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Title: Légendes démocratiques du Nord
Author: Michelet, Jules
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Légendes démocratiques du Nord" ***


by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)



  ŒUVRES COMPLÈTES DE J. MICHELET

  LÉGENDES

  DÉMOCRATIQUES

  DU NORD


  ÉDITION DÉFINITIVE, REVUE ET CORRIGÉE


  PARIS

  ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
  26, RUE RACINE, PRÈS L'ODÉON

  Tous droits réservés.

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  LÉGENDES

  DÉMOCRATIQUES

  DU NORD



  POLOGNE ET RUSSIE

  -------

  KOSCIUSZKO

  -------


  I

  A LA POLOGNE


La France offre à la Pologne, en gage d’une amitié plus forte que le
destin, le portrait religieusement fidèle d’un homme cher à toutes
deux, d’un des hommes les meilleurs qui aient honoré la nature humaine.

D’autres furent aussi vaillants, d’autres plus grands peut-être ou plus
exempts de faiblesses. Kosciuszko fut, entre tous, _éminemment bon_.

C’est le dernier des chevaliers,—c’est le premier des citoyens (dans
l’Orient de l’Europe). Le drapeau si haut porté de l’ancienne
chevalerie polonaise, sa générosité sans bornes ni mesure, et par delà
la raison; un cœur net comme l’acier! et avec cela une âme tendre, trop
tendre parfois et crédule; une douceur, une facilité d’enfant,—voilà
tout Kosciuszko.—Un héros, un saint, un simple.

Plusieurs, et des Polonais même, dans leur austérité républicaine, d’un
point de vue tout romain, ont jugé sévèrement ce héros du cœur et de la
nature. Ils n’ont pas trouvé en lui le grand homme et le politique que
demandait la situation terrible où la destinée le plaça. Appelé à la
défense d’une cause désespérée, à la lutte la plus inégale, il accepta,
crut au miracle, et, comme un chevalier, un saint, embrassa
magnanimement les deux chances, victoire ou martyre. Mais, quant aux
moyens violents qui pouvaient donner la victoire, il ne fallait pas lui
demander d’y avoir recours. Il ne prit pas l’âme de bronze qu’exigeait
un tel péril. Il ne se souvint pas, disent-ils, qu’il était dictateur
de Pologne, qu’il devait forcer la Pologne à se sauver elle-même,
terrifier la trahison, l’égoïsme, l’aristocratie. Il se donna, ce fut
tout, demanda trop peu aux autres, se contentant de mourir, les
laissant à leurs remords et s’enveloppant de sa sainteté.

Noble tort d’un cœur trop humain!... Ah! nous aurions plus d’un
reproche à faire à Kosciuszko, pour la douceur et la tendresse. Il
était confiant, crédule, se laissait prendre aisément aux paroles des
femmes et des rois. Un peu chimérique, peut-être d’une âme poétique et
romanesque, amoureux toute sa vie (mais de la même personne), il
suffisait d’un enfant pour le conduire, et lui-même il mourut enfant.

Ces défauts sont-ils ceux d’un homme ou ceux de la nation? Nous les
retrouvons bien des fois dans les héros de son histoire. Il ne faut pas
trop s’étonner si le grand citoyen moderne n’en est pas moins de leur
famille; s’il eût été autre, il n’eût pas représenté d’une manière si
complète toute l’âme de son noble pays. Je ne sais si ce sont des
taches, mais il fallait qu’elles fussent en ce caractère. Nous
l’aimons, même à cause d’elles, y reconnaissant l’antique Pologne... Et
nous t’embrassons d’autant plus, pauvre vieux drapeau!

Est-il sûr que Kosciuszko aurait sauvé la Pologne avec plus de rigueur
civique? J’en doute; mais ce dont je suis sûr, c’est que la bonté
extraordinaire, si grande, qui fut en lui, a eu des effets immenses,
infiniment favorables à l’avenir de sa patrie. D’une part, elle lui a
gagné le cœur de toutes les nations; beaucoup sont restées convaincues
que l’absolue bonté humaine s’est trouvée dans un Polonais.—D’autre
part, en cette haute excellence morale, les classes diverses de la
Pologne, si malheureusement séparées, ont trouvé un idéal commun et
leur nouveau point d’union. Les nobles ont salué en lui le chevalier de
la croisade, et les paysans, y trouvant le bon cœur et le bon sens, le
dévouement du pauvre peuple, ont ressenti qu’il était leur, qu’il fut
la Pologne elle-même.

Le jour où cet homme de foi, menant ses bandes novices contre l’armée
russe, aguerrie, victorieuse, laissa là toutes les routines et
l’orgueil antique, laissa la noble cavalerie, mit pied à terre et prit
rang parmi les faucheurs polonais, ce jour-là une grande chose fut
faite pour la Pologne et pour le monde. La Pologne n’était jusque-là
qu’une noblesse héroïque; dès lors ce fut une nation, une grande
nation, et indestructible. L’impérissable étincelle de la vitalité
nationale, enfouie si longtemps, éclata; elle rentra au cœur du peuple,
et elle y reste avec le souvenir de Kosciuszko, dévoué, résigné et
simple. Il ne sut, dit-on, que mourir, mais en cela même encore il fit
une grande chose: il éveilla un sentiment inconnu au cœur des Russes.
Barbares pour la Pologne même, ils commencèrent à se troubler quand ils
la virent blessée, taillée en pièces sur le champ de bataille, dans la
personne de Kosciuszko. L’être défiant entre tous, le paysan russe et
le soldat russe, qu’on écrase, mais qu’on n’émeut pas, fut sans défense
contre l’impression morale de cette grande victime; il se sentit
injuste... On vit de vrais miracles: les pierres pleurèrent, et les
glaces du pôle, les Cosaques, pleurèrent, se souvenant trop tard,
hélas! de leur origine polonaise. Leur chef Platow, arrivé en 1815 à
Fontainebleau, vit le pauvre exilé, l’ombre infortunée de la Pologne
qui se traînait encore, et versa des larmes amères; le vieux pillard,
l’homme du meurtre, se retrouva homme. Jusqu’à sa mort, il suffisait
qu’il entendît le nom fatal, pour que les larmes, malgré lui, lui
remplissent les yeux.

Ah! il y a un Dieu au monde, la justice n’est pas un vain mot... C’est
par ce jour et par cet homme que le remords du fratricide commença pour
la Russie... Pleurez, Russes; pleurez, Cosaques; mais surtout pleurez
sur vous-mêmes, malheureux instruments d’un crime si fatal aux deux
pays!

Jeunes Slaves du Danube, que je vois avec bonheur monter au rang des
nations, enfants héroïques qui jadis avez abrité le monde contre les
Barbares, c’est à vous aussi que je donne ce portrait du meilleur des
Slaves, du bon, du grand, de l’infortuné Kosciuszko.

La générosité, la douceur magnanime des véritables Slaves, ces dons du
ciel qu’on trouve en leurs tribus primitives, elles ont éclaté avec un
charme attendrissant dans cet homme. En lui, nous honorons le génie de
cette grande race; nous saluons son apparition d’un salut fraternel.

Jeunes Slaves, que vous souhaiterai-je? que demandera à Dieu pour vous
la vieille France qui vous regarde et vous voit grandir avec joie?—La
vaillance? Non, la vôtre est connue par toute la terre. Vous
souhaiterai-je la muse et les chants? Les vôtres sont célèbres chez
nous. Souvent, dans mes sécheresses, je me suis moi-même abreuvé aux
sources de la Servie.

Je vous souhaite, amis, davantage. Aux glorieux commencements de votre
fortune nouvelle, j’ajoute un vœu, un don, une bénédiction. Je vous
doue au berceau, autant qu’il est en moi, y mettant une chose sainte
qui sortit du cœur de Dieu même:

L’héroïque bonté de la Pologne antique.



  II

  ON NE TUE PAS UNE NATION


Nous l’avons dit ailleurs. L’Europe n’est point un assemblage fortuit,
une simple juxtaposition de peuples, c’est un grand instrument
harmonique, une lyre, dont chaque nationalité est une corde et
représente un ton. Il n’y a rien là d’arbitraire; chacune est
nécessaire en elle-même, nécessaire par rapport aux autres. En ôter une
seule, c’est altérer tout l’ensemble, rendre impossible, dissonante ou
muette, cette gamme des nations.

Il n’y a que des fous furieux, des enfants destructeurs, qui puissent
oser mettre la main sur l’instrument sacré, œuvre du temps, de Dieu, de
la nécessité des choses, attenter à ces cordes vives, concevoir la
pensée impie d’en détruire une, de briser à jamais la sublime harmonie
calculée par la Providence.

Ces tentatives abominables furent toujours impuissantes. Les nations
dont on croyait supprimer l’existence, ont refleuri, toujours vivantes,
indestructibles. Un despote a pu dire, dans un accès de colère puérile:
«Je supprime la Suisse.» M. Pitt a dit de la France: «Elle sera un
blanc sur la carte.» L’Europe entière, les rois avec les papes,
profitant du mortel sommeil où semblait plongée l’Italie, ont cru la
démembrer, la couper en morceaux; chacun mordit sa part; ils dirent:
«Elle a péri.» Non, barbares, elle ressuscite; elle sort vivante,
entière, de vos morsures. Elle sort rajeunie du chaudron de Médée; elle
n’y a laissé que sa vieillesse: la voici jeune, forte, armée, héroïque
et terrible. La reconnaissez-vous?

Savez-vous bien, meurtriers imbéciles, pourquoi nulle de ces grandes
nations ne peut périr, pourquoi elles sont indestructibles, sinon
invulnérables?

Ce n’est pas seulement parce que chacune d’elles, dans son glorieux
passé, dans les services immenses rendus au genre humain, a sa raison
morale d’exister, sa légitimité et son droit devant Dieu; mais c’est
aussi, c’est surtout parce que _l’Europe entière n’étant qu’une
personne, chacune de ces nations est une faculté_, une puissance, une
activité de cette personne; en sorte que, s’il était possible de
supposer un moment qu’on tue une nation, il arriverait à l’Europe,
comme à l’être vivant dont on détruit un poumon, dont on retranche un
côté du cerveau: il vit encore cet être, mais d’une manière souffrante
et tout étrange qui accuse sa mutilation. Il ne respire qu’à peine,
devient paralytique ou fou; ou bien encore, ce qu’on peut observer, son
équilibre étant rompu, il agit comme un automate, non comme une
personne; toute son action se fait d’un seul côté, aveugle, ridicule et
bizarre.

Supposez un moment que nous apprenions ici un matin que _notre
éternelle ennemie_, l’Angleterre, a passé sous les flots, ou bien
encore que, la Baltique ayant changé de lit, il n’y a plus
d’Allemagne... Quels seraient? grand Dieu! les résultats de ces
terribles événements! On ne peut même l’imaginer. L’économie humaine en
serait bouleversée, le monde irait comme ivre; toute la grande machine,
brisée et détraquée, n’aurait que de faux mouvements.

Supposez encore un moment que les vœux impies de nos traîtres (des
écrivains cosaques) ont été exaucés, que l’armée du tzar est ici, que
la liberté a été tuée, que la France a fini dans le sang... Horreur! la
mère des nations, celle qui les allaita du lait de la liberté, de la
Révolution, celle qui vivifiait le monde de sa lumière, de sa
vitalité... La France éteinte: hypothèse effroyable!... La vie, la
chaleur baisse à l’instant par tout le globe; tout pâlit, tout se
refroidit; la planète entre dans la voie des astres finis qui errent
encore au ciel, solitaires, inutiles, promenant mélancoliquement un
reste d’existence, une vie morte, pour ainsi parler, qui seulement dit
qu’ils ont vécu.

L’ignorance, la préoccupation excessive de ce qui est près de nous, la
profonde attention qu’on donne à des objets minimes, en négligeant
toute grande chose, ont seules empêché, jusqu’ici, d’observer les
conséquences effroyables qu’a eues le meurtre de la Pologne, la
suppression de la France du Nord.

On en a caché une partie à force de mensonges. C’est un fait
prodigieux, et pour humilier à jamais l’esprit humain que le monde des
lumières et de la civilisation ait pu, depuis un demi-siècle, se
laisser tromper là-dessus.

Exemple mémorable de ce que peuvent les arts de la pensée, la
littérature et la presse, habilement séduites et corrompues, pour
éteindre la lumière même, enténébrer le jour, si bien que le monde
aveugle en vienne à ne plus voir le soleil à midi.

En ces profondes ténèbres qu’ils avaient faites, les meurtriers sont
venus et ils ont bravement juré sur le corps de la victime: «Il n’y pas
eu de Pologne: elle n’existait pas... Nous n’avons tué que le néant.»

Puis, voyant la stupéfaction de l’Europe, son silence, et que plusieurs
semblaient les croire, ils ont ajouté froidement: Du reste,
existât-elle, elle a mérité de périr... S’il y a eu une Pologne,
c’était une puissance du Moyen-âge, un état rétrograde, voué (c’est là
ce qui nous blesse) aux institutions aristocratiques.

«Moi, dit la Prusse, je suis la civilisation.

—Et moi, dit la Russie (ou du moins ses amis le disent pour elle),
moi, je suis une puissance amie du progrès, sous forme absolutiste, une
puissance révolutionnaire.»

Il n’est pas de mensonges hardis par lesquels les amis des Russes
n’aient insulté, depuis vingt ans surtout, au bon sens de l’Europe.

On ne peut plus parler de l’histoire ni de la politique du Nord, sans
replacer préalablement la lumière dans ces questions. Nous n’aurions pu
conter la vie de Kosciuszko, sans expliquer avant tout la position et
la vie réelle de la Pologne et de la Russie.

Un mot donc, un seul mot aux menteurs patentés, aux calomniateurs
gagés, qui ont perverti le sens du public et créé ces ténèbres, mot
simple, mot vengeur, qui sera clair, du moins... S’ils ont éteint le
jour, qu’ils soient éclairés de la foudre.

La foudre, c’est la vérité.

Et la vérité est ceci... Nous nous fions à Dieu et au bon sens, et nous
ne doutons pas que tout cœur droit, à la fin de ces pages, ne dise:
«C’est la vérité!»

Nous l’avons cherchée avidement, longuement, laborieusement, avec une
ferveur véritablement religieuse. Nulle lecture, nulle étude ne nous a
coûté pour l’atteindre. Les résultats de nos patientes enquêtes ont
répondu à ceux que donnaient la logique et la méditation. Et
maintenant, affermi par ce consciencieux travail, nous levons la main
et nous jurons ceci:

«La Pologne que vous voyez en lambeaux et sanglante, muette, sans pouls
ni souffle, _elle vit... Et elle vit de plus en plus_; toute sa vie,
retirée de ses membres, portée à la tête et au cœur, n’en est que plus
puissante.»

«Ce n’est pas tout. _Elle vit seule dans le Nord_, et nulle autre. La
Russie ne _vit pas_.»

Nous n’avons pas à voir si quelques hommes de talent, s’exerçant dans
la langue russe, comme dans une langue savante, ont amusé l’Europe de
la pâle représentation d’une prétendue littérature russe... Toute cette
littérature, sauf quelques rares efforts généreux, bientôt étouffés,
est une œuvre, d’imitation.

L’affreuse mécanique de la bureaucratie soi-disant russe, qui est toute
allemande, l’institution, militaire, non moins artificielle, de ce
gouvernement, tout cela ne m’impose point.

Je dis, j’affirme, je jure et je prouverai _que la Russie n’est pas_.

Monstrueux crime du gouvernement russe! vaste crime, meurtre immense de
cinquante millions d’hommes! Il n’a fait que diviser la Pologne en lui
donnant une vie plus forte, mais, en réalité, _il a supprimé la Russie_.

Sous lui, par lui; elle a descendu la pente d’un effroyable néant
moral, elle a marché tout au rebours du monde, reculé dans la barbarie.

Elle subit dans ce montent une opération atroce, que nul martyre de
peuple ne présente dans l’histoire: nous l’expliquerons tout à l’heure.
_Du servage_, elle retourne _à l’esclavage_ antique.

L’esprit russe, faussé par la torture d’une inquisition vile et basse
(qui n’a pas, comme celle d’Espagne, l’excuse au moins d’un dogme),
l’esprit russe descend dans la dégradation, dans l’asphyxie morale. Il
était doux, croyant, docile. Il croit de moins en moins; sa loi était
dans l’idée de famille, dans la paternité. Cette idée lui échappe.

Phénomène terrible pour le monde, mais surtout pour la Russie
elle-même. L’idée russe a faibli en elle, et elle n’a pas pris l’idée
de l’Europe; elle a perdu son rêve, qui était une _autorité
paternelle_, et elle ignore la _loi_, cette mère des nations.

Que serait-ce si elle n’avait encore, pour la tirer de ce néant où elle
descend, une sœur qui comprend les deux autorités (la paternité et la
loi): cette sœur, l’aîné des Slaves, dans laquelle est leur vie la plus
intense; cette sœur dont le génie a grandi, s’est approfondi sous la
verge de la Providence et dans l’épreuve du destin?

Sans elle, sans cette infortunée Pologne qu’on croit morte, la Russie
n’aurait aucune chance de résurrection.

Elle pourrait troubler l’Europe, l’ensanglanter encore, mais cela ne
l’empêcherait pas de s’enfoncer elle-même dans le néant et dans le
rien, dans les profondeurs des boues d’une dissolution définitive.

Au reste, la Russie le sent. Malgré son atroce gouvernement, malgré le
maître fou[1] qui l’enfonce aux abîmes, elle sent bien que tout son
espoir est dans cette pauvre Pologne. Elle le sent; elle se souvient de
la fraternité. Ce souvenir et ce sentiment sont à elle, Russie, sa
légitimité, et c’est pourquoi Dieu la sauvera.

Vivez Pologne, vivez! Le monde vous en prie, toutes les nations; nul
n’en n’a plus besoin que l’infortuné peuple russe. Le salut de ce
peuple et sa rénovation sont pour vous une glorieuse raison d’être.
Plus il descend, ce peuple, plus votre droit de vivre augmente, plus
vous devenez sacrée, nécessaire et fatale.

-----

Note 1:

  Lorsque ces pages furent écrites, et tout ce volume, la Russie était
  gouvernée par Nicolas Ier. Nicolas qui continuait d’écraser la
  Pologne, qui étouffait le mouvement hongrois (1849) et peuplait la
  Sibérie de tous ceux qui aspiraient à la liberté.

  Aujourd’hui, Alexandre II lui a succédé. Sous son règne, la Russie
  est entrée dans la voie des réformes; elle a vu s’accomplir, par la
  volonté impériale, l’affranchissement des serfs, pas gigantesque dont
  les conséquences transformeront fatalement, à une heure donnée,
  l’empire des tzars.



  III

  CAUSES RÉELLES DE LA RUINE DE LA POLOGNE


Jamais, depuis Œdipe, depuis l’atroce énigme du Sphinx, jamais la
destinée n’a jeté aux nations un plus cruel problème, ni plus
mystérieux que la ruine de la Pologne.

Contraste étrange! c’est justement la nation _humaine_ entre toutes qui
a été mise hors l’humanité.

La nation généreuse, hospitalière, la nation _donnante_, si je puis
dire, celle pour qui la liberté sans bornes fut un besoin du cœur,
c’est celle-là qui a été livrée en proie et dépouillée... Elle mendie
son pain par toute la terre.

Le peuple chevalier qui, au prix de son sang, si souvent contre les
Tartares et si souvent contre les Turcs, nous a tous défendus... c’est
celui dont personne n’a pris la défense à son dernier jour!

Le dix-huitième siècle, qui a vu sa ruine, avait été pour la Pologne
une époque de singulière douceur dans les mœurs. Les étrangers qui la
visitaient alors nous disent qu’en ce pays, où il n’y avait ni police
ni gendarmes, on pouvait parcourir les immenses forêts en toute
sécurité, les mains pleines d’or. Presque aucun procès criminel. Les
rôles de plusieurs tribunaux établissent que, durant trente années, on
n’eut à y juger que des bohémiens ou des juifs, aucun Polonais; pas un
noble, pas un paysan accusé de meurtre ou de vol.

«Les Polonais avaient des serfs», dit-on. Et les Russes n’en avaient
pas, sans doute? et les Allemands n’en avaient pas? Le servage allemand
était très dur, même en notre siècle. Un de mes amis a vu encore dans
un État allemand une fille serve dans une loge à chien, avec une chaîne
de fer. Nous-mêmes, Français, qui parlons tant, avec toutes nos belles
lois, nous n’en avons pas moins des nègres, sans parler des nègres
blancs de l’esclavage industriel, qui souvent vaut bien le servage.

Le serf, sous la république de Pologne, payait dix fois moins
qu’aujourd’hui. Ajoutez qu’il était exempt du plus terrible impôt
qu’exige la Russie. La noblesse portait seule les armes. On ne voyait
pas ces longues files de jeunes paysans polonais, la chaîne au cou, qui
marchent, piqués par le Cosaque, pour servir l’ennemi de la Pologne,
dans le Caucase, en Sibérie, jusqu’aux frontières de Chine. Il en meurt
la moitié en route; on en prend d’autres, toujours d’autres, qui ne
reviennent jamais. La Pologne n’enfante que pour saouler le Minotaure.

Quel a été, en réalité, le péché de la Pologne? cet esprit romanesque,
cet esprit de grandeur (fausse ou vraie) qui a fait des héros, mais qui
convenait moins aux citoyens d’une république. Chaque homme était un
roi et tenait cour, les portes ouvertes à tous, les tables toujours
mises; on priait l’étranger d’entrer, on le comblait de dons. Et ce
n’était pas seulement orgueil et faste, c’était aussi une aimable
facilité de cœur, une bonté naturelle qui les jetait dans cet excès de
libéralité. Tout objet que vous regardiez, que vous paraissiez trouver
agréable dans la maison de votre hôte, on vous disait: «Il est à vous.»

Et il aurait paru bas, ignoble, anti-polonais, qu’il en fût autrement:
cela était tellement établi dans les mœurs, qu’on disait aux enfants,
lorsqu’on les menait en visite: «Prends bien garde de ne pas nommer, de
ne louer aucun objet que tu verras. Ce serait indiscret, le maître le
donnerait à l’instant.»

Cette libéralité prodigue et la fausse grandeur, la fastueuse vie du
chevalier qui vit de gloire et jette l’or, elles eurent un double
effet, et très fatal. D’abord, ils regardèrent au-dessous d’eux de
s’occuper de leurs affaires, les laissèrent à des intendants qui
pressuraient les serfs. Les plus généreux des hommes, les plus humains,
les moins avides, se trouvèrent, par ces funestes intermédiaires, être,
à leur insu, des maîtres très durs.

Cet éloignement des affaires fut cause aussi qu’ils laissèrent prendre
un grand ascendant aux prêtres romains, aux jésuites.—La Pologne, au
seizième siècle, était le pays le plus tolérant de la terre, l’asile de
la liberté religieuse; tous les libres penseurs venaient s’y réfugier.
Les jésuites arrivent; le clergé polonais suit leur impulsion, devient
persécuteur. Il entreprend la tâche insensée de convertir les
populations du rit grec, les belliqueux Cosaques. Ceux-ci, Polonais
d’origine, sauvages, indépendants, comme le fier coursier de l’Ukraine,
tournent bride, s’en vont du côté russe. La république de Pologne donna
ce jour-là à son ennemi l’épée qui devait lui percer le cœur.



  IV

  SUBLIME GÉNÉROSITÉ DE LA POLOGNE


L’Europe oublieuse, distraite, semble ne plus savoir le suprême danger
qu’elle courut aux derniers temps du Moyen-âge et qui l’en préserva.

L’invasion des Turcs, bien autrement sérieuse que celle des Tartares en
Europe, n’était point un déluge d’un jour, qui inonde, ravage et
s’écoule. Ces barbares, nullement barbares à la guerre, se présentaient
en masses fortes, solides; parmi des nuées de cavalerie s’avançaient
leurs redoutables janissaires, la première infanterie du monde. Leur
victoire était très probable: victoire hideuse, qui n’eût été nullement
celle du mahométisme. Ce monstre d’empire turc, création tout
artificielle, très peu mahométane, ne venait point à nous comme une
religion, ou comme une race. C’était, on le sait, de vastes razzias
d’enfants de toute race qui recrutaient l’armée, le peuple appelé turc,
empire immonde, effroyable Sodome, sanguinaire Antéchrist. L’Europe
frissonnait aux récits des tortures que les vaincus avaient à attendre,
empalés ou sciés en deux.

La Pologne se mit devant l’Europe avec la Hongrie et les Slaves, les
Roumains du Danube; elle sauva l’humanité.

Pendant que l’Europe oisive jasait, disputait sur la Grâce, se perdait
en subtilités, ces gardiens héroïques la couvraient de leurs lances.
Pour que les femmes de France et d’Allemagne filassent tranquillement
leur quenouille et les hommes leur théologie, il fallait que le
Polonais, le Hongrois, toute leur vie en sentinelle, à deux pas des
Barbares, veillassent, le sabre en main. Malheur s’ils s’endormaient!
leur corps restait au poste, leur tête s’en allait au camp turc.

Tout homme qui naissait alors en ces pays savait parfaitement qu’il ne
mourrait pas dans son lit; qu’il devait sa vie au martyre. Grande
situation! de se savoir toujours si près d’arriver devant Dieu! Cela
tenait les cœurs très hauts, très libres aussi.—Quoi de plus libre que
la mort? Vivants, ils lui appartenaient et ne relevaient que d’elle. On
ne gouvernait de tels hommes que par leur propre volonté.

Rien de plus grand que cette république de Pologne. La volonté y
faisait tout. C’était comme l’empire des esprits. Ni le roi ni les
juges n’ayant de force suffisante pour assurer l’exécution des
jugements, il fallait que le condamné se livrât de lui-même, qu’il
apportât sa tête.

L’idéal polonais, placé si haut, imposait à la République d’immenses
difficultés; la loi y exigeait des citoyens un effort continuel; pour
état naturel, ordinaire, elle exigeait d’eux le sublime. Elle les
supposait toujours généreux, du moins voulant l’être. Dans le progrès
de son histoire, la Pologne semblait marcher vers un gouvernement qui
ne s’est pas vu encore en ce monde, un gouvernement de _spontanéité_,
de _bonne volonté_.

Quel qu’ait été plus tard l’affaissement national, l’orgueil de la
noblesse et son esprit d’exclusion, de caste, qui fut un démenti à la
générosité antique, il est resté de cet état sublime des premiers temps
une tendance chevaleresque, une étonnante disposition au sacrifice,
dont nulle nation peut-être n’a donné les mêmes exemples.

Quoi qu’il en coûte à un Français de l’avouer, nous devons dire, pour
être juste, que les gouvernements de la France ont tous usé et abusé de
l’amitié de la Pologne, de l’héroïque fidélité des Polonais. Ils l’ont
mise aux plus rudes épreuves sans en trouver jamais le fond.

Il est indigne que, dans tant de traités, et sous la République même, à
Bâle, à Campo-Formio, à Lunéville, la Pologne ne soit pas même
mentionnée. Elle versait alors son sang pour nous, à flots; elle
créait, sous Dombrowski, ces vaillantes légions polonaises qui partout
nous ont secondés, égalant, dépassant parfois les plus vaillants des
nôtres.

Le cœur saigne à dire la terrible dépense que Napoléon fit du sang des
Polonais. Leur docilité, leur dévouement, leur enthousiasme obstiné
pour celui en qui ils voyaient le drapeau de la France, saisissent
d’étonnement, arrachent les larmes. Dans les plus tristes entreprises,
les plus étrangères à leur cause, il les prodigue sans scrupule; il les
embarque pour Saint-Domingue, jette ces hommes du Nord aux climats de
feu, emploie au rétablissement de l’esclavage ces soldats de la
liberté. Dans la plus injuste des guerres, celle d’Espagne, encore les
Polonais. Les Français s’y rebutent, se lassent: les Polonais ne sont
pas las encore.

Quelle récompense? La voici: trois fois de suite, en 1807, en 1809, en
1812, Napoléon a empêché la restauration de leur nationalité, qui se
faisait d’elle-même.

Vous supposez sans doute que les Polonais, si maltraités, lui ont gardé
rancune, qu’ils ont un souvenir amer d’une adoration si mal reconnue,
qu’ils en veulent à ce dieu ingrat?... C’est précisément le contraire.
Tout au rebours des autres hommes, leur attachement a augmenté par les
mauvais traitements. La chute de Napoléon (qui détacha de lui tant
d’hommes) lui rallia encore le cœur des Polonais. Sainte-Hélène porta
leur fanatisme au comble. La mort, enfin, le mit sur un autel.
Vainqueur, c’était pour eux un grand homme; vaincu et captif, un héros;
mort, ils en ont fait un messie.

Magnanimes instincts de générosité et de grandeur, héroïques élans du
cœur pour aimer qui nous fit souffrir!

Nous avons eu sous les yeux un miracle en ce genre, un fait inouï,
prodigieux... et la sueur me vient d’y penser... Le Collège de France a
été témoin de cette chose; sa chaire en reste sainte.

Je parle du jour où nous vîmes, où nous entendîmes le grand poète de la
Pologne, son illustre représentant par le génie et le cœur, consommer,
par-devant la France, l’immolation des plus justes haines, et prononcer
sur la Russie des paroles fraternelles.

Les Russes qui étaient là furent foudroyés. Ils attachaient les yeux à
la terre.

Pour nous autres Français, ébranlés jusqu’au fond de l’âme, à peine
osions-nous regarder l’infortuné auditoire polonais, assis près de nous
sur ces bancs. Quelle douleur, quelle misère manquait dans cette foule?
Ah! pas une. Le mal du monde était là au complet. Exilés, proscrits,
condamnés, vieillards brisés par l’âge, ruines vivantes des vieux
temps, des batailles; pauvres femmes âgées sous les habits du peuple,
princesses hier, ouvrières aujourd’hui; tout perdu, rang, fortune, le
sang, la vie; leurs maris, leurs enfants, enterrés aux champs de
bataille, aux mines de Sibérie! Leur vue perçait le cœur!... Quelle
force fallait-il, quel sacrifice énorme et quel déchirement pour leur
parler ainsi, arracher d’eux l’oubli et la clémence, leur ôter ce qui
leur restait, et leur dernier trésor, la haine... Ah! pour risquer
ainsi de les blesser encore, une seule chose pouvait enhardir: être de
tous le plus blessé.

Cela était écrit et devait arriver. Il n’y a pas à discuter, ni rien à
dire ou pour ou contre. Il était écrit et voulu que la Pologne,
s’arrachant la Pologne du cœur, perdant la terre de vue, repoussant
l’infini des douleurs, des haines et des souvenirs, emporterait, dans
son vol au ciel, jusqu’à la Russie elle-même.

C’est le mystère de l’aigle blanc qui laisse pleuvoir son sang, et
sauve l’aigle noir.



  V

  GÉNIE PROPHÉTIQUE ET POÉTIQUE DE LA POLOGNE
  SA LÉGENDE RÉCENTE


Il y a peu d’années, plusieurs villages de Lithuanie ont témoigné
authentiquement et, par-devant les magistrats, affirmé par serment,
qu’ils avaient vu distinctement au ciel une grande armée qui parlait de
l’Ouest et qui allait au Nord.

C’est le privilège des grandes douleurs, le don que le ciel fait à ceux
qui souffrent trop dans le présent, d’anticiper ainsi le temps.

Cette grandeur de cœur, cette magnanimité dont nous parlions, cette
douceur pour ses ennemis, méritent bien aussi que, de ces hauts sommets
de la nature morale, le regard porte au loin et qu’on voie d’avance les
réparations de l’avenir.

Ah! dons du ciel, jamais vous ne fûtes plus nécessaires! jamais vous ne
vîntes consoler de plus grandes douleurs!... Faites-leur voir déjà le
monde juste et bon que nous aurons un jour.

Cette puissance, plusieurs l’assurent, est dans un homme. Je le crois
sans peine, et dans mille! N’y eut-il pas, dans les captivités des
Juifs, dans nos Cévennes et ailleurs, des peuples _voyants_?

Belle justice de Dieu! Ce peuple martelé, scié, en deux, comme fut
Isaïe, a pris dans son supplice des ailes prophétiques. Il ne marche
plus, mais il vole. Les seuls poèmes sublimes qui aient apparu aux
derniers temps sont ces deux cris de la Pologne, la _Comédie infernale_
et la _Vision de la nuit de Noël_: voix profonde d’un homme qui
gémissait sur le vieux monde, et qui, à son insu, tout à coup s’est
trouvé prophète.

Ceux qui ont vu encore la funèbre gravure qui représentait Napoléon
dans son linceul, couronné de lauriers, mais ayant sous les yeux la
carte où la Pologne manque, et s’excusant à Dieu; ceux-là, dis-je,
savent à quelle hauteur d’intuition est l’âme polonaise et combien
confidente des jugements de l’éternité.

Nul doute que, dans les profondeurs de ce peuple infortuné qui ne peut
même gémir, il y ait bien d’autres intuitions sublimes de prophétie et
de poésie. Ils les tiennent muettes, en eux, pour leur consolation,
_pour le remède de l’âme_.

La révélation la plus forte de la Pologne en ces derniers temps, sa
poésie vivante, son poème humain fut l’homme étrange qui seul, de nos
jours, en pleine lumière, hier même, en 1849, est devenu une légende.

Nous l’avons connu ici, cet homme terrible, cet homme-fée qui sans arme
chassait des escadrons, les blessait du regard, celui sur qui
mollissaient les balles, celui devant qui reculaient les boulets
effrayés; nous l’avons connu,—le général Bem.

Ici, il nous parut un homme doux et bon, rien de plus. Il s’occupait
infatigablement de méthodes qu’il devait un jour appliquer à
l’enseignement des pauvres paysans polonais. La guerre lui était
naturelle; il l’avait dans le sang, et il n’en donnait aucun signe. Sa
figure, très peu militaire, était triste. Pour être gai, il lui fallait
la guerre, des combats, et terribles.

Là, au milieu des balles, il devenait aimable, d’une bonhomie joviale.
La pluie de fer, de feu, était son élément; alors il avait l’air de
nager dans les roses. Avec cela, humain et doux. Le péril n’éveillait
en lui ni haine ni colère; tout au contraire, une gaieté charmante.
Personne n’a moins haï ceux qu’il tuait. Aussi est-il resté cher à
tous, aux Slaves comme aux Hongrois, comme aux Polonais. Ils le
chantent avec les leurs, et se vantent de ce que, lui aussi, il fut
Slave; ils montrent avec orgueil les coups dont il les honora.

Cette légende est fondée au cœur des peuples, elle va florissant chaque
jour, s’enrichissant de branches nouvelles et de jeunes fleurs. Naguère
encore, quand les volontaires de Silésie, que leur cœur poussait au
Midi, s’en allaient malgré eux au Nord sous le bâton des Prussiens:
«Vous avez beau faire, disaient-ils, Bem aura raison de vous tous. Il
vit et il vivra. Les cloches depuis mille ans ne font que l’annoncer.
Écoutez-les; n’entendez-vous pas qu’elles disent: _Bem! Bem! Bem!_...
Elles sonnent, et sonneront son nom éternellement.»



  VI

  LA RUSSIE ÉTAIT INCONNUE JUSQU’EN 1847
  ELLE EST ENTIÈREMENT COMMUNISTE


Une chose peut sembler étrange à dire, c’est que, jusqu’en 1847, la
Russie, la vraie Russie, la Russie populaire, n’était guère plus connue
que l’Amérique avant Christophe Colomb.

J’avais lu tout ce qu’on a publié d’important en Europe sur la Russie.
Je n’en étais pas plus instruit. Je sentais bien confusément que, dans
cette foule d’ouvrages généralement légers sous forme sérieuse, on
avait donné l’extérieur, le costume et non l’homme.

Un observateur pénétrant, délicat, doué d’un tact de femme, M. de
Custine, avait peint la haute société russe, et parfois même avec
bonheur saisi au passage le profil du peuple.

Mickiewicz avait posé de haut les traits généraux de la vie slave, et,
descendant dans le détail, jeté de profondes, d’admirables lueurs sur
le vrai caractère du gouvernement russe. Il eût été plus loin; on ne le
permit pas. On fit briser sa chaire.

Du reste, la tendance de Mickiewicz, dans son sublime effort pour
amnistier la Russie, pour réconcilier les frères ennemis, Russes et
Polonais, dans l’idée de l’origine commune, ne lui permettait guère
d’insister sur ce qui est spécial aux Russes, sur ce qui les
différencie des autres Slaves et les met au-dessous, sur la misérable
décadence et l’avilissement où l’esprit slave est tombé dans ce grand
empire.

En 1843, un savant agronome, M. Haxthaüsen, visite la Russie pour
étudier les procédés de l’agriculture. Il ne cherchait que la terre et
les choses de la terre, et il a trouvé l’homme.

Il a découvert la Russie. Sa patiente enquête nous a plus éclairés que
tous les livres antérieurs mis ensemble.

Le témoignage de l’excellent observateur est d’autant moins suspect,
qu’il peut être considéré comme celui même de la Russie, une déposition
qu’elle fait sur elle-même. Recommandé par l’empereur, il a été conduit
par les autorités, par les grands propriétaires, qui n’auraient pas
manqué de lui cacher la vérité, s’il eût voulu connaître le
gouvernement russe, mais qui se faisaient un plaisir de lui faire
connaître en détail toute la vie inférieure de la Russie, le serf et le
village, la condition de la culture et du cultivateur.

L’Allemand, ainsi mené, va lentement de commune en commune, regarde,
observe, interroge, autant qu’il peut; et, quel que soit son respect un
peu servile pour le gouvernement, sa déférence respectueuse pour les
grands personnages qui le conduisent sur leurs terres, il n’en conserve
pas moins une remarquable liberté de jugement.

Quelle conclusion supposez-vous à cette enquête ainsi conduite par les
intéressés? la plus inattendue; et elle fait beaucoup d’honneur à M.
Haxthaüsen.

Il ne la résume pas sous forme générale, mais il constate à chaque
instant _que la culture et le cultivateur sont misérables, qu’ils
produisent très peu, que l’homme imprévoyant et sans vue d’avenir est
peu capable d’amélioration_.

La population augmente, dit-on, rapidement. La production n’augmente
pas; l’activité est nulle. Contraste étrange: la vie se multiplie, et
elle semble frappée de langueur et de mort.

Un mot explique tout, et ce mot contient la Russie.

La vie russe, c’est le communisme.

Forme unique, exclusive de cette société, à peu près sans exception.
Sous l’autorité du seigneur, la commune distribue la terre, la partage
à ses membres, ici tous les dix ans, là la sixième année, la quatrième
ou la troisième, même en certains lieux tous les ans.

Au temps ordinaire du partage, la famille qui se trouve réduite par la
mort reçoit moins de terre, la famille augmentée en reçoit davantage.
Elle est tellement intéressée à ne pas diminuer de nombre que, si un
vieillard meurt, le vieux père, par exemple, la famille adopte un
vieillard, se fait un père pour remplacer le mort.

La force de la Russie (analogue sous quelques rapports à celle des
États-Unis d’Amérique), c’est qu’elle a dans son sein une sorte de loi
agraire, je veux dire une distribution perpétuelle de terre à tous les
survenants. On ne trouve pas beaucoup d’étrangers qui veuillent en
profiter, au risque de devenir serfs. Mais les enfants viennent à
l’aveugle en foule, en nombre énorme. Tout enfant qui ouvre les yeux a
sa part toute prête, qu’il recevra de la commune; c’est comme une prime
pour naître, l’encouragement le plus efficace à la génération.

Monstrueuse force de vie, de multiplication! épouvantable pour le
monde, si cette force n’était balancée! Mais l’action de la mort n’est
pas moins monstrueuse; elle a ses deux ministres, tous deux expéditifs:
un atroce climat, un gouvernement plus atroce.

Ajoutez que dans ce communisme même qui encourage tellement à naître et
à vivre, il y a, en récompense, une force de mort, d’improductivité,
d’oisiveté, de stérilité. L’homme, non responsable, se reposant sur la
commune, reste comme endormi dans l’imprévoyance enfantine; d’une
charrue légère, il écorche légèrement un sol ingrat; il chante,
insouciant, son chant doux, monotone; la terre produira peu;
qu’importe? il se fera assigner un lot de terre de plus, sa femme est
là: il aura un enfant.

De là un résultat très imprévu: le communisme ici fortifie la famille.
La femme est fort aimée; elle a la vie très douce. Elle est en réalité
la source de l’aisance; son sein fécond est pour l’homme une source de
biens. L’enfant est bienvenu. On chante à sa naissance; il apporte la
prospérité. Il meurt bientôt, c’est vrai le plus souvent; mais sa
féconde mère ne perd pas un moment pour le remplacer vite, et maintenir
son lot dans la famille.

Vie _toute naturelle_, dans le sens inférieur, profondément matérielle,
qui attache singulièrement l’homme en le tenant très bas.—Peu de
travail, nulle prévoyance, nul souci d’avenir.—La femme et la commune,
voilà ce qui protège l’homme. Plus la femme est féconde, plus la
commune donne. L’amour physique et l’eau-de-vie, la génération
incessante d’enfants qui meurent et qu’on refait sans cesse, voilà la
vie du serf.

Ils ont horreur de la propriété. Ceux qu’on a faits propriétaires
retournent vite au communisme. Ils craignent les mauvaises chances, le
travail, la responsabilité. Propriétaire, on se ruine; communiste, on
ne peut se ruiner, n’ayant rien, à vrai dire. L’un d’eux, à qui on
voulait donner une terre en propriété, disait: «Mais si je bois ma
terre?»

Il y a, en vérité, quelque chose d’étrange à confondre, sous ce même
mot de communisme, des choses si différentes, à rapprocher ce
communisme d’indolence et de somnolence des communautés héroïques qui
ont été pour l’Europe la défense contre les barbares, l’avant-garde de
la liberté.—Les Serbes, les Monténégrins, ces populations voisines des
Turcs, dans leur lutte inégale contre ce grand empire, menacés à toute
heure d’être enlevés captifs, traînés à la queue des chevaux, ont
cherché, au milieu de ces extrêmes périls, l’unité et la force dans une
sorte de communisme. Moissons communes, tables souvent communes,
l’unité fraternelle dans la vie, dans la mort: une telle communauté, on
l’a bien vu par leurs combats et par leurs chants, n’a nullement énervé
leurs bras ni leur esprit.

Il y a loin de là au communisme instinctif, naturel, paresseux, qui est
l’état invariable de tant de tribus animales, avant que la vie
individuelle et l’organisme propre se soient vigoureusement déclarés.
Tels les mollusques au fond des mers; tels, nombre de sauvages des îles
du Sud; tel, dans un degré supérieur, l’insouciant paysan russe. Il
dort sur la commune comme l’enfant au sein de la mère. Il y trouve un
adoucissement au servage, triste adoucissement, qui, favorisant
l’indolence, le confirme et le perpétue.

Dans la profonde misère du serf russe et son impuissance
d’amélioration, un seul côté adoucit le tableau, y semble mettre un
rayon de bonheur: c’est l’excellence de la famille, c’est la femme et
l’enfant. Mais là même se retrouvent une misère plus grande et le fond
de l’abjection. L’enfant naît, est aimé, mais on le soigne peu. Il
meurt pour faire place à un autre qu’on aime également, qu’on regrette
aussi peu. C’est l’eau de la rivière. La femme est une source d’où
s’écoulent des générations, pour se perdre au fond de la terre. L’homme
n’y prend pas garde. La femme, l’enfant, sont-ils à lui? La vie hideuse
du servage implique un triste communisme que nous avons laissé dans
l’ombre. Celui qui n’a pas même son corps, n’a ni sa femme, ni sa
fille. Toute génération est pour lui incertaine. Dans la réalité, la
famille n’est pas.



  VII

  TOUT, DANS LA RUSSIE, EST ILLUSION ET MENSONGE


Le communisme russe n’est nullement une institution, c’est une
condition naturelle qui tient à la race, au climat, à l’homme, à la
nature.

L’homme, en Russie, n’est point l’homme du Nord. Il n’en a ni l’énergie
farouche, ni la gravité forte. Les Russes sont des Méridionaux; on le
voit au premier coup d’œil, à leur allure leste et légère, à leur
mobilité. La pression violente des invasions tartares les a rejetés du
Midi dans ce marais immense qu’on appelle la Russie septentrionale.
Cette affreuse Russie est très peuplée. Celle du Midi, riche et
féconde, reste une prairie solitaire.

Huit mois par an de boue profonde, et toute communication impossible;
le reste du temps, des glaces, et les voyages pénibles et dangereux, si
ce n’est par traîneaux. La désolante uniformité d’un tel climat, la
solitude que crée l’absence de communications, tout donne à l’homme un
besoin extraordinaire de mouvement. Sans la main de fer qui les tient
attachés au sol, tous, nobles et serfs, les Russes fuiraient; ils
iraient, viendraient, voyageraient. Ils n’ont rien autre chose en tête.
Laboureurs malgré eux, et non moins ennemis de la vie militaire, ils
sont nés voyageurs, colporteurs, brocanteurs, charpentiers, nomades
aussi; cochers surtout, c’est là qu’ils brillent.

Ne pouvant suivre cet instinct de mouvement, l’agriculteur au moins
trouve plaisir à changer et s’agiter sur place. La distribution
continuelle des terres, leur passage d’une main à l’autre, font une
sorte de voyage intérieur pour toute la commune. La terre ennuyeuse,
immobile, est comme mobilisée, diversifiée par ce fréquent échange.

On a dit, en parlant des Slaves en général, ce qui, tout au moins, est
vrai des Russes: «Nul passé, nul avenir; le présent seul est tout.»

Mobiles habitants de l’océan des boues du Nord, où la nature
incessamment compose et décompose, résout, dissout, ils semblent tenir
de l’eau. «Faux comme l’eau», a dit Shakespeare.—Leurs yeux longs,
mais très peu ouverts, ne rappellent pas bien ceux de l’homme. Les
Grecs appelaient les Russes: _Yeux de lézards_, et Mickiewicz a dit,
mieux encore, que les vrais Russes avaient des _yeux d’insectes_,
brillants, mais sans regard humain.

On devine, à les voir, la sensible lacune qui se trouve en cette race.
Ce ne sont pas des hommes encore.

Nous voulons dire qu’il leur manque l’attribut essentiel de l’homme: la
faculté morale, le sens du bien et du mal. Ce sens et cette idée, c’est
la base du monde. Un homme qui ne l’a pas flotte encore au hasard,
comme un chaos moral qui attend la création.

Nous ne nions pas que les Russes n’aient pas beaucoup de qualités
aimables. Ils sont doux et faciles, bons compagnons, tendres parents,
humains et charitables. Seulement, la sincérité, la moralité, leur
manquent entièrement.

Ils mentent innocemment, volent innocemment, mentent, volent toujours.

Chose étrange! la faculté admirative, très développée chez eux, leur
permet de sentir le poétique, le grand, le sublime peut-être. Mais le
vrai et le juste n’ont aucun sens pour eux. Parlez-en, ils restent
muets, ils sourient, ils ne savent ce que vous voulez dire.

La justice n’est pas seulement la garantie de toute société, elle en
fait la réalité, le fonds et la substance. Une société où elle est
ignorée est une société apparente, sans réalité, fausse et vide.

Du plus haut au plus bas, la Russie trompe et ment: c’est une
fantasmagorie, un mirage, c’est l’empire de l’illusion.

Partons du bas, de l’élément qui semble encore le plus solide, du trait
original et populaire de la Russie.

La famille n’est pas la famille. La femme est-elle à l’homme? Non, au
maître d’abord. De qui est l’enfant? Qui le sait?

La commune n’est pas la commune. Petite république patriarcale, au
premier coup d’œil, qui donne l’idée de liberté. Regardez mieux, ce
sont de misérables serfs qui seulement répartissent entre eux le
fardeau du servage. Par simple vente et par achat, on la brise à
volonté, cette république. Nulle garantie pour la commune, pas plus que
pour l’individu.

Montons plus haut, jusqu’au seigneur. Là, le contraste de l’idéal et du
réel devient plus dur encore, et le mensonge est plus frappant. Ce
seigneur est un père, dans l’idée primitive; il rend paternellement la
justice, assisté du starost, ou ancien du village. Ce père, dans la
réalité, est un maître terrible, plus tzar dans son village que
l’empereur dans Pétersbourg. Il bat à volonté; à volonté, il prend
votre fille ou vous-même, vous fait soldat, vous fait mineur de
Sibérie, vous jette, pour mourir loin des vôtres, aux nouvelles
fabriques, vrais bagnes qui sans cesse achètent des serfs et les
dévorent.

L’état des libres est pire, et personne n’a intérêt d’être libre. Un
Russe de mes amis a fait de vains efforts pour y amener ses serfs. Ils
aiment mieux le hasard du servage: c’est comme une loterie; parfois on
tombe à un bon maître. Mais les soi-disant libres sous l’administration
n’ont point de ces hasards. Elle est le pire des maîtres.

Cette administration, dans l’empire du mensonge, est tout ce qu’il y a
de plus mensonger. Elle se prétend russe et elle est allemande; les
cinq sixièmes des employés sont des Allemands de Courlande et de
Livonie: race insolente et pédantesque, dans un parfait contraste avec
le Russe, ne connaissant en rien sa vie, ses mœurs, ni son génie, le
menant tout à contre-sens, brutalisant, faussant les côtés aimables,
originaux, de cette population douce et légère.

Dans ce peuple de fonctionnaires, on ne peut sans dégoût envisager ce
qui s’appelle Église, et qui n’est qu’une partie de l’administration.
Nulle instruction spirituelle, nulle consolation donnée au peuple.
L’enseignement religieux expressément défendu. Les premiers qui
prêchèrent furent envoyés en Sibérie. Le prêtre est un commis, rien de
plus; et, comme le commis, il a les grades militaires. L’archevêque de
Moscou a le titre de général en chef, celui de Kasan, de lieutenant
général. Église toute matérielle et l’antipode de l’esprit.

Le pape de la Russie est le collège ecclésiastique, lequel juge les
causes spirituelles; mais lui-même il fait ce serment: «_Le tzar est
notre juge_.» De sorte qu’en réalité le vrai pape est le tzar.

Un auteur important en cette matière, Tolstoï, le dit expressément:
«L’empereur est le chef né de la religion.»

Dans le tsar est le faux du faux, le mensonge suprême qui couronne tous
les mensonges.

Providence visible, père des pères, protecteur des serfs!... Nous
expliquerons ailleurs, dans son développement diabolique, cette
effroyable paternité.

Qu’il nous suffise ici de montrer ce qu’elle a de faux, dans son
attribut le moins faux, le moins contestable, la force et la puissance:
d’expliquer que cette puissance elle-même, si roide, si dure, et qui
paraît si forte, est très faible en réalité.

Deux choses naturelles ont amené cette chose dénaturée, ce monstre de
gouvernement. L’instabilité désolante que les invasions éternelles des
cavaliers tartares mettaient dans l’existence des Russes, leur a fait
désirer la stabilité, le repos sous un maître. Mais, d’autre part, la
mobilité intrinsèque de la race russe, sa fluidité excessive, rendaient
ce repos difficile. Incertaine comme l’eau, elle ne put être retenue
que par le procédé dont use la nature pour fixer l’eau, par la
constriction, le resserrement dur, brusque, violent, qui, aux premières
nuits d’hiver, met l’eau en glace, le fluide en cristal aussi dur que
le fer.

Telle est l’image de la violente opération qui créa l’État russe. Tel
est son idéal, tel devrait être ce gouvernement, un dur repos, une
fixité forte, achetée aux dépens des meilleures manifestations de la
vie.

Il n’est point tel. Pour continuer la comparaison, il est de ces glaces
mal prises, qui contiennent au dedans des vides, des flaques d’eau,
restées mobiles, qui trompent à tout moment. Sa fixité est très peu
fixe, sa solidité incertaine.

L’âme russe, nous l’avons dit, n’a rien de ce qui, même dans
l’esclavage, est nécessaire à la stabilité. C’est un élément plus
qu’une humanité. Serrez, c’est presque en vain; elle coule, elle
échappe. Avec quoi serrez-vous? avec une administration, sans doute;
mais cette administration n’est pas plus morale que ceux qu’elle
prétend régler. Le fonctionnaire n’a pas plus que le sujet la suite, le
sérieux, la sûreté de caractère, les sentiments d’honneur, qui peuvent
seuls rendre efficace l’action d’un gouvernement. Il est, comme tout
autre, léger, fripon, avide. Si tous les sujets sont voleurs, les juges
sont à vendre. Si le noble et le serf sont corrompus, l’employé l’est
au moins autant. L’empereur sait parfaitement qu’on le vend, qu’on le
vole, que le plus sûr de ses fonctionnaires ne tiendrait pas contre une
centaine de roubles.

Ce pouvoir immense, terrible, qu’il transmet aux agents de ses
volontés, que devient-il en route? A chaque degré, il y a corruption,
vénalité, et, par suite, incertitude absolue dans les résultats.

Si l’empereur était toujours trompé, si sa volonté restait toujours
impuissante, il prendrait ses mesures et s’arrangerait là-dessus. Il
n’en est pas ainsi. Le grand défaut de la machine, c’est qu’elle est
incertaine, capricieuse dans son action. Parfois les volontés les plus
absolues de l’autocrate n’aboutissent à rien. Parfois un mot qui lui
échappe par hasard a des effets immenses, et les plus désastreux.

Un exemple: Catherine, envoyant en Sibérie plusieurs Français pris en
Pologne, avait très fortement recommandé (pour ménager l’opinion)
qu’ils fussent bien traités. Elle le dit et le répéta, ordonna, menaça.
Jamais elle ne fut obéie.

Autre exemple contraire: Nicolas dit un jour à des paysans du Volga
qu’il serait charmé que dans l’avenir tout paysan pût être libre. Ce
mot tombe comme une étincelle; une révolte immense et le massacre des
maîtres en résultent; il y faut une armée et des torrents de sang.

Voilà comme tout flotte. L’empereur est parfois infiniment trop obéi,
contre sa volonté; parfois il ne l’est pas du tout. Souvent il est
trompé, volé, avec une audace incroyable. Par exemple, à sa barbe, à
ses yeux, on vole, on vend en détail un vaisseau de ligne, et jusqu’à
des canons de bronze. Il le voit, il le sait, il menace, il frappe
parfois. Et les choses n’en vont pas moins leur train. Chaque jour lui
montre durement, et comme avec dérision, que cette autorité énorme est
illusoire, cette puissance impuissante. Chaque jour, plus indigné, il
se débat, s’agite, fait quelque essai nouveau et encore impuissant...
Contraste humiliant! Un Dieu sur terre, trompé, volé, moqué si
outrageusement! Rien de plus propre à rendre fou!

Résumons. Le Russe est mensonge. Il l’est dans la commune, fausse
commune. Il l’est dans le seigneur, dans le prêtre et le tzar.
_Crescendo_ de mensonges, de faux semblants, d’illusions!

Qu’est-ce donc que ce peuple? Humanité? Nature, élément qui commence et
non organisé? Est-ce du sable et de la poussière, comme celle qui,
trois mois durant, volatilise et soulève à la fois tout le sol russe?
Est-ce de l’eau, comme celle qui, le reste du temps, eau, glace ou
boue, fait un vaste marécage de la triste contrée?

Non. Le sable, en comparaison, est solide, et l’eau n’est pas trompeuse.



  VIII

 POLITIQUE MENSONGÈRE DE LA RUSSIE.—COMMENT ELLE A DISSOUS LA POLOGNE


La Russie, en sa nature, en sa vie propre, étant le mensonge même, sa
politique extérieure et son arme contre l’Europe sont nécessairement le
mensonge.

Seulement, il y a ici une remarquable différence: autant la Russie,
comme race, est mobile, fluide, incertaine, autant, comme politique et
diplomatie, elle est fixe, persévérante. Ce gouvernement, étranger en
grande partie, souvent tout allemand, ou suivant la tradition du
machiavélisme allemand, avec un mélange de ruse grecque et byzantine,
varie peu, se recrute d’un personnel à peu près identique. Ministres,
diplomates, observateurs, espions de divers rangs et des deux sexes, le
tout forme un même corps, une sorte de jésuitisme politique.

Deux puissances ont seules connu la mécanique du mensonge, et l’ont
pratiquée en grand: les Jésuites proprement dits, et ce jésuitisme
russe.

Le temps moderne, supérieur en toute chose, armé d’une foule de moyens
et d’arts nouveaux inconnus à l’Antiquité, offre ici deux œuvres
incomparables de mensonges systématiques, deux iliades de fraudes,
telles qu’aucun âge antérieur n’eût pu même les concevoir.—La
première, accomplie par les Jésuites vers le temps d’Henri IV, fut leur
patient travail d’éducation pour refaire un monde de fanatisme et de
meurtre, et recommencer en grand la Saint-Barthélemy sous le nom de
Guerre de Trente-Ans. L’autre travail, plus moderne, qui dure depuis
bien près d’un siècle, c’est la persévérante intrigue par laquelle le
jésuitisme russe (j’appelle ainsi cette ténébreuse diplomatie) parvint
à dissoudre au dedans la Pologne, à l’envelopper au dehors comme d’un
réseau de ténèbres, travaillant toute l’Europe contre, elle, acquérant
par flatterie ou par argent les organes dominants de l’opinion, créant
une opinion factice, une opinion apparente qui rendait les choses
secrètes, enfin, peu à peu enhardie, mêlant aux moyens de ruse une
fascination de terreur.

Ce travail a été très long, et il faut beaucoup de temps pour
l’étudier. Mais, vraiment, il en vaut la peine. Ceux qui auront la
patience de le suivre dans Rulhières, Oginski, Chodsko, Lelewel et
autres écrivains, assisteront à une cruelle, mais très curieuse
expérience politique et physiologique, celle de voir comment l’animal à
sang froid, fixant incessamment de son terne regard l’animal à sang
chaud, comme un affreux boa sur un noble cheval, l’attacha, le lia de
sa fascination, jusqu’à ce qu’il pût le sucer, affaibli, abattu.

Cela commence doucement. C’est un regard d’intérêt d’abord, une
attention de bon voisinage, l’inquiétude fraternelle que donnent à la
Russie les dissensions de la Pologne.

Et elle aime tant cette Pologne, qu’elle ne peut souffrir qu’aucun
Polonais soit opprimé par les autres. Philosophe, enthousiaste de la
tolérance, elle s’intéresse particulièrement aux dissidents; elle vient
au secours de la liberté religieuse (qui n’est pas opprimée).

_C’est le premier moyen de dissolution, la première opération de la
Russie sur la Pologne._

Catherine, à ce moment même, venait de prendre les biens des monastères
russes. Elle n’était pas sans inquiétude. Elle imagina de lancer la
Russie dans une guerre religieuse, de faire croire aux paysans qu’il
s’agissait de défendre leurs frères du rit grec persécutés en Pologne
par les hommes du rit latin. La guerre prit un caractère de barbarie
effroyable. Sous l’impulsion de cette femme athée, qui prêchait la
croisade, on vit des populations, des villages entiers torturés, brûlés
vifs, au nom de la tolérance.

Tout cela uniquement par amitié pour la Pologne, pour la protection des
Polonais dissidents. Ce n’est pas tout, l’impératrice ne protège pas
moins les Polonais fidèles à leurs anciennes lois barbares, à leur
vieille anarchie.

_C’est le second moyen de dissolution._

Admiratrice de l’antique constitution de la Pologne, elle ne souffrira
pas que le pays se transforme ni que le gouvernement y prenne aucune
force.

Dans ce second travail, la Russie s’attache surtout à créer une Pologne
contre la Pologne, comme un médecin perfide qui, se chargeant de guérir
un malade malgré lui, saurait habilement, dans ce corps vivant,
susciter d’autres corps vivants, y faire naître des vers...

Il y eut là des scènes d’un comique exécrable. Ces Polonais, amis des
Russes, donnèrent les plus étranges scènes de patriotisme. On en vit un
à genoux dans la diète, au milieu de la salle, tenant près de lui son
fils de six ans, et, le poignard à la main, criant qu’il allait le tuer
si l’on changeait les vieilles lois, qu’il voulait rester libre ou tuer
son enfant.

Voilà la seconde opération de la Russie. La troisième, plus hardie,
n’est plus seulement politique, mais sociale. Dès 1794, au temps de
Kosciuszko, la Russie n’entre en Pologne _que pour assurer le bien-être
des innocents habitants des campagnes_. Elle pousse le cri de
Spartacus, l’appel aux guerres serviles; c’est le premier essai du
système appliqué par l’Autriche en 1846, dans les massacres de Galicie.

_Troisième moyen de dissolution._

Ce n’est pas l’épée des Russes qui a vaincu la Pologne; c’est leur
langue qui a opéré la dissolution. Ils ont vaincu par trois mensonges.

Que serait-ce si nous pouvions montrer ici tous les arts par lesquels
la Russie, en même temps, travaillait le monde contre la Pologne,
profitant spécialement de la grande passion du dix-huitième siècle pour
la liberté religieuse, mettant ainsi le doute dans la pensée
européenne, jetant dans l’Occident un premier germe de dissolution!

Une définition profonde, admirable, a été donnée de la Russie, de cette
force dissolvante, de ce froid poison qu’elle fait circuler peu à peu,
qui détend le nerf de la vie, démoralise ses futures victimes, les
livre sans défense:

«La Russie, c’est le choléra.»



  IX

  ENFANCE ET JEUNESSE DE KOSCIUSZKO (1746-1776)


Le héros de la Pologne n’est pas proprement Polonais; il appartient à
cette mystérieuse Lithuanie qui, dans le labyrinthe immense de ses bois
et de ses marais, semble une première défense de l’Europe opposée à la
Russie. Plusieurs des dons brillants de la Pologne manquent à la
Lithuanie; elle en a d’autres plus graves. Les Polonais, relativement,
semblent les fils du soleil; les Lithuaniens, ceux de l’ombre. Chez eux
commence le grand Nord et les forêts sans limites. Leurs chants très
doux ont toute la mélancolie de ce climat. L’âme lithuanienne est
rêveuse, mystique, pleine du sentiment de l’infini et du monde à venir.

Le père de Kosciuszko était un musicien passionné, infatigable; il
donnait à la musique tout le temps dont il pouvait disposer. C’était un
de ces petits gentilshommes, innombrables en ce pays, qui n’ont rien
que leur épée, et vivent dans la domesticité des grands, ou de
l’exploitation rurale de quelque noble domaine. Client des princes
Czartorysky, il avait servi dans un régiment d’artillerie pendant
trente années de paix. Retiré, il cultivait un domaine du comte
Flemming, beau-père d’un Czartorysky.

Cette famille, qui avait entrepris la tâche difficile de réformer la
nation en présence de l’ennemi, et pour ainsi dire sous la main des
Russes, cherchait de tous côtés des hommes. Elle n’avait jamais perdu
de vue les Kosciuszko; c’est elle qui fit placer le jeune Thadée
Kosciuszko, né en 1746, à l’école des cadets, que le roi
Stanislas-Auguste venait de fonder à Varsovie.

Kosciuszko y arrivait déjà préparé. Enfant, il était plein d’ardeur,
avide d’apprendre, d’agir; il semblait que l’action, toujours ajournée
pour le père dans la longue période oisive où s’était écoulée sa vie,
s’était comme accumulée, et qu’elle éclatait dans son fils. Affamé
d’études dans son désert, il profita des leçons d’un vieil oncle qui
avait beaucoup voyagé et qui venait quelques mois par an à la ferme de
son père. Il apprit de lui un peu de dessin, de mathématiques, de
langue française. En même temps, il lisait tout seul les _Hommes
illustres_ de Plutarque, il en faisait des extraits, il s’assimilait le
génie héroïque de l’Antiquité.

L’enfant sauvage et studieux, dans sa solitude, avait quelque chose de
violent, de fougueux, d’indompté. Ce qui le ramenait à la douceur, lui
mettait le mors et la bride, si l’on peut ainsi parler, c’était son
amour de la famille, spécialement les égards et la protection
chevaleresque qu’il sentait devoir à ses sœurs, deux petites filles
très jeunes. De là peut-être la noble et pure tendresse qu’il eut
généralement pour la femme, et la prédilection singulière pour les
enfants qu’il montra toute sa vie.

Il arriva aux écoles dans un moment triste et dramatique, au moment où
la Pologne accepta un roi de la main des Russes. Le vrai roi fut dès
lors l’ambassadeur de Russie, le féroce Repnin. On vit celui-ci, sans
honte ni pudeur, sans pitié d’un peuple si fier, enlever du milieu de
la diète les membres opposants et les envoyer en Russie (1767). Nul
doute que ces spectacles n’aient puissamment remué le cœur du jeune
Kosciuszko, doublé ses efforts; il avait hâte de servir sa patrie
humiliée. Il prolongeait ses études bien avant dans la nuit, se
plongeait les pieds dans l’eau froide pour combattre le sommeil. Dure
épreuve dans un tel climat. Chaque soir, il avertissait le veilleur
qui, toute la nuit, entretenait les feux et chauffait les bâtiments de
l’école. Un cordon lié à son bras et circulant dans les corridors le
tirait du lit à trois heures.

Chaque année on désignait, sur un examen, quatre élèves voyageurs qui
devaient se perfectionner dans les principaux instituts militaires de
l’Europe. Kosciuszko fut de ce nombre. Il fut envoyé à l’académie
militaire de Versailles, puis à Brest, pour étudier la fortification et
la tactique navales. Enfin il passa quelque temps à Paris.

C’était vers 1770, ou à peu près. Jamais, pour les lettres et les arts,
la France ne fut plus brillante. La grande période philosophique,
ouverte par l’_Esprit des lois_, continuée par l’_Émile_, se fermait
glorieusement avec la défense de Sirven et de Calas. Par Voltaire et
Rousseau, la France avait en quelque sorte le pontificat de l’humanité.
Un doux esprit de bienveillance, de philanthropie et de liberté
semblait d’ici se répandre en Europe.

L’âme du jeune Polonais s’abreuva profondément à cette coupe, et se
pénétra de l’amour des hommes. Il resta le fils de ce temps, le fils de
la France d’alors. Les temps terribles qui suivirent, les plus extrêmes
nécessités, ses périls, ceux de la patrie, ne purent le faire dévier de
la ligne tracée par la philosophie française: humanité et tolérance. Il
y resta fidèle aux dépens de la victoire et de la vie.

Il était à Paris au moment du premier partage, quand la Pologne, qui
essayait de se réformer elle-même et de prendre une vie meilleure, en
fut punie par ses voisins et disséquée vivante. Kosciuszko revint, âgé
de vingt-six ans, et reçut en arrivant une inutile épée de capitaine
d’artillerie, et des canons pour n’en rien faire. Il n’y avait pas,
cependant, à chercher bien loin l’ennemi; il était au cœur de la
Pologne. Notre jeune officier se consumait dans ce déplorable repos,
voyait très peu le monde. Un jour (en 1776), tout le corps des
officiers est invité à un grand bal pour la fête du roi. Kosciuszko s’y
rend par devoir. Son cœur y est saisi; une jeune fille s’en empare.
Elle l’a gardé jusqu’à la mort.

Sosnowska, c’était son nom, était malheureusement placée, par la
naissance et par la fortune, très loin de Kosciuszko. C’était la fille
de l’hetman de Lithuanie, Joseph Sosnowski, orgueilleux et puissant
seigneur, un de ces vieux Polonais rois sur leurs terres, implacables
pour quiconque aurait osé lever les yeux sur leur auguste famille, tels
que le vieux palatin qui lia Mazeppa sur un cheval indompté.

Ce fut justement cet orgueil qui ouvrit la porte à Kosciuszko. Envoyé
avec le corps où il servait, il habita avec son colonel le château du
maréchal. Celui-ci n’imagina pas qu’un jeune homme tellement inférieur
se méconnût au point d’aimer sa fille. On le laissa la voir sans cesse,
lui parler, lui donner des leçons; il enseigna le français, puis
l’amour. Les femmes polonaises, dans un pays si agité, mêlées au
mouvement de bonne heure, et du moins entendant toujours parler des
grandes affaires du pays, ont un tact remarquable pour apprécier les
hommes. Elles les jugent parce qu’elles les font, usant glorieusement
de leur empire pour exiger des choses héroïques.

Jamais amour ne fut moins aveugle ni mieux mérité. Ce n’était point un
mérite possible, futur, qu’elle aimait; c’était déjà un homme accompli.
A trente ans, il était dans la plénitude de ses dons et de ses vertus.
Il apparut à Sosnowska ce qu’il était en effet, un héros.

Il n’avait pu rien faire encore, et l’apparence physique n’était point
en sa faveur. A en juger par les portraits, il avait le menton
saillant, ainsi que les pommettes des joues. Le nez, fortement
retroussé, donnait à sa figure quelque chose, non de vulgaire, comme il
arrive, mais d’étrange plutôt, de bizarre et de romanesque,
d’audacieux, d’aventureux. Nez, menton, bouche, sourcils, tout semblait
pointer en avant, comme l’élan du cavalier qui charge; mais en même
temps les plans très fermes, très arrêtés, très fins, rappelaient la
précision de l’artilleur qui ne charge point au hasard, mais qui vise
et atteint le but.

Ses yeux étaient très vifs, hardis et doux: là surtout, on entrevoyait
l’excellence du cœur de ce grand homme de guerre. Les anciens héros de
la Pologne étaient des saints. Les Turcs, qui ont éprouvé tant de fois
l’esprit guerrier de cette race, n’en avaient pas moins remarqué son
extrême douceur, sa tendance à tous les amours. Ils appelaient les
Slaves les _colombes_. Cette disposition à aimer éclatait dans toute la
personne de Kosciuszko. Nul homme n’a tant aimé la femme, et de la plus
pure tendresse. Il aimait singulièrement les enfants, qui tous venaient
à lui. Surtout il aimait les pauvres. Il lui était impossible d’en voir
sans leur donner; il leur parlait avec égard, avec les plus délicats
ménagements de l’égalité.

Dès son enfance, il avait montré ces dispositions charitables. Le
douloureux spectacle de l’infortuné paysan de Pologne, deux fois ruiné,
et par son maître, et par les logements militaires, les passages
continuels de soldats étrangers qui le mangent et le battent, avait
blessé profondément son cœur. La pitié, une pitié douloureuse pour les
maux de l’humanité, semblait avoir brisé en lui quelques nerfs du cœur,
et produit peut-être les seuls défauts qu’on ait pu saisir dans une
nature si parfaite.

Ces qualités, ces défauts même faisaient un ensemble adorable, auquel
peu de cœurs auraient résisté. Sosnowska en fut si touchée, que, ne
doutant pas qu’on ne vît son amant comme elle le voyait, l’égal des
rois, elle dit tout à sa mère. Kosciuszko, de son côté, alla se jeter
aux pieds du père et les inonda de larmes. Cette confiance réussit mal.
Le père la reçut avec tant de mépris, qu’il ne daigna pas même éloigner
Kosciuszko: il lui défendit de parler à sa fille, de la regarder.

Celle-ci, exaltée dans sa passion, absolue et audacieuse comme une
Polonaise, déclara à Kosciuszko qu’elle voulait être enlevée.
Résolution violente! Ce n’était pas seulement quitter sa famille,
c’était abandonner une grande fortune, une vie quasi royale, pour
suivre un officier obscur, qui même perdrait son grade et probablement
sa patrie, poursuivi qu’il allait être par la haine acharnée d’une si
grande famille. C’était suivre la misère, l’exil.

Le père sut tout. Mais, par une singularité étrange, qui montre que la
vengeance lui était plus chère encore que l’honneur de sa famille, il
laissa sortir les amants. Ce ne fut qu’à quelque distance du château
qu’une bande d’hommes armés les entoura. Kosciuszko devait périr; il
fit face à toute la troupe, l’étonna de son audace, et en fut quitte
pour une grave blessure.

Évanoui plusieurs heures, il s’éveille... Elle a disparu; il ne reste
rien d’elle, qu’un mouchoir qu’elle a laissé. Il le serre, le met dans
son sein; il l’a porté toujours, dans toutes ses batailles, et jusqu’à
la fin de sa vie.



  X

  KOSCIUSZKO EN AMÉRIQUE.—DICTATEUR EN POLOGNE (1777-1794)


Kosciuszko, à trente ans, se trouvait avoir tout perdu, sa maîtresse et
sa patrie; la première, mariée, malgré elle, à un homme qu’elle
n’aimait pas; la seconde, humiliée, violée chaque jour au caprice des
agents russes. Spectacle ignoble. Les vrais Polonais ne le pouvaient
supporter. L’illustre Pulawski, le chef des dernières résistances, alla
se faire tuer en Amérique. Kosciuszko partit, et bien d’autres moins
connus.

Voilà le commencement des glorieuses émigrations polonaises. La
Providence, dès lors, sembla vouloir chaque jour déraciner la Pologne,
et la tirer d’elle-même pour la grandir et la glorifier. Elle l’enleva
à ses querelles, intérieures à l’étroite atmosphère où elle étouffait,
la répandit dans l’univers. Partout où il y eut de la guerre et de la
gloire, partout où la liberté livra ses combats, il y eut du sang
polonais. On le retrouve, ce sang, comme un ferment d’héroïsme, dans
les fondements vénérés des républiques des deux mondes.

Un Polonais a dit là-dessus une chose ingénieuse et sublime: «Le peuple
de Copernik, le peuple qui dans l’astronomie eut l’intrépidité
scientifique de lancer pour la première fois la terre dans l’espace,
devait mobiliser la patrie, la lancer par toute la terre.»

C’était une belle occasion pour un Polonais que cette guerre
d’Amérique. Un grand souffle de jeunesse, un poétique élan de
révolution, animaient ces volontaires de toute nation, qui étaient
accourus là. Tous étaient très purs encore, beaux de désintéressement
et d’innocence. Les La Fayette, les Lameth, les Miranda, les Barras,
étaient bien loin de deviner le rôle qu’ils joueraient un jour. Libres
encore d’ambition, ils ne voulaient rien pour eux-mêmes, tout pour la
liberté du monde!

Kosciuszko fut accueilli par les Français comme un compatriote et un
camarade d’école. La Fayette, admirateur de son bouillant courage, ne
perdit pas une occasion pour le faire remarquer de Washington.
Ingénieur, colonel, enfin général de brigade, Kosciuszko montra, avec
l’intrépidité polonaise, une fermeté plus nécessaire encore pour
retenir et diriger les milices américaines. Ces soldats agriculteurs
voulaient retourner à leurs champs; Kosciuszko dit seulement: «Partez
si vous voulez; je reste.» Pas un d’eux n’osa partir.

Il eut plus d’une belle aventure: des blessures d’abord; puis le
bonheur de sauver des prisonniers que les Américains voulaient
massacrer. Il se constitua aussi le patron et le protecteur d’un
orphelin de neuf ans dont le père, brave soldat, venait de périr, et il
parvint à faire adopter l’enfant par la République elle-même.

L’Amérique était fondée. La Pologne périssait. Au retour de Kosciuszko,
elle touchait à sa crise suprême. Elle faisait un dernier effort pour
se transformer sous les yeux, sous la pression terrible des tyrans qui
voulaient sa mort. Dans une opération si difficile, qui aurait demandé
une complète unité d’action, elle n’agissait pas avec des forces
entières; liée par ses ennemis, elle l’était par elle-même, par le
préjugé national, favorable aux anciennes institutions sous lesquelles
la Pologne a acquis jadis tant de gloire. Les philosophes eux-mêmes
(Rousseau, par exemple, dont ils demandèrent les conseils) leur
disaient de peu changer.

Cette prudence excessive était l’imprudence même. Dans les temps
tellement changés, il fallait un changement d’institutions profond,
radical. Par des réformes de détail, extérieures, superficielles, on
avertissait l’ennemi, on amenait, on provoquait l’orage, et l’on ne
créait aucune force qui pût résister. Une insurrection de la Pologne
devant et malgré la Russie, une émancipation du nain sous le pied du
géant prêt à l’écraser, c’étaient des choses impossibles, si l’on
n’évoquait en cette Pologne une puissance toute nouvelle, la nation
elle-même.

Un million de nobles gouvernaient quinze à dix-sept millions de serfs.
La bourgeoisie, peu nombreuse, était renfermée dans les villes,
lesquelles comptaient pour très peu dans ce grand pays agricole.

Les Polonais, naturellement généreux, et la plupart imbus des idées de
la philosophie du siècle, auraient voulu changer cet état de choses. La
difficulté de l’affranchissement était celle-ci: c’est que, dans un
pays sans industrie on ne pouvait se contenter de dire au serf: «Tu es
libre!» on ne pouvait l’émanciper sans lui créer des moyens de vivre.
En lui donnant la liberté, il fallait lui donner la terre.

Plusieurs disciples de Rousseau, grands seigneurs, riches abbés,
avaient fait dans leurs domaines de vastes essais d’affranchissement.
Non contents de libérer le paysan, ils lui distribuaient de la terre,
lui bâtissaient même des habitations. Ces exemples auraient pu être
imités aisément par les grands propriétaires, mais plus difficilement
par la grande masse des nobles, qui, ayant peu de paysans, peu de
terre, auraient fait un tel sacrifice, non pas sur leur superflu, mais
sur ce qu’ils appelaient leur nécessaire, sur ce qui constituait la vie
même du noble; ils n’auraient affranchi le paysan qu’en se rapprochant
eux-mêmes de la condition du paysan.

Donc la réforme sociale impliquait dans la nation une réforme morale
plus difficile encore, le sacrifice non du luxe seulement, mais de
certaines habitudes d’élégance chevaleresque qui, dans les idées du
pays, étaient la noblesse même.

Là était la difficulté. Et c’est pour cela que, au moment où la Pologne
ne pouvait être sauvée que par une révolution sociale, elle se contenta
d’une réforme politique.

Il faut avouer aussi que le souverain qui se constituait alors le
protecteur de la Pologne, le roi de Prusse, n’aurait pas permis une
réforme plus radicale. Il autorisait la révolution, à condition qu’elle
serait nulle et impuissante.

La nouvelle constitution (3 mai 91) abolissait l’ancien droit
anarchique où la résistance d’un seul homme arrêtait une assemblée.
Elle admettait les bourgeois aux droits politiques. Elle mettait les
paysans sous la protection de la loi. Elle rendait la royauté
héréditaire.

Cette faute en entraîna d’autres. On donna l’armée au neveu du roi, un
jeune homme sans expérience, et on lui subordonna Kosciuszko. Celui-ci,
avec quatre mille hommes, vainquit vingt mille Russes. Mais la perfidie
de l’Autriche, qui recueillit les Russes battus; la perfidie de la
Prusse, qui abandonna la Pologne, encouragée et compromise par elle,
portèrent le coup mortel à ce malheureux pays. Le roi se déshonora,
pour éviter le partage, en accédant à la ligue formée, sous l’influence
russe, _pour les anciennes libertés_. Et alors l’ambassadeur russe,
terrifiant l’Assemblée, enlevant ses membres les plus courageux pour la
Sibérie, enfermant et affamant pendant trois jours le roi et la diète,
prit la main du roi demi-mort et lui fit signer le second partage
(1793).

Dans l’acte qui le déclara, on annonçait que, en mémoire de cette belle
victoire des anciennes lois de la Pologne, on leur érigerait un temple
bâti de roc, sous l’égide de la sage Catherine, un temple à la liberté!

Tout l’hiver, les Russes mangeaient la Pologne. Les logements
militaires écrasaient le paysan. Ce n’était partout que pillage,
pauvres gens battus, des larmes et des cris. L’ambassadeur russe
Igelström, en quartier à Varsovie, apprenait aux Polonais ce qu’avaient
été les Huns du temps d’Attila. Il faisait piller les uns, arrêter les
autres, se moquait de tous. Les ambassadeurs russes qui se succédaient
en Pologne avaient, la plupart, une chose intolérable: ils étaient
facétieux. Celui qui enleva quatre membres de la diète trouva plaisant
d’ajouter: qu’il n’entendait point gêner la liberté des opinions.

Les Russes sentaient bien d’instinct qu’une insurrection couvait. Ils
ne pouvaient rien saisir, accusaient au hasard, criaient au
jacobinisme. Ils supposaient une influence active de la France, et ils
se trompaient. Quelques jacobins vinrent à Varsovie, mais n’eurent que
peu d’action. Un Français apporta tout imprimé un pamphlet vif et
hardi: _Nil desperandum_ (rien à désespérer encore). Plus tard, la
révolution ayant éclaté, on envoya en Turquie et aussi en France. Mais
la France elle-même était au bord de l’abîme. Le comité de salut public
ne promit rien et dit seulement qu’il ferait ce qu’il pourrait.

La révolution polonaise de 1794 fut tout originale. Elle eut deux
éléments populaires: les ouvriers de Varsovie, soulevés, guidés au
combat par le cordonnier Kilinski, et les paysans appelés sur les
champs de bataille par Kosciuszko.

Nous ne pouvons refuser un mot à cet ouvrier héroïque, qui fut, en
réalité, le chef de la vaillante bourgeoisie de Varsovie. Il exerçait
dans la ville une influence extraordinaire. Il avait coutume de dire:
«J’ai six mille cordonniers à moi, six mille tailleurs et autant de
selliers.» Un des ambassadeurs russes, le violent prince Repnin, devant
qui tout tremblait de terreur, fait venir un jour Kilinski, et
s’indigne de voir un homme calme, qui a l’air de ne rien craindre.
«Mais, bourgeois, tu ne sais donc pas devant qui tu parles?» Alors,
ouvrant son manteau et montrant ses décorations, ses cordons et ses
crachats: «Regarde, malheureux, et tremble!—Des étoiles? dit le
cordonnier; j’en vois bien d’autres au ciel, monseigneur, et ne tremble
pas.»

C’était un homme simple et pieux autant qu’intrépide. On ne pouvait lui
reprocher qu’une chose: marié et père de famille, il gardait un cœur
trop facile; ses mœurs n’étaient pas exemplaires. En récompense, le
fond de son caractère était d’une extrême bonté. Dans les _Mémoires_
qu’il a écrits, il ne blâme, n’accuse personne; c’est le seul auteur
polonais qui ait cette modération. Il semble qu’il ait regret au sang
qu’il lui faut répandre. Il évite le mot _tuer_. Il dira, par exemple,
qu’il lui a fallu _apaiser_ un officier russe; puis _tranquilliser_ un
Cosaque, et mettre un autre _en repos_.

Kilinski et les autres patriotes de Varsovie étaient dans la plus vive
impatience d’éclater. Un événement précipita la crise. On licenciait
l’armée. Le 12 mars, un vieil officier, brave et respectable,
Madalinski, déclara qu’il n’obéirait point. Il n’avait que sept cents
cavaliers; avec ce petit corps, il traversa hardiment toute la Pologne,
culbuta les Prussiens qui s’opposaient à son passage, se jeta dans
Cracovie.

L’heure était sonnée. Kosciuszko, alors sorti de Pologne, revient à
l’instant; il parvint à Cracovie dans la nuit du 24 mars 1794. Toute la
ville était levée, toute la population l’attendait avec des torches, et
le conduisit en triomphe. Fête sublime d’enthousiasme, et toutefois
d’un effet lugubre! Les vives lumières, fortement contrastées par les
ombres, semblaient dire l’éclatante gloire de cette révolution si
courte, si tôt replongée dans la nuit... Le peuple pleurait
d’enthousiasme, de tendresse pour cet homme, entre tous, héroïque et
bon. On criait: «Vive le sauveur!» Ce cri revenait troublé par les
profonds échos des vieilles églises où sont enterrés les rois de
Pologne; les Sobieski et les Jagellons répondaient de leurs tombeaux.

Kosciuszko fut nommé dictateur. Ses premiers actes furent simples et
grands. 1º La levée générale de toute la jeunesse polonaise, sans
distinction de classe, de dix-huit à vingt-sept ans. 2º Une
proclamation touchante, qui devait aller au fond des cœurs, même des
plus égoïstes.

Dix jours s’écoulent à peine. Les Russes viennent livrer bataille aux
Polonais (4 avril 1794). Ils avaient six mille hommes, Kosciuszko trois
mille et douze cents chevaux. Sur ce petit nombre il n’y avait guère de
soldats proprement dits. Les cavaliers étaient les nobles du voisinage.
Les fantassins (sauf quelques troupes régulières) étaient de simples
paysans armés de leurs faux; la plupart n’avaient jamais entendu des
armes à feu. Ces pauvres gens furent bien surpris de voir le dictateur
de la Pologne prendre sa place au milieu d’eux, et non dans la
cavalerie. Il avait leur costume même, une redingote de toile grise qui
ne se distinguait que par quelques brandebourgs noirs.

Ces paysans, mêlés avec quelques troupes réglées, formaient la colonne
du centre, conduite par Kosciuszko. Étonnés du bruit d’abord, ils ne le
suivirent pas moins, et, d’un irrésistible élan, sans savoir ce qu’ils
faisaient, dans leur ignorance héroïque, renversèrent les Russes. La
bataille fut gagnée, si bien qu’il leur resta dans les mains douze
pièces de canon. L’affaire fut décidée si vite, qu’ils n’eurent pas le
temps de perdre du monde; ils n’eurent que cent trente morts et deux
cents blessés.

Les vainqueurs, si peu habitués à vaincre, surent à peine qu’ils
avaient vaincu. Nombre de brillants cavaliers coururent bride abattue
jusqu’à Cracovie, annonçant la perte de la bataille et la mort de
Kosciuszko.

Dès le soir de la bataille, et pendant toute la guerre, Kosciuszko
mangea au milieu des paysans, et, comme eux, avec une frugalité
extraordinaire, se refusant toute chose que la foule n’aurait pu avoir.
C’était pour les grands seigneurs, dans ce pays d’aristocratie, un
étonnement continuel de voir en Kosciuszko l’humble et respectable
image du véritable chef du peuple, s’assimilant à ce peuple, le plus
infortuné du monde, et le représentant dans la pauvreté. Oginski,
l’auteur des _Mémoires_, mangeant un jour près de lui, lui voyait boire
un petit vin à vil prix, et lui conseillait l’excellent bourgogne
qu’Oginski buvait lui-même: «Je n’ai pas le moyen de boire du vin à ce
prix», répondit le dictateur.

Cette simplicité de vie était une chose tellement nouvelle et inouïe,
qu’elle semblait généralement plus bizarre que touchante. Plusieurs la
trouvaient ridicule. Beaucoup ne voulaient y voir qu’une comédie
politique, une manière de flatter le peuple; mais le peuple, les
paysans même, ne sentaient pas tout d’abord ce qu’il y avait en cela de
véritable grandeur.

Kosciuszko, étranger à toute adresse politique, n’avait suivi en ceci
que le mouvement de sa grande âme: il lui semblait odieux, au milieu
d’une foule si pauvre, de se présenter en roi de théâtre, de faire de
pompeux banquets quand ils avaient à peine du pain. Tout son cœur était
dans le peuple; comment sa vie eût-elle été étrangère à la sienne? Plus
la crise approchait et le jour de mourir ensemble, plus il semblait
naturel de vivre ensemble aussi du même pain, à la même table; chaque
repas était comme une communion entre le chef et le peuple, une
préparation à bien mourir.



  XI

  RÉSISTANCE HÉROÏQUE DE KOSCIUSZKO.—IL SUCCOMBE (1794)


Les villes, Varsovie, Wilna, s’affranchissaient par des combats
héroïques; mais les villes comptent pour peu en Pologne. Le sort de la
révolution tenait à la part qu’y prendraient les propriétaires nobles
établis dans les campagnes.

Ils semblaient comme enchaînés par une double terreur.

D’une part, l’armée russe entrait, armée barbare qui venait de faire la
guerre de Turquie, et d’y mériter une réputation exécrable par le
massacre immense d’Ismaïlow, la plus grande destruction d’hommes qui
eût été faite depuis des siècles dans une ville prise d’assaut. Les
Russes, très nombreux, tenaient la campagne, brûlaient les villages,
pillaient et ravageaient tout.

L’autre terreur qui semblait paralyser la Pologne lui venait de la
France même, des récits épouvantables, horriblement exagérés, que les
émigrés faisaient partout de notre révolution. La noblesse polonaise,
effrayée par ces récits, ne savait ce qu’elle devait craindre le plus
de ses paysans ou des Russes. Elle eut le tort grave de méconnaître
l’extrême douceur qui distinguait, entre toutes les populations, le
paysan de Pologne. Elle n’eut pas foi au peuple. C’est pourquoi elle a
péri.

Il faut dire qu’autour des nobles il y avait tout un monde de gens
intéressés à entraver la révolution, un monde d’économes, d’intendants,
de gens d’affaires, qui sentaient bien qu’elle entraînait
l’émancipation de la classe agricole, et changeait de fond en comble
l’ordre de choses qui favorisait leurs rapines. Sous le prétexte des
travaux agricoles, ils déclarèrent que la levée en masse était
impossible, et retinrent les paysans. Kosciuszko, s’étant borné à
demander seulement un homme sur cinq familles, n’en fut pas mieux obéi.
On persécuta les familles des paysans qui partaient. Plusieurs,
craignant également la révolution et les Russes, avaient pris ce moyen
terme de présenter leurs paysans à la revue du matin, mais de les faire
sauver le soir.

Dans sa déclaration du 7 mai 1794, Kosciuszko se jette dans les bras du
peuple. Dans cet acte remarquable, _le paysan est déclaré libre de
quitter la terre_ qu’il cultive pour aller où bon lui semble, et _le
propriétaire non libre de lui ôter cette terre_, s’il remplit les
conditions fixées par la loi. Aux termes de ces conditions nouvelles,
le travail dû par le paysan au propriétaire est diminué d’un tiers, et,
en certains cas, de moitié. Les propriétaires qui demanderaient
davantage sont menacés des tribunaux.

Cet acte, qui défend au propriétaire d’ôter au paysan la terre qu’il
cultive, paraissait sanctionner, par l’autorité de la loi, l’opinion
qu’ont généralement les serfs slaves (Polonais et Russes), qui se
regardent comme les antiques et légitimes propriétaires du sol. Les
serfs russes disent souvent: «Nos corps sont aux maîtres, mais la terre
est à nous.»

L’acte de Kosciuszko était en cela bien plus populaire que la loi
française ne l’a été plus tard dans le grand-duché de Varsovie. Elle
n’a eu aucun égard pour ce lien antique entre le paysan et la terre.
Elle lui permet d’aller où il veut, mais en abandonnant le sol où
depuis des siècles il a mis sa sueur et trouvé sa vie: cette loi
d’émancipation n’est, dans la réalité, qu’une autorisation d’errer, de
mendier, de mourir de faim.

A cette noble et humaine propagande de Kosciuszko, les Russes
opposèrent un machiavélisme diabolique. Ils firent écrire par l’indigne
roi de Pologne un manifeste aux seigneurs, où il les effrayait des
conséquences de cette révolution _jacobine_. Et, en même temps, les
Russes, employant un moyen plus que terroriste, couraient la campagne
en criant aux paysans polonais: «Pillez avec nous.»

Les ravages dépassaient tout ce qu’on peut imaginer. Les armées russes,
suivies d’un nombre immense de chariots, enlevaient tout, à la lettre,
les objets même sans valeur et les plus insignifiants. Un prisonnier
polonais vit avec étonnement qu’un général russe, qui avait amené avec
lui sa famille dans cette guerre à coup sûr, emportait, avec des
magasins énormes de dépouilles de toute sorte, jusqu’à des fourgons
remplis de jouets d’enfants, dont on amusait son fils.

Il ne faut pas oublier que cette invasion de la Pologne était, pour les
courtisans des trois cours co-partageantes, ce qu’on appelle _une
affaire_, comme le fut, pour les courtisans de Louis XIV, la Révocation
de l’Édit de Nantes.

Les favoris de Catherine, de l’empereur et du roi de Prusse demandaient
d’avance telles terres polonaises, et se les faisaient assigner. Ce
dernier prince, qui eut la plus petite part au partage, donna à ses
courtisans pour quatre-vingts millions de biens dans le duché de Posen.
Qu’on juge du brocantage qui se fit à Saint-Pétersbourg, entre les
amants de Catherine et ceux qui, par eux sous leur nom, _faisaient des
affaires_. Le palais, l’alcôve, le lit de la vieille, étaient un
marché, une bourse.

Les Russes ne se présentèrent jamais devant l’armée polonaise sans être
au moins quatre contre un; ajoutez que c’étaient des soldats formés,
aguerris, contre de simples paysans. Jamais Kosciuszko, dans toutes ses
divisions, n’eut, au total, plus de trente-trois mille hommes. Eût-il
vaincu les Russes avec ce faible nombre, la Prusse et l’Autriche
étaient là derrière pour les soutenir et les relever.

En 92, l’Autriche avait arrêté la victoire de Kosciuszko; en 94, ce fut
la Prusse qui vint la lui arracher. Le 6 juin, Kosciuszko, poursuivant
les Russes, les atteint sur les confins du palatinat de Cracovie; il
rompt leur cavalerie, il entame leur infanterie, il prend plusieurs de
leurs canons... Au milieu de la victoire, on aperçoit à l’horizon une
armée de vingt-quatre mille Prussiens, conduits par le roi en personne.
On ordonne la retraite, qui allait être une déroute, si Kosciuszko ne
l’eût couverte par plusieurs charges vigoureuses qui arrêtèrent
l’ennemi; il eut deux chevaux tués sous lui, et faillit dix fois périr.

Ce revers était dû à la trahison des éclaireurs de Kosciuszko, qui lui
laissèrent ignorer l’approche des Prussiens. La trahison livra aux
Russes la ville de Cracovie. Le dictateur de Pologne, dans un tel
péril, avait certainement droit d’organiser une justice rapide et
sévère qui fit trembler sous le glaive les amis de l’ennemi.

Le temps lui manqua, la fermeté peut-être. Le peuple fit, dans sa
fureur, ce que l’autorité n’avait pas fait dans sa justice. Le 9 mai,
ceux de Varsovie dressèrent trois potences et pendirent trois traîtres,
entre autres le principal agent de Catherine, le tyran de la Pologne,
l’évêque Kossasowski.

Le 25 juin, à la nouvelle de la prise de Cracovie, un millier d’hommes
environ se portent de nouveau aux prisons; on en tire sept prisonniers,
dont plusieurs, malheureusement, moins coupables de trahison que de
faiblesse, étaient loin de mériter la mort. L’aveugle fureur du peuple
les confondit, et ils périrent tous.

Le coup fut terrible pour Kosciuszko. «J’aimerais mieux, disait-il,
avoir perdu deux batailles.» Cette révolution jusque-là si pure, elle
était souillée! Ce drapeau, près de périr, il allait tomber dans le
sang!...

L’effet politique d’un tel acte était d’ailleurs déplorable. C’était le
moment où l’on accusait Kosciuszko, Kollontay et Potocki de vouloir
organiser un grand massacre de nobles. Pouvait-on espérer que ceux-ci,
ainsi alarmés, enverraient leurs paysans?

Kosciuszko, pour périr, voulut périr juste. Son pouvoir de dictateur,
que, du reste, il laissait trop aisément contester, il le fit valoir
ici. Il ordonna de punir les meurtriers, et fut obéi. Le peuple de
Varsovie eut hâte de se laver lui-même; mais, comme dans une situation
malheureuse tout devient malheur, cette punition eut l’effet d’enhardir
les amis de l’étranger.

Poussé par les forces énormes des Russes et des Prussiens, très peu
secouru des siens, il reculait sur Varsovie. Ses ennemis ont avoué
l’admirable génie militaire qu’il montra dans cette retraite,
spécialement son habileté à couvrir la capitale. Le roi de Prusse la
menaçait, et devait donner l’assaut le 1er septembre, lorsqu’une
nouvelle vint rassurer Varsovie. D’une part, la Pologne prussienne
s’était soulevée; d’autre part, la Lithuanie armait contre les Russes.
Russes et Prussiens s’éloignèrent.

Court répit, fatal. Varsovie était réservée à tomber sous un ennemi
plus barbare que l’Allemand. La fanatique armée de Souwarow arrivait
avec des ordres de mort. Souwarow a toujours déclaré que c’était sur
l’ordre exprès de sa gracieuse souveraine qu’il avait exécuté le
massacre de Varsovie, comme auparavant celui d’Ismaïlow.

Cette armée marchait en deux divisions: celle de Fersen, celle de
Souwarow. Kosciuszko, affaibli par des détachements qu’on l’avait forcé
de faire, n’avait en tout que sept mille hommes. Il fit observer
Souwarow avec deux mille hommes, et lui-même, avec quatre mille, essaya
de battre Fersen.

Tout le monde voyait très bien qu’il s’agissait de périr, d’honorer le
dernier jour par un glorieux coup d’épée. Kosciuszko fit une revue, et
dit: «Parte qui voudra!» Il n’y eut pas un homme qui voulût
l’abandonner.

Instruit dans la nuit du 4 au 5 octobre que le général russe Fersen
avait passé la Vistule à la faveur d’un grand brouillard, et n’était
plus qu’à vingt lieues, il résolut de l’atteindre avant sa jonction
avec Souwarow. Il ne communiqua le secret de son départ qu’au grand
chancelier Kollontay et au jeune Niemcewicz, qui devait l’accompagner.
Niemcewicz savait si bien qu’il allait à la mort, qu’il ôta de son
doigt sa bague et la remit à Potocki: «Gardez-la-moi jusqu’au retour»,
lui dit-il en souriant.

Dans ses intéressants _Mémoires_, il fait une triste peinture du pays
qu’il traversa dans cette course pour joindre l’ennemi. Les haltes
étaient dans des palais où toutes choses, papiers, tableaux, meubles,
jonchaient le sol, hachés par le sabre des Cosaques. Quelques vieux
portraits d’ancêtres pendaient aux murailles, mais découpés, mutilés,
comme la Pologne elle-même; les pillards s’étaient amusés à crever les
yeux de ces vénérables palatins. Le hasard voulut que le premier de ces
palais dévastés où s’arrêta Kosciuszko fût précisément celui de la
princesse L... C’était maintenant le nom de celle qu’il avait tant
aimée!

Il avait quatre mille hommes, Fersen quatorze mille; mais la
supériorité de celui-ci était bien plus grande encore, comme
artillerie. Les Polonais, qui n’avaient que vingt petites pièces, ne
pouvaient pas faire grand’chose contre soixante canons russes du plus
fort calibre. Fersen, à vrai dire, eût pu se dispenser de combattre. De
la plaine où il avait établi ses batteries, il rasait tout à son aise
la position de Kosciuszko. Ajoutez que les Polonais, ayant peu de
munitions, ne purent même continuer le feu. La disproportion des moyens
de toute sorte était telle entre les deux armées, que Fersen ne daigna
même pas monter à cheval; il resta sans épée, dans son habit de peluche
rouge, l’habit le plus bourgeois du monde.

La plus grande difficulté pour les Russes, ce fut d’avancer et faire
avancer le canon dans les terrains marécageux où il enfonçait. Mais
enfin leur cercle immense resserra, enveloppa de trois côtés la petite
armée. L’infanterie polonaise, jeune milice, levée d’hier, eut là une
fin sublime. Éclaircie par les boulets, emportée par la mitraille, ce
qui en restait soutint, immobile, l’attaque de l’arme blanche, le choc
et l’affreuse approche des quatorze mille baïonnettes. Un témoin
oculaire qui, le lendemain, les vit, déjà dépouillés, couvrir de leurs
grands corps blancs la place où ils combattirent, le sol de leur pauvre
patrie si bravement défendue par eux, en eut le cœur déchiré, et garda
la plus poignante, la plus ineffaçable impression de douleur.

Kosciuszko, essayant de sauver au moins la cavalerie, avait eu
plusieurs chevaux tués sous lui; il finit par monter un mauvais cheval,
qui glissa et le fit tomber au bord d’un marais. Il se relevait quand
une nuée de Cosaques s’abattit sur lui. Ils n’eurent garde de
reconnaître le dictateur de Pologne dans cet homme mal vêtu. Ils lui
portaient des coups de lance, en lui criant: «Rendez-vous!» Mais il ne
répondait pas. L’un d’eux alors, approchant et le prenant par derrière,
lui déchargea un furieux coup de sabre, qui lui fendit la tête et le
cou jusqu’aux épaules. Sous cette épouvantable blessure, il tomba, et
ils le crurent mort.



  XII

  CAPTIVITÉ, EXIL, VIEILLESSE ET MORT DE KOSCIUSZKO (1794-1817)


La Russie de ce temps-là, comme celle d’aujourd’hui, avait une fabrique
d’histoires et de nouvelles fausses, de faits controuvés. Nos émigrés,
qui affluaient alors chez elle, aidaient à l’œuvre de mensonge et
mentaient avec esprit. On répandit dans les gazettes, bien plus, on mit
en chansons, en complaintes, une fiction que la crédulité publique
adopta docilement. Elle fut d’autant mieux reçue qu’elle était
pathétique, touchante; elle arrachait les larmes.

On supposa que l’infortuné Kosciuszko, se sentant blessé à mort,
n’essayant plus de résister et laissant tomber son arme inutile, aurait
désespéré de tout, et laissé échapper ce mot: _Finis Poloniæ_.

C’était parole de mourant, parole vraie, disait-on, de ces mots qui
s’arrachent quand l’homme, dégagé de tout, n’écoute plus que la vérité.
Le héros de la Pologne, celui dont le cœur fut la Pologne elle-même
avouait qu’elle était finie, l’abandonnait au destin, la léguait à son
vainqueur.

Kosciuszko resta deux ans aux prisons des Russes, puis longtemps en
Amérique, et ignora tout. La tradition mensongère eut le temps de se
répandre et de s’affermir. En 1803, elle fut reproduite encore dans une
histoire par M. de Ségur, l’ancien courtisan de Catherine, l’aimable
poète qui fit l’épitaphe de son chien. Alors seulement Kosciuszko
réclama avec force, avec indignation, contre ce mensonge.

Comment, en effet, supposer que ce grand homme, qui était la modestie
même, aurait dit cette parole orgueilleuse que, «lui mort, tout était
mort, et la Pologne finie!»

Un tel mot, indigne dans la bouche de tout Polonais, eût été, dans
celle de l’homme à qui la Pologne avait remis ses destinées, un crime,
une trahison.

Cette réclamation, si juste, passa presque inaperçue ou fut étouffée.
Toute la littérature (qui n’est que copie, routine et redites) répète
encore invariablement le mot d’invention russe: _Finis Poloniæ_.

Voici en réalité comment les choses se passèrent. Kosciuszko avait reçu
plus de coups qu’il n’en faut pour tuer un homme; le dernier l’assomma,
il ne souffla mot. Il resta vingt-quatre heures sans connaissance, sans
pouls et sans parole. Les Cosaques l’environnaient et se désespéraient
de l’avoir tué. Ils savaient parfaitement des paysans polonais que
c’était le père du peuple. On ne parlait que de sa simplicité héroïque
et de son amour des pauvres. Tous les Russes commençaient à le regarder
comme un saint.

Catherine, humaine ou inhumaine, au gré de sa politique, ordonna deux
choses: à Souwarow de donner aux Polonais une leçon sanglante, et il en
résulta le massacre de Varsovie, où dix mille hommes, femmes et enfants
furent égorgés pêle-mêle; mais en même temps elle ordonna à Fersen
d’avoir les plus grands égards pour Kosciuszko. La sensible Catherine,
le fit venir tout près d’elle, pour le mieux soigner; on ne tarissait
pas en éloges de son humanité; on appelait Kosciuszko le favori de
l’impératrice. Tout le monde y était trompé, au point que certains
Polonais s’adressèrent à Kosciuszko pour qu’il obtînt leur liberté!...

Quoi qu’il en fût de cette bienveillance apparente ou réelle, il ne se
rétablissait point. Le sang qu’il perdait toujours le tenait dans une
extrême faiblesse; une de ses jambes avait perdu le mouvement, et ses
facultés intellectuelles étaient comme paralysées. Il a dit jusqu’à la
mort qu’il regrettait d’avoir été si mal soigné des chirurgiens russes.
Faut-il croire qu’il n’y eût aucun homme habile dans ce grand empire?
ou bien que les gens habiles, ne sachant trop la pensée réelle de leur
maîtresse, n’osèrent guérir Kosciuszko?

Au bout de plus de deux ans de captivité, Kosciuszko, toujours
saignant, la tête entourée de bandages, voit entrer tout à coup une
espèce de Tartare, petit, fort laid et sans nez.

C’était le nouvel empereur, Paul Ier. Sa mère, l’auguste Catherine,
avait rendu son âme au diable. «Vous êtes libre, lui dit Paul; si vous
ne l’êtes dès longtemps, c’est que je ne l’étais pas moi-même.»
Kosciuszko ne disait rien; il restait muet de saisissement; il semblait
rêver et cherchait à ramener péniblement ses idées. Enfin, revenant à
lui-même: «Et mes amis seront-ils libres?» demanda-t-il à l’empereur.

Celui-ci n’était guère moins saisi à regarder Kosciuszko. Pauvre
paralytique, malade, et singulièrement affaibli d’esprit, très nerveux,
facile aux larmes, plein de défiance, de croyances enfantines, se
croyant entouré d’espions, il aurait brisé les cœurs les plus durs. En
l’examinant attentivement, on voyait qu’il était blessé, mais plus que
le corps, au plus profond de son être moral.

En voyant ce triste débris, le tzar lui-même et son fils Alexandre
sentaient venir les larmes. Alexandre pleurait sans parler.

Ce pauvre Tartare, Paul, qu’ils ont étranglé comme son père, était un
peu fou, comme lui; mais il avait le cœur honnête. Il avait été fort
contraire au partage de la Pologne. «Maintenant, comment la rendre,
disait-il, cette Pologne? La Prusse et l’Autriche voudront-elles aussi
rendre leur part?... Là est la difficulté!»

Ces bonnes dispositions de Paul furent singulièrement atténuées dès le
lendemain par les traîtres polonais qui, ayant livré leur pays aux
Russes, étaient indignés de voir Paul honorer Kosciuszko. On ne lui
rendit la liberté qu’à condition de recevoir de l’empereur un don
considérable de terres. A ce prix, il lui fut permis de passer en
Amérique. L’impératrice, femme de Paul, belle et politique personne,
fut très caressante pour lui au départ; elle voulut lui dire adieu; on
amena le paralytique à travers les appartements, dans la même chaise
roulante qui avait servi à Catherine; la jeune impératrice le pria de
lui envoyer des graines de l’Amérique, et lui donna une superbe machine
à tourner: c’était le seul amusement de Kosciuszko dans son immobilité.

Son premier soin, en mettant le pied sur le sol américain, fut de
remercier l’empereur et de lui rendre les terres qu’il tenait de lui.
Les États-Unis, reconnaissants pour leur ancien défenseur, lui payèrent
pour solde et indemnité de ses services une somme de cent cinquante
mille francs. Il en consacra la moitié à affranchir les paysans des
corvées dans une petite terre de Pologne qu’avait sa famille, l’autre à
une fondation pour le rachat des nègres et l’éducation des jeunes
filles de couleur.

Rien ne prouve mieux l’originalité réelle du caractère de Kosciuszko
que la vive impression qu’il faisait sur le peuple, les simples, les
barbares, tandis que les beaux esprits, les littérateurs de métier, ne
pouvaient rien trouver en lui. Nodier, qui le vit à Paris, le trouva
ennuyeux; il l’appelle «un Tartare maussade». Au contraire, en
Amérique, les sauvages l’avaient accueilli avec la plus vive
admiration; ces races si malheureuses, mais véritablement héroïques, ne
se trompent point sur les héros. Le chef des Creecks s’était voué à
lui, à la vie et à la mort; au seul nom de Catherine, au récit de ses
machinations, il brandissait sa hache dans la plus terrible fureur. Il
s’écriait: «Elle ne sait pas, cette femme, ce que mon ami peut encore
faire!»

Kosciuszko, si bien traité en Amérique, était trop loin de la Pologne.
Il vint s’établir en France, à Fontainebleau, dans une solitude
profonde, chez un Suisse, son intime ami. Il y reçut les plus grandes
consolations qu’il pût avoir en ce monde; de là il suivit des yeux un
merveilleux phénomène, la renaissance militaire de la Pologne, le
sublime démenti que nos légions polonaises donnèrent au mensonge des
Russes: _Finis Poloniæ_. Ces légions, mêlées aux nôtres, firent
retentir toute l’Europe de leur chant national: «La Pologne n’est pas
morte; en nous, elle vit encore.»

La jeune république de Rome, qui devait en grande partie sa délivrance
aux légions polonaises, leur offrit en reconnaissance le sabre de
Sobieski, qu’elle gardait dans ses sanctuaires; le général des légions,
l’illustre Dombrowski, l’offrit en leur nom à Kosciuszko.

Cette arme, appendue aux murs de l’humble maison du grand homme, devait
y rester inactive. Kosciuszko ne voulait servir ni Alexandre ni
Napoléon. Il savait trop que les deux maîtres du monde ne feraient rien
pour la Pologne.

Kosciuszko, dans sa simplicité apparente, jugeait parfaitement
Napoléon. Il disait aux officiers polonais qui venaient le visiter
qu’ils devaient espérer _dans la France, mais non dans l’Empereur_.
Quel pouvait être, en effet, le libérateur de la Pologne dans sa
situation terrible? un puissant émancipateur, un hardi révolutionnaire.
L’indépendance nationale n’y sera fondée jamais que sur une révolution
radicale et profonde. L’attendre de celui qui venait de détruire la
révolution française, c’eût été chose insensée.

Lorsque Napoléon, vainqueur de la Prusse, se trouva devant la Pologne,
aux portes de cet immense et redoutable monde du Nord, il lui aurait
été utile de tirer Kosciuszko de sa retraite. En réalité, il ne savait
pas bien lui-même ce qu’il voulait. Kosciuszko était le drapeau
national de la Pologne; on ne pouvait les séparer, car c’était la même
chose. Napoléon voulait montrer ce drapeau, mais nullement garantir
cette nationalité.

Déjà il avait eu l’idée singulière de mettre Kosciuszko dans cette
collection de fossiles qu’on appelait le sénat. A quoi le héros indigné
répondit assez brusquement: «Au sénat? Et qu’y ferai-je?»

En 1806, nouvelle tentative. Il lui envoie, qui? Fouché. Le choix seul
d’un tel agent était une chose indigne. Envoyer cet homme de police, de
trahison et de sang dans cette pure et sainte maison!... Eh! comment
laver la place où il aurait mis les pieds?

Ceux qui ont souvenir de la violente et terrible police de Bonaparte,
savent l’impression sinistre que l’entrée de cette police jetait dans
une maison. C’est sur cela apparemment que l’on comptait. On croyait
terrifier, non Kosciuszko, mais la famille Zeltner, au sein de laquelle
il vivait, famille étrangère et d’autant plus exposée aux vexations. On
comptait sur l’ascendant que cette famille effrayée aurait sur son
hôte. Il n’en fut pas moins ferme.

«Je ne me mêlerai pas de vos entreprises sur la Pologne, dit-il, si
vous ne lui assurez un gouvernement national, une constitution libérale
et ses anciennes limites.—Et si l’on vous y conduit de force? dit
brutalement l’homme de police.—Alors je déclarerai que je ne suis pas
libre.—Nous nous passerons bien de vous.»

On sut en effet s’en passer. Dans une proclamation menteuse du 3
novembre 1806, l’Empereur faisait dire aux Polonais: «Bientôt
Kosciuszko, appelé par Napoléon-le-Grand, vous parlera par ses ordres.»
Entouré par la police des Fouché et des Savary, Kosciuszko, dans
l’isolement où on le tenait, ignora longtemps l’abus que l’on faisait
de son nom. L’eût-il su, par quel journal, par quelle voie de publicité
aurait-il pu faire connaître son démenti dans cette Europe muette?

Napoléon, on le sait, ne fit rien pour la Pologne, rien pour ses
libertés intérieures ni extérieures. La loi française, prenant le
paysan polonais pour un fermier, le déclarait libre, c’est-à-dire libre
de partir en quittant la terre qui le faisait vivre. Elle ne comprit
pas le lien antique qui constitue au paysan une sorte de co-possession.
S’il est attaché à la terre, la terre aussi lui est attachée. Cette loi
fut, par ignorance, très partiale pour le noble, lui reconnaissant des
droits sans devoirs, le considérant comme propriétaire sans conditions.

Enfin tombe Napoléon, et la France est punie des fautes de l’Empereur.
L’invasion barbare inonde nos campagnes. Les Cosaques se répandent
partout. Les voilà à Fontainebleau. On montre encore dans la forêt la
caverne où se réfugiaient les femmes tremblantes.—Ces désastres
brisaient le cœur de Kosciuszko, il ne put les supporter. Il va sans
armes au-devant des pillards, ils les trouve qui s’amusaient à brûler
les malheureuses chaumières d’un village inoffensif. Il fond sur eux
hardiment, et, saisissant sur plusieurs l’uniforme polonais:
«Malheureux! quand je commandais de vrais Polonais, pas un ne pensait
au pillage!...—Et qui donc es-tu, toi qui parles? disaient-ils, le
sabre levé.—Le général Kosciuszko.»—Voilà des hommes terrassés... Ils
se mettent à éteindre l’incendie qu’ils ont allumé. Les Russes viennent
de toutes parts en pèlerinage à la maison de Kosciuszko, en tête
l’hetman des Cosaques, le vieux Platow, qui ne se rappela jamais cette
entrevue sans que ses yeux fussent humectés de larmes.

On sait l’état tout mystique où se trouvait l’empereur Alexandre après
sa miraculeuse délivrance de Moscou et son improbable victoire sur
celui qui avait apparu ici-bas comme la victoire elle-même. Il croyait
devoir tout à Dieu. La première idée de la Sainte-Alliance fut
véritablement sincère. Mais cette alliance ne pouvait être vraiment
_sainte_, à moins d’expier, de rendre le bien mal acquis. Là était la
difficulté. Quelle serait l’année _normale_ à laquelle on reviendrait?
Si c’était 89, on retrouvait là, il est vrai, la vieille monarchie
française, mais aussi on retrouvait, on devait recomposer la république
de Pologne. Si c’était 94, il n’y avait point de Pologne; mais alors il
fallait refaire une grande France républicaine, qui embrassait les
Pays-Bas, la Hollande, la Savoie et Gênes. On finit par y renoncer. On
fit une Sainte-Alliance sans aucune base morale. L’Europe légitime et
monarchique se constitua en plein vol, chacun gardant ce qu’il avait
pris et sa mauvaise conscience.

Alexandre conservait encore une velléité d’être juste. Quand il vit
Kosciuszko: «Que voulez-vous?» lui dit-il.—Kosciuszko, sans parler,
trouvant une carte sur la table, mit le doigt sur le Dnieper,
l’ancienne frontière de Pologne.—«Eh bien! il en sera ainsi.»

On a douté de cette réponse; mais Kosciuszko lui-même, dans une lettre
au prince Adam Czartorysky (13 juin 1815), affirme qu’Alexandre lui
fit, à lui et aux autres Polonais, la promesse d’étendre la Pologne
jusqu’au Dnieper et à la Dwina.

L’exaltation religieuse d’Alexandre, à cette époque, rend la chose tout
à fait croyable. Il voulait restituer. Un jour, dans une réunion
nombreuse de dames russes, il saisit un crucifix qui pendait à la
muraille, et jura que de la Pologne il ne garderait pas seulement
l’espace qu’il indiquait: c’était le creux de sa main. Les dames, dans
leur étrange patriotisme, se mirent à pleurer.

Elles ne savaient pas que c’est justement la Pologne possédée
injustement qui empêche et empêchera toute amélioration en Russie.

Kosciuszko demandait que les paysans fussent graduellement affranchis
dans l’espace de dix ans, et qu’on leur garantît leurs terres.
Alexandre fermait l’oreille. Un tel changement en Pologne eût entraîné
en Russie une immense révolution.

Kosciuszko ne tarda pas à voir que l’Empereur ne ferait rien de ce
qu’il avait promis. L’aspect des troupes _alliées_ qui mangeaient la
France lui était intolérable. Il passa en Suisse. C’est de là qu’il
écrit (dans sa lettre à Czartorysky) ces nobles et tristes paroles:
«L’Empereur a ressuscité le nom de Pologne; mais le nom n’est pas
assez... Je me suis offert en sacrifice pour ma patrie, mais non pour
la voir restreinte à ce petit territoire qu’on décore avec emphase du
nom de Pologne.»

Ses derniers jours se passèrent dans une grande mélancolie. Il ne
pouvait, il ne voulait point revoir sa patrie telle qu’on l’avait
faite. Non marié, sans famille que celle de son hôte, il arrivait au
terme de l’âge, et se voyait bientôt mourir sur la terre étrangère.
Quelqu’un lui ayant dit un jour les vers français si connus:

        De ta tige détachée,
        Pauvre feuille desséchée,
        Où vas-tu?—Je n’en sais rien...

il fut atteint profondément, et s’empressa de les écrire. Il y
retrouvait son image, à lui, pauvre vieux exilé, l’image aussi de sa
patrie, ballottée aux vents du Nord parmi tant d’événements...

Il ne voyait plus guère que deux sortes de personnes, les pauvres et
les enfants. Ceux-ci avaient sur lui une influence singulière, une
petite fille surtout, celle de son hôte Zeltner, dont il faisait
l’éducation.

Sa charité était infatigable. Presque tous les jours, il partait à
cheval pour porter des secours aux pauvres, du vin aux malades. Il
causait volontiers avec eux de leurs affaires, y prenait intérêt, et
leur montrait des égards dont ils étaient encore plus reconnaissants
que de ses secours. Il ne parlait jamais au plus pauvre mendiant sans
l’obliger d’abord de remettre son chapeau.

Son hôte, lui ayant un jour emprunté le petit cheval noir qu’il montait
ordinairement, fut tout surpris de voir que ce compagnon des courses
solitaires de Kosciuszko s’arrêtait de lui-même toutes les fois qu’il
voyait un homme pauvrement vêtu, trahissant ainsi le bon cœur, la
charité de son maître.

Un but ordinaire de ses promenades était l’ermitage de Sainte-Véréna,
peu éloigné de Soleure. Il s’asseyait là, au pied d’un bloc de granit
entouré d’arbres, qu’on y a mis en l’honneur d’un bon Suisse des temps
passés, qui, pour arrêter une guerre fratricide entre les Suisses, se
jeta devant un canon. Kosciuszko aimait à reposer à l’ombre de ce
monument de l’humanité. Il y restait parfois un demi-jour tout entier,
jusqu’au coucher du soleil, absorbé dans la contemplation de cette vue
immense qui embrasse le Jura et les Alpes, et pouvant à peine
s’arracher à sa rêverie religieuse.

Il était bien près de sa fin, lorsqu’il lui vint un doux message. Il
était resté toute sa vie en correspondance avec celle qui eut son
premier amour, et qui était devenue la femme d’un prince polonais. Le
mari respectait ce saint et pur attachement. Il mourut, et sa veuve
écrivit en Suisse à Kosciuszko, alors âgé de soixante et onze ans,
qu’elle lui appartenait, elle et sa fortune, qu’elle était libre enfin,
et venait le rejoindre. Elle le retrouva, mais mort. Il n’eut pas la
consolation de voir dans son dernier jour cette femme aimée si
constamment.

Il mourut, en 1817, dans les bras de la famille Zeltner, emportant les
regrets attendris de toutes les nations. Toutes pleurèrent cette
personne innocente et sainte, autant qu’héroïque.

Ses cendres furent réclamées par la Pologne, conduites en grande pompe
à la cathédrale de Cracovie, enterrées près de celles de Sobieski. Mais
ce monument n’était pas assez populaire. On travailla trois années pour
lui en élever un plus digne de lui: monument gigantesque, grand comme
l’amour du peuple, vraie montagne bâtie de sa main, et du plus pur des
matériaux:—de marbre? non, ni de granit; mais de la terre de la
patrie, de la terre qu’il avait aimée.



  XIII

  CE QU’EST DEVENUE LA POLOGNE APRÈS KOSCIUSZKO
  ON N’A PU DÉTRUIRE LA POLOGNE


Un voyageur fatigué demande l’hospitalité. «Quel est votre pays?»
dit-on. Il répond: «Je suis Polonais.» Au dernier siècle, il aurait dit
ou tâché de faire entendre qu’il était _noble_ polonais. Cela est
inutile aujourd’hui; tous les Polonais sont nobles, dans la pensée de
l’Europe.

Telle a été la gloire de l’émigration polonaise, de ses _légions_, de
ses héros, de ses martyrs, que la Pologne entière en est restée noble.
La Russie a, sans le savoir, conféré à toute la nation l’ordre de
chevalerie.

Trouvez-moi, si vous pouvez, un homme de Lithuanie, un homme de
Galicie, qui s’aviserait de dire: «Je suis Russe ou Autrichien», quand
il peut dire: «Je suis du pays de Bem et de Dembinski!»

Et cette conviction de supériorité n’est pas seulement dans l’âme des
classes élevées. Elle passe tous les jours dans celle des paysans. Le
dernier des Polonais, enchaîné, traîné pour devenir soldat de la
Russie, éreinté de coups, épuisé de faim, lorsqu’il tombe sur la route
et se relève piqué par la lance du Cosaque, sent qu’il est martyr de la
cause polonaise: il s’honore, se juge l’égal de tous ceux qui souffrent
pour elle. A l’armée, s’il y arrive, il se trouve côte à côte des plus
grands et des plus nobles de son pays, qu’on fait servir comme soldats
et qu’on met au premier rang, au feu des tireurs du Caucase. Ainsi se
forme entre Polonais, par le bienfait de la Russie, un lien très fort
que peut-être ils n’auraient jamais eu sans elle, et qu’on pourrait
appeler la fraternité de la douleur et l’égalité du martyre.

La nationalité polonaise, languissante à d’autres époques, est devenue,
grâce à Dieu, prodigieusement forte et vivace. On a pu le voir
récemment dans le duché de Posen. En Galicie même, le paysan qui,
corrompu par l’Allemand, a tué son maître polonais, ne veut nullement
être Allemand, et se fâcherait si on lui en donnait le nom.

Si la Russie eût eu l’intention de raviver et fortifier la nationalité
polonaise, elle aurait fait précisément ce qu’elle a fait pour la
détruire. Avec de bons traitements, les provinces lithuaniennes, plus
anciennement réunies, se seraient peut-être, à la longue, ralliées à
leurs nouveaux maîtres. Mais la Russie semble avoir pris soin de leur
enfoncer au cœur, pour n’en être arrachés jamais, le sentiment et le
regret de la Pologne. Par l’énormité de l’impôt, par les logements de
soldats, par l’atrocité du recrutement et du service militaire, elle a
si bien fait qu’on n’y parle jamais du bon temps de la République que
les larmes aux yeux. Tout village, chaque année, en deuil et dans le
désespoir, voit enlever ses enfants qui disparaissent à jamais. Le
vice-roi lui-même, Paskevitch, en faisant partir le contingent annuel
qu’il doit pour une de ses terres, disait: «Vous voyez bien ces cent
hommes qu’on va mener à l’armée; tous périront dans le Caucase; ce sera
beaucoup s’il en revient un.»

L’unité de la Pologne s’est fortifiée de deux manières. Identique de
situation, de douleurs et de regrets, les deux moitiés du royaume
(Pologne et Lithuanie) le sont encore par ce fonds commun de traditions
militaires, de nobles et glorieux souvenirs, de fraternité héroïque,
que leur a donnée l’histoire des derniers temps. Le nœud s’est resserré
entre elles, et elles vivent d’un même cœur.

La Pologne, au reste, fut toujours, quoi qu’on ait dit, un État
homogène, naturel, très légitimement construit, à peu près comme la
France. En l’une comme en l’autre (comme en tout corps bien organisé),
la dualité harmonique est un moyen d’unité. Entre ces deux moitiés
(Pologne et Lithuanie), il y a moins de différence qu’entre la France
du midi et la France du Nord; on n’y voit pas la dissemblance extrême
qui sépare le Provençal du Flamand.

Les États qui l’ont partagée sont, au contraire, hétérogènes et tout
artificiels; la Prusse est une mosaïque, l’Autriche une caricature, la
Russie est un monstre.

Construite sur le patron d’une épouvantable araignée, elle est
monstrueuse en ceci, surtout, que les pattes ne tiennent en rien au
corps. Sans la compression énorme qui retient le tout ensemble, elle
s’en irait de tous côtés. Le corps, ce sont les trente millions de
vrais Moscovites; les pattes (Sibérie, Lithuanie, Finlande, etc.) ont
horreur du corps, et voudraient se détacher. Les Cosaques n’y tiennent
qu’à cause des avantages matériels qu’ils trouvent dans cet immense
empire, dont ils sont une sorte de factotum militaire; du reste, ils
méprisent les Russes. Les seuls qui tiennent fortement à la Russie dans
ces dépendances excentriques, ce sont les Allemands de Livonie et de
Courlande, qui ont dans l’empire les cinq sixièmes des emplois, qui en
réalité gouvernent, qui sont toute la bureaucratie, et peu à peu la
noblesse; ils la recrutent en nombre énorme, les commis devenant nobles
après quelque temps de service.

La Russie ne compte pour rien en Russie. Il n’y a pas de nation, il y a
un bureau et un fouet; le bureau, c’est l’Allemand; le fouet, c’est le
Cosaque.

C’est ce qui rendit le partage si facile: la Russie était un
gouvernement, avec ou sans nation, et la Pologne une nation sans
gouvernement.

Celle-ci était restée à peu près au point des États du seizième siècle,
avant la centralisation. Elle avait beaucoup de vie, mais dispersée sur
son territoire. Cette vie n’étant pas centralisée, en tuant ce qu’elle
avait de central, on n’a rien tué du tout.

Les puissances le savent bien. Leur œuvre leur semble à elles-mêmes si
artificielle, si peu solide, que, pour en prévenir la ruine, dans
laquelle elles périraient, elles se sont ménagé un remède épouvantable:
elles ont dans chaque partie soigneusement cultivé un germe de guerre
sociale; de sorte que le jour où la Pologne essayerait de tirer l’épée,
on puisse à vingt endroits lui enfoncer le poignard.

Il est curieux d’observer les moyens qu’a employés le machiavélisme des
trois puissances, leurs arts divers et spéciaux pour fomenter la haine;
mécanique ingénieuse, telle qu’aucun autre spectacle ne dut jamais plus
réjouir l’enfer. Mais non, l’enfer est ici-bas.

Ici, on força le seigneur de rester seigneur malgré lui. Là, on le fit
fonctionnaire, lui imposant des fonctions détestées du peuple.

La Prusse a graduellement émancipé le paysan, elle l’a fait participer
à la propriété, mais en obligeant le seigneur de garder la plus
dangereuse, la plus odieuse de ses prérogatives féodales, la _justice
patrimoniale_, l’hérédité de la justice, le rivant sur ce siège de juge
dont il eût voulu descendre.

L’Autriche, en Galicie, a diminué les corvées, mais en forçant les
nobles d’exercer pour elle la tyrannie autrichienne, d’être ses
_percepteurs_ et ses _recruteurs_, de lever les impôts, de choisir les
hommes pour le service militaire... Vives réclamations des nobles: on
n’y fait nulle attention.

De 1843 à 1846, ils prient et supplient l’Autriche de leur permettre de
changer la condition du paysan, d’abolir toute corvée, de faire part au
cultivateur, en sorte qu’il ait sa terre à lui. Le gouvernement leur
fait les réponses les plus gracieuses; il ajourne, gagne du temps, et
sous main, organise contre eux le massacre de 1846. Au lieu d’avantages
possibles et lointains, il donne de l’argent comptant, tant pour chaque
tête de noble. Ceux qui ont cru voir dans cette Saint-Barthélemy un
mouvement populaire se détromperont en apprenant qu’on n’a égorgé de
nobles que les patriotes, pas un aristocrate.

Le jeu de la Russie ne pouvait être le même. Ayant tellement à craindre
chez elle les révoltes de serfs, elle s’est bornée jusqu’ici à deux
choses: d’une part, elle a empêché toute amélioration proposée par les
propriétaires polonais; de l’autre, elle a saisi toute occasion de
faire croire au paysan qu’elle voudrait l’émanciper, le protéger, le
faire propriétaire.

En cela, comme en tout, il n’y a jamais eu un homme plus variable, plus
faux que l’empereur Alexandre. Quand Napoléon l’effrayait et qu’il
jugeait à propos de flatter la Pologne, il avait demandé à quelques
philanthropes polonais des projets de constitution: «Surtout, leur
disait-il, adoucissons le sort du pauvre paysan.» Ces plans donnés, il
les jetait au feu.—Plus fort, en 1818, il fit voir le vrai Russe. La
noblesse de Lithuanie, réunie à Wilna, ayant formulé le vœu d’émanciper
les paysans, Alexandre, par un ukase, défendit «de songer à cet
affranchissement». Ceux qui avaient parlé en ce sens furent persécutés.
Peu après un nouvel ukase défendit la création des écoles mutuelles que
les propriétaires fondaient pour les paysans, et ferma même les écoles
supérieures aux jeunes gens qui ne pouvaient faire preuve de noblesse.

Le premier acte des libérateurs de la Pologne, en 1831 (spécialement
dans la Podolie), avant de prendre les armes, fut de les sanctifier par
la déclaration que les paysans étaient leurs égaux et leurs frères.
Rien n’était plus aisé que de les faire propriétaires, dans un pays qui
n’est nullement serré comme l’Angleterre ou la France, qui a une
infinité de terres vagues, un pays ou le domaine de la couronne fait,
dans certains palatinats, la moitié de la terre. C’était le plan du
ministre des finances, l’illustre Biernatski. Les propriétaires
délaissés d’une partie des cultivateurs à qui l’ont eût donné des
terres du domaine, auraient retenu les autres à tout prix, en leur
faisant les plus avantageuses conditions. On sait avec quelle rapidité
marchèrent les événements, et comment ces nobles projets furent
étouffés dans le sang avec la Pologne elle-même.

Toute amélioration a été repoussée par ces gouvernements. On l’a vu
pour l’Autriche. En 1844, les représentants de Posen voulaient fonder
une caisse d’amortissement pour le rachat des corvées de leurs paysans.
La Prusse s’y opposa.

Il n’est pas jusqu’aux sociétés de tempérance, instituées pour relever
les paysans de leur dégradation morale, qui n’aient été entravées de
mille manières par l’Autriche et la Russie. Un ukase russe a interdit
de prêcher contre l’ivrognerie.

C’est dans les cabarets des juifs que l’Autriche a brassé la
contre-insurrection où les paysans ivres ont égorgé les libérateurs du
pays, qui, à ce moment même, proclamaient l’émancipation des serfs et
leur donnaient des terres.

En face de cette propagande hideuse que font l’Autriche et la Russie au
sein de la Pologne, et qui, grâce à Dieu, n’a réussi que sur un point,
par des circonstances tout exceptionnelles, il faudrait en montrer une
autre.

Je parle de l’action étrange, mystérieuse, que la Pologne, sans le
savoir ni le vouloir, par le fait seul de ses souffrances et de son
héroïsme, exerce sur la Russie. La vengeance qu’elle tire de son
ennemie, c’est de la démoraliser, d’y développer une force inouïe de
dissolution. Sans parler, sans agir, il semble qu’elle ait troublé son
cœur, dévoyé son esprit, l’ait affaibli et égaré. La facilité étonnante
avec laquelle la Pologne a magnétisé la Russie tient à un bien triste
mystère qu’il nous faut expliquer, au vide immense que la Russie avait
en elle, à la destruction intérieure qu’elle a subie, surtout depuis un
siècle. La douleur polonaise, traversant l’âme russe, n’y a rencontré
que néant.



  XIV

  COMMENT ON DÉTRUIT LA RUSSIE

L’historien de la Russie, Karamzine, s’arrête à l’entrée du siècle de
Pierre-le-Grand, au seuil de la période brillante et funeste où la
Russie va grandir comme empire, baisser comme race et nation, achetant
l’éclat extérieur par la perte de sa vitalité native.

On sait que ce vrai Russe, dans les mémoires confidentiels qu’il
adressait à l’empereur Alexandre pour combattre ses velléités
libérales, ses pensées d’émancipation, ne niait pas que la Russie n’eût
pu, à d’autres époques, être amenée à la liberté. Mais, disait-il,
l’immense extension qu’a prise parmi les Russes l’usage des spiritueux,
le succès effrayant qu’a eu partout dans l’empire l’établissement de la
ferme impériale des eaux-de-vie, sont loin de le préparer à
l’émancipation.

L’observation de Karamzine est juste. Seulement il s’arrête à un signe
extérieur; il fallait entrer plus avant, chercher ce que veut dire ce
signe. Si le Russe se plonge, se perd dans l’eau-de-vie, s’il achète un
moment d’oubli au prix d’une dégradation durable et d’un abaissement
progressif de la race elle-même, c’est qu’il a achevé de perdre ce qui,
jadis, eût soutenu son âme.

Les Russes distingués que je connais, généreux, spirituels, sont
tellement cultivés, ils ont tant vécu de la vie et des livres de
l’Occident, qu’ils paraissent avoir très peu le sentiment de leur
peuple. Ce sont des Français, et brillants, mais nullement des Russes.
Je ne vois pas en eux la profondeur naïve qu’il faudrait posséder pour
suivre et bien comprendre la décadence et la mort morale de cette
population infortunée.

En trois siècles, les plus brillants du monde, où l’invention a tout au
moins doublé le patrimoine scientifique du genre humain, seule, la
Russie n’a rien donné. Elle est restée muette dans ce grand concert des
nations.

Triste signe, quoi qu’on dise. On cite les Romains, «qui ne savaient
que combattre et gouverner». On se trompe. Les Romains ont couvert le
monde de monuments utiles; ils l’ont doté de ce vaste système de lois
que nous suivons encore. Ils vivent par leurs œuvres. Mais que la
Russie disparaisse, quel monument restera d’elle? C’est une tente
dressée aujourd’hui au milieu du désert, qui peut se replier demain.

Est-ce la faute du peuple russe, s’il est resté stérile? Non, sans
doute. Et quel autre aurait été fécond en souffrant ce qu’il a souffert?

Nulle part il n’y a plus d’esprit que dans la haute société russe. Le
peuple, c’est bien plus, il a une variété de facultés, une souplesse
d’action, un esprit de ressources, un génie multiforme, qui étonne et
charme parfois. Comment a-t-il gardé encore ces dons heureux, à travers
les épouvantables épreuves qu’il a subies? C’est ce qu’on ne peut
s’expliquer.

C’était, nous l’avons dit, un peuple tout méridional de race et de
génie, aimable plus que fort, peu moral, médiocrement solide, mais
doux, docile, aimant facilement.

La réputation très peu méritée de force et de résistance qu’il a dans
l’opinion européenne tient de ce qu’on juge le Russe uniquement par le
soldat russe, oubliant que la Russie a toujours opposé de vieux soldats
à nos jeunes troupes, et qu’on met vingt années à former ces soldats.
On ne leur donne cette fixité automatique qu’en les tenant toute la vie
sous le drapeau, disons mieux, sous le bâton. Voilà comme on fixe le
Russe; on fait le soldat, on tue l’homme. Par cette affreuse
discipline, on a une machine, plus d’âme; le Russe a disparu.

Ce peuple, en deux cents ans, a subi trois opérations atroces dont la
moindre pourrait amener l’extermination du génie d’un peuple.

Vers 1600, à l’époque où le servage disparaît dans l’Europe, il
commence en Russie. Ce peuple, le plus mobile de tous, est incorporé à
la terre, enraciné à la glèbe. Et le siècle n’est pas écoulé, qu’à
cette fixité du serf agricole s’ajoutent toutes les misères et les
abjections du servage.

Vers 1700, au moment où les nationalités modernes se distinguent et se
déterminent avec tant d’originalité et de vigueur, Pierre-le-Grand (ou
Pierre le copiste?) déclare la guerre à la nationalité de sa patrie; il
défend aux Russes d’être Russes, les tond, en fait des Allemands. Une
effroyable invasion d’intrigants étrangers s’empare de la Russie. Ils
n’en sont pas sortis: ils règnent. Ils ont remplacé la noblesse. Hommes
de cour et favoris, bureaucrates et seigneurs, d’une double tyrannie
impériale et seigneuriale, ils ont écrasé, aplati l’âme russe. Ils
n’ont pu la germaniser; ils l’ont anéantie.

Voilà la seconde opération. La troisième, que j’expliquerai tout à
l’heure, la plus cruelle des trois peut-être, est celle qui s’accomplit
en ce moment dans la propriété et dans les conditions du servage. Ici
encore et plus que jamais, on verra la Russie marcher, pour la
troisième fois, au rebours de l’Europe. Sous son immobilité apparente,
elle va à reculons dans la barbarie, affreux progrès contre nature; le
servage n’est plus assez barbare, elle retourne à l’esclavage
antique[2].

Le plus étrange dans ces tristes nouveautés si contraires à l’esprit
européen, c’est que la Russie se figure imiter l’Europe. Et d’abord
l’Allemagne. Le profond génie allemand dans ses trois idéalités,
philosophie, musique, poésie, est justement ce qu’on copie le moins.
L’Allemand, non idéaliste, est une triste nature d’homme. C’est
celui-là que la Russie adopte. Le commis et le caporal, l’écritoire et
le bâton, voilà ce qu’elle a pris de l’Allemagne.

Le servage s’est cruellement appesanti, devenant pédantesque et
systématique comme l’intendant allemand qui maintenant régit les
terres. Le maître russe, léger, variable et fantasque lui-même, passait
aux serfs plus d’une fantaisie. L’Allemand ne passe rien. Sous sa
discipline ennuyeuse est mort d’abattement le pauvre génie slave, avec
sa mobilité indépendante, ses douces mélodies, sa légère existence,
libre comme l’oiseau des bois.

Ce chant mélancolique d’un homme qui paraît vif et gai, c’était l’âme
même du Slave. Lui fini, tout finit. Sombre empire du silence, à peine
y entend-on, aux profondes forêts, quelques notes anciennes qu’on dit à
demi voix. La langue sèche, la parole tarit dans cet empire. Voyez la
nation des Cosaques, nation poète jadis, elle est devenue muette du
jour où elle tomba aux mains glacées de la Russie.

On put croire deux fois que ce peuple, réveillé, raffermi, prendrait
l’essor, rentrerait dans la vie, se classerait parmi les nations.
Souwarow, un vrai Russe, un fou rusé, bouffon, dévot, suscita l’âme
russe lui donna un moment d’élan. Napoléon et 1812, le danger de la
sainte Moscou, le tzar appelant _ses enfants_, tirant les reliques du
sanctuaire et les faisant porter devant l’armée, ce fut un puissant
ébranlement populaire. L’impression fut forte aussi d’aller en France,
de voir Paris, le Moscou de l’Ouest, d’apprendre que la Russie n’est
pas toute la terre. Un rêve en est resté et une transmission de récits.
Rien n’indique pourtant qu’il en soit sorti des légendes. L’âme russe
est trop malade et souffre trop pour se jouer ainsi aux fleurs de
poésie. Elle est plutôt tournée à la négation.

Une chose grave, qui les a frappés, c’est d’apprendre à la longue que
leur tzar a brûlé Moscou. Longtemps, dans leur respect, dans leur
sentiment filial, ils ont nié absolument que _leur père_ eût fait une
telle chose.—Ce sont les Français,—disaient-ils. La lumière s’est
faite, à la fin, malgré toutes les dénégations. Non seulement le
dernier empereur a brûlé la ville sainte, mais celui-ci la démolit, et
sans nécessité, en pleine paix. Il défait, refait le Kremlin, avec une
barbare indifférence pour les vieilles religions du peuple russe. Il a
vendu, en pleine place, à l’encan, les meubles vénérables des anciens
tzars (pour les refaire à neuf), le siège des Iwans, de Dimitri Donski.

Ces tzars de race allemande révèlent à chaque instant leur profonde
ignorance du peuple qu’ils gouvernent et de ce qu’il a de meilleur.

Exemples:

Nicolas ignorait quelle force le serment a chez le Russe, et qu’ayant
une fois fait le serment il se sent fortement lié, et ne peut s’en
croire libre qu’autant qu’on l’en délie régulièrement, légitimement. Il
exigea à son avènement, sans délai ni explication, l’obéissance
immédiate des troupes qui venaient de faire serment à Constantin. De là
cette terrible et si légitime révolte, dont les conjurés profitèrent.

Alexandre ignorait le fonds de la vie russe, la famille. Autrement ce
prince, nullement cruel, n’eût pas fait la tentative barbare de ses
colonies militaires. Il lui parut tout naturel d’introduire un hôte
inconnu, un soldat, dans la chaumière étroite du paysan, de faire
coucher un soldat entre sa femme et sa fille. Pour marier les soldats
répartis dans la commune, on n’était pas embarrassé. Toutes les filles
du village d’un côté, de l’autre les soldats, tiraient des numéros
ensemble. Le numéro 1 des soldats épousait le numéro 1 des filles.
C’était tout l’arrangement. Il y eut des révoltes effroyables. Les
Cosaques montrèrent une indomptable opposition à ces brutalités. Le
bâton, le knout, n’y firent rien. Ils se laissaient mettre en morceaux,
mais n’obéissaient pas.

Ce qui n’est pas moins remarquable et fait un honneur infini au cœur
des Russes, c’est l’impression qu’ils ont reçue des infortunes de la
Pologne. Nous l’avons vu déjà au moment où Kosciuszko fut relevé du
champ de bataille. Mais c’est surtout dans les _Mémoires_ de son
compagnon Niemcewicz qu’il faut lire les commencements de cette
réaction morale. Les soldats russes qui le gardaient n’avaient de
confident que leur prisonnier polonais. La nuit, non sans péril, ils
venaient près de lui, soupirer et gémir, lui dire leurs vœux, lui
demander si l’on n’abrégerait jamais le service militaire, et s’ils
reverraient leurs pauvres maisons.

Voilà comment la Pologne pénètre, envahit l’âme russe. Un seul Polonais
prisonnier dans une citadelle, un seul incorporé dans un régiment,
ébranle et trouble tout. Il n’a pourtant rien dit, cet homme. Qu’a-t-il
fait? Rien. Il a gémi la nuit. Et dès lors l’ébranlement moral a
commencé, il va, il gagne. L’on songe, l’on raisonne.—C’est un homme
pourtant, ce prisonnier, il souffre, il n’a pas l’air coupable.—Du
jour où le soldat s’est dit cela et mis à réfléchir, dès ce jour, je le
dis, son cœur est en révolte.

Sur quoi fut bâti cet empire? Sur la foi, sur une foi brutale, barbare,
aveugle, sans pitié, même pour soi, qui entraînait l’anéantissement de
l’esprit et de la personne. Quand ce boyard empalé par Iwan criait
pendant deux jours de son effroyable agonie: «Mon Dieu, sauvez le
tzar!» alors, sans doute, l’empire russe était ferme.

Par quoi chancelle-t-il? Je le dis, par le doute. Il est entré en lui.
Et ce qui honore la nature humaine, c’est que la pitié y a fait autant
que le reste.

Tout le monde connaît, au moins par les gravures, le sanctuaire de la
Russie, le Kremlin, ces massives et bizarres constructions, ces
palais monstres, où respire le génie mongol, et qu’on serait tenté
d’appeler une pétrification de la Terreur. Ces monstres du monde des
fées vivaient, ce semble, et sont devenus pierres en voyant
Iwan-le-Terrible. En vain Napoléon y a porté la main, en vain
l’effroyable incendie enveloppa le Kremlin de ses flammes. Il était
resté ferme... De nos jours, il faiblit, sa base de granit chancelle,
et par moments la sublime flèche paraît ivre, elle branle...
Pourquoi? ah! pour bien peu de chose. Un souffle dans ses fondations,
une plainte aux caveaux de ses églises, un sourd gémissement aux
tombes impériales... Tout le monde l’a entendu, hors un seul... Cette
chose faible et forte qui fait trembler les tours, qu’est-ce donc?...
Un soupir.

Soupir sacré de la nature contre un monde dénaturé, gémissement mêlé
des douleurs de deux nations!... Il ne s’est pas enfermé là; il a
monté, grossi comme une trombe... Il ne s’est pas perdu aux forêts, aux
marais; il s’en est emparé, et les forêts se sont mises à gémir, les
eaux à sangloter, les sapins à pleurer!

Prenez garde, cet homme insouciant, léger et mélancolique à la fois,
qui chantait au travail sa chanson monotone, il a assez chanté, il
songe, et il est entré en pensée. Il pensera désormais et toujours.

Et toute sa pensée, je vais vous la dire d’un seul mot, qui la résume
toute, et le grand changement qui se fait depuis trente années dans sa
condition: _Né serf, il meurt esclave_.

Serf, il avait pied et racine en la terre; il était arbre, résigné
comme l’arbre; il végétait misérable et paisible. L’imprudente tyrannie
de ses maîtres l’a déraciné.

Les seigneurs, détachant des parties de leurs biens pour vente ou pour
partage, ont cru ne couper que la terre, et ils ont coupé l’homme. Il
vivait moins en lui qu’en la commune; ils ont brisé cet ensemble vivant
où s’harmonisait, dans un communisme immémorial, toute la vie du paysan
russe. La terre passant de main en main dans le cercle de la commune,
comme la coupe circule au banquet, c’était le fonds moral du Slave.

Ce n’est pas tout. La commune brisée et la terre divisée, ils lui ont
raccourci sa part de cette terre. «Si ta famille est trop nombreuse,
va, va chercher ton pain, charpentier, jardinier, batelier du Volga;
va, et rapporte-nous l’argent.»

Cela est dur, injuste. S’il était serf, c’était serf de la terre, non
serf mobile, mais serf dans la famille, dans la commune, entouré des
consolations, des adoucissements du travail commun; n’importe, il se
résigne, il va.—Il revient fidèle, il rapporte... Mais alors, ce n’est
pas assez; ils ont bâti d’immenses maisons, l’horreur des Russes,
d’affreux bagnes, qu’ils appellent des fabriques, des manufactures, où
les hommes vendus viennent travailler et mourir sous le fouet. Vendus?
non, je me trompe, l’empereur philanthrope a défendu qu’on vende; on
loue un homme pour quatre-vingt-dix ans!

Pauvre race, douce, faible, toute dominée par les sentiments naturels,
qui avait vu l’État dans la famille, et dans le maître un père!...
C’était un spectacle risible et touchant, quand un nouveau seigneur
arrivait au village; ils pleuraient tous de joie: «Petit père!»
criaient-ils, ils se jetaient à genoux, lui racontaient leurs maux,
toutes les affaires de leurs familles; plusieurs à haute voix se
confessaient à lui.

Le père des pères, le tzar! qu’était-ce donc, grand Dieu? ils
confondaient dans leurs prières le _tzar du monde et le tzar du ciel_.

Ce sentiment filial, si fort dans l’âme russe, à quelles terribles
épreuves n’a-t-il pas été mis? Est-il père, ce seigneur avide qui vend
ses hommes? Est-il père, ce tzar qui protège si peu, qu’on aime mieux
être serf que libre?

Ce monde qui perd peu à peu son idée, sa base antique, _la paternité_,
ne s’asseoit pas encore sur la base nouvelle, _la loi_, le gouvernement
de l’homme par lui-même.

O désert, ô vide, ô néant! Plus de père. Pas encore la loi.

Moins désolés, ces grands plateaux tartares où la terre nue, salée,
stérile, n’a rien de la nature que l’aigre sifflement du vent de
Sibérie.

Le gouvernement russe produit en ce moment une chose terrible. En
maintenant une séparation absolue et comme un cordon sanitaire entre
les populations russes et le reste du monde, il n’empêche nullement ces
populations de perdre leur ancienne idée morale, et il les empêche de
recevoir l’idée occidentale, qui les replacerait sur une base nouvelle.
Il les tient vides et nulles moralement, sans défense contre les
suggestions du mauvais esprit et la tentation du désert.

Quand on dit qu’un de nous, Occidentaux, est douteur, sceptique, cela
n’est jamais vrai absolument. Tel peut être douteur en histoire, qui
est ferme croyant en chimie, en physique. Tout homme ici a foi en
quelque chose; l’âme n’est jamais vide. Mais là, dans ce monde tout
ignorant, barbare, qu’on maintient vide d’esprit, et qui le devient de
tradition, si cet état durait, si l’homme descendait la pente du doute,
rien ne l’y arrêterait, rien n’y ferait contrepoids ou balance; nous
aurions l’effroyable spectacle d’une démagogie sans idée, sans principe
ni sentiment; un peuple qui marcherait vers l’Occident, d’un mouvement
aveugle, ayant perdu son âme, sa volonté, et frappant au hasard,
automate terrible; comme un corps mort galvanisé, qui frappe et peut
tuer encore.

Qui sauvera la Russie de cette infernale perdition, et l’Europe de la
nécessité d’exterminer ce géant ivre et fou?

C’est surtout la pauvre Pologne.

Ce que la Russie a de meilleur en ce moment, ce qui la rattache à
l’humanité et à Dieu, c’est le mouvement de cœur que la Pologne a
suscité en elle.

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Note 2:

  On affirme hardiment que, dans ce terrible accroissement de misère,
  la population augmente rapidement. Mais qui peut dire avec certitude
  ce qui en est? Qui connaît la Russie?—M. de Falloux a dit à la
  tribune, avec une remarquable intrépidité d’ignorance: _La Russie, en
  1789, avait trente-trois millions d’âmes_ (qu’en sait-il?), _et
  aujourd’hui elle en a soixante-dix millions!_ (Qu’en sait-il?)—En
  réalité, que veulent les Russes et les amis des Russes en lançant au
  hasard ces chiffres romanesques? terroriser l’Europe.—Nul doute que
  le communisme russe, par son imprévoyance, ne soit propre à augmenter
  la population; mais cette même imprévoyance, meurtrière sous un tel
  climat, la décime cruellement, surtout pour les premières années;
  l’immense majorité des enfants ne naissent que pour mourir.—Comment
  la Russie aurait-elle une vraie statistique? Toute statistique est
  née d’hier. La France, le seul État qui pourrait en avoir une, étant
  le mieux centralisé, n’a pu, même en 1826, faire un dénombrement
  sérieux. (Voir là-dessus le très judicieux M. Villermé.)

  Le dernier observateur et le plus sérieux qui ait visité la Russie,
  M. Haxthaüsen, malgré tout son respect pour le gouvernement russe,
  avoue qu’il n’y a aucun fonds à faire sur les documents statistiques
  qu’il publie. Il établit, par plusieurs bonnes raisons, qu’on ne peut
  connaître la population des villes, qui est très mobile. Pour la
  Russie des campagnes, elle est si peu connue encore, qu’il y a dans
  les forêts des villages dont la police ne sait pas même les noms: ce
  sont surtout les dissidents qui fuient les persécutions religieuses.

  La population flottante est immense; beaucoup changent de pays pour
  changer de condition. Ceux qui reçoivent sur leurs terres des serfs
  fugitifs, et les acquièrent ainsi, ont soin, pour les cacher, de les
  mettre sous le nom de quelque serf mort. De là ces prodigieuses
  longévités qu’on ne voit qu’en Russie. Tel y vit deux ou trois vies
  d’homme, cent cinquante ans et plus.

  La population augmente-t-elle? Lentement, si l’on juge de l’empire
  par certains gouvernements mieux connus, par exemple celui de
  Charkow, qui avait, en 1780, 800,000 âmes, et, en 1838, 1,150,000
  âmes. (Voir l’ouvrage spécial et estimé de Passek, sur le
  gouvernement de Charkow.)

  Au reste, que la population augmente plus ou moins rapidement, c’est
  un fait secondaire, en comparaison d’un autre _très certain_, c’est
  que la race baisse, comme énergie, force et vitalité. Voyez dans les
  revues, et les plus belles, celles de la garde russe, ces pauvres
  visages pâles, ces yeux éteints, sans vie. La race change notablement
  depuis trente années, et par le progrès de la misère et par l’abus
  des spiritueux.



  XV

  CE QUE LA POLOGNE PEUT FAIRE AVANT LA RÉVOLUTION


Tout ce que nous avons dit sur le néant moral où arrive la Russie est
faible en comparaison de ce que les Russes en ont dit eux-mêmes. Cet
état est si douloureux, que, bâillonnés, muselés, du fond de leur
_in-pace_, ces pauvres muets n’en ont pas moins éclaté. Plusieurs,
comme l’illustre amiral Tchitchacoff, ont hautement désespéré, quitté
la patrie. D’autres, en restant, ont acheté de la vie le bonheur d’être
libres une heure, en criant: «La Russie est morte!»

On pouvait deviner ce triste mystère dans les poésies désolées de leurs
derniers poètes, pleines de deuil, d’ironie sceptique. Mais ces avis
indirects ne satisfaisaient pas l’âme russe; elle était trop oppressée.

Un matin, dans une revue généralement discrète et pâle, le _Télescope_
de Moscou, un article, échappé par la distraction de la censure, fait
trembler toute la Russie. Cet article, signé Tschadaef, était
l’épitaphe de l’empire, celle de l’auteur aussi: il savait qu’écrire
ces choses, c’était accepter la mort, plus que la mort, des tortures et
des prisons inconnues. Du moins, il soulagea son cœur. Avec une
éloquence funèbre, un calme accablant, il fit sur son pays comme un
testament de mort. Il lui demande compte de toutes les amertumes qu’on
inflige à qui veut penser, il analyse avec une profondeur désespérante,
inexorable, le supplice de l’âme russe; puis, se détournant avec
horreur, il maudit la Russie. Il lui dit _qu’elle n’a jamais existé_
humainement, qu’elle ne représente _qu’une lacune de l’intelligence
humaine_, déclare que son passé a été inutile, son présent superflu, et
qu’elle n’a aucun avenir.

L’empereur a fait enfermer cet homme dans une maison de fous. Mais la
Russie, le cœur percé, a cru qu’il avait raison. Elle s’est tue. Depuis
1842, pas une production russe, ni bonne, ni mauvaise. Le terrible
article, en réalité, a clos et scellé le tombeau.

Sous la tombe est une étincelle[3]. Nous ne souscrivons nullement aux
anathèmes de Tschadaef.

En bas, nous voyons un peuple faible, mais d’autant plus élastique, qui
peut encore se relever. Et il se relèvera un jour par la fraternité de
la Pologne.

En haut, nous voyons des hommes peu nombreux, mais admirables, des
héros!... Comment appeler autrement les hommes du 14 décembre, eux qui,
seuls, dans la gueule même du dragon, ont tenté ce coup hardi?...
Comment donner un autre nom au glorieux martyr Bakounine, aujourd’hui
enseveli, les fers aux pieds, dans un cachot de Russie?... Ah! grand
cœur, noble nature, frère aimé de la Pologne et de la France,
excusez-moi d’avoir dit ces choses sévères sur le pays que vous aimez.
Dieu m’est témoin que, si parfois la main m’a tremblé en écrivant ces
lignes sur la Russie, c’est à vous que je pensais (vous que je ne
connais pas), c’est vous uniquement que je craignais de blesser... S’il
arrivait que mon livre perçât les murs où vous êtes enfermé, qu’il vous
dise que nos cœurs sont tout pleins de vous, et nos yeux de larmes en
pensant à vous, et que le monde sent le poids de vos fers...

Pourquoi, malgré nos vives, nos ardentes sympathies pour les grands
patriotes russes, avons-nous cru devoir exposer notre opinion si
librement sur la Russie? C’est que, hélas! il nous est impossible
jusqu’ici de distinguer le peuple russe du gouvernement qui l’écrase.
Nous les voyons seuls encore, ces illustres citoyens. Ils sont les
citoyens du monde, bien plus que de la Russie. Les révoltes sont
fréquentes en ce pays; mais une révolution, quel jour arrivera-t-elle?
Il y faut une communauté d’idées que rien ne nous indique encore.

Donc, nous devons envisager la Russie en masse, provisoirement, et
simplement comme une force,—force barbare, monde sans loi, _monde
ennemi de la Loi_, qui ne fait aucun progrès en ce sens, au contraire,
qui marche à rebours et retourne aux barbaries antiques, qui n’admet la
civilisation moderne que pour dissoudre le monde occidental et tuer la
loi elle-même.

Le monde de la Loi a sa frontière où elle fut au Moyen-âge, sur la
Vistule et le Danube.

La Russie n’admet rien de nous, que le mal. Elle absorbe, attire à elle
tout le poison de l’Europe. Elle le rend augmenté et plus dangereux.

Quand nous admettons la Russie, nous admettons le choléra, la
dissolution, la mort. «Quoi! philosophes! nous dit de sa plus douce
voix la jeune école russe qui fleurit dans nos revues[4], vous vous
éloignez de vos frères!... Où est la philosophie?»

Telle est la propagande russe, infiniment variée, selon les peuples et
les pays. Hier elle nous disait: «Je suis le christianisme.» Demain
elle nous dira: «Je suis le socialisme.»

Elle emploie les journalistes, des gens du monde, des femmes
spirituelles et charmantes... Comment refuser la coupe des belles mains
de Médée?

Ici ce sont des articles[5], des gravures même habilement exposées sur
nos promenades. Au Danube, ce sont des chansons russes qu’on fait
circuler, chansons faites par les poètes officiels de l’empereur, pour
amener les Serbes, les Bulgares, etc., à se remettre aux mains
protectrices de la Russie.

Cette propagande, en Pologne, a un caractère sinistre qui rappelle les
menées de l’Autriche avant le massacre de la Galicie.

La Russie a employé un moyen terrible de se populariser auprès du
paysan: sa cruelle persécution des Juifs, continuée plus cruellement
par l’enlèvement annuel de leurs enfants.—Effroyable flatteur du
peuple, qui, sans lui faire aucun bien, le séduit par le mal des
autres! Une enquête, il est vrai, a été ordonnée aussi pour améliorer
le sort des cultivateurs. Non suivie et sans résultat, elle n’en fait
pas moins croire aux paysans que le tzar s’intéresse à eux.

Que fera maintenant le propriétaire polonais? Il est entre deux abîmes.

La Russie irrite le paysan contre lui, lui dit: «Il ne fait rien pour
vous.»

Maintenant qu’il essaye de faire quelque chose, c’est un homme désigné,
suspect. Un matin, sous un prétexte, enlevé, jeté dans un coffre,
cahoté à mort pendant quinze cents lieues, il s’en ira habiter pour
toujours le pays dont on ne revient pas.

Je le sais trop, Polonais, sous ce gouvernement terrible, il vous est
difficile de changer le sort du peuple.

La plupart des réformes sont ajournées forcément aux jours de liberté.

Moralement, vous pouvez beaucoup. Si la loi est impuissante, si
l’action est interdite, rien ne peut enchaîner le cœur.

Oserai-je former un vœu, souhaiter une chose pratique qu’on ne peut
guère empêcher? Supprimez, autant qu’il se peut, les intermédiaires qui
vous séparent du cultivateur; renvoyez l’intendant, l’agent, l’économe.
Occupez-vous vous-mêmes de votre terre et de ceux qui la cultivent.
Vivez parmi eux, avec eux, aimez-les, tout est gagné.

«Il faut aimer pour être aimé», disait le général Hoche.

Ce peuple vous demande plus que la liberté, plus que la propriété,
qu’il a méritée si bien, plus que l’égalité sociale,—il demande
surtout l’amitié.

Nous connaissons votre grandeur de cœur. Ceux qui ont aimé jusqu’à
leurs bourreaux pourraient-ils ne pas aimer leurs pauvres compatriotes?

Le paysan a sujet d’aimer votre vieille République de Pologne, qui lui
demanda un tribut si faible, si léger, en comparaison d’aujourd’hui;
qui l’abrita des barbares derrière ce peuple chevalier d’un million de
lances, dont pas un homme, durant des siècles, n’est mort qu’au champ
de bataille.

Et vous, fils de ces chevaliers, aimez, admirez ce peuple, qui, dans
vos terribles luttes, tellement inégales, contre la Russie, vous donna
ces vaillants faucheurs, la terreur des Cosaques, qui se battit sans
s’informer si la liberté reconquise le serait pour lui, qui, dans les
légions polonaises, anobli, chevalier lui-même, sous le drapeau de la
France, marcha du même pas près de vous, et, par des exploits
incroyables, s’est placé avec vous dans l’égalité de la gloire.

La nationalité polonaise si cruellement attaquée, mutilée dans son
territoire, brisée dans l’existence de ses hommes les plus dignes,
poursuivie avec fureur par l’arbitraire et par la loi, il dépend
toujours de vous de la raffermir et de la refaire plus solide qu’elle
ne fut. Cette fois, qu’elle se révèle hors des lois, ailleurs qu’en
l’État, qui est toujours vulnérable. Fondez-la dans l’âme humaine, au
sanctuaire de toute vie; enfoncez-en la racine en ce qui n’est point
attaquable ni accessible aux tyrans, dans l’amour mutuel de l’homme et
dans la fraternité.

Si les actes vous sont interdits, les sentiments ne le sont pas.
Veuillez, aimez; personne n’en méconnaîtra les signes. La fraternité de
cœur, l’égalité volontaire, se manifestent aisément.

Si vous ne pouvez encore changer l’état social des habitants des
campagnes, vous pouvez changer leur esprit. L’on vous a empêchés de
leur fonder des écoles; mais chacun de vous est une école. Ne vous
enfermez point dans vos maisons solitaires, pour languir, attendre,
mourir, pour tourner, retourner en vous le fer aigu de la
douleur.—Sortez, venez dans le peuple, partagez les travaux des
hommes: descendez sur le sillon, suivez la charrue; dites-leur tant de
choses qu’ils ignorent, hélas! et qui sont le cœur du cœur, le plus
profond de leur être. Ce peuple, tel a été le terrible effet des
longues misères, ne se connaît plus lui-même. S’il se souvenait!
Combien il en serait relevé! Quel chaud et puissant cordial lui
rentrerait dans la poitrine!... La culture qu’il lui faudrait, ce n’est
pas, comme on le croit, d’apprendre un moment à lire (pour l’oublier le
lendemain, n’ayant ni livres, ni loisir). Ce qu’il lui faut, et ce
qu’il recevrait avidement, ce sont ses propres souvenirs, rafraîchis et
réveillés; ce sont ses glorieuses antiquités, c’est la Pologne
elle-même.—Dites-lui vos grandes guerres des Turcs, et l’Europe
défendue par vous; dites-lui Jean Sobieski, la délivrance de Vienne, le
salut de l’Allemagne; dites-lui le vieux chant slave, qui lui fut un
jour redit par un pape.—Des envoyés de Pologne, se trouvant à Rome,
demandaient des reliques au pape pour en faire don à leurs églises. Ils
en eurent cette réponse: «Pauvres gens, que venez-vous demander ici des
reliques?... Avez-vous donc oublié la vieille chanson de votre pays: _O
Polonais! Polonais! ouvrez partout où vous voudrez la terre de Pologne,
prenez-en, tout ce que vous prendrez, c’est toujours cendre de
martyrs_.»

Bel aveu, noble réponse, qui fait honneur à l’Italien. La Pologne a sa
sainteté en elle-même, non dans la Rome des papes. La ville des
catacombes ne lui renverra pas la vie, non plus que le don des
miracles. La Rome qui ressuscite sous nos yeux, c’est la Rome ennemie
des papes, la vraie Rome de l’Antiquité.

Dans un sublime chant polonais (_Vision de la nuit de Noël_), on voit
le dôme de Saint-Pierre, fendu, qui s’affaisse... Et les derniers des
Polonais, par un dévouement suprême à ce qu’ils ont adoré, le
soutiennent encore, ce dôme, sur la pointe de leurs lances.

Rome ne soutient pas la Pologne[6]. La Pologne soutient Rome
encore,—Rome amie de la Russie, Rome qui reçut ce Phalaris ivre et
rouge de sang chrétien.

Prenez-y garde, Polonais, depuis qu’il a prié dessous, il tombe, il
s’écroule, ce dôme, rien n’en arrêtera la chute; il descend dans la
boue sanglante... Votre fidélité obstinée n’empêchera rien.

Voyez ce que le catholicisme a fait de l’Irlande; effroyable destinée!
La population subsiste nombreuse, et la race a disparu, a perdu sa
vitalité, s’est neutralisée, évanouie. Voyez la stérilité de l’Espagne
depuis Philippe II. Voyez que de siècles la foi des esclaves, la foi
des morts, a retenu l’Italie comme enfermée dans un tombeau. La France
enfin, ah! quelle blessure vient de lui porter le catholicisme! elle en
saignera à jamais... maudite de l’Italie!

De grâce, ne perdez pas de vue la première origine de vos malheurs.
Vous étiez au seizième siècle le plus tolérant, le plus doux des
peuples, ainsi que le plus guerrier. L’invasion des jésuites en
Pologne, leurs persécutions, ont séparé de vous, livré à vos ennemis,
vos frères du rite grec, les Cosaques. Cette lance acérée qui depuis
entra au cœur de la Pologne, qui l’a donnée à la Russie, sinon le
catholicisme?

C’est le catholicisme encore qui, au milieu du dernier siècle, excluant
les dissidents de l’élection royale, donna prétexte à la Russie et la
popularisa en Europe comme défenseur de la liberté religieuse contre le
clergé polonais.

Ceux qui voudraient aujourd’hui asseoir votre nationalité sur ce qui
vous a perdus, sont vos plus cruels ennemis. Qu’ils le sachent ou non,
ils vous perdent. En donnant le catholicisme comme caractère essentiel
de la nationalité polonaise, ils éloignent à jamais de vous vos jeunes
frères du Danube, les Slaves, fils de l’Église grecque, qui, si la
Pologne se proclame étrangère à eux par l’opposition de sa foi,
écouteront la Russie.

Malheureux prêtres, n’est-ce pas assez d’avoir, il y a deux cents ans,
découvert le flanc de la Pologne, de l’avoir désarmée de sa vaillante
barrière, la nation des Cosaques? Aujourd’hui, vous lui ôtez ces
frères, ces alliés nouveaux, que venait de lui susciter la bonté de la
Providence. Ces Slaves, nés d’hier comme peuple, ils regardent de tous
côtés, ils se cherchent des parents, ils ont besoin d’aimer une grande
nation; ils vont se cherchant des frères. La Pologne leur dira-t-elle:
«Je ne suis pas votre sœur... J’ai mon Dieu; cherchez vos Dieux?»

Je ne vous propose pas de renier vos croyances, Polonais, je le sais,
vous êtes fidèles; vous ne sûtes jamais déserter. Cette foi, je ne vous
demande pas de l’abjurer, mais de la comprendre, de l’étendre et de
l’agrandir. Vous avez longtemps, comme tous les enfants, répété des
mots; hommes par l’âge et la douleur, il est temps d’aller à l’idée. Le
Dieu qu’on vous mit sur l’autel dans telle image de pierre, sentez-le
donc maintenant dans le genre humain, dans son image de chair. La
religion du monde n’est plus la foi égoïste qui fait son salut à part
et va solitaire au ciel. C’est le salut de tous par tous, la
fraternelle adoption de l’humanité par l’humanité. Plus d’incarnation
individuelle: Dieu dans tous, et tous Messies!

Qui, de nos jours, ne sent Dieu tressaillir en lui? qui, dans les
heures de souffrances, par le cœur, ne sent l’avenir?

Mais il ne faut pas seulement le voir et le sentir, il faut le vouloir,
et par un immense élargissement du cœur, accepter d’avance tous les
sacrifices que nous imposera demain le monde nouveau.

Qui n’aura à sacrifier? De quelque côté que je regarde les nations qui
vont être les acteurs du nouveau drame, je vois qu’avant toute action
Dieu va leur demander à chacune de lui donner ce à quoi elles tiennent
le plus; généralement le vieux vice, le vice chéri, cultivé au fond de
l’âme. A l’Italie, il dira: «Donne-moi tes vieilles discordes, ton
esprit d’isolement et d’orgueil local; j’en veux faire un sacrifice...
Tu ne seras libre que dans l’unité.» A l’Allemagne, il dira: «Donne-moi
tes deux vices d’esprit opposés, et que tu trouves moyen d’unir à la
fois: scolastique et rêverie. Donne-moi la somnolence de tes bourgeois
_philistins_. Donne-moi ta foi aux livres, à tous les mensonges
écrits.»—A la Hongrie, il dira: Vaillant peuple, donne ton orgueil;
donne ta vieille royauté... Sois frère au milieu de tes frères... la
royauté vaut-elle la fraternité?...

L’ennemi est peu de chose au grand combat qui se prépare. L’ennemi
redoutable est en nous, en nous le mal qu’il faut craindre! Et la
France! je n’ose penser à tout ce que Dieu doit réclamer d’elle, pour
qu’elle soit digne d’agir! Ah! peuple que l’Angleterre même a nommé _le
soldat de Dieu_, songe à quelle purification ce titre t’oblige! La
chevalerie, souviens-t’en, n’avait droit de prendre l’épée qu’après la
purification de l’âme et du corps, le bain qui ôte les souillures...

Qui précédera tout le monde au sacrifice préalable, la vieille de la
bataille au soir? La Pologne, comme toujours.

Elle n’a pas attendu. Les premiers, tels de ses enfants ont mis sur
l’autel une offrande inouïe, immense... la haine de la Russie!

Ce qui reste est plus facile. Il y faut bien moins d’efforts. C’est
que, des grands aux petits, des petits aux grands, la Pologne, en son
intérieur, s’adopte, s’aime elle-même.

Je me fie ici, pour cette révolution nouvelle du cœur de peuple, non
aux Polonais seulement, mais à vous surtout, Polonaises!... Les femmes
de cette nation eurent toujours l’initiative. Aux plus extrêmes périls,
aux plus héroïques efforts, elles n’ont pas quitté leurs époux. L’amour
n’est pas un vain mot en Pologne. Elles les suivaient dans les
batailles, elles les suivent au martyre. La sinistre route qui, par
deux mille lieues de sapins, mène aux glaces de la Sibérie, s’est vue
couvertes de longues files de femmes polonaises, suivant, les enfants
dans les bras, les pieds tout sanglants, leurs époux enchaînés, sous la
lance des Cosaques. Embrassant ce long supplice en le bénissant de leur
sainteté, elles ont vaincu par l’amour toutes les fureurs des tyrans,
emparadisé la Sibérie, et fait de l’enfer un ciel...

Anges, déployez vos ailes dans un nouvel héroïsme. Précédez-nous ici
encore dans cette route difficile de la pauvreté volontaire, de la
simplicité de vie que ce temps va nous demander. Douce est la
fraternité, mais sa voie est âpre. Plus d’un la trouve trop dure. Plus
d’un allègue la famille. Ils seraient simples pour eux-mêmes,
disent-ils; s’ils ont du luxe, s’ils ne peuvent se faire pauvres,
fraterniser avec les pauvres, la femme les en empêche; ils sont
fastueux pour l’objet aimé. La femme seule peut les affranchir.

Pour ces derniers sacrifices, pour cette grande ouverture de cœur que
la situation commande, il ne faut pas moins, Polonais, que cette
vaillance native qui vous fit toujours aller en avant. Dans cette route
nouvelle aussi, vous serez encore l’avant-garde; vous passerez les
premiers la voie étroite et le Pont-Aigu que tant d’autres hésitent à
passer.

Ai-je besoin de vous rappeler un de vos plus beaux souvenirs, cet âpre
défilé d’Espagne qui par vous est immortel.» Trois fois, dit le
guerrier-poète qui a chanté cet exploit, trois fois les escadrons
français, comme un jet puissant des fontaines, jaillirent jusqu’au
sommet du mont. Autant de fois, de cascades en cascades, ils
déroulèrent dans l’abîme... Les Français, riches de gloire, trouvaient
la montagne inaccessible, comme le ciel l’est aux possesseurs de
trésors. Silencieux, impatients, attendaient les lanciers de Pologne...
«A vous, dit leur commandant, voyageurs expérimentés, qui franchîtes
les glaces des Alpes, les sables de Syrie, à vous d’ouvrir ce
chemin...» La trompette sonne, les lances plongent au travers de la
mitraille... Tout à coup un grand silence. Toute la batterie s’est
tue... L’aigle blanc s’est reposé au faîte de Somo-Sierra.

A vous cette fois encore. Que la France ait la Pologne avec elle dans
cette route nouvelle, plus âpre que Somo-Sierra. Qu’elle l’ait pour
compagne et pour sœur. Et, dût-elle en être devancée d’un pas, elle
n’en serait pas jalouse. Elle lui dit: «Ta gloire est ma gloire...
Allons ensemble au sacrifice, et nous entraînerons le monde. Qu’il
suive en nous l’avant-garde de la Fraternité humaine!»

                  *       *       *       *       *

Qu’il soit bien entendu que les éloges donnés a M. Haxthaüsen
s’appliquent à l’Haxthaüsen de 1846, nullement à celui de 1856, au
premier volume de son livre, et non au troisième. Rien de plus curieux
à observer que la _russification_ de ce pauvre homme, le progrès de la
fascination ou de la terreur qu’on exerce sur lui. Il faut aussi tenir
compte de l’effet de la Révolution de 1848, qui a jeté tant d’autres
Allemands dans un complet idiotisme.—Peu importe. Le premier volume,
dans ses nombreuses contradictions avec ceux qui suivent, n’en est pas
moins un monument très précieux.

-----

Note 3:

  L’étincelle! ne serait-elle pas dans une brochure admirable qui
  paraît à l’instant (1851)? L’auteur, né Russe, mais doté d’autre part
  du plus généreux sang du Rhin, écrit dans notre langue avec une
  vigueur héroïque, qui brise l’anonyme et révèle partout le grand
  patriote. J’ai lu et relu dix fois avec stupeur. J’y croyais voir les
  vieux héros du Nord tracer d’un fer impitoyable la sentence de ce
  misérable monde... Hélas! ce n’est pas seulement la condamnation de
  la Russie, c’est celle de la France et de l’Europe.—«Nous fuyons la
  Russie, dit-il; mais tout est Russie; l’Europe est un cachot.»—Tant
  que l’Europe a de tels hommes, pourtant, rien n’est désespéré encore.
  (_Du Développement des idées révolutionnaires en Russie_, par
  Iscander.)

Note 4:

  On sait combien la Russie est hermétiquement fermée aux journaux et
  aux revues de l’Europe. Une des nôtres est exceptée, par la
  protection spéciale de l’empereur. On a soin qu’elle arrive jusqu’en
  Sibérie. Pourquoi tant de faveur? On peut le deviner. Une revue
  française, toute pleine des éloges de la Russie, est justement ce qui
  peut le mieux tromper ses infortunés lecteurs sur la pensée de la
  France, leur faire croire que le monde est décidément converti au
  mal, finir pour eux tout espoir ici-bas. Représentez-vous, dans cet
  extrême Nord, dans les nuits éternelles, l’infortuné Polonais qui
  s’efforce, à la lueur des aurores boréales, de lire ces pages écrites
  dans la langue chérie, la langue de la France, qui cherche avidement
  quelques bonnes nouvelles, et qui voit que la France est morte...
  Quel accroissement de supplice! C’est ainsi que la Russie, cette
  savante maîtresse en douleurs, a trouvé un moyen de rebriser les
  cœurs déjà brisés, de doubler les ténèbres du pôle, d’ajouter un
  degré de glace au froid qui rompt l’acier... Qu’ainsi le désespoir
  vienne de l’espoir, je veux dire de la France! ah! c’est un coup de
  maître: il faut rendre les armes; tous les bourreaux sont dépassés!

Note 5:

  Même des livres, et de forme grave. M. Alexis de Saint-Priest, fils
  d’une princesse russe et d’une famille comblée par la Russie a
  reconnu magnifiquement les bienfaits de cette patrie adoptive. Il a
  écrit, dans la _Revue des Deux Mondes_, une _Histoire du démembrement
  de la Pologne_, qui met le tort du côté des victimes. La France lui a
  ouvert ses mystérieux trésors diplomatiques. Il a pu, à son aise, y
  choisir tout ce qui pouvait colorer l’invasion russe; il a fait un
  livre spirituel, mais qui le serait davantage s’il était moins
  hardiment partial.

Note 6:

  Ceci répond à l’erreur grave qu’on trouve dans une brochure, du reste
  excellente, pleine de choses ingénieuses et profondes: _La Russie
  considérée au point de vue européen_, 1831.



  LES

  MARTYRS DE LA RUSSIE


  I

  AUX OFFICIERS RUSSES


        MESSIEURS,

Encore un sacrifice humain. Hier même (le 20 juillet), Varsovie saisie
d’horreur a vu, sans cause ni prétexte, quatre prisonniers tout à coup
tirés des cachots, jugés et condamnés par vos tribunaux militaires,
écrasés sous le bâton.

Nul complot récent qui explique cet événement atroce. C’étaient
d’anciens prisonniers politiques. Leurs familles croyaient que
l’arrivée de l’empereur, la célébration prochaine du vingt-cinquième
anniversaire de son avènement, pourraient leur valoir leur grâce. C’est
la grâce qu’ils ont eue.

Est-ce bien vous, Messieurs, vous pleins de l’esprit de la France,
nourris d’elle et de sa pensée, vous, Français bien plus que Russes,
qui pouvez ordonner ces barbares, ces ignobles supplices?

Nous n’ignorons pas l’épouvantable terreur qui pèse sur vous. Une main
de fer vous rive à ces affreux jugements et vous fait signer ces
arrêts. Plus d’un briserait son épée, s’il ne risquait que de mourir.

Nous vous connaissons, nous savons que, quand vous êtes loin des
regards, vous hasardez d’être humains. Je pourrais dire où et comment,
mais je ne vous dénoncerai pas. Il est à croire qu’au 20 juillet vous
avez réduit le nombre de victimes qu’on vous demandait. De
trente-quatre qu’on vous fit juger, trente vivront: ils vont en Sibérie.

Quel était le crime de ces Polonais? Celui de penser exactement comme
vous.

Qui plus que vous déteste, exècre le gouvernement barbare de ces
Allemands bâtards qui écrasent la Russie? La plupart d’entre vous,
messieurs, si on leur ouvrait le cœur, qu’y trouverait-on, sinon la
révolution, la foi du 14 décembre, l’impérissable étincelle de Pestel
et de Ryleïeff? Désolante fatalité, d’aller à travers l’Europe
combattant ou condamnant les complices de vos pensées, les martyrs de
votre foi, ceux dont vous enviez la mort!

Vous admiriez ces Hongrois que brisa en 1849 l’intervention russe. Les
supplices qui suivirent, les outrages exécrables qu’ont subis des
femmes héroïques vous les ressentez comme nous.

Vous admiriez ces héros de la Révolution polonaise qui, en 1837, du
fond de la Sibérie, par un coup d’incroyable audace, entreprirent
d’armer le désert; vous étiez plus morts qu’eux le jour où ils
tombèrent sous le bâton, sous les coups de vos soldats en larmes et
désespérés.

Quel poignard dut percer vos cœurs lorsqu’en 1847, du gibet, Wisniowski
cria cette grande parole: «Aimez-vous et pardonnez.»

Ceux d’entre vous qui servaient en 1831 ont, auront toujours aux yeux
et au cœur une désolante image, de quoi gémir à jamais et se réveiller
dans leurs nuits. Ils se souviennent de Kronstadt, du solennel martyre
de l’armée polonaise, dans ce port si fréquenté, sous les yeux indignés
de tous les marins du monde. Plusieurs centaines de braves prisonniers
de guerre, et par capitulation, refusèrent d’abjurer la patrie et de se
faire Russes. Battus, guéris, rebattus quand leurs blessures se
fermaient, ils persévérèrent, invincibles, jusqu’à ce que les
charrettes les emportassent en lambeaux, chairs informes, hideuses, où
rien ne rappelait plus l’homme.

Quels sont vos sentiments secrets dans ces terribles épreuves? Nous ne
les ignorons pas.—Qu’il me soit permis de dire un fait:

Dans une guerre très récente, un de vos jeunes officiers, arrivant dans
une ville du pays envahi, se trouva logé chez une grande dame qui,
pleine de ressentiment contre les Russes et la Russie, le fit recevoir
par ses gens et refusa de le voir. A grand’peine il réussit à pénétrer
jusqu’à elle, et d’abord parla très haut. Elle, immuable, héroïque,
répondit comme eût répondu la Patrie même à l’ennemi... Le cœur du
jeune homme n’y tint pas, et, saisi d’admiration: «Madame, dit-il en se
jetant à ses pieds et versant des larmes, nous sommes plus malheureux
que vous;... et moi-même, que vous voyez, j’ai tous les miens en
Sibérie.»

Ainsi donc, vous avancez, muets, pâles, l’arme au bras, pour exécuter
malgré vous l’arrêt d’une fatalité ennemie. Vous avancez, tête basse,
sans regarder derrière vous ni devant vous. Derrière est la Sibérie,
peuplée de noblesse russe, le Caucase ou l’abattoir où l’on vous fait
massacrer. Et vous n’en allez pas moins.—Derrière est la révolution, à
laquelle vous sympathisez, la France et les idées françaises qui sont
votre substance même. Et vous n’en allez pas moins.

Ayez pitié de vous-mêmes... Et que risquez-vous enfin, sinon de mourir?

Mais ne mourez-vous pas déjà? Cette vie, n’est-ce pas une mort?

Plusieurs, dans cette situation désolante, essayent de se tromper
eux-mêmes. Ils s’efforcent d’être ambitieux pour la grandeur de la
Russie.

Distinguons, messieurs, distinguons. Ce mot a deux sens bien divers,
l’empire et la nation. Or, l’empire n’a pas fait un pas, je me charge
de le prouver, qui n’ait été un pas aussi dans l’anéantissement de
votre génie national, l’effacement de l’esprit slave qui était en vous.
La seule bonne définition du terrible gouvernement que vous subissez,
c’est: _la mort de la Russie_.

D’autres, sans chercher à se tromper, ferment les yeux, se livrent à la
fatalité; ils s’asseoient en plein scepticisme, se posent sur l’abîme
même: «Qui sait où est la raison? disent-ils. Nous sommes corrompus,
c’est vrai. L’Occident ne l’est pas moins... Jouissons, et puis
mourons.»

Oui, l’Occident est corrompu, mais dans les couches supérieures, les
seules que vous connaissez, bien plus que dans celles d’en bas. La
France a de plus cela, que, plus ou moins corrompue, elle garde
toujours une puissante virtualité de régénération morale par la force
des idées. La France vit de l’esprit, et elle y trouve d’inépuisables
ravivements, des retours et des renaissances. Ses abattements sont
grands. Le monde crie alors: «Elle est morte.» On le criait à Rosbach.
Et c’est justement de là, qu’éveillée d’une faible étincelle, elle
reprit force et chaleur, ranima ceux qui la croyaient éteinte, et,
transfigurée par l’esprit, devint le soleil du monde.

Cette force de régénération, elle est dans l’idée, qui se renouvelle.
Que serait-ce si un peuple qui perdrait son idée antique était sevré de
toute autre, isolé, tenu hors des communications vitales, si l’on
empêchait l’air d’arriver jusqu’à lui?

C’est le cas du peuple russe.

Sa vie était dans la commune, petite association patriarcale qui divise
la terre à ses membres, et leur en répartit la culture alternative.
Puissant lien entre les hommes. Maintenant l’homme est déraciné de la
terre et de la commune. Possesseur jadis de cette terre, serf, depuis
deux siècles attaché à elle, il se consolait en la croyant attachée à
lui.—Voilà qu’il n’en est plus qu’une dépendance mobile, un meuble
qu’on vend aux mines, aux fabriques.

Chose touchante, et qui arrache les larmes! Cette population vouée au
servage avait fait un effort de cœur pour l’assimiler aux sentiments de
la nature; le serf appelait le maître son _père_. Il était l’enfant du
seigneur, et le seigneur fils du tzar. Tout ce monde était suspendu à
l’idée de _paternité_. Là fut la foi russe et tout le cœur russe... Et
vous l’avez brisé, ce cœur!

Livrant le serf à vos agents, qui le réduisent au désespoir, il vous a
fallu appeler au secours contre ses révoltes la police impériale,
solliciter son extension dans tout l’empire, faire venir dans chaque
village l’homme pâle et malveillant qui menace le paysan et qui dénonce
le maître. Jadis, très dépendants sans doute dans vos rapports avec le
tzar, vous aviez du moins ce bonheur que ces rapports étaient rares;
maîtres chez vous, dès que l’hiver rompait les communications, la
tyrannie cessait pour vous. Huit mois par an, vous étiez rois. A
l’automne, vous fermiez la porte, et nul ne venait vous troubler.
Maintenant, partout sur vos terres, vous rencontrez l’homme sinistre,
l’œil trouble et louche, par où le tzar vous voit de Saint-Pétersbourg.

Un de mes amis, se trouvant dans un palais russe, au centre de la
Russie, loin des routes, assistait à un grand dîner que la dame de la
maison donnait à la nombreuse noblesse du voisinage. La salle du
banquet avait vue sur un grand parc, dont la principale allée
aboutissait en face de la croisée du milieu et de la place que la dame
occupait à table. Tout à coup elle se tait, devient immobile, ses yeux
se fixent... puis voilà qu’elle pâlit; elle est livide, tremblante...
Ses dents claquent... Elle est près de s’évanouir. Un personnage
militaire entre dans la salle; c’était le général de la gendarmerie
impériale qu’elle avait vu dans l’allée. Elle se croyait perdue. Il la
rassure heureusement. Un accident survenu dans ses équipages l’avait
arrêté, et il s’était détourné pour lui faire une visite.

Voilà comme vous vivez. Serrés entre deux terreurs, craignant d’en bas
les révoltés, d’en haut l’écrasante idole qui chaque jour pèse
davantage, vous vous réfugiez sous elle. Vous fuyez, où? malheureux! A
l’autel sanglant de Moloch.

Ce qu’il dévore, ce dieu terrible, ce ne sont pas seulement des
individus; ce sont les facultés, les puissances, les vitalités de la
Russie.

De 1812 à 1825, vous essayâtes l’activité publique. La doucereuse
paternité d’Alexandre se fit la confidente de votre philanthropie. Le
coup du 14 décembre effraya, serra les cœurs, les refoula dans
l’égoïsme. L’activité littéraire continua encore, au défaut de
l’activité publique; même dans cette sphère innocente, l’âme russe fut
poursuivie, la poésie tuée avec les poètes... Lermontoff? tué.
Griboiédoff? tué. Pouchkine? tué. Et de quelle tragique mort[7]!

Peu après 1840, finit votre littérature. Grand silence. Vous ne parlez
plus. Croyez-vous qu’on vous tienne quittes? Non, une carrière nouvelle
de persécutions s’est ouverte, plus profonde, plus terrible. Ce
despotisme, jusqu’ici extérieur, matériel, il veut pénétrer les âmes,
et s’inquiète de la foi.

«Vous obéissez, c’est bien. Comme Pologne et comme Russie, vous êtes
brisée, c’est bien... Il manque pourtant quelque chose, sans quoi je ne
veux pas du reste; c’est que vous me reconnaissiez comme règle de la
raison, comme arbitre de la foi, que vous honoriez en moi l’union des
deux puissances hors desquelles il n’y a rien. Si toutes deux sont en
moi, je suis complet, je suis Dieu.»

Ainsi dit Nabuchodonosor, il l’a fait proclamer par un de ses serfs
(janvier 1850); il a déclaré que Rome était finie, l’Église latine
réunie à l’Église grecque, seule catholique, universelle, que le tzar
était le seul pontife du monde.

Le grand-duc Michel l’avait dit, il y a vingt ans, en visitant
Saint-Pierre de Rome, au moment où le pape officiait: «Cela est beau,
cela est grand; mais combien cela sera plus beau quand nous officierons
ici!»

L’empereur a fait plus que de dire. Dès 1833, il a agi comme pape, par
la persécution atroce des Uniates (des Grecs réunis aux Latins). La
Pologne, écrasée politiquement, a fourni encore les victimes à cette
terrible exécution religieuse.

Que reste-t-il au nouveau Dieu, sinon de sévir contre la Russie, contre
les sectaires innombrables qui s’y cachent jusqu’ici sous la protection
des seigneurs? Ces infortunés déjà fournissent, année moyenne, cinq
cents condamnés à la Sibérie.

Ainsi va cette puissance de mort, brisant, dévorant. Si elle n’avait
rien à mettre dans ses mâchoires meurtrières, elle se mangerait
elle-même.—Vie politique? dévorée. Vie littéraire? dévorée. Elle en
veut maintenant à la vie religieuse, en Russie et en Europe. Elle
avance, gueule béante. Pourquoi la révolution lui est-elle intolérable?
L’organe du tzar l’a dit avec beaucoup de franchise: _parce que la
révolution française est une religion_.

La France ni la révolution ne sont point inquiètes et ne craignent
rien.—Qui doit craindre?—Vous surtout, messieurs. La machine par
laquelle cette puissance agit sur le monde, elle prend son point
d’appui en vous, elle pèse sur vous et vous écrase. Elle ne fait rien
au dehors, sans qu’elle ne le fasse au dedans.

Ce n’est pas un homme seulement, notez-le, c’est une machine. La mort
d’un individu (quoique sa violence personnelle ajoute à la pression),
sa mort, dis-je, ne suffira pas à relâcher la mécanique si
prodigieusement tendue.

Qui peut la desserrer, messieurs? Vous, plus que personne. Le tzar même
ne peut rien sans vous.

S’il a tendu la machine par la violence naturelle au pouvoir suprême,
par l’emploi des étrangers, ignorants de l’esprit russe,—vous aussi
vous l’avez tendue en aggravant le sort du serf, en rendant partout
nécessaire, pour contenir les révoltés, l’intervention de la puissance
impériale. Vous avez donné au trône du tzar ce poids nouveau,
effroyable, sous lequel craque la Russie.

Votre situation est forte encore, votre puissance énorme pour le bien
et pour le mal. Ce peuple, entre le tzar et vous, vous préférerait.
Affranchi, il est livré à une pire servitude, celle des bureaucrates
vendus, sans cœur ni honneur. Ce qu’il demande, c’est que, vous
associant au véritable élément russe, la commune, vous la protégiez et
contre le gouvernement et contre vos agents mêmes. La commune, sous
votre abri, s’essayera à la liberté. Écoutez les anciens, les
vieillards, respectez les coutumes; faites taire votre intendant devant
le starost et les patriarches du lieu. Écartez les gens d’affaires.
Rendez les redevances modérées, raisonnables; que l’_obrok_ (redevance
fixe), malheureusement moins répandu de nos jours dans la
Grande-Russie, devienne universel, remplace les corvées variables, et
soit librement consenti.

Le gouvernement local étant ainsi desserré, le gouvernement central
sera pour vous un protecteur moins nécessaire. Il vous sentira fort de
l’amour des vôtres, et il vous ménagera. Tout ira s’adoucissant par un
mouvement gradué, comme sont ceux de la nature.

La Russie, pour sa grandeur, n’a pas besoin de rester un monde dénaturé.

«_Revenez à la nature._»

Quand une fois on en sort, une énormité rend nécessaire, indispensable,
telle autre, non moins monstrueuse.

Pour ne donner qu’un exemple, votre cancer, la Pologne, demande le
Caucase pour écoulement. Et le cancer du Caucase demande sans cesse le
sang russe, le sang polonais.

«_Revenez à la nature._»

Détendez la rigueur atroce de votre police en la rendant inutile. Elle
le sera si le serf vous bénit.

Détendez la rigueur barbare de votre institution militaire. La forme y
a détruit le fonds. Elle n’en serait que plus guerrière, si elle
n’était tombée sous la pédantesque brutalité de la discipline allemande.

La Russie est conquérante, elle doit l’être, selon la nature, et sa
conquête est au Midi.

Consultez le moindre Russe; il n’y en a pas un qui se soucie de
l’Ouest. Ce qu’il rêve, c’est le soleil. C’est un peuple méridional de
race et d’esprit, qui se trouve malheureusement exilé au Nord.
Laissez-le, ce peuple grelottant, venir se chauffer au Midi, descendre
aux féconds steppes qui, bien cultivés un jour, vaudront mieux que la
Pologne et seront une Italie. La vraie pente de la Russie est vers la
mer Noire. Les hommes, comme les fleuves, y descendent d’eux-mêmes; et
toutes les fois qu’ils se rapprochent de ce paradis de Crimée, ils
croient retrouver la patrie.

Revenant à votre mission légitime et naturelle, la conquête du désert
méridional, vous terminerez sans regret une lutte dénaturée. Vous ferez
réparation à votre sœur, la Pologne. Vous l’aiderez à se dégager de
l’Allemagne, et la referez de vos mains. Elle vous réconciliera avec
Dieu et avec l’Europe, et vous rentrerez bénis dans la fraternité
humaine.

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Note 7:

  Voy. _Des Idées révolutionnaires en Russie_, par Iscander,
  1851.—J’ai déjà signalé à l’attention ce livre héroïque d’un grand
  patriote russe.



  II


Un libre penseur de la Frise, officier sorti de la garde russe, qui
nous a donné un livre piquant sur la tyrannie militaire qu’il avait vue
et subie, M. Harro-Harring, a pris cette épigraphe: _Aussi_ (je l’ai
osé), 1832.

Peu d’années auparavant, un Allemand, le lieutenant Mœrtens, sorti
aussi du service russe, auteur d’un petit volume sur les affaires
étrangères de la Russie, s’était retiré à Dresde. Qui ne l’eût cru en
sûreté au milieu de cette capitale, sous les yeux de l’Allemagne? Il a
disparu, cependant, sans laisser trace, et personne n’a pu dire ce
qu’il était devenu (1829).

On accuse le gouvernement russe, et il n’en est pas fâché: il spécule
sur la terreur.

Au moment où l’on apprit la révolution de Juillet, deux ingénieurs
français, très connus, très distingués, MM. L... et Cl..., étaient dans
un salon de Moscou. Le premier se tut; le second parla, loua la
révolution. Arrêté le même soir, il partait pour la Sibérie, si notre
ambassadeur n’eût été averti à temps et ne l’eût vivement réclamé.

Nul passeport ne doit rassurer l’étranger. Kotzebue avait un passeport
prussien fort en règle lorsqu’il fut enlevé à Saint-Pétersbourg et mené
d’une traite tout droit à Tobolsk. On avait voulu lui faire peur, et
l’événement prouva qu’on avait parfaitement réussi. Il se convertit
sans réserve, devint sincèrement bon Russe; si bien que l’empereur,
charmé de lui au retour, le fit directeur des théâtres de la capitale.
On sait que depuis cette époque sa plume, vendue à la Russie, trahit,
calomnia l’Allemagne.

Notre ami, M. Pernet, directeur de la _Revue indépendante_, avait aussi
un passeport lorsqu’il fut traîtreusement arrêté. On le laissa
librement voyager jusqu’à Moscou. Là, loin des yeux de l’Europe, loin
de l’ambassade française, on le saisit sans prétexte. Aucun des Russes
qu’il connaît n’ose réclamer pour lui. On le jette dans un bas cachot,
au niveau du fond des fossés, de sorte qu’à travers ses grilles il eût
toute la journée la vue et le bruit désolant des barbares exécutions
que l’on y faisait. On lui amenait là, sous les yeux, des serfs, que
l’obligeante police impériale se charge de bâtonner pour leurs maîtres.
Ces cris, ces plaintes douloureuses, ces coups de bâton sonnant sur les
os, les furieuses clameurs des bourreaux enragés à leur office, tout
cela lui composait un spectacle d’enfer qui lui brisait le cœur,
absorbait horriblement ses yeux, ses oreilles, et peu à peu son
cerveau. Attaché à cette grille sans pouvoir s’en séparer, en deux
jours il se sentait déjà devenir comme hébété; sa pensée lui
échappait... Mais que fut-ce donc encore quand on amena, demi-nues,
deux jeunes filles de vingt ans, que leur maîtresse, une mégère,
faisait cruellement flageller? C’étaient deux pauvres ouvrières en
modes qui, ne se croyant pas serves, avaient reçu leurs amants en
l’absence de la maîtresse. Elle les fit déchirer de verges. Elles
criaient grâce et se tordaient... A voir ces corps de femmes en sang et
les nerfs à nu, notre compatriote était près de défaillir. Enfin, on ne
s’arrêta que quand une des jeunes filles tomba et qu’on vit qu’elle
allait mourir... Pernet se mourait lui-même.

Tout ceci, était-ce un hasard? Il faut ne pas connaître la Russie pour
le croire. On voulait briser le Français, lui donner une forte et
durable impression de terreur. L’étranger, en effet, a sujet de
réfléchir quand il voit que du libre au serf la distance est si petite,
que le moindre homme de police arrête le libre et le fait battre. Ces
modistes n’étaient point serves; elles étaient probablement Françaises;
les modistes le sont toutes.

Deux Allemands, sortant de Russie et mettant le pied sur un bâtiment
anglais, se jettent dans les bras l’un de l’autre: «Ah! mon ami!
s’écrie l’un d’eux, nous pouvons donc respirer!»

Je ne sais si tous ceux qui partent de Russie peuvent ainsi se
féliciter. La plupart y laissent une partie considérable d’eux-mêmes.
Ceux qui y ont vécu quelque temps n’en parlent guère qu’avec beaucoup
de prudence, soit qu’ils gardent un reste de terreur qui ne les quitte
jamais, soit qu’ils se soient assimilés à cet étrange pays, _russifiés_
pour ainsi dire. Ils ne nient point ce qu’il y a en Russie d’odieux ou
de dénaturé: ils l’avouent, mais sans le blâmer. Ainsi, leur sens
moral, affaibli et énervé, n’est plus celui des autres hommes. Ils sont
devenus incapables d’un jugement ferme et sérieux.

La Russie, outre ses terreurs, a une puissance d’énervation
considérable. Cette vie d’étuves et de bains chauds, ces maisons
chauffées nuit et jour, les molles habitudes des pays d’esclaves, tout
relâche la fibre morale. Le cœur, blessé d’abord des côtés barbares de
l’esclavage, apprend à se taire; les côtés sensuels prévalent. Tel qui
fut révolté d’abord excuse ensuite, et finit en lui-même par trouver
cela très doux.

Un écrivain qui a passé vingt ans en Russie décrit le saisissement
qu’il eut au premier jour où il entendit battre des femmes. Leurs
voix navrantes et déchirantes arrivaient à son oreille avec toute
espèce de plaintes enfantines, d’une naïveté douloureuse, tous les
mots caressants par lesquels la victime espère adoucir le bourreau.
La fille: «Grâce! pitié! pas aujourd’hui! je suis malade!
épargnez-moi!»—La femme: «Grâce! je suis enceinte!... Ah! mon ami!
doucement!... Vous allez tuer deux personnes!» Enfin, tout ce que la
douleur et la peur peuvent inspirer de touchant. Il fondit en larmes.
La princesse, maîtresse de la maison, qui le surprit dans cet état et
qui ne pouvait le comprendre, lui dit: «Ce qui vous trouble tant,
c’est vous qui en êtes la cause. Vous avez dit aimer les fraises;
j’ai envoyé ces filles au bois, et elles se sont oubliées à danser
dans le village.» C’était par bonté, par suite d’une attention pour
l’étranger, qu’elle faisait fustiger ses quatre-vingts domestiques.

Les femmes sont, en Russie, beaucoup plus nombreuses que les hommes;
l’armée fait une horrible consommation de ceux-ci. Elles travaillent
peu aux champs, peu à la maison. Une domesticité oisive, avilie, est le
lot d’une infinité de femmes. Une dame russe me disait: «Sur une petite
terre de cent cinquante paysans, que je ne visite jamais, j’ai
_quarante femmes de chambre_ qui ne font exactement rien.» Elles sont
comptées pour si peu, que les banques n’avancent d’argent que pour des
serfs mâles; les femelles sont par-dessus le marché.

L’avilissement des femmes, toujours à discrétion, est une des choses
qui mettent très bas la Russie. La famille russe est moins garantie que
celle du nègre. Du maître aux serves, la couleur est la même, et les
mélanges se font sans qu’une nuance accusatrice révèle la vraie
paternité. De là, des effets hideux qu’on voit beaucoup moins dans nos
colonies. Le maître fait servir ses frères, abuse de ses sœurs, souvent
de ses filles. Et quand nous disons le maître, il faut entendre par là
moins le seigneur que le vrai maître, l’intendant, l’agent brutal qui,
dans une terre éloignée, sans contrôle ni surveillance, sans respect
humain, violente à son plaisir cette population infortunée.

Quoi qu’on se plaise à dire sur l’insensibilité des serfs, nous n’en
croyons pas moins que cette profanation continuelle de la famille est
l’un des martyres de l’âme russe. Nul homme n’est si dégradé qu’il ne
souffre de doute amer, ne sachant pas si les enfants qu’il embrasse
sont à lui. Il n’y a nulle race, nul pays, d’ailleurs, où la
paternité soit plus tendre. Sous l’outrage ils baissent la tête. Mais
comment s’en étonner? les révoltes sont isolées, sans espoir
d’affranchissement; ils n’en viennent là qu’en acceptant la certitude
de mourir sous le bâton. L’homme naît prisonnier en Russie, captif
par la nature même avant de l’être par l’homme. Les villages, à
grandes distances, communiquent peu, séparés par les forêts, les
marais, et la plus grande partie de l’année, par d’infranchissables
fondrières. Là ils sont nés, là ils meurent sous la main de fer du
destin. Mais ils n’en ont pas moins un cœur, et ce cœur est d’autant
plus attendri pour la famille, que tout le reste est si dur! et le
pouvoir, et le ciel.

On frémit de songer avec quelle facilité barbare on brise ces chers
liens. Ce qui nous semble révolter le plus la nature, les enlèvements
d’enfants, sont ordinaires en Russie. Personne ne s’en étonne.
L’empereur en donne l’exemple. Il a pratiqué et pratique
d’épouvantables razzias d’enfants. Après la révolution, c’étaient des
enfants polonais qu’on enlevait sous prétexte de les élever dans le
rite grec. Les mères poursuivaient les voitures et se faisaient écraser
aux pieds des chevaux. Plus tard, et aujourd’hui encore, il enlève les
enfants des juifs à six ans, pour les préparer, dit-on, à la vie
militaire. Les pauvres petits durement menés, qui, pour bonnes et
nourrices, n’ont que les Cosaques, meurent tout le long du chemin.
N’importe, les conducteurs n’en amènent pas moins le nombre indiqué;
ils suppléent les morts en volant les enfants des paysans russes.

Les seigneurs prennent les enfants, non seulement pour le plaisir, mais
parfois par spéculation. Citons celui qui, dans ses terres, formait des
petits danseurs qu’il exposait aux théâtres de Moscou et qu’il vendait
à grand prix aux seigneurs qui font jouer l’opéra dans leurs châteaux.

Ces enfants, transportés ainsi dans un autre monde, recevant une
éducation distinguée, meilleure parfois que celle de leur maître, sont
les plus malheureux de tous. Ils restent serfs; un caprice brutal peut
à chaque instant les faire retomber dans la plus dure abjection du
servage. Un jeune serf que son maître avait envoyé en Italie et qui
était devenu un excellent violon, souffrit tant à son retour, que, de
désespoir, il maudit son art et se coupa un doigt pour se rendre
incapable de tenir son instrument. Une scène encore plus tragique fut
donnée par la barbarie de la maîtresse du cruel Arascheïeff, le favori
d’Alexandre. Cette femme, non moins barbare, avait élevé, comme
demoiselle de compagnie, une fille distinguée et charmante. Un jour,
dans je ne sais quel accès de fureur, elle la fait saisir et fouetter.
La sœur de la victime (qu’on dise encore que les serfs sont
insensibles) poignarda la grande dame. Toute la maison passa par des
tortures effroyables et fut envoyée en Sibérie.

Un petit nombre de faits tragiques éclatent ainsi et saisissent
l’attention. La plupart sont étouffés. Il est impossible de savoir tout
ce que cette sombre Russie, ce vaste empire du silence, contient de
douleur. Nous savons quelques catastrophes. Nous ignorons ce qui serait
plus important, plus instructif, la série des souffrances par
lesquelles passe le serf, l’ensemble d’une destinée.

J’ai eu le rare avantage de connaître la vie complète d’une serve très
intéressante et très vertueuse, qui, enlevée cruellement à sa famille,
par le caprice d’une grande dame, puis abandonnée par elle, a été ici
domestique de dames respectables qui m’honorent de leur amitié. Cette
pure et sainte personne ne lit guère, je crois; si pourtant le hasard
voulait que ces lignes tombassent sous ses yeux, qu’elle m’excuse de
révéler, avec la barbarie de son pays, le mystère de son âme infiniment
douce, sans fiel ni souvenir du mal, tendre et respectueuse pour ceux
qui l’ont fait souffrir.



  III

  HISTOIRE DE CATYA, SERVE RUSSE


Je n’ai pas besoin de dire que, dans cette histoire, très simple en
elle-même, j’ai soigneusement évité le moindre ornement d’imagination.
Il n’est aucune circonstance que je n’aie connue par moi-même, ou par
des personnes très sûres; leur nom seul, que je donnerai, sera pour le
public la meilleure des garanties.

Tout le monde a vu Catya, sans la connaître, dans les tableaux où elle
a servi de modèle. M. Paulin Guérin a placé sa belle tête dans
plusieurs tableaux d’histoire. Le charmant peintre de femmes, M.
Belloc, l’a peinte en sainte Cécile pour un curé de Paris, et a saisi
parfaitement la douceur de son regard.

Sa précoce beauté la perdit. Elle était dans sa famille, au fond de la
Russie, fort au delà de Moscou. C’était une famille serve, mais de gens
aisés: son grand-père, qui l’aimait infiniment, faisait le commerce de
fourrures. L’enfant, âgée de quatre ans, jouait sur le bord du lac,
tout près de la route, lorsque des voitures passèrent, les voitures
d’une grande dame, la femme du gouverneur de..., qui voyageait avec ses
enfants et toute sa maison. Elle remarqua la gentillesse de Catya, et
comme ses enfants étaient à peu près du même âge, elle eut la fantaisie
de l’avoir et de la leur donner pour jouet. Sans autre cérémonie, sans
consulter la famille, ni le maître à qui elle appartenait, elle la prit
comme un chat qu’on trouverait sur la route; elle la mit dans sa
voiture et poursuivit son chemin.

La famille, fort inquiète, apprit enfin l’événement. La dame s’était
arrêtée dans une ville voisine. Le pauvre grand-père en larmes y court,
offre une rançon, sa fortune entière, si l’on veut, pour qu’on lui
rende son enfant. Il fut rudement repoussé, et battu peut-être. La dame
lui rit au nez et partit, emmenant sa proie.

On sait quel est le sort des enfants des classes inférieures qu’on
élève avec ceux des grands. Ceux-ci, gâtés et flattés dans leurs
caprices égoïstes, font, de ces jouets vivants, de pauvres
souffre-douleurs. Si les parents, d’autre part, ont quelque exemple à
faire, une leçon sévère à donner, ils la donnent de préférence sur le
dos du petit étranger. On sait l’histoire du jeune prince auquel on
avait donné un page pour camarade; il était de règle que, si le prince
manquait, le page serait fouetté.

A mesure qu’elle grandit, sa maîtresse l’employa à son service
personnel comme une petite femme de chambre. Son sort semblait devoir
s’améliorer. Ce fut le contraire. Ces dames, maîtresses d’esclaves,
sont elles-mêmes de grands enfants, aussi fantasques que les petits,
plus violents et plus tyranniques. Catya, déjà grandelette, jolie fille
d’environ dix ans, commençait à être remarquée des hommes, qui ne
manquaient pas sans doute d’en faire compliment à sa maîtresse.
Celle-ci l’aimait d’autant moins. Elle ne perdait pas une occasion de
la traiter durement. Si, par exemple, elle était un peu longue à
chausser madame, celle-ci, d’un coup de pied, la jetait face contre
terre.

Elle couchait, comme un chien, sur une natte à la porte. Malheur à elle
quand, la nuit, on l’y entendait pleurer. Quoique enlevée de si bonne
heure, elle avait emporté une trop vive image de la maison paternelle,
du village, des forêts, du lac, de ses petits camarades, de ce bon
temps de douceur et de liberté, des caresses du pauvre grand-père, dans
les bras duquel elle s’était si souvent endormie! Ce souvenir l’a
suivie toujours, aussi présent que jamais au bout de quarante années.
Passé lointain et obscur, mais si doux! il a été pour elle toute la
réalité de ce monde, et le reste de la vie un songe qu’elle a
tristement traversé.

Elle avait à peu près douze ans lorsque sa maîtresse vint en France et
l’y amena, en 1815. La dame, venue avec son mari, le laissa retourner
avec l’armée russe et resta ici. Retenue par quelque caprice de passion
ou de religion, dominée peut-être par quelque convertisseur (comme plus
d’une dame russe au temps d’Alexandre), elle s’obstina de rester à
Paris et ne voulut plus entendre parler de la Russie. Son mari, las
d’écrire en vain, de prier et d’ordonner, cessa de lui rien envoyer,
imaginant sans doute la ramener par la famine. Mais elle persévéra,
s’établit dans un couvent de Paris pour une pension minime, renvoya
tous ses domestiques. La petite Catya ne fut point exceptée. Sa
maîtresse la chassa durement et brusquement, tout comme elle l’avait
prise. Elle l’envoya perdre, à la lettre. Des environs du Panthéon, où
la maîtresse demeurait, elle fut conduite au Marais, rue du Chaume, à
la nuit tombante, et laissée sous une porte.

Il faisait déjà obscur, il pleuvait. Une dame qui passe entend pleurer
un enfant, approche. Grande est sa surprise de voir cette fille, déjà
grande et belle comme un ange, qui ne sait que pleurer et ne parle pas.
A peine savait-elle deux mots de français. Dieu avait eu pitié d’elle.
La dame était Mme Leroy, sœur de M. Belloc. La voilà, fort attendrie,
qui prend Catya avec elle, s’indigne de la dureté, de la barbare
indélicatesse qui peut abandonner aux hasards de la nuit d’une grande
ville, une infortunée de cet âge, qu’expose encore plus sa beauté. Elle
la prend chez elle, en a soin, l’élève, lui apprend notre langue, la
gouverne avec une douceur qu’elle n’avait jamais rencontrée depuis la
maison paternelle.

Mme Leroy, quittant Paris plus tard, la remit aux mains les plus
chères, à celles de deux dames entre toutes aimées, honorées, vénérées.
Pourquoi ne les nommerais-je pas et ne rappellerais-je pas ici un de
mes meilleurs souvenirs, celui d’une si aimable et sainte maison? Ces
dames étaient l’énergique, la spirituelle Mme de Montgolfier, alors
octogénaire, femme de l’inventeur des ballons, et sa très digne fille,
grand écrivain, qui n’a écrit que pour le bien, non pour le bruit, et
n’a signé presque jamais. Qu’on pense si celle-ci, d’un cœur si
chaleureux, si tendre, fut bonne pour Catya. La jeune fille avait grand
besoin de ménagement, et aurait eu besoin d’être servie elle-même. Elle
avait beaucoup grandi et était très faible. Le moindre poids à
soulever, un escalier à monter la mettait hors d’haleine. On supposait
qu’elle pouvait avoir un anévrisme au cœur.

Tombée en si bonnes mains, et comme l’enfant de ces dames, leur bijou,
il n’était pourtant pas difficile de voir que ses souvenirs de famille
la suivaient toujours, que rien ne les lui ôterait, qu’elle était
toujours en Russie, toujours au bord du lac natal où on l’avait
enlevée. A peine, en réalité, était-elle sortie de sa patrie. Son
esprit s’était médiocrement étendu (quoiqu’elle parlât le français avec
une remarquable élégance); son cœur s’était développé, et trop sans
doute, mais uniquement au profit des souvenirs d’enfance. Ils ne lui
revenaient point qu’elle ne se mît à pleurer.

Ces dames, la bonté même, de concert avec leur amie, Mme Belloc,
résolurent de faire toutes les démarches pour lui faire retrouver sa
famille. Elles trouvèrent de l’obligeance dans l’ambassade russe, mais
on ne put rien découvrir. Les indications que Catya pouvait donner
étaient vagues et confuses.

C’était vers 1823. Je la vis alors une fois chez ces dames. C’est la
seule fois que je l’ai vue. Je me rappelle très bien l’impression
qu’éprouvèrent les étrangers qui étaient au salon quand elle y entra.
Il y eut d’abord un mouvement d’admiration, bientôt contenu, puis une
sorte d’attendrissement. Elle était fort grande, visiblement faible; de
ses jeunes bras, élégants, mais un peu grêles pour une fille de vingt
ans, elle portait, un peu penchée en avant, un plateau chargé de tasses
de thé. Elle semblait plier sous ce léger poids, comme un peuplier au
souffle du vent. Elle souriait de sa faiblesse et semblait s’en excuser.

On était tenté de s’excuser d’être servi par elle. Son élégance, son
langage, sa beauté, plus remarquable par les lignes que par la
fraîcheur, donnait justement l’idée d’une princesse russe qui se serait
déguisée. Mais la pureté de ses yeux, avec leur caractère de bonté et
de tendresse, était d’un charme tout autre et qu’on ne rencontre guère
dans les classes aristocratiques.

Cette expression de bonté, de douceur, de docilité, n’encourageait que
trop les hardiesses impertinentes, et c’était pour la pauvre fille un
embarras continuel. Les hommes jeunes et légers, les heureux du monde,
contristaient de leurs poursuites indiscrètes ce cœur si brisé. Elle
était tendre, mais d’âme pure (sans en avoir le mérite), froide comme
les glaces du pôle. Sous ce rapport, il semblait qu’elle fût restée à
l’âge où on l’avait enlevée.

Elle aimait à être seule. D’elle-même, et sans influence
ecclésiastique, elle allait beaucoup à l’église. Elle serait devenue
très mystique si elle eût eu un peu plus de culture. Ce fut très
probablement pour avoir plus de solitude, de libre rêverie, et la
prière à ses heures, qu’elle quitta le service, voulut avoir sa chambre
et se mit à coudre. Situation difficile à Paris, où les femmes gagnent
si peu. De temps à autre, manquant d’ouvrage, elle rentrait en service.
Mais, dès qu’elle le pouvait, elle retournait à son désert, qui, sur
les toits de Paris, lui permettait de rêver toujours au désert natal et
à sa famille.

Ses protectrices, qui ne l’ont jamais perdue de vue, lui ont conseillé
souvent de se marier. Les prétendants ne manquaient pas. Elle a ajourné
toujours, soit que, comme les cœurs mélancoliques, elle craigne de se
consoler, soit que les hommes honnêtes et bons, mais un peu rudes
peut-être, qui auraient recherché sa main, aient effarouché sa
délicatesse et peu répondu à ses vagues instincts de poésie. Bien ou
mal mise, elle a toujours l’air d’une dame et d’une grande dame, pleine
de noblesse et de douceur. Rien de fier, rien de servile. Une seule
chose rappelle son passé, c’est qu’en visitant ces dames, qu’elle aime
beaucoup, elle leur baise humblement les mains à l’orientale.

L’âge vient. La belle Catya doit avoir environ quarante-sept ans. Elle
s’est mise en dernier lieu dans la société d’une vénérable personne
qui, à quatre-vingts ans, vit encore de son travail. Mme Paul, pauvre
ouvrière, qui de plus a le malheur d’être contrefaite et naine, partage
son logement avec elle. Je ne sais comment elles font, mais, dans leur
grande pauvreté, elles trouvent encore moyen de faire du bien à leurs
pauvres voisines.

Le cœur de Catya fut mis, il y a peu d’années, à une remarquable
épreuve. Elle rencontra dans la rue une dame âgée qu’elle crut
reconnaître, mais mal mise, traînant un vieux châle, un vieux chapeau.
Étrange renversement des choses! c’était son ancienne maîtresse,
devenue plus pauvre qu’elle. Catya approche, la salue, lui baise la
main; l’autre, étonnée et confuse, laisse échapper d’une âme trop
pleine quelques mots de son malheur, de son extrême misère. «Ah!
madame, s’écria-t-elle, se refaisant serve par l’excès de son bon cœur,
vous êtes toujours ma maîtresse, et ce que j’ai est à vous.» Ce jour
même, elle sortait de service et se trouvait en argent. Elle courut à
son grenier, qui était tout proche, et, revenant vite, remit ses
épargnes entre les mains de la dame, qui ne sut que fondre en larmes.


Nos lecteurs s’étonneront que, dans un ouvrage si court, où nous
n’énumérons les souffrances de la Russie que pour arriver aux martyres
qui en sont le couronnement, nous nous soyons arrêté si longtemps sur
la vie de cette fille.

Nous répondons que la connaissance complète d’une seule destinée nous a
plus initié au mystère de l’âme russe qu’aucun récit, aucun livre,
aucune communication.

_La Russie est un supplice_, cela n’est que trop visible. Maintenant,
jusqu’où l’âme russe en est-elle atteinte? c’est là une vraie question.
Ces infortunés opposent aux coups, aux outrages, une apparente
insensibilité. On sait très rarement leur langue. Et, la sût-on, dans
leur défiance si légitime pour les classes qui les tyrannisent, ils se
garderaient bien de livrer leur cœur. Leur existence est si incertaine,
leurs plus chers liens si peu garantis, qu’ils craignent horriblement
de déplaire, et quiconque les visite leur trouve le sourire sur les
lèvres. Ils ont peur de paraître malheureux, et demandent presque
pardon du mal qu’on leur fait. Comment saisirai-je le vrai sens, l’idée
secrète d’un monde sans voix? A peine en devinerai-je quelque chose
dans les mélodies profondément tristes que cet homme, qui semblait gai,
fait entendre quand il est seul, quand il laboure, quand, le matin, il
s’enfonce aux grandes forêts.

Catya fut pour moi l’intuition d’un monde. Sa simple vue et son
histoire m’expliquèrent mille choses que j’avais lues sans les
comprendre.

En l’apercevant une fois, et cette fois fut la seule, un seul mot
m’échappa: _Cœur brisé_.

C’est le vrai nom de l’âme russe.

Nous ne généralisons pas ici à la légère. Nous avons bien des fois
étudié la question.

Il n’est guère d’années où nous n’y ayons donné une attention nouvelle.
Et depuis plus de vingt-cinq ans qu’elle nous apparut ainsi, cette
solution, qui a subi en nous bien des épreuves variées, elle nous
apparaît la même.

Nous sentîmes, ce jour, la Russie, le vrai fonds moral de ce peuple, un
tel _brisement du cœur_ que nul ne peut s’y comparer.

L’âme polonaise est malheureuse, et elle n’est pas brisée; au
contraire, elle est ravivée du sentiment de son martyre.

Les servitudes orientales ne donnent non plus aucune idée de ce
brisement. Rien de plus absurde que de rapprocher, comme on fait, la
Russie de l’Orient. Les pays d’Asie, même les plus tyranniquement
gouvernés, y participent bien plus des libertés de la nature.

L’Asie est généralement détendue et vague, même en ce qu’elle a de
barbare; la Russie, tendue jusqu’à rompre, est savamment, cruellement
organisée pour la douleur.

Ce qu’elle a d’atroce est ceci que, la seule chose à quoi tienne le
Russe, l’unique idée qu’il ait en tête, l’unique amour qu’il ait au
cœur,—tout semble combiné pour le briser à chaque instant.

Chose unique, nous le répétons, hors laquelle l’âme russe est un vide,
un blanc absolu où les meilleurs yeux ne sauraient rien lire.

Quelle chose? est-ce l’idée politique, l’État? Nullement.

L’_État_ n’est pas pour le Russe; il ne connaît que la commune, ou,
s’il entrevoit l’État, c’est comme un rêve lointain, poétique.

La _religion_ est tout extérieure pour lui; il est dévot à telle image,
en y rattachant peu d’idées, nul dogme précis. Rien de plus bizarre que
les sens divers qu’il donne au christianisme; il l’ignore parfaitement.

La _propriété_, cette idée si chère aux Occidentaux et qui les occupe
tant, est nulle dans l’idée du Russe. Faites-le propriétaire, il
retourne immédiatement à son communisme.

L’idée russe, la seule idée russe est le seul sentiment russe, _c’est
la famille_, rien de plus.

Tout le reste, la commune même, vaut pour lui, comme famille, ce que la
cruelle politique a surajouté à sa primitive existence. Le _maître_ et
le maître des maîtres, il ne les a compris qu’au point de vue de la
famille, traduisant ces mots par d’autres si doux, le _petit père_, le
père des pères, etc.

Le paradis de l’âme russe, c’est cette étuve, où, huit mois durant,
tissant un habit grossier, s’amusant à charpenter pour le besoin de la
famille, il vit sous son énorme poêle, pendant que l’aigre vent du
nord, soufflant d’Archangel, passe sur la petite maison, sans trouver
le moindre jour entre les arbres serrés, étoupés de mousse, qui ferme
si bien le nid.

Et l’enfer de l’âme russe, c’est le brisement de la famille. Le
seigneur peut le faire d’un mot. Voilà pourquoi le pauvre homme a l’âme
basse devant lui. Il appartient _jusqu’aux entrailles_. Qu’on lui
prenne sa femme ou sa fille, rien à dire; qu’on enlève son petit
enfant, il faut qu’il le trouve bon.

Enfin qu’on l’enlève lui-même; qu’un matin, saisi, tondu et mis à la
chaîne, on le fasse marcher aux mines, aux fabriques, à l’armée, rien à
dire encore. Sa femme éplorée est obligée d’entrer au lit d’un autre
homme. Elle aussi, elle est une propriété, et il ne faut pas que cette
propriété chôme; il faut que, comme la terre, elle produise chaque
année, qu’elle donne de nouveaux serfs et conçoive dans le désespoir.



  IV

  LE MINOTAURE.—DE L’ARMÉE COMME SUPPLICE


Une chose en dit sur l’armée russe plus que toutes les paroles. C’est
la rareté des hommes en Russie. Les femmes sont visiblement plus
nombreuses, et, ce qui le constate mieux, ce sont les unions
disproportionnées qu’on leur impose: on fait souvent épouser un enfant
de douze ans à une femme de vingt-cinq ans ou trente ans plutôt que de
la laisser veuve.

Ce petit nombre de mâles n’est point le fait de la nature, mais celui
du gouvernement; il résulte de la dépense d’hommes excessive qu’on fait
pour l’armée. Il n’y pas en Russie cette foule de métiers fatigants ou
malsains, qui, chez nous, emportent tant de travailleurs. Le serf russe
fatigue peu; il travaille légèrement, lentement, jamais avec l’ardeur
dévorante de nos hommes d’Occident.

Quelle armée est-ce donc, celle qui peut, en temps de paix (le Caucase
est chose secondaire), éclaircir d’une manière si visible une
population de soixante millions d’hommes? A quelque chiffre monstrueux
qu’on veuille porter cette armée, on ne pourrait le comprendre si l’on
ne savait de quelle manière inhumaine elle est recrutée, dressée et
nourrie. Elle doit tirer du peuple trois fois plus d’hommes qu’elle ne
compte de soldats. Que devient le reste? Peu, très peu, rentrent au
foyer, _pas un homme sur une centaine_; c’est le mot de Paskevitch
lui-même, que j’ai déjà cité. On ne voit nulle part en Russie ces vieux
soldats amputés, si nombreux en d’autres pays. Tous guérissent; ils ont
le médecin qui guérit toujours: la Mort.

Quand le duc de Raguse, dans son livre plus que russe, suppute, pour
nous effrayer, que le soldat russe coûte à l’empereur deux ou trois
fois moins que les nôtres, il oublie dans ce calcul que pour obtenir un
soldat russe formé et durable, il a fallu préalablement qu’il en mourût
deux ou trois. Il néglige, comme chose minime, au-dessous de lui sans
doute, de tenir compte d’une si épouvantable consommation de chair
humaine[8].

Cette mortalité atroce a trois causes principales: 1º Le Russe,
physiquement (de race, de vie, d’éducation), est le moins préparé des
hommes au service militaire; 2º il sert malgré lui; il se meurt
d’ennui, de nostalgie; jamais il ne se console de son pays, de sa
famille; 3º on n’emploie nul ménagement pour l’habituer et lui faire
accepter son sort; il est brusquement transporté d’une vie à une autre
toute contraire.

Une observation mérite peut-être l’attention des physiologistes, c’est
que cette race semble, en comparaison des autres de l’Europe, peu
formée, peu mûre, enfantine. Les têtes sont souvent jolies, jamais
fortes; point de cerveaux capables et profonds. Vous rencontrez en
grand nombre de jolis vieillards, à joues rosées, qui semblent jeunes
sous leur barbe blanche, et point du tout vénérables.

Chez les Russes, comme chez les enfants, la vie moins organisée,
faiblement centralisée, produit sans cesse des vies excentriques, je
veux dire des insectes: la vermine les dévore.

Il semble qu’ils aient le sang froid ou qu’ils aient de l’eau dans le
sang. Ils boivent impunément des quantités d’eau-de-vie qui brûleraient
des hommes d’un tempérament plus ardent, d’un sang plus riche et
généreux.

Il y a, dans nos races occidentales, qui ont traversé tant de choses,
un caractère de solidité vigoureuse inconnue à la Russie. Le Russe est
à nous ce qu’est à l’orme, au chêne formé par les siècles, le svelte
peuplier, grande herbe poussée sur-le-champ, rapide et molle
improvisation de la nature. Dans tel homme d’Angleterre, de race rouge
et nourrie de viande, de parents qui toujours ont battu le fer, et qui,
de forgerons, ont monté à la mécanique, il y a, dans cet homme seul, la
substance de cinquante Russes. Le sobre paysan français, plein de
vigueur et de sens, qui passe les hivers en plein champ, pendant que le
Russe s’énerve dans son étuve de huit mois, supporterait bien mieux que
lui les bivouacs du Caucase. Ce paysan est, en sept ans (1851), un
soldat aussi formé que le Russe en vingt, et il a de plus un coup
d’œil, une vive et forte manière de voir et d’agir, de se décider, que
le Russe n’a jamais. Celui-ci, même devenu brave, a très peu
d’initiative.

Observez, au même jour, deux villages, en France, en Russie, au jour du
départ. Le conscrit français attache des rubans à son chapeau, et
quoique souvent il pleurerait volontiers de quitter sa famille, il boit
et tâche d’être gai. Le Russe se roule par terre et arrache sa barbe.
Désigné par le seigneur, le plus souvent par punition, il eût pu être
envoyé colon en Sibérie; il est plus malheureux encore, on le fait
soldat. Chose terrible pour un homme souvent marié, père de famille,
qui a trente ans ou davantage. Car jusqu’à quarante ans le paysan peut
être pris, et reste dans la plus triste anxiété sur son sort.

L’enlèvement annuel des soldats par tout l’empire a tout le caractère
d’une battue générale de pauvres animaux sauvages, poussés sur un point
par les chiens. Autour de la chaîne qui les tient ensemble, rasés et
tondus, caracole le Cosaque, véritable chien de garde de cet infortuné
troupeau. Celui-ci, le seul dans l’empire dont les libertés soient
quelque peu respectées, naît soldat, et, loin de payer tribut, reçoit
l’argent de l’empereur. Mangeur de chair, actif et âpre, il regarde en
pitié ces paysans russes faiblement nourris. Son petit cheval, laid,
mal bâti, mais rapide, infatigable, appartient au cavalier. Le Cosaque,
vrai factotum de la Russie, l’exploite à merveille. Pêcheur, chasseur,
marchand, brocanteur et douanier, il fait la guerre à la contrebande,
mais par jalousie de métier et pour pouvoir faire seul la fraude.

Qui peut dire l’épouvantable quantité de coups de bâton qui sont jugés
nécessaires pour faire un bon soldat russe? Ceux qui ont vu au bain des
Russes de tout état, mais principalement les soldats, les vieux
grenadiers de la garde, étaient stupéfaits de leur voir le dos couturé,
cruellement historié de cicatrices. Ces braves gens, qui n’avaient de
blessures que par devant, portaient derrière les stigmates affreux de
la discipline, et vieux soldats, vénérables après cent batailles, pour
la moindre bagatelle étaient flagellés.

Non, barbares, ce n’est point là une éducation militaire. La discipline
russe, comme l’ont dit souvent vos propres officiers, est un affreux
monachisme des casernes, une dure règle de cloître, où les fautes les
plus légères, et qui ne sont pas des fautes, sont punies si
cruellement, qu’on ne trouve plus de châtiment pour les fautes réelles.

Le sublime dans ce genre, pour le baroque et l’atroce, fut le tzarewich
Constantin. Pour un gant qui n’était pas d’une blancheur absolue, il
faisait donner cinq cents coups de bâton. Les soldats, terrifiés,
économisaient sous main pour acheter des gants eux-mêmes; ceux qu’on
fournissait, dès le second blanchissage, les auraient fait bâtonner.
«Je n’aime pas la guerre, disait Constantin, elle gâte le soldat et
elle salit les habits.» Et quelqu’un disant, pour excuser près de lui
un officier: «C’est du moins un homme qui a beaucoup de courage.—Du
courage? Que m’importe? Je n’aime pas le courage.»

Il révélait là, dans sa brutalité naïve, la vraie pensée de l’autorité.
Elle ne se soucie nullement du courage ni de l’énergie. L’héroïsme,
même à son profit, lui serait suspect. Ce serait mal faire sa cour que
d’être un héros. Il faut être un bon sujet, médiocre et humble, aller
derrière, attendre l’ordre.

Si ce gouvernement si dur était du moins en proportion régulier et
ferme, le mal serait bien moins grand. Pour le malheur du soldat, il y
a, dans l’administration, infiniment de hasard, d’irrégularité, d’abus;
tout cela connu du pouvoir, qui n’y met aucun remède. Comment ce
pouvoir, très fort, ferme-t-il les yeux sur les profits monstrueux
qu’on fait sur les vivres, sur la vie même des hommes? Comment n’a-t-il
pas osé faire encore cette réforme simple, élémentaire, admise depuis
longtemps partout, de séparer l’administration du commandement, d’ôter
aux colonels la distribution lucrative des subsistances? Quelle serait
l’indignation de nos officiers si on leur imposait des fonctions qui
risqueraient de les enrichir!

Voilà donc ce pauvre soldat, battu, mal nourri, mal vêtu, qu’on amène à
l’entrée des gorges du Caucase. Ses habitudes de jeunesse, qui furent
de s’enfermer l’hiver (pendant un hiver si long), contrastent
cruellement avec ces bivouacs de montagnes, ces violentes alternatives
de chaud et de froid, de brûlant soleil, d’ouragans de grêle. Les
logements, mal établis, souvent même n’existent pas; ils sont en projet
sur la carte où l’empereur suit les opérations. Il ordonne, il y a
vingt-cinq ans, de construire un fort, donne l’argent tous les ans,
fait pousser ardemment l’ouvrage. Le général Woronzoff, qui croyait,
comme l’empereur, que le fort existait, y envoie un bataillon; on
cherche longtemps: point de fort. A la longue, on trouve pourtant un
poteau qui désignait son futur emplacement. Le bataillon coucha dans
les neiges de la montagne.

Je ne dirai rien du Caucase, ni de cette race guerrière supérieure non
seulement aux Russes, mais à toutes les races du monde. Les Tcherkesses
ont, comme on sait, fourni à l’Égypte ses mamelucks qui la
gouvernèrent, et des chefs à bien d’autres pays de l’Orient. Regardez
les fort bonnes gravures qu’on en voit ici. Ce sont visiblement des
rois. Par leurs armes toutes royales, leurs lames héréditaires, leurs
fusils de platine qui ne manquent jamais leur coup, leurs merveilleux
chevaux qu’on mène à la voix, sans brides ni mors, ils sont aux Russes
ce qu’est l’aigle au mouton. Souvent ils ne daignent pas tuer l’homme,
ils l’emportent au galop de leur cheval, que rien ne saurait atteindre.

Le Cosaque lui-même, très guerrier, mais baroquement monté, et faisant
des _affaires_, est un être ridicule devant ces rois de la montagne.

Il ne faut pas s’étonner de l’ennui et du dégoût que donne aux
officiers russes une guerre où l’on reçoit toujours des coups sans en
rendre. Ils ne sont guère moins malheureux que leurs infortunés
soldats. Nobles et riches, habitués dès l’enfance aux jouissances, ils
ont été de bonne heure enfermés dans une école militaire où l’on
n’apprend rien. Rien de plus triste, de plus lugubre à lire dans le
livre d’un officier, que le vide désolant, la désespérante inactivité
où l’on tenait sous Constantin (les choses ont-elles changé?) les
élèves de l’école militaire de Varsovie. Nulle instruction, nul livre,
nul amusement permis, sauf les filles, tant qu’ils voulaient: méthode
excellente pour énerver les corps, abaisser les âmes, faire de bons
serviteurs et de _bons sujets_. On les trouvait exemplaires; déjà on se
félicitait de les voir devenus dociles. Ces jeunes gens, qu’on croyait
démoralisés, un matin, au nombre de deux cents, par une audace
incroyable, marchent contre une armée russe qui croyait garder
Varsovie, rallient le peuple et s’en emparent.

Quel est l’état moral du militaire en Russie? Comment se déciderait-il
dans un grand conflit avec l’Europe? On ne peut nullement le prévoir;
quels que soient les sentiments des officiers ou des soldats, ils
portent un joug de terreur difficile à secouer.

Cette race, entre toutes celles du monde, est la plus facile à
_terroriser_.

Entendons-nous bien sur ce mot, sur le phénomène de la _terreur_. Il ne
s’agit point de la peur, et je ne dis point que les Russes soient
lâches. La terreur est un phénomène d’imagination tout à part. C’est
l’état d’un individu fasciné par une force qu’il juge irrésistible,
comme celles de la nature. Tel est brave contre les hommes, qui ne
l’est plus contre ces puissances mystérieuses. Eh bien, au Russe le
plus brave, l’autorité apparaît comme une irrésistible fatalité
naturelle. Faible individu, il se courbe sous l’idée confuse qu’il a de
ce monstrueux empire; il le porte, il en sent le poids dans le
commandement de ses moindres chefs. Et ce n’est pas une obéissance
extérieure: il mêle à son fatalisme un sentiment religieux, il obéit
dévotement.

Une remarque a été faite par un excellent juge, qui, froidement, en
amateur, observait les choses. Le Russe et le Français, également
braves au péril, offrent cette différence: le Russe enfonce son shako
jusqu’aux yeux et avance sans regarder; le Français avance et regarde.

Les Russes ne mettent en ligne que de vieux soldats. On peut croire que
ceux qui survivent, qui vieillissent dans une discipline si dure, sont
des hommes d’une résistance peu commune, des soldats très fermes. On ne
doit pas leur en opposer d’autres. En face d’un tel ennemi, toute armée
européenne doit se fortifier toujours par les réengagements.

L’armée russe, jadis fanatique, l’est-elle aujourd’hui? Nullement.
Est-elle au moins enthousiaste? Et de qui le serait-elle? Tenue trente
années l’arme au bras, en présence de l’Europe, excédée, refroidie de
cette parade éternelle, elle croit moins à ce Dieu de la guerre qui a
toujours préféré les moyens de la diplomatie.

Rien n’a plus énervé cette armée que l’esprit d’excessive défiance que
la police inquiète y a introduit. Tous épient et observent tout. Chaque
officier craint d’être dénoncé par son voisin, et trop souvent le
devance. Le soldat voit parfaitement ce triste état moral des chefs; il
garde le respect, non l’estime. L’obéissance intérieure en est ébranlée.

Personne ne connaît bien le soldat russe. Sous cette tenue d’automate,
sous ce visage de bois, il conserve un jugement parfois très critique.
Il est infiniment rare qu’il le laisse pénétrer. Citons une précieuse
révélation en ce genre. Notez qu’il s’agit de l’époque fanatique des
soldats de Souwarow. Dans le récit qu’on va lire, très naturel,
évidemment exact et véridique, on ne voit rien de cela, mais une ironie
légère, une tendance fort touchante à la compassion, le vague espoir de
sortir enfin du service, et ce qui ne quitte jamais le Russe, l’amour
du pays, de la famille.

C’était à la mort de Catherine. Voici l’entretien des soldats que
Niemcewicz entendit de sa prison: «Enfin nous aurons un tzar!» disait
l’un. A quoi l’autre répondait: «Il y a longtemps que cela n’est
arrivé. Notre vieille _matuszka_ (petite maman) s’est, je crois,
suffisamment divertie.»—«Plus que suffisamment, dit l’autre, chacun
son tour. J’espère que maintenant nos pauvres prisonniers
sortiront.»—«Il y aura de grands changements, disait un troisième. On
dit que tous ceux qui ont servi trente ans auront la liberté de
retourner chez eux.»—«Dieu le veuille!» dirent-ils tous avec un
profond soupir.

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Note 8:

  Le duc de Raguse n’a pas vu cela. Et il a vu une infinité de choses
  incroyables: par exemple, qu’une famille de colons, nouvellement
  établie en Russie, en deux générations, _a centuplé sa fortune_! Oh!
  le bon pays! Tout est sur ce ton. Ce que les Russes n’ont pas osé
  dire eux-mêmes, ils l’ont dit par leur flatteur gagé. La seule chose
  où la vérité n’a pas pu être tuée tout à fait, c’est la comparaison
  instructive des colonies russes avec celles du Danube. Dans
  celles-ci, l’ingénieux créateur (le prince Eugène, au dix-septième
  siècle) a trouvé sur la frontière turque la famille armée et la bande
  armée; il a respecté la famille et constitué la bande en régiment. Il
  a aidé la famille et ne lui a rien ôté; ce ménagement va à ce point,
  que le colon-soldat est toujours, comme autrefois, habillé par la
  famille, et l’État paye l’habillement. En Russie, au contraire, les
  colonies militaires, vastes établissements de cavalerie, n’ont été
  créées, comme tout ce qui s’y fait, qu’au prix des plus terribles
  violences. La famille a été pliée, brisée, barbarement violée;
  l’habitant immolé au soldat comme le soldat au cheval. Les hommes ont
  été sacrifiés aux choses avec le plus terrible mépris de la
  personnalité humaine.



  V

  SIBÉRIE


On a parlé souvent des martyrs de Sibérie. Mais pourquoi les isoler? La
ligne de séparation serait toute fictive. Sauf une aggravation de
froid, la Sibérie est partout en Russie, elle commence à la Vistule.

On parle de condamnés. Mais tout Russe est un condamné.

Dans un pays où la loi, n’étant qu’une dérision, ne peut juger
sérieusement, tous sont condamnés, nul ne l’est. Il n’y a point à
distinguer entre souffrance et supplice.

Le supplice général n’est point tel mal matériel, c’est le brisement du
cœur, c’est l’anxiété morale d’une âme brisée d’avance par
l’éventualité d’un infini de malheurs. Dans ce monde si dur, où tout
semble avoir la fixe rigidité des glaces, rien n’est fixe; en réalité
tout est plein de chance et de doute.

_Tous sont condamnés_, disons-nous. Le serf l’est moins encore pour son
servage et sa misère, que parce qu’il n’est pas sûr de sa misère même.
Demain tout peut changer pour lui; il peut être enlevé pour l’armée ou
les fabriques, sa femme donnée à un autre, sa famille dispersée.

_Le soldat est un condamné_, non seulement parce qu’un matin, enlevé à
sa maison, il a été livré à la bastonnade perpétuelle qu’on nomme
service militaire, mais encore parce qu’il ignore le temps de sa
libération. Trente ans jadis, aujourd’hui vingt: voilà la loi. Mais
qu’est-ce que la loi en Russie?

_L’officier est un condamné._ Malgré lui il est entré dans une école
militaire. Malgré lui il suit la voie rude et monotone d’une éternité
d’exercices, de parades, de mutations d’une garnison à l’autre. Triste
moine de la guerre, tandis que sa fortune l’appelait aux jouissances du
monde! Mais, s’il ne sert, qu’adviendra-t-il? sa famille, dès lors, est
suspecte, elle peut être ruinée, dégradée, et lui-même _il est perdu_.

_Perdu?_ Que signifie ce mot _Tué_? Mais c’est apparemment quelque
chose de plus que tué, puisque l’officier fait la guerre, se fait tuer
s’il le faut; _autrement_, dit-il, _il serait perdu_.

Le serf qu’on saisit pour l’armée, dit: «Je suis perdu!» Il est au fond
du malheur, et ne peut guère descendre. L’officier peut descendre
encore. Il a quelque chose à craindre, et qu’il craint plus que la
mort, c’est la Sibérie.

On n’a pris que le corps du serf en le faisant soldat; on se soucie peu
de son cœur. Mais, pour l’officier, c’est l’âme qu’on veut; le problème
du gouvernement russe, c’était de savoir comment il se saisirait de
l’âme d’un homme qu’une vie insupportable rend indifférent à la mort.

Cette âme, on l’a de bonne heure amortie dans les écoles qui
n’enseignent que le vide, peu, très peu de matériel, et rien de moral;
de sorte que l’ennui profond la jettent aux plaisirs énervants qui
l’amortissent encore. Mais cette double opération ne réussit pas
toujours à éteindre une âme forte. Ce qu’elle pourrait garder de
l’homme, il faut le contenir, le dompter par une terreur morale.
Quelle? Celle d’un supplice inconnu.

L’inquisition catholique, outre les cachots, les tortures, avait, pour
continuer le supplice matériel, un supplice moral, l’enfer éternel,
l’infini du temps. La Russie a son enfer, l’infini du lieu, l’horreur
du désert, du vide.

Un infini de distance. Tel qui fait le voyage à pied, sous ses lourdes
chaînes, part jeune et arrive vieux. Un homme de vingt-cinq ans, plein
de vie, de sève, est parti de la Pologne. Une ombre, trois ans après,
vient tomber au Kamschatka.

Un infini de souffrances résulte du climat même, impitoyable climat;
quelques degrés de plus du côté de la mer de glace suffisent pour y
donner la mort.

Si le Russe, même chez lui, enfermé six mois au pôle, dans une étuve
brûlante, trompe à peine la fureur du Nord, qu’est-ce en cette seconde
Russie, où le froid brûle, où l’acier rompt comme du verre, où les
chiens qui tirent les traîneaux périraient s’ils n’avaient le ventre et
les jambes garnies de fourrures.

Arriver là sans ressource, sans abri, ce serait la délivrance; on
mourrait. Il ne faut pas qu’on meure vite. Établi dans un petit fort,
au milieu du désert glacé, piochant ou traînant la brouette, nourri de
lait aigre, de poisson gâté, deux ans, trois ans, quelquefois plus,
vous mourrez lentement sous les coups.

Pour ceux même qui ne sont pas condamnés à ce sort affreux, qui ont une
demi-liberté, une vie matérielle presque tolérable, l’effet moral n’est
guère moins terrible. Si la Sibérie n’est pour eux un infini de
souffrances, c’en est un d’oubli, où ils se sentent disparaître, mourir
pour le monde des hommes, pour la famille et l’amitié. Perdre son nom,
s’appeler _numéro dix_, _numéro vingt_, et si la famille dure,
engendrer des enfants sans nom, une race misérable qui se perpétuera
dans le malheur éternel! barbare image du dogme barbare du péché
originel; l’homme perdu perd ses enfants; damné, il les damne, et, par
un _crescendo_ atroce, il se trouve que les enfants d’un homme condamné
pour vingt ans aux mines seront mineurs quarante ans, cinquante,
jusqu’à la mort, leurs enfants encore après eux et toute leur postérité.

La Sibérie entraîne la dégradation non seulement pour les personnes,
mais pour les choses qui y sont déportées. Une cloche y fut déportée
pour avoir sonné le tocsin dans une révolte. Des canons y furent
déportés et reçurent le knout à Tobolsk. La dégradation est fort
sérieuse pour les personnes, dans un pays où elle implique la
bastonnade à volonté.

Les déportés n’eussent-ils à craindre que le changement complet de
leurs habitudes, le passage d’une molle vie asiatique à une vie de
travailleurs, cela suffirait pour que la Sibérie fût l’horreur des
Russes. Leur mollesse supporte à peine la vie que les gens aisés mènent
dans l’occident de l’Europe. Une dame russe m’avouait ne pouvoir rester
ici; une infinité de douceurs orientales lui manquaient; les services
de nos domestiques lui semblaient trop rudes, leurs voix dures et
fières; elle ne supportait pas les froissements naturels d’un monde
d’égalité. Il lui fallait les flatteries de ses femmes, leurs
complaisances, des faiblesses de nourrice, une vie d’étuves et de
bains, la tiède atmosphère de la maison russe. Que serait-elle devenue,
cette pauvre femme, si, au lieu du voyage de Paris, qu’elle trouvait si
dur, elle eût fait celui de Tobolsk?

C’est une tradition en Russie que Catherine (ou peut-être une des
impératrices qui l’ont précédée), pour briser l’orgueil de certaines
grandes dames, leur envoyait parfois l’ordre de se faire flageller
elles-mêmes par leurs gens dans leur palais. Le chef de la chancellerie
secrète intimait l’ordre avec respect, surveillait l’exécution. La
triste opération finie, la patiente se rajustait et remerciait, se
tenant heureuse d’en être quitte à ce prix et d’éviter la Sibérie.

Qu’on juge en effet l’horreur d’une pauvre femme craintive qui, tirée
de son palais, de son luxe voluptueux, de son été éternel, peut être
jetée la nuit, pour rouler quinze cents lieues, dans un coffre doublé
de fer!... Ou bien encore, forcée, elle qui n’a jamais marché, de faire
à pied, sous le fouet, cet effroyable voyage, mendiante, recevant sur
sa route quelque misérable aumône de la charité des serfs!...

De quelque manière qu’elle aille, c’est en vérité, pour une femme, un
affreux supplice de s’en aller seule, laissant son mari, ses enfants,
tout ce qu’elle aimait, seule dans la nuit, dans le Nord et l’hiver,
dans l’horreur de l’inconnu. Passer d’Europe en Sibérie, c’est comme
tomber dans le vide. Désert d’hommes et désert d’idées. Vaste néant,
sans histoire, sans traditions, sans religion (nulle autre que la
sorcellerie). Un vide si complet, si parfait, que les religions même
qui y sont entrées, le mahométisme tartare, par exemple, y perdent
leurs dogmes, leurs légendes, leur auréole, deviennent pâles, effacées,
nulles, comme l’invisible soleil de la Sibérie.

Peu résistent à cette puissance désolante de négation. Perdus dans ce
vaste rien, ils se font à son image et deviennent aussi un néant.

Dans un voyage publié en 1850 à Wilna, sous la censure russe, Mlle
Ève Felinska décrit l’état déplorable où elle vit, à Tobolsk, un
colonel polonais. Impliqué dans l’affaire de 1825, il avait été
condamné par le sénat à trois ans d’emprisonnement, seulement pour
_non-révélation_. L’empereur ne fit aucune attention à ce jugement; il
le fit déporter au nord de la Sibérie, au soixante-treizième degré,
d’où, _par grâce_, on le laissa revenir à Tobolsk. Cet infortuné, qui
avait été le plus bel homme de l’armée, n’était plus reconnaissable.
«Ne pouvant se soutenir, il était assis au fond d’un fauteuil à bras.
Ses cheveux (blanchis déjà), rares, mais peignés avec soin, lui
tombaient sur les épaules et descendaient jusqu’aux coudes. Son visage
était très pâle et bouffi, son regard éteint. L’émotion faisait
trembler ses yeux et ses lèvres. On voyait qu’il voulait parler et
qu’il ne le pouvait pas. Il nous fit signe de la main de nous
rapprocher, afin qu’il pût nous saluer. Son esprit jouissait alors d’un
moment de lucidité, mais l’émotion lui rendait difficile de se servir
de sa langue, à moitié paralysée. Sachant que nous allions à Berezowa,
où il avait habité, il nous engagea à loger chez son hôtesse. Toute
cette conversation se faisait avec une grande peine; il fallait plutôt
deviner ce qu’il voulait dire. Mais bientôt on vit qu’il avait épuisé
l’usage de ses facultés, car son imagination s’étant reportée sans
doute sur les rives du Tage et de la Seine, qu’il avait tant connues,
il nous dit que nous trouverions à Berezowa des melons, du raisin et
autres fruits méridionaux. Nous abrégeâmes notre visite, le cœur serré,
tandis qu’il cherchait à nous retenir du geste, et tâchait de dire:
_Encore!!!_»



  VI

  SIBÉRIE.—LES SUPPLICES


«Ici la nuit est sombre comme l’hiver. Elle est triste, mais grandiose.
Quand elle est éclairée de l’aurore boréale, le ciel bleu foncé,
presque noir, présente mille étoiles filantes et paraît en feu. Ce feu
n’échauffe pas, n’éclaire pas. Ces astres sont mélancoliques; on les
prendrait pour les regards d’esprits condamnés à fixer éternellement
cette scène du malheur...

«Des colonnes de feu, des formes bizarres, terribles, majestueuses, se
choquent de tous les points du ciel; vous diriez de la braise ardente,
parfois des flots de sang... Est-ce que la nature, comme l’homme,
aurait des visions? Cette nature du Nord, malheureuse, endormie, semble
songer des rêves d’exilés.»

C’est un des traits du grand tableau que le bon général Kopec,
compagnon de Kosciuszko, nous a tracés de la Sibérie orientale, où il
était relégué, à la pointe du Kamschatka. Rien de plus touchant que les
mémoires de cet homme simple. Rien de plus différent de ceux de son
prédécesseur dans les mêmes contrées, le Polonais Beniowski. Celui-ci,
indomptable, remuant, hardi joueur et plus hardi soldat, en un moment
s’approprie le désert et devient roi de son exil. Il refait sa fortune,
il retrouve une femme, persécute ses persécuteurs, bat ses gardiens, et
au lieu de se tenir captif au Kamschatka, il l’emmène, l’embarque avec
lui. Kopec s’adresse à Dieu; il est frappé au cœur, trop blessé pour
tenter de telles aventures. Sans études ni instruction, mais élevé par
son malheur, il met dans son simple récit la mélancolie tendre et
pieuse de l’âme lithuanienne. C’est une révolution morale que signale
ce livre. La Pologne est changée, elle a le don des larmes.

«Je me promenais au bord de la mer, et quand le temps était à l’orage,
je voyais toutes sortes d’animaux étranges, des baleines, des lions et
chiens marins. Parfois il me venait des pierres; c’étaient des ours qui
les lançaient pour me blesser et m’attaquer ensuite. Cette mer est très
houleuse en automne; elle brise si fort que le Kamschatka en tremble
jusqu’aux fondements. Les jours sont gris et les nuits noires. Quand la
tempête vient, et que l’Océan gronde, les grandes bandes de chiens qui
vivent de poissons (ils sont là peut-être vingt mille) hurlent à
l’Océan, et d’innombrables ours répondent par des grondements
sinistres. Pendant ce temps, les volcans tonnent et vomissent des
flammes et des cendres. Ah! quel spectacle d’enfer! et quelle est la
situation d’un honnête homme au milieu du conflit de ces méchants
éléments!»

Kopec se plaint de la nature, très peu des hommes. Il avait été traité
cependant avec une grande barbarie. Blessé, malade, sans égard à ses
plaies qui se rouvraient au froid, il avait été traîné jour et nuit
dans un coffre doublé de fer en dedans. N’en pouvant plus, il demandait
quelque repos à l’officier qui le menait. «J’ai l’ordre d’aller sans
m’arrêter, dit-il, j’amènerai au moins votre corps. Vous êtes libre de
mourir en route.»

Ce qui était bien triste encore pour lui, c’était de rencontrer
d’immenses convois de pauvres Polonais qu’on emmenait en Sibérie,
tondus, marqués au front et le nez arraché. Le chemin, en avançant,
n’était plus indiqué que par des ossements d’ours, de chevaux ou
d’hommes, quelques tombes d’exilés qui étaient morts dans le désert et
attendaient leurs successeurs.

A un relais, il vit une femme distinguée qui était servante. «Qui
êtes-vous? dit-il.—Jadis, femme d’un colonel, aujourd’hui d’un
forgeron, et elle s’éloigna sans dire qui elle était.»

Kopec était perdu, Sibérien pour toujours, sans un hasard heureux.
D’autres généraux, qu’on chercha pour les faire revenir, ne purent
jamais se retrouver.

«Un jour, sur les débris d’un vaisseau naufragé, je regardais
tristement la mer remplie de monstres. Tout à coup j’aperçois un homme
beau, jeune, majestueux et d’un costume étrange; je fus saisi de cette
apparition. «De quelle nation êtes-vous? me dit-il.—De la nation
malheureuse.—Ah! tu es Polonais... Je suis marchand... je retourne en
Russie... Écris aux tiens... Je sais ce que je risque... N’importe! va,
écris.» Il brava le danger, se chargea de la lettre et la porta
fidèlement.»

Les mois et les années s’écoulent. Un jour l’hôte de Kopec entre tout
pâle dans sa chambre: «On a vu en mer un vaisseau.—Ah! tant mieux! dit
le Polonais.—Tant pis, dit l’hôte. Le commandant d’ici va nous accuser
de complots, comme il le fait parfois; il prendra nos biens et nos
vies. Il sait qu’il faut trois ans pour qu’une plainte arrive.»

Le vaisseau apportait la grâce de Kopec, sa délivrance. Il n’y voulait
pas croire. Quand il eut lu lui-même, il s’évanouit. Pour se remettre,
il alla à la mer. «Le temps était à l’orage; les monstres venaient, par
troupes, se rouler vers les côtes. Je croyais reconnaître des hommes,
des visages connus, des scènes de notre vie nationale, des processions,
des moines qui portaient la croix à ma rencontre. Je m’élançai... Mais
on me retint.

«De retour, j’eus peine à rentrer dans ma chambre. Tous venaient me
féliciter. Les femmes m’apportaient des présents, des choses bonnes et
rares, du rhum, du sucre, des bougies (chose, de toutes, la plus
précieuse au pays des nuits éternelles).

«Le curé, bon vieillard de quatre-vingts ans, exilé comme les autres,
vint en habits sacerdotaux, avec ses chantres; six enfants des îles
voisines qu’il avait formés, et qui chantaient très bien, de la manière
la plus touchante. J’allumai à la fois toutes mes bougies. Leurs voix
tendres nous allaient au cœur. J’ai toujours eu le don des larmes; mais
cette fois j’éclatai en sanglots, ou, pour mieux dire, en cris sauvages.

«Nous nous assîmes ensuite autour de ma table de pierre, et tout le
monde continua de pleurer. Je préparai du punch polonais. Chacun pensa
à sa patrie, pleura. Nul n’espérait de revenir.»

«Vous, vous êtes heureux,» disaient-ils à Kopec. «Vous partez dans
trois ans.» Le vaisseau, en effet, ne devait repartir qu’après être
resté trois ans dans ces parages.

Combien d’histoires touchantes pourrait dire le désert s’il savait
raconter! Il est muet, autant que ténébreux. Le ciel, la terre et le
pouvoir semblent d’accord pour étouffer, éteindre toutes les voix
humaines. Cet océan de plaines glacées est plus discret encore que
l’Océan des eaux sur les naufrages qu’il recouvre. A ce vaste sépulcre,
la Russie, fatale comme la mort, a confié le soin d’absorber l’héroïsme
des trop brillantes nations dont elle était environnée. Ne rendant pas
de prisonniers de guerre, les faisant disparaître, elle a épuisé la
Suède. Les compagnons de Charles XII, transformés par elle en maçons
misérables, dorment au pied des bastions de Tobolsk, péniblement bâtis
par eux. La Suède s’est écoulée là. Et la Pologne y vient. La lugubre
procession ne s’arrête pas; un peuple entier marche au désert, au
tombeau.

Ainsi, pendant que multipliée, impersonnelle, indifférente, multiplie
la Grande-Russie serve, féconde comme l’herbe des steppes, et non moins
monotone,—la vigoureuse personnalité des peuples héroïques, où tout
cœur fut une flamme, disparaît, s’amortit, entre sous la terre. La
Sibérie couvre, enfouit son trésor.

Chose touchante! ce qu’on n’a pu cacher, ce qui a éclaté au jour, ce ne
sont pas les vaillantes résistances, ce sont les dévouements de la
nature, de la famille. Les héros ne sont plus; mais le père, le mari,
l’amant reste, et la nature subsiste, les miracles du cœur, les
victoires de l’amour sur la férocité humaine.

Tout le monde a lu dans Custine l’histoire attendrissante de la
princesse Troubetzkoï, qui a tout quitté pour suivre son époux, un
homme infortuné, mais peu intéressant, qui eut le grand malheur de
laisser périr ses amis, de s’excuser et de survivre. Prince, était-il
aimé? Rien l’indique. Condamné, il le fut. En Russie ils n’avaient pas
d’enfants; en Sibérie ils en ont cinq. Cette femme admirable, par son
amour inattendu, a donné au proscrit bien plus que la vengeance
impériale n’avait pu lui ôter.

Consignons ici une histoire plus admirable et moins connue, très
certaine, attestée par une bouche très pure, héroïque, qui ne peut
mentir. En 1825, un jeune Russe (appelons-le Iwan) fut envoyé en
Sibérie. Il aimait et était aimé. Une Française, jeune institutrice
dans sa famille, avait de lui promesse de mariage. La famille qui ne
l’ignorait pas, et craignant cette union, avait éloigné la jeune fille.
A peine eut-elle appris que son amant perdu, ruiné, misérable,
abandonné de tout, s’en allait à la chaîne, elle attesta sa promesse de
mariage. Elle alla bravement à Saint-Pétersbourg, droit à l’empereur.
Il la crut folle, essaya de la ramener, lui dit de ne pas persister à
devenir la femme d’un forçat. Hélas! il était si facile que ce forçat
ne le fût plus... La grâce qu’on lui accorda ne fut autre que de le
suivre, de souffrir avec lui, de mourir avec lui... La pauvre
Française, en effet, fut victime de son dévouement; sa faible poitrine
ne tint pas contre ce climat terrible; au bout d’un an elle mourut. Son
mari ne survécut pas; soit misère, soit douleur, il l’accompagna au
tombeau.

Ils laissaient un enfant, malheureux orphelin, dégradé, ruiné en
naissant. Les biens du père avaient passé à un fils naturel du
grand-père. Celui-ci (rien n’est plus honorable pour le caractère
russe) refusa de profiter de l’atrocité de la loi et rendit tout à
l’orphelin.

Un danger de la Sibérie, et le plus grand, c’est de mourir avant sa
mort. La variété infinie des destinées que l’on y trouve, l’arbitraire
absolu qui règne là sur tous, rend trop aisé d’éteindre, d’annuler les
âmes les plus fortes. La Russie n’a pas besoin de bâtir, comme
l’Autriche, de savantes prisons où le condamné est forcé de prendre des
métiers serviles, des arts de femme, de futiles occupations qui
énervent l’esprit. Elle se fie au climat trop fort pour l’homme, et qui
le brise. Elle se fie à la brutalité du caprice militaire, où tout
condamné énergique trouve comme une meule qui le broie à chaque heure.
Le dur soldat, renouvelé sans cesse, use le condamné dans ce
frottement. Celui-ci baisse peu à peu, il s’affaisse, il perd toute
faculté de résistance. L’esprit vient au secours et se montre ingénieux
pour lui prouver à lui-même qu’il aurait tort de s’obstiner à ce
martyre obscur. Il lui justifie ses tyrans, détruit en lui l’idée du
bien, du mal, le jette dans la plus grande indifférence, lui pervertit
le sens, lui fait croire que le mal est le bien.

Voilà ce que la liberté a toujours craint pour ses enfants, non la
mort, une mort noble et sainte. Voilà ce que craignait l’Europe, quand
elle a su que les héros de novembre 1831, condamnés à mort, étaient
graciés, réservés pour la Sibérie. Nous lisons dans le beau recueil des
_Polonais_ de 1830 (par M. Straszewicz), à la fin de chaque légende:
«Ils vivent, ils sont en Sibérie, voilà tout ce qu’on sait; quel est
leur état de cœur? on l’ignore malheureusement.»

Eh bien! nous le savons, grâce à Dieu! Nous sommes rassurés,—leur âme
n’est point morte. Ils l’ont gardée entière, et donné leur corps au
destin.—Les uns morts, les autres mourants, ils sont tous restés
immuables dans la foi et dans l’espérance.

Un exilé venu de Sibérie (M. Piotrowski), nous a instruits de leur
martyre.

Pierre Wysocki, le jeune homme héroïque qui frappa le coup de novembre,
entraîna l’école militaire à la délivrance de Varsovie, a souffert le
premier. Vers 1833, arrivé en Sibérie, il osa entreprendre de revenir à
main armée. On voulut le briser: on lui donna quinze cents coups. On
n’en peut infliger davantage sans donner la mort. Par un raffinement
barbare, on voulut qu’il vécût, qu’il fût appliqué aux plus durs
travaux des forçats. Long martyre! Mais une telle âme est forte en la
patrie, en Dieu!

En 1837, a péri l’illustre poète Sierocinski avec trois de ses
compagnons. En 1831, jugé et condamné, malgré son âge, malgré son
caractère (il était prêtre), on l’avait fait soldat. Mis à cheval et la
lance à la main, l’infortuné menait la rude vie des Cosaques de la
frontière, qui font en Sibérie la chasse aux Tartares, aux
contrebandiers. Les autorités de la Sibérie, plus sages que celles de
Saint-Pétersbourg pensèrent qu’il serait plus utile comme instituteur
dans une école militaire. Là, cet homme faible et délicat, mais d’une
âme énergique, conçut le plus hardi projet, celui d’imiter et de
surpasser l’audace de Beniowski, de faire en toute la Sibérie ce qu’il
fit pour le Kamschatka, de soulever les condamnés et la Sibérie même.
Ce pays, gouverné municipalement, eût gagné sans nul doute à s’isoler
du grand empire qui ne colonise le Sud qu’en faisant du Nord un désert.
Ces vieilles tribus du Nord, jadis heureuses dans leur vie nomade et
pastorale, ne pouvant plus promener leurs troupeaux de rennes, ne
vivent que de chasse, ou plutôt elles meurent et disparaissent comme
les sauvages de l’Amérique.

Une association immense se forma. Le projet était arrêté, si l’on ne
pouvait résister, de se faire un passage les armes à la main et d’aller
jusqu’en Bucharie, peut-être jusqu’aux Indes. Trois conjurés trahirent.
De 1834 l’instruction du procès se fit, à Saint-Pétersbourg, jusqu’en
1837; Sierocinski, immuable, gardait tout le calme de l’âme, et faisait
en prison des vers.

Enfin, l’horrible sentence arrive de Saint-Pétersbourg. Plusieurs
Polonais et un Russe devaient recevoir sept mille coups! _sans merci,
sans grâce d’un seul!_ les autres, trois mille, ce qui suffit pour
mourir.—On avait envoyé exprès le général Gatafiejew pour surveiller
l’exécution. Sa férocité indigna les Russes. Au point du jour, deux
bataillons complets, chacun de mille hommes, pour compter plus aisément
les coups, s’alignèrent hors de la ville. Gatafiejew se plaça au centre
de l’opération. Les baguettes étaient des bâtons, et les soldats furent
rapprochés, pour mieux appuyer les coups.

«Il faisait très froid (mars en Sibérie!). On dépouilla Sierocinski. On
l’attacha au canon d’un fusil dont la baïonnette était tournée contre
sa poitrine, ce qui est l’usage. Après quoi deux soldats font la
conduite entre les rangs au condamné, pour que la marche ne soit
ralentie, ni précipitée. Alors le médecin du bataillon s’approcha du
patient pour le ranimer avec des gouttes fortifiantes, car sa faible
constitution avait été épuisée par trois ans de prison, et il semblait
plutôt une ombre qu’un homme; mais il avait conservé sa force d’âme et
sa volonté.

«Il détourna la tête quand le médecin lui présenta les gouttes, et
répondit: «Buvez notre sang et le mien, je n’ai nul besoin de vos
gouttes.» Quand on donna le signal, il dit à haute voix le psaume
_Miserere_. Gatafiejew s’écria trois fois avec rage: «Frappez plus
fort, plus fort, plus fort.» Les coups étaient si furieux, qu’ayant
passé une seule fois dans les rangs, à l’autre bout du bataillon, après
mille coups de bâton, il tomba sur la neige inondé de sang et
s’évanouit.»

«On voulut le remettre debout, mais il ne pouvait plus se tenir sur ses
jambes. Un échafaud monté sur un traîneau était déjà prêt. Sierocinski
y fut placé à genoux; on lui lia les mains derrière le dos et on
l’inclina en avant. Dans cette position on l’attacha sur l’échafaud, de
manière que tout mouvement fût impossible. Ainsi attaché, on commença à
le traîner dans les rangs. Gatafiejew criait toujours: «Plus fort! plus
fort! plus fort!...» Au commencement Sierocinski poussait encore des
gémissements arrachés par la douleur, qui, se ralentissant et
s’affaiblissant toujours, cessèrent enfin tout à fait.

«Il respirait encore ayant reçu quatre mille coups; il expira alors; on
compta les trois mille qui restaient sur son cadavre ou plutôt sur un
squelette. Tous les condamnés, lui surtout, furent si accablés de
coups, que, selon l’expression des témoins, Polonais et Russes avec qui
j’en ai parlé, la chair s’enlevait en parcelles à chaque coup; on ne
voyait plus que des os brisés. Ce carnage inouï jusqu’alors répandit
une indignation générale parmi les Polonais et même les Russes.

«Deux des condamnés qui étaient morts sur la place et ceux qui
respiraient encore dans d’atroces souffrances furent portés à
l’hôpital, et aussitôt après les Polonais et un Russe furent enterrés
dans un seul et même tombeau. On permit aux Polonais de placer une
croix sur le tombeau de ces martyrs, et jusqu’aujourd’hui (en 1846)
cette grande croix de bois noir s’élève dans le steppe, solitaire,
étendant ses bras au-dessus de la tombe des victimes en signe de
protection, et comme pour implorer la miséricorde de Dieu.»



  VII

DU TERRORISME CROISSANT DE LA RUSSIE.—MARTYRE DE PESTEL ET DE RYLEÏEFF


Il y a juste cent ans que la Russie a aboli la peine de mort. Nos
philosophes en pleurèrent de joie. Aujourd’hui encore, un écrivain
russe, M. de Tolstoï, en triomphe. Heureuse, humaine Russie, qui seule
a su respecter sur la terre l’œuvre vivante de Dieu, tandis que la Mort
trône encore dans les législations impies du barbare Occident!

On ne tue pas,—on exile. Seulement il peut arriver que l’homme trop
délicat, envoyé trop près du pôle, meure de froid et de misère. Que
faire à cela?

On ne tue pas,—on dégrade. Seulement il peut arriver comme à la
dégradation récente d’un M. Paulof. Le bourreau, en lui brisant l’épée
sur la tête, appuya par mégarde, et lui enfonça le crâne.

On ne tue pas,—on bat de verges. Le knout a été aboli. _N’épargne la
verge à ton fils._ Il peut arriver seulement que les verges soient des
bâtons.

La sentence des sept mille coups dont nous avons parlé plus haut
contenait cette dérision, que, _si les patients survivaient_, ils
travailleraient aux mines _jusqu’à la fin de leur vie_. Or on meurt
généralement à trois mille ou quatre mille coups.

Cette terrible hypocrisie, qu’on sent partout dans la Russie, n’est pas
le fait de l’homme seul. Elle résulte principalement de l’insoluble
problème qui est au fond de l’empire russe: _Gouverner par les mêmes
lois les nations les plus barbares et les plus civilisées_. Cet empire
est constitué par cela seul en affreux Janus, qui grimace la douceur en
regardant l’Occident, tandis que vers l’Orient il montre sa face vraie,
celle de la barbarie mongole.

Les populations sauvages de la Sibérie ont seules peut-être une
intuition vraie de ce gouvernement. Elles ne comprennent pas l’empereur
comme un homme, mais comme un monstre à deux têtes, le double griffon,
l’aigle-tigre qu’elles voient sur les armes de Russie.

Là est le vrai mystère de la férocité russe. Dans cette dualité
inconciliable, elle trouve son impuissance. Elle fait de furieux
obstacles pour la vaincre, et tous les obstacles, elle les traite de
révolte. Mais c’est elle, dans cet injuste effort, qui est en révolte
contre la nature.

Quand cette dualité rencontre un homme violent et sincère, comme Pierre
III ou Paul Ier, elle apparaît ce qu’elle est, une fureur, une folie.

Folie, moins de l’individu que de la situation. Pierre-le-Grand, malgré
son génie, n’apparaît pas moins comme un fou dans un grand nombre de
ses actes. Russe et barbare de nature, Européen de volonté, c’est
contradiction vivante.

Catherine partie du point contraire, une Allemande devenue Russe,
esprit très sec, très net, très froid, n’en offre pas moins dans ses
actes la contradiction la plus forte. Philosophe, elle défend la
tolérance en Pologne, et elle organise contre les Polonais la
Saint-Barthélemy de l’Ukraine. Elle fait massacrer les révolutionnaires
à Praga, et fait élever son petit-fils par un Suisse révolutionnaire.

Alexandre, élevé ainsi, Allemand par sa mère et doux de nature, est
celui de tous dont le peuple russe a le plus souffert. Dans sa sauvage
entreprise des colonies militaires, conduite par son barbare favori,
Arascheïeff, il atteignit la Russie au cœur, dans la famille, au foyer.

Ainsi, quel que soit le caractère individuel des tzars, ce terrible
gouvernement va sévissant davantage, du moins plus profondément.
Alexandre, qui n’avait pas la cruelle sécheresse de Catherine, a plus
cruellement atteint la Russie. Mais qu’est-ce que tout cela en présence
du tzar qui règne aujourd’hui (1851)?

Personne n’a appliqué la mort sur une si grande échelle, non sur des
individus, mais sur des peuples entiers. Les chiffres officiels que
donnent les Russes eux-mêmes font reculer d’étonnement. D’énormes
destructions d’hommes, que l’épée n’aurait jamais faites, ont été
opérées avec l’aide de la nature, je veux dire par les transplantations
rapides de populations entières sous des climats meurtriers.

Spectacle sauvage, unique, d’une si vaste action de la mort! Triste
destinée de ce globe! La mort violente est-elle donc tellement dans les
nécessités de la vie! Il y avait peu d’années que la grande destruction
des guerres napoléoniennes s’était arrêtée, lorsqu’ont commencé ces
migrations meurtrières plus funestes que des batailles, et qui, en
pleine paix, ont éteint des générations entières.

L’empereur, dans son enfance, ne donna nul signe particulier de
férocité, nul d’excentricité barbare, comme son frère Constantin. Son
biographe, Schnitzler, remarque seulement qu’il avait une disposition
ironique, et se plaisait à contrefaire les courtisans du palais. Il fut
élevé spécialement, sous l’autorité de sa mère, par une vieille femme
de cour, la comtesse de Lieven, qui ne dut pas lui montrer les
meilleurs côtés de la nature humaine.

Une influence était très forte sur les princesses de la famille
impériale, celle d’un savant respectable, profondément Russe, honnête
et désintéressé, l’historien Karamzine. Elles lui avaient donné un
logement dans les jardins de Tzarsko-Zélo. Ce bon homme, nourri dans
l’Antiquité, qui avait vécu de longues années dans la familiarité des
anciens tzars, n’aimait rien, n’admirait rien (après les Iwans) que la
Terreur et Robespierre. Il avait été à Paris en 93, et il en avait
rapporté une grande satisfaction. Quand il apprit le 9 thermidor, il
fondit en larmes. Tout son travail, auprès d’Alexandre, de concert avec
les princesses, c’était de l’arrêter dans ses velléités libérales.

A cette influence, vint s’en joindre une autre, forte sur la société
russe, celle de M. de Maistre. Grâce à ce grand écrivain, la Russie
apprit, comme de la bouche de la France, que le despotisme dont elle
s’excusait était justement l’idéal des sociétés humaines. Quoique
Alexandre eût un moment éloigné M. de Maistre, son influence alla
grandissant, et les _Soirées de Saint-Pétersbourg_ (1822) la portèrent
au comble. Sa thèse paradoxale de l’éloge du bourreau, _de ce miracle
vivant_ trop méconnu jusque-là, fit une grande impression. Nicolas
avait vingt-six ans. Ce livre dut fortifier en lui la tradition de
Karamzine.

Contre ces étranges doctrines de l’arbitraire absolu, une force sacrée
qui ne meurt jamais, la Loi, la Justice réclamait pourtant. Les essais
législatifs de Catherine furent repris par Alexandre. Il chercha dans
ses dangers un affermissement dans les lois. Speranski, en 1808, se mit
à compiler le droit russe. Mais des hommes, jeunes, énergiques, ne s’en
tinrent pas à compiler: ils voulurent que ce droit devînt chose
vivante, et qu’il eût une âme. Un jeune homme entrevit l’idée de faire
un véritable code russe, dans l’idée de la liberté.

Pestel, c’était son nom, était un homme de génie, pratique, point du
tout utopiste. Il ne se faisait pas une Russie imaginaire. Il la
prenait comme elle est, communiste, et la laissait telle. Il supposait
qu’en fortifiant la commune, en l’affranchissant, en lui faisant
appliquer son principe (la terre au travail), on avait l’élément
primitif, la molécule originaire de la République; qu’en montant à
l’arrondissement (la commune des communes), à la province, au centre
enfin, on pouvait de l’élément russe arriver au gouvernement
républicain plus aisément qu’au tsarisme tartare ou à l’impérialisme
allemand.

Ce jeune homme, alors officier, et qui mourut colonel, fit la campagne
de France, et y montra un sentiment exalté d’humanité et de justice.
Arrivant à Bar-sur-Aube, et voyant des Bavarois maltraiter les
habitants, il ne s’informa pas si ces Allemands étaient alliés des
Russes, il fondit sur eux avec ses soldats.

Alexandre, à cette époque, avait donné au monde le spectacle curieux
d’un tzar libéral. Les amis de Pestel y furent pris. Ce fut à Alexandre
même qu’ils confièrent peu après leurs plans d’amélioration. Ils
arrivaient un peu tard; Alexandre appartenait à la mystique Mme de
Krudener; ce n’était plus un empereur, c’était un saint. Il avait
dépouillé le vieil homme, et, en même temps, tout souvenir des
promesses et des espérances qu’il avait données dans le danger. Il les
écouta volontiers, s’émut, pleura, et leur dit que, pour ces choses si
belles, la société n’était pas mûre.

Voyant qu’il ajournait tout à la céleste Jérusalem, ils parurent
dissoudre l’association et la resserrèrent secrètement. Neuf ans
durant, ils l’étendirent. Elle était tellement dans l’esprit et les
nécessités du temps, qu’elle découvrit trois sociétés semblables qui ne
se connaissaient pas. L’une, _les Chevaliers_ (redresseurs d’abus),
était russe. Une autre (l’_Indépendance_) était polonaise. Une
troisième embrassait la Russie, la Pologne, tous les pays slaves, sous
le nom de _Slaves-Unis_.

Elles se rapprochèrent, s’entendirent. Deux points seulement divisaient
la grande société russe, l’affranchissement de la Pologne et la liberté
des serfs. Il est juste de dire que les fondateurs de la société
n’hésitaient point là-dessus. Ils avaient supprimé tout châtiment
corporel parmi leurs serfs. Ils voulaient affranchir le paysan, et le
rendre propriétaire, c’est-à-dire qu’ils risquaient leur vie pour le
succès d’une idée qui, réalisée, leur eût tout d’abord coûté leur
fortune.

Ces fondateurs, d’immortelle mémoire, furent, pour la branche
méridionale de l’association, Pestel, devenu colonel, et les
Mouravieff, officiers aussi; pour le Nord, c’était Ryleïeff, les
Bestouchef, le prince Obolenski et quelques autres.

Quelque source que l’on consulte, il reste constant par tous les
témoignages que Ryleïeff est un des plus grands caractères que présente
l’histoire. Militaire, puis employé à la Compagnie américaine établie à
Pétersbourg, il n’avait pas dédaigné d’accepter la place non rétribuée
de secrétaire du tribunal criminel; acte d’excellent citoyen, dans un
pays de vénalité, où il était important que cette place ne tombât point
dans des mains indignes. Ryleïeff était un poète; on lit toujours avec
larmes son poème prophétique où il se personnifie sous le nom de
Mazeppa; victime liée par le dévouement au coursier fougueux, terrible,
d’une révolution barbare qui devait l’emporter aux steppes de
l’inconnu, le faire mourir dans le désert.

Le premier, dans ce poème, le premier des Russes, Ryleïeff écrivit ce
mot, peu intelligible, à la Russie d’alors, mais grand, saint, pour
l’avenir... «Je suis, avant tout, citoyen.»

C’était un homme doux, humain, autant qu’héroïque. Quelque effort que
fasse l’enquête pour donner un autre aspect à son caractère, il est
constant que, voyant un des conjurés décidé à tuer l’empereur
Alexandre, il le pria au moins d’attendre, le conjura à genoux, et, le
voyant inébranlable, lui dit: «Je te tuerai plutôt.»

Avec de si dignes chefs, le malheur des conjurés fut de ne pas se
serrer davantage autour d’eux, de suivre d’autres influences et de trop
étendre l’association.

Les chefs d’une autre société qu’ils avaient admis dans la leur, Michel
Orloff et quelques autres, demandèrent, obtinrent qu’au-dessus de
Ryleïeff dont la situation était peu élevée, au-dessus de Pestel qu’on
jugeait trop fin et ambitieux, on nommât un dictateur. On prit un homme
de haut rang, d’une famille qui avait disputé le trône aux Romanoff.
C’était un prince Troubetzkoï, doux, faible, incertain, l’homme, en un
mot, le plus propre à faire manquer une telle entreprise. Ceux qui le
firent nommer ne voulaient, par la révolution, établir qu’une
oligarchie de grands seigneurs, et craignaient par-dessus tout un chef
énergique.

Nous n’oublierons jamais l’étonnement de l’Europe en 1825, quand on lut
dans les journaux que ni Constantin, ni son frère, ne voulaient être
empereurs. Ils restaient l’un devant l’autre, en présence de cette
sanglante couronne et de ce trône de feu, sans vouloir y toucher du
doigt. En ce pays de fratricide, chacun d’eux, prié par l’autre,
semblait regarder cette invitation comme un appel à la mort. En
réalité, ils étaient sincères. Constantin, roi de Pologne, mari d’une
Polonaise, avait dès 1822 cédé aux larmes de sa femme et donné son
désistement d’avance. Nicolas, qui ne pouvait pas ignorer cet acte,
n’en fait pas moins proclamer son frère, lui fait prêter serment. Puis
le nouveau désistement de Constantin arrive, il persiste; le Sénat
proclame Nicolas. Cela à huis clos, à deux heures de nuit. Nulle
explication pour le peuple ni pour l’armée. On dispose d’elle comme
d’un troupeau; elle a juré, et l’on va lui faire jurer le contraire.

On est saisi de pitié en voyant l’incertitude, la complète nuit morale
où l’âme consciencieuse du soldat russe était laissée par ses chefs.
Les uns, partisans de Nicolas, ne daignèrent pas l’instruire du
changement de situation. Les autres, les conjurés, ne pouvant lui faire
comprendre leurs idées de liberté, lui faisaient croire que Constantin,
auquel il venait de prêter serment, était le vrai tzar, qu’il était en
marche, et qu’il punirait ceux qui passaient à Nicolas. Pleins de
scrupules et de craintes, ces pauvres gens restèrent la plupart
inertes, immobiles. Quelques-uns ne furent entraînés que par un
mouvement de bon cœur et d’humanité, lorsqu’ils entendirent des
décharges et qu’on leur dit qu’on massacrait leurs camarades.

L’empereur avait rempli le palais, la citadelle, de troupes, isolées de
toute communication. Pour mieux s’assurer de celles du palais, il leur
mit dans les mains son fils, un bel enfant de huit ans. Ils le reçurent
avec larmes, et, quoiqu’ils appartinssent aux troupes finlandaises, qui
étaient dans l’insurrection, ils devinrent inébranlables dans leur
fidélité.

Les conjurés n’entraînèrent que le régiment de Finlande, troupe
étrangère à la Russie, et qui la sert malgré elle, le régiment de
Moscou, le corps des marins de la garde, et les grenadiers de la garde,
ces derniers encore à grand’peine, après un court mais violent combat,
où les Bestouchef sabrèrent les officiers de Nicolas et enlevèrent le
drapeau.

Ils vinrent le planter sur la place immense, disons mieux, dans la
plaine de Saint-Isaac, et prirent poste derrière la statue de
Pierre-le-Grand. Il y avait un bon nombre de conjurés non militaires,
armés jusqu’aux dents, des curieux plus nombreux et beaucoup de peuple,
mais tout cela comme perdu dans cet énorme champ de Mars. Ils
cherchèrent les deux colonels, chefs militaires de l’insurrection,
Troubetzkoï et Boulatof. Ni l’un ni l’autre ne parurent. Boulatof resta
tout le jour dans l’escorte même de l’empereur, près de sa personne,
soit qu’il fût indécis encore, soit, comme il s’en est vanté, qu’il fût
là pour le tuer, dès qu’il le verrait faiblir. Pour Troubetzkoï,
éperdu, il laissa tout, et le commandement de l’insurrection, et le
soin de ses papiers qui allaient perdre tant d’hommes; il se sauva chez
une femme, sa belle-mère, puis chez l’ambassadeur d’Autriche, enfin
chez l’empereur même, au milieu de son état-major, comme un lièvre
effaré qui se cache au milieu des chiens.

Chef civil de l’insurrection, Ryleïeff se montra plus ferme que les
deux chefs militaires. Il vint sur la place, les chercha inutilement.
Le petit nombre des troupes insurgées donnait peu d’espoir.
Quelques-uns lui conseillèrent d’improviser une armée, d’adjoindre à
l’insurrection une masse de petit peuple qui se trouvait là. Il
suffisait de lui livrer les boutiques d’eau-de-vie. Il les eut à peine
forcées, qu’elle eut bientôt procédé au pillage général, au massacre de
la police qui le bat horriblement et qu’il hait à la mort. Ce désordre
aurait produit une immense diversion, Nicolas étant obligé d’employer
une partie de ses troupes à massacrer ces massacreurs. Mais Ryleïeff
refusa d’employer ce moyen affreux. Dès lors il était facile de prévoir
l’événement. L’insurrection, resserrée contre le palais du Sénat, au
bout d’une place immense, devait être infailliblement balayée par la
mitraille, sabrée par la cavalerie. Ryleïeff quitta la place; il ne
chercha pas d’asile, il retourna à sa maison et y attendit la mort.

L’empereur, pâle et défait, dit un témoin oculaire, ne montra pas moins
beaucoup de courage. A la tête des gardes à cheval, il avança dans la
plaine, et rencontra des détachements qui rejoignaient les insurgés.
«Bonjour, mes enfants!» dit-il selon l’usage des tzars. «Hourra!
Constantin!» fut toute leur réponse. On s’accorde à dire qu’il parut
très ferme et ne se déconcerta point. Que dit-il? C’est ce qu’on ne
sait pas d’une manière positive. Deux versions sont données, l’une par
M. Schnitzler, qui était présent, l’autre par M. de Custine, à qui
l’empereur même a conté la chose. La plus vraisemblable des deux, c’est
qu’il aurait dit d’une voix retentissante: «Conversion à droite!...
Marche!» Le soldat, automatiquement, aurait obéi.

Le jour, très court en décembre, s’écoula ainsi, sans que les insurgés
vissent venir leurs deux colonels. Leur nombre diminua. Le régiment de
Moscou se convertit et les quitta. Ceux qui restaient étaient très
fermes. Sans s’inquiéter de l’artillerie qu’on avait amenée à
l’empereur, et qui allait les foudroyer, ils repoussèrent toute parole
de conciliation, criant: «Vive Constantin! vive la Constitution!» Ce
dernier mot, loin d’encourager les leurs, comme ils le croyaient,
jetait plutôt le soldat dans l’incertitude: «Qu’est-ce que cette
_Constitoutzia_? disait-il. Est-ce la femme de l’empereur?»

Le gouverneur de Pétersbourg, le brave Miloradovitch, qui avait détaché
quelques insurgés avec de belles paroles, pour les enfermer dans la
citadelle, osa approcher, comptant sur le vieil attachement des
soldats. «Traître, dirent les conjurés, tu n’es pas ici aux coulisses
du théâtre. (Il courait fort les actrices.) Qu’as-tu fait de nos
camarades?» Obolenski porta un coup de baïonnette au poitrail de son
cheval, et Kakhofski l’abattit d’un coup de pistolet. Ce dernier, fort
exalté, et qui s’était fait fort de tuer l’empereur, se croyait très
affermi; mais, ayant encore tiré et tué le colonel Sturler, son cœur
réclama. «Encore un sur ma conscience!» s’écria-t-il, et il jeta loin
de lui son pistolet.

L’impression des marins fut la même, lorsqu’un des leurs ajustait le
grand-duc Michel. Soit respect, soit débonnaireté, ils lui rabattirent
le bras, firent manquer le coup.

Cependant, en grande pompe, la croix à la main, s’avançaient les
métropolitains de Pétersbourg et de Kiew envoyés par l’empereur. On put
voir combien le Russe, avec toute sa dévotion extérieure, est peu
impressionné par les objets de son culte dans les grandes
circonstances; combien il fait peu de cas de ses prêtres, il est vrai,
peu édifiants. Ceux-ci furent reçus des soldats avec des huées, et leur
voix fut couverte d’un roulement de tambour.

C’est ce que l’on attendait. Ayant mis Dieu de son côté, l’empereur,
retiré au palais, fit commencer le combat. Ses troupes avaient vaincu
d’avance. Il leur suffisait de laisser agir l’artillerie. Le grand-duc
Michel, craignant que les artilleurs ne se fissent scrupule de tirer
sur leurs pauvres compatriotes, commença le feu lui-même et tira le
premier coup. Tirée de près, la mitraille fit un affreux abatis de
corps, de membres déchirés. On tira environ dix fois, et alors ceux qui
restaient se dispersèrent, poursuivis par les cavaliers, dont un
détachement vint les couper par derrière. On ne sait ce qui périt; des
trous faits dans la glace épaisse dont la Néva est couverte reçurent à
l’instant les cadavres.

Les conjurés du Midi n’eurent pas meilleur sort. L’un des Bestouchef et
les frères Mouravieff, intrépides et enthousiastes, ne s’étonnèrent pas
de l’inertie où restaient la plupart de leurs associés. Ils
s’adressèrent aux soldats, leur firent lire dans une église, par le
prêtre même, un catéchisme républicain que Bestouchef avait fait de
textes tirés de la Bible. On y disait que les hommes sont égaux et que
l’esclavage est un crime contre Dieu. Ces maximes agirent peu sur eux;
on ne les entraîna que par le nom de Constantin. Les partisans de
Nicolas, plus nombreux, ayant de plus l’artillerie impériale, les
battirent; mais leurs vaillants chefs se tuèrent ou se firent tuer:
Bestouchef et Mouravieff ne furent pris que blessés grièvement.

Pestel, arrêté à Moscou, ne montra nulle émotion. Averti par un ami, il
ne lui avait dit qu’un mot: «Sauvez-seulement mon Code russe.» Ce
livre, enfoui dans la terre, y fut pris, livré à la commission, qui
essaye dans son enquête de le rendre ridicule. On assure pourtant que
les auteurs du Code de Nicolas ont été obligés d’adopter plusieurs des
vues de Pestel. Ce qui est sûr, c’est que, dans la partie politique,
son livre contenait des idées sages et humaines. Un relâchement
raisonnable du cercle horrible de fer où étouffe la Russie, un
gouvernement naturel et doux, analogue à la confédération américaine;
la réparation de la grande injustice, si fatale à l’empire russe, le
rétablissement intégral de la Pologne; de grandes libertés accordées
aux juifs, dont ou eût soulagé la Pologne en leur donnant les moyens de
faire un État en Orient.

Voilà donc Pestel, Ryleïeff, l’aimable et vaillant Alexandre
Bestouchef, ces Mouravieff intrépides, le génie, la vertu, le courage,
le vrai cœur de la Russie, dans les cachots de Pétersbourg. Il n’y
manquait que Pouchkine, le grand poète national. Il était un des
conjurés. Éloigné de la capitale, il venait combattre, mourir avec eux.
Sur la route, il rencontre un lièvre, son cocher arrête; cette
rencontre, pour tout Russe, est un mauvais signe. Pouchkine le fait
continuer. Il rencontre une vieille femme; nouvelle halte: le cocher ne
voulait plus avancer.

Enfin, rencontrant un prêtre (ce qui est pour eux le plus mauvais
signe), le cocher quitte son siège, se jette à genoux, communique à son
maître sa terreur superstitieuse. Le poète retourna, fut sauvé, réservé
à de plus grands malheurs, à une fin tragique.

Le manifeste menaçant et terrible que l’empereur publia le lendemain
avait été écrit, dit-on, par l’homme de la vieille impératrice,
l’historien des Iwans, le patriarche de l’école de la Terreur, le vieux
Karamzine.

Son élève et continuateur Bloudof fut secrétaire de l’enquête. Elle fut
faite par une commission où l’empereur siégea lui-même dans la personne
de son _alter ego_, son frère, le grand-duc Michel. Celui-ci, dur et
farouche soldat, se peint d’un seul trait; un des conjurés confessant
hardiment sa foi politique: «On devrait, dit le grand-duc, lui fermer
la bouche à coups de baïonnette.»

Les résultats obtenus par cette procédure secrète pendant cinq mois
d’interrogatoires, où tous les moyens d’intimidation et de corruption
furent sans nul doute employés, ont été imprimés par le gouvernement,
distribués par toute l’Europe. Il va sans dire que les conjurés sont là
tous des lâches et des imbéciles. Le juge accusateur leur prodigue à
chaque instant des épithètes outrageantes. Sûr de n’être pas démenti,
il attribue à la plupart d’entre eux les plus tristes palinodies. Sans
doute plusieurs, surtout des conjurés militaires, Russes de la vieille
roche, habitués dès l’enfance à diviniser l’empereur, revinrent
sincèrement à ce culte, et virent dans l’événement du 14 décembre le
jugement de Dieu; mais pour le grand nombre des autres, n’a-t-on pas
droit de supposer que des juges si partiaux n’ont voulu que les
flétrir? Ce qui le fait croire, c’est que cette enquête si
laborieusement travaillée contient des faits avoués faux par tous les
partis, de fausses dates par exemple. Elle suppose qu’au principe des
associations, en 1817, lorsque Alexandre était tellement aimé encore,
consulté des conjurés mêmes, qui lui soumettaient leur plan, ils
pensaient à tuer l’empereur et la famille impériale!

Quand on songe que pendant tant d’années, parmi tant de personnes, il
n’y eut pas un seul traître, quand on, songe à l’intrépidité connue des
chefs, à leur mort simple et sublime, comment croire qu’ils aient à
plaisir dénoncé, livré leurs amis?

L’histoire gardera sa page la plus noire pour y écrire le nom des juges
qui, non contents d’immoler ces grandes victimes, ont essayé, dans un
pamphlet décoré du nom d’enquête, de les déshonorer et d’assassiner
leur mémoire! Que dis-je? de les atteindre en un point qui touche
souvent les grands cœurs plus que la gloire même, en ce qui fut la vie
de la vie pour ces hommes héroïques et bons, je veux dire dans l’amitié!

Qu’on lise l’éloge enthousiaste que Ryleïeff, dans son poème, fait de
celui qu’il promettait à la patrie comme un héros, de son jeune ami,
Alexandre Bestouchef, on sentira la profondeur de tendresse qui fut
dans cette grande âme.

Eh! qu’aurait gagné Ryleïeff à dénoncer ses amis, lui qui, dès le
commencement, réclama la mort pour lui seul, déclarant _que le 14
décembre était son œuvre et qu’il en était l’auteur_.

Les sentiments forts et calmes qu’eut Ryleïeff au jugement sont
exprimés déjà dans son poème. Par une sorte de seconde vue, le héros
avait vu son sort, et d’avance il avait chanté le chant du trépas. «Ce
qui parut à nos rêves un décret du ciel n’était pas encore décrété.
Patience! Que le colosse accumule encore ses forces, qu’il défaille à
vouloir étreindre la moitié de l’univers. Laissons-le, gonflé
d’orgueil, parader aux rayons du soleil... Patience! La colère du ciel
ne l’en mettra pas moins en poudre... _Dieu, c’est la rémunération
elle-même!_ Il ne permet pas que le péché, une fois semé, ne produise
sa moisson.»

Cependant l’enquête, poursuivie dans les cinq mois, révélait aux yeux
effrayés le nombre infini des coupables. L’empereur n’avait pas eu la
moindre idée de son danger. Il crut, au 14 décembre, qu’il s’agissait
de quelques hommes dévoués à Constantin, et voilà qu’on lui révélait
l’immensité d’une mine terrible qui avait pénétré partout sous la
terre. Nulle famille importante qui n’eût un de ses membres dans la
conspiration. A vrai dire, c’était la Russie elle-même, du moins la
Russie pensante, qui abjurait le tzarisme, et voulait se transformer.
Ce trône où Nicolas montait, quelle était maintenant sa base? Ne
portait-il pas en l’air? Uniquement sur le vague respect des serfs, sur
leur espoir de trouver tôt ou tard une protection dans ce dieu inconnu,
lointain, qui ne protège jamais. Sous Paul, qui avait pourtant un vif
instinct de justice, les serfs qui vinrent se plaindre à lui s’en
trouvèrent fort mal; il trouva la chose si dangereuse, qu’il fit
avertir leurs maîtres, et renvoya aux châtiments ces infortunés.
Pendant les cinq mois que dura l’enquête, on dit par toute la Russie
que l’empereur Nicolas allait prononcer l’émancipation des serfs. Ils
le crurent si bien qu’ils ne payaient plus. Raffermi, il rétablit
l’ordre ancien et fit payer à main armée.

Que devinrent les régiments qui avaient pris part à l’insurrection?
Leur sort est resté un problème. Tel bataillon fut envoyé au Caucase,
tel en Sibérie. Beaucoup croient en Russie que la majeure partie des
régiments de Finlande a été enfouie dans les cachots de Kronstadt,
humides et sans jour, sous la mer. Ce que doit être une telle
habitation, dans l’horreur du climat russe, on doit le comprendre. Ces
infortunés, s’il en reste, entendent depuis trente années la Baltique
rouler sur leurs têtes, enviant la vague libre et la liberté des
naufrages. La pensée, la douleur peut-être, espérons-le, doivent
s’éteindre dans une telle situation.

Dans les familles connues, on punit très peu de personnes, cent vingt
hommes en tout. On voulut dissimuler l’étendue immense du mal. On
trembla que ces bandes innombrables de coupables ne se crussent connues
pour telles et ne fussent précipitées dans l’action par le désespoir.
L’empereur en fit venir un grand nombre auprès de lui, les écoutant
volontiers, voulant les croire innocents, les renvoyant comme tels.
Vains efforts, il n’y avait plus de sûreté ni de confiance! La terreur,
lancée du trône, était retournée au trône. Elle y reste, et l’empereur,
né sévère, est devenu, sous cette impression de défiance universelle,
de plus en plus dur et implacable. L’impossibilité de savoir ses vrais
ennemis a aigri, ulcéré, ensauvagé son cœur. La Russie étant sa base,
il a dû détourner, autant qu’il le pouvait, des Russes cette fureur de
punir qui est devenue sa nature. Tout est coupable: c’est la Pologne,
ce sont les juifs, ce sont les Grecs catholiques, c’est la Révolution,
l’Europe... Ainsi, du 14 décembre jusqu’à nous, va continuant, toujours
plus violent, plus terrible, ce 93 russe, qui dure depuis trente années.

Ce qui lui fit le plus d’impression, ce fut son entrevue avec Nicolas
Bestouchef. Nous tirons ce sujet d’un livre très russe, très partial
pour l’empereur. Il fut saisi de l’intrépidité de ce conjuré, de sa
franchise, de la netteté avec laquelle il exposa tous les abus de
l’empire. Il le regarda fixement et lui dit: Si j’étais sûr d’avoir en
vous désormais un serviteur fidèle, _je pourrais_ vous pardonner.—Eh!
sire, répondit Bestouchef, voilà justement de quoi nous nous plaignons,
_que l’empereur puisse tout_. Laissez la justice suivre son cours, et
que le sort de vos sujets ne dépende plus que des lois!»

Cinq des condamnés du 14 décembre furent condamnés à être écartelés:
Pestel, Ryleïeff, Mouravieff-Apostol, Michel Bestouchef et Kakhofski.

L’empereur les gracia, en ayant soin, toutefois, que la peine
inférieure, substituée à l’écartèlement, fût plus infamante. Ils durent
être pendus, supplice inouï en Russie.

Tous les cinq se montrèrent fermes.

Plusieurs ne voulurent point de prêtres, se croyant suffisamment épurés
par le martyre qu’ils enduraient pour la patrie.

Pestel déclara que, plus que jamais, il était fixe dans la foi
consignée dans son _Droit russe_.

Le 25 juillet 1825, à deux heures du matin, on éleva, sur le rempart de
la forteresse, l’instrument du supplice, une haute et large potence, où
cinq corps tinssent de front. Sous ce climat, on le sait, il n’y a pas
de nuit réelle en juillet; le crépuscule joint l’aurore. On distinguait
tout. Les troupes arrivaient, peu de spectateurs; on avait laissé
ignorer le moment de l’exécution. Toute la Russie dormait pendant qu’on
mourait pour elle.

A trois heures on amena les condamnés à qui on laissait la vie; on les
dégrada, on brûla devant eux leur uniforme. En capote de forçats, ils
partirent pour la Sibérie.

Enfin parurent les cinq condamnés à mort avec de grands capuchons qui
ne laissaient pas voir leurs traits et cachaient leurs yeux.

Quand ils eurent monté les escabeaux et qu’on leur eut passé la corde
au cou, la plate-forme où ils étaient s’enfonça sous leurs pieds. Deux
furent étranglés. Pour les trois autres, la corde glissant sur les
capuchons, les malheureux tombèrent pêle-mêle, avec la trappe et les
escabeaux, dans le trou béant sous la potence. Le pendu manqué doit
avoir sa grâce, selon mainte loi du Moyen-âge. Mais qui eût osé
surseoir à l’exécution? L’empereur, absent de Pétersbourg, était aux
jardins de Tzarsko-Zélo. On les releva meurtris, on rétablit le gibet.
Ryleïeff, en remontant d’un pas ferme, prononça avec douceur un
reproche à la destinée: «Il était dit que rien ne me réussirait, pas
même la mort.» Un moment, il n’existait plus.

Ce grand homme avait, dit-on, lui-même souhaité mourir, sentant qu’à sa
noble action se mêlait une ombre. Quelle? il l’exprima lui-même: «J’ai
agi sans l’aveu du peuple russe.»

Faute du temps, et non de l’homme. Ce peuple, en pleine nuit barbare,
pauvre mineur, simple enfant, ne pouvait ni s’expliquer ses propres
instincts, ni voir sa pensée, ni la formuler. Nul moyen de le consulter.

Est-ce à dire que cette nuit devait être perpétuelle? qu’on devait
éterniser cette incapacité en la respectant? qu’ayant un peuple encore
muet, on ne devait rien faire pour lui délier la langue, lui faire dire
le premier mot.

Le scrupule de Ryleïeff est naturel, on le sent. Se trouvant seul
l’intelligence, la pensée et le cerveau de ce corps énorme de cinquante
millions d’hommes qui ne pensaient pas encore, il fut lui-même frappé
de sa responsabilité, et demanda un moment à Dieu si véritablement,
lui, simple homme, pauvre individu, il était la pensée du peuple.

Scrupule respectable à jamais, qui ne tombe guère dans la tête des
faiseurs de révolutions, et qui doit nous faire honorer la candeur de
l’âme russe. Mais, en réalité, c’est trop.

Non, grand homme, n’en doutez pas. Vous avez été, ce jour-là, la
conscience de la Russie, sa conscience prophétique. Ce qu’elle pensera,
à mesure qu’elle se met à penser, fut dans le génie de Pestel et dans
le cœur de Ryleïeff. L’âme de la Russie, non telle qu’elle est dans ce
point d’abjection misérable, mais tout entière en tous ses âges,
surtout les âges à venir, elle était en vous; vous eûtes droit d’agir
et de parler pour elle; pourquoi? Vous étiez elle-même.

Mais quel service votre mort lui a rendu, à cette âme! Elle était
jusque-là flottante en tout un peuple et ne pouvait rien. Arrêtée,
concentrée en vous, vous la lui rendez puissante, efficace, sous la
seule forme où son enfance lui permette de la saisir,—sous forme
d’hommes et de martyrs,—incarnée dans votre vie, glorifiée dans votre
mort. En sorte qu’au lieu des ombres douteuses qu’elle eut dans les
saints du passé, elle a en vous son saint des saints. Elle n’eût pas
compris vos discours, mais elle comprend bien vos reliques. Vous lui
avez donné de quoi mettre à jamais sur son autel.



  VIII

  DE L’EXTERMINATION DE LA POLOGNE


Au moment où l’empereur, remis des impressions du 14 décembre,
rattachait les serfs à la glèbe et brisait leurs espérances, ils lui
donnèrent une preuve de leur courageux dévouement au bien, confirmant
ce que les conjurés lui avaient dit des abus de l’empire, et les
révélant, à leur grand péril. Dans une revue que faisait l’empereur,
quatre paysans se présentent et demandent à lui parler. On les
repousse; on leur dit d’expliquer ce qu’ils ont à dire; ils ne veulent
parler qu’à lui. Admis, ils se jettent à genoux, et l’un dit: «Père, on
te vole... Tu n’as qu’à aller à Kronstadt, tu verras, en plein bazar,
qu’on vend dans les boutiques les agrès de tes vaisseaux, les effets de
ta marine.» L’empereur envoie trois cents hommes; on cerne le bazar, on
trouve les vols. Une enquête sévère commence. Peu après, chantiers,
bazar, tout périt dans un incendie, et l’enquête en même temps.

L’empereur put apprécier les hommes du 14 décembre quand ces naïves
voix du peuple appuyaient ainsi leurs révélations. Ils lui avaient
rendu un véritable service dans leurs derniers entretiens, celui de lui
montrer la Russie comme elle est, comme une grande plaie saignante. Ils
lui avaient enseigné, à ce jeune militaire, né dur, ironique, le
respect du peuple russe, un peuple où se trouvaient des hommes si
fanatiques de loi et de justice, qu’en présence même de la mort ils ne
voulaient pas de grâce arbitraire, et disaient: «Laissez faire aux
lois.»

Pestel voulait un dictateur qui réorganisât, épurât l’administration.
Et l’idée du peuple russe ne s’éloignait pas de cela. Il désirait un
_juste juge_, terrible aux méchants. Et il eût fallu que ce juge se
multipliât dans tout l’empire. Ce n’était pas de lois seulement,
c’était d’hommes qu’avait besoin la Russie. Il eût fallu, entre le père
et les enfants, choisir des juges honnêtes, les rétribuer
convenablement, pour qu’ils n’eussent pas à se vendre, faire des
exemples sérieux aux premières prévarications, frapper peu, mais
frapper fort, rétablir la probité dans les tribunaux et
l’administration, élever le niveau moral de la nation, l’aider à se
dégager d’une corruption envieillie, la rendre peu à peu digne de
s’administrer. Le premier point de cela, c’était qu’il y eût au sommet,
non un homme de génie, mais un grand courage, un grand cœur, qui, par
son exemple même, relevât le caractère russe, l’affermît, l’initiât au
bien,—un héroïque _éducateur de la conscience nationale_.

L’empereur ne fut point cela. Mal entouré et plein de défiances
légitimes, il essayait d’abord de tout faire lui-même, et il succombait
à la peine. C’était moins des actes que des hommes qu’il eût fallu
faire choisir et créer des agents.

Comme la plupart des hommes de cette époque, comme plusieurs des
conjurés même, il croyait fortement à l’efficacité des lois. L’un
d’eux, M. Tourgueneff, dans son estimable livre, semble croire que la
Russie serait sauvée si elle adoptait telle loi anglaise ou française.
L’empereur croyait de même que l’ordre serait dans l’empire lorsqu’on
aurait compilé le digeste des lois russes. Il confia ce travail immense
au légiste Speranski. En cela, il a servi l’érudition plus que la
législation. Dans ce chaos infini d’ukases contradictoires, le juge
choisit ce qu’il veut, et l’arbitraire est le même.

Une organisation sévère du pouvoir judiciaire devait passer avant tout.
Ce que demandait le peuple, c’était partout le _juste juge_. Il fallait
lui donner une haute et sévère éducation de justice.

Hélas! la fatalité, la passion, l’ont poussé, ce peuple, dans la voie
contraire, une éducation d’injustice,—lui faisant embrasser contre un
peuple frère le plus dépravant des métiers, celui de bourreau.

L’empereur cherchait la voie droite, mais il avait en lui une cause
intime de déviation. Il aimait la justice, mais l’aimait d’un cœur
cruel; il l’aimait dans un orgueil personnel, comme chose à lui, comme
justice du tzar, non comme justice de Dieu.

Une pierre s’est trouvée sur sa route,—il a déraillé pour
toujours.—Où va-t-il? On ne le sait.

Cette pierre est la Pologne.

Pierre fatale, indestructible, qu’on broie et rebroie en vain. Elle
reste toujours la même.

L’enquête du 14 décembre avait dévoilé une chose qui devait étonner,
toucher l’empereur, désarmer son cœur à jamais, c’était la magnanimité
que les Polonais déployèrent dans leurs rapports secrets avec les
conjurés russes.—Ceux-ci se montrèrent Romains, et les Polonais
chevaliers. Pestel croyait, comme Brutus, qu’il faut tuer le tyran pour
tuer la tyrannie. Les Polonais réclamèrent. Ils se montrèrent plus
cléments pour leur ennemi que les Russes pour leur maître. Cet injuste
usurpateur, ce souverain parjure, qui se jouait de la constitution
qu’il avait donnée lui-même, ils insistèrent pour le sauver. Le bon et
généreux colonel Krzyzanowski, cœur honnête, humain et tendre, dit au
républicain russe _qu’il n’avait pas ouï dire que jamais les Polonais
eussent tué leurs rois_.

C’est ce même colonel que Mme Félinska vit mourant en Sibérie.

Pour apprécier la magnanimité des Polonais, il faut savoir que non
seulement leurs lois étaient violées, leurs assemblées illusoires;
qu’on venait de leur ôter la publicité des débats, etc., etc.; mais que
l’empereur les livrait personnellement au caprice, à la férocité de
Constantin. Il faut savoir que celui-ci, cruel et malicieux,
tigre-singe, mettait son bonheur dans les vexations les plus fantasques
et dans les supplices. Chose épouvantable à dire, il avait aux cachots
des Carmes, pour jouet, un prisonnier, l’infortuné Lukasinski, sur
lequel il épuisa tout ce que l’imagination humaine a conçu jamais de
souffrances. La faim, les chaînes, les tortures, l’horrible emploi de
la soif pendant des semaines (point d’eau, et des harengs secs pour
tout aliment), la bastonnade redonnée chaque fois qu’il était guéri...
Et tout cela avec mesure. Constantin craignait surtout qu’il n’échappât
par la mort.

L’homme de fer et d’airain qui suffit à tant de supplices était un
brave officier de l’ancienne armée. Il avait recueilli les dernières
paroles, le souffle de Dombrowski. Ce chef et créateur des fameuses
légions polonaises, mourant en 1818, témoigna quelque regret de ce que
ses héroïques compagnons avaient donné tant de sang à des causes
étrangères, si peu à la Pologne même. De cette grave parole sortit
toute une génération nouvelle, un nouveau monde de héros, d’intrépides
conspirateurs. Le premier fut Lukasinski.

Le tyran sentait en cet homme quelque chose de terrible, l’âme de la
Pologne elle-même; en lui, il tâchait de saisir cette grande âme
invisible de la nation. Ne pouvant vaincre son silence, on voulut du
moins le déshonorer; on supposa qu’il avait dénoncé ses complices. S’il
en eût été ainsi, il n’eût pas trouvé une barbarie croissante dans son
furieux geôlier. Constantin, en 1830, quand les Polonais eurent la
générosité insensée de le laisser échapper, n’emporta nul autre trésor
que son prisonnier; ni or, ni argent, ne valait pour sa férocité autant
que son jouet vivant; lié à l’affût d’un canon qu’on tirait au grand
galop, un homme, une ombre, suivait à la course le pauvre Lukasinski...

Retournons à l’affaire de décembre 1825. Les accusés polonais, le bon
colonel et autres, devaient être jugés en Pologne par la haute cour ou
le sénat. Ce corps, plein de partisans dévoués à la Russie, semblait
devoir condamner à l’aveugle. L’empereur n’en faisait aucun doute. Mais
la force de l’opinion était telle en ce moment, qu’elle emporta le
sénat. Il déclara les accusés coupables de non-révélation pour le
complot russe, mais _innocents pour la Pologne_; il ne les condamna
qu’à des peines légères. Le président écrivit hardiment au tzar: «Ils
ne se sont associés que pour le maintien de leur nationalité; ils
partent du traité de Vienne, qui l’a reconnue. La haute cour n’a rien
vu là de criminel ni de punissable.» Acte intrépide! Qu’on songe que ce
n’est pas ici la grande Pologne ancienne de vingt millions d’hommes qui
parle; c’est l’imperceptible Pologne telle qu’Alexandre l’a faite,
réduite, pour ainsi dire, à la banlieue de Varsovie.

L’ours blanc grinça des dents.—Et quand je dis l’ours, je dis la
Russie. Cette absolution indigna, révolta la plupart des Russes. Ils
trouvèrent la Pologne ingrate; mieux traitée que la Russie, ayant un
semblant de constitution, ne devait-elle pas se tenir heureuse? Ils lui
reprochaient, en l’exagérant, sa prospérité matérielle, fruit naturel
de la paix, et qu’ils croyaient l’œuvre du tzar; les embellissements de
Varsovie (faits avec l’argent polonais), la création, surtout, de ces
banques territoriales, qui donnent aux Polonais une si agréable
facilité de se ruiner.

Et quand l’empereur vit cette irritation de la Russie, et qu’il avait
son peuple avec lui, sa fureur ne se contint plus. Il ne se souvint
plus des lois, ni de son rôle de législateur, de Justinien russe. Il se
montra franchement, selon sa nature, un Tartare. Il ne permit pas même
que l’arrêt fût public. Constantin voulait simplement une commission
militaire pour fusiller les condamnés. On les enleva en Sibérie, avec
un outrageant mépris du tribunal polonais et de la Pologne.

Cependant on commençait à dire à l’empereur que ce petit pays n’avait
droit à rien de plus que toute autre province russe. C’était une
anomalie qu’il fallait ramener à la règle, faire rentrer dans la
centralisation générale de l’empire. Les souverains, admirateurs de
Napoléon (surtout de ses fautes), n’estiment rien plus en lui que cet
effort de centralisation qui lui fit administrer par les mêmes lois des
peuples de dix langues et de mœurs contraires, la préfecture de
Hambourg et celle de Rome. L’esprit légiste et bureaucrate qui régnait
à Pétersbourg poussait l’empereur à ces deux choses, la centralisation
injuste, la codification grossière. Il se jeta dans une œuvre insensée,
immense, où il mourra à la peine: l’assimilation complète de la Pologne
à la Russie, l’absorption, l’anéantissement de la nationalité polonaise.

Les errements à suivre étaient tout tracés. Catherine, qui était athée,
avait pris pour point de départ contre la Pologne la question
religieuse. C’est le meilleur moyen d’attaque, la plus forte prise.
D’abord, on s’appuie sur la dévotion ignorante et le fanatisme russe;
puis on touche à la Pologne sur un point où elle n’a pas les sympathies
de l’Europe. Celle-ci se hâte de croire, en ce cas, qu’il s’agit d’_une
affaire de prêtres_, et elle se confirme dans son indifférence et dans
son repos.

Ce qui a nui le plus à la Pologne, ce sont ses défenseurs papistes, qui
la montraient justement liée à ce qui meurt et doit mourir. L’Italie
vaincra et vivra, parce qu’elle a quitté le prêtre, et qu’elle marche
avec l’Europe. L’Irlande va s’enfonçant, parce qu’elle reste avec le
prêtre, c’est-à-dire hors de l’Europe; elle a mis sa vie en ce qui est
mort. La Pologne n’est pas morte; vivante, elle est dans le sépulcre,
et elle n’en sortira pas tant qu’elle ne comprendra pas sa
contradiction intérieure, qui neutralise sa force et l’isole du monde
vivant. Peuple d’esprit héroïque et d’un libre esprit, elle se croit
catholique; elle l’est, non de nature, mais de volonté, contre la
Russie. Le catholicisme est justement la négation de l’individualité
héroïque, qui est le fonds des Polonais.

Le pape et _La Quotidienne_ leur ont dit plus de dix fois et avec
raison: «Si vous êtes catholiques, obéissez, soumettez-vous, portez le
joug de la Russie.»

M. de Montalembert, dans sa défense juvénile et chaleureuse de la
Pologne (1833), a dit un mot bien étourdi, que l’empereur Nicolas eût
payé fort cher. Il rapproche la gloire polonaise de _celle de la
Vendée_. Assimilation inexacte autant qu’imprudente. La Vendée, c’est
la guerre civile. La Vendée, c’est le Français frappant la France par
derrière, pendant que toute l’Europe vient l’attaquer par devant. Rien
de semblable dans la lutte légitime, loyale, héroïque, de l’infortunée
Pologne contre l’étranger, contre la Russie.

Celle-ci, sous Alexandre, le père de la Sainte-Alliance, ous
l’influence de Mme de Krudener, de M. de Maistre, avait vu dans le
haut clergé polonais l’un des meilleurs instruments de l’obscurantisme.
Les évêchés furent multipliés bien au delà de ce que comportait une si
faible population, et rétribués énormément. Chaque évêque touchait par
an soixante mille florins polonais, un cent huit mille, et le primat
cent vingt mille. Quant au clergé inférieur, on le flattait en fermant
les yeux sur sa prétention de ne point reconnaître les tribunaux
ordinaires.

Autant l’esprit d’indépendance politique et de nationalité était
réprimé durement, autant on ménageait l’indépendance ecclésiastique. On
laissait le clergé régler ses affaires lui-même, de concert avec Rome.
Bien plus, on lui avait livré le ministère des cultes et de
l’instruction publique, où siégeait l’archevêque primat, avec deux
évêques. La maison même de Constantin était un centre de bigotisme. Sa
femme était le soutien de la congrégation de l’_Agneau de Dieu_.
L’abrutissement de la Pologne semblait l’œuvre commune où s’entendaient
parfaitement la tyrannie militaire et l’obscurantisme religieux.

Dans la grande affaire du jugement de la haute cour, la Russie comptait
sur la voix des huit évêques qui y siégeaient. Ils auraient pu alléguer
leur caractère pour se dispenser de juger. Ils jugèrent, et, suivant le
torrent de l’opinion publique, déclarèrent comme les autres juges que
les accusés _n’étaient pas coupables en ce qui touchait la Pologne_.

L’empereur prit cette absolution pour un outrage personnel. Il commença
la guerre contre l’Église polonaise.

Le premier acte, sage, du reste, fut une organisation générale de
l’instruction publique combinée pour ôter au clergé catholique toute
influence sur l’éducation. Le second acte, plus directement agressif,
fut la création d’un collège ou tribunal ecclésiastique, pour régler
les affaires des Grecs-Uniates (c’est-à-dire, unis à Rome), collège
analogue à celui qui gouverne, sous l’empereur, l’Église grecque de
Russie. C’était un peuple de trois millions d’âmes, jusque-là soumis au
pape, que le tzar réunissait au pontificat moscovite.

Il voulait aller plus avant, empêcher le clergé polonais de
correspondre avec le pape autrement que par l’intermédiaire du
gouvernement. C’est ce qui jeta ce clergé dans la révolution de 1830.

Chose bizarre! notre révolution de Juillet, faite surtout contre les
prêtres et le bigotisme du roi, se trouva, dans ses imitatrices, la
Belgique et la Pologne, une révolution de prêtres!

C’est ce qui contribua plus qu’aucune chose à perdre celle de Pologne,
premièrement, en lui donnant un général ridicule, un homme du
_Sacré-Cœur_ ou de l’_Agneau de Dieu_, homme suspect, inepte ou
perfide, qui ne ménageait que la Russie et ne faisait la guerre qu’aux
Polonais patriotes.

La révolution polonaise, dans cette triste direction, s’excusant d’être
une révolution, devenant une croisade, se tournait tout naturellement
du côté de Rome. Elle attendait du pape un secours moral; elle
supposait qu’une bulle armerait le peuple, entraînerait les masses
agricoles, soulèverait la terre elle-même. Il faut lire la réponse
pitoyable de Rome, et comme elle se retire honteusement derrière les
_puissances du premier ordre, qui fixeront le sort de la Pologne, à la
satisfaction commune des parties_!

_Satisfaction!_ Il n’y eut jamais de mot plus cruellement dérisoire!
C’était le moment où l’empereur, la voyant abandonnée de Rome et de la
France, prenait la résolution—de l’opprimer? non—_de la supprimer_,
de la faire disparaître de la face de la terre.

Voici le plus grand des crimes qu’on ait tentés sur la terre. Qu’on se
garde de chercher aucun terme de comparaison.

On a entrepris _non seulement de tuer la Pologne_, ses lois, sa
religion, sa langue, sa littérature, sa civilisation nationale,—mais
de _tuer les Polonais_, de les anéantir comme race, de briser le nerf
de la population, en sorte que, si elle subsiste comme troupeau de
créatures humaines, elle ait disparu comme population polonaise, comme
vitalité et comme énergie.

Moi-même, jusqu’ici, je n’avais pas voulu le croire. Je m’étais
toujours obstiné à prendre ce mot: _tuer la Pologne_, pour une pure
hyperbole, une exagération de rhétorique. Cependant, il faut se rendre.
J’ai sous les yeux la série (incomplète encore) des ukases impériaux,
qui, d’année en année, suivent imperturbablement le plan d’une
destruction systématique.

Comment se fait-il que les Polonais n’aient pas entrepris ce simple
travail, de réunir, d’imprimer le texte trop significatif de ces
effroyables lois, d’élever à leur ennemi ce grand monument funèbre qui
l’aurait mieux caractérisé que toute déclamation? Un conquérant tartare
se plut à élever à sa gloire une pyramide de cent mille têtes de morts
dans la plaine de Bagdad. Combien plus magnifique le monument que nous
proposons, construit de milliers de lois meurtrières! Quel superbe
trophée de la Mort!

Ne comparez rien à ceci.

L’ancienne Rome crut avoir détruit le nom juif. Et elle ne fit que le
disperser par toute la terre. L’expulsion des juifs d’Espagne n’a pas
amené leur destruction.

La Convention, dans un moment de péril et de fureur, poussée par toute
l’Europe, attaquée par derrière par l’insurrection vendéenne, jura
l’extermination de la Vendée. La Vendée a subsisté, et c’est un des
pays les mieux peuplés de la France.

L’entreprise de Louis XIV pour convertir ou détruire les protestants
présente plus d’analogie avec la destruction polonaise. Nous y
trouvons, comme en Russie, un code immense de lois combinées pour la
proscription. Pourtant la différence est grande. Il n’y a pas là les
razzias tartares qu’on a faites sur la Pologne, les transplantations
meurtrières de races et de familles. Aussi non seulement les
protestants émigrés ont subsisté en Europe, mais ils ont duré et fleuri
en France, dans tous les métiers d’argent: ils en prêtent aujourd’hui
aux fils de leurs persécuteurs.

Non, rien ne ressemble à ceci, rien. Ni les lois, ni l’épée, n’auraient
pu accomplir l’opération gigantesque d’une destruction si terrible.
Deux exemples seulement pouvaient mettre sur la voie des moyens plus
efficaces pour arriver à ce but.

En Irlande, on a vu un peuple qui par l’excès des misères, sans perdre
sensiblement sa population, dégénérait, se fondait, s’effaçait
entièrement. Des hommes restaient encore, la race n’existait plus.

En France, aux dernières années de Napoléon, toute la population active
étant enlevée régulièrement par la guerre, on a vu la taille baisser.
Encore quelques années d’un tel système, et la race aurait changé. Un
peuple qui n’est plus renouvelé que par les infirmes, les rachitiques,
les malades, doit peu à peu s’affaisser. Comme nombre, il peut rester
le même; comme force, comme efficacité, il a bientôt disparu.

Voilà des exemples, voilà des leçons. En réunissant ces moyens, nous
pouvons faire quelque chose dans ce grand art de la mort. Mettons
ensemble la misère de l’Irlande, le recrutement de Napoléon, le fameux
code des suspects pris aux lois de la Terreur ou à celles de Louis XIV;
joignons à tous ces moyens occidentaux le grand moyen oriental, les
brusques transplantations d’hommes sous des climats ennemis, il y aura
bien du malheur si le _polonisme_ résiste à ces moyens combinés.

Le _polonisme_, mot nouveau, qui désigne moins une race qu’un esprit.
La Pologne n’est plus un peuple dans la pensée des destructeurs, c’est
une idée, c’est une âme mauvaise, c’est une perversion de
l’intelligence, quelque chose comme une hérésie.

Cela caractérise la lutte et en dit le résultat. Oui, la Pologne est un
esprit, et elle n’a contre elle qu’un corps. La force barbare et
cruelle qui la tient dans ses tenailles peut tout, sauf devenir un
esprit. Elle reste brutalité, matière, et le devient de plus en plus.
Pour l’absorption d’une âme, il faudrait qu’elle fût une âme, et cela
lui est interdit.

Maintenant il faut écarter toute poésie, dire positivement, platement,
la plate réalité, dire bassement les choses basses.

Quelle est la véritable puissance qui poursuit la destruction de la
Pologne? L’empereur seul? Plût au ciel! Un individu se lasse. La
Russie? Nullement: aujourd’hui elle ne ressent guère que de la pitié.

Non, cette puissance de mort n’est ni un homme, ni un peuple; c’est la
boue organisée qu’on appelle administration: c’est la masse
d’intrigants, de parvenus étrangers, insectes des marais du Nord, qui
grouillent autour de l’empereur.

_La Pologne est une affaire._ Voilà le secret.

Des milliers d’hommes, bureaucrates, gens de police, et fonctionnaires
de toute sorte, militaires, demi-militaires (comme il y en a tant en
Russie), tout cela est engagé _dans l’affaire_, ou par des places
lucratives, ou par les confiscations. L’empereur est bon, et il sait
récompenser ses serviteurs. L’un d’eux, Adam de Wurtemberg, s’est fait
donner par son maître la maison de sa mère vivante. Il a mis sa mère à
la porte. Il a fait cribler de boulets la maison de sa grand’mère,
octogénaire malade, qu’on ne pouvait transporter.

La proie augmente la faim, les mangeurs se multiplient quand l’appât
abonde. La mort et la destruction, ces forces qu’on croirait négatives,
se sont trouvées créatrices; elles ont eu une exécrable fécondité,
elles ont fait une génération de reptiles et de vers rongeurs. Et la
Russie, maintenant est enveloppée de cette vermine. On lui donne
incessamment de la Pologne à dévorer.

Courez donc, vers affamés, intrigants de toute race, courez à cette
curée! Le fils du pope, qui saura lire, écrire, verbaliser, aura
place dans la police. Le jeune homme, petit noble, corrompu dès les
écoles, avide, ambitieux, prêt à tout, saura bien se faire une case
dans les monstrueux bâtiments des administrations centrales de
Saint-Pétersbourg. S’il est bas, sans cœur, il montera vite.
L’avancement est très rapide. Plusieurs des hauts fonctionnaires de
l’empire n’ont pas trente ans. S’ils peuvent approcher du maître,
s’ils trouvent jour à flatter le seul côté où on le prenne, la
fureur, leur fortune est faite. A eux d’éveiller sans cesse cette
fureur au nom de sa gloire, d’entretenir dans un homme placé à cette
hauteur fatale le vertige, la fausse poésie qu’on trouve à s’imaginer
qu’on a pu détruire un peuple.

Ces gens-là ne manqueront jamais d’ukases nouveaux à proposer. La
violence de l’empereur est pour eux un fonds excellent qu’ils
exploitent; jour et nuit ils y travaillent. Ils y trouvent fortune,
honneurs, positions éminentes, avancement subit et brusque qui franchit
tous les degrés.

Reportons-nous au moment de la première fureur de l’empereur, quand il
tint la Pologne vaincue dans sa main. Une Pologne réduite à trois
millions d’hommes avait osé lever l’épée sur une Russie de cinquante.
Ces insolents Polonais, un Dembinski, par exemple, avaient si peu
respecté la puissance impériale, qu’avec quelques poignées d’hommes ils
se promenaient en long, en large, à travers les armées russes, sans
qu’on pût les arrêter.

Maintenant il la tenait dans la main, cette Pologne; il la regardait de
l’œil dont regarde l’ours, mangeur de miel, dans les forêts du Nord,
quand il tient empoignée une abeille au creux de sa patte velue. Lui
tirera-t-il une aile ou bien l’autre, ou un des membres? Il ne veut pas
l’étouffer, mais qu’elle expire lentement.

La première opération fut d’assommer les prisonniers qui ne voulaient
pas se faire Russes. Nous avons dit la boucherie de Kronstadt: à chaque
homme, _huit mille coups_! Comme on meurt vers quatre mille, on avait
l’attention de guérir les patients, pour rendre l’exécution possible:
elle se faisait en plusieurs fois.

Ceux qui se laissaient faire Russes, on les menait au Caucase, on les
plaçait aux avant-postes. Les Tcherkesses, excellents tireurs, en
avaient fait bientôt justice.

L’empereur fut quelque peu dérangé dans ces jouissances par les
faibles, froides et lâches représentations des gouvernements anglais et
français. Il savait parfaitement que l’Angleterre, traînant son boulet
industriel (boulet d’or, mais non moins pesant), ne voulait et ne
pouvait rien; encore moins Louis-Philippe, humble devant Nicolas et roi
à genoux. Grimace des deux côtés. Une grimace répondit. Il dit qu’il
donnait aux vaincus une constitution nouvelle. Cet acte n’était rien de
plus que l’anéantissement de la Pologne. Ceux qui réclamaient pour elle
se tinrent satisfaits.

Dans le statut de février 1832, la Pologne devient une simple division
de l’empire russe. La couronne polonaise ne se prend plus qu’à Moscou.
Plus de liberté individuelle ni de liberté de la presse. Plus de diète.
Des juges révocables à volonté. Toutes les places accessibles aux
Russes. Plus de responsabilité des ministres. Plus d’armée spécialement
polonaise. La confiscation rétablie. L’exil hors de la Pologne,
c’est-à-dire en Sibérie, etc., etc.

Quel que fût cet acte étrange, l’empereur semble avoir été indigné de
conserver une ombre de constitution. Les états provinciaux qu’il
substituait à la diète lui semblaient une énorme, une intolérable
concession. En l’accordant à l’Europe, il voulut braver l’Europe. Et,
un mois après, en mars, il fit commencer l’exécution des deux mesures
effroyables, la transplantation des familles et les enlèvements
d’enfants.

Dans un seul gouvernement, celui de Podolie, ordre de transplanter cinq
mille familles (vingt-cinq ou trente mille âmes) d’insurgés _amnistiés_
ou de personnes _suspectes;_ ordre de les transplanter _sur la ligne du
Caucase, sur les terres incultes_ et fiévreuses, à deux pas de l’ennemi.

La réponse du gouverneur de Podolie est intéressante.—Il y a, dit-il,
trois classes de nobles: les _nobles propriétaires_, les _nobles
domestiques_, _laboureurs et ouvriers_,—enfin les _nobles des villes_,
_bourgeois_, _avocats_, etc. Il est bien essentiel de ne pas s’en tenir
à la première, mais de prendre dans les deux autres, «de dépeupler le
pays de ces gens-là».

Cet appel d’exécrable flatterie à la férocité impériale est
parfaitement entendu. Dans sa lettre du 6-18 avril 1832, le ministre de
l’intérieur répond que Sa Majesté a sanctionné ces règlements,
_ajoutant de sa main_: «Ils serviront non seulement pour la Podolie,
mais _pour tous les gouvernements occidentaux_. On n’enverra que les
gens capables de travailler; leurs familles pourront être envoyées plus
tard.»

Ainsi ils s’en iront seuls, séparés des leurs; la femme et les enfants
restent pour mourir de faim en Pologne, et l’homme va mourir au Caucase.

Enfin, l’empereur ajoute que les nobles de la seconde classe, non
propriétaires, seront mis à part, _enrôlés parmi les Cosaques_, sans
rapport avec les colonies de leurs compatriotes.

Ce règlement épouvantable n’a pas été transitoire; il servit et sert de
base à des mesures fixes qui font frémir l’humanité.

A la conscription française, qui prenait les hommes au sort, on a
substitué l’horreur du recrutement russe, où l’homme est choisi,
désigné au caprice du maître et des agents publics. Qu’on juge si les
hommes suspects d’énergie, de _polonisme_, sont épargnés dans cette
opération clairvoyante et partiale. Ils s’en vont ainsi au Caucase, et,
selon l’aveu de Paskevitch _ils n’en reviennent jamais_. La Russie a
trouvé là comme un horrible cautère par où elle fait écouler le
meilleur sang de la Pologne, sa virilité et sa force. Elle la tient
faible, malade toujours, comme après la saignée.

Toutes les rigueurs de ce système ont porté sur la seconde classe,
celle des nobles paysans, classe essentiellement militaire, et qui
forme, plus que les bourgeois des villes, le vrai Tiers-État de
Pologne. D’abord on les a abaissés au rang des paysans soi-disant
libres de la Russie (_odnodwortzi_); puis on a trouvé moyen de leur
faire payer quatre fois pour une le tribut du sang. Tous les autres
sujets de l’empire ne subissent le recrutement que tous les deux ans,
et eux tous les ans. Les autres donnent cinq hommes sur mille, et eux
ils en donnent dix. Ainsi, leur charge est quadruplée. Cette classe
infortunée, environ d’un million d’âmes, ne résistera pas à la
continuité de cette saignée horrible. On m’assure cependant que cette
année (1851) l’empereur trouve la chose trop lente, et qu’on avise aux
moyens de les transporter en masse dans les solitudes du midi de la
Russie.

Ce qui restait à la Pologne, le statut de 1832, a été brisé par
l’empereur même. Il a, dans les années suivantes, entrepris une
transformation totale du pays. A la division polonaise des palatinats
il a substitué la division russe des gouvernements, la monnaie russe à
la monnaie polonaise, la division russe des poids et mesures à la
division décimale et métrique que suivaient les Polonais, le vieux
calendrier Julien au calendrier moderne du bon sens et de la science.
Il a essayé, enfin, d’effacer la langue polonaise! la supprimant dans
les administrations, destituant les fonctionnaires qui ne savaient pas
le russe, imposant la langue russe dans les écoles polonaises,
défendant à la jeunesse de parler sa propre langue! Quelques étudiants
de Wilna se réunissaient en cachette pour parler entre eux polonais.
Surpris, enlevés, liés à la queue des chevaux cosaques, les voilà
soldats pour la vie!

C’est là, je l’avoue, ce qui me paraît l’entreprise la plus énorme, la
plus monstrueusement barbare et la plus dénaturée. La langue, notre
chère langue maternelle, à chacun de nous, celle dont chaque mot,
chaque son, rappelle l’accent de la patrie, nous rend toutes les
émotions de notre vie, notre berceau, nos amours. Ah! l’arracher de nos
cœurs, c’est nous arracher de nous-mêmes. Il me semble que, pour les
personnes que nous avons aimées, perdues, l’intonation des mots
habituels n’est pas ce qui nous reste le moins enfoncé dans le
souvenir, plus que les traits du visage, plus que le geste et le
mouvement; ce que j’ai le plus gardé de mon père, avec qui j’ai vécu
quarante-huit ans de ma vie, c’est sa voix... Je tressaille quand je
crois encore qu’il est là, qu’il me parle et me dit: «Mon fils!»

Oui, tout le cœur est dans la langue; la famille y est, l’amour, le
pays. Chacune des grandes nations a mis le meilleur d’elle-même dans sa
parole et son verbe. L’héroïque langue polonaise, toute vibrante
d’intonations fortes, fait sentir à celui même qui ne sait pas le sens
des mots la majesté de l’ancienne République, et reproduit au cœur ému
toute la gloire de son histoire. On y entend rouler la voix mâle des
héros.

Le russe sonne agréablement, c’est une langue douce, flatteuse; il
tient des langues mélodieuses du Midi. L’imposer à la Pologne, c’est
changer en un point bien grave le caractère national, c’est l’affaiblir
et l’énerver.

Je croirais volontiers, au reste, qu’en cette défense barbare ce qu’on
voulait le plus, c’était d’outrager la Pologne, d’attrister son âme
jusqu’à la mort, de la percer au cœur même, au point le plus vulnérable
où elle pouvait souffrir.

C’est à ce temps que l’empereur faisait retentir l’Europe du discours
insultant, furieux, qu’il avait lancé à la face des magistrats de
Varsovie. Il ne négligeait rien pour mériter le nom d’homme
impitoyable. La princesse Sangusko étant venue pour prier pour son
jeune mari, qui partait pour la Sibérie, l’empereur se fit donner la
sentence, et de sa main ajouta: «A pied.»

Ce terrorisme théâtral est un moyen de la Russie. On l’a vu par
l’horreur de Kronstadt, étalée en spectacle au lieu le plus fréquenté,
par-devant l’Europe. On ne l’a vu que de trop cette année, le 20
juillet 1851, quand le bruit s’étant répandu qu’il y aurait quelques
grâces, quatre prisonniers, en réponse, furent sur-le-champ exécutés.

Parfois le gouvernement russe a paru prendre plaisir à donner pour tels
de ses actes des apologies ironiques. Par exemple, en 1842, il a fait
dire à Rome, et peut-être dans d’autres cours, que, s’il avait pris les
biens de l’Église polonaise, c’était, _pour les mieux administrer dans
l’intérêt de l’Église_; et que, quant aux enlèvements d’enfants dont on
avait tant parlé, il ne les avait enlevés _que par charité_.

C’est toujours _par charité_ qu’on enlève encore les enfants des juifs.
Outre les grandes razzias que l’État en fait, les Cosaques en volent
sans cesse, en font commerce et marchandise, les vendent à juste prix.

La _charité_ impériale tient toujours sous le coup d’une profonde
terreur les mères polonaises. Elles en craignent de nouveaux coups.

Ce fut au mois de mars 1832, au moment de la plus violente fureur de
l’empereur, lorsqu’il ordonnait la transplantation de tant de familles,
c’est alors qu’il fit _saisir_ (c’est le mot dont se sert le conseil
d’administration) les enfants mâles, vagabonds, orphelins, _et
pauvres_, de sept ans à seize. L’ordre vint directement par l’aide de
camp Tolstoï.

Paskevitch, dans son règlement, s’exprime différemment; avec deux
lettres il change tout, changement qu’il n’aurait pas fait sans
l’autorisation de l’empereur: il dit OU non pas _et_; il dit orphelins
OU pauvres; différence bien cruelle, puisque dès lors on pouvait
enlever des enfants _non orphelins_ qui auraient des parents pauvres.

Le gouvernement de Varsovie, affichant cet ordre barbare, ajouta, pour
adoucir et diminuer la fermentation publique, ces mots étrangers au
texte: les enfants _privés d’asile_.

En réalité, on n’en enleva pas moins, en général, _les enfants de
parents pauvres_, et malgré les violentes et terribles réclamations de
leurs parents.

La scène fut effroyable. Après plusieurs convois d’enfants enlevés de
nuit, le 17 mai 1832, on en fit partir un de jour. Les mères couraient
après les charrettes en se déchirant le sein; plusieurs se jetèrent
sous les roues; on les écarta à force de coups. Le 18, on enleva encore
une foule de petits enfants qui travaillaient ou vendaient dans les
rues. Le 19, on vida des écoles paroissiales. Ces pauvres petits,
enlevés ainsi, mouraient comme des mouches sur tout le chemin. Quand
ils étaient trop faibles pour continuer, on les laissait sur la route.
Les gens du pays trouvaient là le corps de ces innocents avec leur pain
à côté, qu’ils n’avaient pas eu la force de toucher.



  IX

  DU TZAR COMME PAPE ET COMME DIEU. PERSÉCUTIONS RELIGIEUSES


Un personnage du théâtre antique, dans le violent bonheur d’un premier
transport d’amour, s’écrie: «Je suis devenu Dieu!»

La mort est comme l’amour; elle enivre. La joie sauvage que donnent les
grandes destructions porte à l’âme un même vertige. Celui qui croit
détruire un monde n’envie rien au Créateur. Il dit: «Je suis devenu
Dieu!»

Plus que Dieu.—Dieu crée lentement dans la douceur infinie de la
maternité divine, avec les ménagements de la nature.—Le destructeur,
au contraire, est fier de détruire brusquement. Ce qui lui plaît dans
la mort, c’est le changement à vue. Sa joie serait de détruire d’un mot
ce qui a coûté tant d’années; de pouvoir dire d’un monde humain: «J’ai
passé, il n’était plus.»

C’est au milieu de la grande destruction de la Pologne que le chef de
la Russie a commencé à prendre au sérieux son titre de _Vicaire de
Dieu_ et d’_Émanation divine_, qui est dans son catéchisme. Chef et
juge de ses prêtres (aux termes de leur serment), il a commencé à agir
comme pape russe dans la persécution des catholiques et l’extermination
des juifs. Ses images byzantines, distribuées à profusion, l’ont
proposé, sous l’auréole de saint Nicolas, à l’adoration du Danube et
des populations grecques de l’empire turc.

Mais que ferait ce nouveau Dieu? Il ne le savait pas lui-même.

Prescripteur des nobles en Pologne, il a été en Russie, un moment,
révolutionnaire, appelant les nobles à l’émancipation des serfs, qu’ils
ne peuvent accomplir qu’au prix d’une loi agraire. S’il eût suivi cette
pente, il devenait une sorte de Messie des serfs, un Messie barbare,
terrible à l’Europe.

Il n’a osé. Et, se tournant tout à coup de l’autre côté, se portant
pour pape et général de la contre-révolution, il a fait déclarer, après
le siège de Rome (octobre 1849), que l’Église latine, déchue et finie,
n’avait plus qu’à se réunir à l’_Église catholique_, universelle de
Moscou.

Cet étrange père spirituel, qui convertit par le fer, qui bénit avec le
knout, combattu entre deux principes, et d’autant plus violent, a
donné, dans une courte période de vingt années, des signes étonnants,
inouïs, de sa prétention d’être Dieu. Ni les empereurs-pontifes de
l’ancienne Rome, quand ils se dressaient des autels, ni les
pontifes-rois de la nouvelle Rome, quand ils divisèrent le globe ou
défendirent à la terre de tourner, n’ont porté plus haut leur orgueil.

Il a défendu au temps d’être le temps, démenti les mathématiques et
l’astronomie, imposé le vieux calendrier, abandonné du reste du monde.
Il a défendu à la valeur d’être la valeur, ordonnant que trois roubles
désormais en vaudraient cinq. Il a défendu à la raison d’être la
raison, et, quand il s’est trouvé un sage en Russie, on l’a enfermé
chez les fous.

Ce qui l’a encouragé dans ses prodigieuses excentricités, il faut le
dire, c’est de se voir seul en ce monde, toute force morale se
trouvant, dans cette période, affaiblie ou ajournée.

Le pontificat du passé, Rome s’était avilie, le pape n’osant plus agir
que comme petit prince italien.

Le pontificat du présent, la France s’était oubliée dans son anglomanie
industrielle et sous sa royauté bourgeoise.

Rome, toutefois, il faut l’avouer, n’a pas péri uniquement par la
faiblesse personnelle des papes, mais par une conséquence logique des
doctrines catholiques. Ces doctrines ne sont autre chose que
l’obéissance. Rome l’a constamment enseignée. Non seulement en 1831,
quand la Pologne mourante lui tendait la main, elle l’a envoyée au
tzar; mais, en 1832, elle a flétri la révolution polonaise, enjoint aux
Polonais d’obéir à leur bourreau.

Rome, en échange de cette lettre, croyait obtenir du tzar qu’il
recevrait un nonce à Saint-Pétersbourg. Loin de là, il commença
brusquement la guerre au pape (1833), ordonna la conversion subite des
Grecs-Uniates, sujets de l’Église latine. Le procédé était simple. On
entourait le village, on knoutait le prêtre et on l’enlevait. Le pope,
le fouet à la main, passant en revue sur la place son troupeau
tremblant, menaçait, battait. On enfermait les obstinés dans des étuves
pleines de la fumée du bois vert. La Grâce opérait sur-le-champ au
moyen de l’asphyxie. Tous alors se trouvant d’accord, on les consignait
dans l’église, et, le bâton haut, on leur fourrait l’eucharistie dans
la bouche.

La plus terrible de ces dragonnades se passa hors de la Pologne, dans
les colonies militaires, dans les solitudes de la Russie où elles sont
établies. Les récalcitrants y furent mis, et sous le prétexte de
discipline militaire, écrasés de coups, n’ayant pas même la consolation
du martyre religieux, tués, non comme catholiques, mais comme des
soldats rebelles.

Cependant, en grand triomphe on proclama la conversion. Miracle
visible. Le clergé, pleurant de joie, demande sa réunion à l’Église de
Moscou. L’empereur daigne l’accorder. Son journal officiel, dans un
article édifiant, chante un hosannah pieux: «Heureuse réunion!
s’écrie-t-il, et qui n’a point coûté de larmes! On n’y a employé que la
douceur, la persuasion!»

A cela que disait le pape? Si fier contre la Prusse dans les affaires
de Cologne, il restait humble et tremblant devant la Russie. Il
gémissait à huis clos, dans un consistoire secret. Mais, en public, il
accueillait le jeune fils de l’empereur. A peine, en 1842, quand le
tzar prend les églises et les biens ecclésiastiques, à peine le pape
hasarde-t-il, toujours en consistoire secret, une plainte respectueuse,
et encore, dans cette plainte, il flétrit de nouveau la révolution
polonaise, et l’appelle _rébellion_.

Aux timides paroles du pape, qui circulaient dans l’Europe,
spécialement par les journaux semi-officiels du gouvernement français,
l’empereur avait répondu d’avance par des actes, à la façon barbare,
d’une manière aussi cruelle qu’habile. Pour prouver son christianisme,
établir qu’il était un ferme et rude chrétien, il lançait son ukase
exterminateur contre les juifs.

Telle est la logique féroce qui pourtant frappa les esprits dans ces
sauvages contrées. «Comment douter que l’empereur ne soit croyant et
pieux, quand on le voit crucifier ceux qui crucifièrent le Christ?»

Il établit ainsi la gloire de sa piété, à bon marché, _in anima vili_,
dans la personne de ceux que personne ne défendait, que personne ne
plaignait. Les Allemands, qui, dans mainte ville, poursuivaient les
juifs à coups de pierres, conçurent dès lors beaucoup d’estime pour
l’empereur de Russie.

L’ukase paraît un matin. L’empereur vient de découvrir (ce qu’on savait
de tout temps) que les juifs de Pologne, exclus de toute industrie,
vivent de brocantage et de contrebande. Ordre de les transporter
sur-le-champ au fond de la Russie. Il n’y eut jamais une telle
désolation depuis la ruine de Jérusalem. Nul délai. Les Cosaques
arrivent. Voilà leurs effets dans la rue... «Allons, en avant!
détalez... Il faut partir, l’ordre est tel... Pas un jour, pas une
heure...» Vieillards, femmes, petits enfants, ils partent, ils se
traînent. Le soldat presse derrière et pique au besoin. Ils tombent
épuisés, affamés. On les laisse sans secours crever là, comme des
chiens. La femme défaille et se meurt; le mari doit continuer.

Est-ce assez? non. Les survivants, dans leurs nouvelles demeures,
voient commencer pour eux une horrible persécution, la _conscription
des enfants_! On les enlève, à six ans, faibles et tendres encore, pour
le service militaire ou pour la marine. Mais la race juive, de longue
date étrangère au service militaire, y est absolument impropre. Tous
ces enfants meurent. Le juif ne vit pas soldat.

L’empereur a bien calculé. Cette cruelle exécution a été fort
populaire. Les paysans russes et polonais détestent les juifs. Ils ne
réfléchissent pas que si cette race infortunée fait des métiers odieux,
on ne lui en laisse pas d’autres. Le génie qu’ont montré aux derniers
temps tant de juifs de diverses contrées, la beauté orientale de leur
race, leurs femmes, les plus belles du monde, tout doit faire regretter
les moyens sauvages d’extermination qu’on emploie contre eux en Russie.

L’empereur, ici, flattait le peuple. Et il l’a flatté encore en
réduisant, d’une fois, toute la noblesse du royaume de Pologne de
cinquante mille familles à cinq mille. Peu de temps après, il lançait
son fameux ukase du 2 avril 1842, pour l’affranchissement des serfs de
Russie.

L’affranchissement nominal et la prétendue liberté des serfs de la
couronne n’avaient rien de bien tentant pour les serfs des nobles. Les
premiers, à la vérité, exercent tout métier qui leur plaît; mais
l’agent impérial les tient sous une férule plus dure que celle d’aucun
maître. La vénalité de cet agent, qu’il faut satisfaire sans cesse,
leur fait regretter le servage.

Que voulait vraiment l’empereur, en provoquant, par l’ukase de 1842,
les seigneurs à contracter avec leurs paysans, pour en faire de
prétendus libres, c’est-à-dire pour les faire passer sous le bâton
impérial?

Il voulait faire peur aux nobles.

L’affranchissement réel ne peut se faire par ceux-ci qu’en donnant aux
paysans, avec la liberté, une large part de terre. Celle-ci, mieux
cultivée, leur rendrait aisément un revenu égal à celui qu’ils auraient
perdu. Plusieurs le pensent et le disent, et pourtant n’osent rien
faire. Ils prétendent connaître au vrai la pensée de l’empereur, sa
jalousie sur cette question. Ils assurent qu’il s’irriterait d’être
obéi là-dessus, qu’il jugerait fort suspects ceux qui, prenant au
sérieux sa parole officielle, commenceraient ce grand mouvement. Un
auteur grave, Tolstoï, dit qu’en certaines provinces les paysans
supposaient que les princes et les nobles avaient au ciel d’autres
patrons que les leurs, un Dieu à part, Dieu de richesse, qui leur
prodiguait les biens. Dans la famine et l’hiver de 1845-1846, les
paysans d’Esthonie, Livonie et Courlande se convertirent en grand
nombre pour avoir quelques secours. Seulement ils supposaient
qu’embrassant la foi de l’empereur, passant au dieu de richesse, ils
acquéraient la propriété de la terre qu’ils cultivaient. L’empereur fut
obligé d’arrêter ces conversions trop rapides. Nous tenons ces détails
de personnes qui les ont recueillis sur les lieux mêmes, à Riga et
Dorpat.

L’empereur trembla de se voir à la tête d’une immense jacquerie,
communiste et religieuse.

Il recula devant l’accomplissement de ce que ses prétentions
spirituelles et son appel à l’affranchissement semblaient le conduire à
vouloir. Un pas de plus, peut-être, il devenait un Messie des serfs. On
sait par les nombreux exemples des histoires de l’Orient combien
l’étincelle fanatique gagne vite dans ces masses aveugles. Elles
auraient adoré, suivi celui qui, par le massacre, leur eût à la fois
donné la propriété et la liberté.

Donc, l’empereur recula. Il se rapprocha des nobles, qu’il avait
naguère menacés.

Et maintenant, les deux partis, tzar et noblesse, sont en face,
n’agissant pas, n’osant agir, se terrifiant l’un l’autre, comme deux
araignées en observation qui ne savent bien si elles sont amies ou
ennemies, et si l’une et l’autre, en se regardant ne songent pas à se
dévorer.



  X

 DU TZAR, COMME PAPE ET COMME DIEU.—ON LE PROPOSE POUR PAPE UNIVERSEL


Le paysan russe, qui voit dans son catéchisme le nom de l’empereur
imprimé en grandes lettres comme celui de Dieu, tandis que celui de
Jésus est en lettres minuscules, se fait, sans doute, une idée très
haute de la puissance impériale. Il y lit que l’empereur est une
_émanation_ de Dieu. Qu’est-ce qu’une _émanation_? S’il s’informe
auprès du pope ou de l’employé impérial (fils de pope ordinairement),
on lui dit qu’en effet l’esprit de Dieu doit être dans l’empereur,
puisque le tribunal ecclésiastique, qui tient lieu de patriarche, le
reconnaît pour chef et juge de l’Église, puisqu’il choisit les évêques.
C’est à lui directement que les fonctionnaires civils et militaires de
l’empire attestent chaque année, par certificats, qu’ils ont rempli
exactement leurs devoirs religieux.

Grande est la surprise de ce paysan, s’il va à Saint-Pétersbourg, à
Moscou, et qu’il y voie l’empereur. Quoi! c’est là une _émanation_?
Quoi! ce personnage religieux dont dépendent les évêques est un
officier avec l’uniforme serré et la tenue raide de tout autre
militaire russe?

Selon une tradition, peut-être peu fondée en fait, mais très digne
d’attention, comme toute tradition populaire, un soldat voyant
l’empereur pour la première fois et devant prêter serment, aurait
refusé de le faire, ne pouvant croire, disait-il, que ce militaire pût
être vraiment l’empereur.

Le Russe a naturellement une idée noble, douce et sainte du pouvoir
souverain. Il suppose que celui qui tient ici-bas la place du Père du
monde est un père aussi (_batouska_). Et ce nom de père qu’il adresse à
l’empereur, contient pour lui l’idée de pontife et de juge.

Le tzarisme moderne, modelé par Pierre-le-Grand et ses successeurs sur
le despotisme prussien, avec toute son escorte de soldats et de
bureaucrates, ne répond aucunement à l’idée patriarcale que le Russe a
au fond du cœur.

L’empereur lui-même croit-il y répondre? A-t-il la sécurité que
donnerait cette conviction? J’en doute. A quelque époque que je remonte
jusqu’à Pierre-le-Grand, les voyageurs sont unanimes pour représenter
le tzar, quel qu’il sort, comme un prince moins majestueux qu’on ne
l’attendrait d’un tel souverain, un homme agité, inquiet. Ce caractère
se retrouve dans l’empereur actuel, dont la taille haute et magnifique
serait naturellement majestueuse. Il se donne trop de mouvement. A
l’église même, dans une occasion solennelle, au mariage de son fils, M.
de Custine remarquait cette agitation.

S’il se sentait fermement assis sur sa base légitime, l’idée russe,
s’il se rendait le témoignage de répondre à la pensée d’un peuple de
tant de millions d’hommes, certes il ne serait pas agité. Cette grande
âme nationale, quand elle est dans une poitrine, elle lui donne une
assiette solide et profonde, un puissant équilibre de paix.

L’autorité est paisible, quand elle se sent en communion avec les
hommes, dans la grande société du peuple et de Dieu. Elle est trouble
ici, parce qu’elle est seule, profondément seule, parce que, dans ce
grand silence de l’empire, elle n’entend que sa propre voix, sans être
avertie, rassurée par la voix du bon sens public. Elle sait qu’elle est
une force; est-elle bien sûre d’être un droit?

Il n’y a point de droit en Russie. La loi y est impossible. Les
soixante volumes de lois que l’empereur a fait compiler sont une vaste
dérision.

Tout le droit y repose sur cette base, qui l’empêche d’être un droit:
_Le bien est ce qui est conforme à la volonté de son maître_. Le mal
est _ce qui est contraire à cette même volonté_.

L’édifice porte sur le vide. La morale n’étant pas dans les fondements,
la législation s’élève, sans soutien, comme dans l’air. Nulle à la
base, elle est nulle et impossible jusqu’au sommet. Qui le porte, ce
code impossible? L’arbitraire. Et c’est lui seul qui s’exécute au nom
du code.

Mais ce n’est pas l’arbitraire du maître seulement qui joue sous ce jeu
des lois, c’est l’arbitraire de tous les maîtres inférieurs (les agents
du souverain), intermédiaires infidèles qui trompent à leur profit la
tyrannie supérieure, exploitent et rendent dépendante cette fière
puissance. Elle menace, elle ordonne, et le plus souvent, sans le
savoir ou le sachant, elle obéit à ses agents, les derniers des hommes.
De sorte qu’en regardant bien le singulier édifice de violences et de
ruses décoré du nom de lois, au sommet même de cette pyramide de
servage, nous apercevons un serf.

Serf de ses agents, de ses ministres, de ses juges, serf de leur
infidélité, la sentant à chaque instant.

Là est le martyre de l’empereur.

Il ne faut pas s’étonner si, dans sa défiance et dans son inquiétude,
il trouble à chaque instant l’ordre qu’il a fait, enlevant les affaires
à leurs juges naturels, les faisant arriver d’abord aux tribunaux
supérieurs. Mais ces juges, si haut placés, ne sont pas plus sûrs que
les autres. L’empereur sent sous ses pieds tout un remuement
d’intrigues, il s’indigne. Il appelle la cause à lui-même. Il jugera
seul. A-t-il le temps, la science, les études nécessaires? Il faut
pourtant qu’il décide, il faut qu’il croie à sa sagesse, ou plutôt à
son instinct, à l’inspiration d’en haut, qu’il sente en lui le
Saint-Esprit.

Ainsi, cette vaste comédie de lois et de tribunaux, tout cet effort
pour organiser un monde de justice, restent chose vaine. Tout est parti
de l’arbitraire de l’empereur, tout revient à l’inspiration de
l’empereur. Qu’il le veuille ou non il faut qu’il soit pape.

Terrible punition d’un orgueil si grand. Tandis que, dans un monde de
nature et de justice, tout va descendant par sa pente, et la justice,
découlant comme un fleuve salutaire, vivifie le corps social,—ici,
tout va remontant, tout revient contre la nature frapper au sommet, à
une faible tête humaine, où, dit-on, résident la sagesse et l’esprit de
Dieu.

Les agents du pouvoir central se trouvent trop bien de cette situation
monstrueuse pour ne pas désirer sans cesse que l’empereur laisse tout
revenir à lui, qu’il suspende la justice et tranche tout par sa papauté.

La tendance d’un tel État est visiblement de devenir de moins en moins
un État, de plus en plus une religion. Tout est religieux en Russie.
Rien n’est légal, rien n’est juste. Tout est ou veut être saint.

L’administration intérieure est sainte. Les popes sont des employés,
des commis religieux. Les commis sont fils de popes.

L’action extérieure est sainte; elle consiste surtout dans la
propagande ecclésiastique qui pousse la Russie chez tous les peuples
barbares. C’est une sorte d’invasion religieuse.

Tout cela se fait presque à l’insu de l’Europe. On en parle infiniment
peu. La Russie n’aime pas qu’on dise rien d’elle, même en bien. Ses
agents, travaillant les principaux organes de la presse européenne,
négocient sa discrétion.

Laissez cette sainte Russie marcher sous la terre. Dieu saura, dans son
jour, la manifester pour l’édification du monde.

Ce qui est déjà pour les âmes pieuses d’une grande consolation, c’est
de voir qu’aujourd’hui tous les honnêtes gens, de Moscou à Rome,
Jésuites et Cosaques, se sont rapprochés.

Les catholiques mal appris, qui, si longtemps, malgré le pape, ont
défendu la Pologne, aboyé à la Russie, sont venus à résipiscence, et ne
soufflent plus.

Il y a eu pourtant un moment où cette muette Russie, qui aime tant le
silence, l’a rompu elle-même. Le cœur lui a échappé; un cri de
victoire, étouffé bientôt, lui est sorti de la bouche.

C’est après l’affaire de Hongrie, après le siège de Rome, lorsque la
Révolution apparut blessée à mort de sa propre main, que l’empereur
lança un manifeste sur le ton de la Croisade: «La Russie remplira sa
_sainte mission_...»

Quelle _mission_? Cela n’était pas bien spécifié encore. Celle de faire
triompher le pape? Au siège de Rome, en effet, près des délégués
pontificaux, en tête du corps diplomatique, siégeait l’envoyé de Russie.

Mais la joie était trop profonde, trop forte la passion, pour s’en
tenir aux mots obscurs. L’empereur a laissé éclater son mépris pour
Rome, désormais noyée dans le sang. Il a cru, non sans raison, qu’elle
ne se relèverait pas d’un tel triomphe. Au moment où il venait d’aider
si puissamment à son rétablissement temporel, il a fait proclamer sa
déchéance spirituelle.

La forme a été bizarre, indirecte, mais fort claire, très authentique.
Nulle parole en ce pays, sur des matières si graves, qui ne soit
autorisée. Et la parole, ici, a été portée par un agent même de la
diplomatie russe, un homme de l’empereur.

Il y a toujours autour de lui des hommes jeunes, impatients, inspirés
de la violente école de M. de Maistre, qui, malgré les vieux
diplomates, brûlent de parler et d’éclater. Ils ont visiblement profité
d’un accès d’orgueil du maître pour se faire autoriser à une démarche
inouïe, contraire à la ligne de réserve, de silence et de ruse que suit
toujours la Russie.

Une lettre du 13 octobre 1849, _datée de Saint-Pétersbourg_, signée:
_Un diplomate russe_, paraît dans une revue. L’auteur est l’envoyé de
l’empereur en Bavière. Le titre: _La papauté et la question romaine, au
point de vue de Saint-Pétersbourg_.

La forme, mystique et dévote, n’en rappelle pas moins souvent, par des
traits humains, demi-ironiques, le rude maître dont l’auteur a suivi
l’inspiration. Sans le vouloir, ni sans s’en apercevoir peut-être, il
prend par moments une voix dure, amère et haute, comme serait celle du
puissant seigneur dont il est le secrétaire.

L’article est plein de mépris pour la France et l’Occident, de pitié
pour Rome, d’une méprisante pitié. «Rome, qui fut la racine de
l’Occident, était encore sa dernière force. Elle succombe. La question
romaine est démontrée insoluble, Rome était inconciliable avec Rome, le
pape et l’État romain ne pouvant plus se reconnaître l’un l’autre. Le
pape est puni de Dieu _pour avoir dévié de l’unité catholique_, pour
avoir absorbé le centre chrétien dans _l’égoïsme papal_ et romain.»

Mais si c’est là une fin, voici un commencement. Nous aurions tort
d’être effrayés. Le monde ne mourra pas encore. Elle existe, cette
unité catholique qui peut tout sauver; elle est dans l’Église grecque.
Celle-ci attend que la dépositaire des destinées chrétiennes de
l’Occident, Rome malade et vieillie lui _restitue ce dépôt sacré_.

Il n’est pas difficile de tirer la conclusion. Rome, condamnée _par son
égoïsme_, va réunir la papauté latine à celle du pape de Moscou,
apparemment moins égoïste. Et comme ce pape militaire unit les deux
glaives, temporel et spirituel, comme il peut lancer, pour apôtres,
huit cent mille Russes et Cosaques, l’ordre sera bientôt rétabli dans
le monde social et dans celui de la conscience.

Huit cent mille! c’est beaucoup sans doute. Mais, quand on
n’exagérerait point, cela ne dispense pas d’obéir à la logique.

Contre qui cette croisade? contre l’_individualisme démocratique_,
dit-on. Mais qu’est-ce, le tzar lui-même et le gouvernement russe?
c’est l’_individualisme_.

Et il y a cette différence, c’est que, si le _moi républicain_ c’est un
moi inquiet, remuant, plein d’agitation, cette inquiétude est féconde,
cette agitation produit. Elle suscite incessamment la scintillation de
la vie. La démocratie d’Athènes, la démocratie de Florence, furent la
gloire du genre humain.

Le tzarisme aussi est un _moi individuel_; mais que produit-il? Qui ne
voit que la Russie est par lui éteinte, inféconde, comme morte? Son
repos n’est pas un repos: c’est le rêve d’un homme enterré vivant. Ah!
pour parler du bonheur seul, et sans rien dire de la gloire, combien
lui vaudrait mieux toute l’agitation de la liberté!

Prodigieuse entreprise! Vous ne pouvez pas seulement organiser chez
vous le monde de l’ordre civil, le monde inférieur! Et vous prétendez
au monde supérieur de la religion! Ennemis de la Loi, vous voulez
monter plus haut que la Loi, vous attentez au monde de la Grâce!...
Impuissants aux œuvres de l’homme, alors vous vous dites Dieu.

Vous vous donnez pour Église! Mais vous ne savez pas seulement ce que
c’est qu’une Église.

Oh! une Église de Dieu, qui me donnerait de la voir! Le Moyen-âge en
eut l’image infidèle, et le monde moderne y va lentement. Tout au moins
la grande et prochaine Révolution qui arrive nous permettra
certainement d’en poser la première pierre, qui est la Justice.

Une Église, _c’est un esprit_,—un esprit d’amour fraternel.

Une Église, _c’est une communion_ dans cet esprit—une communion vraie
et profonde, dans une parfaite intelligence.

Une Église, _c’est une civilisation_ qui rayonne de cette intelligence
et de cet amour.

Pas un seul de ces trois traits d’une véritable Église ne peut
s’appliquer à vous. _Où est l’esprit?_ Vide et nul. _Et la communion
d’esprit?_ Fausse; vous défendez d’instruire le peuple. _Et la
civilisation?..._ On ne peut trouver sur le globe aucune stérilité
pareille à celle de l’Église grecque, dans cette période de mille ans.

Mais ce qui vous interdit plus fortement ce nom d’Église, c’est
l’effusion du sang, la dépense terrible, insensée, que vous faites de
la vie humaine. Le fer, le feu, le bâton n’y ont pas suffi; vous y
employez les climats, les éléments, les puissances meurtrières de la
nature.

Comment toucher à l’autel avec des mains pleines de sang!

L’empereur a été à Rome en 1846; il a été bien reçu du pape; il a été à
Saint-Pierre, il a fait sa prière au tombeau des saints.

Qu’eût fait saint Ambroise? n’eût-il pas été debout, à la porte, pour
arrêter l’empereur? N’aurait-il pas dit: «Avant d’entrer dans le
temple, daigne Votre Majesté nous montrer ses mains.»

«On se souvient dit l’auteur russe que je citais tout à l’heure, on se
souvient de l’émotion qui accueillit à Saint-Pierre l’apparition de
_l’empereur orthodoxe revenu à Rome après plusieurs siècles d’absence.
Émotion légitime! L’empereur prosterné n’était pas seul_», etc.

Non, certes, il n’était pas seul. Et il y avait autour de lui une bien
grande compagnie. Il y avait les martyrs de Russie à droite, et ceux de
Pologne à gauche. Les âmes de quelques cent mille hommes, ce jour-là,
remplissaient l’église; tant de milliers qui moururent de misère en
Sibérie, tant de milliers battus à mort, un peuple d’ombres
infortunées, d’enfants surtout, polonais, juifs, si cruellement enlevés
à leurs mères, qui ont eu la Mort pour mère et nourrice, et dont on
trouve les jeunes os sur toutes les routes... Ah! ceux-là étaient tous
aussi, ce jour, à Saint-Pierre, et leurs voix montaient jusqu’à Dieu!

Le pape n’a pas vu, n’a pas entendu ces âmes. Et dès lors il est jugé.

Il s’est tu. La France ne se taira pas. Elle parlera à sa place.
Gardienne de la Nouvelle Église, elle arrêtera à l’entrée cet infernal
Messie, qui arrive au nom de Dieu.

Meurtrier de l’œuvre de Dieu, de sa création vivante, que venez-vous
faire ici?

Un monde commence, un monde d’humanité et de justice.

La France se tient au seuil, et vous n’irez pas plus loin. Elle dit
pontificalement: «Vous n’entrerez pas.»

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  PRINCIPAUTÉS DANUBIENNES

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  MADAME ROSETTI

  (1848)

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  A LIBY (LIBERTATE)

  NÉE LE 18 JUIN 1848, LE JOUR OÙ ÉCLATA
  LA RÉVOLUTION VALAQUE


Ton innocence, chère enfant, garda ta mère dans les plus grands
dangers, quand elle-même sauva les forts et les vaillants, les sauveurs
de ton peuple. Ta vue désarma les barbares. Sans toi, les libérateurs
de la Roumanie étaient perdus, ensevelis aux déserts de la mort, aux
glaces russes, d’où l’on ne revient pas.

Puisse ta jeune patrie, née d’hier comme toi, innocente comme toi, la
dernière née des nations _et l’orpheline, l’enfant trouvée_ (ainsi
l’appelle un de ses fils); puisse la Roumanie, à travers tant d’orages,
aborder avec toi au bon port de la Providence!



  I

  LE DANUBE


Il y a déjà longtemps que ce vieux roi des fleuves de l’Europe, roi
captif, roi barbare, aux tragiques aventures, s’est posé devant moi
comme un sombre problème, qui peut-être est celui du monde.

La première fois que nous nous rencontrâmes, j’eus une triste intuition
de lui et de sa destinée.

Je descendais les hauteurs de la forêt Noire et j’entrais dans la
Souabe. «Voulez-vous voir, me dit-on, la source du Danube?» On me mène
au petit jardin d’un ex-prince allemand. On me montre un petit bassin,
misérable baquet de pierre. «Regardez au fond... le voilà.»

J’avais beau regarder. A peine un faible mouvement indiquait le point
d’où commence à sourdre cette grande puissance, ce géant des fleuves
qui, par sept cents lieues de cours, va porter une mer d’eau douce au
sein de la mer Noire.

«Triste origine! me dis-je. Pauvre fleuve! sujet à ta source d’une
principauté sans sujets, tu t’en vas de captivité en captivité,
d’obstacle en obstacle, de tyran en tyran. Durement barré sur ta route
et forcé de monter au nord, tordu vers le midi à Bude, tordu vers
l’ouest à Belgrade, tu mords ta rive de Servie, et tu n’en es pas moins
brisé, rebrisé aux Portes de Fer. Affranchi du pont de Trajan, que te
sert qu’il soit détruit? tu vas finir honteusement aux douanes du
Cosaque. Là, tu expires, et tes maîtres ont stipulé, chose impie! qu’à
tes fertiles embouchures, plus fécondes que le Nil, le pays _serait à
jamais désert_!

«Tes trois peuples sont trois prisonniers. On leur a fermé les deux
portes par où ce grand monde intérieur pouvait respirer, l’Adriatique
et la mer Noire.

«Ils te disent barbare, sauvage. Ce sont eux qui t’ont fait tel. Rien
d’inhumain dans ton génie. Un caractère de mansuétude résignée, virile,
frappe dans les images des captifs danubiens qu’on voit au Musée du
Louvre. Et les bustes gigantesques des hommes de Dacie que conserve le
Vatican, majestueusement chevelus comme les monts des Karpathes, ont la
douceur du noble cerf qui erre aux grandes forêts. Ton génie est bien
plus encore dans les graves mélodies qui se mêlent au bruit de tes
flots et suivent ton cours. L’âpre douceur des chants du pasteur serbe,
le rythme monotone du batelier, le refrain du Roumain et du raïa
bulgare, tout se fond dans une vaste plainte, qui est comme ton soupir,
ô fleuve de la captivité!

«Qui a souffert, si ce n’est toi? qui a porté le grand combat du monde,
le choc alternatif du nord et du midi, guerres de races, guerres de
nations et guerres de religions? Que de carnages et de supplices!»

Mais l’éternel supplice, c’est la fluctuation et l’incertitude du sort,
c’est la misère et l’avanie. Quand le patient raïa a desséché,
fertilisé, on vient lui prendre sa terre; il recommence à côté. On a vu
en une fois trente mille familles bulgares émigrer de la rive turque et
passer en Valachie, de la misère à la misère. Ils fuyaient l’avanie
fantasque; mais qu’est la Valachie? l’avanie permanente.

Par une dérision singulière des lois que nous croyons imposer à
l’histoire, le temps, qui améliore, dit-on, partout, ici a toujours
empiré. Avant-garde jadis du grand empire romain et bien-aimée colonie
de Trajan, puis petit royaume barbare, belliqueux, héroïque, et l’une
des barrières de l’Europe, la Roumanie désarme et perd son institution
militaire quand l’Europe a formé la sienne. Elle en est au seizième
siècle à disputer la liberté civile; le servage y commence quand
l’Occident ne connaît plus de serfs. Une constitution libérale lui
vient, pour comble de misère, la liberté, pour payer double impôt.
Dernier bienfait qui extermine, l’amitié de la Russie.



  II

  LA ROUMANIE


Peuples de l’Occident qui, depuis si longtemps, loin de la barbarie,
cultivez les arts de la paix, gardez toujours un reconnaissant souvenir
pour les nations orientales qui, placées aux frontières de l’Europe,
vous ont couverts et préservés du déluge tartare, des armées des Turcs
et des Russes; n’oubliez pas tout ce que vous devez à la Hongrie, à la
Pologne, à l’infortunée Roumanie.

Ces peuples ont souvent arrêté les Barbares, souvent les ont lassés.
Même vaincus, ils vous servaient encore, usant la rage des ennemis de
Dieu à force de souffrir.

Comment appellerai-je la Roumanie, les Valaques et Moldaves? la _nation
sacrifiée_. La Hongrie, la Pologne, ont eu du moins la gloire de leurs
souffrances, leur nom a retenti par toute la terre. Les peuples du bas
Danube ont à peine obtenu l’intérêt de l’Europe.

Huit millions d’hommes de même langue, de même race, une des grandes
nations du monde, passaient inaperçus! Pourquoi? C’est le fond même de
leur misère; battus d’une mer orageuse de cent peuples divers,
changeant toujours de maîtres, ils lassaient l’attention, ils
troublaient le regard de leur apparente mobilité. Le vertige venait à
considérer leur histoire, comme le voyageur qui, assis au bord du
Danube, contemplant son cours orageux, voudrait fixer des yeux, saisir,
compter la vague qui toujours va montant sur la vague, puis las,
découragé, détournerait les yeux, plaignant son travail inutile.

Le flot varie sans cesse, le fond ne varie pas. La Roumanie, de Trajan
jusqu’à nous, se reste fidèle à elle-même, fixe en son génie primitif.
Peuple né pour souffrir, la nature l’a doué de deux choses qui font
durer: la patience, l’élasticité, qui font que, toujours courbée,
toujours elle se relève. Ne la comparez pas aux monuments romains, aux
voies éternelles qui sillonnent son territoire. C’est plutôt la
résistance, la forte et souple résistance des digues de fascines où
l’Océan se brise; il aurait emporté des digues de granit.

Le fond de cette résistance n’est point la sombre acceptation du mal,
le triste fanatisme de l’autre rive du Danube, cette mort du cœur qui a
stérilisé le monde musulman: non, c’est un principe vivant, l’amour
obstiné du passé, le tendre attachement à cette infortunée patrie,
qu’on aime plus, plus elle est malheureuse. Le Roumain ne la quitte
jamais que pour y revenir. Il garde, invariable, tout ce qui lui vient
de ses pères, l’habit, les mœurs, la langue, et son grand nom surtout:
_Romains!_ Noblesse bien prouvée. Leur langue est toute latine[9]. Le
laborieux génie des patientes légions qui ont couvert le monde de leurs
travaux revit dans cette grande colonie de l’Empire. Le colon italien a
épousé la fille et la sœur du Danube; mais c’est le premier élément qui
domine dans ce mélange. Si le Valaque n’a pas l’élan, la _furia_
hongroise, il a la fixité, l’opiniâtreté des légions antiques. C’est un
proverbe roumain (digne de Rome): «Donnez, jusqu’à la mort!—_Dâ, pe
moarte._»

Les souffrances inouïes de ce peuple, les durs et brusques changements
surtout qui ont troublé sa destinée, n’ont guère permis à sa poésie de
prendre l’essor. Pour art, il a eu ses soupirs, des mélodies touchantes
et d’un charme mélancolique. Comme tout peuple d’origine italienne, il
est sensible à la couleur. Les églises, surtout chez les Valaques
transylvains, sont toutes peintes de la main des peintres paysans.
Leurs lits sont peints; leurs selles et le joug de leurs buffles le
sont également. Le coffre que la femme apporte au mariage, l’élégante
tunique qu’elle brode elle-même, offrent dans leurs ornements peints la
plus frappante ressemblance avec les plus anciennes mosaïques romaines.

Leurs danses sont romaines aussi, et leurs jeux ceux de l’Antiquité.
C’est un peuple élégant, d’élocution facile, et qui parle à merveille.
Nulle différence d’idiome du paysan au lettré; à vrai dire, c’est comme
en Italie, il n’y a pas de peuple, ou, si l’on veut qu’il y en ait,
l’élégance et la distinction se trouvent surtout dans les campagnes. Un
de mes amis, né Français, Hongrois de cœur, nullement suspect de
partialité pour les Valaques, trouvait chez eux (dans la Transylvanie)
je ne sais quoi des bergers de Virgile.

Leurs mœurs sont très faciles et trop peut-être. Cela est vrai, du
moins, des villes, spécialement des capitales, mélange d’étrangers
corrompus. Il n’y a pas de meilleur peuple, à cela près, ni plus
aimable, ne se plaignant jamais, remerciant toujours, quoi qu’on fasse
pour eux. La douceur, la tendresse du cœur valaque, se révèlent en leur
langue, pleine de diminutifs gracieux, caressants. Elles sont plus
sensibles encore dans leurs actes et leur vie habituelle. Il se commet
infiniment peu de crimes en Roumanie, et la peine de mort a pu y être
abolie depuis longtemps. Jamais, tant qu’elle fut appliquée, on ne
pouvait trouver de bourreau dans le peuple; on appelait des étrangers.

Leur aimable hospitalité accueille, cherche, prévient l’inconnu. Dans
plusieurs des contrées valaques, ils ont la touchante coutume de
déposer au bord des routes des vases remplis d’eau pour le voyageur qui
pourrait passer. Entrez dans cette cabane. Une belle femme qui filait
vient au-devant de vous, elle vous salue gracieusement dans son
charmant langage antique. Elle quitte tout, s’empresse, vous reçoit
comme aurait fait une fille, une sœur au frère bien-aimé de retour.
Elle court à la fontaine, et, selon les anciens usages, vous offre _apa
n’inceputa_, l’eau pure à laquelle nulle main n’a touché. Vos mains
lavées, elle jette dessus cette toile brillante de paillettes d’or
qu’elle fit pour son mariage, pour en parer le cou de celui qu’elle
aimait. Elle offre tout ce qu’elle a, sa meilleure crème, ses fruits
réservés pour un fils absent; l’étranger est bien plus: c’est l’envoyé
de Dieu.

«Ah! si mon mari était là, il vous mettrait dans votre route; il serait
votre guide. Il est bien loin dans la montagne.—Pourquoi si
loin?—Hélas! je ne l’aurais pas dit... Le propriétaire est bien dur;
nous ne pouvons payer, si nous ne menons nos bestiaux paître au loin,
parmi les rochers, dans les terrains sans maîtres... Et, par-dessus, le
Cosaque est venu, il a volé nos foins; la pauvre vache, l’hiver, vivait
d’écorce d’arbres... Ils ont tué nos bœufs; pour labourer, il a fallu
nous atteler nous-mêmes.»

Trop douloureuse histoire, tant de fois renouvelée! fatalité
pesante!... Le maître a pu changer, mais la misère jamais. Jadis
d’innombrables troupeaux, des millions de moutons, de bœufs, passaient
en tribut le Danube. Ils restent aujourd’hui dans le pays, mais pour le
maître seul. Qu’y a gagné le paysan? L’ordre est entré dans
l’administration, le fisc a mieux compté... mieux pressuré le
laboureur. Un affreux proverbe valaque était celui-ci: pour le
cultivateur qui n’a pu payer, le fisc mettait au registre: «_Nous
l’avons passé au piment_.» Le malheureux, mis dans la cheminée
au-dessus d’un réchaud allumé et couvert de piment, y restait vingt
minutes. Devenu violet, hérissé, presque mort, on le tirait de là, on
le prononçait insolvable, ou, pour dire comme le percepteur: _Secoué,
tondu ras et tordu à sec_.

Telle est l’effroyable barbarie avec laquelle on a si longtemps traité
le peuple le plus patient et le plus doux du monde.

Hommes de toute nation, de toute opinion, lisez la belle et noble
proclamation de la révolution de Valachie en 1848; voyez la modération
incroyable, la clémence dont elle fit preuve, les ménagements qu’elle
garda pour tous; vos yeux, nous en sommes sûrs, n’iront pas jusqu’au
bout sans s’obscurcir de larmes.

Et cette révolution si douce fut fortement fondée. Elle est au cœur du
peuple maintenant et n’en sortira plus. Elle a sa racine en ceci que,
non seulement la liberté lui fut donnée, mais la propriété: _la terre
au paysan_, une pièce de terre suffisante pour sa famille. Dans une
contrée, inculte encore en grande partie, on peut donner à tous sans
ôter à personne.

Ces immenses prairies désertes qui surprennent le voyageur de leur
incroyable richesse, de la variété d’un prodigieux tapis de fleurs,
sont le seul pays en Europe qui rappelle la grandeur des sites
américains. Des migrations nombreuses pourraient s’y faire, sans passer
l’Océan; des peuples viendraient s’y asseoir, et il y aurait place
encore. L’homme seul, la barbarie des guerres, le cruel calcul des
tyrans, ont pu y créer le désert, y rendre inutile, sans la décourager
pourtant, la maternelle bonté de la nature.

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Note 9:

  Ce sont visiblement les frères de l’Italie et de la France. Une
  conformité qui étonne, c’est que plusieurs des mois valaques ont des
  noms analogues à ceux de notre calendrier républicain. Mai s’appelle,
  chez eux, _floréal_; octobre _brumarchi_ ou le petit brumaire;
  novembre, _brumaru_ ou le grand brumaire.



  III

  LA RÉVOLUTION VALAQUE EN 1848


C’était le 18 juin 1848. Mme Rosetti était dans les douleurs d’un
premier enfantement. Son mari, au pied de son lit, attendait, plein
d’anxiété, d’impatience; il regardait sa montre. Sa femme savait
pourquoi: à six heures devait se faire le premier pas de la révolution.

Rosetti devait accompagner deux amis qui partaient pour soulever le
pays. La patrie l’appelait. Il était retenu par les cris de sa femme.
Non moins inquiète du retard, elle voulait puissamment qu’il fût libre.
Il le fut. L’enfant était né! «Dieu merci!... Embrasse-le, et pars!»
telles furent ses premières paroles; elle sourit de bonheur, quoique le
premier baiser qu’elle reçut comme mère fût un baiser d’adieu.

Fixée au lit, dans ce moment de trouble, immobile et ne pouvant rien,
elle souffrait beaucoup et se taisait. Elle n’était pas seule, et ne
pouvait pas même suivre son mari en esprit. Sa chambre était ouverte,
les visites arrivaient; de compatissantes amies venaient curieusement,
regardaient, observaient. Cette chambre, cet appartement, c’était, on
ne l’ignorait pas, le vrai foyer du mouvement, c’était la France à
Bucharest, et la France de Février. Les actes de Paris, ses brûlantes
paroles, avaient eu leur écho dans le salon de Rosetti. Cette naissance
même et ce berceau effrayaient comme augure: l’enfant, cette Liby qui
semblait innocente, fallait-il s’y fier? N’était-ce pas la révolution?

La tyrannie avait un œil ouvert sur Mme Rosetti, un espion dans sa
chambre, qui ne la quittait pas. Dans ces moments d’un premier
accouchement, où la jeune femme aurait besoin des soins et des bras
maternels, une étrangère la soignait, mais pour la dénoncer. Pas un
mouvement, pas un soupir, qui ne fût noté: une femme s’échappait par
moments et courait dire à la princesse ce qu’elle avait vu ou soupçonné.

La révolution éclata à Bucharest le 23 juin, la veille même du jour où
celle de Paris périt étouffée dans le sang, périt, et non pas seule!
Les libertés renaissantes de toutes les nations de l’Europe en reçurent
l’affreux contre-coup!

Le 22 avait été un jour brûlant, d’excessive chaleur. La nuit,
l’accouchée, dans son lit, entendait d’étranges bruits, des clameurs et
des sifflements, des décharges lointaines, sans savoir si c’était
l’orage ou la révolution. Tout à coup les fenêtres s’ouvrent à grand
bruit; les vitres se brisent, les rideaux volent. La mère, saisie,
serre son enfant. Une trombe avait rasé la ville, le grand souffle de
Dieu! les âmes des ancêtres? ou celle de la patrie nouvelle? La
Roumanie naissait dans les tempêtes.

Un matin, une dame, une amie véritable, trop instruite de la vérité,
entre et dit: «Rosetti devrait bien se cacher.» Un bruit d’armes,
d’éperons, se fait bientôt entendre. Un ami entre, pâle: «Rosetti est
arrêté!» A ce coup, elle ne fit paraître aucune émotion; elle serra,
croisa ses deux mains sous sa couverture. On lui apporte à boire; elle
boit lentement. Ceux qui l’observaient n’aperçurent nul trouble, nul
signe de crainte.

Elle se contint ainsi tant qu’elle eut des témoins suspects. Le soir,
deux serviteurs entrèrent, vieilles gens attachés dès longtemps à la
maison des Rosetti: un Albanais, une vieille nourrice. Ils regardèrent,
avec des yeux pleins de larmes, le portrait de la mère de Rosetti,
morte naguère; l’accouchée avait mis ce portrait au pied de son lit,
pour la voir pendant ses douleurs et s’encourager de cette vue.—«Ah!
que Dieu a bien fait, disaient-ils, de prendre avec lui notre bonne
dame, avant qu’elle ait vu de telles choses!» A ces paroles touchantes,
Mme Rosetti ne put plus résister... son cœur s’ouvrit; des larmes
abondantes lui vinrent, la soulagèrent, après ce grand effort.

La révolution eut lieu, on le sait, par le bon cœur du peuple, qui ne
put laisser dans les fers ceux qui s’étaient risqués pour lui. Il força
les prisons. Voilà Rosetti libre; il revenait chez lui, rassurer,
consoler sa femme. Un homme tout défait l’arrête dans la rue; c’est le
gendre du prince: «Sauvez le prince, dit-il, le peuple menace sa vie.»
Rosetti, au fond du palais, le trouve pâle et tremblant, prêt à faire,
à dire, à signer tout ce qu’on lui présente. Il signe, et de grand
cœur, l’acte des libertés du peuple. Il prend pour ses ministres les
hommes de la révolution.

Mais la peur succède à la peur. Le consul de Russie lui montre les
armées du tzar qui vont fondre sur lui. Il veut fuir, il abdique. «Les
portes sont ouvertes, dit Rosetti, c’est moi qui vous sauverai.» Le
jour même, en effet, à travers un peuple frémissant, Rosetti l’emmenait
en voiture. Le soir encore, il fit partir le ministre détesté du
prince, plus haï que son maître. Mais, cette fois, le peuple était
furieux; on ne pouvait le payer de paroles: «Qui l’a sauvé? Qui l’a
sauvé?» C’était le cri général qui courait partout: «Trahison!» Rosetti
paraît au balcon et dit froidement: «Qui l’a sauvé?... C’est moi!» Il y
eut un moment de silence. Puis, un tonnerre d’applaudissements s’éleva
de la place; le peuple fut reconnaissant de trouver en son chef sa
pensée véritable, sa meilleure volonté, obscurcie un moment par la
vengeance et la fureur.

Il avait bien gagné cette fois de revoir sa famille, l’enfant, la jeune
mère, cette femme courageuse, adorée. Il traversa les rues, pleines
d’une population attendrie, sous une pluie de bénédictions et de
fleurs. Les fleurs sont rares à Bucharest. Chacun n’en a que ce qu’il
cultive à sa fenêtre. Une femme, transportée, réunit son jardin en une
seule couronne aux trois couleurs françaises et l’offrit à Rosetti.
«Tiens, dit-il en la déposant sur le lit de sa femme; toi aussi tu l’as
méritée.»



  IV

  LA TRAHISON


La voilà née, cette révolution brillante et pure! Mais combien en
péril! L’ennemi de toutes parts... Les Turcs, les Russes, les
Autrichiens, ne vont-ils pas s’abattre sur ce pays infortuné, sans
défense naturelle, sans forteresse, tant de fois ouvert à l’ennemi!...
Où est la France? Ah! la France est bien loin... Elle-même se cherche,
après les jours affreux de Juin, et elle ne peut plus se trouver.

Pendant que la révolution valaque regarde d’où viendra l’ennemi, elle
l’a en elle-même. Une réaction militaire se fait dans Bucharest, sur le
faux bruit de l’arrivée des Russes. Le gouvernement, entre ces deux
périls, se retire aux montagnes, seules forteresses où l’on puisse
tenir. Heureusement le peuple ne l’entend pas ainsi. Perdre en un jour
toutes ses espérances, ses lois nouvelles et les hommes qu’il aime!...
Sans chef, il prend les armes; d’un rapide effort il renverse la
réaction russe et les amis de l’étranger. C’était le 12 juillet; Mme
Rosetti, qui n’avait pu suivre son mari, qui écoutait, dans une extrême
anxiété, les bruits terribles qui remplissaient la ville, entend avec
transport les cris vainqueurs du peuple. Elle fait venir une voiture,
ne marchant pas encore; elle prend Liby dans ses bras et se lance dans
cet océan d’hommes armés. Une foule compacte ne permettait pas
d’arriver au palais. Un des plus jeunes chefs, Bratiano le jeune,
haranguait au balcon. La voiture est saluée, entourée, assiégée,
presque écrasée, Mme Rosetti se fait donner des ciseaux, et découpe,
pour toute la foule, la précieuse écharpe bleue, or et rouge, que son
mari porta aux premiers jours de la révolution, qu’elle avait serrée
jusque-là et réservée pour ses enfants.

Moment sublime d’héroïque fraternité, d’une joie grave et non sans
ombre!... On voyait l’avenir. L’ennemi arrivait tout à l’heure. Cette
femme qui apportait son enfant, elle-même, à la patrie, elle eût voulu
donner des armes, et elle n’avait qu’un drapeau à donner, un drapeau
coupé entre tous; elle en distribuait les fragments, comme on jette des
fleurs aux martyrs.

                  *       *       *       *       *

Un spectacle inouï s’offrait aux regards. Ce n’était pas seulement
Bucharest et la ville, mais les campagnes tout entières avaient
avidement saisi la délivrance. La liberté y fut non seulement adoptée,
mais comprise. Les adresses innombrables, les discours, les
observations que les paysans transmirent au gouvernement, et que
peut-être on publiera un jour, témoignent de la vive intelligence de ce
peuple longtemps dédaigné, de sa naïve sagesse. Un fonds admirable de
vie subsistait sous l’oppression, cachée par l’excès des misères. Tout
cela s’éveille un matin. Le pays tout entier se met en mouvement. Des
lieux les plus sauvages apparaissent des foules. On eût dit que les
pierres, tout à coup debout, animées, s’étaient changées en hommes. Un
déluge vivant descendait au midi vers Bucharest et le Danube.

La Russie, très bien informée, ne jugea point à propos de hasarder ses
troupes. Un peuple en ces moments, fût-il sans armes, est une force
énorme, une puissance illimitée, comme celle de la nature; toute armée
se briserait contre. On employa la trahison.

Et d’abord, on cacha la main de la Russie. Nulle part l’uniforme
détesté n’apparut. Les Cosaques, la lance en arrêt, restèrent à la
frontière. On fit entrer les Turcs. L’armée turque vint, mais en amie;
elle avança, négociant, demandant qu’on effaçât telle chose de la
constitution, qu’on ajoutât telle autre. Dans cette armée, près de ses
chefs, et pour les surveiller, se trouvait le vrai chef qui menait
tout, le général russe Duhamel, le tyran naguère de la Valachie.

La plaine de Bucharest offrait un spectacle extraordinaire. D’un côté,
l’armée turque, suspendue sur la ville comme un nuage sombre, qui ne
laisse pas voir ce qui est dans ses flancs. Est-ce la grêle, ou la
pluie fécondante? D’autre part, cent cinquante mille Valaques
couvraient la plaine, grand peuple, qui venait, plein de confiance,
s’entendre avec ses magistrats et baiser les pieds de la Liberté. Sa
statue colossale ornait la grande place. Ils voyaient les Turcs de bon
œil, comme amis, comme défenseurs. Ces amis, en effet, veulent voir de
plus près les chefs du peuple, Rosetti et les autres, aviser avec eux
sur ce qui est à faire: on les prie de venir au camp. Ils y vont, et la
réception fraternelle qu’ils y trouvent, c’est de se voir enveloppés
d’un triple rang de baïonnettes. Le Russe, assis près du pacha, leur
indiquait assez qu’ils étaient tombés dans la toile de l’horrible
araignée du Nord.

A ce moment, Mme Rosetti, sa Liby dans les bras, avec les dames de la
ville, était au milieu de la plaine; elle distribuait du pain aux
paysans. Ce peuple immense, qui campait là, souffrait beaucoup et du
défaut de vivres et du froid des nuits, bivouaquant sous le ciel dans
cette saison déjà froide aux plaines du Danube (25 septembre).
N’importe, ils restaient là, avec une patience admirable. Leur instinct
leur disait qu’ils devaient, à tout prix, veiller, défendre peut-être
leurs libertés naissantes.

Un violent tumulte s’élève, la foule tourbillonne, plusieurs arrachent
leurs bonnets, leurs cheveux. Trahison! Ils voyaient au loin de toutes
parts les escadrons des Turcs qui marchaient sur la ville, pour entrer
par toutes ses portes. Elle aussi, elle veut rentrer, donner l’alarme;
un cavalier turc l’en empêche, arrête ses chevaux; elle montre Liby; le
Turc lâche les rênes. Elle rentre, elle crie, elle appelle ses femmes;
déposant son enfant chez elle à la garde de Dieu, elle veut courir
seule au Palais du gouvernement. Les Turcs étaient déjà partout; des
scènes hideuses de pillage se voyaient à chaque maison. Un ami la
rencontre, l’arrête: «Où courez-vous? Les membres du gouvernement qui
restaient ont eux-mêmes empêché le peuple de combattre...» Malgré cette
défense, le corps des pompiers de Bucharest refusa de se rendre; une
heure entière, cent cinquante hommes tinrent contre douze mille; ils
tuèrent une foule de Turcs, et, périssant eux-mêmes, sanctifièrent leur
jeune drapeau de leur sang.

La position de ces misérables pillards n’était nullement sûre dans
Bucharest. Il y avait toujours là, à la porte, un grand peuple indigné
et sombre, qui ne s’en allait pas. Le lendemain de l’invasion, un homme
colossal entre chez Mme Rosetti, malgré ses domestiques. Ce géant,
les bras nus, ceint de l’écharpe des Valaques, s’était signalé dans le
combat. «Madame, lui disait-il, laissez-nous faire; nous avons enterré
des armes et des drapeaux; nous sommes deux mille hommes bien résolus;
nous tomberons sur le camp; nous les délivrerons.» Mais elle recevait
en même temps, par le consul anglais, la parole du commandant turc, qui
affirmait que, sous trois jours, ils seraient délivrés.

Au troisième, on ne peut les délivrer encore. Mais demain, à midi, ils
partiront pour la frontière hongroise avec des passeports et une
escorte pour qu’ils n’aient rien à craindre des surprises des Russes.
Le matin, bien avant midi, elle retourne au camp... Plus de camp, plus
de tentes; tout a disparu par enchantement; la place est vide et la
plaine déserte. Une sentinelle turque était là seule, et sans rien
dire, de la pointe de sa baïonnette derrière l’épaule, montra le chemin
de Turquie, le midi et non l’est. Ce fut un trait de lumière; elle
comprit, malgré tous ses amis, malgré les assurances renouvelées du
consul anglais, qu’on ne les menait pas à la frontière hongroise, mais
bien vers le Danube, que la Russie défendait aux Turcs de tenir leur
parole, et les constituait geôliers de ses ennemis.

Tout le jour, elle achève à la hâte la vente de ce qu’elle a de
précieux, reçoit des dons, des pleurs de ses amies. Elle quitte, pour
toujours, cette maison aimée, ce cher foyer de la famille, qui fut
celui des libertés d’un peuple. Elle s’en va, le soir, n’emportant rien
que ses habits, un manteau pour couvrir son enfant; de longtemps elle
ne devait, dans la poursuite de ses chers prisonniers, habiter sous un
toit. Liby, si jeune, pour maison, pour berceau, n’eut que le manteau
de sa mère.



  V

  MADAME ROSETTI POURSUIT ET REJOINT LES PRISONNIERS


Un seul homme l’accompagnait, et c’était un danger de plus. Elle
emmenait, déguisé, avec elle, un proscrit qu’on cherchait partout,
celui en qui on redoutait l’esprit le plus rare chez ces races, la fixe
volonté; celui qui, dans sa tête sombre, sous sa forêt de cheveux
noirs, couve, toujours silencieux, la résolution immuable,
l’inextinguible flamme, témoin vivant des origines romaines de ce
peuple.—C’était l’aîné des Bratiano.

Il la quitte bientôt, sentant combien sa tête, si connue et si
cruellement poursuivie, aurait aggravé son péril.

Donc seule, la nuit entière, sous une violente pluie, elle alla,
navigua à travers les steppes inondés et sans route. Les cataractes du
ciel s’étaient ouvertes; le sauvage Danube, soulevé en nuées, retombait
en torrents. La nature semblait faire la guerre à cette pauvre femme
errante, à l’enfant innocent.—En réalité, elle les servait.—Cette
pluie protégeait le voyage; on ne rencontrait personne; on n’eût pas
soupçonné l’invasion de deux armées barbares; les plus barbares, les
Russes, étaient entrés!

L’émotion, le froid, la fatigue, avaient tari son sein. Liby criait;
ses cris navraient sa mère. On change de chevaux à une misérable
cabane; une paysanne en sort: «Eh! madame, donnez-moi l’enfant, il
prendra de mon lait.» Douce consolation! de trouver au désert, dans
cette nuit glacée où le ciel semblait impitoyable, l’aimable
hospitalité, la chaleur du cœur maternel!

Au matin, elle voit enfin le fleuve immense, et au delà la rive, une
petite ville turque. Son cœur ne l’avait pas trompée. Un bateau de
guerre était à l’ancre, au milieu du Danube, et contenait les
prisonniers[10]. Un homme était sur le rivage; elle s’adresse à lui;
c’était, par grand bonheur, le médecin du chef turc de la ville. Par
lui, elle demande à partager la captivité de son mari. Demande refusée
heureusement: enfermée avec eux, elle n’aurait guère pu les servir.
Elle les verra seulement. Une barque était là, avec sept Turcs, qui
pouvaient mener au bateau. Trompée par les Turcs tant de fois, elle
avait sujet d’hésiter. N’était-ce pas un leurre, une cruelle dérision?
Ces Turcs, barbares et corrompus, respecteraient-ils la jeune femme qui
venait seule à eux? Loin du rivage et de l’autorité, ne se feraient-ils
pas un jeu du plus cruel des attentats? Elle ne s’arrêta à nulle de ses
idées; elle mit Liby sur sa poitrine; armée d’elle et cuirassée d’elle,
forte de son enfant, elle se mit hardiment dans la barque, et elle n’y
trouva que respect.

Elle est enfin sur le ponton, elle voit ses amis; elle met son enfant
dans les bras de son père; elle donne à tous les proscrits des
nouvelles des leurs, une ligne à chacun, des messages d’affection. Rien
n’était plus misérable que leur situation: nourris de quelques oignons
secs et de biscuits de mer, couchant sur les boulets, mal abrités de
l’air, presque sans vêtements (ils étaient tels que la trahison les
avait trouvés au camp des Turcs); plusieurs ont gardé des douleurs, des
maux de poitrine, dont rien n’a pu jusqu’ici les guérir[11].

On les menait vers Orsova, première ville de l’empire d’Autriche, où
les Turcs assuraient qu’ils seraient délivrés. Mme Rosetti les
devance. Elle les y attend. Mais quelle longue attente! Cette traversée
de trente-six heures, ils la firent en trois semaines. Remorqués contre
le courant par des hommes à pied, ils avançaient à peine. Parfois on
s’arrêtait tout un jour au milieu du fleuve. Ce retard étonnant ne
s’explique que par une chose.—La Porte négociait à Pétersbourg;
peut-être alléguait-elle la parole donnée; on attendait des ordres, ce
que déciderait la clémence connue de la Russie.

Dans ce retard si long, Mme Rosetti se consumait d’impatience,
formant mille vains projets, les yeux attachés tristement sur ce grand
fleuve indifférent, qui roulait et roulait toujours sans lui rien
apporter de ce qu’elle brûlait de savoir. Elle eut pourtant une
consolation: un ami dévoué vint la rejoindre, un Hongrois, mais Roumain
de cœur, un héros d’amitié. Rosenthal, artiste distingué, avait
improvisé à Bucharest la Liberté qu’adora tout un peuple. Fugitive dans
son plus touchant symbole, dans Liby et sa mère, la Liberté trouva en
Rosenthal un compagnon fidèle.

Puisse ce souvenir fonder l’alliance nouvelle entre les deux grands
peuples qui pour un moment se sont méconnus! Ce cher trésor de la
patrie roumaine eut pour défenseur un Hongrois.

Un jour, assis sur une pierre, le fleuve sous les yeux: «Que
ferez-vous? dit Rosenthal à son amie rêveuse.—Je les suivrai partout,
et je partagerai leur sort.—Mais quoi! un tel voyage pour une faible
femme qui allaite un enfant, à travers ces pays barbares, ces routes
dangereuses!» Il énuméra les raisons par lesquelles on pouvait
combattre son projet, et la trouva inébranlable. «Je pensais comme
vous, dit-il, mais j’ai voulu vous éprouver. Et moi aussi je vous
suivrai partout.»

Rare, touchante fidélité d’une amitié si pure! Ce frère et cette sœur,
unis de cœur, dans un tel dévouement, qui les séparera dans
l’avenir[12]?

Ils n’attendent plus. Ils partent, louent une petite barque, se lancent
sur le grand fleuve. Ils rencontrent bientôt un bateau à vapeur. Le
capitaine illyrien leur témoigne un vif intérêt, il a rencontré les
prisonniers la veille, il les a vus passer près de Vidin. Demain,
probablement, ils quitteront les pontons pour franchir la Porte-de-Fer,
ce dangereux passage du Danube; ils passeront à Sem, et sans doute on
pourra les voir. Mme Rosetti obtient sur le bateau quelques habits
valaques; elle se déguise en paysanne pour approcher plus aisément.
Sous ce costume, qui garantissait mieux des froids brouillards
d’octobre dont le fleuve se couvre au matin, glacée, mais non de cœur,
serrant son enfant dans ses bras, elle fuit la rive turque, les yeux
fixés sur une forteresse qui la domine au loin. Quoique à grande
distance, elle voit, elle distingue les prisonniers qu’on fait monter
au fort.

Les forteresses turques sont misérables, et leurs garnisons encore
plus. Ce sont de vieux logis croulants et délabrés qu’habitent des
fantômes. Leurs tristes gardiens semblent les spectres d’un empire en
ruine. «Ces forteresses, disait-elle, je les aurais prises moi seule.»

Elle rôdait autour, sans perdre de temps, s’enquérait, s’ingéniait.
Enfin, elle fait si bien, qu’elle obtient de les voir. Elle monte. Ils
étaient avertis, ils attendaient; tous étaient aux créneaux. Sa seule
apparition semblait avoir changé leur fortune; ils se croyaient libres
déjà, et criaient: «Vive la République!»

Depuis longtemps sans communication, sans journaux, sans nouvelles,
dans leur misérable prison flottante, ils avaient gardé leur espoir,
leur sérénité même. Tout leur semblait parler de délivrance. Vrais
enfants de la France, ils n’avaient pas le moindre doute qu’elle ne
vînt à leur secours, ne traversât l’Europe, le monde, s’il l’eût fallu,
pour les délivrer.

Combien plus de soleil virent-ils, d’azur au ciel, quand parmi eux
s’assit cet ange d’espérance!

La scène était touchante, et personne n’y eût résisté. Le flegme des
Turcs n’y tint pas. Ils se mirent tous de la partie, et la joie fut
commune. L’un d’eux pleurait. La sombre forteresse humide où l’herbe
croît au milieu des chambres, avait pris comme un air de fête pour
recevoir une telle femme, et elle s’illuminait de son regard.

«Comment vous faisiez-vous entendre de ces Turcs, de tant de
populations qu’il vous a fallu traverser?» A cette question que lui
font ses amis, elle répond toujours: «Je n’en sais rien; je parlais la
langue que Dieu m’inspirait, et ils me comprenaient toujours.»

Qu’elle avait bien raison de dire qu’à elle seule elle aurait pris ces
forts! Celui-ci déjà s’était rendu, et elle y était maîtresse. Les
Turcs lui offraient leur repas, la servaient, allant chercher du lait
pour son enfant. Ces vieux soldats farouches, les voilà changés en
nourrices; ils s’emparent de l’enfant, le bercent, et Liby s’endort
dans leurs bras.

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Note 10:

  Ce bateau, arche sainte du naufrage d’un peuple, contenait son
  gouvernement, sa littérature (en partie), son âme et sa pensée,
  espérons-le, son avenir!.... des politiques, des historiens, des
  professeurs, des magistrats, des poètes, des économistes, etc.:
  Aristra, Balcesco, Boliac, Balitiniano, Jean Bratiano, trois Golesco,
  Gradistiano, Jonesco, Ipatesco, Inagovono, Rosetti, Voinosco, Zane.

Note 11:

  L’un d’eux et des plus regrettables, M. Blacesco, n’a plus fait que
  languir. Nous l’avons perdu. C’était un érudit de premier ordre, et
  pourtant un esprit pratique, très net, très lumineux. Il eût été le
  grand historien de son pays, et sans nul doute un de ses chefs les
  plus sages. Je ne connais rien de meilleur jusqu’ici sur ce sujet,
  rien de plus instructif, que sa brochure intitulée: _Question
  économique des principautés danubiennes_. Ce petit livre fut écrit en
  1850, et dans l’hypothèse où le pays ne pourrait s’affranchir qu’avec
  l’aide de la Porte. La question est montrée de profil, mais avec une
  rare netteté.

Note 12:

  L’infortuné a sauvé ses amis, mais pour tomber plus tard lui-même
  dans les mains de l’Autriche. Il s’est tué, ou on l’a tué. Ce
  Hongrois, ce Valaque... ah! disons aussi ce Français, est un deuil
  commun pour trois peuples. Un excellent tableau reste de lui, d’une
  jeunesse, d’un charme incroyables; il représente la Roumanie dans le
  champ de la Liberté, où cent mille hommes entouraient la tribune.



  VI

  L’ÉVASION (OCTOBRE 1848)


La France, si malade en elle-même, était vivante au fond de ce fort
turc; elle rayonnait sur le Danube dans le cœur de ces étrangers. Son
secours attendu faisait leur joie. Les vents leur en parlaient. Et si
un souffle de l’ouest venait jusqu’aux créneaux, ils allaient voir si
ce n’était pas un bruit de nos armées en marche.

Leur confiance baissa malheureusement, quand un de ces Turcs, devenu
leur ami, dit à l’oreille de Mme Rosetti ce seul mot: _Bosnia_. Ils
comprirent que la longue hésitation de la Porte était finie, qu’elle
allait obéir aux Russes, enfermer les captifs dans un fort de Bosnie et
les leur garder là.

Il faut donc se hâter, trouver dès demain, s’il se peut, un moyen
d’évasion. Ils conviennent que le lendemain, en passant devant Orsova,
ville valaque de l’empire d’Autriche, au moment où les barques
approchent du rivage, ils sauteront à terre, invoqueront le secours de
la population valaque. Mme Rosetti les devance à Orsova, et elle
apprend que la tentative échouerait. Le gouverneur autrichien de la
ville est dévoué aux Russes; loin de favoriser l’évasion, il y mettrait
obstacle; ressaisis, leur captivité n’en serait que plus dure et plus
difficile à briser.

Comment les avertir? Mme Rosetti y parvint.

Avec une présence d’esprit admirable, quand elle les vit tous sur les
ponts de leurs barques, déjà prêts à sauter, elle tend sa petite
_Liberté_ à son père et leur dit: «Ne la prenez pas avant que je ne
vous la donne.» Ils comprirent et ne descendirent pas.

Ce n’était pas dans une ville comme Orsova, et sous l’œil des
autorités, qu’une tentative pouvait réussir. Il fallait plutôt un
village, une population simple et bonne de paysans valaques qu’on pût
intéresser au sort de leurs compatriotes, animer, ameuter contre les
Turcs. Mme Rosetti eut ce bonheur d’obtenir qu’ils feraient le voyage
sur bateaux autrichiens, et seraient ainsi remorqués le long de la rive
autrichienne, dont presque tous les villages sont valaques. Elle
suivait par terre dans les rudes chariots du pays, qui ne sont autre
chose que de simples troncs d’arbres, mal agencés ensemble. Souvent
elle descendait, suivait à pied les bords très hauts et escarpés,
portant Liby, faisant des signes aux prisonniers et leur jetant des
fleurs. Ils la voyaient d’en bas, leur chère libératrice, marcher vive
et gracieuse, dans son costume de jeune femme valaque; un simple fichu
sur la tête retenait ses cheveux. Belle, brunie au soleil, sous cet
habit de paysanne, sans autre éclat que celui de ses yeux étincelants
d’esprit de bonté, et elle leur fit souvent l’effet d’un ange de Dieu,
et ils n’étaient pas loin de lui faire des prières.

Je m’aperçois ici que je n’ai rien dit de la figure de Mme Rosetti,
de sa race, de sa naissance. Parfaitement Valaque de cœur, de volonté,
de langue, fille d’un capitaine écossais, mais Française du côté
maternel, elle est née à Guernesey. Nous la revendiquons comme
Française et peut-être Bretonne d’origine. Elle a été élevée en France,
plusieurs années en Provence, et vous la croiriez Provençale. Elle a
épousé en 1847 Rosetti, le charmant poète, dont les chansons sont
nationales dans la Roumanie.

Elle est petite et brune. Nez fin, mais point du tout classique; beaux
cheveux bruns; beaux yeux veloutés et brillants. Dans les yeux, dans la
bouche (qui est toute nature, tout éloquence et tout amour), une
conciliation infinie, quelque chose à la fois d’attrayant et de ferme,
beaucoup d’adresse et de prudence.

Ce caractère si fort, avec ce courage de lionne, semble faible en un
point. Soit système, soit excès d’amour, elle dépend de tous les
caprices de ses enfants, les endure et leur obéit jusqu’à extinction de
ses forces.

Très ferme en tout le reste. Le plus rare des courages, elle l’a eu,
elle l’a. Personne ne porte avec plus de grâce la pauvreté
démocratique. Personne ne sait mieux l’adoucir pour les siens.
Admirable au jour du danger, elle ne l’est pas moins dans les longues
épreuves de l’exil, dans ses tristesses et ses privations. Mais près
d’elle, qui les sentirait? Admirable mystère de la solidarité moderne!
c’est près d’une étrangère, d’une fille adoptive de la Roumanie, que
l’exilé roumain sent le mieux la patrie présente, son vivant génie, son
foyer.

Revenons.

L’obstacle pour communiquer, c’était la quarantaine, sévère en ce pays.
Tout ce qui a touché la rive turque est repoussé de l’autre rive. Un
agent la suivait exprès pour empêcher la communication. A une halte,
séparée par une grille du pont qui menait aux bateaux, arrêtée par un
officier autrichien qui gardait le pont, elle lui tend Liby:—«Quoi!
monsieur, songez donc que cette enfant veut embrasser son père! Il y a
si longtemps qu’elle ne l’a vu!» L’officier détourna la tête et ne
résista plus:—«Madame, faites du moins que je ne vous voie pas.»

Elle gagnait ainsi tout le monde. Les règlements fléchissaient ainsi
devant elle. Le lendemain, à midi, elle obtint qu’ils déjeuneraient
ensemble. Un cavalier cependant arrivait en grande hâte, un officier
turc envoyé par le gouverneur de la dernière forteresse où ils étaient
entrés. Ordre de rebrousser chemin, de revenir au fort.

Tout le village était là cependant, qui regardait les prisonniers, un
village de paysans valaques, que Mme Rosetti avait mis déjà dans les
intérêts de leurs infortunés compatriotes.—Ceux-ci, encouragés par la
sympathie visible des paysans, déclarent qu’ils ne retourneront
pas.—L’officier turc, en comptant ses soldats, sent bien qu’il ne peut
entreprendre de lutter contre tout un village; il va chercher de
nouveaux ordres.—Les prisonniers, sans perdre de temps, jettent leurs
habits sur leurs bras, et se mettent à marcher, du pas dont vont des
hommes qui courent après leur liberté. Les Turcs, ne pouvant mieux,
s’efforcent de les suivre. Ce n’était pas sans peine: ils allaient à
pied aussi vite que Mme Rosetti en voiture. Elle avait pris du vin en
route, et leur en donnait à chaque halte. Les Turcs aussi, quoique
inquiets d’un voyage qui semblait une fuite, se consolaient en buvant
tout le long de la route; ils étaient, après tout, sur la rive
chrétienne et se sentaient plus libres des prescriptions de Mahomet.

Le soir, on arriva ainsi à Sfenitza. Mme Rosetti, qui était en avant,
avait fait préparer un grand repas, force vin et café, liqueurs. Les
Turcs, déjà troublés par ce qu’ils ont bu tout le jour, viennent
enterrer là tout ce qui leur reste de raison. Ils fument, ils tombent
de sommeil. L’un d’eux, n’y pouvant résister, eut soin de dire aux
prisonniers: «Songez bien à ne pas partir sans m’avoir éveillé.»

Dans cette quiétude profonde, les Turcs sont troublés tout à coup.
Entrent le maire et le curé, une foule d’habitants du village qu’amène
Mme Rosetti.—«Où sont vos passeports? leur dit le maire. En
avez-vous? Comment osez-vous bien venir en armes sur les terres de Sa
Majesté l’empereur?» Les pauvres Turcs ne savent que répondre. Les
rôles sont changés: ce sont eux qui sont prisonniers. Ils négocient
pour qu’on les laisse libres.



  VII

  LA FUITE A TRAVERS TROIS PEUPLES EN ARMES
  ARRIVÉE A VIENNE


Il était minuit, et cinq chariots attendaient à la porte. Mme
Rosetti, son ami, le Hongrois, assistaient à l’explication. Mais déjà
les prisonniers, montés en chariots, couraient joyeusement la campagne.
Elle couvrit ainsi la retraite, et ne tarda pas à les rejoindre.

Vingt heures de suite, pour leur premier trajet, ils roulèrent dans ces
rudes chariots de troncs d’arbres. Bien souvent il fallait descendre.
La route suit le bord du Danube; elle surplombe à chaque instant
l’abîme, rien de plus dangereux. La pauvre femme allait toujours,
chargée de son enfant; elle ne connaissait, ne voulait que les bras de
sa mère. Les forces lui manquaient. Son mari ne pouvait l’aider qu’en
la soutenant quelque peu par derrière, et lui soulevant les bras.

Au village où ils descendirent, une seule cabane restait, une misérable
hutte, seul débris qu’avait épargné la lutte des Hongrois et des
Serbes. C’était la partie la plus dangereuse du voyage qui leur restait
à faire. La guerre la plus sauvage, une guerre implacable de races,
désolait ces contrées. Chaque parti, acharné, allait à la chasse de
l’autre. On tuait sans pitié tous ceux qui ne pouvaient prouver
sur-le-champ qu’ils étaient du même parti. Nos fugitifs avaient tout à
craindre; ni les Slaves ni les Hongrois n’étaient pour eux; les
Valaques mêmes, parfois, se montrèrent ennemis, les croyant des
boyards, des grands seigneurs qui fuyaient Bucharest; ils se figuraient
voir en eux les tyrans chassés de la Valachie.

Guerre affreuse! guerre déplorable! fruit horrible de l’aveuglement,
des mensonges perfides qu’avaient semés les Russes!... Leurs intérêts,
à tous ces peuples, étaient généralement les mêmes, et ils se croyaient
ennemis!... Les Hongrois, mêmes, s’ils perdaient une partie de leur
domination, gagnaient, ce qui vaut bien plus, la consolidation
définitive des libertés hongroises et l’abaissement de l’Autriche.

Dans les trois camps, hongrois, slave et valaque, nous avions des
amis... J’y songe avec horreur! Tels qui étaient les miens, mes élèves
et presque mes fils, pouvaient, dans ces rencontres aveugles, en tuer
d’autres non moins amis pour moi. Aux camps hongrois, aux camps
valaques ou slaves, les écoles de Paris étaient représentées! De
quelque côté qu’on tuât, Paris devait pleurer, et le deuil était pour
la France.

Tout le long de la route passaient des gens armés. La nuit, d’horribles
cris en toutes langues. Des morts dans les fossés. Des villages déserts
et des maisons à demi brûlées. De moment en moment, des objets de
pillage, non enlevés, mais sabrés en menus morceaux, et comme
déchiquetés avec fureur, de sorte que personne ne pût en profiter.

Dans le Banat, de temps à autre, des piquets de cavalerie arrêtaient la
petite caravane. Elle fut ainsi, une fois, arrêtée et menée dans un
camp serbe, au moment même où l’on voyait en face, sur de hautes
collines, un fort parti de cavaliers hongrois qui semblaient tout près
de descendre. Le combat ne pouvait tarder.

«Qu’on me mène, dit-elle, devant le général.—Madame, il dîne.»—A
force d’instances, elle est introduite dans la tente, seule devant tous
ces officiers.—«Général, nous ne pouvons rester ici, au moment où l’on
va se battre.»

Le général fait introduire son mari, ses amis, les reçoit poliment,
leur offre le café. L’un d’eux, oubliant le danger, entamait avec le
chef serbe une conversation politique. Mme Rosetti, inquiète des
lenteurs, peut-être calculées, de ce chef, se saisit des passeports
qu’elle aperçoit sur une table, prend la plume, la lui met en main:
«Signez, général», lui dit-elle. Il signe. Elle les distribue.

Au dernier, qui était celui de Mme Rosetti, et qui portait aussi son
nom de famille (Grant): «Une Anglaise!» s’écrie-t-il. Il ne pouvait le
croire. Et, en effet, elle est bien peu Anglaise. Tout en elle
semblerait plutôt d’une femme du Midi.

Ils purent donc continuer leur voyage; ils allaient, à travers la
guerre, à travers mille dangers. Les insurgés pouvaient les égorger. Le
gouvernement autrichien pouvait les arrêter. N’était-il pas averti par
les Turcs ou les Russes de leur évasion? A Panchova, près de Semlin,
Mme Rosetti se hasarda d’aller à cette ville et d’y prendre des
informations. Là, le consul anglais et d’autres personnes obligeantes
lui dirent qu’ils avaient tout à craindre, que le consul russe ne
manquerait pas de les faire arrêter. Sans retard ils se séparèrent;
leur grand nombre les trahissait. La plupart, ils prirent place sur le
bateau à vapeur qui remonte la Save. Toutes sortes de gens étaient sur
ce bateau, de races, de langues, de partis, tous armés jusqu’aux dents,
disputant sans pouvoir s’entendre sur les affaires du temps. A chaque
instant, on tirait les poignards; d’autres, par jeu, tiraient des coups
de pistolet.

Le plus singulier du voyage, c’est que sur le chemin les proscrits,
tout à leurs idées, n’étaient pas tellement occupés du danger qu’ils ne
fissent de la propagande. Au camp serbe dont on a parlé, ils
expliquaient au chef combien les Serbes, les Slaves en général, avaient
travaillé contre eux-mêmes, en relevant l’empire d’Autriche, combien
ils s’étaient placés dans une fausse position. Ce dernier mot fut senti
à merveille, répété plusieurs fois. «Fausse, très fausse, en effet»,
disaient-ils. Du reste, ces idées étaient déjà au cœur des Serbes. Et
la première chose qui frappa les Valaques, en entrant dans les murs
désirés d’Agram, où ils croyaient trouver enfin quelque sécurité, ce
fut l’arrestation de plusieurs officiers croates ou serbes que les
Autrichiens faisaient au moment même. Ceux-ci en étaient déjà à mettre
aux fers leurs défenseurs.

Plus lugubre encore fut leur entrée à Vienne. C’était le lendemain du
bombardement. L’Autriche, victorieuse par la discorde insensée des
trois peuples, venait, sur ces débris, ces ruines inégales et
branlantes, de rétablir pour quelque temps le trône de sa caducité.



  VIII

  CE QU’EST DEVENUE LA ROUMANIE.—INVASIONS PÉRIODIQUES DE LA RUSSIE


Nos fugitifs sont du moins en sûreté. Ils traversent l’Allemagne émue,
frémissante, en deuil. Ils commencent à respirer. Non, disons plutôt à
gémir. L’exil s’ouvre amer, infini, avec ses perspectives obscures,
comme ces longues nuits d’hiver qui enveloppent le jour et n’ont pas de
matin. C’était en effet l’entrée de l’hiver (novembre 1848).

«Voici la France pourtant, voici la flèche de Strasbourg. Voici encore
le drapeau qui fut l’espoir des nations. Hélas! pourquoi est-il si
pâle? Hier, teint du sang de la vigne, du brillant azur du ciel, on le
voyait de six cents lieues. Aujourd’hui il a les teintes maladives de
l’automne. L’orage a lavé ses couleurs? Ou bien, France, seraient-ce
tes larmes sur le monde qui a cru en toi?»

Telles les pensées des exilés.

Plus exilé peut-être encore celui qui reste fixé au sol de son pays.

L’Occident, dans son égoïsme, a ignoré les calamités qui enveloppaient
l’Orient. Les _sauterelles_ dévorantes s’étaient abattues sur les
champs de la Moldavie, de la Valachie. C’est de ce nom que les Roumains
désignent les armées russes; armées affamées, mendiantes; où elles
passent, rien ne reste. La spéculation cruelle des chefs sur la
nourriture des soldats suffirait pour faire de ceux-ci d’épouvantables
pillards, insatiables et voleurs même après qu’ils sont repus. Une
armée de cent mille hommes vole au moins pour trois cent mille. Des
corps semblent organisés spécialement pour le vol: le Cosaque, jadis
brigand héroïque, brigand poète aux champs de l’Ukraine, est devenu
sous les Russes un avide soldat de police, de douanes, contrebandier
lui-même, brocanteur, marchand de dépouilles. Sur son laid petit
cheval, d’intelligence avec lui, ses longues jambes pendantes jusqu’à
terre, vous le rencontrez partout, son ballot en croupe, piquant de la
lance la vache du pauvre paysan. A qui se plaindre? A qui pleurer?
L’officier est philanthrope; il lit Lamartine ou Byron; mais que
voulez-vous, mon pauvre homme? sachez que telle est justement
l’institution de l’armée russe. Comment empêcherions-nous le Cosaque
d’être Cosaque, le vautour d’être vautour?

Telle est l’œuvre de l’Angleterre, telle est sa protection. C’est elle
qui, décourageant le mouvement national de la Roumanie, la reliant à la
Turquie incapable de la couvrir, l’ouvre en réalité aux Russes. C’est
elle qui, par les lueurs fausses d’un patronage impuissant, tient ces
contrées infortunées sous la fatalité d’un renouvellement éternel des
captivités barbares.

Ce que les Tartares faisaient par l’instinct de la barbarie, la Russie
le fait par un machiavélisme calculé. Tous les vingt ans, elle inonde
le pays et le pousse au désespoir; elle veut lui rendre désirable le
suicide de sa nationalité. Ses agents ont beau jeu pour dire:
«Réfugions-nous au grand empire; devenons une province russe.»

Bonne occasion d’ailleurs de refaire l’armée et de la nourrir. Ses
squelettes déguenillés viennent dans cette terre promise mettre de la
chair sur leurs os.

Le pays serait trop riche, malgré la dureté excessive et l’énormité des
tributs. Le paysan, de ses jeûnes, de ses souffrances volontaires, des
privations de sa famille, améliore la terre à la longue, élève quelques
bestiaux. On se hâte d’y mettre ordre. Dès que le pays refleurit un
peu, descendent les affamés du Nord.

Ceux-ci procèdent à la spoliation totale, au complet déménagement.
Alors la cabane se vide de tout ce qui peut s’emporter; alors l’étable
est démeublée; alors tout grain disparaît, même celui des semences. Et
le désespoir devient tel qu’en 1832, sans l’action du gouvernement et
les injonctions les plus fortes, la population (diminuée d’un quart en
trois ans!) ne voulait plus labourer. Le pays eût été rendu à l’état de
steppes tartares et cosaques; il allait redevenir une grande prairie
déserte.

Le pillard s’éloigne alors à regret, mais calcule qu’on va remettre le
rustre au travail et lui préparer, pour un temps prochain, une
fructueuse invasion.

Le fisc le veut, et le boyard le veut, le bâton est levé; il retombe
donc au travail, le malheureux, ruiné, le dos mal cicatrisé des coups
qu’il a reçus des Russes, trop souvent gardant, en sa famille outragée,
une blessure moins guérissable! les voilà tous au sillon. La femme
noyée de larmes, malade, et qui sait? enceinte, remplace le bœuf de
labour, tire avec l’homme à la charrue; le soir, couchés sur la terre
froide, dans la hutte dépouillée, et soupant d’écorces d’arbres.

Que raconté-je? Le passé? Non, le présent même de juillet 1853. Cette
grande _exécution_ de la Roumanie, périodiquement saccagée, recommence
en ce moment.

Populations charitables qui venez de verser sur le sort des nègres tant
de larmes d’attendrissement, âmes sensibles, lectrices émues du bon
_Oncle Tom_, n’avez-vous donc gardé aucune larme pour les blancs?
Savez-vous bien qu’en Russie, en Roumanie, en général dans l’orient de
l’Europe, il y a soixante millions d’hommes plus malheureux que les
noirs?

Ce qui est sûr, c’est que ces blancs, infiniment plus développés,
sentent d’autant mieux leur misère. La pièce la plus originale, la plus
forte, la plus curieuse que la mémorable année 1848 ait donnée au
monde, c’est l’enquête débattue entre les propriétaires valaques et les
paysans. Aucun acte plus solennel, aucun qui ait pénétré plus avant
dans les questions suprêmes auxquelles la société est suspendue. Ces
paysans du Danube se montrèrent bien autrement forts de raison,
d’éloquence même, que celui de la poésie. J’ose dire qu’en nul pays
peut-être on n’eût trouvé à ce degré, chez les habitants des campagnes,
cette noble sève primitive, cette vigueur de bon sens antique et en
même temps la logique droite, perçante et sans réplique, que les
modernes se figurent leur appartenir en propre.

Mais ce qui est au-dessus, ce qui tirera des larmes à tous ceux qui ont
un cœur, c’est la modération et la douceur de ces infortunés Valaques.
Ils ne demandèrent que la moitié de ce qui, en 1790, avait été accordé
au paysan de Moldavie, pays où la terre a infiniment plus de valeur.

UN BOYARD.—Cette terre, avec quoi la payeras-tu?

LE PAYSAN.—Voyez-vous cette main noire et dure? Eh bien, c’est elle
qui fait la richesse... L’argent ne vient pas du ciel.

AUTRE PAYSAN.—De l’argent? oh! il n’en manque pas; il y en a pour vous
en donner. L’État paye, le trésor paye. Qu’est-ce que le trésor? c’est
nous puisque nous le remplissons.

«Si le trésor ne peut payer, dit un autre, nous travaillerons. A tant
de travaux perdus nous ajouterons encore. De nos bras, comme d’une
source, jailliront l’or et l’argent. Nous vous payerons votre sol; nous
vendrions, s’il le fallait, jusqu’aux cendres sacrées du foyer.»

Ils disaient encore aux boyards: «Ne croyez pas qu’avec nous l’État
manque jamais de forces: nous sommes là pour lui en donner; nous ne le
laisserions pas rougir devant les nations étrangères!»

Nobles et grandes paroles! et qui semblent bien modérées, quand on
songe qu’à ce moment, maîtres de tout en réalité, ils demandaient à
peine la concession élémentaire de l’Assemblée constituante de 89 en sa
fameuse nuit du 4 août.


Que ferons-nous pour ces hommes, si dignes de notre intérêt? Que fera
l’Occident?

Rien.

Ce que veulent les gouvernements, je l’ignore; quant aux peuples, je le
sais.

Ce qu’ils veulent, c’est le confortable, le confortable: idée variable,
indéfiniment élastique, qu’on va étendant toujours, et dont la
poursuite remplit une vie soucieuse.

Ne leur demandez rien de plus, leur égoïsme sensible permet aux
malheurs lointains d’arriver à leur oreille, de se faire écouter; c’est
tout, ils s’en tirent avec quelques larmes. Et cet exercice modéré de
la sensibilité est une jouissance encore: «Ils jouissent de leurs
larmes», mot juste et fin du bon Homère.

«Si vous n’espérez rien de plus, pourquoi donc écrivez-vous?»

Pour moi, pour mon propre cœur.

Pour expiation de ce que dut faire la France de 1848, et de ce qu’elle
n’a pas fait.

J’écris pour ceux qui errent, qui souffrent et attendent, pour ces
ombres que je vois là-bas dans la mélancolie de Paris et dans les
brouillards de Londres. Je leur envoie ce message vivifiant de la
patrie.

Dans les lettres d’un des illustres exilés roumains d’Angleterre
(lettres fortes, touchantes, religieuses, dignes de l’immortalité),
j’ai lu qu’au temps des Soliman, une fille de la Valachie, enlevée,
vendue au sérail, devint maîtresse de son maître, sultane; elle n’en
était pas moins souffrante, malade, et se mourait d’ennui. Les médecins
avaient beau chercher; nul remède à ce mal profond. La seule chose qui
parfois relevât la fleur languissante, c’était l’eau de son ruisseau
natal. Le sultan, par ses messagers, faisait venir l’eau précieuse.
L’exilée y buvait la vie, la patrie, la force d’espérer.



  APPENDICE

  -------


  I

  LANGUE ET LITTÉRATURE


La langue moldo-valaque est une langue toute latine, qui mérite, autant
et plus que notre roman du Moyen-âge, le nom que portait celui-ci:
_lingua romana rustica_.

C’est très probablement, avec peu de changements, un de ces anciens
dialectes italiens des campagnes qu’on parlait sous l’Empire, et dont
on a retrouvé quelques mots dans les inscriptions de l’Italie. Les
colons de Trajan, établis en Dacie, ont emprunté très peu aux langues
barbares qui les environnaient. Ils ont gardé leur charmante langue
virgilienne avec d’autant plus de fidélité, qu’elle répondait
parfaitement à leurs habitudes agricoles et pastorales.

Si le grand poète paysan du temps d’Auguste, l’homme timide, candide et
rougissant, la _vierge aux longs cheveux_, si Virgile eût été maître de
son sort et de sa langue, je crois qu’il n’aurait pas écrit dans la
langue souveraine de Rome le chant où il a mis son cœur, les _Animaux
malades_, du troisième livre des _Géorgiques_, il l’eût écrit dans la
langue vaincue, celle des pauvres dépossédés par les proscriptions,
celle des exilés, dans l’un des humbles dialectes qu’on parlait à
Mantoue, aux Alpes, et plus tard au delà des Alpes, dans les lointaines
colonies de Dacie.

Et pourquoi eût-il préféré ces langues de campagne? parce qu’elles ne
sont pas entendues de l’homme seul, mais de toute la nature. Les
_Animaux malades_ auraient entendu le chant de Virgile et senti sa
tendresse, dans le valaque ou l’italien.

Je veux dire l’italien comme il dut être alors. Car cette langue s’est
_urbanisée_; elle est devenue langue de cité et de places publiques.
L’italien de Dacie, l’italien exilé, est resté, lui, une langue des
champs, pour ainsi dire, commune au pasteur et à son troupeau. Le
Valaque, courbé de fatigue, le cœur plein de chagrins, les confie du
matin au soir à ses camarades de labour, à ses grands bœufs
mélancoliques, et il en est parfaitement compris. Que dis-je? la plus
sauvage, la plus indocile créature, le buffle, l’œil perdu dans les
poils, n’en est pas moins sensible, quand l’homme aux tresses noires
l’admoneste, le nomme de son nom, fait appel à son émulation, à ses
sentiments d’honneur et d’amitié.

Ce peuple, si cruellement traité par l’homme, a réfugié son cœur dans
la nature. Il l’aime toute, et sans choisir. Tout ce qui vit autour de
lui, lui est cher et sacré. Et ce n’est pas seulement l’hirondelle du
toit, la cigogne fidèle; le serpent même est bien reçu; il devient
aisément un hôte de la maison; on ne lui refuse pas le lait des vaches;
il partage avec les enfants. En revanche, il les aime, il aime ses
hôtes, les flatte, les remercie à sa manière.

Un de nos amis, s’arrêtant chez une paysanne de Transylvanie, la trouva
toute en larmes. Elle venait de perdre son fils, âgé de trois ans.
«Nous avions remarqué, dit-elle, que tous les jours l’enfant prenait le
pain de son déjeuner et s’absentait une bonne heure. Un jour, je le
suivis et je vis, dans un buisson, à côté de l’enfant, un grand serpent
qui prenait sur ses genoux le pain qu’il avait apporté. Le lendemain,
j’y conduis mon mari, qui, s’effrayant de voir ce serpent étranger, non
domestique et malfaisant peut-être, le tue d’un coup de hache. L’enfant
arrive, et voit son ami mort. Désespéré, il retourne au logis en
pleurant, criant: _Pouiu!_ (c’est un mot de tendresse qu’on donne à
tout ce qu’on aime, mot à mot, cher petit oiseau). _Pouiu!_ répétait-il
sans cesse. Et rien ne put le consoler. Après cinq jours de larmes, il
est mort en criant: _Pouiu!_»

Cette sensibilité facile, étendue à toute la nature, avec laquelle naît
le Valaque, a donné à sa langue un charme tout particulier. Je ne crois
pas qu’elle ait la splendeur et le retentissant de l’italienne. C’est
bien sa sœur, mais une sœur attendrie par le malheur et la souffrance.
Tout comme elle, peut-être encore plus, elle a une foule de jolis
diminutifs, affectueux et caressants, amoureux, enfantins. Mais ce
qu’elle a de plus, ce semble, c’est qu’une larme lui tremble dans la
voix, et sa parole est un soupir.

La fleur charmante que nous nommons très prosaïquement le muguet, c’est
_lacrimiore_ en valaque, nom touchant et délicieux.

                  *       *       *       *       *

Dès l’ouverture du livre d’Alexandri, on est pris à la tête, au cœur,
d’un étrange parfum, tout plein d’ivresse et de vertige.

On ne sait pourquoi, mais on pleure.

Mélancolie très douce, pourtant mélancolie légère... Le nuage n’est pas
si épais, qu’un peu d’azur ne soit là-bas.

Voici un chant délicieux de Rosetti, universellement chanté dans les
villes, qui a aussi ce caractère. Je le tire de la _Transylvanie_ de De
Gerando, où l’on trouvera aussi les vrais Valaques dans d’excellentes
gravures.

         Tu me disais un jour que jusqu’à la mort
         Tu me conserverais tout ton amour...
         Mais tu m’as oublié, tu as tout oublié.
         Ainsi va le monde, ce n’est pas ta faute.

         _Tu mi diceai odate: Ah! al meu inubite,
         Partea mea din ceriuri tie o voiu da._
         Tu me disais un jour: «O mon bien-aimé!
         Je veux te donner ma part de ciel.»
         _Toate sont uitate_,
         Tout est oublié.

         _Toate sont perdute_,
         Tout est perdu.
         _Asfel este veacul, nu e vina ta._
         Ainsi va le siècle, ce n’est pas ta faute.
         _Scii quand versai lacremi_[13]...

         Tu sais quelles larmes tu versais, quand, à mes yeux,
         Tu disais: «O mon chéri! je ne t’oublierai pas.»
         Tu m’as oublié, je suis mort pour toi.
         Le temps brise tout, ce n’est pas ta faute.

         _Te stringeam in brate_[14]...
         Je te serrais dans mes bras, et ta lèvre
         Versait sur ma bouche une rosée céleste.
         Mais bientôt elle a laissé échapper un venin...
         _Asfel ti este secsul..._
         Ainsi est fait ton sexe, ce n’est pas ta faute.

         _Cinste si virtute amor si credinza,
         Eri am giurai mie..._
         Honneur, vertu, amour et foi,
         Tu me jurais hier...: aujourd’hui au premier venu.
         Tu ne sais pas aimer, tu ne connais pas le repentir.
         Ainsi est fait ton sexe, ce n’est pas ta faute.

         L’or, la vanité, ont banni l’amour de ton cœur.
         _Si ti vedui credinza che in aer sburra._
         Et j’ai vu ta foi s’envoler.
         Ta blessure est guérie, tes désirs sont éteints.
         Ainsi est fait ton sexe, ce n’est pas ta faute.

         Pourtant, malgré ton infidélité,
         _Inima mea_
         Mon âme (mon cœur).
         Battra chaque fois que je te verrai.
         Tu es pour moi un ange, un être divin.
         Ainsi est l’Amour, ce n’est pas ma faute.

Je ne crois pas qu’il y ait sur terre une langue plus propre à l’amour
que cette langue rustique,—langue de forêts et de déserts, d’amour et
d’amitié au fond des solitudes,—la langue qu’aux clairières des
Karpathes une mère seule avec la biche, comme Geneviève de Brabant,
parlerait à son nourrisson, au faon, son frère de lait.

Quand je me suis enquis de cette littérature, et que j’ai regardé
quelle part y avait l’amour, j’ai vu que cette part n’était rien moins
que le tout.

Et cela se comprend, la Roumanie, toute italienne, si loin de son
berceau, isolée et murée entre je ne sais combien de grands États
barbares, est entrée le moins qu’elle a pu en communication avec cette
effroyable Babel; elle n’a parlé qu’à elle-même, à son cœur et de son
cœur même.

Cette pauvre petite Italie solitaire, qui avait joué encore un grand
rôle aux quinzième et seizième siècles, en battant vaillamment les
Turcs, depuis, écrasée de toutes parts, semble alors ne vouloir plus
rien voir, ni rien savoir, oublier tout, se cacher tout en soi. Le
malheur de chaque jour étouffe tout sentiment public. En revanche, les
sentiments privés, l’amour, l’amour de la famille, emplissent l’âme, la
charment, la consolent. Elle n’a plus rien à dire au monde; elle ne
parle qu’à l’objet aimé.

L’amour a été la profonde liberté de ce peuple. Il l’a conservé jeune à
travers tant d’événements. Amour, nature, c’est tout. Rien de plus
attendrissant. La vieille Europe savante n’a aucune défense contre le
charme inattendu de cette jeune fleur, qui vient lui dire: «Oh! que tu
as souffert! Oh! que tu es vieillie!... Moi, qui souffris bien plus,
j’ai plié, j’ai cédé; et me voilà sans ride...»

Ce qui touche infiniment dans l’homme adolescent où la nature est tout
encore, c’est le premier rayon, l’aube de la conscience lorsqu’elle
vient à poindre. De même en cette jeune âme du peuple, rien ne m’a plus
intéressé que les traditions, les chants où cet enfant qui semble ne
savoir qu’aimer, cueillir les fleurs, soupirer et gémir, du fond des
soupirs enfantins, tout à coup se réveille, parle une parole d’homme,
et laisse échapper les oracles de la destinée.

Au premier rang de ces rares et attendrissantes révélations de
lui-même, qui ont apparu à ce peuple (plus à son cœur qu’à son esprit),
mettons le chant de Mariora Floriora, qui termine les _Doinas_ de M.
Alexandri, chant moderne de forme, mais fondé sur une tradition antique.

«Dites-nous-le, ce chant...» Je m’en garderai bien. Achetez les
_Doinas_. Lisez-les dans la charmante traduction de Voïnesco. Au
dernier chant, l’âme fond tout entière; langueur et pourtant vivacité,
inexprimable morbidesse!... Ce chant se meurt d’amour... Et sous cette
forme, vraie, sincère, de tendresse et de passion, un grand mystère
national est transparent, une pensée profonde... Le mot de la sibylle
sur ce peuple, d’une sibylle enfantine, amoureuse.

Il m’échappa, ce cri, ce vers du grand Rückert: «Bouche d’enfant!
bouche d’enfant!... et plus sage que Salomon!...» (_O Kindermund!
Kindermund!..._)

Tout le chant pourrait se traduire par ce mot: _Elle mourut, de quoi?
d’avoir aimé l’étranger_.

Oui, cette sensibilité facile d’un peuple qui si longtemps a subi,
enduré ses tyrans, c’est le mystère même de sa longue mort.

Tout cela caché, perdu, enfoui sous une immense ondée des plus
charmantes fleurs, d’une forme si amoureuse et si naïve qu’on est tenté
de croire que le grand poète n’a pas su un moment ce qu’il disait
lui-même.

Comment vous dire ce qu’est cette Mariora Floriora? C’est la fée des
montagnes moldaves, le doux génie de la contrée. Les fleurs, ses sœurs,
les rivières, les montagnes, lui font une cour assidue, et travaillent
toutes à la parer... Et cependant son petit cœur lui dit qu’il lui
manque quelque chose encore.

Un beau cavalier descend des montagnes; son coursier sauvage porte au
front une étoile d’argent. Le cavalier la prie d’amour, et le jeune
cœur bat bien fort. Mais une rivale surgit, une souriante jeune fille,
avec une belle chemise brodée aux épaules et des papillons d’or aux
cheveux. Son sein est un jardin de fleurs, et parmi, se trouvent de
petits bouquets de cerises et de fraises parfumées. Elle offre
innocemment ces fruits... Et c’est la défaite de la Floriora, elle
succombe à la jalousie. Elle arrête la main du cavalier qui allait
prendre les fruits, et elle lui donne à la place «son propre jardin».

Ils sont heureux, ils disparaissent. La nuit complaisante survient. Les
étoiles malicieuses cherchent en vain Floriora.

Au jour, elle fait venir un char, un coursier rapide, «si rapide que
son ombre ne peut le suivre.» Assise avec son amant, elle glisse,
brillante et triomphante, sur les longues plaines qui suivent les
Karpathes.

«Mais quand les montagnes la virent assise à côté de l’étranger, elles
desséchèrent les feuilles de leurs forêts, troublèrent le cristal de
leurs sources, étouffèrent la voix de leurs oiseaux.

«Et lorsque les fleurs aperçurent leur jeune reine à côté de
l’étranger, elles penchèrent tristement leurs fronts, elles se
couvrirent de larmes, elles tremblèrent, comme avant l’orage, et
dépérirent en un clin d’œil.». . . . . . . . . . . .

Dès lors Floriora devient languissante elle-même. Elle pleure. Elle
écoute en vain son amant chanter ses doinas. Rien ne peut rassurer son
cœur... Bientôt apparaît au ciel un noir orage: «Le voilà!
s’écrie-t-elle, le voilà! le génie de mort qui va m’enlever... Dieu
l’envoie... Depuis que je t’aime, les montagnes ont pleuré; les fleurs
des plaines sont allées au ciel se plaindre de mon abandon.»

-----

Note 13:

  Ces mots sont littéralement italiens: _sai quando versavi lagrime_.

Note 14:

  En italien: _ti sringeva in braccia_... ou plus correctement _fra le
  braccia_.



  II

  LE BORDER ET LE COMBAT DES RACES


Le grand combat des races et des langues est à la frontière
transylvaine et moldo-valaque. C’est à cette contrée que nous pouvons
rapporter, sans nul doute, les deux chants populaires qui suivent.

Le premier, et probablement le moins ancien, est une bravade, un de ces
défis de bravoure comme on en trouve en toute lutte analogue,
spécialement dans les ballades du _Border_ anglo-écossais. Mais
indépendamment de la lutte de races, il y a celle de l’autorité et du
bandit. Le Hongrois Janoch, ancien brigand, avec sa table de pierre à
lettres d’or, a bien l’air d’être l’homme de l’autorité, un magistrat
militaire qui s’est mis en campagne contre le bandit moldave. Ce qui
peint tout à fait la nation, c’est que celui-ci ne bat les Hongrois
qu’après leur avoir joué un petit air de flûte. On croirait lire le
Persan Kourouglou, si bien traduit par Mme Sand.

Quant à la _Petite Brebis_, c’est un chant du caractère le plus
antique, une chose sainte et touchante à fendre le cœur. Rien de plus
naïf et rien de plus grand. C’est là qu’on sent bien profondément ce
dont nous parlions tout à l’heure, cette aimable fraternité de l’homme
avec toute la création.

Il y a aussi, il faut le dire, et c’est malheureusement le trait
national, une résignation trop facile. L’homme ne se dispute pas à la
mort; il ne lui fait pas mauvaise mine; il accueille, il épouse
aisément «cette reine, la fiancée du monde», et consomme, sans
murmurer, le mariage. Hier sorti de la nature, il semble aujourd’hui
trouver doux de rentrer déjà dans son sein.

La traduction qui suit est mot à mot, et d’une extrême littéralité:

  MIHU LE JEUNE

  A la colline Barbat
  Sur un chemin raboteux
  Mihu le jouvenceau,
  Fier comme un paon,
  Un paon des bois,
  Brave brigand,
  Chemine en chantant,
  Les forêts délectant
  De sa flûte d’or
  Qui chante bellement.

  Il chemine, ce brave,
  Sur un petit murgo (cheval bai)
  A travers la nuit,
  A travers la forêt Hertzi.
  Épais est le feuillage,
  Sombre la nuit,
  Le sentier rocailleux.
  Comme il montait,
  Murgo marchait,
  La pierre étincelait,
  La nuit brillait,
  Brillait comme le jour.
  Mihu marchant, marchant toujours.

  Sa trace disparaît
  Sur feuilles tombées
  Aux sentiers perdus,
  Mon brave à moi,
  Les feuilles battant,
  Les vieilles forêts éveillant,
  A Murgo parlant:
  «Ii! Murgo, ii!
  Marche tout droit.
  Pourquoi quitter le sentier?
  Est-ce le frein qui te gêne,
  La selle qui te serre,
  Que tu portes si lourdement
  Mon corps si léger?

  —Le frein ne me gêne,
  La selle ne me serre.
  Mais ce qui me gêne,
  Mais ce qui me serre,
  C’est qu’il y a tout près
  Quarante et cinq, cinquante moins cinq,
  Valeureux brigands,
  Braves Levantins
  Qui ont quitté leurs parents
  Dès l’âge le plus tendre.
  Ils banquettent là-haut
  Au sommet du rocher
  Sous d’épais sapins,
  De petits noisetiers.
  A une table de pierre
  Fendue en quatre,
  Liée par des fils de fer,
  Avec des lettres sculptées,
  Des lettres de livre
  Et toutes dorées.

  A table est assis,
  Prêt à faire de toi sa proie,
  Janoch le Hongrois,
  Ancien brigand,
  A la barbe hérissée,
  Longue jusqu’à sa taille
  Couverte de sa ceinture.
  Et, grand Dieu! il a
  Épées étincelantes,
  Carabines à balles forcées
  Et cœur d’acier.
  Et il a de plus,
  Sur le sommet du rocher,
  De braves Levantins
  Éloignés de leurs parents
  Dès l’âge le plus tendre.
  Tous braves Hongrois,
  Jeunes gens adroits,
  Jeunes gens nerveux,
  Des braves à la nuque forte,
  Des braves sans salaire,
  Avec de grands casques
  Aux longues queues
  Flottantes sur les dos!
  Ils entendront nos pas,
  Devant toi surgiront,
  Sur toi bondiront,
  Et malheur à toi!
  Malheur à moi!

  —Ii! Murgo, ii!
  Reprends ton chemin,
  Car Mihu est brave!
  Ne crains pas avec lui;
  Murgo, fie-toi
  A ces bras énormes,
  Énormes et nerveux,
  A cette large poitrine,
  Large et bien couverte,
  A cette chère dague
  A la lame acérée.»

  Murgo, comme la pensée,
  Laisse la colline
  Et reprend le chemin.

  Regarde dans la forêt, regarde
  Janoch soudainement,
  Pendant qu’il buvait
  Et se réjouissait,
  S’arrête pétrifié,
  Son front s’assombrit,
  Car, de temps en temps,
  Il entend résonnant,
  Les forêts enchantant,
  Une fière chanson...
  Chanson de brave,
  Et la voix d’une flûte,
  D’une flûte en os,
  Qui chante bellement!
  Et voilà, voilà
  Que Janoch soudain
  Tressaille et bondit,
  Et crie d’une voix grande:
  «Vous tous, mes braves,
  Arrêtez! écoutez!
  Saisissez vos armes,
  Car j’entends
  Une voix de flûte
  Contre les feuilles résonnant
  Les forêts enchantant!
  Hâtez-vous, dépêchez,
  Partez à l’instant
  Et barrez-lui le chemin
  Au pont de Hartop,
  A la vallée du peuplier,
  Au sentier étroit,
  Au chemin brisé,
  A la petite fontaine
  Qui coule doucement.
  S’il se trouve brave,
  Ne lui faites mal!
  Mais si c’est un étourdi,
  Par les femmes ensorcelé
  Donnez-lui un soufflet
  Et laissez-le aller!»

  Les Hongrois se précipitent
  Et lui barrent le chemin!
  Mais dès qu’il les aperçoit
  Mihu de leur dire:
  «Vous, bravez, écoutez!
  Celui qui vous envoie
  A perdu vos têtes.»
  Et, sans presque achever,
  Il s’élance sur eux,
  Et d’un seul mouvement
  Il les abat tous,
  Et reprend son chemin
  A travers la verte forêt.
  Quand Murgo marchait,
  La pierre étincelait,
  La nuit brillait,
  Brillait comme le jour!
  Il va droit à Janoch,
  Qui dit en le voyant:
  «Vous tous, mes braves,
  Tirez vos carabines,
  Frappez de vos lances!
  —Laissez vos carabines,
  Laissez vos lances,
  Car je suis Mihu.
  Et je veux vous chanter
  Une fière chanson,
  Chanson de brave,
  De ma flûte en os
  Qui chante bellement.»
  Et les Hongrois,
  Neveux de Janoch,
  Sont pétrifiés,
  Dans leur pensée absorbés.

  Et voilà, voilà
  Que Mihu soudain
  Commence sur-le-champ
  A dire avec feu,
  Commence doucement
  A dire avec amour
  Une chanson plaintive
  D’une telle beauté,
  Que les monts résonnent,
  Les aigles se rassemblent,
  Les pins se balancent,
  Les feuilles chuchotent,
  Les étoiles étincellent,
  S’arrêtent dans leur course.
       *      *      *      *
  Et tous les Hongrois
  Écoutent avec tendresse,
  Et Janoch soudain
  D’adoucir sa voix,
  De parler à Mihu;
  Il l’invite à sa table.
  «Viens, Mihu, viens,
  Viens, brave des braves,
  Mettons-nous au festin,
  Donnons-nous à la joie,
  Et puis ensemble
  Nous lutterons nous deux!
  Ils s’assemblent tous,
  Se mettent à table,
  Se régalent et se réjouissent,
  Et crient joyeusement,
  Éveillant la vieille forêt!
  Mais le banquet terminé,
  De bonne chère nourris,
  De bons vins réjouis,
  Mihu le Moldave
  Et Janoch le Hongrois
  Vont de côté,
  Et la lutte commence!

  Les Hongrois,
  Neveux de Janoch,
  Regardent et admirent
  Comme ils se retournent,
  Comme ils se secouent,
  Comme ils se renversent,
  Comme deux braves
  Rejetons des dragons.
  Et voilà, voilà
  Que Mihu, tout d’un coup,
  S’arrête sur place,
  Saisit son Hongrois,
  Le soulève,
  Le rejette,
  Le met à genoux,
  Plie sa tête!

  Et les Hongrois,
  Neveux de Janoch,
  Restent pétrifiés,
  De terreur saisis!
  Mihu les éveille
  Et leur parle ainsi:
  «Vous, braves!
  Qui d’entre vous
  Pourra soulever
  Ma massue
  Lourde comme elle est
  Et ma carabine
  Lourde comme elle est,
  Mes armes pesantes?
  Que celui-là vienne,
  En fraternité avec moi,
  Faire le métier de brave
  A l’ombre des forêts.»
  Les Hongrois accourent,
  Se baissent,
  Mais ils essayent en vain,
  Car pas un ne peut
  Soulever sur son dos
  Les armes amassées
  Et gisant à terre.
  «Allez donc, enfants!
  Quittez les forêts,
  Prenez la charrue,
  La bêche et la pelle...»
       *      *      *      *
  Et, parlant ainsi,
  Mihu le brave,
  De son petit doigt,
  Soulève ses armes,
  Sur Murgo s’élance,
  Et, tout joyeux, se remet en marche;
  Et derrière lui,
  La forêt bouillonne
  Et résonne
  D’une fière chanson,
  Chanson de brave,
  D’une voix de flûte,
  Douce à l’ouïe,
  D’une flûte en os,
  Qui chante bellement.

  LA PETITE BREBIS

  Sur la pente d’une montagne,
  La bouche du paradis[15],
  Cheminent et descendent la vallée
  Trois troupeaux de petits moutons,
  Avec trois petits pasteurs.
  L’un est Moldave,
  L’autre est Hongrois,
  L’autre est un Sicule de Vrantcha.
  Et le Hongrois
  Et le Sicule
  Parlèrent entre eux,
  Tinrent conseil
  Pour assassiner le Moldave
  Au coucher du soleil;
  Car il est plus riche,
  Il a des brebis nombreuses,
  Nombreuses et cornues,
  Des chevaux domptés,
  Des chiens vigoureux.
  Mais petite brebis,
  A la laine soyeuse,
  Depuis trois jours
  Ne ferme plus la bouche,
  Et l’herbe ne lui plaît plus.
  —Gentille brebis,
  Gentille, riche en toison,
  Depuis trois jours
  Tu ne fermes plus la bouche;
  Est-ce l’herbe qui te déplaît?
  Ou bien es-tu malade,
  Ma gentille petite brebis?
  —Mon cher berger,
  Mène ton troupeau
  Près du noir bosquet
  Où il y a de l’herbe pour nous,
  De l’ombre pour vous.
  Maître! maître!
  Appelle aussi un chien,
  Le plus brave,
  Le plus vigoureux,
  Car, au coucher du soleil,
  Veulent te tuer
  Le Hongrois et le Sicule.
  —Petite brebis de Birza,
  Si tu es une fée,
  Et si je dois mourir
  Dans ces pâturages,
  Dis au Hongrois,
  Dis au Sicule
  De m’enterrer
  Ici tout près,
  Au pré des brebis,
  Pour être toujours avec vous
  Derrière la bergerie,
  Pour entendre encore
  La voix de mes chiens.
  Dis-leur ces choses;
  Toi, tu placeras à ma tête
  Petite flûte de hêtre
  Qui joue si doucement,
  Petite flûte en os
  Qui joue si tristement,
  Petite flûte de sureau
  Qui joue avec flamme.
  Le vent s’enflera,
  Par elles passera,
  Et les brebis s’assembleront
  Et me pleureront.
  Avec larmes de sang!
  Toi, ne leur parle pas
  D’assassinat, à elles; —
  Dis-leur simplement
  Que je me suis marié
  A une fière reine,
  La fiancée du monde.
  Dis-leur qu’à ma noce
  Une étoile a filé;
  Le soleil et la lune
  Ont tenu ma couronne.
  J’ai eu pour témoins
  Les pins et les chênes,
  Pour prêtres les grandes montagnes,
  Pour musiciens les oiseaux,
  Des milliers d’oiseaux,
  Et pour flambeaux les étoiles.

  Mais si tu rencontres
  Ma pauvre vieille mère
  A la ceinture de laine,
  Les yeux pleins de larmes,
  Parcourant les champs,
  Demandant à tous,
  Et à tous disant:
  «Qui de vous a connu,
  Qui de vous a vu
  Un fier jeune berger,
  Qui eût passé par un anneau,
  Le teint comme crème,
  La petite moustache
  Comme épi de blé,
  Les cheveux
  Plume de corbeau,
  Et ses petits yeux
  Comme la mûre des champs?...»
  Toi, chère petite brebis,
  Aie pitié d’elle;
  Dis-lui simplement
  Que je me suis marié
  A une fille de roi,
  A la porte du paradis!
  Mais à cette bonne mère,
  Ne lui dis pas, chère brebis,
  Qu’à ma noce une étoile a filé,
  Que j’ai eu pour témoins
  Les pins et les chênes,
  Pour prêtres les grandes montagnes,
  Pour musiciens les oiseaux,
  Des milliers d’oiseaux,
  Et pour flambeaux les étoiles.»
       *      *      *      *

Le reste n’a pu être retrouvé.

-----

Note 15:

  C’est-à-dire l’entrée de l’heureuse patrie moldave, sur la frontière
  de Transylvanie.



  III

  DE L’HISTOIRE DE LA ROUMANIE ET DE SA DESTINÉE


Un illustre Roumain écrivait à un ami Français ces remarquables paroles:

«Que de jours, de nuits sans sommeil, j’ai passés en lisant ces chants
populaires où l’histoire de notre patrie est écrite pour nous, mais
pleurant des larmes amères de ce que le monde est privé de sa plus
belle page!... Je puis le dire sans modestie comme sans amour-propre,
l’histoire de la Roumanie contient dix-huit siècles de miracles autant
que de souffrances.

«Supposons un moment que la France ait vécu cinq siècles constamment au
moment sublime de vos Fédérations, cinq siècles sur le champ de
Jemmapes, et huit siècles sur Waterloo, et tout cela sans historien, de
sorte que le monde ignore jusqu’à l’existence de votre patrie... Oh! ne
faisons pas cette supposition, votre cœur en souffrirait trop.»

Je crois pourtant qu’un véritable historien, un pénétrant critique,
recueillant de toutes parts dans les annales des peuples voisins les
faits historiques de la Roumanie, pourra retrouver son passé et
reconstituer son histoire.

Ce monument peut-être existe. On nous assure que l’éminent et à jamais
regrettable Balcesco a laissé un grand ouvrage sur l’histoire de son
pays.—Puisse-t-il paraître bientôt!

Il y a, dit-on, profité de plus d’un document inconnu, miraculeusement
retrouvé.

En 1846, il eut le bonheur de découvrir, dans un monastère de
Karpathes, un poème historique de grande valeur. _Cantarea Roumaniâ_,
chant de la Roumanie.—C’était toute l’histoire en quelques pages, et
tirée de l’âme du peuple.

Impossible de découvrir l’auteur et l’époque. Il croit que c’est un
moine nourri dans la solitude de la Bible et des psaumes.—Car souvent
il y a eu dans les monastères et les grottes des Karpathes des moines
qui ont exprimé dans une poésie biblique les souffrances du peuple, et
ont cherché à voir dans l’avenir. Le plus connu est le Père Spiridion.
Les moines de basse classe et les prêtres roumains, tant dans les
principautés que dans la Transylvanie, ne se sont jamais séparés du
peuple, ni par le genre de vie ni par le cœur. De là vient uniquement
leur influence sur le peuple.

Le caractère de l’écriture et certaines expressions lui font croire que
ce poème a été composé dans une de ces années où il y eut un grand
mouvement populaire, comme en 1830. Les révolutions françaises,
polonaises, les mouvements de l’Italie, retentirent jusque dans les
solitudes des Karpathes et ouvrirent le cœur de l’ermite, qui regarda
sa patrie et sa vie gémissante sous la domination russe. Il repassa
chacun des jours de l’ancien temps, et, écoutant les bruits du monde,
il montra à sa patrie les signes de l’affranchissement.

On a trop oublié le rôle éminemment guerrier qu’a joué autrefois la
Roumanie.

C’est-elle pourtant qui, avec la Hongrie et la Pologne, soutint
l’atroce combat de cinq siècles entiers qui ferma l’Europe aux Tartares
d’abord, puis aux Ottomans.

Le sauveur de la chrétienté, Jean Huniade, fut-il Hongrois ou Roumain?
C’est une question controversée entre les deux peuples.

Je lis dans la brochure nouvelle de M. Armand Lévy cette page
éloquente: «Quarante églises semées sur le sol moldave témoignent
encore des quarante victoires d’Étienne-le-Grand sur les Turcs... Si
l’Évangile en cette nation trouva son boulevard, et si des milliers de
Roumains ont témoigné pour la foi à Nicopolis comme à Varna, au temps
nouveau la Révolution chaque fois y trouva son écho: et quand, il y a
près de soixante ans, elle nous demandait de la reconnaître comme
république, et quand naguère elle se levait toute confiante dans les
sympathies et les promesses de la France de Février. Et les martyrs
n’ont pas manqué à la cause nationale depuis Cantacuzène, dépouillé et
proscrit: Brazoiano et Balaceano mis à mort, les Vacaresco exilés en
Chypre, tous victimes des Phanariotes; plus tard, l’hospodar Ghika,
décapité pour avoir protesté contre la prise, de la Bukovine par
l’Autriche, en 1777, et Vladimiresco, qui, en 1821, renversa les
princes étrangers du Phanar, fut pris dans un piège de conférences, et
assassiné de la main des aides de camp d’Ypsilanti; jusqu’aux Deux
cents de Bucharest qui défendirent l’entrée de la cité, héros de la
dernière heure; jusqu’aux libérateurs proscrits de 1848, témoins et
reproches vivants de la patrie au milieu des nations étrangères.»

Ce peuple, malgré tant de misères, malgré l’écrasement où le tient la
Russie, ressuscitera-t-il? Nous n’en faisons nul doute.

Pourquoi?

Il a ce qu’ont très peu de peuples, _une idée simple_ et forte _de son
passé, de son avenir_.

_De son passé._—Il se croit Romain. Il porte l’aigle romaine. Il se
sent parent de Trajan.

_De son avenir._—Il ne flotte nullement sur l’idée de la Révolution.
Ses apôtres de 1848, dans leur extrême péril, sous le pied du colosse
déjà levé, n’ont pas eu, comme nous, le loisir de sophistiquer. Ils ont
dit à leur peuple: «La Révolution, c’est la liberté _et la terre_, la
possession de la terre.» Les seules propriétés nationales qui font le
tiers du pays auraient suffi pour doter toute la population agricole
(Balcesco, page 53).

Avec ce simple mot, si la France eût voulu leur vendre des armes (ce
qu’elle refusa obstinément), ils levaient toute la population contre la
Russie. Un petit peuple qui se lève _tout entier_ est plus nombreux que
la plus grande armée du monde.

La résistance héroïque des pompiers de Bucharest prouve assez ce que ce
peuple eût pu faire. Les régiments valaques de la Transylvanie comptent
parmi les meilleurs de l’empire d’Autriche.

Des deux partis qui divisaient la révolution, le parti turc s’est
trompé, à coup sûr; l’expérience a bien prouvé que la Turquie et
l’Angleterre ne pouvaient donner aucune protection.

Le parti qu’on nommait français, l’avenir le nommera le vrai parti
roumain. Quoiqu’il espérât quelque appui de la France, c’est dans la
Roumanie même qu’il mettait toute sa force, dans une révolution
profonde, profondément fondée. _Le paysan propriétaire_ eût fait des
efforts incroyables. La Russie, très embarrassée, n’eût jamais passé en
Hongrie.

Un grand poète, un philologue illustre, et qui, sous mille rapports, a
bien mérité de son pays, M. Héliade, a eu le tort très grave de ne pas
reconnaître franchement que son parti s’était trompé, le tort plus
grave d’insinuer que ses adversaires (les meilleurs patriotes de
l’Europe!) étaient des amis de la Russie qui la servaient par une
fausse exagération! Les Rosetti, les Golesco, les Bratiano, agents
russes!!!

Le jour s’est fait. On comprend aujourd’hui que non seulement ils ne se
trompèrent pas dans l’intérêt de leur pays, mais que leur révolution
radicale et territoriale, qui armait tout un peuple d’au moins trois
cent mille combattants, eût doublé la guerre de Hongrie et recréé
contre la barbarie la vieille barrière du Danube, qui garda si
longtemps l’Europe.

Les grandes et nobles paroles des paysans que j’ai citées se trouvent
dans la précieuse brochure de M. Balcesco.

Un heureux hasard me permet d’y ajouter la traduction suivante des
procès-verbaux de deux séances de la commission mixte des propriétaires
et des paysans. Jamais plus graves questions n’ont été discutées avec
plus de simplicité et de grandeur.

PREMIÈRE SÉANCE.—10 AOUT 1848.

La séance du 10 août 1848 s’est ouverte à neuf heures sous la
présidence de M. JONESCO (agronome distingué). Sur trente-quatre
députés qui devaient composer la commission, vingt-deux étaient venus,
dont quatorze paysans, et huit propriétaires. L’ordre du jour les
appelait à discuter comment devaient se faire les semailles d’automne.

LE PAYSAN NÉAGOU (qui est en même temps prêtre) demande la parole;
trois députés propriétaires la réclament aussi.

NÉAGOU développe les plaintes des paysans. Il rappelle qu’en temps de
calamités les propriétaires quittent le pays, tandis que les paysans
restent pour tout souffrir et garder les propriétés; cela seul
suffirait pour leur constituer un droit. Sans les paysans, la terre
aurait-elle aucune valeur? Par eux, elle s’est améliorée et enrichie;
par eux, elle a pu payer au propriétaire d’immenses revenus; à ce
titre, les propriétaires restent les débiteurs des paysans.—Il
propose, non seulement pour les semailles d’automne, mais comme base
d’un arrangement définitif dans la question de la propriété, que le
paysan laboure et sème, comme il l’entendra, en payant la dîme ou
dixième au propriétaire.

M. JONESCO prétend que cette dîme serait un servage et pour le
propriétaire et pour le paysan.

M. LINCHE se croit incompétent; la commission n’a rien à faire qu’à
préparer à l’assemblée un projet sur la propriété. Jusque-là, il faut
suivre l’ancienne loi, quoique mauvaise.

M. CÉOUCHESCO (propriétaire) appuie l’avis du paysan Néagou, en le
limitant à la question des semailles d’automne.

M. ROBESCO (propriétaire) propose que le paysan laboure pour le
propriétaire un pogon et demi (mesure roumaine), et tout le reste pour
lui. Plus tard on fixera la valeur comparative de la terre du
propriétaire et du travail du paysan.

Presque tous les députés paysans adoptent cette proposition.

(Adoption fort prudente, selon nous. L’arpentage d’une mesure de terre
est chose simple et sans conteste. Mais l’appréciation du dixième du
produit est chose fort délicate, susceptible de chicane, et qui eût
fait encore intervenir l’autorité entre le propriétaire et le paysan.)

DEUXIÈME SÉANCE.—11 AOUT 1848.

A la fin de la première séance, le président avait lu l’ordre du jour
de la deuxième.

_Le paysan est-il libre de son travail?_

_Le paysan est-il libre sur la propriété?_

Les assistants s’écrient que cela ne fait aucun doute.

Le président de la séance, M. RACOVITZA, dit qu’on ne peut discuter,
attendu que tous les membres ne sont pas présents. On annonce que, dans
un district, les propriétaires, ne reconnaissant point la Révolution,
n’ont voulu ni s’assembler, ni élire un député. Le président se retire.

L’assemblée ne se sépare point. Elle reste dans un profond silence. M.
JONESCO croit devoir passer outre, et dit:—Messieurs, il faut ouvrir
la voie à la discussion, lui poser son principe: «_La propriété est
sacrée, parce qu’elle est le produit du travail. Le travail est sacré,
par ce qu’il est la sueur du travailleur_.» Ce principe est reconnu
même par l’ancien Règlement, dont les lois, faites par les seuls
boyards, sont restées inconnues aux paysans.

—Rien n’est plus vrai! s’écrient tous les députés paysans.

M. JONESCO: Le principe était bon, mais l’application fut mauvaise. En
Moldavie, en Valachie, ce Règlement asservit le travail. Nous le
détruisons.

UN DÉPUTÉ PAYSAN (se séparant de son parti): Sans doute, ces principes
sont vrais... Mais, quant au Règlement, il n’a pas été réellement
appliqué...

M. LINCHE: Remarquez bien cette parole!

M. JONESCO répond que le Règlement consacrait la propriété sans
consacrer le travail. Il montre, d’autre part, ce que la propriété a de
respectable en ce pays, la terre ayant été peuplée par colonisation,
non par usurpation, par invasion, comme en Asie, en Servie, etc. Du
reste, si l’on fait aujourd’hui un partage de la terre entre le
propriétaire et le paysan, il serait absurde de dire qu’elle pourra
être de nouveau partagée, etc. Il revient à l’ancien Règlement et
l’attaque de nouveau, comme funeste aux travailleurs.

M. LINCHE: Je ne viens pas le défendre, Dieu m’en garde! Je ne viens
pas examiner s’il a été bien ou mal appliqué. Je reconnais le droit que
la nation a de se donner des lois. Je veux seulement prouver que la
_corvée_ n’était pas un servage, comme vient de le dire M. Jonesco. Le
servage est l’état déplorable de celui qui n’est maître ni de lui ni de
son travail, et ne peut avoir ni volonté ni propriété. Non, c’était
comme une obligation de fermage; un intérêt du capital mis dans la
terre et déterminé par la loi. L’application du principe a seule été
mauvaise. M. Linche continue en défendant la propriété, comme fait; il
ne croit pas avoir besoin, comme M. Jonesco, de dire que la terre a été
autrefois achetée par ceux qui la possèdent. Radou Négrou (Rodolphe le
Noir), premier prince du pays, a partagé la terre entre ses braves en
récompense de leurs services militaires. D’eux sont sorties les
familles héroïques des Busesco, des Calofiresco, etc., dont les
propriétés nous sont venues par héritage. Je reconnais le droit qu’a la
nation de faire ses lois, pourvu qu’elle les fonde sur les deux
principes de la liberté du travail et de l’inviolabilité de la
propriété.

LE PAYSAN NÉAGOU: On prétend que la corvée n’était pas un servage, que
c’était comme une obligation de fermage, librement consentie! Quoi!
vous me dites, par exemple: «Attelle tes bœufs, viens me conduire à
Domnitsa.» Je pars, je vous conduis. Et là, au lieu d’apprécier la
longueur du chemin, vous êtes quitte en me payant cinq piastres
(environ trente-trois sous de France). Et il faut bien que je les
reçoive. Où irais-je réclamer mon droit?... Voilà ce que vous appelez
une chose de libre consentement!

LIPAN (député paysan): Quel servage plus grand, messieurs? Jugez-en par
ceci: ma femme accouche, personne que moi pour la soigner, elle et son
enfant. Au troisième jour, arrive le gendarme, qui me fait marcher, me
mène, à coups de fouet, travailler au champ (il y a dix ans, messieurs,
et vous verriez encore les marques)... Là, on me fait travailler, sans
me donner de nourriture, sans me permettre d’aller voir ma femme et mon
enfant, ni de leur chercher à manger. Je me lamente, et ils me
battent... Au temps des Turcs, le sabre frappait, tuait; il ne
torturait pas comme le fouet... Nous n’en avions rien lu, de votre
Règlement, et nous l’avons senti tout à coup sur le dos.

—Oh! oui, disent les députés paysans. Le Règlement a été un servage.

LIPAN: Une autre fois, ma femme et moi nous sommes enlevés pour le
fauchage, tenus là, avec l’homme armé derrière nous. Et nous avions
laissé un enfant de trois mois, un enfant qui ne dit encore ni mère, ni
père, à l’ardeur du soleil, avec des guêpes à la bouche, mangé des
mouches et des cousins... Est-ce là un esclavage?... Du matin jusqu’au
grand midi, ma femme n’a pas pu aller allaiter son enfant.

M. LINCHE: Je ne nie pas, monsieur, que le Règlement n’ait été sévère.
Mais l’usage et l’application ont été pires encore... Oui, la propriété
est sacrée, et le travail encore plus. Je regrette seulement que ceux
qui devaient pacifier travaillent à irriter les plaies plus qu’à la
pacification.

M. LAHOVARI (propriétaire): Oublions... car, dans ce passé, il y a eu
bien des choses injustes, mais qui n’étaient pas illégales.

LE PAYSAN NÉAGOU: Oui, messieurs, oublions... il est bien reconnu que
le travail est sacré... Oublions. Si messieurs les propriétaires
veulent bien accorder quelque chose, la paix est entre nous.

—Oui! s’écrient tous les paysans.

Le président veut clore la séance. Quoique les députés paysans
demandent qu’on leur donne le temps de réfléchir encore, on insiste. La
séance est levée, la discussion remise au lendemain.



  FIN DES LÉGENDES DÉMOCRATIQUES DU NORD.

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  TABLE DES MATIÈRES

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  LÉGENDES DÉMOCRATIQUES DU NORD


  POLOGNE ET RUSSIE.

  KOSCIUSZKO
                                                                    Pages

    I. A la Pologne                                                    3

   II. On ne tue pas une nation                                        8

  III. Causes réelles de la ruine de la Pologne                       16

   IV. Sublime générosité de la Pologne                               20

    V. Génie prophétique et poétique de la Pologne. Sa légende        25
       récente.

   VI. La Russie était inconnue jusqu’en 1847.—Elle est entièrement   28
       communiste

  VII. Tout, dans la Russie, est illusion et mensonge                 34

 VIII. Politique mensongère de la Russie. Comment elle a dissous la   42
       Pologne

   IX. Enfance et jeunesse de Kosciuszko (1746-1776)                  47

    X. Kosciuszko en Amérique;—dictateur en Pologne (1777-1794)       54

   XI. Résistance héroïque de Kosciuszko. Il succombe (1794)          64

  XII. Captivité, exil, vieillesse et mort de Kosciuszko              73
       (1794-1817)

 XIII. Ce qu’est devenue la Pologne après Kosciuszko.—On n’a pu       86
       détruire la Pologne

  XIV. Comment on détruit la Russie                                   94

   XV. Ce que la Pologne peut faire avant la Révolution              107


  LES MARTYRS DE LA RUSSIE.

    I. Aux officiers russes                                          121

   II.                                                               132

  III. Histoire de Catya, serve russe                                140

   IV. Le minotaure.—De l’armée comme supplice                       151

    V. Sibérie                                                       161

   VI. Sibérie.—Les Supplices                                        168

  VII. Du terrorisme croissant de la Russie.—Martyre de Pestel et    180
       de Ryleïeff

 VIII. De l’extermination de la Pologne                              202

   IX. Du tzar, comme pape et comme Dieu.—Persécutions religieuses   225

    X. Du tzar, comme pape et comme Dieu.—On le propose pour pape    233
       universel


  PRINCIPAUTÉS DANUBIENNES.

  MADAME ROSETTI (1848)

    I. Le Danube                                                     246

   II. La Roumanie                                                   249

  III. La révolution valaque en 1848                                 255

   IV. La trahison                                                   259

    V. Madame Rosetti poursuit et rejoint les prisonniers            265

   VI. L’évasion (octobre 1848)                                      272

  VII. La fuite à travers trois peuples en armes.—Arrivée à Vienne   277

 VIII. Ce qu’est devenue la Roumanie.—Invasions périodiques de la    282
       Russie


  APPENDICE.

    I. Langue et littérature                                         289

   II. Le Border et le combat des races                              298

  III. De l’histoire de la Roumanie et de sa destinée                305


                  *       *       *       *       *



  FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES.



  PARIS.—IMP. E. FLAMMARION, RUE RACINE, 26.

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   Notes du transcripteur

1. Les erreurs typographiques évidentes ont été corrigées sans
   annotation.

2. Page 145, 3ème paragraphe, on a changé «élevée» pour «enlevée» dans
   «...il semblait qu’elle fût restée à l’âge où on l’avait enlevée.»

3. Page 209, 8ème ligne, on a ajouté «est» dans «...vivante, elle est
   dans le...».

4. Page 267, 2ème ligne, on a ajouté «ils» dans «...ne se feraient-ils
   pas...».

5. Les vers des pages 299 à 304 ont été mis sur une seule colonne.

6. Le texte original en italique est encadré par des _soulignements_.





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