Home
  By Author [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Title [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Language
all Classics books content using ISYS

Download this book: [ ASCII | HTML | PDF ]

Look for this book on Amazon


We have new books nearly every day.
If you would like a news letter once a week or once a month
fill out this form and we will give you a summary of the books for that week or month by email.

Title: Souvenirs d'égotisme - autobiographie et lettres inédites publiées par Casimir Stryienski
Author: Beyle, Henri
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Souvenirs d'égotisme - autobiographie et lettres inédites publiées par Casimir Stryienski" ***


book was produced from scanned images of public domain


                         SOUVENIRS D’ÉGOTISME

   G. CHARPENTIER ET E. FASQUELLE, ÉDITEURS 11, RUE DE GRENELLE, 11

         Extraits du Catalogue de la Bibliothèque-Charpentier

                       à 3 fr. 50 chaque volume.

            Journal de Stendhal, publié par Casimir Stryienski
            et François de Nion (1888)                   1 vol.

            Stendhal: Vie de Henri Brulard, autobiographie
            publiée par Casimir Stryienski (1890)        1 vol.

            Lamiel, roman inédit de Stendhal, publié par
            Casimir Stryienski (Quantin), 1889           1 vol


                           _EN PRÉPARATION_:

 CASIMIR STRYIENSKI: =Henri Beyle=, étude biographique et littéraire,
                    d’après des documents inédits.

C. 1936.--Paris. Imp. F. IMBERT, 7, Rue des Canettes.



                               STENDHAL
                             (HENRI BEYLE)

                         SOUVENIRS D’ÉGOTISME

                            AUTOBIOGRAPHIE
                                  ET
                           LETTRES INÉDITES

                              PUBLIÉS PAR
                          CASIMIR STRYIENSKI

                                 PARIS

                       BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
               G. CHARPENTIER ET E. FASQUELLE, ÉDITEURS
                        11, RUE DE GRENELLE, 11

                                 1892
                         Tous droits réservés.


                           _A P.-A. CHERAMY_

                            EN SOUVENIR DU

                             CINQUANTIÈME

                             ANNIVERSAIRE

                              DE LA MORT

                                  DE

                               STENDHAL

                                 C. S.



AVANT-PROPOS


_Le manuscrit autographe des_ Souvenirs d’Égotisme _se trouve à la
Bibliothèque de Grenoble. Ces pages complètent les Mémoires de Stendhal,
qui forment ainsi trois volumes_: Vie de Henri Brulard (1788-1800)--Journal
(1801-1814)--Souvenirs d’Égotisme (1821-1830)--_et représentent tout ce
que Beyle a laissé de documents autobiographiques_.

_Les_ Lettres inédites _sont empruntées à diverses collections;
j’adresse mes remercîments à MM. P.-A. Cheramy, Ed. Maignien,
conservateur de la Bibliothèque de Grenoble, Charles de Spoelberch de
Lovenjoul, Auguste Cordier, Henri Cordier, F. Corréard et Julien Lemer,
qui ont bien voulu me permettre de réunir cette précieuse
correspondance_.



STENDHAL ET LES SALONS DE LA RESTAURATION


I

Henri Beyle fut un homme d’esprit--c’est en somme le plus clair de sa
réputation auprès des gens qui, de son œuvre si variée, si neuve, si
personnelle n’ont rien lu. Trouver la preuve de cette affirmation dans
les livres de Stendhal ne serait pas difficile--on pourrait ouvrir,
presque au hasard, l’un ou l’autre des volumes qu’il publia de 1814 à
1839 et on lirait ces jolis mots à l’allure paradoxale ou ironique, ces
aperçus fins et profonds, ces traits suggestifs qui sont comme l’écho
des conversations de ce brillant causeur. Mais on ne se donne pas tant
de peine--on croit sur parole la renommée et l’on déclare, après tant
d’autres, que Beyle fut un homme d’esprit--la phrase est toute faite et
très commode, et se répètera encore longtemps.

Aussi bien serait-il peut-être à propos--avant de placer l’auteur de
_Rouge et Noir_ dans le milieu intellectuel et littéraire où, vers la
quarantième année, il conquit ce titre,--de citer quelques unes des
formules qui sont la marque de son individualité.

Nous connaîtrons ainsi Stendhal plus intimement,--ce sera un moyen de
nous intéresser davantage a ses succès mondains.

Son esprit a bien des faces et se manifeste très diversement. Le mot,
chez lui, est souvent sarcastique, souvent aussi plus doux,--mélancolique
et rêveur. Beyle est tout à la fois le disciple de l’utilitaire
Helvétius, du tendre Cabanis, du sec Duclos, et peut-être,--inconsciemment--de
ce gentilhomme lettré, le prince de Ligne, cet autre homme d’esprit qui,
avant Stendhal, avait tenté une classification des différentes phases de
la passion amoureuse.

Les préfaces de Beyle surtout sont pleines de ces façons ingénieuses et
satiriques au moyen desquelles il laisse entrevoir sa pensée plutôt
qu’il ne l’exprime--et notons que c’est le caractère de son esprit et
que cette discrétion dans la forme, sinon dans l’intention, en fait tout
le charme.

A-t-il, par exemple, à dire comment il comprend l’amour? Il ne donnera
pas une définition, mais il débitera sans emphase, sans élever la voix,
ce brillant couplet: «Rougir tout à coup, lorsqu’on vient à songer à
certaines actions de sa jeunesse; avoir fait des sottises par tendresse
d’âme et s’en affliger, non pas parce qu’on fut ridicule aux yeux du
salon, mais bien aux yeux d’une certaine personne dans ce salon; à
vingt-six ans être amoureux de bonne foi d’une femme qui en aime un
autre, ou bien encore (mais la chose est si rare qu’on ose à peine
l’écrire, de peur de retomber dans les inintelligibles...) ou bien
encore, en entrant dans le salon où est la femme que l’on croit aimer,
ne songer qu’à lire dans ses yeux ce qu’elle pense de nous en cet
instant, et n’avoir nulle idée de _mettre l’amour_ dans nos propres
regards: voilà les antécédents que je demanderai à mon lecteur. C’est la
description de beaucoup de ces sentiments fins et rares qui a semblé
obscure aux hommes à idées positives. Comment faire pour être clair à
leurs yeux? Leur annoncer une hausse de cinquante centimes, ou un
changement dans le tarif des douanes de la Colombie.»

La citation est un peu longue, mais on est entraîné une fois qu’on a
commencé, et n’eût-il pas été dommage de laisser dans le livre ce
dernier trait satirique?

Quelquefois l’ironie va plus loin: «_L’empire des convenances_, qui
s’accroît tous les jours _plus encore par l’effet de la crainte du
ridicule_ qu’à cause de la pureté de nos mœurs, a fait du mot qui
sert de titre à cet ouvrage[1] une parole qu’on évite de prononcer toute
seule, et qui peut même sembler choquante.»

Voici une courte appréciation littéraire: «Les vers furent inventés pour
aider la mémoire. Plus tard on les conserva pour augmenter le plaisir
par la vue de la difficulté vaincue. Les garder aujourd’hui dans l’art
dramatique, reste de barbarie. Exemple: l’ordonnance de la cavalerie,
mise en vers par M. de Bonnay.»

Puis la note poétique: «Bologne, 17 août 1817. _Ave Maria_ (Twilight),
en Italie, heure de la tendresse, des plaisirs de l’âme et de la
mélancolie: sensation augmentée par le son de ces belles cloches. Heures
des plaisirs qui ne tiennent aux sens que par les souvenirs.[2]»

Et, enfin, cette rare pensée: «La beauté est une promesse de bonheur.»

Après un séjour de sept années en Italie--on sait que Beyle, en 1814,
ayant tout perdu, se réfugia à Milan--voilà l’homme qui va se mêler à la
société de Paris et faire son chemin dans le monde.

    _Nel mezzo del cammin di nostra vita._


II

Nous sommes donc à la fin de l’année 1821. Beyle, victime d’une
accusation du gouvernement autrichien qui le croyait affilié à la secte
des Carbonari, est obligé de quitter Milan, sa patrie d’élection, la
ville qui, pour lui, pour son cœur, sera toujours le souvenir
attendri de ses débuts dans les armées de Bonaparte, de ses premières
amours, de ses premiers plaisirs, et de son initiation définitive aux
sensations des arts,--la peinture et surtout la musique.

Dans les _Souvenirs d’Égotisme_, Stendhal dit en parlant d’un voyage
qu’il fit en Angleterre (1821): «J’étais ivre de gaîté, de bavardage et
de bière à Calais. _Ce fut la première infidélité au souvenir de
Milan._» Il se reproche cet excès de joie au moment où il vient de
quitter cette bien-aimée Lombardie et aussi cette «divine Métilde» qui
occupa absolument sa vie, de 1818 à 1824[3]; mais avant d’être à tout
jamais le _Milanese_ de la pierre tombale du cimetière Montmartre, il
fera bien d’autres infidélités au souvenir de Milan et particulièrement
pendant les quelques années de vie à Paris, qui précédèrent son entrée
dans la carrière consulaire--de 1821 à 1830. Il s’oubliera plus d’une
fois au milieu des philosophes, des lettrés, des gens d’esprit, ou des
hommes simplement célèbres qu’il va rencontrer. C’est à ce moment qu’il
entre en relations avec le comte Destutt de Tracy, l’auteur de
l’_Idéologie_, Benjamin Constant, Mérimée, Victor Jacquemont, le général
Lafayette, Charles de Rémusat, encore un tout jeune homme, mais «mûr dès
la jeunesse», suivant le mot de Sainte-Beuve, Fauriel, Cuvier, Thiers,
Béranger, Aubernon, Beugnot, Delécluze, le baron Gérard, en somme
presque tout le clan libéral de la Restauration. On comprend qu’il ait
pu trouver quelques compensations à ce qu’il avait perdu.

L’art de «marcher au bonheur», il le cherchera aussi, quoi qu’on en ait,
dans le succès auprès des plus intellectuels de ses contemporains et il
le trouvera, sans trop se faire d’illusion.

A cette époque Beyle avait déjà publié plusieurs volumes. En 1814
parurent les _Lettres adressées de Vienne en Autriche sur Haydn, suivies
d’une vie de Mozart et de considérations sur Métastase et l’état présent
de la musique en Italie_, sous le pseudonyme d’Alexandre-César
Bombet--le nom de Stendhal ne fut inventé que plus tard; on le trouve
pour la première fois sur la couverture de _Racine et Shakespeare_, en
1823. Ces lettres eurent quelques succès, car l’auteur fut accusé de
plagiat--Sainte-Beuve a fait à peu près justice de cette accusation dans
une note de son étude sur Stendhal. Beyle s’est inspiré--sans l’avouer,
il est vrai,--des _Haydine_ de Carpani pour une partie de son travail,
mais en somme on reconnaît bien vite sa manière et surtout ses idées
dans ce livre très audacieux et très nouveau. Dès cette première
publication Beyle commence contre la vanité française sa petite guerre,
où l’on doit voir surtout son amour exagéré du caractère italien, et
expose ses principes sur la musique--avertissant ainsi le lecteur qu’il
n’écrira jamais pour le distraire simplement, mais qu’il lui
communiquera des observations personnelles fondées sur une sorte de
psychologie comparée et cosmopolite.

En 1817, il donne deux autres ouvrages: _Histoire de la peinture en
Italie_, par M. B. A. A., et _Rome, Naples et Florence ou esquisses sur
l’état actuel de la société, les mœurs, les arts et la littérature,
etc., etc., de ces villes célèbres_ (sans nom d’auteur.)

_L’Histoire de la Peinture en Italie_ est capitale dans l’œuvre de
Beyle; on y relève bien des fautes de goût--par exemple une admiration
soutenue pour Canova--mais il s’en dégage cette théorie des milieux, des
climats et des tempéraments, déjà indiquée dans Montesquieu et étudiée
par Cabanis, qui a depuis fait fortune. Cette théorie est exposée par
Beyle le plus souvent en un tour vif et spirituellement concis. «Le
peintre, écrit-il (chapitre XCIII), qui fera Brutus envoyant ses fils à
la mort, ne donnera pas au père la beauté idéale du sanguin, tandis que
ce tempérament fera l’excuse des jeunes gens. S’il croit que le temps
qu’il faisait à Rome le jour de l’assassinat de César est une chose
indifférente, il est en arrière de son siècle. A Londres, il y a des
jours où l’on se pend.»

M. Taine, dans la préface de sa _Littérature Anglaise_, explique les
mérites de Stendhal et la portée de l’œuvre du «grand psychologue.»
Il reconnaît devoir beaucoup à ce précurseur. Beyle est, en effet, un
trait d’union entre le dix-huitième siècle et M. Taine; il apporte une
large part d’idées nouvelles et d’applications originales dans cette
étude des rapports du physique et du moral.

«On n’a pas vu, dit M. Taine, que sous des apparences de causeur et
d’homme du monde, il expliquait les plus compliqués des mécanismes
internes, qu’il mettait le doigt sur les grands ressorts, qu’il
importait dans l’histoire du cœur des procédés scientifiques, l’art
de chiffrer, de décomposer, et de déduire.... on l’a jugé sec et
excentrique.... et cependant c’est dans ses livres qu’on trouvera encore
aujourd’hui les essais les plus propres à frayer la route que j’ai tâché
de décrire.»

_Rome, Naples et Florence_, c’est une sorte de journal de voyage écrit
au jour le jour, comme plus tard les _Promenades dans Rome_ (1829), et
_les Mémoires d’un Touriste_ (1838).

Beyle y parle de tout en artiste, en dilettante, en mondain. Ici le
scénario d’un ballet de Vigano, là une anecdote italienne qui renouvelle
la psychologie par l’imprévu des situations, et partout ce désir de
communiquer au lecteur l’enthousiasme si sincère et si vibrant que
l’auteur éprouve dès qu’il est de l’autre côté des Alpes. «Quels
transports de joie! quels battements de cœur! Que je suis encore fou
à vingt-six ans! Je verrai donc cette belle Italie! Mais je me cache
soigneusement du ministre: les eunuques sont en colère permanente contre
les libertins. Je m’attends même à deux mois de _froid_ à mon retour.
Mais ce voyage me fait trop de plaisir; et qui sait si le monde durera
trois semaines?[4]»

De plus, il a en portefeuille son livre: _De l’Amour_, écrit au crayon à
Milan «dans les intervalles lucides».

Comme causeur, Beyle apportait aussi un élément assez rare à cette
époque: son cosmopolitisme. A la suite des armées de Napoléon, de 1806 à
1812, il avait voyagé en Allemagne, en Autriche, en Russie; en 1817 et
en cette même année 1821, il avait vu l’Angleterre. Pendant ses séjours
d’Italie, il s’était rencontré avec Lord Byron, Brougham, Hobhouse, à
qui fut dédié le quatrième chant de _Childe Harold_, Monti, le poète,
Canova, Mayer, Rossini, Paccini, etc.[5].

Il pouvait donc bien dire à ces Parisiens qu’il allait étonner, autant
que charmer:

     Vengo adesso di Cosmopoli.

Le littérateur avait, on le voit, un bagage considérable,--et sa
réputation assez restreinte, sans doute, atténuée par l’anonymat, bornée
en somme à ces _happy few_ auxquels seulement il daignait s’adresser,
était suffisante pour lui servir de «billet d’entrée» dans un des salons
les plus en vue, le salon du comte Destutt de Tracy.

Quel bonheur pour Beyle d’entrer en relations avec cet homme qu’il
admirait depuis si longtemps et qui avait eu tant d’influence sur son
esprit. «Je lis avec la plus grande satisfaction les cent douze
premières pages de Tracy aussi facilement qu’un roman», écrit-il dans
son _Journal_ à la date du 1er janvier 1805. Et chaque fois qu’il
découvre une nouvelle idée, le nom de Tracy revient sous sa plume. «Je
n’aurais rien fait pour mon bonheur particulier, tant que je ne serais
pas accoutumé à souffrir d’être mal dans une âme, comme dit Pascal.
Creuser cette grande pensée, _fruit de Tracy_».[6].

Beyle avait fait envoyer à M. de Tracy un exemplaire de son _Histoire de
la peinture en Italie_--le jeune écrivain était, en 1817, de passage à
Paris. Il eut le bonheur de recevoir la visite de l’auteur de
l’_Idéologie_.

«Il passa une heure avec moi. Je l’admirais tant que probablement je fis
_fiasco_, par excès d’amour.»

Je trouve, dans une notice de Mignet, un trait de caractère de M. de
Tracy qui montre que, sans nul doute, les appréhensions de Beyle,--à
cette époque, du moins--étaient peu fondées.

«Les sentiments de M. de Tracy étaient droits et hauts comme son âme. Il
cachait un cœur passionné sous des dehors calmes. Il y avait en lui
un désir vrai du bien, un besoin d’être utile qui passait fort avant la
satisfaction d’être applaudi... Il se plaisait avec les jeunes gens, et
ceux qui donnaient des espérances par leurs talents rencontraient le
solide appui de ses conseils et de son attachement[7].»

Aussi, à son retour d’Italie, Beyle trouva-t-il un accueil aimable dans
le salon de la rue d’Anjou. Stendhal nous fait pénétrer dans cette
société brillante.

Le doyen du salon était le général Lafayette, allié des Tracy.

«Une haute taille, dit Beyle, et au haut de ce grand corps une figure
imperturbable, froide, insignifiante comme un vieux tableau de famille,
cette tête couverte d’une perruque à cheveux courts mal faite. Cet homme
vêtu de quelque habit gris et entrant, en boitant un peu et s’appuyant
sur un bâton, dans le salon de madame de Tracy, était le général
Lafayette en 1821.»

Et, brusquement, le portrait devient anecdotique et tourne au
vaudeville.

«M. de Lafayette, dans cet âge tendre de soixante-quinze ans, a le même
défaut que moi; il se passionne pour une jeune Portugaise de dix-huit
ans qui arrive dans le salon de madame de Tracy, il se figure qu’elle le
distingue, il ne songe qu’à elle, et ce qu’il y a de plaisant, c’est
que souvent il a raison de se le figurer. Sa gloire européenne,
l’élégance foncière de ses discours, malgré leur apparente simplicité,
ses yeux gris qui s’animent dès qu’ils se trouvent à un pied d’une jolie
poitrine, tout concourt à lui faire passer gaîment ses dernières
années.»

Tout en parlant du général, Beyle nous fait voir, comme en profil, la
maîtresse de la maison, «cette femme adorable, dit-il, et de moi aimée
comme une mère, non, mais comme une ex-jolie femme.»

Elle se scandalise parfois du ton ironique de Stendhal, mais elle sait
le défendre.

«Il était convenu qu’elle avait un faible pour moi. Il y a une
_étincelle en lui_, dit-elle un jour à une dame qui se plaignait de la
simplicité sévère et franche avec laquelle je lui disais que tous ces
ultra-libéraux étaient bien respectables pour leur haute vertu, sans
doute, mais du reste incapables de comprendre que deux et deux font
quatre.»

A côté de Destutt de Tracy, de la comtesse de Tracy, du général
Lafayette, on aperçoit toute une réunion, qui est l’élément jeune de ce
grave cénacle, «à droite en entrant, dans le grand salon», sur un «beau
divan bleu.» C’est là que sont assises «quinze jeunes filles de douze à
dix-huit ans et leurs prétendants: M. Charles de Rémusat et M. François
de Corcelles.»

Victor Jacquemont fait aussi partie de cette société. «Victor me semble
un homme de la plus grande distinction..... Il devint mon ami, et, ce
matin (1832), j’ai reçu une lettre qu’il m’écrit de Kachemyr, dans
l’Inde.»

Beyle, au moment où il écrivait ces lignes, en juin 1832, allait perdre
cet ami, et la lettre dont il parle est la dernière qu’il reçut de
Victor Jacquemont.

Il ajoute à ce croquis un trait qui, à ses yeux, devait évidemment
diminuer un peu son admiration.

«Son cœur n’avait qu’un défaut--une envie basse et subalterne pour
Napoléon.»

Et ce petit travers n’est pas une invention de Beyle--il se trompe
quelquefois, mais jamais quand il s’agit d’_impressions_--car je lis
dans la troisième partie du _Journal_ de Jacquemont: «Les louanges que
j’entends chanter, pendant l’élégant dîner du magistrat, M. Taylor, à
Bonaparte, _dieu de la liberté_, me donnent des accès de jacobinisme et
d’ultracisme.»

Les relations de Beyle et de Jacquemont n’en furent pas moins
excellentes et les lettres que le voyageur adresse à son ami prouvent
que la sympathie était réciproque.

Beyle nomme encore quelques autres personnes qu’on trouvait à ces
soirées du dimanche. Georges Washington Lafayette «vrai citoyen des
Etat-Unis d’Amérique, parfaitement pur de tout idée aristocratique,» et
Victor de Tracy, fils du comte, alors major d’infanterie. «Nous
l’appelions barre de fer--c’est la définition de son caractère. Brave,
plusieurs fois blessé en Espagne sous Napoléon, il a le malheur de voir
en toutes choses le mal.»

De la femme de Victor de Tracy, cette charmante Sarah Newton, Beyle ne
dit que quelques mots: «Jeune et brillante, un modèle de la beauté
délicate anglaise, un peu trop maigre.» Et on regrette de n’avoir pas
l’explication de ces épithètes. On connaît cette femme d’esprit et de
talent, par un article des _Causeries du lundi_[8], sur ses _Essais_,
œuvre posthume, publiée en 1852. Sarah Newton est l’amie de madame de
Coigny, qui lui donnait pour emblème une _hermine_, avec ces mots:
_Douce, blanche et fine_, et l’auteur du _Voyage à Compiègne_ d’où se
détache cette jolie phrase blâmée par Cuvillier-Fleury[9] et défendue
par Sainte-Beuve: «Nous sommes descendues vers un moulin dont j’aimerais
à être la meunière; _l’eau est si claire qu’elle a l’air d’être doublée
de satin vert_, tant elle réfléchit avec netteté les arbres qui
entourent le moulin.»

Beyle parle dans une de ses lettres[10] du malheur qu’il eût de déplaire
toujours aux personnes auxquelles il voulait trop plaire, pensant sans
doute à cette période de sa vie. Fort bien accueilli au début, il sentit
que peu à peu la bienveillance de M. de Tracy lui échappait. «J’ai
vécu, dit-il, dix ans dans ce salon, reçu poliment, estimé, mais tous
les jours moins _lié_, excepté avec mes amis. C’est là un des défauts de
mon caractère qui fait que je ne m’en prends pas aux hommes de mon peu
d’avancement.»

Il y avait peut-être plusieurs raisons à cette froideur de Destutt de
Tracy, surnommé, nous dit Mignet, _Têtu_ de Tracy. Le philosophe était
évidemment un peu effrayé de certaines théories stendhaliennes, et
l’homme du monde, des bruits malveillants qui couraient sur le compte de
Beyle. Mais nous aurons peut-être la solution de ce petit problème, si
nous suivons le causeur dans d’autres milieux, et particulièrement chez
madame Cabanis et chez la Pasta.


III

Beyle avait vu, dans le salon de la rue d’Anjou, madame Cabanis. M. de
Tracy avait été fort intimement lié avec Cabanis, c’était, nous dit
Mignet «une amitié fondée sur une forte tendresse, une estime sans
bornes et de communes opinions.» Lorsque Cabanis mourut, en 1808, c’est,
par une attention délicate, à M. de Tracy que l’Académie française
songea pour le remplacer, voulant que celui des deux amis qui survivait
vînt succéder à l’autre et prononçât son éloge.

M. de Tracy mena Beyle chez madame Cabanis, rue des Vieilles-Tuileries,
«au diable.» C’était un salon bourgeois où Stendhal ne se sentait pas à
l’aise. La plupart des gens qu’il y rencontre ne l’intéressent pas.

C’est là qu’il voit un sculpteur, un instant célèbre sous la
Restauration--M. Dupaty, auteur du Louis XIII de la place Royale, et
mari de la fille de madame Cabanis, cette fille «haute de six pieds et
malgré cela fort aimable.»

«M. Dupaty me faisait grand accueil, dit Beyle, comme écrivain sur
l’Italie, et auteur d’une Histoire de la Peinture. Il était plus
difficile d’être plus _convenable_, et plus vide de chaleur, d’imprévu,
d’élan, etc., que ce brave homme. Le dernier des métiers, pour ces
Parisiens si soignés, si proprets, si _convenables_, c’est la
sculpture.»

Là aussi il fit la connaissance de Fauriel, la seule personne de ce
salon qui ait trouvé grâce devant lui et dont il admire la sincérité
littéraire. «C’est, dit-il, avec Mérimée et moi, le seul exemple à moi
connu de non charlatanisme parmi les gens qui se mêlent d’écrire. Aussi
M. Fauriel n’a-t-il aucune réputation.»

Dans ce salon--sorte de terrain neutre--Stendhal se montrait plus hardi
qu’à la rue d’Anjou.

C’est aux Vieilles-Tuileries qu’un soir il effaroucha M. de Tracy--voici
en quelle circonstance.

Beyle avait pour interlocuteurs le calme idéologue et M. Thurot,
l’helléniste dont il fait, en quelques lignes, une caricature assez
drôle: «Honnête homme, mais bien bourgeois, bien étroit dans ses idées,
bien méticuleux dans toute sa petite politique de ménage. Le but unique
de M. Thurot, professeur de grec, était d’être membre de l’Académie des
Inscriptions. Par une contradiction effroyable, cet homme qui ne se
mouchait pas sans songer à ménager quelque vanité qui pouvait influer, à
mille lieues de distance, sur sa nomination à l’Académie, était
_ultra-libéral_.»

M. de Tracy et M. Thurot demandèrent à Beyle quelle était sa politique
et voici la réponse qu’il leur fit: «Dès que je serais au pouvoir, je
réimprimerais les livres des émigrés déclarant que Napoléon a usurpé un
pouvoir qu’il n’avait pas en les rayant. Les trois quarts sont
morts,--je les exilerais dans les départements des Pyrénées et deux ou
trois voisins. Je ferais cerner ces quatre ou cinq départements par deux
ou trois petites armées qui, pour l’effet moral, bivouaqueraient au
moins six mois de l’année. Tout émigré qui sortirait de là serait
impitoyablement fusillé.--Leurs biens rendus par Napoléon, vendus en
morceaux non supérieurs à deux arpents.--Les émigrés jouiraient de
pensions de mille, deux mille et trois mille francs par an. Ils
pourraient choisir un séjour dans les pays étrangers.»

Les figures de MM. Thurot et de Tracy s’allongeaient pendant
l’explication de ce plan. Tant d’audace était un crime impardonnable.

Nous arrivons au second grief de M. de Tracy.

Un jour, une dame, que Stendhal appelle Céline, lui dit: «M...,
l’espion, a dit chez M. de Tracy.--Ah! voilà M. Beyle qui a un habit
neuf, on voit bien que Madame Pasta vient d’avoir un bénéfice».

«Cette bêtise plut. M. de Tracy ne me pardonnait pas ma liaison publique
(autant qu’innocente) avec cette actrice célèbre».


IV

Madame Sarah-Bernhardt a fait un jour un joli et triste conte[11], dont
la morale est que seuls des gens de talent les acteurs mouraient tout
entiers. Qui donc aujourd’hui parle de la Pasta? Et pourtant son succès
fut immense--le Tout-Paris de la Restauration alla l’entendre; et ce fut
l’unique actrice que l’on osât jamais comparer à Talma.

Le grand tragédien la reconnut presque pour rivale. «Talma n’a pas
balancé à dire une chose vraie, sans pour cela qu’il compromît la valeur
de son mérite. Il répétait souvent, en parlant de madame Pasta, qu’elle
faisait naturellement ce que, lui, n’était parvenu à faire qu’à force de
travail et à la fin de sa carrière[12].»

Beyle aussi essaye une comparaison entre la cantatrice et Talma; ce
morceau résume admirablement toutes les impressions du dilettante qu’on
trouve éparses dans la _Vie de Rossini_[13] et dans les _Mélanges d’art
et de littérature_, œuvre posthume publiée en 1867 par R. Colomb.

«Ma grande affaire, comme celle de tous mes amis en 1821, était l’_Opera
Buffa_. Madame Pasta y jouait _Tancrède_, _Othello_, _Roméo et
Juliette_, d’une façon qui non seulement n’a jamais été égalée, mais qui
n’avait certainement jamais été prévue par les compositeurs de ces
opéras.

«Talma, que la postérité élèvera peut-être si haut, avait l’âme
tragique, mais il était si bête qu’il tombait dans les affectations les
plus ridicules... Le succès de Talma commença par la hardiesse, il eut
le courage d’innover, le seul des courages qui soit étonnant en
France...

«Il n’y avait de parfait dans Talma que sa _tête_ et son _regard vague_.

«Je trouvai le tragique qui me convenait dans Kean[14] et je l’adorai.
Il remplit mes yeux et mon cœur. Je vois encore là devant moi Richard
III et Othello.

«Mais le tragique dans une femme, où pour moi il est le plus touchant,
je ne l’ai trouvé que chez madame Pasta, et là, il était pur, parfait,
sans mélange. Chez elle, elle était silencieuse et impassible. En
rentrant, elle passait deux heures sur son canapé à pleurer et à avoir
des accès de nerfs.

«Toutefois, ce talent tragique, était mêlé avec le talent de chanter.
L’oreille achevait l’émotion commencée par les yeux[15].»

Une dizaine d’années plus tard, George Sand, voyageant en compagnie
d’Alfred de Musset, entendit la Pasta à Venise--et ses impressions
notées dans l’_Histoire de ma vie_, montrent que Beyle n’exagère rien.
Stendhal ne nous donne pas de portrait physique de la Pasta. George
Sand, moins psychologue, la décrit avec quelque détail, aussi le passage
suivant sera-t-il bien à sa place ici:

«La Pasta était encore belle et jeune sur la scène. Petite, grasse et
trop courte de jambes, comme le sont beaucoup d’Italiennes, dont le
buste magnifique semble avoir été fait aux dépens du reste, elle
trouvait le moyen de paraître grande et d’une allure dégagée, tant il y
avait de noblesse dans ses attitudes et de science dans sa pantomime. Je
fus bien désappointée de la rencontrer le lendemain, debout sur sa
gondole, et habillée avec la trop stricte économie, qui était devenue sa
préoccupation constante. Cette belle tête de camée que j’avais vue de
près aux funérailles de Louis XVIII, si fine et si veloutée, n’était
plus que l’ombre d’elle-même. Sous son vieux chapeau et son vieux
manteau, on eût pris la Pasta pour une ouvreuse de loges. Pourtant elle
fit un mouvement pour indiquer à son gondolier l’endroit où elle voulait
aborder, et dans ce geste, la grande reine, sinon la divinité,
reparut[16].»

L’amour de Beyle pour l’Italie et pour la musique--et aussi l’espoir de
rencontrer des Milanais qui lui parleraient de Métilde--_le
conduisirent_ tout naturellement chez la Pasta. De plus, Stendhal était
là dans l’atmosphère qui lui convenait pour écrire la _Vie de Rossini_,
qui parut en 1824.

Beyle habitait alors l’hôtel des Lillois, rue de Richelieu, nº 63--dans
cette même maison demeurait la célèbre cantatrice. Le soir, en sortant
de quelque réunion mondaine ou du théâtre, vers minuit, il entrait chez
la Pasta, où se donnait rendez-vous une nombreuse société--J.-J. Ampère,
Fauriel, entre autres, et tous les Italiens plus ou moins exilés de
passage à Paris.

Beyle, silencieux, rêveur, dans ce salon, songeait moins à la femme qu’à
l’artiste--non qu’il le voulût peut-être, mais il avait vu et compris
que tel devait être son rôle. Il s’explique très sincèrement sur sa
prétendue liaison avec la Giuditta.

Comme le comte de Tracy, la Pasta fut une de ces personnes auxquelles
Stendhal eut le malheur de vouloir trop plaire. Il en prit son parti et
se consola de ce que «la chose se fût bornée à la plus stricte et plus
dévouée amitié,» de part et d’autre.

Mais Beyle n’en resta pas moins, aux yeux de la société de la rue
d’Anjou, l’amant de la cantatrice.

L’opinion qu’on avait de Stendhal était toujours extrême--il a eu de
vrais amis et de vrais ennemis; les amis étaient ceux qui le
connaissaient--les ennemis ceux qui le connaissaient mal. Sainte-Beuve,
qui ne peut être accusé de tendresse pour Beyle, nous donne là-dessus un
précieux témoignage. «Que cet homme, qui passait pour méchant auprès de
ceux qui le connaissaient peu, était aimé de ses amis! Que je sais de
lui des traits délicats et d’une âme toute libérale![17]» Et les mêmes
amis, les mêmes ennemis existent, encore aujourd’hui, qu’on peut diviser
en catégories analogues.

Beyle raconte, dans la _Vie de Henri Brulard_, que chez certaines
personnes, il ne pouvait plus dire qu’il avait vu passer un cabriolet
jaune dans la rue sans avoir le malheur d’offenser mortellement les
hypocrites et même les niais. Il eut à subir de réels affronts: madame
de Lamartine, à Florence, évita de le recevoir[18]. Cette réputation,
exagérée à plaisir, lui valut le surnom de Méphistophélès, que lui
donnèrent quelques-uns de ses amis. «Au fond, dit-il, je surprenais ou
scandalisais toutes mes connaissances; j’étais un monstre ou un dieu.»

Et ces jugements sur l’homme ressemblaient fort aux jugements qu’on
portait sur le littérateur.

Ainsi, pour bien des gens, Beyle n’était qu’un ignorant. Il n’avait pas,
il est vrai, une science très sûre, mais au moins il avait beaucoup
d’esprit et incontestablement beaucoup d’idées personnelles, quoique
discutables parfois. Il n’apprenait jamais aux autres que ce qu’il avait
senti ou éprouvé lui-même--est-ce là pourtant un mérite médiocre? Au
sujet de cette réputation d’ignorance il raconte une jolie anecdote: «Un
des étonnements du comte Daru était que je pusse écrire une page qui fît
plaisir à quelqu’un. Un jour, il acheta de Delaunay, qui me l’a dit, un
petit ouvrage de moi qui, à cause de l’épuisement de l’édition, se
vendait quarante francs. Son étonnement fut à mourir de rire, dit le
libraire.

--«Comment! quarante francs!

--«Oui, M. le comte, et par grâce; et vous ferez plaisir au marchand en
ne le prenant pas à ce prix.

--«Est-il possible! disait l’Académicien en levant les yeux au ciel: Cet
enfant, ignorant comme une carpe!

«Il était parfaitement de bonne foi. Les gens des antipodes, regardant
la lune lorsqu’elle n’a qu’un petit croissant pour nous, se disent:
Quelle admirable clarté! la lune est presque pleine! M. le comte Daru,
membre de l’Académie française, associé de l’Académie des sciences,
etc., etc., et moi nous regardions le cœur de l’homme, la nature,
etc., de côtés opposés.»

Et par ce petit récit, ne pouvons-nous pas, en même temps, nous faire
une idée de la conversation de Beyle? N’est-ce pas là un charmant
spécimen de sa façon ingénieuse d’expliquer les choses, ce qui pour lui
est presque toujours s’expliquer soi-même.

C’est dans cet égoïsme psychologique qu’il excelle, et nous ne lui en
ferons pas un reproche.

Un de ses amis nous dit, dans une notice peu connue: «Jamais il ne sut
ce que c’était que l’esprit préparé. Il inventait en causant tout ce
qu’il disait... il trouvait à chaque instant de ces traits imprévus qui
ne peuvent être le résultat de l’étude[19].»

L’anecdote sur le comte Daru ne répond-elle pas à ce joli signalement
que nous donne Arnould Frémy?

Beyle n’avait pas porte ouverte seulement chez M. de Tracy--Mme Cabanis
ou la Pasta, il était encore reçu chez M. Cuvier, chez Mme Ancelot, chez
le baron Gérard, chez Mme de Castellane, où il rencontre Thiers qu’il
trouve trop effronté, bavard, Mignet, sans esprit, Béranger qu’il admire
pour son caractère, Aubernon et Beugnot. Mais il sera plus intéressant
de parler des dimanches de Delécluze, le critique d’art des _Débats_, où
Stendhal se montre sous un jour nouveau.


V

Chez Etienne Delécluze, Beyle devait rencontrer la société qui lui
convenait. Dans le salon de la rue d’Anjou, il était glacé par la
froideur de M. de Tracy, chez Mme Cabanis, gêné par le ton bourgeois; et
enfin, chez la Pasta il se laissait aller au «bonheur du silence»;--il
lui suffisait d’écouter les autres et d’entendre bourdonner à ses
oreilles ces syllabes milanaises qui l’attendrissaient.

Aux réunions de Delécluze, il trouva enfin la liberté d’allure et le
franc parler dont il avait besoin pour être tout à fait lui-même.

Ces réceptions du dimanche, composées d’hommes exclusivement, étaient
fort suivies et très brillantes. Nous le savons non seulement par Beyle,
mais par Delécluze qui, dans ses _Souvenirs de soixante années_, nomme
tous ses amis--et la seule liste de ces personnes prouve combien il dut
se dépenser d’esprit dans le modeste appartement du journaliste.

On y voyait J.-J. Ampère, le _critique en voyage_, comme il s’est
intitulé dans quelques-uns de ses livres où il initiait les français aux
littératures étrangères; Albert Stapfer, l’élève de Guizot; Sautelet,
cet intelligent libraire-éditeur, qui eut une fin tragique à laquelle
Mérimée fait allusion dans sa brochure sur Stendhal; Paul-Louis Courier,
dont les conseils encouragèrent Beyle à publier _Racine et Shakespeare_;
le baron de Mareste l’homme du monde de ce cénacle de gens de lettres,
où il avait un rôle charmant: écouter et comprendre; Adrien de Jussieu,
le silencieux botaniste qui était la _galerie_ et disait en prenant
congé du maître de la maison: «Ils ont été bien amusants aujourd’hui» ou
«ça n’a pas été aussi amusant que dimanche dernier.» Et enfin, _the last
and not the least_, Prosper Mérimée, que Beyle avait rencontré, en 1821,
chez Joseph Lingay, le professeur de rhétorique du futur auteur de
_Colomba_. La première impression de Stendhal ne fut pas très
favorable. «Pauvre jeune homme en redingote grise et si laid avec son
nez retroussé» dit-il de Mérimée. Et il ajoute: «ce jeune homme avait
quelque chose d’effronté et d’extrêmement déplaisant, ses yeux petits et
sans expression avaient un air toujours le même et cet air était
méchant. Telle fut la première vue du meilleur de mes amis actuels. Je
ne suis pas trop sûr de son cœur, mais je suis sûr de ses talents.»

«Je ne sais, dit Stendhal, qui me mena chez M. de L’Etang--(c’est le
pseudonyme transparent qu’il donne à Delécluze).--Il s’était fait donner
un exemplaire de l’_Histoire de la Peinture en Italie_, sous prétexte
d’un compte-rendu dans le _Lycée_--un de ces journaux éphémères qu’avait
créé à Paris le succès de l’_Edinburgh Review_.

«Il désira me connaître, on me mena donc chez M. de. L’Etang, un
dimanche à deux heures. C’est à cette heure incommode qu’il recevait. Il
tenait donc académie au sixième étage d’une maison qui lui appartenait à
lui et à ses sœurs, rue Gaillon.» Beyle se trompe, il ne faut jamais
trop se fier à lui quand il s’agit de «descriptions matérielles,»--la
maison de Delécluze était rue de Chabanais, au coin de la rue
Neuve-des-Petits-Champs et l’appartement au quatrième. Mais continuons:
«De ses petites fenêtres, on ne voyait qu’une forêt de cheminées en
plâtre noirâtre. C’est pour moi une des vues les plus laides, mais les
quatre petites chambres qu’habitait M. de L’Etang étaient ornées de
gravures et d’objets d’art curieux et agréables. Il y avait un superbe
portrait du cardinal de Richelieu que je regardais souvent. A côté était
la grosse figure lourde, pesante, niaise de Racine. C’était avant d’être
aussi gras que ce grand poète avait éprouvé les sentiments dont le
souvenir est indispensable pour faire _Andromaque_ ou _Phèdre_.»

Nous retrouvons ici le ton sarcastique de _Racine et Shakespeare_, cette
brochure que Stendhal allait publier; c’est chez Delécluze que Beyle «la
trompette à la fois et le général d’avant-garde de la nouvelle
révolution littéraire[20]» discuta les théories condensées dans ces
quelques pages agressives, l’un des premiers documents à consulter pour
l’histoire du romantisme.

Passons maintenant à Delécluze lui-même et à son entourage. «Je trouvai
chez M. de L’Etang, devant un petit mauvais feu, car ce fut, ce me
semble, en février 1822 qu’on m’y mena--huit ou dix personnes qui
parlaient de tout. Je fus frappé de leur bon sens, de leur esprit, et
surtout du tact fin du maître de la maison qui, sans qu’il y parût,
dirigeait la discussion de façon à ce qu’on ne parlât jamais trois à la
fois ou que l’on n’arrivât pas à de tristes moments de silence.»

Beyle, en somme, a été assez malmené par Delécluze dans ses _Souvenirs
de soixante années_, au point que Sainte-Beuve, prend la défense de
Stendhal[21]. Il trouve Delécluze souverainement injuste pour Beyle.

«Sa sévérité étrange, ajoute-t-il, pour un si ancien ami et un si
piquant esprit appelle la nôtre à son égard et la justifierait, s’il en
était besoin--». Et en note, ce post-scriptum qui se cache pour être
mieux vu: «Je sais quelqu’un qui a dit:

«Delécluze est parfois un béotien émoustillé, mais il y a toujours le
béotien.»

Stendhal ne pouvait pas ne pas voir le béotien qu’il y avait en
Delécluze--mais ce n’est qu’après avoir dit tout le bien possible de son
nouvel ami qu’il laisse entrevoir ce côté ridicule du personnage: «M. de
L’Etang, dit-il, est un caractère dans le genre du bon vicaire de
Wakefield. Il faudrait pour en donner une idée toutes les demi-teintes
de Goldsmith ou d’Addison.

«Il a toutes les petitesses d’un bourgeois. S’il achète pour trente-six
francs une douzaine de mouchoirs chez le marchand du coin, deux heures
après, il croit que ses mouchoirs sont une rareté, et que pour aucun
prix on ne pourrait en trouver de semblables à Paris.»

Peut-on noter un travers avec plus d’imprévu et plus d’esprit? Il serait
trop cruel pour Delécluze de retranscrire ici quelques uns de ses
jugements sur Stendhal.

Et Beyle se résume en une page exquise, dans laquelle oubliant le
béotien, il ne voit plus que le plaisir qu’il a éprouvé dans
«l’Académie» de la rue de Chabanais.

«Je ne saurais exprimer trop d’estime pour cette société. Je n’ai jamais
rien rencontré, je ne dirai pas de supérieur, mais même de comparable.
Je fus frappé le premier jour et vingt fois peut-être pendant les trois
ou quatre ans qu’elle a duré, je me suis surpris à faire ce même acte
d’admiration.

«Une telle société n’est possible que dans la patrie de Voltaire, de
Molière, de Courier.....

«La discussion y était franche sur tout et avec tous. On était poli chez
M. de L’Etang, mais à cause de lui. Il était souvent nécessaire qu’il
protégeât la retraite des imprudents qui, cherchant une idée nouvelle,
avaient avancé une absurdité trop marquante.»

C’est chez Delécluze que Beyle lança pour la première fois ces mots
brillants qui firent sa réputation d’homme d’esprit et qu’on retrouve
dans sa correspondance et ailleurs:

     Le principe du romantisme «est d’administrer au public la drogue
     juste qui lui fera plaisir dans un lieu et à un moment donnés.»
     Définition que Baudelaire a prise pour lui et à son compte.

     Et la contre-partie: «Le classicisme présente aux peuples la
     littérature qui donnait le plus grand plaisir possible à leurs
     arrière-grands pères.»

     «L’Alexandrin un cache-sottise.»

C’est là aussi qu’il scandalisa bien des gens par des théories païennes
dans lesquelles il entre beaucoup plus d’enfantillage et d’impertinence
que de conviction profonde; ici Beyle est la dupe de ses préjugés; à cet
égard il a tenu à se montrer irréconciliable devant ses contemporains.

Dans ses œuvres et même ses œuvres (comme la _Vie de Henri
Brulard_ ou les _Souvenirs d’Egotisme_) écrites librement, puisqu’elles
ne devaient être publiées selon son désir, qu’après sa mort, à le bien
lire, il n’est pas l’homme que nous laissent entrevoir George Sand[22]
et Mérimée.

Mérimée si fin, si perspicace, semble avoir été dupé à son tour, et
avoir cherché à prendre trop au sérieux certaines boutades de son ami.


VI

C’était pour Beyle un apprentissage, que cette vie de Paris, dans ces
mondes très différents. Il se révéla causeur plein d’idées nouvelles et
de formules inédites, chez les uns; chez les autres--contre-partie
naturelle--il fut jugé homme dangereux et révolutionnaire en morale
autant qu’en politique.

Pour lui la question n’était pas là. Il laissait dire, et se contentait
d’observer, préoccupé constamment de trouver «la théorie du cœur
humain» et de «peindre ce cœur par la littérature.»

Il s’essayait sur ce public restreint, ne se donnant pas tout entier; il
conservait toute son indépendance.

Jamais il ne voulut _cultiver_ un _salon_, cela contrariait trop ses
habitudes. Il faisait des apparitions et n’était jamais assidu. Il ne
songeait pas à s’assurer une situation, comme on l’a dit, il n’était
déjà plus ambitieux que littérairement. Aussi sacrifia-t-il tout à cette
passion dominante. En ne se mêlant pas trop aux coteries, il sut garder
toute son originalité pour le jour où, enfin, maître de lui-même, il se
résume en une œuvre--une œuvre capitale qui ne pouvait être pensée
et conçue qu’après une longue expérience.

C’est en 1830 qu’il écrira _le Rouge et le Noir_, avant de s’exiler à
Civita-Vecchia, avant d’aller occuper son poste modeste de consul de
France dans cette triste ville italienne.

Stendhal dira, en 1835, après avoir réfléchi à la situation qu’il aurait
pu obtenir, s’il avait su profiter de ses relations: «Je regrette peu
l’occasion perdue. Au lieu de dix, j’aurais vingt mille, au lieu de
chevalier, je serais officier de la Légion d’honneur, mais j’aurais
pensé trois ou quatre heures par jour à ces platitudes d’ambition qu’on
décore du nom de politique; j’aurais fait beaucoup de bassesses.....

«La seule chose que je regrette, c’est le séjour de Paris.»

Et il se reprend bien vite: «Mais je serais las de Paris, en 1836, comme
je suis las de ma solitude, parmi les sauvages de Civita-Vecchia[23].»

Ainsi, il a le bonheur de garder un plus agréable souvenir de ses années
passées dans les cercles littéraires de Paris, car il ne croyait pas
qu’il n’est pire misère que de se rappeler les temps heureux dans les
jours de douleur; comme Alfred de Musset, il reniait cette pensée du
poète florentin.

CASIMIR STRYIENSKI.

Jersey, septembre 1892.



SOUVENIRS D’ÉGOTISME



CHAPITRE PREMIER[24]


Mero[25], 20 juin 1832.

Pour employer mes loisirs dans cette terre étrangère, j’ai envie
d’écrire un petit mémoire de ce qui m’est arrivé pendant mon dernier
voyage à Paris, du 21 juin 1821 au... novembre 1830; c’est un espace de
neuf ans et demi. Je me gronde moi-même depuis deux mois, depuis que
j’ai digéré la nouvelleté de ma position pour entreprendre un travail
quelconque. Sans travail, le vaisseau de la vie humaine n’a point de
lest.

J’avoue que le courage d’écrire me manquerait si je n’avais pas l’idée
qu’un jour ces feuilles paraîtront imprimées et seront lues par quelque
âme que j’aime, par un être tel que Madame Roland ou M. Gros, le
géomètre[26]. Mais les yeux qui liront ceci s’ouvrent à peine à la
lumière, je suppose que mes futurs lecteurs ont dix ou douze ans.

Ai-je tiré tout le parti possible, pour mon bonheur, des positions où le
hasard m’a placé pendant les neuf ans que je viens de passer à Paris?
Quel homme suis-je? Ai-je du bon sens? Ai-je du bon sens avec
profondeur?

Ai-je un esprit remarquable? En vérité, je n’en sais rien. Encore par ce
qui m’arrive au jour le jour, je pense rarement à ces questions
fondamentales, et alors mes jugements varient comme mon humeur. Mes
jugements ne sont que des aperçus.

Voyons si, en faisant mon examen de conscience, la plume à la main,
j’arriverai à quelque chose de _positif_ et qui reste _longtemps vrai_
pour moi. Que penserai-je de ce que je me sens disposé à écrire en le
relisant vers 1835, si je vis? Sera-ce comme pour mes ouvrages imprimés?
J’ai un profond sentiment de tristesse quand, faute d’autre livre, je
les relis.

Je sens, depuis un mois que j’y pense, une répugnance réelle à écrire
uniquement pour parler de moi, du nombre de mes chemises, de mes
accidents d’amour-propre. D’un autre côté, je me trouve loin de la
France[27], j’ai lu tous les livres qui ont pénétré dans ce pays. Toute
la disposition de mon cœur était d’écrire un livre d’imagination sur
une intrigue d’amour arrivée à Dresde, en août 1813, dans une maison
voisine de la mienne, mais les petits devoirs de ma place m’interrompent
assez souvent, ou, pour mieux dire, je ne puis jamais, en prenant mon
papier, être sûr de passer une heure sans être interrompu. Cette petite
contrariété éteint net l’imagination chez moi. Quand je reprends ma
fiction, je suis dégoûté de ce que je pensais. A quoi un homme sage
répondra qu’il faut se vaincre soi-même. Je répliquerai: il est trop
tard, j’ai 4. ans; après tant d’aventures, il est temps de songer à
achever la vie le moins mal possible.

Ma principale objection n’était pas la vanité qu’il y a à écrire sa vie.
Un livre sur un tel sujet est comme tous les autres; on l’oublie bien
vite, s’il est ennuyeux. Je craignais de déflorer les moments heureux
que j’ai rencontrés, en les décrivant, en les anatomisant. Or, c’est ce
que je ne ferai point, je sauterai le bonheur.

Le génie poétique est mort, mais le génie du soupçon est venu au monde.
Je suis profondément convaincu que le seul antidote qui puisse faire
oublier au lecteur les éternels _Je_ que l’auteur va écrire, c’est une
parfaite sincérité.

Aurai-je le courage de raconter les choses humiliantes sans les sauver
par des préfaces infinies? Je l’espère.

Malgré les malheurs de mon ambition, je ne me crois point persécuté par
eux, je les regarde comme des machines poussées, en France, par la
_Vanité_ et ailleurs par toutes les passions, la vanité y comprise.

Je ne me connais point moi-même, et c’est ce qui, quelquefois, la nuit,
quand j’y pense, me désole. Ai-je su tirer un bon parti des hasards au
milieu desquels m’a jeté et la toute-puissance de Napoléon (que toujours
j’adorai) en 1810, et la chute que nous fîmes dans la boue en 1814, et
notre effort pour en sortir en 1830? Je crains bien que non, j’ai agi
par humeur, au hasard. Si quelqu’un m’avait demandé conseil sur ma
propre position, j’en aurais souvent donné un d’une grande portée; des
amis, rivaux d’esprit, m’ont fait compliment là-dessus.

En 1814, M. le comte Beugnot, ministre de la police, m’offrit la
direction de l’approvisionnement de Paris. Je ne sollicitais rien,
j’étais en admirable position pour accepter, je répondis de façon à ne
pas encourager M. Beugnot, homme qui a de la vanité comme deux Français;
il dut être fort choqué.

L’homme qui eut cette place s’en est retiré au bout de quatre ou cinq
ans, las de gagner de l’argent, et, dit-on, sans voler. L’extrême mépris
que j’avais pour les Bourbons--c’était pour moi, alors, une boue
fétide--me fit quitter Paris peu de jours après n’avoir pas accepté
l’obligeante proposition de M. Beugnot. Le cœur navré par le triomphe
de tout ce que je méprisais et ne pouvais haïr, n’était rafraîchi que
par un peu d’amour que je commençais à éprouver pour madame la comtesse
Dulong, que je voyais tous les jours chez M. Beugnot et qui, dix ans
plus tard, a eu une grande part dans ma vie. Alors elle me distinguait,
non pas comme aimable, mais comme singulier. Elle me voyait l’ami d’une
femme fort laide et d’un grand caractére, madame la comtesse Beugnot. Je
me suis toujours repenti de ne pas l’avoir aimée. Quel plaisir de
parler avec intimité à un être de cette portée!

Cette préface est bien longue, je le sens depuis trois pages; mais je
dois commencer par un sujet si triste et si difficile que la sagesse me
saisit déjà, j’ai presque envie de quitter la plume. Mais, au premier
moment de solitude, j’aurais des remords.

Je quittai Milan pour Paris, le.. juin 1821, avec une somme de 3,500
francs, je crois, regardant comme unique bonheur de me brûler la
cervelle quand cette somme serait finie. Je quittais, après trois ans
d’intimité, une femme que j’adorais, qui m’aimait et qui ne s’est jamais
donnée à moi.

J’en suis encore, après tant d’années d’intervalle, à deviner les motifs
de sa conduite. Elle était hautement déshonorée, elle n’avait cependant
jamais eu qu’un amant; mais les femmes de la bonne compagnie de Milan se
vengeaient de sa supériorité. La pauvre Métilde ne sut jamais ni
manœuvrer contre cet ennemi, ni le mépriser. Peut-être un jour, quand
je serai bien vieux, bien glacé, aurai-je le courage de parler des
années 1818, 1819, 1820, 1821.

En 1821, j’avais beaucoup de peine à résister à la tentation de me
brûler la cervelle. Je dessinais un pistolet à la marge d’un mauvais
drame d’amour que je barbouillais alors (logé casa Acerbi). Il me semble
que ce fut la curiosité politique qui m’empêcha d’en finir; peut-être,
sans que je m’en doute, fut-ce aussi la peur de me faire mal. Enfin je
pris congé de Métilde.

--Quand reviendrez-vous, me dit-elle?

--Jamais, j’espère[28].

Il y eut là une dernière heure de tergiversations et de vaines paroles;
une seule eût pu changer ma vie future, hélas! pas pour bien longtemps.
Cette âme angélique, cachée dans un si beau corps, a quitté la vie en
1825.

Enfin, je partis dans l’état qu’on peut imaginer. J’allais de Milan à
Como, craignant à chaque instant et croyant même que je rebrousserais
chemin.

Cette ville où je croyais ne pouvoir demeurer sans mourir, je ne pus la
quitter sans me sentir arracher l’âme; il me semblait que j’y laissais
la vie, que dis-je, qu’était-ce que la vie auprès d’elle? J’expirais à
chaque pas que je faisais pour m’en éloigner. Je ne respirais qu’en
soupirant (Shelley)[29].

Bientôt je fus comme stupide, faisant la conversation avec les
postillons et répondant sérieusement aux réflexions de ces gens-là sur
le prix du vin. Je pesais avec eux les raisons qui devaient le faire
augmenter d’un sou; ce qu’il y avait de plus affreux, c’était de
regarder en moi-même. Je passai à Airolo, à Bellinzona, à Lugano (le son
de ces noms me fait frémir même encore aujourd’hui--20 juin 1832).

J’arrivai au Saint-Gothard, alors abominable (exactement comme les
montagnes du Cumberland dans le nord de l’Angleterre, en y ajoutant des
précipices). Je voulus passer le Saint-Gothard à cheval, espérant un peu
que je ferais une chute qui m’écorcherait à fond, et que cela me
distrairait.

Quoique ancien officier de cavalerie, et quoique j’aie passé ma vie à
tomber de cheval, j’ai horreur des chutes sur des pierres roulantes, et
cédant sous le poids du cheval[30].

Le courrier avec lequel j’étais finit par m’arrêter et par me dire que
peu lui importait de ma vie, mais que je diminuerais son profit, et que
personne ne voudrait plus venir avec lui quand on saurait qu’un de ses
voyageurs avait roulé dans le précipice.

--Hé quoi! n’avez-vous pas deviné que j’ai la V.....? lui dis-je, je ne
puis pas marcher.

J’arrivai avec ce courrier maudissant son sort jusqu’à Altorf. J’ouvrais
des yeux stupides sur tout. Je suis un grand admirateur de Guillaume
Tell, quoique les écrivains ministériels de tous les pays prétendent
qu’il n’a jamais existé. A Altorf, je crois, une mauvaise statue de
Tell, avec un jupon de pierre, me toucha, précisément parce qu’elle
était mauvaise.

Voilà donc, me disais-je avec une douce mélancolie succédant pour la
première fois à un désespoir sec, voilà donc ce que deviennent les plus
belles choses aux yeux des hommes grossiers. Telle était Métilde au
milieu du salon de madame Traversi.

La vue de cette statue m’adoucit un peu. Je m’informai du lieu où était
la chapelle de Tell.

--Vous la verrez demain.

Le lendemain, je m’embarquai en bien mauvaise compagnie: des officiers
suisses faisant partie de la garde de Louis XVIII, qui se rendaient à
Paris[31].

La France, et surtout les environs de Paris, m’ont toujours déplu, ce
qui prouve que je suis un mauvais Français et un méchant, disait plus
tard, Mlle Sophie...... belle-fille de M. Cuvier.

Mon cœur se serra tout à fait en allant de Bâle à Belfort et quittant
les hautes, si ce n’est les belles montagnes suisses pour l’affreuse et
plate misère de la Champagne.

Que les femmes sont laides à.......[32], village où je les vis en bas
bleus et avec des sabots. Mais, plus tard, je me dis: quelle politesse,
quelle affabilité, quel sentiment de justice dans leur conversation
villageoise!

Langres était située comme Volterre[33], ville qu’alors j’adorais,--elle
avait été le théâtre d’un de mes exploits les plus hardis dans ma guerre
contre Métilde.

Je pensai à Diderot,--fils, comme on sait, d’un coutelier de
Langres.--Je songeai à _Jacques le Fataliste_, le seul de ses ouvrages
que j’estime, mais je l’estime beaucoup plus que le _Voyage
d’Anacharsis_, le _Traité des Etudes_, et cent autres bouquins estimés
des pédants.

Le pire des malheurs, m’écriai-je, serait que ces hommes si secs, mes
amis, au milieu desquels je vais vivre, devinassent ma passion, et pour
une femme que je n’ai pas eue!

Je me dis cela en juin 1821, et je vois en juin 1832, pour la première
fois, en écrivant ceci, que cette peur, mille fois répétée, a été, dans
le fait, le principe dirigeant de ma vie pendant dix ans. C’est par là
que je suis venu à _avoir de l’esprit_, chose qui était le _bloc_, la
butte de mes mépris à Milan, en 1818, quand j’aimais Métilde.

J’entrai dans Paris, que je trouvai pire que laid, insultant pour ma
douleur, avec une seule idée: _n’être pas deviné_.

Je me logeais à Paris, rue Richelieu, Hôtel de Bruxelles, nº 47, tenu
par un M. Petit, ancien valet de chambre de M. de Damas[34].

La politesse, la grâce, l’à-propos de ce M. Petit, son absence de tout
sentiment, son horreur pour tout mouvement de l’âme qui avait de la
profondeur, son souvenir vif pour des jouissances de vanité qui avaient
trente ans de date, son honneur parfait en matière d’argent, en
faisaient, à mes yeux, le modèle parfait de l’ancien Français. Je lui
confiai bien vite les 3000 francs qui me restaient; il me remit, malgré
moi, un bout de reçu que je me hâtai de perdre, ce qui le contraria
beaucoup lorsque, quelques mois après, ou quelques semaines, je repris
mon argent pour aller en Angleterre où me poussa le mortel dégoût que
j’éprouvais à Paris.

J’ai bien peu de souvenirs de ces temps passionnés, les objets
glissaient sur moi inaperçus, ou méprisés, quand ils étaient entrevus.
Ma pensée était sur la place Belgiojoso, à Milan. Je vais me recueillir
pour tâcher de penser aux maisons où j’allais.



CHAPITRE II


Voici le portrait d’un homme de mérite avec qui j’ai passé toutes mes
matinées pendant huit ans. Il y avait estime, mais non amitié. J’étais
descendu à l’hôtel de Bruxelles, parce que là logeait le Piémontais le
plus sec, le plus dur, le plus ressemblant à la Rancune (du _Roman
Comique_) que j’aie jamais rencontré. M. le baron de Lussinge[35] a été
le compagnon de ma vie de 1821 à 1831; né vers 1785, il avait trente-six
ans en 1821. Il ne commença à se détacher de moi et à être impoli dans
le discours que lorsque la réputation d’esprit me vint, après l’affreux
malheur du 15 septembre 1826.

M. de Lussinge, petit, râblé, trapu, n’y voyant pas à trois pas,
toujours mal mis par avarice et employant nos promenades à faire des
budgets de dépense personnelle pour un garçon vivant seul à Paris, avait
une rare sagacité. Dans mes illusions romanesques et brillantes, je
voyais comme trente, tandis que ce n’était que quinze, le génie, la
bonté, la gloire, le bonheur de tel homme qui passait, lui ne les
voyant que comme six ou sept.

Voilà ce qui a fait le fond de nos conversations pendant huit ans; nous
nous cherchions d’un bout de Paris à l’autre.

Lussinge, âgé alors de trente-six ou trente-sept ans, avait le cœur
et la tête d’un homme de cinquante-cinq ans. Il n’était profondément ému
que des événements à lui personnels; alors il devenait fou, comme au
moment de son mariage. A cela près, le but constant de son ironie,
c’était l’émotion. Lussinge n’avait qu’une religion: l’estime pour la
haute naissance. Il est, en effet, d’une famille du Bugey, qui y tenait
un rang élevé en 1500; elle a suivi à Turin les ducs de Savoie, devenus
rois de Sardaigne.

Lussinge avait été élevé à Turin à la même académie qu’Alfiéri; il y
avait pris cette profonde méchanceté piémontaise, au monde sans
pareille, qui n’est cependant que la méfiance du sort et des hommes.
J’en retrouve plusieurs traits à Emor[36]; mais, par-dessus le marché
ici, il y a des passions et, le théâtre étant plus vaste, moins de
petitesses bourgeoises. Je n’en ai pas moins aimé Lussinge jusqu’à ce
qu’il soit devenu riche, ensuite avare, peureux et enfin désagréable
dans ses propos et presque malhonnête en janvier 1830.

Il avait une mère avare mais surtout folle, et qui pouvait donner tout
son bien aux prêtres. Il songea à se marier; ce serait une occasion pour
sa mère de se lier par des actes qui l’empêcheraient de donner son bien
à son confesseur. Les intrigues, les démarches, pendant qu’il allait à
la chasse d’une femme, m’amusèrent beaucoup. Lussinge fut sur le point
de demander une fille charmante qui eût donné à lui le bonheur et
l’éternité à notre amitié: je veux parler de la fille du général
Gilly,--depuis madame Douin, femme d’un avoué, je crois. Mais le général
avait été condamné à mort après 1815, cela eût effarouché la noble
baronne, mère de Lussinge. Par un grand bonheur, il évita d’épouser une
coquette, depuis madame Varambon. Enfin, il épousa une sotte parfaite,
grande et assez belle, si elle eût eu un nez. Cette sotte se confessait
directement à Mgr de Quélen, archevêque de Paris, dans le salon duquel
elle allait se confesser. Le hasard m’avait donné quelques données sur
les amours de cet archevêque, qui peut-être avait alors madame de
Podinas, dame d’honneur de madame la duchesse de Berry, et, depuis ou
avant, maîtresse du fameux duc de Raguse. Un jour, indiscrètement pour
moi--c’est là, si je ne me trompe, un de mes nombreux défauts--je
plaisantai madame de Lussinge sur l’archevêque.

C’était chez madame la comtesse d’Avelles[37].

--Ma cousine, imposez le silence à M. Beyle, s’écria-t-elle, furieuse.

Depuis ce moment, elle a été mon ennemie, quoique avec des retours de
coquetterie bien étranges. Mais me voilà embarqué dans un épisode bien
long; je continue, car j’ai vu Lussinge deux fois par jour pendant huit
ans, et plus tard il faudra revenir à cette grande et florissante
baronne, qui a près de cinq pieds six pouces.

Avec sa dot, ses appointements de chef de bureau au ministère de la
Police, les donations de sa mère, Lussinge réunit vingt-deux ou
vingt-trois mille livres de rente, vers 1828. De ce moment, un seul
sentiment le domina, la peur de perdre. Méprisant les Bourbons, non pas
autant que moi, qui ai de la vertu politique, mais les méprisant comme
maladroits, il arriva à ne pouvoir plus supporter sans un vif accès
d’humeur l’énoncé de leurs maladresses.

Il voyait vivement et à l’improviste un danger pour sa propriété--chaque
jour il y en avait quelque nouvelle (maladresse), comme on peut le voir
dans les journaux de 1826 à 1830. Lussinge allait au spectacle le soir
et jamais dans le monde; il était un peu humilié de sa place. Tous les
matins, nous nous réunissions au café, je lui racontais ce que j’avais
appris la veille; ordinairement, nous plaisantions sur nos différences
de partis. Le 3 janvier 1830, je crois, il me nia je ne sais quel fait
antibourbonien--que j’avais appris chez M. Cuvier, alors conseiller
d’État, fort ministériel.

Cette sottise fut suivie d’un fort long silence; nous traversâmes le
Louvre sans parler. Je n’avais alors que le strict nécessaire, lui,
comme on sait, vingt-deux mille francs. Je croyais m’apercevoir, depuis
un an, qu’il voulait prendre à mon égard un ton de supériorité. Dans nos
discussions politiques, il me disait:

--Vous, vous n’avez pas de fortune.

Enfin, je me déterminai au pénible sacrifice de changer de café sans le
lui dire. Il y avait neuf ans que j’allais tous les jours à dix heures
et demie au café de Rouen, tenu par M. Pique, bon bourgeois, et Madame
Pique, alors jolie, dont Maisonnette[38], un de nos amis communs,
obtenait, je crois, des rendez-vous à cinq cents francs l’un. Je me
retirai au café Lemblin, le fameux café libéral également situé au
Palais-Royal. Je ne voyais plus Lussinge que tous les quinze jours;
depuis, notre intimité devenue un besoin pour tous les deux, je crois, a
voulu souvent se renouer, mais jamais elle n’en a eu la force. Plusieurs
fois après, la musique ou la peinture, où il était instruit, était pour
nous des terrains neutres, mais toute l’impolitesse de ses façons
revenait avec âpreté dès que nous parlions politique et qu’il avait peur
pour ses 22,000 francs, il n’y avait pas moyen de continuer. Son bon
sens n’empêchait de m’égarer trop loin dans mes illusions poétiques, ma
gaîté--car je devins gai ou plutôt j’acquis l’art de le paraître--le
distrayait de son humeur sombre et de la terrible _peur de perdre_.

Quand je suis entré dans une petite place en 1830, je crois qu’il a
trouvé les appointements trop considérables. Mais enfin, de 1821 à 1828,
j’ai vu Lussinge deux fois par jour, et à l’exception de l’amour et des
projets littéraires auxquels il ne comprenait rien, nous avons
longuement bavardé sur chacune de nos actions, aux Tuileries et sur le
quai du Louvre qui conduisait à son bureau. De onze heures à midi nous
étions ensemble, et très souvent il parvenait à me distraire
complètement de mes chagrins qu’il ignorait.

Voilà enfin ce long épisode fini, mais il s’agissait du premier
personnage de ces mémoires, de celui à qui, plus tard, j’inoculai d’une
manière si plaisante mon amour si frénétique pour madame Azur[39] dont
il est depuis deux ans l’amant fidèle et, ce qui est plus comique, il
l’a rendue fidèle. C’est une des Françaises les moins _poupées_ que
j’aie rencontrée.

Mais n’anticipons point; rien n’est plus difficile dans cette grave
histoire que de garder respect à l’ordre chronologique.

Nous en sommes donc au mois d’août 1821, moi logeant avec Lussinge à
l’hôtel de Bruxelles, le suivant à cinq heures à la table d’hôte
excellente et bien tenue par le plus joli des Français, M. Petit, et par
sa femme, femme de chambre à grande façon, mais toujours piquée. Là,
Lussinge qui a toujours craint, je le vois en 1832, de me présenter à
ses amis, ne put pas s’empêcher de me faire connaître: 1º un aimable
garçon, beau et sans nul esprit, M. Barot[40], banquier de Lunéville,
alors occupé à gagner une fortune de 80,000 fr. de rente; 2º un officier
à la demi-solde, décoré à Waterloo, absolument privé d’esprit, encore
plus d’imagination s’il est possible, sot, mais d’un ton parfait, et
ayant eu tant de femmes qu’il était devenu sincère sur leur compte.

La conversation de M. Poitevin, le spectacle de son bon sens absolument
pur de toute exagération causée par l’imagination, ses idées sur les
femmes, ses conseils sur la toilette m’ont été fort utiles. Je crois que
ce pauvre Poitevin avait 1200 fr. de rente et une place de 1500 fr. Avec
cela, c’était l’un des jeunes gens les mieux mis à Paris. Il est vrai
qu’il ne sortait jamais sans une préparation de deux heures et demie.
Enfin, il avait eu pendant deux mois, je crois, comme passade, la
marquise des R..., à laquelle plus tard j’ai eu tant d’obligations, que
je me suis promis dix fois d’avoir, ce que je n’ai jamais tenté, en quoi
j’ai eu tort. Elle me pardonnait ma laideur et je lui devais bien d’être
son amant. Je verrai à acquitter cette dette à mon premier voyage à
Paris; elle sera peut-être d’autant plus sensible à mon attention que la
jeunesse nous a quittés tous deux. Au reste, je me vante peut-être, elle
est fort sage depuis dix ans, mais par force, selon moi.

Enfin, abandonné par madame D., sur laquelle je devais tant compter, je
dois la plus vive reconnaissance à la marquise.

Ce n’est qu’en réfléchissant pour être en état d’écrire ceci que je
débrouille à mes yeux ce qui se passait dans mon cœur en 1821. J’ai
toujours vécu et je vis encore au jour le jour et sans songer nullement
à ce que je ferai demain. Le progrès du temps n’est marqué pour moi que
par les dimanches, où ordinairement je m’ennuie et je prends tout mal.
Je n’ai jamais pu deviner pourquoi. En 1821, à Paris, les dimanches
étaient réellement horribles pour moi. Perdu sous les grands marronniers
des Tuileries, si majestueux à cette époque de l’année, je pensais à
Métilde, qui passait plus particulièrement ces journées-là chez
l’opulente Madame Traversi, cette funeste amie qui me haïssait,
jalousait sa cousine et lui avait persuadé, par elle et par ses amis,
qu’elle se déshonorerait parfaitement si elle me prenait pour amant.

Plongé dans une sombre rêverie tout le temps que je n’étais pas avec
mes trois amis, Lussinge, Barot et Poitevin, je n’acceptais leur société
que par distraction. Le plaisir d’être distrait un instant de ma douleur
ou la répugnance à en être distrait dictaient toutes mes démarches.
Quand l’un de ces messieurs me soupçonnait d’être triste, je parlais
beaucoup, et il m’arrivait de dire les plus grandes sottises, et de ces
choses qu’il ne faut surtout jamais dire en France, parce qu’elles
piquent la vanité de l’interlocuteur. M. Poitevin me faisait porter la
peine de ces mots-là au centuple.

J’ai toujours parlé infiniment trop au hasard et sans prudence, alors ne
parlant que pour soulager un instant une douleur poignante, songeant
surtout à éviter le reproche d’avoir laissé une affection à Milan et
d’être triste pour cela, ce qui aurait amené sur ma maîtresse prétendue
des plaisanteries que je n’aurais pas supportées, je devais réellement,
à ces trois êtres parfaitement purs d’imagination, paraître fou. J’ai
su, quelques années plus tard, qu’on m’avait cru un homme extrêmement
affecté. Je vois, en écrivant ceci, que si le hasard, ou un peu de
prudence, m’avait fait chercher la société des femmes, malgré mon âge,
ma laideur, etc., j’y aurais trouvé des succès et peut-être des
consolations. Je n’ai eu une maîtresse que par hasard, en 1824, trois
ans après. Alors seulement le souvenir de Métilde ne fut plus déchirant.
Elle devint pour moi comme un fantôme tendre, profondément triste, et
qui, par son apparition, me disposait souverainement aux idées tendres,
bonnes, justes, indulgentes.

Ce fut pour moi une rude corvée, en 1821, que de retourner pour la
première fois dans les maisons où l’on avait eu des bontés pour moi
quand j’étais à la cour de Napoléon[41]. Je différais, je renvoyais sans
cesse. Enfin, comme il m’avait bien fallu serrer la main des amis que je
rencontrais dans la rue, on sut ma présence à Paris; on se plaignait de
la négligence.

Le comte d’Argout, mon camarade quand nous étions auditeurs au Conseil
d’Etat, très brave, travailleur impitoyable, mais sans nul esprit, était
pair de France en 1821; il me donna un billet pour la salle des pairs,
où l’on instruisait le procès d’une quantité de pauvres sots imprudents
et sans logique. On appelait, je crois, leur affaire, la conspiration du
19 ou 29 août. Ce fut bien par hasard que leur tête ne tomba pas. Là, je
vis pour la première fois M. Odilon Barot, petit homme à barbe bleue. Il
défendait, comme avocat, un de ces pauvres niais qui se mêlent de
conspirer, n’ayant que les deux tiers ou les trois quarts du courage
qu’il faut pour cette action saugrenue. La logique de M. Odilon Barot me
frappa. Je me tenais d’ordinaire derrière le fauteuil du chancelier M.
d’Ambray, à un pas ou deux. Il il me sembla qu’il conduisait tous ces
débats avec assez d’honnêteté pour un noble[42].

C’était le ton et les manières de M. Petit, le maître de l’hôtel de
Bruxelles, mais avec cette différence que M. d’Ambray avait les manières
moins nobles. Le lendemain, je fis l’éloge de son honnêteté chez Mme la
comtesse Doligny[43]. Là se trouvait la maîtresse de M. d’Ambray, une
grosse femme de trente-six ans, très fraîche; elle avait l’aisance et la
tournure de Mlle Contat dans ses dernières années. (Ce fut une actrice
inimitable; je l’avais beaucoup suivie en 1803, je crois)[44].

J’eus tort de ne pas me lier avec cette maîtresse de M. d’Ambray; ma
folie avait été pour moi une distinction à ses yeux. Elle me crut
d’ailleurs l’amant ou un des amants de Mme Doligny. Là j’aurais trouvé
le remède à mes maux, mais j’étais aveugle.

Je rencontrai un jour, en sortant de la Chambre des pairs, mon cousin,
Monsieur le baron Martial Daru. Il tenait à son titre; d’ailleurs le
meilleur homme du monde, mon bienfaiteur, le maître qui m’avait appris,
à Milan, en 1800, et à Brunswick, en 1807, le peu que je sais dans l’art
de me conduire avec les femmes.

Il en a eu vingt-deux en sa vie, et des plus jolies, toujours ce qu’il y
avait de mieux dans le lieu où il se trouvait. J’ai brûlé les portraits,
cheveux, lettres, etc.

--Comment! vous êtes à Paris, et depuis quand?

--Depuis trois jours.

--Venez demain, mon frère sera bien aise de vous voir...

Quelle fut ma réponse à l’accueil le plus aimable, le plus amical? Je ne
suis allé voir ces excellents parents que six ou huit ans plus tard. Et
la vergogne de n’avoir pas paru chez mes bienfaiteurs a fait que je n’y
suis pas allé dix fois jusqu’à leur mort prématurée. Vers 1829, mourut
l’aimable Martial Daru. Quelques mois après, je restai immobile dans
mon café de Rouen, alors au coin de la rue du Rempart, en trouvant dans
mon journal l’annonce de la mort de M. le comte Daru. Je sautai dans un
cabriolet, la larme à l’œil, et courus au numéro 81 de la rue de
Grenelle. Je trouvai un laquais qui pleurait, et je pleurai à chaudes
larmes. Je me trouvais bien ingrat; je mis le comble à mon ingratitude
en partant le soir même pour l’Italie, je crois; j’avançai mon départ;
je serais mort de douleur en entrant dans sa maison. Là aussi il y avait
eu un peu de la folie qui me rendait si baroque en 1821.



CHAPITRE III


21 juin 1832.

L’amour me donna, en 1821, une vertu bien comique: la chasteté.

Malgré mes efforts, en août 1821, MM. Lussinge, Barot et Poitevin, me
trouvant soucieux, arrangèrent une délicieuse partie de filles. Barot, à
ce que j’ai reconnu depuis, est un des premiers talents de Paris pour ce
genre de plaisir assez difficile. Une femme n’est femme pour lui qu’une
fois: c’est la première. Il dépense trente mille francs de ses
quatre-vingt-mille, et, de ces trente-mille, au moins vingt mille en
filles.

Barot arrangea donc une soirée avec Mme Petit, une de ses anciennes
maîtresses à laquelle, je crois, il venait de prêter de l’argent pour
prendre un établissement (_to raise a brothel_), rue du Cadran, au coin
de la rue Montmartre, au quatrième.

Nous devions avoir Alexandrine--six mois après entretenue par les
Anglais les plus riches--alors débutante depuis deux mois. Nous
trouvâmes, vers les huit heures du soir, un salon charmant, quoique au
quatrième étage, du vin de Champagne frappé de glace, du punch chaud...
Enfin parut Alexandrine conduite par une femme de chambre chargée de la
surveiller; chargée par qui? je l’ai oublié. Mais il fallait que ce fût
une grande autorité que cette femme, car je vis sur le compte de la
partie qu’on lui avait donné vingt francs. Alexandrine parut et
surpassa, toutes les attentes. C’était une fille élancée, de dix-sept à
dix-huit ans, déjà formée, avec des yeux noirs que, depuis, j’ai
retrouvés dans le portrait de la duchesse d’Urbin, par le Titien, à la
galerie de Florence[45]. A la couleur des cheveux près, Titien a fait
son portrait. Elle était donc formée, timide, assez gaie, décente. Les
yeux de mes collègues devinrent comme égarés à cette vue. Lussinge lui
offre un verre de champagne qu’elle refuse et disparaît avec elle. Mme
Petit nous présente deux autres filles pas mal, nous lui disons
qu’elle-même est plus jolie. Elle avait un pied admirable, Poitevin
l’enleva. Après un intervalle effroyable, Lussinge revient tout pâle.

--A vous, Belle (_sic_). Honneur à l’arrivant! s’écria-t-on.

Je trouve Alexandrine sur un lit, un peu fatiguée, presque dans le
costume et précisément dans la position de la duchesse d’Urbin, du
Titien.

--Causons seulement pendant dix minutes, me dit-elle avec esprit. Je
suis un peu fatiguée, bavardons. Bientôt, je retrouverai le feu de ma
jeunesse.

Elle était adorable, je n’ai peut-être rien vu d’aussi joli. Il n’y
avait point trop de libertinage, excepté dans les yeux qui, peu à peu,
redevinrent pleins de folie, et, si l’on veut, de passion.

Je la manquai parfaitement, _fiasco_ complet. J’eus recours à un
dédommagement, elle s’y prêta. Ne sachant trop que faire, je voulus
revenir à ce jeu de main qu’elle refusa. Elle parut étonnée, je lui dis
quelques mots assez jolis pour ma position, et je sortis.

A peine Barot m’eut-il succédé que nous entendîmes des éclats de rire
qui traversaient trois pièces pour arriver jusqu’à nous. Tout à coup,
Mme Petit donna congé aux autres filles et Barot nous amena Alexandrine
dans le simple appareil

    D’une beauté qu’on vient d’arracher au sommeil.

--Mon admiration pour Belle, dit-il en éclatant de rire, va faire que je
l’imiterai;--je viens me fortifier avec du champagne.

L’éclat de rire dura dix minutes; Poitevin se roulait sur le tapis.
L’étonnement exagéré d’Alexandrine était impayable, c’était pour la
première fois que la pauvre fille était manquée.

Ces messieurs voulaient me persuader que je mourrais de honte et que
c’était là le moment le plus malheureux de ma vie. J’étais étonné et
rien de plus. Je ne sais pourquoi l’idée de Métilde m’avait saisi en
entrant dans cette chambre dont Alexandrine faisait un si joli ornement.

Enfin, pendant dix années, je ne suis pas allé trois fois chez les
filles. Et la première après la charmante Alexandrine, ce fut en octobre
ou en novembre 1827, étant pour lors au désespoir.

J’ai rencontré dix fois Alexandrine dans le brillant équipage qu’elle
eut un mois après, et toujours j’ai eu un regard. Enfin, au bout de cinq
à six ans, elle a pris une figure grossière, comme ses camarades.

De ce moment, je passais pour Babillan[46] auprès des trois compagnons
de vie que le hasard m’avait donnés. Cette belle réputation se répandit
dans le monde, et, peu ou beaucoup, m’a duré jusqu’à ce que Mme Azur ait
rendu compte de mes faits et gestes. Cette soirée augmenta beaucoup ma
liaison avec Barot, que j’aime encore et qui m’aime. C’est peut-être le
seul Français dans le château duquel je vais passer quinze jours avec
plaisir. C’est le cœur le plus franc, le caractère le plus net,
l’homme le moins spirituel et le moins instruit que je connaisse. Mais
dans ces deux talents: celui de gagner de l’argent, sans jamais jouer à
la Bourse, et celui de lier connaissance avec une femme qu’il voit à la
promenade ou au spectacle, il est sans égal, dans le dernier surtout.

C’est que c’est une nécessité. Toute femme qui a eu des bontés pour lui
devient comme un homme.

Un soir, Métilde me parlait de Mme Bignami, son amie. Elle me conta
d’elle-même une histoire d’amour fort connue, puis ajouta: «Jugez de son
sort; chaque soir, son amant, se sortant de chez elle, allait chez une
fille.»

Or, quand j’eus quitté Milan, je compris que cette phrase morale
n’appartenait nullement à l’histoire de Mme Bignami, mais était un
avertissement moral à mon usage.

En effet, chaque soirée, après avoir accompagné Métilde chez sa
cousine, Mme Traversi, à laquelle j’avais refusé gauchement d’être
présenté, j’allais finir la soirée chez la charmante et divine comtesse
Kassera. Et par une autre sottise, cousine germaine de celle que je fis
avec Alexandrine, je refusai une fois d’être l’amant de cette jeune
femme, la plus aimable peut-être que j’aie connue, tout cela pour
mériter, aux yeux de Dieu, que Métilde m’aimât. Je refusai, avec le même
esprit et pour le même motif, la célèbre Vigano qui, un jour, comme
toute sa cour, descendait l’escalier,--et parmi les courtisans était cet
homme d’esprit, le comte de Saurin,--laissa passer tout le monde pour me
dire:

--Belle, on dit que vous êtes amoureux de moi?

--On se trompe, répondis-je d’un grand sang-froid, sans même lui baiser
la main.

Cette action indigne, chez cette femme qui n’avait que de la tête, m’a
valu une haine implacable. Elle ne me saluait plus quand, dans une de
ces rues étroites de Milan, nous nous rencontrions tête-à-tête.

Voilà trois grandes sottises--jamais je ne me pardonnerai la comtesse
Kassera (aujourd’hui, c’est la femme la plus sage et la plus réputée du
pays).



CHAPITRE IV


Voici une autre société, contraste avec celle du chapitre précédent.

En 1817, l’homme que j’ai le plus admiré à cause de ses écrits, le seul
qui ait fait révolution chez moi, M. le comte de Tracy, vint me voir à
l’hôtel d’Italie, place Favart. Jamais je n’ai été aussi surpris.
J’adorais depuis douze ans l’Idéologie de cet homme qui sera célèbre un
jour. On avait mis à sa porte un exemplaire de l’_Histoire de la
Peinture en Italie_.

Il passa une heure avec moi. Je l’admirais tant que probablement je fis
_fiasco_ par excès d’amour. Jamais je n’ai moins songé à avoir de
l’esprit ou à être agréable. En ce temps-là, j’approchais de cette vaste
intelligence, je la contemplais, étonné; je lui demandais des lumières.
D’ailleurs, je ne savais pas encore avoir de l’esprit.

Cette improvisation d’un esprit tranquille ne m’est venue qu’en 1827.

M. Destutt de Tracy, pair de France, membre de l’Académie, était un
petit vieillard remarquablement bien fait et à tournure élégante et
singulière. Sous prétexte qu’il est aveugle, il porte habituellement une
visière verte. Je l’avais vu recevoir à l’Académie par M. de Ségur, qui
lui dit des sottises au nom du despotisme impérial--c’était en 1811[47],
je crois. Quoique attaché à la cour, je fus profondément dégoûté. Nous
allons tomber dans la barbarie militaire, nous allons devenir des
général Grosse, me disais-je[48].

M. de Tracy, se tenant devant sa cheminée tantôt sur un pied, tantôt sur
l’autre, avait une manière de parler qui était l’antipode de ses écrits.
Sa conversation était toute en aperçus fins et élégants; il avait
horreur d’un mot énergique comme d’un jurement, et il écrit comme un
maire de campagne. La simplicité énergique qu’il me semble que j’avais
dans ce temps-là ne dut guère lui convenir. J’avais d’énormes favoris
noirs dont Mme Doligny ne me fit honte qu’un an plus tard. Cette tête
de boucher italien ne parut pas trop convenir à l’ancien colonel du
règne de Louis XVI.

M. de Tracy n’a jamais voulu permettre qu’on fît son portrait. Je trouve
qu’il ressemble au pape Corsini Clément tel qu’on le voit à
Sainte-Marie-Majeure, dans la chapelle à gauche en entrant.

Ses manières sont parfaites, quand il n’est pas dominé par une
abominable humeur noire. Je n’ai deviné ce caractère qu’en 1822. C’est
un vieux don Juan--il prend de l’humeur de tout; par exemple, dans son
salon, M. de La Fayette était un peu plus grand homme que lui (même en
1821). Ensuite, ces Français n’ont pas apprécié l’_Idéologie_ et la
_Logique_. M. de Tracy n’a été appelé à l’Académie par ces petits
rhéteurs musqués que comme auteur d’une bonne grammaire et encore
durement injuriée par ce plat Ségur, père d’un fils encore plus plat (M.
Philippe, qui a écrit nos malheurs de Russie pour avoir un cordon de
Louis XVIII). Cet infâme Philippe de Ségur me servira d’exemple pour le
caractère que j’abhorre le plus à Paris: le ministériel fidèle à
l’honneur en tout, excepté les démarches décisives dans une vie[49].

Dernièrement, ce Philippe a joué envers le ministre Casimir Périer (voir
les _Débats_, mai 1832) le rôle qui lui avait valu la faveur de ce
Napoléon qu’il déserta si lâchement, et ensuite la faveur de Louis
XVIII, qui se complaisait dans ce genre de gens bas. Il comprenait
parfaitement leur bassesse, la rappelait par des mots fins au moment où
ils faisaient quelque chose de noble. Peut-être l’ami de Favras qui
attendit la nouvelle de sa pendaison pour dire à un de ses
gentilshommes: «_Faites-nous servir_», se sentait-il ce caractère. Il
était bien homme à s’avouer qu’il était un infâme et à rire de son
infamie.

Je sens bien que le terme infâme est mal appliqué, mais cette bassesse à
la Philippe Ségur a été ma bête noire. J’estime et j’aime cent fois
mieux un simple galérien, un simple assassin qui a eu un moment de
faiblesse et qui, d’ailleurs, mourait de.....[50] habituellement. En
1828 ou 26, le bon Philippe était occupé à faire un enfant à une veuve
millionnaire qu’il avait séduite et qui a dû l’épouser (Madame G..f...e,
veuve du pair de France). J’avais dîné quelquefois avec le général
Philippe de Ségur à la table de service de l’empereur. Alors, le
Philippe ne parlait que de ses treize blessures, car l’animal est brave.

Il serait un héros en Russie, dans ces pays à demi-civilisés. En France,
on commence à comprendre sa bassesse. Mesdames Garnett (rue Duphot, nº
12) voulaient me mener chez son frère, leur voisin, nº 14, je crois, ce
à quoi je me suis toujours refusé à cause de l’historien de la campagne
de Russie.

M. le comte de Ségur, grand maître des cérémonies à Saint-Cloud en 1811,
quand j’y étais, mourait de chagrin de n’être pas duc. A ses yeux
c’était pis qu’un malheur, c’était une _inconvenance_.

Toutes ses idées étaient _vaines_, mais il en avait beaucoup et sur
tout. Il voyait chez tout le monde partout de la grossièreté, mais avec
quelle grâce n’exprimait-il pas ses sentiments?

J’aimais chez ce pauvre homme l’amour passionné que sa femme avait pour
lui. Du reste, quand je lui parlais, il me semblait avoir affaire à un
Lilliputien.

Je rencontrais M. de Ségur, grand maître des cérémonies de 1810 à 1814,
chez les ministres de Napoléon. Je ne l’ai plus vu depuis la chute de ce
grand homme, dont il fut une des faiblesses et un des malheurs.

Même les Dangeau de la cour de l’Empereur, et il y en avait beaucoup,
par exemple mon ami le baron Martial Daru, même ces gens-là ne purent
s’empêcher de rire du cérémonial inventé par M. le comte de Ségur pour
le mariage de Napoléon avec Marie-Louise d’Autriche, et surtout pour la
première entrevue. Quelque infatué que Napoléon fût de son nouvel
uniforme de roi, il n’y put pas tenir, il s’en moqua avec Duroc, qui me
le dit. Je crois que rien ne fut exécuté de ce labyrinthe de petitesses.
Si j’avais ici mes papiers de Paris je joindrais ce programme aux
présentes balivernes sur ma vie. C’est admirable à parcourir, on croit
lire une mystification.

Je soupire en 1832 en me disant: «Voilà cependant jusqu’où la petite
vanité parisienne avait fait toucher un Italien: Napoléon!»

Où en étais-je?... Mon Dieu, comme ceci est mal écrit!

M. de Ségur était surtout sublime au Conseil d’État. Ce Conseil était
respectable; ce n’était pas, en 1810, un assemblage de cuistres (1832),
de Cousin, de Jacqueminot, de....[51], et d’autres plus obscurs encore.

Napoléon avait réuni, dans son Conseil, les cinquante Français les moins
bêtes. Il y avait des sections. Quelquefois la section de la guerre (où
j’étais apprenti sous l’admirable Gouvion de Saint-Cyr) avait affaire à
la section de l’Intérieur que M. de Ségur présidait quelquefois, je ne
sais comment, je crois durant l’absence de la maladie du vigoureux
Regnault (comte de Saint-Jean-d’Angély).

Dans les affaires difficiles, par exemples, celle de la levée des gardes
d’honneur en Piémont, dont je fus un des petits rapporteurs, l’élégant,
le parfait M. de Ségur, ne trouvant aucune idée, avançait son fauteuil;
mais c’était par un mouvement incroyable de comique, en le saisissant
entre les cuisses écartées.

Après avoir ri de son impuissance, je me disais: «Mais n’est-ce point
moi qui ai tort? C’est là le célèbre ambassadeur auprès de la
Grande-Catherine, qui vola sa plume à l’ambassadeur d’Angleterre[52].
C’est l’historien de Guillaume II ou III[53] (je ne me rappelle plus
lequel, l’amant de la Lichtenau pour laquelle Benjamin Constant se
battait).»

J’étais sujet à _trop respecter_ dans ma jeunesse. Quand mon imagination
s’emparait d’un homme, je restais stupide devant lui: _j’adorais ses
défauts_.

Mais le ridicule de M. de Ségur guidant Napoléon se trouva, à ce qu’il
paraît, trop fort pour ma _gallibility_.

Du reste, au comte de Ségur, grand maître des cérémonies (en cela bien
différent de Philippe), on eût pu demander tous les procédés délicats et
même dans le genre femme s’avançant jusques à l’héroïsme. Il avait aussi
des mots délicats et charmants, mais il ne fallait pas qu’ils
s’élevassent au dessus de la taille lilliputienne de ses idées.

J’ai eu le plus grand tort de ne pas cultiver cet aimable vieillard de
1821 à 1830; je crois qu’il s’est éteint en même temps que sa
respectable femme. Mais j’étais fou, mon horreur pour le _vil_ allait
jusqu’à la passion au lieu de m’en amuser, comme je fais aujourd’hui des
actions de la cour de.....[54].

M. le comte de Ségur m’avait fait faire des compliments en 1817, à mon
retour d’Angleterre, sur _Rome, Naples et Florence_, brochure que
j’avais fait mettre à sa porte.

Au fond du cœur, sous le rapport moral, j’ai toujours méprisé Paris.
Pour lui plaire, il fallait être, comme M. de Ségur, le grand maître.

Sous le rapport physique, Paris ne m’a jamais plu. Même vers 1803, je
l’avais en horreur comme n’ayant pas de montagnes autour de lui. Les
montagnes de mon pays (le Dauphiné), témoins des mouvements passionnés
de mon cœur, pendant les seize premières années de ma vie, m’ont
donné là-dessus un _bias_ (pli, terme anglais) dont jamais je ne pus
revenir.

Je n’ai commencé à estimer Paris que le 28 juillet 1830. Encore le jour
des Ordonnances, à onze heures du soir, je me moquais du courage des
Parisiens et de la résistance qu’on attendait d’eux, chez le comte Réal.
Je crois que cet homme si gai et son héroïque fille, madame la baronne
Lacuée, ne me l’ont pas encore pardonné.

Aujourd’hui, j’estime Paris. J’avoue que pour le courage il doit être
placé au premier rang, comme pour la cuisine, comme pour _l’esprit_.
Mais il ne m’en séduit pas davantage pour cela. Il me semble qu’il y a
toujours de la _comédie_ dans sa vertu. Les jeunes gens nés à Paris de
pères provinciaux et à la mâle énergie, qui est celle de faire leur
fortune, me semblent des êtres _étiolés_, attentifs seulement à
l’apparence extérieure de leurs habits, au bon goût de leur _chapeau
gris_, à la bonne tournure de leur cravate, comme MM. Féburier,
Viollet-le-Duc, etc. Je ne conçois pas un homme sans un peu de _mâle
énergie_, de constance et de profondeur dans les idées, etc. Toutes
choses aussi rares à Paris que le tour grossier ou même _dur_.

Mais il faut finir ici ce chapitre. Pour tâcher de ne pas mentir et de
ne pas cacher mes fautes, je me suis imposé d’écrire ces souvenirs à
vingt pages par séance comme une lettre. Après mon départ, on imprimera
sur le manuscrit original. Peut-être ainsi parviendrai-je à la
_véracité_, mais aussi il faudra que je supplie le lecteur (peut-être né
ce matin dans la maison voisine) de me pardonner mes terribles
digressions.



CHAPITRE V


23 juin 1832.--Mero.

Je m’aperçois en 1832--en général, ma philosophie est du jour où
j’écris, j’en étais bien loin en 1821--je vois donc que j’ai été un
mezzo-termine entre la grossièreté énergique du général Grosse, du comte
Regnault de St-Jean-d’Angély et les grâces un peu lilliputiennes, un peu
étroites de M. le comte de Ségur, de M. Petit, le maître de l’hôtel de
Bruxelles, etc.

Par la bassesse seule j’ai été étranger aux extrêmes que je me donne.

Faute de savoir faire, faute d’industrie, comme me disait, à propos de
mes livres et de l’Institut, M. Delécluze, des _Débats_, j’ai manqué
cinq ou six occasions de la plus grande fortune politique, financière ou
littéraire. Par hasard, tout cela est venu successivement frapper à ma
porte. Une rêverie tendre en 1821 et plus tard philosophique et
mélancolique (toute vanité à part, exactement pareille à celle de
Jacques de _As you like it_) est devenue un si grand plaisir pour moi,
que quand un ami m’aborde, je donnerais un boulet pour qu’il ne
m’adressât pas la parole. La vue seule de quelqu’un que je connais me
contrarie. Quand je vois un tel être de loin, et qu’il faut que je pense
à le saluer, cela me contrarie cinquante pas à l’avance. J’adore, au
contraire, rencontrer des amis le soir en société, le samedi chez M.
Cuvier, le dimanche chez M. de Tracy, le mardi chez madame Ancelot, le
mercredi chez le baron Gérard, etc...

Un homme doué d’un peu de tact s’aperçoit facilement qu’il me contrarie
en me parlant dans la rue. Voilà un homme qui est un peu sensible à mon
mérite, se dit la vanité de cet homme, et elle a tort.

De là mon bonheur à me promener fièrement dans une ville étrangère, où
je suis arrivé depuis une heure et où je suis sûr de n’être connu de
personne. Depuis quelques années ce bonheur commence à me manquer. Sans
le mal de mer, j’irais voyager en Amérique. Me croirait-on? Je porterais
un masque, je changerais de nom avec délices. Les mille et une nuits que
j’adore occupent plus du quart de ma tête. Souvent je pense à l’anneau
d’Angélique; mon souverain plaisir serait de me changer en un long
Allemand blond et de me promener ainsi dans Paris.

Je viens de voir, en feuilletant, que j’en étais à M. de Tracy.

M. de Tracy, fils d’une veuve, est né vers 1765[55] avec trois cent
mille francs de rente. Son hôtel était rue de Tracy, près la rue
Saint-Martin.

Il fit le négociant sans le savoir, comme une foule de gens riches de
1780. M. de Tracy fit sa rue et y perdit 2 ou 300,000 fr. et ainsi de
suite. De façon que je crois bien qu’aujourd’hui cet homme (si aimable
quand, vers 1790, il était l’amant de Mme de Praslin), ce profond
raisonneur a changé ses trois cent mille livres de rente en trente au
plus.

Sa mère, femme d’un rare bon sens, était tout à fait de la cour; aussi,
à vingt-deux ans, ce fils fut colonel et colonel d’un régiment où il
trouva parmi les capitaines un Tracy, son cousin, apparemment aussi
noble que lui, et auquel il ne vint jamais dans l’idée d’être choqué de
voir cette poupée de vingt-deux ans venir commander le régiment où il
servait.

Cette poupée qui, me disait plus tard Mme de Tracy, avait des mouvements
si admirables, cachait cependant un fond de bon sens. Cette mère, femme
rare, ayant appris qu’il y avait un philosophe à Strasbourg (et
remarquez, c’était en 1780, peut-être, non pas un philosophe comme
Voltaire, Diderot, Raynal) ayant appris, dis-je, qu’il y avait à
Strasbourg un philosophe qui analysait les pensées de l’homme, images ou
signes de tout ce qu’il a vu, de tout ce qu’il a senti, comprit que la
science de remuer ces images, si son fils l’apprenait, lui donnerait une
bonne tête.

Figurez-vous quelle tête il devait avoir en 1785: un fort joli jeune
homme, fort noble, tout à fait de la cour, avec trois cent mille livres
de rente.

Mme la marquise de Tracy fit placer son fils dans l’artillerie, ce qui,
deux ans de suite, le conduisit à Strasbourg. Si jamais j’y passe, je
demanderai quel était l’Allemand philosophe célèbre là, vers 1780.

Deux ans après, M. de Tracy était à Rethel, je crois, avec son régiment
qui, ce me semble, était de dragons, chose à vérifier sur l’almanach
Royal du temps[56].

M. de Tracy ne m’a jamais parlé de ces citrons; j’ai su leur histoire
par un autre misanthrope, un M. Jacquemont, ancien moine, et, qui plus
est, homme du plus grand mérite. Mais M. de Tracy m’a dit beaucoup
d’anecdotes sur la première France réformante, M. de Lafayette y
commandait en chef[57].

Une haute taille et, en haut de ce grand corps, une figure
imperturbable, froide, insignifiante comme un vieux tableau de famille,
cette tête couverte d’une perruque à cheveux courts, mal faite; cet
homme vêtu de quelque habit gris mal fait, et entrant, en boitant un peu
et s’appuyant sur son bâton, dans le salon de Mme de Tracy qui
l’appelait: _mon cher Monsieur_, avec un son de voix enchanteur, était
le général de Lafayette en 1821, et tel nous l’a montré le Gascon
Scheffer dans son portrait fort ressemblant.

Ce _cher Monsieur_ de Mme de Tracy, et dit de ce ton, faisait, je crois,
le malheur de M. de Tracy. Ce n’est pas que M. de Lafayette eût été bien
avec sa femme, ou qu’il se souciât, à son âge, de ce genre de malheur,
c’est tout simplement que l’admiration sincère et jamais jouée ou
exagérée de Mme de Tracy pour M. de Lafayette constituait trop
évidemment celui-ci le premier personnage du salon.

Quelque neuf que je fusse en 1821 (j’avais toujours vécu dans les
illusions de l’enthousiasme et des passions) je distinguai cela tout
seul.

Je sentis aussi, sans que personne m’en avertît, que M. de Lafayette
était tout simplement un héros de Plutarque. Il vivait au jour le jour,
sans trop d’esprit, faisant, comme Epaminondas, la grande action qui se
présentait.

En attendant, malgré son âge (né en 1757, comme son camarade du jeu de
Paume, Charles X), uniquement occupé de serrer par derrière le jupon de
quelque jolie fille (_vulgo_ prendre le c..) et cela souvent et sans
trop se gêner.

En attendant les grandes actions qui ne se présentent pas tous les jours
et l’occasion de serrer les jupons des jeunes femmes qui ne se trouve
guère qu’à minuit et demi, quand elles sortent, M. de Lafayette
expliquait sans trop d’inélégance le lieu commun de la garde nationale.
Ce gouvernement est bon, et c’est celui, le seul, qui garantit au
citoyen la sûreté sur la grande route, l’égalité devant le juge, et un
juge assez éclairé, une monnaie au juste titre, des routes passables,
une juste protection à l’étranger. Ainsi arrangée, la chose n’est pas
trop compliquée.

Il faut avouer qu’il y a loin d’un tel homme à M. de Ségur, le grand
maître; aussi la France, et Paris surtout, sera-t-il exécrable chez la
postérité pour n’avoir pas reconnu le grand homme.

Pour moi, accoutumé à Napoléon et à Lord Byron, j’ajouterai à Lord
Brougham, à Monti, à Canova, à Rossini, je reconnus sur-le-champ la
grandeur de M. de Lafayette et j’en suis resté là. Je l’ai vu dans les
journées de Juillet avec la chemise trouée; il a accueilli tous les
intrigants, tous les sots, tout ce qui a voulu faire de l’emphase. Il
m’a moins bien accueilli, moi, il a demandé ma dépouille (pour un
grossier secrétaire, M. Levasseur). Il ne m’est pas plus venu dans
l’idée de me fâcher ou de moins le vénérer qu’il me vient dans l’idée
de blasphémer contre le soleil lorsqu’il se couvre d’un nuage.

M. de Lafayette, dans cet âge tendre de soixante-quinze ans, a le même
défaut que moi: il se passionne pour une jeune Portugaise de dix-huit
ans qui arrive dans le salon de Mme de Tracy, où elle est l’aînée de
ses petites-filles, Mlles Georges Lafayette, de Lasteyrie, de
Maubourg; il se figure qu’elle le distingue, il ne songe qu’à elle, et
ce qu’il y a de plaisant, c’est que souvent il a raison de se figurer.
Sa gloire européenne, l’élégance foncière de ses discours, malgré leur
apparente simplicité, ses yeux qui s’animent dès qu’ils se trouvent à un
pied d’une jolie poitrine, tout concourt à lui faire passer gaiement ses
dernières années, au grand scandale des femmes de trente-cinq ans,
Mme la marquise de M...n..r (C...s..l), Mme de P.rr.t et autres,
qui viennent dans ce salon.

Tout cela ne conçoit pas que l’on soit aimable autrement qu’avec les
petits mots fins de M. de Ségur ou les réflexions scintillantes de M.
Benjamin Constant.

M. de Lafayette est extrêmement poli et même affectueux pour tout le
monde, mais _poli comme un roi_. C’est ce que je disais à Mme de
Tracy, qui se fâcha autant que la grâce incarnée peut se fâcher, mais
elle comprit peut-être dès ce jour que la simplicité énergique de mes
discours n’était pas la bêtise de Dunoyer, par exemple. C’était un brave
libéral, aujourd’hui préfet moral de Moulins, le mieux intentionné, le
plus héroïque peut-être et le plus bête des écrivains libéraux. Qu’on
m’en croie, moi qui suis de leur parti, c’est beaucoup dire.
L’admiration gobe-mouche de M. Dunoyer, du rédacteur, du censeur et
celle de deux ou trois autres de même force environnait sans cesse le
fauteuil du général qui, dès qu’il le pouvait, à leur grand scandale,
les plantait là pour aller admirer de fort près, et avec des yeux qui
s’enflammaient, les jolies épaules de quelque jeune femme qui venait
d’entrer. Ces pauvres hommes _vertueux_ (tous vendus depuis comme
des.....[58] au ministre Périer, 1832) faisaient des mines plaisantes
dans leur abandon et je m’en moquais, ce qui scandalisait ma nouvelle
amie[59]. Mais il était convenu qu’elle avait un faible pour moi.

«Il y a une _étincelle en lui_», dit-elle un jour à une dame, de celles
faites pour admirer les petits mots lilliputiens à la Ségur, et qui se
plaignait à elle de la simplicité sévère et franche avec laquelle je lui
disais que tous ces ultra-libéraux étaient bien respectables par leur
haute vertu sans doute, mais du reste incapables de comprendre que deux
et deux font quatre. La lourdeur, la lenteur, la vertu, s’alarmant de la
moindre vérité dite aux Américains, d’un Dunoyer, d’un......
d’un......[60] est vraiment au delà de toute croyance, c’est comme
l’absence d’idées autres que communes d’un Ludovic Vitet, d’un Mortimer
Ternaux, nouvelle génération qui vint renouveler le salon Tracy vers
1828. Au milieu de tout cela M. de La Fayette était et est encore un
_chef de parti_.

Il aura pris cette habitude en 1789. L’essentiel est de ne mécontenter
personne et de se rappeler tous les noms, ce en quoi il est admirable.
L’intérêt d’un chef de parti éloigne chez M. de La Fayette toute _idée
littéraire_, dont d’ailleurs, je le crois assez incapable. C’est, je
pense, par ce mécanisme qu’il ne sentait pas la lourdeur, tout l’ennui
de M. Dunoyer et consorts.

J’ai oublié de peindre ce salon. Sir Walter Scott, et ses imitateurs,
eussent commencé par là, mais moi, j’abhorre la description matérielle.
L’ennui de les faire m’empêche de faire des romans[61].

La porte d’entrée A donne accès à un salon de forme longue auquel se
trouve une grande porte toujours ouverte à deux battants. On arrive à un
salon carré assez grand avec une belle lampe en forme de lustre, et sur
la cheminée une abominable petite pendule. A droite, en entrant dans ce
grand salon, il y a un beau divan bleu sur lequel sont assises quinze
jeunes filles de douze à dix-huit ans et leurs prétendants: M. Charles
de Rémusat, qui a beaucoup d’esprit et encore plus d’affectation,--c’est
une copie du fameux acteur Fleury; M. François de Corcelles qui a toute
la franchise et la rudesse républicaines.

Probablement il s’est vendu en 1831; en 1820, il publiait déjà une
brochure qui avait le malheur d’être louée par M. l’avocat Dupin (fripon
avéré et de moi connu comme tel dès 1827).

En 1821, MM. de Rémusat et de Corcelles étaient fort distingués et,
depuis, ont épousé des petites-filles de M. de La Fayette. A côté d’eux
paraissait un Gascon froid, M. S......., peintre. C’est, ce me semble,
le menteur le plus effronté et la figure la plus ignoble que je
connaisse.

On m’assura dans le temps qu’il avait fait la cour à la céleste
Virginie, l’aînée des petites-filles de M. de La Fayette, et qui depuis
a épousé le fils de E. Augustin Périer, le plus important et le plus
empesé de mes compatriotes. Mlle Virginie, je crois, était la favorite
de madame de Tracy.

A côté de l’élégant M. de Rémusat, se voyaient deux figures de jésuites
au regard faux et oblique. Ces gens-là étaient frères et avaient le
privilège de parler des heures entières à M. le comte de Tracy. Je les
adorai avec toute la vivacité de mon âge en 1821 (j’avais vingt et un
ans à peine pour la duperie du cœur). Les ayant bientôt devinés, mon
enthousiasme pour M. de Tracy souffrit un notable déchet.

L’aîné de ces frères a publié une histoire sentimentaliste de la
conquête de l’Angleterre par Guillaume. C’est M. X... de l’Académie des
Inscriptions. Il a eu le mérite de rendre leur véritable orthographe aux
Clovis, Chilpéric et autres fantômes des premiers temps de notre
histoire. Il a publié un livre moins sentimental sur l’organisation des
communes en France en douze volumes. Son frère, bien plus jésuite (pour
le cœur et la conduite) quoique ultra libéral comme l’autre, devint
préfet de Vesoul en 1830 et probablement s’est vendu à ses
appointements, comme son patron M. G....t.

Un contraste parfait avec ces deux frères jésuites, avec le comte
Dunoyer, avec Rémusat, c’était le jeune Victor Jacquemont, qui depuis a
voyagé dans l’Inde. Victor était alors fort maigre, il a près de six
pieds de haut, et, dans ce temps-là, il n’avait pas la moindre logique,
et en conséquence, était misanthrope, sous prétexte qu’il avait beaucoup
d’esprit. M. Jacquemont ne voulait pas se donner la peine de raisonner.
Ce vrai Français regardait à la lettre l’invitation à raisonner comme
une insolence. Le voyage était réellement la seule porte que la vanité
laissât ouverte à la vérité. Du reste, je me trompe peut-être, Victor me
semble un homme de la plus grande distinction, comme un connaisseur
(pardonnez-moi ce mot) voit un beau cheval dans un poulain de quatre
mois qui a encore les jambes engorgées.

Il devint mon ami, et ce matin (1832) j’ai reçu une lettre qu’il m’écrit
de Kachemyr, dans l’Inde.

Son cœur n’avait qu’un défaut, une envie basse et subalterne pour
Napoléon[62].

Cette envie était du reste l’unique passion que j’ai jamais vue chez M.
le comte de Tracy. C’était avec des plaisirs indicibles que le vieux
métaphysicien et le grand Victor contaient l’anecdote de la chasse aux
lapins offerte par M. de Talleyrand à Napoléon, alors premier consul
depuis six semaines, et songeant[63] déjà à trancher du Louis XIV.

Victor avait le défaut de beaucoup aimer Mme de Lavenelle, femme d’un
espion qui a 40,000 francs de rente et qui avait charge de rendre compte
aux Tuileries des actions et propos du général Lafayette. Le comique,
c’est que le général, Benjamin Constant et M. Brignon prenaient ce
monsieur de Lavenelle pour confident de toutes leurs idées libérales.

Comme on le voit d’avance, cet espion, terroriste en 93, ne parlait
jamais que de marcher au château pour massacrer les Bourbons. Sa femme
était si libertine, si amoureuse de l’homme physique, qu’elle acheva de
me dégoûter des propos _libres_ en français. J’adore ce genre de
conversation en italien; dès ma première jeunesse, sous-lieutenant au
6e de dragons, il m’a fait horreur dans la bouche de Mme Henriette,
la femme du capitaine.

Cette Mme de Lavenelle est sèche comme un parchemin et d’ailleurs sans
nul esprit, et surtout sans _passion_, sans possibilité d’être émue
autrement que par les belles cuisses d’une compagnie de grenadiers
défilant dans le jardin des Tuileries en culottes de casimir blanc.

Telle n’était pas Mme Bariguey d’Hilliers, du même genre, que bientôt je
connus chez Mme Beugnot. Telles n’étaient pas, à Milan, Mme Ruga et Mme
Areci. En un mot, j’ai en horreur les propos libertins français, le
mélange de l’esprit à l’émotion crispe mon âme, comme le liège que coupe
un couteau offense mon oreille.

La description morale de ce salon est peut-être bien un peu longue, il
n’y a plus que deux ou trois figures.

La charmante Louise Letort, fille du général Letort, des dragons de la
garde, que j’avais beaucoup connu à Vienne en 1809. Mlle Louise, devenue
depuis si belle et qui, jusqu’ici, a si peu d’affectation dans le
caractère et en même temps tant d’élévation, est née la veille ou le
lendemain de Waterloo. Sa mère, la charmante Sarah Newton, épousa M.
Victor de Tracy, fils du pair de France, alors major d’infanterie.

Nous l’appelions barre de fer, c’est la définition de son caractère.

Brave, plusieurs fois blessé en Espagne sous Napoléon, il a eu le
malheur de voir en toutes choses le mal.

Il y a huit jours (juin 1832) que le roi Louis-Philippe a dissous le
régiment d’artillerie de la garde nationale, dont M. Victor de Tracy
était colonel. Député, il parle souvent et a le malheur d’être trop poli
à la tribune. On dirait qu’il n’ose pas parler net. Comme son père, il a
été petitement jaloux de Napoléon. Actuellement que le héros est bien
mort, il revient un peu, mais le héros vivait encore quand je débutai
dans le salon de la rue d’Anjou. J’y ai vu la joie causée par sa mort.
Ses regards voulaient dire: Nous avions bien dit qu’un bourgeois devenu
roi ne pouvait pas faire une bonne fin.

J’ai vécu dix ans dans ce salon, reçu poliment, estimé, mais tous les
jours moins _lié_, excepté avec mes amis. C’est là un des défauts de mon
caractère. C’est ce défaut qui fait que je ne m’en prends pas aux hommes
de mon peu d’avancement. Cela, bien convenu, malgré ce que ce général
Duroc m’a dit deux ou trois fois de mes talents pour le militaire. Je
suis content dans une position inférieure, admirablement content surtout
quand je suis à deux cents lieues de mon chef, comme aujourd’hui.

J’espère donc que, si l’ennui n’empêche pas qu’on lise ce livre, on n’y
trouvera pas de la rancune contre les hommes. On ne prend leur faveur
qu’avec un certain hameçon. Quand je veux m’en servir, je pêche une
estime ou deux, mais bientôt l’hameçon fatigue ma main. Cependant en
1814, au moment où Napoléon m’envoya dans la 7e division, Mme la
Comtesse Daru, femme du ministre, me dit: «Sans cette maudite invasion,
vous alliez être préfet de grande ville.» J’eus quelque lieu de croire
qu’il s’agissait de Toulouse.

J’oubliais un drôle de caractère de femme, je négligeai de lui plaire,
elle se fit mon ennemie. Mme de Montcortin, grande et bien faite, fort
timide, paresseuse, tout à fait dominée par l’habitude, avait deux
amants: l’un pour la ville, l’autre pour la campagne, aussi disgracieux
l’un que l’autre. Cet arrangement a duré je ne sais combien d’années. Je
crois que c’était le peintre Scheffer qui était l’amant de la campagne;
l’amant de ville était M. le colonel, aujourd’hui général Carbonnel, qui
s’était fait garde du corps du général Lafayette.

Un jour les huit ou dix nièces de Mme de Montcortin lui demandèrent ce
que c’était que l’amour, elle répondit:--C’est une vilaine chose sale,
dont on accuse quelque fois les femmes de chambre, et, quand elles en
sont convaincues, on les chasse.

J’aurais dû faire le galant auprès de Mme Montcortin, cela n’était pas
dangereux--jamais je n’aurais réussi, car elle s’en tenait à ses deux
hommes et avait une peur effroyable de devenir grosse. Mais je la
regardais comme une _chose_ et non pas comme un être. Elle se vengea en
répétant trois ou quatre fois par semaine que j’étais un être léger,
presque fou. Elle faisait le thé, et il est très vrai que, fort souvent,
je ne lui parlais qu’au moment où elle m’offrait le thé.

La quantité des personnes auxquelles il fallait demander de leurs
nouvelles en entrant dans ce salon me décourageait tout à fait.

Entre les quinze ou vingt petites-filles de M. de Lafayette ou leurs
amies, presque toutes blondes au teint éclatant et à la figure commune
(il est vrai que j’arrivais d’Italie) qui étaient rangées en bataille
sur le divan bleu, il fallait saluer:

Mme la comtesse de Tracy, 63 ans; M. le comte de Tracy, 60 ans; le
général Lafayette, et son fils Georges Washington Lafayette[64].

Mme de Tracy, mon amie, M. Victor de Tracy, né vers 1785--(Madame Sarah
de Tracy, sa femme, jeune et brillante, un modèle de la beauté délicate
anglaise, un peu trop maigre) et deux filles, mesdames Georges de
Lafayette et de Laubépin. Il fallait saluer aussi M. de Laubépin,
auteur, avec un moine qu’il nourrit, du _Mémorial_. Toujours présent, il
dit huit ou dix mots par soirée.

Je pris longtemps Mme Georges de Lafayette pour une religieuse que
madame de Tracy avait retirée chez elle par charité. Avec cette
tournure, elle a des idées arrêtées avec aspérité comme si elle était
janséniste. Or, elle avait quatre ou cinq filles au moins; Mme de
Maubourg, fille de M. Lafayette, en avait cinq ou six. Il m’a fallu dix
ans pour les distinguer les unes des autres; toutes ces figures blondes
disaient des choses _parfaitement convenables_, mais pour moi, à dormir
debout, accoutumé que j’étais aux yeux parlants et au caractère décidé
des belles Milanaises, et plus anciennement à l’adorable simplicité des
bonnes Allemandes--j’ai été intendant à Sagan (Silésie) et à Brunswick.

M. de Tracy avait été l’ami intime du célèbre Cabanis, le père du
matérialisme, dont le livre: _Rapport du physique et du moral_, avait
été ma bible à seize ans. Madame Cabanis et sa fille, haute de six pieds
et malgré cela fort aimable, paraissaient dans ce salon. M. de Tracy me
mena chez elle, rue des Vieilles-Tuileries, au diable; j’en fus chassé
par la chaleur. Dans ce temps-là, j’avais toute la délicatesse
_italienne_. Une chambre fermée et dedans dix personnes assises
suffisaient pour me donner un malaise affreux, et presque me faire
tomber. Qu’on juge de la chambre bien fermée avec un feu d’enfer.

Je n’insistais pas assez sur ce défaut physique; le feu me chassa de
chez madame Cabanis, M. de Tracy ne me l’a jamais pardonné. J’aurais pu
dire un mot à Mme la comtesse de Tracy, mais en ce temps-là, j’étais
_gauche à plaisir_ et même un peu en ce temps-ci.

Mlle Cabanis, malgré ses six pieds, voulait se marier; elle épousa un
petit danseur avec une perruque bien soignée, monsieur Dupaty[65],
prétendu sculpteur, auteur du Louis XIII de la place Royale, à cheval
sur une espèce de mulet.

Ce mulet est un cheval arabe que je voyais beaucoup chez M. Dupaty. Ce
pauvre cheval se morfondait dans un coin de l’atelier. M. Dupaty me
faisait grand accueil comme écrivain sur l’Italie et auteur d’une
histoire de la Peinture. Il était difficile d’être plus _convenable_, et
plus vide de chaleur, d’imprévu, d’élan, etc., que ce brave homme. Le
dernier des métiers pour ces Parisiens si soignés, si propres, si
_convenables_, c’est la sculpture.

M. Dupaty, si poli, était de plus très brave; il aurait dû rester
militaire.

Je connus chez Mme Cabanis un honnête homme, mais bien bourgeois, bien
étroit dans ses idées, bien méticuleux dans toute sa petite politique de
ménage.

Le but unique de M. Thurot, professeur de grec, était d’être membre de
l’Académie des Inscriptions. Par une contradiction effroyable, cet
homme, qui ne se mouchait pas sans songer à ménager quelque vanité qui
pouvait influer à mille lieues de distance sur sa nomination à
l’Académie, était _ultra libéral_.

Cela nous lia d’abord, mais bientôt sa femme, bourgeoise à laquelle je
ne parlais jamais que par force, me trouva imprudent.

Un jour, M. de Tracy et M. Thurot me demandèrent ma politique, je me les
aliénai tous deux par ma réponse:

«Dès que je serais au pouvoir, je réimprimerais les livres des émigrés
déclarant que Napoléon a usurpé un pouvoir qu’il n’avait pas en les
rayant. Les trois quarts sont morts, je les exilerais dans les
départements des Pyrénées et deux ou trois voisins. Je ferai cerner ces
quatre ou cinq départements par deux ou trois petites armées, qui, pour
l’effet moral, bivouaqueraient, du moins six mois de l’année. Tout
émigré qui sortirait de là serait impitoyablement fusillé.

«Leurs biens rendus par Napoléon, vendus en morceaux, non supérieurs à
deux arpents. Les émigrés jouiraient de pensions de mille, deux mille et
trois mille francs par an. Ils pourraient choisir un séjour dans les
pays étrangers.»

Les figures de MM. Thurot et de Tracy s’allongèrent pendant
l’explication de ce plan, je semblais atroce à ces petites âmes étiolées
par la politesse de Paris. Une jeune femme présente admira mes idées, et
surtout l’excès d’imprudence avec lequel je me livrais, elle vit en moi
le _Huron_ (roman de Voltaire).

L’extrême bienveillance de cette jeune femme m’a consolé de bien des
irréussites. Je n’ai jamais été son amant tout à fait. Elle était
extrêmement coquette, extrêmement occupée de parure, parlant toujours de
beaux hommes, liée avec tout ce qu’il y avait de brillant dans les loges
de l’Opera Buffa.

J’arrange un peu pour qu’elle ne soit point reconnue. Si j’eusse eu la
prudence de lui faire comprendre que je l’aimais, elle en eût
probablement été bien aise. Le fait est que je ne l’aimais pas assez
pour oublier que je ne suis pas beau. Elle l’avait oublié. A l’un de mes
départs de Paris, elle me dit au milieu de son salon: «J’ai un mot à
vous dire,» et, dans un passage qui conduisait à une antichambre où,
heureusement il n’y avait personne, elle me donna un baiser sur la
bouche, je le lui rendis avec ardeur. Je partis le lendemain et tout
finit là.

Mais, avant d’en venir là, nous nous _parlâmes_ plusieurs années, comme
on dit en Champagne. Elle me racontait fidèlement, à ma demande, tout le
mal qu’on disait de moi.

Elle avait un ton charmant, elle avait l’air ni d’approuver, ni de
désapprouver. Avoir ici un ministre de la Police est ce que je trouve de
plus charmant dans les amours, d’ailleurs si froides, de Paris.

On n’a pas idée des propos atroces que l’on apprend. Un jour elle dit:

--M....., l’espion a dit chez M. de Tracy: «Ah! voilà M. Beyle qui a un
habit neuf, on voit que Mme Pasta vient d’avoir un bénéfice.»

Cette bêtise plut: M. de Tracy ne me pardonnait pas cette liaison
publique (autant qu’innocente) avec cette actrice célèbre.

Le piquant que la chose, c’est que Céline qui me rapportait le propos de
l’espion, était peut-être elle-même jalouse de mon assiduité chez Mme
Pasta.

A quelque heure que mes soirées se terminassent, j’allais chez Mme Pasta
(rue Richelieu, vis-à-vis de la Bibliothèque, Hôtel des Lillois, nº 63).
Je logeais à cent pas de là, au nº 47. Ennuyé de la colère du portier,
fort contrarié de m’ouvrir souvent à trois heures du matin, je finis par
loger dans le même hôtel que Mme Pasta.

Quinze jours après, je me trouvai diminué de 70 0/0 dans le salon de Mme
de Tracy. J’eus le plus grand tort de ne pas consulter mon amie Mme de
Tracy. Ma conduite, à cette époque, n’est qu’une suite de caprices.
Marquis, colonel, avec quarante mille francs de rente, je serais parvenu
à me perdre.

J’aimais passionnément la musique, mais uniquement la musique de
Cimarosa et de Mozart. Le salon de Mme Pasta était le rendez-vous de
tous les Milanais qui venaient à Paris. Par eux quelquefois, par hasard,
j’entendais prononcer le nom de Métilde.

Métilde, à Milan, apprit que je passais ma vie chez une actrice. Cette
idée finit peut-être de la guérir.

J’étais parfaitement aveugle à tout cela. Pendant tout un été, j’ai joué
au pharaon jusqu’au jour, chez Mme Pasta, silencieux, ravi d’entendre
parler milanais, et respirant l’idée de Métilde dans tous les sens. Je
montais dans ma charmante chambre, au troisième, et je corrigeais, les
larmes aux yeux, les épreuves de l’_Amour_. C’est un livre écrit au
crayon à Milan, dans mes intervalles lucides. Y travailler à Paris me
faisait mal, je n’ai jamais voulu l’arranger.

Les hommes de lettres disent: «Dans les pays étrangers, on peut avoir
des pensées ingénieuses, on ne sait _faire un livre_ qu’en France.» Oui,
si le seul but d’un livre est de _faire comprendre une idée_; non s’il
espère en même temps faire sentir, donner quelque nuance d’émotion.

La règle française n’est bonne que pour un livre d’histoire, par exemple
l’_Histoire de la Régence_, de M. Lemontey, dont j’admire le style
vraiment académique. La préface de M. Lemontey (avare, que j’ai beaucoup
connu chez M. le comte Beugnot), peut passer pour un modèle de ce style
académique.

Je plairais presque sûrement aux sots, si je prenais la peine d’arranger
quelques morceaux du présent bavardage. Mais peut-être, écrivant ceci
comme une lettre, à _mon insu_, je fais _ressemblant_.

Or, avant tout, je veux être vrai. Quel miracle ce serait dans ce siècle
de comédie, dans une société dont les trois quarts des acteurs sont des
charlatans aussi effrontés que M. Magendie ou M. le comte Regnault de
St-Jean-d’Angély, ou M. le baron Gérard!

Un des caractères du siècle de la Révolution (1789-1832), c’est qu’il
n’y ait point de grand succès sans un certain degré d’impudeur et même
de charlatanisme décidé. M. de Lafayette, seul, est au-dessus du
charlatanisme qu’il ne faut point confondre ici avec l’accueil
obligeant, _arme nécessaire_ d’un chef de parti.

J’avais connu chez Mme Cabanis un homme qui, certes, n’est pas
charlatan, M. Fauriel (l’ancien amant de Mme Condorcet). C’est, avec M.
Mérimée et moi, le seul exemple à moi connu de non-charlatanisme parmi
les gens qui se mêlent d’écrire.

Aussi M. Fauriel n’a-t-il aucune réputation. Un jour, le libraire
Bossanges me fit offrir cinquante exemplaires d’un de ses ouvrages si je
voulais, non seulement faire un bel article d’annonce, mais encore le
faire insérer dans je ne sais quel journal où alors (pour quinze jours)
j’étais en faveur. Je fus scandalisé et prétendis faire l’article pour
un seul exemplaire. Bientôt le dégoût de faire ma cour à des faquins
sales me fit cesser de voir ces journalistes et j’ai eu à me reprocher
de ne pas avoir fait l’article.

Mais ceci se passait en 1826 ou 27. Revenons à 1821. M. Fauriel, traité
avec mépris par Mme Condorcet, à sa mort (ce ne fut qu’une femme à
plaisir physique), allait beaucoup chez une petite pie-grièche à
demi-bossue, Mlle Clarke.

C’était une Anglaise qui avait de l’esprit, on ne saurait le nier, mais
un esprit comme les cornes du chamois: sec, dur et tordu. M. Fauriel,
qui alors goûtait beaucoup mon mérite, me mena bien vite chez
mademoiselle Clarke, j’y retrouvai mon ami A. T. qui, là, faisait la
pluie et le beau temps. Je fus frappé de la figure de Mme Belloc[66]
(femme du peintre) qui ressemblait étonnamment à Lord Byron, qu’alors
j’aimais beaucoup. Un homme fin, qui me prenait pour un Machiavel, parce
que j’arrivais d’Italie, me dit: «Ne voyez-vous pas que vous perdez
votre temps avec Mme Belloc? Elle fait l’amour avec Mlle M... (petit
monstre affreux avec de beaux yeux.)

Je fus étourdi, et de mon machiavélisme, et de mon prétendu amour pour
Mme Belloc, et encore plus de l’amour de cette dame. Peut-être en est-il
quelque chose.

Au bout d’un an ou deux, Mlle Clarke me fit une querelle d’Allemand à la
suite de laquelle je cessai de la voir, et monsieur Fauriel, dont bien
me fâche, prit son parti. MM. Fauriel et Victor Jacquemont s’élevèrent à
une immense hauteur, au-dessus de toutes mes connaissances de ces
premiers mois de mon retour à Paris. Mme la comtesse de Tracy était au
moins à la même hauteur. Au fond, je surprenais ou scandalisais toutes
mes connaissances.

J’étais un monstre ou un Dieu. Encore aujourd’hui, toute la société de
mademoiselle Clarke croit fermement que je suis un monstre--un monstre
d’immoralité surtout. Le lecteur sait à quoi s’en tenir: je n’étais allé
qu’une fois chez les filles, et l’on se souvient peut-être de mes succès
auprès de cette fille d’une céleste beauté, Alexandrine.



CHAPITRE VI


24 juin 1832, St-Jean.

Voici ma vie à cette époque:

Levé à dix heures je me trouvais à dix heures et demie au café de Rouen,
où je rencontrais le baron de Lussinge et mon cousin Colomb[67] (homme
intègre, juste, raisonnable, mon ami d’enfance.) Le mal, c’est que ces
deux êtres ne comprenaient absolument rien à la théorie du cœur
humain ou à la peinture de ce cœur par la littérature et la musique.
Le raisonnement à perte de vue sur cette matière, les conséquences à
tirer de chaque anecdote nouvelle et bien prouvée, forment de bien loin
la conversation la plus intéressante pour moi. Par la suite il s’est
trouvé que Mérimée, que j’estime tant, n’avait pas non plus le goût de
ce genre de conversation.

Mon ami d’enfance, l’excellent Crozet (ingénieur en chef du département
de l’Isère), excelle dans ce genre; mais sa femme[68] me l’a enlevé
depuis nombre d’années, jalouse de notre amitié. Quel dommage! Quel être
supérieur que M. Crozet, s’il eût habité Paris. Le mariage et surtout la
province vieillissent étonnamment un homme, l’esprit devient paresseux,
et le mouvement du cerveau, à force d’être rare, devient pénible et
bientôt impossible.

Après avoir savouré, au café de Rouen, notre excellente tasse de café et
deux brioches, j’accompagnais Lussinge à son bureau. Nous prenions par
les Tuileries et par les quais, nous arrêtant à chaque marchand
d’estampes. Quand je quittais Lussinge le moment affreux de la journée
commençait pour moi. J’allais, par la grande chaleur de cette année,
chercher l’ombre et un peu de fraîcheur sous les grands marronniers des
Tuileries. Puisque je ne puis l’oublier, ne ferais-je pas mieux de me
tuer? me disais-je. Tout m’était à charge.

J’avais encore, en 1821, les restes de cette passion pour la peinture
d’Italie qui m’avait fait écrire sur ce sujet en 1816 et 17. J’allais au
musée[69] avec un billet que Lussinge m’avait procuré. La vue de ces
chefs-d’œuvre ne faisait que me rappeler plus vivement Brera[70] et
Métilde. Quand je rencontrais le nom français correspondant dans un
livre, je changeais de couleur.

J’ai bien peu de souvenir de ces jours, qui tous se ressemblaient. Tout
ce qui plaît à Paris me faisait horreur. Libéral moi-même, je trouvais
les libéraux outrageusement niais. Enfin, je vois que j’ai conservé un
souvenir triste et offensant pour moi de tout ce je voyais alors.

Le gros Louis XVIII, avec ses yeux de bœuf, traîné lentement par six
gros chevaux, que je rencontrais sans cesse, me faisait particulièrement
horreur.

J’achetai quelques pièces de Shakespeare, édition anglaise, à 30 sols la
pièce, je les lisais aux Tuileries et souvent je baissais le livre pour
songer à Métilde.

L’intérieur de ma chambre solitaire était affreux pour moi.

Enfin, cinq heures arrivaient, je volais à la table d’hôte de l’hôtel de
Bruxelles. Là, je retrouvais Lussinge, fatigué, ennuyé, le braye Barot,
l’élégant Poitevin, cinq ou six originaux de table d’hôte, espèce qui
côtoie le chevalier d’industrie d’un côté et le conspirateur subalterne
de l’autre.

Après le dîner, le café était encore un bon moment pour moi, tout au
contraire de la promenade au boulevard de Gand, fort à la mode et rempli
de poussière. Être dans ce lieu-là, rendez-vous des élégants
subalternes, des officiers de la garde, des filles de la première classe
et des bourgeoises élégantes leurs rivales, était un supplice pour moi.

Là, je rencontrais un de mes amis d’enfance, le comte de Barral, bon et
excellent garçon qui, petit-fils d’un avare célèbre, commençait à trente
ans à ressentir des atteintes de cette triste passion.

En 1810, ce me semble, M. de Barral ayant perdu tout ce qu’il avait au
jeu, je lui prêtai quelque argent et le forçai à partir pour Naples. Son
père, fort galant homme, lui faisait une pension de 6,000 francs.

Au bout de quelques années, Barral, de retour de Naples, me trouva
vivant avec une actrice charmante, qui, chaque soir, à onze heures et
demie, venait s’établir dans mon lit. Je rentrais à une heure, et nous
soupions avec une perdrix froide et du vin de Champagne. Cette liaison a
duré deux ou trois ans. Mlle Bayreter avait une amie, fille du célèbre
Rose, le marchand de culottes de peau. Molé, le célèbre acteur, avait
séduit les trois sœurs, filles charmantes. L’une d’elles est
aujourd’hui Mme la marquise de D... Annette, de chute en chute, vivait
alors avec un homme de la Bourse. Je la vantai tant à Barral qu’il en
devint amoureux. Je persuadai à la jolie Annette de quitter ce vilain
agioteur. Barral n’avait pas exactement cinq francs le 2 du mois. Le
1er, en revenant de chez son banquier avec cinq cents francs, il
allait dégager sa montre, qui était en gage et jouer les quatre cents
francs qui lui restaient. Je pris de la peine. Je donnai deux dîners aux
parties belligérantes, chez Véry, aux Tuileries, et enfin je persuadais
à Annette de se faire l’économe du comte et de vivre sagement avec lui
des cinq cents francs donnés par le père. Aujourd’hui (1832), il y a dix
ans que ce ménage dure. Malheureusement, Barral est devenu riche: il a
20,000 francs de rente au moins, et avec la richesse est venue une
avarice atroce. En 1817, j’avais été très amoureux d’Annette pendant
quinze jours; après quoi, je lui avait trouvé les idées _étroites et
parisiennes_.

C’est pour moi le plus grand remède à l’amour. Le soir, au milieu de la
poussière du boulevard de Gand, je trouvais cet ami d’enfance et cette
bonne Annette. Je ne savais que leur dire. Je périssais d’ennui et de
tristesse; les filles ne m’égayaient point.

Enfin, vers les dix heures et demie, j’allai chez Mme Pasta pour le
pharaon, et j’avais le chagrin d’arriver le premier et d’être réduit à
la conversation toute de cuisine de la Rachel, mère de la Giuditta. Mais
elle me parlait milanais; quelquefois je trouvais avec elle quelque
nigaud nouvellement arrivé de Milan, auquel elle avait donné à dîner.

Je demandais timidement à ces niais des nouvelles de toutes les jolies
femmes de Milan. Je serais mort plutôt que de nommer Métilde; mais
quelquefois, d’eux-mêmes, ils m’en parlaient. Ces soirées faisaient
époque dans ma vie. Enfin le pharaon commençait. Là, plongé dans une
rêverie profonde, je perdais ou gagnais trente francs en quatre heures.
J’avais tellement abandonné tout souci de mon honneur que, quand je
perdais plus que je n’avais dans ma poche, je disais à qui gagnait:
Voulez-vous que je monte chez moi? On répondait: _Non, si figuri?_ Et je
ne payais que le lendemain. Cette bêtise, souvent répétée, me donna la
réputation d’un pauvre. Je m’en aperçus, dans la suite, aux lamentations
que faisait l’excellent Pasta, le mari de la Judith, quand il me voyait
perdre trente ou trente-cinq francs. Même après avoir ouvert les yeux
sur ce détail, je ne changeai pas de conduite.



CHAPITRE VII


Quelquefois j’écrivais une date sur un livre que j’achetais et
l’indication du sentiment qui me dominait. Peut-être trouverai-je
quelques dates dans mes livres. Je ne sais trop comment j’eus l’idée
d’aller en Angleterre. J’écrivis à M..., mon banquier, de me donner une
lettre de crédit de mille francs sur Londres; il me répondit qu’il
n’avait plus à moi que cent vingt-six francs. J’avais de l’argent je ne
sais où, à Grenoble peut-être, je le fis venir et je partis.

Ma première idée de Londres me vint ainsi en 1821. Un jour, vers 1816,
je crois, à Milan, je parlais de suicide avec le célèbre Brougham
(aujourd’hui lord Brougham, chancelier d’Angleterre, et qui bientôt sera
mort à force de travail).

--Quoi de plus désagréable, me dit M. Brougham, que l’idée que tous les
journaux vont annoncer que vous vous êtes brûlé la cervelle, et ensuite
entrer dans votre vie privée pour chercher les motifs?... Cela est à
dégoûter de se tuer.

--Quoi de plus simple, répondis-je, que de prendre l’habitude d’aller se
promener sur mer, avec les bateaux pêcheurs? Un jour de gros temps, on
tombe à la mer par accident.

Cette idée de me promener en mer me séduisit. Le seul écrivain lisible
pour moi était Shakespeare, je me faisais une fête de le voir jouer. Je
n’avais rien vu de Shakespeare en 1817, à mon premier voyage en
Angleterre.

Je n’ai aimé avec passion en ma vie que Cimarosa, Mozart et Shakespeare.
A Milan, en 1820, j’avais envie de mettre cela sur ma tombe.

Je pensais chaque jour à cette inscription, croyant bien que je n’aurais
de tranquillité que dans la tombe. Je voulais une tablette de marbre de
la forme d’une carte à jouer[71]:

                +--------------------------------+
                |          ERRICO BEYLE          |
                |                                |
                |            MILANESE            |
                |                                |
                |      _Visse, scrisse, amo_     |
                |         _Quest’ anima_         |
                |            _Adorava_           |
                |_Cimaroza, Mozart è Shakespeare_|
                |        _M. de anni...._        |
                |         _il ..... 18._         |
                +--------------------------------+

N’ajouter aucun signe sale, aucun ornement plat, faire graver cette
inscription en caractères majuscules. Je hais Grenoble, je suis arrivé à
Milan en mai 1800, j’aime cette ville. Là j’ai trouvé les plus grands
plaisirs et les plus grandes peines, là surtout ce qui fait la patrie,
j’ai trouvé les premiers plaisirs. Là je désire passer ma vieillesse et
mourir.

Que de fois, balancé sur une barque solitaire par les ondes du lac de
Côme, je me disais avec délices:

    _Hic captabis frigus opacum!_

Si je laisse de quoi faire cette tablette, je prie qu’on la place dans
le cimetière d’Andilly, près Montmorency, exposée au levant. Mais
surtout je désire n’avoir pas d’autre monument, rien de parisien, rien
de _vaudevillique_, j’abhorre ce genre. Je l’abhorrais bien plus en
1821. L’esprit français que je trouvais dans les théâtres de Paris
allait presque jusqu’à me faire m’écrier tout haut: Canaille!...
Canaille!... Canaille[72]! Je sortais après le premier acte. Quand la
musique française était jointe à l’esprit français, l’_horreur_ allait
jusqu’à me faire faire des grimaces et me donner en spectacle. Mme de
Longueville me donna un jour sa loge au théâtre Feydeau. Par bonheur, je
n’y menai personne. Je m’enfuis au bout d’un quart d’heure, faisant des
grimaces ridicules et faisant vœu de ne pas rentrer à Feydeau de deux
ans: j’ai tenu ce serment.

Tout ce qui ressemble aux romans de Mme de Genlis, à la poésie de MM.
Legouvé, Jouy, Campenon, Treneuil, m’inspirait la même horreur.

Rien de plus plat à écrire en 1832, tout le monde pense ainsi. En 1821,
Lussinge se moquait de mon insupportable orgueil quand je lui montrais
ma haine; il en concluait que sans doute M. de Jouy ou M. Campenon avait
fait une sanglante critique de quelques-uns de mes écrits. Un critique
qui s’est moqué de moi m’inspire un tout autre sentiment. Je rejuge, à
chaque fois que je relis sa critique, qui a raison de lui ou de moi.

Ce fut, ce me semble, en septembre 1821, que je partis pour Londres. Je
n’avais que du dégoût pour Paris. J’étais aveugle, j’aurais dû demander
des conseils à madame la comtesse de Tracy. Cette femme adorable et de
moi aimée comme une mère, non, mais comme une ex-jolie femme, mais sans
aucune idée d’amour terrestre, avait alors soixante-trois ans. J’avais
repoussé son amitié par mon peu de confiance. J’aurais dû être l’ami,
non l’amant de Céline. Je ne sais si j’aurais réussi alors comme amant,
mais je vois clairement aujourd’hui que j’étais sur le bord de l’intime
amitié. J’aurais dû ne pas repousser le renouvellement de connaissance
avec Mme la comtesse Berthois[73].

J’étais au désespoir, ou pour mieux dire profondément dégoûté de la vie
de Paris, de moi surtout. Je me trouvais tous les défauts, j’aurais
voulu être un autre. J’allais à Londres chercher un remède au spleen et
je l’y trouvais assez. Il fallait mettre entre moi et la vue du dôme de
Milan, les pièces de Shakespeare et l’acteur Kean.

Assez souvent je trouvais, dans la société, des gens qui venaient me
faire compliment sur un de mes ouvrages; j’en avais fait bien peu alors.
Et le compliment fait et répondu, nous ne savions que nous dire.

Les complimenteurs parisiens, s’attendant à quelque réponse de
vaudeville, devaient me trouver bien gauche et peut-être bien
orgueilleux. Je suis accoutumé à paraître le contraire de ce que je
suis. Je regarde, et j’ai toujours regardé mes ouvrages comme des
billets à la loterie. Je n’estime que d’être réimprimé en 1900.
Pétrarque comptait sur son poème latin de l’_Africa_ et ne songeait
guère à ses sonnets.

Parmi les complimenteurs, deux me flattèrent: l’un, de cinquante ans,
grand et fort bel homme, ressemblait étonnamment à _Jupiter Mansuetus_.
En 1821, j’étais encore fou du sentiment qui m’avait fait écrire, quatre
ans auparavant, le commencement du second volume de l’_Histoire de la
Peinture_. Ce complimenteur si bel homme parlait avec l’afféterie des
lettres de Voltaire; il avait été condamné à mort à Naples en 1800 ou
1799. Il s’appelait _di Fiori_[74] et se trouve aujourd’hui le plus cher
de mes amis. Nous avons été dix ans sans nous comprendre; alors je ne
savais comment répondre à son petit tortillage à la Voltaire.

Le second complimenteur avait des cheveux anglais blonds superbes,
bouclés. Il pouvait avoir environ trente ans et s’appelait _Edouard
Edwards_, ancien mauvais sujet sur le pavé de Londres et commissaire des
guerres, je crois, dans l’armée d’occupation commandée par le duc de
Wellington. Dans la suite, quand j’appris qu’il avait été mauvais sujet
sur le pavé de Londres, travaillant pour les journaux, visant à faire
quelque calembour célèbre, je m’étonnai bien qu’il ne fût pas chevalier
d’industrie. Le pauvre Edouard Edwards avait une autre qualité: il était
naturellement et parfaitement brave. Tellement naturellement que lui,
qui se vantait de tout avec une vanité plus que française, s’il est
possible, et sans la retenue française, ne parlait jamais de sa
bravoure.

Je trouvai M. Edouard dans la diligence de Calais. Se trouvant avec un
auteur français, il se crut obligé de parler et fit mon bonheur. J’avais
compté sur le paysage pour m’amuser. Il n’y a rien de si plat--pour moi
du moins--que la route par Abbeville, Montreuil-sur-Mer, etc. Ces
longues routes blanches se dessinant au loin sur un terrain platement
ondulé auraient [été] mon malheur sans le bavardage d’Edwards.

Cependant les murs de Montreuil et la faïence du déjeuner me rappelèrent
tout à fait l’Angleterre.

Nous voyagions avec un nommé _Smidt_, ancien secrétaire du plus
petitement intrigant des hommes, M. le conseiller d’Etat Fréville, que
j’avais connu chez Mme Nardon[75], rue des Ménars, 4.--Ce pauvre Smidt,
d’abord assez honnête, avait fini par être espion politique. M. Decazes
l’envoyait dans les congrès, aux eaux d’Aix-la-Chapelle. Toujours
intrigant et à la fin, je crois, volant, changeant de facteur tous les
six mois, un jour Smidt me rencontra et me dit que, comme mariage de
_convenance_ et non d’inclination, il allait épouser la fille du
maréchal Oudinot, duc de Reggio, qui, à la vérité, a un régiment de
filles, et demandait l’aumône à Louis XVIII tous les six mois.

--Epousez ce soir, mon cher ami, lui dis-je tout surpris.

Mais j’appris, quinze jours après, que M. le duc Decazes, apprenant
malheureusement la fortune de ce pauvre Smidt, s’était cru obligé
d’écrire un mot au beau-père. Mais Smidt était assez bon diable et assez
bon compagnon.

A Calais, je fis une grosse sottise. Je parlai à table d’hôte comme un
homme qui n’a pas parlé depuis un an. Je fus très gai. Je m’enivrai
presque de bière anglaise. Un demi-manant, capitaine anglais au petit
cabotage, fit quelques objections à mes contes, je lui répondis gaiement
et en bon enfant. La nuit, j’eus une indigestion horrible, la première
de ma vie. Quelques jours après _Edwards_ me dit, avec mesure, chose
très rare chez lui, qu’à Calais j’aurais dû répondre vertement et non
gaiement au capitaine anglais.

Cette faute terrible, je l’ai commise une autre fois en 1813, à Dresde,
envers M.... depuis fou. Je ne manque point de bravoure, une telle chose
ne m’arriverait plus aujourd’hui. Mais, dans ma jeunesse, quand
j’improvisais, j’étais fou. Toute mon attention était à la beauté des
images que j’essayais de rendre. L’avertissement de M. Edwards fut pour
moi comme le chant du coq pour Saint-Pierre. Pendant deux jours nous
cherchâmes le capitaine anglais dans toutes les infâmes tavernes que ces
sortes de gens fréquentent près de la Tour, ce me semble.

Le second jour, je crois, Edwards me dit avec mesure, politesse et même
élégance: «Chaque nation, voyez-vous, met de certaines façons à se
battre; notre manière à nous, Anglais, est baroque, etc.»

Enfin le résultat de toute cette philosophie était de me prier de le
laisser parler au capitaine qui, il y avait dix à parier contre cent,
malgré l’éloignement national pour les Français, n’avait nullement eu
l’intention de m’offenser, etc. Mais enfin, si l’on se battait, Edwards
me suppliait de permettre qu’il se battît à ma place.--Est-ce que vous
vous f....z de moi? lui dis-je.

Il y eut des paroles dures, mais enfin il me convainquit qu’il n’y avait
de sa part qu’excès de zèle et nous nous remîmes à chercher le
capitaine. Deux ou trois fois, je sentis tous les poils de mes bras se
hérisser sur moi, croyant reconnaitre le capitaine. J’ai pensé depuis
que la chose m’eût été difficile sans Edwards,--j’étais ivre de gaieté,
de bavardage et de bière à Calais. Ce fut la première infidélité au
souvenir de Milan.

Londres me toucha beaucoup à cause des promenades le long de la Tamise
vers _Little Chelsea_. Il y avait là de petites maisons garnies de
rosiers qui furent pour moi la véritable élégie. Ce fut la première fois
que ce genre fade me toucha.

Je comprends aujourd’hui que mon âme était toujours bien malade. J’avais
une horreur presque hydrophobique à l’aspect de tout être grossier. La
conversation d’un gros marchand de province grossier m’hébétait et me
rendait malheureux pour tout le reste de la journée, par exemple, le
riche banquier Charles Durand de Grenoble, qui me parlait avec amitié.
Cette disposition d’enfance, qui m’a donné tant de moments noirs de
quinze à vingt-cinq ans, revenait avec force. J’étais si malheureux que
j’aimais les figures connues. Toute figure nouvelle, qui dans l’état de
santé m’amuse, alors m’importunait.

Le hasard me conduisit à Tavistock Hotel, Covent-Garden. C’est l’hôtel
des gens aisés qui, de la province, viennent à Londres. Ma chambre,
toujours ouverte dans ce pays de vol avec impunité, avait huit pieds de
large et dix de long. Mais, en revanche, on allait déjeuner dans un
salon qui pouvait avoir cent pieds de long, trente de large et vingt de
haut. Là, on mangeait tout ce qu’on voulait et tant qu’on voulait pour
deux shillings. On nous faisait des beefsteaks à l’infini, ou l’on
plaçait devant vous un morceau de bœuf rôti de quarante livres avec
un couteau bien tranchant.

Ensuite venait le thé pour cuire toutes ces viandes. Ce salon s’ouvrait
en arcades sur la place de Covent-Garden. Je trouvais là tous les matins
une trentaine de bons Anglais marchant avec gravité, et beaucoup avec
l’air malheureux. Il n’y avait ni affectation, ni fatuité françaises et
bruyantes. Cela me convint, j’étais moins malheureux dans ce salon. Le
déjeuner me faisait toujours passer non pas une heure ou deux comme une
diversion, mais une bonne heure.

J’appris à lire machinalement les journaux anglais, qui au fond ne
m’intéressaient point. Plus tard, en 1826, j’ai été bien malheureux sur
cette même place de Covent-Garden au Ouakum Hôtel, ou quelque nom aussi
disgracieux, à l’angle opposé à Tavistock. De 1826 à 1832, je n’ai pas
eu de malheurs.

On ne donnait point encore Shakespeare le jour de mon arrivée à Londres;
j’allai à Haymarket qui, ce me semble, était ouvert. Malgré l’air
malheureux de la salle, je m’y amusai assez.

_She stoops to conquer_, comédie de Goldsmith, m’amusa infiniment à
cause du jeu des joues de l’acteur qui faisait le mari de miss Richland,
qui s’abaissait pour conquérir: c’est un peu le sujet des _Fausses
Confidences_ de Marivaux. Une jeune fille à marier se déguise en femme
de chambre; [ce] beau stratagème m’amusa fort.

Le jour, j’errais dans les environs de Londres, j’allais souvent à
Richmond.

Cette fameuse terrasse offre le même mouvement de terrain que
Saint-Germain-en-Laye. Mais la vue plonge de moins haut peut-être, sur
des prés d’une charmante verdure parsemée de grands arbres vénérables
par leur antiquité. On n’aperçoit, au contraire, du haut de la terrasse
de Saint-Germain, que du sec et du rocailleux. Rien n’est égal à cette
fraîcheur du vert en Angleterre et à la beauté de ces arbres: les couper
serait un crime et un déshonneur, tandis qu’au plus petit besoin
d’argent, le propriétaire français vend les cinq ou six grands chênes
qui sont dans son domaine. La vue de Richmond, celle de Windsor, me
rappelaient ma chère Lombardie, les monts de Brianza, Derio, Como, la
Cadenabbia, le sanctuaire de Varèse, beaux pays où se sont passés mes
beaux jours.

J’étais si fou dans ces moments de bonheur que je n’ai presque aucun
souvenir distinct; tout au plus quelque date pour marquer, sur un livre
nouvellement acheté, l’endroit où je l’avais lu. La moindre remarque
marginale fait que si je relis jamais ce livre, je reprends le fil de
mes idées et _vais en avant_. Si je ne trouve aucun souvenir en relisant
un livre, le travail est à recommencer.

Un soir, assis sur le pont qui est au bas de la terrasse de Richmond, je
lisais les _Mémoires de Mme Hutchinson_; c’est l’une de mes passions.

--Mr. Bell! dit un homme en s’arrêtant droit devant moi.

C’était M. B...--que j’avais vu en Italie, chez lady Jersey, à Milan. M.
B..., homme très fin, de quelque cinquante ans, sans être précisément de
la bonne compagnie, y était admis;--en Angleterre, les classes sont
marquées, comme aux Indes, au pays des parias; voyez la _Chaumière
Indienne_.

--Avez-vous vu lady Jersey?

--Non; je la connaissais trop peu à Milan; et l’on dit que vous autres,
voyageurs anglais, êtes un peu sujets à perdre la mémoire en repassant
la Manche.

--Quelle idée! Allez-y.

--Etre reçu froidement, n’être pas reconnu me ferait beaucoup plus de
peine que ne pourrait me faire plaisir la réception la plus empressée.

--Vous n’avez pas vu MM. Hobhouse, Brougham?

Même réponse.

M. B... qui avait toute l’activité d’un diplomate, me demanda beaucoup
de nouvelles de France. Les jeunes gens de la petite bourgeoisie, bien
élevés et ne sachant où se placer, trouvant partout devant eux les
protégés de la Congrégation, renverseront la Congrégation et, par
occasion, les Bourbons. (Ceci ayant l’air d’une prédiction, je laisse au
lecteur bénévole toute liberté de n’y pas croire.)

J’ai placé cette phrase pour ajouter que mon extrême dégoût de tout ce
dont je parlais me donna apparemment cet air malheureux sans lequel on
n’est pas considéré en Angleterre.

Quand M. B... comprit que je connaissais M. de La Fayette, M. de Tracy:

--Eh! me dit-il avec l’air du plus profond étonnement, _vous n’avez pas
donné plus d’ampleur à votre voyage_! Il dépendait de vous de dîner deux
fois la semaine chez lord Holland, chez lady A...

--Je n’ai même dit à Paris que je venais à Londres. Je n’ai qu’un objet:
voir jouer les pièces de Shakespeare.

Quand M. B... m’eut bien compris, il crut que j’étais devenu fou. La
première fois que j’allai au bal d’Almack, mon banquier, voyant mon
billet d’admission, il me dit avec un soupir:

--Il y a vingt-deux ans, monsieur, que je travaille pour aller à ce bal,
où vous serez dans une heure!

La société, étant divisée par bandes comme un bambou, la grande affaire
d’un homme est de monter dans la classe supérieure à la sienne, et tout
l’effort de cette classe est de l’empêcher de monter.

Je n’ai trouvé ces mœurs en France qu’une fois: c’est quand les
généraux de l’ancienne armée de Napoléon, qui s’étaient vendus à Louis
XVIII, essayaient à force de bassesses de se faire admettre dans le
salon de Mme de Talaru et autres du faubourg Saint-Germain. Les
humiliations que ces êtres vils empochaient chaque jour rempliraient
cinquante pages.

Le pauvre Amédée de Pastoret, s’il écrivait jamais ses souvenirs, en
aurait de belles à raconter.

Hé bien! je ne crois pas que les jeunes gens qui firent leur droit en
1832 aient eu, eux, à supporter de telles humiliations. Ils feront une
bassesse, une scélératesse, si l’on veut, commise en un jour, mais se
faire assassiner ainsi, à coups d’épingles, par le mépris, c’est ce qui
est hors nature pour qui n’est pas né dans les salons de 1780,
ressuscités de 1804 à 1830.

Cette bassesse, qui supporte tout de la femme d’un cordon bleu (Mme de
Talaru), ne paraîtra plus que parmi les jeunes gens nés à Paris. Et
Louis-Philippe prend trop peu de consistance pour que de tels salons se
reforment de longtemps à Paris.

Probablement le Reform-Bill va faire cesser, en Angleterre, la fabrique
de gens tels que M. B.., qui ne me pardonna jamais de n’avoir pas donné
plus d’_ampleur_ à mon voyage. Je ne me doutais pas, en 1821, d’une
abjection que j’ai comprise à mon voyage de 1826,--les dîners et les
bals de l’aristocratie coûtent un argent fou et le plus mal dépensé du
monde.

J’eus une obligation à M. B..., il m’apprit à revenir de Richmond à
Londres par eau, c’est un voyage délicieux.

Enfin, le....[76] 1821, on afficha _Othello_ par Kean. Je faillis être
écrasé avant d’atteindre mon billet de parterre. Les moments d’attente
de la queue me rappelèrent vivement les beaux jours de ma jeunesse quand
nous nous faisions écraser en 1800 pour voir la première de _Pinto_
(germinal an _VIII_).

Le malheureux qui veut un billet à Covent-Garden est engagé dans des
passages tortueux, larges de trois pieds, et garnis de planches que le
frottement des habits des patients a rendues parfaitement lisses.

La tête remplie d’idées littéraires, ce n’est qu’engagé dans ces affreux
passages et quand la colère m’eût donné une force supérieure à celle de
mes voisins que je me dis: Tout plaisir est impossible ce soir pour
moi. Quelle sottise de ne pas acheter d’avance un billet de loge!

Heureusement, à peine dans le parterre, les gens avec qui j’avais fait
le coup d’épaule me regardèrent d’un air bon et ouvert. Nous nous dîmes
quelques mots bienveillants sur les peines passées; n’étant plus en
colère, je fus tout à mon admiration pour Kean, que je ne connaissais
que par les hyperboles de mon compagnon de voyage Edouard Edwards. Il
paraît que Kean est un héros d’estaminet, un crâne de mauvais ton.

Je l’excusais facilement: s’il fût né riche ou dans une famille de bon
ton, il ne serait pas Kean, mais quelque fat bien froid. La politesse
des hautes classes de France, et probablement d’Angleterre, _proscrit
toute énergie_, et l’use, si elle existait par hasard. Parfaitement poli
et parfaitement pur de toute énergie, tel est l’être que je m’attendais
à voir, quand on annonçait, chez M. de Tracy, M. de Syon ou tout autre
jeune homme du faubourg Saint-Germain. Et encore je n’étais pas bien
placé en 1821 pour juger de toute l’insignifiance de ces êtres étiolés.
M. de Syon, qui vient chez le général Lafayette, qui est allé en
Amérique à sa suite, je crois, doit être un monstre d’énergie dans le
salon de Mme de la Trémoille.

Grand Dieu! Comment est-il possible d’être aussi insignifiant! comment
peindre de telles gens! Questions que je me faisais pendant l’hiver de
1830, en étudiant ces jeunes gens. Alors leur grande affaire était la
peur que leurs cheveux arrangés de façon à former un bourrelet d’un coté
du front à l’autre ne vinssent à tomber.

_For me_: (Je suis un peu découragé par le manque absolu de dates.
L’imagination se perd à courir après les dates au lieu de se figurer les
objets).

Mon plaisir en voyant Kean, fut mêlé de beaucoup d’étonnement. Les
Anglais, peuple _fâché_, ont des gestes fort différents des nôtres pour
exprimer les mêmes mouvements de l’âme.

Le baron de Lussinge et l’excellent Barot vinrent me rejoindre à
Londres; peut-être Lussinge y était venu avec moi.

J’ai un talent malheureux pour communiquer mes goûts; souvent, en
parlant de mes maîtresses à mes amis, je les ai rendus amoureux, ou, ce
qui est bien pis, j’ai rendu ma maîtresse amoureuse de l’ami, que
j’aimais réellement. C’est ce qui m’est arrivé pour Mme Azur et Mérimée.
J’en fus au désespoir pendant quatre jours. Le désespoir diminuant,
j’allai prier Mérimée d’épargner ma douleur pendant quinze
jours.--Quinze mois, me répondit-il, je n’ai aucun goût pour elle. J’ai
vu ses bas plissés sur sa jambe en _garande_ (français de Grenoble).

Barot qui fait les choses avec règle et raison, comme un négociant, nous
engagea à prendre un valet de place. c’était un petit fat anglais. Je
les méprise plus que les autres; la mode chez eux n’est pas un plaisir,
mais un devoir sérieux, auquel il ne faut pas manquer.

J’avais du bon sens pour tout ce qui n’avait pas rapport à certains
souvenirs, je sentis sur-le-champ le ridicule des quarante-huit heures
de travail de l’ouvrier anglais. Le pauvre Italien, tout déguenillé, est
bien plus près du bonheur. Il a le temps de faire l’amour, il se livre
quatre-vingts ou cent fois par an à une religion d’autant plus amusante
qu’elle lui fait peur, etc.

Mes compagnons se moquèrent rudement de moi. Mon paradoxe devint vérité
à vue d’œil, et sera bien commun en 1840. Mes compagnons me
trouvaient fou tout à fait quand j’ajoutais: Le travail exorbitant et
accablant de l’ouvrier anglais nous venge de Waterloo et de quatre
coalitions. Nous, nous avons enterré nos morts, et nos survivants sont
plus heureux que les Anglais. Toute leur vie, Barot et Lussinge me
croiront une mauvaise tête. Dix ans après, je cherche à leur faire
honte: Vous pensez aujourd’hui comme moi, à Londres en 1821. Ils nient,
et la réputation de mauvaise tête me reste. Qu’on juge de ce qui
m’arrivait quand j’avais le malheur de parler littérature. Mon cousin
Colomb m’a cru longtemps réellement envieux, parce que je lui disais que
le _Lascaris_ de M. Villemain était ennuyeux à dormir debout.
Qu’était-ce, grand Dieu! quand j’abordais les principes généraux!

Un jour que je parlais de travail anglais, le petit fat qui nous servait
de valet de place prétendit son honneur national offensé.

--Vous avez raison, lui dis-je, mais nous sommes malheureux: nous
n’avons plus de connaissances agréables.

--Monsieur, je ferai votre affaire. Je ferai le marché moi-même...[77].
Ne vous adressez pas à d’autres, on vous rançonnerait, etc.

Mes amis riaient. Ainsi, pour me moquer de l’honneur du fat, je me
trouvais engagé dans une partie de filles. Rien de plus maussade et
repoussant que les détails du marché que notre homme nous fit essuyer le
lendemain en nous montrant Londres.

D’abord, nos jeunes filles habitaient un quartier perdu--Westminster
Road,--admirablement disposé pour que quatre matelots souteneurs
puissent rosser des Français. Quand nous en parlâmes à un ami anglais:

--Gardez-vous bien de ce guet-apens! nous dit-il.

Le fat ajoutait qu’il avait longuement marchandé pour nous faire donner
du thé le matin en nous levant. Les filles ne voulaient pas accorder
leurs bonnes grâces et leur thé pour vingt et un shillings; mais enfin
elles avaient consenti. Deux ou trois Anglais nous dirent:

--Jamais un Anglais ne donnerait dans un tel piège. Savez-vous qu’on
vous mènera à une lieue de Londres?

Il fut bien convenu entre nous que nous n’irions pas. Le soir venu,
Barot me regarda. Je le compris.

--Nous sommes forts, lui dis-je, nous avons des armes.

Lussinge n’osa jamais venir. Nous prîmes un fiacre. Barot et moi, nous
passâmes le pont de Westminster. Ensuite le fiacre nous engagea dans des
rues sans maisons, entre des jardins.

Barot riait.

--Si vous avez été si brillant avec Alexandrine dans une maison
charmante, au centre de Paris, que n’allez-vous pas faire ici?

J’avais un dégoût profond; sans l’ennui de l’après-dînée à Londres quand
il n’y a pas de spectacle, comme c’était le cas ce jour-là, et sans la
petite pointe de danger, jamais Westminster Road ne m’aurait vu. Enfin,
après avoir été deux ou trois fois sur le point de verser dans de
prétendues rues sans pavé, ce me semble, le fiacre, jurant, nous arrêta
devant une maison à trois étages qui, tout entière, pouvait avoir
vingt-cinq pieds de haut. De la vie, je n’ai vu quelque chose de si
petit.

Certainement, sans l’idée du danger, je ne serais pas entré; je
m’attendais à voir trois infâmes salopes. Elles étaient trois petites
filles, avec de beaux cheveux châtains, un peu timides, très empressées,
fort pâles.

Les meubles étaient de la petitesse la plus ridicule. Barot est gros et
grand; nous ne trouvions pas à nous asseoir, exactement parlant: les
meubles avaient l’air faits pour des poupées.

Nous avions peur de les écraser. Nos petites filles virent notre
embarras, le leur s’accrut. Nous ne savions que dire absolument.
Heureusement Barot eut l’idée de parler jardin.

--Oh! nous avons un jardin, dirent-elles, avec non pas de l’orgueil,
mais enfin un peu de joie d’avoir quelque objet de luxe à montrer. Nous
descendîmes au jardin avec des chandelles pour le voir; il avait
vingt-cinq pieds de long et dix de large. Barot et moi, partîmes d’un
éclat de rire. Là, étaient tous les instruments d’économie domestique de
ces pauvres filles, le petit cuvier pour faire la lessive, avec un
appareil elliptique pour brasser elles-mêmes leur bière.

Je fus touché et Barot dégoûté. Il me dit en français: payons-les et
décampons.

--Elles vont être si humiliées, lui dis-je.

--Bah! vous les connaissez bien! elles enverront chercher d’autres
pratiques, s’il n’est pas trop tard, ou leurs amants, si les choses se
passent comme en France.

Ces vérités ne firent aucune impression sur moi. Leur misère, tous ces
petits meubles bien propres et bien vieux m’avaient touché. Nous
n’avions pas fini de prendre le thé que j’étais intime avec elles au
point de leur confier en mauvais anglais notre crainte d’être
assassinés. Cela les déconcerta beaucoup.

--Mais enfin, ajoutai-je, la preuve que nous vous rendons justice, c’est
que je vous raconte tout cela.

Nous renvoyâmes le fat. Alors je fus comme avec des amis tendres que je
reverrais après un voyage d’un an.

Ce qu’il y a de déplaisant, c’est que pendant mon séjour en Angleterre,
j’étais malheureux quand je ne pouvais pas finir mes soirées dans cette
maison.

Aucune porte ne fermait, autre sujet de soupçons quand nous allâmes nous
coucher. Mais à quoi eussent servi des portes et de bonnes serrures!
Partout avec un coup de poing on eût enfoncé les petites séparations en
briques. Tout s’entendait dans cette maison. Barot, qui était monté au
second dans la chambre au-dessus de la mienne, me cria:

--Si l’on vous assassine, appelez-moi!

Je voulus garder de la lumière; la pudeur de ma nouvelle amie,
d’ailleurs si soumise et si bonne, n’y voulut jamais consentir. Elle eut
un mouvement de peur bien marqué, quand elle me vit étaler mes pistolets
et mon poignard sur la table de nuit placée du côté du lit, apposé à la
porte. Elle était charmante, petite, bien faite, pâle.

Personne ne nous assassina. Le lendemain, nous les tînmes quittes de
leur thé, nous envoyâmes chercher Lussinge par le valet de place en lui
recommandant d’arriver avec des viandes froides, du vin. Il parut bien
vite escorté d’un excellent déjeuner, et tout étonné de notre
enthousiasme.

Les deux sœurs envoyèrent chercher une de leurs amies. Nous leur
laissâmes du vin et des viandes froides dont la beauté avait l’air de
surprendre ces pauvres filles.

Elles crurent que nous nous moquions d’elles, quand nous leur dîmes que
nous reviendrions. Miss.., mon amie, me dit à part:

--Je ne sortirais pas, si je pouvais espérer que vous reviendrez ce
soir. Mais notre maison est trop pauvre pour des gens comme vous.

Je ne pensai, toute la journée, qu’à la soirée bonne, douce, tranquille
(_full of snugness_), qui m’attendait. Le spectacle me parut long. Barot
et Lussinge voulurent voir toutes les demoiselles effrontées qui
remplissaient le foyer de Covent-Garden. Enfin, Barot et moi, nous
arrivâmes dans notre petite maison. Quand ces demoiselles virent
déballer des bouteilles de claret et de champagne, les pauvres filles
ouvrirent de grands yeux. Je croirais assez qu’elles ne s’étaient jamais
trouvées vis-à-vis une bouteille non déjà entamée de _real champaign_,
champagne véritable.

Heureusement le bouchon du nôtre sauta; elles furent parfaitement
heureuses, mais leurs transports étaient tranquilles et décents. Rien de
plus décent que toute leur conduite.--Nous savions déjà cela.

Ce fut la première consolation réelle et intime au malheur qui
empoisonnait tous mes moments de solitude. On voit bien que je n’avais
que vingt ans, en 1821. Si j’en avais eu trente-huit, comme semblait le
prouver mon extrait de baptême, j’aurais pu essayer de trouver cette
consolation auprès des femmes honnêtes de Paris qui me marquaient de la
sympathie. Je doute cependant quelquefois que j’eusse pu y réussir. Ce
qui s’appelle air du grand monde, ce qui fait que Mme de Marmier a l’air
différent de Mme Edwards me semble souvent damnable affectation et pour
un instant ferme hermétiquement mon cœur. Voilà un de mes grands
malheurs, l’éprouvez-vous comme moi? Je suis mortellement choqué des
plus petites nuances.

Un peu plus ou un peu moins des façons du grand monde fait que je
m’écrie intérieurement: _Bourgeoise! ou poupée du boulevard
Saint-Germain!_ et à l’instant je n’ai plus que du dégoût ou de l’ironie
au service du prochain.

On peut connaître tout, excepté soi-même: «Je suis bien loin de croire
tout connaître,» ajouterait un homme poli du noble faubourg attentif à
garder toutes les avenues contre le ridicule. Mes médecins, quand j’ai
été malade, m’ont toujours traité avec plaisir comme étant un monstre,
pour _l’irritabilité_ nerveuse. Une fois, une fenêtre ouverte dans la
chambre voisine dont la porte était fermée me faisait froid. La moindre
odeur (excepté les mauvaises) affaiblit mon bras et ma jambe gauche, et
me donne envie de tomber de ce côté.

--Mais c’est de l’égotisme abominable que tous ces détails!

--Sans doute, et qu’est ce livre, autre chose qu’un abominable égotisme!
A quoi bon étaler de la grâce de pédant comme M. Villemain dans un
article d’hier sur l’arrestation de M. de Chateaubriand?

Si ce livre est ennuyeux, au bout de deux ans il enveloppera le beurre
chez l’épicier; s’il n’ennuie pas, on verra que l’égotisme, _mais
sincère_, est une façon de peindre ce cœur humain dans la
connaissance duquel nous avons fait des pas de géant depuis 1721, époque
des _Lettres persanes_ de ce grand homme que j’ai tant étudié:
Montesquieu.

Le progrès est quelquefois si étonnant que Montesquieu en paraît
grossier[78].

Je me trouvais si bien de mon séjour à Londres depuis que toute la
soirée je pouvais être bonhomme, en mauvais anglais, que je laissai
repartir pour Paris le baron, appelé par son bureau, et Barot, appelé
par ses affaires de Bacarat et de Cardes. Leur société m’était cependant
fort agréable. Nous ne parlions pas beaux-arts, ce qui a toujours été ma
pierre d’achoppement avec mes amis. Les Anglais, sont, je crois, le
peuple du monde le plus obtus, le plus barbare. Cela est au point que je
leur pardonne les infamies de Sainte-Hélène.

Ils ne les sentaient pas. Certainement, en le payant, un Italien, un
Allemand même, se serait figuré le maître de Napoléon. Ces honnêtes
Anglais, sans cesse _côtoyés_ par l’abîme du danger de mourir de faim
s’ils oublient un instant de travailler, chassaient l’idée de
Sainte-Hélène, comme ils chassent l’idée de Raphaël comme propre à leur
faire _perdre du temps_, et voilà tout.

A nous trois: moi pour la rêverie et la connaissance de Say et de Smith
(Adam), le baron de Lussinge pour le mauvais côté à voir en tout, Barot
pour le travail (qui change une livre d’acier valant douze francs en
trois quarts de livres de ressorts de montres, valant dix mille francs),
nous formions un voyageur complet.

Quand je fus seul, l’honnêteté de la famille anglaise qui a dix mille
francs de rente se battit dans mon cœur avec la démoralisation
complète de l’Anglais, qui, ayant des goûts chers, s’est aperçu que pour
les satisfaire, il faut se vendre au gouvernement. Le Philippe de Ségur
anglais est pour moi, à la fois, l’être le plus vil et le plus absurde à
écouter.

Je partis sans savoir, à cause du combat de ces deux idées, s’il fallait
désirer une _Terreur_ qui nettoierait l’étable d’Augias en Angleterre.

La fille pauvre chez laquelle je passais les soirées m’assurait qu’elle
mangerait des pommes et ne me coûterait rien si je voulais l’emmener en
France.

J’aurais évité bien des moments d’un noir diabolique. Pour mon malheur,
l’affectation m’étant tellement antipathique, il m’est plus difficile
d’être simple, sincère, bon, en un mot, parfaitement Allemand avec une
femme française.

Un jour, on annonça qu’on pendait huit pauvres diables. A mes yeux,
quand on pend un voleur ou un assassin en Angleterre, c’est
l’aristocratie qui s’immole une victime à sa sûreté, car c’est elle qui
l’a forcé à être scélérat, etc. Cette vérité, si paradoxale aujourd’hui,
sera peut-être un lieu commun quand on lira mes bavardages.

Je passai la nuit à me dire que c’est le devoir du voyageur de voir ces
spectacles et l’effet qu’ils produisent sur le peuple qui est resté de
son pays (_who has raciness_).

Le lendemain, quand on m’éveilla, à huit heures, il pleuvait à verse. La
chose à laquelle je voulais me forcer était si pénible, que je me
souviens encore du combat. Je ne vis point ce spectacle atroce.



CHAPITRE VIII


A mon retour à Paris, vers le mois de décembre, il se trouva que je
prenais un peu plus d’intérêt aux hommes et aux choses. Je vois
aujourd’hui que c’est parce que je savais qu’indépendamment de ce que
j’avais laissé à Milan, je pouvais trouver un peu de bonheur ou du moins
d’amusement autre part. Cet amusement était la petite maison de miss
Appleby.

Mais je n’eus pas assez de bon sens pour arranger systématiquement ma
vie. Le hasard guidait toujours mes relations. Par exemple:

Il y avait une fois un ministre de la guerre à Naples qui s’appelait
Michevaux. Ce pauvre officier de fortune était, je pense, de Liège. Il
laissa à ses deux fils des pensions de la cour; à Naples, on compte sur
les grâces du roi comme sur un patrimoine.

Le chevalier Alexandre Miniorini[79] dînait à la table d’hôte du nº 47,
rue de Richelieu. C’est un beau garçon qui a l’apparence flegmatique
d’un Hollandais. Il était consumé de chagrins. Lors de la Révolution,
en 1820, il était tranquille à Naples et royaliste.

Francesco, prince royal et depuis le plus méprisé des Kings, était
régent et protecteur spécial du chevalier de Miniorini. Il le fit
appeler et le pria, en le tutoyant, d’accepter la place de ministre à
Dresde, de laquelle l’apathique Miniorini ne se souciait nullement.
Cependant, comme il n’avait pas le courage de déplaire à une altesse
royale et à un prince héréditaire, il alla à Dresde. Bientôt Francesco
l’exila, le condamna à mort, je crois, ou du moins lui confisqua ses
pensions.

Sans aucun esprit ou disposition pour rien, le chevalier a été un
bourreau pour lui-même: il a longtemps travaillé dix-huit heures par
jour, comme un Anglais, pour devenir peintre, musicien, métaphysicien,
que sais-je? Cette éducation était dirigée comme pour faire pièce à la
logique.

Je sais ses étonnants travaux d’une actrice de mes amies qui, de sa
fenêtre, voyait ce beau jeune homme travailler de cinq heures du matin à
cinq heures du soir à la peinture, et ensuite, lire toute la soirée. De
ces travaux effroyables, il était resté au chevalier l’art d’accompagner
supérieurement au piano et assez de bon sens et de bon goût musical,
comme on voudra, pour n’être pas dupe tout à fait de la crème fouettée
et des fanfaronnades de Rossini. Dès qu’il voulait raisonner, cet esprit
faible, accablé de fausse science, tombait dans les sottises les plus
comiques. En politique, surtout, il était curieux. Au reste, je n’ai
jamais rien connu de plus poétique et de plus absurde que le libéral
italien ou _carbonaro_ qui, de 1821 à 1830, remplissait les salons
libéraux de Paris.

Un soir, après dîner, Miniorini monta chez lui. Deux heures après, ne le
voyant pas venir au café de Foy, où l’un de nous qui avait perdu le café
le payait, nous montâmes chez lui. Il avait le scolozisme; après dîner,
la douleur locale avait redoublé; cet esprit flegmatique et triste
s’était mis à considérer toutes les misères, y compris la misère de
l’argent. La douleur l’avait accablé. Un autre se serait tué; quant à
lui, il se serait contenté de mourir évanoui, si à grand’peine nous ne
l’eussions réveillé.

Ce sort me toucha, peut-être un peu par la réflexion: voilà un être,
cependant, plus malheureux que moi. Barot lui prêta cinq cents francs,
qui ont été rendus. Le lendemain, Lussinge ou moi le présentâmes à Mme
Pasta.

Huit jours après, nous nous aperçûmes qu’il était l’ami préféré. Rien de
plus froid, rien de plus raisonnable que ces deux êtres l’un vis-à-vis
l’un de l’autre. Je les ai vus tous les jours pendant quatre ou cinq
ans, je n’aurais pas été étonné, après tout ce temps, qu’un magicien, me
donnant la faculté d’être invisible, me mît à même de voir qu’ils ne
faisaient pas l’amour ensemble, mais simplement parlaient musique. Je
suis sûr que Mme Pasta, qui pendant huit ou dix ans non seulement a
habité Paris, mais y a été à la mode les trois quarts de ce temps, n’a
jamais eu d’amants français.

Dans le temps où on lui présenta Miniorini, le beau Lagrange venait
chaque soir passer trois heures à nous ennuyer, assis à côté d’elle sur
son canapé. C’est le général qui jouait le rôle d’Apollon ou du bel
Espagnol délivré aux ballets de la cour impériale. J’ai vu la reine
Caroline Murat et la divine princesse Borghèse danser en costume de
sauvages avec lui. C’est un des êtres les plus vides de la bonne
compagnie; assurément, c’est beaucoup dire.

Comme tomber dans une inconvenance de parole est beaucoup plus funeste à
un jeune homme qu’il ne lui est avantageux de dire un joli mot, la
postérité, probablement moins niaise, ne se fera pas moins d’idée de
l’insipidité de la bonne compagnie.

Le chevalier Miniorini avait des manières distinguées, presque
élégantes. A cet égard, c’était un contraste parfait avec Lussinge et
même Barot, qui n’est qu’un bon et brave garçon de province qui, par
hasard, a gagné des millions. Les façons élégantes de Miniorini me
lièrent avec lui. Je m’aperçus bientôt que c’était une âme parfaitement
froide.

Il avait appris la musique comme un savant de l’Académie des
inscriptions apprend ou fait semblant d’apprendre le persan. Il avait
_appris_ à admirer tel morceau, la première qualité était toujours, dans
un son, d’être juste, dans une phrase, d’être correcte.

A mes yeux, la première qualité, de bien loin, est d’être _expressif_.

La première qualité, pour moi, dans tout ce qui est noir sur blanc, est
de pouvoir dire avec Boileau:

    Et mon vers, bien ou mal, dit toujours quelque chose.

La liaison avec Miniorini et Mme Pasta se renforçant, j’allai loger au
troisième étage de l’hôtel des Lillois, dont cette aimable femme occupa
successivement le second et le premier étage.

Elle a été, à mes yeux, sans vices, sans défauts, caractère simple, uni,
juste, naturel, et avec le plus grand talent tragique que j’aie jamais
connu.

Par habitude de jeune homme (on se rappelle que je n’avais que vingt
ans en 1821), j’aurais d’abord voulu qu’elle eût de l’amour pour moi,
qui avais tant d’admiration pour elle. Je vois aujourd’hui qu’elle était
trop froide, trop raisonnable, pas assez folle, pas assez caressante,
pour que notre liaison, si elle eût été d’amour, pût continuer. Ce
n’aurait été qu’une passade de ma part; elle, justement indignée, se fût
brouillée. Il est donc mieux que la chose se soit bornée à la plus
sainte et plus dévouée amitié, de ma part, et de la sienne, à un
sentiment de même nature, qui a eu des hauts et des bas.

Miniorini, me craignant un peu, m’affubla de deux ou trois bonnes
calomnies, que _j’usai_ en n’y faisant pas attention. Au bout de six ou
huit mois, je suppose que Mme Pasta se disait: Mais cela n’a pas le sens
commun!

Mais il en reste toujours quelque chose; au bout de six ou huit ans, ces
calomnies ont fait que notre amitié est devenue fort tranquille. Je n’ai
jamais eu un moment de colère contre Miniorini. Après le procédé si
royal de François, il pouvait dire alors, comme je ne sais quel héros de
Voltaire:

    Une pauvreté noble est tout ce qui me reste.

Et je suppose que la _Giuditta_, comme nous l’appelions en italien, lui
prêtait quelques petites sommes pour le garantir des pointes les plus
dures de cette pauvreté.

Je n’avais pas grand esprit alors, pourtant j’avais des jaloux. M. de
Perret, l’espion de la société de M. de Tracy, sut mes liaisons d’amitié
avec Mme Pasta: ces gens-là savent tout par leurs camarades. Il
l’arrangea de la façon la plus odieuse aux yeux des dames de la rue
d’Anjou. La femme la plus honnête, à l’esprit de laquelle toute idée de
liaison est le plus étrangère, ne pardonna pas l’idée de liaison avec
une actrice.

Cela m’était déjà arrivé à Marseille en 1805; mais alors, Mme Séraphie
T... avait raison de ne plus vouloir me voir chaque soir, quand elle sut
ma liaison avec Mlle Louason (cette femme de tant d’esprit, depuis Mme
de Barkoff)[80].

Dans la rue d’Anjou, qui au fond était ma société la plus respectable,
pas même le vieux M. de Tracy, le philosophe, on ne me pardonna ma
liaison avec une actrice.

Je suis vif, passionné, fou, sincère à l’excès en amitié et en amour
jusqu’au premier froid. Alors, de la folie de seize ans je passe, en un
clin d’œil, au machiavélisme de cinquante et, au bout de huit jours,
il n’y a plus rien que _glace fondante_, froid parfait. (Cela vient
encore de m’arriver ces jours-ci _with Lady Angelica_, 1832, mai.)

J’allais donner tout ce qu’il y a dans mon cœur à la société Tracy,
quand je m’aperçus d’une superficie de gelée blanche. De 1821 à 1830, je
n’y ai plus été que froid et machiavélique, c’est-à-dire parfaitement
prudent. Je vois encore les tiges rompues de plusieurs amitiés qui
allaient commencer dans la rue d’Anjou. L’excellente comtesse de Tracy,
que je me reproche amèrement de n’avoir pas aimé davantage, ne me marqua
pas cette nuance de froid. Cependant je revenais d’Angleterre pour elle,
avec une ouverture de cœur, un besoin d’être ami sincère qui se
calma par bon sens pur, en prenant la résolution d’être froid et
calculateur avec tout le reste du salon.

En Italie, j’adorais l’opéra. Les plus doux moments de ma vie, sans
comparaison, se sont passés dans les salles de spectacle. A force d’être
heureux à la _Scala_ (salle de Milan), j’étais devenu une espèce de
crana... (_sic_).

A dix ans, mon père, qui avait tous les préjugés de la religion et de
l’aristocratie, m’empêcha violemment d’étudier la musique. A seize,
j’appris successivement à jouer du violon, à chanter et à jouer de la
clarinette. De cette dernière façon seule, j’arrivai à produire des sons
qui me faisaient plaisir. Mon maître, un beau et bel Allemand, nommé
Hermann, me faisait jouer des cantilènes tendres.

Qui sait? peut-être connaissait-il Mozart? c’était en 1797, Mozart
venait de mourir.

Mais alors, ce grand nom ne me fut point révélé. Une grande passion pour
les mathématiques m’entraîna; pendant deux ans, je ne pensai qu’à elles.
Je partis pour Paris, où j’arrivai le lendemain du 18 Brumaire (10
novembre 99).

Depuis, quand j’ai voulu étudier la musique, j’ai reconnu qu’il était
trop tard à ce signe: ma passion diminuait à mesure qu’il me venait un
peu de connaissance. Les sons que je produisais me faisaient horreur à
la différence de tant d’exécutants du quatrième ordre qui ne doivent
leur peu de talent--qui toutefois le soir, à la campagne, fait
plaisir--qu’à l’intrépidité avec laquelle le matin ils s’écorchent les
oreilles à eux-mêmes--mais ils ne se les écorchent pas, car.... cette
métaphysique ne finirait jamais.

Enfin, j’ai adoré la musique et avec le plus grand bonheur pour moi, de
1806 à 1810, en Allemagne.

De 1814 à 1821, en Italie. En Italie je pouvais discuter musique avec le
vieux Mayer, avec le jeune Paccini, avec les compositeurs. Les
exécutants, le marquis Caraffa, les Vicontini de Milan, trouvaient au
contraire que je n’avais pas le sens commun. C’est comme aujourd’hui si
je parlais politique à un sous-préfet.

Un des étonnements du comte Daru, véritable homme de lettres de la tête
aux pieds, digne de l’hébétement de l’Académie des Inscriptions de 1828,
était que je pusse écrire une page qui fît plaisir à quelqu’un. Un jour,
il acheta de Delaunay, qui me l’a dit, un petit ouvrage de moi qui, à
cause de l’épuisement, se vendait quarante francs. Son étonnement fut à
mourir de rire, dit le libraire.

--Comment, quarante francs!

--Oui, monsieur le comte, et par grâce, et vous ferez plaisir au
marchand en ne le prenant pas à ce prix.

--Est-il possible! disait l’Académicien en levant les yeux au ciel; cet
enfant! ignorant comme une carpe!

Il était parfaitement de bonne foi. Les gens des antipodes, regardant la
lune lorsqu’elle n’a qu’un petit croissant pour nous, se disent: Quelle
admirable clarté! la lune est presque pleine! M. le comte Daru, membre
de l’Académie française, associé de l’Académie des sciences, etc., etc.,
et moi, nous regardions le cœur de l’homme, la nature, etc., de côtés
opposés.

Une des admirations de Miniorini, dont la jolie chambre était voisine
de la mienne au second étage de l’hôtel des Lillois, c’est qu’il y eût
des êtres qui pussent m’écouter quand je parlais musique. Il ne revint
pas de sa surprise quand il sut que c’était moi qui avais fait une
brochure sur Haydn. Il approuvait assez le livre--trop métaphysique,
disait-il; mais que j’eusse pu l’écrire, mais que j’en fusse l’auteur,
moi, incapable de frapper un accord de septième diminuée sur un piano,
voilà ce qui lui faisait ouvrir de grands yeux. Et il les avait fort
beaux, quand il y avait, par hasard, un peu d’expression.

Cet étonnement, que je viens de décrire un peu au long, je l’ai trouvé
petit ou grand chez tous mes interlocuteurs jusqu’à l’époque (1827) où
je me suis mis à avoir de l’esprit.

Je suis comme une femme honnête qui se ferait fille; j’ai besoin de
vaincre à chaque instant cette pudeur d’honnête homme qui a horreur de
parler de soi. Ce livre n’est pas fait d’autre chose cependant. Je ne
prévoyais d’autre difficulté que d’avoir le courage de dire la vérité,
surtout; c’est la moindre chose.

Les détails me manquent un peu sur ces époques reculées, je deviendrai
moins sec et moins verbeux à mesure que je m’approcherai de l’intervalle
de 1826 à 1830. Alors, mon malheur me força à avoir de l’esprit; je me
souviens de tout comme d’hier.

Par une malheureuse disposition physique qui m’a fait passer pour
mauvais Français, je ne [puis] que très difficilement avoir du plaisir
pour de la musique chantée dans une salle française.

Ma grande affaire, comme celle de tous mes amis en 1821, n’en était pas
moins _l’opera buffa._

Mme Pasta y jouait _Tancrède_, _Othello_, _Roméo et Juliette_... d’une
façon qui, non seulement n’a jamais été égalée, mais qui n’avait
certainement jamais été prévue par les compositeurs de ces opéras.

Talma, que la postérité élèvera peut-être si haut, avait l’âme tragique,
mais il était si bête qu’il tombait dans les affectations les plus
ridicules. Je soupçonne que, outre l’éclipse totale d’esprit, il avait
encore cette sensibilité indispensable pour ensemencer les succès, et
que j’ai retrouvée avec tant de peine jusque chez l’admirable et aimable
Béranger.

Talma, donc, fut probablement servile, bas, rampant, flatteur et,
peut-être, quelque chose de plus envers Mme de Staël qui,
continuellement et bêtement occupée de sa laideur (si un tel mot que
bête peut s’écrire à propos de cette femme admirable) avait besoin, pour
être rassurée, de raisons palpables et sans cesse renaissantes.

Mme de Staël, qui avait admirablement, comme un de ses amants, M. le
prince de Talleyrand, _l’art du succès à Paris_, comprit qu’elle aurait
à gagner à donner son cachet au succès de Talma, qui commençait à
devenir général et à perdre par sa durée le peu respectable caractère de
_mode_.

Le succès de Talma commença par de la hardiesse; il eut le courage
d’innover, le seul des courages qui soit étonnant en France. Il fut neuf
dans le _Brutus_ de Voltaire et bientôt après dans cette pauvre
ampliation: _Charles IX_ de M. de Chénier. Un vieux et très mauvais
acteur que j’ai connu, l’ennuyeux et royaliste Naudet, fut si choqué du
génie innovateur du jeune Talma, qu’il le provoqua plusieurs fois en
duel. Je ne sais si, en vérité, Talma avait pris l’idée et le courage
d’innover, je l’ai connu bien au-dessous de cela.

Malgré sa grosse voix factice et l’affectation presque aussi ennuyeuse
de ses poignets disloqués, l’être en France qui avait de la disposition
à être ému par les beaux sentiments tragiques du troisième acte de
l’_Hamlet_ de Ducis ou les belles scènes des derniers actes
d’_Andromaque_ n’avait d’autre ressource que de voir Talma.

Il avait l’âme tragique et à un point étonnant. S’il y eût joint un
caractère simple et le courage de demander conseil, il eût pu aller plus
loin, par exemple, être aussi sublime que Monvel dans Auguste (_Cinna_).
Je parle ici de toutes choses que j’ai vues et bien vues ou du moins
fort en détail, ayant été amateur passionné du Théâtre-Français.

Heureusement pour Talma, avant qu’un écrivain, homme d’esprit et parlant
souvent au public (M. l’abbé Geoffroy), s’amusât à vouloir détruire sa
réputation, il avait été dans les convenances de Mme de Staël de le
porter aux nues. Cette femme éloquente se chargea d’apprendre aux sots
en quels termes ils devaient parler de Talma.

On peut penser que l’emphase ne fût pas épargnée; le nom de Talma devint
européen.

Son abominable affectation devint de plus en plus nuisible aux Français,
gent moutonnière.

Je ne suis pas mouton, ce qui fait que je ne suis rien.

La mélancolie vague et donnée par la fatalité, comme dans Œdipe,
n’aura jamais d’acteur comparable à Talma. Dans Manlius, il était bien
Romain: _Prends_, _lis_, et: _Connais-tu la main de Rutile_[81]?
étaient divins. C’est qu’il n’y avait pas moyen de remettre là
l’abominable chant du vers alexandrin. Quelle hardiesse il me fallait
pour penser cela en 1805? Je frémis presque d’écrire de tels blasphèmes
aujourd’hui (1832) que les deux idoles sont tombées. Cependant, en 1805,
je prédisais 1832, et le succès m’étonne et me rend stupide.

M’en arrivera-t-il autant avec le ti... (sic). Le chant continu, la
grosse voix, le tremblement des poignets, la démarche affectée
m’empêchaient d’avoir un plaisir pour cinq minutes de suite en voyant
Talma, et, à chaque instant, il fallait choisir, vilaine occupation pour
l’imagination--ou plutôt alors la tête tue l’imagination.

Il n’y avait de parfait dans Talma que sa tête et son _regard vague_. Je
reviendrai sur ce grand mot à propos des Madones de Raphaël et de
mademoiselle Virginie de Lafayette, Mme Adolphe, A. Périer, qui avait
cette beauté en un degré suprême et dont sa bonne grand’mère, Mme la
comtesse de Tracy, était très fière.

Je trouvai le tragique qui me convenait dans Kean et je l’adorai. Il
remplit mes yeux et mon cœur. Je vois encore là, devant moi, Richard
et Othello.

Mais le tragique dans une femme, où pour moi il est le plus touchant, je
ne l’ai trouvé que chez Mme Pasta et là, il était pur, parfait, sans
mélange. Chez elle, elle était silencieuse et impassible. En rentrant,
elle passait des heures entières sur un canapé à pleurer et à avoir des
accès de nerfs.

Toutefois, ce talent tragique étant mêlé avec le talent de chanter,
l’oreille achevait l’émotion commencée par les yeux, et Mme Pasta
restait longtemps, par exemple deux secondes ou trois, dans la même
position. Cela a-t-il été une facilitation ou un obstacle de plus à
vaincre? J’y ai souvent rêvé. Je penche à croire que cette circonstance
de rester forcément longtemps dans la même position ne donne ni
facilités, ni difficultés nouvelles. Reste pour l’âme, de Mme Pasta, la
difficulté de donner son attention à bien chanter.

Le chevalier Miniorini, Lussinge, di Fiori, Sutton-Sharp et quelques
autres, réunis par notre admiration pour la _gran donna_, nous avions un
éternel sujet de discussion dans la manière dont elle avait joué _Roméo_
dans la dernière représentation, dans les sottises que disaient à cette
occasion ces pauvres gens de lettres français, obligés d’avoir un avis
sur une chose si antipathique au caractère français: la _musique_.

L’abbé Geoffroy, de bien loin le plus spirituel et le plus savant des
journalistes, appelait sans façon Mozart _un faiseur de charivari_; il
était de bonne foi et ne sentait que _Grétry_ et _Monsigny_, qu’il
_avait appris_.

De grâce, lecteur bénévole, comprenez bien ce mot, c’est l’histoire de
la musique en France.

Qu’on juge des âneries que disaient, en 1822, toute la tourbe des gens
de lettres, journalistes tellement inférieurs à M. Geoffroy. On a réuni
les feuilletons de ce spirituel maître d’école, et, dit-on, c’est une
plate réunion. Ils étaient divins, servis en impromptu, deux fois la
semaine, et mille fois supérieurs aux lourds articles d’un M. Hoffmann
ou d’un M. Féletz qui, réunis, font peut-être meilleure figure que les
délicieux feuilletons de Geoffroy. Dans leur temps, je déjeunais au café
Hardy, alors à la mode, avec de délicieux rognons à la brochette. Eh
bien! les jours où il n’y avait pas feuilleton de Geoffroy, je déjeunais
mal.

Il les faisait en entendant la lecture des thèmes latins de ses écoliers
à la pension... (sic) où il était maître. Un jour, faisant entrer des
écoliers dans un café près de la Bastille pour prendre de la bière,
ceux-ci eurent le bonheur de trouver un journal qui leur apprit ce que
faisait leur maître, qu’ils voyaient souvent écrire en portant le papier
au bout de son nez, tant il avait la vue basse.

C’était aussi à sa vue basse que Talma devait ce beau regard vague et
qui montre tant d’âme (comme une demi-concentration intérieure, dès que
quelque chose d’intéressant ne tire pas forcément l’attention dehors.)

Je trouve une diminution de talent chez madame Pasta. Elle n’avait pas
grand’peine à jouer naturellement la grande âme: elle l’avait ainsi.

Par exemple, elle était avare, ou si l’on veut, économe par raison,
ayant un mari prodigue. Hé bien, en un seul mois, il lui est arrivé de
faire distribuer deux cents francs à de pauvres réfugiés italiens. Et il
y en avait de bien peu gracieux, de bien faits pour dégoûter de la
bienfaisance, par exemple, M. Gianonne, le prêtre de Modène, que le ciel
absolve; quel regard il avait!

M. di Fiori, qui ressemble comme deux gouttes d’eau au Jupiter
Mansuétus, condamné à mort, à vingt-huit ans, à Naples en 1799, se
chargeait de distribuer judicieusement les secours de madame Pasta. Lui
seul le savait et me l’a dit longtemps après, en confidence. La reine de
France, dans le journal de ce jour, a fait enregistrer un secours de
soixante-dix francs envoyé à une vieille femme (juin 1832).



CHAPITRE IX


Outre l’impudence de parler de soi continuellement, ce travail offre un
autre découragement: que de choses hardies et que je n’avance qu’en
tremblant seront de plats lieux communs, dix ans après ma mort, pour peu
que le ciel m’accorde une vie un peu honnête de quatre-vingts à
quatre-vingt-dix!

D’un autre côté, il y a du plaisir à parler du général Foy, de Mme
Pasta, de lord Byron, de Napoléon et de tous les grands hommes ou du
moins ces êtres distingués que mon bonheur a été de connaître et qui ont
daigné parler avec moi!

Du reste, si le lecteur est envieux comme mes contemporains, qu’il se
console, peu de ces grands hommes que j’ai tant aimés m’ont deviné. Je
crois même qu’ils me trouvaient plus ennuyeux qu’un autre; peut-être ne
voyaient-ils en moi qu’un _exagéré sentimental_.

C’est la pire espèce, en effet. Ce n’est que depuis que j’ai eu de
l’esprit que j’ai été apprécié et bien au delà de mon mérite. Le général
Foy, Mme Pasta, M. de Tracy, Canova, n’ont pas deviné en moi (j’ai sur
le cœur ce mot sot: _deviné_) une âme remplie d’une rare bonté, j’en
ai la bosse (système de Gall) et un esprit enflammé et capable de les
comprendre.

Un des hommes qui ne m’a pas compris et, peut-être, à tout prendre,
celui de tous que j’ai le plus aimé (il réalisait mon idéal, comme a dit
je ne sais quelle bête emphatique), c’est Andréa Corner, de Venise, ami
et aide de camp du prince Eugène à Milan.

J’étais en 1811, ami intime du comte _Widmann_, capitaine de la
compagnie des gardes de Venise (j’étais l’amant de sa maîtresse). Je
revis l’aimable Widmann à Moscou, où il me demanda tout uniment de le
faire sénateur du royaume d’Italie. On me croyait alors favori de M. le
comte Daru, mon cousin, qui ne m’a jamais aimé, au contraire; en 1811,
Widmann me fit connaître Corner, qui me frappa comme une belle figure de
Paul Véronèse.

Le comte Corner a mangé cinq millions, dit-on. Il a fait des actions de
la générosité la plus rare et les plus opposées au caractère de l’homme
du monde français. Quant à la bravoure, il a eu les deux croix de la
main de Napoléon (croix de fer et légion d’honneur).

C’est lui qui disait si naïvement à quatre heures du soir le jour de la
bataille de la Moskowa (19 septembre 1812): «Mais cette diable de
bataille ne finira donc jamais!» Widmann ou Miniorini me le dit le
lendemain.

Aucun des Français si braves, mais si affectés que j’ai connus à l’armée
alors, par exemple le général Caulaincourt, le général Monbrun, etc.,
n’aurait osé dire un tel mot, pas même M. le duc de Frioul (Michel
Duroc). Il avait cependant un naturel bien rare dans le caractère, mais
pour cette qualité commune, pour l’esprit amusant, il était bien loin
d’Andréa Corner.

Cet homme aimable était alors à Paris sans argent, commençant à devenir
chauve. Tout lui manquait à trente-huit ans, à l’âge où, quand on est
désabusé, l’ennemi commence à poindre. Aussi,--et c’est le seul défaut
que je lui aie jamais vu,--quelquefois le soir il se promenait seul, un
peu ivre, au milieu du jardin, alors sombre, du Palais-Royal.

C’est la fin de tous les illustres malheureux: les princes détrônés, M.
Pitt voyant les succès de Napoléon et apprenant la bataille
d’Austerlitz.

2 juillet 1832.

Lussinge, l’homme le plus prudent que j’aie connu, voulant s’assurer un
co-promeneur pour tous les matins, avait la plus grande répugnance à me
donner des connaissances.

Il me mena cependant chez M. de Maisonnette[82], l’un des êtres les plus
singuliers que j’aie vus à Paris. Il est maigre, fort petit comme un
Espagnol, il en a l’œil vif et la bravoure irritable.

Qu’il puisse écrire en une soirée trente pages élégantes et verbeuses
pour prouver une thèse politique sur un mot d’indication que le Ministre
lui expédie à six heures du soir, avant d’aller dîner, c’est ce que
Maisonnette a de commun avec les Vitet, les Pillet, les
Saint-Marc-Girardin et autres écrivains de la Trésorerie. Le curieux,
l’incroyable, c’est que Maisonnette croit ce qu’il écrit. Il a été
successivement amoureux, mais amoureux à sacrifier sa vie, de M.
Decazes, ensuite de M. de Villèle, ensuite, je crois, de M. de
Martignac; au moins celui-ci était aimable.

Bien des fois j’ai essayé de deviner Maisonnette. J’ai cru voir une
totale absence de logique et quelquefois une capitulation de conscience,
un petit remords qui demandait à naître. Tout cela fondé sur le grand
axiome: Il faut que je vive.

Maisonnette n’a aucune idée des devoirs du citoyen; il regarde cela
comme je regarde, moi, les rapports de l’homme avec les anges que croit
si fermement M. F. Ancillon, actuel ministre des affaires étrangères à
Berlin (de moi bien connu en 1806 et 7). Maisonnette a peur des devoirs
du citoyen comme Dominique[83] de ceux de la religion. Si quelquefois,
en écrivant si souvent le mot _honneur_ et loyauté, il lui vient un
petit remords, il s’en acquitte dans le for intérieur par son dévouement
chevaleresque pour ses amis.

Si j’avais voulu, après l’avoir négligé pendant six mois de suite, je
l’aurais fait lever à cinq heures du matin pour aller solliciter pour
moi. Il serait allé chercher sous le pôle, pour se battre avec lui, un
homme qui aurait douté de mon honneur comme homme de société.

Ne perdant jamais son esprit dans les utopies de bonheur public, de
constitution sage, il était admirable, pour savoir les faits
particuliers. Un soir, Lussinge, Gazul[84] et moi parlions de M. de
Jouy, alors l’auteur à la mode, le successeur de Voltaire; il se lève et
va chercher dans un de ses volumineux recueils la lettre autographe par
laquelle M. de Jouy demandait aux Bourbons la croix de Saint-Louis.

Il ne fut pas deux minutes à trouver cette pièce, qui jurait d’une
manière plaisante avec la vertu farouche du libéral M. de Jouy.

Maisonnette n’avait pas la coquinerie lâche et profonde, le jésuitisme
des rédacteurs du _Journal des Débats_. Aussi, aux _Débats_, on était
scandalisé des quinze ou vingt mille francs que M. de Villèle, cet homme
si positif, donnait à Maisonnette.

Les gens de la rue des Prêtres le regardaient comme un niais, cependant
ses appointements les empêchaient de dormir comme les lauriers de
Miltiade.

Quand nous eûmes admiré la lettre de l’adjudant général de Jouy,
Maisonnette dit: «Il est singulier que les deux coryphées de la
littérature et du libéralisme actuels s’appellent tous les deux
Etienne.»

M. de Jouy naquit à Jouy, d’un bourgeois nommé Etienne. Doué de cette
effronterie française que les pauvres Allemands ne peuvent concevoir, à
quatorze ans le petit Etienne quitta Jouy, près Versailles, pour aller
aux Indes. Là, il se fit appeler Etienne de Jouy, E. de Jouy, et enfin
Jouy tout court. Il devint réellement capitaine plus tard; un
représentant, je crois, le fit colonel. Quoique brave, il a peu ou point
servi. Il était fort joli homme.

Un jour, dans l’Inde, lui et deux ou trois amis entrèrent dans un temple
pour éviter une chaleur épouvantable. Ils y trouvèrent la prêtresse,
espèce de vestale; M. de Jouy trouva plaisant de la rendre infidèle à
Brahma sur l’autel même de son dieu[85].

Les Indiens s’en aperçurent, accoururent en armes, coupèrent les
poignets et ensuite la tête à la vestale, scièrent en deux l’officier,
camarade de l’auteur de _Sylla_ qui, après la mort de son ami, put
monter à cheval et galope encore.

Avant que M. Jouy appliquât son talent pour l’intrigue et la
littérature, il était secrétaire général de la Préfecture de Bruxelles
vers 1810. Là, je pense, il était l’amant de la préfète et le factotum
de M. de Pontécoulan, préfet, homme d’un véritable esprit. Entre M. de
Jouy et lui, ils supprimèrent la mendicité, ce qui est immense et plus
qu’ailleurs, en Belgique, pays éminemment catholique.

A la chute du grand homme, M. de Jouy demanda la croix de Saint-Louis;
les imbéciles qui régnaient la lui ayant refusée, il se mit à se moquer
d’eux par la littérature et leur a fait plus de mal que tous les gens de
lettres des _Débats_, si grassement payés, ne leur ont fait de bien.
Voir, en 1820, la fureur des _Débats_ contre la _Minerve_.

M. de Jouy, par son _Ermite de la Chaussée d’Antin_, livre si bien
adapté à l’esprit des bourgeois de France et à la curiosité bête de
l’Allemand, s’est vu et _s’est cru_, pendant cinq ou six ans, le
successeur de Voltaire dont, à cause de cela, il avait le buste dans son
jardin de la maison des Trois frères.

Depuis 1829, les littérateurs romantiques, qui n’ont même pas autant
d’esprit que M. de Jouy, le font passer pour le _Cottin_ de l’époque, et
sa vieillesse est rendue malheureuse (_amaregiata_) par la gloire
extravagante de son âge mûr.

Il partageait la dictature littéraire, quand j’arrivai en 1821, avec un
autre sot bien autrement grossier, M. A.-V. Arnault, de l’Institut,
amant de Mme B...; j’ai beaucoup vu celui-ci chez Mme C....r, sœur de
sa maîtresse. Il avait l’esprit d’un portier ivre. Il a cependant fait
ces jolis vers:

    De la tige détachée,
    Pauvre feuille desséchée,
    Où vas-tu?..............
    Je vais où va toute chose,
    Où va la feuille de rose
    Et la feuille de laurier.

Il les fit la veille de son départ pour l’exil. Le malheur personnel
avait donné quelque vie à cette âme de liège. Je l’avais connu bien bas,
bien rampant, vers 1811, chez M. le comte Daru qu’il reçut à l’Académie
française. M. de Jouy, beaucoup plus gentil, vendait les restes de sa
mâle beauté à Mme D......rs, la plus vieille et la plus ennuyeuse des
coquettes de l’époque. Elle était ou elle est encore bien plus ridicule
que Mme la comtesse B......y d’H......s qui, dans l’âge tendre de
cinquante-sept ans, récoltait encore des amants parmi les gens d’esprit.
Je ne sais si c’est à ce titre que je fus obligé de la fuir chez Mme
Dubignon. Elle prit ce lourdaud de Manon (maître des requêtes) et comme
une femme de mes amies lui disait: «Quoi! un être si laid!»

--Je l’ai pris pour son esprit, dit-elle.

Le bon, c’est que le triste secrétaire de M. Beugnot avait autant
d’esprit que de beauté. On ne peut lui refuser l’esprit de conduite,
l’art d’avancer par la patience et en avalant des couleuvres, et,
d’ailleurs, des connaissances, non pas en finances, mais dans l’art de
noter les opérations de finances de l’Etat. Les brigands confondent ces
deux choses. Mme d’H......s, dont je regardais les bras qu’elle avait
encore superbes, me dit:

--Je vous apprendrai à faire fortune par vos talents. Tout seul, vous
vous casserez le nez.

Je n’avais pas assez d’esprit pour la comprendre. Je regardais souvent
cette vieille comtesse à cause des charmantes robes de Victorine qu’elle
portait. J’aime à la folie une robe bien faite, c’est pour moi la
volupté. Jadis, Mme N.-C.-D. me donna ce goût, lié aux souvenirs
délicieux de Cideville.

Ce fut, je crois, Mme B......y d’H......s qui m’apprit que l’auteur
d’une chanson délicieuse que j’adorais et avais dans ma poche, faisait
des petites pièces de vers pour les jours de naissance de ces deux vieux
singes: MM. de Jouy et Arnault et de l’effroyable Mme D......s. Voilà ce
que je n’ai jamais fait, mais aussi je n’ai pas fait _Le roi d’Yvetot_,
_Le Sénateur_, _La Grand’mère_.

M. de Béranger, content d’avoir acquis, en flattant ces magots, le titre
de grand poète (d’ailleurs si mérité) a dédaigné de flatter le
gouvernement de Louis-Philippe, auquel tant de libéraux se sont vendus.



CHAPITRE X


Mais il faut revenir au petit jardin de la rue Caumartin. Là, chaque
soir, en été, nous attendaient de bonnes bouteilles de bière bien
fraîche, à nous versée par une grande et belle femme, Mme Romanée, femme
séparée d’un imprimeur fripon et maîtresse de Maisonnette, qui l’avait
achetée, dudit mari, deux ou trois mille francs.

Là nous allions souvent, Lussinge et moi. Le soir, nous rencontrions,
sur le boulevard, M. Darbelles, homme de six pieds, notre ami d’enfance,
mais bien ennuyeux. Il nous parlait du cours de Gebelin et voulait
avancer par la science. Il a été plus heureux d’une autre façon,
puisqu’il est ministre aujourd’hui. Il allait voir sa mère rue
Caumartin; pour nous débarrasser de lui, nous entrions chez Maisonnette.

Je commençais, cet été-là, à renaître un peu aux idées de ce monde. Je
parvenais à ne plus penser à Milan; pendant cinq ou six heures de suite,
le réveil, seul, était encore amer pour moi. Quelquefois je restais dans
mon lit, occupé à broyer du noir.

J’écoutais donc dans la bouche de Maisonnette la description de la
manière dont le _pouvoir_, seule chose réelle, était distribué à Paris,
alors, en 1821. En arrivant dans une ville, je demande toujours quelles
sont les douze plus jolies femmes, quels sont les deux hommes les plus
riches, quel est l’homme qui peut me faire pendre.

Maisonnette répondait assez bien à mes questions. L’étonnement pour moi,
c’est qu’il fût de bonne foi dans son amour pour le mot de _Roi_. Quel
mot pour un Français! me disait-il avec enthousiasme et ses petits yeux
noirs et égarés se levant au ciel.

Maisonnette était professeur de rhétorique en 1811, il donna
spontanément congé à ses élèves le jour de la naissance du roi de Rome.
En 1815, il fit un pamphlet en faveur des Bourbons. M. Decazes le lut,
l’appela et le fit écrivain politique avec six mille francs.
Aujourd’hui, Maisonnette est bien commode pour un ministre, il sait
parfaitement et sûrement, comme un dictionnaire, tous les petits faits,
tous les dessous de cartes des intrigues politiques de Paris de 1815 à
1832.

Je ne voyais pas ce mérite qu’il faut interroger pour le voir. Je
n’apercevais que cette incroyable manière de raisonner. Je me disais: De
qui se moque-t-on ici? Est-ce de moi? Mais à quoi bon? Est-ce de
Lussinge? Est-ce de ce pauvre jeune homme en redingote grise et si laid
avec son nez retroussé? Ce jeune homme avait quelque chose d’effronté et
d’extrêmement déplaisant. Ses yeux, petits et sans expression, avaient
un air toujours le même et cet air était méchant.

Telle fut la première vue du meilleur de mes amis actuels. Je ne suis
pas trop sûr de son cœur, mais je suis sûr de ses talents--c’est M.
le comte Gazul[86], aujourd’hui si connu, et dont une lettre reçue la
semaine passée m’a rendu heureux pendant deux jours. Il devait avoir
dix-huit ans, étant né, ce me semble, en 1804[87].

Je croirais assez, avec Buffon, que nous tenons beaucoup de nos mères,
toute plaisanterie à part sur l’incertitude paternelle, incertitude qui
est bien rare pour le premier enfant. Cette théorie me semble confirmée
par le comte Gazul. Sa mère a beaucoup d’esprit français et une raison
supérieure. Comme son fils, elle me semble susceptible d’attendrissement
une fois par an. Je trouve la sensation de _sec_ dans la plupart des
ouvrages de M. Gazul, mais j’escompte sur l’avenir.

Dans le temps du joli petit jardin de la rue Caumartin, Gazul était
l’élève de rhétorique du plus abominable maître. Le mot _abominable_ est
bien étonné de se voir accolé au nom de Maisonnette, le meilleur des
êtres. Mais tel était son goût dans les arts--le faux, le brillant, le
vaudevillique avant tout.

Il était élève de M. Luce de Lancival que j’ai connu dans ma jeunesse
chez M. de Maisonneuve, qui n’imprimait pas ses tragédies, quoiqu’elles
eussent rencontrées le succès. Ce brave homme me rendit le service de
dire que j’aurais un esprit supérieur[88].

--Vous voulez dire un _orgueil supérieur_, dit en riant Martial Daru,
qui me voyait presque stupide. Mais je lui pardonnais tout, il me
menait chez Clotilde, alors première danseuse à l’Opéra.
Quelquefois--quels beaux jours pour moi!--je me trouvais dans sa loge à
l’Opéra et devant moi, quatrième, elle s’habillait et se déshabillait.
Quel moment pour un provincial!

Luce de Lancival avait une jambe de bois et de la gentillesse; du reste,
il eût mis un calembour dans une tragédie. Je me figure que c’est ainsi
que Dorat devait penser dans les arts. Je trouve le mot juste, c’est un
régent de Boucher. Peut-être, en 1860, y aura-t-il encore des tableaux
de Boucher au Musée.

Maisonnette avait été l’élève de Luce, et Gazul est l’élève de
Maisonnette. C’est ainsi qu’Annibal Carrache est l’élève du flamand
Calcar.

Outre sa passion prodigieuse autant que sincère pour le ministre régnant
et sa bravoure, Maisonnette avait une autre qualité qui me plaît: il
recevait vingt-deux mille francs du ministre pour prouver aux Français
que les Bourbons étaient adorables, et il en mangeait trente.

Après avoir écrit quelquefois deux heures de suite, pour persuader les
Français, Maisonnette allait voir une femme honnête du peuple à laquelle
il offrait cinq cents francs. Il était laid, petit, mais il avait un feu
tellement espagnol, qu’après trois visites, ces dames oubliaient sa
singulière figure pour ne plus voir que la sublimité du billet de cinq
cents francs.

Il faut que j’ajoute quelque chose pour l’œil d’une femme honnête et
sage, si jamais un tel œil s’arrête sur ces pages: D’abord cinq cents
francs en 1832, c’est comme mille en 1872. Ensuite, une charmante
marchande de cachets m’avoua qu’avant le billet de cinq cents francs de
Maisonnette, elle n’avait jamais eu à elle un double napoléon.

Les gens riches sont bien injustes et bien comiques lorsqu’ils se font
juges dédaigneux de tous les péchés et crimes commis pour de l’argent.
Voyez la vie de M. le duc Decazes depuis sa chute en 1820, après
l’action de Louvel, jusqu’à ce jour.

Me voici donc en 1822, passant trois soirées par semaine à
l’Opéra-Bouffe et une ou deux chez Maisonnette, rue Caumartin. Quand
j’ai eu du chagrin, la soirée a toujours été le moment difficile de ma
vie. Les jours d’Opéra, de minuit à deux heures, j’étais chez Mme Pasta
avec Lussinge, Miniorini, Fiori, etc.

Je faillis avoir un duel avec un homme fort gai et fort brave qui
voulait que je le présentasse chez Mme Pasta. C’est l’aimable Edouard
Edwards, cet Anglais, le seul de sa race qui eût l’habitude de faire de
la gaieté, mon compagnon de voyage en Angleterre, celui qui, à Londres,
voulait se battre pour moi.

Vous n’avez pas oublié qu’il m’avait averti d’une vilaine faute: de
n’avoir pas pris assez garde à une insinuation offensante d’une espèce
de paysan, capitaine d’un bateau à Calais.

Je déclinai de le présenter; c’était le soir et déjà alors, ce pauvre
Edouard, à neuf heures du soir, n’était plus l’homme du matin.

--Savez-vous, mon cher B... me dit-il, qu’il ne tiendrait qu’à moi
d’être offensé.

--Savez-vous, mon cher Edwards, que j’ai autant d’orgueil que vous et
que votre franchise m’est fort indifférente, etc.

Cela alla fort bien; je tire fort bien, je casse neuf poupées sur
douze--M. Prosper Mérimée l’a vu au tir du Luxembourg--Edwards tirait
bien aussi, peut-être un peu moins bien.

Enfin cette querelle augmenta notre amitié. Je m’en souviens parce que,
après une étourderie bien digne de moi, je lui demandais le lendemain ou
le surlendemain au plus tard, de me présenter au fameux docteur Edwards,
son frère, dont on parlait beaucoup en 1822. Il tuait mille grenouilles
par mois et allait, dit-on, découvrir comment nous respirons et un
remède pour les maladies de poitrine des jolies femmes.

Vous savez que le froid, au sortir du bal, tue chaque année, à Paris,
onze cents jeunes femmes[89]. J’ai vu le chiffre officiel.

Or le savant, sage, tranquille, appliqué docteur Edwards avait en fort
petite recommandation les amis de son frère Edouard. D’abord, le docteur
avait seize frères et mon ami était le plus mauvais sujet de tous. C’est
à cause de son ton trop gai et de son amour passionné pour la plus
mauvaise plaisanterie, qu’il ne voulait pas laisser perdre si elle lui
venait, que je n’avais pas voulu le mener chez Mme Pasta. Il avait une
grosse tête, de beaux yeux et les plus jolis cheveux blonds que j’ai
vus. Sans cette diable de manie de vouloir avoir autant d’esprit qu’un
Français, il eût été fort aimable, et il n’eut tenu qu’à lui d’avoir les
plus grands succès auprès des femmes comme je le dirai en parlant
d’_Eugeny_[90], mais elle est encore si jeune, que peut-être il est mal
d’en parler dans ce bavardage qui peut être imprimé dix ans après ma
mort. Si je mets vingt, toutes les _nuances de la vie_ seront changées,
le lecteur ne verra plus que les masses. Et où diable sont les _masses_
dans ces jeux de ma plume? C’est une chose à examiner.

Je crois que, pour se venger noblement, car il avait l’âme noble quand
elle n’était pas offusquée par cinquante verres d’eau-de-vie, Edwards
travailla beaucoup pour obtenir la permission de me présenter au
docteur.

Je trouvai un petit salon archi-bourgeois; une femme du plus grand
mérite qui parlait morale et que je pris pour une _quakeress_ et enfin
dans le docteur un homme du plus rare mérite caché dans un petit corps
malingre duquel la vie avait l’air de s’échapper. On n’y voyait pas dans
ce salon (rue du Helder nº 12). On m’y reçut fraîchement.

Quelle diable d’idée de m’y faire présenter! Ce fut un caprice imprévu,
une folie. Au fond, si je désirais quelque chose, c’était de connaître
les hommes. Tous les mois, peut-être je retrouvais cette idée, mais il
fallait que les goûts, les passions, les autres folies qui remplissaient
ma vie, laissassent tranquille la surface de l’eau pour que cette image
pût y apparaître. Je me disais alors, je ne suis pas comme... (sic)
comme... (sic), des fats de ma connaissance; je ne choisis pas mes amis.

_Je prends au hasard ce qui se trouve sur ma route._

Cette phrase a fait mon orgueil pendant dix ans.

Il m’a fallu trois années pour vaincre la répugnance et la frayeur que
j’inspirais dans le salon de Mme Edwards. On me prenait pour un Don
Juan, pour un monstre de séduction et d’esprit infernal. Certainement,
il ne m’en eût pas coûté davantage pour me faire supporter dans le salon
de Mme de Talaru, ou de Mme Duras, ou de Mme de Broglie, qui admettait
tout couramment des bourgeois, ou de Mme G....t que j’aimais (je parle
de Mlle P. de M.), ou même dans le salon de Mme Récamier.

Mais, en 1822, je n’avais pas compris toute l’importance de la réponse à
cette question sur un homme qui imprime un livre qu’on lit: Quel homme
est-ce?

J’ai été sauvé du mépris par cette réponse: Il va beaucoup chez Mme de
Tracy. La société de 1829 a besoin de mépriser l’homme à qui, à tort ou
à raison, elle accorde quelque esprit dans ses livres. Elle a peur, elle
n’est plus juge impartial. Qu’eût-ce été si l’on avait répondu: Il va
beaucoup chez Mme de Duras (Mlle de Kersaint).

Hé bien! même aujourd’hui, où je sais l’importance de ces réponses, à
cause de cette importance même, je laisserais le salon à la mode. (Je
viens de déserter le salon de lady Holye... en 1832).

Je fus fidèle au salon du docteur Edwards, qui n’était point aimable,
comme on l’est à une maîtresse laide, parce que je pouvais le laisser
chaque mercredi (c’était le jour de Mme Edwards).

Je me soumettrais à tout par le caprice du moment; si l’on me dit la
veille: Demain il faudra vous soumettre à tel moment d’ennui, mon
imagination en fait un monstre, et je me jetterais par la fenêtre plutôt
que de me laisser mener dans un salon ennuyeux.

Chez Mme Edwards, je connus M. Stritch, anglais impassible et triste,
parfaitement honnête, victime de l’Amirauté, car il était Irlandais et
avocat, et cependant défendant, comme faisant partie de son honneur, les
préjugés semés et cultivés dans les têtes anglaises par l’aristocratie.

J’ai retrouvé cette singulière absurdité mêlée avec la plus haute
honnêteté, la plus parfaite délicatesse, chez M. Rogers, près Birmingham
(chez qui je passai quelque temps en août 1826). Ce caractère est fort
commun en Angleterre. Pour les idées semées et cultivées par l’intérêt
de l’aristocratie, on peut dire, ce qui n’est pas peu, que l’Anglais
manque de logique presque autant qu’un Allemand.

La logique de l’Anglais, si admirable en finance et dans tout ce qui
tient à un art qui produit de l’argent à la fin de chaque semaine,
devient confuse dès qu’on s’élève à des sujets un peu abstraits et qui,
_directement, ne produisent pas de l’argent_. Ils sont devenus imbéciles
dans les raisonnements relatifs à la haute littérature par le même
mécanisme qui donne des imbéciles à la diplomatie _of the King of
French_, on ne choisit que dans un petit nombre d’hommes. Tel homme fait
pour raisonner sur le génie de Shakespeare et de Cervantes (grands
hommes morts le même jour, 16 avril 1616, je crois), est marchand de fil
de coton à Manchester. Il se reprocherait comme perte de temps d’ouvrir
un livre directement relatif au coton, et à son exportation en
Allemagne, quand il est filé, etc., etc.

De même le King of French ne choisit ses diplomates que parmi les jeunes
gens de grande naissance et de haute fortune. Il faut chercher la valeur
là où s’est formé M. Thiers (vendu en 1830). Il est fils d’un petit
bourgeois d’Aix en Provence.

Arrivé à l’été de 1822, ou à peu près après mon départ de Milan, je ne
songeais que rarement à m’esquiver volontairement de ce monde. Ma vie se
remplissait, non pas de choses agréables, mais enfin de choses
quelconques qui s’interposaient entre moi et le dernier bonheur qui
avait fait l’objet de mon culte.

J’avais deux plaisirs fort innocents: 1º Bavarder après déjeuner en me
promenant avec Lussinge ou quelque homme de ma connaissance; j’en avais
huit ou dix, tous, comme à l’ordinaire, donnés par le hasard; 2º quand
il faisait chaud, aller lire les journaux anglais dans la jardin de
Galigliani. Là je relus avec délices quatre ou cinq romans de Walter
Scott. Le premier, celui où se trouvent Henry Morton et le sergent
Boswell (_Old Mortality_, je crois) me rappelait les souvenirs si vifs
pour moi de Volterre. Je l’avais souvent ouvert par hasard, attendant
Métilde à Florence, dans le cabinet littéraire de Molini sur l’Arno. Je
les lus comme souvenir de 1818.

J’eus de longues disputes avec Lussinge. Je soutenais qu’un grand tiers
du mérite de sir Walter Scott était dû à un secrétaire qui lui ébauchait
les descriptions de paysage en présence de la nature. Je le trouvais
comme je le trouve, faible en peinture de passion, en connaissance du
cœur humain. La postérité confirmera-t-elle le jugement des
contemporains qui place le Baronnet Ultra immédiatement après
Shakespeare.

Moi j’ai en horreur sa personne et j’ai plusieurs fois refusé de le voir
(à Paris, par M. de Mirbel, à Naples en 1832, à Rome) (_idem_).

Fox lui donna une place de cinquante ou cent mille francs et il est
parti de là pour calomnier lord Byron, qui profita de cette haute leçon
d’hypocrisie: voir la lettre que lord Byron m’écrivit en 1823[91].

La santé morale me revenant, dans l’été de 1822, je songeais à faire
imprimer un livre intitulé l’_Amour_, écrit au crayon à Milan en me
promenant et en songeant à Métilde.

Je comptais le refaire à Paris et il en a grand besoin. Songer un peu
profondément à ces sortes de choses me rendait trop triste, c’était
passer la main violemment sur une blessure à peine cicatrisée. Je
transcrivis à l’encre ce qui était encore au crayon.

Mon ami Edwards me trouva un libraire (M. Mongie) qui ne me donna rien
de mon manuscrit et me promit la moitié du bénéfice, si jamais il y en
avait.

Aujourd’hui que le hasard m’a donné des salons, je reçois des lettres de
libraires à moi inconnus (juin 1832, de M. Thievoz, je crois) qui
m’offrent de payer comptant des manuscrits. Je ne me doutais pas de tout
le mécanisme de la basse littérature. Cela m’a fait horreur et m’eût
dégoûté d’écrire. Les intrigues de M. Hugo (voir dans la _Gazette des
Tribunaux_ de 1831, son procès avec la librairie Bossan ou Plozan), les
manœuvres de M. de Chateaubriand, les courses de Béranger, mais elles
sont si justifiables, ce grand poète avait été destitué par les Bourbons
de sa place de 1,800 fr. au ministère de l’Intérieur.

La bêtise des Bourbons paraît dans tout son jour. S’ils n’eussent pas
bassement destitué un pauvre commis pour une chanson gaie bien plus que
méchante, ce grand poète n’eût pas cultivé son talent et ne fût pas
devenu un des plus puissants leviers qui a chassé les Bourbons. Il a
formé gaiement le mépris des Français pour ce _trône pourri_. C’est
ainsi que l’appelait la reine d’Espagne, morte à Rome, l’amie du prince
de La Paix.

Le hasard me fit connaître cette Cour, mais écrire autre chose que
l’analyse du cœur humain m’ennuie; si le hasard m’avait donné un
secrétaire, j’aurais été une autre (mot illisible).

--Nous avons bien assez de celle-ci, dit l’avocat du diable.

Cette vieille reine avait amené d’Espagne à Rome un vieux confesseur. Ce
confesseur entretenait la belle-fille du cuisinier de l’Académie de
France. Cet Espagnol fort vieux et encore vert galant, eut l’imprudence
de dire (ici je ne puis donner les détails plaisants, les masques
vivent) de dire enfin que Ferdinand VII était le fils d’un tel et non de
Charles IV; c’était là un des grands péchés de la vieille reine. Elle
était morte, un espion sut le propos du prêtre. Ferdinand l’a fait
enlever à Rome et cependant, au lieu de lui faire donner du poison, une
contre-intrigue que j’ignore a fait jeter ce vieillard aux _Présides_.

Oserai-je dire quelle était la maladie de cette vieille reine remplie de
bon sens? (je le sus à Rome en 1817 ou 1824): c’était une suite de
galanteries si mal guéries qu’elle ne pouvait tomber sans se casser un
os. La pauvre femme, étant reine, avait honte de ces accidents fréquents
et n’osait se faire bien guérir. Je trouvai le même genre de malheur à
la Cour de Napoléon en 1811. Je connaissais hélas! beaucoup l’excellent
Cuillerier. Je lui menai trois dames, à deux desquelles je bandai les
yeux (rue de l’Odéon nº 26).

Il me dit deux jours après qu’elles avaient la fièvre (effet de la
vergogne et non de la maladie). Ce parfaitement galant homme ne leva
jamais les yeux pour les regarder.

Il est toujours heureux pour la race des Bourbons d’être débarrassée
d’un stremon[92] comme Ferdinand VII. M. le duc de Laval, parfaitement
honnête homme, mais noble et duc (ce qui fait deux maladies mentales)
s’honorait en me parlant de l’amitié de Ferdinand VII. Et cependant il
avait été trois ans ambassadeur à sa cour.

Cela rappelle la haine profonde de Louis XVI pour Franklin. Ce prince
trouva une manière vraiment bourbonnique de se venger: il fit peindre la
figure, de ce vénérable vieillard au fond d’un pot de chambre de
porcelaine.

Mme Campan nous racontait cela chez Mme Cardon (rue de Lille, au coin de
la rue de Bellechasse), après le 18 Brumaire. Les mémoires d’alors,
qu’on lisait chez Mme Cardon, étaient bien opposés à la rapsodie
larmoyante qui attendrit les jeunes femmes les plus distinguées du
faubourg Saint-Honoré (ce qui a désenchanté l’une d’elles à mes faibles
yeux, vers 1827).



CHAPITRE XI


Me voilà donc avec une occupation pendant l’été de 1822. Corriger les
épreuves de _l’Amour_ imprimé in-12--sur du mauvais papier. M. Mongie me
jura avec indignation qu’on l’avait trompé sur la qualité du papier. Je
ne connaissais pas les libraires en 1822. Je n’avais jamais eu affaire
qu’à M. Firmin Didot, auquel je payais tout papier d’après son tarif. M.
Mongie faisait des gorges chaudes de mon imbécillité.

--Ah! celui-là _n’est pas ficelle_! disait-il en pâmant de rire et en me
comparant aux Ancelot, aux Vitet, aux... (_sic_) et autres auteurs de
métier.

Hé bien! j’ai découvert par la suite que M. Mongie était de bien loin le
plus honnête homme. Que dirai-je de mon ami, M. Sautelet, jeune avocat,
mon ami avant qu’il ne fût libraire?

Mais le pauvre diable s’est tué de chagrin en se voyant délaissé par une
veuve riche, nommée Mme Bonnet ou Bourdel, quelque nom noble de ce genre
et qui lui préférait un jeune pair de France (cela commençait à être un
son bien séduisant en 1828). Cet heureux pair était, je crois, M.
Pérignon, qui avait eu mon amie, Mlle Vigano, la fille du grand homme,
en 1820.

C’était une chose bien dangereuse pour moi, que de corriger les épreuves
d’un livre qui me rappelait tant de nuances de sentiments que j’avais
éprouvés en Italie. J’eus la faiblesse de prendre une chambre à
Montmorency. J’y allais le soir en deux heures par la diligence de la
rue Saint-Denis. Au milieu des bois, surtout à gauche de la Sablonnière
en montant, je corrigeais mes épreuves. Je faillis devenir fou.

Les folles idées de retourner à Milan, que j’avais si souvent
repoussées, me revenaient avec une force étonnante. Je ne sais pas
comment je fis pour résister.

La force de la passion qui fait qu’on ne regarde qu’une seule chose, ôte
tout souvenir de la distance où je me trouve de ces temps-là. Je ne me
rappelle que la forme des arbres de cette partie du bois de Montmorency.

Ce qu’on appelle la vallée de Montmorency n’est qu’un coin de
promontoire qui s’avance vers la vallée de la Seine et directement sur
le dôme des Invalides[93].

Quand Lanfranc peignait une coupole à cent cinquante pieds de hauteur,
il outrait certains traits.--L’aria depinge (l’air se charge de
peindre), disait-il.

De même comme on sera bien plus détrompé des Kings, des blesno (nobles)
et des tresprê (prêtres) vers 1870 qu’aujourd’hui, il me vient la
tentation d’outrer certains traits contre cette minever[94] de l’espèce
humaine, mais j’y résiste, ce serait être _infidèle à la vérité_,

    Infidèle à sa couche. (Cymbeline)

Seulement, que n’ai-je un secrétaire pour pouvoir dicter des faits, des
anecdotes et non pas des raisonnements sur ces trois choses. Mais ayant
écrit vingt-sept pages aujourd’hui, je suis trop fatigué pour détailler
les anecdotes qui assiègent ma mémoire.

3 juillet.--J’allais assez souvent corriger les épreuves de l’_Amour_
dans le parc de Mme Doligny, à Corbeil. Là, je pouvais éviter les
rêveries tristes; à peine mon travail terminé je rentrais au salon.

Je fus bien près de rencontrer le bonheur en 1824. En pensant à la
France durant les six ou sept ans que j’ai passés à Milan, espérant bien
ne jamais revoir Paris, sali par les Bourbons, ni la France, je me
disais: une seule femme m’eût fait pardonner à ce pays-là, la comtesse
Bertois. Je l’aimai en 1824. Nous pensions l’un à l’autre depuis que je
l’avais vue les pieds nus en 1814, le lendemain de la bataille de
Montmirail ou de Champaubert, entrant à six heures du matin chez sa
mère, la M... de M., pour demander des nouvelles de l’affaire.

Eh bien! Mme Bertois était à la campagne chez Mme Doligny, son amie.
Quand enfin je me déterminais à produire ma maussaderie chez Mme
Doligny, elle me dit:

--Mme Bertois vous a attendu; elle ne m’a quittée qu’avant-hier à cause
d’un événement affreux: elle vient de perdre une de ses charmantes
filles.

Dans la bouche d’une femme aussi sensée que Mme Doligny, ces paroles
avaient une grande portée. En 1814, elle m’avait dit: Mme Bertois sent
tout ce que vous valez.

En 1823 ou 22, Mme Bertois avait la bonté de m’aimer un peu. Mme Doligny
lui dit un jour: «Vos yeux s’arrêtent sur Belle; s’il avait la taille
plus élancée, il y a longtemps qu’il vous aurait dit qu’il vous aime.»

Cela n’était pas exact. Ma mélancolie regardait avec plaisir les yeux si
beaux de Mme Bertois. Dans ma stupidité, je n’allais pas plus loin. Je
ne disais pas: pourquoi cette jeune femme me regarde-t-elle?--J’oubliais
tout à fait les excellentes leçons d’amour que m’avait jadis données mon
oncle Gagnon[95] et mon ami et protecteur Martial Daru.

Heureux si je me fusse souvenu de ce grand tacticien! Que de succès
manqués! Que d’humiliations reçues! Mais si j’eusse été habile, je
serais dégoûté des femmes jusqu’à la nausée, de la musique et de la
peinture comme mes deux contemporains, MM. de la R. et P. H., sont secs,
dégoûtés du monde, philosophes. Au lieu de cela, dans tout ce qui touche
aux femmes, j’ai eu le bonheur d’être dupe comme à vingt-cinq ans.

C’est ce qui fait que je ne me brûlerai jamais la cervelle par dégoût de
tout, par ennui de la vie. Dans la carrière littéraire je vois encore
une foule de choses à faire. J’ai des travaux possibles, de quoi occuper
dix vies. La difficulté dans ce moment-ci, 1832, est de m’habituer à
n’être pas distrait par l’action de tirer une traite de 20,000 francs
sur M. le caissier des dépenses centrales du Trésor à Paris.



CHAPITRE XII


4 juillet 1832.

Je ne sais qui me mena chez M. de l’Etang[96]. Il s’était fait donner,
ce me semble, un exemplaire de l’_Histoire de la peinture en Italie_,
sous prétexte d’un rendu compte dans le _Lycée_, un de ces journaux
éphémères qu’avait créés à Paris le succès de l’_Edinburgh Review_. Il
désira me connaître.

En Angleterre, l’aristocratie méprise les lettres. A Paris, c’est une
chose trop importante. Il est impossible pour des Français habitant
Paris de dire la vérité sur les ouvrages d’autres Français habitant
Paris.

Je me suis fait huit ou dix ennemis mortels pour avoir dit aux
rédacteurs du _Globe_, en forme de conseil, et parlant à eux-mêmes, que
le _Globe_ avait le ton un peu trop puritain et manquait peut-être un
peu d’_esprit_.

Un journal littéraire et consciencieux comme le fut l’_Edinburgh Review_
n’est possible qu’autant qu’il sera imprimé à Genève, et dirigé là-bas,
par une tête de négociant capable de secret. Le directeur ferait tous
les ans un voyage à Paris; et recevrait à Genève les articles pour le
journal du mois. Il choisirait, payerait bien (200 fr. par feuille
d’impression) et ne nommerait jamais ses rédacteurs.

On me mena donc chez M. de l’Etang, un dimanche à deux heures. C’est à
cette heure incommode qu’il recevait. Il fallait monter
quatre-vingt-quinze marches, car il tenait son académie au sixième étage
d’une maison qui lui appartenait à lui et à ses sœurs, rue Gaillon.
De ses petites fenêtres, on ne voyait qu’une forêt de cheminées en
plâtre noirâtre. C’est pour moi une des vues les plus laides, mais les
quatre petites chambres qu’habitait M. de l’Etang étaient ornées de
gravures et d’objets d’art curieux et agréables.

Il y avait un superbe portrait du cardinal de Richelieu que je regardais
souvent. A côté, était la grosse figure lourde, pesante, niaise de
Racine. C’était avant d’être aussi gras que ce grand poète avait éprouvé
les sentiments dont le souvenir est indispensable pour faire
_Andromaque_ ou _Phèdre_.

Je trouvai chez M. de l’Etang, devant un petit mauvais feu--car ce fut,
ce me semble, en février 1822 qu’on m’y mena--huit ou dix personnes qui
parlaient de tout. Je fus frappé de leur bon sens, de leur esprit, et
surtout du tact fin du maître de la maison qui, sans qu’il y parût,
dirigeait la discussion de façon à ce qu’on ne parlât jamais trois à la
fois ou que l’on n’arrivât pas à de tristes moments de silence.

Je ne saurais exprimer trop d’estime pour cette société. Je n’ai jamais
rien rencontré, je ne dirai pas de supérieur, mais même de comparable.
Je fus frappé le premier jour, et vingt fois peut-être pendant les trois
ou quatre ans qu’elle a duré, je me suis surpris à faire le même acte
d’admiration.

Une telle société n’est possible que dans la patrie de Voltaire, de
Molière, de Courier.

Elle est impossible en Angleterre, car, chez M. de l’Etang, on se serait
moqué d’un duc comme d’un autre, et plus que d’un autre, s’il eût été
ridicule.

L’Allemagne ne pourrait la fournir, on y est trop accoutumé à croire
avec enthousiasme la niaiserie philosophique à la mode (les Anges de M.
Ancillon). D’ailleurs, hors de leur enthousiasme, les Allemands sont
trop bêtes.

Les Italiens auraient disserté, chacun y eût gardé la parole pendant
vingt minutes et fût resté l’ennemi mortel de son antagoniste dans la
discussion. A la troisième séance, on eût fait des sonnets satiriques
les uns contre les autres.

Car la discussion y était franche sur tout et avec tous. On était poli
chez M. de l’Etang, mais à cause de lui. Il était souvent nécessaire
qu’il protégeât la retraite des imprudents qui, cherchant une idée
nouvelle, avaient avancé une absurdité trop marquante.

Je trouvai là chez M. de l’Etang, MM. Albert Sapfer, J.-J. Ampère,
Sautelet[97], de Lussinge.

M. de l’Etang est un caractère dans le genre du bon vicaire de
Wakefield. Il faudrait, pour en donner une idée, toutes les demi-teintes
de Goldsmith ou d’Addison.

D’abord il est fort laid; il a surtout, chose rare à Paris, le front
ignoble et bas, il est bien fait et grand.

Il a toutes les petitesses d’un bourgeois. S’il achète pour trente-six
francs une douzaine de mouchoirs chez le marchand du coin, deux heures
après il croit que ses mouchoirs sont une rareté, et que pour aucun prix
on ne pourrait en trouver de semblables à Paris.

                     (_Le manuscrit s’arrête là._)



LETTRES INÉDITES



I

A SA SŒUR PAULINE.


Bergame, le 19 floréal an IX (9 mai 1801.)

Tu es allée quelquefois à Montfleury[98], ma chère Pauline; de là, tu as
admiré le spectacle enchanteur que présente la vallée arrosée par la
tortueuse Isère. Si tu t’y es trouvée dans un moment d’orage, lorsque
les nuées obscures luttent et se déchirent, que le tonnerre fait
retentir la terre et les cieux, qu’une pluie mêlée de grêle fait tout
plier, ton âme s’est sans doute élevée vers le père des nuages et de la
terre. Tu as senti la puissance du créateur; mais, peu à peu cette idée
sublime a fait place à une douce mélancolie, tu es revenue vers toi-même
et tu as pensé (rêvé) à tes plans de bonheur, tu t’y es enfoncée et tu
n’as vu qu’avec regret la fin de l’orage et le moment de rentrer. Eh
bien, figure-toi une plaine de quarante lieues de largeur, arrosée par
le Tessin, l’Adda, le Mincio et le majestueux Pô; figure-toi une nuit
sombre en plein midi, deux cents coups de tonnerre en demi-heure[99],
des nuages enflammés, se détachant sur un ciel obscur et traversant
l’atmosphère en deux secondes et tu n’auras qu’une bien faible idée de
la magnifique tempête que j’ai vue ce matin.

Jamais spectacle plus beau n’a frappé mes yeux, et les douze ou quinze
camarades qui étaient avec moi ont avoué n’avoir jamais rien vu de si
imposant. Nous avons vu tomber la foudre sur un clocher qui est à nos
pieds; car toute la ville de Bergame est dans le genre de la montée de
Chalemont[100]. Nous sommes au plain-pied, en entrant par derrière et au
dixième, au moins, par devant. Tu remarqueras que nous sommes au pied
des Alpes et que nous apercevons les Apennins.

Tu ne m’écris jamais, je ne sais pourquoi; car tu dois mourir de loisir
et tu sais combien tes lettres me font plaisir. Que font Caroline[101],
Félicie et le chanoine Gaëtan? Donne moi aussi des nouvelles du charmant
Oronce[102]; je brûle de le voir à douze ans.--Adieu, embrasse tout le
monde pour moi.

H. B.[103].



II

A LA MÊME.


Saluces, le 15 frimaire an X (6 décembre 1801).

Je ne peux te dire, ma chère Pauline, combien ta lettre m’a fait
plaisir. Je compte en recevoir souvent, car rien ne t’empêche d’écrire
tes lettres chez Mademoiselle Lassaigne[104] et de les donner à
Marion[105] lorsque tu viens à la maison. De cette manière l’inquisition
sera en défaut. Tu as très bien fait de ne pas abandonner le piano. Dans
le siècle où nous sommes, il faut qu’une demoiselle sache absolument la
musique, autrement on ne lui croit aucune espèce d’éducation. Ainsi, il
faut de toute nécessité que tu deviennes forte sur le piano; roidis-toi
contre l’ennui et songe au plaisir que la musique te donnera un jour.

J’aurais bien désiré que tu apprisses à dessiner. Tu me dis que le
maître qui vient chez Mlle Lassaigne est mauvais; mais il vaut encore
mieux apprendre d’un mauvais maître que de ne pas apprendre du tout.
D’ailleurs, tu rougiras[106] du papier pendant un an, avant que d’être
en état de sentir les règles, et peut-être, à cette époque,
remontreras-tu un bon maître. Ce que je te recommande, c’est de
dessiner la tête et jamais le paysage; rien ne gâte les commençants
comme cela.

Je pense, comme toi, que Monsieur Velly[107] n’est pas très amusant;
cependant il faut le lire; mais tu pourras renvoyer cela à un an ou
deux. En attendant, il conviendra de lire des histoires particulières
qui sont aussi amusantes que les histoires générales le sont peu. Prie
le grand papa Gagnon de te donner l’_Histoire du siècle de Louis XIV_
par Voltaire; l’_Histoire de Charles XII, roi de Suède_ du même;
l’_Histoire de Louis XI_ par Mlle de Lussan[108]; la _Conjuration de
Venise_ par l’abbé de St-Réal. Peu à peu tu y prendras goût et tu
finiras par dévorer l’histoire de France, qui est très intéressante par
elle-même, et qui ne dégoûte que par la platitude et les préjugés de
l’abbé Velly, de son sot continuateur Villaret et de Garnier[109],
encore plus plat, s’il est possible, qu’eux tous.

Il faut accoutumer peu à peu ton esprit à sentir et à juger le _beau_,
dans tous les genres. Tu y parviendras en lisant, d’abord, les ouvrages
légers, agréables et courts. Tu liras ensuite ceux qui exigent plus
d’instruction et qui supposent plus de capacité. Tu connais, sans doute,
_Télémaque_, la _Jérusalem délivrée_; tu pourras lire _Séthos_[110] qui,
quoique ouvrage médiocre, te donnera une idée des mystères d’Isis, si
célèbres dans toute l’antiquité, et de ce qu’était la navigation dans
son enfance.

Je vois avec bien du plaisir que tu lis les tragédies de Voltaire. Tu
dois te familiariser avec les chefs-d’œuvre de nos grands écrivains;
ils te formeront également l’esprit et le cœur. Je te conseille de
lire Racine, le terrible Crébillon, et le charmant Lafontaine. Tu verras
la distance immense qui sépare Racine de Crébillon et de la foule des
imitateurs de ce dernier. Tu me diras ensuite qui tu aimes le mieux de
Corneille ou de Racine. Peut-être Voltaire te plaira-t-il d’abord autant
qu’eux; mais tu sentiras bientôt combien son vers coulant, mais vide,
est inférieur au vers plein de choses du tendre Racine et du majestueux
Corneille.

Tu peux demander au grand papa les _Lettres Persanes_ de Montesquieu et
l’_Histoire naturelle_ de Buffon, à partir du sixième volume; les
premiers ne t’amuseraient pas. Je crois, ma chère Pauline, que ces
divers ouvrages te plairont beaucoup; en même temps, tu feras
connaissance avec leurs immortels auteurs.

Mais c’est assez bavarder sur un même sujet. Donne-moi de grands détails
sur tes occupations chez Mlle Lassaigne[111] et sur la manière dont tu
passes ton temps. Peut-être t’ennuies-tu un peu; mais songe que dans ce
monde nous n’avons jamais de bonheur parfait et mets à profit ta
jeunesse, pour apprendre; les connaissances nous suivent tout le reste
de notre vie, nous sont toujours utiles et, quelquefois, nous consolent
de bien des peines. Pour moi, quand je lis Racine, Voltaire, Molière,
Virgile, l’_Orlando Furioso_, j’oublie le reste du monde. J’entends par
monde cette foule d’indifférents qui nous vexent souvent, et non pas mes
amis que j’ai toujours présents au fond du cœur. C’est là, ma chère
Pauline, que tu es gravée en caractères ineffaçables. Je pense à toi
mille fois le jour; je me fais un plaisir de te revoir grande, belle,
instruite, aimable et aimée de tout le monde. C’est cette douce pensée
qui me rappelle sans cesse Grenoble; je compte y être dans neuf mois. Je
pourrais bien y aller tout de suite, mon colonel m’a offert un congé;
mais mon devoir me retient au régiment.

Tu vois, ma chère, que nous sommes toujours contrariés par quelque
chose; aussi, le meilleur parti que nous ayons à prendre est-il de
tâcher de nous accommoder de notre situation et d’en tirer la plus
grande masse de bonheur possible. C’est là la seule vraie philosophie.

                        Adieu, écris-moi vite,

H. B.[112]



III

A EDOUARD MOUNIER[113].


Paris, 17 prairial an X (6 juin 1804).

Et voilà les promesses des amis! En me quittant vous me juriez de
m’écrire, vous me donneriez de vos nouvelles le lendemain de votre
arrivée à Rennes, et les jours se passent, un mois s’est presque écoulé
et les journaux seuls m’ont appris que vous existiez.

Je sais que ce temps a été très bien rempli pour vous; vous avez vu des
contrées qui vous étaient inconnues, vous avez fait de nouvelles
connaissances, vous avez acquis de nouveaux amis; était-ce une raison
pour oublier les anciens? Pour moi, tous les jours je vois
l’inconstance, mais je ne la conçois pas encore; en amitié comme en
amour, lorsque une fois on s’est vu, lorsque les âmes se sont senties,
est-il possible de changer? Mais je veux bien vous pardonner, à
condition que vous m’écrirez bien vite et souvent.

Depuis votre départ, tout Paris a couru à une représentation du _Mariage
de Figaro_, donnée dans la salle de l’Opéra au profit de Mlle Contat;
l’assemblée était nombreuse, toutes les élégantes célèbres par leur
beauté ou leurs aventures étaient venues y étaler leurs grâces, et je
vous avouerai que j’ai trouvé le spectacle des loges beaucoup plus
intéressant que celui qui nous avait rassemblés. J’ai été très mécontent
de Dugazon, qui a fait un plat bouffon du spirituel Figaro. Fleury,
Almaviva, et Mlle Contat, la Comtesse, ont joué assez médiocrement; mais
en revanche, Mlle Mars a rendu divinement le rôle du page Chérubin. Je
n’ai jamais rien vu de si touchant que ce jeune homme aux pieds de la
comtesse qu’il adore, recevant ses adieux au moment de partir pour
l’armée; des deux côtés, ces sentiments contraints qu’ils n’osent
s’avouer, ces yeux qui s’entendent si bien quoique leurs bouches n’aient
pas osé parler. Quel tableau plus naturel et en même temps plus
intéressant? Beaumarchais avait très bien amené la situation, mais il
s’était contenté de l’esquisser. Mlles Mars et Contat ont achevé le
tableau par leur jeu charmant à la fois et profond. Tout le reste de la
pièce a été très faiblement goûté. Les pirouettes de Vestris, les grâces
de Mme Coulomb et les cris de Mmes Maillard et Branchu n’ont pu étouffer
l’ennui qui devait naturellement résulter de quatre heures de spectacle
sans intérêt. Le souvenir de l’ancien succès de Figaro a seul empêché
les spectateurs de témoigner leur mécontentement. Il n’en a pas été de
même hier à la représentation du _Roi et le Laboureur_, tragédie
nouvelle.

Arnault[114] avait dit partout qu’elle était de lui. Talma et Lafont y
jouaient, il n’en fallait pas tant pour attirer tout Paris; aussi à cinq
heures la queue s’étendait déjà jusque dans le jardin du Palais-Royal.
On a commencé à 7 heures. De mémoire d’homme on n’a vu amphigouri
pareil; ni plan, ni action, ni style. Un roi de Castille qui tombe de
cheval en chassant à une lieue de Séville, capitale de ses Etats, n’est
secouru que par un paysan et sa fille. Il demeure trois mois dans leur
cabane, apparemment sans qu’aucun de ses ministres ou de ses courtisans
viennent le voir, car Juan et sa fille ignorent absolument qui ils ont
reçu. Enfin il faut quitter cette cabane tant regrettée par le doucereux
roi, car, comme de juste, il est tombé amoureux de la belle Félicie. Il
vient quelques jours après, avec un de ses courtisans, pour la revoir,
mais au lieu d’elle il trouve le vieux Juan, qui lui débite des plaintes
à n’en pas finir contre le gouvernement actuel. Le roi ne trouve d’autre
remède à cela que de le faire son premier ministre. Mais voilà tout à
coup qu’un Léon, soldat jadis fiancé avec Félicie, revient d’Afrique, où
on le croyait enterré depuis longtemps, tout exprès pour l’épouser. Cela
ne lui fait pas grand plaisir. Mais enfin, en vertu de cinq ou six
belles maximes, elle tâchera de s’y résoudre. Cependant ce Léon est
reconnu par ses anciens camarades, qui sont indignés de le voir toujours
simple soldat et qui viennent demander au roi une récompense pour lui.
Le roi le fait sur-le-champ son connétable. Le bon Léon, tout content,
s’en va bien vite à la chaumière pour épouser Félicie, et il est pressé,
car il est six heures du soir, et il veut cueillir cette nuit même le
prix de son amour. Tout va très bien jusque-là; mais le roi s’avise
d’aller aussi à la chaumière et de demander à Léon, pour prix du beau
brevet qu’il vient de lui donner, la main de sa Félicie. Léon lui dit:
«Je n’y veux pas consentir,

    Et j’aime, en Castillan, ma maîtresse et mon roi.

C’est le seul vers supportable de la pièce. Là-dessus le roi le
poignarde. C’est ainsi que finit le quatrième acte.

Jusque-là le public avait souffert assez patiemment trois expositions
différentes et quatre ou cinq beaux discours, tous remplis, pour être
plus touchants, de belles et bonnes maximes extraites de Voltaire,
Helvétius, voire même de Puffendorff; mais ce coup de poignard a tout
gâté. L’ennui général s’est manifesté par de nombreux coups de sifflet,
et on a baissé la toile au milieu du cinquième acte[115]. Ce qui a le
plus amusé le public, c’est le style original de la pièce. D’ordinaire,
la dureté des vers est rachetée par quelque force dans la pensée; mais
ici c’est l’énergie de la fadeur.

Voici, mon cher Mounier, quelles sont les belles productions de nos
contemporains, heureux encore s’ils se contentaient de faire des
ouvrages ridicules. Pour moi, indigné de leur sotte bêtise et de leur
basse lâcheté, je tâche de m’isoler le plus possible; je travaille
beaucoup l’anglais et je relis sans cesse Virgile et Jean-Jacques. Je
compte être bientôt débarrassé de mon uniforme et pouvoir me fixer à
Paris. Ce n’est pas que cette ville me plaise beaucoup plus qu’une
autre; mais dans l’impossibilité d’être où je voudrais passer ma vie,
c’est celle qui m’offre le plus de moyens pour continuer mon éducation.

Peut-être un jour viendra que je pourrai habiter le seul pays où le
bonheur existe pour moi; en attendant, cher ami, écrivez-moi souvent;
les bons cœurs sont si rares qu’ils ne sauraient trop se rapprocher.

Faites, je vous prie, accepter l’hommage de mon respect à monsieur votre
père, ainsi qu’à Mlle Victorine, et dites-moi si Rennes vous a plu à
tous autant qu’à Philippine[116].

Happiness and friendship[117].

H. B.,
rue Neuve-Augustin, nº 736, chez M. Bonnemain.



IV

AU MÊME.


Paris, 16 messidor an X (5 juillet 1802).

Je ne reçois voire lettre qu’aujourd’hui, mon cher Mounier, à mon retour
de Fontainebleau, où j’ai passé plusieurs jours à chasser et à disputer
avec mon général[118]. Il voulait absolument me reprendre comme aide de
camp et me faire nommer lieutenant; moi je voulais donner ma démission,
et c’est ce que j’ai fait avant-hier; ainsi, à compter du 12 messidor,
je suis redevenu libre et citoyen.

Quelle idée avez-vous donc sur nos lettres, mon cher Mounier? Est-ce que
nous nous écrivons pour faire de l’esprit ou pour nous communiquer
franchement ce que nous sentons? Ecrivez-moi avec votre cœur et je
serai toujours content. J’ai été charmé de la description de la ville de
Rennes. Je vous vois déjà dans une délicieuse petite chambre donnant sur
les Tabors, rêvant à la jolie fille du Maine ou aux charmantes sœurs
qui, Parisiennes et militaires, emporteront votre cœur d’assaut. Vous
avez beau me plaisanter sur mes amours passagers, vous, monsieur le
philosophe, tout comme un autre vous serez d’abord entraîné par les
femmes vives et légères. Une d’elles, avec un peu de coquetterie, vous
persuadera facilement que vous l’adorez et qu’elle vous aime un peu.
Vous en serez fou pendant deux mois, vous croirez avoir trouvé cette
femme unique qui seule peut faire votre bonheur sur la terre. Mais vous
vous apercevrez bientôt que ce qu’on a fait pour vous, on l’a fait aussi
pour vingt autres. Vous la maudirez, vous vous en voudrez bien. Quelque
temps après, vous trouvez une femme aimable, d’un tout autre caractère,
une femme unique dans son genre; celle-ci est aussi réservée et aussi
douce que l’autre était vive et brillante. Sûre de sa victoire, elle ne
vous prévient pas, elle vous laisse faire les avances, vous reçoit avec
une froideur apparente qu’elle dément bien vite par un tendre regard.
Vous êtes transporté, vous êtes le plus heureux des hommes; pour cette
fois vous n’êtes pas trompé. Hélas! quinze jours après, vous vous
apercevez qu’on répète déjà avec un autre le rôle qu’on avait joué avec
vous.

Lassé bientôt de ce commerce de tromperie, vous vous accoutumerez à ne
regarder les femmes que comme de charmants enfants, avec lesquels il est
permis de badiner, mais à qui l’on ne doit jamais s’attacher. Vous
deviendrez alors ce qu’on appelle un homme aimable, vous plaisanterez
tout, vous serez entreprenant, vous ferez la cour à toutes les belles
que vous verrez, elles vous trouveront délicieux.

Mais tout à coup, vous trouverez une femme auprès de qui toute votre
assurance s’évanouira; vous voudrez parler et les paroles expieront sur
vos lèvres; vous voudrez être aimable et vous ne direz que des choses
communes. Alors, croyez-moi, mon cher Mounier, si l’absence ne fait
qu’augmenter votre passion, si les objets qui vous plaisaient le plus
vous deviennent fades et ennuyeux, c’est en vain que vous voudriez vous
en défendre, vous êtes amoureux et pour la vie.

Rappelez-vous que vous m’avez promis franchise entière; ne craignez pas
ma sévérité.

    _Non ignara mali, miseris succurrere disco._

Vous voyez que je suis votre conseil et que je lis l’_Enéide_
quelquefois; aussi je quitte la tendre Didon pour des hommes plus
modernes. Dans ce moment, par exemple, je viens de lire les _Nouveaux
tableaux de famille_ d’A. Lafontaine[119]. J’ai été vraiment charmé; il
y a là un Whater à qui vous porterez envie. Ce roman m’a un peu
réconcilié avec les Allemands. Est-ce que vraiment quelques-uns d’entre
eux auraient de l’esprit?

Je trouve vos assemblées du vendredi superbes; je vois d’ici Mlle
Victorine faisant les honneurs de la maison, et vous, signor prefetino,
distribuant des calembours à droite et à gauche; je ne regrette qu’une
chose, c’est de ne pas être un des aides de camp du général que vous
recevez si bien.

Dites-moi ce qu’ils font, ce qu’ils disent; en un mot, si ce sont de
bons diables, et surtout _answer fast to your everlasting friend_,

H. B.



V

A SA SŒUR PAULINE[120].


Paris, 4 fructidor, An X (22 août 1802.)

Je te réponds tout de suite, ma bonne Pauline, de peur de ne pouvoir le
faire de longtemps, j’ai sur ma table onze ou douze lettres auxquelles
il faut que je réponde, et qui attendent leur tour depuis un mois;
prends de l’ordre de bonne heure, je n’en ai que pour mes études, et
j’ai bien souvent occasion de m’en repentir dans mes relations sociales;
prends pour principe de toujours répondre à une lettre dans les
quarante-huit heures qui suivent sa réception.

Prends tout de suite un maître d’italien, quel qu’il soit; en attendant
de l’avoir, copie, et apprends par cœur les deux auxiliaires _essere_
et _avere_, tâche de comprendre le beau tableau qui est à la tête de ta
grammaire italienne. Je te conseille de prendre une grande feuille de
papier et de le copier. Il faudra lire chaque soir avant de te coucher
le verbe _avere_, ensuite le verbe _essere_. C’est le seul moyen
d’apprendre, je compte là-dessus.

Tu pouvais lire beaucoup mieux que l’_Homme des Champs_[121]. C’est un
pauvre ouvrage. Lis Racine et Corneille, Corneille et Racine et sans
cesse. Puisque tu ne sais pas le latin, tu peux lire les _Géorgiques_,
de Delille. Ne pouvant pas lire Homère et Virgile, tu peux lire _la
Henriade_. Tu y prendras une très légère idée du genre de ces grands
hommes. Lis La Harpe; son goût n’est pas sûr, mais il te donnera les
premières notions, et si jamais j’ai le bonheur de pouvoir passer deux
mois à Claix[122] avec toi, loin des ennuyeux, nous parlerons
littérature. Je te dirai ma manière de voir et j’espère que tu sentiras
de la même manière. Il y a en toi de quoi faire une femme charmante,
mais il faut t’accoutumer à réfléchir, voilà le grand secret.

Pour bien sentir la mesure des vers, il faut en avoir dans l’oreille. Tu
me feras bien plaisir de chercher le quatrième acte d’_Iphigénie_, scène
quatrième et d’apprendre la tirade qui commence par ces mots _mon père_,
jusqu’à _que je leur vais conter_. Je te conseille de les copier et de
les lire le soir. Il est très essentiel de bien lire les vers, je
voudrais que d’ici au mois de septembre prochain, tu susses tout le
rôle d’Iphigénie, je t’apprendrais à le déclamer. Tu pourras te borner à
lire de Corneille, les pièces suivantes: le _Cid_, _Horace_, _Cinna_,
_Rodogune_ et _Polyeucte_. Prie le grand-papa de te prêter le
_Misanthrope_, de Molière. Tu pourras lire _Radamiste et Zénobie_, de
Crébillon, _Mérope_, _Zaïre_ et la _Mort de César_, de Voltaire. Si ton
goût est juste, tu placeras Corneille et Racine au premier rang des
tragiques français, Voltaire et Crébillon au deuxième. Je finis en te
recommandant de lire sans cesse Racine et Corneille, je suis comme
l’Eglise, hors de là point de salut.

    C’est avoir profité, que de savoir s’y plaire.

H. B.[123].



VI

A EDOUARD MOUNIER.


Paris, 1er compl. X[124] (18 septembre 1802).

Je ne vous ai pas écrit depuis deux mois, mon cher Edouard, parce que
j’étais tombé dans une mélancolie noire que je ne voulais pas dire à mes
amis. Mais on dit que monsieur votre père a eu un différend avec votre
évêque. Donnez-moi de grands détails là-dessus, je vous prie. La cause
de la philosophie défendue par le plus grand de mes concitoyens fait
bouillir mon sang dans mes veines.

Adieu, mon cher ami; veuillez bien présenter l’hommage de mes respects à
Mlle Victorine. Est-ce que vous ne viendrez point à Paris cet hiver?

H.B.



VII

AU MÊME.


Paris, 21 nivôse XI (11 janvier 1803).

Qu’aurais-je pu vous dire, mon cher Mounier, pendant six mois de ma vie
passés dans la folie la plus complète? Je l’ai enfin connue cette
passion que ma jeunesse ardente souhaita avec tant d’ardeur. Mais à
présent que l’aimable galanterie a pris la place de ce sombre amour,
après avoir été tant plaisanté par mes amis, je puis en plaisanter avec
vous. Oui, mon ami, j’étais amoureux et amoureux d’une singulière
manière, d’une jeune personne que je n’avais fait qu’entrevoir, et qui
n’avait récompensé que par des mépris la passion la mieux sentie. Mais
enfin tout est fini; je n’ai plus le temps de rêver, je danse presque
chaque jour. En qualité de fou, je me suis mis sous la tutelle de mes
amis, qui n’ont trouvé d’autre moyen de me guérir que de me faire
devenir amoureux. Aussi suis-je tombé épris d’une femme de banquier très
jolie; j’ai dansé plusieurs fois avec elle, je me suis fait présenter
dans ses sociétés, je viens de lui écrire ma cinquième lettre, elle m’en
a renvoyé trois sans les lire, elle a déchiré la première, suivant
toutes les règles elle doit lire la cinquième et répondra à la sixième
ou septième[125]. Elle a épousé il y a six mois le brillant équipage et
les deux millions d’un badaud qui a la platitude d’en être jaloux,
jaloux d’une femme de Paris! il prend bien son temps; aussi je compte
bien m’amuser avec cet animal là. Il m’a donné une comédie impayable
avant-hier. Malli m’avait donné son mouchoir et son argent à garder;
elle est sortie beaucoup plus tôt qu’elle ne m’avait dit, ce qui a fait
que Monsieur son mari m’est venu chercher à une contre-danse que je
dansais à l’autre bout de la salle, pour me demander les _affaires_ de
sa femme. Il était si plaisamment sérieux en faisant ce beau message,
que tout le monde a éclaté; j’en ris encore en vous l’écrivant. Hier
soir, il m’a boudé et, comme je disais que j’étais charmé que l’usage de
l’épée et des habits brodés revînt, il a dit, d’un air judicieux, que ce
n’était qu’un moyen de plus donné aux étourdis pour troubler la
société.

Tout le monde me félicite sur la rapidité de mes progrès. Je suis le
premier amant de Mme B.; des gens qui valaient beaucoup mieux que moi
ont été refusés; je me dis ça à tout moment pour tâcher de me rendre
fier, mais en vérité ces jouissances d’amour-propre sont bien courtes.
Je jouis un instant lorsque, penchée sur les bras de sa bergère, je la
fais sourire, ou lorsque je fais un petit homme avec le bout de son
mouchoir; mais lorsque mon orgueil veut me féliciter de la différence de
mes succès cette année et l’année dernière, je deviens rêveur, je me
rappelle le charmant sourire de celle que j’aime encore, malgré moi; je
sens des larmes errer dans mes yeux à la pensée que je ne la reverrai
jamais;--mais convenez que je suis bien sot; ne me revoilà-t-il pas dans
mes anciennes lubies. Mais cette fille, que m’a-t-elle fait après tout,
pour être tant aimée? elle me souriait un jour, pour avoir le plaisir de
me fuir le lendemain; elle n’a jamais voulu permettre que je lui dise un
mot; une seule fois j’ai voulu lui écrire, elle a rejeté ma lettre avec
mépris; enfin, de cet amour si violent, il ne me reste pour gage qu’un
morceau de gant[126]. Convenez, cher Mounier, que mes amis ont raison,
et que, pour un officier de dragons, je joue là un brillant rôle. Encore
si elle m’eût aimé; mais la cruelle s’est toujours fait un jeu de me
tourmenter; non elle n’est que coquette; aussi je l’oublie à jamais, et
je la verrais dans ce moment que je serais aussi indifférent pour elle,
qu’elle fut pour moi dans le temps de ma plus vive ardeur.

Mais, pardon, mon ami, je vous ennuie de mes folies, c’est pour la
dernière fois; je sens que je l’oublie. Est-ce que je n’aurai pas le
plaisir de vous embrasser cet hiver? Venez un peu voir notre Paris à
présent qu’il est dans son lustre; je suis sûr que tout philosophe que
vous êtes, il vous plaira beaucoup plus qu’au printemps. Dans tous les
cas j’espère que nous vendangerons ensemble dans notre Dauphiné. Venez,
mon cher Mounier, comparer nos gais paysans de la vallée avec vos
Bretons. Est-ce que Mlle Victorine ne sera pas de la partie? Dans tous
les cas présentez-lui mes hommages, et croyez à l’_endless friendship
of_

H. B.



VIII

AU MÊME.


Paris, 27 ventôse XI (18 mars 1803).

Savez-vous que vous vous conduisez très mal, mon cher Mounier. Je vous
écris des lettres superbes, des lettres de quatre pages, et vous restez
trois mois sans donner signe de vie; cela est affreux; à moins que vous
ne soyez mort, je ne puis vous excuser. Et le sieur Pison qui part d’ici
sans crier gare! Vraiment vous devenez tous Bas-Bretons. Il faudra plus
de six mois de séjour à Paris pour vous rappeler à votre ancien
caractère. Donnez-moi des détails sur le carnaval de Rennes. Je me suis
amusé ici comme un dieu. Si vous étiez ici je vous procurerais les plus
jolies connaissances du monde. Je vais tous les mardis dans une maison
où Mme Récamier vient; on fait de la musique; les mères jouent à la
bouillotte, leurs filles à de petits jeux, et presque toujours on finit
par danser. Le vendredi je vais au Marais, dans une société de l’ancien
régime où l’on m’appelle M. de Beyle; on y parle beaucoup de la religion
de nos pères, et le charmant abbé Delille nous dit des vers après boire.
Le samedi, la plus jolie de mes soirées, nous allons chez M. Dupuy, où
se trouvent des savants de toutes les couleurs, de toutes les langues et
de tous les pays. Mlle Duchesnois y vient souvent avec son maître
Legouvé! On y parle _grec_; sentez-vous la force de ce mot-là? Si vous y
étiez vous brilleriez. En vérité, je ne conçois pas comment vous pouvez
habiter Rennes. Vous avez du crédit, venez à Paris. Ayez-y une place, et
vous ne regretterez pas vos Bretons.

Est-il vrai que vous venez cet automne à Grenoble? cela serait
délicieux. Nous partons d’ici neuf... à la fois. Je me donne des peines
incroyables, trois fois la semaine, pour apprendre la gavotte pour
pouvoir faire briller quelque jolie petite fille de notre country.
Serez-vous témoin de mes succès? cette douce espérance ferait redoubler
mes efforts.

Allons, mon cher Édouard, évertuez-vous et écrivez-moi deux pages de
chronique scandaleuse. Savez-vous l’histoire du collier qui ne coûte que
12 mille francs, quoiqu’il en vaille 22,000?

Mille respects à M. votre père, ainsi qu’à Mlles vos sœurs, et, je
vous en prie, réponse.

Friendship and happiness.

H. B.,

rue d’Angeviller, nº 153.



IX

AU MÊME.


Paris, 5 germinal XI (26 mars 1803).

Comment diable passer à l’autre monde, lorsqu’on est aussi aimé et aussi
aimable que vous l’êtes? Ç’aurait été très mal à vous je vous jure. Vous
voilà donc éternellement à Rennes; c’est charmant pour vous puisque vous
vous y amusez, mais convenez que c’est bien triste pour vos amis. Ne
viendrez-vous pas au moins vendanger les charmantes vignes de la vallée?
Je vous en conjure avec toute la mélancolie convenable, par les
souvenirs antiques, par les longues heures passées auprès de ces grands
rochers couronnés de nuages blanchâtres, par cet amour de la patrie
enfin qui fait errer le doux sourire de la tendresse sur les lèvres...
mon ami, excusez-moi, je ne sais plus où j’en suis, ni comment finir ma
phrase. Vous savez que la Delphine a infatué toutes les jolies femmes du
style ossianique et que moi, malheureux, qui suis obligé d’écrire une
lettre de sentiment ou deux par jour, je sue sang et eau pour y pouvoir
mettre un peu de mélancolie.

A propos de Delphine, dites-moi au long ce que vous en pensez, vous qui
connaissez Ossian, la littérature allemande, Homère, etc., etc. On n’en
parle déjà plus ici, mais je serai bien aise de savoir quel effet elle a
fait sur vous, philosophe. Je vous dirai qu’il me semble que Léonce
n’est pas amoureux. Mme de Staël n’a pris que le laid de l’amour.
Delphine me paraîtrait assez aimable si elle n’était pas si
métaphysicienne. Au reste, je crois qu’on pourrait tirer de ce roman
beaucoup de pensées ingénieuses et même profondes sur la société de
Paris[127]. Je connais bien peu de femmes de 40 ans qui ne ressemblent
pas de près ou de loin à Mme de Vernon. En me parlant de l’ouvrage,
dites-moi votre avis sur l’auteur, avec qui vous avez soutenu thèse à ce
qu’il me semble.

Vous me parlez de ma B... Je l’ai plantée là il y a 2 mois, qui plus est
sans l’avoir eue; elle a fait venir chez elle une nièce charmante dont
le mari dompte les nègres de Saint-Domingue. J’ai entrepris de dompter
aussi à mon tour; mais elle fait une résistance superbe; elle est aidée
par sa tante, qui est endiablée contre moi et qui me fait manquer toutes
les occasions de finir. J’en suis si vexé, que je finirai peut-être par
avoir la tante pour pouvoir approcher la nièce. Ce qui m’étonne le plus,
c’est que la petite m’aime; elle m’écrit des lettres qui, malgré leurs
fautes d’orthographe, sont assez tendres; elle m’embrasse de tout son
cœur quand je lui en donne l’occasion, mais _niente più_. Je commence
à croire, le diable m’emporte, à l’amour platonique. Vous voyez, cher
Edouard, qu’en amour comme en guerre tout n’est pas succès. Tout
considéré, je mène dans deux heures ces dames au bal; je veux en finir;
je m’en veux de me sentir agité par une petite coquette de vingt ans.

Savez-vous que pendant que nous portons la gloire de Grenoble aux deux
bouts de la France, on nous enlève les beautés qui ornaient nos bals.
Mon pauvre cousin Félix Mallein a été sur le point de se pendre ou de se
jeter dans la rivière, parce que Mlle M*** l’a abandonné pour je ne sais
quel carabin qui l’a épousée. R... a épousé Mlle M..., celle dont il
disait tant d’horreurs il y a un an. Une demoiselle que vous avez
peut-être connue et qui avait deux amants, tous deux hommes de beaucoup
d’esprit, a formé le projet de se laisser mourir de douleur, depuis que
l’un des deux s’est laissé mourir de la fièvre. Si j’avais l’honneur
d’être l’amant restant, je me croirais obligé d’aller en poste consoler
la belle affligée; il est beau de n’être même que successeur quand c’est
dans un si beau poste.

Adieu, mon cher Mounier; vous voyez que je suis exact, je veux réparer
le temps perdu. Je n’ai rien reçu de vous depuis quatre mois; dites-moi
où vous m’avez adressé votre précédente lettre, et de grâce venez avec
nous à Gren. en fructidor.

Avez-vous des nouvelles de la belle Caroline?

Comment se porte votre sabre? En avez-vous fait usage depuis moi?

H. B.



X

A SON PÈRE.


Paris, 11 floréal an XI (1er mai 1803).

Mon cher papa,

Je viens encore te parler argent, mais j’espère que c’est pour la
dernière fois.

Le général M. X...[128], qui va partir pour son inspection, qui voulait
me rengager avec lui, et qui ne cesse de m’accabler de bontés m’a invité
à aller pour six jours à Belleville et à Fontainebleau. Au lieu de six
jours, j’en ai passé huit, il m’a fallu prendre un cabriolet pour aller
à Fontainebleau et ce voyage me revient à plus de 55 fr. Je suis arrivé
ici hier, et ce matin je viens de recevoir une invitation charmante de
M. Misou qui m’engage à aller passer la semaine prochaine à Clamart, où
l’abbé Delille sera. Je crois que, pour peu que je reste encore ici,
toutes mes connaissances, surtout Mme de N...[129], m’obligeront à aller
les voir à la campagne et une fois arrivé m’y feront passer ma vie. Je
dépenserai beaucoup cet été et peut-être plus que cet hiver. J’aime donc
mieux, si tu le trouves bon, m’en aller économiser cinq mois à Claix, là
je ne dépenserai absolument rien, et par là je pourrai aller en société
l’hiver prochain.

J’ai soif de la campagne et je sens que je ne pourrais jamais résister à
Mme de N...

Je n’ai presque point de dépenses à faire avant que de partir: une paire
de bottes 36 fr., une paire de pistolets 48; voilà ce qui m’est
nécessaire avec deux ou trois pantalons de nankin. Si tu es en argent,
j’y ajouterais une vingtaine de volumes qui me seront très utiles à
Claix pour travailler.

Je dois en outre deux mois de leçons au père Jeky[130] et deux louis à
Faure[131]--j’ai été obligé de les emprunter pour aller à Fontainebleau;
ne voulant pas suivre le général M... à son inspection, je ne pouvais
refuser d’aller passer huit jours avec lui. D’ailleurs je désirais
beaucoup connaître le général Moreau; il est venu passer deux jours avec
nous[132].



XI

A EDOUARD MOUNIER.


16 prairial XI (6 juin 1803).

Je n’ai reçu qu’il y a huit jours, mon cher Mounier, votre lettre de
morale du 9 pluviôse. Jamais morale n’est venue plus à propos; j’étais
excédé de deux femmes que j’ai sur les bras depuis trois mois. Mon père
me pressait depuis longtemps de l’aller voir; il se plaignait d’être
abandonné par son fils. Ma foi, votre morale m’a décidé, je pars, je
quitte le séjour de l’aimable Paris, enchanté des choses vraiment
belles qui y sont, mais bien dégoûté de ce qu’on y appelle bonne
compagnie. D’ailleurs, il est temps de réfléchir. J’ai vingt ans passés,
il faut se former des principes sur bien des choses et tâcher de mener
une vie moins agitée que par le passé! Si je ne craignais pas que vous
vous moquassiez de moi, je vous dirais que, barque sans pilote, j’ai
erré au gré de toutes les passions qui m’ont successivement agité. Je
n’en ai plus qu’une; elle m’occupe tout entier; toutes les autres se
sont évanouies et m’ont laissé le plus profond mépris pour des choses
que j’ai bien désirées. Vous ne douterez plus de ma sagesse lorsque vous
saurez que, comme le mal est bon à quelque chose, une des illustres
dames que j’adore, et qui me fait l’honneur d’être jalouse de moi, a
voulu me fixer ici en me donnant une place de sous-lieutenant dans les
chasseurs de la garde du Consul. C’était tentant, convenez-en bien.
Admirez ma sagesse: j’ai refusé.

Après ce trait sublime, je compte sur votre estime pour le reste de ma
vie, et, par conséquent, sur vos avis. Point de flatterie; dites-moi vos
avis franchement, et soyez sûr que je vous le rendrai si je puis vous
découvrir quelque défaut.

Adieu; je compte rester quatre mois à Grenoble. J’attends une lettre de
Rennes; dès que je l’aurai reçue, je vole dans votre chère patrie.

Ecrivez-moi, je vous prie, à Grenoble, à HENRI B..., Henri en toutes
lettres, pour éviter toute méprise. Que vous seriez aimable, si vous
veniez cet automne à Grenoble faire danser les demoiselles et leur dire
de bonnes méchancetés! Mallein est à Marseille; je vais m’ennuyer comme
un mort avec tous les paquets de notre endroit. Donnez-moi en détail des
nouvelles de la belle dévote.



XII

AU MÊME.


[Grenoble] 9 messidor XI (28 juin 1803).

Ma foi, vous êtes un homme abominable; il n’y a plus moyen de vivre avec
vous; vous avez toujours raison. Vous me plaisantez sur ce que vous
appelez mes bonnes fortunes, mais il n’y a plus de bonne fortune dans ce
monde. Tout homme qui se vante de ces sortes de succès est attaqué de la
fatuité dont vous m’accusez, car il donne du prix à ce qui n’en a point.
Dans ce genre-là, une barbe bien noire et de larges épaules sont les
plus grand moyens de succès, et ces succès ne sont pas flatteurs.

Peut-être que tout cela n’est pas très juste; mais je suis piqué d’être
fat sans m’en douter, car je ne trouve rien de plat comme ce genre-là;
aussi je me jure bien à moi-même de ne jamais plus parler femmes à
personne. Et elles ne valent guère la peine de nous occuper: les unes
nous ennuyent; celles qui pourraient nous rendre heureux nous
tourmentent. Ainsi, sortons de cet enfer et promettons-nous bien de ne
pas ajouter au ridicule de nous laisser troubler par leurs caprices
celui d’en ennuyer nos amis.

Puisque vous aimez la vertu, mon cher Edouard, vous serez content de
mes lettres, car depuis deux jours que je suis ici je ne vois que des
vertus. J’ai les oreilles battues de ce qu’on nomme le machiavélisme des
Parisiens.

A propos, baisez ma lettre, mettez-la sur votre cœur, expirez de
jouissance: j’ai vu hier et je verrai encore ce soir, j’ai baisé la main
et je donnerai le bras ce soir, j’ai vu hier, je verrai aujourd’hui et
demain, et après-demain, et tant que je voudrai, _the fair Eugeny_.

Je suis déjà au fait de la chronique de la ville: la _moglie de Cornuto_
est à Echirolles[133]; le badaud mon cousin est né à Paris, comme vous
savez. Votre confrère F. a paru faire la cour à plusieurs femmes qui, en
faveur de l’uniforme, sont allées jusqu’à oublier leur vertu, même, à ce
qu’on dit, avant qu’il les en priât. C’est une belle chose qu’une
broderie d’argent; quand la porterez-vous? Mais bien mieux. Candide, non
l’amant très favorable de la belle Cunégonde, mais Candide C..., amant
très peu favorisé de Mlle T..., meurt d’amour. Ce que je vous dis est à
la lettre. Ce pauvre amoureux, qui est déjà d’une pâleur affreuse, va
tous les jours se promener de 2 à 3 sur le rempart à côté du commandant,
au grand soleil, pour entrevoir sa belle à travers les croisées que la
mère fait fermer à doubles vitres. Hé! est-ce difficile ça? Eh bien! je
suis si piqué de votre lettre que quand je viendrai à bout de cette
vertu là je jure de ne vous en rien dire; c’est une perte que vous
faites là au moins, car rien ne doit être si comique que ces vertus
défendues par leurs mères. Elles doivent aimer à profiter du temps. A
propos, C... et R. D., qui avaient si bien profité du leur auprès des
demoiselles D..., épousent. Comment trouvez-vous cela, à vingt ans, se
marier? on doit être diablement las l’un de l’autre avant 25 ans. Je
crois que le mariage tel que nous le pratiquons doit tuer l’amour, si
tant est qu’il existe. D’abord, dans nos mœurs, un mari est toujours
ridicule. Que pensez-vous de ça?

Vous voyez que je vous traite en savant, car il y a là dedans de
l’économie politique, de la connaissance de l’homme, etc., etc. En
récompense, brûlez les lettres, où je vous parais un fat et, au nom de
Dieu, plaisantez-moi ferme si jamais je retombe dans ce maudit défaut; à
vos yeux s’entend, car je veux vous mener à Paris dans un an chez les
femmes dont je vous ai parlé. Vous me succéderez si vous voulez. Je
voulais rompre pour vous prouver que je ne suis pas fat; je ne romprai
pas, je vais leur écrire aujourd’hui; je veux vous y présenter et vous
faire hériter de ma place.

Adieu; venez donc à Gr...[134]; nous courrions les montagnes, nous nous
amuserions, nous chasserions; pour moi je m’en vais errer dans les
roches comme le malheureux Cardénio. Au fait, ce pays m’enchante et est
d’accord avec ce qui reste encore de romanesque dans mon âme; si
vraiment une Julie d’Etange existait encore, je sens qu’on mourrait
d’amour pour elle parmi ces hautes montagnes et sous ce ciel enchanteur.

Mais ne voilà-t-il pas encore de l’enchanteur? je retombe sans cesse
dans le ridicule. La pauvre jeunesse est bien malheureuse, de l’amour
sans tranquillité ou de la tranquillité sans amour. Je vous crois
tranquille, vous; parlez moi de cela et accoutumez-vous aux longues
lettres; je me dédommage avec vous de l’ennui qui m’accable dans un pays
où je devrais mourir de plaisir si tous les habitants y étaient.

H. B.



XIII

AU MÊME.


Claix, 12 thermidor XI (2 juillet 1803).

A la bonne heure, rien n’est charmant comme de recevoir dans la solitude
une lettre qui intéresse d’abord, et qui donne ensuite le délicieux
plaisir de blâmer à son tour. Mais vous ne me dites pas si, pour votre
soi-disant future, il fallait _avoir le bonheur, avoir le plaisir_ ou
seulement _avoir la faiblesse_. Un scélérat se serait donné dans les
deux premiers cas le plaisir de l’avoir, dans le deuxième celui de s’en
moquer. Mais la plaisanterie n’est naturelle que dans le tourbillon de
la gaieté; parmi les bois et leur vaste silence, l’esprit s’en va, il ne
reste qu’un cœur pour sentir.

Je suis étonné que vous, homme d’esprit, homme instruit, fils d’un homme
digne de donner des lois à sa patrie, scandalisiez un soldat qui n’a su
de sa vie que l’algèbre de Clairaut et les manœuvres de cavalerie.
Quoi, il est moins criminel d’être le centième amant d’une femme mariée
que d’être le premier! Moi j’aime mieux me damner en raisonnant juste.
Il me semble qu’une loi n’est obligatoire, que par conséquent sa
violation n’est un crime, que lorsque cette loi vous assure ce pour quoi
elle est faite. La loi de la fidélité du mariage vous assurait une
épouse fidèle, une compagne, une amie pour toute la vie, des enfants
dont nous aurions été les pères; enfin, un bonheur bien au-dessus, selon
moi, du plaisir fugitif que nous trouvons dans le bras des femmes
galantes; mais cette loi n’existe plus que dans les livres, et les
épouses fidèles ne sont plus même dans les romans. Il est d’ailleurs
évident que le Français actuel, n’ayant pas d’occupation au _forum_, est
forcé à l’adultère par la nature même de son gouvernement.

Lorsqu’on a le malheur d’être désabusé à ce point, que reste-t-il à
faire à l’homme sensible et honnête? Se mariera-t-il pour avoir le
désespoir de voir les déréglements de sa femme et le malheur affreux de
ne pas oser montrer sa tristesse? ou espérera-t-il dans sa femme assez
de vertu pour lutter contre tout l’effort des mœurs de son siècle? Et
dans ce dernier cas la certitude de l’immensité du danger lui donnerait
des soupçons, et le bonheur est bien loin dès que les soupçons
paraissent.

Actuellement, si vous supposez à cet homme sensible assez de force pour
raisonner ainsi de sang-froid, mais non pas assez pour dompter et le
courant de son siècle et toute l’impétuosité de ses passions, que
deviendra-t-il dans l’orage, doutant même dans le calme?

Je vous avouerai, mon cher Edouard, qu’agité par ces réflexions, qui
même ne se sont débrouillées à mes yeux que depuis quelques jours, j’ai
jusqu’ici été conduit par le hasard. J’espérais trouver une femme qui
pût sentir l’amour mieux que ça. Je les croyais toutes sensibles, je
n’ai vu que des sens et de la vanité. J’en suis à regretter de m’être
formé une chimère que je cherche depuis cinq ans. Je veux employer toute
ma raison pour la chercher, et elle revient toujours. Je lui ai donné un
nom, des yeux, une physionomie; je la vois sans cesse, je lui parle
quelquefois; mais elle ne me répond pas, et, comme un enfant après avoir
embrassé une poupée, je pleure de ce qu’elle ne me rend pas mes baisers.
Je vois qu’actuellement il n’y a plus que de grandes choses qui puissent
me distraire de cet état affreux de brûler sans cesse pour un être qu’on
sait qui n’existe pas, ou qui, s’il existe par un hasard malheureux, ne
répond pas à ma passion. L’amour, tel que je l’ai conçu, ne pouvant me
rendre heureux, je commence depuis quelque temps à aimer la gloire; je
brûle de marcher sur les traces de cette génération de grands hommes
qui, constructeurs de la Révolution, ont été dévorés par leur propre
ouvrage. N’en étant pas encore là, je prends part aux factions de Rome,
ne pouvant faire mieux, et je nourris dans mon cœur l’immortel espoir
d’imiter un jour les grands hommes que je ne puis pour le moment
qu’admirer.

Mais je m’emporte; mes meilleurs amis me disent: _tu es fou_. Vous-même
vous riez de ces balivernes; tout ce que je vous demande, c’est d’en
rire tout seul.

.... Pour être approuvés,
    De semblables projets veulent être achevés.

Je reviens à votre lettre, qui est charmante; je réclame de plus grands
détails sur la fille du _C_... _altéré_. Où en êtes-vous?

A Grenoble, rien de nouveau. Les femmes, tout en parlant vertu et en
donnant le pain bénit, se conduisent comme ailleurs. De temps en temps,
Messieurs les maris s’en aperçoivent; alors? alors ils se prennent de
belle passion pour elles et les en aiment plus qu’auparavant.

Je suis allé, il y a trois jours, au Tivoli de Grenoble, un diminutif de
la Redoute; mais je l’ai trouvé aussi plat que je trouvais celle-ci
charmante. J’y ai renouvelé connaissance avec une Mme F... qui a de
beaux yeux et qui est, je crois, votre parente.

Vous voyez, mon cher Mounier, que les solitaires sont bavards;
faites-moi croire que vous êtes solitaire, sans quoi je n’oserai plus
vous barbouiller quatre pages. Offrez, je vous prie, l’hommage de mon
respect à toute votre famille.

H. B.



XIV

AU MÊME.


Grenoble, 20 vendémiaire XI (13 septembre 1803).

Vous ne me donnerez donc plus de vos nouvelles, mon cher ami? Vous
n’avez pas d’idée du prix que j’y attache; j’ai appris, il y a quelques
jours, une chose qui m’a bien mortifié. Vous avez eu, cet hiver, un
accident affreux sur la glace et vous ne m’en avez rien dit. Suis-je
donc pour vous un ami de régiment et croyez-vous que ce qui vous arrive
ne m’intéresse pas? En ce cas-là, je suis bien différent de vous, et mon
cœur est bien plus souvent à Rennes que vous ne vous l’imaginez.
Écrivez-moi donc bien des détails.

Ne sauterez-vous point avec le consul sur un bateau plat, _to hear
Shakespeare’s divine language in his country_? A votre place, je ferais
la folie, non par ambition, mais pour voir une des plus belles époques
de l’histoire moderne[135]. Je suis gai depuis que je suis malade. J’ai
eu une fièvre qui s’est annoncée d’abord comme très violente et qui a
cédé peu à peu aux remèdes. Et vous?

Après le plus bel automne, nous avons ici, au milieu de nos vendanges,
un temps digne d’Ossian; des tempêtes de pluie et de vent engouffré dans
nos hautes montagnes qui émeuvent; le lendemain, les Alpes couvertes de
neige et un air pur et frais qui invite à la chasse. Je trouve que
toutes ces révolutions, dans les grandes productions de la nature comme
dans le cœur de l’homme, se ressemblent, sublimes de loin et bien
tristes de près. Adieu, mon cher Mounier, comptez-moi pour un de vos
meilleurs amis. Vous avez ici une cousine qui devrait bien vous y
amener; jamais plus de pudeur ne se joignit à tant de beauté. Elle n’est
pas si dévote qu’on vous l’avait faite. Croyez-vous que D... en soit
bien amoureux?

H. B.

_P.-S._--Présentez mes hommages à votre famille; embrassez pour moi le
camarade Pison. Que devient-il dans tout ceci?



XV

AU MÊME.


Claix, 23 frimaire XII (15 décembre 1803).

Peut-être, mon cher ami, vous ne connaissez plus la voix qui vient vous
parler. Il y a bien longtemps que je ne vous ai écrit; mais n’attribuez
point ce silence à l’oubli. J’ai eu honte de ne pouvoir montrer à mes
amis que les rêveries d’un fou; elles ont bien dû vous ennuyer dans mes
précédentes lettres. Je ne puis cependant me résoudre à rester plus
longtemps sans savoir de vos nouvelles et vous dire combien je vous
aime. J’ai passé mon temps depuis trois mois dans une extrême solitude;
ce contraste m’a plu en sortant de Paris où tout était pour l’esprit et
rien pour le cœur. Ce qu’il y a de singulier, c’est qu’à force de
sensibilité je suis parvenu à passer pour insensible dans ma famille;
ils se sont figuré que c’était par ennui d’eux que j’étais tout le jour
à la chasse, et leur soupçon a augmenté lorsqu’ils se sont aperçus que
j’allais lire dans une chaumière abandonnée. Je crois que c’est là le
véritable endroit pour lire la _Nouvelle Héloïse_; aussi ne m’a-t-elle
jamais paru si charmante; j’y relisais aussi quelques lettres que j’ai
reçues de mes amis, et surtout une dont je n’ai que la copie, mais qui
n’en vit pas moins pour cela dans mon cœur. Il me semblait que, dans
l’ordre actuel de la société, les âmes élevées doivent être presque
toujours malheureuses, et d’autant plus malheureuses qu’elles méprisent
l’obstacle qui s’oppose à leur félicité. Ne serait-ce pas, par exemple,
la plus forte épreuve où peut être mise une âme de cette espèce, que
d’être arrêtée dans ses plus chers désirs, par des considérations
d’argent, et par le respect dû aux volontés d’un homme dont elle méprise
l’opinion? Je ne sais si vous m’entendez; mais si vous comprenez ce qui
m’arrête, je dois être justifié à vos yeux, et vous devez me répondre.

Ces idées et la tristesse qu’elles inspirent m’ont engagé à lire les
ouvrages qui traitent des lois qui sont les bases des usages et des
mœurs; j’avais aussi un secret orgueil de me rapprocher par là de
celui de mes compatriotes que j’estime le plus[136]. J’ai donc lu le
_Contrat social_ et l’_Esprit des lois_. Le premier ouvrage m’a charmé,
excepté lorsqu’il dit que 600,000 Romains pouvaient voter en
connaissance de cause sur les affaires. Le second, que j’ai lu deux
fois, m’a paru bien au-dessous de sa réputation. Je vous dis ça à vous
qui, instruit dans cette partie, ne verrez pas de l’orgueil, mais une
consultation, dans ce que je vous dis. Que m’importe de savoir l’esprit
d’une mauvaise loi; cela m’enseigne à faire un extrait et voilà tout. Ne
valait-il pas bien mieux dire les lois qui, prenant les hommes tels
qu’ils sont, peuvent leur procurer la plus grande masse de bonheur
possible? Ce livre, fait comme le pouvait faire Montesquieu, eût
peut-être prévenu la Révolution.

J’ai enfin lu un ouvrage qui me semble bien singulier, sublime en
quelques parties, méprisable en d’autres, et bien décourageant en
toutes: l’_Esprit d’Helvétius_. Ce livre m’avait tellement entraîné dans
ses premières parties, qu’il m’a fait douter quelques jours de l’amitié
et de l’amour. Enfin, j’ai cru reconnaître qu’Helvétius, n’ayant jamais
senti ces douces affections, était, d’après ses propres principes,
incapable de les peindre. Comment pourrait-il expliquer ce trouble
inconnu qui saisit à la première vue, et cette constance éternelle qui
nourrit sans espérance un amour allumé? Il n’y croit pas à cette
constance dont j’ai ouï citer tant d’exemples; y croyez-vous vous-même?
Croyez-vous à cette force incompréhensible de l’amour qui, parmi mille
phrases insignifiantes, fait distinguer à un amant celle qui est écrite
pour lui, et qui, lui faisant prêter l’oreille à cette voix presque
insensible qui s’élève des autres, et que lui seul peut sentir, lui
peint tous les tourments de l’objet qui l’aime, et lui rappelle que de
lui seul peut venir la consolation?

Il me semble qu’Helvétius ne peut expliquer ces sentiments, ni mille
autres semblables. Je voudrais pour beaucoup que vous eussiez lu cet
ouvrage, qui me semble vraiment extraordinaire. Si cela est, dites-m’en,
je vous prie, votre sentiment au long.

Je suis allé à Grenoble dans le temps des élections, pour voir un peu
dans la nature ces assemblées si vantées dans les livres; et je vous
avoue qu’elles m’ont paru bien méprisables et qu’elles m’ont bien
prouvé la vérité des principes sur l’amour-propre[137].

Le bon sens montrait votre père et M. D*** au Sénat. Cinquante-sept
électeurs, parmi lesquels j’ai le plaisir de compter mon père et mon
grand-père, ont fait tout au monde pour cela. Une intrigue curieuse par
sa ridiculité a fait nommer, au lieu de votre père, un homme dont on ne
sait rien, sinon qu’il est méprisable de toutes les manières et que
trois ou quatre départements l’ont rejeté. Tout le monde a vu combien
les prétendus honnêtes gens nobles étaient plus attachés à leur caste
qu’à leurs principes. Tous les roturiers ont nommé M. D*** et aucun
noble n’a donné sa voix à M. Mounier. J’ai vu parmi tout cela les restes
de la jalousie qu’inspire un talent qui s’élève à côté de nous, et
combien votre père l’avait excitée. Je vous en dirai plus à la première
vue.

Donnez-moi beaucoup de détails sur votre manière de vivre et sur vos
desseins futurs. N’aimeriez-vous pas à voir votre père sénateur et à
habiter Paris? Le gouvernement doit le connaître maintenant ou il ne le
connaîtra jamais.

Adieu, mon cher ami, je vous dirais presque, si je n’avais peur de vous
paraître ridicule, si vous sentez en lisant cette lettre la douce
émotion qui me l’inspira? Que nos cœurs aient eu le bonheur de
s’entendre ou non, croyez que les sentiments qui m’animent ne changeront
jamais; j’aurais encore bien des choses à dire, mais j’ai peur de me
trahir; si vous m’avez entendu vous me répondrez et en vous écrivant je
pourrai tout dire.

Avouez, mon cher Édouard, que voilà des phrases absolument
inintelligibles. Je reviens sur la terre et vous apprends que je serai à
Grenoble dans huit jours, et probablement à Paris au commencement du
printemps. N’aurons-nous donc jamais le plaisir de nous revoir? Il y a
tant de moyens. Mais en attendant écrivons-nous souvent, cela ne dépend
que de vous; j’aurai assez d’adresses si j’en ai une. Au diable avec vos
énigmes!

Adieu, mon ami, ne brûlez pas ma lettre et trois jours après l’avoir
reçue elles seront devinées, ou il y faudra renoncer. Adieu de tout
cœur.

B.



XVI

AU MÊME.


Grenoble, pluviôse XII (janvier-février 1804.)

Mille pardons, mon bon ami, si j’ai tant tardé à vous répondre. Depuis
un mois je suis plongé dans ce qu’on appelle les plaisirs du carnaval.
J’ai dansé ce matin jusqu’à six heures; je me lève à quatre pour vous
dire enfin une partie des choses que m’a fait éprouver votre lettre, car
toutes c’est impossible.

Depuis un mois, j’ai livré ma vie à toutes les dissipations possibles.
Je voulais oublier de sentir. J’ai trouvé ici, comme ailleurs, beaucoup
d’amour-propre et point d’âmes. J’aime mieux les passions avec tous
leurs orages que la froide insensibilité où j’ai vu plongés les heureux
de ce pays. Elles me rendent malheureux aujourd’hui, peut-être un jour
feront-elles mon bonheur; d’ailleurs indiquez-moi le chemin pour sortir
de leur empire? Un moment de leur bonheur ne vaut-il pas toutes les
jouissances d’amour-propre possibles?

        What is the world te me?
    Its pomp, its pleasure, and its nonsense all?

Jamais plus belle occasion ne pouvait s’offrir pour voir Grenoble dans
tout son lustre. Il y a redoute tous les mercredis; MM. Périer
(Auguste), Teysseire, Giroud, Lallié, le général Molitor, le préfet, le
receveur du département, le payeur, le général commandant le
département, etc., etc., ont donné des fêtes dans le genre de celles des
ministres à Paris. Absolument dans leur genre, il y avait un peu de
cette froideur que transpire l’habit brodé. On commence à sept heures,
on soupe à minuit, et l’on danse jusqu’à six heures du matin. Il y a
trois ou quatre tables servies splendidement, mais toujours une où il y
a trente ou quarante femmes et deux hommes seulement: le préfet et le
général.

MM. Silvy, Berriat, Allemand, etc., ont donné des fêtes, beaucoup moins
splendides sans doute, où le ton était bien moins brillant, mais on y
riait sans s’en douter; ailleurs on riait pour être aimable. Il y avait
de votre connaissance à ces fêtes les deux Mallein, Alphonse Périer,
Pascal, Turquin, Faure, Michaud, Colet, Montezin, Berriat, Giroud, etc.,
etc.

En femmes, mesdemoiselles Mallein, Pascal, Loyer, de Mauduit, d’Arancey,
de Tournadre, Arnold, Girard, Dubois-Arnold. Mmes Busco, Arnold,
Molitor, Renard, Périer, Regicourt ont dansé quelques contredanses et
beaucoup de valses.

Je ne sais si vous pouvez vous figurer tous ces noms, et si ces détails
vous plairont. Pour leur donner un peu plus d’intérêt, j’y ajouterai que
_the happy few_ a trouvé que Turquin, Périer, Pascal, Mallein, étaient
les plus aimables; Mlles Tournadre, Parent, Mallein, les plus jolies et
les plus aimables en femmes. Toutes ces demoiselles sont de la société
de Mme Périer où l’on me paraît s’amuser beaucoup. Le préfet y va tous
les soirs, et on y joue des proverbes. Il y règne, suivant les uns,
beaucoup de bonhomie; suivant les autres, on y fait beaucoup d’esprit.
Je suis des deux avis; on y était gai et franc, on y devient spirituel
et gai.

Vous voyez, mon cher Mounier, quelle a été ma vie depuis un mois: j’ai
veillé six jours par semaine et j’ai fait un petit voyage à la campagne.
De toutes les parties où je suis allé, celle où je me suis le plus amusé
est celle de Mme Périer. On soupait au deuxième, on avait dansé au
premier. Au milieu du souper nous nous échappâmes, Mlles Mallein, Loyer,
Dubois et Tournadre, Félix Faure, Colet, Arnold et moi, et nous dansâmes
une douzaine de contredanses avec la joie de dix-huit ans.

Pour achever de vous mettre au fait, le public marie Mlle Loyer, chez
qui nous dansons ce soir, à Casimir Périer et Mlle Alex. Pascal à
Alexandre Périer. Ceci entre nous, ainsi que tout le reste. Vous savez
combien la discrétion est une belle chose; ainsi brûlez ma lettre.

Vous parler de moi après tout cela, c’est bien présomptueux. Cependant,
comme je suis bien persuadé de votre amitié pour moi, je suis le fil de
mes idées et je réponds à votre lettre. Vous avez deviné mon secret,
mais vous vous faites une fausse idée de moi: j’estime peu les hommes
parceque j’en ai vu très peu d’estimables; j’estime encore moins les
femmes parce que je les ai vues presque toutes se mal conduire; mais je
crois encore à la vertu chez les uns et chez les autres. Cette croyance
fait mon plus grand bonheur; sans elle je n’aurais point d’amis, je
n’aurais point de maîtresse. Vous me croyez _galant_, et vous vous
figurez sous mon nom un sot animal. J’en sens trop bien le ridicule pour
l’être jamais dans toute la force du terme. J’ai pu avoir quelques
bouffées d’amour-propre, comme tous les jeunes gens; j’ai pu être fat
par bon ton lorsque je me croyais regardé; mais tout mon orgueil est
bien vite tombé en voyant mes prédécesseurs et ceux qui me succédaient.
Enfin vous achèverez de vous détromper de ma fatuité, lorsque vous
saurez qu’ayant eu l’occasion de voir quelque temps la femme que j’aime,
je ne lui ai jamais dit ce mot si simple: Je vous aime; et que j’ai tout
lieu de croire qu’elle ne m’a jamais distingué, ou que, si elle l’a fait
un instant, j’en suis parfaitement oublié. Vous voyez qu’il y a loin de
là à se croire aimé. J’ai eu quelquefois l’idée d’aller la trouver et de
lui dire: Voulez-vous de moi pour votre époux? Mais, outre que la
proposition eût été saugrenue de ma part, et que, comme vous le dites
fort bien, j’eusse été refusé, je ne me crois pas digne de faire son
bonheur: je suis trop vif encore pour être un bon mari, et je me
brûlerais la cervelle si je croyais qu’elle pût penser: «J’eusse été
plus heureuse avec un autre homme.»

Mon père m’a fait promettre, lorsque je le quittai pour la première
fois, il y a six ans, que je ne me marierais pas avant trente ans.

Actuellement, je n’avais d’ambition que pour elle; quel motif aurais-je
donc pour prendre un état? et quel état pourrais-je commencer? Je suis
tout à fait dégoûté des femmes, jamais aucune d’elles ne sera plus ma
maîtresse, et celles qu’on a par calcul m’ennuient. Je prise peu
l’estime d’une société particulière, parce que j’ai vu qu’en flattant
tous ceux qui la composent on était sûr de l’obtenir. J’aurai trois ou
quatre mille livres de rente, c’est assez pour vivre. Si j’étais ruiné,
avec un an de travail je pourrais devenir professeur de mathématiques.
Quel motif ai-je donc pour m’en aller par le monde flatter de la voix et
de la conduite tous les hommes puissants que je rencontrerai?

Je sens que j’aimerais vivement la gloire, si je parvenais à me guérir
d’un autre amour. Il y a la gloire militaire, la gloire littéraire, la
gloire des orateurs dans les Républiques. J’ai renoncé à la première
parce qu’il faut trop se baisser pour arriver aux premiers postes, et
que ce n’est que là que les actions sont en vue[138]. Je ne suis pas
savant, il ne faut donc pas penser à la deuxième. Reste la troisième
carrière, où le caractère peut en partie suppléer aux talents. Et ce
n’est que dans des circonstances rares que le peuple a besoin de vous,
et vous pouvez mourir calomnié, et tant de gens sans talents ou sans
vertu ont paru dans la lice, qu’il faut un bien grand génie pour être à
l’abri du ridicule. Voilà les obstacles.

Donnez-moi vos avis sur tout cela, mon cher Mounier, franchement,
sincèrement et sans craindre de me parler raison. Pour le moment, je me
jette au milieu des événements avec un cœur pur. Je tâcherai
d’acquérir des talents, je vivrai solitaire avec mon âme et mes livres,
et j’attendrai pour voguer que le vent vienne enfler mes voiles.

Je sais bien que dans un moment de raison je pourrais prendre un état;
mais je ne sens pas la constance nécessaire pour le suivre, et il faut
éviter de paraître inconséquent.

Voilà où j’en suis, mon cher Edouard. Je compte être à Paris dans trente
ou quarante jours. J’y étudierai la politique et l’économie publique,
science qui me paraît la base de l’autre dans un siècle où tout se vend.
Donnez-moi tout les détails possibles sur votre futur voyage et surtout
éclairez-moi de vos conseils. Bonsoir, si vous ne dormez pas.

H. B.



XVII

AU MÊME.


Genève, 8 germinal XII (20 mars 1804).

Mon cher ami,

Je vais à Paris. Je n’ai pas besoin de vous dire qu’une des plus douces
jouissances que je me promette dans ce pays-là est celle de vous
embrasser. Nous n’en sommes plus à ces petites choses; c’est ce qui fait
que je ne vous fais pas la guerre sur ce que depuis trois mois vous ne
m’écrivez plus. Les plaisirs du carnaval ont formé à Grenoble une
société de jeunes gens où il ne manque que vous pour réunir tout ce que
j’aime et estime dans ce pays. Vous en connaissez presque tous les
membres, à l’exception peut-être de Félix Faure et de Ribon; les autres
sont Mallein, Alphonse Périer et Diday. Je disais un jour à Alphonse et
à Mallein qu’en allant à Paris, je voulais passer par Genève; à
l’instant ils se regardent, nous organisons notre voyage et nous partons
le 29 ventôse pour venir passer deux jours à Genève; nous passons par
les Echelles où nous sommes reçus par mon oncle[139]; par Chambéry où
nous restons vingt-quatre heures; nous arrivons enfin à Genève. Nous
devions n’y passer que deux jours, nous y sommes déjà depuis trois, et
si je ne consultais que mon cœur, j’y passerais six mois. Nous avions
plusieurs lettres de recommandations pour M. Pasteur, pour M. et Mme
Mouriez, pour M. Pictet. Nous avons été souvent en société, tantôt reçus
par les vrais Genevois avec cette politesse froide qui glace, tantôt
avec empressement par ceux que nos mœurs ont déjà corrompus. En
général, bien de la plupart des femmes, mal de tous les hommes. Je vous
donnerai des détails là-dessus à notre première entrevue.

La chose qui nous frappa le plus en arrivant est la beauté des femmes et
des demoiselles, et cette coutume singulière et admirable qui fait que
les jeunes filles vont partout seules, la franchise touchante de leurs
procédés qui montrent bien ces âmes qui ne comprennent pas seulement la
coquetterie et qui sont si sensibles à l’amour. Je vous paraîtrais fou
si je vous disais tout ce que je pense là-dessus; je veux me retenir et
je m’aperçois que j’écris des phrases inintelligibles. Je désespérais de
trouver au monde des femmes comme celles-ci; je cherchais à me désabuser
d’un espoir chimérique; jugez de mes transports en trouvant à Genève
plus encore que je n’avais imaginé. Cette franchise surtout, la seule
chose que la coquetterie ne puisse imiter, cette joie pure d’une âme
ouverte, je ne l’ai jamais si bien sentie, mon cher ami. L’âme qui
dissimule ne peut être gaie; elle a cette gaieté satirique qui repousse,
elle n’a point cette joie pure de la jeunesse. Quelle différence des
femmes que je quitte et de celles que je vais trouver à Paris. C’est
pour le coup qu’on va m’appeler le Philosophe. Je veux tâcher d’écrire
tout ce que j’ai vu dans ce pays; nous en parlerons quand j’aurai le
plaisir de vous voir. Vous avez été peut-être à Genève dans vos voyages;
dites-moi ce que vous pensez. Pour moi, si je n’ai point d’état d’ici un
an, je veux venir y passer six mois.

Je m’arrache de ce pays, mais comme Télémaque s’est arraché de l’île de
Calypso. Mallein est déjà retourné à Grenoble. Périer part demain, il
faut bien m’en aller; mais ce n’est pas sans l’espoir de revoir ma chère
Genève.

Adieu, mon cher Edouard, dites-moi tout ce que vous savez de Genève.
Adressez votre lettre à M. Crozet, élève des ponts et chaussées, hôtel
de Nice et de Modène, rue Jacob, faubourg Germain, pour Henri B...

                           _Fare you well._

H. B.



XVIII

AU MÊME.


Messidor, XII (Paris, juin 1804).

Je ne vous ai pas écrit depuis quelque temps, mon cher ami, et pour m’en
punir je veux vous dire pourquoi: c’est que j’avais honte. Je songeais
aux folies que je vous ai contées pendant deux ans. Lorsque j’ai reçu
vos lettres, j’ai renvoyé, et puis j’ai eu honte d’avoir renvoyé. Il
faut nécessairement, pour m’excuser, que je calomnie l’humanité et que
je m’écrie: «Voilà l’homme!»

Au reste, je pense que la conspiration de vos Rennois vous aura
distrait. Ces gens-là ont des familles qui ont dû remuer George[140] et
les autres non graciés ont fini hier, très bien, à ce que dit le peuple
qui les a vus. Les _Tracasseries_, comédie en cinq actes de Picard, ont
aussi tombé hier soir. Je ne sais où vous en êtes des nouvelles
soi-disant littéraires; si vous les savez, sautez les cinq ou six lignes
qui suivent. Vous savez que rien n’est sévère, comme le vulgaire
lorsqu’il s’avise de vouloir faire de la vertu sur quelqu’un, et il
montrait ou croyait montrer cinq ou six vertus différentes en sifflant
le _Pierre le Grand_, tragédie de Carion Nizas, tribun. Il faut avouer
aussi qu’il a pris soin que la matière ne manquât pas. Il s’est rendu
complètement ridicule et même odieux. Les femmes surtout étaient
acharnées contre lui. J’étais à la première représentation. La pièce est
pitoyable; cela a occupé cinq ou six jours; ensuite la politique, dont
on n’est pas encore sorti. J’ai été étonné du bon sens que j’ai vu dans
cette occasion, surtout celui des femmes.

On annonce une tragédie, nommée _Octavie_, aux Français. Est-ce Néron
assassinant la femme qui lui a apporté le trône? Est-ce celle d’Antoine?
Je n’en sais rien. Je ne sais pas davantage quel est l’auteur; on dit
Chénier ou Mazoyer. Mlle Duchesnois est toujours une actrice charmante;
elle l’est plus encore aux yeux de ses amis, parce qu’elle est
persécutée[141]. La vîtes-vous avant votre départ, ou si vous étiez déjà
à Rennes? Pour moi, Crozet m’a présenté chez elle et je suis enchanté de
son ton naturel. Comme elle est bien laide, je m’attendais à la voir
dans l’affectation jusqu’au cou; point du tout, c’est le naturel le plus
simple et le plus charmant.

Mais il faut que je revienne à la politique pour vous demander _when
your father shall be_ sénateur. On le lui doit de bien des manières. On
nomme des préfets, et votre département a dû vous donner de la peine à
gouverner; ce qui est très heureux pour M. M... C’est parler de ses
victoires que de parler de ses travaux. J’en voudrai toujours aux
maudits nobles qui nous ont empêchés de le nommer cand... Je dis nous,
car j’étais aussi enflammé que mon père et mon grand-père qui étaient
électeurs. Laissez faire; si on y revient, comme il le semble, nous vous
montrerons ce que peut l’amour-propre humilié dans des cœurs
généreux.

Si vous avez quelques espérances qui puissent être confiées à un ami
discret, faites-moi cette grâce. Je serais bien charmé de pouvoir
espérer de vous voir ici. Si vous venez avant cet hiver, nous courrons
ensemble. Ne vous faites-vous pas une bien jolie image d’un carnaval à
Paris? Pour moi, j’en suis fou. Venez donc, nous valserons dans le même
bal. Avec votre esprit si fin, vous observerez toutes les mères et nous
rirons un peu de ces petites Parisiennes qui sont si abordables.

Vous n’avez pas d’idée combien je fais de découvertes dans ce pays.
J’arrive seulement; les autres fois j’avais des yeux pour ne rien voir.
Venez vite, nous rirons bien.

Actuellement, tout le monde va les jeudis au Ranelagh; on fait un tour
de valse, et de là à Fracasti qui, les jeudis et presque tous les jours,
dans ces grandes chaleurs, est sublime. Donnez-moi quelques détails sur
votre Rennes; je vous enverrai par contre les tracasseries de notre
endroit. Avez-vous des jeunes gens aimables? On disait qu’un de vos
généraux allait se marier; voyez comme je sais les affaires. Entrez dans
le dédale des aventures, n’ayez pas peur, j’aime assez ça, et, conté par
vous, c’est un double mérite. On étudie l’homme et on rit; l’âme
s’éclaire et le cœur jouit. C’est le cas de le dire: fût-il jamais de
temps mieux employé? Ne regrettez pas une demi-heure toutes les
semaines; je vous répondrai très exactement sur ce que vous voudrez; je
suis un homme raisonnable à cette heure. Voulez-vous de l’agriculture,
je vous dirai qu’on vient de faire un livre sur le glanage; voulez-vous
du comique bourgeois, je vous répéterai ce qu’on me dit de la partie de
Vizille[142], chez M. Arnold, le lundi de Pâques; c’est vieux, mais ce
n’en est pas moins frais. Toutes les demoiselles dont je vous parlais
dans une lettre de Grenoble tombèrent dans quatre pieds d’eau. Vous
jugez comme les tendres mouvements du cœur se déclarèrent dans les
jeunes gens qui étaient au rivage. Mlle Clapier, conformément à ses
grâces langoureuses, s’évanouit et puis eut des nerfs; la jolie
Tournade, qui n’a pas besoin de comédie, éclata de rire, changea ses
habits mouillés et se mit à danser. Il me vient une idée: ne
pourriez-vous pas venir pour le sacre de Leurs Majestés? Il est honteux
à vous, qui n’êtes qu’à 80 lieues de Paris, de n’y pas venir plus
souvent. Je suis sûr que si vous y veniez une fois, vous y reviendriez
une seconde.

Adieu, écrivez-moi vite quatre pages comme ça _currente calamo_.

Si votre père se souvient encore d’un des hommes qui ont le plus de
respect pour lui, faites-lui accepter mes hommages. Adieu.

H. B.

Rue de l’Ile, nº 500.



XIX

A MÉLANIE GUILBERT[143].


[Grenoble] Messidor XIII (20 juin 1805.)

Vous n’avez d’idée des tourments que je souffre depuis quatre jours, le
pire de tous est de n’oser vous en découvrir la cause de peur de me
paraître indiscret, impertinent ou même jaloux. Vous savez trop si j’ai
quelques droits de l’être. Quant aux premières imputations, si vous ne
m’aimez absolument pas plus que M. de Saint-Victor[144], je dois vous
paraître tout cela, et vous jetez ma lettre au feu; mais si, au
contraire, j’ai pu vous inspirer un peu d’amour ou même de pitié, vous
songerez que je suis seul, retenu loin de vous, isolé au milieu d’êtres
qui ne peuvent comprendre les chagrins qui m’agitent, ou qui, s’ils les
comprenaient, ne le feraient que pour s’en moquer. Vous savez bien si je
veux vous déplaire. Si j’étais encore dans le temps où je jouais un rôle
je n’aurais pas toutes ces agitations, je saurais bien distinguer ce que
je puis me permettre, mais ici ce qui me semble raisonnable et naturel,
un moment, me paraît impertinent et trop hardi le moment d’après; dix
fois depuis que j’ai commencé ma lettre, je l’ai interrompue, et je
n’écris pas une phrase sans me repentir à la fin de l’idée que j’ai
entrepris de vous exprimer au commencement. Dans les autres inquiétudes
que j’ai eues en ma vie, à force de réfléchir, je voyais plus nettement
la difficulté, et parvenais à me décider; ici, plus je pense, moins je
vois.

Tantôt je vous vois bonne et douce, comme vous avez été quelquefois,
mais bien rarement, pour moi, tantôt froide, polie, comme certains jours
chez Dugazon, lorsque je croyais que je ne vous aimais plus, et que je
tâchais de ne m’occuper que de Félippe[145].

Le pire des tourments est cette incertitude; d’abord, ce qui
m’inquiétait, était de savoir si vous voudriez me répondre;
actuellement, c’est de savoir si vous souffrirez ma lettre. Il me semble
que vous me haïssez, je relis toutes vos lettres en un clin d’œil, je
n’y vois pas la moindre expression, non pas d’amour, je ne suis pas si
heureux, mais même de la plus froide amitié. Je n’ai pas même gagné dans
votre cœur d’y être comme Lalanne[146]. J’aimerais mieux tout que
cela. Ecrivez-moi tout bonnement. Ne vous imaginez pas que je vous aie
jamais aimé ni que je vous aime jamais.

Aidez-moi, je vous en supplie, à me guérir d’un amour qui vous
opportune, sans doute, et qui, par là, ne peut faire que mon malheur;
daignez me dire une fois ouvertement, ce que vous me dites dans toutes
vos lettres sans l’exprimer. Actuellement que je les relis froidement et
de suite, je crois que vous avez dû vous étonner de ce que j’ai été si
longtemps à entendre un langage aussi clair. Une froideur si constamment
soutenue en dirait bien assez, il est vrai[147].



XX

A LA MÊME.


[Grenoble, juin ou juillet 1805.]

Il m’est affreux d’être presque étranger à vous depuis que vous êtes
arrivée à Marseille. Je ne connais point la manière dont vous vivez,
quels gens ce sont que les acteurs qui jouent avec vous, comment ils
jouent. Quelles sont les actrices, quel est le répertoire, quel est
l’esprit du public. S’il est seulement bavard et inattentif par
habitude, mais si, au milieu de la conversation, il est ému par
l’expression naïve et simple des sentiments profonds comme ces moments
charmants que vous eûtes un jour que vous dîtes la première scène de
_Phèdre_ chez Dugazon, devant M. de Castro, ou si le mauvais goût l’a
rendu tout à fait insensible. Il me semble que des méridionaux peuvent
être étourdis, mais doivent sentir au fond. Leur caractère doit les
rendre d’excellents spectateurs; jamais ils ne se conduisent par le
raisonnement, ils sont presque toujours passionnés; ils doivent se
reconnaître dans une imitation si parfaite et si charmante de la nature
et, une fois rendus attentifs, ils doivent vous suivre partout où vous
les voulez mener et pleurer ou frémir, quand vous voulez.

Les actrices ont dû susciter des cabales contre vous, les acteurs se
décider suivant le parti de leurs maîtresses, les plus aimables
abandonner les leurs, le public être travaillé en tous sens, se révolter
peut-être contre la protection réelle ou supposée de M. Th.[148]. Je
suppose tout, même les plus grandes absurdités, parce que je vois de
près la stupidité d’une petite ville[149].



XXI

MÉLANIE GUILBERT A HENRI BEYLE.


[Marseille, 1805.]

Savez-vous ce qui me fait de la peine dans vos lettres? Ce sont vos
excuses. Je voudrais plus de confiance ou plus de franchise; c’est à
vous de savoir lequel est le plus nécessaire. Vous ai-je jamais fait un
reproche du ton familier que vous prenez quelquefois en m’écrivant? Eh!
ne savez-vous pas que ce ton convient à mon cœur ainsi qu’à tout
moi-même et que vous ne devez pas craindre de me déplaire en me donnant
une marque d’amitié.

J’ai, comme vous, beaucoup d’ennuis et, de plus, beaucoup d’inquiétude.
Ma santé n’est pas bonne et je sens qu’il m’est impossible de supporter
longtemps les fatigues de la tragédie. Ma poitrine n’est pas assez forte
et je souffre singulièrement depuis quelques jours; cette continuité de
malheurs m’irrite malgré moi, il me semble qu’il y a trop d’injustice
dans mon sort. Si du moins j’étais seule, je finirais, je crois, par me
débarrasser d’une vie qui commence à m’être à charge; mais, si je
n’étais plus, que deviendrait ma pauvre petite? Mon Dieu! qu’il est
cruel d’être sans cesse persécuté par les événements, de ne pouvoir,
après quatre ans d’études et de sacrifices, réussir dans un projet que
la raison, l’honneur et la délicatesse m’ont fait concevoir! Ah! Si vous
saviez quel genre de consolation je reçois! Tout se réduit à un seul
point qui n’est pas difficile à deviner et cette idée, cette seule idée
qu’un homme serait assez bas pour abuser d’une circonstance malheureuse,
me le fait prendre en horreur. Non, je n’ose m’avouer ce que je vois: il
faudrait haïr ceux même que j’aimais le mieux. Sentez-vous combien cela
est affreux? désespérant! Que je suis dégoûtée du monde!

Vous avez écrit à M. Mante que si je mourais, vous prendriez soin de ma
petite. Je sais qu’elle est aimée de M. B..., comme en serait aimée sa
propre fille, mais enfin, il peut mourir aussi et alors je vous la
recommande, aimez-la, entendez-vous? Elle aura pour vous la même
reconnaissance qu’aurait eu sa mère. Que je vous sais gré d’avoir songé
à cette pauvre petite Mélanie! D’en avoir parlé à votre aimable
sœur! Je n’oublierai jamais cela. Adieu, les larmes me gagnent; il
faut que je vous quitte[150].



XXII

A SA SŒUR PAULINE.


Marseille, le 2 fructidor an XIII (20 août 1805)[151].

Plus on creuse avant dans son âme, plus on ose exprimer une pensée très
secrète, plus on tremble lorsqu’elle est écrite; elle paraît étrange et
c’est cette étrangeté qui fait son mérite. C’est pour cela qu’elle est
originale et si, d’ailleurs, elle est vraie, si vos paroles copient bien
ce que vous sentez, elle est sublime. Ecris-moi donc exactement ce que
tu sens[152].



XXIII

A LA MÊME.


Marseille, le 9 Fructidor, An XIII (27 août 1805.)

Ma chère Pauline, nous avons fait dimanche, jour de Saint-Louis 1805,
une partie dont je me souviendrai toute ma vie. Le pays de Marseille est
sec et aride; il fait mal aux yeux tant il est laid. L’air fait mal à
la poitrine par son extrême sécheresse. Des flots de poussière empêchent
les chevaux de marcher et étouffent les voyageurs. Il n’y a pour arbres
que de petits vilains saules tout poudrés; ces petits saules sont les
oliviers, si précieux, qu’on dit dans le pays: qui a dix mille mille
oliviers, a dix mille écus de rente. Il y a bien quelques arbres comme
au cours, à Grenoble; mais leurs feuilles, toujours poudrées à blanc,
sont ratatinées par l’extrême chaleur, et loin que leur ombre fasse
plaisir on éprouve de la peine à les voir ainsi souffrir.

A une lieue au levant de Marseille est un petit vallon, formé par deux
files de rochers absolument secs; tu ne trouverais pas dans toute la
chaîne, grand comme ce papier, de verdure quelconque. Il y a, seulement,
quelques petits brins de lavande, de menthe, de baume, mais qui ne sont
pas verts et qui, à quatre pas, se confondent avec le gris du rocher. Au
fond du vallon est une rivière grande comme la Robine, qu’on appelle
l’Huveaune. Cette rivière vivifie une demi-lieue de terrain nommé la
Pomone, parce qu’il est rempli de pommiers.

L’Huveaune longe le port d’un côté. Elle est environnée de grands arbres
et sous ces arbres de charmants petits sentiers, et de temps en temps,
des bancs perdus dans cette verdure. Ailleurs, ce ne serait que beau;
ici, le contraste en fait un lieu enchanteur. Il y a un château avec de
hautes tours, mais tellement cerné par un massif de marronniers, que les
tours ne se voient qu’au dessus des arbres. Ce château a vraiment
l’aspect d’un séjour de féerie; tu te figures ces tours chevaleresques,
sortant, pour ainsi dire, des superbes marronniers. A ce château, qui
inspire des pensées, non pas sombres (les tours ne sont ni assez
grosses, ni assez noires) mais mélancoliques, on a joint une jolie
petite avenue de platanes, qui ont peut-être cinq ou six ans. Leur
verdure gaie contraste agréablement avec le château et les grands
marronniers.

Il me semblait entendre un morceau de Cimarosa, où ce grand maître des
émotions du cœur, parmi de grands airs sombres et terribles et au
milieu d’un ouvrage sublime, peignant avec énergie toutes les horreurs
de la vengeance, de la jalousie et de l’amour malheureux, a placé un
joli petit air gai, avec un accompagnement de musette. C’est ainsi que
la gaîté est à côté de la douleur la plus profonde. Je viens d’entendre
une jeune fille chantant un air gai, dans la maison où sa sœur, qui
venait de s’empoisonner par désespoir d’amour, rendait, peut-être, le
dernier soupir. Voilà ce que se dit l’auditeur de ce sublime ouvrage,
celui qui est digne de le sentir et qui comprend le petit air. Voilà
comment les artistes demandent à être entendus. Voilà l’effet que
produisit sur nous la petite allée de platanes et de sycomores, ces
arbres qui ont une jolie écorce _nankinet_, des feuilles comme celles de
la vigne et pour fruits des marrons épineux pendant à une longue
queue[153].



XXIV

A LA MÊME.


Marseille, le 22 fructidor an XIII (9 septembre 1805).

J’ai écrit hier une lettre de huit pages à Gaëtan[154]; de peur qu’on
n’en fût effarouché et qu’on ne l’ouvrît, je l’ai envoyée à Bigillion,
avec prière de te la remettre, et tu la donneras à notre jeune pupille.
Je l’ai laissée ouverte, afin que tu pusses voir pour la vingtième fois
l’exposition d’une théorie qui est la base de toute connaissance:
l’étude de la _Tête et du cœur_, et la théorie du _Jugement_ et de la
_Volonté_; voilà son véritable titre. Commentez longuement ma lettre à
ce cher Gaëtan. Songe au plaisir que nous aurons si nous en faisons
autre chose qu’un provincial. Pour cela, il n’y a qu’une voie, c’est de
l’accoutumer (religion à part) à ne croire que ce qui lui sera démontré
comme les trois angles d’un triangle, égaux à deux angles droits.

Es-tu bien sûre qu’on n’ouvre pas mes lettres? J’en reviens sans cesse
là. Cette bassesse, par des gens qui raisonneraient juste, ne serait
qu’une faiblesse; mais avec des gens qui n’ont ni morale, ni logique
arrêtée, on ne sait jusqu’où irait leur courroux. Pense mûrement à cela.

Parle-moi, avec grands détails, de tes lectures. Tu dois être à la fin
de Shakespeare. Il y a là plusieurs pièces ennuyeuses, entre autres
_Titus Andronicus_,[155] si horrible que je n’ai jamais pu l’achever,
tant elle me faisait mal. Lis-tu l’_Idéologie_[156]?--Si non, fais-le
bien vite. Ensuite, songe à te garnir la tête de faits qui puissent
baser tes jugements sur les hommes. Relis Retz, dont je suis toujours
plus enthousiaste, les _Conjurations_ de Saint Réal, plusieurs
réflexions fines sur l’histoire, qu’on ne trouve que dans ses œuvres
complètes; la nouvelle de Don Carlos, du même auteur. Le divin Saint
Simon. La _Conjuration de Russie_. En général, tu ne saurais être trop
avide de Mémoires particuliers. Leurs auteurs les écrivent ordinairement
pour _sfogare_, débonder leur vanité; ils disent donc, le plus souvent,
la vérité. Sur quelques anecdotes peu intéressantes, il y a deux ou
trois traits uniques:

Cherche toujours _De la nature humaine_, de Hobbes, et lis-la, quand tu
en trouveras l’occasion. Dès que j’aurai un peu d’argent, je te ferai
envoyer de Paris, l’_Esprit de Mirabeau_, qui te donnera des idées
justes et sérieuses, dégagées de cette emphase féminine, qu’ont en
général les femmes et que tu n’as point. Le ton de tes lettres est
parfait, en ce qu’il est extrêmement naturel. Elles font le charme
d’une personne qui t’aime beaucoup et à qui j’en lis quelques
passages.--Je vais m’occuper à caractériser douze originaux, que
j’ai connus depuis mon arrivée à Marseille, il y a deux ou trois
caractères saillants. Songe toujours au fameux quinque:
Tracy--Helvétius--Duclos--Vauvenargues--Hobbes.[157]



XXV

A LA MÊME.


Marseille, le 30 fructidor an XIII (11 septembre 1805).

Je crains que tu ne t’ennuies, ma bonne petite, et je me plains de ce
que tu ne me le dis pas. D’où vient que tu ne m’écris jamais? Je mérite
mieux.

Enfin, tu ne peux pas me persuader que tu ne penses pas; tristes ou
gaies, ta journée est composée d’une suite d’idées, ou simples
sensations, ou souvenirs, ou jugements, ou désirs; tu ne peux vivre sans
penser. Même lorsqu’on est au désespoir, on pense. Eh bien, je veux la
communication de ces pensées. C’est là toi-même, et comme ton bonheur
fait partie du mien, il faut que je te connaisse parfaitement. Ecris-moi
donc, je te le répète pour la millième fois, tout ce qui te viendra; et
c’est précisément parce que tu ne sauras que me dire dès la deuxième
ligne, qu’au lieu d’événements d’un faible intérêt, tu me diras ce que
tu penses, ce que tu sens, ce que je brûle d’apprendre, en un mot.

Le grand problème de ta vie serait d’apprendre à vaincre la première
répugnance que l’ennui donne pour tous ses remèdes. C’est là ce qui rend
cette maladie presque incurable. Il faut avoir une volonté ferme pour
en venir à bout, et rien ne donne une volonté ferme que l’habitude de
succès obtenus après une longue dispute. Quand je suis ennuyé, je
regarde le dos de mes livres; il me semble qu’ils n’ont rien
d’intéressant. Si j’ai le courage d’en ouvrir un et la persévérance d’en
lire vingt pages, je me trouve intéressé.

Quand on est ennuyé, il faut éviter de réfléchir sur soi. C’est comme un
homme qui a la jaunisse, il ne doit pas regarder la carte géographique
des pays par où il doit passer; il verrait tout en jaune. Le jaune est
la couleur de la Suède; il croirait donc que toute la terre est Suède,
et supposant que sa tête fût mise à prix par le roi de Suède, il serait
au désespoir; ce désespoir serait l’effet de sa jaunisse. Voilà ce que
j’éprouve toutes les fois que je vais à Grenoble; aussi, à la dernière,
ai-je presque entièrement évité de songer à mon sort futur.

Je suis heureux ici, ma bonne amie, je suis tendrement aimé d’une femme
que j’adore avec fureur[158]. Elle a une belle âme; belle n’est pas le
mot, c’est sublime! J’ai quelquefois le malheur d’en être jaloux.
L’étude que j’ai faite des passions me rend soupçonneux, parce que je
vois tous les possibles. Comme elle est moins riche que toi et que même
elle n’a presque rien, je vais acheter une feuille de papier timbré,
pour faire mon testament et lui donner tout, après elle à ma fille[159].
Je crois bien que je n’ai pas grand chose; mais enfin, j’aurais fait
tout ce que j’aurais pu. Si tout cela ne produisait rien, que je vinsse
à mourir, qu’un jour tu fusses riche, je te recommande cette âme tendre,
qui n’a pour seul défaut que de se laisser accabler par le malheur. Tu
le connais ce défaut; tu sais combien une âme sensible qui a pitié de
vous, vous console! Ainsi, quand même tu ne serais pas riche, donne pour
larme à ma cendre, une tendre amitié pour M. G.[160] et pour ma fille.

L’Europe vient de perdre un grand poète, _Schiller_[161].



XXVI

A LA MÊME.


Marseille, le 9 Vendémiaire (1er octobre 1805).

Une fois dans le monde, tu verras l’égoïsme isoler tous les êtres. Tu
rencontreras, avec la plus grande peine, non pas une âme héroïque, mais
une âme sensible. Dans Paris, ville immense, après dix ans de soins, tu
parviendras peut-être à réunir une société de trente hommes spirituels
et sensibles; mais tu auras, dès le premier jour, toutes les jouissances
que donnent les arts.

L’homme le plus corrompu qui fait un ouvrage, y peint la vertu, la
sensibilité la plus parfaite. Tout cela ne produit d’autre effet que la
mélancolie des âmes sensibles, qui ont la bonhomie de se figurer le
monde d’après ces images grossières. Voilà mon grand défaut, ma bonne
amie, celui que je ne puis trop combattre. Je crois que c’est aussi le
tien, car nos âmes se ressemblent beaucoup.

Deux choses peuvent en guérir, l’expérience et la lecture des
_Mémoires_. Je ne saurais trop te recommander la lecture de ceux de
Retz. S’ils ne t’intéressent pas, renvoie d’une année. Tu y verras la
tragédie dans la nature, décrite par un des caractères les plus
spirituels et les plus intéressants qui aient existé. Sa figure
répondait à son génie. Je n’en ai jamais vu de si gaie, de si
spirituelle.

Lis et relis sans cesse St-Simon. L’histoire de la _Régence_, la plus
curieuse, parce qu’on y voit le caractère français parfaitement
développé dans Philippe-régent, est, par un heureux hasard, le morceau
d’histoire le plus facile à étudier.

Duclos, plein de sagacité, a écrit des _Mémoires_ sur ce temps.
St-Simon, homme de génie, a écrit les siens. Marmontel, homme éclairé
par l’étude, vient de publier l’histoire de la Régence, dans laquelle il
cite et critique tour à tour St-Simon. Enfin, Chamfort, homme à bons
principes et à esprit satirique et très fin, publia un long morceau sur
les Mémoires du brusque Duclos, lorsque ceux-ci parurent, en 1782, je
crois. Voilà donc l’histoire la plus intéressante qui nous est présentée
par quatre hommes: St-Simon, Duclos, Chamfort et Marmontel, dont le
premier a du génie, les deux suivants un esprit très rare et le
quatrième beaucoup d’instruction. Voltaire avait été élevé par les
mœurs de la Régence; tu trouveras dans mille endroits de ses écrits
des traits caractéristiques sur le caractère français à cette époque. Un
de ses grands résultats a été l’avilissement du Pédantisme. _Les hommes
ont examiné, au lieu de croire pieusement, les livres de ceux qui
avaient examiné_[162].



XXVII

A EDOUARD MOUNIER.


Marseille, 4 janvier 1806.

Il est bien juste, mon cher ami, que je vous écrive, j’en ai bien acquis
le droit par six mois de silence. Ecrivez-moi donc vite une de ces
jolies lettres, comme celles de Rennes, et satisfaites ma brûlante
curiosité. Où en est votre ambition, quel genre embrassez-vous?
Restez-vous dans la carrière préfette, ou entrez-vous au Conseil d’Etat?
Depuis que j’ai quitté Paris, j’ai lu au moins cinquante fois le
_Moniteur_ en votre intention.

Paris vous plaît-il davantage qu’à votre premier voyage? Lié, comme vous
l’êtes, avec ce qu’il y a de plus brillant, vous devez vous y plaire.
Apprenez-moi donc bien vite ce que vous désirez, afin que je puisse vous
souhaiter quelque chose. Jusque-là, je me vois réduit à demander au ciel
en général les événements qui peuvent nous réunir. Je poursuis ici ma
carrière commerçante. Mais les Anglais nous bloquent, ce qui pourrait
bien m’aller faire achever mon apprentissage à Paris. Que de peines,
mon cher Edouard, pour parvenir à quelque chose de présentable, et qu’on
serait heureux de naître sans passions!

Pas l’ombre d’amusement ici, pas même de société, des femmes
archi-catins et qui se font payer, des hommes grossiers qui ne savent
que faire des marchés; lorsqu’ils se trouvent mauvais ils font
banqueroute, s’ils sont bons, ils entretiennent des filles. Quel séjour
lorsqu’on a habité Paris! Mais je m’aperçois que je deviens dolent comme
une complainte. Je n’ai pas perdu, comme vous le voyez, la mauvaise
habitude de m’affliger des choses, au lieu de chercher à les changer.
Pardonnez-moi ce vice provincial et donnez-moi dans les plus grands
détails de vos nouvelles, et de celles de votre famille. Si vous n’êtes
pas heureux, qui le serait?

Mon père me confiera peut-être bientôt quelques fonds, alors j’irai
tenter fortune auprès de vous. En attendant, prouvez-moi que vous ne
m’avez pas oublié en me contant ce qui vous est arrivé depuis mon
départ.

Fare you well and speak me et large of all your circumstances.

HENRI BEYLE,

Rue du Vieux-Concert, chez Ch. Meunier et Cie.

_P.-S._--Offrez, je vous en prie, mes respects à monsieur votre père et
à mesdemoiselles vos sœurs[163].



XXVIII

A SA SŒUR PAULINE.


Marseille, le 7 février 1806.

As-tu lu _la Conjuration de Russie_, l’as-tu bien méditée?--Y as-tu vu
qu’on ne peut connaître son caractère et surtout l’influence qu’on a sur
lui, qu’autant qu’on a passé par beaucoup d’alternatives de joie et de
malheur? N’importe la gravité réelle des événements; ce que l’homme sur
lequel ils agissent en croit, décide de leur influence sur lui. Nous ne
connaissons donc guère nos caractères, nous qui n’avons pas encore senti
de grandes douleurs subites, ni de grandes joies.

Rassemblons nos forces pour tirer parti des événements qui nous mettront
dans l’une ou l’autre de ces situations[164].



XXIX

MÉLANIE GUILBERT A HENRI BEYLE[165].


Lyon, 6 mars 1806.

De la neige fondue, un froid glacial, des compagnons de voyage
insupportables, c’est tout ce que nous avons eu dans notre route en y
ajoutant beaucoup de fatigue, car on nous a fait lever de 2 à 3 heures
du matin. Nous sommes à Lyon depuis hier, nous en partons demain matin
et dans six jours nous serons à Paris. J’en partirai le lendemain pour
la campagne et c’est là où je compte t’écrire un peu longuement; je suis
tellement gênée dans ce moment-ci que je suis obligée de baisser mon
chapeau sur mon papier pour que Mme C... ne voie pas ce que je t’écris.

Adieu donc, ma bonne minette, je vais mettre ce billet à la poste d’où
je reviendrai bien contente si j’y trouve une lettre de toi.--Je t’ai
écrit d’Aix[166].



XXX

A SA SŒUR PAULINE.


Marseille, le 9 mars 1806.

Je cherche à arracher de mon âme les fausses passions qui y abondent.

J’appelle fausses passions celles qui nous promettent, dans telle
situation, un bonheur que nous ne trouvons pas lorsque nous y sommes
arrivés.

La plupart des hommes ressemblent à un aveugle, excessivement boîteux,
qui prendrait des peines infinies pour monter, en huit heures de temps,
à la Bastille[167], par exemple, dont la belle vue doit lui donner un
plaisir infini. Il y arrive et n’y jouit que de son extrême fatigue, et
en second lieu du sentiment de désespoir que donne toujours une
espérance au moment où nous apercevons qu’elle était vaine.

Rappelle-toi donc de bien exercer la sensibilité de tes enfants[168] et
de bonne heure. La société tend à concentrer cette sensibilité en
nous-même, à nous rendre _égoïstes_. Quand cette passion ne serait pas
contre la vertu, elle est contraire au bonheur. Observe un égoïste. Pour
une jouissance, il a cent peines.

L’égoïste ignore à jamais le vrai bonheur de la vie sociale: celui
d’aimer les hommes et de les servir.

Je viens de relire les _Lettres sur la sympathie_ de Mme de Condorcet,
je veux t’en dire un mot, pour que, quand tu les liras, tu les
comprennes plus facilement.

Tu as sans doute vu toute seule, que plus la sensibilité est exercée,
plus elle est vive; à moins qu’à force de l’exercer, on ne la porte à ce
degré qui la rend fatigante.

Voltaire a rendu joliment cette idée:

«L’âme est un feu qu’il faut nourrir et qui s’éteint s’il ne
s’augmente.»

Une sensibilité qui n’est point exercée, tend à s’affaiblir; alors, pour
être remuée, il lui faut des échafauds, des brûlements d’yeux. Les
anglais ne l’exercent pas trois ou quatre fois par jour comme nous;
leur silence leur en ôte les moyens[169].

Telle est l’analyse de ce sublime sentiment qui répare un peu les maux
infinis de l’état de société. Voilà aussi l’analyse froide et sans
couleur de la première lettre de Mme de Condorcet à un M. C. (elle a
quinze pages), qui pourrait bien être Cabanis, l’illustre auteur des
_Rapports du physique au moral_.

Heureuse société que celle de gens si aimables, si instruits, si
vertueux! Mais ces gens ne se plaisent guère qu’avec leurs semblables;
ils ne se mêlent avec les autres que pour les plaisirs. Or, le bonheur
ne consiste pas à être dans un bal avec eux. Là, ils ne sont
qu’aimables, mais à pouvoir aller rêver deux heures, le soir, avec eux.
Voilà le sort qui t’attend, ma chère petite, si, secouant l’inertie
provinciale, tu veux orner un peu ton âme sensible.

Pour te désennuyer un peu de toute cette analyse, voici un trait que
nous raconte cet aimable Collé, si grand amateur du bon rire, et auteur
de cette charmante pièce: _La Vérité dans le Vice_.

«Au commencement de ce mois, dit-il, (c’était février 1751) ou même dans
les derniers jours de janvier, une troupe de comédiens, qui est
actuellement à Toulouse, donna la _Métromanie_. Les Capitouls furent si
choqués des plaisanteries qui se trouvent contre eux, dans cette pièce,
qu’ils ont eu l’esprit de s’en fâcher très sérieusement. L’un de ces
nobles messieurs envoya chercher l’entrepreneur, le traita comme un
nègre, d’avoir l’insolence de faire jouer une pareille comédie et lui
défendit de la donner davantage. L’entrepreneur, soutenu par la
meilleure partie des gens de la ville, n’a point voulu obéir, et
présenta requête au Parlement, pour qu’il lui fût permis de la faire
jouer. Les Capitouls se sont opposés à cette demande; instance pour ce
fait au Parlement; arrêt, enfin, qui laisse aux comédiens la liberté de
représenter la _Métromanie_.

«Voilà ce fait dans sa plus grande simplicité et qui est de notoriété
publique.

«Voici, à présent, ce que Piron y ajoute et qu’il m’a juré et protesté
être aussi vrai que les grosses circonstances que je viens de dire. Il
prétend donc, qu’après que M. le Capitoul eût bien lavé la tête à
l’entrepreneur, il lui demanda de qui était cette infâme comédie.--De M.
Piron, lui répondit-on.--Qu’on me le fasse venir tout à l’heure,
reprit-il, et je vais lui apprendre à vivre.--Mais, monsieur, il est à
Paris, lui répondit-on.--Il est bien heureux, ce coquin-là, répartit-il,
mais je vous défends de donner sa pièce. Tâchez, M. le drôle, de choisir
mieux les comédies que vous nous donnez. La dernière fois encore, vous
nous donnez l’_Avare_, pièce de mauvais exemple, dans laquelle un fils
vole son père. De qui est cette indigne comédie-là?--Elle est de
Molière, monsieur, répondit l’entrepreneur.--Eh! est-il ici ce Molière?
Je lui apprendrai à avoir des mœurs et à les respecter.--Non,
monsieur, il y a 74 ou 75 ans qu’il s’est retiré du monde.--Eh bien, mon
petit monsieur, dit le Capitoul, en finissant, pensez bien au choix des
comédies que vous nous donnerez par la suite; point de Molière, ni de
Piron, s’il vous plaît! Ne pouvez-vous jouer que des comédies d’auteurs
obscurs? Jouez-en que tout le monde connaisse et prenez-y garde.

«On a joué la _Métromanie_ nombre de fois depuis l’arrêt du Parlement;
on s’y portait; cette circonstance burlesque a fait la fortune de
l’entrepreneur; on applaudissait à tout rompre aux vers qui badinaient
les Capitouls, comme à ceux-ci:

    Monsieur le Capitoul, vous avez des vertiges...
..... Apprenez qu’une pièce d’éclat
    Ennoblit bien autant que le Capitoulat[170].»



XXXI

A LA MÊME.


Marseille, le 4 avril 1806.

Tu as un grand bonheur, ingrate Pauline, en Idéologie (science des
idées), n’en ayant jamais eu une fausse, tu n’auras point d’habitudes à
vaincre.

Souvent la force des raisons entraîne l’assentiment et commande le
jugement réfléchi du moment, et l’on sent ensuite les jugements
habituels renaître invinciblement.

Quand je suis sur un vaisseau qui approche du rivage, il me semble
évident que c’est le rivage qui marche. Il faut effacer entièrement ces
habitudes de faux jugements.

Ce que tu entends dire chaque jour doit t’en avoir donné plusieurs:
fais ton examen de conscience par écrit.

Le temps seul et la fréquente répétition de jugements bien sains
produiront chez toi cet état de calme et d’aisance, nommé dans ce
cas-ci, par les hommes, _bonne judiciaire_[171].



XXXII

A LA MÊME.


Marseille, le 12 avril 1806.

Madame l’ambassadrice, on attend avec la plus vive impatience, à cette
cour, la lettre que V. E. a ordre de nous écrire, sur l’état de celle
auprès de laquelle elle réside. Elle connaît trop bien nos relations
politiques pour ne pas sentir que sa lettre peut modifier ou détruire
les projets du plus haut intérêt. S. M. est persuadée, en conséquence,
qu’elle se hâtera de nous envoyer cette note intéressante, et qu’elle
apportera ses talents connus à la rendre on ne saurait plus exacte. S.
M. m’a donné ordre de lui dire qu’elle l’attendait courrier par
courrier.

Sur quoi, Madame l’ambassadrice, je ne puis que me féliciter du rapport
que les ordres de S. M. me donnent avec V. E. Vous mettrez le comble à
ma haute satisfaction, si vous voulez croire aux profonds sentiments
d’estime, de vénération et de mépris, avec lesquels je suis, Madame,
votre très humble et obéissant serviteur.

ANT. CARDINAL ALBERONI.

Un petit secrétaire de S. E. Monseigneur le cardinal Alberoni a
l’honneur d’exposer son cas à Madame l’ambassadrice. Peut-être elle ne
lui trouvera pas toute la bonne odeur possible; mais enfin, Madame, il
ne vous la jettera pas au nez, au contraire, il vous l’exposera avec
toute la discrétion possible.

Quelle que soit, cependant, l’étendue de cette vertu, dont ledit
secrétaire se pique plus que possible, puisque de toutes, elle est la
plus utile dans le monde vertueux au milieu duquel il se trouve, il ne
sait comment fixer l’attention d’une dame aussi vénérable dans les
lettres officielles et autres pièces de ce genre qu’on lui écrit sur des
bas et un fromage de Sassenage[172]; car il faut finir la phrase, qui a
déjà malheureusement huit lignes et qui en aura bientôt dix.

Oui, Madame, des bas de soie, faits à l’aiguille, avec de la soie du
pays, fins à peu près jusqu’au mollet, fins encore au cou-de-pied, mais
gros au pied, forment le sujet indigne, sur lequel le susdit secrétaire
est obligé de fixer l’attention de V. E. Le susdit n’est pas très
pécunieux; cependant, il n’aurait pas eu la hardiesse de parler de bas à
V. E. si pour un peu d’argent, comme on dit très élégamment, il en eût
pu trouver de l’espèce dont il en désire, mais c’est la chose
impossible. Il a donc recours à vos doigts d’ivoire, pour lui
confectionner les dits bas.

Il sent que ce serait ici le lieu d’un compliment galant et charmant;
mais comme il vient de déjeuner, son génie se trouve un peu obstrué; il
finira donc par vous dire tout platement, qu’il lui faut un fromage de
Sassenage, mais un fromage qui.... un fromage enfin:

    Qui le goûte souvent, goûte une paix profonde
    Et comme du fumier regarde tout le monde.

Il a promis à une dame qui n’a pas tout à fait la plus belle figure de
Marseille, mais qui a la plus belle moustache et l’amant le plus
spirituel, de lui porter ledit fromage sous quinze jours. Le secrétaire
prend donc le plus vif intérêt audit fromage de Sassenage et espère que
vous le choisirez avec toute la finesse de votre sens olfactif; se
reposant sur vous, il s’attend à le recevoir dans huit jours, par la
diligence qui transporte les objets de Grenoble à Marseille.
Adressez-le, il ose vous en supplier, à H. B., chez Ch. Meunier, dans
une boîte bien ficelée, rue du Vieux-Concert, près la rue Paradis,
enveloppé d’une toile cirée.

_Ledit secrétaire_[173].

(Signature illisible).



XXXIII

A LA MÊME.


Marseille, le 6 mai 1806.

Ton fromage m’a fait le plus grand plaisir et est arrivé à propos, au
moment où j’allais dîner chez Mme Pallard[174], qui m’avait invité ce
jour-là. Femme d’esprit, qui a beaucoup d’usage, ayant passé presque
toute sa vie à la Cour; beaucoup de noblesse; sait le grec, l’anglais,
l’italien et le latin; déplaît à tout le monde par un air affecté et une
tournure orgueilleuse dans la discussion.

Il faut qu’une femme ait l’air de tout faire par sentiment, qu’elle ait
cette aimable inconséquence qui dénote l’absence de tout projet. C’est
l’unique moyen de faire réussir les facultés qu’on possède. Nul être n’a
besoin de plus de finesse que la femme, et son absence n’est mortelle,
au même point, à aucun autre être. Son bonheur consiste à mener tout ce
qui l’entoure, et il faut que ses actions n’aient pas du tout l’air
_enchaînées_, qu’on suppose qu’elle obéit toujours à l’impression du
moment; qu’elle ne sait pas à dix heures ce qu’elle fera à dix heures et
demie, et presque pas ce qu’elle a fait à neuf.

Recevez ce petit avis en passant[175].



XXXIV

MÉLANIE GUILBERT À HENRI BEYLE.


Paris, 21 mai 1806.

Moi, je ne t’aime pas! moi, je fais lire tes lettres par un rival! Ah!
mon ami, tu sais que mon cœur est trop plein de toi pour être jamais
à un autre, mais il a besoin, ce cœur, d’être entièrement rassuré
sur le tien.

Je me propose d’accepter un engagement à Naples, malgré ma faible
poitrine, et si tu n’obtiens rien de tes parents, eh bien! tu viendras
avec moi et notre chère petite; si par malheur je mourais, je te
laisserais dix-huit à vingt mille francs qui pourront encore me revenir
de la succession de mon père, en ne se pressant pas trop de vendre; je
suis sûre aussi que tu pourrais avoir une place et quand elle te ne
rapporterait que cent louis tu vivrais; et ma petite, que tu mettrais en
pension ne te coûterait pas plus de huit cents francs; tu aurais encore
mille écus en attendant un meilleur sort.

Adieu, mon cher et bien cher ami, crois que je t’aime et que je
t’aimerai jusqu’au dernier jour de ma vie. Je suis bien pressée, Dugazon
m’attend; mais je voulais t’écrire avant d’y aller. Je viens de recevoir
ta lettre et j’avais besoin d’y répondre[176].



XXXV

A MARTIAL DARU.


Grenoble, 1er juin.

Mon cher cousin,

Me voici à Grenoble, mais ce n’est pas par inconstance; je n’ai quitté
instantanément Marseille que sur des lettres terribles de mon grand
père. Le commerce humilie mon père, il ne fera rien pour un fils qui
remue des barriques d’eau-de-vie, tout au monde pour un fils dont il
verrait le nom dans les journaux. C’est ce qui vous a procuré tant de
lettres à M. D.[177] et à vous.

Croyez-vous que M. D. veuille s’occuper de moi? Me croit-il un peu mûri
depuis le temps où je donnai ma démission? s’il pense encore à
moi:--deux ans d’épreuves, après quoi il jugera.

Vous savez, mon cher cousin, pour combien de millions de raisons
j’aimerais mieux copier des revues dans votre bureau[178] qu’une place
de six mille francs à deux cents lieues. Ne croyez pas que c’est Paris
que je désire, c’est la vie de la _Casa d’Adela_[179], ce sont les
bontés dont vous me comblez, c’est l’espoir de pouvoir acquérir
quelques-unes de ces qualités qui font le bonheur et qui vous font
adorer par tout ce qui vous entoure.

S’il vous faut un homme qui travaille dix heures par jour, le voici.
S’il est auprès de vous, il n’a pas besoin de parler de sa constance et
il demande avant tout deux ans d’épreuves.

Adieu, mon cher cousin, auriez-vous le temps de m’écrire une demi-ligne?
Surtout ne vous gênez en rien; n’importunez pas M. D. Tout ce que je
vous demande, c’est de dire mille choses à toute la famille, et à Mme
Rebaffet en particulier, que j’ai bien des choses à lui apprendre de la
part de Mme de P., mais que je ne lui écrirai que lorsque j’aurai perdu
l’espoir de les lui dire.

Comment se porte Mme Adèle? elle doit être bien affligée du chagrin de
son amie[180].



XXXVI

MÉLANIE GUILBERT À HENRI BEYLE.


Paris, 2 juin 1806.

Je ne t’écris qu’un mot, ma bonne minette, car je suis dans mes jours de
mélancolies et même plus que cela mais je veux pourtant te dire combien
je suis contente de te voir rapproché de moi et surtout quel plaisir me
fait l’espérance de te revoir. Je compte que tu passeras un mois chez
ton père et qu’ensuite tu reviendras à Paris. Oh! mon ami, j’ai bien
besoin que tu m’aimes!

Et ta sœur comment se porte-t-elle! Pourquoi ne t’écrivait-elle pas?
Il est tout simple qu’elle ne m’ait pas répondu, mais à toi! qui pouvait
l’en empêcher? Est-ce qu’elle était malheureuse? Parle moi d’elle avec
beaucoup de détails.

Adieu, mon bon ami, je ne sais pas ce que j’ai: je ne peux t’écrire.

Réponds à mes trois dernières lettres, je t’en prie. J’ai besoin que tu
me tranquillises: mes pressentiments me disent depuis longtemps que je
ne serai jamais heureuse et si tu ne m’aimes pas bien ils ne seront que
trop justifiés. Adieu[181].



XXXVII

MÉLANIE GUILBERT A HENRI BEYLE.


Paris, 10 juin 1806.

Depuis six semaines, tu me répondras, dis-tu, demain quand tu n’auras
pas une heure, un moment d’ennui qui te trouble l’esprit. Bien, mon ami,
il ne faut pas te presser. J’estimerais cependant davantage une marche
franche à ces petits détours qui peuvent éluder ta réponse tant qu’il te
plaira, mais non pas m’en imposer longtemps.

Je t’ai demandé: 1º Si, dans le cas où je pourrais suppléer par mes
faibles talents à ce que te donnent tes parents, si, dis-je, tu me
portais assez d’attachement pour sacrifier tes espérances de fortune
dans le cas où il faudrait choisir entre ce sacrifice et celui de ma
personne.

2º D’examiner lequel de nous a le sort le plus stable afin que l’autre
s’y abandonnât entièrement et que nous ne fussions plus forcés de nous
séparer.

3º Si tu es assez faible ou si tu m’aimes assez peu pour me sacrifier à
la volonté de tes parents, ou bien à tes projets d’ambition.

4º Enfin, si ton intention est bien de passer ta vie avec moi, de me la
consacrer entièrement, quelque chose qu’il puisse en arriver, de me dire
en galant homme, et après y avoir mûrement réfléchi, si c’est bien là ta
volonté irrévocable et de m’avouer le contraire, si cela n’était pas.

J’attache ma tranquillité à cet éclaircissement, je te donne les
témoignages de la plus vive tendresse, du plus tendre attachement. Je
t’en ai même donné des preuves incontestables, et à tout cela tu me
réponds des lettres vagues, tu me dis que tu m’aimes toujours et que je
le verrai bien dans quinze jours, époque à laquelle tu te promets d’être
près de moi, ce qui veut dire que tu me feras beaucoup de caresses, de
protestations, que tu seras bien aise de me voir, etc. C’est peut être
beaucoup dans ton esprit, mais ce n’est rien pour moi, surtout quand je
songe à toute ta conduite et même à ton caractère; je n’en suis pas plus
persuadée que tu m’aimes comme je le souhaite, et comme j’en ai besoin
pour être heureuse, pour avoir le cœur content. C’est pourquoi
j’aurais voulu un peu plus de franchise.

Je ne demande plus rien à présent, j’ai pu me faire illusion jusqu’à un
certain point, mais mon cœur m’en dit plus que je n’en voudrais
savoir. Tu m’aimes comme un jeune homme dont la conduite présente ne
tire point à conséquence sur ta destinée future et dont le but est de
passer le temps le moins désagréablement possible. Et j’ai pu me croire
aimée de toi comme la compagne de ta vie? Eh bien! me trouves-tu assez
ridicule?

Tu me diras peut-être que je me fâche; non, je t’assure, je n’ai même
pas ce bonheur, j’ai une expérience si triste du cœur humain, que si
je m’étonne des malheurs qui m’arrivent, c’est de ne les avoir pas
prévus, mais ils ne m’irritent plus. Je sais trop que je serai
malheureuse, et je me résigne à mon sort.

Je remercie beaucoup ta sœur du petit mot qu’elle m’écrit; dis-lui
que je sens ce qu’elle fait pour moi--et je sens aussi quelle
reconnaissance je te dois pour cette marque d’amitié et de complaisance.

Quoique toute ma conduite ait dû te prouver combien tu m’es cher, que je
te l’aie sans cesse répété, tu as cependant pensé que M. Blanc, _étant
devenu puissant_, m’attirait à Naples. Ces idées-là ne m’étonnent pas,
mon bon ami, et je te les pardonne bien volontiers. Je crois que tu ne
peux connaître mon cœur.

A propos de M. Blanc, j’ai toujours oublié de répondre aux questions que
tu m’as faites pour savoir quelle est sa position.

Il est maintenant directeur et inspecteur général des douanes; c’est,
dit-on, une place à argent. Il m’a écrit il y a trois jours qu’il
m’avait engagée au théâtre de Naples pour 5,000 francs, d’ici à Pâques.
Il m’assure que l’année prochaine j’aurai au moins 8,000 francs, et il
me presse de ratifier ce qu’il a fait, mais j’avoue que je ne suis pas
peu embarrassée. Rien n’avance ici pour mes débuts, quoique l’on me
donne un peu d’espoir.

J’éprouve des choses qui me navrent le cœur, qui me découragent
entièrement, je n’ai plus aucun repos, je ne compte plus sur aucun ami;
ceux que je dois regarder comme tels me conseillent des choses
auxquelles il m’est impossible de condescendre. Vous ne réussirez donc
pas, me dit-on, et cela n’est sans doute que trop certain, mais je
voudrais en être plus sûre encore; dans ce cas, je partirais pour
Naples. Nul motif puissant ne doit plus maintenant m’attacher à la
France, je n’y ai pas eu un seul ami, d’ailleurs, toutes mes ressources
sont épuisées; je n’existe qu’en vendant chaque jour quelques
bagatelles qui me restaient encore, mais qui ne peuvent me conduire bien
loin, et peut-être ferais-je bien de partir tout de suite, mais je ne
peux m’y résoudre. Je vais écrire une lettre à M. Blanc, dans laquelle
je lui demanderai un peu de temps pour réfléchir, je veux encore tenter
quelques démarches auprès de M. de Rémusat[182]; si elles ne réussissent
pas, comme il est à présumer, je ne prendrai plus la peine de songer à
mon sort, il deviendra ce qu’il plaira à Dieu; je pourrai désirer encore
quelque chose, mais jamais plus espérer[183].



XXXVIII

A SA SŒUR PAULINE[184].


(1806)

Hé bien, ma chère Pauline, où en es-tu donc? Tu deviens d’un silence
horrible. Je quitte ce trou pour un petit voyage, j’attendais toujours
une de tes lettres avant que de partir. Elle n’arrive point; et je veux
te la demander avant que de monter à cheval. Je crois pour moi qu’un
prêtre, un _oui_, 3 mots latins vont faire de toi une heureuse femme,
j’espère; mais il faut en finir. Apprends-moi en détail où en est cette
affaire et dis mille choses tendres et fraternelles à ton mari.

Qui plus est. Il paraît que je vais aller en Espagne, c’est-à-dire en
Afrique. Fais-moi faire des chemises de bonne toile de Voiron, pas trop
grosse cependant, plus quelques mouchoirs. Je ferai prendre tout cela en
allant vous embrasser. Parle to our great father of letters which. I
have (illisible) to Mistress. D. the mother and to the great sir D[185].

Adieu, embrasse tout le monde et donne-moi des nouvelles de Grenoble,
qui est aussi inconnu pour moi, depuis 18 mois, que le faubourg Péra.

HENRI[186].



XXXIX

A MONSIEUR MOUNIER, AUDITEUR AU CONSEIL D’ÉTAT, SECRÉTAIRE DE S. M.
L’EMPEREUR ET ROI, A SCHŒNBRUNN.


Voici, monsieur, le protégé de Pascal[187] dont je vous ai parlé
avant-hier. J’avais une place pour lui; l’armistice s’est conclu
pendant son voyage, et une chose très simple est devenue difficile. M.
Rondet connaît les formes de l’administration. Je pense que si, à défaut
d’autre moyen, vous écrivez à M. Daru, il nous sera plus facile
d’obtenir un emploi de 150 ou 200 francs.

Agréez, je vous prie, l’assurance de ma considération distinguée.

Vienne, le 1er septembre 1807.

DE BEYLE.



XL

A SA SŒUR PAULINE.


Brunswick[188], 25 décembre 1807.

Je pars aujourd’hui, jour de Noël, à 5 heures du matin, pour Paris. Je
t’écris cela bien pour que tu aies à m’écrire bien vite à Paris, rue de
Lille, nº 55.

Je devais partir il y a huit jours, mais le Gouvernement et l’Intendant
ont voulu attendre des matériaux plus étendus pour ma mission.

Tous les préparatifs du voyage sont enfin finis. Il fait un temps
affreux mêlé de pluie, de grêle et de neige, il fait noir comme dans un
four, le vent éteint les bougies dans les lanternes de la voiture. Hier,
à 7 heures du soir, je ne pensais plus à ce voyage; il aura ses peines
et ses plaisirs, revoir tant de personnes si chères! mais les quitter au
bout de huit jours!

Je t’écrirai dès que j’aurai mis le pied en France, à Mayence. Je vais
par Cassel, Fulde, Francfort. Les postes sont si indignement servies que
nous ne recevons point de lettres directement. Peut-être celles que nous
écrivons ont-elles le même sort. D... est en bonne santé et en route de
Posen sur Varsovie.

Porte-toi bien et aime-moi et écris-moi. Dis à nos connaissances comme
Mme Marnay que je saisis l’occasion de la nouvelle année pour l’assurer
que quoique galopant de Brunswick à Paris, je ne l’en aime pas moins que
lorsque Colomb et moi allions faire la partie chez elle.

Ainsi de suite, n’oublie pas.

HENRI[189].



XLI

A M. KRABE, MEMBRE DE LA CHAMBRE DE GUERRE ET DES DOMAINES.


Brunswick, 13 janvier 1808.

Le Ministre de la Guerre a donné l’ordre, Monsieur, qu’on constatât par
procès-verbal l’état des casernes existantes à Brunswick et à
Wolfenbuttel, les bâtiments qui pourraient être disposés en casernes,
les dépenses à y faire pour les rendre propres à cet usage, et enfin le
nombre d’hommes et de chevaux qu’on pourrait y loger.

Personne plus que vous, Monsieur, n’est en état de s’acquitter de cette
opération avec succès. Je vous prie, en conséquence, de m’indiquer
l’heure à laquelle nous pourrons parcourir ensemble les casernes
actuellement existantes et les bâtiments qui peuvent le devenir. Nous
dresserons, après cette visite, les procès-verbaux demandés.

J’ai l’honneur de vous saluer avec considération.

Le Commissaire des Guerres,

DE BEYLE[190].



XLII

A SA SŒUR PAULINE.


Le 19 janvier 1808.

Hé bien, petite bringue, tu mériterais bien que je renouvelasse pour toi
ce terme élégant et antique.

Peut-on être plus molle que toi, depuis quatre mois tu ne m’écris pas un
mot. Je n’apprends des nouvelles de Grenoble que par les papiers
publics.

Donne-moi les nouvelles de famille que je ne puis trouver dans les
papiers publics. Mon père recevra incessamment un premier envoi de
graines. Il y en a une entre autres qui n’est que sublime, dis-lui mille
choses de ma part, et envoie-moi enfin trois empreintes _du cachet_ de
mon père. Je suis obligé de cacheter une acceptation de dîner avec
l’Aigle impérial. C’est trop pour un petit rien comme moi. Celui[191]
qui pourrait me faire quelque chose est à Cassel depuis quatre jours et
sera ici vers le 28 janvier, temps auquel il y aurait 25 ans que je
t’aime, si je n’avais pas l’honneur d’être l’aîné. Quoique aîné, je te
permets cependant de te marier la première. Fais vite cette bonne
affaire-là, mais rappelle-toi que si jamais ton mari connaît la terrible
vérité que tu as plus d’esprit que lui, il te hait à jamais, et
malheureusement, quel que soit ton mari, cette vérité sera vraie.

Adieu, aime-moi et prouve-le moi en écrivant, cela n’est pas difficile,
tous les amants voudraient en être là. Je voudrais bien que tu
connusses assez Mlle V... pour lui demander quelques conseils envers le
cher époux et maître. Songe surtout à te faire humble comme Ephestion à
la cour d’Alexandre. Un mot de réponse et dedans des cachets.

Embrasse pour moi ma bonne tatan Charvet, dis-lui que je voudrais bien
aller manger des cerises à Saint-Egrève[192]. Si Barral est à Grenoble
envoie-lui la carte ci-jointe.

Mais écris.

H. B.[193].



XLIII

A FÉLIX FAURE[194].


Ingoldstadt, 21 avril 1809.

Je n’ai que le temps de t’envoyer cet étui que je te prie de remettre à
Mme de Bézieux; elle y verra que même en gravissant les rochers
d’Heidenheim où ces sortes d’ouvrages vous sont présentés par de jolies
paysannes, je pensais aux bontés qu’elle a bien voulu avoir pour moi.
Ces jolies marchandes me servent de transition toute naturelle pour te
prier de présenter mes hommages respectueux à Mesdemoiselles de Bézieux.

Nous avons eu hier soir une petite victoire, quatre drapeaux, quatre
pièces de canon, toutes les positions de l’ennemi.

Mes respects à M. Duvernay.

Mille amitiés; n’oublie pas la bibliothèque britannique. Je ne me suis
pas couché depuis trois jours. Ingoldstadt a une drôle de mine. Le plus
beau, au milieu des canons, des fourgons, des soldats chantant qui vont
à l’armée, des soldats tout tristes qui en reviennent blessés, des
curés, du tapage général et infernal, le plus beau, c’est une troupe de
comédiens qui donne intrépidement des représentations: ce soir, _la
Femme «volatile»_ (ça veut dire volage), drame en trois actes.

H.[195].



XLIV

AU MÊME.


Saint-Polten, le 10 mai 1809.

J’ai promené hier dans une des plus belles positions du monde: l’Abbaye
de Molke, sur le Danube. La physionomie du paysage est sévère et
d’accord avec le château où fut interné Richard Cœur-de-Lion qui en
fait un des principaux ornements.

L’immense Danube et ses grandes îles, sur lesquelles on domine d’une
hauteur de cent cinquante pieds, forment un spectacle unique. Je n’y
trouve à comparer que la Terrasse de Lausanne et la vue de Bergame.
Mais l’une et l’autre étaient bien moins _striking_, frappantes, avec
une nuance de terrible visant au sublime.

J’ai tant de choses à te dire que je tourne court.

Je me reproche depuis quinze jours de ne pas écrire à Mme Z.

Envoie-moi des journaux.

Nous serons demain soir à Vienne; Saint-Polten en est à seize lieues. S.
M. y est, très probablement.

Réunis, je t’en prie, tous les renseignements qui peuvent servir à un
journal de mon voyage.

Je ferai copier cela par quelque écrivain du coin des rues, bien bête et
ayant une belle écriture.

Le temps me manque pour tout.

Ce matin, en quittant cette belle abbaye, le hasard m’a mis dans la
voiture de Martial[196]. Aussitôt notre solitude: «Il m’est arrivé
dernièrement à Paris une chose plaisante, etc., etc.» Confiance
adorable, dirait un courtisan, je dis seulement confiance parfaite.

Deux ou trois heures de penser tout haut avec moi, et, sans que je le
demandasse, promesse réitérée et venant de lui, que je serais adjoint
dans la garde à la première vacance, vacance assez probable.

Je saute vingt autres choses; en un mot, tout ce que je pouvais désirer.

Entretiens moi dans le souvenir de Mme de Bézieux, en lui racontant
pompeusement quelques-unes des esquisses de mon voyage, d’après une
lettre reçue la veille, le tout convenablement enduit de compliments.

Ecris-moi donc sous le couvert de M. Daru.

Je n’ai encore eu de toi qu’une lettre de quatre pages _upon Lewis’s
love for Miss_[197].... Fais aussi penser à moi dans cette maison.

Il me paraît probable que nous ne resterons pas à Vienne. Peut-être dans
un mois serons-nous au fond de la Hongrie.

Le pays de Strasbourg à Vienne est, aux lacs près, tout ce qu’on peut
désirer de plus pittoresque. Il n’y a pas en France une telle route.
Adieu.

H.[198].



XLV

A SA SŒUR PAULINE.


Rome[199], le 2 octobre 1811.

Je me porte bien et j’admire. J’ai vu les loges de Raphaël et j’en
conclus qu’il faut vendre sa chemise pour les voir quand on ne les a
pas vues, pour les revoir quand on les a déjà admirées.

Ce qui m’a le plus touché dans mon voyage d’Italie, c’est le chant des
oiseaux dans le Colisée. Adieu; secret sur le voyage, mais donne de mes
nouvelles à notre grand-père et à tutti quanti.

La nomination de M. le duc de Feltre prolongera peut-être mon séjour à
Milan. J’y serai le 25 octobre pour y rester quinze ou vingt jours.

Je t’aime.

HENRY[200].



XLVI

A LA MÊME.


Ekatesberg, 27 juillet 1812.

Hier soir, ma chère amie, après soixante-douze heures de voyage, je me
trouvais, deux lieues plus loin que la triste ville de Fulde, à
cent-soixante-et-onze lieues de Paris. La lenteur allemande m’a empêché
d’aller aussi vite aujourd’hui. Je viens de m’arrêter, pour la première
fois, depuis Paris, dans un petit village, que tu ne connaîtras pas
davantage quand je t’aurai dit qu’il s’appelle Ekatesberg, ce qui veut
dire ce me semble, la montagne d’Hécate. Il est à côté de la bataille de
Iéna et à douze lieues en deçà de la pierre qui marque l’endroit où
Gustave Adolphe fut tué à la bataille de Lutzen.

On sent, à Weimar, la présence d’un prince, ami des arts, mais j’ai vu
avec peine que là, comme à Gotha, la nature n’a rien fait, elle est
plate comme à Paris. Tandis que la route de Stroesen à Eisenach est
souvent belle par les beaux bois qui bordent la route. En passant à
Weimar, j’ai cherché de tous mes yeux le château du Belvédère, tu sens
pourquoi j’y prends intérêt. Give me some news of miss Vict[201].

Vais-je en Russie pour quatre mois ou pour deux ans[202]? Je n’en sais
rien. Ce que je sens bien, c’est que mon contentement est situé dans le
beau pays

    _Che il mare circonda_
    _E che parte l’Alpa e l’Apenin_.

Voilà deux vers italiens joliment arrangés. Adieu, ma soupe arrive et je
passe mille amitiés à tout le monde. Donne de mes nouvelles à notre bon
grand-père.

HENRI[203].



XLVII

A LA MÊME.


Sagan, le 15 juin 1813.

Je règne ma chère Pauline, mais comme tous les rois, je baille un peu;
écris-moi et presse la De[204].

J’espère être tiré de mon trou vers le 26 juillet, écris comme à
l’ordinaire. Mille choses à Périer. Ne fais-tu pas de voyage cette
année? Mon appartement t’attendait.

Adieu, je tombe de fatigue.

Cel FAVIER[205].

Donne-moi des nouvelles de notre bon grand-père. Fais-lui parvenir des
miennes.



XLVIII

A LA MÊME.


Venise[206], le 8 octobre 1813.

Ma chère amie,

Les premières années d’un homme distingué sont comme un affreux buisson.
On ne voit de toutes parts qu’épines, et branches désagréables et
dangereuses. Rien d’aimable, rien de gracieux dans un âge où les gens
médiocres le sont pour ainsi dire malgré eux, et par la seule force de
la nature. Avec le temps, l’affreux buisson tombe à terre, l’on
distingue un arbre majestueux, qui par la suite porte des fleurs
délicieuses.

J’étais un affreux buisson en 1801, lorsque je fus accueilli avec une
extrême bonté par Mme Borone, milanaise, femme d’un marchand. Ses deux
filles faisaient le charme de sa maison. Ces deux filles aujourd’hui
sont mariées[207], mais la bonne mère existe toujours; on trouve dans
cette société un naturel parfait, et un esprit supérieur de bien loin à
tout ce que j’ai rencontré dans mes voyages.

D’ailleurs on m’y aime depuis douze ans. J’ai pensé que c’était là que
je devais venir achever de vivre, ou me guérir si, suivant toutes les
apparences, la force de la jeunesse l’emportait sur la désorganisation
produite par des fatigues extrêmes.

Je me suis placé à Milan dans une bonne auberge dont j’ai bien payé tous
les garçons, j’ai demandé le meilleur médecin de la ville, et je me suis
apprêté à faire ferme contre la mort. Le bonheur de revoir des amis
tendrement chéris a eu plus de pouvoir que les remèdes. Je suis à l’abri
de tout danger. Je me joue de la fièvre maintenant. Elle ne me quittera
qu’après les chaleurs de l’été prochain, elle me laissera les nerfs
extrêmement irrités. Mais, enfin, je dois la santé à cette manœuvre.
Quand j’ai la fièvre, je vais me tapir dans un coin du salon, et l’on
fait de la musique. On ne me parle pas et bientôt le plaisir l’emporte
sur la maladie, et je viens me mêler au cercle.

Il est possible que M. Antonio Pietragrua, jeune homme de quinze ans et
sergent de son métier, passe en France. C’est le fils d’une des deux
sœurs. Si jamais il t’écrivait, fais tout au monde pour lui procurer
quelque agrément en France. J’y serais mille fois plus sensible qu’à ce
que tu ferais pour moi. Tes bons services consisteraient à lui faire
parvenir une somme de deux à trois cents francs et à le faire recevoir
dans une ou deux sociétés de Lyon.

S’il va à Grenoble, je le recommande à Félix; partout ailleurs je le
dirigerai de Paris. Garde ma lettre et, le cas échéant, souviens-toi de
traiter M. Antoine Pietragrua comme mon fils.

Je suis très content de Venise, mais ma faiblesse me fait désirer de me
retrouver chez moi, c’est-à-dire à Milan. Il faudra bien rentrer en
France vers la fin du mois de novembre, si cela ne te dérange pas trop,
viens à ma rencontre jusqu’à Chambéry ou Genève.

C. SIMONETTA.

Mille amitiés à François[208]. Quels sont tes projets pour le voyage de
Paris? tu logeras chez moi, nº 3.

Recacheté par moi avec de la cire[209], ne dis pas to the father où je
suis[210].



IL

A LOUIS CROZET[211].


Rome, 28 septembre 1816.

Un hasard le plus heureux du monde vient de me donner la connaissance
_of 4 ou 5 Englishmen of the first rank and understanding_[212]. Ils
m’ont illuminé, et le jour où ils m’ont donné le moyen de lire _the
Edinburgh Review_[213] sera une grande époque pour l’histoire de mon
esprit; mais en même temps une époque bien décourageante. Figure-toi que
presque toutes les bonnes idées de l’_H_[214], sont des conséquences
d’idées générales et plus élevées, exposés dans ce maudit livre. _In
England, if ever the H._[215] y parvient, on la prendra pour l’ouvrage
d’un homme instruit et non pas pour celui d’un homme qui écrit sous
l’immédiate dictée de son cœur.

_P.S._--Note à mettre au dernier mot du dernier vers de la vie de
Michel-Ange[216]:

On me conseille de mettre ici une note de prudence. Il faut pour cela
parler de moi. Sous la Chambre de 1814, j’avais eu l’idée de faire
imprimer ce ballon d’essai, à Berlin où, en fait d’opinion religieuse la
liberté de la presse est honnête. Mais ce préjugé ridicule dans la
monarchie, qu’on appelle amour et patrie, m’a fait désirer de voir le
jour à Paris.

Toutefois, j’ai voulu, auparavant, acquérir la _certitude qu’on vend
publiquement sur les quais et à vingt sous le volume_, la _Guerre des
Dieux_, la _Pucelle_, le _Système de la Nature_, l’_Essai sur les
mœurs_, de Voltaire, etc., etc.

Je ne savais pas une chose que l’on m’écrit, l’impression terminée,
c’est que les délits de la liberté de la presse sont jugés par des juges
bien justes et non pas par un jury. Or, ces Messieurs sont hommes, et,
comme tels, fort curieux d’orner leur petit habit noir d’une croix
rouge. On sait que les ministres mettent tout l’acharnement de la vanité
piquée contre la liberté de la presse, et, au moyen du fonds de réserve
des décorations, ils sont ici accusateurs et juges. Mon avoué aura beau
dire que lorsqu’on permet la _Guerre des Dieux_, il est ridicule de
s’offenser d’un livre spéculatif, fait peut-être pour une centaine de
lecteurs. Si le ministre a besoin ce jour-là de paraître dévôt, pour
faire excuser quelque mesure anti-religieuse, les chanceliers Séguier,
les Omer ne sont pas rares[217].



L

AU MÊME.


Rome, le 30 septembre 1816.

_Raisons pour ne pas faire les troisième, quatrième, cinquième et
sixième volumes de l_’Histoire de la peinture en Italie.

Depuis qu’à douze ans j’ai lu Destouches, je me suis destiné _to make
co_, à faire des comédies. La peinture des caractères, l’adoration
sentie du comique ont fait ma constante occupation.

Par hasard, en 1811, je devins amoureux de la comtesse Simonetta[218] et
de l’Italie. J’ai parlé d’amour à ce beau pays en faisant la grande
ébauche en douze volumes perdue à Moladechino. De retour à Paris, je fis
recopier la dite ébauche sur le manuscrit original, mais on ne put
reprendre les corrections faites sur les douze jolis volumes verts,
petit in-folio, mangés par les cosaques.

En 1814, battu par les orages d’une passion vive, j’ai été sur le point
de dire bonsoir à la compagnie du 22 décembre 1814 au 6 janvier 1815;
ayant le malheur de m’irriter du jésuitisme du bâtard[219], je me
trouvais hors d’état de faire du raisonnable, à plus forte raison du
léger. J’ai donc travaillé quatre à six heures par jour, et, en deux ans
de maladie et de passion, j’ai fait deux volumes. Il est vrai que je me
suis formé le style, et qu’une grande partie du temps que je passais à
écouter la musique _alla Scala_ était employé à mettre d’accord Fénelon
et Montesquieu qui se partagent mon cœur.

Ces deux volumes peuvent avoir cent cinquante ans dans le ventre. La
connaissance de l’homme, si mon testament est exécuté[220] et si l’on se
met à la traiter comme une science exacte, fera de tels progrès qu’on
verra, aussi net qu’à travers un cristal, comment la sculpture, la
musique et la peinture touchent le cœur. Alors ce que fait Lord Byron
on le fera pour tous les arts. Et que deviennent les conjectures de
l’abbé Dubos quand on a des Lord Byron, des gens assez passionnés pour
être artistes, et qui d’ailleurs connaissent l’homme à fond?

Outre cette raison sans réplique, il est petit de passer sa vie _à dire
comment les autres ont été grands_. Optumus quisque benefacere, etc.

C’est dans la fougue des passions que le feu de l’âme est assez fort
pour opérer la fonte des matières qui font le génie. Je n’ai que trop de
regrets d’avoir passé deux ans à voir comment Raphaël a touché les
cœurs. Je cherche à oublier ces idées et celles que j’ai sur les
peintres non décrits. Le Corrège, Raphaël, Le Dominiquin, Le Guide sont
tous faits, dans ma tête.

Mais je n’en crois pas moins sage, à 34 ans moins 3 mois, d’en revenir à
_Letellier_[221], et de tâcher de faire une vingtaine de comédies de 34
ans à 54. Alors je pourrai finir la Peinture, ou bien, avant ce temps,
pour me délasser de l’art de _Komiker_. Plus vieux, j’écrirai mes
campagnes ou mémoires moraux et militaires[222]. Là, paraîtront une
cinquantaine de bons caractères.

_At the Jesuit’s death, if I can, I will go in England_[223] pour 40,000
fr. et en Grèce pour autant, après quoi, j’essaierai Paris, mais je
crois que je viendrai finir dans le _pays du beau_. Si, à 45 ans je
trouve une veuve de 30 qui veuille prendre un peu de gloire pour de
l’argent comptant, et qui de plus ait les 2/3 de mon revenu, nous
passerons ensemble le soir de la vie. Si la gloire manque, je resterai
garçon.

Voilà tout ce que je fais de ma vie future.

Le difficile est de ne pas m’indigner contre le Bâtard et de vivre avec
1,600 fr. Si je puis accrocher 30,000 fr. ou trouver un acquéreur pour
une maison de 80,000 fr., pour laquelle je dois 45,000 fr. je suis
heureux avec 4,600 fr. et la comédie s’en trouvera bien.

CRITIQUE _ferme tout cela_. Peut-être que tu ne vois en moi nul talent
comique. Il est sûr que seul je suis toujours sérieux et tendre, mais la
moindre bonne plaisanterie, celle de la table de l’_opisk_, par exemple,
me font mourir de rire pendant deux heures.

Il me faudrait deux ans pour finir l’Histoire, 4 vol. D’autant plus
qu’il faut inventer le beau idéal du coloris et du clair-obscur, ce qui
est presque aussi difficile que celui des statues. Comme cela tient de
bien plus près aux cuisses de nos maîtresses, les plats bourgeois de
Paris sont trop bégueules pour que je leur montre ce beau spectacle.

Garde cette feuille en la collant dans quelque livre pour que nous
puissions partir de ces bases à la première vue.

ALEX. DE FIRMIN.

_P.-S._--De plus, en faisant quatre nouveaux volumes, je ne gagnerai pas
deux fois autant de réputation (si réputation il y a) que par les deux
premiers. Le bon sera de voir dans vingt ans d’ici les Aimé Martin
continuer cette histoire. Moi-même je pourrai composer un demi-volume de
cette continuation dans leur genre. Quel abominable pathos; quelles
phrases pour la connaissance de l’homme!

Les copies me coûtent trop cher, 15 cent. par page, et les copistes me
font donner au diable[224]!



LI

AU MÊME.


Milan, 1er octobre 1816.

                          _Note romantique._

La supériorité logique des Anglais, produite par la discussion
d’intérêts chers, les met à cent piques au-dessus de ces pauvres
gobes-mouches d’Allemands qui croient tout. Le système romantique, gâté
par le mystique de Schlegel, triomphe tel qu’il est expliqué dans les
vingt-cinq volumes de l’_Edinburgh Review_ et tel qu’il est pratiqué par
Lord Ba-ï-ronne (Lord Byron). Le _Corsaire_ (trois chants) est un poème
tel pour l’expression des passions fortes et tendres que l’auteur est
placé en ce genre immédiatement après Shakespeare. Le style est beau
comme Racine. _Giaour_ et la _Fiancée d’Abydos_ ont confirmé la
réputation de Lord Byron, qui est généralement exécré comme l’original
de Lovelace, et un bien autre Lovelace que le fat de Richardson.
Lorsqu’il entre dans un salon toutes les femmes en sortent. La
représentation de cette farce a eu lieu plusieurs fois à Coppet[225]. Il
a trente ans, et la figure la plus noble et la plus tendre. Il voyage
accompagné d’un excellent maquereau, un médecin italien. On l’attend ici
au premier jour, je lui serai présenté. Le courrier part, sans quoi
j’avais le projet de dicter pour toi la traduction de six pages de
l’_Edinburgh_, nº 45, qui exposent toute la théorie romantique. Tâche de
glisser le commencement de cet alinéa dans ma note romantique. Il faut
bien séparer cette cause de celle de ce pauvre et triste pédant
Schlegel, qui sera dans la boue au premier jour. Une fois les mille
exemplaires imprimés, en envoyer sur le champ cinq cents à Bruxelles.
Que dis-tu de cette idée? Le Corrège est impossible à faire. Je ne sais
même si tu me passeras certains morceaux de Michel-Ange.--Il partira le
12 octobre, et moi vers le commencement de novembre pour la patrie de
Brutus. Ne dis rien de cela à personne. Toujours la même adresse, nº
1117. J’attends avec impatience les premières feuilles. La lettre sur
Coppet court les champs; je n’ai pu la rejoindre[226].



LII

AU MÊME.


Milan, 20 octobre 1816.

Comment peux-tu douter de ma vive reconnaissance et quel besoin as-tu
que Félix[227] te dise que je me loue de toi? Toutes les lettres que je
reçois de Grenoble sont toujours pleines de duretés. Je les mets à part
pour ne les ouvrir que le soir, et cependant elles m’empoisonnent encore
un jour ou deux. Les tiennes seules me sont une fête.

La fête a été double ce matin en voyant arriver deux lettres. Mais un
accès de nerfs par excès d’attention pour Michel-Ange me force à sauter
la moitié de mes idées.

Je vais chercher partout quelqu’un qui ait des connaissances à Rome.
Cela m’est difficile, car aucun de mes amis n’a de ces sortes de
relations.

J’ai dîné avec un joli et charmant jeune homme, figure de dix-huit ans,
quoiqu’il en ait vingt-huit, profil d’un ange, l’air le plus doux. C’est
l’original de Lovelace ou plutôt mille fois mieux que le bavard
Lovelace. Quand il entre dans un salon anglais, toutes les femmes
sortent à l’instant. C’est le plus grand poète vivant, lord Byron.
_L’Edinburgh_ _Review_, son ennemi capital, contre lequel il a fait une
satire[228], dit que, depuis Shakespeare, l’Angleterre n’a rien eu de si
grand pour la peinture des passions. _J’ai lu cela._ Il a passé trois
ans en Grèce. La Grèce est pour lui comme l’Italie pour Dominique[229].
Hors de là, il fait des vers qui, de retour en Grèce, lui semblent
plats. Il y retourne.

_Michel-Ange_ aura 180 pages de manuscrit, _id est_ 127 pages imprimées.
J’en suis à 104. Tout est copié. Je corrige, mais le mal de nerfs est
venu hier; au lieu de travailler,--quatre heures sur mon lit.

Pas une note?--Cependant ne crois pas si peu utiles les notes, cela
accroche les sots, les benêts, les gens qui ne comprennent pas le texte.
D’autres fois la chose difficile est jetée en note. J’avais le projet de
n’en point faire, j’ai vu _fair island_[230], Lappy, Mich., Alex., _my
brother-in-law_[231], qui sont bien loin d’être sots, et j’ai fait les
notes. Tu n’as pas d’idée combien nous sommes en arrière pour les arts
et d’une présomption si comique. La présomption rend les trois quarts de
nos livres _ridicules à l’étranger_. Si jamais tu écris, songe à lire
l’_Edinburgh Review_, pour voir le ton des autres nations. Ce pauvre
Travel! si la médecine qu’on lui donne ne le guérit pas, il est mort. On
attend l’effet. (Sa femme pleure).

Winkelmann, c’est Mlle Emilie racontant l’histoire d’Héloïse et
d’Abélard.

Je ne suis pas en train de relever cet admirable ridicule. Il y aurait
de la prétention. Tous les gens à sensiblerie citent Winkelmann; dans
vingt ans, si l’_opus_ réussit, on citera l’_opus_.

_Religion._--Pour n’être pas un enfonceur de portes ouvertes, Dominique
voulait respecter la religion. _Il avait déjà fait_ un morceau là
dessus. Mais il a étudié l’histoire, il a cru que la seule législation
du XVe siècle en Italie était l’Enfer et que Michel-Ange avait été
forcé à être peintre juré de l’inquisition. Forcé, poussé par l’histoire
(Pignatti, Machiavel, Varchi, Guichardin, etc.) il a été forcé de mal
parler dans la vie de M.[232]; il a jeté au feu hier sept à huit
feuilles atroces. Il craint encore que tu n’en trouves trop. Mais on ne
se doute pas de cela à Paris. Il faut bien faire entrer cette idée. Au
reste, la nouvelle Chambre, au moyen de deux voix et de quatre places
par député, sera probablement modérée, et l’on aura en janvier d’autres
chiens à fouetter. Comment rendre discrètes les _shepherderies_[233], et
Fair island? Si tu le peux, fais-le.

Si tu trouves réellement _basse_, _plate_, la dédicace[234], pouvant
faire rougir Dominique en 1826, supprime-la. Il m’a consulté, je ne la
trouve pas _plate_. _Item_, _primo panem_, _deinde philosophari_. Avec
1,200 fr. par an au Cularo[235] je serai le plus malheureux des êtres,
avec 4 ou 6 ici, _very happy_[236].



LIII

AU MÊME.


Milan, 21 octobre 1816.

Sais-tu que l’ouvrage perdra infiniment s’il n’y a pas de titre à
gauche. Pour _fair island_, le père Martin, etc., etc., le sujet est
intéressant, mais la manière fatigante, désagréable. Ils fermeront le
livre; puis, poussés par la curiosité, le rouvriront et parcourront les
titres à gauche. S’il en est temps encore, le moyen est bien simple,
diminue de moitié les titres à gauche.

Ils sont trente, je suppose, n’en mets que dix. Les annonces les plus
générales, alors quelque borné que soit le prote, il les placera. Il y
aura quelque bévue? Hé bien, j’aime mieux deux ou trois bévues et avoir
ces titres qui excitent l’attention, facilitent les recherches, etc. Je
viens d’en sentir tout l’agrément dans le _Voyage en Angleterre_, de M.
Siméon. Donc, s’il en est temps, etc.

Epigraphe du second volume, sur le titre: _To the happy few_[237].

Pour que mes feuilles se courent aucun risque, ne m’envoie qu’une ou
deux feuilles à la fois. Tu n’as qu’à faire deux ou trois enveloppes
avec du papier opaque. Je ne te renvoie pas la lettre du bossu que j’ai
déchirée. Mets la lettre de Mme Périer[238] à la poste. Ou bien monte
lui la tête en lui interceptant la moitié de ses lettres. Mes respects à
Mme Prax[239]. Prie-la de ne pas me voler tout ton cœur[240].

DUBOIS DU BÉE.



LIV

AU MÊME.


Livourne, le 15 novembre 1816.

Je n’ai pas voulu t’assassiner de lettres. Tu as autre chose à faire. La
dernière que j’ai reçue de toi est celle de Mâcon. Au moins la moitié
des lettres sont jetées au feu.

Le trop d’attention pour Michel, m’a donné des nerfs si forts que,
depuis dix jours, je n’ai rien pu faire.

J’ai lu devant moi ledit Michel, copié en 192 pages. En deux jours de
santé, je donne le dernier poli et j’envoie.

Il y aura quatre lacunes pour des descriptions qui doivent être faites
par celui qui décrit et qui a vu ce grand homme sous un jour nouveau. Ce
que les auteurs vulgaires blâment comme _dur_, je le loue comme
contribuant à faire peur aux chrétiens; cette peur salutaire qui
conduit en paradis fut le grand but de Michel-Ange.

Tu es probablement très heureux pour le cœur, figure-toi que je suis
le contraire uniquement à cause de Cularo[241]. Que faire? Je suis forcé
de contempler le laid moral. Je voudrais ne pas avoir si fort raison
contre l’homme[242] qui abuse du droit du plus fort. Si le bâtard
n’avait rien, je prendrais un parti vigoureux, probablement professeur
en Russie.

       *       *       *       *       *

On laissera tranquille un homme qui raisonne obscurément sur les arts.
La religion est la cause unique du _dur_ et du _laid_ que les sots
reprennent dans Michel-Ange. Laisse le plus que tu pourras le
développement de ce ressort secret. Mets des points quand tu
supprimeras. En un mot, M. le chimiste, cette espèce d’écume qu’on nomme
beaux-arts est le produit nécessaire d’une certaine fermentation. Pour
faire connaître l’écume, il faut faire voir la nature de la
fermentation.

J’ai lu les vieilles histoires _en originaux_, j’ai été frappé de
l’ignorance où nous sommes sur le Moyen-Age et de la profonde stupidité
et légèreté des soi-disants historiens. Prends pour maxime de ne lire
que les originaux et que les _historiens contemporains_.

Pour me rafraîchir le sang, donne-moi quelques détails sur ton bonheur.

Présente mes respects à Mme Praxède et prie-la de ne pas me voler tout
ton cœur[243].



LV

AU MÊME.


Milan, le 26 décembre 1816.

Ta lettre du 28 novembre, que je reçois à l’instant, m’a fait le plus
vif plaisir, au milieu de l’isolement moral où je me trouve.

Je marche constamment de huit heures du matin à 4, à pied et pour cause.
Je suis si harassé que je m’endors à 6 heures jusqu’à 8 le lendemain. Du
reste, pas d’attaques de nerfs depuis onze jours que mon extrême
curiosité me fait courir. L’économie me jette dans une petite auberge où
il n’y a pas même de plume. Je ne te noterai donc pas la centième partie
des idées que m’a données ta lettre.

Farcis Michel-Ange, que tu auras reçu le 14 décembre, de notes pieuses
et révérencieuses. Tâche de ne pas supprimer de vers, car dans mon
illusion, il me semble que tout se tient dans ce poème. Michel-Ange,
pour la douce religion de la Grèce, eût été Phidias. Tu recevras dans
trois jours, ce qui manque à Michel-Ange. Je n’ai pas eu le temps de
polir vingt pages de détails à la fin de Michel. Efface les détails
ridicules par leur peu d’importance. J’aurais eu besoin de laisser
dormir deux mois et de revoir ensuite. A l’histoire de Saint-Pierre,
après ces mots: _le signe d’aucune religion n’a jamais été si près du
ciel_, il y a une longue note sur les temples de l’Inde. Cela n’est pas
exact: mets seulement pour toute note: en Europe.

Avant cette cruelle révolution qui a tout bouleversé, en France, on
mettait le nom d’une ville étrangère aux _books_[244] tolérés. Comme une
sage imitation doit toujours conduire l’autorité, je propose de faire
faire un nouveau titre au poème des arts. Mettre: par M. Jules-Onuphe
Lani[245], de Nice, et pour lieu d’impression: Bruxelles ou Edimbourg.
Car, si l’on connaît Dominique, cela incendie son rendez-vous, ce qui
piquerait fort ce jeune homme amoureux. Ensuite dès que l’opération de
cet infâme monstre d’incorrection, Le Bossu, aura produit mille, je te
prie instamment de lui ordonner d’envoyer huit cents à Bruxelles, dormir
en paix et à l’abri de M. Le Bon, huissier à verge. On fera cadeau de
soixante ou quatre-vingts; on ne mettra en vente que dix jours après les
cadeaux. Par ce moyen l’opinion publique sera dirigée, en quelque sorte
par les quatre-vingts gens d’esprit que Seyssins[246] aura gratifiés et
dont je lui laisse le choix. Je lui ai envoyé jadis une liste[247] qui
pourra le guider. Il faut y ajouter, madame Saussure, née Necker, à
Genève, M. de Bonstetten, à Genève; à Paris, Mme la comtesse de
Saint-Aulaire, M. le comte François de Nantes, M. le général Andreossy.
N’oublie pas la note comique de Schlegel qui voudrait couper le cou à la
littérature française. Il faut cela pour me différencier de ce pédant
pire que les La Harpe. _The work of Mme de Stael which I Know_[248] fera
bien un autre scandale. Cette pauvre dame qui, au fond, manque d’idée et
d’esprit pour l’impression, quoiqu’elle en ait beaucoup pour la
conversation, me semble vouloir avoir recours au scandale pour faire
effet. Elle parlait _of going to America after this book_[249] qui
paraîtra la veille de son départ de Paris pour Coppet.

Immédiatement après les vers sur le beau-moderne vient le Michel-Ange.
Le cours de cinquante heures est après Michel-Ange. Les volumes seront
assez gros, ce me semble. La paresse m’empêche de faire l’appendice. Nos
yeux sont si en arrière! je vis ici avec dix ou douze..... impossible,
dix mille fois impossible de faire sentir les arts à ce qu’on appelle à
Paris un homme d’esprit parlant bien de tout; j’ai eu beau les mettre en
fonctions de la connaissance de l’homme--lettre close par les Français.
Après avoir remué toute la journée hier pour avoir des billets pour la
première représentation du grand Opéra, ils ont fait de l’esprit sur les
costumes pendant la première demi-heure, ont parlé continuellement, et
enfin l’ennemi les a chassés avant le tiers du spectacle. C’était le
_Tancrède_ du charmant Rossini, jeune homme à la mode.

Je pourrais tout au plus t’envoyer quatre pages de notes précises sur la
richesse de Florence au 13e siècle à mettre à la fin du _first
vol_[250]. Cela est aussi curieux qu’ignoré. Mais, au total, je
désespère de faire sentir les arts à ces monstres de vanité et de
bavardage. Ils sont de bonne foi quand il disent: cela est mauvais, leur
âme sèche ne peut sentir le beau. Je vois partout des Mlle Emilie. Je ne
crains qu’une chose, c’est que, trouvant de la duperie à faire quoi que
ce soit, je ne finisse par me dégoûter du seul métier qui me reste. Je
me suis tué à la lettre _for this work_[251] par le café et des huit
heures de travail pendant des trente ou quarante jours d’arrache pied.
Je réduisais par là à vingt pages ce qui en avait d’abord cinquante.
J’ai usé le peu d’argent disponible, j’ai donné les soins les plus
minutieux et les plus ennuyeux à un excellent ami, je risque d’incendier
mon rendez-vous avec la musique, et tout cela pour offrir du rôti à des
gens qui n’aiment que le bouilli. Y a-t-il rien de plus bête[252]?



LVI

AU MÊME.


Rome, 31 décembre 1816.

Monti raisonnait un jour sur la philosophie de la poésie devant le
célèbre Lord Byron et M. Hobhouse, l’historien. Il m’adressait la parole
et débitait toutes les vieilles théories: qu’il valait mieux que le
poète peignît Minerve qui arrête le bras d’Achille, que de montrer les
anxiétés d’un héros emporté tantôt par la colère, tantôt par la
prudence. M. Hobhouse s’écria tout à coup: _He knows not how he is a
poet_![253].

Il en était tout honteux, et me fit répéter plusieurs fois l’assurance
que Monti n’entendait pas l’anglais. Je vois que cette remarque
s’applique à Canova. Cet homme, qui, avec le ciseau, donne des
sentiments si sublimes, avec la parole n’est qu’un Italien vulgaire.
Voilà ce qui, pour la première fois, je te le jure, m’a donné un peu de
vanité. Les gens qui expliquent les règles, et surtout qui les font
sentir, sont donc bons à quelque chose.

Accuse-moi la réception d’une feuille ridicule, si on la trouvait,
intitulée: Raisons pour ne pas faire les 3e, 4e, etc., volumes de
l’_H_.[254].

Tu as dû recevoir, de Turin, un blanc-seing avec un projet de lettre. Je
persiste, excepté pour le mot: _Ballon d’essai_ qui me semble ridicule.
Corrige et fais transcrire moyennant trois sous la feuille. Je tiens
assez à la signature dissemblable pour ne pas incendier le rendez-vous
sous les grands marronniers où l’on entend de si douce musique.
Cependant on en recevra une seconde où il n’y a d’altéré que le mot
Londres.

Mais, maudit bavard, envoie-moi donc les omissions de _Michel-Ange_!

J’ai lu le livre de M. Jules Onuphro Lani (de Nice), Edimbourg 1817.
Cela me paraît le plus prudent. Le livre de Mme de Staël couvrira
l’autre. Mets Dominique à même de solliciter la dispense. Ne peux-tu pas
te placer à l’Ecole des Mines?

Dis-moi au moins l’effet que _Michel-Ange_ a produit sur toi. Sans note,
je crains que, cela ne soit trop pour les _Fair islands_[255].



LVII

AU MÊME.


Rome, 6 janvier 1817.

J’espère, mon cher Louis, que tu es le plus content des Dauphinois
depuis le 26 décembre. Félix me le fait entendre. Cette idée-là me
rendrait tout content sans la mort de ce pauvre Périer[256].

Ce matin, en revenant de la villa Albani, où j’avais été tourmenté par
le soleil que j’avais fui sous une allée sombre de chênes verts, j’ai
appris la triste nouvelle.

J’avais reçu 2,100 fr., ce qui, avec 240 que j’ai encore, me permettrait
de rester six mois à Rome ou à Naples. L’amitié que j’ai pour Pauline me
rappelle à Cularo[257]. Je pars. Quand? Je ne suis pas encore résolu.

Si j’avais quelque espoir raisonnable de t’embrasser, je t’assure que je
me hâterais, mais tu seras parti.

Il m’arrive un accident étrange, mais j’avais juré de ne rien prendre au
tragique, ne songeant pas qu’une véritable tragédie me tomberait sur la
tête. Mes deux malles mises au roulage à Florence le 12 et qui devaient
être ici le 18 décembre, ne sont pas encore arrivées le 6 janvier. Dans
ces malles est tout le style de Michel-Ange.

Que faire? J’ai fait le plafond de la Sixtine; sans faute le premier
convoi te l’apportera écrit par moi, bien large. Il suffira de le coudre
en son lieu dans le volume vert.

Il n’y a rien à dire à la chapelle Pauline, attendu que la fumée des
cierges a fait justice de la chute de saint Paul et du saint Pierre.

Reste uniquement la lacune du _Jugement dernier_. Si cela est plus
commode au bossu qu’il laisse huit pages ou une demi-feuille en blanc et
qu’il finisse son ouvrage en mettant après Michel-Ange, le cours de
cinquante heures[258], plus une table.

Quarante-huit heures après avoir reçu mes malles je t’expédie un
jugement terrible. Je suis plein du physique de la chose; il me manque
tous les petits détails critiques et techniques que j’ai renvoyés là,
pour les faire passer à l’aide d’un morceau célèbre. Je t’enverrai cela
en toute hâte. T’envoyer un jugement sans détails techniques, les
amateurs maniérés ne manqueraient pas de dire plus haut encore: «C’est
un monsieur qui fait fort bien la philosophie, la politique, et même un
peu de peinture.»

Les amateurs que j’ai vus ici enterrés dans la technique me montrent à
la fois et le _comment_ de la médiocrité actuelle et les critiques que
l’on fera du pamphlet de Dominique.

Parle-moi un peu de toi. Les Zii se conduisent bien, c’est là
l’essentiel.

Ma sœur est plus accablée que je ne l’aurais cru. Elle me dit pas
même s’il y a testament. Périer en avait fait un qui donnait tout à ma
sœur, sous la condition de payer 90,000 fr. aux neveux. Cela lui
ferait 120,000 ou 100,000 francs en un domaine, à deux lieues de La
Tour-du-Pin, dans des bois pittoresques. Avec ces 4,000 fr. de rente et
les 4 ou 5,000 de Dominique, ils pourraient vivoter ensemble dans
quelque coin. Ce coin sera-t-il à Paris ou à Milan?

Adieu, il y a de beaux yeux qu’il vaut mieux regarder que mes pattes de
mouche. Que ces beaux yeux n’étaient-ils ce matin à la villa Albani
devant le Parnasse de Raphaël Mengs!

Onuphro LANI[259].



LVIII

AU MÊME.


Rome, le 13 janvier 1817.

Comme je suis né malheureux, le ciel, qui veut que je passe pour le
contraire d’un homme d’ordre à tes yeux, a retardé jusqu’au 12 janvier
l’arrivée des matériaux du _Jugement dernier_. Je t’envoie la _Sixtine_
copiée d’après nature. Couds-moi cela en son lieu et place avec une
aiguille préparée par une belle main. Je la supplie de me rendre ce
service. Elle sera ainsi la marraine de l’ouvrage. Plût à Dieu que
l’enfant eût la fraîcheur de la marraine!

Reste _le Moïse_ et _le Jugement_. Ce _Moïse_ est un morceau bien dur.
Je ne sais comment l’approximer de ces petits oiseaux à l’eau de rose
qu’on nomme des Français aimables. Ceux que je vois ici me font
désespérer et m’ôtent tout courage. Les fonctions analytiques de
Lagrange seraient plus claires pour eux.

Mais parlons de ton bonheur. Dis moi quand le destin cruel te fera
quitter Mens pour Plancy. C’est de là que j’attends les critiques.
Elles seront un peu tardives.

Je pense que tu vas envoyer _Michel_ au Bossu. Pour ne pas ennuyer par
cent pages continues à la Bossuet, j’ai mis une couleur de prosopopée.
Je ne sais si cela fait bien. J’ai mis la chambre obscure et les trois
paysages pour faire sentir les styles, le portrait de mon duc d’après
nature; mais ce portrait est-il assez fondu?

Je l’ignore. Mon homme va être bientôt duc. Si j’ai manqué de tact,
corrige-moi. Si décidément cette couleur de prosopopée te choquait,
renvoie-moi les deux pages; il n’y a qu’à ôter en trois traits de plume,
tout est rentré dans le style sublime. As-tu décidé pour Jules Onuphre
Lani de Nice, à Edimbourg? As-tu reçu deux ou trois lettres piquées?
Mais il faudrait que cet animal n’en fît usage qu’au moment de la mort.
Autrement le charmant rendez-vous que j’ai avec _sweet music_ serait
incendié. Paris est un théâtre plus curieux, mais je suis si amoureux,
et tu sens la force de ces termes, de ma charmante musique que je doute
si Paris pourra jamais me convenir.

Ce problème va se présenter. Ce pauvre P.[260] a faussé compagnie bien
mal à propos. Je vais être obligé d’aller me _rinfrangere_ en février.
Je perdrai deux mois sans plaisir ni utilité. Que deviendra _the good
sister_[261]? Je la laisserai religieusement libre, mais je pense
qu’elle verra qu’à trente et un ans, il lui convient d’habiter avec
Dominique. Leurs deux petites lampes réunies pourront jeter une honnête
clarté, mais comme les déplacements sont mortels à d’aussi frêles
fortunes, il s’agit de choisir pour toujours. Si à Plancy, il te vient
quelque pensée là-dessus, communique-la moi. Depuis la lettre sur
_Dotard, you know my self as I_[262].

Mais revenons. J’insiste pour envoyer 5 ou 600 exemplaires respirer
l’air natal à Bruxelles. Vu le bâtard[263], il faut tâcher de rentrer
dans nos fonds, et vaincre un peu de paresse.

Je suis passionné pour ta critique, tu me connais _intus et in cute_. Ne
ménage rien, donne le mot le plus cruel à la plus cruelle nouvelle,
comme dit notre ami Shakespeare.

       *       *       *       *       *

R. le 21 j. 1817.

Comme je suis né malheureux, observant trop longtemps les loges de
Raphaël au Vatican le 16, par un temps froid, je suis au lit depuis le
16 au soir, _cum grandi dolore capitis_. Cela ne retarde que de 4 ou 5
jours le Moïse et le jugement, car le médecin m’annonce la fin de la
fièvre pour demain. Fais pousser le Bossu jusqu’au jugement. L’ouvrage,
à son égard, sera comme fini.

Recommande au Bossu de ne faire feu qu’à propos, autrement il incendie
mon rendez-vous. Appelle Jules Onuphro Lani, surtout envoie à Bruxelles
600. Je serai à Cularo pour la fin de février. Je crains que le timbre
n’ait ébruité la grossesse de cette pauvre Dominique. Dieu sait quel
scandale dans Landerneau, outre que l’envieux Alexandre nous a déjà vu
lire le gros volume l’année dernière[264].



LIX

NOTE POUR LE LIBRAIRE.

(Envois de l’_Histoire de la peinture en Italie_).


Le 15 septembre 1817.

_Nota_: n’afficher et n’envoyer aux journaux que quinze jours après
avoir adressé des exemplaires aux personnes nommées ci-après.

Ne pas envoyer d’exemplaires à la _Quotidienne_, aux _Débats_, au _Bon
Français_, à la _Quinzaine_.

Envoyer à:

M. le duc de La Rochefoucault-Liancourt, rue Royale-Saint-Honoré, 9;

M. le duc de Choiseul-Praslin, rue Matignon, 1;

M. le comte de Tracy, rue d’Anjou-Saint-Honoré, 42;

M. le comte de Volney, pair de France, membre de l’Académie française,
rue de La Rochefoucault, 11;

M. le comte Garat, rue Notre-Dame-des-Champs;

M. le lieutenant-général, comte, pair de France Dessoles, rue
d’Enfer-Saint-Michel, 4;

M. le lieutenant-général Andreossy, rue de la Ville-l’Evêque, 22;

M. de Cazes, ministre;

M. le due de Broglie, pair de France, rue Lepelletier, 20. Et le duc de
Broglie, de la Chambre des députés, rue Saint-Dominique, 19;

M. de Staël fils;

M. Benjamin Constant (_Mercure_);

Sir Francis Eggerton;

M. le duc de Brancas-Lauraguais, pair de France, rue
Traversière-Saint-Honoré, 45;

M. Terier de Monciel;

Mme la comtesse de Saint-Aulaire;

M. le comte Boissy-d’Anglas, pair, rue de Choiseul, 13;

M. le comte Chaptal, membre de l’Institut, président de la Société
d’encouragement, rue Saint-Dominique-Saint-Germain, 70;

M. Thénard, membre de l’Académie des Sciences, rue de
Grenelle-Saint-Germain, 42;

M. Biot, membre de l’Institut, au Collège de France, place Cambrai.
Absent de France;

M. le chevalier Poisson, membre de l’Institut, rue d’Enfer-Saint-Michel,
20;

M. le comte La Place, pair de France et membre de l’Institut, rue de
Vaugirard, 31;

M. de Humboldt;

M. Maine-Biran, rue d’Aguesseau, 22;

M. Manuel, avocat;

M. Dupin, avocat, rue Pavée-Saint-André-des-Arcs, 18;

M. Berryer, avocat, rue Neuve-Saint-Augustin, 40;

M. Mauguin, avocat de la Cour royale, rue Sainte-Anne, 53;

M. de Jouy, de l’Institut, rue des Trois-Frères, 11;

M. Say, du _Constitutionnel_;

M. Villemain, chef de division à la Police;

M. le comte de Ségur, grand-maître des cérémonies, rue Duphot, 10;

M. de Lally-Tollendal, pair, membre de l’Institut, Grande-Rue-Verte, 8;

M. Laffitte, banquier, député, rue de la Chaussée-d’Antin, 11;

M. le maréchal duc d’Albuféra, rue de la Ville-l’Evêque, 18;

M. le prince d’Eckmüll, rue Saint-Dominique-Saint-Germain, 107;

M. Béranger, auteur du _Recueil de chansons_;

Mme Récamier;

M. Récamier (Jacques), banquier, rue Basse-du-Rempart, 48;

M. Dupuytren, chirurgien en chef, vis-à-vis la colonnade du Louvre;

M. Talma, rue de Seine-Saint-Germain, 6;

Mlle Mars, rue Neuve-du-Luxembourg, 2 _bis_;

M. Prud’hon, peintre d’histoire, rue de Sorbonne, 11;

M. Gœthe, ministre d’État, à Francfort-sur-le-Mein;

M. Sismonde-Sismondi, à Genève;

Sir Walter Scott, poète, à Edimbourg[265].



LX

AU BARON DE MARESTE.


Milan, le 15 octobre 1817[266].

Jugez du plaisir que m’a fait votre lettre, je n’ai pas encore de
journaux!--Je suis ravi de la défaite des jacobins Manuel, Laffitte et
consorts. Dites-moi comment on a mis le désordre parmi eux. Ensuite, je
ne conçois pas la peur du bon parti. Que feraient cinq ou six bavards de
plus?--La généralité de la France a nommé de gros butors, qui seront
toujours du parti de notre admirable Maisonnette[267]. Je suis peiné à
fond de ce que vous me dites de Besançon[268], qui n’a pas encore son
affaire. Ceci est un exemple pour Henri. Il est résolu à ne prendre de
place qu’à la dernière extrémité. Or, il a encore 6,000 fr. pour six
ans. Cependant voici son état de services. Je vous prie de mettre tous
vos soins aux articles.--Maisonnette va croître en puissance et, en
ayant le courage d’attendre cinq ou six mois, nous serons _articulés, id
est_ vendus. Ne pourrait-on pas essayer de faire passer au
_Constitutionnel_ et au _Mercure_, l’article de Crozet?--En attendant,
faisons parler le _Journal général_, ou même les _Lettres Champenoises_.
Quant aux _Débats_, Maisonnette pourrait se réduire à les prier de
parler, même _en mal_. Je finis par répéter qu’en en parlant à
Maisonnette tous les quinze jours, d’ici à six mois nous obtiendrons
l’insertion. Quand ce serait d’ici à un an, mieux vaut tard que jamais.

Je suis bien fâché de la paresse de Crozet. Ça vous aurait fait une
maison charmante; sa femme est pleine d’esprit naturel; vous y auriez
présenté deux ou trois hommes de sens; c’était un excellent endroit pour
être les pieds sur les chenets. Grondez-le ferme afin qu’en dépit de la
grande maxime, il se repente.

Adieu, parlez de moi à Mme Chanson et à Maisonnette. Je parle de vous à
Hélie, qui est tout à fait supérieur[269].



LXI

AU MÊME.


Milan, le 12 septembre 1818.

Enfin, vous voilà en pied, mon cher ami, et distribuant des passeports
aux voyageurs ébahis, qui viennent d’être renvoyés de commis en commis,
pendant vingt minutes, et avec sept mille francs encore[270]. Je vous
assure que cet heureux événement m’a donné une joie sincère. Est-il vrai
qu’il date du 1er janvier dernier? C’est le cas de dire: _chi la
dura la vince_. Rien de nouveau. Un ballet d’_Otello_ archi-sublime;
trois opéras de suite archi-plats. Le dernier de Solliva est le plus
mauvais de tous. Nous allons en avoir un de Winter et un de Morlachi.

Ici, les Romantiques se battent ferme contre les Classiques; vous sentez
bien que je suis du parti de l’_Edinburgh Review_. A propos, remettez à
M. Joubert le nº 56, il me l’enverra par la poste. Ne pourriez-vous pas
risquer la même voie pour les autres livres?

J’ai vu avec plaisir cet homme d’esprit, M. Courvoisier, recevoir le
prix de son zèle désintéressé. _Lyon en 1817_, fait grand bruit hors la
France.

Nous aurons ici _Marie Stuart_, ballet de Vigano. Comment s’en va votre
Opera buffa? Dites à vos plats journalistes de vanter un peu les ballets
de Vigano et les décorations de Milan. Nous en avons eu cent-vingt-deux
de nouvelles en 1817; chacune coûte vingt-quatre sequins.

Vous n’avez pas le temps de lire; mais le samedi, chez Maisonnette, vous
devez apprendre des nouvelles littéraires. Je pense qu’il peut bien
paraître à Paris, six volumes par an, dignes de vous. Faites-moi
connaître ce qui vous semble bon.

Voyez-vous quelquefois M. Masson et M. Busche[271]?



LXII

AU MÊME.


Grenoble, le 9 avril 1818.
(Maison Bougy, place Grenette, nº 10.)

Mon aimable ami, le procès et la maladie de ma sœur me tiendront ici
un long et ennuyeux mois. J’espère, comme moyen de salut, quelques
lettres de vous. Je vous expliquerai la position de Milan et vous me
comprendrez ensuite à demi-mot. Je vous décrirai les merveilles de nos
arts. Cela faisait la seconde partie de ma réponse à votre délicieuse
lettre de dix-huit pages, que je sais par cœur. Vous aurez trouvé,
sans doute, trop de politique dans la mienne. Comme vos agents vous
flattent, j’ai copié la manière de voir de plusieurs Anglais qui ont
passé chez nous en dernier lieu. Je suis d’avis qu’il faut garder
l’armée d’occupation et s’en tenir au Concordat de 1801, plus une
ordonnance du Roi qui, pour dix ans, défende tous les titres, une
suspension provisoire de la noblesse, comme nous avons une suspension
provisoire des trois quarts de la Charte.

Vous reconnaîtrez la sottise de mon cœur; le discours de M. Laffitte,
lu hier à Chambéry, m’a pénétré de douleur. Je pense qu’il exagère pour
tâter du ministère. Je pense de plus, avec Jefferson, qu’il faut faire
au plus vite et proclamer la banqueroute. Sans les emprunts, on n’aurait
pas payé les Alliés. Ils auraient divisé la France? Où est le
mal?--faut-il être absolument 83 départements, ni plus ni moins, pour
être heureux? Ne gagnerions-nous pas à être Belges?

D’ailleurs, il faudrait une garnison de vingt mille hommes par
département, pour garder, au bout de cinq ans, la France démembrée. Si
l’on avait déclaré que les dettes contractées sous un roi, ne sont pas
obligatoires pour son successeur, voyez Pitt impossible et l’Angleterre
heureuse.

Comme votre aimable ami (Maisonnette), poursuivi par la politique,
jusque dans sa tasse de chocolat, doit-être non moins poursuivi par les
flatteurs, communiquez-lui ces idées _américaines_.

M. Gaillard, consul à Milan, fut invoqué dernièrement par quelques
Français qui, à la Police avaient des difficultés pour un _visa_ oublié
sur leurs passeports: il répondit en refusant d’intervenir. Je suis
Consul du Roi et non «des Français.»--Le comte Strassoldo, indigné du
propos, fit lever la difficulté. Vous maintenez de tels agents et vous
renvoyez l’armée d’occupation.

Je trouve ici un préfet un peu méprisé, pour n’avoir pas répondu, _en
Français_, aux provocations entendues par ses oreilles au Cours de la
Graille[272], devant cinq cents témoins. Je suppose qu’il avait ses
ordres. D’après mes idées, chez un peuple étiolé par deux cents ans de
Louis XIV, il est utile d’avoir des autorités personnellement méprisées.
Cependant, je vous engage à renvoyer M. de Pina.

J’envoie à l’aimable Maisonnette les tragédies de Monti; c’est le
Racine de l’Italie, du génie dans l’expression. La tragédie des
Gracques[273] peut être une nourriture _fortifiante_ pour un poète
classique. Mais le classicisme de notre ami ne cède-t-il pas à la
connaissance des hommes, qui s’achète quai Malaquais[274]? Se tue-t-il
toujours de travail?

Si le couvert du ministre n’est pas indiscret, je vous enverrai, pour
vous, deux petits volumes, bien imprimés, contenant plusieurs poèmes de
Monti. Comme cette digne girouette n’a changé de parti que quatre fois
seulement, ses poèmes sont rares[275].



LXIII

AU MÊME.


Paris, le 4 mai 1818.

Cher tyran, enfin, hier soir, en rentrant, jé havé trouvé une letter du
duc de Stendhal: elle est tellement excellente que je crois devoir vous
faire bien vite cadeau d’une copie d’icelle.

(_Schmit_).

COPIE:

Grenoble, le 1er mai 1818.

Mon aimable compagnon, que votre longue lettre m’a fait de plaisir! Elle
m’a attendu vingt-quatre heures, parce que j’étais dans nos montagnes,
la seule chose qui puisse rompre l’ennui dans ce pays d’égoïsme plat.

C’est aussi bien plat l’avantage en question. O ciel! faut-il qu’un
Moscovite s’avilisse à ce point! Mais comme Besançon dit que l’on perd
la moitié de son bon sens dès qu’on est seulement à quarante lieues de
Paris, je prends le parti de faire comme lui dans cette circonstance;
s’il en veut, j’en prends, et demain je vous envoie l’extrait de
baptême. En me prévenant quinze jours d’avance, ce qui me vaudra une
autre lettre de vous, je ferai compter les 200 francs à Paris.

Parlez-vous sérieusement? Le vicomte[276] en queue de morue! Le vicomte
dîner _aux Frères provençaux_! C’est trop fort, c’est incroyable! Je le
voyais au troisième degré du marasme moral. Il m’écrivait autrefois des
lettres délicieuses et, depuis un an, il n’est rien sorti. Portez-en mes
plaintes à la vicomtesse.

Je vous approuve de tout mon cœur, dans votre dos à dos silencieux
avec quelque pour cent. Il faut apprendre à ces coquines-là qu’elles ne
sont bonnes que quand on les désire. Et Mina? Dites à Besançon que je
compte partir d’ici le 10 mai, au plus tard: qu’il me dépêche encore une
secousse électrique avant mon départ.

Ne plaisantez pas mon tyran _Milaniste_, songez qu’il n’y a point eu de
réaction. Depuis la chute des brigands, en tout 23 _arrestations_; pesez
cela. Je finis parce que je m’ennuie tant dans ce pays que je suis
éteint.

Quand vous écrirez à Dessurne[277], demandez-lui comment vont les
ventes. On lui a envoyé trois marchandises, savoir: _Vie de Haydn_,
l’_Histoire de la peinture_, _Voyages de Stendhal_[278]. Le nº 57 de
l’_Edinburg-Review_, parlant de ce dernier, on a dû en vendre.
Savez-vous que Besançon vous remettra 300 francs avec prière de les
faire passer Fleet street, 203, pour acheter une _Edinburg Review_ de
rencontre, plus 2 _volumes de table, Paternoster row_, chez Longmans.

Adieu, mon cher secrétaire d’ambassade. Je vous somme de me donner des
nouvelles. Alors quel est le moins plat des _Annales_ ou du _Journal
général_? Je suis chargé d’abonner mes amis à quelque chose qui ne soit
pas les _Débats_.--Je ne suis pas taillé en solliciteur; j’ai la jambe
trop grosse.

Yours, TAVISTOCK[279].



LXIV

AU MÊME.


Milan, le 20 novembre 1818.

Il est plus facile pour Henri d’avoir des _Books_[280], traduits en
Anglais, que de les avoir annoncés à Paris. Voilà le voyage
traduit[281], avec dix pages des plus grandes louanges (en mai 1818).

C’est vous qui m’avez donné l’anecdote de Grécourt. J’avais des nerfs ce
jour-là et l’ajoutai tant bien que mal au livre que je corrigeais.
Refaites-moi ce conte ainsi que celui de _la Bisteka[282] gran francesi
grandi in tutto_, et ajoutez-le au manuscrit, quand il passera sous vos
yeux. Vous savez bien que je ne suis pas auteur à la _Villehand_[283].
Je fais de ces niaiseries le cas qu’elles méritent; çà m’amuse; j’aime
surtout à en suivre le sort dans le monde, comme les enfants mettent sur
un ruisseau des bateaux de papier. Vous ai-je dit que Stendhal a eu un
succès fou ici, il y a quatre mois. Par exemple, l’exemplaire du
Vice-Ring fut lu au café par quatre personnes qui ne voulaient que le
feuilleter et qui se trouvèrent arrivées à une heure du matin, croyant
qu’il était dix heures du soir, et ayant oublié d’aller prendre leurs
dames au théâtre, etc. On a découvert trois faussetés.

Je vois qu’il va y avoir une _Revue encyclopédique_. Au fait, il n’y a
plus de journaux littéraires, ce besoin doit se faire sentir. Je pense
sincèrement que tout ce que nous avons à désirer en politique, c’est que
les choses continuent du même pas, dix ans de suite. Il n’y a plus
d’alarmes à avoir. Donc, l’intérêt politique doit céder un peu à
l’intérêt littéraire. D’ailleurs, les discussions politiques commencent
à être si bonnes, c’est-à-dire, si profondes, qu’elles en sont
ennuyeuses. Qui pourra, par exemple, suivre celle sur le Budget? Voyez
donc si vous pouvez obtenir accès à la _Revue encyclopédique_, qui a une
division intitulée: _Peinture_. Voilà pour l’_essentiel_. Le luxe, pour
ma vanité, serait un vrai jugement, en conscience, par Dussault, Feletz
ou Daunou.

Il y a ici huit ou dix excellents juges des _Sensations du Beau_, qui
ont un mépris extrême pour M. _Quatremère de Quincy_ et les connaisseurs
de France. Le _Jupiter Olympien_ de M. Quatremère est d’un ridicule
achevé, par exemple.--1º Quels sont à Paris, les gens qui passent pour
connaisseurs?--2º pour grands peintres?--3º pour bons sculpteurs? Ne me
laissez pas devenir étranger dans Paris.

CH. DURIF[284]

7 Décembre 1818.



LXV

A MADAME ***


Grenoble, le 15 août 1819.

Madame,

J’ai reçu votre lettre il y a trois jours. En revoyant votre écriture
j’ai été si profondément touché que je n’ai pu prendre encore sur moi de
vous répondre d’une manière convenable. C’est un beau jour au milieu
d’un désert fétide, et, toute sévère que vous êtes pour moi, je vous
dois encore les seuls instants de bonheur que j’aie trouvés depuis
Bologne. Je pense sans cesse à cette ville heureuse où vous devez être
depuis le 10. Mon âme erre sous un portique que j’ai si souvent
parcouru, à droite au sortir de la porte Majeure. Je vois sans cesse ces
belles collines contournées de palais qui forment la vue du jardin où
vous vous promenez. Bologne, où je n’ai pas reçu de duretés de vous, est
sacré pour moi; c’est là que j’ai appris l’événement qui m’a exilé en
France, et tout cruel qu’est cet exil il m’a encore mieux fait sentir la
force du lien qui m’attache à un pays où vous êtes. Il n’est aucune de
ces vues qui ne soit gravée dans mon cœur, surtout celle que l’on a
sur le chemin du pont, aux premières prairies que l’on rencontre à
droite après être sorti du portique. C’est là que, dans la crainte
d’être reconnu, j’allais penser à la personne qui avait habité cette
maison heureuse que je n’osais presque regarder en passant. Je vous
écris après avoir transcrit de ma main deux longs actes destinés, s’il
se peut, à me garantir des fripons dont je suis entouré. Tout ce que la
haine la plus profonde, la plus implacable et la mieux calculée peut
arranger contre un fils, je l’ai éprouvé de mon père[285]. Tout cela est
revêtu de la plus belle hypocrisie, je suis héritier et, en apparence,
je n’ai pas lieu de me plaindre.

Ce testament est daté du 20 septembre 1818, mais l’on était loin de
prévoir que le lendemain de ce jour il devait se passer un petit
événement qui me rendrait absolument insensible aux outrages de la
fortune. En admirant les efforts et les ressources de la haine, le seul
sentiment que tout ceci me donne, c’est que je suis apparemment destiné
à sentir et à inspirer des passions énergiques. Ce testament est un
objet de curiosité et d’admiration parmi les gens d’affaires; je crois
cependant, à force de méditer et de lire le code civil, avoir trouvé le
moyen de parer le coup qu’il me porte. Ce serait un long procès avec mes
sœurs, l’une desquelles m’est chère. De façon que, quoique héritier,
j’ai proposé ce matin à mes sœurs de leur donner à chacune le tiers
des biens de mon père. Mais je prévois que l’on me laissera pour ma part
des bien chargés de dettes et que la fin de deux mois de peines, qui me
font voir la nature humaine sous un si mauvais côté, sera de me laisser
avec très peu d’aisance et avec la perspective d’être un peu moins
pauvre dans une extrême vieillesse. J’avais remis à l’époque où je me
trouve les projets de plusieurs grands voyages. J’aurais été cruellement
désappointé si tous ces goûts de voyages n’avaient disparu depuis
longtemps pour faire place à une passion funeste. Je la déplore
aujourd’hui, uniquement parce qu’elle a pu me porter dans ses folies à
déplaire à ce que j’aime et à ce que je respecte le plus sur la terre.
Du reste, tout ce que porte cette terre est devenu à mes yeux
entièrement indifférent, et je dois à l’idée qui m’occupe sans cesse la
parfaite et étonnante insensibilité avec laquelle de riche je suis
devenu pauvre. La seule chose que je crains c’est de passer pour avare
aux yeux de mes amis de Milan qui savent que j’ai hérité.

J’ai vu, à Milan, l’aimable L..., auquel j’ai dit que je venais de
Grenoble et y retournais. Personne que je sache, Madame, n’a eu l’idée
qu’on vous avait écrit. Quand on n’a pas de beaux chevaux, il est plus
facile qu’on ne pourrait l’imaginer d’être bien vite oublié.

Ne vous sentez-vous absolument rien à la poitrine? Vous ne me répondez
pas là dessus et vous êtes si indifférente pour ce qui fait l’occupation
des petites âmes que tant que vous n’aurez pas dit expressément le non,
je crains le oui. Donnez-moi, je vous prie, de vos nouvelles dans le
plus grand détail, c’est la seule chose qui puisse me faire supporter la
détestable vie que je mène.

J’ai la perspective de voir ma liberté écornée à Milan, je ne puis me
dispenser d’y conduire ma sœur qu’_Otello_ a séduit et qui, dans ce
pays, est toujours plus malade.

Je finis ma lettre, il m’est impossible de continuer à faire
l’indifférent. L’idée de l’amour est ici mon seul bonheur. Je ne sais ce
que je deviendrais si je ne passais pas à penser à ce que j’aime le
temps des longues discussions avec les gens de loi.

Adieu, Madame, soyez heureuse; je crois que vous ne pouvez l’être qu’en
aimant. Soyez heureuse, même en aimant un autre que moi.

Je puis bien vous écrire avec vérité ce que je dis sans cesse:

    La mort et les enfers s’ouvriraient devant moi,
    Phédime, avec plaisir j’y descendrais pour toi.

HENRI[286].



LXVI

                          A M. LE COMTE DARU,

                            Pair de France,

            Rue de Grenelle, n. 82, faubourg Saint-Germain.

                                Paris.


Grenoble, le 30 août 1819.

Monsieur,

J’ai eu le malheur de perdre mon père en juin. J’arrive d’Italie, et je
trouve que la plupart des lettres que j’ai écrites depuis six mois ne
sont pas parvenues en France. Je désire qu’une lettre que j’ai eu
l’honneur de vous adresser au mois d’avril ait été plus heureuse. Je me
féliciterais, comme Français, qu’on vous eût rendu quelque influence sur
la chose publique; comme particulier, je prends une part bien vive à ce
qui peut vous être agréable. Je dois aux dignités dont vous avez été
revêtu de n’être pas un petit bourgeois plus ou moins ridicule, et
d’avoir vu l’Europe et apprécié les avantages des places[287].

Mon père laisse des dettes énormes. S’il me reste 4,000 francs de rente
en terre, je retournerai vivre à Milan; dans le cas contraire, j’irai
faire à Paris, le pénible métier de solliciteur. Comme la liquidation
marche lentement j’aurai le temps d’aller passer quelques semaines à
Paris, et de vous renouveler de vive voix, l’assurance de toute ma
reconnaissance et du respect avec lequel j’ai l’honneur d’être,
Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

H. BEYLE[288].



LXVII

A MADAME ***


8 juillet 1820.

Permettez-moi, madame, de vous remercier des jolis paysages suisses. Je
méprisais ce pays depuis 1813, pour la manière barbare dont on y a reçu
nos pauvres libéraux exilés. J’étais tout à fait désenchanté. La vue de
ces belles montagnes que vous avez eu sous les yeux, pendant votre
séjour à Berne, m’a un peu réconcilié avec lui.

J’ai trouvé, dans les mœurs dont parle ce livre, précisément ce qu’il
me fallait pour prouver, ce dont je ne doute pas, c’est que pour
rencontrer le bonheur dans un lien aussi singulier, et j’oserais presque
dire aussi contre nature, que le mariage, il faut au moins que les
jeunes filles soient libres. Car au commun des êtres il faut une époque
de liberté dans la vie, et pour être bien solitaire il faut avoir couru
le monde à satiété.

J’espère, madame, que vos yeux vont bien; je serais heureux de savoir de
leurs nouvelles en détail.

Agréez, je vous prie, l’assurance des plus sincères respects.

H. B.[289].



LXVIII

AU BARON DE MARESTE.


Milan, le 20 octobre 1820.

Ai-je besoin de vous répéter que vous avez le pouvoir _despotique_ sur
_Love_[290].

Si vous trouvez du baroque, du faux, de l’étrange, laissez passer; mais
si vous trouvez du _ridicule_, effacez. Consultez l’aimable Maisonnette,
qui, en corrigeant les épreuves, est prié de tenir note des passages
_ridicules_.

Le faux, l’exagéré, l’obscur, sont peut-être tels à vos yeux et non aux
miens. Corrigez aussi les fautes de syntaxe française.

J’attends avec impatience que vous m’annonciez l’arrivée du manuscrit;
je n’en ai pas d’autre. Dès qu’il y aura une feuille d’épreuve,
envoyez-la moi à l’adresse ordinaire. Je m’amuserai, à la campagne, à
corriger le style pour une seconde édition.--Vous aurez la comédie
_romantique_[291] dans six mois.

Si vous avez la patience de lire _Love_, dites-moi franchement ce que
vous en pensez. Maisonnette le trouvera obscur, exagéré, trop dénué
d’ornements.

Je voudrais qu’il n’arrivât aucun exemplaire aux lieux où je suis. La
jalousie de la peinture[292] a porté plusieurs personnes à me calomnier.
Il paraît que la calomnie est presque entièrement tombée.

J’ai la plus entière confiance dans le cynique comte Stendhal; je le
crois parfaitement honnête homme.

Je pense beaucoup à votre idée d’aller à Rome. La principale objection,
c’est que j’aime les lacs, mes voisins. J’y passe économiquement
plusieurs semaines de l’année. Je crois les gens d’ici moins coquins que
les Romains et plus civilisés. Quatre heures de musique tous les soirs
me sont devenues un besoin que je préférerais à Mlle Mars et Talma.
Voyez combien nous sommes différents! Enfin, j’ai pour ce pays une
certaine haine; c’est de l’instinct, cela n’est pas raisonné; à mes yeux
il est le représentant de tout ce qu’il y a de bas, de prosaïque, de
vil, dans la vie; mais brisons.

Je viens de lire Byron sur les lacs. Décidément les vers m’ennuient,
comme étant moins exacts que la prose. Rebecca, dans _Ivanhoe_, m’a fait
plus de plaisir que toutes les _Parisina_ de lord Byron. Que dites-vous
de ce dégoût croissant pour les vers? Comme je fais une comédie en
prose, serait-ce la jalousie de l’impuissance? Éprouvez-vous ce dégoût?
Crozet le ressent-il?

Nommez-moi les trois ou quatre bons livres qui, chaque année, doivent
montrer le bout de leur nez à Paris.--Par exemple, on ne se doute pas
ici qu’il existe un _Sacre de Samuel_. Le beau talent de Crozet
périra-t-il d’engourdissement à Troyes? Je le crois né pour écrire
l’histoire.

Il est chaud, anti-puéril, libéral, patient, exact. J’ai lu avec plaisir
les lettres de A. Thierry dans le _Courrier_. Cela est conforme au peu
que j’ai entrevu de l’histoire de France. Surtout, j’estime beaucoup le
jésuite Daniel et méprise le libéral Mézeray; comme hommes, ce serait le
contraire.

Tout est fort tranquille ici, quoiqu’en disent les libéraux.

Mes compliments au courageux Sel gemme, je suis ravi de son opuscule.
Ah! si je pouvais lui faire avaler le commentaire de Tracy et le Bentham
qu’on vient d’imprimer chez Bossange[293]!



LXIX

AU MÊME.


Milan, le 13 novembre 1820.

Cher ami, ajoutez la pensée ci-après, aux 73 pensées que vous avez déjà,
pour mettre à la fin de l’_Amour_.

Je vois dans le journal de ce matin (_Le Courrier Français_ nº 492, du
24 octobre 1820), que M. de Jouy, un écrivain distingué, dit encore[294]
du mal d’Helvétius. Helvétius a eu parfaitement raison lorsqu’il a
établi que le principe d’utilité ou _l’intérêt_, était le guide unique
de toutes les actions de l’homme. Mais, comme il avait l’âme froide, il
n’a connu ni l’amour, ni l’amitié, ni les autres passions vives qui
_créent des intérêts nouveaux et singuliers_.

Il se peut qu’Helvétius n’ait jamais deviné ces intérêts; il y a trop
longtemps que je n’ai lu son ouvrage, pour pouvoir l’assurer. Peut-être
que, par ménagement pour la facilité que montre le bon public à se
laisser égarer, il aurait dû ne jamais employer le mot _intérêt_ et le
remplacer par les mots _plaisir_ ou principe d’utilité.

Sans nul doute, il aurait dû commencer son livre par ces mots: «Régulus
retournant à Carthage pour se livrer à d’horribles supplices, obéit au
désir du plaisir, ou à la voix de l’intérêt.»

M. de Loizerolles marchant à la mort, pour sauver son fils, obéit au
principe de l’intérêt. Faire autrement eût été pour cette âme héroïque,
une insigne lâcheté, qu’elle ne se fût jamais pardonnée; avoir cette
idée sublime crée à l’instant un devoir.

Loizerolles, homme raisonnable et froid, n’ayant point à craindre ce
remords, n’eût pas répondu, au lieu de son fils, à l’appel, du bourreau.
Dans ce sens, on peut dire qu’il faut de l’esprit pour bien aimer. Voilà
l’âme prosaïque et l’âme passionnée[295].



LXX

A MÉTILDE....(?)


(1821?)

Madame,

Ah! que le temps me semble pesant depuis que vous êtes partie! Et il n’y
a que cinq heures et demie! Que vais-je faire pendant ces quarante
mortelles journées? Dois-je renoncer à tout espoir, partir et me jeter
dans les affaires publiques? Je crains de ne pas avoir le courage de
passer le Mont-Cenis. Non, je ne pourrai jamais consentir à mettre les
montagnes entre vous et moi. Puis-je espérer, à force d’amour, de
ranimer un cœur qui ne peut être mort pour cette passion? Mais
peut-être suis-je ridicule à vos yeux, ma timidité et mon silence vous
ont ennuyée, et vous regardiez mon arrivée chez vous comme une
calamité. Je me déteste moi-même; si je n’étais pas le dernier des
hommes ne devais-je pas avoir une explication décisive hier avant votre
départ, et voir clairement à quoi m’en tenir?

Quand vous avez dit avec l’accent d’une vérité si profondément sentie:
_ah! tant mieux qu’il soit minuit!_ ne devais-je pas comprendre que vous
aviez du plaisir à être délivrée de mes importunités, et me jurer à
moi-même sur mon honneur de ne vous revoir jamais? Mais je n’ai du
courage que loin de vous. En votre présence, je suis timide comme un
enfant, la parole expire sur mes lèvres, je ne sais que vous regarder et
vous admirer. Faut-il que je me trouve si inférieur à moi-même et si
plat[296]!



LXXI

A MADAME ***


Berne, le 28 juin 1822.

Je ne vous ai pas encore adressé l’_Amour_, madame, parce que je ne suis
pas allé à Paris. Après vous avoir quittée, la pluie et le froid vinrent
compléter le malheur commencé par l’absence d’une société si bonne et
aimable pour moi. Je n’ai trouvé la chaleur qu’à Cannes, où j’ai passé
trois jours à me promener au milieu des orangers en pleine terre. Me
voici en Suisse, paysages admirables, mais j’ai froid. N’oubliez pas,
madame, l’auberge de la Couronne, à Genève, bâtie depuis deux ans.
Demandez une chambre au troisième, ayant vue sur le lac; on ferait payer
ces chambres dix francs par jour, que ce ne serait pas cher. Rien de
plus beau au monde, (elles coûtent deux francs)[297].



LXXII

AU BARON DE MARESTE.


Rome, le 23 janvier 1824.

Ce n’est pas ma faute, mon cher ami non marié, si vous n’avez pas reçu
une longue lettre sur la divine laideron Pisaroni. Je veux vous reporter
votre mot trop court du 7 novembre dernier, avec le timbre _douze_
janvier 1824; je l’ai reçu, je crois, le 13 janvier. Il pleut, pour la
première fois, depuis le 4.--Temps sublime! Grandes promenades avec M.
Chabanais et M. Ampère[298], et de nouveaux amis. Demandez une
communication à M. Stricht ou au docteur Shakespeare (M. Edwards).

Mille amitiés à la Giuditta[299], à son aimable mari, à son excellente
mère. Comment se porte le chevalier Michevaux[300]? Que j’aurais de
plaisir à bavarder avec lui! Dans la _Naissance de Parthénope_[301], il
y a eu huit premiers partis à Naples.--Plate musique, exécution
délicieuse. Oh attend à Rome la Ferlotti, jolie chanteuse, qui vaut
25,000 francs pour Paris.--Mauvais spectacles à Rome.--Hier, charmant
spectacle français chez M. Demidoff. Mme Dodwell, la plus jolie tête que
j’aie vue de ma vie[302].



LXXIII

AU MÊME.


Paris, le 3 mai 1824.

Monsieur et cher Compatriote,

Vous devriez bien me faire une histoire de l’établissement de l’opéra
bouffe à Paris, de 1800 à 1823. Cela ferait un beau chapitre de la _Vie
de Rossini_. Nous mettrions en note: Ce chapitre est de M. Adolphe de
Besançon.

La négociation pour l’impression dudit _Rossini_ prend une bonne
tournure. J’ai envoyé une convention signée de moi; j’en attends le
retour.

Dans cette histoire de l’opéra bouffe à Paris, vous pourrez fourrer
toutes les méchancetés qui composent l’article que La Baume néglige.
Leur coup sera bien plus sensible à cet animal de Papillon[303] placé
dans une espèce d’ouvrage historique, où il y a des faits.

Vous pourrez donner plus d’étendue et de largeur à vos accusations de
_conspiration_ contre le dit opéra. Je vous conseillerais même d’insérer
la lettre du dit Papillon à Pellegrini, Zuchelli et Cie.

Si vous ne faites pas ce chapitre, il me donnera une peine du diable à
moi qui, ayant été absent, n’ai nulle _mémoire des faits_. Vous aurez à
épancher votre bile sur les sottises de l’administration de Mme Catalani
et à montrer votre génie, en esquissant un projet de constitution pour
cet Opéra. Le bon Barilli, qui vous voit de bon œil, vous donnera
tous les petits renseignements dont vous pourrez avoir besoin, entre
deux _fottre_, au pharaon.

Si j’avais à proposer une constitution, je nommerais un comité composé
de dix hommes louant des loges à l’année, fortifiés d’un membre de
l’Académie et d’un Italien riche établi à Paris. Voilà un comité de
douze personnes qui se réunira une fois tous les quinze jours. Sur les
douze, il y en aura neuf de présents. Ils feront un rapport au ministre
sur les faits et gestes de l’entrepreneur.

Il y aura un entrepreneur auquel on donnera _l’impresa_ du théâtre. On
obligera à fournir le spectacle actuel; spectacle que l’on décrira en
vingt articles. Il recevra 150,000 fr. par an, par 24e, tous les
quinze jours. Or, ces 24es ne lui seront pas payés que sur le _Vu bon
à payer_ du président du comité des amateurs, président élu par eux, de
six mois en six mois. Ce comité présidera aussi au choix des pièces et à
l’engagement des acteurs.

Le grand avantage est que ce comité de douze personnes riches comme le
Bailly de Ferette, le duc de Choiseul, M. Gros, peintre, M. de
Sommariva, M. Montroud, défendra dans les salons les faits et gestes de
l’administration de l’Opéra. Ces discussions feront que les salons
bavarderont de l’Opéra buffa et s’y intéresseront.

Méditez cette idée; modifiez-la; prenez l’avis de La Baume. Tel jeune
homme de vingt-six ans lira notre brochure qui sera ministre dans dix
ans. Alors, il aura la fatuité de croire que nos idées sont les
siennes[304].

TAMBOUST[305].



LXXIV

AU MÊME.


Paris, le 17 décembre 1824.

Que dites-vous de cette préface[306]? Qu’en diriez-vous si vous ne me
connaissiez pas?

J’ai l’idée de réunir les articles du _Salon_ ainsi que ceux sur l’Opéra
buffa, insérés dans le _Journal de Paris_.

Pour plaire à la haute société il faudrait:

1º Ne jamais imprimer. Tout livre, si petit qu’il soit, _nuit_ à
l’aristocratie;

2º Il ne faudrait pas défendre un régicide[307]. Mais jamais je ne
pourrais plaire à qui a 60,000 francs de rente; car je me _fiche_
sincèrement d’un homme qui a 60,000 francs de rente et cela perce[308].



LXXV

AU MÊME.


Paris, le 10 novembre 1825.

Que dites-vous de la chute du 3 pour 0/0?

Je pense que vous êtes mort pour nous, mon cher ami. Rapportez-moi, en
passant, la diatribe contre l’_Industrialisme_[309], je veux la publier
_chaud_, après l’emprunt d’Haïti.

M. Ternaux a été aussi Cassandre.

M. Laffitte aussi peu délicat que deux ducs de la Cour, se disputant un
ministère. De plus, je sais par expérience, que j’aime mieux dîner avec
M. le duc de Laval qu’avec une _Demi-Aune_, comme Cassandre-Ternaux. Les
Thierry appellent cela de l’aristocratie, mais je pense que Victor
Jacquemont a trop d’esprit, pour rester longtemps dans cette bande.

DE LA PALICE-XAINTRAILLES Aîné[310].



LXXVI

A V. DE LA PELOUZE.


Ce mardi, 20 mars 1827.

Monsieur,

Vous souvient-il que vous avez bien voulu me promettre, dans le temps,
une annonce pour mon voyage en Italie[311]?

L’imprimeur _de la Forest_ s’est trouvé le très humble serviteur de la
Congrégation, il a mis 50 cartons.

Les Chambres vont être bien plates pendant un mois jusqu’à la discussion
de la loi _d’Amour_ à la Chambre des Pairs. Ne pourrait-on pas profiter
du moment?

Je prie M. Châtelain, M. Mignet ou celui de vous, Messieurs, qui fera
l’annonce, de me traiter avec:

                               Sévérité,
                             Impartialité,
                               Justice.

L’auteur, a passé 10 ans en Italie; au lieu de décrire des tableaux ou
des statues, il décrit _des mœurs, des habitudes morales, l’art
d’aller à la chasse au bonheur_ en Italie.

Je vous souhaite, Monsieur, bien des succès dans cette chasse, et suis
votre

               Très humble et très obligeant serviteur,

H. BEYLE[312].



LXXVII

A ALPHONSE GONSOLIN[313].


Isola Bella, le 17 janvier [1828].

C’est une des îles Borromées où se trouve une auberge passable à
l’enseigne du _Delfino_, nom cher à tous les Français. C’est pour cela
que je m’y arrête depuis deux jours à lire Bandello[314] et un volume
compact de l’_Esprit des lois_. J’ai assisté au fiasco de l’Opéra, à
Bologne, le 26 décembre, car il y avait opéra quoiqu’on nous eût assuré
le contraire à Florence. Croyez après cela à ce qu’on nous dit sur ce
qui s’est passé il y a cent ans!

J’ai été enchanté du spectacle de Ferrare. Il n’y avait de mauvais que
la partition du maëstro. C’était l’_Isolina_ de ce pauvre
Morlacchi[315]. Cet homme est en musique ce qu’est en littérature M.
Noël ou M. Droz. J’ai trouvé l’hiver à Ferrare. Ce sont les plus
obligeants des hommes. Un ami de diligence voulait me présenter partout.
L’étranger est rare sur le bas Pô.

Avant de quitter les environs de Bologne, il faut que je vous prie de
remercier M. Alph. de L.[316] de toutes les bontés qu’il a eues pour
moi. J’ai trouvé qu’on donnait à Bologne pour 10 écus des tableaux dont
on voulait 200 écus il y a quatre ans. Si jamais M. de L. M. est curieux
du plaisir d’acheter ou de marchander des tableaux, il peut demander à
Bologne M. Fanti, marchand distributeur de tabac et de plus père de la
_prima donna_ Fanti. Ce M. Fanti a un ami qui possède cinq cents
croûtes. On peut se faire un joli cabinet passable avec 10 tableaux de
40 écus pièce, entre autres une esquisse du Guide.

En arrivant à Milan, la police du pays m’a dit qu’il était connu de tous
les doctes que Stendhal et B. étaient synonymes, en vertu de quoi elle
me priait de vider les Etats de S. M. apostolique dans douze heures. Je
n’ai jamais trouvé tant de tendresse chez mes amis de Milan. Plusieurs
voulaient répondre de moi et pour moi. J’ai refusé et me voici au pied
du Simplon.

Venise m’a charmé. Quel tableau que l’_Assomption_ du Titien[317]! Le
tombeau de Canova[318] est à la fois le tombeau de la sculpture.
L’exécrabilité des statues prouve que cet art est mort avec ce grand
homme.

M. Hayez[319], peintre vénitien à Milan, me semble vieux moins que le
premier peintre vivant. Ses couleurs réjouissent la vue comme celles de
Bassan et chacun de ses personnages montre une nuance de passion.
Quelques pieds, quelques mains sont mal emmanchés. Que m’importe! Voyez
la _Prédication de Pierre l’Ermite_, que de crédulité sur ces visages!
Ce peintre _m’apprend quelque chose de nouveau_ sur les passions qu’il
peint. A propos de bons tableaux j’ai oublié mon tableau de Saint-Paul
chez M. Vieusseux. Si vous y songez, rapportez-moi ce chef-d’œuvre,
mais surtout remerciez infiniment MM. Vieusseux, Salvagnoli, etc., de la
bonté avec laquelle ils ont bien voulu me faire accueil. Faites, je vous
prie, trois ou quatre phrases sur ce thème et avec quatre dièzes à la
clé.

Dites à Mesdames les marquises Bartoli que je n’ai rien trouvé à Venise
ou à Milan d’aussi aimable que leur accueil. Là aussi faites des
phrases, surtout envers cette pauvre jeune marquise qui s’est imaginé
trouver dans la patrie de Cimarosa les douces mélodies de Mozart.

Que n’avons-nous pas dit de Madame de Tévas avec Miss Woodcock? J’ai
raconté toute l’intrigue de....; j’ai longuement parlé à Gertrude.
Figurez-vous que le roman attendu avec tant d’impatience n’est pas
encore arrivé à Milan, que je me suis repenti de ne l’avoir pas apporté.
Mlle Woodcock me demandait si son caractère était peint à propos d’une
des trois héroïnes. Je vois que non, lui ai-je dit. Ai-je deviné?
Demandez à Madame de Tévas?

C’est vous apparemment, Monsieur et cher ami, ou cher ami tout court, si
vous le permettez, que je dois remercier pour deux épîtres de finances
que j’ai reçues à Venise. Tenez compte des ports de lettres que vous ont
coûtés les dites épîtres. Quand vous reverrez le pays de la vanité,
n’oubliez pas que M. de Barral, rue Favart nº 8, place des Italiens,
vous donnera l’adresse de votre très humble serviteur. J’ai passé mes
soirées à Venise, avec le grand poète Buratti. Quelle différence de cet
homme de génie à tous nos gens à chaleur artificielle! Jamais je ne
rapportai à Paris un plus profond dégoût pour ce qu’on y admire; voilà
ce qu’il faudra bien cacher. Hayez me semble l’emporter même sur
Schnetz. Que dire de M. Buratti comparé à M. Soumet ou à Mme Tastu[320]?



LXXVIII

AU BARON DE MARESTE.


Paris, le 6 juillet 1828.

Vous savez que de M. de Boisberti m’avait comme nommé à une place de
1,700 francs aux Archives du royaume.

Les Archives ont passé à M. le vicomte Siméon. M. Palhuy m’a recommandé
à son collègue, le chef de bureau qui a hérité des archives.

Cela posé et bien compris, M. _Gilmert_, chef de bureau aux Archives,
vient de mourir.

Faut-il demander une place de 1,700 francs aux Archives? M. Siméon ne
s’impatientera-t-il point?

Je rêve à cela depuis deux jours, espérant vous voir au café.

Comte DE L’ESPINE[321].



LXXIX

MONSIEUR VIOLLET-LE-DUC,

Chef de Division à la Maison du Roi.


[Novembre 1828][322].

Cher et obligeant ami,

Permettez que je vous présente M. Lolot, mon ami. C’est l’un des
principaux propriétaires de la célèbre fabrique de cristaux établie à
Bacarat. Le Roi y est allé, on lui a fait des cadeaux, il ne veut pas
être en reste. On a emballé ces jours-ci des objets d’art destinés aux
propriétaires de Bacarat. M. Lolot voudrait avoir quelques détails à ce
sujet, trahissez en sa faveur le secret de l’Etat et comptez en
revanche sur toute ma reconnaissance.

Delécluze est invisible cette année, mais si vous êtes visible le
vendredi, j’aurai l’honneur de faire ma cour à Madame Leduc.
Viendrez-vous jeudi à l’Académie, M. de Barante doit y dire du mal de
feu M. de Robespierre, qui n’a pas de cordons à donner.

Je vous suis dévoué comme si vous en aviez les mains pleines.

H. BEYLE[323].

Ce lundi matin, 71, rue Richelieu.



LXXX

A ALPHONSE GONSOLIN.


Nº 71, rue de Richelieu, 10 février [1829].

Enfin voilà signe de vie de votre part. Nous craignions pour votre
santé. Je fais la commission. M. Duret va faire le buste de madame
_Bleue_[324]. Je le crois assez bien dans cette cour. Ce soir, on joue
_Henri III_ de M. Dumas. C’est un acheminement au véritable Henri III
politique. Ceci est encore Henri III à la Marivaux. Victor Hugo, ultra
vanté, n’a pas de succès réel, du moins pour _les Orientales_[325]. Le
_condamné_ fait horreur et me semble inférieur à certains passages des
_Mémoires de Vidocq_[326]. Le registre de la police Delavau[327] a été
volé chez un pauvre vieil espion qui est mort, et _Moutardier_ l’imprime
tel quel.

Les _Mémoires de M. Bourienne_ me semblent une trahison domestique. Il
fut renvoyé pour avoir vendu le crédit du premier consul. Les salons
sont indignés de Terceira[328]. La délivrance de l’Islande est assurée.
L’extrême gauche a failli se séparer; le grand citoyen[329] lui a fait
entendre raison. Peignez-moi _exactement_ une de vos journées, sans rien
ajouter ni retrancher _par vanité_. Ayez la vanité d’avoir de l’orgueil
et de tout dire.

Relisez la _huitième section de l’homme_, par Helvétius, et vous serez
considéré

de votre dévoué
COTONET[330].



LXXXI

AU BARON DE MARESTE.


Paris, le 17 février 1829.

Voici l’état de la librairie.

Ambroise Dupont a remis ou va remettre son bilan. Dans cette pièce
éloquente, M. Tastu figure pour 45,000 francs.

Ladvocat aurait fait banqueroute; lui ou les personnes dont il est le
nom officiel. Mais un spéculateur fait paraître sous son nom les
_Mémoires de Bourienne_. Ladvocat ou sa maison, totalement étranger à
cette affaire, aura 25 centimes ou 40 centimes par volume.

_Docagne_ et _Lefèvre_, sont peut-être sur le point de remettre leur
bilan. Il résulte de ces renseignements, qu’il y a une grande fortune à
faire dans la librairie. Les libraires ne pouvant payer comptant, payent
cent francs à l’imprimeur et au marchand de papier, pour ce qui vaut 50
francs.

Ensuite, le libraire en boutique qui reçoit réellement votre argent et
le mien, obtient un rabais de 55 pour cent sur les romans, par exemple.
Ce détail ne mène à rien, il a pour but de vous mettre au fond de cette
affaire. Trois _Colombs_ se réunissent, apportant 50,000 francs chacun
et payant tout comptant, pourront donner de superbes volumes, comme les
_Mémoires de l’Etoile_, de Foucauld, que vous m’avez prêtés, pour trois
francs; car, à qui payerait comptant, ces volumes coûteraient trente
sous, ou plutôt vingt-huit sous (nous venons d’en faire le calcul).

Le papier d’un seul libraire est bon; c’est celui de notre ami Delaunay.

M. Dondey-Dupré passe pour un peu _truffatore_[331]. Du papier donné par
lui ne passerait pour bon qu’autant qu’il aurait une autre signature. On
pense que le jour où il aurait intérêt de _manquer_, il le ferait sans
peine.

Je viens de passer une matinée amusante avec l’homme d’esprit[332] qui
estimait 4,000 fr. le manuscrit que vous savez[333]. Les deux hommes qui
devaient donner 2,000 francs comptant et un billet de 2,000 francs sont
en déconfiture. M. Tastu aurait été charmé de l’ouvrage; il désire
imprimer du bon et il estime cet auteur; mais il est dans une crise
horrible. Calburn ne payant pas ce qui est échu le 1er janvier
dernier, j’aime mieux toucher quelque chose aujourd’hui que de renvoyer
à l’année prochaine.

Vos occupations vous permettent-elles de voir Delaunay? S’il dit non,
pouvons-nous, avec honneur, renouer avec Dondey-Dupré?

Dans l’état des choses, voilà le seul parti à prendre. Si j’étais plus
jeune, j’approfondirais les idées que je vous présente plus haut et je
me ferais libraire. Deux bons et sages amis, comme Colomb et moi, nous
pourrions donner de beaux _in-octavo_ à trois francs ou deux francs
cinquante centimes et gagner vingt sous par volume vendu. Le public
achète énormément; tout sot qui a 8,000 francs de rente se fait une
bibliothèque; il n’y songeait pas en 1780, ou même en 1812.

CHOPPIER DES ILETS[334].



LXXXII

AU MÊME.


Paris, le 7 mars 1829.

Voulez-vous voir la mine de ces gens faibles et empesés, qui ont gagné
un gros lot à la loterie de la fortune?

Venez avec moi lundi, vers les onze heures du matin, au transport du
corps de M. le duc Charles de Damas.

Il habitait le faubourg Saint-Honoré et Saint-Philippe-du-Roule priera
pour lui. Je dis _onze heures_; mais j’ignore le moment précis; tâchez
de le savoir.

Venez me prendre au café Teissier (place de la Bourse), ou au nouveau
café de M. Pique (l’ancien café de Rouen), qui s’est réfugié au coin de
la rue du Rempart et de la rue Saint-Honoré.

M. Z. m’a fort bien reçu ce matin. Quelle raison supérieure[335]!



LXXXIII

AU MÊME.


Paris, le 10 mars 1829.

(Café Teissier, vis-à-vis là Bourse).

Je vous remercie sincèrement; je vois que vous suivez avec intérêt ma
pauvre petite affaire. J’ai refait, depuis six semaines, tous les
morceaux de l’itinéraire de Rome qui me semblaient manquer de
profondeur. Il n’y a pas d’amour-propre à vanter ce livre, dont les
trois quarts sont un extrait judicieux des meilleurs ouvrages. Si
j’avais épousé la fille sans jambes de M. Bertin de Vaux, j’aurais six
mille francs de ces deux volumes[336]. M. de Latouche m’a dit quatre
mille.

Si M. Ladvocat en donne quatre mille francs, ce ne sera que trois mille
six cents, à cause des escomptes à payer à M. Pourra. Je pense que nous
serions heureux d’en avoir trois mille. Comme j’ai _besoin d’argent_,
suivant la phrase des vendeurs de meubles, je le donnerai même à moins;
mais réellement c’est dommage. Aucun être, bien élevé, n’ira à Rome,
sans acheter cet itinéraire.

Il faudrait que vous eussiez la bonté de voir Mirra[337], je ne l’ai pas
assez cultivé; il m’écrit avec un _Monsieur_ en tête.

Le brave Colomb pioche ferme avec moi, tous les matins[338]. Je suis
prêt à livrer les deux volumes; j’ai de quoi en faire trois.

Je puis, comme disent les marchands, _forcer en anecdotes_, ou _forcer_
dans le genre _instructif_.

J’étais avec Amica[339] à la représentation Bouffé; c’est une attrape
incroyable. Il semble qu’une des nouveautés, _la Recette_, n’a pas été
terminée.

M. Ladvocat devrait placer vis-à-vis le titre _Promenades dans Rome_,
une vue de Saint-Pierre[340], cela soulagerait beaucoup l’attention du
lecteur qui n’est pas à Rome. J’espère que vous serez content de la
description du Vatican et de Saint-Pierre. A cela, il n’y a d’autre
mérite que la patience.

Le général Claparède était en grande loge avec la Noblet[341]; cela m’a
choqué.--J’ai été content de la figure napolitaine de la duchesse
d’Istrie.--Félicie, des Variétés, avait l’air d’un mulet de Provence,
fier de porter son panache.

P. F. PIOUF[342].



LXXXIV

AU MÊME.


Paris, le 19 septembre 1830.

Avez-vous touché quelque argent? Moi, j’ai cent francs le 1er octobre
et cinq cents le 8, mais, en attendant, je suis comme la cigale qui a
chanté.

Les apparences sont toujours superbes du côté du Consulat.--Mme de
T...[343] est admirable pour moi; je lui devrai _tout_, tout simplement.

MICHAL père[344].



LXXXV

AU MÊME.


Paris, le 26 septembre 1830.

Cher ami, mardi il y avait une ordonnance qui nommait Dominique, consul
à Livourne. Probablement le crédit d’un M. de Formont l’a fait déchirer.
Par ordonnance d’aujourd’hui, Dominique est nommé consul à Trieste. _In
mezzo ai barbari_[345]. Par un reste de bonté, le Ministre a fait porter
les appointements à quinze mille francs[346].



LXXXVI

A M. LEVAVASSEUR, EDITEUR A PARIS.


Paris, novembre 1830.

En vérité, Monsieur, je n’ai plus la tête à corriger des épreuves.

Ayez la bonté de bien faire relire les cartons.

C’est avec le plus grand des regrets que je me prive du plaisir de dîner
avec vous et avec M. Janin. Que j’aurais voulu avoir une plume pour
adoucir la grossesse de Mathilde!

Puisse ce roman être vendu, et vous dédommager des retards de l’auteur.
Je croyais qu’il serait imprimé à deux feuilles par semaine, comme
_Armance_.

Je vous demande comme preuve d’amitié, Monsieur, de ne pas laisser
vendre un exemplaire sans les cartons.

Veuillez envoyer les lettres à M. Colomb, nº 35, rue Godot-de-Mauroy.

Agréez tous mes regrets de ne plus vous revoir cette année, et tous mes
remerciements pour vos bons et aimables procédés.

H. BEYLE.

Bien des compliments au puissant M. Courtepi.., aristarque du quai
Malaquais[347].



LXXXVII

AU BARON DE MARESTE.


Venise, le 3 février 1831.

_Grand Sbaglio_[348].

Dominique n’a jamais été assez courtisan pour avoir la [Illustration:
légion d'honneur-étoile] aux affaires étrangères. Il a dit: «Tôt ou
tard un ministre de l’intérieur _homme d’esprit_, dira au King: «Les
Bignon, les Ancelot, les Malitourne, tous les gens de lettres, un tant
soit peu au-dessus de la médiocrité, ont eu la [Illustration: légion
d'honneur-étoile] de Charles X. Je propose à V. M. de la donner à MM.
Béranger, Thiers, Mignet, Dubois, du _Globe_, Artaud, traducteur
d’_Aristophane_, Beyle, Mérimée, Vatout.»

Voilà toute l’étendue de ma présomption, comme dit Othello. Par le
ministère de l’intérieur uniquement.--Tant mieux si Apollinaire[349] a
parlé au général Sébastiani. Sûrement à mon ministère, _si l’on compte
les campagnes_ (à moins que votre envie ne me nie Moscou), j’aurais un
peu droit; mais jamais je n’ai eu cette idée.--Toujours par un ministre
de l’Intérieur, _homme d’esprit_, et je parie qu’avant deux ans, nous
aurons des gens d’esprit. Les bêtes ne peuvent pas durer dans une
machine où il faut INVENTER des mesures, des arrestations de MM. Sambac
et Blanqui, et enfin des proclamations.

Ne vous plaignez pas de ma mauvaise écriture, je suis dans un pays
barbare. Hier, j’achète de la cire pour cacheter une lettre à Colomb,
avant d’être à la poste, la lettre s’était décachetée dans ma poche. Que
vous dirai-je, de l’encre, de la plume?--Je suis de votre avis sur le
nouveau et futur séjour de Dominique. Comme vous êtes des rétrogrades
_encroûtés_, je ne vous écris rien là-dessus depuis un mois. Marie-Anne
d’Autriche, ou une autre reine, disait au cardinal de Retz: «Il y a de
la révolte à annoncer qu’on se révoltera.»

Je pense comme vous; votre frère n’ayant développé aucune
_individualité_, ayant été convenable comme M. de Croisenois et rien de
plus, ne peut inspirer aucun attachement. Il n’y a pas de magie dans son
nom, dirait M. de Salvandy. Donc, tout finira par six mois
d’_extrême-gauche_. Donc Apollinaire, s’il a quelque bienveillance pour
Dominique, ce dont il est permis de douter, profitera des moments que le
destin lui laisse, pour dire au général Sébastiani:

«Le pauvre garçon vient de recevoir un fier soufflet; il quitte la
première ville de commerce du continent (900 vaisseaux entrés, 890
sortis en 1830, sans compter un immense cabotage. Cette parenthèse est
pour vous). Donc, on le renvoie d’une ville superbe, pour le jeter dans
un trou, qui ressemble fort à Saint-Cloud; si ce n’est qu’il est
beaucoup plus laid. C’est un ancien serviteur; il a quarante-huit ans,
dont quatorze à l’armée; il a vu Moscou et Berlin, comme vous, général;
donc la [Illustration: légion d'honneur-étoile].»

Toute plaisanterie à part, vous n’avez pas d’idée de la supériorité dont
jouissent les Consuls crucifiés sur les autres. Rien ne se fait que pour
le bonheur d’être admis souvent aux dîners et aux soirées du
Gouverneur[350].



LXXXVIII

AU MÊME.


Trieste, le 16 mars 1831.

Enfin, cher ami, ce matin j’ai reçu la lettre de voyage, dont voici
copie.

Paris le 5 mars 1831.

Monsieur, j’ai l’honneur de vous annoncer que le Roi a jugé utile au
bien de son service de vous nommer Consul de France à Civita-Vecchia, et
que S. M. par la même ordonnance, en date du 5 de ce mois, a désigné
pour vous remplacer M. Levasseur, qui se dispose à se rendre
prochainement à Trieste. Vous voudrez bien, toutefois, Monsieur, ne pas
quitter ce poste avant l’arrivée de votre successeur, et sans lui avoir
fait la remise régulière des papiers de la chancellerie du Consulat. Je
vous préviens en même temps, Monsieur, que je vais envoyer votre brevet
à l’ambassadeur du Roi à Rome, en l’invitant à vous le transmettre
directement à Civita-Vecchia, aussitôt que, par ses soins, il aura été
revêtu de l’exequatur du gouvernement pontifical. Sa Majesté ne doute
pas du zèle, etc.

H. SÉBASTIANI.

Pas un mot des appointements; sans doute, ils sont barbarement réduits à
10,000 francs; sur quoi il faut entretenir un Chancelier. La
Chancellerie rend 475 francs, au plus.

Maintenant M. de Sainte-Aulaire m’aimera comme M. Guizot m’a aimé. La
rancune d’auteur se fera sentir. L’_Histoire de la Fronde_ est fort
modérée comme les écrits politiques du Guizot.

Mais l’influence de l’excellent Apollinaire me semble suffisante pour
que Sainte-Aulaire ne me _fasse pas de mal_. Il passera là un an, tout
au plus. Un gouvernement à bon marché aura à Rome un envoyé avec 30,000
francs et un Consul général pour les Etats Romains, avec 8,000 francs.
L’essentiel, comme vous l’aurez vu, si vos occupations vous ont permis
de parcourir la lettre au grand peintre[351], l’essentiel est que
Régime[352] me permette de passer à Rome le carnaval et quinze jours par
mois, pendant le reste de l’année, excepté dans les grandes chaleurs. M.
Dumoret, consul à Ancône jadis, passait six mois à Rome.

Civita-Vecchia, malheureusement, est un peu révolté; j’aurai bien à
souffrir du mauvais esprit des habitants. On chassera les plus égarés.
Je pense qu’on se sera assuré d’avance de l’exequatur de Dominique. On a
une dent bien longue contre tout animal écrivant. Pourquoi écrire? Si
tous les imprimeurs étaient chapeliers ou tailleurs de pierre, nous
serions plus tranquilles.

Je vous prie d’engager Apollinaire de me recommander à M. Régime, s’il
est encore à Paris. «Ce pauvre diable, dira-t-il, est tombé.
Permettez-lui de se consoler en admirant les ruines de la ville
éternelle. Lui-même est une ruine, quarante-huit ans d’âge et triste
débris de la campagne de Russie et de dix autres, Vienne, Berlin, etc.»
Mais je réfléchis: Régime a, cependant, dû être jeune une fois. Par
exemple, en 1800, quand j’étais dragon, que diable était-il, lui[353]?



LXXXIX

A X...


Trieste, le 7 mai 1831.

Monsieur et cher ami,

Le 5 mars dernier, j’ai perdu le tiers de mon petit avoir, j’ai été
nommé consul à Civita-Vecchia. Pourriez-vous écrire à M. de
Sainte-Aulaire, pour qu’il _ne me fasse pas de mal_.

Vous savez, Monsieur, qu’un jour, M. Guizot était fort bien pour moi,
deux jours après il était indifférent, vingt-quatre heures plus tard
hostile.

Donc j’ai _un ennemi_ dans la société doctrinaire. On a toujours permis
au consul de Civita-Vecchia d’avoir un pied à terre à Rome. La tempête
me poussa en 1817, à Civita-Vecchia. Cela est un peu plus grand que
Saint-Cloud et la fièvre y règne deux mois de l’année. Il n’y a que 14
lieues de ce beau port de mer à Rome. Aussitôt l’arrivée à Trieste de M.
Levasseur, mon successeur, je partirai pour Rome. M. le comte Sébastiani
m’annonce qu’il envoie mon brevet à l’ambassadeur du roi, à Rome, avec
prière de me le transmettre directement à Civita-Vecchia, aussitôt
qu’il aura été revêtu de l’exequatur du gouvernement pontifical.

Si nous pouvons obtenir que M. de Sainte-Aulaire ne me fasse pas de mal,
ce sera un grand point. Au bout de quelques mois, nous pouvons avoir un
chargé d’affaires non doctrinaire, non hostile à mon chétif individu. M.
de Latour-Maubourg, par exemple eût été excellent pour moi; il n’est
point écrivain et écrivain dans le genre emphatique.

Je vous remercie sincèrement de ce que vous avez fait pour la
[Illustration: légion d'honneur-étoile]. Je vous demande votre
bienveillance auprès du successeur, qui peut-être ne tiendra pas au
_Globe_, dont j’ai eu le tort de me moquer.

Je lis vos œuvres avec grand plaisir dans le _Moniteur_.

Je vous félicite de la croix donnée à ce pauvre diable de Corréard et
autres naufragés.

Agréez mes remerciements et mes respects.

H. BEYLE[354].



XC

AU BARON DE MARESTE.


Civita-Vecchia, le 15 mai 1831.

Malgré l’imprudence, je vous dirai une bouffonnerie déjà ancienne, mais
vérissime. Contez-là à _Di Fiore_.

Il y avait disette abominable dans tout l’Etat. Arrivent à
Civita-Vecchia, quatre vaisseaux chargés de blés d’Odessa. Au lieu de
les envoyer faire quarantaine à Gênes, le gouverneur les fait mettre à
_la Rota_ (on jette une ancre; le vaisseau s’y attache avec une corde et
tourne, selon le vent, _rota_, autour de l’ancre). Le gouverneur écrit
au ministre ces précieuses paroles:

«Les quatre bâtiments chargés de blé sont arrivés. Ils ont passé à
Constantinople; leur patente est donc des plus _sporche_ (douteuses).
Mais vu la disette, je les ai mis à la _Rota_, et je prends la hardiesse
d’envoyer un courrier à V. E., pour lui demander des ordres.»

_Réponse_: «J’ai reçu votre courrier, etc., etc. Puisque les quatre
vaisseaux sont à la _Rota_, nous attendrons la décision de ce très saint
tribunal[355].»

N’est-ce pas Arlequin ministre[356]?



XCI

AU MÊME.


Rome, le 30 juin 1831.

L’opium a suspendu les douleurs plutôt qu’il ne m’a guéri; je suis très
faible. J’ai passé plusieurs fois six jours avec un verre de limonade.
J’ai eu une inflammation d’estomac me donnant horreur pour toute espèce
d’aliments ou de boissons. Je n’ai pas de grandes douleurs depuis le 15
juin.--Dissolution complété et sans remède chez vos amis. Si j’avais un
secrétaire, je vous en dirais long. Le malade ne peut vivre. Mille
tendresses à nos amis. Qu’ils me voient faible et non froid.

BARON RELGUIR[357].



XCII

A HENRI DUPUY.


Civita-Vecchia, le 23 juin 1835.

Je suis extrêmement sensible, Monsieur à votre offre obligeante. J’ai
pris la résolution de ne rien publier tant que je serai employé par le
gouvernement. Mon style est malheureusement arrangé de façon à blesser
les balivernes, que plusieurs coteries veulent faire passer pour des
vérités.

Dans le temps, j’ai eu le malheur de blesser la coterie du _Globe_. Les
coteries actuelles, dont j’ignore jusqu’au nom, mais qui, sans doute,
veulent faire fortune, comme le _Globe_, nuiraient par leurs articles à
la petite portion de tranquille considération qui doit environner un
agent du gouvernement.

Si nous devions entrer en arrangement, je ne vous dissimulerais pas un
obstacle terrible: je ne suis pas un charlatan, je ne puis pas promettre
à un éditeur, _un seul article_ de journal.

Si jamais je change de dessein, j’aurai l’honneur, Monsieur, de vous en
prévenir. L’action du roman est à Dresde en 1813. Avant de traiter avec
toute autre personne, j’aurai l’honneur de vous prévenir, mais je compte
me taire huit ou dix ans.

Agréez, Monsieur, les assurances de la parfaite considération avec
laquelle j’ai l’honneur d’être,

Votre très humble et très obéissant serviteur.

H. BEYLE.

_P. S._--Si vous rencontrez cet homme de tant d’esprit, M***, je vous
prie de lui dire que bien souvent je regrette sa piquante
conversation[358].



XCIII

A SUTTON-SHARP, LONDRES[359].


Rome, le 24 novembre 1835.

En échange des nouvelles intéressantes que vous me donnez, cher ami, je
vous envoie quelques croquis biographiques; ils vous donneront une idée
de la manière dont on traite ici les affaires. D’ailleurs, pendant un
voyage en Italie, vous pouvez rencontrer ces individus dans quelques
salons, et alors ces renseignements acquerraient un véritable intérêt.


TARTARIE CHINOISE

PRINCIPAUX HONNÊTES GENS DU PAYS.

_Probité.--Talents.--Lumières.--Naissance._


M. M... était conducteur de fiacre à Rome. Créé chevalier par Pie VII
pour avoir affiché les excommunications contre Napoléon à la porte de
Saint-Jean-de-Latran, on lui donna en outre la ferme du _macinato_ (de
la farine), source de gains énormes pour ce _fermier général_. Riche,
superbe, _prepotente_ (abusant de son crédit), protecteur de cette
affreuse canaille, inconnue hors de l’Italie, nommée les _sbirri_; chef
des Transteverins en mars 1831, lors de la révolte de Bologne.

M. M... (Paul), _maestro di casa_, intendant du comte F... et maître
absolu du cœur de ce ministre, possède un grand nombre d’emplois. Ami
intime de M..., qu’il aida jadis à afficher les excommunications, action
qui n’était pas réellement périlleuse, mais qui, sans doute, le
paraissait beaucoup à leurs yeux.

M. M..., vend les grâces, escamote les adjudications, prélève une part
sur le prix des fermes adjugées par le gouvernement. Les sels et les
tabacs, qui rendaient douze cent mille écus, ont été adjugés à MM. T...,
M... et Cie pour huit cent mille écus. Il est vrai qu’_à monsieur il
en rend quelque chose_: on comprend que ce monsieur est M.... M. M... a
rendu des services grands, aux yeux du ministre actuel, en enrôlant les
Transteverins et la canaille de toute espèce, lors de la révolte en mars
1831, M. M... était uni à M..., N... et G... le B....

Comte F..., quelque esprit naturel, sans talents administratifs, chargé
de dettes qu’il voudrait payer. Son jugement est assez sûr pour voir
qu’il en est au commencement de la fin. Le beau sexe est l’objet de ses
attentions; ami du _brio_ de la princesse D..., F... est rusé et fin
politique.

Monseigneur V... C..., gouverneur de Rome et directeur général de la
police, furieux, arbitraire, sans aucun talent, adonné au vin.

Monseigneur M..., imbécile, trésorier général de la _Reverendissima
Camera apostolica_. Ne sachant rien absolument en finances et en
administration; entièrement dirigé par deux subalternes, comme tous les
grands de cette cour, (les subalternes sont des témoins nécessaires de
leurs peccadilles amoureuses, et qui pourraient les perdre).

MM. l’abbé N..., secrétaire, et G..., _computista_ (à peu près sous-chef
de bureau), mènent le trésorier; ce sont d’adroits fripons. On dit que
leur maître s’opposa dernièrement à une volerie sur les tabacs et sels.

Le cardinal D..., _Prefetto del buon governo_,--inepte à un haut degré,
mené pour toute chose par un simple employé, l’adroit coquin D...

M. F..., sculpteur médiocre de Venise, délateur connu auprès du
redoutable tribunal du vicaire; il s’est chargé, conjointement avec sa
femme, de garder une des maîtresses du cardinal-vicaire. Ce cardinal va
voir sa maîtresse chez F..., lequel a obtenu la survivance d’A...
d’E..., directeur du Musée du Vatican. F... est, de plus, espion et
délateur au service de l’Autriche.

Le marquis M..., fils d’un marchand de poisson, dévoué aux jésuites,
auteur prétendu de quelques ouvrages faits par des teinturiers,
directeur des _catastri_ (cadastres), accusé de friponnerie par ses
employés. On a reconnu qu’il avait, en effet, volé trois à quatre cent
mille écus; mais l’ancien ministre des finances, feu le cardinal G...,
son protecteur et associé pour le vol, a imposé silence aux employés.
Ces pauvres diables continuent à soutenir leur dire auprès du pape, mais
on ne les écoute pas.

M. P... T... de F..., anciennement rédacteur des Almanachs de ce pays,
maintenant secrétaire général du Camerlingato, lié avec l’ex-jésuite
Reggi (ou Rezzi), autre employé du Camerlingato, tous deux grands
ennemis de la France et de toute idée libérale. Ils ont eu l’esprit de
dominer entièrement les camerlingues P... et C..., grands fripons
hypocrites. (Je parle de T... et Rezzi); ils volent et gouvernent l’Etat
à leur volonté, font commerce des rescrits de _privative_ (privilèges
financiers), ils imposent des _dazzi_ (droits) de douane arbitraires;
deux des plus grands et des plus pernicieux coquins d’une administration
qui en est remplie.

Le marquis U... del D..., (_Bissia_, _Gentili_), frère du _Maggior
d’Uomo_ actuel du pape, ennemi de la France et de toute idée généreuse,
fut choisi par Léon XII pour directeur de l’imprimerie et de la
chalcographie camérale. Il est sans talent aucun, _prepotente_, méchant,
sans principes quelconques, touche un fort traitement et gâte tout dans
l’administration qui lui est confiée.

M. P... de B..., fils du libraire. Ses services comme espion lui ont
valu la noblesse (_fatto cavaliere_). Il a un emploi de délateur en
affaires politiques; outre cela, il est maintenant sous-directeur de
l’imprimerie centrale; il a été appelé là par del D..., digne acolyte
d’un tel coquin.

D... F..., autre insigne coquin chargé de crimes, a joui d’un immense
crédit sous Léon XII; il faisait partie de la _Camarilla_ d’alors, qui
imposait des édits tout faits à ce pauvre vieillard le cardinal della
S..., en ce temps-là secrétaire d’Etat, pour la forme. M. F... obtint la
ferme de l’octroi (_Dazio di consumo_), ainsi que de grosses sommes de
Léon XII; il les gagnait, assure-t-on, par des crimes ou plutôt, ce me
semble, par d’affreuses injustices.

Le comte V... d... de S..., directeur _del Botto e Registro_, a
plusieurs autres emplois: homme à renvoyer bien vite; jésuite, fripon,
ennemi de toute pensée libérale.

T... M..., bon dessinateur, jésuite, espion, il s’introduit dans les
maisons comme maître de dessin; l’un des grands affidés du cardinal B...
et du gouverneur; il rend de nombreux services à ces messieurs; un des
principaux agents de la haute police du pays; coquin complet; un des
grands prêtres du culte grec.

M. L..., cardinal de V..., eut le talent de s’introduire dans les loges
des francs-maçons et ensuite révéla les secrets, s’il y en a, et donna
la liste des frères. Dévoué aux jésuites, rusé politique, grand ami et
confident du cardinal B...; du reste, employé supérieur à
l’administration _del Botto e Registro_.

Les frères G..., J..., présidents du tribunal de commerce, insignes
fripons. J..., ennemi jusqu’à la fureur de tout sentiment généreux; ne
respirant que des supplices pour les partisans du progrès; entrepreneur
de l’éclairage de Rome. Espions politiques, les deux frères fréquentent
habituellement le cabinet littéraire de _Cracos al Corso_. Outre les
deux frères G..., on rencontre dans ce cabinet l’abbé S... de C... de
T..., espion, le comte M..., l’avocat don D... d’A... de F..., et
beaucoup d’autres individus dévoués au gouvernement qui, en récompense
des services qu’ils lui rendent, leur donne les moyens de voler
impunément.

Voyons maintenant ces coquins en action.

Il existe beaucoup de tribunaux civils et criminels, et l’autocrate
suprême en crée _au besoin_. Ce sont de véritables _commissions_, comme
celles du cardinal de Richelieu.

L’_Uditore santissimo_ est le grand ministre de cette partie de
l’administration si funeste au public; un rescrit santissimo, on
interrompt le cours de la justice, on impose silence au bon droit.

L’un des tribunaux les plus pernicieux est le tribunal du commerce,
composé de deux imbéciles, et d’un des voleurs les plus effrontés et les
plus adroits, qui en est le président. Son principal moyen de faire de
l’argent est de protéger les banqueroutiers frauduleux; il leur vend,
d’abord, un _sauf-conduit_, et ensuite un _provisoire_ (une pension
alimentaire), jusqu’à la formation _dello stato patrimoniale_, ou bilan
définitif de la banqueroute. Par exemple, dans la banqueroute Santangeli
et Paccinci, ils ont accordé à ces messieurs un _provisoire_ de soixante
écus par mois. On calcule que, sans compter ce que les juges obtiennent
de cette manière, leurs droits patents absorbent environ le tiers de
l’actif de la banqueroute. Les négociants honnêtes n’obtiennent justice
qu’au moyen de leur crédit particulier; c’est-à-dire par l’injustice.

C’est encore par le moyen de l’_uditore santissimo_ que des familles
patriciennes ou d’autres, après s’être ruinées par leurs fortes
dépenses, obtiennent un _administrateur_. Elles indiquent ordinairement
le sujet qu’elles désirent et qu’on leur accorde toujours. C’est, en
général, un cardinal, qui délègue un monsignor avec les plus amples
pouvoirs. Ce prélat commence par suspendre toutes les procédures
dirigées contre son administré; il ne paye personne, mais, en revanche,
force tout le monde à payer ce qui est dû à son administré; tout le
crédit du cardinal et du prélat est employé à activer les rentrées; qui
pourrait résister à une telle puissance?

Monsignor F... avait tous les goûts dispendieux; il fit environ trente
mille écus de dettes. Pressé par ses créanciers, il eut recours au pape,
qui lui fit cadeau de trois mille écus pour faire un voyage, et, par un
rescrit santissimo, il fut défendu aux créanciers d’agir contre la
personne sacrée de monseigneur ou contre ses propriétés. Monsignor N...,
_indice di signatura_, obtint un semblable rescrit santissimo.

Feu monsignor M..., de la secrétairerie d’état, vola une grande partie
de leurs biens à ses pupilles; il achetait les juges par des emplois, ou
les gagnait au moyen de son crédit; tout cela a été prouvé par pièces
authentiques.

Il est presque inutile d’ajouter que le régime le plus arbitraire règne
dans les formes de procéder de tous les tribunaux criminels; ils ne se
font pas faute de perquisitions, de détentions préventives, etc., etc.
Le plus infâme de ces tribunaux est, sans contredit, celui du _vicaire_,
qui a conservé les formes employées par l’inquisition espagnole. Ainsi,
le procès est secret et l’accusé ne peut avoir de défenseur; on y envoie
aux galères, ou on condamne à de fortes amendes ceux qui oublient de
faire leurs pâques. Il est vrai qu’avec un protecteur ou, à défaut, avec
de l’argent, on parvient souvent à adoucir les rigueurs des terribles
juges du tribunal du _vicaire_.

Le cardinal D... a chez lui la femme d’un coher, qu’il fait retenir aux
galères pour un léger délit. La moindre affaire de ce genre serait
sévèrement punie chez un laïque, à moins, cependant, que ce laïque n’eût
de puissants protecteurs, auquel cas tout lui est permis.



XCIV

A PAUL DE MUSSET.


Juin 1839.

Je pense bien, Monsieur, qu’il vous est assez égal de plaire à un
lecteur de plus, mais permettez-moi de me donner le plaisir de vous dire
combien je suis enchanté d’_Un Regard_[360]. Cela est délicieux et ce me
semble parfait. Dans un sujet si scabreux, et prêtant naturellement à
l’emphase, il n’y a pas une de ces lignes sublimes qui inspirent si bien
au lecteur la volonté de fermer le livre.

Mlle Rachel a su charmer le public, parce que dans le siècle de
l’_exagéré_, elle a su marquer la passion sans l’outrer. Votre conte de
ce matin présente exactement le même mérite. Si vous avez le courage de
continuer, et de ne jamais tomber dans l’emphase, vous atteindrez sans
nul effort et sans nulle image exagérée à une place qui se trouvera à
peu près unique dans notre littérature.

Mais quel besoin avais-je de cette lettre, direz-vous? C’est moi,
Monsieur, qui avais le besoin de vous dire combien je suis étonné d’une
telle absence d’emphase, et peut-être y a-t-il bien mille personnes à
Paris qui pensent comme moi. Osez rester simple.

On paraît froid quand on s’écarte de l’affectation à la mode, mais aussi
rien de plus ridicule que le (_mot illisible_) de l’an passé et l’homme
qui ose le braver a un vernis charmant d’originalité. Je pense que bien
souvent vous êtes tenté par l’apparition de quelque belle _phrase
emphatique_, songez alors qu’il y a bon nombre de gens qui aiment le
simple, le naturel, le style des _Lettres de Pline_, traduites par M. de
Sacy. Depuis J.-J. Rousseau, tous les styles sont empoisonnés par
l’emphase et la froideur.

Agréez les hommages et les compliments de

COTONET[361].



XCV

A. H. DE BALZAC.


(1839).

Mon portier, par lequel je voulais vous envoyer _la Chartreuse_ comme au
Roi des Romanciers du présent siècle, ne veut aller rue Cassini, nº 1;
il prétend ne point comprendre mon explication: aux environs de
l’Observatoire, _en demandant_, voilà ce qu’on m’en a dit.

Quelquefois vous venez, Monsieur, en pays chrétien, donnez-moi donc une
adresse honnête, par exemple chez un libraire (vous direz que j’ai l’air
de chercher une épigramme).

Ou bien envoyez prendre le dit roman rue Godot-de-Mauroy, 30 (Hôtel
Godot-de-Mauroy).

Si vous me dites que vous l’enverrez quérir, je le mettrai chez mon
portier. Si vous le lisez, dites-m’en votre avis bien sincèrement[362].

Je réfléchirai à vos critiques avec respect.

Votre dévoué,

FRÉDÉRICK[363].

Rue Godot-de-Mauroy, nº 30.

Vendredi 27.



XCVI

Au Dr Laverdant[364].


Civita-Vecchia, 8 juillet 1841.

Je vous prie, Monsieur, d’excuser le long retard de ma réponse.
M...[365] m’a remis la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire
au moment où l’on me soumettait à huit saignées. C’est un accès de
goutte. Je n’ai presque plus la faculté de penser.

Puisque le hasard a fait tomber mes idées sous vos yeux, je vous dirai
que la décadence de la langue latine[366] après Claudien me représente
l’état du français de 1800 à 1841.

On ne disait plus par exemple: «Les pauvres assiègeaient le palais des
riches, mais la pauvreté assiège le palais de la richesse.»

Faute d’idées, on s’attachait à Ségur. Voilà le grand vice du moment. Ou
je me trompe fort, ou la prolixité de nos grands prosateurs ne sera que
de l’ennui pour 1880.

Si vous aviez des doutes, monsieur, supposez la première page du _Henri
IV_ de Tallemant des Réaux traduite en français de 1841 par un des
grands prosateurs actuels. Cette page de Tallemant produirait six pages
de M. Villemain. Je choisis exprès un homme de talent.

Cette idée m’a porté à faire attention au fond et non à la forme. Plût à
Dieu, au milieu de l’ennui actuel, qu’il nous arrivât un bon livre écrit
en patois auvergnat ou en provençal. Voyez ce que produiraient nos
prosateurs traduits en allemand ou en italien.

Adieu, monsieur, je me réserve de vous répondre encore quand je serai
moins tourmenté.

Agréez l’hommage de mes sentiments les plus distingués.

H. BEYLE[367].



TABLE


Stendhal et les Salons de la Restauration              I


SOUVENIRS D’ÉGOTISME

Chapitre PREMIER                                       1

Chapitre II                                           10

Chapitre III                                          21

Chapitre IV                                           26

Chapitre V                                            34

Chapitre VI                                           55

Chapitre VII                                          60

Chapitre VIII                                         84

Chapitre IX                                           99

Chapitre X                                           107

Chapitre XI                                          120

Chapitre XII                                         124


LETTRES INÉDITES

I.--A sa sœur Pauline                                131

II.--A la même                                       133

III.--A Edouard Mounier                              136

IV.--Au même                                         141

V.--A sa sœur Pauline                                144

VI.--A Edouard Mounier                               146

VII.--Au même                                        147

VIII.--Au même                                       150

IX.--Au même                                         152

X.--A son père                                       155

XI.--A Edouard Mounier                               156

XII.--Au même                                        158

XIII.--Au même                                       161

XIV.--Au même                                        164

XV.--Au même                                         166

XVI.--Au même                                        170

XVII.--Au même                                       175

XVIII.--Au même                                      178

XIX.--A Mélanie Guilbert                             182

XX.--A la même                                       184

XXI.--Mélanie Guilbert à Henri Beyle                 185

XXII.--A sa sœur Pauline                             187

XXIII.--A la même                                    187

XXIV.--A la même                                     190

XXV.--A la même                                      192

XXVI.--A la même                                     194

XXVII.--A Edouard Mounier                            196

XXVIII.--A sa sœur Pauline                           198

XXIX.--Mélanie Guilbert à Henri Beyle                198

XXX.--A sa sœur Pauline                              199

XXXI.--A la même                                     203

XXXII.--A la même                                    204

XXXIII.--A la même                                   206

XXXIV.--Mélanie Guilbert à Henri Beyle               207

XXXV.--A Martial Daru                                208

XXXVI.--Mélanie Guilbert à Henri Beyle               210

XXXVII.--Mélanie Guilbert à Henri Beyle              211

XXXVIII.--A sa sœur Pauline                          214

XXXIX.--A Monsieur Mounier, auditeur au
Conseil d’Etat, secrétaire de S. M.
l’Empereur et Roi, à Schœnnbrunn                     215

XL.--A sa sœur Pauline                               216

XLI.--A M. Krabe, membre de la Chambre de
Guerre et des Domaines                               218

XLII.--A sa sœur Pauline                             219

XLIII.--A Félix Faure                                220

XLIV.--Au même                                       221

XLV.--A sa sœur Pauline                              223

XLVI.--A la même                                     224

XLVII.--A la même                                    226

XLVIII.--A la même                                   226

IL.--A Louis Crozet                                  229

L.--Au même                                          231

LI.--Au même                                         234

LII.--Au même                                        236

LIII.--Au même                                       239

LIV.--Au même                                        240

LV.--Au même                                         242

LVI.--Au même                                        246

LVII.--Au même                                       247

LVIII.--Au même                                      250

LIX.--Note pour le libraire                          253

LX.--Au baron de Mareste                             256

LXI.--Au même                                        257

LXII.--Au même                                       259

LXIII.--Au même                                      261

LXIV.--Au même                                       264

LXV.--A Madame ***                                   266

LXVI.--A M. le comte Daru                            269

LXVII.--A madame ***                                 270

LXVIII.--Au baron de Mareste                         271

LXIX.--Au même                                       274

LXX.--A Métilde ***                                  275

LXXI.--A madame ***                                  276

LXXII.--Au baron de Mareste                          277

LXXIII.--Au même                                     278

LXXIV.--Au même                                      280

LXXV.--Au même                                       281

LXXVI.--A V. de la Pelouze                           282

LXXVII.--A Alphonse Gousolin                         283

LXXVIII.--Au baron de Mareste                        286

LXXIX.--A M. Viollet-le-Duc                          287

LXXX.--A Alphonse Gousolin                           288

LXXXI.--Au baron de Mareste                          290

LXXXII.--Au même                                     292

LXXXIII.--Au même                                    293

LXXXIV.--Au même                                     294

LXXXV.--Au même                                      295

LXXXVI.--A M. Levavasseur, éditeur à Paris           295

LXXXVII.--Au baron de Mareste                        296

LXXXVIII.--Au même                                   299

LXXXIX.--A X***                                      301

XC.--Au baron de Mareste                             302

XCI.--Au même                                        303

XCII.--A Henri Dupuy                                 304

XCIII.--A Sutton-Sharp, à Londres                    305

XCIV.--A Paul de Musset                              313

XCV.--A H. de Balzac                                 314

XCVI.--Au Dr Laverdant                               315

Imp. F. Imbert, 7, rue des Canettes.


NOTES:

 [1] De l’amour.

 [2] On pense à ces vers de Dante:

    Era già l’ora che volge il disio
    A’ naviganti e ’ntenerisce il cuore,
    Lo di ch’ han detto à dolci amici addio,
    E che lo nuovo peregrin d’amore
    Punge, se ode squilla di lontano,
    Che paia ’l giorno pianger che si muore.


 [3] Voir: _Vie de Henri Brulard_, chapitre Ier.

 [4] Je cite d’après l’édition de 1817.--Où Monselet avait-il donc pris
 que Beyle avait horreur des points d’exclamations?

 [5] Voir sur Lord Byron, Monti, etc., la lettre que Beyle adresse
 à Madame L. S. Belloc, l’auteur de _Lord Byron_, (_Correspondance
 inédite_, p. 273 et suiv., vol. I; et dans _Racine et Shakespeare_
 (édition Michel Lévy): _Lord Byron en Italie_, 1816, p. 261-285).

 [6] _Journal de Stendhal_, p. 113.

 [7] Mignet: _Portraits et notices historiques et littéraires_, vol. I,
 p. 374 et 376.

 [8] Vol. XIII.

 [9] _Dernières études historiques et littéraires_, vol. II.

 [10] _Correspondance inédite_, vol. II, p. 149.

 [11] _Album de Murcie._

 [12] _Souvenirs inédits de Delécluze_, (_Revue Rétrospective_, dixième
 semestre, 1889)--p. 265.

 [13] Le Chapitre 35 est entièrement consacré à la Pasta.

 [14] Beyle avait entendu Kean à Londres, en 1821.

 [15] On dirait que Beyle avait devant lui la médaille frappée en 1829,
 à l’effigie de la Pasta et sur laquelle on lit: «_Sublime nel canto,
 unica nell’azione._»

 [16] _Histoire de ma vie_, cinquième partie, chapitre III.

 [17] _Nouveaux Lundis_, vol. III, article sur Delécluze.

 [18] Le fait m’a été rapporté par M. Emile Chasles, fils de Philarète
 Chasles.

 [19] Arnould Frémy: _Souvenirs anecdotiques sur Stendhal_ (_Revue de
 Paris_, 11 septembre 1855).

 [20] Sainte-Beuve, _Nouveaux Lundis_, III, p. 109.

 [21] Sur les _Souvenirs de soixante années_ de Delécluze, voir
 _Nouveaux lundis_, vol. 3.

 [22] _Histoire de ma Vie_, 5e partie, ch. 3.

 [23] _Vie de Henri Brulard._

 [24] En note, sur la première page du manuscrit: «A n’imprimer que
 dix ans au moins après mon départ, par délicatesse pour les personnes
 nommées. Cependant les deux tiers sont mortes dès aujourd’hui.»

 [25] Anagramme de Rome.

 [26] Le professeur de mathématiques de Beyle. Voir _Vie de Henri
 Brulard_.

 [27] Il était alors consul de France dans les États romains et
 résidant à Civita-Vecchia. (Note de Beyle.)

 [28] Voir ce volume, p. 275.

 [29] C’est sans doute la première fois qu’un Français écrivait le nom
 du grand poète anglais.

 [30] Voir _Vie de Henri Brulard_, ch. XXXII.

 [31] En note: «Ici quatre pages de descriptions de Altorf à Gersau,
 Lucerne, Bâle, Belfort, Langres, Paris;--occupé de moral, la
 description physique m’ennuie. Il y a deux ans que je n’ai écrit douze
 pages comme ceci.»

 [32] En blanc dans le manuscrit.

 [33] Voir sur Volterre les premières pages des _Sensations d’Italie_
 de Paul Bourget.

 [34] Voir _Lamiel_, chapitre XV.

 [35] Probablement le baron de Mareste. Voir Beyle, _Correspondance_
 et _Lettres inédites_, et Sainte-Beuve, _Nouveaux Lundis_, vol. III
 (article sur Etienne Delécluze).

 [36] Anagramme de Rome.

 [37] D’Argout.

 [38] Joseph Lingay, dont il sera question plus loin.

 [39] Alberte de Rubempré.

 [40] Lolo (Note de R. Colomb). Voir page 287 une lettre de Beyle où il
 est question de M. _Lolot_.

 [41] _Thère_ (_là_) détail de ces sociétés. (Note de Beyle).

 [42] Ici description de la Chambre des Pairs (Note de Beyle).--La
 description est restée en blanc.

 [43] Comtesse Beugnot. Beyle lui dédia son premier ouvrage: _Vie de
 Haydn, de Mozart et de Métastase_, (1814).

 [44] Voir _Journal_, p. 129.

 [45] A la _Tribuna_.

 [46] Voir _Armance_.

 [47] M. de Tracy fut reçu à l’Académie en 1808--il remplaçait Cabanis.

 [48] Ce général, que je voyais chez madame la comtesse Daru, était un
 des sabreurs les plus stupides de la garde impériale--c’est beaucoup
 dire. Il avait l’accent provençal et brûlait surtout de sabrer les
 Français ennemis de l’homme qui lui donnait la pâture. Ce caractère
 est devenu ma bête noire, tellement que le soir de la bataille de la
 Moskowa, voyant à quelques pas les tentes de deux ou trois généraux
 de la garde, il m’échappa de dire: «Ce sont des insolents de (mot
 illisible)!» propos qui faillit me perdre. (Note de Beyle).

 [49] Où M. Rod a-t-il pris que le comte de Ségur eut d’agréables
 relations avec Beyle? Voir _Stendhal_, p. 41.

 [50] En blanc dans le manuscrit.

 [51] En blanc dans le manuscrit.

 [52] M. de Ségur eut beaucoup de succès à la cour de Russie--succès
 diplomatiques et succès littéraires.

 [53] Il s’agit de Frédéric-Guillaume II.

 [54] Rome, sans doute.

 [55] Antoine-Louis-Claude Destutt, comte de Tracy, naquit en 1754 et
 mourut en 1836.

 [56] Ici un blanc, et en marge, cette simple note: les citrons.

 [57] Ici une demi-page blanche. Puis vient _ex abrupto_ le portrait de
 M. de La Fayette.

 [58] En blanc dans le manuscrit.

 [59] Mme de Tracy.

 [60] En blanc dans le manuscrit.

 [61] Ici un plan d’une partie de l’appartement du comte de Tracy--nº
 38, rue d’Anjou-St-Honoré.

 [62] «Les louanges que j’entends chanter, pendant l’élégant dîner du
 magistrat, M. Taylor, à Bonaparte, _dieu de la Liberté_, me donnent
 des accès de jacobinisme et d’ultracisme.» V. Jacquemont, _Journal_,
 3e partie.

 [63] Ici une page en blanc et cette note:

 Les lapins de tonneau et les cochons au bois de Boulogne.

 [64] Vrai citoyen des Etats-Unis d’Amérique, parfaitement pur de toute
 idée nobiliaire. (Note de Beyle.)

 [65] Louis-Marie-Charles-Henri-Mercier Dupaty, 1771-1825. Beyle semble
 avoir deviné juste. Aujourd’hui, Dupaty est plus qu’oublié.

 [66] Mme Belloc s’occupait de littérature et publia de 1818 à 1836 un
 grand nombre de traductions de livres anglais. (Voir la lettre que
 Beyle écrivit à Mme Belloc au sujet de Byron, _Corresp._, vol. 1, p.
 273.)

 [67] L’exécuteur testamentaire de Beyle.

 [68] C’est Mme Praxède Crozet qui a donné à la bibliothèque de
 Grenoble la plus grande partie des manuscrits de Stendhal, environ une
 trentaine de volumes.

 [69] Le Louvre.

 [70] L’un des musées de Milan.

 [71] Colomb a interverti l’ordre de la troisième ligne.--La pierre
 tombale du cimetière Montmartre porte: _scrisse_, _amo_, _visse_, ce
 qui est un contre-sens.

 [72] C’est le cri de Julien Sorel.

 [73] Comtesse Bertrand.--Voir _Vie de Henri Brulard_.

 [74] Voir _Correspondance_, passim.

 [75] Voir _Journal_, p. 315, 320, 331.

 [76] En blanc dans le manuscrit.

 [77] En blanc dans le manuscrit.

 [78] Je suis heureux en écrivant ceci. Le travail officiel m’a occupé
 en quelque façon jour et nuit depuis trois jours (juin 1832). Je
 ne pourrais reprendre à quatre heures--mes lettres aux ministres
 cachetées--un ouvrage d’imagination.--Je fais ceci aisément sans autre
 peine et plan que: _me souvenir_. (Note de Beyle.)

 [79] C’est le nom que Stendhal donne sans doute à l’un des fils de
 Michevaux.

 [80] Voir _Journal de Stendhal_ et _Lettres inédites_.

 [81] Le texte est:

    _Manlius._ Connais-tu bien la main de Rutile?
    _Servilius._ Oui.
    _Manlius._ Tiens, lis.
        (La Fosse, _Manlius Capitolinus_, IV, 4.)


 [82] M. Lingay.

 [83] Beyle.

 [84] Mérimée.

 [85] M. de Jouy publia en 1807 une tragédie lyrique intitulée: _La
 Vestale_.

 [86] Mérimée.

 [87] Mérimée est né en 1803.

 [88] C’est le mot de Taine sur Stendhal.

 [89] Hélas! que j’en ai vu mourir de jeunes filles (V. Hugo).

 [90] Eugénie de Montijo?--Voir préface du _Journal de Stendhal_.

 [91] Le 23 juin 1823. Voir _Correspondance inédite_, vol. I, p. 241.

 [92] Monstre.

 [93] Ici: plan des environs de Montmorency.

 [94] Vermine.

 [95] Voir: _Vie de Henri Brulard_.

 [96] Nom sous lequel Beyle désigne Etienne-Jean Delécluze (1781-1863),
 auteur de _David et son Ecole_, de _Dante et la Poésie amoureuse_, etc.

 [97] L’éditeur.

 [98] Coteau dans la vallée de l’Isère, près de Grenoble. C’est au
 couvent de Montfleury que Mme de Tencin débuta dans la vie religieuse.

 [99] Expression dauphinoise.

 [100] C’est une rue montante de Grenoble, sur la rive droite de
 l’Isère.

 [101] Sa sœur Marie-Zénaïde-Caroline, dont il est souvent question
 dans la _Vie de Henri Brulard_.

 [102] Félicie, Gaëtan et Oronce Gagnon, ses cousins, enfants de Romain
 Gagnon; Gaëtan mort dans la retraite de Russie, Oronce, mort général
 de division (1885).

 [103] Mlle Pauline Beyle, chez le citoyen Gagnon, médecin à
 Grenoble (Isère).--Lettre inédite.--(_Collection de M. Auguste
 Cordier_).--Copie de la main de R. Colomb.--Aucune des lettres à
 Pauline que nous donnons ne figure dans les _Lettres Intimes_,
 publiées récemment (1 vol., Calmann-Lévy).

 [104] Directrice d’une pension de jeunes personnes à Grenoble.

 [105] Cuisinière du grand-père Gagnon. Voir _Journal_ et _Vie de Henri
 Brulard_.

 [106] Les élèves se servaient alors de crayons de sanguine.

 [107] L’abbé Velly (1709-1759), auteur d’une _Histoire de France_.

 [108] Marguerite de Lussan (1682-1758).

 [109] Villaret et Garnier achevèrent l’_Histoire de France_ de Velly.

 [110] Roman de l’abbé Terrasson, intitulé: _Séthos, histoire tirée des
 monuments de l’ancienne Egypte_ (1731).

 [111] Voir p. 133.

 [112] Lettre inédite.--(_Collection de M. Auguste Cordier_). Copie de
 la main de R. Colomb.

 [113] Fils de Mounier, député à l’Assemblée Constituante. Il est né
 en 1784 et mourut en 1843. Il accepte tour à tour la protection de
 Napoléon, de Charles X et de Louis Philippe. Il fut nommé baron,
 obtint la place d’intendant des bâtiments de la couronne, et se
 distingua à la Chambre des Pairs.

 [114] Antoine Arnault (1766-1834), académicien, auteur de _Marius à
 Minturnes_ (1791), _Lucrèce_ (1792), _Phrosine et Mélidor_ (1798),
 _Oscar, fils d’Ossian_ (1796), _les Vénitiens_ (1797), _Germanicus_,
 etc. Le titre de la pièce dont parle Beyle est _Don Pèdre_ ou _le Roi
 et le Laboureur_, drame.

  (Note de F. Corréard.)


 [115] Cette pièce servit de prétexte à des manifestations politiques.
 Les républicains se portaient en foule à la tragédie du _Roi et le
 Laboureur_, pour y fêter, dans la personne de Don Pèdre, le spectacle
 d’une couronne avilie. Il fallut que la censure intervînt. (G. MERLET,
 _Tableau de la littérature française_, 1800-1815. _La Tragédie sous
 l’Empire._) (Note de F. C.).

 [116] Victorine et Philippine, sœurs d’E. Mounier.

 [117] Cette lettre ainsi que celles qui suivent adressées à Edouard
 Mounier (sauf la lettre du 4 janvier 1806), ont été publiées
 par M. F. Corréard dans la _Nouvelle Revue_ (15 sept. et 1er
 octob. 1885), sous le titre de: _Un paquet de lettres inédites
 de Stendhal_. M. F. Corréard m’a autorisé à faire figurer cette
 intéressante correspondance dans ce volume--qu’il reçoive ici tous nos
 remerciements.

 [118] Le général Michaud, dont Beyle avait été aide de camp.

 [119] Auguste Lafontaine, romancier allemand, né à Brunswick, en 1756,
 d’une famille de réfugiés français, mort à Halle en 1831. (Note de F.
 C.)

 [120] Ne montre ma lettre à personne. (Note de Beyle.)

 [121] De Delille.

 [122] Village des environs de Grenoble où le père de Beyle possédait
 une propriété dont Stendhal parle souvent dans son _Journal_ et dans
 la _Vie de Henri Brulard_. J’ai pu visiter le _domaine_ de Claix,
 grâce à l’aimable hospitalité du propriétaire actuel, M. le baron
 Bougault.

 [123] Lettre inédite.--(_Collection de feu M. Eugène Chaper_).

 [124] Premier jour complémentaire de l’an X.

 [125] Rapprochez de ces lignes la fameuse recette de _Rouge et Noir_:

 «Ses yeux (de Julien Sorel) tombèrent par hasard sur le portefeuille
 en cuir de Russie où le prince Korasoff avait enfermé les 53 lettres
 d’amour dont il lui avait fait cadeau. Julien vit en note, au bas de
 la première lettre: «_On envoie le nº 1 huit jours après la première
 vue_...

 «_On porte ces lettres soi-même: à cheval, cravate noire, redingote
 bleue. On remet la lettre au portier d’un air contrit: profonde
 mélancolie dans le regard. Si l’on aperçoit quelque femme de chambre,
 essuyer ses yeux furtivement, adresser la parole à la femme de
 chambre._» (Chapitre LVI).

Note de F. C.


 [126] Ce trait final, si touchant dans sa simplicité fait
 involontairement chanter dans la mémoire la strophe exquise des _Emaux
 et Camées_:

    Moi, je n’ai ni boucle lustrée,
    Ni gant, ni bouquet, ni soulier,
    Mais, je garde, empreinte adorée,
    Une larme sur un papier.
            (Note de F. C.)


 [127] Voir _Corresp. inédite_, lettre XXXIII, 17 juin 1818, p. 73 et
 suivantes.

 [128] Michaud.

 [129] Mme de Nardon, voir _Journal_.

 [130] Son maître d’anglais.

 [131] Félix Faure.

 [132] Lettre inédite.--(_Bibliothèque de Grenoble_). Brouillon.
 En note: On me répond le 20 floréal, et je reçois la lettre le 28
 floréal; on me promet 600 fr.

 [133] Village des environs de Grenoble.

 [134] Grenoble.

 [135] M. F. Corréard, dans la remarquable étude qui sert
 d’introduction aux lettres à Mounier, note cette phrase émue et
 enthousiaste «digne de rejoindre les passages les plus fameux de la
 préface de l’_Histoire de la peinture en Italie_ et de la _Vie de
 Napoléon_.»

 [136] Le père d’Édouard Mounier. (Note de F. C.)

 [137] Helvétius.

 [138] Une tournure de caractère analogue faisait, vers le même temps,
 de Paul-Louis Courier, un artilleur mécontent et boudeur. (Note de F.
 C.).

 [139] Romain Gagnon, voir la _Vie de Henri Brulard_.

 [140] George Cadoudal, qui avait formé un complot contre le premier
 Consul, exécuté à Paris le 25 juin 1804.

 [141] Voir _Journal de Stendhal_, append. p. 458, l’article que Beyle
 écrivit pour défendre Mlle Duchesnois.

 [142] Bourg des environs de Grenoble, célèbre par le château de
 Lesdiguières et par les _États_ tenus en 1788.

 [143] Louason, voir _Journal de Stendhal_. C’est l’actrice qui, à
 cette époque, joua un si grand rôle dans la vie de Beyle. Beyle quitta
 Paris, au mois de mai 1805, en compagnie de Mélanie, il alla avec elle
 jusqu’à Lyon, là il prit la diligence de Grenoble et Mélanie celle de
 Marseille.

 [144] Elle (Mélanie) m’a raconté ses relations avec Hoché, le
 rédacteur du _Publiciste_, et Saint-Victor, le poétereau, auteur de
 l’_Espérance_. (_Journal de St._, p. 171.)

 [145] Voir _Journal de Stendhal_.

 [146] Voir _Journal de Stendhal_.

 [147] Lettre inédite (_Bibliothèque de Grenoble_).--Brouillon.

 [148] Thibeaudeau, préfet de Marseille.

 [149] Lettre inédite.--(_Biblioth. de Grenoble_).--Brouillon.

 [150] A Monsieur Henri Beyle, à Grenoble, en Dauphiné. L’adresse
 est raturée et porte: chez M. Mante, rue Paradis, Marseille. Lettre
 inédite. (_Bibliothèque de Grenoble_).

 [151] On voit que Beyle ne tarda pas à aller rejoindre Mélanie à
 Marseille.

 [152] Lettre inédite. (_Collection de M. Auguste Cordier_).--Copie de
 la main de R. Colomb.

 [153] Lettre inédite.--(_Collection de M. Auguste Cordier_).--Copie de
 la main de R. Colomb.

 [154] Gaëtan Gagnon. Voir p. 132, note 4.

 [155] C’est une des pièces contestées de Shakespeare;--M. Furnivall,
 qui fait autorité en Angleterre, déclare que _Titus_ n’est pas l’œuvre
 de Shakespeare.

 [156] De Destutt de Tracy.

 [157] Lettre inédite.--(_Collection de M. Auguste Cordier_).--Copie de
 la main de P. Colomb.

 [158] Mélanie.

 [159] Beyle fait passer l’enfant de Mélanie pour sa fille.

 [160] Mélanie Guilbert.

 [161] Lettre inédite.--(_Collection de M. Auguste Cordier_). Copie de
 la main de R. Colomb.

 [162] Lettre inédite.--(_Collection de M. Auguste Cordier_).--Copie de
 la main de R. Colomb.

 [163] Monsieur Édouard Mounier, chez Monsieur Mounier, conseiller
 d’Etat, son père, rue du Bacq, nº 558, près la rue de Sèvres, chez M.
 de Gérando, Paris.

 Lettre inédite (_Collection de M. P.-A. Cheramy_).

 [164] Lettre inédite.--(_Collection de M. Auguste Cordier_).--Copie de
 la main de R. Colomb.

 [165] La saison théâtrale terminée, Mélanie reprend le chemin de
 Paris.--Elle écrit cette jolie lettre à la halte de Lyon.--Beyle ne
 tardera pas à regagner Paris où il arrive le 10 juillet 1806, après un
 court séjour à Grenoble.

 [166] M. Beyle, chez M. Charles Meunier, rue du Vieux-Concert, à
 Marseille.--Lettre inédite.--(_Bibliothèque de Grenoble_.)

 [167] Montagne fortifiée sur la rive droite de l’Isère, à Grenoble.

 [168] Il était déjà question du mariage de Pauline avec
 François-Daniel Périer-Lagrange, qu’elle épousa le 25 mai 1808. Cette
 date m’est fournie par M. Ed. Maignien, conservateur de la Biblioth.
 de Grenoble, dont les _Notes généalogiques sur la famille de Beyle_ (1
 br., Grenoble, 1889) sont fort exactes et très précieuses.

 [169] Ce passage est fort curieux et donne toute raison à Paul Bourget
 qui, le premier, dans ses _Essais de Psychologie_, a deviné la
 sensibilité de Stendhal.

 [170] Lettre inédite.--(_Collection de M. Auguste Cordier_).--Copie de
 la main de R. Colomb.

 [171] Lettre inédite.--(_Collection de M. Auguste Cordier_).--Copie de
 la main de R. Colomb.

 [172] Sassenage, petit village des environs de Grenoble, où l’on vend
 des fromages réputés.

 [173] Lettre inédite.--(_Collection de M. Auguste Cordier_),--Copie de
 la main de R. Colomb.

 [174] Voir _Journal de St._, p. 308.

 [175] Lettre inédite. (_Collection de M. Auguste Cordier_). Copie de
 la main de R. Colomb.

 [176] Monsieur Henri Beyle, chez M. Charles Meunier, rue du
 Vieux-Concert, à Marseille.--Lettre inédite. (_Bibliothèque de
 Grenoble_).

 [177] M. Pierre Daru.

 [178] Martial Daru était sous-inspecteur aux Revues.

 [179] A Milan, voir _Vie de Henri Brulard_.

 [180] Lettre publiée dans le _Journal de Stendhal_, appendice
 (_Bibliothèque de Grenoble_).--Brouillon.

 [181] Monsieur Henri Beyle, à Grenoble, en Dauphiné.--Lettre inédite
 (_Bibliothèque de Grenoble_).

 [182] Surintendant des théâtres.

 [183] Il eut été dommage, je crois, de laisser dans les cartons ces
 lettres de Mélanie, qui nous révèlent une femme littéraire, habile et
 charmante.

 Subscrip.: A Monsieur Henry Beyle, à Grenoble, en Dauphiné. Lettre
 inédite. (_Bibliothèque de Grenoble_.)

 [184] Cette lettre doit être postérieure au mois d’octobre 1806,
 époque à laquelle Beyle partit pour l’Allemagne à la suite de ses
 cousins Daru.

 [185] Daru.

 [186] A Monsieur Beyle pour Mademoiselle sa fille aînée.
       Grenoble (Isère).

 Lettre publiée dans le curieux ouvrage de M. Henri Cordier: _Stendhal
 et ses amis_, p. 83-84.

 [187] On lit dans la première lettre de la correspondance de Beyle
 publiée par R. Colomb: «J’ai trouvé une occasion de placer le protégé
 de M. Pascal; mais j’avais oublié le nom de cet ami. J’ai demandé
 une place pour M. Lepère: il a un nom à peu près comme ça. Tâche de
 l’accrocher sur ma table, avec un bel exemple de son écriture et de
 m’envoyer ledit nom.» (A M. F.-F., à Paris. Strasbourg, le 5 avril
 1809.) (Note de F. Corréard.)

 [188] Beyle avait été nommé en novembre 1806, intendant des Domaines,
 en résidence à Brunswick. Il est envoyé à la fin de 1807 en mission à
 Paris, pour conférer avec le ministre Dejean au sujet des finances du
 duché de Brunswick.

 [189] Lettre publiée dans _Stendhal et ses amis_, par H. Cordier, p.
 84-85; fait partie aujourd’hui de la collection de M. P.-A. Cheramy.

         Monsieur Beyle,
    pour Mademoiselle Pauline Beyle, sa fille
                    à Grenoble (Isère).


 [190] Lettre publiée dans _Stendhal et ses amis_, par H. Cordier, pag.
 31-32.

 [191] L’empereur.

 [192] Charmant village des environs de Grenoble.

 [193] A Monsieur, Beyle, pour mademoiselle sa fille aînée, rue de
 Bonne, 6, Grenoble (Isère).--Lettre publiée dans _Stendhal et ses
 amis_, par H. Cordier, p. 85-86-87.

 [194] 18, rue Jacob, Paris.

 [195] Lettre inédite.--(_Bibliothèque de Grenoble_).--Brouillon.

 [196] Martial Daru.

 [197] Sur l’amour de Louis pour Mademoiselle..

 [198] Lettre, publiée dans le _Journal de Stendhal. Append._ p.
 463.--(_Bibliothèque de Grenoble_)--Brouillon.

 [199] Beyle obtint un congé en 1811, et en profita pour faire son
 second voyage d’Italie; il ne connaissait que la Lombardie; il alla
 cette fois jusqu’à Naples, en passant par Florence et Rome. Voir
 _Journal de Stendhal_, cahiers XXXI, XXXII, XXXIII. Cette lettre
 laisse deviner tout ce que Beyle a su cacher aux indifférents de
 sensibilité, d’émotion et d’enthousiasme.

 [200] Madame Pauline Périer, rue de Sault, à Grenoble (Isère).

 Lettre inédite.--(_Collection de M. Ed. Maignien_).

 [201] Victorine Bigillon. Voir _Vie de Henri Brulard_.

 [202] Beyle prit part à la campagne de Russie, il revint à Paris, le
 31 janvier 1813. Voir _Journal de Stendhal_, p. 420, note 2.

 [203] A madame Pauline Périer, rue de Sault, par Gotha, à Grenoble,
 département de l’Isère.--Lettre inédite.--(_Collection de feu M.
 Eugène Chaper_).

 [204] Peut-être la diligence.

 [205] A madame Pauline Périer en sa terre de Tuélins, près La
 Tour-du-Pin, Isère.--Lettre inédite.--(_Collection de feu M. Eug.
 Chaper_).

 [206] Troisième voyage d’Italie.

 [207] L’une d’elles était Angela Pietragrua, voir _Journal_ et _Vie de
 Henri Brulard_.

 [208] François Périer, mari de Pauline.

 [209] On voit en effet que la lettre a été déchirée deux fois.

 [210] A madame Pauline Périer, en sa terre de Tuélins, près La
 Tour-du-Pin, département de l’Isère.--Lettre inédite.--(_Collection de
 feu M. Eug. Chaper_.)

 [211] Louis Crozet, né à Grenoble, contemporain d’Henri Beyle, l’un
 de ses fidèles amis (voir _Journal, passim_). Louis Crozet était
 ingénieur des ponts et chaussées.

 [212] De 4 ou 5 Anglais du premier rang et de la plus grande
 intelligence.

 [213] La _Revue d’Edimbourg_, fondée en 1802 par Jeffrey, Brougham,
 Sidney Smith.

 [214] L’_Histoire de la Peinture en Italie_ qui fut publiée en 1817.

 [215] En Angleterre, si jamais l’_H_.

 [216] Beyle parle de son _Histoire de la Peinture en Italie_, comme
 d’un poème.

 [217] Lettre inédite.--(_Bibliothèque de Grenoble_).

 [218] Voir _Journal_.

 [219] Le père de Beyle.

 [220] Voir _Corresp. Inédite_, vol. I p. 6: _Instruction_ pour MM. F.
 Faure et L. Crozet.

 [221] Pièce restée inachevée, voir _Journal_.

 [222] C’est la _Vie de Henri Brulard_.

 [223] A la mort du Jésuite (c’est le père de Beyle), si je puis,
 j’irai en Angleterre.

 [224] Lettre inédite (_Bibliothèque de Grenoble_).

 [225] Chez Mme de Staël.

 [226] Lettre inédite (_Bibliothèque de Grenoble_).

 [227] Félix Faure.

 [228] _English Bards and Scotch Reviewers_, violente satire, publiée
 en 1809.

 [229] Beyle.

 [230] Bellisle, voir _Journal_.

 [231] Mon beau-frère.

 [232] Michel-Ange.

 [233] Mot forgé par Beyle, de _shepherd_, berger (bergerie).

 [234] La célèbre dédicace à Napoléon.

 [235] A Grenoble.

 [236] Très-heureux.--Lettre inédite.--(_Bibliothèque de Grenoble_).

 [237] Pour quelques élus. Epigraphe favorite de Beyle.

 [238] Sa sœur Pauline.

 [239] Mme Praxède Crozet, femme de Louis Crozet.

 [240] Monsieur le chevalier Louis Crozet, chez M. Payan l’aîné, à
 Mens, par Vizille, Isère.--Lettre inédite (_Bibliothèque de Grenoble_).

 [241] Grenoble.

 [242] Son père.

 [243] Monsieur le Chevalier Louis Croizet, ingénieur des Ponts et
 Chaussées, chez M. Payan l’aîné, à Mens, département de l’Isère.

 Lettre inédite.--(_Bibliothèque de Grenoble_.)

 [244] Livres.

 [245] L’_Histoire de la peinture en Italie_ parut sans nom
 d’auteur.--Beyle se désigne simplement sous les initiales B. A. A.

 [246] Crozet

 [247] Voir cette liste plus loin, p. 253.

 [248] L’ouvrage de Mme de Staël que je connais.

 [249] D’aller en Amérique une fois ce livre paru.

 [250] Premier volume.

 [251] Pour cet ouvrage.

 [252] Lettre inédite.--(_Bibliothèque de Grenoble_).

 [253] Il ne sait pas comment il est poète!

 [254] Voir plus haut, p. 231.

 [255] Lettre inédite.--(_Bibliothèque de Grenoble_).

 [256] Le mari de sa sœur Pauline.

 [257] Grenoble.

 [258] Epilogue de _l’Histoire de la Peinture_.

 [259] Monsieur Louis Crozet, ingénieur du corps royal des ponts
 et chaussées, chez M. Payan l’aîné, à Mens (Isère). Lettre
 inédite.--(_Bibliothèque de Grenoble_).

 [260] Périer.

 [261] La bonne sœur (Pauline).

 [262] Tu me connais comme je me connais moi-même.

 [263] Le père de Beyle.

 [264] Lettre inédite.--(_Bibliothèque de Grenoble_).

 [265] Document inédit.--(_Bibliothèque de Grenoble_.)

 [266] Il existe une autre lettre du 15 octobre 1817, datée de Thuélin,
 tome 1er de la correspondance, page 43.

 [267] Lingay.

 [268] Mareste, lui-même.

 [269] Lettre inédite (_Collection de M. Auguste Cordier_), copie de la
 main de R. Colomb.

 [270] Mareste avait un poste à la Préfecture de police.

 [271] Lettre inédite (_Collection de M. Aug. Cordier_).--Copie de la
 main de R. Colomb.

 [272] Quai de Grenoble.

 [273] La tragédie de _Caio Gracco_, composée postérieurement à 1800,
 lorsque Monti avait le titre d’historiographe du royaume d’Italie.

 [274] Sous M. le duc Decazes, le ministère de la police était dans un
 hôtel du quai Malaquais.

 [275] Lettre inédite (_Collection de M. Auguste Cordier_).--Copie de
 la main de R. Colomb.

 [276] M. Louis de Barral.

 [277] L’éditeur Delaunay.

 [278] _Rome, Naples et Florence_.

 [279] Lettre inédite.--(_Collection de M. Auguste Cordier_).--Copie de
 la main de R. Colomb.

 [280] Livres.

 [281] _Rome, Naples et Florence en_ 1817, 1re édition.

 [282] Voir pour l’explication la 1re édition de _Rome, Naples et
 Florence en_ 1817, p. 182-183.

 [283] à la Villemain.

 [284] Lettre inédite (_Collection de M. Auguste Cordier_).--Copie de
 la main de R. Colomb.

 [285] Voir lettre suivante.

 [286] Lettre inédite (_Bibliothèque de Grenoble_.)--Brouillon.

 [287] La bibliothèque de Grenoble possède le _brouillon_ de cette
 lettre; on y lit: des places _amphibologiques_; et au-dessous de: _les
 avantages des places_, etc., apprécié l’_avantage de l’ambition_.

 [288] Lettre publiée dans: _Stendhal et ses amis_, par Henri Cordier,
 p. 46-47.

 [289] Lettre inédite (_Bibliothèque de Grenoble_), brouillon.

 [290] Le livre: _De l’Amour_.

 [291] _Racine et Shakespeare_, publiée en 1823.

 [292] Il s’agit de son _Histoire de la peinture en Italie_.

 [293] Lettre inédite (_collection de M. Aug. Cordier_), copie de la
 main de R. Colomb.

 [294] Voir _de l’Amour_, Edition Michel Lévy, p. 251 et 252.

 [295] Lettre inédite (_Col g. Cordier_), copie de la main de R. Colomb.

 [296] Lettre inédite (_Bibliothèque de Grenoble_), brouillon.

 [297] Lettre inédite. (_Bibliothèque de Grenoble_.) Brouillon.

 [298] J.-J. Ampère.

 [299] La Pasta.

 [300] Voir _Souvenirs d’égotisme_, p. 84 et suivantes.

 [301] Titre d’un opéra de Pavesi.

 [302] Lettre inédite (Collection de M. Aug. Cordier.) Copie de la main
 de R. Colomb.

 [303] M. le vicomte Papillon de la Ferté, intendant du mobilier de la
 couronne, sous Charles X.

 [304] Voir au sujet de ces questions: _Utopie du Théâtre Italien_
 (_Vie de Rossini_, chapitre XLIII).

 [305] Lettre inédite (_Collection de M. Aug. Cordier_), copie de R.
 Colomb.

 [306] Probablement la préface placée en tête de la _Vie de Rossini_,
 1re édition en 1824.

 [307] L’abbé Grégoire, député de l’Isère en 1819; Beyle lui donna sa
 voix comme électeur.

 [308] Lettre inédite (_Collection de M. Aug. Cordier_), copie de la
 main de R. Colomb.

 [309] _D’un nouveau complot contre les Industriels_, brochure, Paris,
 1825.

 [310] Lettre inédite (_Collection de M. Aug. Cordier_). Copie de la
 main de R. Colomb.

 [311] Son livre: _Rome, Naples et Florence en 1817_.

 [312] A M. V. de le Pelouze, rue Saint-Honoré nº 340 ou 41, vis à vis
 la rue de la Sourdière.

 Lettre publiée par Henri Cordier, dans _Stendhal et ses amis_, p. 6 et
 7.

 [313] _All’ornatissime signore il signor Alphonse Gonsolin, piazza
 Santa Croce, casa del Balcone, nº 7671, in Firenze._

 [314] Conteur italien mort à Agen vers 1562. C’est à Bandello que
 Shakespeare emprunta le sujet de _Twelfth Night_.

 [315] Fr. Morlacchi 1784-1841, son opéra de _Tebaldo et Isolina_ eut
 un grand succès.

 [316] Alphonse de Lamartine, alors à l’ambassade française de Florence.

 [317] A l’Académie de Venise.

 [318] A l’Eglise des Frari.

 [319] Fr. Hayez, né à Venise en 1792. Voir aussi _Promenades dans
 Rome_, II. page 321.

 [320] Lettre publiée dans la _Revue des Documents Historiques_,
 décembre 1874.

 [321] Lettre inédite (_Collection de M. Aug. Cordier_), copie de la
 main de R. Colomb.

 [322] La date de cette lettre a pu être fixée, grâce à l’allusion,
 au discours de M. de Barante. M. de Barante, fut reçu à l’Académie
 française, le 20 novembre 1828; il fit l’éloge de son prédécesseur le
 comte de Sèze (C. S.).

 [323] Lettre publiée dans _Stendhal et ses amis_, par Henri Cordier,
 p. 105-106.

 [324] Mme Azur. Voir _Vie de Henri Brulard_.

 [325] _Comp._ «Victor Hugo n’est pas un homme ordinaire mais il veut
 être extraordinaire, et les _Orientales_ m’ennuient.» _Corresp. inéd._
 II, p. 68.

 [326] Les _Mémoires de Vidocq_ avaient paru depuis peu. (Paris Tenon,
 1828-1829, 4 vol.) et _Le Dernier jour d’un condamné_ venait d’être
 mis en vente.

 [327] Préfet de police tombé avec Villèle (janvier 1828).--_Corresp.
 inéd._, II, p. 68.

 [328] Expédition des réfugiés portugais pour Terceira (18 janvier
 1829).

 [329] La Fayette. (_Corresp. inéd._, II, p. 68).

 [330] Lettre publiée dans la _Revue des documents historiques_.
 Deuxième année.

 [331] Fripon.--Filou.--Fourbe.--Trompeur.

 [332] M. Hector de Latouche.

 [333] Celui des _Promenades dans Rome_.

 [334] Lettre inédite (_Collection de M. Aug. Cordier_), copie de la
 main de R. Colomb.

 [335] Lettre inédite (_Collection de M. Auguste Cordier_), copie de la
 main de R. Colomb.

 [336] Tout ceci concerne les _Promenades dans Rome_.

 [337] C’était le fils de _Brunet_, le célèbre acteur des _Variétés_.

 [338] Cela a duré pendant près d’une année (Note de R. C.)

 [339] Mme de Ménainville.

 [340] C’est ce que fit M. Delaunay, pour la 1re édition en 2 volumes
 in-8º.

 [341] Danseuse de l’_Opéra_; elles étaient deux sœurs. (R. C.).

 [342] Lettre inédite (_Collection de M. Auguste Cordier_), copie de la
 main de R. Colomb.

 [343] Mme Victor de Tracy.

 [344] Lettre inédite (_Collection de M. Aug. Cordier_), copie de la
 main de R. Colomb.

 [345] _Sous l’œil des barbares_, comme dirait le stendhalien Maurice
 Barrès.

 [346] Lettre inédite (_Collection de M. Aug. Cordier_), copie de la
 main de R. Colomb.

 [347] Cette lettre a été écrite avant le 6 novembre 1830, date du
 départ de Beyle pour l’Italie. _Le Rouge et le Noir_, dont il est
 question, a paru chez Levavasseur, en novembre 1830, daté 1831.--Cette
 lettre fait partie de la collection Stassart, à l’Académie royale de
 Belgique, Bruxelles, et m’a été obligeamment communiquée par M. le
 vicomte S. de Lovenjoul.

 [348] Grande bévue.

 [349] Comte d’Argout.

 [350] Lettre inédite (_Collection de M. Aug. Cordier_), copie de la
 main de R. Colomb.

 [351] M. Horace Vernet.

 [352] Le comte de Sainte-Aulaire, ambassadeur à Rome.

 [353] Lettre inédite (_Collection de M. Aug. Cordier_), copie de la
 main de R. Colomb.

 [354] Lettre publiée dans _Stendhal et ses amis_ par Henri Cordier, p.
 60-61.

 [355] Le célèbre tribunal de la _Rota_, à Rome, est composé de
 douze prélats de différentes nations catholiques, revêtus du titre
 d’auditeurs (R. C.)

 [356] Lettre inédite (_Collection de M. Aug. Cordier_), copie de la
 main de R. Colomb.

 [357] Lettre inédite (_Collection de M. Aug. Cordier_), copie de la
 main de R. Colomb.

 [358] A M. Henri Dupuy, imprimeur-libraire, 14, rue de la Monnaie,
 Paris. Lettre inédite (_Bibliothèque de Grenoble_).

 [359] Cette lettre figurait dans la copie fournie par M. Romain Colomb
 pour les deux volumes de _Correspondance inédite_, désignés sous le
 titre d’_Œuvres posthumes_, dans l’édition des _Œuvres complètes de
 Stendhal_, publiée par la maison Michel Lévy frères, en 1854-1855.

 Elle portait le Nº CCCXXI, et était paginée, sur l’épreuve: p. 220,
 221, 222, 223, 224, 225. t. II.

 M. Julien Lemer, chargé par l’éditeur du classement et de la révision
 de l’œuvre complète, avait lu cette lettre en manuscrit et en épreuve.
 Surpris de ne plus la retrouver dans les volumes définitifs lors
 de leur mise en vente, il parvint à trouver, à l’imprimerie Simon
 Raçon, une épreuve _en première_ de ce curieux morceau, criblée
 de corrections typographiques, qu’il fit encarter et relier dans
 l’exemplaire de sa bibliothèque. C’est d’après cet exemplaire _unique_
 que nous reproduisons ici cette lettre, grâce à l’amabilité de M.
 Lemer.

 [360] _Un Regard_, roman par Paul de Musset, 1839.

 [361] M. Paul de Musset, chez M. Bonnaire, nº 10, rue des Beaux-Arts.
 Lettre publiée dans _Stendhal et ses amis_ par Henri Cordier, p. 65-66.

 [362] Voir l’article que Balzac écrivit sur _la Chartreuse_ dans la
 _Revue Parisienne_, p. 278.

 [363] Lettre publiée dans _Stendhal et ses amis_, par Henri Cordier,
 p. 70-71.

 [364] Nº 6, rue de Tournon, à Paris.

 [365] En blanc dans l’original.

 [366] La lettre n’est de la main de Beyle qu’à partir de ce mot.

 [367] Lettre publiée dans la _Vie littéraire_ (6 juillet 1876),
 journal fondé par un stendhalien bien connu, M. Albert Collignon,
 auquel l’on doit une étude très consciencieuse: _l’Art et la vie de
 Stendhal_, 1 vol., Germer-Baillière, 1869.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Souvenirs d'égotisme - autobiographie et lettres inédites publiées par Casimir Stryienski" ***

Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.



Home