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Title: L'Illustration, No. 1603, 15 novembre 1873 Author: Various Language: French As this book started as an ASCII text book there are no pictures available. *** Start of this LibraryBlog Digital Book "L'Illustration, No. 1603, 15 novembre 1873" *** L'ILLUSTRATION JOURNAL UNIVERSEL 31e Année.--VOL. LXII.--Nº 1603 SAMEDI 15 NOVEMBRE 1873 [Illustration.] Prix du numéro: 75 centimes La collection mensuelle, 3 fr.; le vol. semestriel, broché, 18 fr.; relié et doré sur tranches, 23 fr. Abonnements Paris et départements: 3 mois, 9 fr.;--6 mois, 18 fr.;--un an, 36 fr.; Étranger, le port en sus. SOMMAIRE TEXTE Histoire de la semaine. Courrier de Paris, par M. Philibert Audebrand. La Soeur perdue, une histoire du Gran Chaco (suite), par M. Mayne Reid. Nos gravures.: Le général Changarnier: Le duc de Broglie lisant le Message du Président; Incendie de l'Opéra: L'électricité à l'Assemblée nationale. La grotte de Royat: Scènes de la vie irlandaise. Un voyage en Espagne pendant l'insurrection (III). Les Théâtres, par M. Savigny. Bulletin bibliographique, par M. Jules Claretie. Exposition de Vienne: vitrine du docteur Pierre, 8. place de l'Opéra, Paris. GRAVURES Le général Changarnier. L'ouverture de la session parlementaire: M. le duc de Broglie lisant le Message du Président de la République à la tribune de l'Assemblée nationale. L'incendie de l'Opéra: découverte du cadavre du pompier Bellet dans les décombres, après l'incendie. Le nouvel appareil d'allumage électrique installé au palais de l'Assemblée nationale, à Versailles. Types et physionomies d'Irlande: paysans irlandais se rendant au marché. Le gardeur de porcs. _La France pittoresque_: la grotte de Royat. La Soeur perdue, par Mayne Reid (4 gravures). La vitrine du docteur Pierre, à l'Exposition universelle de Vienne. Rébus. [Illustration: Le Général Changarnier D'après la photographie de M. Mamoury.] HISTOIRE DE LA SEMAINE FRANCE Nous sommes en pleine crise, car il semble que chaque réunion de l'Assemblée nationale doive avoir pour effet immédiat de nous faire subir une crise nouvelle. La proposition de prorogation des pouvoirs du maréchal Mac-Mahon, présentée le jour même de la rentrée avait été accueillie, nous l'avons dit la semaine dernière, par une majorité de 14 voix. Or, la commission parlementaire chargée d'examiner cette proposition, nommée, comme on le sait, par les bureaux de l'Assemblée, s'est trouvée, par suite de la répartition des voix dans ces bureaux, être en majorité hostile aux projets du cabinet actuel. Sept membres seulement de cette commission, sur quinze, se sont montrés favorables à cette proposition. Huit s'opposent à son adoption, du moins dans sa teneur actuelle. Le différend porte toujours sur les lois constitutionnelles, que l'opposition voudrait, comme le demandait M. Dufaure, faire discuter conjointement à la question de prorogation, tandis que le cabinet et la droite désireraient ne les faire venir qu'en second lieu. Nous n'en finirions pas s'il nous fallait enregistrer toutes les manoeuvres de stratégie parlementaire auxquelles a donné lieu cet imbroglio; constatons seulement que, comme la commission est maîtresse de présenter son rapport quand elle le juge convenable, et que l'opposition, qui y prédomine, a intérêt à faire traîner les choses en longueur, la situation serait sans issue sans des concessions importantes venant d'un côté ou de l'autre. La commission s'est présentée à M. le maréchal de Mac-Mahon et lui a demandé, par l'organe de M. de Rémusat, son président, de trancher les difficultés pendantes par une déclaration en faveur du vote immédiat des lois constitutionnelles; le maréchal a répondu qu'il devait s'en rapporter à ses ministres, à l'Assemblée elle-même, et la commission a dû se retirer sans être guère plus avancée qu'auparavant. En attendant, nous sommes revenus, sauf l'interversion des rôles, à la campagne fameuse de la commission des Trente. Espérons que celle-ci sera moins longue et plus féconde en résultats pratiques. ALLEMAGNE. Les élections au Landtag ou Chambre des députés de Prusse, qui ont eu lieu le 2 novembre, ont eu pour résultat de laisser, comme par le passé, une grande majorité au prince de Bismark et au ministère qui représente sa politique. Cependant, la lutte a été très-vive, et cette majorité, tout en restant prépondérante, s'est affaiblie de manière à donner à réfléchir aux hommes politiques allemands, qui n'ont pas craint de froisser les croyances d'une partie notable de la population par des réformes prématurées dans les rapports de l'État avec le clergé. Voici, du reste, comment s'exprime à l'égard de ces élections la _Correspondance provinciale_, organe officieux du cabinet. «D'après les communications reçues à ce jour, il ressort,--à l'égard de la lutte qui donnait principalement leur caractère aux nouvelles élections,--que les efforts du parti ultramontain ont réussi à augmenter le nombre des membres de la fraction centre (de 63 à 86), mais non pas néanmoins dans la proportion que les cléricaux pensaient pouvoir espérer. L'accroissement de ce parti s'est fait d'ailleurs aux dépens des fractions les plus rapprochées de lui. «Le centre de gravité de la Chambre des députés se trouvera indubitablement dans le parti libéral.» AUTRICHE-HONGRIE. L'empereur François-Joseph a ouvert en personne, le 5 novembre, la session du nouveau Reichsrath, le premier qui ait été nommé par voie de suffrage direct de tous les électeurs et non plus, comme autrefois, par les dix-sept Diètes. Jamais aussi assemblée n'a peut-être été aussi complète que celle qui vient de se réunir, les quarante-deux députés tchèques de la Bohème et de la Moravie seulement s'étant abstenus de prendre leurs sièges et persistant dans leur résistance passive au constitutionalisme allemand. L'opposition n'est pourtant pas désarmée dans cette Chambre, à laquelle vont être soumises des mesures de grande importance. Elle ne pourra pas, en conséquence de l'absence des Tchèques, s'opposer aux réformes constitutionnelles, qui exigent les deux tiers des voix, mais elle sera en situation, dans des circonstances données, de peser sur les délibérations. Le ministère actuel dispose d'une majorité considérable: 228 voix. On est donc en droit d'attendre qu'il obtiendra sans difficulté et sans troubles l'adoption des mesures annoncées par S. M. François-Joseph. La situation politique et financière de l'empire austro-hongrois ne pourra donc que s'améliorer pendant et après la session qui vient de s'ouvrir. ESPAGNE. Nous devrions être habitués aux fausses nouvelles qui nous arrivent d'Espagne presque chaque jour. Cependant la mystification qui a défrayé, cette semaine, les commentaires de la presse européenne pendant deux jours, était de proportions tellement inusitées que nous lui devons au moins une citation. D'après une dépêche arrivée le 9 novembre et datée de l'agence carliste de Bayonne, une grande bataille avait eu lieu entre les carlistes et les troupes du gouvernement; celles-ci avaient été mises en déroute complète, laissant aux mains des carlistes leur général, Moriones, et quatre canons. Deux jours après, on apprenait que la fameuse bataille n'avait pas eu lieu et que, sauf quelques engagements partiels, la situation était toujours à peu près la même au nord de la péninsule. On annonce de Carthagène que les élections pour le renouvellement de la junte ont eu lieu le 8 novembre. Le pouvoir suprême a été laissé aux intransigeants les plus décidés: le journaliste Roque Barcia, le général Contreras, le député Galvez ainsi que les citoyens Carceles et Lacalle, entre autres révolutionnaires, ont été élus. C'est donc la continuation de la lutte. Courrier de Paris Il y a eu des premières représentations coup sur coup à trois théâtres, suivies de trois succès. On a constaté à quatre églises quinze mariages dans le beau monde. Les courses d'automne ont servi à inaugurer l'hippodrome d'Auteuil. Nous avons tous un peu rencontré sur notre chemin un pauvre-aveugle, qui est notre ami, parce qu'il a été dépouillé par les mêmes voleurs qui nous ont mis à nu. Cet aveugle n'est autre, notez-le, que Georges V, ex-roi de Hanovre, auquel les Prussiens ont pris son domaine. Deux cent mille pieds de dahlias ont paru sur les trois marchés aux fleurs. La Bourse a un peu baissé, parce qu'un baron hébreu l'avait fait trop hausser, un soir. On a vu neiger un peu partout les innombrables et curieux almanachs de la maison Pagnerre. Avec la première décade de novembre ont commencé les premières soirées, les premiers concerts, les premiers repas de corps. Tout cela est pour vous recommander de ne pas prendre à la lettre ce que disent les oiseaux de mauvais augure. Savez-vous qu'à distance un galant homme peut supposer que tout est sans dessus dessous par ici? Tel provincial s'imagine qu'on ne doit plus s'aventurer sur l'asphalte qu'un revolver à la main. Nos promenades seraient toutes parsemées de chausses-trappes ou de pièges à loups. Comment exprimer décemment que ce ne sont là que contes noirs forgés comme les romans d'Anne Radcliffe pour donner la chair de poule aux imbéciles? Jamais Paris n'aura été plus calme. Les riches étrangers reviennent. Les belles toilettes reparaissent. De temps en temps, lorsque feu Mathieu (de la Drôme) permet qu'il ne pleuve pas, une lumière soudaine éclaire la ville en l'égayant. Le soleil si doux et si doré de ce qu'on appelle l'été de la saint Martin donne pour quelques heures un faux air de Florence ou de Naples à la longue ligne des boulevards. Paris, effaré par la politique! Eh! mon Dieu, oui, c'est vrai, il existe parmi nous une vingtaine d'intrigants, plus douze cents têtes à l'envers, mettez en quinze cents, si vous voulez, qui cherchent sans cesse à communiquer aux autres le virus de leurs transes et de leurs colères. Ce fait-là, je n'entends pas le nier. Ceux dont je vous parle se regardent entre eux comme des chiens de faïence. Il est hors de doute que si chacun d'eux avait le pouvoir de remuer le fameux bouton de J. J. Rousseau, «il tuerait le mandarin». Mais, après tout, je le répète, il n'y a de ce côté qu'une imperceptible minorité. Ces hommes bizarres, la masse de la population les regarde d'un mil tour à tour compatissant et étonné. On a presque l'air de dire en les voyant: --Quand donc seront-ils guéris de la fièvre qui les agite? Pour le reste, les affaires et les plaisirs sont la grande préoccupation, le souci unique. Si cette vérité avait besoin d'être démontrée, l'histoire de la semaine serait là comme une preuve que nul ne saurait récuser. On a voulu voir si les actrices à la mode se sont maintenues à leur niveau de l'hiver dernier. On a mesuré des yeux le nouveau champ de courses. Pour le dire en passant, il est bien dessiné et présente tous les avantages que n'avaient pas les boulingrins un peu étranglés de la Marche, mais que voulez-vous? le trajet n'aura pas de sitôt l'agrément qu'on trouvait à parcourir la grande et magnifique avenue des Acacias. De la porte Dauphine à Auteuil, le bois de Boulogne a été coupé sans intelligence comme sans pitié. On n'a plus devant soi, tout le long de ce parcours, que de frêles baguettes plantées en terre. C'est dire qu'on y grillera l'été prochain. Eh bien, après? L'amour du cheval avant tout. Je vous l'ai dit, il pleut des almanachs. La seule librairie Pagnerre vient d'en jeter 500,000 dans la circulation. Il y en a de toutes les couleurs. Satinés, illustrés, coloriés, ils ont, en apparence, ce qu'il faut pour plaire. On me permettra pourtant de leur faire un reproche, c'est de ne porter la marque d'aucune originalité. Vous pourriez aisément mettre à l'un la couverture de l'autre sans que l'oeil du lecteur en fût en rien choqué. Si l'on en excepte le vénérable _Double Liégeois_, toujours imprimé sur papier à chandelles, avec des têtes de clous, invariablement historié de l'éternelle vignette qui est censée représenter Mathieu Laënsberg, on ne voit en eux que les divers tomes d'un même petit recueil auquel a été soudé le calendrier de l'année. _Almanachs nouveaux! Les plus menteurs sont les plus beaux!_ s'écrient les colporteurs à travers les campagnes. Heureux quand ils s'entendent à mentir, car, pour le moins, ils amusent leur monde; c'est toujours ça de gagné. Mais non, l'almanach aussi est devenu grave, sentencieux, dogmatique. Durant quarante années, un préjugé d'école consistait à penser que le peuple apprend à lire dans les almanachs; Jérémie Bentham avait mis cette supposition-là à la mode. S'appuyant là-dessus, on s'arrangeait pour faire, chaque année, un peu avant la saint Sylvestre, de petits livres savantasses et secs auxquels il fallait donner le plus possible un faux nez d'encyclopédie. Les plus beaux génies ne dédaignaient pas de mettre leurs plumes au service de l'entreprise, idée trompeuse comme tant d'autres. Dans les almanachs, le peuple ne cherchera jamais que les foires et marchés et des fariboles pour le faire rire. Néanmoins on fit, sous la direction de M. Charles Blanc, l'_Almanach du mois_, petit livre qui paraissait douze fois l'an, conformément aux douze signes du Zodiaque; Lamennais y donna des pages magnifiques; Cormenin y enseignait la science du droit; F. Arago y racontait la marche désastres; David (d'Angers), quittant le ciseau, y écrivait la vie de Thorwaldsen. Il s'y trouve une élégante et sublime rêverie de Georges Sand sur les souffrances du jeune Hamlet, prince de Danemark, dont l'illustre femme, sans grand souci de l'histoire, faisait un noble et fier chevalier de la démocratie. Hélas! tout cela, c'était un tas de perles jetées au nez des pourceaux! Le peuple n'y mordait pas. Il préférait de beaucoup l'_Almanach astrologique_ d'Eugène Bareste, ou Barestadamus, qui ne lui disait que des calembredaines. Nos pères, poussés par le bon sens natif de la vieille famille française, aujourd'hui trop mêlée, aimaient et cultivaient aussi l'almanach; oui, mais c'était seulement pour eux un moyen d'amusement ou un procédé de critique. Du petit livre annuel, ils faisaient une sorte de rallonge à la comédie ou à la satire. Voilà pourquoi, voilà comment Rivarol faisait le _Petit almanach des grands hommes_; Grimod de la Reynière, l'_Almanach des gourmands_; Dorat-Cubières, l'_Almanach des Grâces_, et je ne sais plus qui l'_Almanach des farceurs_. Recueillez vos souvenirs. L'_Almanach des Muses_, allant de Louis XV à Charles X, sans s'inquiéter des secousses politiques et militaires du temps, est un des plus curieux monuments de la littérature nationale. Beaucoup de coqs, voire quelques geais de l'art dramatique ont trouvé dans ce fumier de la poésie, plus d'une topaze, plus d'un saphir dont ils ont orné leur théâtre, qui ne vaudrait peut-être pas grand'chose sans ces enjolivements. Mais tout cela est passé de mode et ne saurait renaître. Le journal a absorbé l'almanach. Avant peu il aura avalé le livre et ceux qui s'adonnent encore à la chevaleresque folie de vouloir en faire. Chez nos voisins de l'autre côté du Rhin l'almanach, au contraire, est en pleine floraison. Tous les ans, à Noël, on en fait pour une quinzaine de millions. Il n'y a pas de soigné que le côté typographique, comme chez nous; la partie littéraire est, avant tout, l'objet d'un grand souci. On s'adresse aux plus grands noms. Lisez la _Correspondance d'Henri Heine_, et vous verrez que l'auteur de _Lutèce_ était sollicité de vingt côtés à la fois, dès le mois de septembre, pour donner à prix d'or quelques pages à des almanachs. Presque tous ses petits poèmes, si piquants, si burlesques, si vifs ont paru, un à un, dans ces recueils avant de former une gerbe.--Et même j'ai aujourd'hui cette bonne fortune de pouvoir intercaler ici une de ces petites machines, absolument inédite en France, un poème de cinquante vers charmants qu'un réfugié allemand, mon ami S***, a bien voulu traduire pour vous et pour moi. Poème, conte, apologue, satire, ce sera tout ce que l'on voudra. Ce dont je suis sûr c'est que ça n'ennuiera personne. «LE PAYSAN ET LE FARFADET. «Il y avait une fois un paysan appelé Truphème. «Le paysan alla à la foire de Leipzig et y fit l'emplette d'un farfadet. «Ah! c'était un beau farfadet! Le grand Goethe en eut donné mille thalers, tant le sujet était bizarre; maître Cornélius, le peintre en renom, l'aurait acheté plus cher pour cette raison que le génie: lui aurait appris l'art de ne pas être avare de couleur. Le peuple de Berlin l'eut payé plus cher encore, en ce que le farfadet, persifleur intrépide, aurait trouvé moyen de se moquer publiquement du roi de Prusse et de son casque surmonté d'un paratonnerre. «Le paysan ne l'avait pris que pour amuser sa maison. «Au logis, Truphème put voir qu'il amusait trop son monde. «Vingt-quatre heures ne s'étaient pas écoulées qu'il avait changé la ménagère en grande coquette de théâtre. Du garçon de charrue il faisait un raisonneur, barbouillé de philosophie. Le chien du berger lui-même était déjà en train de subir une métamorphose; il se changeait en herboriste capable de rivaliser avec M. de Humboldt. «--Maudit farfadet! dit le paysan,--et il l'enferma dans sa grange. «Dans la grange, tout fut bien vite brouillé et embrouillé. Les vesces se mêlèrent au blé; l'avoine ne fit plus qu'un avec le colza. «--Je ne vois qu'un moyen de me défaire de ce drôle, dit Truphème. «Et il mit le feu à la grange dans la pensée de le faire brûler. Mais en sortant, au moment de fermer la porte, comme il fouillait dans sa poche pour y prendre la clef, il y trouva le farfadet qui riait aux éclats. «--Ah! ah! ah! mon maître! Que je le remercie de m'avoir rendu la liberté! «De désespoir, Truphème le paysan s'est noyé dans son puits. «Voilà ce que c'est que de mal choisir ou de trop bien choisir, quand on va à la foire de Leipzig pour y acheter un farfadet.» Mme Urbain Rattazzi est en ce moment à Rome, où elle passera, dit-on, les premiers mois de l'hiver.--A ce sujet hâtons-nous de fermer une blessure que nous avons involontairement faite. Il y a un mois, dans un de nos _Courriers_, nous avons parlé d'une fête que la princesse aurait donnée, lors de son passage à Paris, un souper, un concert. Rien de tout cela. On nous avait mal renseigné. En revenant d'Italie, Mme Urbain Rattazzi n'a reçu dans son hôtel qu'un petit nombre d'amis et avec toute la décence et tout le recueillement qu'impose aux personnes bien nées un veuvage de date récente. La princesse sait trop ce qu'elle doit à la mémoire de l'homme d'État dont elle porte le nom pour laisser effacer ses souvenirs par les éclats de la vie mondaine. Un petit homme, la barbe grise, du feu dans les yeux, une fleur à la boutonnière, le chapeau sur l'oreille, de l'entrain, de la gaieté, un grand et profond amour de l'art, tel est Gustave Mathieu. J'aurais pu parler de lui, il n'y a qu'un instant, à propos des faiseurs d'almanachs. Il a fait de ces petits livres, en effet; son nom paraissait l'y obliger. Dans ce pays trois Mathieu sont fournis. Comme aurait pu le dire Voltaire en rajeunissant son vers sur Gentil Bernard: Mathieu Laënsberg, Mathieu (de la Drôme), Mathieu (de la Nièvre), trois noms d'almanach, tous fort populaires. Mais, quant à ce qui est du troisième, il y aura une auréole de plus. Ce Gustave Mathieu est un vrai poète; il tient à la main une lyre d'ivoire et d'airain des plus sonores. Voilà, tout compte fait, vingt-cinq ans qu'on connaît ses chants d'amour, de bataille et d'art. Celui des typographes de France qui a le plus de renom pour les belles oeuvres, Louis Perrin, de Lyon, vient de réunir en faisceau les poèmes et les idylles de cet autre Robert Burns et, sous ce titre: _Parfums, Chants et Couleurs_, il en a fait une édition de luxe, la coqueluche des bibliophiles. Cela est conçu dans le format in-4º, sur papier de Hollande, avec le caractère italique des Aldes, bref, un trésor. Un poète populaire qui ne peut être acheté que par des bourses aristocratiques! Non loin du pays de Gascogne, Mon père avait un vieux château. ................................................... Mon aïeul était rossignol, Ma grand'mère était hirondelle. Attendez donc! En 1849 en des temps semblables à ceux que nous traversons, il y avait au passage Jouffroy un immense estaminet où fonctionnaient, chaque soir, trois cents pipes endiablées, pendant qu'à l'une des extrémités de la salle, cachés dans ce nuage de tabac, s'époumonaient sur un petit théâtre, aux maigres sons d'un piano, six ou sept chanteurs voués à la romance, à la chansonnette et à la ballade. On ne les regardait guère. Le bruit des conversations, des tasses, des talons de bottes couvrait les notes fausses. Mais, vers dix heures du soir, quand la foule et la fumée étaient compactes, vous voyiez apparaître un homme étrange. A son aspect silence soudain. Les pipes les plus actives cessaient de fonctionner; on avalait la fumée des cigares. Le garçon servant s'arrêtait, son cruchon à la main, comme Sisyphe oubliant de rouler son rocher. «--Voilà Darcier!» disait-on.--Darcier, c'était le Frédérick-Lemaître de Pierre Dupont et de Gustave Mathieu. --Tiens! s'écriait Gavarni, il doit avoir du chien dans le ventre, celui-là. Et c'était vrai. Sa figure exprimait déjà le caractère du personnage dont il se disposait à chanter la sombre, ou naïve, ou joyeuse, ou lamentable odyssée. Il entrait en scène, il agissait, il gesticulait, il parlait en chantant, mais avec une telle verve, une telle profondeur de sentiment, une passion si vraie, en entrelardant son chant d'ornements si extraordinaires, de notes si imprévues, de cris sauvages, d'éclats de rire, de mélodies désolées, de sons étouffés, tendres, délicieux, qu'on se sentait pris, ému, bouleversé. Ah! ce Darcier était un artiste, allez! Pour cadrer avec ses allures de bohème, il avait deux poètes, Pierre Dupont, qui lui a donné à chanter les _Louis d'or_, Gustave Mathieu, qui l'a pris pour interprète de _Jean Raisin_, de _Chante-clair_, et de cette autre jolie chanson dont je vous citais tout à l'heure quatre vers. Après avoir électrisé la salle par ces stances, Darcier se mettait à boire une chope et à fumer une pipe à une table de ce café comme un simple mortel. Et on l'accueillait, et on le choyait, et on l'écrasait d'applaudissements. --Il est l'initiateur d'un art nouveau! disait-on. Il y avait alors un pauvre diable du nom de Charles Gille, qui se croyait poète. Il s'est tué, depuis lors, ne se sentant pas la force de soutenir la lutte de la vie. En ce temps-là, s'inspirant d'un dessin épique de Charlet, il avait fait une cantate sur les volontaires de 92: V'là l'bataillon de la Moselle en sabots, V'là l'bataillon de la Moselle! Darcier avait voulu faire lui-même la musique de cette Tyrtéenne. Quand il la chantait, il y mettait tant de véhémence, qu'au second couplet la salle entière se levant, demandait à courir aux armes. Darcier avait sa légende. A l'âge de douze ans, il se trouvait un jour, je ne sais pourquoi ni comment, dans une église de Paris dont le grand Delsarte dirigeait les choeurs! L'enfant fut frappé par l'accent profond de certaines notes du maître. Il alla l'attendre à la porte, et l'abordant, tout ému: --M'sieu, lui dit-il, je n'ai pas de voix; mais si vous vouliez... si vous vouliez me donner des leçons, je crois que je finirais par bien chanter tout de même. Il avait une fort jolie voix, au contraire, mais il supposait qu'il n'en fallait pas, qu'il ne fallait que de la volonté pour bien chanter. --Eh bien, mon ami, répondit l'habile et savant professeur, viens me voir. J'aime les _toqués_; tu m'as l'air d'en être un. Je te prends pour élève. Delsarte, en effet, lui apprit la musique et le chant. Quand vint l'âge de la puberté, il lui défendit de chanter jusqu'à la mue complète de sa voix; Darcier ne tint compte de la défense et gâta probablement un organe qui, tel que nous l'avons entendu jadis, il y a vingt-deux ans, avait pourtant encore du charme, de la puissance, sinon de la fraîcheur. Puis, il prit sa volée en province, où, tout en mettant en action le Roman Comique de Scarron, il devînt passé maître en fait d'armes. Il donnait indifféremment des leçons de bancal, d'espadon, de briquet, de latte, d'épée, de bâton, de savate ou de piano. Revenu à Paris à l'heure de l'orage révolutionnaire, il était le premier ténor de cet estaminet lyrique que je cherchais à esquisser tout à l'heure. Duprez, Roger, Lablache, tous les grands chanteurs allaient l'entendre, et Meyerbeer, chose inouïe! descendant de son Olympe musical pour aller vider un bock dans le _boui-boui_ du passage Jouffroy, s'écriait: --J'aimerais à faire une ode-symphonie pour ce gosier-là! Telles sont les choses que m'a rappelées tout à coup le beau livre: _Parfums, Chants et Couleurs_, de Gustave Mathieu. Philibert Audebrand. [Illustration: L'OUVERTURE DE LA SESSION PARLEMENTAIRE.--M. le duc de Broglie lisant le Message du Président de la République à la tribune de l'Assemblée nationale.] [Illustration: L'INCENDIE DE L'OPÉRA--Découverte du cadavre du pompier Bellet dans les décombres, après l'incendie.] LA SOEUR PERDUE Une histoire du Gran Chaco (Suite) Les sauvages différaient des Peaux-Rouges du Nord en ce qu'ils ne portaient ni pantalons ni mocassins. La douceur de leur climat les dispensait de se couvrir de ces vêtements. Les Indiens du Chaco n'ont pas même besoin de protéger leurs pieds, car il est rare qu'ils foulent le sol. Leur véritable demeure est sur le dos de leurs chevaux. De chaque côté de leurs selles leurs jambes nues pendaient, unies comme du bronze moulé, et sculptées comme par le ciseau de Praxitèle; la portion supérieure de leurs corps était également nue, mais contrairement à l'usage de leurs frères du Nord, ces Indiens n'étaient ni tatoués ni peints. L'éclat d'une peau saine et d'une riche couleur foncée, quelques coquillages ou des bracelets de graines autour de leurs cous ou de leurs bras constituaient leurs seuls ornements. Leur chevelure noire comme l'ébène, coupée carrément sur le front, croissait par derrière en toute liberté et couvrait leurs épaules de ses flots abondants; chez quelques-uns, elle tombait jusque sur la croupe du cheval! Deux étaient habillés d'une manière différente des autres, les deux cavaliers montés sur des recados. Le premier était un jeune Indien, évidemment le chef de la troupe. Il avait une sorte de ceinture autour des reins, mais par-dessus et flottant négligemment sur ses épaules, il portait un manteau de forme analogue à un _poncho_, bien différent toutefois du vêtement de laine des gauchos. C'était la _manta_ en plumes des Indiens, faite d'une peau de daim préparée et admirablement ornée avec le plumage du _guacamaya_ (1) et d'autres oiseaux aux ailes brillantes. [Note 1: Oiseau d'un plumage magnifique et appartenant à la tribu des perroquets.] Sur sa tête, il portait un bonnet en forme de casque, fabriqué avec une peau de cheval tannée, d'une blancheur de neige et entouré d'une rangée de plumes de _rhea_, plantées verticalement dans un cercle brillant. D'autres ornements placés sur son corps et autour de ses membres, et le harnachement de son cheval le désignaient clairement comme le premier personnage de la troupe. Il n'avait avec lui que des jeunes gens, mais lui aussi était un jeune homme, et bien certainement il n'était pas l'aîné de ses compagnons. Le seul homme blanc qui se trouvait parmi ceux-ci, et dont nous avons dit qu'il avait l'air d'un Castillan, offrait à l'oeil un type véritablement remarquable.--Sur ses traits se lisait une expression de férocité mélangée de ruse qu'on retrouvait d'ailleurs sur la figure du jeune chef qui chevauchait à côté de lui. Son vêtement était mi-partie celui d'un civilisé et celui d'un Indien, et on pouvait le prendre lui-même pour un gaucho fait prisonnier par les sauvages. Mais telle n'était pas évidemment la situation de cet homme, car il marchait à la place d'honneur, à la droite du chef. Tout au contraire, son air et ses actions racontaient une autre histoire, celle d'un scélérat qui, après avoir suivi une carrière de crime dans les pays civilisés, avait cherché la protection des sauvages et était devenu traître à sa race et aux siens. La longue lance qui dépassait de beaucoup ses épaules montrait sur sa pointe d'acier une teinte plus rouge que celle de la rouille. C'était la couleur vermeille du sang, séchée et brunie par les rayons du soleil, et toutefois encore assez fraîche pour dénoter que l'arme avait été récemment employée. C'était cette même lance qui avait percé la poitrine de Ludwig Halberger. Si un doute s'était élevé à cet égard, il eût bientôt été dissipé par la présence d'une troisième personne qui s'avançait un peu en arrière et qui évidemment était gardée comme une captive. C'était une jeune fille à laquelle on eût pu donner quinze ans, bien qu'elle n'en eût que quatorze. Elle possédait déjà dans toute son attitude certaines grâces de la femme, ainsi que cela arrive fréquemment dans l'Amérique espagnole, où l'adolescence commence plus tôt que dans nos froids climats: un visage d'un ovale délicat, une bouche mignonne ombrée déjà d'un léger duvet, des yeux ornés de longs cils avec de fins sourcils arqués, un teint olivâtre et ces formes élégantes dont les dames andalouses sont si fières: telle était Francesca Halberger, la fille du naturaliste. L'expression suprême de tristesse répandue sur sa figure ne parvenait pas à en altérer la beauté. Il est du reste à remarquer que le regard d'une femme espagnole n'est jamais plus noble et plus fier que lorsqu'elle est en face d'un danger. La prisonnière venait de voir son père traîtreusement frappé par la lance d'un assassin; son dernier cri: «Ma fille! ma pauvre enfant!» retentissait encore à ses oreilles; avant même d'avoir pu se rendre compte du danger qu'elle courait, elle avait été saisie et mise hors d'état d'opposer la fuite à la violence par la horde de ses agresseurs et s'était sentie entraînée vers un but qu'elle ignorait. Elle montait encore le petit cheval sur lequel elle avait quitté sa demeure, mais un des cavaliers indiens s'était emparé de la bride et ne lui permettait plus de le guider. La cavalcade s'avançait lentement, elle n'avait pas besoin de se hâter, car une poursuite n'était pas à craindre. Ceux qui avaient commis cette cruelle action savaient bien qu'il n'y avait pour eux aucun danger de représailles qu'ils pussent sérieusement redouter. De temps à autre, l'un des cavaliers de la troupe se dressait sur son cheval et examinait pendant un moment la plaine. Mais cette action ne provenait pas de la crainte d'une poursuite, c'était simplement la satisfaction d'une curiosité. Cependant une sorte d'inquiétude existait au fond des coeurs de ces sauvages ou tout au moins chez leur chef ainsi que le prouvait le dialogue échangé entre lui et l'homme blanc qui chevauchait à ses côtés. Il se bornait à quelques mots prononcés d'un ton de doute, et dans le regard de l'Indien on eût pu découvrir le regret de l'acte qui venait de s'accomplir. Les réponses du farouche renégat qui non-seulement l'avait conseillé, mais qui l'avait exécuté, semblaient avoir pour but de le rassurer. Fataliste comme tous les Indiens, le jeune chef se contenta de répondre aux dernières paroles du misérable qui raillait ses scrupules: «Ce qui est fait est fait», et il poursuivit sa route sans arrêter plus longtemps sa pensée sur le remords ou sur le repentir. La conversation entre les deux sauvages qui formaient l'arrière-garde fera mieux comprendre le sujet de l'inquiétude du chef. Ils venaient de parler avec une admiration mêlée de pitié de la beauté de leur captive et des liens d'amitié qui avaient existé entre leur vieux chef et Halberger. «Nous pourrions bien avoir à regretter ce que nous avons fait, suggéra le plus sage des deux. --Quel regret? demanda son compagnon. Le père du jeune chef n'est-il pas mort? --Si Naraguana vivait encore, il n'aurait jamais permis cela. --Naraguana ne vit plus. --C'est vrai. Mais son fils Aguara n'est qu'un jeune homme encore comme nous-mêmes, il n'a pas encore été élu chef de notre tribu. Les anciens peuvent être mécontents; quelques-uns d'entre eux, comme Naraguana, étaient les amis de celui qui a été tué. Qui sait si nous ne serons pas punis pour cette expédition? --Ne crains rien, le parti de notre jeune chef est le plus puissant, et de plus ce _vaqueano_ (2) [Note 2: Guide.] Là-bas, fit le sauvage en désignant le renégat, prendra toute l'affaire sur lui. Il a déclaré qu'il affirmerait que c'est une querelle qui le regarde seul. Il soutient que le Visage pâle qui ramassait des plantes a eu des torts envers lui. Qui sait si cela n'est pas vrai? Tu sais aussi bien que moi que le _vaqueano_ possède une grande influence dans notre tribu; avec sa protection Aguara s'en tirera sain et sauf. --Espérons-le, répliqua l'autre. Et si cette jolie créature doit un jour être notre reine, ce ne seront pas les guerriers de la tribu qui s'en plaindront, mais en revanche les jeunes filles Tovas ne seront pas contentes!» La conversation fut interrompue par un cri venant de l'avant-garde: c'était un cri d'alarme, et un moment après chaque Tovas, dressé sur son cheval, interrogeait d'un regard inquiet les confins de la plaine. La jeune fille seule resta immobile sur sa selle; on sentait que dans sa pensée rien ne pouvait ajouter aux horreurs de sa situation; elle était indifférente à de nouveaux coups du sort. La cavalcade parcourait alors un espace dépouillé d'arbres, l'une des quelques «trariesas» ou terrains stériles qu'on rencontre dans le Chaco. Cette stérilité ne provient pas de la mauvaise qualité du sol, mais du manque d'eau. Ces espaces sont pendant une partie de l'année inondés par les débordements des rivières voisines, mais l'été venu, ils se dessèchent et se pulvérisent sous les rayons d'un soleil torride, et montrent sur leur face un enduit d'un blanc grisâtre ressemblant à la gelée blanche et qui est le produit d'une efflorescence saline amenée par l'évaporation des eaux (3). [Note 3: Cette substance est appelée _Salitré_ par les Américains Espagnols. C'est une sorte de salpêtre. Une efflorescence semblable qui couvre les plateaux du nord du Mexique, se nomme _Téquisuité._] Les voyageurs étaient entrés dans ce désert pour éviter le détour causé par un crochet du fleuve. Quand retentit le cri d'alarme, ils se trouvaient à environ dix milles du cours d'eau et à peu près à la même distance du bois le plus proche. Ce cri avait été poussé par le renégat qui marchait en avant et qui aussitôt arrêta son cheval et se dressa sur ses étriers. CHAPITRE VI LA TORMENTA Rien absolument n'apparaissait! le soleil achevant sa carrière brillait dans un ciel sans nuage et projetait en noires silhouettes sur la plaine blanche les ombres des chevaux et des cavaliers. Aussi loin que pouvait porter la vue on n'apercevait aucun être vivant, pas même un oiseau traversant ce triste désert. Mais bien qu'aucun nuage ne se détachât sur la voûte bleue de l'atmosphère, on pouvait cependant, à force d'attention, découvrir une légère vapeur débordant l'horizon lointain, directement en face des cavaliers. Elle était à peine perceptible, toutefois l'oeil exercé du vaqueano l'avait remarquée et y avait lu l'approche d'un danger. «Qu'est-ce donc? demanda le jeune chef en poussant son cheval auprès de celui du vaqueano. --Caramba! ne le voyez-vous pas? repartit l'Espagnol en montrant l'horizon. --Je vois un petit nuage; rien de plus. --Rien de plus? --Non. On dirait plutôt de la fumée, mais ce ne peut être cela; il n'y a pas un brin d'herbe à dix milles à la ronde dont on puisse faire du feu. Du reste, que pourrions-nous craindre ici, ne sommes-nous pas chez nous? --Ce n'est ni de la fumée ni du feu; c'est bien pis, c'est de la poussière. --De la poussière! mais alors elle ne pourrait provenir que du galop d'une troupe de cavaliers? --Nous n'avons rien à redouter de ce genre; des hommes? un ennemi? Allons donc! Aussi n'est-ce de rien de pareil qu'il s'agit. Si ce n'était que cela nous pourrions nous mettre à l'abri d'une attaque en retournant vers les bois. Mais cette poussière n'est produite ni par des hommes ni par des chevaux. Si mes yeux ne me trompent pas, c'est la _tormenta_. --La tormenta! répétèrent d'une seule voix tous les Indiens et d'un ton qui dénotait qu'ils ne connaissaient que trop bien le terrible phénomène. --Oui! s'écria le vaqueano après avoir examiné le nuage encore pendant quelques secondes. C'est bien la tormenta et pas autre chose. Malédiction!» Déjà l'ombre s'était sensiblement étendue le long de l'horizon et elle grandissait rapidement sur le fond bleu du ciel. Elle présentait une couleur d'un brun jaunâtre semblable à un mélange de vapeur et de fumée tel que celui qui provient des flammes à demi-éteintes d'un incendie. Parfois des traits de lumière indiquaient qu'elle était sillonnée d'éclairs. Cependant, à l'endroit où les sauvages s'étaient arrêtés, le soleil brillait encore avec sérénité, et l'air calme et tranquille n'était pas agité du moindre souffle. Mais ce calme n'était pas sincère; il était accompagné d'une chaleur lourde et étouffante dont plusieurs d'entre les Indiens s'étaient plaints quelques instants auparavant. Ils venaient à peine de cesser de parler, chacun des hommes de la troupe avait à peine eu le temps de se rendre compte du péril qui les menaçait, et déjà, en moins de temps qu'il ne faut pour le dire, de violentes rafales d'un vent glacé avaient fondu sur eux avec une telle fureur, que quelques-uns des jeunes gens, perdant tout à coup l'équilibre, avaient roulé à terre, précipités par cette force invisible. Bientôt, à la clarté radieuse du jour succéda, sans transition, une épaisse obscurité comparable à celle de la nuit, et ils s'en trouvèrent comme enveloppés. Le nuage de poussière avait passé devant le disque du soleil et l'avait complètement éclipsé. Remis de ce premier assaut, quelques-uns proposèrent de galoper en arrière pour aller chercher l'abri des arbres; mais il était trop tard pour penser à la fuite; avant qu'ils eussent accompli cette course de dix milles, la tormenta les eût atteints. Le vaqueano le savait, et il proposa d'agir tout différemment. «Descendez de vos chevaux, cria-t-il, et tenez-les entre vous et le vent. Couvrez vos têtes avec vos jergas. Faites-le si vous ne voulez pas être aveuglés pour toujours. Vite, ou il ne serait plus temps!» Les jeunes Indiens, connaissant l'expérience de leur compagnon au visage pâle, se hâtèrent d'obéir. En un instant chacun d'eux, bien entortillé d'après la recommandation du guide, s'était caché derrière son cheval en s'efforçant de maintenir l'animal pour l'empêcher de perdre position. Mayne Reid. (La suite prochainement.) NOS GRAVURES Le général Changarnier Le rôle qu'a joué le général Changarnier dans l'oeuvre de la fusion, le projet de prorogation des pouvoirs du maréchal de Mac-Mahon, dont il a pris l'initiative, après le renversement de ses espérances de restauration, ont appelé en ces derniers temps trop vivement sur lui l'attention publique, pour que nous ne nous croyions pas obligés de donner son portrait. Le général Changarnier est né à Autun, le 26 avril 1793; il est donc aujourd'hui dans sa quatre-vingtième année. Sorti de Saint-Cyr en 1815, il prit part, en 1828, comme lieutenant, à la campagne d'Espagne. La révolution de 1830 l'envoya en Afrique, où un heureux combat d'arrière-garde, en 1826, pendant la retraite de Constantine, fut le point de départ de sa fortune. Nommé lieutenant-colonel en 1837, il fut fait maréchal de camp, le 21 juin 1840, à la suite de l'expédition de Médéah, et en 1843, la réduction des tribus des environs de Tenez, qui soutenaient Abd-el-Kader, lui valut le grade de général de division. Après la révolution de 1848, il vint offrir ses services au gouvernement provisoire dans des termes qui témoignaient de la haute estime qu'il avait de son mérite personnel. Le général Cavaignar, devenu-chef du pouvoir exécutif, lui confia le commandement de la garde nationale de Paris, qu'il garda après l'élection présidentielle, et auquel il joignit plus tard celui des troupes de Paris, qu'il perdit lorsque, à l'Assemblée législative dont il était membre, il se montra alors contraire à la politique de Louis-Napoléon. L'Assemblée, qui rêvait un coup d'État monarchique, tenta alors de donner en échange à ce Mouck en expectative, le commandement des troupes destinées à veiller à sa propre sûreté; mais la tentative ayant échoué, le général Changarnier, qui avait étendu solennellement sur la tête des conspirateurs monarchiques, dans une séance fameuse, cette même épée protectrice qu'il avait offerte au gouvernement provisoire, fut impuissant à se protéger lui-même. Arrêté le 2 décembre, il fut enfermé à Mazas comme le premier bourgeois venu et rentra dans l'ombre où il devait rester vingt ans. On sait le reste. En 1870, il offrit ses services à l'empereur et s'enferma dans Metz avec le maréchal Bazaine, dont, à deux ans de là, en même temps qu'il attaquait le glorieux défenseur de. Belfort, il devait faire l'éloge en pleine Assemblée nationale, où il avait été envoyé par trois départements: la Gironde, le Nord et le département de Saône-et-Loire. L. C. Lecture du Message présidentiel par M. de Broglie à l'Assemblée nationale Nous parlions tout à l'heure de la proposition Changarnier relative à la prorogation des pouvoirs du président actuel de la République, M. le maréchal de Mac-Mahon. Cette proposition, comme on l'a dit, a un préambule: le message présidentiel, dont M. de Broglie, vice-président du conseil, a donné lecture le 5 novembre dernier, à la séance de rentrée de l'Assemblée. C'est après le tirage des bureaux, à trois heures, devant une Chambre qui jamais n'avait vu réuni un pareil nombre de députés, en présence de tribunes garnies de toutes les notabilités, que M. le vice-président est solennellement monté à la tribune. On a remarqué que pendant toute la lecture il s'est tenu tourné du côté de l'opposition républicaine. On eut dit qu'il parlait exclusivement pour cette portion de la représentation du pays, que visait d'ailleurs le document dont il donnait communication. Son attitude était fort assurée, sa voix nette bien que faible. Il comptait certainement sur une victoire complète. La majorité des quatorze voix, réduite à treize le lendemain, l'a un peu déconcerté. Néanmoins, telle quelle, c'était une victoire, bientôt suivie, comme l'on sait, d'un échec dans les bureaux. Voilà donc M. le vice-président du conseil et les trois gauches manche à manche. Qui gagnera la belle? C'est ce qu'il nous reste à savoir et ce que nous saurons bientôt. Incendie de l'Opéra DÉCOUVERTE DU CORPS DU POMPIER BELLET Le caporal des sapeurs-pompiers Bellet a déjà sa légende, que tout Paris sait par coeur; mais, comme toute légende, celle-ci s'écarte, un peu de l'histoire véritable. Nous avons assisté au dernier acte de ce lugubre drame, et nous sommes en mesure de rétablir les faits; le caporal Bellet est tombé non pas dans la salle, au milieu de la fournaise, comme on l'avait dit, mais dans un étroit espace séparé de celle-ci par toute la profondeur de la scène, et qui servait à la fois de corridor et de loge de chant; il n'a pas été brûlé vif, comme on l'avait cru, mais enterré sous les décombres, où son cadavre a été retrouvé sans une brûlure, mais avec la tête à demi-écrasée par la chute d'un pan de mur; la mort avait été instantanée. L'endroit d'où le brave sapeur est tombé était à quelques mètres seulement de celui où l'on a retrouvé son corps; c'était la loge des coryphées, où vingt-deux femmes s'habillaient; Bellet devait rester à la porte de la loge; c'est pour diriger de plus près le jet de sa lance qu'il s'est avancé sur le plancher qu'on lui avait signalé comme dangereux et dont la chute l'a entraîné; il était alors environ six heures du matin; le feu était circonscrit, et l'on se félicitait déjà de n'avoir aucune mort à enregistrer. Les travaux de déblaiement nécessaires pour retrouver le corps ont dû être exécutés avec les plus grandes précautions pour éviter de nouveaux accidents; ils ont eu lieu sous l'habile direction de M. Panneau, inspecteur du bâtiment de l'Opéra. Notre dessin reproduit exactement l'instant où, après vingt-quatre heures de recherches, un dernier coup de pioche mit le cadavre à découvert; celui-ci était couché sur le dos; autour de lui, les décombres étaient jonchés des débris de l'appareil à lumière électrique, qui se trouvait à côté de la loge des coryphées, puis de lambeaux de soie, de mousseline et de fleurs; nous avons remarqué un mignon soulier de satin blanc encore frais comme s'il allait être chaussé pour la première fois, et taché seulement d'une goutte de sang qui avait rejailli jusque la! L'électricité à l'Assemblée nationale La semaine dernière, tous les journaux ont parlé du nouveau système d'allumage instantané par l'électricité des trois cent-cinquante-deux becs de gaz de l'Assemblée nationale. Voici sur ce système quelques détails que nous croyons de nature à intéresser nos lecteurs. L'appareil que nous avons représenté avec un soin minutieux se compose d'une bobine Rhumkorff, de dimension assez modeste, de la pile, des contacts et du système de fils. Avant de mettre la bobine en jeu, il faut relever un contact à poignée et lui donner la situation horizontale. Le courant ne passe dans chacun des dix-huit lustres qu'au moment où l'opérateur touche le bouton correspondant dans le clavier qu'on voit à sa gauche. Il fait cette opération avec un excitateur à manche isolé qu'il tient à la main et qui conduit à la pile par une chaîne analogue à celle de la timbale des fontaines Wallace. A chaque coup, l'opérateur tire une grosse étincelle à laquelle répondent autant de petites qu'il y a de becs dans le lustre. Nos lecteurs, qui seront admis dans les tribunes, pourront très-aisément se rendre compte de la disposition indiquée par notre figure. En se plaçant au-dessous du lustre, ils verront facilement le circuit zigzagué des fils de platine, que le fluide parcourt tous au moment où l'opérateur touche le boulon de l'armoire. Notre artiste a dessiné l'opérateur au moment où il donne le feu à un grand lustre de soixante-trois becs. Le circuit spécial à cet appareil aura donc soixante-trois lacunes, dans lesquelles éclateront soixante-trois étincelles. [Illustration: VERSAILLES.--Le nouvel appareil d'allumage électrique installé au palais de l'Assemblée Nationale.] TYPES ET PHYSIONOMIES D'IRLANDE. [Illustration: Paysans se rendant au marché.] [Illustration: Gardeur de porcs.] [Illustration: LA FRANCE PITTORESQUE.--La grotte de Royat.] Comme les deux fils d'un même bec sont à une distance d'un tiers de millimètre, le courant passe de l'un à l'autre sans étincelle, et si une poussière s'y loge le bec ne s'allume pas de toute la séance. Mais ces accidents sont rares et n'ont rien qui dépare notablement l'ordonnance réglementaire des lumières. Ces soixante-trois lacunes d'un tiers de millimètre équivalent électriquement à un seul écart de 21 millimètres. Quoique nos appareils d'induction soient peu comparables aux nuages orageux qui lancent des rayons d'un kilomètre, une étincelle de 21 mill. n'est qu'un jeu d'enfant pour nos bobines Rhumkorff les plus modestes. La pile a, comme on peut le voir, des dimensions formidables. Mais il ne faut pas croire que sa force électrique réponde à ce grand déploiement de surface. Elle ne dépasse point celle de trois couples Bunsen de dimensions honnêtes. Ces gros cylindres en terre poreuse sont bourrés de byoxide de manganèse et de charbon pilé, mélange destiné à absorber le gaz hydrogène produit par l'action d'une solution de chlorhydrate d'ammoniaque sur une lame de zinc. En homme prudent, M. Gaiffe a installé un appareil susceptible de durer autant que l'Assemblée elle-même. On peut, sans blesser sa modestie ni son patriotisme, dire qu'il semble avoir eu surtout en vue de construire une pile définitive. Ces premiers pas de l'électricité dans l'enceinte législative ne tarderont pas sans doute à être suivis par d'autres conquêtes. Si les séances deviennent trop tumultueuses, nous conseillerions à M. Buffet de remplacer son impuissante sonnette par un carillon électrique. Il ferait facilement assez de bruit pour réduire au silence les individualités parlementaires les plus tapageuses. Comme le nombre des scrutins importants semble devoir aller en grandissant de jour en jour, il ne serait pas inutile de songer à une machine à voter qui dispenserait les députés de défiler à la tribune; au lieu de laisser tomber dans l'urne l'expression de leur part de souveraineté nationale, ils l'expédieraient le long d'un fil et l'enregistreraient à distance _ne varietur._ Pour en revenir au système d'allumage que nous venons de décrire, disons, en terminant, qu'il n'est pas nouveau, comme l'ont écrit tous les chroniqueurs parisiens, jusques et y compris les journalistes scientifiques, Il y a huit ans, l'allumage du grand amphithéâtre de la Sorbonne était pratiqué par M. Rhumkorff, à l'aide des mêmes procédés et avec des appareils analogues. Et depuis longtemps, on n'allume pas autrement dans les assemblées républicaines d'Amérique. C'est donc en ligne droite du Capitole de Washington qu'est venu l'allumage électrique à l'Assemblée nationale de Versailles. W. de Fonvielle. Royat et sa grotte A peu de distance de la capitale de l'Auvergne, Clermont-Ferrand, se trouve la curieuse chaîne des monts Dômes, composés de soixante-dix à quatre-vingts cônes volcaniques, vastes ampoules soulevées en un jour de convulsion, à la surface du plateau qui occupe le centre de la France. Ce plateau a une élévation moyenne de 900 mètres, et les cônes ou puys, qui forment du nord au sud une bande de sept à huit lieues de largeur, le surélèvent de 150 à 200 mètres. Toutefois le Puy-de-Dôme, qui occupe à peu près le centre de cette bande, mesure par exception une hauteur de 500 mètres. Vu de Clermont avec ses flancs verdoyants, sa belle forment, son aspect grandiose, ce mont fait songer aux sommet des Alpes et des Pyrénées, surtout l'hiver, alors qu'il est couronné de neiges, car il ne porte lui, ni neiges éternelles, ni glaciers. Aussi grâce à sa beauté a-t-il mérité de donner son nom au département. Si Dôme était sur Dôme, On verrait les portes de Rome, disent les gens du pays en parlant de ce puy et de son voisin, le petit Puy-de-Dôme. L'aspect des puys des monts Dômes est assez triste. La verdure manque généralement. Sur leurs pentes arides, l'herbe a peine à pousser et le soleil en a vite raison. Quelques-uns cependant portent une parure plus résistante. Des forêts de hêtres les enveloppent; mais on les compte. Si l'on arrivait à dix, on pourrait faire une croix. En revanche, la plupart possèdent encore des cratères bien conservés d'où, aussi bien du côté de la Sioule que du côté de l'Allier, s'écoulèrent les laves qui barrèrent ou comblèrent différentes vallées, formèrent des lacs et détournèrent le cours des rivières. Ainsi le charmant lac d'Aydat doit sa naissance aux coulées des trois puys de la Vache, de Lassolas et de Vichatel, qui interrompirent le cours de la Veyre. Ainsi encore, au nord du puy de Dôme, la Sioule fut barrée par les laves réunies des puys de Côme et de Louchadière; et cette rivière, après avoir, elle aussi, d'abord formé un lac, finit par s'ouvrir un lit, au-dessous de Pontgibaud, où elle coule maintenant au pied d'une colonnade basaltique haute de quatorze mètres. Ces courants de lave, qui ont conservé le nom de _cheire_ que leur avaient donné les habitants de l'Auvergne, ont plus ou moins envahi toutes les vallées avoisinant les puys d'où ils sont sortis, quelques-uns s'étonnant même à une assez longue distance, comme, par exemple, la cheire vomie par le cratère du Pariou, qui va jusqu'à Fontmort et à Durtol. Trois ou quatre des puys de Dôme ont plusieurs cratères. Celui de Côme en a deux; celui de la Nugère trois; celui de Montchier quatre: celui de Barne trois. Ces cratères ont une profondeur très-variable. Le plus profond de tous, et de beaucoup, le cratère du puy de Louchadière, a 160 mètres. La moyenne est d'environ 95. C'est, je crois, la profondeur du cratère du volcan de Graveneyre ou Gravenoire, qui a versé ses laves dans la fameuse vallée de Royat, voisine de Clermont. Qui ne connaît Royat et son établissement thermal, qui ne date que d'hier pourtant? Chaque année s'y donnent rendez-vous de nombreux baigneurs qui, avec les géologues et les Clermontois ont tant contribué à populariser les singulières montagnes dont nous venons de parler. La situation est délicieuse. Au fond d'une gorge ombreuse couverte d'arbres superbes coule la Tiretaine, bordée de moulins et de fabriques, qu'animent les eaux de cette rivière. Une curiosité naturelle y attire les touristes: la célèbre grotte de Royat. Cette grotte est creusée dans une masse de rochers basaltiques splendides. Elle a 11m de profondeur, sur 8m de largeur et 3m 50 de hauteur maximum. Sa voûte est arrondie en coupole à ses extrémités, et les parois en sont tapissées de lichens et de mousses, aux tons verts et noirs, à reflets de velours. Le terrain, formé de lave écrasée, est rouge. De cette grotte, où l'on jouit en été de la plus agréable fraîcheur, jaillissent plusieurs sources limpides et abondantes qui laissent tomber leurs eaux dans un lavoir, d'où elles vont ensuite se mêler à celles de la Tiretaine. Royat commence là. Ses premières maisons ont les pieds dans l'eau. Les autres grimpent le long de la montagne dans un désordre qui, pour n'être pas un effet de l'art, n'en a pas moins des charmes. On dirait un troupeau de chèvres. Certaines semblent vagabonder et rechercher de préférence les lieux escarpés. Tout en haut est l'église, qui ressemble à un château fort. C'est, pour continuer la comparaison, le bouc veillant sur le troupeau. Son sommet, au milieu des arbres, apparaît couronné de mâchicoulis appuyés sur une série d'arcs à plein cintre que supportent des consoles. Un clocher octogonal surmonte le tout. De ce point, de quelque côté que l'on regarde, on jouit de la plus magnifique vue. Ici c'est le puy de Dôme avec les puys qui lui font cortège; là c'est le Graveneyre, et dans les brumes le plateau de Gergovie; de cet autre côté, voilà la ville savante, Clermont, et, derrière, le lit de l'ancien lac, qui est aujourd'hui la riche plaine de la Limagne... Louis Clodion. Scènes de la vie Irlandaise L'Irlande devrait être un grenier d'abondance, et cependant elle est pauvre. En vain sa fertilité appelle le travail des habitants, contraints la plupart du temps de le refuser. C'est que les fermiers gémissent sous l'oppression de gens d'affaires qui prennent à bail général les terres que leurs propriétaires n'osent habiter, non sans raison. La faim est mauvaise conseillère, comme en témoignait dernièrement un de nos dessins; _Le meurtre d'un landlord par son fermier._ Mais aussi quelle misère! Dans de pauvres cabanes, construites en terre et divisées en deux parties par un mur, vivent bêtes et gens; les maîtres grouillant et couchant pêle-mêle dans l'un des compartiments; dans l'autre, les bêtes domestiques; la vache et la chèvre qui donnent leur lait, le mouton sa laine, le porc sa chair, quelquefois aussi un de ces jolis petits chevaux que l'on nomme _hobby_. Mais ce sont les plus riches seulement qui possèdent tant d'hôtes. Beaucoup n'ont qu'une vache ou une chèvre, avec quelques porcs qu'ils ne mangent pas, mais qu'ils vendent, pour n'arriver pas, la plupart du temps, à payer le montant des redevances qui les écrasent. Leur nourriture habituelle est un pain grossier d'avoine, des pommes de terre, des oeufs, du lait et quelquefois du poisson. Quant à leur habillement, on devine ce qu'il peut être, des guenilles malpropres, des loques qui pendent, effilochées, le long de leurs jambes nues. Pour les enfants, c'est à peine s'ils connaissent l'usage des vêtements. L'excès de la souffrance a produit chez eux ces vices qu'on leur reproche: la paresse et l'ivrognerie. Car pourquoi travailler si le travail ne peut améliorer leur sort? Et nés fatalement pour le malheur, peut-être sont-ils excusables de demander au whiskey quelques instants d'oubli. Mais ces vices sont compensés par les qualités les plus rares. Les Irlandais sont courageux, patriotes, hospitaliers, fidèles à la parole donnée, affables, polis et gais malgré tout. Le dimanche est toujours pour eux un jour de fête. Leur grand plaisir de se réunir pour danser au son de la cornemuse; et si, ce jour-là, le produit du marché a quelque peu rempli leur gousset trop souvent vide, je vous laisse à penser si le whiskey circule à la ronde! Malheureusement il pousse à la querelle, et il est rare que la fête se termine sans horions. L. C. UN VOYAGE EN ESPAGNE PENDANT L'INSURRECTION CARLISTE III Mon retour à Irun.--Caractère du peuple Basque.--_Les fueros_--Comment s'opère l'enrôlement carliste.--Apparition de la bande du curé Santa-Cruz.--Le gouvernement se décide à vouloir réprimer l'insurrection.--La première brigade marche contre les carlistes; la composition et moeurs de ses soldats. Le 21 février, à dix heures du matin, je rentrai à Irun, de retour de mon excursion à Vera. Il n'était bruit, dans la ville, que de l'insurrection carliste, dont la rumeur publique exagérait l'importance. Si j'eusse dit qu'elle se bornait, pour le moment, à trois bandes seulement, composées d'environ 700 à 800 hommes assez mal armés et plus mal équipés, on m'aurait pris pour un traître ou un espion qui était payé pour déguiser la vérité. J'ai remarqué partout, et principalement en Espagne, combien il est difficile, dans les questions politiques, de faire entendre raison à des gens prévenus d'avance et qui ne veulent pas être convaincus. Irun, petite ville d'environ 6,000 âmes, très-commerçante et située à quelques centaines de mètres de la frontière française, renferme trois _casinos_, qui sont les seuls endroits publics ou l'on s'occupe de politique. Selon le _casino_ que l'on fréquente, les nouvelles du jour revêtent des nuances différentes. Dans celui de l'aristocratie de l'endroit, l'insurrection carliste faisait des progrès étonnants; les bandes, au nombre d'une vingtaine, formant un effectif au moins de huit mille hommes, parcouraient déjà les quatre provinces, dispersant devant elles les petits détachements de troupes régulières qu'elles rencontraient sur leur passage.--Dans le casino de l'ayuntamiento, dont les habitués se composent des libéraux, l'insurrection ne prenait pas, il est vrai, d'aussi grandes proportions; elle ne laissait pas néanmoins que d'inquiéter les amis de la constitution représentée par le fils d'Isabelle II.--Dans le _casino popular_, transformé en club par quelques radicaux socialistes et internationalistes, l'insurrection carliste n'était, au contraire, qu'un mythe, et dans le cas où elle, viendrait à se produire aux environs de la ville, les _frères et amis_ étaient assez forts pour l'étouffer eux-mêmes. Cette appréciation de la nouvelle prise d'armes des carlistes par les divers partis était, au reste, la même dans les autres villes d'Espagne. Il semble qu'au milieu de ces divisions de partis, et au moment où commençait à éclater la guerre civile, les haines politiques dussent être plus exaltées, et, par suite, entraîner d'horribles représailles. Il n'en était pas ainsi; les esprits sont plus calmes dans les pays basques; les passions personnelles dominent ici la passion politique. Un mot, à ce sujet, sur le caractère du peuple basque. Le Basque, en général, est laborieux, sobre, très-religieux, joueur et grand amateur de la danse. Les bonnes qualités priment, toutefois, ses défauts. Son activité pour le travail, soit agricole, soit industriel, est incontestable. Il suffit d'avoir parcouru la campagne et séjourné quelque temps dans les villes pour se convaincre que l'agriculture et l'industrie y sont en très-grand honneur. Des champs cultivés dans les vallées et jusque sur le penchant des montagnes, produisent trois et quatre récoltes chaque année; des usines et des manufactures établies dans les plus petits centres de population, et des mines de fer, de plomb et d'argent exploitées, en temps de paix, par des milliers d'ouvriers, témoignent partout de la réputation justement méritée d'infatigables travailleurs qu'ont acquise le Navarrais, le Guipuzcoan, le Biscayen et l'Alavais. Quant aux sentiments religieux du Basque, ils sont peut-être quelque peu exagérés. Pour lui, l'église sur laquelle il reporte toutes ses affections est le lieu saint par excellence; le prêtre, une personne sacrée dont la parole devient, pour lui, une prescription de l'Évangile; la religion, enfin, prédomine dans tous ses actes. Ce qui explique la richesse avec laquelle sont ornées les églises, la quantité de chapelles et d'ermitages qui s'élèvent partout, et le nombre des fêtes des saints qui sont choisies dans l'année. J'ai vu dans la même semaine deux fêtes, sans compter le dimanche, scrupuleusement observées, pendant lesquelles un ouvrier quelconque n'eût pas osé prendre un outil pour effectuer le moindre travail manuel. L'influence de la religion est, en un mot, absorbante dans ces pays, où les rares incrédules eux-mêmes sont forcés de se plier à ses exigences. J'ai dit que le Basque était joueur et grand amateur de la danse. Le jeu qu'il affectionne, le jeu national par excellence, est celui de la _pelota_ (jeu de paume). Il n'est pas de ville, de bourg et de village où la municipalité n'ait fait élever un haut et large mur dans un espace carré destiné à satisfaire cette passion. Là, les dimanches et jours de fêtes, toute la population mâle, hommes, jeunes gens et adolescents, se réunissent pour lancer, repousser et relancer une ou plusieurs balles contre le mur, d'après des règles déterminées d'avance. L'animation des joueurs, l'habileté dont ils font preuve et les enjeux des parieurs sont une preuve de l'attrait irrésistible qu'exerce sur eux le _jeu de la pelota_. J'ai assisté à des parties, chose extraordinaire! où la somme des paris s'élevait jusqu'à _vingt mille francs!_ Le _juego de la pelota_ ne s'effectue pas seulement en plein air, devant le mur municipal destiné au public; il existe encore, dans toutes les grandes villes, des endroits particuliers où, dans l'intérieur des maisons, on a construit un jeu de _pelota_, comme en France on y construit des manèges. Ces sortes d'établissements sont fréquentés par les gens de l'aristocratie ou de la bourgeoisie, qui vont se livrer à l'exercice de la pelota comme nous, en France, nous allons au café ou au gymnase avant de prendre nos repas. La passion du jeu ne le cède pas, dans le coeur du Basque, à la passion de la danse,--qui a pour corollaire celle de la musique. Si vous entrez dans un café ou casino quelconque rempli de consommateurs calmes et silencieux (car il est à remarquer que dans les établissements publics d'Espagne on n'est pas bruyant comme on l'est dans ceux de France), on n'est pas peu surpris de voir, à un moment donné, un monsieur fort bien mis qui, la guitare à la main, s'avance vers le milieu de la salle, et chante en s'accompagnant de son instrument un air basque écouté avec la plus religieuse attention. Après un quart d'heure de musique et de chant, l'amateur dépose gravement sa guitare et va reprendre tranquillement sa place, qu'il avait quitté un instant. Quelquefois c'est le piano, placé derrière le comptoir, qui fait entendre ses variations sous les doigts d'un artiste improvisé sorti du milieu de la foule des consommateurs. On attribue, au reste, cet usage de la musique à jets interrompus, dans les établissements publics, à la sobriété des habitués, qui est excessive. On consomme peu en Espagne; c'est le contraire en France. La guitare est, au surplus, l'instrument indispensable dans tous les établissements publics; elle fait partie intégrante de leur mobilier. Vous la retrouvez dans les _fondas_ (hôtels), les _posadas_ (auberges) et les _ventas_ (débits), avec cette différence que dans ces deux derniers genres d'établissements, elles ne servent pas seulement à faire de la musique, mais encore à faire danser les gens. Vous êtes, par exemple, dans une _venta_; arrive un charretier ou un _carabinero_ (douanier), ou bien un Espagnol quelconque; tout le monde est guitariste en Espagne; la première chose qu'il prend, en entrant, comme désoeuvrement, est la guitare. Il la pince d'abord lentement; puis il redouble son doigté progressivement, et, s'animant tout à coup, il jette des sons et des airs rapides autour de lui, au point d'enthousiasmer non-seulement les assistants, mais encore les voisins et les passants de la rue. Tout à coup, la foule fait irruption dans l'établissement, et un bal se trouve subitement improvisé et dure souvent une grande partie de la journée. Mais la danse de prédilection, la danse véritablement populaire et nationale du Basque est le choun-choun. Deux fifres et un tambourin composent l'orchestre, qui joue tantôt des airs lents et monotones, tantôt bruyants et précipités, sans transition aucune de la note grave à la note aigüe; et au son de ces instruments, on voit se former tout à coup sur les places publiques, et jusque sur les routes, des rondes et des chassés-croisés fantastiques, ou danseurs et danseuses s'accompagnant du claquement de leurs doigts, sautent en cadence et se trémoussent pendant des heures entières. Ajoutez à tous ces traits de caractère du Basque espagnol qu'il est très-jaloux de son indépendance politique, et que c'est précisément pour la conserver qu'il s'insurge en faveur du principe absolu représenté par don Carlos, contre le gouvernement républicain établi, qu'il ne veut pas reconnaître. Expliquons cette apparente contradiction de sa part. Les anciens rois d'Espagne, ancêtres du prétendant actuel, avaient accordé aux quatre provinces, en ce moment insurgées, sous le nom de _fueros_, des libertés, des franchises et des immunités dont elles ont toujours joui jusque sons le règne de Ferdinand VII. En vertu de ces _fueros_, elles s'administraient elles-mêmes et n'avaient avec le pouvoir royal ou central d'autres liens que ceux d'une subordination respectueuse. Celui-ci ne pouvait exiger de ces provinces qu'un impôt annuel librement voté qui représentait, pour chacune d'elles, une somme d'environ deux millions; et de plus qu'un contingent d'hommes limité, en cas de guerre contre l'étranger. La guerre terminée, les hommes rentraient dans leurs foyers et ne devaient au roi nul autre service militaire. Ainsi, en dehors du pouvoir central, les quatre provinces avaient une organisation particulière représentée par l'assemblée provinciale et les assemblées municipales. Chaque province élisait, tous les deux ou trois ans, un certain nombre de députés qui, sous le nom de députes provinciaux, discutaient au chef-lieu et administraient les intérêts de la province. L'impôt provincial, la construction des routes, l'entretien d'une garde provinciale comme celle des _miqueletes_ dans le Guipuzcoa, la nomination des juges, l'entretien des églises, le salaire des prêtres, etc., tout cela rentrait dans les attributions de la députation provinciale. Les municipalités, de leur côté, composées de membres choisis par l'élection, s'administraient elles-mêmes, et ne dépendaient de la députation provinciale que pour les affaires générales qui se rattachaient seulement à la province, l'_alcalde_ (maire), ses adjoints, le juge de paix, le _corrégidor_, etc., étaient choisis par la voie du scrutin. Il n'était pas jusqu'aux traitements des prêtres desservant l'église ou les églises de la commune qui ne fussent dans leur dépendance. Les _fueros_ leur accordaient, en outre, de nombreuses franchises, telles que la fabrication libre du tabac, de la poudre, du sel, etc., le transport, sans payer des droits de douane, de toutes sortes de marchandises, soit à l'intérieur du royaume, soit à l'étranger. Pendant des siècles, les provinces basques jouirent ainsi paisiblement de tous ces privilèges. Lorsque le régime constitutionnel fut établi en Espagne, il commença par restreindre une partie des droits dont jouissaient les quatre provinces. Il les soumit successivement à des obligations qu'il leur imposa forcément, telles que de contribuer, pour leur part, à l'impôt général, de fournir des hommes au contingent de l'armée, de tirer au sort (la _quinta_), etc.; en un mot, il tenta de leur enlever successivement une partie de leurs privilèges. De là naquit cette répulsion que les Basques ont toujours eu pour le régime constitutionnel et qu'ils manifestent encore aujourd'hui contre le régime républicain. Pour eux, les ancêtres de don Carlos leur ayant accordé les _fueros_, qu'ils ont toujours respectés, et celui-ci leur ayant juré de les maintenir, ils croient qu'ils n'ont qu'à se battre pour le descendant des anciens rois contre la République, pour rentrer dans la jouissance de leurs anciens privilèges. Tels sont les motifs qui ont provoqué l'insurrection carliste qui, si elle ne triomphe pas, est loin encore de vouloir prendre fin. Vers le 15 de mars, c'est-à-dire trois mois après que j'avais assisté à ses débuts, elle avait déjà pris une très-grande extension. Les enrôlements se faisaient ouvertement dans les communes des quatre provinces. Dorronsoro, intendant général de don Carlos dans les provinces et son représentant, parcourait toutes les localités de la Navarre et faisait afficher ou proclamer par les _alcaldes_ l'ordonnance du _roi_, qui prescrivait la levée en masse. J'ai été plusieurs fois témoin de la manière dont s'opéraient ces sortes d'enrôlements. Le dimanche, au sortir de la messe, le _corrégidor_ ou valet de ville donnait lecture de l'ordonnance royale; le public l'écoutait religieusement, et, arrivés dans leurs maisons ou leurs _caserios_ (fermes), hommes et jeunes gens se consultaient ensemble, et le lendemain allaient se mettre sous les ordres d'un _cabecilla_. En moins de quelques jours, on recrutait par ce moyen des centaines de volontaires. A cette époque parut une bande qui devait bien faire parler d'elle et qui, tout en rendant d'abord de grands services à la cause de don Carlos, lui fit un grand tort dans la suite: c'était la bande du curé Santa-Cruz, dont j'aurai plus tard à faire connaître les exploits. Santa-Cruz était curé d'Hernialde, petite paroisse d'environ 350 âmes, située aux environs de Tolosa. Rien dans sa personne ne pouvait faire supposer qu'il y eut en lui l'étoffe d'un cabecilla, excepté une agilité et une force physique extraordinaires dont il donnait des preuves et qui le faisaient distinguer dans sa commune. Agé de trente-deux ans, d'une taille moyenne et d'une physionomie tort peu avenante, Santa-Cruz n'avait qu'une instruction très-bornée. Les exercices du corps, tels que le jeu de la _pelota_, le maniement du _maquilla_ (bâton basque), et la course, constituaient ses principales qualités, dont il usait et abusait étrangement dans sa paroisse. Je ne sais s'il fut redevable à ces qualités physiques de la confiance qu'il inspira aux insurgés de la contrée, toujours est-il que dans l'espace de quelques jours, il put réunir autour de lui une centaine de jeunes gens vigoureux et déterminés, qui se mirent à sa disposition et formèrent le noyau de sa bande. Après les avoir équipés et armés d'une manière uniforme, en leur faisant porter, comme signe de distinction, un coeur brodé en rouge sur le côté gauche de leur jaquette, il se mit à leur tête et commença la campagne avec eux. J'aurai l'occasion plus d'une fois, dans la suite de ce récit, de faire connaître les singuliers exploits de la bande Santa-Cruz. L'insurrection faisant de rapides progrès, le gouvernement du roi Amédée, qui jusqu'alors n'avait paru guère s'en préoccuper, jugea à propos de l'arrêter dans sa marche en envoyant des troupes contre elle. Il est de tradition, en Espagne, de n'entrevoir le danger et de ne le prévenir qu'au dernier moment. A quoi cela tient-il? Un peu à l'impéritie des hommes d'État au pouvoir et beaucoup au manque d'argent. J'ai vu le général Nouvillas, commandant en chef l'armée du Nord, arrêté à Vittoria, ne pouvant continuer la campagne parce que l'argent de la solde des soldats vint à lui manquer. Il attendit, pendant cinq jours, un million que devait lui envoyer le ministre des finances et qui n'arriva jamais. Nouvillas, déçu dans son attente, rentra à Madrid. La première brigade envoyée contre les carlistes de la Navarre fut celle de Castanon. Je me trouvais à Pampelune lorsqu'elle y arriva, vers le milieu du mois de mars. Elle était composée de soldats de la ligne très-salement équipés, d'une quarantaine de _miqueletes_ (soldats guipuzcoans), de cinquante soldats du génie, de vingt _guardias civils_ (gendarmes), de trente cavaliers fort bien montés en chevaux et de deux pièces de campagne servies par une soixantaine d'artilleurs et accompagnées par autant de mulets. Elle se dirigea sur la route de Pampelune, du côté de Vera, où les carlistes occupaient trois localités: Vera, Eychalar et Lessacca. Je la suivis dans sa marche. A l'approche de la première de ces localités, les bandes carlistes, qui n'étaient pas en nombre pour résister à une attaque de la brigade, se retirèrent dans les montagnes et allèrent prendre position sur la montagne qui domine le pont d'Anderlassa, au-dessus et tout près de la route que suivaient les troupes régulières. Arrivées auprès du pont, les carlistes, campés en face, sur le revers de la montagne, commencèrent le feu, pendant que celles-ci prenaient position pour leur riposter. Pendant cinq heures, on fit feu de part et d'autre, à une distance telle que sur cent balles, une seule, tout au plus, portait, tant du côté des insurgés que de celui des réguliers. Au bout de ce temps le combat cessa, et on releva deux morts et six blessés du côté de la brigade, et cinq blessés seulement du côté des carlistes. Je cite ce fait d'armes pour donner aux lecteurs une idée en général de la guerre de partisans, telle qu'elle se pratique en ce moment dans les provinces du nord de l'Espagne. Dès que le combat eut cessé, les carlistes revinrent occuper les villages qu'ils avaient momentanément quittés à l'approche de la brigade Castanon, tandis que celle-ci continua sa route en avant et alla faire halte à Irun, où elle vint loger et se ravitailler. C'est là que j'ai assisté à un spectacle offert par les soldats du brigadier Castanon. Arrivés dans la ville en chantant et en apostrophant les passants, ils déposèrent les armes sur la place de l'_Ayuntamiento_, allèrent chercher leurs rations, qu'ils mangèrent en plein air; puis, les uns empruntant des guitares, se mirent à parcourir la ville en chantant à la façon des anciens trouvères, tandis que les autres organisèrent un bal, entre eux, où ils passèrent presque toute la nuit à danser. Le matin, l'ordre de départ étant donné, ce n'est qu'en rechignant qu'ils voulurent se mettre en route; et la brigade, de retour de sa campagne, rentra à Saint-Sébastien, sa garnison. Cette campagne avait duré huit jours. H. Castillon (d'Aspet). [Illustration: TYPES ET PHYSIONOMIES D'IRLANDE.--Paysans irlandais se rendant au marché.] LA SOEUR PERDUE [Illustration: Il y avait là, en tout, une vingtaine d'hommes.] [Illustration: L'ouragan éclatait dans toute sa furie.] [Illustration: Venez ici, regardez donc ces fleurs!] [Illustration: La balle, par un hasard providentiel, avait touché droit au coeur.] LES THÉÂTRES Vaudeville. _L'Oncle Sam_, comédie en quatre actes, de M. Sardou.--Gaîté. _Jeanne d'Arc_, tragédie en cinq actes, de M. J. Barbier, musique de M. Gounod.--Bouffes-Parisiens. _La Quenouille de verre_, opérette en trois actes, de MM. Albert Millaud et Moreno, musique de M. Grisard. Si vous demandez à un Américain ce qu'il pense de l'Oncle Sam, il sourira de votre question; ce qui l'étonne, ce n'est pas que M. Sardou ait fait une charge à fond de train sur les moeurs des États-Unis, mais c'est que vous, vous preniez au sérieux cette spirituelle caricature et que vous traitiez en comédie cette fantaisie d'un homme d'infiniment d'esprit et de talent. Les critiques de la presse me semblent bien sévères envers M. Sardou; ils lui demandent à lui, auteur dramatique, les consciencieuses études d'un écrivain et d'un moraliste; ils lui reprochent de ne pas nous parler, en scène, de cette Amérique que M. de Tocqueville, Édouard Laboulaye, Charles Dickens, Hubner, Hepworth Dixon, nous ont fait connaître dans leurs livres. La belle affaire! Comme si le théâtre se souciait de la vérité vraie, et comme si M. Sardou se mettait en peine d'écrire une comédie pour faire suite aux études de ses prédécesseurs. Il court sur ce sujet une foule de lieux communs acceptés par nous, une série de clichés propres à divertir les honnêtes gens, qui n'y croient pas du reste. M. Sardou s'en empare et en tire parti au bénéfice de son public, qui applaudit; il a raison puisque le spectateur même avant d'entrer dans la salle est déjà son complice. Pour une bonne moitié des Parisiens, l'Amérique est un peuple de commerçants qui vit de faillites. Il met son honneur à faire des dupes, et il n'estime que ceux qui s'enrichissent en le trompant. Son sol ne se compose que de terrains marécageux où la fièvre dévore les habitants. Ne parlez ni de littérature ni de beaux-arts à ces yankees, pour qui le génie humain est lettre morte. L'argent est tout pour eux. A peine connaissent-ils la famille; la société, ils l'ignorent; chacun pour soi et le revolver pour tous. Quant au mariage, chacun sait comment il se pratique; par voie de flirtation. La flirtation, c'est la ressource de toutes les jeunes filles. Elles gagnent un mari grâce à ces coquetteries dangereuses, à la façon de ces chevaliers du jeu qui, autrefois, ruinaient les fils de famille avec des dés pipés. Vous avez perdu: coûte que coûte, il faut payer au tricheur adroit. Ici ce n'est pas la carte, c'est le mariage forcé, et il se trouvera toujours à point nommé un pasteur d'une religion inventée le matin même, pour donner force de loi à cette union. En Amérique on fait le mari comme en France on fait le mouchoir. L'Américaine, c'est le pick-pocket du mariage. Tout cela n'a pas le sens commun; mais à nous, qui rions de tout, il nous faut une Amérique pour rire, et c'est justement celle que M. Sardou nous a donnée. Nous serions bien mal avisés de la lui reprocher, puisque c'est à nous-mêmes qu'il l'a prise. Voilà de bien grandes protestations pour peu de chose; et M. Sardou doit bien rire sous cape à voir à quelles hauteurs la discussion élève l'_Oncle Sam_ en l'accusant de manquer à la vérité de l'observation. Comme si la comédie parisienne en avait jamais fait d'autres. Il lui plaît de donner à son caprice des moeurs ou des habitudes à un peuple; personne ne l'a jamais chicané là-dessus. La comédie a une sorte de géographie grotesque. Elle a inventé les Anglais touristes de l'opéra-comique et du drame; l'Espagnol avec ses éternelles castagnettes; Venise avec ses espions et ses mandolines, et les Turcs avec le harem, les grosses pipes, le turban et le soleil plaqué en passementerie, dans le dos. Qui donc crie à la caricature? Personne ne réclame pour Madrid, Venise ou Canstantinople. C'est autour de l'Amérique, maintenant; et du moment où, après avoir vu jouer l'_Oncle Sam_, dont elle a eu, la première, le bon goût de rire, je ne vois pas ce que nous avons tant à crier. La question est toute autre. La pièce de M. Sardou est-elle amusante? Tout est là. Eh bien! oui; et n'étaient quelques longueurs qui ralentissent singulièrement son action, je lui prédirais pour ma part un très-grand succès. Ces lieux communs dont je vous parlais tout à l'heure et qui nous servent à railler ce grand pays, servent de fond à cette comédie; disons mieux, à cette revue satirique, sorte de chronique de petit journal adroitement mise en scène, avec Samuel Tappleton, l'oncle Sam, marchand de guano, négociant de cotons, vendeur d'allumettes, millionnaire pour le moment et aspirant aux emplois publics, à l'aide d'un journaliste qu'il achète, d'un Irlandais courtier d'élections, d'un chef de pompiers marchand de votes, et d'un fils qui parle au peuple au nom de Samuel Tappleton, et qui en fin de compte se fait nommer aux lieu et place de son père. Samuel Tappleton a fait plusieurs fois faillite, ce qui lui vaut l'estime de ses compatriotes. Voici le pasteur Jédédiah, qui voyage pour la Bible et le _vermuth réparateur_, une liqueur de son invention. Puis le colonel Nathaniel, l'apôtre de cette égalité qui n'admet que des inférieurs, homme sans préjugés, mais qui se fâche tout rouge si on l'appelle monsieur au lieu de colonel. Voici les trois nièces de M. Tappleton: Belle, la femme en premières noces du journaliste Elliot, qui a divorcé pour épouser le colonel Nathaniel, ce dont l'oncle Tappleton a été informé par dépêche télégraphique, formalité suffisante; Belsev, qui conduit adroitement le musicien Francis à lui parler d'amour sous les yeux du pasteur Jédédiah en train de déjeuner, étourderie dangereuse pour Francis, puisqu'elle entraîne son mariage avec Betsey; Sarah, le type américain par excellence, la jeune fille avec laquelle la France fait ses comédies. Sarah a pour capital sa jeunesse et sa beauté. C'est la mise de fond de ce commerçant aux cheveux blonds et aux yeux bleus. Elle tient en partie double la comptabilité de ses sentiments; quand un prétendant se présente, elle l'accrédite dans sa maison; il a un compte ouvert. Reçu tant; payé tant; balance exacte. Si le jeune homme, enivré par le breuvage de la flirtation, parle d'amour, on lui répond affaire. Il ne s'agit pas de savoir s'il aime, mais bien de connaître le chiffre de sa fortune. Or, il se trouve que Robert de Rochemaure, un jeune Français qui voyage en Amérique, est marquis avec cent mille livres de rente. M. de Tocqueville, que Robert a lu avec passion, n'a pas suffisamment averti son lecteur, puisque le beau marquis se laisse prendre aux charmes de Sarah; si bien qu'après lui avoir promis mariage dans un petit billet écrit au crayon, le malheureux se laisse _flirter_ et fait trois jours durant l'école buissonnière avec cette jeune fille, sans que la question d'amour ait fait un pas sérieux, ce qui met hors de lui le marquis de Rochemaure, irrité de cette légèreté improductive pour un amant. Mais quel rôle joue donc Robert et qu'a-t-il espéré? Il se plaint de ce qu'une Américaine n'ait pas le déshonneur facile! et il se croit un honnête homme et il s'étonne que la loi vienne et lui dise; Tu seras solidaire de ta faute et tu répareras le mal fait à la réputation d'une jeune fille compromise par toi! Il se trompe assurément et la comédie de M. Sardou se trompe avec lui. Jusque-là elle s'éparpillait dans la satire; on ne perd pas plus gaiement un succès. M. Sardou avait compromis la bataille; il lui restait le temps d'en gagner une autre; il l'a emportée par une scène excellente, une scène de véritable auteur dramatique. Le marquis se trouve seul avec Sarah; il lui reproche sa froideur, et la menace de sa passion qui est devenue de la folie. Mais cet amour de Sarah, cet amour à l'américaine a fait place à l'amour vrai, sincère de la jeune fille. Sarah aime le marquis; elle se craint elle-même, elle a peur de l'aimer; et devant cette candeur, cette vertu, cette palpitation de l'âme, le marquis respectueux oublie la maîtresse et salue la femme. Voilà qui est fin, délicat, dramatique, supérieur; le reste avec le guet-à-pens de l'oncle Sam, de Fairfax et du pasteur Jédédiah, avec le trio de complices qui veut forcer Robert au mariage ou à une rançon de cent mille francs, le reste, dis-je, appartient à ce drame que M. Sardou met si adroitement en action. Le marquis honteux de ce vol de son coeur et de son argent, refuse d'épouser Sarah.--Alors vous payerez l'amende, dit l'oncle Sam.--Estimez vous-même l'honneur de votre nièce et envoyez-moi la note, je payerai. Le marquis payerait, en effet, si Sarah injustement outragée par un soupçon de complicité ne déchirait elle-même le petit billet qui contient la promesse de mariage de Robert; ainsi finirait la comédie s'il ne nous fallait pas revenir encore aux moeurs américaines, au duel à coups de pistolet dans les escaliers et dans les salons d'un hôtel en présence de tous les étrangers; duel fort bien réglé du reste et pendant lequel les glaces du salon volent en éclats. Tout ce tapage passé, ce bouquet de coups de revolver éteint, on s'embrasse et le marquis de Rochemaure emmène Sarah en France, dont les moeurs le rassurent probablement pour l'honnêteté de sa femme. J'ai dû nécessairement écourter le compte rendu de cette pièce, qui vit plutôt d'une série de tableaux que d'une action scénique; le drame réel tient peu de place dans l'_Oncle Sam_. Du reste c'est toujours le procédé de théâtre de M. Sardou. Le sujet est restreint; les détails abondent; détails charmants, pleins d'ingéniosités, de surprises et d'esprit. Le succès vient de partout, de la mise en scène, des décors qui sont superbes, des toilettes qui éclipsent le luxe de théâtre en ce genre. Les interprètes ont fait merveille: Parade, Saint-Germain, Richard, Abel, excellent dans le rôle de M. de Rochemaure, Colson, Georges. Mlle Fargueil, joue avec son incomparable talent de comédienne, un personnage fort amusant de Française qui montre et démontre cette lanterne magique américaine. Mlle Bartet est charmante et toute sympathique dans le rôle de Sarah, et M. Carvalho a trouvé au grand complet un salon de jolies femmes pour le grand jeu de la flirtation. Voilà donc une bonne fortune pour le Vaudeville, depuis longtemps en quête d'un grand succès. L'espace disparaît peu à peu sous notre plume; pourtant nous ne voulons pas finir sans annoncer le succès de _Jeanne d'Arc_, à la Gaîté. Il revenait de droit à cette oeuvre d'un poète traitant en fort beaux vers ce grand sujet national, cette épopée de Jeanne d'Arc. M. Barbier a mis en scène, en suivant l'histoire, les actes de cette grande inspirée de Dieu qui combattit et mourut pour la patrie. M. Gounod a ajouté à l'art du poète la puissance de son talent. Nous avons beaucoup applaudi à cette partie de l'ouvrage, surtout à ce ballet, aux choeurs des soldats et à la marche funèbre du cinquième acte, qui sont écrits de main de maître et dont l'effet est des plus saisissants. Les décors, les costumes de Jeanne d'Arc sont d'une incroyable richesse, et quant à Mlle Lia Félix, je ne crois pas qu'une actrice ait obtenu un pareil triomphe depuis Mlle Rachel, dont elle nous a rappelé parfois l'accent dramatique et la puissance de talent. Les Bouffes-Parisiens ont renouvelé leur affiche avec _la Quenouille de verre_, un joli conte dit d'une façon graveleuse, il est vrai, mais c'est le style de l'endroit. Et puis Mlle Judie et son compère Mme Peschard ont dit si spirituellement cette comédie décolletée, qu'il a été beaucoup pardonné à la pièce en faveur de ses interprètes aimées du public. La musique est d'un jeune auteur, M. Grisard, dont l'avenir est plutôt, croyons-nous, dans le genre fin et élégant, que dans le genre bouffe. Il y a de fort jolis morceaux dans cette partition, mais des morceaux de demi-teinte; je pense que dans l'ouvrage qui suivra _la Quenouille de verre_, le talent de M. Grisart, plus en confiance avec le public, s'accentuera avec plus de franchise. M. Savigny. BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE _Correspondance de Lamartine_, publiée par Mme Valentine de Lamartine, (2 vol. in-8º).--_Poésies inédites de Lamartine_, (1 vol. in-8º.) (Chez Hachette et Cie.)--Mme Valentine de Lamartine vient de nous donner trois volumes nouveaux d'oeuvres inédites du grand poète. Quand je dis oeuvres, je devrais dire morceaux, car on ne saurait donner le nom d'oeuvres à ces fragments de pièces de vers, à ces lettres, à ces billets de la vingtième année, qui sont fort utiles à qui veut écrire la biographie de l'auteur de _Jocelyn_, mais qui n'ajoutent, à proprement parler, rien à sa gloire. Et pourtant si, la _Correspondance_ de jeunesse, qui va de 1807 à 1812, et les poésies inédites que voici, servent à nous faire mieux connaître le poète, et, pour un homme comme Lamartine, être mieux connu c'est être plus aimé. On peut voir par des projets de débuts, premiers rêves de Lamartine, combien cette âme ardente aux premières heures de sa vie, dépensait déjà de génie encore mal formé, dans ses essais, dans les balbutiements de sa Muse. On ne saurait donner, sous peine d'abdiquer toute critique, la tragédie de _Médée_, qu'on nous présente ici, et les fragments de _Zoraïde_, comme des travaux qui eussent illustré le nom de Lamartine, mais ils n'en sont pas moins fort intéressants au point de vue de l'histoire littéraire. Il est, d'ailleurs, dans les _Poésies inédites_, des pages d'une valeur plus haute, et je citerai par exemple ce qui nous reste des _Visions_, ce grand poème épique, songe inachevé de la jeunesse de Lamartine. «Je comprends d'autant mieux le plan de la _Divine comédie_, a écrit Lamartine dans son _Cours de littérature_ que moi-même, hélas! mille fois inférieur en conception, en éloquence et en poésie au grand exilé de Florence, j'avais couru, dès ma jeunesse, une épopée, le grand rêve de ma vie, la seule épopée qui me paraisse aujourd'hui réalisable, sur un plan à peu près analogue au plan de la _Divine comédie_.» Il nous indique ensuite en quelques lignes ce que devait être ce poème, que l'_homme_,--et sa destinée présente, passée et future,--emplissaient tout entier. C'était en Italie, «après ces vagues souffrances de nerfs qui sont la croissance de l'esprit», que ce poème des _Visions_ avait été projeté. «Je supposai deux Ames émanées le même jour, comme deux lueurs, du même rayon de Dieu; l'une mâle, l'autre femelle, comme si la loi universelle de la génération par l'amour, cette tendance passionnée de la dualité à l'unité, était une loi des essences immatérielles, de même qu'elle est la loi des êtres matériels animés», et ces deux âmes, le poète les promenait, les conduisait, de transfiguration en transfiguration, à travers les mondes et les siècles, pour les unir ensuite, en sa pensée, dans l'Être parfait. On voit quelle sorte de mysticisme philosophico-religieux emplissait, alors le cerveau de Lamartine. La réalité devait, au surplus, répondre ironiquement à ces songes dont le poète ne vit jamais la réalisation. «Mon poème, dit-il, après que je l'eus contemplé quelques années, creva sur ma tête comme une de ces bulles de savon colorées, en ne me laissant que quelques gouttes d'eau sur les doigts, ou plutôt quelques gouttes d'encre.» Ce sont ces _gouttes d'encre_ qu'on trouvera recueillies dans le volume des _Poésies inédites_, et l'on pourra se faire par elles une idée de ce qu'eût été l'épopée des amours d'Eloï et d'Adha, depuis leur création jusqu'au jour du jugement. L'auteur des _Poèmes civiques_, M. Victor de Laprade, qui a écrit pour ce volume une préface éloquente et attendrie, est d'avis que le fragment de la huitième _Vision_, intitulé le _Chevalier_, et qu'on publie dans le présent volume, est «un vrai type de la description et du génie pittoresque dans Lamartine». A mon avis, les descriptions de _Jocelyn_, et même celles de la _Chute d'un ange_, lui sont bien supérieures. Ce _Chevalier_ de Lamartine est un peu trop habillé, selon mon goût, à la mode des _troubadours_ de pendules: le _cheval_ y est encore un _palefroi_, le _vent_ y porte le nom de _Zéphyre_. Lamartine ne s'est pas complètement dégagé là de la phraséologie classique, ou plutôt fausse et fade des poètes de l'empire. Je préfère à ces vers ceux qu'il adresse à l'ombre d'_Alfieri_ ou à Mme _Ristori_: Le marbre de Memnon sentait, bien qu'il fût pierre, Mais son âme, ô soleil, n'était que la chaleur! Nous pleurons, mais, avant de mouiller la paupière Ces larmes de nos veux ont roulé de ton coeur! On reconnaît, on retrouve là le véritable Lamartine, le poète des _Méditations_. Il y a bien un autre Lamartine, qui nous est également sympathique, c'est celui dont on pourrait dire ce que Sainte-Beuve a dit de Lamennais, qu'il a sauté, «_comme à saute-mouton_», du catholicisme à la démocratie. C'est le Lamartine tribun, le Lamartine patriote, le Lamartine homme d'État. Mais celui-là, dont M. Ch. de Mazade nous a conté l'existence dans un livre excellent, nous ne le rencontrons point dans ces premiers volumes. Le Lamartine que voici est semblable, intellectuellement parlant, au portrait que Flameng a gravé pour cette édition, et qui nous montre un jeune homme de vingt-trois ans, mince, fluet, admirablement beau, le profil pur, les cheveux frisés, vêtu de cet habit à collet haut auquel vous condamnait la mode d'alors. C'est le Lamartine sérieux et rêveur, sans doute, mais souriant aussi, de la _Correspondance_ publiée par Mme Valentine de Lamartine. Ce Lamartine de 1807 à 1812 est vraiment bien intéressant et parfois bien inattendu: il versifie, il s'amuse, il lit, il aime, il voyage, il raille, lui qui plus tard ne voudra plus savoir ce que c'est que la raillerie. Il fait des chansons, lui qui fera des odes. Il improvise sur l'air: _Femmes, voulez-vous éprouver_, etc. Que j'aime à voir, dans mon jardin, Rougir une rose nouvelle, Et dans sa fraîcheur du matin, M'offrir sa parure vermeille! Mes amis, entre nous soit dit, Ma belle et simple Éléonore, Quand son modeste front rougit, Me plaît bien davantage encore! Rapprochez ces verselets des strophes superbes du _Lac_ et des lamentations du _Crucifix_, et dites-moi si l'on pouvait soupçonner dans cet imitateur des poétereaux du XVIIIe siècle le grand poète du XIXe. C'est à ce titre que ces volumes sont particulièrement intéressants: nous étudions Lamartine _dans l'oeuf_, si je puis dire. Ailleurs, le génie déploiera librement ses ailes. Ici, il les secoue et les essaie, et, après le triomphe d'un grand homme, je ne sais rien de plus captivant que ses premiers pas et ses premiers cris: l'apothéose a son prix et l'aurore a le sien. Or, à proprement parler, ce qu'on rencontrera dans cette _Correspondance_, et ces _Poésies_, c'est l'aurore de Lamartine. _Libération du territoire_, par M. Albert Loustaunan. (Au profit de l'OEuvre des Alsaciens-Lorrains).--C'est là, avec la pièce célèbre de Victor Hugo, tout ce qu'a produit ce grand fait de l'évacuation du territoire. Quand j'aurai dit que les vers de M. Loustaunan ne valent pas ceux de V. Hugo, je n'étonnerai personne, mais il y a de l'émotion et un sentiment très-juste dans ces vers d'un poète, qui s'écrie: Il n'aura point cessé notre asservissement Tant que les prisonniers de l'Alsace-Lorraine, Nos frères, gémiront sous la verge et la chaîne D'un garde-chiourme allemand! _Les amours sauvages_, par M. Paul Perret. (1 vol. in-18. Michel Lévy.)--M. Paul Perret a signé là son meilleur roman peut-être. Le contraste entre le caractère d'une femme, qui descend des Sarrazins, et le milieu provincial où elle est jetée est bien saisi, bien peint, avec des couleurs justes et suffisamment violentes. Ce roman avait déjà paru sous ce titre: La _Sarrazine_. Il mérite d'être lu et le sera avec plaisir. _Les Drames de la forêt_, par M. Alexis Bouvier. M. Alexis Bouvier est un écrivain de l'école _robuste_, une sorte d'Amédée Rolland en prose. Il a publié, depuis un an, des romans vigoureux: _les Pauvres, les Soldats du désespoir, Auguste Marette_, des récits violents, trop violents parfois, mais mâles et hardis. _Les Drames de la forêt_ sont de la même école et de la même venue. Le braconnage, les amours tragiques, les meurtres dans les fourrés, remplissent ces pages brutales et solides. Cette sève vaut mieux que bien des anémies, et on lit ces livres avec plaisir, sans fatigue et souvent avec beaucoup d'émotion. _Une gommeuse_, par Camille Périer. (1 vol. in-18. Dentu.)--_Les gommeux_ sont les successeurs des _petits crevés_, les héritiers des _gandins_, les fils des _lions_, les petits-neveux des _muscadins_. Ils ont changé de nom, selon les temps; mais, à toutes les époques, ils eussent pu se nommer les _inutiles_ et même les _nuisibles_. Mme Camille Périer, quittant ses récits algériens, a voulu peindre un coin de la vie parisienne nouvelle. Elle a pris pour héroïne (quelle héroïne)! une _gommeuse_ d'aujourd'hui, une _merveilleuse_ d'autrefois. Peut-être a-t-elle poussé à l'horrible ce type de femme; peut-être l'a-t-elle présentée sous des couleurs trop sombres. Cette _gommeuse_ est pis qu'une coquine, c'est une criminelle: sa scélératesse dépend de la cour d'assises. Le roman est d'ailleurs singulièrement attachant, et c'est un bon gros drame dans le genre de ceux qu'aimait ce pauvre Gaboriau. Il y a un public, et un public passionné pour ces oeuvres. Jules Claretie. [Illustration: La vitrine du docteur Pierre, à l'Exposition universelle de Vienne.] EXPOSITION DE VIENNE Vitrine du docteur Pierre 8, PLACE DE L'OPÉRA, PARIS Le jury de l'exposition de Vienne vient de décerner la Médaille de Mérite à là Maison du docteur Pierre, consacrant encore, par cette récompense de haute valeur, les excellentes qualités de son _Eau_ et de ses _Poudres dentifrices_, depuis longtemps déjà connues et justement appréciées. Fondée en 1840, la maison du docteur Pierre est maintenant au premier rang de son industrie. Nous donnons ici le dessin de sa vitrine à l'Exposition. On y trouve le bon goût, le fini, l'élégance qui l'ont toujours particulièrement distinguée et fait remarquer. Nota.--La Médaille de Mérite accordée à la maison du docteur Pierre est la récompense la plus élevée obtenue par les dentifrices. RÉBUS [Illustration.] EXPLICATION DU DERNIER RÉBUS: Que de pendules n'ont point répondu à l'appel pour sonner l'heure de la libération du sol!... *** End of this LibraryBlog Digital Book "L'Illustration, No. 1603, 15 novembre 1873" *** Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.