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Title: L'Illustration, No. 0068, 15 Juin 1844
Author: Various
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "L'Illustration, No. 0068, 15 Juin 1844" ***


L'ILLUSTRATION,

JOURNAL UNIVERSEL.

Nº 68. Vol. III.--SAMEDI 15 JUIN 1844.

Bureaux, rue de Seine, 33.

Ab. pour Paris.--3 mois, 8 f.--6 mois, 16 f.--Un an, 30 f.
Prix chaque Nº 75 c.--La collection mensuelle br., 2 f. 75 c.

Ab. pour les Dép.--3 mois, 9 f.--6 mois, 17 f.--Un an, 32 f.
Pour l'Étranger           --    10           --    20          --    40


SOMMAIRE.

Courrier de Paris. _Fête donnée par S. M. Louis-Philippe aux Exposants,
dans la Salle de spectacle de Versailles._--Embellissement de Paris.
Nouveaux percements de voies publiques. _Trois Gravures_.--Histoire de
la Semaine. _Portrait du duc d'Angoulème d'après sir Thomas
Lawrence._--Répondez-moi. Romance. Paroles de M. Godefroy; musique de M.
Charles Puisot.--Les Chemins de fer. L'État, les Compagnies.--Algérie.
_Investiture d'un khalifah; Embarquement de troupes, d'après un dessin
original de M. Letuaire._--Un voyage au long cours à travers la France
et la Navarre. Récit philosophique, sentimental et pittoresque, par
Albert Aubert. Chap. I et 11. _Sept Gravures, par Bertall._--Exposition
des Produits de l'Industrie. (Septième article). Tissus et Poterie.
_Métier à broder, par mademoiselle Chanson; Vue générale de la galerie
des tissus pendant la visite du roi; Portière en tapisserie, exécutée à
Aubusson. Poteries de grès de Voisinlieu: Trois vases et flacon de la
fabrique de M. Talmoure._--Bulletin bibliographique.--Musée Lambourg.
_Une Gravure._--Levassor dans ses dix rôles du Troubadour omnibus. _Une
Gravure._--Correspondance.--Rébus.



Courrier de Paris.

C'est Versailles qui a occupé, cette semaine, le haut du pavé dans le
pays des nouvelles; Paris n'a eu que le second rôle: mais Paris et
Versailles se touchent de si près, que l'un peut bien être pris pour
l'autre, et que ce qui arrive à l'autre d'éclatant, profite à l'un:
c'est l'affaire d'un wagon, et pas davantage.

Cette grande aventure dont Versailles s'est glorifié cette semaine, ne
devinez-vous pas ce qu'elle est et ce qu'elle veut dire? Avez-vous si
courte mémoire, et faut-il vous dire de regarder les choses qui sont
sous votre nez et vous crèvent les yeux?

Eh bien! oui, j'entends; ne faites pas tant de bruit pour si peu de
chose, et ne prenez pas ces airs grondeurs: c'est du spectacle offert
par le roi aux représentants de l'industrie que vous voulez
parler.--Précisément.--Parlez-en donc, je ne demande pas
mieux.--Écoutez, je commence.

D'abord, je dois très-humblement m'accuser d'une erreur. Je pourrais
bien dire, comme tant de coupables, «ce n'est pas ma faute!» ou comme
les écoliers pris en flagrant délit, m'écrier: «Mais, monsieur, je vous
assure que c'est _chose_ qui en est cause!» Dieu merci! je suis plus
brave que cela, et j'endosse hardiment mes peccadilles. Je reconnais
donc, et j'en dis tout haut mon _mea culpa_, avoir très-faussement, mais
non pas méchamment annoncé que le roi avait arrêté avant la
représentation le spectacle ainsi qu'il suit: _Lucrèce_ et _la Ciguë_.
Entre nous, je tenais l'affiche de l'Odéon lui-même. Mais qu'importe que
ce soit l'Odéon, que ce soit moi, que ce soit un autre? la vérité pure
est que ni la _la Ciguë_, de M. Émile Augier, ni la _Lucrèce_, de M.
Ponsard, n'ont eu l'honneur d'être conviées à la fête de Versailles. On
les a laissées très-paisiblement au faubourg Saint-Germain, sur le
théâtre où elles sont nées, et si elles vont jamais à la cour, ce sera
une autre fois.

[Illustration: Fête donnée par S. M. Louis-Philippe aux exposants dans
la salle de spectacle de Versailles le 8 juin 1844.]

L'Opéra a damné le pion à l'Odéon; qu'on me passe cette expression peu
poétique, mais que les joueurs d'échecs ne désavoueront pas. Le samedi 8
juin, M. Habeneck, chef d'orchestre de l'Académie royale de musique, est
parti pour Versailles par la rive droite, conduisant, par le même
convoi, l'ouverture, le deuxième et le troisième actes d'_OEdipe à
Colone,_ le quatrième acte de _la Favorite_, le deuxième et le troisième
actes de _la Muette; item_ MM. Levassor, Massot, Duprez, mademoiselle
Dobrée et madame Stoltz pour le chant, et pour l'entrechat, MM. Coralli,
Mabile et Petitpa, mesdemoiselles Robert, Adèle Dumilâtre, Sophie
Dumilâtre et Maria. Ajoutez la polka, sans laquelle il n'y a pas du
bonnes fêtes, pas plus à la cour qu'à la ville. La polka est de tous les
rangs, de toutes les conditions et de tous les âges; on la danse de six
mois à quatre-vingts ans, et du palais à la mansarde. Jamais on n'a vu,
de mémoire de danse, une telle fureur, une telle fièvre, une telle
épidémie.

A cinq heures, le salon d'Hercule, qui conduit à la salle de spectacle,
était envahi par la foule des invités industriels; il y en avait plus de
quinze cents, sans compter les conviés politiques, diplomatiques et de
la familiarité. A sept heures, les portes du théâtre se sont ouvertes,
et, chacun a pris place sur les banquettes et dans les loges
indistinctement; on n'avait réservé que la loge royale et celle du corps
diplomatique. Je ne vous nommerai pas les personnages qui figuraient
dans cette réunion; il y en avait de tous les visages et de tous les
costumes, depuis les plus jolis jusqu'aux plus laids, depuis les plus
chamarrés et les plus brodés jusqu'aux plus simples et aux plus
modestes; depuis la botte vernie, jusqu'aux souliers avariés. Un journal
s'est fort indigné du négligé plus que sans façon d'un brave industriel,
qui figurait dans cette assemblée; il avait un habit malpropre, dit-il,
et les mains comme son habit. Un autre journal, qui ne tient pas à
l'habit, a répondu que peu importait l'enveloppe, et que l'intérieur
était le principal; «combien de consciences, a-t-il ajouté, cachées sous
ces broderies d'or, qui auraient paru au grand jour moins nettes encore
que ces mains et que cet habit qui vous ont si fort
scandalisés.»--Telles sont les douceurs que se sont dites, à l'occasion
de cette fête, le parti des mains propres et des consciences sales, et
le parti des mains sales et des consciences propres.

A sept heures et demie, le roi a paru dans sa loge accompagné de toute
la famille royale, excepté le duc d'Aumale, qui guerroie en Afrique. M.
le comte de Syracuse, frère du roi de Naples, M. le prince Alexandre de
Wurtemberg gendre du roi Louis-Philippe, complétaient le groupe royal et
princier.

Je n'ai pas besoin de vous dire que M. Habeneck a conduit l'orchestre
admirablement; que MM. Duprez, Levasseur, Massot ont chante
admirablement; que mademoiselle Dobrée et madame Stoltz n'ont pas chanté
moins admirablement; et que rien n'a été plus admirable que les
entrechats, et les bonds, et les pirouettes, et les ronds de jambe, et
les jetés-battus, et les grands et petits écarts de M. Coralli et de
mademoiselle Maria, de M. Mabile et de mademoiselle Adèle Dumilâtre, de
mademoiselle Sophie Dumilâtre et de M. Petitpa; n'oublions pas
mademoiselle Robert, digne aussi d'admiration. Comment, en effet, dans
une fête royale tout ne se ferait-il pas admirablement, et ne
semblerait-il pas admirable? Quant à la polka, elle a été aux nues; il
est vrai que mademoiselle Maria la danse à ravir. Peu s'en est fallu que
les quinze cents spectateurs, et le corps diplomatique lui-même, dans
leur enthousiasme, n'aient renouvelé la scène des juges du _Procès du
Fandango_, et ne se soient mis à polker de toutes leurs forces.

Le roi a plusieurs fois exprimé sa satisfaction par des bravos; et tout
le monde d'applaudir.

La salle, magnifique en elle-même, était d'ailleurs magnifiquement
illuminée; le cristal des lustres y réfléchissait les feux de mille
bougies.

Dans les entr'actes, des plateaux de rafraîchissements, portés par la
livrée royale, ont circulé abondamment. Les quinze cents bouches et les
trois mille mains qui composaient l'assemblée se sont précipités sur ces
plateaux rafraîchissants, et en ont absorbé, la superficie liquide avec
un empressement, une avidité, une reconnaissance que justifiaient, au
plus haut degré, la température africaine qui avait converti cette salle
de spectacle en une véritable étuve ou salle de bain russe.

Tout le monde cependant s'en est allé content, en s'épongeant le front
avec son mouchoir. Si, par hasard,--ce qui est impossible,--quelques
caractères maussades, quelques esprits mal faits, comme il s'en trouve
partout, même dans les plus belles fêtes, s'étaient, déclarés peu
satisfaits, ils n'auraient pas eu la consolation de pouvoir redemander
leur argent. Voilà l'inconvénient des spectacles gratis.

Puisque nous sommes dans les comédiens, les chanteurs et les danseuses,
n'en serions pas; aussi bien, c'est une espèce qui n'est pas sans
agrément; et pourvu que vous vous teniez assez loin des danseurs pour
qu'ils ne vous éborgnent pas d'un coup du pied; pourvu que vous soyez
vis-à-vis des danseuses dans une altitude et à une distance qui les
empêchent de vous enlever, à la pointe de l'orteil, votre coeur ou votre
bourse, quelque fois l'un et l'autre en même temps; pourvu que vous
n'ayez affaire qu'à des cantatrices et à des chanteurs au gosier
mélodieux, et que vos oreilles ne risquent d'être ni déchirées ni mises
en sang, on peut dire qu'il y a moyen d'avoir de l'agrément avec ces
messieurs et avec ces dames.

Pour ne parler que de l'entrechat, en voici un charmant qui nous revient
après une longue absence. Que dis-je, un entrechat? C'est une fine
bayadère, une sylphide délicieuse, au pied leste, au doux sourire, aux
attitudes harmonieuses et poétiques.--Est-ce de Taglioni que vous
parlez?--Non, mais de quelqu'un qui lui ressemble et qui pourrait bien
lui succéder, de Lucile Gralm.

Lucile Gralm est de retour à Paris depuis huit jours; elle arrive de
Londres chargée de banck-notes et de couronnes, en veux-tu? en voici.
Lucile Gralm donnera-t-elle quelques coups d'aile à l'Opéra? on ne dit
ni oui ni non. M. Léon Pillet est incertain; cependant que faire? Dans
quinze jours Marie Taglioni se retirera dans son triomphe et ira visiter
le lac de Côme pour y choisir et y asseoir son nid. D'autre part,
mademoiselle Carlotta Grisi est, dit-on, dans une situation qui
conseille aux sylphides de se tenir paisiblement à domicile, en
attendant qu'il leur soit permis de redevenir légères. Que fera
cependant le ballet pantomime? Qui nous rendra la Willi et la Péri, et
toutes ces filles de l'air? Je ne vois que Lucile Gralm, qui tombe des
nuages tout exprès pour parer à ce déficit, Lucile Gralm qui n'a besoin
que d'un bond pour remonter d'où elle est descendue!

Cependant quel bruit de vivat et de bravos nous arrive de Vienne, quel
parfum de fleurs triomphales? C'est, à madame Pauline Viardot que ces
bravos s'adressent; c'est madame Pauline Viardot qui récolte ces
couronnes; le succès qui l'avait caressée fidèlement pendant son séjour
à Saint-Pétersbourg, l'a suivie jusqu'à Vienne. La naïve _Gazza,_ la
tendre _Lucia_, ont ému ces bons Viennois jusqu'aux larmes; et notez
bien que les Viennois s'y connaissent, et que ce n'est pas une petite
marque d'honneur que d'obtenir leur approbation et de leur plaire.

Cependant nos lions et nos lionnes quittent Paris et commencent à se
livrer furieusement à la villégiature; quant aux tigresses, il n'y en a
plus. On va partir, on part, ou on est parti. Bade a ses attraits
ordinaires; Spa s'est embelli et a doublé ses charmes; on va donc à Spa;
Spa excite la curiosité; Spa attire par ses bois, par ses fêtes, par ses
solitudes; c'est un mélange charmant de bruit et de silence; aussi
entend on dire de tous côtés; «Où allez-vous cette année?--A Spa!--Et
vous?--A Spa!--Et vous, là-bas?--A Spa!» En route donc et partons pour
Spa, tous tant que nous sommes à qui le ciel accorde du temps, de
l'argent et du loisir!

Un conscrit vient de renouveler l'histoire d'Achille à Scyros; il avait
l'air si candide et si féminin, que le président du conseil de révision
lui dit: «Mais, monsieur, vous êtes une demoiselle!--Pardon, monsieur,
je suis un véritable conscrit, et je demande un briquet, ou la mort.»

Le président ne voulait pas se laisser convaincre; mais enfin il fut
convaincu. Une autre fois, je vous dirai comment.

Le ciel a fait des siennes cette semaine, et s'est mis dans des rages de
pluie terrible; un orage, une averse à Paris, est un des spectacles les
plus récréatifs qu'on puisse imaginer; il faut voir toute cette
population effrayée s'abritant sous les portes cochères et passant les
ruisseaux à la nage. Si l'aventure arrive un dimanche, la comédie est
complète: la terreur et le désordre que jette la pluie dans les mortels
endimanchés ne sauraient se décrire. Or, le Paris du dimanche a été
trempé jusqu'aux os l'autre jour, et crotté jusqu'à l'échine, par une
inondation subite. C'était un désastre risible de chapeaux, de robes, de
pantalons blancs, de jabots inouïs, et de cravates mirobolantes. Le
lendemain matin, ce Paris là se brossait et se séchait encore.--Qui
riait dans un coin? les tailleurs, les cordonniers et les modistes. Les
orages profitent toujours à quelqu'un, et la preuve, c'est qu'il y a
beaucoup d'honnêtes gens qui passent leur temps à amonceler et à grossir
les nuages.

Un soldat en garnison à Paris s'est brûlé la cervelle dans la chambre de
sa caserne; ce n'est pas le premier exemple de désespoir que nous ayons
eu à signaler cette année dans l'armée; hier, c'était un soldat; l'autre
jour, un sergent et un capitaine. A quelle cause attribuer ces
résolutions fatales? Il n'y a pas d'exemple, sous l'empire, qu'un homme
de guerre, officier ou simple soldat, ait attenté à sa vie. Il est vrai
que la victoire ne leur laissait pas le temps de s'ennuyer, et que
souvent une balle ennemie se chargeait de les guérir de la maladie du
suicide.

Madame Dorval a définitivement rompu avec l'Odéon; elle fait un nouveau
pacte d'amitié avec le théâtre Saint-Martin, son berceau en quelque
sorte, et le témoin de sa réputation naissante et de ses plus beaux
succès de sanglots et de larmes. Madame Dorval et la Porte-Saint-Martin
sont liés l'un à l'autre pour dix-huit mois, à partir du mois de
septembre. La célèbre actrice débutera par un drame nouveau, qu'on dit
d'une grande hardiesse et d'une grande originalité.



Embellissements de Paris.

(V. t. III, p. 43, 141.)

NOUVEAUX PERCEMENTS DE VOIES PUBLIQUES.

Dans un de nos précédents articles, nous avions signalé la nécessité de
procurer un nouveau débouché à la circulation aux abords de
l'embarcadère des chemins de fer de Rouen, Versailles et Saint Germain.
L'affluence des voyageurs et des voitures encombre chaque jour d'une
manière réellement dangereuse l'unique voie destinée à leur passage.

Nos prévisions se sont réalisées, et, l'on a senti qu'on ne pouvait
larder plus longtemps à donner de nouvelles issues au mouvement de la
population qui se porte vers ce point avec tant d'activité. Les abords
du débarcadère, centre principal de ce mouvement, ont nécessairement
attiré la première attention, et l'on a cherché à les rendre plus
faciles, soit en ouvrant de nouvelles voies publiques dans cette
direction, soit en élargissant celles qui seules y conduisent
aujourd'hui.

Plusieurs projets ont été étudiés dans ce but. Celui qui satisfaisait le
plus grandement les exigences de la circulation, avait été conçu dans
une réunion des propriétaires du quartier. Il établissait d'abord une
vaste place en face du débarcadère Saint-Lazare, dans les terrains
vagues qui servent aujourd'hui de chantiers; puis du cette place
rayonnaient des rues dans toutes les directions, pour rejoindre, d'abord
la rue Sainte-Croix, au-dessus du collège Bourbon, et communiquer à la
Chaussée-d'Antin par la rue Joubert; ensuite la rue Neuve-des-Mathurins,
pour déboucher les rues Greffuthe et Godot, et parvenir au boulevard;
enfin la rue Saint-Nicolas, pour communiquer avec la rue de l'Arcade.

[Illustration: A. Débarcadère Saint-Lazare.--B. Place projetée.--1, 2,
3, 4. Rues projetées.--c. Rue Sainte-Croix.--d. Rue de l'Arcade.--e. Rue
Neuve-Saint-Nicolas.--f. rue de la Ferme.--g. Rue Godot--h. Rue
Neuve-des-Mathurins.--I. Rue Greffuthe.--j. Rue Tronchet.]

Ce projet, bien combiné sous le rapport de la circulation, présentait,
il est vrai, d'assez grandes difficultés d'exécution, par le nombre de
rues à ouvrir, l'importance des immeubles à exproprier, et les
sacrifices pécuniaires à faire. Un travail beaucoup plus restreint fut
donc proposé à l'administration municipale, et accepté presque aussitôt.
Il consistait simplement dans le percement d'une rue de quinze mètres à
travers les chantiers en face de l'embarcadère, et en prolongement de la
rue de la Ferme, avec une espèce d'impasse qui eût donné dès à présent
une seconde porte, au collège Bourbon, mais qui, pour l'avenir, menaçait
l'existence de cet édifice: car, placée dans l'axe de la rue Joubert,
cette espèce d'impasse en serait devenue nécessairement plus tard la
continuation, à travers les bâtiments démolis du collège.

[Illustration: A. Débarcadère Saint-Lazare.--B. Rue nouvelle de 15
mètres.--C. Impasse. Entrée du collège Bourbon.--d. Collège Bourbon.--e.
Rue Saint-Nicolas.--f. Rue de la Ferme.]

Ce projet, bien que voté par le conseil municipal et sanctionné par une
ordonnance royale, a soulevé une réprobation presque unanime. Évidemment
une seule rue de quinze mètres était insuffisante pour les immenses
besoins créés sur ce point par la réunion de trois chemins de fer, et à
peine la décision fut-elle rendue, qu'on reconnut la nécessité de la
modifier. Des propositions furent faites par une compagnie de
propriétaires pour l'exécution d'un troisième plan; celui-ci abandonnait
les rues rayonnantes d'abord projetées, mais conservait l'exécution
d'une place, qui, coupée par des terre-pleins pour les piétons, eût
donné à l'affluence des voyageurs et de la population tout l'espace
nécessaire.

Ces propositions n'ont pas été adoptées complètement, et
l'administration semble avoir pris un _mezzo termine_ entre ce projet et
celui qu'elle avait primitivement adopté. La place ne sera point
exécutée, mais la grande rue du débarcadère sera portée à vingt mètres
de largeur. Les rues Saint-Lazare et Saint-Nicolas seront immédiatement
élargies, et le collège Bourbon prendra façade sur la nouvelle voie
publique.

Il faut avouer que ce projet ne semble pas répondre encore aux besoins
de la circulation. Une rue, même de vingt mètres, ne semble pas en
rapport avec le développement que doit prendre chaque jour l'activité
concentrée sur ce point. Cependant, quel qu'il soit, il devient urgent,
et doit être promptement exécuté. On dit que des difficultés qui
existent entre la ville de Paris et l'Université, pour l'échange des
terrains dépendants du collège, en retardent seules l'exécution. Nous
souhaitons qu'elles soient promptement terminées, dans l'intérêt des
nombreux voyageurs que le débarcadère jette chaque jour sur la chaussée
dangereuse et encombrée de la rue Saint-Lazare.

[Illustration: A. Débarcadère.--B. Rue de 20 mètres.--e. Rue Saint
Nicolas.--f. Rue de la Ferme.]

Mais ce n'est point seulement sur ce point que l'attention devrait se
porter. Un seul débouché ne suffit pas à la circulation que les chemins
de fer appellent dans le quartier Saint-Lazare et au carrefour de
l'Arcade. Il serait bien temps que l'administration songeât à favoriser
les efforts privés qui tendent à régulariser, à rendre plus viables et
plus salubres les débris de l'ancienne Pologne. Déjà, il est vrai, elle
s'est occupée de redresser une partie de la rue du Rocher, qui, suivant
les sinuosités tortueuses de l'ancien chemin des Étrangers, aboutit si
péniblement à la barrière Monceaux, que sa situation appelle à soulager
la barrière Clichy, déjà tellement encombrée. Mais cette amélioration
partielle n'aura qu'un bien faible résultat tant que les autres parties
de la voie publique resteront dans cet état d'invalidité. Ne serait-ce
pas le cas d'achever la rue Malesherbes, qu'un seul mur empêche de
communiquer, par la place de La Borde, à la rue de la Pépinière? On
obtiendrait ainsi une large voie de communication qui suppléerait à
l'insuffisance et à l'irrégularité de la rue du Rocher. Puisque
l'administration laisse construire partout sur l'emplacement de ce beau
boulevard Malesherbes, dont deux décrets successifs avaient ordonné
l'ouverture, il faudrait au moins qu'elle tâchât de conserver la seule
partie qui n'est pas encore obstruée, et qui devient d'une véritable
importance dans les prévisions d'un avenir peu éloigné.



Histoire de la Semaine.

Les événements se pressent cette semaine sous le burin, ou, pour être
plus exact, sous la plume d'oie de l'historien. Ne voulant en omettre
aucun et donner à tous l'espace qu'ils réclament, nous avons dû compter
sur notre confrère le _Courrier de Paris_, pour peindre aux yeux de nos
lecteurs les splendeurs plus ou moins réussies de la fête de Versailles,
et sur les informations à la fois particulières et officielles d'un
autre de nos collaborateurs pour rendre compte des scènes dont l'Afrique
du nord vient d'être le théâtre.

Mais si nous sommes dispensé de suivre nos députés à la fête où ils ont
été convies, nous devons rendre compte des travaux que, fatigués et
haletants, ils poursuivent au Palais-Bourbon. Jamais session n'avait été
plus longue, jamais, même au mois d'avril des années précédentes, plus
de projets importants n'avaient figuré à l'ordre du jour ou n'y avait-il
encore attendu leur inscription. Voilà six mois que nos législateurs
siègent, et tout leur fait craindre que la fin de juillet ne les trouve
encore à l'oeuvre. Susie regardait comme devant être lourds et pesants
les enfants conçus dans la canicule; législateur et contribuables ont
tout à redouter de séances prolongées jusqu'à cette époque; à la façon
dont les projets de chemins de fer viennent se mettre à la queue l'un de
l'autre, nous avons lieu de craindre qu'il n'en soit des derniers votes
de la Chambre comme des enfants de Susie. D'ordinaire, quand le rapport
de la commission du budget était déposé, on s'empressait de fixer le
jour de cette discussion finale, et tout au plus accordait-on place à
une ou deux lois courtes et urgentes entre les deux budgets. Il n'en
sera pas ainsi cette année: il n'est pas un députe qui consente à
retourner dans son arrondissement sans y porter un bout de chemin de fer
et l'ouverture d'un crédit quelconque. Lyon aura le sien; Bordeaux ne
sera pas moins bien partagé; Lille et Calais n'attendront pas plus
longtemps; Strasbourg sera parmi les élus; Nantes sera pourvu; Brest
verra mettre un terme à ses inquiétudes; Vierzon enfin à lui seul aura
trois chemins; si vous voyez quelque lieu oublié dans cette longue
liste, dépêchez-vous de le signaler pendant que nos députés sont en
verve, et ils ajouteront une, deux ou trois lignes nouvelles, s'il le
faut, au partage d'un crédit total, insignifiant pour tant d'entreprises
menées de front et qui les fera arriver à terme Dieu sait quand.
Appliqué à une ou deux grandes lignes seulement il eût immédiatement
doté le pays de quelques grande voie utile au transit ou à la défense
nationale; il eût relié nos ports de l'Océan à ceux de la Méditerranée;
mais malheureusement on tient d'avantage à relier la majorité au
ministère et les électeurs aux élus dont on désire de voir plus tard
renouveler le mandat. C'est une faute, et ce qui l'aggrave, c'est que
c'est une définitive; il est impardonnable de retomber en 1844 dans les
errements de 1842; à cette dernière époque il y avait du moins pour
expliquer, nous ne disons pas justifier, une démarche semblable, une
dissolution et une réélection prochaines, mais en vérité prendre les
précautions d'aussi loin et à la seconde session d'une législature,
c'est se tenir sur le _qui vive!_ en plein jour. Quoi qu'il en soit, on
doit craindre que la raison ne prévale pas, car il y a trop d'intérêts,
et d'intérêts égoïstes qui tiennent à ce que les choses se passent
autrement. On donnera donc pour commencer un million au chemin de fer
qui en demanderait cent. Ce mode de procéder ressemble assez à celui du
père de famille qui à la naissance d'un enfant, va déposer mille francs
à une compagnie d'assurance sur la vie pour constituer au nouveau-né une
dot quand il sera grand. Le père de famille fait sagement; mais l'État
ne devrait pas traiter le pays en enfant.--Cent quatre-vingts députés
environ ont signé une déclaration portant qu'ils ne sont intéressés
directement ni indirectement, comme actionnaires, commanditaires ou
administrateurs nommés ou désignés, dans aucune des lignes proposées en
ce moment au vote des Chambres. C'est fort bien; mais l'intérêt d'argent
n'est malheureusement pas le seul qui déteigne sur la boule qu'on est
appelé à mettre dans l'urne, et l'intérêt de réélection et le besoin de
complaire à tout prix à ses commettants agissent souvent sur tel homme
qui saurait se tenir en garde toute préoccupation pécuniaire. Tout
compte fait, nous préférerions donc à la déclaration que l'on signe, un
engagement de demeurer sourd à toute influence locale et de ne voter que
deux grandes lignes en concentrant sur elles toutes les ressources.

C'est le parti que la Chambre vient de prendre pour des travaux à opérer
dans nos ports marchands. Elle a voulu que le Havre, Marseille et
Bordeaux fussent immédiatement mis en état de satisfaite aux besoins de
notre marine commerciale et elle a rejeté les crédits demandés pour les
ports de Bauc et de Martignes, qui plus tard auront leur tour,--Le port
du Havre ne sera pas seulement agrandi, il sera encore fortifié. Un
crédit a été voté pour que son état de défense, aujourd'hui si
pitoyable, soit amélioré.

Après un délai calculé et quand la certitude a été bien acquise que
l'ordre du jour de la chambre des députés ne pourrait plus admettre
d'inscription nouvelle, M. le ministre de l'instruction publique s'est
senti le courage de porter au Palais-Bourbon le projet sur
l'enseignement secondaire adopté ou plutôt bouleversé au Luxembourg. M.
Villemain, comptant ses meurtrissures, a trouvé que le nombre en était
bien honnête pour une session. C'est donc, nous le répétons, uniquement
pour la forme que le ministre a fait cette présentation. Mais force lui
a été de rédiger un nouvel exposé des motifs, et, dans cette préface,
l'oeuvre de la chambre des pairs, qui la suit, se trouve, pour qui sait
lire, dénoncée à la chambre des représentants du pays; nous disons pour
qui sait lire, car le courage de M. Villemain ne fait jamais éclat; son
énergie doute d'elle-même, et elle a bien raison. C'est une position
toute nouvelle, que celle d'un ministre venant présenter une loi et
faisant comprendre qu'il la désapprouve.--Pendant que le grand maître de
l'Université vient déposer sur le bureau de la Chambre ses timides
doléances, son plus fougueux adversaire parcourt quelques-uns de nos
départements, et reçoit, dans les palais épiscopaux, des ovations pour
la campagne qu'il a faite et pour les victoires qu'il a remportées tout
en feignant de demeurer victime. A Lyon, on félicite M. de Montalembert
«d'avoir eu le courage de professer hautement la foi catholique, au
milieu des représentants d'une nation dont la majorité est catholique.»
Ce n'est pas obligeant pour la chambre des pairs, qui, en vérité, n'a
rien fait pour être excommuniée.--On voit, en même temps, le clergé
inférieur, dont M. Persil avait fait remarquer le calme au milieu de
l'émotion passionnée que montraient plusieurs prélats, être subitement
mis en mouvement dans tous les diocèses dont les évêques ont protesté
contre le projet de loi sur l'enseignement secondaire, et signer des
adresses pour féliciter leurs supérieurs de leur opposition. La
dépendance où se trouvent les curés, le pouvoir qu'a le chef d'un
diocèse de briser l'ecclésiastique qui ne prend pas l'expression de son
désir pour un ordre, ôtent, on le sent, beaucoup de leur signification à
ces démonstrations nouvelles. On a fait observer, avec raison, que les
prélats qui n'ont pas protesté pourraient, à l'aide d'injonctions
semblables, obtenir de leurs subordonnés des félicitations tout aussi
unanimes pour leur abstention. Qu'est-ce que cela prouverait?
Précisément tout aussi peu que prouvent aujourd'hui les adresses
contraires.

La chambre des pairs vient de voter le projet de loi sur le
recrutement de l'armée, précédemment adopté par la chambre des députés.
On ne s'attendait nullement à voir cette assemblée exiger la
constitution d'une réserve sérieuse, telle que la proposait, en d'autres
temps, M. le maréchal Soult; sur ce point, l'opinion publique n'aura pas
été trompée dans ses conjectures; mais le ministère paraissait
s'attendre au rejet de tous les amendements et de ce côté, il a éprouvé
un mécompte qui le forcera à rapporter de nouveau ce projet au
Palais-Bourbon. On a adopté un amendement qui consiste à exempter du
service militaire celui dont le frère est sous les drapeaux comme
remplaçant. Cette disposition, qui n'a pas été insérée dans le projet,
était écrite dans la loi de 1832.

L'attaque du Maroc contre nos troupes devrait au moins nous valoir
d'être dispensés d'entendre d'interminables dissertations sur la
question de savoir si nous aurons la guerre avec l'empire. «Nous l'avons
de fait,» comme dit le général Lamorandière dans son bulletin, et la
guerre de fait aussi la plus incontestable comme aussi la plus
meurtrière que nous connaissions. Le gouvernement, du reste, ne paraît
pas partager les doutes, les destructions, les incertitudes de nos
discuteurs politiques; _le Moniteur_ a aussitôt publié une note pour
annoncer que le roi venait de décider que M. le prince de Joinville
porterait son pavillon de contre-amiral sur l'un des vaisseaux de
l'escadre d'expédition, et se rendrait avec son vaisseau, accompagné
d'une frégate à vapeur, de deux bâtiments à vapeur de moindre force et
de plusieurs bâtiments légers, en croisière sur les côtes de l'État de
Maroc.

La guerre étant déclarée, nous ne rappellerons ce que nous disions
précédemment sur l'extension des opérations militaires dans tous les
sens, que pour demander que l'action se concentre sur les points où la
lutte est engagée, et pour qu'on n'aille pas chercher la guerre à l'est
comme on se trouve l'avoir à l'ouest.

Les nouvelles de Montevidéo se sont succédé à peu de jours de distance.
Un Français nommé François Subescasse, qui, à aucune époque, n'avait
pris les armes, a été saisi de force, dans les environs du Montevidéo,
par les soldats du général Oribe et entraîné au camp. «Là on a voulu
l'enrôler dans les troupes argentines, dit le _National_ montevidéen.
Arrivé au quartier-général, il s'est trouvé en présence de M. Pichon,
auprès duquel il s'est empressé de solliciter aide et protection. Pour
toute réponse, le consul lui a tourné le dos.» Jeté en prison, le sieur
Subescasse a trouvé moyen de s'échapper, et il est revenu à Montevidéo
faire et signer au secrétariat du général Paez, une déclaration où ont
été consignés ces faits et plusieurs autres, notamment la présence dans
les rangs de l'armée d'Oribe, de Français liés avec M. Pichon, qui les
laisse porter la cocarde tricolore et ne songe pas le moins du monde à
les dénationaliser.--M. le contre-amiral Lainé, qui arrive dans ces
parages pour remplacer M. Massieu de Clerval, a adressé aux Français
formant la légion étrangère une proclamation qu'on pourrait croire
rédigée dans les bureaux du ministère de la marine, car elle réfléchit
tous les sentiments que M. de Mackau a récemment exprimés à la Chambre,
et renferme une sommation de déposer les armes. Il y a été répondu par
une résolution prise dans la journée du 13 mars, ratifiée dans celle du
19 et communiquée le 26 à l'amiral; «résolution disent nos compatriotes
signataires, publique, solennelle, unanime et spontanée.» Cette
résolution, comme on le pense bien, est un refus formel de déposer les
armes pour se livrer eux et livrer les Montevidéens que nous avons
ameutés, et qui les ont accueillis et traités en frères, à toutes les
fureurs d'Oribe et de Rosas.--Il paraît que des succès assez importants
ont été obtenus, en diverses rencontres, par les troupes de Montevidéo.
Les succès seraient même assez marqués pour avoir donné à MM. de
Mandeville et de Lunde la confiance d'adresser une note nouvelle à Rosas
pour obtenir la levée du blocus et la libre navigation des rivières.

Haïti est aujourd'hui entièrement soulevé contre le gouverneur, le
général Hérard Rivière. On répète souvent qu'il n'y a là-dessous aucune
rivalité de castes; cependant nous voyons des généraux noirs s'emparer
partout des commandements. Au cap haïtien, la présidence est déférée au
général Guerrier par une proclamation signée des membres du conseil
d'État. Le général Pierrot est invité à se concerter avec lui; le
général Lazarre lui est adjoint. Le général Pierrot, se rendant à
l'invitation, est entré le 1 mai au Cap, à la tête de 2,000 hommes. Le
ministre de la guerre et des affaires étrangères, Hérard-Dumesle, a été
arrêté et est gardé à vue. On a signifié sa déchéance de la dignité de
gouverneur au général Hérard-Rivière, qui ne compte plus, par suite des
défections, que 1,000 hommes à son camp d'Azua. Le général noir Acana a
marché sur les Cayes, qui jusque-là étaient demeurés en dehors du
mouvement, s'est emparé de la ville le 5 mai et y a commis les excès les
plus cruels et les plus révoltants. Huit cents habitants, pour s'y
soustraire, se sont réfugiés sur des navires qui les ont conduits à la
Jamaïque et dans les îles voisines. Au milieu de tous ces malheurs notre
marine marchande sait faire preuve de sentiments humains et généreux.

Mais, après avoir passé en revue tous les événements extérieurs dans
lesquels la France ou les Français ont eu un rôle, nous arrivons au
séjour, nous devrions dire au passage de l'empereur de Russie à Londres.
Les feuilles anglaises, qui ont tenu un journal très exact des faits et
gestes du czar, nous ont dit qu'il avait pour principe de ne jamais
consacrer plus d'un quart d'heure aux visites particulières qu'il
faisait. Il paraît qu'une semaine franche est aussi tout ce qu'il
accorde aux États qu'il veut le mieux traiter. Il est bien constant que
la réception et la visite ont été plus politiques que cordiales,
l'empereur Nicolas lutte avec trop d'énergie et de succès contre
l'influence anglaise dans l'Inde et ailleurs, pour qu'un peu de rancune
ne vienne pas se joindre, à Londres, à l'estime que, du reste, on ne
peut refuser aux souverains qui savent prendre les intérêts de leurs
peuples. Mais ces sentiments combinés font aux visités de demeurer
froids, et au visiteur de se montrer digne; chacun s'est maintenu dans
l'esprit de son rôle. Aux banquets, aux réceptions royales, dont les
invitations portaient «_pour voir l'empereur de Russie et le roi de
Saxe,_» ont succédé les courses de chevaux et les revues. Aux banquets,
les feuilles anglaises ont remarqué que Nicolas mange très-vite; aux
réception, qu'il était plein d'attentions pour la reine Victoria; aux
courses, qu'il parlait merveilleusement cheval; et aux revues, qu'il y
montait infiniment mieux que le duc de Wellington et que M. Peel. On
nous dit bien tout ce qui s'est fait, mais nous aurions plus d'intérêt à
savoir tout ce qui s'est dit. Après la revue, où la reine est demeurée
dans sa voiture dételée, de peur d'un accident, que sa situation de
grossesse avancée eût rendu plus déplorable, l'empereur Nicolas, qui
avait pu sourire intérieurement, si nous en croyons _l'Examiner_, d'une
scène de colère burlesque du prince Albert contre les artilleurs et de
la tenue peu maritale des dragons, s'est approché de la reine et lui a
dit: «Madame, vos troupes très-belles, les miennes le sont moins; mais
telles qu'elles sont, elles seront toujours et en toutes circonstances à
votre disposition.» Il est bien évident que la reine n'en a rien cru, et
que l'empereur n'en pensait pas un mot; mais il y a tout à parier que,
dans les conversations particulières avec M. Peel, Nicolas aura été
moins complimenteur, sinon plus sincère, et que suivant la croyance des
bonnes femmes, les oreilles de la France ont dû plus d'une fois lui
remuer.--Enfin, avoir donné lieu à la police d'arrêter un Polonais
distingué qui s'était permis, chez un tailleur, quelques plaisanteries à
l'endroit d'une culotte destinée l'autocrate; après avoir, par contre,
envoyé 500 livres sterling (12,500 francs) à la souscription du bal des
réfugiés de Pologne, que l'on n'avait pas voulu ajourner, et sans doute
pour montrer qu'il n'éprouvait nul dépit de ce refus d'ajournement;
après avoir fondé un prix de course de 1,000 livres sterling (25,000
francs); après avoir laissé 220,000 francs pour les distribués aux
domestiques du palais de Buckingham, et avoir acheté pour un million
approchant de bagues, d'épingles, de colliers et de toute cette
bijouterie courante dont l'empereur gratifie les danseuses, les
chanteurs et les auteurs de pièces, Nicolas, qui rend, par ces
frugalités, bien lourd et bien rude pour soutenir le rôle de souverain
visiteur à Londres, est parti dimanche soir pour Sandwich. Lundi, à
quatre heures de l'après midi, il arrivait à La Haye, auprès de sa
soeur, la reine des Pays-Bas à laquelle il avait promis de consacrer
quarante-huit heures.

La Porte, après avoir longtemps menacé, s'est décidée à agir contre les
Albanais. La _Gazette d'Augsbourg_ nous apporte le premier bulletin de
cette lutte dans la lettre suivante, de Constantinople, 22 mai: Les 13
et 17 courant, les troupes turques ont remporté deux victoires signalées
sur les Albanais. Krischowa a été prise d'assaut après une vigoureuse
résistance de la part des révoltés, qui ont eu cent hommes tués et
autant de blessés. Il paraît que les troupes turques ont éprouvé une
perte plus considérable. Les Turcs ont laissé à Krischowa une forte
garnison, et se sont retirés dans leur camp. Omer-Pacha, après avoir
battu les Arnautes près d'Uskup, s'est emparé de cette ville. Plus de
trois cents Albanais sont restés sur le champ de bataille. Ils ont eu
six cents blessés. Parmi les prisonniers se trouvait un des chefs qui a
été blessé; on l'a immédiatement fusillé. Toutefois, le foyer de la
révolte n'est point à Uskup, mais à Kaliandereh. Les Arnautes y sont en
grand nombre. Le pacha n'ose pas les attaquer, car la position est trop
avantageuse pour eux. On envoie de nouvelles troupes dans les provinces.
La Porte Ottomane a adressé aux ambassadeurs des puissances européennes
des bulletins de ces victoires.

[Illustration: portrait du duc d'Angoulème, d'après sir Thomas
Lawrence.]

Le président du ministère grec, M. Maurocordato, vient de donner sa
démission. Tous ses collègues étaient, au départ du dernier paquebot, à
la veille de suivre cet exemple. On écrit que le général Colettis sera
chargé de composer le nouveau ministère.

Un autre vous dira l'inondation qui est venue affliger le palais mal
assujetti de l'exposition. Nous pourrions aussi faire passer sous les
yeux de nos lecteurs les scènes déchirantes dont un ouragan furieux a,
le 22 février, rendu l'île Bourbon le théâtre. Mais la mort réclame les
dernières lignes dont nous puissions disposer, et les ruines doivent lui
céder le pas.

Madame la baronne Pasquier, née de Saint-Roman, a terminé à
quatre-vingt-deux ans une carrière qu'avaient marquée de nombreuses
bonnes oeuvres.--Madame Augustin Thierry a été enlevée à l'historien
célèbre dont son dévouement et son admiration l'avaient fait la
compagne, et qui cherchait à lui faire oublier par ses soins, par son
culte, les infirmités que cette séparation va rendre encore plus
cruelles.--Enfin un neveu de notre illustre naturaliste, M. Cuvier,
ingénieur distingué du corps des ponts et chaussées, a mis fin à des
jours dont le découragement s'était emparé.

La terre d'exil a reçu de son côté les restes de S. A. R. monseigneur le
duc d'Angoulème. Ce prince est mort le 5 de ce mois à Goritz, où repose
déjà le roi son père. Il était né à Versailles, en 1775, et avait reçu
dans l'émigration la main de la fille de Louis XVI et de
Marie-Antoinette, à qui était réservée une douleur nouvelle, celle de
survivre au prince son époux.

[Partition musicale.]

        PAROLES DE
        M. GODEFROY.

        RÉPONDEZ-MOI
        Romance dédiée à M. LEFÈVRE

        MUSIQUE
        DE
        M. CHARLES POISOT.

        Répondez-moi quand de ma flamme
        Je vous peindrai la vive ardeur
        Répondez-moi car de mon âme
        Un mot peut faire le bonheur
        Répondez-moi. Si j'ose dire
        Que je vous ai donné ma foi
        Pour faire cesser mon martyre
        Répondez-moi
        Répondez-moi.

        2e Couplet

        Répondez-moi l'inquiétude
        Augmente encore ma douleur
        Répondez-moi l'incertitude
        Est plus affreuse qu'un malheur,
        Répondez-moi car votre bouche
        D'un mot peut calmer mon effroi
        Par mon amour si je vous touche
        Répondez-moi
        Répondez-moi.

        3e couplet

        Répondez-moi sans me rien dire
        Si vous craignez un tendre aveu
        Répondez-moi par un sourire
        L'amour se contente de peu
        Répondez-moi bonheur suprême
        Que vous ne chérirez que moi.
        Si vous m'aimez autant que j'aime
        Répondez-moi
        Répondez-moi.



Les Chemins de Fer.--L'État--Les Compagnies.

La chambre des députés vient d'entamer la discussion des projets de loi
relatifs à l'établissement des grandes lignes qui doivent unir Paris à
Bordeaux, à Lyon, à Strasbourg, à la frontière du Nord, au centre de la
France, etc. Dans ce moment décisif, où tout ce que le pays renferme de
bons citoyens doit désirer que les mesures arrêtées par le pouvoir
législatif soient prises exclusivement dans des vues d'intérêt général,
nous croyons utile de donner un résumé rapide des diverses
considérations qui se rattachent au sujet.

On sait d'abord en quels termes la question est posée aujourd'hui. La
loi du 11 juin 1842 a décidé que l'on exécuterait, sur les fonds du
trésor, les terrassements et les travaux d'art des grandes lignes de
chemins de fer; que l'État, les départements et les communes intéressées
paieraient les indemnités de terrain; que l'exploitation de ces chemins
serait confiée à des compagnies; enfin, que l'exécution même pourrait
être concédée moyennant des subventions du trésor.

La première et la plus difficile partie des travaux entrepris en vertu
de la loi du 11 juin 1842 est actuellement terminée, ou dans un degré
notable d'avancement, sur les chemins de fer de Paris en Belgique,
d'Orléans à Tours, d'Orléans à Vierzon, etc. L'État n'a pas failli à la
tâche qui lui était imposée. Il l'a accomplie dignement, avec
promptitude, avec économie. Les ouvrages sont exécutés partout avec ce
caractère de solidité qui est loin de nuire à l'aspect général, et que
nécessite une sage prévoyance; les dépenses effectives ne dépassent
presque nulle part les estimations des projets, et, sur certains points,
elles seul restées au-dessous. Le reproche d'incapacité, que l'on a si
souvent et si bruyamment adressé à l'État, est dune jugé; ceux-là même
que des intérêts privés, que des passions, ou que l'erreur d'un instant
avaient entraînés, n'osent plus répéter les allégations erronées, et
souvent odieuses, dont certaine partie de la presse et la tribune
retentissaient naguère. Des hommes honorables sont venus proclamer
qu'ils s'étaient trempés, prenant soin de montrer par cette démarche, si
digne d'éloges, qu'ils avaient été de bonne foi dans l'erreur, et qu'ils
se rendaient aussitôt qu'ils reconnaissaient la vérité.

D'un autre côté, les profits considérables que réalisent les compagnies
exploitantes des chemins de Rouen et d'Orléans ont ranimé plus que
jamais l'ardeur, si longtemps éteinte, des spéculateurs. Des compagnies
nombreuses se sont formées, et viennent réclamer, au nom de la loi de
1842, une concession à long terme (de quarante ans environ), soit des
lignes déjà construites par l'État, soit des chemins à établir
prochainement, à charge par elles d'achever les travaux en posant la
_superstructure_, et de se munir du matériel nécessaire à
l'exploitation. Ces compagnies sont désignées par l'épithète de
_financières._

Les compagnies _fermières_ qui se sont formées en concurrence avec
celles-ci ont des prétentions plus modérées. Elles laissent à l'État le
soin d'achever complètement les chemins de fer; et, moyennant la
fourniture du matériel, son entretien et celui de la voie, dépenses
qu'elles prennent à leur charge, elles demandent une concession dont la
durée maximum serait de douze ans.

Il existe enfin un troisième système qui compte, dans les Chambres et
dans la presse de toutes les nuances d'opinions, de nombreux partisans,
parmi lesquels nous nous rangeons. Nous voulons parler de l'achèvement
complet et de l'exploitation par l'État.

Examinons successivement les arguments présentés à l'appui de ces trois
systèmes différents.

D'abord, en ce qui concerne les compagnies financières, nous trouvons,
dans une brochure qui n'a pas trois mois d'existence, mais qui est
cependant déjà célèbre, le manifeste le plus hardi, le plus belliqueux
que l'on ait publié en leur faveur, c'est là que les partisans de
l'aristocratie d'argent ont réuni tous leurs arguments les plus
décisifs, arguments que nous résumons sous forme aphoristique, dans leur
expression la plus simple, sans rien y ôter de leur force non plus que
de leur naïveté.

1º Les travaux publics bien entendus sont profitables à tout le monde,
sans rien coûter à personne.

2º L'État ne doit faire de travaux d'utilité publique que ceux qui ne
peuvent absolument rien lui rapporter, «et que l'industrie privée a
refusé d'exécuter, _même au prix des plus grands encouragements.»
(Sic.)_

3º L'État ne doit pas regretter la privation de bénéfice qui résulterait
pour lui de l'abandon des lignes de chemins de fer les plus productives;
car, autrement, il devrait aussi se réserver le monopole de la
fabrication des fers, des draps, des soieries, des vêtements, etc.

4° Il faut se réjouir «de tout ce qui tend à augmenter cette fortune de
chacun, qui est la fortune de tous, au point de vue de l'économie
publique.»

5º Les chemins de fer exploités par l'État ne rendront pas les mêmes
produits qu'entre les mains des compagnies, par beaucoup de raisons, et
entre autres «parce qu'il sera plus mal placé que personne pour choisir
un personnel d'élite auquel le feu sacré, l'intérêt privé (sic)
manquerait toujours».

Le premier de ces arguments est d'une parfaite évidence pour tout le
monde, et nous pouvons nous dispenser de nous y arrêter, parce qu'il ne
prouve rien en faveur des compagnies.

Le second, le troisième et le quatrième ne sont pus moins clairs, mais
reposent sur des bases plus contestables. Nous ne comprenons pas bien
pourquoi l'État s'interdirait de profiter de toutes les sources propres
à accroître directement ses revenus, et se réserverait, avec un soin
scrupuleux, toutes les mauvaises affaires, celles dont personne ne
voudrait à aucun prix. Ce serait trop bien justifier la qualification
d'incapacité dont on l'a si souvent gratifié. Il réclame la propriété
exclusive et l'exploitation des chemins de fer comme une branche
d'industrie nouvelle, trop importante pour qu'on l'abandonne à tous les
abus d'une exploitation faite dans l'intérêt exclusif d'une compagnie,
trop fructueux pour qu'on ne doive pas en faire profiter le trésor
public; il la réclame comme il a réclamé et conservé le monopole de la
fabrication des tabacs et celui du transport des lettres. Les maîtres de
forges, les fabricants de draps et de soieries, les tailleurs, les
marchandes de modes, etc., peuvent se rassurer; de longtemps, au moins,
ils n'ont à craindre que l'État les exproprie pour façonner tout seul et
sans concurrence les produits de leur indutrie. Aussi ne paraissent-ils
pas s'émouvoir beaucoup du cri d'alarme qui leur a été jeté.

Oui, sans doute, il faut se réjouir de tout ce qui tend à augmenter la
fortune de tous. Mais nous sommes moins sensible, nous l'avouerons, à
l'accroissement, de la fortune de chacun de ceux qui ont été assez
favorisés pour placer à coup sûr, dans certaines entreprises de chemins
de fer, des sommes dont la valeur est aujourd'hui doublée. Les capitaux
consacrés à l'exécution des lignes de Paris à Orléans et à Rouen
n'auraient rien perdu, que nous sachions, à être placés par l'État; et
s'il n'en était pas résulte d'augmentation pour la fortune du chacun
dont parle l'avocat des banquiers, cependant _chacun_, dans le sens
grammatical du mot, aurait pu se réjouir de voir l'État percevoir des
profits dans une entreprise utile à tous.

Quant au cinquième et dernier argument, il nous suffira de l'avoir
reproduit textuellement. Grâce aux sentiments généreux que l'on n'est
point encore parvenu à étouffer dans la masse de la population
française, de pareilles doctrines ne sont pas dangereuses. Bien loin de
là, il importe au triomphe des vrais principes que les partisans les
plus honorables d'une mauvaise cause prennent eux-même le soin de
dévoiler, dans leur repoussante nudité, les conséquences de leurs
erreurs.

L'intérêt privé, voilà donc le feu sacré! L'amour du bien public, la
haine de l'injustice, l'enthousiasme de la gloire et de la liberté,
l'abnégation de soi-même, le dévouement à l'amitié, à la famille, à la
patrie, vains mots que tout cela!--Au fond de cette phraséologie de
convention, il n'y a qu'un fait, l'intérêt privé.--Prenons donc en pitié
les hommes généreux de tous les temps et de tous les pays qui se sont
sacrifiés à ces folles idées; l'immortalité que leur décerne la voix du
peuple n'est que le résultat de l'ignorance et de la barbarie des
masses. Encore quelques progrès dans la voie où nous marchons, et les
plus nobles caractères de notre grande révolution ne seront plus que des
types ridicules. Et vous, hommes de bien qui, placés sur un théâtre
moins en évidence, avez consacré à votre pays les fruits de vos veilles
et de vos travaux! Brémontier, lorsque tu préservais, dans les landes de
Gascogne, une contrée entière envahie par les sables! Fresnel, quand tu
t'épuisais dans ces recherches dont les résultats merveilleux, appliqués
aujourd'hui à l'éclairage de nos côtes, sauvent tous les ans la vie à
des milliers de navigateurs! Vicat, toi qui le premier as trouvé des
moyens toujours certains, toujours faciles, de donner à nos édifices, à
nos habitations, à nos constructions de tout genre, la salubrité et la
solidité, qui n'étaient auparavant que l'effet du hasard et des
circonstances locales; lorsque tu divulguais les résultats de tes
ingénieuses analyses, épargnant ainsi à ton pays plusieurs millions
chaque armée, et donnant à tous les travaux publics qui s'y exécutent
des chances de durée que n'avaient pas les ouvrages si vantés des
Romains! Brémontier, Fresnel, Vicat, Sganzin, Prony, Navier, Coriolus,
et vous tous, ingénieurs illustres, dont le nom n'est prononcé qu'avec
respect, même dans les pays étrangers, le feu sacré vous manquait! Il
manque aussi à vos dignes émules, il manque à vos jeunes successeurs.
Non, sans doute, l'intérêt privé n'était pas votre mobile, et n'est pas
encore le leur. «L'État.» au service duquel ils ont consacré leur vie,
«sera plus mal placé que personne pour choisir,» parmi de tels hommes,
«un personnel d'élite.» Du reste, malgré l'appui que les compagnies
financières ont trouvé au sein même des Chambres, leur cause est
désormais jugée. Parmi les publications qui ont le plus contribué à
éclairer le public sur la valeur des prétentions de ces compagnies, nous
signalerons deux brochures de M. Bonnardet de Lyon. Sagement pensées,
écrites avec élégance, ces brochures se recommandent par un sentiment
profond de moralité, qui prête aux arguments de l'auteur une force que
n'ont pas ceux de ses adversaires. Spirituel autant que judicieux, M.
Bonnardet a déversé sur le manifeste publié par le défenseur officieux
des compagnies financières, un ineffable ridicule. Nous espérons mettre
bientôt nos lecteurs à même d'en juger. Les compagnies financières,
après avoir réclamé naguère la garantie d'intérêt avec concession de
quatre-vingt-dix-neuf ans, préfèrent aujourd'hui ce qu'elles appellent
plaisamment le système de _garantie réciproque_. Voici en quoi consiste
ce système:

«L'État serait chargé des travaux d'art évalués à 200,000 f. par
kilomètre; il paierait, en outre, avec les communes et les départements,
toutes les indemnités de terrain. Les compagnies fourniraient les rails,
évalués à 100,000 fr., et le matériel à 50,000 fr. La concession serait
pour les bonne» lignes de 46 ans et 324 jours. L'État garantirait à la
compagnie, pendant ce temps et à tout événement, 4 p. 100 de son
capital. Il serait admis postérieurement à la compagnie, à un
prélèvement de 4 p. 100, aussi de son capital, mais sans garantie. Le
surplus des produits appartiendrait en totalité à la compagnie.»

Nous avouerons volontiers maintenant que nous accepterions comme un
immense bienfait les offres de compagnies fermières, plutôt que de
passer sous les fourches caudines des compagnies financières. Il est
clair, en effet, qu'en aliénant, pour une dizaine d'années seulement,
l'exploitation des chemins de fer, l'État ne peut s'exposer à manquer
les bénéfices considérables que lui enlèverait une concession d'une
quarantaine d'années. Mais ce système, quoique incontestablement
supérieur au premier, n'est pas encore sans inconvénient: il
entraverait, en général, l'action régulatrice de l'État, qui ne
pourrait, à son gré, modifier les conditions du bail, conformément aux
progrès de l'art, ni les tarifs suivant les besoins des populations. Si
la condition du rachat du matériel et de la voie, à dire d'expert, lors
de l'expiration du bail, si l'intérêt même de la compagnie fermière
offrent des garanties suffisantes d'un bon entretien, la courte durée
des baux ne permettrait pas d'espérer que des perfectionnements majeurs,
même d'une utilité incontestable, fussent admis par les exploitants, dès
qu'il faudrait, pour cela, une dépense un peu considérable. Aussi ne
considérons-nous le fermage à court terme que comme une mesure
transitoire, admissible sur quelques lignes moyennant certaines
conditions qui, sans compromettre les intérêts des exploitants,
laisseraient à l'État des moyens d'action suffisants. Comme mesure
définitive, nous pensons que l'achèvement complet et que l'exploitation
par l'État doivent être préférés, et que ce principe doit être inscrit
dans tous les baux à courts termes qui pourraient être concédés.

Il n'y a que deux cas où, suivant nous, l'État puisse consentir à se
dessaisir, pour un laps de temps de trente à quarante années au plus, de
la propriété ou de l'exploitation d'un chemin de fer: 1º une ligne
projetée, tout en ayant un caractère prononcé d'utilité publique, ne
peut être classée au rang de celles qu'il est nécessaire d'ouvrir, et
qu'une compagnie ayant obtenu, dans les localités intéressées, soit les
capitaux nécessaires, soit la garantie d'un minimum d'intérêt, offre
d'exécuter complètement à ses risques et périls, il y aura lieu de
prendre ses propositions en grande considération et de les accepter, à
moins de motifs graves; 2º une compagnie financière se présente pour
appliquer à ses risques et périls, sur une ligne longue, mais dont les
produits sont douteux, un système de locomotion ou de construction
nouveau, qui, s'il ne trompe pas les espérances qu'on en a conçues,
donnera une économie notable dans les frais de construction et
d'exploitation. Tel est le cas d'une soumission qui vient d'être faite
pour l'emploi simultané, sur la ligne de Strasbourg, du système
atmosphérique et des convois articulés de M. Arnoux. Il est évident qu'à
moins de repousser tout progrès, on peut accueillir une soumission de ce
genre, à moins, toutefois, que le gouvernement ne se charge lui-même de
l'expérience, ce qu'il devrait faire pour tout système nouveau dont les
avantages lui seraient complètement démontrés.

Mais, à part les deux cas que nous venons de signaler, à part la durée
d'un bail provisoire et à court terme, les raisons les plus puissantes
et les plus décisives se réunissent en faveur de l'exploitation comme de
l'exécution par l'État.

L'État, les départements et les communes, par l'exécution de la loi de
1842, vont se trouver grevés d'une dépense d'environ 600 millions. Les
chances défavorables, lesquelles ne se rencontrent que dans la
confection des travaux, n'existent que pour le trésor; et lorsque plus
des trois cinquièmes de la dépense totale auraient été prélevés sur les
contribuables, on viendrait dire aux capitalistes: «Vous n'avez pas pu
exécuter les chemins de fer; permettez-nous de vous offrir ceux que nous
venons de confectionner plus qu'à moitié; vous n'avez plus, pour en
récolter les produits, qu'à les achever, moyennant une dépense
notablement moindre que la nôtre.»

Cet appel serait certainement entendu pour toutes les lignes
fructueuses; mais, pour les lignes peu productives, elles resteraient à
la charge de l'État, qui ne pourvoirait à leur exploitation qu'au moyen
de sacrifices sans compensation. L'État se trouverait donc dans la
triste nécessité de déshériter une portion notable du territoire de ces
voies de communication perfectionnées ou bien d'écraser les
contribuables au profit de quelques compagnies privilégiées.

On a parlé des charges qui pèsent sur nos fiances et des difficultés
d'un emprunt. On s'est réjoui de trouver les capitaux nécessaires à
l'achèvement de quelques lignes productives, parce que, dit-on, l'État,
en acceptant ces capitaux, se trouvera garanti des chances défavorables
qu'il trouverait pour la réalisation de l'emprunt en cas de
guerre.--Mais a-t-on oublié la distinction essentielle à faire entre les
dépenses productives et celles qui ne le sont pas? ne sait-on pas que
nul n'a un crédit plus solide, mieux établi, plus justement mérité que
l'État? n'est-ce pas à lui que se sont adressées, que s'adressent encore
tous les jours les entreprises malheureuses? n'est-ce pas lui qui a
soutenu de ses fonds ou de son crédit les chemins de fer de la
Grande-Combe, de Versailles (rive gauche), de Bale à Strasbourg,
d'Orléans, de Rouen, du Havre, d'Adrezieux à Roanne? Si les actions du
chemin de fer à peine commencé entre Avignon et Marseille sont cotées
aujourd'hui à plus de 70 pour cent au-dessus du prix d'émission, est-ce
à la puissance de l'industrie privée ou aux 30 millions donnés
gratuitement par l'État qu'il faut l'attribuer? et si quelque crise
extérieure venait à rendre plus onéreuses les condition» d'emprunt,
pense-t-on que l'industrie ne sentirait pas elle-même le contre-coup de
cette crise? ose-t-on prétendre qu'elle seule resterait ferme et
inébranlable dans l'exécution de ses engagements, tandis que le crédit
public éprouverait de rudes atteintes?--L'histoire édifiante de la
compagnie du chemin de fer d'Orléans, telle que M. Bartholomy a oublié
de nous la dire, mais que M. Bonnardet n'a pas manqué de nous rappeler,
celle de feu la compagnie des Plateaux, et bien d'autres encore sont là
pour nous prouver ce que nous devons attendre des capitalistes quand le
moindre danger menace leurs écus.

Concluons donc hardiment qu'il n'y a pas une difficulté possible pour
l'État qui ne se présente aussitôt en s'aggravant pour les compagnies.

Quant à l'avantage prétendu d'attirer en France les capitaux étrangers,
voici comment on peut l'évaluer.

Une somme de cent militons est nécessaire à une compagnie financière
pour l'exploitation d'une _bonne ligne_; elle s'adresse aux capitalistes
anglais, qui souscrivent pour cinquante millions. Les actions portant
intérêt à 5 pour 100 sont émises à la Bourse de Paris avec prudence et
habileté, tenues dès l'origine un peu au-dessus du cours. Tout d'abord
elles montent; les actionnaires arrivent, regardent, s'échauffent, se
précipitent de peur d'en manquer; et bientôt, grâce à l'affluence des
demandes, les actions sont à 30 pour cent au-dessus du prix d'émission.
L'Anglais se défait prudemment et sans bruit de toutes celles qu'il a,
et remporte chez lui 25 millions de bénéfice net, perdus pour la France
en cette affaire, prêt d'ailleurs, quand on voudra à passer à une autre.

Nous ne parlons pas de l'inconvénient de laisser dans les mains d'une
compagnie, d'un étranger peut-être, l'exploitation ou même le choix de
lignes trop importantes pour que l'État dût s'en dessaisir, aussi bien
que le choix et la direction d'un personnel immense; du débordement
effréné que prendrait l'agiotage sous l'influence de l'émission des
actions de vingt compagnies différentes; des souffrances qui peuvent
résulter pour le commerce et l'industrie de l'abandon où ils seraient
pendant un long espace de temps, à la merci de tarifs fixés d'avance, et
que l'État, au contraire, aurait été libre de modérer, de régler dans
l'intérêt de tous.

L'expérience si chèrement acquise par les marchés qu'imposèrent les
compagnies des canaux en 1822 et 1823 ne peut être perdue. Elle prouve
que la stipulation du rachat serait toujours illusoire, puisqu'elle ne
pourrait s'opérer qu'à des conditions trop onéreuses pour que l'État put
les accepter.

Que cette expérience nous serve donc; que tous les hommes honnêtes, que
tous ceux qui veulent le bien public du fond du coeur réunissent leurs
efforts; qu'ils s'entendent, au besoin, pour manifester, par les voies
légales, une opinion au triomphe de laquelle la France devra un
développement incalculable de prospérité, de richesse et de puissance.



Algérie.

LE TELL ET LE SAHARA ALGÉRIENS.--POSTES AVANCÉS SUR
LA LIMITE DES DEUX RÉGIONS.--INVESTITURE DES CHEFS
KABYLES.--HOSTILITÉS SUR LA FRONTIÈRE DU MAROC.--
EMBARQUEMENT DES TROUPES A TOULON ET A PORT-VENDRES.

La chambre des députés a consacré ses séances des 5 et 6 juin à la
discussion du projet de loi tendant à ouvrir au ministre de la guerre,
en 1844, un crédit extraordinaire pour subvenir à l'entretien en Algérie
des 15,000 hommes qui s'y trouvent en excédant de l'effectif déterminé
par le budget. Deux graves questions avaient été soulevées par le
rapport de la commission chargée de l'examen de ce projet: d'une part,
celle du maintien d'une caisse coloniale distincte du trésor de l'État;
de l'autre, celle de la conservation des postes permanents de Zebdou,
Saïda, Tiaret, Teniet-el-Had et Boghar, dans la partie occidentale de
nos possessions. Sur la première, la Chambre a ajourné sa décision
jusqu'à la discussion du budget. Elle s'est prononcée sur la seconde à
une forte majorité, contrairement à l'avis de sa commission, qui avait
propose de renfermer la ligne de notre occupation permanente dans une
limite plus centrale, sur les cinq points de Tlemcen, Mascara,
Orléansville, Milianah et Médeah. La loi a été adoptée par 190 boules
blanches contre 55 boules noires.

Ce vote, appelé peut-être à exercer une heureuse influence sur les
destinées de notre conquête, est dû en partie à deux solides et
remarquables discours de MM. de Corcelles et Gustave de Beaumont, non
moins qu'aux savantes investigations d'un membre de la commission
scientifique de l'Algérie. M. le capitaine du génie Carette vient en
effet de publier et de distribuer aux Chambres l'extrait d'un ouvrage
manuscrit qu'il a remis au ministère de la guerre, et qui a pour titre:
_Recherches sur la géographie et le commerce de l'Algérie méridionale._
Dans cet écrit plein d'observations et de faits, M. Carette a le premier
porté la lumière la plus vive sur une contrée avant lui inexplorée, en
même temps qu'il a résolu le problème de la limite naturelle de
l'Algérie un sud, problème si intéressant pour l'extension comme pour la
consolidation de notre empire africain. Grâces à une enquête poursuivie
par lui sans relâche, pendant un séjour de trois années tant dans la
province de Constantine que dans la régence de Tunis, il est parvenu à
nous initier aux mystères du Sahara algérien, au delà duquel n'apparaît
plus qu'un désert incommensurable. Les deux cartes qui accompagnent son
important travail ne laissent plus à cet égard la moindre incertitude,
surtout quand on n'ignore pas qu'elles oui été composées avec plus de
six mille itinéraires dressés sur les témoignages consciencieusement
contrôlés des habitants mêmes du pays. Nous savons enfin aujourd'hui,
par la démonstration géographique de M. Carette, jusqu'où notre conquête
peut s'étendre, et quelles limites il lui est désormais interdit de
franchir.

L'ancienne régence d'Alger est partagée en deux zones: le _Tell_,
l'ancien _Tellus_ romain, le pays des céréales (dix mille lieues cariées
environ), comprenant la région fertilisée par de nombreux cours d'eau, à
peu près quatre militons d'habitants, et deux cent cinquante lieues de
côtes sur une profondeur de quarante lieues. Au sud du Tell, le _Sahara
algérien_ ou région des palmiers, que nous appelions le désert avant de
le connaître, et qui comprend dix-sept mille lieues carrées, avec
quatre-vingt mille habitants.

Le Tell se décompose lui-même en deux parties que les indigènes
désignent par les noms de _Sahel_ et de _Shakh_. Sahel signifie
littéralement bord, rivage. C'est en effet cette partie montagneuse du
littoral qui borde la Méditerranée. Shakh est le pluriel du mot sehkha;
c'est le nom donné aux plaines de sel, et les indigènes l'appliquent par
extension à toute la zone plate, composée en partie de bassins fermés
qui règnent entre les montagnes du Sahel et la chaîne de séparation du
Tell et du Sahara.

Le Tell, ou l'Algérie septentrionale, produit les céréales et la laine
brute. Le Sahara, ou l'Algérie méridionale, produit des fruits et des
étoffes de laine. Le Tell conserve, pendant l'été, de l'eau et des
pâturages; les landes du Sahara ne se couvrent d'eau et de pâturages que
pendant l'hiver. Il résulte de ces diverses propriétés que chaque année
le Sahara est obligé de venir demander au Tell de l'herbe pour ses
troupeaux, du pain et du travail pour ses habitants.

Toutes les tribus du Sahara obéissent à cette loi impérieuse de leur
existence. C'est vers la fin du printemps que commence le mouvement
général de migration, et, comme ce mouvement est aussi régulier dans ses
détails que dans son ensemble, l'Algérie présente tous les ans, à la
même époque, un curieux spectacle. Toutes les populations du Sahara
s'acheminent lentement vers le Nord, emmenant avec elles toute la cité
nomade, les femmes, les chiens, les chameaux, les troupeaux et les
tentes, tandis que les habitants du Tell s'acheminent, mais
individuellement, vers le Sud, n'emportant que des marchandises, et
laissant la famille aux champs paternels. Les tribus du Sahara passent
l'été dans le Tell, où règne, pendant ce temps, une grande activité
commerciale. La fin de l'été donne le signal du départ, signal accueilli
avec joie, parce qu'il annonce le retour au pays natal. On charge les
chameaux, on ploie les tentes, les cités ambulantes se mettent en marche
vers le Sud, à petites journées, comme elles sont venues, et arrivent
dans le Sahara à l'époque de la maturité des dattes, c'est-à-dire vers
le milieu d'octobre.

Les lieux qui servent de théâtre à ces congrès périodiques de tous les
producteurs algériens sont des points d'une importance incontestable,
véritables centres de domination, dont le cercle d'activité, embrassant
le Tell et le Sahara, s'étend de la Méditerranée au désert. Les marchés
où s'arrête cette marée annuelle sont, en quelque sorte, les ports du
Sahara; ils reçoivent tous les arrivages des îles ou des oasis du désert
algérien. C'est là que les intérêts du Sud viennent se rattacher aux
intérêts du Nord; c'est là que, de tout temps, des droits étaient
perçus: le teksa (droit d'entrée du Tell), le meks (droit de marché), la
lezma (impôt, droit de répartition sur la tribu); c'est de là enfin,
connue le dit M. Carette, que l'Algérie méridionale peut être conduite à
longues guides.

Chacun de nos postes avancés, dans la province de l'Ouest (Oran), est
aujourd'hui à portée de l'un de ces marchés, qui réunissent annuellement
les deux régions. Boghar commande lu marché des Ouled-Mokhtar;
Temet-el-Had, le marché des Ouled-Aïad; Tisrey, le marché des Loha;
Saïda, le marché des Djafras; Sebdou, celui d'El-Gor. En s'y établissant
d'une manière permanente et définitive, on est le maître de l'Algérie
entière, au Nord comme au Sud. L'expérience n'a-t-elle pas d'ailleurs
prouvé déjà l'utilité de l'occupation de ces postes-frontières pour
asseoir notre domination? N'est-ce pas de Hoghar, de Teniet-el-Had, de
Tiaret, de Saïda, où Abd-el-Kader lui-même s'était d'abord établi, que
sont parties les expéditions qui ont pu renverser la fortune de cet
ennemi aussi persévérant qu'habile, atteindre le haut Chélif, détruire
quelques mois plus tard ses derniers réguliers avec son principal
khalifah, le chasser du Tell dans le Sahara algérien, et du Sahara dans
le Maroc, lui ravir ses moyens d'impôt, de recrutement, d'autorité,
assurer de la sorte, derrière notre armée, une sécurité et des facilités
coloniales que l'on jugeait impossibles il y a trois ans?

Importants sous le rapport politique et commercial, ces postes avancés
ne le sont pas moins sous le rapport militaire, comme point d'appui et
de ravitaillement pour nos colonnes expéditionnaires. Celles-ci n'ont
pas cessé, pendant les mois d'avril et de mai, de sillonner, dans tous
les sens, l'Algérie; et, au 1er mai, les troupes composant l'effectif de
l'armée étaient toutes en campagne.

La plus importante des expéditions a été celle qu'a dirigée le
gouverneur général en personne dans les montagnes kabyles de l'est
d'Alger, pour soumettre ou détruire les tribus de l'ancien kaïdat turc
de Sabaou, placées encore sous l'autorité de Ben-Salem, le khalifah
d'Abd-el-Kader. A la suite de deux engagements sérieux, les 12 et 17
mai, les rassemblements des Kabyles ont été dispersés.

Après le combat du 17 mai, les Flissah ont fait leur soumission; tous
les chefs, conduits par le petit-fils du plus célébré de leurs anciens
cheikhs, Ben-Zamoun, vinrent à notre camp, situé sur l'un des points les
plus élevés de leurs montagnes. Ils crurent devoir s'excuser d'avoir
combattu, et ils le firent en ces termes: «Nous ne pouvions nous
dispenser de combattre pour défendre nos foyers; nos femmes n'auraient
plus voulu nous regarder, ni préparer nos aliments. Nous avions
d'ailleurs promis à Ben-Salem de mourir avec lui, s'il voulait mourir
avec nous. S'il eût tenu sa parole, nous nous serions fait tuer jusqu'au
dernier; mais il a fui au commencement de l'attaque; nous ne lui devons
plus rien.

Il ne reparaîtra plus dans nos montagnes, et nous serons aussi fidèles à
la parole que nous vous donnons qu'à celle que nous lui avions
donnée.»--Le gouverneur général leur répondit qu'il les estimait
davantage pour avoir bien combattu; que les braves guerriers étaient
toujours loyaux, et qu'il comptait sur la fidélité au serment qu'ils
allaient prêter au roi des français.--Les Kabyles ont, il est vrai,
parmi les Arabes la réputation d'être religieux observateurs de leur
parole.

Tous les points de la soumission étant réglés, on a procédé, le 21 mai,
à l'investiture des chefs principaux et secondaires. La musique jouait,
le canon annonçait aux fiers montagnards que le petit-fils de
Ben-Zamoun, Sid-Ali-ben-Hussein, acceptait la loi de la France, et avait
revêtu le burnous du commandement. Il a été nommé agha des Flissah,
tribu composée de dix-neuf fractions, présentant entre elles au combat 8
ou 10,000 hommes armés. On leur a adjoint la confédération des
Guechtoula, et plusieurs autres petites tribus habitant au bord de la
plaine.

Sous le gouvernement des Turcs, les aghas, avant d'entrer en fonctions,
recevaient un breve et, selon l'importance de leur commandement, un
burnous ou une gandourah (espèce de chemisette en tissu de laine
mélangée de soie, à laquelle sa finesse donne l'aspect de la mousseline,
et dont on couvre la tête du fonctionnaire, en le proclamant lors de son
investiture); ils recevaient, en outre, un cachet gravé aux frais du
beylik et destiné à tenir lieu de signature au bas des ordres émanés
d'eux. Ils payaient eux-mêmes au trésor une somme en argent, à titre de
droit d'investiture, ainsi que des gratifications à certains
fonctionnaires, comme le droit de burnous (hak el burnous), le droit de
brevet (hak el thedir). Par compensation, les aghas percevaient des
tribus placées sous leurs ordres un droit de joyeux avènement (ferah),
au moment même de leur nomination, puis, quand ils passaient dans les
tribus, et tout le temps que durait l'exercice de leurs fonctions, des
redevances en nature (dhifah), cadeaux d'hospitalité déterminées par
l'usage et consistant en grains, volailles, bestiaux, beurre, bois et
charbon. Les chefs subordonnés à leur autorité étaient directement
nommés par eux, et leur payaient, à leur tour, un droit d'investiture.

Aujourd'hui les principaux aghas sont nommés par ordonnance royale. Au
moment de leur investiture, ils prêtent entre les mains soit du
gouverneur général, soit des généraux commandant les provinces et
délégués par lui, un serment dont la formule est traduite en arabe, et
qui est ainsi conçu: «Je jure sur le livre saint (le Koran) placé sous
ma main de servir fidèlement le roi des Français et d'obéir exactement
aux commandements du général commandant la province, ou à ceux qui me
seront de sa part transmis par les généraux sous ses ordres. Je jure
d'employer, en toute circonstance, mon autorité d'agha pour le plus
grand bien des affaires, et comme il convient à un homme de bien.»
Ensuite les aghas reçoivent un burnous d'investiture, avec un brevet en
français et en arabe, signé par le ministre de la guerre. Il est dressé
de leur prestation de serment un procès-verbal, au pied duquel le
général appose sa signature et l'agha son cachet. Les aghas touchent un
traitement fixe qui varie, suivant leur importance, depuis 12,000
jusqu'à 4,000 fr.; il leur est accordé aussi une part d'un dixième dans
les prises faites sur l'ennemi, et ils sont dispensés de tout droit
d'investiture.

Les trois aghaliks ainsi organisés et définitivement constitués par
ordonnance royale du 11 juin forment l'un des plus beaux et des plus
riches territoires de l'Algérie; il paraît être l'un des plus peuplés,
s'il est vrai qu'on y compte 40.000 hommes armés.

Les soumissions du kaïdat de Sebaou et des Flissah, complétées par celle
de Ben-Omar, frère de Ben-Salem, ont permis à M. le maréchal Bugeaud,
immédiatement après la cérémonie du 25, d'aller s'embarquer à Dellis,
escorté par tous les chefs qui avaient reçu l'investiture. De retour à
Alger le 27, il en est reparti le 31 pour se rendre à Oran, avec
quelques bataillons et une section d'artillerie de montagne. De graves
événements ont motivé ce départ précipité, en même temps qu'une
concentration de forces imposantes sur la frontière du Maroc.

D'après les dernières nouvelles apportées à Paris par le courrier
d'Afrique du 6 mai, les dispositions hostiles du Maroc se seraient déjà
manifestées par une agression armée. Muley-Abd-el-Rahman, vaincu par les
sollicitations de l'ex-émir et du consul d'Angleterre, se serait enfin
décidé à donner officiellement à Abd-el-Kader l'investiture de khalifat,
avec le commandement de la province du Riff, la plus orientale de celles
qui reconnaissait l'autorité de l'empereur. Cette province s'étend
depuis Thaza, à l'ouest, jusqu'à l'Oued-Momdah à l'est. Elle comprend un
groupe berbère assez considérable, situé sur le littoral, qui compte de
vingt à trente mille fantassins, et, au sud, des Arabes nomades dont la
cavalerie s'élève à dix molle hommes. Muley-Abd-el-Rahman aurait,
dit-on, déjà envoyé sur la frontière un corps de huit mille hommes, et
donné ordre à son fils aîné, gouverneur de la province dont Fès est la
capitale, d'organiser au plus tôt un second corps de dix mille hommes,
dont il doit prendre le commandement pour soutenir et appuyer l'émir. Le
prétexte de cette levée de boucliers serait la violation du territoire
marocain par l'établissement du poste frontière de Lalla-Maghma,
vis-à-vis d'Oudjda, poste qui est certainement installé sur le
territoire algérien, à deux lieues en dedans de ses limites. Un bruit
circule d'ailleurs dans le Maroc. C'est que l'ex-consul anglais aurait
promis à Muley-Abd-el-Rahman l'appui politique de la nation dont il est
le représentant, et même son intervention dans le cas où la flotte
française viendrait à opérer un débarquement ou à bombarder les villes
de la côte.

Par une dépêche datée du camp de Lalla-Maghma, le 30 mai, dix heures du
soir, M. le lieutenant général du Lamoricière rend compte au ministre
que son camp a été attaqué le jour même à l'improviste par plusieurs
milliers de cavaliers marocains, qui ont été complètement, mis en
déroute et repoussés vers Oudjda. Voici, d'après le récit de deux
prisonnier échappés au sabre de nos chasseurs, le cause de cette brusque
attaque: Un personnage allié à la famille impériale et nommé
Sidi-el-Mamoun-ben-Chérif, est arrivé le matin même à Oudjda avec un
contingent de 500 Berbères envoyés de Fès par le fils de
Muley-Abd-el-Rahman. Sidi-el-Mamoun, emporté par un ardent fanatisme, et
stimulé par les partisans d'Abd-el-Kader, a déclaré qu'il voulait au
moins voir de près le camp des chrétiens, et s'est mis en marche, malgré
la résistance et les observations du gouverneur d'Oudjda, El-Djenaoui,
qui, tout objectant les ordres du l'empereur, n'osait opposer un refus
absolu à un prince de la famille impériale. L'indiscipline des Berbères,
le fanatisme de la cavalerie nègre se sont exaltés de plus en plus en
présence des troupes françaises, et le combat s'est engagé.

Quoi qu'il en soit de ce récit, la guerre existe de fait. M. le maréchal
Bugeaud avait certainement envisagé la situation comme très-grave,
puisqu'il s'est rendu lui-même en toute hâte sur les lieux, et qu'il a
fait diriger de nouvelles troupes sur Tlemcen. Les troupes de la
subdivision de Mascara, commandées par le maréchal de camp Tempoute, et
la colonne partie récemment de la province de Litteri sous le
commandement du colonel Eynard, sont à la frontière en mesure de faire
leur jonction avec celles aux ordres du maréchal de camp Hedeau et du
lieutenant général de Lamorière, auxquels le général Bourjolly et le
colonel Cavaignac ont également envoyé des renforts. Outre les troupes
transportées d'Alger à Oran par les bateaux à vapeur _l'Acheron, le
Cuvier_ et _le Labrador_, deux bataillons du 36e régiment de ligne ont
reçu l'ordre de s'embarquer ce mois-ci à Toulon pour Alger, et deux
bataillons du 14e à Port-Vendres pour Oran. Enfin, M. le prince de
Joinville va porter son pavillon du contre-amiral sur l'un des vaisseaux
de l'escadre de Toulon, d'où il doit appareiller le dimanche 16 juin,
pour se rendre avec ce vaisseau, accompagné d'une frégate à vapeur, de
deux bâtiments à vapeur de moindre force et de plusieurs bâtiments
légers en croisière sur les côtes de l'État de Maroc.

Le croquis que nous publions d'un embarquement de soldats a été dessiné
à Toulon, où ont été également recueillis les détails suivants:

Lorsqu'un passage doit s'effectuer sur un bateau à vapeur, on embarque
les troupes à Castigneau, où se trouve amarré le bateau près de la
plage, à dix minutes de la ville. Là, un sous-intendant militaire,
assisté d'un commissaire du marine, d'un officier du bord et d'un
adjudant du la place, procède à l'appel. Passagers et soldats sont logés
sur le pont. S'il y a des couchettes pour les passagers de première
classe ou autres, les officiers en ont ordinairement une, pourvu qu'ils
ne soient pas trop nombreux. Dans le cas contraire, on fait des
emplacements avec de la toile. Bien des passagers préfèrent, à cause de
cela, prendre passage sur les gabarres ou tout autre bâtiment ponté. Les
armes et bagages des régiments sont placés dans des caisses et
embarquées à l'avance. Le soldat n'a sur lui que son havresac, un sac de
campement et une couverture en laine roulée au-dessus de son sac de
régiment, ou quelquefois en sautoir, comme les officiers portent leur
manteau. Les officiers supérieurs sont, admis à la table du commandant
du navire; les autres officiers, depuis le grade de capitaine, à celle
de l'état-major. Les soldats ont la ration de bord. Ils se munissent
ordinairement d'un verre en fer-blanc, appelé quart, mesure de ce qu'on
leur distribue de vin, ainsi que d'une cuiller pour manger la soupe,
précautions que le mal de mer rend la plupart du temps inutiles.

[Illustration: Investiture d'un Khahfah, un Scheik recevant un burnous.]

[Illustration: Embarquement du troupes, d'après un dessin original de M.
Letuaire de Toulon.]



Un Voyage au long cours à travers la France et la Navarre.

RECIT PHILOSOPHIQUE, SENTIMENTAL ET PITTORESQUE.


CHAPITRE PREMIER.

Où l'on fera connaissance avec les principaux personnages de notre
Odyssée.

«J'ai besoin d'un héros! s'écrie Byron au premier vers de _Don Juan, I
want a hero!_» Dieu merci, nous n'éprouvons point un pareil besoin, en
commençant le récit de ce merveilleux et véridique voyage; nous ne
voulons point un héros, ou plutôt nous ne voulons prendre pour héros
qu'un être aussi peu héroïque que possible.--Et tel était le jeune
Oscar.

[Illustration: Oscar.]

[Illustration: L'abbé Ponceau parut un matin sur le seuil de la chambre
de son élève, un petit paquet enveloppé dans son mouchoir.]

Il avait une apparence toute unie, la figure de son âge, les manières de
sa condition, qui était honnête; et si sa mère n'eût point été, au temps
de l'empire, une lectrice passionnée des poèmes d'Ossiau, le barde de
Morven, il est à présumer que notre personnage aurait répondu à un nom
mieux d'accord avec son caractère que n'était celui d'Oscar, le fils de
Fingal!

Pour de l'esprit, il se félicitait de n'en pas avoir, attendu le mauvais
usage qu'en font d'ordinaire ceux qui en ont; ce qui ne l'empêchait
point,--comme on le verra dans la suite du voyage,--de dire parfois de
très-bons mots avec une admirable tranquillité de voix et de regard, en
sorte que sa plaisanterie charmait bien des gens par l'air sérieux et
candide qu'elle avait.

Quoiqu'il fût d'ailleurs d'une humeur posée, il ne trouvait rien de plus
sot que les jeunes gens graves, «l'espoir du siècle,» qui se sont fait
une loi de ne jamais rire, et il partageait tout à fait l'opinion du
vieux Nestor de Pylos, qui a juré que la plaisanterie est risible.

--Il n'était point poète lyrique.

--Il ne faisait partie d'aucune congrégation néochrétienne.

[Illustration: L'abbé Ponceau.]

[Illustration: Et lorsque son maître s'ingéniait à trouver les rébus de
l'Illustration Van s'élançait sur la table.]

[Illustration: Les divers types des voyageurs.]

--Il ne chantait point la romance, et, s'il jouait agréablement de la
flûte, il n'en jouait guère que pour lui.

--Il ne s'exerçait point à la parole dans les conférences politiques de
tribuns impubères... «Pourquoi avez-vous désarmé notre flotte? demande
un bachelier de l'extrême gauche.--L'Europe nous avait fait des
concessions!» répond une jeune _borne_, de la classe de 1844.

--Il ne parlait jamais à son cheval qu'en pur français, sans alliage
britannique.

--Il détestait le tapage, si cher aux jeunes Français de toute
condition.

--Il ne parlait jamais littérature.

--Il était abonné à _l'Illustration_, dont il a jusqu'ici deviné tous
les rébus.--Ce qui ne l'empêchait point d'avoir, dans l'esprit, une
pointe de scepticisme.

[Illustration: Oscar déposa sa flûte sur sa table, ouvrit son
secrétaire, en tira un médaillon, et resta deux bonnes minutes à le
contempler sans mot dire.]

[Illustration: Un jour qu'il passait dans une rue détournée, pleine
d'ombre et de silence, Oscar entendit tout à coup une jolie voix qui
chantait.]

Quant à sa position sociale, il n'avait ni père, ni mère, ni cousins, ni
oncles, ni frères. C'était l'homme le plus orphelin qu'on put imaginer:
mais, comme il n'avait jamais connu la joie de la famille, il ne s'en
souciait guère, et il n'aurait pas donné un écu pour avoir un
parent.--Notez qu'avec de l'argent on peut se procurer des cousins de
tout prix.--Il prétendait même, à cause de sa propension naturelle à
voir les choses par leur bon côté, que la nature l'avait traité en
enfant gâté, puisqu'elle lui avait épargné la douleur de perdre ses
ascendants; et souvent il disait qu'on a bien assez affaire de mourir
soi-même, sans prendre un intérêt de surcroît dans la mort des autres.
Ce n'est pas, cependant, qu'il n'eût un très-bon coeur, mais il croyait
que la tendresse n'est point au prix du chagrin, redoutait en tout le
trouble de la vie, détestait les occasions de douleur, et se plaignait
d'avoir des dents parce qu'il devait les perdre.

Joignez à cela qu'il aimait à suivre le fil de ses idées quand il
songeait, comme le fil de l'eau, quand il était sur la rivière,--la
pente de son rêve, quand il rêvait, comme la pente de la route, quand il
se promenait. Où vous le voyiez, c'était toujours là qu'il allait; et
quand vous le preniez amicalement par le bras, en lui faisant faire
volte-face, votre chemin se trouvait encore être le sien... jusqu'à
l'heure du dîner pourtant, car il ne voulait point, d'une minute, faire
attendre son cher abbé, qui certainement ne se serait pas, sans lui, mis
à table.

Le cher abbé était l'homme du monde qu'il aimait le mieux, peut-être
parce qu'il n'y avait point au monde d'homme plus aimable.

Le jour où l'éducation du jeune Oscar fut accomplie et que son
précepteur n'eut plus rien à lui apprendre, le vieil abbé parut, au
matin, sur le seuil de la chambre de son élève; il avait un petit paquet
enveloppé dans un mouchoir de couleur et passé par le noeud dans la
poignée de son parapluie, qui reposait sur son épaule droite.

«Mon cher Oscar, disait-il d'une voix très émue; maintenant, je ne suis
plus bon à rien qu'à manger votre pain, et je m'en vais retourner dans
mon village, vivre de ma petite rente...»

Le jeune Oscar connut pour la première fois de sa vie, et pour la
dernière, nous l'espérons, le sentiment de la colère; mais c'était une
colère effroyable, et Oscar jurait, par tous les dieux et tous les
diables, que M. l'abbé ne s'en irait point; dût-il être obligé de
l'enfermer, à perpétuité, dans sa jolie chambre, qui avait vue sur le
jardin.

Si bien que le bon abbé finit par pleurer de tout son coeur, et convenir
qu'il était de la dernière impossibilité qu'il s'en allât:

1° Parce qu'il y avait quinze ans qu'il était dans la maison;

2° Parce qu'il avait tenu lieu de père et de mère à son élève;

3º Parce qu'il continuait encore à lui servir de l'un et de l'autre.

Et il fut arrangé que l'ancien précepteur toucherait, comme par le
passé, ses modestes honoraires, à titre d'avances sur le gain
considérable qu'il devait retirer un jour de son grand ouvrage de
géographie ancienne et moderne,--commencé depuis vingt ans au moins.

Car l'abbé Ponceau était un géographe insigne, un géographe à faire
pâlir Strabon chez les Romains, el Malte-Brun chez nous. Il est vrai
qu'il savait à peine le nom de deux ou trois départements, et ne
connaissait pas d'autre chef-lieu que Paris, mais il possédait
pertinemment les anciennes lieutenances et prévôtés, les anciens
bailliages et gouvernements seigneuriaux, et il vous eût appris
qu'autrefois, dans le Roussillon, les hommes étaient vêtus à la
française et les femmes à l'espagnole.

Fort instruit au demeurant, mais à la mode de M. Shandy, le père de
Tristram, «qui lisait toutes sortes de livres, comme tous ceux qui
aiment les livres;» ce qui donnait à sa conversation une apparence
bigarrée, sous laquelle pourtant se cachait une sagesse peu commune, et
cette finesse discrète des bonnes gens.

L'homme qu'il admirait le plus au monde, c'était l'Anglais sir William
Jones, qui, à l'âge de trente-cinq ans, résolut de ne plus apprendre de
rudiments d'aucune espèce, mais de se perfectionner d'abord dans les
douze langues qu'il savait le mieux:--il en parlait déjà vingt-huit!

L'abbé Ponceau avait soixante ans bien sonnés (grâce à la chasteté
inaltérable de sa vie, il n'en paraissait que cinquante), l'oeil doux,
les joues grasses et vermeilles, la jambe pote, les mains blanches, le
ventre épanoui, toutes ses dents, dont il faisait un usage modeste, des
lunettes ordinaires en hiver, et vertes en été, à cause du soleil.--Tel
était à peu près le digne homme. Joignez encore qu'il portait la culotte
courte, par respect pour les anciens usages, et une longue, redingote
noire boutonnée sous le menton.--Au moral, il était très-amoureux de la
propreté, ridiculement susceptible à l'endroit de son linge, et se
mouchait toujours du côté de l'ourlet. Après cela, un vrai Michel Perrin
pour la bonté du coeur et celle de l'esprit.

Et ne dirons-nous point quelques mots ici du petit Van, l'ami de toute
la maison, le favori du vieil abbé, et le confident intime d'Oscar? Le
petit Van était Hollandais, et de là lui venait son nom, et certainement
il mériterait, d'occuper, à lui seul, tout un chapitre dans l'histoire
des chiens célèbres; car j'oubliais de vous dire que c'était un petit
chien non, gros comme le poing, et tout perdu dans les touffes luisantes
de ses longues soies.--Ce n'est point à dire pourtant que le petit Van
eût aucun de ces talents de société qui élèvent un chien au-dessus de
bien des bipèdes; non, il ne savait point danser le menuet, ni battre du
tambour: ni jouer aux cartes, ni même apporter la pantoufle, mais il
était incomparable pour aimer son maître: c'était là son unique talent,
et vous avouerez qu'en somme celui-là en vaut bien d'autres. Quand le
jeune Oscar jouait de la flûte, le petit Van, gravement assis sur son
derrière, regardait avec des yeux sérieux le cher musicien, et il
faisait entendre à l'unisson je ne sais quel gloussement qui marquait sa
joie. Et lorsque son maître s'ingéniait à trouver le nouveau rébus de
_l'Illustration,_ Van s'élançait sur la table verte, flairait
mystérieusement la maudite charade, et prenait un air pensif.--Une fois
le mot trouvé, le petit Van se réjouissait de tout son corps, et aboyait
avec allégresse.--Bien certainement ce petit chien-là sera du voyage, et
toutes nos sympathies lui sont acquises des à présent.

Maintenant les personnages sont connus suffisamment pour que nous
n'ayons point peur de nous mettre en route avec eux. Mais pourquoi se
mettaient-ils en route?


CHAPITRE II.

POUR QUELLE AFFAIRE D'IMPORTANCE NOS VOYAGEURS
SE METTAIENT EN ROUTE.

Sterne divise le cercle entier des voyageurs comme il suit: voyageurs
oisifs, voyageurs curieux, voyageurs menteurs, voyageurs orgueilleux,
voyageurs vains, voyageurs sombres; viennent ensuite les voyageurs
contraints, les voyageurs criminels, les voyageurs innocents et
infortunés, les simples voyageurs, et, enfin, s'il vous plaît, le
voyageur sentimental.

Mais le satirique Anglais a évidemment oublié, dans cette
classification, une des espèces les plus curieuses de la race en
question, je veux dire le voyageur _conjugal._

Voici votre cousin qui fait sa malle avec un soin inaccoutumé, y
renfermant moelleusement son plus bel habit noir, sa plus riche cravate
de soie, en garnissant tous les vides avec des flacons d'odeurs, des
savons parfumés et des gants paille. Manifestement, vous avez devant les
yeux un voyageur conjugal.--Tenez! une teinte solennelle se répand sur
la figure de votre cousin, un regard patriarcal vient ennoblir ses yeux,
et, montant en voiture, le voyageur vous serre gravement la main, comme
il convient de faire dans les grandes occasions.--Parti garçon, il
reviendra mari, et peut-être père!

Or, le jeune Oscar était à la veille d'entreprendre un semblable voyage,
et déjà son visage se serait modifié selon la formule conjugale, s'il
n'avait point eu, comme nous l'avons dit, un petit grain de distraction
d'esprit, qui le préservait de devenir jamais monomane. Non qu'il fût de
ces distraits de comédie, qui se mouchent par erreur dans la robe
blanche de leur fiancée, ou qui s'oublient au point de s'asseoir sur une
vieille dame; mais enfin il aimait à penser à autre chose. Grave défaut
aux yeux de ces terribles logiciens, que l'on nomme les gens sérieux, et
chez qui les idées marchent au pas et en rang d'oignons.

Cependant Oscar ne pouvait se dérober tout entier à cette impression
conjugale, qui absorbe si bien le commun des hommes; et, un jour, lundis
qu'il jouait sur sa flûte un air de valse, qu'il aimait, l'idée du
mariage se réveilla si vive dans son cerveau, qu'il cessa brusquement sa
musique entre deux notes charmantes.--Ce qui fit grogner le petit van,
qui savait que l'air ne finissait point là.

Oscar déposa sa flûte sur la table, ouvrit son secrétaire, en tira un
médaillon, et resta deux bonnes minutes au moins à le contempler sans
mot dire. Le petit Van, grimpé sur la table, regardait de tous ses yeux
le médaillon que tenait son maître, et, s'imaginant sans doute que
c'était là encore un rébus, il attendait patiemment que le mot en fût
trouvé.--Mais ce médaillon renfermait une énigme que le sphynx lui-même
serait fort en peine de deviner,--un portrait de femme.

«Hélas! mon pauvre Van!» dit enfin Oscar avec un gros soupir; et, ce
disant, il prenait amicalement le petit chien par ses deux longues
oreilles soyeuses... «Hélas! quand on est marié, c'est pour longtemps!»

Puis il reprit sa flûte, et recommença plusieurs fois de suite l'air de
valse qu'il avait si soudainement interrompu.

Oscar avait naturellement l'humeur froide; toutes les descriptions
d'amour qu'il avait lues dans les romans, ou que lui avaient faites ses
amis, lui semblaient entachées d'une irrémédiable puérilité; et, comme
lui-même, il avait au contraire une idée très-grave il très-sérieuse des
fonctions du coeur, il avait toujours fui, par raison et par goût, le
libertinage que recherchent d'ordinaire les hommes de son âge. Mais il
s'aperçut bientôt que cette grande continence de coeur, qu'il s'imposait
volontairement, lui causait parfois des accès de tendresse opposés à la
nature même de son caractère et qui lui paraissaient plus puérils encore
que tout ce qu'il avait vu chez les autres et dans les livres.--Aussi ne
s'en vantait-il guère.

En jour, par exemple, un jour d'été que toutes les fenêtres de Paris
étaient ouvertes, les airs tranquilles et doux, et le pavé désert à
cause de la grande chaleur, Oscar passait au petit pas dans une rue
détournée, pleine d'ombre et de silence, et, comme il goûtait une
impression de fraîcheur très-aimable, il entendit, tout à coup une jolie
voix qui chantait, sans que l'on pût voir, derrière les rideaux rouges
de la fenêtre, le visage de la chanteuse. La jolie voix résonnait si
doucement dans l'atmosphère d'été, si purement dans cet air limpide, si
fraîchement dans cette fraîcheur de l'ombre, que le jeune Oscar s'arrêta
tout enchanté, son coeur se remplissant d'une indicible tendresse, et
ses veux se mouillant sans qu'il sût pourquoi.

C'était précisément cet air de valse qu'il venait de jouer sur sa flûte
plusieurs fois de suite,--et il y prenait sans doute un plaisir trop
vif, car lorsqu'il eut fini sa musique il regarda de nouveau le
médaillon; et, secouant la tête, il dit encore à son petit chien: «Mon
pauvre Van, nous allons donc nous marier!»

Ce disant, il se rappelait, à cause de cette pointe de scepticisme qu'il
avait dans l'esprit, le fameux dialogue de madame et de M. Shandy sur le
mariage: «Votre frère Tobie épouse mistriss Wadman... le pauvre homme,
il n'aura donc plus la liberté de se coucher en travers de son lit!»

Notez que le petit Van était accoutumé de venir se coucher sur le pied
du lit du son maître, et Oscar pensait avec ennui au dérangement que son
mariage allait causer dans les habitudes dormitives de la bonne petite
bête; car, enfin, un chien est sujet à aboyer...

Quoi qu'il en soit, la résolution conjugale se maintint jusqu'à l'heure
du dîner; et, en se mettant à table, aussitôt que le cher abbé eut
achevé le _benedicite_ mental qui ouvrait tous ses repas:

«Mon ami, demanda Oscar, combien de lieues à peu près compte-t-on de
Paris à Marseille?

Albert Aubert.

(La suite à un prochain numéro.)



Exposition des Produits de l'Industrie.

(7e article.--Voir t. III, p. 49, 133, 164, 180, 211 et 228.)


TISSUS.

Au moment où nous écrivons ces lignes, un orage vient de fondre sur
Paris. Le tonnerre a grondé et la grêle s'est précipitée à grains serrés
sur les paisibles promeneurs du dimanche, sur les curieux avides de voir
l'industrie dans ses magnifiques développements. La pluie n'a pas
respecté ce palais de bois et de carton élevé, en quelques mois, pour
les besoins du moment, et en a montré tous les vices de construction aux
dépens des produits exposés et des visiteurs, qui, entrés à pied sec,
ont eu besoin de manoeuvres nautiques pour regagner l'asphalte des
contre-allées.

Cette digression nous a un peu écarté de notre compte rendu; mais nous
ne la regarderons pas comme inutile, si elle amène quelque amélioration
dans le sort des visiteurs, sinon cette année, au moins aux expositions
qui se succéderont.

La galerie des tissus, dont nous donnons aujourd'hui une vue à nos
lecteurs, est une des plus intéressantes de l'exposition, et, cependant,
une des plus abandonnées: on y passe, on ne s'y arrête pas; et, quand on
a jeté un coup d'oeil distrait sur ces cases si bien fournies, et un
regard émerveillé sur les robes brodées en ailes de mouche, en parde ou
en papier, on se dirige vite vers des produits qui parlent davantage aux
yeux et à l'imagination. C'est qu'en effet, pour s'arrêter avec intérêt
devant cette réunion si riche et si admirable d'étoffes de toutes
couleurs, de tissus de formes si variées, pour reconnaître et analyser
le progrès incessant de cette branche capitale de l'industrie française,
il faut, ou avoir vécu dans les fabriques et connaître par soi-même le
mérite de la difficulté vaincue, savoir où en était la fabrication des
étoffes il y a un demi-siècle, et apprécier son mouvement admirable et
de tous les jours, ou bien se rendre compte, comme tous ceux qui
s'occupent des questions économiques, de la proportion dans laquelle
cette fabrication alimente le commerce extérieur, et, au point de vue de
la politique intérieure, du nombre immense de bras qu'elle emploie dans
presque toutes les parties de la France. Voilà pourquoi le roi et les
ministres s'arrêtent avec tant de complaisance dans cette vaste galerie,
pourquoi ils prodiguent aux fabricants les encouragements, et consacrent
plusieurs séances à l'examen de leurs produits.

La fabrication des étoffes s'était péniblement traînée de chute en
chute, et n'était pour ainsi dire soutenue que par le besoin
indispensable qu'on en a, jusqu'au jour où l'on appliqua les machines,
soit à la confection des matières premières ou des fils, soit à la
confection des tissus, soit enfin à leur impression. Faire une revue des
tissus serait donc donner l'histoire des diverses machines qui sont
maintenant en usage dans toutes les fabriques. Mais ce sujet nous
entraînerait trop loin et hors de notre cadre; nous nous bornerons à en
indiquer quelques unes dans le courant de notre compte rendu, préférant
donner un aperçu de la production des matières premières.

Les matières premières dont sont composées toutes les étoffes sont la
laine, le lin, le chanvre, le coton et la soie.

Il y a trente ans, la France était encore tributaire de l'Espagne et de
l'Angleterre, pour la plus grande partie de ses lainages. Les troupeaux
français ne produisaient que de la laine courte; et l'agriculteur,
malgré tous ses soins ne pouvait arriver à naturaliser en France les
magnifiques troupeaux mérinos qui avaient fait, dans un autre temps, la
fortune des éleveurs espagnols, et qui, plus récemment, étaient devenus
pour l'Angleterre une des branches de commerce les plus étendues. Mais
sous la restauration la production de la laine et la fabrication des
étoffes dont elle est la base, prirent une grande extension. La France,
qui jusque-là était pauvre en laine lisse ou propre au _peigne,_ et ne
fournissait que de la laine _courte_ ou _cardée_, commença à produire, à
force de soins et de talents, des laines peignée. Dès 1819, Ternaux
exposait un tissu _mérinos_ de belle qualité, composé d'une chaîne en
laine peignée et d'une trame en laine cardée. Mais cette laine était
chère, et la fabrication de l'étoffe se faisait à la main; double
inconvénient pour le prix d'une part, et d'autre part, parce que
l'étoffe ainsi fabriquée était sujette à se barrer à la teinture. Mais
ce second inconvénient a disparu depuis que les trames sont filées à la
mécanique. L'alliance de la trame et de la chaîne permit de varier, pour
ainsi dire, à l'infini la matière des étoffes. Ainsi, avec une trame en
laine lisse et une chaîne en coton, on obtint l'étoffe appelée _poil de
chèvre_: avec une trame en laine lisse et une chaîne en soie, la
_popeline_; avec une trame en laine cardée et une chaîne en coton, la
_circassienne_, etc.

Les principaux centres de fabrication des draps sont Elbeuf, Sedan,
Louviers, Reims, Abbeville et le Midi; et quels progrès n'aurions-nous
pas encore à signaler dans cette fabrication, depuis que la science et
la mécanique ont prêté leur appui à l'industrie? Ainsi la _tondeuse_ de
John Collier fait toute une révolution dans la préparation, dans le
fini, si nous pouvons nous exprimer ainsi, dans l'aspect des draps.
L'apprêt à la vapeur leur donne un aspect plus agréable, dispose les
fibres laineuses dans un ordre plus régulier. D'un autre côté, la chimie
arrive avec son arsenal de produits propres à la coloration des étoffes.
Un de nos premiers savants, M. Chevreuil, fait servir à la fabrication
générale les étoffes suivies qu'il a faites aux Gobelins. MM. Merle et
Malartie font des essais pour substituer la teinture au bleu de Prusse à
l'indigo, et affranchir ainsi la France d'un tribut considérable.

Mais, le croirait-on? ce qui met des bornes au progrès dans cette
fabrication, c'est que tous ou presque tous nous nous servons de nos
tailleurs comme intermédiaires entre les fabricants et nous. Nous
n'avons ni la finesse, ni la solidité, ni le bon teint que nous payons?
Les tailleurs ne tiennent pas à avoir des draps superfins, parce que le
prix des habillements est tel, qu'ils ne peuvent plus l'élever.

Louviers et Elbeuf se sont de tout temps disputé la suprématie qui,
depuis déjà longues années, penche du côte de cette dernière ville. Sa
position au bord de la Seine, sa proximité de Rouen, sont des avantages
que Louviers voulait contre-balancer au moyen de ce fameux embranchement
de chemin de fer qui a déjà amené quatre fois à la porte de la chambre
des députés le représentant de ses intérêts.

Quant à Sedan, il a dignement soutenu sa vieille réputation. Ses draps
nous et de hautes couleurs, ses satins, ses cachemires sont, comme
toujours, ce qu'on a fait de meilleur en ce genre. La liste des
exposants de Sedan, à la tête desquels se trouve le ministre actuel du
commerce, est nombreuse, quelques-uns, et entre autres M. E. de
Montagnac, ne se sont pas bornés à la sévère couleur noire: ce dernier a
exposé un assortiment complet de nouveautés pour pantalons, dont le
tissu nous a paru réunir régularité, finesse, élasticité et solidité.
C'est un heureux début pour un nouvel exposant.

Après les draps, une des branches les plus importantes de l'industrie
des laines est la fabrication des tapis. Ici nous retrouvons l'homme
qui, depuis longtemps, est à la tête de cette industrie, M.
Sallandrouze, dont les magnifiques produits ne le cèdent pas cette
année, pour la vivacité des couleurs et la grâce des dessus, à ce qu'ils
étaient aux expositions précédentes. Entre ses mains et entre celles des
Chenavard et des Couder, le métier est devenu un art, et le bon marche
auquel ils sont arrivés, par une distribution intelligente du travail,
rend les tapis accessibles à toutes les fortunes; et l'on sait que c'est
là, dans nos idées, le _criterium_ du progrès d'une industrie. Nous
aimons à constater que, sous ce point de vue, l'usage des tapis jaspés,
moquettes, veloutées, tend à se généraliser, et que les dessins, même
pour les qualités inférieures, sont de bon goût, et le mélange des
couleurs intelligent. En général, rien de heurté dans les lignes, rien
de criant pour l'oeil, telles sont les qualités remarquables des tapis
que nous avons vus à l'exposition, exception faite de la bonté de la
matière première. Nous donnons le dessin d'un de ceux dont nous avons le
plus admiré la composition et la nuance habile des couleurs. Il sort de
la manufacture d'Aubusson. C'est une portière style Pompadour dont le
dessin est dû à un habile artiste, M. Jullien.

Les cases les plus brillantes de l'exposition sont, sans contredit,
celles des exposants de châles de toute nature, et nous avons reconnu
que les châles communs y faisaient tout autant d'effet que les châles
les plus riches et les plus soignés. C'est une industrie qui ne date que
d'hier, et qui cependant a pris son rang parmi les plus importantes et
les plus suivies. C'est qu'elle répond à un besoin de luxe et de
_confort_ qui, des classes opulentes, a atteint d'abord la bourgeoisie
aisée pour descendre jusqu'aux fortunes les plus médiocres. Un châle est
une des premières nécessités de la vie; et les fabricants ont dû arriver
à confectionner les plus merveilleux tissus à des prix qui étonneraient
l'Indien passant dans sa cabane la moitié de sa vie à faire de ses mains
un véritable cachemire. De 1819 à 1827, un homme dont on retrouve le nom
partout où il est question de tissus, Ternaux, arriva à produire, à
filer et à tisser le duvet de cachemire, ce produit délicat extrait des
toisons des chèvres du Thibet. Et encore on a commencé par le travail à
la main, pour y substituer à la longue le travail mécanique. On imita la
méthode indienne ou le procédé de l'_espoutinage_. Dans ce procédé, la
main de l'homme fait tout, confectionne le tissu, passe les nuance et
varie le couleurs. «C'est, dit un publiciste, la perfection de
l'ignorance en mécanique, la merveille de l'enfance de l'art.» Ce
procédé grossier présente cependant un avantage que n'ont encore pu
atteindre les machines, c'est que le châle dont chaque fil est assujetti
isolement ne peut se _débrocher_. La méthode actuelle est le _tance_.
Les fils formant les dessus du tissu sont fixés d'abord par un noeud, et
ensuite découpés. Le tissu est moins solide, mais un châle qui, venu de
l'Inde, vaudrait trois à quatre mille francs, se fait en France pour
quatre cents francs au plus.

Si nous n'avons pas imité les Indiens dans leur manière de travailler,
le goût, la mode ont forcé nos fabricants à se servir de leurs dessins
uniformes et un peu monotones. Le _genre_ indien a d'ailleurs donné
naissance à des produits de qualité meilleure, et qui ont contribué, par
leur bon marché, à répandre ce goût dans les classes les moins aisées.
Ainsi, M. Ajax, à Lyon a confectionné des châles ressemblant aux
indiens, avec des déchets de soie mêlés à de la laine ou du coton. A
Nîmes on fait des châles _bourre de soie_, les _lacaux_, les _thibets_,
etc.

Une réaction s'est cependant opérée, dans ces derniers temps, dans les
formes de dessins. On se rappelle le magnifique châle _ispahar_ dessiné
par M. Couder, qui a figuré à l'exposition de 1834. Cet habile artiste a
découvert, par un travail de patience et en décomposant les dessins
indiens, que si les contours en étaient constamment anguleux, sans
présenter aucune forme arrondie, cela tenait à l'imperfection et à la
grossièreté de leur mode de travail. En partant de cette découverte, il
a donné de véritables dessins indiens, mais à contours doux et non
heurtés, tels que nos moyens de fabrication perfectionnée nous
permettent de les obtenir, et nous a sortis enfin de ces éternelles
palmes croisées dans tous les axes.

Le fabrication des châles est concentrée à Paris, à Lyon et à Nîmes.
Paris marche en première ligne, grâce au goût de ses artistes et de la
clientèle qu'il approvisionne. Parmi ceux qui tiennent cette année une
place honorable à l'exposition, nous citerons MM. de Boas, qui
fabriquent à la fois deux châles jumeaux, l'un blanc et rouge, l'autre
rouge et blanc. D'après ce que nous avons dit de la méthode du _tance_
qui finit par _découpure_, on concevra la possibilité de cette
innovation économique. M. Frédéric Hébert garde le rang élevé où il
s'était placé dans les expositions précédentes. MM Gaussin, qui ont
demandé leurs dessins à M. Couder; M. Forestier, qui s'est adressé à M.
Luittet, ont aussi des châles remarquables. MM. Houcey Julien et Marcel,
coordonnateurs de la maison Hellennasse, ont exposé un châle en
cachemire pur, complètement blanc, broché sans envers en fleurs
naturelles, avec tiges, feuilles et même une portion du sol. C'est une
des belles pièces de l'exposition. Et, toutes ces merveilles sont dues
au métier Jacquart, qui, si longtemps dédaigné, est maintenant employé
partout, auquel chacun cherche à apporter chaque jour des
perfectionnements, et qui, il faut bien le dire, se prête admirablement
à toutes les fantaisies de la mode et des artistes, avec les
améliorations qu'il a subies depuis qu'il est sorti du cerveau de son
immortel inventeur.

La fabrication des tissus de lin et de chanvre est arrivée à un degré de
perfectionnement quant à la qualité, qui ne laisse plus de marge au
progrès qu'au point de vue du bon marché. Dans ces branches d'industrie,
la mécanique aussi est venue apporter ses immenses ressources. Le métier
à filer le lin a fait une révolution complète depuis quelques années. Ce
métier est dû à un Français, M. de Girard, homme de génie qui n'a
cependant pas a se louer de sa patrie. Napoléon, qui procédait
sommairement en tout, et à qui on ne reprochera jamais de n'avoir pas su
encourager l'industrie nationale, Napoléon avait promis un million à
l'inventeur d'un métier à filer le lin, M. de Girard se mit à l'oeuvre
et parvint à résoudre le problème; mai» Napoléon était sur son rocher,
et la restauration ne tint pas les promesses faites. M. de Girard dut
alors aller demander à l'Autriche le pain que lui refusait son pays. Le
métier nous est revenu plus tard, mais sous une étiquette anglaise.

Le coton donne aujourd'hui des produits qui n'ont rien à envier pour la
perfection à la production anglaise. On évalue à 100 millions la valeur
du coton brut filé en France, et à pareille somme la valeur que lui
donne la main-d'oeuvre, et sur cette somme, on en compte le tiers ou
environ 30 millions pour les ouvriers. Le progrès est manifeste dans les
calicots, percales, jacomas, mousselines et damasses. Les fabriques de
Saint-Quentin, de Mulhouse, d'Alençon et de Tarare se font remarquer par
leurs bazins, leurs tricots et leurs organdis. C'est sur les cotonnades
que s'exercent en grand l'industrie des impressions. Rouen se distingue
par ses impressions sur les étoffes communes, et Mulhouse sur les
étoffes plus riches.

Pour l'impression, tous les progrès sont dus à une machine inventée en
1821, par M. Perrot, et à laquelle l'inventeur donna le nom de
_perrotine_, nom que la reconnaissance publique lui a conservé. Avant
cette invention, les couleurs se mettaient à la main, et étaient par
conséquent longues et coûteuses à appliquer. M. Perrot a fait faire avec
une précision mathématique par une machine les impressions les plus
délicates, avec économie de temps et d'argent, il sans nécessiter de
plus grandes dépenses de dessin que dans le système ordinaire. Les
organes de la perrotine sont admirables de simplicité, et leurs
mouvements intelligents; on peut, avec cette machine, poser sur l'étoffe
depuis une jusqu'il six couleurs à la fois, sans que l'une empiète sur
l'autre, et en conservant la délicatesse des nuances et la pureté des
lignes et des contours. La planche sur laquelle on imprime est plate,
comme dans le système ordinaire. L'impression au moyen de cylindre eût
peut-être offert plus d'avantages, mais la gravure sur un rouleau est
beaucoup plus chère.

Quelques chiffres fournis par la société industrielle de Mulhouse vont
prouver le progrès que l'introduction de cette machine dans la
fabrication a amené en peu de temps; et pourtant, à Mulhouse, elle a été
longtemps rejetée, comme convenant peu au genre de dessins d'impression:
en 1839, il n'y avait encore que quatre un cinq de ces machines; en
1843, il en était tout autrement, et les résultats en étaient
extraordinaires.

En 1827, il y avait à Mulhouse 16 fabriques d'indienne occupant 6860
ouvriers, et produisant annuellement 96,480,350 mètres d'étoffes
imprimées.

[Illustration: Métier à tapisserie, par mademoiselle Chanson.]

En 1843, 11 fabriques occupaient 5,996 ouvriers, et produisaient 44,520
pièces d'étoffe d'une longueur ensemble de 275,670,000 mètres, ou
environ trois fois plus qu'en 1827.

En 1827, un ouvrier produisait annuelle ment 1,391 mètres d'étoffes
imprimées.

En 1843 il en fournit 4,597 mètres.

La maison Schlumberger et Koechlin, de Mulhouse, est une de celles qui
se font le plus remarquer par la beauté de ses tissus et de ses
impressions, et en particulier par ses étoffes pour meubles et tentures.

Nous voici arrivé à l'une des branches de l'industrie française sur
laquelle nous voudrions nous étendre longuement, car elle intéresse
principalement et presque exclusivement la seconde ville du royaume,
celle dont le reste de la France entend quelquefois les cris de détresse
mêlés aux horreurs de la guerre civile: nous voulons parler de la
fabrication des étoffes de soie et des rubans. Notre commerce extérieur
est en grande partie alimenté par les produits des fabriques de Lyon et
de Saint-Étienne. Dans les cinq années qui ont précédé 1839, le chiffre
des exportations est de 80 millions pour les soieries et de 30 millions
pour les rubans, en tout 110 millions, non compris la valeur des tissus
mélangés de soie, de la bonneterie, passementerie, soies à coudre, et un
grand nombre d'articles de mode. Depuis, ce commerce a éprouvé des
fluctuations qui ont été bien fatales à l'industrie lyonnaise; la valeur
moyenne de son commerce d'exportation a été, dans les cinq dernières
années, de 158 millions, et celle de tout le commerce français de 480
millions: c'est donc un sur un peu plus de trois et demi. Dans le prix
des soieries, la matière première entre pour les deux tiers, le reste
représente les bénéfices et la main-d'oeuvre. Qu'on juge, d'après cela,
des désastres que peut amener la diminution de l'exportation: ainsi, de
1841 à 1842, il y eut une différence de 5 millions au détriment de la
fabrique lyonnaise; c'est donc le tiers, ou 16 millions, qui a fait
défaut pour la plus grande partie aux malheureux ouvriers en soie.

Nous ne nous arrêterons pas à signaler les noms de tous ceux qui nous
ont paru mériter, par la beauté de leurs produits, les encouragements du
gouvernement et les applaudissements de la foule. Les exposants de
rubans se font surtout remarquer par le goût et la richesse de leurs
nuances. Nous citerons seulement la maison Faure frère, de
Saint-Étienne, qui, en 1839, obtint la médaille d'or, et qui expose des
rubans façonnés au moyen d'un battant-brocheur de l'invention de M.
Boivin, habile mécanicien de Saint-Étienne. Ce battant-brocheur permet
de faire cinq à six rubans sur le même métier au lieu d'un seul. C'est
là un progrès qui tend indubitablement à faire baisser les prix et à
pourvoir à une fabrication considérable.

Nous voudrions pouvoir envoyer nos lecteurs dans la galerie des tissus;
mais aujourd'hui plus que jamais, cela leur est interdit; des cordes en
écartent les curieux; c'est là que l'orage a fait ses dégâts; les riches
étoffes aux couleurs éclatantes, les fines soieries, les lingeries
précieuses, ont plus ou moins souffert de la légèreté des constructions,
combinée avec la violence de la grêle.

Après avoir passé en revue les hauts produits du lainage, qu'on nous
permette d'offrir à nos lectrices un métier à tapisserie, invention
nouvelle d'une demoiselle qui, frappée des mouvements du métier
ordinaire, qu'on devait monter et démonter et faire mouvoir dans tous
les sens, à l'aide de lourdes vis, disgracieusement placée» dans de
jolies mains, a imaginé un mécanisme aussi ingénieux que simple qui
permet de monter et démonter, tendre et détendre avec facilité l'étoffe
dans tous les sens. Par un autre procédé, ce métier présente un support
pour le modèle et un cadre à quadrillé pour reproduire et nuancer un
dessin donné. Cet appareil est dû à mademoiselle Chanson.


PORCELAINES, FAÏENCES ET POTERIES.

Les produits que nous avons à examiner dans ces diverses branches
d'industrie, témoignent d'un immense progrès sous le rapport de
l'exécution. Peut-on en dire autant du bon marché? car c'est là toute la
question, puisque, abstraction faite de certains vases en belle et bonne
terre, ornés de peintures d'un dessin et d'un coloris admirable, qui ne
s'adressent qu'aux grandes fortunes, la consommation de la porcelaine,
de la faïence et de la poterie est une des premières nécessité de
l'économie domestique. Nos fabricants ont d'ailleurs sur tous les
marchés d'infatigables concurrents. Partout la porcelaine anglaise a
pénétré à des prix tellement réduits, grâce au bon marché des matières
premières, que les produits français ne peuvent lutter avec avantage
qu'au moyen de grands perfectionnements de fabrication. Pourtant nous
devons le dire, il y a dix ans déjà, quelques fabricants déclaraient,
les uns qu'ils n'avaient plus besoin de la prohibition contre les
porcelaines anglaises, les autres que le droit à l'entrée pouvait être
réduit à la moitié, au tiers et même au quart. Ces déclarations, en
témoignant du progrès de notre industrie, nous prouvent en même temps
que les prix de consommation courante ont baissé. C'est en effet ce qui
a eu lieu, et l'on trouve aujourd'hui dans le commerce des services de
porcelaine au prix où se vendait jadis la faïence, et des pièces de
faïence cotées au prix de l'ancienne poterie.

[Illustration: Le Roi, la Reine et la Famille royale visitant la galerie
des tissus.]

M. Brongniart, dans son excellent travail sur la poterie, distingue sept
sortes de poteries: les terres cuites, la poterie commune, la faïence
commune, la faïence fine, la poterie de grès, la porcelaine dure, la
porcelaine tendre. Nous ne nous occuperons pas de la première classe,
qui comprend les briques, tuiles, carreaux, etc.

Les deux principes constituants de toutes les poteries sont la silice et
l'alumine. Les argiles pures et les kaolins sont particulièrement
composés de ces deux terres, et offrent par conséquent les matériaux les
plus habituels pour la fabrication des poteries fines et des
porcelaines. Les argiles figulines ou de potier, et les marnes
argileuses, qui sont composées d'argile et de craie, sont d'un usage
général et économique pour les faïences et les poteries communes.

La poterie commune avec vernis jaune, vert ou brun, est composée
d'argiles plastiques brunes qu'on trouve à Arcueil, Gentilly et
Vaugirard, et de sable siliceux contenant un peu de marne ferrugineuse.
On y ajoute de plus une matière telle que le sable ou la craie, pour
dégraisser la pâte. Quand ces poteries sont cuites, on procède au
vernissage. Le vernis est la partie importante, mais malheureusement
aussi la plus dangereuse de ces poteries, le plomb y entre en grande
quantité (sur 100 parties il y en a 64 d'oxyde de plomb). Ce vernis est
facilement fusible, s'écaille au feu, et peut se mêler aux aliments
quand on les a soumis à un trop grand feu dans ce genre de poterie.

La faïence commune se divise en faïence blanche et faïence brune; la
première ne supporte pas le feu, et la seconde le supporte très-bien;
cela tient à ce que dans la seconde la marne blanche est en plus petite
proportion que dans la première. Les pâtes de ces deux faïences sont
composées d'argile plastique, de marne argileuse verdâtre, de marne,
calcaire blanche, et de sable marneux. Elles sont préparées sur le tour
à potier d'abord pour l'_ébauchage_ avec les mains, puis, quand elles
sont déjà un peu desséchées, pour le _tournassage_ avec des instruments
en fer. On les cuit pendant trente-six heures, puis on y met l'émail
après l'application duquel une seconde cuisson est nécessaire, aussi
longue que la première.

[Illustration: Portière en tapisserie, exécutée à Aubusson.]

Cet émail est opaque, et dissimule par conséquent les défauts de la
pâte.

Quant à la faïence fine, elle est essentiellement composée d'argile
plastique lavée et de silex broyé fin. L'enduit est un vernis
cristallin, fondu préalablement en verre et composé de silice unie à du
quartz, de soude et de plomb à l'état de minium ou d'oxyde. On distingue
dans la faïence fine le cailloutage en terre anglaise, et la terre de
pipe.

La poterie de grès se distingue également en poterie commune et poterie
fine. Sa principale propriété consiste en ce que son grain est
très-serré et que, avec ou sans vernis, elle est imperméable à l'eau et
se conduit bien sur le feu. C'est la transition entre la faïence et la
porcelaine.

Ce qui distingue la porcelaine de la faïence, c'est la translucidité de
sa pâte qui tient à la présence dans le feldspath (élément essentiel de
la porcelaine) d'un alcali. La porcelaine dure contient moins de cet
alcali que la porcelaine tendre, et est moins transparente. Les deux
éléments principaux de la pâte des porcelaines sont le kaolin et le
feldspath. La France a, pour la fabrication de la porcelaine dure, un
avantage fondamental, celui de la matière première. Son kaolin de
Saint-Yrieix, près Limoges, est plus pur qu'aucun autre kaolin connu.
Nous ne pouvons nous arrêter à décrire ici les procédés ingénieux de la
fabrication et les manipulations sans nombre dont chaque morceau de pâte
est l'objet. Nous dirons seulement qu'une des parties importantes de
l'art du porcelainier est la décoration en couleur de ses produits;
c'est là que surtout a éclaté le progrès, sans parler du fini du dessin,
qui est plus correct et plus artistique en France que partout ailleurs,
même pour les porcelaines communes, même pour les faïences qui
s'adressent à la consommation des classes peu riches.

Après ce rapide coup d'oeil jeté sur l'art dont nous avons à examiner
les produits, il nous reste à entretenir nos lecteurs des oeuvres qui
nous ont le plus frappé à l'exposition, tant au point de vue de l'art
qu'au point de vue de la consommation.

Nous avons remarqué, comme décorations originales et de bon goût, la
case de M. Gille jeune, qui est arrivé à donner ses porcelaines ornées
et décorées à des prix qui les mettent à la portée d'un grand nombre de
fortunes. Ses cheminées ne nous ont pas paru coûter plus cher que les
cheminées de luxe en marbre. Il a des panneaux complets d'appartement en
belle porcelaine, qui sont d'un effet excessivement riche.

Parmi les exposants de faïence usuelle, on retrouve encore les
directeurs des fabriques de Montereau, de Creil, de Vierzon, qui
arrivent à avoir d'excellents objets qu'ils peuvent donnera des prix
réduits.

[Illustration: Poteries de grés de Voisinlieu.]

Près d'eux se cache modestement une case dont les produits sont
cependant destinés à faire une révolution dans l'économie domestique; ce
sont les produits _galvano-céramiques_, ou, en langage à la portée de
tous, poterie (porcelaine ou faïence) revêtue, au moyen d'un courant
galvanique, d'une enveloppe en métal. Si cette découverte tient tout ce
qu'elle promet, adieu la poterie commune et son vernis plombifère! Cette
nouvelle poterie joint à la propriété d'aller au feu celle de ne pouvoir
s'écailler et d'être d'une grande propreté. Le prix seul nous en a paru
trop élevé: on ne comprendra jamais, en effet, qu'un vase soumis à du
courant galvanique et revêtu d'une couche de cuivre d'une épaisseur
microscopique, et d'un prix pour ainsi dire nul, vaille, après cette
opération, six francs, quand il était coté trois francs auparavant. Nous
engageons vivement MM. Nonalthier et Boquet à se persuader que c'est
dans le bon marché qu'ils trouveront leur débit et que, s'ils veulent
rendre un véritable service à l'humanité, c'est en baissant leurs prix
de manière à lutter partout avec la poterie commune.

Nous retrouvons dans les grès cérames la fabrique de Sarreguemines et
celle de Montereau. M. Johnston de Bordeaux a exposé des grès
demi-porcelaine et des porcelaines tendres d'une bonne exécution.

Depuis la dernière exposition, une nouvelle fabrique s'est montée près
de Beauvais, sous la direction d'un de nos peintres les plus renommés,
et a immédiatement pris rang parmi celles qui sont en possession de
fournir des objets de fantaisie et d'utilité tout à la fois. Le talent
bien connu du directeur, et la bonne qualité des produits, ont
rapidement répandu les grès de Voisinlieu, qui, d'ailleurs, par leurs
formes originales et leurs couleurs, sortaient la décoration de nos
appartements de ces éternels vases à fleurs en porcelaine blanche avec
filets dorés. M. Ziegler établit sa fabrique, en 1839, au milieu des
terres du Beauvaisis, si renommées pour leurs qualités argileuses.
Depuis cette époque, les fabriques environnantes de la
Chapecelle-aux-Pots, Savignies et autres lieux, ont pris plus de
développements et ont amélioré leur fabrication. Nous donnons quelques
unes des formes capricieuses adoptées par l'imagination de l'artiste;
nous nous plaisons à reconnaître, d'ailleurs, qu'en général ces formes
sont gracieuses et heureusement combinées avec la destination du vase.

[Illustration: Vase en porcelaine, style Louis XV, de la fabrique de M.
Talmoure, procédés de M. Discry.]

[Illustration: Vase en porcelaine de la fabrique de M. Talmoure, avec
garniture en bronze doré par M. Lerolle.]

Les fonds de couleur sur porcelaine, dite _au grand feu_, sont une des
parties les plus délicates de l'art du porcelainier. On entend par là
les couleurs brillantes qui, cuites et identifiées avec la couverte ou
vernis de la porcelaine, sont susceptibles d'être dorées aussi
brillamment et aussi solidement que la porcelaine elle-même. Jusqu'en
1835, on n'avait que deux belles couleurs de fonds au grand feu, le bleu
de cobalt et le vert de chrome; maintenant on en a plus de dix, grâce
aux nouveaux procédés de M. Halot et de M. Discry. Ils sont arrivés à
placer leurs couleurs sur la pièce avant qu'elle soit cuite; ils la
recouvrent de l'émail feldspathique, et ils unissent ainsi, par un seul
feu, la porcelaine et la couleur avec le vernis. Ce procédé est à la
fois économique et donne des fonds très-glacés, très-solides et
très-égaux. Un autre procédé consiste dans l'application d'un corps gras
sur les places dites _réserves_, destinées à recevoir soit une autre
couleur, soit des peintures diverses.

Au jugement du jury de 1839, M. Discry excelle dans la composition des
fonds, la pose des couleurs par immersion et la formation des réserves.
Cette année, l'exposition de M. Talmoure prouve que la fabrication n'a
pas dépéri entre ses mains. Nous donnons à nos lecteurs un vase, style
Louis XV, qui est d'une belle exécution, un flacon, imitation de
_boccaro_ chinois. Mais la pièce capitale est un grand vase de
porcelaine, monté en bronze doré, exécuté par M. Lerolle. Et, à propos
de ces derniers fabricants, qui avaient été si honorablement remarqués à
l'exposition de 1831, nous demanderons comment il se fait qu'ils ne
paraissent cette année que sous le patronage d'un fabricant de
porcelaines, et nous regrettons qu'ils n'aient pas cru devoir affronter
par eux-mêmes et pour leur propre compte le jugement du public et du
jury.

[Illustration: Flacon en porcelaine, imitation chinoise, de la fabrique
de M. Talmoure, procédés de M. Discry.]



Bulletin bibliographique.

_Hegel et la Philosophie allemande_, ou Exposé et Examen critique des
principaux systèmes de la Philosophie allemande depuis Kant, et
spécialement de celui de Hegel; par A. Ott, docteur en droit, 1 vol.
in-8.--Paris, 1844. _Joubert,_ 7 fr.

Si nous en croyons M. Ott, la philosophie allemande ne tend à prendre en
France une autorité de plus en plus grande que parce qu'elle y est
très-imparfaitement connue. Que l'enveloppe mystérieuse qui la dérobe
encore aux regards de la plus grande partie de ses concitoyens soit
levée, le prestige dont elle est environnée tombera bien vite, et chacun
appréciera à leur juste valeur ces idées que tant de personnes prônent
sans les avoir suffisamment étudiées. Aussi l'ouvrage qu'il vient de
publier a-t-il pour but d'en donner une notion plus véritable, et de
mettre le public français à même de les juger en pleine connaissance de
cause.

«Notre intention, dit-il, n'est donc pas de propager parmi nous la
philosophie allemande, mais seulement de la faire connaître. Nous ne
voulons nullement ravaler les travaux scientifiques de l'Allemagne, ni
méconnaître la puissance de ses penseurs; mais autre chose est d'admirer
la hardiesse d'un système, l'effort intellectuel qui l'a engendré,
l'enchaînement rigoureux dont il se compose; autre chose est d'en
accepter le point de départ, la méthode et les résultats. La philosophie
allemande n'est pas un fait isolé dans l'histoire moderne; elle est
l'expression de l'esprit même du peuple allemand, de ses croyances
religieuses, de ses tendances morales. Ces tendances ne sont pas celles
de la France. La France est une nation catholique; chez elle prédominent
les sentiments d'unité, les idées sociales. Dans les croyances
françaises, l'individu est subordonné à la société; le mot n'est qu'un
point de la circonférence; la raison de chacun doit se soumettre à la
raison de tous. L'Allemagne, au contraire, est la patrie du
protestantisme, de l'esprit de division et de séparation; chez elle le
moi s'est fait centre, la raison individuelle ne reconnaît aucune
autorité supérieure, le point de vue individuel domine le point de vue
social. A ces deux tendances répondent deux philosophies, mais deux
philosophies opposées, contradictoires que jamais on ne parviendra à
concilier. Or, c'est à l'avenir de décider quelle tendance prévaudra de
la tendance française on de la tendance allemande. Ce sera l'une ou
l'autre, mais certainement pas toutes les deux. Pour nous, qui croyons
notre pairie dans la bonne voie, nous lui souhaitons d'y persister et de
rester fidèle à sa tradition, dont l'abandon serait une renonciation au
principe même de sa nationalité.»

M. Ott nous a fait connaître lui-même le but et reprit de son ouvrage;
disons maintenant quelle méthode il a suivie pour initier ses lecteurs à
la philosophie allemande. Selon lui, il ne devait pas écrire une
histoire de cette philosophie, et analyser avec le même soin tous les
systèmes qui ont paru depuis Kant. La plupart de ces systèmes, après
avoir brillé un moment, ont disparu, et n'offrent plus aujourd'hui qu'un
intérêt purement historique. Les maîtres de la philosophie allemande,
ceux qui l'ont conduite au point où elle se trouve, sont en petit
nombre: c'est Kant, Fichte, Schelling et Hegel. «Or, dit encore M. Ott,
la valeur personnelle de ces hommes était mise de côté, leurs doctrines
n'ont plus, à l'époque actuelle, une importance égalé. De Kant et de
Fichte, il n'est resté que les principes généraux, les données qui ont
servi à leurs successeurs. Schelling a soumis son système à une refonte
complète. Hegel est le seul qui soit debout aujourd'hui; il est le seul
aussi dont l'école manifeste encore de la vie et de l'activité, et dont
les idées exercent une influence directe sur le mouvement actuel de la
philosophie. C'est donc le système de Hegel qui forme le sujet principal
de notre travail.» L'ouvrage de M. Ott se divise en trois parties,
précédées d'une introduction, et suivies d'une conclusion.

Dans l'introduction, M. Ott expose d'abord la partie substantielle des
doctrines de Kant, de Fichte et de Schelling, ce qui est, est resté dans
la philosophie allemande; puis il examine l'ensemble des principes de
Hegel de manière à donner en même temps une idée générale du système, et
à préparer le lecteur à l'analyse proprement dite des ouvrages de
l'auteur.

Cette analyse forme les trois parties du livre, qui ont pour titres; La
Logique, la Philosophie de la Nature et la Philosophie de l'Esprit. M.
Ott suit ainsi l'ordre et les divisions adoptées par Hegel dans son
_Encyclopédie._

La conclusion est intitulée: _État présent de la Philosophie en
Allemagne_. Après avoir affirmé que le système de Hegel, qu'il vient
d'analyser, a clos la série des doctrines philosophiques engendrées par
le protestantisme allemand, M. Ott se demande quel est le fruit de cette
science tant vantée, quel est le résultat on a abouti ce développement
qui a trouvé de si nombreux admirateurs. Dans son opinion, et sa
conclusion n'a d'autre but que de prouver qu'il a raison de penser
ainsi, «Ce résultat est la confusion universelle. Toutes les théories,
toutes les doctrines, tous les systèmes qui, depuis Kant, se sont élevés
en Allemagne, se sont mêlés et amalgamés dans une logomachie sans nom.
Les idées ont perdu leur valeur, les mots ont perdu leur sens; on se
parle sans s'entendre, et c'est en vain que chacun espère faire taire
les autres en criant plus fort qu'eux. Toutes choses sont remises en
question; partout est la discussion et la controverse, et des brochures
innombrables alimentent sans cesse cette ardeur de disputer qui s'est
emparée de tous. De ce choc des opinions contradictoires, il résulté que
nulle conviction générale ne peut se fonder, et qu'il ne reste en
partage au public que le doute et l'incertitude. Telle est, dit M. Ott
en terminant, la situation que la philosophie protestante a faite de
l'Allemagne savante. Il suffira de la connaître et d'en apprécier les
causes, pour repousser les idées qui l'ont produite, idées étrangères,
dont l'importation dans notre patrie procurerait aussi peu de profit que
d'honneur.»

_Histoire des Peuples du Nord_, par Henry Wheaton, membre correspondant
de l'Institut de France, ministre des États-Unis d'Amérique près la cour
de Prusse; traduit de l'Anglais par Paul Guillot, avocat à la cour
royale de Paris. 1 vol. in-8, LXI et 583 p., augmenté de cartes,
inscriptions et alphabet runiques.--Paris, 1844. _Marc-Aurel et
Hachette_. 11 fr.

La littérature du Nord n'a pas été sans participer au mouvement que le
dix-neuvième siècle a imprimé aux études historiques. De grands et
importants travaux ont été entrepris, et se continuent chaque jour pour
nous révéler les annales d'une contrée dont les habitants occupent, par
leurs conquêtes et leurs expéditions aventureuses, une si grande place
dans l'histoire du moyeu âge. Il nous suffira, dès à présent, de citer
les remarquables travaux de Gejer, de Rask, de Rafu, de Müller, de
Finn-Magnussen, et d'autres encore dont la science et le zèle
infatigable ont tant contribué à faire connaître à l'Europe les faits et
gestes des nations Scandinaves.

Jusqu'ici, cependant, nous devons dire que la France était restée un peu
en dehors du mouvement général. Les ouvrages publiés sur le Nord se
bornaient, à très-peu d'exceptions près, à des écrits de touristes qu'on
pouvait considérer comme d'agréables impressions de voyage, mais
auxquels on ne pouvait accorder la confiance que doit commander toute
oeuvre scientifique. C'est dire assez que nous ne devons point ranger
dans cette catégorie l'_Histoire des Peuples du Nord_ que vient de
publier M. Wheaton. Ancien ministre des États-Unis à Copenhague, nul
n'était mieux placé que lui pour puiser aux sources officielles, et
s'éclairer par ce contact des savants, qui, les premiers, avaient mis en
lumière les titres jusqu'alors égarés on enfouis dans l'histoire
Scandinave.

L'ouvrage de M. Wheaton comprend l'histoire des Danois et des Normands,
depuis les temps les plus reculés jusqu'à la conquête de l'Angleterre
par Guillaume de Normandie, et du royaume des Deux-Siciles par le fils
des Tancrède de Hauteville.

Tout ce qui intéresse la vie des peuples du Nord pendant cette longue
période de temps se trouve consigné dans le livre de M, Wheaton, et nous
devons avouer que ce n'était pas une tâche toujours facile de mettre un
peu d'ordre et de clarté dans le récit d'événements où tant de peuples,
les Danois, les Norvégiens, les Islandais, les Suédois, les
Anglo-Saxons, etc., sont toujours en contact, de faire la part de
l'histoire et celle des traditions mythologiques qui ont régné en
Scandinavie après même l'introduction du christianisme. L'auteur a porté
beaucoup de méthode dans cette partie du son oeuvre; l'étude approfondie
qu'il a faite des matériaux indigènes lui a permis d'aborder plusieurs
points de critique historique, et parfois de les décider.

L'histoire des races du Nord a pour les hommes sérieux un intérêt
d'autant plus vif, qu'elles se trouvent mêlées à tous les grands
événements de cette époque, en contact avec tous les empires. Tantôt
vainqueurs, tantôt vaincus dans leurs guerres avec la France et
l'Angleterre, jusqu'au moment où Rollo se fut fait donner le duché de
Normandie, et où Guillaume le Bâtard se rendit maître de l'Angleterre;
conquérants dans le royaume des Deux-Siciles, gardes du corps à
Constantinople, pirates ou aventuriers sur toutes les mers, on trouve
partout des traces de leur passage. Doit-on s'étonner après cela que les
Scandinaves, en rapports continuels pendant plusieurs siècles avec les
peuples de l'Europe centrale et méridionale, leur aient communiqué une
partie de leurs moeurs, de leurs usages, de leurs lois, quelquefois même
aient influé sur leur idiome. L'Angleterre, notamment, conserve même
aujourd'hui les traces de sa fusion avec la race normande.

Ce qui augmente encore l'intérêt de ce livre, c'est qu'aux travaux de M.
Wheaton sont venus s'ajouter les travaux personnels du traducteur, M.
Paul Guillot, qui déjà, il y a quelques années, a fait connaître au
public français l'ouvrage remarquable de John Allen _sur la Prérogative
royale en Angleterre_. Une introduction qui donne l'exposé de la
mythologie Scandinave; des tableaux chronologiques, un alphabet runique,
des fragments de poésie oh des plus beaux chants des Skaldes, fragments
précieux pour l'histoire, en ce qu'ils constituaient souvent les seules
chroniques de l'époque; la célèbre inscription runique trouvée en
Amérique sur un rocher près de Rhode-Island, et qui semblerait assigner
une date certaine à la découverte du Nouveau-Monde par les Européens,
complètent cet ouvrage, qui devient ainsi comme un répertoire historique
où peuvent puiser avec confiance tous ceux qui veulent s'instruire dans
l'histoire, encore aujourd'hui trop peu connue parmi nous, des peuples
de l'ancienne Scandinavie.

L.

_Histoire universelle_; par César Cantu; traduite par Eugène Arnoux,
ancien député, et Piersilvestro Leopardi. Tome deuxième.--Paris, 1844.
_Firmin Didot_. 1 vol. in-8. 6 francs.

Le second volume de l'_Histoire universelle_ de César Cantu, que vient
de mettre en vente la librairie Firmin Didot, est encore mieux rempli
que le premier. Il comprend la Perse, la Grèce et l'Italie ancienne. M.
Cantu analyse l'histoire de la Perse depuis les temps obscurs jusqu'à la
mort de Darius. Puis il consacre deux chapitres à la religion des mages
et à la constitution morale et publique des Perses. L'histoire de la
Grèce occupe à elle seule les trois quarts du volume. Sparte et
Lycurgue, Messine, Athènes et Solon, Pisistrate, les petits États, les
colonies, la guerre médique, la suprématie d'Athènes, la guerre du
Péloponnèse, la grandeur et la décadence d'Athènes, la suprématie de
Sparte, Socrate, la retraite des dix mille, Agesilas, la Béotie et
Épaminondas, les Macédoniens et Alexandre, la littérature, la
philosophie, les beaux-arts et les sciences; tels sont les nombreux
sujets traités ou restitués en dix-huit chapitres. Quant à l'Italie, M.
Cantu ne nous en fait connaître encore que les premiers habitants, la
grande Grèce, les îles et le Latium. Le second volume se termine avec la
fin de l'histoire poétique de Rome. Le tome troisième paraîtra
prochainement.

_L'Algérie en 1844_; par A. Desjobert.--Paris, 1844. Guillaumin.

M. Desjobert est infatigable: à la _Question d'Alger_ en 1837, à
_l'Algérie en 1838_, succède aujourd'hui _l' Algérie en 1844_. A en
croire ses trois brochures, l'Afrique est un legs funeste que la
restauration a fait à la révolution de Juillet. L'opinion publique est
trompée par les particuliers et par le gouvernement. Lui montrer ses
erreurs, telle est la tâche que s'impose M. Desjobert. Pour prouver à la
France qu'elle est victime d'une folie, il examine la question de
l'occupation d'Alger sous un certain nombre de points de vue:
l'occupation, la colonisation en général, la colonisation militaire, la
colonisation mixte, la colonisation civile, le commerce et la
navigation, l'armée, les finances, etc., et de Cet examen, il conclut
que la France ne peut pas raisonnablement sacrifier chaque année 100
millions à ce qu'il appelle l'_affaire_ d'Afrique. Lors même qu'elle ne
contiendrait pas une fonte de faits curieux, cette brochure serait
recherchée et lue à cause de son excentricité; mais nous espérons
qu'elle ne convaincra personne, et que le public continuera à ne pas
admettre l'opinion du célèbre député de la Seine-Inférieure.

_Leçons élémentaires de Botanique_, fondées sur l'analyse de 50 plantes
vulgaires; par M. Em. Lemaout, docteur-médecin. Chez _Fortin, Masson et
comp._

La botanique est la science des végétaux; mais connaître les végétaux
sous tous leurs points de vue est une entreprise difficile même pour les
hommes qui s'y livrent exclusivement. Il faut donc opter entre la
physiologie végétale, qui s'occupe de la structure, des organes et des
fonctions des plantes, et la botanique descriptive, qui énumère, classe
et décrit toutes les plantes répandues à la surface du globe.

Toutefois ces deux sciences ne sont pas complètement indépendantes. Le
physiologiste, témoin d'un phénomène curieux que présente une plante,
veut en savoir le nom, et à son tour celui qui se bornerait à connaître
les plantes par leur nom et serait tout à fait étranger à leur
physiologie, serait un collecteur et non pas un botaniste. Cette
nécessité de connaître deux branches de la botanique a toujours arrêté
les gens du monde L'un ne s'inquiète nullement du nom et de la
classification des végétaux, mais il voudrait savoir comment ils
germent, vivent, respirent et se propagent; il ouvre un traite de
physiologie végétale, et se limite immédiatement contre des noms
latins par lesquels l'auteur désigne les plantes dont il décrit les
phénomènes physiologiques. Un autre, et c'est le cas le plus habituel,
se contenterait de savoir le nom des plantes qui l'entourent, il
voudrait faire un herbier qui réunirait les plantes qu'il cueille dans
ses promenades; mais dès les premières lignes il voit surgir une foule
du noms inconnus servant à désigner les organes divers au moyen desquels
on est arrivé à classer et distinguer les plantes. Il résulte de là que
la plupart des personnes qui avaient entrepris cette étude se lassent de
tourner dans un cercle vicieux, se découragent, se dégoûtent et
déclarent n'avoir trouvé que des mots là où ils cherchaient des faits et
des idées. Cette accusation est injuste. Des objets nouveaux génèrent
des mots nouveaux, et l'on ne peut désigner les plantes ni leurs organes
avec les mots employés dans l'usage habituel de la vie. Mais, il faut en
convenir, les auteurs de traités élémentaires ne se sont peut-être pas
mis assez à la place de l'homme du inonde qui ouvre pour la première
fois un livre de botanique. Ils n'ont pas fait une part suffisante, à
son inexpérience, et lui ont supposé une persévérance qu'un désir ardent
de connaître peut seul inspirer.

Avant d'écrire son livre, M. Lemaout avait depuis longtemps enseigné la
botanique, il avait été témoin des difficultés que ses élèves
rencontraient à chaque pas, et s'était efforcé de les leur aplanir. Fort
de son expérience, il a publié un livre réellement élémentaire. Il ne
rebute pas le commençant en lui parlant de plantes inconnues, car il en
a choisi cinquante qui sont tellement communes dans les jardins ou dans
les champs, qu'elle ont un nom vulgaire et sont connues universellement.
Ces cinquante plantes figurées dans son ouvrage forment la base du son
enseignement, et sans aller en chercher d'autres. Il donne à son élève
des notions sur les organes, la physiologie et la classification très
suffisantes pour que celui-ci puisse ensuite pousser plus loin l'étude
de la botanique, s'il en a le loisir et l'envie. Mais dût-il s'arrêter
au milieu du livre, le lecteur aura des notions assez complètes sur
plusieurs points de la botanique, et au bout de vingt pages, il saura si
cette science est du son goût. Le livre de M. Lemaout est donc
réellement un ouvrage élémentaire; c'est celui que l'on conseillera à
quiconque veut entreprendre sans maître l'étude du la botanique. Il est
en outre composé de manière à exciter l'attention et la curiosité du
lecteur; et n'est point un traité dogmatique de la science, c'est un
cours instructif où le professeur cherche toujours à instruire en
amusant. Toutefois, la science qu'il enseigne est une science solide et
de bon aloi, et les anecdotes dont il entremêle ses leçons ne sont point
de ces historiettes puériles qui rabaissent la science aux yeux de
l'homme d'intelligence, et n'ajoutent rien à son charme pour celui qui
est en état de la comprendre.

_Types de chaque famille et des principaux genres de Plantes croissant
spontanément en France_: par F. Plée.--Chez _Baillière_, 17, rue de
l'École-de-Médecine.

Il n'est personne qui, au moins une fois en sa vie, n'ait été tente
d'apprendre la botanique; mais sur tant d'appelés combien peu d'élus!
Dès les premiers pas on est rebuté par une foule de mots nouveaux
d'origine grecque ou latine. Sans guide, sans direction, on s'épuise en
efforts superflus pour arriver au nom d'une plante. On commence par
chercher celui d'une espèce avant de savoir à quelle famille elle
appartient. L'ouvrage de M. Plée a pour but de faire connaître par des
descriptions simples et claires et des figures admirablement dessinées
et coloriées, les types de chaque famille. Quiconque aura revu sur la
nature ces différents types reconnaîtra bientôt à quelle famille
appartient la plante qu' il désire connaître. La famille une fois
déterminée, il arrivera à connaître les genres et enfin les espèces.
Alors il saisira les analogies et les affinités qui unissent entre eux
les divers groupes naturels, et comprendra que l'étude de la botanique
ait séduit tant d'esprits distingués. Six livraisons de l'ouvrage de M.
Plée ont déjà paru; elles offrent l'analyse de la renoncule bulbeuse, de
l'hellébore d'hiver, du jasmin, du lilas, de la saponaire officinale et
du troène commun.--Deux livraisons paraîtront chaque mois.

C. M.

_Discussion de la loi sur l'instruction secondaire, à la chambre des
pairs._ 2 fort vol. in-12, de 1450 pages. Prix, 7 fr. Aux bureaux du
_Moniteur_, rue des Poitevins, 6, et chez _L. Hachette_, rue
Pierre-Sarrazin, 12.

La discussion du projet de loi sur l'instruction secondaire a reçu, à la
chambre des pairs, un développement inusité, et soulevé des questions
qui ont vivement préoccupé l'opinion publique. L'importance des
problèmes spéciaux relatifs à renseignement et à l'organisation de la
liberté qui lui est due aurait suffi pour donner un grand attrait au
débat; mais la controverse s'est prodigieusement agrandie lorsqu'on a vu
une lutte ardente s'établir entre les lois nées de l'esprit de notre
époque et les prétentions à tout ce qui constituait jadis les privilèges
des corporations religieuses, lorsqu'on a vu le concordat, l'université,
la philosophie, attaqués à outrance au nom et dans l'intérêt des
jésuites. Ce combat entre l'ultramontanisme el les saines idées
libérales, est un spectacle si curieux qu'il a fait bon d'en recueillir
tous les détails. C'est ce que font les deux volumes que nous annonçons;
ils reproduisent intégralement tout ce qui a été dit et délibéré à la
chambre des pairs, depuis l'exposé des motifs jusqu'au vote du projet
Ainsi resserrées, les vastes colonnes du _Moniteur_ forment un ouvrage
qu'étudieront avec fruit les publicistes, les magistrats, les membres de
l'instruction publique, des deux Chambres et du clergé.

G.



Musée Lambourg.

[Illustration.]

M. Lambourg est né à Saumur dans les dernières années du siècle dernier.
Depuis de longues années il vivait ignoré dans sa ville natale,
exclusivement occupé de la culture d'un art qu'il a poussé jusqu'à ses
limites les plus reculées. Enfin, il y a quelques semaines, il est venu
pour la première fois à Paris, apportant avec lui les chefs-d'oeuvre
auxquels il avait consacré quarante années de sa vie. Chaque jour une
foule nombreuse court admirer, dans les beaux salons du boulevard des
Italiens, au-dessus du café Cardinal, le musée qui porte sou nom.

Malheureusement pour eux, tous les abonnés de _l'Illustration_ ne
peuvent pas jouir comme nous de ce curieux spectacle. Nous nous
empressons donc de le leur montrer; mais, si exact qu'il soit, notre
dessin ne leur en donnera qu'une idée imparfaite.

En effet cette ménagerie et ce jardin, ce lion et ce tigre, dont les
peaux feraient envie aux plus difficiles amateurs de fourrures
précieuses; ces fleurs aux couleurs si fraîches, aux formes si
gracieuses, sont en verre. Vous pouvez toucher la crinière du roi des
animaux; elle est aussi douce que la soie la plus fine. Le tigre seul a
coûté huit années de travail. Me demanderez-vous comment M. Lambourg, a
pu créer, avec une pareille matière, toutes ces étonnantes merveilles?
Le procédé est bien simple; assis à une petite table devant une lampe
dans la flamme de laquelle passe un courant d'air, M. Lambourg tient
dans ses deux mains les deux extrémités d'un tube de verre blanc ou
coloré. Il en chauffe une partie jusqu'à ce qu'elle devienne presque
liquide, et avec ce verre prêt à entrer en fusion, il fait tout ce que
lui demande le curieux étonné qui l'admire. Une levrette, des
tourterelles, un papillon s'échappent comme par enchantement de ses
doigts, et semblent tout prêts à courir, à s'envoler ou à voltiger, tant
ils sont habilement imités; car M. Lambourg n'est pas seulement un
ouvrier habile et exercé, c'est un artiste distingué, qui a longtemps
étudié la nature animale, ainsi que la nature végétale, et qui obtient
avec ses tubes de verre des résultats dont nos meilleurs sculpteurs
auraient le droit d'être fiers.



Levassor dans les dix rôles du troubadour omnibus.

[Illustration.]

Vous connaissez bien M. Levassor, acteur du Palais-Royal? M. Levassor
est un véritable sorcier à triple et à quadruple face, mais jamais il
n'avait poussé jusqu'à la dizaine ce talent de métamorphose; eh bien!
allez voir M. Levassor, dans le _Troubadour omnibus_, dont nous avons
déjà eu l'honneur de vous parler l'autre jour, et vous jouirez de cette
aptitude phénoménale à changer de visage aussi facilement qu'on ôte sa
cravate, sa chemise, son chapeau et son habit. Cependant, comme
l'Illustration est la complaisance même, voici qu'elle vous offre les
dix têtes de M. Levassor, pour vous épargner les frais d'un parterre ou
d'un orchestre.--Que de gens voudraient avoir ce joli talent de société,
afin de pouvoir cumuler impunément! que d'employés émargeraient dix
fois, grâce à cet art de multiplier son visage! et que de grands hommes
se feraient donner dix fois la croix d'honneur!



Correspondance.

_A mademoiselle Marie X._--Non, mademoiselle, _l'Illustration_ ne peut
pas donner le portrait des célibataires que marie la maison Foy; si
jolie que vous soyez, nous ne vous ferons jamais une semblable annonce.

_A M. T., maire de Bussière-lès-Belmont._--Nous vous remercions de vos
éloges, et nous tâcherons de satisfaire tous vos désirs.

_A madame B._--Tous vos voeux seront bientôt comblés.

_A M. Ch. d'Ely._--Nous avons reçu vos communications; mais elles ne
peuvent pas nous servir. Tom Thumb viendra bientôt à Paris, et nous
donnerons son portrait. Quant au chemin de fer de Folkstone et au rocher
de Shakespeare, _l'Illustration_ en a déjà parlé.

_A M. B., de Nantes, et à M. Ch. A. N., de Rambouillet._--Ce qui plaît à
M. B. déplaît à M. A. N. Ce qui plaît à M. A. N.. déplaît à M. B.
Comment faire? Nous continuerons.

_A M. Jules Der..._--Comment pouvez-vous nous proposer un pareil sujet?
_L'Illustration_ est un journal dont la mère permet la lecture à sa
fille. Ne l'oubliez plus, monsieur!

_A M. César Pantineau, de Bennes._--Apprenez à écrire le français, avant
de nous donner des leçons.

_A M. E., doct.-médecin à Saint-Robert (Isère)._--Les articles dont vous
réclamez l'insertion sur les établissements d'aliénés paraîtront dans le
mois de juillet prochain.

_A madame Pauline Dum., à Gray._--Quand vous vous présenterez en
personne dans notre bureau de rédaction, rue Richelieu, 60, nous vous
répondrons de vive voix. Il y a des choses qui ne s'écrivent pas.



Rébus.

EXPLICATION DU DERNIER RÉBUS.

Quand le chat n'y est pas, les souris dansent sur la table.


[Illustration: nouveau rébus.]





*** End of this LibraryBlog Digital Book "L'Illustration, No. 0068, 15 Juin 1844" ***

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