Home
  By Author [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Title [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Language
all Classics books content using ISYS

Download this book: [ ASCII | HTML | PDF ]

Look for this book on Amazon


We have new books nearly every day.
If you would like a news letter once a week or once a month
fill out this form and we will give you a summary of the books for that week or month by email.

Title: Variétés Historiques et Littéraires (5 / 10) - Recueil de pièces volantes rares et curieuses en prose et en vers
Author: Various
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Variétés Historiques et Littéraires (5 / 10) - Recueil de pièces volantes rares et curieuses en prose et en vers" ***


generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)



  VARIÉTÉS

  HISTORIQUES

  ET LITTÉRAIRES

  Recueil de pièces volantes rares et curieuses
  en prose et en vers

  _Revues et annotées_

  PAR

  M. ÉDOUARD FOURNIER

  TOME V



  A PARIS

  Chez P. JANNET, Libraire

  MDCCCLVI



_Les Triolets du temps, selon les visions d'un petit-fils du grand
Nostradamus. Faits pour la consolation des bons François et dediés au
Parlement._

_A Paris, chez Denys Langlois, au Mont S.-Hilaire, à l'enseigne du
Pelican._

M.DC.XLIX

In-4.[1]

          [Note 1: Cette _Mazarinade_, faite sous une forme qui fut
          très employée alors, mais rarement avec une verve aussi
          soutenue, passe pour être d'un prêtre nommé Jean Duval, à
          qui l'on attribue aussi le _Parlement de Pontoise_ (1652),
          et qui mourut le 12 décembre 1680. Il se pourroit pourtant
          que Jean Duval n'y fût pour rien, et que le véritable
          auteur fût Marigny. Il est du moins certain que quelques
          uns de ces triolets, sinon tous, sont de ce dernier. Nous
          les noterons au passage. Sautereau de Marty, dans son
          _Nouveau siècle de Louis XIV_, t. 1, p. 153, etc., a donné
          cette pièce presque tout entière; M. Moreau, dans son
          _Choix de Mazarinades_, t. 1, p. 416, n'en a reproduit que
          vingt-cinq triolets. Il lui donne la date du 4 mars 1649.
          Il nous dit aussi, dans son excellente _Bibliographie des
          Mazarinades_, t. 3, p. 226, nº 3859, qu'il y en eut une 2e
          édition, s. l. n. d., in-4 de 8 p.]


    Quoy donc! Paris est investy?
  O cieux! qui l'eût jamais pu croire!
  Le roy mesmes en est sorty.
  Quoy donc! Paris est investy?
  Il me faut donc prendre party
  Pour sauver mes biens et ma gloire.
  Quoy donc! Paris est investy?
  O cieux! qui l'eust jamais pu croire!

    Parisiens, ne resvez pas tant,
  La defense est tousjours permise;
  En ce malheureux accident,
  Parisiens, ne resvez pas tant.
  Çà! çà! viste, il faut de l'argent:
  Donnons tous jusqu'à la chemise.
  Parisiens, ne resvez pas tant,
  La defense est tousjours permise.

    Il faut estre icy liberaux;
  Pour sauver la ville alarmée,
  Choisissons de bons generaux;
  Il faut estre icy liberaux:
  Pour nous garantir de tous maux,
  Faisons une puissante armée;
  Il faut estre icy liberaux
  Pour sauver la ville alarmée.

    Qu'on taxe, maison par maison,
  Les petites et grandes portes;
  N'importe qu'il en couste bon,
  Qu'on taxe maison par maison.
  Il est besoin pour la saison
  Que nos troupes soient les plus fortes:
  Qu'on taxe, maison par maison,
  Les petites et grandes portes[2].

    En cette juste occasion,
  Employons nos corps et nos ames;
  Travaillons avec passion
  En cette juste occasion;
  Il faut tout mettre en faction,
  Enfans, vieillards, hommes et femmes;
  En cette juste occasion,
  Employons nos corps et nos ames.

    Suivons nostre illustre pasteur[3],
  On ne peut après luy mal faire;
  C'est un maître predicateur;
  Suivons nostre illustre pasteur,
  Cet autre Paul, ce grand docteur,
  Que toute l'Eglise revère;
  Suivons nostre illustre pasteur,
  On ne peut après luy mal faire.

    François, venez tous prendre employ;
  Montrez icy vostre vaillance,
  Vous aurez au moins bien de quoy;
  François, venez tous prendre employ:
  C'est pour le service du roy
  Et pour le salut de la France;
  François, venez tous prendre employ,
  Monstrez icy vostre vaillance.

    Je veux moy-mesme aller aux coups,
  Moy qui ne suis qu'homme d'estude;
  Pour donner bon exemple à tous,
  Je veux moy-mesme aller aux coups;
  S'il faut mourir je m'y résous,
  Encor que la mort soit bien rude;
  Je veux moy-mesme aller aux coups,
  Moy qui ne suis qu'homme d'estude.

    Dieu sera de nostre costé,
  Puis que nous avons la justice;
  Qu'on ne soit pas epouvanté,
  Dieu sera de nostre costé:
  Le Parlement nous est resté
  Pour travailler à la police;
  Dieu sera de nostre costé,
  Puis que nous avons la justice.

    Qu'ils prient bien, nos ennemis,
  S'ils ont la pieté dans l'ame,
  Ce sainct devoir leur est permis,
  Qu'ils prient bien, nos ennemis,
  Saint Germain, saint Cloud, saint Denys[4];
  Nous avons pour nous Nostre-Dame.
  Qu'ils prient bien, nos ennemis,
  S'ils ont la pieté dans l'ame.

    Ces cruels nous serrent en vain
  Tout à l'entour de nos murailles,
  Nous ne sçaurions mourir de faim;
  Ces cruels nous serrent en vain.
  Tout chacun trouvera du pain
  Pour rassasier ses entrailles;
  Ces cruels nous serrent en vain
  Tout à l'entour de nos murailles[5].

    Nos greniers sont remplis de blé,
  Qu'on en fasse de la farine;
  Le peuple a tort d'estre troublé,
  Nos greniers sont remplis de blé;
  On ne sçauroit estre accablé
  D'un an entier de la famine.
  Nos greniers sont remplis de blé,
  Qu'on en fasse de la farine.

    L'un s'est pourveu pour six bons mois,
  En fait-il besoin davantage?
  L'un pour quatre, l'autre pour trois;
  L'un s'est pourveu pour six bons mois.
  On a des fèves et des pois,
  Du lard, du beurre et du fromage;
  L'un s'est pourveu pour six bons mois,
  En fait-il besoin davantage?

    On a de tous les bons morceaux:
  Lièvres, lapins, perdrix, becaces;
  On a quantité de pourceaux[6],
  On a de tous les bons morceaux;
  On a moutons, boeufs, vaches, veaux,
  On en vend dans toutes les places;
  On a de tous les bons morceaux:
  Lièvres, lapins, perdrix, becaces.

    Les vivres ne manqueront pas,
  On peut tousjours faire ripaille;
  Qu'on n'épargne point un repas,
  Les vivres ne manqueront pas:
  On a dindons et chapons gras,
  Et les chevaux ont foin et paille.
  Les vivres ne manqueront pas,
  On peut toujours faire ripaille.

    Les cabarets sont tous ouverts;
  Chacun y boit, chacun y mange,
  On y trouve des vins divers;
  Les cabarets sont tous ouverts,
  Et c'est là que j'ay fait ces vers[7],
  Qui sentent la saulce à l'orange;
  Les cabarets sont tous ouverts,
  Chacun y boit, chacun y mange.

    Corbeil sera bien-tost repris,
  Et tout viendra par la rivière;
  Qu'on ne craigne point dans Paris,
  Corbeil sera bien tost repris;
  On aura de tout à bon prix,
  Et nous ferons tous chère entière;
  Corbeil sera bien-tost repris,
  Et tout viendra par la rivière[8].

    Il faut remettre Charenton[9]
  Pour y refaire le passage,
  Car autrement qu'en diroit-on?
  Il faut remettre Charenton,
  Qu'on y travaille tout de bon
  Sans crainte d'un second carnage;
  Il faut remettre Charenton
  Pour y refaire le passage.

    Fourbisseurs, ne vous lassez pas;
  Armuriers, travaillez sans cesse:
  C'est pour armer tous nos soldats.
  Fourbisseurs, ne vous lassez pas;
  Il faut couper jambes et bras
  A ceux qui nous tiennent Gonnesse[10].
  Fourbisseurs, ne vous lassez pas;
  Armuriers, travaillez sans cesse.

    Mon Dieu, l'admirable bon-heur
  En ces dissentions nouvelles!
  L'eusses-tu pu penser, mon coeur?
  Mon Dieu, l'admirable bonheur!
  La Bastille a pour gouverneur
  Le fameux monsieur de Brusselles[11];
  Mon Dieu, l'admirable bon-heur
  En ces dissentions nouvelles!

    Parisiens, nous serons des fous
  Si nos coeurs ne se font connestre,
  Et si nous n'agissons bien tous,
  Parisiens, nous serons des fous;
  Puisque l'Arcenac est à nous,
  Il n'est pas besoin de Grand-Maistre[12];
  Parisiens, nous serons des fous
  Si nos coeurs ne se font connestre.

    Puisque c'est à nous les canons,
  Avec les boulets et la poudre,
  Bourgeois, si mes conseils sont bons,
  Puisque c'est à nous les canons,
  Pour immortaliser vos noms,
  Allez partout porter la foudre,
  Puisque c'est à nous les canons
  Avec les boulets et la poudre.

    Il faut chasser le Mazarin,
  Qui vole tout l'or de la France;
  Fût-il plus fort, fût-il plus fin,
  Il faut chasser le Mazarin;
  Qu'il retourne de là Thurin
  Pour estre plus en asseurance:
  Il faut chasser le Mazarin
  Qui vole tout l'or de la France.

    Vrayment, nos yeux sont éblouis
  Par un charme bien ridicule:
  Il a des tresors inouis,
  Vrayment, nos yeux sont eblouis;
  Donnerons-nous tous nos Louis
  A Rome pour un pauvre Jule[13]?
  Vrayment nos yeux sont éblouis
  Par un charme bien ridicule.

    Cordonniers, tailleurs et marchans,
  N'allez pas fermer vos boutiques,
  Quoy que le tambour batte aux champs:
  Cordonniers, tailleurs et marchans,
  Vous aurez assez de chalans
  Pour occuper vos domestiques;
  Cordonniers, tailleurs et marchans,
  N'allez pas fermer vos boutiques.

    Boulangers, travaillez tousjours;
  Serrez les escus qu'on vous offre,
  Ne regardez pas s'ils sont courts;
  Boulangers, travaillez tousjours:
  Tant plus vous remplirez vos fours,
  Tant plus vous remplirez le coffre;
  Boulangers, travaillez tousjours,
  Serrez les escus qu'on vous offre.

    Je ne plains que les villageois:
  Leurs maisons sont abandonnées,
  On leur pille tout à la fois;
  Je ne plains que les villageois:
  Ils vont perdre plus en un mois
  Qu'ils n'ont gaigné dans dix années;
  Je ne plains que les villageois:
  Leurs maisons sont abandonnées[14].

    Bonnes gens, prenez garde à vous!
  Les ennemis vont au pillage;
  Ils sont tous gueux et tous filous:
  Bonnes gens, prenez garde à vous!
  Affamez comme de gros loups,
  Ils cherchent à faire carnage.
  Bonnes gens, prenez garde à vous!
  Les ennemis vont au pillage.

    Aux armes! ils sont aux faux-bours.
  Laquais, mon pot et ma cuirace;
  Qu'on fasse battre les tambours,
  Aux armes! ils sont aux faux-bourgs.
  Allons avec un prompt secours
  Contre cette meschante race;
  Aux armes! ils sont aux faux-bourgs.
  Laquais, mon pot et ma cuirace.

    Ne vous precipitez pas tant,
  Cavalier de portes cochères[15]!
  Vostre cheval est bien pesant,
  Ne vous precipitez pas tant;
  Gardez d'un mauvais accident
  Qui pourroit gaster nos affaires;
  Ne vous precipitez pas tant,
  Cavalier de portes cochères.

    Allons, puisque j'ay pris mon pot,
  Allons, qu'on s'avance et qu'on tue;
  Allons avec ordre au grand trot,
  Allons, puisque j'ay pris mon pot[16],
  Allons frapper sans dire mot;
  Allons la visière abatue,
  Allons, puisque j'ay pris mon pot,
  Allons, qu'on s'avance et qu'on tue.

    Helas! que de mal-heureux corps
  Dont la rage a fait un parterre!
  Que de blessez et que de morts!
  Helas! que de mal-heureux corps!
  Les foibles ont souffert des forts.
  Voilà les beaux fruits de la guerre!
  Helas! que de mal-heureux corps
  Dont la rage a fait un parterre!

    François qui combattez dehors,
  Pourquoy causer tant de misères?
  Songez, en faisant vos efforts,
  François qui combattez dehors,
  Que vous avez dans ce grand corps
  Vos femmes, filles, soeurs et mères.
  François qui combattez dehors,
  Pourquoy causer tant de misères?

    Si vous avez vos mesmes coeurs
  En cette funeste avanture,
  François, cruels persecuteurs,
  Si vous avez vos mesmes coeurs,
  Gardez-y parmy vos rigueurs
  Un sentiment pour la nature,
  Si vous avez vos mesmes coeurs
  En cette funeste avanture.

    Des François contre des François!
  O cieux! l'abominable rage!
  L'Espagnol rit bien cette fois.
  Des François contre des François!
  Voilà de barbares emplois,
  Qui menacent d'un grand orage.
  Des François contre des François!
  O cieux! l'abominable rage!

    Comediens, c'est un mauvais temps:
  Prenez les armes sans vergogne,
  Gardez-vous d'estre faineans.
  Comediens, c'est un mauvais temps:
  La tragedie est par les champs[17]
  Bien plus qu'à l'hostel de Bourgogne.
  Comediens, c'est un mauvais temps,
  Prenez les armes sans vergogne.

    Violons, on ne fait plus de bal
  Pour cultiver les amourettes,
  Encor qu'on soit en carnaval[18];
  Violons, on ne fait plus de bal,
  On aime mieux un bon cheval,
  Des pistolets et des trompettes;
  Violons, on ne fait plus de bal
  Pour cultiver les amourettes.

    Tous vos galans sont empeschez,
  Attendez un accord, coquètes,
  Pleurez cependant vos pechez;
  Tous vos galans sont empeschez,
  C'est en vain que vous les cherchez
  Pour entendre d'eux des fleurètes;
  Tous vos galans sont empeschez,
  Attendez un accord, coquètes.

    Mes chères[19], resvez nuit et jour,
  Sans mettre ny rubans ny mouches:
  On ne fait plus icy l'amour.
  Mes chères, resvez nuit et jour:
  Si l'on ne void bientost la cour,
  Vous allez devenir des souches.
  Mes chères, resvez nuit et jour
  Sans mettre ny rubans ny mouches.

    Adieu la foire Sainct-Germain[20]!
  Consolez-vous, filles et femmes;
  Point de bijous, il faut du pain:
  Adieu la foire Sainct-Germain!
  Vrayment, ce temps est inhumain:
  On ne donne plus rien aux dames.
  Adieu la foire Sainct-Germain!
  Consolez-vous, filles et femmes.

    On ne veut point d'enfarinez,
  Tandis qu'il faut mettre le casque.
  Mignons, vous serez condamnez,
  On ne veut point d'enfarinez;
  Mais n'en soyez pas estonnez,
  Laissez passer cette bourrasque.
  On ne veut point d'enfarinez,
  Tandis qu'il faut prendre le casque.

    L'Orvietan, retirez-vous,
  Jetez le teatre par terre,
  Vous n'attirerez plus de fous;
  L'Orvietan, retirez-vous:
  On ne sçauroit donner vingt sous
  D'un pot d'onguent en temps de guerre.
  L'Orvietan, retirez-vous,
  Jettez le teatre par terre[21].

    Plaideurs, mettez vos sacs au croc
  Et songez à prendre les armes,
  Il est temps de faire ce troc;
  Plaideurs, mettez vos sacs au croc;
  Point d'arrests, cela vous est hoc,
  Sinon pour calmer ces vacarmes.
  Plaideurs, mettez les sacs au croc,
  Et songez à prendre les armes.

    Huissiers, procureurs, advocats,
  Laissez un peu moisir vos causes:
  Vous ne sçauriez gaigner grand cas;
  Huissiers, procureurs, advocats,
  La guerre ne le permet pas,
  Le desordre est en toutes choses.
  Huissiers, procureurs, advocats,
  Laissez un peu moisir vos causes.

    Medecins, soyez bien contens,
  Les maltotiers ont tous la fièvre;
  S'ils ont volé depuis vingt ans,
  Medecins, soyez bien contens,
  On leur fait tout rendre en ce temps;
  Chacun d'eux tremble comme un lièvre.
  Medecins, soyez bien contens,
  Les maltotiers ont tous la fièvre.

    Pendant ces funestes malheurs,
  Tenez-vous prests, apothicaires;
  Si l'on veut reformer les moeurs
  Pendant ces funestes malheurs,
  Il faut bien purger des humeurs
  Et reiterer des clistères.
  Pendant ces funestes malheurs,
  Tenez-vous prests, apothicaires.

    Fraters[22], faites bien des onguens,
  Et qu'on sorte de la boutique,
  Les blessez sont par tous les chams;
  Fraters, faites bien des onguens.
  Il faudra bien quitter vos gans
  Pour mettre les mains en pratique.
  Fraters, faites bien des onguens,
  Et qu'on sorte de la boutique.

    Voleurs, songez à bien voler,
  La saison en est fort commode.
  Craignez-vous de mourir en l'air?
  Voleurs, songez à bien voler.
  D'ailleurs, à franchement parler,
  Partout c'est aujourd'huy la mode.
  Voleurs, songez à bien voler,
  La saison en est fort commode.

    Pillez tousjours plus hardiment,
  Il est temps de faire fortune;
  Un chacun pille impunement,
  Pillez tousjours plus hardiment;
  De nuit on peut adroitement
  Prendre le soleil à la lune.
  Pillez tousjours plus hardiment,
  Il est temps de faire fortune.

    Ah Dieu! qu'est-ce que j'apperçoy
  Avecque mes grandes lunettes?
  C'est un hydre en l'air, que je croy.
  Ah Dieu! qu'est-ce que j'apperçoy?
  C'est un monstre, un je ne sçay quoy.
  Mais voyons un peu les planètes.
  Ah Dieu! qu'est-ce que j'apperçoy
  Avecque mes grandes lunettes?

    Sur Paris je voy Jupiter,
  Qui nous fait assez bon visage;
  Mercure est prest de nous quitter;
  Sur Paris je voy Jupiter,
  Et Mars va se precipiter
  Dans l'Occident: c'est bon presage.
  Sur Paris je voy Jupiter,
  Qui nous fait assez bon visage.

    Courage! l'accord s'en va fait[23],
  Je viens de l'apprendre des astres.
  François, tout nous vient à souhait;
  Courage! l'accord s'en va fait.
  Vous en verrez bientost l'effet
  Par la fin de tous nos desastres.
  Courage! l'accord s'en va fait,
  Je viens de l'apprendre des astres.

    Il n'aura pas ce qu'il pretend,
  L'Espagnol qui cherche ses villes;
  C'est en vain qu'il est si content,
  Il n'aura pas ce qu'il pretend.
  Qu'il ne se chatouille pas tant
  Pendant nos discordes civiles:
  Il n'aura pas ce qu'il pretend,
  L'Espagnol qui cherche ses villes.

    Il s'en va, ce grand cardinal,
  Qui n'a ny vertu ny science;
  Paris, tu n'auras plus de mal,
  Il s'en va ce grand cardinal;
  Un vaisseau luy sert de cheval.
  Ne crain pas qu'il revienne en France.
  Il s'en va ce grand cardinal,
  Qui n'a ny vertu ny science.

    Qu'il aille vers le Maraignon[24],
  S'il aime tant le fruit des mines:
  L'or y croist comme icy l'oignon.
  Qu'il aille vers le Maraignon:
  Il aura du fin et du bon
  Pour en faire des mazarines.
  Qu'il aille vers le Maraignon,
  S'il aime tant le fruit des mines.

    Les nièces sont au desespoir
  Du malheur de Son Eminence:
  La cour ne les ira plus voir.
  Les nièces sont au desespoir,
  Elles vont perdre leur pouvoir
  Avec leur trop haute esperance.
  Les nièces sont au desespoir
  Du malheur de Son Eminence.

    Monsieur le prince de Condé
  A bien moderé sa colère;
  Il se void si mal secondé,
  Monsieur le prince de Condé,
  Qu'il est prest de quitter le dé
  A son illustrissime frère.
  Monsieur le prince de Condé
  A bien moderé sa colère.

    Le Parlement a le dessus,
  Il faut qu'on luy donne des palmes;
  Ses ennemis n'en peuvent plus.
  Le Parlement a le dessus,
  Et, malgré le temps si confus,
  Toutes choses vont estre calmes.
  Le Parlement a le dessus,
  Il faut qu'on luy donne des palmes.

    Le roy sera bien-tost icy:
  Que chacun en saute de joye;
  Ne nous mettons plus en soucy,
  Le roy sera bien-tost icy;
  Il va revenir, Dieu mercy,
  C'est le ciel qui nous le renvoye;
  Le roy sera bien-tost icy,
  Que chacun en saute de joye[25].

    Monsieur le prince de Conty[26],
  Avec son zèle et sa prudence,
  A bien soustenu son party,
  Monsieur le prince de Conty;
  L'univers doit estre adverty
  Qu'il a sauvé la pauvre France,
  Monsieur le prince de Conty,
  Avec son zèle et sa prudence.

    Il le faut louer hautement,
  Ce vaillant duc de Longueville;
  Bourgeois, Messieurs du Parlement,
  Il le faut louer hautement:
  Il a travaillé puissamment
  Au bien de la cause civile;
  Il le faut louer hautement,
  Ce vaillant duc de Longueville.

    Ce genereux duc de Beaufort
  Sera bien avant dans l'histoire;
  Dieu l'a tiré d'un cruel fort,
  Ce genereux duc de Beaufort,
  Pour servir icy de renfort
  Et pour relever nostre gloire;
  Ce genereux duc de Beaufort
  Sera bien avant dans l'histoire.

    Monsieur d'Elbeuf et ses enfans[27]
  Ont fait tous quatre des merveilles.
  Qu'ils sont pompeux et triomphans,
  Monsieur d'Elbeuf et ses enfans!
  On dira jusqu'à deux mille ans,
  Comme des choses nompareilles:
  Monsieur d'Elbeuf et ses enfans
  Ont fait tous quatre des merveilles[28].

    Admirons monsieur de Bouillon:
  C'est un Mars, quoy qu'il ait la goutte;
  Son conseil s'est trouvé fort bon.
  Admirons monsieur de Bouillon:
  Il est plus sage qu'un Caton,
  On fait bien alors qu'on l'écoute.
  Admirons monsieur de Bouillon:
  C'est un Mars, quoy qu'il ait la goute[29].

    Cet invincible marechal
  Qu'on a tenu dans Pierre Ancise,
  Après qu'il fut franc de ce mal,
  Cet invincible marechal,
  Il presta son bras martial
  Pour mettre Paris en franchise,
  Cet invincible marechal,
  Qu'on a tenu dans Pierre Ancise[30].

    Je ne puis taire ce grand coeur[31],
  Que tout Paris vante et caresse:
  C'est ce marquis tousjours vainqueur.
  Je ne puis taire ce grand coeur:
  C'est le capitaine sans peur,
  Qui travaille et combat sans cesse;
  Je ne puis taire ce grand coeur,
  Que tout Paris vante et caresse.

    Qu'on prepare de beaux lauriers,
  Pour leur en faire des couronnes
  A tous nos illustres guerriers;
  Qu'on prepare de beaux lauriers,
  Puis qu'en ces mouvemens derniers
  Ils ont signalé leurs personnes;
  Qu'on prepare de beaux lauriers,
  Pour leur en faire des couronnes.

    Tost après la paix de Paris
  Sera la paix universelle;
  Chacun reprendra ses esprits
  Tost après la paix de Paris;
  On n'entendra plaintes ny cris,
  On ne verra plus de querelle;
  Tost après la paix de Paris
  Sera la paix universelle.

    Chacun vivra dans le repos,
  Sans craindre siége ny bataille;
  On ne parlera plus d'impôts,
  Chacun vivra dans le repos;
  Gare les verres et les pots,
  Quand on aura baissé la taille;
  Chacun vivra dans le repos,
  Sans craindre siége ny bataille.

    Ces partisans si gros et gras,
  Qui mettoient tout le monde en peine,
  Seront eux-mesmes mis à bas;
  Ces partisans si gros et gras.
  Ils sont asseurez du trepas,
  Ou de leur ruine prochaine,
  Ces partisans si gros et gras,
  Qui mettoient tout le monde en peine.

    Ce gros ventru qui s'est sauvé
  N'en est pas mieux pour estre en fuite:
  Car, si jamais il est trouvé,
  Ce gros ventru qui s'est sauvé,
  Il peut bien dire son _salve_
  Et son _in manus_ tout en suite.
  Ce gros ventru qui s'est sauvé
  N'en est pas mieux pour estre en fuite.

    Vive, vive le Parlement,
  Qui va mettre la paix en France!
  Qu'on chante solemnellement:
  Vive, vive le Parlement!
  Il oste tout dereglement,
  Pour nous oster toute souffrance.
  Vive, vive le Parlement,
  Qui va mettre la paix en France!


AU PARLEMENT.

  François comme je suis, serois-je pas coupable
      Si je n'offrois ces vers
  A qui regle la France, et que je tiens capable
      De regler l'univers?
  Ouy, de bon coeur je vous les donne,
  Avec mes voeux et ma personne.

          [Note 2: Chaque maison devoit fournir un soldat. Celles qui
          étoient à porte cochère étoient tenues d'armer un cavalier.
          C'est ce que Richelieu avoit déjà ordonné en 1636, _l'année
          de Corbie_, comme on disoit, parceque les Espagnols, ayant
          pris cette ville, menaçoient de près Paris. V. _Mém._ de
          Monglat, _collect. Petitot_, 2e série, t. 49, p. 128, et
          Tallemant, 1re édit., t. 5, p. 51. L'arrêté du conseil de
          ville qui avoit renouvelé cette mesure étoit du 12 janvier
          1649; on lit dans le _Courrier burlesque de la guerre de
          Paris_:

               Le mardi, le conseil de ville
               Fit un règlement fort utile,
               Savoir que, pour lever soldats,
               Tant de pied comme sur dadas,
               L'on taxeroit toutes les portes,
               Petites, grandes, foibles, fortes;
               Que la _cochère_ fourniroit
               Tant que le blocus dureroit
               Un bon cheval avec un homme,
               Ou qu'elle donneroit la somme
               De quinze pistoles de poids,
               Payables la première fois;
               Les petites un mousquetaire
               Ou trois pistoles pour en faire.

          _Pièces à la suite des Mémoires du cardinal de Retz_,
          Amsterdam, 1712, in-12., t. 1, p. 270.]

          [Note 3: Gondi, le coadjuteur. On jouoit volontiers, à
          propos de lui, sur le mot _pasteur_, comme dans ce couplet,
          que nous avons trouvé parmi les _triolets de S.-Germain_,
          et, avec quelques changements, dans un recueil de chansons
          dont M. Laverdet possède le manuscrit, tout entier de la
          main de Bussy-Rabutin. Nous citons d'après cette curieuse
          copie:

               Monsieur notre coadjuteur
               Quitte la crosse et prend la fronde,
               Ayant sceu qu'un petit pasteur,
               Monsieur notre coadjuteur.
               Pour avoir été bon frondeur
               Devint le plus grand roi du monde,
               Monsieur notre coadjuteur.]

          [Note 4: L'armée du roi tenoit tous ces villages.]

          [Note 5: Ils négligeoient pourtant de faire trop bonne
          garde et un blocus trop sévère autour de Paris. Cyrano,
          dans sa lettre 21e (_Contre les frondeurs_), dit à propos
          de Mazarin: «Il deffendit d'abattre les moulins qui sont
          autour de la ville, quoiqu'il sceut que par leur moyen elle
          recevoit continuellement force bleds.»]

          [Note 6: C'est ce qui abondoit le plus, à ce qu'il paroît,
          grâce à un heureux coup du marquis de la Boulaye, «qui, dit
          la dame de la Halle dans _sa harangue_, qui, avec sa mine
          turquesque, nous fit bien manger des cochons en carême,
          pendant le blocus de Paris.» (_Lettre de remercîment
          envoyée au cardinal Mazarin... avec la dame Denize, au
          large chaperon es Halles_, députée vers _Son Everminence,
          etc._, Paris, 1651.)]

          [Note 7: Une autre _Mazarinade_, du même temps et de la
          même forme, avoue par son titre qu'elle fut écrite au
          cabaret: _Triolets nouveaux sur la paix, faits dans la
          Pomme de Pin, pour l'heureux retour du roy_, Paris, _Denys
          Langlois_, 1649.]

          [Note 8: Beaucoup de denrées venoient de Corbeil par la
          Seine. La prise de cette ville par l'armée royale étoit
          donc très préjudiciable aux Parisiens. «Corbeil nous sera
          necessaire, écrit Gui-Patin à Spon; c'est la première ville
          que nous irons prendre.» Les bateaux qui descendoient la
          Seine chargés de vivres, pain fait à Melun, poissons,
          fruits, etc., s'appeloient _Corbillas et Corbillards_,
          à cause de Corbeil. V. l'Estoille, édit. Michaud, t. 2,
          p. 38, et une note de Roquefort dans la _Vie privée des
          François_, par Le Grand d'Aussy, t. 1, p. 106. Plus tard,
          la voiture qui menoit les morts au cimetière prit le même
          nom, par allusion aux _Corbeaux_, comme l'Estoille appelle
          les croque-morts, qui la conduisent. V. id., p. 406.]

          [Note 9: Sautereau de Marsy n'a pas reproduit ce
          _triolet_.--Charenton avoit été pris par le prince de Condé
          le 8 février, et il importoit beaucoup aux Parisiens de le
          reprendre.]

          [Note 10: Le pain le plus délicat en venoit. V. la lettre
          de Gui-Patin citée tout à l'heure, et notre t. 2, p. 327.]

          [Note 11: Le conseiller Broussel.]

          [Note 12: Le grand maître de l'artillerie. Jusqu'à la fin
          des troubles, il y eut des frondeurs qui étoient d'avis
          qu'il falloit refuser au roi la Bastille et l'Arsenal. V.
          _La vérité reconnue de M. le Prince, etc._, Paris, 1652.]

          [Note 13: Equivoque sur le prénom de Mazarin et sur le nom
          d'une petite monnoie romaine qui ne valoit que 5 sols.]

          [Note 14: Il y a une amusante épître de Chapelle à M.
          Carré, où il se plaint des ravages que les troupes
          étrangères à la solde du roi faisoient alors dans la
          banlieue de Paris.

               Toutes ces troupes étrangères
               Font qu'on ne se promène guères.
               Hélas! comment le pourroit-on,
               Puisque Chaillot et Charenton
               Sont à présent places frontières?]

          [Note 15: V. une des notes précédentes.]

          [Note 16: Espèce de demi-casque, ou _morion_, dont se
          coiffoient alors les fantassins.]

          [Note 17: Pendant la Terreur, Ducis, qui probablement ne
          connoissoit pas cette _mazarinade_, écrivoit à l'un de ses
          amis cette phrase qui la rappelle si bien: «Que parles-tu,
          Vallier, de faire des tragédies? La tragédie court les
          rues.»]

          [Note 18: Sautereau de Marsy n'a pas donné ce _triolet_.
          Plusieurs mazarinades firent allusion à ces misères d'un
          siége qui tomboit en temps de carnaval. V. notre t. 2, p.
          326, note.]

          [Note 19: Une _chère_, c'étoit une précieuse. V. Oeuvres de
          Saint-Evremond, t. 1, p. 143, _le Cercle_.]

          [Note 20: V. aussi, pour la foire Saint Germain, qui n'eut
          pas lieu cette année-là, notre t. 2, p. 326.]

          [Note 21: Sur cet empirique du Pont-Neuf, v. une note de
          notre édition du _Roman Bourgeois_.]

          [Note 22: Inutile de rappeler qu'on nommoit ainsi les
          barbiers et les chirurgiens.]

          [Note 23: Des conférences pour la paix se tenoient alors à
          Ruel.]

          [Note 24: On appeloit ainsi le Pérou, à cause de la grande
          rivière _Xauca_ ou _Maragnon_, qui le traverse.]

          [Note 25: Il rentra dans Paris le 18 août.]

          [Note 26: Après avoir été l'un des chefs des rebelles, il
          leur faussa compagnie d'une façon éclatante, en épousant la
          nièce du cardinal.]

          [Note 27: Ce _triolet_, l'un des plus populaires du
          temps, puisque nous le trouvons dans les _Triolets de
          Saint-Germain_, dans les _Triolets de la Cour_, et aussi
          dans le mss. de Bussy, cité plus haut, fut fait par Marigny
          sous l'inspiration du coadjuteur, qui le dit lui-même dans
          ses _Mémoires_.]

          [Note 28: Ce _triolet_ est l'un des plus ironiques. _M.
          D'Elbeuf et ses enfants_ n'avoient fait merveille qu'en
          mettant la ville à contribution, sous prétexte qu'ils
          défendoient sa cause. Dans les _Trahisons decouvertes ou
          Le peuple vendu_, il est accusé «d'avoir ferré la mule au
          peuple de Paris».]

          [Note 29: Selon Sautereau de Marsy, ce _triolet_ est encore
          de Marigny.]

          [Note 30: Le maréchal de La Mothe-Houdancourt, qui, pour
          s'être fait battre à Lérida, en 1644, avoit été accusé de
          trahison et enfermé à Pierre-Encise. Justifié pleinement
          par arrêt du parlement de Grenoble, il n'étoit sorti de
          prison, en septembre 1648, que pour se faire aussitôt l'un
          des chefs de la Fronde.]

          [Note 31: Le marquis de la Boulaye,

               Ce grand gallion de convoi,

          Comme il est appelé dans la _Lettre au cardinal burlesque_,
          à cause de l'heureux coup de main qui avoit permis à la
          ville de se ravitailler. V. l'une des notes précédentes.]



_Discours sur la mort du Chapelier, avec son testament et tombeau.
Ensemble les regrets de sa mère et les adieux par lui faicts aux
regiments et les bien-faits par trois ferailliers. Avec la lettre
escrite à sa mère._

_A Paris, chez la veuve du Carroy, rue des Carmes, à la Trinité._

S. D. In-8.[32]

          [Note 32: L'histoire de ce chapelier devenu soldat fut
          alors très célèbre. Elle courut d'abord en chansons, comme
          nous le ferons voir. C'est le siége de Montauban, en 1621,
          qu'on y donnoit pour théâtre aux prouesses de ce soldat
          malgré lui. Ici il est question du grand siége de La
          Rochelle, qui eut lieu en 1628, comme on sait; notre pièce
          ne vint donc qu'après les chansons.]


Premier que sortir de la ville de Paris, lieu de ma naissance, où
toute ma generation est presente et vit journellement, je dis adieu,
avec autant de regrets que faire se peut. Je me transportois de
çà, de là, envers parents et amis, frères, soeurs, me precipitant
d'un dernier adieu à ma très chère mère, laquelle, voyant ainsi mon
depart, sembloit me vouloir suivre, se desesperant, et à chaudes
larmes lavoit les traits de ma face, mouillant ma blonde chevelure;
mais, ayant eu commandement de mon capitaine, il me la falut quitter
et me desrober de sa presence. Comme je fus au Bourg la Reine, on
voulut faire halte; mais le sergeant dit: Avançons! En cest avance
nous cheminons jusqu'à Lonjumeau, qui pour lors estoit un dimanche.
Ce fut là la demeure de deux jours, où les soldats prenoient mille
plaisirs à se jouer avec femmes et filles, devisant les uns avec
les autres; bref, il falut passer outre, et, quand nous fusmes à
Montlehery, me mettant à regarder de tous costez, où nous vismes un
petit bois, puis deux grandes pleines et quelque petite montagne,
moy, emerveillé de voir la terre ainsi faitte, je commence à dire:
Dieu a bien travaillé[33], et, demandant à mon sergeant si il faloit
passer les montaignes et si il y avoit encore bien loing où il faloit
aller, le sergeant dit que de dix jours, voire de quinze, je ne nous
arresterions point, et qu'il y avoit bien d'autre passage à faire.
Moy, qui n'avois jamais passé Sainct-Clou ou Vaugirard, je luy dis:
Or, donné-moy mon congé; car je me doutois de ce qui m'est advenu. Le
capitaine qui pour lors estoit, entendant la parole, se retourne, et
dit au sergeant: Que l'on le mette sur le derrière de la charrette;
puis estant au cartier, nous sçaurons quel gens d'arme il est. A
l'instant le sergeant me donne quatre ou cinq grands coups au travers
du dos et des fesses avec sa halebarde, que je fus contraint de
cheminer[34]. Tant cheminasmes que nous arrivons devant la Rochelle,
à un bourg appelé Nestray, où nous fismes monstre; puis l'on nous
donne nos logis. Advint qu'il falloit travailler à la digue, qui est
un grand malheur pour moy. A cause que je n'avois plus d'argent, je
me prins à faire comme les autres, tant que j'y travaille quelque
quinze jours ou davantage. A la fin du temps, j'apperceus trois
bons compagnons crieurs de fers vieux drappeau, lesquels me firent
cognoissance, tant qu'il fallut aller boire. Tant fismes grillades,
que pas un de nous quatre n'avoit pas le soul: tellement qu'il falut
reprendre l'habit de misère comme auparavant, retournant trouver le
maistre entrepreneur, qui nous met en besogne comme auparavant, où
nous fusmes quatre jours ensemble comme vrays camarades.

  Mais, ô très grand malheur! la fortune perverse
  Me fit en un matin mettre à la renverse
  Par l'esclat d'un boulet, qui d'un très rude effort
  Me persa rudement tout le travers du corps;
  Et, me sentant navré, tombant dessus la terre,
  Je crie: A mon secours quelque frère de guerre!
  Mais chacun, me voyant, de moy n'ose approcher,
  Se disans l'un à l'autre: Ce coup-là est bien cher!
  Vaut mieux ne rien gaigner que de perdre la vie;
  D'aller estre blessé, pour moy, je n'ay d'envie.
  Las! je perdois mon sang à faute de secours;
  Mais ces trois ferailliers sont arrivez tout court,
  Ayant ouy le bruit que j'estois sur la terre,
  M'apportèrent du linge et quelque peu à boire,
  Puis bandèrent mes playes, me prenant souz les bras,
  Me menèrent au cartier, me couchant sur un drap,
  Tousjours me consolant, me faisant des prières,
  Qu'il faloit avoir soin de Jesus et sa mère.
  Alors plusieurs soldats commencent à s'assembler
  A l'entour de mon lict, ne pouvant plus parler,
  Regrettant dans mon coeur la douleur que ma mère
  Possederoit de moy sçachant ce vitupère[35].
  De deuil elle mourra, puis, la mort s'approchant,
  Luy ravira l'esprit de son bras rougissant.
  Le parler me venant, je dis avec grand peine
  Un adieu très piteux à mon cher capitaine,
  Aussi à mes amis qui m'avoient assisté
  Parmy mes grands tourments et ma necessité;
  Un adieu je leur dis, pleurant à chaude larme,
  Ayant un grand regret d'ainsi quitter mon ame,
  Dont me falloit quitter le meilleur de mon zèle.
  Pour les grandes rigueurs de ceux de La Rochelle.

          [Note 33: C'est à peu près ce que dit la chanson du _Jeune
          chapelier de la rue Saint Denis qui s'en va au siége de
          Montlhéry_:

               Quand fut à Montlhery,
               Sur ces hautes montagnes,
               Voyant derrière luy
               Toutes ces grand's campagnes,
               Fit trois pas en arrière:
               Ah! que le monde est grand.

          Une gravure du temps, représentant un joueur de vielle
          suivi d'un enfant qui joue du flageolet, porte ce couplet
          pour légende. M. Rathery, qui le cite dans un article sur
          la _Bibliographie des mazarinades_ (Athenæum, 13 février
          1853), remarque avec justesse que La Fontaine a bien pu
          s'inspirer du dernier vers pour l'exclamation de son rat
          voyageur dans sa fable _le Rat et l'Huitre_ (liv. VIII,
          fable 9):

               Que le monde, dit-il, est grand et spacieux!

          Ce couplet, du reste, se trouve presque entier dans une
          chanson satirique contre le _Prince de Savoie_, qui dut
          être faite à cette même époque, et qui est encore assez
          populaire aujourd'hui pour que Dumersan ait cru devoir la
          mettre dans son volume de _Rondes enfantines_. Une chanson
          (_coraula_) du canton de Fribourg, qui semble n'être
          qu'une traduction de nos couplets contre le duc de Savoie,
          reproduit aussi la même plaisanterie:

               Noustrhou prinschou de Schavouye
               Lié mardjuga on boun infan
               Y l'ia leva oun' armée
               Dé quatrouvans paijans,
               O vertuchou, gare, gare, gare!
               O rantanplan, garda devant
               .........................
               Quand nous fum sur la montagne,
               Grand Dieu! qué lou monde est grand!
               Fajin vito oune détzerde
               Et pu retornin nojan!

          Cette chanson est citée par M. G. Brunet dans sa curieuse
          brochure: _Notice sur Gilion de Trasignyes._ Paris,
          Techener, 1839, in-8, p. 32-33.]

          [Note 34: Dans une autre chanson sur ce sujet, qui n'est
          même qu'une sorte de variante de celle-ci, et dont nous
          avons trouvé des fragments dans la _Comédie des chansons_,
          1640, in-12, p. 35, acte 1, scène 7, le chapelier, sous le
          nom de Jodelet, fait une résistance pareille, et n'en est
          pas mieux récompensé:

               Ha! que le monde est grand!
               La volonté me change
               D'aller à Montauban.

                 LA ROZE.

               Soldat, que pensez faire?
               Avez l'argent reçu.
               Vous irez à la guerre,
               Ou vous serez pendu.

                 JODELET.

               N'ay point accoustumé
               D'y aller, à la guerre.
               Je crains les cannonades
               Qui frappent sans parler.
               Quant à moy, à la guerre,
               Je n'y veux point aller.]

          [Note 35: Ce blâme, cette honte.]


_Testament._

  Premier que de mourir en presence du monde,
  Faut que je boive un coup, puis que la mort feconde
  Veut ravir mon esprit, et que mon testament
  Se face devant tous à l'oeil du regiment.
  Je donne mon mousquet, fourchette[36] et bandollière,
  Mesche, bales et poudre, au sergeant la Rivière;
  Mon argentine espée et mon cher baudrier,
  Pour recompense, c'est pour ces trois ferailliers;
  Je donne mon manteau, mon bonnet et jartières,
  Pour ce que j'ay ces jours eu de la Boisselière[37];
  Mon pourpoint de satin, mes chausses de velours,
  Cela est reservé pour les droicts du tambour;
  Mes souliers, mes chemises, mes bas, aussi mon sac,
  Sont pour le bon service que j'ay de mon goujac[38];
  Pour l'argent de mes monstres, c'est pour m'ensevelir;
  Mon chapeau et panache, c'est pour payer mon lict.
  A Dieu je rends mon ame et mon corps à la terre.
  Priez Jesus pour moy, vous tous, frères de guerre,
  Et je prieray pour vous, estant en paradis,
  Que vous soyez vainqueur contre les ennemis,
  Afin qu'estant venus du destin avancé,
  Vous direz tous pour moy: _Requiescat in pace._

          [Note 36: Les mousquets étant alors trop lourds pour
          qu'on pût les tirer en les tenant au bout du bras, on
          les appuyoit sur un bâton fiché en terre et terminé
          par une _fourchette_ de fer. Molière, dans le mémoire
          d'Harpagon, mettant en ligne de compte trois gros mousquets
          ornés de nacre de perle, n'oublie pas les _fourchettes_
          assortissantes.]

          [Note 37: Cabaretière du quartier du Louvre où l'on
          faisoit de gros écots. V. notre édition des _Caquets de
          l'Accouchée_, p. 28.]

          [Note 38: _Goujat_, valet d'armée. V. notre t. 4, p. 364.]


_Epitaphe au tombeau._

  Cy gist souz ce tombeau le plus vaillant soldat
  Qui ce soit à jamais cogneu dans le combat,
  Et le plus asseuré qui fut dans les armées,
  Ne redoutant le feu, ny soufre, ny fumée:
  Son travail l'a fait voir, aussi sa hardiesse;
  Mais le fatal destin l'a mis à la renverse.
  Il sera de memoire, tant sur la terre et l'onde,
  Pour avoir esté né le favory du monde.


_L'adieu des trois ferailleurs et leur retour à Paris._

Après que le corps du chappelier fut mis en terre et que son
service fut dit, les trois ferailliers trouvèrent une excuse pour
avoir leur congé pour s'en venir à Paris, craignant d'avoir un tel
benefice comme le defunct chappelier: ce qui fut en grand diligence;
et, sortant du cartier, ce n'estoit qu'adieux, qu'accollades et
un extresme regret de se voir separer les uns des autres. Tant
cheminèrent les trois ferailliers qu'ils vindrent à Paris, et,
sçachant le logis du defunct chappelier, ils s'en vont droit chez
sa mère, auquel il luy firent une grande reverence, et elle tout
de mesme, les recevant assez honnestement, les voyant habillez en
soldats, esperant avoir quelque bonne nouvelle de son fils; puis,
après tous ses regards, ces bons compagnons luy commencèrent à dire:
Madame, ne soyez point en courroux si nous vous apportons icy de
piteuses nouvelles du cartier de la Rochelle, où estoit votre fils.

C'est que, premier que de partir et prendre nostre congé, nous
avons sans reproche aydé à enterrer votre fils, duquel en voilà le
certificat. Vous verrez comme il est mort et comme il a esté en sa
maladie, et les regrets de pardeçà.

--Mes amis, je suis grandement aize de vostre retour et des
nouvelles; mais, helas! j'ay la mort au coeur de vous entendre ainsi
parler. Je n'ay, il y a quinze jours et davantage, fait autre chose
que songer et ravasser, tant nuict que jour, dix mille fantaisies.
Je me doutois de quelque malheur. Messieurs, s'il vous plaist de
demeurer, j'envoyeray querir une fois de vin pour la peine, et bien
grand mercy!--Il n'y a pas de quoy, dirent les ferailliers. Vostre
serviteur, Madame.


_Les regrets et soupirs de la mère du Chappelier._

Helas! que feray-je, mes amis? Me voilà perdue! j'ay perdu tout mon
support! Où iray-je? que deviendray-je? je suis toute seule. Encore
si je t'eusse veu mourir, mon pauvre enfant, je n'en serois tant
faschée. Je t'avois bien dit que tu ne reviendrois jamais. Helas!
je me meurs! je n'ay plus de reconfort de personne; on ne tiendra
plus de conte de moy. Je n'avois que toy, mon cher enfant! Mon Dieu!
que feray-je? Ayez pitié de moy, mes bons amis! Tellement, les
voisins sont accourus, luy disant: Qu'avez-vous, ma voisine, ma mie?
Quelqu'un vous a-il frappée?

--Helas! je suis bien frappée, car je n'ay plus d'enfant! Il est
mort, mes amis. Tenez, voilà la lettre qu'on me vient d'aporter
tout presentement. Trois honnestes hommes, qui m'ont apporté cela,
m'ont dict qu'ils l'avoient aydé à le porter en terre. Pensez-vous
quel crève-coeur j'ay, pensez-vous, de l'avoir nourry et eslevé si
grand, pensant, après son père, en avoir sur la fin de mes jours
quelque soulagement! Et je n'ay plus personne! me voilà toute seule!
Qu'est-ce qu'on dira de moy? On tiendra plus de conte d'un chien que
de moy, à present.--Non fera, non fera, ma voisine; il y a long temps
que je vous cognoissons; ne vous tourmentez point, cela vous feroit
mourir. C'est un homme mort: il en meurt bien d'autres.

--C'est mon... c'est mon... Il en meurt bien d'autres qui n'en
peuvent mais; ces diables de Rochelois, ils ne s'en soucyent point
de tuer le pauvre monde. Que ne sont-ils tretous pendus, ou qu'il me
rende la ville! Faut-il tant faire mourir de braves hommes? Si j'en
tenois quelqu'un, il payeroit la mort de mon enfant.


_La lettre envoyée à la mère du Chappelier par son fils premier que
mourir._

Ma très chère et très grande amie ma mère, ces paroles icy ne vous
seront guères agreables: car, depuis le temps de mon depart, je n'ay
pas eu le soing de vous escrire seulement un seul mot, d'autant que
la peine où j'estois arresté m'a si bien desobligé, le contentement
de votre presence, où la memoire les oublie; vous pourrez pourtant
prendre ce petit mot aussi bien en gré comme si mille fois vous
eussiez eu de mes nouvelles; et si les pretentions de la mort ne
me fussent point apparues devant mes yeux, je n'eus pas negligé de
vous faire sçavoir mon bon portement: car en bref l'ennuy commençoit
à me chatouiller de si près que j'esperois bien vous faire part de
ma presence; mais la fortune, si cruelle, n'a pas eue la patience
de pouvoir me transporter vers vous, car la mort m'a plustot aymé
prendre et me mettre dans ses liens que de vous faire voir que je ne
seray desormais qu'un ombre pour estre criant où Dieu me menera. Du
camp de la Rochelle.



_Règlement d'accord sur la preference des savetiers cordonniers._

_A Paris, chez Michel Brunet, au Marché neuf, à l'image
Saint-Nicolas._

1635.--In-8.


Ces jours passez se rencontrèrent deux compagnons cordonniers et
deux savetiers sur le mont de Parnasse, et, s'estans querellez pour
la primauté de leurs mestiers, commencèrent à se frapper à coups de
tire-pieds. Ils s'estoient dejà choquez si rudement l'un l'autre,
qu'à la première charge le plus vaillant des deux cordonniers receut
une botte franche depuis le chinon du col jusqu'au bout de l'echine
du dos, ce qui luy feit donner du nez contre terre sans qu'il eut
le courage de s'en relever. Son camarade n'en eust pas meilleur
marché que luy. Apollon, en ayant esté adverty, accourut afin de
s'informer du fait. Il estoit fort en colère de ce qu'ils s'estoient
venus battre sur ses terres sans lui en demander permission; et,
tout transporté qu'il estoit, leur tint le mesme langage que
feit Neptune, son cousin germain, lorsque les subjects d'Eole se
mutinèrent contre luy elle vinrent troubler dans son royaume au plus
fort de sa tranquillité: _Quos ego_[39]! Si je vous prends, canailles
que vous estes! si je vous mets la main sur le collet, sentine de la
republique, reste de gibet! je vous feray pendre tous quatre par les
pieds comme gens sans merite et indignes d'estre attachés par vos
cols infâmes. Les deux cordonniers, qui n'osoient presque lever les
yeux, par la crainte qu'ils avoient d'estre battus pour la seconde
fois, ne l'eurent pas sitost aperceu qu'ils luy demandèrent; et celuy
quy avoit la langue la mieux pendue, s'inclinant devant luy avec la
submission et humilité requise, luy cracha ce beau compliment à sa
barbe venerable:

          [Note 39: C'est l'explication si plaisante dans le _Virgile
          travesti_ de Scarron:

               Par la mort!... Il n'acheva pas,
               Car il avoit l'ame trop bonne.

          Cette traduction burlesque auroit ici convenu mieux que le
          texte même à mons Phoebus, cousin de Neptune.]

Je confesse, Monseigneur, que nous sommes autant coupables que
personnes du monde et tout à fait indignes de paroistre en vostre
royale presence; mais la confiance que tout le monde a en vostre
bonté et l'asseurance que nous avons de vostre équité et justice
admirable, sur le rapport fidèle quy nous a esté fait par le courtois
et très subtil Trajano Boccalini, qui a eu autrefois l'honneur
d'appeler devant vostre tribunal des causes de moindre importance
que la nôtre; cela, dis-je, nous a fait prendre la hardiesse de nous
venir jeter à vos pieds et vous demander très humblement justice
de ces deux pendarts que vous voyez là presents.--Par les eaux
stygiennes, repondit Apollon, vous êtes bien les plus impudents et
les plus indiscrets coquins quy ayent jamais paru devant mes yeux.
Je suis si bercé d'entendre tous les jours de semblables plaintes,
qu'au bout du compte je croy que je seray forcé d'abandonner ce lieu
malheureux. Si un meschant laquiet de trois sols a perdu l'argent
de son disné à jouer avec son camarade, il faut qu'il vienne en
tirer raison sur la croupe innocente de cette saincte colline. Un
soldat a-t-il reçu un dementy de son camarade, vous le voyez aussy
tost venir prophaner mes autels par ses mains homicides, qu'ils
trempe souvent dans le sang de celuy qui soupoit le soir avec luy,
les meilleurs amis du monde. Si, parmy les tirelaines, coupeurs de
bources, etc., et autres gens de tels trafics, il survient entre
eux quelque different par le partage du butin, ils n'ont point
d'autres rendez-vous que ce beau lieu pour en terminer la querelle.
Si les escrocs, filoux et autres maquereaux très relevez, ont le
moindre debat du monde pour la jouissance et possession de quelque
chetive maitresse quy soit un peu de meilleure mise que celle du
commun, c'est en ce lieu qu'il faut vider à la pointe de leurs
espées couardes quel en doit estre le libre et paisible possesseur;
et, si quelque polisson ou marcandier[40] a cassé malicieusement
l'escuelle de son camarade, c'est icy qu'ils ont accoustumé d'en
tirer vengeance. Puis que la plus part se vante d'estre gentilhomme
de sang et de race, encore que leurs pères crient tous les jours des
cotrets, pour quoy diable ne se vont-ils couper la gorge en honnestes
gens, aux lieux que les plus braves courages font professions de se
battre au beau milieu d'une place royalle[41], à la veue de quantité
de dames qui se rient à gorge deployée du desespoir quy les guide?
Que ne prennent-ils le chemin du Pré-aux-Clercs[42], rendez-vous
ordinaire de tous ceux qui sont las de vivre? Ou bien, s'ils ont fait
voeu de mourir sur le chemin de Pantin, que ne s'esgorgent-ils l'un
l'autre aux plus proches avenues de Montfaucon, afin qu'on n'ayt
point la peine de les y porter quand ils seront morts?

          [Note 40: D'après le dictionnaire _argot-françois_ mis par
          Grandval à la suite de son poème sur Cartouche, _le Vice
          puni_, les _polissons_ étoient, parmi les argotiers, «ceux
          qui alloient presque nuds», et les _marcandiers_, ceux
          qui disoient avoir été volés, et qui, en menaçant d'une
          accusation le passant à la bourse duquel ils en vouloient,
          le faisoient ainsi _chanter_, c'est-à-dire payer.
          _Marcandier_ signifioit aussi marchand.]

          [Note 41: Allusion aux duels fréquents dont la place Royale
          étoit l'arène, notamment à celui de Boutteville, qui avoit
          eu lieu en 1627.]

          [Note 42: Comme une partie de cette grande plaine
          commençoit alors à se couvrir de maisons, c'est seulement
          à l'extrémité, du côté de la Grenouillère (quai d'Orsay),
          qu'on pouvoit encore aller se battre. «Le comte et le
          baron, lisons-nous dans Francion, s'étant donc picquez,
          se retirèrent de la compagnie par divers endroits, et,
          ayant été passer le Pont-Neuf vers le soir, se trouvèrent
          presqu'en même temps au bout du Pré-aux-Clercs, où, estant
          descendus de cheval, ils mirent la main à l'espée.» (_Hist.
          comique de Francion_, 1663, in 8, p. 366.)]

Je reviens à vous, âmes lasches (parlant aux deux sieurs
cordonniers). Gens sans honneur et mal apris que vous estes, vous
dites du mal des personnes qui valent peust-estre mieux que vous.
Quelle manie, quelle rage, quelle fureur vous a saisict les cinq sens
de nature? Qui diable vous a fait si hardis de me venir gourmander
ainsy jusques en ma maison? D'où venez-vous? quy estes-vous?
Etes-vous gentils-hommes, bourgeois ou roturiers?--Alors le plus
asseuré de nos dicts sieurs les savetiers, qui neantmoins trembloit
au manche, de peur qu'il avoit d'estre graissé, commença de tirer de
la plus profonde cave de son estomach un soupir plein de regrets,
auquel il donna, pour escorte de sûreté et pour interprète fidelle
du ressentiment qu'il avoit, ces parolles, dignes d'estre gravées
sur le bronze, ou tout au moins sur du papier doré, pour servir de
torche-cul à la posterité:

Illustrissime, reverendissime, nobillissime, clarissime,
excellentissime seigneur, dites-moy, je vous prie, le title et la
qualité qu'il vous plaise que je vous donne: car je vous promets
bien que je n'ay jamais etuguié à Padoue pour sçavoir des rubriques
de ceremonies. Si je vous appelle doctissime, je croy que ce sera le
vray moyen de satisfaire à mon devoir: car, si je ne me trompe, je
vous ay veu regenter en assez bon credit dans le meilleur collège
de nostre bonne et ancienne université de Paris. Je vous dis donc,
doctissime et reverendissime Monsieur, que nous ne sommes ny
gentils-hommes, ny bourgeois, ny marchands, ny roturiers; nous sommes
du tiers-etat et deux des plus francs courtauts quy peuplent la
famuleuse et celèbre race de la Savatterie.

Si vous avez resolu de faire paroistre la rigueur de vostre
courroux, il est bien raisonnable que vous en faciez ressentir les
effects à ceux quy l'ont merité par leurs crimes, et non pas à des
innocents comme nous sommes, mon camarade et moy, quy ne vous avons
nullement offencé. J'ay quelques fois ouy dire, du temps que mon
bon homme de père me faisoit l'honneur de m'envoyer, au collége des
Trois-Evesques[43] entendre les doctes leçons du subtil et mellifique
Ramus, que _licebat vim vi repellere_; et si quelquefois la langue
latine ne vous estoit pas des plus familières, je prendray la
hardiesse d'y mettre la glose françoise, et diray librement qu'il est
permis, aussy bien à Vaugirard qu'à Vanves, de repousser la force par
la force; et, si on reçoit un cataplasme de Venise[44], un coup de
poing, une gourmade simple, par raison de charité il la faut doubler
et la rendre au centuple si l'ocasion y est requis ainsy. Au moins
ay-je appris ceste doctrine du bon Barthole, au tiltre penultième de
ses Institutions, § _Si quis_, et du brave Cujas, sans pair, en la
première ligne du commantaire qu'il a faict sur le code du droit tant
canon que civil. Nous avons pratiqué ceste maxime à l'endroict de
ces deux individus que vous voyez là couchez avec tant de privauté,
comme s'ils estoient chez eux, sur la croyance que nous avons eue que
cela estoit juste, et qu'un si maigre sujet ne seroit pas capable de
faire prendre la chèvre à un bel esprit comme le vostre.

          [Note 43: C'est le collége de Cambrai, qu'on appeloit
          quelquefois _collége des Trois-Evêques_, en souvenir de ses
          trois fondateurs: Hugues d'Arci, _évêque_ de Laon; Hugues
          de Pomare, _évêque_ de Langres; Gui d'Aussone, _évêque_ de
          Cambrai. C'est à celui-ci, qui avoit eu le plus de part
          à la fondation, qu'il devoit son nom plus ordinaire de
          collége de Cambrai. La place sur laquelle il ouvroit, et
          qui a disparu l'année dernière, s'appeloit de même par la
          même raison.]

          [Note 44: «C'est un soufflet, un coup appliqué sur le
          visage de quelqu'un du plat ou du revers de la main.»
          (Leroux, _Dictionn. comique_.)]

De tous ceux quy ont veu la suitte de nostre procez, il n'y en a pas
un qui aye osé nous donner le tort s'il ne vouloit point mentir.
Ce n'est pas nous quy sommes autheurs de la meslée, Dieu le sçait!
et tout le faux-bourg Sainct-Germain en peult rendre fidelle et
authentique tesmoignage que ce sont eux-mesmes quy nous ont attaquez
les premiers. Si vous pretendez neantmoings que nous ayons commis
quelque excez sur vos terres, nous vous declarons et protestons
dès à present que tout ce que nous en avons fait estoit purement
et simplement à nostre corps defendant, outre que nous etions
obligez d'y proceder de la sorte par les loix d'honneur, qui est
le plus riche tresor que la nature tienne inserré dans le cabinet
de ses raretez. L'Orient n'a point de diamans ny de perles qui
puissent entrer en parangon avec son prix inestimable; la Nouvelle
France n'a point de castor ny de mourues fraiches quy la puissent
payer. Les saucissons de Boulongne, les jambons de Mayence, les
fourmages de Milan, les andouilles de Troyes et les angelots du
Pont-l'Evesque[45] ne sont rien à l'egard de l'honneur. Enfin, c'est
une relique et un joyau que nous devons cherir plus que la vie mesme.
_No ay vida como la honra_, dit l'Espagnol; il n'y a point de vie
semblable à l'honneur.

          [Note 45: Petits fromages qu'on ne connoit guère qu'en
          Normandie, dans le pays d'_Auge_, ce qui nous feroit croire
          volontiers qu'_Angelot_ est une altération de _Augelot_.]

Toute l'assemblée pensa crever de rire lors qu'ils prirent garde
que monsieur le savetier faisoit des comparaisons de l'honneur avec
les angelots du Pont-l'Evesque et les fourmages de Milan. Ventre
sainct Gris! dit l'un des assistans, voilà le premier savetier que
j'ay jamais cogneu! Après qu'il sera mort, il luy faudra donner une
place au rang des hommes illustres. Jamais Demosthènes ne plaida si
pertinemment pour les tripières que fait ce sire savetier pour son
interest. Seroit-il bien possible que dans la circonference d'un
tire-pied il eust fait rencontre d'une rhetorique si raffinée? Il est
universel, il n'ignore de rien, et ne puis croire autrement qu'il
n'ayt autresfois servy les massons de la tour de Babel: il parle
toutes sortes de langues comme celle de sa mère.

Et, afin que par l'ignorance, poursuivit le savetier, et peu de
cognoissance de nostre cause, vous ne veniez à faire quelque pas de
clerc et prononcer un jugement de travers au prejudice de vostre
conscience et desavantage de nostre interest particulier, quy est
ce quy nous importe le plus, je veux vous informer plus amplement
comme toute l'affaire s'est passée, pourveu que vous me donniez
attention huict jours durant et rien plus. J'aimerois mieux devenir
cheval que d'avoir abusé de vostre patience un moment. Je vous
diray donc, Messieurs, que jeudy dernier, après avoir pris nostre
refection ordinaire, environ l'heure que Phaeton desteloit ses
chevaux pour leur donner l'avoine à l'hostellerie du Mouton[46], dans
la rue du Zodiaque, nous fismes partie d'aller nous divertir nos
esprits melancoliques sous la verdure de quelque treille agreable,
au passe-temps du noble jeu de boule. Ce qu'en effect nous mismes
à execution en mesme forme que nous l'avions proposé, et, comme
nous etions sur le seuil de la porte tout prests d'en sortir pour
aller desalterer, tous nos sangs eschauffez, au beau premier cabaret
que nous rencontrions, nous trouvasmes ces deux marouffles de
cordonniers, lesquels nous interrogérent exactement, ny plus ny moins
que si nous etions obligez de leur rendre compte de nos actions,
de quel costé et par où nous dirigions nos pas? Et sitost que nous
eusmes repondu que nous prenions le grand chemin qui conduisoit droit
à la maison du _Riche laboureur_, ils s'offrirent de gaité de coeur
et sans estre nullement priez de nous accompagner, et nous ayant
neantmoins demandé avec assez de discretion si nous ne le trouvions
pas mauvais. Nous les receumes fort charitablement et avec autant
de courtoisie qu'ils auroient pu desirer des plus honnestes gens du
monde, et, au lieu de suivre le chemin que nous avions resolu de
faire, de leur consentement et advis, nous prismes la route de la
rue des _Boucheries_[47], et en peu de temps nous nous rendismes
heureusement vis-à-vis de l'hostel du Suisse, où nous entrasmes
librement et sans marchandage de plus, après avoir fait neantmoins
une production generale de toutes les ceremonies qui concernoient la
preeminence en une semblable rencontre.

          [Note 46: C'est-à-dire du _bélier_, pour parler comme le
          Zodiaque; mais comme il y avoit à Paris, dans le cimetière
          de Saint-Jean, une célèbre hôtellerie du _Mouton_ (V. notre
          _Histoire des hôtelleries_, t. 2, p. 303-304), on a cru
          pouvoir se permettre cette variante.]

          [Note 47: Il y eut toujours dans cette rue du faubourg
          Saint-Germain beaucoup de taverniers et plus tard de
          traiteurs. L'une des principales loges de francs-maçons,
          au XVIIIe siècle, s'ouvrit et tint ses séances chez l'un
          de ces derniers. Mercier connut chez une autre la fameuse
          servante de cabaret dont il a tant vanté la prodigieuse
          mémoire et la capacité; enfin le _Caveau_ étoit près de là,
          chez Landel, au carrefour Buci.]

De vous rapporter icy ce qui se passa entre nous durant la
collation, ce seroit faire peu d'estime du temps quy nous est si
cher; il faudroit une langue plus diserte que la mienne et que j'aie
l'esprit plus farcy de conceptions plus relevées et plus confites
dans l'eloquence que je n'ay pas. Je vous dirai seullement, pour
trancher net, qu'au plus fort de nostre rejouissance, il m'eschappa
par malheur de cracher trois ou quatre sentences de l'honneur et
gloire de nostre cher mestier. Mais à peine les eus-je faict sortir
de dessus le bord de mes lèvres qu'incontinent l'un de ces deux
impudents me donna d'un dementy par le nez, et me chanta pour le
moins dix tombereaux de pouilles et d'injures, et, croyant me picquer
jusques au vif et au dernier point, me dict ouvertement et d'un
courage plus temeraire que resolu que je n'etois rien qu'un meschant
savetier, miroir de l'incommodité, suppost de la misère humaine,
le rebut et l'egoust de toute la monarchie françoise. Jusques là
j'avois fait paroistre autant de patience que Job; mais, si tost
que je l'aperceu lever la main pour me couvrir la joue et que je
me sentis la moustache frisée par l'approche et attouchement d'une
assiette qu'il me feit effrontement voler à la figure, ce fut alors
que mon insigne patience sortit hors des gonds, et la cholère se
rendit avec tant de vitesse maistresse absolue de toutes les facultés
et puissances de mon ame que je ne peu m'empescher de luy donner un
cataplasme de Venise, et vous puis asseurer avec verité que, si ce
n'eust esté le respect que j'avois de fascher nostre hoste et de
causer quelque desordre dans son logis, je luy eusse graissé les
epaules aux despens d'une satile, comme son indiscretion le meritoit.

Mais dictes-moy, de grace, erudissime seigneur, à quoy pensez-vous
parler quand vous parlez à ces deux perfides que voicy presents?
Quelles gens croyez-vous que ce soient? Je vous apprends que ce sont
deux meschans feseurs de bottes et de souliers, que le vulgaire
appelle ineptement et sans fondement aucun de raison cordonniers.
Pourquoy? Cordonniers, d'où est derivé ce mot? Est-ce peut-estre
par ce que ils font des cordons de chapeaux et qu'ils fournissent
des cordes[48] à maistre Jean Guillaume lorsqu'il luy convient
d'en employer pour les operations chatouilleuses de son art[49], ou
bien qu'ils soient obligez d'avoir tous les mois chacun une chaude
pisse cordée? On auroit autant de raison de les appeler tonneliers
ou officiers du Port-au-foin, pour ce que, si les pretendus
cordonniers font des bottes de cuir, ceux-cy en font de bois et de
foin. J'aimerois autant dire qu'ils feussent maitres d'escrime: les
escrimeurs tirent des bottes, et les cordonniers les chaussent. Voilà
une impertinence plus claire que le jour; voilà une improprieté
tout-à-fait manifeste, sans l'affront signalé que reçoit nostre
langue françoise de dire qu'elle soit si pauvre, qu'il faille qu'elle
emprunte le nom d'une autre profession pour baptiser ces messieurs
de faiseurs de soulis. Et semble que l'italien aie rencontré aussi
mal que le françois en ceste affaire icy, quelque affectation et
mignardise qu'il puisse pretendre dans la delicatesse et douceur
de son langage: il nomme un souly _scarpa_[50] et celuy quy le
faict _calzonaro_, ny plus ny moins que s'il estoit chaussetier et
que sa profession fut de faire des bas; parce qu'en effet des bas
de chausse, aussy bien en Toscane qu'en autres lieux d'Italie,
s'appellent _calzette_. Mais les Espagnols, quy ont plustost la main
à l'espée qu'à la bourse, comme sages et prudens dans tous leurs
conseils et entreprises, ont fort bien preveu le desordre qu'auroit
peu causer dans leur monarchie une telle ethimologie et denomination
si impropre. Ceste seule consideration, fondée sur les maximes de la
police, les a obligez de qualifier tous les officiers et confreires
du tirepied d'un nom general et commun, c'est assavoir _çapateros_,
quy est comme si nous disions en françois _savetiers_. Et la seule
difference qu'ils ont vouleu y constituer et poser pour les mettre
d'accord, c'est qu'ils ont adjousté la clause authentique et verbale
_de viejo, de nuevo_, en vieux et en neuf.

          [Note 48: Cette burlesque étymologie rappelle celle que
          Balzac, peu plaisant d'ordinaire, inventa un jour, selon le
          _Menagiana_. Il disoit que les _cordonniers_ s'appellent
          ainsi parcequ'ils _donnent_ des _cors_!]

          [Note 49: Jean Guillaume étoit le bourreau de Paris. Il
          avoit succédé à Jean Rozeau (V. notre t. 4, p. 251), qui
          avoit été pendu sous Henri IV pour avoir, pendant la Ligue,
          étranglé le président Brisson, lui avoir pris son manteau
          de peluche et l'avoir vendu dix écus. V. L'Estoille, _édit.
          Michaud_, t. 2, p. 75. etc.]

          [Note 50: Ce mot italien, qui venoit lui-même du latin
          _carpus_ ou de son diminutif _carpisculus_, qui désignoit
          une sorte de soulier découpé, a eu pour dérivé, dans notre
          langue, son équivalent _escarpin_.]

Ceste belle difference me fait souvenir d'une pensée admirable sur
ce mot de savetier en vieux. Nostradamus, cest insigne resveur,
prouve, dans le calepin de ses doctes propheties, qu'il n'y a rien
au monde quy donne tant de credict à quelque chose que ce soit comme
la vieillesse et l'antiquité. Ceux quy se meslent de paranympher[51]
les empires, les royaumes, les republiques, les citez et les villes,
commencent tousjours par l'antiquité comme principale pièce de leur
recommandation. Un gentilhomme n'est jamais respecté comme il faut
entre ceux quy sont nobles s'il ne donne des preuves de sa noblesse
de père en fils jusques à la centiesme generation. Les vieilles
et les plus antiques medailles sont les plus recherchez. Et si une
bibliothèque n'est fournie de plusieurs manuscrits antiques, on
n'en fait plus d'estat que si elle estoit la boutique d'un libraire
moderne. Jusques à un tavernier, si vous le priez de vous faire
gouster un doigt de bon vin quy vous ravisse les sens, il vous
repondra qu'il a le meilleur vin vieux quy soit en France. Et, si
quelque homme de bonne humeur vous a joué quelque tour, vous direz
aussi tost: C'est vieux. De toutes ces propositions sus alleguées je
tire une conclusion en barbara et dis:

Toutes les choses quy sont vieilles et antiques sont plus dignes que
celles quy sont neuves.

Tout ce quy passe par les mains des savetiers est vieux et antique.

Ergo les savetiers sont plus dignes que les cordonniers, quy
travaillent le neuf.

          [Note 51: C'est-à-dire faire un compliment, un éloge, dans
          le genre de ceux qu'on adressoit aux jeunes mariés, ou bien
          aux nouveau-venus dans les colléges.]

Il n'y a point de vice ny de surprise dans ce sylogisme; il est
dressé comme il faut, la matière est bonne, et la forme encore
meilleure. Tout le monde sçait que les savetiers ne vendent rien chez
eux quy n'ait au moins quelque apparence de vieux, joinct que, par le
temoignage que nous avons tiré des archives d'Espaigne, il se trouve
que les savetiers sont plus proches parens du souly que ne sont les
cordonniers. Et, pour ce voir et en monstrer la verité, espluchons
l'ethimologie du nom de savetier. Voyons les principes et l'origine
d'où il tire sa reelle denomination.

_Çapato_, en catalan, veut dire soulier, n'est-il pas vray? Ouy; or
sus donc nous voilà d'accord dejà sur ce point là. Changeons le _p_
en _v_, nous trouverons _çavato_; poursuivons plus avant, et, sous
une echange de l'_o_ en _e_ feminin, espelez, Monsieur le cordonnier,
assemblez vos lettres comme il faut; autrement mettez chausse bas,
voicy le magister quy vous chassera les mouches du derrière avec
un baston à vingt bouts, _sa va, sa va te, savate_. Courage, nous
aurons tantost plus que nous ne demandons; poussons nostre bidet et
passons outre. De _çapato_ est formé _çapatero_, changeant l'_o_ en
_e_, et en suite le _ro_ ajouté. De _savate_, est derivé _savetier_,
entreposant un _i_ entre le _t_ et l'_e_ et ajoustant un _r_. Il n'y
a plus rien à roigner après cela, Monsieur le cordonnier, voilà quy
est grammatical; jamais Priscian ny Donat n'auroient mieux rencontré.
Il faut vous rendre ou crever, et confesser, en depit de vos chiennes
de machoires, que vous estes savetiers aussy bien que nous; et,
puis que vous voyez que la vraie et essentielle nature du souly est
plus rangée de nostre costé que du vostre, il ne vous desplaira
pas de boire après nous; avec vostre permission, nous prendrons la
main droicte. Après cela, c'est tout dit; vivez seullement mieux à
l'advenir, et taschez de vous rendre aussy braves gens que nous.

Apollon, ayant fait premierement paroistre sur son front une gravité
extraordinaire, feit imposer silence par son premier huissier, et,
après s'estre relevé la moustache d'une grace non pareille, feit
couler de sa bouche dorée ce discours mellifique et suave et tout
confit dans le sucre:

C'est assez dit, mes bons amis (s'adressant aux savetiers), à bon
entendeur il ne faut que demy mot: je voy d'une lieue loin où vous
en voulez venir. Il faudroit estre un vrai aveugle pour ne point
voir la raison que vous y mettez et le tort qu'ont tous ceux quy
vous veulent du mal. Il y a plus de quatre-vingt-dix lunes que j'ay
entendu parler de vostre fait. Je ne sçay par où commencer pour
vous exprimer suffisamment, avec l'affection que je voudrois bien,
la bonne opinion que j'ay toujours eue de vos consciences sans
reproches. J'approuve et extolle[52] jusques à la moindre region de
l'air vos franchises naturelles, et proteste devant tous les dieux
que je suis entierement satisfait de la charité et courtoisie dont
vous usez ordinairement envers tous ceux quy ont l'esprit de s'aller
chausser dans vos magazins. Vous avez le courage noble, et tout Paris
recognoist que vous ne faites point de difficulté de donner une paire
de souliers, à quelques poincts qu'on vous les puisse demander,
pour douze ou seize sols tout au plus, et le plus riche de tous les
cordonniers en voudroit avoir cinquante sols ou trois quarts d'escu,
tout au moins; et les gentils hommes incommodez se vantent partout
d'avoir la meilleure paire de bottes qu'il y ait dans vos boutiques
pour le prix et somme de trois livres seulement; et messieurs les
cordonniers n'en voudroient point rabattre une obolle encor sur
une pistole en or, ou dix francs tout au meilleur marché, et bien
souvent ne seront-elles que de meschante vache bruslée. Je veux
dores-en-avant que vous me serviez; j'aime mieux donner mon argent
à vous qu'à d'autres quy se mocquent de moy. Et dès à present je
jure par les eaux inviolables du Styx, et vous le signeray par devant
tous les notaires quy sont sous les charniers des Innocents, que je
vous feray donner la pratique de tous les musniers de mon quartier,
sans compter les bourgeois de Vaugirard et Vanves, quy ne vous peut
fuir. Et quy plus est, je desire que les neuf muses, très chères et
bien aimées seurs, portent à l'avenir de vos ouvrages, à condition
que vous espargnerez toutes fois plus vos dents que vous n'avez fait
par le passé, et que vous renoncerez entièrement à l'avare et maudite
coustume que vous avez de tirer le cuir avec pour le rendre plus
long, en quoi j'ay appris de personnes dignes de foy que vous faictes
aussi bien vostre devoir que pas un cordonnier qui soit. Et afin que
tous les confraires du tirepied puissent à jamais vivre en bonne
paix et intelligence ensemble, comme des personnes quy jouissent
esgallement des priviléges de l'alesne, nous desclarons et ordonnons
par ces presentes que vous porterez dores-en-avant un seul et mesme
nom, comme font tous vos associez, amis, confederez et alliez quy
demeurent en Espaigne, savoir est, que les cordonniers s'appellent
savetiers en vieux; ou bien, si les cordonniers pretendent recevoir
quelque grief d'une ordonnance et d'un reglement si juste, et
qu'obstinement et malicieusement ils ne vouleussent se deffaire d'un
tiltre quy convient si peu à leur profession, nous desclarons par ces
dites presentes, et que personne n'en pretende cause d'ignorance,
que le susdit nom de cordonnier sera commun à tous les deux ordres
de la semelle, sans neantmoins en retrancher la clause sus alleguée:
cordonnier en vieux, cordonnier en neuf, afin qu'ils puissent
estre recogneus les uns aux autres pour estre respectez et honorez
selon leur grade et merite en tous lieux et endroits où le destin
les pourroit faire rencontrer ensemble, nonobstant oppositions ou
appellations quelconques produites au contraire. Et tous ceux quy
auront l'ame si noire que de contre-venir à nostre dit reglement en
la moindre façon du monde et sous quelque pretexte que ce soit, nous
les condamnons dès à present à cinquante bouteilles de vin d'amende
et autant de cervelas, applicables aux pauvres confrères desdits
mestiers quy pourront prouver par leur indigence n'avoir pas le sol
pour boire; et si voulons et entendons que, dès l'heure mesme qu'ils
auront eu seulement la volonté de commettre la moindre rebellion, ils
soient obligez par corps de prester, avec l'humilité et submission
qui leur sera commandée, leurs espaules opiniastres et rebelles pour
porter les cinquantes bouteilles de vin au dit mont Parnasse ou en
autre lieu que trouvera bon la discretion des surintendans de la
confairie, afin de boire tous ensemble en bonne amitié, sur peine
d'estre privez à jamais des graces et priviléges ordinaires dont ont
accoustumé de jouir tous confrères et officiers du dit mestier.

          [Note 52: J'élève, du latin _extollere_.]



_L'Oeuf de Pasques ou pascal, à Monsieur le Lieutenant civil, par
Jacques de Fonteny[53]._

_A Paris, chez la veufve Hubert Velut et Paul Mansan, demeurant rue
de la Tannerie, près la Grève._

MDCXVI, in-8.

          [Note 53: Jacques de Fonteny n'est guère connu, et, comme
          on va le voir, il mériteroit de l'être à plusieurs titres.
          Il faisoit partie de la _Confrérie de la passion_, non
          pas sans doute comme acteur, puisque, d'après l'Estoille,
          il étoit boiteux, mais comme poète certainement. Il prend
          la qualité de _confrère de la passion_ dans le recueil
          de _Pastorelles_ publié en 1615 par J. Corrozet, in-12,
          sous le titre de _le Bocage d'Amour_. Il s'y trouve deux
          _pastorelles_ en vers, l'une _le Beau pasteur_, qui étoit
          bien de notre Fonteny, puisqu'il l'avoit déjà donnée dans
          la _Première partie de ses ébats poétiques_, Paris, Guill.
          Linocier, 1587, in-12; l'autre _la Chaste bergère_, qui,
          bien que publiée aussi sous le nom de Fonteny, appartenoit
          réellement à son camarade S. G. de la Roque, puisque
          celui-ci l'avoit déjà fait paroître séparément sous son
          nom, en 1599, à Rouen, chez Raph. du Petit-Val. Il est vrai
          que La Roque auroit pu la prendre, pour se l'attribuer,
          dans la première édition du _Bocage d'Amour_, donnée en
          1578, et mentionnée dans la _Bibliothèque du théâtre
          françois_, t. 1, p. 220. Dans ce même ouvrage, il est parlé
          d'un autre recueil de notre auteur, _les Ressentiments de
          Jacques de Fonteny pour sa Celeste_, 1587, in-12, dont fait
          partie la pastorale en 5 actes _la Galathée divinement
          delivrée_. Quand les comédiens italiens vinrent en France,
          Fonteny se mit aussitôt à imiter leur théâtre. A peine
          Francesco Andreini, chef de la troupe de _li Gelosi_,
          avoit-il donné, en 1607, la première partie de sa grande
          pièce matamore _le Bravure del capitan Spavento_, que
          notre _confrère de la passion_ la publia en françois sous
          le titre de: _les Bravacheries du capitaine Spavente_,
          traduictes par J. D. F. P. (Jacques de Fonteny, Parisien).
          M. Brunet, trompé par la première de ces initiales, a
          dit que cette traduction étoit de _Jean_ de Fonteny;
          mais, selon moi, c'est bien _Jacques_ qu'il faut dire.
          En 1638, Anthoine Robinot publia pour la seconde fois
          cette traduction avec le titre nouveau de _le Capitan,
          par un comédien de la trouppe jalouse_. Cette seconde
          édition est mentionnée dans le _Catalogue Soleinne_, sous
          le nº 804, avec une note où, après avoir fait ressortir
          l'influence que cette pièce put avoir sur notre théâtre,
          dont le _matamore_ fut dès lors l'un des personnages
          indispensables, l'on ajoute: «La première édition du
          _Capitan_ doit être bien antérieure à celle de 1608, la
          plus ancienne qui soit citée par la bibliographie.» C'est
          une erreur, puisqu'en effet, je le répète, la première
          partie de l'ouvrage d'Andreini, dont celui-ci n'étoit que
          la traduction, avoit paru seulement en 1607. (V. le curieux
          travail de M. Ch. Magnin sur le _Teatro celeste_, Revue
          des deux mondes, 15 décembre 1847, p. 1103, note.) Fonteny
          sacrifioit volontiers à la mode en littérature: nous venons
          de le voir pour les comédies italiennes, dont il se hâta de
          se faire le traducteur au moment de leur premier succès;
          nous allons en avoir une autre preuve par son volume
          d'_Anagrammes et sonnets, dédiés à la reine Marguerite_,
          qu'il publia en 1606, in-4, c'est-à-dire au moment où ce
          genre de casse-tête poétique commençoit d'être en vogue.
          L'Estoille, dont Fonteny étoit l'ami, reçut de lui, en
          présent, ce volume d'anagrammes, et voici comment il en
          parle: «Le vendredi 5 (janvier 1607), Fonteny m'a donné
          des anagrammes de sa façon, qu'il a fait imprimer pour la
          reine Marguerite, où entr'autres il y en a ung tout à la
          fin qui est sublin et rencontré de mesme, tiré, ainsi qu'il
          dit, de l'Escriture, fort convenable à la qualité, vie et
          profession de la ditte dame, dans le nom de la quelle, qui
          est Marguerite de Valois, se trouve: _Salve, virgo mater
          Dei_. Il y en a encores un autre de mesme qu'il y a mis,
          qui suit cestui-ci, de pareille estofe et grace; les quels
          deux il semble avoir reservés pour la bonne bouche, afin
          que d'une tant belle conclusion, et si à propos, on jugea
          tout le reste, qui ne vault pas mieux.» Par bonheur un
          autre présent accompagnoit celui-là et le faisoit passer,
          quoi que ce fût aussi, mais dans un genre bien différent,
          un ouvrage de Fonteny: «Le dit Fonteny, ajoute l'Estoille,
          m'a donné pour mes estrennes un plat de marrons de sa
          façon, dans un petit plat de faïence, si bien faict qu'il
          n'y a celui qui ne les prenne pour vrais marrons, tant
          ils sont bien contrefaits près du naturel, se rencontrant
          plus heureux en cest ouvrage qu'en celuy des anagrammes.»
          Quelques semaines après, Fonteny, qui avoit encore quelque
          présent de vers à se faire pardonner, gratifia l'Estoille
          de la même manière. «Fonteni le boiteux, écrit celui-ci,
          m'a donné ce jour (20 fév. 1607) un plat artificiel de sa
          façon, de poires cuites au four, qui est bien la chose la
          mieux faite et la plus approchante du naturel qui se puisse
          voir. Il m'a donné aussi son _Oenigme de la cloche_.»--Mon
          ami M. de Montaiglon, frappé comme moi de ces deux passages
          de l'Estoille qui nous font connoître un imitateur de
          Palissy très intéressant et très imprévu, pense, avec
          raison, que la grande F placée sous une assiette de fruits
          émaillée faisant partie de la collection des faïences du
          musée du Louvre pourroit bien être l'initiale de notre
          Fonteny.]


_A Messire Henry de Mesmes, sieur Dirval, Conseiller du Roy en ses
conseils d'Estat et privé et Lieutenant civil au Chastelet de Paris._

ANAGRAMME.

  Henry de Mesme, lieutenant civil,
  Mine divine, lumière en Chastelet.


SONNET.

  Mine divine où ses traicts on contemple,
  Quy font juger à celuy qui les voyt
  Qu'un rare esprit le ciel vous reservoit
  Où l'equité dresseroit un saint temple,

  Vous en donnez une preuve très-ample
  Et confirmez l'espoir que l'on avoit
  Que vous feriez tout ce qui se pouvoit
  Pour la Justice, à toutz servant d'exemple.

    Jeune et savant en droict, vous surpassez
  Beaucoup de vieux quy ont esté placez
  Où vous donnez vos sincères sentences.

    Miracle grand d'estre, en l'avril molet
  De vos beaux ans, lumière en Chastelet,
  Pour dissiper l'obscur des circonstances.

  JACQUES DE FONTENY.

       *       *       *       *       *

_L'Oeuf de Pasques ou pascal._

  Je vous invoque, ô Dioscures,
  Miraculeuses genitures,
  Fils d'un oeuf, et Helène aussy,
  Qui fut de Paris le soucy;
  Et le doux fruict de la promesse
  Que lui fit Cypris la deesse,
  Lorsque, juge, il la prefera
  A Junon, et luy defera
  La pomme d'or que la Discorde,
  Ennemie de la Concorde,
  Prepara pour troubler les cieux;
  Voyez-moy d'un oeil gracieux;
  Suppliez pour moy vostre père,
  Par les amours de vostre mère,
  Que je chante aussy doucement.
  L'oeuf qui chantoit mignardement
  Ses passions sur le rivage
  D'Eurote[54] quand sous le plumage
  D'un cygne blanc il se cacha
  Pour prendre, sans qu'on l'empescha,
  Avec vostre mère affinée,
  Les plaisirs deuz à l'hymenée.
  L'oeuf ne sauroit trop se vanter:
  Quel los il a que Juppiter
  Deux oeufs luy-mesme voulut pondre!
  N'est-ce pas assez pour confondre
  Ceux quy de l'oeuf ne font point cas?
  Luy quy peut tout, pouvoit-il pas
  A vous, ses chères creatures,
  Ordonner d'autres enclotures
  Que d'un oeuf, si l'oeuf n'eust esté
  Digne, par sa propriété,
  De vous tenir neuf mois en serre?
  Celuy dedans l'ignorance erre
  Quy de l'oeuf ne sçayt la valeur.
  Par l'oeuf on prouvoit son malheur
  Ou son bonheur; jadis les mages
  De l'oeuf tiroient divers presages;
  Sur un brasier ils le mettoient
  Et diligemment ils guettoient
  S'il ne jetoit point par ses pores
  Quelque sueur, mesme encores
  S'elle sortoit par ses costez
  Ou par ses deux extremitez:
  Car, si par sa coque fendue
  Sa liqueur etoit espandue,
  C'estoit un presage asseuré
  Que le ciel avoit conjuré
  Contre celuy quy faisoit faire,
  Pour savoir son sort, ce mystère.
  Orphée s'en est delecté
  Et en a escrit un traicté
  Quy l'_Oocospique_ s'appelle[55].
  Ceste façon n'estoit nouvelle
  De vaticiner par les oeufs
  Si les desteins seroient heureux
  Ou si l'issue pretendue
  Auroit la fortune attendue.
  Nos pères des siècles passez
  Ont pratiqué cest art assez;
  De l'oeuf ils savoient la cabale.
  Livia devina qu'un mâle
  Naistroit d'elle, ayant en son sein
  Couvé un oeuf d'où un poussin
  Sortit cresté, vray pronostique
  Qu'un jour dessus la republique
  Des Romains il domineroit,
  Et que l'aigle decoreroit
  Ses estandartz. La Destinée
  Parfeit la chose devinée,
  Car Livia veit son enfant
  Estre un empereur triomphant.
  De l'oeuf on tire mille augures,
  Mille infaillibles conjectures,
  D'où l'on voist naistre bien souvent
  Un effet quy n'est decevant.
  L'oeuf est le symbole du monde;
  L'air et le feu, la terre et l'onde,
  En luy sont unis et compris;
  Les oeufs sont aymés de Cypris.
  Si quelqu'un veut l'avoir propice,
  Il faut, en chaqu'un sacrifice
  Qu'on lui prepare, offrir des oeufs;
  Et lors elle exauce les voeux.
  Bacchus, quy nous donna la vigne,
  Tenoit tout sacrifice indigne
  Et vain où l'oeuf mistic n'estoit;
  Des oeufs en trophée on portoit
  Aux festes de ses bacchanales[56];
  Quand on chaumoit les cereales[57],
  Les aousterons[58] portoient des oeufs,
  Et crioit-on malheur sur eux
  S'ils les laissoient cheoir par mesgarde.
  Le proverbe encore se garde
  Qu'on dit aujourd'huy: «Garde bien
  De casser vos oeufs[59]! N'est-ce rien
  Doncques de l'oeuf? Il a puissance
  De chasser toute la nuisance
  Qu'apportent les mauvais esprits,
  Si nous croyons les vieux escripts
  De l'antiquité, de manière
  Que c'estoit chose coustumière,
  Par entre eux se voulant purger,
  De se faire suffemiger
  Avecque la vapeur du souffre;
  Le demon impur ne la souffre;
  Il la fuict et crainct son odeur.
  Celuy quy estoit luscrateur[60]
  Et chief de la ceremonie
  Avoit l'une des mains garnie
  D'un cierge ardent; en l'autre main
  Il tenoit un bassin tout plain
  D'oeufs, avec quoy, faisant la ronde
  Autour d'une maison immonde,
  Tant par dedans que par dehors,
  Il cuidoit nettoier le corps
  Et la maison de malefice,
  Si grand fust-il, rendant propice,
  Par ce moyen, le ciel à ceux
  Quy s'estoient lustrez par les oeufs.
  De là vient, comme je presume,
  Que, retenant de leur coustume,
  On denomme ores l'oeuf pascal
  Quy s'appeloit jadis lustral,
  Non qu'à present il serve à faire,
  Comme leurs oeufs, pareil mystère,
  Que deffend la religion;
  Mais il donne l'advision
  De se lustrer au jour de Pasque,
  Où il faut que le chretien vaque
  A servir Dieu d'un coeur lavé,
  Où l'ord pesché ne soit trouvé.
  Quy ne le faict tombe à sa perte
  Dans la damnation apperte.
  L'oeuf, en marque de netteté,
  De l'un à l'autre est présenté.
  Pour ceste cause, il est utille
  A tous et en vertus fertille.
  Des oeufs on faict les oingnements
  Donnant de prompts allegements
  A la toux, au rheume, aux bruslures,
  Aux chatarrhes froids, aux foulures.
  On tire une huille des moieux
  Salubre et propice aux gousteux;
  Des blancs durcis une huille on tire
  Bonne au mal des yeux, qu'on admire
  Pour oster l'inflammation
  Et reprimer la fluxion
  Qui tombe dessus, de manière
  Que la douleur s'en tire arrière.
  L'oeuf guarit les convulsions
  Et les choliques passions,
  Le humant avec eau-de-vie.
  Si quelques dames ont envie
  D'avoir un blanc pour se farder
  Et se faire plus regarder,
  Elles calcinent la coquille
  Des oeufs, et font poudre subtille
  Avec l'eau d'ange[61] la meslant.
  Ce fard rend leur teinct excellent,
  Blanc comme laict, sans qu'il importe
  A leur santé en quelque sorte.
  La coque d'oeuf blanchit les dents;
  La pellicule du dedans
  Guarit les lèvres crevassées;
  Les personnes interessées
  Du flux de sang ont guerison
  S'elles prennent avec raison
  Des cendres de coques d'oeufs faictes;
  En fin, les playes plus infectes
  Avec huille d'oeufs on guarit.
  L'oeuf plus qu'autre chose nourrit;
  Il est salubre à la personne,
  Au mat de coeur remède il donne;
  En medecine il est requis
  Comme nutritif et exquis,
  Bien cordial, et il sustente
  Le malade, qu'il alimente
  Sans luy causer opression;
  Il faict tost sa dijection,
  Le ventre il n'empesche et ne charge.
  Ceux qui dans Rome avoient la charge
  Des festins les plus somptueux
  Pour le premier servoient des oeufs[62]
  Avant tous mets, pourveu qu'ils fussent
  Fraischement ponduz ou qu'ils n'eussent
  Qu'un jour au plus; ils estimoient
  Tant ces oeufs frais, qu'ils les nommoient
  Le laict de poulle, et acheptèrent
  Toutes les poulles qu'ils trouvèrent
  Oeuver sans cesser, les gardant
  Avec soing de tout accident,
  Comme chose très necessaire
  Et à la santé salutaire.
  En Macedoine il se trouva
  Qu'une poule en un jour oeuva
  Deux fois neuf oeufs, qui tous portèrent
  Deux petits poussins, quy donnèrent
  Aux augures à deviner.
  Mais où me vay-je pourmener?
  Veux-je de l'oeuf faire un volume?
  N'arresterai-je point ma plume,
  Quy se perdra dans les escrits,
  Voulant de l'oeuf dire le prix?
  L'oeuf sert à tout: des Spitamées
  Les maisons n'estoient point fermées
  Qu'avecque des coquilles d'oeufs
  Et des plumes aux entre-deux;
  Ils avoient coustume de faire
  Avec chaux vive et de la claire
  Des oeufs un aiment qui tenoit
  Leurs pierres et les conjoingnoit.
  Depuis, plusieurs s'en servirent
  En leurs ouvrages, et refirent
  Les vaisseaux et vases brisés.
  Les paintres se sont advisés
  De s'en servir en leurs peintures[63]
  Et les doreurs en leurs dorures
  Qu'ils font sur les livres[64]. On faict
  Un vernis luisant et parfaict
  Avec l'auben, qui donne grace
  Aux tableaux, sans que tort il fasse
  Aux couleurs, et se peut oster
  Quand on veut, sans rien y gaster.
  On en use en maints artifices;
  Les amants les trouvent propices
  Pour mettre des lettres dedans
  Et, malgré les mieux regardants,
  Faire savoir à leurs maîtresses
  Leurs volontez et leurs detresses
  En ce quy leur est survenu.
  De là le proverbe est venu,
  De porter le poullet[65]. On use
  De l'oeuf encor une autre ruse:
  L'histoire ancienne nous dict
  Qu'un jour Alexandre entendict
  Par le moyen de quelque lettre
  Mise en un oeuf, qu'on voulut mettre
  Un mauvais dessein en effect
  Où son ost[66] eust esté defect
  Par Darius. On peut escrire
  Sur un oeuf ce qu'on ne peut lire
  Que par dedans, ayant osté
  La coque avec subtilité.
  Il sert à mille autres surprises,
  Mille jeux, mille galantises:
  Ne fait-on pas des oeufs aller
  Comme oiseaux amont dedans l'air
  Quand ils sont remplis de rosée
  Dont l'herbe est en may arrosée[67]?
  Mais, pour avoir ce passe-temps,
  On les met aux rays bluetans
  D'un soleil ardent, qui les tire
  Après qu'il a fondu la cire
  Quy clost la rosée. Avec l'oeuf
  Qu'on met sur un brasier de feu,
  Ne voist-on pas la flamme esteindre
  Et sa vehemence restraindre?
  L'oeuf peut tout, estant accomply
  Et de tant de vertus remply,
  Qu'il semble qu'il soit l'epitome
  Des merveilles nées pour l'home.
  Les Selenites font des oeufs,
  Et les hommes qui naissent d'eux
  Sont plus fortz ayant cinq années
  Que nous aux virilles journées,
  Si cela qu'Herodote dict
  Pour veritable entre en credit,
  Puisse un jour nostre grand monarque,
  Vainqueur du temps et de la Parque,
  Voir ces femmes et leur pays

  Et ses lys y estre obéis!
  Avant que finir ce poème,
  Je vous prieray d'un zele extrême
  De mesmes cest oeuf achepter
  Qu'humble je vous viens presenter,
  Comme feist ce consul de Rome
  Quy songea qu'il trouvoit grand somme
  D'or et d'argent dans un sien clos.
  Reveillé qu'il fut, tout dispos,
  Alla voir si c'etoit mensonge
  Ce qu'il avoit veu en son songe.
  Il n'y trouva qu'un oeuf; de quoy
  Il fut aussy content en soy
  Que s'il eust trouvé davantage.
  L'oeuf, disoit-il, j'acomparage
  A un très precieux thresor:
  Son moyeu represente l'or,
  Sa glaire l'argent; de manière
  Qu'ainsy que chose singulière
  J'estime l'oeuf en l'imitant.
  Soyez de ce present content.

          [Note 54: L'_Eurotas_. Les cygnes de ce fleuve étoient
          célèbres.]

          [Note 55: Ce traité se trouve avec les _Hymnes_, etc., à la
          suite des anciennes éditions des _Argonautica_ d'Orphée;
          mais, comme tout le reste, on sait à présent qu'il n'est
          pas de lui.]

          [Note 56: Plutarque dans ses _Symposiaques_, au bizarre
          chapitre: _Quel des deux a été le premier, de la poule ou
          de l'oeuf?_ parle de cet usage.]

          [Note 57: C'est-à-dire quand, après la moisson, l'on
          faisoit avec le blé fauché ces grandes _meules_ qu'on
          appelle _chaumiers_ dans la Beauce.]

          [Note 58: Moissonneurs, ceux qui font l'_aoust_.]

          [Note 59: S'il falloit se bien garder de casser un oeuf
          plein, il falloit aussi se hâter de le briser sitôt qu'on
          en avoit vidé la coque. C'étoit un usage sacré chez les
          Romains (Pline, liv. 28, ch. 2), et que nous avons conservé
          comme simple règle d'étiquette: «Après votre soupe, que
          mangeâtes-vous? dit l'abbé Delille à l'abbé Cosson dans
          la fameuse conversation qu'a rapportée Berchoux.--Un
          oeuf frais, répond l'autre.--Et que fîtes-vous de la
          coquille?--Comme tout le monde, je la laissai au laquais
          qui me servoit.--Sans la casser?--Sans la casser.--Eh
          bien! mon cher, on ne vide jamais un oeuf sans briser la
          coquille.» (Notes du poème _la Gastronomie_.) Grimod de la
          Reynière (_Almanach des gourmands_, 3e année, p. 349-350)
          se préoccupe de cet usage, et assure qu'il a beaucoup
          réfléchi pour en deviner le motif. Pline, qui en a parlé
          le premier, ne le savoit pas bien lui-même. «Au reste,
          dit l'illustre gourmand, il n'y a nul inconvénient à s'y
          soumettre.»]

          [Note 60: _Lustrateur_, qui tenoit et présentoit l'eau
          lustrale.]

          [Note 61: Eau de senteur fort en renom depuis le temps
          de Rabelais, qui la cite au chap. 55 de son livre 1er,
          jusqu'à Corneille, qui en parle dans sa comédie de _la
          Veuve_ (act. 1er, sc. 1re). Elle étoit composée d'iris de
          Florence, de storax, de bois de rose, de santal citrin,
          etc. Les Espagnols avoient aussi une eau des anges (_agua
          de angeles_), mais qu'ils composoient autrement. D'après
          la recette qu'en donne un commentateur de _Don Quichotte_
          (2e partie, ch. 32), il paroît que la fleur d'oranger
          y dominoit. L'_eau d'ange_ se seroit ainsi rapprochée
          de l'_eau de naffe_, dont nous avons parlé dans notre
          tome 4, p. 362, et qu'on nous assure être la même chose
          que l'eau de fleur d'oranger, bien que, dans le passage
          du _Décameron_ cité par nous, Boccace les distingue
          formellement.]

          [Note 62: On commençoit par les oeufs et l'on finissoit par
          les fruits, comme chez nous. De là le proverbe: _Ab ovo...
          usque ad mala_, depuis le commencement jusqu'à la fin.]

          [Note 63: Au moyen âge, lors même qu'on se servoit de
          l'huile et de la gomme pour la plupart des couleurs, il
          y en avoit quelques unes pour lesquelles on recouroit au
          blanc d'oeuf. «Le vermillon, dit le Moine Théophile, la
          céruse et le carmin doivent se broyer et s'appliquer avec
          du clair d'oeuf.» (_Diversarum artium schedula_, liber 1,
          cap. 27).]

          [Note 64: Dans les manuscrits, pour appliquer l'or, l'on
          s'étoit toujours servi d'un mélange de vermillon et de
          cinabre, broyé dans un clair ou blanc d'oeuf. (_Idem_, cap.
          31.) Quant aux relieurs, ils durent toujours faire usage du
          blanc d'oeuf pour leurs dorures; aujourd'hui encore ils ont
          soin de _glairer_ préalablement la partie sur laquelle la
          feuille d'or doit être appliquée.]

          [Note 65: C'est la première fois que nous voyons expliquer
          ainsi le nom de ces billets doux, qu'on appeloit aussi
          _chapons_. (V. notre tom. 1er, p. 12.) Nous préférons,
          l'étymologie que donne Le Duchat, lorsqu'il dit dans son
          _Dict. étymologique_ de Ménage (Paris 1750, in-fol.), qu'on
          appeloit ainsi les billets doux parcequ'on les plioit en
          forme de poulet, «à la manière, dit-il, dont les officiers
          de bouche plient les serviettes, auxquelles ils savent
          donner diverses figures d'animaux». Le Duchat auroit pu
          appuyer son explication du passage de l'_Ecole des Maris_
          (act. 2, sc. 5) où Isabelle raconte à Sganarelle comment un
          jeune homme

               ... a droit dans sa chambre une boîte jetée
               Qui renferme une _lettre en poulet cachetée_.]

          [Note 66: Armée.]

          [Note 67: Dans les _Nova antiqua_ de Paschius, au chapitre
          où il est parlé des tentatives faites par l'homme pour
          s'élever dans les airs, l'on trouve d'intéressants détails
          sur la manière dont on préparoit les oeufs pour qu'ils
          pussent monter comme de petits aérostats.]



_Catéchisme des Courtisans, ou les Questions de la Cour, et autres
galanteries._

_Cologne._ M.DC.LXVIII.

Pet. in-12[68].

          [Note 68: Il en avoit paru une première édition en 1649, s.
          l., in-4 de 8 p., avec ce titre, _Catechisme des courtisans
          de la cour de Mazarin_. Les pièces qui suivent ici, et qui
          sont toutes, sauf une seule, d'une époque postérieure à
          1649, ne s'y trouvoient naturellement pas.]


_Demande._

Qu'est-ce que Dieu?

_Response._

C'est l'autheur de toutes choses.

D. Qu'est-ce que le monde?

R. C'est le grand oeuvre de Dieu.

D. Qu'est-ce qu'un homme de bien?

R. L'amour des anges et la haine du diable.

D. Qu'est-ce qu'un pecheur?

R. L'hostellerie des demons.

D. Qu'est-ce qu'un impie?

R. Un demon incarné.

D. Qu'est-ce qu'un predicateur?

R. Un homme dont on croit la parole sans suivre son conseil.

D. Qu'est-ce qu'un moine?

R. L'epouvantail des enfans et le miroir de devotion.

D. Qu'est-ce qu'un jesuitte?

R. Un sage politique qui se sert adroitement de sa religion.

D. Qu'est-ce qu'un roy?

R. Un homme qui est toujours trompé, un maistre qui ne sçait jamais
son metier.

D. Qu'est-ce qu'un prince?

R. Un crime que l'on n'ose punir.

D. Qu'est-ce qu'un president?

R. Un homme d'apparence grave, dont la parole fait quelquefois tort
aux innocens, et souvent peur aux coupables.

D. Qu'est-ce qu'un jeune conseiller?

R. Un homme qui chatie en autruy ce qu'il commet luy-mesme, et qui
parle plus du bonnet que de la teste.

D. Qu'est-ce qu'un advocat?

R. Un hardy qui, par de fausses raisons, persuade ce qui ne fut
jamais.

D. Qu'est-ce qu'un procureur?

R. Un homme qui avec la langue fait vider la bourse de sa partie sans
y toucher.

D. Qu'est-ce qu'un chicaneur?

R. C'est un adroit qui, par des moyens subtils, sçait mesler le bien
d'autruy avec le sien.

D. Qu'est-ce qu'un huissier?

R. C'est un homme qui se rejouit du mal d'autruy, et qu'on peut
enrichir à coups de poing[69].

          [Note 69: Ou à coups de bâton, comme celui des _Plaideurs_:

                               ... Frappez,
               J'ai quatre enfants à nourrir.]

D. Qu'est-ce qu'un bourreau?

R. Un meurtrier sans crime.

D. Qu'est-ce qu'un soldat?

R. Un homme qui, sans estre criminel ny filosofe, tue et s'expose
librement à la mort.

D. Qu'est-ce qu'un capitaine?

R. Un desesperé volontaire.

D. Qu'est-ce qu'un riche homme?

R. Celuy que la fortune flatte pour le perdre.

D. Qu'est-ce qu'un pauvre?

R. Celuy qui n'a nulle obligation à la fortune.

D. Qu'est-ce qu'un financier?

R. C'est un voleur royal.

D. Qu'est-ce qu'un partysan?

R. Un sangsue du peuple et un larron privilégié.

D. Qu'est-ce qu'une femme?

R. Un singe raisonnable[70].

          [Note 70: C'est l'idée développée par Etienne Pasquier
          dans la lettre que nous avons déjà citée (V. notre t. 2,
          p. 196), et aussi dans la jolie facétie _les Singeries des
          femmes_ (V. notre t. 1, p. 56-65).]

D. Qu'est-ce qu'une putain?

R. Un ecueil dont les sages se retirent et où les foux font naufrage.

D. Qu'est-ce qu'un amoureux?

R. Un miserable qui attire la moquerie du monde s'il ne reussit pas,
et la medisance, s'il reussit.

D. Qu'est-ce qu'un cornard?

R. Un homme dont un chacun dit du bien, et à qui personne ne porte
envie.

D. Qu'est-ce qu'un page?

R. Un serviteur qui est souvent d'aussy bonne maison que son maistre.

D. Qu'est-ce qu'un valet?

R. Un mal necessaire.

D. Qu'est-ce qu'un pedant?

R. Un supost de folie.

D. Qu'est-ce qu'un comedien?

R. Un homme qu'on paye pour mentir.

D. Qu'est-ce qu'une devote?

R. Une idole vivante et un demon en chaine.

D. Qu'est-ce que de l'argent?

R. C'est ce que l'on perd quand on est jeune, ce que l'on cherche
quand on est vieux, et le premier mobile de toutes choses.

D. Qu'est-ce que les habits?

R. C'est ce qui couvre nostre honte et decouvre nostre vanité.

D. Qu'est-ce que la mort?

R. L'egalité de toutes choses.

D. Qu'est-ce que le tombeau?

R. Le lit des mortels.

D. Qu'est-ce que les cloches?

R. Le tambour des pretres.

D. Qu'est-ce qu'un medecin?

R. Un bourreau honorable.

D. Qu'est-ce qu'un favory?

R. Le batiment de la fortune.

D. Qu'est-ce que les courtisans?

R. Rien de ce que l'on en voit.

D. Qu'est-ce qu'un ministre?

R. L'idole de la cour.

D. Qu'est-ce que les charges?

R. Une honorable gueuserie.

D. Qu'est-ce que la cour?

R. L'attrait de la jeunesse et le desespoir de la vieillesse.

D. Qu'est-ce qu'un devot?

R. Un hermite mondain.

D. Qu'est-ce que le mariage?

R. Une loge des martirs vivans.

D. Qu'est-ce qu'un abbé?

R. Un reformateur interessé du temporel des moynes[71].

          [Note 71: Allusion aux réformes qu'on introduisoit dans les
          monastères pour les ramener à un système d'abstinence et
          d'économie dont profitoient les revenus que touchoient les
          abbés.]

D. Qu'est-ce que la vieillesse?

R. L'ouvrage du temps.

D. Qu'est-ce que la jeunesse?

R. Passage à la vieillesse ou sagesse.

D. Qu'est-ce que la beauté?

R. La domination des hommes et complaisance des femmes.

D. Qu'est-ce que des mouches?

R. Les balles des mousquets des demons.

D. Qu'est-ce que Paris?

R. Le paradis des femmes, le purgatoire des hommes et l'enfer des
chevaux[72].

          [Note 72: Sur ce proverbe, que nous avons déjà trouvé en
          germe dans une pièce de 1619, V. notre t. 2, p. 284.]


_Instruction de la loi mazarine, par Dialogues[73]._

          [Note 73: Mailly, dans l'_Esprit de la Fronde_, t. 5, p.
          819, a reproduit tout entière cette petite pièce.]

D. Estes-vous Mazarin?

R. Ouy, par la grace de Dieu, qui est mon interest.

D. Qui est celuy qu'on doit appeler Mazarin?

R. C'est celuy qui, ayant esté admis au gouvernement de l'estat,
croit et fait profession de la doctrine mazarine.

D. Quelle est la doctrine mazarine?

R. C'est celle que les tyrans françois ont enseignée, et que les
partisans embrassent de tout leur coeur.

D. Est-il necessaire de sçavoir cette doctrine?

R. Ouy, si l'on veut bien faire ses affaires et son profit en ce
monde.

D. Quel est le signe de Mazarin?

R. C'est le signe de la croix imprimé sur l'or et sur l'argent.

D. Comment se fait-il?

R. En prenant de toutes mains au nom du roy.

D. Pourquoy cela?

R. Parce que sous le nom et sous l'autorité du roy on peut exiger
tout ce que l'on veut sur le peuple.

D. Quelle est la fin de la loy mazarine?

R. C'est de se rendre maistre absolu du roy, des princes, du
Parlement et du peuple.

D. Combien de choses sont necessaires pour parvenir à cette fin?

R. Cinq, à sçavoir: obseder l'esprit du roy, luy donnant de
mauvaises impressions contre les princes, le Parlement et les
peuples; secondement, jetter la division dans la maison royalle;
troisiemement, rendre nuls tous les arrests du Parlement par ceux du
conseil; quatriemement, tenir une puissante armée qui ravage tout;
cinquiemement, promettre beaucoup plus qu'on ne veut donner à ceux de
son party.

D. Quelle est la foy mazarine?

R. De croire que, tout estant au roy, on le peut prendre sans estre
obligé de restituer à personne.

D. Où est compris le sommaire de cette foy?

R. Dans les articles suivans, divisez en douze poincts: Je croy
au roy pour mon interest, lequel est tout puissant à faire agir
toutes choses, et à Mazarin, son unique favory, qui a esté conceu
de l'esprit mercenaire, nay du cardinal de Richelieu. Il a souffert
sous Gaston et la Fronde, est mort pour son ministère, est descendu
aux enfers, est assis à la dextre de Lucifer, et de là viendra pour
persecuter les vivans. Je croy à son esprit et à l'eglise du malin,
ou plutost à la congregation des partysans, au gouvernement des
estats, manyement des finances, à la resurrection des imposts et à la
maltote eternelle.

D. Combien de choses en general doit sçavoir un Mazarin?

R. Trois, sçavoir: ce qu'il doit croire, ce qu'il doit faire et ce
qu'il doit demander.

D. Où est compris ce qu'il doit croire?

R. Au Credo, lequel il doit sçavoir par coeur.

D. Qu'est-ce qu'il doit faire?

R. Il doit caresser et flatter tous ceux de qui il espère du bien.

D. Qu'est-ce qu'il doit demander?

R. Plus qu'il ne luy sera dû, et par dessus encore quelque benefice
ou recompense.

D. Quelles sont les vertus theologales du mazarinisme?

R. Trois, sçavoir: ambition, avarice et vengeance.

D. Quelles sont les vertus cardinales?

R. Quatre, sçavoir: trahison, ingratitude, insolence et paillardise.

D. Quelle est la charité du mazarinisme?

R. L'amour de soy-mesme, par lequel on aime son interest plus que
toutes choses, et son prochain en souhaitant son bien.

D. Quels sont les commandemens de la loy du mazarinisme?

R. Le premier: Un seul interest tu adoreras et aimeras parfaitement.

2. En vain l'argent du roy ne manieras, ny de l'Estat pareillement.

3. Les occasions observeras, peschant en eau trouble fortement.

4. Les favoris honoreras, afin que tu dures longuement.

5. Leur homicide point ne seras, de fait ni volontairement.

6. Luxurieux un peu seras, de fait et de contentement.

7. Faux temoignage tu diras pour servir l'Estat promtement.

8. Le bien d'autruy convoiteras, si tu ne le peux autrement.

7. L'oeuvre de chair desireras, de jour et aussi nuittement.

10. Continuellement voleras le peuple en le tirannisant.

D. Quels sont les principaux commandemens de Mazarin?

R. Ce sont les cinq grosses fermes[74].

          [Note 74: Les cinq grosses fermes données à bail pour
          un nombre d'années fixes étaient les gabelles, la vente
          exclusive du tabac, les entrées de Paris, les droits de
          traite et le domaine d'occident.]

D. Quelles sont les bonnes oeuvres?

R. C'est de faire jeuner, mettre tout à l'aumosne et envoyer les gens
de bien à l'hospital.

D. Qu'appellez-vous pesché d'origine?

R. C'est d'estre frondeur.

D. Ce pesché ne peut il s'effacer?

R. Ouy, pour une grande somme d'argent, et allant rendre hommage à
l'idole de Mazarin?

D. Quelles sont les dernières choses qui arriveront à l'homme Mazarin?

R. Quatre: le jugement, le supplice, la mort et l'enfer.

Si cette loy semble etrange à quiconque la lira, qu'il n'en suive pas
la maxime pour s'acquerir des serviteurs, s'il ne veut le diable pour
son roy et la damnation eternelle pour recompense. Dieu par sa sainte
grace nous en delivrera un jour, et purgera le royaume de cette
peste.


_Autre Catéchisme, à l'usage de la Cour ecclésiastique de France
contre le Jansenisme[75]._

          [Note 75: Cette pièce, sous une forme pareille, est d'un
          tout autre temps et d'un tout autre esprit. Elle dut
          paroître en 1665, c'est-à-dire trois ans avant d'être mise
          dans ce petit recueil, et à l'époque même où Alexandre V
          envoya le fameux _formulaire_, qui, reçu en France par une
          déclaration enregistrée, y devint l'arme de la proscription
          la plus violente contre le jansénisme.]

D. Estes-vous chrestien?

R. Ouy, par la grace de Dieu!

D. Qui est celuy que vous appelez chrestien?

R. Celuy qui croit et propose tout ce qui est dans le saint
formulaire.

D. Qu'est-ce que formulaire?

R. C'est ce qui a esté nouvellement affiché dans tous les quartiers
de Paris, et que nous pouvons appeler du chrestien le signe.

D. Pourquoy l'appelez-vous le signe du chrestien?

R. Parceque sa vertu nous a delivré d'une puissante heresie.

D. Quelle est cette heresie?

R. C'en est une qui comprend aujourd'huy toutes choses, et qui n'est
comprise de personne.

D. Me direz-vous bien qui est l'autheur?

R. Jansenius.

D. Le croyez-vous fermement?

R. Ouy, je le croy avec autant de fermeté que m'en peut donner une
foy ecclesiastique.

D. Qu'est-ce que vous appellez une foy ecclesiastique?

R. C'est celle qui nous fait soumettre à ce que l'on nous y prescrit
purement, et pour ne pas rendre nous et nostre bien devolutoires.

D. Quoy? seroit-on traité comme un heretique si on n'avoit pas cette
foy?

R. Sans doute, parce que l'on seroit recherché des sentimens de la
compagnie de Jesus, et c'est estre veritablement excommunié que de ne
faire corps avec Jesus-Christ.

D. Mais ce qui n'est point contenu dans le symbole des apostres
peut-il faire matière de foy?

R. On n'en doute pas à present, pourveu que ces articles, que l'on
nous oblige à croire, nous ayent esté formulez par les successeurs
des apostres.

D. Qui sont ces successeurs?

R. Ce sont nos grands evesques congregez et assemblez à Paris par
l'esprit de la cour.

D. Quel est l'esprit de la cour?

R. C'est l'esprit de la politique.

D. Sçavez-vous par coeur ce nouveau symbole que ces grands evesques
nous ont formulé?

R. Peut-estre m'en souviendray-je; le voicy, si je ne me trompe: Je
croy en l'eglise de Paris et en l'esprit de politique qui la conduit
par le ministère de nos evesques de cour, poussez par l'aigreur des
jesuittes, dont le talent est de sçavoir faire quelque chose de rien.

D. C'est assez. Je voy bien que vous estes sçavant en vostre creance;
je ne veux plus que vous demander une chose.

R. Je vous repondray si je le puis.

D. Que croyez-vous de cette eglise de Paris que vous avez nommée au
premier article de vostre symbole?

R. Je croy qu'hors d'elle il n'y a point de salut ny d'esperance
d'aucun bien dans le monde.

D. C'est bien dit; mais est-on en sureté de croire seulement ce
qu'elle veut que nous croyions?

R. Non, la foy ne suffit pas sans ses bonnes oeuvres.

D. Que reste-t-il donc à faire pour monstrer que l'on est fidelle?

R. Il ne reste qu'à signer le formulaire et à retirer un certificat
de sa signature[76]; c'est s'acquitter pleinement de son devoir,
et c'est mettre la dernière main à son salut en cour et à sa bonne
fortune à Paris.

          [Note 76: Les refus de signer le formulaire furent très
          nombreux. Quatre évêques, ayant à leur tête Henri Arnaud,
          qui occupoit le siége d'Angers, refusèrent tout d'abord de
          s'y soumettre. Les dissidences, suivies de troubles graves,
          durèrent jusqu'à ce qu'en 1668 Clément IX eut tout apaisé
          par un accord qui s'appela _Paix de l'église_.]

       *       *       *       *       *

_La Passion de M. Fouquet._

LE CARDINAL MAZARIN, _mourant_.

Celuy que je baiseray, c'est celuy-mesme, prenez-le.

M. LE TELLIER.

Il a voulu se faire roy[77].

          [Note 77: Allusion au vaste projet de révolte qu'avoit
          conçu Fouquet, dont le plan détaillé fut trouvé dans ses
          papiers, et qui, selon M. P. Clément, à qui l'on doit
          la publication de cette curieuse pièce, fut, malgré les
          dénégations du surintendant, la véritable cause de sa
          condamnation. V. le travail de M. Clément sur Fouquet (_le
          Correspondant_, 25 avril 1845, p. 257 et suiv.) V. aussi la
          lettre de Mme de Sévigné du 4 décembre 1664.]

M. COLBERT.

Il a peché en trahissant le sang du juste.

M. SEGUIER[78].

          [Note 78: Le chancelier, président de la chambre de justice
          devant laquelle avoit été renvoyé Fouquet.]

Prenez-le, et jugez-le selon vostre loy.

LE PREMIER PRESIDENT.

Je suis innocent du sang du juste et en lave mes mains[79].

          [Note 79: Il n'eut point en effet à prendre part au procès.]

M. BERNARD[80].

          [Note 80: L'un des vingt-deux juges du surintendant, vota
          pour le bannissement.]

Je ne trouve pas de preuve assez convainquante.

M. BOUCHERAUD[81].

          [Note 81: C'est Boucherat, alors maître des requêtes et
          depuis chancelier. Il étoit de la commission chargée de
          la poursuite du procès. C'est lui qui avoit été chargé de
          mettre les scellés chez le surintendant. Mme de Sévigné se
          moque du chancelier, qui tous les jours se faisoit faire la
          leçon par Boucherat.]

Bienheureux celuy qui ne se trouve pas en la compagnie des mechans!

M. RENARD[82].

          [Note 82: Conseiller de la Grand'Chambre, l'un des plus
          favorables d'entre les vingt-deux juges. C'est lui qui fut
          surtout frappé de l'aisance et du sang-froid de Fouquet.
          «Notre cher et malheureux ami, écrit Mme de Sévigné
          (2 décembre 1664), a parlé deux heures ce matin, mais
          si admirablement que plusieurs n'ont pu s'empêcher de
          l'admirer. M. Renard a dit entre autres: Il faut avouer que
          cet homme est incomparable; il n'a jamais si bien parlé
          dans le Parlement. Il se possède mieux qu'il n'a jamais
          fait.»]

Vous ne repondez point aux choses que l'on vous demande.

M. BRILLAC[83].

          [Note 83: Conseiller au Parlement et l'un des vingt-deux
          juges. Il vota pour le bannissement pur et simple, et
          repoussa avec vigueur l'idée du dernier supplice, auquel
          quelques uns vouloient condamner Fouquet. Son intimité avec
          les auteurs, qui presque tous étoient les protégés et,
          chose rare, les fidèles défenseurs du surintendant, fut
          peut-être pour quelque chose dans son indulgence. Il étoit
          surtout au mieux avec Racine, à qui, selon les _Mémoires_
          du fils, il apprit les termes de palais nécessaires pour sa
          comédie des _Plaideurs_.]

Je ne trouve point de sujet pour le condamner.

M. PUSSORT[84].

          [Note 84: Henri Pussort, conseiller d'Etat, oncle maternel
          de Colbert, et qui, bien que récusé tout d'abord par
          Fouquet, fut l'un de ses juges les plus acharnés. Quand
          vint son tour de donner son _avis_, il parla quatre
          heures «avec tant de véhémence, tant de chaleur, tant
          d'emportement, tant de rage, dit Mme de Sévigné, que
          plusieurs juges en furent scandalisés, et l'on croit
          que cette furie peut faire plus de bien que de mal à
          notre ami.» Pussort vota pour la mort. Dans l'espèce de
          complainte qui fut faite sur ce procès, avec un couplet
          flatteur ou satirique pour chacun des vingt-deux juges,
          suivant qu'il avoit été indulgent ou sévère, voici le
          _lardon_ qui lui échut:

                 Monsieur Pussort
                 Harangua fort;
               Mais par malheur il prit l'essor,
                 Et sa sotte harangue
                 Fit bien voir au barreau
                 Qu'il a beaucoup de langue
                 Et fort peu de cerveau.]

Si vous ne le condamnez, vous n'estes pas amy de Cæsar.

M. TALON[85].

          [Note 85: Procureur général dans le procès. Il y mit trop
          d'intégrité et de conscience au gré de Colbert, et l'on
          trouva moyen de le faire renvoyer et remplacer par M. de
          Chamillart.]

Il faut qu'un homme meure pour tout le peuple!

M. BERRIER[86].

          [Note 86: Agent de Colbert, qui dirigeoit le procès avec la
          plus incroyable passion. M. d'Ormesson, dans son _Journal_,
          le donne comme l'homme le plus décrié de Paris. En dix-huit
          mois seulement il avoit fait, lui qu'on chargeoit de sévir
          contre les concussions de Fouquet, pour plus de 1,800,000
          livres d'acquisition. «C'étoit, dit M. d'Ormesson, un
          fripon hardi et capable de toutes choses.» Sur la fin du
          procès, se voyant renié et abandonné de tout le monde, il
          devint littéralement fou. V. lettre de Mme de Sévigné du 17
          décembre 1664.]

A quoy bon chercher d'autres preuves?

LES PROVINCIAUX.

Prenez, prenez-le, et le crucifiez!

MADAME DU PLESSIS[87].

          [Note 87: Mme du Plessis Bellière, dont le maréchal
          de Créqui avoit épousé la fille. Elle étoit fort amie
          de Fouquet, et avoit même été, à ce qu'il paroît, la
          confidente de ses prétentions sur l'amour de Mlle de La
          Vallière.]

Je suis triste jusques à la mort.

M. FOUQUET.

Seigneur, je leur pardonne: ils ne sçavent ce qu'ils font.

M. BERNARD.

Vous me renierez trois fois avant que le coq chante.

M. DE LA BAZINIÈRE[88].

          [Note 88: Trésorier de l'Epargne, époux de la fameuse
          Mlle de Chemerault. Il étoit mort avant 1649. On dit de
          lui dans le _Catalogue des partisans_: «La succession
          de La Bazinière ne doit pas être exempte d'une légitime
          recherche, sa naissance et la condition de lacquais où il
          a esté eslevé ne pouvant pas lui avoir donné les avantages
          d'une si grande fortune que celle où il est mort.» L'abbé
          de Marolles (_Paris, ou la description succinte de cette
          grande ville_, in-4) cite l'hôtel que La Bazinière avoit
          fait construire dans le quartier Richelieu parmi les plus
          beaux de Paris.]

Ne vous assurez pas sur la faveur des grands.

M. JEANIN.

Je suis mené au supplice comme un agneau innocent.

M. DE GUENEGAUD.

S'il est possible, que je ne boive point cette couppe.

M. GIRARDIN.

Si Dieu ne bastit la maison, ceux qui travaillent travaillent en vain.

M. MONNEROT[89].

          [Note 89: Fameux financier du quartier Richelieu, dont il
          est parlé sous le nom de Moncrot, défiguré exprès, dans les
          _Mémoires_ de Daniel de Cosnac, t. 2, p. 29. V. aussi le
          _Catalogue des partisans_, où ce qu'on prête ici à Monnerot
          sur sa crainte de voir éplucher ses fautes se trouve
          justifié.]

Seigneur, si vous epluchiez nos fautes, qui est celuy qui sera juste
devant vous?

M. DE LORME.

Seigneur, ne me reprenez point dans vostre colère!

M. BRUANT[90].

          [Note 90: Bruant des Carrières, principal commis de
          Fouquet.]

Il a vu la mer et s'en est fuy.

M. FOUQUET.

Seigneur, vous les connoistrez par leurs oeuvres.

       *       *       *       *       *

_Le Confiteor de Monsieur Fouquet._

  Dans ce funeste estat où chacun m'abandonne,
  Et contre moy les loix exercent leur pouvoir,
  La mort, la triste mort, n'a plus rien qui m'etonne,
  Et je dis de bon coeur, pour faire mon devoir,
                        _Confiteor._

  Les respects que chacun me rendoit à toute heure,
  Tous ces divins honneurs que partout on m'a faits,
  Ces superflus lambris et mes riches demeures,
  Tout cela m'engageoit à ne penser jamais
                        _Deo._

  Je n'eus point d'autre but que de ruiner la France;
  A ces desseins pervers mon esprit s'employoit,
  Et par là je m'estois acquis tant de puissance
          Que partout on me comparoit
                      _Omnipotenti._

  Je foulois sous mes pieds et la pourpre et l'ivoire,
  Chez moy l'or et l'argent s'entassoient à monceaux;
  Je mettois en ces biens mon bonheur et ma gloire,
  Et j'aimois ces objets plus que tous les tableaux
                      _Beatæ Mariæ._

        Bien que je prisse à toutes mains,
        Jamais mon coeur ne peut rien rendre,
        Et j'avois de si grands desseins
  Que, pour y reussir, partout il falloit prendre
                        _Semper._

        Sur chacun j'ay fait ma fortune,
  J'ay volé le marchand, j'ay volé le bourgeois,
        Et je me souviens qu'autrefois
      J'ay ravy l'honneur à plus d'une
                      _Virgini[91]._

        Jamais toute la terre humaine
        N'eut sçeu peser tous mes tresors;
  Elle auroit employé vainement ses efforts.
  Puisqu'un fardeau si lourd auroit fait de la peine
              _Beato Michaeli Archangelo._

  Dans ce comble d'honneur, rien ne m'estoit contraire;
  Je fondois mes grandeurs en balets, en festins;
  J'estimois plus la Cour qu'ensemble tous les saints,
  Je fis cent feux pour elle, et jamais un pour plaire
                _Beato Johanni Baptistæ[92]._

  Je n'eus point de respect pour le saint evangile;
  En tous temps, en tous lieux, je meprisois la croix;
  En vain à me precher on employoit sa voix,
  Cette peine eut esté tout ensemble inutile
          _Sanctis apostolis Petro et Paulo,
              omnibus sanctis et tibi, Pater._

  Mais tout ce qui me rend encor plus criminel,
        Et qui redouble mon martyre,
        Le trouble que j'ay fait est tel
  Que pour m'en excuser je n'ay point lieu de dire
                      _Quia._

  Pendant ce temps fatal de ma gloire passée,
  L'estat où je vivois eblouit ma raison;
  Je me plaisois de voir la France renversée,
  Et ne disois jamais pour mes crimes un bon
                        _Peccavi._

  Le peuple, cependant, contre moi murmuroit;
  Le paysan trop foulé crioit sur moy vengeance;
  Un chacun, en un mot, surpris de ma puissance,
  Disoit enfin tout haut que toujours je prenois
                        _Nimis._

  Bien que j'eusse troublé l'Estat et les affaires,
  Qu'il sembloit que la France eut ployé sous mes loix,
  Et que tout fut reduit aux dernières misères,
  J'en avois projetté bien d'autres, toutesfois,
                      _Cogitatione._

  Ouy, j'avois des desseins que je n'oserois dire,
  Et par lesquels j'allois bientost tout opprimer,
            Et je n'y puis penser
            Que mon coeur ne souspire
                        _Verbo._

          Mais, si, pour renverser la France,
  A cent desseins pervers j'appliquois tous mes soins,
  Si des grands pour cela j'employois la puissance,
  Moy-mesme aussi je n'y travaillois guère moins
                      _Opere._

          Mais, puisqu'enfin il faut perir,
  Et que sur moy les loix exercent leur justice,
      Sans murmurer on me verra mourir
  Et confesser tout haut qu'on m'a vu au supplice
                      _Mea culpa._

          [Note 91: C'est une paraphrase du vers de Boileau fait pour
          Fouquet:

               Jamais surintendant ne trouva de cruelles.]

          [Note 92: Jean-Baptiste Colbert.]

_Fin._


_Sur les armes de Messieurs Fouquet, Le Tellier et Colbert._

  Le petit escureuil est pour tousjours en cage,
  Le lezard, plus rusé, joue mieux son personnage;
  Mais le plus fin de tous est un vilain serpent
  Qui s'avançant s'elève et s'avance en rampant[93].

          [Note 93: Un des griefs de Colbert contre Fouquet,
          c'est que celui-ci avoit fait peindre à Vaux, lors des
          grandes fêtes données au roi, un écureuil poursuivant une
          couleuvre, avec ces mots: _Quo non ascendet!_ L'écureuil,
          c'étoit Fouquet; la couleuvre, Colbert, qui s'étoit
          en effet donné un _coluber_ pour armes parlantes. Il
          le mettoit partout. On le trouve encore sur la façade
          récemment réparée, c'est-à-dire défigurée, d'une maison
          qu'il avoit fait bâtir rue du Mail, nº 9. Le coluber
          symbolique se voyoit dans la coiffure du macaron qui
          décoroit la clef de voûte de la porte cochère; il se trouve
          encore gracieusement enroulé dans les volutes du chapiteau
          corinthien qui surmonte les pilastres.]



_Exil de Mardy-Gras, ou arrest donné en la Cour de Riflasorets,
establie en la royalle ville de Saladois, par lequel, nonobstant la
garantie des Epicurois et Atheismates, opposition des esleuz de la
Frelauderie, malades, pauvres, artisans, amoureux, dames, gueux et le
fermier de la boucherie de Caresme, Mardy-Gras avec tous ses supposts
est banny du ressort et empire de ladite Cour pour le temps et espace
de quarante et un jours._

_A Lyon, par les supposts de Caresme._

1603. In-8.


ADVERTISSEMENT AU LECTEUR AMY.

Benevole lecteur de Caresme, nous t'eussions peu donner avec plus
d'apparat et de figures ce petit procès contre Mardy-Gras, mesmes
y eussions peu mettre les plaidez, non en forme compendieuse d'un
_veu_ de procès, comme tu vois, mais en toute leur splendeur, avec
leurs loys et paragrafes, et y adjouster encor la disposition dudit
Mardy-Gras de ses biens, s'en allant en exil, comme il luy est
permis par l'arrest, si le temps nous en eust donné le loisir;
mais tu recevras ceci en intention que s'il t'agrée de le faire en
meilleure forme, ni plus ni moins que les procès d'amour, et en bref
après Pasques. Vis cependant content et ne te despite pour chose que
tu verras icy, mais prens le tout en bonne part et ayme-moy. Adieu.

       *       *       *       *       *

_Quatrain._

  Lecteur, ne pense pas que, faute de sagesse,
  Ay faict parler ainsi ce livre follement;
  Mais pense que je veux, sous tel deguisement,
  Te forcer de l'Église à la divine adresse.

       *       *       *       *       *

Arrest intervenu sur le procez intenté en la cour souveraine de
Riflasorets, establie en la ville de Saladois,

Entre noble maistre Megrinas _Caresme_, prince du Jeusne et de la
Penitance, seigneur souverain de la Discipline, frère germain de
l'Aumosne, protecteur de la Charité, etc., demandeur en pocession
de temps et autrement en excez, et le sindic des Penitantiates
et Jeusnamites, et le procureur général du souverain ressort de
Saladois, joint à luy, d'une part;

Et hault et puissant prince Grossois _Mardy-Gras_, idole des Affamés,
empereur des Yvrognes, roy des Gormands, seigneur souverain de la
Desbauche, archiduc des Epicuriens, comte des Athées, marquis de
Frelaudois, baron de Paillardise, sire de Paresse, captau[94] de
Feneantise, visconte des Bons-Compagnons, capitaine des Tirelaines,
lieutenant general du grand empereur des Fausses-barbes, et ses
supposts, Pensard, Crevard, Jambonois, Bodinois, Sossissois,
Godivois et autres, etc., deffendeur autrement anticipé et appelant
du conservateur des priviléges, droits, noms, raisons et actions,
intelligences, executions, renommée, quatre-temps, vigiles et
foires du grand et petit Caresme, et les desputés des cantons
epicurois et atheismates, prenans la cause en garantie pour ledit
hault prince Mardy-Gras, et les esleus de la Frelauderie, et les
sindics des malades, fiebvreus, pulmoniques, catareux, sciatistes,
gouteux, verolés, coliquistes, frigidistes, migranistes, pieristes
ou gravelistes, chassieux et autres semblables ou soy-disants tels,
et les chefs de la noble confrairie de pauvreté et necessité des
Artisants, et les amoureux mignons, meneurs soubs bras, Narcisses
des villes, Adonis de rues, courtisans de boutique, supposts de bal,
muguetteurs[95] de filles, senteurs de vesses, odorateurs de pets,
rabats blancs aux sales chemises, cureurs de dents aux ventres creux,
mesnagers d'amour, fondeurs de larmes, distilateurs de souspirs
et autres, et les dames popines[96], grasses, maigres, fardées,
grelotées, et autres _hujusdem generis_, et les Cap-d'escouade des
gueux et mendians, et les fermiers de la boucherie de Ceresme[97],
intervenans au procez, d'autre;

          [Note 94: Pour _captal_, mot de la langue d'Oc qui se
          prenoit dans le sens de _chef_ et _seigneur_. On connoît,
          au temps des guerres de du Guesclin, le fameux _captal de
          Buch_. Alain Chartier l'appelle souvent _captau de Buch_.]

          [Note 95: Le même mot que _muguet_, tant employé depuis
          Etienne Pasquier (V. _Lettres_, t. 1, p. 23) jusqu'à La
          Fontaine et Molière. Selon le P. Labbe (_Etymologie des
          mots françois_, Paris, 1661, in-8, p. 351), c'étoit un
          dérivé des mots _musqueter_ et _musqueterie_, dus à la mode
          de se parfumer de _musc_ qui infecta tout le XVIe siècle,
          et dont parle Merot dans son épigramme à Guill. Cretin:

               Mais vous, de haut savoir la voye,
               Sçaurez par trop mieulx m'excuser
               D'un grand erreur, si fait l'avoye
               Qu'ung amoureux de musc user.]

          [Note 96: C'est-à-dire mignonne de visage et de taille et
          d'une grande propreté dans l'ajustement. On disoit plus
          souvent poupin et poupine. Au XVIIe siècle, c'étoit un mot
          qui vieillissoit.]

          [Note 97: Dans toutes les villes, un boucher affermoit,
          à ses risques et périls, le droit de vendre de la viande
          pendant le carême aux malades à qui leur état plus ou moins
          grave avoit fait accorder par l'Eglise la permission d'en
          manger. Si la santé publique étoit satisfaisante, c'étoit
          un homme ruiné; s'il arrivoit quelque bonne épidémie,
          il faisoit sa fortune. A une lieue d'Orléans se trouve
          une jolie maison qui s'appelle la maison du _rhume_,
          parcequ'elle fut bâtie par un de ces fermiers de la
          boucherie de carême avec les bénéfices qu'une bienheureuse
          _grippe_ lui avoit fait faire.]

Veu par la court souveraine de Riflasorets, establie en la ville
de Saladois, le procès dont est question; sommation faite par
noble maistre Megrinas Caresme, prince de Jeune, etc., à haut et
puissant prince Grossois Mardy-Gras, idole des Affamez, empereur des
Yvrongnes, etc.; à ce qu'attendu que les sept semaines avant Pasques
pendant lesquelles, sans trouble, empeschement ny sedition dudit
Mardy-Gras ni de ses supposts Pansard, Crevard, Jambonier, Boudinois,
Saussissois, Godivois et autres, il devoit regner, devoient commencer
le lendemain 12 de fevrier, an 1603, ledit Mardy-Gras et ses supposts
eussent à vuider par tout le jour de toute la jurisdiction de la
ville de Saladois et cour de Riflasorets, en datte du 12 desdits mois
et an; signé: Harant-Blanc, notaire royal.

Assignation donnée audit Mardy-Gras pardevant le conservateur des
priviléges, droits et raisons, vigiles, quatre-temps et foires du
grand et petit Caresme, à la requeste dudit Caresme, en date desdits
jour, mois et an; signé: Megrinet, sergent royal.

Acte de comparition dudit Caresme pardevant ledit conservateur, et
deffaut donné audit Mardy-Gras; signé: Matafan, greffier, en date du
13 desdits mois et an.

Acte contenant l'appel dudit Mardy-Gras en la cour souveraine de
Riflasorets, en datte desdits jour, mois et an, lettres royaux
d'anticipation sur l'appel intenté par ledit Mardy-Gras; signé:
Vinagret, controlleur en la chancellerie; ensemble assignation
donnée sur lesdites lettres d'anticipation audit Mardy-Gras, à la
requeste dudit Caresme, à ce qu'il vint proposer ses causes d'appel
en la cour, le lendemain, jour d'audiance, suyvant les coustumes
et reglements de ladite cour de Saladois; signé: Megrinet, sergent
royal, en datte desdits mois, jour et an.

Plaidez des parties sur l'appel par lequel Harent-Soret, advocat
dudit Caresme, auroit remonstré et requis que ledit Mardy-Gras eust
à se desister de son appel, et, en outre, fut condamné à l'amende,
et les parties renvoyées pardevant ledit conservateur, leur juge
compétent. Et, au contraire, Pansardois, advocat dudit Mardy-Gras,
auroit dit sa partie avoir bien appelé dudit conservateur, parce
que ledit conservateur pourtoit son objet sur le front, estant
conservateur de Caresme, et non de Mardy-Gras, et lequel ses
officiers ne creignoient guères, homme qui pourteroit plus de faveur
à Caresme qu'à luy, et qu'un tel juge luy estant grandement suspect,
requeroit qu'il fut admis en son appel, et ledict Caresme debouté
de sa demande et du renvoy de ladite cause, et qu'il pleut à la
Court evocquer le principal; en ce faisant, ordonner que toutes
parties viendroyent le lendemain plaider en l'audience, et où ledict
Caresme proposeroit sa demande. Arrest par lequel la Court a evocqué
le principal et ordonné que toutes parties viendroyent plaider le
lendemain, despens reservez en fin de cause, en date du 14 desdits
mois et an; signé: Harent-Soret et Pansardois, advocats.

Autre arrest, intervenu le mesme jour sur les requestes faites par
le sindic des Penitentiates et Jeunamites, du procureur-general
du souverain ressort de Saladois, des esleuz de la Frelauderie,
du sindic des malades, fievreux, pulmoniques, catarreux et autres
nommez en l'instance, et des chefs de la noble confrairie de pauvreté
et necessité; des artisans et des amoureux mignons, Narcisses de
villes et autres, et des dames, et des caps-d'escouades[98], des
gueux et mandians, et les fermiers de la boucherie de caresme,
par lequel ledit sindic des Penitentiates et Jeunamites et ledit
procureur-general sont receus parties au procès contre ledit
Mardy-gras, et est permis à iceluy Mardy-gras de faire appeller
le deputez des quantons epicurois et atheismates, lesquels il dit
avoir garands en cause, et aux esleuz de la Frelauderie, sindic des
malades, chefs de la noble confrairie de pauvreté, amoureux, dames,
cap-d'escouade des gueux et mandians et fermiers de la boucherie de
caresme d'intervenir audit procès, en datte du quatorzième desdits
mois et an; signé: Lentillin, greffier.

          [Note 98: C'est-à-dire _chefs d'escouade_.]

Significations faites desdits arrests respectivement aux parties;
signé: Goulas Fripet, Magret, huissiers en la cour, en datte desdits
jour, mois et an.

Plaidez de Haren Soret, advocat en la cour, pour ledit Caresme,
disant que, le onziesme de ce mois, il auroit fait sommer hault et
puissant prince Grossolois Mardy-Gras, soy-disant idole des affamez,
empereur des yvrongnes, etc., par Haran Blanc, notaire royal, à ce
que, suyvant les bonnes et louables coustumes, traditions des Pères,
ordonnance de l'Eglise, par tout le jour dudict onziesme dudict
mois de febvrier audit temps[99] ledit jour finissant inclusivement
et precisement au signe que la cloche des cordeliers sonneroit
de la minuit passée, ou en tout cas à une heure après minuict, à
cause de certaines pretensions et procez intentés par les bons
compaignons Fausses-Barbes, Tire-Laines, Gueux et Mandians, lequel
procez est encores indecis, et auquel ledit Haran Blanc, pour ses
parties, n'entend en rien prejudicier, ledit Mardy-Gras eust à
vuider de tout le ressort de ladite Court souveraine de Saladois,
laissant à sa partie la possession vuide et paisible dudit pays,
sans fracas de marmites, belemens de veaux, d'agneaux, de chèvres,
chevreaux, brebis, moutons, mugissement de boeufs, grougnement de
pourceaux, caquelinement de coqs, coquassement de poules, piolemens
de poulets, pipiemens de pigeons, tintamarres de poiles, chauderons,
pots, marmites, cramails, poilons, cuillères; massacre de perdris,
faisans, grives, beccasses, tourterelles, alouettes, coqs d'Inde,
levraux, canards privez et sauvages et estourneaux; mangement de
saucisses, goudiveaux, pastez, boeufs, moutons, agneaux, saucissons à
l'italienne et autres entretiens et fauteurs dudit Mardy-Gras, partie
adverse, par tout le terme et espace de sept sepmaines devant Pasques
(ledit temps commençant depuis ledit jour onziesme de ce mois de
febvrier 1603 jusques au 30 exclusivement de mars, audit temps).

          [Note 99: Pour: _audit an_.]

A laquelle sommation tant s'en faut que ledit Mardy-Gras, partie
adverse, eust obey, et, en ce faisant, amiablement promis vuider
dudit pays audit terme, qu'au contraire, ayant trouvé le jour
d'après, à midy, sa partie reniant et blasphemant le nom de Dieu,
et ayant une grande chaine de goudiveaux et saucissons au col,
armé d'une marmitte à la teste, de deux chauderons derrière et
devant, une poile ceinte à son flanc, une cuillère sur le cul en
guise de pougnart, une lichefrite pour cuissards[100], avoit bravé
ledit Caresme, sa partie, disant qu'en despit de luy, pendant ledit
temps de sept semaines, il regneroit et auroit plus de fauteurs et
courtisans que sa partie, qui n'estoit qu'un cague-foireux, visage
de prunes cuittes, hypocrite, mangeur de pate-nostre, encoffreur
d'amandres pelées, et autres injures, par lesquelles il avoit taxé
grandement l'honneur de sa partie. Et en outre avoit ledit Mardy-Gras
commandé à Pansard, Crevard, Socissois, ses supposts, de battre sa
partie et luy chier sur le nez, tellemant qu'en riant il leur avoit
dit: Esconchiez maistre Caresme; et l'avoyent fait, comme ledit
Caresme sa partie verifieroit très bien.

          [Note 100: Cette description du costume de Mardi-Gras
          rappelle tout à fait certains tableaux de mascarades
          allemandes et hollandoises peintes par Van Boons, et dont
          le _Magasin pittoresque_ a reproduit quelques unes des plus
          curieuses figures, t. 3, p. 65.]

Parquoy demandoit et requeroit, concluant au nom de sa partie,
que ledit Mardy-Gras fut condamné, suyvant les bonnes coustumes,
traditions de Pères, commandemens de l'Eglise, non seulement à
vuyder du ressort de ladite court souveraine de Saladois, mais
encore, pour reparation des injures faites à sa partie (lesquelles,
en cas que partie adverse les voulsit denier, il offroit verifier),
ledit Mardy-Gras fut dès ce jourd'huy banny du pays, et inhibition
et deffenses à luy faites d'y revenir qu'à minuit du 29 de mars
precisement, audit temps 1603; faire amende honorable, la hart de
fèves au col, le bourreau à sa queue, un cierge d'abstinence en sa
main, pesant dix livres; en outre, estre condamné à dix mille livres
soreloises envers les pauvres de l'hospital, quatre-vingt mille
lenticuloises envers sa partie, et à tenir prison jusques à plain
payement, et à tous despens, dommages et interests. Signé: Harant
Soret.


_Dire des Penitentiates et Jeusnamites._

Autre plaidé de Pain-Sec, advocat plaidant pour le sindic des
Penitentiates et Jeusnamites, disant que c'estoit une grande vilennie
et un grand deshonneur à la Court souveraine de Riflasorets voir
ledit Mardy-Gras, un vrai gourmand, paillard, yvrogne et epicurien,
n'estre pas content embourber au peché de gueule, d'yvrongnerie, et,
par consequent, de tous les autres vices, tout le long de l'année,
les nobles, le peuple et toute sorte de gens, mais encores oser
braver et troubler en la possession de son rang le venerable Caresme,
le règne duquel avoit esté introduit par les saints Pères et par
la constitution de l'Église, pour matter nostre chair et la rendre
plus souple à la discipline, plus capable de raison, et par ainsi
plus propre à obeyr aux commandemens de Dieu; que ledit Mardy-Gras
estoit un presumptueux, scandaleux, et que l'on n'oyoit jamais que
ses bravades et menasses par lesquelles il se jactoit[101] de perdre,
mettre à mort, estouffer et aneantir du tout le saint Caresme, qui
estoit le seul frain du vice, la terreur de la licence de la chair,
père du jeune, de la charité et de l'obeyssance que Dieu requiert
de nous et de toutes autres disciplines chrestiennes; qu'on ne
voyoit que tous les jours courir par les rues de toutes les villes
du ressort de Saladois, et par tous les chemins du plat païs, armées
de perdris, levraux, chappons, coqs d'inde, poules, venaison, chair
salée, saucisses et autres gens d'armes propres pour assieger, faire
force, et faire mourir ledit Caresme.

          [Note 101: _Se vantoit_, du latin _jactare_.]

Partant, concluoit ledit Pain-Sec, au nom de ses parties, que ledit
Mardy-Gras fut envoyé en exil dès ce jourd'huy, inhibé et deffendu à
toute sorte, qualité, condition, sexe de personnes, de le recevoir
ny à luy de comparoistre jusques au trantième de mars exclusivement
1603, que la grand messe soit dite par toutes les églises; signé:
Pain-Sec.

Autre plaidé de Pansardois, advocat dudit Mardy-Gras, par lequel
premierement il soustient qu'il n'est point un scandaleux ny
seditieux, comme le sindic des Jeunamites et Penitentiates
faussement, souz correction de la Court, a fait plaider par Pain-Sec,
son avocat, ains que ce sont toutes impostures et injures, desquelles
il demande reparation telle que la Cour sage verra estre propre
pour reparer l'honneur d'un tel prince et grand seigneur comme
il est, homme d'honneur, homme de bien, homme sans scandale, et
homme qui practique honnestement avec tout le monde, affable à un
chacun, bien venu partout, mangeant son bien avec allegresse, sans
apporter difference, distinction, escritures, poix, mesures, hauquet,
lardons, figure, negociation, transportement ny quadrature aux
viandes, lesquelles Dieu a donné à l'homme pour s'en servir en ses
necessitez et en son appetit, ayant creé les viandes et le temps
pour l'homme, et non l'homme pour le temps ou les viandes; que la
gourmandise et friandise se pouvoit mieux exercer souz le règne de
Caresme que souz le sien, l'empire duquel s'estendoit sur les carpes
de Saône, truites, brochets, estourgeons, saumons, saules, cabots,
rougets, lamproyes, alouzes, eguilles marines, escrevices et autres
sortes de poissons de mer, d'estangs, de fleuves, de rivières et
de mareschages, dans la saulse desquels gisoit l'esguillon de la
friandise; et que c'estoit luy qui estoit le paillard, provocquant
ordinairement le monde à luxure[102]; que luy seul estoit le père
de Venus, fille de la mer, _id est_, expliquant la fable, fille
de la saleure, dans laquelle principalement et particulierement
consistoit ledit Caresme; que mesme il n'estoit autre chose que
salure: ce qui mesme se verifioit par les registres des eglises du
mois d'octobre, novembre et décembre, pendant lequel temps il s'y
baptisoit plus d'enfans desquels la conception venoit à estre en
fevrier, mars et avril, durant lesquels estoit le règne de Caresme,
qu'en autre; mesmes qu'il estoit très certain qu'audit temps de
fevrier, mars et avril les maquereaux avoient plus de practique, ce
qu'il offroit verifier par les depositions d'eux-mesmes; qu'il estoit
le soustien des affamez, le medecin des malades, le restaurateur des
catarreux, pulmoniques, verolez, critiques, languissans, gouteux,
sciatistes, pierreux, migranistes, coliqueux, fievreux et autres,
lesquels sans luy, souz le règne de ce maistre truand Caresme,
seroient pour mourir; et, en ce que ledit Caresme a fait plaider
par Harent-Soret, son advocat, qu'il n'avoit point voulu obeyr à la
sommation, au contraire l'avoit outragé d'injures et fait outrager
par ses supposts, disoit, ne nyant le cas, qu'il avoit très bien
fait: le premier pour double raison, parce qu'il le vouloit jetter
de la republique, qui y estoit si necessaire, et, en outre, que le
sindic des quantons epicurois et atheismates luy avoit fait requeste
de n'obeyr à ladite sommation, et qu'ils luy en seroient à garand,
et, à ces fins, les avoit fait appeller selon que la cour les voyoit
comparoistre par Cameleon, leur advocat; le second parce que, lors
de ladite sommation, iceluy Caresme l'avoit injurié, s'appellant
seditieux, ce qui l'avoit esmeu à juste colère, voyant ce petit
pendard de Caresme, gentilhomme de quarante jours, prince de sept
semaines, roi de trois tigneux et un pelé, oser l'injurier, à luy
roy des roys, prince des princes, commandant à tant d'empires, de
royaumes, de duchez, de comtez, de republiques, de communautez, de
provinces, de villes, d'hommes; partant, concluoit qu'il devoit
estre relaxé de la demande en excez dudit Caresme, et, en outre,
attendu qu'il estoit si necessaire en la republique, devoit estre
maintenu en la possession de son règne; et, en tout cas, que la cour
voulsist, suyvant le reglement des autres années, le dechasser;
concluoit contre ledit sindic des quantons epicurois et atheismates,
ses garands, des dommages et interests et de despens qu'il avoit
encouru pour la provision qu'il avoit faicte, pour se maintenir en
la republique selon sa qualité, mesmes des impositions qu'il avoit
faictes extraordinaires pour maintenir la guerre contre ledit Caresme
et les sindics des Jeusnamites et Penitentiates, ses adversaires
jurez, et autrement en la meilleure forme que faire se pouvoit.
Signé: Pansardois, advocat en la Cour.

          [Note 102: Il a été reconnu que le poisson, en raison
          du phosphore qu'il contient tout formé, principalement
          dans les _laites_, possède une grande vertu prolifique.
          Brillat-Savarin, dans sa méditation VIe, s'étend sur cette
          particularité, sur ses causes, sur ses effets, et ajoute:
          «Ces vérités physiques étaient sans doute ignorées de
          ces législateurs ecclésiastiques qui imposèrent la diète
          quadragésimale à diverses communautés de moines, telles que
          les Chartreux, les Récollets, les Trappistes et les Carmes
          déchaux réformés par sainte Thérèse: car on ne peut pas
          supposer qu'ils aient eu pour but de rendre plus difficile
          l'observance du voeu de chasteté, déjà si anti-social.»
          (_Physiologie du goût_, édit. Charpentier, p. 109.)]


_Dire des Epicurois._

Autre plaidé de Cameleon, aussi advocat en la Cour, pour ledit
sindic des Epicurois et Atheismates, prenans la cause et garantie
pour ledit Mardy-Gras. Au nom de ses parties dit, que, sesdites
parties ayant veu le grand froid qui avoit couru ceste année et le
temps auquel estoit succedé le règne de Caresme, par le moyen de
quoy les rivières estans glacées et les jardins sechez pour le trop
de froidure, qu'il ne s'y pouvoit pescher aucune sorte de poisson
frais, et que la mer n'en pouvoit debiter à cause des rivières
gelées; que les charriages annuels qui souloyent donner à foison
de poisson salé estoyent empeschez à cause des chemins gelez, et
qu'il n'y pouvoit naistre aucune herbe, comme espinars, borraches,
bugloses, cardons, pastenades, eschervices, laitues, pimpinelle,
chicorée, endives, cerfeuil, roquette, blanchette, oeil de chien et
autres sortes d'herbes qui peuvent faire passer la melancolie, par
leur gout crud ou cuit, de l'absence et exil du très-illustre prince
Mardy-Gras, ils avoyent, de peur de mourir de fain en telle necessité
et extremité de famine, heu recours à la benignité et faveur dudit
Mardy-Gras, lequel ils auroyent prié, ainsi que Pansardois, advocat,
a très-bien remonstré, de n'obeir point à la sommation dudit Caresme,
et, ayant pitié d'eux, ne les desemparer, qui seroient par son
absence pour mourrir de fain, luy promettant, en cas qu'il en fut
inquieté, de prendre la cause pour luy et luy en estre à garand.
Laquelle chose ils font et remonstrent à la Court que, à correction,
il n'y peut eschoir bannissement contre ledit Mardy-Gras comme les
années passées, attendu ce qu'ils ont jà remonstré à la Cour, le
temps auquel est survenu le règne de Caresme, les chemins glacez, les
rivières inutiles, les pêches trop froides; concluant, veu le grand
interest que la republique a de la presence dudit Caresme, pour ceste
année seulement, ayant pitié d'eux, qui seront pour mourrir si ledit
Mardy-Gras est banny, qu'il plaise à la Cour debouter ledit Caresme
de sa demande contenant le bannissement dudit Mardy-Gras, lequel sera
maintenu en son règne, avec despens. Signé Cameleon.


_Dire du Procureur general._

Autre plaidé de Craquelin[103] Popelin[104], procureur general
au ressort de la Cour souveraine de Saladois, disant que ledit
Mardy-Gras et ses garands ne sont que des vrays imposteurs, seditieux
et athées, puisque ils n'ont honte à la face de la Court de vouloir
que les coustumes louables et de toute ancienneté introduites,
seul ciment de la republique, fondement de l'obeyssance, liaison
de l'estat et colonnes et assurances des royaumes, pour un appetit
desordonné, une gourmandise temporelle, soyent abastardies et ostées
du tout de la republique, et qu'il y va de l'honneur de la Cour si,
ayant esgard aux demandes dudit Mardy-Gras et de ses garands, elle
permet qu'iceluy règne avec Caresme, deux extrèmes si extremement
contraires et tellement adversaires que l'un ne peut regner avec
l'autre. Partant, conclut que, en ce qui concerne la demande en
possession de temps dudit Caresme, iceluy soit maintenu en son
royaume temporel de sept semaines et en la possession du temps de
quarante-cinq jours, suyvant les anciennes ordonnances, edicts des
saincts Pères et constitutions de l'eglise; et, ce faisant, soit
enjoint audit Mardy-Gras dès maintenant vuider de la Cour souveraine
de Saladois et de tout son ressort, avec tous ses supposts, et
laisser la possession du royaume paisible audit Caresme, suyvant le
reglement pris de tout temps, et ne comparoistre jusques au 30 de
mars prochain precisement à la minuict, à peine, s'il est trouvé
pendant ledit temps à luy ordonné pour son bannissement, sans autre
forme de procez soit condamné à estre pendu et estranglé; et en ce
que concerne la seconde demande en excès, attendu que cela provient
plus tost d'une imprudence et vaine gloire que de mauvaise volonté,
les parties soyent mises hors de cour et de procez sans despens; et,
en ce que touche la garantie que ledit Mardy-Gras demande contre
les sindics des quantons epicurois et atheismates, laquelle mesme
ils ont prins pour ledit Mardy-Gras, il soit dit n'y avoir lieu
d'aucune garantie, laquelle soit cassée et annulée, parce qu'il est
notoire que ledit Mardy-Gras est en mauvaise foy, prenant la promesse
de ladite garantie, attendu qu'il sçavoit bien icelle ne valoir
rien, _ex eo ipso_ qu'elle estoit _contra bonos mores et antiquas
consuetudines reipublicæ, ædicta patrum et mandata ecclesiæ_, sauf
audit Mardy-Gras estre donné tel terme que la cour advisera pour
vendre, donner, aliener et autrement disposer des preparatifs qu'il
avoit fait pour sa demeure pretendue. Signé CRAQUELIN-POPELIN,
procureur général.

          [Note 103: Le _craquelin_, pâtisserie sèche qui se
          mange encore dans quelques provinces, s'appeloit ainsi
          parcequ'elle _craquoit_ sous la dent.]

          [Note 104: Ou _poupelin_. V., sur la manière dont on
          faisoit cette pièce de four au XVIIe siècle, notre édition
          du _Roman bourgeois_, p. 51, note.]


_Dire des esleus de la Frelauderie._

Autre plaidé de Genevrard, advocat en la cour, parlant pour les
esleuz de la Frelauderie, et disant qu'il a un grand interest pour
ses parties à ce que les conclusions du procureur general ne soient
suyvies, et qu'en ce faisant que ledit Mardy-Gras soit du tout
dechassé de la republique et de tout le ressort de la cour, attendu
que notoirement c'est contrevenir contre leurs anciens priviléges,
que la cour leur a tousjours maintenus souz la liberté de conscience,
en laquelle ils ne peuvent estre forcez; joint que la cour sçait très
bien qu'ils sont fondez sur la prescription de temps, prescription
de dix, de vingt, de trente, de quarante, cinquante et cent ans, et
mesmement _extra viventium memoriam_, pour autant que ce temps est
escheu depuis qu'ils se sont soustraits et emancipez de l'obeissance
dudit maistre truand de Caresme et de ses autres foires, comme
Vigiles, Quatre-Temps, mesmes qu'ils ont publié une assemblée pour
se soustraire des autres foires appellées le Vendredy et Samedy;
laquelle assemblée finie, ils sont resolus de presenter à la cour
requeste aux fins que ils soient du tout distraits et absouz desdites
foires appellées Vendredy et Samedy, lesquelles toutesfois, _propter
scandala_, ils promettent bien de garder pour ceste fois seulement,
sans tirer là consequence; soutenant pour toutes conclusions, veues
les causes jà alleguées pertinentes et peremptoires, qu'il n'y a lieu
que les conclusions dudit procureur general soient gardées en ce
que touche et concerne le particulier de la Frelauderie, par ainsi
qu'il leur soit permis de vivre à leur poste sans recognoistre ledit
Caresme, et en ce faisant qu'ils puissent heberger ledit Mardy-Gras.
Signé GENEVRARD.


_Dire des malades._

Autre plaidé de Plaintignard, advocat aussi en la cour, plaidant
pour les sindics des malades, fievreux, pulmoniques, catarreux et
autres, disant qu'en ce que concerne aussi le particulier de ses
parties, les conclusions dudit procureur general ne peuvent avoir
lieu, d'autant que la cour sçait très bien et experimente elle-mesme
plusieurs fois que le Caresme n'engendre que catarres, ventositez,
cruditez, frigiditez, mal d'estomac, humiditez, alterations, rumes
et autres telles maladies, lesquelles, par le moyen dudit Caresme,
ont esté semées dans le monde pour opprimer les mortels, et qu'eux,
estans opprimez et vexez de telles maladies auxquelles le Caresme est
extremement contraire, ils ne peuvent pour leur regard recognoistre
le royaume d'iceluy, s'ils ne veulent tout manifestement en mesme
temps bastir leurs sepulchres; joint que ladite cour sçait très bien
que les dispenses ne leur sont jamais esté deniées, soit au ressort
de la cour ou dans le sevère et rigoureux commandement de la rude
inquisition; parquoy conclut pour ses parties qu'il luy soit permis
avec dispenses (lesquelles ils prendront et recevront), _propter
scandala_, comme les années passées, ne recognoistre point le règne
de Caresme, et en ce faisant puissent heberger ledit Mardy-Gras.
Signé PLAINTIGNARD.


_Dire de la confrairie de pauvreté et des Artisans._

Autre plaidé de Mequaniquois, aussi advocat en la cour, plaidant
pour les chefs de la noble confrairie de pauvreté et necessité des
artisans, disant qu'il ne peut escheoir lieu pour les conclusions
dudit procureur general, en ce que concerne le particulier et general
de ses parties, d'autant que la cour sçait très bien la necessité
de ses parties, qui vivent du jour à la journée sans pouvoir faire
provision comme les riches, et puis la grande cherté qu'il y a au
règne de monsieur Caresme, car, estans chargez d'une multitude
d'enfans, souz le règne de monsieur Mardy-Gras avec deux sols ils
peuvent mieux paistre et entretenir leur affamée famille que souz
le règne de Caresme avec trente sols; non pas que pourtant ils ne
desirent recognoistre ledit Caresme et les saintes constitutions de
l'Eglise, et ce qu'ils monstrent bien en ce qu'ils ont tousjours
rejetté les seductions des ennemis dudit Caresme, qui leur vouloient
faire secouer son joug par offre de leur donner cinq, dix, quinze,
vingt, trente, quarante et cinquante sols la semaine d'aumosne; que
mesme ils en ont seduit plusieurs, à quoy ils resisteront si Dieu
plaist, moyennant aussi qu'il plaise à la cour avoir esgard à leur
necessité; partant demande au nom de sesdites parties que veu qu'ils
seroient pour mourir de faim s'ils estoient contraints de vivre souz
les loix dudit Caresme, qu'il leur soit permis, _partim_ pouvoir
heberger ledit Mardy-Gras, et _partim_ vivre souz le règne dudit
Caresme. Signé MEQUANIQUOIS.


_Dire et Apposition des Amoureux._

Autre plaidé de Mignotis, aussi advocat en la cour, plaidant pour
les amoureux mignons, meneurs souz bras, Narcisses de villes, Adonis
de rues, courtisans de boutiques, supposts de bal, muguetteurs
de filles, senteurs de vesses, odorateurs de pets, rabats blancs
aux sales chemises, cureurs de dents aux ventres creux, mesnagers
d'amour, distillateurs de souspirs, fondeurs de larmes et autres
semblables, disant que, pour le regard aussi de ses parties, il
auroit un notoire grief si les conclusions du procureur general
estoient suyvies par la cour, attendu qu'elle sçait bien que, pour
passer ce Caresme, à cause des glaces qui ont fermez la debite
de la mer, l'opulence des rivières et l'abondance des vivres, il
n'y a que de vieille moulue et de vieux harans sorets et blancs,
lesquels ils seroient contraints manger, et d'iceux imbiber leurs
accoustremens, leurs mains, leurs cheveux, leurs nez, leurs bouches,
d'où ils seroient contraints de recevoir une odeur punaise, laquelle
les priveroit du doux entretien de leurs dames, du baiser de leurs
favorites, du toucher de leurs amantes, et enfin du doux propos,
gratemains, meneries[105], happallages[106], metonimies[107],
passement de ponts, sautement de boue, montement d'escaliers,
levemens de gans, prises de manchons, serremens de doigts, baisement
de mains, ostentation de lèvres, et autres petites faveurs que
l'amour, la privauté, la bien-sceance, la raison, le genre, l'espèce,
la difference, le cognatis[108], et autres entretiens d'amour
pouvoient permettre à ses parties avec toutes sortes de dames,
damoiselles, filles, pucelles, vierges, damoiselles de boutiques, de
chambre, de tablier, de cuisine, de garderobes et autres, d'où ils
recevroient de grands dommages et interests; partant conclut à ce
que ils ne soient contrains de vivre souz le règne de Caresme, mais
d'heberger ledit Mardy-Gras. Signé MIGNOTIS.

          [Note 105: Dérivé singulier du verbe _mener_. L'on entend
          ici cette douce chose du commerce amoureux qui consiste à
          se faire partout le compagnon, le _meneur_ de celle qu'on
          aime. Mme de Staal (Mlle de Launay) dans ses charmants
          _Mémoires_, (édit. Colnet, t. 1, p. 15,) fait une très fine
          remarque sur les indices qu'une femme peut tirer de ces
          _meneries_ pour s'assurer du degré d'amour qu'un homme a
          pour elle. Elle parle de M. Brunet, qui, les jours qu'elle
          sortoit de son couvent pour aller chez mesdemoiselles
          d'Epinay, s'empressoit toujours de la reconduire. «Je
          découvris, dit-elle, sur de légers indices, quelque
          diminution de ses sentiments... Il y avoit une grande place
          à passer, et, dans les commencements de notre connoissance,
          il prenoit son chemin par les côtés de cette place. Je vis
          alors qu'il la traversoit par le milieu: d'où je jugeai que
          son amour étoit au moins diminué de la différence de la
          diagonale aux deux côtés du carré.»]

          [Note 106: _Hypallage_, figure de langage qui consiste à
          employer des mots recherchés.]

          [Note 107:

               Grand mot que Pradon croit un terme de chimie,

          comme dit Boileau, _Epit._ VII, v. 54, et qui est, on le
          sait, la figure de rhétorique qui consiste à prendre la
          cause pour l'effet, le contenant pour le contenu, _et vice
          versa_.]

          [Note 108: Amitiés de cousin et de cousine.]


_Dire et opposition des Dames._

Autre plaidé pour les dames, comparant par Fardois, leur procureur,
et par Mignardin, leur advocat, disant que, pour lesdites dames
ses parties, il a un notable interest à s'opposer aux conclusions
prises par le dit procureur general, pour une seule raison assez
valable, et qu'il alleguera seulement, pour n'ennuier la cour,
outre ce qu'il desire faire son profit et affermir son dire de
tout ce qui a esté plaidé par l'advocat dudit prince Mardy Gras
et par les advocats des atheismates et epicurois, et des artisans
et des amoureux. C'est que la cour sçait très bien que toute leur
grandeur, leur gloire, leur honneur, leur valeur, leur recherche,
le desir qu'on leur a, l'affection qu'on leur porte, la cour,
reverences, bonnetades, alongemens de pieds, baisemens de mains, ris
en sucrez, avancemens de reins, guignemens de teste, toussemens,
souspirs, tourdemens de col[109], croisemens de bras, pas de perdrix,
gemissemens de torterelles, arquebusades d'amour, assiegemens de
marguerites, presens, offres de bouquets, chatouillemens d'espingles,
discours, alarmes, derouillement de dragée[110], bals de festes et
de jours-ouvriers, compagnies de sale, de chambre, d'anti-chambre,
de magasin, de cuisine, de boutique, d'arrière-boutique, de cave,
de tablier, de sale, de soleil, d'ombre d'arbres, de tournoy, de
cheval, de pié, de coiffure, d'empois, de pigner, d'envoys de
lettres, de poulets, d'ambassades et d'assistemens en toute sorte
d'affaires, de negoce, de besoin que l'on leur peut faire (sans
prejudice des recherches que la mauvaise condition du temps faict
touchant l'argent qu'on demande _juxta illud sine ipso factum est
nihil_, et qui n'a point d'argent n'a point d'amy, et que l'argent
faict chanter les aveugles, et que _ubi divitiæ ibi nuptiæ_, et
que _sine Cerere et Baccho friget Venus_, et autres tels proverbes
qu'aporte la mauvaistié du siècle), gist principalement en la beauté,
et que la beauté ne se peut entretenir sans la bonne condition des
viandes, laquelle ne peut estre aux harans sorets et merluches, et
_in alias hujusmodi_, pleines de flegmes et catarres, lesquelles,
au lieu de les rendre belles, les pourroient provoquer à la toux,
et par consequent rendre hydeuses, et que mesmes, en l'esmotion de
catarres et de toussement, se pourroit perdre l'albastre que les
dames (aydans à la nature et ce qui leur est permis, _juxta illud
cumulata juvant_), appliquent, approprient, engluent, lissent,
aplanissent, accommodent, adjoustent et emplastrent sur leurs joues,
mains, sourcils, lèvres, teint, cheveux et autres parties du corps,
lesquelles (cependant que les couvertes sont au corps de garde
d'Amour) font la sentinelle dehors; partant conclut, au nom des
dames ses parties, qu'il leur soit permis, attendu ce que dessus,
de ne recevoir le règne de Caresme, mais qu'elles puissent heberger
Mardy-Gras.

          [Note 109: Contorsions du col que l'on fait pour regarder
          en sournois, ou en amoureux, ce qui est tout un.]

          [Note 110: Offres de dragées propres à _dérouiller_ la
          gorge.]


_Dire des Gueux._

Autre plaidé de Pedouillas, plaidant pour les gueux, dit qu'il plaise
à la cour voir ses parties, pauvres, sans support, tueurs de poux à
la centeine, crieurs de misericorde sans besoin, feigneurs de jambes
rompues, representateurs de faux estropiemens, bruslures, playes,
hydropisie, mal de saincts, imposteurs de danses[111], deguiseurs
de folies, faineans, bannis de la republique des arts, exilez de
la monarquie du travail, preneurs d'où il y en a; et puis le peu
de charité qui règne aujourd'huy est telle que, si la viande ne
pourrit, le pain ne moisit, et l'argent ne regorge au garde-mangeoir,
en la depense et en la bourse du justicier, du gentil-homme, de
l'ecclesiastique, du riche bourgeois et de l'artisan commode, ses
pauvres parties sont pour mourir de faim, principalement en ce
Caresme, qui est survenu en un temps qu'il ne se peut pescher aucun
poisson propre à faire poutage, seule esperance de ses allanguies
parties; partant conclut selon le chapitre: _Necessitas non habet
legem._ Ainsi signé: PEDOUILLAS.

          [Note 111: C'est-à-dire qui font semblant d'être atteints
          de la maladie dite _danse de Saint-Guy_.]


_Dire du fermier de la boucherie de Caresme[112]._

          [Note 112: Voy. une des notes précédentes.]

Autre dire et plaidé de Faux-Poix, advocat, remonstrant, au nom
du fermier de la boucherie de Caresme, que ceste année l'on luy a
haussé le chevet de la ferme plus qu'on ne souloit, et laquelle il a
accepté à haut pris en intention et tenant pour certain que Caresme
ne comparoistroit nullement, ou que, s'il comparoissoit, ce seroit
seulement _pro forma_, sans que monsieur Mardy-Gras feut chassé,
et que, s'il estoit chassé, ce seroit notoirement sa ruyne et de
ses petits enfants, lesquels sont en grand nombre; partant conclut
que Mardy-Gras ne soit point debouté, ou en tout cas qu'il luy soit
rabatu du pris de la ferme. Signé FAUX-POIX.

Arrest par lequel est ordonné que les pièces seront mises pardevers
la cour et au conseil du 14 febvrier an 1603. Signé LANTILLIN,
greffier. Requestes, repliques, dupliques et autres pièces servant à
la decision du procez, bien et meurement digerées,


_Dit a esté que_:

La cour souveraine des Riflasorets, establie en la royalle ville de
Saladois, a annullé, cassé, et annulle et casse la garantie par les
Epicurois et Atheismates prise pour Mardy-Gras, comme estant plaine
de mauvais dol contre les edicts des SS. Pères et constitutions de la
vraye Eglise; en ce faisant, a banny et bannit ledit Mardy-Gras du
ressort et empire de la cour pour le temps et espace de quarante et
un jours, lequel temps, pour certaines causes à ce mouvantes la cour,
commencera depuis la minuict du 16 de ce mois de febvrier, appellé le
dimanche des Brandons, tirant à la minuict du 17 dudit mois, jusques
à la minuict precisement du 30 de mars prochain, sans avoir esgard au
dire du sindic des penitentiates et jeusnamites; a inhibé et deffendu
audit Mardy-Gras de comparoistre pendant ledit temps en aucun lieu
du ressort de ladite cour, sur peine d'estre procedé contre luy
corporellement et autrement, selon qu'il est contenu aux saintes
constitutions de Caresme, sans toutesfois prejudicier aux priviléges
des Frelaudois en ce que concerne leur liberté de conscience
alleguée, en laquelle, veu la misère du temps, pour certaines bonnes
causes et raisons de peu des scandales, et jusques à ce qu'autrement
en soit ordonné, la cour a maintenu et maintient lesdits Frelaudois.
Bien leur enjoint de fermer la porte purement et simplement audit
Mardy-Gras et ses supposts le Vendredy et Samedy, sur peine d'estre
injuriés, querellés et appeliez de leur nom; particulierement
l'enjoint à ceux qui ont encore quelques rays[113] du soleil de la
vraye recognoissance illuminant leur ame.

          [Note 113: Rayons.]

Et en ce que concerne les remonstrances des malades, fiebvreux et
autres, ou soy-disants tels, leur a permis et permet ladite cour
heberger quelques supposts de Mardy-Gras pendant leur maladie, à la
charge d'obtenir dispense par le rapport des medecins, sur peine
que, si le rapport des medecins n'est vray, lesdits medecins, et non
iceux soy-disans malades, porteront à Pasques la penitence de l'excès
commis contre la majesté de Caresme;

Defendant très expressement à toute sorte, qualité, condition et sexe
d'autres personnes, d'heberger ny recognoistre ledit Mardy-Gras ny
ses supposts, sur les peines contenues aux saintes constitutions de
Caresme, ledit temps pendant, sans prejudice toutesfois aux amoureux
qui auront le moyen, de peur de la puanteur des harans et merluches,
se pouvoir musquer les gands, la barbe et les cheveux et autres
parties de leur corps; et à ceux qui n'ont le moyen, de garder la
maison, la boutique, et n'aller aux assemblées et bals; ensemble
aux dames a permis et permet de manger la matinée le petit oeuf
frais sortant du cul de la poule (si tant est qu'elles en treuvent)
pour entretenir leur enbonpoint; et en cas qu'elles n'en treuvent,
leur donne licence, ladite Cour, feindre des mal d'estomach et dire
qu'elles sont malades; pour jouyr, ce faisant, des priviléges de la
maladie, et où leur petit _adjutorium_ de beauté coulast de leur
visage, pouvoir saluer et parler avec tous ceux qui les accosteront
sans tirer le masque[114], ou se venir à l'obscur dans quelque
chambre, et jamais ne se laisser voir en autre posture; n'entendant
en ceste deffense, ladite cour, avoir compris les pauvres artisans
et les gens ausquels, suyvant le chapitre _necessitas_ et de _mortua
charitate_, permet de se pourvoir comme ils pourront, et manger
quant ils en auront et de ce qu'ils trouveront, et ce à la charge
qu'ils diront le tout à leurs confesseurs à Pasques, et que, si
quelqu'un voit leur marmite bouillir, ils diront et soustiendront
que c'est poutage d'huille ou de beure, ou fait de legumes; et a
debouté et deboute ladite cour le fermier de la boucherie de ses
oppositions, mettant toutes les parties, au reste, hors de cour et
de procez respectivement sans despens; et, civilisant l'action en
excès pretendue par ledit Caresme contre ledit Mardy-Gras, auquel a
permis et permet pouvoir disposer pendant ledit temps qu'il doit
partir de la quantité de meubles, biens, ustensils et autres sortes
de provisions qu'il avoit fait, croyant de devoir regner. Dit aux
parties en la cour souveraine de Riflasorets, establie en la royalle
ville de Saladois, ce 15 febvrier 1603.

                                    _Signé_ LENTILLIN, _greffier_.

          [Note 114: Sur cet usage des masques que les femmes
          portoient alors partout, v. notre tom. 1, page 307.]



_Ordre à tenir pour la visite des pauvres honteux._

S. L. N. D. In-8.


Il faut examiner s'ils sont chargez de famille, s'ils ont femmes et
combien d'enfans masles et femelles, quel âge, quelle profession, ce
que l'on en peut faire; si les filles sont en hazard;

D'où vient la pauvreté, si par desbauche, mauvais menage, procez,
faute de conduite, ou par le malheur du temps;

Quelles debtes ils peuvent avoir, si l'on en peut composer avec le
creancier;

S'ils se peuvent restablir, et comment, estant plus seur de leur
donner les choses en nature, comme de l'estoffe, de la soye, du cuir,
que de l'argent.

Il importe d'avoir un magazin pour les provisions et besoins
necessaires aux pauvres, et des meubles et ustancils marquez à la
marque de la paroisse, afin de leur donner par prest, et qu'ils ne
les puissent vendre, ny les creanciers ou les proprietaires de la
maison les saisir.

Il faut aussi estre precautionné pour le payement des loyers, qui
n'entrent point ordinairement dans les charitez des paroisses, à
moins que de cause bien privilegiée;

Comme aussi des voyages, qui sont tousjours suspects,

Et des mariages, le plus souvent non necessaires, si ce n'est des
personnes qui sont dans le peché, ou pour empescher qu'ils n'y
tombent[115];

          [Note 115: La philanthropie au XIXe siècle s'est davantage
          inquiétée du mariage des pauvres. Sous la Restauration
          une _association_, patronnée par la duchesse d'Angoulême,
          avoit été fondée à l'effet de pourvoir au mariage des
          ouvriers sans fortune, leur procurer gratuitement des
          expéditions d'actes et les pièces notariées nécessaires,
          etc. Aujourd'hui la _Société de Saint-François Régis_ s'est
          donné la même mission.]

Et pareillement des pensions par mois ou par années, parce qu'elles
espuisent le fond des charitez et contribuent quelquefois à la
fainéantise, sous le prétexte de l'asseurance d'une subsistence
ordinaire.

Il est aussi très à propos de leur reserver du charbon, des
chaussures et autres petits soulagemens pour l'hyver.

Surtout il faut prendre garde s'ils frequentent les sacrements, s'ils
sont bien instruits des principaux mystères, et particulierement
les enfans, et encore plus lorsqu'ils sont en estat de faire leur
première communion;

S'ils couchent separément;

S'ils ont esté confirmez, et mesmes les père et mère, pour leur faire
concevoir l'importance de ce sacrement et les disposer à le bien
recevoir.

Il importe de sçavoir comment ils vivent avec leurs voisins, s'ils
vivent avec bon exemple et vivent avec reputation dans le quartier;

S'ils sont infirmes ou malades, pour y estre pourveu, par les
charitez des paroisses;

S'ils ont des filles en hazard, pour en prevenir le mal, leur
procurer quelque condition, apprentissage ou retraitte[116].

          [Note 116: Les jeunes filles pauvres étoient surtout
          placées, sitôt qu'elles avoient douze ans, dans les
          ateliers de dentelle de Bicêtre. V. Sauval, _Antiq. de
          Paris_, liv. 5, chapitre Hôpital général.--Olier, qui étoit
          curé de Saint-Sulpice en 1648, prenoit soin de placer en
          apprentissage chez les maîtres artisans les orphelins de
          sa paroisse. C'est lui aussi qui avoit ouvert, dans la rue
          du Vieux-Colombier, la maison des Orphelines. V. Monteil,
          _Traité de matériaux manuscrits_, t. 2, p. 5.]

Il faut prendre garde aux surprises et artifices des pauvres qui
veulent passer pour vrais pauvres honteux, n'estans de la qualité, ou
lorsqu'ils en abusent, ce qui merite grand examen, parce qu'ils ont
les aumosnes de ceux qui sont veritables pauvres.

Les principales marques, et qui les doivent exclure et faire rayer du
rolle, sont les suivantes:

1º Lorsqu'ils se rendent mandians de mandicité publique ou de
secrette qui eclatte: car le pauvre honteux est celuy qui vit
chrestiennement, qui ne peut gagner sa vie, et qui a la honte sur le
front pour ne l'oser demander[117];

          [Note 117: La _Police des pauvres_ de G. Montaigne,
          curieuse pièce des premières années du XVIIe siècle, que
          nous donnerons dans un prochain volume, parle de ces
          mendiants qui prenoient la place des bons pauvres et
          qu'il falloit chasser de Paris. «Il est défendu à toutes
          personnes de mendier à Paris, sur la peine de fouet,
          pour les inconvénients de peste et autres maladies qui
          en pourroient advenir, joint que plusieurs belistres et
          cagnardiers, par imposture et déguisement de maladie,
          prennent l'aumône au lieu des vrais pauvres, et aussi que
          les pauvres estrangers y viennent de toutes parts pour y
          belistrer.»]

Et en cecy il faut seulement prendre garde au spirituel de la famille
et au peril des enfans, particulierement des filles;

2º Ceux qui gagnent leur vie ou qui la peuvent gagner, ou qui ont
quelque petit bien qu'ils ne sçavent pas mesnager, parce qu'autrement
c'est fayneantise, dissipation ou desbauche, qui merite reprimende
plustost qu'assistance;

3º Ceux qui sont soulagez par ailleurs et reçoivent assistance
suffisante, comme du grand bureau[118], fabrique des paroisses[119],
corps des mestiers[120], confrairies et autres compagnies de pieté;

          [Note 118: Le _grand bureau des pauvres_. Les bourgeois
          choisis par chaque paroisse pour avoir soin des intérêts
          spirituels et temporels des pauvres s'y assembloient le
          lundi et le samedi de chaque semaine, à trois heures après
          midi, sous la présidence du procureur général du Parlement
          ou de l'un de ses substituts. De cette compagnie étoient
          tirés les administrateurs des hôpitaux de Paris et des
          environs.]

          [Note 119: Les fabriques de paroisses, sous la présidence
          des curés, faisoient sans cesse acte de charité de la
          façon la plus efficace. Tout à l'heure nous avons parlé du
          curé de Saint-Sulpice; nous devons rappeler aussi celui de
          Sainte-Marguerite, qui, au commencement du XVIIIe siècle,
          adopta pour les pauvres de son église le système des soupes
          économiques, proposées d'abord par Vauban, conseillées par
          Helvétius dans son _Traité des maladies_ (1703, chapitre
          _Bouillon des pauvres_), puis reprises par M. de Rumfort,
          qui leur a laissé son nom. (Pujaulx, _Paris à la fin du
          XVIIIe siècle_, p. 374-375.)]

          [Note 120: Sur le rôle philanthropique des corporations
          d'artisans et sur la caisse de secours que chacune
          d'elles possédoit sous le nom de _Charité du métier_,
          V. un intéressant article de M. Louandre, _Revue des
          Deux-Mondes_, 1er décembre 1850, p. 858.]

4º Ceux qui ne sont domiciliez dans le temps porté par les
reglements, parce qu'autrement l'on affecteroit de s'establir en
la paroisse pour participer aux aumosnes, sauf s'il y avoit peril
pour la religion, l'honnesteté ou scandal public: il en sera pris
connoissance de cause;

5º Les religionnaires[121], s'il n'y a disposition à leur conversion,
ou quelque ouverture pour l'esperer;

          [Note 121: Par une ordonnance du 8 mars 1712, Louis XIV ne
          s'en tint pas à défendre de donner des secours aux pauvres
          de la religion; il interdit, sous les peines les plus
          sévères, aux médecins et apothicaires, de continuer leurs
          soins aux malades qui ne se seroient pas encore confessés
          le troisième jour de leur maladie. _La Gazette littéraire_
          du 13 janvier 1831 a donné en entier la teneur de cette
          ordonnance.]

6º Les catholiques qui tirent charité des religionnaires, ou qui
mettent leurs enfans apprentifs chez les religionnaires;

7º Les libertins, blasphemateurs, yvrognes et desbauchez, sauf, quand
ils ont leurs femmes et enfans dans la misère ou le peril, à leur
pourvoir secretement et par autre voye.

8º Ceux qui ont mal usé de l'aumosne que l'on leur a donné;

9º Qui negligent de se faire instruire, qui n'envoyent point leurs
enfants à l'escolle et au cathechisme de la paroisse;

10º Qui deguisent leurs noms, qui les changent, qui en prennent
plusieurs, qui supposent leurs conditions, qui n'exposent pas la
verité dans les billets ou lors des premieres visites que l'on fait
chez eux;

11º Qui ne veulent point sortir de leur logis quand il y a des gens
de vie scandaleuse;

12º Qui souffrent quelque scandal public en leur famille,
particulierement quand il y a des filles;

13º Qui ne se veulent point reconcilier avec le prochain;

14º Qui ne veulent point suivre les advis de ceux qui sont preposez
pour conseiller;

15º Qui font mauvais mesnage en leur famille, ou qui mal-traitent
leurs femmes après en avoir esté repris, sauf à donner quelque chose
à la femme en particulier si elle en est digne;

Et generalement, ceux qui ne sont pas jugez dignes par la compagnie
pour autre cause survenante et motive d'exclusion;

Toutes lesquelles causes d'exclusion peuvent cesser neantmoins en se
remettant par les pauvres en leur devoir, et satisfaisant à ce que
l'on desire d'eux, ce qui depend de connoissance de cause et d'examen
de l'assemblée de la paroisse.

  _Ordinavit in me charitatem._



_L'Anatomie d'un Nez à la mode.[122]_

_Dedié aux bons beuveurs._

S. l. n. d. In-8.

          [Note 122: Cette pièce a déjà été reproduite dans le
          _Recueil de pièces joyeuses_ mentionné par De Bure dans la
          _Bibliographie instructive_, t. 2, p. 40, nº 3360.]


    Je n'oserois, la noble troupe
  Qui habitez dessus la croupe
  Du haut mont heliconien,
  Parmi les oeillets et les roses
  Qui en tout temps y sont escloses
  Dans le cristail pegasien;
    Je n'oserois, dis-je, à ceste heure
  Cheminer vers vostre demeure
  Pour invoquer vostre secours,
  Et pour gouster de l'Hipocrène
  Le doux nectar, qui y amène
  Mesmes les dieux à tous les jours:
    Car je craindrois qu'une carcace,
  Une charongne, une crevace,
  Dont il me faut icy parler,
  Infectast de sa pourriture
  Ceste liqueur, la nourriture
  De ceux qui vous vont visiter.
    C'est un nez, mais nez de manie,
  Dont je veux faire anatomie
  Pour en oster le souvenir,
  De crainte que par une peste
  Il ne conduise tout le reste
  Des mortels au dernier respir.
    S'il y avoit quelque esperance
  Qu'il peust prendre convalescence,
  Esculape, je te prierois
  Le traitter; mais plustot ton ame
  Hipolite pour sa Diane
  Feroit vivre encore une fois:
    Car desjà un infect ozène[123]
  Y a fait naistre une gangrène
  Qui le prive de cet espoir,
  Et puis son odeur ne demande
  Que joindre son corps à la bande
  Qui habite au triste manoir.
    Il est encor bien raisonnable
  Que de ce nez abominable,
  Desjà cogneu de tous les dieux,
  Qui le nient pour leur ouvrage,
  L'horreur, et l'effroy, et la rage,
  Paroissent pour l'eviter mieux.
    Ce membre donc contre nature,
  Puis qu'il fait une telle injure
  Au plus beau corps de l'univers,
  Il faut l'accommoder en sorte
  Que l'on dise: La peste est morte
  Par la mort de ce nez pervers.
    Encor n'aura-t-il ceste peine
  D'esprouver, comme ceux qu'on meine
  Au gibet, la rigueur des fers
  De ceux qui font l'anatomie.
  Suffira pourveu que je die
  Ses veritez dedans mes vers.
    D'entre les parties integrantes
  Qui en ce nez me sont presentes,
  D'abord je descouvre une peau
  Douce ainsi qu'un peigne à estoupe,
  Molle comme d'un boeuf la croupe,
  Et blanche comme un vieux fourneau.
    Sous ce cuir il y a des muscles
  Qui servent à ce nez de busques[124]
  Mouvant ainsi qu'un elephant
  Fait sa trompe, ou bien, pour mieux dire,
  Comme sur le mast d'un navire
  Une girouette le vent.
    Au milieu est un cartilage
  Que la carie a par usage
  Troué comme est le parchemin
  D'un laboureur par où il passe
  La poussière qui se ramasse
  Parmy le meilleur de son grain.
    Des os poreux comme une esponge,
  Qu'un ulcère sans cesse ronge,
  Font de ce nez le fondement;
  Il a des veines, des artères,
  Des nerfs gros comme des vipères,
  Et si n'a point de sentiment.
    Toutes ces parties, dans leur place,
  Composent ceste affreuse masse,
  Qui en sa situation
  Semble se maintenir dans l'ordre
  Que nature aux autres accorde
  Dedans leur composition.
    Mais sa trop molasse substance,
  Qui paroist ainsi qu'une pance
  De quelque boeuf de nouveau mort
  Remplie de fumier et d'ordure,
  Monstre que desjà la nature
  L'a reduict à son dernier sort.
    De sa grandeur parler je n'ose,
  Car c'est la plus horrible chose
  A le voir quand il veut partir
  De sa maison pour quelque affaire,
  Qu'il faut ouvrir porte cochere,
  Et si ne peut presque sortir.
    Dans Meroé il se rencontre
  Des hommes dont le nez fait monstre[125]
  Autant qu'un des plus gros canons
  De l'arsenac; comme besaces,
  Les femmes jettent leurs tetaces
  En arrière jusqu'aux talons.
    Mais nez encor grand davantage,
  Puis que ton maistre a eu partage
  Avec ces monstres d'Arcadie;
  Lors que, faisans guerre à Diane,
  Leur forme fut une montagne
  Par leur temeraire folie.
    Ce nez punais n'a d'autre usage
  Que pour servir à la descharge
  Comme cloaque du cerveau,
  Ou bien comme une chante-pleure[126]
  Par où il decoule à toute heure
  Plus d'une bassée de morveau
    Au reste, ce nez poly-forme
  Ne peut garder aucune forme,
  Comme les autres, arrestée:
  Tantost il prend une figure,
  Tantost une autre qui ne dure
  Pas plus que celle d'un Protée.
    A l'un il paroist gros et large,
  Remply comme un nez de mesnage;
  A l'autre il se monstre carré,
  Long, plat ou rond comme une boule;
  A celuy-cy en bec de poule,
  A celuy-là tout resserré.
    Et, d'autant que ceste figure
  Fait trop de tort à la nature
  Par un changement si divers,
  Je tascheray de la descrire
  (Non pas que je pense tout dire
  En si petit nombre de vers).
    Nez d'Acteon, quand par mesgarde
  Il vit Diane avec sa garde
  Dedans une fontaine nue;
  Nez de porc, nez de Bucephale,
  Nez d'un monstre cynocephale,
  Nez fait en crouste de tortue;
    Nez que les pots et les bouteilles
  Ont peint avec plus de merveilles[127]
  Que n'eussent fait les Gobelins[128];
  Nez qu'encor toute la vermine
  A gravé avec plus de mine
  Que les graveurs parisiens:
    Car les fourmis, les marivoles[129],
  Les areignes, les mouches-folles,
  Les martinboeufs, les annetons,
  Les cirons, les poux, les chenilles,
  Les morpions, vers à coquilles,
  Les hurbecs, les puces, les taons,
    Les punaises, les escrouelles,
  Les papillons, les sauterelles,
  Les janjeudis, les escargots,
  Bref, toutes les meres barbotes
  En ont abandonné leurs grotes
  Pour y apporter leurs efforts;
    Nez fait en cornet d'ecritoire,
  Qui sert à quelque vieux notaire
  Il y a plus de deux cens ans;
  Nez à fourbir les lichefrites,
  Nez à fouiller dans les marmites
  Et à ne laisser rien dedans;
    Nez encor fait comme une rève,
  Nez qui ne donne point de trève
  Aux orphelins de ton quartier,
  Nez fait en patte d'escrevisse.
  Semblable à un cornet d'espice,
  Nez fait en pilon de mortier,
    Tu serois bon aux mascarades
  Pour faire rire les malades
  En ce bon jour du mardy-gras,
  Car tu as desjà la figure
  De quelque boëte à confiture
  Et d'une chausse à hypocras[130];
    Nez en forme de descrotoire,
  Nez, comme il est à tous notoire,
  Doux à toucher comme le houx,
  Net comme le penis d'un ladre,
  Chaud comme une pièce de marbre,
  Poly comme un topinamboux;
    Nez de citrouille, nez de pompe,
  Nez de citron, nez de cocombre,
  Nez propre à servir de boulon
  Pour exprimer le jus de treille,
  Nez fait en bouchon de bouteille,
  Nez de gourde, nez de melon,
    Nez propre à faire ouvrir la fente
  D'un tronc où l'on veut faire une ente[131];
  Nez en coque de limaçon,
  En esventail de damoiselle;
  Nez qui serviroit de truelle
  Et d'oyseau[132] à quelque masson;
    Nez fait en trident de Neptune,
  Tu servirois encor d'enclume
  A quelque pauvre forgeron,
  A un vieux suisse de brayette,
  A un tisserant de navette,
  A un patissier de fourgon,
    De crochet à quelques bons drolles
  Pour porter dessus leurs espaules
  Bources, cottrets, fagots, rondins;
  Nez qui as encor bien la mine
  De porter le bled et farine
  Comme les asnes des moulins.
    Tu serois encor très commode
  Pour servir, gros nez à la mode,
  De seringue aux pharmaciens:
  Car tu trouverois à veuglette
  Ces trous dont ta langue en cachette
  A souvent frayé les chemins;
    Nez à embaucher une botte,
  Nez propre à mettre en une porte
  Au lieu de quelque gros marteau,
  Nez fait comme un vray pied de selle
  Dont se sert quelque maquerelle
  Pour descharger son gros boyau;
    Nez, vray comme il faut que je meure,
  Tu es semblable à une meure;
  Mais, quand je voy tous ces picquons,
  Tu me sembles une chastaigne
  Qui est encor dedans sa laine,
  Armée comme des herissons.
    Tu as encor à des morilles
  Du rapport par tous ces reicilles
  Que font les souris et les rats
  Sur toy, quand la nuict favorable
  Les fait sortir de quelque estable
  Pour venir prendre leurs esbats.
    Mais les rats ont fait des merveilles,
  Car ils t'ont fait cornet d'abeilles,
  Et, si ton maistre avoit dessein
  D'en loger dedans tes fossettes,
  Pourveu qu'elles fussent plus nettes,
  Il auroit tousjours quelque essein,
    Essein qui le feroit gros sire,
  Pourveu qu'il fist autant de cire
  Et de miel comme du cerveau
  Tu fournis les tiens à toute heure,
  Coulant comme une chante-pleure
  De pituite et de morveau.
    Mais, ô nez! tu es trop malade,
  Tu n'es bon qu'à mettre en salade
  Qu'un vieux empirique affamé
  Donneroit à son torche-botte,
  Pour esprouver son antidote,
  Au lieu du plus fin sublimé.
    Nez de crapaut, nez de vipère,
  Nez de serpent, nez de Cerbère,
  Nez du plus horrible demon
  Qui soit dans la troupe infernale,
  Nez à qui plus rien je n'esgale
  Pour en ignorer le vray nom.
    Mais d'où vient que ce nouveau monstre
  Sous tant de figures se monstre,
  Sinon que pour punition
  Il ait esprouvé tous les charmes
  De Circé, et senty les armes
  De toute malediction?
    Il est ainsi, je te le jure,
  Mais sans te faire aucune injure,
  Car je sais trop bien, nez punais,
  Qu'on n'en pourroit pas assez dire
  Pour au vray te peindre et descrire,
  Et qu'on n'acheveroit jamais.
    Encor si tu n'avois d'enorme
  Que cette si changeante forme,
  Tu ne serois si desplaisant;
  Mais ceste infecte pourriture,
  Tous ces excremens de nature
  Font que tu es à tous nuisant:
    Car là-dedans un crin de truye,
  Plus gluant qu'une fraische plye,
  Bourgeonne, comme par despit,
  Plus ord que celuy de Meduse
  Après que Neptune, par ruse,
  En eust pris l'amoureux deduit;
    Crin qui faut en chambres secrettes
  Arracher avec des pincettes
  Quand on veut ce gros nez larder,
  Ou bien pour y souffler de l'ambre
  Pour un polipe ou pour un chancre
  Dont on ne le sçauroit garder:
    Car un punais carcinomate[133]
  Pour ordinaire le dilate
  Encor plus qu'un gros limaçon,
  Et s'il ne peut, quoy qu'il se peine,
  Respirer s'il ne prend haleine
  Par la bouche en nulle façon.
    Nez qu'il faut encor que l'on sale
  Pour t'empescher d'estre plus sale,
  Et pour retrencher le chemin
  A la rigueur de quelque ulcère
  Qui te conduira à la bière,
  S'il en peut estre un si malin;
    Ulcère qui dans le visage
  Te ronge jusqu'au cartilage,
  Et tout ce qui dans le tombeau
  Nous laisse à descouvert la face
  D'une espouventable carcasse,
  Le changeant en terre et en eau.
    Nez qu'il faut remplir, pour tout dire,
  De ces bonnes poudres de Cypre
  Et de ces unguens de senteurs,
  De crainte que dedans le monde
  Le feu et l'air, la terre et l'onde,
  Soient infectez de tes odeurs;
    Mais de crainte encor davantage
  Que les humains ayent partage
  En ceste malediction,
  Comme desjà dedans ta race,
  Par une hereditaire trace
  Nous voyons ceste infection.
    O salle engeance de vipère!
  Pourquoy avois-tu un tel père,
  Lequel à la posterité
  Laissast le plus horrible monstre
  Qui dans l'univers se rencontre,
  Avoir tout le monde irrité?
    Monstre qui, s'il estoit pour vivre
  Longtemps, pourroit enfin produire,
  Par ses sales exhalaisons,
  Une peste au monde commune
  Qui blesseroit mesme la lune
  Et pervertiroit nos saisons.
    Mais, ô bon heur pour la nature!
  En toy comme en ta geniture
  Ceste peste pourra perir,
  Puisqu'un chacun aura la force
  D'eviter la punaise amorce
  Qui te fera bien tost mourir.
    Pleust à Dieu que desjà la Parque
  T'eust fait approcher de la barque
  De ce vieux nautonnier d'enfer,
  Afin qu'en delivrant les hommes
  Il y conduise tes charongnes
  Pour à jamais les estouffer!
    Aussi bien n'y a-il au monde
  Une Arabie tant feconde
  Gui produise suffisamment
  D'aloës, d'encens et de mirrhe,
  Et tous les simples qu'on peut dire,
  Pour te composer des unguens.
    Or, sus, ceste Parque infernale
  Se lasse que de toy on parle.
  Commence donc, ô nez pervers!
  A n'esperer plus dans ce monde
  Demeurer; il n'y a que l'onde
  Qui te conduira aux enfers.
    Mais je crains bien que ceste race,
  Quoy qu'on y ait marqué ta place,
  Ne t'en accordera l'entrée,
  Crainte que ta puante haleine
  Ne soit une nouvelle peine
  Aux esprits de ceste contrée.
    Ouy, l'on t'en fermera la porte;
  Mais une plus affreuse grote
  Qui se rencontre en l'univers
  Est preparée pour ta demeure,
  Où tu souffriras en une heure
  Plus qu'en mil ans dans les enfers.

          [Note 123: Ulcère du nez putride et fétide. (_Dict. de
          Furetière._)]

          [Note 124: Le _busque_ étoit un treillis dur et piqué que
          les tailleurs mettoient au bas des pourpoints pour leur
          donner plus de fermeté.]

          [Note 125: C'est-à-dire a de l'_apparence_, du _volume_.]

          [Note 126: Sorte d'arrosoir dont l'eau s'échappoit avec un
          bruit agréable. De Cailly fut un jour fort tourmenté au
          sujet de l'étymologie de ce mot. Il s'en vengea par cette
          épigramme:

               Depuis des jours on m'entretient
               Pour savoir d'où vient _chantepleure_.
               Au chagrin que j'en ai, j'en meure!
               Si je savois d'où ce mot vient,
               Je l'y renverrois tout à l'heure.]

          [Note 127: Dans les _Joyeusetez_ publiées par M. Techener
          se trouve une pièce où le mauvais état d'un nez pareil à
          celui-ci est aussi reproché aux vendeurs de vins frelatés:

               . . . . . . . . . . . . . . . . .
               Par taverniers brouilleurs de vins
               Gros bourgeons avons entour nez;
               Ce sont biens que nous ont donnés
               Les taverniers en leurs buvettes.
               Voyez nos nez bien bourgeonnez.
               N'en reste plus que les cliquettes.]

          [Note 128: Ils faisoient déjà merveille, surtout pour la
          teinture rouge, un demi-siècle avant l'époque où cette
          pièce dut paroître. Dans son ode XXIe, Ronsard avoit pu
          vanter:

               ... Le riche accoustrement
               D'une laine qui dément
               Sa teinture naturelle
               Espaisse du Gobelin,
               S'yvrant du rouge venin
               Pour se desguiser plus belle.]

          [Note 129: Mouches de marais.]

          [Note 130: C'est ce que Taillevent appelle le _couloir_
          dans lequel on mettoit le vin et tout ce qui composoit
          l'hypocras. «Et le pot dessoubs, dit-il, et le passez tant
          qu'il soit coulé, et tant plus est passé et mieux vault,
          mais qu'il ne soit esventé.»]

          [Note 131: Greffe.]

          [Note 132: Ce qui sert à porter le mortier. Cet outil
          s'appelle ainsi à cause de sa forme, et parcequ'on le porte
          comme des _ailes_ sur le dos. Vigneul-Marville a employé ce
          mot dans ses _Mélanges_, t. 3, p. 278.]

          [Note 133: Pour _carcinome_, cancer.]



_Extraict de l'inventaire quy s'est trouvé dans les coffres de
M. le chevalier de Guise, par madamoiselle d'Antraige et mis en
lumière par M. de Bassompierre. Avec un brief catalogue de toutes
les choses passées par plusieurs seigneurs et dames de la cour, le
tout recherché et escript de la main dudict defunct et presenté aux
amateurs de la vertu._

M.DC.XV., in-8[134].

          [Note 134: Cette pièce doit être rangée dans un genre
          de facétie que ce bon Palaprat, qui sans doute n'avoit
          pas même lu Rabelais et son chapitre de la _librairie de
          Saint-Victor_, crut avoir inventé au XVIIe siècle. (V. ses
          _oeuvres_, Paris, 1712, in-12, t. 1, p. 278-279.) C'est un
          de ces catalogues de _livres imaginaires_ sur lesquels M.
          P. Jannet, sous le pseudonyme de Hænsel, a publié dans le
          _Journal de l'amateur de livres_ (1er septembre 1848) un
          très curieux article, que nous avons cherché à compléter
          dans une lettre publiée par le même journal au mois de
          janvier 1850. La pièce que nous reproduisons est si rare
          qu'elle nous échappa alors, ainsi qu'à M. G. Brunet, qui
          avoit le premier donné un petit supplément à l'article de
          M. Hænsel dans le numéro du 1er décembre 1848 du journal
          déjà cité.]


ET PREMIÈREMENT,

Un traicté de la bonne inclination des bastars, desdié à M. de
Vandosme, par le comte d'Auvergne[135].

          [Note 135: César, duc de Vendôme, étoit, comme on sait,
          fils naturel de Henri IV et de Gabrielle d'Estrées (V.
          notre t. 2, p. 253), et le duc d'Angoulême bâtard de
          Charles IX et de Marie Touchet.]

Dialogue de la commodité des ongres, entre la comtesse de Vignoyts
et la ravigrave, desdié à M. le comte de Curson[136].

          [Note 136: Gentilhomme de la maison de Foix. V. sur lui un
          vers des _Contreveritez de la Cour_ dans notre t. 4, p.
          343.]

Discours appoliticque, composé par Unisans, secretaire de M. le
marechal d'Ancre, par lequel il veut prouver que la cagade faicte par
son maistre a esté un violent effort de sa valeur, qui a despravé les
functions de la vertu restringente, et non la foire de la prehension,
comme veulent dire quelques medisans, desdié au dict sieur mareschal.

La vie de Charles le Simple avec les traictez des commoditez de
l'ignorence, composé par M. de Souvray[137] pour servir d'instruction
au roy.

          [Note 137: Gilles de Souvray, marquis de Courtanvaux,
          maréchal de France, gouverneur de Louis XIII.]

Le pouvoir, faculté et vertu de l'engin de l'homme, trouvé aux
registres du feu duc de Rais[138], et par luy desdié à la royne
Catherine de Medicis, mis en lumière et faict imprimer aux despends
du roy par le marechal d'Ancre.

          [Note 138: Albert de Gondi, duc de Retz, maréchal de
          France. Il est souvent parlé de lui et de sa femme,
          Catherine de Clermont, dans la _Confession de Sanci_.]

Discours du procez intenté par devant les dames de la cour, d'un
certain François, demandeur en requeste, tendant aux fins que soient
faictes deffenses à tous les estrangers[139] de ne labourer les
jardins des dictes dames, ny semer de leurs graines, veu les parties
naturelles des François, avec l'arrest des dictes dames par lequel il
est dict que les parties produiront leurs pièces par devant elles,
pour icelles veues, visitées et meurement considérées, faire droict
ainsi que de raison.

          [Note 139: Les Italiens de la suite du marquis d'Ancre,
          _Coglioni di mila franchi_. V. notre t. 4, p. 25.]

Remonstrance faicte à la royne par madame d'Ancre sur le peu
d'utilité qu'il y a d'employer les petits engins aux grandes et
profondes affaires, tendant à ce que Bassompierre ne soit admis à
ceux[140] du cabinet.

          [Note 140: C'est-à-dire aux _affaires_. C'étoit alors un
          mot masculin. V. notre t. 1, p. 133, note.]

L'usage des casaques à deux envers[141] avec leurs utilitez et
manière de s'en servir, composé et imprimé aux despens de M. le duc
de Vandosme, desdié à la royne.

          [Note 141: La casaque étoit aux couleurs, à la _livrée_ du
          parti qu'on suivoit, mais faite de telle sorte que, si,
          après la défaite du parti, il devenoit dangereux de la
          porter, l'on pouvoit la retourner sans qu'il parût qu'elle
          fût à l'envers. M. de Vendôme, l'un des esprits les plus
          changeants de ce temps-là, tantôt pour la reine, tantôt
          pour les princes, avoit une casaque de cette espèce. «Il
          falloit, dit Le Laboureur, vaincre ou mourir, ou bien
          devestir cette casaque, ce qui arrivoit assez souvent, ou
          pour arrester les fâcheuses suites d'un évenement sinistre,
          ou bien cela se faisoit pour eviter la honte et l'infamie
          d'une lasche action; ce qui pourroit bien avoir donné
          origine à l'expression proverbiale: _Il a tourné casaque_,
          laquelle se dit aujourd'hui de ceux qui changent de parti.»
          _De l'origine des armes_, Lyon, 1658, in-4, p. 8.]

La façon de prendre la place par derrière, de M. de Brissac[142],
dedié aux beaux esprits de ce temps.

          [Note 142: Ceci tendroit à nous donner sur les moeurs
          du maréchal de Brissac des soupçons qu'un passage de
          l'_Inventaire des livres de M. Guillaume_, mal compris
          par Le Duchat, nous avoit d'ailleurs suggérés déjà: «Une
          consolation à M. de Brissac sur la mort de sa femme, par le
          vidame de Chartres.»]

Comparaison en forme de parabolle de maquerellage et de l'art
militaire, desdié à M. de Lavarenne[143], et composé par
Bonneuil[144].

          [Note 143: Le fameux La Varenne, qui, de cuisinier,
          étoit devenu marquis, conseiller d'Etat et gouverneur de
          La Flèche, le tout grâce à ses obligeants services de
          proxénète, ce qui faisoit dire qu'il avoit plus gagné à
          porter les _poulets_ du roi qu'à les piquer.]

          [Note 144: René de Thou, seigneur de Bonneuil, introducteur
          des ambassadeurs. V. Blanchard, _Eloges des présidents à
          mortier_, et notre t. 4, p. 341.]

Paradoxe par lequel il est prouvé que les ladres n'ont point d'autre
commodité que l'incommodité en ceste vie, composé par Plainville et
desdié à M. de Rostin[145].

          [Note 145: Il est appelé M. Le Rostein dans la facétie du
          même genre que celle-ci qui a pour titre: _Bibliothèque de
          Mlle de Montpensier_. On y met sous son nom un livre dont
          le titre: _Les lamentations de saint Lazare_, est loin de
          démentir ce qu'on lit ici. Il paroît décidément qu'il étoit
          lépreux.]

La comedie de ma commère, représentée de MM. les princes retirez de
la cour, en faveur du president de Thou.

Discours de patience, dicté par Mme de Longueville[146] et dédié à la
marquise d'Ancre.

          [Note 146: Catherine de Gonzague de Clèves, mariée en 1582
          à Henri d'Orléans, duc de Longueville, morte en 1629, âgée
          de 61 ans.]

Traicté des plus emerveillables coups de plume et de rabots[147]
que les predecesseurs de Conchine et de sa femme ont donné pour
le service de la republique du duc de Florence, avec l'arbre et
genealogie, le tout fidellement extraict par Dolé et dedié au
seigneur Jean de Medicis.

          [Note 147: Le père de Concini était menuisier.]

Les moyens de bastir superbement et solidement avec la cire, sans
crainte d'autres chaleurs au soleil que celuy de justice ne luit
point sur nostre orison, par le chancelier de Sillery[148], dedié aux
ouratiers[149] de la chancellerie.

          [Note 148: Nicolas Brûlart, marquis de Sillery, garde des
          sceaux depuis 1604. V. notre t. 2, p. 133.]

          [Note 149: Lisez _couratiers_, _courtiers_.]

L'invention, sans magie, pour faire parler les morts, par MM. les
secretaires d'Etat, dedié aux thresoriers de l'espargne.

Charme du scilence, apporté du sabat par la Dutillet[150], de l'an
mil six cens dix, au duc d'Espernon, pour s'en servir en temps et
lieu.

          [Note 150: Dame galante et fort intrigante. Il est parlé
          d'elle au liv. 2, chap. 1, de la _Confession de Sanci_, et
          d'Aubigné la nomme au chap. 16 du _Baron de Fæneste_. Ce
          _Charme du silence_, qu'elle donne en 1619 à M. d'Epernon,
          n'étoit pas sans utilité pour lui, puisqu'on l'accusoit de
          savoir la vérité sur l'assassinat de Henri IV, et puisqu'il
          sut trouver le moyen de ne pas la dire.]

Articles secrets de l'alliance d'Espaigne, dedié à Messieurs de la
religion.

Comparaison des grands exploits faicts en la mer Méditerranée par le
general des galeres avec ceux de M. l'amiral en la mer Oceane, dediez
à M. de Villars[151].

          [Note 151: Honorat de Savoie, marquis de Villars, avoit eu
          la charge d'amiral après l'assassinat de Coligny. Il n'y
          fit pas merveille, et la comparaison indiquée ici n'étoit
          certainement pas à son avantage.]

Un traicté de la furie, et description par le comte de Brissac, avec
un discours des commoditez des calottes, dedié à la Margellette.

Discours sur l'appareil que le marquis de Marigny, Chateauneuf de
Bretaigne, Silly[152] de Normandie, Mailly de Picardie, et plusieurs
autres, font pour aller à Saint-Mathurin[153], pour estre guaris du
mal de teste, desdié au mesme.

          [Note 152: Henri de Silly, comte de Rochepot.]

          [Note 153: Patron des fous.]

La vie de Ludovic Sforce, composée par Peronne, desdiée au duc
d'Espernon[154].

          [Note 154: Ceci donnerait à penser qu'on soupçonnoit M.
          d'Epernon de vouloir tenter contre Louis XIII ce que
          Ludovic le More n'avoit essayé qu'avec trop de succès
          contre son neveu Galeas Sforza, mort empoisonné par lui le
          21 octobre 1494.]

Les exemples de la bonne foy du president Jeannin, à recueillir du
traicté par lui faict avec le feu duc de Biron[155], desdiez à MM.
les princes retirez de la cour.

          [Note 155: Le président Jeannin et le chancelier de Sillery
          avoient fait en 1601 le traité avec le duc de Savoie, et
          l'on disoit qu'en même temps qu'ils traitoient avec ce
          prince pour le roi, ils traitoient aussi en secret pour le
          maréchal de Biron, qui en effet trahissoit alors la France
          au profit de la maison de Savoie.]

Un traicté de la difficulté qu'il y a d'arrester les faucons hagards
et leur faire revenir sur un vieux lièvre, par le sieur baron de la
Chasteneraye, dedié à Roquelaure[156].

          [Note 156: Antoine de Roquelaure, fait maréchal de France
          en cette même année 1615. Il avait 71 ans, mais c'étoit
          pure calomnie de comparer ce vieux brave à un vieux lièvre.]

La vie du feu connestable Saint-Paul[157] dediée au vieux mareschal
de Bouillon[158], pretendu vice-connestable de France, composée dans
la Bastille par le comte de la Roche, escript en parchemin rouge.

          [Note 157: Celui que Louis XI fit décapiter.]

          [Note 158: Henri de la Tour d'Auvergne, duc de Bouillon,
          étoit soupçonné d'avoir des relations avec les princes
          d'Allemagne.]

L'enfantement des montagnes, composé par le duc de Savoie, desdié aux
princes.

Discours secret de l'amitié de M. d'Espernon vers son fils de la
Vallette, avec une remonstrance aux bons pères en faveur des enfants
obeissans[159].

          [Note 159: Le duc d'Epernon avoit, en 1611, refusé son
          consentement pour le mariage de son second fils, le marquis
          de la Valette, avec la fille du maréchal d'Ancre. Ce
          fils, qui étoit très jeune, et par conséquent très porté
          à l'obéissance pour de tels ordres, épousa, onze ans plus
          tard, la fille de Henri IV et de la marquise de Verneuil.]

La louange de la chasteté et pureté de la vie, composée par
l'evesque de Rieuls et dediée à la royne Marguerite.

Complainte de la Saguoine sur l'inconstance des hommes, dedié au
baron des Termes[160].

          [Note 160: César Auguste de Saint-Lary, baron de Termes,
          avoit pour maistresse une fille de la reine, nommée la
          Sagonne, avec laquelle il fut trouvé couché. La reine
          chassa la Sagonne, et peu s'en fallut qu'elle n'obtînt du
          roi qu'il envoyât M. de Termes à l'échafaud.--Ce nom de la
          Sagonne cache Diane de la Marck, femme en troisièmes noces
          de Jean Bahou, comte de Sagonne.]

Le Boittelette du beau Mortemart[161] dedié aux hermaphrodictes.

          [Note 161: Il est aussi parlé de lui à l'art. 62 de
          l'_Inventaire de la bibliothèque de maître Guillaume_.]

La promptitude Liverit, dedié à La Ferté[162].

          [Note 162: Gouverneur de Chartres, qui avoit mis en effet
          assez de promptitude à livrer la place.]

Apologie du Cel Castel contre ceux quy denient que M. le prince
de Condé soit legitime, dedié à la memoire de feu M. le comte de
Soissons[163].

          [Note 163: Frère puîné du prince de Condé, dont la
          légitimité est ici mise en doute. Il étoit mort en 1612.]

Histoire du malheureux advènement causé par l'adultaire, composé par
la comtesse de Limours[164], et dedié à Mme de Vilars[165].

          [Note 164: Femme de ce comte de Limours qui, selon les
          _Contrevéritez de la cour_ (v. notre t. 4, p. 341) avoit
          si mauvaise mémoire. Les actions de Mme la comtesse ne
          semblent pas avoir été de celles dont il fût bon de se
          souvenir.]

          [Note 165: Soeur de Gabrielle d'Estrées, pour laquelle
          Henri IV eut un penchant passager. V. Sauval, _Galanteries
          des rois de France_, 1731, in-12, t. 2, p. 354.]

Le merite qu'il y a de se contenir en viduité, escript par Mme de
Marmoutier et dedié à Mme de Guise la Doriere[166].

          [Note 166: La _douairière_.--C'est la même qui fit beaucoup
          parler d'elle, pendant son veuvage, à cause de son commerce
          avec M. de Bellegarde. Le 55e article de l'_Inventaire des
          livres trouvés en la bibliothèque de M{e} Guillaume lui
          est consacré_: «Trois livres enseignants de conserver sa
          virginité devant et après l'enfantement, par Mme de Guise,
          dédiés à Mme de Vitry.»]

Le miroir de la chasteté des dames de ce temps, composé par Mme de
Santiny et dedié à Mme la duchesse de Seully.

La louange de la fidelité conjugalle, par le comte de Chiverny[167]
et dedié au comte de Grammon[168].

          [Note 167: L'auteur des excellents _Mémoires_ souvent
          réimprimés. Je l'aurois cru exempt de ces sortes de
          malheurs.]

          [Note 168: Philibert de Grammont, second mari de la belle
          Corisandre d'Andouins, l'une des plus célèbres maîtresses
          de Henri IV.]

La piteuse et deplorable avanture d'Acteon, mangé par les chiens
après avoir esté metamorphosé par Diane en forme de cerf, composé en
vits françois par Madame la fouteuse de Balaigny[169] et dedié à la
memoire de son mary.

          [Note 169: Diane d'Estrées, soeur de Gabrielle, seconde
          femme de Jean de Montluc, seigneur de Balagny, maréchal de
          France.]

Poeme tragique de Landry et de la royne Fredegonde, composé par la
marechalle d'Ancre, et dedié à la royne.

L'art honneste de petter, pratiqué et composé par le president
Duret[170], dedié à M. de Roquelaure.

          [Note 170: Duret de Chevry. V. sur lui notre édition des
          _Caquets de l'Accouchée_, p. 147.]

Veritable discours du poëte de Marseille et de sa vie, mis en lumière
par Madamoiselle de Vitry, quy dit l'avoir assisté à tous les
merveilleux traits de son mestier.

Les excellents et doctes sermons du cardinal de Sourdy[171] desdié
à un Marguillier de Sainct-Germain-de-l'Auxerroy, par l'advis du
cardinal de Bousy[172].

          [Note 171: V. sur les moeurs de ce prélat notre t. 4, p.
          340. C'est avec intention qu'on fait dédier ses sermons à
          un marguillier de Saint-Germain-l'Auxerrois. L'hôtel de
          Sourdis étoit proche de cette église; il avoit donné son
          nom à une petite impasse qui ne vient que de disparoître.]

          [Note 172: Celui qui avoit négocié le mariage de Henri IV
          et de Marie de Médicis.]

Consolation à la comtesse de Sansay, faicte par M. du Maine, sur la
mort de M. Balaigny.

Quatre livres des commoditez, profits et utilitez qu'on reçoit
d'avoir deux femmes en un mesme temps, avec la louange d'elles-mesmes.

Un livre de clemence, par M. d'Espernon, si vieux, et si effacé qu'on
n'y voit rien, dedié aux Provençaux, avec un discours, à la fin du
livre, où il refute l'opinion des poëtes.

Les inimitables grimasses du chevalier de Silly, dedié aux jeunes
gens de la cour.

Trois tomes escripts par le mareschal de Biron, le premier traictant
du depvoir des subjects envers leur prince; le deuxiesme, de la
recompense des loyaux serviteurs; le troisième, de la prudence qu'on
doit avoir pour se comporter finement, dedié au comte d'Auvergne.

L'apparition de Saincte Gertrude à Madame l'abbesse de
Maubuisson[173] estant au mal d'enfant.

          [Note 173: Angélique d'Estrées, autre soeur de Gabrielle.]

  Un Italien incogneu
  En France tout seul est venu
  N'ayant aucune compagnie;
  Mais en France s'est bien trouvé,
  Estant fort bien envitaillé
  Pour resjouir sa grande amie.

  Il a fort bien faict ses affaires
  Et a gaigné de grands thresors.
  Car, se donnant de grands efforts,
  Soubs luy tout le monde faict taire.

  Tous les thresors qu'il a conquis
  C'est par fraude et par piperie;
  Il a gaigné, par mon advis,
  Pour faire duchesse sa fille.

Il n'y a François au monde quy ait l'esprit tel comme ceste nation
estrangère, car les plus beaux esprits de la France, en telle part
que ce soit, ne sçauroit si bien bastir sa fortune en estrange
pays comme fait une quantité de race coyonnesque quy se bastissent
incontinent au naturel des vrais François; ils leur veulent faire
accroire qu'ils sont meilleurs que ne sont les naturels du pays,
encore qu'ils feussent de Sainct-Denis ou d'Aubervillier, et veulent
dire comme les bonnes femmes de Paris, Aubervillier vaut bien Paris,
choux pour choux.



_Les nouvelles admirables lesquelles ont envoyées les patrons des
gallées qui ont esté transportez du vent en plusieurs et divers
pays et ysles de la mer, et principallement ès parties des Yndes.
Et ont veu tant de diverses nations de gens et de bestes que c'est
merveilles. Desquelles la declaration appert en ces presentes
lettres. Escriptes en la cyté d'Arjel, le VIe jour de may[174]._

          [Note 174: Nous devons la communication de cette pièce très
          curieuse à l'obligeance de notre ami M. Charles Livet, qui
          l'a copiée avec le soin le plus minutieux sur l'exemplaire,
          sans doute unique, que possède la bibliothèque de Nantes.
          Elle est imprimée en gothique, in-8, sans pagination. Au
          verso du premier feuillet, où le titre se trouve, l'on
          voit une grossière gravure à sept personnages, dont un
          assis au milieu sur un siége surmontant une estrade à deux
          marches. Le même frontispice, nous dit M. Charles Livet,
          se trouve en tête de la pièce intitulée: _L'Entrée du roy
          à Romme_ (du mercredi dernier décembre 149.). Le dernier
          chiffre ne s'y trouve pas, mais il faut lire 1494, car
          il s'agit de l'entrée de Charles VIII dans la ville des
          papes, le 31 décembre de cette année-là. M. Livet pense que
          la pièce qu'il nous communique est du même temps, et je
          partage cet avis. C'étoit le moment de la première et de
          la plus vive curiosité qu'avoient dû exciter les voyages
          et les découvertes de Colomb; il devoit courir par toute
          l'Europe, au sujet de cette entreprise, aux incroyables
          résultats, beaucoup de petits livrets du genre de celui-ci,
          dans lesquels l'imagination populaire, remplie d'idées
          singulières touchant l'existence de tout un monde fabuleux,
          trouvoit moyen de renchérir encore sur ce que la réalité
          étaloit de merveilles. M. Brunet cite, dans le _Manuel du
          libraire_ (t. 3, p. 111), une pièce qui montre avec quelle
          avidité la curiosité du peuple se fit partout un appât des
          nouvelles qui venoient de ce monde récemment découvert.
          C'est la traduction que Giuliano Dati fit en vers italiens
          de la première lettre latine par laquelle Colomb annonça
          au monde ancien le monde nouveau, M. Libri, qui possédoit
          cette pièce très rare, dont voici le titre. _La lettera
          (in ottava rima) dellisole che ha trovato nuovamente il re
          dispagna_, etc., pense qu'on la chantoit dans les rues.
          Quadrio, _Storia e ragione d'ogni poesia_, Milano, 1739,
          in-4, t. 4, p. 48, en parle, mais lui donne à tort la date
          de 1495, au lieu de celle de 1493. Le récit, fait aussi
          sous forme de lettre, que nous donnons ici, fut peut-être
          inspiré par le même événement; seulement, ne tirant point
          comme l'autre ses faits d'une lettre du grand navigateur,
          il est complétement fabuleux, comme ceux qui couroient
          depuis long-temps sur les pays gouvernés par le prêtre
          Jean. Quelques noms de lieux qui ont la prétention d'être
          des noms espagnols prouvent toutefois qu'il peut s'agir
          ici des pays que Colomb découvrit et baptisa pour le roi
          d'Espagne.--La _cyté d'Arjel_, d'où la lettre est datée,
          doit être la cité d'Alger.]


Nos très chiers et parfaictz amys seigneurs de Porion et de
Saint-Germain, frequentans la mer en la region occidentalle, nous
nous recommandons à vous et à tous noz amys de par delà, vous
faisans savoir que depuis nostre partement à la fortune des vens,
nous avons esté transportez en plusieurs pays et ysles en la mer.
Et premièrement en l'ysle de Coquelicaris, où les hommes sont de
merveilleuse figure et sont bonnes gens. Ilz nous ont consolez et
confortez en leur langaige, qui est bien estrange. Et ont le stature
de grandeur environ comme geans; leurs yeulx esclèrent la nuyt comme
torche, et voyent plus de nuyt que de jour; le nez long de trois piez
et la barbe longue jusques à terre, verte comme pré; la queue comme
ung lyon, et mengent ung mouton à l'heure. Ils boivent, le jour, la
mer sallée, et, la nuyt, chascun bien douze potz de vin; ilz sont
de telle nature que ils s'endorment par l'espace de trois jours et
trois nuytz, et, quant ilz sont reveilliez, ils font ung si grant et
si horrible cry qu'on les orroit braire de quatre à cinq lieues; ilz
tyrent à la charue comme chevaulx et font leur labour sans ayde de
bestes.

Leurs femmes sont petites comme nayns et ont deux queues, et sont
vestues de peaulx de garapotz, qui sont grandes bestes comme beufz;
la teste longue de six piez, le corps comme ung cerf et à six piedz,
ceulx de devant comme griffons, ceux du parmy[175] comme ung beuf, et
ceulx de derrière comme ung lyon; le poil jaune, vert, noir et blanc,
et long de trois piez.

          [Note 175: Milieu.]

_Item_, les cocqs portent laine vermeille de quoy on fait les draps
fins, et sont grans comme grues, la creste blanche et longue d'une
aulne, et au bout la dicte creste a une pierre si excellente qu'on
ne la sçauroit estimer: car l'hostel où les dictz coqs seront, le
tonnoire, l'escler, la fouldre ne la tempeste n'y pourront faire
aucun mal, pour la grant vertu et dignité de la dicte pierre. Ilz ont
le bec large comme une becque, et les fault tondre tous les moys,
et les dictz coqs et poulies chantent tousjours ensemble si trez
melodieusement qu'ilz endorment les gens: car il semble que soient
luz[176] et harpes de ouyr leur chant.

          [Note 176: Luths.]

Les poulles sont perses[177] comme azur et n'ont point de plumes, si
non en la queue, qui est blanche et comme miroer de paon, et ponnent
les oeufz tous cuytz, pour la grant chaleur qui est en eulx, et est
bonne et excellente viande; et qui les veult mengier clerez, il les
convient mettre en eau chaulde.

          [Note 177: C'est-à-dire d'un bleu vert.]

_Item_, avons esté en une aultre ysle nommée l'ysle de Hude-Fridaga,
où les femmes ont deux couillons[178], et sont moitié noires et
moitié blanches, et filent la soye le plus excellentement que jamais
on sçauroit veoir. Les hommes ont les cheveulx trainans jusques en
terre et sont jaunes comme fil dor, et ne font rien, ne aussi ilz ne
veulent rien faire, sinon danser, ryre et galler.

          [Note 178: Dans les _Prodiges de l'Inde_, manuscrit cité
          par M. Berger de Xivrey, à la p. 117 des _Traditions
          teratologiques_, il est parlé de femmes barbues qui ont
          douze pieds de haut et portent une corne au nombril.]

En la dicte ysle a une manière de bestes qu'on appelle opy loripha,
grosse comme ung tonnel, et est toute ronde, le poil blanc, jaune,
noir et vert; le col long bien dix aulnes, et a la teste comme une
gargouille. Elle gette feu par la gueule, qui sent le souffre,
especiallement quant il tonne, et se resjouyst tant du tonnoirre
qu'on l'orroit braire et crier de plus de sept lieues.

_Item_, en l'ysle de Sosorogo, qui est grande, en la quelle nous
avons esté bien l'espace de trois sepmaines, et est auprès du pays
d'Albanie, merveilleuse cyté et grande près de Alexandrie, où madame
sainte Catherine fut née et où les marmotz sont. En ceste dicte ysle
les vaches n'ont point de cornes ne de queue, et semblent estre
painctes, et le laict quelles donnent semble estre vin blanc, et est
aussi bon que l'on sçauroit trouver, et sont tonsées deux fois l'an,
et de la laine qu'elles portent on en fait ces draps de veloux blanc.

_Item_, les chièvres ont le laict si aigre qu'il ne sert que de
verjus ou de vinaigre. Les moutons ont sept cornes[179] et deux
testes et la laine verte, et n'est loup qui en puisse approuchier,
tant sont courageux; ilz sont grans comme asnes et ont la queue
comme ung lyon. En ceste dicte ysle, les gens sont vestuz de peaulx
de pyrelmogues, qui est une beste de la grandeur d'un chat et de
longueur demye aulne; le poil de la couleur au col d'un mallart,
la teste comme ung synge, la queue comme une marmote blanche, et
est très excellente penne[180]; elle conserve et garde une personne
de plusieurs maladies, mais on n'en peut avoir ne pour or ne pour
argent, tant est precieuse la penne de ceste dicte beste.

          [Note 179: Dans le précieux volume in-4 gothique possédé
          par la Bibliothèque impériale: _Prestre Jehan à l'empereur
          de Rome et au roy de France_, il est aussi parlé d'animaux
          à sept cornes. M. G. Duplessis a publié cette légende,
          d'après les meilleurs textes, à la suite de _la Nouvelle
          fabrique des excellents traits de vérité_, Biblioth.
          elzevirienne, Paris, P. Jannet, 1853. M. Ferdinand Denis en
          avoit déjà donné un bon texte dans son petit volume: _Le
          Monde enchanté_, Paris, 1843, p. 376.]

          [Note 180: Sans doute pour plume.]

_Item_, en l'ysle de Tapilomugan, qui est auprès de Arcusie et de
Samarie, où les enfans mangent leurs pères et leurs mères quant ilz
sont anciens; et est auprès du mont Ostrac, où les oliphans[181] et
les griffons[182], sont, qui se combatent aux hommes du pays et leur
font grande guerre, et de l'autre part le pays où les hommes vivent
de l'odeur d'une pomme.

          [Note 181: Les _éléphants_. Voir la légende de _Prestre
          Jehan_ citée plus haut, et les _Traditions teratologiques_
          de M. Berger de Xivrey, p. 407.]

          [Note 182: Dans la légende de Prestre Jehan, les griffons
          sont des oiseaux qui peuvent, en effet, aller de pair avec
          les _oliphans_: «Ils portent bien ung beuf ou un cheval en
          leur nid pour donner à manger à leurs petiz oyseaulx.»]

En ceste dicte ysle a une rivière grande qui descent dedans le fleuve
de Eufrates, lequel vient de paradis terrestre[183], où l'on pesche
des anguilles de quatre cens piez de long, et saillent hors de la
rivière pour ouyr le son de la loure[184], et en la dicte rivière
n'ose aller aucun navire où il y ait point de fer, car les pierres
qui sont au fons le saperoient et tireroyent au fons[185]. En ceste
dicte ysle a des oyseaulx grans comme oes, et, quant ilz sont nourriz
et quils peuvent voler, le père et la mère en chassent une partie,
et par dueil qu'ils ont ils volent si hault que le soleil les cuyt
et tue[186]; et puis quant ils sont cheuz on les menge, et est très
bonne viande, et en y a si grant nombre quilz en sont au dit pays
tous reffais.

          [Note 183: V. aussi, pour une rivière qui descend «de
          Paradis terrestre et est appelée Syon», le livre de
          _Prestre Jehan_.]

          [Note 184: Sorte de musette qui avoit donné son nom à une
          danse grave dont elle régloit les mouvements.]

          [Note 185: Tradition orientale qui se trouve dans les
          _Mille et une Nuits_ (histoire des Trois Calanders).]

          [Note 186: C'est ce qui arrivoit au phénix, d'après la
          légende de Prestre Jehan: «S'en monte vers le ciel sy près
          du soleil, tant que le feu se prent à ses helles, et puis
          descend en son nid et se art.»]

_Item_, au mont de Tripho, en la partie orientalle, nous avons veu
ung chasteau fait d'esquailles de gouffiques et une roche de fin or
d'un costé, et d'autre costé tout de cristal; de la quelle montaigne
on ne voit point le couppel[187], et de grosseur tout entour deux
lieues, et au couppel de cette dicte roche a un oysel que est plus
grand que six griffons[188], le quel mengue tous les jours de trois
à quatre beufz; et n'est homme qui se osast trouver sur terre en ces
contrées à l'heure de sept ou de huyt, qu'il va repaistre; et, quant
vient environ neuf heures, il s'en va à son dit lieu, et tout le jour
il chante si haultement et si melodieusement que on l'ot de plus de
25 lieues, car il resonne son chant si treffort que tous les autres
oyseaulx de tout le dit pays laissent à chanter, et chacun oyseau se
mussent pour la crainte et tremeur du dit oyseau. Ce dit oyseau est
appelle pypharaum. Les oeufs qu'il pont sont gros comme ung baril,
et ne les peut-on casser, et semble qu'ilz soient paingtz de toutes
couleurs. Trois ou quatre fois la sepmaine il volle en l'air; il a
les yeulx si très reluisans que il semble estre feu, et est aucunes
fois bien quatre heures sans revenir. En l'air est pour regarder
où il prendra sa proye; il n'espargne foible ne fort; il se boute
plainement en la mer pour prendre le poisson, et s'il treuve une
balaine il la mettra à mort.

          [Note 187: _Coupeau_, sommet.]

          [Note 188: Dans la zoologie fantastique de tous les
          peuples se trouve un oiseau gigantesque comme celui dont
          on parle ici. Les Indiens ont le _garouda_, les Arabes ont
          le _rokh_, dont les _Mille et une Nuits_ content tant de
          merveilles. «Un jour, lit-on dans la 74e nuit, il s'abattit
          sur un rhinocéros qui venoit d'éventrer un éléphant d'un
          coup de corne, et il emporta dans ses serres le vainqueur
          et le vaincu.»]

_Item_, au pied de la dicte roche a dix grans chasteaulx, lesquelz
sont tous faitz de pierres precieuses, et y a des femmes qui les
gardent; et en chacun chasteau a sept grosses tours, et en chascune
tour a un grand serpent de diverses couleurs, et moult merveilleux,
et dit-on que ces sept serpens signifient les sept pechiez mortelz
qui guerroient les dix commandemens que les dictes femmes gardent.

_Item_, nous avons esté en une autre ysle nomée Vulfephaton, en la
quelle a une rivière qui descend au fleuve de Gyon[189] qui vient
de paradis terrestre, et en ceste dicte ysle ne hante que femmes;
on ne les peut congnoistre d'avec les hommes, tant sont vaillantes
en guerre. Et auprès a une autre ysle qu'on appelle Tripongalagan,
et fault qu'ils passent une rivière qu'on appelle Magrouffa quant
ilz veulent habiter aux femmes, et se les femmes enfantent ung filz
masle, elles l'envoient demourer avec les hommes; se c'est une fille,
elles la tiennent et la nourrissent, et lui ardent la mamelle dextre,
affin, quant elles sont grandes, quelles puissent mieulx courir la
lance, car elles guerroient mieulx que les hommes[190].

          [Note 189: Celui qui est appelé Syon dans la légende de
          Prestre Jehan, et dont nous avons parlé dans une de nos
          précédentes notes.]

          [Note 190: C'est l'éternelle fiction des Amazones, qui a
          parcouru toutes les régions. Selon M. de Humboldt, «elle
          appartient au cercle uniforme et étroit de rêveries et
          d'idées dans lequel l'imagination poétique ou religieuse de
          toutes les races d'hommes et de toutes les époques se meut
          presque instinctivement.» (_Histoire de le géographie du
          nouveau continent_, t. 1, p. 267.)--Dans le _De monstris_,
          reproduit par M. Berger de Xivrey dans ses _Traditions
          tératologiques_, les Amazones apparaissent aussi sous le
          nom d'_Androginæ_, telles que les avoit représentées Pline
          (liv. 7, chap. 11), telles qu'on les voit ici. La légende
          de _Prestre Jehan_ en parle aussi: «Et sachez qu'elles se
          combatent fort, comme si elles fussent hommes; et sachez
          que nul homme masle ne demeure avecques elles fors que neuf
          jours, lesquels durant il se peut deporter et solacier
          avecques elles et engendrer, et non plus, car autrement il
          seroit mort.»]

_Item_, pareillement, en ensuivant toutes les choses dessus dictes,
nous avons veu ung grant et merveilleux poisson qui saulte sur la mer
plus de cinquante brasses en hault et de travers; il nage plus viste
et plustost que ung oyseau ne sçauroit voler, et si a les dentz si
fortes et si aguës que quant il empoigne ung batel, il le dessire
et le met en pièces, et quant on le veult appaisier, il convient
sonner ung gros tambour. Il a bien douze vingtz piez de long, et de
haulteur bien quarante piez; sa teste est toute ronde, ses oreilles
pendantes plus de vingt brasses; il a treize cornes, longues bien de
sept aulnes; il gette feu par les dictes cornes plus de cent brasses
à long; les yeulx plus gros que une chauldière à tainturier, et est
couvert d'esquailles, et ot-on sonner les esquailles, quant il naige,
de cinq ou sept lieues loing; il a la queue fourchée en quatre, et
fait esclisser la mer de sa queue plus d'une lieue de hault[191].

          [Note 191: Ce poisson nous semble être tout à fait de la
          même famille que le fameux _Kraken_, dont il est tant parlé
          dans les relations des anciens voyageurs et dans quelques
          livres de savants, tels que l'_Histoire anatomique_ de
          Bartholinus, le _Mundus mirabilis_ d'Happelius et le
          _De piscibus monstruosis_ d'Olaüs Wormius, où il est
          appelé _Hafgufa_. C'est le dernier venu de ces poissons
          merveilleux: il n'y a pas cinquante ans qu'un navigateur
          prétendit encore l'avoir rencontré dans les mers du Nord,
          au milieu des îles Orkeney; mais celui-là venoit trop tard,
          en 1808, pour accréditer son mensonge. La science alors
          avoit dit son mot sur le _Kraken_; l'on sçavoit que, sauf
          les immenses proportions dont l'avoit gratifié la terreur
          populaire, ce n'étoit autre chose qu'une sorte de sèche
          gigantesque, appelée _sèche à coutelas_, qui se rencontre
          parfois dans les mers du Nord. Le peuple, lui-même, n'y
          croyoit plus guère en 1808, et je penserois volontiers que
          le mot _craque_ (mensonge) étoit un souvenir de ce pauvre
          _Kraken_ dont on lui avoit fait peur si long-temps, et
          auquel il ne vouloit plus croire. Le comte de Provence,
          qui auroit pu être l'un des premiers incrédules, fut aussi
          l'un des derniers qui tâcha de s'en amuser. On connoît
          l'article qu'il publia dans le _Journal de Paris_, puis en
          brochure, sur la _grande harpie de mer_, appelée Coeleno,
          nom sous lequel on voulut retrouver une altération de celui
          de M. de Calonne, le rapace ministre (V. nos articles sur
          les _Rois journalistes_, _Constitutionnel_ des 4 et 5
          août 1852.) Au temps où parut la pièce donnée ici, l'on
          croyoit sérieusement à l'existence de poissons de l'espèce
          du _Kraken_. Le passage qui motive cette note en est la
          preuve. Dans le _Nova typis transacta navigatio novi Orbis
          Indiæ occidentalis_, etc., livre très singulier décrit par
          le _Manuel_, on peut lire le merveilleux récit d'un monstre
          de cette sorte qui, après avoir soulevé un navire, laisse
          les marins dire très dévotement la messe sur son dos, puis
          replonge dans la mer, remettant ainsi le bâtiment à flot
          sans avaries. Dans un autre curieux ouvrage: _Recueil de
          la diversité des habits qui sont de present en usaige tant
          ès pays d'Europe, Asie, Afrique et illes sauvages, le tout
          fait après le naturel_ par François Deserpz, Paris, 1562,
          in-8, se trouve le portrait de l'_evesque_ ou _moine de la
          mer_, dessiné d'après les dessins de _défunt_ le capitaine
          Roberval et décrit très sérieusement: car, encore une fois,
          l'on croyoit alors aux monstres dont on parloit, et l'on ne
          faisoit pas comme le comte de Provence ou comme l'excellent
          père Bougeant, de qui, selon Voisenon, la fabrication des
          monstres étoit l'industrie: «Quand il avoit besoin d'argent
          pour acheter ou du café, ou du chocolat, ou du tabac, il
          disoit naïvement: _Je vais faire un monstre qui me vaudra
          un louis._ C'étoit une petite feuille qui annonçoit la
          rencontre d'un monstre très extraordinaire qu'on avoit vu
          dans un pays très éloigné et qui n'avoit jamais existé.»
          (_Oeuvres complètes_ de Voisenon, t. 4, p. 126.)]

Mon très chier cousin, j'ay entendu que aucuns de nos gens ont veu
des lymaçons qui sont gros comme des tonneaulx, et pareillement des
hanetons qui sont si grans et si merveilleux qu'il n'est homme qui y
puisse demourer.

_Item_, nous avons esté gettez si arrière le plus merveilleusement
que jamais homme vit du vent et de l'orage, qui nous a transporté en
bien peu de temps jusques au bas occident; et là nous n'avions point
de nuyt, et y avons esté trois moys sans revenir, et y avons veu
plusieurs et divers pays.

Nous avons esté en une grande et merveilleuse cyté, nommée la cyté
de Montane, où nous avons veu une montaigne la quelle a plus de cent
lieues de hault, et est ung pays de bestes sauvages, où les tygres
sont, les panthères et autres bestes moult merveilleuses; et si y a
des pyes qui sont plus grandes que grues, et n'est homme qui osast
aller seul sans estre accompaigné de cinq ou de six hommes, pour les
pies et autres oyseaulx qui sont dangereux et à craindre, et ont les
dictes pies le bec long bien une aulne.

_Item_, en ces pays a grans forestz, et sur tous autres arbres nous
avons veu ung grant arbre le quel a plus de trois lieues de tour de
ses branches, et n'en voit-on point le couppel, et est environné tout
d'eaue, et le fruyt qu'il porte est long comme une andouille et rend
le jus vermeil comme sang, et n'est point de si excellent vin, et
dedans chascun fruyt a une pierre precieuse qui esclère la nuyt comme
le jour, et ne porte le dit arbre que de trois ans en trois ans, et
auprès du dit arbre est la roche de Videquin, où toutes les bestes
sauvages du dit pays vont couchier dedans la dicte roche, pour la
crainte des chahuans, qui leur portent guerre la nuyt, car ilz sont
plus grans que griffons et sont en grant nombre.

_Item_, nous avons esté en ung lieu bien plus approuchable, venant
vers les parties de paradis terrestre, où il y a un prestre françois,
au quel prestre Jehan ou son vicaire a donné la cure de Cytrie, en
la quelle le dit curé a de disme du plus excellent blé que l'on
sçauroit demander, et pareillement des meilleurs vins, et tous les
ans bien cinq cens oysons, cinquante veaulx, deux cens aigneaulx qui
portent la laine verte, et n'ont non plus de queue que ung cynge, et
n'ont que une corne; outre plus bien quarante barilz de miel, car les
mousches sont grandes comme poulles[192].

          [Note 192: Prestre Jehan, dans sa légende, conte les mêmes
          merveilles du pays qu'il habite: «_Item_, en nostre terre,
          y a habundance de pain, de vin, de chairs et de toutes
          choses qui sont bonnes à soustenir le corps humain.»]

_Item_, nous avons esté au pays de Garganie par la mer Rouge, près
de paradis terrestre, où nous avons veu des choses admirables, comme
bestes sauvages et autres, et est ce dit pays tant fertille de tous
biens que cest merveilles. _Item_, nous avons veu la fronde et la
pierre de quoy David tua Goliath, et plusieurs autres choses qui
seroient trop longues à raconter.

_Item_, les poulles sont grandes à merveilles et n'ont point de
creste ne de queue non plus qu'un cynge, et n'ont aussi qu'une corne,
et ponnent les oeufs aussi gros que oes; et y a tant de paons qu'on
n'en scet que faire, si non que le dessus dit curé seroit bien
joyeux qu'il y demourast plusieurs François avec lui pour vivre
des biens qu'il a en la dicte cure; mais les gens de ce pays n'y
sçauroient bonnement vivre, pour l'intemperance de l'air, dont est
dommage.

Autre chose ne vous sçauroy que rescripre pour le present.
Recommandez-nous à tous noz amys de par delà. Dieu vous doint bonne
vie et longue.

Escript en la cité d'Arjelle, le VI jour de may.

                            Le vostre
                                       VILLAGE
            Conducteur des gallées de Provence.

_Cy finent les Nouvelles admirables que les capitaines des gallées
ont veues en diverses ysles de mer vers les parties orientalles._



_Le Gan de Jean Godard, Parisien._

_A N. Thibaut G. P._

_A Paris, chez Daniel Perier, demeurant rue des Amandiers, près le
Colège des Crassins._

1588.--In-8[193].

          [Note 193: Jean Godard fut l'un des poètes les plus en
          renom de son temps. Dans les stances ou sonnets mis en
          tête de ses poésies, l'on ne va pas moins qu'à l'égaler à
          Ronsard. Il étoit né à Paris en 1564, et mourut en 1630,
          après avoir été jusqu'en 1615 environ lieutenant général
          au bailliage de Ribemont. Villefranche en Beaujolois
          fut le séjour ordinaire de ce poète, qui pourtant, en
          souvenir de sa ville natale, ne manque jamais de prendre
          le titre de _Parisien_. C'est à Villefranche, selon
          les _Mémoires_ du jésuite Jean de Huissière sur cette
          ville (1671, in-4, p. 86), qu'il fit tous ses ouvrages,
          «remarquables par leur mérite et par leur nombre.» Deux
          pièces dramatiques, _la Franciade_, tragédie en cinq
          actes, et _les Desguisés_, comédie en cinq actes, avec
          prologue en vers, qui vient d'être réimprimée dans le
          t. 7 de l'_Ancien théâtre françois_ de la Bibliothèque
          elzevirienne, sont ce qu'il écrivit de plus considérable.
          On les trouve dans ses _Oeuvres poétiques_, Lyon, 1594, 2
          vol. in-8, avec un grand nombre de pièces en tous genres,
          odes, élégies, _trophées_ au roi Henri IV, etc. Jean
          Godard n'a toutefois pas réimprimé dans ce recueil, non
          plus que dans la seconde édition qu'il en donna à Lyon en
          1618, in-8, sous le titre de la _Nouvelle muse_, ou _les
          Loisirs de Jean Godard, Parisien_, la pièce singulière que
          nous reproduisons ici. C'étoit une oeuvre de sa jeunesse,
          qui pouvoit lui sembler sans intérêt, mais qui n'en a pas
          moins beaucoup pour nous. L'abbé Goujet la connoissoit, et
          dans l'article qu'il consacre à notre poète, au t. 15 de
          sa _Bibliothèque françoise_, p. 248-249, il la mentionne
          comme très curieuse, sans toutefois en rien citer, ce que
          l'abbé Mercier de Saint-Léger lui reproche presque, et
          avec raison. (V. ses _notes mss._ sur la _Bibliothèque
          de la Croix du Maine_, art. _Jacques Godard_.) Nous la
          donnons d'après l'exemplaire que possède la Bibliothèque
          impériale, et que l'abbé de Saint-Léger ne semble pas avoir
          connu. Celui qu'il eut entre les mains se trouvoit à la
          bibliothèque Mazarine, nº 21,657. Il a disparu depuis.]


EPIGRAMME.

  Tu chantes si bien, mon Godard,
  La nature du gand mignard,
  Que qui liroit ton escriture,
  Si bien elle le raviroit,
  Que, fut il hiver, il n'auroit
  A ses mains aucune froidure.

                         J. HEUDON, Parisien[194].

          [Note 194: Jean Heudon, fils d'un riche bourgeois de Paris,
          étoit l'ami de collége de Jean Godard. Au sortir des
          études, comme celui-ci manquoit de ressources, il lui étoit
          venu en aide, et leur amitié s'en étoit augmentée. Godard
          fit son chemin dans les emplois, et aussi dans la poésie
          et au théâtre. Heudon souhaita les mêmes succès, et ce fut
          alors Godard qui lui tendit la main. (V. _Hist. du théâtre
          françois_, t. 3, p. 539.) Heudon fut moins heureux: sa
          réputation n'égala jamais celle de son ami. Ses tragédies
          de _Saint-Clouaud_ et de _Pyrrhe_ sont détestables,
          comparées à toutes les pièces de son temps, et en
          particulier à celles de Godard. Cette inégalité de succès
          n'altéra point leur amitié. Dans les poésies de Godard,
          les principales pièces sont dédiées à Jean Heudon (V. t.
          2, p. 239, 245, etc.); d'autres sont adressées à son frère
          Audebert Heudon, à qui Godard semble avoir voué les mêmes
          sentiments. Tous deux moururent avant lui, laissant chacun
          un fils, Jean et Thomas, qui héritèrent de l'affection
          que J. Godard avoit eue pour leur père. Les stances qui
          terminent la seconde édition de ses poésies, _la Nouvelle
          muse_, etc., leur sont adressées, sous ce titre touchant:
          _l'Amitié héréditaire._]

       *       *       *       *       *

_Le Gan de Jean Godard, Parisien._

    Bien souvent les bienfaits sont mis en oubliance;
  Mais ce n'est pas de moy: j'ai tousjours souvenance
  De l'honneur, du present, du don et du bienfait,
  Tant soit grand ou petit, que quelque homme me fait,
  Jusqu'à là mesmement qu'à rendre la pareille,
  Ou soit tard, ou soit tost, tousjours je m'appareille:
  Aussi l'homme bien né vraiment recognoistra,
  De parolle ou de fait, le bien qu'on luy fera.
    Thibaut, il me souvient qu'aux dernières estrainnes,
  D'une paire de gands tu me donnas les miennes.
  Je te veux ore faire un semblable present:
  Je veux le gand chanter en ton nom à present,
  Afin que, si mes vers sur le temps ont victoire,
  Ton nom et ton present soient de longue memoire,
  Ou bien à tout le moins pour te faire sçavoir
  Que je ne veux manquer à faire le devoir
  A l'endroit de celuy qui m'oblige et qui m'aime,
  Ainsi comme tu fais, autant comme lui-mesme.
    Mais changeons de propos, et venons à nos gans
  Dont il est question. Ce n'est pas de ce temps
  Seulement que l'amour l'oeil de larmes nous mouille,
  Qu'il nous tient en souci, que la teste il nous brouille
  De mille passions, qu'il nous glace de peur:
  Aussi bien au passé ce petit dieu pipeur
  Tourmentoit les humains d'extresme fascherie,
  Voire mesme les dieux ont senti sa furie.
  Tesmoing soit Juppiter, qui tient le premier rang,
  Changé tantost en or, en cigne, en taureau blanc;
  Et mesme, qui plus est, Venus, sa propre mère,
  N'ha pas peu s'affranchir de sa douleur amère.
  Maintenant la navrant, la faisoit suspirer
  Pour l'amour du dieu Mars; tantost pour un berger
  Qui menoit ses troupeaux sur les rives du Xante;
  Tantost il luy faisoit une playe recente
  Dans son coeur enferré d'un beau trait pris aux yeux
  D'Adonis, le plus beau qui fut dessous les cieux.
  Ce jeune fils de roy, chef-d'oeuvre de nature,
  Passoit en grand beauté tout autre creature:
  Narcisse auprès de luy n'estoit que vain abus,
  Ni mesme Cupidon, ni le plaisant Phoebus,
  Si bien qu'il eust semblé que sa beauté celeste
  Fust venue icy-bas affin d'estre moleste
  A tous hommes mortels, leur versant dans les yeux
  Un dangereux poison, toutesfois gracieux.
    Mais s'il avoit le corps beau jusques à merveille,
  Aussi son ame avoit une beauté pareille;
  Son coeur estoit royal et de vertu rempli,
  Estant du tout en tout parfait et accompli.
  De ses esbatemens la chasse fut l'eslite,
  En imitant Diane, Orion, Hipolyte:
  Car, fut que le Soleil retira ses chevaux
  De l'estable marine, annonçant les travaux,
  Ou qu'au milieu du ciel il traina sa charrette,
  Ou bien, ayant couru sa jornalière traite,
  Qu'il s'en alla coucher chez sa tante Thetis,
  Tousjours estoit aux champs le gentil Adonis,
  Ou bien chassant le cerf à la teste branchue,
  Ou le grondant sanglier armé de dent crochue.
  Venus, qui dans le sin brusloit de son amour,
  Ne le pouvoit laisser ny la nuit ny le jour,
  Courant tousjours après ses beaux yeux et sa face,
  Et fust-ce mesmement qu'il allast à la chasse,
  Qu'il allast à la chasse au profond des forests,
  Qui sont pleines d'horreur, pour y tendre ses rets.
  Un jour elle l'y suit, brassant[195] à l'estourdie
  Des espineux halliers: une ronce hardie
  Luy vint piquer la main, d'où s'escoula du sang,
  Lequel, depuis germé dans le fertile flanc
  De la mère commune, a donné la naissance
  A la rose au teint vif, qui luy doit son essance.
    Tout depuis ce temps-là, la fille de la mer,
  Venus au front riant, sa main voulut armer
  Contre chardons, et ronces, et piquantes espines.
  Elle fit coudre adonc de leurs esguiles fines,
  Aux Graces au nud corps, un cuir à la façon
  De ses mains, pour après les y mettre en prison.
    Les trois Charitez[196] soeurs à la flottante tresse,
  En usèrent après ainsi que leur maistresse.
    Voilà comment Venus nous inventa les gands,
  Lesquels furent depuis communs à toutes gens,
  Non pas du premier coup: les seulles damoiselles
  Long espace de temps en portèrent comme elles.
    Depuis, les puissans roys s'en servirent ainsi,
  Et puis toute leur court, puis tout le peuple aussi.
    Mais, bien qu'ores chacun les mette à son usage,
  Le petit et le grand, et le sot et le sage,
  Si ont-ils toutes fois encore authorité
  De servir de signal à la grand' dignité
  Des prelats reverends: un chacun d'eux en porte
  Qui de laines sont faits, mais en diverse sorte,
  Comme ils ne sont tous uns; selon qu'ils tiennent rang.
  Les uns les ont de rouge et les autres de blanc.
  Encores par dessus leurs laines sont couvertes
  De turquoises, rubis, et d'esmeraudes vertes[197],
  Que portent les prelats, en signe de l'honneur
  Qu'ils sont les lieutenants du souverain Seigneur,
  Qui, dans le ciel assis, darde dessus la terre,
  Ainsi que traits flambants, les esclats du tonnerre.
    Par ce moyen-là donc en honneur sont les gands,
  Qui jusques aujourd'huy sont la marque des grands,
  Qui les ont par honneur, et davantage j'ose
  Coucher dedans mes vers qu'il n'y ha nulle chose
  Qui sert à nostre corps, le couvrant et vestant,
  Qui les puisse esgaler ny qui valle bien tant:
  Car s'il m'est accordé, ce qui me le doit estre,
  Et si l'on ha respect au vallet pour le maistre,
  Ils emportent le prix, puis qu'ils servent la main,
  Qui proffite le plus de tout le corps humain.
    C'est elle qui fait tout, disposte et bien legère,
  Sans cesse travaillant comme une mesnagère.
  Elle coud, elle file, elle va labourer:
  A tous cous il luy faut le travail endurer.
    Elle taille la vigne, elle esbranche les arbres,
  Elle peint les tableaux, elle grave les marbres,
  Elle affile l'espée et tous les ferremens,
  Puis elle en donne après le camp des Allemans;
  Elle nous fait du feu quand le corps nous frissonne
  De froid en janvier; les bleds elle moissonne;
  Elle assemble la gerbe, elle la bat après,
  Elle en tire du grain, et du grain du pain frais,
  Sans cesse travaillant pour ce gouffre de ventre
  Où de tous ses travaux le fruit et salaire entre.
  Par elle Jupiter tient son sceptre orgueilleux;
  Par elle Juppiter sur les monts sourcilleux
  Darde son foudre aislé; par son aide Neptune
  Tient son sceptre à trois dents; par elle la Fortune
  Tient ses riches joiaux; par son aide Pluton
  Porte un sceptre obei du bouillant Phlegeton.
  Jadis par son moyen l'invaincu Charlemagne,
  Sainct, estoit de nos roys descendus d'Allemaigne,
  Des Espagnes vaincueur le triomphe emporta;
  Jadis, par son moyen, sur sa teste il planta
  D'un bras non engourdi la marque imperialle,
  Ayant jà sur le chef la couronne royalle.
    Par son aide jadis le grand Henri second,
  Qui de palme et laurier s'ombragea tout le front,
  Fit fuir l'empereur, à son grand vitupère,
  Dans son propre pays en ravageant son père.
  Par sa guerrière main nostre prince, son fils,
  Invaincu se fit voir à deux osts desconfits
  A Dreux et Montcontour; et par sa main puissante
  Loys, père du peuple, en l'Itale plaisante,
  Deffit près Aignadel le camp venitien,
  Faisant trembler Venise et reprenant le sien.
    Bref, cette main fait tout ce qu'on peut faire et dire,
  Et si ce qu'elle fait seule elle peut escrire;
  Elle habille le corps de laine de brebis;
  Mais sans l'ayde d'aucun elle fait ses habits,
  Je di ses gands fourchus, qui font qu'elle n'endure
  Ni le chaud de l'esté, ny la gourde froidure
  De l'hyver glaçonneus. Aussi font-ils fort bien
  De la garder de mal, puisque tout nostre bien
  D'elle seule despend: ainsi le gand utile
  Contregarde la main mesnagère et subtile.
    Combien est-il heureux de toucher quelques fois,
  Ou plus tôt si souvent, la main blanche et les doits,
  Tout à l'aise et loisir, de ces belles pucelles,
  De ces fleurs de beauté, de tant de damoiselles!
  Je croi, quand est de moy, que cinq cens mille amants,
  Pour jouir de cest heur voudroient bien estre gans,
  Ne deussent-ils jamais avoir nature d'home.
    Il est temps de parler des gans blancs de Vendosme[198],
  Qui sont si delicats que bien souventes fois
  L'ouvrier les enferme en des coques de nois;
  On en parle aussi tant que leur ville gantière
  Reçoit presque de là sa renommée entière.
  Si prisé-je bien plus pourtant les gans romains[199],
  Qui servent plus aux nerfs que ne font pas aux mains.
  Ny le musque indien, ny l'encens de Sabée,
  Ny le basme larmens qui pleure en la Judée,
  Ny tout l'odorant bois de quoy l'unique oyseau[200]
  Son sepulcre bastit dessus un arbrisseau,
  Ny tout ce que l'Arabe a de senteur, en somme,
  Ne sentit pas meilleur que font ces gans de Rome[201].
  D'autres il y en a, bien richement brodés
  De soye ou de fil d'or, à l'eguille et au dés[202],
  En petit entrelas et mignarde peinture
  Où se lit mainte hystoire et estrange adventure.
  D'autres sont enperlez. Si prisé-je pourtant,
  A cause du plaisir, les gands de chasse autant[203].
  Sans eux l'oyseau de poing n'yroit point à la guerre.
  Qui pourroit endurer son espinneuse serre
  S'il n'estoit bien ganté? Si le plaisir est grand
  De la fauconnerie, on le doit tout au gand.
  Aussi lui devons-nous presque tout nostre ouvrage,
  La perche, les charrois, et tout le labourage
  Qui se fait en hiver: car en telle saison
  On n'oserait sortir, ny laisser la maison,
  Ny travailler dehors, qui n'a la main armée
  De bons gros doubles gands à couleur enfumée.
  Sans eux le laboureur ne pourroit en hiver
  La mencine[204] tenir, ni les champs remuer;
  Sans eux le vigneron n'yroit point à la vigne,
  Le pescheur ne pourroit sans eux tenir sa ligne
  Dessus les froides eaux, alors que le poisson
  Lubre[205] ne peut nager à cause du glaçon
  Qu'il rencontre à tous coups; ou si d'un bon courage
  Ils s'en alloient sans gands à leur penible ouvrage,
  Outre qu'ils ne pourroient besongner à demy,
  Sans cesse estant frappés par le froid ennemy,
  Les doits leur gelleraient, et les deux mains lassées
  Ils auroient à tous coups en hyver crevassées,
  Où c'est que chaudement du gand nous nous servons
  En chose qui que soit, car nous en escrivons
  De la prose et des vers, ayant la main delivre[206]:
  Gantez nous feuilletons un grec ou latin livre,
  Nous taillons bien la plume avec le canivet[207],
  Parmy d'autres papiers nous cherchons un brevet.
  Une femme gantée oeuvre en tapisserie,
  En raizeaux deliez et toute lingerie.
  Elle file, elle coud, elle fait passements
  De toutes les façons, ayant en main ces gands
  Que l'on nomme coupés[208], gands autant necessaires
  Que le soleil au jour, que la rame aux galères.
  Les hommes d'à present, qui cognoissent combien
  Ils nous font de profit, de plaisir et de bien,
  Les honorent aussi de mainte broderie
  Faite subtilement, de riche orfevrerie,
  De senteurs, de parfums. Les uns sont chiquetés
  De toutes pars à jour, les autres mouchetés
  D'artifice mignard; quelques autres de franges[209]
  Bordent leur riche cuir, qui vient des lieux estranges[210].
    Tel est souvent d'un roy le condigne present,
  Et vaut cent fois plus d'or qu'il n'est lourd et pesant;
  Tel sent mille fois mieux que le musque ou civette
  Qu'on voit à Saint-Denis. Il n'est tant de poissons
  Dans le large Ocean qu'on en voit de façons[211].
  C'est pourquoy je ne veux et ne peux les escrire;
  Si veux-je toutefois encor un mot en dire,
  Et puis c'est tout. Aussi les nouveaux mariés
  En donnent par honneur aux parens conviés:
  C'est l'antique façon[212]. Ceste façon louable
  Monstre combien le gand fut jadis honorable.
    O gans saints et sacrés! la marque des prelats,
  Brancheus estuy des mains qui nous pendent au bras,
  Garde-mains, chasse-chaud, chasse-froid, chass'ordure,
  Port'anneaus, mesnagers, à la riche bordure,
  Emmusqués, odorants, inventés de Venus,
  Vandomois et romains, à cinq branches, cornus,
  Nuptiaus, estreneurs, à la gueule beante,
  Mais pères des manchons, race bien faitiente,
  Pour vous avoir chantés le premier, des Romains,
  Des Grecs et des François, gardés-moy bien les mains,
  Et celles de Thibaut, en hiver de froidure,
  Et du hâle au soleil, qu'en esté l'on endure.

          [Note 195: Écartant avec les bras.]

          [Note 196: Les trois Grâces, _Charites_ en grec.]

          [Note 197: On laissoit aux prélats ces gants ornés de
          pierreries. Georges Cliffort, comte de Cumberland, enrichit
          pourtant de cette manière le gant qu'Élisabeth lui avoit
          donné en signe d'estime. Il s'en fit une parure; dans les
          tournois, il ne portoit pas autre chose à son chapeau.]

          [Note 198: «Il suit de là, dit l'abbé Mercier de
          Saint-Léger dans sa note manuscrite déjà citée, que cette
          fabrique de gants fins à Vendôme existoit en cette ville
          dès le XVIe siècle. L'abbé Goujet, dans l'extrait qu'il
          donne de ce petit poème, n'a pas remarqué ce fait.» Dans
          les _Mélanges d'une grande bibliothèque_ HH, p. 123, l'on
          avoit déjà constaté l'existence au XVIe siècle d'une
          fabrique de gants qui avoit pu donner naissance à celle
          de Vendôme: c'est la fabrique de Blois. «Il est certain,
          y est-il dit, que l'usage des gants blancs nous est venu
          d'Italie; cependant, au XVIe siècle, les gants de la
          fabrique de Blois en France étoient déjà fort renommés.»
          Savary (_Dict. du commerce_) parle de ces gants de Blois et
          de ceux de Vendôme. C'étoit, avec Paris, dit-il, la ville
          où l'on en fabriquoit le plus de son temps.]

          [Note 199: La réputation des gants de Rome se soutint
          jusqu'à la fin du XVIIe siècle. M. de Chanteloup chargea
          souvent Poussin de lui en acheter. Le 7 octobre 1646,
          celui-ci lui écrit à propos d'une de ces commissions
          «qu'il y a employé un sien ami, connoisseur en matière de
          gants.» Du tout il a fait un paquet. «Il y en a, dit-il,
          une douzaine, la moitié pour les hommes, la moitié pour
          les femmes. Ils ont coûté une demi-pistole la paire, ce
          qui fait dix-huit écus pour le tout.» Dans sa lettre du 18
          octobre 1649, il écrit encore à M. de Chanteloup qu'il lui
          a acheté de bons gants à la _frangipane_, c'est-à-dire de
          ceux qu'on parfumoit selon la mode introduite du temps de
          Catherine de Médicis par le comte de Frangipani. C'est,
          dit Poussin, la signora Magdalena, «femme fameuse pour les
          parfums», qui les lui a vendus.]

          [Note 200: Le phénix.]

          [Note 201: Dans le _Parfumeur royal_, par Barbe, parfumeur,
          Paris, 1689, au chapitre des _gants de senteur_, on trouve
          la manière de parfumer les gants avec de la gomme odorante
          ou des fleurs.]

          [Note 202: Au moyen âge l'on portoit déjà des gants ornés
          de fils d'or:

               Il l'en donna le gant à l'or paré.

           (_La Chevalerie Ogier de Danemarche_, t. 1, p. 103, v. 2489.).]

          [Note 203: _Le gant de fauconnier_, dit Savary, _Dict. du
          commerce_, «est un très gros gant d'un cuir très épais,
          ordinairement de cerf ou de buffle, qui couvre la main et
          la moitié du bras du fauconnier pour empêcher que l'oiseau
          ne le blesse avec son bec ou avec ses serres.»]

          [Note 204: La _manchine_, manche de la charrue.]

          [Note 205: De _lubricus_, glissant.]

          [Note 206: C'est-à-dire _agile_, _en liberté_. On disoit
          plutôt encore _à delivre_, comme dans cette phrase de la
          124e _nouvelle_ de Despériers: «N'ayant la langue si _à
          delivre_ pour se faire entendre.»]

          [Note 207: Le canif. (V. notre t. 1, p. 217.)]

          [Note 208: C'est ce que nous appelons aujourd'hui
          des _mitaines_, mot qui autrefois étoit synonyme de
          _mouffle_, et qui, au lieu de désigner ces demi-gants
          de femme, s'employoit pour ces gros gants fourrés qui
          n'avoient qu'une séparation entre les quatre doigts
          réunis et le pouce. Ces sortes de gants se vendoient chez
          les bonnetiers, qui, pour cela, se faisoient appeler
          _mitonniers_. (V. le volume déjà cité des _Mélanges d'une
          grande bibliothèque_, p. 11 et 121.)]

          [Note 209: Sur ces _gants à frange_, V. notre t. 3, p.
          247. C'étoit un des grands luxes de cette époque. «On lit
          dans un vieux bouquin imprimé à La Haye en 1604 que les
          habitants de Cambray, pour recevoir dignement le roi, qui
          devoit passer par leur ville, eurent l'attention délicate
          de faire la barbe à un pendu qui étoit exposé aux fourches
          publiques, et de mettre un _gant avec une frange d'or
          magnifique_ à une main de bois qui servoit de guide sur le
          grand chemin de la ville.» (_Essai historique sur les modes
          et la toilette françoise_, Paris, 1824, in-12, t. 2, p.
          95.)]

          [Note 210: Le meilleur cuir pour les gants venoit
          d'Espagne. On disoit alors _souple comme un gant
          d'Espagne_, proverbe qui a survécu, mais mutilé. (V.
          _Francion_, 1663, in-8, p. 63) L'on disoit, lisons-nous
          dans les _Mélanges d'une grande bibliothèque_, _loc.
          cit._, «que, pour faire de beaux et bons gants, il falloit
          que trois royaumes y concourussent: l'Espagne, pour
          préparer et passer les peaux; la France, pour les tailler;
          l'Angleterre, pour les coudre, parceque les Anglois avoient
          déjà imaginé des aiguilles particulières pour bien coudre
          les gants, ce qui est assez difficile.» Du temps de Savary,
          le proverbe que nous venons de citer n'étoit déjà plus
          vrai: la France suffisoit pour faire de bons gants.]

          [Note 211: J. Godard auroit en effet encore pu parler des
          _gants de Grenoble_, des _gants de Niort_, qui sont restés
          célèbres, et d'une espèce de gants appelés _gants gras_,
          qui se mettoient pour adoucir les mains. Il en est déjà
          longuement question dans les _Mémoires_ de La Force, t. 2,
          p. 457. On les fabriquoit à Ham. «On les appeloit aussi
          _gants de chien_, dit Savary, parcequ'ils se faisoient de
          la peau de cet animal passée en l'huile.»]

          [Note 212: Elle se conserve encore dans quelques villes
          de province, où l'on donne des gants aux conviés d'une
          noce ou d'un enterrement. C'est un reste de l'usage des
          _paraguante_. V. une note de notre édition du _Roman
          bourgeois_, p. 103.]

       *       *       *       *       *

SONET.

    A peine (mon Heudon) que tout vif je n'enrage
  Quand j'entend caqueter ces benets et badaus,
  Qui sont faits seulement de chair, de sang et d'os,
  Mais, ce crois je, sans coeur, sans ame et sans courage.

    On les oroit conter qu'un homme n'est pas sage
  Qui escrit en françois, tant sont ces gros lourdaus,
  Et que l'on ne doit point remporter aucun los,
  Si non par un latin ou par un grec ouvrage.

    Comment peuvent-ils tant priser et louanger,
  Vituperant le leur, un langage estranger
  D'une langue impudente et digne de torture?

    Puisque (ainsi comme on dit) que son nid semble beau,
  Par instinc naturel, tousjours à chaque oyseau,
  C'est vraiment donq qu'ils sont homes contre nature.


SONET.

    Ce genereux guerrier, ce père des sciences
  Qui reluit à Paris, ce puissant roy François,
  Abolit le latin, et voulut qu'en françois
  Les juges et plaideurs parlassent aux sceances.[213]

    Nostre langue cessa de faire doleances
  Pour son triste mespris, sous ce grand de Valois;
  Elle fut en honneur à la cour des grands rois,
  Et le latin cassé perdit ses vieilles censes.

    Lors entour nostre langue on vit les bons esprits;
  Mais quelques uns pourtant les en ont à mespris,
  Comme si en françois ils ne pouvoient bien dire;

    Et, les jugeant comme eux, soit à mal, soit à bien,
  Car, disant qu'en françois il ne faut pas escrire,
  Je te promets, Heudon, qu'ils ne parlent pas bien[214].

          [Note 213: Allusion à l'ordonnance de 1539, par laquelle
          François Ier décida qu'à l'avenir l'on emploieroit la
          langue françoise dans la rédaction des actes et dans les
          débats judiciaires. S'il falloit en croire une anecdote
          bien connue, cette sage mesure lui auroit été inspirée
          par quelques paroles d'un plaideur, nouvellement arrivé
          à Paris, que la cour avoit _débouté_ (debotaverat) de
          son action, et qui se croyoit tout bonnement _débotté_
          par elle. (V. Dreux du Radier, _Tablettes historiques et
          anecdotes des rois de France_, t. 2, p. 152.)]

          [Note 214: L'abbé Goujet n'avoit pas remarqué ces deux
          sonnets, dans lesquels se retrouve l'une des préoccupations
          favorites de Jean Godard: la langue françoise et la
          grammaire. On a de lui un _Discours sur la lettre H_,
          etc.--Au lieu de parler de ces deux sonnets, l'abbé a dit
          par erreur (_Biblioth. franç._, t. 15, p. 248-249) que
          cette pièce du _Gant de J. Godard_ se termine par un
          sonnet et un sixain de J. Heudon.]



_Discours de deux marchants Fripiers et de deux maistres tailleurs
estant invités à souper chez un honneste marchant. Avec les propos
qu'ils ont tenu touchant leur estat._

M.DC.XIV.

In-8[215].

          [Note 215: Nous donnons cette pièce telle que nous l'avons
          trouvée imprimée, avec toutes ses incorrections et ses vers
          faux.]


    Tout comme à Titius[216], meschant homme et pervers,
  Phebus, qui ses rayons estend sur l'univers,
  Envoya l'oiseau qui, de son coeur renaissant,
  Iroit de jour en jour iceluy repaissant,
  Ainsi nous semble-il que ce monstre d'envie,
  Provenu des enfers, soit mis en cette vie
  Pour ronger aux mortels l'esprit, non pas le coeur,
  Qui jamais ne consomme, ains est tousjours vainqueur:
  Il attacque les grands, attacque les petits,
  Attacque les fripiers, vendeurs de vieux habits,
  Comme on cognoistera par ceste mienne histoire
  De deux fripiers remplis de superbe et de gloire.
    Un honneste marchand, pour la rejouissance
  Qu'il eut d'avoir d'un filz la seulette naissance,
  Fit prier de souper deux maistres teinturiers,
  Et, de ce mesme pas, deux maistres couturiers.
  Sa femme, de sa part, prie deux frelampiers[217],
  Qui se disoient tous deux estre marchands fripiers.
  Ceux-cy donc, fort joyeux d'avoir telle lipée,
  Pour n'avoir dans le vin la lèvre detrempée
  Le long du jour, s'en vont tous deux, se depeschant,
  Pressez de faim et soif, au logis du marchand.
  Cestuy, les saluant: Vous arrivez bien tost!
  C'est mon[218], ce disent-ils, c'est pour soigner au rost.
    Entrez qu'ils sont dedans pour faire les valets,
  L'un prend la palette[219], et l'autre les molets[220]
  L'un soufle le feu, et l'autre le ratise:
  Voilà le cuisinier qui perd sa chalandise.
  Un, certes plus friand qu'une chatte d'hermitte,
  Pour gouster au brouet descouvre la marmitte.
  Disant: Mets, compagnon, ces viandes à la broche,
  Car voicy du souper l'heure qui est fort proche;
  Mets ce cochon de laict, ce canar et cest oye;
  Retiens pour fricasser les polmons et le foye;
  Embroche ce chapon et ces deux lapereaux,
  Et ces deux espaules de petits chevreaux.
    Sur l'heure du souper, viennent les tainturiers;
  Un peu après aussi vindrent les cousturiers,
  Lesquelz, tout aussi tost qu'on a la porte ouverte,
  Vont saluer le marchand la teste decouverte.
    Le soupé preparé: Prenez place à la table,
  Ce dict-il aux tailleux d'une voix delectable.
  Il fit après assoir ces maistres teinturiers,
  Qui vis-à-vis s'assirent des maistres couturiers.
  En après fit assoir ces maistres friponniers
  Qui, n'estant que frippiers, faisoient les cuisiniers,
  Les quelz, en murmurant contre les deux tailleurs,
  Qui leur sont preferez en de si grands honneurs,
  Sortiroient volontiers s'ilz n'etoient retenuz
  De la honte et la gueule, des quelz ils sont pourveuz.
    C'estoit presque soupé quand voylà la Discorde,
  Qui, embrasant son feu, les met tous en desordre
  Par le moyen d'un poux, qui, cherchant son repas,
  De l'un de ces fripiers couroit dessus le bras,
  Qu'il avoit attiré en refaisant les plis
  De quelques vieux habits, qui en estoient remplis.
  Un tailleur, le monstrant, dict tout bas au fripier:
  Monsieur, ne vous faschez: c'est le faict du mestier.
    Le fripier alors, tout ennivré de vin,
  Commença à jetter son dangereux venin:
  Car au lieu de remercier le tailleur qui l'avoit
  Adverti de ce poux qui sur son bras couroit,
  Assez mal à propos luy dit: Sot, taisez-vous,
  Car je vous fais certain que je n'ay point de poux.
    Le tailleur, bien appris, endura cest injure,
  Replicquant: Je ne suis perfide ny parjure;
  Et qu'il ne soit ainsi, Messieurs, regardez tous
  Au devant du pourpoint, vous y verrez le poux.
    Le fripier alors, qui crevoit de despit,
  Pour sauver son honneur luy livra un deffit
  Lequel des deux mestiers estoit plus honorable.
  Ce qui fut au tailleur grandement aggreable;
  Le maistre du souper arbitre fut esleu
  Pour porter jugement quand on auroit conclud.
    Le fripier commença à discourir des mieux,
  Si bien vous l'eussiez pris pour quelque procureur[221],
  Et se mit dans sa chaire en telle posture
  Que l'eussiez pris diseur de bonnes adventures.
    «Je ne suis pas si tost sorti de ma couchette
  Que voicy des marchands qui sonnent ma clochette,
  Demandant un habit de serge de seigneur[222];
  Les autres de velours d'une belle couleur;
  Les uns un beau manteau tout bordé de clincant,
  Pour affin d'esblouir les yeux des regardant.
  Aux uns de bas estat, aux autres de plus grand,
  Je baille des habits pour chacun leur argent,
  Les grands me recherchant, et aussi les petits,
  Pour tirer de l'argent de quelques vieux habits.
  A tailler des chausses je ne passe la nuict,
  Pour les quelles avoir fait, bien souvent il vous cuit;
  Mais en n'y pensant point, et presque en me jouant,
  Je suis tout esbahy qu'il me vient de l'argent.
  Donc, ô tailleurs d'habits! vous n'estes qu'artisans,
  Et nous, qui les vendons, nous sommes les marchands.
  Or jugez maintenant lequel est plus capable,
  Ou de celuy qui vend, ou celuy qui travaille?
    Après que le fripier eut fini son propos.
  Le tailleur commença lui respondre aussi tost
    Je sçay bien que souvent vous estes frequenté,
  Mais ce sont des chalans de peu d'authorité:
  Car n'ayant pas d'escus la bource bien garnie,
  Pour avoir des habits vont à la friperie,
  Ce sont le plus souvent des coureurs de pavé
  Qui au soir à six heures n'ont encore disné;
  Ce sont tous des chercheurs de franche lipée[223],
  Qui n'ont ny pot au feu ny escuelle lavée;
  Qui, n'ayant le moyen d'avoir des habits neufs,
  S'en vont vers vous (fripiers) pour en avoir de vieux.
  Ceux qui vous font gaigner sont les tireurs de laine
  Desquelz ceste cité est de tout temps si pleine.
    Si de vos caves estoyent les soupirails bouchez,
  Tant de menteaux de nuict n'y seroyent tresbuchez[224]:
  Car, à ce que je voy, ils sont si bien hantez
  Que jamais (ô araignes!) vos toilles n'y tendez.
  Si ces bales estoyent de vos boutiques ostées,
  Plusieurs pièces d'estoffes ne nous seroyent robées.
    Tous les habits qu'avez viennent de ces panduz,
  Ou bien de ceux qui sont sur la roue rompuz,
  Ou bien de quelque noble qui, pour un coup d'espée[225],
  Dessus un eschaffaut a la teste tranchée[226],
  Ou bien d'un verolé qui, se faisant suer,
  Est mort entre les mains de monsieur le barbier[227].
    Vous me faictes bon jeu de dire que les grands
  Vendent leurs vieux habits pour avoir de l'argent!
  Encor pour les petits je prendrois patience,
  Pour estre à ce contraincts par la folle indigence.
  Vous passez bien les jours, vous passez les nuitées
  A refaire les plis des chausses dechirées,
  D'où les poux affamez, sortant en abondance,
  Vous mordent bien serré les costez et la pance.
    Vous resemblez au gay qu'Esope le bossu
  Produit estant d'un pan des plumes revestu;
  Mais ce fut bien le pis, car, estant recogneu,
  Il fut crié, mocqué et d'un chacun battu.
  Ainsi vous, Messieurs, soubs ce nom de marchand,
  Vous vous glorifiez et faictes les galands:
  Mais, si dedans Paris messieurs les savetiers
  Estoyent à preferer à tous les cordonniers,
  Il seroit très juste et plus que raisonnable
  Que vous fussiez aussi plus que nous honorables.
    Le tailleur faisant fin, le marchand commença,
  Et dict ouvertement ce qui luy en sembla:
    Vous, messieurs les fripiers, n'ayez à contre-coeur
  Si les tailleurs vous passent en vertu et honneur;
  Confessez librement leur estre redevables,
  Car peut-estre sans eux vous seriez miserables.
    Iceux sans dire à Dieu se retirent chez soy,
  Ce qui les aultres mit en un très grand esmoy.
    Le tailleur, qui n'avoit rien dit de son costé,
  A de telles paroles le marchand accosté:
    Monsieur, je suis mary que pour rejouyssance
  Vous n'avez eu icy que plaintes et mesdisence.
  Si de ces deux fripiers vous sçavez l'arrogance,
  Sans doubte vous mettez sur eux toute l'offense.
  Ils desirent sur tous emporter le dessus,
  Enfin estre honorez tout ainsi qu'un Phoebus;
  Et, encore qu'ils soyent à chacun dommageables,
  Ils se disoyent pourtant estre à tous profitables.
  Mais sus! Je finiray en vous disant à Dieu,
  Tout praist à vous servir en toute place et lieu,
  En vous remerciant d'un si bon traictement
  Et pour avoir porté un si beau jugement.
    Tout droit à leur logis s'en vont les cousturiers.
  Aussi après l'adieu s'en vont les teinturiers,
  Qui n'osèrent parler, de peur de plus grand noise
  Et de peur de jetter du bois à la fournaise.
    La femme du marchand, qui bouilloit de cholère,
  Luy demande soudain qui l'a meu à ce faire,
  D'abaisser ses parents du costé maternel
  Pour exalter les siens du costé paternel;
  Poussée de courroux, le va charger d'injure,
  Que pour une, deux fois, jusque à trois, il endure,
  Mais dict en se mocquant: Ce vous est de l'honneur
  D'avoir ces deux parents si curieux de l'honneur.
  La dame, bien fachée et plus qu'auparavant,
  Luy dict: Holà! marchand, ne blasmez mes parents;
  Car je vous fais certain qu'ils vallent bien les vostres,
  Soit en bien et honneur, ou en toute autre chose.
    Femme, si tes parents et ceux de leur estal
  Estoyent hors de Paris, nous n'irions qu'à cheval,
  Et vous, femmes, en carroce tiré de six chevaux,
  Irions nous promener avec les principaux.
    La femme, convoyteuse d'un si très grand'honneur,
  Dict lors à son mary: Je cognois mon erreur;
  Dict, demandant pardon: Prenez-moy en pitié,
  Car je vous veux servir en toute humilité.
    Or donc, ne vous faschez, Marguerite m'amie,
  Si je fais qu'un chacun sçache toute leur vie.

          [Note 216: Le fameux géant Tityus, qu'Apollon et Diane
          tuèrent à coups de flèches pour le punir d'avoir voulu
          faire violence à leur mère Latone. Une autre version,
          suivie ici, nous le représente souffrant doublement le
          supplice de Prométhée, c'est-à-dire ayant le foie dévoré
          par deux vautours, en punition du même crime.]

          [Note 217: Pauvres diables, misérables, comme les frères
          qui sont chargés de préparer les lampes dans les couvents.
          Telle est du moins l'origine que Fleury de Bellingen donne
          à ce mot dans son livre de l'_Etymologie des proverbes
          françois_. Borel veut que _frelampier_ se soit pris pour
          charlatan; enfin, selon d'autres, il viendroit du mot
          _frelampe_, par lequel le peuple désignoit une petite
          monnoie de billon valant 12 ou 15 deniers.]

          [Note 218: Interjection affirmative très commune alors
          chez le peuple. Nous l'avons déjà rencontrée. On disoit
          aussi _ce mon_, _ça mon_. Molière l'a employée sous cette
          dernière forme dans _le Bourgeois gentilhomme_, act. 3, sc.
          3, et dans _le Malade imaginaire_, act. 1, sc. 2. M. Paulin
          Paris en a fait l'objet d'une longue note dans son édition
          de Tallemant des Réaux, t. 4, p. 84.]

          [Note 219: La _pelle_.]

          [Note 220: Sorte de petites pincettes dont se servent
          encore les orfèvres.]

          [Note 221: La désinente _eur_ se prononçoit _eux_ dans la
          plupart des mots. Aujourd'hui encore les chasseurs disent
          _piqueux_ pour _piqueur_.]

          [Note 222: Serge fine et luisante dont les _seigneurs_
          s'étoient long-temps vêtus. On la fabriquoit à Reims. C'est
          une de ces étoffes, si recherchées dès le temps de saint
          Louis, qu'on trouve appelées par les chroniqueurs _serica
          Remensia_.]

          [Note 223: On appeloit les parasites chercheurs de
          _franches lippées_. (Le P. Labbe, _Etymologie des mots
          françois_.) La Fontaine, dans sa fable du _chien et du
          loup_, a aussi employé ce mot de _franches lippées_ pour
          repas happés gratis, et Regnier, sat. 10, v. 282-285, parle
          ainsi des gens qui s'en mettent en quête:

               L'un en titre d'office exerçoit un berlan,
               L'autre estoit des _suivants de madame Lippée_
               Et l'autre chevalier de la petite espée.]

          [Note 224: Dans une pièce de notre t. 1, p. 198, il a
          déjà été parlé de ces connivences des fripiers avec les
          voleurs qui infestoient alors Paris, surtout avec la bande
          des Manteaux-Rouges. De ceux-ci, y est-il dit, on en prit
          d'une seule raffle vingt-deux «qui estoient à gage et qui
          jetoient par le soupirail des caves ce qu'ils avoient
          butiné par la ville.»]

          [Note 225: L'année précédente (1613), à l'occasion du
          duel entre le baron de Luz et le chevalier de Guise, dans
          lequel le premier fut tué, il avoit paru une déclaration
          du roi contre les duels, «avec protestation de n'accorder
          jamais la grace.» On ne l'avoit pourtant pas encore mise à
          exécution.]

          [Note 226: Les fripiers garnissoient leurs boutiques avec
          les défroques des suppliciés, que le bourreau leur vendoit.
          C'est ce qu'on voit par un passage des _Visions du Pelerin
          du Parnasse_, Paris, J. Gesselin, 1635, in-8, p. 121-112,
          très curieux volume que nous aurions peut-être fait
          entrer tout entier dans notre recueil, si quelques unes
          des pièces que nous avons données déjà ne s'y trouvoient
          à l'état de simples chapitres. Ainsi, l'une de celles
          qui précèdent, _Réglement d'accord sur la préférence des
          savetiers cordonniers_ (V. plus haut, p. 41-58), y forme
          le 19e chapitre. Voici le passage relatif aux fripiers:
          «S'il (le chaland) estoit si faquin de s'aller habiller en
          ce païs là, il y auroit danger qu'il ne devint héritier
          des despouilles de quelque pauvre diable qui huit jours
          auparavant auroit passé par les mains discrètes du subtil
          Jean Guillaume.» Jean Rozeau, le bourreau de la Ligue,
          cet habile homme qui, lit-on dans le _Scaligerana_, p.
          37, «défaisoit fort bien en laissant seulement tomber
          l'épée», avoit fait comme fit plus tard son successeur
          Jean Guillaume. C'est même pour s'être trop hâté de pendre
          le président Brisson, afin de le dépouiller de son riche
          manteau de peluche, qu'il fut pendu à son tour sous Henri
          IV. (V. plus haut, p. 52, et _Lettres_ d'Estienne Pasquier,
          in-fol., t. 2, p. 485).]

          [Note 227: Barbiers-chirurgiens, _carabins de Saint-Côme_,
          ainsi qu'on les appeloit. Ils s'occupoient surtout de la
          cure de ces maladies.]



_Discours admirable d'un magicien de la ville de Moulins qui avoit un
demon dans une phiole, condemné d'estre bruslé tout vif par arrest de
la Cour de parlement.[228]_

_A Paris, chez Antoine Vitray, au collège Sainct Michel._

1623. In-8.

          [Note 228: C'est Antoine Vitré, l'un des plus fameux
          imprimeurs de Paris au XVIIe siècle. Il n'y avoit que deux
          ans qu'il avoit commencé à imprimer quand il publia cette
          pièce. _Le Bruslement des moulins des Rochelois en 1621_
          est, à ce qu'on croit, la première chose qui sortit de ses
          presses. Il exerça jusqu'à sa mort, en 1674. Il n'avoit pas
          moins de 85 ans alors, car en 1670, dans l'_avis_ qu'il
          donna au sujet de la grande affaire du _Pain mollet_, pour
          lequel il eut la collaboration d'un Poquelin, peut-être
          celle de Molière lui-même, il est dit qu'il a 81 ans. V.
          notre article _Molière et le procès du pain mollet_ (_Revue
          françoise_, 20 juillet 1855).]


Le 14 juin dernier, le lieutenant criminel de Moulins, ayant receu
plusieurs plaintes qu'un nommé Michel, menuisier, usoit d'arts
magiques et qu'il faisoit une infinité de maux dans la dicte ville,
le feit constituer prisonnier. Le lendemain, le concierge alla
trouver le dit sieur lieutenant criminel pour l'advertir que le dit
Michel se tourmentoit extraordinairement dans son cachot, et qu'il
luy avoit dit, en presence de plusieurs personnes, qu'il estoit
venu à luy quelqu'un qui l'avoit voulu estrangler et qui l'avoit
merveilleusement excedé, battu et traîné par les bras, voulant qu'il
reniast Dieu et son baptesme, et qu'il demandoit quelque confesseur
qui fust habile homme, et qu'à cause des tourmens qu'il disoit
recevoir, il avoit furieusement crié qu'on le tuoit et estrangloit,
demandant secours. Le dit sieur lieutenant commanda aussitost au dit
concierge d'aller querir le père recteur des PP. Jesuittes, et le
prier d'aller consoller le dit Michel et l'assister en la confession
sacramentalle qu'il disoit vouloir faire; pendant quoi il alla aussi
en la Conciergerie pour interroger quelques autres prisonniers, où,
ayant trouvé le dit P. recteur, il le pria d'avoir soin de l'ame de
ce pauvre miserable. Le P. recteur luy dit qu'il estoit grandement
tourmenté, qu'il feroit ce qu'il pourroit, et qu'il luy avoit donné
un _Agnus Dei_ pour le conserver des apparitions du diable desquelles
il se plaignoit (mais il faloit un coeur contrit, qui est bien
rare en telles personnes), et puis s'en alla pendant que le dit
sieur lieutenant demeura là pour ouyr d'autres prisonniers, auquel,
incontinent après, le geollier retourne dire que le dit Michel crioit
tant qu'il pouvoit qu'on le vouloit estrangler et qu'il demandoit du
secours. Aussitost il commanda au dit geollier de luy aller ouvrir le
cachot, et s'y transporta sur l'heure, où il le trouva le visage gros
et enflé, et livide comme de quelques tumeurs, les yeux fermez, et
se plaignoit sans pouvoir cognoistre le dit sieur lieutenant, qui luy
demanda par deux ou trois fois; mais enfin, ayant repris ses esprits,
il le recogneut et luy reïtera ses plaintes, luy disant qu'il avoit
esté bien battu par quelqu'un qui luy avoit voulu faire nier Dieu et
son baptesme, quoy que cet abominable eust desjà renié Dieu, ainsi
qu'il en demeura d'accord après, comme vous verrez tantost. Il advoua
aussi avoir toutesfois fait des invocations d'esprits et sacrifié une
tourterelle[229], et qu'il s'estoit servy d'un livre de caractères
escrit à la main en langue françoise. Là-dessus, le dit sieur
lieutenant luy remonstra que le diable n'auroit point eu la puissance
de luy nuire, si ce n'eust esté en vertu du pact qu'il avoit avec
luy, et puis l'interrogea en quelle forme cela luy estoit apparu. A
quoy il respondit que la première fois il n'avoit point de forme, à
la seconde et troisième il estoit en feu, qui l'avoit non seulement
batu, traîné par le bras et par les jambes, mais qu'il luy avoit mis
les pieds dans un trou qui estoit au dit cachot, le menaçant de le
precipiter s'il ne faisoit la renegation. Voylà pas un bon maistre
et qui flatte bien ses serviteurs! Il dit encore que le livre duquel
nous venons de parler luy avoit esté bruslé, par arrest de la cour,
en presence de luy, qui avoit fait amende honorable et banny pour
cinq ans pour s'estre meschamment et impieusement appliqué aux arts
magiques et invocations des demons, dont il avoit demandé pardon à
Dieu, au roy et à justice, et qu'il executa cet arrest dès le 15
octobre 1605. Chose etrange que l'aveuglement des hommes! Cela luy
devoit servir à mieux vivre, cet auguste senat luy en donnant mesme
un si excellent moyen. Mais bien au contraire, ce mechant homme,
mesprisant les salutaires remonstrances que la cour du parlement luy
avoit faites sur la sellete, s'en alla en Allemagne, en Angleterre,
en Espagne et à Venise, où il dit qu'il acheta une phiole dix escus,
dans laquelle il y avoit comme un peu d'eau blanche, et que, quand il
vouloit sçavoir quelque chose, il disoit: _Phiole, fais-moy sçavoir
cecy ou cela_, et qu'après il se mettait à sommeiller, et en reposant
il luy estoit revelé ce qu'il vouloit sçavoir; et, le temps de son
bannissement accomply, il retourna à Moulins, où, par le moyen de
ceste phiole, il recommença de faire mille mechancetez, lesquelles,
enfin decouvertes, font qu'il est remis prisonnier comme je vous ay
dit; et comme le sieur lieutenant criminel, qui est un très sçavant
homme, luy eust dit qu'il falloit qu'il eust fait abnegation de la
foy, des bonnes oeuvres de l'Eglise et des siennes pendant qu'il
avoit eu cet esprit, il dit que non; mais, ayant affaire à un homme
qui sçait fort bien son metier, il le sceut si bien prendre par ses
paroles qu'il advoua avoir renoncé à Dieu, à ses bonnes inspirations
et aux prières des saincts, entre les mains de celuy qui luy avoit
vendu ladite phiole, et qu'il repetoit cela tous les ans le 14
septembre à son esprit, qui luy apparoissoit en feu, lequel esprit
s'appeloit Boël[230]; il dit aussi qu'il estoit aërien, vapeur de la
region d'Orient. Il fut trouvé saisy d'un Agrippa[231] dont il se
servoit pour faire des caractères[232]; et comme on luy eust demandé
qu'il avoit fait de la dite phiole, il dit qu'il l'avoit cassée, et
puis il dit qu'il l'avoit vendue, mais qu'il avoit juré qu'il ne le
diroit point, et qu'il avoit fait un pact tacite avec son diable
de lui donner tous les ans une poule[233] avec les suffumigations
qu'il faisoit tousjours le dit jour 14 septembre. Il dit que quand
le sorcier donne un malefice à mort, le diable leur donne six sols
huict deniers, et à un animal la moitié. Il advoua avoir esté en une
assemblée qui s'estoit faite en Bourgongne, et que les assemblées des
magiciens ne se font que de huict en huict ans, où ils parlent tous
en l'oreille d'un demon qui paroist de sept pieds de hauteur, auquel
ils demandent ce qu'ils veulent, et que luy parlant avoit demandé de
pouvoir guerir les maladies, et qu'après avoir mangé ils sont tous
reportez chacun en leur demeure.

          [Note 229: C'est la première fois que nous voyons cet
          inoffensif oiseau tenir dans les invocations la place de la
          fameuse _poule noire_; mais celle-ci interviendra tout à
          l'heure.]

          [Note 230: Dans le _Diable boiteux_ imité de l'espagnol
          par Lesage, c'est Asmodée qui joue le même rôle. Celui-ci
          est un démon bien plus ancien et bien plus célèbre que ce
          _Boël_. Il est déjà question de lui dans la Bible. V., pour
          l'étymologie de ce nom, _Revue archéologique_, t. 4, 1re
          part., p. 326.]

          [Note 231: Le livre de Cornelius Agrippa de Nettesheim, _De
          philosophia occulta_, si fameux encore au XVIIIe siècle
          qu'on en publia en 1737 une traduction françoise, 2 vol.
          in-8.]

          [Note 232: Ce mot se disoit «de certains billets que
          donnoient les charlatans ou sorciers, et qui, à cause des
          figures talismaniques dont ils étoient marqués, pouvoient,
          disoient-ils, produire toutes sortes de prodiges. Il est
          utile de connoître cette acception du mot _caractère_ pour
          bien comprendre ce passage du rôle de Crispin dans _les
          Folies amoureuses_ de Regnard (act. 1, sc. 5):

                           ... Tout le temps de ma vie
               J'ay fait profession d'exercer la chymie.
               Tel que vous me voyez, il n'est guère de maux
               Où je ne sache mettre un remède à propos,
               Pierre, gravelle, toux, vertiges, maux de mère.
               On m'a même accusé d'avoir un _caractère_.]

          [Note 233: V. l'une des notes précédentes.]

Il dit encore que son esprit le dispensoit d'aller aux assemblées, à
cause du gage qu'il lui donnoit tous les ans, et que la dernière des
dites assemblées se feit en l'an mil six cents quatorze, et que s'il
ne se fust defait de sa phiole, il y fust allé la veille de Noël, qui
est le jour où elle se fait tousjours.

Ce meschant homme estant interrogé combien il avoit gardé la phiole
de laquelle nous venons de parler, il dit qu'il l'a gardée onze ans,
et qu'il faisoit brusler de la semence de baleine dans un rechaut
pour parfumer la dite phiole en disant: _Je te parfume en vertu de ce
que tu m'as esté donné_, comme il s'y estoit obligé. Il se mesloit
de donner des feuilles d'herbes sur lesquelles il escrivoit certains
mots qu'il disoit guerir des fièvres, et s'il n'estoit bien payé, il
faisoit mourir les malades.

Il dit qu'il advertit un jour le curé de Saint-Bonnet qu'un procez
qu'il avoit pendant en la cour venoit d'estre jugé, et qu'ils
estoient, sa partie et luy, hors de cour et de procez, ce qu'il sceut
le jour mesme dans la ville de Moulins par le moyen de son esprit.

Le dit sieur lieutenant luy ayant demandé s'il y avoit quelque
caractère dessus la phiole, il respondit qu'il y en avoit un sur
du parchemin et qu'il estoit noir. Ce ne seroit jamais fait qui
voudroit dire toutes les meschancetez de cet imposteur, contre
lequel il y avoit une infinité de plaintes qui furent cause que
le dit lieutenant, ayant instruit son procez, le condamna d'estre
pendu et bruslé, et quelques autres de sa cordelle[234] pendus.
Le procez estant sur le bureau, il le feit amener pour l'entendre
sur la sellette, où il se met à pleurer, disant qu'il avoit bien
offencé Dieu en le reniant l'espace de dix ou unze ans, comme il
avoit tousjours fait, et qu'il avoit aussi offert tous les ans, le 14
septembre, une poulle en sacrifice à un esprit nommé Bouël, lequel
il adoroit enfermé dans une phiole, le parfumant avec de la fumée de
semence de baleine, comme celuy qui luy avoit vendu luy avoit obligé.
La sentence de mort luy estant prononcée, il appella en ceste ville
pardevant messieurs de la cour, et quelques autres qui estoient
condemnez à mort par la mesme sentence ne voulurent point appeler;
toutesfois, le juge de Moulins, qui, comme j'ay dit, est un très
habile homme, a envoyé ce Michel appellant et gardé les autres pour
voir ce que le parlement en fera.

          [Note 234: De sa compagnie. Ce mot s'employoit pour
          _société_, _liaison_. On lit dans l'_Apologie pour
          Hérodote_, par Henry Estienne, «le stratagème duquel usa
          une femme d'Orléans pour parvenir à son intention, qui
          estoit _d'attirer à sa cordelle_ un jeune escholier duquel
          elle estoit amoureuse.»]

Estant icy, et la cour l'ayant ouy et recogneu que c'estoit un très
meschant esprit qui n'estoit capable que de faire du mal, et qui
sçavoit à autre chose que faire des chevilles et des martoises[235],
que mesmement il avoit esté banny par arrest pour des impietez dès
l'an 1605, le renvoya à la fin du mois dernier à Moulins pour y
estre bruslé tout vif, et ordonna encore la dite cour que les autres
seroient menez en la Conciergerie pour, leur procez veu, estre
ordonné ce que raison.

          [Note 235: Mortaises.]

J'avois oublié de vous dire que ce magicien, pour attraper de
l'argent, en faisoit porter certain nombre de pièces sur les croix
de cimetières ou sur le seuil des eglises par ceux qui venoient à
luy pour leur santé, et disoit qu'on ne pouvoit rien faire sans
cela, et qu'il falloit que ce fust la nuict; et puis il y alloit
et prenoit les pièces, qu'il mettoit dans sa bourse pour la guarir
de l'evacuation qu'elle avoit, tellement que par ce moyen il en
guarissoit deux à la fois.

L'on peut veoir par ce discours que la fin de ces gens-là est
tousjours deplorable, et que le diable ne tend à autre chose qu'à
leur faire renier celuy pour la confession duquel ils devroient
exposer mille vies, parce qu'il sçait bien qu'un homme qui a perpetré
ce crime n'a jamais son esprit en repos, et que sans cesse la justice
de Dieu l'espouvante, l'astuce du malin esprit estant telle, afin
que, quand il a reduit à ce point quelque pauvre insensé, il le
tourne et le manie à sa guise, luy promettant tout et ne luy donnant
jamais rien, n'ayant pas de quoy se bien faire à soy-mesme.

Au contraire, pour recompense de dix ou douze ans de service, ils
les battent tout leur saoul, comme il a fait ce pauvre miserable, et
leur representent ce qu'ils ont fait de mal toute leur vie afin de
les desesperer. Il vaut donc bien mieux (sans comparaison) advouer
Dieu, qui donne le ciel pour un verre d'eau froide, et une eternité
de contentement pour recompense d'une oeuvre de charité qu'on aura
seulement fait en son nom, et renier le diable, qui se sert des
hommes comme des chevaux de bagage, et, après les avoir fait suer
d'ahan en ce monde, n'a rien pour les faire rafraîchir en l'autre
qu'un estang de feu et de souffre qui n'estaindra jamais.



_Vraye Pronostication de M{e} Gonnin[236] pour les mal-mariez,
plates-bourses et morfondus, et leur repentir._

_A Paris, Chez Nicolas Alexandre, rue des Mathurins._

M.DC.XV. In-8.

          [Note 236: Nous avons déjà dit quelques mots des farceurs
          qui se firent appeler _maître Gonin_ (V. notre t. 3, p.
          53, note); nous allons revenir plus longuement sur leur
          compte. Le nom de _Gonin_, qui appartient, plus ou moins
          modifié suivant les pays, à toute une famille de bouffes
          italiens, françois, etc., me semble venir de la _gonne_ ou
          _gonnelle_, sorte de longue cotte dont ils s'habilloient.
          Tabarin, farceur de pareille espèce, emprunta ainsi son
          nom au _tabar_ qui lui servoit de costume, et le Charlatan
          (_Scarlatano_), prototype des autres, qui opéroit vers le
          même temps sur le Pont-Neuf, ne dut d'être ainsi nommé qu'à
          l'habit d'_écarlate_ dont il étoit vêtu. Dans ce monde
          de farceurs, c'étoit donc toujours l'habit qui faisoit,
          sinon l'homme tout entier, du moins son nom. La _gonne_ ou
          _gonnelle_ dut avoir d'autant mieux ce privilége pour les
          bouffons dont nous parlons, qu'elle avoit d'abord été robe
          de moine et d'écolier, et par là tout à fait prédestinée à
          la malice et aux bons tours. La Fontaine semble avoir eu
          vent de cette origine quand il a dit, au commencement de
          son conte de _l'Ermite_ (11, 15):

               Gardez le froc, c'est un maître Gonnin.

          M. Walckenaer, prenant l'éveil sur ce vers, mit en note:
          «Le mot _gone_, en ancienne langue romane, signifioit
          toutes sortes d'habillements, et surtout une robe de moine.
          Je crois que le mot _gonin_ en est dérivé.» C'est ce que
          nous soutenons, en tâchant de le prouver plus complétement.
          Nous trouvons en Italie, dès le XIVe siècle, un bouffon qui
          prit ainsi son baptême de la malicieuse robe; seulement,
          comme on ne l'y désignoit que par son diminutif _gonella_,
          c'est aussi par ce diminutif qu'on désigna le farceur: on
          l'appela Pietro Gonella. Il vivoit à la cour d'un duc de
          Ferrare, dont il semble avoir été le fou en titre d'office.
          Ses bouffonneries, qui sont souvent citées dans les
          Nouvelles de Sacchetti, et dont on fit un recueil dès le
          commencement du XVIe siècle, _le Bufonerie del Gonnella_,
          Firenze, 1515, in-4, coururent toute l'Europe. En Espagne
          elles étoient si populaires que Cervantes, pour dépeindre
          d'un trait la maigreur de Rossinante, se contenta de dire,
          sûr d'être compris, qu'il avoit plus triste apparence que
          le cheval de Gonéla. C'étoit une allusion à l'histoire,
          tant de fois rajeunie depuis, de cette pauvre rosse étique
          et décharnée que notre farceur avoit mise en défi avec le
          meilleur cheval du duc. Il avoit parié qu'elle sauteroit
          plus haut: il la fit jeter du haut d'un balcon, et, comme
          le duc ne se soucia point de l'épreuve pour son cheval,
          Gonella gagna le pari. Cette popularité du Gonella italien,
          qui dut se répandre en France plus facilement encore qu'en
          Espagne, donna sans doute de l'émulation à nos bouffons
          françois, et fut cause peut-être que, comme ils avoient
          pris le même habit, ils reçurent à peu près le même nom.
          Le premier maître Gonin que nous trouvons en France dit
          ses farces et fait ses tours, souvent fort libertins, à
          la cour de François Ier. (V. Brantôme, _Dames galantes_,
          discours 2, art. 3.)--Il eut, suivant le même écrivain,
          un petit-fils, qui vivoit sous Charles IX, et qui fut
          moins habile que lui. Depuis, maître Gonin ne reparoît
          plus à la cour, ce qui ne l'empêche pas pourtant de se
          mêler des affaires de l'État. Il est simplement, comme
          ici, faiseur de pronostications politiques, diseur de bons
          contes, ou joueur de gobelet sur le Pont-neuf. Sorel, qui
          le connut sous le règne de Louis XIII, nous a parlé de la
          grande escarcelle dans laquelle il mettoit ses instruments
          pour faire ses tours de passe-passe.» (_Hist. comique
          de Francion_, p. 177.) Ce sont ces mêmes tours qui ont
          perpétué sa réputation. Dans la scène 22 de _la Maison
          de campagne_, petite comédie de Dancourt, il est encore
          question des _tours de maître Gonin_.--Nous le trouvons
          aussi en Allemagne. Aux noces de la princesse Sophie de
          Bavière, Gonin, chef des magiciens bavarois, est avalé
          par Zytho, magicien de Bohême. (Goerres, _Hist. du doct.
          Faust_, dans son ouvrage sur les _Livres populaires en
          Allemagne_.)]


Les plus sages bien souvent sont les plus fols, et leurs folies
quelquesfois preparent aussi bien à rire à plusieurs, parceque les
fols sont de saison en tout temps, voire en plus grande abondance
que pistoles et escus. Tels furent autrefois (sauf leur honneur
et meilleur advis) le bon homme Aristophane pour le premier, qui
s'est amusé à faire un long discours des nues, situées en la région
des oiseaux[237]. O le beau païs! C'est ordinairement le séjour des
folles pensées de tout temps, et d'aujourd'huy dea! O que les grands
remueurs d'affaires y feroient bien leur cas! Qu'y fussent-ils tous!
ils ne nous eussent donné tant d'empeschement et de malheur que nous
en recevons. Nostre Aristophane donc estoit-il pas bien sage, à
votre advis, d'avoir entrepris ce folastre discours de nues? A quel
propos? n'en voit-on pas assez icy tous les jours et partout? Voyons
l'autre: c'est Homère, qui se mit autrefois à escrire en vers grecs
(ô la grande folie!) une imaginaire bataille survenue entre les rats
et les grenouilles, qu'il appelle en grec _Batracomiomachie_, d'un
nom aussi long qu'une perche de huict pieds, en huict syllabes. Là
il represente une cruelle et dangereuse meslée, tant par eau que par
terre, leurs saillies, leurs ruses, leurs embusches, bref tous les
petits tours et finesses de guerre qu'on sçauroit excogiter[238];
et je croy que, si ces petits animaux eussent un peu estez dressez
au manége, pour apprendre quelque civilité bestiale, ils eussent
bien fait parler de leur vie, et en eut-on raconté merveilles, veu
leur grand courage qui reluisoit sur leurs armes, presque aussi
furieux et boursouflans que les Cyclopes du temps passé, qui, voulans
escheler[239] les cieux, se virent en un instant foudroyez de
l'inevitable bras du haut Juppiter. Je voudrois qu'il m'en eut cousté
quinze, voire quarante-cinq (je ne m'en soucie pas, je joue assez
bien) et qu'il fussent en vie: ils feroient, j'ose dire, merveilles;
ils trouveroient de merveilleux subjects pour exercer leur style et
eloquence, non pas à une fantastique description de nues, ou d'une
guerre de rats et grenouilles, cela n'est point digne de la grandeur
de si hauts, si sublimes, si relevez et scientifiques esprits comme
le leur; je les voudrois cognoistre, s'ils estoient en vie: je les
prierois d'employer quelques heures de temps à plus belle et haute
recherche: ils en seroient louez, et peut estre recompensez, on
ne sçait; le monde ne sera pas tousjours pauvre ny chiche; chacun
aura de l'argent, car la paix qui arrive bientost[240] fera vendre
toutes les harquebuses, piques, mosquets et halebardes: aussi bien
cela faict trop de bruit pour rien. Mais helas! _garda filiol_,
dit l'Italien, je voy desjà les taverniers qui deviennent fort
bleus[241], principalement ceux d'auprès les portes: ils vont donner
du cul à terre, car, puis qu'il n'y aura plus de soldats aux portes,
que la paix les fera toutes ouvrir comme auparavant, la grande peur
qui pensa esbranler tous nos faux-bourgs, qu'aurons-nous à faire
d'en avoir tant? Et à quel propos encor le vin à cinq, six et huict
sols, puis que l'Auvergne, le Languedoc, la Provence, la Gascogne et
la Bourgongne en regorgent de tous costez? Chacun son tour, dit la
devise: mettez donc les armes au ratelier derrière la cuisine, n'en
parlons plus. Traitons d'autre matière plus serieuse. Il m'est tombé
en main un certain traicté en façon d'ephemeride, ou prognostic,
copié, composé, calculé et diligemment metagrabolisé[242] d'un costé
et d'autre, voire à tous visages, aages, lunettes et complexions.
O qu'il est beau et bien fait! Il meriteroit d'avoir du rouge
parmy[243], car il promet _mirabilia_ pour ceste année et l'autre.
Ha! que le bon-heur nous en veut bien que maistre Gonnin n'est
pas mort! Ce seroit presque, je vous dis, une perte irreparable.
Il logeoit sur un haut pigeonnier, pour mieux depuis là dresser
ses horoscopes. Il faisoit là le maistre Gonnin, et, conptemplant
partout, il voyoit tant de fols que c'est merveilles. Il dit qu'il
apperceut non guères loing d'icy certains courriers, sans paquet
ny commission, courans de nuict, qui abbayoient contre la belle et
claire lune, parce qu'elle ne donnoit ses rayons que là où il luy
plaisoit (Regardez la folie!), et ainsi ne cessoient d'esveiller tout
le monde par où ils passoient, courans, trottans, allans, venans,
gastans tout, sans regarder où ils mettoient les pieds, sautans
tantost dans un jardin, tantost dans une vigne, tantost dans les
bleds, et, qui pis est, les vit faire de terrible mesnage dans une
eglise près d'Auxerre. Je ne parleray point des coups de mousquets
contre le crucifix, et du vol du sainct calice, du mesprix faict au
Saint-Sacrement, et du violement en icelle eglise[244]; non, je n'en
veux dire mot, parce qu'aucuns de ces courriers sans envoy furent
traictez comme il falloit; je parleray seulement de la trongne qu'ils
faisoient à ceste belle lune (entendez bien), la poursuivans comme
folastres cinges; mais elle s'en rioit et n'a laissé de faire son
cours, portée honorablement sur cest hemisphère, sans se soucier de
leur abbayement, parceque, comme ils disent en Languedoc et Provence,
_bran d'aze ne monta ou seou_, c'est-à-dire brayement d'asne ne monte
point au ciel. Ces courriers donc et postillons d'Æole, n'estant que
vent, sont-ils pas mal mariez? Jan, c'est mon[245], si font, voire
avec belle folie. O la gaillarde et prudente femme! c'est pour faire
une bonne et honorable maison. Escoutons encore maistre Gonnin: il
dit que, dès le commencement du printemps, et ce qui s'ensuit jusqu'à
et _cætera_, je n'ay peu lire que cecy:

  Aucuns remplis de male humeur
  Verront l'effect des sept planettes,
  Notamment de Juppin l'ardeur,
  Dardant son foudre sur leurs testes.

          [Note 237: L'auteur réunit ici dans une même allusion deux
          des comédies d'Aristophane, _les Nuées_ et _les Oiseaux_.]

          [Note 238: _Excogitare_, penser.]

          [Note 239: _Escalader._ Ce mot étoit déjà suranné, mais on
          l'employoit encore quand il s'agissoit de rappeler la lutte
          des Titans contre Jupiter. «Laissez-le venir, ce géant qui
          menace d'escheller les cieux», lit-on dans _l'Astrée_, 4e
          part., liv. 2.]

          [Note 240: La paix entre la reine mère et les
          princes mécontents avoit été signée le 15 mai 1614 à
          Sainte-Menehould. Ce passage, qui nous montre cette
          pacification comme étant seulement en espérance, nous
          feroit penser que _la Vraye pronostication de maître
          Gonnin_ est des premiers mois de 1614. L'édition que nous
          suivons, et qui porte, comme on l'a vu, la date de 1615,
          n'est donc certainement pas la première.]

          [Note 241: On disoit devenir _bleu_, et surtout faire des
          _coups bleus_, pour _tenter des efforts inutiles_, _des
          entreprises qui ne réussissent pas_. (Leroux, _Dictionnaire
          comique_.)]

          [Note 242: L'auteur suit pour ce mot la mauvaise
          orthographe adoptée par Bruscambille; c'est
          _matagraboliser_ qu'il faut lire, comme l'a écrit Rabelais,
          d'après les trois mots grecs dont il a dérivé cette
          expression burlesque. (V. liv. 1, ch. 19.)]

          [Note 243: Dans les livres de droit, l'on imprimoit en
          lettres rouges les titres et les passages importants du
          texte: c'est ce qu'on appeloit _rubriques_.]

          [Note 244: Les ravages auxquels il est fait allusion ici,
          et qu'avoient commis les soldats des princes mécontents,
          donnèrent lieu à plusieurs écrits, où se retrouvoient les
          plaintes des habitants de la campagne: _La carabinade
          du mangeur de bonnes gens_, 1614, in-8;--_Ennuis du
          paysan champestre, adressé à la reine regente_, 1614,
          in-8;--_Discours de M{e} Guillaume et de Jacques Bonhomme
          sur la defaite de 35 poules et le coq faite en un souper
          par 3 soldats_, 1614, in-8. Après la paix, d'autres livrets
          avoient paru dans lesquels éclatoit la joie de ces pauvres
          gens, délivrés enfin de ceux qui les mettoient au pillage:
          _L'Hymne de la paix chantée par toute la France, par les
          laboureurs, vignerons et autres paysans qui l'habitent,
          pour l'assurance qu'ils ont maintenant de paisiblement
          recueillir le fruit de leurs labeurs;--Le Holà des gens de
          guerre fait par le messager de la paix... dédié à Monsieur,
          frère du roy, qui donne la sauvegarde aux paysans..._, par
          Beaunis de Chanteraine, sieur des Viettes, 1614, in-8.]

          [Note 245: V., sur cette expression, la note d'une des
          pièces qui précèdent.]

L'exposition se voit cachée en la page viceversa de l'autre costé, ce
me semble, où il parle de ce Dieu Chronien Saturne, tout refrongné,
qui mangeoit ses enfans propres quand il estoit en colère, comme
dient les Poètes, n'espargnera pas ceux qui comme Icares veulent
monter trop haut avec aisles de cire, en danger qu'il ne les envoye
avec Vulcan en l'isle de Lemnos faire des lunettes pour voir plus
clairement le fonds de leurs affaires; ou bien aux Indes[246]
pescher au fleuve du Gange ces grandes anguilles de trente brasses de
long: cela les rassasieroit un petit.

          [Note 246: Après les guerres civiles on voyoit souvent les
          gens du parti vaincu s'exiler volontairement pour aller
          offrir leurs services aux princes étrangers, ou fonder
          des colonies, comme les chefs huguenots Laudonnière et
          de Gourgues l'essayèrent dans la Floride sous Charles
          IX. En 1614, ceux qui avoient servi sous les princes et
          que la paix venoit de laisser sans emploi manifestèrent
          des intentions pareilles, comme ce passage semblerait
          l'indiquer, et comme on le sait d'ailleurs par l'ordonnance
          royale qui fut alors rendue pour y mettre obstacle:
          _Lettres-patentes du roi portant defenses à toutes
          personnes, de quelque qualité et condition qu'ilz soient,
          de n'enlever aucun soldat hors de ce royaume pour aller
          servir aucun prince étranger, et enjoint à ceux qui y sont
          allés de s'en revenir sous peine du crime de lèse-majesté._
          (22 septembre 1614.) Louis XIV, après la Fronde, persuadé
          qu'il étoit plus prudent de repousser du royaume ce vieux
          levain de rebelles que de l'y garder, prit une mesure toute
          contraire. «On envoya, dit Lemontey, périr à Candie, en
          Afrique, en Hongrie, les vieux soldats gâtés par la licence
          des discordes civiles, et le duc de Beaufort, le roi des
          halles, et le comte de Coligny, qui avoit suivi Condé chez
          les Espagnols.» (_Essai sur l'établissement monarchique de
          Louis XIV, etc._ Paris, 1818, in-8, p. 328.)]

Juppiter estoit un mauvais garçon; pour regner sans empeschement, il
envoya Neptun gouverner les mers, et Pluton les enfers, maintenant
ainsi son sceptre avec son foudre trisfulque et formidable.

Mars[247] se sent si fort, qu'il ne voudra point de compagnons: ainsi
se fera redoubter en ses canons et estendarts; c'est bien aussi la
raison.

          [Note 247: C'est le prince de Condé, chef des mécontents,
          comme tout à l'heure Jupiter c'étoit le roi.]

Mercure, fin et subtil, qui entend le pair[248] et le jars[249], fera
desormais des merveilles (selon qu'il est predit), car

  Quelques uns par trop hasardeux,
  Pour avoir vuidé trop d'ordure,
  Se verront frotter de Mercure,
  Mais je n'entends pas du fumeux.

          [Note 248: V., sur cette expression, notre t. 3, p.
          276-277.]

          [Note 249: On disoit par abréviation _entendre le jars_
          pour entendre le _jargon_ ou _argot_ des voleurs. Il est
          tout naturel que Mercure sût cette langue-là. Si le duc de
          Mercoeur n'étoit mort en 1602, je croirois que c'est de
          lui qu'on a voulu parler sous ce nom de Mercure, qui se
          prononçoit comme le sien.]

Aussi ce minéral Mercure est propre particulièrement à nettoyer les
malins ulcères qui gastent et corrompent le corps.

Sol leur donnera bien de la peine, car, ayant trop longtemps demeuré
en campagne soubs l'ardeur de ses chauds rayons, en concevront telle
douleur de teste, qu'à aucuns faudra une prompte et vive saignée ès
parties jugulaires; et aux autres, des restraintifs au gosier pour
retenir les humeurs bilieuses et peccantes.

La Lune ne leur sera non plus favorable que les susdits, car, estant
de son naturel froide, elle les fera tant tousser, cracher, vesser
et roussiner, qu'on sera contraint, les sentens si fort puyr, de les
appeler les morfondus à la Lune; mais, comme porte son prognostic,

  Le laboureur après l'esté
  A ses maux aura recompense,
  Mais le fol sera mal traicté
  Et puny pour son insolence.

Vénus leur pourroit bien bailler quelque horion; mais elle a pitié
d'eux, comme douce et favorable, les voyant si maigres et hideux;
mais elle les renvoyera à son ennemie Pallas, qui leur cassera les
restes, pour récompense de leurs vains labeurs, ainsi comme est porté
par la même prédiction, car

  C'est almanach fait de nouveau
  Promet par un certain presage,
  Non du froid, ny gresle, ny eau,
  Mais aux fols un très-grand domage.

Voilà quant au mal mariez avec dame folie, qui, se repentans
et sentans maintenant l'hyver arriver, ne trouvans plus rien à
fricasser, recèlent et cachent leurs doubles cornes, comme les
limaçons, honteux d'estre la matière fabuleuse entre le peuple; on
leur pourra dire en riant et sans scandale que

  Il ne faut jà contrefaire
  Et faire semblant d'avoir froid:
  Car tel sera, au contraire,
  Mieux à couvert qu'il ne voudroit.

O la grande folie que c'est de piller le poivre avant qu'avoir le
lièvre, se jetter en longues et plausibles espérances! Mais de quoy
enfin? de rien. Voilà un mariage bien égal, Maistre fol avec Dame
folie! ils feront de beaux enfans, ils auront la barbe en naissant,
aux dents.

Je leur conseille de se servir le plus promptement qu'ils pourront
de ce mien advis (si toutefois ils en ont le temps), d'assopir le
feu de telle fougade[250], et faire comme les anciens Romains, qui
avoient des prestres pour appaiser les foudres et tonnerres, et ce
par loix expresses portées aux douze tables, qu'ils ayent des amis
qui aydent à esteindre le feu qu'ils ont allumé: car, si Juppiter
(qui regarde la France tousjours de bon oeil) les regarde une fois
en courroux, je les voy perdus; il faudra _herbam dare_, comme dit
le proverbe, donner le torchon d'herbe au maistre et vainqueur, à la
façon des pasteurs, qui, ayant luité un long temps ensemble, à la fin
celuy qui est vaincu sur le lieu même arrache une poignée d'herbe et
la présente au vainqueur en signe de victoire, il en faudra faire de
même; mes amis (pas trop); il faut estre sages, ou estre chastiez,
l'un ou l'autre infailliblement; il en est temps, car

  Voicy l'hyver, avec sa robe grise,
  Qui vous rendra les membres tout perclus.
  Où irez-vous? Hé! vous n'en pouvez plus:
  Vous tremblottez soubs un manteau de frise.

          [Note 250: La _fougade_, _foucade_ ou _fougasse_, étoit une
          sorte de petite mine qu'on préparoit sous un ouvrage qu'on
          vouloit faire sauter. Ce mot s'employoit aussi figurément.
          On dit encore dans quelques provinces d'une personne qui va
          par élans et par fougue: _elle fait tout par foucade_.]

Les voilà donc en danger d'estre enroolez soubs le drapeau des
morfondus, car d'attendre à l'année qui vient, il n'y faut pas
seulement songer. Maistre Gonnin ne veut pas embrouiller ses
prédictions de cest article: ils voient arrivé ce qu'il a predit, à
sçavoir (prenez bien garde), et retenez les termes icy expressément
couchez:

  Que jamais les fols ne joueront bien leur roolet;
  Que les outrecuideux donneront du nez à terre;
  Que les ambitieux, pour regarder de trop près le soleil,
  Deviendront lousches ou aveugles, etc.

Hé, ne le voit-on pas? que sont devenus ces courriers sans
commandement? _Castiga, Castiga, la frusta, la frusta à quelli
forfantelli_; qu'on les chastie ces soldats morfondus.

Et bien donc? qu'est-ce? qu'en dites vous? ha violeurs, mais il
faudra estre vieleurs, et sonner le _troin troin_ de porte en
porte pour gaigner quelque double[251], et n' sçay encor si on leur
donnera permission, car, si les sergents de l'hostel de Scipion[252]
les trouvent, ils seront incontinent enostelez, fustigez et rasez,
et alors on les cognoistra bravement, et chacun dira: Aga mon amy,
Aga m'amie, et beau Dieu! quelles gens sont-ce là? C'estoient des
gaspilleurs du pauvre monde, des violeurs de femmes et filles,
et maintenant ils sont soldats de plate-bourses, ils se sont mis
vieleurs chantans par les portes, _fanfara helas! fanfara soldadons,
fanfara bourse-plate_. Et falloit-il faire tant de bruit pour donner
du nez si tost à terre. Hélas! il est arrivé à ces pauvres infortunez
tout de mesme qu'aux cigales qui chantent tout l'esté, sans
apprehender l'hyver, et, l'automne venu, elles deviennent enrouées,
et ne peuvent plus chanter: ainsi ces plate-bourses et morfondus ne
chantent plus. Il y a bien des helas cachez dessoubs les boutons
du pourpoint; il y a bien de la demangeaison derrière l'oreille,
beaucoup de folie en la teste, et encor plus de repentir au coeur. On
entend desjà tant de: helas! je me repens! helas! je n'y pensois pas!
helas! que feray-je? j'ay vendu mon espée pour du pain; au moins si
j'avois pour achepter une meschante viéle! Ha! qu'on dit bien vray,
quand le fol est pris, il a beaucoup plus de temps pour se repentir
que pour fuyr! O que bien a dit le poète[253] parlant de la pauvre
Caliston séduite:

  _Eheu! quam difficile est crimen non prodere vultu!_

          [Note 251: Il est parlé dans l'_Histoire comique de
          Francion_ (Rouen 1635, in-8, p. 689) «des anciennes
          trompettes revenues des guerres» qui gagnoient leur vie
          à fanfarer sur le Pont-Neuf aux dépens de la bourse et
          surtout des oreilles du passant. Selincourt se plaignoit en
          1633 de ce qu'on n'employât à la chasse que de simples cors
          au lieu de trompes, «qui, dit-il, se font entendre de plus
          de deux lieues, et, ajoute-t-il, de ce qu'on a établi une
          licence de sonner à la manière des maîtres du Pont-Neuf.»
          Cité par Le Grand d'Aussy, _Vie privée des François_, édit.
          Roquefort, t. 1, p. 426.]

          [Note 252: C'est la belle maison bâtie à la fin du XVIe
          siècle dans la rue de la Barre par Scipion Sardini,
          gentilhomme italien de la cour de Henri III. Sous Louis
          XIII cet hôtel devint l'un des _hôpitaux des pauvres
          renfermez_ «pour les hommes et les garçons», lisons-nous
          dans le _Supplément_ aux _Antiquitez de Paris de Du Breul_,
          p. 46. L'on ne sait pas au juste à partir de quelle
          époque il reçut cette destination. La Tynna dit, d'après
          Piganiol (t. 5, p. 122), que ce fut en 1636, M. L. Lazare
          en 1622; mais la date de notre pièce prouve que dès 1614
          la transformation de l'élégant hôtel en hospice avoit eu
          lieu. Par ordonnance du 27 avril 1636 il fut déclaré,
          ce qu'il est encore, l'une des propriétés de l'hôpital
          général. Les bâtiments en sont occupés aujourd'hui par la
          boulangerie des hôpitaux et hospices civils de Paris. Le
          nom de Scipion a été conservé et a même passé à la rue de
          La Barre, où se trouve l'établissement. Le vieil hôtel y
          survit par quelques restes précieux, six arcades surmontées
          de médaillons en terre cuite. «C'est, dit M. de Laborde,
          un curieux spécimen d'un genre de construction dont nous
          n'avons pas d'autre exemple à citer dans Paris, et d'une
          décoration qui n'a que trop d'imitateurs dans nos maisons
          modernes.» (_Revue nouvelle_, 1er mars 1846, p. 389.)]

          [Note 253: Ovide, au liv. 2 des _Métamorphoses_.]

O qu'il est mal aisé de tenir caché le meffait! Les voylà donc bien
à sec, bien faits de corps, sans manteau, sans poignard ny espée,
encor moins de mousquet! Et pourquoy cela? Parceque

  On peint Bellonne et Mars tousjours tous nuds,
  Car ceux qui s'y sont pleus, tels en sont revenus.

Ha ha! ils pensoient tout fendre nostre gros bois[254]; mais ils ont
faict comme l'ours, qui, pour avoir le miel caché dans le chesne
entr'ouvert, s'y enserra gentiment les pattes, parce que le renard
osta les coins[255]. Ils se promettoient trop à un coup; mais poisson
qui nage n'est pas prest; le _Bouillon_[256] n'en vaut rien, il est
trop fade. O qu'ils sont tristes! car

  Faute d'argent n'emplit pas la bouteille;
  Faute d'argent rend l'homme tout deffaict;
  Faute d'argent l'homme gras et refaict
  Rend maigre et sec, tremblant comme la feuille[257].

          [Note 254: Cette locution est restée, mais diminuée. On dit
          seulement aujourd'hui de quiconque promet des merveilles:
          _il va tout fendre_; d'où le mot _fendant_ pour _fanfaron_.]

          [Note 255: _Le Roman du Renart_, publié par Méon, t. 2, p.
          24.]

          [Note 256: On joue ici sur le nom du maréchal de Bouillon,
          qui étoit, avec le prince de Condé, l'un des meneurs des
          troubles. On a souligné à dessein le nom dans le texte,
          pour rendre cette allusion plus transparente que toutes les
          autres qui se trouvent dans cette pièce.]

          [Note 257: Ces quatre vers font partie d'une chanson qui
          étoit déjà populaire au XVIe siècle, et qui se trouve dans
          le Recueil que Pierre de Phalèse réimprima à Louvain en
          1554. Elle a pour refrain ce vers qui devint proverbe, et
          que Rabelais cite comme tel (liv. 11, ch. 16):

               Faute d'argent est douleur non pareille,

          Roger de Collerye a pris cette chanson pour en faire son
          71e rondeau. (V. ses _Oeuvres_, édition elzevirienne, p.
          223.) Nous allons rétablir d'après lui les quatre vers
          cités incorrectement ici:

               Faulte d'argent n'emplist point la bouteille,
               Faulte d'argent rend l'homme tout deffaict,
               Triste et pensif, non pas gras et reffaict,
               Mais mesgre et sec, tremblant comme la feuille.]

Jamais le peintre Appelles ne depeignit mieux sa Venus que les voylà
proprement despeints, et, comme dit la fin de la prediction,

  C'est trop folement despendu,
  Quand pour despendre on est pendu;
  Qui plus despend qu'il n'a vaillant
  Faict le cordeau dont il se pend.

Qu'on fasse son profict: baste pour ce coup! _Motus_, la caille
pond. C'est assez, ostez-vous de là.



_La Misère des Apprentis imprimeurs appliquée par le detail à chaque
fonction de ce penible etat. Vers burlesques._

S. L. ni D. In-8.


  Cher et fidèle amy, dont l'ame bienfaisante
  Fut à tous mes malheurs toujours compatissante,
  Exact observateur des loix de l'amitié,
  Si quelquefois ton coeur fut touché de pitié,
  Si jamais d'un amy tu plaignis l'infortune,
  Plains de mon triste sort la rigueur importune.
  Privez du doux plaisir d'un tranquille repos,
  Mon esprit et mon corps sont accablez de maux:
  L'ame pleine d'ennuis, de soins, d'inquietude,
  Les reins attenuez, rompus de lassitude,
  Du matin jusqu'au soir je cherche vainement
  Les momens pretieux du moindre allegement.
  Toy qui sçais, pour l'avoir eprouvé par toy-même,
  Que d'un pauvre apprentif la misère est extrême,
  Ne crois pas qu'écrivant ceci par passion,
  Je te veuille du vray faire une fiction;
  Ne crois pas qu'excité par un fougueux caprice,
  Ou poussé d'un esprit de fiel et de malice,
  Je vienne exagerer ici sur le papier
  La peine qu'on endure en ce maudit metier.
  Moulé sur ton exemple, instruit par tes maximes,
  Selon moy, l'imposture est le plus grand des crimes.
  Ainsi, sans m'eloigner d'un ou d'autre côté,
  Je veux marcher d'accord avec la verité.
  Lorsqu'aux vives ardeurs de ma promte jeunesse
  L'âge eut fait succeder une lente sagesse,
  Elle me suggera de penser murement
  A m'ouvrir le chemin d'un etablissement.
  Sur le choix d'un état mon esprit en balance
  De mes meilleurs amis consulta la prudence.
  Alors (par je ne sçay quelle bizarre humeur),
  L'un d'eux me conseilla de me faire imprimeur;
  Il me vanta si bien cet art noble et sublime,
  Et m'en fit concevoir une si haute estime,
  Que j'aspiray d'abord avec ambition
  Au moment d'embrasser cette profession.
  Pour le prix, pour le temps, ayant fini d'affaire,
  Je cours chez le recteur, qui de regent sevère
  Devint traitable et doux en voyant le ducat
  Que je luy mis en main pour son certificat[258];
  Puis je fus avec zèle (au moins en apparence)
  Au syndic, aux adjoints, faire la reverence[259],
  De crainte qu'omettant cette formalité,
  Un delay ne punît mon incivilité.
  Je parus à la chambre, où par acte authentique
  Je fus fait aggregé du corps typographique;
  Je juray d'observer les loix et les statuts,
  De former mon esprit à toutes les vertus.
  Mon brevet fut ecrit en termes energiques
  Et dans tout l'on garda les formes juridiques.
  Le jour dejà baissant, je quitte le bureau,
  D'où, piqué des accès d'un caprice nouveau,
  Ou plustôt transporté de rage et de furie,
  Je cours avec vitesse à notre imprimerie.
  Là, pour premier objet, je trouve dans les cours
  Cinq ou six malotrus ressemblans à des ours.
  L'un, des sabots ès pieds, roule à perte d'haleine
  Une vilaine peau que partout il promeine;
  L'autre apprête de l'encre, et presente un minois
  Qui fait honte en noirceur au moins blanc des trois rois.
  Tirant de tout ceci mauvaise conjecture,
  De mon choix imprudent je gronde et je murmure,
  Quand le prote[260] d'un air dur et rebarbatif:
  Est-ce vous qui venez ici pour apprentif?
  --Ouy, Monsieur. A ces mots, la main il me presente
  Et me fait compliment sur ma force apparente.
  Quel compère! dit-il; vous suffirez à tout,
  Et des plus lourds fardeaux seul vous viendrez à bout.
  Portez donc ce papier, et le rangez par piles.
  Moy, qui sens mon coeur foible et mes membres debiles,
  Je ne veux pas d'abord chercher à m'excuser,
  De peur que de paresse on ne m'aille accuser;
  Je m'efforce, et, ployant sous ma charge pesante,
  Chaque pas que je fais m'assomme et m'accravante[261];
  Je monte cent degrez chargé de grand-raisin[262];
  J'en porte une partie au plus haut magazin,
  Et, pour le faire entrer dans une etroite place,
  Avec de grands efforts je le presse et l'entasse.
  N'ayant encore fait ma tâche qu'à demy,
  J'entends crier d'en bas: Holà donc! eh! l'amy!
  Je descends pour sçavoir si c'est moy qu'on appelle.
  Ouy, dit le prote, il faut allumer la chandelle.
  --Où l'iray-je allumer?--Attendez, me dit-il,
  Je m'en vais vous montrer à battre le fusil.
  En deux coups je fais feu. Bon, vous êtes un brave;
  Bon coeur! vous irez loin. Descendez à la cave.
  Quand vous aurez remply de charbon ce panier,
  Vous viendrez allumer du feu sous le cuvier.
  Tout fatigué dejà d'un si rude martire,
  Je commence à me plaindre, à jurer et maudire.
  Tantôt de mon malheur je n'accuse que moy,
  Et tantôt je m'en prends à la mauvaise foy,
  A l'avis seducteur d'un amy peu sincère
  Qui me fit endosser ce collier de misère.
  Je prends pourtant courage, et, me faisant raison,
  Je monte vite en haut allumer du charbon.
  Pour y mieux reussir, par terre je me couche,
  Je me sers du soufflet, je souffle avec la bouche.
  Des bluettes du feu les yeux tout eborgnez,
  J'avale de la cendre et j'en prens par le nez.
  A la fin, le charbon se convertit en braise
  Et petille avec bruit dans l'ardente fournaise.
  Alors, comme bientôt huit heures vont frapper:
  Vous pouvez, me dit-on, vous en aller souper.
  A peine ay-je entendu cette douce parole
  Que precipitamment je m'elance et je vole;
  Je gagne le logis, où, pour surcroît d'ennuy,
  J'apprens que pour souper faut attendre à minuit.
  Pour moderer l'excès de mon humeur chagrine,
  Je prens pour lit de camp un coin de la cuisine,
  Où, malgré l'insolence et le bruit des laquais,
  Je dors comme au milieu d'une profonde paix.
  Justement pour souper me reveillant à l'heure,
  A table avec les gens peu de temps je demeure,
  Et, dejà degoûté de leurs fades propos,
  Je cours avec vitesse au lieu de mon repos.
  Dans le coin d'une court à tous vents exposée
  Paroist un antre obscur juste à rez-de-chaussée.
  Là règne une maligne et froide humidité,
  Capable d'alterer la plus forte santé.
  Il est vray qu'on n'y craint ni puces ni punaises;
  Mais partout, sur le lit, au plafond, sur les chaises,
  On voit par escadrons les escargots courir,
  Et d'un germe gluant les murailles couvrir.
  C'est dans ce lieu charmant, dans ce sejour aimable,
  Que deux ais, vieux debris d'une mechante table,
  Servent à soutenir un malheureux grabat
  Pour le moins aussi dur que celuy d'un forçat.
  Malgré sa dureté, je dors comme un chanoine:
  On m'entendroit ronfler du faubourg Saint-Antoine.
  Mais, helas! je commence à peine à sommeiller,
  Je n'ay pas fermé l'oeil, qu'il faut me reveiller!
  Car j'entens tirailler une indigne sonnette,
  Qui, de son bruit perçant ebranlant ma couchette,
  Me dit d'aller ouvrir la porte aux compagnons.
  Je saute donc du lit, et, marchant à tâtons,
  Souvent transi de froid, je tempête et je jure
  De ne pouvoir trouver le trou de la serrure.
  C'est encor pis vingt fois quand, au fort de l'hyver,
  Je trouve le chemin de neige tout couvert:
  Car, voulant promptement faire entrer ces maroufles,
  Je traverse les cours sans souliers ni pentoufles,
  Je me trace moy-même avec peine un chemin,
  Et me guidant bien moins des yeux que de la main,
  La voix d'un furieux qui contre moy s'emporte
  Me met dans le sentier qui conduit à la porte.
  J'ouvre donc, et par grace un d'entr'eux m'avertit
  Que je puis, si je veux, m'aller remettre au lit.
  Helas! je n'y suis pas que deux de ces belîtres,
  Faisant les timbaliers sur un paneau de vitres,
  M'annoncent par leurs cris qu'il faut faire du feu.
  Comme tout valet neuf doit se contraindre un peu,
  Je m'habille à la hâte, et d'un esprit docile
  Je feins de trouver tout agreable et facile.
  Dès qu'on m'a dit: D***, allez chercher du bois:
  --Ouy-dà, Messieurs, plustôt quatre charges que trois.
  Aussi tost fait que dit, j'y cours avec grand zèle.
  Le bois fendu, j'apprête et nettoyé le poêle;
  J'y mets force papiers pour le mieux echauffer;
  Mais, le feu par malheur venant à s'etouffer,
  Une noire vapeur remplit l'imprimerie.
  Tout le monde deserte, on me maudit, l'on crie,
  Pendant que, n'ayant pas l'esprit de m'esquiver,
  Je me mets au hazard de me faire crever.
  Un des moins violens de la troupe animée
  Par son adresse fait dissiper la fumée,
  Et (de peur qu'il m'arrive un accident nouveau):
  Laissez le feu, dit-il, allez tirer de l'eau.
  --Le baquet put, dit l'autre, on diroit d'une peste;
  Nettoyez le dedans, et vuidez l'eau qui reste;
  Ne manquez pas surtout de le mettre tout plein,
  Car nous avons beaucoup à tremper pour demain.
  C'est là qu'il faut subir une nouvelle peine:
  Le puits est si profond qu'il me met hors d'haleine,
  Et pour mon coup d'essay, je me trouve si las,
  Que le seau près du bord m'emporte et tombe en bas.
  Pour achever pourtant un si penible ouvrage,
  De nouveau je m'excite à reprendre courage,
  Le baquet plein, j'entends d'une voix de lutin
  Cinq ou six alterez crier: D***! au vin!
  L'un dit: Je bus dimanche au bas de la montagne[263],
  D'un vin qui, sur ma foy, vaut du vin de Champagne.
  Si, sur un tel rapport, quelqu'autre en veut goûter,
  Fût ce encore plus loin, il faut m'y transporter;
  Celuy-cy veut du blanc, celuy-là du Bourgogne.
  Si je tarde un peu trop, ils me cherchent la rogne[264],
  Sans songer que souvent pour leurs demy-septiers
  Il faut aller quêter chez dix cabaretiers.
  A l'un faut du gruyère, à l'autre du hollande;
  Un autre veut du fruit, faut chercher la marchande;
  Encor ont-ils l'esprit si bizarre et mal fait
  Qu'avec toute ma peine aucun n'est satisfait.
  Je ne replique rien, mais dans le fond j'enrage
  De me voir accablé de fatigue et d'ouvrage,
  Et d'être à tous momens grondé mal à propos,
  Pendant que ces messieurs déjeunent en repos.
  Il faut aller porter en ville quelque épreuve;
  Soit qu'il vente, ou qu'il neige, ou qu'il grêle, ou qu'il pleuve,
  Dès que l'on m'a donné mes depêches en main,
  Pour arpenter Paris je me mets en chemin.
  Ma course la plus rude et la plus ordinaire
  Est d'aller du logis ou du mont Saint-Hilaire
  A cette belle place où tant de partisans[265]
  Ont de si beaux palais bâtis à nos depens.
  Le mal est que jamais cette gent de corsaires
  Ne daigne d'un seul liard me payer mes salaires.
  J'ay beau, pour les servir, employer tout mon soin,
  Leur coeur est toujours dur et ne s'attendrit point.
  Souvent crotté, mouillé, jusques aux jarretières,
  Je reçois sur mon dos les torrens, les goutières;
  Et, ne portant jamais casaque ni manteau,
  Pour abri je detrousse et rabats mon chapeau.
  Quiconque me verroit en ce triste equipage,
  Me prendroit pour un diable arrivant du pillage.
  Mais, malgré tout cela, si je reviens de jour,
  On m'occupe aussi-tost que je suis de retour.
  Si quelque compagnon, ennuyé de m'attendre,
  A l'un des magazins est monté pour etendre,
  A jeun ou non à jeun, je cours le relever;
  Je me depêche à force et suis prest d'achever,
  Quand le prote, brûlant d'une ardeur brusque et promte,
  M'appelle pour aller commander une fonte.
  Du fondeur il m'envoye au marchand de papier,
  Du marchand de papier chez le parcheminier.
  De cruches, de balays, c'est moy qui fais emplette;
  S'il faut un seau, de l'huile, il faut que j'en achète.
  Loin de pouvoir sur rien le teston accrocher,
  En y mettant du mien j'achète encor trop cher.
  Parmy tant de rigueurs, si, me fixant ma tâche,
  On me donnoit par jour quelque heure de relâche,
  Je benirois le ciel au milieu de mes maux;
  Mais, les jours consacrez par Dieu même au repos,
  Les ouvriers, munis d'une succincte messe,
  Viennent avidement faire rouler la presse,
  Et me font prendre part à la peine qu'ils ont,
  Pendant que pour eux seuls est le revenant bon.
  Les dimanches il faut qu'eveillé de bonne heure,
  Je quitte au point du jour mon humide demeure.
  Si je tarde, j'entens notre prote abboyer.
  Devinant aisement que c'est pour nettoyer,
  Je me prepare encore à ce nouveau deboire;
  Je m'arme du balay, je prens la ratissoire;
  Je commence d'abord à lever tous les ais,
  A les bien ratisser et les rendre bien nets.
  Curieux de sçavoir si dans l'imprimerie
  Tout est mis et rangé par ordre et symetrie,
  Le prote me vient voir, et regarde avec soin
  Si j'ay bien balayé par tout dans chaque coin.
  Pour abattre, dit-il, les toiles d'araignée,
  Faites faire au houssoir une longue trainée,
  Et souvenez-vous bien que tous les quinze jours
  Il faut avoir le soin de balayer les cours.
  De crainte qu'après moy sans relâche il ne crie,
  Je fais ce qu'il me dit. J'entre en la tremperie,
  J'entasse les papiers, je vuide le fourneau,
  Et, rinçant tous les seaux, j'y mets de nouvelle eau.
  J'amasse en un papier toutes les baliûres,
  Et dès le lendemain, epluchant mes ordures,
  Je jette chaque lettre au gré de son destin,
  La mechante à la fonte et la bonne au castin.
  Ce qui par dessus tout me gêne et me desole,
  C'est le rude embarras que me donne la colle:
  Car, étant obligé de la faire au logis,
  Les laquais les premiers murmurent du taudis;
  La servante à son tour, faisant le diable à quatre,
  S'emporte quelquefois jusqu'à me vouloir battre,
  Et jure effrontement que ses pauvres chaudrons
  Sont perdus sans ressource et brûlez jusqu'au fonds.
  Transporté de dépit et perdant patience,
  Ma main d'un bon soufflet couvre son arrogance.
  Aussitost grand debat, grand bruit, nouveau courroux.
  Je l'appaise pourtant et luy fais filer doux
  (En effet, on le sçait, il n'est que telle aubaine
  Pour rendre douce et souple une femme hautaine).
  Comme dans le metier je suis encor nouveau,
  Je detrempe ma pâte avec un peu trop d'eau,
  De sorte que, la colle etant beaucoup trop claire,
  Chacun des compagnons entre en grande colère;
  Les plus malins sur moy font rouler l'entretien
  Et me taxent tout net de n'être bon à rien.
  Si je veux m'excuser d'avoir mal fait la colle,
  Ils me ferment la bouche et m'ôtent la parole,
  Crians tous en chorus: _C'est la piau! c'est l'epron!_
  Car notre illustre corps parle un plaisant jargon[266].
  Ils donnent à l'argent le nom de _colle forte_,
  Et, quand tous d'une voix disent: _Fermez la porte_,
  C'est qu'il faut depenser (sans soin du lendemain)
  Tout l'argent qu'un auteur m'a glissé dans la main;
  Bien plus, _avoir la barbe ou prendre la casaque_,
  Se dit d'un sac à vin qu'un autre yvrogne attaque,
  Et qui perd dans le vin le sens et la raison,
  Jusqu'à ne pouvoir plus retrouver sa maison.
  Bien _battre le tambour_, c'est quand je vais en ville
  User d'une manière attrayante et civile
  Pour forcer le plus dur et le moins bien-faisant
  A faire à _la chapelle_[267] un honnête present.
  Comme je n'entends point chaque terme gothique
  Tiré des lieux communs de l'art typographique,
  Tous mettent leur plaisir à me contrarier,
  Et sur un mot mal pris ne cessent de crier.
  Quel homme pourroit donc avoir l'ame assez dure
  Pour n'être pas touché des grands maux que j'endure?
  Mais pourquoy, dira-t-on, prendre un ton si plaintif?
  Est-ce pour être heureux qu'on se met apprentif?
  N'est-ce pas un etat de fatigue et de peine?
  J'en conviens, mais encor faut-il reprendre haleine,
  Et tout n'iroit que mieux quand un peu de repos
  Donneroit du relâche à mes rudes travaux.
  Mais, helas! en tout temps la peine est mon partage!
  Et l'hyver et l'eté je ploye sous l'ouvrage.
  Pour epargner l'argent qu'exige un vitrier,
  En hyver on me fait huiler force papier.
  C'est alors qu'au hazard de me fendre la tête,
  D'une echelle branlante il faut gagner le faîte,
  Pour que du haut en bas je puisse calfeutrer
  Chaque fente par où le froid pourroit entrer.
  De crainte que l'eté la chaleur excessive
  Ne fasse empuantir et tourner la lessive[268],
  Il faut à chaque fois la descendre au caveau,
  Puis aller l'y puiser pour la mettre au fourneau.
  De plus, c'est moy qui fais la petite besogne:
  S'il nous vient du papier à rogner, je le rogne;
  Si quelque maladroit laisse faire un _pâté_[269],
  Pour le distribuer je seray deputé.
  Par ce menu detail de ma grande misère,
  On voit qu'il n'est esclave ou forçat de galère
  Qui soit dans son malheur plus travaillé que moy.
  Toy dont le coeur est bon, cher amy, c'est à toy
  Que je veux adresser mes douloureuses plaintes.
  Dissipes mes soupçons et rassures mes craintes.
  A quoy dois-je m'attendre et que dois-je esperer?
  Ma misère doit-elle encor long-temps durer?
  Mais pardonne plustost si mon esprit s'egare,
  Si, par un mouvement ridicule et bizarre,
  Je deteste deja mon malheureux destin,
  Et, trop tost rebuté, j'en demande la fin.
  J'ay le coeur trop enclin à la reconnoissance
  Pour oublier que c'est par pure bienveillance
  Que tu m'as conseillé d'embrasser un etat
  Qui, tout rude qu'il est, a pourtant de l'eclat:
  Car enfin, si jamais des hommes l'industrie
  Parut dans aucun art, c'est dans l'imprimerie.
  Tenant comme en depost les escrits des sçavants,
  Elle sçait les sauver du naufrage du temps;
  Et, rendant les auteurs celèbres dans l'histoire,
  Elle en fait à jamais subsister la memoire.
  Amy, crois donc que c'est par simple jeu d'esprit
  Que j'ay formé le plan de ce burlesque ecrit,
  Et que tout autre etat plus rude et difficile
  A souffrir encor plus me trouveroit docile,
  Pourvu que dans mon choix j'eusse trouvé le tien,
  Et que dans mes degoûts tu fusses mon soutien.

_Permis d'imprimer, ce deuxième jour de septembre 1710._

                            M. R. DE VOYER D'ARGENSON.

          [Note 258: «Aucun ne pourra être admis à faire
          apprentissage pour parvenir à la maîtrise de librairie et
          d'imprimerie s'il n'est congru en langue latine et s'il
          ne sçait lire le grec, dont il sera tenu de rapporter le
          _certificat_ du recteur de l'Université, à qui l'aspirant
          sera présenté par le _syndic_ ou l'un de ses _adjoints_;
          et de ladite présentation mention sera faite dans ledit
          certificat.» (_Règlement pour la librairie et imprimerie
          de Paris, arrêté au conseil d'Etat du roy, Sa Majesté y
          étant, le 28 février 1723_, tit. 4, art. 20.)--«Sera tenu
          ledit apprenti de remettre ès mains du syndic, pour les
          affaires de la communauté, la somme de trente livres lors
          de la passation du brevet, qui sera transcrit sur le livre
          de la communauté à la diligence du maître auquel l'apprenti
          sera obligé, et ce dans un mois pour tout délai, à peine de
          nullité du brevet et des dommages et intérêts de l'apprenti
          contre le maître.» (_Id._, _ibid._, art. 21.)]

          [Note 259: V. la note précédente.]

          [Note 260: Je n'ai pas besoin d'expliquer le sens de
          ce mot; je dois dire seulement que, pour le rapprocher
          encore davantage de sa racine, qui est le mot grec [Grec:
          protos], premier, on l'écrivoit quelquefois _proto_. C'est
          avec cette orthographe qu'il se trouve dans le _Mascurat_
          de G. Naudé, in-4, p. 7.]

          [Note 261: _M'accable._ V. sur ce mot, alors très suranné,
          notre t. 3, p. 230.]

          [Note 262: Format de papier au-dessus du _carré_.]

          [Note 263: _Le mont Saint-Hilaire_, qui sera nommé plus
          loin, et sur lequel se groupoient, aux environs de
          Saint-Benoît et du Puits-Certain, la corporation des
          imprimeurs, des libraires, et celle des relieurs, qui sont
          d'ailleurs encore nombreux dans ce quartier. C'est depuis
          l'arrêté du 1er avril 1620 que les imprimeurs avoient
          surtout afflué de ce côté. Ordre y étoit donné «à tous
          imprimeurs de se retirer au dessus de Saint-Yves (rue des
          Noyers), avec defense de tenir imprimerie et presse en tout
          autre lieu, sur peine de la vie.» (V. sur ces libraires et
          imprimeurs du Puits-Certain une note de notre édition du
          _Roman bourgeois_, p. 222-223.)]

          [Note 264: Terme d'imprimeur pour dire quereller quelqu'un.
          (_Note de l'auteur._)]

          [Note 265: La place Vendôme, qui n'étoit achevée de bâtir
          que depuis quelque temps. Les magnifiques hôtels qui
          l'entourent avoient en effet été envahis par les traitants.
          Le plus vaste, celui que le ministère de la justice occupe
          aujourd'hui, étoit habité par Bouvarlais.]

          [Note 266: De tout temps les ouvriers imprimeurs avoient
          employé entre eux un langage et des signes particuliers,
          notamment ce qu'ils appeloient le _tric_, «signal de
          quitter le travail pour aller boire», dit Saugrain, _Code
          de la librairie_, p. 176. Le règlement de 1618, art. 34,
          le leur avoit interdit: «Sera défendu à tous compagnons
          imprimeurs et libraires de faire aucunes assemblées, tant
          en général qu'en particulier, ni de porter aucunes armes
          offensives de jour ou de nuit, seuls ou en compagnie, et
          pour quelque cause que ce soit, même de faire aucun _tric_
          dans les imprimeries ni ailleurs, etc.»]

          [Note 267: C'est le fonds d'où l'on tire de quoi faire la
          fripe. (_Note de l'auteur._)]

          [Note 268: On lave les caractères avec de l'eau de lessive.]

          [Note 269: On dit aujourd'hui _faire tomber en pâte_. C'est
          ce qui arrive lorsqu'une forme s'est rompue par accident et
          que les caractères en sont tombés pêle-mêle.]



_Arrest de la Cour du Parlement qui fait deffenses à tous patissiers
et boulengers de fabriquer ni vendre, à l'occasion de la fête des
rois, aucuns gâteaux, de quelque nature qu'ils soient._

Du 31 decembre 1740[270].

          [Note 270: L'année 1740 avoit été une année de grande
          disette. Malheureusement, pour y porter remède, on n'avoit
          guère trouvé que des moyens d'une efficacité aussi douteuse
          que celui qui donna lieu à cet arrêt singulier. Le 20
          mai l'on étoit déjà à bout d'expédients effectifs. Le
          Parlement, ne sachant où se prendre, avoit rendu arrêt pour
          faire découvrir la châsse de Sainte-Geneviève, en même
          temps que l'archevêque donnoit un mandement pour organiser
          des processions et des prières publiques.]


EXTRAIT DES REGISTRES DU PARLEMENT.

Veu par la cour la requête à elle presentée par le procureur general
du roy, contenant que, dans le moment où la crue des rivières a causé
de l'interruption dans la navigation et dans le travail des moulins,
il auroit cru devoir porter ses vues sur tout ce qui pouvoit causer
une consommation superflue des farines au prejudice de la subsistance
necessaire; que l'objet des pâtisseries avoit excité d'abord son
attention. Quoiqu'il y ait des exemples que dans des temps de cherté
on en ait defendu l'usage, il n'avoit pas cru que l'etat present de
cette ville dût exiger de pareilles defenses, mais que la proximité
du six janvier prochain l'avoit engagé de se faire rendre compte
de la quantité de farines qui se consommoit ordinairement dans les
jours qui le precèdent et qui le suivent; qu'il auroit eté surpris
d'apprendre que cela montoit souvent, en huit ou quinze jours de
temps, à cent muids pour le seul objet des gâteaux qui se fabriquent,
soit pour vendre ou pour en faire des presens; qu'il avoit jugé que
la cour trouveroit cet employ de farines si inutile et si superflu
à tous egards, qu'il avoit cru devoir, sans toucher aux pâtisseries
d'une autre nature que celle des gâteaux, devoir lui proposer de
faire des defenses bien expresses de fabriquer de cette dernière
sorte de pâtisserie à l'occasion de la fête des Rois ou autrement,
à commencer du jour de la publication de l'arrêt qui interviendroit
jusqu'au quinze janvier prochain, sous des peines très sevères. A
ces causes, requeroit le procureur general du roy qu'il plût à la
Cour faire inhibitions et defenses à tous pâtissiers, boulangers et
autres, de fabriquer, vendre, debiter, à l'occasion de la fête des
Rois ou autrement, aucuns gâteaux, de quelque nature qu'ils soient,
à compter du jour de la publication de l'arrêt qui interviendrait
jusqu'au quinze janvier prochain, sous peine de cinq cens livres
d'amende; qu'il soit enjoint au lieutenant general de police et aux
commissaires au Châtelet, de tenir la main à l'execution dudit arrêt,
et de donner avis à la cour des contraventions. Ladite requête signée
du procureur general du roy. Ouï le rapport de maître Elie Bochart,
conseiller. Tout considéré,

La cour fait inhibitions et defenses à tous patissiers, boulangers et
autres, de fabriquer, vendre, debiter, à l'occasion de la fête des
Rois ou autrement, aucuns gâteaux, de quelque nature qu'ils soient, à
compter du jour de la publication du present arrêt, jusqu'au quinze
janvier prochain, sous peine de cinq cens livres d'amende. Enjoint
au lieutenant general de police et aux commissaires au Châtelet de
tenir la main à l'execution du present arrêt, et de donner avis à la
cour des contraventions. Fait en Parlement, le trente-unième jour de
décembre mil sept cent quarante.

                                             Signé, DUFRANC.



_La Maltôte des Cuisinières ou la manière de bien ferrer la mule.
Dialogue entre une vieille cuisinière et une jeune servante._

S. L. n. d. In-8.


    LA VIEILLE.

  Ah! vous voilà! Bonjour. Je vous cherchois partout;
  J'ai couru le marché de l'un à l'autre bout.
  De vous trouver à point certes je suis ravie.

    LA JEUNE.

  Et moi de vous parler vraiment j'avois envie;
  Mais pour vous aller voir je n'ai pas un moment.
  Le moyen, au logis tenue etroitement!
  Je n'ose m'absenter, je suis toujours en crainte.

    LA VIEILLE.

  Quoi! dans votre maison êtes-vous si contrainte?

    LA JEUNE.

  Je le suis à tel point que je veux la quitter:
  Ce sont gens avec qui je ne saurois rester.
  Je n'ai vu de mes jours femme plus ridicule.

    LA VIEILLE.

  Vengez-vous.

    LA JEUNE.

              Et comment?

    LA VIEILLE.

                          Comment? ferrez la mule[271];
  A bien peigner le singe[272] appliquez tous vos soins.

          [Note 271: V., sur cette expression et sur son origine,
          notre édition des _Caquets de l'Accouchée_, page 15, note.]

          [Note 272: C'est-à-dire _tondre le maître_. Celui-ci
          s'appelle encore _singe_ dans l'argot des ouvriers.]

    LA JEUNE.

  Eh! que me dites-vous? Depuis six mois au moins,
  Pour redresser mes gens, j'ai, ma pauvre Marie,
  Usé tout mon sçavoir, toute mon industrie;
  Je n'ai rien negligé; mais, malgré tout cela,
  A peine ai-je de bon le corcet que voilà.
  Sur ma fidelité toujours en defiance,
  Des tours les plus adroits ils ont l'experience.
  Ce qui peut se peser, ils le pèsent vingt fois,
  Pour voir si je n'ai rien rapiné sur le poids.
  Prompts à se faire rendre un denier, une obole,
  Ils disent touiours que je les pille et les vole.
  Croiriez-vous qu'au marché quelquefois je les voy,
  Quand j'y pense le moins, venir derrière moi?
  En un mot, quoique gens à leur aise et bien riches,
  Au delà du vilain ils sont ladres et chiches.

    LA VIEILLE.

  Croyez-moi, mon enfant, il n'est point de maison
  Où l'on ne puisse avoir quelque revenant bon.
  Comment m'y pris-je, moi, quand petite vachère,
  A l'âge de quinze ans laissant là père et mère,
  Et d'un orgueil secret sentant mon coeur epris,
  Je m'en vins seule à pied d'Abbeville à Paris?
  Je me trouvai d'abord, faute d'haides, reduite
  A n'esperer en rien qu'en ma bonne conduite;
  Et, voulant ne devoir ma fortune qu'à moi,
  J'eus soin de me dresser moi-même en mon emploi.
  Sous mon habit grossier je n'etois pas trop bête;
  J'affectois au dehors une manière honnête,
  Et, chacun se fiant sur ma simplicité,
  Je trouvois des maisons avec facilité.
  Les quinze premiers jours il me fut difficile
  D'attraper du marché la routine et le stile;
  Mais ma conception en peu de temps s'ouvrit,
  Et le desir du gain me donna de l'esprit.
  Je m'acostois souvent de certaines servantes
  Que je voyois toujours propres, lestes, pimpantes,
  Et qui, pour soutenir l'eclat de leurs atours,
  Sur l'anse du panier faisoient d'habiles tours.
  Avec elles j'allois causer chez la fruitière,
  J'etudiois de près leur talent, leur manière,
  Et je faisois si bien que, dans l'occasion,
  Par leurs soins je trouvois bientôt condition.
  Tout m'étoit bon: marchands, procureurs et notaires,
  Etoient gens avec qui je faisois mes affaires;
  Sans peine je gagnois mon petit entretien.
  Quand j'allois au marché, loin d'y mettre du mien,
  Même de mes profits, puisqu'il faut tout vous dire,
  Je sçavois en deux mois remplir ma tirelire.

    LA JEUNE.

  Mais vivoit-on alors comme on vit maintenant?
  De quelle utilité seroit votre talent,
  Et que vous serviroit toute la politique,
  Si vous etiez tombée en pareille boutique,
  Avec gens qui tondroient (comme on dit) sur un oeuf,
  Qui se fâchent pour tout, pour la pièce de boeuf,
  Disant que votre esprit à friponner s'attache,
  Et qu'en guise de boeuf vous prenez de la vache?

    LA VIEILLE.

  Je vous le dis encor, je juge à vos discours
  Que vous ne sçavez pas la moitié des bons tours.
  Une maîtresse a beau donner dans la lesine,
  On peut avec profit gouverner la cuisine;
  Mais il faut s'entremettre, il faut agir, chercher.
  Tâchez de rencontrer un honnête boucher
  Qui, vendant à la main[273] ou vendant à la livre,
  Outre le droit commun, donne le sol pour livre.
  Si vous avez bon poids sur ce qu'il vous fournit,
  De ce qu'il vous remet faites votre profit.
  Feignez d'avoir en main l'autorité suprême;
  Qu'on sache qu'au logis tout se fait par vous-même,
  Pour que chaque marchand, avec zèle et ferveur,
  A force de presens brigue votre faveur.
  Pâques, la Saint-Martin[274], et le jour des etreines,
  Sont des jours où l'on doit vous accabler d'aubeines.
  Sur chaque fourniture il vous revient un droit:
  Rotisseur, epicier, chandelier, tout vous doit.
  De porter le panier ne soyez point honteuse,
  Et faites-vous payer le droit de la porteuse.
  D'abord qu'un ouvrier, implorant votre appui,
  Vous invite à parler à madame pour lui,
  Ecoutez sa requête, et soyez attentive
  A lui faire sentir qu'il faut que chacun vive,
  Et qu'il doit de madame exiger plus que moins,
  S'il ne veut à ses frais recompenser vos soins.
  Au logis quelquefois faites l'indifferente
  Pour celui qui le mieux vous paye et vous contente,
  Car, si vous affectez de le trop supporter,
  De votre intelligence on pourra se douter.
  Souvent une maîtresse, en finesses feconde,
  Malicieusement vous eprouve et vous sonde:
  Ne soyez jamais dupe, et deguisez si bien
  Que de votre commerce on ne soupçonne rien.

          [Note 273: C'est-à-dire au morceau, de la main à la main,
          sans peser.]

          [Note 274: La Saint-Martin étoit une des fêtes qui
          amenoient le plus de réjouissances chez le peuple, et par
          conséquent le plus d'aubaines pour les servantes. C'étoit,
          pour ainsi dire, le carnaval de l'automne, car ensuite
          venoient les abstinences de l'Avent, sorte de carême qui se
          prolongeoit jusqu'à Noël.]

    LA JEUNE.

  Graces à vos conseils, je suis bien eclaircie;
  Je les trouve excellens, et vous en remercie.

    LA VIEILLE.

  Ce n'est pas encor tout: revenant du marché,
  Ayez toujours un air inquiet et faché.
  Accoutumez-vous bien à faire la pleureuse.
  Ah! mon Dieu! direz-vous, que je suis malheureuse!
  Depuis cinq ou six jours (vrai comme Dieu m'entend)
  J'ai pour le moins perdu cent fois de mon argent.
  Il faut qu'en calculant madame se mecompte,
  Ou qu'au marché on manque à me rendre mon compte.
  Accompagnant ces mots d'une exclamation,
  Chacun de votre sort aura compassion;
  Et le laquais chargé d'ecrire la depense,
  Pourvu qu'il ait de vous la moindre recompense,
  Et qu'en l'art de compter un maître l'ait instruit,
  Daignera par bonté d'un zero faire un huit[275].
  Il n'est point, selon moi, de meilleure ressource
  Ni de plus sûr moyen pour faire enfler la bourse.
  Je me souviens toujours qu'en certaine maison
  Je fis heureusement rencontre d'un garçon
  Qui pour mes interêts se donnoit tant de peine
  Qu'il me faisoit profit d'un ecu par semaine.
  En revanche, j'etois son bras droit, son appui,
  Et les meilleurs morceaux etoient toujours pour lui.

          [Note 275: C'étoient souvent les écrivains publics du
          Charnier des Innocents qui, moyennant salaire, rendoient
          aux cuisinières des grandes maisons le service d'arranger
          leur compte, de faire d'un zéro un huit, ou d'allonger les
          _f_ pour faire d'un _sol_ un _franc_. «Nous verrions, dit
          Palaprat, à la scène 6e, acte 2, d'_Arlequin-Phaeton_, les
          Hérodotes du cimetière Saint-Innocent, levez dès la pointe
          du jour pour travailler avec application aux histoires
          fabuleuses du maître d'hôtel et de la servante.» (Le
          _Théâtre italien_ de Gherardi, t. 3, p. 424.)]

    LA JEUNE.

  Mais si Madame ecrit la depense elle-même?

    LA VIEILLE.

  En ce cas, j'en conviens, l'embarras est extrême:
  Car, si vous n'avez pas un visage assuré
  Pour soutenir le faux et deguiser le vrai,
  Si vous ne sçavez pas payer d'effronterie,
  On pourra penetrer dans votre fourberie.
  C'est pourquoi banissez toute timidité;
  Recriez-vous toujours sur la grande cherté;
  Les jours maigres surtout, criez, dès votre entrée,
  Qu'à la halle il ne fut jamais moins de marée,
  Que le beurre et les oeufs y sont chers à l'excès,
  Et qu'à peine y voit-on des choux et des panais.
  Dans ces occasions il est de certains gestes
  Qui, quoi qu'on dise peu, font deviner le reste.
  Levez donc vers le ciel pieusement les yeux,
  Ou, posant le panier d'un depit furieux:
  Que j'en veux, direz-vous, à ces sales poissardes!
  Elles m'ont fait dix sols une botte de cardes!
  En verité, Madame, on n'y sçauroit tenir.
  Je croyois du marché jamais ne revenir.
  Lorsque vous avez fait tous vos tours dans la place,
  Ce dont vous profitez, vous l'otez sur la masse,
  Et vous entortillez dans le coin d'un mouchoir
  Ce qui de compte fait doit à Madame échoir.
  Mais que la mule soit egalement ferrée:
  Ne rejettez pas tout sur la même denrée.
  Pourquoi faire monter une pièce trop haut
  Pour ne rien augmenter sur ce que l'autre vaut?
  Après avoir compté, si, pour vous mieux surprendre,
  On vous fait recompter, gardez de vous meprendre.
  Ainsi, ne manquez pas de faire raporter
  La depense à l'argent qui vous devra rester.
  D'un esprit scrupuleux voulez-vous faire montre
  Qu'aux articles toujours plus ou moins se rencontre?
  Mettez deux sols trois liards, quatre sols trois deniers,
  Et vos comptes par là seront crus reguliers.
  Je suis sur ce chapitre assez bien entendue.

    LA JEUNE.

  De votre habileté j'admire l'etendue.
  Puissent vos bons avis m'être d'un grand secours
  Pour me donner du pain le reste de mes jours!

    LA VIEILLE.

  Tout ce que je vous dis est simple et naturel.

    LA JEUNE.

  Comment! vous l'entendez mieux qu'un maître d'hôtel.
  L'esprit et le genie règnent dans vos paroles,
  Et, si l'on s'avisoit d'etablir des ecoles
  Où chaque cuisinière aprît à se former,
  Vous seriez, j'en suis sûre, en etat d'y primer.

    LA VIEILLE.

  Je sçai qu'à la faveur du moindre sçavoir-faire
  Une fille partout peut se tirer d'affaire;
  Mais pourtant le meilleur, pour avoir le teston[276]
  Est de pouvoir vous mettre aux gages d'un garçon:
  Car, n'ayant point du tout ou peu de compte à rendre,
  Vous pourriez à souhait tailler, rogner et prendre,
  Et même, disposant de la clef du caveau[277],
  Aller de tems en tems visiter le tonneau.
  Comme telle aventure est rare et peu commune,
  Quand elle vous viendra, poussez vostre fortune,
  Sçachez trouver du bon sur le poivre et le clou,
  Gagnez sur un balai, sur du lait, sur un chou[278].
  Pour peu qu'on ait d'adresse, on met chaque jour maigre
  Tant pour oignon, persil, pour verjus et vinaigre,
  Et souvent ce qu'on n'a deboursé qu'une fois,
  On peut, quand on l'entend, le faire ecrire trois.
  Comme ce point pourroit vous sembler difficile,
  Une comparaison vous le rendra facile.
  Vous sçavez, comme moi, que dans plusieurs maisons
  On se fait un plaisir, en certaines saisons,
  D'avoir, surtout le soir, la salade sur table.
  Au goût de bien des gens c'est un mets delectable,

      Savez-vous bien pourquoi?--Non, pourquoi donc?--C'est pource
      Qu'à _tirer le teston_ son portier est ardent.
          Mettez les doigts dans votre bourse,
      Et tous rencontrerez monsieur le president.

  Qui met en appetit et rejouit le coeur;
  Mais ce n'est pas pour vous ce qui est de meilleur.
  Ce qui doit à l'aimer vous pousser davantage,
  C'est que vous en pouvez tirer grand avantage.
  Prenez en donc souvent votre provision,
  Que vous partagerez en double portion;
  Et d'abord qu'on aura consommé la première,
  Faites sur nouveaux frais ecrire la dernière.
  Je vous en dis autant pour l'assaisonnement:
  Que l'huile par vos soins profite doublement;
  Sur les moindres degats mettez-vous en colère.
  C'est faire sagement que d'être menagère,
  Et ce qui tous les jours se perd et se detruit,
  S'il etoit conservé, vous produiroit du fruit.
  Pour le peu qu'une fille à nos tours soit stilée,
  Elle peut faire aussi son compte à la Vallée[279].
  Dans les jours destinés à de fameux repas,
  Faites de bons reliefs[280] un profitable amas.
  Comme ce sont des jours de desordre et de trouble,
  Ne vous endormez point, ferrez la mule au double.
  Quand les pois et les fruits sont dans leur nouveauté,
  Loin que, par leur haut prix et leur grande cherté,
  Pour profiter dessus vous soyez refroidie,
  A les compter bien cher soyez-en plus hardie.
  Est-ce assez m'expliquer?

          [Note 276: _Avoir le teston_, _tirer le teston_, étoit
          encore le terme consacré pour dire _tirer de l'argent_,
          dans le langage des servantes et des valets, quoique le
          _teston_ fût depuis long-temps une monnoie hors d'usage.
          On lit dans les _poésies du chevalier d'Aceilly_ sous ce
          titre, _la Clef des bonnes maisons_:

               Chez certain president à toute heure je vais
                   Et ne le rencontre jamais.]

          [Note 277: Avoir la clef de la cave, c'étoit toute
          l'ambition des servantes. Ecoutez ce que dit Pierrot,
          déguisé en cuisinière, à l'acte 3, scène 1re, de _la
          Précaution inutile_: «Tenez, Monsieur, s'il n'y a pas un
          homme tout luisant d'or dans votre jardin, ôtez-moi la
          clef de la cave. Dame, voilà un terrible serment, stilà!»
          (_Théâtre italien_ de Gherardi, t. 1er, p. 487.)]

          [Note 278: Le chevalier d'Aceilly (de Cailly) savoit quel
          art ont les servantes de faire payer au maître ce qu'elles
          ont pris soin d'obtenir à bon compte:

                   Quand ma servante est au marché,
               Pour avoir à bon compte elle prend de la peine;
                   Mais que m'importe qu'elle en prenne?
               Quand elle est au logis, rien n'est à bon marché.]

          [Note 279: L'endroit où se vendoit la volaille s'appeloit
          ainsi déjà, à cause de la _Vallée de misère_, quai de
          la Mégisserie actuel, où se tenoit ce marché. Quand
          il fut transféré où il est encore, sur le quai des
          Grands-Augustins, il garda ce nom, bien qu'il n'y eût plus
          de raison de le lui conserver.]

          [Note 280: _Restes de viande._ Ce mot se trouve souvent
          dans La Fontaine avec cette acception.]

    LA JEUNE.

                           Vous raisonnez si bien
  Qu'au plus subtil esprit vous ne cedez en rien.

    LA VIEILLE.

  Vous avez vu ma chambre: est-elle bien ornée?

    LA JEUNE.

  Oui, vraiment.

    LA VIEILLE.

               J'ai gagné dans le cours d'une année
  La table, le fauteuil, les chaises et le lit,
  Sans que l'on m'ait jamais prise en flagrant delit.
  Chez les gens que je sers, pendant tout le carême
  Je dispose de tout, j'achète tout moi-même.
  C'est alors qu'à gagner je travaille d'esprit;
  Rien n'est jamais pour moi trop vil ou trop petit:
  Je tire du profit des moindres bagatelles,
  Et j'amasse avec soin jusqu'aux bouts de chandelles;
  Huile, sel et charbon, je mets tout de côté.
  Sçachez que quelquefois, dans la necessité,
  Telles provisions sont d'un secours utile,
  Et telles tous les jours manquent d'argent, d'azile,
  Qui, pour n'avoir pas pris cette precaution,
  Languissent tristement hors de condition[281].
  Vers la fin du repas, il faut se rendre alerte
  Pour mettre adroitement la main sur la desserte;
  Vous pouvez sans risquer ôter de chaque plat
  Le morceau le meilleur et le plus delicat.
  Bien plus, si vous voulez qu'une telle reserve
  Par un revenant bon vous profite et vous serve,
  Il faut vous accorder avec d'honnêtes gens
  Qui pour un certain prix prennent vos restaurans.
  Habile à menager les profits de la graisse[282],
  Voulez-vous que chacun à l'acheter s'empresse?
  Ayez soin d'y jetter du sel abondamment.
  Autre avis qui vous doit servir utilement:
  Il faut de tems en tems prendre à la boucherie
  Quelque pièce qui soit de graisse bien fournie,
  Par exemple une longe, ou de ces aloyaux
  Qui sont sans contredit de succulens morceaux;
  Prenez-en tous les jours: telle pièce, bien cuite,
  Et de graisse et de jus remplit la lechefrite.
  J'en sçai beaucoup qui font sur la graisse un grand gain.
  Quand pour une etuvée il vous faudra du vin,
  Faites que le poisson en ait sa juste dose
  Et que dans la bouteille il reste quelque chose.
  Si vous trouvez un jour quelque bonne maison,
  Loin d'epargner le bois, brûlez-en à foison:
  Plus vous en brûlerez, plus vous aurez de cendre.
  Quand on la fait bien cuire, on trouve à la bien vendre.
  Ainsi, dans le foyer laissez-la plusieurs jours.
  De ces instructions souvenez-vous toujours;
  Méditez, pesez bien ces avis salutaires:
  Ils sont judicieux autant qu'ils sont sincères;
  Et, si pour moi quelqu'un eût pris le même soin,
  Dans l'art de raffiner j'eusse eté bien plus loin.
  Persuadez-vous bien que c'est une imprudence
  De faire à chacun part de votre confidence:
  Tel aujourd'hui vous ouvre un coeur affable, humain,
  Qui pour son interêt vous trahira demain.
  J'en ai vu partager par portion egale
  Ce qui leur revenoit des profits de la halle,
  Et souvent pour un rien, venant à se brouiller,
  Par un depit jaloux aller se declarer.
  Je ne veux pourtant pas qu'outrant la politique,
  Vous vous fassiez haïr de chaque domestique;
  Mais, sans trop vous commettre, entretenez la paix
  Et tâchez d'obliger jusqu'au moindre laquais.
  On voit dans des maisons certaines gouvernantes
  Qui, d'une jeune dame adroites confidentes,
  Donnent dans le logis des ordres souverains,
  Et font qu'à leur profit tout passe par leurs mains.
  Eprise du desir d'une somme un peu haute,
  Voulez-vous faire à l'aise une utile maltôte?
  De ces femmes gagnant la tendre affection,
  Avec elles toujours vivez en union.
  On peut s'humilier et ramper sans bassesse:
  Se soumettre à propos est quelquefois sagesse.
  Pour moi, dès qu'un chemin me conduit où je veux,
  Jamais je ne le trouve indigne ni honteux.
  C'est une destinée et bien triste et bien rude
  Que de se voir reduite à vivre en servitude!
  Dans cet etat pourtant j'ai sçu gagner du pain
  Et j'ai sçu m'assurer un revenu certain:
  J'ai près de mil ecus sur les cinq grosses fermes,
  Dont je touche la rente et l'interêt par termes;
  Et (ce qui met le comble à ma felicité)
  Mon mari, comme moi, gagne de son côté[283].
  Il mène un grand seigneur qui, sans compter ses gages,
  Lui fait à tous momens de nouveaux avantages.
  Du bon qui lui revient loin de rien depenser,
  Il trouve tous les jours moyen d'en amasser.
  Son maître ne va point de Paris à Versaille
  Qu'il ne gagne vingt sols sur le foin et la paille.
  Enfin, quand nous voudrons nous retirer tous deux,
  Le reste de nos jours nous pourrons vivre heureux.
  Formez-vous, mon enfant, sur de si beaux exemples.
  Je viens de vous donner des leçons assez amples,
  Je n'ai rien oublié pour vous bien conseiller;
  Mais sur vos interêts c'est à vous de veiller;
  Et, lorsque mon credit vous sera necessaire,
  Vous verrez que pour vous je suis prête à tout faire.

          [Note 281: On ne souffroit pas que les domestiques fussent
          sans place. Toute fille de chambre trouvée sur le pavé
          étoit fustigée, et on lui coupoit les cheveux. Les valets
          en pareil cas étoient attachés à la chaîne et mis en
          galère. V. _Traité de la police_, tit. 9, chap. 3.]

          [Note 282: C'étoit depuis long-temps le profit le plus
          naturel des filles de cuisine:

               Je gaigne douze ecus par an
               Sans mon pot à la graisse;
               Je mangeons tous les soirs du rost,
               Farira lon la, fariran lan lost.

            (_Le doux entretien des bonnes compagnies_, 1634, in-12,
            chanson 57e.)]

          [Note 283: «Je voudrois bien demander à ces maistres valets
          où ils peuvent prendre le revenu de s'entretenir de la
          façon, car ils n'ont pas cinquante livres de rente. S'ils
          avoient davantage, ils ne serviroient pas. Cependant ils
          font une despense de plus de mille livres, et n'ont tout
          au plus que trois cens livres de gage. S'ils ne déroboient
          que le surplus, ce ne seroit pas grand chose pour faire
          leur fortune.» (_Les amours, intrigues et caballes des
          domestiques des grandes maisons de ce temps._ Paris, 1633,
          in-12, p. 31.)]

    LA JEUNE.

  C'est là mettre le comble à toutes vos bontez,
  Vous faites tout pour moi; mais, au reste, comptez
  Que, si pour m'en venger je suis dans l'impuissance,
  Mon coeur y supléra par sa reconnoissance.

                             _Permis de réimprimer, ce 23 juin 1724._

                                                     RAVOT D'OMBREVAL.

Registré sur le livre de la communauté des libraires et imprimeurs de
Paris, nº 131, conformément aux reglemens, et notamment à l'arrêt de
la Cour du Parlement du 3 decembre 1705. A Paris, le 22 août 1724.

                                                     BRUNET, _syndic_.

  _De l'imprimerie de G. Valleyre,
  rue Saint-Severin, à la ville de Riom._



_Cas merveilleux d'un bastellier de Londres, lequel, sous ombre de
passer les passans outre la rivière de Thames, les estrangloit._

_A Lyon, chez François Arnoullet._

M.D.LXXXVI.

In-8[284].

          [Note 284: Pièce très rare. L'exemplaire d'après lequel
          nous la donnons, et le seul que nous ayons vu, se trouve
          porté sous le nº 2396 du _Catalogue de la bibliothèque_ de
          M. Coste, Paris, 1854, in-8.]


Un certain bastellier, nommé Jean Visquée, natif de Londres, en
Angleterre, et habitant d'icelle, exerçant son mestier de nautonier
par l'espace de 33 ans, a esté trouvé avoir commis dix-huit meurtres,
et au dix-neufiesme apprehendé et remis en justice, comme entendrez.

Ce Visquée, attendant les passans en un lieu à l'escart, le jour
pour couvrir son cas et la nuict pour l'accomplir, estant assidu au
travail, ne pouvoit par raison estre reputé ny aucunement soupçonné
tel qu'il estoit, car, estant homme fort puissant et robuste, il
cherchoit le profit de sa famille avec grand peine et travail, et
(comme il sembloit) par toutes voies deues et licites; demandoit
aux passans avec toute humilité et courtoisie, defublant[285] son
chapeau et usant des ceremonies à ce requises, s'il leur plaisoit
point passer outre, à sçavoir de la place de la Stronde vers la cour
de Withehalle, où se tient la reyne d'Angleterre, passant la rivière
de Thames. Et par cete astuce humiliée et beaux deports en passoit
autant que bastellier du lieu, sans estre aucunement soupçonné du
fait ny aperceu. Advint un soir qu'un honneste homme, nommé Pierre
Marscot, estant constraint et pressé d'aller à l'aguillette en ces
endroits, et considerant que sans opprobre et danger de gaster ses
chausses il ne pouvoit passer outre, fut contraint de delascher là.
Durant ces entrefaites, Visquée estant là pour attendre ses gens
comme de coustume, survint un gentilhomme de bon lieu (duquel je
tairay le nom), lequel, entre jour et nuict qu'il estoit, demandoit
de passer outre. Volontiers, Monsieur, respondit Visquée, luy courant
au devant, le chapeau au poing. Et, Monsieur, repliqua-il, s'il vous
plaît, vous marcherez devant, car l'honneur vous appartient, et à
vous le doy-je faire et exhiber. Le susdit gentilhomme, pensant
sans malice quelconque passer devant pour aller vers la barque,
au lieu d'y aller, cuida y estre furtivement porté; car Visquée,
prenant un licol qu'il tenoit dans ses chausses, agencé pour ce
faire en las courant, le suivant pas à pas, luy jette à l'improviste
par derrière au col, et, puissant et robuste paillard qu'il estoit,
l'emporte par dessus l'epaule, dos contre dos, la corde au col, comme
s'il fust pendu, tirant vers sa barque, pour le cuider là voler
et despescher, comme il avoit fait les autres. Le gentilhomme, se
voyant prins et ne pouvant crier à voie desploiée, faisoit tel bruit
se debattant qu'à merveilles; mais il ne luy pouvoit eschapper si
n'eust esté que, par la grâce de Dieu, lequel jaçoit que quelquefois
les malfaiteurs semblent prosperer en leur malice ne laisse en fin
nuls malfaiteurs impuniz, le susdit Marscot, qui, estant accoupy
pour faire ses affaires et oyant la meslée, y accourrut, et voyant
ce pendart grand de sept ou huict pieds tenir un homme pendu sur ses
espaules comme s'il fut esté un gibet, à qui il constraignoit, comme
s'il fust esté au supplice, de rendre l'esprit, s'il n'eust eu aide
et secours, s'approchant tira une dague qu'il portoit, et, poussé
d'un vray zèle vers son prochain, auquel il voyoit faire chose qu'il
n'eust voulu qu'on luy fist, s'escria: Ha! grand vilain larron et
meurtrier, lasche la prinse, autrement je te la ferai bien lascher.
Visquée, craignant d'estre decouvert, lasche le patient, jà presque
estranglé, pour luy courir sus comme un lion, pensant l'accabler du
premier coup, car il croyoit que, puisqu'il n'y avoit bastellier qui
ne le redoutast et qui ousast approcher tant soit peu de ce lieu,
qu'il viendroit facilement à bout de l'un et de l'autre, veu que
l'un estoit jà plus mort que vif. Marscot, qui estoit homme adroit
et avoit l'avantage de sa dague, se deffendoit si vigoureusement
que, se depassant adextrement, il evitoit le peril eminent des
horrions de ce gros coquin, comme aussi luy en estoit grand besoin,
car il avoit affaire à forte partie. Durant la meslée d'eux deux, le
gentilhomme, ayant reprins ses esprits, par le loisir que luy avoit
donné leur combat, se lève et vient au secours de celuy-là de qui il
pensoit tenir la vie, et tirant son poignard attaque aussi Visquée
vivement, lequel, se défendant jusques à toute extremité, fut blessé
et navré en quatre ou cinq parts de ses deux parties. Toutefois,
comme Hercules mesmes ne seroit pour deux, et plus tost (comme à bon
droit on doit presumer) par permission divine, laquelle ne voulut
plus longuement laisser regner une tant mechante personne, il fut
contraint de quitter la partie, et se rendre prisonnier avec eux.
Estant ès prisons et ayant finalement enduré la torture, il confessa
dix-huict meurtres qu'il avoit perpetré et mis à fin portant les
patiens dans sa barque à la façon susdite, et les executant illec,
pour par ce moyen couvrir son larcin. Dont il fut condamné à être
premièrement tenaillé par tout le corps avec des tenailles ardentes,
et après très ignominieusement pendu et estranglé en la fameuse ville
de Londres, en Angleterre, où il commit ces crimes.

          [Note 285: Mot qui se trouve dans Montaigne, liv. XI, ch.
          12, et qui, de même que le verbe latin _diffibulare_, dont
          il étoit dérivé, signifioit _dégrafer_. On disoit aussi se
          _defuler_, saluer. (Danet, _Dictionnaire françois-latin_.)]



_Les de Relais, ou purgatoire des Bouchers, Charcutiers, Poullayers,
Paticiers, Cuisiniers, Joueurs d'instruments, Comiques et autres gens
de mesme farine._

S. l. n. D. In-8.


    Vous, beaux esprits jovialistes,
  Qui desirez en ces jours tristes
  Avoir une heure de plaisir,
  Achaptez-moy. Je suis un livre
  Que mon autheur humble vous livre,
  Pour commencer vostre desir.

    Jamais Marot, Rablais, Bocace
  Et Arioste, qui ramasse
  Plusieurs gaillardes fictions,
  Ne contindrent dans leur histoire,
  Comme on voit dans ce Purgatoire,
  Tant de riches inventions.

    Les charcuitiers et les comiques,
  Les joueurs d'instrumens lyriques,
  Les poullayers et les chanteurs,
  Les cadets de paticerie,
  Et les coeurs polus d'heresie,
  Y sont peints de toutes couleurs.


_Les de Relais._

Ainsi donc, après que le cirque des Rablais renversez s'est
disparu aussi promptement de nos yeux que l'ombre de Samuel, ou
la representation d'Alexandre le Grand que Fauste fit paroistre
devant l'empereur Charles le Quint[286] nous voicy entrez bien
avant, sans chaussepied, dans les sandales du Caresme, ce grand
colosse descharné qui, tenant de l'humeur des Portugais, ne veut
point de cure-dent pour escurer ses yvoires après son repas, ny
d'estrille pour degresser sa peau, mais desire seulement ruiner et
envoyer à l'hospital ces gayes oeconomes de la vie epicurienne,
cousins germains en ligne baculative[287] de deffunt de fresche et
illustre memoire messer Mardy-Gras, à sçavoir, pour en tenir livre de
compte, ou en faire un cathalogue comme Agrippa a fait des femmes
vertueuses[288], et ceux de Charenton de leurs hommes illustres[289],
les bouchers, charcuitiers, poullayers, cuisiniers, paticiers,
chanteurs de cocqs à l'asne, joueurs d'instrumens comiques, badins
à lunettes, et autres tels phangons carnassiers, aussi mouvans que
le sable sur lequel on chemine quant on va à Quevilly, car l'on
jugeroit au travers d'une marmitte de fer que ces gens de loisir,
frippe-sausses, enfileurs de saucisses, escureurs de plats, rinceurs
de godets, mangeurs de gisiers, avaleurs de trippes sans frire,
vendeurs de vent, marchands de voix, marionnettes de theatre, et
autres telles avettes[290] de cuisine, sont aussi tristes de la
resuscitation du Caresme, ennemy capital de tels cabalistes, que le
chien d'Esoppe après qu'il eust perdu sa pièce de chair, par quoy ce
n'est pas sans sujet qu'un certain poëte de nostre temps, speculant
la calamité de telles gens au travers de la sphère, a fait ce sixain
sur la cessation de leurs offices:

  Les enfants d'Histrion avec leurs vers comiques,
  Les chanteurs et joueurs avec leur son lyrique,
  Les meurtriers de pourceaux avec leur galle-faix,
  Paticiers, charcuitiers, avec leur mine blesme,
  Ont autant de repos en ce temps de caresme
  Qu'abeilles en hyver, et que soldats en paix.

          [Note 286: D'après Goerres (_Histoire des livres populaires
          de l'Allemagne_, 1807), l'histoire de Faust n'est que le
          résumé de toutes les histoires de sorciers; il dit: «De
          même que Faust, devant l'empereur Maximilien (non pas
          devant Charles-Quint), évoqua Alexandre le Grand, de même
          la chronique française raconte que Robert le Diable évoqua
          Charlemagne.»--_L'histoire prodigieuse et lamentable de
          Jean Faust_, traduite par Palma Cayet, avoit rendu ces
          traditions allemandes très populaires en France.]

          [Note 287: C'est-à-dire parents entre eux, comme Sganarelle
          étoit médecin de par les coups de baton, _baculus_.]

          [Note 288: Dans son fameux traité: _Declamatio de
          nobilitate et præcellentia foeminei sexus._ Anvers, 1529.]

          [Note 289: Sans doute l'_Histoire des martyrs persécutés
          et mis à mort pour la vérité de l'Evangile, depuis le
          temps des apôtres jusqu'à présent (1610), comprise en XII
          livres, trad. du latin_ (par J. Crispin, et continuée par
          S. Goulard). Genève, 1619, 2 vol. in-fol.]

          [Note 290: Abeilles.]

De vray, pour les bouchers, s'ils n'ont rien valu tout le
long de l'année, ils ont moyen d'estre gens de bien durant le
caresme, d'aller aux predications et gaigner les indulgences aux
hospitaux[291] de Paris, et quatre religions mandiannes, pour
demander pardon à Dieu des faux sermens qu'ils ont faits l'espace de
dix mois et demy, quand ils jurent, vendans leurs viandes:--Par ma
foy, j'en auray autant! Par Dieu, vous n'en mangerez pas à moins!
Le diable m'emposte s'y elle ne revient à davantage que vous ne
m'offrez! Je meure presentement si vous ne l'eussiez point trouvée
sur l'estal à six blancs plus que vous ne voulez donner! La bosse
m'estouffe le coeur si le mouton n'est tendre! Dieu me dampne si
la teste n'a que quatre dents de laict! et autres tels execrables
parjuremens, par lesquels ils engagent leurs ames à tous les vallets
de pied de Lucifer; car je croy bien que ces gens craignans Dieu,
de peur d'uzer leurs genoux comme les chameaux, font assez bresve
oraison, tant le souvenir du nectar de Bacchus les presse d'entrer au
premier cabaret trouvé, ou prendre une boulle en main pour jouer, au
premier faux-bourg, au cochon[292] ou à la taille.

          [Note 291: C'est-à-dire aux couvents des quatre ordres
          mendiants: les _Jacobins_, les _Franciscains_, les
          _Augustins_ et les _Carmes_.]

          [Note 292: C'est-à-dire au _cochonnet_, sorte de jeu de
          boule dont a parlé Rabelais, et qui étoit l'amusement
          favori des artisans de Paris au XVIIe siècle. Il y avoit
          sur les remparts, près des portes, des emplacements
          réservés pour les joueurs au _cochonnet_ et au _mail_.
          La rue à laquelle ce dernier jeu a donné son nom étoit
          encore hors des murs au commencement du XVIIe siècle. Quand
          l'enceinte fut reculée, les joueurs se transportèrent
          auprès des nouveaux remparts, sur le terrain qu'occupa plus
          tard la rue nommée à cause d'eux rue des _Jeux-Neufs_,
          puis, par altération, rue des _Jeuneurs_.]

Touchant les charcuitiers, poullayers, et autres telles gens qui
font monter les broches sur les landiers, voilà leur Enfer et leur
Purgatoire, où ils auront le loisir de desgresser leurs habits;
voilà leur labirinthe, leur fleau, leur mession, leurs vacances et
grand jour de sabath: par quoy, s'ils ont quelques pèlerinages à
faire, ils ont commodité de les accomplir, encor que la pluspart de
leurs trouppes, qui fondent en devotion comme les pierres font au
soleil, voyagent plus à Saint-Main[293] et Saint-Calery qu'ailleurs,
principalement quand le blond Phoebus éclate ses rayons sur le
Pont-Neuf de Paris, et sur le port de Rouen, où la pluspart tiennent
des classes publiques pour apprendre à parler quatre sortes de
langues, à sçavoir: normand, parisien, picard et bon jargon de Grève,
sindiquer le livre de Ciceron, et tenir conseil pour faire la guerre
aux sappinettes. De vray, ces laquais de Proserpine, imittans les
chevaliers de la table ronde, sont si genereux, qu'il n'est pas
jusques à leurs estaffiers et tourne-broches qu'ils n'ayent du sang
aux ongles. Ce n'est donc pas sans occasion si ce grand goriphée[294]
d'Apollon, ce prodige du Parnasse, ce seul mignon des Muses, ce
miracle du ciel, ce chef-d'oeuvre de la nature, ce phoenix des beaux
esprits, et ce paon des poètes françois, M. des Viettes[295], se
trouvant en ses jouailles humeurs extraordinaires, a fait voir le
jour à ce sixain, sur leur sujet, comme par prophetie:

  Huit jours après que ce grand buveur d'eau,
  Ce grand jeusneur, mettra dans le tombeau
  Le gras mardy que tout chacun regrette,
  Sur le Pont-Neuf sera maint frippe-plats
  Et charcuitiers plantez comme eschallats,
  Qui au soleil feront grande defaitte.

          [Note 293: Le _mal saint Main_, c'étoit la gale, qui
          s'attaque surtout aux mains. Pour une galeuse on disoit
          une _demoiselle de saint Main_. (Oudin, _Curiosités
          françoises_, p. 494.) Le nom de l'autre patron doit se lire
          _saint Galery_, et alors il s'explique de lui-même. Henri
          Estienne, dans l'_Apologie pour Hérodote_, et Cornelius
          Agrippa, _De vanitate scientiarum_, chap. 57, se sont
          moqués de ces patronages qui n'avoient d'autre raison que
          la ressemblance du nom du patron avec celui de la maladie
          patronée.]

          [Note 294: Coryphée.]

          [Note 295: Faiseur de facéties dont nous publierons
          quelques vers. L'éloge qu'on trouve ici de lui, et qui
          n'est rien moins que mérité, nous feroit croire qu'il est
          peut-être l'auteur de cette pièce.]

Mais, pour faire mon discours succinct, je veux dire brefvement en
dix huict cens mille paroles, sans me metagroboliser, que tous ces
docteurs en cuisine et masche-lardons, qui entendent la cadance du
fri fri des lichefrites, le glou glou des marmittes, le frelé freli
des fricassées, et le carillon à vollée des verres de christal, ont
maintenant les yeux plus enfoncez que guenons, les oreilles plus
pendantes que chiens couchans, le ventre plus flasque que bourses
vuides, le dos plus sec que haridelles, et les joues plus flestries
que le ventre d'une accouchée, à cause que la mort à rats, je dis
la mort à paix, est en regne. Mais c'est trop parlé de ces faiseurs
de sausse verte; discourons maintenant des bouffons, je dis des
comicques qui font des badins, des Jeans Farines, des Gringaletz, des
Turluppins et des Gautiers Garguilles pour de l'argent.

Or, selon le jugement de maistre Pierre du Quignet, docteur (_in
baroco_), dont l'effigie est industrieusement taillée en l'église
de Nostre-Dame de Paris[296], aussi bien que celle du grand saint
Christofle, et de monsieur du Puis à la rue aux Ours de Rouen, je
trouve par la constellation des astres, sans user de pyromance[297]
où je voy clair comme une taupe et peux parler comme un cocodril, que
messieurs les comediens qui tantost font les diables et les anges,
les saincts et les damnez, les Mars et les Thersites, et tantost les
furies et les bonnes femmes, les Alexandres et les Diogenes, les
marchands et les volleurs, les mauvais riches et les Lazares, les
Cherinthes et les saincts Jerosmes, les Lucresses et les Faustines,
les vifs et les morts, la verité et les ombres, les docteurs et
les ignorants, les soldats et les laboureurs, les medecins et les
malades, les advocats et les clians, les patiens et les bourreaux, et
milles autres personnages chimeriques, peuvent bien, en attendant le
Quasimodo, voir la mer de Dieppe, les montaignes de Montmartre, le
pays du Mans, les campaignes de Bausses et les landes de Bordeaux:
car il n'y auroit pas d'apparence que ces messieurs-là eussent,
pendant cette saincte quarantaine, des demy cars d'escus de chaque
personne pour faire des transportez, des maniacles, des Erynnes[298],
des Parques et des demons; Themis ne permettra pas cela, en tant
que les histoires récitent qu'un comedien habillé en monsieur le
diable faisant (_ut ipse redimet_) dans (l'_habitavit_) de sa
femme, engendra un petit succube, il se pourroit bien faire que le
diable, sous la fausse apparence d'un diable, usant du privilege des
sergeans, viendroit mettre la main au colet de ses auditeurs (Dieu
le permettant), comme il permit en ce mesme temps que le plus grand
des diables d'enfer s'apparut à luy sur la montagne de Nebo, pour le
tenter.

          [Note 296: V., sur cette statue mutilée et ridicule qui se
          trouvoit dans un des coins du choeur de Notre-Dame, une
          note de notre édition des _Caquets de l'accouchée_, p. 265.]

          [Note 297: La _pyromancie_, divination par les mouvements
          de la flamme. Virgile, dans les _Georgiques_, liv. 1er,
          v. 390, nous montre une jeune fille des champs tirant des
          présages des légers fumerons (_fungi_) formés autour de la
          mèche de sa lampe, et aujourd'hui encore les gens de nos
          campagnes s'attendent à quelque nouvelle lorsqu'ils voient
          un petit point brillant se détacher tout à coup sur la
          clarté de leur chandelle.]

          [Note 298: Errinys, la première des Furies.]

Arriere donc de nostre republique, comme de celle de Platon, tous
charlatans, vespiegles[299], persecuteurs de fesses, embrocheurs
de chair vive, batteurs de pavé, bailleurs de cassifles, vendeurs
de noir[300], blesches[301], tirelaines, et autres tels enfans de
Japhet, desquels on peut dire ce quatrain:

  Puis qu'avez de vos dents tant fondu l'arquemie[302],
  Qu'ores vous n'avez plus or, argent ni metal,
  Allez, à petit pas, de vostre triste vie
  User le demeurant en un pauvre hospital.

          [Note 299: L'espiègle. V., sur ce type, qui avoit été
          importé d'Allemagne; une note de notre édition des _Caquets
          de l'accouchée_, p. 226.]

          [Note 300: Les petits marchands de noir de fumée, ou
          de _noir à noircir_, comme ils disoient dans leur cri,
          étoient très fameux alors dans les rues de Paris, pour
          le bruit qu'ils faisoient et à cause de leurs habitudes
          vagabondes. On trouve dans l'oeuvre de Laigniet six
          gravures représentant les aventures de Jean Robert, le plus
          célèbre de ces vauriens, qui a laissé son nom à la rue
          qu'il habitoit.]

          [Note 301: Ce mot se prenoit pour bohémien. C'étoit,
          selon Huet, cité par le _Dictionnaire de Trévoux_, une
          altération de _blaque vlasque_ ou _valasque_; or, on sait
          que les zingari venoient en grande partie de la Valachie.
          C'est à cause d'eux que l'argot est appelé souvent patois
          _blesquin_. Par extension on disoit encore au XVIIIe
          siècle _faire le blesche_, être de mauvaise foi, (V. Th.
          de Ghérardi, t. 3, p. 147), et l'on employoit dans le même
          sens le verbe _bleschir_, aujourd'hui hors d'usage.]

          [Note 302: C'est-à-dire puisque vous avez tout mangé
          à belles dents, faisant de votre ventre un creuset
          d'_arquemiste_.]

Pour l'axiome des praticiens qui sont piolez, riolez, gauderonnez,
fraisez, satinisez et veloutez comme une chandelle des Roys[303], je
leur conseille de leur embarquer sur le Bosphore, et aller faire un
service de six sepmaines au grand Turc, à qui Mahomet a permis par
son alcoran de manger indifferamment en tout temps toutes sortes
de viandes, comme s'il n'estoit né que pour emplir son ventre de
toutes sortes de bestiolles delicates; ou si leur aidant du baston
de Jacob, ils sçavent mesurer la profondité de la rivière d'Aubette
et la hauteur des montagnes de Sologne, d'aller voyager jusques aux
Alpes enfarinez, pour apprendre à ciseler, decoupper et entre-lasser
en relief divers patrons sur la neige de ces lieux avec un fer chaud,
pour enrichir leurs tartes de cerises et paticerie, jusques à tant
que les petits gentilshommeaux qui sont à couvert des coups de canons
aillent quittans la chasse du connin à courte oreille, pour suyvre le
levraut à la piste.

          [Note 303: Le plus souvent on disoit seulement _piolé,
          riolé, comme une chandelle des rois_ (V. _Comédie des
          proverbes_, acte 2, scène 5), parce qu'en effet les
          chandelles ou bougies dont on se servoit le jour de
          l'Epiphanie étoient teintes de diverses couleurs.]

Touchant les joueurs d'instrumens, qui ont les dents aussi longues
que leurs vielles et le ventre aussi creux que leurs basses, je leur
conseille, afin que leur renommée ne se metamorphose en vesses de
loup, à cause que je les aime comme les chiens font les coups de
baton, et qu'ils sont aussi habilles que les meusniers de Gascogne,
qu'ils plantent des choux sur les ailles de leurs moulins à vent, de
leur en aller sur les plaines qui sont auprès du chasteau de Robert
le Diable, apprendre quelque mouscouze nouvelle: car la pavanne
espagnolle, le branle de la grenée, la volte de Bretaigne[304], le
passe pieds de Mets[305], et la belle ville, sont trop antiques pour
les courtisans de cour; d'ailleurs le caresme est un rabat-joye qui
ne veut ny ballets, ny festins, ny aubades, ny mariages, ny aucune
recreation. Argument qui me fait croire ce qu'un antien poette qui se
morguoit comme un paon, et avoit estudié entre le Bourg-Badouin et
l'Asnerie, disoit de telles gens par ce quatrain:

  Les joueurs d'instruments qui monstrent les cinq pas[306]
  Et cessent leur ton ton en cette quarantaine,
  Trouvent en leur disner de si maigres repas
  Qu'on entend leurs bouyaux chanter dans leur bedaine.

          [Note 304: L'auteur veut parler sans doute de ce fameux
          branle de Bretagne qu'on appeloit _trikori_, et dont il est
          plus d'une fois question dans les _Contes d'Eutrapel_. Il
          se transforma plus tard et devint la danse des _tricotet_,
          qui s'exécutoit sur l'air de _Vive Henri IV_.]

          [Note 305: On sait combien étoient célèbres les danses
          _hautbarroises_ dont faisoit partie le _branle de Metz_,
          par lequel, sous Louis XIV encore, se terminoient les bals
          de la cour.]

          [Note 306: Sur cette danse, fort à la mode sous Louis
          XIII et devenue très surannée dans la seconde moitié
          du XVIIe siècle, où elle n'étoit plus vantée que par
          les grand'mères, V. une note de notre édition du _Roman
          bourgeois_, pages 128-129.]

Pour les chanteurs, je ne leur chanteray rien, sinon qu'ils attendent
au jour de la Passion pour couler quelque chose de pitoyable au coeur
de leurs auditeurs, et de là en avant continuer après les festes
leur premier mestier pour leurs oeufs de Pasques: car, pendant tout
le decours de ce temps icy, nous n'avons que deux mots du Stabat
(_contristantem et dolentem_). Toutesfois, cela ne les empeschera
pas, au moins pour ceux qui sçavent rimer, de faire des chansons
nouvelles de quelque nouveau marié en l'an mil six cens trop tost,
à qui sa dariolette[307] de femme, levant son cotillon de tous
les jours, aura fait porter les cornes de Vulcan. Mais alte! Les
chanteurs de chansons ne sont pas seuls, comme les chevaux de relais,
les marqueurs et vallets de pied des jeux de paulmes[308] qui vous
frottent les personnes en sueur, sous le ventre et partout, comme
s'ils avoient sauté de Claque-dent en Bavière pour entrer au royaume
de Surie, et avoir deux estez contre un hyver, n'ont guères plus de
pratique, au raport que m'en a fait depuis deux heures et demye, un
cart et six minuttes en çà, maistre Jean des Entonnoirs[309], premier
estaffier de l'arrière-chambre de Gargantua, qui donna son nom au
mont de Gargan, en la Pouille.

          [Note 307: V. sur ce mot notre tome 3, page 145, note.]

          [Note 308: Ces valets des jeux de paume, qui marquoient
          les points et qui essuyoient les joueurs après la partie,
          s'appeloient _naquets_. V. Fauchet, _Orig. des chevaliers_,
          liv. 1, chap. 1.]

          [Note 309: Lisez: frère Jean des Entommures.]

Je plains seulement, pendant cette saison aqueuse et flecmatique, les
pauvres fiancées qui ne pourront cheviller leur marché legitimement,
ny faire ficatores jusques à Quasimodo: car, s'il est deffendu aux
anciennes personnes de manger de la chair, il n'est pas raisonnable
que les jeunes gens, souples comme les poutres qui sont dans les
prairies de Bretaigne, en goustent un petit tantinet, ne facent des
endrogines ny du potage à quatre genoux, me rendant ennemy capital,
et du tout diametrallement opposite, aux raisons que la fille d'un
certain ministre de Normandie, qui avoit emprunté un pain sur la
fournée, alleguoit (interrogée sur l'enflure de _fructus ventris_,
sçavoir est) qu'elle avoit ouy prescher à monsieur le predicant, son
père, que la chair qui entroit au corps ne souilloit point l'ame,
comme si c'estoit les seulles viandes, bonnes de soy, qui nous
souillassent; plustost que la defence d'en user, ou que la pomme
qu'Adam mangea eust plustost corrompu sa posterité que le peché qu'il
fit transgressant le commandement de Dieu. Ceste damnable proposition
semble avoir enhardy nos sablins reformez de manger de la viande en
caresme et du poisson aux jours gras, accomplissant les documens de
la loy comme les escrevisses, comme les cordiers, à reculons, suyvant
en cela les institutions de l'heresie et la doctrine de Jean de
Noyon, je dis de Calvin, premier heresiarche de la France, qui, pour
faire pulluler ses dogmes impieux, donnoit toutes sortes de licences
à ceux qui beuvoient l'absinthe de son erreur dans la coupe dorée
de la paillarde de l'Apocalipse, je dis de la reforme. Pythagore
n'estoit pas de l'humeur de nos nouveaux cabalistes, car il n'eust
pas voulu gouster du plus petit oyseau du ciel, ny du plus petit
poisson de la mer, disant par ses pertinentes raisons que la nature,
ceste grande prodigue, nous produisoit assez d'autres choses pour
manger, sans appareiller pour nostre nourriture les animaux ayans
vie. Mais tue, esgorge, esventre, estrippe chapons, poulets, pigeons,
codindes, tant que voudront ces messieurs de courte devotion, nous
serons aussitost à Pasques comme eux pour manger des oeufs; mais,
pour leur faire un prouface, je leur veux donner ce quatrain:

  Gressez tant que voudrez votre gozier d'harpie,
  De poulles et chapons en secret comme loups,
  Vous ne me ferez point, je vous promets, d'envie,
  Car je trouveray Pasque aussi-tost comme vous.

Il est vray que c'est une grande incommodité de manger tousjours du
harenc aussi sallé que s'il partoit de la cacque, et de la morue
aussi douce que de l'eau de la mer; toutesfois, pour expedier, il
faut suppleer au deffaut des poissonnières, je veux dire que, pour
la destremper dans nos bacquets humanistes, il faut boire en grand
diable et demy: plus l'on boit, plus on en va mieux. Six sepmaines
sont bien-tost passez; nous serons aussi estonnez que les mattes
quand il tonne; je dis que nous nous trouverons au samedy de Pasque
en corps et en ame comme bibets. Ce sera lors que les diablesses de
poissonnières, qui boivent pinte de vin tout d'un traict, auront
trouvé le caresme bien court, encor qu'il ait esté trop long de la
moitié, pour les parjuremens, injures, pouilles, vieutes, qui se font
entre comptans, avec leurs malleboches, double fièvres quartaines,
s'entredonnans trippes et dins, sans rien retenir, à tous les
diables, lesquels ont bon marché de telles denrées, qui se donnent à
si bon compte. Aussi, quand telles sortes de gens n'auroient peché ny
fait aucune offence en toute leur vie, seroit capable d'entretenir un
prestre en confession une quarantaine d'années, s'il y pouvoit autant
estre: car, tout ainsi que les destours du dedalle menoient d'un
chemin en un autre, et d'un autre en un autre, accusant un peché, ce
peché les conduit en un autre, et cet autre en un autre, de sorte
que l'on ne peut sortir de ce tortueux labirinthe qu'avec grande
difficulté.

D'autre costé, les bouchers, poullayers, charcuitiers et paticiers,
ayans eu la commodité d'user les semelles de leurs souliers à force
de leur pourmener, de faire une illiade de brochettes de bois et
de degresser leurs estals, assomment, tuent, esgorgent, plument,
couppent, dehachent, et parent leurs boutiques de boeufs, de moutons
et de pourceaux mis en mille pièces, de façon qu'ils chantent le _Te
Deum laudamus_, au lieu de faire dire des vigiles pour luy.

Neantmoins, de toutes les personnes qui se trouvent de repos et de
la confrarie de Jean de Loisir, tant à cause du caresme que pour
l'occasion de la marchandise qui ne va pas si bien que l'on voudroit,
il n'y en a point qui rendent meilleur service au roy que ces braves
atlettes qui vont en garde pour les bourgeois. Leurs corps sont
infatigables au travail, leurs yeux au sommeil et leur vie à la
peine, et ne se plaisent rien tant qu'à coucher sur la dure, d'avoir
le mousquet sur l'espaule et l'espée à leur costé de fer, et d'estre
sans cesse en faction avec grande sobriété. Mais où m'emporte mon
discours? Retournons à nos moutons: c'est une marchandise propre à
ces messieurs dont j'ay traicté dans ce purgatoire, lequel je leur
dedie, car je croy, par metaphore, que le caresme ne semble moins
long, et ne fache moins ces messieurs les bouchers, charcuitiers,
cuisiniers, paticiers, trippieres, sablins, fiancés, valets de jeux
de paulme, chanteurs, joueurs d'instrumens et autres gens de bon
appetit, qui aiment mieux un quartier de mouton qu'un gigot de morue,
et une perdry qu'un pruneau, que le purgatoire de l'autre monde est
fait pour purger les ames. Adieu.



_Discours de la mort de très haute et très illustre princesse Madame
Marie Stuard, royne d'Ecosse, faict le dix-huitième jour de fevrier
1587._

In-8[310].

          [Note 310: M. Brunet (_Manuel du libraire_, tome 2, p. 103)
          parle de ce Discours. Après l'avoir décrit, il ajoute: «A
          cette pièce s'en trouve quelquefois jointe une autre dont
          voici le titre: _Version françoise d'une oraison funèbre
          faicte sur la mort de la royne d'Ecosse, par le R. P. en
          Dieu M. J. S., 1587._» Il en indique aussi une réimpression
          faicte à Anvers en 1589, et mentionnée par M. Oettinger
          dans sa _Bibliographie biographique_. Mais ce que ne dit
          pas M. Brunet, c'est que cette pièce n'est autre chose
          que la copie presque complète de toute la première partie
          d'une dépêche que M. l'Aubespine de Châteauneuf, notre
          ambassadeur près d'Elisabeth, avoit envoyée à Henri III
          quelques jours après l'exécution, le 27 février 1587,
          dépêche dont l'autographe est conservé à la Bibliothèque
          impériale, fonds Béthune, nº 8880, fol. 7, et qui reproduit
          elle-même textuellement un rapport adressé à l'ambassadeur
          par quelque gentilhomme de sa suite. Une copie de ce
          rapport, qui a pour titre: _Advis sur l'execution de la
          royne d'Ecosse, par M. de la Chastre_, se trouve aux mss.
          de la Bibliothèque impériale, collect. des 500 Colbert, t.
          35, pièce 45. Nous devons la connoissance de ce dernier
          fait à une note de M. A. Teulet, qui, dans sa belle
          publication faite pour le Bannatyne club d'Édimbourg:
          _Papiers d'Etat relatifs à l'histoire d'Ecosse au XVIe
          siècle_, t. 2, p. 890-899, a donné dans toute son étendue
          la dépêche de M. de Châteauneuf. M. Teulet ignoroit
          l'existence de la pièce imprimée qui en reproduit la partie
          la plus intéressante. M. Mignet ne semble pas non plus
          l'avoir connue; il ne la mentionne pas aux divers passages
          de son _Histoire de Marie Stuart_ (t. 2, p. 353, etc.) où
          il cite la dépêche de M. de Châteauneuf. Le fait de cette
          publication d'un papier d'Etat tolérée, sinon autorisée,
          par le roi, est d'une importance qu'il n'est pas besoin de
          signaler, surtout lorsque l'on considère qu'il est tout à
          fait d'accord avec les sentiments de Henri III, en cette
          circonstance sympathiques pour Marie Stuart, hostiles pour
          Elisabeth, et tendant à attirer l'intérêt sur l'une et la
          haine contre l'autre.--Nous reproduisons ici la première
          édition du _Discours_. Il est probable qu'elle suivit de
          près l'arrivée de la dépêche, dont elle est une copie
          partielle, et qu'elle fut ainsi donnée à Paris vers le
          commencement de mars 1587. Elle précéda donc la relation du
          même événement faite par Bourgoin, médecin de Marie Stuart,
          avec ce titre: _La mort de la royne d'Ecosse, douairière
          de France, où est contenu le vray discours de la procedure
          des Anglois à l'execution d'icelle_, etc. Ce dernier récit,
          publié dans les premiers mois de 1589, a été repris par
          Jebb au t. 2, p. 612, de son grand ouvrage: _De vita et
          rebus gestis serenissimæ principis Mariæ Scotorum reginæ._
          Ces publications faites à Paris sont un fait curieux; elles
          prouvent l'ardeur de la curiosité populaire à s'enquérir
          de tout ce qui avoit trait à l'histoire de la femme
          charmante et infortunée qui avoit été reine de France;
          elles coïncindent à merveille avec ce que nous savions
          de l'exposition d'un tableau représentant le supplice de
          Marie Stuart, qui attiroit une telle foule au cloître
          Saint-Benoît, où on le faisoit voir, et excitoit de tels
          murmures d'indignation, que le roi, de peur de quelques
          troubles, fut obligé de le faire enlever par un ordre dont
          la copie est conservée à la Bibliothèque impériale (fonds
          Béthune, nº 8897). La vente des petits livres où ce même
          supplice étoit raconté ne fut certainement pas l'objet
          de mesures pareilles. Catherine de Médicis et son fils
          devoient, en bonne politique, l'encourager. La publication
          de ce récit, pour ainsi dire _officiel_, qu'ils tolerèrent,
          je le répète, si même ils ne l'ordonnèrent pas, en est une
          preuve. Ce qui contribueroit encore à nous le faire croire,
          c'est le soin qu'ils avoient pris auparavant pour faire
          disparoître tout ce qui, loin d'apitoyer en faveur de Marie
          Stuart, tendoit à exciter les haines contre elle. Il se
          trouve à ce sujet une lettre très intéressante de Catherine
          de Médicis au président de Thou dans le bizarre recueil
          publié à Paris, en 1818, sous le titre de: _Life of Thomas
          Egerton, chancellor of England_, gr. in-8, non terminé.
          Voici cette lettre, datée de Blois le 22 mars 1572, et
          que dut motiver le libelle de Buchanan de _Maria Scotorum
          regina_: «Je vous prye vous enquerir doulcement qui est
          l'imprimeur qui a imprimé ung livre, traduit du latin en
          françoys, faict à Londres contre la royne d'Escosse, et
          faire prendre et brûler secrettement et sans bruict tout ce
          qui se pourra trouver desdicts livres, de sorte que, s'il
          est possible, il n'en demeure un seul formulaire, faisant
          faire aussi soubz mains deffences à tous imprimeurs d'en
          imprimer, soubz telles peines que vous adviserez.»]


Le samedy quatorzième jour de febvrier 1587, M. Belé, beau-frère de
Vvalsin-Han, fut depesché sur le soir, avec commission signée de la
main de la royne d'Angleterre, pour faire trancher la teste à la
royne d'Ecosse, et commandement aux comtes de Chersbery, de Hent
et de Rotoland, avec beaucoup d'autres gentils-hommes voisins de
Socteringhan[311], de assister à la dicte execution.

          [Note 311: Lisez _Fotheringay_. Il n'est pas besoin de
          faire remarquer que tous les autres noms ne sont pas moins
          affreusement défigurés. Nous allons les rétablir. Il s'agit
          d'abord de _Robert Beale_, clerc du conseil, beau-frère
          du secrétaire _Walsingham_, et qui fut en effet l'un de
          ceux qu'Elisabeth envoya pour signifier à Marie Stuart son
          arrêt de mort; ensuite viennent les comtes de _Shrewbury_
          et de _Kent_, chargés d'assister au supplice, et le comte
          de _Rutland_. Aucune relation n'avoit constaté la présence
          de celui-ci; l'on savoit seulement par le _Martyre de la
          Royne d'Ecosse_, etc. (V. Jebb, t. 2, p. 320), qu'après
          le supplice il avoit paru aux funérailles, soutenant
          la comtesse de Bedford, qui représentoit la reine
          d'Angleterre.]

Le dict Belé mena avec luy l'executeur de Londres[312], qui fut
abillé tout de velours noir, ainsi qu'il fut raporté[313]; et,
partant la nuict du dict samedy au soir assés secretement, il arriva
le lundy au soir seizième ensuivant, et le mardy furent mandés
querir les dicts contes et gentils-hommes. Le dict jour au soir, M.
Paulet, gardien de la dicte royne d'Ecosse, accompagné du dict Belé
et du chef de la province, qui est celuy qui en chascun baillage est
comme prevost des marchans[314] ou juge criminel, allèrent trouver
la dicte dame, et luy signifièrent la volonté de la royne leur
maistresse, qui est[315] contraincte de faire executer la sentence de
son parlement.

          [Note 312: On lit dans la dépêche: _l'exécuteur de cette
          ville_, ce qui se comprend, M. de Châteauneuf ayant daté sa
          lettre de Londres.]

          [Note 313: _Var._: ainsi que j'entends.]

          [Note 314: _Var._: des maréchaux. Il y a dans la dépêche
          une abréviation qui a pu motiver l'autre lecture. Celle-ci
          naturellement est la bonne. Ce chef de la province est
          celui que Pasquier, dans son récit de la mort de la reine
          d'Ecosse, désigne ainsi: «Le Prevost, qu'ils appellent
          schériff.» (_Recherches de la France_, liv. 6, chap. 15.)]

          [Note 315: _Var._: estoyt.]

L'on dict que la dicte dame se monstra fort constante, disant que
encores qu'elle n'eust jamais creu que la royne sa seur en eust voulu
jamais venir là, si est-ce que, se voyant reduite en si grande misère
depuis trois mois, qu'elle avoit la mort pour très agreable, preste à
la recevoir quand il pleroit à Dieu.

Ils luy voulurent laisser un ministre[316], mais elle ne le voulust
point. Il y a une grande salle au dict chasteau où l'on avoit faict
dresser un eschaffaut couvert de drap noir[317], avec un oriller de
velours noir.

          [Note 316: Le docteur Fletcher, doyen protestant de
          Peterborough.]

          [Note 317: «Au milieu de la salle, on avoit dressé un
          eschaffaut large de douze pieds, en quarré, et haut de
          deux, qui estoit tapissé de meschante revesche noire.» (_Le
          martyre de la royne d'Ecosse, etc._, dans _De vita, etc._,
          de Jebb, tom. 2, p. 306.)]

Le mescredy, sur les neuf heures, les dicts contes, avec son gardien,
allèrent querir la dicte dame royne d'Ecosse, qu'ils trouvèrent fort
constante, et, s'estant habillée, fut menée en la dicte salle, suivie
de son maistre d'hostel, M. Melvin[318], son chirurgien[319] et son
appoticaire, et d'un autre de ses gens[320]. Elle commanda que ses
femmes la suivissent, ce qui leur fut permis, estant tout le reste de
ses serviteurs enfermés dès le mardy au soir[321].

          [Note 318: André Melvil. Il est nommé Melvin dans presque
          toutes les relations.]

          [Note 319: Jacques Gervait.]

          [Note 320: Pierre Gorjon.]

          [Note 321: En outre de ceux qui viennent d'être nommés,
          elle avoit voulu avoir autour d'elle Bourgoing, son
          médecin, et Didier son sommelier.]

L'on dict qu'elle mangea avant que de partir de sa chambre, et,
montant sur l'eschaffaut[322], elle dit à M. Paulet qu'il luy aydast
à monter, que ce seroit la dernière paine qu'elle luy donneroit[323].

          [Note 322: _Var._: Le dit chafault.]

          [Note 323: Ce détail ne se trouve qu'ici. Dans les autres
          relations, on s'accorde à dire qu'elle n'eut besoin de
          l'aide de personne. «La reine, dit M. Mignet (t. 2, p.
          365), suivie d'André Melvil, qui portoit la queue de sa
          robe, monta sur l'échafaud avec la même aisance et la même
          dignité que si elle étoit montée sur le trône.»]

          Estant[324] à genoux, elle parla long-temps à son maistre
          d'hostel, luy commandant d'aller trouver son fils pour luy
          faire service, comme s'assuroit qu'il feroit tousjours
          aussi fidellement que il avoit faict à elle; que ce seroit
          luy qui le recompanseroit, puis qu'elle ne l'avoit peu
          faire de son vivant, dont elle estoit très marrie, et luy
          chargea de luy porter sa benediction (laquelle elle fit à
          l'heure mesme).

          [Note 324: _Var._: là.]

Puis elle pria Dieu en latin avec ses femmes, n'ayant voulu permettre
que un evesque anglois, là presant[325], approchast d'elle,
protestant qu'elle estoit catholique et qu'elle vouloit mourir en
ceste religion.

          [Note 325: Suivant tous les autres récits, il n'y avoit là
          que le doyen de Peterborough, désigné plus haut.]

Après cela elle demanda au sieur Paulet si la royne sa seur avoit
pour agreable le testament qu'elle avoit faict quinze jours
auparavant pour ses pauvres serviteurs. Il luy respondit que ouy, et
qu'elle feroit accomplir ce qui y estoit contenu pour la distribution
des deniers qu'elle leur a ordonné.

Elle parla de Nau, Curl[326] et Pasquier, qui sont en prison, mais je
n'ay pas sceu au vray ce qu'elle en dict[327]; puis, s'estant remise
à prier Dieu, mesme à consoler ses femmes, qui ploroient, elle se
presenta à la mort fort constamment.

          [Note 326: Nau et Curl étoient les deux secrétaires de
          Marie Stuart. Ils avoient été arrêtés lors de la découverte
          du complot de Babington, et leurs aveux, ceux de Nau
          surtout, ayant fait convaincre la reine de complicité,
          avoient achevé de la perdre. Nous ne savons quel est le
          Pasquier nommé ici avec eux. Nous ne le retrouvons nulle
          part.]

          [Note 327: Elle parla de Nau avec amertume. Déjà, dans son
          entrevue avec les comtes de Kent et Shrewbury, ayant appris
          que Nau vivoit encore: «Quoy! avoit-elle dit, je mourrai
          et Nau ne mourra pas! Je proteste que Nau est cause de ma
          mort.»]

Une de ses dames[328] luy banda les yeux[329], puis elle se baissa
sur un billot[330], et l'executeur luy trancha la teste avec une
hache à la mode du[331] pays[332]; puis print la teste, la monstrant
à tous les assistans[333], car l'on laissa entrer en la dicte sale
plus de trois cents personnes du bourg et autres lieux.

          [Note 328: _Var._: femmes.]

          [Note 329: C'est Jeanne Kennedy qui lui banda les yeux
          avec «un mouchoir brodé d'ouvrage d'or... qu'elle avoit
          spécialement dédié à cet effet», dit Est. Pasquier,
          d'accord pour ce détail avec le récit de Bourgoin dans
          Jebb, t. 2, p. 610.]

          [Note 330: _Var._: bloc.]

          [Note 331: _Var._: de ce.]

          [Note 332: «Bandée, elle s'agenouilla, dit Pasquier,
          s'accoudoyant sur un billot, estimant devoir estre executée
          avecques une espée, à la françoise; mais le bourreau,
          assisté de ses satelittes, luy fit mettre la teste sur
          ce billot, et la luy couppa avecques une douloire.»
          D'après le _Vray rapport sur l'exécution_ (Teulet, t. 2,
          p. 880-881), il paroît que le bourreau n'abattit la tête
          qu'au second coup; il fallut même, suivant _le Martyre de
          la royne d'Ecosse_ (Jebb, t. 2, p. 308), qu'il s'y prit à
          trois fois: «Le bourreau luy donna un grand coup de hache,
          dont il lui enfonça le attifet dans la teste, laquelle il
          n'emporta qu'au troisième coup, pour rendre le martyre plus
          illustre.» D'après notre relation, le supplice n'auroit
          pas été aussi long, ce qui est d'accord avec un autre
          récit reproduit dans le recueil déjà cité, _Life of Thomas
          Egerton_, et où il est dit que le bourreau lui abattit la
          tête «assez soudainement».]

          [Note 333: «Il la décoiffa par manière de mespris et
          dérision, afin de monstrer ses cheveux desjà blancs, et le
          sommet de la teste nouvellement tondu, ce qu'elle estoit
          contrainte de faire bien souvent à cause d'un reume auquel
          elle estoit subjette.» (_Le Martyre de la royne d'Ecosse_,
          dans Jebb, t. 2, p. 309.) Etoit-ce par ordre d'Elisabeth
          que le bourreau agissoit ainsi, et n'y avoit-il pas de la
          part de la reine d'Angleterre un raffinement de vengeance
          à faire ainsi montre que cette femme, dont la jeunesse
          et la beauté l'avoient si cruellement insultée, n'avoit
          pas échappé plus qu'elle aux atteintes de l'âge et des
          infirmités? Ce passage, que personne ne cite, méritoit
          d'être remarqué.]

Aussi tost le corps fut couvert d'un drap noir et reporté en sa
chambre, où[334] il fut ouvert et embaulmé, comme l'on dict[335].

          [Note 334: _Var._: j'ay entendu qu'il.]

          [Note 335: «Le corps fut porté en une chambre joignante
          celle de ses serviteurs, bien fermée de peur qu'ils n'y
          entrassent pour luy rendre leur debvoir.» (_Le Martyre de
          la royne d'Ecosse_, p. 309.)]

M. le conte de Cherobery depescha à l'heure mesme son fils[336] vers
la royne d'Angleterre pour luy porter nouvelles de ceste execution,
laquelle ayant esté faicte le mercredy dix-huictiesme du dit[337]
mois de febvrier, sur les dix heures du matin, lequel arriva vers Sa
Majesté le jeudy en suivant dix-neufviesme.

          [Note 336: Henry Talbot.]

          [Note 337: _Var._: de ce mois.]

Lesquelles nouvelles ne furent long-temps celées[338], car, dès les
trois heures après midy, toutes les cloches de la ville de Londres
commencèrent à sonner, et firent feux de joye par toutes les rues,
avec festins et banquets[339], en signe de grande rejouissance[340].
Le bruit est que la dicte dame mourant a tousjours persisté à dire
qu'elle estoit innocente, et qu'elle n'avoit jamais pensé à faire
tuer la royne d'Angleterre, et qu'elle pria Dieu pour elle, et
qu'elle chargea le dict Melun de dire au roy d'Escosse, son fils,
qu'elle le prioit d'honorer la royne d'Angleterre comme sa mère, et
de ne departir jamais de son amitié[341].

          [Note 338: On lit dans la dépêche de M. de Châteauneuf:
          «Lequel courier arriva à Grenvich, sur les neuf heures du
          matin, vers Sa Majesté, le jeudy dix-neuviesme.» Ensuite
          se trouve ce passage, omis ici: «Je ne sçay si il parla
          à la royne, laquelle se alla pourmener ce jour à cheval,
          puis au retour parla longtemps au roy de Portugal. Ledict
          jour de jeudy, je depeschés à Vostre Majesté pour luy
          porter ceste nouvelle, laquelle, etc.» Le roi de Portugal
          nommé ici est D. Antonio, prieur de Crato, alors réfugié
          près d'Elisabeth, et qui avoit un intérêt indirect dans le
          dénoûment de ce drame, puisque, lors du dernier complot des
          agents de Marie Stuart avec ceux de Philippe II, il avoit
          été convenu expressément que, si l'affaire réussissoit,
          l'on commenceroit par le livrer lui-même aux mains du roi
          d'Espagne. La mort de Marie Stuart enlevoit un chef à
          ces conspirations renaissantes dont il eût été l'une des
          premières victimes. V. Mignet, _Histoire de Marie Stuart_,
          t. 2, p. 288, et notre livre _Un Prétendant portugais au
          XVIe siècle_, passim.]

          [Note 339: Pasquier, qui semble avoir réglé sa relation sur
          celle-ci, reproduit presque textuellement cette dernière
          phrase. Dans le récit conservé dans le _Recueil_ d'Egerton,
          il est aussi parlé de ces réjouissances.]

          [Note 340: Ici la dépêche de M. de Châteauneuf continue
          ainsi: «Voilà tout ce qui s'est passé au vray. Les
          serviteurs de la dicte dame sont encore prisonniers et
          ne sortiront d'ung moys, guardés plus estroitement que
          jamais au dict chasteau de Fotheringay; les trois autres
          sont prisonniers, toujours en cette ville. Ne se parle
          pas si on les fera mourir ou si on les delivrera. Depuis
          la dicte execution, M. Roger et moy avons tous les jours
          envoyé demander passeport pour advenir Vostre Majesté
          de la mort de la dicte dame; mais il nous a eté refusé,
          disant que la royne ne vouloit pas que Vostre Majesté
          fust advertie de cette execution par autre que par celui
          qu'elle vous envoyeroit. De faict, ses ports ont esté si
          exactement guardés que nul n'est sorty de ce royaulme
          depuis XV jours que un nommé le Pintre, que la royne a
          despeché à M. de Staford pour advertir Vostre Majesté de
          la dicte execution.» Dans les quelques lignes qui sont
          le commencement de la dépêche et qu'on a supprimées dans
          la pièce imprimée, M. de Châteauneuf s'étoit plaint déjà
          des obstacles qu'il avoit rencontrés lorsqu'il avoit
          voulu faire parvenir au roi le récit du supplice de Marie
          Stuart. «Sire, avoit-il dit, Vostre Majesté sera peut-être
          estonnée de sçavoir les nouvelles de la mort de la royne
          d'Escosse par le bruict commun qui en pourra courir à Paris
          avant que d'en estre advertie par moy. Mais Vostre Majesté
          m'excusera, s'il luy plaist, quand elle sçaura que les
          ports de ce royaulme ont esté si exactement guardés que il
          ne m'a esté possible de faire passer ung seul homme; et si
          est plus que, ayant obtenu un passeport soubs aultre nom
          que le mien, celui que je envoyois a esté arresté à Douvres
          avec son passeport et y est encores à present, bien que je
          le eusse despeché dès le XIX de ce moys après midy.»]

          [Note 341: «Cette assertion, dit M. Teulet en note,
          est tirée de l'avis de M. de la Châtre.» Nous en avons
          parlé plus haut. Après cette phrase, la dépêche de M. de
          Châteauneuf poursuit pendant plusieurs pages encore. Elle
          se termine par la signature de l'ambassadeur et par cette
          mention: _De Londres, le XXVII febvrier 1587._]



_L'Onozandre ou le Grossier, satyre[342]._


  Je veux quiter Parnasse et l'onde pegazine
  Pour aller faire un tour jusques à Terracine,
  Desireux de chanter les buffles au col tors,
  Ou siffler dans un jonc le prince des butors.
  Buses, buses et ducs, tenez-moy lieu de muse.
  Ce n'est pas la raison qu'icy je vous amuse,
  Compagnes d'Helicon, à braire les chansons
  Qu'un tas de flatereaux font bruire en divers sons[343],
  D'Onozandre, occupé à ne croire qu'un homme
  Qui sçait parler latin puisse estre gentilhomme[344],
  Meprisant Apollon et ses coelestes dons
  Qui empeschent les gens de vivre de chardons[345].
  Sus, invoquez oyseaux; de vos courses isnelles[346],
  Hastez-vous promptement de m'aporter[347] vos aisles,
  Que j'en prenne un tuyau pour peindre en cet escrit
  Celuy qui vous ressemble et de nom et d'esprit.
  Silence par trois fois en la trouppe arcadique:
  Que l'on cesse aujourd'huy la bruyante[348] musique
  Dans les champs auvergnacs, et qu'on m'aille chercher
  Sept asnes, mais des grands, que je veux ecorcher,
  Pour sur leur parchemin escrire la creance[349]
  D'Onozandre le grand, prince de l'Ignorance,
  Creance sans tumulte, et qui ne doit jamais
  Remuer dans l'Estat que vers Mirebalais,
  Mais dont les sens cachez font un si grand miracle
  Qu'ils canoniseront un jour dans le Basacle[350]
  Mon heros d'Arcadie. Exemple de nos ans,
  Ceux que l'on devroit voir dans les moulins brayans,
  Le bast dessus le dos, courbez sous la farine,
  Sont gens de cabinet, mesme que l'on destine
  Aux premières honneurs. Hé! quelle anrageson
  De voir dans un conseil un asne sans raison!
                  M. D. M.[351]
  Qui croit que le grand Cayre est un homme, et les Plines
  Des païs eloignez comme les Filippines;
  Que l'Evangile fut ecrit dedans le ciel,
  Voire d'un des tuyaux de l'aille sainct Michel[352];
  Qui tient que Mahomet, et les Turcs, et les Gots,
  Confraires de Calvin, estoient grands huguenots;
  Que Christofle portant le grand sauveur du monde[353]
  En plaine mer n'estoit jusques au cul dans l'onde;
  Que le pape reçoit tous les jours des messages
  Des saincts du paradis, voire que les sept sages
  Estoient fort bons chrestiens; que jadis[354] Machabé,
  S'il ne fut point mort jeune, eût esté bon abbé;
  Qui croit que paradis est en forme d'eglise,
  Et que le Bucentaure estoit[355] duc de Venise;
  Qui ne tient de bons mots que ceux d'Angoulevant,
  Et n'a rien en mepris qu'un homme bien sçavant[356].
  Je l'ay veu maintefois, ô l'ignorant caprice!
  Citer monsieur saint Jean au livre de l'Eclypse:
  Et tout d'un mesme train faire croire à son sens,
  Que fisique et fthisique avoient un mesme sens.
  Mais après celuy-cy, menez, menez-le boire
  Voire sans le licol, ce grand asne en l'histoire,
  Puisqu'il dit que Priam soutint Agamemnon
  Les dix ans de son siège à grands coups de canon[357],
  Puisqu'il croit que Pâris, par qui mourut Achille,
  Fut tenu sur les fonds des bourgeois de la ville
  Qui porte ce nom-là, et que le Chevallier
  Ne doit croire avoir eu cet honneur le premier.
  Est-il pas bien plaisant, mais n'est-il pas bien buse
  De tuer Palamède avec un arquebuse?
  S'il parle de Brutus en sa grande action,
  Il se plaint que Cesar meurt sans confession,
  Et dit, la larme à l'oeil: Tant de prestres à Rome
  Ont donc laissé mourir sans confesse un tel homme!
  De quel treffle ou quel foin, quelle herbe ou quel chardon[358],
  Onozandre, peut-on te faire un digne don,
  Si tu crois que jadis l'empereur d'Alemaigne
  Dès le jour qu'il naquit s'appella Charlemaigne,
  Et que le grand Pompée, au temps des vieux Romains,
  Surpassoit de deux pieds le plus hault des humains[359]?
  Donnez-luy des sonnets, odes ou cenotafes,
  Toutes sortes de vers, il les nomme epitafes.
  L'esclavon, l'arabic, le turc, le bizantin,
  Tout langage estranger, il le tient pour latin;
  Que s'il entend tonner ou faire de l'orage,
  Il croit que l'Antechrist vient, et que son bagage
  Fait tout ce tintamarre. On le verroit allors,
  Priant fort à propos, dire vespres des morts,
  Chanter un _Te Deum_ sur un chant pitoyable,
  Non pas qu'il ayme Dieu, mais il craint fort le diable.
  Mais peut-estre qu'il sçait de l'histoire du temps!
  Il vit parmy la cour, c'est là que je l'attens.
  Son picotin en main, dites si c'est un homme,
  Mais, dites, n'est-il pas un animal de somme,
  Puis qu'il jure tout haut que les sept electeurs
  Sont indignes de plus creer les empereurs,
  Puisqu'ils ont la verolle et que l'on leur apreste
  A ce printemps prochain une exacte diette,
  Mesmes que l'empereur en est en fort grand soin,
  Et que c'est aujourd'huy son plus pressant besoin?
  Neantmoins, on le voit, ce gros asne, ou ce buffle,
  En pourpoint de satin decoupé sur le buffle,
  Marcher en face d'homme, et crier que le front,
  Que la bouche, le nez et les oreilles font
  La creature estre homme. Abus, il se mesconte:
  S'il met là son honneur, le monde y met sa honte.
  La face n'y fait rien: la mer a des poissons[360]
  Qui ont nostre visage; en cent mille façons
  Nature industrieuse a mis dedans les plantes,
  Dans les eaux, dedans l'air, dans les voutes brillantes,
  Le caractère humain, qui pour cela n'ont rien
  Du feu de Promethée, ce larrecin ancien,
  Sans lequel on est beste. Apprens, grossier profane,
  Qu'on peut en courte oreille estre un bien fort grand asne,
  Mesme on peut estre boeuf en visage de roy[361];
  Je n'en veux à temoing qu'en nostre antique loy
  Nabucodonosor, ce grand prince d'Asie,
  Moins connu pour son daiz que pour sa frainesie.
  Après avoir longtemps dominé sous ses loys
  Les peuples d'Assirie, ensuite de cent roys,
  Ses illustres ayeux, d'un sceptre plus antique
  Que la tige d'Abram au peuple judaïque,
  Sans egard à sa race, ou à l'illustre sang
  Qui luy donnoient les biens, la coronne et le rang,
  Par jugement divin parut en face humaine,
  Paissant avec les boeufs le treffle, la vervaine,
  Se soulant de sainfoin, bien qu'un royal manteau
  Couvrist le corps du prince en couvrant le thoreau.
  Vray portraict d'Onosandre, excellante figure
  Representant le corps, l'esprit et la nature
  Du Grossier fort illustre en biens et en maison,
  Mais bien pauvre d'esprit, voire un gueux en raison,
  En sens un mendiant qui a des pous à l'ame
  Plus que n'ont en leurs corps les forçats de la rame.
  Or, buses, c'est assez. Prince de Betisi[362],
  Reclamez vos oyseaulx, qu'ils s'envolent d'icy
  Jusqu'au val de Padouse, où ils fairont entendre
  Ce que je leur apprens des vertus d'Onosandre,
  En proclamant un Dieu, comme on vit autrefois
  Posafon déifié par les oyseaux des bois[363].

          [Note 342: Bautru en est l'auteur. Le _Cabinet satyrique_
          (Paris, jouxte la coppie imprimée à Rouen, 1633, in-8, p.
          619-625), la donne sous ce titre: _L'Onosandre_, ou _la
          Croyance du Grossier, par le sieur Bautru_. C'est contre
          M. de Montbazon qu'elle est dirigée. Tallemant raconte à
          ce sujet cette anecdote: «... Le bonhomme avoit su que
          _l'Onosandre_ étoit une pièce contre lui. La reine-mère
          accommoda cela, et on dit que, M. de Montbazon, entr'autres
          choses, l'ayant menacé de coups de pied, il faisoit
          remarquer à la reine-mère: «Madame, voyez quel pied! que
          fût devenu le pauvre Bautru?» (_Historiettes_, édit. in-12,
          t. 3, p. 102.)]

          [Note 343: _Var._:

               D'Onozandre le grand ennemy de vos sons.]

          [Note 344: Ceci justifie pleinement le vers des
          _Contreveritez de la cour_ (V. notre t. 4, p. 337).

               Le duc de Montbazon ne parle que latin.]

          [Note 345: _Var._:

               Qui font que les humains ne vivent de chardons.
               Je vous invoque, oyseaux]

          [Note 346: Vives, promptes, gaillardes.]

          [Note 347: _Var._: de m'apprester.]

          [Note 348: _Var._: la brayante.]

          [Note 349: Pour croyance.]

          [Note 350: Le Basacle est un moulin à eau qui existe à
          Toulouse depuis plusieurs siècles. Ses ânes étoient fameux
          par leur force. Nous avons fait une erreur à propos de ce
          nom dans notre t. 3, p. 71.]

          [Note 351: Ce sont les initiales du nom de M. de Montbazon.
          M. de Monmerqué en a fait la remarque avant nous dans ses
          notes sur l'_historiette_ de Bautru (Tallemant, in-12,
          t. 3, p. 102). Elles ne se trouvent pas dans _le Cabinet
          satyrique_.]

          [Note 352: Après ce vers, il y en a deux de passés que nous
          retrouvons dans _le Cabinet satyrique_.

               Et que là tous les saincts l'on cache tout de mesme
               Comme nous le voyons aux temples de Caresme.]

          [Note 353: Ce vers et le suivant ne sont pas dans _le
          Cabinet satyrique_.]

          [Note 354: _Var._: Judas.]

          [Note 355: _Var._: est le.]

          [Note 356: _Var._:

               Et n'a rien a mespris comme un homme sçavant.]

          [Note 357: _Var._:

               Il montre à son discours qu'il n'a pas de raison
               Et qu'il a le cerveau timbré comme un oison.]

          [Note 358: _Var._:

               De quelle herbe, quel foin, quel treffle, quel chardon.]

          [Note 359: A la suite de ce vers, il s'en trouve dans _le
          Cabinet Satyrique_ quatre qui manquent ici. Ils rendent la
          pièce digne du recueil:

               Si tu demande à tous si le paillard Ulysse,
               Qui chevauchoit partout, n'eut point la chaudepisse,
               Si tu crois un miracle, ayant mille putains,
               Que pourtant le grand Turc n'eust jamais les oulains.]

          [Note 360: _Var._:

               Tel porte la façon d'estre un homme en effect
               Et le considerant c'est un asne tout faict.]

          [Note 361: Ce vers et les dix-neuf qui suivent manquent
          dans _le Cabinet satyrique_.]

          [Note 362: Nous avons dit déjà, t. 4, p. 337, note 5,
          pourquoi l'on appeloit M. de Montbazon prince de Béthizy.]

          [Note 363: _Var._:

               Saphon deifier par les oyseaux des bois.]



_Le Conseil tenu en une assemblée faite par les Dames et bourgeoises
de Paris. Ensemble ce qui s'est passé._ In-8. S. L. ni D.[364].

          [Note 364: Cette pièce est la contre-partie de celle qui
          a pour titre: _La permission aux servantes de coucher
          avec leurs maîtres_, etc., reproduite dans notre t. 2, p.
          237. Elle est conçue dans la même forme et écrite dans
          le même style. On voit par plusieurs passages qu'elle a
          positivement été faite pour servir de réponse à l'autre. Je
          penserois volontiers que toutes deux sont du même auteur.]


Soit que ce soit l'ambition, qui souvent donnant à travers l'esprit
des femmes, leur fasse croire au rabais de leurs merites, si tant
est qu'elles sçachent que les chauds baisers des maistres du logis
s'estrangent[365] dans les doux embrassemens de quelque gentille
saffrette[366] de servante; soit que ce soit qu'au sortir d'une
si aggreable escarmouche et d'un cultis si souvent reiteré, l'on
ne puisse si prestement fournir à l'appoinctement, et qu'il ne
leur reste plus que du son et de la lie, au contentement que elles
espèrent entre les bras de leurs chers epoux;

          [Note 365: S'égarent.]

          [Note 366: V., sur ce mot, notre t. 2, p. 242.]

Quoy que s'en soit, après que nos sus dites servantes eurent faict
signifier l'arrest[367] qui avoit esté donné à leur proffict (contre
leurs maîtresses), dame Avoye, seante en son siége au Pilory,
Mesdames les maîtresses, se trouvant survenues en ce jugement,
creurent qu'il falloit faire une assemblée, affin qu'agissant par un
si sage conseil, on peusse plus seurement fournir de productions et
de deffences pour ce dict procez.

          [Note 367: C'est l'_Ordonnance de dame Avoye, enjoignant à
          toutes servantes, chambrières, filles de chambre_, etc.,
          _de coucher avec leurs maîtres_, qui fait partie de la
          pièce à laquelle celle-ci répond. V. notre t. 2, p. 240.]

A raison de quoy il fut arresté que ceste tant authentique et
magistrale assemblée se feroit au cimmetière des Innocents, à la
sortie du marché.

De tous cotez accoururent les femmes, bourgeoises, marchandes,
damoiselles, presidentes et plusieurs autres qui avoient intherest en
la cause. Les scribes n'eurent pas si tost faict faire silence que
très honorée dame madame Calette (preferable à toute autre, tant pour
sa singulière prudence que vigilance touchant nos affaires, affublée
d'un crespe noir) commença par ces mots:


_Harangue de dame Madame Calette._

Chères dames, de quel courage souffrirons-nous que nos esclaves,
ces petites goujattes d'amour, ces brayettes de suisses, ces
quintènes[368] de bordel, ces pissepots de nos maris, nous bravent,
et qu'à la fin elles nous foullent aux pieds? Voyez (je vous prie)
avec quelle astuce elles ont obtenu deffaut contre nous! avec combien
de charmes, de visages raffinez, elles ont sceu suborner les juges
à nostre desavantage? Il n'y en a aucun à voir qui ne soit pour
elles! C'est faict de nous, si par une sage remonstrance nous ne
les supplions et remonstrions que les juges, ayant esté aveuglez,
corrompus et gaignez, nous permettent une evocation en quelque autre
ressort, où la justice bandant les yeux, et d'une egale balance,
pèse les justes droicts de nostre deffence. Donc, mes chères dames,
advisez où il sera le plus expedient de revoquer ce procez.

          [Note 368: On sait que dans les lices la _quintaine_ étoit
          le poteau contre lequel on s'exerçoit à jeter les dards ou
          à rompre la lance.]


_Resolution de Mesdames sur la harangue de dame Madame Calette._

La harangue finie, celles qui estoient le plus interessées en ceste
cause demandèrent à la compagnie qu'il leur pleust accorder que
le lieu où se debvoit resoudre ce differend fust au cimmetière des
Innocents, pour là, au retour du marché des halles, se saisir plus
aisement de celles qui avoient esté les chefs de ceste rebellion
entre les servantes, pour les punir selon leurs demerites.


_Assemblée des Dames pour dire leurs plainctes._

Après qu'une quantité de coiffes, de chapperons, de masques[369] et
d'escoiffions[370] se fust rendue au dict consistoire, dame madame
Calette, assise sur le cul d'un mannequin (à cause de la lassitude
du chemin), fit signe de l'oeil à une espicière assez falotte de se
lever, et proposer le subject de sa plaincte.

          [Note 369: Sur l'usage des masques, même chez les
          bourgeoises, V. notre t. 1, p. 307, et notre édition des
          _Caquets de l'Accouchée_, p. 105.]

          [Note 370: On appeloit ainsi l'espèce de coiffe que
          portoient les femmes du commun. On disoit aussi _scoffion_,
          comme dans ces vers de Ronsard:

               Son chef estoit couvert folastrement
               D'un _scoffion_ attifé proprement.

          On le trouve encore sous cette forme dans les épithètes de
          de la Porte. Il ne falloit confondre l'_escoffion_ ni avec
          la _calle_ que portoit sans doute Mme Calette, qui vient
          de parler tout à l'heure, ni avec la _cornette_. Scarron
          le donne à entendre quand il fait dire par un de ses
          personnages:

               Estes-vous en cornette ou bien en _escoffions_?

          Molière s'est servi une fois de ce mot, dans _l'Étourdi_,
          act. 5, sc. 14; mais il vieillissoit de son temps.]

La petite espicière, craignant de se voir desobeyssante au
commandement qui lui estoit faict, après avoir coloré son teinct
d'une couleur vermeillette, et comme baissant la teste, dict: Ce
n'est pas que mon desir glouton ne sçache bien se contenter, et que
le garçon de la boutique ne calfeutre aussi bien mon bas que maistre
juré qui soit au mestier de cultis; mais je ne puis souffrir qu'une
truande s'engresse à mes despens, et qu'une telle maraude souille
l'honneur de mon lict. Je suis contraincte de l'appeller pardevant
vous, en vous remontrant combien de fois je les ay surprins dedans
le magasin, où, allant pour quelques affaires, je les avisois par le
trou de la serrure (car ils avoient verrouillé la porte sur eux) qui
touchoient si rudement que c'estoit pitié de les voir. Je ne sçay où
ils pretendoient gister ce jour-là, mais ils doubloient fort le pas;
mais entr'autres, une fois, se doubtant que ceste place n'estoit pas
de grande resistance, et que les soldats estoient là à decouvert,
ils montèrent plus haut au grenier, puis s'enfermèrent dans une
tonne vuide, où après quelques coups fourrez, ils s'estocadèrent
si rudement que, roulants sur le plancher en ceste tonne, cela fit
un grand bruict. Ce qu'entendant, je monte droict en haut, où je
vis ceste tonne courir çà et là sur le plancher; ne sçachant que
c'estoit, je voulus conjurer le diable de sortir de là dedans, où,
après quelques conjurations, j'apperceu sortir un des pieds de mon
mary, passé entre les jambes de ma drôlesse. Ah! quel crève-coeur!
Depuis trois ans que je suis avec luy, je n'ay eu qu'un enfant; encor
est-il fluet qu'il ne se peut soustenir.

Voire vrayment (dict madame Charlette, femme d'un apothicaire),
voilà bien dequoy se plaindre! Est-ce un? Il pesche toujours qui
en prend un; il y a huict ans que je suis avec le mien, sans que
j'en puisse avoir un; c'est bien peu! Je ne sçay ce qu'il met en
ses drogues, mais elles sont de bien peu d'operation. Naguères nous
allâmes en pelerinage à Liesse, esperant que par l'intercession
de ceste saincte Dame je pourrois avoir un heritier du fruict de
nos travaux; mais à peine fumes-nous de retour que l'on me parla
de sage-femme: c'etoit la nostre qui étoit accouchée. Hé bien!
voilà comme nos marys peschent en eaue trouble; ces grands vault
riens sçavent bien enfourner au four d'autruy et ne trouvent jamais
le nostre assez chaud. Cependant ce ne fut pas tout, car ceste
truande, après m'avoir faict la nique, obtint provision de cinquante
escus[371]. Deussay-je en payer cent, et qu'il m'en fit autant!

          [Note 371: Sur les dommages-intérêts auxquels avoient droit
          les servantes séduites par leurs maîtres, V. notre t. 1, p.
          318-320, note.]

La G. print alors la parole, et dict à une de ses voisines qui estoit
là: Sainement (ma commère, ma mie), je n'eusse jamais pensé, avant
que d'entrer en mariage, qu'il s'y fist tant de meschancetez. Ces
jours derniers, comme j'estois allé à la messe, je ne fus pas de
retour qu'entrant dans la salle avec mon boullanger, pour conter avec
luy, je les vis tous deux sur le lict vert, si eschauffés au jeu que
l'on eust dict qu'ils en avoient à quelqu'un. Ceste fine beste, se
voyant surprise, joue si dextrement son jeu que, se glissant dessous
son maistre, se coula derrière le long d'une tapisserie jusqu'à la
porte, et ainsi gaigna le haut. Bon Dieu! que je l'eusse pelottée si
elle ne se fust esquivée, et que je luy eusse donné de gourmades!
Encores passe pour un coup, mais je vous laisse à penser si c'est là
la première fois!

Une certaine P., portant je ne sçay de colère sur sa face, allongea
le col, puis dict: C'est assez patienter. Ce vilain ruffien, non
content d'en avoir jusqu'aux bretelles, toutes les nuicts se lève
du lict, puis, feignant d'avoir un cours de ventre, va droict à la
garde-robbe, où, le rendez-vous estant avec une de mes filles de
chambre, l'enfile avec tant de zèle que l'on diroit qu'il enfileroit
des perles; mais, comme il demeuroit trop long-temps en son
embarquement, je l'allay trouver, où je le vis tout estendu et se
tourmentant comme un malade de sainct[372]. J'eus souleur. A l'heure
j'appellay Guillaume, Janne, Pierre, Jacques, cocher, laquais, et
recognu enfin que c'estoit. La pauvrette, de honte qu'elle avoit, se
print à plorer, et troussa sa chemise par devant pour s'en cacher
la face[373]. Dieu sçait comme je l'accommoday! Je fis venir tous
les valets d'estable, qui luy donnèrent cent coups d'estrivières
et luy arrachèrent poil à poil la barbe du menton renversé. Ce ne
fut pas tout: pour obvier à tous inconveniens, et qu'une autre fois
elle ne pust servir au dict mestier, je fis venir nostre mareschal,
qui l'encloua si bien qu'elle s'en souviendra, ne luy laissant qu'un
petit trou d'arrousoir pour luy passer l'urine. Voilà comme je les
etrille. Un chacun se print à rire là dessus, et sembla-on approuver
ce chastiment par un sousris qui s'esleva en la compagnie.

          [Note 372: C'est-à-dire atteint d'épilepsie. On donnoit ce
          nom de _mal de saint_ à certaines maladies, telles que le
          _mal saint Mathelin_, qui étoient placées sous l'invocation
          de tel ou tel patron. V. _Ancien théâtre françois_, t. 2,
          p. 415.]

          [Note 373: Dans les _Fantaisies de Bruscambille_ et dans
          une pièce du même temps, _Complexions amoureuses des
          femmes_, etc., se trouve la même plaisanterie sur les
          filles qui, par pudeur, se couvrent les yeux avec leur
          chemise.]

Mais la B., mal contente de son mary, ne pust rire et ne finit de
gronder jusqu'à ce qu'on luy eust dit: Hé bien! Madame, qui vous
tourmente? Parlez.

J'ay beau remonstrer à ce gousteux de mary comme il se perd, luy et
son honneur, et que c'est un très mauvais exemple pour sa famille;
mesmement, après luy en avoir beaucoup battu les oreilles, et n'en
pouvant plus chevir, j'allay trouver son confesseur, elle suppliay
de luy en toucher quelques mots. Mais on a beau prescher à qui ne
veut entendre: ce vilain a le coeur si endurcy et est si esperduement
affollé de ceste gallande, que mesme il ne s'en abstient pas les
vendredis; ny moins les bons jours de feste. Samedy dernier, comme je
revenois du Marché-Neuf, j'entray en la salle avec nostre fermier.
Son chien, qui le suivoit, commença à aboyer si furieusement vers
la cheminée, qui estoit couverte depuis le haut jusqu'en bas de
tapisserie, que je fus contraincte d'aller voir ce que c'estoit. Je
lève la tapisserie, où je vis mon mary, qui de furie canonoit le
fort de nostre servante là dessous. Il sembloit que, de sa perche et
d'un certain ramon pelu, il ramonoit quelque chose de nostre bonne
marchande. Il estoit debout, où de cul et de teste il poussoit si
brusquement, qu'après avoir bien besogné et fermement ramoné, il
revint tout sale, les yeux pleurans, comme je le pus voir, ayant son
capuchon hors la teste. Mais je ne m'estonne plus s'ils se plaint
tant des gouttes, puis que c'est un axiome de medecine que de le
faire debout engendre les gouttes.

Une certaine P., avec un sac de plainctes, demanda audience; mais,
comme elle pensa parler, l'horloge sonna; ce qui fit que madame
Calette, voulant mettre ordre à ceste confusion, parla ainsi:

Nobles dames, après avoir ouy tant de plaintes, qui vous confirment
assez le bruict qui est moindre que le mal, c'est à vous maintenant
à adviser un chastiment pour nous venger de l'affront que ces
impudentes nous ont fait cy-devant, et un remède pour mettre ordre
en avant et rompre chemin à la permission qu'elles ont obtenue de
coucher avec leurs maistres[374] donnant arrest là-dessus que pas
une, dores-enavant, ne soit si effrontée que de commettre un tel
forfait, sur peine de punition corporelle.

Aussi-tost il fut ordonné à un scribe du cimmetiere de S. Innocent de
prendre la plume et escrire ce qui ensuit:

          [Note 374: Nouvelle allusion à la pièce dont celle-ci est
          la contre-partie.]


_Teneur de l'Arrest donné._

Encores que celles qui nous ont precedé au gouvernement de ceste
republique, et nous, à leur imitation, ayons faict plusieurs
edicts et ordonnances pour reprimer et corriger le luxe et hautes
entreprises de nos servantes, et pour les contenir dans la modestie
convenable à leur condition, neantmoins, comme le vice s'accroist de
jour en jour, l'outrage et l'audace de telles servantes est montée à
tel excès, que l'on recognoist que, non contentes de quelques petits
coups fourrez à nostre desceu, leurs desseins sont si pernicieux,
qu'ayant obtenu permission, pretendent d'avoir part au logis, pour
enfin nous en chasser tout à faict; et ce qui importe le plus est,
outre les incommoditez et troubles que l'on en reçoit, en ce que,
mettant la main entre l'escorce et l'arbre, sèment la zizanie, et
toute la famille en reçoit un grand prejudice, en ce que les dites
servantes, qui sont courreuses et qui ne font pas de grand service en
la maison, espuisent de grandes sommes de deniers de la gibecière de
leurs maîtres, qu'elles obtiennent par provision, feignant d'estre
grosses[375], bien que ce soit de quelque coquin à qui elles donnent
tous ces deniers, sans en tirer aucun proffict. A quoy desirans
pourvoir, après avoir mis ceste affaire en deliberation en nostre
conseil, où estoient plusieurs dames, damoiselles, bourgeoises et
autres officières de cet estat, sçavoir faisons que nous, pour ces
presentes et autres bonnes considerations en ce mouvantes, avons,
par ces presentes, faict et faisons très expresses inhibitions et
deffences à toutes nos subjectes servantes d'observer de poinct en
poinct le dict arrest, sur peine aux contrevenantes des charges
cy-devant mentionnées.

          [Note 375: V. l'une des notes précédentes.]

Ce qui fut faict et accordé le mesme jour que dessus.

Et affin qu'ils n'en pretendent cause d'ignorance, nous avons fait
signer le present arrest de nostre seing ordinaire.

                                               CALETTE.



_Vengeance des femmes contre les hommes, satyre nouvelle contre les
petits-maîtres[376] et les vieillards amoureux._

_Sur l'imprimé à Paris, et se vend à Rouen, chez Laurent Besongne,
tenant sa boutique sous la galerie du Palais._

M.DCCIV.

_Avec permission._

In-8.

          [Note 376: Cette expression, qui avoit d'abord servi a
          désigner les jeunes gens de la noblesse qui s'étoient
          jetés dans la _Fronde_ et qui vouloient faire les maîtres,
          en haine de Mazarin, ne se prenoit plus, à la fin du
          XVIIe siècle, que dans le sens qu'elle a gardé depuis.
          On entendoit par _petit-maître_ ce que nous appellons
          aujourd'hui un _fashionable_, un _dandy_, un _lion_. Nous
          connoissons une comédie en un acte, en prose, publiée en
          1696, Orléans, Jacob, sous le titre de: _les Petits-Maîtres
          d'été_.]


  Non, ne m'en parle plus: quoi que tu puisses dire,
  Corinne, je rendrai satyre pour satyre[377].
  A mon juste depit tu t'opposes en vain.
  Dejà, pour me venger, j'ai la plume à la main.
  Notre sexe est en butte aux outrages des hommes.
  C'est trop nous taire, il faut leur montrer qui nous sommes.
  Hé! pourquoi respecter ces superbes rivaux,
  Corinne? Comme nous n'ont-ils pas leurs deffauts?
  Nous ne les attaquons, du moins, qu'en represailles.
  Tu vois qu'ils s'en sont pris jusqu'à nos pretintailles[378].
  En nous, s'ils en sont crus, tout est capricieux;
  Une mouche, un ruban, tout leur blesse les yeux.
  Cependant, si chacun connoissoit son caprice,
  Si chacun prenoit soin de se rendre justice,
  Peut-être on ne sçauroit de quel côté pencher,
  Et l'on n'auroit enfin rien à se reprocher.
  Je suis de bonne foi, je sçai que nos coquettes
  Plus haut qu'il ne faudroit font monter leurs cornettes[379];
  Mais on ne les voit point relever leurs beautez
  Par un enorme amas de cheveux empruntez.
  Peut-on, sans eclater, voir l'affreuse perruque
  De l'insensé Creon, dont la face caduque
  Sous un masque trompeur se flate à contre-tems
  De cacher à nos yeux le ravage des ans?
  Une vaste coëffure en vain couvre ses rides:
  La mort, peinte dejà sur ses lèvres livides,
  Annonce que son ame est prête à s'exhaler,
  Et que Clotho pour lui n'a plus guère à filer.
  Quel est donc son dessein? Par cette vaine adresse
  Croit-il tromper le coeur d'une jeune maîtresse,
  Et par le faux eclat d'un bizarre ornement
  Pretend-il l'engager jusques au sacrement?
  Que je le plains, Corinne! Une femme trompée
  D'une juste vengeance est sans cesse occupée,
  Et je ne repons pas qu'il descende au tombeau
  Sans porter sur son front quelque ornement nouveau.
  Ne vaudroit-il pas mieux, au declin de son âge?
  Que par ses cheveux gris il prouvât qu'il est sage.
  Je sçai qu'il ne l'est pas; mais, sans se deguiser,
  Il auroit le plaisir de nous en imposer.
  Pourquoi, mal à propos, enter sur sa vieillesse
  Les rameaux verdoyans d'une folle jeunesse?
  Pour moy, j'ay beau chercher, sous sa riche toison
  Je ne decouvre pas une ombre de raison.
  S'il en faut en deux mots faire un portrait sincere,
  Sa perruque est pesante et sa tête est legère.
  Il peut, quand il voudra, descendre au sombre bord:
  Il a rendu l'esprit long-temps avant sa mort.
  Mais laissons ce vieux fol: la vieillesse obstinée
  N'est pas à la sagesse aisement ramenée,
  Et l'arbre que l'on voit plier sous son fardeau
  Doit estre redressé lorsqu'il n'est qu'arbrisseau.
  Avec plus de succès je rimeray peut-être
  Auprès de ce blondin aux airs de petit-maître.
  Juste ciel! que de poudre! il en a jusqu'aux yeux[380].
  De quoy s'avise-t-il? Veut-il paroître vieux?
  Que n'attend-il du moins que l'âge le blanchisse?
  Quel siècle est donc le nôtre, où tout n'est qu'artifice,
  Où par un faux endroit tout se fait remarquer,
  Où, comme en carnaval, chacun veut se masquer?
  Mais quoy! c'est le bel air, me repondra Timandre;
  La poudre à pleines mains sur nous doit se répandre,
  Et, quant à moy, jamais du logis je ne sors
  Que l'on n'ait avec soin poudré mon juste-au-corps.
  Poudrer un juste-au-corps! quelle étrange parure!
  Quel goût extravagant et quelle bigarrure!
  Tels etoient autrefois Scaramouche, Arlequin,
  Tel est le dos d'un âne au sortir du moulin.
  Mais un peu trop avant ma censure s'engage:
  La perruque, après tout, est d'un commode usage;
  Une tête fêlée, à l'abry d'un chapeau,
  Ne peut du mauvais air garentir son cerveau;
  D'ailleurs, c'est une loi communement reçue,
  Qu'il faut devant les grands se tenir tête nue,
  Et la perruque alors est d'un puissant secours.
  Mais d'où vient que Dorante en change tous les jours?
  Va-t-il à la campagne, il prend la cavalière;
  Revient-il à la ville, il prend la financière,
  La quarrée aujourd'hui, l'espagnole demain[381].
  Encore approuverois-je un si plaisant dessein
  S'il changeoit à la fois de perruque et de tête;
  Mais sous poil différent c'est toujours même bête.
  Corinne, qu'en dis-tu? Tu vois quels sont ces fous
  Qui se sont mis en droit de se mocquer de nous.
  Tu le vois, leur caprice au moins vaut bien le nôtre;
  Mais la moitié du monde est la fable de l'autre,
  Et dans ce siècle injuste on se fait une loy
  D'être Argus pour autruy, Tiresias pour soy.
  Un autheur irrité fronde la pretintaille
  D'une écharpe rangée en ordre de bataille;
  Pourquoy ne pas décrire en style aussi pompeux
  Cette epaisse forest de superbes cheveux
  Que quelquefois un nain de grotesque figure
  Fait tomber à grands flots jusques à sa ceinture?
  Une etoffe, dit-il, mise en divers lambeaux,
  Peut servir à cacher de terribles deffauts;
  Une vaste perruque aussi couvre une bosse,
  Et souvent le harnois fait valoir une rosse.
  «Sur quoy, dira quelqu'un, vient-on satyriser?
  «On nous prend aux cheveux: est-ce pour nous raser?
  «Veut-on nous releguer dans quelque monastère?
  --Non, je veux seulement vous apprendre à vous taire.
  Hé! que vous avoit fait le nom de falbala[382]?
  Vous en inventez bien qui valent celuy-là,
  Et la mode, ordonnant que les cheveux postiches
  Seroient communs à tous, aux pauvres comme aux riches,
  A produit aussitôt plus d'un barbare nom,
  Comme barbe de bouc et tête de mouton[383].
  Mais laissons là le nom et venons à la chose.
  Ciel! qu'est-ce que je vois? quelle metamorphose!
  Les hommes, censurant l'ouvrier souverain,
  S'avisent de changer leurs cheveux pour du crin;
  Des plus vils animaux ils prennent la figure,
  Et l'art impunement reforme la nature.
  Quoy! n'est-ce pas assez que pour orner leurs corps
  Les vivans aient recours aux depouilles des morts?
  Par quel abaissement, par quelle horrible chute,
  L'homme veut-il encor s'allier à la brute?
  Je consens de bon coeur qu'il tire ses cheveux
  Des vivans ou des morts, des riches et des gueux[384],
  Qu'il en fasse chercher du Perou jusqu'à Rome:
  Jusque là je l'excuse, il n'a recours qu'à l'homme;
  Mais qu'il se pare enfin du crin de son cheval,
  C'est un aveuglement qui n'eut jamais d'egal.
  Que Cliton est plaisant, sous sa nouvelle hure,
  Lorsqu'un vent un peu fort souffle dans sa frisure!
  Mais c'est bien encor pis s'il pleut, pour son malheur:
  Sa tête a pour le moins six grands pieds de rondeur,
  Et je ne puis le voir que je ne me retrace
  Le monstrueux tableau que nous decrit Horace.
  Ce n'est pas tout, il soufre un autre contre-tems:
  Veut-il tourner le col, tout tourne en même temps.
  Ainsi que les cheveux le crin n'est pas flexible,
  Et, prêt à succomber sous un poids si penible,
  Il jure à chaque pas, et, dans son noir chagrin,
  Il maudit l'inventeur des perruques de crin.
  Je crois entendre icy Lisis, dont la coiffure,
  Au moins s'il nous dit vray, doit tout à la nature.
  Il brille, et devant luy Phoebus, le blond Phoebus,
  N'oseroit se montrer sans en estre confus.
  Sa tête cependant n'est riche qu'en mensonges;
  Ce n'est qu'à la faveur de certaines allonges
  Qu'à tant de jeunes coeurs il fait un guet-à-pan:
  C'est un geai revêtu du plumage du pan.
  J'ay honte de traitter cette indigne matière,
  Mais les hommes au moins m'ont ouvert la carrière;
  Eux-mêmes du sujet ils m'ont prescrit le choix;
  Pretintaille et perruque ont presque même poids,
  Et rimer avec art sur une bagatelle
  Est pour eux et pour nous une gloire nouvelle.
  Pour moy, je l'avoûray, leur ouvrage m'a plu;
  Malgré tout mon courroux, je l'ai vingt fois relu,
  Et, quoyque mon depit m'ait fait prendre les armes,
  Des bons mots qu'on y voit j'ay ry jusques aux larmes.
  Un quidam dont le coeur est contraire à son nom
  D'en être cru l'autheur s'allarme sans raison:
  Le public est tout prêt à lui rendre justice.
  On sçait bien que sa tête est feconde en malice,
  Mais on verra plutôt naître un geant d'un nain
  Qu'un ouvrage d'esprit eclorre dans sa main.
  Muse, changeons de style, et montrons qu'une femme
  Aux plus nobles projets peut elever son ame;
  Tachons de reveiller les hommes nonchalans;
  Transformons, s'il se peut, nos Medors en Rolands;
  Que desormais, vainqueurs sur la terre et sur l'onde,
  Ils soient dignes sujets du plus grand roy du monde.
  Quoi! dans le même temps que Bavière et Villars
  Du Danube et du Rhin forcent les vains ramparts,
  Et que l'aigle, à l'aspect de leurs fières cohortes,
  Regagne epouventé ses places les plus fortes,
  Des Françoys enyvrez des douceurs du repos
  Pourront se contenter d'admirer ces heros,
  Et, loin d'aller grossir leur triomphante armée,
  N'aprendront leurs exploits que par la Renommée!
  Nous n'en voyons que trop, de ces effeminez,
  Aux chars de leur Venus lachement enchaînez,
  Qui souffrent que l'amour remporte la victoire
  Sur l'eclat le plus vif que puisse avoir la gloire.
  O honte! cependant ils n'en font point de cas,
  Et je rougis de voir qu'ils ne rougissent pas.
  De quel front peuvent-ils nous reprocher sans cesse
  Tout ce qu'à leur egard nous avons de foiblesse,
  Eux qui, moins exposez, mais plus foibles que nous,
  Tous les jours en captifs tombent à nos genoux!
  Que deviendroient-ils donc si, pour vaincre leurs ames,
  Les femmes les pressoient comme ils pressent les femmes?
  Ces lâches, à nos yeux ne sçavent s'occuper
  Que du soin de mieux feindre et de nous mieux tromper.
  Et comment se peut-il que nos coeurs se defendent
  Des piéges dangereux qu'à toute heure ils nous tendent?
  Faut-il estre surpris de voir qu'ils soient aimez?
  Ils sont pour nous seduire en femmes transformez.
  Dans notre ecole même ils ont appris l'usage
  De poudrer leurs cheveux, de farder leur visage,
  De deguiser enfin jusqu'au ton de leur voix.
  Quel changement honteux! Sont-ce là ces Gaulois
  Dont jadis le seul nom fut la terreur de Rome?
  A peine ont-ils encor quelque chose de l'homme.
  Je ne veux pas confondre avec ces lâches coeurs
  Ceux qui, dignes enfans de leurs predecesseurs,
  Comme eux dans les hazards vont chercher la victoire,
  Et rendent à leur cendre une nouvelle gloire;
  Non, je ne parle icy que de ceux que l'amour
  Attache indignement à nous faire la cour.
  Corinne, ces objets n'ont rien qui ne me blesse.
  Je leur pardonnerois leur honteuse molesse
  Si du moins en ces lieux la paix, l'aimable paix,
  Faisoit regner l'amour avec tous ses attraits;
  Mais vivre auprès de nous dans une paix profonde
  Lors que Mars en fureur ravage tout le monde,
  Quel tems choisissent-ils? Ne rougissent-ils pas
  De trouver dans l'amour encore des appas?
  Loin de verser du sang, de repandre des larmes?
  Est-ce le temps d'aimer quand tout est sous les armes?
  Non, la voix de l'honneur leur fait une autre loy;
  S'ils peuvent l'ignorer, qu'ils l'apprennent de moy;
  Qu'une femme aujourd'hui, par des conseils sincères,
  Leur montre le chemin qu'ont suivi tous leurs pères.
  Loin d'assieger des coeurs, qu'ils forcent des remparts;
  Qu'ils ne se poudrent plus que dans les champs de Mars;
  Dans un corps vigoureux qu'ils portent un coeur mâle,
  Et qu'ils n'aient desormais d'autre fard que le hâle.

          [Note 377: Il s'agit d'une satire contre les modes des
          femmes, dont celle-ci est la contre-partie, mais que nous
          n'avons pas encore pu retrouver.]

          [Note 378: On appeloit ainsi, à la fin du XVIIe siècle,
          «les falbalas, les franges, les découpures et autres
          agréments qu'on mettoit aux écharpes des femmes.»]

          [Note 379: C'est à la fin du XVIIe siècle que les
          _cornettes_ à plusieurs étages devinrent surtout à la mode.
          Les comédiennes qui jouent Philaminte, Belise, Belène, et
          quelques autres rôles marqués des pièces de Molière, ont
          l'habitude de s'en coiffer; c'est un tort: quand Molière
          mourut, en 1673, il falloit attendre encore quelques années
          pour voir cette coiffure à la mode.]

          [Note 380: Voir, sur cet abus de la poudre dont on
          enfarinoit la perruque et le haut des manteaux, le
          Dictionnaire de Furetière, au mot _poudrier_. Dans la
          comédie citée tout à l'heure, il en est aussi parlé. On
          y voit «ces Narcisses modernes, qui, à l'imitation de
          l'ancien, avec une perruque tellement chargée de poudre que
          le juste-au-corps en est enfariné, ne se trouvent jamais
          devant aucun miroir qu'ils n'honorent de leur image.»]

          [Note 381: Dans l'_Eloge des perruques_, fait par de Guerle
          sous le pseudonyme d'Akerlio, à l'imitation du livre du
          curé Thiers, il est parlé de toutes espèces de _perruques_,
          p. 96, note 45.]

          [Note 382: On fit mille contes sur l'étymologie de ce mot,
          qui, selon Le Duchat, vient de l'allemand _Fall-Blatt_,
          mais dont le vieux mot espagnol _falda_ (bord ou pan de
          robe) est plutôt encore la racine. Un M. de Langlée dit un
          jour dans une maison que c'étoit un mot hébreu (Caillières,
          _les Mots à la mode_, p. 168). Tout le monde le crut sur
          parole, sauf pourtant deux personnes, qui, pour plus
          ample explication, crurent devoir s'adresser à l'abbé de
          Longuerac. «Au commencement de l'invention des falbalas,
          lisons-nous dans le curieux _ana_ qui fut composé d'après
          les dits et gestes du savant abbé, deux hommes d'épée que
          je ne connoissois pas vinrent me voir à Saint-Magloire,
          et, après bien des compliments, ils me demandèrent ce que
          signifioit _falbala_. J'eus beau leur protester que je n'en
          savois rien, ils me soutenoient que je le savois, parceque
          c'étoit un mot hébreu qui se trouvoit dans la Bible en
          hébreu, et qu'on les avoit assuré que je leur expliquerois,
          et que c'étoit le nom de quelqu'un des habillements du
          grand prêtre. Langlé, qui avoit inventé ce nom-là, disoit
          qu'il étoit hébreu, et ils l'avoient cru.» (_Longueruana_,
          p. 155.)]

          [Note 383: C'est ce que Furetière appelle des perruques à
          la _moutonne_.]

          [Note 384: Pour les perruques du roi d'Espagne Philippe V,
          on ne prenoit pas indifféremment, comme vous allez voir,
          les cheveux des riches ou des gueux. «Il y a une difficulté
          pour les perruques à quoi il faut faire attention, écrit
          le marquis de Louville au ministre de France: c'est qu'on
          prétend que les cheveux avec lesquels on les fera doivent
          être de cavaliers ou de demoiselles, et M. le comte de
          Benavente n'entend point raillerie sur cela. Il veut aussi
          que ce soit des gens connus, parcequ'il dit qu'on peut
          faire beaucoup de sortiléges avec des cheveux et qu'il est
          arrivé de grands accidents. Vous voyez que l'affaire est de
          conséquence, et qu'il n'y faut rien négliger.»]


FIN.

_Avec permission de M. d'Argenson._



_Le Ballet nouvellement dansé à Fontaine-Bleau par les Dames d'amour.
Ensemble leurs complaintes addressées aux courtisanes de Venus à
Paris._

_A Paris._

M.DC.XX.V.

In-8.


Le sejour de Fontainebeleau[385] a esté favorable aux uns et
perilleux aux autres, notamment aux dames d'amour, lesquelles plus
que jamais ont appris la cadence de M. du Vergé[386].

          [Note 385: C'est le séjour assez long que fit la cour à
          Fontainebleau et qui donna lieu à l'une des pièces publiées
          dans notre t. 3, p. 217. Elle nous avoit déjà édifié sur
          les scandales qui le signalèrent, et que Louis XIII, en
          roi chaste, réprima par la fustigation préalable et par
          l'expulsion des filles qui avoient suivi la cour.]

          [Note 386: C'est-à-dire ont été _fouettées de verges_.
          C'étoit le châtiment des filles publiques jusqu'à la fin
          du XVIIIe siècle. La Gourdan fut ainsi condamnée à la
          fustigation en plein carrefour des Petits-Carreaux, près
          duquel elle demeuroit. V. _Corresp. secrète de Métra_, t.
          2, p. 168, 195.]

La dame Catherine de la Tour, comme la première et la plus renommée
de toute l'academie du dieu d'Amour, a esté, selon sa dignité, receue
à la danse avec le plus d'honneur: c'est elle qui a frayé la cadence
du bal. C'est pourquoy qu'autant qu'elle avoit poivré des champions
de ladite academie, elle a esté recompensée de ces salaires; à quoy
de bons garçons, forts et roides, ne se sont point espargnez le peu
qu'il leur restoit de forces: de telle sorte que dix poignées leur
ont faict perdre le plancher des vaches pour leur apprendre de dancer
par haut le triory de Bretagne.

La dame Guillemette, autrefois gouvernante des allées de la feue
royne Marguerite[387], fut conduite au bal par la petite Jeanne
des Fossez de Sainct-Germain-des-Prez, et toutes deux, après la
declaration par eux faicte par devant le Gros Guillaume de tous
les bienfaicts et gratifications qu'elles ont faictes aux bons
compagnons, dont un ample registre en a esté dressé, dont il
demeurera une immortelle memoire à ceux qui ont combattu sous
leur cornette, ont esté les secondes qui ont eu sceances au bal,
lesquelles, après toutes leurs dances, ont esté frottées de deux cens
coups d'estrivières.

          [Note 387: Le parc de la reine Marguerite au faubourg
          Saint-Germain, longeant le quai Malaquais. V. le t. 1, p.
          219, et le t. 4, p. 174, 175.]

La bourgeoise de la grosse tour du fauxbourg Sainct-Jacques[388],
qui, au subject que le regiment des gardes avoit quitté sa boutique,
avoit esté contraincte de venir avec son academie trouver la cour à
Fontainebeleau. Elle ne fut si tost arrivée que la reputation de son
nom fut partout espandue entre les bons compagnons.

          [Note 388: Sans doute la tour de la commanderie de
          Saint-Jean-de-Latran, place Cambrai. L'enclos dont elle
          faisoit partie étoit lieu d'asile, et par conséquent
          encombré d'une foule de gens sans aveu, dont le trop-plein
          refluoit sur les environs. Lorsqu'on la démolit, il y a
          deux ans, le quartier sur lequel elle planoit n'étoit pas
          mieux peuplé. V. notre livre _Paris démoli_, 2e édit.,
          introd., p. L.]

L'on ne manqua de la faire semoner au bal, et pour ce faire la petite
Claire eut la charge de la prier avec toute sa compagnie; ce qu'elle
ne refusa, d'autant que, pour l'amour de ses compagnes, elle n'avoit
garde d'y manquer. De sa bande estoient les dames de la fleur du
Marais[389], Guignoschat, de la Taille et la gentille Belinotte, et
plusieurs autres que je ne sçay par les noms, toutes lesquelles,
par une assez belle promptitude au bal, estant montées chacune sur
un poulain, elles dancèrent d'une telle façon, qu'après l'on a esté
contrainct de les frotter depuis la teste jusqu'aux pieds, et, leur
peau estant si dure que le grand nombre de frottoirs desquels l'on
se servoit s'usoit en un instant, que l'on a esté contrainct de les
refrotter des serviettes de M. du Vergé[390].

          [Note 389: On sait que les courtisanes y abondoient. V. une
          lettre de Gui Patin, 1er octobre 1666. Marigny, dans son
          poème du _Pain béni_, nous donne le commissaire Vavasseur
          comme étant

               Des lieux publics grand ecumeur,
               Adorateur de ces donzelles
               Qui ne sont ni chastes ni belles,
               Et qui, sans grace et sans attraits,
               Vivent des péchés du Marais.]

          [Note 390: C'était le mot consacré pour dire des verges. De
          là vient sans doute qu'en argot une canne de jonc s'appelle
          encore une _serviette_.]

Cette assemblée ne se peut faire sans apporter de la jalousie à
celles qui n'en avoient esté averties, car la dame Tiennette,
blanchisseuse suivant la cour, qui a succedé à la place de la grosse
Martine, faisant rencontre de la petite Marie, luy demanda d'où elle
venoit. Ce fut alors que l'ordre qui s'estoit tenu au bal fut bien
deschiffré. La grosse Martine, bien qu'elle eust trois pieds et
demy de galles sur le col, ne laissa pas d'estre grandement faschée
de ce qu'elle n'en avoit pas esté advertie, à cause de sa grande
prestance et du rang qu'elle tient parmy leurs compagnies à cause
de son antiquité aux academies; mais, pour la contenter, la belle
Louise de la Motte luy dit: Tiennette, ne vous faschez point, il y
en a encore assez pour vous et pour vostre compagnie; je m'asseure
que l'on vous aura reservé quelque chose. Incontinent elles se
mirent en chemin pour aller au lieu désigné pour le bal, où, estant
arrivées, trouvèrent cinq bons garçons, frais et bien dispos, pour
leur apprendre les _Canaries_[391]; mais elles furent bien estonées
quand il fallut decouvrir le fesson, et toutes quatre furent servies
bien d'autre monnoye que n'avoient esté les autres; car il n'y avoit
pas bien longtemps que l'un de ces bons garçons avoit gaigné le mal
de Naple d'une de la bande, quy lui avoit contrainct de faire le
voyage de Bavière, ce qui fut la seule cause que l'on ne reserva
plus rien du bal. L'on employa le tout sur entr'elles, et pour leurs
derniers mets survint un gros valet d'estable qui avoit une paire
d'estrivières toutes neufves, qui les esprouva de chacune vingt et
quatre coups, de telle sorte que ces pauvres drovites, se voyant
accommodées de la façon, baillèrent au diable la rencontre de la dame
Marie et toute la dance.

          [Note 391: «Sorte d'ancienne danse, dit Compan, que l'on
          croyoit venir des îles Canaries, ou qui, selon d'autres,
          venoit d'un ballet ou mascarade dont les danseurs étoient
          habillés en rois de Mauritanie ou sauvages.» (_Dict. de
          danse_, p. 41.) Cette danse, avec toutes ses _passades_ et
          _reculades_, est décrite dans l'_orchésographie_ de Thoinot
          Arbeau. «Et notez, y lisons-nous, que lesdits passages sont
          gaillards, et néanmoins étranges, bizarres, et ressentant
          fort le sauvage.»]

Elles eurent un tel crève-coeur de cette exercice que d'un même
pas elles ont abandonné Fontaine-Bleau, et sont venues chercher
leur bonne fortune dans les fossés des Vignes, lez Paris, hormis la
grosse Tiennette, qui tient son academie dans les Saussayes, derrière
Sainct-Victor.

Voilà la façon du bal qui s'est dancé de nouveau à Fontaine-Bleau par
les dames d'amour, duquel, pour en faire recit à leurs compagnes,
voicy la teneur de leur lettre:



_Complainte des Courtisannes d'amour sur leur bannissement de la
suitte de la Cour. Addressée aux Champions de la Cornette de Venus à
Paris._


Nos très chères soeurs, puisque maintenant la fortune a tourné le dos
à nos favorables entreprises, et que tous nos desseins sont rompus au
sujet des deffences qui nous sont faictes de ne plus habiter dans les
bois pour faire hommage de nos très humbles services aux valeureux
champions qui ordinairement combattent sous l'etendart de nostre mère
Venus.

Que disons-nous? non pas seulement dans les bois, mais qui plus est
en aucuns lieux du monde, souz peine d'encourir des chastimens justes
de nos perseverances si nous voulons continuer nos premières vies.

Helas! ce qui plus nous fasche, c'est qu'après le commandement de
l'un des plus sages princes de ce temps, qui a commandé à Monsieur le
grand prevost de nous faire faire l'exercice, non pas de militaire,
mais celui que Jean Guillaume faict faire quelques fois à celles de
nos academies, et qui le plus souvent sont dans le grand et le petit
Chastelet, et par trop de paresse se laissent manger aux pulces, de
telle sorte que l'on est contrainct de leur faire prendre l'air pour
deux heures et chasser de dessus leurs epaules ces bestioles qui par
trop les importunoient.

Telles promenades nous sont survenues, bien que nous n'eussions en
aucune façon la volonté de ce faire. Toutes fois, cela ne nous seroit
encore rien, n'estoit qu'à present nous sommes frustrées de jouyr de
la presence et des contentemens que nous jouissions de ceux qui nous
faisoient l'honneur de nous visiter.

C'est, nos très chères soeurs, de cette triste et infortunée
adventure qui nous est arrivée de quoy, pour le present, nous pouvons
vous faire participantes, tant pour vous suplier de nous estre
secourables en cette disgrace, et aussi pour vous servir d'exemple
et leçon pour vous garantir d'un tel naufrage, d'autant que vous
estes en des lieux dans lesquels quantité de surveillans peuvent vous
donner l'assaut journellement, et le plus souvent, faute de bailler
la croix à quelques commissaires[392], de peur que le diable les
emporte, ils seront en vos endroicts pires que des chiens, car après
avoir vidé vos places ils pourront facilement les faire purger souz
les piliers des halles.

          [Note 392: «O Dieu! quel desordre! est-il dit dans _les
          Caquets de l'Accouchée_ (V. notre édit., p. 37)... A quoy
          servent... tant de commissaires de Chastelet? A prendre
          pension des garces, des maquerelles, etc.» Le commissaire
          Vavasseur, nommé dans l'une des notes précédentes, étoit de
          ceux-là.]

Tout cela est sans mettre en ligne de compte un grand nombre de
serviteurs et valetz de chambre, qui peuvent, sçachant nostre
infortune, aller souvent ployer vos toilettes et empaqueter vos robes
et cotillons.

L'esperance que nous avons que vous aurez compassion de nous faict
que très humblement toutes en general vous prions de nous assister
pendant nostre exil, et ce faisant obligerez celles qui seront à
jamais

   Vos très humbles soeurs.

                                               L. C. D'AMOUR.

       *       *       *       *       *

_Regrets des Courtisannes d'amour sur leur bannissement de la Cour._


  Plorez, nos tristes yeux, si par de justes larmes
  Vous pensez soulager tant de tourmens secrets;
  Nous sçavons que les pleurs c'est le propre des femmes,
  Mais la force d'un prince cause tous nos regrets.
  Plorez, nos tristes yeux, pour toute recompence
  De tant d'honnetetés; debordez en vos pleurs,
  Voyez tous nos pensers, et que plus rien ne pense
  Que de nous distiller parmy tant de douleurs,
  Douleur que nous sentons, douleur insupportable
  Qui nous fera mourir cent mille fois le jour.
  Las! que ne mourons-nous? Il n'est pas raisonnable
  D'endurer tant de mal pour avoir tant d'amour.
  Nos coeurs, que le regret maintenant passionne[393],
  N'auront pas d'autre bien que d'aimer constamment;
  Mais cette ame legère à cette heure nous donne
  Pour un extrême amour un extrême tourment.
  Adieu doncques la cour, adieu nos chères vies,
  Adieu tous courtisans, adieu nos petits oeils,
  Adieu nos seuls espoirs, adieu nos doux accueils,
  Adieu les doux appas de l'amoureuse envie.

          [Note 393: C'est le plus ancien emploi que nous
          connoissions de ce mot, condamné plus tard par Vaugelas,
          mais qui n'en a pas moins fait fortune.]



_Satyre contre l'indecence des Questeuses[394]._

          [Note 394: Cette petite satire se trouve à la suite
          des _Poésies chrestiennes, contenant la traduction des
          Hymnes et des Proses non traduites dans les heures de
          Port-Royal....._, par le sieur D***, à Paris, chez
          Guillaume Valleyre, MDCCX, in-8. Elle a trait à une mode
          assez profane dont Furetière nous avoit déjà parlé avec
          détail dans son _Roman bourgeois_. V. notre édit., p.
          31-32.]


  Que vois-je, ô Dieu! que vois-je en ce jour solemnel
  Où chacun vient au temple adorer l'Eternel?
  Quel demon envieux du salut de nos ames
  Souffle en de foibles coeurs de detestables flames!
  Une questeuse, ornée en supot de Satan,
  Fière de sa beauté comme un superbe pan,
  De vains ajustemens indecemment parée,
  Et d'un air tout profane en la maison sacrée,
  La gorge à decouvert[395], les oreilles, les bras,
  Etalage honteux de funestes appas,
  D'un sacrilège feu brûle les coeurs fidelles,
  Fait naistre aux plus devots des flames criminelles.
  Que deviendrai-je, helas! sans force et sans vertu,
  Si le plus fort athlète est lui-même abbatu?
  Spectacles seducteurs, delices condamnées,
  Et vains amusemens de mes folles années,
  Vous remplîtes mon coeur d'un feu tout criminel,
  Et je brule aujourd'hui, même au pied de l'autel.
  Ce feu, qui, grace au ciel, s'eteignoit dans mon ame,
  Excité de nouveau, s'y rallume et l'enflame.
  Hé quoi! de tels objets dans l'église, en un lieu
  Où tout nous doit parler de ton amour, grand Dieu!
  Où tout doit être pur d'une pureté d'ange!
  O detestable abus! renversement etrange!
  Quel est, dira quelqu'un, ce critique chagrin
  Qui veut laisser languir la veuve et l'orphelin,
  Qui, d'un zèle indiscret blâmant toute parure,
  Ne voit pas qu'elle seule attendrit l'ame dure[396],
  Que par là dans ses maux le pauvre est assisté,
  Que plus abondamment se fait la charité?
  Quoi! cette charité, cette vertu suprême,
  Qui fait qu'on aime Dieu beaucoup plus que soi-même.
  Qui s'occupe du soin de sauver le prochain,
  Va parée en idole une bourse à la main,
  Passe de chaise en chaise en pompeux equipage,
  Fait marcher à sa suite et demoiselle et page,
  Sans honte, sans pudeur, en habit somptueux,
  Ose ainsi demander pour les pauvres honteux!
  Seule au dessus de tous, comme sur un theâtre,
  Souvent d'un peuple saint fait un peuple idolâtre[397],
  S'adresse aux plus galands, qui donnent tour à tour
  Une pièce d'argent comme un gage d'amour[398].
  Que plutôt sans secours mille pauvres languissent,
  S'il faut pour les aider que tant d'ames perissent!
  On compte avec plaisir l'argent qu'on a touché,
  Sans voir qu'un tel argent est le prix du peché.
  O funeste secours! ô moyen diabolique!
  N'est-il pour assister que cette voie inique?
  Non, non; la charité s'y prendroit autrement,
  Et n'iroit point ainsi paroître effrontement
  Renoncer dans l'Eglise à l'etat de chretienne,
  Portant l'air et l'habit d'une comedienne;
  Son front seroit orné d'une honnête pudeur,
  L'humilité feroit sa gloire et sa grandeur,
  Des simples vêtements son luxe et sa parure.
  Loin de vouloir par l'art embelir la nature,
  Demandant à chacun, son abord chaste, doux,
  Ne corromproit personne et les gagneroit tous;
  On seroit excité par la Charité même
  A soulager le pauvre en sa misère extrême.
  Malgré tout ce qu'inspire un air sage et pieux,
  Elle craint, elle tremble, exposée à tant d'yeux;
  Mais on la prie, on presse, et, timide et modeste,
  Quand le besoin l'exige elle se manifeste.
  Dieu beniroit la quête et cet humble dehors,
  Et feroit dans sa bourse entasser des tresors,
  Fruit de la pieté des ames charitables,
  Dont on pourroit sans honte aider les miserables.

          [Note 395: Sur cette nudité de la gorge que les femmes se
          permettoient, même dans les églises, V. notre t. 3, p. 258,
          note.]

          [Note 396: Le chevalier de Cailly avoit déjà dit dans une
          de ses épigrammes:

               Aux jours que va quêter la charmante Belise,
                     Elle furète de l'église
                   Les quatre coins et le milieu,
               Et tous ceux que l'on voit donner à cette belle
                   Donnent moins pour l'amour de Dieu
                   Qu'ils ne donnent pour l'amour d'elle.]

          [Note 397: Mademoiselle de Bourdeille quêtoit à
          Saint-Gervais le jour de la fête patronnale. Le comte de
          Boursac, son parent, quand elle lui tendit la bourse, y mit
          ce billet au lieu d'argent:

               Quand dans la nef et dans le choeur
                 Bourdeille eut fait la quête,
               Que du troupeau, que du pasteur
                 Elle eut fait la conquête,
               L'Amour, qui la suivoit de près,
                 Tant elle était jolie,
               N'eût pas fait grâce à saint Gervais
                 S'il eût été en vie.]

          [Note 398: Le P. Sanlecque, dans sa _Satire à une mère
          coquette_, a dit:

               Que ta fille jamais n'aille dans le saint lieu
               Quester des coeurs pour elle et des deniers pour Dieu.]



_Les contens et mescontens sur le sujet du temps._

_A Paris._

M.DC.XLIX.

In-4.


Ayant dessein ces jours passez d'aller au Palais pour apprendre
quelques nouvelles touchant les affaires presentes, je treuvay que
la porte en estoit investie d'une multitude de peuple et gardée
par un regiment de bourgeois qui se tuoient le coeur et le corps
pour en empescher l'entrée; ce qui me fit resoudre à passer chemin,
n'estant pas propre à violenter une chose deraisonnable, ou faire
des submissions à des gens qui croiroient m'obliger beaucoup en
m'accordant une faveur de si peu de conséquence.

Je passay donc plus outre; mais je ne fus pas plus tost vis-à-vis
de Saint-Barthelemy[399] qu'un autre obstacle arresta mes desseins
et mes pas: une troupe de monde ramassé de toutes sortes de sexes
et de conditions occupoit tellement le passage que, quand mesme la
curiosité ne m'auroit pas donné l'envie d'apprendre le sujet de ce
tumulte, j'aurois esté contraint de demeurer quelque temps malgré
moy. Je m'informe donc d'abort aux uns et aux autres de ce que
c'estoit, mais ces personnes interessées dans la dispute avoient
à respondre à bien d'autres qu'à moy; et, sans un bon-heur qui me
fit rencontrer un de mes amis parmy cette multitude, j'aurois esté
long-temps avant que de penetrer dans le sujet de cette brouillerie.
Je le salue et luy demande, après les complimens ordinaires, d'où
pouvoit provenir cette apparence de sedition, dont je n'avois pu
rien tirer qu'à bastons rompus. Ce n'est, me respondit-il, qu'une
bagatelle. Cette gueuse que vous voyez avec ses deux enfans attachez
sur son dos avec des bretelles, sortant de Saint-Barthelemy, a
demandé l'aumosne en passant à cette fille d'armurier dont la
boutique est toute proche. Je ne sçay si la rudesse du refus qu'elle
luy a fait, ou la naturelle façon d'injurier et de quereller, a
poussé cette gueuse à luy dire que c'estoit une belle Madame de bran
de rebuter ainsi les pauvres et de n'avoir non plus pitié d'eux que
des bestes; qu'elle ressembloit le mauvais riche, et qu'elle aymoit
mieux crever des chiens que d'en soulager les membres de Dieu.
Cette fille s'est montrée assez patiente d'abord; mais quand elle
s'est veu importunée de ces injures, elle a commandé aux garçons
de chasser cette yvrognesse, ce qu'ils ont fait à la verité avec
un peu trop de rigueur, jusques à la renverser par terre avec ses
enfans. Le peuple s'est assemblé là-dessus, qui a relevé cette pauvre
femme, entreprenant son party avec beaucoup de chaleur; entr'autres,
ce petit homme assez mal fait, dit-il en me le montrant, d'un
mestier comme je croy qui n'a plus de cours maintenant, s'est si
bien eschauffé de paroles avec les filles et les garçons de cette
boutique, qu'ils en sont quasi venus jusqu'aux mains. On dit bien
vray, a-t-il dit d'abord, qu'il vaudroit mieux qu'une cité abysmast
qu'un pauvre devinst riche.

          [Note 399: Cette petite église se trouvoit rue de la
          Barillerie, en face du Palais. La _salle du Prado_, qui fut
          d'abord le _théâtre de la Cité_, occupe son emplacement.
          On avoit beaucoup souffert des troubles dans ce quartier,
          où se faisoit le commerce des objets de luxe. Le 19 juin
          1652, il y eut une _requête présentée_ au Parlement par
          les marchands, bourgeois et artisans «demeurant tant sur
          le pont Saint-Michel, au Change, rue de la Barillerie et
          ès environs du Palais et lieux adjacens, pour qu'on les
          dechargeat «des loyers qu'ils pourroient «debvoir du terme
          de Noël à Pasques». Ils donnent pour raison que, «leur
          traficq ordinaire... ayant cessé, comme il est notoire, ils
          sont reduits à une disette extrême, joint que la plupart
          du temps leurs boutiques sont fermées, estant obligés
          d'avoir les armes sur le dos et faire garde aux portes.»
          Cette requête a été publiée dans toute sa teneur par
          _l'Investigateur, journal de l'Institut historique_, avril
          1841, p. 133-134.]

Voyez un peu cette reyne de carte qui se carre comme un pou sur un
tignon! Et depuis quand es-tu si relevée, eh! Madame? Je croy que
devant le siège de Corbie[400] tu n'estois pas si glorieuse! Il a
bien plu dans ton escuelle depuis ce temps-là! Mort de ma vie! je
t'ay veu bien piètre aussi bien que moy. Ce n'est pas d'aujourd'huy
que je te connois. Tu dois bien remercier ceux qui sont cause de la
guerre, et prier Dieu que Paris soit tousjours comme il est. Ouy,
Messieurs, a-t-il dit se retournant devers le peuple, ce sont des
monopoleurs qui tirent tout l'argent de Paris à vendre leurs diables
d'armes; qui ne servent qu'à faire tuer le monde; et, tel que vous
me voyez, je me suis veu et je devrois estre plus qu'eux; mais cette
guerre m'a ruiné aussi bien que beaucoup d'autres, et il n'y a que
ces canailles qui en font leur profit. Quelques voisins, prenant la
parole pour l'armurière, ont appellé cet homme seditieux, et que
s'il n'estoit pas à son ayse, qu'il s'en prist à ceux qui l'avoient
ruiné; qu'au reste le bien des marchands ne luy devoit rien; qu'il
feroit bien de se retirer; et, disant cela, l'ont un peu poussé par
les espaules. Cette rudesse l'a mis tout à fait deshors, et, comme
il s'est veu supporté de beaucoup d'autres qui s'estoient rangez de
son costé, il s'est mis à declamer tout haut que c'estoit une pitié
de voir des coquins mal-traicter des honnestes gens, que c'estoit
des traitres dans Paris, qu'ils estoient cause de la continue de
la guerre, et que l'on feroit bien de se jetter sur leur fripperie
et de piller leur maison. A ce bruit, le monde s'est attroupé plus
qu'auparavant, et toute cette multitude s'est divisée en deux partys
contraires, de contens et de mescontens. Au party des contens, qui
estoit celuy de l'armurier se sont joints quelques marchands du
palais, clinqualliers, bahutiers, faiseurs de malles, valises[401] et
foureaux de pistolets, paticiers, boulangers, meusniers, bouchers,
espiciers, charcuitiers, fourbisseurs, armuriers ou faiseurs de
pistolets, usuriers et presteurs sur gages, cordonniers, imprimeurs,
cabaretiers[402], colporteurs et vendeurs de rogatons, maquignons,
pannachers, faiseurs de baudriers, vendeurs de poudre et de balles,
officiers de guerre et cavaliers, et bref tous ceux à qui la guerre
peut apporter plus de profit que la paix, et qui se maintiennent
mieux dans les troubles que dans l'estat tranquille des affaires.

          [Note 400: Cette ville, qui n'est qu'à trente-cinq
          lieues de Paris, ayant été prise en 1636, la terreur des
          Parisiens, qui voyoient déjà l'ennemi à leurs portes, avoit
          été grande. Tout le monde s'étoit armé, et Paris avoit eu
          bientôt sur pied près de vingt mille hommes, presque, tous
          laquais ou apprentis. Ceux-ci, que les maîtres avoient
          été obligés de congédier en vertu de l'arrêt du 13 août,
          et qui n'avoient plus d'emploi comme artisans, en avoient
          ainsi retrouvé comme soldats. Les clercs des procureurs et
          les commis avoient aussi été équipés en guerre. «L'armée
          de Corbie, dit Tallemant, obligea chaque porte cochère de
          fournir un cavalier. Mon père équipa un de ses commis pour
          cela.» (Historiettes, 1re édit., t. 5, p. 151.) V. aussi
          plus haut, p. 7, note. C'est à ce grand armement que notre
          armurière avoit fait la fortune qu'on lui reproche ici.]

          [Note 401: Le commerce des marchands de malles est celui
          qui a toujours prospéré le mieux en ces temps de troubles
          et de paniques, où tant de gens n'ont que la bravoure de la
          fuite. Dans _le Bourgeois de Paris_, pièce d'à-propos en
          cinq actes jouée au Gymnase, et l'une des meilleures que la
          révolution de 1848 ait inspirées, l'un des bons rôles est
          pour un layetier, dont la frayeur des gens pressés de faire
          leurs malles a de même achalandé la boutique.]

          [Note 402: Si les cabaretiers de la ville étoient parmi les
          _contents_, ceux de la banlieue étoient du parti contraire:
          ainsi la Durié, la fameuse tavernière de Saint-Cloud. Une
          mazarinade nous a conté ses doléances, _les Lamentations
          de la Durié de Saint-Cloux, touchant le siège de Paris_,
          Paris, 1649, in-4. V. sur elle une note de notre édit. du
          _Roman bourgeois_, p. 86.]

Celuy des mescontens, beaucoup plus grand et plus puissant que
l'autre, s'est fortifié tout à coup de quantité d'artisans, comme
peintres, architectes, sculpteurs, graveurs, horlogeurs, menuisiers,
massons, relieurs, libraires, marchands de soye, lingers, prestres,
passementiers, rubaniers, lutiers, musiciens, violons, rotisseurs,
harangères, chaudronniers, advocats, procureurs, solliciteurs,
sergens à cheval et à verge, miroüettiers, esguilletiers,
espingliers, joualliers, vendeurs de babiolles[403], tabletiers,
serruriers, fondeurs, vendeurs d'evantails et d'escrans, teinturiers,
blanchisseurs, macreaux, putains[404], et toutes sortes de gens que
l'estat des affaires presentes a mis et met encor tous les jours au
berniquet[405], et qui ne sçavent plus, la plus part, de quels bois
faire flesche. Vous les distinguerez facilement, si vous voulez les
escouter un moment, par les raisons qu'ils apportent, ou plustost les
injures qu'ils se chantent les uns aux autres.

          [Note 403: _Bimbelotiers_, marchands de jouets, _bimbale_,
          comme disent les Italiens.]

          [Note 404: Il est question de cette misère des filles de
          joie dans un grand nombre de Mazarinades. Nous citerons
          seulement: _Ambassade burlesque des filles de joie au
          cardinal_; _Dialogue de dame Perrette et de Jeanne la
          Crotée sur les malheurs du temps et le rabais de leur
          metier_; _L'Etat déplorable des femmes d'amour de Paris, la
          harangue de leur ambassadeur au cardinal Mazarin, et son
          succès_; _La famine, ou les Putains à cul, par le sieur de
          la Valise, chevalier de la Treille_, _etc..._]

          [Note 405: «Envoyer quelqu'un au _berniquet_, c'est-à-dire
          le ruiner.» (Leroux, _Dict. comique_.) Le _berniquet_ est
          le bahut où les meuniers mettent le son. A l'homme ruiné
          qui n'a plus de _pain sur la planche_, il ne reste que la
          ressource d'aller au _berniquet_.]

Cet entretien fut interrompu par un grand cry qui s'esleva dans la
troupe, qui fut suivy d'une risée generale. Un meusnier qui s'estoit
eschauffé dans la dispute avoit laissé son mulet derrière luy, chargé
de deux sacs de farine. Quelque matois, se servant de l'occasion,
ayant percé le sac, en tira secrettement une bonne partie, et se
retira finement après avoir fait son coup. Le meusnier, en estant
adverty par quelques uns qui voyoient encor couler la farine par le
trou, s'escria qu'il estoit volé; sur quoy la femme d'un solliciteur,
qui s'escrimoit fort et ferme de la langue et qui n'en eust pas
donné sa part au chat, luy dit en le raillant: Ha! qu'il est bien
employé! C'est, par mon ame, pain benist; il est bon larron qui
larron desrobe. Vrayment, le voilà bien malade! Quand on lui en
auroit pris vingt fois davantage, il sauroit bien où le reprendre.
Les premières moutures en pâtiront sans doute.--A qui en a cette
double masque? luy replique le meusnier; t'ay-je jamais rien derobé?
Si tu avois fait les pertes que j'ay fait, tu n'aurois pas le caquet
si affilé. J'ai perdu six asnes, Messieurs, et quatre mulets, quand
les grandes eaux emportèrent les moulins[406], et cette chienne
me viendra reprocher encore que je fais de grands profits!--Quand
tu aurois esté noyé quant et quant eux, il n'y auroit pas eu grand
perte, dit la solliciteuse. Un boulanger, prenant la parole pour
le meusnier, qui estoit, comme je croy, son compère, dit que cela
estoit estrange que l'on blasmoit les personnes les plus necessaires
et desquelles on ne se pouvoit passer.--Sçay mon[407]! ma foy, dit
un relieur; voilà des gens bien necessaires, mais c'est pour tirer
l'argent et ruiner entierement le pauvre peuple.--Que veux-tu dire?
replique le boulanger; aurois-tu du pain sans eux et sans nous?--Nous
en donnes-tu, luy dit l'autre, et ne devons-nous point t'en avoir de
l'obligation lorsque tu nous rançonnes et vends une chose six fois au
double?

          [Note 406: Les moulins qui étoient amarrés sous le pont au
          Change et sous le pont Notre-Dame. Ils avoient beaucoup
          souffert des inondations de la Seine de 1636 à 1641.]

          [Note 407: Pour _ce mon_, _ça mon_. Nous avons déjà
          expliqué le sens et l'origine de cette interjection.]

--En effet, continue un peintre, c'est une honte des abus que
commettent les boulangers; ils achètent le bled à bon prix et
rencherissent tous les jours le pain de plus en plus. La police
y devroit donner ordre[408] et en chastier quelques uns pour
donner exemple aux autres.--Cela ne va pas comme tes peintures
barbouillées, luy respond le boulanger; mesle-toy de vendre tes
Vierges Maries borgnesses, ou de faire comme Judas en vendant
Nostre Seigneur pour trente deniers.--Il faudroit donc que je te le
vendisse, car tu as plus la mine d'un juif que d'un moulin à vent,
dit le peintre. Un frippier[409] qui avoit la teste tournée d'un
autre costé creut que ce mot de juif avoit esté dit à son occasion,
et, sans demander d'où venoit cette injure, s'adressa fortuitement à
une harangère qu'il trouva la bouche ouverte, et, jurant par la mort
et par la teste, l'appella plus de cent fois macquerelle. Est-ce à
cause, luy dit-il ensuitte, que tu ne vends plus ta marée puante,
depuis que nous avons permission de manger de la viande? Te veux-tu
vanger sur ceux qui n'en peuvent mais? Mortbieu! je t'envoyray
chercher tes juifs où tu les as laissez, et te montreray que je suis
honneste homme.--En as-tu tanstost assez dit? replique l'harengère
les mains sur les roignons; jour de Dieu! tu t'es bien adressé,
guieble de receleur! Si je vendons de la marchandise, elle est belle
et bonne; mais, pour toy, tu te donnerois au diable pour cinq sols et
tromperois ton père si tu pouvois. C'est bien, mercy de ma vie! de
quoy je me mets en peine si j'ay ta pratique, ou si tu vas acheter
des tripes ou de la vache aux bouchers! Sur ce mot de bouchers,
un qui estoit un peu derrière s'avança pour repliquer à cette
injure, en la menaçant de luy donner sur la moitié de son visage. Un
jeune advocat s'avança de dire là-dessus qu'il avoit remarqué que
les bouchers, à leur dire, n'avoient jamais que du boeuf, et les
cordonniers que de la vache. Que voulez-vous dire des cordonniers,
monsieur l'advocat de cause perdue? repart un de cette vacation; ils
sont honnestes gens et ne sont pas des cousteaux de tripiers comme
vous, qui playderiez la plus mauvaise cause pour un teston, et qui
prenez le plus souvent de l'argent des deux parties.--_Ne sutor
ultra crepidam_, luy replique l'advocat; vous estes un sire dans
vostre boutique.--Qui parle de cire? dit là-dessus un epicier; je
voudrois que tous les mestiers fussent exempts de tromperie comme
le nostre: il n'y auroit pas tant de monde de damné.--Il ne faut
juger de personne, dit un prestre en retroussant sa soutane; qui se
justifie est ordinairement le plus coupable.--Meslez-vous de dire vos
_oremus_, luy replique l'espicier, sans venir faire icy des sermons
en pleine rue. Le prestre fut prudent et se retira de la meslée
doucement sans rien dire davantage. Ce que voyant un colporteur, il
dit à l'espicier en riant: Vous avez donné le fait au prestolin; le
voilà penaut comme un fondeur de cloches.--Est-ce pour m'offenser?
dit là-dessus un fondeur; il semble que tu me montres au doigt.
Helas! mon pauvre frippon, tu le serois bien autrement sans les
rogatons dont tu amuses le peuple et sans les sottises que l'on te
donne à debiter; tu aurois bien la gueulle morte, et ta femme seroit
bien contrainte de mettre en gage les bagues et le demy-ceint[410]
pour mettre du pain sous ta dent. Il en eust dit davantage sans le
bruit d'une autre dispute qui fit tourner tout le monde, pour voir ce
que c'estoit.

          [Note 408: Il y eut une _Requête des bourgeois de Paris à
          Nosseigneurs du Parlement touchant la police des vivres_,
          etc., par lequelle il est demandé que le pain soit taxé
          à six blancs, ou trois sous la livre de pain blanc, deux
          sous le moyennement bis, dix ou vingt deniers le bis. Un
          boulanger qui, loin de se soumettre à cette taxe, avoit
          refusé de vendre du pain à une pauvre femme, mourut les
          entrailles rongées par de gros vers. C'est du moins ce qui
          est raconté dans une pièce du temps, _La mort effroyable
          d'un boulanger impitoyable de cette ville_. Paris, 1649,
          in-4.]

          [Note 409: Tous les frippiers passoient alors pour être des
          Juifs V. notre t. 1, p. 181.]

          [Note 410: V., sur cette parure des petites bourgeoises et
          surtout des chambrières, notre t. 1, p. 317, et t. 3, p.
          106. Pour ce dernier passage, nous avons cité ce qu'on lit
          dans le dictionnaire de Cotgrave au sujet de cette sorte de
          ceinture, dont le devant étoit d'argent ou d'or, et l'autre
          partie de soie. Cette description est fort bien justifiée
          par ces vers d'une chanson de Jacques Gohorry, qui prouvent
          en outre que vers le milieu du XVIe siècle le demi-ceint
          étoit à la mode déjà:

               Il vous donnera ceinture,
               _Demi-ceint ferré d'argent_,
               Rouge cotte et la doublure
               Plus que l'herbe verdoyant.]

Un joueur de luth du party des mescontens avoit desjà dit quantité
d'injures à un charcutier qui n'avoit pas la mine d'avoir souffert
aucune disette pendant le siège; il avoit les joues rebondies comme
les fesses d'un pauvre homme, et la troigne si luisante de gresse que
l'on se fust miré dans son visage. Le joueur de luth, au contraire,
estoit sec comme son instrument; couvert d'un petit manteau noir de
serge de Rome[411] sur un habit de couleur extremement minée, il
avoit un nez violet qui avoit la mine d'avoir esté rouge autrefois
et s'estre baigné dans une infinité de verres de vin. Le charcutier
l'avoit un peu poussé, ce qui l'ocasionna de luy dire que s'il
avoit rompu son luth il luy auroit fait sauter sa boutique.--Ha! le
gascon! dit là-dessus le charcutier; n'est-ce point un cotret au
lieu d'un luth? Et, voulant lever son manteau pour s'en esclaircir,
l'estoffe, estant un peu mure, il en dechira sans y penser une bonne
partie, et, pour l'aigrir encore davantage, luy dit en retirant
sa main: Il est de damas, il quitte le noyau[412]. Le joueur de
luth, picqué de ce double affront, se mit à luy chanter injures
à bon escient, considerant qu'il n'eust pas esté le plus fort à
vuider ce different à coups de points. Comment! commença-t-il à
dire, maistre salisson, marmiton, graillon, souillon, brouillon,
as-tu bien l'impudence de mettre tes mains infames sur moy, qui
sont encore toutes pleines de merde que tu nous fais manger dans
tes andouilles! Va, va, marquis de Sale-Bougre, vendre ton boudin
crevé et ton pourceau ladre pour empester le monde, et ne te mesle
pas de venir engraisser mon luth ny mes habits. Le charcutier,
sans s'emouvoir beaucoup de ces invectives, ne fit que luy dire en
riant: Aga donc, monsieur le lutherien! vous vous boutez en escume.
Ne vous eschauffez pas tant, vous engendrerez une pluresie; vous
ferez mieux de nous jouer une sarabande. Je vous donneray quatre
deniers, comme à un vielleux; peut-estre n'en avez-vous pas tant
gaigné depuis quinze jours. Mais voyez comme ce petit ratisseur de
corde à boyau fait l'entendu! Ma foy, tu n'as que faire de rire; tu
ne gaignes pas trop. Tu veux degouster le monde de ma marchandise;
mais c'est comme le renard des mures, et tu serois trop heureux de
mouiller ton pain dans le bouillon de mon salé. Un musicien, amy du
joueur de luth, aussi sec que luy pour le moins, se retira comme il
vouloit repliquer à ces mespris, en luy remonstrant que c'estoit se
profaner que d'entrer en paroles avec gens de cette sorte, et qu'il
n'y avoit rien à gaigner que des coups; puis, se tournant devers moy
avec une façon pitoyable, il dit en continuant: Cela n'est-il pas
deplorable, Monsieur, qu'il faille que des brutaux fassent des niches
à d'honnestes gens? Il s'est veu des temps que les arts liberaux
estoient en vogue et en estime; mais maintenant tout est perverty, la
vertu n'est couverte que de lambeaux, et nous nous voyons contraints
de ployer sous des gens qui n'auroient esté, dans le bon temps,
que nos moindres valets.--Mais croyez-vous, dit un orlogeur, que
cela dure long-temps, et que nous soyons tousjours reduits dans
cette misère? Sans quelque peu d'argent que j'avois mis à part au
commencement de ces troubles, j'aurois esté reduit à l'extremité,
quoy que, Dieu mercy, je m'escrime assez bien de mon art. Je connois
un graveur de mes amis qui gaignoit tous les jours sa pistolle, et
qui, n'ayant pas maintenant le moyen d'avoir du pain, est reduit
à vendre ses meubles pièce à pièce.--C'est le moyen de vivre de
mesnage[413] repliquay-je, et de faire gaigner les usuriers. Sur ce
mot, le musicien, me tirant par le bras, me fit prester l'oreille
pour entendre ce que deux personnes disoient assez secrettement.
Je ne puis, disoit l'un des deux, quand vous me donneriez tout
vostre bien; je ne demande qu'à faire plaisir quand je puis.--Mais,
Monsieur, disoit l'autre en action de suppliant, vous estes nanty de
la valeur de cent escus, sur quoy vous ne m'avez presté que quatre
pistolles; prestez-m'en encore autant, et je vous passeray une
obligation de cent francs; je vous donneray encore une monstre si
vous ne vous contentez des gages que vous avez.--Faites-moy donc, dit
l'usurier, l'obligation d'unze pistolles à payer à Pasques, ou n'en
parlons plus. Vous voyez comme je suis franc; je vous promets que
je m'en fais faute pour vous en accommoder. L'autre, comme ravy de
cette favorable responce, luy fit mille remerciemens et se resolut
à passer par-là, nonobstant une uzure si prodigieuse qui nous fit
hausser les espaules. Mais il en fut payé tout sur-le-champ par un
capitaine de cavalerie, qui reconnust cet insigne fesse-Mathieu, et,
sans luy donner loisir de se reconnoistre, luy donna cinq ou six
coups de canne sur les oreilles en luy disant: Es-tu bien si hardy,
vieux reistre, de prendre les pistolets de mes cavaliers en gage,
et d'empescher le service du roy en retenant leurs armes? Il faut,
mort-bieu! les rendre tout à l'heure, ou je te passeray mon espée
au travers du corps. Je ne pus entendre le reste, d'autant que,
me sentant secrettement tirer par derrière, je crus que c'estoit
quelque coupeur de bourse qui vouloit faire son chef-d'oeuvre sur
mon gousset[414]; mais je fus bien estonné quand j'aperceus que
c'estoit une fille qui avoit esté autrefois de ma connoissance.
Ce qui redoubla mon admiration, ce fut sa mine et son equipage.
Elle que j'avois tousjours veue avec un train de baronne, vestue à
l'avantage, n'aller jamais qu'en chaise ou qu'en carrosse, estoit
alors à pied, sans laquais, mediocrement vestue, mal chaussée, et
le visage si pasle que je ne me peux tenir de luy demander si elle
avoit esté malade. Je le pourrois bien avoir esté sans que vous en
auriez rien sceu, me respondit-elle; il y a mille ans que l'on ne
vous a veu, et vous ne faites plus estat de vos amis.--Laissons
là ces reproches, luy dis-je; vous ne voyez pas des personnes de
si petite condition que moy: c'est à faire à des barons ou à de
riches partysans.--Ha! Monsieur, me dit-elle, ne vous mocquez point
de moy; vous parlez d'un temps qui n'est plus. Toutes les choses
sont bien changées, et j'ay honte de vous dire qu'il faut que je
m'abandonne maintenant aux valets dont les maistres s'estimoient
naguères heureux de me posseder.--Si est-ce, luy repliquay-je, que
vous n'estes pas moins belle ny plus agée que vous estiez.--Vous avez
raison, continua-t-elle; mais la misère du temps est cause de ce
desordre. La cherté du pain a bien amandé nostre marchandise, et, si
je vous disois qu'il n'y en a pas un morceau chez moi, vous auriez
bien plus sujet de vous estonner; mais je le dis à un galand homme,
me dit-elle en me prenant la main, et qui ne me refuseroit pas une
pistole si j'en avois affaire. La sedition, venant à croistre tout
à coup, me desbarassa de la peine de luy respondre, et me servit de
pretexte de m'esloigner et de la perdre de veue. Ce fut alors que je
vis les deux partys formez estre tous prets d'ajouster les coups aux
paroles et aux injures. Les mescontens lassez de la guerre disoient
qu'il falloit resolument faire la paix et piller tous ces rongeurs
qui peschent en l'eau trouble; les contens, au contraire, les
appelloient des seditieux, qui ne servoient de rien dans Paris et qui
ne portoient les armes qu'à regret; enfin, l'on s'alloit frotter tout
à bon, sans la compagnie de l'isle du Palais[415], qui, en allant
monter la garde de la porte Saint-Jacques, rencontra à l'endroit
de cette assemblée quantité de conseillers qui sortoient du Palais
en carrosse; et, dans la conteste qu'ils eurent à qui passeroit le
premier, un juriste allegua ce vers de Ciceron[416]:

  _Cedant arma togæ, concedet laurea linguæ_;

mais un officier de la compagnie la fit passer outre en lui
repliquant:

  _Silent inter arma leges._

Cela fit separer cette troupe animée, et me donna moyen de continuer
mon chemin et mes affaires.

          [Note 411: La _serge de Rome_ étoit une étoffe légère qui
          se fabriquoit à Amiens. On en faisoit les habits longs et
          les soutanes d'été.]

          [Note 412: Le noyau des prunes de damas gris et de damas
          blanc se détache facilement.]

          [Note 413: Le même trait se trouve mot pour mot dans _le
          Médecin malgré lui_, acte 1, scène 1. Martine se désole
          d'avoir un mari «qui vend pièce à pièce tout ce qui est
          dans le logis.--C'est vivre de ménage», répond Sganarelle.]

          [Note 414: Il falloit faire deux chefs-d'oeuvre en présence
          des confrères pour être reçu maître _coupeur de bourses_.
          C'est au second, le plus difficile, qu'il est fait allusion
          ici. L'aspirant, selon Sauval (_Antiq. de Paris_, liv.
          5), étoit conduit par ses compagnons dans un lieu public,
          comme la place Royale, ou dans quelque église. Dès qu'ils
          voyoient une dévote à genoux devant la Vierge, ou un
          promeneur facile à voler, les confrères lui ordonnoient
          de faire ce vol en leur présence et à la vue de tout le
          monde. A peine étoit-il parti qu'ils disoient aux passants,
          en le montrant du doigt: Voilà un coupeur de bourse qui
          va voler cette personne. Chacun alors de s'arrêter pour
          l'examiner. Le vol fait, les confrères se joignoient aux
          passants, se jetoient sur l'aspirant, l'injurioient, le
          frappoient, l'assommoient, sans qu'il dût oser ni déclarer
          ses compagnons, ni laisser voir qu'il les connût.]

          [Note 415: Elle veilloit à la sûreté de tout ce quartier,
          qui n'étoit pas le mieux gardé de Paris. Nous avons
          ailleurs parlé de Defunctis, prévôt de robe courte, qui
          commandoit cette compagnie sous Louis XIII. V. notre t. 1,
          p. 162-163, note.]

          [Note 416: Dans le _De officiis_, liv. 1, ch. 22.]



_Vers pour Monseigneur le Dauphin au sujet d'une aventure arrivée
entre lui et le petit Brancas[417]._

_A Paris, chez Jacques Estienne, rue Saint-Jacques, à la Vertu._

M.DCC.XIV.

_Avec permission._ In-8.

          [Note 417: Louis de Brancas, marquis de Cereste. Il étoit
          né en 1711, et avoit par conséquent alors trois ans au
          plus. Louis XV, auquel il veut de si bonne heure faire sa
          cour, le fit maréchal de France en 1740. Il mourut en 1750.]


    Muse, prenez vos plus brillans atours,
  Vos patins neufs, vos habits des bons jours,
  Vos beaux pendants; soyez proprette et blanche,
  Telle qu'un jour de fête ou de dimanche.
  Il faut partir dès demain pour la cour:
  Un jeune prince aussi beau que l'Amour,
  Enfant des dieux, par ses grâces exige
  De tous les coeurs un juste hommage lige;
  Chacun s'empresse à lui rendre le sien:
  Portez-lui vite et le vôtre et le mien.
  C'est ce Dauphin seul gage qui nous reste
  D'un père, helas! que le courroux celeste,
  Malgré les cris des peuples gemissans,
  Nous enleva dans la fleur de ses ans[418].
  Fasse le Ciel, appaisant sa colère,
  Qu'un jour le fils nous remplace le père!
  Nous ne pouvons souhaiter aujourd'hui
  Rien de plus doux, ni pour nous ni pour lui.
    Mais arrêtez: que vois-je ici, ma Muse?
  Vous qui d'abord, etonnée et confuse
  Et dans le coeur murmurant contre moi,
  Vous defendiez d'accepter cet emploi,
  Au tendre nom du Dauphin de la France
  Vous reprenez toute votre assurance,
  Et semblez même, à votre air vif et gai,
  Ne demander qu'à partir sans delai.
  Je vois le point, et je crois vous entendre:
  Pour un enfant dans l'âge le plus tendre
  Et qui ne compte encor que trois moissons,
  Me dites-vous, faut-il tant de façons?
    Muse, tout doux: qui vous laisseroit faire,
  Vous me feriez à la cour quelque affaire.
  Je crois vous voir, prompte à vous oublier,
  D'un pas leger et d'un air familier,
  Vers le Dauphin, pour debut d'ambassade,
  Les bras ouverts, courir à l'embrassade.
  Autant en fit, dans un semblable cas,
  Jeune marquis que vous ne valez pas;
  Autant en fit, et compta sans son hôte:
  Retenez-en, Muse, et n'y faites faute,
  Toute l'histoire. Au prince, certain jour,
  Ce jeune enfant alloit faire sa cour.
  Sa cour, que dis-je? helas! c'est un langage
  Dont à trois ans on ignore l'usage.
  Sans tant tourner, disons qu'il l'alloit voir,
  Plus par instinct même que par devoir.
  Le coeur, qui fut son guide et son genie,
  Ne connoît point tant de ceremonie.
  Depuis long-temps flaté de ce plaisir,
  Le pauvre enfant brûloit d'un vrai desir
  De voir le prince, et disoit à toute heure:
  Quand le verrai-je! Il se tourmente, il pleure,
  Il veut le voir. Soyez sage, et demain,
  Lui disoit-on, vous le verrez. Soudain
  Il s'appaisoit; une telle promesse
  Plus le touchoit que bonbons et caresse.
  Arrive enfin ce jour tant souhaité,
  Long-temps promis, et souvent acheté.
  D'attendre au moins qu'un moment on l'instruise,
  Point de nouvelle; il faut qu'on l'y conduise
  Sans differer. Enfin, pour faire court,
  On l'y conduit, ou plutôt il y court.
  Dès qu'il le voit, ne se sentant pas d'aise,
  Il vole à lui, saute à son cou, le baise
  De tout son coeur: qui n'en feroit autant
  Si l'on osoit? N'en faites rien pourtant.
  Un tel debut, quoique assez pardonnable,
  Muse, n'eut pas un succès favorable.
  Bientost le prince, étant debarrassé
  Des petits bras qui l'avoient embrassé,
  Sur l'embrasseur jette une oeillade fière,
  En reculant quatre pas en arrière.
  Son petit coeur, mais noble, et qui se sent,
  Est tout ému de ce trait indecent.
  Que fera-t-il? Il s'agite, il secoue
  Avec depit ce baiser de sa joue,
  Et de sa main il semble s'efforcer.
  S'il est possible, au moins de l'effacer.
  A tous ces traits d'un courroux respectable
  Que dit, que fit, que devint le coupable?
  Coupable? oui: qu'il soit ainsi nommé,
  Mais seulement pour avoir trop aimé.
  Le pauvre enfant, dans une alarme extrême,
  Se fit d'abord son procès à lui-même;
  Les yeux baissez, immobile, interdit,
  Il reconnut sa faute, il en rougit.
  Son repentir repara son audace,
  Par son respect il merita sa grâce,
  Et, s'approchant humblement du Dauphin,
  Il fit sa paix en lui baisant la main.
    De tout ceci vous paraissez surprise,
  Et votre esprit, raisonnant à sa guise,
  Se dit tout bas: Prince, tant soit-il grand,
  Si jeune encore entrevoit-il son rang?
  De son berceau touchant à la couronne,
  Distingue-t-il l'éclat qui l'environne,
  Et, de Louis presomptif successeur,
  De son destin connoit-il la grandeur?
  Muse, il la sent, s'il ne sait la connoître.
  Dans les heros que pour regner fait naître
  Des grands Bourbons la royale maison
  Le sang inspire, et previent la raison;
  Le noble instinct qui dans leur coeur domine
  Rappelle en eux leur auguste origine,
  Et de ce sang reçu de tant de rois
  La majesté reclame tous ses droits.
  Allez donc, Muse, et desormais, instruite,
  Sur ces leçons reglez votre conduite;
  De ce soleil sous l'enfance éclipsé
  N'approchez point d'un air trop empressé;
  Sans affecter des airs de confiance,
  Qu'une modeste et naïve assurance
  Gagne le prince et puisse de sa part
  Vous attirer quelque tendre regard;
  Haranguez peu, mais que votre visage
  De votre coeur exprime le langage.
  Je ne dis pas qu'un petit compliment
  Assaisonné du sel de l'enjoûment
  N'eût son mérite et même ne pût plaire;
  Mais l'embarras, Muse, est de le bien faire.
  Le tout dépend des momens et du tour;
  Vous l'apprendrez des rheteurs de la cour:
  Point ne connois, pour l'art de la parole,
  De plus adroite et plus subtile école;
  Le beau parler vint au monde en ce lieu,
  Et compliment est leur croix de par Dieu.
  L'air du pays, qui de lui-même inspire,
  Vous dictera ce que vous devez dire.
  Si cependant vous doutez du succès,
  Retranchez-vous à faire des souhaits:
  C'est un encens qui fut toujours de mise;
  Mais faites-les en Muse bien apprise.
  Vous trouverez de quoi dans le Dauphin,
  Et sur son compte on en feroit sans fin.
  Souhaitez-lui les vertus de son père;
  Ajoutez-y les graces de sa mère
  L'ame et le coeur du Dauphin son ayeul,
  De Louis, tout: il comprend tout lui seul;
  Lui souhaiter qu'à Louis il ressemble
  C'est le doüer de tous les dons ensemble.
  S'il demandoit, comme il faut tout prevoir,
  Pourquoi ne suis moi-même allé le voir,
  Vous lui direz à l'oreille: Mon prince,
  Je croi qu'il a quelque affaire en province;
  Mais, en tout cas, à lui ne tiendra point
  Que ne soyez obéi sur ce point.

          [Note 418: Le duc de Bourgogne, dont le Dauphin, qui
          l'année suivante devoit devenir le roi Louis XV, étoit le
          troisième fils.]



_La vraye pierre philosophale, ou le moyen de devenir riche à bon
conte. Le tout espuisé d'une prophetie authentique, traduicte en
françois de la fiole hebraique de Salomon, où sont enfermez sept
esprits qu'il evoqua des planettes jusques au jour du jugement._


LA PROPHETIE.

  L'Actéon demeurant aux bornes
  Du bis sept bénedicité
  Guérira du mal de ses cornes
  Par bois qui remet la santé.

     _Imprimé à Salemanque, jouxte la coppie fraischement apportée de
     chez l'imprimeur des Catadupes._

S. l. ni d. In-8[419].

          [Note 419: Le conte qui va suivre, et qu'on n'auroit pas
          certainement été chercher sous le titre singulier de
          cette pièce, est une imitation abrégée d'une nouvelle
          du _Décameron_ de Boccace (la 7e de la 7e journée), qui
          procédoit elle-même en grande partie du fabliau de la
          _Borgeoise d'Orléans_ (v. Barbazan, t. 3, p. 161). Le
          conte de La Fontaine _Le cocu battu et content_ (liv.
          1, conte 3) en vient aussi, de même que l'un des contes
          de d'Ouville, t. 1, p. 186. M. Edelstand Duméril, dans
          son curieux chapitre des _sources du Décameron et de ses
          imitations_ (_Hist. de la poésie scandinave_, prolégomènes,
          p. 354), suit ce conte sous ses diverses formes dans les
          littératures anglaise, italienne, provençale, et même
          espagnole; il le retrouve dans une vieille romance du
          recueil _Poesias escogidas de nuestros cancioneros y
          romanceros antiguos_, t. 17, p. 178, ce qui prouveroit
          peut-être que le nom de la ville de Salamanque, en Espagne,
          n'a pas été indiqué sans quelque motif comme étant le lieu
          d'impression de cette pièce, et donneroit à croire qu'ici
          la tradition espagnole a surtout été suivie.]


_Explication d'Allegorie._

Benevole Lecteur, il est question maintenant d'ajuster ses lunettes
aux oreilles, pour mieux entendre (ainsi que dit Panurge) le moyen
de devenir riche, et à peu de frais, qui n'est autre chose que la
vraye pierre philosophale que je vous apprens fort ingenieusement par
ce mien petit opuscule, si, prealablement que de tirer la consequence
des premisses, vous deviez percevoir humainement la petite histoire
que je galope vous desduire, s'il plaît à celuy qui a fait les
constellations et les planettes.

Sçache donc, Lecteur, que du temps que l'on portoit le pourpoinct
attaché aux chausses[420] l'ile d'Angleterre nourrissoit une
princesse de laquelle les moindres actions estoyent perfections, et
ses perfections des miracles. Le bruit de ceste merveille venant
jusques aux oreilles de la France, il se trouva un de ses cavalliers
tellement espris et passionné au simple raport de l'idole, qu'il se
delibère de s'equiper de son possible pour aller coler sa veue sur
le subject lequel luy faisoit horriblement bouillir la vessie, à
cause des devorantes flammes qu'amour attisoit sur le buscher de son
coeur, tellement que, pour attaindre plus commodement l'epilogue de
la comedie, il desgueilleta[421] les esperons de gentilhomme pour
chausser la mitaine d'un fauconnier[422] verreux, croyant par tel
moyen estre reçeu dans la maison de son doux esmoy, c'est à dire
de ceste aymable image, au recit qu'il avoit ouy que le Monsieur
aymoit moult la fauconnerie. Or arriva comme il se seroit proposé:
après qu'il eut servi l'espace de quatre ou cinq ans de fauconnier,
l'office de maistre d'hostel venant à vaquer par mort, à cause de ses
agreables services et qu'il estoit tout propre pour une meilleure
affaire, les destinées ayant escrit dans leurs feuillets d'airain
une bonne fortune, il eut la charge que ses merites ne luy pouvoyent
refuser; mais icelle exerçant fort bragardement sans bouger les
yeux de la teste, il fit tant avec la bibliotèque de ses oeillades
amoureuses, que la princesse, se laissant prendre au glu de cest
expert oyseleur, pour faire porter l'egrette de boeuf à son mary,
rompant les bornes de la pudicité, luy donna un soir assignation
de se rendre à la ruelle de son lit pour illec luy froter le busq,
jouissant du loyer que meritoit la perseverance de semblables
amours. Et advint qu'estant au lieu de l'assignation, sa dame luy
print la main, laquelle attacha avec la sienne d'un ruban, incarnat
ou fleur de lin s'il m'en souvient; puis secouant et remuant son
espoux, qui à ceste heure ronfloit melodieusement, l'ayant esveillé
en sursault, luy dit: Monsieur, il me semble que vous m'avez dit
une plaine hote de fois que vostre maistre d'hostel vous servoit si
fidellement et gentiment que pour une plaine cuve de diamans de la
nouvelle roche vous ne le voudriez perdre; or, sachez à la bonne
heure que c'est un perfide et meschant homme, m'ayant sollicité
aujourd'huy de lui prester la courtoysie savoureuse au prejudice et
honnissement de vostre honneur et du mien et toutes autres belles
besongnes, etc. (Je vous laisse à penser en ceste belle paranthèse
si le drolle, ne sçachant rien de tout cecy, se tenoit vilaine et
lourde peur.) Pourtant je luy ay donné assignation dessoubs l'arbre
de nostre jardin. Levez-vous promptement et prenez mes habits,
l'alant attendre, deussiez vous demeurer jusques à une heure et
trois minutes après minuict, car il m'a promis d'y venir aux despens
d'abreger le peloton de sa vie. Cela fut dit, cela fut fait, et ce
cocu _in fieri_, attendant de l'estre _in facto_, soudainement se
botit et puis parta. Et arriva qu'après que le nouveau mary eut
occupé le giste nouvellement et chaudement laissé, et qu'il eut,
comme l'on dit en nostre village, entribardé à double carillon sa
dame, par commandement et ruse d'icelle il print un gros baston et
long à l'equipolent, et de bois de cormier, ou plustost de cornier,
saluant avec ses invectives, et tel fust la mademoiselle expectante:
«Comment, taupe diène!» Et zest! coups de bastons sur l'escoffion.
«Est ce ainsi que vous pensez d'adouber mon maistre! Parbleu! je vous
zape!» Et allons bourrassades en campenie. «Je jure qu'il n'en ira
pas de la sorte, rusée masque, chaude chopine, je ne voye jamais mon
cul en face, serment des bonnes festes et vie.» Redoublant plus fort,
«Je vous accomoderay qu'il vous en souviendra trois jours après la
Pentecoste!» Il avoit beau crier: «Holà! tout beau, mon amy! c'est
moy, je ne suis pas elle.» Le palefrenier n'avoit non plus d'oreilles
qu'un rocher de Casprée, mais tousjours allons sus donne Martine!
L'un estoit Briarée en manière de faire pleuvoir coups de bastons,
et l'autre estoit un asne de moulin pour les endurer. Tellement que
le meilleur conte que le sieur desguisé pût avoir fut que d'aller
trouver sa femme bride abatue, cocu, batu et content[423]. Je veux
conclure par là, _in modo et figura_, que qui gueriroit tous les
cocus depuis orient jusques en occident, et depuis le septentrion
jusques au midi, sans y conter ceux des antipodes, en telle forme
de proceder, seulement à une portugaloise par teste, il deviendroit
plus riche et opulent que tous les faiseurs de pierre philosophale du
Peru. Je me recommande

  _Astra regunt homines cornua sydus habes._

Prenez en gré le passe-temps.


_Advertissement au lecteur._

D'autant que cecy est dedié aux beaux esprits, seuls d'en juger
capables, l'oeil des avaricieux (comme celuy du Basilic) en doit
estre privé. C'est pourquoy nous avons cacheté à double ressort la
presente pierre philosophalle, affin qu'elle ne soit communiquée qu'à
ceux qui se trouveront le quid phisique, qui se reduict à une pièce
d'or ou d'argent qui porte visage.

          [Note 420: Molière, dans l'_Avare_ (acte 2, scène 6), donne
          aussi, comme signe d'ancienneté reculée cette mode du haut
          de chausse «attaché au pourpoint avec des aiguillettes».]

          [Note 421: C'est-à-dire ôta les _aiguillettes_, les lacets
          qui retenoient ses éperons.]

          [Note 422: Boccace dit qu'il se fit domestique du mari,
          mais sans indiquer la charge qu'il prit dans la maison. La
          Fontaine, au contraire, d'accord avec ce qu'on lit ici,
          soit par hasard, soit parcequ'il connoissoit en effet notre
          pièce, dit:

               Messire Bon, fort content de l'affaire,
               Pour _fauconnier_ le loua bien et beau.]

          [Note 423: Ce passage nous donneroit encore à penser que La
          Fontaine connut cette pièce. Il trouva là le titre de son
          conte: _Le cocu battu et content._]



TABLE DES MATIÈRES

CONTENUES DANS CE VOLUME.


   1. Les Triolets du temps. 1649                                    5

   2. Discours sur la mort du chapelier                             31

   3. Reglement d'accord sur la preference des savetiers
      cordonniers                                                   41

   4. L'Oeuf de Pasques ou pascal, à M. le lieutenant civil,
      par Jacques de Fonteny                                        59

   5. Catechisme des Courtisans, ou les Questions de la cour
      et autres galanteries                                         75

   6. Exil de Mardy-Gras                                            97

   7. Ordre à tenir pour la visite des pauvres honteux             127

   8. L'Anatomie d'un Nez a la mode, dédié aux bons beuveurs       133

   9. Extrait de l'inventaire qui s'est trouvé dans les coffres
      de M. le chevalier de Guise, par Mlle d'Entraigue, et mis
      en lumière par M. de Bassompierre                            147

  10. Les nouvelles admirables lesquelles ont envoyées les
      patrons des gallées qui ont esté transportées du vent en
      plusieurs et divers pays et ysles de la mer, et
      principalement ès parties des Yndes                          159

  11. Le Gan de Jan Godard, Parisien                               173

  12. Discours de deux marchants fripiers et de deux tailleurs,
      avec les propos qu'ils ont tenu touchant leur estat          189

  13. Discours admirable d'un magicien de la ville de Moulins
      qui avoit un demon dans une phiole, condamné d'estre bruslé
      tout vif par arrest de la Cour de Parlement                  199

  14. Vraye Pronostication de M{e} Gonin pour les mal-mariez,
      plates-bourses et morfondus, et leur repentir                209

  15. La misère des apprentis imprimeurs, appliquée par le
      detail à chaque fonction de ce penible estat                 225

  16. Arrest de la Cour de Parlement qui fait deffenses à tous
      pastissiers et boulangers de fabriquer ni vendre, à
      l'occasion de la feste des Rois, aucuns gasteaux             239

  17. La Maltote des Cuisinières, ou la Manière de bien ferrer
      la mule                                                      243

  18. Cas merveilleux d'un bastelier de Londres, lequel, sous
      ombre de passer les passans outre la rivière de Thames,
      les estrangloit                                              259

  19. Les de Relais, ou le Purgatoire des bouchers, poulayers,
      paticiers, cuisiniers, joueurs d'instrumens, comiques et
      autres gens de mesme farine                                  263

  20. Discours de la mort de très haute et très illustre princesse
      madame Marie Stuard, royne d'Escosse                         279

  21. L'Onozandre, ou le Grossier, Satyre                          291

  22. Le Conseil tenu en une assemblée des dames et bourgeoises
      de Paris                                                     299

  23. Vengeance des femmes contre les hommes                       311

  24. Ballet nouvellement dansé à Fontaine-Bleau par les dames
      d'amour. Ensemble leurs complaintes adressées aux courtisanes
      de Vénus à Paris                                             321

  25. Satyre contre l'indecence des questeuses                     331

  26. Les contens et mescontens sur le sujet du temps              335

  27. Vers pour Monseigneur le Dauphin au sujet d'une aventure
      arrivée entre lui et le petit Brancas                        353

  28. La Vraye Pierre philosophale, ou le moyen de devenir riche
      à bon conte                                                  359

       *       *       *       *       *

[Notes au lecteur de ce fichier numérique:

Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été
corrigées. L'orthographe de l'auteur a été conservée.

Les lettres supérieures unusuelles sont encadrées de parenthèses.]





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Variétés Historiques et Littéraires (5 / 10) - Recueil de pièces volantes rares et curieuses en prose et en vers" ***

Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.



Home