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Title: Plaisirs d'auto
Author: Corday, Michel
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Plaisirs d'auto" ***


Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le
typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée
et n'a pas été harmonisée.



PLAISIRS D'AUTO



OUVRAGES DU MÊME AUTEUR


DANS LA =BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER=

à =3= fr. =50= le volume.

    =Vénus ou les deux risques=             1 vol.
    =Les Embrasés=                          1 vol.
    =Sésame ou la Maternité consentie=      1 vol.
    =Les Frères Jolidan=                    1 vol.
    =Les Demi-Fous=                         1 vol.
    =La Mémoire du cœur=                    1 vol.
    =Monsieur, Madame et l'Auto=            1 vol.
    =Mariage de demain=                     1 vol.


CHEZ GARNIER FRÈRES

    Mariés jeunes.
    Confession d'un enfant du Siège.
    Scènes de la vie conjugale.
    Scènes de la vie d'officier.


IL A ÉTÉ TIRÉ DU PRÉSENT OUVRAGE:

_Cinq exemplaires, numérotés à la presse, sur papier de Hollande._


Paris--L. MARETHEUX, imprimeur, 1, rue Cassette.--20781.



    MICHEL CORDAY

    PLAISIRS

    D'AUTO

    PARIS

    LIBRAIRIE CHARPENTIER ET FASQUELLE

    EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR

    11, RUE DE GRENELLE, 11

    1909

    Tous droits réservés.



    A

    HENRI DESGRANGE

    _En dévouée sympathie._

    M. C.



PLAISIRS D'AUTO



LES PNEUS


Blottis côte à côte au creux de la limousine, ils partent pour les
lacs italiens, après un mois de mariage. Car ces amoureux sont mariés.
Excusez-les. C'est tellement mal porté, des mariés qui s'aiment! C'en
est presque inconvenant. Mais il faut les prendre comme ils sont. Ils
sont heureux.

O la joie de s'envoler librement, de n'être plus prisonnier du rail,
esclave de l'heure, de rouler dans ce boudoir tiède, intime, parfumé,
d'emporter son _home_ avec soi!

Faut-il vous les présenter? A quoi bon? Ils se voient parfaits. Ne les
détrompons pas. Elle a vingt ans. Il en a trente. Et c'est un couple
d'amants qui filent à soixante à l'heure.

Ils viennent d'échapper aux routes écorchées, aux lèpres de la
banlieue. La forêt de Sénart les accueille. C'est l'automne. Mais un
automne perlé, qui veut qu'on le regrette, mélancolique et charmant
comme le geste d'adieu d'une jolie femme.

Pan! Un coup de pistolet claque derrière la voiture. Elle s'arrête.
Hein? Quoi? Qu'est-ce? Une attaque? Voilà justement l'endroit où le
fameux Courrier de Lyon... Mais non. Un simple éclatement de pneu. A
la roue arrière droite. Déjà le mécanicien ouvre les coffres, jette
sur la route les leviers, le cric, la pompe, la chambre neuve.

--Combien de temps? interroge Monsieur.

--Vingt bonnes minutes.

Juste assez pour pousser une pointe sous bois. Qu'en dit Madame?
Madame bat des mains. Fameuse idée. Et les voilà partis à travers la
futaie de platanes et d'érables. Dans l'herbe fine, les premières
feuilles mortes craquent sous leurs pieds. Elles ont le ton, elles
font le bruit de ces gâteaux légers que les enfants appellent du
plaisir ou des oublies. Les arbres jettent les uns vers les autres
leurs branches éplorées qui se mêlent et s'étreignent comme des bras
d'amants. Toute la forêt n'est qu'un enlacement. Elle semble murmurer,
dans le calme et la solitude propices: «Faites comme moi: ne soyez
qu'une caresse». Et les feuilles piquées dans l'herbe murmurent aussi:
«Nous sommes l'oublie et le plaisir. Venez à nous.» Mais comment
donc!...

Quand ils débouchent vivement sur la route, pressés par la crainte du
retard, le mécanicien n'a même pas achevé de regonfler son pneu. Il
donne les derniers coups de pompe.

En route! Légèrement alanguis, la main dans la main, ils goûtent les
délices de la vitesse. Ils se reposent d'une volupté dans une autre.
Les paysages raient les glaces: plaines de la Brie, maisons de Melun.
Puis, de nouveau, la route coule entre deux hautes rives boisées.
C'est la forêt de Fontainebleau.

Mais à peine la voiture s'y est-elle engagée qu'elle décrit une
brusque embardée, se redresse et stoppe en douceur. Encore un pneu
qui vient de rendre l'âme! La roue avant droite. Monsieur commence à
s'inquiéter. Serait-ce la guigne! Va-t-on éclater ainsi tous les vingt
kilomètres, c'est-à-dire toutes les vingt minutes? Le mécanicien, qui
souque sur son levier, bougonne:

--Parbleu. C'est des chambres réparées. Ça ne tient jamais comme des
neuves.

Monsieur n'est pas grand clerc en automobile. Il se renseigne:

--Alors, avec des chambres neuves?

--Ah, dame! Y a moins de chance de crever.

Voilà une bonne parole. Et puis, personne ne les attend, après tout.
Et il y a des haltes exquises, n'est-ce pas? Son regard croise celui
de Madame. Ils se sont compris. La forêt leur fait des petits signes.

Cette fois, ce sont des chênes, encore verts et feuillus, qui les
enveloppent de l'immobile enlacement de leurs branches. C'est de la
mousse qui déroule sous leurs pieds son tapis touffu. Même, de petits
buissons se dressent en écran, pour les mieux isoler du monde. Le
moyen, je vous prie, de résister à tant d'invites?

Lorsqu'ils reparaissent à l'orée du bois, Madame souriante et Monsieur
recueilli, le mécanicien vient juste d'achever sa besogne. Il range
ses outils dans les coffres. Peut-être a-t-il travaillé plus vite? A
moins que...

Entre ses paupières appesanties, Monsieur perçoit dans un brouillard
le château de Fontainebleau, la célèbre Cour des Adieux, l'escalier en
fer à cheval. Il a pour l'Obélisque un regard noyé. Puis la voiture,
impatiente d'avoir trépidé sur le pavé du Grand Roi, s'élance de toute
son ardeur dans la vaste brèche ouverte par la route de Moret.

Pan! Encore un coup de pistolet. Encore un pneu crevé. L'arrière
gauche cette fois. Ah! mais... Ah! mais... Monsieur ne cache plus son
ennui. Vraiment, éclater tous les quinze kilomètres, c'est trop.

Le mécanicien est furieux aussi. Accroupi devant sa roue:

--Encore une chambre réparée. Quand je disais que ça ne tenait pas...
Saleté de fourbi, va!

Quant à Madame, elle est ravie. Ces arrêts forcés l'enchantent.
Parbleu! Et, ingénue, coulant sous ses cils baissés un regard vers le
bois qui borde la route:

--Tiens, ce sont des sapins, cette fois...

L'allusion est transparente. O terrible candeur! Elle ne sait pas
qu'il est des limites aux forces humaines, et qu'au moins un temps
moral est nécessaire à les récupérer. Comme c'est court, quinze
kilomètres en auto. Redoutable ignorance! Elle croit qu'on peut
s'égarer en forêt chaque fois qu'un pneu éclate, aussi aisément que le
mécanicien regonfle une chambre neuve. Que diable, si l'on crevait six
fois! Enfin, il s'agit de faire galante mine.

Ce sont des sapins, en effet. Des sapins toujours verts. Heureux
arbres... Et, sur le sol, les aiguilles sèches ont tissé une natte
épaisse et douce où, dès les premiers pas, le pied glisse...

Quand Madame saute sur la route, devançant Monsieur de quelques pas,
le mécanicien, assis au volant, la casquette sur le nez, la cigarette
sous la moustache, lit tranquillement son journal. Il attend. Parbleu!
Ce n'est pas héroïque, de donner trois cents coups de pompe dans un
pneu... Il y a plus difficile...

Et tandis que Madame escalade le marchepied, Monsieur s'approche du
mécanicien et, d'une voix faussement détachée:

--Dites moi, nous avons bien partout des chambres neuves, maintenant?



EXCELLENTES RÉFÉRENCES


--Nous faisons du soixante-seize! s'écria joyeusement Dinval, assis à
côté du mécanicien.

Tout en glissant sa montre au gousset, il se tournait vers les siens,
installés au fond du phaéton. Sa femme et sa fille, presque pareilles
sous leurs cheveux blonds, souriaient doucement, alanguies et séduites
par la vitesse. Et son petit-fils, Claude, un exquis bambin de sept
ans, battait des mains et lançait de grands cris d'alouette ivre
d'espace.

Conquis depuis peu par l'automobile, l'usinier Dinval sortait pour la
première fois dans sa voiture. Il se proposait de gagner Royan par la
route. Le voyage s'annonçait bien. On avait royalement déjeuné à
Chartres. Et maintenant, on roulait en Beauce. L'air bleu et chaud
tremblait sur les moissons mûres. Et nul être vivant n'animait ce
fertile désert.

A côté de Dinval, le mécanicien Edmond murmura quelques mots indécis,
que le vent de la course emporta. Cela semblait une manie, chez lui,
de parler seul. Il était taciturne, l'œil ténébreux, le profil
renfrogné, noir d'une barbe rasée pourtant du matin. D'ailleurs, il
paraissait d'une prudente habileté, à en juger par sa traversée et sa
sortie de Paris. Et Dinval ne lui en demandait pas davantage. Au
surplus, il le tenait de l'agence qui lui avait vendu sa voiture et
qui le lui avait fermement conseillé. Edmond possédait les meilleures
références.

Il parlait, cette fois, à voix plus haute:

--Y a un cylindre qui ne donne plus.

Dinval ne connaissait rien, mais littéralement rien à l'automobile. Le
souci de ses affaires l'avait jusqu'alors absorbé, et à peine était-il
monté une demi-douzaine de fois dans une voiture de tourisme, sans
prêter la moindre attention au mécanisme. Aussi s'inclina-t-il devant
le diagnostic de son mécanicien, tout en s'en étonnant, car le phaéton
conservait sa splendide allure. Edmond, cependant, donnait des signes
d'inquiétude. Tout à coup, relevant la tête, il s'écria:

--Zut! deux gendarmes.

La route, toute droite, était absolument vide... Dinval sentit un
frisson glacé lui couler dans le dos. Son chauffeur avait-il une
hallucination? Ou lui-même n'y voyait-il plus clair? Il demanda:

--Où donc?

--Là, devant nous. A cheval. Ils vont dans le même sens que nous.

Une indicible angoisse envahit Dinval. Son mécanicien devenait fou!
Ils étaient, lui et les siens, à la merci de cet homme... Et il se
savait incapable d'arrêter lui-même la voiture. Que faire?...

Edmond se portait sur sa gauche, puis se redressait. Il ricana:

--Ah! ah! Nous les avons dépassés. Ils n'ont rien dit? Ils ne font pas
de signes?

Il ne faut pas contrarier les fous:

--Non, non, dit Dinval.

Sa terreur grandissait. Le copieux déjeuner, l'ardent soleil
avaient-ils provoqué la crise? Non. Edmond devait la couver depuis
longtemps. Peut-être même y était-il sujet. Et songer que l'on remet
sa vie à ces gens sans rien connaître d'eux, de leur passé! Le
mécanicien parlait dans le vent, d'une voix saccadée. Dinval, espérant
encore une rémission, un retour au bon sens, tendait l'oreille.

--Ah! une charrette de foin qui va déboucher, maintenant. Sale
engeance! Ça se met en travers. Ça recule. Rien à faire. On veut
l'éviter. On va dans le fossé. On se retourne. Tous tués, massacrés.
Et pas moyen de ralentir, à cause des gendarmes. Ils galopent, hein?
Ils nous poursuivent?

Aucune voiture n'apparaissait dans le désert des champs. Dinval ne
répondit pas. Il étouffait d'horreur. Il avait vaguement entendu
parler de ce délire de la persécution qui marque le début de la
paralysie générale. Un fou, un vrai fou les conduisait! Et ces deux
femmes qui continuaient de sourire, dans la quiétude, caressées par
le souffle de la course... Et ce petit Claude, qui applaudissait à la
vitesse! S'ils pouvaient au moins ignorer quelques instants encore
l'horrible situation. Mais Edmond lançait des appels de trompe
désespérés. Mme Dinval, voyant la route libre, demanda:

--Qu'est-ce qu'il y a?

L'usinier se retourna. Sans doute sa pâleur trahit son effroi. Les
deux femmes se levèrent à demi. Elles allaient crier, affoler plus
encore le mécanicien. Dinval se décida. D'un doigt, il se toucha le
front en désignant Edmond du regard. Et de l'autre main, il commandait
impérieusement le calme. Vains efforts, fausse tactique. Un double
hurlement d'épouvante lui répondit:

--Dis-lui d'arrêter!... Arrête-le!...

Le chauffeur entendit les derniers mots. Il baissa la tête:

--M'arrêter? Les gendarmes veulent m'arrêter? Ah! là là! Ce que je
vais les semer!

Et il accéléra l'allure. Par miracle, il gardait toute sa sûreté de
main. L'instinct professionnel surnageait, intact, dans la débâcle de
son cerveau. Et Dinval tremblait que cette dernière lueur ne
s'éteignît. Aussi exhortait-il ses compagnes au silence. Mais elles ne
l'écoutaient pas. Debout, sa femme criait:

--Au secours! au secours!

Et sa voix se perdait dans la solitude des campagnes.

Sa fille étreignait le petit Claude, qui pleurait sans comprendre.

--Arrête! arrête! suppliait-elle.

S'il avait pu, s'il avait su... Il cherchait, le cerveau en fièvre.
Appuyer sur l'une des pédales? Mais laquelle? Il croyait savoir qu'une
pression exercée sur l'une d'elles accélérait même la marche. Pousser
l'un des leviers? Mais lequel encore? Et puis, pour toutes ces
manœuvres, il eût fallu faire violence au mécanicien, chasser son
pied ou se pencher sur lui, entrer en lutte, risquer le faux mouvement
qui les eût jetés au fossé à quatre-vingts à l'heure, provoquer
l'exaspération totale qui eût fait perdre au chauffeur sa lucidité
dernière...

Ou encore percer le réservoir d'essence, atteindre un organe vital
sous le capot, couper un fil, une tuyauterie sous le plancher? Mais
d'abord il ignorait tout de l'anatomie de sa voiture. Et, toujours,
ces recherches, ces tentatives eussent achevé d'irriter le fou, jaloux
de conserver sa vitesse, d'échapper aux gendarmes imaginaires...

Courbé sur son volant, effroyable à voir, Edmond murmurait:

--Ils ne m'auront pas, ils ne m'auront pas!...

Un cri de Mme Dinval fit faire volte-face à l'usinier: sa fille
tentait d'ouvrir la portière, de sauter en pleine marche... A
grand'peine il parvint à la retenir, lui jurant qu'il avait trouvé le
moyen d'en finir.

En réalité, il hésitait encore. Dans sa poche, sa main se crispait sur
le revolver qu'il avait emporté pour la marche la nuit. Tirerait-il
simplement sur les pneus? Mais on assurait qu'un brusque éclatement, à
de telles allures, entraînait l'embardée fatale. Allait-il, son arme à
la tête du forcené, le sommer de s'arrêter sous peine de mort? Mais
son geste irait peut-être à rencontre du but: Edmond, terrifié, était
capable de donner un faux coup de volant. En tout cas, il ne pouvait
pas exécuter sa menace, car, le fou supprimé, la voiture continuerait
sa marche, et, cette fois, sans conducteur...

Et, soudain, une inspiration le traversa. Il se retourna, debout, et
tira par deux fois en l'air. Puis, d'une voix qu'il s'efforçait de
rendre triomphante:

--Bravo, j'ai abattu les deux gendarmes!

Fut-ce la commotion? Le fou crut-il à la mort de ses ennemis? Hébété,
comme un homme soudain sorti de l'ivresse, il freina machinalement.
Et, avant même que la voiture fût arrêtée, tous quatre s'en évadèrent,
s'en éloignèrent à toutes jambes, les bras en avant, comme en ces
catastrophes de chemin de fer, où les survivants fuient, dès le choc,
le lieu du sinistre et s'essaiment dans la campagne...



LES BILLES


--Monsieur, il y a une automobile en panne presque devant la maison...

Le jardinier m'apporte la nouvelle.

--Bien. Merci. J'y vais.

Pauvres chauffeurs!... Arrêtés dans ce petit village, à cinq heures
d'un soir d'hiver... Comme c'est jovial! A tout hasard, je vais me
mettre à leur disposition.

Autour de la masse noire du phaéton, mal éclairée par une lanterne
posée sur le sol, deux ombres veillent, très en fourrures. Aucun
curieux alentour. La nuit a vidé la roule. Le dernier troupeau de
moutons rentre, décelé seulement par son piétinement confus, ses
bêlements mélancoliques.

J'approche. L'essieu arrière est soulevé par le cric. L'auto lève la
jante.

Accroupi devant une roue, un gentleman-chauffeur dévisse un chapeau de
fusée. Les mains aux genoux, sa compagne se penche sur lui.

J'offre mes services. On m'en remercie de bonne grâce. Mais ils sont
inutiles. Il s'agit simplement d'une bille cassée, qu'il faut extraire
avant qu'elle n'étende ses dégâts.

Ma foi, je vais assister à l'opération. Je suis curieux de voir l'état
du roulement. Et puis, on ne sait pas. Au dernier moment, on aura
peut-être besoin d'eau, de carbure ou d'essence. On sera bien content
de me trouver. Et surtout, c'est si amusant, si passionnant, de
déchiffrer ce problème vivant, de chercher ce que peuvent bien être
ces inconnus que le hasard a jetés devant votre porte, de soulever un
coin du voile.

       *       *       *       *       *

Le gentilhomme-mécanicien vient d'arracher la goupille et s'apprête à
dévisser l'écrou. Sans cesser son travail, il interroge sa compagne:

--Dis donc, te rappelles-tu combien nous devons en trouver, des
billes? La dernière fois qu'on a démonté l'autre roue arrière, nous
les avons comptées. Tâche de te souvenir.

Madame, en signe d'extrême attention, appuie l'index au bout de son
petit nez:

--Il me semble bien que c'était quinze.

Et lui:

--Quinze! Jamais de la vie!... D'abord, c'était un nombre pair. J'en
mettrais ma main au feu. Et puis, il y en avait certainement plus de
quinze.

Piquée, elle réplique:

--Alors, ce n'était pas la peine de me le demander.

Lui, tout en tournant sa clé anglaise:

--Si! Tes souvenirs auraient pu confirmer les miens...

--Et, dans ce cas, ils auraient été exacts, naturellement!

--Dame!

--Il est tout de même singulier, reprend la dame, qu'il faille être
de ton avis pour avoir raison, et qu'on ait l'air de dire des bêtises
dès qu'on ne pense pas comme toi!

Pas de doute: ils sont mariés. Cette aigre-douceur, cette intime
hostilité en témoignent. Ce sont des gens qui n'ont plus à se ménager,
qui s'expriment avec une franchise toute conjugale. Irrités par la
panne dans la nuit, ils déchargent leurs nerfs tendus. Leur
électricité s'écoule par leurs pointes.

Discret, je m'écarte, je m'enfonce dans l'ombre. «Allez, allez, faites
comme si je n'étais pas là. Détendez-vous, débarrassez-vous de ce qui
vous gêne. Un brin de dispute, il n'y a rien de tel pour rafraîchir le
cerveau. Et puis, c'est si bon, après, de se réconcilier!» Ils suivent
mes conseils. La querelle continue:

--Je te dis que je suis sûre du nombre quinze!

--Et moi, soutient Monsieur, je parie pour seize au moins.

Voilà un nouveau jeu. On choisit un roulement. Chacun évalue le nombre
de billes qu'il contient. Et l'on ouvre.

--Passe-moi un journal, ordonne Monsieur.

Il l'étend soigneusement sur le sol. Il ne s'agit pas, en effet, de
laisser des billes s'égarer sur la route. Quel désastre! C'est le
résultat faussé, le pari nul.

       *       *       *       *       *

Monsieur a pris la roue à deux mains et l'attire à lui par petites
secousses. Mais le journal est trop petit. C'est un drap qu'il aurait
fallu. Les billes coulent dans les plis du papier, s'éparpillent sur
le sol...

Tous deux aussitôt de les ramasser. Je m'offrirais bien à les aider,
mais je sens que je leur serais suspect. Ils entendent ne s'en
remettre qu'à eux-mêmes. Et il faut voir la frénésie de leurs
recherches, leur ardeur à découvrir, à la pauvre clarté de la
lanterne, les perles d'acier toutes noires dans leur robe de cambouis!
Monsieur surtout y met une fougue, un acharnement... Dame, cela
s'explique, puisqu'il a intérêt à trouver le plus grand nombre
possible de billes.

Sur le journal bien étalé, ils réunissent leurs trésors. Ah! les
fragments de la bille cassée... D'autres, qui commençaient à être
mordues, qui ne semblent plus bien rondes.

C'est Monsieur qui compte, mais je vous jure que Madame le tient à
l'œil.. Treize, quatorze... Elle se redresse, dépitée. Elle a perdu.
Il en reste encore plusieurs.

Monsieur poursuit, triomphant: dix-sept, dix-huit!... Il n'espérait
pas une victoire si complète. Un moment, il en est même un peu
déconcerté. Mais sa surprise ne dure pas. Il l'avait bien dit qu'il y
en avait plus de seize... Il y a comme cela des personnes qui ne
veulent jamais vous croire, qui prétendent tout savoir. Que ça leur
serve de leçon, pour une autre fois...

Pauvre petite Madame! J'ai presque envie de la consoler. Vraiment, son
mari pourrait avoir le triomphe plus modeste. Mais elle est bonne
personne. Car, sans répliquer, tandis que son mari nettoie la roue,
elle essuie avec un chiffon les dix-huit billes.

Et, tout à coup, elle se précipite vers la lanterne, l'apporte
au-dessus des perles noires, les examine, les palpe tour à tour, et
part du plus fol, du plus radieux, du plus éblouissant éclat de rire
qui jamais ait jailli dans la nuit;

--Ah! ah! ah!... il y a trois billes... ah! ah! ah!... qui ne sont pas
des billes... Ce sont des choses... que tu as ramassées... sur la
route... des choses de mouton... oui, oui, de mouton... Ah! ah! ah!
ah!...



LES MILLIARDAIRES


Il s'est arrêté déjà pas mal de voitures, devant notre grille. Je ne
parle pas, naturellement, de celles de nos amis qui veulent bien venir
nous voir, mais de celles que la panne a obligées de faire escale à
notre porte.

Je viens de conter l'histoire de ce couple de chauffeurs arrêtés dans
nos parages et qui, laissant choir un collier de billes, en
retrouvèrent plus qu'ils n'en avaient perdu, pour la bonne raison
qu'ils ramassèrent en surplus quelques inconvenances de moutons
roulées dans la poussière... Et ce gentilhomme qui, trompé par notre
tenue champêtre, nous prit pour les jardiniers... Et cet autre qui
nous emprunta le téléphone pendant une panne de pneu et qui attendit
deux heures et demie la communication!...

Pourquoi tant d'autos ont-elles stoppé en vue de notre maison? J'ai
souvent creusé le problème. Et j'ai trouvé plusieurs raisons. D'abord,
nous avons un superbe caniveau dans notre voisinage. Pour l'écrou qui
ne tient plus que par un filet, pour le clou qui déjà pousse sa pointe
dans la chambre, la secousse est décisive. Autre raison: sans nous
vanter, le site est hospitalier. Et peut-être décide-t-il à l'arrêt le
chauffeur qu'un bruit insolite inquiétait déjà depuis quelque temps.
Enfin, n'oublions pas qu'autour de nous tout est mystère. Qui sait si
la machine ne vit pas complètement, une fois que nous l'avons mise en
marche, si nous ne lui donnons pas la pensée en même temps que le
mouvement, si les autos ne flairent pas ceux qui les aiment, si elles
ne devinent pas, là, derrière cette grille, des gens qui les fêteront,
qui les admireront, qui seront heureux de les entourer, et si elles ne
décident pas: «Allons, un bon mouvement, arrêtons-nous!»

A vrai dire, nous ne les aimons pas seulement pour elles-mêmes, mais
aussi pour leurs passagers. Ce qui nous excite, c'est de les
identifier. Qui sont-ils? Que font-ils? Le policier qui sommeille en
nous se réveille à chaque passage d'auto. Chaque voiture qui s'arrête,
c'est une énigme qui se pose devant la porte.

Ah! quelquefois, la sagacité du chercheur de rébus est mise à rude
épreuve. Un soir de cet hiver, une grosse limousine stoppa vers six
heures à quelques pas de la grille. Elle venait de franchir le fameux
caniveau en vitesse, et sa chambre arrière droite en avait profité
pour se donner de l'air.

On réparait. Deux gros phares, posés sur le sol, éclairaient le
mécanicien à l'ouvrage et les œuvres basses de l'imposante voiture.
En contraste, au-dessus de cette zone lumineuse, la nuit apparaissait
opaque, bien qu'elle fût en réalité assez claire. Peu à peu le regard
s'accoutumait à l'obscurité. Autour de la limousine, quatre ombres
veillaient. Deux larges silhouettes d'hommes, deux fines silhouettes
de femmes, toutes quatre élégantes et comme découpées dans quelque
catalogue de tailleur sportif.

Ces messieurs fumaient des cigares importants. Et chaque fois que
s'embrasait la rosette de feu, elle éclairait leur face sévère,
complètement rasée. De riches Américains, sans doute.

Ils restaient silencieux. En attendant que leurs propos vinssent
confirmer mon hypothèse, je rôdai autour de la voiture. Une petite
plaque de métal m'en révéla la marque, une très haute marque.
D'ailleurs, dans ses moindres détails, s'affirmait le luxe le plus
intelligent, le plus minutieux et le plus raffiné.

Certes, j'avais affaire à de très grands touristes. Pourtant, je ne
pus me défendre d'une certaine surprise lorsque j'entendis celui des
deux milliardaires qui semblait commander à bord dire au mécanicien:

--Tu y vois clair?

Après tout, ce tutoiement pouvait s'expliquer. Façons de grand
seigneur. Napoléon tirait bien l'oreille à ses grenadiers.

Mais quelle ne fut pas ma stupeur quand, un instant après,
le mécanicien--rigoureusement vêtu de cuir des pieds à la
tête--interpella à son tour le patron:

--Édouard, passe-moi donc le gros levier...

Le chauffeur tutoyait le milliardaire! Loin de moi la pensée de blâmer
en principe un tel langage, qu'au contraire bien des arguments
pourraient justifier. Mais je suis contraint de reconnaître qu'il
n'est pas encore passé dans nos mœurs. J'imaginai donc les diverses
circonstances spéciales qui pouvaient l'expliquer.

Peut-être le mécanicien avait-il sauvé la vie de son maître, et cette
familiarité était-elle autorisée par la gratitude? Peut-être était-ce
un parent pauvre, un camarade de collège retrouvé, un ami dans le
besoin, un frère de lait?

Mais le chauffeur grimpait sur le toit de la limousine, débouclait les
courroies de la malle à pneus et s'apprêtait à lancer une enveloppe
sur la banquette gazonnée de la route. Alors, interpellant les deux
dames qui causaient à l'écart:

--Attention, là, les mômes, gare aux arpions!...

Comment? comment? Les femmes aussi étaient ses cousines, ses sœurs de
lait, ses camarades de collège?

Pour un amateur de charades vivantes, j'étais bien servi... Et c'est
que, non content de tutoyer ces grandes dames, il les rudoyait, il les
menait à la baguette.

--Allez, Louise, aboule la tinette.

Ainsi dénommait-il l'étui à talc.

Et comme la seconde voyageuse lui masquait l'un des phares:

--Dis donc, Marie, ton père n'était pas vitrier...

Il entendait par là qu'elle n'était pas de verre.

J'en avais les jambes fauchées.

Cependant le mécanicien déléguait ses pouvoirs au milliardaire. Et,
lui passant la pompe:

--Allez, turbine, c'est bien ton tour.

On se serait cru transporté en l'an 3000.

Ramassant la chambre à air et son sac, il les tendit à l'une des deux
femmes:

--Tiens. Replie ça, et grouille-toi.

Et, pour stimuler son zèle, il lui allongea sur la partie la plus
potelée de son anatomie--à en juger du moins par le son ferme et
plein--une claque amicale.

Singuliers chauffeurs... Si encore le mécanicien n'avait pas été vêtu
en professionnel, tandis que les autres affectaient des allures
somptueuses de grands touristes, j'aurais pu croire à quelque bande
joyeuse... Me mystifiaient-ils? Était-ce une gageure? Ou de ces
voleurs mondains qui opèrent dans les villes d'eaux et raflent à
l'occasion une automobile?

Mais ils n'auraient pas étalé une âme si tranquille. Eussent-ils dû
rouler sur la jante, ils ne se seraient pas arrêtés devant une maison.

Et peut-être eussé-je balancé longtemps encore, si l'une des
voyageuses n'avait pas essuyé, du revers fourré de son opulent
manteau, la poussière du garde-crotte.

--Oh! dit la seconde, si Madame te voyait...

A quoi la première:

--Penses-tu qu'elle va me voir, d'Algérie!

Tout s'éclairait! Dans la tenue et l'auto des patrons en voyage,
l'office s'offrait une balade...



LE TEMPS DES PANNES


Somptueuse et miroitante, la limousine attendait au ras du trottoir.
Ses panneaux semblaient taillés dans un sombre saphir. Belle encore,
Mme Rosay parut sous le porche. Une femme de chambre, chargée de
bagages à la main, en meubla l'intérieur de la voiture. Rosay, le
célèbre peintre, les suivait, alourdi par l'embonpoint. Il dit
simplement:

--Orléans. Grand-Hôtel.

Et, la portière refermée sur lui, l'auto partit.

Il était neuf heures d'un matin d'avril. Un de ces premiers jours où
la terre ose se montrer toute claire et nue aux regards du soleil,
sans s'envelopper de ces brumes que naguère sa pudeur coquette se
laissait arracher. Affranchie de la banlieue, la voiture en pleine
marche s'élançait comme à la conquête du printemps. Souple et
discrète, on l'aurait crue immobile, si le paysage n'eût rayé les
vitres. Coulés au creux des capitons épais, le peintre et sa femme
rêvaient.

Ah! qu'il était loin, le temps des premières sorties, de leurs
premières ferveurs automobiles... Il se trouvait que leur fortune
avait coïncidé avec celle de l'auto. Même essor. Pour Rosay, les
premiers rayons de la gloire--plus doux, a dit Vauvenargues, que les
premiers feux de l'aurore--étaient contemporains de la fameuse course
Paris-Bordeaux. Sur ses premiers succès d'argent, il s'était offert un
tri-remorque. Une six-chevaux avait commémoré sa seconde médaille. Et
maintenant qu'on payait ses toiles au poids des billets de banque, il
roulait dans la plus irréprochable des limousines.

Ah! désormais plus de pannes, plus d'incidents, plus d'imprévu. On
marchait avec la régularité d'un train. D'avance, on aurait pu tracer
l'horaire: Arrivée à Orléans pour midi. Déjeuner jusqu'à deux heures.
A quatre heures tapant, on serait chez soi, au château des Aubiers.

       *       *       *       *       *

--Te souviens-tu, dit Rosay, de notre fameuse panne de tricycle, à
Courlon? Il était onze heures du soir. Personne ne voulait nous
ouvrir. Nous avons dû passer la nuit dans la gare. Tu as dormi dans un
fauteuil de la salle d'attente des premières.

--Si je me rappelle! J'entends encore la petite sonnerie électrique
qui grelottait au matin et qui avait l'air d'avoir si froid...

--Dis donc, et ce jour, dans le Jura, où nous avons poussé à nous deux
la voiturette jusqu'au village, sous la radée? Ah! que l'omelette nous
a paru bonne, après ce coup de chien-là!

--Oui, le carburateur était noyé, n'est-ce pas?

--Je te crois qu'il était noyé, l'animal. Mais quelle fierté de
découvrir la panne et de repartir. A ces moments-là, on se sentait
grand comme le monde, on trônait au volant comme un roi.

--Et la panne de différentiel, près du moulin?

--Où j'ai fait braser le pignon par un maréchal-ferrant? Sept heures.
Un record. Tu te rappelles la jolie chambre qu'on nous avait prêtée,
dans le vieux moulin, pour attendre que le forgeron eût brasé?...

Elle dut se souvenir, car elle rougit et soupira.

Rosay fit claquer ses doigts.

--Ah! sacrédié, c'était le bon temps, au fond. Tout ça jetait de la
fantaisie dans le voyage. Tandis que maintenant, quoi? C'est le
_sleeping-car_. On part, on arrive. Plus d'alertes, plus de hasard,
plus de victoires sur la guigne. On en est à souhaiter qu'un pneu
crève pour flanquer un peu d'imprévu en travers de la route...

Un instant, ils se turent. Leurs yeux erraient sur le site où, dans la
blonde lumière, les branches gonflées de vie dardaient la petite
flamme verte des jeunes feuilles.

--Oui, répéta lentement Mme Rosay, c'était le bon temps...

Midi. On arrivait à Orléans. A l'hôtel, un menu banal et nombreux
défila vite, comme au buffet. Rosay s'agitait, travaillé de souvenirs
et de printemps. Après le déjeuner, il fit un tour jusqu'au garage, le
teint enflammé, le cigare aux dents. Quand la voiture repartit, il
semblait plus calme.

Pourtant l'auto gardait son allure imperturbable. Nul pittoresque à
l'horizon. A chaque tour de roue, le peintre devait regretter
davantage les menus incidents qui, jadis, pavoisaient la route.

       *       *       *       *       *

Tout à coup, le doux bruissement de soie du moteur cessa. L'auto
parcourut encore quelques mètres, puis stoppa. Surpris, le mécanicien
bondit sur sa manivelle, essaya de remettre en marche. Vains efforts.
Alors, humilié, rageur, il souleva le capot. C'était bien la première
fois que sa voiture lui jouait un tour pareil.

Quant au patron, il semblait joyeux. Il sauta sur la route, alluma son
cigare, aida galamment sa femme à descendre:

--Eh bien, nous qui la regrettions... La voilà, la panne, la joyeuse
panne de jadis. Ça nous rajeunit... pas vrai?

Mme Rosay refléta la mine épanouie de son mari:

--Oui, oui, ça nous rajeunit.

Elle ajouta, vaguement inquiète:

--La voiture est pourtant de marque. Qu'est-ce que tu crois qu'elle a?

Le peintre eut un geste insouciant:

--Bah! nous le verrons bien. L'important, pour le moment, c'est de
savoir où nous sommes. Ça ne te paraît pas admirable, avec ces grandes
vitesses, de tomber là comme du ciel, d'ignorer absolument où l'on se
trouve?

--Si, si, dit-elle. En tous cas, ce n'est pas très habité.

En effet, de quelque côté qu'on tournât les yeux, c'était la plaine
rase. On se serait cru en mer. Mais Rosay restait de belle humeur:

--Peut-être qu'un pli de terrain, un vallon, se dissimule à cent pas
d'ici. Partons à la découverte, veux-tu? Qui sait? Nous découvrirons
peut-être un vieux moulin... Hé! hé!

Mais elle hocha la tête, avec un sourire un peu mélancolique:

--C'est que je ne suis plus très habituée à la marche. Ni toi. Nous
n'irions pas loin.

A son tour, il s'assombrit légèrement:

--Tu as raison, dit-il.

Alors, elle, pour le rasséréner:

--Cherchons plutôt la panne, comme au bon vieux temps. C'est ça qui
nous rajeunira!

Il avoua:

--Évidemment, évidemment... Se baisser, ce n'est rien. Mais c'est
qu'il faut se relever, ensuite. Je t'assure, jouissons de l'imprévu,
allons à l'aventure. La voiture nous rejoindra.

--Si la panne est vite trouvée, répliqua-t-elle. Sans quoi, nous
pouvons être pris par la nuit. Ah! nos domestiques n'y vont rien
comprendre, au château. Et ce qu'ils clabauderont! Ce que nos
voisins, les Dutin et les Marand, avec leurs malheureux tacots, vont
se moquer de nous!...

Il semblait tout déconfit, le grand peintre:

--Ah! je t'ai connue plus vaillante... Et jadis, la panne ne
t'inspirait pas ces réflexions-là...

--Que veux-tu, mon ami, il y a dix ans. Et dix ans, à nos âges...

D'un geste dépité, il jeta son cigare. Et décisif, il dit au
mécanicien:

--Regardez vos tuyaux d'essence.

Cette voix singulière? Ce ton de certitude?... Est-ce que par
hasard?...

Mme Rosay courut vers son mari. Et, lui prenant les bras, le regardant
en face, elle balbutia, bouleversée:

--Écoute... c'est toi... n'est-ce pas?... qui t'es arrangé... pour que
la voiture s'arrête... comme au temps des pannes?...

Eh bien, oui, c'était lui. Une pincée de gravier jetée dans le
réservoir, pendant la halte d'Orléans. Ah! ce vain, ce ridicule, ce
touchant effort de ressusciter sa jeunesse, de remonter le cours des
ans... Et tout à coup, les yeux humides, ils se prirent les mains,
bien fort:

--Ah! ma pauvre vieille...

--Mon pauvre vieux!



FUMÉE


Laferme ne dérageait pas. Ah! quel métier que celui de chauffeur...
Non, mais c'est vrai, toutes les déveines lui tombaient à la fois sur
le dos... Les contraventions, les grincheries du patron, tout, tout.

Tenez, la dernière histoire. Ça se passait place de l'Étoile. Ce n'est
pas assez de rouler tous dans le même sens, comme aux petits chevaux.
Faut encore contourner d'une certaine manière leurs sacrés îlots de
palissades. Laferme en prend un du mauvais côté, sans malice.
Aussitôt, un agent sort de terre, naturellement. Mais voilà-t-il pas
que cet entubé-là se jette devant la voiture pour la faire arrêter:
«Ah! bien, vous êtes encore intelligent, vous, s'écrie Laferme
indigné en bloquant ses freins. Y avait de quoi vous faire tuer.» A
quoi l'agent: «Je vais vous faire voir si je suis intelligent, moi, en
vous collant un procès-verbal.» Et c'est qu'il l'avait fait comme il
l'avait dit, l'animal.

Et tout qui lui jouait des tours. La déveine à jet continu, sous
pression. Des séries de clapets qui cassaient comme des allumettes,
des pneus qui crevaient à tous les virages, la magnéto qui faisait sa
jolie femme, qui marchait, qui ne marchait pas, sans savoir pourquoi.

Et les manies des patrons, par-dessus le marché. Madame qui trouvait
qu'on allait trop vite et qui vous soufflait dans l'oreille par
l'acoustique: «Pas si vite, Laferme!» Tandis que pour Monsieur on
allait toujours trop lentement: «Pressez un peu, Laferme.»

Sans compter les amis de Monsieur et de Madame, qu'il fallait ramener
chez eux, le soir, quand on croyait sa journée finie. Pourquoi pas
aussi les coucher, leur border leur couverture? Ils ne pouvaient donc
pas prendre de taxis? Des rasqueux, des pingres, pour la plupart,
durs à la détente, qui remplaçaient trop souvent le pourboire par un:
«Bonsoir, Laferme!» lancé d'un petit ton protecteur. Si ça faisait pas
suer!

Vrai, Laferme avait soupé du truc. Y a des moments, comme ça, où tout
tourne mal, où on est dégoûté de tout. Ah! dans ces moments-là,
faudrait pas qu'on vous embête.

       *       *       *       *       *

L'un de ces familiers qu'il fallait reconduire se nommait Mondoubleau.
Mais on l'appelait plus communément le miroir convexe, ou même le
convexe, parce qu'il avait une bonne grosse balle toute ronde,
ingénue, où se reflétait le ciel, telle une boule de jardin. Il usait
de la limousine de ses amis à discrétion. Il était pour l'auto ce
qu'est le pique-assiette pour la table. C'était le pique-voiture. Au
demeurant, le plus inoffensif pique-voiture du monde.

Jusqu'ici, Mondoubleau n'avait jamais osé donner de pourboire à
Laferme, qui lui apparaissait comme le plus irascible et le plus fier
des chauffeurs. Il se réservait pour un cadeau plus important et plus
flatteur.

Justement, l'un de ses amis, ingénieur des Tabacs, venait de lui
signaler certains havanes excellents, avantageux, dont il fallait
profiter. Car il en est des cigares comme des vins. Pour une même
marque, un même cru, certaines années sont savoureuses, d'autres
médiocres, sans qu'on sache exactement pourquoi. Vite, Mondoubleau en
avait acheté un certain nombre de boîtes, dont il ferait autant de
cadeaux.

Et Laferme serait des élus. Bien souvent, le brave pique-voiture
l'avait surpris la cigarette sous la moustache. Les havanes, longs
comme des torpilleurs, vernis et pleins comme des châtaignes,
ceinturés d'or, l'éblouiraient. Et puis, c'était une attention. Cela
valait mieux que de vulgaires pourboires. Ah! Laferme serait content,
bien content. Et déjà Mondoubleau croyait voir la sévère figure du
chauffeur s'épanouir, s'illuminer. Il croyait entendre les
remerciements balbutiés, les: «Ah! c'est trop, vraiment, Monsieur
Mondoubleau, c'est trop!...»

       *       *       *       *       *

Les patrons de Laferme avaient pris leurs quartiers d'été à
Saint-Cloud, où Mondoubleau ne tarda pas à leur rendre visite. Il
savait que le chauffeur viendrait le chercher et le ramènerait à la
gare. Excellente occasion de reconnaître ses services. Il emporta donc
la fameuse boîte de cigares, se réservant de choisir l'instant propice
à la glisser dans les mains de Laferme.

Ce fut vers quatre heures. Le chauffeur travaillait à sa voiture. Son
radiateur fuyait. L'auto, dans la remise, avait fait un petit rond
mouillé sous elle, comme un chien mal élevé. Oh! une fuite de rien.
Mais ça pouvait grandir. Ça grandirait avec la déveine. Tout, je vous
dis, tout s'en mêlait. Et comme on allait sortir, fallait boucher à la
céruse. Ah! la sacrée camelote de malheur!

Mondoubleau s'avança. Sa face en boule de jardin s'épanouissait,
radieuse. Laferme lui trouva cependant un petit air malicieux tout à
fait inhabituel, l'air d'un monsieur qui mijote une blague.

Ah! il tombait bien, ce grigou qu'on trimbalait à l'œil! Il arrivait
au bon moment, au milieu des enquiquinements. Qu'est-ce qu'il voulait
encore?

Les mains derrière le dos, Mondoubleau s'approcha. Et, d'un petit ton
narquois, plein de sous-entendus, il détacha:

--Vous fumez, Laferme?

Bon Dieu! de quoi se mêlait-il, ce gros imbécile-là, avec sa gueule en
clair de lune? Ce n'était pas assez d'être dans la mélasse, fallait
que des raseurs viennent vous rappeler vos embêtements! Ah! tant pis,
celui-là paierait pour les autres. Et, rageur, les bras croisés, la
moustache en bataille, campé devant Mondoubleau, il éclata:

--Eh bien! oui, quoi, je fume. Je le sais bien, peut-être! C'est-il de
ma faute, à moi, si mes segments sont déplacés et si l'huile arrive
dans mes cylindres? Mais c'est vraiment pas le moment de s'offrir ma
tête quand voilà encore mon radiateur qui perd. C'est vrai, ça
aussi... On est dans la bouillie jusqu'aux yeux et faut encore que
des particuliers qui n'y connaissent rien viennent vous barber avec
des: «Vous fumez, Laferme?» Bien sûr, que je fume. Mais vous êtes bien
content tout de même de vous faire balader dans ma voiture, malgré la
fumée. Ah! ça vous épate, que je rouspète. Mais j'en ai ma claque,
moi. Et puis, si vous n'êtes pas content, vous pouvez aller le dire au
patron. J'y flanque ma démission, que ce ne sera pas long. J'ai de la
patience, mais j'aime pas qu'on m'embête. Ah! mais...

Les mains derrière le dos, le pique-voiture roulait d'énormes yeux
ronds, embouti.



LES LETTRES


Dès notre arrivée chez les Bonnechose, à Saint-Germain, nous les
trouvâmes très agités, le teint gris, le regard ailleurs. Ce sont des
gens inquiets par nature. Tout leur est souci. Chez eux, on vit dans
l'angoisse. C'est l'air de la maison. A peine les eûmes-nous
interrogés sur leur crainte du moment, qu'ils se débridèrent.

Ils avaient mis à la disposition de leurs enfants--leur fille et son
mari, l'usinier Gaston Bréau--leur chauffeur et leur auto pour un
petit raid à la mer. Dieppe et retour en trois jours. Les Bréau
étaient partis la veille. Et, naturellement, les Bonnechose
appréhendaient mille catastrophes.

Un fait indéniable justifiait en partie leur inquiétude: Laferme, le
chauffeur, n'avait pas de chance. Non pas qu'il fût animé de mauvaises
intentions, ce garçon. Mais il avait la guigne. Il lui tombait des tas
d'anicroches qui eussent épargné le voisin. L'homme qui écrase un
chien de dix louis en voulant éviter une poule de cinquante sous. Le
mécanicien soigneux qui n'oublie pas une goupille de rechange mais qui
reste en panne d'essence. Les Bonnechose n'arrivaient à conjurer le
mauvais sort qu'à force de recommandations et de prudence. Et, malgré
tout, que de petites indemnités, que de menues contraventions! Ah!
leurs enfants ne s'en tireraient pas sans accroc...

Je leur représentai que Bréau et sa femme étaient également gens
avisés et sages. Eux aussi parviendraient à neutraliser la déveine.
Ah! bien oui. Autant vouloir persuader des murailles. Non, non, les
Bonnechose n'étaient pas tranquilles. Ils ne voulaient pas être
tranquilles.

Nous nous regardâmes, piteux. Nous devions villégiaturer quelques
jours chez les Bonnechose. Le séjour ne serait pas jovial. Nous
allions vivre, jusqu'au retour des Bréau, dans l'alerte et le sursaut,
dans une atmosphère de cylindre en action, tour à tour oppressante,
explosive et détendue.

Dans l'après-midi, on apporta une dépêche à nos hôtes. Leurs doigts
tremblèrent sur le papier bleu. Peut-être ce pli annonçait-il un
drame? Personne ne respirait plus.

Puis les visages s'éclairèrent: «Bien arrivés», disait le télégramme
de Dieppe. Nous goûtâmes une courte allégresse. Hélas! déjà les
Bonnechose s'alarmaient. Bien arrivés, soit. Mais le retour? Et l'on
vécut dans l'attente jusqu'au lendemain. Or, ce lendemain devait nous
apporter une surprise terrible.

       *       *       *       *       *

Au courrier du matin, deux lettres arrivèrent au nom de Gaston Bréau.
Pendant l'été, en effet, les deux ménages faisaient maison commune à
Saint-Germain, et Mme Bonnechose triait elle-même la correspondance.
Or, jugez de son émoi à la vue des en-tête imprimés sur les deux
enveloppes: _Mairie de Mesnières_ (_Seine-Inférieure_), disait l'une;
_Mairie de Mesnerettes_ (_Seine-Inférieure_), disait l'autre.

Mesnières, Mesnerettes? On se précipita sur la carte. C'étaient deux
localités voisines, entre Neufchâtel et Dieppe, sur la route que se
proposaient de suivre les Bréau. D'abord, allant à l'extrême, Mme
Bonnechose s'écria qu'il s'agissait d'un accident. Je la rassurai. Ses
enfants n'avaient-ils pas télégraphié qu'ils étaient bien arrivés à
Dieppe?

Mais l'excellente dame avait l'inquiétude abondante et subtile. S'il
n'y avait pas eu accident, il y avait eu au moins contraventions.
Excès de vitesse, excès de fumée. Ce Laferme n'en faisait jamais
d'autres. Et, vraiment, c'était magnifique, ce coup double, dans deux
villages voisins. Ah! cela promettait!

J'essayai encore de convaincre nos amis que ces avertissements doivent
émaner du Parquet ou de la justice de paix, et surtout qu'ils ne sont
pas si rapides. Mais, cette fois, j'échouai totalement. On me rétorqua
qu'un garde champêtre pouvait fort bien mander ses décisions au
délinquant sur du papier à en-tête de la mairie, sans préjudice des
notifications à venir.

Et comme, respectueux du secret des lettres, nous avions tacitement
convenu de ne point toucher aux fatales enveloppes, nous continuâmes
de vivre parmi les doléances. On en respirait, on en mangeait...

       *       *       *       *       *

Mais la journée nous réservait d'autres vicissitudes. Au courrier de
deux heures, six lettres, vous entendez, six lettres officielles
arrivèrent ensemble, toujours au nom de Gaston Bréau! Ce fut terrible.

Que pouvaient donc lui vouloir les maires de Burettes, Osmoy, Epinay,
Freuleville, Meulers, Saint-Vaast d'Equiqueville?

Derechef, on se précipita sur la carte. Les six villages jalonnaient
encore à la file la route de Dieppe et succédaient à ceux du matin...
Alors, quoi, partout, Laferme faisait des siennes? Il laissait
derrière lui une traînée de scandale, un sillage de contraventions?

Ce que fut le restant de la journée, je vous le laisse à penser.
Jamais on ne dut distiller tant de bile dans une même maison. Ah!
comme villégiature, c'était réussi. On remuait toutes les conjectures,
des plus absurdes aux plus plausibles. Incapables d'en trouver une qui
nous satisfît pleinement, nous nous laissions entamer par
l'inquiétude. Et nous vivions tous dans l'impatience frénétique du
retour, qui nous livrerait la clef de l'énigme.

Enfin, les Bréau rentrèrent. De loin, nous reconnûmes leurs appels de
trompe. On se précipita à la grille. Avant que l'auto ne fût rentrée,
on se rua sur les arrivants. Les questions éclataient en salve:

--Eh bien! que s'est-il passé? Que vous est-il arrivé? Huit lettres
envoyées par des mairies? Accident? Contravention?

Les Bréau éclatèrent de rire:

--Ah! c'est ce pauvre Laferme qui a perdu sa valise. Il l'avait encore
à Neufchâtel. Il ne l'avait plus à Dieppe. Alors nous avons écrit le
soir même, avec un timbre pour réponse, à tous les villages
intermédiaires.



LE PETIT CARNET


Penchée sur la barre d'appui de la fenêtre, Mme Evry, déjà vêtue et
voilée pour la route, attend son fils René. Oh! elle est bien
tranquille: à l'heure convenue, l'auto tournera le coin de la rue.
René, minutieux et ponctuel, ne sera pas en retard. C'est elle qui est
en avance, dans l'impatience de la bonne journée.

C'est une telle joie pour elle, ces sorties dans la voiture de son
René! Depuis deux ans qu'elle est veuve, il s'est montré le plus
tendre, le plus dévoué des fils. Et aussi le plus vaillant, puisqu'il
a repris, dès vingt-quatre ans, l'usine de Saint-Denis, fondée par son
père. Mais elle lui sait gré surtout de ces promenades. Elles lui
apparaissent comme le symbole même des attentions dont il l'entoure.

La veille, ils en étudient ensemble l'itinéraire sur la carte. Et, au
matin, il accourt de Saint-Denis, où il habite et où la voiture est
remisée. De Compiègne à Fontainebleau, de Mantes à Ferrières, ils ont
parcouru la douce Ile-de-France. Souvent, lorsqu'ils s'arrêtaient pour
déjeuner, dans quelque ville, lorsqu'elle descendait de voiture, elle
surprenait un furtif sourire sur le visage des hôtes accourus. Elle
s'expliquait la méprise, sachant qu'elle a gardé une surprenante
jeunesse de lignes; mais quand, le voile enlevé, apparaissait le
diadème dédoré de sa chevelure, le sourire s'attendrissait. On avait
compris. Elle ne s'offensait pas de la brève erreur, flattée dans une
obscure coquetterie, heureuse que son fils ne parût pas emmener une
trop vieille maman.

       *       *       *       *       *

Un coup de trompe, qu'elle reconnaît au son. La voiture débouche au
prochain tournant. René conduit, à côté de son mécanicien. Il stoppe
et, selon son habitude, lève la tête, envoie de la main un heureux
bonjour. Mme Evry le cueille au vol. Comme son fils est beau! Comme
elle en est fière... Vite, elle se précipite dans l'escalier, monte à
l'arrière du phaéton. La portière claque. En route...

Est-il rien de meilleur, après le vacarme de la rue, la marche
énervante parmi la foule des voitures, les cahots sur le sol écorché
des sorties de Paris, les lèpres de la banlieue, est-il rien de
meilleur que de bondir sur le velours de la route dans le bruissement
frais du moteur, d'aspirer la senteur vive des arbres, de reposer ses
yeux sur le vaste horizon, enfin de s'épanouir à mesure que le site
s'élargit et se pare?

Ces fines voluptés, Mme Evry les goûte avidement. Elle veut jouir de
l'heure présente. Ce bon temps-là ne durera pas toujours. Il faudra
bien, un jour ou l'autre, que son René se marie, fasse son nid. Mais à
quoi bon se forger des soucis d'avance, se gâter son plaisir? Elle
devrait, au contraire, s'estimer bien heureuse. Car René a des amis,
des relations, toute une vie à lui, qu'elle ignore. Et il aurait pu
lui faire la part moins belle...

Une autre vie... Elle n'y songe jamais, à ce pan caché d'existence,
sans un sursaut ombrageux qui la blesse. Mais quoi? Ne doit-elle pas
s'incliner devant une loi fatale? Elle sait bien qu'elle ne peut pas
avoir son fils tout entier à elle seule.

Allons! Encore ces idées sombres. Elle en oublie la promenade. Où
est-on? Elle tire la carte de la pochette. Mais voilà qu'elle entraîne
en même temps un carnet couvert en toile cirée noire, un carnet
qu'elle ne connaît pas. Il s'ouvre tout seul à la dernière page
écrite. Mme Evry y jette un regard. Ah! c'est bien de ce ponctuel, de
ce minutieux René, d'avoir tenu registre de toutes ses sorties, d'en
avoir marqué les dates, le but, sans oublier le nombre de kilomètres
parcourus, et même la quantité d'essence consommée.

L'étonnant, c'est qu'il ne lui en ait jamais parlé, et surtout qu'elle
ne l'ait pas trouvé plus tôt. Tiens... Il y a même une colonne, la
dernière, réservée aux noms des passagers. Un moment, Mme Evry est
tentée de refermer le petit carnet. Une sorte de pudeur, de la
discrétion, de la crainte, luttent en elle contre le besoin de savoir.
Mais c'est lui qui l'emporte.

Elle revient aux feuillets du début, court tout de suite à la dernière
colonne de chaque page. Au premier regard, un mot la frappe,
fréquemment répété: «Maman, Maman...» Le cher enfant! C'est elle qu'il
a le plus souvent emmenée. Puis d'autres noms qui lui sont familiers:
Petit, Radenain, Martinet, Gabiraud... Des amis intimes, dont il lui a
souvent parlé, qu'elle a vus même, des ingénieurs de l'usine. D'autres
encore, plus rares, qu'elle ne connaît pas.

       *       *       *       *       *

Soudain, c'est comme une pointe fine qui lui traverse le cœur... Elle
a découvert, de-ci, de-là, une initiale, une H... Et désormais elle ne
voit plus sur le petit carnet que cette lettre-là.

D'instinct, elle cherche toutes les lignes où la seule initiale figure
à la colonne des passagers. Car nul autre n'accompagne René, le jour
où il sort avec H... Naturellement!

Et elle lit:

«Pierrefonds, 201 kilomètres, 29 litres. H.»

Plus loin:

«Barbizon, 132 kilomètres. 21 litres. H.»

Et tout récemment:

«Dieppe, 398 kilomètres. 55 litres. H.»

Mme Evry soupire. Ah! on ne l'a jamais emmenée jusqu'au bord de la
mer, elle. Son record, comme dit René, c'est Rouen...

Mme Evry a refermé le petit carnet. Comment est-elle faite, cette H,
cette rivale inconnue dont elle ne sait rien, sauf la première lettre
de son prénom? Est-elle jolie? Évidemment. Qui est-ce? Pourvu qu'elle
ne soit pas trop méchante...

Et songer qu'elle s'est assise là, dans cette voiture, sur ses
coussins, à cette même place. Une affreuse amertume, jaillie du fond
de l'être, envahit la pauvre maman. Vainement elle essaye de dompter
le flot qui l'étouffe. Elle le sent lui déchirer la gorge, monter
jusqu'à ses paupières et lui ternir les yeux.

Pourtant, ne la prévoyait-elle pas, tout à l'heure même, cette
existence cachée? Elle reconnaissait bien que son enfant ne pouvait
plus lui appartenir tout entier. Il faut partager son cœur... et sa
voiture. C'est la vie. Allons, du courage, et tâchons de montrer belle
mine. Et, relevant son voile d'un geste résolu, Mme Evry tendit son
visage au vent de la course. Rien de tel pour sécher les larmes.



LA BEAUTÉ


Laura de Pelz était, à vingt-cinq ans, d'une beauté sans égale. Née
d'un de ces mariages qui unissent l'or d'outre-mer à la noblesse
continentale, elle alliait en elle la vigueur américaine et la grâce
française. Son visage était lumineux à force de splendeur. A vingt
pas, elle magnétisait l'attention. Et elle laissait derrière elle un
sillage de têtes retournées, de regards qui ne savaient plus se
détacher d'elle, dans un silence de stupeur admirative.

Chose rare, l'esprit invisible valait chez elle la forme sensible.
Même harmonie, même éclat, même élégance, même netteté pure. On eût
dit que la nature avait voulu fixer en cette créature l'idéal humain.

Décidée à n'épouser, parmi tous ceux qu'attiraient sa fortune et sa
beauté, que celui qui lui plairait, celui qui «ferait sonner son
cœur», elle menait une ardente et libre existence.

L'auto la séduisit vite. Habituée à satisfaire tous ses caprices, elle
voulut conduire elle-même. Et, aussitôt initiée, elle s'élança sur les
routes. On connut bientôt sa voiture: deux baquets sur un puissant
châssis.

Elle gardait le visage découvert, moins pour le montrer que pour
savourer pleinement l'ivresse de la course. Et c'était un spectacle
unique que de la voir passer, toute droite, les mains appuyées en
force au volant, la face illuminée de joie et de beauté entre les
fourrures sombres de la toque et du manteau, écrasant de sa silhouette
souveraine le mécanicien assis à ses côtés. Invinciblement, on
songeait à une divinité païenne. Non plus Diane chasseresse, mais
Diane chauffeuse.

       *       *       *       *       *

Un jour, à Aix-les-Bains, comme elle parcourait un journal dans le
salon de l'hôtel, le récit d'un accident d'automobile tomba sous ses
yeux. La veille, au matin, un touriste s'était tué en descendant les
âpres lacets du Mont-Cenis, sur le versant italien. A un tournant, sa
voiture était partie au ravin. Laura de Pelz s'émut. Elle-même avait
passé le col en sens inverse dans cette même matinée de la veille.
Ainsi, l'une des autos qu'elle avait croisées contenait certainement
ce voyageur. Elle avait dû le voir. Il était insouciant, joyeux, plein
de vie. Et quelques heures, peut-être quelques moments après, il
s'écrasait au fond du précipice...

Six mois plus tard, Laura de Pelz, en route pour Biarritz, traversait
la Beauce, quand un cri terrible partit derrière elle... Une auto,
qu'elle venait de croiser, avait fait panache et gisait dans le fossé.
La jeune femme courut au secours. Le mécanicien, sain et sauf, mais la
voix et le geste affolés, s'agenouillait près de son patron étendu
sur l'herbe. C'était un homme jeune, blond, tête nue, la barbe en
pointe, enveloppé dans un cache-poussière noir. On ne lui voyait
aucune blessure, mais il avait l'apparence de la mort. Cependant, son
cœur battait encore.

Tout en s'efforçant de le ranimer, Laura de Pelz s'informait. Que
s'était-il passé? Mais le mécanicien était encore hébété par le choc.
Il ne savait pas. Monsieur conduisait. Lui regardait ailleurs à ce
moment-là. Tout d'un coup, il avait senti la voiture embarder. Et
comme on marchait à 70...

La jeune femme s'offrit à transporter la victime jusqu'à la ville
prochaine, bien que son auto n'eût que deux baquets. Heureusement, une
limousine stoppa, dont les passagers consentirent à prendre le blessé.
Et comme il n'avait pas encore repris conscience quand la voiture
s'éloigna, il emporta son secret avec lui. Laura de Pelz, bouleversée,
quitta la place sans connaître la cause de l'accident.

       *       *       *       *       *

Or, l'année suivante, entre Auxerre et Avallon, la catastrophe se
renouvela, identique: l'auto qu'on croise et qui, vingt pas plus loin,
fait panache. Elle était montée par son seul conducteur. Celui-là
n'avait même pas crié, tant la culbute fut brusque. Mais, depuis
l'aventure en Beauce, le mécanicien de la jeune femme tournait
d'instinct la tête à chaque auto. Et il n'avait dû qu'à cette
circonstance de découvrir l'accident.

Cette fois, l'homme s'était traîné, puis assis sur le revers du fossé.
Il portait les deux mains à son front. Du sang collait ses cheveux et
ruisselait entre ses doigts. Se roidissant contre l'horreur, Laura de
Pelz donnait des ordres, prodiguait ses soins. Quelle fatalité pesait
donc sur elle, la mêlait, deux fois en moins d'un an, à deux
catastrophes presque identiques?...

Cependant le blessé respirait à profondes haleines, s'efforçait de
reprendre vie. Il était svelte et fin, vêtu avec recherche. Sa
moustache et ses cheveux grisonnaient. Il remerciait et s'excusait
tout ensemble, en mots encore vagues et confus, comme ceux qu'on
prononce en rêve. Laura, obscurément anxieuse, se pencha sur lui:

--Comment est-ce arrivé?

Alors un sourire passa sur les lèvres exsangues du blessé. Et il
balbutia, avec une galante audace:

--J'ai voulu... tourner la tête... pour vous regarder... plus
longtemps...

Laura de Pelz se redressa, folle. Quel trait de lumière! Alors, ce
jeune homme, en Beauce, l'an dernier, et sans doute aussi celui
qu'elle avait croisé au Mont-Cenis, et d'autres encore qu'elle
ignorait... Tous avaient affronté le péril pour la contempler quelques
secondes de plus, parce que leurs regards ne pouvaient plus se
détacher de son visage... Effroyable hommage! Elle s'inspira soudain
une crainte sacrée. Son image délicieuse lui parut à jamais
redoutable. Ainsi, à tous les drames attachés à la beauté, jalousies,
rivalités, convoitises, à ces appétits de pouvoir et d'argent qui ne
servent, au fond, qu'à la conquête de la femme, à toutes ces
frénésies déchaînées, le progrès ajoutait une fatalité nouvelle.
Désormais, des hommes pouvaient mourir de regarder seulement la
beauté...



NOMS D'HOTELS


Au fumoir.

--Alors vous partez pour le Midi, par la route, veinard?

--Et à petites journées. C'est un principe.

--Cigares?

--Je me laisserai séduire par un jeune Henry Clay... Et je m'arrête
dans les bourgs plutôt que dans les villes. C'est encore un principe.
Je préfère la bonne et grasse auberge de village à l'aigre hôtel de
sous-préfecture.

--Ah! ah! Vous êtes pour la branche de genévrier pendue à l'enseigne
de fer forgé, pour le _Cheval Blanc_ et pour le _Lion d'Or_!

--Un doigt d'armagnac?

--Un doigt d'enfant, alors.

--Comme c'est curieux, que les auberges et même les hôtels aient gardé
ces vieux noms: la _Poste_, le _Cheval Blanc_, qui sentent la
diligence, l'écurie et le crottin... Ou d'autres, l'_Écu_, le _Grand
Cerf_, qui rappellent des coutumes abolies, des temps périmés...
D'autres même qui ne riment à rien du tout, comme la _Cloche_, le
_Chapeau Rouge_, ou qui sont inconsistants et vagues, comme
l'_Europe_, les _Voyageurs_... Et qu'aucun, après dix ans, ne
s'inspire encore de l'automobile!

--D'autant, dites donc, que les hôteliers lui doivent une fière
chandelle, à l'automobile, une rude bougie! Depuis cinquante ans
qu'ils tournaient de l'œil comme des poissons sur le sable...

--C'est d'autant plus curieux que les chemins de fer, eux, ont été
plus favorisés. Ils ont immédiatement influencé les noms d'hôtel. La
moindre station a tout de suite possédé son _Hôtel de la Gare_.

--Et nous n'avons aucun _Hôtel du Garage_!

--Pas même une auberge de la _Panne_!

--J'aimerais mieux la _Bonne Panne_!

--Vous blaguez, mais la question est peut-être plus importante qu'elle
n'en a l'air. Si extraordinaire que cela paraisse, il suffit de
changer le nom, la marque, l'apparence extérieure d'un être ou d'une
chose, pour que cette chose ou cet être change foncièrement. Dès qu'un
quidam arbore un ruban à sa boutonnière, il met plus de dignité dans
sa vie. Une tenue correcte nous redresse; un vêtement lâche nous
incite au laisser-aller. Un titre, un diplôme n'ajoutent rien à la
valeur d'un individu, et cependant ils la stimulent. Prenez une
attitude ou une face joyeuse, et, s'il faut en croire les
physiologistes, il vous viendra des pensées joviales. De même, dans
les sillons d'un front plissé, germeront des idées noires. Ainsi, au
rebours de l'opinion admise, la forme peut réagir sur le fond.

--Alors, si je vous ai bien compris, du jour où nos aubergistes
donneront à leur maison des noms empruntés au vocabulaire automobile,
ce jour-là, des chambres Touring Club écloront aussitôt derrière leur
façade?

--Ce ne sera peut-être pas si foudroyant. Mais rien ne vous dit
qu'alléchant le chauffeur par leur enseigne, ils ne chercheront pas à
le retenir par des attentions plus solides... que, l'ayant attiré, ils
ne soient pas entraînés peu à peu à écouter ses désirs et à satisfaire
ses vœux.

--Qu'est-ce que vous chantez? Mais il en existe, des noms d'hôtels
empruntés à l'automobile...

--Allons donc?

--Eh bien! et l'_Hôtel des Réservoirs_?

--Horrible!

--Pour des esprits lents ou distraits, il faudrait mettre au moins des
_Réservoirs à Essence_.

--Et l'innombrable _Hôtel Continental_?

--Pas de réclame! Assez, la publicité!

--Et la _Clé_, et la _Couronne_?

--Vous jouez sur les mots.

--Dame, en attendant le bridge.

--Encore un petit cigare?

--Non merci. _Non bis in idem._

--Qu'est-ce que ça veut dire?

--Que deux cigares font mal à l'estomac.

--Sans blague, comment voyez-vous la substitution?

--Très franche. Je forgerais de toutes pièces des enseignes nouvelles.
L'_Hôtel de l'Embrayage_, ça gazouille. _Magnéto Hôtel_ vous a l'air
exotique. L'auberge du _Bon frein_ serait de tout repos. Ou je
m'inspirerais des noms existants, mais de loin. Au lieu du _Cheval
Blanc_, du _Cheval Noir_, je mettrais l'_Auto Blanche_ et l'_Auto
Noire_. Au lieu d'_Hôtel des Voyageurs_, _Hôtel des Chauffeurs_.

--Je ne suis pas de votre avis. Je ne trancherais pas dans le vif. Je
truquerais, je biaiserais. Je trouverais des noms nouveaux qui aient
la même allure, la même consonnance que les noms anciens, afin de ne
pas trop dépayser le client, ni changer ses habitudes.

--Bigre, vous cherchez la difficulté!

--Mais non. Ainsi, tenez, le _Chapeau Rouge_ deviendrait le _Capot
Rouge_.

--Ça peut se défendre.

--La _Bille d'Or_ remplacerait la _Boule d'Or_. Au lieu des _Trois
Rois_, les _Trois Courroies_. Au lieu de la _Chasse_, le _Châssis_.

--Ça pourrait devenir un petit jeu de société.

--Il suffira quelquefois de changer une lettre. Au lieu des _Deux
Pigeons_, les _Deux Pignons_.

--Et même d'en intervertir deux. Le _Cadran Bleu_ devient ainsi le
_Cardan Bleu_.

--Oh! Messieurs, je crois que c'est le moment d'aller rejoindre ces
dames.

--Passez donc.

--Après vous.

--Je n'en ferai rien.

--Dites donc, par quoi remplacerez-vous le _Lion d'Or_?

--Le _de Dion d'Or_.

--Et l'_Hôtel de l'Écu_?

--Parbleu! _Hôtel de l'Accu!_



LA SOUS-COMMISSION NEIGEBLONDE


«--Messieurs, nous abordons un sujet excessivement délicat. Il est
bien entendu que nous nous constituons en Comité secret. Je dirais
aussi en Comité de Salut Public, si je ne craignais d'évoquer de
fâcheux souvenirs et de froisser de respectables convictions...»

Les dix commissaires saluèrent d'un sourire. Ces apôtres du progrès
étaient tous attachés au passé. Ils s'étaient réunis, vers cinq heures
d'un soir d'hiver, à la Société des Automobilistes Français,--les
_pétroleurs_, comme ils se nommaient plaisamment, par antiphrase,--dans
un de ces nobles, chauds et lumineux salons dont les hautes fenêtres
regardent la place de l'Étoile.

L'orateur n'était autre que le baron Suchard, président de la Société.
Son aménité, sa courtoisie, son zèle justifiaient le choix de ses
collègues. L'assemblée dont il ouvrait la séance s'appelait la
Commission d'Initiative. Elle s'était ainsi nommée pour bien montrer
qu'elle n'avait rien de commun avec une commission parlementaire,
qu'elle en répudiait les lenteurs administratives et qu'elle marchait
droit au but, si hardie, si scabreuse même que fût l'entreprise. Elle
allait en donner une preuve nouvelle.

«--... Car il s'agit bien du salut public, des intérêts sacrés du
pays, reprit le baron Suchard. Permettez-moi de vous rappeler
brièvement les faits.

«Notre Société, qui compte tant d'hommes remarquables, s'enorgueillit
d'un grand homme. Et ce disant, je suis certain de ne blesser aucun
amour-propre, puisque tout le monde s'incline devant son génie et
profite de ses découvertes. Citerai-je les plus récentes? Il y a trois
ans, il nous donnait, coup sur coup, le moteur à turbine et les
alcoolats. Il y a deux ans, la suspension hydro-pneumatique... Bref,
il nous guidait, il nous entraînait. Nous marchions dans ses pas.
Notre chère industrie n'avançait qu'appuyée à son bras. Et comme elle
est le signe même de la prospérité et de la suprématie nationales, on
peut dire que le sort du pays était aux mains de René Sancerre...»

Les mentons approuvèrent. Des «bravo», des «très bien» grondèrent au
fond des gorges.

«--Eh bien, Messieurs, cette prospérité est en péril. Cette suprématie
nous échappe. Sur le terrain des affaires comme sur les circuits de
course, on va nous battre, que dis-je, on nous a déjà battus. Ah!
C'est que René Sancerre ne nous anime plus de son génie. Son élan
généreux ne nous soulève plus. Et nous n'avons même pas l'espoir qu'il
se recueille. Non. J'ai vu son atelier d'essai, sa table de travail:
ils dorment sous la poussière.

«Et pourquoi cet abandon? La plupart d'entre vous connaissent ce roman
qui emprunte à la situation même de son héroïne un caractère
quasi-officiel. En parlant, je ne serai donc pas indiscret.
D'ailleurs, il y a un moment où la médisance devient de l'histoire.
Messieurs, à un âge où les jeunes gens n'aspirent qu'au plaisir, René
Sancerre travaillait à notre gloire. Aujourd'hui, le cœur prend sa
revanche sur le cerveau. Notre ami s'est follement épris d'une femme
qui le repousse. Ayons le courage d'être sensibles: il se meurt
d'amour.

«Pour bien vous pénétrer, Messieurs, de la gravité de son cas, vous
devrez vous rappeler le caractère absolu et tenace de René Sancerre.
Ces qualités, qui furent les conditions de son génie, se conjurent
pour le perdre. Elles furent sa force; elles sont sa faiblesse. Il est
l'homme d'un désir. Un autre eût cherché le salut dans la diversion.
Lui s'obstine et s'épuise.

«Rien ne lasse sa patience. Nul d'entre vous n'en ignore ce trait
notoire et pour ainsi dire symbolique. Tous les soirs, une file de
voitures Sancerre s'aligne devant la Comédie-Française. Il y a là des
limousines qui sont des boudoirs, des landaus qui sont des sachets et
des coupés qui sont des bijoux. Ces autos pleines de fleurs attendent
le bon plaisir de Mlle Neigeblonde... Et tous les soirs elles
repartent à vide, cahotant sur le pavé leurs gerbes inutiles comme un
cortège de deuil.

«Messieurs, pourquoi Mlle Neigeblonde se montre-t-elle cruelle à notre
éminent ami? L'homme lui déplairait-il? Il a tout d'un héros. Il est
jeune et glorieux, énergique et tendre, brillant et profond. En lui,
rien n'éloigne, tout attire. Ses usines font de l'or avec de l'acier.
Quelle femme ne serait pas flattée de sa recherche et prompte à la
couronner?

«Mlle Neigeblonde n'aurait-elle de bontés pour personne? Messieurs,
nous nous refuserions à répondre, si deux des élus ne s'en étaient
chargés pour nous. Ils affichent leur bonheur avec tant de
complaisance qu'ils sont seuls à ignorer leur rivalité. Qu'un appui
politique ne soit pas méprisable dans une maison d'État, qu'un appui
financier vienne à point pour arrondir des douzièmes encore un peu
maigres, ce sont choses possibles et dont nous n'avons point à nous
mêler. Mais elles nous autorisent à regretter que Mlle Neigeblonde,
sacrifiant à l'utile, se refuse à l'agréable. On pourrait craindre
encore, il est vrai, qu'en dehors de ses faiblesses professionnelles,
Mlle Neigeblonde ne nourrît quelque grande passion qui la rendit
insensible au reste de l'univers. Messieurs, je suis très tranquille:
comme dit l'autre, cela se saurait.

«Dès lors, la question se dégage et s'impose. Devons-nous assister,
impuissants, à notre désastre? Ou bien devons-nous agir,--et puisque
nous sommes certains que rien ne saurait détourner René Sancerre du
but qu'il s'est donné,--devons-nous agir sur Mlle Neigeblonde?

«Ah! Messieurs, je ne me dissimule pas que la conjoncture est
infiniment délicate. Mais c'est pourquoi j'ai voulu l'exposer à vos
lumières.

«Certes, à première vue, le conflit semble irréductible entre le droit
absolu de Mlle Neigeblonde de disposer d'elle-même et les énormes
intérêts attachés au salut de notre éminent ami. Bien qu'à vrai dire
on soit frappé tout de suite et malgré soi par la disproportion entre
ce caprice de jolie femme et ses formidables conséquences.

«Mais, Messieurs, ces conséquences, Mlle Neigeblonde les a-t-elle
pesées? Peut-être ne voit-elle, dans le désespoir où elle a réduit un
tel soupirant, qu'une marque de son pouvoir, une flatteuse parure.
Sait-elle tous les efforts qu'elle paralyse, tous les espoirs qu'elle
anéantit, toutes les ruines qu'elle prépare, rien qu'en agitant sa
tête charmante en signe de refus? Conçoit-elle qu'elle peut sauver non
seulement un homme, mais une nation, avec un sourire? Se rend-elle
compte qu'en se montrant inhumaine, au sens tendre du mot, elle commet
un véritable crime de lèse-humanité?

«Non, Messieurs, je ne veux pas croire qu'elle ait mesuré ces
répercussions profondes. Et c'est pourquoi j'estime qu'il serait juste
et bon de les lui représenter... Ce n'est pas que j'attende un soudain
sacrifice à la chose publique, un dévouement à la Décius, des
sentiments romains, d'une jeune comédienne qui ne joue même pas la
tragédie. Non. Mais j'en appelle tout de même de Mlle Neigeblonde
aveugle à Mlle Neigeblonde éclairée. Qui sait? Peut-être sera-t-elle
sensible à des influences que nous ignorons _a priori_, à des
promesses qui flatteront ses vœux secrets, ses ambitions cachées et
que votre ingéniosité saura découvrir. Bref, Messieurs, c'est sur
l'opportunité et le sens d'une telle démarche que j'ai voulu vous
consulter et que j'appelle vos décisions.»

Là-dessus, les dix commissaires parlèrent à la fois. Tout de suite, le
débat s'échauffa tellement qu'il en devint fumeux. Le président, homme
aimable, qui craignait toujours, en donnant la parole à un orateur,
d'en désobliger neuf autres, balançait mollement sa petite sonnette.
Des bouches s'ouvraient toutes rondes, dont on n'entendait pas la
voix. Des épaves de phrases émergeaient de ce bouillonnement: «S'agit
pas d'amour, mais d'une complaisance... Par le canal de Claretie...
Couvririons de ridicule... tout droit au ministre... les Beaux-Arts...
concurrence... l'Italie... les Anglais... sous-commission...
enquête...»

Peu à peu, les affinités se groupèrent. Une assemblée se casse
toujours en deux morceaux. Toute idée fait naître une opposition. Ceux
qui, sans en convenir avec eux-mêmes, inclinaient vers le _statu quo_,
se rangèrent sous la bannière du duc d'Alino, homme violent, dont la
conviction rageuse avait admirablement servi la cause automobile, et
qui s'acharnait sur l'obstacle comme un chien sur la culotte d'un
pauvre homme. Il jugea crûment l'action directe:

--C'est un viol sec.

Les partisans de l'intervention se rallièrent au commandeur de
Roncevaux, dont la vieillesse flamboyait et dont la crainte généreuse,
à l'instant du péril, étouffa les scrupules:

--France d'abord! affirma-t-il.

Le baron Suchard était rompu au vacarme. Il excellait à discerner,
sous ces ondes tumultueuses, les courants en marche, à suivre leur
direction et à les canaliser le moment venu. Il laissa donc s'épuiser
l'effervescence, obtint des deux champions des opinions assagies et
les amena sans contrainte à le choisir comme arbitre. Ce fut donc
parmi l'assentiment général qu'il résuma le débat:

«--Messieurs, nul d'entre vous n'est opposé au principe d'une
démarche. Sur ses modalités seules, subsistent des désaccords tout en
nuances. Et puisque les soucis chevaleresques de M. d'Alino et la
bouillante ardeur de notre vénéré commandeur veulent bien me faire
encore une fois confiance et m'offrent de les départager, je crois
déférer au commun désir en vous proposant d'unir nos trois bonnes
volontés pour faire connaître à Mlle Neigeblonde le vœu de
l'assemblée. De la sorte vous serez assurés que votre petite
délégation--qui devra étudier sur place les voies et moyens--ne
péchera, en actes et en paroles, ni par défaut, ni par excès de zèle.»

Il conclut en souriant:

«--Messieurs, je soumets à vos suffrages l'élection de la
Sous-Commission Neigeblonde.»

Tous les bras s'érigèrent, comme autant de désirs.

       *       *       *       *       *

A l'entracte, le baron Suchard poussa la porte qui s'ouvre de la salle
sur «l'Administration». Par un rare bonheur, Mlle Neigeblonde ne
changeait pas de robe du premier au second acte. Il espérait donc
qu'elle ne remonterait pas à sa loge. Il parcourut, chapeau bas, ces
augustes corridors qui sont, avec les églises et le foyer de la danse
de l'Opéra, les derniers sanctuaires au seuil desquels il faille se
découvrir.

Le baron Suchard avait le front lourd et le regard lointain du meneur
de peuples, l'allure essentielle et concentrée du diplomate. Ses deux
assesseurs, le duc d'Alino et le commandeur de Roncevaux, le
députaient près de la jeune sociétaire, afin de pénétrer le secret de
ses rigueurs envers René Sancerre et de l'éclairer sur les effroyables
effets de sa cruauté.

Heureusement, notre ambassadeur possédait une introduction. Il s'était
chargé, au nom de la commission des galas, d'inviter Mlle Neigeblonde
à la soirée que la Société des Automobilistes français offrait à ses
membres huit jours plus tard. Déjà, l'année précédente, elle et sa
camarade Pervanche avaient consenti à venir dire quelques vers. Cette
fois encore, elles ne refuseraient pas d'être l'enchantement de la
fête?...

En effet, Mlle Neigeblonde ne s'y refusa pas. Rencontrée dans un
recoin parmi des habits noirs, elle avait entraîné le président des
Automobilistes français parmi les solennelles solitudes du foyer.
L'éclat brutal du maquillage, les lèvres avivées, la joue rougie, les
cils chargés, n'altéraient pas la frappe nette de cette petite figure
volontaire. La violence même de l'enluminure donnait à sa physionomie
quelque chose d'artificiel et de barbare. On eût dit une poupée de
cire, cruelle et délicieuse.

Encouragé par ce premier succès, le baron Suchard tenta de pousser
plus avant. Il rappela à Mlle Neigeblonde son triomphe de l'an passé,
le charme qu'elle avait jeté sur l'assistance entière. Heureux ceux
qui avaient pu s'arracher à l'ensorcellement!... Tous, hélas! ne s'en
étaient pas délivrés. Le meilleur, le plus grand d'entre eux, restait
frappé...

Les lèvres de Mlle Neigeblonde, qui ressemblaient à deux vifs pétales
de géranium, se plissèrent dans un sourire:

--Sancerre...

--Ah! Mademoiselle, s'écria le président, comment pouvez-vous
prononcer en souriant le nom de cet infortuné qui excite la pitié de
tous ses amis? Soupçonnez-vous même l'état où l'a réduit son malheur?

Et il peignit l'atelier d'essai envahi de toiles d'araignées, la table
de travail enlisée de poussière.

--C'est à ce point, poursuivit-il, que si nous ne gémissions pas sur
lui, nous gémirions sur nous. Car le marasme où il a sombré est un
désastre national...

Le geste navré, balayant l'avenir, il montra que c'en était fini de
ces découvertes qui faisaient la gloire et la richesse du pays.

Mlle Neigeblonde paraissait plus flattée qu'émue:

--Vous croyez? dit-elle.

Le baron Suchard répliqua gravement:

--Si je n'en étais pas certain, me serais-je permis de déplorer devant
vous que notre ami n'ait pas su vous plaire?

--Il ne me plaît ni ne me déplaît.

Le président eut un élan du buste:

--Dois-je en concevoir quelque espoir pour lui?

Un nouveau sourire fit éclore les deux pétales de géranium:

--Mais pas du tout!

Décontenancé, il gémit, d'un ton amoureux:

--Pourquoi?

Mlle Neigeblonde se dressa comme pour rompre l'entretien et, nette:

--Parce que...

Le baron Suchard était tellement troublé qu'il remit son chapeau avant
d'avoir rejoint la salle. Un regard de l'huissier le rappela au
respect. Réincrusté dans son fauteuil, il médita sur son échec. On
rétorque une raison, on combat un argument, on franchit, on tourne un
obstacle. Mais que répondre à un «parce que...»? On ne peut pas
réduire le vide, étreindre le néant. Ce «parce que» était sans
réplique. Donc il était invincible. «Parce que» ne signifie rien et
répond à tout. C'est la devise du caprice et du bon plaisir. Après
tout, pourquoi Mlle Neigeblonde ne l'eût-elle pas prise? Au surplus,
en vraie coquette, elle devait avoir le génie de la contradiction.
Plus on s'obstinait à la conquérir, plus elle devait se fortifier dans
sa résistance. Et même peut-être éprouvait-elle plus de jouissance à
se refuser qu'à se donner...

Dehors, tout en cherchant son coupé, le baron Suchard soupira. Au long
du trottoir, des voitures Sancerre, vides et discrètement fleuries,
attendaient vainement que Mlle Neigeblonde voulût bien choisir.

Le lendemain, le président exposa à ses deux collègues de la
sous-commission le piteux résultat de son ambassade et sa ferme
conviction sur Mlle Neigeblonde.

Le commandeur de Roncevaux flamboya. C'était un petit homme tout en
nez, la bouche et les sourcils crispés, les yeux phosphorescents. Une
seule mèche en virgule s'enlevait au milieu de son crâne. Il s'écria:

--Eh bien! puisqu'elle ne veut pas monter de plein gré dans une des
voitures qui l'attendent, il faut l'y jeter de force! Oui, oui, un
enlèvement. Quoi? Ce ne serait pas le premier. Et au besoin, le
bâillon, le narcotique! Ah! ah! je suis pour les grands moyens, moi,
parfaitement! Il faut que ce jeune homme soit délivré de ce cauchemar,
de cet envoûtement, qu'il assouvisse, une fois pour toutes, sa
passion, qu'il puisse enfin se consacrer de nouveau tout entier à ses
travaux, à ses découvertes, à son pays. A la baïonnette! A la
baïonnette!

Un souci personnel fouettait sa fougue généreuse. Amateur passionné
d'auto, il lui fallait tous les six mois un nouveau modèle. Et il
envisageait avec horreur l'avenir morne et sans surprise que lui
préparait l'inertie du grand inventeur.

Le duc d'Alino, colossal et barbu, haussa les épaules. Au fond, il
restait partisan du _statu quo_. Secrètement ravi de grossir les
difficultés, il dit avec une bonhomie féroce et une feinte conviction:

--Si vous tenez absolument à ce que cette petite femme tombe, il faut
miner le terrain sous ses pas ou tout au moins lui enlever ses points
d'appui. L'un de ses protecteurs est sous-secrétaire d'État à la
Voirie. Eh bien, flanquez-le par terre. Mais comme il est
personnellement inattaquable, il vous faut jeter bas tout le
ministère. Ah! dame, ce ne sera pas une petite affaire. Nous ne sommes
plus au temps où, quand l'un des ministres faisait un faux pas, tous
s'écroulaient, comme des capucins de cartes. Fini, les capucins!
Aujourd'hui, c'est le régime du dentiste. On remplace une dent
mauvaise par une bonne, sans changer tout le râtelier. Aussi, ça sera
dur d'enlever le morceau. Enfin, on y arrivera tout de même.

Le baron Suchard, homme aimable et pacifique, murmura:

--Vous exagérez...

--Son second protecteur, reprit le duc, spécule principalement sur les
sucres et les cuivres. On peut le taquiner des deux côtés. Quant aux
sucres, en criant à l'accapareur, on est à peu près sûr de tomber
juste. De même, lorsqu'on crie au voleur dans une foule, on voit
toujours s'enfuir une demi-douzaine de personnes. Dame, il y aura
peut-être bien quelques suicides, mais on ne fait pas d'omelettes sans
casser des œufs. Quant aux cuivres, il suffirait de dénoncer ses
empiètements et ses intrigues au Cameroun. Cela n'ira pas sans quelque
grabuge diplomatique. L'éternelle question du partage de l'Afrique se
posera de nouveau à l'état aigu devant l'Europe. Sera-ce l'occasion
d'un conflit tant de fois évité? Peut-être? Mais, qui veut la fin veut
les moyens.

Ainsi, par l'énormité de l'entreprise, il entendait en démontrer
l'inanité. Très sincèrement, il était d'avis de laisser la jeune femme
libre d'elle-même. Et puis, tous les constructeurs, depuis des années,
étaient obligés de suivre René Sancerre dans ses incessants progrès,
de renouveler continûment leur outillage et leurs modèles. Ils en
perdaient le souffle. Et ma foi, pour eux, une petite halte n'était
pas sans agrément...

Découragé, anéanti devant ces folles suggestions, ces éventualités
formidables, le baron Suchard s'affaissait. Quoi? La violence et le
rapt, ou la crise, le scandale, la guerre, pour vaincre un «parce
que...»? Mieux valait y renoncer.

Vint le soir de la fête. Le baron Suchard gardait un front soucieux,
une mine accablée. Et quand Mlle Neigeblonde parut, sa petite tête
nette et volontaire dressée au naturel sur ses épaules délicieuses, il
sentit lui monter du fond de l'être une rage coupante d'amant évincé.
Songer que pour émouvoir, pour toucher ce cœur qu'on devinait si
proche sous la souple armature du corsage, il faudrait des
bouleversements à faire crouler le monde, des cataclysmes à faire
craquer la terre!

Ah! pourquoi René Sancerre, au lieu de s'attaquer à Mlle Neigeblonde,
ne s'était-il pas épris de sa camarade, Mlle Pervanche? Rien qu'à voir
sa face tendre, son petit nez déluré, ses yeux humides, son allure bon
garçon et son galbe généreux, on sentait qu'elle eût compris et
consenti le sacrifice que tout un pays eût attendu de son esprit et de
sa bonté.

Justement, elle accourait vers le président:

--Monsieur, monsieur, quelqu'un ne pourrait-il pas me faire répéter
dans un petit coin? C'est stupide, mais j'ai un trac fou. J'ai peur de
ne plus savoir... Me voyez-vous rester en panne, devant des
chauffeurs?

René Sancerre passait, fantômal. Alors, une inspiration foudroya le
baron Suchard. Pour un peu, il se fût jeté à genoux, afin de rendre
grâce à la Providence des «Pétroleurs». Il appela:

--Sancerre!... Rendez-moi donc le service de faire répéter Mlle
Pervanche. Vite, vite. Vous n'avez pas un instant à perdre. C'est
bientôt son tour. Tenez, là, vous serez tranquilles.

Il les poussait, les installait dans un petit salon dont les baies
ouvertes donnaient sur la salle des fêtes. Ah! certes, il n'espérait
pas que le triste amant se laissât prendre aux attraits de Mlle
Pervanche. Aucune femme n'existait pour lui, hors Mlle Neigeblonde.
Non, ce n'était pas cela qu'espérait le bon président.

Et pourtant, ils formaient un couple charmant, sur l'étroit canapé,
lui penché sur son livre, elle lui adressant les vers d'amour avec
les accents et les gestes de la passion, pas fâchée, peut-être,
d'outrer ce rôle près du soupirant de son amie Neigeblonde.

Fut-elle mise en verve par la répétition? Les automobilistes français
préféraient-ils sa grâce épanouie et bien vivante à l'âpre talent de
Mlle Neigeblonde? Gardaient-ils à celle-ci une obscure et mâle rancune
de sa cruauté envers Sancerre? Le certain, c'est que Mlle Pervanche
obtint nettement plus de succès que sa camarade.

Oh! le regard noir que darda Mlle Neigeblonde, vers son amie, tandis
que Pervanche remerciait en saluant, la gorge en offrande...

Le président se frottait les mains. Il prit la gerbe de fleurs
préparée selon l'usage, la fourra dans les bras de Sancerre:

--Mon cher ami, soyez donc assez aimable pour l'offrir à Mlle
Pervanche. Vous l'avez fait répéter... C'est tout indiqué.

Sancerre s'exécuta. Toute chaude encore de l'ovation, l'actrice le
remercia avec des mines et des mots câlins. Mlle Neigeblonde prit la
porte sans prévenir, à la japonaise.

Le baron Suchard s'usait les mains de satisfaction: «Et allez donc!
La coquette est jalouse...»

Le lendemain soir, les trente chevaux de la limousine Sancerre,
accoutumés depuis si longtemps aux vaines attentes, sur la place du
Théâtre-Français, remarquèrent qu'ils ne partaient point à vide. Pas
bien lourde, la surcharge. Une petite personne qui s'était furtivement
coulée dans la voiture, et d'autant plus légère qu'elle allait
accomplir une bonne action. Mieux éclairée sur elle-même par cinq
minutes de jalousie que par un an d'hommages, Mlle Neigeblonde courait
rendre à René Sancerre la vie et la gloire, dans un baiser.



LA GUIGNE


Il fait beau. L'auto glisse. On boit le ciel. Ah! ce voyage s'annonce
bien. Décidément, les Trutat ont eu là une fière idée d'emmener leurs
amis Macin dans leur voiture. Dix jours de randonnée. On grimpe le
Jura, on se laisse couler en Suisse, on contourne le Léman, on rentre
par la Bresse. Des gens charmants, ces Trutat. Le mari est gai,
commode, débrouillard, bon vivant. La femme est un peu froide
d'apparence. Mais ce glacis léger cache une nature tendre. Quand on
n'a pas d'auto, des amis pareils sont une bonne fortune.

On est parti après déjeuner. Trutat adore tracer des itinéraires,
préparer les étapes. Une âme de fourrier. Ainsi, on doit dîner et
coucher à Avallon. Et tout laisse prévoir qu'on suivra le programme.
Pagne! Un éclatement. L'arrière-droit. La voiture stoppe. Et une jolie
déchirure, encore. Il va falloir changer l'enveloppe et la chambre.

Trutat plaisante. Ces ennuis-là arrivent à tout le monde. Ça permet de
se dégourdir les jambes... Mais, au fond, il n'est pas content. Voilà
ses projets perturbés. Dînera-t-on à Avallon?

On y dînera certainement en retard. Car, trois lieues plus loin, une
soupape casse... Trutat fait encore bonne figure. A peine laisse-t-il
échapper quelques signes d'agacement. Et c'est d'un ton jovial, avec
une grande tape sur l'épaule, qu'il décoche à Macin:

--Dites donc, est-ce que vous porteriez la guigne, par hasard?

Un petit froid. Macin, homme susceptible, est tenté de se cabrer.
L'injustice le révolte. Mais il est l'invité. Il se refrène, grimace
un sourire et se contente de repousser l'accusation en trois gestes et
trois mots:

--Oh! cher ami, pouvez-vous croire?...

Et l'incident est oublié dans la joie de reprendre la route, de
s'élancer bien vite. Si vite, qu'avant Avallon, on recrève...

Cette fois, Trutat ne masque plus son dépit. Il sacre, peste, va,
vient, et soudain, passant devant les Macin qui se tiennent
discrètement à l'écart, il grince d'un ton qui voudrait être badin:

--Décidément, je crois que vous portez la guigne.

Encore! Ma foi, Macin a beau être l'invité, il proteste:

--Mais c'est absolument faux, mon cher. Je vous assure que...

Mme Trutat le coupe. Et, de son petit air de pince plate:

--Oh! ce n'est pas de votre faute, cher Monsieur. Mais il y a des gens
comme ça, qui n'ont pas de chance en auto.

--Un porte-veine à l'envers, appuie lourdement Trutat.

C'est trop fort! Macin se rebiffe:

--Mais, chère Madame, ce n'est pas la première fois que nous montons
dans une automobile. Et je vous donne ma parole qu'il ne nous est
jamais rien arrivé.

Et prenant sa femme à témoin:

--Enfin, tu te rappelles... Dans les Vosges avec les Bonissart, à
Dieppe avec Coconnier, à la Sarthe avec les Chenot... Rien, jamais
rien.

Mais Trutat s'entête:

--Qu'est-ce que vous voulez? Il y a commencement à tout.

Heureusement, le mécanicien a réparé. Le vent de la course évapore la
querelle. La vitesse a ceci d'excellent qu'à partir de 70 à l'heure
les passagers se taisent. C'est comme un ange qui passe.

       *       *       *       *       *

Mais Macin n'a pas digéré l'injuste algarade. Et, le soir, dans le
tête-à-tête de la chambre d'hôtel, une fois couché, tandis que sa
femme se déshabille, il se détend, il explose:

--Non, est-ce assez imbécile! A-t-on jamais inventé quelque chose
d'aussi stupide, d'aussi épais? Vous rendre responsable des pannes!
On porte la guigne! Comme c'est fin, comme c'est malin! Et impossible
de répondre. On est muselé. On est dans leur voiture. C'est justement
pourquoi Trutat n'aurait pas dû me monter ce sale bateau. C'est d'un
goût infect. Alors, c'est de ma faute si leur tacot crève ses pneus et
casse ses soupapes? C'est admirable! Il n'avait qu'à la mettre au
point, sa tinette, et flanquer partout des chambres neuves. Non. C'est
ma faute. Mufle, va...

Mme Macin est dans cet indulgent état d'esprit d'une femme qui vient
d'ôter son corset. Et tout en se caressant les hanches à travers sa
chemise encore plissée:

--Que veux-tu mon ami, c'est instinctif. On cherche toujours un bouc
émissaire.

--Je lui en ficherai, moi, des boucs. Il n'avait qu'à s'en prendre à
lui. C'est lui, le bouc. Ah! je voudrais trouver quelque chose pour
lui river son clou... D'autant que ça va recommencer tous les jours,
pendant dix jours! Gai...

Madame se coule près de son mari.

--Songe qu'il nous invite, qu'il nous emmène...

Vaine sagesse. Monsieur s'obstine:

--Raison de plus pour ne pas nous froisser. Ah! je voudrais lui faire
toucher du doigt sa sottise, lui mettre le nez dedans...

Mais Madame s'entête aussi. Subtile et caressante, elle s'efforce
d'orienter l'attention de son mari vers des voies plus aimables:

--N'y pense plus, chéri.

Un silence. Et alors qu'elle semble réussir, que Monsieur paraît
oublier sa soif de vengeance pour des soins plus immédiats, il murmure
encore:

--Ah! Je lui montrerai, moi, si je porte la guigne... la guigne... la
gui...

       *       *       *       *       *

On part le lendemain matin par un temps indécis. Le programme exige
qu'on déjeune à Châlons. Macin s'est composé un visage impassible et
fermé. Cependant, chose curieuse, il semble s'éclairer soudain à la
vue du ciel assombri et gros de menaces. Et quand, sur la route, les
premières gouttes tombent, il se frotte les mains. On s'arrête, on
dresse la capote. Mais la pluie augmente. Alors Macin sourit tout à
fait. Du doigt, il montre à Trutat assis devant lui la folle radée qui
crépite sur le capot, et frappant son ami d'une cordiale tape sur
l'épaule:

--Dites donc, mon cher, est-ce que par hasard vous porteriez la
guigne?

L'autre sursaute:

--Moi?

Très calme, Macin poursuit:

--Dame! Il y a des gens qui apportent partout le mauvais temps avec
eux...

Trutat monte, s'indigne:

--Mais je n'en suis pas, de ces gens-là!

Lui aussi prend sa femme à témoin.

--Jamais, dans nos randonnées, nous n'avons eu de pluie, n'est-ce pas?
L'Auvergne... la Côte d'Azur... Biarritz...

Macin, inexorable:

--Il y a commencement à tout... Oh! Ce n'est pas votre faute. Pas plus
que celle des gens qui portent la guigne à la voiture...

Cette fois, Trutat a compris. Et comme, justement, la pluie a cessé,
il sourit, bon diable au demeurant:

--Ah! le sale biscornu, qui prend mal les blagues. Il a voulu sa
revanche. Chacun sa manche, hein?

--Oui, dit Macin en lui tendant la main. Mais, si vous m'en croyez,
nous ne jouerons pas la belle.

Et le voyage continua.



LE CHAUFFEUR EST GARANTI


L'agence Collinot--la Motor-Agence--impressionna Mme Beaurain. Ce
magasin encombré de grosses voitures miroitantes, ces commis aux
façons d'attachés d'ambassade, la belle assurance et la gauloise
moustache de Collinot lui-même, tout intimidait l'excellente femme.

Son mari s'était enrichi dans la nouveauté. Selon l'usage, elle lui
avait survécu. Elle menait une existence large, douillette pour elle
et bienfaisante aux autres. Maintenant que l'automobile avait fait ses
preuves et paraissait au point, Mme Beaurain se décidait à en tâter.

Elle expliqua ses désirs. Une bonne petite voiture pour la ville et la
campagne, le chaud et le froid, la pluie et le beau temps, une voiture
facile et douce, sans emballement ni caprice, une voiture pour dame
âgée. Sans doute la maison, pourrait aussi lui fournir un mécanicien?

Collinot l'écoutait, les mains aux hanches et les jambes écartées. Il
déclara, péremptoire:

--J'ai votre affaire.

Il avait toujours l'affaire de ses clients. De quelque marque, de
quelque forme que vous exigiez une voiture, il a toujours votre
affaire. Et vous lui demanderiez une maison, un dirigeable, un
dromadaire, qu'il aurait encore votre affaire.

Et le joli, c'est qu'il a réellement votre affaire. Apre et dur comme
une lime, mais droit comme elle, cet homme est incapable d'une
fourberie. Vendant cher, il se paye le luxe d'être honnête. Et Mme
Beaurain n'ignorait pas sa réputation de probité et d'avarice
rigoureuses, sa façon de tenir haut sa tête et ses prix.

Il lui dénicha un landaulet de la bonne marque et de récent modèle.
Quant au mécanicien, justement il s'était présenté la veille à
l'agence un lascar énergique, qui venait se mettre à la disposition
des clients.

Mme Beaurain fondit en remerciements. Et tout en la reconduisant
jusqu'au bec de cane, Collinot conclut:

--L'agréable, voyez-vous, Madame, dans cette combinaison-là, c'est que
le chauffeur est garanti.

--Ah! Le chauffeur est garanti?

--Absolument.

L'excellente dame s'épanouit:

--Ah! bien, voilà qui me rassure et me fait grand plaisir...

       *       *       *       *       *

Le chauffeur s'appelait Bastien. Mme Beaurain jugea qu'il ne payait
pas de mine. Les sourcils lui tombaient sur les yeux. Le balai noir de
la moustache sortait du nez écrasé. Le menton menaçait. Comme le
mérite se cache parfois sous des dehors ingrats! Car enfin, ce
chauffeur était garanti. Collinot lui-même l'avait déclaré. Une
ingénieuse invention, cette caution du mécanicien. Certaines maisons
garantissent leurs machines en tout ou partie. Mais on n'avait pas
encore songé à se porter garant du chauffeur. Comme le progrès va
vite.

Dès la première sortie, toutefois, elle fut ébranlée. Il lui sembla
bien que Bastien écornait les tournants, montait sur les refuges,
restait sourd aux appels prudents de sa patronne et ne connaissait pas
plus Paris qu'un Caraïbe frais débarqué. Mais elle douta d'elle-même,
n'osant pas douter de Collinot.

La seconde fois, pourtant, Bastien cueillit, en une après-midi et
comme avec la main, trois contraventions: fumée, excès de vitesse,
refus d'obéir au bâton blanc. Mais on sait que les sergents de ville
sont excessifs. Peut-être aussi Bastien se trouvait-il, ce jour-là,
sous l'empire d'une excitation spéciale, d'un malaise passager. Un
homme, c'est changeant comme une femme. Et la bonne Mme Beaurain
espérait encore.

Hélas! non, son excitation n'était pas fugitive. Elle était bel et
bien chronique. Et la source n'en était point secrète. Lorsque Bastien
venait prendre les ordres à la portière, il soufflait une telle
pestilence d'absinthe et de tord-boyau, un relent si condensé
d'assommoir, qu'on tremblait, quand il allumait les lanternes, de voir
son haleine s'enflammer et faire explosion. En voilà un qui marche à
l'alcool!... Mais ce n'est tout de même pas pour cette capacité-là que
Collinot l'a garanti?

Serait-ce pour l'abondance, la somptuosité de ses injures? Cet homme
est chargé d'invectives jusqu'à la gueule. Il mitraille tout, les
agents, les pneus, les cochers, le carburateur, les passants,
l'allumage, les cyclistes, en grasses et vertes bordées, si
retentissantes que, de la voiture, on ne peut pas éviter de les
entendre. On n'a qu'une ressource, c'est de ne pas les comprendre!

Enfin, une foudroyante révélation achève de ruiner les illusions de
Mme Beaurain. La cuisinière, larmoyant dans son tablier, vient se
plaindre des transports de Bastien. Si encore elle était seule à les
subir... (Jalousie, voilà bien de tes coups!) Mais il y en a pour tout
le monde: la femme de chambre, la fille de cuisine, la laitière, la
boulangère. C'est la terreur de l'escalier de service, le satyre du
sixième étage...

       *       *       *       *       *

Comment l'intègre Collinot a-t-il pu se tromper à ce point? Ma foi,
Mme Beaurain en aura le cœur net. Et la voilà partie--en fiacre--pour
l'agence.

--Comment, Monsieur Collinot, vous qui êtes la sécurité même, comment
avez-vous pu me garantir ce détestable conducteur, ce grossier
personnage, cet ivrogne, ce débauché...?

Collinot en demeure stupide. Et, de très bonne foi:

--Moi, Madame, moi, je vous ai garanti ce chauffeur? Mais je ne l'ai
vu qu'une fois, le jour où il s'est présenté à l'agence.

--Je vous assure que vous m'avez dit: «Le chauffeur est garanti.»

Alors Collinot de se frapper le front et, se soulageant dans un grand
éclat de rire:

--Mais, Madame, je vous ai dit que, dans ce modèle-là, grâce au petit
toit qui surplombe le siège avant, le chauffeur était garanti!



LORD SHEFFIELD


Lorsqu'il parut pour la première fois, étincelant et vénérable, le
8-12 reflets campé sur l'oreille, la barbe Roi des Belges répandue sur
le gilet blanc, tout le personnel de la Motor-Agence s'empressa,
l'œil aimable, la bouche ronde et l'échine courbée. Un client bon
teint, certainement. Désignant du bout de sa canne une plantureuse
limousine, il souhaita, du ton le plus courtois, d'en connaître
l'origine, la force et le prix. Puis vint le tour d'un phaéton. Deux
baquets lui succédèrent. Flairant la grosse affaire, les employés
témoignaient d'un zèle inaltérable. Même le directeur, le célèbre
Collinot, homme occupé s'il en fut, intervint en personne. Tous
levaient des capots, ouvraient des portières, éprouvaient des
ressorts, démontaient, démontraient. Cependant, le beau vieillard, sur
un salut plein de noblesse, partit sans laisser de commande.

Il revint. Sans doute avait-il arrêté son choix dans l'intervalle. Un
tel espoir lui valut un accueil favorable. Mais le vénérable amateur
n'exigeait que de nouveaux renseignements. On les lui fournit d'une
ardeur mollissante.

Lorsqu'il se présenta pour la troisième fois au magasin, Collinot
était en conversation avec son collègue de la Lutèce-Automobile.
L'imposant personnage hésitait encore. Un commis résigné reçut ses
vaines confidences. Lorsqu'il fut parti:

--Hein! Quel sinistre raseur! dit le directeur de la
Lutèce-Automobile.

--Vous le connaissez? demanda Collinot.

--Je vous crois! Il est venu cinq fois chez nous, sans acheter même
une paire de lunettes. Il doit faire le tour des magasins et des
agences. Nous l'appelons lord Sheffield, car Sheffield est la patrie
des rasoirs. C'est le bon loufoque.

Et, bientôt, le fait s'avéra dans le petit monde des marchands. Lord
Sheffield était un de ces demi-fous qui, laissés en liberté, cherchent
par la ville la satisfaction de leurs manies. Lord Sheffield, lui,
aimait à examiner, à marchander des voitures, à se donner des
avant-joies d'acheteur. On assurait qu'il vivait au cercle, sans
famille et sans grande fortune.

       *       *       *       *       *

La légende se renforça au moment du Salon. Là, en présence d'un
personnel nouveau auquel il en imposait par sa prestance, lord
Sheffield semblait se saouler de volupté. Les bras encombrés de
catalogues, il stationnait des heures devant chaque stand, exigeant
d'interminables explications. Ce qu'il s'en était donné pendant ces
trois semaines!

Le Grand-Palais fermé, lord Sheffield reprit le chemin des magasins et
des agences. Souvent, on l'éconduisait, ici avec mesure, ailleurs sans
ménagement. Ah! non, on l'avait assez vu. Certaines maisons le
toléraient encore.

A la Motor-Agence, on avait pris le parti de s'en amuser. Il n'en
paraissait rien voir. Et, ravi, il avait adopté le magasin de
Collinot. Il gardait ses façons de grand seigneur, marquait à chaque
visite une joie renouvelée et trouvait un prétexte à chacune de ses
entrées:

--Quelle est donc cette charmante voiture que j'aperçois à votre
vitrine? Il me semble ne l'avoir jamais vue...

On lui déléguait un commis de bonne volonté, un mécanicien
haut-le-pied, la dactylographe quand elle était de loisir, ou même
l'homme de peine.

On lui donnait des réponses et des explications fantaisistes qu'il
accueillait avec gravité. Puisqu'on consentait à recevoir le noble
raseur, c'était bien le moins qu'il payât sa rançon. Peu à peu, le ton
des plaisanteries monta. On traitait tout à fait lord Sheffield en
inoffensif détraqué. Collinot même se mêlait au jeu. La preuve qu'il
était timbré, c'est qu'il semblait toujours ne s'apercevoir de rien.
Ou bien, si l'on poussait trop loin la blague, il vous ajustait de sa
canne braquée en manière de fusil:

--Ah! ah! Vous, je crois bien que vous vous moquez de moi?

Une semaine plus tard, il revenait, sans rancune.

       *       *       *       *       *

Un jour--il y avait à peu près un an que durait ce divertissement--le
vieux beau demanda le prix d'une voiturette nouveau type, huit
chevaux, quatre cylindres, qu'il avait levée à la devanture. Collinot,
présent et de belle humeur, lui répondit sans piper:

--Cent mille francs.

Tous les employés se roulaient silencieusement, la bouche en tirelire.

--C'est cher, estima lord Sheffield impassible.

Et avisant une somptueuse limousine aux proportions de wagon:

--Et celle-ci?

Collinot, excité par les rires de la galerie, répliqua:

--Deux francs soixante-quinze.

Lord Sheffield resta pensif un moment. Puis:

--Je l'achète, déclara-t il.

Cette fois, l'auditoire n'y tint plus. La gaieté éclata. C'était trop
farce.

--Entendu, dit Collinot qui voulait épuiser la plaisanterie.

Lord Sheffield s'assit à une table, tira des lunettes à monture
d'écaille, rédigea quelques lignes sur du papier à l'en-tête de la
maison, sortit de sa bourse deux francs soixante-quinze centimes et
les aligna devant lui. Puis, de son ton exquisement courtois:

--Veuillez avoir l'obligeance de signer ce reçu.

Il en avait de bonnes, le vieux louf! Collinot en riait à s'étrangler.
Une limousine signée Goudchaux, sur châssis 30-chevaux Sancerre, pour
deux francs soixante-quinze! Et, essuyant ses yeux pleins de bonnes
larmes de gaieté, il mit un paraphe au bas du papier. Il fallait voir
jusqu'où irait la fumisterie. On ne rigolait pas tant tous les jours.

Lord Sheffield mit le précieux reçu dans sa poche et, saluant en
gentilhomme l'assistance tordue de joie:

--J'enverrai mon mécanicien demain matin prendre livraison de ma
voiture.

       *       *       *       *       *

Le plus drôle, c'est qu'un chauffeur s'est en effet présenté le
lendemain à la Motor-Agence pour emmener la voiture et qu'un huissier
a dûment constaté le refus de Collinot. Lord Sheffield va plaider.
C'est un joli procès en perspective.

Eh! eh! les arguments de lord Sheffield--de son vrai nom baron de
Michery--ne sont pas sans valeur. Qu'on l'ait pris pour un bon toqué
parce qu'il s'est entouré de renseignements pendant un an, peu lui
importe, puisqu'il est en réalité sain d'esprit. Il a plu à Collinot
de se lancer dans la fantaisie, de lui vouloir vendre une voiturette
cent mille francs et une limousine deux francs soixante-quinze. C'est
son affaire. Il l'a pris au mot, voilà tout...

A quoi Collinot réplique, non sans apparence de raison: Ou bien lord
Sheffield est fou comme il en a l'air, et alors le marché est nul; ou
bien ledit lord Sheffield a joué pendant un an une indigne comédie
pour en venir à ses fins, et alors il mérite d'être traité comme un
vulgaire filou...

Les tribunaux apprécieront.



L'HOMME AUX PETITS CADRANS


Il s'appelle Pichat. C'est un aimable inutile. Comme beaucoup
d'oisifs, il a comblé le vide de son existence avec des manies. Son
vice innocent, c'est le petit cadran, l'aiguille qui marque quelque
chose, n'importe quoi. N'ayant pas d'intérêt dans la vie, il s'est
attaché à celle de tous ces appareils que nous avons inventés pour
mesurer le temps, la pression, l'humidité, la vitesse. Il suit leur
marche, leurs variations, leurs soubresauts. Il a en eux une foi
absolue. Ce sont ses dieux.

Ainsi, Pichat possède un hygromètre. C'est une énorme et splendide
montre de cuivre, couchée dans un écrin de cuir noir tapissé de
velours améthyste. Une aiguille unique promène nonchalamment de gauche
à droite sa pointe d'acier bleu, selon que le temps est sec ou mou. Et
Pichat la suit dans l'émoi. Dès qu'elle indique la grande humidité, il
se sent une petite crise d'asthme.

Jamais baromètre ne fut plus sollicité, excité, tapoté d'un doigt
nerveux, que celui de Pichat. Mais on peut dire de lui qu'il fait la
pluie et le beau temps. Car Pichat lui témoigne une confiance
religieuse. La baisse le déprime et la hausse l'exalte. L'anéroïde
marque-t-il le beau fixe? Ah! alors, l'orage peut fracasser l'espace
et submerger la terre. Pichat voit le ciel bleu.

Quant à son chronomètre, c'est une pièce de sa propre anatomie, un
prolongement de lui-même, comme l'horloge insérée dans le ventre du
nègre, à la Porte Saint-Denis. Pichat le tient au chaud dans un large
et confortable gousset d'où le précieux instrument semble jaillir de
lui-même pour venir se nicher dans les doigts de son maître.

En balade, dans la voiture d'un ami, Pichat n'est plus qu'un
chronomètre en marche. Naturellement, il mesure la vitesse de village
à village, de borne à borne, d'arbre en arbre. Crève-t-on? Pichat
prend le temps qu'on met à réparer. Ce qui, soit dit en passant, le
dispense de besogner. La durée de la halte, celle du repas,
l'intervalle entre les plats, il enregistre tout. Grâce à lui, on
saura, au cinquième de seconde, combien l'omelette se fit attendre.
Tout, vous dis-je, il mesure tout. Et lorsqu'on surprend, au hasard de
la course rapide et silencieuse, un gars en train d'embrasser sa
promise à l'abri d'une meule ou d'une haie, Pichat, le doigt en arrêt
sur le déclic, chronomètre le baiser.

       *       *       *       *       *

Mais où la manie de Pichat se répand, prend son essor, s'en donne à
pleins gaz, c'est sur sa propre voiture. Il conduit lui-même. Et, sous
ses yeux, brille une véritable constellation de petits cadrans. Des
aiguilles sautillent, dans un perpétuel et joyeux cake-walk. D'autres
se déplacent lentement, à regret, comme lasses de leur fastidieux
métier d'indicatrices. Il y en a même qui, dirait-on, ne veulent rien
savoir. Mais Pichat connaît leurs mœurs, leur tempérament et sait
interpréter aussi bien leur apparente torpeur que leur animation
frétillante.

En route, il surveille la petite escouade des agitées et des
paresseuses. Il n'a pas son pareil pour savoir à tout instant ce qui
se passe dans le ventre de sa voiture. Circulation d'eau, graissage,
débit d'essence, nombre de tours du moteur, tout s'inscrit là, sous
ses yeux.

Mais ses regards les plus vigilants, les plus tendres, vont à
l'indicateur de vitesse. C'est l'enfant chéri, le cadran de
prédilection. Sans lui, la promenade serait fade et sans attrait. Que
ferait-on, juste ciel, sur une route, sans indicateur de vitesse?
Va-t-on à 50? à 60? à 70? On n'en saurait rien. A quoi bon faire vite,
si l'on ignore ce qu'on fait? Tandis que, l'indicateur devant soi, on
déguste l'allure dans ses plus infimes variations, dans toutes ses
nuances. Lorsque la route est vide, plane et droite, on voit croître
la vitesse à mesure que l'aiguille avance sur le cadran. Et la joie
en est décuplée. Dans une descente, cette même aiguille vous avertit:
«Attention, tu vas trop vite. Sois prudent.» Bref, c'est une
conscience visible. Et c'est une conscience infaillible.

       *       *       *       *       *

Or, un jour, Pichat, seul dans un des deux baquets de sa voiture,
goûtait par les campagnes l'honnête plaisir de la promenade. C'était
un fin matin d'août. Un orage, la veille, avait abattu la poussière,
rafraîchi l'air, avivé l'odeur des bois. Des brumes diaphanes
voltigeaient à ras de terre. (D'ailleurs, l'hygromètre, au départ,
marquait la grande humidité et le baromètre montait au beau.) Le
moteur donnait bien. Pichat respirait à pleines narines. Il accéléra,
comme pour se porter au-devant des pures délices de l'heure.

L'aiguille indiqua 70. C'était à peu près tout ce que pouvait donner
d'ordinaire sa voiture. Cependant, tenté par la route déserte,
par le beau matin, il poussa encore. L'aiguille avança jusqu'à 72,
jusqu'à 73. Sans doute, l'état du sol et de l'atmosphère était
exceptionnellement favorable. Pourrait-il aller plus encore? Il
essaya. Presque subitement, l'aiguille sauta jusqu'à 80. Ah! déciment,
tout se conjurait pour établir un record. La forte griserie de la
vitesse lui montait au cerveau. L'aiguille avançait toujours, par
saccades: 85, 90. Soudain, elle atteignit 100!

O prodige! il atteignait le 100 à l'heure. Lui aussi, il en
connaîtrait donc les voluptés... Le vertige l'arrachait à lui-même. Il
ne cherchait même pas à s'expliquer le miracle. Il roulait dans un
rêve d'orgueil absolu, une sérénité brutale d'astre lancé dans
l'infini. La campagne ne lui semblait plus que des stries brunes,
jaunes et vertes.

L'aiguille marqua 110, puis 115. Détrônés, les rois de la route! Pas
besoin d'autodrome, de circuit gardé, de monstres, pour atteindre des
vitesses de course. Saoul de gloire, Pichat criait des mots que le
vent arrachait à ses lèvres.

D'un bond, l'aiguille sauta jusqu'à 125. Pichat se cramponna au
volant. Ah! mais... Jusqu'où irait-il ainsi? Un virage approchait. Il
ne s'agissait pas de se tuer bêtement. Il voulut ralentir. Atroce
sensation: l'aiguille ne broncha pas! La vitesse restait constante!

Pendant une seconde, Pichat crut devenir fou. Son cerveau craquait
d'épouvante. D'instinct, il bloqua ses freins... Et, en quelques
mètres, la voiture s'arrêta. Alors, dans une grande détente de tout
l'être, Pichat s'aperçut, enfin, que son indicateur de vitesse était
détraqué.



LA MAUVAISE VOIE


Ouf! Journée finie... Sur sept visites, Mme Agil a trouvé trois portes
closes. Une grippe, un deuil, une migraine. Une vraie chance.

Il était écrit qu'elle serait libre de bonne heure, décidément. Mais
que va-t-elle faire de ses loisirs? Ira-t-elle chez la vieille tante
Félicie, ou chez l'ardent La Postolle?

Et tout en descendant l'escalier de la dame à la migraine, elle
délibère. Bien touchant, le mot qu'elle a reçu le matin même de la
pauvre tante, cloîtrée au logis, rivée au fauteuil par les premiers
froids et qui demande l'aumône d'un petit papotage au coin de feu,
les visites faites. Non moins éloquent dans sa brièveté, le _bleu_
arrivé à midi et signé des initiales de La Postolle, où il implore
pour cinq heures un rendez-vous... le premier!

Sur le seuil, tout en regardant couler le boulevard Malesherbes, elle
balance encore. La nuit vient. L'allumeur de réverbères aussi. Ils
font un match, à qui sèmera le plus d'étoiles. Le dôme de
Saint-Augustin monte sur le crépuscule _liberty_.

La limousine de Mme Agil est allongée au ras du trottoir. Songer que
cette voiture-là va l'emmener dans la bonne ou la mauvaise voie et que
Paul, le mécanicien, sera l'instrument du Destin... car elle
chercherait vainement à se le dissimuler: son sort se joue en cet
instant. Elle est à la fourche.

D'un côté, c'est la route droite, familière, bien unie, bien plate,
sans autre fleurette à cueillir que le bleuet d'une bonne action.

De l'autre, c'est la route interdite, inconnue, sinueuse, accidentée,
peut-être tragique, bordée d'abîmes, propice à la chute, mais parée--à
en croire La Postolle--de fleurs si voluptueuses...

Cependant, il faut prendre un parti, donner une adresse à Paul. Oh!
Elle ne craindrait pas de se faire conduire à la porte même de La
Postolle. Elle sait qu'il habite dans la maison de sa couturière. Et
lui aussi le sait. C'est peut-être ce qui lui a donné l'idée de lui
faire la cour...

Paul l'a vue. Il met en marche. Que ce garçon est donc prompt! Mais
elle n'est pas encore décidée... Ah! va pour la tante Félicie!

--123, boulevard Pasteur.

Après tout, il sera toujours temps de changer en route. Pauvre tante,
elle va être si contente. Presque impotente, à demi ruinée, après
avoir été, paraît-il, si fringante, si adulée. Pour elle, chaque
visite est un cordial. Dès qu'on entre dans sa chambre, sa figure
s'éclaire, son teint monte, ses yeux brillent, on a la sensation
d'être le soleil. Elle aime la jeunesse, la beauté. (Eh bien, madame,
et cette modestie?) On lui apporte Paris. Elle en respire le parfum
dans les remous de la fourrure, dans les fleurs du chapeau... Oui,
c'est une bonne action.

Par exemple, quelqu'un qui la trouvera mauvaise, c'est la Postolle.
Car enfin elle lui a donné de l'espoir, elle s'est presque laissé
traquer, à force d'être poursuivie... Et pourquoi? Parce que c'est
l'avocat à la mode? Parce qu'il a la barbe et la langue dorées? Un
renom galant? On prétend qu'il magnétise les femmes qu'il convoite. Il
les envoûte. Mais Mme Agil ne se sent pas encore envoûtée. La preuve,
c'est qu'elle échappe à la tentation.

Pourquoi faillit-elle y céder? Est-ce que son mari lui répugne? Non.
Bien sûr, ce n'est pas un troubadour. Il est correct, flegmatique,
capable de poussées tendres, et fait de l'argent pour sa femme. Un
mari goût américain. Au demeurant, un bon compagnon de vie.

Alors?... Eh bien, la vérité, c'est qu'elle rougit d'être une
exception. Les livres, le théâtre, le monde lui cornent aux oreilles
les joies de la trahison, l'unanimité de l'adultère. Qui sait? Elle
est peut-être seule à n'avoir pas trompé son mari. C'est scandaleux.
Elle a fait souvent ce rêve atroce de se promener sur le boulevard,
sans voile. Cette sensation de cauchemar, elle l'éprouve à se
promener dans la vie sans amant.

Oh! le romancier Prosper Marchandon ne le lui a pas envoyé dire. Avec
ces yeux, ces lèvres, cette taille, on n'a pas le droit d'être
conjugale et popote à ce point. Et il vous l'a proprement traitée de
pot-au-feu, de bœuf nature, de petite marmite. Quelle honte! Elle
veut cesser d'être une petite marmite, voilà.

Cependant, la voiture roule. Elle débouche à la Madeleine, s'engage
parmi la fête de lumières de la rue Royale. La rue Cambon, où habitent
La Postolle et la couturière, est toute proche. Il est temps encore.

Pour quelle heure ce fameux rendez-vous? Mme Agil cherche le _bleu_ de
La Postolle. Où diable l'a-t-elle fourré? Elle l'avait encore dans son
gant en descendant le dernier escalier. Qu'en a-t-elle fait? Ah! oui,
elle l'a roulé en boule une fois dans la limousine. Et puis? Peut-être
jeté machinalement dans le vide-poche accroché à la paroi, près du
cornet acoustique? Non. Mais c'est absurde. Ce billet signé
d'initiales n'était-pas très compromettant. C'est égal, on n'aime pas
à laisser traîner ces chiffons-là. Sur le tapis? Sur elle? Sur les
coussins? Non.

Un grand vide sombre: la place de la Concorde. La voiture va se lancer
parmi les steppes de la rive gauche. Oh! Tant pis, il faut voir La
Postolle, l'avertir que son autographe est égaré, parer avec lui à
l'éclat possible...

Et la tante Félicie? Eh bien, elle est de revue. Elle ne s'envolera
pas, puisqu'elle est clouée à son fauteuil. Et puis, que voulez-vous,
c'est l'envoûtement.

Mme Agil décroche le cornet acoustique qui, sur sa lyre de nickel,
s'érige gracieux comme un petit vase à fleurs.

--Paul, passez d'abord 90, rue Cambon.

Déjà la voiture a franchi la Seine. Elle bondit sur le quai désert.
Tiens? Paul ne s'arrête pas. Sans doute il va virer au prochain
croisement. Mais non. Il tourne l'Esplanade, s'y jette à une allure de
course. Serait-il devenu sourd?

Ah! mais, ah! mais... De nouveau, Mme Agil décroche le cornet:

--Eh bien, Paul, vous n'avez pas entendu? Rue Cambon, 90.

Ah bien oui! Il dévore la chaussée, ne fait qu'une bouchée du
boulevard des Invalides, vire sur deux roues, lampe d'un trait
l'avenue de Tourville et continue de présenter à sa patronne anéantie
le dos satisfait et béat du monsieur qui «en met».

Brouf! L'avenue de Breteuil. C'est fou. Est-ce une mauvaise
plaisanterie? Est-ce que ces larges voies solitaires, ces immenses
espaces libres l'excitent et lui font perdre la tête? Où
l'emmène-t-il? Et La Postolle qu'il faut absolument voir pour ce
_petit bleu_ perdu. Mme Agil veut crier, descendre. Elle baisse la
glace.

Mais la voiture s'arrête devant la maison de la tante Félicie et Paul
se précipite à la portière.

C'est qu'il a l'air content de lui! La lanterne éclaire en plein sa
face sereine et réjouie. Pour un peu il s'écrierait: «Hein, nous avons
rudement marché. Nous n'avons pas perdu de temps!»

C'est trop fort!

--Eh bien, Paul, qu'est-ce que ça signifie? Qu'est-ce que je vous ai
dit?

Et lui, paisible:

--Madame m'a dit avenue de Breteuil.

--Mais en route?

--En route? Madame ne m'a rien dit du tout.

C'est affolant.

--Comment! Mais j'ai crié deux fois dans l'acoustique, à en perdre le
souffle.

Et Paul, toujours placide:

--Dans l'acoustique? Eh bien, c'est qu'il ne marche pas.

Tranquille, il monte dans la voiture, décroche le cornet, l'explore du
poinçon de son canif et en retire une petite boulette de papier bleu.
Le _bleu_ de La Postolle! Cueilli par le cornet, et non par le
vide-poche.

--Donnez! donnez! exige Mme Agil.

Quel trait de la Providence! Le _petit bleu_ lui-même l'empêchant
d'aller au rendez-vous!

--Il était bouché, déclare paisiblement Paul. Alors, madame voulait
aller?...

Ah! non, non, décidément, si singulières qu'elles soient, les voies du
Destin sont trop claires et trop impérieuses pour qu'on tente de leur
échapper...

--Nulle part. Je monte chez ma tante Félicie.



LE CHAPEAU


Mme Agil, en personne, va chercher son nouveau chapeau chez la
modiste. Il est prêt. Elle s'en est assurée d'un coup de téléphone. On
aurait pu le lui apporter. Mais on n'est jamais si bien servi que par
soi-même. Les trottins ne trottinent pas toujours. Ils flânent
quelquefois. Il suffirait d'un quart d'heure de retard pour que le
chapeau n'arrivât pas pour le dîner. Et alors, ce serait la
catastrophe.

Songez donc que Mme Agil dîne ce soir même au Café de Paris. Une
petite fête entre amis. Quatre couples. Et vous pensez si chacune des
chères camarades va reluquer le chapeau de sa voisine. Il s'agit donc
d'avoir sur la tête quelque chose de chic, de seyant, de signé par la
bonne faiseuse, quelque chose qui soit à la mode, à l'extrême-pointe
de la mode, quelque chose de radieux, d'éblouissant, à faire pâlir de
jalousie les tendres amies.

Et maintenant, vous pouvez mesurer la force et l'étendue du malheur
qui frapperait Mme Agil si elle n'entrait pas en possession de son
nouveau chapeau. Ce serait la honte, le déshonneur. Ce serait à vomir
la vie.

Toutes ces réflexions, Mme Agil les roule dans sa petite tête, tandis
que sa limousine l'emporte chez la modiste. Il est grand temps.
Bientôt sept heures. Derrière les vitres, c'est décembre hostile, le
vent, la pluie glacée, la boue. On n'avance pas. Partout des
encombrements, des barrages, des travaux. Pour tromper l'attente, Mme
Agil, les yeux clos, évoque son nouveau chapeau tel qu'il lui apparut
aux essayages, son ample forme tendue de satin luisant, ses panaches
majestueux, toute son opulente splendeur qui donne au visage on ne
sait quelle grâce affinée, quelle lumineuse douceur.

Enfin, la voiture s'arrête. Traverser le trottoir sous la radée, se
jeter dans l'ascenseur, se ruer chez la modiste, autant de gestes que
Mme Agil accomplit dans la lièvre et le rêve. Il est prêt! Elle le
tient. Elle l'aura pour le dîner. On l'ensevelit religieusement dans
un carton vaste comme une châsse. Et, suivi de Mme Agil frémissante,
un groom le descend jusqu'à la voiture.

       *       *       *       *       *

Et c'est alors que le drame éclate dans toute son horreur. Le carton
n'entre pas dans la limousine! Il est plus large que la portière.
Ainsi l'a voulu la mode, la tyrannique mode. Ah! le groom, le
mécanicien et Mme Agil elle-même ont beau essayer tour à tour, de
biais, de face, de profil, par-dessus, par-dessous. Le carton ne veut
rien savoir.

Il y a là, pour la malheureuse, sous la pluie glacée, parmi les remous
affairés des passants, quelques secondes d'angoisse affolée que je ne
souhaite à personne. Elle imagine le dîner au restaurant. Elle s'y
voit avec le même chapeau que la dernière fois, sous les regards
méprisants et ravis de ses bonnes amies. La pensée la traverse de
s'enfuir à pied, l'énorme carton au bras. Hélas! elle n'arriverait
jamais assez vite. Sept heures passées, déjà! Que faire?

Mais la vie tient en réserve, pour ces moments extrêmes, des
ressources insoupçonnées d'énergie. A ces minutes décisives, où se
révèlent les vrais caractères, l'instinct, le tout-puissant instinct
se réveille et souffle les mots qu'il faut. Mme Agil fut à la hauteur
des circonstances:

--Placez-le à côté du chauffeur! dit-elle.

En effet, n'était-ce pas la bonne, la simple solution? Du moins la
pauvre petite Mme Agil se flattait de ce fol espoir. Mais il fallut
bientôt déchanter. Des craintes, qu'elle n'avait pas entrevues dans le
premier instant, l'assaillirent dès que la voiture fut en marche.

La pluie, malgré la glace et l'auvent, allait peut-être pénétrer le
carton, abîmer le chapeau? Si le vent emportait le couvercle? Si, dans
un virage un peu brusque, l'énorme monument basculait, roulait sur la
chaussée, dans la boue, sous les pas des chevaux, les roues des
voitures? Son chapeau sous un autobus!

       *       *       *       *       *

Les yeux sur le carton, la bouche à l'acoustique, elle multipliait les
recommandations à son chauffeur. Mais je ne sais quoi d'indécis,
d'hésitant, d'inquiet dans l'allure de ce dernier, vint bientôt
ajouter à sa propre angoisse...

Le mécanicien qui n'a jamais conduit une limousine, dans Paris, un
soir de décembre, en ayant à sa gauche un chapeau modèle 1909, châssis
long, emballé dans un carton, ne peut pas imaginer les difficultés
d'une pareille tâche. Non, il ne peut pas concevoir l'état d'âme du
chauffeur de Mme Agil.

Encore, un borgne a la ressource de tourner la tête, pour voir ce qui
se passe du côté de son mauvais œil. Mais le mécanicien de Mme Agil
avait beau tourner la tête à gauche, il ne voyait que le carton à
chapeau. Une moitié du monde cessait d'exister pour lui. Il ne vivait
qu'à demi.

Impossible de voir, à gauche, le passant qui traverse en poule
affolée, la voiture qui vient sur vous aux croisements, le tas de
pavés, le signal de l'agent. Rien que ce mur, ce monolithe imbécile,
vacillant, hostile, qui lui retombait sans cesse sur le coude, et
qu'il rembarrait en bourrades sournoises.

Ajoutez qu'à droite d'ahurissantes recommandations lui crépitaient à
l'oreille, jetées par l'acoustique: «Faites attention, il va
s'envoler!--Il glisse, rattrapez-le!--Passez votre bras dans le
cordon,--etc., etc.» Il avait déjà à moitié perdu la vue. Il perdait
tout à fait la tête.

       *       *       *       *       *

Bref, ce qui devait arriver arriva. Presque au port, la voiture de Mme
Agil emboutit, avec un craquement sinistre, un joli petit enclos de
palissades vertes qui avait poussé là dans la journée et que le
mécanicien n'avait pas vu, derrière son carton à chapeau. Plus de
bruit que de mal. Mais, tout de même, il y eut bientôt autour de la
limousine cinq cents personnes, la brigade volante de badauds, qui,
sur un point quelconque de la ville, se rassemble instantanément
autour du moindre incident.

Alors, on vit une petite femme sortir de la voiture et se précipiter
sur un carton à chapeau demeuré--par miracle--sain et sauf dans la
collision. On la vit, ce carton au bras, jupe troussée, percer la
foule et s'élancer dans la nuit... On aurait pu la voir, une heure
plus tard, dans la rumeur joyeuse et la chaude lumière du grand
restaurant, fêtée, éblouissante, radieuse, oubliant toutes ses
traverses dans la minute exquise où elle apparaissait à ses bonnes
amies, sous son grand chapeau.



LA CONTRAVENTION


Parti au matin de son château des Aubiers, Pontéran, au volant de sa
60-chevaux, regagnait Orléans d'une roide allure. Il contournait la
petite sous-préfecture d'Ormont par les promenades, afin de ne pas
ralentir. Quatre-vingts kilomètres le séparaient encore du but, où
l'attendait, à midi, un rendez-vous important. Qu'un ennui de pneu,
par exemple, l'immobilisât seulement un quart d'heure et il arriverait
tout juste.

Mais un gendarme, dissimulé derrière les arbres du Cours, surgit de sa
cachette et se planta au milieu de la chaussée en levant un gant blanc
qui parut énorme à Pontéran. «Ça y est!» pensa le gentleman-chauffeur.
Il était pincé. Excès de vitesse. Une seconde, il songea à fuir.
Hélas! d'instinct, il avait ralenti à la vue de l'uniforme redoutable
dressé devant lui. Au surplus, on prendrait son numéro. Il aggraverait
son cas. Mieux valait faire face à l'ennemi. Mais la sacrée aventure!
Lui qui n'avait jamais eu d'histoire... Car s'il était friand de
vitesse, il avait horreur de la contravention.

Cependant le gendarme verbalisait. C'était un homme long, osseux et
triste. Il opérait avec une austère fermeté. S'il éprouvait une joie
voluptueuse à traquer l'ennemi, il la cachait bien. Un moment,
Pontéran tenta de s'insurger. Voyons, il n'allait pas tellement
vite... Mais le gendarme fut péremptoire. Il dévoila sa méthode. Il
pigeait les voitures lorsqu'elles passaient à hauteur du monument de
la Défense, à trois cents mètres de lui, dans la perspective. Et,
pointant d'un index rigide une vénérable montre de famille:

--Vous avez mis quinze secondes pour couvrir les trois cents mètres.
Ça fait du 72.

Le délit était flagrant, la condamnation certaine. Que faire? Comment
échapper?... Tout à coup, une inspiration le traversa en éclair.
Ormont... mais il connaissait le sous-préfet d'Ormont. Un soir de l'an
dernier, à Orléans, il avait joué au bridge avec lui, chez des amis
communs. S'il pouvait attendrir ce haut fonctionnaire, étouffer
l'affaire? La démarche ne lui prendrait pas plus de temps qu'une
crevaison. Il pourrait tout de même être exact au rendez-vous.
Parbleu! il en courrait la chance.

En trois tours de roues, il fut à la sous-préfecture. Justement, le
maître du logis était en conférence avec le capitaine de gendarmerie.
Le hasard était d'heureux augure. Pontéran fut la séduction même. Il
rappela la soirée de bridge dans ses moindres détails, évoqua un
certain _sans-atout_ d'héroïque mémoire, amplifia, grossit ces
relations éphémères jusqu'à leur donner l'importance et la force d'une
amitié de vingt ans, s'enquit avidement de la toute gracieuse
sous-préfète, de ses adorables bébés, et répandit sa joie de la
rencontre. Quel malheur que son plaisir fût gâté par une sotte
histoire!... Eh! oui, sur les promenades, un gendarme lui avait
dressé procès-verbal pour excès de vitesse...

A ces mots, le sous-préfet, dont le visage s'était éclairé aux
souvenirs du bridge, s'assombrit soudain. Le capitaine de gendarmerie
eut un sursaut indigné. Ses doigts frémirent comme s'il voulait mettre
la main au collet du coupable. Pontéran comprit qu'Ormont n'était
point tendre aux chauffeurs.

--Vous me voyez désolé, cher Monsieur, assura mollement le
sous-préfet. Mais certains de vos confrères ont commis de telles
imprudences que nous devons nous montrer rigoureux pour obéir aux
vœux mêmes des populations...

--Très fâcheux, opina le capitaine. Mais il faut que la consigne soit
la même pour tous.

Alors Pontéran vit qu'il ne lui restait plus qu'une chance de salut:
nier la faute. Et il nia, il nia éperdument:

--Mais je n'allais pas vile! Je ne vais jamais vite. Ma voiture ne
peut pas aller vite. Et la preuve, c'est que jamais, jusqu'ici, jamais
je n'ai attrapé de contravention. Aussi, Messieurs, je compte sur
votre bienveillance, sur votre justice, pour me laisser cette sorte
de virginité, ce brevet d'innocence dont je suis fier, pour ne pas
donner suite au rapport, sincère je veux le croire, mais sûrement
erroné, de votre gendarme.

Les deux fonctionnaires se regardaient, indécis. Pontéran comprit
qu'il avait jeté le doute dans leur esprit. Il se sentit envahi et
baigné d'espoir. Mais un huissier entra, qui tendit une fiche au
capitaine.

--Ce gendarme est justement en bas, dit l'officier au sous-préfet.
Peut-être pourrions-nous l'entendre?

«L'animal a pisté ma voiture, songea Pontéran. Et, flairant ma
contre-mine, il veut l'éventer... Ma foi, advienne que pourra. Je
continuerai de nier...»

Ah! ce fut un beau combat! Seul contre trois... Stimulé par le désir
de vaincre et par la lutte même, Pontéran prenait l'offensive. A force
de vouloir convaincre les autres, il en arrivait à se convaincre
lui-même. Un moment vint où sa mauvaise foi fut sincère:

--Moi? Mais je garde toujours une allure de père de famille. Un
accident est si vite arrivé. Je suis la prudence même. Mes amis le
savent bien. Ils m'en raillent. Ils m'appellent le père La Lenteur...

--Cependant, ma montre... objectait le gendarme.

--Mon ami, je ne mets pas votre bonne foi en doute, répliquait
Pontéran. Mais placé sur le Cours pour pincer les délinquants, vous
êtes porté à en voir dans chaque chauffeur qui passe. C'est humain.
Votre montre? Elle est vénérable, mais ce n'est pas un chronomètre. On
ne condamne pas les gens sur les indications fantaisistes d'une
trotteuse...

Éperdu, désemparé, le gendarme consultait son chef du regard. Il
cherchait la vérité dans les yeux de son capitaine. Pontéran reprit
avec une vigueur nouvelle:

--Moi, j'aurais dépassé une vitesse raisonnable? Moi qui suis gratté
par tous les tacots du monde... Moi qui ai le respect, la religion de
la vie d'autrui... Moi qui n'ai jamais écrasé un chien ni une poule...
Moi qui, un jour, ai scalpé quatre pneus pour freiner court devant un
tout petit caneton perdu... Moi qui, une autre fois, ai stoppé trois
grands quarts d'heure, afin de ne point écraser une caravane de
fourmis qui traversait la route... Voyons, voyons... ce serait de la
pure démence!

Persuasif, émouvant, flatteur, il fit tant et si bien qu'il les
retourna tous trois. Après un bref colloque avec le capitaine, le
sous-préfet dit à voix haute:

--Allons, nous tâcherons d'arranger l'affaire...

Victoire! Pontéran serrait des mains. Des larmes reconnaissantes
humectaient ses yeux. Au volant, dans le bruissement du moteur, il
remerciait encore ses trois juges qui l'avaient suivi jusqu'à sa
voiture.

Mais il tira sa montre. Et, tout à coup, oubliant son rôle dans sa
folle joie et son impatience, le père La Lenteur s'écria devant les
trois hommes ébaubis:

--Ah! sacristi, je n'ai pas de temps à perdre! Plus qu'une heure pour
abattre mes quatre-vingts kilomètres!



LA "SEMEUSE"


--Elle est délicieuse. Elle a vingt ans. Elle est grande, potelée,
châtain doré, rieuse. Au moral, droite, fine et bonne. Une jolie
plante poussée de jet, et saine comme un matin aux champs. Elle est
fille unique. Ses parents sont riches, discrets, et marchent avec leur
siècle. Pour tout dire d'un mot, je l'épouserais si je n'étais pas
marié. Mets-toi donc sur les rangs, puisque tu cherches femme. Jamais
tu ne trouveras mieux.

--Mais je ne dis pas non! s'écria Petitport excité.

Henri Petitport dépassait de peu la trentaine. Il était ingénieur dans
une maison d'automobiles encore toute jeune, mais déjà florissante,
la marque «La Semeuse». Passionnément épris de son métier, il avait
apporté aux derniers modèles quelques retouches heureuses. Sa
situation s'affermissait. Il sentait le moment venu de choisir une
compagne de vie.

Mais déjà son ami Bongaston reprenait:

--Ah! dame, il faudra lui plaire Mlle Miliane n'est pas de ces jeunes
filles qui acceptent un époux des mains d'un notaire. Elle répugne à
ces unions où l'on met avant tout d'accord les fortunes et les
convenances. Elle entend se marier pour elle-même. Et elle prendrait
en horreur le candidat que d'officieux amis lui présenteraient selon
les traditions.

--Mais alors? interrogea piteusement Petitport.

--Eh bien! voilà. Il faut que le hasard seul semble vous mettre en
présence. Or, les Miliane passent leurs dimanches à vingt lieues de
Paris, dans leur propriété du Grand-Fossard, une maison blanche à
tourelles, isolée au bord de la route. Alors, dimanche, tu sautes
dans la voiture, sans même un mécanicien, que tu serais obligé de
mettre dans le secret, et, devant la maison à tourelles, tu simules la
panne. On accourt, on t'aide, car on est chauffeur, on met le
téléphone à ta disposition, car on est l'obligeance même, et la
présentation est faite!

--C'est une idée! s'écria Petitport.

--Elle n'est pas de moi, observa modestement Bongaston. On y a songé
depuis qu'il y a des pannes, c'est-à-dire depuis qu'il y a des autos.
Au théâtre, dans les romans, et peut-être dans la vie, on a vingt fois
usé de ce moyen. Mais s'il ne fallait employer que des ruses inédites!
En tout cas, celle-ci a moins servi que la loge à l'Opéra-Comique...

--Comment te remercier?...

--En réussissant. Ah! une recommandation majeure: simule la grosse
panne, la panne essentielle, la panne qui vous immobilise sept heures
au moins. Car, tu comprends, si tu feins une crevaison, tu risques
qu'on te laisse tranquille par discrétion. La panne d'essence, on te
cède un bidon et tu t'en vas sans avoir vu l'enfant. Non, il te faut
la panne profonde, qui nécessite du temps, des recherches, le capot
béant, les coffres éventrés sur la route, enfin la panne qui te
permette de faire connaissance avec ta fiancée...

       *       *       *       *       *

Petitport passa sous les vieilles poternes de Moret, franchit le
Loing, retrouva la route. Quatre lieues à peine le séparaient du
Grand-Fossard. Il faisait une de ces journées bleues où la terre vibre
et palpite sous le baiser de la lumière. Il avait la sensation aiguë
de se précipiter au-devant du bonheur.

Et l'on eût dit que sa machine le devinait. Comme elle marchait bien,
sa chère «Semeuse»! Une idée à lui, d'estampiller le capot de
l'effigie vulgarisée par le Timbre et la Monnaie. Et elle justifiait
le jeu de mots, la vaillante Semeuse, car elle semait ses pareilles.
Elle glissait sur la route comme un _racer_ sur un fleuve. Et pas plus
de bruit qu'une dame en robe de soirée. Ah! si ces Miliane aimaient la
belle mécanique, ils seraient bien servis. Vrai, il y avait de quoi
décider une jeune fille au mariage. Dommage d'être obligé de
prétexter une panne sérieuse.

Au fait, quelle panne choisir? Bongaston avait raison. Il fallait
feindre le gros accroc, la réparation de longue haleine. Tout de même,
c'était vexant. La Semeuse en carafe, quelle chose invraisemblable!

Voyons, quelle panne choisir?... Le différentiel? Mais, de l'aveu des
clients eux-mêmes, c'était un pur bijou. Personne n'avait jamais eu
d'ennui de ce côté-là. Le carburateur? Oh! le carburateur de la
maison! Ça giclait, un vrai plaisir. Une rosée, un vaporisateur de
dame. La boîte des vitesses? Mais, sacristi, Petitport lui-même
vérifiait ses aciers. Et il y avait dans les baladeurs quelques
dispositifs de son cru dont il n'était pas mécontent. On changeait de
vitesse sans s'en apercevoir. Non. Il fallait trouver autre chose. La
magnéto? Mais un monsieur de la partie ne pouvait pas rester des
heures en panne sur une question d'allumage. Lui faudrait-il donc
passer pour un idiot, sous couleur de ne pas passer pour un
prétendant? Alors quoi? Le moteur? Mais c'était le chef-d'œuvre! Un
refroidissement idéal, dont il était l'inventeur. Ah! non, non et non.

Cependant, le Grand-Fossard approchait. Quinze cent mètres l'en
séparaient à peine. Il fallait se décider pour une panne. Il n'allait
tout de même pas mettre en balance un sot orgueil professionnel avec
cette occasion unique de faire sa vie, la promesse de bonheur qui
l'attendait au bord de la route?

La maison aux tourelles apparut. Il n'avait pas encore trouvé. Eh
bien, tant pis. Il improviserait. Il allait s'arrêter, ouvrir son
capot, lever les bras au ciel. Et l'inspiration viendrait. Qui sait?
Ces Miliane la lui suggéreraient peut-être.

Et tout à coup, comme il s'apprêtait à stopper devant la maison, une
affreuse pensée le traversa: ces Miliane avaient une voiture! Ils
étaient du bâtiment. Il faudrait déshonorer la chère Semeuse,
injustement, devant des chauffeurs! Cela, jamais!

Et, tandis que la maison aux tourelles disparaissait dans la
poussière, il accéléra:

--Ah! zut!... Bongaston trouvera autre chose...



CONFLIT


La petite Mme Labernière entra en rafale chez son vieil ami l'avocat
Saint-Roncourt. Elle était, comme à l'habitude, fraîche et dodue, mais
le rouge de la colère animait ses joues et des lueurs tragiques
brasillaient dans ses yeux.

--Maître, maître! s'écria-t-elle dès le seuil, il m'arrive un grand
chagrin, un grand malheur. Je veux divorcer.

Et elle s'écroula dans un fauteuil.

Saint-Roncourt éleva au plafond des mains onctueuses. Quoi? Un ménage
si uni d'apparence, si jeune encore? Il interrogea:

--Mais que s'est-il donc passé?

--Une scène épouvantable avec mon mari, à l'instant même. J'ai couru
droit chez vous. La vie n'est plus possible. Je veux tout briser, tout
rompre. Vous m'aiderez...

--Mais encore faut-il que je sache...

--Vous saurez tout. Voilà. Nous habitons la campagne la moitié de
l'année, n'est-ce pas, de mai à novembre. Nous avions décidé, Georges
et moi, de nous offrir une auto pour le printemps prochain et de
profiter du Salon pour fixer notre choix. Notez, car c'est très
important, que cette voiture devait nous servir uniquement à la
campagne, car nos moyens ne nous permettent pas, au moins
actuellement, d'en user à Paris. Très bien. Nous voilà donc lancés
dans des devis, des plans, penchés d'avance sur des cartes et des
catalogues, enfin dans l'amusement, dans la fièvre du projet qu'on est
sûr de réaliser...

Ici, Mme Labernière tamponna ses yeux d'un petit mouchoir roulé, gros
comme une noisette.

--Mais, bientôt, nous nous apercevons que, sur un point capital, nous
différons d'avis: je tiens naturellement à une carrosserie ouverte,
et Georges, si fantastique que cela paraisse, tient à une carrosserie
fermée.

--Je ne pense pas qu'un tel dissentiment soit de nature...

--Attendez... attendez... Il faut que vous connaissiez exactement
l'origine et les circonstances de la querelle. J'étais si fermement
convaincue d'avoir de mon côté le bon sens, la logique, la raison, que
je tentai d'abord d'y ramener mon mari en douceur. Il le fallait
d'autant plus que, pour ces mêmes raisons d'économie, nous ne pouvions
pas nous offrir le luxe de deux carrosseries. Mais comment peut-on
souhaiter une voiture fermée pendant l'été? Si on baisse les glaces,
on vit dans les courants d'air. Si on les tient levées, on étouffe.
Autant voyager en wagon, alors. On n'aperçoit par les carreaux que de
petits échantillons du paysage, juste assez pour donner envie d'en
voir plus. En pays de montagne, autre histoire. On doit surtout
regarder en l'air. Que voit-on? Le toit. C'est comique.

Et, derechef, Mme Labernière s'essuya les yeux.

--Mon mari, poursuivit-elle, essayait de plaider sa cause. Pour être
juste, je dois vous rapporter ses pitoyables arguments. Il affirmait
que certaines limousines sont pourvues de grandes glaces sur toutes
leurs faces. Des lanternes de phare, à l'entendre. Et de là on sortait
comme de sa chambre, comme d'une boîte, pimpant, verni, immaculé. Oui,
cher maître, il a dit immaculé!

--Ce n'est point une injure grave...

--Vous allez voir. Je répliquai aussitôt que, bien enveloppée de ses
voiles, une femme n'a rien à craindre, pas même d'être décoiffée.
«Excepté, riposta Georges, les volées de cailloux que vous lancent les
autos qu'on croise, et leur poussière qui s'introduit partout.»
Naturellement, je haussai les épaules. Que sont ces vétilles, à côté
de la volupté qu'on éprouve à sentir en pleine face le vent de la
course, à boire l'air grisant, à goûter tout le vertige de la vitesse?
Voyons, n'est-ce pas la raison d'être de l'auto?

--Il se peut... Mais...

--Narquois, mon mari évoqua la pluie soudaine, l'orage, la radée. «Et
la capote, m'écriai-je, est-elle faite pour les chiens?» Vous croyez
qu'il s'avoua cloué? Pas du tout. Il affirma qu'on retardait toujours
l'instant de la dresser, parce qu'un chauffeur n'aime jamais s'arrêter
et parce qu'on a toujours l'espoir que la pluie va cesser. Si bien
qu'on est déjà trempé lorsqu'on se met à l'abri. Qu'au surplus ce
tunnel de toile était cent fois plus inconfortable que la pire
limousine. Bref, il se montra de la plus écœurante partialité. Il
alla jusqu'à me dire, sur un ton provocateur, que je serais bien
contente, l'automne venu, de pouvoir sortir encore par des temps
incertains. «A moins, répliquai-je victorieusement, que je ne sois
morte étouffée pendant l'été.»

--Exagération!...

--Je sais, je sais. Enragé de ne pas me convaincre, Georges
s'emballait. Et c'est ce qui a tout perdu. Exaspéré par ma logique
même, il s'égara, versa dans l'injure. Il me dit qu'à tout prendre, de
tels goûts de plein vent ne l'étonnaient pas chez une personne
toujours en l'air, toujours sortie. Parbleu! Cet homme passerait sa
vie dans ses pantoufles, à tisonner au coin du feu. Sans doute
placerait-il un petit poêle dans sa limousine, pour obéir à sa manie?
Je le lui demandai. Alors il me répondit d'une voix terrible qu'il ne
fallait pas se moquer des travers des autres, quand on en possédait
une aussi riche collection. Et, tout d'une traite, il m'énuméra mes
plus légers tics, mes moindres défauts, me révélant ainsi soudain
qu'il les avait patiemment, secrètement notés au passage. J'en étais
abasourdie... Quand j'eus repris le souffle, je vous prie de croire
que je lui répliquai de la belle manière. Ah! je n'oubliai rien,
depuis sa répugnante habitude de fumer le soir au lit, jusqu'à cette
irritante façon de se racler la gorge chaque matin. Quel duel! Nous
nous jetions à la face toutes les rancunes, toutes les rancœurs
amassées en trois ans de ménage, de bon ménage, pourtant! Nous vidions
l'abcès. C'était hideux. Et maintenant que nous nous sommes dit toutes
nos vérités, maintenant que nous avons jeté le masque, que nous nous
sommes montré notre vrai visage, la vie commune serait intolérable,
intolérable. Nous serions l'un pour l'autre un objet d'horreur. Je ne
veux plus le voir. Inventez des prétextes de divorce, maître, si cette
odieuse scène ne suffit pas. Mais délivrez-nous l'un de l'autre...

Et les larmes de Mme Labernière redoublèrent.

Alors le vieil avocat lui dit doucement, en dissimulant un sourire:

--Ma chère enfant, puisque vous voulez bien me prendre pour juge de
votre débat, croyez-moi, ne vous affolez pas outre mesure d'une
querelle qui vous apparaît surtout grave parce qu'elle est la
première. Et tentez encore une épreuve avant d'arrêter une résolution
définitive. Je ne suis pas grand clerc en matière automobile. Mais n'y
a-t-il pas de ces carrosseries mixtes, qui sont tour à tour ouvertes
et fermées? Je n'ose pas citer le landaulet: vous me répondriez qu'il
sent sa voiture de place. Mais il me semble bien que mon petit-fils a
parlé devant moi d'une carrosserie démontable, tantôt limousine, et
tantôt phaéton. On y adapte... attendez donc... un ballon! C'est
cela, un ballon. Eh bien, essayez du ballon, ma chère enfant. Tour à
tour, vous contenterez vos désirs, et ceux de votre mari. La vie
commune n'est possible qu'au prix de mutuelles et d'incessantes
concessions. Je ne sais quel écrivain a dit que le mariage était une
concession à perpétuité. En un certain sens, il a dit vrai.
Croyez-moi, mon enfant, essayez du ballon.



LE TÉMOIN


Averti, par un bref coup de téléphone, que le milliardaire américain
Meatland et sa femme venaient d'être victimes d'un accident
d'automobile près de Courlieu, dans l'Avallonnais, le chef des
informations du puissant quotidien _L'Essor_ expédia aussitôt Jean
Jarlon aux nouvelles. Il s'agissait d'arriver bon premier, et nul n'y
réussirait mieux que cet avisé garçon.

En effet, trois heures plus tard, grâce à la 30-chevaux du journal, le
reporter débarquait à Courlieu, sous un ciel embrasé. Là, il apprit
que Meatland, sa femme et leur mécanicien, blessés tous trois, avaient
été transportés à l'auberge. Il s'y rendit au pas de course, et, dans
sa hâte, faillit emboutir un important jeune homme qui, justement,
débouchait sur le seuil.

Il y eut des excuses, des coups de chapeau. Puis, avare de précieuses
minutes:

--Peut-être, dit Jean Jarlon, venez-vous de voir les blessés et
pourriez-vous me renseigner?... Je suis envoyé par _L'Essor_...

Le visage de l'inconnu s'illumina. Sa barbe de mage descendait sur une
poitrine de ténor. Ses traits étaient nobles. Il sentait bon. Il avait
un beau regard brun et caressant, presque oriental. Cet ensemble
imposant, assuré, contrastait avec la silhouette efflanquée et le
profil avide de Jean Jarlon.

Cependant, d'un geste impétueux, à deux mains, l'inconnu avait saisi
le reporter par la manche. Il l'agrippait, le faisait sien. Une sorte
de volupté, de concupiscence, gonflait sa face et grésillait dans ses
yeux. Il balbutia:

--Vous êtes... vous êtes... envoyé... par le grand journal...
_L'Essor?..._ Ah! monsieur, vous ne pouviez pas mieux tomber. Je vais
vous donner des détails, tous les détails... C'est moi qui ai porté
les premiers secours... Je suis le docteur Pujol.

Avec des gestes persuasifs et pressants, il forçait le reporter à
s'asseoir à l'une des tables placées à l'ombre devant l'auberge. Puis
il commanda de la bière, emplit les verres. Jean Jarlon se laissait
faire. Décidément, il tenait la veine. Il tombait, du premier coup,
sur un témoin intelligent, qui avait tout vu, qui avait le premier
secouru les victimes. Et, avant même de boire:

--Eh bien?... Est-ce grave?

Le docteur Pujol, négligemment, ferma les yeux, secoua la tête:

--Des écorchures, des contusions, des riens.

Rassuré, le reporter tira son stylo, son papier, but une gorgée de
bière, respira.

--Voilà qui va des mieux.

Et comme, les coudes à la table, le buste en avant, la bouche
entr'ouverte, le jeune médecin épiait l'instant de poursuivre, Jean
Jarlon se carra:

--Ah!... Et maintenant, voyons, comment l'accident s'est-il produit?

--Ne croyez-vous pas, insinua le docteur Pujol, qu'il vaudrait mieux
tout d'abord rassurer vos lecteurs sur l'état des victimes? Tenez, je
vais vous dicter une petite note.

Jean Jarlon acquiesça, ravi. Le médecin se recueillit. Puis, les
paupières modestement baissées:

--Écrivez: «Hâtons-nous de dire que l'état des blessés est tout à fait
satisfaisant. Par un rare bonheur, un jeune médecin des environs, le
docteur Pujol--P, u, j, o, l--aussitôt appelé, put prodiguer aux
intéressantes victimes les soins...

--... les plus éclairés, se hâta d'achever Jarlon, qui trépidait
d'impatience.

--C'est cela! consentit doucement le témoin.

--Et maintenant, ramena le reporter, les causes de l'accident: le
chien, la direction, l'éclatement?

Le docteur Pujol haussa des épaules indifférentes:

--Est-ce qu'on sait jamais au juste? Je poursuis: «Le docteur Pujol a
d'ailleurs de qui tenir. Son grand-père servit comme médecin de
marine sous l'Empire. En 18...»

Jarlon releva son stylo et scruta son compagnon d'un regard inquiet:

--Ne craignez-vous pas, dit-il, que ces détails ne paraissent guère à
leur place? Ils pourraient faire l'objet d'une notice à part. Si nous
revenions...

Le docteur Pujol l'apaisa d'une main caressante:

--Attendez, attendez. C'est très intéressant. Vous allez voir.
Écrivez: «En 1886, son père, fonctionnaire distingué, ne craignit pas
de s'exiler au Tonkin, alors à peine pacifié.»

Décidé à ménager jusqu'au bout un témoin malgré tout précieux, Jean
Jarlon, les ongles dans les paumes, joua la satisfaction:

--Parfait!... Et maintenant, dites-moi: Croyez-vous que la catastrophe
soit imputable à la maladresse du conducteur?

Le jeune médecin eut un grand geste détaché. Il fut l'image même de
l'impassible Destin:

--Qu'importe!

Puis, de nouveau courbé sur la table, il reprit âprement:

--J'achève: «Le docteur Pujol sut se montrer digne d'une telle lignée.
Sa thèse sur l'_Influence du sang des pellagreux dans le développement
embryonnaire_ (vous mettrez, dit-il, ces mots en italique) fut fort
remarquée. Et si les nécessités de la lutte pour la vie...»

Jean Jarlon sursauta. L'impatience lui grimpait au long du corps, lui
montait au cerveau. Résolu pourtant à ne pas lâcher son témoin sans
lui avoir tiré des détails sur l'accident lui-même:

--Monsieur, je vous assure, mon temps est précieux. Excusez-moi. Mais
il faut que je téléphone à mon journal. On attend... Je vous en prie,
abrégeons.

La belle barbe du docteur Pujol se redressa, offensée:

--Soit, monsieur, j'abrège. Voyons, où en étais-je? Ah! oui: «... de
la lutte pour la vie ne l'avaient contraint à exercer dans nos
campagnes, au moins pour un laps de temps que nous espérons...»

Exaspéré, Jean Jarlon coupa:

--Oui, oui, je vois la suite, je compléterai. Mais, je vous en
supplie, des détails, monsieur, des détails sur l'accident.

Alors, le docteur Pujol se leva. Et, méprisant, grand comme le monde:

--Toujours ce misérable accident d'automobile!... Mais, monsieur, je
n'y assistais pas, moi, à votre accident!



LA GLOIRE


Ne cherchez ni le lieu, ni la date, ni le nom de la course. Nous
l'appellerons, si vous le voulez bien, le Grand-Prix des petites
voitures. Vous vous en imaginez aisément le décor. Des tribunes
animées d'oriflammes et de foule; la route vide entre ses fortes
palissades, où déambulent gravement cinq ou six officiels; l'immense
charpente quadrillée du tableau où s'inscrivent les résultats par
tour; l'océan de moissons jaunes, d'où des grappes humaines émergent,
jalonnant jusqu'à l'horizon le circuit à travers la campagne. Et
là-dessus, un ciel de soie bleue, palpitant comme un immense vélum
accroché au soleil et tendu sur la fête.

Les voiturettes passent et repassent. Elles sont si petites qu'elles
paraissent lentes, bien qu'elles abattent leurs 20 lieues dans
l'heure. Mais elles ne déplacent pas assez d'air. On dirait une fuite
de souris talonnées par un chat invisible.

Les postes de ravitaillement sont creusés en silo devant les tribunes.
Sous leur toit de papier goudronné, entre leurs cloisons grillagées,
ils font songer à des poulaillers tombés dans une cave. Là, on attend.
Mais que de drames secrets, sous cette inaction forcée!

Un homme surtout vit d'une vie amoindrie, ralentie, dans l'étau de
l'angoisse. Il s'appelle Lejeune. C'est un tout petit constructeur.
Dans les milieux automobiles, on dit grand bien de ses voitures, très
sérieuses, très étudiées. Mais on l'estime un peu à la manière de ces
romanciers dont on vante les livres avec d'autant plus de chaleur et
de sincérité qu'ils ne se vendent pas. Car Lejeune est encore ignoré
du grand public, de la foule.

Laborieuse et modeste, son existence lui ressemble. C'est un ancien
ajusteur de la célèbre marque Sancerre. Il a fondé une toute petite
maison d'automobiles, une maisonnette, pourrait-on dire. Cependant il
est tenace. Il a conscience de sa valeur. Et, pendant huit mois, dans
le silence de l'atelier, une fois ses ouvriers partis, à la lueur d'un
quinquet, il a patiemment, amoureusement limé, ajouré, ciselé un
moteur. C'est son chef-d'œuvre. Puis, il l'a mis au cœur d'une
voiture. Il l'a confié à un conducteur qui n'a jamais couru et que
seconde un mécano de quinze ans. Et il a jeté le tout dans la mêlée.
Le sacrifice qu'un tel geste représente dans cette humble vie, on le
devine...

Or, voilà que, au premier tour, la voiture Lejeune passe en tête...
Mais oui, elle bat les marques les plus notoires, les plus puissantes,
les plus redoutables. Une stupeur heureuse court les tribunes. Les
initiés se réjouissent et proclament qu'ils l'avaient bien dit.
D'autres s'informent. Lejeune? Qui ça, Lejeune? D'autres enfin ne
veulent rien savoir. Ils continuent d'avoir foi dans les grands
favoris. On renonce malaisément à ses dieux. Peut-être aux tours
suivants--il y en a six--les champions reprendront-ils l'avantage?
Peut-être, cette Lejeune a-t-elle jeté tout son feu?

Oh! Du fond de son silo, le petit constructeur sent, épouse tous ces
remous de pensée où son sort se débat. Il voudrait se sauver, rentrer
à Paris, ne plus savoir, dormir, être comme mort. Et, malgré tout, il
reste rivé dans son fossé, debout, la tête tendue vers la perspective
où débouchent les voitures.

Le deuxième, le troisième, le quatrième tour... La chance se
maintient, s'affirme. La Lejeune reste en tête, d'une régularité de
jouet mécanique. Le cinquième tour... La Lejeune augmente son avance.
A peine un concurrent la menace-t-il encore.

Plus qu'un tour! Alors, Lejeune n'y tient plus. Il sort du
ravitaillement. Il se mêle à la foule dense de l'enceinte. Et
subitement, il s'aperçoit «qu'il y a quelque chose de changé». De
toutes parts, des mains l'étreignent. On le félicite. Bravo, mon cher!
Il se découvre des nuées d'amis inconnus. Ah! le gaillard! On
l'entraîne à l'écart. Et ce sont des chuchotis, des offres qui
tiennent du rêve, des projets d'association, de commandite. Ah! cet
argent qui, tant de fois, a manqué à la maison,--ces veilles
d'échéance où l'on ne dormait pas, ces jours où l'on cherchait la
piécette blanche égarée au fond du gousset,--cet argent afflue, se
rue, en mascaret. On dirait qu'on lui fourre des billets de mille dans
ses poches, dans sa bouche, qu'on l'en bourre, qu'on l'en bâillonne.
C'est, dans cette demi-heure du dernier tour, toute une fortune qui
monte, s'échafaude, s'épanouit en apothéose.

Qui s'en douterait? Un drame se joue derrière le front du héros.
Tandis que la gloire s'offre, lui souffle au visage son haleine
grisante et lui jette au cou ses beaux bras dorés, Lejeune n'a qu'une
pensée: «Si le moteur ne tenait pas jusqu'au bout?...» Il l'a
tellement travaillé, ciselé. Maintenant, toutes les cloisons lui
apparaissent en papier à cigarettes, toutes les tiges en fétus de
paille. Toutes les pièces ont bien tenu jusqu'ici. Mais peut-être
sont-elles aux limites de leur endurance? Oh! si la voiture n'achevait
pas ce dernier tour? Si le rêve se dissipait? Quel réveil!

Qu'est-ce donc? Une clameur, d'abord indécise, s'accentue, court au
long de la route à la vitesse d'une voiture... C'est elle!

Oh! alors, c'est de la folie, de la délicieuse folie. Il faudrait,
pour rendre ces scènes vives et touchantes, les enregistrer avec des
appareils rapides, délicats, inédits, capables de tout retenir, les
gestes, les paroles, les physionomies, les couleurs, les nuances...

Regardez l'effusion qui jette Lejeune dans les bras de son mécanicien
Berger, aussitôt la petite voiture rentrée au parc. Ah! la bonne, la
franche accolade.

En voilà un, ce Berger, qui peut se vanter d'entrer dans la gloire à
80 à l'heure! C'est un petit serrurier de Montargis, qui représentait
vaguement la marque Lejeune et bricolait des voiturettes. Parfaitement
inconnu, il monte en course pour la première fois. Et maintenant,
assis dans son baquet, la face noire de graisse et de goudron,
rayonnant, superbe, il est entouré d'une foule avide, qui le palpe,
l'étreint, le dévisage, l'interviewe, l'acclame, tandis que cent
appareils, aux mains de photographes impérieux, le fusillent à bout
portant, et que le cliquetis des télégraphistes expédie son nom sur
tous les points de la terre.

Et le petit mécano de quinze ans, avec sa bonne frimousse juvénile,
ingénue et pure, prend sa juste part de triomphe. Seulement, tandis
qu'on le cliche, qu'on le flatte, qu'on l'étreint, savez-vous ce qu'il
fait? Il mesure avec sa jauge combien il lui reste d'essence, pour
voir, comme ça, par curiosité.

Maintenant, nous sommes au buffet officiel. Mais si le décor change,
les gestes ne changent pas. Ce qu'on s'embrasse, mes amis, dans ces
occasions-là! Mme Lejeune tombe dans les bras de son mari, sans
paroles. Le président du Cercle automobile cueille la scène avec son
instantané: «Et plus tard, s'écrie-t-il, si vous voulez divorcer,
j'aurai un document qui vous en empêchera!» La charmante femme
n'oublie pas le brave Berger. Clic! clac? Deux gros baisers au goudron
et à la graisse, sur les bonnes joues du conducteur. «Et le petit!»
s'écrie-t-elle en se précipitant vers le mécano... Et l'enfant rougit
sous le hâle et le cambouis.

Attention, voilà le cinématographe qui s'avance. Rien ne va manquer à
la gloire des héros. On les groupe devant l'objet d'art qui constitue
la Coupe des petites voitures. L'homme tourne son moulin à café. Mais,
comme les coureurs n'osent pas risquer un geste, on leur suggère, pour
les faire remuer, d'enlever les serre-tête de scaphandre dont ils sont
coiffés. Ils obéissent. La foule applaudit. Que les temps sont
changés! Jadis, l'opérateur criait: «Ne bougez plus!» Maintenant,
c'est: «Mais bougez donc!»

Enfin, on apporte le champagne. Le vin espiègle et vivant étincelle
dans les coupes qui tremblent dans les grosses mains noires. Les
toasts, les souhaits, les remerciements hésitent sur les lèvres
agitées. Et ce qu'il y a de charmant, c'est qu'alentour, tous les
visages--vous entendez, tous les visages sans exception--sont heureux
et souriants, en reflet. Ah! Voilà bien ce qui donne à la vie son
éclat et son prix: ce sont ces minutes d'élan, d'enthousiasme, de
sincérité absolue, vers l'allégresse.

Que vous dirai-je encore? Le brave Berger avait une poussière dans
l'œil gauche. Si bien que cet œil-là pleurait un peu plus que
l'autre. Mais je vous jure qu'on n'avait pas besoin d'avoir reçu de
poussière du tout pour se sentir un petit picotis aux paupières.



GRAND TOURISME

   Lise et Claude--six et sept ans--se sont glissés dans la remise
   de l'auto. Dans l'ombre fraîche, l'énorme phaéton exhale une
   bonne odeur d'huile et de métal refroidis. Une raie de soleil
   brille sous la grande porte close. On n'entend que la brouette du
   jardinier sur le sable des allées. Le mécanicien a congé. Papa et
   maman sont en visite. Calme propice! Sécurité favorable! On va
   donc pouvoir goûter ces délices défendues, grimper dans la
   voiture, lui au volant, elle à ses côtés, et, de toute l'ardeur
   de l'imagination, s'élancer à travers le monde, sans changer de
   place... Écoutez ces chauffeurs intrépides, juchés sur leurs
   sièges et vivant leur rêve.


LUI.--Moi, je serais le mécanicien.

ELLE.--Tu serais pas un monsieur qui conduit lui-même?

LUI.--Non. J'aime mieux être un mécanicien. C'est plus chic.

ELLE.--Alors, moi, je serais une dame qui tiendrait la carte, pour
être à côté de toi?

LUI.--Oui. Où qu'on va?

ELLE, _dans son rôle_.--Allez au Bois.

LUI.--Tac, tac, tac. Ça, c'est les vitesses. J'ai passé vite.

ELLE, _consultant la carte à l'envers_.--J'ai changé d'avis. Allez à
New-York.

LUI.--Mais il y a la mer...

ELLE, _désinvolte_.--Faites le tour.

LUI, _dans ses dents_.--Eh bien! mon colon...

ELLE.--Et dépêchez-vous. J'ai des amis à dîner.

LUI, _cornant avec fureur_.--Attention, là, croquant!

ELLE, _vaguement inquiète_.--Pourquoi que vous faites aller la trompe?

LUI.--C'est un transatlantique qui veut pas prendre sa droite.

ELLE, _répétant des phrases entendues_.--Soyez prudent. Je déteste
qu'on conduise au frein. Ça use les pneus.

LUI.--C'est bon. C'est bon. Voilà New-York.

ELLE.--Qu'est-ce qu'il y a à voir, à New-York

LUI.--Des milliardaires.

ELLE.--Qu'est-ce que c'est, des milliardaires?

LUI.--C'est des gens qu'ont mal à l'estomac.

ELLE.--Alors, ils doivent être méchants. Je ne veux pas les voir.
Retournons. Vous reviendrez par l'Afrique.

LUI.--Mais y a encore la mer!

ELLE.--Prenez l'autre rive.

LUI, _se carrant dans son fauteuil_.--On en met.

ELLE.--De quoi qu'on met?

LUI, _indulgent, avec un rien de mépris_.--De l'avance, parbleu!

ELLE.--On en fait, de la poussière!

LUI.--C'est le désert. C'est mal entretenu.

ELLE.--Y a pas de goudron?

LUI.--Pas des bottes. Ah! ah! sacristi... Voilà un troupeau
d'éléphants.

ELLE.--Faut faire signe au berger de les ranger.

LUI.--Mais y a pas de berger, voyons. C'est des éléphants sauvages.

ELLE.--Alors, faut faire aller la trompe.

LUI, _badin_.--Comme eux...

ELLE.--On passe?

LUI.--Bien sûr... Oh! là, là, quelle secousse!

ELLE.--On a écrasé quelque chose?

LUI, _avec orgueil_.--Plutôt.

ELLE.--Quoi donc?

LUI.--Je crois qu'on vient de passer sur une autruche.

ELLE, _vivement_.--Oh! Faut rapporter les plumes!

LUI.--Non, non, filons. Le propriétaire n'aurait qu'à prendre notre
numéro. Je ne sais pas si le patron est assuré.

ELLE.--C'est dommage.

LUI.--Si on boule un crocodile, je vous promets qu'on prendra sa peau.
Ah! zut!

ELLE.--Qu'est-ce qu'il y a?

LUI.--C'est mon embrayage qui me fait des mistoufles.

ELLE.--C'est grave?

LUI.--Non! C'est des grains de sable... Pas étonnant, dans le Sahara.

ELLE, _rassurée_.--Je voudrais passer par Pékin.

LUI.--Ah! non, alors. On ne sera jamais rentré pour dîner.

ELLE.--Si, na!

LUI, _quittant le ton mécanicien_.--Non. D'abord, c'est pas une
raison, parce que t'es la dame, pour me faire faire tous tes caprices.
Je ne veux pas éreinter ma voiture, moi. Ou bien alors, je serai le
monsieur, tu seras ma femme, et tu n'auras plus rien à dire.

ELLE, _effarée de connaître si tôt le joug conjugal_.--Non, non. Tu
seras toujours le mécanicien. Par où rentre-t-on?

LUI.--Par la Turquie.

ELLE.--On ne s'arrêtera pas?

LUI.--On ne s'arrête jamais en automobile, quand on n'est pas forcé.

ELLE.--Alors, quand qu'on achète des cartes postales?

LUI.--Quand on fait son plein d'essence, tiens! Mais faut rentrer. On
va faire vite.

ELLE.--Faire quoi?

LUI.--De la route, voyons. Qu'est-ce que tu veux qu'on fasse? Regarde.
On frise le cent à l'heure. Attention: un tournant. T'as vu? On a viré
sur deux roues.

ELLE, _mal rassurée_.--On va pas verser?

LUI, _sûr de soi_.--Il n'y a pas de danger.

ELLE, _frissonnante_.--Alors, va encore plus vite, dis.

LUI, _farouche_.--Tant que ça peut!

ELLE.--Tant que ça peut quoi?

LUI.--T'es bête. Tant que ça peut marcher.

ELLE.--Tu conduis bien, tu sais.

LUI, _modeste_.--Oui. Je connais mon affaire. (_Un temps._) Dis donc,
voilà que tu tutoies ton mécano, maintenant!

ELLE, _du tac au tac_.--Tu tutoies bien ta patronne.

LUI.--Tiens, c'est vrai! Ah! ça se tire: on voit la tour Eiffel.

ELLE.--Où qu'on est?

LUI.--Dans les Alpes.

ELLE.--Dis donc, on n'a pas eu de panne.

LUI.--Touche du bois.

ELLE.--Pour quoi faire?

LUI.--Ça empêche les pannes.

ELLE.--Si on en avait une, qu'est-ce qu'on ferait?

LUI.--Du camping.

ELLE.--Qu'est-ce que ça veut dire?

LUI.--C'est de l'anglais. Ça veut dire dîner sur l'herbe. Ah! nous
voilà arrivés. Cristi, j'en ai plein les bras.

ELLE.--C'est très bien, chauffeur. Je suis très contente de vous.
Tenez, voilà cent mille francs.

LUI.--C'est que je n'ai pas de monnaie.

ELLE, _royale_.--Gardez, gardez, mon garçon.



PAUL

   Les six ans de Lise jouent au jardin. Les sept ans de son frère
   Claude s'approchent, importants et pénétrés:


LUI.--Tu sais, papa vient de renvoyer Paul...

ELLE, _effarée_.--Le chauffeur! Non... C'est vrai? Oh! il était si
gentil avec nous. Pourquoi qu'on le renvoie?

LUI.--Pour des tas de choses. Oh! papa lui en a dit, va.
(_Satisfait._) Moi, j'étais dans la remise, j'ai tout entendu.

ELLE.--Eh bien! qu'est-ce qu'il a fait?

LUI.--Voilà. Ce matin, on l'avait envoyé à la ville pour une petite
réparation. Paraît qu'il est rentré un peu parti...

ELLE.--Parti où?

LUI.--Gris, si t'aimes mieux.

ELLE.--De poussière?

LUI.--Mais non, voyons: paf, pompette, pochard.

ELLE.--Ah! bon.

LUI.--En revenant, il a éraflé un garde-crotte contre une charrette et
il a détraqué la sirène. Tu penses si papa était furieux. Il criait
que dans un état pareil un chauffeur est capable de tuer tous ses
passagers...

ELLE.--Mais puisqu'il n'en avait pas...

LUI.--Nous aurions pu être dans la voiture. Et puis ça pourrait
recommencer. Enfin, il a dit à Paul qu'il allait lui régler son
compte, et il lui a ordonné de faire ses paquets.

ELLE.--Et Paul?

LUI.--Il n'avait plus l'air parti du tout. Il disait qu'il ne buvait
jamais et que, justement, un rien lui montait à la tête. Avant le
déjeuner, ses camarades du garage lui avaient fait prendre... oh!
attends... un drôle de nom... quelque chose comme une mauviette ou
une minette, enfin une affaire où il y a de l'absinthe.

ELLE.--Ça doit être bon.

LUI.--Je ne sais pas. Je n'en ai jamais goûté. Et alors Paul jurait
qu'il ne recommencerait jamais, qu'il se méfierait, que ça lui
servirait de leçon...

ELLE.--Et papa ne l'a pas cru?

LUI.--Non, non. Papa a parlé de la goutte d'eau qui fait déborder le
vase. Par exemple, je ne sais pas quel vase.

ELLE.--Ça doit être dans le moteur.

LUI.--Peut-être. Et alors papa lui a sorti tout ce qu'il avait sur le
cœur depuis le commencement. Y avait quelque chose!

ELLE.--Quoi?

LUI.--Attends, que je me rappelle. Ah! d'abord, il a reproché à Paul
de dire des gros mots à tout bout de champ.

ELLE.--Il en disait quand il est arrivé. Mais il n'en dit plus, plus
jamais.

LUI.--Mais tu comprends que quand on est en colère, on n'y regarde pas
de si près. Papa criait de sa grosse voix: «Vous avez appris à mes
enfants des mots qu'ils n'auraient jamais dû entendre.» Ça, c'est
vrai, Lise. Tu te rappelles le jour où on a crevé, où il faisait si
chaud. Paul, en changeant d'enveloppe, disait tout le temps: «Chameau
de pneu! Chameau de pneu!» Et alors, toi, au dîner, comme tu avais le
croûton, tu as dit tout haut: «Chameau de pain!»

ELLE, _indulgente_.--Oui, mais c'était l'année dernière. J'étais
petite.

LUI.--Tu as été tout de même privée de dessert, et c'était la faute de
Paul.

ELLE.--Ses parents ne lui avaient peut-être pas appris que c'était un
vilain mot...

LUI, _supérieur_.--On sait ça de naissance.

ELLE.--Mais non, puisqu'il a fallu me priver de dessert pour me
l'apprendre... En tout cas, papa a fait perdre à Paul cette
habitude-là. Quand on sort, il n'attrape plus les pneus, ni les
charretiers, ni les paysans, ni les cyclistes, ni personne. Papa ne
lui a pas retrouvé d'autres défauts, j'espère?

LUI.--C'est le chat! Papa lui a reproché son inexactitude. Au
commencement Paul était toujours de cinq minutes en retard sur
l'heure fixée. Et ça a été le diable pour lui faire perdre cette
habitude-là.

ELLE.--Les dames non plus ne sont jamais prêtes à l'heure.

LUI.--C'est à cause de leur voilette. Paraît qu'il n'y a rien de plus
long à mettre qu'une voilette. Enfin, Paul, c'est son métier d'être
exact. Papa lui a resservi l'histoire du jour où il a manqué son train
pour Paris parce qu'ils étaient partis en retard pour la gare.

ELLE.--Oui. Eh bien, qu'est-ce qu'ils ont fait, ce jour-là? Ils sont
partis à Paris par la route et ils sont arrivés avant le chemin de
fer!

LUI.--Parbleu! Parce que Paul va à des vitesses folles. Aller plus
vite qu'un train qui fait du soixante à l'heure!

ELLE.--Alors, pourquoi que papa dit: «Un soixante de père de famille»?

LUI.--Il dit ça devant ses amis, mais pas devant Paul. Au contraire,
il lui a assez reproché ses excès de vitesse des premiers temps. Même
que maman en avait des palpitations de cœur. Il paraît qu'on était
obligé de le calmer à toutes les descentes, tous les tournants, les
traversées de ville, pendant des mois. Papa lui a encore crié: «Et
quand vous aviez une auto devant vous? Ai-je dû assez vous retenir?
Vous ne vous connaissiez plus, vous vous emballiez, il fallait à toute
force que vous la dépassiez. Avec vos 30 chevaux, vous vouliez lutter
contre des 80, des 100 chevaux!»

ELLE.--Oh! c'était joliment amusant! Tu te rappelles quand Paul
donnait des grands coups de sirène pour faire ranger la voiture. Ce
qu'ils devaient rager, les autres! Moi, ça me faisait toujours penser
à l'ogre quand il affile son grand couteau pour découper les petits
enfants. Et toi aussi, ça t'amusait, et papa, et maman, tout le monde.
Personne ne parlait jusqu'à ce qu'on ait passé.

LUI.--Oui. Mais il aurait pu arriver un accident.

ELLE.--Tu n'es qu'un capon. D'ailleurs, c'était fini, ce temps-là.
Papa avait défendu de dépasser les autos. Je pense que Paul a
répliqué.

LUI.--Bien sûr. Il a répondu que certains patrons étaient pour la
vitesse, d'autres contre, et qu'il fallait le temps de se mettre à
l'allure de la maison.

ELLE.--C'était tapé. Et papa le renvoie tout de même?

LUI.--Bien sûr.

ELLE, _un doigt sur son petit nez_.--Eh bien! moi, je vais lui dire de
le garder.

LUI.--T'es pas folle?

ELLE.--Mais non. Réfléchis. Paul ne dit plus de gros mots. Il n'est
plus en retard. Il ne va plus trop vite. Il a juré qu'il ne boirait
plus de mauviette. Puisque papa l'a corrigé de tous ses défauts, c'est
pas le moment de le renvoyer...



ILLUSIONS

   Claude et Lise, suivant leur prédilection, se sont glissés dans
   la remise et juchés sur l'auto. Dans une des pochettes
   intérieures, ils ont découvert le _Manuel du Parfait Chauffeur_.
   Trouvaille inestimable! Bible où tiennent toute sagesse et toute
   vérité! Assis côte à côte sur le siège avant, unissant leur
   science et rapprochant leurs têtes enfantines, ils déchiffrent le
   livre merveilleux. Pour l'instant, ils s'extasient sur l'index
   alphabétique:


ELLE.--Y en a-t-il des noms, y en a-t-il!

LUI.--Plutôt.

ELLE.--Tu sais ce que ça veut dire, tous ces mots-là?

LUI, _modeste_.--Des fois...

ELLE.--T'en as, de la veine. Moi... Tu ne vas pas te moquer de moi? Tu
le jures?

LUI.--Je crache.

ELLE.--Eh bien, moi, quand j'entends papa ou Paul dire un de ces
mots-là, je vois des drôles de choses, des choses qui ne doivent pas
être vraies, tu comprends?

LUI.--Pas du tout.

ELLE.--Je vais t'expliquer. Des billes, qu'est-ce que c'est?

LUI.--C'est des petites boules en acier. J'en ai vu quand Paul a
démonté une roue. Même qu'elles ont roulé dans tous les coins et qu'il
jurait!

ELLE.--Eh bien, moi, quand papa parle d'un roulement à billes, je vois
des billes pareilles à celles que nous avons pour jouer, des billes de
verre avec des tortillons de couleurs, des belles billes d'agate qui
coûtent si cher, jusqu'à des six sous...

LUI.--Tu ne t'ennuies pas. Ça casserait, grosse bête.

ELLE, _piquée_.--On n'a jamais essayé.

LUI.--Heureusement. Dis-en d'autres, des choses que tu imagines, pour
voir.

ELLE, _méfiante_.--Je ne m'en souviens plus.

LUI.--Attends. La bougie, comment crois-tu que c'est fait?

ELLE.--Je la vois dans un chandelier, avec une mèche et une petite
flamme.

LUI, _l'imitant_.--«Avec une petite flamme». Tu n'y es pas du tout.
(_Supérieur._) C'est électrique.

ELLE.--Tu vois, tu te moques de moi. Je ne te raconterai plus rien.

LUI.--Mais si. (_Du haut de ses huit ans._) Quand j'étais petit, je me
trompais aussi. Ça arrive à tout le monde. Tiens, quand on parlait
devant moi des chambres à air, je m'imaginais des vraies petites
chambres, avec des fenêtres, des tableaux, des tapis par terre. Ce
qu'on est serin, quand on est gosse! C'est comme le jour où maman a
dit que ma tante Vernisson était pleine de tact. Je confondais avec le
talc que Paul met aux pneus. Et je voyais la tante Vernisson toute
blanche, comme un goujon dans la farine.

ELLE, _en confiance_.--Ah! Goujon, ça me fait penser... Alors, quand
Paul dit qu'il va chasser un goujon, ce n'est pas un petit poisson?

LUI, _doucement railleur_.--Il dirait qu'il va pêcher. Un goujon,
c'est en fer.

ELLE.--Alors, c'est donc jamais des mots pour de vrai?

LUI.--Mais non. Tu voudrais pas qu'on mange la poire de la trompe, les
lentilles du phare, le croissant des pneus, les pastilles à réparer,
et les ressorts à boudin?

ELLE.--Dis donc, ça serait comme dans l'histoire du pays de Cocagne,
où tout est bon à manger, les maisons, les meubles, tout.

LUI.--C'est des contes de fées. Ce n'est pas arrivé. (_Feuilletant
l'index et cherchant des exemples._) Est-ce que tu crois que la
chemise du moteur a tout plein de dentelles autour, comme celles de
maman? Ou que les fusées des roues vont partir et faire des étoiles
dans le ciel! Que l'obus des valves va faire explosion? Que le châssis
blindé est à l'épreuve du canon? Ou que les ressorts ont vraiment des
mains et qu'on leur coupe les ongles comme à nous? Qu'on plombe les
dents des roues, quand elles se gâtent? T'attends-tu à trouver du
miel dans le radiateur nid d'abeilles? Penses-tu que les queues de rat
sont coupées sur un animal vivant? Et quand la soupape repose bien sur
son siège, t'imagines-tu qu'elle s'assoit dans un petit fauteuil?

ELLE, _rêveuse_.--Non, non, bien sûr.

LUI.--C'est que tu en serais bien capable. Tu es très gobeuse. Je suis
sûr que le jour où papa s'est écrié sur la route: «Le carburateur est
noyé!», tu as dû croire à un accident et chercher la rivière où il
était tombé. Et quand on s'est aperçu que le moteur était grippé,
avoue que tu voulais lui donner du jujube?

ELLE.--T'exagères.

LUI.--Faut pas tout croire. Tiens, regarde, en voilà encore d'autres,
des exemples. Les bornes ne sont pas en pierre et on ne les chipe pas
au long des routes. Les brides ne sont pas en cuir. La clef anglaise
n'a jamais été en Angleterre, et la limousine n'est pas la femme du
limousin. Le sabot du frein et le talon des pneus ne se trouvent pas
chez le cordonnier. L'ergot ne vient pas d'un coq. Le prisonnier
n'est pas en cellule. Les cuvettes ne servent pas à se laver les
mains, et les galets n'arrivent pas du bord de la mer. Le purgeur
n'est pas de l'huile de ricin. Et il ne faut pas prendre le pot
d'échappement pour un vase de nuit. (_Érudit._) Tout ça, comme on dit,
c'est pris au figuré.

ELLE, _secrètement déçue de voir ses illusions s'envoler_.--C'est
dommage... Les choses que je vois sont plus jolies que les choses
vraies. (_Prenant l'index à son tour._) Moi aussi, va, je vais t'en
trouver, des exemples. Ainsi, tiens, il y a écrit: collier. Eh bien
pour moi, un collier, c'est tout en perles de corail rose, comme celui
qu'on m'a donné pour mes six ans et qu'on me met seulement les
dimanches. Une couronne, ce serait tout couvert de pierres précieuses,
des rubis, des diamants, pareilles à celles des rois, sur les images.
Les coussinets! Ça serait des petits coussins de soie, brodés, avec
des applications. Les papillons doivent avoir des ailes. (_Déchiffrant
péniblement l'index._) L'arbre du quoi?... L'arbre du cardan. Eh bien,
cet arbre-là doit avoir des feuilles, des fleurs, des fruits. Les
chapeaux des roues seraient en paille, avec des nœuds de ruban. Et le
volant du moteur aurait sûrement des plumes, comme celui que nous nous
renvoyons avec nos raquettes. Elle ne serait pas jolie, ma voiture?

LUI.--Et commode! saperlipopette! T'en as, une imagination, pour ton
âge! (_Gaulois._) Et quand Paul dit qu'une vis a foiré, qu'est-ce que
tu vois?

ELLE.--Oh! dégoûtant!



L'AUTOYER


Le nouveau chauffeur exerçait sur la petite Lise un attrait mêlé de
crainte. D'abord, il portait toute sa barbe. Et c'est tellement rare,
un chauffeur à barbe, que ce simple trait suffisait à en faire un
personnage singulier, au-dessus des lois. Puis il n'était guère
bavard. Et l'on était fier de lui tirer une parole. Enfin, il
supportait tout juste des mioches autour de lui, pendant qu'il
travaillait. Et l'on éprouvait, à rester quand même, la sensation
délicieuse de braver un danger, sans risque.

       *       *       *       *       *

Ce jour-là, tandis que l'homme barbu plongeait une énorme clef dans
les profondeurs de la voiture, Lise découvrit, sur le sol de la
remise, des petites boules noires et luisantes, assez semblables à des
crottes de bique. Tout simplement des billes enduites de cambouis.
Elle demanda:

--Qu'est-ce que c'est que ça?

Le chauffeur, sans se retourner, répondit:

--De la graine d'auto.

Lise crut avoir mal entendu. De la graine d'auto... Il se moquait
d'elle. Les voitures ne poussent pas toutes seules. Cependant, cet
homme sévère, cet homme à barbe ne plaisantait jamais. Ce n'était pas
sa manière. Est-ce que vraiment?...

Justement, Claude, le frère de Lise, parut au seuil de la remise, un
arc en bandoulière et des flèches à la main. C'était un malin. Il
allait sur ses huit ans. Il saurait. L'entraînant dans le jardin, elle
lui répéta, un peu confuse tout de même, les paroles du chauffeur.

Imprudente Lise! Elle ne devine pas que Claude, ravi de s'offrir la
tête de sa petite sœur et de lui jouer un tour de longue haleine, va
épouser la plaisanterie, saisir la bille au bond. Il croise les bras,
feint la stupeur:

--Comment! Tu ne savais pas que les autos venaient de graine?

Lise lutte encore:

--Voyons, on les construit dans dos usines. Même qu'on les livre
toujours en retard.

Claude triomphe:

--Justement. C'est parce qu'elles ne sont pas mûres!

Voilà un coup droit. Lise en demeure ébranlée. Cependant, elle hausse
ses petites épaules:

--Comment donc ça pousse?

Claude rassemble son imagination. Il va lui falloir inventer
sur-le-champ:

--Parbleu! ça ne pend pas aux arbres comme des cerises... Non. Ça
vient comme des pommes de terre, en dessous.

Lise demande encore, soupçonneuse:

--Et il y a des feuilles?

--Superbes. Comme des choux. C'est pour çà que les chauffeurs disent:
il est dans les choux.

--Tu en as vu?

--Non. Mais je le sais. Après, on les déterre, on les gratte, on les
décollette, comme disent les ouvriers, on les nettoie, on les lave.

C'est que tout cela vous a un air de vraisemblance... Mais Lise ne
veut pas encore s'avouer convaincue:

--Alors, pourquoi que tout le monde n'en fait pas pousser?

--Tiens! parce que c'est très difficile. Ça demande énormément de
soins. Est-ce que tu fais pousser toi-même les oranges, les ananas,
les noix de coco, toi? Non. Tu en achètes chez les marchands. C'est la
même chose pour les autos. En somme, les usines, c'est des serres...

--Et comment qu'on appelle la plante?

Aïe! Voilà Claude pris au dépourvu. S'il ne témoigne pas d'une science
imperturbable, le bateau va sombrer. Il s'agit de gagner du temps. Il
cherche, tout en parlant:

--Comment? Tu ne devines pas?... Mais c'est évident, voyons... Comment
appelles-tu la plante qui donne le café? Le caféier, n'est-ce pas?
Pour la noix, le noyer. Eh bien! c'est la même chose pour l'auto.
L'autoyer!

Ouf! Ça y est tout de même. Et pour réparer sa courte défaillance,
Claude sort un argument décisif:

--D'ailleurs, tu connais la plante qui est dans le salon, dans un
grand pot?

--Le caoutchouc?

--Là, tu vois, je ne te le fais pas dire. Il y a bien une plante qui
donne du caoutchouc. Alors, si les pneus poussent sur un arbre,
pourquoi veux-tu que ça ne soit pas pareil pour la voiture entière?

Cette fois, Lise est hors de combat. Ses derniers doutes
s'évanouissent. Alors, timidement:

--Dis donc, si on essayait, nous?

Claude jubile. Mais il dissimule, afin de faire durer la plaisanterie.
Et, détaché, supérieur:

--Essaye si tu veux.

Aussitôt, profitant d'un instant où le chauffeur tourne le dos, Lise
subtilise deux billes. Claude se prête au jeu. En grand secret, on
choisit un coin à l'abri du vent, où il n'y ait ni trop d'ombre ni
trop de soleil, et là, dans un terreau bien meuble, bien appétissant,
on enfouit les deux graines... Un coup d'arrosoir. Trois petits
piquets pour repérer l'endroit. Voilà.

Et maintenant, il faut attendre. Claude assure qu'on ne verra rien
avant un an. Que c'est long! Au moins, peut-on savoir ce qu'on
obtiendra? Une limousine, un phaéton, deux baquets? De quelle couleur?
Oh! là-dessus, Claude est affirmatif:

--Parbleu, ça se passe pour les autos comme pour les autres plantes.
Chaque variété a sa graine spéciale, qui reproduit l'espèce. De la
graine de cantaloup donne du cantaloup, et non pas un autre melon.
Donc, de la graine prise à un double phaéton rouge caroubier
24-chevaux donnera une 24-chevaux double phaéton rouge caroubier.

Quelle chance! Lise et Claude auront leur voiture à eux! C'est papa et
maman qui seront étonnés! Qui conduira? Claude. Il faut qu'il
apprenne. Où ira-t-on? Et ce sont des projets, des itinéraires à n'en
plus finir. Lise est ivre d'espoir.

Oh! maintenant, elle est, sûre. Chaque soir, elle s'en va d'un pas
ferme, son petit arrosoir à la main, verser un peu d'eau sur les
chères graines. Et il lui semble--mais oui, elle n'a pas la
berlue--que la terre commence à s'enfler...

Et voyez comme c'est contagieux, l'espoir et la foi. Un jour que Lise
est sortie, Claude, armé d'une baguette, se glisse furtivement au fond
du jardin et... creuse la terre afin de mettre au jour les fameuses
graines! Il s'est pris à son piège. A force de raconter des histoires,
il arrive à douter. Tout de même, si elles avaient germé?...



CURIEUSE SUITE D'UN ACCIDENT D'AUTO


Après avoir coulé des jours oisifs et choyés, Marcel Debrive, à
vingt-deux ans, se trouva subitement sans un sou dans sa poche, sans
un métier dans les mains, mais, par contre, avec une sœur et une
maman sur les bras. Son père, soudain ruiné dans la banque, n'avait
pas survécu au désastre. Alors, bravement, Marcel se fit mécanicien
d'auto. Ils sont plus nombreux qu'on ne pense, ceux qui possédèrent
d'abord une voiture, puis qui, sans ressource et sans autre talent,
demandèrent leur salut à l'art de conduire.

Au moins, Marcel Debrive put éviter de servir un particulier,
condition que son passé de fils de famille lui eût rendue
particulièrement pénible. Grâce à des protections, il entra à l'usine
Sancerre, la célèbre marque d'automobile. Comme il se présentait et se
tenait fort bien, on l'employa aux livraisons de voitures en province.
Et plus tard, lorsqu'il eut amélioré ses connaissances par l'étude et
la pratique, on l'envoya près des clients lointains qui réclamaient un
mécanicien de la maison.

       *       *       *       *       *

C'est à ce dernier titre qu'il se présenta, un matin de printemps,
chez le riche minotier Morez, dont les moulins et la maison
d'habitation sont blottis dans un pli du Jura. Sa voiture Sancerre
refusait tout service. Vainement, de ses mains de chauffeur novice,
l'avait-il excitée, sondée, trifouillée. Elle ne voulait rien savoir.

Il ne fallut pas grand temps à Marcel Debrive pour reconnaître quelque
anicroche du côté de la magnéto, personne facilement déréglée. Mais il
découvrit du même regard Mlle Morez. Car toute la famille, groupée
autour de la voiture malade, attendait l'arrêt du médecin. Marcel
Debrive reçut le choc. Ce fut instantané. Chez lui, l'amour naissant
fut plus fort que l'amour-propre. Au lieu d'affirmer sa science en
dénonçant la panne, il se tut. Il était résolu à prolonger son séjour
en prolongeant ses recherches.

Oubliant sa cotte et son bourgeron,--qu'il avait souvent endossés,
d'ailleurs, lorsqu'il travaillait sous sa propre voiture,--Marcel
Debrive s'éprit de Renée Morez. Ce fut l'éternel roman du jeune homme
pauvre et de la jeune fille riche. Banal pour ceux qui le lisent, il
est toujours inédit pour ceux qui le vivent.

Le contraste entre les fines manières et l'humble métier de ce garçon
séduisit-il la jeune héritière, tandis qu'elle suivait son travail?
Fut-elle charmée par cet attrait mystérieux de prince déguisé? En tout
cas, s'il reçut le coup de foudre, elle reçut le choc en retour. En
quelques jours, la trame légère et forte des allusions et des regards
les lia l'un à l'autre.

       *       *       *       *       *

La voiture, elle, gisait, émiettée, en mille morceaux, comme un jeu
d'osselets. Jamais châssis ne fut démonté, examiné, autopsié aussi
minutieusement. La panne serait traquée dans ses derniers
retranchements. Elle ne pouvait pas échapper à d'aussi consciencieuses
investigations.

Mais si la guérison n'avançait guère, l'idylle ne marchait pas fort
non plus. Que peut-on se dire dans un regard? Tout et rien. Alors ils
s'écrivirent... Et leurs aveux purent enfin se répandre. Ils se
contèrent le passé, ils bâtirent l'avenir. Fragile avenir! Hélas! M.
Morez était trop intéressé pour permettre un mariage inégal. Mme Morez
trop austère pour couronner un roman conçu au mépris des usages.

Cependant, Marcel devait à la renommée de la maison Sancerre, à sa
propre réputation, de ne pas laisser plus longtemps la voiture en
menus morceaux. Il fallut la ressusciter. Hélas! elle marcha.

Mais, pour prolonger le séjour du jeune mécanicien, Renée Morez eut
une inspiration. Elle souhaita d'apprendre à conduire. Quoi de plus
naturel que de profiter de la présence d'un maître? Son vœu fut
exaucé. Et les leçons commencèrent, sur la route, devant la maison,
sous les yeux des parents ravis, en première vitesse.

       *       *       *       *       *

Voici la dernière leçon. Marcel doit repartir le soir même pour Paris,
sans avoir osé se déclarer aux parents, tant il est sûr d'un échec
dans sa condition présente. Fouettés par la pensée de la séparation
proche, ils augmentent l'allure et la distance. Ils sont seuls, hors
de vue. Renée conduit. Il est penché sur elle, prêt à la moindre
alerte. Ils ont l'illusion trompeuse de s'en aller côte à côte dans la
vie. Ils perdent la notion de l'espace et du temps. Une longue
descente se déroule à leurs yeux alanguis. Happés par la pente, ils
plongent délicieusement. Soudain, un tournant brusque surgit au bas de
la côte. Marcel est-il troublé par un trop proche voisinage? Avant
d'avoir ébauché un geste, poussé un cri, il se voit jeté au fossé,
lancé dans un champ, dans un panache formidable...

Cependant, les parents, peu à peu, s'effarent de ne pas revoir leur
fille. Une heure. Deux heures... Serait-ce un accident? Non. Ce n'est
pas possible. Ce serait trop affreux. Ou alors, ce jeune homme trop
distingué ne serait-il qu'un faux mécanicien? Se serait-il permis?...
D'un regard, ils se consultent, se concertent. Il faut savoir. Et les
voilà cambriolant les tiroirs de Marcel et de Renée, tirant au jour le
chaste roman par lettres... Plus de doute. Ils s'aiment. Il s'agit
d'un enlèvement. Et ce séducteur se prétend de bonne famille! Oh! Mais
le misérable n'aura pas leur fille. Ils rattraperont eux-mêmes les
fuyards. Car il faut éviter le scandale à tout prix.

Vite, on attelle le cheval à la charrette anglaise, gardée en
attendant que cette maudite voiture soit en état. Madame monte,
Monsieur fouette. Un garde, un métayer, un bûcheron successivement les
renseignent. Ils sont sur la piste. Ah! si la bonne panne pouvait
immobiliser les coupables! Plus vite. Le cheval semble sortir d'un
bain d'eau de savon. Plus vile encore.

Tout à coup, au bas d'une descente, ils distinguent un rassemblement
autour de la voiture retournée... Leur fille est morte! Ils
bondissent, interrogent. On ne sait pas au juste. On a transporté les
jeunes gens là, tout près. Les bras désignent un chalet au milieu d'un
pré.

       *       *       *       *       *

Ils volent. Et là, dès le seuil de la chambre, ils s'arrêtent,
foudroyés. _Dans le même lit_, le drap au menton, le teint rose, les
deux amoureux reposent côte à côte! Sans autre dommage qu'une
commotion formidable, ils se réveillent lentement. Et, croyant rêver
encore, ils se sourient...

La vieille femme qui habite le chalet, flairant des parents et quêtant
une aubaine, s'explique avec complaisance. Dame oui, elle les a mis
dans son propre lit, ces pauvres jeunes gens. Sans doute des nouveaux
mariés en voyage de noce.

Derrière les Morez, les curieux se pressent. L'un d'eux a reconnu le
minotier. On chuchote. On ricane. Le scandale est public, flagrant...

Et le père, secoué d'une rage tout juste atténuée par la joie de
retrouver sa fille sauve, se tourne vers la vieille femme qui, déjà,
avance le creux de la main:

--Ah! bien, vous en avez fait de la jolie besogne, la mère! Il va
falloir les marier, maintenant!



ENCORE UN ACCIDENT D'AUTOMOBILE


--Mes enfants, une grande nouvelle. Papa va louer une automobile,
pendant un mois, l'été prochain.

Et tandis que les petits et les grands l'acclamaient et battaient des
mains, l'excellente Mme Courlon jetait à son mari, assis en face
d'elle à table, un regard de gratitude et de triomphe.

Elle l'avait enfin décidé. Il préférait les chevaux, la wagonnette
qu'il conduisait les mains hautes et la barbe au vent, en excitant ses
bêtes de clappements de langue et de bonnes paroles. Parbleu, elle
aussi s'en fût contentée! C'était suffisant pour des vieux retraités
comme eux. Mais leurs deux filles, leurs gendres, leurs petits
enfants? Il fallait que le séjour aux Aubiers leur fût agréable. Tout
ce jeune monde-là avait besoin de mouvement. L'automobile leur serait
un attrait de plus... M. Courlon avait cédé. Soit! il louerait une
voiture pour un mois. Et il en achèterait une l'année suivante, si
l'essai était satisfaisant.

Ah! certes, l'essai serait satisfaisant, à en juger par la joie que
répandit la nouvelle, dès que Mme Courlon l'eut annoncée en plein
déjeuner du dimanche... Ivresse des projets, enchantement de
construire l'avenir! Sans attendre la fin du repas, on étendit une
carte sur la nappe. Les imaginations s'élançaient sur les traits
rouges des routes, à cent à l'heure. Le domaine des Aubiers était
situé près de Melun. De là, on pouvait rayonner vers les Ardennes, les
Vosges, le Jura, le Plateau Central; qui sait? pousser même jusqu'aux
Causses du Tarn... On allait au-devant de la vie, on domptait l'espace
et le temps, dans l'allégresse.

Mais Gustave Lerond, l'un des gendres, jeune fonctionnaire
circonspect, froid et régulier, demanda à son beau-père:

--Combien aurez-vous de places?

M. Courlon, encore mal résigné, eut un geste indécis. Et ce fut sa
femme qui répondit:

--Mais ce sera un double phaéton, naturellement. Quatre ou cinq
places, par conséquent.

Un petit silence recueilli passa. Alors elle reprit:

--Oh! j'ai déjà tout combiné. Chaque ménage aura son tour. Ainsi,
chacun sera libre et pourra emmener ses enfants.

L'enthousiasme rejaillit. Les deux filles, Suzanne et Andrée, se
montraient surtout ardentes. De couple à couple, on échangeait des
vues et des itinéraires. L'émulation excitait les esprits. C'était à
qui échafauderait les plus mirifiques projets.

Même, une petite discussion faillit éclater entre les deux sœurs.
Suzanne tenait pour les grandes vitesses. Andrée pour des allures de
mère de famille. Mme Courlon les calma. Puisque chacune aurait son
tour!...

Cependant Gustave Lerond demanda:

--Et de quelle date à quelle date aurez-vous la voiture?

Ce fut encore Mme Courlon qui répondit:

--Je vous dis que j'ai tout prévu. Vous, Gustave, vous prenez votre
congé en septembre. Léon le prend en août. Eh bien! la voiture sera
louée du 15 août au 15 septembre. A cheval sur les deux congés.
N'est-ce pas pour le mieux?

Gustave ne sut pas retenir un geste contrarié.

Elle demanda, maternelle:

--Qu'avez-vous? Cela ne vous arrange pas?

Il répliqua, non sans un peu d'aigreur:

--Oh! si, si, parfaitement. Je déplore seulement d'avoir à choisir
entre deux plaisirs, puisque j'ai pris septembre à cause de la chasse.

Andrée, la femme de Gustave, appuya:

--C'est vrai, maman! Gustave, qui adore la chasse, va être obligé de
s'en passer pour profiter de l'automobile.

Et, se tournant vers son beau-frère:

--Vous, au moins, Léon, cela ne vous privera pas.

Léon Griset, paisible industriel, d'un blond de pitchpin, en effet
n'était pas chasseur. A peine taquinait-il discrètement le gardon.
Modeste, il mit au point:

--Je pêche.

Et Suzanne Griset, éclatante de vie et de santé, concilia en riant:

--Que voulez-vous? On ne peut pas tout avoir!

A quoi sa sœur, amère:

--Ceux qui disent ça, ce sont ceux qui ont tout.

Suzanne, de belle humeur, gourmanda sa cadette:

--Voyons, Andrée, tu es stupide. Tu vas finir par te gâter d'avance
ton plaisir.

--Avoue cependant, poursuivit Mme Lerond, que la chance t'a toujours
favorisée...

Elle ajouta à mi-voix:

--Et quand je dis la chance...

Suzanne, amusée:

--Non, mais continue.

Andrée, qu'exaspérait le calme joyeux de sa sœur, répliqua:

--Parfaitement, je continuerai. Oui, tu as toujours été favorisée.
Tiens, toute petite, je ne portais jamais que tes robes, tes chapeaux,
tes bottines, parce que tu étais l'aînée. Il n'y en avait que pour
toi. On ne faisait attention qu'à toi. Tout t'a réussi...

Et comme Suzanne continuait de rire, Andrée, jetant violemment les
poings sur la table, sanglota presque:

--Oui, oui... A la fin, c'est trop injuste... trop injuste...

Elle suffoquait, la serviette aux lèvres. Une longue rancœur lui
remontait du fond de l'être. De la gêne pesait sur toute la tablée.
Les enfants s'arrêtaient de manger, la fourchette haute. Lerond se
tourna vers son beau-frère, qui baissait un nez narquois:

--Parfaitement, elle a raison. Et je vous assure, Léon, qu'il n'y a
pas de quoi ricaner dans votre moustache.

Griset eut une subite révolte de timide:

--Mon cher, je ris quand j'entends des choses risibles. Sacrebleu! à
qui votre femme en veut-elle? Est-ce de notre faute si elle n'est pas
l'aînée et si elle est moins douée que sa sœur? Il faut prendre son
parti de ses défauts. Personne n'en est responsable. Et je trouve
ridicule qu'on aille chercher querelle aux autres parce qu'on est
crétin ou parce qu'on est jaloux.

Gustave se pencha, le buste sur la table:

--C'est pour nous que vous dites ça?

Léon, un peu pâle, murmura:

--Libre à vous de vous reconnaître.

Lerond se dressa, renversant sa chaise:

--Goujat!

Griset se contenta de hausser les épaules. Les enfants poussaient des
cris de goélands. Les deux femmes s'étaient jetées sur leur mari.
Andrée, tordue par une crise nerveuse, hurlait:

--Allons-nous-en! Allons-nous-en!

Lerond dut l'emporter dans le jardin. La bonne Mme Courlon, éperdue,
levait les bras au plafond. Seul, M. Courlon souriait sournoisement
dans sa barbe. Eh! eh!... Si, trois mois avant qu'on ne l'ait, la
voiture automobile déchaînait de pareils incidents, que serait-ce
quand on l'aurait? Allons, allons! cette année encore, il garderait
sa wagonnette et ses chevaux...



LA QUESTION DÉLICATE


On avait royalement déjeuné à Saint-Remy-d'Anjou. Un de ces repas qui
vous calent un homme pour huit jours. Et surtout un de ces petits vins
mousseux, spirituels, qu'on hume comme on respire, qui semblent
s'évaporer dans votre verre, tant ils se laissent boire avec
complaisance et tant ils ont de grâce naturelle.

Aussi, comme on était cordial ensuite, dans ce phaéton! Il y avait là
Trutat, le propriétaire de l'auto, qui conduisait lui-même, sa femme,
puis les Macin, des amis de fraîche date, et enfin Luce, le charmant
Luce.

Luce est le délice des dames. Il sait vanter la nuance de leur
chapeau, les harmonies de leur robe, avec des gestes câlins qui les
enveloppent comme un voile. Elles dégustent ses compliments avec des
mines de chatte qui lappe du lait. Et comme il est peintre, ses
louanges vous ont une portée définitive, officielle, de diplôme ou de
brevet. En échange, elles admirent la suavité de ses cravates,--une
par jour, ma chère,--la coupe anglaise de son veston, l'intelligence
de sa main, le scintillement de son esprit. Il faut les entendre
soupirer: «Il est si artiste!» Sur leurs lèvres, le mot passe comme
une musique et comme une caresse. Au demeurant, délicat, musqué,
discret, Luce est le plus galant homme du monde.

En route, il est exquis. Il est sans pareil pour découvrir, pour faire
comprendre et goûter le pittoresque d'une ruine ou d'une silhouette
paysanne, l'ordonnance d'un parc, la beauté d'un couchant, avec des
mots heureux et gais, avec un pouce qui sculpte l'espace et des doigts
qui projettent les idées.

       *       *       *       *       *

Aussi, le petit vin d'Anjou aidant, vous imaginez si Luce tient toute
la voiturée sous le charme. Les anecdotes succèdent aux pensées, les
saillies aux souvenirs, et c'est comme une fine dentelle qui se
déroule et flotte dans le sillage de l'auto. Puis, peu à peu, sa verve
se lasse. Luce a des absences, des distractions. Il y a des trous dans
la dentelle. Bien qu'il s'efforce de rester égal à lui-même, il sent
une mélancolie inquiète l'envahir et le diminuer. Qu'a-t-il donc?

Ce qu'il a? Ma foi, je suis presque aussi embarrassé que lui de
l'avouer. Les règles de la pudeur sont tellement étranges. Mais, après
tout, le problème qui trouble et travaille Luce est d'ordre général.
Il intéresse tous les chauffeurs. Au diable! Et pourquoi faire prendre
toujours des vessies pour des lanternes? Bref, Luce voudrait bien
s'arrêter un instant. Selon l'euphémisme rustique et charmant de nos
paysans, il voudrait bien «pencher de l'eau».

C'est sans doute ce maudit reginglard. Il y a des petits vins, comme
cela, qui ne savent pas garder la bouteille, qui ne peuvent pas rester
en place, qui veulent absolument voir du pays. Peut-être Luce en
a-t-il bu plus que les autres? Peut-être est-il plus sensible que les
autres à ses impatiences? Le certain, c'est que cet anjou s'ennuie, et
qu'il veut s'en aller par la voie ordinaire.

Là! Je vous le disais bien. N'est-ce pas une question d'ordre général?
Car, enfin, dans un express, chaque wagon possède son _buen retiro_.
Dans un train omnibus, on a la ressource de s'arrêter à une station et
de prendre le suivant. Mais en auto!...

En auto, on va tant que ça peut. On ne connaît pas l'arrêt. La crainte
de la panne a laissé dans les esprits sa forte empreinte. Naguère, on
ne s'arrêtait que pour réparer. Le pli est resté. Une voiture au bord
de la route est, aux yeux du passant, une voiture en panne. Aussi,
pour éviter cette supposition déshonorante, ne s'arrête-t-on pas.
Naguère, une fois arrêté, on ne savait jamais si l'on pourrait
repartir. L'appréhension demeure. On profite de ce que le moteur
donne bien. On ne sait pas ce qui peut arriver. Enfin, la vitesse est
une volupté. Et, tandis que la plupart des plaisirs humains exigent
des repos, des détentes, où l'on se reprend, où l'on se recueille, la
vitesse est une volupté qu'on peut indéfiniment prolonger. Alors, on
en jouit sans relâche. Et toutes ces voix de crainte et d'ivresse vous
crient en même temps: «Marche! Marche!» Et l'on obéit. On devient le
Juif-Errant à roulettes.

       *       *       *       *       *

Luce méditait sur ces mœurs cruelles. D'abord, il paya de mine,
essaya des ruses. Comme on passait devant un castel en ruines, il
suggéra:

--Oh! ce serait tellement amusant à explorer! Si nous poussions
jusque-là?

Il espérait trouver des recoins propices. Mais sa proposition n'eut
aucun succès. L'auto marchait trop bien.

Il tâcha de distraire son souci à force d'enjouement. Mais la nature
est coquette. Elle ne veut pas qu'on l'oublie. De nouveau, Luce
devint rêveur. On ne s'arrêterait donc jamais? Il ne pouvait tout de
même pas, devant ces deux dames, demander à descendre, comme le gosse
qui fait claquer ses doigts pour demander au pion la permission.

Mais un tournant de la route découvrit une large vue sur la vallée.
Luce se dressa et, le geste prophétique, s'écria:

--Ah! ah! voilà une chose qui veut qu'on l'admire dans le
recueillement, dans l'immobilité!

Pendant qu'on admirerait, il s'éclipserait. Mais Trutat, qui
conduisait, déclara dans son cache-poussière que les jours d'octobre
étaient courts et qu'il détestait rouler la nuit.

       *       *       *       *       *

Luce se laissa choir, retomba assis. Il s'abandonnait au courant,
comme un noyé. Il n'attendait plus le salut que du hasard. Il n'y
aurait donc jamais de panne! Ah! la musique délicieuse du moteur qui
hoquette, faute d'essence!... Ah! le joyeux coup de fusil de
l'éclatement!... Ah! le gai sifflement de la crevaison!... Non, rien.
On marchait, on marchait.

A un croisement, il eut un sursaut. Si l'on pouvait se tromper de
route? Tout de suite:

--Hé! hé! êtes-vous bien sûrs d'être dans le droit chemin? Si vous
voulez, je vais aller lire la plaque, me renseigner...

C'était bien le diable s'il ne trouvait pas une haie? Mais Trutat
affirma qu'un détour lui ferait perdre moins de temps qu'un arrêt.

Alors, Luce abandonna toute espérance. Sa méditation devint plus
amère, l'obsession plus pressante. Il écarta de sa mémoire l'image des
lieux où son envie eût pu se satisfaire, depuis l'accueillant édicule
des boulevards jusqu'à l'étincelante retraite, porcelaine et acajou,
des palace-hôtels.

On roulait, on roulait. A l'approche du soir, la voiturée tout entière
se taisait, recueillie, les yeux à l'horizon embrasé en feu de forge.
Chacun semblait rêver. Il n'y avait plus de raison pour s'arrêter.
Luce, au supplice, souhaitait maintenant la catastrophe.

Et, pourtant, on s'arrêta, pour allumer les phares... Ah! ce ne fut
pas long, je vous prie de le croire... Luce connut un de ces instants
de suprême béatitude où l'on croit à la Providence.

       *       *       *       *       *

Mais à peine, ses aises recouvrées, se retournait-il, qu'un cri de
surprise lui échappa: toute la voiturée s'était envolée! Tous, comme
des soldats qui préparent une embuscade, s'étaient jetés qui derrière
un arbre, qui derrière une borne, qui à l'orée du bois... Le
mécanicien lui-même, la main pudiquement retournée en cornet,
s'abritait derrière le capot.

Indigné, Luce se croisa les bras. Ah! c'était bien la peine de se
retenir, de se contraindre, de se mettre à la torture, quand tous
étaient travaillés du même besoin! Voilà donc pourquoi ils se
taisaient, depuis une heure! Ce n'était pas la mélancolie du
crépuscule. Fichtre non! Tous avaient envie de descendre, et nul
n'avait osé parler! Ah! pudeur, pudeur, que de crimes on commet en ton
nom...



LE RESSORT


Sartaine raconta:

--Il y a de cela quatre ans juste. Nous étions en voyage de noces à
Cavalour, une toute petite plage de l'Esterel. Nous y vivions à cent
sous par tête, et pourtant ce séjour représentait pour nous un gros
sacrifice. Nous n'avions d'autres ressources que mes appointements de
rédacteur au ministère de l'Éducation publique et la rente des 20.000
francs de dot de ma femme. Mais elle avait tellement tenu à passer ces
quinze jours de congé dans le Midi, que nous nous étions offert cette
petite folie. On ne se marie qu'une fois, généralement.

La veille de notre départ, nous nous promenions dans la campagne, par
un temps de printemps. De tous nos yeux, nous faisions provision de
souvenirs, quand, à un détour de la route, nous découvrîmes une
automobile en panne. C'était une splendide limousine, un salon sur
roues. Mais ce salon était vide. Accroupi à l'arrière, le mécanicien
réparait un pneu. Il avait l'air d'un brave homme, la face cuite et
barrée d'une rude moustache noire qui n'en finissait plus. Nous nous
approchons de lui, nous admirons sa voiture, la causerie s'engage, et
nous apprenons qu'il rentre à Paris pour chercher les filles de son
patron, un gros industriel en villégiature au Cap-Martin. Comme il se
relevait, satisfait d'avoir achevé sa besogne, et sans doute mis en
confiance par notre allure modeste, il nous dit:

--Ça vous irait, hein, les amoureux, de faire une petite balade dans
cette bagnole-là?

Nous nous regardons, ma femme et moi. Nous n'étions jamais montés dans
une auto. Une même pensée nous traverse:

--Je vous crois. Et même... si vous nous emmeniez jusqu'à Paris...

Je lui promets un joli pourboire. Il se gratte le front sous sa
casquette, puis, résolu:

--Bah! ça ne fera de tort à personne. Et ça paraît tellement vous
faire plaisir.

Une demi-heure après, notre petite malle arrimée au porte-bagage, nous
roulions, blottis au creux de la somptueuse limousine.

       *       *       *       *       *

Ah! mes amis... ce rêve. Songez que, pour nous, tout était nouveau: ce
rebondissement dru, les délices de la vitesse alliées à celles de la
solitude et du confort, l'amusement de pénétrer au cœur des villes et
des villages, d'y surprendre le détail de la vie dans un regard, puis
de fuir à nouveau dans la campagne, où le paysage raye les vitres...
Imaginez ces deux amoureux tout neufs, grisés de bonheur, dans ce nid
tiède et capitonné... Napoléon débarqué de l'île d'Elbe et marchant
triomphalement à travers la France, l'aigle «volant de clocher en
clocher jusqu'à Notre-Dame» n'éprouva certainement pas de sensations
plus fortes que les nôtres, dans ce voyage de Provence à Paris, où la
route se précipitait sous nos roues.

       *       *       *       *       *

A la barrière, nous quittâmes ce rude et bon Marcel, le mécanicien à
qui nous devions cette échappée de rêve et dont deux jours de route et
d'étapes nous avaient rapprochés.

C'était fini... Seulement, en descendant de cette voiture, nous
n'étions plus les mêmes qu'en y montant. Nous avions pris le sentiment
aigu d'une vie plus savoureuse, plus pleine, plus intense et plus
forte que celle où nous allions retomber. Ce fut le voile déchiré, la
révélation en éclair, l'éblouissement dont les yeux gardent la trace
ineffaçable.

L'existence que j'allais mener jusqu'à la mort me fit horreur. Quoi!
Donner ma jeunesse, ma force, à cette besogne dont je savais
l'inanité... Être un des rouages inutiles de cette machine à
paperasses... Attendre tous les matins et tous les soirs qu'il soit
l'heure de m'en aller... Faire mon métier avec ma montre sous les
yeux... Finir sous-chef, avec une petite retraite... Préparer du même
coup cet avenir médiocre à ma compagne, que j'avais vue illuminée,
étincelante de bonheur pendant ces deux jours de rêve? Ah! non, non et
non!

Ce fut une métamorphose. Je sommeillais, je m'éveillai. J'étais
d'argile, je devins d'acier. Ce fut ce voyage de hasard qui tendit mes
désirs, qui les roidit, qui en fit autant de ressorts bandés, capables
de me projeter droit et vite au but... Moi aussi, à la force du
poignet, je parviendrais à la fortune. Moi aussi, j'aurais ma bonne
limousine, qui bondirait dru sur les routes.

       *       *       *       *       *

J'y serais arrivé, je crois, par le crime même, si la nature et
l'éducation n'avaient déposé en moi le sens de la netteté morale et
l'horreur de la vilenie. Le jour même du retour, je cherchai. Un de
mes oncles, qu'on qualifiait d'_original_--mot qui peint notre race,
qui fait, de quiconque sort du moule commun, une sorte de
demi-fou--m'avait légué une formule pour la conservation des œufs.
«Tiens, petit, garde cette note. Cela te servira peut-être un jour.»
Je l'avais oubliée dans un coin de tiroir, en vrai Français qui fuit
l'initiative et n'estime que les diplômes. Je la relus. Si elle était
bonne, elle valait un trésor. En effet, l'œuf frais se vend _trois_
fois plus cher en hiver qu'au printemps. On voit tout de suite les
bénéfices que pourrait réaliser celui qui achèterait des œufs au
printemps, les conserverait frais et les revendrait l'hiver. Nous
étions en mars. Je préparai le bain, j'y plongeai quelques centaines
d'œufs, et je ne les en tirai qu'en novembre. Passez-moi le mot: on
eût dit qu'ils sortaient du derrière de la poule! Alors, j'entraînai
ma femme par la taille dans une valse échevelée, en criant: «Nous
aussi, nous aurons notre limousine!»

Résolument, nous nous jetâmes à l'eau. Je quittai le ministère, pour
avoir tout mon temps. Nous vécûmes sur les 20.000 francs de la dot. Je
louai un hangar à Bagnolet, je fis construire des cuves, j'achetai
des œufs par centaines de mille, et j'en cherchai la vente l'hiver
suivant.

Dame! ça n'a pas marché tout seul. Il m'a fallu briser des coalitions
d'intérêts, lutter contre les commissionnaires des Halles, désarmer
les méfiances, attendrir les grands restaurants, séduire les
fabricants de biscuits, que sais-je? Vous voyez d'ici l'ex-rédacteur
de ministère à la besogne. Parfois, j'étais las à croire que je
marchais sur les genoux. Et souvent des larmes d'humiliation me
rongeaient les yeux... Mais, dans ces moments-là, je pensais au beau
voyage en limousine et, l'œil sec, la taille redressée, je
repartais...

Vous connaissez ma situation actuelle. Mes usines couvrent à Bagnolet
la superficie d'un village. Mes ramasseurs drainent l'Europe, et je
puis dire que la terre entière me doit le petit bienfait de déguster
en hiver un œuf qui a la fraîcheur du printemps. Vous comprenez
maintenant quel fut le ressort de ma rapide fortune et pourquoi j'aime
mes trois autos...

--Et le bon Marcel, vous ne l'avez pas pris comme mécanicien?

--Marcel? Mais si, je l'ai pris. C'est mon surveillant général. Il se
fait mille louis par an. Mais comme mécanicien, vous ne voudriez pas.
Il prend trop facilement du monde sur la route!



A QUOI RÊVENT LES CHAUFFEURS


«Parti au quart de tour. Pas fâché. Sous prétexte d'adieux, les
Ledragon nous avaient à l'œil. Ce que c'est rosse, les amis! Ayons le
sourire.

Cristi! la sortie n'est pas bonne, chez les Ledragon. Deux bornes
resserrées, un seuil de pierre, un butoir... On voit bien qu'ils n'ont
pas d'auto. Virage. Passons vite en quatrième. Je suis sûr qu'ils nous
guettent encore... Ah! nous y sommes, et sans douleur.

Pas mauvais, leur déjeuner. Deux vins. Ils donnent l'ordinaire pour du
bordeaux. Des nèfles! C'est du petit reginglard de pays. Le second
était cordial. Pourtant, l'étiquette blanche et le nom en cursive
«Pomard» ne m'inspirent pas confiance. Ça sent son grand épicier.

Un vieux chapeau. C'est drôle, on dirait que la voiture en a peur et
qu'elle ne veut pas passer dessus.

Ce n'est pas possible, ce n'est pas une 15-20 chevaux. Le marchand
s'est trompé. C'est une 24-30. Elle marche trop bien. Vite, touchons
du bois. Suis-je bête! Quand on conduit, on touche toujours du bois,
puisqu'on a les mains au volant.

J'ai bien mon permis?

Il y avait un plat assez réussi. Des œufs brouillés aux truffes,
servis dans des tomates creusées. Il faudra que nous essayions ça à la
maison, quand nous n'aurons pas les Ledragon.

Cette Mme Ledragon est étonnante. Elle a bien le demi-siècle. Et elle
chasse, elle pêche. Elle vous a une de ces poitrines en pupitre...
Mais ses filles, quelles bringues!

Hein? Quoi? Qu'est-ce que vous dites? Des vaches. Parbleu, je les vois
bien. C'est curieux comme les gens qui sont dans votre dos ont la
manie de vous donner des conseils.

J'ai une chambre réparée à l'arrière gauche. Je m'en méfie.

Zut! une montée dont on ne voit pas le bout. Faudra passer en
troisième. Mais aussi nous sommes chargés comme un canon. Quelle idée
ma femme a-t-elle eue d'offrir aux trois Tiquard de les déposer chez
eux, à Martinville? C'est un détour de quinze kilomètres au moins. Il
est vrai qu'ils lui ont fait le coup de la carte forcée. Et des
allusions, et des invites! Des gens qui n'auraient pas levé le petit
doigt pour monter dans votre break, au temps des chevaux, rampent à
s'user la peau du ventre et déploient des ruses de Sioux pour avoir
une place dans votre auto.

C'est très drôle. La route paraît moins bonne, quand on va moins vite.

D'ailleurs, quand nous n'avions pas d'automobile, nous faisions comme
les autres. Combien de fois avons-nous invité les Ravache--des êtres
insupportables, puants, prétentieux--uniquement parce qu'ils avaient
un tonneau 10-chevaux! Et ils se faisaient prier, encore. Et nous
insistions. Pour une 10-chevaux! Quand j'y pense, j'en ai chaud de
honte.

Non, il ne prendra pas sa droite. Vous verrez qu'il ne la prendra pas.
Quelle jouissance les charretiers éprouvent-ils à rouler à gauche? Au
milieu, je comprendrais. Mais à gauche? Ah! l'animal, il dormait!

Quel beau temps.

Si j'étais les Ponts-et-Chaussées, je mettrais des planches sur les
fossés et les tas de pierres sur les planches. Ainsi, je déblaierais
la banquette.

Et dire que si ma direction cassait, nous nous retournerions à 60 à
l'heure! Qu'est-ce que je ferais? J'aime mieux ne pas y penser.

Un troupeau. Les quatre pieds d'un mouton éreintent plus la route que
les quatre pneus d'une auto. Pourtant on ne dit rien aux bergers.

Ça sent l'engrais.

Tiens, un trimardeur qui ressemble à Victor Hugo. Pauvre diable. Comme
nous devons lui faire envie! Qu'est-ce qu'il peut bien penser en nous
voyant? Oh! il pense peut-être tout simplement: «V'là une auto.»

Allons, bon, un coup de sirène derrière nous. Gratté! C'était au
moins une 80-chevaux. Décidément, c'est insupportable, cette
poussière.

Au fond, suis-je vraiment plus heureux que ce trimardeur-là? J'ai des
embêtements d'affaires, d'argent, d'ambition, qu'il ignore. Et lui, il
a des voluptés simples et fortes que je ne connais pas: lamper un
verre de vin, fumer un mégot, palper une pièce blanche. Tout est
relatif. En faisant pour chacune d'elles la balance des joies et des
peines, toutes les existences s'équivalent peut-être?

Est-ce un cassis? Non, c'est l'ombre d'un arbre.

Une auto devant nous. Elle vient? Non, elle va dans notre sens. Donc,
nous marchons plus vite. Il faut que je l'aie. C'est idiot. Mais je ne
serai pas content tant que je ne l'aurai pas. Et puis, ça épatera les
trois Tiquard.

Ah! ça va mieux.

Il me semble que j'ai entendu quelque chose d'anormal dans le moteur.
Ou dans le différentiel, peut-être? Un pignon brisé? La panne, la
grande panne... Suis-je serin! c'est le sifflet du chemin de fer.

Ça roule. Encore un peu, pour voir. Allons, allons, soyons sage. C'est
bon la vitesse. On se sent fier, puissant, souverain. On règne.

Chic, chic! voilà les maisons de Martinville. On va débarquer les
trois Tiquard. Ma foi, je n'éteins pas le moteur. Ça pressera les
adieux. Et puis, si des fois on ne repartait pas...»



LE PETIT FOX


On offrait aux Griset, qui avaient pris à Marlotte leurs quartiers
d'été, un jeune et charmant fox-terrier qui habitait Le Raincy.
Comment le transporter d'une résidence à l'autre? Par le chemin de
fer? Mais que de transbordements! De plus, on assure que les chiens
sortent de leur cage salis, aphones, enragés. Et quant à l'emporter
avec soi, il n'y fallait pas songer. Il suffit d'un voisin grincheux
pour exiger l'expulsion du voyageur à quatre pattes. Non. Le rêve,
c'était de cueillir le petit chien en auto et de le déposer dans sa
nouvelle maison, une heure plus tard.

Le temps pressait. Le fox appartenait à une vieille dame qui le
trouvait trop jeune et trop fou pour elle. Et elle était bien capable
de le donner dans le pays même, si l'on tardait trop à l'en
débarrasser.

Les Griset n'avaient pas d'auto. Mais tout leur entourage en était
farci. On allait se disputer le plaisir de les obliger. A tel point
qu'ils en furent un moment embarrassés. A qui donneraient-ils la
préférence?

Au cousin Petitport. La famille d'abord. On n'est pas toujours en très
bons termes avec les siens. On a souvent des relations vagues et
flottantes. Mais, dans chaque circonstance importante, les liens se
tendent. Dès qu'on a besoin d'une aide, d'un service, on se souvient
qu'on est du même sang. Le cousin Petitport, célibataire et rentier,
possédait une souple et légère voiture d'une douzaine de chevaux, dont
il usait surtout le dimanche avec ses amis. Il était son propre
mécanicien. Il serait ravi de la promenade.

On l'invita donc à dîner, non sans avoir mûri un fin menu, car on
savait le cousin gourmet. Et, dès le potage, on aborda carrément la
question. Or, voyez la malchance. Petitport relevait à peine d'une
crise d'entérite. Et il se sentait encore trop faible pour conduire
pendant 120 kilomètres. Ah! sans cette maudite attaque!... Mais le
moindre effort le jetait bas. On compatit poliment, bien que le cousin
témoignât d'un robuste appétit de convalescent, qui rassurait sur son
sort.

Décidément, rien ne servait d'être cousins. La vraie famille est
formée des amis. Ce n'est pas la famille imposée, mais la famille
librement choisie, la famille d'élection. Celle-là est toujours prête
à rendre service. Est-ce que les Bréau, par exemple, les grands
usiniers, n'allaient pas sauter sur l'occasion? C'était bien le diable
si, avec leurs deux grosses voitures de la bonne marque, ils ne
pouvaient pas faire transporter un petit roquet du Raincy à Marlotte!

M. Griset se chargea de l'ambassade. Armé d'une grosse botte de roses,
il s'en fut trouver Mme Bréau. Puis, déployant des grâces, il coula
légèrement sa demande, comme un billet doux glissé parmi des fleurs.
Tout de suite, il s'excusa, désinvolte, assura que le chien était
bien élevé, qu'il n'offenserait pas le tapis de la limousine.
D'ailleurs, avec des voitures si rapides, il n'aurait même pas le
temps de s'oublier.

Mais, décidément, le petit fox jouait de malheur. L'une des autos
était indispensable à M. Bréau pour le mener deux fois le jour à
l'usine. Et quant à la seconde, elle était en réparation, chez le
fabricant. Ce n'était plus une voiture, mais un jeu d'osselets,
disséminé dans trente-six paniers... Mme Bréau était vraiment désolée.
Mais sa désolation dut être brève, car la dame passa vite à un autre
sujet.

Les Griset ne se découragèrent pas. Il leur restait des portes où
frapper. Sapristi, tous les amis chauffeurs ne sont pas aussi durs à
la détente. Ils passèrent en revue leurs réserves. Monsieur proposa
les Brossard, des gens charmants, fanatiques d'auto, qui, chaque
dimanche, suivaient des routes, sans cartes, au hasard, pour la joie
de rouler. Mais Madame fit observer que les Brossard avaient les
chiens en horreur. On ne pouvait pas leur demander de faire trente
lieues en l'honneur d'un petit fox! Monsieur s'inclina.

Ah! par exemple, les Lentisque ne pourraient pas se dérober.
Travaillés d'une frousse énorme dès la mise en marche, ils ne se
servaient pour ainsi dire pas de leur voiture. Et, d'autre part, ils
avaient une dette de reconnaissance à payer aux Griset. N'avait-on
pas, par relations, pistonné leur cancre de fils au bachot? Il est
vrai qu'il n'avait pas été reçu. On décocha un bleu aux Lentisque.
Leur réponse fut rapide et brève. Ils partaient pour Vichy, par la
route. Mille regrets.

Et les Tonot, qu'on avait un peu perdus de vue, ces temps derniers,
mais qui naguère s'offraient sans cesse: «Vous savez, quand vous aurez
besoin de notre voiture... elle est à vous.» On leur écrivit. Mais ils
avaient vendu leur tacot, dans la terreur de la crise.

Griset ne voulut pas s'avouer vaincu. Il se rappela qu'un de ses
camarades de collège, nommé Collinot, tenait une agence et un garage.
Celui-là lui louerait une voiture à des prix d'ami. Il l'alla trouver,
le tutoya, lui témoigna tout de suite de la confiance et de la
cordialité. Mais Collinot était commerçant avant tout: «Ah! mon
vieux, que veux-tu, mon affaire est en société. Je ne peux pas faire
de rabais. Je n'en ai pas le droit. Et puis j'ai des frais généraux,
des employés. Tout ce que je peux faire pour toi, c'est de te donner
un mécanicien de confiance et une bonne voiture. Tu comprends, moi, je
ne fais pas la location, en somme.» Bref, il eut l'air d'accorder une
faveur à des prix dont Griset resta embouti.

Allons! il faudrait y renoncer. Mais c'est égal, ils étaient jolis,
les amis propriétaires d'autos. Une satanée race. Dire qu'il n'en
trouverait pas un, pas un seul, qui mettrait gentiment une voiture à
sa disposition, une demi-journée! Et pourtant, il devait en trouver
un.

Ce fut au café, à l'heure de l'apéritif. Il y avait là un quidam qui
prêtait parfois la main à la manille, et qui, toujours vêtu de cuir,
lunettes au front, parlait de la route comme d'une vieille amie qu'il
ne quittait jamais. Griset s'épancha en aigres doléances. Ah! ils
étaient propres, messieurs les chauffeurs. Des égoïstes, plus jaloux
de leur auto que de leur femme! Et il conta ses déboires.

Le quidam s'indigna. Quoi? On lui avait refusé une demi-journée
d'auto? Mais c'était infâme! Quant à lui, il était toujours prêt à
rendre service sur l'heure. Griset s'élança, lui prit les mains. Il
avait trouvé le merle blanc. Enfin! Mais il était dit que la malchance
ne le lâcherait pas. Le généreux quidam n'avait qu'une motocyclette!

Et le petit fox a pris le train.



LE GABELOU


Le gabelou Ganachot, un doigt dans le nez, sondait l'horizon. On sonde
ce qu'on peut. Il s'embêtait ferme, à cette porte. Pas dix voitures ni
cent piétons par jour. Pourquoi ne l'avait-on pas laissé à la gare de
Lyon? Là, au moins, on avait du plaisir. Aux messageries, on éventrait
tout, on tripotait tout, le beurre, les poulets, les fruits, on
renfournait tout ça à la va-comme-je-te-pousse, avec des doigts bien
gluants. A la sortie des voyageurs, on palpait les paquets, on
tripatouillait les petits sacs, on fouinait dans le linge sale des
valises et des malles, on terrorisait, on traquait, on pinçait, on
était des rois. Tandis qu'à cette sacrée porte, personne à se mettre
sous la dent.

Ganachot eut un morne regard pour le poste installé dans l'épaisseur
même du rempart, pour le mur de meulières où pendaient les sondes, les
jauges, les vrilles, les pipettes, tout un arsenal qui rappelait le
bon vieux temps de l'Inquisition, de la torture et de la question
extraordinaire. Armes inutiles, hélas! et que la rouille envahissait.

Vrai, il crevait d'ennui. La fouille était devenue sa raison d'être.
Dans toute autre carrière, il fût peut-être resté tout bêtement un
brave homme à l'air bonasse. Mais ce pouvoir sans borne, ce droit
absolu de suspicion, ce métier de flic et de voyeur, cette habitude de
fourrer le doigt partout, cette mentalité de saint Thomas de barrière,
lui avaient modelé une personnalité nouvelle. La moustache et le
sourcil se hérissaient, l'œil soupçonnait, la bouche méprisait, toute
la figure était d'une sombre brute. Et il ne connaissait plus qu'une
joie sur terre: cambronner le monde.

De marasme, Ganachot s'explora le nez. Mais il en eut vite fait le
tour. On n'a jamais que deux narines. A nouveau, il épia le boulevard,
qui, parmi les masures et les dépotoirs de la zone, s'en allait droit
vers la banlieue lumineuse. Soudain, dans la perspective, surgit la
silhouette carrée d'une auto... Elle venait! Elle allait entrer dans
Paris!

       *       *       *       *       *

Ganachot pensa défaillir. L'amant au premier rendez-vous qui voit
paraître la silhouette adorée ne trépide pas de plus d'impatience, ne
se sent pas inondé d'un plus large flot de délices. Comme elle
semblait lente!

Enfin elle approcha. C'était une limousine, noire et brillante comme
une fine bottine vernie à roulettes. Le mécanicien était seul. Bonne
affaire. L'auto stoppa au ras du trottoir, quelques mètres avant la
grille de l'octroi. Sans attendre même qu'on demandât ses services,
Ganachot se précipita.

Ah! ah! Il s'agissait de se donner de la satisfaction. Voyons. D'abord
la question de l'essence. Le gabelou tendit la main:

--Votre bulletin de sortie?

Le mécanicien, un joli garçon, tout jeune, très correct, répondit:

--Je n'en ai pas. Je viens de Blois.

Tant mieux. L'opération serait plus longue. Ganachot reprit:

--Bon. Vous payez les droits d'entrée. Combien de litres?

--Je ne sais pas au juste. Une vingtaine.

Le gabelou se pourlécha:

--Nous allons voir.

Oh! la volupté de faire enlever des coussins et des planchettes, de
dévisser des bouchons, d'enfoncer la jauge, d'aller chercher sous la
voiture les dimensions du réservoir, d'inscrire, de multiplier. Nom
d'une pipette! Que c'était bon! Il en tremblait. Les zéros, les
virgules dansaient devant ses yeux. Tantôt il trouvait quinze cents
litres et tantôt cinq décilitres. Par la magie des chiffres, le
réservoir devenait tour à tour gazomètre et chopine.

Mais ce bafouillage même le ravissait. Le mécanicien pouvait bien
attendre. D'autant que ce particulier-là vous avait un petit air de
se ficher du monde... Ça lui apprendrait. Enfin, il décréta:

--Trente-cinq litres.

Puis il pénétra dans son antre, établit longuement un bulletin, tout
en devisant avec ses collègues. Il fallait faire durer le plaisir.
Quand il revint, sa feuille à la main, le mécanicien, au volant,
attendait toujours, patient en apparence.

Ganachot décida de procéder à la visite, avant de réclamer son dû.
Peut-être l'addition grossirait-elle. Il ouvrit la portière, entra
dans la limousine, où ses semelles boueuses s'imprimèrent sur la
carpette grise. Cristi! Ça sentait bon, là-dedans. Du nanan. Il sonda
les capitons, souleva les tapis, les banquettes, renifla l'acoustique,
tripota et fouilla le vide-poche.

Flegmatique, le mécanicien l'observait par-dessus son épaule, à
travers les glaces.

       *       *       *       *       *

Ganachot descendit. Il se fit ouvrir les coffres, tous les coffres.
Ceux qui s'allongent sur les marchepieds, ceux qui se logent sous les
sièges avant. Il développa les paquets de chiffons, dénoua les sacs à
chambre à air, bouscula l'outillage, dans une frénésie concentrée.

Ah! ce mécanicien restait calme. On verrait bien qui aurait le
dernier. Ganachot scruta les pneus--on en voit qui sont pleins
d'alcool--flaira les phares, soupçonna l'innocente lanterne arrière,
prit une échelle, grimpa, ouvrit la malle aux enveloppes de rechange.
Sa joie culminait, touchait au paroxysme, au spasme.

Et, tout à coup, il s'aperçut que c'était fini... Alors, avec un
soupir, il tira sa feuille:

--Sept francs.

Jamais on ne vit mécanicien plus candidement étonné. Ses sourcils, sa
bouche, s'arrondirent. Il susurra:

--Vous désirez?

Mais Ganachot était triste, son plaisir tombé:

--Je vous dis que vous me devez sept francs.

Du doigt, le mécanicien se toucha la poitrine:

--Moi! je vous dois sept francs? Vous faites erreur, mon brave.

La stupeur de Ganachot fut indicible. L'auto, lui passant sur le
corps, ne l'eût pas plus abruti.

Il ne pouvait pas deviner l'inspiration gamine qui venait d'illuminer
le mécanicien, écœuré par l'odieuse inquisition, ravi de prendre
enfin sa revanche et de donner une leçon au gabelou.

       *       *       *       *       *

Ganachot en éructait. Il lâcha un terrible:

--Vous ne voulez pas payer?

Bon prince, accoudé au volant, le mécanicien se pencha:

--Écoutez, mon ami, vous êtes tout à fait aimable d'avoir bien voulu
jauger mon réservoir, inspecter mes coffres, visiter ma limousine,
examiner mes phares et vérifier mes pneus. Est-ce pour ces soins que
vous me demandez sept francs? Voyons, voyons, vous ne voudriez pas.
C'est excessif.

Ganachot grésillait:

--N'essayez pas de vous payer ma tête. Ça vous coûterait trop cher,
mon garçon.

Amusé, le mécanicien haussa le ton:

--Je ne me paye rien. Mais c'est à vous qu'il pourrait en cuire...
Comment, comment? Vous soulevez les jupes à ma voiture! Vous osez
toucher au vide-poche de Madame! Vous me demandez sept francs que je
ne vous dois pas! Parfaitement: _que je ne vous dois pas_... Mais
qu'est-ce que c'est que ces façons-là? Savez-vous que vous vous êtes
mis dans un très mauvais cas? Et je suis en train de me demander si je
ne vais pas porter plainte contre vous...

Ganachot passait par toutes les couleurs du prisme: violet, indigo,
bleu, vert, jaune, orangé, rouge. La rage, l'incrédulité, l'inquiétude
tournoyaient en lui.

Le mécanicien l'acheva, décisif:

--Il me plaît, à moi, de m'arrêter ici, au long de ce trottoir. C'est
mon droit, mon droit absolu. Et voilà que vous vous jetez sur ma
voiture comme un satyre... Est-ce que je vous ai demandé quelque
chose? Ai-je franchi la grille? Je ne vous ai jamais dit que
j'entrais dans Paris...

Et tandis que Ganachot essayait en vain de se rassembler, le
mécanicien mit prestement en route et partit en marche arrière.



LA PETITE FEUILLE MORTE


C'était une petite feuille de peuplier. Un beau matin de printemps,
elle avait jailli au bout d'une branche, comme une flamme verte. Lasse
d'être depuis si longtemps tenue en bourgeon, elle avait étiré ses
fines nervures et défripé sa robe tendre au soleil. Et tout de suite,
elle avait pris un goût extrême à la vie.

L'aimable existence! Une sève active lui courait dans les veines, lui
donnait cet éclat, ce vernis dont elle était si fière. Pas besoin de
se déranger. Tous les sucs de la terre montaient des racines jusqu'à
sa tige. Elle déjeunait sur la branche. Puis elle était très bien
placée. Ni trop haut, ni trop bas. Et comme le peuplier poussait au
bord d'une route, on se distrayait, toute la journée, à regarder
passer les piétons et les voitures.

Tous les chars des saisons défilaient devant elle. Ceux de la fenaison
vous envoyaient au passage une bonne et fine odeur de foin coupé. Et
dans ceux de la moisson, l'on s'amusait à cueillir au vol un brin de
paille que l'on balançait ensuite au vent comme un fil d'or.

Un jour, deux amoureux avaient fait halte à l'ombre du peuplier.
Qu'ils étaient charmants! Et quelle tristesse de leur départ!
Longtemps, l'herbe foulée garda leur empreinte allongée au pied de
l'arbre. Et cela rappelait ces tombes qui, au cimetière voisin,
s'allongent au pied de chaque croix.

Ah! on en avait longtemps chuchoté, dans la verdure. Il avait passé,
par tout le feuillage, comme un goût, comme un besoin de baisers. Car
nous nous y trompons, nous autres hommes. Et ce que nous prenons pour
le frémissement du vent dans les feuilles, le soir, c'est le frisson
de plaisir des arbres qui enlacent leurs branches en d'immobiles et
profondes caresses.

Nous n'imaginons pas tous les ébats des feuilles. Ainsi, par les nuits
de lune, elles regardent danser leur ombre sur le velours blanc de la
route. Et c'est à qui inventera la sarabande la plus éperdue. Ou bien,
par les très beaux jours, dans une ivresse de joie reconnaissante, on
s'érige, on se dresse, on se groupe, et l'on offre des bouquets au
soleil. Ou encore, quand un vieux chemineau passe, dont les souliers
font le même bruit que les cahots des charrettes, on s'élargit, on se
rejoint, on s'ingénie à faire au-dessus de sa tête l'ombre meilleure
et plus fraîche. Être coquette, être joyeuse, être bonne... Est-ce
qu'on pourrait employer mieux la vie?

Mais le divin plaisir, c'est le passage d'une auto. L'amusant défilé
de silhouettes cocasses ou gracieuses! Le comique intermède des
pannes! On en voit, de ces autos, de toutes les tailles et de toutes
les allures. Il y en a de si rapides, de tellement silencieuses, qu'à
peine a-t-on le temps de les regarder. Elles aspirent l'espace.
«Brouf!» Elles sont déjà loin. D'autres, plus vieilles, s'en vont avec
un petit bruit rageur et régulier. Elles ont l'air de radoter. Et
toutes soulèvent derrière elles un long sillage de poussière, un
troupeau de blanches volutes, une meute qui semble leur courir après
et les mordre aux pneus... Puis, las de sa vaine poursuite, le nuage
hésite, erre un moment sur les feuillages, et retombe.

La poussière de la route... Vous croyez sans doute que les feuilles
riveraines la détestent et la maudissent? Quelle erreur! Mais au
contraire, elles l'attendent, elles la bénissent. Car ainsi, elles
peuvent se mettre un peu de poudre sur la joue. Cela vous donne un
petit air piquant, distingué. On ressemble aux jolies dames que l'on
voit passer, souriantes dans leurs voiles légers, ou rêveuses derrière
la glace des limousines. Non, non, rien n'est plus délicieux que la
poussière fine et craquante, la poussière au goût vanillé, qui vous
répand sur la face la même clarté blonde qu'un soir de lune.

Et quand la rosée du matin vous a débarbouillée, c'est dans
l'impatience et la fièvre qu'on attend une nouvelle auto, pour vous
remettre un peu de poudre au bout du nez. A tel point que les
feuilles trop haut perchées ou nées trop loin du chemin en crèvent de
jalousie. Elles en dessèchent sur pied. Ce sont des sauvages, des
filles des bois. Si on les écoutait, elles voudraient toutes pousser
au bord de la route.

Ah! je vous jure que la petite feuille de peuplier ne céderait sa
place à personne. Et si l'auto lui donne les meilleures joies parmi
toutes celles qui la font palpiter d'aise dans la brise, c'est moins
pour l'amusement de la vitesse et du défilé des chauffeurs que pour ce
fard léger qu'elle lui jette au passage.

Mais voilà que la petite feuille devient inquiète... On dirait que la
vie ne circule plus en elle avec la même intensité qu'autrefois. Elle
perd ses couleurs de santé. Elle tient moins solidement à la branche.
Elle dépérit. Chaque rayon du soleil la blesse et laisse en elle sa
trace d'or, comme un poignard dans une plaie. Est-elle seule atteinte?
Mais non. Toutes ses sœurs changent aussi d'aspect. Est-ce qu'il va
falloir mourir, déjà? Il y a là, sous bois, des feuilles, mortes avant
sa naissance, qui achèvent de pourrir par terre. Il faudra donc les
rejoindre, subir leur sort, tout quitter, se dissoudre,
disparaître?...

Et c'est une sensation atroce, que de deviner en soi ce lent travail
de ruine et de n'y pouvoir rien... On voudrait rester belle,
éclatante, vernie, et on se dessèche. On voudrait rester aérienne,
près du ciel, et le lien qui vous unit à la branche se détache un peu
plus chaque jour. Il va falloir tomber sur la route, être broyée sous
les pas ou sous les roues, devenir une chose sans nom.

Déjà, la chute commence autour d'elle, avec un bruit de pluie. Les
feuilles tournoient. Elles essayent de lutter, de gagner du temps.
Leur vol est suppliant comme une prière. Pas encore! Mais la terre les
attire. Elle a faim. Elle veut s'engraisser. Et il faut enfin toucher
le sol froid et s'y unir, et s'y coller, dans un affreux baiser.

La petite feuille ne tient plus que par une seule fibre. Un souffle en
a raison... Elle tombe dans le vide. Ah! pouvoir échapper à la route,
remonter vers le ciel, pouvoir se raccrocher à la branche, pouvoir
vivre encore... Non, non. La terre la veut. Elle va la toucher. Elle
est perdue. Elle est morte...

Mais que se passe-t-il? Un puissant remous la saisit, l'arrache à
l'horrible étreinte, la soulève, l'emporte, la jette en spirale
glorieuse dans l'espace. Et pendant un temps qu'elle n'ose apprécier,
elle flotte, elle se balance, bercée par l'espoir merveilleux de
remonter vers les branches...

Dernier bienfait, dernière aumône de l'auto qui passe et qui a donné à
la petite feuille l'illusion suprême qu'ont rêvée tous les êtres, de
renaître en s'élevant vers le ciel...



TABLE DES MATIÈRES


    Les pneus                                    1

    Excellentes références                       9

    Les billes                                  17

    Les milliardaires                           25

    Le temps des pannes                         33

    Fumée                                       43

    Les lettres                                 51

    Le petit carnet                             57

    La beauté                                   65

    Noms d'hôtels                               73

    La sous-commission Neigeblonde              79

    La guigne                                  101

    Le chauffeur est garanti                   109

    Lord Sheffield                             117

    L'homme aux petits cadrans                 125

    La mauvaise voie                           133

    Le chapeau                                 143

    La contravention                           151

    La «Semeuse»                               159

    Conflit                                    165

    Le témoin                                  173

    La gloire                                  181

    Grand tourisme                             191

    Paul                                       199

    Illusions                                  207

    L'autoyer                                  215

    Curieuse suite d'un accident d'auto        223

    Encore un accident d'automobile            231

    La question délicate                       239

    Le ressort                                 247

    A quoi rêvent les chauffeurs               255

    Le petit fox                               261

    Le gabelou                                 269

    La petite feuille morte                    279


Paris.--L. MARETHEUX, imprimeur, 1, rue Cassette.



Extrait du Catalogue de la BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER

à 3 fr. 50 le volume

EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR, 11, RUE DE GRENELLE


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