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Title: Sur la pierre blanche
Author: France, Anatole
Language: French
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images generously made available by the Bibliothèque
nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr.



ANATOLE FRANCE

SUR LA PIERRE BLANCHE



                         _Tu semblés
  avoir dormi sur la pierre blanche, au milieu
            du peuple des songes._

                       PHILOPATRIS, XXI.

TABLE


I.   Quelques Français liés d'amitié, qui passaient le printemps à Rome

II.  GALLION

III. Quand Nicole Langelier eut achevé sa lecture

IV.  La salle était étroite, tendue d'un papier enfumé

V.   PAR LA PORTE DE CORNE OU PAR LA PORTE D'IVOIRE

VI.  Quand Hippolyte Dufresne eut achevé ta lecture



SUR LA PIERRE BLANCHE



I


Quelques Français, liés d'amitié, qui passaient le printemps à Rome,
se rencontraient souvent dans le Forum désenseveli. C'étaient Joséphin
Leclerc, attaché d'ambassade en congé; M. Goubin, licencié ès lettres,
annotateur; Nicole Langelier, de la vieille famille parisienne des
Langelier, imprimeurs et humanistes; Jean Boilly, ingénieur; Hippolyte
Dufresne, qui avait des loisirs et aimait les arts.

Le 1er mai, vers cinq heures du soir, ils franchirent comme de
coutume, la petite porte septentrionale, inconnue du public, où le
commandeur Giacomo Boni, directeur des fouilles, les accueillit avec
son aménité silencieuse et les conduisit jusqu'au seuil de sa maison
de bois, ombragée de lauriers, de troènes et de cytises, qui domine
cette vaste fosse creusée, au siècle dernier, dans le marché aux
boeufs de la Rome pontificale, jusqu'au sol du Forum antique.

Là, ils s'arrêtent et regardent.

En face d'eux se dressent les fûts tronqués des stèles honoraires et
l'on voit comme un grand damier avec ses dames à la place où fut la
basilique Julia. Plus au sud, les trois colonnes du temple des
Dioscures trempent dans l'azur du ciel leurs volutes bleuissantes. A
leur droite, surmontant l'arc ruineux de Septime Sévère et les hautes
colonnes des demeures de Saturne, les maisons de la Rome chrétienne et
l'hôpital des femmes étagent sur le Capitole leurs façades plus jaunes
et plus fangeuses que les eaux du Tibre. Vers leur gauche s'élève le
Palatin flanqué de grandes arches rouges et couronné d'yeuses. Et sous
leurs pieds, d'un mont à l'autre, entre les dalles de la voie Sacrée
aussi étroite qu'une rue de village, sortent de terre des murs de
brique et des bases de marbre, restes des édifices qui couvraient le
Forum au temps de la force latine. Le trèfle, l'avoine et l'herbe des
champs, que le vent a semés sur leur faîte abaissé, leur font un toit
rustique où flamboie le coquelicot. Débris d'entablements écroulés,
multitude de piliers et d'autels, enchevêtrement de degrés et
d'enceintes: tout cela, non point petit, assurément, mais d'une
grandeur contenue et pressée.

Sans doute Nicole Langelier relevait dans son esprit la foule des
monuments autrefois resserrée dans cet espace illustre:

--Ces édifices, dit-il, de proportions sages et de dimensions
modérées, étaient séparés les uns des autres par des ruelles
ombreuses. Il y avait là de ces vicoli qu'on aime dans les pays du
soleil, et les magnanimes neveux de Rémus, après avoir entendu les
orateurs, trouvaient le long des temples, pour manger et dormir, des
coins frais, mal odorants, où les écorces de pastèques et les débris
de coquillages n'étaient jamais balayés. Certes les boutiques qui
bordaient la place exhalaient des senteurs puissantes d'oignon, de
vin, de friture et de fromage. Les étals des bouchers étaient chargés
de viandes, spectacle agréable aux robustes citoyens, et c'est à l'un
de ces bouchers que Virginius prit le couteau dont il tua sa fille.
Sans doute il y avait là aussi des bijoutiers et des marchands de
petits dieux domestiques, protecteurs du foyer, de l'étable et du
jardin. Tout ce qu'il faut à des citoyens pour vivre se trouvait réuni
sur cette place. Le marché et les magasins, les basiliques,
c'est-à-dire les bourses de commerce et les tribunaux civils; la
curie, ce conseil municipal qui devint l'administrateur de l'univers;
les prisons dont les souterrains exhalaient une puanteur redoutée; les
temples, les autels, premières nécessités pour les Italiens qui ont
toujours quelque chose à demander aux puissances célestes.

»C'est là enfin que s'accomplirent durant tant de siècles les actes
vulgaires ou singuliers, presque toujours insipides, souvent odieux ou
ridicules, quelquefois généreux, dont l'ensemble constitue la vie
auguste d'un peuple.

--Qu'est-ce qu'on voit, au milieu de la place, devant les bases
honoraires? demanda M. Goubin qui, armé de son lorgnon, remarquait une
nouveauté dans l'antique Forum et voulait être renseigné.

Joséphin Leclerc lui répondit obligeamment que c'étaient les
fondations du colosse de Domitien nouvellement mises au jour.

Puis il désigna du doigt, l'un après l'autre, les monuments découverts
par Giacomo Boni durant cinq années de fouilles fructueuses: la
fontaine et le puits de Juturna, sous le mont Palatin; l'autel élevé
sur le bûcher de César et dont le soubassement s'étendait à leurs
pieds, en face des Rostres; la stèle archaïque et le tombeau
légendaire de Romulus, que recouvre la pierre noire du Comice; et le
«lac» de Curtius.

Le soleil, descendu derrière le Capitole, frappait de ses dernières
flèches l'arc triomphal de Titus sur la haute Vélia. Le ciel, où
nageait à l'occident la lune blanche, restait bleu comme au milieu du
jour. Une ombre égale, tranquille et claire emplissait le Forum
silencieux. Les terrassiers bronzés piochaient ce champ de pierres,
tandis que, poursuivant le travail des vieux rois, leurs camarades
tournaient la roue d'un puits pour tirer l'eau qui mouille encore le
lit où dormait, aux jours du pieux Numa, le Vélabre ceint de roseaux.

Ils accomplissaient leur tâche avec ordre et vigilance. Hippolyte
Dufresne, qui depuis plusieurs mois les voyait assidus à l'ouvrage,
intelligents et prompts à accomplir les ordres reçus, demanda au
directeur des fouilles comment il obtenait de ses ouvriers un si bon
service.

--En vivant comme eux, répondit Giacomo Boni. Je remue avec eux la
terre, je les avertis de ce que nous cherchons ensemble, je leur fais
sentir la beauté de notre oeuvre commune. Ils s'intéressent à des
travaux dont ils sentent confusément la grandeur. Je les ai vus pâles
d'enthousiasme quand ils découvrirent le tombeau de Romulus. Je suis
leur compagnon de chaque jour et, si l'un d'eux tombe malade, je vais
m'asseoir auprès de son lit. Je compte sur eux comme ils comptent sur
moi. Voilà comment j'ai des ouvriers fidèles.

--Boni, mon cher Boni, s'écria Joséphin Leclerc, vous savez si
j'admire vos travaux et si je suis ému de vos belles découvertes, et
pourtant je regrette, permettez-moi de vous le dire, le temps où les
troupeaux paissaient sur le Forum enseveli. Un boeuf blanc au large
front planté de cornes évasées ruminait dans le champ désert; un pâtre
sommeillait au pied d'une haute colonne qui sortait des herbes. Et
l'on songeait: C'est ici que fut agité le sort du monde. Depuis qu'il
a cessé d'être le Campo Vaccino, le Forum est perdu pour les poètes et
pour les amoureux.

Jean Boilly représenta combien ces fouilles, pratiquées avec méthode,
contribuaient à la connaissance du passé. Et, la conversation s'étant
engagée sur la philosophie de l'histoire romaine:

--Les Latins, dit-il, étaient raisonnables jusque dans leur religion.
Ils connurent des dieux bornés, vulgaires, mais pleins de bon sens et
parfois magnanimes. Que l'on compare ce Panthéon romain, composé de
militaires, de magistrats, de vierges et de matrones, aux diableries
peintes sur les parois des tombeaux étrusques, et l'on verra face à
face la raison et la folie. Les scènes infernales tracées dans les
chambres funéraires de Corneto représentent les monstres de
l'ignorance et de la peur. Elles nous apparaissent aussi grotesques
que le Jugement dernier d'Orcagna, à Sainte-Marie-Nouvelle de
Florence, et que l'enfer dantesque du Campo Santo de Pise, tandis que
le Panthéon latin présente constamment l'image d'une société bien
organisée. Les dieux des Romains étaient comme eux laborieux et bons
citoyens. C'étaient des dieux utiles; chacun avait sa fonction. Les
nymphes elles-mêmes occupaient des emplois civils et politiques.

»Rappelez-vous Juturna, dont nous avons vu tant de fois l'autel au
pied du Palatin. Elle ne semblait pas destinée par sa naissance, ses
aventures et ses malheurs à tenir un emploi régulier dans la ville de
Romulus. C'était une Rutule indignée. Aimée de Jupiter, elle avait
reçu du dieu l'immortalité. Quand le roi Turnus fut tué par Énée, sur
l'ordre des Destins, ne pouvant mourir avec son frère, elle se jeta
dans le Tibre pour fuir du moins la lumière. Longtemps, les pâtres du
Latium contèrent l'aventure de la nymphe vivante et plaintive au fond
du fleuve. Et plus tard, les villageois de la Rome rustique, qui se
penchaient, la nuit, sur la berge, crurent la voir, à la clarté de la
lune, dans ses voiles glauques, sous les roseaux. Eh bien! les Romains
ne la laissèrent point oisive, à ses douleurs. La pensée leur vint
tout de suite de lui donner une occupation sérieuse. Ils lui
confièrent la garde de leurs fontaines. Ils en firent une déesse
municipale. Ainsi de toutes leurs divinités. Les Dioscures, dont le
temple a laissé des ruines si belles, les Dioscures, les deux frères
d'Hélène, astres clairs, les Romains les employèrent comme estafettes
au service de l'État. Ce sont les Dioscures qui vinrent sur un cheval
blanc annoncer à Rome la victoire du lac Régille.

»Les Italiens ne demandaient à leurs dieux que des biens terrestres et
des avantages solides. A cet égard, en dépit des terreurs asiatiques
qui ont envahi l'Europe, leur sentiment religieux n'a pas changé. Ce
qu'ils exigeaient autrefois de leurs Dieux et de leurs Génies, ils
l'attendent aujourd'hui de la Madone et des saints. Chaque paroisse a
son bienheureux, qu'on charge de commissions, comme un député. Il y a
des saints pour la vigne, pour les céréales, pour les bestiaux, pour
la colique et pour le mal de dents. L'imagination latine a repeuplé le
ciel d'une multitude de figures animées, et fait du monothéisme juif
un nouveau polythéisme. Elle a égayé l'évangile d'une riche
mythologie; elle a rétabli un commerce familier entre le monde divin
et le monde terrestre. Les paysans exigent des miracles de leurs
saints protecteurs et les couvrent d'invectives si le miracle tarde à
venir. Le paysan, qui avait sollicité inutilement une faveur du
Bambino, retourne à la chapelle et, s'adressant cette fois à
l'Incoronata:

»--Ce n'est pas à toi, fils de putain, que je parle, c'est à ta
sainte mère.

»Les femmes intéressent la Madre di Dio à leurs amours. Elles pensent
avec raison qu'elle est femme, qu'elle sait ce que c'est et qu'on n'a
pas à se gêner avec elle. Elles n'ont jamais peur d'être indiscrètes,
ce qui prouve leur piété. C'est pourquoi il faut admirer la prière que
faisait à la Madone une belle fille de la Riviera de Gênes: «Sainte
mère de Dieu, vous qui avez conçu sans pécher, accordez-moi la grâce
de pécher sans concevoir.»

Nicole Langelier fit ensuite observer que la religion des Romains se
prêtait aux entreprises de leur politique.

--Empreinte d'un caractère fortement national, dit-il, elle était
pourtant capable de pénétrer les peuples étrangers et de les gagner
par son esprit sociable et tolérant. C'était une religion
administrative, qui se propageait sans peine avec le reste de
l'administration.

--Les Romains aimaient la guerre, dit M. Goubin, qui évitait
soigneusement les paradoxes.

--Ils n'aimaient pas la guerre pour elle-même, répliqua Jean Boilly.
Ils étaient bien trop raisonnables pour cela. On retenait à certains
indices que le métier militaire leur paraissait dur. Monsieur Michel
Bréal vous dira que le mot qui d'abord signifiait proprement le
fourniment du soldat, _aerumna_, prit ensuite le sens général de
fatigue, d'accablement, de misère, de douleur, d'épreuve et de
désastre. Ces paysans étaient comme les autres. Ils ne marchaient que
forcés et contraints. Et leurs chefs eux-mêmes, les gros
propriétaires, ne guerroyaient ni pour le plaisir ni pour la gloire.
Avant de se mettre en campagne, ils consultaient vingt fois leur
intérêt et pesaient attentivement leurs chances.

--Sans doute, dit M. Goubin, mais leur condition et l'état du monde
les força d'être toujours en armes. C'est ainsi qu'ils portèrent la
civilisation jusqu'aux extrémités du monde connu. La guerre est un
incomparable instrument de progrès.

--Les Latins, reprit Jean Boilly, étaient des cultivateurs qui
faisaient des guerres de cultivateurs. Leurs ambitions furent toujours
agricoles. Ils exigeaient du vaincu, non de l'argent, mais de la
terre, tout ou partie du territoire de la confédération soumise, le
plus souvent un tiers, par amitié, comme ils disaient, et parce qu'ils
étaient modérés Où le légionnaire avait planté sa pique, le colon
venait le lendemain pousser sa charrue. C'est par le laboureur qu'ils
assuraient leurs conquêtes. Soldats admirables, sans doute,
disciplinés, patients, courageux, qui se battaient et se faisaient
battre tout comme les autres! Paysans bien plus admirables encore! Si
l'on s'étonne qu'ils aient gagné tant de terres, il faut s'étonner
bien davantage qu'ils les aient gardées. Le prodige, c'est qu'ayant
perdu beaucoup de batailles, ils n'aient jamais cédé autant dire un
arpent de sol, ces obstinés paysans.

Tandis qu'ils disputaient ainsi, Giacomo Boni regardait d'un oeil
hostile la haute maison de briques qui se dresse au nord du Forum sur
plusieurs assises de substructions antiques.

--Nous devons maintenant, dit-il, explorer la curia Julia. Nous
pourrons bientôt, j'espère, renverser la bâtisse sordide qui en
recouvre les restes. Il n'en coûtera pas cher à l'État de l'acheter
pour la pioche. Sous neuf mètres de terre, que surmonte le couvent de
Sant Adriano, s'étendent les dalles de Dioclétien qui a restauré la
Curie pour la dernière fois. Nous trouverons sûrement dans les
décombres beaucoup de ces tables de marbre sur lesquelles les lois
étaient gravées. Il importe à Rome et à l'Italie, il importe au monde
entier que les vestiges du Sénat romain soient rendus à la lumière.

Puis il pria ses amis d'entrer dans sa cabane hospitalière et rustique
comme la maison d'Evandre.

Elle se composait d'une salle unique où se dressait une table de bois
blanc, chargée de poteries noires et de débris informes qui exhalaient
une odeur de terre.

--Du préhistorique! soupira Joséphin Leclerc. Ainsi, mon cher Giacomo
Boni, non content de chercher dans le Forum les monuments des
Empereurs, ceux de la République et ceux des Rois, vous vous enfoncez
maintenant dans les terrains qui portèrent une flore et une faune
disparues, vous creusez dans le quaternaire, dans le tertiaire, vous
pénétrez dans le pliocène, dans le miocène, dans l'éocène; de
l'archéologie latine, vous passez à l'archéologie préhistorique et à
la paléontologie. On s'inquiète, dans les salons, des profondeurs où
vous descendez. La comtesse Pasolini ne sait plus où vous vous
arrêterez; et l'on vous représente, dans un petit journal satirique,
sortant par les antipodes et soupirant: _Adesso va bene!_

Boni semblait n'avoir pas entendu.

Il examinait avec une attention profonde un vaisseau d'argile encore
humide et limoneux. Ses yeux clairs et changeants s'assombrissaient
quand il scrutait sur ce pauvre ouvrage humain quelque indice encore
inaperçu d'un passé mystérieux. Et ils redevenaient d'un bleu pâle
dans le vague de la rêverie.

--Ces restes que vous voyez là, dit-il enfin, ces petits cercueils de
bois non équarri et ces urnes de terre noire, en forme de cabane,
contenant des os calcinés, furent recueillis sous le temple de
Faustine, au nord-ouest du Forum.

»On trouve côte à côte des urnes noires pleines de cendres et des
squelettes couchés dans leur cercueil comme dans un lit. Les Grecs et
les Romains pratiquaient à la fois l'ensevelissement et la crémation.
Sur l'Europe entière, aux époques antérieures à toute histoire, les
deux coutumes étaient suivies en même temps, dans la même cité, dans
la même tribu. Ces deux modes de sépulture correspondent-ils à deux
races, à deux génies? Je le crois.

Il prit dans ses mains, d'un geste respectueux et presque rituel, un
vase en forme de cabane qui contenait un peu de cendre:

--Ceux, dit-il, qui, dans des temps immémoriaux, façonnaient ainsi
l'argile, pensaient que l'âme, attachée aux os et aux cendres, avait
besoin d'une demeure, mais qu'il ne lui fallait pas une maison bien
grande pour y vivre la vie diminuée des morts. C'étaient des hommes
d'une noble race, venue d'Asie. Celui dont je soulève la cendre légère
vécut avant les temps d'Évandre et du berger Faustulus.

Et il ajouta, se plaisant à parler comme les anciens:

--Alors le roi Italus, ou Vitulus, le roi Veau, exerçait sa domination
paisible sur cette contrée promise à tant de gloire. Alors
s'étendaient sur la terre ausonienne les règnes monotones des
troupeaux. Ces hommes n'étaient point ignorants et grossiers. Ils
avaient reçu de leurs ancêtres beaucoup d'enseignements précieux. Ils
connaissaient le navire et la rame. Ils pratiquaient l'art de
soumettre les boeufs au joug et de les lier au timon. Ils allumaient à
leur volonté le feu divin. Ils recueillaient le sel, travaillaient
l'or, pétrissaient et cuisaient des vases d'argile. Sans doute ils
commençaient à travailler la terre. On conte que les pâtres latins
devinrent laboureurs sous le règne fabuleux du Veau. Ils cultivaient
le millet, l'orge et l'épeautre. Ils cousaient des peaux avec des
aiguilles d'os. Ils tissaient et, peut-être, faisaient mentir la laine
en couleurs variées. Ils mesuraient le temps par les phases de la
lune. Ils contemplaient le ciel et ils y retrouvaient la terre. Ils y
voyaient le lévrier qui garde pour le maître Diospiter le troupeau des
étoiles. Ils reconnaissaient dans les nuées fécondes le bétail du
Soleil, les vaches nourricières des campagnes bleues. Ils adoraient
leur père le Ciel et leur mère la Terre. Et, le soir, ils entendaient
les chariots des dieux, migrateurs comme eux, fouler, de leurs roues
pleines, les sentiers de la montagne. Ils aimaient la lumière du jour
et songeaient avec tristesse à la vie des âmes dans le royaume des
ombres.

»Ces Aryens à tête large, nous savons qu'ils étaient blonds, puisque
leurs dieux, faits à leur image, étaient blonds. Indra avait les
cheveux comme les épis d'orge et la barbe comme les poils du tigre.
Les Grecs se représentaient les dieux immortels avec des yeux bleus ou
glauques et des chevelures d'or. La déesse Rome était _flava et
candida_. Dans la tradition latine, Romulus et Rémus ont le crin
jaune.

»Si l'on pouvait reconstruire ces ossements calcinés, vous verriez
apparaître les pures formes aryennes. En ces crânes larges et
vigoureux, en ces têtes carrées comme la première Rome que devaient
fonder leurs fils, vous reconnaîtriez les aïeux des patriciens de la
république, la souche longtemps vigoureuse qui produisit les tribuns,
les pontifes et les consuls, vous toucheriez le superbe moule de ces
robustes cerveaux qui construisirent la religion, la famille, l'armée,
le droit public de la cité la plus fortement organisée qui fut jamais.

Ayant posé lentement sur la table rustique l'urne d'argile, Giacomo
Boni se penche sur un cercueil grand comme un berceau, un cercueil
creusé dans un tronc de chêne et semblable pour la forme aux premières
barques des hommes. Il soulève la mince paroi d'écorce et d'aubier qui
recouvre cette nacelle funéraire et fait apparaître des ossements
frêles comme un squelette d'oiseau. Du corps, il ne subsiste guère que
l'épine dorsale et l'on croirait voir un vertébré des plus humbles, un
grand lézard, si l'ampleur du front ne révélait pas l'homme. Des
perles colorées, détachées d'un collier, recouvrent ces os bruns,
lavés par les eaux souterraines et pris dans la terre grasse.

--Voyez maintenant, dit Boni, ce petit enfant qui fut non pas incinéré
avec honneur, mais enseveli et rendu tout entier à la terre d'où il
était sorti. Ce n'est point un fils des chefs, un noble héritier des
hommes blonds. Il appartient à la race indigène de la Méditerranée,
qui devint la plèbe romaine et fournit encore aujourd'hui à l'Italie
des avocats subtils et des calculateurs. Il naquit dans la cité
palatine des Sept Monts à une époque effacée pour nous sous des fables
héroïques. C'est un enfant romuléen. Alors la vallée des Sept Monts
formait un marécage et le Palatin n'était couvert que de cabanes de
roseaux. Une petite lance fut posée sur le cercueil pour indiquer que
l'enfant était un mâle. Il n'avait pas plus de quatre ans quand il
s'endormit dans la mort. Alors sa mère agrafa sur lui une belle
tunique et lui ceignit le cou d'un collier de perles. Ceux de sa tribu
ne le laissèrent pas sans offrandes. Ils déposèrent sur sa tombe, dans
des vases de terre noire, du lait, des fèves, une grappe de raisin.
J'ai recueilli ces vases et j'en ai fait de semblables avec la même
terre sur un feu de bois allumé la nuit dans le Forum. Avant de lui
dire adieu il mangèrent et burent ensemble une part de ce qu'ils
avaient apporté, et ce repas funèbre leur fit oublier leur chagrin.
Petit enfant qui dors depuis les jours du dieu Quirinus, un empire a
passé sur ton cercueil agreste, et les mêmes astres qui brillaient sur
ta naissance vont s'allumer tout à l'heure sur nos têtes. L'insondable
espace qui sépare tes heures des nôtres n'est qu'un moment
imperceptible dans la vie de l'univers.

Après un moment de silence:

--Le plus souvent, dit Nicole Langelier, il est aussi difficile de
distinguer dans un peuple les races qui le composent que de suivre au
cours d'un fleuve les rivières qui s'y sont jetées. Et qu'est-ce
qu'une race? Y a-t-il vraiment des races humaines? Je vois qu'il y a
des hommes blancs, des hommes rouges et des hommes noirs. Mais ce ne
sont pas là des races, ce sont des variétés d'une même race, d'une
même espèce, qui forment entre elles des unions fécondes et se mêlent
sans cesse. A plus forte raison le savant ne connaît pas plusieurs
races jaunes, plusieurs races blanches. Mais les hommes imaginent des
races au gré de leur orgueil, de leur haine ou de leur avidité. En
1871, la France fut démembrée en vertu des droits de la race
germanique, et il n'y a pas de race germanique. Les antisémites
allument contre la race juive la colère des peuples chrétiens, et il
n'y a pas de race juive.

»Ce que j'en dis, Boni, est par spéculation pure, et non point pour
vous contredire. Comment ne vous croirait-on pas? La persuasion habite
sur vos lèvres. Et vous associez, dans votre esprit, aux vérités
étendues de la science, les vérités profondes de la poésie. Comme vous
le dites, des pasteurs venus de la Bactriane ont peuplé la Grèce et
l'Italie. Comme vous le dites, ils y ont trouvé les aborigènes.
C'était, dans l'antiquité, une croyance commune aux Italiens et aux
Hellènes que les premiers hommes qui peuplèrent leur pays étaient nés
de la terre, comme Érechtée. Et que vous puissiez suivre à travers les
siècles, mon cher Boni, les autochtones de votre Ausonie et les
migrateurs venus de Pamir, ceux-ci, patriciens pleins de courage et de
foi, les autres, plébéiens ingénieux et diserts, je n'y contredis
point. Car enfin, s'il n'y a pas, à proprement parler, plusieurs races
humaines et s'il y a encore moins plusieurs races blanches, on observe
assurément dans notre espèce des variétés distinctes et parfois très
caractérisées. Dès lors, rien d'impossible à ce que deux ou plusieurs
de ces variétés vivent longtemps côte à côte sans se fondre et gardent
chacune ses caractères particuliers. Et, parfois même, ces
différences, au lieu de s'effacer avec le temps sous l'action des
forces plastiques de la nature, peuvent, au contraire, sous l'empire
de coutumes immuables et par la contrainte des institutions sociales,
s'accuser de siècle en siècle plus fortement.

--_E proprio vero_, murmura Boni, en posant le couvercle de chêne sur
l'enfant romuléen.

Puis il offrit des sièges à ses hôtes et dit à Nicole Langelier:

--Il faut maintenant tenir votre promesse et nous lire cette histoire
de Gallion, que je vous ai vu écrire dans votre petite chambre du
_Foro Traiano_. Vous y faites parler des Romains. C'est ici qu'il
convient de l'entendre, dans un coin du Forum, près de la voie Sacrée,
entre le Capitole et le Palatin. Hâtez-vous, pour n'être pas surpris
par le crépuscule et de peur que votre voix ne soit bientôt couverte
par les cris des oiseaux qui s'avertissent entre eux de l'approche de
la nuit.

Les hôtes de Giacomo Boni accueillirent ces paroles d'un murmure
favorable et Nicole Langelier, sans attendre des prières plus
pressantes, déroula un manuscrit et lut ce qui suit.



II

GALLION

En la 804e année depuis la fondation de Rome et la 13e du principat de
Claudius César, Junius Annaeus Novatus était proconsul d'Achaïe. Issu
d'une famille équestre originaire d'Espagne, fils de Sénèque le
Rhéteur et de la vertueuse Helvia, frère d'Annaeus Méla et de ce
célèbre Lucius Annaeus, il portait le nom de son père adoptif, le
rhéteur Gallion, exilé par Tibère. Sa mère était du sang de Cicéron et
il avait hérité de son père, avec d'immenses richesses, l'amour des
lettres et de la philosophie. Il lisait les ouvrages des Grecs plus
soigneusement encore que ceux des Latins. Une noble inquiétude agitait
son esprit. Il était curieux de la physique et de ce qu'on ajoute à la
physique. L'activité de son intelligence était si vive, qu'il écoutait
des lectures en prenant son bain et qu'il portait sans cesse sur lui,
même à la chasse, ses tablettes de cire et son stylet. Dans les
loisirs qu'il savait se ménager au milieu des soins les plus graves et
des plus vastes travaux, il écrivait des livres sur les questions
naturelles et composait des tragédies.

Ses clients et ses affranchis vantaient sa douceur. Il était en effet
d'un caractère bienveillant. On n'avait jamais vu qu'il s'abandonnât à
la colère. Il considérait la violence comme la pire des faiblesses et
la moins pardonnable.

Il avait en exécration toutes les cruautés, quand leur véritable
caractère ne lui échappait pas à la faveur d'un long usage et de
l'opinion publique. Et souvent même, dans les sévérités consacrées par
la coutume des aïeux et sanctifiées par les lois, il découvrait des
excès détestables contre lesquels il s'élevait et qu'il aurait tenté
de détruire si on ne lui eût opposé de toutes parts l'intérêt de
l'État et le salut commun. A cette époque les bons magistrats et les
fonctionnaires honnêtes n'étaient pas rares dans l'Empire. Il s'en
trouvait certes d'aussi probes et d'aussi équitables que Gallion, mais
peut-être n'aurait-on pas rencontré dans un autre autant d'humanité.

Chargé d'administrer cette Grèce dépouillée de ses richesses, déchue
de sa gloire, tombée de sa liberté agitée dans une tranquillité
oisive, il se rappelait qu'elle avait jadis enseigné au monde la
sagesse et les arts et il unissait, dans sa conduite envers elle, à la
vigilance d'un tuteur la piété d'un fils. Il respectait l'indépendance
des villes et les droits des personnes. Il honorait les hommes
vraiment grecs de naissance et d'éducation, malheureux seulement de
n'en découvrir qu'un petit nombre et d'exercer le plus souvent son
autorité sur une multitude infâme de Juifs et de Syriens, équitable
toutefois envers ces asiatiques, et s'en félicitant comme d'un
vertueux effort.

Il résidait à Corinthe, la cité la plus riche et la plus peuplée de la
Grèce romaine. Sa villa, construite au temps d'Auguste, agrandie et
embellie depuis lors par les proconsuls qui s'étaient succédé dans le
gouvernement de la province, s'élevait sur les dernières pentes
occidentales de l'Acrocorinthe, dont le sommet chevelu portait le
temple de Vénus et les bosquets des hiérodules. C'était une maison
assez vaste qu'entouraient des jardins plantés d'arbres touffus,
arrosés d'eaux vives, ornés de statues, d'exèdres, de gymnases, de
bains, de bibliothèques, et d'autels consacrés aux dieux.

Il s'y promenait un matin, selon sa coutume, avec son frère Annaeus
Méla, conversant sur l'ordre de la nature et les vicissitudes de la
fortune. Dans le ciel rose le soleil se levait humide et candide. Les
ondulations douces des collines de l'Isthme cachaient le rivage
saronique, le Stade, le sanctuaire des jeux, le port oriental de
Kenkhrées. Mais on voyait, entre les flancs fauves des monts Géraniens
et le rose Hélicon à la double cime, dormir la mer bleue des Alcyons.
Au loin, vers le septentrion, brillaient les trois sommets neigeux du
Parnasse. Gallion et Méla s'avancèrent jusqu'au bord de la haute
terrasse. A leurs pieds s'étendait Corinthe sur un vaste plateau de
sable pâle, incliné doucement vers les bords écumeux du golfe. Les
dalles du forum, les colonnes de la basilique, les gradins du cirque,
les blancs degrés des propylées étincelaient, et les faîtes dorés des
temples jetaient des éclairs. Vaste et neuve, la ville était coupée de
rues droites. Une voie large descendait jusqu'au port de Leckhée,
bordé de magasins et couvert de navires. A l'occident, la terre était
offensée par la fumée des forges et par les ruisseaux noirs des
teintureries, et de ce côté, des forêts de pins, s'étendant jusqu'à
l'horizon, s'y confondaient avec le ciel.

Peu à peu la ville s'éveilla. Le hennissement aigre d'un cheval
déchira l'air matinal, et l'on commença d'entendre les bruits sourds
des roues, les cris des charretiers et le chant des vendeuses
d'herbes. Sorties de leurs masures à travers les décombres du palais
de Sisyphe, de vieilles femmes aveugles, portant sur la tête des urnes
de cuivre, allaient, conduites par des enfants, puiser de l'eau à la
fontaine Pirène. Sur les toits plats des maisons qui longeaient les
jardins du proconsul, des Corinthiennes étendaient du linge pour le
faire sécher, et l'une d'elles fouettait son enfant avec des tiges de
poireaux. Dans le chemin creux qui montait à l'Acropole, un vieillard
demi-nu, couleur de bronze, aiguillonnait la croupe d'un âne chargé de
salades et chantait entre ses dents ébréchées, dans sa barbe rude, une
chanson d'esclave:

    Travaille, petit âne,
    Comme j'ai travaillé.
    Et cela te profitera:
    Tu peux en être sûr.

Cependant, au spectacle de la ville recommençant son labeur de chaque
jour, Gallion se prit à songer à cette première Corinthe, la belle
Ionienne, opulente et joyeuse, jusqu'au jour où elle vit ses citoyens
massacrés par les soldats de Mummius, ses femmes, les nobles filles de
Sisyphe, vendues à l'encan, ses palais, ses temples incendiés, ses
murs renversés et ses richesses entassées dans les liburnes du Consul.

--Il n'y a pas encore un siècle, dit-il, l'oeuvre de Mummius
subsistait tout entière. Ce rivage que tu vois, ô mon frère, était
plus désert que les sables de Libye. Le divin Julius releva la ville
détruite par nos armes et la peupla d'affranchis. Sur cette plage, où
les illustres Bacchiades avaient étalé leur fière indolence, des
Latins pauvres et grossiers s'établirent et Corinthe commença de
renaître. Elle s'accrut rapidement et sut tirer avantage de sa
position. Elle perçoit un tribut sur tous les navires qui, venus de
l'orient ou de l'occident, mouillent dans ses deux ports de Leckhée et
de Kenkhrées. Son peuple et ses richesses ne cessent de s'accroître à
la faveur de la paix romaine.

»Que de bienfaits l'Empire n'a-t-il pas répandus sur le monde! Par lui
les villes, les campagnes goûtent un calme profond. Les mers sont
purgées de pirates et les routes de brigands. De l'océan brumeux au
golfe Permulique, de Gadès à l'Euphrate, le commerce des marchandises
se fait avec une sécurité que rien ne trouble. La loi protège la vie
et les biens de tous. Les droits de chacun sont mis hors d'atteinte.
La liberté n'a désormais pour limites que ses lignes de défense et
n'est bornée que pour sa sûreté. La justice et la raison gouvernent
l'univers.

Annaeus Méla n'avait pas, comme ses deux frères, brigué les honneurs.
Ceux qui l'aimaient, et ils étaient nombreux, car il se montrait, dans
ses manières, toujours affable et d'une extrême aménité, attribuaient
cet éloignement des affaires à la modération d'un esprit qu'attirait
une obscurité tranquille et qui n'eût voulu se donner d'autres soins
que l'étude de la philosophie. Mais des observateurs plus froids
croyaient s'apercevoir qu'il était ambitieux à sa manière et jaloux, à
l'exemple de Mécène, d'égaler, simple chevalier romain, le crédit des
consulaires. Enfin certains esprits malveillants croyaient discerner
en lui l'avidité des Sénèques pour ces richesses qu'ils affectaient de
mépriser, et ils s'expliquaient de cette manière que Méla eût
longtemps vécu obscur en Bétique, tout occupé de l'administration de
ses vastes domaines, et qu'appelé ensuite à Rome par son frère le
philosophe, il s'y fût attaché à la gestion des finances impériales
plutôt que de rechercher de grands emplois judiciaires ou militaires.
On ne pouvait pas aisément décider de son caractère sur ses discours
parce qu'il tenait le langage des stoïciens, aussi propre à cacher les
faiblesses de l'âme qu'à révéler la grandeur des sentiments. C'était
alors une élégance que de venir des discours vertueux. Du moins est-il
certain que Méla pensait hautement.

Il répondit à son frère que, sans être versé comme lui dans les
affaires publiques, il avait eu sujet d'admirer la puissance et la
sagesse des Romains.

--Elles se montrent, dit-il, jusqu'au fond de notre Espagne. Mais
c'est dans une gorge sauvage des monts thessalien que j'ai le mieux
senti la majesté bienfaisante de l'Empire. Je venais d'Hypathe, ville
célèbre par ses fromages et ses magiciennes, et j'avais chevauché
pendant quatre heures dans la montagne sans rencontrer un visage
humain. Vaincu par la fatigue et la chaleur, j'attachai mon cheval à
un arbre peu éloigné de la route et m'étendis sous un buisson
d'arbouses. Je m'y reposais depuis quelques instants quand je vis
passer un maigre vieillard chargé de ramée et fléchissant sous le
faix. A bout de forces, il chancela et, près de tomber, s'écria:
«César!» En entendant cette invocation monter de la bouche d'un pauvre
bûcheron dans un désert de rochers, mon coeur s'emplit de vénération
pour la Ville tutélaire, qui inspire jusque dans les pays les plus
écartés, aux âmes les plus agrestes, une telle idée de sa providence
souveraine. Mais à mon admiration se mêlèrent, ô mon frère, la
tristesse et l'inquiétude, quand je songeai à quels dommages, à
quelles offenses, par la folie des hommes et les vices du siècle,
étaient exposés l'héritage d'Auguste et la fortune de Rome.

--J'ai vu de près, mon frère, lui répondit Gallion, ces crimes et ces
folies dont tu t'affliges. Assis au Sénat, j'ai pâli sous le regard
des victimes de Caïus. Je me suis tu, ne désespérant pas de voir des
jours meilleurs. Je crois que les bons citoyens doivent servir la
république sous les mauvais princes plutôt que d'échapper à leurs
devoirs par une mort inutile.

Comme Gallion prononçait ces paroles, deux hommes encore jeunes,
portant la toge, s'approchèrent de lui. L'un était Lucius Cassius,
d'une maison plébéienne, mais ancienne et décorée, originaire de Rome.
L'autre, Marcus Lollius, fils et petit-fils de consulaires et
toutefois d'une famille équestre, sortie du municipe de Terracine. Ils
avaient tous deux fréquenté les écoles d'Athènes et acquis une
connaissance des lois de la nature à laquelle les Romains qui
n'étaient pas allés en Grèce demeuraient tout à fait étrangers.

A cette heure ils se formaient à Corinthe au maniement des affaires
publiques, et le proconsul les tenait à ses côtés comme un ornement à
sa magistrature. Un peu en arrière, vêtu du manteau court des
philosophes, le front chauve et le menton garni d'une barbe
socratique, le grec Apollodore marchait avec lenteur, un bras levé et
remuant les doigts en disputant avec lui-même.

Gallion fit à tous trois un accueil bienveillant.

--Déjà les roses du matin ont pâli, dit-il, et le soleil commence à
darder ses flèches acérées. Venez, amis! Ces ombrages nous verseront
la fraîcheur.

Et il les mena, le long d'un ruisseau dont le murmure conseillait les
tranquilles pensées, jusque dans une enceinte d'arbustes verts au
milieu de laquelle un bassin d'albâtre se croisait, plein d'une eau
limpide où flottait une plume de la colombe qui venait de s'y baigner
et qui maintenant modulait sa plainte dans le feuillage. Ils
s'assirent sur un banc de marbre qui s'étendait en demi-cercle,
soutenu par des griffons. Les lauriers et les myrtes y mariaient leurs
ombres. Tout autour de l'enceinte arrondie s'élevaient des statues.
Une Amazone blessée entourait mollement sa tête de son bras replié.
Sur son beau visage la douleur paraissait belle. Un Satyre velu jouait
avec une chèvre. Une Vénus, au sortir du bain, essuyait ses membres
humides sur lesquels on croyait voir courir un frisson de plaisir.
Près d'elle un jeune Faune approchait en souriant une flûte de ses
lèvres. Son front était à demi caché par les branches, mais son ventre
poli brillait entre les feuilles.

--Ce Faune semble respirer, dit Marcus Lollius. On dirait qu'un
souffle léger soulève sa poitrine.

--Il est vrai, Marcus. On attend qu'il tire de sa flûte des sons
agrestes, dit Gallion. Un esclave grec l'a sculpté dans le marbre
d'après un modèle ancien. Les Grecs excellaient autrefois à faire ces
bagatelles. Plusieurs de leurs ouvrages en ce genre sont justement
célèbres. On ne peut le nier: ils ont su donner aux dieux un visage
auguste et exprimer sur le marbre ou l'airain la majesté des maîtres
du monde. Qui n'admire le Jupiter Olympien de Phidias? Et pourtant qui
voudrait être Phidias?

--Certes aucun Romain ne voudrait être Phidias, s'écria Lollius, qui
dépensait l'immense héritage de ses pères à faire venir de Grèce et
d'Asie les ouvrages de Phidias et de Myrrhon, dont il ornait sa villa
du Pausilippe.

Lucius Cassius partageait cet avis. Il soutint avec force que les
mains d'un homme libre n'étaient pas faites pour manier le ciseau du
sculpteur ou le cestre du peintre et que nul citoyen romain ne saurait
s'abaisser à fondre l'airain, à sculpter le marbre, à tracer des
figures sur une muraille.

Il professait l'admiration des moeurs antiques et vantait à toute
occasion les vertus des aïeux:

--Les Curius et les Fabricius, dit-il, cultivaient leurs laitues et
dormaient sous le chaume. Ils ne connaissaient de statue que le Priape
taillé dans un coeur de buis qui, dressant au milieu de leur jardin
son pal vigoureux, menaçait les voleurs d'un supplice ridicule et
terrible.

Méla, qui avait beaucoup lu les annales de Rome, objecta l'exemple
d'un vieux patricien.

--Au temps de la république, dit-il, cet illustre Caïus Fabius, d'une
famille issue d'Hercule et d'Évandre, traça de ses mains sur les murs
du temple de Salus des peintures si estimées, que leur perte récente,
dans l'incendie du temple, a été considérée comme un malheur public.
Et l'on rapporte qu'il ne quittait pas la toge pour peindre ses
figures, faisant connaître par là que cette tâche n'était pas indigne
d'un citoyen romain. Il reçut le surnom de Pictor que ses descendants
s'honorèrent de porter.

Lucius Cassius répliqua vivement:

--En peignant des victoires dans un temple, Caïus Fabius considérait
ces victoires et non la peinture. Il n'y avait pas alors de peintres à
Rome. Voulant que les grandes actions des aïeux fussent sans cesse
présentes aux yeux des Romains, il donna l'exemple aux artisans. Mais
de même qu'un pontife ou un édile pose la première pierre d'un édifice
et ne fait pas pour cela métier de maçon ou d'architecte, Caïus Fabius
fit la première peinture de Rome sans qu'on puisse le compter au
nombre des ouvriers qui gagnent leur vie à peindre sur des murs.

Apollodore, d'un signe de tête, approuva ce discours et dit en
caressant sa barbe philosophique:

--Les fils d'Iule sont nés pour gouverner le monde. Tout autre soin
serait indigne d'eux.

Et longtemps, d'une bouche arrondie, il vanta les Romains. Il les
flattait parce qu'il les craignait. Mais, au dedans de lui-même, il ne
sentait que mépris pour ces intelligences bornées et sans finesse. Il
donna des louanges à Gallion:

--Tu as orné cette ville de monuments magnifiques. Tu as assuré la
liberté de son Sénat et de son peuple. Tu as établi de bonnes règles
pour le commerce et la navigation, tu rends la justice avec une équité
bienveillante. Ta statue s'élèvera sur le Forum. Le titre te sera
décerné de second fondateur de Corinthe, ou plutôt Corinthe prendra de
toi le nom d'Annaea. Toutes ces choses sont dignes d'un Romain et
dignes de Gallion. Mais ne crois pas que les Grecs estiment plus que
de raison les arts manuels. Si beaucoup parmi eux s'occupent à peindre
des vases, à teindre des étoffes, à modeler des figures, c'est par
nécessité. Ulysse construisit de ses mains son lit et son navire.
Toutefois les Grecs professent qu'il est indigne d'un sage de
s'appliquer à des arts futiles et grossiers. Socrate, en sa jeunesse,
exerça le métier de sculpteur et il fit une image des Kharites qu'on
voit encore sur l'acropole d'Athènes. Son habileté certes n'était pas
médiocre et, s'il avait voulu, il aurait su, comme les artistes les
plus renommés, représenter un athlète lançant un disque ou nouant un
bandeau sur son front. Mais il laissa ces ouvrages pour se consacrer à
la recherche de la sagesse, ainsi que l'oracle le lui avait ordonné.
Dès lors, il s'attacha aux jeunes hommes, non pour mesurer les
proportions de leurs corps, mais uniquement pour leur enseigner ce qui
est honnête. A ceux dont la forme était parfaite il préférait ceux
dont l'âme était belle, contrairement à ce que font les sculpteurs,
les peintres et les débauchés. Ceux-là estiment la beauté extérieure
et méprisent la beauté intérieure. Et vous savez que Phidias grava sur
l'orteil de son Jupiter le nom d'un athlète parce qu'il était beau et
sans considérer s'il était chaste.

--C'est pourquoi, conclut Gallion, nous ne donnons pas de louanges aux
sculpteurs alors même que nous en donnons à leurs ouvrages.

--Par Hercule! s'écria Lollius, je ne sais lequel admirer le plus de
ce Faune ou de cette Vénus. La déesse a la fraîcheur de l'eau dont
elle est encore mouillée. Elle est vraiment la volupté des hommes et
des dieux, et ne crains-tu pas, ô Gallion, qu'une nuit un rustre,
caché dans tes jardins, ne lui fasse subir le même outrage qu'un jeune
impie infligea, dit-on, à la Vénus des Cnidiens? Les prêtresses du
temple trouvèrent un matin sur la déesse les vestiges de l'offense, et
les voyageurs rapportent que depuis lors, elle garde sur elle une
tache ineffaçable. Il faut admirer et l'audace de cet homme et la
patience de l'Immortelle.

--Le crime ne fut pas impuni, déclara Gallion. Le sacrilège se jeta
dans la mer ou se brisa contre les rochers. On ne l'a jamais revu.

--Sans doute, reprit Lollius, la Vénus de Cnide passe en beauté toutes
les autres. Mais l'ouvrier qui sculpta celle de tes jardins, ô
Gallion, savait amollir le marbre. Vois ce Faune; il rit, la salive
mouille ses dents et ses lèvres; ses joues ont la fraîcheur des
pommes; tout son corps brille de jeunesse. Pourtant, à ce Faune je
préfère cette Vénus.

Apollodore leva la main droite et dit:

--Très doux Lollius, réfléchis un moment et tu reconnaîtras qu'une
telle préférence est pardonnable à un ignorant qui suit ses instincts
et ne raisonne pas, mais qu'elle n'est pas permise à un sage comme
toi. Cette Vénus ne peut être aussi belle que ce Faune, car le corps
de la femme a moins de perfection que celui de l'homme et la copie
d'une chose moins parfaite ne saurait égaler en beauté la copie d'une
chose plus parfaite. Et l'on ne peut douter, ô Lollius, que le corps
de la femme ne soit moins beau que celui de l'homme, puisqu'il
contient une âme moins belle. Les femmes sont vaines, querelleuses,
occupées de niaiseries, incapables de hautes pensées et de grandes
actions, et souvent la maladie trouble leur intelligence.

--Pourtant, fit observer Gallion, dans Rome comme dans Athènes, des
vierges, des mères ont été jugées dignes de présider aux choses
sacrées et de porter les offrandes sur les autels. Bien plus! les
dieux ont choisi parfois des vierges pour rendre leurs oracles ou
révéler l'avenir aux hommes. Cassandre a ceint son front des
bandelettes d'Apollon et prophétisé la ruine des Troyens. Juturna, que
l'amour d'un dieu rendit immortelle, fut commise à la garde des
fontaines de Rome.

--Il est vrai, répliqua Apollodore. Mais les dieux vendent cher aux
vierges le privilège d'expliquer leurs volontés et d'annoncer
l'avenir. En même temps qu'ils leur donnent de voir ce qui est caché,
ils leur ôtent la raison et les rendent furieuses. Au reste, je
t'accorde, ô Gallion, que certaines femmes sont meilleures que
certains hommes et que certains hommes sont moins bons que certaines
femmes. Cela tient à ce que les deux sexes ne sont pas aussi distincts
l'un de l'autre et séparés que l'on croit et que, tout au contraire,
il y a de l'homme dans beaucoup de femmes et de la femme dans beaucoup
d'hommes. Voici comment on explique ce mélange:

»Les ancêtres des hommes qui habitent aujourd'hui la terre sortirent
des mains de Prométhée qui, pour les former, pétrit l'argile, comme
font les potiers. Il ne se borna pas à façonner de ses mains un couple
unique. Trop prévoyant et trop industrieux pour se résoudre à faire
sortir d'une seule semence et d'un seul vase toute la race humaine, il
entreprit au contraire de fabriquer lui-même une multitude de femmes
et d'hommes, afin d'assurer tout de suite à l'humanité l'avantage du
nombre. Pour mieux conduire un travail si difficile, il modela d'abord
séparément toutes les parties qui devaient composer les corps aussi
bien mâles que féminins. Il fit autant de poumons, de foies, de
coeurs, de cerveaux, de vessies, de rates, d'intestins, de matrices,
de vulves et de pénis qu'il était nécessaire et fabriqua enfin avec un
art subtil et en quantité suffisante tous les organes au moyen
desquels les humains pussent parfaitement respirer, se nourrir et se
reproduire. Il n'oublia ni les muscles, ni les tendons, ni les os, ni
le sang, ni les humeurs. Enfin il tailla des peaux, se réservant de
mettre dans chacune, comme dans un sac, les choses nécessaires. Toutes
ces pièces d'hommes et de femmes étaient achevées et il ne restait
plus qu'à les assembler quand Prométhée fut invité à souper chez
Bacchus. Il s'y rendit et, le front ceint de rosés, vida trop souvent
la coupe du dieu. C'est en chancelant qu'il regagna son atelier. Le
cerveau tout obscurci des fumées du vin, l'oeil trouble, les mains mal
assurées, il se remit à l'oeuvre, pour notre malheur. Distribuer les
organes aux humains lui semblait un jeu. Il ne savait ce qu'il faisait
et goûtait, quoi qu'il fit, un parfait contentement. À tout instant il
donnait à une femme, par mégarde, ce qui convenait à un homme, et à un
homme ce qui convenait à une femme.

»De la sorte, nos premiers parents furent composés de morceaux
disparates, qui ne s'accordaient pas bien les uns avec les autres.
S'étant accouplés à leur gré ou par hasard, ils produisirent des êtres
incohérents comme eux. C'est ainsi que, par la faute du Titan, nous
voyons tant de femmes viriles et d'hommes efféminés. C'est ce qui
explique également les contradictions qu'on rencontre dans le plus
ferme caractère et comment l'esprit le plus résolu se dément à toute
heure. Et c'est pourquoi enfin nous sommes tous en guerre avec
nous-mêmes.

Lucius Cassius condamna ce mythe parce qu'il n'enseignait pas à
l'homme à se vaincre lui-même et qu'il l'induisait au contraire à
céder à la nature.

Gallion fit observer que les poètes et les philosophes retraçaient
diversement l'origine du monde et la création des hommes.

--Il ne faut pas croire trop aveuglément aux fables que content les
Grecs, dit-il, ni tenir pour véritable, ô Apollodore, ce qu'ils
rapportent notamment des pierres jetées par Pyrrha. Les philosophes ne
s'accordent point entre eux sur le principe du monde et nous laissent
incertains si la terre fut produite par l'eau, par l'air, ou, comme il
est plus croyable, par le feu subtil. Mais les Grecs veulent tout
savoir et forgent d'ingénieux mensonges. Qu'il est meilleur d'avouer
notre ignorance! Le passé nous est caché comme l'avenir; nous vivons
entre deux nuées épaisses, dans l'oubli de ce qui fut et l'incertitude
de ce qui sera. Et pourtant la curiosité nous tourmente de connaître
les causes des choses et une ardente inquiétude nous excite à méditer
les destinées de l'homme et du monde.

--Il est vrai, soupira Cassius, que nous nous appliquons sans cesse à
pénétrer l'impénétrable avenir. Nous y travaillons de toutes nos
forces et par toutes sortes de moyens. Nous croyons y parvenir tantôt
par la méditation, tantôt par la prière et l'extase. Les uns
consultent les oracles des dieux, les autres, ne craignant pas de
faire ce qui n'est pas permis, interrogent les divinateurs de Chaldée
ou tentent les sorts babyloniens. Curiosité impie et vaine! Car de
quoi nous servirait la connaissance des choses futures, puisqu'elles
sont inévitables? Pourtant les sages, plus encore que le vulgaire,
éprouvent le désir de percer l'avenir et de s'y jeter pour ainsi dire.
C'est sans doute parce qu'ils espèrent de la sorte échapper au
présent, qui leur apporte tant de tristesses et de dégoûts. Comment
les hommes d'aujourd'hui ne seraient-ils pas aiguillonnés du désir de
fuir leur temps misérable? Nous vivons dans un âge fréquent en
lâchetés, abondant en igniominies, fertile en crimes.

Cassius déprécia longtemps encore l'époque où il vivait. Il se
plaignit que les Romains, déchus de leurs antiques vertus, ne prissent
plus plaisir qu'à manger des huîtres du Lucrin et des oiseaux du
Phase, et n'eussent plus de goût que pour des mimes, des cochers et
des gladiateurs. Il sentait douloureusement le mal dont souffrait
l'Empire, le luxe insolent des grands, la basse avidité des clients,
la dépravation féroce de la multitude.

Gallion et son frère l'approuvèrent. Ils aimaient la vertu. Pourtant,
ils n'avaient rien de commun avec les vieux patriciens qui, sans autre
souci que d'engraisser leurs porcs et d'accomplir les rites sacrés,
conquirent le monde pour la bonne gestion de leurs métairies. Cette
noblesse d'étable, instituée par Romulus et par Brutus, était depuis
longtemps éteinte. Les familles patriciennes, créées par le divin
Julius et par l'empereur Auguste, n'avaient point duré. Des hommes
intelligents, venus de toutes les provinces de l'Empire, occupaient
leur place. Romains à Rome, ils n'étaient nulle part étrangers. Ils
l'emportaient de beaucoup sur les vieux Céthégus par les élégances de
l'esprit et les sentiments humains. Ils ne regrettaient pas la
république; ils ne regrettaient pas la liberté, dont le souvenir était
mêlé pour eux à celui des proscriptions et des guerres civiles. Ils
honoraient Caton comme le héros d'un autre âge, sans désirer de revoir
une si haute vertu se dresser sur de nouvelles ruines. Ils
considéraient l'époque d'Auguste et les premières années de Tibère
comme le temps le plus heureux que le monde eût jamais connu, puisque
l'âge d'or n'avait existé que dans l'imagination des poètes. Et ils
s'étonnaient douloureusement que ce nouvel ordre de choses, qui
promettait au genre humain une longue félicité, eût si vite apporté à
Rome des hontes inouïes et des tristesses inconnues même aux
contemporains de Marius et de Sylla. Ils avaient vu, durant la folie
de Caïus, les meilleurs citoyens marqués au fer rouge, condamnés aux
mines, aux travaux des chemins, aux bêtes, les pères forcés d'assister
au supplice de leurs enfants, et des hommes d'une vertu éclatante,
comme Crémutius Cordus pour priver le tyran de leur mort, se laisser
mourir de faim. A la honte de Rome, Caligula ne respectait ni ses
soeurs, ni aucune des femmes les plus illustres. Et, ce qui indignait
ces rhéteurs et ces philosophes autant que le viol des matrones et le
meurtre des meilleurs citoyens, c'étaient les crimes de Caïus contre
l'éloquence et les lettres. Ce furieux avait conçu le dessein
d'anéantir les poèmes d'Homère et il faisait enlever de toutes les
bibliothèques les écrits, les portraits, les noms de Virgile et de
Tite-Live. Enfin Gallion ne lui pardonnait pas d'avoir comparé le
style de Sénèque à un mortier sans ciment.

Ils craignaient un peu moins Claudius, mais ils le méprisaient
peut-être davantage. Ils raillaient sa tète de citrouille et sa voix
de veau marin. Ce vieux savant n'était pas un monstre de méchanceté.
Ils n'avaient guère à lui reprocher que sa faiblesse. Mais, dans
l'exercice du pouvoir souverain, cette faiblesse était parfois aussi
cruelle que la cruauté de Caïus. Ils avaient aussi contre lui des
griefs domestiques. Si Caïus s'était moqué de Sénèque, Claudius
l'avait exilé dans l'île de Corse. Il est vrai qu'il l'avait ensuite
rappelé à Rome et revêtu des ornements de la préture. Mais ils ne lui
étaient point reconnaissants d'avoir exécuté de la sorte un ordre
d'Agrippine, ignorant lui-même ce qu'il ordonnait. Indignés mais
patients, ils s'en reposaient sur l'impératrice de la fin du vieillard
et du choix du nouveau prince. Mille bruits couraient à la honte de la
fille impudique et cruelle de Germanicus. Ils n'y prêtaient pas
l'oreille, et célébraient les vertus de cette femme illustre à qui les
Sénèques devaient le terme de leurs disgrâces et l'accroissement de
leurs honneurs. Comme il arrive souvent, leurs convictions étaient
d'accord avec leurs intérêts. Une douloureuse expérience de la vie
publique n'avait pas ébranlé leur confiance dans le régime fondé par
le divin Auguste, affermi par Tibère et dans lequel ils remplissaient
de hautes fonctions. Pour réparer les maux causés par les maîtres de
l'Empire, ils comptaient sur un nouveau maître.

Gallion tira d'un pli de sa toge un rouleau de papyrus.

--Chers amis, dit-il, j'ai appris ce matin par des lettres de Rome que
notre jeune prince a reçu en mariage Octavie, fille de César.

Un murmure favorable accueillit cette nouvelle.

--Certes, poursuivit Gallion, nous devons nous féliciter d'une union
grâce à laquelle le prince, joignant à ses premiers titres ceux
d'époux et de gendre, marche désormais l'égal de Britannicus. Mon
frère Sénèque ne cesse de me vanter dans ses lettres l'éloquence et la
douceur de son élève, qui illustre sa jeunesse en plaidant au Sénat
devant l'empereur. Il n'a pas encore accompli sa seizième année et il
a déjà gagné la cause de trois villes coupables ou malheureuses,
Ilion, Bologne, Apamée.

--Ainsi donc, demanda Lucius Cassius, il n'a pas hérité l'humeur noire
des Domitius, ses aïeux?

--Non certes, répondit Gallion. C'est Germanicus qui revit en lui.

Annaeus Mela, qui ne passait pas pour flatteur, donna aussi des
louanges au fils d'Agrippine. Elles paraissaient touchantes et
sincères, parce qu'il les garantissait, pour ainsi dire, sur la tête
de son fils encore enfant.

--Néron est chaste, modeste, bienveillant et pieux. Mon petit Lucain,
qui m'est plus cher que mes yeux, fut son compagnon de jeux et
d'études. Ils s'exercèrent ensemble à déclamer en langue grecque et en
langue latine. Ils s'essayèrent ensemble à composer des poèmes.
Jamais, dans ces luttes ingénieuses, Néron ne donna le moindre signe
d'envie. Il se plaisait au contraire à vanter les vers de son rival,
où, malgré la faiblesse de l'âge, paraissait, ça et là, une ardente
énergie. Il semblait quelquefois heureux d'être vaincu par le neveu de
son précepteur. Charmante modestie du prince de la jeunesse! Les
poètes compareront un jour l'amitié de Néron et de Lucain à la sainte
amitié d'Euryale et de Nisus.

--Néron, reprit le proconsul, montre dans l'ardeur de la jeunesse, une
âme douce et pleine de pitié. Ce sont là des vertus que les années ne
pourront qu'affermir.

»Claudius, en l'adoptant, a sagement acquiescé au voeu du Sénat et au
désir du peuple. Par cette adoption il a écarté de l'Empire un enfant
accablé du déshonneur de sa mère, et il vient, en donnant Octavie à
Néron, d'assurer l'avènement d'un jeune César qui fera les délices de
Rome. Fils respectueux d'une mère honorée, disciple zélé d'un
philosophe, Néron, dont l'adolescence brille des plus aimables vertus,
Néron, notre espoir et l'espoir du monde, se souviendra dans la
pourpre des leçons du Portique et gouvernera l'univers avec justice et
modération.

--Nous en acceptons l'augure, dit Lollius. Puisse une ère de bonheur
s'ouvrir pour le genre humain!

--Il est difficile de prévoir l'avenir, dit Gallion. Pourtant nous ne
doutons point de l'éternité de la Ville. Les oracles ont promis à Rome
un empire sans fin et il serait impie de n'en pas croire les dieux.
Vous dirai-je ma plus chère espérance? Je m'attends avec joie à ce que
la paix règne pour toujours sur la terre après le châtiment des
Parthes. Oui, nous pouvons, sans crainte de nous tromper, annoncer la
fin des guerres détestées des mères. Qui pourrait désormais troubler
la paix romaine? Nos aigles ont touché les bornes de l'univers. Tous
les peuples ont éprouvé notre force et notre clémence. L'Arabe, le
Sabéen, l'habitant de l'Haemus, le Sarmate qui se désaltère dans le
sang de son cheval, le Sicambre à la chevelure bouclée, l'Éthiopien
crépu, viennent en foule adorer Rome protectrice. D'où sortiraient de
nouveaux barbares? Est-il probable que les glaces du Nord ou les
sables brûlants de la Libye tiennent en réserve des ennemis du peuple
romain? Tous les Barbares, gagnés à notre amitié, déposeront les
armes, et Rome, aïeule aux cheveux blancs, calme dans sa vieillesse,
verra les peuples assis avec respect autour d'elle, comme ses enfants
adoptifs, méditer la concorde et l'amour.

Tous approuvèrent ces paroles, hors Cassius qui secoua la tête.

Il s'enorgueillissait des honneurs militaires attachés à sa naissance,
et la gloire des armes, tant vantée par les poètes et les rhéteurs,
excitait son enthousiasme.

--Je doute, ô Gallion, dit-il, que les peuples cessent jamais de se
haïr et de se craindre. Et, à vrai dire, je ne le souhaite pas. Si la
guerre cessait, que deviendraient la force des caractères, la grandeur
d'âme, l'amour de la patrie? Le courage et le dévouement ne seraient
plus que des vertus sans emploi.

--Rassure-toi, Lucius, dit Gallion, quand les hommes auront cessé de
se vaincre entre eux, ils travailleront à se vaincre eux-mêmes. Et
c'est là le plus vertueux effort qu'ils puissent faire, le plus noble
emploi de leur courage et de leur magnanimité. Oui, la mère auguste
dont nous adorons les rides et les cheveux blanchis par les siècles,
Rome, établira la paix universelle. Alors il fera bon vivre. La vie
dans certaines conditions mérite d'être vécue. C'est une petite flamme
entre deux ombres infinies; c'est notre part de divinité. Tant qu'il
vit, un homme est semblable aux dieux.

Pendant que Gallion parlait de la sorte, une colombe vint se poser sur
l'épaule de la Vénus dont les formes de marbre brillaient entre les
myrtes.

--Cher Gallion, dit Lollius en souriant, l'oiseau d'Aphrodite se plaît
à tes discours. Ils sont doux et pleins de vénusté.

Un esclave apporta du vin frais, et les amis du proconsul parlèrent
des dieux. Apollodore pensait qu'il n'était pas facile d'en connaître
la nature. Lollius doutait de leur existence.

--Quand, dit-il, la foudre tombe, il dépend du philosophe que ce soit
la nuée ou le dieu qui ait tonné.

Mais Cassius n'approuvait pas ces propos légers. Il croyait aux dieux
de la République. Incertain seulement des limites de leur providence,
il affirmait qu'ils existaient, ne consentant pas à se séparer du
genre humain sur un point essentiel. Et pour se confirmer dans la
religion des aïeux, il employait un raisonnement qu'il avait appris
des Grecs:

--Les dieux existent, dit-il. Les hommes s'en font une image. Et l'on
ne peut concevoir une image sans réalité. Comment verrait-on Minerve,
Neptune, Mercure, s'il n'y avait ni Mercure, ni Neptune, ni Minerve?

--Tu m'as persuadé, lui dit Lollius, en se moquant. La vieille femme
qui vend des gâteaux de miel, sur le Forum, au pied de la basilique, a
vu le dieu Typhon, ayant d'un âne la tête velue et le ventre
formidable. Il la terrassa, la troussa par-dessus les oreilles, la
frappa en cadence de coups retentissants et la laissa demi-morte,
inondée d'une urine prodigieusement infecte. Elle rapporta elle-même
comment, à l'exemple d'Antiope, elle avait été visitée par un
immortel. Il est certain que le dieu Typhon existe puisqu'il a pissé
sur une marchande de gâteaux.

--En dépit de tes moqueries, Marcus, je ne doute pas de l'existence
des dieux, reprit Cassius. Et je pense qu'ils ont la forme humaine,
puisque c'est sous cette forme qu'ils se montrent toujours à nous,
soit que nous dormions, soit que nous nous tenions éveillés.

--Il est meilleur, fit observer Apollodore, de dire que les hommes ont
la forme divine, puisque les dieux existaient avant eux.

--O cher Apollodore, s'écria Lollius, tu oublies que Diane fut honorée
d'abord sous la forme d'un arbre et que de grands dieux ont
l'apparence d'une pierre brute. Cybèle est représentée non pas avec
deux seins comme une femme, mais avec plusieurs mamelles comme une
chienne ou une truie. Le soleil est un dieu, mais trop chaud pour
garder la forme humaine, il s'est mis en boule; c'est un dieu rond.

Annaeus Mela blâma avec indulgence ces railleries académiques.

--Il ne faut pas prendre à la lettre, dit-il, tout ce qu'on rapporte
des dieux. Le vulgaire appelle le blé Cérès, le vin Bacchus. Mais où
trouverait-on un homme assez fou pour croire qu'il boit et mange un
dieu? Connaissons mieux la nature divine. Les dieux sont les diverses
parties de la nature, ils se confondent tous en un dieu unique, qui
est la nature entière.

Le proconsul approuva les paroles de son frère et, prenant un grave
langage, définit les caractères de la divinité.

--Dieu est l'âme du monde, répandue dans toutes les parties de
l'univers, auquel elle communique le mouvement et la vie. Cette âme,
flamme artisane, pénétrant la matière inerte, a formé le monde. Elle
le dirige et le conserve. La divinité, cause active, est
essentiellement bonne. La matière dont elle fit usage, inerte et
passive, est mauvaise en certaines de ses parties. Dieu n'en a pu
changer la nature. C'est ce qui explique l'origine du mal dans le
monde. Nos âmes sont des parcelles de ce feu divin dans lequel elles
doivent s'absorber un jour. Par conséquent Dieu est en nous et il
habite particulièrement dans l'homme vertueux dont l'âme n'est pas
obstruée par l'épaisse matière. Ce sage en qui Dieu réside est l'égal
de Dieu. Il doit, non l'implorer, mais le contenir. Et quelle folie de
prier Dieu! Quelle impiété que de lui adresser nos voeux! C'est croire
qu'il est possible d'éclairer son intelligence, de changer son coeur
et de l'induire à se corriger. C'est méconnaître la nécessité qui
gouverne son immuable sagesse. Il est soumis au Destin. Disons mieux:
le Destin c'est lui. Ses volontés sont des lois qu'il subit comme
nous. Il ordonne une fois, il obéit toujours. Libre et puissant dans
sa soumission, c'est à lui-même qu'il obéit. Tous les événements du
monde sont le déroulement de ses intentions premières et souveraines.
Contre lui-même son impuissance est infinie.

Les auditeurs de Gallion l'applaudirent. Mais Apollodore demanda
licence de faire quelques objections:

--Tu as raison de croire, ô Gallion, que Jupiter est soumis à la
Nécessité, et j'estime comme toi que la Nécessité est la première des
déesses immortelles. Mais il me semble que ton dieu, admirable surtout
par son étendue et sa durée, eut plus de bon vouloir que de bonheur
quand il fit le monde, puisqu'il ne trouva pour le pétrir qu'une
substance ingrate et rebelle, et que la matière trahit l'ouvrier. Je
ne puis m'empêcher de plaindre sa disgrâce. Les potiers d'Athènes sont
plus heureux. Ils se procurent, pour faire des vases, une terre fine
et plastique qui prend aisément et garde les contours qu'ils lui
donnent. Aussi leurs amphores et leurs coupes sont-elles d'une forme
plaisante. Elles s'arrondissent avec grâce, et le peintre y trace
aisément des figures agréables à voir, telles que le vieux Silène sur
son âne, la toilette d'Aphrodite et les chastes Amazones. En y
songeant, ô Gallion, je pense que si ton dieu fut moins heureux que
les potiers d'Athènes, c'est qu'il manqua de sagesse et ne fut point
un bon artisan. La matière qu'il trouva n'était pas excellente. Elle
n'était pas dénuée pourtant de toutes propriétés utiles, tu l'as
reconnu toi-même. Il n'y a pas de choses absolument bonnes ni de
choses absolument mauvaises. Une chose est mauvaise pour un usage;
elle est bonne pour un autre. On perdrait son temps et sa peine à
planter des oliviers dans l'argile qui sert à façonner les amphores.
L'arbre de Pallas ne croîtrait pas dans cette terre fine et pure, dont
on fait les beaux vases que nos athlètes vainqueurs reçoivent en
rougissant de pudeur et d'orgueil. A ce qu'il me semble, lorsqu'il
forma le monde d'une matière qui n'y était pas toute propre, ton dieu,
ô Gallion, s'est rendu coupable d'une faute pareille à celle que
commettrait un vigneron de Mégare en plantant un arbre dans de la
terre à modeler, ou quelque artisan du Céramique, s'il prenait, pour
en fabriquer des amphores, la glèbe pierreuse qui nourrit les grappes
blondes. Ton dieu a fait l'univers. Sûrement c'est une autre chose
qu'il devait faire, pour employer convenablement ses matériaux.
Puisque la substance, comme tu le prétends, lui fut rebelle par son
inertie ou par quelque autre qualité mauvaise, devait-il s'obstiner à
lui donner un emploi qu'elle ne pouvait tenir, et tailler
imprudemment, comme on dit, son arc dans un cyprès? L'industrie n'est
pas de faire beaucoup, c'est de bien faire. Que ne s'est-il borné à
construire peu de chose, mais parfaitement bien, un petit poisson, par
exemple, un moucheron, une goutte d'eau!

»J'aurais encore plusieurs observations à faire sur ton dieu, Gallion,
et à te demander, par exemple, si tu ne crains pas que, par son
frottement perpétuel avec la matière, il ne s'use comme une meule
s'use à la longue à moudre le grain. Mais ces questions ne pourraient
être résolues promptement et le temps est cher à un proconsul.
Permets-moi du moins de te dire que tu n'as pas raison de croire que
le dieu dirige et conserve le monde, puisque, de ton propre aveu, il
s'est privé d'intelligence après avoir tout compris, de volonté après
avoir tout voulu, de puissance après avoir pu tout faire. Et ce fut là
encore, de sa part, une faute très grave. Car il s'ôta de la sorte les
moyens de corriger son oeuvre imparfaite. Pour ce qui est de moi,
j'incline à croire que le dieu est en réalité, non celui que tu dis,
mais bien la matière qu'il a trouvée un jour et que nos Grecs
appellent le chaos. Tu te trompes en croyant qu'elle est inerte. Elle
se meut sans cesse, et sa perpétuelle agitation entretient la vie dans
l'univers.

Ainsi parla le philosophe Apollodore. Ayant écouté ce discours avec un
peu d'impatience, Gallion se défendit d'être tombé dans les erreurs et
les contradictions que le Grec lui reprochait. Mais il ne réfuta pas
victorieusement les raisons de son adversaire, parce qu'il n'avait pas
l'esprit très subtil et parce que, dans la philosophie, il recherchait
surtout des raisons de rendre les hommes vertueux et ne s'intéressait
qu'aux vérités utiles.

--Entends mieux, Apollodore, dit-il, que Dieu n'est autre chose que la
nature. La nature et lui ne font qu'un. Dieu et Nature sont les deux
noms d'un seul être, comme Novatus et Gallion désignent un même homme.
Dieu, si tu préfères, c'est la raison divine mêlée au monde. Et ne
crains pas qu'il s'y use, car sa substance ténue participe du feu qui
consume toute matière et demeure inaltérable.

»Mais, si toutefois, poursuivit Gallion, ma doctrine embrasse des
idées mal habituées à se rencontrer les unes avec les autres, ne me le
reproche pas, ô cher Apollodore, et loue-moi plutôt de ce que j'admets
quelques contradictions dans ma pensée. Si je n'étais pas conciliant
avec mes propres idées, si j'accordais à un seul système une
préférence exclusive, je ne saurais plus tolérer la liberté des
opinions, et l'ayant détruite en moi, je ne la supporterais pas
volontiers chez les autres, et je perdrais le respect qu'on doit à
toute doctrine établie ou professée par un homme sincère. Aux dieux ne
plaise que je voie mon sentiment prévaloir à l'exclusion de tout autre
et exercer un empire absolu sur les intelligences. Faites-vous un
tableau, très chers amis, de l'état des moeurs, si des hommes en assez
grand nombre croyaient fermement posséder la vérité et si, par
impossible, ils s'entendaient sur cette vérité. Une piété trop
étroite, chez les Athéniens, pourtant pleins de sagesse et
d'incertitude, a causé l'exil d'Anaxagore et la mort de Socrate. Que
serait-ce si des millions d'hommes étaient asservis à une idée unique
sur la nature des dieux? Le génie des Grecs et la prudence de nos
ancêtres ont fait une part au doute et permis d'adorer Jupiter sous
divers noms. Que dans l'univers malade une secte puissante vienne à
proclamer que Jupiter n'a qu'un seul nom, aussitôt le sang coulera par
toute la terre et ce ne sera pas un seul Caïus alors dont la folie
menacera de mort le genre humain. Tous les hommes de cette secte
seront des Caïus. Ils mourront pour un nom. Ils tueront pour un nom.
Car il est plus naturel encore aux hommes de tuer que de mourir pour
ce qui leur semble excellent et véritable. Aussi convient-il de fonder
l'ordre public sur la diversité des opinions et non de chercher à
l'établir sur le consentement de tous à une même croyance. On
n'obtiendrait jamais ce consentement unanime et, en s'efforçant de
l'obtenir, on rendrait les hommes aussi stupides que furieux. En
effet, la vérité la plus éclatante n'est qu'un vain bruit de mots pour
les hommes auxquels on l'impose. Tu m'obliges à penser une chose que
tu comprends et que je ne comprends pas. Tu mets en moi de cette
manière non pas quelque chose d'intelligible, mais quelque chose
d'incompréhensible. Et je suis plus près de toi en croyant une chose
différente, que je comprends. Car alors tous deux nous faisons usage
de notre raison et avons tous deux l'intelligence de notre propre
croyance.

--Laissons cela, fit Lollius. Les hommes instruits ne s'uniront jamais
pour étouffer toutes les doctrines au profit d'une seule. Et quant au
vulgaire, qui se soucie de lui enseigner que Jupiter a six cents noms
ou qu'il n'en a qu'un?

Cassius, plus lent et plus grave, prit la parole:

--Prends garde, ô Gallion, que l'existence de Dieu, telle que tu
l'exposes, ne soit contraire aux croyances des aïeux. Il n'importe
guère, en somme, que tes raisons soient meilleures ou pires que celles
d'Apollodore. Mais il faut songer à la patrie. Rome doit à sa religion
ses vertus et sa puissance. Détruire nos dieux, c'est nous détruire
nous-mêmes.

--Ne crains pas, ami, répliqua vivement Gallion, ne crains pas que je
nie d'une âme insolente les célestes protecteurs de l'Empire. La
divinité unique, ô Lucius, que connaissent les philosophes, contient
en elle tous les dieux comme l'humanité contient tous les hommes. Les
dieux dont le culte a été institué par la sagesse de nos aïeux,
Jupiter, Junon, Mars, Minerve, Quirinus, Hercule, sont les parties les
plus augustes de la providence universelle, et les parties n'existent
pas moins que le tout. Non certes, je ne suis pas un homme impie,
ennemi des lois. Et nul plus que Gallion ne respecte les choses
sacrées.

Personne ne fit mine de combattre ces idées. Et Lollius, ramenant la
conversation à son premier sujet:

--Nous cherchions à percer l'avenir. Quels sont, selon vous, amis, les
destinées de l'homme après la mort?

En réponse à cette question, Annaeus Mela promit l'immortalité aux
héros et aux sages. Mais il la refusa au commun des hommes.

--Il n'est pas croyable, dit-il, que les avares, les gourmands, les
envieux aient une âme immortelle. Un semblable privilège pourrait-il
appartenir à des êtres ineptes et grossiers? Nous ne le pensons pas.
Ce serait offenser la majesté des dieux que de croire qu'ils ont
destiné à l'immortalité le rustre qui ne connaît que ses chèvres et
ses fromages, et l'affranchi, plus riche que Crésus, qui n'eut
d'autres soins au monde que de vérifier les comptes de ses intendants.
Pourquoi, dieux bons! seraient-ils pourvus d'une âme? Quelle figure
feraient-ils parmi les héros et les sages, dans les prairies
élyséennes? Ces malheureux, semblables à tant d'autres sur la terre,
ne sont pas capables de remplir la vie humaine, qui est courte.
Comment en rempliraient-ils une plus longue? Les âmes vulgaires
s'éteignent à la mort, ou tourbillonnent quelque temps autour de notre
globe et se dissipent dans les couches épaisses de l'air. La vertu
seule, en égalant l'homme aux dieux, le fait participer à leur
immortalité. Ainsi que l'a dit un poète:

Elle ne descend jamais aux ombres du Styx, l'illustre vertu. Vis en
héros et les destins ne t'entraîneront point dans le fleuve cruel de
l'oubli. Au dernier de tes jours, la gloire t'ouvrira le chemin du
ciel.

»Connaissons notre condition. Nous devons tous périr et périr tout
entiers. L'homme d'une vertu éclatante n'échappe au sort commun qu'en
devenant dieu et en se faisant admettre dans l'Olympe parmi les Héros
et les Dieux.

--Mais il n'a pas connaissance de sa propre apothéose, dit Marcus
Lollius. Il n'existe pas sur la terre un esclave, il n'existe pas un
barbare qui ne sache qu'Auguste est un dieu. Mais Auguste ne le sait
pas. Aussi nos Césars s'acheminent-ils à regret vers les
constellations et nous voyons aujourd'hui Claudius approcher en
pâlissant de ces pâles honneurs.

Gallion secoua la tête:

--Le poète Euripide a dit:

Nous aimons cette vie qui se montre à nous sur la terre parce que nous
n'en connaissons point d'autre.

Tout ce qu'on rapporte des morts est incertain, mêlé de fables et de
mensonges. Toutefois, je crois que les hommes vertueux parviennent à
une immortalité dont ils ont pleine connaissance. Entendez bien qu'ils
l'obtiennent par leur propre effort et non point comme une récompense
décernée par les dieux. De quel droit les dieux immortels
abaisseraient-ils un homme vertueux jusqu'à le récompenser? Le
véritable salaire du bien est de l'avoir fait et il n'y a hors de la
vertu aucun prix digne d'elle. Laissons aux âmes vulgaires, pour
soutenir leurs vils courages, la crainte du châtiment et l'espoir de
la récompense. N'aimons dans la vertu que la vertu elle-même. Gallion,
si ce que les poètes content des enfers est véritable, si après ta
mort tu es conduit devant le tribunal de Minos, tu lui diras: «Minos
ne me jugera pas. Mes actions m'ont jugé.»

--Comment, demanda le philosophe Apollodore, les dieux donneraient-ils
aux hommes l'immortalité dont ils ne jouissent pas eux-mêmes?

Apollodore, en effet, ne croyait pas que les dieux fussent immortels
ou du moins que leur empire sur le monde dût s'exercer éternellement.

Il en donna ses raisons:

--Le règne de Jupiter a commencé, dit-il, après l'âge d'or. Nous
savons, par des traditions que des poètes nous ont conservées, que le
fils de Saturne a succédé à son père dans le gouvernement du monde.
Or, tout ce qui eut commencement doit avoir fin. Il est inepte de
supposer qu'une chose limitée par un côté peut être d'un autre côté
illimitée. Il faudrait alors la dire tout ensemble finie et infinie,
ce qui serait absurde. Tout ce qui présente un point extrême est
mesurable à partir de ce point et ne saurait cesser d'être mesurable
sur aucun point de son étendue, à moins de changer de nature, et c'est
le propre de ce qui est mesurable d'être compris entre deux points
extrêmes. Nous devons donc tenir pour certain que le règne de Jupiter
finira comme a fini le règne de Saturne. Ainsi que l'a dit Eschyle:

Jupiter est soumis à la Nécessité. Il ne peut échapper à ce qui est
fatal.

Gallion pensait de même, pour des raisons tirées de l'observation de
la nature.

--J'estime comme toi, ô mon Apollodore, que les règnes des dieux ne
sont pas immortels; et l'observation des phénomènes célestes m'incline
à cet avis. Les cieux ainsi que la terre sont sujets à la corruption,
et les palais divins, ruineux comme les demeures des hommes,
s'écroulent sous le poids des siècles. J'ai vu des pierres tombées des
régions de l'air. Elles étaient noires et toutes rongées par le feu.
Elles nous apportaient le témoignage certain d'une conflagration
céleste.

»Apollodore, les corps des dieux ne sont pas plus inaltérables que
leurs maisons. S'il est vrai, comme l'enseigne Homère, que les dieux,
habitants de l'Olympe, ensemencent les flancs des déesses et des
mortelles, c'est donc qu'ils ne sont pas eux-mêmes immortels, bien que
leur vie passe de beaucoup en longueur celle des hommes, et il est
manifeste, par là, que le destin les soumet à la nécessité de
transmettre une existence qu'ils ne sauraient garder toujours.

--En effet, dit Lollius, on ne conçoit guère que des immortels
produisent des enfants à la manière des hommes et des animaux, ni même
qu'ils possèdent des organes pour cet usage. Mais les amours des dieux
sont peut-être un mensonge des poètes.

Apollodore soutint de nouveau, par des raisons déliées, que le règne
de Jupiter finirait un jour. Et il annonça qu'au fils de Saturne
succéderait Prométhée.

--Prométhée, répliqua Gallion, fut délivré par Hercule avec le
consentement de Jupiter, et il jouit dans l'Olympe de la félicité due
à sa prévoyance et à son amour des hommes. Rien ne changera plus ses
destins heureux.

Apollodore demanda:

--Qui donc, alors, selon toi, ô Gallion, héritera la foudre qui
ébranle le monde?

--Bien qu'il semble audacieux de répondre à cette question, je crois
pouvoir le faire, répondit Gallion, et nommer le successeur de
Jupiter.

Comme il prononçait ces mots, un officier de la basilique, chargé
d'appeler les causes, se présenta devant lui et l'avertit que des
plaideurs l'attendaient au tribunal.

Le proconsul demanda si l'affaire était de grande importance.

--C'est une affaire très petite, ô Gallion, répondit l'officier de la
basilique. Un homme du port de Kenchrées vient de traîner un étranger
devant ton tribunal. Ils sont tous deux Juifs et d'humble condition.
Ils se querellent au sujet de quelque coutume barbare ou de quelque
grossière superstition, comme c'est l'habitude des Syriens. Voici la
minute de leur plainte. C'est du punique pour le greffier qui l'a
écrite.

»Le plaignant te représente, ô Gallion, qu'il est chef de l'assemblée
des Juifs ou, comme on dit en grec, de la synagogue, et il te demande
justice contre un homme de Tarse, qui, établi nouvellement à
Kenchrées, vient, chaque samedi, parler dans la synagogue contre la
loi juive. «C'est un scandale et une abomination, que tu feras
cesser», dit le plaignant. Et il réclame l'intégrité des privilèges
appartenant aux enfants d'Israël. Le défendeur revendique pour tous
ceux qui croient à ce qu'il enseigne leur adoption et leur
incorporation dans la famille d'un homme nommé Abrahamus et il menace
le plaignant de la colère divine. Tu vois, ô Gallion, que cette cause
est petite et obscure. Il t'appartient de décider si tu la retiens
pour toi ou si tu la laisseras juger par un moindre magistrat.

Les amis du proconsul lui conseillèrent de ne point se déranger pour
une si méchante affaire.

--Je me fais un devoir, leur répondit-il, de suivre à cet égard les
règles tracées par le divin Auguste. Ce ne sont pas seulement les
grandes causes qu'il importe que je juge moi-même; mais aussi les
petites quand la jurisprudence n'en est pas fixée. Certaines affaires
minimes reviennent tous les jours et sont importantes, du moins par
leur fréquence. Il convient que j'en juge moi-même une de chaque
sorte. Un jugement du proconsul est exemplaire et fait loi.

--Il faut te louer, ô Gallion, dit Lollius, du zèle que tu mets à
remplir tes fonctions consulaires. Mais, connaissant ta sagesse, je
doute qu'il te soit agréable de rendre la justice. Ce que les hommes
décorent de ce nom n'est, en réalité, qu'un ministère de basse
prudence et de vengeance cruelle. Les lois humaines sont filles de la
colère et de la peur.

Gallion rejeta mollement cette maxime. Il ne reconnaissait pas aux
lois humaines les caractères de la véritable justice:

--Le châtiment du crime est de l'avoir commis. La peine que les lois y
ajoutent est inégale et superflue. Mais enfin puisque, par la faute
des hommes, il est des lois, nous devons les appliquer équitablement.

Il avertit l'officier de la basilique qu'il se rendrait dans quelques
instants au tribunal, puis, se tournant vers ses amis:

--A vrai dire, j'ai une raison particulière d'examiner cette affaire
par mes yeux. Je ne dois négliger aucune occasion de surveiller ces
Juifs de Kenchrées, race turbulente, haineuse, contemptrice des lois,
qu'il n'est pas facile de contenir. Si jamais la paix de Corinthe est
troublée, ce sera par eux. Ce port, où viennent mouiller tous les
navires de l'Orient, cache dans un amas confus de magasins et
d'auberges une foule innombrable de voleurs, d'eunuques, de devins, de
sorciers, de lépreux, de violateurs de sépulcres et d'homicides. C'est
le repaire de toutes les infamies et de toutes les superstitions. On y
vénère Isis, Eschmoun, la Vénus Phénicienne et le dieu des Juifs. Je
suis effrayé de voir ces Juifs immondes se multiplier, plutôt à la
manière des poissons qu'à celle des hommes. Ils pullulent dans les
rues fangeuses du port comme des crabes dans les rochers.

--Ils pullulent de même à Rome, chose plus effrayante, s'écria Lucius
Cassius. C'est le crime du grand Pompée d'avoir introduit cette lèpre
dans la Ville. Les prisonniers, amenés de Judée pour son triomphe et
qu'il eut le tort de ne pas traiter selon la coutume des aïeux, ont
peuplé de leur engeance servile la rive droite du fleuve. Au pied du
Janicule, parmi les tanneries, les boyauderies et les pourrissoirs,
dans ces faubourgs où afflue tout ce qu'il y a d'infamies et
d'horreurs dans le monde, ils vivent des métiers les plus vils,
déchargent les chalans venus d'Ostie, vendent des loques et des
rogatons, échangent des allumettes contre des verres cassés. Leurs
femmes vont dire l'avenir dans les maisons des riches; leurs enfants
tendent la main aux passants dans les bosquets d'Egérie. Comme tu l'as
dit, Gallion, ennemis du genre humain et d'eux-mêmes, ils fomentent
sans cesse la sédition. Il y a quelques années, les partisans d'un
certains Chrestus ou Cherestus, soulevèrent parmi les Juifs de
sanglantes émeutes. La porta Portese fut mise à feu et à sang, et
César, en dépit de sa longanimité, dut sévir. Il chassa de Rome les
plus séditieux.

--Je le sais, dit Gallion. Plusieurs de ces bannis vinrent habiter
Kenchrées, entre autres un Juif et une Juive du Pont qui y vivent
encore et y exercent quelque humble métier. Ils tissent, je crois, les
grossières étoffes de Cilicie. Je n'ai rien appris de remarquable sur
les partisans de Chrestus. Quant à Chrestus lui-même, j'ignore ce
qu'il est devenu et s'il vit encore.

--Je l'ignore comme toi, Gallion, reprit Lucius Cassius, et nul ne le
saura jamais. Ces êtres vils ne parviennent pas même à la célébrité du
crime. D'ailleurs, il y a tant d'esclaves du nom de Chrestus qu'il
serait malaisé d'en discerner un dans cette multitude.

»Mais c'est peu que les Juifs soulèvent des tumultes dans ces bouges
où leur nombre et leur infimité les dérobent à toute surveillance. Ils
se répandent par la Ville, ils s'insinuent dans les familles et
partout ils jettent le trouble. Ils vont crier dans le Forum pour le
compte des agitateurs qui les payent, et ces méprisables étrangers
excitent les citoyens à se haïr entre eux. Nous avons trop longtemps
souffert leur présence dans les assemblées populaires, et ce n'est pas
d'aujourd'hui que les orateurs évitent de parler contre le sentiment
de ces misérables, de peur des outrages. Entêtés à se soumettre à leur
loi barbare, ils veulent y soumettre les autres, et ils trouvent des
adeptes parmi les Asiatiques et même parmi les Grecs. Et, chose à
peine croyable, pourtant certaine, ils imposent leurs usages aux
Latins eux-mêmes. Il y a, dans la Ville, des quartiers entiers où
toutes les boutiques sont fermées le jour de leur Sabbat. O honte de
Rome! Et tandis qu'ils corrompent les gens de peu, parmi lesquels ils
vivent, leurs rois, admis dans le palais de César, pratiquent leurs
superstitions avec insolence et donnent à tous les citoyens un exemple
illustre et détestable. Ainsi, de toutes parts, les Juifs imbibent
l'Italie du venin oriental.

Annaeus Mela, qui avait voyagé par tout le monde romain, fit sentir à
ses amis l'étendue du mal dont ils se plaignaient.

--Les Juifs corrompent toute la terre, dit-il. Il n'y a point de ville
grecque, il n'y a presque point de villes barbares où l'on ne cesse de
travailler le septième jour, où l'on n'allume des lampes, où l'on ne
célèbre des jeûnes à leur exemple, où l'on ne s'abstienne comme eux de
manger la chair de certains animaux. »J'ai rencontré à Alexandrie un
vieillard juif qui ne manquait pas d'intelligence et qui même était
versé dans les lettres grecques. Il se réjouissait du progrès de sa
religion dans l'Empire. «A mesure que les étrangers connaissent nos
lois, m'a-t-il dit, ils les trouvent aimables et s'y soumettent
volontiers, tant les Romains que les Grecs, et ceux qui demeurent sur
le continent et les habitants des îles, les nations occidentales et
orientales, l'Europe et l'Asie.» Ce vieillard parlait peut-être avec
quelque exagération. Pourtant on voit beaucoup de Grecs incliner aux
croyances des Juifs.

Apollodore nia avec vivacité qu'il en fût ainsi.

--Des Grecs qui judaïsent, dit-il, vous n'en trouverez que dans la lie
du peuple et parmi les Barbares errant dans la Grèce comme des
brigands et des vagabonds. Il se peut toutefois que les sectateurs du
Bègue aient séduit quelques Grecs ignorants, en leur faisant croire
qu'on trouve dans des livres hébreux les idées de Platon sur la
providence divine. Tel est, en effet, le mensonge qu'ils s'efforcent
de répandre.

--C'est un fait, répondit Gallion, que les Juifs reconnaissent un dieu
unique, invisible, tout-puissant, créateur du monde. Mais il s'en faut
qu'ils l'adorent avec sagesse. Ils publient que ce dieu est l'ennemi
de tout ce qui n'est pas juif et qu'il ne peut souffrir dans son
temple ni les simulacres des autres dieux, ni la statue de César ni
ses propres images. Ils traitent d'impies ceux qui, avec des matières
périssables, se fabriquent un dieu à la ressemblance de l'homme. Que
ce dieu ne puisse être exprimé par le marbre ni l'airain, on en donne
diverses raisons dont quelques-unes, je l'avoue, sont bonnes et
conformes à l'idée que nous nous faisons de la divine providence. Mais
que penser, ô cher Apollodore, d'un dieu assez ennemi de la république
pour ne point admettre dans son sanctuaire les statues du Prince? Que
penser d'un dieu qui s'offense des honneurs rendus à d'autres dieux?
Et que penser d'un peuple qui prête à ses dieux de pareils sentiments?
Les Juifs regardent les dieux des Latins, des Grecs et des Barbares
comme des dieux ennemis, et ils poussent la superstition jusqu'à
croire qu'ils possèdent de Dieu une pleine et entière connaissance, à
laquelle on ne doit rien ajouter, dont on ne saurait rien retrancher.

»Vous le savez, chers amis, ce n'est pas assez de souffrir toutes les
religions; il faut les honorer toutes, croire que toutes sont saintes,
qu'elles sont égales entre elles par la bonne foi de ceux qui les
professent, que semblables à des traits lancés de points différents
vers un même but, elles se rejoignent dans le sein de Dieu. Seule,
cette religion qui ne souffre qu'elle, ne saurait être tolérée. Si on
la laissait croître, elle dévorerait toutes les autres. Que dis-je?
une religion si farouche n'est pas une religion, mais plutôt une
abligion et non plus un lien qui unit les hommes pieux, mais le
tranchant de ce lien sacré. C'est une impiété et la plus grande de
toutes. Car, peut-on faire un plus cruel outrage à la divinité que de
l'adorer sous une forme particulière et de la vouer en même temps à
l'exécration sous toutes les autres formes qu'elle revêt au regard des
hommes?

»Quoi! sacrifiant à Jupiter qui porte un boisseau sur la tête,
j'interdirais à un homme étranger de sacrifier à Jupiter dont la
chevelure, semblable à la fleur d'hyacinthe, descend nue sur ses
épaules; et je me croirais encore adorateur de Jupiter, impie que je
serais! Non! non! l'homme religieux, lié aux dieux immortels, est
également lié à tous les hommes par la religion qui embrasse la terre
avec le ciel. Exécrable erreur des Juifs qui se croient pieux en
n'adorant que leur Dieu!

--Ils se font circoncire en son honneur, dit Annaeus Mela. Pour
dissimuler cette mutilation, ils sont obligés, quand ils vont aux
bains publics, de renfermer dans un étui ce qu'on ne doit
raisonnablement ni étaler avec ostentation ni cacher comme une
ignominie. Car il est également ridicule à un homme de se faire
orgueil ou honte de ce qu'il a de commun avec tous les hommes. Ce
n'est pas sans raison que nous redoutons, chers amis, le progrès des
usages judéens dans l'Empire. Il n'est pas à craindre toutefois que
les Romains et les Grecs adoptent la circoncision. Il n'est pas
croyable que cet usage pénètre même chez les Barbares, qui pourtant en
éprouveraient une moindre disgrâce, puisqu'ils sont, pour la plupart,
assez absurdes pour imputer à déshonneur à un homme de se montrer nu
devant ses semblables.

--J'y songe! s'écria Lollius. Quand notre douce Canidia, la fleur des
matrones de l'Esquilin, envoie ses beaux esclaves aux thermes, elle
les oblige à mettre un caleçon, enviant à tout le monde jusqu'à la vue
de ce qui lui est le plus cher en eux. Par Pollux! elle sera cause
qu'on les croira Juifs, soupçon outrageant, même pour un esclave.

Lucius Cassius reprit d'une âme irritée:

--J'ignore si la démence juive gagnera le monde entier. Mais c'est
trop que cette folie se propage parmi les ignorants, c'est trop qu'on
la souffre dans l'Empire, c'est trop qu'on laisse subsister cette race
fétide, descendue à toutes les hontes, absurde et sordide dans ses
moeurs, impie et scélérate dans ses lois, en exécration aux dieux
immortels. Le Syrien obscène corrompt la Ville de Rome. Cette
humiliation est la peine de nos crimes. Nous avons méprisé les anciens
usages et les bonnes disciplines des ancêtres. Ces maîtres de la
terre, qui nous l'ont soumise, nous ne les servons plus. Qui pense
encore aux aruspices? Qui respecte les augures? Qui révère Mavors et
les Jumeaux divins? 0 triste abandon des devoirs religieux! L'Italie a
répudié ses dieux indigètes et ses génies tutélaires. Elle est
désormais ouverte de toutes parts aux superstitions étrangères et
livrée sans défense à la foule impure des prêtres orientaux. Hélas!
Rome n'a-t-elle conquis le monde que pour être conquise par les Juifs!
Certes, les avertissements ne nous auront pas manqué. Les débordements
du Tibre et la disette des grains ne sont pas des signes douteux de la
colère divine. Chaque jour nous apporte quelque présage funeste. La
terre tremble, le soleil se voile, la foudre éclate dans un ciel pur.
Les prodiges succèdent aux prodiges. On a vu des oiseaux sinistres
perchés au faîte du Capitole. Sur la rive étrusque, un boeuf a parlé.
Des femmes ont enfanté des monstres; une voix lamentable s'est élevée
au milieu des jeux du théâtre. La statue de la Victoire a lâché les
rênes de son char.

--Les habitants des palais célestes, dit Marcus Lollius, ont
d'étranges façons de se faire entendre. S'il veulent un peu plus de
graisse et d'encens, qu'ils le disent clairement au lieu de s'exprimer
par le tonnerre, les nuages, les corneilles, les boeufs, les statues
d'airain et les enfants à deux têtes. Reconnais aussi, Lucius, qu'ils
ont trop beau jeu à nous présager des malheurs, puisque, selon le
cours naturel des choses, il n'y a pas de jour qui n'amène une
infortune privée ou publique.

Mais Gallion semblait touché des douleurs de Cassius.

--Claudius, dit-il, Claudius, bien qu'il dorme toujours, s'est ému
d'un si grand péril. Il s'est plaint au Sénat du mépris où étaient
tombés les anciens usages. Effrayé du progrès des superstitions
étrangères, le Sénat, sur son avis, a rétabli les aruspices. Mais ce
ne sont pas seulement les cérémonies du culte, ce sont les coeurs des
hommes qu'il faudrait rétablir dans leur pureté première. Romains,
vous redemandez vos dieux. Le vrai séjour des dieux en ce monde est
l'âme des hommes vertueux. Rappelez en vous les vertus passées, la
simplicité, la bonne foi, l'amour du bien public, et les dieux y
rentreront aussitôt. Vous serez vous-mêmes des temples et des autels.

Il dit, et, prenant congé de ses amis, gagna sa litière qui, depuis
quelques instants, l'attendait près du bosquet de myrtes, pour le
porter au tribunal.

Ils s'étaient levés et, derrière lui, quittant les jardins, ils
marchaient à pas lents sous un double portique, disposé de manière à
ce qu'on y trouvât de l'ombre à toute heure du jour, et qui conduisait
des murs de la villa jusqu'à la basilique où le proconsul rendait la
justice.

Lucius Cassius, chemin faisant, se plaignait à Méla de l'oubli où
étaient tombées les antiques disciplines.

Marcus Lollius, posant la main sur l'épaule d'Apollodore:

--Il me semble que ni notre doux Gallion, ni Méla ni même Cassius
n'ont dit pourquoi ils haïssaient si fort les Juifs. Je crois le
savoir et veux te le confier, très cher Apollodore. Les Romains qui
offrent aux dieux, comme un présent agréable, une truie blanche, ornée
de bandelettes, ont en exécration ces Juifs qui refusent de manger du
porc. Ce n'est pas en vain que les destins envoyèrent au pieux Énée
une laie blanche en présage. Si les dieux n'avaient pas couvert de
chênes les royaumes sauvages d'Évandre et de Turnus, Rome ne serait
pas aujourd'hui la maîtresse du monde. Les glands du Latium
engraissèrent les cochons dont la chair a seule apaisé l'insatiable
faim des magnanimes neveux de Rémus. Nos Italiens, dont les corps sont
formés de sangliers et de porcs, se sentent offensés par
l'orgueilleuse abstinence des Juifs, obstinés à rejeter, ainsi qu'un
aliment immonde, ces gras troupeaux, chers au vieux Caton, qui
nourrissent les maîtres de l'Univers.

Ainsi, tous quatre, échangeant de faciles propos et goûtant l'ombre
douce, ils parvinrent à l'extrémité du portique et virent tout à coup
le Forum étincelant de lumière.


A cette heure matinale, il était tout agité du mouvement de la foule
sonore. Au milieu de la place se dressait une Minerve d'airain sur un
socle où étaient sculptées les Muses, et l'on voyait, à droite et à
gauche, un Mercure et un Apollon de bronze, oeuvre d'Hermogène de
Cythère. Un Neptune à la barbe verte se tenait debout dans une vasque.
Sous les pieds du dieu, un dauphin vomissait de l'eau. Le Forum était
de toutes parts environné de monuments dont les hautes colonnes et les
voûtes révélaient l'architecture romaine. En face du portique par
lequel Méla et ses amis étaient venus, les Propylées, que surmontaient
deux chars dorés, bornaient la place publique et conduisaient par un
escalier de marbre dans la voie large et droite du Leckhée. De l'un et
l'autre côté de ces portes héroïques, régnaient les frontons peints
des sanctuaires, le Panthéon et le temple de Diane Éphésienne. Le
temple d'Octavie, soeur d'Auguste, dominait le Forum et regardait la
mer.

La basilique n'en était séparée que par une ruelle obscure. Elle
s'élevait sur deux étages d'arcades, soutenues par des piliers
auxquels s'appliquaient des demi-colonnes doriques portant sur une
base carrée. On y reconnaissait le style romain qui imprimait son
caractère à tous les autres édifices de la ville. Il ne subsistait de
la première Corinthe que les débris calcinés d'un vieux temple.

Les arcades inférieures de la basilique étaient ouvertes et servaient
de boutiques à des marchands de fruits, de légumes, d'huile, de vin et
de friture, à des oiseleurs, des bijoutiers, des libraires et des
barbiers. Des changeurs s'y tenaient assis derrière de petites tables
couvertes de pièces d'or et d'argent. Et du creux sombre de ces
échoppes sortaient des cris, des rires, des appels, des bruits de
querelles et des odeurs fortes. Sur les degrés de marbre, partout où
l'ombre bleuissait les dalles, des oisifs jouaient aux dés ou aux
osselets, des plaideurs se promenaient de long en large avec un air
anxieux, des matelots cherchaient gravement les plaisirs auxquels ils
dussent consacrer leur argent et des curieux lisaient des nouvelles de
Rome rédigées par des Grecs futiles. A cette foule de Corinthiens et
d'étrangers se montraient avec obstination des mendiants aveugles, de
jeunes garçons épilés et fardés, des marchands d'allumettes et des
marins estropiés portant pendu à leur cou le tableau de leur naufrage.
Du toit de la basilique les colombes descendaient en troupes sur les
grands espaces vides, recouverts de soleil, et becquetaient des
graines dans les fentes des dalles chaudes.

Une fille de douze ans, brune et veloutée comme une violette de
Zanthe, posa par terre son petit frère qui ne savait pas encore
marcher, mit près de lui une écuelle ébréchée, pleine de bouillie avec
une cuiller de bois, et lui dit:

--Mange, Comatas, mange et tais-toi, de peur du cheval rouge.

Puis elle courut, une obole à la main, vers le marchand de poissons
qui dressait derrière des corbeilles tapissées d'herbes marines sa
face ridée et sa poitrine nue, couleur de safran.

Cependant une colombe, voletant au-dessus du petit Comatas, emmêla ses
pattes dans les cheveux de l'enfant. Et pleurant et appelant sa soeur
à son aide, il criait d'une voix étouffée par les sanglots:

--Ioessa! Ioessa!

Mais Ioessa ne l'entendait pas. Elle cherchait dans les corbeilles du
vieillard, parmi les poissons et les coquillages, de quoi charmer la
sécheresse de son pain. Elle ne prit ni une grive de mer, ni une
smaride, dont la chair est délicate, mais qui valent beaucoup
d'argent. Elle emporta, dans le creux de sa robe retroussée, trois
poignées d'oursins et d'épines de mer.

Et le petit Comatas, la bouche grande ouverte et buvant ses larmes, ne
cessait d'appeler:

--Ioessa! Ioessa!

L'oiseau de Vénus n'enleva pas, à l'exemple de l'aigle de Jupiter, le
petit Comatas dans le ciel radieux. Il le laissa à terre, emportant
dans son vol, entre ses pattes roses, trois fils d'or d'une chevelure
emmêlée.

Et l'enfant, les joues brillantes de larmes et barbouillées de
poussière, pressant dans ses petits poings sa cuiller de bois,
sanglotait auprès de son écuelle renversée.

Annaeus Méla, suivi de ses trois amis, avait monté les degrés de la
basilique. Indifférent au bruit et au mouvement de la multitude vague,
il enseignait à Cassius la rénovation future de l'univers:

--Au jour fixé par les dieux, les choses présentes, dont l'ordre et
l'arrangement frappent nos regards, seront détruites. Les astres
heurteront les astres; toutes les matières qui composent le sol, l'air
et les eaux, brûleront d'une seule flamme. Et les âmes humaines,
ruines imperceptibles dans la ruine universelle, retourneront en leurs
éléments primitifs. Un monde tout neuf....

En prononçant ces mots, Annaeus Méla heurta du pied un dormeur étendu
à l'ombre. C'était un vieillard qui avait assemblé avec art sur son
corps poudreux les trous de son manteau. Sa besace, ses sandales et
son bâton gisaient à son côté.

Le frère du proconsul, toujours amène et bienveillant envers les
hommes de la plus humble condition, se serait excusé, mais l'homme
couché ne lui en laissa pas le temps.

--Regarde mieux où tu poses le pied, brute, lui cria-t-il, et donne
l'aumône au philosophe Posocharès.

--Je vois une besace et un bâton, fit le Romain en souriant. Je ne
vois pas encore un philosophe.

Et, comme il allait jeter à Posocharès une pièce d'argent, Apollodore
lui arrêta la main.

--Abstiens-toi, Annaeus. Ce n'est pas un philosophe, ce n'est pas même
un homme.

--J'en suis un, répondit Méla, si je lui donne de l'argent, et il est
un homme s'il prend cet argent. Car, seul de tous les animaux, l'homme
fait ces deux choses. Et ne vois-tu pas que, pour un denier, je
m'assure que je vaux mieux que lui? Ton maître enseigne que celui qui
donne est meilleur que celui qui reçoit.

Posocharès prit la pièce. Puis il vomit sur Annaeus Méla et ses
compagnons de grossières injures, les traitant d'orgueilleux et de
débauchés et les renvoyant aux prostitués et aux jongleurs qui
passaient autour d'eux en balançant les hanches. Après quoi,
découvrant jusqu'au nombril son corps velu et ramenant sur son visage
les lambeaux de son manteau, il se recoucha de son long sur le pavé.

--N'êtes-vous pas curieux, demanda Lollius à ses compagnons,
d'entendre les Juifs exposer dans le prétoire le sujet de leur
querelle?

Ils lui répondirent qu'ils n'en avaient nul désir et qu'ils
préféraient se promener sous le portique, en attendant le proconsul
qui, sans doute, ne tarderait pas à sortir.

--Je ferai donc comme vous, amis, répliqua Lollius. Nous n'y perdrons
rien d'intéressant.

»D'ailleurs, ajouta-t-il, les Juifs venus de Kenkhrées pour
accompagner les plaideurs ne sont pas tous dans la basilique. En voici
un, reconnaissable, mes amis, à son nez recourbé et à sa barbe
fourchue. Il s'agite comme la Pythie.

Et Lollius, du regard et du doigt, montrait un étranger maigre,
pauvrement vêtu, qui sous le portique vociférait au milieu d'une foule
moqueuse:

--Hommes corinthiens, vous vous fiez à tort en votre sagesse, qui
n'est que folie. Vous suivez aveuglément les préceptes de vos
philosophes, qui vous enseignent la mort et non la vie. Vous
n'observez pas la loi naturelle et, pour vous punir, Dieu vous a
livrés aux vices contre nature...

Un matelot, qui s'approcha du cercle des curieux, reconnut cet homme,
car il murmura en haussant les épaules:

--C'est Stéphanas, le Juif de Kenkhrées, qui apporte encore quelque
nouvelle extraordinaire du séjour des nuées où il est monté, si nous
l'en croyons.

Et Stéphanas enseignait le peuple:

--Le chrétien est délivré de la loi et de la concupiscence. Il est
exempt de la damnation par la miséricorde de Dieu, qui a envoyé son
fils unique prendre une chair de péché pour détruire le péché. Mais
vous ne serez délivrés que si, rompant avec la chair, vous vivez selon
l'esprit.

»Les Juifs observent la loi et ils croient être sauvés par leurs
oeuvres. Mais c'est la foi qui sauve, et non les oeuvres. Que leur
sert d'être circoncis de fait, si leur coeur est incirconcis?

»Hommes corinthiens, ayez la foi et vous serez incorporés dans la
famille d'Abraham.

La foule commençait à rire et à se moquer de ces paroles obscures.
Mais le Juif, d'une voix creuse, prophétisait. Il annonçait une grande
colère et le feu destructeur qui consumerait le monde.

--Et ces choses arriveront moi vivant, criait-il, et je les verrai de
mes yeux. L'heure est venue de nous réveiller du sommeil. La nuit est
passée, le jour approche. Les saints seront ravis au ciel et ceux qui
n'auront pas cru en Jésus crucifié périront.

Puis, promettant la résurrection des corps, il invoqua Anastasis, au
milieu des moqueries de la foule hilare.

A ce moment un homme aux robustes poumons, le boulanger Milon, membre
du Sénat de Corinthe, qui depuis quelques instants écoutait le Juif
avec impatience, s'approcha de lui, le tira par le bras et le secouant
rudement:

--Cesse, misérable, lui dit-il, cesse de débiter ces paroles vaines.
Tout cela n'est que contes d'enfants et niaiseries propres à séduire
l'esprit des femmes. Comment peux-tu, sur la foi de tes songes,
débiter tant de sottises, laissant tout ce qui est beau et ne te
plaisant qu'à ce qui est mal, sans même tirer profit de ta haine?
Renonce à tes fantômes étranges, à tes desseins pervers, à tes sombres
prophéties, de peur qu'un dieu ne t'envoie aux corbeaux pour te punir
de tes imprécations contre cette ville et contre l'Empire.

Les citoyens applaudirent aux paroles de Milon.

--Il dit vrai, s'écriaient-ils. Ces Syriens n'ont qu'un dessein: ils
veulent affaiblir notre patrie. Ils sont les ennemis de César.

Plusieurs prirent à l'étal des fruitiers des courges et des caroubes,
d'autres ramassèrent des coquilles d'huitres, et ils les lancèrent à
l'apôtre, qui vaticinait encore.

Jeté à bas du portique, il allait par le Forum, criant sous les huées,
l'injure et les coups, souillé d'immondices, sanglant, et demi-nu:

--Mon maître l'a dit, nous sommes les balayures du monde.

Et il exultait de joie.

Les enfants le poursuivirent sur la route de Kenkhrées, en criant:

--Anastasis! Anastasis!

Posocharès ne dormait point. A peine les amis du proconsul
s'étaient-ils éloignés, qu'il se souleva sur le coude. Assise à
quelques pas de lui, sur une marche, la brune Ioessa broyait entre ses
dents de jeune chienne la carapace d'une épine de mer. Le cynique
l'appela et fit briller la pièce d'argent qu'il venait de recevoir.
Puis, ayant rajusté ses haillons, il se leva, chaussa ses sandales,
ramassa son bâton, sa besace, et descendit les degrés. Ioessa vint à
lui, lui prit des mains la besace trouée qu'elle posa gravement sur
son épaule, comme pour la porter en offrande à l'auguste Cypris, et
suivit le vieillard.

Apollodore les vit qui prenaient la route de Kenkhrées pour gagner le
cimetière des esclaves et le lieu de supplices, marqué de loin par les
nuées de corbeaux qui volaient au-dessus des croix. Le philosophe et
la jeune fille y savaient un buisson d'arbouses, toujours désert, et
propice aux jeux d'Éros.

A cette vue Apollodore, tirant Méla par un pan de la toge:

--Regarde, lui dit-il. Ce chien n'a pas plus tôt reçu ton aumône,
qu'il emmène une enfant pour s'accoupler à elle.

--C'est donc, répondit Mêla, que j'ai donné de l'argent à une sorte
d'homme à qui l'argent était très convenable.

Et le petit Comatas, assis sur la dalle chaude et suçant ses pouces,
riait de voir un caillou étinceler au soleil.

--Au reste, poursuivit Méla, tu dois reconnaître, ô Apollodore, que la
façon dont Posocharès fait l'amour n'est pas de toutes la moins
philosophique. Ce chien est plus sage assurément que nos jeunes
débauchés du Palatin, qui aiment dans les parfums, les rires et les
larmes, avec des langueurs et des fureurs...

Comme il parlait, une rauque clameur s'éleva dans le prétoire et vint
étourdir les oreilles du Grec et des trois Romains.

--Par Pollux! s'écria Lollius, les plaideurs que juge notre Gallion
crient comme des portefaix et il me semble qu'avec leurs grognements
vient jusqu'à nous, à travers les portes, une odeur de sueur et
d'oignon.

--Rien n'est plus vrai, dit Apollodore. Mais si Posocharès était un
philosophe et non un chien, loin de sacrifier à la Vénus des
carrefours, il fuirait la race entière des femmes et s'attacherait
uniquement à un jeune garçon dont il ne contemplerait la beauté
extérieure que comme l'expression d'une beauté intérieure plus noble
et plus précieuse.

--L'amour, reprit Méla, est une passion abjecte. Il trouble les
conseils, brise les desseins généreux et tire les pensées les plus
hautes aux soins les plus vils. Il ne saurait habiter un esprit sensé.
Ainsi que le poète Euripide nous l'enseigne....

Méla n'acheva pas. Précédé des licteurs qui écartaient la foule, le
proconsul sortit de la basilique et s'approcha de ses amis.

--Je n'ai pas été longtemps séparé de vous, dit-il. La cause que
j'étais appelé à juger était aussi mince que possible et très
ridicule. En entrant dans le prétoire, je le trouvai envahi par une
troupe bigarrée de ces Juifs qui vendent aux marins, sur le port de
Kenkhrées, dans des boutiques sordides, des tapis, des étoffes et de
menus joyaux d'or et d'argent. Ils remplissaient l'air de
glapissements aigus et d'une farouche odeur de bouc. J'eus du mal à
saisir le sens de leurs paroles et il me fallut faire effort pour
comprendre que l'un de ces Juifs, nommé Sosthène, qui se disait le
chef de la synagogue, accusait d'impiété un autre Juif, celui-là fort
laid, bancroche et chassieux, nommé Paul ou Saul, originaire de Tarse,
qui exerce depuis quelque temps à Corinthe son métier de tapissier et
s'est associé à des Juifs expulsés de Rome pour fabriquer des toiles
de tente et ces vêtements ciliciens de poil de chèvre. Ils parlaient
tous à la fois, en bien mauvais grec. Je saisis pourtant que ce
Sosthène faisait un crime à ce Paul d'être venu dans la maison où les
Juifs de Corinthe ont coutume de s'assembler chaque samedi, et d'y
avoir pris la parole pour séduire ses coreligionnaires et leur
persuader de servir leur dieu d'une manière contraire à leur loi. Je
n'ai pas voulu en entendre davantage. Et les ayant fait taire, non
sans peine, je leur dis que, s'ils étaient venus se plaindre à moi de
quelque injustice ou de quelque violence dont ils eussent souffert, je
les aurais écoutés patiemment, et avec toute l'attention nécessaire;
mais que, puisqu'il s'agissait uniquement d'une querelle de mots et
d'un différend sur les termes de leur loi, ce n'était pas mon affaire
et que je ne pouvais pas être juge dans une cause de cette espèce.
Puis je les congédiai sur ces mots: «Videz vos querelles entre vous
comme vous l'entendrez.»

--Et qu'ont-ils dit? demanda Cassius. Se sont-ils soumis, Gallion, de
bonne grâce à un arrêt si sage?

--Il n'est pas dans la nature des brutes, répondit le proconsul, de
goûter la sagesse. Ces gens ont accueilli mon arrêt par d'aigres
murmures dont je n'ai pris, comme vous pensez, nul souci. Je les ai
laissés criant et se débattant au pied du tribunal. A ce que j'ai cru
voir, c'est le plaignant qui reçut le plus de coups. Si mes licteurs
n'y mettent ordre, il restera sur le carreau. Ces Juifs du port sont
très ignares et, comme la plupart des ignorants, n'ayant pas la
faculté de soutenir par des raisons la vérité de ce qu'ils croient,
ils ne savent disputer qu'à coups de pied et à coups de poing.

»Les amis de ce petit Juif difforme et chassieux, nommé Paul, semblent
particulièrement habiles à cette sorte de controverse. Dieux bons!
comme ils prenaient avantage sur le chef de la synagogue en
l'accablant d'une grêle de coups et en l'écrasant sous leurs talons!
D'ailleurs, je ne doute pas que les amis de Sosthène, s'ils avaient
été les plus forts, n'eussent traité Paul comme les amis de Paul ont
traité Sosthène.

Méla félicita le proconsul.

--Tu fis bien, ô mon frère, de renvoyer dos à dos ces misérables
plaideurs.

--Pouvais-je agir autrement? répliqua Gallion. Comment aurais-je jugé
entre ce Sosthène et ce Paul qui sont aussi stupides et aussi
extravagants l'un que l'autre?.... Si je les traite avec mépris, ne
croyez pas, mes amis, que ce soit parce qu'ils sont faibles et
pauvres, parce que Sosthène sent le poisson salé et parce que Paul
s'est usé les doigts et l'esprit à tisser des tapis et des toiles de
tente. Non! Philémon et Baucis étaient pauvres et ils étaient dignes
des plus grands honneurs. Les dieux ne refusèrent point de s'asseoir à
leur table frugale. La sagesse élève un esclave au-dessus de son
maître. Que dis-je? un esclave vertueux est supérieur aux dieux. S'il
les égale en sagesse, il les surpasse par la beauté de l'effort. Ces
Juifs ne sont méprisables que parce qu'ils sont grossiers et que nulle
image de la divinité ne brille en eux.

A ces mots, Marcus Lollius sourit:

--Les dieux, en effet, dit-il, ne visitent guère les Syriens qui
vivent dans les ports parmi les marchands de fruits et les
prostituées.

--Les Barbares eux-mêmes, reprit le proconsul, ont quelque
connaissance des dieux. Sans parler des Égyptiens qui, dans les temps
antiques, furent des hommes pleins de piété, il n'est pas de peuple,
dans la riche Asie, qui n'ait su rendre un culte soit à Jupiter, soit
à Diane, à Vulcain, à Junon ou à la mère des Aenéades. Ils donnent à
ces divinités des noms étranges, des formes confuses et leur offrent
parfois des victimes humaines; mais ils reconnaissent leur puissance.
Seuls les Juifs ignorent la providence des dieux. Je ne sais si ce
Paul, que les Syriens nomment également Saul, est aussi superstitieux
que les autres et aussi obstiné dans ses erreurs; je ne sais quelle
obscure idée il se fait des dieux immortels et, à vrai dire, je ne
suis pas curieux de le savoir. Que peut-on apprendre de ceux qui ne
savent rien? C'est, à proprement parler, s'instruire dans l'ignorance.
D'après quelques propos confus qu'il a tenus devant moi, en réponse à
son accusateur, j'ai cru comprendre qu'il se sépare des prêtres de sa
nation, qu'il répudie la religion des Juifs et qu'il adore Orphée sous
un nom étranger, que je n'ai pas retenu. Ce qui me le fait supposer,
c'est qu'il parle avec respect d'un dieu, ou plutôt d'un héros qui
serait descendu dans les enfers et remonté au jour après avoir erré
parmi les pâles ombres des morts. Peut-être a-t-il voué un culte à
Mercure souterrain. Mais je croirais plus volontiers qu'il adore
Adonis, car il m'a semblé entendre qu'à l'exemple des femmes de
Biblos, il plaignait les souffrances et la mort d'un dieu.

»Ces dieux adolescents, qui meurent et ressuscitent, abondent sur la
terre d'Asie. Les courtisanes syriennes en ont apporté plusieurs à
Rome et ces célestes adolescents plaisent plus qu'il ne conviendrait
aux femmes honnêtes. Nos matrones ne rougissent pas de célébrer en
secret leurs mystères. Ma Julie, si prudente et si réservée, m'a
plusieurs fois demandé ce qu'il fallait en croire. «Quel dieu, lui
ai-je répondu avec indignation, quel dieu que celui qui se plaît aux
hommages furtifs d'une femme mariée! Une femme ne doit avoir d'autres
amis que ceux de son mari. Et les dieux ne sont-ils pas nos premiers
amis?»

--Cet homme de Tarse, demanda le philosophe Apollodore, ne vénère-t-il
pas plutôt Typhon, que les Égyptiens nomment Séthus? On dit qu'un dieu
à tête d'âne est en honneur dans une certaine secte juive. Ce dieu ne
peut être que Typhon et je ne serais pas surpris que les tisserands de
Kenkhrées entretiennent un commerce secret avec l'Immortel qui, au
rapport de notre doux Marcus, inonda la marchande de gâteaux d'une
urine céleste.

--Je ne sais, reprit Gallion. On dit, à la vérité, que plusieurs
Syriens s'assemblent pour célébrer en secret le culte d'un dieu à tête
d'âne. Et il se peut que Paul soit de ceux-là. Mais qu'importé
l'Adonis, le Mercure, l'Orphée ou le Typhon de ce Juif! Il ne régnera
jamais que sur ces diseuses de bonne aventure, ces usuriers et ces
marchands sordides qui, dans les ports de mer, dépouillent les marins.
Tout au plus pourra-t-il conquérir, dans les faubourgs des grandes
villes, quelques poignées d'esclaves.

--Eh! eh! s'écria Marcus Lollius en éclatant de rire, voyez-vous ce
hideux Paul fondant une religion d'esclaves? Par Castor! ce serait une
merveilleuse nouveauté. Si d'aventure le dieu des esclaves (Jupiter
détourne ce présage!) escaladait l'Olympe et en chassait les dieux de
l'Empire, que ferait-il à son tour? Comment exercerait-il sa puissance
sur le monde étonné? Je serais curieux de le voir à l'ouvrage. Sans
doute il prolongerait les Saturnales tout le long de l'année. Il
ouvrirait aux gladiateurs la carrière des honneurs, établirait les
prostituées de Subure dans le temple de Vesta et ferait, peut-être, de
quelque misérable bourgade de Syrie la capitale du monde.

Lollius aurait poursuivi longtemps encore ce badinage, si Gallion ne
l'eût arrêté.

--Marcus, n'espère pas voir ces merveilleuses nouveautés, dit-il. Bien
que les hommes soient capables de grandes folies, ce n'est pas un
petit tapissier juif qui saurait les séduire avec son mauvais grec et
ses contes d'un Orphée syrien. Le dieu des esclaves ne pourrait que
fomenter des révoltes et des guerres serviles, qui seraient vite
étouffées dans le sang, et il périrait bientôt lui-même avec ses
adorateurs, dans un amphithéâtre, sous la dent des bêtes féroces, aux
applaudissements du peuple romain.

»Laissons Paul et Sosthène. Leur pensée ne nous serait d'aucun secours
dans les recherches que nous poursuivions avant qu'ils nous eussent
interrompus si malencontreusement. Nous nous efforcions de connaître
l'avenir que les dieux nous réservent, non à vous, mes chers amis, et
à moi en particulier (car nous sommes disposés à souffrir tout ce qui
sera), mais à la patrie et au genre humain, dont nous avons l'amour et
la charité. Ce n'est pas ce tapissier juif, aux paupières enflammées,
qui pourrait nous dire, quoi qu'en pense Marcus, le nom du dieu qui
détrônera Jupiter.

Gallion interrompit son discours pour congédier les licteurs qui se
tenaient rangés immobiles devant lui, les faisceaux à l'épaule.

--Nous n'avons pas besoin de ces verges et de ces haches, fit-il en
souriant. La parole est notre seule arme. Puisse, un jour, l'univers
n'en plus connaître d'autres! Si vous n'êtes point fatigués, allons,
mes amis, vers la fontaine Pirène. Nous trouverons à mi-chemin un
antique figuier sous lequel Médée trahie médita, dit-on, sa vengeance
cruelle. Les Corinthiens vénèrent cet arbre en mémoire de cette reine
jalouse et y suspendent des tablettes votives: car Médée ne leur a
fait que du bien. Il a plongé dans la terre des branches qui y ont
jeté des racines et se couronne encore d'un épais feuillage. Assis à
son ombre, nous y attendrons, en conversant, l'heure du bain.

Les enfants, lassés de poursuivre Stéphanas, jouaient aux osselets sur
le bord du chemin. L'apôtre marchait à grands pas, quand il rencontra,
près du lieu des supplices, une troupe de Juifs, qui venaient de
Kenkhrées pour savoir le jugement du proconsul touchant la synagogue.
C'étaient des amis de Sosthène. Ils étaient fort irrités contre le
Juif de Tarse et ses compagnons qui voulaient changer la loi.
Observant cet homme qui essuyait avec sa manche ses yeux aveuglés de
sang, ils crurent le reconnaître, et l'un d'eux lui demanda, en lui
tirant la barbe, s'il n'était pas Stéphanas, compagnon de Paul.

Il répondit avec orgueil:

--Vous voyez celui-là!

Mais il était déjà à terre, foulé aux pieds. Les Juifs ramassaient des
pierres en criant:

--C'est un blasphémateur! Lapidons-le!

Deux des plus zélés arrachaient la borne milliaire, plantée par les
Romains, et s'efforçaient de la lancer. Les pierres tombaient avec un
bruit sourd sur les os décharnés de l'apôtre, qui hurlait:

--0 délices des plaies! ô joie des supplices! ô rafraîchissement des
tortures! Je vois Jésus.

A quelques pas de là, le vieillard Posocharès, sous un buisson
d'arbouses, au murmure d'une source, pressait dans ses bras les flancs
polis d'Ioessa. Importuné du bruit, il grogna d'une voix étouffée dans
les cheveux de la jeune fille:

--Fuyez, viles brutes; et ne troublez pas les jeux d'un philosophe.

Quelques instants après, un centurion qui passait sur la route déserte
releva Stéphanas, lui fit boire une gorgée de vin, et lui donna du
linge pour bander ses blessures.

Cependant, Gallion, assis avec ses amis sous l'arbre de Médée, disait:

--Si vous voulez connaître le successeur du maître des hommes et des
dieux, méditez les paroles du poète:

L'épouse de Jupiter enfantera un fils plus puissant que son père.

»Ce vers désigne, non pas l'auguste Junon, mais la plus illustre des
mortelles auxquelles s'unit l'Olympien qui changea tant de fois de
formes et d'amours. Il me paraît certain que le gouvernement de
l'univers doit passer à Hercule. Cette opinion est depuis longtemps
établie dans mon esprit sur des raisons tirées non seulement des
poètes, mais encore des philosophes et des savants. J'ai, pour ainsi
dire, salué par avance l'avenement du fils d'Alcmène, au dénouement de
ma tragédie d'_Hercule sur l'Oeta_, qui se termine par ces vers:

  0 toi, grand vainqueur des monstres et pacificateur du monde,
  sois-nous propice. Regarde la terre, et, si quelque monstre d'une
  forme nouvelle épouvante les hommes, détruis-le d'un coup de foudre.
  Tu sauras mieux que ton père lancer le tonnerre.

»J'augure favorablement du règne prochain d'Hercule. Il montra dans sa
vie terrestre une âme patiente et tendue vers de hautes pensées. Il
terrassa les monstres. Quand la foudre armera son bras, il ne laissera
pas un nouveau Caïus gouverner impunément l'Empire. La vertu, la
simplicité antique, le courage, l'innocence et la paix régneront avec
lui. Voilà mon oracle!

Et Gallion, s'étant levé, congédia ses amis en ces mots:

--Portez-vous bien et aimez-moi.

III

Quand Nicole Langelier eut achevé sa lecture, les oiseaux annoncés par
Giacomo Boni couvrirent de leurs cris amicaux le Forum désert.

Le ciel étendait sur les ruines romaines le voile cendré du soir; les
jeunes lauriers plantés sur la voie Sacrée élevaient dans l'air léger
leurs rameaux noirs comme des bronzes antiques, et les flancs du
Palatin se revêtaient d'azur.

--Langelier, vous n'avez pas imaginé cette histoire, dit M. Goubin,
qu'on ne trompait pas aisément. Le procès intenté par Sosthène à saint
Paul devant le tribunal de Gallion, proconsul d'Achaïe, est dans les
_Actes des Apôtres_.

Nicole Langelier en convint sans difficulté.

--Il y est, dit-il, au chapitre XVIII, et remplit les versets 12 à 17,
que je puis vous lire, car j'en ai pris copie sur un feuillet de mon
manuscrit.

Et il lut:

12. _Or, Gallion étant proconsul d'Achaïe, les Juifs d'un commun
accord s'élevèrent contre Paul, et le menèrent à son tribunal,_

13. _En disant: «Celui-ci veut persuader aux hommes d'adorer Dieu
d'une manière contraire à la loi.»_

14. _Et Paul étant près de parler pour sa défense, Gallion dit aux
Juifs: «O Juifs, s'il s'agissait de quelque injustice, ou de quelque
mauvaise action, je me croirais obligé de vous entendre avec
patience._

15. _»Mais s'il ne s'agit que de contestations de doctrine, de mots,
et de votre loi démélez vos différends comme vous l'entendrez: car je
ne veux point m'en rendre juge.»_

16. _Il les fit retirer ainsi de son tribunal._

17. _Et tous ayant saisi Sosthène, chef d'une synagogue, le battirent
devant le tribunal sans que Gallion s'en mît en peine._

»Je n'ai rien inventé, ajouta Langelier. D'Annaeus Méla et de Gallion
son frère, on sait peu de chose. Mais il est certain qu'ils comptaient
parmi les hommes les plus intelligents de leur temps. Quand l'Achaïe,
province sénatoriale sous Auguste, province impériale sous Tibère, fut
rendue au Sénat par Claude, Gallion y fut envoyé comme proconsul. Il
devait sans doute cet emploi au crédit de son frère Sénèque; mais
peut-être fut-il choisi pour sa connaissance de la littérature grecque
et comme un homme agréable à ces professeurs athéniens dont les
Romains admiraient l'esprit. Il était très instruit. Il avait écrit un
livre des questions naturelles et composé, croit-on, des tragédies.
Ces ouvrages sont tous perdus, à moins qu'il ne se trouve quelque
chose de lui dans ce recueil de déclamations tragiques attribué, sans
raisons suffisantes, à son frère le philosophe. J'ai supposé qu'il
était stoïcien et pensait, sur beaucoup de points, comme ce frère
illustre. C'est extrêmement probable. Mais tout en lui prêtant des
propos vertueux et tendus, je me suis bien gardé de lui attribuer une
doctrine arrêtée. Les Romains d'alors mêlaient les idées d'Épicure à
celles de Zénon. En prêtant cet éclectisme à Gallion, je ne courais
pas grand risque de me tromper. Je l'ai représenté comme un homme
aimable. Il est certain qu'il l'était. Sénèque a dit de lui que
personne ne l'aimait médiocrement. Sa douceur était universelle. Il
recherchait les honneurs.

»Son frère Annaeus Méla, tout au contraire, les fuyait. Nous avons à
cet égard le témoignage de Sénèque le philosophe et celui de Tacite.
Quand la mère des trois Sénèques, Helvia, perdit son mari, le plus
célèbre de ses fils composa pour elle un petit traité philosophique.
En un endroit de cet ouvrage, il l'exhorte à penser qu'il lui reste,
pour la rattacher à la vie, des enfants tels que Gallion et Méla,
différents de caractère, mais également dignes de son affection.

»--Jette les yeux sur mes frères, lui dit-il à peu près. Peux-tu, tant
qu'ils vivront, accuser la fortune? Tous deux, par la diversité de
leurs vertus, charmeront tes ennuis. Gallion est parvenu aux honneurs
par ses talents. Méla les a dédaignés par sa sagesse. Jouis de la
considération de l'un, de la tranquillité de l'autre, de l'amour de
tous deux. Je connais les intimes sentiments de mes frères. Gallion
recherche les dignités pour t'en faire un ornement. Méla embrasse une
vie douce et paisible pour se consacrer à toi.

»Enfant sous le principat de Néron, Tacite n'avait point connu les
Sénèques. Il n'a fait que recueillir les bruits qui, de son temps,
couraient sur eux. Il dit que, si Méla s'éloignait des honneurs,
c'était par raffinement d'ambition et pour égaler, simple chevalier
romain, le crédit des consulaires. Après avoir administré lui-même les
grands domaines qu'il possédait en Bétique, Méla vint à Rome et se fit
nommer administrateur des biens de Néron. On en conclut qu'il était
habile en affaires, et même on le soupçonna de n'être pas aussi
désintéressé qu'il voulait le paraître. C'est possible. Les Sénèques,
qui affichaient le mépris des richesses, en possédaient d'immenses, et
l'on a grand'peine à croire le précepteur de Néron quand il se
représente fidèle, au milieu du luxe des meubles et des jardins, à sa
chère pauvreté. Pourtant les trois fils d'Helvia n'étaient pas des
âmes communes. Méla eut d'Atilla, sa femme, un fils, Lucain le poète.
Il paraît que le talent de Lucain jeta un grand éclat sur le nom de
son père. Les lettres étaient alors en honneur, et l'on mettait
l'éloquence et la poésie au-dessus de tout.

»Sénèque, Méla, Lucain, Gallion périrent avec les complices de Pison.
Sénèque le philosophe était déjà vieux. Tacite, qui n'avait pas été
témoin de sa mort, nous en donne le spectacle. On sait par lui comment
le précepteur de Néron se coupa les veines dans son bain, et comment
sa jeune femme Pauline voulut mourir avec lui, d'une mort semblable.
Sur l'ordre de Néron, on banda les poignets que Pauline s'était fait
ouvrir. Elle vécut, gardant une pâleur mortelle. Tacite rapporte que
le jeune Lucain, soumis à la torture, dénonça sa mère. Cette infamie
serait certaine, qu'il en faudrait d'abord accuser l'atrocité des
supplices. Mais il y a une raison de n'y pas croire. Lucain, si la
souffrance lui arracha les noms de plusieurs conjurés, ne prononça pas
celui d'Atilla, puisqu'Atilla ne fut point inquiétée, alors que toute
délation était crue aveuglément.

»Après la mort de Lucain, Méla recueillit avec trop de hâte et
d'attention la succession de son fils. Un ami du jeune poète, qui,
sans doute, convoitait cet héritage, se fit l'accusateur de Méla. On
supposa le père initié au secret de la conjuration et l'on produisit
une fausse lettre de Lucain. Néron, après l'avoir lue, ordonna qu'elle
fût apportée à Méla. A l'exemple de son frère et de tant de victimes
de Néron, Méla se fit ouvrir les veines, après avoir légué aux
affranchis de César une grande somme d'argent, pour conserver le reste
à la malheureuse Atilla. Gallion ne survécut pas à ses deux frères; il
se donna la mort.

»Ainsi périrent tragiquement ces hommes agréables et cultivés. J'ai
fait parler deux d'entre eux à Corinthe, Gallion et Méla. Méla
voyageait beaucoup. Son fils Lucain, encore enfant, visitait Athènes
au moment où Gallion était proconsul d'Achaïe. J'ai donc pu supposer
avec vraisemblance que Méla se trouvait alors à Corinthe avec son
frère. J'ai imaginé que deux jeunes Romains, d'une illustre naissance,
et un philosophe de l'Aréopage, accompagnaient le proconsul. En cela
je n'ai pas pris une excessive liberté, puisque les intendants, les
procurateurs, les propréteurs, les proconsuls, que l'empereur et le
Sénat envoyaient gouverner les provinces, avaient toujours avec eux
des fils de grandes familles, qui venaient s'instruire aux affaires
par leur exemple, et des hommes d'un esprit subtil comme mon
Apollodore, le plus souvent des affranchis, qui leur servaient de
secrétaires. Enfin, je me suis persuadé que, au moment où saint Paul
fut amené devant la justice romaine, le proconsul et ses amis
s'entretenaient librement des sujets les plus divers, art,
philosophie, religion, politique, et qu'ils laissaient percer, à
travers des curiosités variées, une préoccupation constante de
l'avenir. Il y a quelques chances, en effet, pour que, ce jour-là tout
aussi bien qu'un autre jour, ils se soient efforcés de découvrir la
destinée future de Rome et du monde. Gallion et Méla comptaient parmi
les plus hautes et les plus libres intelligences de l'époque. C'est
une disposition ordinaire aux esprits de cette valeur de rechercher
dans le présent et dans le passé les conditions de l'avenir. J'ai
remarqué chez les hommes les plus savants et les mieux avertis que
j'aie connus, Renan, Berthelot, une tendance marquée à jeter, au
hasard de la conversation, des utopies rationnelles et des prophéties
scientifiques.

--Ainsi, dit Joséphin Leclerc, voilà un des hommes les plus instruits
de son temps, un homme versé dans les spéculations philosophiques,
rompu à la pratique des affaires et dont l'esprit était aussi libre,
aussi large que pouvait l'être l'esprit d'un Romain, Gallion, frère de
Sénèque, l'ornement et la lumière de son siècle. Il s'inquiète de
l'avenir, il s'efforce de reconnaître le mouvement qui emporte le
monde, il recherche les destinées de l'Empire et des dieux. A ce
moment, par une fortune unique, il rencontre saint Paul; l'avenir
qu'il cherche passe devant lui et il ne le reconnaît pas. Quel exemple
de l'aveuglement qui frappe, devant une révélation inattendue, les
esprits les plus éclairés et les intelligences les plus pénétrantes!

--Je vous prie de remarquer, cher ami, répondit Nicole Langelier,
qu'il n'était pas bien facile à Gallion de converser avec saint Paul.
On ne voit pas comment ils auraient pu échanger des idées. Saint Paul
avait du mal à s'exprimer, et c'est à grand'peine qu'il se faisait
entendre des gens qui vivaient et pensaient à peu près comme lui. Il
n'avait jamais adressé la parole à un homme cultivé. Il n'était
nullement préparé à conduire sa pensée et à suivre celles d'un
interlocuteur. Il ignorait la science grecque. Gallion, habitué à la
conversation des gens instruits, avait fait un long usage de sa
raison. Il ne connaissait pas les sentences des Rabbins. Qu'est-ce que
ces deux hommes auraient bien pu se dire?

»Ce n'est pas qu'il fût impossible à un Juif de causer avec un Romain.
Les Hérodes avaient un tour de langage qui plaisait à Tibère et à
Caligula. Flavius Josèphe et la reine Bérénice tenaient des propos
agréables à Titus, destructeur de Jérusalem. Nous savons bien qu'il se
trouva toujours des Juifs en ornements chez les antisémites. C'étaient
des meschoumets. Paul était un nabi. Ce Syrien ardent et fier,
dédaigneux des biens que recherchent tous les hommes, avide de
pauvreté, ambitieux d'outrages et d'humiliations, mettant toute sa
joie à souffrir, ne savait qu'annoncer ses visions enflammées et
sombres, sa haine de la vie et de la beauté, ses colères absurdes, sa
charité furieuse. Hors de là, il n'avait rien à dire. En vérité, je ne
découvre qu'un sujet sur lequel il aurait pu s'accorder avec le
proconsul d'Achaïe. C'est Néron.

»Saint Paul, à cette époque, n'avait guère entendu parler, sans doute,
du jeune fils d'Agrippine, mais en apprenant que Néron était destiné à
l'Empire, il aurait été tout de suite néronien. Il le devint plus
tard. Il l'était encore, après que Néron eut empoisonné Britannicus.
Non qu'il fût capable d'approuver un fratricide, mais parce qu'il
avait un respect infini du gouvernement. «Que chacun soit soumis aux
puissances régnantes, écrivait-il à ses églises. Les gouvernants font
peur au mal. Ils ne font pas peur au bien. Veux-tu ne pas craindre
l'autorité? Fais le bien et tu obtiendras d'elle des louanges.»
Gallion aurait peut-être trouvé ces maximes un peu simples, un peu
plates; il n'aurait pu les désapprouver entièrement. Mais s'il est un
sujet qu'il n'aurait pas été tenté d'aborder en causant avec un
tapissier juif, c'est bien le gouvernement des peuples et l'autorité
de l'empereur. Encore une fois, qu'est-ce que ces deux hommes auraient
bien pu se dire?

»De notre temps, lorsqu'en Afrique un fonctionnaire européen, si vous
voulez, le gouverneur général du Soudan pour Sa Majesté britannique,
ou notre gouverneur de l'Algérie, rencontre un fakir ou un marabout,
leur conversation se réduit forcément à peu de chose. Saint Paul
était, pour un proconsul, ce qu'est un marabout pour notre gouverneur
civil de l'Algérie. Une conversation de Gallion et de saint Paul
n'aurait eu que trop de ressemblance, j'imagine, avec la conversation
du général Desaix et de son derviche. Après la bataille des Pyramides,
le général Desaix, à la tête de douze cents cavaliers, poursuivit,
dans la Haute-Égypte, les mamelouks de Mourad-bey. Se trouvant à
Girgeh, il apprit qu'un vieux derviche, qui avait acquis parmi les
Arabes une grande réputation de science et de sainteté, habitait près
de cette ville. Desaix avait de la philosophie et de l'humanité.
Curieux de connaître un homme estimé de ses semblables, il fit appeler
le derviche au quartier général, le reçut honorablement et entra en
conversation avec lui au moyen d'un interprète:

»--Vénérable vieillard, les Français sont venus porter en Egypte la
justice et la liberté.

»--Je savais qu'ils viendraient, répondit le derviche.

»--Comment le savais-tu?

»--Par une éclipse de soleil.

»--Comment une éclipse de soleil put-elle t'instruire des mouvements
de nos armées?

»--Les éclipses sont causées par l'ange Gabriel qui se met devant le
soleil pour annoncer aux croyants les malheurs dont ils sont menacés.

»--Vénérable vieillard, tu ignores la vraie cause des éclipses; je
vais te la faire connaître.

»Aussitôt, saisissant un bout de crayon et un chiffon de papier, il
trace des figures:

»--Soit A le soleil, B la lune, C la terre, etc...

»Et, quand il eut terminé sa démonstration:

»--Voilà, dit-il, la théorie des éclipses de soleil.

»Et comme le derviche murmurait quelques paroles:

»--Que dit-il? demanda le général à l'interprète.

»--Mon général, il dit que c'est l'ange Gabriel qui cause les
éclipses en se mettant devant le soleil.

»--C'est donc un fanatique! s'écria Desaix.

»Et il chassa le derviche à grands coups de pied au cul.

»J'imagine que la conversation, si elle s'était engagée entre saint
Paul et Gallion, aurait fini à peu près comme le dialogue du derviche
et du général Desaix.

--Encore est-il vrai, objecta Joséphin Leclerc, qu'entre l'apôtre
saint Paul et le derviche du général Desaix il y a tout au moins cette
différence que le derviche n'a pas imposé sa foi à l'Europe. Et vous
conviendrez que l'honorable sous-secrétaire d'État aux colonies de Sa
Majesté Britannique n'a pas rencontré sans doute le marabout qui
donnera son nom à la plus vaste église de Londres; vous conviendrez
que notre gouverneur civil de l'Algérie ne s'est pas trouvé en
présence du fondateur d'une religion que croira et professera un jour
la majorité des Français. Ces fonctionnaires n'ont pas vu l'avenir se
dresser devant eux sous une forme humaine. Le proconsul d'Achaïe l'a
vu.

--Il n'en était pas moins impossible à Gallion, répliqua Langelier,
de mener avec saint Paul une conversation soutenue sur quelque grand
sujet de morale ou de philosophie. Je sais bien, et vous n'ignorez pas
sans doute que, vers le Ve siècle de l'ère chrétienne, on croyait que
Sénèque avait connu saint Paul à Rome et admiré la doctrine de
l'apôtre. Cette fable put se répandre dans le triste obscurcissement
de l'esprit humain qui suivit de si près l'âge de Tacite et de Trajan.
Pour l'accréditer, des faussaires, comme il en pullulait parmi les
chrétiens, fabriquèrent une correspondance dont saint Jérôme et saint
Augustin parlent avec considération. Si ces lettres sont celles qui
nous sont parvenues sous les noms de Paul et de Sénèque, il faut que
ces Pères ne les aient pas lues ou qu'ils eussent peu de discernement.
C'est l'ouvre inepte d'un chrétien qui ignorait tout de l'époque de
Néron et était bien incapable d'imiter le style de Sénèque. Est-il
besoin de dire que les grands docteurs du moyen âge crurent fermement
à la vérité des relations et à l'authenticité des lettres? Mais les
humanistes de la Renaissance n'eurent pas de peine à démontrer
l'invraisemblance et la fausseté de ces inventions. Il importe peu que
Joseph de Maistre ait ramassé en passant cette vieillerie avec
beaucoup d'autres. Personne n'y fait plus attention et désormais c'est
seulement dans les jolis romans destinés aux gens du monde par des
auteurs pleins de spiritualisme et d'adresse, que les apôtres de la
primitive Église conversent abondamment avec les philosophes et les
élégants de la Rome impériale et exposent à Pétrone ravi les beautés
les plus fraîches du christianisme. Le dialogue du Gallion, que vous
venez d'entendre, a moins d'agrément et plus de vérité.

--Je ne le nie pas, répliqua Joséphin Leclerc, et je crois que les
personnages de ce dialogue pensent et parlent comme ils devaient
réellement penser et parler et qu'ils n'ont que des idées de leur
temps. C'est là, ce me semble, le mérite de cet ouvrage, et c'est
aussi pourquoi j'en raisonne comme si je m'appuyais sur un texte
historique.

--Vous le pouvez, dit Langelier. Je n'y ai rien mis que je ne puisse
autoriser d'une référence.

--Fort bien, reprit Joséphin Leclerc; nous venons donc d'entendre un
philosophe grec et plusieurs Romains lettrés rechercher ensemble les
destinées futures de leur patrie, de l'humanité, de la terre,
s'efforcer de découvrir le nom du successeur de Jupiter. Tandis qu'ils
se livrent à cette recherche anxieuse, l'apôtre du dieu nouveau parait
devant eux et ils le méprisent. Je dis qu'en cela ils manquent
singulièrement de clairvoyance et perdent par leur faute une occasion
unique de s'instruire sur ce qu'ils avaient un si grand désir de
connaître.

--Il vous parait évident, cher ami, répondit Nicole Langelier, que
Gallion, s'il avait su s'y prendre, aurait obtenu de saint Paul le
secret de l'avenir. C'est peut-être, en effet, la première opinion qui
vient à l'esprit et c'est aussi celle que beaucoup ont gardée. Renan,
après avoir rapporté, d'après les _Actes_, cette singulière entrevue
de Gallion et de saint Paul, n'est pas éloigné de voir la marque d'un
esprit étroit et léger dans ce dédain que le proconsul éprouva pour le
Juif de Tarse qui comparaissait à son tribunal. Il en prend occasion
pour déplorer la mauvaise philosophie des Romains. «Que les gens
d'esprit, s'écrie-t-il, ont parfois peu de prévoyance! Il s'est trouvé
plus tard que la querelle de ces sectaires abjects était la grande
affaire du siècle.» Renan semble croire que le proconsul d'Achaïe
n'avait qu'à écouter ce tapissier pour être aussitôt averti de la
révolution spirituelle qui se préparait dans l'univers et pénétrer le
secret de l'humanité future. Et c'est aussi sans doute ce que tout le
monde pense à première vue. Pourtant, avant d'en décider, regardons-y
d'un peu près; voyons à quoi l'un et l'autre s'attendaient et
cherchons lequel des deux fut, après tout, le meilleur prophète.

»Premièrement, Gallion croyait que le jeune Néron serait un empereur
philosophe, gouvernerait d'après les maximes du portique et ferait les
délices du genre humain. Il se trompait et les raisons de son erreur
ne sont que trop claires. Son frère Sénèque était le précepteur du
fils d'Agrippine; son neveu, le petit Lucain, vivait familièrement
avec le jeune prince. L'intérêt de sa famille et son propre intérêt
attachaient le proconsul à la fortune de Néron. Il croyait que Néron
serait un excellent empereur parce qu'il le désirait. L'erreur vient
plutôt d'une faiblesse de caractère que d'un défaut d'esprit. Au reste
Néron était alors un adolescent plein de douceur; et les premières
années de son principat ne devaient pas démentir les espérances des
philosophes. Deuxièmement, Gallion croyait que la paix régnerait sur
le monde après le châtiment des Parthes. Il se trompait, faute de
connaître les vraies dimensions de la terre. Il croyait à tort que
l'_orbis romanus_ s'étendait sur tout le globe, que le monde habitable
finissait aux rives brûlantes ou glacées, aux fleuves, aux montagnes,
aux sables, aux déserts atteints par les aigles romaines et que les
Germains et les Parthes habitaient les confins de l'univers. On sait
ce que cette erreur, commune à tous les Romains, coûta de larmes et de
sang à l'Empire. Troisièmement, Gallion, sur la foi des oracles,
croyait à l'éternité de Rome. Il se trompait si l'on prend sa
prophétie au sens étroit et littéral. Il ne se trompait pas si l'on
considère que Rome, la Rome de César et de Trajan, nous a donné ses
coutumes et ses lois et que la civilisation moderne procède de la
civilisation romaine. C'est à la place auguste où nous sommes, du haut
de la tribune rostrale et dans la curie que fut délibéré le sort de
l'univers et conçue la forme dans laquelle les peuples sont encore
aujourd'hui contenus. Notre science est fondée sur la science grecque
que Rome nous a transmise. Le réveil de la pensée antique au XVe
siècle en Italie, au XVIe siècle en France et en Allemagne, fit
renaître l'Europe à la science et à la raison. Le proconsul d'Achaïe
ne se trompait pas. Rome n'est pas morte puisqu'elle vit en nous.
Considérons en quatrième lieu les idées philosophiques de Gallion.
Sans doute il n'avait pas une très bonne physique et il n'interprétait
pas toujours avec une suffisante précision les phénomènes naturels. Il
faisait de la métaphysique comme un Romain; c'est-à-dire sans finesse.
Au fond il n'estimait la philosophie que pour son utilité et
s'attachait surtout aux questions morales. En rapportant ses discours,
je ne l'ai ni trahi ni flatté. Je l'ai montré sérieux et médiocre,
assez bon disciple de Cicéron. Vous avez entendu qu'il conciliait, au
moyen des plus pauvres raisonnements, la doctrine stoïcienne avec la
religion nationale. On sent que lorsqu'il spécule sur la nature des
dieux, il a le souci de rester bon citoyen et honnête fonctionnaire.
Mais enfin il pense, il raisonne. L'idée qu'il se fait des forces qui
régissent l'univers est, dans son principe, rationnelle et
scientifique et, en cela, conforme à celle que nous nous en formons
nous-mêmes. Il raisonne moins bien que son ami, le grec Apollodore. Il
ne raisonne pas plus mal que les professeurs de notre Université, qui
enseignent la philosophie indépendante et le spiritualisme chrétien.
Par la liberté de l'esprit, par la fermeté de l'intelligence, il
semble notre contemporain. Sa pensée se tourne naturellement dans la
direction que l'esprit humain suit à cette heure. Ne disons donc pas
qu'il méconnaissait l'avenir intellectuel de l'humanité.

»Quant à saint Paul, il annonçait l'avenir, personne n'en doute.
Pourtant il s'attendait à voir de ses yeux le monde finir, et toutes
les choses existantes abîmées dans les flammes. Cette conflagration de
l'univers que Gallion et les stoïciens prévoyaient dans un avenir si
lointain, qu'ils n'en annonçaient pas moins l'éternité de l'Empire,
Paul la croyait toute proche et se préparait à ce grand jour. En cela
il se trompait et cette erreur est plus grosse à elle seule, vous en
conviendrez, que toutes les erreurs réunies de Gallion et de ses amis.
Ce qui est plus grave encore, c'est que Paul n'appuyait cette
extraordinaire croyance sur aucune observation, sur aucun
raisonnement. Il ignorait et méprisait la science. Il se livrait aux
plus basses pratiques de la thaumaturgie et de la glossolalie, il
n'avait de culture d'aucune sorte.

»En réalité, sur l'avenir comme sur le présent et sur le passé, le
proconsul n'avait rien à apprendre de l'apôtre, rien qu'un nom. Il
aurait su que Paul était de la religion du Christ qu'il n'en aurait
pas été pour cela mieux instruit de l'avenir du christianisme qui
devait en peu d'années se dégager à peu près entièrement des idées de
Paul et des premiers hommes apostoliques. En sorte que, si l'on ne
s'arrête pas à des textes liturgiques, dépouillés de leur sens
primitif, et aux constructions purement verbales des théologiens, on
s'apercevra que saint Paul prévoyait moins bien l'avenir que Gallion
et l'on supposera que l'apôtre, s'il revenait aujourd'hui à Rome, y
éprouverait plus de surprise que le proconsul.

»Saint Paul, dans la Rome moderne, ne se reconnaîtrait pas plus sur la
colonne de Marc Aurèle, qu'il ne reconnaîtrait sur la colonne Trajane
son vieil ennemi Kephas. Le dôme de Saint Pierre, les stances du
Vatican, la splendeur des églises et la pompe papale, tout
offusquerait ses yeux clignotants. A Londres, à Paris, à Genève, il
chercherait en vain des disciples. Il ne comprendrait ni les
catholiques ni les réformés qui citent à l'envi ses épitrès vraies ou
supposées. Il ne comprendrait pas mieux les esprits affranchis de tout
dogme, qui fondent leur opinion sur les deux forces qu'il méprisait et
haïssait le plus: la science et la raison. En voyant que le fils de
l'homme n'est pas venu, il déchirerait ses vêtements et se couvrirait
de cendre.

Hippolyte Dufresne intervint:

--Sans doute, dit-il, saint Paul à Paris ou à Rome serait comme un
hibou au soleil. Il ne s'y trouverait pas plus en état de communiquer
avec les Européens cultivés qu'un Bédouin du désert. Il ne se
reconnaîtrait pas chez un évêque et il n'y serait pas reconnu.
Descendu chez un pasteur suisse, nourri de ses écrits, il le
surprendrait par la rudesse primitive de son christianisme. C'est
vrai. Mais songez que c'était un sémite, étranger à la pensée latine,
au génie des Germains et des Saxons, étranger aux races dont sortirent
ces théologiens, qui, à force de faux sens, de contresens et de
non-sens, ont trouvé un sens à ses épîtres falsifiées. Vous le
concevez dans un monde qui n'était pas le sien, qui ne peut en aucun
cas devenir le sien, et cette imagination absurde fait naître tout à
coup une multitude d'images incongrues. On voit, par exemple, ce
tapissier nomade dans le carrosse d'un cardinal et l'on s'amuse de la
figure que feront deux êtres humains d'un caractère aussi opposé. Si
vous ressuscitez saint Paul, ayez le bon goût de le replacer dans sa
race et dans son pays, chez les sémites d'Orient, qui n'ont pas
beaucoup changé depuis vingt siècles et pour qui la Bible et le Talmud
contiennent toute la science humaine. Plantez-le parmi les Juifs de
Damas ou de Jérusalem. Conduisez-le à la synagogue. Il y entendra sans
surprise les enseignements de son maître Gamaliel. Il discutera avec
les rabbins, tissera des poils de chèvre, vivra de dattes et d'un peu
de riz, observera fidèlement la loi et tout à coup entreprendra de la
détruire. Il sera persécuteur et persécuté, bourreau et martyr avec
une égale ardeur. Les Juifs de la synagogue procéderont à son
excommunication en soufflant dans un cornet à bouquin et en versant
goutte à goutte la cire des cierges noirs dans une cuve de sang. Il
supportera avec fermeté cette horrible cérémonie et exercera, dans une
vie pénible et sans cesse menacée, l'énergie d'une âme intraitable.
Cette fois, il ne sera connu probablement que d'un petit nombre de
Juifs ignares et sordides. Mais ce sera Paul encore et Paul tout
entier.

--C'est possible, dit Joséphin Leclerc. Mais vous m'accorderez bien
que saint Paul fut un des principaux fondateurs du christianisme, et
qu'il aurait pu fournir à Gallion quelques indications précieuses sur
le grand mouvement religieux que le proconsul ignorait totalement.

--Qui fait une religion ne sait pas ce qu'il fait, répliqua Langelier.
J'en dirai presque autant de ceux qui fondent les grandes institutions
humaines, ordres monastiques, compagnies d'assurances, garde
nationale, banques, trusts, syndicats, académies et conservatoires,
sociétés de gymnastique, soupes et conférences. Ces établissements,
d'ordinaire, ne correspondent pas longtemps aux intentions de leurs
fondateurs, et il arrive parfois qu'ils y deviennent tout à fait
opposés. Encore y peut-on reconnaître, après de longues années,
quelques indices de leur destination première. Quant aux religions,
tout au moins chez les peuples dont la vie est agitée et la pensée
mobile, elles se transforment sans cesse et si complètement, au gré
des sentiments et des intérêts de leurs fidèles et de leurs ministres,
qu'au bout de peu d'années elles ne gardent rien de l'esprit qui les
créa. Les dieux changent plus que les hommes, parce qu'ils ont une
forme moins précise et qu'ils durent plus longtemps. Il y en a qui
s'améliorent en vieillissant; d'autres se gâtent avec l'âge. En moins
d'un siècle, un dieu devient méconnaissable. Celui des chrétiens s'est
transformé plus complètement peut-être qu'aucun autre. Cela tient,
sans doute, à ce qu'il a appartenu successivement à des civilisations
et à des races très diverses, aux Latins, aux Grecs, aux Barbares, à
toutes les nations formées sur les débris de l'Empire romain. Certes,
il y a loin du roide Apollon de Dédale à l'Apollon classique du
Belvédère. Il y a plus loin encore du Christ éphèbe des Catacombes au
Christ ascétique de nos cathédrales. Ce personnage de la mythologie
chrétienne surprend par le nombre et la diversité de ses
métamorphoses. Au Christ flamboyant de saint Paul succède, dès le IIe
siècle, le Christ des synoptiques, Juif pauvre, vaguement communiste,
qui presque aussitôt devient, avec le quatrième évangile, une sorte de
jeune alexandrin, disciple très faible des gnostiques. Et plus tard, à
ne considérer que les Christs romains et pour ne s'arrêter qu'aux plus
célèbres, on eut le Christ dominateur de Grégoire VII, le Christ
sanguinaire de saint Dominique, le Christ chef de bandes de Jules II,
le Christ athée et artiste de Léon X, le Christ fade et louche des
Jésuites, le Christ protecteur de l'usine, défenseur du capital et
adversaire du socialisme, qui fleurit sous le pontificat de Léon XIII
et qui règne encore. Tous ces Christs, qui n'ont entre eux de commun
que le nom, saint Paul ne les prévoyait pas. Au fond il n'en savait
pas plus que Gallion sur le dieu futur.

--Vous exagérez, dit M. Goubin, qui n'aimait l'exagération en aucun
sens.

Giacomo Boni, qui vénère les livres sacrés de tous les peuples, fit
observer alors que le tort de Gallion, que le tort des philosophes et
des historiens romains, fut d'ignorer les livres sacrés des Juifs.

--Mieux instruits, dit-il, les Romains n'auraient pas gardé d'injustes
préventions contre la religion d'Israël; et, comme dit votre Renan,
dans ces questions qui intéressaient l'humanité entière, un peu de bon
vouloir et une meilleure information auraient peut-être évité de
terribles malentendus. Il ne manquait pas de Juifs instruits, comme
Philon, pour expliquer la loi de Moïse aux Romains, si ceux-ci avaient
eu l'esprit plus large et un plus juste pressentiment de l'avenir. Les
Romains ressentaient devant la pensée asiatique du dégoût et de
l'effroi. S'ils avaient raison de la craindre, ils avaient tort de la
mépriser. C'est une grande sottise que de mépriser un danger. En
traitant d'imaginations criminelles et d'impiétés populaires les
religions syriennes, Gallion manqua de clairvoyance.

--Et comment les Juifs hellénisants eussent-ils instruit les Romains
de ce qu'ils ignoraient eux-mêmes? demanda Langelier. Comment un
Philon si honnête, si savant mais si borné, leur eût-il révélé la
pensée obscure, confuse et féconde d'Israël qu'il ne connaissait pas
lui-même? Qu'aurait-il appris à Gallion touchant la foi des Juifs,
sinon des niaiseries littéraires? Il lui aurait exposé que la doctrine
de Moïse est conforme à la philosophie de Platon. Alors comme
toujours, les hommes cultivés n'avaient aucune idée de ce qui se
passait dans l'esprit des multitudes. C'est toujours à l'insu des
lettrés que les foules ignorantes créent des dieux.

»Un des faits les plus étranges et les plus considérables de
l'histoire, c'est la conquête du monde par le dieu d'une peuplade
syrienne, c'est la victoire d'Iaveh sur tous les dieux de Rome, de la
Grèce, de l'Asie et de l'Égypte. Jésus ne fut en somme qu'un nabi et
le dernier des prophètes d'Israël. On ne sait rien de lui. Nous ne
connaissons ni sa vie ni sa mort, car les évangélistes ne sont
nullement des biographes. Et les idées morales qui ont été mises sous
son nom proviennent en réalité de la foule des illuminés qui
prophétisaient au temps des Hérodes.

»Ce qu'on appelle le triomphe du christianisme est plus exactement le
triomphe du judaïsme, et c'est Israël a qui échut le singulier
privilège de donner un dieu au monde. Il faut reconnaître que Iaveh
méritait, à bien des égards, son élévation subite. C'était, quand il
parvint à l'empire, le meilleur des dieux. Il avait bien mal commencé.
On peut dire de lui que les historiens disent d'Auguste, qu'il
s'adoucit avec l'àge. A l'époque où les Israélites s'établirent dans
la terre promise, Iaveh était stupide, féroce, ignare, cruel,
grossier, mal embouché, le plus bête et le plus méchant des dieux.
Mais sous l'influence des prophètes il changea du tout au tout. Il
cessa d'être conservateur et formaliste et se convertit aux idées
pacifiques, aux rêves de justice. Son peuple était misérable. Il
ressentit une pitié profonde pour tous les misérables. Et, bien qu'au
fond il restât très Juif et très patriote, en devenant révolutionnaire
il devint forcément international. Il se constitua le défenseur des
humbles et des opprimés. Il eut une de ces pensées simples par
lesquelles on se concilie le monde. Il annonça le bonheur universel,
l'avènement d'un messie bienfaisant et pacificateur. Son prophète
Isaïe lui souffla sur cet admirable thème des paroles d'une poésie
délicieuse et d'une douceur invincible: «La maison d'Iaveh sera
établie sur le sommet des montagnes et s'élèvera par-dessus les
collines. Alors toutes les nations s'y rendront, les peuples
innombrables la visiteront, disant: «Montons à la montagne d'Iaveh, à
la maison du Dieu de Jacob, afin qu'il nous enseigne ses voies et que
nous marchions dans ses sentiers. Car de Sion sortira la loi et de
Jérusalem la parole d'Iaveh. Il jugera entre les nations; il jugera
entre les peuples innombrables. De leurs épées ils forgeront des
hoyaux et de leurs lances des faucilles. Alors le loup habitera avec
l'agneau. Le lionceau et les brebis seront ensemble et un petit enfant
les conduira...» Dans l'Empire romain, le dieu des Juifs travaillait à
la conquête des classes laborieuses et à la révolution sociale. Il
s'adressait aux malheureux. Or, au temps de Tibère et de Claude, il y
avait dans l'Empire infiniment plus de malheureux que d'heureux. Il y
avait des multitudes d'esclaves. Un seul homme en possédait jusqu'à
dix mille. Ces esclaves étaient pour la plupart tout à fait
misérables. Ni Jupiter ni Junon ni les Dioscures ne s'occupaient
d'eux. Les dieux latins ne les plaignaient pas. C'étaient les dieux de
leurs maîtres. Quand un dieu vint de Judée, qui écoutait les plaintes
des humbles, les humbles l'adorèrent. Ainsi la religion d'Israël
devint la religion du monde romain. Voilà ce que ni saint Paul ni
Philon ne pouvaient expliquer au proconsul d'Achaïe, parce qu'ils ne
le voyaient pas clairement. Et voilà ce que Gallion ne pouvait
découvrir. Cependant il sentait que le règne de Jupiter était près de
finir et il annonçait l'avénement d'un dieu meilleur. Par amour des
antiquités nationales, il prenait ce dieu dans l'Olympe gréco-latin;
et il le choisissait du sang de Jupiter, par sentiment aristocratique.
C'est de la sorte qu'il désigna Hercule au lieu de Iaveh.

--Pour le coup, dit Joséphin Leclerc, vous avouerez que Gallion se
trompait.

--Moins que vous ne croyez, répondit Langelier en souriant. Iaveh ou
Hercule, il n'importait guère. Croyez-le bien: le fils d'Alcmène
n'aurait pas gouverné le monde autrement que le père de Jésus. Tout
olympien qu'il était, il lui aurait bien fallu devenir le dieu des
esclaves et prendre l'esprit religieux des temps nouveaux. Les dieux
se conforment exactement aux sentiments de leurs adorateurs: ils ont
des raisons pour cela. Et faites-y attention. L'esprit qui favorisa
l'avènement à Rome du dieu d'Israël n'était pas seulement l'esprit
populaire, c'était aussi celui des philosophes. Ils étaient alors
prévue tous stoïciens et croyaient à un dieu unique, auquel avait
travaillé Platon et qui ne se rattachait par aucun lien de famille ni
d'amitié aux dieux à forme humaine de la Grèce et de Rome. Ce dieu,
par son infinité, ressemblait au dieu des Juifs. Sénèque et Épictète
qui le vénéraient eussent été les premiers surpris de la ressemblance
si on les avait mis en état de faire la comparaison. Pourtant ils
avaient beaucoup contribué eux-mêmes à rendre acceptable l'austère
monothéisme des judéo-chrétiens. Il y avait loin sans doute de la
fierté stoïque à l'humilité chrétienne, mais la morale de Sénèque, par
sa tristesse et son mépris de la nature, préparait la morale
évangélique. Les stoïciens étaient brouillés avec la vie et la beauté;
cette rupture, que l'on attribua au christianisme, fut commencée par
les philosophes. Deux siècles plus tard, à l'époque de Constantin, les
païens et les chrétiens auront, autant dire, une même morale, une même
philosophie. L'empereur Julien, qui rétablit la vieille religion de
l'Empire abolie par Constantin l'Apostat, passe avec raison pour un
adversaire du Galiléen. Et, quand on lit les petits traités de Julien,
on est frappé de la quantité d'idées que cet ennemi des chrétiens
possède en commun avec eux. Comme eux il est monothéiste; comme eux il
croit aux mérites de l'abstinence, du jeûne et des mortifications;
comme eux il méprise les plaisirs charnels et pense se rendre agréable
aux dieux en ne s'approchant point des femmes; enfin il pousse le
sentiment chrétien jusqu'à se féliciter d'avoir la barbe sale et les
ongles noirs. L'empereur Julien avait, à bien peu de chose près, le
même morale que saint Grégoire de Nazianze. Rien à cela que de naturel
et d'ordinaire. Les transformations des moeurs et des idées ne sont
jamais soudaines. Les plus grands changements de la vie sociale se
produisent insensiblement et ne se voient qu'à distance. Ceux qui les
traversent ne les soupçonnent pas. Le christianisme ne s'établit que
lorsque l'état des moeurs s'accommoda de lui et que lui-même
s'accommoda de l'étât des moeurs. Il ne put se substituer au paganisme
qu'au moment où le paganisme vint à lui ressembler et où il vint à
ressembler au paganisme.

--Mettons, dit Joséphin Leclerc, que ni saint Paul ni Gallion ne
lurent dans l'avenir. Personne n'y lit. N'est-ce pas un de vos amis
qui a dit: «L'avenir est caché même à ceux qui le font.»

--Notre connaissance de ce qui sera, reprit Langelier, est en raison
de notre connaissance de ce qui est et de ce qui fut. La science est
prophétique. Plus une science est exacte, plus on en peut tirer
d'exactes prophéties. Les mathématiques, à qui seules appartient
l'entière exactitude, communiquent une partie de leur précision aux
sciences qui procèdent d'elles. Aussi fait-on par le moyen de
l'astronomie mathématique et de la chimie des prédictions certaines.
Vous pouvez calculer les éclipses pour des millions d'années sans
craindre que vos calculs soient trouvés faux, tant que le soleil, la
lune et la terre seront dans les mêmes rapports de masse et de
distance. Vous pouvez de même prévoir que ces rapports changeront dans
un avenir très lointain. Car on fonde sur la mécanique céleste cette
prophétie encore, que l'astre aux cornes d'argent ne tracera pas
éternellement le même cercle autour de notre globe et que des causes
qui agissent actuellement, à force de se répéter, changeront son
cours. Vous pouvez annoncer que le soleil s'assombrira et n'élèvera
plus au-dessus de nos océans glacés qu'un globe rétréci. A moins qu'il
ne lui soit venu, d'ici là, de nouveaux aliments: ce qui est bien
possible, car il est capable d'attraper des essaims d'astéroïdes comme
l'araignée des mouches. Vous pouvez annoncer pourtant qu'il s'éteindra
et que les figures disloquées des constellations s'effaceront point
par point dans l'espace noir. Mais qu'est-ce que la mort d'une étoile?
L'évanouissement d'une étincelle. Que tous les astres du ciel
s'éteignent comme se sèchent les herbes de la prairie, qu'importe à la
vie universelle, tant que les éléments infiniment petits qui les
composent auront gardé en eux la puissance qui fait et défait les
mondes! Vous pouvez prédire une fin plus complète de l'univers, la fin
de l'atome, la dissociation des derniers éléments de la matière, les
temps où le protyle, le brouillard sans forme, aura reconquis sur la
ruine de toutes choses son empire illimité. Et ce ne sera là qu'un
temps dans la respiration de Dieu. Tout recommencera.

»Les mondes renaîtront. Ils renaîtront pour mourir. La vie et la mort
se succéderont éternellement. Dans l'infini de l'espace et du temps se
réaliseront toutes les combinaisons possibles et nous nous
retrouverons de nouveau assis au flanc du Forum ruiné. Mais puisque
nous ne saurons pas que c'est nous, ce ne sera pas nous.

M. Goubin essuya les verres de son lorgnon.

--Ce sont là, dit-il, des idées désespérantes.

--Qu'espérez-vous donc, monsieur Goubin, demanda Nicole Langelier, et
que vous faut-il pour combler vos désirs? Prétendez-vous donc garder
de vous-même et du monde une conscience éternelle? Pourquoi
voulez-vous toujours vous rappeler que vous êtes monsieur Goubin? Je
ne vous le cache pas: l'univers actuel, qui n'est pas près de finir,
ne semble pas propre à vous satisfaire à cet égard. Ne comptez pas non
plus sur les suivants qui seront sans doute du même genre. Pourtant ne
perdez pas tout espoir. Il est possible qu'après une succession
indéfinie d'univers, vous renaissiez, monsieur Goubin, avec le
souvenir de vos existences antérieures. Renan disait que c'était une
chance à courir et qu'en tout cas, si tard qu'elle vînt, elle ne se
ferait pas attendre. Les successions d'univers s'accompliront pour
nous en moins d'une seconde. Le temps ne dure point aux morts.

--Connaissez-vous, demanda Hippolyte Dufresne, les rêveries
astronomiques de Blanqui? Le vieux Blanqui, prisonnier au
Mont-Saint-Michel, ne voyait qu'un peu de ciel par sa fenêtre bouchée,
et n'avait de voisins que les astres. Il en devint astronome et fonda
sur l'unité de la matière et des lois qui la gouvernent une étrange
théorie de l'identité des mondes. J'ai lu un mémoire d'une soixantaine
de pages où il expose que la forme et la vie se développent exactement
de la même manière dans un grand nombre de mondes. Selon lui, une
multitude de soleils, tout semblables au nôtre, ont éclairé, éclairent
ou éclaireront des planètes toutes semblables aux planètes de notre
système. Il est, il fut, il sera à l'infini des Vénus, des Mars, des
Saturnes, des Jupiters tout semblables à notre Saturne, à notre Mars,
à notre Vénus, des terres toutes semblables à notre terre. Ces terres
produisent exactement ce que produit notre terre, et portent des
plantes, des animaux, des hommes entièrement pareils aux plantes, aux
animaux, aux hommes terrestres. L'évolution de la vie y est identique
à l'évolution de la vie sur notre globe. En conséquence, pensait le
vieux prisonnier, il est, il fut, il sera, par l'espace, des myriades
de Monts-Saint-Michel, contenant chacun un Blanqui.

--Nous ne savons pas grand'chose des mondes dont les soleils brillent
sur nos nuits, reprit Langelier. Nous voyons pourtant que, soumis aux
mêmes lois mécaniques et chimiques, ils diffèrent du nôtre et
diffèrent entre eux d'étendue et de forme et que les substances qui
s'y brûlent ne sont pas réparties entre tous dans les mêmes
proportions. Ces différences en doivent produire une infinité d'autres
que nous ne soupçonnons pas. Il suffit d'un caillou pour changer le
sort d'un empire. Mais qui sait? Peut-être, monsieur Goubin, multiple
et disséminé dans des myriades de mondes, essuya, essuie, essuiera
éternellement et infiniment les verres de son lorgnon.

Joséphin Leclerc ne laissa pas ses amis s'étendre davantage en
rêveries astronomiques.

--Je trouve, comme monsieur Goubin, dit-il, que tout cela serait
désolant, si ce n'était trop loin de nous pour nous toucher. Ce qui
nous intéresse vivement, ce que nous serions curieux de connaître,
c'est le sort de ceux qui viendront tout de suite après nous en ce
monde.

--Sans doute, dit Langelier, la succession des univers ne nous inspire
qu'un morne étonnement. Nous embrasserions d'un regard plus fraternel
et plus ami l'avenir de la civilisation et la destinée prochaine de
nos semblables. Plus l'avenir est prochain, plus nous en sommes émus.
Par malheur, les sciences morales et politiques sont inexactes et
pleines d'incertitude. De l'évolution humaine elles connaissent mal
les développements déjà accomplis, et ne peuvent donc pas nous
instruire très sûrement des développements qui restent à accomplir.
N'ayant guère de mémoire, elles n'ont guère de pressentiment. C'est
pourquoi les esprits scientifiques éprouvent une insurmontable
répugnance à tenter des recherches dont ils savent la vanité, et ils
n'osent pas même avouer une curiosité qu'ils n'espèrent point
satisfaire. On se propose volontiers de rechercher ce qui serait si
les hommes devenaient plus sages. Platon, Thomas Morus, Campanella,
Fénelon, Cabet, Paul Adam reconstruisent leur propre cité en
Atlantide, dans l'Ile des Utopiens, dans le Soleil, à Salente, en
Icarie, en Malaisie, et ils y établissent une police abstraite.
D'autres, comme le philosophe Sébastien Mercier et le socialiste-poète
William Morris, pénètrent dans un lointain avenir. Mais ils avaient
emporté leur morale avec eux. Ils découvrent une nouvelle Atlantide et
c'est la cité du rêve qu'ils y bâtissent harmonieusement. Citerai-je
encore Maurice Spronck? Il nous montre la République française
conquise, en l'an 230 de sa fondation, par les Marocains. Mais c'est
pour nous induire à livrer le gouvernement aux conservateurs, qu'il
juge seuls capables de conjurer un tel désastre. Cependant Camille
Mauclair, plus confiant en l'humanité future, lit dans l'avenir la
défense victorieuse de l'Europe socialiste contre l'Asie musulmane.
Daniel Halévy ne craint pas les Marocains. Avec plus de raison, il
craint les Russes. Il raconte, dans son _Histoire de quatre ans_, la
fondation, en 2001, des États-Unis d'Europe. Mais il veut surtout nous
montrer que l'équilibre moral des peuples est instable et qu'il suffit
peut-être d'une facilité introduite tout à coup dans les conditions de
l'existence pour déchaîner sur une multitude d'hommes les pires fléaux
et les plus cruelles misères.

»Ils sont rares ceux qui ont cherché à connaître l'avenir par
curiosité pure, sans intention morale ni desseins optimistes. Je ne
connais que H.-G. Wells qui, voyageant dans les âges futurs, ait
découvert à l'humanité une fin qu'il ne lui souhaitait pas, selon
toute apparence; car c'est une dure solution des questions sociales,
que l'établissement d'un prolétariat anthropophage et d'une
aristocratie comestible. Et tel est le sort que H.-G. Wells assigne à
nos derniers neveux. Tous les autres prophètes dont j'ai connaissance
se bornent à confier aux siècles futurs la réalisation de leurs rêves.
Ils ne nous découvrent pas l'avenir, ils le conjurent.

»La vérité est que les hommes ne regardent pas si loin devant eux sans
effroi. Beaucoup estiment qu'une telle investigation n'est pas
seulement inutile, qu'elle est mauvaise; et ceux qui croient le plus
facilement qu'on découvre les choses futures sont ceux qui
craindraient le plus de les découvrir. Il y a sans doute à cette
crainte des raisons profondes. Toutes les morales, toutes les
religions apportent une révélation de la destinée humaine. Qu'ils se
l'avouent ou se le cachent à eux-mêmes, les hommes, pour la plupart,
craindraient de vérifier ces révélations augustes et de découvrir le
néant de leurs espérances. Ils sont accoutumés à supporter l'idée des
moeurs les plus différentes des leurs quand ces moeurs sont plongées
dans le passé. Ils se félicitent alors des progrès de la morale. Mais,
comme leur morale est réglée en somme sur leurs moeurs ou du moins sur
ce qu'ils en laissent voir, ils n'osent s'avouer que la morale, qui
jusqu'à eux a changé sans cesse avec les moeurs, changera encore après
eux et que les hommes futurs pourront se faire une idée tout autre que
la leur de ce qui est permis et de ce qui n'est pas permis. Il leur en
coûterait de reconnaître qu'ils n'ont que des vertus transitoires et
des dieux caducs. Et, bien que le passé leur montre des droits et des
devoirs sans cesse changeants et mouvants, ils se croiraient dupes
s'ils prévoyaient que l'humanité future se ferait d'autres droits,
d'autres devoirs et d'autres dieux. Enfin, ils ont peur de se
déshonorer aux yeux de leurs contemporains en assumant cette horrible
immoralité qu'est la morale future. Ce sont là des empêchements à
rechercher l'avenir. Voyez Gallion et ses amis; ils n'auraient pas osé
prévoir l'égalité des classes dans le mariage, la suppression de
l'esclavage, les défaites des légions, la chute de l'Empire, la fin de
Rome, ni même la mort des dieux auxquels ils ne croyaient plus guère.

--C'est possible, dit Joséphin Leclerc, mais allons dîner.

Et, laissant le Forum que la lune baignait de sa clarté tranquille,
ils gagnèrent, par les rues populeuses de la ville, un cabaret modique
et renommé de la via Condotti.

IV

La salle était étroite, tendue d'un papier enfumé qui datait du
pontificat de Pie IX. De vieilles lithographies pendaient aux murs, où
l'on voyait M. de Cavour, avec ses lunettes d'écaillé et son collier
de barbe, la face léonine de Garibaldi et les moustaches épouvantables
de Victor-Emmanuel, réunion classique des symboles de la révolution et
de l'autorité combinées, témoignage populaire du génie italien qui
excelle dans les juxtapositions et chez qui, de nos jours, à Rome,
avec un sens exquis de la politique et non sans un certain goût de
fine comédie, le pape fulminant et le roi excommunié échangent chaque
matin des assurances de bon voisinage. Des réchauds de plaqué et des
coupes d'albâtre chargeaient le buffet d'acajou. La maison affectait
ce mépris des nouveautés qui convient aux vieilles renommées.

Là, devant les fiasques de vin de Chianti, autour d'une table
couronnée de roses, les cinq continuèrent d'échanger des propos
philosophiques.

--Il est vrai, dit Nicole Langelier, qu'à beaucoup le coeur manque
quand leur regard rencontre l'abîme des choses futures. Il est
certain, d'ailleurs, que notre connaissance trop imparfaite des faits
accomplis ne nous fournit pas les éléments nécessaires à la
détermination exacte des faits qui doivent s'accomplir. Mais enfin,
puisque le passé des sociétés humaines nous est connu quelques
parties, l'avenir de ces sociétés, suite et conséquence de leur passé,
ne nous est pas entièrement inconnaissable. Il ne nous est pas
impossible d'observer certains phénomènes sociaux et de définir,
d'après les conditions dans lesquelles ils se sont déjà produits, les
conditions dans lesquelles ils se produiront encore. Il ne nous est
pas interdit, en voyant commencer un ordre de faits, de le comparer à
un ordre révolu de faits analogues et d'induire de l'achèvement du
second un achèvement semblable du premier. Par exemple: en observant
que les formes du travail sont changeantes, qu'à l'esclavage a succédé
le servage, au servage le salariat, on doit prévoir une nouvelle forme
de la production; en constatant que le capital industriel s'est
substitué depuis un siècle seulement à la petite propriété artisane et
paysanne, on est amené à rechercher la forme qui doit se substituer au
capital; en étudiant la manière dont s'est opéré le rachat des charges
et des servitudes féodales, on conçoit comment pourra s'opérer un jour
le rachat des moyens de production constitués aujourd'hui en propriété
privée. En étudiant les grands services d'État qui fonctionnent à
présent, on se fait quelque idée de ce que pourront être plus tard les
modes socialistes de production et, quand on aura interrogé de cette
façon sur un assez grand nombre de points le présent et le passé de
l'industrie humaine, on décidera sur des probabilités, à défaut de
certitudes, si le collectivisme se réalisera un jour, non parce qu'il
est juste, car il n'y a aucune raison de croire au triomphe de la
justice, mais parce qu'il est la suite nécessaire de l'état présent et
la conséquence fatale de l'évolution capitaliste.

»Prenons, si vous voulez, un autre exemple: nous avons quelque
expérience de la vie et de la mort des religions. La fin du
polythéisme romain, en particulier, nous est assez bien connue.
D'après cette fin lamentable nous pouvons nous figurer celle du
christianisme dont nous voyons le déclin.

»On peut rechercher de la même manière si l'humanité future sera
belliqueuse ou pacifique.

--Je suis curieux de savoir comment il faut s'y prendre, dit Joséphin
Leclerc.

M. Goubin secoua la tête:

--Cette recherche est inutile. Nous en savons d'avance le résultat. La
guerre durera autant que le monde.

--Rien ne le prouve, répliqua Langelier, et la considération du passé
donne à croire, au contraire, que la guerre n'est pas une des
conditions essentielles de la vie sociale.

Et Langelier, en attendant la _minestra_ qui tardait à venir,
développa cette idée, sans toutefois se départir de la sobriété
habituelle à son esprit.

--Bien que les premières époques de la race humaine, dit-il, se
perdent pour nous dans une obscurité impénétrable, il est certain que
les hommes ne furent pas toujours belliqueux. Ils ne l'étaient pas
durant ces longs âges de la vie pastorale dont le souvenir subsiste
seulement dans un petit nombre de mots communs à toutes les langues
indo-européennes, et qui révèlent des moeurs innocentes. Et nous avons
des raisons de croire que ces siècles tranquilles de pâtres ont été
d'une bien plus longue durée que les époques agricoles, industrielles
et commerciales qui, venues ensuite par un progrès nécessaire,
déterminèrent entre les tribus et les peuples un état de guerre à peu
près constant.

»C'est par les armes qu'on chercha le plus souvent à acquérir des
biens, terres, femmes, esclaves, bestiaux. Les guerres se firent
d'abord de village à village. Puis, les vaincus, s'unissant aux
vainqueurs, formèrent une nation, et les guerres se firent de peuple à
peuple. Chacun de ces peuples, pour conserver les richesses acquises
ou s'en procurer de nouvelles, disputait aux peuples voisins les lieux
forts du haut desquels on pouvait commander les routes, les défilés
des montagnes, le cours des fleuves, le rivage des mers. Enfin, les
peuples formèrent des confédérations et contractèrent des alliances.
Ainsi des groupes d'hommes, de plus en plus vastes, au lieu de se
disputer les biens de la terre, en firent l'échange régulier. La
communauté des sentiments et des intérêts s'élargit. Rome, un jour,
crut l'avoir étendue sur le monde entier. Auguste pensa ouvrir l'ère
de la paix universelle.

»On sait comme cette illusion fut lentement et cruellement dissipée et
quels flots de barbares inondèrent la paix romaine. Ces barbares,
établis dans l'Empire, s'entr'égorgèrent quatorze siècles sur ses
ruines et fondèrent par le carnage de sanglantes patries. Telle fut la
vie des peuples au moyen âge et la constitution des grandes monarchies
européennes. »Alors l'état de guerre était le seul état possible, le
seul concevable. Toutes les forces des sociétés n'étaient organisées
que pour le soutenir.

»Si le réveil de la pensée, lors de la Renaissance, permit à quelques
rares esprits d'imaginer des relations mieux réglées entre les
peuples, en même temps, l'ardeur d'inventer et la soif de connaître
fournirent à l'instinct guerrier des aliments nouveaux. La découverte
des Indes Occidentales, les explorations de l'Afrique, la navigation
de l'Océan Pacifique ouvrirent à l'avidité des Européens d'immenses
territoires. Les royaumes blancs se disputèrent l'extermination des
races rouges, jaunes et noires, et s'acharnèrent durant quatre siècles
au pillage de trois grandes parties du monde. C'est ce qu'on appelle
la civilisation moderne.

»Durant cette succession ininterrompue de rapines et de violence, les
Européens apprirent à connaître l'étendue et la configuration de la
terre. A mesure qu'ils avançaient dans cette connaissance ils
étendaient leurs destructions. Aujourd'hui encore les blancs ne
communiquent avec les noirs ou les jaunes que pour les asservir ou les
massacrer. Les peuples que nous appelons barbares ne nous connaissent
encore que par nos crimes.

»Pourtant ces navigations, ces explorations tentées dans un esprit de
cupidité féroce, ces voies de terre et de mer ouvertes aux
conquérants, aux aventuriers, aux chasseurs d'hommes et aux marchands
d'hommes, ces colonisations exterminatrices, ce mouvement brutal qui
porta et qui porte encore une moitié de l'humanité à détruire l'autre
moitié, ce sont les conditions fatales d'un nouveau progrès de la
civilisation et les moyens terribles qui auront préparé, pour un
avenir encore indéterminé, la paix du monde.

»Cette fois, c'est la terre entière qui se trouve amenée vers un état
comparable, malgré d'énormes dissemblances, à l'état de l'Empire
romain sous Auguste. La paix romaine fut l'oeuvre de la conquête.
Assurément la paix universelle ne se réalisera pas par les mêmes
moyens. Nul empire aujourd'hui ne peut prétendre à l'hégémonie des
terres et des océans qui couvrent le globe, enfin connu et mesuré.
Mais, pour être moins apparents que ceux de la domination politique et
militaire, les liens qui commencent à unir l'humanité tout entière, et
non plus une partie de l'humanité, ne sont pas moins réels; et ils
sont à la fois plus souples et plus solides; ils sont plus intimes et
infiniment variés, puisqu'ils s'attachent, à travers les fictions de
la vie publique, aux réalités de la vie sociale.

»La multiplicité croissante des communications et des échanges, la
solidarité forcée des marchés financiers de toutes les capitales, des
marchés commerciaux qui s'efforcent en vain de garantir leur
indépendance par des expédients malheureux, la rapide croissance du
socialisme international, semblent devoir assurer, tôt ou tard,
l'union des peuples de tous les continents. Si, à cette heure,
l'esprit impérialiste des grands États et les ambitions superbes des
nations armées paraissent démentir ces prévisions et condamner ces
espérances, on s'aperçoit qu'en réalité, le nationalisme moderne n'est
qu'une aspiration confuse vers une union de plus en plus vaste des
intelligences et des volontés, et que le rêve d'une plus grande
Angleterre, d'une plus grande Allemagne, d'une plus grande Amérique,
conduit, quoi qu'on veuille et quoi qu'on fasse, au rêve d'une plus
grande humanité et à l'association des peuples et des races pour
l'exploitation en commun des richesses de la terre...

Interrompant ce discours, l'hôtelier apporta lui-même la soupière
fumante et le fromage râpé.

Et Nicole Langelier, dans la vapeur chaude et parfumée du potage,
conclut en ces termes:

--Il y aura sans doute encore des guerres. Les instincts féroces, unis
aux convoitises naturelles, l'orgueil et la faim, qui ont troublé le
monde durant tant de siècles, le troubleront encore. Les immenses
masses humaines, qui tendent à se former, n'ont pas encore trouvé leur
assiette et leur équilibre. La pénétration des peuples n'est pas
encore assez méthodique pour assurer le bien-être commun par la
liberté et la facilité des échanges, l'homme n'est pas encore devenu
partout respectable à l'homme; toutes les parties de l'humanité ne
sont pas près encore de s'associer harmonieusement pour former les
cellules et les organes d'un même corps. Il ne sera pas donné, même
aux plus jeunes d'entre nous, de voir se clore l'ère des armes. Mais
ces temps meilleurs que nous ne connaîtrons pas, nous les pressentons.
A prolonger dans l'avenir la courbe commencée, nous pouvons apercevoir
l'établissement de communications plus fréquentes et plus parfaites
entre toutes les races et tous les peuples, un sentiment plus général
et plus fort de la solidarité humaine, l'organisation méthodique du
travail et rétablissement des États-Unis du monde.

»La paix universelle se réalisera un jour, non parce que les hommes de
viendront meilleurs (il n'est pas permis de l'espérer), mais parce
qu'un nouvel ordre de choses, une science nouvelle, de nouvelles
nécessités économiques leur imposeront l'état pacifique, comme
autrefois les conditions mêmes de leur existence les plaçaient et les
maintenaient dans l'état de guerre.

--Nicole Langelier, une rose s'est effeuillée dans votre verre, dit
Giacomo Boni. Cela ne s'est pas fait sans la permission des dieux.
Buvons à la paix future du monde.

Joséphin Leclerc leva son verre:

--Ce via de Chianti est d'une saveur piquante et moussé légèrement.
Buvons à la paix, tandis que les Russes et les Japonais combattent
âprement en Mandchourie et dans le golfe de Corée.

--Cette guerre, reprit Langelier, marque une des grandes heures de
l'histoire du monde. Et pour en comprendre le sens il faut remonter
deux mille ans en arrière.

»Certes les Romains ne soupçonnaient pas la grandeur du monde barbare
et n'avaient aucune idée de ces immenses réservoirs d'hommes qui
devaient un jour crever sur eux et les submerger. Ils ne se doutaient
pas qu'il y eût dans l'univers une autre paix que la paix romaine. Et
pourtant il en existait une et plus antique et plus vaste, la paix
chinoise.

»Ce n'est pas que leurs marchands ne fussent en relations avec les
marchands de la Sérique. Ceux-ci apportaient la soie écrue en un lieu
situé au nord du plateau de Pamir et qu'on nommait la Tour de Pierre.
Les négociants de l'Empire s'y rendaient. Des trafiquants latins plus
hardis pénétrèrent dans le golfe du Tonkin et sur les côtes chinoises
jusqu'à Hang-Tchan-Fou ou Hanoï. Cependant les Romains ne
s'imaginaient pas que la Sérique formât un empire plus peuplé que le
leur, plus riche, plus avancé dans l'agriculture et dans l'économie
politique. Les Chinois, de leur côté, connaissaient les hommes blancs.
Leurs annales mentionnent que l'empereur An-Thoun, en qui nous
reconnaissons Marcus Aurelius Antoninus, leur envoya une ambassade,
qui n'était, peut-être, qu'une expédition de navigateurs et de
négociants. Mais ils ne savaient pas qu'une civilisation plus agitée
et plus violente que la leur, et plus féconde aussi et infiniment plus
expansive, s'étendait sur une des faces de ce globe dont ils
couvraient une autre face: agriculteurs et jardiniers pleins
d'expérience, marchands habiles et probes, ils vivaient heureux, grâce
à leurs méthodes d'échange et à leurs vastes associations de crédit.
Satisfaits de leur science subtile, de leur politesse exquise, de leur
piété tout humaine et de leur immuable sagesse, ils n'étaient pas
curieux, sans doute, de connaître la manière de vivre et de penser de
ces hommes blancs, venus du pays de César. Et peut-être que les
ambassadeurs d'An-Thoun leur parurent un peu grossiers et barbares.

»Les deux grandes civilisations, la jaune et la blanche, continuèrent
à s'ignorer jusqu'au jour où les Portugais, ayant doublé le cap de
Bonne Espérance, allèrent commercer à Macao. Les marchands et les
missionnaires chrétiens s'établirent en Chine et s'y livrèrent à
toutes sortes de violences et de rapines. Les Chinois les enduraient
en hommes habitués aux ouvrages de patience et merveilleusement
capables de supporter les mauvais traitements; et néanmoins les
tuaient, à l'occasion, avec toutes les délicatesses d'une fine
cruauté. Les Jésuites soulevèrent, dans l'Empire du Milieu, pendant
près de trois siècles, d'incessants désordres. De nos jours les
nations chrétiennes prirent l'habitude d'envoyer ensemble ou
séparément dans ce grand empire, quand l'ordre y était troublé, des
soldats qui le rétablissaient par le vol, le viol, le pillage, le
meurtre et l'incendie, et de procéder à courts intervalles, au moyen
de fusils et de canons, à la pénétration pacifique du pays. Les
Chinois inarmés ne se défendent pas ou se défendent mal; on les
massacre avec une agréable facilité. Ils sont polis et cérémonieux;
mais on leur reproche de nourrir peu de sympathie pour les Européens.
Nous avons contre eux des griefs qui ressemblent beaucoup à ceux que
monsieur Du Chaillu avait contre son gorille. Monsieur Du Chaillu tua,
dans une forêt, à coups de carabine, la mère d'un gorille. Morte, elle
serrait encore son petit dans ses bras. Il l'en arracha et le traîna
après lui, dans une cage, à travers l'Afrique, pour le vendre en
Europe. Mais ce jeune animal lui donna de justes sujets de plaintes.
Il était insociable; il se laissa mourir de faim. «Je fus impuissant,
dit M. Du Chaillu, à corriger son mauvais naturel.» Nous nous
plaignons des Chinois avec autant de raison que monsieur Du Chaillu de
son gorille.

»En 1901, l'ordre ayant été troublé à Pékin, les armées des cinq
grandes puissances, sous le commandement d'un feld-maréchal allemand,
l'y rétablirent par les moyens accoutumés. Après s'être ainsi
couvertes de gloire militaire, les cinq puissances signèrent un des
innombrables traités par lesquels elles garantissent l'intégrité de
cette Chine dont elles se partagent les provinces.

»Russie, pour sa part, occupa la Mandchourie et ferma la Corée au
commerce du Japon. Le Japon qui, en 1894, avait battu les Chinois sur
terre et sur mer, et participé, en 1901, à l'action pacifique des
puissances, vit avec une rage froide s'avancer l'ourse vorace et
lente. Et tandis que la bête énorme allongeait indolemment le museau
sur la ruche nippone, les abeilles jaunes, armant toutes à la fois
leurs ailes et leurs aiguillons, la criblèrent de piqûres enflammées.

«C'est une guerre coloniale», disait expressément un grand
fonctionnaire russe à mon ami Georges Bourdon. Or, le principe
fondamental de toute guerre coloniale est que l'Européen soit
supérieur aux peuples qu'il combat; sans quoi la guerre n'est plus
coloniale, cela saute aux yeux. Il convient, dans ces sortes de
guerres, que l'Européen attaque avec de l'artillerie et que
l'Asiatique ou l'Africain se défende avec des flèches, des massues,
des sagayes et des tomahawks. On admet qu'il se soit procuré quelques
vieux fusils à pierre et des gibernes; cela rend la colonisation plus
glorieuse. Mais en aucun cas il ne doit être armé ni instruit à
l'européenne. Sa flotte se composera de jonques, de pirogues et de
canots creusés dans un tronc d'arbre. S'il a acheté des navires à des
armateurs européens, ces navires seront hors d'usage. Les Chinois qui
garnissent leurs arsenaux d'obus en porcelaine restent dans les règles
de la guerre coloniale.

»Les Japonais s'en sont écartés. Ils font la guerre d'après les
principes enseignés en France par le général Bonnal. Ils l'emportent
de beaucoup sur leurs adversaires par le savoir et l'intelligence. En
se battant mieux que des Européens, ils n'ont point égard aux usages
consacrés, et ils agissent d'une façon contraire, en quelque sorte, au
droit des gens.

»En vain des personnes graves, comme monsieur Edmond Théry, leur
démontrèrent qu'ils devaient être vaincus dans l'intérêt supérieur du
marché européen, conformément aux lois économiques les mieux établies.
En vain le proconsul de l'Indo-Chine, monsieur Doumer lui-même, les
somma d'essuyer, à bref délai, des défaites décisives sur terre et sur
mer. «Quelle tristesse financière assombrirait nos coeurs, s'écriait
ce grand homme, si Besobrazof et Alexéief ne tiraient plus aucun
million des forêts coréennes! Ils sont rois. Je fus roi comme eux: nos
causes sont communes. 0 Nippons! imitez en douceur les peuples cuivrés
sur lesquels j'ai régné glorieusement sous Méline.» En vain le docteur
Charles Richet leur représenta, un squelette à la main, qu'étant
prognathes et n'ayant pas les muscles du mollet suffisamment
développés, ils se trouvaient dans l'obligation de fuir dans les
arbres devant les Russes qui sont brachycéphales et comme tels
éminemment civilisateurs, ainsi qu'il a paru quand ils ont noyé cinq
mille Chinois dans l'Amour, «Prenez garde que vous êtes des
intermédiaires entre le singe et l'homme», leur disait obligeamment
monsieur le professeur Richet, «d'où. il résulte que si vous battiez
les Russes ou finno-letto-ougro-slaves, ce serait exactement comme si
les singes vous battaient. Concevez-vous?» Ils ne voulurent rien
entendre.

»Ce que les Russes payent en ce moment dans les mers du Japon et dans
les gorges de la Mandchourie, ce n'est pas seulement leur politique
avide et brutale en Orient, c'est la politique coloniale de l'Europe
tout entière. Ce qu'ils expient, ce ne sont pas seulement leurs
crimes, ce sont les crimes de toute la chrétienté militaire et
commerciale. Je n'entends pas dire par là qu'il y ait une justice au
monde. Mais on voit d'étranges retours des choses; et la force, seul
juge encore des actions humaines, fait parfois des bonds inattendus.
Ses brusques écarts rompent un équilibre qu'on croyait stable. Et ses
jeux, qui ne sont jamais sans quelque règle cachée, amènent des coups
intéressants. Les Japonais passent le Yalu et battent avec précision
les Russes en Mandchourie. Leurs marins détruisent élégamment une
flotte européenne. Aussitôt nous discernons un danger qui nous menace.
S'il existe, qui l'a créé? Ce ne sont pas les Japonais qui sont venus
chercher les Russes. Ce ne sont pas les jaunes qui sont venus chercher
les blancs. Nous découvrons, à cette heure, le péril jaune. Il y a
bien des années que les Asiatiques connaissent le péril blanc. Le sac
du Palais d'Été, les massacres de Pékin, les noyades de
Blagovetchensk, le démembrement de la Chine, n'était-ce point là des
sujets d'inquiétude pour les Chinois? Et les Japonais se sentaient-ils
en sûreté sous les canons de Port-Arthur? Nous avons créé le péril
blanc. Le péril blanc a créé le péril jaune. Ce sont de ces
enchaînements qui donnent à la vieille Nécessité qui mène le monde une
apparence de Justice divine et l'on admire la surprenante conduite de
cette reine aveugle des hommes et des dieux, quand on voit le Japon,
si cruel naguère aux Chinois et aux Coréens, le Japon, complice impayé
des crimes des Européens en Chine, devenir le vengeur de la China et
l'espoir de la race jaune.

»Il ne paraît pas toutefois, à première vue, que le péril jaune, dont
les économistes européens s'épouvantent, soit comparable au péril
blanc suspendu sur l'Asie. Les Chinois n'envoient pas à Paris, à
Berlin, à Saint-Pétersbourg, des missionnaires pour enseigner aux
chrétiens le foung-choui et jeter le désordre dans les affaires
européennes. Un corps expéditionnaire chinois n'est pas descendu dans
la baie de Quiberon pour exiger du gouvernement de la République
l'_extra-territorialité_, c'est-à-dire le droit de juger par un
tribunal de mandarins les causes pendantes entre Chinois et Européens.
L'amiral Togo n'est pas venu avec douze cuirassés bombarder la rade de
Brest, en vue de favoriser le commerce japonais en France. La fleur du
nationalisme français, l'élite de nos Trublions, n'a pas assiégé dans
leurs hôtels des avenues Hoche et Marceau, les légations de la Chine
et du Japon, et le maréchal Oyama n'a pas amené en conséquence les
armées combinées de l'Extrême-Orient sur le boulevard de la Madeleine,
pour exiger le châtiment des Trublions xénophobes. Il n'a pas incendié
Versailles au nom d'une civilisation supérieure. Les armées des
grandes puissances asiatiques n'ont pas emporté à Tokio et à Pékin les
tableaux du Louvre et la vaisselle de l'Elysée.

»Non! Monsieur Edmond Théry lui-même convient que les jaunes ne sont
pas assez civilisés pour imiter les blancs avec cette fidélité. Et il
ne prévoit pas qu'ils s'élèvent jamais à une si haute culture morale.
Comment auraient-ils nos vertus? Ils ne sont pas chrétiens. Mais les
hommes compétents estiment que le péril jaune, pour être économique,
n'en est pas moins effroyable. Le Japon et la Chine organisée par le
Japon menacent de nous faire sur tous les marchés du monde une
concurrence affreuse, monstrueuse, énorme et difforme, dont la seule
pensée fait dresser sur leur tête les cheveux des économistes. C'est
pourquoi les Japonais et les Chinois doivent être exterminés. Il n'y a
pas de doute. Mais il faut aussi déclarer la guerre aux États-Unis
pour empêcher leurs métallurgistes de vendre le fer et l'acier à plus
bas prix que nos fabricants moins bien outillés.

»Disons donc une fois la vérité. Cessons un moment de nous flatter. La
vieille Europe et la nouvelle Europe (c'est le vrai nom de l'Amérique)
ont institué la guerre économique. Chaque nation est en lutte
industrielle avec les autres nations. Partout la production s'arme
furieusement contre la production. Nous avons mauvaise grâce à nous
plaindre de voir sur le marché désordonné du monde tomber de nouveaux
produits concurrents et perturbateurs. Que sert de gémir? Nous ne
connaissons que la raison du plus fort. Si Tokio est le plus faible,
il aura tort et nous le lui ferons sentir; s'il est le plus fort il
aura raison, et nous n'aurons point de reproche à lui faire. Est-il au
monde un peuple qui ait le droit de parler au nom de la justice?

»Nous avons enseigné aux Japonais le régime capitaliste et la guerre.
Ils nous effraient parce qu'ils deviennent semblables à nous. Et
vraiment c'est assez horrible. Ils se défendent contre les Européens
avec des armes européennes. Leurs généraux, leurs officiers de marine,
qui ont étudié en Angleterre, en Allemagne, en France, font honneur à
leurs maîtres. Plusieurs ont suivi les cours de nos Écoles spéciales.
Les grands-ducs, qui craignaient qu'il ne sortit rien de bon de nos
institutions militaires, trop démocratiques à leur gré, doivent être
rassurés.

»Je ne sais quelle sera l'issue de la guerre. L'Empire russe oppose à
l'énergie méthodique des Japonais ses forces indéterminées, que
comprime l'imbécillité farouche de son gouvernement, que détourne
l'improbité d'une administration dévastatrice, que perd l'ineptie du
commandement militaire. Il a montré l'énormité de son impuissance et
la profondeur de sa désorganisation. Toutefois ses réservoirs
d'argent, qu'alimentent ses riches créanciers, sont presque
inépuisables. Son ennemi, au contraire, n'a de ressources que dans des
emprunts difficiles, onéreux, dont ses victoires mêmes le priveront
peut-être. Car les Anglais et les Américains entendent l'aider à
affaiblir la Russie et non pas à devenir puissant et redoutable. On ne
peut guère prévoir la victoire définitive d'un combattant sur l'autre.
Mais si le Japon rend les jaunes respectables aux blancs, il aura
grandement servi la cause de l'humanité et préparé à son insu, et sans
doute contre son désir, l'organisation pacifique du monde.

--Que voulez-vous dire? demanda M. Goubin en levant le nez de dessus
son assiette pleine d'un _fritto_ délicieux.

--On craint, poursuivit Nicole Langelier, que le Japon grandi n'élève
la Chine; qu'il ne lui apprenne à se défendre et à exploiter ses
richesses. On craint qu'il ne fasse une Chine forte. Il faudrait non
le craindre, mais le souhaiter dans l'intérêt universel. Les peuples
forts concourent à l'harmonie et à la richesse du monde. Les peuples
faibles, comme la Chine et la Turquie, sont une cause perpétuelle de
troubles et de dangers. Mais nous nous pressons trop de craindre ou
d'espérer. Si le Japon victorieux entreprend d'organiser le vieil
empire jaune, il n'y réussira pas de si tôt. Il faudra du temps pour
apprendre à la Chine qu'il y a une Chine. Car elle ne le sait pas, et
tant qu'elle ne le saura pas, il n'y aura pas de Chine. Un peuple
n'existe que par le sentiment qu'il a de son existence. Il y a trois
cent cinquante millions de Chinois; mais ils ne le savent pas. Tant
qu'ils ne se seront pas comptés ils ne compteront pas. Ils
n'existeront pas, même par le nombre. «Numérotez-vous!» C'est le
premier ordre que donne le sergent instructeur à ses hommes. Et il
leur enseigne en même temps le principe des sociétés. Mais il faut
beaucoup de temps à trois cent cinquante millions d'hommes pour se
numéroter. Toutefois Ular, qui est un Européen extraordinaire,
puisqu'il croit qu'il faut être humain et juste à l'égard des Chinois,
nous annonce qu'un grand mouvement national s'accomplit dans toutes
les provinces de l'immense empire.

--Alors même, dit Joséphin Leclerc, alors même que le Japon victorieux
donnerait aux Mongols, aux Chinois, aux Thibétains conscience
d'eux-mêmes et les rendrait respectables aux blancs, en quoi la paix
du monde en serait-elle mieux assurée, et la folie conquérante des
nations plus contenue? Ne leur resterait-il pas à exterminer
l'humanité nègre? Quel peuple noir rendra les noirs respectables aux
blancs et aux jaunes?

Mais Nicole Langelier:

--Qui peut marquer les limites où s'arrêtera une des grandes races
humaines? Les noirs ne s'éteignent pas comme les rouges au contact des
Européens. Quel prophète peut annoncer aux deux cents millions de
noirs africains que leur postérité ne régnera jamais dans la richesse
et la paix sur les lacs et les grands fleuves? Les hommes blancs ont
traversé les âges des cavernes et des cités lacustres. Ils étaient
alors sauvages et nus. Ils faisaient sécher au soleil des poteries
grossières. Leurs chefs formaient des choeurs de danses barbares. Ils
n'avaient de sciences que celle de leurs sorciers. Depuis lors, ils
ont bâti le Parthénon, conçu la géométrie, soumis aux lois de
l'harmonie l'expression de leur pensée et les mouvements de leurs
corps.

»Pouvez-vous dire aux nègres de l'Afrique: toujours vous vous
massacrerez de tribu à tribu et vous vous infligerez les uns aux
autres des supplices atroces et saugrenus; toujours le roi Gléglé,
dans une pensée religieuse, fera jeter du haut de sa case des
prisonniers ficelés dans un panier; toujours vous dévorerez avec
délices les chairs arrachées aux cadavres décomposés de vos vieux
parents; toujours les explorateurs vous tireront des coups de fusil et
vous enfumeront dans vos huttes; toujours le fier soldat chrétien
amusera son courage à couper vos femmes par morceaux; toujours le
marin jovial venu des mers brumeuses crèvera d'un coup de pied le
ventre à vos petits enfants pour se dégourdir les jambes. Pouvez-vous
annoncer sûrement au tiers de l'humanité une constante ignominie?

»Je ne sais pas si, un jour, comme le prévoyait en 1840 Mrs. Beecher
Stowe, la vie s'éveillera en Afrique avec une splendeur et une
magnificence inconnues aux froides races de l'Occident et si l'art s'y
épanouira en des formes éclatantes et nouvelles. Les noirs ont un vif
sentiment de la musique. Il se peut qu'il naisse un délicieux art
nègre de la danse et du chant. En attendant, les noirs de l'Amérique
du Sud font dans la civilisation capitaliste des progrès rapides.
Monsieur Jean Finot nous a instruits l'autre jour à leur sujet.

»II y a cinquante ans, ils ne possédaient pas, à eux tous, cent
hectares de terres. Aujourd'hui leurs biens s'élèvent à plus de quatre
milliards de francs. Ils étaient illettrés. Aujourd'hui cinquante sur
cent savent lire et écrire. Il y a des romanciers noirs, des poètes
noirs, des économistes noirs, des philanthropes noirs.

»Les métis, issus du maître et de l'esclave, sont particulièrement
intelligents et vigoureux. Les hommes de couleur, à la fois rusés et
féroces, instinctifs et calculateurs, prendront peu à peu (m'a dit un
des leurs) l'avantage du nombre et domineront un jour la race amollie
des créoles qui exerce si légèrement sur les noirs sa cruauté
fiévreuse. Il est peut-être déjà né, le mulâtre de génie qui fera
payer cher aux enfants des blancs le sang des nègres lynchés par leurs
pères!

Cependant M. Goubin arma ses yeux de son lorgnon puissant.

--Si les Japonais étaient vainqueurs, dit-il, ils nous prendraient
l'Indo-Chine.

--C'est un grand service qu'ils nous rendraient, répliqua Langelier.
Les colonies sont le fléau des peuples.

M. Goubin ne répondit que par un silence indigné.

--Je ne puis vous entendre parler ainsi, s'écria Joséphin Leclerc. Il
faut des débouchés pour nos produits, des territoires pour notre
expansion industrielle et commerciale. A quoi pensez-vous, Langelier?
Il n'y a plus qu'une politique en Europe, en Amérique, dans le monde:
la politique coloniale.

Nicole Langelier reprit avec tranquillité:

--La politique coloniale est la forme la plus récente de la barbarie
ou, si vous aimez mieux, le terme de la civilisation. Je ne fais pas
de différence entre ces deux expressions: elles sont identiques. Ce
que les hommes appellent civilisation, c'est l'état actuel des moeurs
et ce qu'ils appellent barbarie, ce sont les états antérieurs. Les
moeurs présentes, on les appellera barbares quand elles seront des
moeurs passées. Je reconnais sans difficulté qu'il est dans nos moeurs
et dans notre morale que les peuples forts détruisent les peuples
faibles. C'est le principe du droit des gens et le fondement de
l'action coloniale.

»Mais il reste à savoir si les conquêtes lointaines sont toujours pour
les nations une bonne affaire. Il n'y parait pas. Qu'ont fait le
Mexique et le Pérou pour l'Espagne? le Brésil pour le Portugal?
Batavia pour la Hollande? Il y a diverses sortes de colonies. Il y a
des colonies qui reçoivent de malheureux Européens sur une terre
inculte et déserte. Celles-là, fidèles tant qu'elles sont pauvres, se
séparent de la métropole dès qu'elles sont prospères. Il y en a
d'inhabitables, mais d'où l'on tire des matières premières et où l'on
porte des marchandises. Et il est évident que celles-là enrichissent
non qui les gouverne, mais quiconque y trafique. Le plus souvent elles
ne valent pas ce qu'elles coûtent. Et de plus elles exposent à chaque
instant la métropole à des désastres militaires.

M. Goubin fit cette interruption:

--Et l'Angleterre?

--L'Angleterre est moins un peuple qu'une race. Les Anglo-Saxons n'ont
de patrie que la mer. Et cette Angleterre, qu'on croit riche de ses
vastes domaines, doit sa fortune et sa puissance à son commerce. Ce ne
sont pas ses colonies qu'il faut lui envier; ce sont ses marchands,
auteurs de ses biens. Et croyez-vous que le Transvaal, par exemple,
soit pour elle une si bonne affaire? Cependant on conçoit que, dans
l'état actuel du monde, des peuples qui font beaucoup d'enfants et
fabriquent beaucoup de produits, cherchent au loin des territoires ou
des marchés et s'en assurent la possession par ruse et violence. Mais
nous! mais notre peuple économe, attentif à n'avoir d'enfants que ce
que la terre natale en peut facilement porter, qui produit modérément,
et ne court pas volontiers les aventures lointaines; mais la France
qui ne sort guère de son jardin, qu'a-t-elle besoin de colonies, juste
Ciel! qu'en fait-elle? que lui rapportent-elles? Elle a dépensé à
profusion des hommes et de l'argent pour que le Congo, la
Cochin-chine, l'Annam, le Tonkin, la Guyane et Madagascar achètent des
cotonnades à Manchester, des armes à Birmingham et à Liège, des
eaux-de-vie à Dantzig et des caisses de vin de Bordeaux à Hambourg.
Elle a, pendant soixante-dix ans, dépouillé, chassé, traqué les Arabes
pour peupler l'Algérie d'Italiens et d'Espagnols!

»L'ironie de ces résultats est assez cruelle, et l'on ne conçoit pas
comment put se former, à notre dommage, cet empire dix et onze fois
plus étendu que la France elle-même. Mais il faut considérer que, si
le peuple français n'a nul avantage à posséder des terres en Afrique
et en Asie, les chefs de son gouvernement trouvent, au contraire, des
avantages nombreux à lui en acquérir. Ils se concilient par ce moyen
la marine et l'armée qui, dans les expéditions coloniales, recueillent
des grades, des pensions et des croix, en outre de la gloire qu'on
remporte à vaincre l'ennemi. Ils se concilient le clergé en ouvrant
des voies nouvelles à la Propagande et en attribuant des territoires
aux missions catholiques. Ils réjouissent les armateurs,
constructeurs, fournisseurs militaires qu'ils comblent de commandes.
Ils se font dans le pays une vaste clientèle en concédant des forêts
immenses et des plantations innombrables. Et ce qui leur est plus
précieux encore, ils fixent à leur majorité tous les brasseurs
d'affaires et tous les courtiers marrons du parlement. Enfin ils
flattent la foule, orgueilleuse de posséder un empire jaune et noir
qui fait pâlir d'envie l'Allemagne et l'Angleterre. Ils passent pour
de bons citoyens, pour des patriotes et pour de grands hommes d'État.
Et, s'ils risquent de tomber, comme Ferry, sous le coup de quelque
désastre militaire, ils en courent volontiers la chance, persuadés que
la plus nuisible des expéditions lointaines leur coûtera moins de
peines et leur attirera moins de dangers que la plus utile des
réformes sociales.

»Vous concevez maintenant que nous ayons eu parfois des ministres
impérialistes, jaloux d'agrandir notre domaine colonial. Et il faut
encore nous féliciter et louer la modération de nos gouvernants qui
pouvaient nous charger de plus de colonies.

»Mais tout péril n'est pas écarté et nous sommes menacés de
quatre-vingts ans de guerres au Maroc. Est-ce que la folie coloniale
ne finira jamais?

»Je sais bien que les peuples ne sont pas raisonnables. On ne
comprendrait pas qu'ils le fussent, à voir de quoi ils sont faits.
Mais un instinct souvent les avertit de ce qui leur est nuisible. Ils
sont capables, quelquefois, d'observation. Ils font à la longue
l'expérience douloureuse de leurs erreurs et de leurs fautes. Ils
s'apercevront un jour que les colonies sont pour eux une source de
périls et une cause de ruines. A la barbarie commerciale succédera la
civilisation commerciale; à la pénétration violente, la pénétration
pacifique. Ces idées entrent aujourd'hui jusque dans les parlements.
Elles prévaudront non parce que les hommes seront plus désintéressés,
mais parce qu'ils connaîtront mieux leurs intérêts.

»La grande valeur humaine c'est l'homme lui-même. Pour mettre en
valeur le globe terrestre, il faut d'abord mettre l'homme en valeur.
Pour exploiter le sol, les mines, les eaux, toutes les substances et
toutes les forces de la planète, il faut l'homme, tout l'homme,
l'humanité, toute l'humanité. L'exploitation complète du globe
terrestre exige le travail combiné des hommes blancs, jaunes, noirs.
En réduisant, en diminuant, en affaiblissant, pour tout dire d'un mot,
en colonisant une partie de l'humanité, nous agissons contre
nous-mêmes. Notre avantage est que les jaunes et les noirs soient
puissants, libres et riches. Notre prospérité, notre richesse
dépendent de leur richesse et de leur prospérité. Plus ils produiront,
plus ils consommeront. Plus ils profiteront de nous, plus nous
profiterons d'eux. Qu'ils jouissent abondamment de notre travail et
nous jouirons du leur abondamment.

»En observant les mouvements qui emportent les sociétés, peut-être
découvrira-t-on les signes que la période de violences s'achève. La
guerre, qui était autrefois à l'état permanent parmi les peuples, est
maintenant intermittente et les temps de paix sont devenus beaucoup
plus longs que les temps de guerre. Notre pays donne lieu à une
observation intéressante. Les Français présentent dans l'histoire
militaire des peuples un caractère original. Tandis que les autres
nations ne faisaient jamais la guerre que par intérêt ou par
nécessité, les Français seuls se battaient pour le plaisir. Or il est
remarquable que nos compatriotes ont changé de goût. Renan écrivait il
y a trente ans: «Quiconque connaît la France dans son ensemble et dans
ses variétés provinciales n'hésitera pas à reconnaître que le
mouvement qui emporte ce pays depuis un demi-siècle est
essentiellement pacifique.» C'est un fait attesté par un grand nombre
d'observateurs que la France en 1870 n'avait pas envie de prendre les
armes et que l'annonce de la guerre fut accueillie avec consternation.
Il est certain qu'aujourd'hui peu de Français songent à se mettre en
campagne, et que tout le monde accepte volontiers cette idée qu'on a
une armée pour éviter la guerre. Je citerai un exemple entre mille de
cet état d'esprit. Monsieur Ribot, député, ancien ministre, invité à
quelque fête patriotique, s'excusa par une lettre éloquente. Monsieur
Ribot, au seul mot de désarmement, plisse son front sourcilleux. Il a
pour les drapeaux et les canons l'inclination qui convient à un ancien
ministre des Affaires étrangères. Dans sa lettre, il dénonce comme un
danger national les idées pacifiques répandues par les socialistes. Il
y découvre des renoncements qu'il ne peut souffrir. Ce n'est point
qu'il soit belliqueux. C'est aussi la paix qu'il veut, mais une paix
pompeuse, magnifique, étincelante et fière comme la guerre. Entre
monsieur Ribot et Jaurès, il n'est plus question que de la manière.
Ils sont tous deux pacifiques. Jaurès l'est simplement, monsieur Ribot
l'est superbement. Voilà tout. Mieux encore et plus sûrement que la
démocratie socialiste qui se contente de la paix en blouse ou en
paletot, le sentiment des bourgeois qui réclament une paix ornée
d'insignes militaires et toute chargée des simulacres de la gloire,
atteste l'irrémédiable déclin des idées de revanche et de conquêtes,
puisqu'on y saisit l'instinct militaire au moment où il se dénature et
devient pacifique.

»La France acquiert peu à peu le sentiment de sa vraie force qui est
la force intellectuelle; elle prend conscience de sa mission qui est
de semer les idées et d'exercer l'empire de la pensée. Elle
s'apercevra bientôt que sa seule puissance solide et durable fut dans
ses orateurs, ses philosophes, ses écrivains et ses savants. Aussi
bien, faudra-t-il qu'elle reconnaisse un jour que la force du nombre,
après l'avoir tant de fois trahie, lui échappe définitivement et qu'il
est temps pour elle de se résigner à la gloire que lui assurent
l'exercice de l'esprit et l'usage de la raison.

Jean Boilly secoua la tête:

--Vous voulez, dit-il, que la France enseigne aux nations la concorde
et la paix. Êtes-vous sûr qu'elle sera écoutée et suivie? Sa
tranquillité même lui est-elle assurée? N'a-t-elle pas à craindre les
menaces du dehors, à prévoir les dangers, à veiller à sa sûreté, à
pourvoir à sa défense? Une hirondelle ne fait pas le printemps; une
nation ne fait pas la paix du monde. Est-il certain que l'Allemagne
n'entretient des armées que pour ne pas faire la guerre? Ses
démocrates socialistes veulent la paix. Mais ils ne sont pas les
maîtres et leurs députés n'ont point au Parlement l'autorité que
devrait leur assurer le nombre de leurs électeurs. Et la Russie, qui
est à peine entrée dans la période industrielle, croyez-vous qu'elle
entrera bientôt dans la période pacifique? Croyez-vous qu'après avoir
troublé l'Asie, elle ne troublera pas l'Europe?

»Mais à supposer que l'Europe devienne pacifique, ne voyez-vous pas
que l'Amérique devient guerrière? Après Cuba, réduite en république
vassale, Hawaï, Porto-Rico, les Philippines annexées, on ne peut nier
que l'Union américaine ne soit une nation conquérante. Un publiciste
yankee, Stead, a dit, aux applaudissements des États-Unis tout
entiers: «L'américanisation du monde est en marche.» Et monsieur
Roosevelt rêve de planter le pavillon étoile sur l'Afrique du Sud,
l'Australie et les Indes occidentales. Monsieur Roosevelt est
impérialiste et veut une Amérique maîtresse du monde. Entre nous, il
médite l'empire d'Auguste. Il a eu le malheur de lire Tite-Live. Les
conquêtes des Romains l'empêchent de dormir. Avez-vous lu ses
discours? Ils sont belliqueux. «Mes amis, battez-vous, dit monsieur
Roosevelt, battez-vous terriblement. Il n'y a de bon que les coups. On
n'est sur la terre que pour s'exterminer les uns les autres. Ceux qui
vous diront le contraire sont des gens immoraux. Méfiez-vous des
hommes qui pensent. La pensée amollit. C'est un vice français. Les
Romains ont conquis l'univers. Ils l'ont perdu. Nous sommes les
Romains modernes.» Paroles éloquentes, soutenues par une flotte de
guerre qui sera bientôt la deuxième du monde et par un budget
militaire d'un milliard cinq cents millions de francs!

»Les Yankees annoncent que, dans quatre ans, ils feront la guerre à
l'Allemagne. Pour les en croire il faudrait qu'ils nous disent où ils
pensent rencontrer l'ennemi. Toutefois cette folie donne à réfléchir.
Qu'une Russie, serve de son tsar, qu'une Allemagne, encore féodale,
nourrissent des armées pour les batailles, c'est ce qu'on serait tenté
de s'expliquer par des habitudes anciennes et les survivances d'un
rude passé. Mais qu'une démocratie neuve, les États-Unis d'Amérique,
une association d'hommes d'affaires, une foule d'émigrés de tous les
pays, sans communauté de race, de traditions, de souvenirs, jetés
éperdument dans la lutte pour le dollar, se sentent tout à coup
transportés du désir de lancer des torpilles aux flancs des cuirassés
et de faire éclater des mines sous les colonnes ennemies, c'est une
preuve que la lutte désordonnée pour la production et l'exploitation
des richesses entretient l'usage et le goût de la force brutale, que
la violence industrielle engendre la violence militaire, et que les
rivalités marchandes allument entre les peuples des haines qui ne
peuvent s'éteindre que dans le sang. La fureur coloniale, dont vous
parliez tout à l'heure, n'est qu'une des mille formes de cette
concurrence tant vantée par nos économistes. Comme l'état féodal
l'état capitaliste est un état guerrier. L'ère est ouverte des grandes
guerres pour la souveraineté industrielle. Sous le régime actuel de
production nationaliste, c'est le canon qui fixera les tarifs,
établira les douanes, ouvrira, fermera les marchés. Il n'y a pas
d'autre régulateur du commerce et de l'industrie. L'extermination est
le résultat fatal des conditions économiques dans lequel se trouve
aujourd'hui le monde civilisé....

Le gorgonzola et le stracchino parfumaient la table. Le garçon
apportait les bougies armées de fils de fer pour allumer les longs
cigares avec paille, chers aux Italiens.

Hippolyte Dufresne, qui depuis quelque temps semblait étranger à la
conversation:

--Messieurs, dit-il à voix basse avec une orgueilleuse modestie, notre
ami Langelier affirmait tout à l'heure que beaucoup d'hommes ont peur
de se déshonorer aux yeux de leurs contemporains en assumant cette
horrible immoralité qu'est la morale future. Je n'ai pas eu cette peur
et j'ai écrit un petit conte qui n'a pas d'autre mérite que celui,
peut-être, de montrer la tranquillité de mon esprit à considérer
l'avenir. Je vous demanderai un jour la permission de vous le lire.

--Lisez-le tout de suite, dit Boni en allumant son cigare.

--Vous nous ferez plaisir, ajoutèrent Joséphin Leclerc, Nicole
Langelier et M. Goubin.

--Je ne sais si j'ai le manuscrit sur moi, répondit Hippolyte
Dufresne.

Et, tirant de sa poche un rouleau de papier, il lut ce qui suit.

V

PAR LA PORTE DE CORNE OU PAR LA PORTE D'IVOIRE

Il était environ une heure du matin. Avant de me coucher, j'ouvris ma
fenêtre et j'allumai une cigarette. Le bourdonnement d'un auto qui
passait sur l'avenue du Bois de Boulogne traversa le silence. Les
arbres rafraîchissaient l'air en secouant leurs têtes sombres. Nul
bruit d'insecte, nulle rumeur vivante ne montait du sol stérile de la
ville. La nuit était illustrée d'étoiles. Leurs feux, dans la
transparence de l'air, mieux que par les autres nuits, apparaissaient
diversement colorés. Le plus grand nombre brûlait à blanc. Mais il y
en avait de jaunes et d'orangées, comme les flammes des lampes
mourantes. Plusieurs étaient bleues et j'en vis une d'un bleu si pâle,
si limpide et si doux, que je n'en pouvais détourner ma vue. Je
regrette de ne pas savoir comment on l'appelle, mais je m'en console
en pensant que les hommes ne donnent pas aux étoiles leur vrai nom.

Songeant que chacune de ces gouttes de lumière éclaire des mondes, je
me demande si, comme notre soleil, elles n'éclairent pas aussi
d'innombrables souffrances et si la douleur ne remplit pas les abîmes
du ciel. Nous ne pouvons juger les mondes que par le nôtre. Nous ne
connaissons la vie que dans les formes qu'elle revêt sur la terre et,
à supposer même que notre planète soit des moins bonnes, nous n'avons
guère de raisons de croire que tout aille bien dans les autres, ni que
ce soit un bonheur de naître sous les rayons d'Altaïr, de Betelgeuse
ou de l'ardent Sirius, quand nous savons quelle fâcheuse affaire c'est
que d'ouvrir les yeux sur la terre à la clarté de notre vieux soleil.
Ce n'est pas que je trouve mon sort mauvais, comparé au sort des
autres hommes. Je n'ai ni femme ni enfant. Je n'ai ni amour ni
maladie. Je ne suis pas très riche, je ne vais pas dans le monde. Je
suis donc parmi les heureux. Mais les heureux ont peu de joie. Quel
est donc le sort des autres! Les hommes sont vraiment à plaindre. Je
n'en fais pas de reproches à la nature: on ne peut pas causer avec
elle; elle n'est pas intelligente. Je ne m'en prendrai pas non plus à
la société. Il n'y a pas de bon sens à opposer la société à la nature.
Il est aussi absurde d'opposer la nature des hommes à la société des
hommes que d'opposer la nature des fourmis à la société des fourmis,
la nature des harengs à la société des harengs. Les sociétés animales
résultent nécessairement de la nature animale. La terre est la planète
où l'on mange, la planète de la faim. Les animaux y sont naturellement
avides et féroces. Seul, le plus intelligent de tous, l'homme, est
avare. L'avarice est jusqu'ici la première vertu des sociétés humaines
et le chef-d'oeuvre moral de la nature. Si je savais écrire,
j'écrirais un éloge de l'avarice. A la vérité, ce ne serait pas un
livre très nouveau. Les moralistes et les économistes l'ont fait cent
fois. Les sociétés humaines ont pour fondement auguste l'avarice et la
cruauté.

Dans les autres univers, dans ces mondes innombrables de l'éther, en
est-il ainsi? Toutes les étoiles que je vois éclairent-elles des
hommes? Est-ce qu'on mange, est-ce qu'on s'entre-dévore par l'infini?
Ce doute me trouble et je ne puis regarder sans effroi cette rosée de
feu suspendue dans le ciel.

Mes pensées peu à peu se font plus douces et plus claires, et l'idée
de la vie, dans sa sensualité tour à tour violente et suave, me
redevient aimable. Je me dis que parfois la vie est belle. Car sans
cette beauté, comment verrions-nous ses laideurs et comment croire que
la nature est mauvaise sans croire en même temps qu'elle est bonne?

Depuis quelques instants, les phrases d'une sonate de Mozart
suspendent dans l'air leurs colonnes blanches et leurs guirlandes de
roses. J'ai pour voisin un pianiste qui joue la nuit du Mozart et du
Gluck. Je referme ma fenêtre et tout en faisant ma toilette je
réfléchis aux incertains plaisirs que je pourrai me donner demain; et
tout à coup je songe que je suis invité, depuis une semaine déjà, à
déjeuner au Bois; je crois vaguement me rappeler que c'est pour le
jour qui vient. Afin de m'en assurer, je cherche la lettre
d'invitation qui est restée ouverte sur ma table. La voici:

  16 septembre 1903.

  «Mon vieux Dufresne,

  Fais-moi le plaisir de venir déjeuner avec... etc., etc., samedi
  prochain, 23 septembre 1903, etc., etc.»

C'est demain.

Je sonnai mon valet de chambre:

--Jean, vous me réveillerez demain à neuf heures.

Et précisément demain, 23 septembre 1903, j'aurai trente-neuf ans
accomplis. D'après ce que j'ai déjà vu en ce monde, je puis me
figurer à peu près ce que j'y verrai encore. Ce sera probablement un
médiocre spectacle. Je puis prédire à coup sûr les propos de table
qui seront tenus demain au restaurant du Bois. Il y sera dit
certainement: «Moi je fais du soixante à l'heure.--Blanche a un sale
caractère; mais elle ne me trompe pas, ça j'en suis sûr.--Le
ministère prend le mot d'ordre des socialistes.--Les petits chevaux,
à la longue, c'est rasant. Il n'y a encore que le bac.--Les ouvriers
auraient bien tort de se gêner: le gouvernement leur donne toujours
raison.--Je te parie qu'Êpingle-d'Or battra Ranavalo. --Moi, ce qui
me passe, c'est qu'il ne se trouve pas un général pour balayer toute
cette fripouille.--Qu'est-ce que vous voulez? La France est vendue
par les Juifs à l'Angleterre et à l'Allemagne.» Voilà ce que
j'entendrai demain! Voilà les idées politiques et sociales de mes
amis, les arrière-petits-fils de ces bourgeois de Juillet, princes
de l'usine et de la forge, rois de la mine, qui surent maîtriser et
asservir les forces de la Révolution. Mes amis ne me paraissent pas
capables de conserver longtemps l'empire industriel et la puissance
politique que leur ont laissés leurs aïeux. Ils ne sont pas très
intelligents, mes amis. Ils n'ont pas beaucoup travaillé de la tête.
Moi non plus. Jusqu'ici je n'ai pas fait grand'chose dans la vie. Je
suis comme eux un oisif et un ignorant. Je ne me sens capable de
rien et si je n'ai pas leur vanité, si ma cervelle n'est pas garnie
de toutes les sottises qui encombrent la leur, si je n'ai pas, comme
eux, la haine et la peur des idées, cela tient à une circonstance
particulière de ma vie. Mon père, gros industriel et député
conservateur, m'a donné, quand j'avais dix-sept ans, un jeune
répétiteur timide et silencieux, qui avait l'air d'une fille. En me
préparant au baccalauréat, il organisait la Révolution sociale en
Europe. Il était d'une douceur charmante. On l'a beaucoup mis en
prison. Il est maintenant député. Je lui copiais ses appels au
prolétariat international. Il me fit lire toute la bibliothèque
socialiste. Il m'enseigna des choses qui toutes n'étaient pas
croyables; mais il me fit ouvrir les yeux sur ce qui se passait
autour de moi; il me démontra que tout ce que notre société honore
est méprisable et que tout ce qu'elle méprise est estimable. Il me
poussait à la révolte. Je conclus au contraire de ses démonstrations
qu'il faut respecter le mensonge et vénérer l'hypocrisie, comme les
deux plus sûrs appuis de l'ordre public. Je restai conservateur.
Mais mon âme s'emplit de dégoût.

Tandis que je m'endors, presque imperceptibles, ça et là, quelques
phrases de Mozart me parviennent encore et me font songer à des
temples de marbre dans des feuillages bleus.

Il faisait grand jour quand je me réveillai. Je m'habillai beaucoup
plus vite qu'à l'ordinaire. Ignorant moi-même la cause de cette hâte,
je me trouvai dehors sans trop savoir comment. Ce que je vis alors
autour de moi me causa une surprise qui suspendit toutes mes facultés
de réflexion; et c'est grâce à cette impossibilité de réfléchir que ma
surprise ne s'accrut point, mais demeura fixe et tranquille. Sans
aucun doute elle serait devenue bientôt démesurée et se serait changée
en stupeur et en épouvante, si j'avais gardé l'usage de mon esprit,
tant le spectacle que j'avais sous les yeux était différent de ce
qu'il devait être. Tout ce qui m'entourait m'était nouveau, inconnu,
étranger. Les arbres, les pelouses que je voyais tous les jours,
avaient disparu. Où, la veille, s'élevaient les hautes bâtisses grises
de l'avenue, maintenant s'étendait une ligne capricieuse de
maisonnettes de brique, entourées de jardins. Je n'osai me retourner
pour voir si ma maison existait encore et j'allai droit vers la porte
Dauphine. Je ne la trouvai plus. A cet endroit le Bois était changé en
village. Je pris une rue qui était, à ce qu'il me parut, l'ancienne
route de Suresnes. Les maisons qui la bordaient, d'un style étrange et
d'une forme nouvelle, trop petites pour être habitées par des gens
riches, étaient pourtant ornées de peintures, de sculptures et de
faïences éclatantes. Elles étaient surmontées d'une terrasse couverte.
Je suivais cette voie agreste dont les courbes produisaient des
perspectives charmantes. Elle était coupée obliquement par d'autres
voies sinueuses. Il ne passait ni trains, ni autos, ni voitures
d'aucune sorte. Des ombres couraient sur le sol. Je levai la tète et
vis de vastes oiseaux et des poissons énormes glisser rapidement en
foule dans l'air, qui semblait à la fois un ciel et un océan. Près de
la Seine, dont le cours était changé, je rencontrai une compagnie
d'hommes vêtus de blouses courtes nouées à la ceinture et chaussés de
hautes guêtres. Vraisemblablement, ils étaient en habits de travail.
Mais leur allure était plus légère et plus élégante que celle de nos
ouvriers. Je m'aperçus qu'il y avait des femmes parmi eux. Ce qui
m'avait empêché de les distinguer tout d'abord, c'est qu'elles étaient
vêtues comme les hommes et qu'elles avaient les jambes droites et
longues et, à ce qu'il me sembla, les hanches étroites de nos
Américaines. Bien que ces gens n'eussent pas du tout l'air farouche,
je les regardai avec effroi. Ils me paraissaient plus étrangers
qu'aucun des innombrables inconnus que j'avais jusque-là rencontrés
sur la terre. Pour ne plus voir un visage humain, je m'engageai dans
une ruelle déserte. Et bientôt j'atteignis un rond-point planté de
mâts où flottaient des oriflammes rouges, portant ces mots en lettres
d'or: FÉDÉRATION EUROPÉENNE. Des affiches étaient suspendues au pied
de ces mâts dans de grands cadres ornés d'emblèmes pacifiques. C'était
des avis relatifs à des fêtes populaires, à des prescriptions légales,
à des travaux d'intérêt public.

Il y avait aussi des horaires de ballons et une carte des courants
atmosphériques dressée le 28 juin de l'an 220 de la fédération des
peuples. Tous ces textes étaient imprimés en caractères nouveaux et
dans un langage dont je ne comprenais pas tous les mots. Tandis que
j'essayais de les déchiffrer, les ombres des innombrables machines qui
traversaient l'air passaient sur mes yeux. Une fois encore je levai la
tête et dans ce ciel méconnaissable, plus peuplé que la terre, que
fendaient les gouvernails et que battaient les hélices, vers qui
montait de l'horizon un cercle de fumée, je vis le soleil. J'eus envie
de pleurer en le voyant. C'était la seule figure connue que j'eusse
encore rencontrée depuis le matin. A sa hauteur je jugeai qu'il était
environ dix heures avant midi. Tout à coup je fus enveloppé par une
seconde troupe d'hommes et de femmes, qui avait la contenance et le
costume de la première. Je me confirmai dans cette impression que les
femmes, bien qu'il s'en trouvât de fort épaisses et de très sèches et
aussi beaucoup dont on ne pouvait rien dire, offraient en grand nombre
un aspect d'androgynes. Le flot passa. La place redevint subitement
déserte, comme nos quartiers suburbains qu'animé seule la sortie des
ateliers. Resté devant les affiches, je relus cette date: 28 juin de
l'an 220 de la fédération européenne. Qu'est-ce que cela signifiait?
Une proclamation du Comité fédéral, à l'occasion de la fête de la
terre, me fournit à propos des données utiles pour l'intelligence de
cette date. Il y était dit: «Camarades, vous savez comment, en la
dernière année du XXe siècle, le vieux monde s'abîma dans un
cataclysme formidable et comment, après cinquante ans d'anarchie,
s'organisa la fédération des peuples de l'Europe...» L'an 220 de la
fédération des peuples, c'était donc l'an 2270 de l'ère chrétienne, le
fait était certain. Il restait à l'expliquer. Comment me trouvais-je
tout à coup en l'an 2270?

J'y songeais en marchant au hasard.

--Je n'ai pas, que je sache, me disais-je, été conservé durant tant
d'années à l'état de momie, comme le colonel Fougas. Je n'ai pas
conduit la machine par laquelle M. H.-G. Wells explore le temps. Et si
c'est en dormant, à l'exemple de William Morris, que j'ai sauté trois
siècles et demi, je ne puis le savoir, puisqu'en rêvant on ignore
qu'on rêve. Je crois, de très bonne foi, que je ne dors pas.

Tout en faisant ces réflexions et d'autres qu'il est inutile de
rapporter, je suivais une longue rue bordée de grilles derrière
lesquelles souriaient, dans le feuillage, des maisons roses, de formes
variées, mais toutes également petites. Je voyais parfois s'élever
dans la campagne de vastes cirques d'acier, couronnés de flammes et de
fumée. Une épouvante planait sur ces régions innommables et l'air
vibrant du vol rapide des machines retentissait douloureusement dans
ma tête. La rue conduisait à une prairie semée de bouquets d'arbres et
coupée de ruisseaux. Des vaches y paissaient. Tandis que mes yeux
goûtaient cette fraîcheur, je crus voir devant moi, sur une route
lisse et droite, courir des ombres. Leur vent, en passant, me frappa
le visage. Je m'aperçus que c'étaient des trams et des autos
transparents de vitesse.

Je traversai la route sur une passerelle et cheminai longtemps par les
prés et les bois. Je me croyais en pleine campagne quand je découvris
un vaste front de maisons brillantes qui bordaient le parc. Bientôt je
me trouvai devant un palais d'une architecture légère. Une frise
sculptée et peinte, représentant un festin nombreux, s'étendait sur la
vaste façade. J'aperçus, à travers les baies vitrées, des hommes et
des femmes assis dans une grande salle claire, autour de longues
tables de marbre, chargées de jolies faïences peintes. J'entrai,
pensant que c'était un restaurant. Je n'avais pas faim, mais j'étais
las, et la fraîcheur de cette salle, ornée de guirlandes de fruits, me
semblait délicieuse. Un homme qui se tenait à la porte me réclama mon
bon, et comme j'avais l'air embarrassé:

--Je vois, compagnon, que tu n'es pas d'ici. Comment voyages-tu sans
bons? J'en suis fâché, mais il m'est impossible de te recevoir. Va
trouver le délégué à l'embauchage; ou, si tu es infirme, adresse-toi
au délégué à l'assistance.

Je déclarai que je n'étais nullement infirme et je m'éloignai. Un gros
homme, qui dans le même moment sortait le cure-dents aux lèvres, me
dit avec obligeance:

--Camarade, tu n'as pas besoin de t'adresser au délégué à
l'embauchage. Je suis délégué à la boulangerie de la section. Il
manque un camarade. Viens avec moi. Tu travailleras tout de suite.

Je remerciai le gros compagnon, l'assurai de ma bonne volonté,
objectant toutefois que je n'étais pas boulanger.

Il me regarda avec un peu de surprise et me dit qu'il voyait que
j'aimais la plaisanterie.

Je le suivis. Nous nous arrêtâmes devant un immense bâtiment de fonte,
précédé d'une porte monumentale, sur le fronton de laquelle deux
géants de bronze étaient accoudés, le Semeur et le Moissonneur. Leurs
corps exprimaient la force sans l'effort. Sur leurs visages brillait
une fierté tranquille, et ils portaient haut la tête, bien différents
en cela des sauvages travailleurs du flamand Constantin Meunier. Nous
pénétrâmes dans une salle haute de plus de quarante mètres, où, parmi
de légères poussières blanches, avec un bruit vaste et tranquille, des
machines travaillaient. Sous le dôme métallique, des sacs s'offraient
d'eux-mêmes au couteau qui les éventrait; la farine qu'ils perdaient
tombait dans des cuves où de larges mains d'acier la pétrissaient, et
la pâte coulait dans des moules qui, dès qu'ils étaient pleins,
couraient s'enfourner sans aide dans un four vaste et profond comme un
tunnel. Cinq ou six hommes au plus, immobiles dans ce mouvement,
surveillaient le travail des choses.

--C'est une vieille boulangerie, me dit mon compagnon. Elle produit à
peine quatrevingt mille pains par jour, et ses machines trop faibles
occupent trop de monde. Ça ne fait rien. Monte à l'arrivage.

Je n'eus pas le temps de demander des ordres plus explicites. Un
ascenseur m'avait porté sur la plate-forme. J'y étais à peine arrivé
qu'une sorte de baleine volante vint se poser près de moi et déchargea
des sacs. Cette machine n'était montée par aucun être vivant. J'y fis
grande attention. Je suis sûr qu'il n'y avait pas de mécanicien dans
cette machine. D'autres baleines volantes vinrent avec d'autres sacs,
qu'elles déchargeaient et qui se livraient l'un après l'autre au
couteau qui les ouvrait. Les hélices tournaient, le gouvernail
fonctionnait. Il n'y avait personne au timon, personne dans la
machine. J'entendais au loin le léger bruit d'un vol de guêpe, puis la
chose grossissait avec une rapidité surprenante. Elle avait l'air bien
sûre d'elle, mais mon ignorance de ce qu'il y aurait à faire, si
pourtant elle se trompait, me donnait le frisson. Je fus plusieurs
fois tenté de demander à descendre. Une honte humaine m'en empêcha. Je
demeurai à mon poste. Le soleil baissait à l'horizon et il était
environ cinq heures quand on m'envoya l'ascenseur. La journée était
finie. Je reçus un bon de vivres et de logement.

Le gros camarade me dit:

--Tu dois avoir faim. Si tu veux souper à la table publique, tu le
peux. Si tu veux manger seul dans ta chambre, tu le peux également. Si
tu préfères manger chez moi avec quelques camarades, dis-le tout de
suite. Et je vais téléphoner à l'atelier culinaire pour qu'on t'envoie
ta part. Ce que je t'en dis est pour te mettre à l'aise. Car tu
sembles désorienté. Tu viens de loin sans doute. Tu n'as pas l'air
débrouillard. Aujourd'hui tu as eu un travail facile. Mais ne crois
pas qu'on gagne ici tous les jours sa vie à si bon compte. Si les
rayons Z qui gouvernaient les ballons avaient mal fonctionné, comme il
arrive parfois, tu aurais eu plus de peine. Quel est ton métier? Et
d'où viens-tu?

Ces questions m'embarrassèrent beaucoup. Je ne pouvais pas lui dire la
vérité. Je ne pouvais pas lui dire que j'étais un bourgeois et que je
venais du XXe siècle. Il m'aurait cru fou. Je répondis d'une manière
vague et embarrassée que je n'avais point d'état et que je venais de
loin, de très loin.

Il sourit:

--Je comprends, me répondit-il. Tu n'oses pas l'avouer. Tu viens des
États-Unis d'Afrique. Tu n'es pas le seul Européen qui nous soit ainsi
échappé. Mais ces déserteurs nous reviennent presque tous.

Je ne répondis rien et mon silence lui fit croire qu'il avait deviné
juste. Il me renouvela son invitation à souper, et me demanda comment
je m'appelais. Je lui répondis qu'on me nommait Hippolyte Dufresne. Il
parut surpris que j'eusse deux noms.

--Moi, dit-il, je m'appelle Michel.

Puis, ayant examiné avec attention mon chapeau de paille, mon veston,
mes souliers et tout mon costume, sans doute un peu poudreux, mais
d'une bonne coupe, car enfin je ne m'habille pas chez un tailleur
concierge de la rue des Acacias:

--Hippolyte, me dit-il, je vois d'où tu viens. Tu as vécu dans les
provinces noires. Il n'y a plus aujourd'hui que les Zoulous et les
Bassoutos pour tisser aussi mal le drap, donner à un habit une forme à
ce point grotesque, pour faire de si vilaines chaussures et pour
durcir le linge avec de l'amidon. Il n'y a que chez eux que tu as pu
apprendre à te raser la barbe en ménageant sur ton visage des
moustaches et deux petits favoris. Cet usage de découper les poils de
la face de manière à former des figures et des ornements est une
dernière forme du tatouage, encore usitée seulement chez les Bassoutos
et les Zoulous. Ces provinces noires des États-Unis d'Afrique
croupissent dans une barbarie qui ressemble beaucoup à l'état de la
France il y a trois ou quatre cents ans.

J'acceptai l'invitation de Michel.

--Je demeure tout près, en Sologne, me dit-il. Mon aéroplane file
assez bien. Nous serons bientôt rendus.

Il me fit asseoir sous le ventre d'un grand oiseau mécanique et
aussitôt nous traversâmes l'air d'une telle vitesse que j'en perdis le
souffle. L'aspect de la campagne était bien différent de celui que je
connaissais. Toutes les routes étaient bordées de maisons;
d'innombrables canaux croisaient sur les champs leurs lignes
argentées. Comme j'admirais:

--La terre, me dit Michel, est assez bien mise an valeur, et la
culture est intense, comme on dit, depuis que les chimistes sont
eux-mêmes des cultivateurs. On s'est beaucoup ingénié et l'on a
beaucoup travaillé depuis trois cents ans. C'est que pour réaliser le
collectivisme il a fallu faire rendre à la terre quatre et cinq fois
plus qu'elle ne rendait aux époques d'anarchie capitaliste. Toi qui as
vécu chez les Zoulous et les Bassoutos, tu sais que chez eux les biens
nécessaires à la vie sont si peu abondants que, les partager également
entre tous, ce serait partager la misère et non pas la richesse. La
production surabondante que nous avons obtenue, nous la devons surtout
au progrès des sciences. La suppression presque totale des classes
urbaines fut aussi très avantageuse à l'agriculture. Les gens de
boutique et de bureau se répartirent à peu près également entre
l'usine et la campagne.

--Comment? m'écriai-je, vous avez supprimé les villes. Qu'est devenu
Paris?

--Personne n'y habite plus guère, me répondit Michel. La plupart de
ces maisons à cinq étages, hideuses et malsaines, où logeaient les
citadins de l'ère close, sont tombées en ruines et n'ont pas été
relevées. On bâtissait bien mal au XXe siècle de cette ère
malheureuse. Nous avons conservé des constructions plus anciennes et
meilleures et nous en avons fait des musées. Nous avons beaucoup de
musées et de bibliothèques: c'est là que nous nous instruisons. On a
gardé aussi quelques débris de l'Hôtel de Ville. C'était une bâtisse
laide et fragile, mais où s'accomplirent de grandes choses. N'ayant
plus ni tribunaux, ni commerce, ni armées, nous n'avons plus à
proprement parler de villes. Toutefois la population est beaucoup plus
dense sur certains points que sur d'autres, et malgré la rapidité des
communications, les centres métallurgiques et miniers sont extrêmement
peuplés.

--Que me dites-vous? lui demandai-je. Vous avez supprimé les
tribunaux? Avez-vous donc supprimé les crimes et les délits?

--Les crimes dureront autant que la vieille et sombre humanité: Mais
le nombre des criminels a diminué avec le nombre de malheureux. Les
faubourgs des grandes villes étaient sol nourricier des crimes; nous
n'avons plus de grandes villes. Le téléphone sans fil rend les routes
sûres à toute heure. Nous sommes tous munis de défenses électriques.
Quant aux délits, ils dépendaient moins de la perversité des prévenus
que des scrupules des juges. Maintenant que nous n'avons plus de
légistes ni de juges, et que la justice est rendue par les citoyens
requis à tour de rôle, beaucoup de délits ont disparu, sans doute
parce qu'on ne sait plus les reconnaître.

Ainsi me parlait Michel, en manoeuvrant son aéroplane. Je rapporte le
sens de ses paroles aussi exactement qu'il m'est possible. Je regrette
de ne pouvoir, par défaut de mémoire, et aussi de peur de ne pas me
faire comprendre, reproduire toutes les expressions et surtout le
mouvement même de son langage. Le boulanger et ses contemporains
parlaient une langue qui me surprit d'abord par la nouveauté du
vocabulaire et de la syntaxe et surtout par un tour abréviatif et
rapide.

Michel aborda la terrasse d'une maison modique, très agréable.

--Nous sommes arrivés, me dit-il, c'est ici que j'habite. Tu souperas
avec des compagnons qui, comme moi, s'occupent de statistique.

--Comment? vous êtes statisticien. Je vous croyais boulanger.

--Je suis boulanger pendant six heures. C'est la durée de la journée,
telle qu'elle est fixée depuis près d'un siècle par le Comité fédéral.
Le reste du temps, je fais de la statistique. C'est la science qui a
remplacé l'histoire. Les anciens historiens contaient les actions
éclatantes d'un petit nombre d'hommes. Les nôtres enregistrent tout ce
qui se produit et tout ce qui se consomme.

Après m'avoir fait passer dans un cabinet d'hydrothérapie établi sur
le toit, Michel me fit descendre dans la salle à manger, éclairée à la
lumière électrique, toute blanche, ornée seulement d'une frise
sculptée de fraisiers en fleurs. La table de faïence colorée était
couverte d'une vaisselle à reflets métalliques. Trois personnes s'y
tenaient, que Michel me nomma:

--Morin, Perceval, Chéron.

Ces trois personnes étaient vêtues pareillement d'une cotte écrue,
d'une culotte de velours et de bas gris. Morin portait une longue
barbe blanche, Chéron et Perceval avaient le visage clair. Leurs
cheveux courts et plus encore la franchise de leur regard leur
donnaient l'air de jeunes garçons. Mais je ne doutai pas que ce ne
fussent des femmes. Perceval me parut assez belle, bien qu'elle ne fût
plus très jeune. Je trouvais Chéron tout à fait charmante. Michel me
présenta:

--Je vous amène le camarade Hippolyte, nommé aussi Dufresne, qui a
vécu parmi les métis, dans les provinces noires des États-Unis
d'Afrique. Il n'a pu dîner à onze heures. Aussi doit-il avoir faim.

J'avais faim. On me servit de petits morceaux découpés en carrés, qui
n'étaient pas mauvais, mais dont je ne reconnus pas le goût. Il y
avait sur la table toutes sortes de fromages. Morin me versa d'une
bière légère, et m'avertit que j'en pouvais boire à ma soif, qu'elle
ne contenait pas d'alcool.

--A la bonne heure, dis-je. Je vois que vous vous préoccupez des
dangers de l'alcool.

--Ils n'existent plus guère, me répondit Morin. Oa a réussi à
supprimer l'alcoolisme avant la fin de l'ère close. Sans cela, il
aurait été impossible d'établir le nouveau régime. Un prolétariat
alcoolique est incapable de s'émanciper.

--N'avez-vous pas aussi, demandai-je en goûtant un morceau bizarrement
découpé, n'avez-vous pas perfectionné l'alimentation?

--Camarade, répondit Perceval, tu veux parler sans doute de
l'alimentation chimique. Elle n'a pas fait encore de grands progrès.
Nous avons beau déléguer nos chimistes aux cuisines... Leurs pilules
ne valent rien. A cela près que nous savons doser convenablement les
aliments caloriques et les aliments nutritifs, nous mangeons presque
aussi grossièrement que les hommes de l'ère close, et nous y prenons
autant de plaisir.

--Nos savants, dit Michel, essayent d'instituer une alimentation
rationnelle.

--Ça, c'est de l'enfantillage, reprit la jeune Chéron. On ne fera rien
de bon tant qu'on n'aura pas supprimé le gros intestin, organe inutile
et nuisible, foyer d'infection microbienne... On y arrivera.

--Comment cela? demandai-je.

--Mais tout simplement par ablation. Et cette suppression, obtenue
d'abord chirurgicalement sur un nombre suffisant d'individus, tendra à
s'établir par l'hérédité et sera plus tard acquise à la race entière.

Ces gens me traitaient avec humanité, me parlaient avec obligeance.
Mais je n'entrais pas facilement dans leurs moeurs ni dans leurs idées
et je m'apercevais que je ne les intéressais en aucune manière et
qu'ils éprouvaient pour mes façons de penser une entière indifférence.
Plus je leur faisais de politesses, plus je décourageais leur
sympathie. Quand j'eus adressé à Chéron quelques compliments pourtant
discrets et sincères, elle ne me regarda même plus.

Après le repas, me tournant vers Morin, qui me semblait intelligent et
doux, je lui dis avec une sincérité qui m'émut moi-même:

--Monsieur Morin, je ne sais rien et je souffre cruellement de ne rien
savoir. Je vous le répète: je viens de loin, de très loin. Dites-moi,
je vous prie, comment fut instituée la fédération européenne, et
donnez-moi une idée de l'ordre social actuel.

Le vieux Morin se récria:

--C'est l'histoire de trois siècles que tu me demandes. Nous en
aurions pour des semaines et des mois. Et il y a bien des choses que
je ne pourrais t'apprendre, parce que je ne les sais pas moi-même.

Je le suppliai de me donner au moins un aperçu très sommaire, comme
aux enfants des écoles.

Alors Morin se renversa dans son fauteuil et dit:

--Pour savoir comment la société actuelle se constitua, il faut
remonter très avant dans le passé.

»L'oeuvre capitale du XXe siècle de l'ère close fut l'extinction de la
guerre.

»Le Congrès arbitral de la Haye, institué en pleine barbarie, ne
contribua guère au maintien de la paix. Mais une autre institution
plus efficace fut créée à cette époque. Dans les parlements des divers
États il se forma des groupes de députés qui se mirent en rapport les
uns avec les autres et prirent l'habitude de délibérer en commun sur
les questions internationales. Exprimant la volonté pacifique d'une
foule croissante d'électeurs, leurs résolutions avaient une grande
autorité et donnaient à réfléchir aux gouvernements, dont les plus
absolus, si l'on excepte la Russie, avaient, dès cette époque, appris
à compter avec le sentiment populaire. Ce qui nous surprend
aujourd'hui, c'est que personne alors ne reconnut, dans ces réunions
de députés venus de tous les pays, le premier essai d'un parlement
international.

»Au reste, le parti de la violence était encore puissant dans les
empires et même dans la République française. Et, si le danger des
guerres dynastiques et de ces guerres diplomatiques, décidées autour
d'une table verte pour maintenir ce qu'on appelait l'équilibre
européen, était conjuré pour toujours, on pouvait encore, dans le
mauvais état industriel où se trouvait l'Europe, redouter que le
conflit des intérêts commerciaux ne produisit quelque terrible
conflagration.

»Le prolétariat, insuffisamment organisé, et n'ayant pas encore
conscience de sa force, n'empêcha pas les luttes à main armée entre
les nations, mais il en diminua la fréquence et la durée.

»Les dernières guerres furent causées par cette folie furieuse du
vieux monde qu'on appelait la politique coloniale. Anglais, Russes,
Allemands, Français, Américains se disputaient âprement, en Asie et en
Afrique, des zones d'influence, comme ils disaient, où ils pussent
établir avec les indigènes, sur le pillage et le massacre, des
relations économiques. Ils détruisirent, en Afrique et en Asie, tout
ce qu'il était possible de détruire. Puis il arriva ce qu'il devait
arriver. Ils gardèrent les colonies pauvres qui leur coûtaient cher et
perdirent les colonies prospères. Sans compter qu'en Asie, un petit
peuple héroïque, instruit par l'Europe, sut se rendre respectable à
l'Europe. C'est un grand service que, dans les temps barbares, le
Japon rendit à l'humanité.

»Quand cette période abominable de la colonisation prit fin, on ne fit
plus de guerre. Mais les États entretenaient encore des armées.

»Cela dit, je vais t'exposer, selon ton désir, les origines de la
société actuelle. Elle est sortie de la société précédente. Dans la
vie morale comme dans la vie individuelle les formes s'engendrent les
unes les autres. La société capitaliste produisit naturellement la
société collectiviste. Au commencement du XIXe siècle de l'ère close
il se fit dans l'industrie une évolution mémorable. A la mince
production des petits artisans propriétaires de leurs outils se
substitua la grande production actionnée par un agent nouveau, d'une
merveilleuse puissance, le capital. Ce fut un grand progrès social.

--Qu'est-ce qui fut un grand progrès social? demandai-je.

--Le régime capitaliste, me répondit Morin. Il apporta à l'humanité
une source incalculable de richesse. En rassemblant les ouvriers par
grandes masses, et en multipliant leur nombre, il créa le prolétariat.
En faisant des travailleurs un immense État dans l'État, il prépara
leur émancipation et leur fournit les moyens de conquérir le pouvoir.

»Pourtant ce régime qui devait produire à l'avenir de si heureux
effets était justement exécré des travailleurs, parmi lesquels il fit
d'innombrables victimes.

»I1 n'est pas de bien social qui n'ait coûté du sang et des larmes. Au
reste, ce régime, qui avait enrichi la terre entière, faillit la
ruiner. Après avoir grandement augmenté la production, il se trouva
incapable de la régler, et se débattit éperdument dans des difficultés
inextricables.

»Tu n'ignores pas entièrement, camarade, les troubles économiques qui
remplirent le XXe siècle. Durant les cent dernières années de la
domination capitaliste, le désordre de la production et le délire de
la concurrence accumulèrent les désastres. Les capitalistes et les
patrons essayèrent vainement, par des groupements gigantesques, de
régler la production et d'anéantir la concurrence. Leurs entreprises
mal conçues s'abîmèrent dans d'immenses catastrophes. Durant cette
période d'anarchie la lutte des classes fut aveugle et terrible. Le
prolétariat, accablé par ses victoires autant que par ses défaites,
écrasé par les débris de l'édifice qu'il renversait sur sa tête,
déchiré par d'effroyables luttes intestines, rejetant avec une
violence aveugle ses chefs les meilleurs et ses amis les plus sûrs,
combattait sans ordre, dans les ténèbres. Cependant il gagnait sans
cesse quelque avantage: augmentation des salaires, diminution des
heures de travail, liberté croissante d'organisation et de propagande,
conquête des pouvoirs publics, progrès dans l'opinion étonnée. On le
croyait perdu par ses divisions et ses erreurs. Mais tous les grands
partis sont divisés et ils commettent tous des fautes. Le prolétariat
avait pour lui la force des choses. Il atteignit vers la fin du siècle
ce point de bien-être qui permet d'arriver à mieux. Camarade, il faut
qu'un parti soit déjà fort pour faire une révolution à son profit. A
la fin du XXe siècle de l'ère close la situation générale était
devenue très favorable aux développements du socialisme. De plus en
plus réduites dans le cours du siècle, les armées permanentes furent
abolies après une résistance désespérée des pouvoirs publics et de la
bourgeoisie possédante, par les Chambres issues du suffrage universel,
sous l'ardente pression du peuple des villes et des campagnes. Depuis
longtemps déjà les chefs d'État gardaient leurs armées, moins en vue
d'une guerre qu'ils ne craignaient ou n'espéraient plus, que pour
contenir à l'intérieur la multitude des prolétaires. Ils cédèrent
enfin. Les armées régulières furent remplacées par des milices imbues
d'idées socialistes. Ce n'était pas sans raison qu'ils avaient
résisté. N'étant plus défendues par des canons et des fusils, les
monarchies tombèrent les unes après les autres et à leur place
s'établit le gouvernement républicain. Seules, l'Angleterre qui avait
préalablement établi un régime que les ouvriers trouvaient
supportable, et la Russie demeurée impériale et théocratique,
restèrent en dehors de ce grand mouvement. On craignait que le tsar,
éprouvant pour l'Europe républicaine les sentiments que la Révolution
française avait inspirés à la grande Catherine, ne levât des armées
pour la combattre. Mais son gouvernement était tombe à ce degré de
faiblesse et d'imbécillité qu'une monarchie absolue peut seule
atteindre. Le prolétariat russe, uni aux intellectuels, se souleva et,
après une succession effroyable d'attentats et de massacres, le
pouvoir passa aux révolutionnaires, qui établirent le régime
représentatif.

»La télégraphie et la téléphonie sans fil étaient alors en usage d'une
extrémité de l'Europe à l'autre et d'un emploi si facile que l'homme
le plus pauvre pouvait parler, quand il voulait et comme il voulait, à
un homme placé sur un point quelconque du globe. Il pleuvait à Moscou
des paroles collectivistes. Les paysans russes entendaient dans leur
lit les discours des camarades de Marseille et de Berlin. En même
temps la direction approximative des ballons et la direction précise
des machines à voler entrèrent dans la pratique. Ce fut la suppression
des frontières. Heure critique entre toutes! Aux coeurs des peuples,
si près de s'unir et de se fondre en une vaste humanité, l'instinct
patriotique se réveilla. Dans tous les pays en même temps la foi
nationaliste, rallumée, jeta des éclairs. Comme il n'y avait plus ni
rois, ni armées, ni aristocratie, ce grand mouvement prit un caractère
tumultueux et populaire. La République française, la République
allemande, la République hongroise, la République roumaine, la
République italienne, la suisse même et la belge, exprimèrent chacune,
par un vote unanime de leur parlement et dans d'immenses meetings, la
résolution solennelle de défendre contre toute agression étrangère le
territoire national et l'industrie nationale. Des lois énergiques
furent promulguées, réprimant la contrebande des machines à voler et
réglementant avec sévérité l'usage du télégraphe sans fil. Partout les
milices furent réorganisées, ramenées au type ancien des armées
permanentes. On vit reparaître les vieux uniformes, les bottes, les
dolmans, les plumes des généraux. A Paris, les bonnets à poil furent
applaudis. Tous les boutiquiers et une partie des ouvriers prirent la
cocarde tricolore. Dans tous les centres métallurgiques on fondait des
canons et des plaques de blindage. On s'attendait à des guerres
terribles. Ce furieux élan se prolongea trois ans, sans choc, puis se
ralentit insensiblement. Les milices reprirent peu à peu un aspect et
des sentiments bourgeois. L'union des peuples, qui semblait reculée
dans un lointain fabuleux, était proche. Les énergies pacifiques se
développaient de jour en jour; les collectivistes faisaient peu à peu
la conquête de la société. Et le jour vint où les capitalistes vaincus
leur abandonnèrent le pouvoir.

--Quel changement! m'écriai-je. Il n'y a pas d'exemple dans l'Histoire
d'une telle révolution.

--Tu penses bien, camarade, reprit Morin, que le collectivisme ne vint
qu'à son heure. Les socialistes n'auraient pu supprimer le capital et
la propriété individuelle si ces deux formes de la richesse n'avaient
été déjà à peu près détruites en fait par l'effort du prolétariat et
plus encore par les développements nouveaux de la science et de
l'industrie.

»On avait bien cru que le premier État collectiviste serait
l'Allemagne; le parti ouvrier y était organisé depuis près de cent ans
et l'on disait partout: «Le socialisme est chose allemande.» La
France, moins bien préparée, la devança pourtant. La révolution
sociale se fit d'abord à Lyon, à Lille et à Marseille, au chant de
_l'Internationale_. Paris résista quinze jours, puis arbora le drapeau
rouge. Le lendemain seulement Berlin proclamait l'état collectiviste.
Le triomphe du socialisme eut pour conséquence la réunion des peuples.

»Les délégués de toutes les Républiques européennes, siégeant à
Bruxelles, proclamèrent la constitution des États-Unis d'Europe.

»L'Angleterre refusa d'en faire partie. Mais elle s'en déclara
l'alliée. Devenue socialiste, elle avait gardé son roi, ses lords et
jusqu'aux perruques de ses juges. Le socialisme dominait alors en
Océanie, en Chine, au Japon et dans une partie de la vaste République
russe. L'Afrique noire, entrée dans la phase capitaliste, formait une
confédération peu homogène. L'Union américaine avait renoncé depuis
peu au militarisme mercantile. L'état du monde se trouvait donc
favorable, en somme, aux libres développements des États-Unis
d'Europe. Pourtant cette union, accueillie par un délire de joie, fut
suivie d'un demi-siècle de troubles économiques et de misères
sociales. Il n'y avait plus d'armées et presque plus de milices;
n'étant pas comprimés, les mouvements populaires n'éclataient pas avec
violence. Mais l'inexpérience ou le mauvais vouloir des gouvernements
locaux entretenait un désordre ruineux.

»Cinquante ans après la constitution des États, les mécomptes étaient
si cruels, les difficultés semblaient à ce point insurmontables, que
les esprits les plus optimistes commençaient à désespérer. De sourds
craquements annonçaient partout la rupture de l'Union. C'est alors que
la dictature d'un comité composé de quatorze ouvriers mit fin à
l'anarchie et organisa la Fédération des peuples européens, telle
qu'elle existe aujourd'hui. Les uns disent que les Quatorze
déployèrent un génie divinateur et une énergie terrible; d'autres
prétendent que c'était des gens médiocres, terrifiés et broyés
eux-mêmes par la nécessité, et qu'ils présidèrent comme malgré eux à
l'organisation spontanée des nouvelles forces sociales. Il est certain
du moins qu'ils n'allèrent pas contre le cours des choses.
L'organisation qu'ils établirent ou virent établir subsiste encore
presque tout entière. La production et la consommation des biens
s'opèrent aujourd'hui, peu s'en faut, comme elles furent alors
réglées. C'est avec justice qu'on a fait partir d'eux l'ère nouvelle.

Morin m'exposa ensuite très sommairement les principes de la société
moderne.

--Elle repose, dit-il, sur la suppression totale de la propriété
individuelle.

--Cela, demandai-je, ne vous est-il pas intolérable?

--Pourquoi, Hippolyte, cela nous serait-il intolérable? Autrefois, en
Europe, l'État percevait l'impôt. Il disposait de ressources qui lui
étaient propres. Maintenant il est également juste de dire qu'il
possède tout et qu'il ne possède rien. Il est plus juste encore de
dire que c'est nous qui possédons tout puisque l'État n'est pas
distinct de nous et qu'il n'est que l'expression de la collectivité.

--Mais, demandai-je, vous n'avez rien en propre, rien; pas même ces
assiettes dans lesquelles vous mangez, pas même votre lit, vos draps,
vos habits?

A cette question, Morin sourit.

--Tu es encore plus simple que je ne croyais, Hippolyte. Comment? Tu
t'imagines que nous n'avons pas la propriété de nos meubles? Quelle
idée te fais-tu donc de nos goûts, de nos instincts, de nos besoins et
de notre genre de vie? Nous prends-tu pour des moines, comme on disait
autrefois, pour des gens dépourvus de tout caractère individuel et
incapables de donner une empreinte personnelle à ce qui les entoure?
Tu erres, mon ami, tu erres. Nous possédons en propre les objets
destinés à notre usage et à notre agrément et nous y sommes plus
attachés que les bourgeois de l'ère close n'étaient attachés à leurs
bibelots, parce que nous avons le goût plus aigu et un sentiment plus
vif des formes. Tous nos camarades un peu affinés possèdent des objets
d'art et en sont très jaloux. Chéron a chez elle des tableaux qui font
sa joie et elle trouverait mauvais que le Comité fédéral lui en
contestât la possession. Je garde là dans cette armoire des dessins
anciens, l'oeuvre presque complet de Steinlen, un des artistes les
plus estimés de l'ère close. Je ne les donnerais ni pour or ni pour
argent.

»D'où sors-tu, Hippolyte? On te dit que notre société est fondée sur
la suppression totale de la propriété individuelle et tu te figures
que cette suppression s'étend aux biens meubles et aux objets usuels.
Mais, homme simple, la propriété individuelle que nous avons
totalement supprimée, c'est la propriété des moyens de productions,
sol, canaux, chemins, mines, matériel, outillage, etc. Ce n'est pas la
propriété d'une lampe ou d'un fauteuil. Ce que nous avons détruit,
c'est la possibilité de détourner au profit d'un individu ou d'un
groupe d'individus les fruits du travail; ce n'est pas la naturelle et
innocente possession des choses amies qui nous entourent.

Morin m'exposa ensuite la répartition des travaux intellectuels et
manuels sur tous les membres de la communauté, selon leurs aptitudes.

--La société collectiviste, ajouta-t-il, ne diffère pas seulement de
la société capitaliste en ce que, dans la première, tout le monde
travaille. Durant l'ère close les gens qui ne travaillaient pas
étaient nombreux; pourtant c'était la minorité. Notre société diffère
surtout de la précédente en ce que, dans celle-ci, le travail n'était
pas coordonné et qu'il s'y faisait beaucoup de choses inutiles. Les
ouvriers produisaient sans ordre, sans méthode, sans concert. Il y
avait dans les villes une multitude de fonctionnaires, de magistrats,
de marchands, d'employés qui travaillaient sans produire. Il y avait
des soldats. Le fruit du travail n'était pas bien réparti. Les douanes
et les tarifs qu'on établissait pour remédier au mal, l'aggravaient.
Tout le monde souffrait. La production et la consommation sont
maintenant exactement réglées. Enfin notre société diffère de
l'ancienne en ce que nous jouissons tous des bienfaits de la machine
dont l'usage dans l'âge capitaliste était souvent désastreux pour les
travailleurs.

Je demandai comment il avait été possible de constituer une société
composée tout entière d'ouvriers.

Morin me fit remarquer que l'aptitude de l'homme au travail est
générale et que c'est un des caractères essentiels de la race.

--Dans les temps barbares, et jusqu'à la fin de l'ère close, les
aristocrates et les riches ont toujours montré leur préférence pour le
travail manuel. Ils ont peu exercé leur intelligence, et seulement par
exception. Leur goût s'est porté constamment sur des occupations
telles que la chasse et la guerre, où le corps a plus de part que
l'esprit. Ils montaient à cheval, conduisaient des voitures, faisaient
de l'escrime, tiraient au pistolet. On peut donc dire qu'ils
travaillaient de leurs mains. Leur travail était stérile ou nuisible,
parce qu'un préjugé leur interdisait tout travail utile ou bienfaisant
et aussi parce que, de leur temps, le travail utile se faisait le plus
souvent dans des conditions ignobles et dégoûtantes. Il n'a pas été
trop difficile, en remettant le travail en honneur, d'en donner le
goût à tout le monde. Les hommes des âges barbares étaient fiers de
porter un sabre ou un fusil. Les hommes d'aujourd'hui sont fiers de
manier une bêche ou un marteau. Il y a dans l'humanité un fond qui ne
change guère.

Morin m'ayant dit qu'on avait perdu jusqu'au souvenir de toute
circulation monétaire:

--Comment, lui demandai-je, à défaut de numéraire, opérez-vous les
transactions?

--Nous échangeons les produits au moyen de bons semblables à celui que
tu as reçu, camarade, et qui correspondent aux heures de travail que
nous faisons. La valeur des produits est mesurée sur la durée du
travail qu'ils ont coûté. Le pain, la viande, la bière, les habits, un
aéroplane, valent _x_ heures, _x_ jours de travail. Sur chacun de ces
bons, qui nous sont délivrés, la collectivité, ou, comme on disait
autrefois, l'État, retient un certain nombre de minutes pour les
affecter aux ouvrages improductifs, aux réserves alimentaires et
métallurgiques, aux maisons de retraite et de santé, etc., etc.

--Et ces minutes, interrompit Michel, vont toujours croissant. Le
Comité fédéral ordonne beaucoup trop de grands travaux dont nous avons
ainsi la charge. Les réserves sont trop considérables. Les magasins
publics regorgent de richesses de toutes sortes. Ce sont nos minutes
de travail qui dorment là. Il y a encore bien des abus.

--Sans doute, répliqua Morin. On pourrait mieux faire. La richesse de
l'Europe, accrue par le travail général et méthodique, est immense.

J'étais curieux de savoir si ces gens-là n'avaient pour mesure du
travail que le temps de l'accomplir et si pour eux la journée du
terrassier ou du gâcheur de plâtre, valait celle du chimiste ou du
chirurgien. Je le demandai ingénument.

--Voilà une sotte question, s'écria Perceval.

Mais le vieux Morin consentit à m'éclairer.

--Toutes les études, toutes les recherches, tous les travaux qui
concourent à rendre la vie meilleure et plus belle sont encouragés
dans nos ateliers et dans nos laboratoires. L'État collectiviste
favorise les hautes études. Étudier c'est produire, puisqu'on ne
produit pas sans étude. L'étude, comme le travail, donne droit à
l'existence. Ceux qui se vouent à de longues et difficiles recherches
s'assurent par cela même une existence paisible et respectée. Un
sculpteur fait en quinze jours la maquette d'une figure: mais il a
travaillé cinq ans pour apprendre à modeler. Et depuis cinq ans l'État
paye sa maquette. Un chimiste découvre en quelques heures les
propriétés singulières d'un corps. Mais il a dépensé des mois à isoler
ce corps et des années à se rendre capable d'une telle oeuvre. Durant
tout ce temps il a vécu aux frais de l'État. Un chirurgien enlève une
tumeur en dix minutes. Mais c'est après quinze ans d'étude et de
pratique. Et voilà quinze ans qu'il reçoit en conséquence des bons de
l'État. Tout homme qui donne en un mois, en une heure, en quelques
minutes le produit du travail de sa vie entière ne fait que rendre
d'un coup à la collectivité ce qu'il en avait reçu chaque jour.

--Sans compter que nos grands intellectuels, dit Perceval, nos
chirurgiens, nos doctoresses, nos chimistes, savent très bien profiter
de leurs travaux et de leurs découvertes pour accroître démesurément
leurs jouissances. Ils se font attribuer des machines aériennes de
soixante chevaux, des palais, des jardins, des parcs immenses. Ce sont
des gens, pour la plupart très âpres à s'emparer des biens de la vie
et qui mènent une existence plus splendide et plus abondante que les
bourgeois de l'ère close. Et le pis est que beaucoup d'entre eux sont
des imbéciles qu'on devrait embaucher dans les moulins, comme
Hippolyte.

Je saluai. Michel approuva Perceval et se plaignit amèrement de la
complaisance de l'État à engraisser les chimistes aux dépens des
autres travailleurs.

Je demandai si le trafic des bons n'en amenait pas la hausse ou la
baisse.

--Le trafic des bons, me répondit Morin, est interdit. En fait on ne
peut pas l'empècher absolument. Il y a chez nous, comme autrefois, des
avares et des prodigues, des laborieux et des paresseux, des riches et
des pauvres, des heureux et des malheureux, des satisfaits et des
mécontents. Mais tout le monde vit, et c'est bien quelque chose.

Je demeurai un moment songeur; puis:

--Monsieur Morin, à vous entendre, il me semble que vous avez réalisé,
autant qu'il était possible, l'égalité et la fraternité. Mais je
crains que ce ne soit aux dépens de la liberté, que j'ai appris à
chérir comme le premier des biens.

Morin haussa les épaules.

--Nous n'avons pas établi l'égalité. Nous ne savons ce que c'est. Nous
avons assuré la vie à tout le monde. Nous avons mis le travail en
honneur. Après cela, si le maçon se croit supérieur au poète et le
poète au maçon, c'est leur affaire. Tous nos travailleurs s'imaginent
que leur genre de travail est le premier du monde. Il y a plus
d'avantages à cela que d'inconvénients.

»Camarade Hippolyte, tu sembles avoir beaucoup lu les livres du XIXe
siècle de l'ère close, que l'on n'ouvre plus guère: tu parles leur
langage, qui nous est devenu étranger. Nous ne concevons pas
facilement aujourd'hui que les anciens amis du peuple aient pu prendre
pour devise: _Liberté, Égalité, Fraternité_. La liberté ne peut pas
être dans la société, puisqu'elle n'est pas dans la nature. Il n'y a
pas d'animal libre. On disait autrefois d'un homme qu'il était libre
quand il n'obéissait qu'aux lois. C'était puéril. On a fait d'ailleurs
un si étrange usage du mot de liberté dans les derniers temps de
l'anarchie capitaliste, que ce mot a fini par exprimer uniquement la
revendication des privilèges. L'idée d'égalité est moins raisonnable
encore, et elle est fâcheuse en ce qu'elle suppose un faux idéal. Nous
n'avons pas à rechercher si les hommes sont égaux entre eux. Nous
devous veiller à ce que chacun fournisse tout ce qu'il peut donner et
reçoive tout ce dont il a besoin. Quant à la fraternité, nous savons
trop comment les frères ont traité les frères pendant des siècles.
Nous ne disons pas que les hommes sont mauvais. Nous ne disons pas
qu'ils sont bons. Ils sont ce qu'ils sont. Mais ils vivent en paix
quand ils n'ont plus de causes de se battre. Nous n'avons qu'un mot
pour exprimer notre ordre social. Nous disons que nous sommes en
harmonie. Et il est certain qu'aujourd'hui toutes les forces humaines
agissent de concert.

--Aux siècles, lui dis-je, de ce que vous appelez l'ère close, on
aimait mieux posséder que jouir. Et je conçois qu'au rebours vous
aimiez mieux jouir que posséder. Mais ne vous est-il pas pénible de
n'avoir pas de biens à laisser à vos enfants?

--Dans les temps capitalistes, répliqua vivement Morin, combien
d'hommes laissaient un héritage? Un sur mille, un sur dix mille. Sans
compter que de nombreuses générations ne connurent point la liberté de
tester. Quoi qu'il en soit, la transmission de la fortune par voie
d'héritage était parfaitement concevable quand la famille existait.
Mais maintenant...

--Quoi! m'écriai-je, vous ne vivez pas en famille?

Ma surprise, que j'avais laissé voir, parut comique à la camarade
Chéron.

--Nous savons en effet, me dit-elle, que le mariage subsiste chez les
Cafres. Nous, les Européennes, nous ne faisons point de promesses; ou
si nous en faisons, la loi l'ignore. Nous estimons que la destinée
entière d'un être humain ne saurait dépendre d'un mot. Il subsiste
pourtant un reste des coutumes de l'ère close. Quand une femme se
donne, elle jure fidélité sur les cornes de la lune. En réalité, ni
l'homme ni la femme ne prennent d'engagement. Et il n'est pas rare que
leur union dure autant que la vie. Ils ne voudraient ni l'un ni
l'autre être l'objet d'une fidélité gardée au serment et non pas
assurée par des convenances physiques et morales. Nous ne devons rien
à personne. Un homme autrefois persuadait à une femme qu'elle lui
appartenait. Nous sommes moins simples. Nous croyons qu'un être humain
n'appartient qu'à lui seul. Nous nous donnons quand nous voulons et à
qui nous voulons.

»D'ailleurs nous n'avons pas honte de céder au désir. Nous ne sommes
pas hypocrites. Il y a seulement quatre cents ans, les hommes
n'entendaient rien à la physiologie, et cette ignorance était cause de
grandes illusions et de cruelles surprises. Hippolyte, quoi qu'en
disent les Cafres, il faut subordonner la société à la nature et non,
comme on l'a fait trop longtemps, la nature à la société.

Perceval appuya les paroles de sa camarade:

--Pour te montrer, ajouta-t-elle, comment la question des sexes est
réglée dans notre société, je t'apprendrai, Hippolyte, que, dans
beaucoup d'usines, le délégué à l'embauchage ne demande pas même si
l'on est homme ou femme. Le sexe d'une personne n'intéresse pas la
collectivité.

--Mais les enfants?

--Quoi? les enfants?

--Ne sont-ils point abandonnés, n'ayant pas de famille?

--D'où te peut venir une semblable idée? L'amour maternel est un
instinct très fort chez la femme. Dans l'affreuse société passée, on
voyait des mères braver la misère et la honte pour élever leurs
enfants naturels. Pourquoi les nôtres, exemptes de honte et de misère,
abandonneraient-elles leurs petits? Il y a parmi nous beaucoup de
bonnes compagnes et beaucoup de bonnes mères. Mais le nombre est très
grand et s'accroît sans cesse des femmes qui se passent d'hommes.

Chéron fit à ce propos une observation assez étrange.

--Nous avons, dit-elle, sur les caractères sexuels, des notions que ne
soupçonnait pas la simplicité barbare des hommes de l'ère close. De ce
qu'il y a deux sexes et qu'il n'y en a que deux, on tira longtemps des
conséquences fausses. On en conclut qu'une femme est absolument femme
et un homme absolument homme. La réalité n'est pas telle, il y a des
femmes qui sont beaucoup femmes, et des femmes qui le sont peu. Ces
différences, autrefois dissimulées par le costume et le genre de vie,
masquées par le préjugé, apparaissent clairement dans notre société.
Ce n'est pas tout, elles s'accentuent et deviennent plus sensibles à
chaque génération. Depuis que les femmes travaillent comme les hommes,
agissent et pensent comme les hommes, on en voit beaucoup qui
ressemblent à des hommes. Nous arriverons peut-être un jour à créer
des neutres, à faire des ouvrières, comme on dit des abeilles. Ce sera
un grand avantage: on pourra augmenter le travail sans augmenter la
population d'une manière disproportionnée avec les biens nécessaires.
Nous redoutons également le déficit et l'excédent des naissances.

Je remerciai Perceval et Chéron de m'avoir obligeamment renseigné sur
un sujet si intéressant et demandai si l'instruction n'était pas
négligée dans la société collectiviste et s'il y avait encore une
science spéculative et des arts libéraux.

Voici ce que le vieux Morin me répondit:

--L'instruction, à tous les degrés, est très développée. Les camarades
savent tous quelque chose; ils ne savent pas les mêmes choses et n'ont
rien appris d'inutile. On ne perd plus le temps à étudier le droit et
la théologie. Chacun prend des arts et des sciences ce qui lui
convient. Nous avons encore beaucoup d'ouvrages anciens, bien que la
plupart des livres imprimés avant l'ère nouvelle aient péri. On
imprime encore des livres; on en imprime plus que jamais. Pourtant la
typographie tend à disparaître. Elle sera remplacée par la
phonographie. Déjà les poètes et les romanciers s'éditent
phonographiquement. Et l'on a imaginé pour la publication des pièces
de théâtre une combinaison très ingénieuse du phono et du cinémato qui
reproduit tout ensemble le jeu et la voix des acteurs.

--Vous avez des poètes? des auteurs dramatiques?

--Non seulement nous avons des poètes, mais nous avons une poésie. Les
premiers, nous avons délimité le domaine de la poésie. Avant nous,
beaucoup d'idées étaient exprimées en vers, qui pouvaient l'être mieux
en prose. On rimait des récits. C'était une survivance du temps où
l'on rédigeait en langage mesuré les dispositions législatives et les
recettes d'économie rurale. Maintenant les poètes ne disent plus que
des choses délicates qui n'ont pas de sens, et leur grammaire, leur
langue leur appartiennent en propre comme leurs rythmes, leurs
assonances et leurs allitérations. Quant à notre théâtre, il est
presque exclusivement lyrique. Une connaissance exacte de la réalité
et une vie sans violence nous ont rendus presque indifférents au drame
et à la tragédie. L'unification des classes et l'égalité des sexes ont
enlevé à la vieille comédie presque toute sa matière. Mais jamais la
musique n'a été si belle ni tant aimée. Nous admirons surtout la
sonate et la symphonie.

»Notre société est très favorable aux arts du dessin. Beaucoup de
préjugés, qui nuisaient à la peinture, ont disparu. Notre vie est plus
claire et plus belle que la vie bourgeoise, et nous avons un vif
sentiment de la forme. La sculpture est plus florissante encore que la
peinture, depuis qu'elle s'est associée intelligemment à la décoration
des palais publics et des habitations privées. Jamais on n'avait tant
fait pour l'enseignement de l'art. Si tu conduis quelques minutes
seulement ton aéroplane sur une de nos rues, tu seras surpris du
nombre des écoles, et des musées.

--Enfin, demandai-je, êtes-vous heureux?

Morin secoua la tète:

--Il n'est pas dans la nature humaine de goûter un bonheur parfait. On
n'est pas heureux sans effort et tout effort comporte la fatigue et la
souffrance. Nous avons rendu la vie supportable à tous. C'est quelque
chose. Nos descendants feront mieux. Notre organisation n'est pas
immuable. Il y a seulement cinquante ans, elle était différente de ce
qu'elle est aujourd'hui. Et des observateurs subtils croient
s'apercevoir que nous allons vers de grands changements. Il se peut.
Mais les progrès de la civilisation humaine seront désormais
harmonieux et pacifiques.

--Ne craignez-vous pas, au contraire, lui demandai-je, que cette
civilisation dont vous semblez satisfait, ne soit détruite par une
invasion de barbares? Il reste encore, m'avez-vous dit, en Asie et en
Afrique, de grands peuples noirs ou jaunes, qui ne sont pas entrés
dans votre concert. Ils ont des armées et vous n'en avez pas. S'ils
vous attaquaient...

--Notre défense est assurée. Seuls les Américains et les Australiens
pourraient lutter contre nous, parce qu'ils sont aussi savants que
nous. Mais l'océan nous sépare et la communauté des intérêts nous
assure leur amitié. Quant aux nègres capitalistes, ils en sont encore
aux canons d'acier, aux armes à feu et à toute la vieille ferraillé du
XXe siècle. Que pourraient ces antiques engins contre une décharge de
rayons Y? Nos frontières sont défendues par l'électricité. Il règne
autour de la fédération une zone de foudre. Un petit homme à lunettes
est assis je ne sais où, devant un clavier. C'est notre unique soldat.
Il n'a qu'à mettre le doigt sur une touche pour pulvériser une armée
de cinq cent mille hommes.

Morin hésita un moment. Puis il reprit d'une voix plus lente:

--Si notre civilisation était menacée, ce ne serait pas par ses
ennemis du dehors. Ce serait par ses ennemis du dedans.

--Il y en a donc?

--Il y a les anarchistes. Ils sont nombreux, ardents, intelligents.
Nos chimistes, nos professeurs de sciences et de lettres sont presque
tous anarchistes. Ils attribuent à la réglementation du travail et des
produits la plupart des maux qui affligent encore la société. Ils
prétendent que l'humanité ne sera heureuse que dans l'état d'harmonie
spontanée qui naîtra de la destruction totale de la civilisation. Ils
sont dangereux. Ils le seraient davantage si nous les réprimions. Mais
nous n'en avons ni l'envie ni les moyens. Nous n'avons aucun pouvoir
de contrainte ou de répression, et nous en trouvons bien. Dans les
âges barbares, les hommes se faisaient de grandes illusions sur
l'efficacité des peines. Nos pères ont supprimé tout l'ordre
judiciaire. Ils n'en avaient plus besoin. En supprimant la propriété
privée, ils ont supprimé du même coup le vol et l'escroquerie. Depuis
que nous portons des défenses électriques, les attentats sur les
personnes ne sont plus à craindre. L'homme est devenu respectable à
l'homme. On commet encore des crimes passionnels, on en commettra
toujours. Pourtant ces sortes de crimes, quand ils sont impunis,
deviennent plus rares. Tout notre corps judiciaire se compose de
prud'hommes élus qui jugent gratuitement les contraventions et les
contestations.

Je me levai, et, remerciant mes compagnons de leur bienveillance, je
demandai à Morin la faveur de lui faire une dernière question.

--Vous n'avez plus de religion?

--Nous en avons au contraire un grand nombre et quelques-unes assez
nouvelles. Pour ne parler que de la France, nous avons la religion de
l'humanité, le positivisme, le christianisme et le spiritisme. Dans
certaines contrées, il reste des catholiques, mais peu nombreux et
divisés en plusieurs sectes, à la suite des schismes qui se
produisirent au XXe sièicle, quand l'Église fut séparée de l'État. Il
n'y a plus de pape depuis longtemps.

--Tu te trompes, dit Michel. Il y a encore un pape. Le hasard me l'a
fait connaître. C'est Pie XXV, teinturier, _via dell' Orso_, à Rome.

--Comment! m'écriai-je, le pape est teinturier?

--Qu'y a-t-il de surprenant à cela? Il faut bien qu'il ait un métier,
comme tout le monde.

--Mais son Église?

--Il est reconnu par quelques milliers de personnes, en Europe.

A ces mots, nous nous séparâmes. Michel m'avertit que je trouverais un
logis dans le voisinage et que Chéron m'y conduirait en rentrant chez
elle.

La nuit était éclairée par une lumière d'opale, pénétrante en même
temps et douce. Le feuillage en recevait l'éclat de l'émail. Je
marchais à côté de Chéron.

Je l'observais. Ses chaussures plates donnaient à sa démarche de la
solidité, à son corps de l'aplomb et, bien que ses vêtements d'homme
la fissent paraître plus petite qu'elle n'était, bien qu'elle eût une
main dans la poche, son allure, toute simple, ne manquait pas de
fierté. Elle regardait librement à droite et à gauche. C'est la
première femme à qui je voyais cet air de curiosité tranquille et de
flânerie amusée. Ses traits avaient, sous le béret, de la finesse et
de l'accent. Elle m'irritait et me charmait. Je craignais qu'elle ne
me trouvât bête et ridicule. Tout au moins, il était visible que je
lui inspirais une extrême indifférence. Pourtant elle me demanda tout
à coup quel était mon état. Je répondis au hasard que j'étais
électricien.

--Moi aussi, me dit-elle.

J'arrêtai prudemment la conversation.

Des sons inouïs remplissaient l'air nocturne de leur bruit tranquille
et régulier, que j'écoutais avec effroi comme la respiration du génie
monstrueux de ce monde nouveau.

A mesure que je l'observais davantage, je me sentais pour
l'électricienne un goût qu'une pointe d'antipathie avivait.

--Alors, lui dis-je tout à coup, vous avez réglé scientifiquement
l'amour, et c'est une affaire qui ne trouble plus personne.

--Tu te trompes, me répondit-elle. Sans doute nous n'en sommes plus à
l'imbécillité furieuse de l'ère close, et le domaine entier de la
physiologie humaine est désormais affranchi des barbaries légales et
des terreurs théologiques. Nous ne nous faisons plus une fausse et
cruelle idée du devoir. Mais les lois qui règlent l'attrait des corps
pour les corps nous restent mystérieuses. Le génie de l'espèce est ce
qu'il fut et ce qu'il sera toujours, violent et capricieux.
Aujourd'hui comme autrefois l'instinct est plus fort que la raison.
Notre supériorité sur les anciens est moins de le savoir que de le
dire. Nous avons en nous une force capable de créer les mondes, le
désir, et tu veux que nous puissions la régler. C'est trop nous
demander. Nous ne sommes plus des barbares. Nous ne sommes pas encore
des sages. La collectivité ignore totalement tout ce qui concerne les
rapports des sexes. Ces rapports sont ce qu'ils peuvent, tolérables le
plus souvent, rarement délicieux, parfois horribles. Mais ne crois
pas, camarade, que l'amour ne trouble plus personne.

Il m'était impossible de discuter des idées si étranges. J'amenai la
conversation sur le caractère des femmes. Chéron en vint à me dire
qu'il y en avait de trois sortes, les amoureuses, les curieuses et les
indifférentes. Je lui demandai alors de quelle sorte elle était.

Elle me regarda avec un peu de hauteur et me dit:

--Il y a aussi plusieurs sortes d'hommes. Il y a d'abord les
impertinents...

Ce mot me la fit paraître beaucoup plus contemporaine qu'il ne m'avait
semblé jusque-là. C'est pourquoi je me mis à lui tenir le langage qui
m'était habituel dans de semblables occasions. Et après plusieurs
paroles futiles et frivoles:

--Voulez-vous m'accorder une faveur? Dites-moi votre petit nom.

--Je n'en ai pas.

Elle vit que cela me semblait disgracieux. Car elle reprit un peu
piquée:

--Penses-tu qu'une femme ne puisse plaire que si elle a un petit nom,
comme les dames d'autrefois, un nom de baptême, Marguerite, Thérèse ou
Jeanne?

--Vous me prouvez bien le contraire.

Je cherchai son regard et ne le trouvai pas. Elle avait l'air de
n'avoir pas entendu. Je n'en pouvais douter: elle était coquette.
J'étais ravi. Je lui dis que je la trouvais charmante, que je
l'aimais, et je le lui redis. Elle m'en laissa tout le temps et me
demanda après:

--Qu'est-ce que cela veut dire?

Je devins pressant.

Elle me le reprocha:

--Ce sont des manières de sauvage.

--Je vous déplais.

--Je ne dis pas cela.

--Chéron! Chéron! est-ce qu'il vous en coûterait beaucoup de...

Nous nous assîmes sur un banc ombragé par un orme. Je lui pris la
main, la portai à mes lèvres... Tout à coup, je ne sentis, ne vis plus
rien, et je me trouvai couché dans mon lit. Je me frottai les yeux,
que piquait la lumière matinale, et je reconnus mon valet de chambre
qui, dressé devant moi, l'air stupide, me disait:

--Monsieur, il est neuf heures. Monsieur m'a dit de réveiller monsieur
à neuf heures. Je viens dire à monsieur qu'il est neuf heures.

VI


Quand Hippolyte Dufresne eut achevé sa lecture, ses amis lui
adressèrent les félicitations convenables.

Nicole Langelier, lui appliquant les paroles de Critias à Triéphon:

--Tu sembles, lui dit-il, avoir dormi sur la pierre blanche, au milieu
du peuple des songes, puisque tu as fait un si long rêve durant une
nuit si courte.

--Il n'est pas probable, dit Joséphin Leclerc, que l'avenir soit tel
que vous l'avez vu. Je ne souhaite pas l'avènement du socialisme, mais
je ne le crains pas. Le collectivisme au pouvoir serait tout autre
chose qu'on ne s'imagine. Qui donc a dit, reportant sa pensée au temps
de Constantin et des premières victoires de l'Église: «Le
christianisme triomphe. Mais il triomphe aux conditions imposées par
la vie à tous les partis politiques et religieux. Tous, quels qu'ils
soient, ils se transforment si complètement dans la lutte, qu'après la
victoire, il ne leur reste d'eux-mêmes que leur nom et quelques
symboles de leur pensée perdue.»

--Faut-il donc renoncer à connaître l'avenir? demanda M. Goubin.

Mais Giacomo Boni, qui en creusant quelques pieds de terre était
descendu de l'époque actuelle à l'âge de la pierre:

--En somme l'humanité change peu, dit-il. Ce qui sera c'est ce qui
fut.

--Sans doute, répliqua Jean Boilly, l'homme, ou ce que nous appelons
l'homme, change peu. Nous appartenons à une espèce définie.
L'évolution de l'espèce est forcément comprise dans la définition de
l'espèce. Elle ne comporte pas d'infinies metamorphoses. On ne peut
concevoir l'humanité après sa transformation. Une espèce transformée
est une espèce disparue. Mais quelle raison avons-nous de croire que
l'homme est le terme de l'évolution de la vie sur la terre? Pourquoi
supposer que sa naissance a épuisé les forces créatrices de la nature,
et que la mère universelle des flores et des faunes, après l'avoir
formé, devint à jamais stérile? Un philosophe naturaliste, qui ne
s'effraie point de sa propre pensée, H.-G. Wells, a dit: «L'homme
n'est pas final.» Non, l'homme n'est ni le principe ni la fin de la
vie terrestre. Avant lui, sur le globe, des formes animées se
multiplièrent au fond des mers, dans le limon des plages, dans les
forêts, les lacs, les prairies et sur les montagnes chevelues. Après
lui des formes nouvelles se développeront encore. Une race future,
sortie, peut-être de la nôtre, n'ayant, peut-être, avec nous aucun
lien d'origine, nous succédera dans l'empire de la planète. Ces
nouveaux génies de la terre nous ignoreront ou nous mépriseront. Les
monuments de nos arts, s'ils en découvrent des vestiges, n'auront
point de sens pour eux. Dominateurs futurs, dont nous ne pouvons pas
plus deviner l'esprit, que le palaeopithèque des monts Siwalik n'a pu
pressentir la pensée d'Aristote, de Newton et de Poincaré.

FIN





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