à accomplir de telles
œuvres; on les faisait de pierre dure, de marbre ou de granit; alors
aussi, on n'improvisait pas en dix ans une capitale qui semble une
décoration d'opéra, prête à s'abîmer au coup de sifflet du machiniste.
Que le roi-poëte me pardonne ces critiques sévères; avant de faire
des bâtisses, il faisait des livres signés de son nom royal, avec les
armes de Bavière au frontispice; il s'est donc reconnu de tout temps
justiciable de la critique.

D'ailleurs, je comprends bien que l'ancien duché de Bavière, qui est
passé royaume par la grâce de Napoléon, ait eu à cœur de se faire une
capitale avec une ancienne petite ville mal bâtie, qui n'a pas même
des pierres pour ses maçons; mais Napoléon lui-même n'aurait pu faire
que la population devînt en rapport avec l'agrandissement excessif
de la ville; il eût simplement déporté là des familles qui y seraient
mortes d'ennui; il n'aurait pu faire un fleuve de l'humble ruisseau qui
coule à Munich et que l'on tourmente en vain avec des barrages, des
fonds de planches et des estacades, pour avoir le droit un jour d'y
bâtir un pont dans le goût romain. Hélas! sire roi de Bavière! ceci est
une grande consolation pour nous autres, pauvres gens; vous êtes roi,
prince absolu, chef d'une monarchie _à états_, que vous nous priez de
ne pas confondre avec notre monarchie constitutionnelle; mais vous ne
pouvez faire qu'il y ait de l'eau dans votre rivière, et de la pierre
dans le sol où vous bâtissez!

En rentrant dans la ville, nous rencontrâmes plusieurs monuments
nouveaux propres à immortaliser la gloire bavaroise sous toutes les
formes. On remarque surtout, je l'ai dit, un obélisque entièrement
pareil au nôtre, mais tout en cuivre rouge comme la statue de
Maximilien. Il est consacré aux trente mille Bavarois qui perdirent la
vie dans la campagne de Russie; nous ne nous y opposons pas.

On donnait au théâtre un vaudeville traduit, et la représentation de
_Medea_, mélodrame en prose, joué par madame Schrœder-Devrient, qui
est, dit-on, la première tragédienne de l'Allemagne. Cette actrice nous
a rappelé mademoiselle Duchesnois dans ses derniers jours. La pièce
était bouffonne, remplie de combats réglés, d'incendies et de meurtres,
et finissait par une illumination en flammes de Bengale. C'est donc là
qu'en est réduit aussi l'art dramatique en Allemagne? Mais du moins
nos auteurs du boulevard ne choisissent point de sujets classiques. Un
mélodrame intitulé _Médée_ aurait peu de succès à la Porte-Saint-Martin.

Je n'ai passé qu'un jour à Munich, ayant rencontré justement à la table
d'hôte de la _Poule d'or_ cet excellent cousin Henri, dont je t'ai déjà
parlé; j'ai pris place dans sa chaise de poste et je suis parti pour
Vienne, d'où j'espère gagner Constantinople en descendant le Danube.
J'ai vu Salzbourg, où naquit Mozart et où l'on montre sa chambre chez
un chocolatier. La ville est une sorte de rocher sculpté, dont la haute
forteresse domine d'admirables paysages. Mais Vienne m'appelle, et sera
pour moi, je l'espère, un avant-goût de l'Orient.



VI--LES AMOURS DE VIENNE


Tu m'as fait promettre de t'envoyer de temps en temps les impressions
_sentimentales_ de mon voyage, qui t'intéressent plus, m'as-tu dit,
qu'aucune description pittoresque. Je vais commencer. Sterne et
Casanova me soient en aide pour te distraire. J'ai envie simplement
de te conseiller de les relire, en t'avouant que ton ami n'a point
le style de l'un ni les nombreux mérites de l'autre, et qu'à les
parodier il compromettait gravement l'estime que tu fais de lui. Mais
enfin, puisqu'il s'agit surtout de te servir en te fournissant des
observations où ta philosophie puisera des maximes, je prends le parti
de te mander au hasard tout ce qui m'arrive, intéressant ou non, jour
par jour si je le puis, à la manière du capitaine Cook, qui écrit avoir
vu un tel jour un goëland ou un pingouin, tel autre jour n'avoir vu
qu'un tronc d'arbre flottant; ici, la mer était claire; là, bourbeuse.
Mais, à travers ces signes vains, ces flots changeants, il rêvait des
îles inconnues et parfumées, et finissait par aborder un soir dans ces
retraites du pur amour et de l'éternelle beauté.

_Le_ 21.--Je sortais du théâtre de Léopoldstadt. Il faut te dire
d'abord que je n'entends que fort peu le patois qui se parle à Vienne.
Il est donc important que je cherche quelque jolie personne de la
ville qui veuille bien me mettre au courant du langage usuel. C'est
le conseil que donnait Byron aux voyageurs. Voilà donc trois jours
que je poursuivais, dans les théâtres, dans les casinos, dans les
bals, appelés vulgairement _sperls_, des _brunes_ et des _blondes_
(il n'y a presque ici que des blondes), et j'en recevais en général
peu d'accueil. Hier, au théâtre de Léopoldstadt, j'étais sorti, après
avoir marqué ma place: une charmante jeune fille blonde me demande à
la porte, si le spectacle est commencé. Je cause avec elle, et j'en
obtiens ce renseignement, qu'elle était ouvrière, et que sa maîtresse,
voulant la faire entrer avec elle, lui avait dit de l'attendre à la
porte du théâtre. J'accumule sur cette donnée les offres les plus
exorbitantes; je parle de première loge et d'avant-scène; je promets un
souper splendide, et je me vois outrageusement refusé. Les femmes ici
ont des superlatifs tout prêts contre les insolents, ce dont, au reste,
il ne faut pas trop s'effrayer.

Cette personne paraissait fort inquiète de ne pas voir arriver sa
maîtresse. Elle se met à courir le long du boulevard; je la suis en
lui prenant le bras, qui semblait très-beau. Pendant la route, elle
me disait des phrases en toute sorte de langues, ce qui fait que je
comprenais à la rigueur. Voici son histoire. Elle est née à Venise,
et elle a été amenée à Vienne par sa maîtresse, qui est Française;
de sorte que, comme elle me l'a dit fort agréablement, elle ne sait
bien aucune langue, mais parle un peu trois langues. On n'a pas d'idée
de cela, excepté dans les comédies de Machiavel et de Molière. Elle
s'appelle _Catarina Colassa_. Je lui dis en bon allemand (qu'elle
comprend bien et parle mal) que je ne pouvais désormais me résoudre à
l'abandonner, et je construisis une sorte de madrigal assez agréable. A
ce moment, nous étions devant sa maison; elle m'a prié d'attendre, puis
elle est revenue me dire que sa maîtresse était en effet au théâtre, et
qu'il fallait y retourner.

Revenu devant la porte du théâtre, je proposais toujours l'avant-scène;
mais elle a refusé encore, et a pris au bureau une deuxième galerie;
j'ai été obligé de la suivre, en donnant au contrôleur ma première
galerie pour une deuxième, ce qui l'a fort étonné. Là, elle s'est
livrée à une grande joie en apercevant sa maîtresse dans une loge,
avec, un monsieur à moustaches. Il a fallu qu'elle allât lui parler;
puis elle m'a dit que le spectacle ne l'amusait pas, et que nous
ferions mieux d'aller nous promener: on jouait pourtant une pièce de
madame Birch-Pfeiffer (_Robert le Tigre_); mais il est vrai que ce
n'est pas amusant. Nous sommes donc allés vers le Prater, et je me suis
lancé, comme tu le penses, dans la séduction la plus compliquée.

Mon ami! imagine que c'est une beauté de celles que nous avons tant de
fois rêvées,--la femme idéale des tableaux de l'école italienne, la
Vénitienne de Gozzi, _bionda e grassota_, la voilà trouvée! je regrette
de n'être pas assez fort en peinture pour t'en indiquer exactement tous
les traits. Figure-toi une tête ravissante, blonde, blanche, une peau
d'un satin, à croire qu'on l'ait conservée sous des verres; les traits
les plus nobles, le nez aquilin, le front haut, la bouche en cerise;
puis un col de pigeon gros et gras, arrêté par un collier de perles;
puis des épaules blanches et fermes, où il y a de la force d'Hercule
et de la faiblesse et du charme de l'enfant de deux ans. J'ai expliqué
à cette beauté qu'elle me plaisait, surtout, parce qu'elle était pour
ainsi dire _Austro-Vénitienne_, et qu'elle réalisait en elle seule le
saint-empire romain, ce qui a paru peu la toucher.

Je l'ai reconduite à travers un écheveau de rues assez embrouillé.
Comme je ne comprenais pas beaucoup l'adresse qui devait me servir à la
retrouver, elle a bien voulu me l'écrire à la lueur d'un réverbère,--et
je te l'envoie ci-jointe pour te montrer qu'il n'est pas moins
difficile de déchiffrer son écriture que sa parole. J'ai peur que ces
caractères ne soient d'aucune langue; aussi tu verras que j'ai tracé
sur la marge un itinéraire pour reconnaître sa porte plus sûrement.

Maintenant, voici la suite de l'aventure. Elle m'avait donné
rendez-vous dans la rue, à midi: Je suis venu de bonne heure monter
la garde devant son bienheureux n° 189. Comme on ne descendait pas,
je suis monté. J'ai trouvé une vieille sur un palier, qui cuisinait
à un grand fourneau, et, comme _d'ordinaire une vieille en annonce
une jeune_, j'ai parlé à celle-là, qui a souri et m'a fait attendre.
Cinq minutes après, la belle personne blonde a paru à la porte et m'a
dit d'entrer. C'était dans une grande salle; elle déjeunait avec sa
dame et m'a prié de m'asseoir derrière elle sur une chaise. La dame
s'est retournée: c'était une grande jeune personne osseuse, et qui m'a
demandé en français mon nom, mes intentions et toute sorte de tenants
et d'aboutissants; ensuite, elle m'a dit:

--C'est bien; mais j'ai besoin de mademoiselle jusqu'à cinq heures
aujourd'hui; après, je puis la laisser libre pour la soirée.

La jolie blonde m'a reconduit en souriant, et m'a dit:

--A cinq heures.

Voilà où j'en suis; je t'écris d'un café où j'attends que l'heure
sonne; mais tout cela me paraît bien berger.

_Le_ 22.--Voilà bien une autre affaire! Mais reprenons le fil des
événements. Hier, à cinq heures, la Catarina ou plutôt la Katty, comme
on l'appelle dans sa maison, m'est venue trouver dans un _kaffeehaus_
où je l'attendais. Elle était très-charmante, avec une jolie coiffe de
soie sur ses beaux cheveux;--le chapeau n'appartient ici qu'aux femmes
du monde.--Nous devions aller au théâtre de la Porte-de-Carinthie, voir
représenter _Belisario_, opéra; mais voilà qu'elle a voulu retourner
à Léopoldstadt, en me disant qu'il fallait qu'elle rentrât de bonne
heure. La Porte-de-Carinthie est à l'autre extrémité de la ville. Bien!
nous sommes entrés à Léopoldstadt; elle a voulu payer sa place, me
déclarant qu'elle n'était pas une _grisette_ (traduction française), et
qu'elle voulait payer, ou n'entrerait pas. O Dieu! si toutes les dames
comprenaient une telle délicatesse!... Il paraît que cela continue à
rentrer dans les mœurs spéciales du pays.

Hélas! mon ami, nous sommes de bien pâles don Juan. J'ai essayé la
séduction la plus noire, rien n'y a fait. Il a fallu la laisser s'en
aller, et s'en aller seule! du moins jusqu'à l'entrée de sa rue.
Seulement, elle m'a donné rendez-vous à cinq heures pour le lendemain,
qui est aujourd'hui.

A présent, voici où mon iliade commence à tourner à l'odyssée. A cinq
heures, je me promenais devant la porte du n° 189, frappant la dalle
d'un pied superbe; Catarina ne sort pas de sa maison. Je m'ennuie de
cette faction (la garde nationale te préserve d'une corvée pareille
par un mauvais temps!); j'entre dans la maison, je frappe; une jeune
fille sort, me prend la main et descend jusqu'à la rue avec moi. Ceci
n'est point encore mal. Là, elle m'explique qu'il faut m'en aller,
que la maîtresse est furieuse, et que, du reste, Catarina est allée
chez moi dans la journée pour me prévenir. Moi, voilà que, là-dessus,
je perds le fil de la phrase allemande; je m'imagine, sur la foi d'un
verbe d'une consonnance douteuse, qu'elle veut dire que Catarina ne
peut pas sortir et me prie d'attendre encore; je réponds: «C'est
bien!» et je continue à battre le pavé devant la maison. Alors, la
jeune fille revient, et, comme je lui explique que sa prononciation
me change un peu le sens des mots, elle rentre et m'apporte un papier
énonçant sa phrase. Ce papier m'apprend que Catarina est allée me voir
à l'_Aigle noir_, où je suis logé. Alors, je cours à l'_Aigle noir_; le
garçon me dit qu'en effet une jeune fille est venue me demander dans
la journée; je pousse des cris d'aigle, et je reviens au n° 189: je
frappe; la personne qui m'avait parlé déjà redescend; la voilà dans la
rue, m'écoutant avec une patience angélique; j'explique ma position;
nous recommençons à ne plus nous entendre sur un mot; elle rentre, et
me rapporte sa réponse écrite. Catarina n'habite pas la maison; elle
y vient seulement dans le jour, et pour l'instant elle n'est pas là.
Reviendra-t-elle dans la soirée? On ne sait pas; mais j'arrive à un
éclaircissement plus ample. La jeune personne, un modèle, du reste,
de complaisance et d'aménité (comprends-tu cette fille dans la rue
jetant des cendres sur le feu de ma passion?) me dit que la dame, la
maîtresse, a été dans une grande colère (et elle m'énonce cette colère
par des gestes expressifs).

--Mais enfin?...

--C'est qu'on a su que Catarina a un autre amoureux dans la ville.

--Oh! pardieu! dis-je là-dessus. (Tu me comprends, je ne m'étais pas
attendu à obtenir _un cœur tout neuf_.) Eh bien, cela suffit, je le
sais, je suis content, je prendrai garde à ne pas la compromettre.

--Mais non, a répliqué la jeune ouvrière (je t'arrange un peu tout ce
dialogue ou plutôt je le resserre), c'est ma maîtresse qui s'est fâchée
parce que le _jeune homme_ est venu hier soir chercher la Catarina,
qui lui avait dit que sa maîtresse la devait garder jusqu'au soir;
il ne l'a pas trouvée, puisqu'elle était avec vous, et ils ont parlé
très-longtemps ensemble.

Maintenant, mon ami, voilà où j'en suis: je comptais la conduire
au spectacle ce soir, puis à la _Conversation_, où l'on joue de la
musique et où l'on chante, et je suis seul à six heures et demie,
buvant un verre de rosolio dans le _gasthoff_, en attendant l'ouverture
du théâtre. Mais la pauvre Catarina! Je ne la verrai que demain, je
l'attendrai dans la rue où elle passe pour aller chez sa maîtresse, et
je saurai tout!

_Le_ 23.--Je m'aperçois que je ne t'avais pas encore parlé de la ville.
Il fallait bien cependant un peu de mise en scène à mes aventures
romanesques, car tu n'es pas au bout. Aussi, je voudrais bien t'écrire
une lettre sur Vienne; mais j'ai tant tardé à le faire, que je ne sais
plus que t'apprendre, ni comment t'intéresser; ce travail m'eût été
facile aussitôt après mon arrivée, parce que tout m'étonnait encore,
tout m'était nouveau, les costumes, les mœurs, le langage, l'aspect de
cette grande ville, située presque à l'extrémité de l'Europe civilisée,
riche et fière comme Paris, et qui ne lui emprunte ni toutes ses
modes, ni tous ses plaisirs; ces contrastes, dis-je, me saisissaient
vivement, et j'étais en état de les rendre avec chaleur et poésie.
Aujourd'hui, je suis trop familiarisé avec toutes ces nouveautés;
me voilà aussi embarrassé qu'un Parisien auquel on demanderait une
description de Paris; je suis devenu tout à fait un badaud de Vienne,
vivant de ses habitudes sans y plus songer, et contraint de faire un
effort pour trouver en quoi elles diffèrent des nôtres. Il est vrai
qu'ayant pénétré davantage dans la société, il me faudra maintenant
beaucoup descendre si je veux rechercher cette individualité locale,
qui partout n'existe plus guère que dans les classes inférieures.
J'avais besoin de faire comme ce bon Hoffmann, qui, dans la nuit de
Saint-Sylvestre, sortant en habit et en culotte courte de la soirée
du conseiller intime, s'était si convenablement abreuvé de _thé
esthétique_, que, chemin faisant, la pauvre créature nommée _petite
bière_ lui revint en mémoire. Ce fut alors qu'au mépris d'une foule de
considérations sociales et privées, il ne craignit point de descendre
en habit de gala, les marches usées de cet illustre cabaret, où il
devait se rencontrer à la même table avec l'homme qui avait perdu son
ombre, et l'homme qui avait perdu son reflet.

Ne t'étonne donc pas si je te parle tour à tour du palais et de la
taverne; ma qualité d'étranger me donne aussi le droit de fréquenter
l'un et l'autre, de coudoyer le paysan bohême ou styrien, vêtu de peaux
de bêtes, ou le prince et le magnat, couverts d'un frac noir comme moi.
Mais ces derniers, tu les connais bien; ce sont des gens de notre monde
de Paris; ils se sont faits nos concitoyens et nos égaux, tant qu'ils
ont pu, comme ces rois de l'Orient qui se montraient fiers jadis du
titre de bourgeois romains. Commençons donc par la rue et la taverne,
et nous nous rendrons ensuite, si bon nous semble, au palais quand
il sera paré, illuminé, plein de costumes éblouissants et d'artistes
sublimes; quand, à force de splendeur et de richesse, il cessera de
ressembler à nos hôtels et à nos maisons.

Aussi bien c'est là une ville qu'il faut voir à tous ses étages; car
elle est singulièrement habitée, et pourtant son premier aspect n'a
rien que de très-vulgaire. On traverse de longs faubourgs aux maisons
uniformes; puis, au milieu d'une ceinture de promenades, derrière
une enceinte de fossés et de murailles, on rencontre enfin la ville,
grande tout au plus comme un quartier de Paris. Suppose que l'on isole
l'arrondissement du Palais-Royal, et que, lui ayant donné des murs de
ville forte et des boulevards larges d'un quart de lieue, on laisse
alentour les faubourgs dans toute leur étendue, et tu auras, ainsi
une idée complète de la situation de Vienne, de sa richesse et de son
mouvement. Ne vas-tu pas penser tout de suite qu'une ville construite
ainsi n'offre point de transition entre le luxe et la misère, et que
ce quartier du centre, plein d'éclat et de richesses, a besoin, en
effet, des bastions et des fossés qui l'isolent pour tenir en respect
ses pauvres et laborieux faubourgs? Mais c'est là une impression toute
libérale et toute française, et que le peuple heureux de Vienne n'a
jamais connue, à coup sûr. Pour moi, je me suis rappelé quelques pages
d'un roman, intitulé, je crois, _Frédéric Styndall_, dont le héros se
sentit mortellement triste le jour où il arriva dans cette capitale.
C'était vers trois heures, par une brumeuse journée d'automne; les
vastes allées qui séparent les deux cités étaient remplies d'hommes
élégants et de femmes brillantes, que leurs voitures attendaient le
long des chaussées; plus loin, la foule bigarrée se pressait sons les
portes sombres, et tout d'un coup, à peine l'enceinte franchie, le
jeune homme se trouva au plein cœur de la grande ville: et malheur
à qui ne roule pas en voiture sur ce beau pavé de granit, malheur
au pauvre, au rêveur, au passant inutile! il n'y a de place là que
pour les riches et pour leurs valets, pour les banquiers et pour les
marchands. Les voitures se croisent avec bruit dans l'ombre, qui
descend si vite au milieu de ces rues étroites, entre ces hautes
maisons; les boutiques éclatent bientôt de lumières et de richesses;
les grands vestibules s'éclairent, et d'énormes suisses, richement
galonnés, attendent, presque sous chaque porte, les équipages qui
rentrent peu à peu. Luxe inouï dans la ville centrale et pauvreté dans
les quartiers qui l'entourent: voilà Vienne au premier coup d'œil. Tout
ce luxe effrayait Frédéric Styndall; il se disait qu'il faudrait bien
de l'audace pour pénétrer dans ce monde exceptionnel si bien clos et si
bien gardé, et ce fut en pensant à cela, je crois, qu'il fut renversé
par la voiture d'une belle et noble dame, qui devint son introductrice
et la source de sa fortune.

Si j'ai bonne mémoire, tel est le début de ce roman, oublié de nos
jours; je regrette de n'en avoir pas conservé d'autre impression, car
celle-là est juste et vraie; de même aussi rien n'est triste comme
d'être forcé de quitter, le soir, le centre ardent et éclairé, et de
traverser encore, pour regagner les faubourgs, ces longues promenades,
avec leurs allées de lanternes qui s'entre-croisent jusqu'à l'horizon:
les peupliers frissonnent sous un vent continuel; on a toujours à
traverser quelque rivière ou quelque canal aux eaux noires, et le son
lugubre des horloges avertit seul de tous cotés qu'on est au milieu
d'une ville. Mais, en atteignant les faubourgs, on se sent comme dans
un autre monde, où l'on respire plus à l'aise; c'est le séjour d'une
population bonne, intelligente et joyeuse; les rues sont à la fois
calmes et animées; si les voitures circulent encore, c'est dans la
direction seulement des bals et des théâtres; à chaque pas, ce sont des
bruits de danse et de musique, ce sont des bandes de gais compagnons
qui chantent des chœurs d'opéra; les caves et les tavernes luttent
d'enseignes illuminées et de transparents bizarres: ici, l'on entend
des chanteuses styriennes; là, des improvisateurs italiens; la comédie
des singes, les hercules, une première chanteuse de l'Opéra de Paris;
un Van-Amburg morave avec ses bêtes, des saltimbanques; enfin, tout ce
que nous n'avons à Paris que les jours de grandes fêtes est prodigué
aux habitués des tavernes sans la moindre rétribution. Plus haut,
l'affiche d'un _sperl_ encadrée de verres de couleur, s'adresse à la
fois à la haute noblesse, aux honorables militaires et à l'aimable
public; les bals masqués, les bals _négligés_, les bals consacrés à
telle ou telle sainte, sont uniformément dirigés par _Strauss_ ou par
_Lanner_, le Musard et le Julien de Vienne; c'est le goût du pays. Ces
deux illustres chefs d'orchestre n'en président pas moins en même temps
aux fêtes de la cour et à celles de chaque riche maison; et, comme on
les reconnaît, sans nul doute, partout où ils sont annoncés, nous les
soupçonnons d'avoir fait faire des masques de cire à leur image, qu'ils
distribuent à des lieutenants habiles. Mais nous parlerons plus loin de
ces _sperls_ et de ces redoutes, qui ressemblent assez à nos Prados
et à nos Wauxhalls; nous irons aussi sans hésiter dans une _cave_, et
nous trouverons là quelque chose de vraiment allemand, l'épaisse fumée
qui enivrait Hoffmann, et l'atmosphère étrange où Gœthe et Schiller ont
fait tant de fois mouvoir leurs types grotesques ou sauvages d'ouvriers
ou d'étudiants.

Entrons au théâtre populaire de Léopoldstadt, où l'on joue des farces
locales (_local posse_) très-amusantes, et où je vais très-souvent,
attendu que je suis logé dans le faubourg de ce nom, le seul qui touche
à la ville centrale, dont il n'est séparé que par un bras du Danube.



VII--SUITE DU JOURNAL


_Le_ 23.--Hier au soir, me trouvant désœuvré dans ce théâtre, et
presque seul entre les prétendus civilisés, le reste se composant de
Hongrois, de Bohèmes, de Grecs, de Turcs, de Tyroliens, de Romains
et de Transylvaniens, j'ai songé à recommencer ce rôle de Casanova,
déjà assez bien entamé l'avant-veille. Casanova est bien plus probable
qu'il ne semble dans les usages de ces pays-ci. Je me suis assis
successivement près de deux ou trois femmes seules; j'ai fini par
lier conversation avec l'une d'elles dont le langage n'était pas trop
viennois; après cela, j'ai voulu la reconduire, mais elle m'a permis
seulement de lui toucher le bras un instant sous son manteau (encore un
très-beau bras!) parmi toute sorte de soieries et de poils de chat ou
de fourrures. Nous nous sommes promenés très-longtemps, puis je l'ai
mise devant sa porte, sans qu'elle ait voulu, du reste, me laisser
entrer; toutefois, elle m'a donné rendez-vous pour ce soir à six heures.

Et de deux! Celle-là ne vaut pas tout à fait l'autre comme beauté, mais
elle paraît être d'une classe plus relevée. Je le saurai ce soir. Mais
cela ne te confond-il pas, qu'un étranger fasse connaissance intime de
deux femmes en trois jours, que l'une vienne chez lui, et qu'il aille
chez l'autre? Et nulle apparence suspecte dans tout cela. Non, on me
l'avait bien dit, mais je ne le croyais pas; c'est ainsi que l'amour
se traite à Vienne! Eh bien, c'est charmant. A Paris, les femmes
vous font souffrir trois mois, c'est la règle; aussi peu de gens ont
la patience de les attendre. Ici, les arrangements se font en trois
jours, et l'on sent dès le premier que la femme céderait, si elle ne
craignait pas de vous faire l'effet d'une _grisette_; car c'est là, il
paraît, leur grande préoccupation. D'ailleurs, rien de plus amusant que
cette poursuite facile dans les spectacles, casinos et bals; cela est
tellement reçu, que les plus _honnêtes_ ne s'en étonnent pas le moins
du monde; les deux tiers au moins des femmes viennent seules dans les
lieux de réunion, ou vont seules dans les rues. Si vous tombez par
hasard sur une _vertu_, votre recherche ne l'offense pas du tout, elle
cause avec vous tant que vous voulez. Toute femme que vous abordez se
laisse prendre le bras, reconduire; puis, à sa porte, où vous espérez
entrer, elle vous fait un salut très-gentil et très-railleur, vous
remercie de l'avoir reconduite, et vous dit que son mari ou son père
l'attend dans la maison. Tenez-vous à la revoir, elle vous dira fort
bien que, le lendemain ou le surlendemain, elle doit aller dans tel bal
ou tel théâtre. Si au théâtre, pendant que vous causez avec une femme
seule, le mari ou l'amant, qui s'était allé promener dans les galeries
ou qui était descendu au café, revient tout à coup près d'elle, il ne
s'étonne pas de vous voir causer familièrement; il salue et regarde
d'un autre côté, heureux sans doute d'être soulagé quelque temps de la
compagnie de sa femme.

Je te parle ici un peu déjà par mon expérience et beaucoup par celle
des autres;--mais à quoi cela peut-il tenir? car, vraiment, je n'ai
vu rien de pareil même en Italie;--sans doute à ce qu'il y a tant de
belles femmes dans la ville, que les hommes qui peuvent leur convenir
sont, en proportion, beaucoup moins nombreux. A Paris, les jolies
femmes sont si rares, qu'on les met à l'enchère; on les choie, on les
garde, et elles sentent aussi tout le prix de leur beauté. Ici, les
femmes font très-peu de cas d'elles-mêmes et de leurs charmes; car
il est évident que cela est commun comme les belles fleurs, les beaux
animaux, les beaux oiseaux, qui, en effet, sont très-communs si l'on
a soin de les cultiver ou de les bien nourrir. Or, la fertilité du
pays rend la vie si facile, si bonne, qu'il n'y a pas de femmes mal
nourries, et qu'il ne s'y produit pas, par conséquent, de ces races
affreuses qui composent nos artisanes ou nos femmes de la campagne.
Tu ne t'imagines pas ce qu'il y a d'extraordinaire à rencontrer, à
tout moment dans les rues, des filles éclatantes et d'une carnation
merveilleuse qui s'étonnent même que vous les remarquiez.

Cette atmosphère de beauté, de grâce, d'amour, a quelque chose
d'enivrant: on perd la tête, on soupire, on est amoureux fou, non
d'une, mais de toutes ces femmes à la fois. _L'odor di femina_ est
partout dans l'air, et on l'aspire de loin comme don Juan. Quel malheur
que nous ne soyons pas au printemps! Il faut un payage pour compléter
de si belles impressions. Cependant, la saison n'est pas encore sans
charmes. Ce matin, je suis entré dans le grand jardin impérial, au bout
de la ville; on n'y voyait personne. Les grandes allées se terminaient
très-loin par des horizons gris et bleus charmants. Il y a au delà un
grand parc montueux coupé d étangs et pleins d'oiseaux. Les parterres
étaient tellement gâtés par le mauvais temps, que les rosiers cassés
laissaient traîner leurs fleurs dans la boue. Au delà, la vue donnait
sur le Prater et sur le Danube; c'était ravissant malgré le froid. Ah!
vois-tu, nous sommes encore jeunes, plus jeunes que nous ne le croyons.
Mais Paris est une ville si laide et si peuplée de gens si sots,
qu'elle fait désespérer de la création, des femmes et de la poésie....

_Ce_ 7 _décembre_.--Je transcris ici cinq lignes sur un autre papier.
Il s'est écoulé bien des jours depuis que les quatre pages qui
précèdent ont été écrites. Tu as reçu des lettres de moi, tu as vu
le côté riant de ma situation, et près d'un mois me sépare de ces
premières impressions de mon séjour à Vienne. Pourtant il y a un lien
très-immédiat entre ce que je vais le dire et ce que je t'ai écrit.
C'est que le dénoûment que tu auras prévu en lisant les premières
pages a été suspendu tout ce temps.... Tu me sais bien incapable de
te faire des histoires à plaisir et d'épancher mes sentiments sur des
faits fantastiques, n'est-ce pas? Eh bien, si tu as pris intérêt à mes
premières amours de Vienne, apprends....

_Ce_ 13 _décembre_.--Tant d'événements se sont passés depuis les quatre
premiers jours qui fournissent le commencement de cette lettre, que
j'ai peine à les rattacher à ce qui m'arrive aujourd'hui. Je n'oserais
te dire que ma carrière don-juanesque se soit poursuivie toujours avec
le même bonheur.... La Katty est à Brunn en ce moment auprès de sa
mère malade; je devais l'y aller rejoindre par ce beau chemin de fer
de trente lieues qui est à l'entrée du Prater; mais ce genre de voyage
m'agace les nerfs d'une façon insupportable. En attendant, voici encore
une aventure qui s'entame et dont je t'adresse fidèlement les premiers
détails.

Comme observation générale, tu sauras que, dans cette ville, aucune
femme n'a une démarche naturelle. Vous en remarquez une, vous la
suivez; alors, elle fait les coudes et les zigzags les plus incroyables
de rue en rue. Puis choisissez un endroit un peu désert pour l'aborder,
et jamais elle ne refusera de répondre. Cela est connu de tous. Une
Viennoise n'éconduit personne. Si elle appartient à quelqu'un (je ne
parle pas de son mari, qui ne compte jamais); si, enfin, elle est trop
affairée de divers cotés, elle vous le dit et vous conseille de ne lui
demander un rendez-vous que la semaine suivante, ou de prendre patience
sans fixer le jour. Cela n'est jamais bien long; les amants qui vous
ont précédé deviennent vos meilleurs amis.

Je venais donc de suivre une beauté que j'avais remarquée au Prater, où
la foule s'empresse pour voir les traîneaux, et j'étais allé jusqu'à
sa porte sans lui parler, parce que c'était en plein jour. Ces sortes
d'aventures m'amusent infiniment. Fort heureusement, il y avait un café
presque en face de la maison. Je reviens donc, à la brune, m'établir
près de la fenêtre. Comme je l'avais prévu, la belle personne en
question ne tarde pas à sortir. Je la suis, je lui parle, et elle
me dit avec simplicité de lui donner le bras, afin que les passants
ne nous remarquent pas. Alors, elle me conduit dans toute sorte de
quartiers: d'abord chez un marchand du Kohlmarkt, où elle achète des
mitaines; puis chez un pâtissier, où elle me donne la moitié d'un
gâteau; enfin, elle me ramène dans la maison d'où elle était sortie,
reste une heure à causer avec moi sous la porte et me dit de revenir
le lendemain an soir. Le lendemain, je reviens fidèlement, je frappe
à la porte, et tout à coup je me trouve au milieu de deux autres
jeunes filles et de trois hommes vêtus de peaux de mouton et coiffés
de bonnets plus ou moins valaques. Comme la société m'accueillait
cordialement, je me préparais à m'asseoir: mais point du tout. On
éteint les chandelles et l'on se met en route pour des endroits
éloignés dans le faubourg. Personne ne me dispute la conquête de la
veille, quoique l'un des individus soit sans femme, et enfin nous
arrivons dans une taverne fort enfumée. Là, les sept ou huit nations
qui se partagent la bonne ville de Vienne semblaient s'être réunies
pour un plaisir quelconque. Ce qu'il y avait de plus évident, c'est
qu'on y buvait beaucoup de vin doux rouge, mêlé de vin blanc plus
ancien. Nous prîmes quelques carafes de ce mélange. Cela n'était point
mauvais. Au fond de la salle, il y avait une sorte d'estrade où l'on
chantait des complaintes dans un langage indéfini, ce qui paraissait
amuser beaucoup ceux qui comprenaient. Le jeune homme qui n'avait pas
de femme s'assit auprès de moi, et, comme il parlait très-bon allemand,
chose rare dans ce pays, je fus content de sa conversation. Quant à
la femme avec qui j'étais venu, elle était absorbée dans le spectacle
qu'on voyait en face de nous. Le fait est que l'on jouait derrière ce
comptoir de véritables comédies. Ils étaient quatre ou cinq chanteurs,
qui montaient, jouaient une scène et reparaissaient avec de nouveaux
costumes. C'étaient des pièces complètes, mêlées de chœurs et de
couplets. Pendant les intervalles, les Moldaves, Hongrois, Bohémiens et
autres mangeaient beaucoup de lièvre et de veau. La femme que j'avais
près de moi s'animait peu à peu, grâce au vin rouge et grâce au vin
blanc. Elle était charmante ainsi, car naturellement elle est un peu
pâle. C'est une vraie beauté slave; de grands traits solides indiquent
la race qui ne s'est point mélangée.

Il faut encore remarquer que les plus belles femmes ici sont celles
du peuple et celles de la haute noblesse. Je t'écris d'un café où
j'attends l'heure du spectacle; mais décidément l'encre est trop
mauvaise, et j'ajourne la suite de mes observations.



VIII--SUITE DU JOURNAL


31 _décembre, jour de la Saint-Sylvestre_.--Diable de conseiller intime
de _sucre candi!_ comme disait Hoffmann, ce jour-là même. Tu vas
comprendre à quel propos cette interjection.

Je t'écris, non pas de ce cabaret enfumé et du fond de cette cave
fantastique dont les marches étaient si usées, qu'à peine avait-on le
pied sur la première, qu'on se sentait sans le vouloir tout porté en
bas, puis assis à une table, entre un pot de vin vieux et un pot de
vin nouveau, tandis qu'à l'autre bout étaient «l'homme qui a perdu son
reflet» et «l'homme qui a perdu son ombre» discutant fort gravement.
Je vais te parler d'un cabaret non moins enfumé, mais beaucoup plus
brillant que le _Rathskeller_ de Brême ou l'_Auerbach_ de Leipzig;
d'une certaine cave que j'ai découverte près de la porte Rouge, et
dont il est bon de te faire la description; car c'est celle-là même
dont j'ai déjà dit quelques mots dans ma lettre précédente.... Là
s'ébauchait la préface de mes amours.

C'est bien une cave, en effet, vaste et profondément creusée: à droite
de la porte est le comptoir de l'hôte, entouré d'une haute balustrade
toute chargée de pots d'étain; c'est de là que coulent à flots la bière
impériale, celle de Bavière et de Bohême, ainsi que les vins blancs
et rouges de la Hongrie, distingués par des noms bizarres. A gauche
de l'entrée est un vaste buffet chargé de viandes, de pâtisseries
et de sucreries, et où fument continuellement le würschell, ce mets
favori du Viennois. D'alertes servantes distribuent les plats de table
en table, pendant que les garçons font le service plus fatigant de la
bière et du vin. Chacun soupe ainsi, se servant pour pain de gâteaux
anisés ou glacés de sel, qui excitent beaucoup à boire. Maintenant,
ne nous arrêtons pas dans cette première salle, qui sert à la fois
d'office à l'hôtelier et de coulisse aux acteurs. On y rencontre
seulement des danseuses qui se chaussent, des jeunes premières qui
mettent leur rouge, des soldats qui s'habillent en figurants; là est le
vestiaire des valseurs, le refuge des chiens ennemis de la musique et
de la danse, et le lieu de repos des marchands juifs, qui s'en vont,
dans l'intervalle des pièces, des valses ou des chants, offrir leurs
parfumeries, leurs fruits d'Orient, ou les innombrables billets de la
grande loterie de Miedling.

Il faut monter plusieurs marches et percer la foule pour pénétrer
enfin dans la pièce principale: c'est comme d'ordinaire une galerie
régulièrement voûtée et close partout; les tables serrées régnent le
long des murs, mais le centre est libre pour la danse. La décoration
est une peinture en rocaille; et, au fond, derrière les musiciens et
les acteurs, une sorte de berceau de pampres et de treillages. Quant à
la société, elle est fort mélangée, comme nous dirions; rien d'ignoble
pourtant; car les costumes sont plutôt sauvages que pauvres. Les
Hongrois portent la plupart leur habit semi-militaire, avec ses galons
de soie éclatante et ses gros boutons d'argent; les paysans bohêmes
ont de longs manteaux blancs et de petits chapeaux ronds couronnés de
rubans ou de fleurs. Les Styriens sont remarquables par leurs chapeaux
verts ornés de plumes et leurs costumes de chasseurs du Tyrol; les
Serbes et les Turcs se mêlent plus rarement à cette assemblée bizarre
de tant de nations qui composent l'Autriche, et parmi lesquelles la
vraie population autrichienne est peut-être la moins nombreuse.

Quant aux femmes, à part quelques Hongroises, dont le costume est
à moitié grec, elles sont mises en général fort simplement; belles
presque toutes, souples et bien faites, blondes la plupart, et d'un
teint magnifique, elles s'abandonnent à la valse avec une ardeur
singulière. A peine l'orchestre a-t-il préludé, qu'elles s'élancent des
tables, quittant leur verre à moitié vide et leur souper interrompu,
et alors commence, dans le bruit et dans l'épaisse fumée du tabac,
un tourbillon de valses et de galops dont je n'avais nulle idée. Il
ne s'agit point là de nos danses de barrière, timides bacchanales du
Parisien égrillard, où le municipal joue le rôle de la Pudeur, et se
pose de loin en loin comme une cariatide sévère. Ici, le municipal
manque entièrement (ou, du moins, ce qui tient lieu à Vienne de cette
institution); la valse est l'unique danse du peuple; mais la valse
comme ils la comprennent doit avoir été celle des orgies païennes ou du
sabbat gothique; Gœthe avait ce modèle sous les yeux lorsqu'il peignit
la nuit de Walpurgis, et fit tourner Faust dans les bras de cette folle
sorcière, dont la jolie bouche laissait échapper des souris rouges dans
l'enivrement du plaisir.

D'ailleurs, point d'intentions, point de gestes équivoques dans ces
danses éperdues, dont rougiraient nos faubouriens dépravés; cela est
simple et grave comme la nature et l'amour; c'est une valse voluptueuse
et non lascive, digne d'une population ardente et simple, qui n'a point
lu Voltaire et qui ne chante point Béranger. Ce qui étonne, c'est la
force de ces hommes, c'est la grâce, le calme et la constante fraîcheur
de ces femmes infatigables, qui n'ont jamais à craindre de montrer au
jour levant des traits fatigués et ternis; du reste, il faut remarquer
encore que les danseurs paraissent leur être indifférents: elles
valsent avec l'homme et non avec un homme; j'expliquerai peut-être
comment elles semblent pousser plus loin encore cette facilité, cette
froideur et cet abandon.

La valse finie, on se remet à manger et à boire, et voici que des
chanteurs ou des saltimbanques paraissent au fond de la salle, derrière
une sorte de comptoir garni d'une nappe et illuminé de chandelles;
ou bien, plus souvent encore, c'est une représentation de drame ou
de comédie qui se donne sans plus d'apprêts. Cela tient à la fois
du théâtre et de la parade; mais les pièces sont presque toujours
très-amusantes et jouées avec beaucoup de verve et de naturel.
Quelquefois, on entend de petits opéras-bouffes à l'italienne, _con
Pantaleone e Pulcinella_. L'étroite scène ne suffit pas toujours au
développement de l'action; alors, les acteurs se répondent de plusieurs
points; des combats se livrent même au milieu de la salle entre les
figurants en costume; le comptoir devient la ville assiégée ou le
vaisseau qu'attaquent les corsaires. A part ces costumes et cette mise
en scène, il n'y a pas plus de décorations qu'aux théâtres de Londres
du temps de Shakspeare, pas même l'écriteau qui annonçait alors que là
était une ville et là une forêt.

Quand la pièce est terminée, comédie ou farce, chacun chante les
couplets au public, sur un air populaire, toujours le même, qui paraît
charmer beaucoup les Viennois; puis les artistes se répandent dans la
salle et s'en vont de table en table recueillir les félicitations et
les kreutzers. Les actrices ou chanteuses sont la plupart très-jolies;
elles viennent sans façon s'asseoir aux tables, et il n'est pas un
des ouvriers, étudiants ou soldats qui ne les invite à boire dans son
verre; ces pauvres filles ne font guère qu'y tremper leurs lèvres,
mais c'est une politesse qu'elles ne peuvent refuser. Ensuite il vient
encore quelque improvisateur ou rapsode déclamant des poésies.

Un jour, mes oreilles furent frappées du nom de Napoléon, qui me sembla
résonner bien haut sous ces voûtes, au milieu de cette réunion de tant
de gens à demi civilisés. C'était la magnifique ballade de Sedlitz,
la _Revue nocturne_, que l'on récitait ainsi. Cette grande poésie
fut applaudie avec enthousiasme, car l'Allemagne ne se souvient plus
que de la gloire du conquérant; mais cela n'empêcha pas la valse de
reprendre avec fureur, tout de suite après cette élégie, qui, du sol de
l'Allemagne ou de la France, évoque tant d'ombres sacrées.

Tels sont, mon ami, les plaisirs intelligents de ce peuple. Il ne
s'engourdit point, comme on le croit, avec le tabac et la bière; il
est spirituel, poétique et curieux comme l'Italien, avec une teinte
plus marquée de bonhomie et de gravité; il faut remarquer ce besoin
qu'il semble avoir d'occuper à la fois tous ses sens, et de réunir
constamment la table, la musique, le tabac, la danse, le théâtre. Cela
m'a rappelé ce passage des _Confessions_ dans lequel Rousseau dépeint
le suprême plaisir qu'il éprouvait, assis dans un bon fauteuil, devant
une fenêtre ouverte, devant un vaste horizon au coucher du soleil,
à lire un livre qui lui plaisait, tout en trempant quelque biscuit
dans un verre de vin de Champagne: cependant l'Angélus résonnait dans
le lointain, et le jardin lui envoyait des brises parfumées. Faut-il
croire que plusieurs impressions réunies se détruisent ou fatiguent les
sens? Mais ne serait-il pas vrai plutôt qu'il résulte de leur choix une
sorte d'harmonie, précieuse aux esprits d'une activité étendue?

En sortant de ces tavernes, on s'étonne de trouver toujours au-dessus
de la porte un grand crucifix, et souvent aussi dans un coin une image
de sainte en cire et vêtue de clinquant. C'est qu'ici, comme en Italie,
la religion n'a rien d'hostile à la joie et au plaisir. La taverne a
quelque chose de grave, comme l'église éveille souvent des idées de
fête et d'amour. Dans la nuit de Noël, il y a huit jours, j'ai pu me
rendre compte de cette alliance étrange pour nous. Le population en
fête passait de l'église au bal sans avoir presque besoin de changer de
disposition; et, d'ailleurs, les rues étaient remplies d'enfants qui
portaient des sapins bénits, ornés, dans leur feuillage, de bougies,
de gâteaux et de sucreries. C'étaient les arbres de Noël, offrant par
leur multitude l'image de cette forêt mobile qui marchait au-devant
de Macbeth. L'intérieur des églises, de Saint-Etienne surtout, était
magnifique et radieux. Ce que j'admirais, ce n'était pas seulement
l'immense foule en habits de fête, l'autel d'argent étincelant au
milieu du chœur, les centaines de musiciens suspendus pour ainsi
dire aux grêles balustrades qui régnent le long des piliers, c'était
cette foi sincère et franche qui unissait toutes les voix dans un
hymne prodigieux. L'effet de ces chœurs aux milliers de voix est
vraiment surprenant pour nous autres Français, accoutumés à l'uniforme
basse-taille des chantres ou à l'aigre fausset des dévotes. Ensuite
les violons et les trompettes de l'orchestre, les voix de cantatrices
s'élançant des tribunes, la pompe théâtrale de l'office, tout cela,
certes, paraîtrait fort peu religieux à nos populations sceptiques.
Mais ce n'est que chez nous qu'on a l'idée d'un catholicisme si
sérieux, si jaloux, si rempli d'idées de mort et de privation, que peu
de gens se sentent dignes de le pratiquer et de le croire. En Autriche,
comme en Italie, comme en Espagne, la religion conserve son empire,
parce qu'elle est aimable et facile, et demande plus de foi que de
sacrifices.

Ainsi toute cette foule bruyante, qui était venue, comme les premiers
fidèles, se réjouir, aux pieds de Dieu de l'_heureuse naissance_,
allait finir sa nuit de fête dans les banquets et dans les danses, aux
accords des mêmes instruments. Je m'applaudissais d'assister une fois
encore à ces belles solennités que notre Église a proscrites, et qui
véritablement ont besoin d'être célébrées dans les pays où la croyance
est prise au sérieux par tous.

Je sens bien que tu voudrais savoir la fin de ma dernière aventure.
Peut-être ai-je eu tort de t'écrire tout ce qui précède. Je dois te
faire l'effet d'un malheureux, d'un cuistre, d'un voyageur léger qui
ne représente son pays que dans les tavernes et qu'un goût immodéré de
bière impériale et d'impressions fantasques entraîne à de trop faciles
amours. Aussi vais-je bientôt passer à des aventures plus graves ...
et, quant à celle dont je te parlais plus haut, je regrette bien de
ne pas t'en avoir écrit les détails à mesure: mais il est trop tard.
Je suis trop en arrière de mon journal, et tous ces petits faits que
je t'aurais détaillés complaisamment alors, je ne pourrais plus même
les ressaisir aujourd'hui. Contente-toi d'apprendre que, comme je
reconduisais la dame assez tard, il s'est mêlé dans nos amours un chien
qui courait comme le barbet de Faust et qui avait l'air fou. J'ai vu
tout de suite que c'était de mauvais augure. La belle s'est mise à
caresser le chien, qui était tout mouillé; puis elle m'a dit qu'il
avait sans doute perdu ses maîtres, et qu'elle voulait le recueillir
chez elle. J'ai demandé à y entrer aussi, mais elle m'a répondu:
_Nicht!_ ou, si tu veux: _Nix!_ avec un accent résolu qui m'a fait
penser à l'invasion de 1814. Je me suis dit:

--C'est ce gredin de chien noir qui me porte malheur. Il est évident
que, sans lui, j'aurais été reçu.

Eh bien, ni le chien ni moi ne sommes entrés. Au moment où la porte
s'ouvrit, il s'est enfui comme un être fantastique qu'il était, et la
beauté m'a donné rendez-vous pour le lendemain.

Le lendemain, j'étais furieux, agacé; il faisait très-froid; j'avais
affaire. Je ne vins pas à l'heure, mais plus tard dans la journée. Je
trouve un individu mâle qui m'ouvre et me demande, ainsi que la tête
de chameau de Cazotte: _Chè vüoi?_ Comme il était moins effrayant,
j'étais prêt à répondre: «Je demande mademoiselle ...» Mais, ô malheur!
je me suis aperçu que j'ignorais totalement le nom de ma maîtresse.
Cependant, comme je te l'ai dit, je la connaissais depuis trois jours.
Je balbutie; le monsieur me regarde comme un intrigant; je m'en vais.
Très-bien.

Le soir, je rôde autour de la maison; je la vois qui rentre; je
m'excuse, et je lui dis fort tendrement:

--Mademoiselle, serait-il indiscret maintenant de vous demander votre
nom?

--Vhahby.

--Plait-il?

--Vhahby.

--Oh! oh! celui-là, je demande à l'écrire. Ah çà! vous êtes donc Bohême
ou Hongroise?

Elle est d'Olmutz, cette chère enfant ... Vhahby, c'est un nom bien
bohême, en effet, et cependant la fille est douce et blonde, et dit
son nom si doucement, qu'elle a l'air d'un agneau s'exprimant dans sa
langue maternelle.

Et puis voilà que cela traîne en longueur; je comprends que c'est une
cour à faire. Un matin, je viens la voir, elle me dit avec une grande
émotion:

--Oh! mon Dieu! il est malade.

--Qui, lui?

Alors, elle prononce un nom aussi bohême que le sien; elle me dit:

--Entrez donc.

J'entre dans une seconde chambre, et je vois, couché dans un lit, un
grand flandrin qui était venu avec nous, le soir du spectacle dans
la taverne, et qui était vêtu en chasseur d'opéra-comique. Ce garçon
m'accueille avec des démonstrations de joie; il avait un grand chien
lévrier couché près du lit. Ne sachant que dire, je dis: «Voilà un beau
chien;» je caresse l'animal, je lui parle, cela dure très-longtemps. On
remarquait au-dessus du lit le fusil du monsieur; ce qui, du reste, vu
sa cordialité, n'avait rien de désagréable. Il me dit qu'il avait la
fièvre, ce qui le contrariait beaucoup, car la chasse était bonne. Je
lui demande naïvement s'il chassait le chamois; il me montre alors des
perdrix mortes avec lesquelles des enfants s'amusaient dans un coin.

--Ah! c'est très-bien, monsieur.

Alors, pour soutenir la conversation, comme la beauté ne revenait pas,
je dis bourgeoisement:

--Eh bien, ces enfants sont-ils bien savants? D'où vient qu'ils ne sont
pas à l'école?

Le chasseur me réplique:

--Ils sont trop petits.

Je réponds que, dans mon pays, on les met aux écoles mutuelles dès
le berceau. Je continue par une série d'observations sur ce mode
d'enseignement. Pendant ce temps-là, Vhahby rentra une tasse à la main;
je dis au chasseur:

--Est-ce que c'est du quinquina (vu sa fièvre)?

Il me dit:

--Oui.

Il paraît qu'il n'avait pas compris, car je le vois, un instant après,
qui coupe du pain dans la tasse; je n'avais jamais ouï dire qu'on se
trempât une soupe de quinquina, et, en effet, c'était du bouillon. Le
spectacle de ce garçon mangeant sa soupe était aussi peu récréatif que
le récit que je t'en fais ... Voilà un joli rendez-vous qu'on m'a donné
là. Je salue le chasseur en lui souhaitant une meilleure santé, et je
repasse dans l'autre pièce.

--Ah çà! dis-je à la jeune Bohême, ce monsieur malade est-il votre mari?

--Non.

--Votre frère?

--Non.

--Votre amoureux?

--Non.

--Qu'est-ce qu'il est donc?

--Il est chasseur. Voilà tout.

Il faut observer, pour l'intelligence de mes questions, qu'il y avait
dans la seconde chambre trois lits, et qu'elle m'avait appris que l'un
était le sien, et que c'était cela qui l'empêchait de me recevoir.
Enfin, je n'ai jamais pu comprendre la fonction de ce personnage. Elle
m'a dit, toutefois, de revenir le lendemain; mais j'ai pensé que, si
c'était pour jouir de la conversation du chasseur, il valait mieux
attendre qu'il fût rétabli. Je n'ai revu Vhahby que huit jours après;
elle n'a pas été plus étonnée de mon retour que de ce que j'avais été
si longtemps sans revenir. Le chasseur était rétabli et sorti.... Je
ne savais à quoi tenait sa sauvagerie, elle m'a dit que les enfants
étaient dans l'autre pièce.

--Est-ce à vous, ces enfants?

--Oui.

--Diable!

Il y en a trois, blonds comme des épis, blonds comme elle. J'ai trouvé
cela si respectable, que je ne suis pas revenu encore dans la maison;
j'y reviendrai quand je voudrai. Les trois enfants, le chasseur et la
fille n'auront pas bougé;--j'y reviendrai quand j'aurai le temps.



IX--SUITE DU JOURNAL


Voilà ma vie: tous les matins, je me lève, j'échange quelques
salutations avec des Italiens qui demeurent à l'_Aigle noir_, ainsi que
moi; j'allume un cigare et je descends la longue rue du faubourg de
Léopoldstadt. Aux encoignures donnant sur le quai de la Vienne, petite
rivière qui nous sépare de la ville centrale, il y a deux cafés, où se
rencontrent toujours de grands essaims d'israélites au _nez pointu_,
selon l'expression d'Henri Heine, lesquels tiennent là une sorte de
bourse, les uns en plein air, les autres, les plus riches, dans les
salles du café. C'est là que l'on voit encore de merveilleuses barbes,
de longues lévites de soie noire, plus ou moins graisseuses, et que
l'on entend un bourdonnement continuel qui justifie l'expression du
poëte. Ce sont, en effet, des essaims, mêlés d'abeilles et de frelons.

Il est bon, le matin, de prendre un petit verre de kirchen-wasser dans
l'un de ces cafés; ensuite on peut se hasarder sur le pont Rouge, qui
communique à la Rothenthor, porte fortifiée de la ville. Arrêtons-nous
cependant sur le glacis pour lire au coin du mur les affiches des
théâtres. Il y en a presque autant qu'à Paris. Le Burg-Theater, qui
est la Comédie-Française de l'endroit, annonce quelques pièces de
Gœthe ou de Schiller, le Corneille et le Racine du théâtre _classique_
allemand; ensuite arrive le _Kœrtner-thor-Theater_, ou théâtre de la
Porte-de-Carinthie, qui donne soit du Meyerbeer, soit du Bellini ou du
Donizetti; après, nous avons le théâtre _an der Wien_ (de la Vienne),
qui joue des mélodrames et des vaudevilles généralement traduits du
français; puis les théâtres de Josephstadt, de Léopoldstadt, etc., sans
compter une foule de cafés-spectacles, dont je t'ai parlé précédemment.

Une fois décidé sur l'emploi de ma soirée, je traverse la porte
Rouge au-dessous du rempart, et je me dirige à gauche vers un certain
_gasthoff_, où les vins de Hongrie sont d'assez bonne qualité. Le
_tokaïer-wein_ (tokay) s'y vend à raison de six kreutzers la choppe, et
sert à arroser quelques côtelettes de mouton ou de porc frais, dont on
relève le goût avec un quartier de citron.

Il y a ici une manière de payer charmante; on n'a pas de bourse; on ne
connaît l'argent que sous la forme des petits kreutzers de billon, qui
valent environ dix-sept sous de France. Ceci ne sert que d'appoint;
autrement, l'on paye en billets. De jolis assignats, gradués depuis un
franc jusqu'aux sommes les plus folles, garnissent votre portefeuille
et sont ornés de gravures en taille-douce d'une perfection étonnante.
Un délicieux profil de femme, intitulé _Austria_ (l'Autriche), vous
inspire le regret le plus vif de vous séparer de ces images, et le
désir plus grand d'en acquérir de nouvelles. Il importe de remarquer
que ces billets sont de deux sortes, soit en monnaie de _convention_,
qui ne représente que la moitié de la valeur, soit en monnaie _réelle_,
qui se maintient plus ou moins, selon les circonstances politiques.

Je ne sais si tous ces détails t'intéressent, mais ils me sont précieux
pour le moment, d'autant plus que le nombre des images que je possède
diminue de jour en jour. Ne nous arrêtons pas à ce détail et allons
prendre notre café au centre de la ville, près de la brillante place du
_Graben_, dont le nom funèbre (tombeau) ne répond guère à toutes ces
splendeurs.

Généralement, après mon déjeuner, je suis la _Rothen-thurmstrasse_, rue
commerçante, animée par le voisinage des marches, jusqu'à ce que je me
trouve sur la place de l'église Saint-Etienne, la célèbre cathédrale
viennoise, dont la flèche est la plus haute de l'Europe. La pointe
en est légèrement inclinée, ayant été frappée jadis par un boulet de
canon parti de l'armée française. Le toit de l'édifice présente une
mosaïque brillante de tuiles vernies, qui reflète au loin les rayons
du soleil. La pierre brune de cette église étale des raffinements
inouïs d'architecture féodale. En laissant à gauche cet illustre
monument, on arrive au coin de deux rues dont l'une conduit vers la
porte de Carinthie, l'autre vers le _Mahl-Markt_, et la troisième vers
le Graben. A l'angle des deux premières se trouve une sorte de pilier
dont la destination est fort bizarre. On l'appelle le _Stock-im-Eisen_.
C'est simplement un tronc d'arbre qui, dit-on, faisait autrefois
partie de la forêt sur l'emplacement de laquelle Vienne a été bâtie.
On a conservé religieusement cette souche vénérable incrustée dans la
devanture d'un bijoutier. Chaque compagnon des corps de métier qui
arrive à Vienne doit planter un clou dans l'arbre. Depuis bien des
années, il est impossible d'en faire entrer un seul de plus, et des
paris s'établissent à ce sujet avec les arrivants. Heureux peuple
qui s'amuse encore de telles facéties!... Je me demande quelquefois
si jamais il y aura une révolution à Vienne. Les pavés de granit,
admirablement taillés, sont pour ainsi dire soudés avec du bitume et
engrenés l'un dans l'autre, de sorte qu'il semble impossible de les
déplacer pour faire des barricades. Chaque pavé coûte au gouvernement
un _zwanzig_. Parviendra-t-on par de tels sacrifices à éviter une
révolution?

Nous voici sur le Graben; c'est la place centrale et brillante de
Vienne; elle présente un carré oblong, ce qui est la forme de toutes
les places de la ville. Les maisons sont du XVIIIe siècle;
la rocaille fleurit dans tous les ornements. Au milieu se trouve une
colonne monumentale ressemblant à un bilboquet. La boule est formé de
nuages sculptés qui supportent des anges dorés. La colonne elle-même
semble torse, comme celles de l'ordre salomonique, le tout est chargé
de festons, de rubans et d'attributs. Représente-toi maintenant tous
les élégants magasins des plus riches quartiers de Paris, et la
comparaison en sera d'autant plus juste que la plupart des boutiques
sont occupées par des marchands de modes et de nouveautés qui font
partie de ce qu'on appelle ici la colonie française. Il y a au milieu
de la place un magasin dédié à l'archiduchesse Sophie, laquelle a dû
être une bien belle femme, s'il faut s'en rapporter à l'enseigne peinte
à la porte.

Il ne me reste plus qu'une petite rue à suivre pour arriver au
principal café du Kohlmarkt, dans lequel ton ami s'adonne aux
jouissances de ce qu'on appelle un _mélange_, et qui n'est autre chose
que du café au lait servi dans un verre à patte, en lisant ceux des
journaux français que la censure permet de recevoir.

11 _janvier_.--Je me vois forcé d'interrompre la narration des plaisirs
de ma journée pour l'informer d'une aventure beaucoup moins gracieuse
que les autres, qui est venue interrompre ma sérénité.

Il est bon que tu saches qu'il est fort difficile à un étranger de
prolonger son séjour au delà de quelques semaines dans la capitale de
l'Autriche. On n'y resterait pas même vingt-quatre heures, si l'on
n'avait soin de se faire recommander par un banquier, qui répond
personnellement des dettes que vous pourriez faire. Ensuite arrive la
question politique. Dès les premiers jours, j'avais cru m'apercevoir
que j'étais suivi dans toutes mes démarches.... Tu sais avec quelle
rapidité et quelle fureur d'investigation je parcours les rues d'une
ville étrangère, de sorte que le métier des espions n'a pas dû être
facile à mon endroit.

Enfin, j'ai fini par remarquer un particulier d'un blond fadasse, qui
paraissait suivre assidûment les mêmes rues que moi. Je prends ma
résolution; je traverse un passage, puis je m'arrête tout à coup, et je
me trouve, en me retournant, nez à nez avec le monsieur qui me servait
d'ombre. Il était fort essoufflé.

--Il est inutile, lui dis-je, de vous fatiguer autant. J'ai l'habitude
de marcher très-vite, mais je puis régler mon pas sur le vôtre et jouir
ainsi de votre conversation.

Ce pauvre homme paraissait très-embarrassé; je l'ai mis à son aise,
en lui disant que je savais à quelles précautions la police de Vienne
était obligée vis-à-vis des étrangers, et particulièrement des
Français.

--Demain, ajoutai-je, j'irai voir votre directeur et le rassurer sur
mes intentions.

L'estafier ne répondit pas grand'chose et s'esquiva en feignant de ne
point trop comprendre mon mauvais allemand.

Pour t'édifier sur ma tranquillité dans cette affaire, je te dirai
qu'un journaliste de mes amis m'avait donné une excellente lettre de
recommandation pour un des chefs de la police viennoise. Je m'étais
promis de n'en profiter que dans une occasion grave. Le lendemain donc,
je me dirigeai vers la _Politzey-direction_.

J'ai été parfaitement accueilli: le personnage en question, qui
s'appelle le baron de S***, est un ancien poëte lyrique, ex-membre du
_Tugendbund_ et des sociétés secrètes, qui a passé à la police, en
prenant de l'âge, à peu près comme on se _range_, après les folies de
la jeunesse.... Beaucoup de poëtes allemands se sont trouvés dans ce
cas. A Vienne, du reste, la police a quelque chose de patriarcal qui
explique mieux qu'ailleurs ces sortes de transitions.

Nous avons causé littérature, et M. de S***, après s'être assuré de ma
position, m'a admis peu à peu dans une sorte d'intimité.

--Savez-vous, m'a-t-il dit, que vos aventures m'amusent infiniment?

--Quelles aventures?

--Mais celles que vous racontez si agréablement à votre ami ***, et que
vous mettez ici à la poste pour Paris.

--Ah! vous lisez cela?

--Oh! ne vous en inquiétez pas; rien dans votre correspondance n'est de
nature à vous compromettre. Et même le gouvernement fait grand cas de
ceux des étrangers qui, loin de fomenter des intrigues, profitent avec
ardeur des plaisirs de la bonne ville de Vienne.

Je fus loin de m'étonner de cette confidence; je savais parfaitement
que toutes les lettres passaient par un _cabinet noir_, non pas
seulement en Autriche, mais dans la plupart des pays allemands. Je
tournai le tout en plaisanterie;--si bien que je suis arrivé fort loin
dans la confiance du baron de S***, qui me fournira lui-même bien des
sujets d'observation. Ne sommes-nous pas aussi, nous autres écrivains,
les membres d'une sorte de police morale?...

Il finit par m'engager à venir, quand je le voudrais, lire les journaux
de l'opposition à la police, ... attendu que c'était l'endroit le plus
libre de l'empire.... On pouvait y causer de tout sans danger.

14 _janvier_.--Hier, le baron de S*** m'a fait mander chez lui, et
m'a dit: «Amusez-vous donc à lire cette lettre.» Mon étonnement
fut très-grand en reconnaissant qu'elle s'adressait à mon oncle du
Périgord, et qu'elle était la copie d'une lettre de mon cousin Henri,
le diplomate, qui a quitté Vienne depuis quelques jours.

Voici l'écrit:


«Mon cher oncle,

»Depuis le moment où M. le ministre des affaires étrangères a daigné,
sur votre puissante recommandation, m'ouvrir enfin la carrière
diplomatique, en m'attachant à l'ambassade de Suède, je puis dire qu'un
nouveau jour s'est levé pour moi! Mon esprit, agrandi par les conseils
de votre expérience, demande à se déployer largement dans cette sphère,
où vous avez obtenu jadis de si beaux triomphes. Quoique je doive,
d'après vos conseils, me borner, quant à présent, à écrire lisiblement
les dépêches, notes, mémorandum, conférences, etc., dont la copie me
sera confiée, à donner des légalisations et des visas en l'absence
du chancelier, à résumer des rapports, et surtout à couper des
enveloppes et à former des cachets de cire d'une rondeur satisfaisante,
je sens que je ne m'arrêterai pas toujours à ces préliminaires de
l'art diplomatique, qui ne sont pas à négliger, sans doute, mais qui
recouvrent comme d'un voile les profonds arcanes politiques auxquels je
brûle d'être bientôt initié.

»Et d'abord, puisque vous m'avez permis de vous soumettre mes
observations personnelles avec toute la prudence possible, je profite
d'un courrier extraordinaire pour vous envoyer cette lettre, qui ne
sera point lue à la poste, ainsi que peuvent l'être celles que je vous
adresserai par la voie ordinaire dans le courant de mon voyage.

»Ne vous étonnerez-vous pas, me sachant parti pour la froide Suède,
de recevoir ma lettre datée de Vienne, capitale de l'Autriche? J'en
suis moi-même tout surpris encore et ne puis attribuer ce qui m'arrive
qu'aux complications nouvelles qui ont surgi tout à coup dans la
question d'Orient.

»Il y a justement sept jours, j'allais prendre congé de mes supérieurs
afin de partir le soir même pour ma destination; j'avais choisi la voie
de terre, vu la saison avancée, et je comptais d'abord me rendre en
droite ligne à Francfort, puis à Hambourg, en me reposant dans chacune
de ces deux villes, n'ayant plus ensuite, comme vous le savez, qu'une
courte traversée par mer de Hambourg à Stockholm. J'ai étudié cent
fois la carte en attendant l'audience du ministre; mais ce dernier
en a décidé autrement. Son Excellence était, ce jour-là, visiblement
préoccupée. J'ai été reçu entre deux portes après bien des difficultés.
«Ah! c'est vous, monsieur de N***? Votre oncle est toujours en bonne
santé, n'est-ce pas?--Oui, monsieur le ministre, mais un peu souffrant
... c'est-à-dire qu'il se croit malade.--Une belle intelligence,
monsieur! Voilà de ces hommes qu'il nous faudrait encore; de ceux dont
Bonaparte avait dit: _C'est une race à créer!_ Et il l'a créée. Mais la
voilà qui s'éteint comme le reste....» J'allais répondre que j'espérais
vous succéder en tout, quand le chef du cabinet est entré: «Pas un
courrier!» a-t-il dit au ministre; «celui qui arrive d'Espagne est
malade; les autres sont partis, ou ne sont pas arrivés. Les routes sont
si mauvaises!--Eh bien,» dit le ministre, «nous avons là M. de N***;
donnez-lui vos lettres; il faut bien qu'un attaché serve à quelque
chose.--Pouvez-vous partir aujourd'hui?» me dit le secrétaire. «Je
comptais partir justement ce soir.--Quelle route prenez-vous?--Par
Trêves et par Francfort.--Eh bien, vous irez porter ce paquet à
Vienne. Cela vous détournera un peu,» a dit le ministre avec bonté;
«mais vous étudierez l'Allemagne en passant, c'est utile.... Vous avez
une chaise de poste?--Oui, monsieur le ministre.--Il vous faut six
jours.--Six jours et demi peut-être, à cause des inondations, a observé
le secrétaire.--Enfin, c'est aujourd'hui jeudi, M. de N*** arrivera
jeudi prochain.» Telles furent les dernières paroles du ministre, et je
partis le même soir.

»Vous jugez de ma joie, mon cher oncle, en me voyant chargé d'un
message d'État! Et quel bon conseil vous m'aviez donné d'acheter cette
chaise de poste, que ma tante a trouvée si chère! «Un attaché sans
chaise de poste,» m'avez-vous dit, «c'est un ... (je crois que vous
avez employé cette comparaison) c'est un colimaçon sans coquille.»
L'image me semble fort juste, à part la rapidité, qui n'est nullement
dévolue à l'animal cité par vous.

»J'aime à plaisanter, j'ai même fait bien des folies de jeunesse; mais
je songe sérieusement à ma carrière, je me préoccupe de mon avenir,
suivant en cela vos bons avis; tous les jeunes gens ne pensent pas de
même, malheureusement. Qui croyez-vous que je rencontre à Munich à la
table d'hôte de l'hôtel d'_Angleterre_?... Je m'entends appeler d'un
bout à l'autre de la table, je me détourne, je crois me tromper ...
Point du tout: c'était mon cousin Fritz, parti de Paris huit jours
avant moi, et parti pour aller vous voir dans votre terre du Périgord.

»Vous comprenez, mon oncle, que l'idée n'était pas venue de lui,
mais de son père, lequel imagine toujours que je vous fais la cour
aux dépens de mon cousin. Dieu merci, vous savez si j'en ai dit
jamais le moindre mal. Qu'il ait rejeté toute occupation sensée, ou
du moins qu'il se soit livré à mille occupations frivoles; qu'il ait
dissipé tout le bien de sa mère, et le tiers de notre domaine de M***;
qu'il ait promené par le monde ses goûts d'artiste, ses prétentions
d'esprit, ses amourettes folles, et ses mille caprices qui choquent
toutes les idées reçues, vous savez, mon oncle, que je m'en préoccupe
fort peu. Cependant, j'avouerai qu'il ne m'est jamais agréable de me
rencontrer avec un pareil étourdi dans les hautes sociétés où m'appelle
ma position.

»Ce n'est point encore là le cas, nous ne sommes encore qu'à une table
d'hôte de Munich. Je ne sais pourquoi, d'ailleurs, je ne m'étais
point fait servir dans mon appartement, ce qui m'aurait épargné cette
rencontre. Chaque fois qu'on n'agit pas en homme très comme il faut,
on peut être sûr d'avoir à s'en repentir; c'est un de vos principes
que je n'oublierai plus. Enfin, voilà la conversation qui s'établit
de loin entre nous deux; vous pensez bien que je ne répondais que par
monosyllabes. La table n'était garnie que d'Anglais et d'Allemands,
mais on nous comprenait très-bien. Il me plaisante avec l'esprit que
vous lui connaissez sur ma nouvelle position diplomatique, me demande
si j'apporte la guerre ou la paix, et autres folies. Je lui fais
signe qu'il n'est pas prudent de parler ainsi; et, en effet, j'ai
appris ensuite qu'il y avait à cette même table un espion prussien
et un espion anglais; moi-même, je passais pour un espion français,
malgré mon titre d'attaché. Les Allemands ignorent ou ne veulent pas
croire que notre gouvernement n'use pas de pareils moyens et que nous
n'employons jamais qu'une politique loyale ou constitutionnelle.

»J'ai fini par me lever, je l'ai pris à part, et je lui ai fait
comprendre tout ce que sa conduite avait d'indiscret à mon égard.
«Nous ne sommes plus de jeunes fous,» lui ai-je dit; «la confiance du
gouvernement m'a créé un titre et des devoirs nouveaux. La chaise de
poste qui me transporte à Vienne est peut-être chargée des destinées
d'un grand pays.... »--Tu es en chaise de poste?» m'a dit aussitôt mon
cousin. «Je ne voyage pas autrement.--C'est fort commode, en effet,
quand on n'aime pas aller à pied. Moi, je voyage à pied quand le pays
est beau.--Bien du plaisir.--Par exemple, ce pays-ci est fort triste:
des campagnes plates, sablonneuses, et des forêts de sapins pour
varier; des rivières sans eau, des villes sans pierres, des tavernes
sans vin, des femmes.... » Je me hâtai de lui couper la parole, car
il m'aurait compromis davantage encore, «Il faut que je reparte,» lui
dis-je; «je ne me suis arrêté à Munich que pour dîner.--C'est-à-dire
pour souper, car on dîne ici à une heure, et il en est huit.-- Adieu
donc.--Tu ne restes pas pour voir la vieille madame Schrœder-Devrient
dans _Médée_?--J'ai des devoirs plus pressants.--Je suis capable de
faire une folie....-- Je le crois.--Voici ma position. J'étais parti
de Paris pour aller voir notre oncle; j'ai pris par la Bourgogne, afin
d'éviter la monotonie de nos routes du centre. J'ai fait un coude pour
voir le Jura, puis pour voir Constance, la ville des conciles (les
décorations de l'Opéra sont tout à fait inexactes, et elles ont bien
raison); ce qu'il y a de plus beau à Constance, c'est le bateau à
vapeur qui vous en éloigne, et qui vous fait toucher en six heures à
cinq nations différentes. Je ne voulais que poser le pied en Bavière;
mais, à Lindau, l'on m'a dit des merveilles de Munich. Je viens de
parcourir la ville en un jour, et j'en ai assez; tu as une place vide
dans ta chaise de poste, tu vas à Vienne, je t'y accompagne. Je suis
fort curieux de voir cette capitale.»

»Je crus l'arrêter en lui demandant s'il avait des lettres de crédit;
il me montra une circulaire de l'un des Rothschild, qui le recommandait
à tous ses correspondants. Je ne sais trop ce que vaut ce papier,
qui me paraît être une simple lettre de politesse; mais, à Vienne,
on en jugera. J'ai appris de bonne source que l'on n'y garderait pas
vingt-quatre heures un étranger dont le portefeuille ne serait pas bien
et valablement garni.

»Après tout, sa conversation m'a distrait pendant la route, qui n'était
pas fort commode, surtout dans le pays de Salzbourg, l'un des endroits
les plus sauvages de la terre. A Vienne, il est descendu dans une
auberge de faubourg, voulant, dit-il, garder le plus strict incognito.
J'en suis charmé, et je désire le rencontrer le moins possible. Il
vous écrira sans doute pour s'excuser d'avoir pris la route de Vienne
au lieu de celle du Périgord. Il est vrai que, la terre étant ronde,
rien ne l'empêchera de vous aller rendre ses devoirs dans le courant de
l'an prochain. »

Voilà la lettre de l'enfant.... Qu'en dis-tu? C'est ainsi que l'on est
servi par ses parents:

M. de S*** m'a recommandé le plus grand secret sur sa communication
amicale; mais ne trouves tu pas que la police paternelle de Vienne est
bonne à quelque chose ... au moins, quand on a des amis!

Vienne me fait entièrement l'effet de Paris au XVIIIe
siècle, en 1770, par exemple; et, moi-même, je me regarde comme un
poëte étranger, égaré dans cette société mi-partie d'aristocratie
brillante et de populaire en apparence insoucieux. Ce qui manque à
la classe inférieure viennoise pour représenter l'ancien peuple de
Paris, c'est l'unité de race. Les Slaves, les Magyares, les Tyroliens,
Illyriens et autres sont trop préoccupés de leurs nationalités
diverses, et n'ont pas même le moyen de s'entendre ensemble, dans le
cas où leurs principes se rapprocheraient. De plus, la prévoyante et
ingénieuse police impériale ne laisse pas séjourner dans la ville
un seul ouvrier sans travail. Tous les métiers sont organisés en
corporations; le compagnon qui vient de la province est soumis à peu
près aux mêmes règles que le voyageur étranger. Il faut qu'il se fasse
recommander par un patron ou par un habitant notable de la ville qui
réponde de sa conduite ou des dettes qu'il pourrait faire. S'il ne peut
pas offrir cette garantie, on lui permet un séjour de vingt-quatre
heures pour voir les monuments et les curiosités, puis on lui signe
son livret pour toute autre ville qu'il lui plaît d'indiquer et où les
mêmes difficultés l'attendent. En cas de résistance, il est reconduit
à son lieu de naissance, dont la municipalité devient solidaire de sa
conduite et le fait généralement travailler à la terre, si l'industrie
chôme dans les villes.

Tout ce régime est extrêmement despotique, j'en conviens; mais il faut
bien se persuader que l'Autriche est la Chine de l'Europe. J'en ai
dépassé la grande muraille ... et je regrette seulement qu'elle manque
de mandarins lettrés.

Une telle organisation, dominée par l'intelligence, aurait, en effet,
moins d'inconvénients: c'est le problème qu'avait voulu résoudre
l'empereur philosophe Joseph II, tout empreint d'idées voltairiennes et
encyclopédistes. L'administration actuelle suit despotiquement cette
tradition, et n'étant, plus guère philosophique, reste simplement
_chinoise_.

En effet, l'idée d'établir une hiérarchie lettrée est peut-être
excellente; mais, dans un pays où la tradition de l'hérédité domine, il
est assez commun de penser que le fils d'un lettré en est un lui-même.
Il reçoit l'éducation qui convient, fait des vers et des tragédies,
comme on apprend à en faire au collège, et succède au génie et à
l'emploi de son père, sans exciter la moindre réclamation. S'il est
entièrement incapable, il fait faire un livre historique, un volume de
vers ou une tragédie héroïque par son précepteur, et le même effet est
obtenu.

Ce qui prouve combien la protection accordée aux lettres par la
noblesse autrichienne est intelligente, c'est que j'ai vu les écrivains
allemands les plus illustres, méconnus et asservis, traînant dans des
emplois infimes une majesté dégradée.

J'avais une lettre de recommandation pour l'un d'eux, dont le nom est
plus célèbre peut-être à Paris qu'à Vienne; j'eus beaucoup de peine à
le découvrir dans l'humble coin de bureau ministériel qu'il occupait.
Je voulais le prier de me présenter dans quelques salons, où j'aurais
voulu n'être introduit que sous les auspices du talent; je fus surpris
et affligé de sa réponse.

--Présentez-vous simplement, me dit-il, en qualité d'étranger; dites
aussi que vous êtes parent d'un attaché d'ambassade (mon cousin
Henri!), et vous serez parfaitement reçu; car ici tout le monde est
bon, et l'on est heureux d'accueillir les Français, ceux du moins qui
ne font aucun ombrage au gouvernement. Quant à novis autres, pauvres
poëtes, de quel droit irions-nous briller parmi les princes et les
banquiers?

Je me sentis navré de cet aveu et de l'ironique misanthropie de l'homme
célèbre, que cependant le sort avait forcé d'accepter un emploi
misérable dans une société qui pourtant sait ce qu'il vaut, et qui n'a
accordé à son talent que des lauriers stériles.

La position des artistes n'est pas la même: ils ont l'avantage d'amuser
directement les nobles compagnies qui les accueillent avec tous les
dehors de la sympathie et de l'admiration. Ils deviennent aisément
les familiers et les amis des grands seigneurs, dont l'amour-propre
est flatté de leur accorder une ostensible protection. Aussi les
invite-t-on à toutes les fêtes. Seulement, il faut qu'ils apportent
leur instrument, leur _gagne-pain_: c'est là le collier.--L'un
d'eux, qui affecte des idées socialistes, s'est avisé de déclarer
au prince de ..., _son ami_,-- et remarque qu'il était aussi l'ami
de la princesse,--qu'il voulait paraître comme simple invité, à la
première fête qui serait donnée dans le palais, et ne jouerait d'aucun
instrument.

--C'est facile, lui dit le prince; je dirai que vous êtes malade.

--Non, je tiens à ne pas paraître malade.

--Eh bien, mon ami, j'en parlerai à mes amis.

Le résultat est que l'artiste n'a pas reçu d'invitation. Il est parti,
furieux, pour la Hongrie, où des ovations magnifiques le vengent déjà
de la sotte étiquette des salons de Vienne.

18 _janvier_.--Parlons un peu encore des plaisirs du peuple viennois;
c'est plus gai. Le carnaval approche, et je fréquente beaucoup les bals
du Sperl et de la Birn plus amusants que d'autres, et qui s'adressent
spécialement à la classe bourgeoise. Ce sont de vastes établissements
splendidement décorés. Les femmes sont mieux mises, c'est-à-dire d'une
mise plus parisienne, que celles de la classe inférieure; c'est ce
qui représenterait ici la classe des grisettes. La valse est aussi
énergique, aussi folle que dans les tavernes, et le nuage de tabac
qu'elle agite n'est guère moins épais.

Au Sperl aussi, l'on dîne ou l'on soupe toujours au milieu des danses
et de la musique, et le galop serpente autour des tables sans inquiéter
les dîneurs. Le premier aspect du Sperl m'a rappelé un peu celui des
_musicos_ de Hollande; j'aime à croire, toutefois, que les danseuses
appartiennent en général à une condition plus respectable que celles
dont les aïeules ont fourni tant de modèles à Rubens.

Ces dernières, par exemple, ne seraient point souffertes par le
gouvernement paternel de l'Autriche. Les étrangers présomptueux
assurent que ce système est loin d'avoir amélioré les mœurs, et chacun
d'eux, pour peu qu'il ait passé seulement un hiver à Vienne, vous
énumérera tout au moins les _deux cent et trente_ conquêtes qui forment
le contingent de l'Allemagne sur la liste de don Juan. Mais ce sont des
exagérations auxquelles a pu donner lieu la facilité des Viennoises à
entrer en conversation avec les cavaliers qui se placent près d'elles,
dans les spectacles ou dans les bals. Si l'on te dit aussi que les
grandes dames sont toujours un peu du XVIIIe siècle dans ce
pays, où le XIXe siècle n'a pas encore commencé, ne crois
pas tous les récits de nos modernes Casanovas; mais songe aussi que le
nombre des femmes belles est si grand dans toute l'Autriche, que la
plupart deviennent moins fières en raison de ce qu'elles sont moins
appréciées.

La beauté des femmes est encore une chose qui saisit l'étranger
d'étonnement en passant à Lintz, la première ville d'Autriche du côté
de la Bavière. J'arrivai un dimanche, et je vis les femmes de la
campagne qui se rendaient aux églises; elles portaient presque toutes
le costume national: des jupons de couleur éclatante, des corsets
brodés, des colliers et de grands bonnets de drap d'or, à ravir un
directeur de théâtre. Ces femmes étaient en général d'une éclatante
beauté; les livres de voyages ne manquent pas d'en prévenir les
voyageurs, et, en cela du moins, leur indication est parfaitement
juste. Je passai la journée à parcourir les places et les rues sans
me lasser de cette admiration. Toutefois, à Lintz, le type des
physionomies est toujours à peu près le même: ce sont de grandes femmes
à la figure régulière et douce, à l'œil beau, blondes et blanches, avec
une délicatesse de teint qui est le même chez les paysannes et chez
les personnes de la ville. A la longue, on se fatiguerait de cette
uniformité de figures, qui explique leur beauté, comme la pureté du
sang et l'excellence du climat font comprendre les belles races parmi
les animaux.

A Vienne, au contraire, les figures sont très-variées, bien qu'il soit
possible encore de les classer en un petit nombre de types analogues.
En général, blondes et brunes ont toutes la peau extrêmement blanche
et délicate, la taille parfaite et les bras superbes. On pourrait
dire que la classe moyenne est moins favorisée; mais les beautés de
l'aristocratie, que l'on voit toutes réunies dans les grandes soirées
et dans les concerts, et celles de la classe inférieure, qui ne
manquent guère les réunions du Sperl et du _Volksgarten_, luttent, à
chance égale, de beauté, de fraîcheur, et même souvent d'élégance et de
grâce.

Ce sont là d'heureux pays, surtout lorsque l'on pense aux tristes
créatures qui peuplent nos villes et nos campagnes; c'est le signe à
la fois du bien-être de la population inférieure et du facile travail
qui suffit à le lui procurer. Sans prétendre faire ici le panégyrique
du gouvernement de l'Autriche, je puis t'assurer que c'est le plus
favorable de tous au bonheur du peuple, ainsi que des classes élevées;
quant à la bourgeoisie, nous savons déjà qu'il n'y a qu'elle qui gagne
aux révolutions.

Je regrette de ne pouvoir te parler encore que des plaisirs d'hiver de
la population viennoise. Le Prater, que je n'ai vu que lorsqu'il était
dépouillé de sa verdure, n'avait pas perdu pourtant toutes ses beautés;
les jouis de neige surtout, il présente un coup d'œil charmant, et la
foule venait de nouveau envahir ses nombreux cafés, ses casinos et
ses pavillons élégants, trahis tout d'abord par la nudité de leurs
bocages. Les troupes de chevreuils parcourent en liberté ce parc où
on les nourrit, et plusieurs bras du Danube coupent en îles les bois
et les prairies. A gauche commence le chemin de Vienne à Brunn. A un
quart de lieue plus loin coule le Danube (car Vienne n'est pas plus sur
le Danube que Strasbourg sur le Rhin). Tels sont les Champs-Elysées
de cette capitale. Son plus grand jardin public se rencontre à peu de
distance, dans le quartier de Léopoldstadt. Lorsque j'y suis entré, ses
longues allées étaient vides, ses parterres jaunis. De loin en loin, on
découvrait des horizons charmants; des montagnes couronnées de châteaux
indiquent à distance les rives du Danube. Un autre jardin qu'on appelle
jardin du Peuple, est situé dans l'intérieur même des remparts, près du
château impérial.

Les jardins de Schœnbrunn n'étaient pas les moins désolés dans le
moment où je les ai parcourus. Schœnbrunn est le Versailles de Vienne;
le village de Hitzing qui l'avoisine est toujours, chaque dimanche,
le rendez-vous des joyeuses compagnies. Strauss fils préside toute
la journée son orchestre au casino de Hitzing, et n'en retourne pas
moins, le soir, diriger les valses du Sperl. Pour arriver à Hitzing,
on traverse la cour du château de Schœnbrunn; des Chimères de marbre
gardent l'entrée, et toute cette cour déserte est négligée et décorée
dans le goût du XVIIIe siècle; le château lui-même, dont
la façade est imposante, n'a rien de riche dans son intérieur que
l'immensité de ses salles, où le badigeonnage recouvre presque partout
les vieilles rocailles dorées. Mais, en sortant du côté des jardins, on
jouit d'un coup d'œil magnifique, dont les souvenirs de Saint-Cloud et
de Versailles ne rabaissent pas l'impression.

Le pavillon de Marie-Thérèse, situé sur une colline qui déroule à
ses pieds d'immenses nappes de verdure, est d'une architecture toute
féerique, et à laquelle je ne puis rien comparer. Composé d'une longue
colonnade tout à jour, et dont les quatre arcades du milieu sont
seules vitrées de glaces pour former un cabinet de repos, ce bâtiment
est à la fois un palais et un are de triomphe. Vu de la route, il
couronne le château dans toute sa largeur et semble en faire partie,
parce que la colline sur laquelle il est bâti élève sa base au niveau
des toits de Schœnbrunn. Il faut monter longtemps par les allées de
pins, par les gazons, le long des fontaines sculptées dans le goût du
Puget et de Bouchardon, en admirant toutes les divinités de cet Olympe
maniéré, pour parvenir enfin aux marches de ce temple digne d'elles,
qui se découpe si hardiment dans l'air, et y fait flotter tous les
festons et tous les astragales de mademoiselle de Scudéri....

Je me sauve au travers du jardin pour revenir aux faubourgs de Vienne
par cette belle avenue de Maria-Hilf, ornée pendant une lieue d'un
double rang de peupliers immenses. La foule endimanchée se presse
toujours vers Hitzing en faisant des haltes nombreuses dans les cafés
et les casinos qui bordent toute la chaussée. C'est la plus belle
entrée de Vienne: c'est une Courtille décente et bourgeoise dont les
beaux équipages ne se détournent pas.

Pour en finir avec les faubourgs de Vienne, desquels on ne peut guère
séparer Schœnbrunn et Hitzing, je dois te parler encore des trois
théâtres qui complètent la longue série des amusements populaires.
Le théâtre de la Vienne (_an der Wien_), celui de Josephstadt, et
celui de Léopoldstadt, sont, en effet, des théâtres consacrés au
peuple, et que nous pouvons comparer à nos scènes de boulevard. Les
autres théâtres de Vienne, celui de la Burg pour la comédie et le
drame, et celui de la Porte-de-Carinthie pour le ballet et l'opéra,
sont situés dans l'enceinte des murs. Le théâtre de la Vienne, malgré
son humble destination, est le plus beau de la ville et le plus
magnifiquement décoré. Il est aussi grand que l'Opéra de Paris, et
ressemble beaucoup, par sa coupe et ses ornements, aux grands théâtres
d'Italie. On y joue des drames historiques, de grandes féeries-ballets
et quelques petites pièces d'introduction, imitées généralement de
nos vaudevilles. Lorsque j'arrivai à Vienne, un mélodrame de madame
Birch-Pfeiffer, _les Styriens_, y obtenait un grand succès. Pendant
ce temps, on représentait à Léopoldstadt, ainsi que je te l'ai déjà
appris, une autre pièce de cette même dame. Madame Birch-Pfeiffer est
le Bouchardy du théâtre allemand. Elle intitule franchement ses pièces
drames populaires; mais ce serait lui faire trop d'honneur que de la
comparer à notre compatriote autrement que par ses succès. J'ai vu
jouer aussi au théâtre de la Vienne le _Guillaume Tell_ de Schiller;
ce qui prouverait que la censure impériale n'est pas si farouche qu'on
la fait; car, assurément, personne ne lui contesterait le droit de
défendre la représentation de _Guillaume Tell_.

Mais la censure nous a permis de voir représenter aussi _Ruy Blas_
à Léopoldstadt, sous le titre de _Maître et Valet_; il est vrai que
le dénoûment est légèrement modifié. Ruy Blas ne fait que menacer
son maître avec cette fameuse épée qu'il lui arrache si hardiment.
On s'explique alors; le valet retrouve ses parents, comme Figaro;
mais, plus heureux que ce dernier, il les retrouve riches et grands
seigneurs. Je crois même qu'au dénoûment il épouse la reine, et devient
une sorte de mari-Cobourg, ce qui est encore bien plus constitutionnel.

Les théâtres de Léopoldstadt et de la Vienne sont desservis tous les
deux par la troupe du directeur Carl. Le fond de leur répertoire
se compose de _farces locales_, sortes de pièces bizarres à grand
spectacle, dont les Viennois ne peuvent se lasser. Pour s'en faire
une idée en France, il faudrait réunir la' pantomime de Deburau aux
vaudevilles les plus excentriques du théâtre des Variétés. Celui des
_Saltimbanques_ en donnerait une sorte d'aperçu. L'esprit logique et
régulier du bourgeois parisien ne supporterait pas la liberté folle et
la gaieté humoristique de ces compositions. La plus célèbre, et pour
ainsi dire le modèle du genre, est intitulée: _Trente ans de la vie
d'un mauvais sujet_. Presque toutes ces farces locales ont pour auteur
un acteur nommé Nestroy, qui en joue les principaux rôles avec beaucoup
de verve et d'esprit.

Le théâtre de Josephstadt, dont l'intérieur ressemble à la salle du
Gymnase, vient d'être occupé pendant deux mois par les séances d'un
physicien nommé Dobler. Cet artiste ne s'élève point au-dessus de
Bosco, qui charme en ce moment le public de Constantinople. Depuis
son départ, Josephstadt a rajeuni l'éternel sujet de _la Révolte au
sérail_, qui, grâce aux jolies figurantes et aux tribulations des
malheureux Turcs européanisés, fait fureur en ce moment; le peuple
viennois ne commence à rire des Turcs que depuis fort peu d'années, ce
qui explique aussi l'excès de sa satisfaction.

J'ai été témoin, à Josephstadt, d'une représentation dont nous n'avons
guère l'idée en France. C'était l'_Académie_ du célèbre Saphir, l'un
des journalistes et des poëtes les plus distingués d'Allemagne. Une
foule d'artistes concourait, d'ailleurs, à cette _séance littéraire_.
Elle a commencé par une scène en vers, de Saphir, intitulée _la
Conjugaison du verbe aimer_. Trois des plus jolies actrices du
Théâtre-Impérial représentaient, l'une la maîtresse, les deux autres
les écolières. Cette ingénieuse idée était d'une exécution charmante.
Ensuite, _la Revue nocturne_ chantée par un acteur du théâtre delà
Porte-de-Carinthie, était accompagnée au piano par Liszt. Puis
mademoiselle Caroline Miller vint jouer, elle seule, une comédie en
trois actes, fort courte heureusement, composée aussi par Saphir.
C'était une sorte de parodie où le spirituel bénéficiaire faisait la
critique de nos comédies modernes. Mademoiselle Miller partagea les
applaudissements donnés à l'ouvrage. On sait que cette actrice est
appelée la Mars de l'Allemagne. Un journaliste de Vienne remarquait
dernièrement, à ce propos, qu'il serait peut-être plus convenable
de dire que mademoiselle Mars est la Caroline Miller, de la France.
Nous déclarons ne nous y point opposer. La séance _académique_, après
plusieurs lectures de vers, fut terminée par une _lecture humoristique_
que Saphir vint faire en personne. Nous avions conçu d'abord quelque
inquiétude sur le sort de cette longue production littéraire, qui
arrivait après les chanteurs et les acteurs, après Liszt, après Bériot.
On viendrait lire alors à un public français un article inédit de
Voltaire, qu'il demanderait bien vite ses chevaux et ses socques,
comme M. de Buffon. Eh bien, tout ce public brillant de Vienne resta
à la lecture de cet article, qui était le développement d'un paradoxe
philosophique, et l'on applaudit Saphir, et on le redemanda deux fois.
Voilà ce que c'est qu'une académie dans les villes d'Allemagne; un
homme de lettres donne des concerts de poésie et de musique, comme
un simple artiste exécutant. L'_Académie_ de Saphir lui a rapporté
trois mille florins. Impossible de te donner une idée plus exacte des
plaisirs du _grand monde_ à Vienne; il faut séparer absolument celui-là
de l'autre; car, ici, il y a encore un grand monde, n'en doute pas.

Ce sont là les plaisirs de la population de Vienne pendant l'hiver. Et
c'est l'hiver seulement qu'on peut étudier cette ville dans toutes les
nuances originales de son caractère semi-slave et semi-européen. L'été,
le beau monde s'éloigne, parcourt l'Italie, la Suisse et les villes
de bains, ou va sièger dans ses châteaux de Hongrie et de Bohême; le
peuple transporte au Prater, à l'Augarten, à Hitzing, toute l'ardeur
et tout l'enivrement de ses fêtes, de ses valses et des interminables
soupers. Il faut donc prendre alors les bateaux du Danube ou la poste
impériale, et laisser cette capitale à sa vie de tous les jours, si
variée et si monotone à la fois.

Vienne, pendant l'été, devient une ville aussi ennuyeuse que l'est
Munich dans tous les temps.



X--SUITE DU JOURNAL


1er _février_.--Reprenons l'histoire de nos aventures.... Et
maintenant, sonnons de la trompette; couvrons nos défaites passées avec
tous les triomphes de ce qui nous arrive aujourd'hui. Ce sont de beaux
drapeaux, des drapeaux de lin et de soie que nous élevons à présent.
Nous voilà du faubourg dans la ville, et de la ville....

Pas encore.

Mon ami, je t'ai décrit jusqu'à présent fidèlement mes liaisons avec
des beautés de bas lieu; pauvres amours! elles sont cependant bien
bonnes et bien douces. La première m'a donné tout l'amour qu'elle a pu;
puis elle est partie comme un bel ange pour aller voir sa mère à Brunn.
Les deux autres m'accueillaient fort amicalement et m'ouvraient leur
bouche souriante comme des fleurs attendant les fruits; ce n'était plus
que patience à prendre quelque temps pour l'honneur de la ville et de
ses faubourgs. Mais, ma foi, mes belles, le Français est volage!... le
Français a rompu cette glace viennoise qui présente des obstacles au
simple voyageur, à celui qui passe et qui s'envole. Maintenant, nous
avons droit de cité, pignon sur rue: nous nous adressons à de grandes
dames!... «Ce sont de grandes dames, voyez-vous!» comme disait mon ami
Bocage.

Tu vas croire que je suis fou de joie; mais non, je suis très-calme;
cela est comme je te le dis, voilà tout.

J'hésite à te continuer ma confession, ô mon ami! comme tu peux
voir que j'ai longtemps hésité à t'envoyer cette lettre. Ma
conduite n'est-elle pas perfide envers ces bonnes créatures, qui
n'imaginaient pas que les secrets de leur beauté et de leurs caprices
s'éparpilleraient dans l'univers, et s'en iraient à quatre cents lieues
réjouir la pensée d'un moraliste blasé (c'est toi-même), et lui fournir
une série d'observations physiologiques.

Ne va pas révéler, à des Parisiens surtout, le secret de nos
confidences, ou bien dis-leur que tout cela est de pure imagination;
que, d'ailleurs, cela est si loin (comme disait Racine dans la préface
de _Bajazet_)! et enfin, que les noms, adresses et autres indications
sont suffisamment déguisés pour que rien, en cela, ne ressemble à une
indiscrétion. Et, d'ailleurs, qu'importe après tout?... Nous ne vivons
pas, nous n'aimons pas. Nous étudions la vie, nous analysons l'amour,
nous sommes des philosophes, pardieu!

Représente-toi une grande cheminée de marbre sculpté. Les cheminées
sont rares à Vienne, et n'existent guère que dans les palais. Les
fauteuils et les divans ont des pieds dorés. Autour de la salle, il
y a des consoles dorées; et les lambris ... ma foi, il y a aussi des
lambris dorés. La chose est complète, comme tu vois.

Devant cette cheminée, trois dames charmantes sont assises: l'une est
de Vienne; les deux autres sont, l'une Italienne, l'autre Anglaise.
L'une des trois est la maîtresse de la maison. Des hommes qui sont
là, deux sont comtes, un autre est un prince hongrois, un autre est
ministre, et les autres sont des jeunes gens _pleins d'avenir_. Les
dames ont parmi eux des maris et des amants avoués, connus; mais tu
sais que les amants passent en général à l'état de maris, c'est-à-dire
ne comptent plus comme individualité masculine. Cette remarque est
très-forte, songes-y bien.

Ton ami se trouve donc seul d'homme dans cette société, à bien juger
sa position; la maîtresse de la maison mise à part (cela doit être),
ton ami a donc des chances de fixer l'attention des deux dames qui
restent, et même il a peu de mérite à cela par les raisons que je viens
d'exposer.

Ton ami a dîné confortablement; il a bu des vins de France et
de Hongrie, pris du café et de la liqueur; il est bien mis, son
linge est d'une finesse exquise, ses cheveux sont soyeux et frisés
très-légèrement; ton ami fait du paradoxe, ce qui est usé depuis dix
ans chez nous, et ce qui est ici tout neuf. Les seigneurs étrangers
ne sont pas de force à lutter sur ce bon terrain que nous avons tant
remué. Ton ami flamboie et pétille; on le touche, il en sort du feu.

Voilà un jeune homme bien posé; il plaît prodigieusement aux dames; les
hommes sont très-charmés aussi. Les gens de ce pays sont si bons! Ton
ami passe donc pour un causeur agréable. On se plaint qu'il parle peu;
mais, quand il s'échauffe, il est très-bien!

Je te dirai que, des deux dames, il en est une qui me plaît beaucoup,
et l'autre beaucoup aussi. Toutefois, l'Anglaise a un petit parler si
doux, elle est si bien assise dans son fauteuil; elle a de si beaux
cheveux blonds à reflets rouges, la peau si blanche; de la soie, de la
ouate et des tulles, des perles et des opales: on ne sait pas trop ce
qu'il y a au milieu de tout cela, mais c'est si bien arrangé!

C'est là un genre de beauté et de charme que je commence à présent à
comprendre; je vieillis. Si bien que me voilà à m'occuper toute la
soirée de cette jolie femme dans son fauteuil. L'autre paraissait
s'amuser beaucoup dans la conversation d'un monsieur d'un certain âge
qui semble fort épris d'elle, et dans les conditions d'un _patito_
tudesque, ce qui n'est pas réjouissant. Je causais avec la petite dame
bleue; je lui témoignais avec feu mon admiration pour les cheveux et
le teint des blondes. Voici l'autre, qui nous écoutait d'une oreille,
qui quitte brusquement la conversation de son soupirant et se mêle à
la nôtre. Je veux tourner la question. Elle avait tout entendu. Je me
hâte d'établir une distinction pour les brunes qui ont la peau blanche;
elle me répond que la sienne est noire.... De sorte que voilà ton ami
réduit aux exceptions, aux conventions, aux protestations. Alors, je
pensais avoir beaucoup déplu à la dame brune. J'en étais fâché, parce
qu'après tout elle est fort belle et fort majestueuse dans sa robe
blanche, et ressemble à la Grisi dans le premier acte de _Don Juan_. Ce
souvenir m'avait servi, du reste, à rajuster un peu les choses. Deux
jours après, je me rencontre au Casino avec l'un des comtes qui étaient
là; nous allons par occasion dîner ensemble, puis au spectacle. Nous
nous lions comme cela. La conversation tombe sur les deux dames dont
j'ai parlé plus haut; il me propose de me présenter à l'une d'elles: la
noire. J'objecte ma maladresse précédente. Il me dit qu'au contraire,
cela avait très-bien fait. Cet homme est profond.

Je craignis d'abord qu'il ne fût l'amant de cette dame et ne tendît à
s'en débarrasser, d'autant plus qu'il me dit:

--Il est très-commode de la connaître, parce qu'elle a une loge au
théâtre de la Porte-de-Carinthie, et qu'alors vous irez quand vous
voudrez.

--Cher comte, cela est très-bien; présentez-moi à la dame.

Il l'avertit, et, le lendemain, me voici chez cette belle personne
vers trois heures. Le salon est plein de monde. J'ai l'air à peine
d'être là. Cependant; un grand Italien salue et s'en va, puis un gros
individu, qui me rappelait le co-registrateur Heerbrand d'Hoffmann,
puis mon introducteur, qui avait affaire. Restent le prince hongrois
et le _patito_. Je veux me lever à mon tour; la dame me retient
en me demandant si ... (j'allais écrire une phrase qui serait une
indication). Enfin, sache seulement qu'elle me demande un petit service
que je peux lui rendre. Le prince s'en va pour faire une partie de
paume. Le vieux (nous l'appellerons marquis, si tu veux), le vieux
marquis tient bon. Elle lui dit:

--Mon cher marquis, je ne vous renvoie pas, mais c'est qu'il faut que
j'écrive.

Il se lève, et je me lève aussi. Elle me dit:

--Non, restez; il faut bien que je vous donne la lettre.

Nous voilà seuls. Elle poursuit:

--Je n'ai pas de lettre à vous donner; causons un peu; c'est si
ennuyeux de causera plusieurs! Je veux aller à Munich, dites-moi
comment cela est?

Je réponds:

--J'en ai un itinéraire superbe avec des gravures, je vous l'apporterai
demain.

C'était assez adroit; puis je dis quelques mots de Munich, et nous
passons à d'autres sujets de conversation.

Mais ... il me semble que je vais te raconter l'aventure la plus
commune du monde. M'en vanter? Pourquoi donc? Je t'avouerai même que
cela a mal fini. Je m'étais laissé aller avec complaisance à décrire
mes amours de rencontre, mais ce n'était que comme étude de mœurs
lointaines; il s'agissait de femmes qui ne parlent à peu près aucune
langue européenne ... et, pour ce que j'aurais à dire encore, je me
suis rappelé à temps le vers de Klopstock: «Ici, la discrétion me fait
signe de son doigt d'airain. »

_P.-S_.--Ne sois pas trop sévère pour cette correspondance à bâtons
rompus.... A Vienne, cet hiver, j'ai continuellement vécu dans un rêve.
Est-ce déjà la douce atmosphère de l'Orient qui agit sur ma tête et sur
mon cœur?--Je n'en suis pourtant ici qu'à moitié chemin.



XI--L'ADRIATIQUE


Quelle catastrophe, mon ami! Comment te dire tout ce qui m'est arrivé,
ou plutôt comment oser désormais livrer une lettre confidentielle à
la poste impériale! Songe bien que je suis encore sur le territoire
de l'Autriche, c'est-à-dire sur des planches qui en dépendent,--le
pont du _Francesco-Primo_, vaisseau du Lloyd autrichien. Je t'écris
en vue de Trieste, ville assez maussade, située sur une langue de
terre qui s'avance dans l'Adriatique, avec ses grandes rues qui la
coupent à angles droits et où souffle un vent continuel. Il y a de
beaux paysages, sans doute, dans les montagnes sombres qui creusent
l'horizon; mais tu peux, en lire d'admirables descriptions dans _Jean
Sbogar_ et dans _Mademoiselle de Marsan_, de Charles Nodier; il est
inutile de les recommencer. Quant à mon voyage de Vienne ici, je l'ai
fait en chemin de fer, sauf une vingtaine de lieues dans les gorges
de montagnes couvertes de sapins poudrés de frimas.... Il faisait
très-froid. Cela n'était pas gai, mais c'était en rapport avec mes
sentiments intérieurs. Contente-toi de cet aveu.

Tu me demanderas pourquoi je ne me rends pas en Orient par le Danube,
comme c'était d'abord mon intention. Je l'apprendrai que les aimables
aventures qui m'ont arrêté à Vienne beaucoup plus longtemps que je ne
voulais y rester, m'ont fait manquer le dernier bateau à vapeur qui
descend vers Belgrade et Semlin, où, d'ordinaire, on prend la poste
turque. Les glaces sont arrivées, il n'a plus été possible de naviguer.
Dans ma pensée, je comptais finir l'hiver à Vienne et ne repartir qu'au
printemps ... peut-être même jamais. Les dieux en ont décidé autrement.

Non, tu ne sauras rien encore. Il faut que j'aie mis l'étendue des mers
entre moi et ... un doux et triste souvenir. Sais-tu maintenant où je
vais, sur ce beau paquebot du Lloyd autrichien?

Je vais rêver à mes amours ... dans l'île même de Cythère (Cérigo).

Nous descendons l'Adriatique par un temps épouvantable; impossible de
voir autre chose que les côtes brumeuses de l'Illyrie à notre gauche et
les îles nombreuses de l'archipel dalmate. Le pays des Monténégrins ne
dessine lui-même à l'horizon qu'une sombre silhouette, que nous avons
aperçue en passant devant Raguse, ville tout italienne. Nous avons
relâché plus tard à Corfou, pour prendre du charbon et pour recevoir
quelques Égyptiens, commandés par un Turc qui se nomme Soliman-Aga.
Ces braves gens se sont établis sur le pont, où ils restent accroupis
le jour et couchés la nuit, chacun sur son tapis. Le chef seul demeure
avec nous, dans l'entre-pont, et prend ses repas à notre table. Il
parle un peu l'italien et semble un assez joyeux compagnon.

La tempête a augmenté quand nous approchions de la Grèce. Le roulis
était si violent pendant notre dîner, que la plupart des convives
avaient peu à peu gagné leurs hamacs.

Dans ces circonstances, où, après maintes bravades, la table d'abord
pleine se dégarnit insensiblement, aux grands éclats de rire de ceux
qui résistent à l'effet du tangage, il s'établit entre ces derniers
une sorte de fraternité maritime. Ce qui n'était pour tous qu'un repas
devient pour ceux qui restent un festin, qu'on prolonge le plus
possible. C'est un peu comme la poule au billard; il s'agit de ne pas
mourir.

Mourir!... et tu vas voir si l'allusion est plaisante. Nous étions
restés quatre à table, après avoir vu échouer honteusement trente
convives. Il y avait, outre Soliman et moi, un capitaine anglais et un
capucin de la terre sainte, nommé le père Charles. C'était un bonhomme
qui riait de bon cœur avec nous et qui nous fit remarquer que, ce
jour-là, Soliman-Aga ne s'était pas versé de vin, ce qu'il faisait
abondamment d'ordinaire. Il le lui dit en plaisantant.

--Pour aujourd'hui, répondit le Turc, il tonne trop fort.

Le père Charles se leva de table et tira de sa manche un cigare qu'il
m'offrit fort gracieusement.

Je l'allumai, et je voulais encore tenir compagnie aux deux autres;
mais je ne tardai pas à sentir qu'il était plus sain d'aller prendre
l'air sur le pont.

Je n'y restai qu'un instant. L'orage était encore dans toute sa force.
Je me hâtai de regagner l'entre-pont. L'Anglais se livrait à de
grands éclats de gaieté et mangeait de tous les plats en disant qu'il
consommerait volontiers le dîner de la chambrée entière (il est vrai
que le Turc l'y aidait puissamment). Pour compléter sa bravade, il
demanda une bouteille de vin de Champagne et nous en offrit à tous;
personne de ceux qui étaient couchés dans les cadres n'accepta son
invitation. Il dit alors au Turc:

--Eh bien, nous la boirons ensemble!

Mais, en ce moment, le tonnerre grondait encore, et Soliman-Aga,
croyant peut-être que c'était une tentation du diable, quitta la table
et se précipita dehors sans rien répondre.

L'Anglais, contrarié, s'écria:

--Eh bien, tant mieux! je la boirai tout seul, et j'en boirai encore
une autre après!

Le lendemain matin, l'orage était apaisé; le garçon, en entrant dans la
salle, trouva l'Anglais couché à demi sur la table, la tête reposant
sur ses bras. On le secoua. Il était mort!

_--Bismillah!_ s'écria le Turc.

C'est le mot qu'ils prononcent pour conjurer toute chose fatale.

L'Anglais était bien mort. Le père Charles regretta de ne pouvoir prier
comme prêtre pour lui; mais certainement il pria en lui-même comme
homme.

Étrange destinée! cet Anglais était un ancien capitaine de la compagnie
des Indes, souffrant d'une maladie de cœur, et à qui l'on avait
conseillé l'eau du Nil. Le vin ne lui a pas donné le temps d'arriver à
l'eau.

Après tout, est-ce là un genre de mort bien malheureux?

On va s'arrêter à Cérigo pour y laisser le corps de l'Anglais. C'est
ce qui me permet d'aborder à cette île, où le bateau ne relâche pas
ordinairement. Tu auras compris sans doute la pensée qui m'a fait
brusquement quitter Vienne.... Je m'arrache à des souvenirs.--Je
n'ajouterai pas un mot de plus. J'ai la pudeur de la souffrance,
comme l'animal blessé qui se retire dans la solitude pour y souffrir
longtemps ou pour y succomber sans plainte.



LORELY

SOUVENIRS D'ALLEMAGNE



A JULES JANIN


Cologne, 21 juin 1853.

Vous la connaissez comme moi, mon ami, cette Lorely ou _Lorelei_,--la
fée du Rhin,--dont les pieds rosés s'appuient sans glisser sur les
rochers humides de Baccarach, près de Coblence. Vous l'avez aperçue
sans doute avec sa tête au col flexible, qui se dresse sur son corps
penché. Sa coiffe de velours grenat, à retroussis de drap d'or, brille
au loin comme la tête sanglante du vieux dragon de l'Éden.

Sa longue chevelure blonde tombe à sa droite sur ses blanches épaules,
comme un fleuve d'or qui s'épancherait dans les eaux verdâtres du
fleme. Son genou plié relève l'envers chamarré de sa robe de brocart,
et ne laisse paraître que certains plis obscurs de l'étoffe verte qui
se colle à ses flancs.

Son bras gauche entoure négligemment la mandore des vieux minnesingers
de Thuringe, et entre ses beaux seins, aimantés de rose, étincelle le
ruban pailleté qui retient faiblement les plis de lin de sa tunique.
Son sourire est doué d'une grâce invincible, et sa bouche entr'ouverte
laisse échapper les chants de l'antique sirène.

Je l'avais aperçue déjà dans la nuit, sur cette rive où la vigne
verdoie et jaunit tour à tour, relevée au loin par la sombre couleur
des sapins et par la pierre rouge, de ces châteaux et de ces forts,
dont les balistes des Romains, les engins de guerre de Frédéric
Barberousse et les canons de Louis XIV ont édenté les vieilles
murailles.

Eh bien, mon ami, cette fée radieuse des brouillards, cette ondine
fatale comme toutes les _nixes_ du Nord qu'a chantées Henri Heine, elle
me fait signe toujours: elle m'attire encore une fois!

Je devrais me méfier pourtant de sa grâce trompeuse,--car son nom
même signifie en même temps charme et mensonge; et, une fois déjà, je
me suis trouvé jeté sur la rive, brisé dans mes espoirs et dans mes
amours, et bien tristement réveillé d'un songe heureux qui promettait
d'être éternel.

On m'avait cru mort de ce naufrage, et l'amitié, d'abord inquiète, m'a
conféré d'avance des honneurs que je ne me rappelle qu'en rougissant,
mais dont plus tard peut-être je me croirai plus digne.

Voici ce que vous écriviez, il y a environ dix ans,--et cela n'est pas
sans rapport avec certaines parties du livre que je publie aujourd'hui.
Permettez-moi donc de citer quelques lignes de cette biographie
anticipée, que j'ai eu le bonheur de lire autrement que des _yeux de
l'âme_.

    _Alas! poor Yorick!..._

«Ceux qui l'ont connu pourraient dire au besoin toute la grâce et toute
l'innocence de ce gentil esprit qui tenait si bien sa place parmi
les beaux esprits contemporains. Il avait à peine trente ans, et il
s'était fait, en grand silence, une renommée honnête et loyale, qui
ne pouvait que grandir. C'était tout simplement, mais dans la plus
loyale acception de ce mot-là, _la poésie_, un poëte, un rêveur, un
de ces jeunes gens sans fiel, sans ambition, sans envie, à qui pas
un bourgeois ne voudrait donner en mariage même sa fille borgne et
bossue; en le voyant passer le nez au vent, le sourire sur la lèvre,
l'imagination éveillée, l'œil à demi fermé, l'homme sage, ce qu'on
appelle un homme sage, se dit à lui-même:

»--Quel bonheur que je ne sois pas fait ainsi!

»Il vivait an jour le jour, acceptant avec reconnaissance, avec
amour, chacune des belles heures de la jeunesse, tombées du sein de
Dieu. Il avait été riche un instant; mais, par goût, par passion,
par instinct, il n'avait pas cessé de mener la vie des plus pauvres
diables. Seulement, il avait obéi plus que jamais au caprice, à la
fantaisie, à ce merveilleux vagabondage dont ceux-là qui l'ignorent
disent tant de mal. Au lieu d'acheter avec son argent de la terre, une
maison, un impôt à payer, des droits et des devoirs, des soucis, des
peines et l'estime de ses voisins les électeurs[1], il avait acheté des
morceaux de toile peinte, des fragments de bois vermoulu, toute sorte
de souvenirs des temps passés, un grand lit de chêne sculpté de haut
en bas; mais, le lit acheté et payé, il n'avait plus eu assez d'argent
pour acheter de quoi le garnir, et il s'était couché, non pas dans son
lit, mais à côté de son lit, sur un matelas d'emprunt. Après quoi,
toute sa fortune s'en était allée pièce à pièce, comme s'en allait
son esprit, causerie par causerie, bons mots par bons mots; mais une
causerie innocente, mais des bons mots sans malice et qui ne blessaient
personne. Il se réveillait en causant le matin, comme l'oiseau se
réveille en chantant, et en voilà pour jusqu'au soir. Chante donc,
pauvre oiseau sur la branche; chante et ne songe pas à l'hiver;--laisse
les soucis de l'hiver à la fourmi qui rampe à tes pieds.

»Il serait impossible d'expliquer comment cet enfant, car, à tout
prendre, c'était un enfant, savait tant de choses sans avoir rien
étudié, sinon au hasard, par les temps pluvieux, quand il était seul,
l'hiver, au coin du feu. Toujours est-il qu'il était très-versé dans
les sciences littéraires. Il avait deviné l'antiquité, pour ainsi
dire, et jamais il ne s'est permis de blasphème contre les vieux
dieux du vieil Olympe; au contraire, il les glorifiait en mainte
circonstance, les reconnaissait tout haut pour les vrais dieux, et
disant son _meâ culpâ_ de toutes ses hérésies poétiques. Car, en même
temps qu'il célébrait Homère et Virgile, comme on raconte ses visions
dans la nuit, comme on raconte un beau songe d'été, il allait tout
droit à Shakspeare, à Gœthe surtout; si bien qu'un beau matin, en se
frottant les yeux, il découvrit qu'il savait la langue allemande dans
tous ses mystères, et qu'il lisait couramment le drame du docteur
Faust. Vous jugez de son étonnement et du nôtre. Il s'était couché la
veille presque Athénien, il se relevait le lendemain un Allemand de la
vieille roche. Il acceptait non-seulement le premier, mais encore le
second _Faust_; et cependant, nous autres, nous lui disions que c'était
bien assez du premier. Bien plus, il a traduit les deux _Faust_, il les
a commentés; il les a expliqués à sa manière; il voulait en faire un
livre classique, disait-il. Souvent il s'arrêtait en pleine campagne,
prêtant l'oreille, et, dans ces lointains lumineux que, lui seul, il
pouvait découvrir, vous eussiez dit qu'il allait dominer tous les
bruits, tous les murmures, toutes les imprécations, toutes les prières
venus à travers les bouillonnements du fleuve, de l'autre côté du Pihin.

»Si jeune encore, comme vous voyez, il avait eu toutes les fantaisies,
il avait obéi à tous les caprices. Vous lui pouviez appliquer toutes
les douces et folles histoires qui se passent, dit-on, dans l'atelier
et dans la mansarde, tous les joyeux petits drames du grenier où l'on
est si bien à vingt ans, et encore c'eût été vous tenir un peu en deçà
de la vérité. Pas un jeune homme, plus que lui, n'a été facile à se
lier avec ce qui était jeune, beau et poétique; l'amitié lui poussait
comme à d'autres l'amour, par folles bouffées; il s'enivrait du génie
de ses amis comme on s'enivre de la beauté de sa maîtresse! Silence!
ne l'interrogez pas! où va-t-il? Dieu le sait. A quoi? que veut-il?
quelle est la grande idée qui l'occupe à cette heure? Respectez sa
méditation, je vous prie; il est tout occupé du roman ou du poëme
et des rêves de ses amis de la veille. Il arrange dans sa tête ces
turbulentes amours; il dispose tous ces événements amoncelés; il donne
à chacun son rêve, son langage, sa joie ou sa douleur. «Eh bien,
Ernest, qu'as-tu fait? Moi, j'ai tué cette nuit cette pauvre enfant
de quinze ans, dont tu m'as conté l'histoire. Mon cœur saigne encore,
mon ami, mais il le fallait; cette enfant n'avait plus qu'à mourir!...
Et toi, cher Auguste, qu'as-tu fait de ton jeune héros que nous avons
laissé dans la bataille philosophique? Si j'étais à ta place, je le
rappellerais de l'Université, et je lui donnerais une maîtresse.»
Telles étaient les grandes occupations de sa vie: marier, élever,
accorder entre eux toute sorte de beaux jeunes gens, tous frais éclos
de l'imagination de ses voisins; il se passionnait pour les livres
d'autrui bien plus que pour ses propres livres; quoiqu'il fît, il
était tout prêt à tout quitter pour vous suivre. «Tu as une fantaisie,
je vais me promener avec elle, bras dessus, bras dessous, pendant
que tu resteras à la maison à te réjouir.» Et, quand il avait bien
promené votre poésie, çà et là, dans les sentiers que, lui seul, il
connaissait, au bout de huit jours, il vous la ramenait calme, reposée,
la tête couronnée de fleurs, le cœur bien épris, les pieds lavés dans
la rosée du matin, la joue animée au soleil du midi. Cela fait, il
revenait tranquillement à sa propre fantaisie qu'il avait abandonnée,
sans trop de façon, sur le bord du chemin. Cher et doux bohémien de la
prose et des vers! admirable vagabond dans le royaume de la poésie!
braconnier sur les terres d'autrui! Mais il abandonnait à qui les
voulait prendre les beaux faisans dorés qu'il avait tués!

»Une fois, il voulut voir l'Allemagne, qui a toujours été son grand
rêve. Il part; il arrive à Vienne par un beau jour pour la science, par
le carnaval officiel et gigantesque qui se fait là-bas. Lui alors, il
fut tout étonné et tout émerveille de sa découverte. Quoi! une ville en
Europe où l'on danse toute la nuit, où l'on boit tout le jour, où l'on
fume le reste du temps de l'excellent tabac. Quoi! une ville que rien
n'agite, ni les regrets du passé, ni l'ambition du jour présent, ni
les inquiétudes du lendemain! une ville où les femmes sont belles sans
art, où les philosophes parlent comme des poëtes, où les poëtes pensent
comme des philosophes, où personne n'est insulté, pas même l'empereur,
où chacun se découvre devant la gloire, où rien n'est bruyant, excepté
la joie et le bonheur! Voilà une merveilleuse découverte. Notre ami ne
chercha pas autre chose. Il disait que son voyage avait assez rapporté.
Son enthousiasme fut si grand et si calme, qu'il en fut parlé à M. de
Metternich. M. de Metternich voulut le voir et le fit inviter à sa
maison pour tel jour. Il répondit à l'envoyé de Son Altesse qu'il était
bien fâché, mais que justement, ce jour-là, il allait entendre Strauss,
qui jouait avec tout son orchestre une valse formidable de Liszt, et
que, le lendemain, il devait se trouver au concert de madame Pleyel,
qu'il devait conduire lui-même au piano, mais que, le surlendemain,
il serait tout entier aux ordres de Son Altesse. En conséquence, il
ne fut qu'au bout d'un mois chez le prince. Il entra doucement, sans
se faire annoncer; il se plaça dans un angle obscur, regardant toutes
choses et surtout les belles dames; il prêta l'oreille sans mot dire
à l'élégante et spirituelle conversation qui se faisait autour de
lui; il n'eut de contradiction pour personne,--il ne se vanta ni des
chevaux qu'il n'avait pas,--ni de ses maisons imaginaires, --ni de
son blason,--ni de ses amitiés illustres; il se donna bien de garde
de mal parler de quelques hommes d'élite dont la France s'honore
encore à bon droit.--Bref, il en dit si peu et il écouta si bien, que
M. de Metternich demandait à la fin de la soirée quel était ce jeune
homme blond, bien élevé, si calme, au sourire si intelligent et si
bienveillant à la fois; et, quand on lui eut répondu: «C'est un homme
de lettres français, monseigneur!» M. de Metternich, tout étonné, ne
pouvait pas revenir d'une admiration qui allait jusqu'à la stupeur.

»Ainsi il serait resté à Vienne toute sa vie peut-être; mais les
circonstances changèrent, et il revint après quelques mois de
l'Allemagne en donnant toute sorte de louanges à cette vie paisible,
studieuse et cependant enthousiaste et amoureuse, qu'il avait partagée.
Le sentiment de l'ordre, uni à la passion, lui était venu en voyant
réunis tout à la fois tant de calme et tant de poésie. Il avait bien
mieux fait que de découvrir dans la poussière des bibliothèques
quelques vieux livres tout moisis qui n'intéressent personne; il avait
découvert comment la jeune Allemagne, si fougueuse et si terrible,
initiée à toutes les sociétés secrètes, qui s'en va le poignard à la
main, marchant incessamment sur les traces sanglantes du jeune Sand,
quand elle a enfin jeté au dehors toute sa fougue révolutionnaire, s'en
revient docilement à l'obéissance, à l'autorité, à la famille.--Double
phénomène qui a sauvé l'Allemagne et qui la sauve encore aujourd'hui.

»Toujours est-il que notre ami se mit à songer sérieusement à ce
curieux miracle, dont pas une nation moderne ne lui offrait l'analogie,
à toute cette turbulence et à tout ce sang-froid, et que, de cette
pensée-là, longtemps méditée, résulta un drame, un beau drame sérieux,
solennel, complet. Mais vous ne sauriez croire quel fut l'étonnement
universel quand on apprit que ce rêveur, ce vagabond charmant, cet
amoureux sans fin et sans cesse, écrivait quoi? Un drame!--Lui, un
drame, un drame où l'on parle tout haut, un drame tout rempli de
trahisons, de sang, de vengeances, de révoltes? Allons donc, vous êtes
dans une grave erreur, mon pauvre homme! Moi qui vous parle, pas plus
tard qu'hier, j'ai rencontré Gérard dans la forêt de Saint-Germain, à
cheval sur un âne qui allait au pas. Il ne songeait guère à arranger
des coups de théâtre, je vous jure; il regardait tout à la fois le
soleil qui se couchait et la lune qui se levait, et il disait à
celui-là: «Bonjour, monsieur!» à celle-là: «Bonne nuit, madame!»
Pendant ce temps, l'âne heureux broutait le cytise en fleurs.

»Et, comme il avait dit, il devait faire. Tout en souriant à son
aise, tout en vagabondant selon sa coutume, et sans quitter les
frais sentiers non frayés qu'il savait découvrir, même au milieu des
turbulences contemporaines, il vint à bout de son drame. Rien ne lui
coûta pour arriver à son but solennel. Il avait disposé sa fable
d'une main ferme; il avait écrit son dialogue d'un style éloquent et
passionné; il n'avait reculé devant pas un des mystères du carbonarisme
allemand; seulement, il les avait expliqués et commentés avec sa
bienveillance accoutumée.--Voilà tout son drame tout fait. Alors, il
se met à le lire, il se met à pleurer, il se met à trembler, tout
comme fera le parterre plus tard. Il se passionne pour l'héroïne qu'il
a faite si belle et si touchante; il prend en main la défense de
son jeune homme, condamné à l'assassinat par le fanatisme; il prête
l'oreille au fond de toutes ces émotions souterraines pour savoir s'il
n'entendra pas retentir quelques accents égarés de la muse belliqueuse
de Kœrner. Si bien qu'il recula le premier devant son œuvre. Une fois
achevée, il la laissa là parmi ses vieilles lames ébréchées, ses vieux
fauteuils sans dossier, ses vieilles tables boiteuses, tous ces vieux
lambeaux entassés çà et là avec tant d'amour, et que déjà recouvrait
l'araignée de son transparent et frêle linceul. Ce ne fut qu'à force
de sollicitations et de prières, que le théâtre put obtenir ce drame,
intitulé _Léo Burckart_. Il ne voulait pas qu'on le jouât. Il disait
que cela lui brisait le cœur, de voir les enfants de sa création
exposés sur un théâtre, et il se lamentait sur la perte de l'idéal.
«De l'huile, disait-il, pour remplacer le soleil! Des paravents pour
remplacer la verdure; la première venue, qui usurpe le nom de ma
chaste jeune fille, et, pour mon héros, un grand gaillard en chapeau
gris qu'il faut aller chercher à l'estaminet voisin!» Bref, toutes
les peines que se donnent les inventeurs ordinaires pour mettre leurs
inventions an grand jour, il se les donnait, lui, pour garder les
siennes en réserve. Le jour de la première représentation de _Léo
Burckart_, il a pleuré.

»--Au moins, disait-il, si j'avais été sifflé, j'aurais emporté ces
pauvres êtres dans mon manteau; eux et moi, nous serions partis à pied
pour l'Allemagne, et, une fois là, nous aurions récité en chœur le
_Super flumina Babylonis!_

»Il avait ainsi à son service toute sorte de paraboles et de
consolations; il savait ainsi animer toutes choses, et leur prêter
mille discours pleins de grâce et de charme; mais il faudrait avoir
dans l'esprit un peu de la poésie qu'il avait dans le cœur, pour vous
les raconter.

»Je vous demande pardon si je vous écris, un peu au hasard, cette
heureuse et modeste biographie; mais je vous l'écris comme elle s'est
faite, au jour le jour, sans art, sans préparation aucune, sans une
mauvaise passion, sans un seul instant d'ambition ou d'envie. Un
enfant bien né, naturellement bien élevé, qui serait enfermé dans
quelque beau jardin des hauteurs de Florence, au milieu des fleurs, et
tenant sous ses yeux tous les chefs-d'œuvre amoncelés, n'aurait pas
de plus honnêtes émotions et de plus saints ravissements que le jeune
homme dont je vous parle. Seulement, il faisait naître les fleurs
sur son passage, c'est-à-dire qu'il en voyait partout; et, quant aux
chefs-d'œuvre, il avait la vue perçante, il en savait découvrir sur
la terre et dans le ciel. Il devinait leur profil imposant dans les
nuages, il s'asseyait à leur ombre; il savait si bien les décrire,
qu'il vous les montrait lui-même souvent plus beaux que vous ne les
eussiez vus de vos yeux. Tel il était; et si bien que pas un de ceux
qui l'ont connu ne se refuserait à ajouter quelque parole amie à cet
éloge. »

Cet éloge, qui traversa l'Europe et ma chère Allemagne,--jusqu'en
cette froide Silésie, où reposent les cendres de ma mère, jusqu'à
cette Bérésina glacée où mon père lutta contre la mort, voyant périr
autour de lui les braves soldats ses compagnons, --m'avait rempli
tour à tour de joie et de mélancolie. Quand j'ai traversé de nouveau
les vieilles forêts de pins et de chênes et les cités bienveillantes
où m'attendaient des amis inconnus, je ne pouvais parvenir à leur
persuader que j'étais moi-même. On disait: «Il est mort, quel dommage!
une vive intelligence, bonne surtout, sympathique à notre Allemagne,
comme à une seconde mère,--et que nous apprécions seulement depuis
son dernier instant illustré par Jules Janin.... Et vous qui passez
parmi nous, pourquoi dérobez-vous la seule chose qu'il ait laissée
après lui, un peu de gloire autour d'un nom. Nous les connaissons
trop, ces aventuriers de France, qui se font passer pour des poëtes,
vivants ou morts, et s'introduisent ainsi dans nos cercles et dans nos
salons!» Voilà ce que m'avaient valu les douze colonnes du _Journal
des Débats_, seul toléré par les chancelleries;--et, dans les villes
où j'étais connu personnellement, on ne m'accueillait pas sans quelque
crainte en songeant aux vieilles légendes germaniques de vampires
et de morts fiancés. Vous jugez s'il était possible que, là même,
quelque _bourgeois_ m'accordât sa fille _borgne_ ou _bossue_. C'est la
conviction de cette impossibilité qui m'a poussé vers l'Orient.

Je serais toutefois plus Allemand encore que vous ne pensez si j'avais
intitulé la présente épître: _Lettre d'un mort_, ou _Extrait des
papiers d'un défunt_, d'après l'exemple du prince Puckler-Muskau.

C'est pourtant ce prince fantasque et désormais _médiatisé_, qui
m'avait donné l'idée de parcourir l'Afrique et l'Asie. Je l'ai vu un
jour passer à Vienne, dans une calèche que le monde suivait. Lui aussi,
avait été cru mort, ce qui donna sujet à une foule de panégyriques
et commença sa réputation;--par le fait, il avait traversé deux fois
le lac funeste de _Karon_, dans la province égyptienne du Fayoum. Il
ramenait d'Égypte une Abyssinienne cuivrée qu'on voyait assise sur le
siège de sa voiture, à côté du cocher. La pauvre enfant frissonnait
dans son _habbarah_ quadrillé, en traversant la foule élégante, sur
les glacis et les boulevards de la porte de Carinthie, et contemplait
avec tristesse le drap de neige qui couvrait les gazons et les longues
allées d'ormes poudrés à blanc.

Cette promenade a été un des grands divertissements de la société
viennoise, et je ne sais si le regard éclatant de l'Abyssinienne ne
fut pas encore pour moi un des coups d'œil vainqueurs de la trompeuse
Lorely. Depuis ce jour, je ne fis que rêver à l'Orient, comme vous
l'avez dit dans la suite de votre article, et je me promenais tous les
soirs pensif le long de ce Danube orageux qui touche au Rhin par ses
sources et par ses bouches vaseuses aux flots qui vont vers le Bosphore.

Alors, j'ai tout quitté, Vienne et ses délices, et cette société qui
vivait encore en plein XVIIIe siècle, et qui ne prévoyait
ni sa révolution sanglante,--ni les révoltes de ces magyars chamarrés
de velours et d'or, avec leurs boutons d'opale et leurs ordres de
diamants, qui vivaient si familièrement avec nous, artistes ou
poëtes,--adorant madame Pleyel, admirant Liszt et Bériot. Je vous
adressais alors les récits de nos fêtes, de nos amitiés, de nos amours,
et certaines considérations sur le tokay et le johannisberg, qui vous
ont fait croire que j'étais dans l'intimité de M. de Metternich. Ici se
trouve une erreur dans votre article biographique. J'ai rencontré bien
des fois ce diplomate célèbre, mais je ne me suis jamais rendu chez
lui. Peut-être m'a-t-il adressé quelque phrase polie, peut-être l'ai-je
complimenté sur ses vignes du Danube et du Rhin, voilà tout. Il est
des instants où les extrêmes se rapprochent sur le terrain banal des
convenances....

Finissons ce bavardage, et louons encore une fois ce joyeux Rhin, qui
touche maintenant à Paris, et qui sépare, en les embrassant, ses deux
rives amies. Oublions la mort, oublions le passé, et ne nous méfions
pas désormais de cette belle _aux regards irrésistibles_ que nous
n'admirons plus avec les yeux de la première jeunesse!


[1] Électeur en 1830,--électeur de _naissance_, et il ne s'en est
jamais vanté ...; mais il ne s'est guère permis la vie des pauvres
diables qu'à ses moments de loisir. (_Note des Éditeurs_.)



SENSATIONS

D'UN VOYAGEUR ENTHOUSIASTE



I

DU RHIN AU MEIN

(1838-1840)


INTRODUCTION

Pourquoi le public supporte-t-il les feuilletons de théâtre les plus
insipides, les analyses les plus nues, les chroniques théâtrales
les plus minutieuses? C'est que, d'après l'article, il ira voir la
pièce, ou bien qu'il en saura assez pour se dispenser de la voir. Le
goût des voyages n'est pas aujourd'hui moins répandu que le goût du
spectacle, et l'on tient à recueillir plusieurs avis, car chacun voit
à sa manière;, et les impressions sont plus diverses encore entre les
voyageurs qu'entre les critiques.

Cela est tellement vrai, qu'il y a eu des temps où l'impression de
voyage n'existait pas. Chapelle et Bachaumont n'ont vu que des tables
plus ou moins bien servies dans les diverses provinces de France;
ajoutez-y comme couleur locale le _Suisse avec sa hallebarde_, peint
sur la porte de _Notre-Dame de la Garde_, et, comme poésie, toutes
les rimes du _Château d'If_, et vous n'avez point d'autre idée de la
France pendant tout un siècle. Les voyages de Casanova ne sont que
le commentaire de la liste de don Juan; Dupaty ne s'occupe que des
statues et des tableaux; le spirituel _Ermite_, l'auteur des paroles
de _Guillaume Tell_, M. de Jouy, ne voit sur toute la surface de la
France que des opprimés, des philanthropes, des galériens vertueux, des
soldas laboureurs et des tabatières-Touquet, que les commis voyageurs
propagent avec courage et précaution.

Jusque-là, on ne sait pas même qu'il existe une cathédrale en France;
on n'a pas dit un mot des richesses que le moyen âge et la renaissance
ont semées sur le sol, et qui sont comme les glorieux ossements de
notre gloire nationale. Voltaire a rempli le XVIIIe siècle
et n'en a pas dit un mot, à part quelques allusions vagues à l'art des
Velches et des Vandales. Bien plus, Rousseau, si coloré, si habile à
retracer les grands spectacles de la nature, Rousseau a vu Gênes et
Milan, et Venise, et n'a pas une ligne d'étonnement ou d'admiration
touchant l'aspect des cités.

Il est donc possible qu'on voyage sans regarder, ou bien qu'on regarde
sans voir. Il a fallu que Bernardin de Saint-Pierre vît les étranges
paysages de l'Amérique et des Indes, pour créer en quelque sorte la
_couleur locale_, dont on a tant abusé depuis. Eh bien, Bernardin de
Saint-Pierre lui-même ne trouve d'admiration que pour les arbres et
pour les fleurs; il a vu l'Italie, et la Flandre, et l'Allemagne, sans
y remarquer autre chose que des villes bien ou mal bâties, et Dieu sait
celles qu'on appelait alors _bien bâties_! il a trouvé Venise malsaine,
et le _clocher_ d'Anvers bizarrement tailladé; il a vu l'Espagne, et
n'en a pas conçu d'autres idées que celles qui avaient pu naître dans
le cerveau de M. de Florian! La Révolution arrive, échauffe toutes les
idées, laboure toutes les cervelles, change l'axe de tous les systèmes
et de toutes les opinions, et il en sort, comme poëtes didactiques,
l'abbé Delille, Esmenard, Roucher et vingt autres qui ont décrit tout
l'univers, sans laisser une impression vraie et sentie, une peinture,
une image.

On comprend que je ne parle pas ici des voyageurs spéciaux qui se
bornent à dire: «Ce pays est agréablement varié et coupé de rivières,
qui y répandent l'abondance et la fertilité, etc. La ville est
grande et bien bâtie, et les rues sont suffisamment aérées; ses
habitants sont actifs et industrieux; le commerce des cuirs y fleurit
particulièrement,» A la fin du XVIIIe siècle déjà, l'on
s'apercevait que ces froides nomenclatures avaient peu d'intérêt pour
le lecteur; aussi quelques écrivains avaient-ils imaginé de mêler à
leurs tableaux une certaine dose d'idées sentimentales; Raynal, par
exemple, l'encyclopédiste, s'écriait en décrivant un pays des rives du
Gange: «O rivage d'Ayauba! tu n'es rien, mais tu possèdes le tombeau
d'Élisa!» suivait une méditation à la façon des _Nuits_ d'Young,
sur la mort d'Élisa, amie du voyageur, dont le destin se trouvait
singulièrement mêlé à l'_Histoire philosophique des deux Indes_.

Vous comprenez que je ne prétends pas ici sacrifier l'intelligence des
écrivains d'autrefois à celle des modernes, mais constater seulement ce
fait singulier, que les _paysagistes_ littéraires sont presque tous de
notre siècle.

Il semble ainsi que cette faculté soit un appendice à des qualités
de peinture et de poésie beaucoup plus élevées encore. Il y a dans
tout grand poëte un voyageur sublime; mais plusieurs, comme Walter
Scott, comme Chateaubriand et comme Victor Hugo, ne se servent des
impressions qu'ils ont recueillies, recomposées ou devinées à l'aspect
des villes et des pays, que pour poser la scène de leurs vastes
compositions; d'autres, comme Byron et Lamartine, font des poésies
et des poëmes avec la partie idéale et majestueuse de leur voyage;
ceux-là parcourent la terre comme les anges de Thomas Moore, en la
frôlant à peine du pied. Il est vrai que leur génie les met au-dessus
des impressions vulgaires et triviales, et que leur fortune les défend
également des bizarres traverses qui peuvent émouvoir la fantaisie
humoristique d'un touriste ordinaire. En effet, le _Voyage_ de Sterne,
les _Feuilles éparses d'un voyageur enthousiaste_ d'Hoffmann, les
_Impressions de voyage_ d'Alexandre Dumas, les _Reisebilder_ de Henri
Heine, les _Tournées flamandes_ de Royer et de Roger de Beauvoir,
appartiennent tous à une façon particulière et fantastique de voir et
de sentir, dont l'expression paraît avoir un grand attrait pour le
public. Il est tels poëtes aussi, qui, sans sortir de Paris, devinent
complètement la couleur et l'effet des régions étrangères, et qui
ne trouvent plus rien à dire quand la réalité succède à cette sorte
de mirage intellectuel et magique. Tels sont, par exemple, Balzac,
Janin, de Musset et Eugène Sue, et je me fierais plus volontiers à de
pareils voyageurs d'imagination et d'intention qu'à bien d'autres qui
ont traîné leurs semelles sur tous les chemins des deux mondes. On
pourrait leur appliquer la magnifique pensée d'un sonnet de Schiller
sur Christophe Colomb. «Va devant toi, et, si ce monde que tu cherches
n'a pas été créé encore, il jaillira des ondes exprès pour justifier
ton audace; car il existe un Éternel entre la nature et le génie, qui
fait que l'une tient toujours ce que l'autre promet.» N'allez pas
croire maintenant que toutes ces généralités tendent à fournir une
préface à mes impressions personnelles. Je pensais plutôt, en les
écrivant, au travail que prépare en ce moment mon illustre compagnon
de voyage[1], qui s'est déjà acquis en Allemagne, comme voyageur,
la popularité de Pierre Schlemild. Je dis mon compagnon de voyage
sans savoir encore seulement si je le rejoindrai ailleurs qu'au bout
du monde, ou, pour mieux dire, à Paris. Jusqu'ici, nous avançons
parallèlement vers l'Allemagne, à cinquante lieues l'un de l'autre, et
les journaux seulement des villes qu'il traverse m'apportent tous les
matins de ses nouvelles; pour moi qui ne jouis pas du même privilège de
célébrité, j'ai besoin de ces lignes pour lui faire savoir des miennes,
et je n'aurais, d'ailleurs, à écrire aujourd'hui qu'une causerie de
route seulement, et tout au plus, ensuite, une chronique des eaux de
Bade, comme celles d'Aix ou de Bagnères, points _cardinaux_ où l'on
rencontrerait la plus grande partie de la société parisienne, éparse
et rayonnant partout loin du centre, comme la _rose des vents_.

D'ailleurs, on sait comment je voyage, et que je n'ai aucune des
habitudes et des qualités du touriste littéraire; j'ai déjà parcouru
autant de pays que Joconde, et je suis sorti ou rentré par toutes
les portes de la France; mais, quant à voir les points de vue et
les curiosités selon l'ordre des itinéraires, c'est de quoi je me
suis toujours soigneusement défendu. Je suis rarement préoccupé
des monuments et des objets d'art, et, une fois dans une ville, je
m'abandonne au hasard, sûr d'en rencontrer assez toujours pour ma
consommation de flâneur. J'ai perdu beaucoup sans doute à cette
indifférence; mais je lui dois aussi beaucoup de rencontres et
d'admirations imprévues que le guide officiel ne m'eût pas fait
connaître ou qu'il m'aurait gâtées. Ce que j'aime surtout en voyage,
c'est à respirer l'air des forêts et des plaines, c'est à suivre
rapidement les longues prairies brumeuses de la Flandre, ou lentement
les campagnes joyeuses de l'Italie, pleines d'or et de soleil; c'est à
parcourir au hasard les rues tortueuses des villes, à me mêler inconnu
à cette foule bigarrée qui bruit d'un langage étrange, à prendre part,
pour un jour, à sa vie éternelle; curieuse épreuve, isolement salutaire
pour l'homme qui sait échapper quelquefois aux molles contraintes de
l'habitude, et qui, après une âpre montée, se retourne et parvient à
regarder sa vie d'un point unique et sublime, comme on parcourt de ses
yeux, du haut du clocher de Strasbourg, le chemin qu'on vient de faire
péniblement durant une longue journée.


[1] Alexandre Dumas.



I--STRASBOURG


Vous comprenez que la première idée du Parisien qui descend de voiture
à Strasbourg est de demander à voir le Rhin; il s'informe, il se hâte,
il fredonne avec ardeur le refrain semi-germanique d'Alphonse Karr:
«Au Rhin! au Rhin! c'est là que sont nos vignes!» Mais bientôt il
apprend avec stupeur que le Rhin est encore à une lieue de la ville.
Quoi! le Rhin ne baigne pas les murs de Strasbourg, le pied de sa
vieille cathédrale?... Hélas! non. Le Rhin à Strasbourg et la mer à
Bordeaux sont deux grandes erreurs du Parisien sédentaire. Mais, tout
moulu qu'on est du voyage, le moyen de rester une heure à Strasbourg
sans avoir vu le Rhin? Alors, on traverse la moitié de la ville, et
l'on s'aperçoit à peine que son pavé de cailloux est plus rude et plus
raboteux encore que l'inégal pavé du Mans, qui cahotait si durement la
charrette du _Roman comique_. On marche longtemps encore à travers les
diverses fortifications, puis on suit une chaussée d'une demi-lieue,
et, quand on a vu disparaître enfin derrière soi la ville tout entière,
qui n'est plus indiquée à l'horizon que par le doigt de pierre de son
clocher, quand on a traversé un premier bras du Rhin, large comme la
Seine, et une île verte de peupliers et de bouleaux, alors on voit
couler à ses pieds le grand fleuve, rapide et frémissant, et portant
dans ses larmes grisâtres une tempête éternelle. Mais, de l'autre
côté, là-bas à l'horizon, au bout du pont mouvant de soixante bateaux,
savez-vous ce qu'il y a?... Il y a l'Allemagne! la terre de Gœthe et
de Schiller, le pays d'Hoffmann; la vieille Allemagne, notre mère à
tous!... Teutonia!...

N'est-ce pas là de quoi hésiter avant de poser le pied sur ce pont qui
serpente, et dont chaque barque est un anneau; l'Allemagne au bout? Et
voilà encore une illusion, encore un rêve, encore une vision lumineuse
qui va disparaître sans retour de ce bel univers magique que nous avait
créé la poésie!... Là, tout se trouvait réuni, et tout plus beau, tout
plus grand, plus riche et plus vrai peut-être que les œuvres de la
nature et de l'art. Le microcosmos du docteur Faust nous apparaît à
tous au sortir du berceau; mais, à chaque pas que nous faisons dans
le monde réel, ce monde fantastique perd un de ses astres, une de ses
couleurs, une de ses régions fabuleuses. Ainsi, pour moi, déjà bien
des contrées du monde se sont réalisées, et le souvenir qu'elles m'ont
laissé est loin d'égaler les splendeurs du rêve qu'elles m'ont fait
perdre. Mais qui pourrait se retenir pourtant de briser encore une de
ces portes enchantées, derrière lesquelles il n'y a souvent qu'une
prosaïque nature, un horizon décoloré? N'imagine-t-on pas, quand on va
passer la frontière d'un pays, qu'il va tout à coup éclater devant vous
dans toute la splendeur de son sol, de ses arts et de son génie!...
Il n'en est pas ainsi, et chaque nation ne se découvre à l'étranger
qu'avec lenteur et réserve, laissant tomber ses voiles un à un comme
une pudique épousée.

Tout en songeant à cela, nous avons traversé le Rhin; nous voici sur
le rivage et sur la frontière germaniques. Rien ne change encore;
nous avons laissé des douaniers là-bas, et nous en retrouvons ici;
seulement, ceux de France parlaient allemand, ceux de Bade parlent
français; c'est naturel. Kehl est aussi une petite ville toute
française, comme toutes les villes étrangères qui avoisinent nos
frontières. Si nous voulons observer une ville allemande, retournons à
Strasbourg.

Aussi bien il n'existe à Kehl que des débitants de tabac. Vous avez
là du tabac de tous les pays, et même du tabac français _vraie
régie_, façon de Paris, passé en contrebande sans doute, et beaucoup
meilleur que tous les autres; les étiquettes sont très-variées et
très-séduisantes, mais les boîtes ne recèlent que de ce même _caporal_,
autrement nommé _chiffonnier_.

Il n'y a donc point de contrebande à faire, et il faut bien repasser,
pur de tout crime, devant les douanes des deux pays.

Mais, pour votre retour, les douaniers vous demandent deux kreutzers
(prononcez _kritch_); vous donnez deux sous, et l'on vous rend une
charmante petite médaille ornée du portrait du grand-duc de Bade, et
représentant la valeur d'un kreutzer. Vous avez donc fait une première
fois connaissance avec la monnaie allemande; puissiez-vous vous en
tenir là!

La seconde idée du Parisien, après avoir vu le Rhin et foulé la
terre allemande, se formule tout d'abord devant ses yeux quand
il se retourne vers la France; car les rocs dentelés du clocher
de Strasbourg, comme dit Victor Hugo, n'ont pas un instant quitte
l'horizon. Seulement, les jambes du voyageur frémissent quand il songe
qu'il a bien une lieue à faire en ligne horizontale, mais que, du pied
de l'église, il aura presque une lieue encore en ligne perpendiculaire.
A l'aspect d'un clocher pareil, on peut dire que Strasbourg est une
ville plus haute que large; en revanche, ce clocher est le seul qui
s'élance de l'uniforme dentelure des toits; nul autre édifice n'ose
même monter plus haut que le premier étage de la cathédrale, dont le
vaisseau, surmonté de son mât sublime, semble flotter paisiblement sur
une mer peu agitée.

En rentrant dans la ville, on traverse la citadelle aux portes
sculptées, où luit encore le soleil de Louis XIV, _nec pluribus impar_.
La place contient un village complet, à moitié militaire, à moitié
civil. Dans Strasbourg, après avoir passé la seconde porte, on suit
longtemps les grilles de l'arsenal, qui déploie une ostentation de
canons vraiment formidable pour l'étranger qui entre en France. Il y
a là peut-être six cents pièces de toutes dimensions, écurées comme
des chaudrons, et des amas de boulets à paver toute la ville. Mais
hâtons-nous vers la cathédrale, car le jour commence à baisser.

Je fais ici une tournée de flâneur et non des descriptions régulières.
Pardonnez-moi de rendre compte de Strasbourg comme d'un vaudeville.
Je n'ai ici nulle mission artistique ou littéraire, je n'inspecte pas
les monuments, je n'étudie aucun système pénitentiaire, je ne me livre
à aucune considération d'histoire ni de statistique, et je regrette
seulement de n'être pas arrivé à Strasbourg dans la saison du jambon,
de la _sauercraut_ et du foie gras. Quant à la bière de Strasbourg,
elle est jugée partout; où l'eau est mauvaise, la bière est mauvaise,
et l'eau de Strasbourg n'est bonne qu'à faire débiter son vin. Je me
refuse donc à toute description de la cathédrale: chacun en connaît les
gravures, et, quant à moi, jamais un monument dont j'ai vu la gravure
ne me surprend à voir; mais ce que la gravure ne peut rendre, c'est la
couleur étrange de cet édifice, bâti de cette pierre rouge et dure dont
sont faites les plus belles maisons de l'Alsace. En vieillissant, cette
pierre prend une teinte noirâtre, qui domine aujourd'hui dans toutes
les parties saillantes et découpées de la cathédrale.

Je ne vous dirai ni l'âge ni la taille de cette église, que vous
trouverez dans tous les itinéraires possibles; mais j'ai vu le clocher
de Rouen et celui d'Anvers avant celui de Strasbourg, et je trouve sans
préférence que ce sont trois beaux clochers. Que dis-je! celui de la
cathédrale de Rouen n'est qu'une flèche, encore est-elle démolie, et
figurée seulement aujourd'hui en fer creux; le parallèle ne peut donc
s'établir qu'avec le clocher d'Anvers. Ce dernier est d'un gothique
plus grandiose, plus hardi, plus efflorescent. On distingue dans
le clocher de Strasbourg une minutie de détails fatigante. Toutes
ces aiguilles et ces dentelures régulières semblent appartenir à
une cristallisation gigantesque. Quatre escaliers déroulent leurs
banderoles le long du cône principal, et l'ascension dans cette cage
de pierre, dont les rampes, les arêtes et les découpures à jour n'ont
guère, en général, que la grosseur du bras, veut une certaine hardiesse
que tous les curieux n'ont pas. Pourtant la pierre est dure comme du
fer, et l'escalier de la plus haute flèche ne tremble point, comme
celui d'Anvers, où les pierres mal scellées font jouer leurs crampons
de fer d'une manière inquiétante.

De la dernière plate-forme, le panorama qui se déroule est fort beau;
d'un côté les Vosges, de l'autre les montagnes de la forêt Noire, les
unes et les autres boisées de chênes et de pins; au milieu, le Rhin
dans un cours de vingt lieues, les premières masses touffues de la
forêt des Ardennes, et puis un damier de plaines les plus vertes et
les plus fraîches du monde, où serpente l'Ille, petite rivière qui
traverse deux fois Strasbourg. A vos pieds, la ville répand inégalement
ses masses de maisons dans l'enceinte régulière de ses fosses et de
ses murs. L'aspect est monotone et ne rappelle nullement les villes de
Flandre, dont les maisons peintes, sculptées et quelquefois dorées,
dentellent l'horizon avec une fantaisie tout orientale. Les grands
carrés des casernes, des arsenaux, et des places principales, jettent
seuls un peu de variété dans ces fouillis de toits revêtus d'une brique
terreuse et troués presque tous de trois ou quatre étages de lucarnes.
On ne rencontre, d'ailleurs, aucune ville remarquable sur cette immense
étendue de pays; mais, comme il y a dans les belvéders quelque chose
qu'on n'aperçoit jamais que quand le temps est très-pur, le cicérone
prétend qu'on peut voir, à de certains beaux jours, le vieux château de
Bade sur sa montagne de pins.

A Fourvières, de même, on prétend qu'il est possible de distinguer les
Alpes; à Anvers, Rotterdam; au phare d'Ostende, les côtes d'Angleterre.
Tout cela n'est rien: à Rome, on vous jure que vous pourrez, du haut
de la boule d'or de Saint-Pierre, voir à l'horizon les deux mers qui
baignent les États romains. Il y a partout des nuages complaisants qui
se prêtent, d'ailleurs, à de pareilles illusions.

Tout l'extérieur de l'église est restauré avec un soin extrême; chaque
statue est à sa place; pas une arête n'est ébréchée, pas une côte n'est
rompue; les deux portes latérales sont des chefs-d'œuvre de sculpture
et d'architecture; l'une est moresque, l'autre est byzantine, et
chacune est bien préférable à l'immense façade, plus imposante par sa
masse qu'originale par les détails. Quant à l'intérieur, le badigeon y
règne avec ferveur, comme vous pensez bien, tout clergé possible tenant
à habiter avant tout une église bien propre et bien close. Les vitraux
sont, en général, réparés selon ce principe, et répandent çà et là de
grandes plaques de clarté qui sont les marques de cette intelligente
restauration; le XVIIIe siècle avait commencé l'œuvre en
taisant disparaître l'abside gothique sous une décoration en style
pompadour, que l'on doit, ainsi que le bâtiments de l'archevêché, au
cardinal de Rohan.

Mais j'ai promis de ne point décrire, et je vais me replonger en
liberté dans les rues tortueuses de la ville. Le premier aspect en
est assez triste, puis on s'y accoutume, et l'on découvre des points
de vue charmants à certaines heures du jour. Les quais de l'Ille
surtout en fournissent de fort agréables. L'Ille, avec ses eaux vertes
et calmes, embarrassées partout de ponts, de moulins, de charpentes
soutenant des maisons qui surplombent, ressemble, dans les beaux jours
d'été, à cette partie du Tibre qui traverse les plus pauvres quartiers
de Rome. Le faubourg de Saverne fait surtout l'effet du quartier des
Transtevères. Pour si haute que soit ma comparaison, je sais qu'elle
n'est pas à l'éloge de l'administration municipale; mais, pourquoi
le cacher? Strasbourg est une ville mal tenue; elle a, dans ce sens
même, un parfum de moyen âge beaucoup trop prononcé. Le marché à la
viande, qui se recommandait jadis à la plume de Théophile Gautier, a
été reconstruit et assaini depuis quelques années; mais on rencontre
encore, derrière, de vastes espaces pleins de mares et de gravois, où
les animaux indépendants trouvent à vivre sans rien faire. Près de
là, il y a toute une rue de juifs, comme au moyen âge; puis les plus
infâmes complications de ruelles, de passages, d'impasses, serpentent,
fourmillent, croupissent, dans l'espace contenu entre la place d'Armes
et le quai des Tanneurs, qui est une rue. Du reste, en accusant la
ville de sa négligence à l'égard de tout ce quartier, nous devons dire
qu'elle apporte des soins particuliers à l'embellissement des rues
qui avoisinent la résidence des autorités: la place d'Armes est fort
belle, et l'on s'y promène entre deux allées d'orangers. La rue Brûlée,
où siège le gouvernement, ne manque que de largeur, et la rue du Dôme
est devenue la rue Vivienne de Strasbourg; à l'heure qu'il est, on l'a
pavée en asphalte, et ses trottoirs, déjà terminés, portent partout la
signature ineffaçable de la société Lobsann. Le bitume envahit peu à
peu Strasbourg, et ce n'est pas malheureux, vu l'imperfection du pavage
actuel; dans une ville pavée en cailloux, le bitume est roi. Toutefois,
les dames prétendent ici que la boue qu'on emporte d'un pavé de bitume
tache les vêtements d'une manière indélébile; en revanche, elle est
excellente _pour marquer le linge_. N'y a-t-il pas là matière à quelque
spéculation?

Si vous êtes déjà las de la ville, je ne le suis pas moins que vous;
nous n'y laissons plus rien de remarquable que le tombeau du maréchal
de Saxe, énorme catafalque de marbre noir et blanc, sculpté par
Pigalle, et d'un rococo remarquable, bien que présentant de belles
parties de sculpture. Le héros, fièrement cambré dans son armure et
dans ses draperies, produit exactement l'effet du commandeur de _Don
Juan_. On est tenté de l'inviter à souper.

Pour sortir de Strasbourg et se rendre aux promenades publiques, il
faut traverser de nouveau l'Ille, qui coule de ce côte entre le théâtre
et les remparts. Lorsqu'il s'est agi d'établir des bateaux à vapeur
devant naviguer de Strasbourg à Bâle, par le canal intérieur, la
ville a dû faire couper la plupart des ponts pour les rendre mobiles.
Alors, ses architectes y ont construit des ponts-levis qui rappellent
l'enfance de la mécanique. Imaginez un énorme cadre en charpente,
équivalent juste à la pesanteur du pont et suspendu sur la tête du
promeneur; l'idée de ce système doit dater des premières invasions des
Saxons; depuis l'obélisque et M. Lebas, la mécanique n'ayant plus de
progrès à faire, elle remonte à son origine.

Quand on a traversé les fossés, les tranchées, les bastions, partout
revêtus de verdure, on trouve une charmante promenade, des allées
silencieuses, une rivière où traîne mollement le feuillage des saules.
A droite et à gauche, sont des jardins publics, les Tivoli et les
Mabille de l'endroit. Au jardin Lips, on donne tous les dimanches des
fêtes et des feux d'artifice; sa décoration serait pour nous un peu
passée: des temples de l'Amour, des ermitages, des rochers à cascades,
dans le goût bourgeois des pendules et des assiettes montées; puis un
moulin d'eau et un pont en fil de fer qui conduit dans un îlot. Tout
cela devient fort bruyant et fort animé le dimanche, ce qui me conduit
à vous parler de la population.

Il faut bien l'avouer, on parle moins français à Strasbourg qu'à
Francfort ou à Vienne, et de plus mauvais français, quand on le
parle. Il est difficile de se faire comprendre des gens du peuple,
et nous en sommes à nous demander ce qu'apprennent les enfants aux
écoles mutuelles qu'on dit si fréquentées dans ce département.
Peut-être savent-ils le latin. Cependant, il y a peu d'Allemands
réels à Strasbourg, et cette ville a donné des preuves de patriotisme
incontestables. Pourquoi ne se fait-elle pas un point d'honneur de
parler sa langue maternelle? Le type allemand se retrouve, sans être
absolu pourtant, dans les traits gracieux des dames de la société:
leur tournure n'a rien de provincial, et elles se mettent fort
bien. Nous ne pouvons faire le même éloge des hommes, qui manquent
en général d'élégance dans les manières et de distinction dans les
traits. La garnison a beau jeu près des dames, si les dames ne sont
pas, comme leur ville, imprenables. On ne rencontre plus à Strasbourg
ces vêtements pittoresques des paysans de l'Alsace, qui nous étonnent
encore le long de la route; mais un grand nombre de femmes du peuple
portent, le dimanche, des ajustements très-brillants et très-variés:
les uns se rapprochent du costume suisse, les autres même du costume
napolitain. Des broderies d'or et d'argent éclatent surtout sur la
tête et sur la poitrine. L'harmonie et la vivacité des couleurs, la
bizarrerie de la coupe, rendraient ces costumes dignes de figurer dans
les opéras. Recommandons-les au directeur de l'Académie royale de
musique.

C'est dans les brasseries, le dimanche, qu'il faut observer la partie
la plus grouillante de la population. Là, point de sergents de ville,
point de gendarmes. Le cancan règne en maître au militaire et au civil;
les tourlourous s'y rendent fort agréables; les canonniers sont d'une
force supérieure, et les femmes en remontreraient aux Espagnols et
aux bayadères pour la grâce et la liberté des mouvements. Il existe
pourtant des brasseries qui se rapprochent davantage de nos cafés; mais
la musique y élit domicile, soit que l'on danse on non. Strasbourg est
parcouru à toute heure par des bandes de violons, qui viennent même
accompagner les repas de table d'hôte. On dîne de midi à une heure. A
peine êtes-vous admis à consommer une soupe aux boulettes ou un bouilli
aux betteraves, que vous voyez six individus qui viennent s'asseoir
derrière vous, à une table ronde, où ils étalent leur partition, et
se mettent à exécuter avec verve une ouverture, une valse, ou même
une symphonie. La musique doit se joindre à tous les assaisonnements
bizarres dont s'accompagne forcément la cuisine allemande, qui est
encore aujourd'hui la cuisine de Strasbourg.

Maintenant, connaissez-vous assez Strasbourg, et voulez-vous connaître
Bade? Nous partirons quand vous voudrez.



II--LA FORÊT NOIRE


J'entame ce chapitre sur un point bien délicat, que nul touriste n'a
encore osé toucher, ce me semble, hormis, peut-être, notre vieux
d'Assoucy, le joueur, le bretteur, le goinfre, enfin le plus aventureux
compagnon du monde. C'est à savoir le cas plus ou moins rare où un
voyageur se trouve manquer d'argent.

    Faute d'argent, c'est douleur sans pareil.

comme disait François Villon.

En général, les _impressions_ les plus déshabillées se taisent à cet
endroit; ces livres véridiques ressemblent aux romans de chevalerie,
qui n'oseraient nous apprendre quel a été tel jour le gîte et le souper
de leur héros, et si le linge du chevalier n'avait pas besoin de temps
en temps d'être rafraîchi dans la rivière.

George Sand nous donne bien quelques détails parfois sur sa blouse
de _forestière_, sur sa chaussure éculée ou sur ses maigres soupers,
assaisonnés de commis voyageurs ou de larrons présumés dans mainte
auberge suspecte. Le prince Puckler-Muskau lui-même nous avoue qu'il
vendit un jour sa voiture, congédia son valet de chambre, et daigna
traverser deux ou trois principautés allemandes pédestrement, en
costume d'artiste. Mais tout cela est drapé, arrangé, coloré d'une
façon charmante. Le vieux Cid avouait bien qu'il manqua de courage un
jour; mais qui donc oserait compromettre son crédit et ses prétentions
à un honorable établissement en avouant qu'un jour il a manqué d'argent?

Mais, puisque enfin j'ai cette audace, et que mon récit peut apprendre
quelque chose d'utile aux voyageurs futurs, j'en dois donner aussi les
détails et les circonstances. J'avais formé le projet de mon voyage à
Francfort avec un de nos plus célèbres écrivains touristes, qui a déjà,
je crois, écrit de son côté nos _impressions_ communes ou distinctes;
aussi me tairai-je sur les choses qu'il a décrites, mais je puis bien
parler de ce qui m'a été personnel.

Mon compagnon était parti par la Belgique, et moi par la Suisse;
c'est à Francfort seulement que nous devions nous rencontrer, pour
y résider quelque temps et revenir ensemble. Mais, comme sa tournée
était plus longue que la mienne, vu qu'on lui faisait fête partout,
que _les rois le voulaient voir_, et qu'on avait besoin de sa présence
au _jubilé de Malines_, qui se célébrait à cette époque, je crus
prudent d'attendre à Bade que les journaux vinssent m'avertir de son
arrivée à Francfort. Une lettre _chargée_ devait nous parvenir à
tous deux dans cette dernière ville. Je lui écrivis de m'en envoyer
ma part à Bade, où je restais encore. Ici, vous allez voir un coin
des tribulations de voyage. Les banquiers ne veulent pas se charger
d'envoyer une somme au-dessous de cinq cents francs en pays étranger,
à moins d'arrangements pris d'avance. A quoi vous direz qu'il est
fort simple de se faire ouvrir un crédit sur tous les correspondants
de son banquier; à quoi je répondrai que cela n'est pas toujours si
simple qu'il le paraît. Le prince Puckler-Muskau dirait comme moi,
qui ne suis que littérateur, s'il osait avoir cette franchise. Aussi
bien je pourrais inventer mille excuses; j'étais alors à Baden-Baden,
et l'année justement de l'ouverture des jeux Bénazet; je pourrais
avoir risqué _quelques centaines de louis_ à la table où l'électeur
de Hesse jetait tous les jours vingt-cinq mille francs; je pourrais,
ayant gagné, avoir été dévalisé dans la forêt Noire par quelque ancien
habitué de Frascati, transplanté à la maison de conversation de Bade
et s'étiolant au pied de son humide colline. En effet, vous êtes là
entre deux dangers: la forêt Noire entoure la _maison de jeu_; les
_pontes_ malheureux peuvent _se refaire_ à deux pas du bâtiment. Vous
entrez riche, et vous perdez tout par la rouge et la noire, ou par les
trois coquins de zéros; vous sortez gagnant, et l'on vous met à sec à
l'ombre du sapin le plus voisin: c'est un _cercle vicieux_ dont il est
impossible de se tirer.

Eh bien, je ne veux avoir recours à aucun de ces faux-fuyants. Je
n'avais été dépouillé ni par le jeu, ni par les voleurs, ni par aucune
de ces ravissantes baronnes allemandes, princesses russes ou ladies
anglaises, qui se pressent dans le salon réservé, séparé des jeux par
une cloison, ou qui même viennent s'asseoir en si grand nombre autour
des tables vertes, avec leurs blanches épaules, leurs blonds cheveux
et leurs étincelantes parures: j'avais vidé ma bourse de poëte et de
voyageur, voilà tout. J'avais bien vécu à Strasbourg et à Bade; ici,
à l'hôtel du _Corbeau_, et, là, à l'hôtel du _Soleil_; maintenant,
j'attendais la lettre _chargée_ de mon ami, et la voici enfin qui
m'arrive à Bade, contenant une lettre de change, tirée par un M. Éloi
fils, négociant à Francfort, sur un M. Elgé, également négociant à
Strasbourg.

Bade est à quinze lieues de Strasbourg, la voiture coûte cinq francs,
et, mon compte payé à l'hôtel du _Soleil_, il me restait la valeur d'un
écu de six livres d'autrefois. La lettre chargée arrivait bien. Vous
allez voir que c'était justement le billet de la Châtre. Je descends,
en arrivant, à l'hôtel du _Corbeau_, (j'avais laissé mon bagage à Bade,
puisqu'il fallait toujours y repasser); je cours de là chez M. Elgé,
lequel déploie proprement le billet Éloi, l'examine avec tranquillité,
et me dit:

--Monsieur, avant de payer le billet Éloi fils, vous trouverez bon que
je consulte M. Éloi père.

--Monsieur, avec plaisir.

--Monsieur, à tantôt.

Je me promène impatiemment dans la bonne ville de Strasbourg. Je
rencontre Alphonse Royer, qui arrivait de Paris, et partait pour Munich
à quatre heures. Il me témoigna son ennui de ne pouvoir dîner avec moi
et aller ensuite entendre la belle madame Janick dans _Anna Bolena_
(c'était la troupe allemande qui jouait alors à Strasbourg). J'embarque
enfin mon ami Royer, en me promettant de le rencontrer quelque part
sur cette bonne terre allemande que nous avons tant de fois sillonnée
tous deux; puis, avant six heures, je me dirige posément, sans trop me
presser, chez M. Elgé, songeant seulement qu'il est l'heure de dîner,
si je veux arriver de bonne heure au spectacle. C'est alors que M. Elgé
me dit ces mots mémorables derrière un grillage:

--Monsieur, M. Éloi père vient de me dire ... que M. Éloi fils était un
_polisson_.

--Pardon; cette opinion m'est indifférente; mais payez-vous le billet?

--D'après cela, monsieur, nullement.... Je suis fâché....

Vous avez bien compris déjà qu'il s'agissait de dîner à l'hôtel du
_Corbeau_ et de retourner coucher à Bade à l'hôtel du _Soleil_, où
était mon bagage, le tout avec environ un franc, monnaie de France;
mais, avant tout, il fallait écrire à mon correspondant de Francfort
qu'il n'avait pas pris un moyen assez sûr pour m'envoyer l'argent.

Je demandai une feuille de papier à lettre, et j'écrivis couramment
l'épitre suivante:

    _A M. Alexandre Dumas, à Francfort_

    (En réponse à sa lettre du *** octobre).

    En partant de Baden, j'avais d'abord songé Que par monsieur
    Éloi, que par monsieur Elgé, Je pourrais, attendant des
    fortunes meilleures, Aller prendre ma place au bateau de
    six heures[1]; Ce qui m'avait conduit, plein d'un espoir si
    beau, De l'hôtel du _Soleil_ à l'hôtel du _Corbeau;_ Mais,
    à Strasbourg, le sort ne me fut point prospère: Éloi fils
    avait trop compté sur Éloi père ... Et je repars, pleurant
    mon destin nonpareil, De l'hôtel du _Corbeau_ pour l'hôtel
    du _Soleil!_

Ayant écrit ce billet, versifié dans le goût Louis XIII, et qui fait
preuve, je crois, de quelque philosophie, je pris un simple potage à
l'hôtel du _Corbeau_, où l'on, m'avait accueilli en prince russe. Je
prétextai, comme les beaux du _Café de Paris_, mon mauvais estomac qui
m'empêchait de faire un dîner plus solide, et je repartis bravement
pour Bade, aux rayons du soleil couchant.


[1] Le bateau à vapeur du Rhin.



III--LES VOYAGES A PIED


Je vous préviens qu'une fois passé sur le pont de Kehl, qui balance sur
le Rhin son chapelet immense de bateaux, après avoir payé le passage du
pont aux douaniers badois et échangé mes gros sous français contre des
kreutzers légèrement argentés, voilà que j'entre en pleine forêt Noire.
Est-ce moi qui ai à redouter les voleurs? est-ce moi que les voyageurs
ont à redouter?

Cette forêt n'a rien de bien terrible au premier abord; du haut des
remparts de Strasbourg, on aperçoit sa verte lisière qui cerne des
monts violets; des villages riants se montrent dans les éclaircies; les
charbonneries fument de loin en loin. Les maisons n'ont pas un air trop
sauvage; les cabarets présentent cette particularité locale, que, quand
vous demandez un verre d'eau-de-vie, on vous sert un verre de kirsch.
Du moment qu'on s'est bien entendu sur ces deux mots, l'on vit avec eux
en parfaite intelligence.

Mon voyage à pied à travers celte contrée ne tiendra donc pas ce qu'il
semble promettre; et, d'ailleurs, la route est peuplée de piétons comme
moi, et, si ce n'était la grande traite que j'ai à faire, justement à
la tombée du jour, avec le risque de ne plus reconnaître les routes, je
n'aurais nulle inquiétude sur ma position. Mais il est dur de songer,
en regardant les poteaux dressés de lieue en lieue, et qui indiquent en
même temps les heures de marche, que je ne puis arriver à Bade avant
trois heures du matin. De plus, une fois la nuit tombée, je ne verrai
plus les poteaux.

Depuis Bichoffsheim, j'étais accompagné obstinément d'un grand
particulier chargé d'un havresac, et qui semblait tenir beaucoup à
régler son pas sur le mien. Malgré le vide de mes poches, mon extérieur
était assez soigné pour annoncer ... que je ne voyageais à pied que
parce que ma voiture était brisée, ou que, habitant quelque château, je
me promenais dans les environs, cherchant des végétaux ou des minéraux,
égaré peut-être. Mon compagnon de route, qui était Français, commença
par m'ouvrir ces diverses suppositions.

--Monsieur, lui dis-je pour lui ôter tout espoir de bourse ou de
portefeuille, je suis un artiste, voyageant pour mon instruction, et je
vous avouerai que je n'ai plus qu'une vingtaine de kreutzers pour aller
à Bade ce soir. Si je trouvais un cabaret où je pusse souper pour ce
prix, cela me donnerait des jambes pour arriver.

--Comment, monsieur, ce soir à Bade? Mais ce sera demain matin; vous ne
pouvez pas marcher toute la nuit.

--J'aimerais mieux dormir en effet dans un bon lit; mais j'ai toujours
vu que, dans les auberges les plus misérables, on payait le coucher an
moins le double de ce que je possède. Alors, il faut bien que je marche
jusqu'à ce que j'arrive.

--Moi, me dit-il, je couche à Schœndorf, dans deux heures d'ici.
Pourquoi n'y couchez vous pas? Vous ferez demain le reste de la roule.

--Mais je vous dis que je n'ai que vingt kreutzers!

--Eh bien, monsieur, avec cela, on soupe, on dort et on déjeune; je ne
dépenserai pas davantage, moi.

Je le priai de m'expliquer sa théorie, n'ayant jamais rencontré de
pareils gîtes, et pourtant j'ai couché dans de bien affreuses auberges,
en Italie surtout. Il m'apprit alors une chose que je soupçonnais
déjà, c'est qu'il y avait partout deux prix très-différents pour les
voyageurs en voiture et pour les voyageurs à pied.

--Par exemple, me dit-il, moi, je vais à Constantinople, et j'ai
emporté cinquante francs, avec quoi je ferai la route.

Cette confiance m'étonna tellement, que je lui fis expliquer en détail
toutes ses dépenses; il est clair qu'il ne pouvait y aller ainsi par le
paquebot du Danube.

--Combien dépensez-vous par jour? lui dis je.

--Vingt sous de France par jour, au plus. Je vous ai dit ce que coûtait
la dépense d'auberge; le reste est pour les petits vers de rack, et un
bon morceau de pain vers midi.

Il m'assura qu'il avait déjà fait la route de Strasbourg à Vienne
pour seize francs. Les auberges les plus chères étaient dans les pays
avoisinant la France. En Bavière, le lit ne coûte plus que trois
kreutzers (deux sous). En Autriche et en Hongrie, il n'y a plus de
lits; on couche sur la paille, dans la salle du cabaret; on n'a à
payer que le souper et le déjeuner, qui sont deux fois moins chers
qu'ailleurs. Une fois la frontière hongroise passée, l'hospitalité
commence. A partir de Semlin, les lieues de poste s'appellent lieues de
chameau; pour quelques sous par jour, on peut monter sur ces animaux,
et chevaucher fort noblement; mais c'est plus fatigant que la marche.

La profession de ce brave homme était de travailler dans les
cartonnages; je ne sais trop ce qui le poussait à l'aller exercer à
Stamboul. Il me dit seulement qu'il s'ennuyait en France. La conquête
d'Alger a développé chez beaucoup de nos ouvriers le désir de connaître
l'Orient; mais on va à Constantinople par terre, et, pour se rendre à
Alger, il faut payer le passage; ceux donc qui ont de bonnes jambes
préfèrent ce dernier voyage.

Je laissai mon compagnon s'arrêter à Schœndorf, et je continuai à
marcher; mais, à mesure que j'avançais, la nuit devenait plus noire, et
une pluie fine ne tarda pas à tomber. Dans la crainte qu'elle ne devînt
plus grosse, et, malgré tout mon courage, je n'avais pas prévu ce
désagrément, je résolus de m'arrêter au premier village, et de réclamer
pour moi le tarif des compagnons, étudiants et autres piétons.

J'arrive enfin à une auberge d'une apparence fort médiocre et dont
la salle était déjà remplie de voyageurs du même ordre que celui que
j'avais rencontré; les uns soupaient, les autres jouaient aux cartes.
Je me mêle le plus possible à leur société, je hasarde des manières
simples, et je demande à souper en même temps que l'un d'eux.

--Faut-il tuer un poulet? me dit l'hôte.

--Non; je veux manger, comme ce garçon qui est là, de la soupe et un
morceau de rôti.

--De quel vin désire monsieur?

--Un pot de bière, comme à tous ces messieurs.

--Monsieur couche-t-il ici?

--Oui, comme tous les autres; mettez-moi où vous voudrez.

On me sert, en effet, le même souper qu'à mon vis-à-vis; seulement,
l'hôte était allé chercher une nappe, de l'argenterie, et avait couvert
la table autour de moi de hors-d'œuvre auxquels prudemment je ne
touchai pas.

Ce brillant service me parut de mauvais augure, et je vis tout de suite
que le monsieur perçait sous le piéton; c'était à la fois flatteur
et inquiétant. Ma redingote n'avait rien de merveilleux; en somme,
plusieurs des jeunes gens qui étaient là en portaient d'aussi propres;
ma chemise fine peut-être m'avait trahi. Je suis sûr que ces gens me
prenaient pour un prince d'opéra-comique, qui se découvrirait plus
tard, montrerait son cordon, et les couvrirait de bienfaits. Autrement,
je m'expliquerais mal les cérémonies qui se firent pour mon coucher. On
commença par m'apporter des pantoufles dans la salle même du _gasthaus_
(cabaret); puis la maîtresse de la maison avec un flambeau, et l'hôte
avec les pantoufles, que je n'avais pas voulu chausser devant tout
le monde, m'accompagnèrent par un escalier tortueux, dont ces gens
paraissaient honteux, à une chambre, la plus belle de la maison, qui
était à la fois la chambre nuptiale et celle des enfants; on avait
déplacé à la hâte ces malheureux petits, traîné leurs lits dans le
corridor, et rassemblé dans la chambre, ainsi débarrassée, toutes
les richesses de la famille: deux miroirs, des flambeaux de plaqué,
une timbale, une gravure de Napoléon, un petit Jésus en cire orné de
clinquant sous un verre, des pots de fleurs, une table à ouvrage, et un
châle ronge pour parer le lit.

Voyant tout ce remue-ménage, je pris décidément mon parti, je me
confiai à Dieu et à la fortune, et je dormis profondément dans ce
lit qui était fort dur et d'une propreté médiocre sous toutes ces
magnificences.

Le lendemain, je demandai mon compte sans oser déjeuner. On m'apporta
une carte fort lien rédigée par articles, dont le total était de deux
florins (près de deux francs cinquante centimes). L'hôte fut bien
étonné quand je tirai ma bourse, ou plutôt mes vingt kreutzers. Je
ne voulus pas discuter, et les offris au garçon pour m'accompagner
jusqu'à Bade. Là, grâce à mon bagage, l'hôte du _Soleil_ prit assez de
confiance en moi pour acquitter ma dette, et, huit jours après, ayant
vécu fort bien chez ce brave homme, toujours sur la foi du même bagage,
je reçus enfin de Francfort tout l'argent de la lettre de change, cette
fois par les _packwagan_ (messageries), et en beaux frédérics d'or
collés sur une carte avec de la cire. Ceci me parut valoir beaucoup
mieux que le _papier de commerce_ qui m'avait été adressé d'abord, et
mon hôte fut du même avis.



IV--LA MAISON DE CONVERSATION


Ne va-t-on pas me dire, comme Alphonse Royer, que je trahis mon
compagnon de route, et que je tends à lui _couper l'impression de
voyage sous le pied!_ Dieu merci, je n'ai pas tant d'ambition, et ce
que j'écris ici ne deviendra peut-être jamais un chapitre de livre;
il passait à Strasbourg, en effet, le voyageur lointain et sérieux,
qui nous abandonne l'Europe, parce qu'il a choisi l'Orient, quand
il m'a lancé cette phrase dédaigneuse. Et, certes, nous sommes bien
hardis de parler de voyage, nous autres Parisiens craintifs, qui
flânons tout au plus sur un rayon de deux cents lieues; autant vaudrait
recommencer encore le _Voyage à Saint-Cloud par terre et par mer_, ce
beau chef-d'œuvre humoristique du temps passé, dont l'auteur n'avait
pas prévu que ce même trajet pourrait un jour s'accomplir aussi _par
fer_, d'une façon non moins périlleuse. Bade est le Saint-Cloud de
Strasbourg. Le samedi, les Strasbourgeois ferment leurs boutiques et
s'en vont passer le dimanche à Bade; c'est aussi simple que cela. Cette
circonstance n'ôte-t-elle pas quelque chose à l'auréole aristocratique
des eaux de Baden-Baden? Les grisettes du _jardin Lips_ coudoient, au
bal du samedi, les comtesses de l'Allemagne et les princesses de la
Russie, car la _présentation_ au _Cercle des étrangers_, dont on fait
si grand bruit à Bade, n'exclut guère que les femmes en bonnet, les
ouvriers en veste elles militaires non gradés.

Me voilà donc partant un samedi, comme un simple Strasbourgeois, mais
partant en poste à une heure, sur une route encombrée de voitures.
Il s'agit seulement d'arriver le soir même et de pouvoir s'habiller
pour le bal. Nous traversons les marchés, nous brûlons ce qui sert
de _pavé_ à Strasbourg, simple cailloutage, que le polonceau menace
d'envahir; nous longeons l'arsenal et ses six cents canons, empilés
dans les cours comme des saumons de plomb; nous suivons l'Ille aux eaux
verdâtres, bordée de militaires qui pêchent toute la journée, amorçant
leurs lignes avec des sauterelles, moyen économique, qui leur réussit
rarement; nous laissons à droite le monument de Desaix, sculpté en
pierre rouge, au milieu des saules pleureurs, nous laissons derrière
nous encore la douane française, les deux bras du Rhin, et nous nous
trouvons enfin face à face avec la douane de Kehl.

La douane de Kehl est fort bonne personne et fort expéditive. Et que
pourrions-nous, en effet, introduire en Allemagne? Des gants de Paris;
du damassé de coton; de la dentelle de blonde; des cigares de la régie;
des cachemires Ternaux? Ce serait un commerce peu lucratif. Nous avons,
il est vrai, la prétention d'y introduire des idées, mais cela n'est
encore qu'une prétention.

Le postillon remonte à cheval, et nous repartons fièrement; car nous
jouissons d'un postillon à cheval. Et savez-vous bien, vous autres
Français, nés malins, qui avez créé _le Postillon de Longjumeau_ et
_le Postillon de mam'Ablou_, savez-vous qu'il n'existe plus en France
un seul postillon, un postillon pur sang, à l'heure qu'il est? Chantez
donc à pleine gorge: «Ah! ah! ah! qu'il était beau!...» Je vous
défie de me trouver des _postillons_, ailleurs qu'au bal Musard ou à
l'Opéra-Comique. Les administrations de toutes les postes françaises se
sont entendues pour dépouiller le postillon de son uniforme et le faire
asseoir sur le siège. A présent, ce postillon si avenant, si fringant,
si français, n'est plus qu'un mauvais paysan revêtu d'une blouse usée,
qui ronfle auprès du conducteur, ou se mêle à la conversation des
voyageurs de la banquette. Ainsi s'en est allé encore ce reste d'une
couleur oubliée, ce dernier des costumes français, débris surnageant à
peine, auquel s'étaient repris un instant la poésie et la chanson!

Le postillon de Bade, autrefois méprisé, fait cliquer son fouet et
sonner ses grelots en passant devant nos diligences; il a toujours
la culotte de peau, lui, le chapeau ciré, la trompette entourée de
torsades éclatantes; malheureusement, son habit est forcément jaune,
avec des revers cramoisis, ce sont les couleurs du grand-duc de Bade:
_d'or et de gueules_. Le seul moyen d'échapper héraldiquement à ce
drap jaune serait de porter du drap d'or. Le gouvernement n'a pas les
moyens d'en faire les frais, toutefois, ses postillons sont encore fort
présentables. Rougis de ta blouse, postillon français!... Tu n'es plus
_beau!_

La route est droite comme un chemin de fer; dans la singulière contrée
que nous traversons, tout est montagne ou plat pays, point de collines
ni d'accidents de terrain; les prés sont magnifiques, les chemins
vicinaux, bordés d'arbres fruitiers, ont de quoi exciter l'enthousiasme
du général Bugeaud; de temps en temps, nous suivons le Rhin, qui
serpente à gauche, et, vers le milieu du voyage, le fort Louis nous
apparaît à l'horizon. D'un autre côté, l'on nous indique le vieux
noyer près duquel fut tué Turenne. Est-ce bien le même? En tout cas,
on fait voir le boulet dont il fut frappé. La route traverse encore
plusieurs villages assez laids; puis nous nous rapprochons enfin de
ces montagnes violettes qui semblent si voisines quand on les regarde
du haut des remparts de Strasbourg. Ce sont les vraies montagnes de
la forêt Noire, et pourtant leur aspect n'a rien de bien effrayant.
Mais quand apercevrons-nous Bade, cette ville d'hôtelleries, assise
au flanc d'une montagne que ses maisons gravissent peu à peu comme un
troupeau à qui l'herbe manque dans la plaine? Son amphithéâtre célèbre
de riches bâtiments ne nous apparaîtra-t-il pas avant l'arrivée?
Non; nous ne verrons rien de Bade avant d'y entrer; une longue allée
de peupliers d'Italie ferme ainsi qu'un rideau de théâtre, cette
décoration merveilleuse, qui semble être la scène arrangée d'une
pastorale d'opéra. C'est ailleurs qu'il faut se placer pour jouir de ce
grand spectacle. Prenez vos billets d'entrée au salon de conversation,
payez votre abonnement, retenez votre stalle, et alors, du milieu des
galeries de Chabert, aux accords d'un orchestre qui joue en plein air
toute la journée, vous pourrez jouir de l'aspect complet de Bade, de
sa vallée et de ses montagnes, si le bon Dieu prend soin d'allumer
convenablement le lustre et d'illuminer les coulisses avec ses beaux
rayons d'été.

Car, à vrai dire, et c'est là l'impression dont on est saisi tout
d'abord, toute cette nature a l'air artificiel; ces arbres sont
découpés, ces maisons sont peintes, ces montagnes sont de vastes toiles
tendues sur châssis, le long desquelles les _villageois_ descendent
par des _praticables_; et l'on cherche sur le _ciel de fond_ si quelque
tache d'huile ne va pas trahir enfin la main humaine et dissiper
l'illusion. On ajouterait foi, là surtout, à cette rêverie d'Henri
Heine qui, étant enfant, s'imaginait que, tous les soirs, il y avait
des domestiques qui venaient rouler les prairies comme des tapis,
décrochaient le soleil, et serraient les arbres dans un magasin; puis,
le lendemain matin, avant qu'on fût levé dans la nature, remettaient
toutes choses en place, brossaient les prés, époussetaient les arbres,
et rallumaient la lampe universelle.

Et, d'ailleurs, rien qui vienne déranger ce petit monde romanesque;
vous arrivez, non pas par une route pavée et boueuse, mais par les
chemins sablés d'un jardin anglais; à droite des bosquets, des grottes
taillées, des ermitages et même une petite pièce d'eau, ornement sans
prix, vu la rareté de ce liquide, qui se vend _au verre_ dans tout
le pays de Bade; à gauche, une rivière (sans eau) chargée de ponts
splendides, et bordée de saules verts, qui ne demanderaient pas mieux
que d'y plonger leurs rameaux. Avant de traverser le dernier pont, qui
conduit, à la poste _grand-ducale_, on aperçoit la rue commerçante de
Bade, qui n'est autre chose qu'une vaste allée de chênes, le long de
laquelle s'étendent des étalages magnifiques: des toiles de Saxe, des
dentelles d'Angleterre, des verreries de Bohême, des porcelaines, des
marchandises des Indes, etc.; toutes magnificences prohibées chez nous,
dont l'attrait porte les dames de Strasbourg à des crimes politiques
que nos douaniers répriment avec ardeur.

L'hôtel d'_Angleterre_ est le plus bel hôtel de Bade, et la salle
de son restaurant est plus magnifique qu'aucune des salles à manger
parisiennes; malheureusement, la grande table d'hôte est servie à une
heure (c'est l'heure où l'on dîne dans toute l'Allemagne), et, quand
on arrive plus tard, on ne peut faire mieux que d'aller dîner chez
Chabert. Chabert, alors l'adjudicataire des jeux, qui depuis a cédé
sa place à M. Bénazet, tenait à Bade l'un des meilleurs restaurants
de l'Europe; aussi les personnes de la plus haute société ne
faisaient-elles pas de difficulté de dîner là dans le salon public. En
général, la cuisine est fort bonne à Bade; les truites de la Mourgue
sont dignes de leur réputation; on y mange le gibier frais et non
faisandé, c'est un système de cuisine qui donne lieu à diverses luttes
d'opinion; les côtelettes se servent frites, les gros poissons grillés.
La pâtisserie est médiocre, les puddings se font admirablement. Pardon
de tous ces détails, qui rappellent la célèbre relation du _Voyage à
Coblence_ de Louis XVIII; mais je sais que cette littérature ne manque
pas de charmes pour vous.

La nuit est tombée, des groupes mystérieux errent sous les ombrages
et parcourent furtivement les pentes de gazon des collines; au milieu
d'un vaste parterre entouré d'orangers, la maison de conversation
s'illumine, et ses blanches galeries se détachent sur le fond splendide
de ses salons. A gauche est le café, à droite le théâtre, au centre
l'immense salle de bal dont le principal lustre est grand comme celui
de notre Opéra. La décoration intérieure est d'un style _pompéi_ un peu
classique, les statues sentent l'Académie, les draperies rappellent
le goût de l'Empire; mais l'ensemble est éblouissant et la cohue qui
s'y presse est du meilleur ton. L'orchestre exécute des valses et des
symphonies allemandes auxquelles la voix des croupiers ne craint pas
de mêler quelques notes discordantes. Ces messieurs ont fait choix
de la langue française, bien que leurs _pontes_ appartiennent en
général à l'Allemagne et à l'Angleterre. «Le jeu est fait, messieurs!
rien ne va plus!--Rouge gagne, couleur perd! Treize, noir, impair et
manque!» Voilà les phrases obligées qui se répondent du bord des trois
tapis verts, dont le plus entouré est celui du _trente-et-quarante_.
On ne peut trop s'étonner du nombre de belles dames et de personnes
distinguées qui se livrent à ces jeux publics. J'ai vu des mères
de famille qui apprenaient à leurs petits enfants à jouer sur les
_couleurs_; aux plus grands, elles permettaient de s'essayer sur les
_numéros_. Tout le monde sait que le grand-duc de Hesse est l'habitué
le plus exact des jeux de Bade. Ce prince, qui possède de fort belles
moustaches grises, apporte, dit-on, tous les matins douze mille
florins, qu'il perd ou quadruple dans la journée. Une sorte d'estafier
le suit partout lorsqu'il change de table, et reste debout derrière
lui, afin de surveiller ses voisins. A quiconque s'approche trop,
ce commissaire adresse des observations: «Monsieur, vous gênez le
prince; monsieur, vous faites ombre sur le jeu du prince.» Le prince
ne se détourne pas, ne bouge pas, ne voit personne. Ce serait bien lui
qu'on pourrait frapper par derrière sans que son visage en sût rien.
Seulement, l'estafier vous dirait du même ton glacé: «Votre pied vient
de toucher le prince!... prenez-y garde, monsieur! »

Le samedi, le jour du grand bal, une cloison divise la salle en deux
parties inégales, dont la plus considérable est livrée aux danseurs.
Les abonnés seuls sont reçus dans cette dernière. Vous ne pouvez vous
faire une idée de la quantité de blanches épaules russes, allemandes
et anglaises que j'ai vues dans cette soirée. Je doute qu'aucune
ville soit mieux située que Bade pour cette exhibition de beautés
européennes, où l'Angleterre et la Russie luttent d'éclat et de
blancheur, tandis que les formes et l'animation appartiennent davantage
à la France et à l'Allemagne. Là, Joconde trouverait de quoi _soupirer_
sans _courir le monde au hasard_; là, don Giovanni ferait sa liste en
une heure, comme une carte de restaurant, quitte à séduire ensuite tout
ce qu'il aurait inscrit. Seulement, il aurait à regretter l'_Espagne_,
avec son chiffre de _mille être_. L'Espagne n'est pas représentée dans
ce congrès féminin; et, pour tout dire, la femme brune, le _tigre_,
l'Andalouse, n'y existe que pour mémoire. Dites à Théophile Gautier,
qui, après notre voyage en Flandre, niait obstinément l'existence de la
femme blonde, dites à ce feuilletoniste paradoxal que la femme blonde
existe, que la femme blonde est trouvée! Non! ce n'était pas un rêve
d'artiste et de poëte; non! la chevelure blonde nuancée de reflets
rougeâtres des beautés du XVIe siècle ne s'est pas réfugiée
et perdue aux toiles de Rubens et d'Albane, comme la chevelure de
Bérénice, qui ne rayonne plus qu'au ciel! Qu'il vienne en Allemagne,
et le _blond_ flamand, le _blond_ vénitien éclateront partout autour
de lui, sur des fronts et sur des épaules dignes d'une telle auréole.
La _Madeleine_ d'Anvers, la _Judith_ de Naples et l'_Anna Boleynn_ du
Musée de Paris, ont d'innombrables sœurs dans cette belle contrée,
qu'il a dédaigné de parcourir.

Que vous dirais-je, d'ailleurs, de ce bal, sinon que ce sont là
d'heureux pays, où l'on danse l'été, pendant que les fenêtres sont
ouvertes à la brise parfumée, que la lune luit sur les gazons et
veloute au loin le flanc bleuâtre des collines, quand on peut s'en
aller de temps en temps respirer sous les noires allées et qu'on voit
les femmes parées garnir au loin les galeries et les balcons. Ces
trois choses, beauté, lumière, harmonie, ont tant besoin de l'air du
ciel, des eaux et des feuillages et de la sérénité de la nuit! Nos
bals d'hiver de Paris, avec la chaleur étouffée des salles, l'aspect
des rues boueuses au dehors, la pluie qui bât les fenêtres et le froid
impitoyable qui veille à la sortie, sont quelque chose d'assez funèbre,
et nos mascarades dansantes de février ne nous préparent pas mieux au
carême qu'à la mort.

Il n'y a donc jamais eu un homme riche à Paris qui ait conçu cette idée
assez naturelle: un bal masqué au printemps? un bal qui commence aux
splendides lueurs du soir, qui finisse aux teintes bleuâtres du matin;
un bal où l'on entre gaiement, d'où l'on sorte gaiement, admirant
la nature et bénissant Dieu? Des masques sur les gazons le long des
terrasses, venant et disparaissant par les routes ombragées, des salles
ouvertes à tous les parfums de la nuit, des rideaux qui flottent au
vent, des danses où l'haleine ne manque pas, où la peau garde sa
fraîcheur? Tout cela n'est-il qu'un rêve de jeune homme, que la mode
refusera de prendre au sérieux? L'hiver n'a-t-il pas assez des concerts
et des théâtres, sans prendre encore les bals et les mascarades à l'été?

Mais que feront à tout cela nos plaintes et nos regrets? La foule
s'amuse bien suffisamment de la danse et du bruit, sans chercher à
compléter l'harmonie de ses fêtes par le costume et par la nature.
Quant à moi, sans avoir trouvé là encore mon idéal complet, j'avouerai
que Bade m'a gâté d'avance tous les bals de l'hiver prochain.

Ne trouvez-vous pas ma journée du samedi fort complète et suffisamment
remplie d'_impressions_ variées? Eh bien, le dimanche qui vient ne le
cédera pas au samedi. Demain, je vais entendre la messe au couvent
des Dames-Augustines de Lichtenthal; demain, j'irai visiter le vieux
château de Bade sur sa montagne de sapins, et je serai redescendu assez
tôt pour prendre part aux réjouissances qui ont lieu dans le pays à
l'occasion de la fête du grand-duc. C'est une journée qui mérite bien
encore un chapitre tout entier.



V--LICHTENTHAL


Imaginez un peu le bonheur de s'éveiller à Bade, je veux dire d'y être
réveillé, par une charmante musique d'orchestre, qui, avant d'aller
prendre place dans son pavillon de la promenade, parcourt toutes les
rues de la ville et donne une sérénade sous la fenêtre de chaque hôte;
cela n'est-il pas d'un usage et d'un goût charmants? Notez que la
musique est bonne et que ces modestes exécutants d'Allemagne, qui n'ont
pas la prétention de nos seigneurs les grands artistes de l'orchestre
de l'Opéra, nous régalent cependant d'ouvertures et de symphonies du
meilleur choix et de la plus grande difficulté! C'est le cas ou jamais
de se débarrasser de toute cette menue monnaie française, qui n'a plus
cours dans le duché de Bade, mais dont ces braves gens sauront bien
tirer parti. Tout en exécutant cette heureuse idée, avec la bonne
humeur d'un homme éveillé à point, éveillé le matin d'un beau jour
d'automne, dans le plus délicieux pays du monde, éveillé noblement par
des musiciens, comme M. de Turenne, on a pris place à la fenêtre, et
l'on admire longuement cette vallée paisible, qui changera d'aspect
dix fois dans la journée, sous les fantasques variations de la lumière
et des brouillards.

Vous décrirai-je tout cela? C'est inutile. Ouvrez Gessner, ce tableau
se lit à toutes les pages; mais il faut le voir en effet pour imaginer
qu'il existe et qu'il n'a point été rêvé. Après cela, transformez les
habitants en bergers de l'idylle, et vous n'aurez pas fort à faire, un
dimanche surtout. Tenez, quelque plaisir que nous ayons à dépoétiser
toutes choses, nous n'échapperons pas aux impressions du livre et du
théâtre, et toute notre consolation sera de croire que nous n'avons ici
que de la pastorale arrangée après coup, que le grand-duc de Bade est
un habile directeur qui a _machiné_ tout son pays, comme nous disions
hier, dans le but d'une illusion scénique, et qui s'est formé, en
outre, une population de comparses pour animer la ville et la contrée.
Voyez déjà la campagne se garnir d'une foule riante et bigarrée; ces
costumes ne sortent-ils pas des magasins de l'Opéra-Comique? Est-il
vraisemblable qu'on porte naturellement ces habits français à larges
boutons miroitants, ces gilets rouges, ces tricornes, ces culottes, ces
bas chinés? Ne voilà-t-il pas là M. le bailli, qui rêve à sa fameuse
harangue:

    Ainsi qu'Alexandre le Grand, à son entrée à Babylone, etc.

Ces paysannes aux vêtements coquets qui courent sur la route en se
tenant par la main, ne les reconnaissons-nous pas pour les avoir vues
_folâtrer dans la prairie fraîche et fleurie_, où _dame jolie viendra
s'asseoir?_

Mais justement n'est-ce pas aujourd'hui la fête du grand-duc de Bade
(_der Gross-Herzog von Baden_)? Hâtons-nous de descendre et d'aller
prendre part à la joie publique.

Quelles réjouissances imaginer dans une ville perpétuellement en fête?
Le seul moyen de distinguer ce jour serait de n'en faire aucune, de
supprimer les orchestres, les danses, les théâtres, les illuminations
de tous les soirs. Mais peut-être aurons-nous des parades, des revues,
des messes solennelles? C'est de quoi il est bon de s'informer.

En effet, la ville fait grandement les choses: à dix heures,
grand'messe et _Te Deum_, tant à Bade qu'à Lichtenthal; à midi,
revue, parade, marches militaires; le soir, une pièce féerie au
Théâtre-Allemand, composée en l'honneur du grand-duc de Bade. Toute la
journée, des coups de canon de quart d'heure en quart d'heure; mais, la
ville ne possédant aucun canon, nous soupçonnons qu'on a recours à tout
autre procédé pour obtenir ces détonations qui se multiplient le long
des montagnes.

La route de Lichtenthal se couvre d'équipages, de promeneurs, de
cavaliers; c'est tout le mouvement, tout le luxe, tout l'éclat
d'une promenade parisienne. Lichtenthal est le Longchamps de Bade.
_Lichtenthal_ (vallée de lumière) est un couvent de religieuses
augustines qui chantent admirablement: leurs prières sont des cantates,
leurs messes sont des opéras. La _vallée de lumière_ n'est point une
vallée de larmes: les religieuses n'y font des vœux que pour trois
ans. Cette retraite romanesque, cette chartreuse riante, est, dit-on,
l'hospice des cœurs souffrants. On y vient guérir des grands amours;
on y passe un bail de trois, six, neuf avec la douleur: mais qui sait
combien de temps le traitement peut survivre à la guérison!

En vérité, c'est bien là un cloître d'héroïnes de petits romans; un
monastère dans les idées de madame Cottin et de madame Riccoboni; les
bâtiments sont adossés à une montagne qui, à de certaines heures,
projette dans les cœurs l'ombre ténébreuse des sapins. La rivière
de Bade coule au pied des murs, mais n'offre nulle part assez de
profondeur pour devenir le tombeau d'un désespoir tragique; son
éternelle voix se plaint dans les rochers rougeâtres; mais, une fois
dans la plaine unie, ce n'est plus qu'un ruisseau du Lignon, un
paisible courant de la carte du Tendre, le long duquel s'en vont errer
les moutons du village bien peignés et enrubannés dans le goût de
Vatteau. Vous comprenez que les troupeaux, font partie du matériel
du pays et sont entretenus par le gouvernement comme les colombes de
Saint-Marc à Venise. Toute cette prairie qui compose la moitié du
paysage ressemble à la petite Suisse de Trianon, comme en effet le pays
entier de Bade est l'image de la Suisse en petit; la Suisse, moins ses
glaciers et ses lacs, moins ses froids, ses brouillards et ses rudes
montées. Il faut aller voir la Suisse, mais il faut vivre à Bade.

L'église du couvent est située au fond de la grande cour, ayant à
droite la maison du cloître, et, à gauche, en retour d'équerre,
une chapelle gothique neuve, où sont les tombeaux des margraves et
tout ce qu'on a pu recueillir de vitraux historiques et de légendes
inscrites sur les marbres. Maintenant, représentez-vous une décoration
intérieure d'église d'un Pompadour exorbitant; des saintes en costumes
mythologiques, dans les attitudes les plus maniérées du monde, portées,
soutenues, caressées par des petits démons d'anges, nus comme des
petits Amours. Les chapelles sont des boudoirs; la rocaille s'enlace
autour de charmants médaillons et de peintures exquises de Vanloo. Deux
autels seulement ramènent l'esprit à des idées lugubres, en exposant
aux yeux les reliques trop bien conservées de saint Pius et de saint
Bénédictus. Mais, là encore, on a cherché le moyen de rendre la mort
présentable et presque coquette. Les deux squelettes, bien nettoyés,
vernis, chevillés en argent, sont couchés sur un lit de fleurs
artificielles, de mousses et de coquillages, dans une sorte de _montre_
en glaces. Ils sont couronnés d'or et de feuillages; une collerette
de dentelle entoure les vertèbres de leur cou, et chacune de leurs
côtes est garnie d'une bande de velours rouge brodé d'or; ce qui leur
compose une sorte de pourpoint tailladé à jour, du plus bizarre effet.
Bien plus, leurs tibias sortent d'une espèce de haut de chausses du
même velours, à crevés de soie blanche. L'aspect ridicule et pénible à
la fois de cette mascarade d'ossements ne peut se comparer qu'à celui
des momies d'un duc de Nassau et de sa fille, que l'on fait voir à
Strasbourg, dans l'église Saint-Thomas; il est impossible de mieux
dépoétiser la mort et de railler plus amèrement l'éternité.

Maintenant, résonnez, notes sévères du chant d'église, notes larges et
carrées qui traduisez en langue du ciel l'idiome sacré de Rome! Orgue
majestueux, répands tes sons comme des flots autour de cette nef à
demi profane! Voix inspirées des saintes filles, élancez-vous au ciel,
entre le chant de l'ange et le chant de l'oiseau! La foule est grande
et digne sans doute d'assister au saint sacrifice; les étrangers ont
la place d'honneur; ils occupent le chœur et les chapelles latérales;
les habitants du pays remplissent modestement le fond de l'église
agenouillés sur la pierre, ou rangés sur leurs bancs de bois.

Ici commença la plus singulière messe que j'aie jamais entendue, moi
qui connais les messes italiennes pourtant. C'était une messe d'un goût
rococo, comme toute l'église; une messe accompagnée de violons et fort
gaiement exécutée. Bientôt les exécutants du chœur s'interrompirent
et les voix des sœurs augustines descendirent d'une sorte de grande
soupente établie derrière l'orgue et masquée d'une grille épaisse.
Ensuite on n'entendit plus qu'une seule voix qui chanta une sorte de
grand air selon l'ancienne manière italienne: c'étaient des traits, des
fioritures incroyables, des broderies à faire perdre la tête à madame
Damoreau, et la voix à mademoiselle Grisi; cela, sur une musique du
temps de Pergolèse tout au moins. Vous comprenez mon plaisir! je ne
veux cacher à personne que cette musique et ce chant m'ont ravi au
troisième ciel.

Après la messe, je suis monté au parloir. Le parloir ne faisait nulle
disparate avec le reste; un vrai parloir de nouvelle galante; le
parloir de _Marianne_, de _Mélanie_ et, si vous voulez même, le parloir
de _Vert-Vert_. Quel bonheur de se trouver en plein XVIIIe
siècle tout à coup et tout à fait! Malheureusement, je n'avais aucune
religieuse à y faire venir, et je me suis contenté de voir passer deux
jeunes novices bleues, qui portaient du café à la crème à madame la
supérieure. Là s'est arrêté mon roman.

On revient à Bade en suivant le cours de la rivière; et quelle rivière!
Elle n'est guère navigable que pour les canards; les oies y ont pied
presque partout. Pourtant des ponts orgueilleux la traversent de tous
cotés; des ponts de pierre, des ponts de bois et jusqu'à des ponts
suspendus en fil de fer. Vous n'imaginez pas à quel point on tourmente
ce pauvre filet d'eau limpide, qui ne demanderait pas mieux que d'être
un simple ruisseau. On a construit des barrages de l'autre côté de la
ville, afin que, pendant qu'il y passe, il présente plus de surface.
Lorsqu'on annonçait à Bade l'arrivée de l'empereur de Russie, on parla
de jeter quelques seaux d'eau dans la rivière pour la faire passer à
l'état de fleuve.

Mais laissons en paix cette pauvre rivière de Baden-Baden, le
pays le moins lymphatique du monde. Toute la ville est en rumeur;
qu'arrive-t-il? C'est l'armée du grand-duc qui passe par la promenade:
cinquante hommes de cavalerie, cent hommes d'infanterie, huit tambours
et vingt-cinq musiciens. Cette revue majestueuse me donne une assez
pauvre idée de l'éducation militaire des troupes badoises. Mais, plus
tard, j'appris que presque tous ces soldats n'étaient que d'honnêtes
cultivateurs du pays, qui s'en vont, les jours de parade, se faire
habiller au château, et y reportent ensuite fidèlement cette défroque
empruntée. Les forces militaires de la ville de Bade ne se composent,
en réalité, que de deux cents uniformes un peu piqués, avec équipement
complet, qu'il est loisible à la ville de faire remplir par des
figurants quelconques, quand elle veut donner aux étrangers une idée de
sa puissance.

Les divertissements du reste de la fête se réduisaient à ceux de tous
les jours. Nous allons passer à la _pièce de circonstance_, jouée
au Théâtre-Allemand en l'honneur du grand-duc et de sa famille. Là
surtout, il faut louer l'intention; des guirlandes de fleurs et de
feuillage véritables ornaient le devant des loges, dont les belles
spectatrices décoraient mieux l'intérieur. Le rideau levé, une actrice
s'est avancée, dans le costume de Thalie, et a prononcé, en quelques
centaines de vers, l'éloge du grand-duc régnant. Nous pensions que la
pièce se réduisait à un monologue, lorsqu'une autre actrice, vêtue en
Melpomène, est venue reprocher à l'autre de ne parler que du souverain
actuel, et d'oublier son prédécesseur. Alors, ces deux muses ont
conversé en strophes alternées, comme les bergers de l'églogue, chacune
produisant les divers mérites du souverain et de son père. Puis un
buste s'est élevé par une trappe, au fond de la scène, et toutes deux
y sont venues déposer des guirlandes, une Gloire a couronné le tout,
et des flammes bleues et rouges accompagnaient ce tableau final. Cela
n'était pas plus ridicule que la cérémonie de la fête de Molière au
Théâtre-Français, mais cela l'était tout autant. Une forte pluie, qui
a tombé toute la soirée, aurait empêché le feu d'artifice, s'il y en
avait eu un sur le programme; ce qui aura fait regretter sans doute aux
ordonnateurs de la fête de ne pas l'avoir annoncé.



VI--FRANCFORT


Alexandre Dumas avait donc fait honneur à ma lettre en vers datée de
Strasbourg. Il m'avait envoyé une forte somme qui me permit de sortir
avec éclat de l'hôtel du _Soleil_.

Me voilà enfin à Francfort, reçu, choyé, fêté, au sein de ma famille
littéraire; je raconte mes peines, mes travaux, mes dangers; les
terreurs de la forêt Noire (_sylva Hercynia_), le Rhin orageux pendant
toute une _traversée_ de Bade à Mayence; et, de là à Francfort, les
ennuis d'une route de six heures, côtoyée par un chemin de fer en
construction, ce qui veut dire une contrée fort plate, et qu'on a le
désagrément de parcourir quelques mois trop tôt. Enfin les flèches
gothiques de la vieille ville impériale se développent et croissent,
le cours du Mein devient parallèle à la route, et Francfort apparaît
de loin dans sa ceinture de bosquets fleuris. Francfort doit à la
paix de 1815 cette parure nouvelle qui a remplacé ses vieux remparts;
c'est un labyrinthe de lilas, d'acacias et de rosiers qui, entourant
la ville, touche au fleuve par ses deux côtés. Le soir, ces ombrages
parfumés, ces allée mystérieuses s'emplissent de rires, d'harmonies et
de danses; des barques pavoisées sillonnent le Mein paisible, et s'en
vont aboutir souvent à l'îlot de _Meinlust_. Rien n'égale cet aspect
de Francfort, entourée d'une ceinture de promenades qui remplacent
ses antiques fortifications. Quand on a parcouru ces allées riantes,
qui aboutissent de tous côtés aux bords du Mein, on peut s'aller
reposer dans l'île verte et fleurie du Meinlust. C'est là le centre
des plaisirs de la population, et aussi le rendez-vous des belles
compagnies. Du pavillon élégant qui domine ce jardin, on admire une
des plus belles perspectives du monde, la vue de Francfort s'étendant
sur la rive gauche, avec ses quais bordés d'une forêt de mâts, et du
faubourg de Sachsenhausen situé à droite, qu'un pont immense joint à la
ville; des palais aux riantes terrasses, de longues suites de jardins
et des restes de vieilles tours embellissent les bords du fleuve, où le
soleil couchant se plonge comme dans la mer, tandis que la chaîne du
Taunus ferme au loin l'horizon de ses dentelures bleuâtres. C'est une
de ces belles et complètes impressions dont le souvenir est éternel;
une vieille ville, une magnifique contrée, une vaste étendue d'eau:
spectacle qui réunit dans une harmonie merveilleuse toutes les œuvres
de Dieu, de l'homme et de la nature.

Dès qu'on pénètre dans les rues, on retrouve avec plaisir cette
physionomie de ville gothique qu'on a rêvée pour Francfort, et que le
goût moderne a presque partout altérée dans les cités allemandes. Il
y a encore des rues tortueuses, des maisons noires, des devantures
sculptées, des étages qui surplombent, des puits surmontés d'une cage
de serrurerie, des fontaines aux attributs bizarres, des chapelles et
des églises d'une architecture merveilleuse, mais qui malheureusement,
catholiques au dehors, sont protestantes à l'intérieur, c'est-à-dire
nues et dégradées. L'esprit a été tué dans ces superbes enveloppes
de pierre, et elles ressemblent aujourd'hui aux coquillages de nos
musées, où l'oreille attentive croit distinguer un vent sonore, mais
que la vie n'habite plus.

Les rues de Francfort sont très-animées, et les étalages encombrés
partout de marchandises; les fourrures et les cristaux de Bohême font
maudire à chaque pas nos douanes françaises, et excitent le voyageur
aux projets de contrebande les plus immoraux. Je ne veux point cacher
que nous rêvâmes pendant plusieurs jours aux moyens d'introduire
frauduleusement dans notre patrie un certain nombre de verres, de
fioles, de carafes, et autres ravissantes bagatelles dont nos dames
étaient folles et que la douane ne laisse entrer _à aucun prix_.
N'est-ce pas là une cruelle raillerie de l'industrie française? Mais la
question est trop sérieuse pour que je veuille l'entamer ici.

L'hôtel de ville de Francfort, qu'on appelle le _Rœmer_, est d'un
gothique peu ouvragé, surtout pour qui a vu les hôtels de ville de
Flandre. Les salles basses sont remplies de boutiques et d'étalages,
comme l'était notre Palais de justice de Paris, et la décoration des
salles conservées est plus curieuse que brillante. La plupart ont été
décorées, dans le courant des deux siècles derniers, avec des plafonds,
des panneaux et des sculptures d'un rococo allemand fort bizarre.
Les salles des sénateurs, des bourgmestres, des conseillers, etc.,
appartiennent à ce goût suranné qui par toute l'Allemagne a fleuri si
hardiment dans l'intérieur des édifices gothiques. Une seule salle,
la fameuse _salle des Empereurs_, conserve encore sa configuration
primitive; mais on l'a si singulièrement peinte, qu'elle a maintenant
tout l'effet d'un décor _moyen âge_ de l'Ambigu.

Cette salle n'a nullement, du reste, le caractère imposant qu'on
pourrait lui attribuer. Les _Guides du voyageur_ annoncent qu'elle
contient les statues et les armures de trente-deux empereurs
d'Allemagne; mais il faut bien dire que tout cela n'existe qu'en
peinture. Les trente-deux niches, qui répondent à autant de nervures
partant de la voûte et que relient des arcs-boutants de bois sculpté,
sont peintes uniformément en couleur de marbre blanc et noir,
et sur la muraille même les statues des empereurs sont figurées
en trompe-l'œil, à dater, je crois, du grand Witikind jusqu'à
feu l'empereur François, que pourtant Napoléon a réduit à n'être
plus qu'empereur d'Autriche, et non d'Allemagne. Ce qu'il y a de
merveilleux, c'est que la salle ne contenant, en effet, que trente-deux
niches, l'empire a fini juste au trente-deuxième empereur. On parle de
gagner sur l'épaisseur de mur une trente-troisième niche pour le César
actuel; mais nous sommes certains que l'empereur d'Autriche se refusera
à cette plaisanterie de mauvais goût. Il n'y a plus de César au monde,
et Napoléon lui-même n'en a été que le fantôme éblouissant!

La Diète germanique ne se tient pas à l'hôtel de ville, mais dans le
palais du prince de la Tour et Taxis, le souverain des postes féodales
de la Confédération, et de plusieurs journaux également féodaux; le
président perpétuel de la Diète est, en ce moment, M. de Bellinghausen.
Nous rencontrâmes souvent ce personnage considérable, soit dans les
fêtes où il accompagne souvent une jeune personne charmante, qui, je
crois, est sa fille, soit au théâtre, où l'on représentait alors une
tragédie composée par son neveu le baron de Bellinghausen, connu dans
la littérature sous le nom plébéien de Frédéric Hahn.

Cette pièce, intitulée _Griseldis_, obtenait, d'ailleurs, un succès
immense sur tous les théâtres d'Allemagne, et nous eûmes beaucoup
de peine à nous procurer une loge, car toutes appartiennent à des
souscripteurs assidus, et ce fut la famille Rothschild qui nous permit
d'occuper l'une des siennes. Je me tais, du reste, sur l'accueil qui
fut fait partout à mon compagnon de voyage et à moi par contre-coup,
ayant l'habitude prudente de ne point parler des relations de société,
si bienveillantes et si charmantes pour les Français dans toute
l'Allemagne. Je dois cette précaution à un mot que j'ai entendu dire
à une grande dame de Vienne qui parlait du prince Puckler-Muskau:
«C'est un homme très-dangereux, disait-elle, c'est un homme _qui nous
met dans ses livres_.» J, désire que le lecteur se contente de cette
explication.

D'ailleurs, qui pourrait se vanter de connaître les mœurs d'un pays
sans y être resté plusieurs années; ce n'est qu'à l'imperturbable
_tourysme_ des Anglais qu'il appartient de se prononcer au hasard
sur les personnes comme sur les choses. La bienveillance universelle
de mistress Trolloppe n'a guère moins déplu en Allemagne que les
révélations épigrammatiques du prince Puckler-Muskau.

On me permettra donc de ne point dire en quelle compagnie nous fîmes
un jour une excursion dans la principauté de Hesse-Hombourg, ni à
quelle charmante fête nous prîmes part dans un château _gothique_
tout moderne, an milieu d'une épaisse forêt de chênes et de sapins.
Je croyais faire un de ces romanesques voyages de _Wilhelm Meister_,
où la vie réelle prend des airs de féerie, grâce à l'esprit, aux
charmes et aux sympathies aventureuses de quelques personnes choisies.
Le but de l'expédition était d'aller à _Dornshausen_, mot qui, dans
la prononciation allemande, se dit à peu près _Tournesauce_. Or,
savez-vous ce que c'est que ce lieu, dont le nom est si franchement
allemand et si bizarrement français à la fois? C'est un village où l'on
ne parle que notre langue, bien que l'allemand règne à cinquante lieues
à la ronde, même en dépassant de beaucoup la frontière française.
Ce village est habité par les descendants des familles protestantes
exilées par Louis XIV. Dornshausen leur fut donné à cette époque,
m'a-t-on dit, par le prince électeur de Nassau, et ils sont restés, eux
et leur lignée, dans cet asile austère et calme comme leur résignation
et leur piété.

Cette population est toute française encore, car les habitants ne se
sont jamais mariés qu'entre eux, et le beau langage du XVIIe
siècle s'est transmis à ceux d'aujourd'hui dans toute sa pureté. Vous
peindrez-vous toute notre surprise en entendant de petits enfants,
jouant sur la place de l'Église, qui parlaient la langue de Saint-Simon
et se servaient sans le savoir des tours surannés du grand siècle? Nous
en fûmes tellement ravis, que, voulant mieux les entendre parler,
nous arrêtâmes une marchande de gâteaux pour leur distribuer toute sa
provision. Après le partage, ils se mirent à jouer bruyamment sur la
place, et la marchande nous dit:

--Vous leur avez _fait tant de joye_, que les voilà qui courent
_présentement_ comme des _harlequins_.

Il faut remarquer que le nom d'Arlequin s'écrivait ainsi du temps de
Louis XIV, avec un _h_ aspiré, comme on peut le voir notamment dans la
comédie des _Comédiens_ de Scudéri.

N'est-ce pas là une merveilleuse rencontre, et qui valait tout le
voyage? Je dois ajouter, malheureusement, que cette population
française de Dornshausen n'est pas physiquement brillante, bien qu'elle
ait, nous a-t-on dit, donné le jour à M. Ancillon, le ministre de
Berlin. Les Allemands que nous rencontrions en nous y rendant nous
disaient:

--Vous allez entrer dans le pays des bossus.

Il est vrai que jamais nous ne vîmes plus de bossus que dans ce canton;
cette race, qui ne s'est jamais mélangée, est grêle et rachitique,
comme la noblesse espagnole, qui de même ne se marie qu'entre elle.
Les familles de Francfort prennent des servantes à Dornshausen,
afin d'apprendre le français à leurs enfants. Le grand souvenir de
la révocation de l'édit de Nantes et d'une si noble transmission
d'héritage aboutit à cette vulgaire spécialité.

Après un mois de séjour, nous avons quitté Francfort, dont j'aurai à
reparler plus tard.



VII--MANNHEIM ET HEIDELBERG


Nous venions de remonter le Rhin, de Mayence à Mannheim, toute une
longue journée; nous avions passé lentement devant Spire, éclairée
des derniers rayons du jour, et nous regrettions d'arriver en pleine
nuit à Mannheim, qui présente, le soir, comme Mayence, l'aspect d'une
ville orientale. Ses édifices de pierre rouge, ses coupoles, ses tours
nombreuses aux flèches bizarres, confirment cette illusion, qui serait
beaucoup plus complète encore si le soleil ne se couchait pas sur la
rive opposée du fleuve. Mais un clair de lune très-pur nous rendit une
partie de l'effet que nous espérions. Mon illustre compagnon de voyage
put emporter de ce spectacle une _impression_ assez complète pour que
je doive me dispenser d en rendre compte au public avant ou après lui.

La même raison m'interdirait la description intérieure de Mannheim,
si je n'étais habitué à traverser les villes en flâneur plutôt qu'en
touriste, content de respirer l'air d'un lieu étranger, de me mêler à
cette foule que je ne verrai plus, de hanter ses bals, ses tavernes
et ses théâtres, et de rencontrer par hasard quelque église, quelque
fontaine, quelque statue qu'on ne m'a pas indiquée et qui souvent
manque en effet sur le livret du voyageur. J'aurai donc fini ma
description en deux mots. Cette ville est fort jolie, fort propre,
et toute bâtie en damier. Les grands-ducs de Bade ont été de tout
temps fanatiques de la ligne droite ou de la courbe régulière; ainsi
Carlsruhe est bâtie en éventail; du centre de la ville, où est situé le
palais, on peut regarder à la fois dans toute les rues; le souverain,
en se mettant à sa fenêtre, est sûr que personne ne peut entrer ou
sortir des maisons, circuler dans les rues ou sur les places, sans être
vu de lui. Une ville ainsi construite peut épargner bien des frais
de police et de surveillance de tout genre. Mannheim, cette seconde
capitale du duché, ne le cède guère à Carlsruhe sous ce rapport. Il
suffit d'une douzaine de factionnaires postés aux carrefours à angle
droit pour tenir en respect toute la cité. C'est pourtant à Mannheim
que fut commis l'assassinat de Kotzebue par Carl Sand; mais aussi
faut-il dire qu'à peine sorti de la maison de sa victime, Sand se
trouva saisi par les pacifiques soldats du grand-duc.

Cette lugubre tragédie nous préoccupait avant tout dans le court séjour
que nous fîmes à Mannheim; aussi nous fûmes heureux d'apprendre que
le célèbre acteur tragique Jerrmann se trouvait alors dans la ville.
Nous l'allâmes demander au théâtre, sûrs qu'il serait charmé de
nous servir de cicérone et d'obliger à la fois un poëte dramatique
et un feuilletoniste français, lui qui, quoique Allemand, a joué les
tragédies de Corneille à la Comédie-Française. M. Jerrmann était à
la répétition. Dès que nous apprîmes que c'était _le Roi Lear_ qu'on
répétait, nous demandâmes à être introduits; ce qu'on nous accorda
facilement, toujours en raison de nos qualités.

L'intérieur des théâtres allemands est complètement semblable à
celui des nôtres; nos habitudes de coulisses nous servirent donc
merveilleusement à gagner sans bruit une place au parterre, et, là,
nous entendîmes deux beaux actes, joués en redingotes et paletots, mais
avec cette intelligence et cette harmonie d'ensemble que l'on admire
sur les plus petites scènes de l'Allemagne.

Toutefois, cette épithète ne peut être donnée à celle de Mannheim. Nous
songions avec un saint respect, auquel aidait du reste l'obscurité du
lieu, que ce fut à ce théâtre même que l'on représenta les premiers
drames de Schiller. La répétition qui avait lieu devant nous montrait
que ce noble théâtre n'avait pas dégénéré.

Dès que M. Jerrmann fut averti de notre présence, il vint à nous, se
félicita surtout de faire la connaissance d'un auteur dont il avait
traduit plusieurs ouvrages, et voulut bien nous montrer la ville en
détail. Nous visitâmes la résidence tout à fait royale, les vastes
jardins qui côtoient le Necker, prêt à se jeter dans le Rhin; nous
admirâmes la disposition des massifs de verdure, les longs chemins
sablés qui vont se perdre au bord du fleuve, les pelouses touffues, et
ce cercle d'eaux vives qui partout encadre l'horizon; mais nous fûmes
distraits facilement de cette admiration, lorsque M. Jerrmann nous
apprit que, dans ces jardins mêmes, le long d'une de ces allées, Carl
Sand s'était rencontré avec Kotzebue, qu'il devait frapper trois heures
plus tard, et, sans le connaître, avait croisé sa marche plusieurs fois.

Je ne prétends pas raconter cette histoire si connue, que l'autre
plume, plus sûre et plus dramatique, a nouvellement retracée dans tous
ses détails; je glane seulement quelques souvenirs échappés ou négligés
comme de peu d'importance; d'ailleurs, Carl Sand obtiendra toujours un
privilège d'intérêt.

En sortant de la résidence par une galerie latérale, nous rencontrâmes
l'église des Jésuites, bâtie en style _rococo_, et dont la grille est
un chef-d'œuvre de serrurerie du temps. Je n'oserais affirmer que
le portail ne soit pas orné de divinités mythologiques; peut-être
aussi sont-ce de simples allégories chrétiennes; mais alors la _Foi_
ressemblerait bien à Minerve, et la _Charité_ à Vénus. Du reste, le
théâtre est situé tout en face, et ses muses classiques paraissent être
de la même époque et des mêmes sculpteurs. C'est un magnifique bâtiment
qui tient la moitié de la place. Deux rues plus loin, nous arrivâmes
à la maison de Kotzebue, qui n'a rien de remarquable à l'extérieur.
On sait tout ce qui s'y passa. Carl Sand, arrivé le matin même, vint
demander à parler à l'écrivain célèbre, qui était soupçonné d'avoir
vendu sa plume à la Russie. On fit entrer le jeune homme dans une pièce
du rez-de-chaussée. Ce jour-là même (c'était dans la soirée), Kotzebue
recevait du monde, plusieurs dames venaient d'arriver. A peine Kotzebue
fut-il entré dans la chambre où Sand l'attendait, que ce dernier se
jeta sur lui et le frappa d'un poignard. La fille de Kotzebue entra
la première et se précipita en criant sur le corps de son père. Sand,
vivement ému de ce spectacle, sortit rapidement de la maison, et, près
d'être saisi par des soldats qui passaient, il se frappa lui-même en
criant:

--Vive l'Allemagne!

La blessure qu'il se fit alors fut si grave, qu'il en souffrit
continuellement pendant les dix mois que dura son procès et qu'il en
serait mort sans doute dans le cas même où sa liberté lui aurait été
rendue.

Plus loin, l'on nous montra l'auberge où il était descendu et où il
avait dîné à table d'hôte le jour même de l'assassinat. Après le
repas, il était resté une demi-heure encore à causer sur la théologie
avec un ecclésiastique. Toute la ville est remplie de ce drame, et les
habitants n'ont guère d'autres récits à faire aux étrangers. On nous
conduisit encore au cimetière, où la victime et l'assassin reposent
dans la même enceinte. Seulement, Carl Sand est enterré dans un coin,
et la place où furent déposés son corps et sa tête n'a d'autre ornement
qu'un prunier sauvage. Pendant longtemps, ce fut, nous dit-on, un lieu
de pèlerinage, où l'on venait de toute l'Allemagne; le prunier était
dépouillé de toutes ses feuilles et de toutes ses branches à chaque
saison.

La tombe de Kotzebue avait eu aussi ses fidèles moins nombreux. C'est
un monument de pierre grise d'une apparence bizarre. Une pierre
carrée qui le surmonte, posée sur un de ses angles, est soutenue par
deux masques antiques qui expriment la douleur. Le tout a un aspect
de tombeau païen, qui convient assez aux mânes philosophiques du
voltairien Kotzebue. On ne peut douter qu'il n'y ait eu dans l'action
de Carl Sand beaucoup de fanatisme religieux.

Nous remontâmes en voiture à la porte du cimetière pour nous diriger
vers Heidelberg, où nous devions coucher. La soirée était charmante
après une belle journée d'automne; la foule bigarrée rentrait déjà
dans la ville, abandonnant les jolies maisons de campagne, les jardins
publics, les cafés et les brasseries; la plupart nous saluaient sans
nous connaître, comme c'est l'usage dans le pays de Bade, et ce
tableau du retour en ville d'une population calme et bienveillante,
qui avait assurément bien employé sa journée, nous faisait penser à
Auguste Lafontaine et à Gessner. Pourtant mon compagnon ne pouvait
s'arracher au souvenir sanglant de Carl Sand. Il venait de voir le
cimetière, il voulait encore voir le lieu de l'exécution, tant c'est
un fidèle voyageur et un fidèle historien. On nous avait bien dit que
nous rencontrerions, au sortir de Mannheim, une grande prairie verte,
à gauche, et que c'était là; mais rien n'indiquait le lieu particulier
du sacrifice. Nous n'osions trop arrêter les paysans pour nous le
montrer, de peur d'inquiéter la police du pays; mais on nous apprit,
depuis, qu'il était aussi simple de parler de cela, dans le duché,
que de la pluie et du beau temps. Un vénérable monsieur, nous voyant
arrêtés sur la route, se douta de l'objet de notre attention, et nous
indiqua tout dans le plus grand détail. Ici était l'échafaud, là
les troupes rangées dès la pointe du jour; par là, on attendait les
étudiants d'Heidelberg; mais ils arrivèrent trop tard, l'heure ayant
été avancée; ils ne purent que tremper leurs mouchoirs dans le sang et
se partager les reliques de celui qu'ils appelaient le martyr.

Notre interlocuteur voulut bien nous donner une foule d'autres détails,
tant sur cette fatale journée de l'exécution que sur le caractère,
les habitudes et les conversations de Sand pendant les dix mois de
captivité qui précédèrent sa mort; il nous offrit de nous conduire chez
lui pour nous faire voir un portrait unique qu'il avait fait faire
lui-même à cette époque; mais il était trop tard pour que nous pussions
nous arrêter encore à Mannheim. Lorsque nous remerciâmes cet obligeant
inconnu en prenant congé de lui, il nous dit:

--Vous venez de causer avec le directeur de la prison de Mannheim, qui
a gardé Sand pendant dix mois.

Il n'eût pas été moins étonné s'il eût su à qui il venait de parler
lui-même; mais mon compagnon ne jugea pas à propos de compléter le coup
de théâtre.

Je croyais, pour ma part, en avoir fini avec Sand, dont je n'ai jamais
beaucoup affectionné l'héroïsme, sans nier toutefois l'espèce de
grandeur qui s'attache à le souvenir; mais un écrivain consciencieux a
des curiosités qui sont aussi des devoirs, et c'est ce qui va expliquer
jusqu'à quelles profondeurs d'investigation nous dûmes descendre, mon
compagnon de route et moi, lui pour les charges de sa renommée, et moi
pour l'agrément de sa société.

Le directeur de la prison nous avait parlé beaucoup de l'exécuteur
qui avait tranché la tête de Sand. Un crime est une chose si rare
dans le duché de Bade, que cette profession est presque une sinécure.
Toutefois, elle rapporte près de trois mille florins, sans compter une
foule de bénéfices accessoires. L'exécution de Sand fut une fortune
pour cet homme, qui vendit tous les cheveux du jeune homme un à un, à
la moitié de l'Allemagne. Je vous dirai que ce serait là un terrible
peuple, si ce n'était bien évidemment le plus heureux des peuples et
le mieux gouverné peut-être. Je vais citer un trait qui montre que ce
fanatisme alla jusqu'au ridicule le plus violent. Le même exécuteur,
connu pour l'un des plus grands admirateurs de _son héros_, fit
construire, en découpant le bois de l'échafaud, une tonnelle égayée de
vignes grimpantes, où l'on venait pieusement boire de la bière à la
mémoire de Sand.

Puisque j'en dis tant déjà, il faut tout dire. Nous apprîmes que, le
bourreau de Sand étant mort, son fils continuait le même état, et
demeurait à Heidelberg. On nous conseilla de l'aller voir. Sur notre
premier mouvement de répugnance, on nous répondit qu'en Allemagne les
exécuteurs n'étaient pas précisément entourés du même préjugé que
chez nous. Le bourreau est ordinairement, dit-on, d'une famille noble
déchue. Dans les cérémonies du siècle passé, il marchait à la suite
du cortége de la noblesse, et en tête, par conséquent, de celui des
bourgeois. En outre, il est tenu d'avoir pris le grade de docteur en
chirurgie. C'est donc une sorte de médecin, qui coupe la tête comme les
autres couperaient une jambe: peut-on dire que ses opérations aient
seules le privilège de donner la mort?

C'était au bout de la ville d'Heidelberg, riante et brumeuse, encaissée
par les montagnes, baignée par le Necker, pleine d'étudiants, de cafés
et de brasseries avec son beau château de la Renaissance à demi ruiné.
Quel dommage! un château de Touraine dans une forteresse de Souabe!
Mais la description sera pour une autre fois: au bout de la ville,
dis-je, _la dernière maison à gauche_.... Comme tout cela est allemand
et romantique! et tout cela est vrai pourtant.... C'est la maison _du
docteur Widmann_, c'est la _sienne._



VIII--UNE VISITE AU BOURREAU DE MANNHEIM


Nous n'étions pas sans émotion en touchant le marteau de ce logis d'une
apparence particulièrement propre et gaie. Des enfants de la ville
s'assemblaient derrière nous, mais sans mauvaise intention; à Paris,
l'on eût jeté des pierres. Une seule idée nous fit rire: ce fut le
souvenir d'un monsieur, dégoûté de la vie, qui avait fait une visite
pareille à M. Samson, et lui avait dit, en le saluant poliment:

--Monsieur, je désirerais que vous me _guillotinassiez_.

Je crois avoir lu le fait dans les _Contes_ du lycanthrope Pétrus Borel.

Cet imparfait du subjonctif d'un pareil verbe m'a toujours paru fort
plaisant.

Nous voilà donc toujours frappant à la porte du bourreau, car on
n'ouvre pas. Quel épisode pour un de ces romans qu'on faisait il
y a quelques années! Mais le temps n'était plus de ces ogreries
littéraires, et notre démarche était bien naïve et toute dans l'intérêt
de l'art et de la vérité.

Au bout de dix minutes, nous entendîmes un bruit de talons éperonnés,
puis on ouvrit la porte en tirant beaucoup de verrous. Un homme fort
jeune, un peu trapu dans sa taille, à la figure romantique, nous
demanda ce que nous voulions, sans nous prier d'entrer. Nous lui dîmes
que nous étions écrivains et cherchions à réunir des renseignements sur
Carl Sand. Alors, il nous ouvrit entièrement la porte et nous indiqua
une salle de rez-de-chaussée fort claire, nous priant d'attendre qu'il
eût refermé la lourde porte, ce qu'il fit avec soin.

La chambre où il nous rejoignit après un instant, et qui semblait être
son cabinet de travail, était ornée de gravures et d'oiseaux empaillés.

--Vous êtes chasseur? lui dit mon compagnon en frappant sur un fusil à
deux coups suspendu au mur.

Il répondit par un signe.

Pendant l'instant que nous étions restés seuls, j'avais pu jeter les
yeux sur une bibliothèque où se trouvaient des livres d'histoire et
de poésie. La table placée au milieu de la chambre était couverte
de livres et de feuilles manuscrites; sur la cheminée, il y avait
des bocaux d'animaux conservés dans l'esprit-de-vin; il nous apprit
lui-même qu'il s'occupait beaucoup d'histoire naturelle. On comprend
que notre conversation ne pouvait rester longtemps dans le vague; nos
préoccupations historiques pouvaient seules donner quelque convenance
à notre visite, surtout vis-à-vis d'un homme auquel il paraissait
impossible d'offrir quelque rémunération. Le docteur Widmann nous
donna encore beaucoup de détails, dont plusieurs répétaient ceux que
nos passants de la veille nous avaient racontés déjà; il nous fit voir
même, après quelque hésitation, le sabre dont son père s'était servi:
la forme nous étonna.

Nous nous étions imaginé jusque-là que l'on enlevait la tête fort
simplement d'un bon coup de sabre de dragon ou de cimeterre à la
turque. L'instrument que nous avions sous les yeux confondait toutes
nos idées. Le tranchant était en dedans comme celui d'une serpette; de
plus, la lame était creuse et contenait du vif-argent, afin que, l'élan
étant donné au sabre, ce métal, se portant vers la pointe, rendît le
coup plus assuré. Ainsi toute l'adresse du ... docteur consiste à
combiner un mouvement de rotation autour du col, qui, avant de toucher
l'os, enlève presque toute la chair; on ne tranche donc pas la tête, on
la _cueille_ pour ainsi dire. Nous nous contentâmes de l'explication
sans demander aucune expérience.

D'ailleurs, notre pauvre exécuteur de Bade n'a jamais exercé le
terrible état de son père. Il nous a confié même qu'il tremblait
tous les jours qu'il ne se commît un crime dans le duché, ce qui est
heureusement fort rare, et qu'il ne savait trop à quoi il se résoudrait
dans ce cas. Curieux comme des Anglais, nous demandâmes encore à
voir la _tonnelle_ dont on nous avait parlé à Heidelberg. Le docteur
Widmann, n'ayant pas le temps de nous accompagner au jardin de son père
où elle se trouve, appela son _domestique_, qui nous y conduisit à
travers les champs.

Ce jardin est situé au sommet d'une colline chargée de vignes. Un joli
pavillon, autrefois ouvert aux buveurs et maintenant fermé, depuis
que l'enthousiasme s'est refroidi par le temps, s'élève au centre de
cette petite propriété, et, des deux côtés de ce pavillon, il y a une
tonnelle dont le bois disparaît sous les pampres. Mais laquelle des
deux est la tonnelle sacrée aux fidèles de Cari Sand? Notre scrupule
historique allait à ce point que nous voulions pouvoir dire si c'était
celle de gauche ou de droite. Le valet l'ignorait lui-même, mais il
nous dit:

--Avez-vous un couteau?

--Oui; pour quoi faire?

-Pour faire une entaille dans le bois. Les échafauds se font en sapin.

En effet, l'un des berceaux était en chêne, l'autre en sapin.

Tout ce que je raconte a déjà plus d'un an de date (1840); il y a
quelques mois, j'ai traversé de nouveau ce beau duché de Bade, qui
est le plus charmant pays de l'Allemagne, je le sais à présent;
l'hiver ne lui avait pas enlevé tout son charme; sous un ciel un peu
pâle, l'horizon se teignait toujours de la verdure éternelle des
sapins; les monts couronnés de châteaux s'élançaient toujours du
sein de cette forêt Noire qui règne sur une étendue de cent lieues,
et la pierre rouge des édifices, des églises et des palais semblait
toujours chauffée des rayons d'un soleil ardent. Quand j'arrivai à
Carlsruhe, on ne parlait que d'une séance orageuse de la chambre des
députés (de Bade), qui venait d'avoir lieu la veille. Des membres
de l'opposition avaient demandé l'abolition de la peine de mort; le
parti conservateur s'était vivement prononcé contre cette proposition.
Enfin, des esprits modérés avaient proposé un amendement qui devait
concilier les partisans des coutumes féodales et les propagateurs des
idées nouvelles. Ces philanthropes demandaient l'introduction de la
guillotine, pour remplacer le vieux système d'exécution.

Cette motion révolutionnaire a été au moment de triompher. Seulement,
les conservateurs ont exprimé leurs craintes que l'introduction de
la guillotine ne fût un acheminement vers les idées libérales, et
ne provoquât la sympathie du peuple pour les autres institutions
progressives de la France. La question en est encore là, je crois.
Notre connaissance d'Heidelberg, le docteur Widmann, attend sans doute
avec impatience la décision représentative qui, probablement, fixera
son sort et ses attributions futures. Je doute que ce jeune homme,
qui paraissait effrayé de sa condition, terrible et noble à la fois,
de chirurgien de gens bien portants, se résigne à l'humble emploi que
nos mœurs ont fait à ses pareils, et qui ressemble terriblement à un
service de portier.



IX--EN DESCENDANT LE RHIN


J'ai mis le pied une fois encore sur le _steamboat_ du Rhin.--C'est
toujours la Lorely qui m'appelait. À partir de Mayence, lorsqu'on voit
décroître et plonger les six tours derrière les bois et les montagnes
que traverse le Mein, qui vient apporter ses eaux paisibles au grand
fleuve; lorsqu'on a vu l'immense dôme, et tout ce bel édifice en pierre
rouge disparaître sous les derniers versants du Taunus,--on s'engage
dans une sorte de rue obscure que bordent, comme de gigantesques
maisons, les vieux châteaux qu'ont détruits tour à tour Barberousse
et Turenne. Goëtz de Berlichingen fut le don Quichotte de cette
chevalerie, abritée dans les tours rougeâtres et dans l'ombre des
forêts de pins toujours vertes qui montent jusqu'au pied des murs.

La vigne étend ses longues lignes vertes sur les coteaux inférieurs,
et, de temps en temps, les vieilles villes commerçantes du moyen âge
sont indiquées par le coup de cloche du bateau.

Près de Bieberich, à droite, j'ai vu le pèlerinage des fidèles du
dernier Bourbon légitime.--C'est plus tard, à gauche, Coblence avec
son monument de Hoche, qui appartient au Rhin, comme celui de Kléber,
près de Strasbourg. La ville est bien une ville d'émigrés, une _petite
Provence_ politique comprise dans l'angle que forment le Rhin et la
Moselle, sa sœur rivale.

Le vin de Moselle ne se conserve pas dans d'immenses tonnes, comme
celles d'Heidelberg et d'autres lieux; mais certains crus rivalisent
avec les meilleurs des coteaux du Rhin,--en exceptant toujours ceux du
Johannisberg, lesquels justifient les honneurs que l'on a rendus à la
famille de Metternich, dans la cathédrale de Mayence.

La nuit vient. On se lasse peu à peu d'admirer au clair de lune cette
double série de montagnes vertes que la brume argente.

La _cajute_ est garnie suffisamment de tabourets en forme d'X. La
question pour chaque voyageur est d'en amasser au moins trois avec
lesquels on se fait un lit dont l'oreiller est formé par les coussins
du divan qui règne autour de la salle. J'ai dormi ainsi à deux pieds
d'une charmante comtesse qui venait de rendre au prétendant l'hommage
dû par ses ancêtres. Elle a ouvert ses beaux yeux le matin,--ne sentant
plus la secousse des machines qui avait bercé son sommeil, a passé ses
mains dans ses cheveux dénoués et a dit:

--Où sommes-nous?

Cela pouvait s'adresser au voisin de gauche, mais il dormait
profondément. J'ai répondu, connaissant les lieux et l'heure:

--Madame la comtesse, nous arrivons à Cologne.

Un sourire de dents blanches, accompagné d'un _Ah!_ modulé, m'a payé de
cette réponse qui n'était que bien naturelle.

J'ai un bonheur singulier pour me trouver dans les pays au moment
des fêtes. Cologne respirait la joie. On fêtait la Vierge d'août, et
tous les quartiers catholiques, qui forment la majorité dans cette
ville, étaient en kermesse avec des bannières flottant au vent, des
guirlandes à toutes les fenêtres, des branches de chêne formant une
épaisse litière sur le pavé des rues. Des processions triomphales
se dirigeaient vers les églises et surtout vers la cathédrale, dont
l'abside terminée est livrée au culte, tandis que le transsept,
encombré de matériaux et de charpentes, coupe en deux, par l'absence de
ses constructions, les portions plus avancées. Les énormes grues qui
dominent le chevet de l'église rappellent ces mots de Virgile:

    _.... Pendant opera interrupta, minæque_
    _Marorum ingentes, æquataque machina cœlo._

Cette église est l'image de la constitution allemande, qui n'est pas
près non plus de se voir terminée, malgré tous les soins qu'y apportent
les peuples et les princes.

Comme commerce, on peut avouer que Cologne abuse du nom de Farina. Tout
un quartier est occupé par ces marchands d'eau de toilette. On peut
aller voir Deutz, le faubourg, au bout du grand pont de bateaux, faire
de petites excursions à Dusseldorf, la ville des artistes, à Bonn, la
ville des étudiants; --les vapeurs et le chemin de fer vous conduisent,
en une heure, à l'une ou à l'autre. Les gens pressés jettent un
dernier coup d'œil aux tours qui regardent le fleuve, aux vertes
promenades situées au sud de la ville, et le chemin de fer du Nord
les mène, en trois heures, à la station d'_Aachen_, que nous appelons
Aix-la-Chapelle.

On connaît ce vieux séjour de Charlemagne, le lac voisin où il jeta
son anneau, l'église byzantine où sa tête incrustée d'or, son bras
gigantesque et ses ornements impériaux sont montrés aux fidèles à
certaines époques de l'année. La ville est, au reste, toute classique
et presque neuve, avec de grandes rues, où l'ombre n'existe guère et
cette belle place devant le casino des bains où coule la fontaine
chaude. Chacun peut descendre dans la crypte et s'y faire servir,
gratis, un verre d'eau minérale que distingue un goût prononcé d'œufs
pourris. Trois heures après, vous quittez le duché du Rhin, en saluant
les braves soldats de la Prusse, vêtus en Romains du Nord, avec des
casques à pointe qu'on voit briller au loin. On traverse douze tunnels,
espacés par de fraîches vallées où serpente un ruisseau paisible qui
se plaint doucement dans les cailloux. On a laissé Spa sur la gauche,
Verviers sur la droite;--la ville de Liège apparaît du fond de sa
vallée, côtoyée par la Meuse qui se découpe entre les montagnes et la
forêt des Ardennes, comme un long serpent argenté.

J'ai quitté le Rhin en infidèle, mais en infidèle reconnaissant.
J'aurais pu gagner la Hollande en prenant les bateaux de Dusseldorf;
--on m'a dit que les rives s'aplatissaient au delà de cette ville,
que les bords marneux et sablonneux ne présentaient plus ces beautés
solennelles qu'on n'admire pleinement que de Mayence à Cologne. J'ai
cédé alors au désir de traverser la Flandre septentrionale et le
Brabant.



II

SOUVENIRS DE THURINGE

(1850)

A Alexandre Dumas.



I--L'OPÉRA DE _FAUST_ A FRANCFORT


Je vais avec peine--et plaisir--vous rappeler des idées et des choses
qui datent déjà de dix années. Nous étions à Francfort-sur-Mein, où
nous avons écrit chacun un drame dans le goût allemand.--J'y reviens
seul aujourd'hui.

J'ai passé par Cologne, dont la cathédrale est toujours imparfaite,
quoique les bons Allemands fassent admirer la perfection des détails de
ce qui est bâti.

J'ai revu ces bords du Rhin (du Rhin où sont nos vignes!) et ces vieux
châteaux édentés, que nous avons admirés ensemble.

Puis, à Bieberich, le bateau à vapeur a déposé sur la berge une dizaine
de pèlerins légitimistes qu'un omnibus conduisait à Wiesbaden.

J'ai pris une voiture de retour qui m'a fait arriver avant eux. Cette
fantaisie aristocratique m'a valu les coups de chapeau d'une foule
d'habitants du duché de Nassau, qui me prenaient pour un prince.
Cependant, ce coup d'éclat ne représentait que soixante kreutzers.

On est prince à bon marché à Wiesbaden. Toute la ville est en fête,
à cause des _louis_ que répand l'émigration française;-- mais
les Allemands sont si honnêtes, de toute façon, que le prix des
subsistances n'a pas même augmenté.

En parcourant les longues allées de la promenade peuplée d'une foule
brillante et côtoyée par des équipages nombreux, j'ai demandé en
allemand où était la _maison de conversation:_ --personne ne savait
l'allemand. En me servant du français, j'ai été tout de suite compris.

J'espérais trouver, pour le soir, quelque représentation qui m'aidât à
tuer le temps; mais les affiches n'annonçaient qu'un concert du jeune
Raucheratz, âgé de dix ans, _sous la coopération_ de mademoiselle
Franzisca.

En me promenant dans la ville, je lisais partout le mot _restauration_.
Ce terme de circonstance ne voulait pourtant dire autre chose que
_restaurant_.

Je suis entré dans une _restauration_, et l'on m'a dit:

--Voulez-vous être à la table d'hôte des _blancs?_

J'ai demandé à réfléchir. L'hôtelier a ajouté:

--Nous avons une autre table pour les _rouges._

N'admirez-vous pas cette question en partie double!

Toujours prudent, en voyage, j'ai fini par me faire servir à part, et à
la carte. L'hôtelier m'a dit:

--Vous avez raison.

Et lui-même avait aussi ses raisons!

Pardon, mon cher Dumas!--je vous écris un peu à la manière allemande,
mais je ne puis faire autrement. Dès que je prends pied de l'autre côté
du Rhin, je fredonne aussitôt le _tirily_ joyeux que chantait Henri
Heine en voyant l'Italie,--et j'oublie un peu le français, bien que je
ne sache pas beaucoup l'allemand.

J'ai appris cette langue, comme on étudie une langue savante, --en
commençant par les _racines_, par le _haut allemand_ et le vieux
dialecte souabe. De sorte que je ressemble ici à ces professeurs de
chinois ou de thibétain que l'on a la malice de mettre en rapport
avec des naturels de ce pays.... Peut-être pourrais-je prouver à tel
Allemand que je sais sa langue mieux que lui; mais rien ne me serait
plus difficile que de le lui démontrer dans sa langue.

J'ai donc demandé à l'hôte, avec beaucoup de peine, quels étaient les
spectacles de Wiesbaden, autres que le concert de l'enfant de dix ans.

--Vous avez encore, me dit-il, _les singes_ (_die Affen_).

--Mais que joue-t-on au théâtre Grand-Ducal?

--Au Grand-Théâtre, vous avez l'exposition de l'industrie du duché de
Nassau....

Imaginez, mon cher Dumas, la déception d'un voyageur qui cherche à tout
prix une pièce à analyser, des acteurs à critiquer, et qui se voit
réduit à juger une exposition de l'industrie.

On prend son billet au bureau, moyennant douze kreutzers. --Il y
a d'abord, dans le foyer des acteurs, une salle de machines, des
charrues, des métiers, une presse à bras et une presse mécanique ...,
puis des coffres-forts:--il paraît qu'on a de l'argent dans ce pays-là.

On arrive ensuite au grand foyer. Première salle: jardinières, poterie,
savons et bottes. J'y ai remarqué principalement un poêle monumental,
élevé à la mémoire de trois poëtes, et surmonté par la figure gracieuse
de Thalie.

Voilà de ces idées dont il faut se garder de sourire; les Allemands ont
chez eux des figures de dieux et de grands hommes multipliés comme les
lares des Romains; c'est le poêle, généralement, qui, dans ses détails,
représente ce culte inoffensif.--Il en est d'immenses, comme au château
de Rastadt, où l'on admire tout l'Olympe en porcelaine de Saxe, avec
les poëtes du temps, qu'Apollon aide à gravir la montagne divine. Ce
poêle vaut simplement cent mille florins.

On voit aussi là une pendule à sonnerie, commandée par le sultan. C'est
le carillon de Dunkerque en petit. J'ai eu le malheur d'entendre sonner
midi dans cette salle, consacrée principalement à l'horlogerie. Depuis
la pendule à colonnes importée de Paris, jusqu'au simple coucou de
la forêt Noire, en passant par les mille combinaisons des inventeurs
secondaires, on entendait résonner toutes les harmonies possibles de
l'acier frappant sur l'airain. Je me suis enfui vers la salle consacrée
aux cuirs.

C'est là le triomphe de l'industrie de Nassau. La sellerie offre
de beaux échantillons de harnachements, dont pourront profiter nos
modernes chevaliers. On fabrique aussi, à Wiesbaden, des meubles
en laque de Chine, dont les amateurs feront bien de se méfier.
C'est presque du chinois pur. --J'ai remarqué aussi des _lyres_
perfectionnées, des pipes en corne de cerf, et des oiseaux imités en
cire.--Quelques pianos reproduisent dans la dernière salle, sous les
doigts des personnes chargées de les vendre, l'effet des pendules qu'on
avait entendues en entrant.

Je me suis rendu, au sortir de cette exposition _dramatique_, à
la maison de conversation, située au fond d'une place entourée
de galeries, où l'on étale d'autres produits commerciaux vendus
généralement par de jolies filles coiffées du chapeau tyrolien. On
entre ensuite au cabinet de lecture; là, j'ai trouvé les journaux
français qui avaient paru l'avant-veille de mon départ.

--Le jeu est fait, rien ne va plus!

Telle est la phrase que j'ai entendue dans les salons. Je me suis
échappé à travers les jardins, qui, du reste, sont délicieux.

Au café de la Kursaal, on m'a dit que le _prince_ avait l'habitude
de parcourir en calèche, à sept heures, les allées de la promenade.
Mais il commençait à pleuvoir, et, craignant de ne pas jouir du seul
spectacle encore possible à Wiesbaden, celui de la légitimité passant
en revue ses derniers fidèles, j'ai pris le chemin de fer de Francfort.

La ville n'a guère changé malgré les révolutions; les promenades qui
l'entourent depuis 1815, et qui remplacent ses fortifications, ont
seules gagné de l'ombrage et de la fraîcheur. Arrivé le soir, j'étais,
du reste, plus avide de spectacle que de promenades, et je me suis
informé bien vite de ce qu'on jouait au grand théâtre.--On jouait
_Faust_ avec la musique de Spohr.

Nous avions si souvent discuté ensemble sur la possibilité de faire un
_Faust_ dans le goût français, sans imiter Gœthe, l'inimitable, en nous
inspirant seulement des légendes dont il ne s'est point servi,--que,
malgré l'heure avancée, je me hâtai d'aller voir au moins la seconde
partie de l'opéra.

Il était huit heures, et le spectacle finissait à neuf.

Vous rappelez-vous cette grande salle, située au bout des allées de la
promenade, et où nous avons vu représenter _Griseldis_, dans la loge
de la famille Rothschild?... C'était beau, n'est-ce pas, cette pièce
héroïque, qui a été en Allemagne le dernier soupir de la tragédie? Et
quelle émotion l'actrice inspirait, même à ceux qui ne comprenaient
pas la langue! et quel drame populaire que celui-là, dans lequel une
reine est obligée, au dénoûment, de demander pardon à la fille d'un
charbonnier!

La salle, cette fois, était garnie d'une foule plus compacte et plus
brillante que celle que nous avions vue assister à _Griseldis._ C'est
qu'ici comme partout la musique exerce l'attraction principale. La
salle est fraîchement restaurée, jaune et or,--et l'on voit toujours
au-dessus du rideau l'horloge qui, continuellement, indique l'heure aux
spectateurs: attention toute germanique.

Lorsque j'entrai, on en était à cette scène de bal où l'on danse une
sarabande dans laquelle chacun tient un flambeau à la main; rien n'est
plus gracieux et plus saisissant. Chaque couple s'éloigne ensuite et
disparaît tour à tour dans la coulisse, et le nombre des flambeaux
diminuant ainsi, amène peu à peu l'obscurité, image de la mort. Puis le
tamtam résonne et le diable paraît.

Quelle entrée! Alors éclate un chant de basse moitié mélancolique
et moitié sauvage, tour à tour énergique et chevrotant, avec des
modulations finales dans le goût du XVIIIe siècle,
qu'interrompent des accords stridents. L'acteur a laissé quelque chose
à désirer dans l'exécution de ce morceau, développé à la manière de
l'air de la _Calomnie_. La musique de Spohr rappelle beaucoup celle de
Mozart. Ayez soin, si jamais vous mettez à la scène un _Faust_, comme
je crois que vous en avez l'intention, de faire le diable très-rouge de
figure; c'est ainsi qu'on le représente en Allemagne, et cela est d'un
bon effet.

Ensuite, j'admirai la facilité des changements à vue: une toile qui
tombe et deux pans de coulisse qui avancent, voilà tout, excepté dans
les décorations compliquées. Nous étions tout à l'heure dans un palais,
nous voilà dans une rue; puis voici la campagne éclairée des feux du
soir. Faust roucoule son amour à la blonde enfant qu'il aime, et le
diable ricane dans le fond, avec une ariette de vieux buveur.

Nous passons à une salle gothique: quatuor magnifique qui finit par
devenir une quintette.--Toute la salle éclate de rire. Qu'est-ce donc?
C'est le diable qui vient d'entrer avec un costume de jésuite; la
ville protestante de Francfort se permet cette allusion irrévérente.
Le visage rouge du diable se découpe comme un as de cœur entre la
souquenille et le chapeau noirs. Mais ce n'est plus le temps de rire;
l'heure sonne au cadran du ciel; Méphistophélès fait un signe; un
démon entièrement rouge sort de terre et pose la main sur Faust: le
diable de la pièce est trop grand seigneur pour l'emporter lui-même.
Puis l'œil plonge dans les cavernes souterraines; une pluie de fusées
tombe du cintre ... et le spectacle est terminé ... à neuf heures. Un
théâtre qui a une horloge est un théâtre consciencieux. Aussitôt que la
représentation dépasse l'heure de quelques minutes, on siffle. Je vous
recommande aussi cela comme amélioration à introduire chez nous.

Il n'y a rien à tirer du libretto que Spohr a réchauffé des sons de
sa musique; mais, à ce propos, je veux vous entretenir de quelques
recherches que j'ai faites sur ce personnage, en traversant les
Pays-Bas pour me rendre ici. Faust, pour un grand nombre d'érudits,
est le même que le Johann Fust, dont le nom brille entre ceux de
Gutenberg et Faust Schœffer, autour du célèbre médaillon des éditions
stéréotypes. Il y a trois têtes barbues qu'on a réunies, ne sachant
au juste laquelle des trois avait réellement inventé cette terrible
machine de guerre appelée _la presse_.

Strasbourg célèbre Gutenberg; Mayence célèbre Faust. Quant à Schœffer,
il n'a jamais passé que pour le serviteur des deux autres. Faust
était orfèvre à Mayence; Gutenberg, simple ouvrier, l'aida dans sa
découverte, et cette union du capitaliste inventeur avec le travailleur
ingénieux produisit ce dont nous usons et abusons aujourd'hui.

Faust était, dit-on, le gendre de Laurent Coster, imagier à Haarlem.
Ce dernier avait déjà trouvé l'art d'imprimer les figures des cartes.
Faust eut l'idée de tailler sur bois les légendes, c'est-à-dire les
noms de _Lancelot, d'Alexandre_ et de _Pallas_, qui, jusque-là, avaient
été écrites à la main. Cette pensée en fit naître encore une autre chez
Faust, ce fut de sculpter des lettres isolées, en bois de poirier, afin
d'en former facultativement des mots. Gutenberg, chargé d'assembler
ces lettres, eut, à son tour, l'idée de les faire fondre en plomb, et
Schœffer, le travailleur en sous-ordre, qui, à ses moment perdus, était
vigneron, conçut la pensée d'employer, pour la reproduction nette des
caractères, une sorte de machine établie dans le système du pressoir
qui foule les raisins.

Telle fut la triple combinaison d'idées qui sortit de ces trois têtes,
semblable dans ses résultats aux trois rayons tordus de la foudre de
Jupiter.

Rentrerons-nous dans le roman en admettant la légende qui suppose que
Faust, s'étant ruiné dans les premiers frais de son invention, se
donna au diable afin de pouvoir l'accomplir? Ceci est probablement
une invention des moines du temps, irrités, et de l'effet prévu de
l'imprimerie et du tort qu'elle leur faisait dans leurs intérêts comme
copistes de manuscrits.

Voici comment quelques auteurs supposent que Faust conçut l'idée de la
reproduction des lettres.--En sa qualité d'orfèvre, il avait été chargé
d'exécuter les fermoirs d'une Bible, dont le supérieur d'un couvent
voulait faire présent à l'évêque de Mayence.

Il se rendit au couvent pour remettre son travail et se faire payer.
On le fit attendre dans une salle, dont le centre était occupé par une
vaste table, autour de laquelle une vingtaine de moines travaillaient
assidûment.

A quoi travaillaient ces moines? Ils s'occupaient à gratter des
manuscrits grecs et latins pour les rendre propres à subir une écriture
nouvelle. Faust jeta les yeux sur un Homère dont les premières lignes
allaient disparaître....

--Malheureux! dit-il au moine, que veux-tu écrire à la place de
l'_Iliade?_

Et ses yeux tombaient attendris sur le vers qu'on peut traduire ainsi:

    Il s'en allait le long de la mer retentissante.

En ce moment, le supérieur entrait. Faust lui demanda à quel usage on
destinait ces feuilles quand elles seraient grattées.

Il s'agissait de reproduire un livre de controverse, _Thomas A'Kempis_
ou quelque autre. Faust ne demanda d'autre prix de son travail que ce
manuscrit qu'il sauva ainsi de la destruction. Les moines sourirent de
sa fantaisie et de sa simplicité. Il fallait un écrit pour qu'il pût
sortir du couvent avec le livre. Le prieur le lui donna obligeamment,
et imprima son cachet sur le parchemin. Un trait de lumière traversa
l'esprit de l'orfèvre, il pouvait s'écrier: _Eurêka!_ comme Archimède.
Et combien il faut reconnaître la main de la Providence dans la
combinaison de deux idées, quand on songe que, depuis des milliers
d'années, on avait imprimé des sceaux et des cachets avec légendes,
des inscriptions même (comme on en a retrouvé à Pompéi), qui servaient
à marquer les étoffes! Faust concevait la pensée de multiplier les
lettres et les épreuves pour reproduire la parole écrite.

Faust emporta, comme la proie de l'aigle, le manuscrit et l'idée. Cette
dernière ne se présentait pas encore nettement à son esprit.

--Quoi! se disait-il, il peut dépendre de l'ignorance ou de l'intention
funeste de quelques couvents de moines de détruire à tout jamais la
tradition intelligente et libre de l'esprit humain! Les chefs-d'œuvre
des philosophes et des poëtes, qu'ils appellent profanes, pourraient
entièrement périr par le crime d'un fanatisme aveugle, comparable à
celui qui anéantit jadis la bibliothèque d'Alexandrie! L'ordre d'un
pape tel que Borgia, qui règne à Rome, suffirait pour faire exécuter
cela dans toute la chrétienté; car les moines sont à peu près les seuls
dépositaires de ces trésors qu'ils prétendent conserver....

En se répétant cela, en serrant contre sa poitrine l'Homère qu'il
venait de sauver, et qui peut-être était le dernier, Faust rêvait à la
reproduction du cachet du supérieur, à la possibilité de graver des
pages entières de lettres en relief qui viendraient se marquer sur
des tablettes ou sur du vélin. Rentré dans sa maison et en proie aux
combinaisons de son esprit, il ne songeait pas que la misère et le
désespoir, cortége ordinaire du génie, venaient d'y pénétrer avec lui.

Peut-être est-ce l'idée de cette scène du barbet noir que Faust
rencontre dans une promenade, et qui, une fois dans sa chambre, grandit
jusqu'au plafond et révèle l'esprit du mal.

Tout le monde connaît les souffrances de l'_inventeur_, si
admirablement décrites par Balzac dans _la Recherche de l'absolu_ et
dans _Quinola_. Celles de Faust, si l'on en croit les légendes, ne le
cédèrent à aucun autre. Persécuté en Allemagne, il vint à Paris avec
sa première Bible imprimée, et se présenta à Louis XI, qui d'abord
l'accueillit bien. Mais le fanatisme guettait sa proie; on parvint à le
faire passer pour sorcier, et il faillit être brûlé en place de Grève,
pour avoir vendu des Bibles entièrement semblables l'une à l'autre, et
qui n'avaient pu être exécutées que par artifice diabolique....

C'est comme magicien que les légendes répandues ou fabriquées par les
moines le considèrent principalement. Il en existe d'innombrables, tant
en Allemagne qu'en France, où la _Bibliothèque bleue_ a réuni ses
exploits principaux. Le plus curieux de tous est celui qui consiste
à avoir avalé sur une route une voiture de foin qui gênait son
passage,--avec les chevaux et le cocher.

Il y a aussi la scène de fantasmagorie à la cour de l'empereur
d'Allemagne, dans laquelle ce dernier prie l'enchanteur de le faire
souper avec Alexandre, César et Cléopâtre; ce qui, dit-on, eut lieu en
effet.

Gœthe s'est servi, dans le second _Faust_, de cette anecdote, en la
modifiant et en faisant apparaître Hélène; ce qui appartient encore
à la tradition primitive. On se demande pourquoi celle-ci suppose
unanimement que Faust avait commandé au diable de ressusciter pour
lui la belle Hélène de Sparte dont il eut un fils, et avec laquelle
il vécut vingt-quatre ans, aux termes de son pacte? Peut-être est-ce
le souvenir de l'anecdote relative au manuscrit de l'_Iliade_ qui
conduisit à cette idée. L'admirateur d'Homère devait être en esprit
l'amant d'Hélène.

Dans le _Faust_ primitif qui se joue en Allemagne, sur les théâtres de
marionnettes, on voit paraître ce personnage d'Hélène. Là, le diable
s'appelle Gaspard, et un duc de Parme y joue le rôle de l'empereur,
qu'on n'aurait pas sans doute laissé représenter sous forme de pantin.

On peut citer encore le roman de Klinger, sur _Faust_, écrit
très-spirituellement à la manière de Diderot, et dans lequel on voit
Faust porter son invention dans toutes les cours de l'Europe, sans
réussir à autre chose que se faire rouer, pendre ou brûler, ce dont le
diable le sauve toujours au dernier moment, en vertu de leur pacte.
Dans chacun des pays où il se réfugie tour à tour, il ne voit que
meurtres, débauches et iniquités; en France, Louis XI; en Angleterre,
Glocester; en Espagne, l'inquisition; en Italie, Borgia.... Si bien que
le diable lui dit:

--Quoi! tu te donnes tant de peine pour ce misérable genre humain?

--Pour le sauver! pour le transformer!... s'écrie Faust; car
l'ignorance est la source du crime.

--Ce n'est pas, répond le diable, ce qui se dit dans l'histoire du
pommier....

Il n'est pas dans tout cela question de Marguerite; c'est que
Marguerite est une création de Gœthe, et même le type d'une femme qu'il
avait aimée. Cette figure éclaire délicieusement toute la première
partie de _Faust_, tandis que celle d'Hélène, dans la seconde partie,
est généralement moins sympathique et moins comprise, quoiqu'elle
appartienne exactement à la tradition.

Il y a encore à Francfort un autre théâtre qu'on appelle _Théâtre
d'été_; on y jouait ce même jour une pièce en deux actes sur la
jeunesse de Voltaire. L'affiche annonce que les spectateurs sont à
couvert contre le soleil et la pluie, ce qui indique que c'est une
sorte de théâtre forain.



II--LA STATUE DE GŒTHE


Vous comprenez, mon ami, combien j'ai été heureux en me levant, le
lendemain matin, de rencontrer sur cette même place du théâtre, au
milieu des arbres, un monument qui n'existait pas lorsque nous nous
trouvions ici ensemble: la statue colossale de Gœthe, par Schwanthaler.

La place aussi, qui était appelée auparavant place de la Comédie,
s'appelle aujourd'hui Gœthe-Platz. Francfort n'a dans ses murs que deux
statues, celle de Gœthe et celle de Charlemagne: la première en bronze,
l'autre en pierre rouge du Rhin.

Gœthe a été représenté dans l'attitude de la méditation, appuyé du
coude sur un tronc de chêne autour duquel s'enlace la vigne. La
composition est fort belle, ainsi que celle des bas-reliefs qui
entourent le piédestal. On voit sur la face du devant trois figures,
qui représentent la Tragédie, la Philosophie et la Poésie; sur les
autres côtés, les principales scènes de ses drames, de ses poëmes et
de ses romans. Werther et Mignon occupent une face entière, l'un ayant
au bras Charlotte, l'autre accompagné du vieux joueur de harpe.

Après avoir admiré la statue, je suis allé voir la maison de la rue du
Marché-aux-Herbes, où le poëte est né il y a juste cent un ans. Elle
est indiquée par une plaque de marbre qui porte qu'il était né là le
28 août (_august_ en allemand) 1749. Au-dessus de la grande porte, on
voit un ancien écusson armorié, dont le champ d'azur, par un singulier
hasard, porte une bande semée de trois lyres d'or.

Je suis entré dans la maison, et j'ai pu voir encore la chambre du
poëte, avec sa petite table, ses chaises couvertes de vieux velours
d'Utrecht, ses collections d'oiseaux, et le cadre où il a lui-même
placé en évidence son brevet de président de la Société minéralogique
de Francfort, dont il s'honorait plus que de tous ses autres
titres.--En regardant du haut de ce troisième étage, qui donne à
gauche sur une cour étroite, et à droite sur quelques toits entremêlés
d'arbres, mais presque sans horizon, on comprend cette phrase de
_Faust:_

«Et c'est là ton monde!... Et cela s'appelle un monde! »

Les escaliers sont immenses, et, à chaque étage, on remarque d'immenses
armoires sculptées dans le style de la Renaissance.

Je n'ai voulu qu'indiquer ici les deux points extrêmes de la vie du
grand poëte, sa misère primitive en regard de la splendeur où se
termina sa destinée.

Mais je ne vous ai pas encore dit le but de mon voyage. Je vais voir
à Weimar les fêtes qui célèbrent après cent ans l'anniversaire de la
naissance de Herder, l'ami de Gœthe. Le temps me presse.

Je n'ai pu donner qu'un coup d'œil d'admiration et de regret à cette
belle promenade du Meinlust, où se croisent les allées d'ébéniers et de
tilleuls qui bordent le fleuve. Au delà, le faubourg de Sachsenhausen
étend, le long de la rive opposée, une ligne de blanches villas se
découpant dans la bruine et dans la verdure des jardins.

Les flottes pacifiques du Mein fendent au loin la surface unie des
eaux, enflant à la brise du soir ces voiles gracieuses, qui rendent si
pittoresques l'aspect des grands fleuves d'Allemagne. Un adieu encore à
la cathédrale de Francfort, à cet édifice si curieux du Rœmer, où l'on
voit les trente-trois niches de trente-trois empereurs d'Allemagne,
établies d'avance avec tant de certitude par l'architecte primitif,
qu'il serait impossible d'y loger un trente-quatrième César.

Victor Hugo a tracé une peinture impérissable de cette ville si animée
et si brillante. Je me garderai d'essayer le croquis en regard du
tableau. Aussi bien, quelque chose d'attristant plane aujourd'hui sur
la cité libre, qui fut si longtemps le cœur du vieil empire germanique.
J'ai traversé avec un sentiment pénible cette grande place triangulaire
dont le monument central est un vaste corps de garde, et où l'on a
rétabli les deux canons de bronze qui continuent à menacer Francfort
et qui ne l'ont jamais défendu. J'ai jeté un dernier regard sur la
verdoyante ceinture de jardins qui remplacent les fortifications; puis
je suis allé prendre mon billet à l'_Eisenbahn_ (chemin de fer) de
Cassel.

Ce chemin de fer est une déception. On vous promet de vous faire
arriver à Cassel directement et sans secousse, sauf une légère
interruption d'un bout de ligne non terminé que desservent des
omnibus.--La locomotive fume, elle crache, elle part.--Les locomotives
allemandes ne sont pas douées de la puissance nerveuse que possèdent
celles d'Angleterre et de Belgique.... (Je craindrais de faire de
la réclame en parlant des nôtres.) Le spirituel écrivain viennois
Saphir prétendait que les locomotives allemandes avaient des _motifs_
pour rester _in loco_; cela tient, je pense, au désir de garder les
voyageurs le plus longtemps possible dans cette multitude de petits
États souverains qui ont chacun leur douane, leurs hôtels, ou même
leurs simples buffets de station dans lesquels le vin, la bière et
la nourriture se combinent pour vous donner une idée avantageuse des
productions du pays. Dans les voitures, on fume; dans les stations, on
boit et on mange. C'est toujours par ces deux points essentiels qu'il
a été possible de dompter les velléités libérales de ce bon peuple
allemand.

A dix heures, après nous être suffisamment amusés sur ce brimborion de
chemin de fer, nous arrivons à la station des omnibus intermédiaires.
On charge les bagages; on prend place dans un berlingot à rideaux de
cuir, qui doit remonter au temps du baron de Thunder-ten-Tronck, et
qui a peut-être servi de calèche à la belle Cunégonde. J'ai trouvé
là, du reste, une fort aimable société d'étudiants, vêtus du costume
classique: pantalon blanc collant, bottes à l'écuyère, redingote de
velours à brandebourgs de soie, pipe à long tuyau emmanchée d'un
fourneau en porcelaine peinte, qui fonctionne abondamment. J'entendais
retentir à tout propos dans la conversation le nom de M. Hassenpflug,
qu'ils prononçaient _Hessenfluch_ (malheur de la Hesse). L'Allemagne
aime beaucoup les calembours _par à peu près_.

A minuit, on changea de voiture dans un village, en nous laissant une
demi-heure sur le pavé, par une pluie très-fine. Deux heures plus tard,
nous sommes encore transvasés dans une nouvelle patache, et une autre
fois encore, vers trois heures du matin. A six heures, nous descendions
à Marburg.



III--EISENACH


Nous voilà enfin sur un nouveau chemin de fer qui appartient au
territoire de la Hesse. Le nom de M. Hassenpflug revient plus
fréquemment encore, criblé d'imprécations cette fois par des bourgeois,
non moins bruyants dans leur haine que les étudiants. Cependant, ces
cris s'évaporaient en fumée à travers les nuages des longues pipes,
et, quand j'arrivai à Cassel, je trouvai à cette petite ville l'aspect
morne et paisible que présentait Paris l'avant-veille de la révolution
de Juillet. On fumait, on consommait beaucoup de bière, mais on ne
dépavait pas.

Cassel est une ville monotone, avec un château qui semble une
caserne, des églises surmontées de clochers aigus, couverts
d'ardoises, quelques-uns renflés en boule, comme si l'on y avait
enfilé d'énormes oignons. Je ne pensai pas que le spectacle d'une
révolution commençante, mais pacifique, valût ce que j'allais voir,
c'est-à-dire l'inauguration de la statue de Herder et la fête de Gœthe,
à Weimar.--Je repris le chemin de fer pour Eisenach.

Mon esprit, agité par les conversations révolutionnaires de la nuit,
reprenait du calme en franchissant les limites de ce beau pays de
Thuringe, séjour d'une population intelligente et plein de souvenirs
poétiques et légendaires.

A Eisenach, on s'arrêta trois heures. C'était juste le temps qu'il
fallait pour aller visiter le château de la Wartburg, deux fois célèbre
par les anciennes luttes de chant et de poésie des _minnesingers_
(ménestrels), et par le séjour de Luther, qui y trouva à la fois un
abri et une prison.

Après avoir traversé la petite ville d'Eisenach, simple localité
allemande, dépourvue de beautés artistiques, on voit le terrain
s'élever. Une verte montagne, couverte de chênes, qu'on avait aperçue
de loin, s'ouvre à vous par une longue allée de peupliers d'Italie,
entremêlés de sorbiers dont les grappes éclatent dans la verdure comme
des grains de corail. Après une heure de marche, on aperçoit le vieux
château de la Wartburg, dont les bâtiments, construits en triangle,
n'offrent aucune recherche d'architecture, aucun ornement. Il faut
se contenter d'admirer la hauteur des murailles grises se découpant
sinistrement sur la verte pelouse qui l'entoure, et commandant au delà
des vallées profondes.

L'intérieur n'a de curieux qu'un musée d'armures anciennes, et les deux
salles gothiques où l'on retrouve les souvenirs de Luther: la chapelle,
avec la haute tribune où il prêchait la réforme, et le cabinet de
travail où il passa trois jours en extase et où il jeta son encrier à
la tête du diable. On montre toujours l'encrier et la tache d'encre
répandue sur la muraille.... Mais le diable, intimidé par la malice
des esprits modernes, n'ose plus se faire voir de notre temps!

Deux heures après, j'avais traversé Gotha et Erfurth. L'aspect d'une
vallée riante, d'un groupe harmonieux de palais, de villas et de
maisons, espacés dans la verdure, m'annonça la paisible capitale du
grand-duché de Saxe-Weimar.



IV--LES FÊTES DE WEIMAR-- LE _PROMÉTHÉE_


«Commençons par les dieux....» Le 25 _august_, comme disent les
Allemands,--et nous savons aussi que Voltaire donnait ce nom au mois
d'août,--a été le premier jour des fêtes célébrées dans la ville de
Weimar, en commémoration de la naissance de Herder et de la naissance
de Gœthe. Un intervalle de trois jours seulement sépare ces deux
anniversaires; aussi les fêtes comprenaient-elles un espace de cinq
jours.

Un attrait de plus à ces solennités était l'inauguration d'une statue
colossale de Herder, dressée sur la place de la cathédrale. Herder, à
la fois homme d'Église, poëte et historien, avait paru convenablement
situé sur ce point de la ville. On a regretté cependant que ce bronze
ne fit pas tout l'effet attendu près du mur d'une église. Il se serait
découpé plus avantageusement sur un horizon de verdure, on au centre
d'une place régulière.

Arrivé un jour trop tard pour voir l'inauguration de la statue, à
cause du retard éprouvé sur le prétendu chemin de fer de Francfort à
Cassel, j'ai pu du moins admirer cette statue et assister aux fêtes des
jours suivants. Je dois donc, pour atteindre une complète exactitude,
traduire la relation détaillée de cette cérémonie, qui doit intéresser
les artistes ainsi que les littérateurs.

L'Allemagne élève tous les jours de nouveaux monuments destinés à
glorifier et à populariser ses hommes les plus remarquables. Ce fait
peut être attribué, en partie, à l'impulsion énergique donnée par
le roi Louis de Bavière à tous les arts, mais en particulier à la
sculpture, et qui ne se borna point aux frontières de ses États.

Il voulut faire surgir des œuvres d'art assez durables pour représenter
aux siècles futurs les siècles passés; et ceux en qui la nature
avait déposé l'étincelle inspiratrice vinrent exécuter de si belles
résolutions. Savons-nous si, sans être secondé par la volonté et les
immenses sacrifices que ce souverain faisait aux arts, Schwanthaler eût
pu faire connaître au monde toute la portée de son génie? Autour de cet
illustre maître, Munich vit avec orgueil se grouper bientôt d'autres
artistes distingués, et bientôt aussi tous les pays de l'Allemagne,
enviant à la Bavière de telles richesses, essayèrent de suivre son
noble exemple. Ils ornèrent leurs grandes villes de monuments, et
souhaitèrent, avec un juste discernement, qu'elles fussent d'abord
honorées par les produits de la statuaire, rappelant le souvenir des
grands hommes qui les avaient illustrées. Peu à peu tous les héros se
virent ressuscités et dominèrent, du haut de leur piédestal, les lieux
qu'ils avaient enrichis de leur célébrité.

Entre toutes les villes de l'Allemagne, il en était une d'importance
politique très-secondaire, mais qui, par un concours de circonstances
qu'avait provoquées le génie d'un grand prince, comme l'était
Charles-Auguste, ayant acquis un immortel renom, s'élevait, dans la
sphère intellectuelle, au-dessus des plus grandes capitales, et avait
mérité le surnom de _Nouvelle Athènes_.

A cette ville s'adjoignait l'université d'Iéna, placée à sa porte,
et dont les nombreuses chaires avaient retenti de la parole des plus
hautes illustrations scientifiques et littéraires de ce pays, durant
les dernières années du siècle précédent et les premières de celui-ci.
Invitées, encouragées par l'hospitalité généreuse d'un souverain qui
eût pu donner son nom à son époque, les supériorités de tout genre que
l'Allemagne possédait, s'étaient longtemps rencontrées, comme hôtes
constants ou comme visiteurs passagers, dans la verdoyante enceinte de
Weimar.

Cette ville semblait donc devoir être une des premières favorisées
par l'empressement que les populations témoignaient à ériger des
statues à leurs grands hommes. Il n'en fut pourtant pas ainsi. Il est
vrai que, dans le nombre des rares génies qui passèrent leur vie à
Weimar, il en est peu qui y aient vu le jour. Néanmoins, comme Weimar
s'était si fièrement passée de leur gloire, il était assez simple de
s'attendre qu'elle songerait à remplir les charges attachées à tous les
bénéfices; et nous ne sommes sans doute pas les premiers à remarquer
avec étonnement que les statues de Schiller et de Gœthe s'élevaient à
Stuttgard et à Francfort, avant que le moindre monument fût placé à
Weimar, en souvenir d'aucun des hommes auxquels cette ville doit sa
renommée. Son prince lui-même, ce Périclès, ce Médicis de l'Allemagne,
ne fut point réveillé de son cercueil, et rendu à la vie et au respect
de ses sujets.

La loge franc-maçonnique de Darmstadt résolut, il y a quelques années,
de combler ce vide, en partie du moins: elle ouvrit une souscription
pour une statue de Herder. On s'adressa aussitôt à un des artistes les
plus distingués de Munich, et M. Schaffer fut chargé d'en faire le
dessin.

Ici, nous ne saurions faire autrement que de rappeler encore le
généreux amour de l'art, l'intelligente entente du sentiment national,
dont le roi Louis de Bavière fit si souvent preuve, et de citer un
trait qui mérite d'être connu. En visitant un jour l'atelier de M.
Schaffer, il y vit le dessin de la statue de Herder, et, après l'avoir
examiné, il répéta plusieurs fois avec humeur le mot _Trop petit! trop
petit!_ Peu de temps après, le roi revint, demanda à revoir l'esquisse,
et répéta les mêmes paroles. L'artiste lui fit remarquer que la statue
devait avoir neuf pieds de haut, et que les proportions paraissaient
répondre aux exigences habituelles de pareils monuments.

--Vous ne me comprenez pas, reprit le roi; si elle était deux fois
plus haute, ce serait encore _trop petit_. Il faut pour Weimar un
groupe représentant Charles-Auguste entouré des quatre grands poëtes
qui furent les astres de son règne, et, si on vous le commande, vous
pouvez assurer que, pour ma part, je me charge des frais du bronze et
de la fonte de ce monument.

Comment se fait-il qu'une si noble proposition soit restée sans
réponse, et que Weimar n'ait pas concentré toutes ses ressources sur le
devoir qui lui était fait de contribuer à un si patriotique dessein?
C'est une de ces énigmes dont la solution ne sera point recherchée.

La souscription proposée et ouverte par les francs-maçons pour la
statue de Herder se propagea avec activité et par le concours de toute
l'Allemagne, ainsi que par celui de tous ses enfants disséminées dans
les pays les plus éloignés, et jusqu'en Amérique. Elle atteignit une
somme suffisante: dès que le chiffre fut obtenu, la statue dut être
coulée par M. Schaffer, qui la termina au printemps de cette année.
Nous l'avons longtemps contemplée, c'est-à-dire longtemps admirée,
la couleur du bronze est trop claire et peut-être trop éclatante. Le
piédestal est en marbre de Thuringe, d'une teinte verdâtre, et porte
le nom et la date de la naissance et celle de la mort du poëte. Au
dessous, on lit encore ces mots: _Von Deutschen allen Landen_. (Erigée
_par les Allemands de tous les pays_.) La statue est très-heureusement
conçue, et l'auteur l'a empreinte d'une rare noblesse. Il a réussi à
rendre, en l'idéalisant, le caractère de son modèle, dans l'attitude
qu'il a donnée à son corps, et dans l'expression qu'il a imprimée à son
visage. Le jour anniversaire de la naissance du poëte, 25 août, fut
fixé pour l'inauguration du monument: cette date précède de peu celle
du 28 août, que toute l'Allemagne avait célébrée l'année dernière,
comme étant le centième anniversaire de la naissance de Gœthe.

Weimar, comme patrie adoptive de ces deux grands hommes et de tant
d'autres célébrités, avait réuni toutes les forces dont elle disposait
pour célébrer la mémoire de Herder, et commémorer une fois de plus
celle de Gœthe. On fixa donc pour cette époque la représentation de
quelques œuvres dramatiques, et l'exécution de grandes compositions
lyriques; car cette ville, possédant actuellement une des renommées
musicales les plus brillantes de notre temps, le principal intérêt
de ses habitants se concentre sur le développement qu'y acquiert la
musique. Ce développement est dû à la protection que lui accorde une
souveraine qui possède cet art, dit-on, à un haut degré, et qui,
instruite de tous ses secrets, peut en apprécier et en goûter tontes
les grandeurs, toutes les beautés, toutes les finesses, ainsi qu'à
l'intelligente et infatigable activité que Liszt déploie pour amener
les faibles ressources qu'il a trouvées dans cette ville à produire
tout ce qu'il est possible de leur demander. L'attrait que ces fêtes
pouvaient offrir aux étrangers reposait encore, cette année comme
la précédente, sur le festival dont elles devaient être l'occasion.
L'inauguration de la statue de Herder a eu lieu le 25 au matin. La
garde nationale et toutes les corporations de la ville ont défilé en
nombre imposant. La place était remplie d'une foule silencieuse et
émue. Quelques discours furent prononcés, celui du conseiller Scholl,
président du comité, qui s'était occupé de cette entreprise, fut seul
entendu: les paroles des autres orateurs furent complètement perdues
pour tous ceux qui ne les entouraient pas immédiatement, et surtout
pour la famille souveraine à laquelle elles s'adressaient souvent, et
qui, d'une tribune située de l'autre côté de la place, n'en pouvait
certes distinguer un seul mot. Le dernier de ces discours fut celui
du conseiller docteur Hom, collègue et ami de Herder, et dont l'âge,
par conséquent, ne pouvait guère permettre une haute élocution. A cet
instant, ce fut encore la musique qui fixa le plus l'attention des
spectateurs. Le cortége défila aux sons d'une belle marche de Liszt, et
la statue fut dévoilée pendant qu'on chantait un chœur composé par lui
sur des vers écrits par le conseiller Scholl, qui paraphrasaient, avec
une heureuse ampleur de pensées et de sentiments, la devise adoptée par
Herder, gravée sur sa tombe et inscrite sur le rouleau que la statue
tient dans sa main droite: _Lumière, vie, amour_.

L'effet de ce chœur fut saisissant, et le temps de sa durée, le plus
émouvant de la cérémonie. Les paroles que chacun lisait trouvaient une
si puissante vibration dans ces accords longuement modulés, que tous
les cœurs tressaillirent.... La statue de Herder est posée très-près
de l'église cathédrale, et ne ressemble pas mal à celle d'un saint
quelque peu sorti de sa niche. Le choix de cet emplacement nous a
paru peu heureux. L'église cathédrale possède déjà les cendres de ce
prédicateur qui fit si souvent retentir ses voûtes de sa voix d'une
persuasive douceur. Mais on pourrait croire à une étrange méprise sur
le génie poétique et philosophique de cet écrivain, de la part de ceux
qui se sont le plus ardemment occupés de sa glorification, en le voyant
adossé aux murs d'un temple dans lequel il n'enfermait ni sa pensée, ni
sa croyance. Cet esprit amoureux du mythe, du symbole, de l'allégorie,
de l'emblème, se fût trouvé peu à l'aise, s'il avait dû à jamais
borner ses rêveries poétiques et ses spéculations philosophiques par
l'infranchissable enceinte d'un dogme positif, tel que le représente
nécessairement un autel, un prêtre, un rite. Nous aurions cru plus
appropriée à son génie une place de la ville plus fréquentée que ne
l'est celle qui a été choisie. _Humanité_, tel est le mot par lequel
on est convenu de résumer toute la direction de sa pensée et de ses
sentiments. _Lumière, vie, amour_, telle fut sa devise. Dans aucun de
ces mots, d'une si vague application, ne se trouve résumée clairement
la foi aux mystères chrétiens, telle qu'on s'attend à la trouver dans
ceux dont l'image ne doit point quitter les saints murs d'une église.

Quittons maintenant la statue de Herder, pour arriver à l'exécution
du _Prométhée_, vaste composition doublement _lyrique,_ dont les
paroles, écrites jadis par Herder, ont été mises en musique par Liszt.
C'était l'hommage le plus brillant que l'on pût rendre à la mémoire de
l'illustre écrivain.

Dans la journée, la chambre de Herder fut ouverte au public. On y
voyait trois portraits du poëte, le représentant à différents âges
et entourés de fleurs; son pupitre, meuble chétif de bois peint en
noir, sa Bible aux fermoirs d'or avec son chiffre, et les signets
encore placés par sa main. Dans une boîte sous verre, on avait réuni
des objets qui lui avaient appartenu, ses dernières plumes, un bonnet
brodé, sorti des mains de la duchesse Amélie, et des vers pour sa
femme, qu'il avait dictés à ses enfants.

On voyait dans la cérémonie un cortége d'enfants, parmi lesquels
marchaient les petits-fils de ses fils; car la naissance de Herder
remonte à plus d'un siècle.--Mais l'Allemagne, bonne mère, n'oublie
rien de ce qui peut ajouter de l'éclat ou de la grâce au culte de ses
grands hommes.

Le cortége d'enfants, vêtus de blanc et couronnés de feuilles de chêne,
se dirigea vers une place, située sur le chemin de Weimar à Ellersberg
(résidence du prince héréditaire). Ce lieu était la promenade favorite
du poëte, et s'appelle aujourd'hui le _Repos de Herder_.

Le soir du 24, veille de la fête, avait eu lieu au théâtre la
représentation de _Prométhée délivré_, poëme de Herder qui n'avait
pas été écrit pour la scène, mais dont Liszt avait mis en musique les
chœurs, en faisant précéder l'ouvrage d'une ouverture. Les vers du
poëme étaient déclamés. Le succès de cette représentation fut immense,
et Liszt a été prié de transformer cette œuvre en une symphonie
dramatique complète, qui aura toute l'importance d'un opéra.

N'étant arrivé que le second jour des fêtes, ainsi que je l'ai déjà
dit, je n'ai pu assister à la représentation du _Prométhée délivré_. Il
ne me reste que la ressource de traduire une analyse allemande que j'ai
tout lieu de croire exacte.

Herder n'écrit jamais pour le théâtre.--Toutefois, on rencontre dans
ses ouvrages plusieurs poëmes dialogués, qu'il intitulait _Grandes
scènes dramatiques_. Presque toutes sont empreintes de symbolisme.
Dans quelques-unes, chacun des personnages est allégorique. Dans
quelques autres, des noms de héros servent à représenter vivement à
l'imagination telles ou telles pensées. De toutes ces esquisses, la
plus heureuse, sans contredit, est le _Prométhée délivré_. La figure
principale, étant une des plus grandioses conceptions de l'antiquité,
domine puissamment tout le groupe d'idées que Herder a rattaché à cette
tradition, qui a si vivement frappé les plus grands génies parmi les
premiers chrétiens, tels que Tertullien et autres.

L'auteur nous représente d'abord Prométhée seul et souffrant sur son
rocher. Comme dans la tragédie d'Eschyle, les océanides arrivent à
lui, mais pour se plaindre des hardiesses des hommes, qui domptent
les fureurs de tous les éléments, et se rient de leurs obstacles.
Prométhée, à ce récit, saisi d'un élan prophétique, voit d'avance
leur puissance sur la nature augmenter, s'agrandir et atteindre à une
souveraineté qui doit un jour soumettre à leurs désirs toutes les
forces du globe, leur domaine. Aux océanides succèdent les dryades,
conduites par Cybèle. La terre se plaint de perdre sa beauté virginale,
sa richesse première, d'être labourée, éventrée parle soc des charrues,
dépouillée par la hache, mutilée par les travaux des hommes. Mais
Prométhée prévoit qu'une harmonie suprême succédera à ce désordre
transitoire. Il voit dans une sorte d'extase l'humanité chercher,
à travers les peines et les douleurs, au milieu des maux et des
souffrances de tout genre, une mystérieuse solution, problème de son
existence, et il prophétise une ère nouvelle où la nature sera appelée
à porter des fruits bénis pour tous ses enfants, sans qu'une sueur
aussi amère et un sang aussi généreux viennent incessamment souiller,
en les fécondant, ses tristes sillons. Cérès apparaît, et la déesse des
moissons, amie des hommes, vient saluer Prométhée et lui parler de cet
âge d'or encore à naître.

Un douloureux frémissement saisit le titan prisonnier. A ses regards
se déroule la longue suite des tourments qui doivent accabler sa race
chérie, avant que cette époque fortunée vienne à luire. Et, dans un
cruel désespoir, il ne sent que l'atteinte de tant de désolations.
Bacchus vient rejoindre Cérès et offre d'unir, pour consoler tant
d'infortunes, les joies de l'inspiration aux bienfaits que répandra la
bonne déesse sur ces âpres malheurs. En recevant ce don dangereux, cet
Isaïe de la Grèce antique déploie les égarements qui accompagneront,
parmi les hommes, les vives lueurs de l'inspiration; et, pendant que
son âme est en proie à ce martyre des tristes prévisions, un chœur
infernal se fait entendre. Ce sont les voix de l'Érèbe qui doivent
rendre leurs victimes; c'est Alcide, l'emblème des _forces généreuses_,
qui descend aux enfers et leur arrache Thésée. Soudain il apparaît
avec le héros sauvé, et, apercevant Prométhée, il tue le vautour, il
brise les chaînes rivées par Jupiter, l'usurpateur, dont Prométhée ne
reconnut jamais le sceptre arbitraire. Le fier supplicié, après sa
délivrance, adresse un touchant adieu au roc, témoin de ses longues
misères, et Alcide le mène devant le trône de sa mère Thémis. Il
contemple enfin la _justice suprême_, et Pallas, dont la _sagesse_
avait présidé à son œuvre, appelle toutes les Muses pour célébrer et
chanter sa gloire.

Il est aisé de voir combien, sous la richesse des pensées qui
s'entrelacent dans ces scènes diverses, l'art musical devait trouver de
nombreux motifs et de plus nombreuses difficultés. Cette composition
poétique est trop courte pour jamais pouvoir être adoptée par le
théâtre, d'autant plus que l'action n'est point pour cela assez
dramatique. Néanmoins, elle serait trop longue pour former un texte à
une œuvre purement musicale. Si nous étions à même d'exprimer notre
avis à ce sujet, nous conseillerions volontiers à Liszt de tailler dans
cette riche étoffe un de ces _oratorios profanes_, comme on les appelle
en Allemagne, et que nous nommerions symphonies avec chant. Pour cela,
il devrait nécessairement raccourcir, modifier les vers mis dans la
bouche des divers personnages par le poëte allemand, dont Liszt a
conservé intégralement les chœurs, remarquables par leur variété, leur
beauté et leur grâce.

Nous avons tout lieu de croire que c'est par une sorte de piété pour
la mémoire de Herder qu'on célébrait, que Liszt a voulu faire réciter
ce poëme avec une si scrupuleuse exactitude. C'est sous forme de
mélodrame que cette œuvre fut représentée le soir du 28 août. Les
premiers artistes dramatiques du théâtre en déclamèrent les rôles. La
mise en scène était brillante. Le peu de mouvement, l'absence totale de
situations passionnées furent heureusement remplacés par un effet de
décorations scéniques assez neuf. Les costumes antiques se prêtèrent à
de beaux groupes et offrirent à chaque fois un tableau attachant pour
les yeux. Le succès de cette représentation devint très-grand.

L'ouverture de Liszt a été considérée par les musiciens, rassemblés
à cette solennité, comme une œuvre d'une haute portée. Les vieux
maîtres et les jeunes disciples admirèrent surtout un morceau fugué,
dont l'impression est grandiose, la structure très-savante, le style
sévère et plein de clarté. Le commencement de l'ouverture est aussi
sombre que pouvaient l'être les solitaires nuits du prisonnier sur
les roches caucasiennes. Les éclats d'instruments en cuivre frappent
l'oreille comme le battement des ailes de bronze du vautour fatidique.
La première scène de la tragédie d'Eschyle est forcément évoquée devant
notre souvenir par ces accords brusques et impérieux, et l'on croit
voir la _Force brutale_, l'envoyée criminelle de Jupiter, rivant les
chaînes du bienfaiteur des hommes.

Au silence qui suit cette introduction succèdent des gémissements
étouffés que les violoncelles font entendre avec angoisse, jusqu'à ce
qu'une phrase, empreinte d'un sentiment ému, comme une prière, comme
une piété, comme une promesse, comme une bénédiction, soit suivie
d'un morceau largement traité dans le style fugué. Un calme imposant
règne dans cette partie et fait ressortir encore davantage la fougue
entraînante et la majesté triomphale de la _stretta_.

Si nous avions à faire une analyse musicale de l'œuvre de Liszt, telle
qu'il l'a donnée ce jour-là, il nous serait impossible de ne point
parler en particulier de chacun de ses chœurs; nous nous bornons,
toutefois, à rendre compte de l'impression générale qu'en a eue le
public.

Le chœur des océanides, auquel se joignent les voix des tritons, a
rencontré des applaudissements unanimes. Il s'y trouve d'heureux
contrastes, des transitions imprévues. Sur une phrase lente et grave,
le mot de _paix_ flotte comme un souffle divin, et une solennité d'un
caractère religieux empreint l'accompagnement instrumental; après
quoi, les fanfares éclatent et les voix se modulent sur un rhythme de
marche si mélancolique, que l'oreille l'aspire avidement et le garde
longtemps. Les dryades s'avancent comme en silence d'abord, et l'on
n'entend qu'un murmure dans les instruments à cordes, si léger qu'il
semble un bruissement de feuillage formé par le plus imperceptible
souffle. Peu à peu ces sons, à peine distincts, deviennent des mots;
mais ils sont si doucement, articulés, le chant est si vaporeux, son
accompagnement si diaphane, qu'ils semblent arriver à travers l'écorce
des arbres, du fond des calices des plantes, comme un soupir exhalé par
une végétation qui emprisonne des âmes.

Le chœur des moissonneurs et moissonneuses est celui qui a excité la
plus bruyante admiration dans cette soirée. Un chant d'alouette se
dessine avec délicatesse sur une orchestration aussi sobre que fine.
Le sentiment en est pur, calme, comme celui d'une allégresse sereine.
Nous avons été tenté, dans le premier moment, d'associer dans notre
pensée l'impression délicieuse, produite par ces accents vibrants d'une
si chaste sonorité, avec celle que réveille dans l'âme le magnifique
tableau des _Moissonneurs_ de Robert. Mais, en écoutant encore ce
morceau, qu'on a bissé, nous avons senti que la différence de coloris
qui existait entre ces œuvres, également belles, inspirées par des
sujets analogues, laissait les émotions qu'elles produisent apparentées
entre elles, mais non complètement identiques.

Le pinceau de Robert nous retrace une nature plus vigoureuse, et nous
sommes surtout frappés par la chaleur des rayons de son soleil, et les
brillants reflets de son atmosphère, baignant de leurs riches lumières
ces visages mâles, en qui le travail n'a pas abattu un joyeux sentiment
de la vie. Les notes de Liszt nous font rêver à des organisations plus
délicates, plus éthérées, plus poétiquement idéales. Quelque chose du
recueillement involontaire de l'innocence se révèle dans ce chant
d'une si charmante modulation, et nous reporte comme en songe vers ces
existences paradisiaques qui eussent été le partage de l'homme, dit-on,
alors que le mal n'eût pas été connu.

Sans nous arrêter au chœur infernal, dont la déclamation rappelle le
style de Gluck, et produit une terreur infinie, sourde et pénible comme
l'approche d'une puissance malfaisante, nous ne parlerons que du chœur
des Muses, qui termine la pièce, et qui nous paraît le plus grandement
conçu. Il est simple et richement nuancé, plein de force et de grâce en
même temps. Il s'évase comme la large coupe de ces fleurs monopétales
au tissu aussi ferme et moelleux que le velours, aux rainures
accentuées et aux suaves parfums.

Liszt, en entreprenant cette tâche, avait hasardé une difficulté des
plus malaisées à vaincre. Il lui fallait trouver un style musical
approprié à une œuvre assez étrange, qui n'avait pour ainsi dire ni
sol ni cadre. Il lui fallait conserver un caractère d'unité au milieu
d'une grande diversité de motifs, ne point s'éloigner de la majesté et
de la plasticité antiques; mouvementer et passionner des personnages
symboliques; donner un corps et une vie à des idées abstraites;
formuler en plus des sentiments profonds et violents, sans l'aide de
l'intrigue dramatique, sans le secours de la curiosité qui s'attache
à la succession des événements. Par la beauté frappante et l'attrait
incontestable de ses mélodies, il a échappé aux dangers contradictoires
de sa tâche, et son œuvre a eu le singulier bonheur de surprendre,
en les charmant, les personnes du monde, qui ne s'attendaient pas,
vu la hauteur d'un sujet si imposant, à y trouver tant de morceaux,
non-seulement à leur portée, mais si bien faits pour les séduire, en
même temps que pour étonner les maîtres de l'art par un mérite si
sérieux.



V--_LOHENGRIN_


Comme nous l'avons dit plus haut, le 25, la statue a été découverte
au milieu d'une grande affluence, des corps d'état et des sociétés
littéraires et artistiques. Un grand dîner, donné à l'hôtel de ville, a
réuni ensuite les illustrations venues des divers points de l'Allemagne
et de l'étranger. On remarquait là deux poëtes dramatiques célèbres,
MM. Gutzkow et Dingelstedt. Ce dernier avait composé un prologue qui
fut récité au théâtre le 28, jour de l'anniversaire spécial de Gœthe.

On a donné aussi, ce jour-là, pour la première fois, _Lohengrin_, opéra
en trois actes, de Wagner. Liszt dirigeait l'orchestre, et, lorsqu'il
entra, les artistes lui remirent un _bâton de mesure_ en argent ciselé,
entouré d'une inscription analogue à la circonstance. C'est le sceptre
de l'artiste-roi, qui provoque ou apaise tour à tour la tempête des
voix et des instruments.

Le _Lohengrin_ présentait une particularité singulière: c'est que le
poëme avait été écrit en vers par le compositeur.--J'ignore si le
proverbe français est vrai ici, «qu'on n'est jamais si bien servi que
par soi-même;» toujours est-il qu'à travers d'incontestables beautés
poétiques, le public a trouvé des longueurs qui ont parfois refroidi
l'effet de l'ouvrage.

Presque tout l'opéra est écrit en vers _carrés_ et majestueux, comme
ceux des anciennes épopées. Il suffit de dire aux Français que c'est de
l'_alexandrin_ élevé à la troisième puissance.

Lohengrin est un chevalier errant qui passe par hasard à Anvers, en
Brabant, vers le XIe siècle, au moment où la fille d'un
prince de ce pays, que l'on croit mort, est accusée d'avoir fait
disparaître son jeune frère dans le but d'obtenir l'héritage du trône
en faveur d'un amant inconnu.

Elle est traduite devant une cour de justice féodale, qui la condamne
à subir le _jugement de Dieu_. Au moment où elle désespère de trouver
un chevalier qui prenne sa défense, on voit arriver Lohengrin, dans une
barque dirigée par un cygne. Ce paladin est vainqueur dans le combat,
et il épouse la princesse, qui, au fond, est innocente, et victime des
propos d'un couple pervers qui la poursuit de sa haine.

L'histoire n'est pas terminée; il reste encore deux actes, dans
lesquels l'innocence continue à être persécutée. On y rencontre une
fort belle scène dans laquelle la princesse veut empêcher Lohengrin
de partir pour combattre ses ennemis. Il insiste et se livre aux
plus grands dangers; mais un génie mystérieux le protége,--c'est le
cygne, dans le corps duquel se trouve l'âme du petit prince, frère de
la princesse de Brabant,--péripétie qui se révèle au dénoûment, et
qui ne peut être admise que par un public habitué aux légendes de la
mythologie septentrionale.

Cette tradition est du reste connue, et appartient à l'un des poëmes ou
_roumans_ du cycle d'Artus.--En France, on comprendrait _Barbe-Bleue_
ou _Peau-d'âne_; il est donc inutile de nous étonner.

Lohengrin est un des chevaliers qui vont à la recherche de Saint-Graal.
C'était le but, au moyen âge, de toutes les expéditions aventureuses,
comme, à l'époque des anciens, la Toison d'or, et aujourd'hui la
Californie. Le Saint-Graal était une coupe remplie du sang sorti de la
blessure que le Christ reçut sur sa croix. Celui qui pouvait retrouver
cette précieuse relique était assuré de la toute-puissance et de
l'immortalité.--Lohengrin, au lieu de ces dons, a trouvé le bonheur
terrestre et l'amour. Cela suffit de reste à la récompense de ce
chevalier.

La musique de cet opéra est très-remarquable et sera de plus en plus
appréciée aux représentations suivantes. C'est un talent original
et hardi qui se révèle à l'Allemagne, et qui n'a dit encore que ses
premiers mots. On a reproché à Wagner d'avoir donné trop d'importance
aux instruments, et d'avoir, comme disait Grétry, mis le piédestal sur
la scène et la statue dans l'orchestre; mais cela a tenu sans doute au
caractère de son poëme, qui imprime à l'ouvrage la forme d'un drame
lyrique plutôt que celle d'un opéra.

Les artistes ont exécuté vaillamment cette partition difficile, qui,
pour en donner une idée sommaire, semble se rapporter à la tradition
musicale de Gluck et de Spontini. La mise en scène était splendide
et digne des efforts que fait le grand-duc actuel pour maintenir à
Weimar cet héritage de goût artistique qui a fait appeler cette ville
l'Athènes de l'Allemagne.

La salle du théâtre de Weimar est petite et n'est entourée que d'un
balcon et d'une grille; mais les proportions en sont assez heureuses
et le cintre est dessiné de manière à offrir un contour gracieux
aux regards qui parcourent la rangée de femmes bordant comme une
guirlande non interrompue le rouge ourlet de la balustrade. L'absence
de loges particulières et la riche décoration de la loge grand-ducale
lui donnent tout à fait l'apparence d'un théâtre de cour, et l'effet
général est loin d'y perdre. L'œil n'est heurté ni par ce mélange de
jolies figures de femmes et de laides figures d'hommes qu'on remarque
ailleurs sur le devant des loges et des amphithéâtres, ni par cette
succession de petites boîtes ressemblant tantôt à des tabatières,
tantôt à des bonbonnières, qui divisent d'une façon si peu gracieuse
les divers groupes de spectateurs.

Mais revenons à Wagner, le poëte et le compositeur de la soirée.
Les difficultés de tout genre que renfermait son opéra semblaient
devoir en réserver l'exécution aux plus grands théâtres seulement.
Or, Wagner, mêlé aux événements de Dresde du mois de mai 1849, connu
pour ses opinions démocratiques, réfugié en Suisse, n'eût probablement
point trouvé, à l'heure qu'il est, et de longtemps encore, un théâtre
de quelque grande capitale qui eût consenti à mettre son opéra au
répertoire, d'autant plus que cet opéra n'est point écrit en vue d'un
succès banal. On doit une véritable reconnaissance à la cour éclairée
de Weimar, qui étend sa protection aux œuvres de génie, sans s'informer
de ce qui n'est point du domaine de l'art.

Wagner révèle dans ses œuvres littéraires et musicales une âme
poétique, une intelligence cultivée, un esprit vif, fin, acéré, qui,
comme une flèche, atteint au cœur, soit pour toucher, soit pour
blesser. Dans sa jeunesse, il voulait embrasser la carrière d'auteur
dramatique, et se sentait porté à ressusciter la tragédie germanique,
telle que l'ont créée ses illustres maîtres. L'influence du drame
bourgeois, qui envahissait la scène allemande, lui paraissait fatale.
Son imagination ardente demandait aux ressources dont dispose le
théâtre de mettre en jeu des éléments plus imposants, de parler au cœur
et à l'esprit un langage plus pompeux, et de faire concevoir à la foule
des personnages et des événements que le merveilleux de la poésie peut
grandir à des proportions plus hautes que la taille des contemporains.
Vivement préoccupé de cette pensée, fortement nourri du suc puissant
que renferment les tragédies antiques, les vieux poëmes germaniques et
les plus hardies conceptions des Gœthe et des Schiller, il cherchait
encore un moule à son propre sentiment, et n'avait produit que des
ébauches qui ne le satisfaisaient point.

Un soir, il assistait à la représentation d'_Egmont_, accompagné
de la musique de Beethoven. Saisi, transporté, en proie à une
émotion inconnue jusque-là, il voulut se rendre compte de ce qui
l'impressionnait si fortement. Il résolut de rechercher tous les
moyens d'éveiller aussi de pareilles impressions dans son auditoire,
et, attribuant la vive émotion qu'il avait ressentie à la réunion de
deux arts différents concourant à réveiller les mêmes sentiments, à
la coopération de deux génies de sphères diverses réunissant leurs
prestiges pour provoquer les mêmes sensations, il se persuada que l'art
dramatique tel que nous le possédons est un art incomplet, et que, pour
l'amener à sa plus parfaite expression, il fallait tendre à en faire
une sorte de foyer vers lequel tous les autres arts convergeraient.

Suivant la pente des esprits de sa nation, vers la réduction en théorie
abstraite de tous les points de vue qu'ils découvrent, il imagina
que la scène était destinée à devenir une sorte d'autel de l'art,
autour duquel toutes ses branches viendraient se grouper. Nous croyons
aisément que cette pensée, développée par Wagner dans les brochures
qu'il a publiées depuis à Leipzig, exista dans son esprit longtemps
avant qu'il se la formulât nettement à lui-même, et nous appuyons cette
supposition sur la marche que suivit le développement de son génie.
Dans la soirée où il vit la tragédie d'_Egmont_ puiser une double
puissance d'émotion dans les accords de Beethoven, le sort l'avait mis
sur la voie de sa véritable vocation; il voulut que l'éloquence de sa
poésie fût également secondée par les charmes de la musique, et se mit
à l'étudier. Bientôt, l'instinct supérieur dont il était doué trouva
dans cet art sa naturelle expression, et ce qui ne devait être qu'un
accessoire devint l'objet principal de ses drames.

En traversant ces diverses phases, son talent y puisa nécessairement
une originalité à laquelle il doit sa renommée; mais elle ne se fit
point jour immédiatement. La musique classique et les secrets de
l'instrumentation fixèrent d'abord sa curiosité ardente. Il devint
l'admirateur passionné de Gluck, et commença par suivre son exemple,
se contentant, ainsi qu'il paraît dans son opéra de _Rienzi_, de
lier intimement la déclamation de l'orchestre et des chanteurs aux
situations dramatiques de la scène.

Toutefois, à mesure qu'il devenait plus maître de sa nouvelle
conquête, à mesure qu'il trouvait la palette musicale plus obéissante
à ses inspirations, sa pensée se reporta plus fréquemment vers l'art
abandonné, vers la parole et la poésie. Les sujets qu'il choisit
alors pour ses livrets semblent traités avec un soin particulier
de perfection poétique, et peu subordonnés aux nécessités et aux
convenances de la musique.

Après _Rienzi_ et avant _Lohengrin_, Wagner avait donné déjà le
_Tannhäuser_, qui obtint un grand succès à Dresde et ensuite à Weimar.
Le dernier opéra a paru un essai moins heureux de cette idée qu'il
poursuit de l'alliance intime de la poésie et de la musique. Cependant,
ces tentatives ont une valeur qui a frappé tous les esprits en
Allemagne, et dont il serait bon que nos compositeurs se préoccupassent
à leur tour.

Quoique les livrets français soient, en général, exécutés avec plus
de soin que ceux des opéras étrangers, nous ne pouvons nous dissimuler
qu'ils n'appartiennent ni à une composition ni à une poésie élevée. Si
une réforme est à introduire en France sur ce point, il sera bon de ne
point trop nous laisser devancer par les autres nations.



VI--LA MAISON DE GŒTHE


Le lendemain de la représentation, j'avais besoin de me reposer de cinq
heures de musique savante, dont l'impression tourbillonnait encore dans
ma tête à mon réveil. Je me mis à parcourir la ville à travers les
brumes légères d'une belle matinée d'automne.

Mme de Staël disait de Weimar: «Ce n'est pas une ville, c'est une
campagne oh il y a des maisons.» Cette appréciation est juste, en
raison du nombre de promenades et de jardins qui ornent et séparent les
divers quartiers de la résidence. Cependant, je dois avouer que je me
suis perdu deux fois en parcourant les rues pour regagner mon hôtel.
Je ne cherche pas ici à flatter cette jolie petite ville, mais je dois
constater qu'elle est tracée en labyrinthe, par l'amour-propre sans
doute de ses fondateurs, qui auront voulu la faire paraître immense aux
yeux du voyageur.

Mais le moyen de leur en vouloir quand, à chaque pas, on retrouve les
souvenirs des grands hommes qui ont aimé ce séjour, quand, au prix
d'une heure perdue, on peut errer dans les sentiers silencieux de
ce parc qui envahit une partie de la ville, et où, comme à Londres,
on trouve tout à coup la rêverie et le charme, en s'isolant pour un
instant du mouvement de la cité? Une rivière aux eaux vertes s'échappe
au milieu des gazons et des ombrages; l'eau bruit plus loin en un
diminutif de Niagara. A l'ombre d'un pont qui joint la ville au
faubourg, on observe les jeux de la lumière sur les masses de verdure,
en contraste avec les reflets lumineux qui courent sur les eaux.

Tout est repos, harmonie, clarté;--il y a là un banc où Gœthe aimait
à s'asseoir, en regardant à sa droite des jolies servantes de la
ville, qui venaient puiser de l'eau à une fontaine située devant une
grotte.... Il pensait là, sans doute, aux nymphes antiques, sans
oublier tout à fait la phrase qu'il avait écrite dans sa jeunesse: «La
main qui tient le balai pendant la semaine est celle qui, le dimanche,
pressera la tienne le plus fidèlement!...» Mais Gœthe, premier ministre
alors, ne devait plus que sourire de ce souvenir de Francfort.

J'étais impatient de comparer la petite chambre d'étudiant que j'avais
vue deux jours auparavant, au lieu de sa naissance, avec le palais où
il termina sa longue et si noble carrière. On me permit d'y pénétrer,
mais sans rendre la faveur complète, car son cabinet et sa chambre
à coucher sont fermés à tout visiteur. Les descendants de Gœthe,
c'est-à-dire ses petits-fils, dont l'un cependant est poëte et l'autre
musicien, n'ont pas hérité de sa générosité européenne. Ils ont
refusé les offres de tous les États d'Allemagne, réunis pour acquérir
la maison de Gœthe, afin d'en faire un musée national. Ils espèrent
encore que l'Angleterre leur offrira davantage des collections et des
souvenirs laissés par leur aïeul.

Toutefois, voyons du moins ce qu'il est permis d'admirer. Sur une place
irrégulière dont le centre est occupé par une fontaine, s'ouvre une
vaste maison dont l'extérieur n'a rien de remarquable, mais qui, depuis
le vestibule, porte à l'intérieur les traces de ce goût d'ordonnance et
de splendeur qui brille dans les œuvres du poëte.

L'escalier, orné de statues et de bas-reliefs antiques, est grandiose
comme celui d'une maison princière; les marbres, les fresques et les
moulures éclatent partout fraîchement restaurés, et forment une entrée
imposante au salon et à la galerie qui contiennent les collections.

En y pénétrant, on est frappé de la quantité de statues et de bustes
qui encombrent les appartements. Il faut attribuer cette recherche aux
préoccupations classiques qui dominaient l'esprit de Gœthe dans ses
dernières années. L'œil s'arrête principalement sur une tête colossale
de Junon, qui, parmi ces dieux lares, se dessine impérialement comme la
divinité protectrice.

Au moment où j'examinais ces richesses artistiques, une jeune
princesse, amenée par la même curiosité pieuse, était venue visiter
la demeure du grand écrivain; sa robe blanche, son manteau d'hermine,
frôlaient çà et là les bas-reliefs et les marbres. Je m'applaudissais
du hasard qui amenait là cette apparition auguste et gracieuse, comme
une addition inattendue aux souvenirs d'un pareil lieu. Distrait un
instant de l'examen des chefs-d'œuvre, je voyais avec intérêt cette
fille du passé errer capricieusement parmi les images du passé!

--Sous cette peau si fine et si blanche, me disais-je, dans ces veines
délicates coule le sang des Césars d'Allemagne; ces yeux noirs sont
vifs et impérieux comme ceux de l'aigle; seulement, la rêverie mêlée à
l'admiration les empreint parfois d'une douceur céleste.

Cette figure convenait bien à cet intérieur vide,--comme l'image divine
de Psyché représentant la vie sur la pierre d'un tombeau.

La première salle est entourée de hautes armoires à vitrages où sont
renfermés des antiques, des bas-reliefs, des vases étrusques et une
collection des médaillons de David, parmi lesquels on reconnaît avec
plaisir les profils de Cuvier, de Chateaubriand, puis ceux de Victor
Hugo, de Dumas, de Béranger, de Sainte-Beuve, sur qui les yeux du
vieillard ont pu encore se reposer. Dans la galerie qui vient ensuite,
les intervalles des fenêtres sont occupés par une riche collection de
gravures anciennes, reliées dans d'immenses in-folios.

Entre les massives bibliothèques qui les contiennent, sont placées
des montres vitrées consacrées à une collection de médailles de
tous les peuples. La galerie est peinte à fresque, dans le style de
Pompéi, et les dessus de porte cintrés ont été peints sur toile par
un artiste nommé Muller, dont Gœthe aimait le talent. Ce sont des
sujets antiques, sobrement traités, avec une grande science du dessin,
froids et corrects,--en un mot de la sculpture peinte. On voit encore
dans cette salle quelques figures de Canova et un buste de Gœthe lui
même, qui est loin de valoir celui de David, mais qui, dit-on, est plus
ressemblant.

On nous a permis encore de voir le jardin, assez grand, mais planté
pour l'utilité plus que pour l'agrément,--ce qu'on appelle chez nous un
jardin de curé. Un pavillon en charpente, qui s'avance devant la maison
avec l'aspect d'un chalet suisse, et des charmilles de vigne vierge,
donnent pourtant un certain caractère à tout l'ensemble.

Le pays de Saxe-Weimar est un duché littéraire. On y distribue aux
poëtes et aux artistes des marquisats, des comtés et des baronnies....
Les noms des hommes illustres qui l'ont habité y marquent des places et
des stations nombreuses qui deviennent des lieux sacrés. Si jamais le
flot des révolutions modernes doit emporter les vieilles monarchies,
il respectera sans doute ce coin de terre heureux où le pouvoir
souverain s'est abrité depuis longtemps sous la protection du génie.
Charles-Auguste, qui avait fait de Gœthe son premier ministre, a voulu
qu'on l'ensevelit lui-même dans une tombe placée entre celles de Gœthe
et de Schiller.--Il prévoyait des temps d'orage, et, renonçant au
monument blasonné des empereurs ses aïeux, il s'est trouvé mieux couché
entre ces deux amis, dont la gloire s'ajoute à la sienne et le défend à
jamais contre l'oubli.



VII--SCHILLER, WIELAND, LE PALAIS


Les spectateurs étrangers des fêtes passaient comme moi une partie de
leur temps à visiter les anciennes demeures des grands hommes qui ont
séjourné à Weimar, telles que celles de Lucas Cranach, qui a orné la
cathédrale d'un beau tableau; de Wieland, de Herder et de Schiller.
J'ai visité encore Schiller, c'est-à-dire la modeste chambre qu'il
occupait dans une maison dont le propriétaire a inscrit au-dessus de la
porte ces simples mots: «Ici Schiller a habité. »

Je m'étonnais de trouver les meubles plus brillants et plus frais que
ceux de la petite chambre de Gœthe, que j'avais vus à Francfort; mais
on m'apprit que les fauteuils et les chaises étaient de temps en temps
recouverts de tapisseries que les dames de Weimar brodaient à cet
effet. Ce qui est conservé dans toute sa simplicité, c'est un piano ou
épinette dont la forme mesquine fait sourire, quand on songe aux pianos
à queue d'aujourd'hui. Le son de chaudron que rendaient les cordes
n'était pas au-dessus de cette humble apparence.

Liszt, qui m'accompagnait dans cette pieuse visite rendue an
grand dramaturge de l'Allemagne, voulut venger de toute raillerie
l'instrument autrefois cher au poëte.

Il promena ses doigts sur les touches jaunies, et, s'attaquant aux
plus sonores, il sut en tirer des accords doux et vibrants qui me
firent écouter avec émotion les _Plaintes de la jeune fille_, ces vers
délicieux que Schubert dessina sur une si déchirante mélodie, et que
Liszt a su arranger pour le piano avec le rare coloris qui lui est
propre.--Et, tandis que je l'écoutais, je pensais que les mânes de
Schiller devaient se réjouir en entendant les paroles échappées à son
cœur et à son génie, trouver un si bel écho dans deux autres génies qui
leur prêtent un double rayonnement.

Mais on se fatigue même de l'admiration et de cette tension violente
que de tels souvenirs donnent à l'esprit. Nous fûmes heureux de voir
le dernier jour des fêtes occupé par une de ces bonnes et joyeuses
réunions populaires qui se rattachent si heureusement aux souvenirs
poétiques de l'ancienne Thuringe.

C'était un dimanche; les paysans affluaient de toutes parts en habits
de fête, et peuplaient d'une foule inaccoutumée les rues de Weimar,
venant à leur tour admirer la statue de Herder. La société des
chasseurs donnait une grande fête dans un local qui lui appartient, et
que précède une place verte située aux portes de la ville.

Il y avait là tout l'aspect d'une kermesse flamande; un grand nombre de
guinguettes couvertes en treillage entouraient le champ; des alcides,
des écuyers, des théâtres de marionnettes, et jusqu'à un éléphant
savant, se partageaient l'admiration de la foule, dont la majeure
partie se livrait à une forte consommation de bière, de saucisses et
de pâtisseries. Rien n'est charmant comme ces jeunes filles allemandes
en jupe courte, avec leurs cheveux partagés sur le front en _ailes de
corbeau_, leurs longues tresses et leurs solides bras nus.

Dans les cabarets comme à l'église, les deux sexes sont séparés. La
danse seule les réunit parfois. Le bal des chasseurs nous montrait
des couples d'une société plus élevée; mais, dans la vaste salle à
colonnes où se donnait le bal, on ne voyait également que des coiffures
en cheveux et que des jeunes filles. Pendant la danse, les femmes
mariées et les mères soupaient dans d'autres salons, avec cet appétit
infatigable qui n'appartient qu'aux dames allemandes.

Il ne me restait plus à voir que le palais grand-ducal, dont
l'architecture imposante a été complétée par une aile qu'a fait bâtir
à ses frais la grande-duchesse Amélie, sœur de l'empereur de Russie.
Cette noble compagne de Charles-Auguste, l'ami de Gœthe et de Schiller,
fut aussi la protectrice, constante des grands hommes qui ont habité
Weimar, et tout respire, dans la partie du palais qui lui appartient,
le culte qu'elle a voué à leur mémoire. Là, point de batailles, point
de cérémonies royales peintes ou sculptées; on y chercherait même en
vain les images des empereurs qui ont donné naissance à la famille
royale de Saxe-Weimar. Les quatre salles principales sont consacrées,
l'une à Wieland, la seconde à Herder, les deux dernières à Gœthe et à
Schiller. Celle de Wieland est la plus remarquable par l'exécution des
peintures. Sur un fond de rouge antique se détachent des médaillons
peints à fresque, qui représentent les principales scènes d'_Obéron_,
le chef-d'œuvre du Voltaire allemand. Ils sont de M. Heller, qui a su
grouper dans de remarquables paysages les figures romanesques du poëte.

Les arabesques qui entourent les cadres, représentant des rocailles,
des animaux et des groupes de génies ailés qui s'élancent du sein des
fleurs, sont bien agencées et d'un coloris harmonieux; elles ont été
peintes par M. Simon. La salle de Herder a été exécutée par Jœger. On
y voit retracée une légende où la Vierge apparaît en songe au peintre
endormi devant son chevalet. Au centre du parquet, une mosaïque
représente dans un écusson une lyre ailée,--armes parlantes données à
Herder par Charles-Auguste. Sur la cheminée est un buste de l'écrivain.
Entre les deux portes, un buste de Lucas Cranach, l'ami de Luther et du
duc de Weimar Jean-Frédéric, qui partagea la captivité du réformateur
pendant les cinq ans qu'il fut prisonnier de Charles-Quint.

La salle de Gœthe est illustrée des principales scènes de ses ouvrages.
Une scène mythologique du second _Faust_ couvre une grande partie
des murs. Les sujets sont composés avec grâce, mais l'exécution des
peintures n'a pas le même mérite. Il y a de jolis détails dans les
médaillons de la salle de Schiller, surtout les scènes de _Jeanne
d'Arc_ et de _Marie Stuart_.

La chapelle du palais, dont les parois et la colonnade sont de marbre
précieux, est d'un bel effet qu'augmentent de riches tapis suspendus
à la rampe des galeries. Il y a aussi une chapelle grecque pour la
grande-duchesse, avec les décorations spéciales de cette religion.
On admire encore, dans les appartements des princes, de fort beaux
paysages de M. Heller, dont la teinte brumeuse et mélancolique rappelle
le Ruysdael. Ce sont des paysages de la Norvége, éclairés d'un jour
gris et doux, des scènes d'hiver et de naufrages, des contours de
rochers majestueux, de beaux mouvements de vagues, une nature qui fait
frémir et qui fait rêver.

La grande-duchesse était malade, et l'on venait de recevoir la nouvelle
de la mort de Louis-Philippe, de sorte qu'il n'y eut point de grandes
soirées à la résidence. La plupart des étrangers réunis à Weimar et
beaucoup de personnages du pays sont partis après les fêtes pour
assister, à Leipzig, aux représentations de mademoiselle Rachel.

Je n'ai pas voulu quitter Weimar sans visiter la cathédrale, où se
trouve un fort beau tableau de Lucas Cranach, représentant le Christ
en croix, pleuré par les saintes femmes. En vertu d'une sorte de
synchronisme mystique et protestant, le peintre a placé au pied de la
croix Luther et Mélanchthon discutant un verset de la Bible.

A la Bibliothèque, j'ai pu voir encore trois bustes de Gœthe, parmi
lesquels se trouve celui de David, puis un buste de Schiller, par
Danneker, et des autographes curieux,--notamment un vieux diplôme
français, signé _Danton_ et _Roland_, adressé au «célèbre poëte
_Gilles_, ami de l'humanité ». La prononciation allemande du nom
de Schiller a donné lieu, sans doute, à cette erreur bizarre, qui
n'infirme en rien, du reste, le mérite d'avoir écrit ce brevet
républicain.

Le tombeau de Wieland est à quelque distance de la ville. C'est
une pierre sous des arbres, entourée d'un gazon. Une des faces est
consacrée à son nom surmonté d'une lyre, l'autre à celui de sa femme,
une autre au souvenir de Cécile Brentans, son amie idéale et poétique;
un papillon, image de l'âme, surmonte cette dernière inscription.

Dans le temps où nous vivons, il est bon de retremper parfois son âme
à de tels souvenirs. Si Weimar n'avait à nous montrer que des tombes,
nous en sortirions seulement avec une pensée douce et triste. Mais la
vie de l'intelligence y est restée et y repose dans des cœurs fidèles,
qui la transmettront à l'avenir.

En reprenant le chemin de fer, on se trouve, au bout de quatre heures,
à Leipzig par Iéna et Halle. J'ai pu y assister à la fête de la
Constitution, composée seulement de parades militaires, de fanfares
exécutées à la maison de ville, et d'une foule de divertissements dans
les casinos et jardins publics, parmi lesquels il faut compter le
spectacle d'un panorama des bords du Rhin,--_animé_ par le passage de
l'armée française, --c'étaient les termes de l'affiche.

Quand on a vu, à Leipzig, l'Observatoire, la Bourse des libraires, la
place du Marché et le tombeau de Poniatowsky, il est fort agréable de
pouvoir, le soir même, revoir mademoiselle Rachel dans le rôle de Marie
Stuart. Elle a obtenu, naturellement, un immense succès, surtout dans
la scène des deux reines et dans celle où elle se dépouille de ses
bijoux en faveur de ses femmes.--Par exemple, la tragédie française
était peu en faveur près du public allemand, révolté de voir qu'on eût
osé mutiler Schiller. Les poëtes, aussi, sont furieux des triomphes
de Rachel, parce qu'ils prétendent que leurs actrices nationales ne
pourront plus faire d'effet après elle, ou l'imiteront servilement.

--Nous devrions, me disait l'un d'eux, écraser ce joli serpent, qui
vient répandre un venin destructeur sur notre art dramatique!...

Heureusement, la masse du public ne partage pas cette opinion
intéressée.

Après avoir vu et admiré tant de choses en peu de jours, il est heureux
encore de pouvoir se reposer devant une bouteille de vin de Hongrie,
dans la vieille cave de l'_Auerbach_, illustrée jadis par la visite de
Faust et de Méphistophélès.

L'établissement vient d'être mis à neuf, et l'on a restauré les
curieuses peintures du moyen âge qui représentent les exploits du
docteur et de son étrange compagnon, le tout accompagné de légendes en
vers et d'un buste de Gœthe. Hâtons-nous maintenant d'échapper au vaste
rayonnement de cette gloire, dont il ne faut pas fatiguer nos lecteurs.



III

LES FÊTES DE HOLLANDE



I--BRUXELLES


Hoffmann parle d'un promeneur solitaire qui avait coutume de rentrer
dans la ville à l'heure du soir où la masse des habitants en sortait
pour se répandre dans la campagne, dans les brasseries et dans les
bals _parés_ ou _négligés_ que l'étiquette allemande distingue si
nettement.--Il était forcé alors de s'ouvrir avec ses coudes et ses
genoux un chemin difficile à travers les femmes en toilette, les
bourgeois endimanchés, et ne se reposait de cette fatigue qu'en
retrouvant une nouvelle solitude dans les rues désertes de la ville.

Je songeais à ce promeneur bizarre le 9 mai 1852, me trouvant seul
dans le wagon de Mons à Bruxelles, tandis que les trains de plaisir,
encombrés de voyageurs belges, se dirigeaient à toute vapeur sur Paris.
Il me fallut fendre encore une foule très-pressée pour sortir de
l'embarcadère du Midi et gagner la place de l'Hôtel-de-Ville,--afin d'y
boire dans la _maison des Brasseurs_ une première chope authentique de
faro, accompagnée d'un de ces _pistolets_ pacifiques qui s'ouvrent en
deux tartines garnies de beurre. C'est toujours la plus belle place du
monde que cette place où ont roulé les deux têtes des comtes de Horn
et d'Egmont, d'autant plus belle aujourd'hui qu'elle a conservé ses
pignons ouvragés, découpés, festonnés d'astragales, ses bas-reliefs,
ses bossages vermiculés,--tandis que la plupart des maisons de la
ville, grattées et nettoyées de cette lèpre d'architecture qui n'est
plus de mode, ont été encore décapitées presque toutes de leurs pignons
dentelés, et soumises au régime des toits anguleux d'ardoise et de
brique. La physionomie des rues y perd beaucoup certainement.--On
restaure et l'on repeint l'hôtel de ville, qui va paraître tout battant
neuf, ce qui obligera la ville à faire réparer et blanchir aussi cette
sombre _maison du Roi_, dite autrement _maison au Pain_, qui semble un
palais de Venise en s'éclairant toutes les nuits derrière ses rideaux
rouges.

J'ai rencontré sur cette place un grand poëte qui l'aime, et qui en
déplore comme moi les restaurations. Nous avons discuté quelque temps
sur la question grave de savoir si la partie haute de l'édifice était
en brique ou en pierre, et si les ogives qui surmontent les longues
fenêtres avaient été autrefois aussi simples qu'aujourd'hui, car les
anciennes estampes les représentent contournées et lancéolées dans le
goût du gothique efflorescent. On peut penser que les dessinateurs du
XVIe siècle ont voulu parer le monument plus que de raison,
et que les arcs d'ogive ont toujours eu cette simplicité de bon goût.
J'ai été assez heureux pour pouvoir raconter au savant poëte une
légende que j'avais recueillie dans un précédent séjour à Bruxelles.

L'architecte qui construisit cet hôtel de ville eut le désagrément
d'abord de ne pouvoir accomplir son œuvre. L'aile gauche, établie
sur un terrain peu solide, s'écroula tout entière. On pensa qu'il
s'agissait d'un terrain marneux, et on planta des pilotis: la
construction s'effondra une seconde fois, laissant paraître un vaste
abîme. On crut qu'il y avait là d'anciennes carrières, et l'on y
versa des tombereaux de gravois; mais plus on en versait, plus le
trou devenait profond. Enfin le malheureux architecte fut contraint
de se donner au diable. Dès lors, les constructions s'élevèrent avec
facilité. Il mourut le jour même où l'on posait le bouquet sur le
toit achevé, et l'on n'apprit qu'alors le fatal secret. L'archevêque
de Malines fut appelé pour bénir l'édifice. Un craquement soudain
se déclara dans les murs, et tout rentra bientôt dans le troisième
dessous. On aspergea le gouffre d'eau bénite; des ouvriers munis de
scapulaires osèrent y descendre, et, dans le fond, on trouva une tête
colossale en bronze ornée de cornes portant des traces de dorure.
C'était, selon les uns, une tête antique de Jupiter-Ammon; selon
d'autres, le buste officiel de Satan. Cette même tête a été appliquée
depuis sur les épaules du maudit que transperce la lance de saint
Michel sur la flèche du monument. On redore maintenant ce groupe
magnifique, qui s'aperçoit dans un rayon de six lieues. J'ignore si les
ouvriers qui restaurent la tête du diable se sont munis de scapulaires.

Du reste, Bruxelles est catholique toujours comme au temps des
Espagnols. Nous savons à peine, à Paris, que le mois de mai est le
mois de Marie. Je l'ai appris en sortant de la place par l'angle
opposé à la _maison des Mariniers_, dont on restaure aussi le toit
curieux, qui représente une poupe ancienne de galère. La rue de la
Madeleine était remplie par une longue procession, au milieu de
laquelle on portait une grande Vierge en bois, coloriée, vernie et
dorée, dont les pieds disparaissaient ainsi que l'estrade sous une
montagne de bouquets.--Au-dessus des boutiques fermées, les fenêtres et
les plinthes étaient garnies de branches de tilleul, et cela jusqu'à
la porte de Louvain. La garde civique, les sociétés de chant et les
corporations ouvrières, avec bannières et écussons, se déroulaient sur
tout cet espace. C'était un dimanche, et la kermesse d'Ixelles était
annoncée aux coins des rues par d'immenses affiches.

Ixelles est un bourg situé à dix minutes de la porte de Louvain. La
procession ne tarda pas à en envahir les rues, également parées de
branches vertes et de poteaux soutenant de longues bandes aux couleurs
nationales. Ce fut dans l'église, neuve et magnifiquement décorée, que
la procession vint s'absorber tout entière pour entendre un office à
grand orchestre. Les sociétés et les corporations se dirigèrent ensuite
vers leurs locaux respectifs.--Les kermesses de Belgique inspireraient
difficilement aujourd'hui un nouveau Rubens ou même un nouveau Téniers.
L'habit noir et la blouse bleue y dominent,--ainsi que, pour les
femmes, les modes arriérées de Paris. On y boit toujours de la bière,
accompagnée de _pistolets_ beurrés et de morceaux de raie ou de morue
salée découpés régulièrement qui poussent à boire. La musique et les
pas alourdis des danseurs retentissent dans de vastes salles avec moins
d'entrain qu'à nos cabarets de barrière, mais, pour ainsi dire, avec
plus de ferveur. Le beau monde se dirigeait vers des casinos situés
le long d'un étang chargé de barques joyeuses, et qui figure en petit
celui d'Enghien. Bruxelles est la lune de Paris, aimable satellite
d'ailleurs, auquel on ne peut reprocher que d'avoir perdu, en nous
imitant, beaucoup de son originalité brabançonne. La fête d'Ixelles
s'est terminée, comme toutes nos fêtes dominicales par l'ascension
d'un ballon jaune qui s'est élevé très-haut en emportant l'écho des
applaudissements de la foule.

En revenant, je suis entré dans l'église du Sablon, où reposent les
cendres de Jean-Baptiste Rousseau, en face de l'hôtel d'Arenberg, dont
l'ancien maître l'avait accueilli dans son exil. Je me disais à ce
propos, et en songeant aux nombreux exilés qu'avaient en divers temps
recueillis les Pays-Bas, que leur séjour dans ces contrées à la fois
étrangères et françaises avaient toujours servi beaucoup à propager
au dehors notre littérature et nos idées. Pour moi, j'ai toujours
considéré les pays de langue française, tels que la Belgique, la Savoie
et une partie de la Suisse et des duchés du Rhin, comme des membres
de notre famille dispersée. N'existe-t-il pas, malgré les divisions
politiques, un lien pareil entre les pays de langue allemande? Je
n'entends parler ici que d'une frontière morale, dont les étrangers
peuvent aussi, çà et là, rejeter les limites au delà des nôtres; mais,
si le style est l'homme, il faut reconnaître que la partie éclairée et
agissante des populations dont je viens de parler est de même nature
que la nôtre, comme sentiment et comme esprit.--Je ne crois pas à la
culture de la langue flamande, malgré les chambres de rhétorique et
ses concours de poésie; et, au contraire, on connaît, ou plutôt on
ne reconnaît pas chez nous, un grand nombre d'écrivains belges qui
sont loin de se vanter de n'être pas Français. Paris absorbe tout,
et, dépouillant Bruxelles de son amour-propre, lui rend ce qu'il lui
emprunte en splendeur et en clarté. Qui oserait dire que Grétry n'est
pas Français et ne voir dans Rousseau que le citoyen de Genève? Nos
grands hommes appartiennent aussi à tous ceux qui, dans le monde,
acceptent l'influence de notre langue et de nos travaux.

Le lendemain, je lisais les journaux au café _Suisse_, sur la place de
la Monnaie, lorsque j'entendis des tambours qui battaient une marche.
Deux porte-drapeaux les suivaient, l'un portant l'étendard belge, et
l'autre l'étendard français surmonté d'un aigle. C'étaient les anciens
soldats belges de l'empire français qui célébraient l'anniversaire du
5 mai, et qui, cette année, avaient remis au 10 la cérémonie, afin
qu'elle concordât avec la fête de Paris. Ils allaient se faire dire
une messe et se livrer ensuite à un banquet fraternel. J'admirai la
tolérance vraiment libérale du gouvernement belge et de la partie de la
population qui, indifférente à ces souvenirs, saluait, sous un roi, ces
vieux fidèles de l'Empire. La même cérémonie avait lieu ce jour-là dans
toutes les villes de Belgique.

En rentrant à mon hôtel, je trouvai une lettre qui m'enjoignait d'avoir
à venir causer vers midi avec le gouvernement. C'est la première fois
que cela m'arrivait en Belgique, où j'ai passé bien souvent dans ma
vie, puisque c'est la route de l'Allemagne. Un sage de l'antiquité
partait pour un voyage, lorsqu'au sortir de la ville on lui demanda:
«Où allez-vous?-- Je n'en sais rien,» répondit-il. Sur cette réplique
on le conduisit en prison. «Vous voyez bien, dit-il, que je ne savais
pas où j'allais.» Je pensais à cette vieille anecdote en traversant
la cour splendide de ce même hôtel de ville que je n'avais admiré
que du dehors.--L'employé à qui je me présentai me dit: «Vous êtes
réfugié?--Non.--Exilé?--Nullement.

--Cependant vous voici inscrit sur ce livre en cette qualité. --C'est
sans doute qu'à la frontière on aura porté ce jugement d'un homme qui
venait seul à Bruxelles, tandis que tout Bruxelles se dirigeait vers
Paris. Certes, je n'y ai pas mis d'intention, j'étais parti depuis
huit jours.» Déjà j'étais effacé de la liste fatale, et l'on me dit
d'un ton bienveillant: «Où allez-vous? --En Hollande.--Vous aurez
peut-être de la peine à y séjourner.--Je ne le pense pas, je n'y vais
que pour voir les fêtes données pour l'inauguration de la statue de
Rembrandt. --Oui, dit un employé qui dressa la tête derrière une table
voisine, ils disent qu'ils ont une statue, _savez-vous?_ qui est encore
plus belle que la nôtre de Rubens, à Anvers. Il faudra voir cela,
_savez-vous?_--Je le verrai bien, monsieur,» répondis-je. Et j'admirai
cette émulation artistique des deux pays, même dans les bureaux de
police.



II--D'ANVERS A ROTTERDAM


Je n'étais donc pas destiné à figurer parmi les proscrits internés
à Bruxelles ou dans les autres localités. Du reste, on s'aperçoit à
peine de la présence d'un si grand nombre de nos compatriotes: on ne
les voit ni dans les cafés, ni dans les lieux publics, ni presque dans
les théâtres. La société belge n'a pas, comme on sait, de réceptions
ou de soirées, et c'est dans les cercles seulement que tous les partis
se rencontrent sur un terrain commun. «Êtes-vous libéral?--Êtes-vous
clérical? » Ce sont les questions à l'ordre du jour. Et les Français
n'ont pas même à choisir, car ces divisions sont entendues autrement
qu'elles ne le seraient chez nous.

Après tout, l'impression qu'on emporte de Bruxelles est triste.
J'ai plus aimé cette ville autrefois; je me suis trouvé heureux de
respirer plus librement, au bout d'une heure, dans la solitude des
rues d'Anvers. J'avais encore admiré en passant les aspects charmants
du parc anglais de Laeken; Malines, plus belle en perspective qu'en
réalité; les bras de l'Escaut miroitant au loin dans leurs berges
vertes et les champs de seigle ondoyant, rayés des bandes jaunes du
colza en fleur. Le houblon grimpait déjà sur ses hauts treillages,
réjouissant l'œil comme les pampres d'Italie et promettant à ces
contrées les faveurs du Bacchus du Nord. Des chevaux et des bœufs
erraient en paix çà et là dans les pâturages, dont la lisière est
brodée de beaux genêts d'or.--Voici enfin la flèche d'Anvers qui se
dessine au-dessus des bouleaux et des ormes, et qui s'annonce de
plus près encore avec son carillon, monté éternellement sur des airs
d'opéra-comique.

J'ai franchi bientôt les remparts, la place de Meer, la place Verte,
pour gagner la cathédrale et y revoir mes Rubens: je ne trouvai qu'un
mur blanc, c'est-à-dire rechampi de cette même peinture à la colle dont
la Belgique abuse,--par le sentiment, il est vrai, d'une excessive
propreté. «Où sont les Rubens? dis-je au suisse.--Monsieur, on ne parle
pas si haut pendant l'office.» Il y avait un office, en effet. «Pardon!
repris-je en baissant la voix; les deux Rubens, qu'en a-t-on fait?--Ils
sont à la restauration,» répondit le suisse avec fierté.

O malheur! Non contents de restaurer leurs édifices, ils restaurent
continuellement leurs tableaux. Notez que la même réponse m'avait été
faite il y a dix ans dans le même lieu. J'ai songé alors avec émotion
à ce qui s'était passé un peu avant cette époque au musée d'Anvers.
L'histoire est encore bonne à répéter. On avait confié la direction
du musée à un ancien peintre d'histoire, enthousiaste de Rubens,
quoique très-fidèle au goût classique et n'admirant son peintre favori
qu'avec certaines restrictions. Ce malheureux n'avait jamais osé
avouer qu'il trouvait quelques défauts, faciles du reste à corriger,
dans les chefs-d'œuvre du maître. Ce n'était rien au fond: un glacis
pour éteindre certains points lumineux, un ciel à bleuir, un attribut,
un détail bizarre à noyer dans l'ombre, et alors ce serait sublime.
Cette préoccupation devint maladive. N'osant témoigner ses réserves ni
s'attaquer en plein jour à de tels chefs-d'œuvre, craignant le regard
des artistes étudiants et même celui des employés, il se levait la
nuit, ouvrait délicatement les portes du musée et travaillait jusqu'au
jour sur une échelle double à la lueur d'une lanterne complice.
Le lendemain, il se promenait dans les salles en jouissant de la
stupéfaction des connaisseurs. On disait: «C'est étonnant comme ce ciel
a bleui? c'est sans doute la sécheresse,--ou l'humidité.... Il y avait
là autrefois un triton: la couleur d'ocre l'aura noyé par un effet de
décomposition chimique.» Et on pleurait le triton. On s'aperçut de ces
améliorations trop rapides bien longtemps avant d'en pouvoir soupçonner
l'auteur. Convaincu enfin de manie restauratrice, le pauvre homme finit
ses jours dans un de ces villages sablonneux de la Campine où l'on
emploie les fous à l'amélioration du sol.

La statue de Rubens, sur la place Verte, est campée assez crânement
et doit consoler ce mort illustre des outrages que le bon goût lui a
fait subir. Elle faisait moins bien autrefois sur le quai de l'Escaut,
en face de la Tête de Flandre. Je suis entré dans un des cafés de la
place pour demander une côtelette ou un bifteck. «Nous n'avons plus
de viande, me dit-on, parce que c'est demain vendredi.--Mais c'est
demain que vous ne devriez pas en avoir.--Pardon, c'est que, comme on
n'en vendra pas demain dans la ville, les ménages s'en approvisionnent
aujourd'hui. »

Je vois qu'à Anvers la religion est aussi bien suivie qu'à Londres, où
l'on achète le samedi une grande quantité de porter, de sherry et de
gin, afin de pouvoir se griser en liberté le dimanche, seul jour où
cela soit défendu.

Pourquoi ne pas dire que les salles de danse du port, vulgairement
nommées _riddecks_, sont en ce moment ce qu'il y a de plus vivant à
Anvers? Pendant que la ville se couche une heure après qu'elle a couché
les enfants, c'est-à-dire à dix heures, les orchestres très-bruyants
de ces bals maritimes résonnent le long des canaux comme au temps des
Espagnols. On parle bien à Paris du bal Mabille et du Château-Rouge;
je puis donc parler ici de ces réunions cosmopolites, qui ne sont
qu'un peu plus décentes.--Le jour où j'arrivai à Anvers, il y avait un
banquet de soixante-deux capitaines de navire dans un des plus vastes
établissements du quai de l'Escaut. Les bassins étaient si remplis,
qu'un grand nombre de bricks et de frégates louvoyaient sur le fleuve
en attendant leur tour. Quelle forêt de mâts, plus serrée et plus
touffue qu'aucune forêt possible, car les arbres de cette taille ne
sont jamais si rapprochés! Des affiches annonçaient ce même jour quatre
départs pour Archangel.--Replongeons-nous dans les rues, de peur de
céder à de telles séductions.

En multipliant le nombre des capitaines de haut bord par celui
des simples caboteurs, des officiers et des matelots d'une telle
agglomération, on comprendra l'éclat inouï de ces _riddecks_, survivant
au siècle où Rubens y a étudié les enlacements robustes de ses dieux
marins et de ses océanides. Malheureusement, l'imitation de Paris
gâte tout! Plus de danses nationales, plus de costumes, excepté celui
des Frisonnes, qui viennent vous offrir, avec leur coiffure de reine,
leurs dentelles et leurs longs bras blancs, des œufs durs, de la morue
découpée, des pommes rouges et des noix. Les vareuses et les chemises
coloriées des matelots répandent aussi quelque gaieté dans cette
foule.--De temps en temps, de belles personnes en costume de bal, et
qui ne seraient désavouées dans aucun monde, forment le carré d'un
quadrille tout féminin. Ensuite la valse mugit avec furie, imitant
tous les balancements de vagues que peut créer l'union du triton et de
la sirène. Des familles anglaises viennent voir cela par curiosité,
car il y a des estrades consacrées aux bourgeois, où l'on ne voit
naturellement s'attabler que des étrangers.

Le lendemain matin, j'étais à bord du paquebot _Amicitia_, qui, tous
les jours, fait le trajet d'Anvers à Rotterdam en huit heures. Les
armes des deux villes décorent le bastingage. Les mains coupées du
géant d'Anvers se tendent affectueusement comme pour caresser les
quatre lions de gueule et de sable de l'écusson néerlandais. On n'a
rien de mieux à faire alors que de s'attabler pour plusieurs heures
dans la _cajute_, avec la certitude d'échapper aux prescriptions
sévères du vendredi belge. La viande protestante s'étale sous toutes
les formes, et, toujours trop peu cuite pour nous, inonde de son sang
les pommes de terre de Dordrecht. On laisse à gauche Flessingue,
à droite Berg-op-Zoom en fredonnant la vieille chanson française:
_C'ti-là qu'a pincé Berg-op-Zoom_, et l'on se fatigue peu à peu de ces
méandres de bras de mer et d'embouchures de fleuve qui découpent la
Zélande en guipures. A la hauteur d'un certain fort qui doit s'appeler
Loo, le pavillon belge nous avait salués une dernière fois.--Puis nous
avions retrouvé nos couleurs françaises, disposées en longueur et non
plus en largeur. --Les douaniers des Pays-Bas inspectent les bagages et
les marquent d'un crayon blanc. Puisse-t-il nous porter bonheur comme
la craie dont les Latins marquaient les jours heureux!

Il n'y a rien à tirer de cette mer bourbeuse côtoyée de berges vertes
où apparaissent çà et là les grands bœufs de Paul Potter, que n'étonne
plus le passage du _steamboat_, ni sa trace d'écume, ni son panache
de fumée. Parfois le roulis nous apprend que nous tournons sur un
bras de mer. Ailleurs, une branche de l'Escaut ou de la Meuse offre à
la navigation des difficultés toujours vaincues. On frôle en passant
ou l'on courbe des bois marins, de frêles genévriers qui s'amusent à
verdir dans dix pieds d'eau, et qui secouent leurs panaches après notre
passage comme des chats qui font leur toilette après avoir traversé un
ruisseau.--Toujours sur les berges, souvent à peine perceptibles, des
maisons peintes, des fabriques ou des moulins d'une carrure imposante,
égratignant l'air de leurs grandes pattes d'araignées embarrassées dans
les toiles! La cloche annonce enfin Dordrecht, et nous passons si près
des quais, que nous voyons très-bien les femmes dans leurs maisons
de briques, nous inspectant à leur tour dans ces miroirs placés au
dehors des fenêtres, qui concilient leur curiosité naturelle avec leur
réserve néerlandaise.--Puis nous n'avons plus à suivre qu'un fleuve
paisible bordé de magnifiques pâturages à fleur d'eau que bornent au
loin des bois de sapins et de bouleaux. La cloche retentit encore.
C'est déjà Rotterdam.

Je regrette de n'avoir pu m'arrêter un instant à Dordrecht. On dit
qu'il s'y trouve une statue d'Érasme lisant dans un livre en face de
l'horloge publique. Chaque fois qu'une heure sonne, le philosophe
tourne une des pages de bronze de son livre. Naturellement, il en
tourne douze à midi. Je n'ai pas vu cette statue; mais, au détour du
port de Rotterdam encombré de paquebots, suivant à droite un bassin
immense ombragé d'ormes où plongent les lourdes carcasses goudronnées
des bateaux marchands, suivant encore longtemps la _Hochstrat_ bordée
de boutiques toutes parisiennes, puis tournant autour de la splendide
maison de ville, où il faut faire viser son passeport, --j'ai fini
par rencontrer, sur la place du Marché-aux-Légumes, la statue du
bon Érasme, qui, comme à Dordrecht, a la tête penchée sur un livre,
mais qui n'en retourne pas les feuillets. On avait prétendu que,
par un sentiment exagéré de propreté, les magistrats de Rotterdam
faisaient écurer tous les samedis la statue de leur grand homme, ce qui
finissait nécessairement par l'user.--N'est-ce qu'une fable, ou bien
se sont-ils arrêtés à temps? Il est certain qu'aujourd'hui la statue
est parfaitement bronzée et n'a nul besoin d'être traitée comme un
chaudron. J'ai regretté de ne pas rencontrer sur quelque autre place
une statue consacrée à Bayle. Il est vrai que ce serait la France qui
la lui devrait, puisqu'il est né dans le comté de Foix; mais Rotterdam
doit bien quelque chose au souvenir de cet illustre proscrit.

Au bout de la ville, au delà d'une porte sombre qui semble un arc de
triomphe des Romains, on rencontre l'embarcadère du chemin de fer
d'Amsterdam, qui se dessine dans le goût du gothique anglais au milieu
des villas et des jardins. Une heure après, j'arrive a la Haye en
traversant de riantes prairies éclairées du soleil couchant.



III--LA KERMESSE DE LA HAYE


De la station de la Haye, que ses gens appellent _S'Gravenhage_, il y
a encore un kilomètre de marche pour gagner la ville. La nuit était
venue, j'ai suivi une rue très-belle, voyant peu à peu étinceler le gaz
des boutiques et de plus en plus s'augmenter la splendeur des étalages,
jusqu'à la place du Marché. Arrivé là, je ne sais quelle animation
extraordinaire, quels sons lointains de violons et de trompettes,
entremêlés de coups de grosse caisse, me révélèrent l'existence d'un
divertissement public. Une petite rue très-propre, mais toute bordée
de fruitiers, de marchands de tabac, de merciers et de pâtissiers, me
conduisit sur la droite à une grande place plus silencieuse, entourée
d'hôtels et de cafés.--Plus loin, il n'y avait pas à en douter, des
théâtres en plein vent, illuminés de lampions et décorés d'affiches
monstrueuses, trahissaient les plaisirs d'une fête foraine. J'entrai
dans un café pour prendre des informations; puis, à travers le ramage
néerlandais du garçon, je finis par comprendre que j'arrivais en pleine
kermesse: --la kermesse de la Haye, qui n'a lieu qu'une fois par an!
C'était heureux!--Du reste, pas de journaux français sur les tables,
sauf des journaux belges et _l'Écho de la Haye_, qui n'a qu'une page
imprimée des deux côtés. Il paraît que le _Journal de la Haye_, qui
avait pris une certaine importance; dans la presse européenne, n'existe
plus depuis longtemps en revanche, _l'Écho_ annonçait deux théâtres de
vaudeville et un théâtre d'opéra français, plus un théâtre allemand et
un théâtre flamand, sans compter une foule de ciques et de fantoccini.

Je ne tardai pas à m'engager dans la grande rue formée par les
constructions légères de la fête. Le théâtre du Vaudeville jouait
_les Saltimbanques_; celui des Variétés, _la Dame aux Camélias_; mais
est-ce bien la peine d'aller à la Haye pour y retrouver Paris? La foule
augmente, et le bruit se continue au delà d'une porte noire, bariolée
d'affiches, qui est une ancienne porte de la ville, et des deux côtés
règne une véritable comédie en plein vent, formulée par des dialogues
bizarres de cinq ou six vendeurs de poisson salé qui se disputent la
faveur du public. Celui qui s'époumone à débiter les turlupinades les
plus comiques arrive à placer quelques morceaux de morue ou quelques
anguilles fumées avidement reçues par les enfants, les jeunes filles et
les militaires.--L'anguille fumée est un régal délicat; seulement, il
faut s'habituer au goût de suie qui en parfume la peau. Il y en a de
toutes les tailles, depuis un cents (deux centimes) jusqu'à dix cents.

Au delà de la porte, il n'y avait qu'à choisir entre une grande rue de
guinguettes, de cirques et de baraques consacrées à divers exercices,
et une autre plus étroite qui bordait un vaste bassin au milieu duquel
se trouve une île ronde habitée par des cygnes. A peine pouvait-on voir
par échappées, sur l'autre bord, les toits solennels du grand palais
des états reflétant dans l'eau leurs teintes plombées des pâles rayons
de la lune. Mais que d'éclat, que de vie, que de mouvement dans cette
rue improvisée! Pour tout dire en deux mots, la kermesse hollandaise,
c'est une ville en bois dans une ville en briques.

Les grandes rues, les larges places, les promenades, s'effacent pour
représenter l'aspect tumultueux d'une capitale immense, et leur
attitude, ordinairement paisible, n'est plus qu'un cadre obscur qui
raffermit l'effet de ces décorations inouïes. Il y avait dans cette
rue une centaine de maisons, très-solidement établies, peintes,
vernies et dorées, qui m'ont rappelé l'aspect des plus belles rues de
Stamboul pendant les nuits du Ramazan. Toutes avaient au dedans la
même disposition: une salle assez grande, éclairée par des lustres
de cristaux et des bras dorés, meublée de cabinets de laque et de
bois des îles surmontés de pots de porcelaine et de chinoiseries
diverses;--au fond, un vitrail de verres de couleur; des deux côtés,
quatre cabinets en forme d'alcôve, dont le cintre extérieur est
soutenu par des colonnes, et qui sont garnis de rideaux en toile de
Perse, en brocatelle ou en velours d'Utrecht. A l'entrée trône la
maîtresse de l'établissement sur un fauteuil élevé, d'où elle préside
d'un air solennel à la confection de certains gâteaux de crème frite
qui ont la forme de gros macarons. A ses pieds est une grande plaque
de cuivre dont les bossuages donnent à cette pâtisserie la forme
nécessaire. Tenant une longue cuiller avec la majesté de la déesse
Hébé, elle distribue la pâte blanche dans plusieurs séries de petites
cases rondes, chauffées en dessous par la flamme d'un grand brasier.
A ses côtés brillent d'immenses coquemards en cuivre jaune, aux anses
sculptées, qui ne sont sans doute là que pour l'ornement.--Ce qui
frappe encore plus l'étranger qui passe, c'est que chacun de ces
cafés est desservi par trois ou quatre jeunes filles frisonnes qui,
avec leurs casques d'or, leurs dentelles et leurs jupes de toile de
Perse, se précipitent sur le passant en criant: «Dis donc, monsieur!»
L'une vous enlève votre chapeau, l'autre votre manteau, la troisième
vous enlève vous-même avec la force que l'habitude du lessivage des
maisons et des frottements du cuivre peut communiquer à de si beaux
bras, et, quoi qu'on fasse, on se trouve bientôt attablé dans un de
ces cabinets-alcôves, dont il était difficile d'abord de deviner la
destination.

Une fois que vous vous êtes laissé servir un plat de crème frite
imprégnée de sucre et de beurre, ou des gaufres, ou toute autre
pâtisserie qu'il faut digérer à l'aide de plusieurs tasses de café ou
de thé, ces belles du Nord reprennent leur vertu et ne se montrent
pas moins sauvages que des cigognes d'Héligoland. D'ailleurs, la
police l'exige.--C'est une singulière race que ces Frisonnes si
grandes, si blanches, si bien découplées, et si différentes d'aspect
des Hollandaises ordinaires. On ne peut mieux les comparer, je crois,
qu'à nos Arlésiennes, en faisant la différence de la couleur et du
climat. Sont-ce là les nixes d'Henri Heine ou les cygnes des ballades
Scandinaves? Elles sont vives, très-spirituelles même, et n'ont rien
du calme flamand; cependant, on sent une certaine froideur sous cette
animation, qui étincelle comme les prismes irisés de la neige aux
rayons d'un soleil d'hiver.

En Hollande, on boit le café comme du thé; seulement, il est plus léger
que chez nous.--Je sentis moi-même la nécessité d'en avaler plusieurs
tasses, pour corriger l'amas de crème frite au beurre dont ces belles
vous bourrent en éclatant de rire.--_Capitaine_, disent-elles,
_capitaine! ah! capitaine_!-- Et l'on se laisse faire comme un enfant,
en admirant ces jolies têtes couronnées, ces longs cous onduleux et ces
bras blancs irrésistibles.--Pourquoi vous appellent-elles _capitaine_,
exactement comme le font les jolies Grecques dans les échelles du
Levant? C'est qu'elles sont aussi de la famille des antiques sirènes.
Le long des quais sont rangés les bateaux qui transportent de ville en
ville leurs kiosques chinois, que l'on démonte après les quinze jours
de chaque kermesse. Le passant est toujours pour elles un navigateur,
un Ulysse errant, qui ne se méfie pas assez souvent des enchantements
de Circé.--Cela me fait souvenir qu'il existe au musée de la Haye trois
sirènes à queue de poisson conservées en momies, et dont on serait mal
venu à contester l'authenticité.

Sortons enfin de cette rue merveilleuse, et, laissant à droite la
bibliothèque, suivons encore les longues allées de la place jusqu'à
l'opéra français. Des deux côtés règne une exposition d'horticulture où
les arbustes fleuris de l'Inde et du Japon forment une haie délicieuse,
bordée sur le devant des tulipes les plus rares. Ensuite recommence
une nouvelle cité de baraques, de tentes et de pavillons destinés
aux saltimbanques, aux hercules et aux animaux savants. La foule se
pressait surtout devant une femme à deux nez et à trois yeux, dont
l'un occupe le milieu du front. Ce dernier n'est pas très-ouvert, mais
les deux nez sont incontestables, et donnent à la femme, quand elle se
tourne, deux profils réguliers et différents. Il faut recommander ce
phénomène aux méditations de M. Geoffroy Saint-Hilaire. J'ai pu voir
encore le dernier acte _d'Haydée_ et complimenter _l'impresario_, qui
est l'un des fils de Monrose.

Le lendemain, j'ai fait un tour dans le célèbre _bois_ de la Haye,
qui, comme on sait, est planté sur pilotis, ce qui a été nécessaire
pour affermir le terrain.--En revanche, j'ai vu un spectacle non moins
étrange que les sirènes et la cyclopesse. On va croire que je rédige
une relation à la manière de Marco Polo: ce n'était pas moins qu'une
troupe de singes folâtrant en liberté dans les tilleuls qui bordent le
canal. Les corbeaux, troublés dans leur asile, ne pouvaient comprendre
cette invasion d'animaux inconnus, et défendaient avec acharnement
leurs malheureuses couvées. On riait à se tordre au pied des arbres.
Il est assez rare de voir rire des Hollandais; mais, quand ils s'y
mettent, cela ne finit plus.

Les soldats du poste montraient le corps d'un corbeau auquel l'un
des singes, étourdi de ses piaillements, avait tordu le cou fort
habilement. Il n'en avait aucun remords, et tantôt s'amusait à croquer
des bourgeons, tantôt se livrait sur un de ses pareils à des recherches
d'entomologie.--Ces singes étaient simplement les compagnons ordinaires
d'un certain _compagnon d'Ulysse_ pesant douze cents livres, et amené
pour la fête sur un bateau dont il remplissait la cabine. Pendant le
jour, on lâchait les singes pour les distraire d'une société sans doute
monotone, et il suffisait de les siffler pour les faire rentrer le soir.

La kermesse continuait dans tout son éclat, lorsque j'ai repris le
chemin de fer pour Amsterdam. Après la station de Leyde et celle de
Haarlem, où brillaient encore les dernières tulipes de la saison, le
chemin de fer passe comme une bande à peine bordée de terre entre deux
mers, dont la ligne extrême coupe l'horizon avec la netteté brillante
d'un damas. Celle de Haarlem, plus paisible, et l'autre, plus orageuse,
offrent un contraste curieux par les reflets du ciel et la teinte des
eaux; mais le plus merveilleux, c'est l'œuvre de tels hommes qui, non
contents de défier les éléments avec ces digues qu'on aperçoit au
loin au delà des dunes stériles, ont jeté de Haarlem à Amsterdam ce
formidable trait d'union dont il semble que les vaisseaux s'étonnent,
comme si les oiseaux voyaient passer un cerf dans les nues, selon
l'expression du poëte latin.



IV--AMSTERDAM ET SAARDAM


L'entrée d'Amsterdam est magnifique: à deux pas du débarcadère,
on passe sous une porte hardiment découpée, qui semble un arc de
triomphe; puis on a une demi-lieue à faire avant de gagner la place
du Palais. De temps en temps, on traverse les ponts des canaux, qui
font d'Amsterdam une Venise régulière dessinée en éventail. Les canaux
forment, comme on sait, une série d'arcs successifs dont le port est
l'unique corde. La ville est trop connue pour qu'il soit nécessaire de
la peindre plus minutieusement. Les grands bassins qui coupent çà et
là le dessin dont je viens de donner une idée sommaire sont, comme à
Rotterdam et à la Haye, bordés de magnifiques tilleuls qui se découpent
en vert sur les façades de briques, dont quelques-unes sont peintes,
mais où les pignons dentelés, festonnés et sculptés du vieux temps se
sont conservés mieux qu'en Belgique. On a peint et décrit les bords
de l'Amstel, où les couchers de soleil sont si beaux, le groupe de
tours qui s'élève entre le port et le grand bassin, les hautes flèches
découpées à jour des anciennes églises devenues temples protestants,
--et que l'on peut toujours comparer à ces coquillages splendides où
l'oreille attentive croit distinguer un vent sonore, mais d'où la vie
qui leur était propre s'est retirée depuis longtemps.

Si l'on veut voir la Venise du Nord dans toute sa beauté maritime, il
faut d'abord parcourir le quai d'une lieue qui borde le Zuiderzee. Les
vaisseaux, paisibles dans les bassins comme ces hautes forêts de pins
que le vent agite à peine, font contraste à la flotte éternelle qui,
de l'autre côté, sillonne la mer agitée ou paisible. Il y a là des
cafés élevés sur des estacades et entourés de petits jardins flottants.
Tout le quai est bordé de buffets de _restauration_,--où l'on peut
consommer debout des concombres au vinaigre, des salades de betterave,
des poissons salés arrosés de thé et de café. On remplace le pain par
des œufs durs.

Rien n'est plus engageant que les grandes affiches et les inscriptions
peintes des bureaux de _steamboat_ qui annoncent des départs continuels
pour Leuwarden en Frise, pour Saardam, qu'ils appellent _Zaadam_,
pour Groningne, pour Héligoland, pour le Texel ou pour Hambourg. Si
nous ne voulons qu'admirer la magnifique perspective d'Amsterdam,
mettons le pied sur le paquebot de Saardam, qui, trois fois par
jour, transporte les promeneurs sur le rivage de la Nord-Hollande.
Le bateau fume et se détache de l'estacade prodigieuse chargée d'un
petit village de comptoirs et d'offices maritimes, de restaurants et
de cafés.--Déjà toute la ligne du port nous apparaît dentelée au loin
par les découpures des toits variés de dômes et de tours aux chaperons
aigus au-dessus desquels se dressent, sur trois ou quatre points, de
hauts clochers ouvragés comme les pions d'un échiquier chinois. Puis
le panorama s'abaisse; chaque dôme, chaque flèche fait le plongeon
à son tour. Seule, la vieille cathédrale, située à gauche, lève
toujours son doigt de pierre dont on aperçoit la dernière aiguille de
l'autre côté du golfe. L'étendue de la mer est vaste; cependant, une
ligne verte égayée de moulins trace partout, comme un mince ourlet,
les derniers contours de l'horizon. On finit par reconnaître l'autre
rivage en voyant s'y multiplier les moulins, qui, autour de Saardam,
sont au nombre de quatre cents. Une petite anse, ouverte au milieu
des pâturages à fleur d'eau, vous mène au port de la charmante ville,
que je me garderai bien d'appeler chinoise, parce que cela déplaît
aux habitants. Voici le cadran d'une jolie église au toit pointu qui
nous annonce que nous n'avons mis qu'une heure pour la traversée. Une
nuée de cicerones en bas âge s'attache à nos vêtements avec l'âpreté
des Frisonnes de la Haye, mais avec des moyens de séduction moins
infaillibles.

J'ai été obligé de me réfugier dans un café pour n'être pas mis en
lambeaux. Un homme très-poli est venu s'asseoir à ma table, et a
demandé un verre de bière. En causant, il m'a parlé de la maison de
Pierre le Grand, et a offert de m'y conduire. Les petits cicerones
hurlaient tellement à la porte et faisaient de telles grimaces, que cet
obligeant personnage crut devoir leur distribuer des coups de canne.
«Monsieur, me dit-il, je me ferai un plaisir d'accompagner un voyageur
qui paraît distingué, et de lui faire les honneurs de la ville. Ces
drôles vous auraient volé votre argent; ils sont incapables d'apprécier
les choses d'art. Je vous préviens qu'il ne faut donner que quatre sous
à la maison du czar Pierre. On abuse ici de la facilité des étrangers.
Maintenant, si vous voulez voir la maison, accompagnez-moi; je vais de
ce côté. »

A cent pas du port, presque dans la campagne, on rencontre une petite
porte verte sur le bord d'un ruisseau. Au fond d'une cour de ferme, est
une maison qui a l'aspect d'une grange. C'est dans cette maison--qui
recouvre l'ancienne comme un verre couvre une pendule--qu'existe encore
la cabane parfaitement conservée du charpentier impérial. Dans la
première pièce, on voit une haute cheminée dans l'ancien goût flamand,
que surmonte une plaque gravée qu'a fait poser l'empereur Alexandre; de
l'autre côté, un lit pareil à nos lits bretons; au milieu, la table de
travail de Pierre, chargée d'une quantité d'albums qui reçoivent les
autographes et les inspirations poétiques des visiteurs. La seconde
pièce contient divers portraits et légendes. Les cloisons de sapin
sont entièrement couvertes de signatures et de maximes, comme si les
albums n'avaient pas suffit mais chacun veut prendre une part de
l'immortalité du héros. J'ai remarqué cette citation de Gœthe: «Ici,
je me sens homme! ici, j'ose l'être!» C'était un homme, en effet, que
ce grand homme; mais abrégeons.--Mon obligeant inconnu s'était retiré
par discrétion, car on permet aux curieux de méditer dans cette maison
et de se supposer un instant à la place du czar Pierre. Ouvrier et
empereur, les deux bouts de cette échelle se valent en solidité, et il
est impossible de réunir plus de noblesse à plus de grandeur. Pierre
le Grand, c'est l'Émile de Rousseau idéalisé d'avance.

Je compris, en retrouvant l'inconnu à la porte et lui voyant un air
embarrassé, qu'il obligeait _ses amis_ à la manière de M. Jourdain;
mais il s'y était pris spirituellement. J'offris de lui prêter un
florin, qu'il accepta sans difficulté.

«Maintenant, monsieur, voulez vous venir voir Broëk? Cela ne coûte
que quatre florins.--C'est trop.--Deux florins, et j'y perds.--Je
n'y tiens pas.--Alors, monsieur, ce sera un florin.... Je fais ce
sacrifice à l'amitié.» En effet, ce n'était pas cher; il fallait une
voiture pour franchir les deux lieues. On sait déjà par Gozlan que
Broëk est un village dont tous les habitants sont immensément riches.
Le plus pauvre, n'étant que millionnaire, a accepté les fonctions
de gardien des portes et de garde champêtre à ses moments perdus.
La vérité est que les paysans de ce village sont des commerçants et
des armateurs retirés, chez lesquels sont venues s'amasser pendant
plusieurs générations les richesses des Indes et de la Malaisie. Ces
nababs vivent de morue et de pommes de terre au milieu du rire éternel
des potiches et des magots. Chaque maison est un musée splendide de
porcelaines, de bronzes et de tableaux. Il y a toujours une grande
porte, qui ne s'ouvre que pour la naissance, le mariage ou la mort. On
entre par une porte plus petite. L'aspect du village offre un carnaval
de maisons peintes, de jardinets fleuris et d'arbustes taillés en
forme d'animaux. C'est là que l'on rabote, par un sentiment exquis de
propreté, les troncs des arbres, qui sont ensuite peints et vernis. Ces
détails sont connus; mais il y a quelque exagération dans ce qu'ont dit
certains touristes, que les rues sont frottées comme des parquets.--Le
pavé se compose simplement de tuiles vernies, sur lesquelles on répand
du sable blanc, dont la disposition forme des dessins. Les voitures
n'y passent pas et doivent faire le tour du village. Ce n'est que dans
le faubourg que l'on peut rencontrer des auberges, des marchands et
des cafés. Les femmes ont conservé, comme à Saardam, les costumes
pittoresques de la Nord-Hollande. Les couronnes d'orfèvrerie, souvent
incrustées de pierres fines, les dentelles somptueuses et les robes
mi-parties de rouge et de noir sont les mêmes qu'à l'époque où une
reine d'Angleterre se plaignait d'être éclipsée par les splendeurs
d'une cuisinière ou d'une fille de ferme. Il y a au fond beaucoup de
clinquant dans tout cela; mais l'aspect n'en est pas moins éblouissant.

Il ne faut pas mépriser Saardam, où nous rentrons après cette excursion
rapide.--J'ai demandé à voir le bourgmestre, et je m'attendais à voir
surgir tout à coup l'ombre de Potier. Le bourgmestre était absent,
heureusement pour lui et pour moi. --La mairie était située dans une
grande rue où l'esprit français a encore pénétré: ce sont deux lignes
de magasins splendides, qu'on ne s'attendrait pas à rencontrer auprès
d'un vaste canal qui suit parallèlement les jardins situés derrière.
Les plates-bandes de tulipes égayent toujours les carrés de verdure
découpés par des ruisseaux d'eau verte qui s'argentent ou se dorent
aux derniers reflets du soleil couchant. C'est le printemps encore,
tandis que Paris doit être en proie à l'été. Les maisons, peintes de
toutes les nuances possibles du vert, depuis le vert-pomme jusqu'au
vert-bouteille, _se doublent_ dans ces eaux paisibles, comme le château
du Gascon, qui s'imagine alors qu'il en possède deux.

Le port de Saardam n'est pas non plus à dédaigner.... Déjà la cloche
nous appelle, et nous n'avons que le temps d'admirer la sérénité de ces
rivages et de ces eaux, où dorment les lourds bateaux à voiles qui, de
temps en temps, se réveillent pour faire le grand voyage des Indes.



V--HET REMBRANTS FEEST


O Érasme!--dont je porte humblement le nom traduit du
grec,--inspire-moi les termes choisis et nécessaires pour rendre
l'impression que m'a causée Amsterdam au retour. Les lumières
étincelaient comme les étoiles dorées dont parlent les ballades
allemandes. Toi qui as fait réloge de la folie, tu comprendras le
ravissement que j'ai éprouvé en voyant toute la ville en fête à
la veille de l'érection officielle de la statue de Rembrandt. Le
gouvernement n'accordait qu'un jour, mais le peuple en voulait au
moins trois. On se réjouissait d'avance dans les _gastoffs_ et dans
les _musicos_. J'ai trouvé à la porte d'un de ces derniers une femme
qui représentait très-sincèrement l'image de la Folie dont Holbein
a orné tes pages savantes. C'était encore, si l'on veut, «Calliope
longue et pure,» charmant de ses accords la foule assemblée dans un
carrefour. Son violon, poudré au milieu par la colophane, exécutait des
airs anciens d'un mauvais goût sublime. En me voyant, cette femme eut
l'intuition de ma nationalité, et joua aussitôt _la Marseillaise._ La
foule sympathique répétait le chœur en langue flamande. Il est naturel,
du reste, qu'on accueille bien les étrangers qui viennent assister à
une fête artistique.

Le lendemain, toutes les maisons étaient pavoisées, ainsi que les
vaisseaux du port; le canon retentissait pour marquer les pas du
temps,--si précieux ce jour-là!--et les guirlandes de fleurs et de
ramées s'étendaient le long de la grande rue jusqu'au _Marktplein_.

Il ne faut pas trop s'étonner de voir Rembrandt logé sur le
Marché-au-Beurre, puisque nous n'avons pu obtenir pour Molière, à
Paris, qu'une encoignure entre deux rues, servant de fontaine, et
livrée aux porteurs d'eau de l'Auvergne, qui me rappellent cette belle
phrase de M. Villemain dans _Lascaris:_ «Les Arabes attachaient leurs
chevaux à ces colonnes romaines, qu'ils ne regardaient pas! »

Toute la population d'Amsterdam était sur la place du Marché lorsque
la statue apparut dépouillée des voiles qui la couvraient depuis le 17
mai, époque de son installation.--On entendit sur la place un _huzza_
colossal, que couvrit bientôt l'exécution à grand orchestre du chant
national: _Wien Neerlands bloed in d'aderen Vloeit_[1].... Il était
midi et demi, le roi venait de paraître dans sa loge en costume
d'officier de marine. Ce souverain a fort bonne mine sous l'uniforme,
et se trouve parfaitement rendu dans un portrait de M. Pieneman, le
célèbre peintre historique qui est à la tête aujourd'hui de l'école
hollandaise.--Les honneurs de la fête étaient rendus au roi par les
membres de la société _Arti et Amicitiæ_, qui avaient eu l'initiative
de cette inauguration. Dans les Pays-Bas, où l'écorce monarchique
couvre toujours un ancien fruit républicain, le gouvernement n'apparaît
qu'à titre honoraire dans les fêtes de l'art, de la littérature ou de
l'industrie. Le roi souscrit comme les autres, en raison de ses moyens.

La statue de Rembrandt n'a rien de la crânerie de celle de Rubens à
Anvers. Je ne sais pourquoi les grands hommes de Hollande sont toujours
représentés la tête penchée et méditant sur leurs ouvres. Érasme a le
nez dans son livre; Laurent Coster, à Haarlem, songe à tailler des
lettres de bois; Rembrandt médite un chef-d'œuvre en croisant sur
son ventre ses mains, dont l'une ramène un des coins de son manteau.
Son costume de troubadour est varié d'une trousse dans le goût du
XVIIe siècle et de souliers à bouffettes qu'on a pu porter,
en effet, vers ce temps-là.--Sur le piédestal, on remarque les lettres
R. V. R., Rembrandt van Rhyn, et l'on peut lire encore cette devise:
_Hulde van het nageschlacht_ (hommage de la postérité). Le statuaire
s'appelle Royer, le même qui a modelé la statue de Ruyter.

Trois noms, Ruyter, Vondel et Rembrandt, brillaient partout en or
sur les bannières. On m'a traduit les discours prononcés par les
autorités. M. Scheltema, savant archiviste, s'est occupé beaucoup de
rassembler des documents sur la vie de Rembrandt. Il a rappelé avec
bonheur le souvenir d'une fête où, il y a juste deux siècles, le vieux
Vondel fut couronné de lauriers par les associations de peintres et
de sculpteurs. L'orateur a cherché ensuite à venger le grand artiste
de diverses inculpations, qui réellement font du tort à notre pays,
dans je ne sais quel article de la biographie Michaud.--Le discours
du savant semblait calqué, à l'inverse, sur les arguments de l'inconnu
qui a écrit cet article, dont nous ne savons même si nous devons être
responsables. «On a accusé Rembrandt, a dit M. Scheltema, d'être
avare et _crapuleux (schraapzugtig)._ » M. Scheltema a peut-être un
peu trop vengé Rembrandt du reproche d'avoir fréquenté le bas peuple.
Nous possédons à la Bibliothèque nationale une collection de gravures
qu'il eût été difficile à l'artiste de réaliser sans se mêler un peu
à la basse société. Le beau monde était très-beau sans doute du temps
de Rembrandt, mais les gens en guenilles n'étaient pas à dédaigner
pour un peintre. Ne cherchons pas à faire, des poëtes et des artistes,
des _gentlemen_ accomplis et méticuleux. La main qui tient la plume
ou le pinceau ne s'accommode des gants paille que quand il le faut
absolument, pour toucher parfois d'autres mains ornées de gants
paille,--et des esprits de la force de Rembrandt sont ceux qui, comme
les dieux, épurent l'air où ils ont passé.

On s'attendait à revoir le roi au grand bal que donnait la société
_Arti et Amicitiæ_. Il avait fort bien répondu à une allusion
imprudente d'un discours municipal touchant le monument de Waterloo.
«Ceci, a-t-il répliqué, _n'est pas un monument sanglant_.» Mais
le souverain, un peu fatigué de la journée, avait laissé pour le
représenter au bal le prince Henri, qui a seul été salué du chant:
_Leve het Vaderland!... hoezee!_

En consultant mes souvenirs de cette journée du 27 mai, je suis encore
frappé de l'aspect de toute cette ville en fête, des maisons pavoisées
et des fenêtres ornées de guirlandes, du sol jonché de fleurs, et de
ces milliers de bannières flottant au vent ou portées en pompe par les
sociétés et les corporations. Le soir, tout était illuminé, et les rues
qui conduisent du marché au musée étaient particulièrement sablées et
parées de verdure. Les tableaux du prince de la peinture hollandaise
étaient éclairés _a giorno_, et _la Ronde nocturne_ surtout était
encore admirée avec délices: il aurait fallu peut-être faire venir
de la Haye _la Leçon d'anatomie_. Mais le parc, véritable centre de
cette solennité, nous gardait d'autres merveilles et d'autres hommages
rendus à Rembrandt. Pourquoi faut-il que le grand artiste n'ait été si
unanimement fêté qu'après deux cents ans dans la ville où il a passé
presque toute sa vie? Ne pouvant attaquer son talent, on l'a traité
d'avare: on a raconté que ses élèves peignaient, sur des fragments de
cartes découpées, des ducats et des florins qu'ils semaient dans son
atelier, afin qu'il les fît rire en les ramassant. Ce qui est vrai,
c'est que Rembrandt le réaliste employait toutes ses économies à
acquérir des armes, des costumes et des curiosités qui lui servaient
pour ses tableaux. Ne lui a-t-on pas reproché d'avoir épousé une
paysanne et d'avoir feint d'être mort pour profiter de la plus value
d'une vente après décès? La biographie fondée sur des preuves nouvelles
que va publier dans trois mois M. Scheltema rétablira sans doute la
vérité des faits.--Il s'est rencontré même un critique qui appréciait
le talent d'après une échelle arithmétique, et qui, supposant le
nombre 20 comme _étalon_ général, accordait à Rembrandt 15 comme
composition, 6 comme dessin, 17 comme coloris et 12 comme expression?
Ce mathématicien s'appelait de Piles.

Le parc, illuminé de deux mille becs de gaz, a bien vengé l'artiste de
ces obscurs blasphémateurs. Au delà des allées d'arbres précieux et des
parterres bariolés des dernières bandes de tulipes, on entrait dans une
vaste salle dont les peintures latérales avaient été exécutées par les
peintres actuels de l'école hollandaise; Gérard Dow, Flinck et Eeckout,
les élèves de Rembrandt avaient leur part de cette glorification. J'ai
remarqué les compositions de MM. Pieneman, van Hove père et fils,
Rochussen, Peduzzi, Israëls, Bosboom, Schwartze, von de Laar, Calisch,
etc. Chaque panneau offrait une scène de la vie artistique du maître,
et j'ai trouvé très-ingénieuse l'idée de le représenter peignant ses
principaux tableaux. Notamment pour _la Ronde de nuit_, on voyait le
peintre dans son atelier, entouré de ses modèles en costume: les deux
fiers compagnons vêtus à la mode espagnole, la jeune bohémienne en
robe de soie jaune avec le gibier pendu à sa ceinture, et jusqu'au
petit chien qui attend son tour pour poser.--Le _Tobie_ de notre musée
a aussi sa place dans ces décorations. Il serait trop long de tout
décrire. Et, d'ailleurs, l'attente générale a été détournée bientôt
par une ouverture à grand orchestre, suivie d'une représentation
allégorique dans le goût flamand, qui avait lieu sur une sorte de
théâtre dressé pour la circonstance. Les chambres de rhétorique et de
poésie fleurissent toujours dans ce pays, et gardent éternellement
les traditions du moyen âge. Nous avons donc vu une scène où les
dieux sont mêlés, et qui symbolisait cette pensée que la poésie, la
philosophie et les arts devaient s'unir pour fêter le grand homme. Dame
Rhétorique, dame Philosophie et dame Sapience n'auraient pas mieux
parlé au XIVe siècle que ne l'ont fait les acteurs de cette _moralité_
déclamant les vers de M. van Lennep. Les dieux peints et sculptés de la
salle accueillaient ainsi cette composition mythologique d'un sourire
bienveillant.--Ensuite a commencé le bal, et une valse échevelée, où
brillaient les blanches épaules et les diamants séculaires des dames de
Hollande, a couronné la fête, qui avait commencé par la distribution
des lots d'une _tombola_ artistique à laquelle tous les peintres du
pays s'étaient intéressés par des offrandes. Cette loterie a produit
plus de vingt mille florins.

Le palais était magnifiquement pavoisé. On m'avait permis de le visiter
avant l'arrivée du roi. Le palais d'Amsterdam est digne de remplacer
une des sept merveilles du monde disparues. Il est bâti sur onze mille
pilotis, formés des plus grands mâts de vaisseaux. La salle de bal est
la plus grande et la plus belle de l'Europe, plus grande peut-être que
la salle de la Bourse de Paris. Toute la partie supérieure est revêtue
de sculptures admirables en marbre blanc. Huit salles également pleines
de chefs-d'œuvre entourent cet immense local, et y correspondent de
plain-pied. Tous les itinéraires donnent les dimensions et énumèrent
les ornements de cette agrégation d'intérieurs superbes. On admire
aussi au même étage les appartements royaux décorés encore comme
au temps de Louis Bonaparte,--dans le style de l'Empire,--et que le
roi Guillaume fait aujourd'hui restaurer. Du haut de cet édifice, on
embrasse parfaitement la vue d'Amsterdam découpée en hémicycle, et l'on
compte les bandes d'argent des canaux qui vont se rétrécissant jusqu'au
bord. L'Amstel se perd au loin dans les campagnes. Le Rhin aboutit à la
mer en traversant les dunes couvertes de moulins qui avoisinent Leyde
aux tours rougeâtres. C'est là qu'est né Rembrandt van Rhyn,--Rembrandt
du Rhin.


[1] C'est le sang de la Néerlande qui coule dans nos veines, etc.



NOTE

Lorsqu'on recueille après tant d'autres quelques impressions éparses,
le long de ce vieux Rhin, qui s'en va finir dans la patrie de
Rembrandt, on ne peut avoir la prétention soit de dire quelque chose de
nouveau, soit de donner un fidèle itinéraire; il y a des livres pour
cela. Dans cette vue prise à vol d'oiseau des aspects et des mœurs,
on risque aussi de choquer certaines susceptibilités locales. C'est
ce qu'indiquent quelques lettres de personnes honorables d'Amsterdam,
reçues à la _Revue des Deux Mondes_, où ont paru pour la première fois
_les Fêtes de Hollande_, et qui reprochent à l'auteur de n'avoir pas
écrit un article sérieux sur Rembrandt, d'avoir traité légèrement les
_chambres de rhétorique_ et les concours de poésie, et d'avoir parlé
d'un Érasme mécanique qui existerait à Dordrecht. C'est, dit-on, «un
_cancan_ des gamins de Rotterdam.» Cela prouverait que la statue a pu
exister autrefois. L'auteur n'a pis dit qu'il l'eût vue. Il a rapporté
ce _cancan_, ainsi que celui du bois de la Haye planté sur pilotis,
dont l'ancienne tradition n'a rien d'extraordinaire en raison du peu de
stabilité des terrains.

Ensuite, il est impossible d'écrire un article _sérieux_ sur Rembrandt,
puisque l'on prétend, à Amsterdam, que les nouveaux documents
recueillis, et non encore communiqués à l'Europe, démontreront les
erreurs grossières contenues dans les biographies que nous possédons.
Il faut attendre.

Le public sérieux du pays ne s'est certainement pas préoccupé de
ces questions de détail, et reconnaîtra sans doute que la légèreté
française, si inquiétante quelquefois pour les étrangers, se trouve
tempérée ici par des éloges bien sincères, qui doivent être appréciés
dans la patrie de Vondel, d'Érasme et de Jean Second.

FIN.



TABLE

LES NUITS DU RAMAZAN

           I--STAMBOUL ET PÉRA

           I--Balik-Bazar
          II--Le sultan
         III--Le grand champ des morts
          IV--San-Dimitri
           V--Une aventure de l'ancien sérail
          VI--Un village grec
         VII--Quatre portraits

          II--THÉATRES ET FÊTES

           I--Ildiz-Khan
          II--Visite à Péra
         III--Caragueus
          IV--Les buveurs d'eau
           V--Le pacha de Scutari
          VI--Les derviches

         III--LES CONTEURS

              Une légende dans un café

              _Histoire de la reine du matin et de
              Soliman, prince des génies_

           I--Adoniram
          II--Balkis
         III--Le temple
          IV--Mello
           V--La mer d'airain
          VI--L'apparition
         VII--Le monde souterrain
        VIII--Le lavoir de Siloé
          IX--Les trois compagnons
           X--L'entrevue
          XI--Le souper du roi
         XII--Macbénach

          IV--LE KAIRAM

           I--Les Eaux-Douces d'Asie
          II--La veille du grand Batram
         III--Fêtes du sérail
          IV--L'Atmeïdan

        APPENDICE

           I--De la condition des femmes
          II--La vie intérieure au Caire, mœurs des harems
         III--Fêtes particulières
          IV--Les danseuses d'Égypte
           V--Les jongleurs
          VI--Les maisons du Caire
         VII--Cérémonies des funérailles
        VIII--Population de l'Égypte
          IX--La peinture chez les Turcs
           X--La vie domestique chez les Égyptiens
          XI--La fête de Mahomet
         XII--Les béguins
        XIII--Les arts à Constantinople et chez les Orientaux
         XIV--Lettre d'Amrou
          XV--Catéchisme des Druses
         XVI--Lettre à Théophile Gautier

        DE PARIS A CYTHÈRE (1840)

           I--Route de Genève
          II--L'attaché d'ambassade
         III--Paysages suisses
          IV--Le lac de Constance--Augsbourg
           V--Un jour à Munich
          VI--Les amours de Vienne
         VII--Suite du journal
        VIII--_Idem._
          IX--_Idem._
           X--_Idem._
          XI--L'Adriatique

        LORELY -- SOUVENIRS D'ALLEMAGNE
              À Jules Janin

        I--DU RHIN AU MEIN

        (1838-1840)

              Introduction

           I--Strasbourg
          II--La forêt Noire
         III--Les voyages à pied
          IV--La maison de conversation
           V--Lichtenthal
          VI--Francfort
         VII--Mannheim et Heidelberg
        VIII--Une visite au bourreau de Mannheim
          IX--En descendant le Rhin


        II--SOUVENIRS DE THURINGE (1850)

           I--L'opéra de _Faust_ à Francfort
          II--La statue de Gœthe
         III--Eisenach
          IV--Les fêtes de Weimar.--Le _Prométhée_
           V--_Lohengrin_
          VI--La maison de Gœthe
         VII--Schiller, Wieland, le Palais

        III--LES FÊTES DE HOLLANDE (1852)

           I--Bruxelles
          II--D'Anvers à Rotterdam
         III--La kermesse de la Haye
          IV--Amsterdam et Saardam
           V--Het Rembrants feest

FIN DE LA TABLE





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