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Title: Delphine
Author: Staël, Madame de (Anne-Louise-Germaine)
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Delphine" ***


images generously made available by the Bibliothèque
nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr.



DELPHINE,

PAR

MME LA BARONNE DE STAËL;



ÉDITION REVUE ET CORRIGÉE,

TERMINÉE PAR UN NOUVEAU DÉNOUEMENT,
ET PRÉCÉDÉE DE RÉFLEXIONS SUR LE BUT MORAL DE L'OUVRAGE.

Un homme doit savoir braver l'opinion, une femme s'y soumettre.

Mélanges, de Mme Necker.



A PARIS, A STRASBOURG et à LONDRES, même Maison de commerce.


1820.



AVERTISSEMENT

DE L'AUTEUR,

POUR CETTE NOUVELLE ÉDITION.


Il y a plusieurs changemens dans cette édition, mais le plus important
de tous, c'est la conclusion, qui est entièrement nouvelle. Je me suis
rendue aux observations qui m'ont été faites sur le dénoûment qui
existoit d'abord. On m'a dit qu'il rappeloit les événemens de la
révolution, au milieu d'une situation tout idéale. On m'a dit que ce
dénoûment n'étoit pas l'effet immédiat des caractères, et qu'il ôtoit
au roman de _Delphine_ le mérite qu'il a peut-être de ne contenir que
des circonstances amenées par les sentimens, et qui ne peuvent être
considérées comme l'effet du hasard. Ces réflexions m'ont convaincue;
et quoiqu'il ne soit pas dans les usages de l'amour-propre de faire
une si grande concession à la critique, _Delphine_ est réimprimée dans
cette édition avec un dénoûment entièrement nouveau, et je prie les
écrivains anglois et allemands qui ont bien voulu traduire ce roman
dans leur langue, d'adopter, pour la traduction, le changement que
j'ai fait dans l'original.

Cependant, comme je crois que l'ancien dénoûment de _Delphine_ avoit
un avantage, celui de retracer avec quelque force les circonstances
déchirantes qui accompagnent la mort de ceux qu'on fait périr pour des
opinions politiques, j'ai conservé ce morceau dans une anecdote
nouvelle intitulée _Charles et Pauline_ [Cette nouvelle ne s'est point
trouvée dans les manuscrits de ma mère; et j'ai même tout lieu de
croire qu'elle n'a jamais été achevée. (Note de l'Éditeur.)], qui se
trouve aussi dans cette édition; enfin j'y ai de plus ajouté quelques
réflexions sur le but moral de Delphine.

QUELQUES RÉFLEXIONS SUR LE BUT MORAL DE DELPHINE.


Ce n'est point une apologie de _Delphine_ que je veux écrire, il faut
qu'un livre se défende lui-même: on est souvent injuste pour les
personnes, on ne l'est jamais à la longue pour les ouvrages. La
calomnie défigure à son gré les opinions et les sentimens qui
composent l'existence privée d'une femme, et peut ainsi remplir
d'amertume une vie sans défense; mais les écrits étant aussi publics
que les critiques dont ils deviennent l'objet, le combat est moins
inégal; et je crois fermement que ni la bienveillance ni la haine
n'ont jamais fait le sort d'un ouvrage: le cercle de la faveur ou de
la défaveur est si petit, en comparaison de l'imposante impartialité
du temps et de la justice éclairée des hommes livrés à leurs
impressions naturelles! Mais il m'a semblé qu'en montrant le but que
je m'étois proposé dans _Delphine_, je pourrois présenter quelques
réflexions utiles sur la véritable moralité des actions humaines et
les jugemens que la société porte sur ces actions. Cette espérance m'a
déterminée à traiter ce sujet.

C'est une question intéressante à se proposer que de savoir pourquoi
la société en général est infiniment plus sévère pour les fautes qui
tiennent à une trop grande indépendance de caractère, à des qualités
trop peu mesurées, à une âme trop susceptible d'enthousiasme, que pour
les torts de personnalité, de sécheresse et de dissimulation. Puisque
la société est ainsi, il faut en chercher la cause; et sans se perdre
en déclamations contre l'injustice des hommes, examiner par quelle
association d'idées ils sont conduits à un tel résultat. Chaque
individu pris séparément vous dira qu'il aime infiniment mieux
rencontrer un caractère tel que celui de _Delphine_, sensible,
imprudent, inconsidéré, qu'un caractère égoïste, habile et froid; et
cependant la société ménagera l'un, et poursuivra l'autre sans pitié.
La raison de ce contraste entre les opinions de chacun et de tous,
c'est, je crois, que chaque homme en particulier trouve de l'avantage
dans ses rapports avec ceux qui ont, si je puis m'exprimer ainsi, des
torts généreux, une bonté sans calcul, une franchise imprévoyante;
mais la société réunie prend un esprit de corps, un désir de se
maintenir telle qu'elle est, une personnalité collective enfin, et ce
sentiment la porte à préférer les caractères égoïstes et durs dans
leurs relations intimes, lorsqu'ils respectent extérieurement les
convenances reçues, aux caractères plus intéressans en eux-mêmes,
quand ils s'affranchissent trop souvent du joug que l'opinion veut
imposer. Une morale parfaite s'accorde avec tous les genres d'intérêts
que peuvent avoir les individus et la société, parce que la morale
dans sa pureté est tellement en harmonie avec la nature de l'homme,
que les puissans comme les foibles, les particuliers comme les corps,
les esprits médiocres comme les esprits supérieurs l'approuvent et la
respectent. Il n'en est pas de même des qualités naturelles; elles ont
beaucoup moins de régularité que les vertus, et quand elles ne sont
pas guidées par des principes très-austères, elles causent plus
d'ombrage à la foule des gens médiocres, que des défauts négatifs,
préservateurs de soi-même, mais qui ne troublent point cette
législation des convenances à l'abri de laquelle se reposent les
préjugés et les amours-propres. On a dit que l'hypocrisie étoit un
hommage rendu à la vertu; la société prend cet hommage pour elle, et,
comme toutes les autorités, elle juge les actions des hommes seulement
dans leurs rapports avec son intérêt. Il y a aussi dans les caractères
d'une franchise remarquable, tels que celui de Delphine, dans ces
caractères qui n'admettent ni prétextes ni détours pour les
témoignages et l'expression des sentimens nobles et tendres, une
puissance singulièrement importune à la plupart des hommes. Plusieurs
essayent de traduire par une vertu ce que leur intérêt leur inspire,
et mutuellement on se passe tous ces sophismes, espérant bien tromper
à son tour, pour récompense de s'être laissé tromper; mais quand il
arrive au milieu de ce paisible et doucereux accord un caractère
inconsidérément vrai, il semble que ce qu'on appelle la civilisation
en soit troublée et qu'il n'y ait plus de sûreté pour personne, si
toutes les actions reprennent leur nom, et toutes les paroles leur
sens. Enfin la supériorité de l'esprit et de l'âme suffit à elle seule
pour alarmer la société. La société est constituée pour l'intérêt de
la majorité, c'est-à-dire des gens médiocres: lorsque des personnes
extraordinaires se présentent, elle ne sait pas trop si elle doit en
attendre du bien ou du mal; et cette inquiétude la porte
nécessairement à les juger avec rigueur. Ces vérités générales
s'appliquent aux femmes d'une manière bien plus forte encore: il est
convenu qu'elles doivent respecter toutes les barrières, porter tous
les genres de joug; et comme il y auroit de l'inconvénient pour le
bonheur de la société en général à ce que le plus grand nombre des
femmes eût des sentimens passionnés ou même des lumières
très-étendues, il n'est pas étonnant qu'à cet égard la société redoute
tout ce qui fait exception, même dans le sens le plus favorable.

Le caractère de Delphine, les malheurs qui résultent pour elle de ce
caractère prouvent précisément ce que je viens de développer. Je n'ai
jamais voulu présenter Delphine comme un modèle à suivre; mon
épigraphe prouve que je blâme et Léonce et Delphine, mais je pense
qu'il étoit utile et sévèrement moral de montrer comment avec un
esprit supérieur on fait plus de fautes que la médiocrité même, si
l'on n'a pas une raison aussi puissante que son esprit; et comment
avec un coeur généreux et sensible, l'on se livre à beaucoup
d'erreurs, si l'on ne se soumet pas à toute la rigidité de la morale.
Il faut un gouvernail d'autant plus fort qu'il y a plus de vent dans
les voiles. On demandoit à Richardson pourquoi il avoit rendu Clarisse
si malheureuse: _C'est_, répondit-il, _parce que je n'ai jamais pu lui
pardonner d'avoir quitté la maison de son père_. Je pourrois aussi
dire avec vérité que je n'ai pas dans mon roman pardonné à Delphine de
s'être livrée à son sentiment pour un homme marié, quoique ce
sentiment soit resté pur. Je ne lui ai pas pardonné les imprudences
que l'entraînement de son caractère lui a fait commettre, et j'ai
présenté tous ses revers comme en étant la suite immédiate.

Mais la moralité de ce roman ne se borne point à l'exemple de
Delphine: j'ai voulu montrer aussi ce qui peut être condamnable dans
la rigueur que la société exerce contre elle; et, quoique je vienne de
développer avec impartialité les motifs de cette rigueur, je crois que
dans les grandes villes surtout les jugemens que l'on porte sur les
actions et les caractères n'ont pas pour base les véritables principes
de la moralité. La première des vertus, la plus touchante des
qualités, c'est la bonté; il me semble que nous avons un tel besoin de
la pitié les uns des autres, que ce que nous devons craindre avant
tout, ce sont les êtres qui peuvent se résoudre à faire du mal, ou
même ceux qui ne sont pas impatiens de soulager la peine, dès qu'ils
en ont le pouvoir. Or pour condamner une action, pour plaindre,
approuver ou blâmer un caractère, il me semble qu'il faudroit toujours
se demander quel rapport a cette action ou ce caractère avec le
principe de tout bien, la bonté. Je sais qu'une personne imprudente
peut faire du mal sans le vouloir, mais il est si facile de la
ramener, mais on est si certain de son repentir et de son besoin de
réparer, qu'il est impossible d'assimiler ce genre de tort à la
moindre action réfléchie qui auroit pour but d'affliger qui que ce
fût. Il me semble que toutes les pages de _Delphine_ rendent à la
bonté le culte qui lui est dû, et sous ce rapport encore il me semble
que cet ouvrage est utile; car après une longue révolution, les coeurs
se sont singulièrement endurcis, et cependant jamais on n'eut plus
besoin de cette sympathie pour la douleur qui est le véritable lien
des êtres mortels entre eux.

Il est si vrai que la première qualité des hommes est la bonté, que
dans les grandes crises de la destinée, lorsque le malheur fait taire
et l'amour-propre et l'envie, ce qu'on cherche d'abord c'est la
touchante qualité qui apaise les fureurs de l'homme et conserve dans
son coeur quelques rayons de la miséricorde éternelle. Qui n'a pas
éprouvé, dans les temps orageux où nous avons vécu, que notre premier
regard jeté sur un homme puissant étoit pour démêler dans sa
physionomie une expression de bonté? et parmi des juges silencieux,
une sorte de douceur dans les traits ou d'attendrissement dans les
regards nous désignoit d'avance notre semblable. Ce que tous les
hommes éprouvent dans le malheur, les âmes tendres le sentent
habituellement; il n'est point pour elles de prospérités qui les
rendent invulnérables, et dans les momens les plus heureux de leur vie
elles savent combien aisément la pitié pourroit leur devenir
nécessaire.

C'est donc dans la bonté et la générosité, dans ces deux qualités qui
se tiennent par les plus nobles liens et dont chacune est le
complément de l'autre, que consiste la véritable moralité des actions
humaines, savoir résister aux forts et protéger les foibles: _Parcere
subjectis et debellare superbos_. Ces anciens mots renferment tout ce
qu'il y a de divin dans le coeur de l'homme. _Que mon fils soit bon et
fier_, peuvent dire les mères, _et l'indulgence du ciel couvrira le
reste!_ mais l'indulgence des hommes n'est pas si facile à obtenir, et
quelquefois la puissance de la société lutte contre les meilleurs
mouvemens naturels. Souvent un homme est méconnu pour ses qualités
même; plus souvent une femme est perdue par un sentiment d'autant plus
vrai qu'elle étoit moins maîtresse de le cacher, d'autant plus
généreux qu'elle y sacrifioit tous les intérêts de sa vie; et celle
qui, assise en paix au milieu de son cercle, se sera permis d'accuser
le malheur, verra sa considération augmentée par l'impitoyable preuve
de sévérité qu'elle aura nonchalamment donnée. Ce sont ces bizarres
contrastes des jugemens de l'opinion que le roman de _Delphine_ est
destiné à faire ressortir; il dit aux femmes: ne vous fiez pas à vos
qualités, à vos agrémens; si vous ne respectez pas l'opinion, elle
vous écrasera. Il dit à la société: ménagez davantage la supériorité
de l'esprit et de l'âme; vous ne savez pas le mal que vous faites et
l'injustice que vous commettez, quand vous vous laissez aller à votre
haine contre cette supériorité, parce qu'elle ne se soumet pas à
toutes vos lois; vos punitions sont bien disproportionnées avec la
faute, vous brisez des coeurs, vous renversez des destinées qui
auroient fait l'ornement, du monde; vous êtes mille fois plus coupable
à la source du bien et du mal, que ceux que vous condamnez.

Il y a parmi les personnes qui vivent dans l'obscurité beaucoup de
vertus souvent bien supérieures à toutes celles qu'accompagne l'éclat;
mais il y a aussi une espèce de gens médiocres qui sont le vrai fléau
des esprits remarquables et des âmes imprudentes et généreuses: ils
tendent leurs fils imperceptibles pour enlacer tout ce qui prend un
vol élevé; ils s'arment de leurs petites plaisanteries, de leurs
insinuations qu'ils croient fines, de leur ironie qu'ils croient de
bon goût, pour rabattre l'enthousiasme de tous les sentimens nobles;
la morale elle-même perd dans leurs discours son caractère de
générosité et d'indulgence; elle n'est qu'un moyen de blâmer amèrement
les inconvéniens de quelques qualités, mais ne sert plus à exciter
dans le coeur aucun genre d'émulation pour ce qui est bien. Ah! qu'il
n'en est pas ainsi des personnes parfaitement vertueuses et sévères
pour elles seules! quel repos l'on goûte auprès d'elles, lors même
qu'elles vous blâment! On se sent corrigé par la main qui vous
soutiendra; on sait que si l'on n'est pas d'accord en tout, on
s'entend du moins par ce qui constitue véritablement une bonne et
généreuse nature, et je ne craindrois pas de dire à ces âmes
privilégiées que Delphine leur est inférieure, mais qu'elle vaut
souvent mieux que le reste du monde.

On a écrit qu'il n'étoit pas vraisemblable que Delphine pût résister à
l'amour de Léonce, en se livrant autant qu'elle le fait à un sentiment
condamnable. Je pense sans doute, et Delphine même le répète plusieurs
fois, que sa conduite ne doit point être imitée, et c'est parce
qu'elle a donné cet exemple qu'il faut qu'elle soit punie; mais je
crois cependant qu'il y a dans le caractère de Delphine un sentiment
qui doit la préserver, ce sont les sacrifices même qu'elle a faits
pour celui qu'elle aime. Il est doux de dédaigner tous les avantages
de la vie, en respectant sa propre fierté, de se compromettre aux yeux
du monde sans cesser de mériter l'estime de son amant, de le suivre,
s'il le falloit, dans les prisons, dans les déserts, d'immoler tout à
lui, hors ce qu'on croit la vertu, et de lui montrer dans le même
moment que l'univers n'est rien auprès de l'amour, mais que la
délicatesse triomphe encore de cet amour qui avoit triomphé de tout le
reste. Ce sont des sentimens exaltés, romanesques, et qu'une morale
plus sévère doit réprimer; ce sont des sentimens pour lesquels il est
juste de souffrir, mais pour lesquels aussi il est juste d'être
plainte; et les romans qui peignent la vie ne doivent pas présenter
des caractères parfaits, mais des caractères qui montrent clairement
ce qu'il y a de bon et de blâmable dans les actions humaines, et
quelles sont les conséquences naturelles de ces actions.

Lé caractère de Matilde sert à faire ressortir les torts de Delphine,
sans cependant détruire l'intérêt qu'elle doit inspirer; et sous ce
rapport encore, je crois ce roman moral. Matilde n'a point de grâce
dans l'esprit ni dans les manières; son caractère est sec et sa
religion superstitieuse; mais par cela seulement que sa conduite est
vertueuse et ses sentimens légitimes, elle l'emporte dans plusieurs
occasions sur une personne beaucoup plus distinguée et beaucoup plus
aimable qu'elle. Si j'avois fait de Matilde une femme charmante et de
Delphine une femme haïssable, la morale n'a voit rien à gagner à la
préférence qu'auroit méritée Matilde; car l'on auroit pu se dire avec
raison qu'il n'est pas de règle générale que toutes les épouses soient
charmantes et toutes les maîtresses haïssables: mais si une femme
dépourvue d'agrément balance l'intérêt qu'on ressent pour Delphine,
par la simple autorité du devoir et de la vertu, je crois le résultat
de ce tableau très-moral. Si j'avois supposé des vices à Matilde,
j'aurois avili ses droits; si je lui avois donné beaucoup de charmes,
je prêtois à la vertu une force étrangère à elle: mais lorsque
Matilde, avec des défauts et point de séduction, trouve un appui si
puissant dans la seule arme de l'honnêteté, et que Delphine, malgré
toutes ses qualités et tous ses charmes, se sent humiliée en présence
de Matilde, est-il possible de mieux montrer la souveraine puissance
de la morale?

Ce n'est pas tout encore: si j'avois placé la scène dans un des pays
où les moeurs domestiques sont le plus en honneur, l'exemple auroit eu
moins de force; mais c'est au milieu de Paris, dans la classe de la
société où la grâce avoit tant d'empire, que Delphine est
impitoyablement condamnée. La plus amère punition d'une âme délicate
qui a commis une faute, c'est la rigueur exercée contre elle par les
personnes les plus immorales elles-mêmes. Ceux qui ont abjuré tous les
principes trouvent de la protection parmi leurs semblables. Il y a
entre ces sortes de gens un langage qui les aide à se reconnoître;
mais les caractères naturellement vertueux, lors qu'ils dévient de la
route qu'ils s'étoient tracée, sont l'objet d'un déchaînement
universel, et leurs ennemis les plus ardens sont ceux que leurs vertus
mêmes avoient humiliés.

Les malheureux succès de l'immoralité, dont il existe quelques
exemples, ne se rencontrent presque jamais parmi les femmes. La
puissance de la société donne tant de ressources aux hommes, les
intérêts compliqués dont ils se mêlent leur offrent tant de détours,
qu'il en est quelques-uns qui ont su échapper à la punition de leurs
vices; mais les femmes sont mises, par l'ordre social, dans la noble
impossibilité de se soustraire aux malheurs causés par les torts. Il
me semble que le roman de Delphine développe de plusieurs manières
cette utile vérité.

Il étoit nécessaire au but moral que je m'étois proposé que le
caractère de Léonce fût, à beaucoup d'égards, en contraste avec celui
de Delphine; car si, comme elle, il avoit été indépendant de
l'opinion, comment auroit-elle senti les inconvéniens de son propre
caractère? Elle ne pouvoit être punie que dans le coeur de celui
qu'elle aimoit: n'est-ce pas là qu'il falloit la frapper? Au milieu de
toutes les injustices, de tous les revers, si l'affection de l'objet
qui nous est cher restoit profonde, sensible, enthousiaste, par quel
malheur seroit-on atteint! mais ne falloit-il pas montrer que l'amour
ne règne presque jamais seul dans le coeur des hommes, et que leur
affection s'altère quand on la met souvent aux prises avec des
circonstances défavorables. Sans doute c'est à un homme qu'il
appartient de braver la calomnie et de protéger contre elle la femme
qu'il aime; mais c'est précisément parce qu'il a la responsabilité
d'une autre destinée, qu'il s'inquiète davantage de tout ce qui peut
la compromettre. Il ne faut à une femme, pour être heureuse, que la
certitude d'être parfaitement aimée. L'homme qui fait le sort, la
gloire et le bonheur des objets qui l'entourent, s'occupe
nécessairement de tout ce qui peut influer sur leur avenir.

Des personnes dont je considère beaucoup les jugemens, parce qu'ils
sont fondés sur des motifs respectables, ont trouvé que dans la
peinture du caractère de Léonce j'avois l'air de trop honorer une
grande erreur des institutions sociales, le duel. Sans chercher à
discuter ce qu'il ne me convient pas d'approfondir, je dirai que
voulant représenter Léonce comme craintif devant l'opinion, il falloit
nécessairement qu'un autre genre d'audace relevât son caractère, et
qu'une hardiesse, même imprudente, servît à lui faire pardonner une
timidité quelquefois misérable; d'ailleurs, il est utile d'apprendre
aux femmes qu'en bravant les convenances elles ne se compromettent pas
seules, et que l'homme qui les aime, s'il attache du prix à l'opinion,
cherchera, même inconsidérément, tous les moyens de se venger des
attaques dirigées contre leur réputation. Je suis loin, cependant,
d'approuver le caractère de Léonce en entier; puisqu'il est destiné à
faire le malheur de Delphine, il doit nécessairement avoir do grands
torts; mais je crois que Léonce, tel que je l'ai peint, pouvoit être
vivement aimé. Un caractère plus analogue à celui de Delphine auroit
sans doute mieux convenu pour former une union bien assortie, mais il
y a quelque chose d'orageux dans les passions, qui s'accroît par les
inquiétudes mêmes que devoit exciter Léonce.

Un homme susceptible, ombrageux, et cependant doué d'une âme forte et
courageuse, un homme dont le caractère vous présente à la fois un
appui contre les autres, et un danger pour votre propre bonheur,
s'empare vivement de l'imagination des femmes. Les hommes aiment à
éprouver pour les femmes la douce émotion qu'inspire la foiblesse et
la douceur; les femmes veulent admirer et presque redouter cet être
protecteur qui doit soutenir leurs pas tremblans. La chevalerie nous a
représenté les hommes aux pieds des femmes, obéissant à leurs ordres,
se prosternant devant elles; ce sont des formes brillantes dont il
faut conserver toute la grâce; mais il est peut-être vrai qu'il n'y a
point de passion dans le coeur des femmes, si elles n'éprouvent pas
pour l'objet de leur amour une admiration, un respect qui n'est pas
exempt de crainte, et des sentimens de déférence qui vont presque
jusqu'à la soumission. Or, il me semble que les défauts mêmes de
Léonce sont de nature à produire ce genre d'impression.
Malheureusement les causes qui inspirent l'amour ne sont en aucune
manière des garanties de bonheur: il y a dans ce sentiment des
illusions toutes magiques, des peines qui redoublent l'affection, des
torts qui n'éclairent point sur les défauts de ce qu'on aime. Tant que
la surprise n'a point cessé, tant que le charme n'a point disparu,
tant que l'objet de ce sentiment est resté pour vous un être
surnaturel, l'âme agitée n'est point capable de juger ce qui lui
conviendroit à la longue, ce qui pourroit lui donner une destinée, un
repos tranquille et durable. Je ne dis point qu'un sentiment si
tumultueux rende heureux ceux qui l'éprouvent, mais je crois que quand
il existe véritablement, tels sont ses caractères, et qu'un homme
semblable à Léonce est singulièrement fait pour inspirer cette
passion, et pour rendre malheureuse celle qui s'y livre.

Les femmes règnent en souveraines dans les commencemens de l'amour, et
l'on ne peut pas exagérer, même dans les romans, tout ce que la
passion inspire à l'homme qui craint de n'être pas aimé; mais quand la
tendresse d'une femme est obtenue, si le lien sacré du mariage ne
donne pas aux sentimens un nouveau caractère, ne fait pas succéder à
la passion toutes les affections profondes et douces qui naissent de
l'intimité, il est certain que le coeur qui se refroidit le premier,
c'est celui des hommes; il ne leur est pas donné, comme à nous, d
avoir avant tout besoin d'être aimé: leur sort est trop indépendant,
leur existence trop forte, leur avenir trop certain, pour qu'ils
éprouvent cette terreur secrète de l'isolement, qui poursuit sans
cesse les femmes dont la destinée est la plus brillante.

L'amour de Delphine est plus parfait que celui de Léonce; cela doit
être, puisqu'elle aime et qu'elle est femme. Il n'est pas vrai que les
hommes soient trompeurs et perfides, comme le disent les vieilles
romances; mais il est vrai que si Delphine avoit refusé de rompre ses
voeux, Léonce l'en auroit plus aimée. Le changement qui s'opère clans
le coeur de son amant, au moment où elle est prête à lui faire un si
grand sacrifice, est, ce me semble, le plus triste, mais le plus moral
des exemples. La mystérieuse alliance des biens et des maux de la vie
est ainsi conçue: il ne suffit pas d'être sensible, bonne, généreuse;
il faut savoir triompher des affections les plus tendres; il faut
pouvoir exister par soi-même. La Providence, sans doute, a voulu que
nous fussions capables d'efforts. Les meilleurs mouvemens de l'âme,
quand on s'y livre entièrement, sont la source de beaucoup de peines.
La raison de cette triste vérité ne nous est pas connue; mais on doit
en conclure, cependant, qu'il existe un mérite supérieur à la bonté
même: c'est la force guidée par la vertu. L'empire sur son propre
coeur est plus saint, plus religieux que les qualités naturelles les
plus aimables. Les pauvres humains n'ont pas mérité sur cette terre le
bonheur qu'ils auroient goûté, s'il eût suffi de s'abandonner à une
âme douce et tendre, pour recueillir tous les plaisirs du sentiment et
toutes les jouissances de la morale.

Il étoit utile, je le crois, de fixer la réflexion sur une combinaison
nouvelle, sur l'effet que produiroit au milieu du monde une personne
comme Delphine, civilisée par ses agrémens, mais presque sauvage par
ses qualités. Rien de si facile, rien de si commun que de montrer les
malheurs attachés à la dépravation du coeur; mais c'est une morale
d'un ordre plus relevé que celle qui s'adresse aux âmes honnêtes
elles-mêmes, pour leur apprendre le secret de leurs peines et de leurs
fautes. Il y a une misanthropie pleine d'humeur, qui n'est que le
résultat des revers de l'amour-propre; mais comme les hommes ne sont
jamais ni aussi méchans qu'on le dit, ni aussi bons qu'on l'espère, il
faut tâcher de connoître d'avance la route qu'ils prendront pour nuire
de quelque manière à tout ce qui s'écarte de la ligne commune, et
s'accuser soi-même autant que les autres, non à cause des qualités
distinguées qui attirent l'envie, mais à cause des torts qui lui
donnent les moyens de vous attaquer. Enfin, je le crois, il existe
dans le monde une classe de personnes qui souffrent et jouissent
uniquement par les affections du coeur, et dont l'existence tout
intérieure est à peine comprise par le commun des hommes; je crois que
Delphine doit être utile à ces sortes de personnes, surtout si elles
joignent à de la sensibilité l'imagination active et douloureuse qui
multiplie les regrets sur le passé et les craintes pour l'avenir. On
ne sait pas assez quelle funeste réunion c'est, pour le bonheur,
qu'être doué d'un esprit qui juge, et d'un coeur qui souffre par les
vérités que l'esprit lui découvre. I1 faut un livre pour ce genre de
mal, et je crois que Delphine peut être ce livre. La plupart des
ouvrages ne traitent que des sentimens convenus, ne représentent
qu'une sorte de vie extérieure, que les actions et les pensées qu'on
doit montrer, que des caractères rangés, pour ainsi dire, par classes,
les bons et les mauvais, les foibles et les forts; mais le coeur
humain est un continuel mélange de tant de sentimens divers, que c'est
presque au hasard que l'on donne et des consolations et des conseils,
parce qu'on ne connoît jamais parfaitement ni les motifs secrets, ni
les peines cachées; aussi la plupart des êtres distingués ont-ils fini
par vivre loin du monde, fatigués qu'ils étoient de la banalité des
jugemens, des observations et des avis qu'on leur donnoit en échange
de leurs idées naturelles et de leurs impressions profondes.

La plaisanterie, qui de nos jours a perdu de sa grâce sans avoir perdu
de ses inconvéniens, s'attaque maintenant à tous les sentimens forts
et vrais, qu'on est convenu de dénigrer sous le nom de mélancolie, de
philosophie, d'enthousiasme; que sais-je, l'une des formules reçues,
l'une des modes littéraires du moment. Autrefois on étoit si délicat
sur le bon goût des manières et des écrits qu'il suffisoit à
l'amusement de plaisanter sur le ridicule des formes vulgaires ou des
expressions communes; à présent qu'à cet égard tout est confondu, la
plaisanterie est dirigée contre le sentiment et la pensée même: il
semble qu'il n'y ait qu'une chose à faire de la vie, c'est de se
livrer au genre de jouissances que la fortune peut donner, et de
consacrer les facultés de son esprit aux moyens d'acquérir cette
fortune. On appelle rêverie tout le reste, et l'on voudrait créer un
bon ton nouveau, qui pût donner un air provincial aux affections
profondes et aux idées généreuses.

Il y a pourtant dans la société des personnes, et ce ne sont pas les
moins aimables, qui réunissent beaucoup de gaîté dans l'esprit à
beaucoup de mélancolie dans le coeur, et dont la plaisanterie a
d'autant plus de grâce que leur caractère a plus de délicatesse. Dès
qu'on est dans le monde, ce n'est guère que par la gaîté qu'on peut
s'entendre et se plaire; la tristesse d'ailleurs est le secret de
l'âme, et ce seroit une sorte de profanation que de le confier aux
indifférens: mais ceux qui se moquent si agréablement de l'imagination
mélancolique, des pensées sombres que notre sort nous inspire,
habitent-ils une autre terre que la nôtre? Ne sont-ils point séparés
des objets de leur affection, n'ont-ils jamais cessé d'être aimés,
n'ont-ils pas enfin quelque idée confuse que la maladie, la vieillesse
ou la mort pourra troubler un jour leur joyeuse insouciance?

Comment réfléchir dans la solitude sans découvrir que tous les
sentimens profonds ont une teinte de tristesse, et que l'homme ne peut
s'élever au-dessus de l'existence physique, sans éprouver que le monde
moral est incomplet, et que plus l'on développe son esprit et son âme,
plus l'on sent les bornes de sa destinée? Les passions religieuses,
les passions ambitieuses sont toutes nées du besoin de remplir le vide
de la vie.

Je ne sais si l'on peut en conclure que les hommes devroient aspirer à
la dégradation; c'est une question inutile à traiter, puisqu'il n'est
pas probable que tous s'accordent à chercher le bonheur dans cette
route; mais je ne crois pas que depuis le commencement du monde, on
puisse citer un être distingué qui n'ait trouvé la vie inférieure à
ses désirs et à ses sentimens. Tibulle, Horace, Voltaire, les poètes
les plus cités pour leur philosophie voluptueuse ou légère, rappellent
la mort au milieu de leurs plus riantes pensées, et jamais l'esprit et
le coeur n'ont réfléchi sans trouver au fond de tout une pensée
mélancolique.

L'amour, cette affection qui règne seule pendant qu'elle règne,
réveille souvent dans notre âme des idées rêveuses et tristes; on se
retrace alors les peines inséparables de la vie humaine, mais sans en
éprouver ni crainte ni douleur; et tel est l'enchantement d'aimer que
lorsque Tibulle souhaite de tenir en expirant la main de sa maîtresse,
il ne voit plus dans la mort, dans cette pensée si redoutable pour
l'homme isolé, qu'un dernier regard plein de tendresse, une expression
d'amour plus touchante et plus sacrée.

Voilà, dira-t-on, quel est le vrai danger de votre roman; vous n'y
vantez que la jeunesse et l'amour; vous ne peignez pas la vie sous ses
rapports sérieux et nécessaires; vous dégoûtez de l'existence grave et
froide que la nature destine à la moitié des êtres et à la moitié de
la vie. Je répondrai d'abord que ce reproche doit s'adresser aux
romans en général, plus qu'à celui de Delphine en particulier; les
ouvrages dramatiques, quels qu'ils soient, cherchent dans le coeur les
sentimens dont l'intérêt est le plus vif et le plus général; mais il
me semble que madame de Cerlebe, mademoiselle d'Albémar, la famille
des aveugles, tous les personnages enfin qui ne faisant pas le sujet
principal du roman n'expriment pas le sentiment qui en est le noeud,
peignent avec chaleur les plaisirs des sentimens qui conviennent à
tous les âges. Je concevrois fort bien comment, au milieu de moeurs
très-austères, on trouveroit dangereuses toutes les peintures de
l'amour, quelque pures et quelque délicates qu'elles fussent; mais il
me semble que dans notre pays et dans notre siècle, ce n'est pas
l'amour qui corrompt la morale, mais le mépris de tous les principes
causé par le mépris de tous les sentimens.

Puisqu'il est vrai que l'amour existe dans le coeur, tout ce qui tend
à l'élever et à l'ennoblir contribue à la dignité de la nature
humaine: les mariages les plus heureux, même dans la vieillesse, sont
ceux qui de souvenirs en souvenirs retentissent jusqu'à l'amour. On
n'a jamais dit l'amitié filiale, l'amitié maternelle: on a voulu que
le mot le plus tendre fût consacré au plus tendre des sentimens;
l'amour de l'humanité, l'amour de Dieu, toutes les affections fortes,
semblent avoir entre elles une analogie qui fait choisir le même terme
pour les exprimer toutes: la puissance d'aimer est la source de tout
ce que les hommes ont fait de noble, de pur et de désintéressé sur
cette terre. Je crois donc que les ouvrages qui développent cette
puissance avec délicatesse et sensibilité, font toujours plus de bien
que de mal: presque tous les vices humains supposent de la dureté dans
l'âme. Les hommes les plus courageux sont souvent ceux qui sont le
plus aisément attendris; le récit des actions vraiment touchantes,
vraiment généreuses, fait venir une larme dans les yeux de celui que
la mort ne sauroit épouvanter. Il y a dans l'enthousiasme pour tout ce
qui est noble et bon quelque chose de si délicieux, qu'on ne peut
s'empêcher de prendre ces impressions pour le présage d'une autre vie;
et si notre âme n'est pas capable de les éprouver sans quelque mélange
de sentimens terrestres, peut-être est-il permis de se servir de
l'amour même, pour exciter dans le coeur cette énergie de sentiment
qui doit le rendre capable un jour d'affections plus pures et plus
durables.

Divers motifs m'ont engagée à changer le dénoûment de Delphine; mais
comme je n'ai point fait ce changement pour céder à l'opinion de
quelques personnes, qui ont prétendu que le suicide devoit être exclu
des compositions dramatiques, il me semble qu'il convient de rappeler
ici qu'un auteur n'exprime point son opinion particulière, en faisant
agir ses personnages de telle ou telle manière. Athalide se tue, dans
Bajazet, Hermione, dans Andromaque, etc.; et pour cela l'on n'a point
dit que Racine approuvât le suicide. Quand Addison, l'un des plus
respectables caractères qui aient existé, a fait la tragédie de Caton
d'Utique, non-seulement il a cru qu'un tel sujet pouvoit être moral et
beau, quoiqu'il se terminât par un suicide; mais de plus, il a fait
précéder cette action d'un admirable monologue, qui contient peut-être
les sentimens les plus religieux, les plus purs et les plus nobles
qu'on ait jamais exprimés dans aucune langue. Delphine, élevée dans le
christianisme, dit positivement qu'elle commet une grande faute en se
tuant, et sa prière exprime, je crois, son repentir avec force. Il
m'est impossible de comprendre ce qu'il y a d'immoral dans cette
situation ainsi représentée.

Je ne sais dans quel écrit du dix-neuvième siècle on dit que _le
secret du parti philosophique, c'est le suicide_. Il faut convenir que
si une telle assertion étoit vraie, ce parti auroit choisi une
singulière manière de se recruter. Je n'ai point prétendu, dans
Delphine, discuter le suicide, cette grande question qui inspire tant
de pitié à la fois pour la folie et pour la raison humaine; et je ne
pense pas qu'on puisse trouver un argument pour ou contre le suicide,
dans l'exemple d'une femme qui, suivant à l'échafaud l'objet de toute
sa tendresse, n'a pas la force de supporter la vie sous le poids d'une
telle douleur.

Il y a une sévérité de principes qui tient aux sentimens les meilleurs
et les plus purs: l'enthousiasme des sacrifices, l'ardeur de se
dévouer, l'amour de la perfection, inspirent cette sévérité, et ce
sont souvent les âmes les plus tendres qui ont éprouvé le besoin de
guider et d'exalter ainsi tout à la fois les pensées qui les
agitoient; mais il existe un autre genre de sévérité, qui se montre
souvent impitoyable pour la foiblesse et le malheur; celle-là n'est
jamais, je crois, exempte d'hypocrisie. L'autorité de la religion est
positive; mais l'influence de l'écrivain moraliste, quel que soit le
sujet qu'il traite, appartient presque uniquement à la connoissance du
coeur humain. L'austérité non motivée n'est que du despotisme, sans
moyen de se faire obéir: il faut pénétrer dans les secrets de la
douleur et reconnoître la puissance des passions, pour peindre avec
force les peines amères qu'elles causent. Les triomphes que la raison
a remportés sur le coeur ne sont pas tous de la même nature; il en est
qui prouvent la foiblesse des sentimens qu'on a vaincus, plus que la
force de la raison qui a obtenu la victoire. Il ne suffit donc pas
d'établir la nécessité des sacrifices pour être vraiment utile aux
caractères d'une sensibilité profonde; il faut leur montrer qu'on les
comprend, avant d'essayer de les diriger; il faut avoir souffert, pour
être écouté de ceux qui souffrent, et, comme Arie, avoir essayé le
poignard sur son propre coeur, avant de déclarer _qu'il ne fait point
de mal_.

Il me semble qu'en parlant de morale, les personnes vraies éprouvent
une sorte de modestie, une sorte de crainte de se faire croire plus
parfaites qu'elles ne sont, qui donne beaucoup de douceur à leur
langage, et le rend ainsi plus persuasif. Les écrivains, comme les
instituteurs, améliorent bien plus sûrement par ce qu'ils inspirent
que par ce qu'ils enseignent. Les pensées délicates et pures, dans la
vie comme dans les livres, animent chaque parole, se peignent dans
chaque trait, sans qu'il soit pour cela nécessaire de les déclarer
formellement, ni de les rédiger en maximes; et la moralité d'un
ouvrage d'imagination consiste bien plus dans l'impression générale
qu'on en reçoit, que dans les détails qu'on en retient.

FIN DES RÉFLEXIONS SUR LE BUT MORAL DU DELPHINE.

PRÉFACE

DE LA PREMIÈRE ÉDITION.



Les romans sont de tous les écrits littéraires ceux qui ont le plus de
juges; il n'existe presque personne qui n'ait le droit de prononcer
sur le mérite d'un roman; les lecteurs même les plus défians et les
plus modestes sur leur esprit, ont raison de se confier à leurs
impressions. C'est donc une des premières difficultés de ce genre que
le succès populaire auquel il doit prétendre.

Une autre non moins grande, c'est qu'on a fait une telle quantité de
romans médiocres, que le commun des hommes est tenté de croire que ces
sortes de compositions sont les plus aisées de toutes, tandis que ce
sont précisément les essais multipliés dans cette carrière qui
ajoutent à sa difficulté; car dans ce genre comme dans tous les
autres, les esprits un peu relevés craignent les routes battues, et
c'est un obstacle à l'expression des sentimens vrais, que l'importun
souvenir des écrits insipides qui nous ont tant parlé des affections
du coeur. Enfin le genre en lui-même présente des difficultés
effrayantes, et il suffit, pour s'en convaincre, de songer au petit
nombre de romans placés dans le rang des ouvrages.

En effet, il faut une grande puissance d'imagination et de sensibilité
pour s'identifier avec toutes les situations de la vie, et conserver
ce naturel parfait, sans lequel il n'y a rien de grand, de beau, ni de
durable. L'enchaînement des idées peut être soumis à des principes
invariables dont il est toujours possible de donner une exacte
analyse: mais les sentimens ne sont jamais que des inspirations plus
ou moins heureuses, et ces inspirations ne sont accordées peut-être
qu'aux âmes restées dignes de les éprouver. On citera, pour combattre
cette opinion, quelques hommes d'un grand talent dont la conduite n'a
point été morale; mais je crois fermement qu'en examinant leur
histoire, on verra que si de fortes passions ont pu les entraîner, des
remords profonds les ont cruellement punis; ce n'est pas assez pour
que la vie soit estimable, mais c'est assez pour que le coeur n'ait
point été dépravé.

On se sentiroit saisi d'une véritable terreur au milieu de la société,
s'il n'existoit pas un langage que l'affectation ne peut imiter, et
que l'esprit à lui seul ne sauroit découvrir. C'est surtout dans les
romans que cette justesse de ton, si l'on peut s'exprimer ainsi, doit
être particulièrement observée; sensibilité exagérée, fierté hors de
place, prétention de vertu, toute cette nature de convention qui
fatigue si souvent dans le monde, se retrouve dans les romans; et
comme on pourroit dire, en observant tel ou tel homme, c'est par cette
parole, par ce regard, par cet accent qu'il trahit à son insu les
bornes de son esprit ou de son âme; de même dans les fictions, on
pourroit montrer dans quelle situation l'auteur a manqué de
sensibilité véritable, dans quel endroit le talent n'a pu suppléer au
caractère, et quand l'esprit a vainement cherché ce que l'âme auroit
saisi d'un seul jet.

Les événemens ne doivent être dans les romans que l'occasion de
développer les passions du coeur humain; il faut conserver dans les
événemens assez de vraisemblance pour que l'illusion ne soit point
détruite; mais les romans qui excitent la curiosité seulement par
l'invention des faits, ne captivent dans les hommes que cette
imagination qui a fait dire que les yeux sont toujours enfans. Les
romans que l'on ne cessera jamais d'admirer, Clarisse, Clémentine,
Tom-Jones, la Nouvelle Héloïse, Werther, etc., ont pour but de révéler
ou de retracer une foule de sentimens dont se compose, au fond de
l'âme, le bonheur ou le malheur de l'existence; ces sentimens que l'on
ne dit point, parce qu'ils se trouvent liés avec nos secrets ou avec
nos foiblesses, et parce que les hommes passent leur vie avec les
hommes, sans se confier jamais mutuellement ce qu'ils éprouvent.

L'histoire ne nous apprend que les grands traits manifestés par la
force des circonstances, mais elle ne peut nous faire pénétrer dans
les impressions intimes qui, en influant sur la volonté de
quelques-uns, ont disposé du sort de tous. Les découvertes en ce genre
sont inépuisables; il n'y a qu'une chose étonnante pour l'esprit
humain, c'est lui-même.

    The proper study of mankind is man.

Cherchons donc toutes les ressources du talent, tous les développemens
de l'esprit, dans la connoissance approfondie des affections de l'âme,
et n'estimons les romans que lorsqu'ils nous paraissent, pour ainsi
dire, une sorte de confession, dérobée à ceux qui ont vécu, comme à
ceux qui vivront.

Observer le coeur humain, c'est montrer à chaque pas l'influence de la
morale sur la destinée: il n'y a qu'un secret dans la vie, c'est le
bien ou le mal qu'on a fait; il se cache, ce secret, sous mille formes
trompeuses: vous souffrez long-temps sans l'avoir mérité, vous
prospérez long-temps par des moyens condamnables; mais tout à coup
votre sort se décide, le mot de votre énigme se révèle, et ce mot, la
conscience l'avoit dit bien avant que le destin l'eût répété. C'est
ainsi que l'histoire de l'homme doit être représentée dans les romans;
c'est ainsi que les fictions doivent nous expliquer, par nos vertus et
nos sentimens, les mystères de notre sort.

Véritable fiction en effet, me dira-t-on, que celle qui seroit ainsi
conçue! croyez-vous encore à la morale, à l'amour, à l'élévation de
l'âme, enfin à toutes les illusions de ce genre? Et si l'on n'y
croyoit pas, que mettroit-on à la place? La corruption et la vulgarité
de quelques plaisirs, la sécheresse de l'âme, la bassesse et la
perfidie de l'esprit; ce choix, hideux en lui-même, est rarement
récompensé par le bonheur ou par le succès: mais quand l'un et l'autre
en seroient le résultat momentané, ce hasard serviroit seulement à
donner à l'homme vertueux un sentiment de fierté de plus. Si
l'histoire avoit représenté les sentimens généreux comme toujours
prospères, ils auraient cessé d'être généreux; les spéculateurs s'en
seraient bientôt emparés, comme d'un moyen de faire route. Mais
l'incertitude sur ce qui conduit aux splendeurs du monde, et la
certitude sur ce qu'exige la morale, est une belle opposition, qui
honore l'accomplissement du devoir et l'adversité librement préférée.

Je crois donc que les circonstances de la vie, passagères comme elles
le sont, nous instruisent moins des vérités durables, que les fictions
fondées sur ces vérités; et que les meilleures leçons de la
délicatesse et de la fierté peuvent se trouver dans les romans, où les
sentimens sont peints avec assez de naturel, pour que vous croyiez
assister à la vie réelle, en les lisant.

Un style commun, un style ingénieux, sont également éloignés de ce
naturel; l'ingénieux ne convient qu'aux affections de parure, à ces
affections qu'on éprouve seulement pour les montrer; l'ingénieux enfin
est une telle preuve de sang-froid, qu'il exclut la possibilité de
toute émotion profonde. Les expressions communes sont aussi loin de la
vérité que les expressions recherchées, parce que les expressions
communes ne peignent jamais ce qui se passe réellement dans notre
coeur; chaque homme a une manière de sentir particulière, qui lui
inspireroit de l'originalité, s'il s'y livroit; le talent ne consiste
peut-être que dans la mobilité qui transporte l'âme dans toutes les
affections que l'imagination peut se représenter; le génie ne dira
jamais mieux que la nature, mais il dira comme elle, dans des
situations inventées, tandis que l'homme ordinaire ne sera inspiré que
par la sienne propre. C'est ainsi que, dans tous les genres, la vérité
est à la fois ce qu'il y a de plus difficile et de plus simple, de
plus sublime et de plus naturel.

Il n'y a point eu dans la littérature des anciens ce que nous appelons
des romans; la patrie absorboit alors toutes les âmes; et les femmes
ne jouoient pas un assez grand rôle pour que l'on observât toutes les
nuances de l'amour: chez les modernes, l'éclat des romans de
chevalerie appartient beaucoup plus au merveilleux des aventures, qu'à
la vérité et à la profondeur des sentimens. Madame de La Fayette est
la première qui, dans _la Princesse de Clèves_, ait su réunir à la
peinture de ces moeurs brillantes de la chevalerie, le langage
touchant des affections passionnées. Mais les véritables
chefs-d'oeuvre, en fait de romans, sont tous du dix-huitième siècle;
ce sont les Anglois qui, les premiers, ont donné à ce genre de
production un but véritablement moral; ils cherchent l'utilité dans
tout, et leur disposition à cet égard est celle des peuples libres;
ils ont besoin d'être instruits, plutôt qu'amusés, parce qu'ayant à
faire un noble usage des facultés de leur esprit, ils aiment à les
développer et non à les endormir.

Une autre nation, aussi distinguée par ses lumières que les Anglois le
sont par leurs institutions, les Allemands ont des romans d'une vérité
et d'une sensibilité profonde; mais on juge mal parmi nous les beautés
de la littérature allemande, ou, pour mieux dire, le petit nombre de
personnes éclairées qui la connoissent, ne se donne pas la peine de
répondre à ceux qui ne la connoissent pas. Ce n'est que depuis
Voltaire que l'on rend justice en France à l'admirable littérature des
Anglois; il faudra de même qu'un homme de génie s'enrichisse une fois
par la féconde originalité de quelques écrivains allemands, pour que
les François soient persuadés qu'il y a des ouvrages en Allemagne où
les idées sont approfondies, et les sentimens exprimés avec une
énergie nouvelle.

Sans doute les auteurs actuels ont raison de rappeler sans cesse le
respect que l'on doit aux chefs-d'oeuvre de la littérature françoise;
c'est ainsi qu'on peut se former un goût, une critique sévère, je
dirois impartiale, si de nos jours, en France, ce mot pouvoit avoir
son application. Mais le grand défaut dont notre littérature est
menacée maintenant, c'est la stérilité, la froideur et la monotonie:
or l'étude des ouvrages parfaits et généralement connus que nous
possédons, apprend bien ce qu'il faut éviter, mais n'inspire rien de
neuf; tandis qu'en lisant les écrits d'une nation dont la manière de
voir et de sentir diffère beaucoup de celle des François, l'esprit est
excité par des combinaisons nouvelles, l'imagination est animée par
les hardiesses même qu'elle condamne, autant que par celles qu'elle
approuve; et l'on pourroit parvenir à adapter au goût françois,
peut-être le plus pur de tous, des beautés originales qui donneraient
à la litérature du dix-neuvième siècle un caractère qui lui seroit
propre.

On ne peut qu'imiter les auteurs dont les ouvrages sont accomplis; et
dans l'imitation, il n'y a jamais rien d'illustre: mais les écrivains
dont le génie un peu bizarre n'a pas entièrement poli toutes les
richesses qu'ils possèdent, peuvent être dérobés heureusement par des
hommes de goût et de talent: l'or des mines peut servir à toutes les
nations, l'or qui a reçu l'empreinte de la monnoie ne convient qu'à
une seule. Ce n'est pas Phèdre qui a produit Zaïre, c'est Othello. Les
Grecs eux-mêmes, dont Racine s'est pénétré, avoient laissé beaucoup à
faire à son génie. Se seroit-il élevé aussi haut, s'il n'eût étudié
que des ouvrages qui, comme les siens, désespérassent l'émulation, au
lieu de l'animer en lui ouvrant de nouvelles routes?

Ce seroit donc, je le pense, un grand obstacle aux succès futurs des
François dans la carrière littéraire, que ces préjugés nationaux qui
les empêcheroient de rien étudier qu'eux-mêmes. Un plus grand obstacle
encore seroit la mode qui proscrit les progrès de l'esprit humain,
sous le nom de philosophie; la mode, ou je ne sais quelle opinion de
parti, transportant les calculs du moment sur le terrain des siècles,
et se servant de considérations passagères, pour assaillir les idées
éternelles. L'esprit alors n'auroit plus véritablement aucun moyen de
se développer; il se replieroit sans cesse sur le cercle fastidieux
des mêmes pensées, des mêmes combinaisons, presque des mêmes phrases;
dépouillé de l'avenir, il seroit condamné sans cesse à regarder en
arrière, pour regretter d'abord, rétrograder ensuite, et sûrement il
resteroit fort au-dessous des écrivains du dix-septième siècle, qui
lui sont présentés pour modèle; car les écrivains de ce siècle, hommes
d'un rare génie, fiers comme le vrai talent, aimoient et pressentoient
les vérités que couvraient encore les nuages de leur temps.

L'amour de la liberté _bouillonnait_ dans le _vieux sang_ de
Corneille; Fénelon donnoit dans son Télémaque des leçons sévères à
Louis XIV; Bossuet traduisoit les grands de la terre devant le
tribunal du ciel, dont il interprétoit les jugemens avec un noble
courage; et Pascal, le plus hardi de tous, à travers les terreurs
funestes qui ont troublé son imagination, en abrégeant sa vie, a jeté
dans ses pensées détachées les germes de beaucoup d'idées que les
écrivains qui l'ont suivi ont développés. Les grands hommes du siècle
de Louis XIV remplissoient l'une des premières conditions du génie;
ils étoient en avant des lumières de leur siècle, et nous, en revenant
sur nos pas, égalerions-nous jamais ceux qui se sont élancés les
premiers dans la carrière, et qui, s'ils renaissoient, partant d'un
autre point, dépasseroient encore tous leurs nouveaux contemporains.

On a dit que ce qui avoit surtout contribué à la splendeur de la
littérature du dix-septième siècle, c'étoient les opinions religieuses
d'alors, et qu'aucun ouvrage d'imagination ne pouvoit être distingué
sans les mêmes croyances. Un ouvrage, dont ses adversaires même
doivent admirer l'imagination originale, extraordinaire, éclatante,
_le Génie du Christianisme_, a fortement soutenu ce système
littéraire. J'avois essayé de montrer quels étoient les heureux
changemens que le christianisme avoit apportés dans la littérature;
mais comme le christianisme date de dix-huit siècles, et nos
chefs-d'oeuvre en littérature seulement de deux, je pensois que les
progrès de l'esprit humain en général devoient être comptés pour
quelque chose, dans l'examen des différences entre la littérature des
anciens et celle des modernes.

Les grandes idées religieuses, l'existence de Dieu, l'immortalité de
l'âme, et l'union de ces belles espérances avec la morale, sont
tellement inséparables de tout sentiment élevé, de tout enthousiasme
rêveur et tendre, qu'il me paroîtroit impossible qu'aucun roman,
aucune tragédie, aucun ouvrage d'imagination enfin pût émouvoir sans
leur secours; et, en ne considérant un moment ces pensées, d'un ordre
bien plus sublime, que sous le rapport littéraire, je croirois que ce
qu'on a appelé dans les divers genres d'écrits l'inspiration poétique,
est presque toujours ce pressentiment du coeur, cet essor du génie qui
transporte l'espérance au-delà des bornes de la destinée humaine; mais
rien n'est plus contraire à l'imagination, comme à la pensée, que les
dogmes de quelque secte que ce puisse être. La mythologie avoit des
images, et non des dogmes; mais ce qu'il y a d'obscur, d'abstrait et
de métaphysique dans les dogmes, s'oppose invinciblement, ce me
semble, à ce qu'ils soient admis dans les ouvrages d'imagination.

La beauté de quelques ouvrages religieux tient aux idées qui sont
entendues par tous les hommes, aux idées qui répondent à tous les
coeurs, même à ceux des incrédules; car ils ne peuvent se refuser à
des regrets, lors même qu'ils ne conçoivent pas encore des espérances:
ce qu'il y a de grand enfin dans la religion, ce sont toutes les
pensées inconnues, vagues, indéfinies, au-delà de notre raison, mais
non en lutte avec elle.

On a voulu établir depuis quelque temps une sorte d'opposition entre
la raison et l'imagination, et beaucoup de gens, qui ne peuvent pas
avoir de l'imagination, commencent d'abord par manquer de raison, dans
l'espoir que cette preuve de zèle leur sera toujours comptée. Il faut
distinguer l'imagination qui peut être considérée comme l'une des plus
belles facultés de l'esprit, et l'imagination dont tous les êtres
souffrans et bornés sont susceptibles. L'une est un talent, l'autre
une maladie; l'une devance quelquefois la raison, l'autre s'oppose
toujours à ses progrès; on agit sur l'une par l'enthousiasme, sur
l'autre par l'effroi: je conviens que quand on veut dominer les têtes
foibles, il faut pouvoir leur inspirer des terreurs que la raison
proscriroit; mais pour produire ce genre d'effet, les contes de
revenans valent beaucoup mieux que les chefs-d'oeuvre littéraires.

L'imagination qui a fait le succès de tous ces chefs-d'oeuvre tient
par des liens très-forts à la raison; elle inspire le besoin de
s'élever au-delà des bornes de la réalité, mais elle ne permet de rien
dire qui soit en contraste avec cette réalité même. Nous avons tous au
fond de notre âme une idée confuse de ce qui est mieux, de ce qui est
meilleur, de ce qui est plus grand que nous; c'est ce qu'on appelle,
en tout genre, le beau idéal, c'est l'objet auquel aspirent toutes les
âmes douées de quelque dignité naturelle; mais ce qui est contraire à
nos connoissances, à nos idées positives, déplaît à l'imagination
presque autant qu'à la raison même.

J'en vais prendre un exemple au hasard; je le tirerai de l'incohérence
des images, il sera facile d'en faire l'application aux idées
contradictoires. Quand Milton agrandit à nos yeux le vice et la vertu
par les tableaux les plus frappans, nous l'admirons; il ajoute à nos
pensées, il fortifie nos sentimens: mais lorsqu'il représente les
anges tirant des coups de canon dans le ciel, il manque à la raison
qu'exige la nature de son sujet; il s'écarte de la conséquence qui
doit exister dans l'invention, comme dans la vérité, et la raison
blessée refroidit l'imagination. Pourquoi blâmons-nous dans les
romans, dans la poésie, dans les ouvrages dramatiques tout ce qui
n'est pas en harmonie avec les proportions admises, avec les fictions
accordées? c'est par le même instinct qui nous rend importun le
désordre dans le raisonnement.

Il y a en nous une force morale qui tend toujours vers la vérité; en
opposant l'une à l'autre toutes les facultés de l'homme, le sentiment,
l'imagination, la raison, on établiroit au dedans de lui-même une
division presque semblable à celle qui, en affoiblissant les empires,
rend leur asservissement plus facile. Les facultés de l'homme doivent
avoir toutes la même direction, et le succès de l'une ne peut jamais
être aux dépens de l'autre; l'écrivain qui, dans l'ivresse de
l'imagination, croit avoir subjugué la raison, la verra toujours
reparoître comme son juge, non-seulement dans l'examen réfléchi, mais
dans l'impression du moment, qui décide de l'enthousiasme.

Je ne sais si ces diverses réflexions font l'apologie ou la critique
de la correspondance que je publie. Je ne l'aurois pas fait connoître,
si elle ne m'avoit pas paru d'accord avec la manière de voir et de
sentir que je viens de développer. Les lettres que j'ai recueillies
ont été écrites dans le commencement de la révolution; j'ai mis du
soin à retrancher de ces lettres, autant que la suite de l'histoire le
permettoit, tout ce qui pouvoit avoir rapport aux événemens politiques
de ce temps-là. Ce ménagement n'a point pour but, on le verra, de
cacher des opinions dont je me crois permis d'être fière; mais je
souhaiterois qu'on pût s'occuper uniquement des personnes qui ont
écrit ces lettres; il me semble qu'on y trouve des sentimens qui
devroient, pendant quelques momens du moins, n'inspirer que des idées
douces.

Ce voeu, je le crains, ne sera point accompli; la plupart des jugemens
littéraires que l'on publiera en France, ne seront, pendant long-temps
encore, que des louanges de parti, ou des injures de calcul. Je pense
donc que les écrivains qui, pour exprimer ce qu'ils croient bon et
vrai, bravent ces jugemens connus d'avance, ont choisi leur public;
ils s'adressent à la France silencieuse mais éclairée, à l'avenir
plutôt qu'au présent; ils aspirent peut-être aussi, dans leur
ambition, à l'opinion indépendante, au suffrage réfléchi des
étrangers; mais ils se rappelleront sans doute ce conseil que Virgile
donnoit au Dante, lorsqu'il traversoit avec lui le séjour des hommes
médiocres, agités tant qu'ils avoient vécu par des passions haineuses:

    Fama di loro il mondo esser non lassa,
    Non ragioniam di lor; ma guarda e passa.

[Le monde n'a pas même conservé le souvenir de leur nom; ne nous
arrêtons pas à en parler, mais jette un coup d'oeil sur eux, et
passe.]

DELPHINE.



LETTRE PREMIÈRE.

Madame d'Albémar à Matilde de Vernon.

Bellerive, ce 12 avril 1790.


Je serai trop heureuse, ma chère cousine, si je puis contribuer à
votre mariage avec M. de Mondoville; les liens du sang qui nous
unissent me donnent le droit de vous servir, et je le réclame avec
instance. Si je mourois, vous succéderiez naturellement à la moitié de
ma fortune: me seroit-il refusé de disposer d'une portion de mes biens
pendant ma vie, comme les lois en disposeraient après ma mort? A vingt
et un ans, convenez qu'il seroit ridicule d'offrir mon héritage à vous
qui en avez dix-huit! Je vous parle donc des droits de succession,
seulement pour vous faire sentir que vous ne pouvez considérer le don
de la terre d'Andelys comme un service embarrassant à recevoir, et
dont votre délicatesse doive s'alarmer.

M. d'Albémar m'a comblée de tant de biens en mourant, que
j'éprouverois le besoin d'y associer une personne de sa famille, quand
cette personne, ma compagne depuis trois ans, ne seroit pas la fille
de madame de Vernon, de la femme du monde dont l'esprit et les
manières m'attachent et me captivent le plus. Vous savez que la soeur
de mon mari, Louise d'Albémar, est mon amie intime; elle a confirmé
avec joie les dons que M. d'Albémar m'avoit faits. Retirée dans un
couvent à Montpellier, ses goûts sont plus que satisfaits par la
fortune qu'elle possède; je suis donc libre, et parfaitement libre de
vous assurer vingt mille livres de rente, et je le fais avec un
sentiment de bonheur que vous ne voudrez pas me ravir.

En vous donnant la terre d'Andelys, il me restera encore cinquante
mille livres de revenu; j'ai presque honte d'avoir l'air de la
générosité quand je ne dérange en rien les habitudes de ma vie. Ce
sont ces habitudes qui rendent la fortune nécessaire: dès que l'on
n'est pas obligé d'éloigner de soi les inférieurs qui se reposent de
leur sort sur notre bienveillance, ou d'exciter la pitié des
supérieurs par un changement remarquable dans sa manière d'exister,
l'on est à l'abri de toutes les peines que peut faire éprouver la
diminution de la fortune. D'ailleurs, je ne crois pas que je me fixe à
Paris; depuis près d'un an que j'y habite, je n'y ai pas formé une
seule relation qui puisse me faire oublier les amis de mon enfance;
ces véritables amis sont gravés dans mon coeur avec des traits si
chers et si sacrés, que toutes les nouvelles connoissances que je fais
laissent à peine des traces à côté de ces profonds souvenirs. Je
n'aime ici que votre mère; sans elle je ne serois point venue à Paris,
et je n'aspire qu'à la ramener en Languedoc avec moi; j'ai pris,
depuis que j'existe, l'habitude d'être aimée, et les louanges qu'on
veut bien m'accorder ici, laissent au fond de mon coeur un sentiment
de froideur et d'indifférence, qu'aucune jouissance de l'amour-propre
n'a pu changer entièrement: je crois donc que, malgré mon goût pour la
société de Paris, je retirerai ma vie et mon coeur de ce tumulte, où
l'on finit toujours par recevoir quelques blessures, qui vous font mal
ensuite dans la retraite.

J'entre dans ces détails avec vous, ma chère cousine, pour que vous
soyez bien convaincue que j'ai beaucoup plus de fortune qu'il n'en
faut pour la vie que je veux mener. C'est à regret que je me condamne
à rechercher tous les argumens imaginables pour vous faire accepter un
don qui devroit s'offrir et se recevoir avec le même mouvement; mais
les différences de caractère et d'opinions qui peuvent exister entre
nous, m'ont fait craindre de rencontrer quelques obstacles aux projets
que nous avons arrêtés votre mère et moi; j'ai donc voulu que vous
sussiez tout ce qui peut vous tranquilliser sur un service auquel vous
paroissiez attacher beaucoup trop d'importance; il n'entraîne point
avec lui une reconnoissance qui doive vous imposer de la gêne; et si
tout ce que je viens de vous dire ne suffit pas pour vous le prouver,
je vous répéterai que mon amitié pour votre mère est si vive, si
dévouée, qu'il vous suffiroit d'être sa fille pour que je fisse pour
vous, quand même je ne vous connoîtrois pas, tout ce qui est en mon
pouvoir. Mais c'est assez parler de ce service; assurément je ne vous
en aurois pas entretenue si long-temps, si je n'avois aperçu que vous
aviez une répugnance secrète pour la proposition que je vous faisois.

Il se peut aussi que vous soyez blessée des conditions que madame de
Mondoville a mises à votre mariage avec son fils. N'oubliez pas
cependant, ma chère Matilde, qu'elle ne vous a connue que pendant
votre enfance, puisqu'elle n'a pas quitté l'Espagne depuis dix ans; et
songez surtout que son fils ne vous a jamais vue. Madame de Mondoville
aime votre mère, et désire s'allier avec votre famille; mais vous
savez combien elle met d'importance à tout ce qui peut ajouter à la
considération des siens; elle veut que sa belle-fille ait de la
fortune, comme un moyen d'établir une distance de plus entre son fils
et les autres hommes. Elle a de la générosité et de l'élévation, mais
aussi de la hauteur et de l'orgueil; ses manières, dit-on, sont
très-simples et son caractère très-arrogant. Née en Espagne, d'une
famille attachée aux antiques moeurs de ce pays, elle a vécu
long-temps en France avec son mari, et elle y a appris l'art de
revêtir ses défauts de formes aimables qui subjuguent ceux qui
l'entourent. Tout ce que l'on raconte de Léonce de Mondoville me
persuade que vous serez parfaitement heureuse avec lui; mais je crois
que madame de Mondoville, malgré les inconvéniens de son caractère, a
beaucoup d'ascendant sur son fils. J'ai souvent remarqué que c'est par
ses défauts que l'on gouverne ceux dont on est aimé: ils veulent les
ménager, ils craignent de les irriter, ils finissent par s'y
soumettre; tandis que les qualités dont le principal avantage est de
rendre la vie facile, sont souvent oubliées, et ne donnent point de
pouvoir sur les autres.

Ces diverses réflexions ne doivent en rien vous détourner du mariage
le plus brillant et le plus avantageux; mais elles ont pour but de
vous faire sentir la nécessité de remplir toutes les conditions que
demande ou que désire madame de Mondoville. Il ne faut pas que vous
entriez dans une telle famille avec une infériorité quelconque; il
faut que madame de Mondoville soit convaincue qu'elle a fait pour son
fils un mariage très-convenable, afin que tous les égards que vous
aurez pour elle la flattent davantage encore. Plus vous serez
indépendante par votre fortune, plus il vous sera doux d'être asservie
par vos sentimens et vos devoirs.

Oubliez donc, ma chère Matilde, les petites altercations que nous
avons eues quelquefois ensemble, et réunissons nos coeurs par les
affections qui nous sont communes, par l'attachement que nous
ressentons toutes les deux pour votre aimable mère.

DELPHINE D'ALBÉMAR.



LETTRE II.

Réponse de Matilde de Fernon à madame d'Albémar.

Paris, ce 14 avril 1790.


Puisque vous croyez, ma chère cousine, qu'il est de votre délicatesse
de faire jouir les parens de M. d'Albémar d'une partie de la fortune
qu'il vous a laissée, je consens, avec l'autorisation de ma mère, à la
donation que vous me proposez, et je considère avec raison cette
conduite de votre part, comme satisfaisant à beaucoup plus que
l'équité, et vous donnant des droits à ma reconnoissance; je m'engage
donc à tout ce que la religion et la vertu exigent d'une personne qui
a contracté, de son libre aveu, l'obligation qui me lie à vous.

Ma mère désire que le service que vous me rendez reste secret entre
nous; elle croit que la fierté de madame de Mondoville pourroit être
blessée en apprenant que c'est par un bienfait que sa belle-fille est
dotée; je vous dis ce que pense ma mère, mais je serai toujours prête
à publier ce que vous faites pour moi, si vous le désirez. Dût la
publicité de vos bienfaits m'humilier selon l'opinion du monde, elle
me relèveroit à mes propres yeux: tel est l'esprit de la religion
sainte que je professe.

Je sais que ce langage vous a paru quelquefois ridicule, et que malgré
la douceur de votre caractère, douceur à laquelle je rends justice,
vous n'avez pu me cacher que vous ne partagiez pas mes opinions sur
tout ce qui tient à l'observance de la religion catholique. Je m'en
afflige pour vous, ma chère cousine, et plus vous resserrez par votre
excellente conduite les liens qui nous attachent l'une à l'autre, plus
je voudrois qu'il me fût possible de vous convaincre que vous prenez
une mauvaise route, soit pour votre bonheur intérieur, soit pour votre
considération dans le monde.

Vos opinions en tout genre sont singulièrement indépendantes: vous
vous croyez, et avec raison, un esprit très-remarquable; cependant,
qu'est-ce que cet esprit, ma cousine, pour diriger sagement,
non-seulement les hommes en général, mais les femmes en particulier?
Vous êtes charmante, on vous le répète sans cesse; mais, combien vos
succès ne vous font-il pas d'ennemis! Vous êtes jeune, vous aurez sans
doute le désir de vous remarier: pensez-vous qu'un homme sage puisse
être empressé de s'unir à une personne qui voit tout par ses propres
lumières, soumet sa conduite à ses propres idées, et dédaigne souvent
les maximes reçues? Je sais que vous avez une simplicité tout-à-fait
aimable dans le caractère; que vous ne cherchez point à dominer, que
vous n'avez de hardiesse ni dans les manières, ni dans les discours;
mais, dans le fond, et vous en convenez vous-même, ce n'est point à la
foi catholique, ce n'est point aux hommes respectables chargés de nous
l'enseigner, que vous soumettez votre conduite, c'est à votre manière
de sentir et de concevoir les idées religieuses.

Ma cousine, où en serions-nous, si toutes les femmes prenoient ainsi
pour guide ce qu'elles appelleroient leurs lumières? Croyez-moi, ce
n'est pas seulement par les fidèles qu'une telle indépendance est
blâmée; les hommes qui sont le plus affranchis des vérités traitées de
préjugés dans la langue actuelle, veulent que leurs femmes ne se
dégagent d'aucun lien; ils sont bien aises qu'elles soient dévotes, et
se croient plus sûrs ainsi qu'elles respecteront et leurs devoirs et
jusqu'aux moindres nuances de ces devoirs.

Je ne fais rien pour l'opinion, vous le savez; j'ai de bonne foi les
sentimens religieux que je professe; si mon caractère a quelquefois de
la roideur, il a toujours de la vérité; mais si j'étois capable de
concevoir l'hypocrisie, je crois tellement essentiel pour une femme de
ménager en tout point l'opinion, que je lui conseilleras de ne rien
braver en aucun genre, ni superstitions (pour me conformer à votre
langage), ni convenances, quelque puériles qu'elles puissent être.
Combien toutefois il vaut mieux n'avoir point à penser aux suffrages
du monde, et se trouver disposée, par la religion même, à tous les
sacrifices que l'opinion peut exiger de nous!

Si vous pouviez consentir à voir l'évêque de L. qui, malgré tous les
maux que nous éprouvons depuis dix mois, est resté en France, je suis
sûre qu'il prendroit de l'ascendant sur vous. Mon zèle est peut-être
indiscret, la religion ne nous oblige point à nous mêler de la
conduite des autres; mais la reconnoissance que je vais vous devoir
m'inspire un nouveau désir de vous appeler au salut. Vous le dites
vous-même, vous n'êtes pas heureuse: c'est un avertissement du ciel.
Pourquoi n'êtes-vous pas heureuse? Vous êtes jeune, riche, jolie; vous
avez un esprit dont la supériorité et le charme ne sont pas contestés;
vous êtes bonne et généreuse: savez-vous ce qui vous afflige? c'est
l'incertitude de votre croyance; et, s'il faut tout vous dire, c'est
que vous sentez aussi que cette indépendance d'opinion et de conduite
qui donne à votre conversation peut-être plus de grâce et de piquant,
commence déjà à faire dire du mal de vous, et nuira sûrement tôt ou
tard à votre existence dans le monde.

Ne prenez pas mal les avis que je vous donne; ils tiennent, je vous
l'atteste, à mon attachement pour vous: vous savez que je ne suis
point jalouse; vous m'avez rendu plusieurs fois cette justice, je ne
prétends point aux succès du monde, je n'ai pas l'esprit qu'il
faudroit pour les obtenir, et je me ferois scrupule de m'en occuper;
je vous parle donc en conscience sans aucun autre motif que ceux qui
doivent inspirer une âme chrétienne; j'aurois fait pour vous bien plus
que vous ne faites pour moi, si j'avois pu vous engager à sacrifier
vos opinions particulières, pour vous soumettre aux décisions de
l'Église.

Adieu, ma chère cousine; je ne vous plais pas, je ne dois pas vous
plaire; cependant vous êtes certaine, j'en suis sûre, que je ne
manquerai jamais aux sentimens que vous méritez.

MATILDE DE VERNON.



LETTRE III.

Delphine à Matilde.


J'ai de la peine à contenir, ma cousine, le sentiment que votre lettre
me fait éprouver; je devrois ne pas y céder, puisque j'attends de vous
une marque précieuse d'amitié; mais il m'est impossible de ne pas
m'expliquer une fois franchement avec vous; je veux mettre un terme
aux insinuations continuelles que vous me faites sur mes opinions et
sur mes goûts; vous estimez la vérité, vous savez l'entendre; j'espère
donc que vous ne serez point blessée des expressions vives qui
pourront m'échapper dans ma propre justification.

D'abord vous attribuez à la délicatesse le don que j'ai le bonheur de
vous offrir, et c'est l'amitié seule qui en est la cause. S'il étoit
vrai que je vous dusse de quelque manière une partie de ma fortune,
parce que votre mère est parente de M. d'Albémar, j'aurois eu tort de
la conserver jusqu'à présent; la délicatesse est pour les âmes élevées
un devoir plus impérieux encore que la justice; elles s'inquiètent
bien plus des actions qui dépendent d'elles seules, que de celles qui
sont soumises à la puissance des lois; mais pouvez-vous ignorer quelle
malheureuse prévention éloignoit M. d'Albémar de votre mère? C'est le
seul sujet de discussion que nous ayons jamais eu ensemble; cette
prévention étoit telle, que j'ai eu beaucoup de peine à éviter
l'engagement qu'il vouloit me faire prendre de rompre entièrement avec
elle; connoissant les dispositions de M. d'Albémar comme je le fais,
si je puis me permettre de disposer de sa fortune en votre faveur,
c'est parce qu'il m'a ordonné de la considérer comme appartenant à moi
seule.

Mais pourquoi donc éprouvez-vous le besoin de diminuer le foible
mérite du service que je veux vous rendre? Est-ce parce que vous êtes
effrayée de tous les devoirs que vous croyez attachés à la
reconnoissance? Pourquoi mettez vous tant d'importance à une action
qui ne peut être comptée que comme l'expression de l'amitié que
j'éprouve? Je n'ai qu'un but, je n'ai qu'un désir, c'est d'être aimée
des personnes avec qui je vis; il faut que vous vous sentiez
tout-à-fait incapable de m'accorder ce que je demande, puisque vous
craignez tant de me rien devoir; mais, encore une fois, soyez
tranquille; votre mère peut tout pour mon bonheur; son esprit plein de
grâce, sa douceur et sa gaîté répandent tant de charmes sur ma vie!
Quelquefois l'inégalité, la froideur de ses manières m'inquiètent; je
voudrois qu'elle répondît sans cesse à la vivacité de mon attachement
pour elle. Ne suis-je donc pas trop heureuse, si je trouve une
occasion de lui inspirer un sentiment de plus pour moi! Ma cousine, je
ne cherche point à me faire valoir auprès de vous, vous ne me devez
rien; je serai mille fois récompensée de mon zèle pour vos intérêts,
si votre mère me témoigne plus souvent cette amitié tendre qui calme
et remplit mon coeur.

Maintenant passons aux reproches ou aux conseils que vous croyez
nécessaire de m'adresser.

Je n'ai pas les mêmes opinions que vous; mais je ne pense pas, je vous
l'avoue, que ma considération en souffre le moins du monde. Si je
songeois à me remarier, j'ose croire que mon coeur est un assez noble
présent pour n'être pas dédaigné par celui qui m'en paroîtroit digne;
vous avez cru, dites-vous, démêler de la tristesse dans ma lettre,
vous vous êtes trompée; je n'ai dans ce moment aucun sujet de peine:
mais le bonheur même des âmes sensibles n'est jamais sans quelque
mélange de mélancolie; et comment n'éprouverois-je pas cette
disposition, moi qui ai perdu dans M. d'Albémar un ami si bon et si
tendre! Il n'a pris le nom de mon époux, lorsque j'avois atteint ma
seizième année, que pour m'assurer sa fortune; il mettoit dans ses
relations avec moi tant de bonté protectrice et de galanterie
délicate, que son sentiment pour moi réunissoit tout ce qu'il y a
d'aimable dans les affections d'un père, et dans les soins d'un jeune
homme. M. d'Albémar, uniquement occupé d'assurer le bonheur du reste
de ma vie, dont son âge ne lui permettoit pas d'être le témoin,
m'avoit inspiré cette confiance si douce à ressentir, cette confiance
qui remet pour ainsi dire à un autre la responsabilité de notre sort,
et nous dispense de nous inquiéter de nous-mêmes. Je le regretterai
toujours, et les souvenirs de mon enfance et les premiers jours de ma
jeunesse ne peuvent jamais cesser de m'attendrir; mais quel autre
chagrin pourrois-je éprouver en ce moment? Qu'ai-je à redouter du
monde? je n'y porte que des sentimens doux et bienveillans; si j'avois
été dépourvue de toute espèce d'agrémens, peut-être n'aurois-je pu me
défendre d'un peu d'aigreur contre les femmes assez heureuses pour
plaire; mais je n'entends retentir autour de moi que des paroles
flatteuses; ma position, me permet de rendre quelques services, et ne
m'oblige jamais à en demander; je n'ai que des rapports de choix avec
les personnes qui m'entourent; je ne recherche que celles que j'aime;
je ne dis aucun mal des autres: pourquoi donc voudroit-on affliger une
créature aussi _inoffensive_ que moi, et dont l'esprit, s'il est vrai
que l'éducation que j'ai reçue m'ait donné cet avantage, dont
l'esprit, dis-je, n'a d'autre mobile que le désir d'être agréable à
ceux que je vois?

Vous m'accusez de n'être pas aussi bonne catholique que vous, et de
n'avoir pas assez de soumission pour les convenances arbitraires de la
société. D'abord, loin de blâmer votre dévotion, ma chère cousine,
n'en ai-je pas toujours parlé avec respect; je sais qu'elle est
sincère, et quoiquelle n'ait pas encore entièrement adouci ce que vous
avez peut-être de trop âpre dans le caractère, je crois qu'elle
contribue à votre bonheur, et je ne me permettrai jamais de
l'attaquer, ni par des raisonnemens ni par des plaisanteries; mais
j'ai reçu une éducation tout-à-fait différente de la vôtre. Mon
respectable époux, en revenant de la guerre d'Amérique, s'étoit retiré
dans la solitude, et s'y livroit à l'examen de toutes les questions
morales que la réflexion peut approfondir. Il croyoit eu Dieu, il
espéroit l'immortalité de l'âme; et la vertu fondée sur la bonté,
étoit son culte envers l'Être suprême. Orpheline dès mon enfance, je
n'ai compris des idées religieuses que ce que M. d'Albémar m'en a
enseigné; et comme il remplissoit tous les devoirs de la justice et de
la générosité, j'ai cru que ses principes dévoient suffire à tous les
coeurs.

M. d'Albémar connoissoit peu le monde, je commence à le croire; il
n'examinoit jamais dans les actions que leur rapport avec ce qui est
bien en soi, et ne songeoit point à l'impression que sa conduite
pouvoit produire sur les autres. Si c'est être philosophe que penser
ainsi, je vous avoue que je pourrais me croire des droits à ce titre,
car je suis absolument à cet égard de l'opinion de M. d'Albémar; mais
si vous entendiez par philosophie, la plus légère indifférence pour
les vertus pures et délicates de notre sexe; si vous entendiez même
par philosophie, la force qui rend inaccessible aux peines de la vie,
certes je n'aurois mérité ni cette injure ni cette louange; et vous
savez bien que je suis une femme, avec les qualités et les défauts que
cette destinée foible et dépendante peut entraîner.

J'entre dans le monde avec un caractère bon et vrai, de l'esprit, de
la jeunesse et de la fortune; pourquoi ces dons de la Providence ne me
rendroient-ils pas heureuse? pourquoi me tourmenterois-je des opinions
que je n'ai pas, des convenances que j'ignore? La morale et la
religion du coeur ont servi d'appui à des hommes qui avoient à
parcourir une carrière bien plus difficile que la mienne: ces guides
me suffiront.

Quant à vous, ma chère cousine, souffrez que je vous le dise: vous
aviez peut-être besoin d'une règle plus rigoureuse pour réprimer un
caractère moins doux; mais ne pouvons-nous donc nous aimer malgré la
différence de nos goûts et de nos opinions? Vous savez combien je
considère vos vertus; ce sera pour moi un vif plaisir de contribuer à
rendre votre destinée heureuse; mais laissez chacun en paix chercher
au fond de son coeur le soutien qui convient le mieux à son caractère
et à sa conscience; imitez votre mère, qui n'a jamais de discussion
avec vous, quoique vos idées diffèrent souvent des siennes. Nous
aimons toutes deux un Être bienfaisant, vers lequel nos âmes
s'élèvent; c'est assez de ce rapport, c'est assez de ce lien qui
réunit toutes les âmes sensibles dans une même pensée, la plus grande
et la plus fraternelle de toutes.

Je retournerai dans deux jours à Paris; nous ne parlerons plus du
sujet de nos lettres, et vous m'accorderez le bonheur de vous être
utile, sans le troubler par des réflexions qui blessent toujours un
peu, quelques efforts qu'on fasse sur soi-même pour ne pas s'en
offenser. Je vous embrasse, ma chère cousine, et je vous assure qu'à
la fin de ma lettre, je ne sens plus la moindre trace de la
disposition pénible qui m'avoit inspiré les premières lignes.

DELPHINE D'ALBÉMAR.



LETTRE IV.

Delphine d'Albémar à madame de Vernon.

Bellerive, ce 16 avril 1790.


Ma chère tante, ma chère amie, pourquoi m'avez-vous mise en
correspondance avec ma cousine sur un sujet qui ne devoit être traité
qu'avec vous? Vous savez que Matilde et moi nous ne nous convenons pas
toujours, et je m'entends si bien avec vous! Quand j'ai pu vous être
utile, vous avez si noblement accepté le dévouement de mon coeur, vous
l'avez récompensé par un sentiment qui me rend la vie si douce! Ne
voulez-vous donc plus que ce soit à vous, à vous seule que je
m'adresse?

Si cependant je vous avois déplu par ma réponse à Matilde, si vous ne
me jugiez plus digne d'assurer le bonheur de votre fille! Mais non,
vous connoissez la vivacité de mes premiers mouvemens; vous me les
pardonnez, vous qui conservez toujours sur vous-même cet empire qui
sert au bonheur de vos amis, plus encore qu'au vôtre. Je n'ai rien à
redouter de votre caractère généreux et fier: il reçoit les services,
comme il les rendroit, avec simplicité; cependant rassurez-moi avant
que je vous revoie; je sais bien que vous n'aimez pas à écrire, mais
il me faut un mot qui me dise que vous persistez dans la permission
que vous m'avez accordée.

Je le répète encore, vous n'affligerez pas profondément votre amie; je
serois la première personne du monde à qui vous auriez fait de la
peine: si j'ai eu tort, c'est alors surtout que, prévoyant les
reproches que je me ferois, vous ne voudrez pas que ce tort ait des
suites amères; j'attends quelques ligues de vous, ma chère Sophie,
avec une inquiétude que je n'avois point encore ressentie.



LETTRE V.

Madame de Vernon à Delphine.

Paris, ce 17 avril.


Vous êtes des enfans, Matilde et vous; ce n'est pas ainsi qu'il faut
traiter des objets sérieux, nous en causerons ensemble; mais n'ayez
jamais d'inquiétude, ma chère Delphine, quand ce que vous désirez
dépend de moi.

SOPHIE DE VERNON.



LETTRE VI.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Paris, ce 19


Une légère altercation qui s'étoit élevée entre Matilde et moi, il y a
quelques jours, m'avoit assez inquiétée, ma chère soeur; je vous
envoie la copie de nos lettres, pour que vous en soyez juge. Mais
combien je voudrois que vous fussiez près de moi! Je cherche à me
rappeler sans cesse ce que vous m'avez dit: il me sembloit autrefois
que votre excellent frère, dans nos entretiens, m'avoit donné des
règles de conduite qui devoient me guider dans toutes les situations
de la vie; et maintenant je suis troublée par les inquiétudes qui me
sont personnelles, comme si les idées générales que j'ai conçues ne
suffisoient point pour m'éclairer sur les circonstances particulières.
Néanmoins ma destinée est simple, et je n'éprouve et je n'éprouverai
jamais, j'espère, aucun sentiment qui puisse l'agiter.

Madame de Vernon que vous n'aimez pas, quoiqu'elle vous aime; madame
de Vernon est certainement la personne la plus spirituelle, la plus
aimable, la plus éclairée dont je puisse me faire l'idée: cependant il
m'est impossible de discuter avec elle jusques au fond de mes pensées
et de mes sentimens. D'abord elle ne se plaît pas beaucoup dans les
conversations prolongées; mais ce qui surtout abrège les développemens
dans les entretiens avec elle, c'est que son esprit va toujours droit
aux résultats, et semble dédaigner tout le reste. Ce n'est ni la
moralité des actions, ni leur influence sur le bien-être de l'âme
qu'elle a profondément étudié, mais les conséquences et les effets de
ces actions; et, quoiqu'elle soit elle-même une personne douée des
plus excellentes qualités, l'on diroit qu'elle compte pour tout le
succès, et pour très-peu le principe de la conduite des hommes. Cette
sorte d'esprit la rend un meilleur juge des événemens de la vie, que
des peines secrètes; il me reste donc toujours dans le coeur quelques
sentimens que je ne lui ai pas exprimés, quelques sentimens que je
retiens comme inutiles à lui dire, et dont j'éprouve pourtant la
puissance en moi-même. Il n'existe aucune borne à ma confiance en
elle; mais, sans que j'y réfléchisse, je me trouve naturellement
disposée à ne lui dire que ce qui peut l'intéresser; je renvoie
toujours au lendemain pour lui parler des pensées qui m'occupent, mais
qui n'ont point d'analogie avec sa manière de voir et de sentir: mon
désir de lui plaire est mêlé d'une sorte d'inquiétude qui fixe mon
attention sur les moyens de lui être agréable, et met dans mon amitié
pour elle encore plus pour ainsi dire de coquetterie que de confiance.

Mon âme s'ouvriroit entièrement avec vous, ma chère Louise; vous
l'avez formée, en me tenant lieu de mère; vous avez toujours été mon,
amie; je conserve pour vous cette douce confiance du premier âge de la
vie, de cet âge où l'on croit avoir tout fait pour ceux qu'on aime, en
leur montrant ses sentimens, et en leur développant ses pensées.

Dites-moi donc, ma chère soeur, quel est cet obstacle qui s'oppose à
ce que vous quittiez votre couvent pour vous établir à Paris avec moi?
Vous m'avez fait un secret jusqu'à présent de vos motifs,
supportez-vous l'idée qu'il existe un secret entre nous?

Je vous ai promis, en vous quittant, de vous écrire mon journal tous
les soirs; vous vouliez, disiez-vous, veiller sur mes impressions.
Oui, vous serez mon ange tutélaire, vous conserverez dans mon âme les
vertus que vous avez su m'inspirer; mais ne serions-nous pas bien plus
heureuses si nous étions réunies? et nos lettres peuvent-elles jamais
suppléer à nos entretiens?

Après avoir reçu le billet de madame de Vernon, je partis le jour même
pour l'aller voir; je quittai Bellerive à cinq heures du soir, et je
fus chez elle à huit. Elle étoit dans son cabinet avec sa fille; à mon
arrivée, elle fit signe à Matilde de s'éloigner; j'étois contente, et
néanmoins embarrassée de me trouver seule avec elle: j'ai éprouvé
souvent une sorte de gêne auprès de madame de Vernon, jusques à ce que
la gaîté de son esprit m'ait fait oublier ce qu'il y a de réservé et
de contenu dans ses manières: je ne sais si c'est un défaut en elle;
mais ce défaut même sert à donner plus de prix aux témoignages de son
affection.

--Hé bien! me dit-elle en souriant, Matilde a donc voulu vous
convertir?--Je ne puis vous dire, ma chère tante, lui répondis-je,
combien sa lettre m'a fait de peine; elle a provoqué ma réponse, et je
m'en suis bientôt repentie: j'avois une frayeur mortelle de vous avoir
déplu.--En vérité je l'ai à peine lue, reprit madame de Vernon; j'y ai
reconnu votre bon coeur, votre mauvaise tête, tout ce qui fait de vous
une personne charmante; je n'ai rien remarqué que cela: quant au fond
de l'affaire, l'homme chargé de dresser le contrat y insérera les
conditions que vous voulez bien offrir; mais il faut que vous
permettiez qu'on mette dans l'article que c'est une donation faite en
dédommagement de l'héritage de M. d'Albémar. Si madame de Mondoville
croyoit que c'est par une simple générosité de votre part, que ma
fille est dotée, son orgueil en souffriroit tellement qu'elle romproit
le mariage.--J'éprouvai, je l'avoue, une sorte de répugnance pour
cette proposition, et je voulois la combattre; mais madame de Vernon
m'interrompit, et me dit: Madame de Mondoville ne sait pas combien on
peut être fière d'être comblée des bienfaits d'une amie telle que
vous: vous m'avez déjà retirée une fois de l'abîme où m'avoit jetée un
négociant infidèle; vous allez maintenant marier ma fille, le seul
objet de mes sollicitudes, et il faut que je condamne ma
reconnoissance au silence le plus absolu: tel est le caractère de
madame de Mondoville. Si vous exigiez que le service que vous me
rendez fût connu, je serois forcée de le refuser, car il deviendroit
inutile; mais il vous suffit, n'est-il pas vrai, ma chère Delphine, du
sentiment que j'éprouve; de ce sentiment qui me permet de vous tout
devoir, parce que mon coeur est certain de tout acquitter.--Ces
derniers mots furent prononcés avec cette grâce enchanteresse qui
n'appartient qu'à madame de Vernon; elle n'avoit pas l'air de douter
de mon consentement; et lui en faire naître l'idée, c'étoit refroidir
tous ses sentimens: elle s'y abandonne si rarement qu'on craint encore
plus d'en troubler les témoignages; les motifs de ma répugnance
étoient bien purs: mais j'avois une sorte de honte néanmoins
d'insister pour que mon nom fût proclamé à côté du service que je
rendois; et je fus irrésistiblement entraînée à céder aux désirs de
madame de Vernon.

Je lui dis cependant:--J'ai quelque regret de me servir du nom de M.
d'Albémar dans une circonstance si opposée à ses intentions; mais,
s'il étoit témoin du culte que vous rendez à ses vertus, s'il vous
entendoit parler de lui, comme vous en parlez avec moi,
peut-être...... Sans doute, interrompit madame de Vernon; et ce mot
finit la conversation sur ce sujet.

Un moment de silence s'ensuivit; mais, bientôt reprenant sa grâce et
sa gaîté naturelles, madame de Vernon dit:--A propos, dois-je vous
envoyer M. l'évêque de L., pour vous confesser à lui, comme Matilde
vous le propose?--Je vous en conjure, lui répondis-je; dites-moi:
donc, ma chère tante, pourquoi vous avez donné à Matilde une éducation
presque superstitieuse, et qui a si peu de rapport avec l'étendue de
votre esprit et l'indépendance de vos opinions. Elle redevint sérieuse
un moment, et me dit:--Vous m'avez fait vingt fois cette question, je
ne voulois pas y répondre; mais je vous dois tous les secrets de mon
coeur.

Vous savez, continua-t-elle, tout ce que j'ai eu à souffrir de M. de
Vernon, proche parent de votre mari; il étoit impossible de lui moins
ressembler: sa fortune et ma pauvreté furent les seuls motifs qui
décidèrent notre mariage: j'en fus long-temps très-malheureuse; à la
fin cependant, je parvins à m'aguerrir contre les défauts de M. de
Vernon; j'adoucis un peu sa rudesse: il existe une manière de prendre
tous les caractères du monde, et les femmes doivent la trouver, si
elles veulent vivre en paix sur cette terre où leur sort est
entièrement dans la dépendance des hommes. Je n'avois pu néanmoins
obtenir que ma fille me fût confiée, et son père la dirigeoit seul; il
mourut qu'elle avoit onze ans; et pouvant alors m'occuper uniquement
d'elle, je remarquai qu'elle avoit dans son caractère une singulière
âpreté, s'assez peu de sensibilité, et un esprit plus opiniâtre
qu'étendu: je reconnus bientôt que mes leçons ne suffisoient pas pour
corriger de tels défauts: j'ai de l'indolence dans le caractère,
inconvénient qui est le résultat naturel de l'habitude de la
résignation; j'ai peu d'autorité dans ma manière de m'exprimer,
quoique ma décision intérieure soit très-positive. Je mets d'ailleurs
trop peu d'importance à la plupart des intérêts de la vie, pour avoir
le sérieux nécessaire à l'enseignement. Je me jugeai comme je jugerois
un autre; vous savez que cela m'est facile; et je résolus de confier à
M. l'évêque de L. l'éducation de ma fille. Après y avoir bien
réfléchi, je crus que la religion, et une religion positive, étoit le
seul frein assez fort pour dompter le caractère de Matilde; ce
caractère auroit pu contribuer utilement à l'avancement d'un homme; il
présentoit l'idée d'une âme ferme et capable de servir d'appui; mais
les femmes, devant toujours plier, ne peuvent trouver, dans les
défauts et dans les qualités même d'un caractère fort, que des
occasions de douleur. Mon projet a réussi: la religion, sans avoir
entièrement changé le caractère de ma fille, lui a ôté ses
inconvéniens les plus graves; et comme le sentiment du devoir se mêle
à toutes ses résolutions, et presque à toutes ses paroles, on ne
s'aperçoit plus des défauts qu'elle avoit naturellement, que par un
peu de froideur et de sécheresse dans les relations de la vie, jamais
par aucun tort réel. Son esprit est assez borné; mais comme elle
respecte tous les préjugés, et se soumet à toutes les convenances,
elle ne sera jamais exposée aux critiques du monde: sa beauté, qui est
parfaite, ne lui fera courir aucun risque, car ses principes sont
d'une inébranlable austérité. Elle est disposée aux plus grands
sacrifices ainsi qu'aux plus petits; et la roideur de son caractère
lui fait aimer la gêne comme un autre se plairoit dans l'abandon.
C'eût été bien dommage, ma chère Delphine, qu'une personne aussi
aimable, aussi spirituelle que vous, se fût imposée un joug qui l'eût
privée de mille charmes; mais réfléchissez à ce qu'est ma fille, et
vous verrez que le parti que j'ai pris étoit le seul qui pût la
garantir de tous les malheurs que lui préparoit sa triste conformité
avec son père. Je ne parlerois à personne, ma chère Delphine, avec la
confiance que je viens de vous témoigner; mais je n'ai pas voulu que
l'amie de mon coeur, celle qui veut assurer le bonheur de Matilde,
ignorât plus long-temps les motifs qui m'ont déterminée dans la plus
importante de mes résolutions, dans celle qui concerne l'éducation de
ma fille.

Vous ne pouvez jamais parler sans convaincre, ma chère tante, lui
répondis-je; mais vous-même cependant, ne pouviez-vous pas guider
votre fille? vos opinions ne sont-elles pas en tout conformes à celles
que la raison....--Oh! mes opinions, répondit-elle en souriant et
m'interrompant, personne ne les connoît; et comme elles n'influent
point sur mes sentimens, ma chère Delphine, vous n'avez pas besoin de
les savoir.--En achevant ces mots, elle se leva, me prit par la main,
et me conduisit dans le salon où plusieurs personnes étoient déjà
rassemblées.

Elle entra, et leur fit des excuses avec cette grâce inimitable que
vous-même lui reconnoissez. Quoiqu'elle ait au moins quarante ans,
elle paroît encore charmante, même au milieu des jeunes femmes; sa
pâleur, ses traits un peu abattus, rappellent la langueur de la
maladie et non la décadence des années; sa manière de se mettre
toujours négligée est d'accord avec cette impression. On se dit
qu'elle seroit parfaitement jolie, si un jour elle se portoit mieux,
si elle vouloit se parer comme les autres; ce jour n'arrive jamais,
mais on y croit, et c'est assez pour que l'imagination ajoute encore à
l'effet naturel de ses agrémens.

Dans un des coins de la chambre étoit madame du Marset. Vous ai-je dit
que c'est une femme qui ne peut me supporter, quoique je n'aie jamais
eu et ne veuille jamais avoir le moindre tort avec elle? Elle a pris,
dès mon arrivée, parti contre la bienveillance qu'on m'a témoignée, et
l'a considérée comme un affront qui lui seroit personnel. J'ai,
pendant quelque temps, essayé de l'adoucir; mais quand j'ai vu qu'elle
avoit contracté aux yeux du monde l'engagement de me détester, et que
ne pouvant se faire une existence par ses amis, elle espéroit s'en
faire une par ses haines, j'ai résolu de dédaigner ce qu'il y avoit de
réel dans son aversion pour moi. Elle prétend, ne sachant trop de quoi
m'accuser, que j'aime et que j'approuve beaucoup trop la révolution de
France. Je la laisse dire, elle a cinquante ans et nulle bonté dans le
caractère; c'est assez de chagrins pour lui permettre beaucoup
d'humeur.

Derrière elle étoit M. de Fierville, son fidèle adorateur, malgré son
âge avancé: il a plus d'esprit qu'elle et moins de caractère, ce qui
fait qu'elle le domine entièrement; il se plaît quelquefois à causer
avec moi: mais, comme par complaisance pour madame du Marset, il me
critique souvent quand je n'y suis pas, il fait sans cesse des
réserves dans les complimens qu'il m'adresse, pour se mettre, s'il est
possible, un peu d'accord avec lui-même. Je le laisse s'agiter dans
ses petits remords, parce que je n'aime de lui que son esprit, et
qu'il ne peut m'empêcher d'en jouir quand il me parle.

Au milieu de la société, Matilde ne songe pas un instant à s'amuser;
elle exerce toujours un devoir dans les actions les plus indifférentes
de sa vie; elle se place constamment à côté des personnes les moins
aimables, arrange les parties, prépare le thé, sonne pour qu'on
entretienne le feu; enfin s'occupe d'un salon comme d'un ménage, sans
donner un instant à l'entraînement de la conversation. On pourroit
admirer ce besoin continuel de tout changer en devoir, s'il exigeoit
d'elle le sacrifice de ses goûts; mais elle se plaît réellement dans
cette existence toute méthodique, et blâme au fond de son coeur ceux
qui ne l'imitent pas.

Madame de Vernon aime beaucoup à jouer; quoiqu'elle pût être
très-distinguée dans la conversation, elle l'évite; on diroit qu'elle
n'aime à développer ni ce qu'elle sent, ni ce qu'elle pense. Ce goût
du jeu, et trop de prodigalité dans sa dépense, sont les seuls défauts
que je lui connoisse.

Elle choisit pour sa partie hier au soir madame du Marset et M. de
Fierville; je lui en fis quelques reproches tout bas, parce qu'elle
m'avoit dit plusieurs fois assez de mal de tous les deux.--La critique
ou la louange, me répondit-elle, sont un amusement de l'esprit; mais
ménager les hommes est nécessaire pour vivre avec eux.--Estimer ou
mépriser, repris-je avec chaleur, est un besoin de l'âme; c'est une
leçon, c'est un exemple utile à donner.--Vous avez raison, me
dit-elle avec précipitation, vous avez raison sous le rapport de la
morale; ce que je vous disois ne faisoit allusion qu'aux intérêts du
monde.--Elle me serra la main en s'éloignant, avec une expression
parfaitement aimable.

Je restai à causer auprès de la cheminée avec plusieurs hommes dont la
conversation, surtout dans ce moment, inspire le plus vif intérêt à
tous les esprits capables de réflexion et d'enthousiasme. Je me
reproche quelquefois de me livrer trop aux charmes de cette
conversation si piquante; c'est peut-être blesser un peu les
convenances, que se mêler ainsi aux entretiens les plus importans;
mais, quand madame de Vernon et les dames de sa société sont établies
au jeu, je me trouve presque seule avec Matilde qui ne dit pas un mot:
et l'empressement que me témoignent les hommes distingués m'entraîne à
les écouter et à leur répondre.

Cependant, peut-être est-il vrai que je me livre souvent avec trop de
chaleur à l'esprit que je peux avoir; je ne sais pas résister assez
aux succès que j'obtiens en société, et qui doivent quelquefois
déplaire aux autres femmes. Combien j'aurois besoin d'un guide!
Pourquoi suis-je seule ici! Je finis cette lettre, ma chère soeur, en
vous répétant ma prière; venez près de moi, n'abandonnez pas votre
Delphine dans un monde si nouveau pour elle; il m'inspire une sorte de
crainte vague que ne peut dissiper le plaisir même que j'y trouve.



LETTRE VII.

Réponse de mademoiselle d'Albémar à Delphine,

Montpellier, 25 avril 1790.


Ma chère Delphine, je suis fâchée que vous vous montriez si généreuse
envers ces Vernon; mon frère aimoit encore mieux la fille que la mère,
quoique la mère ait beaucoup plus d'agrémens que la fille; il croyoit
madame de Vernon fausse jusqu'à la perfidie. Pardon, si je me sers de
ces mots; mais je ne sais pas comment dire leur équivalent, et je me
confie en votre bonne amitié pour m'excuser. Mon frère pensoit que
madame de Vernon dans le fond du coeur n'aimoit rien, ne croyoit à
rien, ne s'embarrassoit de rien, et que sa seule idée étoit de
réussir, elle et les siens, dans, tous les intérêts dont se compose la
vie du monde, la fortune et la considération. Je sais bien qu'elle a
supporté avec une douceur exemplaire le plus odieux des maris, et
qu'elle n'a point eu d'amans, quoiqu'elle fût bien jolie. Il n'y a
jamais eu un mot à dire contre elle; mais dussiez-vous me trouver
injuste, je vous avouerai que c'est précisément cette conduite
régulière, qui ne me paroît pas du tout s'accorder avec la légèreté de
ses principes et l'insouciance de son caractère. Pourquoi s'est-elle
pliée à tous les devoirs, même à tous les calculs, elle qui a l'air de
n'attacher d'importance à aucun? Malgré les motifs qu'elle donne de
l'éducation de sa fille, ne faut-il pas avoir bien peu de sensibilité,
pour ne pas former soi-même, et selon son propre caractère, la
personne qu'on aime le plus, pour ne lui donner rien de son âme, et se
la rendre étrangère par les opinions qui exercent le plus d'influence
sur toute notre manière d'être?

Il se peut que j'aie tort de juger si défavorablement une personne
dont je ne connois aucune action blâmable; mais sa physionomie, tout
agréable qu'elle est, suffiroit seule pour m'empêcher d'avoir la
moindre confiance en elle. Je suis fermement convaincue que les
sentimens habituels de l'âme laissent une trace très-remarquable sur
le visage: grâce à cet avertissement de la nature, il n'y a point de
dissimulation complète dans le monde. Je ne suis pas défiante vous le
savez; mais je regarde, et si l'on peut me tromper sur les faits, je
démêle assez bien les caractères; c'est tout ce qu'il faut pour ne
jamais mal placer ses affections: que m'importe ce qu'il peut arriver
de mes autres intérêts!

Pour vous, ma chère Delphine, vous vous laissez entraîner par le
charme de l'esprit, et je crains bien que si vous livrez votre coeur à
cette femme, elle ne le fasse cruellement souffrir; rendez-lui
service, je ne suis pas difficile sur les qualités des personnes qu'on
peut obliger; mais on confie à ceux qu'on aime ce qu'il y a de plus
délicat dans le bonheur, et moi seule, ma chère Delphine, je vous aime
assez pour ménager toujours votre sensibilité vive et profonde. C'est
pour vous arracher à la séduction de cette femme, que je voudrois
aller à Paris; mais je ne m'en sens pas la force, il m'est absolument
impossible de vaincre la répugnance que j'éprouve à sortir de ma
solitude.

Il faut bien vous avouer le motif de cette répugnance, je consens à
vous l'écrire; mais je n'aurois jamais pu me résoudre à vous en
parler, et je vous prie instamment de ne pas me répondre sur un sujet
que je n'aime pas à traiter. Vous savez que j'ai l'extérieur du monde
le moins agréable; ma taille est contrefaite, et ma figure n'a point
de grâce; je n'ai jamais voulu me marier quoique ma fortune attirât
beaucoup de prétendans; j'ai vécu presque toujours seule, et je serois
un mauvais guide pour moi-même et pour les autres au milieu des
passions de la vie; mais j'en sais assez pour avoir remarqué qu'une
femme disgraciée de la nature est l'être le plus malheureux
lorsqu'elle ne reste pas dans la retraite. La société est arrangée de
manière que, pendant les vingt années de sa jeunesse, personne ne
s'intéresse vivement à elle; on l'humilie à chaque instant sans le
vouloir, et il n'est pas un seul des discours qui se tiennent devant
elle, qui ne réveille dans son âme un sentiment douloureux.

J'aurois pu jouir, il est vrai, du bonheur d'avoir des enfans: mais
que ne souffrirois-je pas, si j'avois transmis à ma fille les
désavantages de ma figure! si je la voyois destinée comme moi à ne
jamais connoître le bonheur suprême d'être le premier objet d'un homme
sensible! Je ne le confie qu'à vous, ma chère Delphine; mais parce que
je ne suis point faite pour inspirer de l'amour, il ne s'ensuit pas
que mon coeur ne soit pas susceptible des affections les plus tendres;
j'ai senti, presqu'au sortir de l'enfance, qu'avec ma figure, il étoit
ridicule d'aimer. Imaginez-vous de quels sentimens amers j'ai dû
m'abreuver; il étoit ridicule pour moi d'aimer, et jamais cependant la
nature n'avoit formé un coeur à qui ce bonheur fût plus nécessaire.

Un homme dont les défauts extérieurs seroient très-marquans, pourroit
encore conserver les espérances les plus propres à le rendre heureux.
Plusieurs ont ennobli par des lauriers les disgrâces de la nature;
mais les femmes n'ont d'existence que par l'amour; l'histoire de leur
vie commence et finit avec l'amour: et comment pourroient-elles
inspirer ce sentiment sans quelques agrémens qui puissent plaire aux
yeux! La société fortifie à cet égard l'intention de la nature au lieu
d'en modifier les effets, elle rejette de son sein la femme infortunée
que l'amour et la maternité ne doivent point couronner. Que de peines
dévorantes n'a-t-elle point à souffrir dans le secret de son coeur!

J'ai été romanesque, comme si je vous ressemblois, ma chère Delphine,
mais j'ai néanmoins trop de fierté pour ne pas cacher à tous les
regards le malheureux contraste de ma destinée et de mon caractère.
Comment suis-je donc parvenue à supporter le cours des années qui
m'étoient échues? Je me suis renfermée dans la retraite, rassemblant
sur votre tête tous mes intérêts, tous mes voeux, tous mes sentimens;
je me disois que j'aurois été vous, si la nature m'eût accordé vos
grâces et vos charmes; et secondant de toute mon âme l'inclination de
mon frère, je l'ai conjuré de vous laisser la portion de son bien
qu'il me destinoit.

Qu'aurois-je fait de la richesse? j'en ai ce qu'il faut pour rendre
heureux ce qui m'entoure, pour soulager l'infortune autour de moi;
mais quel autre usage de l'argent pourrois-je imaginer qui n'eût
ajouté au sentiment douloureux qui pèse sur mon âme? Aurois-je embelli
ma maison pour moi, mes jardins pour moi? et jamais la reconnoissance
d'un être chéri ne m'auroit récompensée de mes soins! Aurois-je réuni
beaucoup de monde, pour entendre plus souvent parler de ce que les
autres possèdent et de ce qui me manque? aurois-je voulu courir le
risque des propositions de mariage qu'on pouvoit adresser à ma
fortune, et me serois-je condamnée à supporter tous les détours
qu'auroit pris l'intérêt avide pour endormir ma vanité et m'ôter
jusqu'à l'estime de moi-même?

Non, non, Delphine, ma sage résignation vaut bien mieux. Il ne me
restoit qu'un bonheur à espérer; je l'ai goûté, je vous ai adoptée
pour ma fille, j'avois manqué la vie, j'ai voulu vous donner tous les
moyens d'en jouir. Je serois sans doute bien heureuse d'être près de
vous, de vous voir, de vous entendre; mais avec vous seroient les
plaisirs et la société brillante qui doivent vous entourer. Mou coeur
qui n'a point aimé, est encore trop jeune pour ne pas souffrir de son
isolement, quand tous les objets que je verrois m'en renouvelleroient
la pensée.

Les peines d'imagination dépendent presque entièrement des
circonstances qui nous les retracent; elles s'effacent d'elles-mêmes,
lorsque l'on ne voit ni n'entend rien qui en réveille le souvenir,
mais leur puissance devient terrible et profonde quand l'esprit est
forcé de combattre à chaque instant contre des impressions nouvelles.
Il faut pouvoir détourner son attention d'une douleur importune et
s'en distraire avec adresse, car il faut de l'adresse vis-à-vis de
soi-même, pour ne pas trop souffrir. Je ne connois guère les autres,
ma chère Delphine, mais assez bien moi; c'est le fruit de la solitude.
Je suis parvenue avec assez d'efforts à me faire une existence qui me
préserve des chagrins vifs; j'ai des occupations pour chaque heure,
quoique rien ne remplisse mon existence entière; j'unis les jours aux
jours, et cela fait un an, puis deux, puis la vie. Je n'ose changer de
place, agiter mon sort ni mon âme; j'ai peur de perdre le résultat de
mes réflexions et de troubler mes habitudes qui me sont encore plus
nécessaires, parce qu'elles me dispensent de réflexions même, et font
passer le temps sans que je m'en mêle.

Déjà cette lettre va déranger mon repos pour plusieurs jours; il ne
faut pas me faire parler de moi, il ne faut presque pas que j'y pense;
je vis en vous; laissez-moi vous suivre de mes voeux, vous aider de
mes conseils, si j'en peux donner pour ce monde que j'ignore.
Apprenez-moi successivement et régulièrement les événemens qui vous
intéressent, je croirai presque avoir vécu dans votre histoire; je
conserverai des souvenirs; je jouirai par vous des sentimens que je
n'ai pu ni inspirer, ni connoître.

Savez-vous que je suis presque fâchée que vous avez fait le mariage de
Matilde avec Léonce de Mondoville? j'entends-dire qu'il est si beau,
si aimable et si fier, qu'il me sembloit digne de ma Delphine; mais je
l'espère, elle trouvera celui qui doit la rendre heureuse: alors
seulement, je serai vraiment tranquille. Quelque distinguée que vous
soyez, que feriez-vous sans appui? vous exciteriez l'envie, et elle
vous persécuteroit. Votre esprit, quelque supérieur qu'il soit, ne
peut rien pour sa propre défense; la nature a voulu que tous les dons
des femmes fussent destinés au bonheur des autres, et de peu d'usage
pour elles-mêmes. Adieu, ma chère Delphine; je vous remercie de
conserver l'habitude de votre enfance et de m'écrire tous les soirs ce
qui vous a occupée pendant le jour: nous lirons ensemble dans votre
âme, et peut-être qu'à deux nous aurons assez de force pour assurer
votre bonheur.



LETTRE VIII.

Réponse de Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Paris, 1er mai.


Pourquoi m'avez-vous interdit de vous répondre, ma chère soeur, sur
les motifs qui vous éloignent de Paris? Votre lettre excite en moi
tant de sentimens que j'aurois le besoin d'exprimer! Ah! j'irai
bientôt vous rejoindre; j'irai passer toutes mes années près de vous:
croyez-moi, cette vie de jeunesse et d'amour est moins heureuse que
vous ne pensez. Je suis uniquement occupée depuis quelques jours du
sort d'une de mes amies, madame d'Ervins; c'est sa beauté même et les
sentimens qu'elle inspire qui sont la source de ses erreurs et de ses
peines.

Vous savez que lorsque je vous quittai, il y a un an, je tombai
dangereusement malade à Bordeaux; Madame d'Ervins, dont la terre étoit
voisine de cette ville, étoit venue pendant l'absence de son mari y
passer quelques jours; elle apprit mon nom, elle sut mon état, et vint
avec une ineffable bonté s'établir chez moi pour me soigner: elle me
veilla pendant quinze jours, et je suis convaincue que je lui dois la
vie. Sa présence calmoit les agitations de mon sang, et quand je
craignois de mourir, il me suffisoit de regarder son aimable figure,
pour croire à de plus doux présages. Lorsque je commençai à me
rétablir, je voulus connoître celle qui méritoit déjà toute mon
amitié; j'appris que c'étoit une Italienne dont la famille habitoit
Avignon; on l'avoit mariée à quatorze ans à M. d'Ervins, qui avoit
vingt-cinq ans de plus qu'elle, et la retenoit depuis dix ans dans la
plus triste terre du monde.

Thérèse d'Ervins est la beauté la plus séduisante que j'aie jamais
rencontrée; une expression à la fois naïve et passionnée donne à toute
sa personne je ne sais quelle volupté d'amour et d'innocence
singulièrement aimable. Elle n'a point reçu d'instruction, mais ses
manières sont nobles et son langage est pur; elle est dévote et
superstitieuse comme les Italiennes, et n'a jamais réfléchi
sérieusement sur la morale, quoiqu'elle se soit souvent occupée de la
religion; mais elle est si parfaitement bonne et tendre qu'elle
n'auroit manqué à aucun devoir, si elle avoit eu pour époux un homme
digne d'être aimé. Les qualités naturelles suffisent pour être honnête
lorsque l'on est heureux; mais quand le hasard et la société vous
condamnent à lutter contre votre coeur, il faut des principes
réfléchis pour se défendre de soi-même, et les caractères les plus
aimables dans les relations habituelles de la vie, sont les plus
exposés quand la vertu se trouve en combat avec la sensibilité.

Le visage et les manières de Thérèse sont si jeunes, qu'on a de la
peine à croire qu'elle soit déjà la mère d'une fille de neuf ans; elle
ne s'en sépare jamais; et la tendresse extrême qu'elle lui témoigne
étonne cette pauvre petite, qui éprouve confusément le besoin de la
protection, plutôt que celui d'un sentiment passionné. Son âme
enfantine est surprise des vives émotions qu'elle excite, une
affection raisonnable et des conseils utiles la toucheroient peut-être
davantage.

Madame d'Ervins a vécu très-bien avec son mari pendant dix ans; la
solitude et le défaut d'instruction ont prolongé son enfance, mais le
monde étoit à craindre pour son repos, et je suis malheureusement la
première cause du temps qu'elle a passé à Bordeaux et de l'occasion
qui s'est offerte pour elle de connoître M. de Serbellane; c'est un
Toscan, âgé de trente ans, qui avoit quitté l'Italie depuis trois
mois, attiré en France par la révolution. Ami de la liberté, il
vouloit se fixer dans le pays qui combattoit pour elle; il vint me
voir parce qu'il existoit d'anciennes relations entre sa famille et la
mienne: je partis peu de jours après; mais j'avois déjà des raisons de
craindre qu'il n'eût fait une impression profonde sur le coeur de
Thérèse. Depuis six mois, elle m'a souvent écrit qu'elle souffroit,
qu'elle étoit malheureuse, mais sans m'expliquer le sujet de ses
peines. M. de Serbellane est arrivé à Paris depuis quelques jours; il
est venu me voir, et ne m'ayant point trouvée, il m'a envoyé une
lettre de Thérèse qui contient son histoire.

M. de Serbellane a sauvé son mari et elle, un mois après mon départ,
des dangers que leur avoit fait courir la haine des paysans contre M.
d'Ervins. Le courage, le sang-froid, la fermeté que M. de Serbellane a
montrés dans cette circonstance ont touché jusqu'à l'orgueilleuse
vanité de M. d'Ervins; il l'a prié de demeurer chez lui, il y a passé
six mois, et Thérèse pendant ce temps n'a pu résister à l'amour
qu'elle ressentoit: les remords se sont bientôt emparés de son âme;
sans rien ôter à la violence de sa passion, ils multiplioient ses
dangers, ils exposoient son secret. Son amour et les reproches qu'elle
se faisoit de cet amour compromettoient également sa destinée. M. de
Serbellane a craint que M. d'Ervins ne s'aperçût du sentiment de sa
femme, et que l'amour-propre même qui servoit à l'aveugler ne portât
sa fureur au comble, s'il découvrait jamais la vérité. Thérèse
elle-même a désiré que son amant s'éloignât; mais quand il a été
parti, elle en a conçu une telle douleur, que d'un jour à l'autre il
est à craindre qu'elle ne demande à son mari de la conduire à Paris.

Il faut que je vous fasse connoître M. de Serbellane pour que vous
conceviez comment avec beaucoup de raison et même assez de calme dans
ses affections, il a pu inspirer à Thérèse un sentiment si vif:
d'abord je crois, en général, qu'un homme d'un caractère froid se fait
aimer facilement d'une âme passionnée; il captive et soutient
l'intérêt en vous faisant supposer un secret au-delà de ce qu'il
exprime, et ce qui manque à son abandon peut, momentanément du moins,
exciter davantage l'inquiétude et la sensibilité d'une femme; les
liaisons ainsi fondées ne sont peut-être pas les plus heureuses et les
plus durables, mais elles agitent davantage le coeur assez foible pour
s'y livrer. Thérèse solitaire, exaltée et malheureuse, a été tellement
entraînée par ses propres sentimens, qu'on ne peut accuser M. de
Serbellane de l'avoir séduite. Il y a beaucoup de charme et de dignité
dans sa contenance, son visage a l'expression des habitans du Midi, et
ses manières vous feroient croire qu'il est Anglois. Le contraste de
sa figure animée avec son accent calme et sa conduite toujours
mesurée, a quelque chose de très-piquant. Son âme est forte et
sérieuse; son défaut selon moi, c'est de ne jamais mettre complètement
à l'aise ceux même qui lui sont chers; il est tellement maître de lui,
qu'on trouve toujours une sorte d'inégalité dans les rapports qu'on
entretient avec un homme qui n'a jamais dit à la fin du jour un seul
mot involontaire. Il ne faut attribuer cette réserve à aucun sentiment
de dissimulation ou de défiance, mais à l'habitude constante de se
dominer lui-même et d'observer les autres.

Un grand fonds de bonté, une disposition secrète à la mélancolie
rassurent ceux qui l'aiment, et donnent le besoin de mériter son
estime. Des mots fins et délicats font entrevoir son caractère; il
semble qu'il comprend, qu'il partage même tout bas la sensibilité des
autres, et que dans le secret de son coeur, il répond à l'émotion
qu'on lui exprime; mais tout ce qu'il éprouve en ce genre vous
apparoît comme derrière un nuage, et l'imagination des personnes vives
n'est jamais, avec lui, ni totalement découragée, ni entièrement
satisfaite.

Un tel homme devoit nécessairement prendre un grand empire sur
Thérèse; mais son sort n'en est pas plus heureux, car il se joint à
toutes ses peines l'inquiétude continuelle de se perdre même dans
l'estime de son amant. Tourmentée par les sentimens les plus opposés,
par le remords d'avoir aimé, par la crainte de n'être pas assez aimée,
ses lettres peignent une âme si agitée qu'on peut tout redouter de ces
combats plus forts que son esprit et sa raison.

Je rencontrai M. de Serbellane chez madame de Vernon le soir du jour
où j'avois reçu la lettre de Thérèse; je m'approchai de lui et je lui
dis que je souhaitois de lui parler; il se leva pour me suivre dans le
jardin avec son expression de calme accoutumée. Je lui appris, sans
entrer dans aucun détail, que j'avois su par madame d'Ervins tout ce
qui l'intéressoit, mais que je frémissois de son projet de venir à
Paris.--Il est impossible, continuai-je, avec le caractère que vous
connoissez à Thérèse, que son sentiment pour vous ne soit pas bientôt
découvert par les observateurs oisifs et pénétrans de ce pays-ci. M.
d'Ervins apprendra les torts de sa femme par de perfides
plaisanteries, et la blessure d'amour-propre qu'il en recevra sera
bien plus terrible. Écrivez donc à madame d'Ervins; c'est à vous à la
détourner de son dessein.--Madame, répondit M. de Serbellane, si je
lui écrivois de ne pas me rejoindre, elle ne verroit, dans cette
conduite, que le refroidissement de ma tendresse pour elle, et la
douleur que je lui causerois seroit la plus amère de toutes. Me
convient-il, à moi qui suis coupable de l'avoir entraînée, de prendre
maintenant le langage de l'amitié pour la diriger? je révolterois son
âme, je la ferois souffrir, et ma conduite ne seroit pas véritablement
délicate, car il n'y a de délicat que la parfaite bonté.--Mais, lui
dis-je alors, vous montrez cependant dans toutes les circonstances une
raison si forte....--J'en ai quelquefois, interrompit M. de
Serbellane, lorsqu'il ne s'agit que de moi; mais je trouve une sorte
de barbarie, dans la raison appliquée à la douleur d'un autre, et je
ne m'en sers point dans une pareille situation.--Que ferez-vous
cependant, lui dis-je, si madame d'Ervins vient dans ces lieux, si
elle se perd, si son mari l'abandonne?--Je souhaite, madame, me
répondit M. de Serbellane, que Thérèse ne vienne point à Paris. Je
consentirois au douloureux sacrifice de ne plus la revoir, si son
repos pouvoit en dépendre; mais si elle arrive ici et qu'elle se
brouille avec son mari, je lui dévouerai ma vie; et en supposant que
les lois de France me permettent le divorce, je l'épouserai.--Y
pensez-vous? m'écriai-je, l'épouser! elle qui est catholique,
dévote!--Je vous parle uniquement, reprit avec tranquillité M. de
Serbellane, de ce que je suis prêt à faire pour elle, si son bonheur
l'exige; mais il vaut mieux pour tous les deux que nos destinées
restent dans l'ordre; et j'espère que vous la déciderez à ne pas
venir.--Me permettrez-vous de le dire, monsieur? lui répondis-je; il y
a dans votre conversation un singulier mélange d'exaltation et de
froideur.--Vous vous persuadez un peu légèrement, madame, répliqua M.
de Serbellane, que j'ai de la froideur dans le caractère; dès mon
enfance la timidité et la fierté réunies m'ont donné l'habitude de
réprimer les signes extérieurs de mon émotion. Sans vous occuper trop
long-temps de moi, je vous dirai que j'ai fait, comme la plupart des
jeunes gens de mon âge, beaucoup de fautes en entrant dans le monde;
que ces fautes, par une combinaison de circonstances, ont eu des
suites funestes, et qu'il m'est resté, de toutes les peines que j'ai
éprouvées, assez de calme dans mes propres impressions, mais un
profond respect pour la destinée des personnes qui de quelque manière
dépendent de moi. Les passions impétueuses ont toujours pour but notre
satisfaction personnelle, ces passions sont très-refroidies dans mon
coeur; mais je ne suis point blasé sur mes devoirs, et je n'ai rien de
mieux à faire de moi que d'épargner de la douleur à ceux qui m'aiment,
maintenant que je ne peux plus avoir ni goût vif, ni volonté forte qui
ait pour objet mon propre bonheur.--En achevant ces mots, une
expression de mélancolie se peignit sur le visage de M. de Serbellane;
j'éprouvai pour lui ce sentiment que fait naître en nous le malheur
d'un homme distingué. Je lui pris moi-même la main comme à mon frère;
il comprit ce que j'éprouvois, il m'en sut gré; mais son coeur se
referma bientôt après; je crus même entrevoir qu'il redoutoit d'être
entraîné à parler plus long-temps de lui, et je le suivis dans le
salon où il remontoit de son propre mouvement. Depuis cette
conversation je l'ai vu deux fois, il a toujours évité de s'entretenir
seul avec moi, et il y a dans ses manières une froideur qui rend
impossible l'intimité: cependant il me regarde avec plus d'intérêt,
s'adresse à moi dans la conversation générale, et je croirois qu'il
veut m'indiquer que la personne à qui il a ouvert son coeur, même une
seule fois, sera toujours pour lui un être à part. Mais hélas! mon
amie ne sera point heureuse, elle ne le sera point, et le remords et
l'amour la déchireront eu même temps. Que je bénis le ciel des
principes de morale que vous m'avez inspirés, et peut-être même aussi
des sentimens qu'on pourroit appeler romanesques, mais qui, donnant
une haute idée de soi-même et de l'amour, préservent des séductions du
monde comme trop au-dessous des chimères que l'on auroit pu redouter!

Je consacrerai ma vie, je l'espère, à m'occuper du sort de mes amis,
et je ferai ma destinée de leur bonheur. Je prends un grand intérêt au
mariage de Matilde; j'y trouverois plus de plaisir encore, si elle
répondoit vivement à mon amitié; mais toutes ses démarches sont
calculées, toutes ses paroles préparées; je prévois sa réponse, je
m'attends à sa visite; quoiqu'il n'y ait point de fausseté dans son
caractère, il y a si peu d'abandon, qu'on sait avec elle la vie
d'avance, comme si l'avenir étoit déjà du passé.

Ma chère Louise, je vous le repète, je veux retourner vers vous,
puisque vous ne voulez pas venir à Paris; comment pourrois-je renoncer
aux douceurs parfaites de notre intimité! Adieu.



LETTRE IX.

Madame de Vernon à M. de Clarimin, à sa terre près de Montpellier.

Paris, ce 2 mai.


Toujours des inquiétudes, mon cher Clarimin, sur la dette que j'ai
contractée avec vous! Ne vous ai-je pas mandé plusieurs fois que les
réclamations de madame de Mondoville sur la succession de M. de Vernon
étoient arrangées par le mariage de son fils avec ma fille? Je
constitue en dot à Matilde la terre d'Andelys, de vingt mille livres
de rente. C'est beaucoup plus que la fortune de son père; je ne lui
devrai donc aucun compte de ma tutelle. Je n'étois gênée que par ce
compte et par les diverses sommes que je devois rembourser à madame de
Mondoville sur la succession de M. de Vernon. Mais il sera convenu
dans le contrat que ces dettes ne seront payées qu'après moi, et je me
trouve ainsi dispensée de rendre à Matilde le bien de son père. Je
puis donc vous garantir que vos soixante mille livres vous seront
remises avant deux mois.

J'ajouterai, pour achever de vous rassurer, que je n'achète point la
terre d'Andelys; c'est madame d'Albémar qui la donne à ma fille.
J'avois cru jusqu'à présent cette confidence superflue: et je vous
demande un profond secret. Madame d'Albémar est très riche: je ne
pense pas manquer de délicatesse en acceptant d'elle un don qui, tout
considérable qu'il paroît, n'est pas un tiers de la fortune qu'elle
tient de son mari. Cette fortune, vous le savez, devoit nous revenir
en grande partie. J'ai cru qu'il ne m'étoit pas interdit de profiter
de la bienveillance de madame d'Albémar pour l'intérêt de ma fille et
pour celui de mes créanciers; mais il est pourtant inutile que ce
détail soit connu.

Votre homme d'affaires vous a alarmé en vous donnant comme une
nouvelle certaine, que je voulois rembourser tout de suite à madame
d'Albémar les quarante mille livres qu'elle m'a prêtées à Montpellier.
Il n'en est rien, elle ne pense point à me les demander. Vous
m'écririez vingt lettres sur votre dette, avant que madame d'Albémar
me dît un mot de la sienne. Ceci soit dit sans vous fâcher, mon cher
Clarimin. L'on ne pense pas à vingt ans comme à quarante, et si
l'oubli de soi-même est un agrément dans une jeune personne,
l'appréciation de nos intérêts est une chose très-naturelle à notre
âge.

Madame d'Albémar, la plus jolie et la plus spirituelle femme qu'il y
ait, ne s'imagine pas qu'elle doive soumettre sa conduite à aucun
genre de calcul; c'est ce qui fait qu'elle peut se nuire beaucoup à
elle-même, jamais aux autres. Elle voit tout, elle devine tout quand
il s'agit de considérer les hommes et les idées sous un point de vue
général; mais dans ses affaires et ses affections, c'est une personne
toute de premier mouvement, et ne se servant jamais de son esprit pour
éclairer ses sentimens, de peur peut-être qu'il se détruisît les
illusions dont elle a besoin. Elle a reçu de son bizarre époux et
d'une soeur contrefaite, une éducation à la fois toute philosophique
et toute romanesque; mais que nous importe? elle n'en est que plus
aimable; les gens calmes aiment assez à rencontrer ces caractères
exaltés qui leur offrent toujours quelque prise. Remettez-vous-en donc
à moi, mon cher Clarimin; laissez-moi terminer le mariage qui
m'occupe, et qui m'est nécessaire pour satisfaire à vos justes
prétentions; et voyez dans cette lettre, la plus longue, je crois, que
j'aie écrite de ma vie, mon désir de vous ôter toute crainte, et la
confiance d'une ancienne et bien fidèle amitié.

SOPHIE DE VERNON.



LETTRE X.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Paris, ce 3 mai


J'ai passé hier, chez madame de Vernon, une soirée qui a
singulièrement excité ma curiosité; je ne sais si vous en recevrez la
même impression que moi. L'ambassadeur d'Espagne présenta hier à ma
tante un vieux duc espagnol, M. de Mendoce, qui alloit remplir une
place diplomatique en Allemagne; comme il venoit de Madrid, et qu'il
étoit parent de madame de Mondoville, madame de Vernon lui fit des
questions très-simples sur Léonce de Mondoville; il parut d'abord
extrêmement embarrassé dans ses réponses. L'ambassadeur d'Espagne
s'approchant de lui comme il parloit, il dit à très-haute voix que
depuis six semaines il n'avoit point vu M. de Mondoville, et qu'il
n'étoit pas retourné chez sa mère. L'affectation qu'il mit à
s'exprimer ainsi me donna de l'inquiétude; et comme madame de Vernon
la partageoit, je cherchai tous les moyens d'en savoir davantage. Je
me mis à causer avec un Espagnol que j'avois déjà vu une ou deux fois,
et que j'avois remarqué comme spirituel, éclairé, mais un peu
frondeur. Je lui demandai s'il connoissoit le duc de Mendoce.--Fort
peu, répondit-il; mais je sais seulement qu'il n'y a point d'homme
dans toute la cour d'Espagne aussi pénétré de respect pour le pouvoir.
C'est une véritable curiosité que de le voir saluer un ministre; ses
épaules se plient, dès qu'il l'aperçoit, avec une promptitude et une
activité tout-à-fait amusantes; et quand il se relève, il le regarde
avec un air si obligeant, si affectueux, je dirois presque si
attendri, que je ne doute pas qu'il n'ait vraiment aimé tous ceux qui
ont eu du crédit à la cour d'Espagne depuis trente ans. Sa
conservation n'est pas moins curieuse que ses démonstrations
extérieures; il commence des phrases, pour que le ministre les
finisse; il finit celles que le ministre a commencées; sur quelque
sujet que le ministre parle, le duc de Mendoce l'accompagne d'un
sourire gracieux, de petits mots approbateurs qui ressemblent à une
basse continue, très-monotone pour ceux qui écoutent, mais
probablement agréable à celui qui en est l'objet. Quand il peut
trouver l'occasion de reprocher au ministre le peu de soin qu'il prend
de sa santé, les excès de travail qu'il se permet, il faut voir quelle
énergie il met dans ces vérités dangereuses; on croiroit, au ton de sa
voix, qu'il s'expose à tout pour satisfaire sa conscience; et ce n'est
qu'à la réflexion qu'on observe que, pour varier la flatterie fade, il
essaie de la flatterie brusque sur laquelle on est moins blasé. Ce
n'est pas un méchant homme; il préfère ne pas faire du mal, et ne s'y
décide que pour son intérêt. Il a, si l'on peut le dire, l'innocence
de la bassesse; il ne se doute pas qu'il y ait une autre morale, un
autre honneur au monde que le succès auprès du pouvoir: il tient pour
fou, je dirois presque pour malhonnête, quiconque ne se conduit pas
comme lui. Si l'un de ses amis tombe dans la disgrâce, il cesse à
l'instant tous ses rapports avec lui, sans aucune explication, comme
une chose qui va de soi-même. Quand, par hasard, on lui demande s'il
l'a vu, il répond: Vous sentez bien que dans les circonstances
actuelles je n'ai pu... et s'interrompt en fronçant le sourcil, ce qui
signifie toujours l'importance qu'il attache à la défaveur du maître.
Mais si vous n'entendez pas cette mine, il prend un ton ferme et vous
dit les serviles motifs de sa conduite, avec autant de confiance qu'en
auroit un honnête homme, en vous déclarant qu'il a cessé de voir un
ami qu'il n'estimoit plus. Il n'a pas de considération à la cour de
Madrid; cependant il obtient toujours des missions importantes: car
les gens en place sont bien arrivés à se moquer des flatteurs, mais
non pas à leur préférer les hommes courageux; et les flatteurs
parviennent à tout, non pas comme autrefois, en réussissant à tromper;
mais en faisant preuve de souplesse, ce qui convient toujours à
l'autorité.

Ce portrait que me confirmoient la physionomie et les manières de M.
le duc de Mendoce, me rassura un peu sur l'embarras qu'il avoit
témoigné en parlant de M. de Mondoville; mais je résolus cependant
d'en savoir davantage; et après avoir remercié le spirituel Espagnol,
j'allai me rejoindre à la société. Je retins le duc sous divers
prétextes; et quand l'ambassadeur d'Espagne fut parti, et qu'il ne
resta presque plus personne, madame de Vernon et moi nous prîmes le
duc à part, et je lui demandai formellement s'il ne savoit rien de M.
de Mondoville, qui pût intéresser les amis de sa mère. Il regarda de
tous les côtés pour s'assurer mieux encore que son ambassadeur n'y
étoit plus, et me dit:--Je vais vous parler naturellement, madame,
puisque vous vous intéressez à Léonce; sa position est mauvaise, mais
je ne la tiens pas pour désespérée, si l'on parvient à lui faire
entendre raison; c'est un jeune homme de vingt-cinq ans, d'une figure
charmante; vous ne connoissez rien ici qui en approche: spirituel,
mais très-mauvaise tête; fou de ce qu'il appelle la réputation,
l'opinion publique, et prêt à sacrifier pour cette opinion ou pour son
ombre même, les intérêts les plus importans de la vie; voici ce qui
est arrivé. Un des cousins de M. de Mondoville, très-bon et très-joli
jeune homme, a fait sa cour, cet hiver, à mademoiselle de Sorane, la
nièce de notre ministre actuel, Son Excellence M. le comte de Sorane.
Il a su en très-peu de temps lui plaire et la séduire. Je dois vous
avouer, puisque nous parlons ici confidentiellement, que mademoiselle
de Sorane, âgée de vingt-cinq ans, et ayant perdu son père et sa mère
de bonne heure, vivoit depuis plusieurs années dans le monde avec trop
de liberté; l'on avoit soupçonné sa conduite, soit à tort, soit
justement; mais enfin pour cette fois elle voulut se marier, et fit
connoître clairement son intention à cet égard, et celle du ministre
son oncle. Il n'y avoit pas à hésiter; Charles de Mondoville ne
pouvoit pas faire un meilleur mariage: fortune, crédit, naissance,
tout y étoit, et je sais positivement que lui-même en jugeoit ainsi;
mais Léonce, qui exerce dans sa famille une autorité qui ne convient
pas à son âge, Léonce qu'ils consultent tous comme l'oracle de
l'honneur, déclara qu'il trouvoit indigne de son cousin d'épouser une
femme qui avoit eu une conduite méprisable; et, ce qui est vraiment de
la folie, il ajouta que c'étoit précisément parce qu'elle étoit la
nièce d'un homme très-puissant qu'il falloit se garder de
l'épouser.--Mon cousin, disoit-il, pourroit faire un mauvais mariage,
s'il étoit bien clair que l'amour seul l'y entraînât; mais dès que
l'on peut soupçonner qu'il y est forcé par une considération d'intérêt
ou de crainte, je ne le reverrai jamais s'il y consent.--Le frère de
mademoiselle de Sorane se battit avec le parent de M. de Mondoville,
et fut grièvement blessé. Tout Madrid croyoit qu'à sa guérison le
mariage se feroit: on répandoit que le ministre avoit déclaré qu'il
enverroit le régiment de Charles de Mondoville dans les
Indes-Occidentales, s'il n'épousoit pas mademoiselle de Sorane, qui
étoit, disoit-on, singulièrement attachée à son futur époux; mais
Léonce, par un entêtement que je m'abstiens de qualifier, dédaigna la
menace du ministre, chercha toutes les occasions de faire savoir qu'il
la bravoit, excita son cousin à rompre ouvertement avec la famille de
mademoiselle de Sorane, dit, à qui voulut l'entendre, qu'il
n'attendoit que la guérison du frère de mademoiselle de Sorane pour se
battre avec lui, s'il vouloit bien lui donner la préférence sur son
cousin. Les deux familles se sont brouillées, Charles de Mondoville a
reçu l'ordre de partir pour les Indes; mademoiselle de Sorane a été au
désespoir, tout-à-fait perdue de réputation, et pour comble de malheur
enfin, Léonce a tellement déplu au roi, qu'il n'est plus retourné à la
cour. Vous comprenez que depuis ce temps je ne l'ai pas revu; et comme
je suis parti d'Espagne avant que le frère de mademoiselle de Sorane
fût guéri, je ne sais pas les suites de cette affaire; mais je crains
bien qu'elles ne soient très-sérieuses, et qu'elles ne fassent
beaucoup de tort à Léonce.

L'Espagnol que j'avois interrogé sur le caractère du duc de Mendoce,
s'approcha de nous dans ce moment; et entendant que l'on parloit de M.
de Mondoville, il dit:--Je le connois, et je sais tous les détails de
l'événement dont M. le duc vient de vous parler; permettez-moi d'y
joindre quelques observations que je crois nécessaires. Léonce, il est
vrai, s'est conduit, dans cette circonstance, avec beaucoup de
hauteur, mais on n'a pu s'empêcher de l'admirer, précisément par les
motifs qui aggravent ses torts dans l'opinion de M. le duc; le crédit
de la famille de mademoiselle de Sorane étoit si grand, les menaces du
ministre si publiques, et la conduite de mademoiselle de Sorane avoit
été si mauvaise, qu'il étoit impossible qu'on n'accusât pas de
foiblesse celui qui l'épouseroit. M. de Mondoville auroit peut-être dû
laisser son cousin se décider seul; mais il l'a conseillé comme il
auroit agi, il s'est mis en avant autant qu'il lui a été possible,
pour détourner le danger sur lui-même, et peut-être ne sera-t-il que
trop prouvé dans la suite, qu'il y est bien parvenu. Il a donné une
partie de sa fortune à son cousin, pour le dédommager d'aller aux
Indes; enfin sa conduite a montré qu'aucun genre de sacrifice
personnel ne lui coûtoit, quand il s'agissoit de préserver de la
moindre tache la réputation d'un homme qui portoit son nom. Le
caractère de M. de Mondoville réunit, au plus haut degré, la fierté,
le courage, l'intrépidité, tout ce qui peut enfin inspirer du respect;
les jeunes gens de son âge ont, sans qu'il le veuille, et presque
malgré lui, une grande déférence pour ses conseils; il y a dans son
âme une force, une énergie, qui, tempérées par la bonté, inspirent
pour lui la plus haute considération, et j'ai vu, plusieurs fois,
qu'on se rangeoit quand il passoit, par un mouvement involontaire,
dont ses amis rioient à la réflexion, mais qui les reprenoit à leur
insu, comme toutes les impressions naturelles. Il est vrai néanmoins
que Léonce de Mondoville porte peut-être jusqu'à l'exagération, le
respect de l'opinion, et l'on pourroit désirer, pour son bonheur,
qu'il sût s'en affranchir davantage; mais dans la circonstance dont M.
le duc vient de parler, sa conduite lui a valu l'estime générale, et
je pense que tous ceux qui l'aiment doivent en être fiers.

Le duc ne répliqua point au défenseur de Léonce; il ne lui étoit point
utile de le combattre: et les hommes qui prennent leur intérêt pour
guide de toute leur vie, ne mettent aucune chaleur ni aux opinions
qu'ils soutiennent, ni à celles qu'on leur dispute: céder et se taire
est tellement leur habitude, qu'ils la pratiquent avec leurs égaux,
pour s'y préparer avec leurs supérieurs.

Il résulta pour moi, de toute cette discussion, une grande curiosité
de connoître le caractère de Léonce. Son précepteur et son meilleur
ami, celui qui lui a tenu lieu de père depuis dix ans, M. Barton, doit
être ici demain; je croirai ce qu'il me dira de son élève. Mais
n'est-ce pas déjà un trait honorable pour un jeune homme, que d'avoir
conservé non-seulement de l'estime, mais de l'attachement et de la
confiance pour l'homme qui a dû nécessairement contrarier ses défauts
et même ses goûts? Tous les sentimens qui naissent de la
reconnoissance ont un caractère religieux; ils élèvent l'âme qui les
éprouve. Ah! combien je désire que madame de Vernon ait fait un bon
choix! Le charme de sa vie intérieure dépendra nécessairement de
l'époux de sa fille; Matilde elle-même ne sera jamais ni
très-heureuse, ni très-malheureuse: il ne peut en être ainsi de madame
de Vernon. Espérons que Léonce, si fier, si irritable, si généralement
admiré, aura cette bonté sans laquelle il faut redouter une âme forte
et un esprit supérieur, bien loin de désirer de s'en rapprocher.



LETTRE XI.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Paris, ce 4 mai.


M. Barton est arrivé hier. En entrant dans le salon de madame de
Vernon, j'ai deviné tout de suite que c'étoit lui. L'on jouoit et l'on
causoit: il étoit seul au coin de la cheminée; Matilde, de l'autre
côté, ne se permettoit pas de lui adresser la parole; il paroissoit
embarrassé de sa contenance au milieu de tant de gens qui ne le
connoissoient pas: la société de Paris est peut-être la société du
monde où un étranger cause d'abord le plus de gêne; on est accoutumé à
se comprendre si rapidement, à faire allusion à tant d'idées reçues, à
tant d'usages ou de plaisanteries sous-entendues, que l'on craint
d'être obligé de recourir à un commentaire pour chaque parole, dès
qu'un homme nouveau est introduit dans le cercle. J'éprouvai de
l'intérêt pour la situation embarrassante de M. Barton, et j'allai à
lui sans hésiter: il me semble qu'on fait un bien réel à celui qu'on
soulage des peines de ce genre, de quelque peu d'importance qu'elles
soient en elles-mêmes.

M. Barton est un homme d'une physionomie respectable, vêtu de brun,
coiffé sans poudre; son extérieur est imposant, on croit voir un
Anglais ou un Américain, plutôt qu'un Français. N'avez-vous pas
remarqué combien il est facile de reconnoître au premier coup-d'oeil
le rang qu'un François occupe dans le monde? ses prétentions et ses
inquiétudes le trahissent presque toujours, dès qu'il peut craindre
d'être considéré comme inférieur; tandis que les Anglois et les
Américains ont une dignité calme et habituelle, qui ne permet ni de
les juger, ni de les classer légèrement. Je parlai d'abord à M. Barton
de sujets indifférens; il me répondit avec politesse, mais brièvement;
j'aperçus très-vite qu'il n'avoit point le désir de faire remarquer
son esprit, et qu'on ne pouvoit pas l'intéresser par son amour-propre:
je cédai donc à l'envie que j'avois de l'interroger sur M. de
Mondoville, et son visage prit alors une expression nouvelle; je vis
bien que depuis long-temps il ne s'animoit qu'à ce nom. Comme M.
Barton me savoit proche parente de Matilde, il se livra presque de
lui-même à me parler sur tous les détails qui concernoient Léonce; il
m'apprit qu'il avoit passé son enfance alternativement en Espagne, la
patrie de sa mère, et en France, celle de son père; qu'il parloit
également bien les deux langues, et s'exprimoit toujours avec grâce et
facilité. Je compris, dans la conversation, que madame de Mondoville
avoit dans les manières une hauteur très-pénible à supporter, et que
Léonce, adoucissant par une bonté attentive et délicate, ce qui
pouvoit blesser son précepteur, lui avoit inspiré autant d'affection
que d'enthousiasme. J'essayai de faire parler M. Barton sur ce qui
nous avoit été dit par le duc de Mendoce; il évita de me répondre: je
crus remarquer cependant qu'il étoit vrai qu'à travers toutes les
rares qualités de Léonce, on pouvoit lui reprocher trop de véhémence
dans le caractère, et surtout une crainte du blâme, portée si loin,
qu'il ne lui suffisoit pas de son propre témoignage pour être heureux
et tranquille; mais je le devinai plutôt que M. Barton ne me le dit.
Il s'abandonnoit à louer l'esprit et l'âme de M. de Mondoville avec
une conviction tout-à-fait persuasive, je me plus presque tout le soir
à causer avec lui. Sa simplicité me faisoit remarquer dans les grâces
un peu recherchées du cercle le plus brillant de Paris, une sorte de
ridicule qui ne m'avoit point encore frappée. On s'habitue à ces
grâces qui s'accordent assez bien avec l'élégance des grandes
sociétés; mais, quand un caractère naturel se trouve au milieu
d'elles, il fait ressortir, par le contraste, les plus légères nuances
d'affectation.

Je causai presque tout le soir avec M. Barton; il parloit de M. de
Mondoville avec tant de chaleur et d'intérêt, que j'étois captivée par
le plaisir même que je lui faisois en l'écoutant; d'ailleurs, un homme
simple et vrai parlant du sentiment qui l'a occupé toute sa vie,
excite toujours l'attention d'une âme capable de l'entendre.

M. de Serbellane et M. de Fierville vinrent cependant auprès de moi me
reprocher de n'être pas, selon ma coutume, ce qu'ils appellent
_brillante_: je m'impatientai contre eux de leurs persécutions, et je
m'en délivrai en rentrant chez moi de bonne heure.

Que la destinée de ma cousine sera belle, ma chère Louise, si Léonce
est tel que M. Barton me l'a peint! Elle ne souffrira pas même du seul
défaut qu'il soit possible de lui supposer, et que peut-être on
exagère beaucoup. Matilde ne hasarde rien; elle ne s'expose jamais au
blâme; elle conviendra donc parfaitement à Léonce: moi, je ne saurois
pas... mais ce n'est pas de moi dont il s'agit, c'est de Matilde: elle
sera bien plus heureuse que je ne puis jamais l'être. Adieu, ma chère
Louise, je vous quitte; j'éprouve ce soir un sentiment vague de
tristesse, que le jour dissipera sans doute. Encore une fois, adieu.



LETTRE XII.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Paris, ce 8 mai.


Je suis mécontente de moi, ma chère Louise, et pour me punir, je me
condamne à vous faire le récit d'un mouvement blâmable que j'ai à me
reprocher. Il a été si passager, que je pourrois me le nier à
moi-même; mais, pour conserver son coeur dans toute sa pureté, il ne
faut pas repousser l'examen de soi; il faut triompher de la répugnance
qu'on éprouve à s'avouer les mauvais sentimens qui se cachent
long-temps au fond de notre coeur, avant d'en usurper l'empire.

Depuis quelques jours M. Barton me parloit sans cesse de Léonce; il me
racontoit des traits de sa vie, qui le caractérisent comme la plus
noble des créatures. Il m'avoit une fois montré un portrait de lui,
que Matilde avoit refusé de voir, avec une exagération de pruderie qui
n'étoit en vérité que ridicule; et ce portrait, je l'avoue, m'avoit
frappé. Enfin M. Barton, se plaisant tous les jours plus avec moi, me
laissa entrevoir, avant-hier, à la fin de notre conversation, qu'il ne
croyoit pas le caractère de Matilde propre à rendre Léonce heureux, et
que j'étois la seule femme qui lui eût paru digne de son élève. De
quelques détours qu'il enveloppât cette insinuation, je l'entendis
très-vite; elle m'émut profondément; je quittai M. Barton à l'instant
même, et je revins chez moi inquiète de l'impression que j'en avois
reçue. Il me suffit cependant d'un moment de réflexion pour rejeter
loin de moi des sentimens confus, que je devois bannir dès que j'avois
pu les reconnoître. Je résolus de ne plus m'entretenir en particulier
avec M. Barton, et je crus que cette décision avoit fait entièrement
disparoître l'image qui m'occupoit. Mais hier, au moment où j'arrivai
chez madame de Vernon, M. Barton s'approcha de moi, et me dit: «Je
viens de recevoir une lettre de M. de Mondoville, qui m'annonce son
départ d'Espagne; ayez la bonté de la lire.» En achevant ces mots, il
me tendit cette lettre. Quel prétexte pour la refuser? D'ailleurs ma
curiosité précéda ma réflexion; mes yeux tombèrent sur les premières
lignes de la lettre, et il me fut impossible de ne pas l'achever. En
effet, ma chère Louise, jamais on n'a réuni dans un style si simple
tant de charmes différens! de la noblesse et de la bonté, des
expressions toujours naturelles, mais qui toutes appartenoient à une
affection vraie, et à une idée originale; aucune de ces phrases usées,
qui ne peignent rien que le vide de l'âme; de la mesure sans froideur,
une confiance sérieuse, telle qu'elle peut exister entre un jeune
homme et son instituteur; mille nuances qui semblent de peu de valeur,
et qui caractérisent cependant les habitudes de la vie entière, et
cette élévation de sentimens, la première des qualités, celle qui agit
comme par magie sur les âmes de la même nature. Cette lettre étoit
terminée par une phrase douce et mélancolique sur l'avenir qui
l'attendoit, sur ce mariage décidé sans qu'il eût jamais vu Matilde:
la volonté de sa mère, disoit-il, avoit pu seule le contraindre à s'y
résigner. Je relus ce peu de mots plusieurs fois. Je crois que M.
Barton le remarqua, car il me dit:--Madame, croyez-vous que la
froideur de mademoiselle de Vernon puisse rendre heureux un homme
d'une sensibilité si véritable?--Je ne sais ce que j'allois lui
répondre, lorsque M. de Serbellane, se donnant à peine le temps de
saluer madame de Vernon, me pria d'aller avec lui dans le jardin. Il y
a tant de réserve et de calme dans les manières habituelles de M. de
Serbellane, que je fus troublée par cet empressement inusité, comme
s'il devoit annoncer un événement extraordinaire; et craignant quelque
malheur pour Thérèse, je suivis son ami en quittant précipitamment M.
Barton.--Elle arrive dans huit jours, me dit M. de Serbellane; vous
n'avez plus le temps de lui écrire, il faut s'occuper uniquement
d'écarter d'elle, s'il est possible, les dangers de cette
démarche.--Ah! mon Dieu, que m'apprenez-vous? lui répondis-je.
Comment! vous n'avez pu réussir....--J'en ai peut-être trop fait,
interrompit-il, car je crois entrevoir que l'inquiétude qu'elle
éprouve sur mes sentimens, est la principale cause de ce voyage. Je la
rassurerai sur cette inquiétude, ajouta-t-il, car je lui suis dévoué
pour ma vie; mais quand vous verrez M. d'Ervins, vous comprendrez
combien je dois être effrayé. Le despotisme et la violence de son
caractère me font tout craindre pour Thérèse, s'il découvre ses
sentimens; et quoiqu'il ait peu d'esprit, son amour-propre est
toujours si éveillé, que dans beaucoup de circonstances il peut lui
tenir lieu de finesse et de sagacité.--M. de Serbellane continua cette
conversation pendant quelque temps, et j'y mettois un intérêt si vif
qu'elle se prolongea sans que j'y songeasse; enfin je la terminai en
recommandant Thérèse à la protection de M. de Serbellane.--Oui, lui
dis-je, je ne craindrai point de demander à celui même qui l'a
entraînée, de devenir son guide et son frère dans cette situation
difficile; Thérèse est plus passionnée que vous, elle vous aime plus
que vous ne l'aimez; c'est donc à vous à la diriger; celui des deux
qui ne peut vivre sans l'autre est l'être soumis et dominé. Thérèse
n'a point ici de parens ni d'amis, veillez sur elle en défenseur
généreux et tendre, réparez vos torts par ces vertus du coeur qui
naissent toutes de la bonté.--Je m'animai en parlant ainsi, et je
posai ma main sur le bras de M. de Serbellane; il la prit et
l'approcha de ses lèvres avec un sentiment dont Thérèse seule étoit
l'objet. M. Barton, dans ce moment, entroit dans l'allée où nous
étions; en nous apercevant, il retourna très-promptement sur ses pas,
comme pour nous laisser libres; je compris dans l'instant son idée, et
je l'atteignis avant qu'il fût rentré dans le salon.--Pourquoi vous
éloignez-vous de nous? lui dis-je avec assez de vivacité.--Par
discrétion, madame; par discrétion, me répéta-t-il d'une manière un
peu affectée.--Je le vois, repris-je vous croyez que j'aime M. de
Serbellane.--Concevez-vous, ma chère Louise, que j'aie manqué de
mesure au point de parler ainsi à un homme que je connoissois à peine?
Mais j'avois eu trop d'émotion depuis une heure, et j'étois si agitée
que mon trouble même me faisoit parler sans avoir le temps de
réfléchir à ce que je disois,--Je ne crois rien, madame, me répondit
M Barton; de quel droit....--Ah! que je déteste ces tournures, lui
dis-je, avec une personne de mon caractère!--Mais permettez-moi,
madame, de vous faire observer, interrompit M. Barton, que je n'ai pas
l'honneur de vous connoître depuis long-temps.--C'est vrai; lui
dis-je, cependant il me semble qu'il est bien facile de me juger en
peu de momens; mais je vous le répète, je n'aime point M. de
Serbellane, je ne l'aime point; s'il en étoit autrement, je vous le
dirois.--Vous auriez tort, me répondit M, Barton; je n'ai pas encore
mérité cette confiance.--Toujours plus déconcertée par sa raison, et
cependant toujours plus inquiète de l'opinion qu'il pouvoit prendre de
mes sentimens pour M. de Serbellane, une vivacité que je ne puis
concevoir, que je ne puis me pardonner, me fit dire à M. Barton:--Ce
n'est pas de moi, je vous jure, que M. de Serbellane est occupé.--Je
n'achevai pas cette phrase toute insignifiante qu'elle étoit, je ne
l'achevai pas, ma soeur, je vous l'atteste; elle ne pouvoit rien
apprendre ni rien indiquer à M. Barton: néanmoins je fus saisie d'un
remords véritable au premier mot qui m'échappa; je cherchai l'occasion
de me retirer; et réfléchissant sur moi-même, je fus indignée du motif
coupable qui m'avoit causé tant d'émotion.

Je craignois, je ne puis me le cacher, je craignois que M. Barton ne
dît à Léonce que mes affections étoient engagées; je voulois donc que
Léonce pût me préférer à ma cousine; c'est moi qui fais ce mariage;
c'est moi qui suis liée par un sentiment presque aussi fort que la
reconnoissance, par les services que j'ai rendus, les remercîmens que
j'en ai recueillis, la récompense que j'en ai goûtée; mon amie se
flatte du bonheur de sa fille, elle croit me le devoir, et ce seroit
moi qui songerois à le lui ravir? Quel motif m'inspire cette pensée!
un penchant de pure imagination, pour un homme que je n'ai jamais vu,
qui peut-être me déplairoit si je le connoissois! Que seroit-ce donc
si je l'aimois! Et néanmoins les sentimens de délicatesse les plus
impérieux ne devroient-ils pas imposer silence même à un attachement
véritable? Ne pensez pas cependant, ma chère Louise, autant de mal de
moi que ce récit le mérite: n'avez-vous pas éprouvé vous-même qu'il
existe quelquefois en nous des mouvemens passagers les plus contraires
à notre nature? C'est pour expliquer ces contradictions du coeur
humain, qu'on s'est servi de cette expression: _ce sont des pensées du
démon_. Les bons sentimens prennent leur source au fond de notre
coeur; les mauvais nous semblent venir de quelque influence étrangère,
qui trouble l'ordre et l'ensemble de nos réflexions et de notre
caractère. Je vous demande de fortifier mon coeur par vos conseils: la
voix qui nous guida dans notre enfance se confond pour nous avec la
voix du ciel.



LETTRE XIII.

Réponse de mademoiselle d'Albémar à Delphine.

Montpellier, ce 14 mai.


Non, ma chère enfant, je ne vous aurois point trouvée coupable de vous
livrer à quelque intérêt pour Léonce, et s'il avoit été digne de vous,
s'il vous avoit aimée, je n'aurois pas trop conçu pourquoi vous auriez
sacrifié votre bonheur, non à la reconnoissance que vous devez, mais à
celle que vous avez méritée. Quoi qu'il en soit, hélas! il n'est plus
temps de faire ces réflexions: il n'est que trop vraisemblable qu'en
ce moment, ce malheureux jeune homme n'existe plus pour personne! J'ai
la triste mission de vous envoyer cette lettre. Il faut la montrer à
M. Barton, et prévenir madame de Vernon et sa fille de la perte de
leurs plus brillantes espérances. C'est le seul moment où j'aie
éprouvé quelques bons sentimens pour madame de Vernon; mais il n'est
pas nécessaire de me joindre à tout ce que vous lui témoignerez. Celle
qui est aimée de vous, ma chère Delphine, ne manque jamais des
consolations les plus tendres; et c'est vous que je plains quand vos
amis sont malheureux.

Je ne doute pas que ce ne soit l'indigne frère de mademoiselle de
Sorane qui doive être accusé de ce crime abominable.


Baïonne, le 10 mai 1790.


Comme vous êtes parente de madame de Vernon, mademoiselle, vous avez
sans doute son adresse à Paris, et vous ferez parvenir à un M. Barton,
qui doit être chez elle à présent, la nouvelle du triste accident
arrivé à son élève, qui n'a voulu dire qu'un seul mot, c'est qu'il
désiroit voir son instituteur, actuellement à Paris chez madame de
Vernon. Ce pauvre M. Léonce de Mondoville m'étoit recommandé par un
négociant de Madrid, et je l'attendois hier au soir; mais je ne
croyois pas qu'on me l'apportât dans ce triste état.

En traversant les Pyrénées, il a fait quelques pas à pied, laissant
passer sa voiture devant lui avec son domestique; à la nuit tombante
il a reçu deux coups de poignard près du coeur, par deux hommes qu'il
connoît, à ce que j'ai pu comprendre d'après quelques mots qu'il a
prononcés, mais qu'il n'a jamais voulu nommer. Son domestique ne le
voyant point venir, est retourné sur ses pas, et l'a trouvé sans
connoissance au milieu du chemin de la forêt: on a appelé des paysans,
et avec leur secours, il a été apporté chez moi sans reprendre ses
sens: on le croyoit mort. Cependant depuis une heure il a parlé, comme
je l'ai dit, pour demander que son instituteur vînt en toute hâte
auprès de lui, et qu'on se gardât bien d'informer sa mère de son état.

Le juge s'est transporté chez moi pour écrire sa déposition sur les
assassins. Il a refusé de rien répondre, ce qui me paroît vraiment
trop beau; mais du reste, il est impossible d'être plus intéressant:
et c'est avec une vraie douleur, mademoiselle, que je me vois forcé de
vous apprendre que les médecins ont déclaré ses blessures mortelles.
Il est si beau, si jeune, si bon, que cela fait pleurer tout le monde;
et ma pauvre famille en particulier s'en désole vivement. Ne perdez
pas de temps, je vous prie, mademoiselle, pour faire venir son
instituteur. Il arrivera trop tard; mais enfin il nous dira ce que
nous avons à faire.

J'ai l'honneur d'être, avec respect, mademoiselle, votre très-humble
et très-obéissant serviteur,

TÉLIN, négociant à Bayonne.



LETTRE XIV.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Ce 19 mai.


Ah! ma chère soeur! quelle nouvelle vous m'apprenez! Je suis dans une
angoisse inexprimable, craignant de perdre une minute pour avertir M.
Barton, et frémissant de la douleur que je suis condamnée à lui
causer. Il faut aussi prévenir madame de Vernon et Matilde. Combien je
sens vivement leurs peines! Ma pauvre Sophie! le fils de son ami!
l'époux de sa fille, et Matilde! Ah! que je me reproche d'avoir blâmé
l'excès de sa dévotion! Elle ne sera peut-être jamais heureuse; si
elle avoit livré son coeur à l'espérance d'être aimée, que
deviendroit-elle à présent? Néanmoins, elle ne l'a jamais vu. Mais moi
aussi, je ne l'ai jamais vu! et les larmes m'oppressent, et la force
me manque pour remplir mon triste devoir! Allons, je m'y soumets, je
sors: adieu. Ce soir je vous rendrai compte de cette cruelle journée.


Minuit.


M. Barton est parti depuis une heure, ma chère Louise. Excellent
homme, qu'il est malheureux! Ah! que les peines de l'âge avancé
portent un caractère déchirant! Hélas! la vieillesse elle-même est une
douleur habituelle, dont l'amertume aigrit tous les chagrins que l'on
éprouve.

J'ai été chez madame de Vernon à six heures; j'ai fait demander M.
Barton à sa porte; il est venu à l'instant même avec un air
d'empressement et de gaîté qui m'a fait bien mal: rien n'est plus
touchant que l'ignorance d'un malheur déjà arrivé, et le calme qui se
peint sur un visage qu'un seul mot va bouleverser. M. Barton monta
dans ma voiture, et je donnai l'ordre de nous conduire loin de Paris;
j'avois imaginé plusieurs moyens de lui annoncer cet affreux
événement; mais il remarqua bientôt l'altération de mes traits, et me
demanda avec sensibilité s'il m'étoit arrivé quelque malheur.
L'intérêt même qu'il prenoit à moi l'éloignoit entièrement de l'idée
que la peine dont il s'agissoit pût le concerner. J'hésitois encore
sur ce que je lui dirois; mais enfin, je pensai qu'il n'y avoit point
de préparation possible pour une telle douleur, et je lui remis la
fatale lettre.

--Lisez, lui dis-je, avec courage, avec résignation, et sans oublier
les amis qui vous restent, et que votre malheur attache à vous pour
jamais.--A peine cet excellent homme eut-il vu le nom de Léonce, qu'il
pâlit; il lut cette lettre deux fois, comme s'il ne pouvoit la croire.
Enfin, il la laissa tomber, couvrit son visage de ses deux mains, et
pleura amèrement sans dire un seul mot. Je versois des larmes à côté
de lui, effrayée de son silence, attendant que ses premières paroles
m'indiquassent dans quel sens il cherchoit des consolations. Je
demandois au ciel la voix qui peut adoucir les blessures du coeur.--O
Léonce! s'écria-t-il enfin, gloire de ma vie, seul intérêt d'un homme
sans carrière, sans nom, sans destinée, étoit-ce à moi de vous
survivre? que fait ce vieux sang dans mes veines, quand tout le vôtre
a coulé? quelle fin de vie m'est réservée! Ah! madame, me dit-il, vous
êtes jeune, belle, vous avez pitié d'un vieillard, mais vous ne pouvez
pas vous faire une idée des dernières douleurs d'une existence sans
avenir, sans espoir! vous ne le connoissiez pas, mon ami, mon noble
ami, que des monstres ont assassiné. Pourquoi ne veut-il pas les
nommer? je les connois, je les ferai connoître, ils ne vivront point
après avoir fait périr ce que le ciel avoit formé de meilleur.--Alors
il se rappeloit les traits les plus aimables de l'enfance et de la
jeunesse de son élève; ce n'étoit plus le beau, le fier, le spirituel
Léonce qu'il me peignoit: il ne se retraçoit plus les grâces et les
talens qui devoient plaire dans le monde; il ne parloit que des
qualités touchantes dont le souvenir s'unit, avec tant d'amertume, à
l'idée d'une séparation éternelle.

J'étois agitée par une incertitude cruelle. Devois-je, en rappelant à
M. Barton que Léonce le demandoit auprès de lui, fixer son imagination
sur la possibilité de le revoir encore, et de contribuer peut-être à
le guérir? M. Barton ne m'avoit pas dit un seul mot qui indiquât cette
pensée; la craignoit-il? redoutoit-il une seconde douleur après un
nouvel espoir? Ma chère Louise, avec quel tremblement l'on parle à un
homme vraiment malheureux! Comme on a peur de ne pas deviner ce qu'il
faut lui dire, et de toucher maladroitement aux peines d'un coeur
déchiré!

Enfin, je dis à M. Barton qu'il devoit partir, et que peut-être il
pouvoit encore se flatter de retrouver Léonce: ce dernier mot, dont
j'attendois tant d'effet, n'en produisit aucun; il m'entendit tout de
suite, mais sans se livrer à l'espoir que je lui offrois. A l'âge de
M. Barton, le coeur n'est point mobile, les impressions ne se
renouvellent pas vite, et le même sentiment oppresse sans aucun
intervalle de soulagement.

Néanmoins, depuis cet instant, il ne parla plus que de son départ: il
me demanda de retourner chez madame de Vernon; j'en donnai l'ordre. Je
convins avec lui qu'il partiroit le soir même avec ma voiture, et que
l'un de mes domestiques, plus jeune que le sien, courroit devant lui
pour hâter son voyage. Il étoit un peu ranimé par l'occupation de ces
détails: tant qu'il reste une action à faire pour l'être qui nous
intéresse, les forces se soutiennent et le coeur ne succombe pas. Nous
arrivâmes enfin chez ma tante: en songeant à la peine qu'elle alloit
éprouver, j'étois saisie moi-même de la plus vive émotion; je laissai
M. Barton entrer seul chez madame de Vernon, et je restai quelque
minutes dans le salon pour reprendre mes sens: enfin, domptant cette
foiblesse qui m'empêchoit de consoler mon amie, j'entrai chez elle: je
la trouvai plus calme que je ne l'espérois. M. Barton gardoit le
silence, Matilde se contenoit avec quelque effort; madame de Vernon
vint à moi et m'embrassa: je voulus m'approcher de Matilde, je la vis
rougir et pâlir; elle me serra la main amicalement, mais elle sortit
de la chambre à l'instant même, se faisant un scrupule, je crois,
d'éprouver ou de montrer aucune émotion vive.

Madame de Vernon me dit alors:--Imaginez que dans ce moment même je
viens de recevoir une lettre de madame de Mondoville, pour m'apprendre
son consentement au mariage, d'après les nouvelles propositions que je
lui avois faites! Elle m'annonce en même temps le départ de son
fils.--Je serrai une seconde fois madame de Vernon dans mes
bras.--Enfin, me dit-elle avec le courage qui lui est propre,
occupons-nous de hâter le départ de M. Barton, et soumettons-nous aux
événemens.--Il n'y a rien à faire pour mon voyage, dit M. Barton, avec
un accent qui exprimait, je crois, une humeur un peu injuste sur le
calme apparent de madame de Vernon; madame d'Albémar a bien voulu
pourvoir à tout, et je pars.--C'est très-bien, répliqua madame de
Vernon, qui s'aperçut du mécontentement de M. Barton; et s'adressant à
moi, elle me dit comme à demi-voix:--Quel zèle et quelle affection il
témoigne à son élève!--Vous avez remarqué quelquefois que madame de
Vernon avoit l'habitude de louer ainsi, comme par distraction et en
parlant à un tiers; mais le malheureux Barton n'y donna pas la moindre
attention; il étoit bien loin de penser à l'impression que sa douleur
pourroit produire sur les autres. S'il lui étoit resté quelque
présence d'esprit, c'eût été pour la cacher et non pour s'en parer.

Absorbé dans son inquiétude, il sortit sans dire un mot à madame de
Vernon; je le suivis pour le conduire chez moi, où il devoit trouver
tout ce qui lui étoit nécessaire pour sa route. Lorsque nous fûmes en
voiture, il dit en se parlant à lui-même:--Mon cher Léonce, vos seuls
amis, c'est votre malheureux instituteur; c'est aussi votre pauvre
mère.--Et se retournant vers moi:--Oui, s'écria-t-il, j'irai nuit et
jour pour le rejoindre, peut-être me dira-t-il encore un dernier
adieu, et je resterai près de sa tombe pour soigner ses derniers
restes, et mériter ainsi d'être enseveli près de lui.--En disant ces
mots, cet infortuné vieillard se livroit à un nouvel accès de
désespoir,--Madame, me dit-il alors, devant vous je pleure; tout à
l'heure j'étois calme; votre bonté ne repoussera pas cette triste
preuve de confiance, j'en suis sûr, vous ne la repousserez pas.

Nous arrivâmes chez moi, je pris toutes les précautions que je pus
imaginer pour que le voyage de M. Barton fût le plus commode et le
plus rapide possible; il fut touché de ces soins, et, prêt à monter en
voiture, il me dit:--Madame, s'il vient en mon absence quelques
lettres de Bayonne, je n'ose pas dire de Léonce, enfin aussi de Léonce
même, ouvrez-les, vous verrez ce qu'il faut faire d'après ces lettres,
et vous me l'écrirez à Bordeaux.--N'est-ce pas madame de Vernon, lui
dis je, qui devroit....--Non, me répondit-il; madame, permettez-moi de
vous répéter que je veux que ce soit vous; hélas! dans ce dernier
moment, lorsqu'il n'est que trop probable que jamais je ne vous
reverrai, qu'il me soit permis de vous dire une idée, peut-être
insensée, que j'avois conçue pour mon malheureux élève. Je ne trouvois
point que mademoiselle de Vernon pût lui convenir, et j'osois
remarquer en vous tout ce qui s'accordoit le mieux avec son esprit et
son âme.--J'allois lui répondre, mais il me serra la main avec une
affection paternelle; cette affection me rappelle M. d'Albémar, et
jamais je ne l'ai retrouvée sans émotion. Il me dit alors:--Ne vous
offensez pas, madame, de cette hardiesse d'un vieillard qui chérit
Léonce comme son fils, et que vos bontés ont profondément touché.
Hélas! ces douces chimères sont remplacées par la mort! la mort! ah
Dieu!--Il se précipita hors de ma chambre, et se jeta au fond de la
voiture, dans un accablement qui redoubla ma pitié.

Restée seule, je pus me livrer enfin à la douleur que moi aussi
j'éprouvois; je n'avois dû m'occuper que des peines des autres: mais
celle que je ressentois n'étoit pas moins vive, quoique la destinée de
ce malheureux jeune homme fût étrangère à la mienne. Ma tante et ma
cousine le regrettent pour elles, pour le bonheur qu'il devoit leur
procurer; moi, que le sort séparoit irrévocablement de lui, je pleure
une âme si belle, un être si libéralement doué, périssant ainsi dans
les premières années de sa vie. Oui, s'il meurt je lui vouerai un
culte dans mon coeur; je croirai l'avoir aimé, l'avoir perdu, et je
serai fidèle au souvenir que je garderai de lui; ce sera un sentiment
doux, l'objet d'une mélancolie sans amertume. Je demanderai son
portrait à M. Barton, et toujours je conserverai cette image comme
celle d'un héros de roman dont le modèle n'existe plus. Déjà, depuis
quelque temps, je perdois l'espoir de rencontrer celui qui posséderoit
toutes les affections de mon coeur; j'en suis sûre maintenant, et
cette certitude est tout ce qu'il faut pour vieillir en paix.

Mais peut-être que Léonce vivra; s'il vit, il sera l'époux de Matilde,
et plus de chimères alors; mais aussi plus de regrets. Adieu, ma chère
Louise; il est possible que dans peu je me réunisse à vous pour
toujours.



LETTRE XV.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Paris, ce 22 mai.


J'ai trouvé ce soir plus de charmes que jamais dans l'entretien de
madame de Vernon, et cependant, pour la première fois, mon coeur lui a
fait un véritable reproche. Quand je vous parle d'elle avec tant de
franchise, ma chère Louise, je vous donne la plus grande marque
possible de confiance; n'en concluez, je vous prie, rien de
défavorable à mon amie. Je puis me tromper sur un tort que mille
motifs doivent excuser; mais j'ai sûrement raison, quand je crois que
les qualités les plus intimes de l'âme peuvent seules inspirer cette
délicatesse parfaite dans les discours et dans les moindres paroles,
qui rend la conversation de madame de Vernon si séduisante.

J'avois été douloureusement émue tout le jour; l'image de Léonce me
poursuivoit, je n'avois pu fermer l'oeil sans le voir sanglant,
blessé, prêt à mourir. Je me le représentois sous les traits les plus
touchans, et ce tableau m'arrachoit sans cesse des larmes. J'allai
vers huit heures du soir chez madame de Vernon; Matilde avoit passé
tout le jour à l'église, et s'étoit couchée en revenant, sans avoir
témoigné le moindre désir de s'entretenir avec sa mère; je trouvai
donc Sophie seule et assez triste; je l'étois bien plus encore. Nous
nous assîmes sur un banc de son jardin, d'abord sans parler; mais
bientôt elle s'anima, et me fit passer une heure dans une situation
d'âme beaucoup meilleure que je ne pouvois m'y attendre. La douceur,
et, pour ainsi dire, la mollesse même de sa conversation, ont je ne
sais quelle grâce qui suspendit ma peine. Elle suivoit mes impressions
pour les adoucir, elle ne combattoit aucun de mes sentimens, mais elle
savoit les modifier à mon insu; j'étois moins triste sans en savoir la
cause; mais enfin auprès d'elle je l'étois moins.

Je dirigeai notre conversation sur ces grandes pensées vers lesquelles
la mélancolie nous ramène invinciblement: l'incertitude de la destinée
humaine, l'ambition de nos désirs, l'amertume de nos regrets, l'effroi
de la mort, la fatigue de la vie, tout ce vague du coeur, enfin, dans
lequel les âmes sensibles aiment tant à s'égarer, fut l'objet de notre
entretien. Elle se plaisoit à m'entendre, et m'excitant à parler, elle
mêloit des mots précis et justes à mes discours, et soutenoit et
ranimoit mes pensées toutes les fois que j'en avois besoin. Lorsque
j'arrivai chez elle, j'étois abattue et mécontente de mes sentimens
sans vouloir me l'avouer. Je crois qu'elle devina tout ce qui
m'occupoit, car elle me dit exactement ce que j'avois besoin
d'entendre. Elle me releva par degrés dans ma propre estime; j'étois
mieux avec moi-même, et je ne m'apercevois qu'à la réflexion, que
c'étoit elle qui modifioit ainsi mes pensées les plus secrètes. Enfin,
j'éprouvois au fond de l'âme un grand soulagement, et je sentois bien
en même temps, qu'en m'éloignant de Sophie, le chagrin et l'inquiétude
me ressaisiroient de nouveau.

Je m'écriai donc dans une sorte d'enthousiasme:--Ah! mon amie, ne me
quittez pas, passons de longues heures à causer ensemble; je serai si
mal quand vous ne me parlerez plus!--Comme je prononçois ces mots, un
domestique entra, et dit à madame de Vernon que M. de Fierville
demandoit à la voir, quoiqu'on lui eût déclaré à sa porte qu'elle ne
recevoit personne.--Refusez-le, je vous en conjure, ma chère Sophie,
dis-je avec instance.--Savez-vous, interrompit madame de Vernon, si
le neveu de madame de Marset a gagné ou perdu ce grand procès dont
dépendoit toute sa fortune?--Mon Dieu! interrompis-je, on m'a dit hier
qu'il l'a voit gagné; ainsi, vous n'avez point à consoler M. de
Fierville des chagrins de son amie; refusez-le.--Il faut que je le
voie, dit alors madame de Vernon.--Et elle fit signe à son domestique
de le faire monter. Je me sentis blessée, je l'avoue, et ma
physionomie l'exprima. Madame de Vernon s'en aperçut, et me dit:--Ce
n'est pas pour moi, c'est pour ma fille....--Quoi! m'écriai-je assez
vivement, vous songez déjà à remplacer Léonce? Pauvre jeune homme!
vous n'êtes pas long-temps regretté par l'amie de votre mère.--Je me
reprochai ces paroles à l'instant même, car madame de Vernon rougit en
les entendant; et comme elle me laissoit partir sans essayer de me
retenir, je restai, quelques minutes après l'arrivée de M. de
Fierville, la main appuyée sur la clef de la porte du salon, et
tardant à l'ouvrir. Madame de Vernon enfin le remarqua; elle vint à
moi, et sans me faire aucun reproche, elle insista beaucoup sur le
prix qu'elle mettoit à l'union de sa fille avec Léonce, sur toutes les
circonstances qui lui rendoient ce mariage mille fois préférable à
tout autre: elle reprit par degrés sa grâce accoutumée, et je partis
après l'avoir embrassée; mais je conservai cependant quelques nuages
de ce qui venoit de se passer.

Concevez-vous ma folie, ma chère Louise? Ce qui m'a blessé peut-être
si vivement, c'est un témoignage d'indifférence pour Léonce! Pourquoi
vouloir que madame de Vernon le regrette profondément, qu'elle ne
cherche point un autre époux pour sa fille? elle ne l'a jamais vu:
cependant n'est-il pas vrai, ma chère Louise, que c'est se consoler
trop tôt de la perte d'un jeune homme si distingué? Ah! s'il étoit
possible qu'on le sauvât! ce seroit Matilde qui goûteroit le bonheur
d'en être aimée, elle n'auroit pas souffert de son danger; il
renaîtroit pour elle; le calme de son imagination et de son âme la
préserve des peines les plus amères de la vie. Louise, votre Delphine
ne lui ressemble pas.



LETTRE XVI.

Mademoiselle d'Albémar à Delphine.

Montpellier, 20 mai 1790.


Je me hâte de vous dire, ma chère Delphine, que M. de Mondoville est
mieux; un chirurgien habile l'a soigné avec beaucoup de bonheur, et
lorsque la perte de son sang a été arrêtée, il s'est trouvé très-vite
hors de tout danger. Il auroit déjà repris sa route, si l'on ne
craignoit que sa blessure ne se rouvrît en voyageant. Il a écrit à M.
Barton une lettre que Télin m'a adressée, pour vous prier de la faire
parvenir sûrement; je vous l'envoie.

Il faut que Léonce ait quelque chose de bien aimable, pour que ce
vieux négociant de Bayonne, Télin, qui de sa vie n'a pensé qu'aux
moyens de gagner de l'argent, écrive des lettres toutes remplies
d'éloges sur les qualités généreuses de M. de Mondoville; en vérité,
je crois qu'il a fait de Télin une mauvaise tête! Sérieusement, c'est
un rare mérite que celui qui est vivement senti même par les hommes
vulgaires, et je crois toujours plus aux qualités qui produisent de
l'effet sur tout le monde, qu'à ces supériorités mystérieuses, qui ne
sont reconnues que par des adeptes. Chère Delphine, il est
très-vraisemblable à présent que vous allez voir M. de Mondoville;
votre imagination est singulièrement préparée à recevoir une grande
impression par sa présence: défendiez-vous de cette disposition, je
vous en conjure, et rendez à votre esprit toute l'indépendance dont il
a besoin pour bien juger.



LETTRE XVII.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Paris, 25 mai.


La lettre de Léonce que vous m'envoyez, ma chère soeur, est
extrêmement remarquable; comme M. Barton m'avoit demandé de l'ouvrir,
je l'ai lue; depuis deux heures qu'elle est entre mes mains, elle a
fait naître en moi une foule de pensées qui m'étoient nouvelles. Je
vous ferai part de mes réflexions une autre fois; le seul mot que je
sois pressée de vous dire, c'est que la lecture de cette lettre a
tout-à-fait calmé les idées qui me troubloient, et que je n'ai plus à
craindre le mauvais mouvement qui me faisoit envier le sort de ma
cousine.



LETTRE XVIII

[Cette lettre est celle que mademoiselle d'Albémar a fait parvenir à
Delphine.].

Léonce à M. Barton.

Bayonne, 17 mai 1790.


Je crains, mon cher ami, que vous ne soyez déjà parti sur la nouvelle
de mon accident, et lorsque vous aurez su que j'avois témoigné le
désir de vous voir. J'aurois dû vous épargner la fatigue d'un tel
voyage; mais vous pardonnerez à votre élève le besoin qu'il avoit de
vous dire adieu au moment de mourir. Si vous êtes encore à Paris,
attendez-moi; je serai en état de voyager sous peu de jours. On me
défend de parler, de peur que mes blessures à la poitrine ne se
rouvrent; j'ai du temps au moins pour vous écrire tout ce qui tient à
l'événement, dont vous seul devez connoître le secret.

Je sais quel est le furieux qui a voulu m'assassiner et qui m'a
attaqué, ayant pour second son domestique, sans me laisser aucun moyen
de me défendre. Il m'a dit avec fureur, en me poignardant: _Je venge
ma soeur déshonorée_. J'aurois nommé l'auteur de cette action infâme,
si les motifs qui l'ont irrité contre moi ne méritoient une sorte
d'indulgence: vous les savez, ces motifs, et vous devinez mon
assassin.

Mon cousin, en se soumettant à mes conseils, les a suivis néanmoins de
la manière du monde la plus foible et la plus inconséquente; il m'a
prouvé qu'il ne faut jamais faire agir un homme dans un sens différent
de son caractère. La nature place des remèdes à côté de tous les maux:
l'homme foible ne hasarde rien; l'homme fort soutient tout ce qu'il
avance; mais l'homme foible, conseillé par l'homme fort, marche, pour
ainsi dire, par saccades, entreprend plus qu'il ne peut, se donne des
défis à lui-même, exagère ce qu'il ne sait pas imiter, et tombe dans
les fautes les plus disparates: il réunit les inconvéniens des
caractères opposés, au lieu de concilier avec art leurs divers
avantages.

Charles de Mondoville a laissé pénétrer à la famille de mademoiselle
de Sorane qu'il suivoit mes avis presque malgré lui; c'est ainsi qu'il
a dirigé sur moi toute leur haine. M. de Sorane a été obligé de faire
faire un très-mauvais mariage à sa soeur, pour étouffer le plus
promptement possible l'éclat de son aventure; la crainte de ce même
éclat l'a empêché de se battre avec moi; il a regardé l'assassinat
comme une vengeance plus obscure et plus certaine, et il avoit imaginé
sans doute que si j'étois tué dans les montagnes des Pyrénées, on
attribuerait ma mort à des voleurs françois ou espagnols, qui sont en
assez grand nombre sur les frontières des deux pays.

Si je ne savois pas que M. de Sorane a été réellement très-malheureux
de la honte de sa soeur, s'il n'avoit pas raison de m'accuser de la
résistance de mon cousin à ses désirs, je livrerois son crime à la
justice des lois. Mais, m'étant vu forcé, par un concours funeste de
circonstances, à sacrifier la réputation de mademoiselle de Sorane à
l'honneur de ma famille, j'ai cru devoir taire le nom d'un homme qui
n'étoit devenu mon assassin que pour venger sa soeur. Sa haine contre
moi étoit naturelle; le mal que je lui avois fait tenoit peut-être à
un défaut de mon caractère: vous m'avez souvent dit que l'opinion
avoit trop d'empire sur moi: s'il est vrai que M. de Sorane ait
réellement à se plaindre de ma conduite, je lui dois le secret sur un
crime que j'ai provoqué; je le lui ai gardé: il vous sera sacré comme
à moi-même.

Mais je le prévois, mon cher Barton, tremblant encore du danger que
j'ai couru, vous aurez une aimable colère contre votre élève, pour
avoir exposé si légèrement cette vie dont vous et ma mère daignez
avoir besoin. Cette pensée m'est venue, non sans quelques regrets,
lorsque je me croyois près de mourir. Peut-être aurois-je pu laisser
mon parent à lui-même, quoiqu'il fût de mon sang, quoiqu'il portât mon
nom; mais, je vous le demande, à vous, qui avez bien plus de
modération que moi dans votre manière de juger, et qui n'attachez pas
autant d'importance à ce qu'on peut dire dans le monde: si je m'étois
trouvé dans la même situation que Charles de Mondoville, n'auriez-vous
pas été le premier à me détourner d'épouser une femme généralement
mésestimée, quand même je l'aurois aimée?

Pendant les jours que je viens de passer entre la vie et la mort, j'ai
réfléchi beaucoup à ce que vous m'avez constamment dit, sur la
nécessité de ne soumettre sa conduite qu'au témoignage de sa
conscience et de sa raison. Vous êtes chrétien et philosophe tout à la
fois; vous vous confiez en Dieu, et vous comptez pour rien les
injustices des hommes; j'ai peu de disposition, vous le savez, à aucun
genre de croyance religieuse, et moins encore à la patience et à la
résignation que la foi, dit-on, doit nous inspirer. Quoique j'aie
reçu, grâce à vous, une éducation éclairée, cependant une sorte
d'instinct militaire, des préjugés, si vous le voulez, mais les
préjugés de mes aïeux, ceux qui conviennent si parfaitement à la
fierté et à l'impétuosité de mon âme, sont les mobiles les plus
puissans de toutes les actions de ma vie. Mon front se couvre de sueur
quand je me figure un instant, que même à cent lieues de moi, un homme
quelconque pourroit se permettre de prononcer mon nom ou celui des
miens avec peu d'égards, et que je ne serois pas là pour m'en venger.
La plupart des hommes, dites-vous, ne méritent pas qu'on attache le
moindre prix à leurs discours. Leur haine peut n'être rien, mais leur
insulte est toujours quelque chose; ils s'égalent à vous; ils font
plus, ils se croient vos supérieurs quand ils vous calomnient; faut-il
leur laisser goûter en paix cet insolent plaisir?

Avez-vous d'ailleurs réfléchi sur la rapidité avec laquelle un homme
peut se déconsidérer sans retour? S'il est indifférent aux premiers
mots qu'on hasarde sur lui, si sa délicatesse supporte le plus léger
nuage, quel sentiment l'avertira que c'en est trop? D'abord de faux
bruits circuleront, et ils s'établiront bientôt après comme vrais dans
la tête de ceux qui ne le connoissent pas; alors il s'en irritera,
mais trop tard. Quand il se hâteroit de chercher vingt occasions de
duel, des traits de courage désordonnés rétabliront-ils la réputation
de son caractère? Tous ces efforts, tous ces mouvemens présentent
l'idée de l'agitation, et l'on ne respecte point celui qui s'agite: le
calme seul est imposant. On ne peut reconquérir en un jour ce qui est
l'ouvrage du temps, et néanmoins la colère ne vous permettant pas le
repos, vous rend incapable de trouver ou d'attendre le remède à votre
malheur. Je ne sais ce qui peut nous être réservé dans un autre monde;
mais l'enfer de celui-ci pour un homme qui a de la fierté, c'est
d'avoir à supporter la moindre altération de cette intacte renommée
d'honneur et de délicatesse, le premier trésor de la vie.

J'ai cessé de combattre en moi ces sentimens, je les ai reconnus pour
invincibles; toutefois s'ils pouvoient jamais se trouver en opposition
avec la véritable morale, j'en triompherois, du moins je le crois, et
c'est à vos leçons, mon cher maître, que je dois cet espoir; mais dans
toutes les résolutions qui ne regardent que moi seul, j'aurois tort de
vouloir lutter contre un défaut que je ne puis braver, qu'en
sacrifiant tout mon bonheur. Il vaut mieux exposer mille fois sa vie
que de faire souffrir son caractère.

J'ose croire que je ne rends pas malheureux ce qui m'entoure; pourquoi
donc voudrois-je me tourmenter par des efforts peut-être inutiles, et
sûrement très-douloureux? La considération que je veux obtenir dans le
monde ne doit-elle pas servir à honorer tout ce qui m'aime? Un homme
n'est-il pas le protecteur de sa mère, de sa soeur, et surtout de sa
femme? Ne faut-il pas qu'il donne à la compagne de sa vie l'exemple de
ce respect pour l'opinion qu'il doit à son tour exiger d'elle?
Savez-vous pourquoi, jusqu'à présent, je me suis défendu contre
l'amour, quoique je sentisse bien avec quelle violence il pourroit
s'emparer de moi? C'est que j'ai craint d'aimer une femme qui ne fût
point d'accord avec moi sur l'importance que j'attache à l'opinion, et
dont le charme m'entraînât, quoique sa manière de penser me fît
souffrir. J'ai peur d'être déchiré par deux puissances égales, un
coeur sensible et passionné, un caractère fier et irritable.

Ma mère a peut-être raison, mon cher Barton, en me faisant épouser une
personne qui n'exercera pas un grand empire sur moi, mais dont la
conduite est dirigée par les principes les plus sévères. Cependant,
hélas! je vais donc à vingt-cinq ans renoncer pour toujours à l'espoir
de m'unir à la femme que j'aimerois, à celle qui combleroit le vide de
mon coeur par toutes les délices d'une affection mutuelle! Non, la vie
n'est pas cet enchantement que mon imagination à rêvé quelquefois,
elle offre mille peines inévitables, mille périls à redouter, pour sa
réputation, pour son repos, mille ennemis qui vous attendent; il faut
marcher fermement et sévèrement dans cette triste route, et se
garantir du blâme en renonçant au bonheur.

Après avoir lu cette lettre, serez-vous content de moi, mon cher
maître? Songez cependant avec quelque plaisir que votre élève n'a pas
une pensée secrète pour vous, et que vos conseils lui seront toujours
nécessaires.

LÉONCE.



LETTRE XIX.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Ce 27 mai.


J'ai relu plusieurs fois la lettre où Léonce peint son propre
caractère avec la vérité la plus parfaite; vous n'avez pas conclu, je
l'espère, de quelques lignes que je vous écrivis dans le premier
moment, que mon estime pour M. de Mondoville fût le moins du monde
altérée? Non assurément, rien de pareil n'est vrai; sa lettre à M.
Barton indique au contraire des qualités rares, et une grande
supériorité d'esprit; mais ce qui m'a frappée comme une lumière
subite, c'est l'étonnant contraste de nos caractères.

Il soumet les actions les plus importantes de sa vie à l'opinion; moi,
je pourrois à peine consentir à ce qu'elle influât sur ma décision
dans les plus petites circonstances: les idées religieuses ne sont
rien pour lui; cela doit être ainsi, puisque l'honneur du monde est
tout. Quant à moi, vous le savez, grâce à l'heureuse éducation que
vous et votre frère m'avez donnée, c'est de mon Dieu et de mon propre
coeur que je fais dépendre ma conduite. Loin de chercher les suffrages
du plus grand nombre, par les ménagemens nécessaires pour se les
concilier, je serois presque tentée de croire que l'approbation des
hommes flétrit un peu ce qu'il y a de plus pur dans la vertu, et que
le plaisir qu'on pourroit prendre à cette approbation, finiroit par
gâter les mouvemens simples et irréfléchis d'une bonne nature.

Sans doute, à travers l'irritabilité de Léonce sur tout ce qui tient à
l'opinion, il est impossible de ne pas reconnoître en lui une âme
vraiment sensible; néanmoins ne regrettez plus, ma soeur, ses
engagemens avec Matilde; réjouissez-vous au contraire de ce qu'il ne
sera jamais rien pour moi: les oppositions qui existent dans nos
manières d'être, sont précisément celles qui rendroient profondément
malheureux deux êtres qui s'aimeroient, sans les détacher l'un de
l'autre.

Il me seroit impossible, quelle que fût ma résolution à cet égard, de
veiller assez sur toutes mes actions pour qu'elles ne prêtassent point
aux fausses interprétations de la société; et que ne souffrirois-je
pas, si celui que j'aimerois ne supportoit pas sans douleur le mal que
l'on pourroit dire de moi; si j'étois obligée de redouter les jugemens
des indifférens, à cause de leur influence sur l'objet qui me seroit
cher, de craindre toutes les calomnies parce qu'il souffriroit de
toutes, et de me courber devant l'opinion, parce que j'aimerois un
homme qui seroit son premier esclave!

Non, Léonce, ma chère Louise, ne convient pas à votre Delphine; ah!
combien les sentimens de votre généreux frère, mon noble protecteur,
répondoient mieux à mon coeur! il me répétoit souvent qu'une âme bien
née n'avoit qu'un seul principe à observer dans le monde, faire
toujours du bien aux autres et jamais de mal. Qu'importe à celle qui
croit à la protection de l'Être suprême et vit en sa présence, à celle
qui possède un caractère élevé, et jouit en elle-même du sentiment de
la vertu, que lui importe, me disoit M. d'Albémar, les discours des
hommes? elle obtient leur estime tôt ou tard, car c'est de la vérité
que l'opinion publique relève en dernier ressort; mais il faut savoir
mépriser toutes les agitations passagères que la calomnie, la sottise
et l'envie excitent contre les êtres distingués. Il ajoutoit, j'en
conviens, que cette indépendance, cette philosophie de principes
convenoit peut-être mieux encore à un homme qu'à une femme; mais il
croyoit aussi que les femmes, étant bien plus exposées que les hommes
à se voir mal jugées, il falloit d'avarice fortifier leur âme contre
ce malheur. La crainte de l'opinion rend tant de femmes dissimulées,
que pour ne point exposer la sincérité de mon caractère, M. d'Albémar
travailloit de tout son pouvoir à m'affranchir de ce joug. Il y a
réussi; je ne redoute rien sur la terre que le reproche juste de mon
coeur, ou le reproche injuste de mes amis: mais que l'opinion publique
me recherche ou m'abandonne, elle ne pourra jamais rien sur ces
jouissances de l'âme et de la pensée, qui m'occupent et m'absorbent
tout entière. Je porte en moi-même un espoir consolateur, qui se
renouvellera toujours, tant que je pourrai regarder le ciel, et sentir
mon coeur battre pour la véritable gloire et la parfaite bonté.

Ce bonheur ou ce calme dont je jouis, que deviendroient-ils néanmoins,
si par un renversement bizarre, c'étoit moi, foible femme, moi dont la
destinée réclame; un soutien, qui savois mépriser l'opinion des
homélies, tandis que l'être fort, celui qui doit me guider, celui qui
doit me servir d'appui, auroit horreur du moindre blâme? Vainement je
tâcherois, de me conformer à tous ses désirs; en adoptant une conduite
qui ne me seroit point naturelle, je n'éviterois pas d'y commettre des
fautes, et notre vie bientôt troublée auroit peut-être un jour une
funeste fin.

Non, je ne veux point aimer Léonce; quand il seroit libre, je ne le
voudrois point. J'ai eu besoin de me le répéter, de relire sa lettre,
de détruire par de longues réflexions l'impression que m'avoit faite
le danger qu'il vient de courir, mais j'y suis parvenue; mon âme s'est
affermie, et je puis le voir maintenant avec le plus grand calme et la
plus ferme résolution de ne considérer désormais en lui que l'époux de
Matilde.



LETTRE XX.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Ce 31 mai.


Que vous disois-je dans ma dernière lettre, ma chère Louise? il me
semble que je vais le démentir; je l'ai vu, Léonce. Ah! je n'ai plus
aucun souvenir de ce que je pensois contre lui: comment pouvois-je
mettre tant d'importance à ce que j'appelois ses défauts? Pourquoi le
juger sur une lettre? l'expression de son visage le fait bien mieux
connaître.

J'avois reçu hier une lettre de M. Barton, qui m'annonçoit qu'il avoit
rencontré M. de Mondoville à Bordeaux, et qu'ils revendent ensemble:
j'allai chez madame de Vernon pour lui porter ces bonnes nouvelles;
j'avois l'esprit tout-à-fait libre; la lettre de Léonce avoit changé
mes idées sur lui: je ne sais pas pourquoi elle avoit produit cette
impression; en y pensant bien aujourd'hui, je trouve que c'étoit
absurde; mais enfin, Léonce n'étoit plus pour moi que le mari de
Matilde, le gendre de mon amie, et j'entretins pendant deux heures
madame de Vernon de tout ce qui pouvoit avoir rapport à ce mariage,
avec un sentiment d'intérêt qui lui fit beaucoup de plaisir. Elle ne
s'étoit pas doutée, je crois, des pensées qui m'avoient troublée
pendant quelques jours: mais la conversation ne s'étoit point
prolongée sur Léonce, parce que je la laissois tomber involontairement;
tandis qu'hier, par je ne sais quelle sécurité, à la veille même du
danger, j'étois inépuisable sur les motifs qui dévoient attacher
madame de Vernon à ses projets pour sa fille. Je ne conçois pas encore
d'où me venoit ce bizarre mouvement; je voulois prendre, je crois, des
engagemens avec moi-même, car cette vivacité ne pouvoit pas être
naturelle: elle plut à madame de Vernon, qui me pressa vivement de
passer le lendemain le jour entier avec elle.

Après dîner l'on annonça tout à coup M. Barton: sa figure me parut
triste; je craignis quelque événement funeste, et je l'interrogeai
avec crainte.--M. de Mondoville, nous dit-il, est arrivé hier avec
moi; mais en chemin sa blessure s'est rouverte, et je crains que le
sang qu'il a perdu ne mette en danger sa vie: il est dans un état de
foiblesse et d'abattement qui m'inquiète extrêmement; il a repris la
fièvre depuis huit jours, et il est maintenant hors d'état
non-seulement de sortir, mais même de se tenir debout. Il voudroit,
dit M. Barton en se retournant vers madame de Vernon, vous remettre
des lettres de sa mère; il prend la liberté de vous demander de venir
le voir: il n'ose se flatter que mademoiselle de Vernon consente à
vous accompagner; cependant il me semble qu'à présent que les articles
sont signés par madame de Mondoville, il n'y auroit point
d'inconvenance....--Matilde interrompit M, Barton, et lui dit en se
levant, d'un ton de voix assez sec:--Je n'irai point, monsieur; je
suis décidée à n'y point aller.

Madame de Vernon n'essaie jamais de lutter contre les volontés de sa
fille si positivement exprimées; elle a dans le caractère une sorte de
douceur et même d'indolence, qui lui fait craindre toute espèce de
discussion; ce n'est jamais par un moyen de force, de quelque nature
qu'il soit, qu'elle veut atteindre à son but. Sans répondre donc à
Matilde, elle s'adressa à moi, et me dit:--Ma chère Delphine, ce sera
vous qui m'accompagnerez, n'est-ce pas? nous irons avec M. Barton chez
Léonce.--Je m'en défendis d'abord, quoique par un mouvement assez
inexplicable j'éprouvasse tant d'humeur du refus de Matilde, qu'il
m'étoit doux d'opposer mon empressement à sa pruderie. Madame de
Vernon insista: elle s'inquiétoit de la sorte de timidité dont elle
est quelquefois susceptible avec une personne nouvelle: elle craignoit
ces premiers mouvemens dans lesquels Léonce pouvoit se livrer à
l'attendrissement. J'ai toujours vu madame de Vernon redouter tout ce
qui oblige à des témoignages extérieurs, lors même que son sentiment
est véritable. On l'accuse de fausseté, et c'est cependant une
personne tout-à-fait incapable d'affectation. Une réunion si
singulière est-elle possible? je ne le crois pas.

Lorsque enfin je ne pus douter que madame de Vernon ne désirât
vivement que j'allasse avec elle, j'y consentis. Cependant quand nous
fûmes en voiture, je me rappelai la lettre de Léonce à M. Barton, et
il me vint dans l'esprit qu'un homme si délicat sur tout ce qui tient
aux convenances, trouveroit peut-être un peu léger qu'une femme de mon
âge vînt le voir ainsi chez lui sans le connoître. Cette pensée me
blessa et changea tellement ma disposition, que je montai l'escalier
de Léonce avec assez d'humeur; mais au moment où nous entrâmes dans sa
chambre, lorsque je le vis étendu sur un canapé, pâle, pouvant à peine
soulever sa tête pour me saluer, et néanmoins semblable en cet état à
la plus noble, à la plus touchante image de la mélancolie et de la
douleur, j'éprouvai à l'instant une émotion très-vive.

La pitié me saisit en même temps que l'attrait: tous les sentimens de
mon âme me parloient à la fois pour ce malheureux jeune homme. Sa
taille élégante avoit du charme, malgré l'extrême foiblesse qui ne lui
permettoit pas de se soutenir. Il n'y avoit pas un trait de son visage
qui, dans son abattement même, n'eût une expression séduisante. Je
restai quelques instans debout, derrière M. Barton et madame de
Vernon. Léonce adressa quelques remercîmens aimables à ma tante avec
un son de voix doux, et cependant encore assez ferme; sa manière
d'accentuer donnoit aux paroles les plus simples, une expression
nouvelle; mais à chaque mot qu'il disoit, sa pâleur sembloit
augmenter, et par un mouvement involontaire, je retenois ma
respiration quand il parloit, comme si j'avois pu soulager et diminuer
ainsi ses efforts.

Nous nous assîmes; il me vit alors.--Est-ce mademoiselle de Vernon?
dit-il à ma tante.--Non, répondit madame de Vernon: elle n'ose point
encore venir vous voir; c'est ma nièce, madame d'Albémar.--Madame
d'Albémar! reprit Léonce assez vivement, celle qui a bien voulu prêter
sa voiture à M. Barton pour venir me chercher! celle qui a daigné
s'intéresser à mon sort avant de me connoître! Je suis bien honteux,
répéta-t-il en tâchant d'élever la voix, je suis bien honteux d'être
si mal en état de lui témoigner ma reconnoissance!--J'allois lui
répondre lorsqu'en finissant ces mots, sa tête retomba sur sa main; je
fis un mouvement pour me lever et lui porter du secours; mais
rougissant aussitôt de mon dessein, je me rassis, et je gardai le
silence. Léonce se tut aussi pendant quelques minutes. Tant de douceur
et de sensibilité se peignit alors sur son visage, que j'oubliai
entièrement l'opinion que j'avois eue de lui, et qui pouvoit garantir
mon coeur. Mon attendrissement devenoit à chaque instant plus
difficile à cacher. Les yeux et les paupières noires de Léonce accablé
par son mal, se baissoient malgré lui; mais quand il parvenoit à
soulever son regard et qu'il le dirigeoit sur moi, il me sembloit
qu'il falloit répondre à ce regard; qu'il sollicitait l'intérêt, qu'il
expliquoit sa pensée; et je me sentois émue, comme s'il m'avoit
long-temps parlé.

N'ayez pas honte pour moi, ma Louise, de cette impression subite et
profonde; c'est la pitié qui la produisoit, j'en suis sûre: votre
Delphine ne seroit pas ainsi, dès la première vue, accessible à
l'amour; c'étoit la douleur, la toute-puissante douleur qui réveilloit
en moi le plus fort, le plus rapide, le plus irrésistible des
sentimens du coeur, la sympathie.

Léonce s'aperçut, je crois, de l'intérêt que je prenois à sa
situation; quoique je n'eusse pas parlé, c'est moi qu'il rassura.--Ce
n'est rien, dit-il, madame; la fatigue de la route a rouvert ma
blessure, mais elle est maintenant refermée, et dans quelques jours je
serai mieux.--Je voulus essayer de lui répondre; mais je craignis
qu'en parlant ma voix ne fût trop altérée, et j'interrompis ma phrase
sans la finir. Madame de Vernon lui demanda des nouvelles de madame de
Mondoville, lui dit quelques mots aimables sur l'impatience qu'elle
avoit de le voir. Il répondit à tout d'un ton abattu, mais avec grâce.
Madame de Vernon, craignant de le fatiguer, se leva, lui prit la main
affectueusement, et donna le bras à M. Barton pour sortir.

Je m'avançai après elle, voulant enfin prendre sur moi d'exprimer mon
intérêt à M. de Mondoville. Il se leva pour me remercier avant que je
pusse l'en empêcher, et voulut faire quelques pas pour me reconduire;
mais un étourdissement très-effrayant le saisit tout à coup; il
cherchoit à s'appuyer pour ne pas tomber: je lui offris mon bras
involontairement, et sa tête se pencha sur mon épaule; je crus qu'il
alloit expirer. Ah! ma Louise, qui n'auroit pas été troublé dans un
tel moment!--Je perdis toute idée de moi-même et des autres; je
m'écriai:--Ma tante, venez à son secours, regardez-le, il va
mourir.--Et mon visage fut couvert de larmes. M. Barton se retourna
précipitamment, soutint Léonce dans ses bras, et le reconduisit
jusqu'au sopha. Léonce revint à lui; il ouvrit les yeux avant que
j'eusse essuyé mes pleurs; et les regards les plus reconnoissans
m'apprirent qu'il avoit remarqué mon émotion.

Je m'éloignai alors, et madame de Vernon me suivit: il faisoit nuit
quand nous revînmes; elle ne put, je crois, s'apercevoir de la peine
que j'avois à me remettre, et d'ailleurs n'étoit-il pas naturel que je
fusse inquiète de l'état où j'avois vu Léonce? J'appris à la porte de
madame de Vernon que M. de Serbellane étoit venu me demander deux
fois, et je me servis de ce prétexte pour rentrer chez moi: je m'y
suis renfermée pour vous écrire.

Après ce récit, ma chère Louise, vous tremblerez pour mon bonheur:
cependant n'oubliez pas combien la pitié a eu de part à mon émotion.
L'intérêt qu'inspire la souffrance trompe une âme sensible: il peut
arriver de croire qu'on aime, lorsque seulement on plaint. Cependant
je n'accompagnerai plus madame de Vernon chez M. de Mondoville; il
connoîtra bientôt Matilde, il sera frappé de sa beauté, et je pourrai
le voir alors avec les sentimens que me commandent la délicatesse et
la raison.

Mon amie, ma chère Louise, je suis déjà plus calme; mais c'est un
malheur que de l'avoir vu ainsi entouré de tout le prestige du danger
et de la souffrance. Pourquoi le mari de Matilde ne s'est-il pas
d'abord offert à moi au milieu de toutes les prospérités qui
l'attendent? Qu'avoit-il à faire de ma pitié?



LETTRE XXI.

Léonce à M. Barton.

Ce 1er juin.


Ma mère me mande, mon cher Barton, qu'elle vous écrit pour vous
charger de quelques affaires à Mondoville, qu'il faut terminer,
dit-elle, avant mon mariage. Je voudrais bien que vous ne partissiez
pas encore pour cette terre. C'est à votre réveil que vous avez
coutume de régler vos projets. Mon domestique vous portera cette
lettre demain à huit heures, dans votre nouveau logement; vous ne me
direz donc pas que vos arrangemens étoient pris pour partir, et que
vous ne pouvez plus y rien changer. Dans quelques jours je pourrai
sortir, et l'on me montrera enfin mademoiselle de Vernon. Peut-on
regarder un mariage comme décidé, quand on n'a jamais vu celle qu'on
doit épouser? Ah! que vous aviez raison de me parler de madame
d'Albémar, comme de la plus charmante personne du monde! Vous m'avez
vanté le charme de son entretien, la noblesse et la bonté de son
caractère; mais vous n'auriez pu me peindre la grâce enchanteresse de
sa figure, cette taille svelte, souple, élégante; ces cheveux blonds,
qui couvrent à moitié des yeux si doux, et en même temps si animés;
cette physionomie mobile, et cet air d'abandon plus pur, plus modeste,
plus innocent encore qu'une réserve austère. J'étois entre la mort et
la vie, quand je l'entendis crier: _ah! ma tante, venez, venez, il va
mourir_. Je crus, pendant un moment, avoir déjà passé dans un autre
monde, et que c'étoit la voix des anges qui réveilloit mon âme au
bonheur des immortels.

Quand j'ouvris les yeux, Delphine ne s'attendoit point à mes regards,
et tout son visage exprimoit encore une compassion céleste. Elle
s'éloigna, mais je n'oublierai jamais sa physionomie dans cet instant.
O pitié! douce pitié! s'il suffit de ton émotion pour la rendre si
belle, que seroit-elle donc si l'amour répandoit son charme sur ses
traits? Oui, mon ami, chacune des grâces de cette figure est le signe
aimable d'une qualité de l'âme. Sa taille qui se balance et se plie
mollement quand elle marche, comme si ses pas avoient besoin d'appui;
ses regards qui peignent une intelligence supérieure, et cependant un
caractère timide; tout exprime en elle ce rare contraste que vous
m'aviez vous-même indiqué, lorsque dans notre voyage vous me disiez,
qu'elle réunissoit un esprit très-indépendant à un coeur dévoué, et
facilement asservi quand elle aime. C'est ainsi que vous m'expliquiez
son amitié presque soumise pour madame de Vernon. N'allez pas vous
reprocher, mon cher Barton, l'impression que madame d'Albémar m'a
faite; je n'ai rien appris de vous, ce sont ses regards qui m'ont tout
dit.

Ne croyez pas, cependant, que je me livre sans réflexion à l'attrait
qu'elle m'inspire; je sais quels sont mes devoirs envers ma mère; je
n'ai point encore examiné la force des engagemens qu'elle a pris avec
madame de Vernon, jusques à quel point ils me lient; mais je ne vous
cache point que depuis que j'ai vu madame d'Albémar, il me seroit
odieux de me prononcer que je ne suis plus libre; il se peut que je ne
le sois plus, mais laissez-moi le temps d'en juger moi-même. Mon cher
maître, si de la manière la plus indirecte, je crois l'honneur de ma
mère intéressé à mon mariage avec mademoiselle de Vernon, il sera
fait, vous n'en doutez pas. Pourquoi craindriez-vous donc de m'aider à
gagner du temps? Adieu, je vous attends ce matin; mais je suis bien
aise de vous avoir écrit tout ce que contient cette lettre; vous le
savez à présent, et il m'en auroit coûté de vous le dire.



LETTRE XXII.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Ce 3 juin.


Léonce est beaucoup mieux: il sortira bientôt; je ne l'ai pas revu.
Madame de Vernon est retournée seule chez lui; je ne l'aurois pas
suivie, mais elle ne me l'a pas proposé. Je n'ai pas non plus aperçu
M. Barton; il a quitté Léonce pour ses affaires, qui sont sans doute
les affaires du mariage. Quand je reverrai M. de Mondoville, ce sera
peut-être pour signer son contrat comme parente de son épouse. Ma
Louise, Léonce m'est apparu comme un songe, et le reste de ma vie n'en
sera point changé. Qui pense à l'impression qu'il m'a faite? ni lui,
ni personne. Allons, il ne faut plus vous en entretenir.

J'ai été d'ailleurs vivement occupée par l'arrivée de Thérèse. M. de
Serbellane est venu ce matin chez moi pour me l'annoncer: il étoit
abattu; et malgré l'habitude qu'il a prise de contenir toutes ses
impressions, ses yeux se remplissoient quelquefois de larmes: il me
conjura de venir voir madame d'Ervins.--Hélas! me disoit-il, elle se
perdra! son âme est agitée par l'amour et le remords, avec une telle
violence, qu'elle peut se trahir à chaque instant devant son mari,
devant l'homme le plus irritable et le plus emporté. Si elle vouloit
le fuir avec moi, il y auroit quelque chose de raisonnable dans son
exaltation même; mais par une funeste bizarrerie, la religion la
domine autant que l'amour, et son âme foible et passionnée s'expose à
tous les dangers des sentimens les plus opposés. Elle peut aujourd'hui
même avouer sa faute à son mari, et demain s'empoisonner, s'il nous
sépare. Malheureuse et touchante personne! pourquoi l'ai-je
connue!--Je vais la voir, lui dis-je, ses soins me sauvèrent la vie,
ne pourrai-je donc rien pour son bonheur?--J'arrivai chez madame
d'Ervins; la pauvre petite se jeta dans mes bras en pleurant. Je
n'avois pas encore vu son mari, et son extérieur confirma l'opinion
qu'on m'avoit donnée de lui. Il me reçut avec politesse, mais avec une
importance qui me faisoit sentir, non le prix qu'il attachoit à moi,
mais celui qu'il mettoit à lui-même. Il m'offrit à déjeûner, et notre
conversation fut contrainte et gênée, comme elle doit toujours l'être
avec un homme qui n'a de sentimens vrais sur rien, et dont l'esprit ne
s'exerce qu'à la défense de son amour-propre. Il me parla
continuellement de lui, sans remarquer le moins du monde si mon
intérêt répondoit à la vivacité du sien. Quand il se croyoit prêt à
dire un mot spirituel, ses petits yeux brilloient à l'avance d'une
joie qu'il ne pouvoit réprimer; il me regardoit après avoir parlé pour
juger si j'avois su l'entendre, et lorsque son émotion d'amour-propre
étoit calmée, il reprenoit un air imposant, par égard pour son propre
caractère; passant tour à tour des intérêts de son esprit à ceux de sa
considération, et secrètement inquiet d'avoir été trop badin pour un
homme sérieux, ou trop sérieux pour un homme aimable.

Après une heure consacrée au déjeûner, il se leva et m'expliqua
lentement comment des affaires indispensables, que la bonté de son
coeur lui avoit suscitées, des visites chez quelques ministres qu'il
ne pouvoit retarder sans craindre de les offenser grièvement,
l'obligeoient à me quitter. Je vis qu'il me regardoit avec
bienveillance, pour adoucir la peine que je devois ressentir de son
absence; j'aurois eu envie de le tranquilliser sur le chagrin qu'il me
supposoit, mais ne voulant pas déplaire au mari de mon amie, je lui
fis la révérence avec l'air sérieux qu'il désiroit, et son dernier
salut me prouva qu'il en étoit content.

Restée seule avec Thérèse, je réunis tout ce que la raison et l'amitié
peuvent inspirer pour lui faire goûter de sages conseils; mais ses
larmes, ses regrets, ses résolutions combattues et démenties sans
cesse, me firent éprouver une profonde pitié. Elle n'a point reçu
cette éducation cultivée qui porte à réfléchir sur soi-même; on l'a
jetée dans la vie avec une religion superstitieuse et une âme ardente;
elle n'a lu, je crois, que des romans et la Vie des Saints; elle ne
connoît que des martyrs d'amour et de dévotion; et l'on ne sait
comment l'arracher à son amant, sans la livrer à des excès insensés de
pénitence. La crainte de cesser de voir M. de Serbellane est la seule
pensée qui puisse la contenir; si on l'obligeoit à se séparer de lui,
elle avoueroit tout à son mari; elle a beaucoup d'esprit naturel, mais
il ne lui sert qu'à trouver des raisons pour justifier son caractère;
elle aime sa fille, mais sans pouvoir s'occuper de son éducation.
Cette pauvre enfant, en voyant pleurer sa mère tout le jour, est dans
un état d'attendrissement continuel qui nuit à ses forces morales et
physiques; et M. d'Ervins ne se doute de rien au milieu de toutes ces
scènes. Quand il surprend sa femme et sa fille en larmes, il leur
demande pardon de les avoir trop peu vues, d'être resté trop
long-temps dans son cabinet, ou chez ses amis; et il leur promet de ne
plus s'éloigner à l'avenir. Cet aveuglement pourroit durer dans la
retraite; mais à Paris, il se rencontre tant de gens qui ont envie
d'humilier un sot, ou d'irriter un méchant homme!

J'ai peint à Thérèse quelle seroit sa situation, si M. d'Ervins
faisoit tomber sur elle sa colère et son despotisme; que
deviendroit-elle sans parens, sans fortune, sans appui? Elle me répond
alors, que son dessein est de s'enfermer dans un couvent pour le reste
de sa vie; et si je lui dis qu'il vaudroit peut-être mieux que M. de
Serbellane allât passer quelque temps en Portugal auprès d'un de ses
parens, comme c'étoit son projet en quittant l'Italie, elle tombe à
cette idée dans un désespoir qui me fait frémir. Ah! Louise, quelles
douleurs que celles de l'amour! Pauvre Thérèse! en l'écoutant, mon âme
n'étoit point uniquement occupée d'elle; je pensois à Léonce, à ce que
j'aurois pu souffrir. De quel secours me seroit un esprit plus éclairé
que celui de Thérèse? La passion fait tourner toutes nos forces contre
nous-mêmes: mais écartons ces pensées: c'est de ma malheureuse amie
que je dois m'occuper. Le ciel en récompense se chargera peut-être de
mon sort.

M. d'Ervins rentra, et M. de Serbellane vint quelques momens après.
Thérèse nous retint: je vis avec plaisir pendant le reste de la
journée que M. de Serbellane n'avoit point cherché à se lier avec M.
d'Ervins: plus il étoit facile de captiver un tel homme en flattant sa
vanité, plus je sus gré à l'ami de Thérèse de n'être pas devenu celui
de son époux. Il est des situations qui peuvent condamner à cacher les
sentimens qu'on éprouve, mais il n'y a que l'avilissement du caractère
qui rende capable de feindre ceux que l'on n'a pas.

Mon estime pour M. de Serbellane s'accrut donc encore, par sa froideur
avec M. d'Ervins. Il m'intéressoit aussi par le soin qu'il mettoit à
veiller continuellement sur les imprudences de Thérèse. Elle
rougissoit et pâlissoit tour à tour quand on prononçoit le nom du
Portugal; M. de Serbellane détournoit à l'instant la conversation et
protégeoit Thérèse, sans néanmoins la blesser en se montrant
indifférent à son amour. Je fus cruellement effrayée de l'état où je
la voyois; je la pris à part avant de la quitter, et je lui fis
remarquer la délicatesse de la conduite de son ami et l'inconséquence
de la sienne.--Je le sais, me répondit-elle, c'est le meilleur et le
plus généreux des hommes. Je lui suis bien à charge sans doute, je
ferois mieux de délivrer de moi ceux qui m'aiment, d'aller me jeter
aux pieds de M. d'Ervins et de lui tout avouer.--En prononçant ces
paroles, ses regards se troubloient; je craignis qu'elle ne voulût
accomplir ce dessein à l'heure même; je la serrai dans mes bras, et je
lui demandai la promesse de s'en remettre entièrement à moi.

--Écoutez, me dit-elle, je suis poursuivie par une crainte qui est, je
crois, la principale cause de l'égarement où vous me voyez: je me
persuade qu'il se croira obligé de partir sans m'en avertir, ou que
mon mari me séparera de lui tout à coup, avant que j'aie pu lui dire
adieu. Si vous obtenez de M. de Serbellane le serment qu'il ne s'en
ira jamais sans m'en avoir prévenue, et si vous me donnez votre parole
de me prêter votre secours pour le voir une heure seulement, une
heure, quoi qu'il arrive, avant de le quitter pour toujours, alors je
serai plus tranquille; je ne croirai pas, chaque fois qu'il me
parlera, que ce sont les derniers mots que j'entendrai jamais de lui;
je ne serai pas sans cesse agitée par tout ce que je voudrois lui dire
encore, je serai calme.--Eh bien! lui répondis-je avec chaleur, à
l'instant même vous allez être satisfaite.--M. d'Ervins parloit à un
homme qui l'écoutoit avec la plus grande condescendance, il ne pensoit
point à nous: j'appelai M. de Serbellane; il promit solennellement ce
que désiroit Thérèse: je l'assurai moi-même aussi que je lui ferois
avoir de quelque manière un dernier entretien avec M. de Serbellane,
si jamais M. d'Ervins lui défendoit de le revoir. En donnant cette
promesse, je ne sais quelle crainte me troubla; mais avant de
connoître Léonce, je n'aurois pas seulement pensé qu'un tel engagement
pouvoit un jour me compromettre. Je m'applaudis cependant de l'avoir
pris, en voyant à quel point il avoit raffermi le coeur de Thérèse;
elle m'entendit parler avec résignation des circonstances qui
pourroient obliger M. de Serbellane à s'éloigner, et quand je la
quittai, elle me parut tranquille. Je n'allai point le soir chez
madame de Vernon, il ne m'étoit pas permis de lui confier le secret de
Thérèse, je ne pouvois lui parler de Léonce, et comment éloigner d'une
conversation intime les idées qui nous dominent? C'est causer avec son
amie comme avec les indifférens, chercher des sujets de conversation
au lieu de s'abandonner à ce qui nous occupe, et se garder, pour ainsi
dire, des pensées et des sentimens dont l'âme est remplie. Il vaut
mieux alors ne pas se voir.

Pour vous, ma Louise, à qui je ne veux rien taire, je n'éprouve jamais
la moindre gêne en vous écrivant; je m'examine avec vous, je vous
prends pour juge de mon coeur, et ma conscience elle-même ne me dit
rien que je vous laisse ignorer.



LETTRE XXIII.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Ce 5 juin.


Je l'ai revu, ma soeur, je l'ai revu: non ce n'est plus l'impression
de la pitié, c'est l'estime, l'attrait, tous les sentimens qui
auroient assuré le bonheur de ma vie. Ah! qu'ai-je fait! Par quels
liens d'amitié, de confiance, me suis-je enchaînée? Mais lui, que
pense-t-il? que veut-il? car enfin, pourroit-on le contraindre, s'il
n'aimoit pas ma cousine, si.... De quels vains sophismes je cherche à
m'appuyer! ne seroit-ce pas pour moi qu'il romproit ce mariage.
J'aurois eu l'air de l'assurer par mes dons, et je le ferois manquer
par ce qu'on appelleroit ma séduction. Je suis plus riche que Matilde;
on pourroit croire que j'ai abusé de cet avantage; enfin, surtout, je
blesserois le coeur de madame de Vernon: elle m'accuseroit de manquer
à la délicatesse, elle dont l'estime m'est si nécessaire! Mais à quoi
servent tous ces raisonnemens, Léonce m'aime-t-il? Léonce se
dégageroit-il jamais de la promesse donnée par sa mère? Vous allez
juger à quels signes fugitifs j'ai cru deviner son affection. Ah!
journée trop heureuse, la première et la dernière peut-être de cette
vie d'enchantement, que la merveilleuse puissance d'un sentiment m'a
fait connoître pendant quelques heures!

On annonça M. de Mondoville hier chez madame de Vernon; il étoit moins
pâle que la première fois que je l'avois vu, mais sa figure conservoit
toujours le charme touchant qui m'avoit si vivement attendrie, et le
retour de ses forces rendoit plus remarquable ce qu'il y a de noble et
de sérieux dans l'expression de ses traits. Il me salua la première,
et je me sentis fière de cette marque d'intérêt, comme si les moindres
signes de sa faveur marquoient à chaque personne son rang dans la vie.
Madame de Vernon le présenta à Matilde, elle rougit; je la trouvai
bien belle: cependant, Louise, j'en suis sûre, lorsque Léonce après
l'avoir très-froidement observée, se tourna vers moi, ses regards
avoient seulement alors toute leur sensibilité naturelle.

M. Barton s'étoit assis à côté de moi sur la terrasse du jardin,
Léonce vint se placer près de lui; madame de Vernon lui proposa de
passer la soirée chez elle, il y consentit.

J'éprouvai tout à coup dans ce moment une tranquillité délicieuse; il
y avoit trois heures devant moi pendant lesquelles j'étois certaine de
le voir; sa santé ne me causoit plus d'inquiétude, et je n'étois
troublée que par un sentiment trop vif de bonheur. Je causai longtemps
avec lui, devant lui, pour lui; le plaisir que je trouvois à cet
entretien m'étoit entièrement nouveau; je n'avois considéré la
conversation jusqu'à présent que comme une manière de montrer ce que
je pouvois avoir d'étendue ou de finesse dans les idées, mais je
cherchois avec Léonce des sujets qui tinssent de plus près aux
affections de l'âme: nous parlâmes des romans, nous parcourûmes
successivement le petit nombre de ceux qui ont pénétré jusqu'aux plus
secrètes douleurs des caractères sensibles. J'éprouvois une émotion
intérieure qui animoit tous mes discours: mon coeur n'a pas cessé de
battre un seul instant, lors même que notre discussion devenoit
purement littéraire; mon esprit avoit conservé de l'aisance et de la
facilité, mais je sentois mon âme agitée, comme dans les circonstances
les plus importantes de la vie, et je ne pouvois le soir me persuader,
qu'il ne s'étoit passé autour de moi aucun événement extraordinaire.

Chaque mot de Léonce ajoutait à mon estime, à mon admiration pour lui:
sa manière de parler étoit concise, mais énergique; et quand il se
servoit même d'expressions pleines de force et d'éloquence, on croyoit
entrevoir qu'il ne disoit qu'à demi sa pensée, et que dans le fond de
son coeur restoient encore des richesses de sentiment et de passion
qu'il se refusoit à prodiguer. Avec quelle promptitude il m'entendoit!
avec quel intérêt il daignoit m'écouter! Non, je ne me fais pas l'idée
d'une plus douce situation, la pensée excitée par les mouvemens de
l'âme, les succès de l'amour-propre changés en jouissances du coeur,
oh! quels heureux momens! et la vie en seroit dépouillée!

Je m'aperçus cependant que Matilde, par ses gestes et sa physionomie,
témoignoit assez d'humeur. Madame de Vernon, qui se plaît
ordinairement à causer avec moi, parloit à son voisin sans avoir l'air
de s'intéresser à notre conversation; enfin elle prit le bras de
madame du Marset, et lui dit assez haut pour que je l'entendisse:--Ne
voulez-vous pas jouer, madame? ce qu'on dit est trop beau pour
nous.--Je rougis extrêmement à ces mots, je me levai pour déclarer que
je voulois être aussi de la partie; Léonce m'en fit des reproches par
ses regards. M. Barton vint vers moi, et me dit avec une bienveillance
qui me toucha:--Je croirois presque vous avoir entendue pour la
première fois aujourd'hui, madame; jamais le charme de votre
conversation ne m'avoit tant frappé.--Ah! qu'il m'étoit doux d'être
louée en présence de Léonce! Il soupira, et s'appuya sur la chaise que
je venois de quitter. M. Barton lui dit à demi-voix:--Ne voulez-vous
pas vous approcher de mademoiselle de Vernon?--De grâce, laissez-moi
ici, répondit Léonce.--Ces mots, je les ai entendus, Louise, et leur
accent surtout ne peut être oublié.

Quand la partie fut arrangée, Léonce, resté presque seul avec Matilde,
vint lui parler; mais la conversation me parut froide et embarrassée.
Je ne savois ce que je faisois au jeu: madame du Marset en prenoit
beaucoup d'humeur: madame de Vernon excusoit mes fautes avec une bonté
charmante: sa grâce fut parfaite pendant cette partie, et j'en fus si
touchée, que je ne me rapprochai plus de Léonce; il me sembloit que la
douceur de madame de Vernon l'exigeoit de moi. Elle voulut me retenir
pour causer seule avec elle; je m'y refusai; je ne veux pas lui cacher
ce que j'éprouve: qu'elle le devine, j'y consens, je le souhaite
peut-être; mais je ne puis me résoudre à lui en parler la première. Ne
seroit-ce pas indiquer le sacrifice que je désire? Je m'en sentirois
plus à l'aise avec elle, si c'étoit moi qui lui dusse de la
reconnoissance; alors je lui avouerois ma folie, je m'en remettrois à
sa générosité; mais ce que je crains avant tout, c'est d'abuser un
instant du service que j'ai pu lui rendre.

Ma soeur, consultez votre délicatesse naturelle, non votre injuste
prévention contre madame de Vernon, et dites-moi ce que je devrois
faire, s'il m'aimoit, s'il se croyoit libre. Hélas! ce conseil sera
peut-être bien inutile; peut-être redoute-je des combats qu'il
m'épargnera!



LETTRE XXIV.

Léonce à M. Barton, à Mondoville.

Paris, ce 6 juin.


Vous êtes parti pour Mondoville par condescendance pour une seconde
lettre de ma mère; je vous prie, mon cher Barton, d'y rester quelque
temps. Je me servirai de ce prétexte pour retarder toute explication
avec madame de Vernon sur mon mariage, et je pourrai écrire à ma mère,
et peut-être trouver quelques moyens de me délivrer de sa promesse.
Mon cher maître, vous le sentez vous-même, j'en suis sûr, quoique vous
vous soyez refusé à me l'avouer; j'ai connu madame d'Albémar, je ne
peux jamais aimer Matilde.

Pensez-vous que l'impression de la journée d'hier puisse s'effacer de
mou coeur? Sans doute elle est belle, Matilde; vous me l'avez dit, je
le crois; mais ai-je pu seulement la regarder? Je voyois, j'écoutois
une femme comme il n'en exista jamais. C'est un être inspiré, que
Delphine! L'avez-vous remarquée, lorsqu'elle s'adressoit à moi?
J'étois assis à quelques pas d'elle dans le jardin: sa voix s'animoit,
ses yeux-ravissans regardoient le ciel comme pour le prendre à témoin
de ses nobles pensées; ses bras charmans se plaçoient naturellement de
la manière la plus agréable et la plus élégante. Le vent ramenoit
souvent ses cheveux blonds sur son visage; elle les écartoit avec une
grâce, une négligence, qui donnoient à chacun de ses mouvemens une
séduction nouvelle. Croyez-vous, mon cher Barton, qu'elle parlât avec
plus d'intérêt à cause de moi? Vous m'avez dit que vous ne l'aviez
jamais trouvée si aimable: auroit-elle voulu me plaire? Cependant elle
m'a quitté si brusquement! mais c'étoit dans la crainte d'affliger
madame de Vernon. Oh! sans doute nos âmes s'entendroient si j'étois
libre, si je pouvois m'exprimer de toute la force de mon émotion et de
ma pensée! Mais il faudra se réprimer long-temps encore, et
saura-t-elle me deviner à travers tant de contraintes? elle, dont tout
le charme est dans l'abandon, croira-t-elle aux sentimens contenus?
saurat-elle que le coeur qui les renferme en est dévoré?

Je n'imaginois pas qu'il fût possible, mon cher Barton, qu'une seule
personne réunît tant de grâces variées, tant de grâces qui
sembleroient devoir appartenir aux manières d'être les plus
différentes. Des expressions toujours choisies, et un mouvement
toujours naturel, de la gaîté dans l'esprit, et de la mélancolie dans
les sentimens, de l'exaltation et de la simplicité, de l'entraînement
et de l'énergie! mélange adorable de génie et de candeur, de douceur
et de force! possédant au même degré tout ce qui peut inspirer de
l'admiration aux penseurs les plus profonds, tout ce qui doit mettre à
l'aise les esprits les plus ordinaires, s'ils ont de la bonté, s'ils
aiment à retrouver cette qualité touchante, sous les formes les plus
faciles et les plus nobles, les plus séduisantes et les plus naïves.

Delphine anime la conversation en mettant de l'intérêt à ce qu'elle
dit, de l'intérêt à ce qu'elle entend; nulle prétention, nulle
contraints: elle cherche à plaire, mais elle ne veut y réussir qu'en
développant ses qualités naturelles. Toutes les femmes que j'ai
connues, s'arrangeoient plus ou moins pour faire effet sur les autres;
Delphine, elle seule, est tout à la fois assez fière et assez simple,
pour se croire d'autant plus aimable, qu'elle se livre davantage à
montrer ce qu'elle éprouve.

Avec quel enthousiasme elle parle de la vertu! Elle l'aime comme la
première beauté de la nature morale; elle respire ce qui est bien,
comme un air pur, comme le seul dans lequel son âme généreuse puisse
vivre. Si l'étendue de son esprit lui donne de l'indépendance, son
caractère a besoin d'appui; elle a dans le regard quelque chose de
sensible et de tremblant, qui semble invoquer un secours contre les
peines de la vie; et son âme n'est pas faite pour résister seule aux
orages du sort. O mon ami! qu'il sera heureux, celui qu'elle choisira
pour protéger sa destinée, qu'elle élèvera jusqu'à elle, et qui la
défendra de la méchanceté des hommes!

Vous le voyez, ce n'est point une impression légère que j'ai reçue:
j'ai observé Delphine, je l'ai jugée, je la connois; je ne suis plus
libre. Je veux écrire à manière; promettez-moi seulement, mon cher
Barton, de faire naître des incidens qui vous retiennent un mois à
Mondoville.

P. S. Je reçois à l'instant une lettre d'Espagne, qui m'est assez
pénible; ma mère me mande que madame du Marset, qui lui écrit souvent
comme vous le savez, l'a prévenue que mademoiselle de Vernon avoit une
cousine très-spirituelle, mais singulièrement philosophe dans ses
principes et dans sa conduite, enthousiaste des idées politiques
actuelles, etc., et dont la société ne vaut rien pour moi. Ma mère me
recommande de ne point me lier avec madame d'Albémar; c'est une
prévention absurde que je parviendrai sûrement à détruire. Cependant
je suis indigné contre madame du Marset, et je saisirai la première
occasion de le lui faire sentir.



LETTRE XXV.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Ce 10 juin,

Il m'a parlé, ma chère, avec intérêt, avec intimité! Mon Dieu, combien
je m'en suis sentie honorée! Écoutez-moi, ce jour contient plus d'un
événement qui peut hâter la décision de mon sort.

J'avois dîné chez madame de Vernon avec madame du Marset, et son
inséparable ami M. de Fierville; je ne sais par quel hasard, à l'heure
même où Léonce a coutume de venir chez madame de Vernon, elle mit la
conversation sur les événemens politiques. Madame du Marset se
déchaîna contre ce qu'il y a de noble et de grand dans l'amour de la
liberté, comme elle auroit pu le faire en parlant des malheurs que les
révolutions entraînent; je la laissai dire pendant assez long-temps;
mais quelques plaisanteries de M. de Fierville contre un Anglois, qui
combattoit les absurdités de madame du Marset, m'impatientèrent. M. de
Fierville vient toujours au secours de la déraison de son amie, en
tournant en ridicule le sérieux que l'on peut mettre à quelque sujet
que ce soit; et il effraie ceux qui ne sont pas bien sûrs de leur
esprit, en leur faisant entendre que quiconque n'est pas un moqueur,
est nécessairement un pédant. J'eus envie de secourir l'Anglois,
nouvellement arrivé en France, que cette ruse intimidoit, et j'entrai
malgré moi dans la discussion.

Madame du Marset a retenu quelques phrases d'injures contre Rousseau,
qu'on lui fait débiter quand on veut; madame de Vernon la provoqua, je
lui répondis assez dédaigneusement. Madame du Marset piquée, se
retourna vers madame de Vernon, et lui dit:--Au reste, madame, quoi
qu'en dise madame votre nièce, ce n'est pas une opinion si ridicule
que la mienne; madame de Mondoville, à qui j'écrivois encore hier sur
tout ce qui se passe en France, est entièrement de mon avis.--En
apprenant que madame du Marset écrivoit à madame de Mondoville, l'idée
me vint à l'instant qu'elle lui parloit peut-être de moi, qu'elle lui
manderoit peut-être la conversation même que nous venions d'avoir, et
qu'elle me peindroit comme une insensée à madame de Mondoville, qui
est singulièrement exagérée dans sa haine contre la révolution de
France. J'éprouvai un tel saisissement par cette réflexion, qu'il me
fut impossible de prononcer un mot de plus.

Madame du Marset me dit, avec ce rire qui caractérise tous les
amours-propres, dont la prétention est de feindre une assurance qu'ils
n'ont pas:--Eh bien! madame, vous ne répondez rien? aurois-je raison,
par hasard? aurois-je réduit votre grand esprit au silence?--On
annonça Léonce: quels voeux je faisois pour que cette fatale
conversation ne recommençât pas! Mais madame de Vernon,
impitoyablement, appelle M. de Mondoville, et lui dit:--Est-il vrai
que madame votre mère déteste Rousseau? madame d'Albémar, qui est
très-enthousiaste, et de ses écrits et de ses idées politiques, les
soutient contre madame du Marset, qui s'appuie du sentiment de madame
votre mère?

Je tremblois pendant ce discours, et j'attendois sans respirer la
réponse de Léonce. Au nom de madame du Marset, il se retourna vers
elle; je ne voyois pas son visage, mais il y avoit dans l'attitude de
sa tête quelque chose de méprisant pour madame du Marset, qui d'abord
me rassura. Madame du Marset, qui avoit en face d'elle le regard de
Léonce, en fut sans doute troublée, car elle articula foiblement ces
mots:--Oui, monsieur, madame votre mère est absolument de mon opinion,
elle me l'a écrit plusieurs fois,--Je ne sais, madame, lui dit Léonce
avec un son de voix que je ne lui connoissois pas, mais qui me pénétra
de respect et de crainte, je ne sais ce que vous écrit ma mère, mais
je voudrois ignorer ce que vous lui répondez.--Laissons tout cela, dit
assez vivement madame de Vernon, et allons nous promener dans mon
jardin.

Je désirois extrêmement avoir l'explication des paroles de Léonce,
j'espérois avec délices que sa colère venoit de son intérêt pour moi;
mais j'avois besoin qu'il me le dît lui-même. Je restai naturellement
de quelques pas en arrière dans la promenade; je crus remarquer un
moment d'hésitation dans Léonce: cependant il prit une feuille sur le
même arbre où j'en cueillois une, et je commençai alors la
conversation.

-Ne vous dois-je pas quelques remercîmens, lui dis-je, pour le secours
que vous m'avez accordé?--Je vous défendrai toujours avec bonheur,
madame, me répondit-il, quand même je me permettrois de ne pas vous
approuver.--Et quel tort avois-je donc? lui dis-je avec assez
d'émotion.--Pourquoi, belle Delphine! reprit-il, pourquoi
soutenez-vous des opinions qui réveillent tant de passions haineuses,
et contre lesquelles, peut-être avec raison, les personnes de votre
classe ont un si grand éloignement?--Pour la première fois, ma chère
Louise, je me rappelai cette lettre à M. Barton, que j'avois
entièrement oubliée depuis que je voyois Léonce; l'accent de sa voix,
l'expression de sa figure, la retracèrent à ma mémoire; et je répondis
avec plus de froideur que je ne l'aurois fait peut-être sans ce
souvenir.--Monsieur, lui dis-je, il ne convient point à une femme de
prendre parti dans les débats politiques; sa destinée la met à l'abri
de tous les dangers qu'ils entraînent, et ses actions ne peuvent
jamais donner de l'importance ni de la dignité à ses paroles; mais si
vous voulez connoître ce que je pense, je ne craindrai point de vous
dire, que de tous les sentimens, l'amour de la liberté me paroît le
plus digne d'un caractère généreux.--Vous ne m'avez pas compris,
répondit Léonce, avec un regard plus doux, et qui n'étoit pas sans
quelque mélange de tristesse; je n'ai pas entendu discuter avec vous
des opinions sur lesquelles le caractère de ma mère, et, si vous le
voulez, les préjugés et les moeurs du pays où j'ai été élevé ne me
permettent pas d'hésiter; je désirerois seulement savoir s'il est vrai
que vous vous livriez souvent à témoigner votre sentiment à ce sujet,
et si nul intérêt ne pourroit vous en détourner. Ces questions sont
bien indiscrètes et bien inconvenables, mais je vous crois cette
intelligence supérieure qui pénètre jusqu'à l'intention, de quelques
nuages qu'elle soit enveloppée: vous devez donc me pardonner.

Ces derniers mots attirèrent toute ma confiance; et, me laissant aller
à ce mouvement, je lui dis avec assez de chaleur:--Je vous atteste,
monsieur, que je n'ai jamais pris à ces opinions d'autre part que
celle qui résulte de la conversation; elle promène l'esprit sur tous
les sujets, celui-là revient plus souvent maintenant, et j'ai
quelquefois cédé à l'intérêt qu'il inspire; mais si j'avois eu des
amis qui attachassent le moindre prix à mon silence, ils l'auroient
bien facilement obtenu. Comment une femme peut-elle être fortement
dominée par des intérêts qui ne tiennent pas aux affections du coeur,
ou qui n'y ramènent pas de quelque manière? Si mon frère, mon époux,
mon ami, mon père jouoient un rôle dans les affaires publiques, alors
toute mon âme pourroit s'y livrer; mais des combinaisons qui sont pour
moi purement abstraites, me persuadent sans m'entraîner; je suis
libre, tristement libre de ma destinée: je n'ai plus de liens,
personne n'exige rien de moi; mes opinions n'influent sur le sort de
personne: mes paroles ont suivi mes pensées; il m'eût été plus doux de
les taire, si, par ce léger sacrifice, j'avois pu faire quelque
plaisir à quelqu'un.--Quoi! me dit-il, avec un charme inexprimable,
si vous aviez un ami qui désirât vous rapprocher de sa mère, qui
craignît tout ce qui pourroit s'opposer à ce désir, vous céderiez à
ses conseils?--Oui, lui répondis-je; l'amitié vaut bien plus qu'une
telle condescendance.

Il prit ma main, et après l'avoir portée à ses lèvres, avant de la
quitter il la pressa sur son coeur. Ah! ce mouvement me parut le plus
doux, le plus tendre de tous; ce n'étoit point le simple hommage de la
galanterie; Léonce n'auroit point pressé ma main sur son noble coeur,
s'il n'avoit pas voulu l'engager pour témoin de ses affections. Nous
nous quittâmes tous les deux alors, comme d'un commun accord; je
voulois conserver dans mon âme l'impression qu'elle venait d'éprouver,
et je craignois un mot de plus, même de lui.

Nous gardâmes l'un et l'autre le silence pendant le reste, de la
soirée. Madame de Vernon me retint lorsque tout le monde fut parti; je
crus qu'elle alloit m'interroger. Quoique j'eusse voulu retarder de
quelques jours encore l'aveu que je ne pouvois plus taire, j'étois
décidée à ne lui point cacher les sentimens qui m'agitoient; mais elle
parut ou les ignorer, ou vouloir en repousser la confidence; peut-être
se servant d'un moyen plus cruel et plus délicat, croyoit-elle
enchaîner mon coeur, par la sécurité même qu'elle me montroit. Elle
s'applaudit du choix de Léonce pour sa fille, et m'associant à tout ce
qu'elle disoit, elle répéta plusieurs fois ces mots:--Nous avons
assuré son bonheur; nous avons.... Ah! quel _nous_, dans ma situation!
Elle me rappela plusieurs fois que c'étoit à moi seule qu'elle devoit
l'établissement de sa fille; elle me retraça tous les services que je
lui avois rendus dans d'autres temps; et revenant à parler de Matilde,
elle m'entretint des défauts de son caractère, avec plus de confiance
que jamais.

--Je le sais, me dit-elle, quoique sa beauté soit remarquable, jamais
elle ne pourroit lutter avec avantage contre une femme qui chercheroit
à plaire; elle ne s'apercevroit seulement pas des efforts qu'on feroit
pour lui enlever celui qu'elle aimeroit, et surtout elle ne sauroit
point le retenir. Si vous n'aviez, point assuré son sort par de
généreux sacrifices, personne ne l'auroit épousée par inclination;
elle ne devoit pas se flatter de se marier jamais à un homme de la
fortune et de l'éclat de Léonce.--Pourquoi, lui dis-je, un autre
n'auroit-il pas réuni des avantages à peu près semblables? Ce neveu de
M. de Fierville auquel vous aviez pensé....--Je ne connoissois pas
Léonce alors, interrompit-elle; comment une mère pourroit-elle
comparer ces deux hommes, lorsqu'il s'agit du bonheur de sa fille?
D'ailleurs le neveu de M. de Fierville a perdu son procès qu'il avoit
d'abord gagné; il n'a plus rien; la succession de M. de Vernon doit
une somme très-forte à madame de Mondoville, et comme je ne puis la
payer sans ce mariage, je serois ruinée s'il manquoit: ne cherchez
point à diminuer, ma chère, le service que vous me rendez; il est
immense, et tout le bonheur de ma vie en dépend.

Je me jetai dans les bras de madame de Vernon; j'allois parler, mais
elle m'interrompit précipitamment, pour me dire que son homme
d'affaires lui avoit apporté, le matin, l'acte de donation de la terre
d'Andelys, parfaitement rédigé comme nous en étions convenues, et
qu'elle me prioit de le signer, pour que tout fût en règle, avant de
dresser le contrat de Léonce et de Matilde. A ce mot je sentis mon
sang se glacer; mais un mouvement presque aussi rapide succédant au
premier, j'eus honte d'avouer mon secret à madame de Vernon, dans le
moment même où j'allois m'engager au don que j'avois promis, et je
craignis de m'exposer ainsi à ce qu'il fût refusé.

Je me levai donc pour la suivre dans son cabinet: en passant devant
une glace, je fus frappée de ma pâleur, et je m'arrêtai quelques
instans; mais enfin je triomphai de moi, je pris la plume et je signai
avec une grande promptitude, car j'avois extrêmement peur de me
trahir; et malgré tous mes efforts, je ne conçois pas encore comment
madame de Vernon ne s'est pas aperçue de mon trouble. Je sortis
presqu'à l'instant même; je voulois être seule pour penser à ce que
j'avois fait; madame de Vernon ne me retint pas, et ne prononça pas un
seul mot d'inquiétude sur mon agitation.

Rentrée chez moi, je tremblois, j'éprouvois une terreur secrète, comme
si j'avois mis une barrière insurmontable entre Léonce et moi: je
réfléchis cependant que la terre que je venois d'assigner à Matilde,
serviroit également à faciliter un autre mariage, si l'on pouvoit
l'amener à y consentir. Un autre mariage! Ah! puis-je me dissimuler
que rien au monde ne consolera jamais personne de la perte de Léonce.
Quel art madame de Vernon n'a-t-elle pas employé pour entourer mon
coeur par ces liens de délicatesse et de sensibilité qui vous
saisissent de partout! Combien elle seroit étonnée si je ne répondois
pas à sa confiance! elle a l'air de repousser bien loin d'elle cette
crainte. Ah! si du moins elle vouloit me soupçonner! Mais rien, rien
ne peut l'y engager; il faudra lui parler, il le faudra, j'y suis
résolue; dussé-je tout sacrifier, elle ne doit pas ignorer ce qu'il
m'en coûte! Mais ce premier mot qui dira tout, que de douleur
j'éprouverai pour le prononcer!



LETTRE XXVI.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Ce 20 juin.


Vous êtes bien dangereuse pour moi, ma chère Louise; je vous conjure
de me fortifier dans mes cruels combats, et vous m'écrivez une lettre,
dans laquelle vous rassemblez tous les motifs que mon coeur pourroit
me suggérer, pour me livrer aux sentimens que j'éprouve. Vous voulez
me persuader que Matilde ne sera point malheureuse de la perte de
Léonce; vous me rappelez que madame de Vernon étoit disposée à
s'occuper d'un autre choix, lorsque la vie de Léonce étoit en danger;
vous prétendez que j'ai fait assez pour mon amie, en lui prêtant une
fois quarante mille livres, et en assurant, par mes dons, la fortune
de sa fille: mais vous n'aimez pas madame de Vernon; mais vous ne
sentez pas combien l'affection que je lui ai témoignée, le goût vif
que j'ai toujours eu pour son esprit et pour son caractère, me
rendroient douloureux ce qui pourroit lui déplaire. Je l'aime depuis
l'âge de quinze ans, je lui dois les momens les plus agréables de ma
vie; tout ce qui tient à elle ébranle fortement mon âme: je me suis
accoutumée à croire que son bonheur importoit plus que le mien; il me
sembloit que mon âme orageuse n'étoit destinée qu'à souffrir; mais je
me flattois du moins que je préserverois de toutes les peines l'être
doux et paisible qui se confioit à mon amitié. Je vais perdre six
années d'affections et de souvenirs, pour ce sentiment nouveau qui
peut-être sera brisé par le caractère de Léonce; je crains déjà même
que vous n'en soyez convaincue par ce que je vais vous dire.

Thérèse étoit hier plus tourmentée que jamais: on a commencé à mettre
dans la tête de M. d'Ervins, que les opinions politiques de M. de
Serbellane étoient très-dangereuses, et qu'il ne convenoit pas à un
défenseur de la cour de voir souvent un tel homme. Il le reçoit donc
beaucoup plus froidement, et ne l'invite presque plus: Thérèse en est
au désespoir, et vouloit m'engager à avoir chez moi tous les jours M.
de Serbellane avec elle; je m'y suis refusée; je ne puis protéger une
liaison contraire à ses devoirs, je lui donnerai tous les soins qui
peuvent consoler son coeur, mais si les circonstances la ramènent dans
la route de la morale, je ne repousserai point le secours que la
Providence lui donne. Elle a écouté mon refus avec douceur, en me
rappelant seulement la promesse que je lui avois faite, si M. de
Serbellane étoit obligé de partir; je l'ai confirmée, cette promesse;
j'avois quelque embarras de m'être montrée si sévère; hélas! en ai-je
encore le droit? Thérèse se livra bientôt après à me peindre tous les
sentimens de douleur qui l'agitoient: elle ne savoit pas combien elle
me faisoit mal; je lui disois à voix basse quelques mots de calme et
de raison, mais j'étois prête à me jeter dans ses bras, à confondre ma
douleur avec la sienne, à me livrer avec elle à l'expression du
sentiment dont je voulois la défendre; je me retins cependant, je le
devois; il faut que je la soutienne encore de ma main mal assurée.

Cet après-midi M. de Serbellane est venu me voir; il m'a parlé de
Thérèse, et ce n'est jamais sans attendrissement que je retrouve en
lui le touchant mélange d'une protection fraternelle, et de la
délicatesse de l'amour. Il avoit encore quelques détails essentiels à
me dire; l'heure me pressoit pour me rendre au concert que donnoit
madame de Vernon; il me proposa de m'accompagner: il m'est arrivé
plusieurs fois de faire des visites avec M. de Serbellane; vous savez
que je ne consens point à me gêner pour ces prétendues convenances de
société auxquelles on s'astreint si facilement, quand on a
véritablement intérêt à dissimuler sa conduite; mais il me vint dans
l'esprit que je pourrois déplaire à Léonce, en arrivant avec un jeune
homme, et j'hésitois à répondre. M. de Serbellane le remarqua, et me
dit:--Est-ce que vous ne voulez pas que j'aille avec vous?--J'étois
honteuse de mon embarras; je ne savois que faire de cette apparence de
pruderie qui convient si mal à un caractère naturel; et ne pouvant ni
dire la vérité, ni me résoudre a me laisser soupçonner d'affectation,
j'acceptai la main que m'offroit M. de Serbellane, et nous partîmes
ensemble.

J'espérois que Léonce ne seroit point encore chez madame de Vernon; il
y étoit déjà: je reconnus en entrant sa voiture dans la cour; un des
amis de M. de Serbellane le retint sur l'escalier: je le précédai d'un
demi-quart d'heure, et je croyois avoir évité ce que je redoutois;
mais au moment où M. de Serbellane entra, madame de Vernon, je ne sais
par quel hasard, lui demanda tout haut si nous n'étions pas venus
ensemble; il répondit fort simplement que oui. A ce mot Léonce
tressaillit, il regarda tour à tour M. de Serbellane et moi, avec
l'expression la plus amère, et je ne sus pendant un moment si je
n'avois pas tout à craindre. M. de Serbellane remarqua, j'en suis
sûre, la colère de Léonce; mais voulant me ménager, il s'assit
négligemment à côté d'une femme, dont il ne cessa pas d'avoir l'air
fort occupé.

Léonce alla se placer à l'extrémité de la salle, et me regarda d'abord
avec un air de dédain: j'étois profondément irritée; et ce mouvement
se seroit soutenu, si, tout à coup, une pâleur mortelle couvrant son
visage, ne m'avoit rappelé l'état où il étoit, quand je le vis pour la
première fois. Le souvenir d'une impression si profonde l'emporta
bientôt malgré moi sur mon ressentiment. Léonce s'aperçut que je le
regardois, il détourna la tête, et parut faire un effort sur lui-même
pour se relever et reprendre à la vie.

Matilde chanta bien, mais froidement; Léonce ne l'applaudit point; le
concert continua sans qu'il eût l'air de l'entendre, et sans que
l'expression sévère et sombre de son visage s'adoucît un instant.
J'étois accablée de tristesse; votre lettre, je l'avoue, avoit un peu
affoibli l'idée que je me faisois des obstacles qui me séparaient de
Léonce: j'étois arrivée avec cette douce pensée, et Léonce, en me
présentant tous les inconvéniens de son caractère, sembloit élever de
nouvelles barrières entre nous. Peut-être étoit-il jaloux, peut-être
blâmoit-il, de toute la hauteur de ses préjugés à cet égard, une
conduite qu'il trouvoit légère: l'un et l'autre pouvoit être vrai,
mais je ne savois comment parvenir à m'expliquer avec lui.

Le concert fini, tout le monde se leva; j'essayai deux fois de parler
à ceux qui étoient près de Léonce; deux fois il quitta la conversation
dont je m'étois mêlée, et s'éloigna pour m'éviter. Mon indignation
m'avoit reprise, et je me préparois à partir, lorsque madame de Vernon
dit à quelques femmes qui restoient, qu'elle les invitoit au bal
qu'elle donneroit à sa fille jeudi prochain, pour la convalescence de
M. de Mondoville. Jugez de l'effet que produisirent sur moi ces
derniers mots; je crus que c'étoit la fête de la noce; que Léonce
s'étoit expliqué positivement; que le jour étoit fixé: je fus obligée
de m'appuyer sur une chaise, et je me sentis prête à m'évanouir.
Léonce me regarda fixement, et levant les yeux tout à coup avec une
sorte de transport, il s'avança au milieu du cercle, et prononça ces
paroles avec l'accent le plus vif et le plus distinct:--On
s'étonneroit, je pense, dit-il, de la bonté que, madame de Vernon me
témoigne, si l'on ne savoit pas que ma mère est son intime amie, et
qu'à ce titre elle veut bien s'intéresser à moi.--Quand ces mots
furent achevés, je respirai, je le compris; tout fut réparé. Madame de
Vernon dit alors en souriant avec sa grâce et sa présence d'esprit
accoutumées:--Puisque M. de Mondoville ne veut pas de mon intérêt pour
lui-même, je dirai qu'il le doit tout entier à sa mère; mais je
persiste dans l'invitation du bal.

La société se dispersa; il ne resta pour le souper que quelques
personnes. Le neveu de madame du Marset, qui a une assez jolie voix,
me demanda de chanter avec Matilde et lui, ce trio de Didon que votre
frère aimoit tant: je refusois; Léonce dit un mot, j'acceptai. Matilde
se mit au piano avec assez de complaisance: elle a pris plus de
douceur dans les manières depuis qu'elle voit Léonce, sans qu'il y ait
d'ailleurs en elle aucun autre changement. On me chargea du rôle de
Didon; Léonce s'assit presque en face de nous, s'appuyant sur le
piano: je pouvois à peine articuler les premiers sons; mais en
regardant Léonce, je crus voir que son visage avoit repris son
expression naturelle; et toutes mes forces se ranimèrent, lorsque je
vins à ces paroles sur une mélodie si touchante:

    Tu sais si mon coeur est sensible;
    Épargne-le s'il est possible:
    Veux-tu m'accabler de douleur?

La beauté de cet air, l'ébranlement de mon coeur donnèrent, je le
crois, à mon accent toute l'émotion, toute la vérité de la situation
même. Léonce, mon cher Léonce laissa tomber sa tête sur le piano:
j'entendois sa respiration agitée, et quelquefois il relevoit, pour me
regarder, son visage baigné de larmes. Jamais, jamais je ne me suis
sentie tellement au-dessus de moi-même; je découvrois dans la musique,
dans la poésie, des charmes, une puissance qui m'étoient inconnus: il
me sembloit que l'enchantement des beaux-arts s'emparoit pour la
première fois de mon être, et j'éprouvois un enthousiasme, une
élévation d'âme dont l'amour étoit la première cause, mais qui étoit
plus pure encore que l'amour même.

L'air fini, Léonce, hors de lui-même, descendit dans le jardin pour
cacher son trouble. Il y resta long-temps, je m'en inquiétois;
personne ne parloit de lui; je n'osois pas commencer; il me sembloit
que prononcer son nom c'étoit me trahir. Heureusement il prit au neveu
de madame du Marset l'envie de nous faire remarquer ses connoissances
en astronomie; il s'avança vers la terrasse pour nous démontrer les
étoiles, et je le suivis avec bien du zèle. Léonce revint; il me
saisit la main sans être aperçu, et me dit avec une émotion
profonde:--Non, vous n'aimez pas M. de Serbellane, ce n'est pas pour
lui que vous avez chanté, ce n'est pas lui que vous avez
regardé.--Non, sans doute, m'écriai-je, j'en atteste le ciel et mon
coeur!--Madame de Vernon nous interrompit aussitôt; je ne sus pas si
elle avoit entendu ce que je disois, mais j'étois résolue à lui tout
avouer: je ne craignois plus rien.

On rentra dans le salon; Léonce étoit d'une gaîté extraordinaire;
jamais je ne lui avois vu tant de liberté d'esprit; il étoit
impossible de ne pas reconnoître en lui la joie d'un homme échappé à
une grande peine. Sa disposition devint la mienne; nous inventâmes
mille jeux, nous avions l'un et l'autre un sentiment intérieur de
contentement qui avoit besoin de se répandre. Il me fit indirectement
quelques épigrammes aimables sur ce qu'il appeloit ma philosophie,
l'indépendance de ma conduite, mon mépris pour les usages de la
société; mais il étoit heureux, mais il s'établissoit entre nous cette
douée familiarité, la preuve la plus intime des affections de l'âme;
il me sembla que nous nous étions expliqués, que tous les obstacles
étoient levés, tous les sermens prononcés; et cependant je ne
connoissois rien de ses projets, nous n'avions pas encore eu un quart
d'heure de conversation ensemble; mais j'étois sûre qu'il m'aimoit, et
rien alors dans le monde ne me paroissoit incertain.

Je m'approchai de madame de Vernon, et je lui demandai le soir même
une heure d'entretien; elle me refusa en se disant malade: je proposai
le lendemain; elle me pria de renvoyer après le bal ce que je pouvois
avoir à lui dire; elle m'assura que jusqu'à ce jour elle n'auroit pas
un moment de libre. Je m'y soumis, quoiqu'il me fût aisé d'apercevoir
qu'elle cherchoit des prétextes pour éloigner cette conversation. Soit
qu'elle en devine ou non le sujet, ma résolution est prise, je lui
parlerai; quand elle saura tout, quand je lui aurai offert de quitter
Paris, d'aller m'enfermer dans une retraite pour le reste de mes
jours, afin d'y conserver sans crime le souvenir de Léonce, elle
prononcera sur mon sort, je l'en ferai l'arbitre; et quel que soit le
parti qu'elle prenne, je n'aurai plus du moins à rougir devant elle.
Ma chère Louise, je goûte quelque calme depuis que je n'hésite plus
sur la conduite que je dois suivre.



LETTRE XXVII.

Léonce à M. Barton.

Paris, ce 29 juin.


Mon sort est décidé, mon cher maître, jamais un autre objet que
Delphine n'aura d'empire sur mon coeur: hier au bal, hier elle s'est
presque compromise pour moi. Ah! que je la remercie de m'avoir donné
des devoirs envers elle! je n'ai plus de doutes, plus d'incertitudes;
il ne s'agit plus que d'exécuter ma résolution, et je ne vous consulte
que sur les moyens d'y parvenir.

Je serai le 4 juillet à Mondoville; nous concerterons ensemble ce
qu'il faut écrire à ma mère; madame de Vernon ne m'a pas encore dit un
mot du mariage projeté; à mon retour de Mondoville, je lui parlerai le
premier; c'est une femme d'esprit, elle est amie de Delphine: dès
qu'elle sera bien assurée de ma résolution, elle la servira. Je ne
craignois que la force des engagemens contractés; ma mère a évité de
me répondre sur ce sujet; il faut qu'elle n'y croie pas son honneur
intéressé; elle n'auroit pas tardé d'un jour à me donner un ordre
impérieux, si elle avoit cru sa délicatesse compromise par ma
désobéissance. Elle n'insiste dans ses lettres que sur les prétendus
défauts de madame d'Albémar: on lui a persuadé qu'elle étoit légère,
imprudente; qu'elle compromettoit sans cesse sa réputation, et ne
manquoit pas une occasion d'exprimer les opinions les plus contraires
à celles qu'on doit chérir et respecter. C'est à vous, mon cher
Barton, de faire connoître madame d'Albémar à ma mère; elle vous
croira plus que moi.

Sans doute Delphine se fie trop à ses qualités naturelles, et ne
s'occupe pas assez de l'impression que sa conduite peut produire sur
les autres. Elle a besoin de diriger son esprit vers la connoissance
du monde, et de se garantir de son indifférence pour cette opinion
publique, sur laquelle les hommes médiocres ont au moins autant
d'influence que les hommes supérieurs. Il est possible que nous ayons
des défauts entièrement opposés; eh bien! à présent je crois que notre
bonheur et nos vertus s'accroîtront par cette différence même; elle
soumettra, j'en suis sûr, ses actions à mes désirs, et sa manière de
penser affranchira peut-être; la mienne: elle calmera du moins cette,
ardente susceptibilité qui m'a déjà fait beaucoup souffrir. Mon ami,
tout est bien, tout est bien, si je suis son époux.

Hier enfin.... Mais comment vous raconter ce jour? c'est replonger une
âme dans le trouble qui l'égare. Quel sentiment que l'amour! quelle
autre vie dans la vie! Il y a dans mon coeur des souvenirs, des
pensées si vives de bonheur, que je jouis d'exister chaque fois que je
respire. Ah! que mon ennemi m'auroit fait de mal en me tuant! Ma
blessure m'inquiète à présent: il m'arrive de craindre qu'elle ne se
rouvre; des mouvemens si passionnés m'agitent, que j'éprouve, le
croiriez-vous, la peur de mourir avant demain, avant une heure, avant
l'instant où je dois la revoir.

Ne pensez pas cependant que je vous exprime l'amour d'un jeune homme,
l'amour qu'un sage ami devroit blâmer. Quoique vous vous soyez imposé
de ne point contrarier les vues de ma mère, vous désirez qu'elle
préfère madame d'Albémar à Matilde. Oui, mon cher maître, votre raison
est d'accord avec le choix de votre élève; ne vous en défendez pas.
Ah! si vous saviez combien vous m'en êtes plus cher!

J'avois reçu, avant d'aller au bal de madame de Vernon, une réponse de
vous sur M. de Serbellane. Vous conveniez que c'étoit l'homme que
madame d'Albémar vous avoit toujours paru distinguer le plus; et
quoique vous cherchassiez à calmer mon inquiétude, votre lettre
l'avoit ranimée. J'arrivai donc au bal de madame de Vernon avec une
disposition assez triste; Matilde s'étoit parée d'un habit à
l'espagnole, qui relevoit singulièrement la beauté de sa taille et de
sa figure: elle ne m'a jamais témoigné de préférence; mais je crus
voir une intention aimable pour moi dans le choix de cet habit: je
voulus lui parler, et je m'assis près d'elle, après l'avoir engagée à
se rapprocher de la porte d'entrée vers laquelle je retournois sans
cesse la tête. J'étois si vivement ému par l'impatience de voir
arriver Delphine, que je ne pouvois pas même suivre, avec Matilde,
cette conversation de bal si facile à conduire.

Tout à coup je sentis un air embaumé; je reconnus le parfum des fleurs
que Delphine a coutume de porter, et je tressaillis; elle entra sans
me voir: je n'allai pas à l'instant vers elle; je goûtai d'abord le
plaisir de la savoir dans le même lieu que moi. Je ménageai avec
volupté les délices de la plus heureuse journée de ma vie: je laissai
Delphine faire le tour du bal avant de m'approcher d'elle; je
remarquai seulement qu'elle cherchoit quelqu'un encore, quoique tout
le monde se fût empressé de l'entourer. Elle étoit vêtue d'une simple
robe blanche, et ses beaux cheveux étoient rattachés ensemble sans
aucun ornement, mais avec une grâce et une variété tout à-fait
inimitables. Ah! qu'en la regardant j'étois ingrat pour la parure de
Matilde; c'étoit celle de Delphine qu'il falloit choisir. Que me font
les souvenirs de l'Espagne? Je ne me rappelle rien, que depuis le jour
où j'ai vu madame d'Albémar.

Elle me reconnut dans l'embrasure d'une fenêtre, où j'avois été me
placer pour la regarder. Elle eut un mouvement de joie que je ne
perdis point; bientôt après elle aperçut Matilde, et son costume la
frappa tellement, qu'elle resta debout devant elle, rêveuse, distraite
et sans lui parler. Une jeune et jolie Italienne, qu'on nomme madame
d'Ervins, aborda Delphine et la pria de la suivre dans le salon à
côté. Delphine hésitoit, et j'en suis sûr, pour me parler; cependant
madame d'Ervins eut l'air affligée de sa résistance, et Delphine
n'hésita plus.

Cet entretien avec madame d'Ervins fut assez long, et je le souffrois
impatiemment, lorsque Delphine revint à moi et me dit:--Il est
peut-être bien ridicule de vous rendre compte de mes actions sans
savoir si vous vous y intéressez; enfin dussiez-vous trouver cette
démarche imprudente, vous penserez de mon caractère ce que vous en
pensez peut-être déjà, mais vous ne concevrez pas du moins sur moi des
soupçons injustes. Un intérêt, qu'il m'est interdit de vous confier,
me force à causer quelques instans seule avec M. de Serbellane; cet
intérêt est le plus étranger du monde à mes affections personnelles;
je connoîtrois bien mal Léonce, s'il pouvoit se méprendre à l'accent
de la vérité, et si je n'étois pas sûre de le convaincre, quand
j'atteste son estime pour moi, de la sincérité de mes paroles.--La
dignité et la simplicité de ce discours me firent une impression
profonde: ah! Delphine! quelle seroit votre perfidie, si vous faisiez
servir au mensonge tant de charmes qui ne semblent créés que pour
rendre plus aimables encore les premiers mouvemens, les affections
involontaires, pour réunir enfin dans une même femme les grâces
élégantes du monde à toute la simplicité des sentimens naturels!

Quand la conversation de madame d'Albémar avec M. de Serbellane fut
terminée, elle revint dans le bal; et M. d'Orsan, ce neveu de madame
du Marset, qui a toujours besoin d'occuper de ses talens, parce qu'ils
lui tiennent lieu d'esprit, pria Delphine de danser une polonoise,
qu'un Russe leur avoit apprise à tous les deux, et dont on étoit
très-curieux dans le bal. Delphine fut comme forcée de céder à son
importunité, mais il y avoit quelque chose de bien aimable dans les
regards qu'elle m'adressa; elle se plaignoit à moi de l'ennui que lui
causoit M. d'Orsan; notre intelligence s'étoit établie d'elle-même,
son sourire m'associoit à ses observations doucement malicieuses.

Les hommes et les femmes montèrent sur les bancs pour voir danser
Delphine; je sentis mon coeur battre avec une grande violence, quand
tous les yeux se tournèrent sur elle: je souffrois de l'accord même de
toutes ces pensées avec la mienne; j'eusse été plus heureux si je
l'avois regardée seul.

Jamais la grâce et la beauté n'ont produit sur une assemblée nombreuse
un effet plus extraordinaire; cette danse étrangère a un charme dont
rien de ce que nous avons vu ne peut donner l'idée; c'est un mélange
d'indolence et de vivacité, de mélancolie et de gaîté tout-à-fait
asiatique. Quelquefois, quand l'air devenoit plus doux, Delphine
marchoit quelques pas la tête penchée, les bras croisés, comme si
quelques souvenirs, quelques regrets étoient venus se mêler soudain à
tout l'éclat d'une fête; mais, bientôt reprenant la danse vive et
légère, elle s'entouroit d'un schall indien, qui, dessinant sa taille,
et retombant avec ses longs cheveux, faisoit de toute sa personne un
tableau ravissant.

Cette danse expressive et, pour ainsi dire, inspirée, exerce sur
l'imagination un grand pouvoir; elle vous retrace les idées et les
sensations poétiques que, sous le ciel de l'Orient, les plus beaux
vers peuvent à peine décrire.

Quand Delphine eut cessé de danser, de si vifs applaudissemens se
firent entendre, qu'on put croire pour un moment tous les hommes
amoureux, et toutes les femmes subjuguées.

Quoique je sois encore foible et qu'on m'ait défendu tout exercice qui
pourroit enflammer le sang, je ne sus pas résister au désir de danser
une angloise avec Delphine; il s'en formoit une de toute la longueur
de la galerie; je demandai à madame d'Albémar de la descendre avec
moi.--Le pouvez-vous, me répondit-elle, sans risquer de vous faire
mal?--Ne craignez rien pour moi, répondis-je, je tiendrai votre
main.--La danse commença, et plusieurs fois mes bras serrèrent cette
taille souple et légère qui enchantoit mes regards: une fois, en
tournant avec Delphine, je sentis son coeur battre sous ma main; ce
coeur, que toutes les puissances divines ont doué, s'animoit-il pour
moi d'une émotion plus tendre?

J'étois si heureux, si transporté, que je voulus recommencer encore
une fois la même contredanse; la musique étoit ravissante; deux
harpes mélodieuses accompagnoient les instrumens à vent, et
jouoient un air à la fois vif et sensible; la danse de Delphine
prenoit par degrés un caractère plus animé, ses regards
s'attachoient sur moi avec plus d'expression; quand les figures de
la danse nous ramenoient l'un vers l'autre, il me sembloit que ses
bras s'ouvroient presque involontairement pour me rappeler, et que,
malgré sa légèreté parfaite, elle se plaisoit souvent à s'appuyer
sur moi; les délices dont je m'enivrois me firent oublier que ma
blessure n'étoit pas parfaitement guérie: comme nous étions arrivés
au dernier couple qui terminoit le rang, j'éprouvai tout à coup un
sentiment de foiblesse qui faisoit fléchir mes genoux; j'attirai
Delphine, par un dernier effort, encore plus près de moi, et je lui
dis à voix basse:--Delphine, Delphine! si je mourois ainsi, me
trouveriez-vous à plaindre?--Mon Dieu! interrompit-elle d'une voix
émue, mon Dieu! qu'avez-vous?--L'altération de mon visage la
frappa; nous étions arrivés à la fin de la danse; je m'appuyai
contre la cheminée, et je portai sans y penser la main sur ma
blessure, qui me faisoit beaucoup souffrir. Delphine ne fut plus
maîtresse de son trouble, et s'y livra tellement, qu'à travers ma
foiblesse je vis que tous les regards se fixoient sur elle; la
crainte de la compromettre me redonna des forces, et je voulus
passer dans la chambre voisine de celle où l'on dansoit. Il y avoit
quelques pas à faire. Delphine n'observant rien que l'état où
j'étois, traversa toute la salle sans saluer personne, me suivit,
et me voyant chanceler en marchant, s'approcha de moi pour me
soutenir; j'eus beau lui répéter que j'allois mieux, qu'en
respirant l'air je serois guéri, elle ne songeoit qu'à mon danger,
et laissa voir à tout le monde l'excès de sa peine et la vivacité
de son intérêt.

O Delphine! dans ce moment, comme au pied de l'autel, j'ai juré d'être
ton époux: j'ai reçu ta foi, j'ai reçu le dépôt de ton innocente
destinée, lorsqu'un nuage s'est élevé sur ta réputation, à cause de
moi!

Quand je fus près d'une fenêtre, je me remis entièrement; alors
Delphine, se rappelant ce qui venoit de se passer, me dit les larmes
aux yeux:--Je viens d'avoir la conduite du monde la plus
extraordinaire; votre imprudence, en persistant à danser, a mis mon
coeur à cette cruelle épreuve. Léonce, Léonce, aviez-vous besoin de me
faire souffrir pour me deviner?--Pourriez-vous me soupçonner, lui
dis-je, d'exposer volontairement aux regards des autres ce que j'ose à
peine recueillir avec respect, avec amour, dans mon coeur? Mais si
vous redoutez le blâme de la société, je saurai bientôt...--Le blâme
de la société, interrompit-elle, avec une expression d'insouciance
singulièrement piquante; je ne le crains pas: mais mon secret sera
connu avant que je l'aie confié à l'amitié, et vous ne savez pas
combien cette conduite me rend coupable!--Elle alloit continuer,
lorsque nous entendîmes du bruit dans le salon, et le nom de madame
d'Ervins plusieurs fois répété. Delphine me quitta précipitamment,
pour demander la cause de l'agitation de la société.--Madame d'Ervins,
lui répondit M. de Fierville, vient de tomber sans connoissance, et on
l'emporte dans sa voiture, par ordre de M. d'Ervins; il ne veut pas
qu'elle reçoive des secours ailleurs que chez elle.

A peine Delphine eut-elle entendu ces dernières paroles, qu'elle
s'élança sur l'escalier. atteignit M. d'Ervins, monta dans sa voiture
sans rien lui dire, et partit à l'instant même; c'est tout ce que je
pus apercevoir. Le mouvement rapide d'une bonté passionnée
l'entraînoit. Elle me laissa seul au milieu de cette fête, que je ne
reconnoissois plus. Je cherchois en vain les plaisirs qui se
confondoient dans mon âme avec l'amour; mais j'étois pénétré de cette
émotion tendre, et néanmoins sérieuse, qui remplit le coeur d'un
honnête homme, lorsqu'il a donné sa vie, lorsqu'il s'est chargé du
bonheur de celle d'un autre.

Je ne sais si j'abuse de votre amitié en vous confiant les sentimens
que j'éprouve; mais pourquoi la gravité de votre âge et de votre
caractère me défendroit-elle de vous peindre ce pur amour qui me guide
dans le choix de la compagne de ma vie? Mon cher maître! ils vous
seront doux les récits du bonheur de votre élève; s'ils vous
rappellent votre jeunesse, ce sera sans amertume, car tous vos
souvenirs tiennent à la même pensée; ils se rattachent tous à la
vertu.

J'attendrai pour m'expliquer entièrement avec madame d'Albémar, que
j'aie reçu la réponse de ma mère. Dans quelques jours je serai près de
vous à Mondoville, puisque vous y avez besoin de moi. Je veux que nous
écrivions ensemble à ma mère, de ce lieu même où elle a passé les
premières années de son mariage et de mon enfance; ces souvenirs la
disposeront à m'être favorable.



LETTRE XXVIII.

Madame de Vernon à M. de Clarimin.

Paris, ce 30 juin 1790.


On vous a mandé que M. de Mondoville étoit très-occupé de madame
d'Albémar, et qu'il paroissoit la préférer à ma fille; vous en avez
conclu que le mariage que j'ai projeté n'auroit pas lieu. Vous devriez
avoir cependant un peu plus de confiance dans l'esprit que vous me
connoissez. Je suis témoin de tout ce qui se passe; Léonce et Delphine
n'ont pas un seul mouvement que je n'aperçoive, et vous imaginez que
je ne saurai pas prévenir à temps cette liaison qui renverseroit tous
mes projets de bonheur et de fortune!

J'ai fait quelquefois usage de mon adresse pour de très-légers
intérêts; aujourd'hui c'est mon devoir de protéger ma fille, et je n'y
réussirois pas! Vous me dites que madame d'Albémar me cache son
affection pour Léonce. Mon Dieu! je vous assure que j'aurai sa
confiance quand je le voudrai; je ne suis occupée qu'à une chose,
c'est à l'éviter; car elle m'engageroit, et il me plaît de rester
libre.

Les caractères de Léonce et de Delphine ne se conviennent point;
Léonce est orgueilleux comme un Espagnol, épris de la considération
presque autant que de Delphine, aimable, très-aimable; mais il faut
les séparer pour leur intérêt à tous les deux. L'occasion s'en
présentera; il ne faut que du temps, et je défie bien Léonce et
Delphine de presser les événemens que j'ai résolu de ralentir.
Personne ne sait mieux que moi faire usage de l'indolence: elle me
sert à déjouer naturellement l'activité des autres. Je veux le mariage
de Léonce et de Maltide. Je ne me suis pas donné la peine de vouloir
quatre fois en ma vie; mais quand j'ai tant fait que de prendre cette
fatigue, rien ne me détourne de mon but, et je l'atteins; comptez-y.

Je vous remercie de l'intérêt que vous me témoignez; mais quand il y
va du sort de ma fille, de ma ruine ou de mon aisance, de tout enfin
pour moi, pensez-vous que je puisse rien négliger? Je me garde bien
cependant d'agir dans un grand intérêt, avec plus de vivacité que dans
un petit; car ce qui arrange tout, c'est la patience et le secret.
Adieu donc, mon cher Clarimin; comme j'espère vous voir à Paris dans
peu de temps, je vous y invite pour les noces de ma fille.



LETTRE XXIX.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Ce 2 juillet.


Thérèse est perdue, ma chère Louise, et je ne sais à quel parti
m'arrêter pour adoucir sa cruelle situation. J'entrevoyois quelque
espoir pour mon bonheur, il y a deux jours, à la fête de madame de
Vernon; Léonce et moi, nous nous étions presque expliqués; mais depuis
le malheur arrivé à Thérèse, je suis tellement émue, que j'ai laissé
passer deux soirées sans oser aller chez madame de Vernon. Léonce
auroit remarqué ma tristesse, et je n'aurois pu lui en avouer la
cause; s'il est un devoir sacré pour moi, c'est celui de garder
inviolablement le secret de mon amie; et comment ne pas se laisser
pénétrer par ce qu'on aime? Je ne sais donc rien de Léonce; et madame
d'Ervins occupe seule tous mes momens.

Madame du Marset, cette cruelle ennemie de tous les sentimens, qu'elle
ne peut plus inspirer ni ressentir, a connu M. d'Ervins à Paris il y a
quinze ans, avant qu'il eût épousé Thérèse. Avant-hier au bal, madame
du Marset, placée à côté de lui, n'a cessé de lui parler bas, pendant
que Thérèse dansoit avec M. de Serbellane; je ne crois point que
madame du Marset ait été capable d'exciter positivement les soupçons
de M. d'Ervins; les caractères les plus méchans ne veulent pas
s'avouer qu'ils le sont, et se réservent toujours quelques moyens
d'excuse vis-à-vis des autres et d'eux-mêmes; mais j'ai cru
reconnoître par quelques mots échappés à la fureur de M. d'Ervins, que
madame du Marset, en apprenant que M. de Serbellane avoit passé six
mois dans son château avec sa femme, s'étoit moquée du rôle ridicule
qu'il devoit avoir joué, en tiers avec ces deux jeunes gens; et de
tous les mots qu'elle pouvoit choisir, le plus perfide étoit celui de
_ridicule_; depuis, M. d'Ervins l'a répété sans cesse dans sa fureur,
et quand elle s'apaisoit, il lui suffisoit de se le prononcer à
lui-même, pour qu'elle recommençât plus violente que jamais.

Je passai devant M. d'Ervins, quelques momens après sa conversation
avec madame du Marset, et je fus frappée de son air sérieux; comme je
ne connois rien en lui de profond que son amour-propre, je ne doutai
pas qu'il ne fût offensé de quelque manière. Thérèse me fit part des
mêmes observations, et cependant, soit, comme elle me l'a dit depuis,
qu'un sentiment funeste l'agitât, soit que cette fête, nouvelle pour
elle, l'étourdît, et lui otât le pouvoir de réfléchir, son occupation
de M. de Serbellane n'étoit que trop remarquable pour des regards
attentifs. M. d'Ervins affecta de s'éloigner d'elle; mais j'aperçus
clairement qu'il ne la perdoit pas de vue: j'en avertis M. de
Serbellane; je comptais sur sa prudence: en effet, il évita
constamment de parler à Thérèse. Si je n'avois pas quitté madame
d'Ervins alors, peut-être aurois-je calmé le trouble où la jetoit
l'apparente, froideur de M. de Serbellane: elle en savoit la cause, et
cependant elle ne pouvoit en supporter la vue. Entièrement occupée de
Léonce, le reste de la soirée, j'oubliai madame d'Ervins: c'est à
cette faute, hélas! qu'est peut-être due son infortune.

Je parlois encore à Léonce, lorsque j'appris subitement qu'on
emportoit madame d'Ervins sans connoissance; je courus après son mari
qui la suivoit, je montai dans sa voiture presque malgré lui, et je
pris dans mes bras la pauvre Thérèse, qui étoit tombée dans un
évanouissement si profond, qu'elle ne donnoit plus un signe de
vie.--Grand Dieu! dis-je à M. d'Ervins, qui l'a mise en cet état?--Sa
conscience, madame, me répondit-il; sa conscience!--Et il me raconta
alors ce qui s'étoit passé, avec un tremblement de colère dans lequel
il n'entroit pas un seul sentiment de pitié pour cette charmante
figure mourant devant ses yeux.

Placé derrière une porte au moment où sa femme passoit d'une chambre à
l'autre, il l'avoit entendu faire à M. de Serbellane des reproches
dont l'expression supposoit une liaison intime: il s'étoit avancé
alors, et prenant la main de sa femme, il lui avoit dit à voix basse,
mais avec fureur:--Regardez-le, ce perfide étranger; regardez-le, car
jamais vous ne le reverrez. A ces mots Thérèse étoit tombée comme
morte à ses pieds; M. d'Ervins étoit fier de la douleur qu'il lui
avoit causée; son orgueil ne se reposoit que sur cette cruelle
jouissance.

Quand nous arrivâmes à la maison de madame d'Ervins, sa fille Isore,
la voyant rapporter dans cet état, jetoit des cris pitoyables,
auxquels M. d'Ervins ne daignoit pas faire la moindre attention. On
posa Thérèse sur son lit, revêtue, comme elle l'étoit encore, de
guirlandes de fleurs et de toutes les parures du bal; elle avoit l'air
d'avoir été frappée de la foudre au milieu d'une fête.

Mes soins la rappelèrent à la vie; mais elle étoit dans un délire qui
trahissoit à chaque instant son secret. Je voulois que M. d'Ervins me
laissât seule avec elle; mais loin qu'il y consentît, il s'approcha de
moi pour me dire que ma voiture étoit arrivée, et que dans ce moment
il désiroit d'entretenir sa femme sans témoins.--Au nom de votre
fille, lui dis-je, M. d'Ervins, ménagez Thérèse; n'oubliez pas dix ans
de bonheur; n'oubliez pas....--Je sais, madame, interrompit-il, ce que
je me dois à moi même: croyez que j'aurai toujours présent à l'esprit
ma dignité personnelle.--Et n'aurez-vous pas, repris-je, n'aurez-vous
pas présent à l'esprit le danger de Thérèse?--Ce qui est convenable
doit être accompli, répondit-il, quoi qu'il en coûte; elle a l'honneur
de porter mon nom, je verrai ce qu'exigent à ce titre et son devoir et
le mien.--Je quittai cet homme odieux, cet homme incapable de rien
voir dans la nature que lui seul, et dans lui-même, que son orgueil.
Je retournai encore une fois vers l'infortunée Thérèse; je l'embrassai
en lui jurant l'amitié la plus tendre, et lui recommandant la prudence
et le courage; elle ne me répondit à demi-voix que ces seuls
mots:--Faites que je le revoie.--Je partis le coeur déchiré.

En rentrant chez moi vers deux heures du matin, je trouvai M. de
Serbellane qui m'attendoit: combien je fus touché de sa douleur! ces
caractères habituellement froids sortent quelquefois d'eux-mêmes, et
produisent alors une impression ineffaçable. Il se faisoit une
violence infinie pour contenir sa fureur contre M. d'Ervins; cependant
il lui échappa une fois de dire:--Qu'il ne me fasse pas craindre pour
sa femme; qu'il ne la menace pas d'indignes traitemens; car alors je
trouverai qu'il vaut mieux se battre avec lui, le tuer, et délivrer
Thérèse; et si jamais j'arrivois à trouver ce parti le plus
raisonnable, ah!--que je le prendrois avec joie!--Je le calmai en lui
disant que je reverrois le lendemain Thérèse, et que je lui
raconterois fidèlement dans quelle situation je la trouverois. Nous
nous quittâmes après qu'il m'eut promis de ne prendre aucun parti sans
m'avoir revue.

Aujourd'hui je n'ai pu être reçue chez Thérèse qu'à huit heures du
soir; j'y ai été dix fois inutilement; son mari la tenoit enfermée;
son état m'a plus effrayée encore que la veille. Ah! mon Dieu, quelle
destinée! M. d'Ervins ne l'avoit pas quittée un seul instant, ni la
nuit ni le jour; il l'avoit accablée des reproches les plus
outrageans; il avoit obtenu d'elle tous les aveux qui l'accusoient, en
la menaçant toujours, si elle le trompoit, d'interroger lui-même M. de
Serbellane. Enfin il avoit fini par lui déclarer qu'il exigeoit que M.
de Serbellane quittât la France dans vingt-quatre heures.--Je ne
m'informe pas, lui dit-il, des moyens que vous prendrez pour l'obtenir
de lui; vous pouvez lui écrire une lettre que je ne verrai pas; mais
si après-demain, à dix heures du soir, il est encore à Paris, j'irai
le trouver, et nous nous expliquerons ensemble: aussi-bien je penche
beaucoup pour ce dernier moyen, et il ne peut être évité que s'il me
donne une satisfaction éclatante, en s'éloignant au premier signe de
ma volonté.

Thérèse avoit tout promis; mais ce qui l'occupoit peut-être le plus,
c'étoit la parole que je lui avois donnée il y a quinze jours,
d'assurer ses derniers adieux; son imagination étoit moins frappée de
la crainte d'un duel entre son amant et son mari, que de l'idée
qu'elle ne reverroit plus M. de Serbellane; elle s'est jetée à mes
pieds pour me conjurer de détourner d'elle une telle douleur. Ces mots
terribles que M. d'Ervins a prononcés au bal, ces mots: _vous ne le
verrez plus_, retentissent toujours dans son coeur: en les répétant,
elle est dans un tel état, qu'il semble qu'avec ces seules paroles on
pourroit lui donner la mort: elle dit que si ce sort jeté sur elle ne
s'accomplit pas, si elle revoit encore une fois M. de Serbellane, elle
sera sûre que leur séparation ne doit point être éternelle, elle aura
la force de supporter son départ; mais que si ce dernier adieu n'est
pas accordé, elle ne peut répondre d'y survivre. J'ai voulu détourner
son attention; mais elle me répétoit toujours:--Le verrai-je, lui
dirai-je encore adieu?--Et mon silence la plongeoit dans un tel
désespoir, que j'ai fini par lui promettre que je consentirois à tout
ce que voudroit M. de Serbellane; eh bien! dit-elle alors, je suis
tranquille, car je lui ai écrit des prières irrésistibles.

Vous trouverez peut-être, ma chère Louise, vous qui êtes un ange de
bonté, que je ne devois pas hésiter à satisfaire Thérèse, surtout
après l'engagement que j'avois pris antérieurement avec elle. Faut-il
vous avouer le sentiment qui me faisoit craindre de consentir à ce
qu'elle désiroit? Si Léonce apprend par quelque hasard que j'ai réuni
chez moi une femme mariée avec son amant, malgré la défense expresse
de son époux, m'approuvera-t-il? Léonce, Léonce! est-il donc devenu ma
conscience, et ne suis-je donc plus capable de juger par moi-même ce
que la générosité et la pitié peuvent exiger de moi?

En sortant de chez Thérèse, j'allai chez madame de Vernon; Léonce en
étoit parti; il m'avoit cherchée chez moi, et s'étoit plaint, à ce que
m'a dit Matilde fort naturellement, du temps que je passois chez M.
d'Ervins. M. de Fierville me fit alors quelques plaisanteries sur
l'emploi de mes heures. Ces plaisanteries me firent tout à coup
comprendre qu'il avoit vu sortir M. de Serbellane, à trois heures du
matin, de chez moi, le jour du bal. J'en éprouvai une douleur
insensée; je ne voyois aucun moyen de me justifier de cette
accusation; je frémissois de l'idée que Léonce auroit pu l'entendre.
M. de Serbellane arriva dans ce moment, il venoit de chez moi; il me
le dit. M. de Fierville sourit encore; ce sourire me parut celui de la
malice infernale; mais, au lieu de m'exciter à me défendre, il me
glaça d'effroi, et je reçus M. de Serbellane avec une froideur inouïe.
Il en fut tellement étonné, qu'il ne pouvoit y croire, et son regard
sembloit me dire: mais où êtes-vous, mais que vous est-il arrivé? Sa
surprise me rendit à moi-même. Non, Léonce, me répétai-je tout bas,
vous pouvez tout sur moi; mais je ne vous sacrifierai pas la bonté, la
généreuse bonté, le culte de toute ma vie. Je me décidai alors à
prendre M. de Serbellane à part, et lui rendant compte en peu de mots
de ce qui s'étoit passé, je lui dis qu'une lettre de Thérèse
l'attendoit chez lui, et il partit pour la lire.

Après cet acte de courage et d'honnêteté, car c'étoit moi que je
sacrifiois, je voulus tenter de ramener M. de Fierville; je me
demandai pourquoi je ne pourrois pas me servir de mon esprit pour
écarter des soupçons injustes; mais M. de Fierville étoit calme, et
j'étois émue; mais toutes mes paroles se ressentoient de mon trouble,
tandis qu'il acéroit de sang-froid toutes les siennes. J'essayai
d'être gaie pour montrer combien j'attachois peu de prix à ce qu'il
croyoit important; mes plaisanteries étoient contraintes, et l'aisance
la plus parfaite rendoit les siennes piquantes. Je revins au sérieux,
espérant parvenir de quelque manière à le convaincre; mais il
repoussoit par l'ironie l'intérêt trop vif que je ne pouvois cacher.
Jamais je n'ai mieux éprouvé qu'il est de certains hommes sur lesquels
glissent, pour ainsi dire, les discours et les sentimens les plus
propres à faire impression; ils sont occupés à se défendre de la
vérité par le persiflage; et comme leur triomphe est de ne pas vous
entendre, c'est en vain que vous vous efforcez d'être compris.

Je souffrois beaucoup cependant de mon embarrassante situation,
lorsque madame de Vernon vint me délivrer; elle fit quelques
plaisanteries à M. de Fierville, qui valoient mieux que les siennes,
et l'emmena dans l'embrasure de la fenêtre, en me disant tout bas
qu'elle alloit le détromper sur tout ce qui m'inquiétoit, si je la
laissois seule avec lui. Je ne puis vous dire, ma chère Louise,
combien je fus touchée de cette action, de ce secours accordé dans une
véritable détresse. Je serrai la main de madame de Vernon, les larmes
aux yeux, et je me promis de la voir demain, pour ne plus conserver un
secret qui me pèse; vous saurez donc demain, ma Louise, ce qu'il doit
arriver de moi.



LETTRE XXX.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Ce 4 juillet.


J'ai passé un jour très-agité, ma chère Louise, quoique je n'aie pu
parvenir encore à parler à madame de Vernon. Il a eu des momens doux,
ce jour, mais il m'a laissé de cruelles inquiétudes. En m'éveillant,
j'écrivis à madame de Vernon, pour lui demander de me recevoir seule,
à l'heure de son déjeûner; et sans lui dire précisément le sujet dont
je voulois lui parler, il me semble que je l'indiquois assez
clairement. Elle fit attendre mon domestique deux heures, et me le
renvoya enfin avec un billet, dans lequel elle s'excusoit de ne pas
pouvoir accepter mon offre, et finissoit par ces mots remarquables:
_Au reste, ma chère Delphine, je lis dans votre coeur aussi bien que
vous-même, mais je ne crois pas que ce soit encore le moment de nous
parler_.

J'ai réfléchi long-temps sur cette phrase, et je ne la comprends pas
bien encore. Pourquoi veut-elle éviter cet entretien? Elle m'a dit
elle-même, il y a deux jours, qu'elle n'avoit point eu, jusqu'à
présent, de conversation avec Léonce, relativement au projet du
mariage; auroit-elle deviné mon sentiment pour lui? Seroit-elle assez
généreuse, assez sensible pour vouloir rompre cet hymen à cause de
moi, et sans m'en parler? Combien j'aurois à rougir d'une si noble
conduite! Qu'aurois-je fait pour mériter un si grand sacrifice? Mais
si elle en avoit l'idée, comment exposeroit-elle Matilde à voir tous
les jours Léonce? Enfin, dans ce doute insupportable, je résolus
d'aller chez elle, et de la forcer à m'écouter.

Qu'avois-je à lui dire cependant? Que j'aimois Léonce, que je voulois
m'opposer au bonheur de sa fille, traverser les projets que nous
avions formés ensemble! Ah! ma Louise, vous donnez trop
d'encouragement à ma foiblesse; au moins je ne me livrerai point à
l'espérance avant que madame de Vernon m'ait entendue, ait décidé de
mon sort.

M. de Serbellane arriva chez moi comme j'allois sortir; le changement
de son visage me fit de la peine, je vis bien qu'il souffroit
cruellement.--J'ai lu sa lettre, me dit-il; elle m'a fait mal: j'avois
espéré que ma vie ne seroit funeste à personne, et voilà que j'ai
perdu la destinée de la plus sensible des femmes. Voyons enfin, me
dit-il en reprenant de l'empire sur lui-même, voyons ce qu'il reste à
faire. Quoiqu'il me soit très-pénible d'avoir l'air de céder, en
partant, à la volonté de M. d'Ervins, j'y consens, puisque Thérèse le
désire; je ne crains pas que personne imagine que c'est ma vie que
j'ai ménagée. Vous, madame, ajouta-t-il, que j'ai connue par tant de
preuves d'une angélique bonté, il faut que vous m'en donniez une
dernière; il faut que vous receviez après-demain, dans la soirée,
Thérèse et moi chez vous. Je partirai ce matin ostensiblement; M.
d'Ervins se croira sûr que je suis en route pour le Portugal; quelques
affaires l'appellent à Saint-Germain, et pendant qu'il y sera, Thérèse
viendra chez vous en secret. Je sais que la demande que je vous fais
seroit refusée par une femme commune, accordée sans réflexion par une
femme légère; je l'obtiendrai de votre sensibilité. Je n'ai peut-être
pas toujours partagé l'impétuosité des sentimens de Thérèse; mais
aujourd'hui cet adieu m'est aussi nécessaire qu'à elle; ces derniers
événemens ont produit sur mon caractère une impression dont je ne le
croyois pas susceptible; je veux que Thérèse entende ce que j'ai à lui
dire sur sa situation.

M. de Serbellane s'arrêta, étonné de mon silence; ce qui s'étoit passé
hier avec M. de Fierville me donnoit encore plus de répugnance pour
une nouvelle démarche: la calomnie ou la médisance peuvent me perdre
auprès de Léonce. Je n'osois pas cependant refuser M. de Serbellane:
quel motif lui donner? J'aurois rougi de prétexter un scrupule de
morale, quand ce n'étoit pas la véritable cause de mon incertitude:
honte éternelle à qui pourroit vouloir usurper un sentiment d'estime!

Je ne sais si M. de Serbellane s'aperçut de mes combats, mais, me
prenant la main, il me dit, avec ce calme qui donne toujours l'idée
d'une raison supérieure:--Vous l'avez promis à Thérèse; j'en suis
témoin, elle y a compté; tromperez-vous sa confiance? Serez-vous
insensible à son désespoir?--Non, lui répondis-je, quoi qu'il puisse
en arriver, je ne lui causerai pas une telle douleur; employez cette
entrevue à calmer son esprit, à la ramener aux devoirs que sa destinée
lui impose, et s'il en résulte pour moi quelque grand malheur, du
moins je n'aurai jamais été dure envers un autre, j'aurai droit à la
pitié.--Généreuse amie! s'écria M. de Serbellane, vous serez heureuse
dans vos sentimens; je les ai devinés, j'ose les approuver, et tous
les voeux de mon âme sont pour votre félicité. Je mettrai tant de
prudence et de secret dans cette entrevue, que je vous promets d'en
écarter tous les inconvéniens. Je ferai servir ces dernières heures à
fortifier la raison de Thérèse, et dans votre maison il ne sera
prononcé que des paroles dignes de vous; la nuit suivante je pars, je
quitte peut-être pour jamais la femme qui m'a le plus aimé, et vous,
madame, et vous dont le caractère est si noble, si sensible et si
vrai.--C'étoit la première fois que M. de Serbellane m'exprimoit
vivement son estime: j'en fus émue. Cet homme a l'art de toucher par
ses moindres paroles; le courage qu'il avoit su m'inspirer me soutint
quelques momens; mais à peine fut-il parti, que je fus saisie d'un
profond sentiment de tristesse, en pensant à tous les hasards de
l'engagement que je venois de prendre.

Si j'avois pu consulter Léonce, ne m'auroit-il pas désapprouvée? il ne
voudroit pas au moins, j'en suis sûre, que sa femme se permît une
conduite aussi foible. Ah! pourquoi n'ai-je pas dès à présent la
conduite qu'il exigeroit de sa femme! Cependant ma promesse
n'étoit-elle pas donnée? pouvois-je supporter d'être la cause
volontaire de la douleur la plus déchirante? Non, mais que ce jour
n'est-il passé!

Je suivis mon projet d'aller chez madame de Vernon, quoique je fusse
bien peu capable de lui parler, dans la distraction où me jetoit le
consentement que M. de Serbellane avoit obtenu de moi. Je trouvai
Léonce avec madame de Vernon: il venoit prendre congé d'elle, avant
d'aller passer quelques jours à Mondoville; il se plaignit de ne
m'avoir pas vue, mais avec des mots si doux sur mon dévouement à
l'amitié, que je dus espérer qu'il m'en aimoit davantage. Il soutint
la conversation avec un esprit très-libre; il me parut, en
l'observant, que son parti étoit pris; jusqu'alors il avoit eu l'air
entraîné, mais non résolu; j'espérai beaucoup pour moi de son calme:
s'il m'avoit sacrifiée, il auroit été impossible qu'il me regardât
d'un air serein.

Madame de Vernon alloit aux Tuileries faire sa cour à la reine; elle
me pria de l'accompagner. Léonce dit qu'il iroit aussi; je rentrai
chez moi pour m'habiller, et un quart d'heure après, Léonce et madame
de Vernon vinrent me chercher.

Nous attendions la reine dans le salon qui précède sa chambre, avec
quarante femmes les plus remarquables de Paris: madame de R. arriva:
c'est une personne très-inconséquente, et qui s'est perdue de
réputation, par des torts réels et par une inconcevable légèreté. Je
l'ai vue trois ou quatre fois chez sa tante madame d'Artenas; j'ai
toujours évité avec soin toute liaison avec elle, mais j'ai eu
l'occasion de remarquer dans ses discours un fonds de douceur et de
bonté: je ne sais comment elle eut l'imprudence de paroître sans sa
tante aux Tuileries, elle qui doit si bien savoir qu'aucune femme ne
veut lui parler en public. Au moment où elle entra dans le salon,
mesdames de Sainte-Albe et de Tésin, qui se plaisent assez dans les
exécutions sévères, et satisfont volontiers, sous le prétexte de la
vertu, leur arrogance naturelle; mesdames de Sainte-Albe et de Tésin
quittèrent la place où elles étoient assises, du même côté que madame
de R.; à l'instant toutes les autres femmes se levèrent, par bon air
ou par timidité, et vinrent rejoindre à l'autre extrémité de la
chambre madame de Vernon, madame du Marset et moi. Tous les hommes
bientôt après suivirent cet exemple, car ils veulent, en séduisant les
femmes, conserver le droit de les en punir.

Madame de R. restoit seule l'objet de tous les regards, voyant le
cercle se reculer à chaque pas qu'elle faisoit pour s'en approcher, et
ne pouvant cacher sa confusion. Le moment alloit arriver où la reine
nous feroit entrer, ou sortiroit pour nous recevoir: je prévis que la
scène deviendroit alors encore plus cruelle. Les yeux de madame de R.
se remplissoient de larmes; elle nous regardoit toutes, comme pour
implorer le secours d'une de nous; je ne pouvois pas résister à ce
malheur; la crainte de déplaire à Léonce, cette crainte toujours
présente me retenoit encore; mais un dernier regard jeté sur madame de
R. m'attendrit tellement, que par un mouvement complètement
involontaire, je traversai la salle, et j'allai m'asseoir à côté
d'elle: oui, me disois-je alors, puisque encore une fois les
convenances de la société sont en opposition avec la véritable volonté
de l'âme, qu'encore une fois elles soient sacrifiées.

Madame de R. me reçut comme si je lui avois rendu la vie; en effet,
c'est la vie que le soulagement de ces douleurs, que la société peut
imposer quand elle exerce sans pitié toute sa puissance. A peine
eus-je parlé à madame de R. que je ne pus m'empêcher de regarder
Léonce: je vis de l'embarras sur sa physionomie, mais point de
mécontentement. Il me sembla que ses yeux parcouroient l'assemblée
avec inquiétude, pour juger de l'impression que je produisois, mais
que la sienne étoit douce.

Madame de Vernon ne cessa point de causer avec M. de Fierville, et
n'eut pas l'air d'apercevoir ce qui se passoit; je soutins assez bien
jusqu'à la fin ce qu'il pouvoit y avoir d'un peu gênant dans le rôle
que je m'étois imposé. En sortant de l'appartement de la reine, madame
de R. me dit, avec une émotion qui me récompensa mille fois de mon
sacrifice:--Généreuse Delphine! vous m'avez donné la seule leçon qui
pût faire impression sur moi! Vous m'avez fait aimer la vertu, son
courage et son ascendant. Vous apprendrez dans quelques années, qu'à
compter de ce jour je ne serai plus la même. Il me faudra long-temps
avant de me croire digne de vous voir; mais c'est le but que je me
proposerai, c'est l'espoir qui me soutiendra.--je lui pris la main à
ces derniers mots, et je la serrai affectueusement. Un sourire amer de
madame du Marset, un regard de M. de Fierville m'annoncèrent leur
désapprobation; ils parloient tous les deux à Léonce, et je crus voir
qu'il étoit péniblement affecté de ce qu'il entendoit: je cherchai des
yeux madame de Vernon; elle étoit encore chez la reine. Pendant ce
moment d'incertitude, Léonce m'aborda, et me demanda avec assez de
sérieux la permission de me voir seule chez moi, dès qu'il auroit
reconduit madame de Vernon. J'y consentis par un signe de tête;
j'étois trop émue pour parler.

Je retournai chez moi; j'essayai de lire en attendant l'arrivée de
Léonce. Mais lorsque trois heures furent sonnées, je me persuadai que
madame de Vernon l'avoit retenu, qu'il s'étoit expliqué avec elle,
qu'elle avoit intéressé sa délicatesse à tenir les engagemens de sa
mère, et qu'il alloit m'écrire pour s'excuser de venir me voir. Un
domestique entra pendant que je faisois ces réflexions; il portoit un
billet à la main, et je ne doutai pas que ce billet ne fût l'excuse de
Léonce. Je le pris sans rien voir; un nuage couvroit mes yeux: mais
quand j'aperçus la signature de Thérèse, j'éprouvai une joie bien
vive; elle me demandoit de venir le soir chez elle: je répondis que
j'irois avec un empressement extrême: je crois que j'étois
reconnoissante envers Thérèse, de ce que c'étoit elle qui m'avoit
écrit.

Je me rassis avec plus de calme; mais peu de temps après mon
inquiétude recommença; j'avois appris depuis une heure à distinguer
parfaitement tous les bruits de voiture: je reconnoissois à l'instant
celles qui venoient du côté de la maison de madame de Vernon. Quand
elles approchoient, je retenois ma respiration pour mieux entendre, et
quand elles avoient passé ma porte, je tombois dans le plus pénible
abattement. Enfin, une s'arrête, on frappe, on ouvre, et j'aperçois le
carrosse bleu de Léonce qui m'étoit si bien connu. Je fus bien
honteuse alors de l'état dans lequel j'avois été; il me sembloit que
Léonce pouvoit le deviner, et je me hâtai de reprendre un livre, et de
me préparer à recevoir comme une visite, avec les formes accoutumées
de la société, celui que j'attendois avec un battement de coeur qui
soulevoit ma robe sur mon sein.

Léonce enfin parut; l'air en devint plus léger et plus pur. Il
commença par me dire que madame de Vernon l'avoit retenu avec une
insistance singulière, sans lui parler d'aucun sujet intéressant; mais
le rappelant sans cesse pour le charger des commissions les plus
indifférentes. Elle doit, lui dis-je, en faisant effort sur moi-même,
chercher tous les moyens de vous captiver; vous ne pouvez en être
surpris.--Ce n'est pas elle, reprit Léonce avec une expression assez
triste, qui peut influer sur mon sort, vous seule exercez cet empire;
je ne sais pas si vous vous en servirez pour mon bonheur.--Ce doute
m'étonna; je gardai le silence; il continua:--Si j'avois eu la gloire
de vous intéresser, ne penseriez-vous pas aux prétextes que vous
donnez à la méchanceté; oublieriez-vous le caractère de ma mère, et
les obstacles.... Il s'arrêta, et appuya sa tête sur sa main:--Que me
reprochez-vous, Léonce? lui dis-je; je veux l'entendre avant de me
justifier.--Votre liaison intime avec madame de R.; madame d'Albémar
devoit-elle choisir une telle amie?--Je la voyois pour la troisième
fois, répondis-je, depuis que je suis à Paris, je n'ai jamais été chez
elle, elle n'est jamais venue chez moi.--Quoi! s'écria Léonce, et
madame du Marset a osé me dire....--Vous l'avez écoutée; c'est vous
qui êtes bien plus coupable.

Ce n'est pas tout encore, ajoutai-je; ne m'avez-vous pas désapprouvée
d'avoir été me placer à côté d'elle?--Non, répondit Léonce, je
souffrois, mais je ne vous blâmois pas.--Vous souffriez, repris-je
avec assez de chaleur, quand je me livrois à un sentiment généreux;
ah! Léonce, c'étoit du malheur de cette infortunée qu'il falloit
s'affliger, et non de l'heureuse occasion qui me permettoit de la
secourir. Sans doute madame de R. a dégradé sa vie; mais pouvons-nous
savoir toutes les circonstances qui l'ont perdue? a-t-elle eu pour
époux un protecteur, ou un homme indigne d'être aimé? ses parens
ont-ils soigné son éducation? le premier objet de son choix a-t-il
ménagé sa destinée? n'a-t-il pas flétri dans son coeur toute espérance
d'amour, tout sentiment de délicatesse? Ah! de combien de manières le
sort des femmes dépend des hommes! d'ailleurs, je ne me vanterai point
d'avoir pensé ce matin à la conduite de madame de R., ni à
l'indulgence qu'elle peut mériter; j'ai été entraînée vers elle par un
mouvement de pitié tout-à-fait irréfléchi. Je n'étois point son juge,
et il falloit être plus que son juge pour se refuser à la soulager
d'un grand supplice, l'humiliation publique. Ces mêmes femmes qui
l'ont outragée, pensez-vous que si elles l'eussent rencontrée seule à
la campagne, elles se fussent éloignées d'elle? Non, elles lui
auroient parlé; leur indignation vertueuse, se trouvant sans témoins,
ne se seroit point réveillée. Que de petitesses vaniteuses et de
cruautés froides, dans cette ostentation de vertus, dans ce sacrifice
d'une victime humaine, non à la morale, mais à l'orgueil! Écoutez-moi,
Léonce, lui dis-je avec enthousiasme, je vous aime, vous le savez, je
ne chercherois point à vous le cacher, quand même vous l'ignoreriez
encore; loin de moi toutes les ruses du coeur, même les plus
innocentes: mais je l'espère, je ne sacrifierai pas à cette affection
toute-puissante les qualités que je dois aux chers amis qui ont élevé
mon enfance: je braverai le plus grand des dangers pour moi, la
crainte de vous déplaire, oui, je le braverai, quand il s'agira de
porter quelque consolation à un être malheureux.

Long-temps avant d'avoir fini de parler, j'avois vu sur le visage de
Léonce que j'avois triomphé de toutes ses dispositions sévères; mais
il se plaisoit à m'entendre, et je continuois, encouragée par ses
regards.--Delphine, me dit-il, en me prenant la main, céleste
Delphine, il n'est plus temps de vous résister. Qu'importé si nos
caractères et nos opinions s'accordent en tout, il n'y a pas dans
l'univers une autre femme de la même nature que vous! aucune n'a dans
les traits cette empreinte divine que le ciel y a gravée, pour qu'on
ne pût jamais vous comparer à personne; cette âme, cette voix, ce
regard se sont emparés de mon être; je ne sais quel sera mon sort avec
vous, mais sans vous il n'y a plus sur la terre pour moi que des
couleurs effacées, des images confuses, des ombres errantes; et rien
n'existe, rien n'est animé quand vous n'êtes pas là. Soyez donc,
s'écria-t-il en se jetant à mes pieds, soyez donc la compagne de ma
destinée, l'ange qui marchera devant moi, pendant les années que je
dois encore parcourir. Soignez mon bonheur que je vous livre avec ma
vie, ménagez mes défauts; ils naissent, comme mon amour, d'un
caractère passionné; et demandez au ciel pour moi, le jour de notre
union, que je meure jeune, aimé de vous, sans avoir jamais éprouvé le
moindre refroidissement dans cette affection touchante, que votre
coeur m'a généreusement accordée.

Ah! Louise, quels sentimens j'éprouvois! je serrois ses mains dans les
miennes, je pleurois, je craignois d'interrompre par un seul mot ces
paroles enivrantes! Léonce me dit qu'il alloit écrire à sa mère pour
lui déclarer formellement son intention, et il sollicita de moi la
promesse de m'unir à lui, quelle que fût la réponse d'Espagne, au
moment où elle seroit arrivée. Je consentois avec transport au bonheur
de ma vie, quand tout à coup je réfléchis que cette demande ne pouvoit
s'accorder avec la résolution que j'avois formée de confier mon secret
à madame de Vernon, avant d'avoir pris aucun engagement. La
délicatesse me faisoit une loi de ne donner aucune réponse décisive,
sans lui avoir parlé. Je ne voulus pas dire à Léonce ma résolution à
cet égard, dans la crainte de l'irriter; je lui répondis donc, que je
lui demandois de n'exiger de moi aucune promesse avant son retour; il
recula d'étonnement à ces mots, et sa figure devint très-sombre;
j'allois le rassurer, lorsque tout à coup ma porte s'ouvrit, et je vis
entrer madame de Vernon, sa fille et M. de Fierville. Je fus
extrêmement troublée de leur présence, et je regrettois surtout de
n'avoir pu m'expliquer avec Léonce, sur le refus qui l'avoit blessé.
Madame de Vernon ne m'observa pas, et s'assit fort simplement, en
m'annonçant qu'elle venoit me chercher pour dîner chez elle: Matilde
eut un moment d'étonnement lorsqu'elle vit Léonce chez moi; mais cet
étonnement se passa sans exciter en elle aucun soupçon: la lenteur de
ses idées et leur fixité la préservent de la jalousie.--A propos, me
dit madame de Vernon, est-il vrai que M. de Serbellane part
après-demain pour le Portugal?--Je rougis à ce mot extrêmement, dans
la crainte qu'il ne compromît Thérèse, et je me hâtai de dire qu'il
étoit parti ce matin même. Léonce me regarda avec une attention
très-vive, puis il tomba dans la rêverie. Je sentis de nouveau le
malheur du secret auquel j'étois condamnée, et je tressaillis en
moi-même, comme si mon bonheur eût, couru quelque grand hasard. Madame
de Vernon me proposa de partir; elle insista, mais foiblement, pour
que Léonce vînt chez elle: M. Barton l'attendoit; il refusa. Comme je
montois en voiture, il me dit a voix basse, mais avec un ton
très-solennel:--N'oubliez pas qu'avec un caractère tel que le mien, un
tort du coeur, une dissimulation, détruiroit sans retour et mon
bonheur et ma confiance.--Je le regardai pour me plaindre, ne pouvant
lui parler entourée comme je l'étois; il m'entendit, me serra la main
et s'éloigna; mais depuis une oppression douloureuse ne m'a point
quittée.

Il est enfin convenu que demain au soir madame de Vernon me recevra
seule. Avant cette heure, Thérèse et son amant se seront rencontrés
chez moi; c'est trop pour demain. J'ai vu ce soir Thérèse; elle savoit
ma promesse par un mot de M. de Serbellane; je n'aurois pu lui
persuader moi-même, quand je l'aurois voulu, que j'étois capable de me
rétracter. Son mari croit M. de Serbellane en route; il va demain à
Saint-Germain; tout est arrangé d'une manière irrévocable, je suis
liée de mille noeuds; mais je l'espère au moins, c'est le dernier
secret qui existera jamais entre Léonce et moi. Vous, ma soeur, à qui
j'ai tout dit, songez à moi; mon sort sera bientôt décidé.



LETTRE XXXI.

Léonce à sa mère.

Mondoville, 6 juillet 1790.


Je suis dans cette terre où vous avez passé les plus heureuses années
de votre mariage; c'est ici, mon excellente mère, que vous avez élevé
mon enfance; tous ces lieux sont remplis de mes plus doux souvenirs,
et je retrouve en les voyant cette confiance dans l'avenir, bonheur
des premiers temps de la vie. J'y ressens aussi mon affection pour
vous avec une nouvelle force; cette affection de choix que mon coeur
vous accorderoit, quand le devoir le plus sacré ne me l'imposeroit
pas. Vous me connoissez d'autant mieux, qu'à beaucoup d'égards je vous
ressemble; fixez donc, je vous en conjure, toute votre attention, et
tout votre intérêt sur la demande que je vais vous faire.

Je puis être malheureux de beaucoup de manières; mon âme irritable est
accessible à des peines de tout genre; mais il n'existe pour moi
qu'une seule source de bonheur, et je n'en goûterai point sur la
terre, si je n'ai pas pour femme un être que j'aime, et dont l'esprit
intéresse le mien. Ce n'est point le rapide enthousiasme d'un jeune
homme pour une jolie femme, que je prends pour l'attachement
nécessaire à toute ma vie; vous savez que la réflexion se mêle
toujours à mes sentimens les plus passionnés: je suis profondément
amoureux de madame d'Albémar; mais je n'en suis pas moins certain, que
c'est la raison qui me guide, dans le choix que j'ai fait d'elle, pour
lui confier ma destinée.

Mademoiselle de Vernon est une personne belle, sage et raisonnable; je
suis convaincu qu'elle ne donnera jamais à son époux aucun sujet de
plainte, et que sa conduite sera conforme aux principes les plus
réguliers; mais est-ce l'absence des peines que je cherche dans le
mariage? je ferois tout aussi bien alors de rester libre. D'ailleurs
je n'atteindrois pas même à ce but, en me résignant à l'union que l'on
me propose. Que ferois-je de l'âme et de l'esprit que j'ai, avec une
femme d'une nature tout-à-fait différente? N'avez-vous pas souvent
remarqué dans la vie combien les gens médiocres et les personnes
distinguées s'accordent mal ensemble! Les esprits tout-à-fait
vulgaires s'arrangent beaucoup mieux avec les esprits supérieurs; mais
la médiocrité ne suppose rien au-delà de sa propre intelligence, et
regarde comme folie tout ce qui la dépasse. Mademoiselle de Vernon a
déjà un caractère et un esprit arrêtés, qui ne peuvent plus ni se
modifier, ni se changer; elle a des raisonnemens pour tout, et les
pensées des autres ne pénètrent jamais dans sa tête. Elle oppose
constamment une idée commune à toute idée nouvelle, et croit en avoir
triomphé. Quel plaisir la conversation pourroit-elle donner avec une
telle femme! et l'un des premiers bonheurs de la vie intime n'est-il
pas de s'entendre et de se répondre? Que de mouvemens, que de
réflexions, que de pensées, que d'observations ne me seroit-il pas
impossible de communiquer à Matilde! et que ferois-je de tout ce que
je ne pourrois pas lui confier, de cette moitié de ma vie à laquelle
je ne pourrois jamais l'associer!

Ah! ma mère, je serai seul, pour jamais seul, avec toute autre femme
que Delphine, et c'est une douleur toujours plus amère avec le temps,
que cette solitude de l'esprit et du coeur, à côté de l'objet qui vers
la fin de la vie doit être votre unique bien. Je ne supporterois point
une telle situation; j'irois chercher ailleurs cette société parfaite,
cette harmonie des âmes, dont jamais l'homme ne peut se passer; et
quand je serois vieux, je rapporterois mes tristes jours à celle à qui
je n'aurois pu donner un doux souvenir de mes jeunes années.

Quel avenir! ma mère, pouvez-vous y condamner votre fils, quand le
hasard le plus favorable lui présente l'objet qui feroit le bonheur de
toutes les époques de sa vie, la plus belle des femmes, et cependant
celle qui, dépouillée de tous les agrémens de la jeunesse, posséderoit
encore les trésors du temps; la douceur, l'esprit et la bonté! Vous
avez donné, par une éducation forte, une grande activité à mes vertus,
comme à mes défauts; pensez-vous qu'un tel caractère soit facile à
rendre heureux?

Si vous eussiez pris des engagemens indissolubles, des engagemens
consacrés par l'honneur, c'en étoit fait, j'immolois ma vie à votre
parole; mais sans doute votre consentement n'avoit point un semblable
caractère, puisque vous ne m'avez jamais fait cette objection, en
réponse à dix lettres, qui vous interrogeoient, à cet égard. Vous ne
m'avez parlé que des injustes préventions qu'on vous a données contre
madame d'Albémar.

On vous a dit qu'elle étoit légère, imprudente, coquette, philosophe;
tout ce qui vous déplaît en tout genre, on l'a réuni sur Delphine. Ne
pouvez-vous donc pas, ma mère, en croire votre fils autant que madame
du Marset? Delphine a été élevée dans la solitude, par des personnes
qui n'avoient point la connoissance du monde, et dont l'esprit étoit
cependant fort éclairé; elle ne vit à Paris que depuis un an, et n'a
point appris à se défier des jugemens des hommes. Elle croit que la
morale suffit à tout, et qu'il faut dédaigner les préjugés reçus, les
convenances admises, quand la vertu n'y est point intéressée! Mais le
soin de mon bonheur la corrigera de ce défaut; car ce qu'elle est
avant tout, c'est bonne et sensible; elle m'aime, que n'obtiendrai-je
donc pas d'elle, et pour vous, et pour moi?

On vous a parlé de la supériorité de son esprit; et comme à ma prière
vous avez consenti à venir vivre chez moi l'année prochaine, vous
craignez de rencontrer dans votre belle-fille un caractère despotique.
Matilde, dont l'esprit est borné, a des volontés positives sur les
plus petites circonstances de la vie domestique; Delphine n'a que deux
intérêts au monde, le sentiment et la pensée relie est sans désirs,
comme sans avis sur les détails journaliers, et s'abandonne avec joie
à tous les goûts des autres; elle n'attache du prix qu'à plaire et à
être aimée. Vous serez l'objet continuel de ses soins les plus
assidus; je la vois avec madame de Vernon; jamais l'amour filial,
l'amitié complaisante et dévouée ne pourroient inspirer une conduite
plus aimable. Ah! ma mère, c'est votre bonheur autant que le mien, que
j'assure en épousant madame d'Albémar.

Vous n'avez pas réfléchi combien vous auriez de peine à ménager
l'amour-propre d'une personne médiocre: tout est si doux, tout est si
facile avec un être vraiment supérieur! Les opinions même de Delphine
sont mille fois plus aisées à modifier, que celles de Matilde.
Delphine ne peut jamais craindre d'être humiliée; Delphine ne peut
jamais éprouver les inquiétudes de la vanité; son esprit est prêt à
reconnoître une erreur, accoutumé qu'il est à découvrir tant de
vérités nouvelles, et son coeur se plaît à céder aux lumières de ceux
qu'elle aime.

On vous a dit encore, j'ai honte de l'écrire, qu'elle étoit fausse et
dissimulée; que j'ignorois sa vie passée et ses affections présentes:
sa vie passée! tout le monde la sait; ses affections présentes! que
vous a-t-on mandé sur M. de Serbellane? pourquoi me le nommez-vous?
Non, Delphine ne m'a rien caché. Delphine fausse! dissimulée!... Si
cela pouvoit être vrai, son caractère seroit le plus méprisable de
tous; car elle profaneroit indignement les plus beaux dons que la
nature ait jamais faits, pour entraîner et convaincre.

Enfin, j'oserai vous le dire, sans porter atteinte au respect profond
que j'aime à vous consacrer; je suis résolu à épouser madame
d'Albémar, à moins que vous ne me prouviez qu'une loi de l'honneur s'y
oppose. Le sacrifice que je ferois alors seroit bientôt suivi de celui
de ma vie: l'honneur peut l'exiger; mais vous, ma mère, seriez-vous
heureuse à ce prix?



LETTRE XXXII.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Bellerive, ce 6 juillet.


Ma chère soeur, j'étois sans doute avertie par quelque pressentiment
du ciel, lorsque j'éprouvois un si grand effroi de la journée d'hier.
Oh! de quel événement ma fatale complaisance est la première cause!
J'éprouve autant de remords que si j'étois coupable, et je n'échappe à
ces réflexions que par une douleur plus vive encore, parle spectacle
du désespoir de Thérèse. Et Léonce! Léonce! juste ciel! quelle
impression recevra-t-il de mon imprudente conduite? Ma Louise, je me
dis à chaque instant que si vous aviez été près de moi, aucun de ces
malheurs ne me seroit arrivé. Mais la bonté, mais la pitié naturelles
à mon caractère m'égarent, loin d'un guide qui sauroit joindre à ces
qualités une raison plus ferme que la mienne.

Hier à deux heures après midi, M. d'Ervins alla dîner à Saint-Germain
chez un de ses amis, se croyant assuré du départ de M. de Serbellane.
Madame d'Ervins arriva chez moi vers cinq heures, seule, à pied, dans
un état déplorable; et peu de momens après, M. de Serbellane vint
très-secrètement pour lui dire un adieu, qui sera plus long, hélas!
qu'ils ne l'imaginoient alors. Ma porte étoit défendue pour tout le
monde, et pour M. d'Ervins en particulier; on disoit chez moi que
j'étois partie pour Bellerive, et tous mes volets fermés du côté de la
cour, servoient à le persuader. Je fus témoin, pendant trois heures,
de la douleur la plus déchirante; je versai beaucoup de larmes avec
Thérèse, et j'étois déjà bien abattue lorsque la plus terrible épreuve
tomba sur moi.

Au moment où j'avois obtenu de Thérèse et de M. de Serbellane qu'ils
se séparassent, un de mes gens entra, et me dit qu'un domestique de
madame de Vernon m'apportoit un billet d'elle, et demandoit à me
parler; je sors et je vois, jugez de ma terreur, je vois M. d'Ervins!
Il étoit déjà dans la chambre voisine, et se débarrassant d'une
redingotte à la livrée des gens de madame de Vernon, dont il s'étoit
revêtu pour se déguiser: il s'avance tout à coup, malgré mes efforts,
se précipite sur la porte de mon salon, l'ouvre, et trouve M. de
Serbellane à genoux devant Thérèse, la tête baissée sur sa main.
Thérèse reconnoît son mari la première, et tombe sans connoissance sur
le plancher. M. de Serbellane la relève dans ses bras, avant d'avoir
encore aperçu M. d'Ervins, et croyant que la douleur des adieux étoit
la seule cause de l'état où il voyoit Thérèse. M. d'Ervins arrache sa
femme des bras de son amant, et la jette sur une chaise, en
l'abandonnant à mes secours; il se retourne ensuite vers M. de
Serbellane, et tire son épée sans remarquer que son adversaire n'en
avoit pas: les cris qui m'échappèrent attirèrent mes gens; M. de
Serbellane leur ordonna de s'éloigner, et, s'adressant à M. d'Ervins,
il lui dit:--Vous devez croire à madame d'Ervins, monsieur, des torts
qu'elle n'a pas; je la quittois, je la priois de recevoir mes adieux.

M. d'Ervins alors entra dans une colère, dont les expressions étoient
à la fois insolentes, ignobles et furieuses. A travers tous ses
discours, on voyoit cependant la plus ferme résolution de se battre
avec M. de Serbellane. J'essayai de persuader à M. d'Ervins que cette
scène pourroit être ignorée de tout le monde; mais je compris par ses
réponses une partie de ce que j'ai su depuis avec détail; c'est que M.
de Fierville savoit tout, avoit tout dit, et que cette raison, plus
qu'aucune autre encore, animoit le courage de M. d'Ervins.

M. de Serbellane souffroit de la manière la plus cruelle; je voyois
sur son visage le combat de toutes les passions généreuses et fières;
il étoit immobile devant une fenêtre, mordant ses lèvres, écoutant en
silence les folles provocations de M. d'Ervins, et regardant seulement
quelquefois le visage pâle et mourant de Thérèse, comme s'il avoit
besoin de trouver dans ce spectacle des motifs pour se contenir.

Il me vint dans l'esprit, après avoir tout épuisé pour calmer M.
d'Ervins, de détourner sa colère sur moi, et j'essayai de lui dire que
c'étoit moi qui avois engagé madame d'Ervins à venir: je commençois à
peine ces mots, que se rappelant ce qu'il avoit oublié, c'est que le
rendez-vous s'étoit donné dans ma maison, il se permit sur ma conduite
les réflexions les plus insultantes. M. de Serbellane alors ne se
contint plus, et saisissant la main de M. d'Ervins, il lui dit:--C'en
est assez, monsieur; c'en est assez; vous n'aurez plus affaire qu'à
moi, et je vous satisferai.--Thérèse revint à elle dans ce moment.
Quelle scène pour elle, grand Dieu! une épée nue, la fureur qui se
peignoit dans les regards de son amant et de son mari, lui apprirent
bientôt de quel événement elle étoit menacée; elle se jeta aux pieds
de M. d'Ervins pour l'implorer.

Alors, soit que prêt à se battre, il éprouvât un ressentiment plus
âpre encore contre celle qui en étoit la cause, soit qu'il fût dans
son caractère de se plaire dans les menaces, il lui déclara qu'elle
devoit s'attendre aux plus cruels traitemens, qu'il lui retireroit sa
fille, qu'il l'enfermeroit dans une terre pour le reste de ses jours,
et que l'univers entier connoîtroit sa honte, puisqu'il alloit s'en
laver lui-même dans le sang de son amant. A ces atroces discours, M.
de Serbellane fut saisi d'une colère telle, que je frémis encore en me
la rappelant: ses lèvres étoient pâles et tremblantes, son visage
n'avoit plus qu'une expression convulsive; il me dit à voix basse en
s'approchant de moi:--Voyez-vous cet homme, il est mort; il vient de
se condamner; je perdrai Thérèse pour toujours, mais je la laisserai
libre, et je lui conserverai sa fille.--A ces mots, avec une action
plus prompte que le regard, il prit M. d'Ervins par le bras et sortit.

Thérèse et moi nous les suivîmes tous les deux; ils étoient déjà dans
la rue. Thérèse, en se précipitant sur l'escalier, tomba de quelques
marches; je la relevai, j'aidai à la reporter sur mon lit, et je
chargeai Antoine, le valet de chambre intelligent que vous m'avez
donné, de rejoindre M. d'Ervins et M. de Serbellane, et de nous
rapporter à l'instant ce qui se seroit passé.

Je tins serrée dans mes bras pendant cette cruelle incertitude la
malheureuse Thérèse, qui n'avoit qu'une idée, qui ne craignoit au
monde que le danger de M. de Serbellane.

Antoine revint enfin, et nous apprit que dans le fatal combat, M.
d'Ervins avoit été tué sur la place. Thérèse, en l'apprenant, se jeta
à genoux, et s'écria:--Mon Dieu, ne condamnez pas aux peines
éternelles la criminelle Thérèse! accordez-lui les bienfaits de la
pénitence; sa vie ne sera plus qu'une expiation sévère, ses derniers
jours seront consacrés à mériter votre miséricorde!--En effet, depuis
ce moment toutes ses idées semblent changées; le repentir et la
dévotion se sont emparés de son esprit troublé: elle ne s'est pas
permis de me prononcer une seule fois le nom de son amant.

Antoine, après nous avoir dit l'affreuse issue du combat, nous apprit
qu'il avoit eu lieu dans les Champs-Élysées, presque devant le jardin
de madame de Vernon. Lorsque M. d'Ervins fut tombé, M. de Serbellane
vit Antoine et l'appela; il le chargea de me dire, n'osant pas
prononcer le nom de Thérèse, qu'après un tel événement il étoit obligé
de partir à l'instant même pour Lisbonne, mais qu'il m'écriroit dès
qu'il y seroit arrivé. Ces derniers mots furent entendus de quelques
personnes qui s'étoient rassemblées autour du corps de M. d'Ervins, et
mon nom seul fut répété dans la foule. Antoine, appelé comme témoin
par la justice, ne déposera rien qui puisse compromettre Thérèse, et
mon nom seul, s'il le faut, sera prononcé; j'espère donc que je
sauverai à Thérèse l'horrible malheur de passer pour la cause de la
mort de son mari.

M. d'Ervins a un frère méchant et dur, qui seroit capable, pour
enlever à Thérèse sa fille, et la direction de sa fortune, de
l'accuser publiquement d'avoir excité son amant au meurtre de son
mari. Thérèse me fit part de ses craintes, dont Isore seule étoit
l'objet. Nous convînmes ensemble que nous ferions dire partout qu'une
querelle politique, que je n'avois pu réussir à calmer, étoit la cause
de ce duel. Je priai seulement madame d'Ervins de me permettre de tout
confier à madame de Vernon, parce qu'elle étoit plus en état que
personne de diriger l'opinion de la société sur cette affaire, et
qu'elle avoit de l'ascendant sur M. de Fierville, qui paroissoit le
seul instruit de la vérité. Je demandai aussi à Thérèse de me donner
une grande preuve d'amitié, en consentant à ce que Léonce fût
dépositaire de son secret; je lui avouai mon sentiment pour lui, et à
ce mot Thérèse ne résista plus.

C'étoit peut-être trop exiger d'elle; mais redoutant l'éclat de cette
aventure, à laquelle mon nom dans les premiers temps pouvoit être
malignement associé, il m'étoit impossible de me résoudre à courir ce
hasard auprès de Léonce. Je crains, je n'ai que trop de raisons de
craindre qu'il ne blâme ma conduite, mais je veux au moins qu'il en
connoisse parfaitement tous les motifs: il fut aussi décidé que
j'emmenerois madame d'Ervins le soir même à ma campagne, et que nous y
resterions quelques jours ensemble sans voir personne, jusques à ce
qu'elle eût des nouvelles de la famille de son mari.

On vint me dire que madame de Vernon me demandoit. J'allai la recevoir
dans mon cabinet; il falloit enfin que cette journée si douloureuse se
terminât par quelques sentimens consolateurs. Je l'ai souvent
remarqué, un soin bienfaisant prépare dans les peines de la vie un
soulagement à notre âme, lorsque ses forces sont prêtes à
l'abandonner. Quelle affection madame de Vernon me témoigna! avec quel
intérêt elle me questionna sur tous les détails de cet affreux
événement! elle-même me raconta ce qui avoit été la première cause de
notre malheur.

Hier au soir madame du Marset crut apercevoir dans la rue M. de
Serbellane enveloppé dans un manteau, et le raconta à M. de Fierville.
Celui-ci, dînant avec M. d'Ervins, à Saint-Germain, lui soutint que M.
de Serbellane n'étoit pas parti pour le Portugal hier matin, comme il
le croyoit: il paroît que M. de Fierville le dit d'abord sans mauvaise
intention, mais il le soutint ensuite, malgré l'émotion qu'il remarqua
chez M. d'Ervins, parce que la crainte de faire du mal ne l'arrête
point, et qu'il aime assez les brouilleries quand il peut y jouer un
rôle.

M. d'Ervins voulut partir à l'instant même; cet empressement piqua la
curiosité de M. de Fierville: il lui demanda de l'accompagner. M.
d'Ervins passa d'abord chez lui, et n'y trouva point sa femme: il vint
à ma porte; on la lui refusa, en lui disant que j'étois à Bellerive;
mais M. de Fierville prétendit qu'il avoit aperçu à travers une
jalousie ma femme de chambre qui travailloit, et suggéra lui-même à M.
d'Ervins, comme une bonne plaisanterie, d'aller secrètement chez
madame de Vernon, et de donner un louis à son domestique pour qu'il
lui prêtât sa redingotte.--Et vous ne fermerez pas votre porte à M. de
Fierville! dis-je à madame de Vernon avec indignation.--Mon Dieu! je
vous assure, me répondit-elle, qu'il ne se doutoit pas des
conséquences de ce qu'il faisoit.--Et n'est-ce pas assez, lui dis-je,
de cette existence sans but, de cette vie sans devoirs, de ce coeur
sans bonté, de cette tête sans occupation? n'est-il pas le fléau de la
société, qu'il examine sans relâche, et trouble avec malignité?--Ah!
dit madame de Vernon, il faut être indulgent pour la vieillesse et
pour l'oisiveté; mais laissons cela pour nous occuper de vous;--et me
parlant alors de Léonce, elle vint elle-même au-devant de la confiance
que je voulois avoir en elle.

Combien elle me parut noble et sensible dans cet entretien! elle
m'avoua que depuis long-temps elle m'avoit devinée, mais qu'elle avoit
voulu savoir si Léonce me préféroit réellement à sa fille, et qu'en
étant maintenant convaincue, elle ne feroit rien pour s'opposer au
sentiment qui l'attachoit à moi. Elle ne me cacha point que la rupture
de ce mariage lui étoit pénible; elle exprima ses regrets pour sa
fille avec la plus touchante vérité. Néanmoins sa tendre amitié la
ramenant bientôt à ce qui me concernoit, elle parut se consoler par
l'espérance de mon bonheur. Je n'avois point d'expressions assez vives
pour lui témoigner ma reconnoissance; je lui confiai mes craintes sur
l'éclat qui venoit de se passer; je lui avouai que je redoutois
l'impression qu'il pouvoit faire sur Léonce. Elle m'écouta avec la
plus grande attention, et me dit après y avoir beaucoup pensé:--Il
faut me charger de lui parler à son arrivée, avant qu'il ait appris
tout ce qu'on ne manquera pas de dire contre vous. Il sait que je
m'entends mieux qu'une autre à conjurer ces orages d'un jour; je le
tranquilliserai.--Quoi! lui dis-je, vous me défendrez auprès de lui,
avec ce talent sans égal, que je vous ai vu quelquefois?--En
doutez-vous? me répondit-elle.--Son accent me pénétra.

Je veux lui écrire, lui dis-je; vous lui remettrez ma
lettre.--Pourquoi lui écrire? reprit-elle; vos chevaux sont prêts pour
partir, la nuit est déjà venue; vous n'auriez pas le temps de raconter
toute cette histoire.--J'éprouve de la répugnance, lui répondis-je, à
hasarder dans une lettre le secret de mon amie; mais je manderai
seulement à Léonce que je vous ai tout confié, qu'il peut tout savoir
de vous; et s'il vous témoigne le désir de venir à Bellerive, vous
voudrez bien lui dire que je l'y recevrai.--Oui, reprit-elle vivement;
c'est mieux comme cela; vous avez raison.

Je pris la plume, et je sentis une sorte de gêne, en écrivant à Léonce
en présence de madame de Vernon; mon billet fut plus court et plus
froid que je ne l'aurois voulu; tel qu'il étoit, je le remis à madame
de Vernon; elle le lut attentivement, le cacheta, et me dit qu'il
étoit à merveille, et que j'y conservois la dignité qui me convenoit.
C'étoit à elle, ajouta-t-elle, à suppléer à ce que je ne disois pas;
elle me rassura sur ce que je redoutois; elle me parut convaincue
qu'elle me justifieroit entièrement auprès de Léonce; elle en prit
presque l'engagement, et se plaisant à me raconter ce qu'elle lui
diroit, elle me parla de moi sous cette forme indirecte, avec tant de
grâce, de charme et même d'adresse, que je bénis le ciel d'avoir eu
l'idée de lui confier ma défense. Non, il n'existe point de femme au
monde qui sache faire valoir aussi habilement ceux qu'elle aime. Elle
seule connoît assez bien le monde, pour rassurer Léonce sur l'éclat
que peut avoir le funeste événement auquel mon nom est mêlé. Un
sentiment indomptable d'amour et de fierté me rendroit impossible de
m'excuser auprès de lui, si son premier mouvement ne m'étoit pas
favorable.

Je finis en recommandant à madame de Vernon de veiller sur la
réputation de Thérèse, de ne nommer que moi dans le monde, de me
livrer mille fois plutôt qu'elle, et de raconter l'histoire du duel,
telle que nous avions décidé qu'on la feroit; elle me le promit: je
l'embrassai; nous nous séparâmes; j'emmenai Thérèse et sa fille, et
nous arrivâmes à trois heures du matin à Bellerive: quel voyage!
quelle journée, ma chère Louise! J'enverrai cette lettre à Paris
demain, de peur que la nouvelle de la mort de M. d'Ervins ne vous
arrive avant ma lettre, et ne vous effraie pour moi.

Ce soir, pendant que l'infortunée Thérèse avoit désiré d'être seule,
je me suis promenée sur le bord de la rivière; j'ai voulu me livrer au
souvenir de Léonce; mais je ne sais, une inquiétude que j'avois de la
peine à m'avouer, m'empêchoit de m'abandonner au charme de cette idée.
Je me rappelai quelques traits sévères de son caractère, ce qu'il en
disoit lui-même dans sa lettre à M. Barton. Ce n'étoit plus un amant,
c'étoit un juge que je croyois voir dans Léonce; et des mouvemens
d'une fierté douloureuse s'emparoient de mon âme en pensant à lui.
Enfin, me retraçant tout ce que madame de Vernon m'avoit dit pour me
rassurer, je me suis répété qu'un trait de bonté même indiscret ne
pouvoit détruire les sentimens qu'il m'a témoignés, et je suis rentrée
chez moi plus tranquille.

Hélas! Thérèse, l'infortunée Thérèse est la seule à plaindre! combien
vous vous intéresserez à son malheur, bonne, excellente Louise!
combien vous serez disposée à me pardonner ce que j'ai fait pour elle!
Ce n'est pas vous qui seriez sévère envers les égaremens même de la
pitié.



LETTRE XXXIII.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Bellerive, 9 juillet.


Depuis trois jours, le croirez-vous, ma chère Louise, je n'ai pas reçu
une seule lettre de madame de Vernon; je n'ai pas entendu parler de
Léonce! peut-être n'est-il pas encore revenu de Mondoville! J'ai reçu
seulement une lettre de madame d'Artenas, la tante de madame de R.,
qui me mande que la mort de M. d'Ervins fait un bruit horrible dans
Paris, et que beaucoup de gens me blâment: elle me demande de
l'instruire de la vérité des faits, pour qu'elle puisse me défendre.
Eh! que m'importe ce qu'on dira de moi? c'est l'opinion de Léonce que
je veux savoir.

J'avois envie d'aller à Paris pour parler encore à madame de Vernon;
je ne puis abandonner Thérèse; elle a pris la fièvre avec un délire
violent; elle veut me voir à tous les instans; hier j'étois sortie de
sa chambre pendant quelques minutes, elle me demanda, et ne me
trouvant point auprès d'elle, elle tomba dans un accès de pleurs qui
me fit une peine profonde; non, je ne la quitterai point.



LETTRE XXXIV.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Bellerive, 10 juillet.


Ce jour s'est encore passé sans nouvelles, et cependant Léonce est
arrivé; un de mes gens, revenu ce soir de Paris, a rencontré un des
siens. Je suis descendue vingt fois pendant le jour dans mon avenue,
regardant si je ne voyois venir personne, reconnoissant de loin le
facteur des lettres, courant d'abord au-devant de lui, mais bientôt
forcée de m'appuyer contre un arbre pour l'attendre: les battemens de
coeur qui me saisissoient m'ôtoient la force de marcher.

J'ai épuisé toutes les informations que l'on peut prendre sur les
lettres, sur les moyens d'en recevoir, sur la possibilité d'en perdre;
je suis honteuse auprès de mes gens de ces innombrables questions; je
les ai cessées, n'en espérant plus rien.

Il est clair que madame de Vernon n'a pas été contente de Léonce,
puisqu'elle ne m'a pas mandé à l'instant même ce qu'il lui a dit; elle
espère le ramener. Non, je ne lui écrirai point; non, je n'entrerai
avec lui dans aucune justification; je n'irai point à Paris pour le
prévenir, pour lui demander grâce; je peux avoir eu tort selon son
opinion, mais quand je lui confie mes motifs, mais quand je sollicite
presque mon pardon, par l'entremise de mon amie; enfin, quand je suis
seule ici dans la douleur, auprès du lit d'une infortunée, qui
succombe aux tourmens du repentir et de l'amour, c'est à Léonce à
venir me chercher.



LETTRE XXXV.

Léonce à sa mère.

Paris, 11 juillet.


Je vous ai écrit, je crois, il y a quatre jours, de Mondoville, ma
chère mère, une lettre que je désavoue entièrement; vous aviez raison
de choisir mademoiselle de Vernon pour ma femme. Madame de Vernon m'a
remis une lettre de vous décisive; le contrat est signé d'hier au
soir, et cependant je vis, vous ne pouvez rien désirer de plus.

J'avois abrégé mon séjour à Mondoville, mais ce n'étoit pas dans ce
but. A mon arrivée, j'apprends que M. de Serbellane a tué M. d'Ervins
à la suite d'une querelle politique chez madame d'Albémar; tout Paris
retentit de cet éclat scandaleux; sur le champ de bataille même M. de
Serbellane a nommé madame d'Albémar; il étoit renfermé chez elle
depuis vingt-quatre heures; elle m'avoit dit qu'il étoit parti pour le
Portugal; dans huit jours elle part pour Montpellier, d'où elle se
rendra à Lisbonne, s'il n'est pas permis à M. de Serbellane de revenir
en France pour l'épouser. Elle-même m'a écrit que madame de Vernon
m'apprendroit toute son histoire. Enfin de quoi me plaindrois-je? elle
est libre, son caractère devoit m'être connu: ne m'aviez-vous pas dit,
ma mère, qu'il ne s'accorderoit jamais avec le mien? pardonnez-moi de
vous en avoir parlé: oubliez-la.

Je le sais; il ne m'est pas permis d'en finir; l'existence que vous
m'avez donnée vous appartient; j'ai éprouvé une émotion assez forte de
tout ceci; mais ce n'est pas en vain que votre sang m'a transmis le
courage et la fierté; j'en aurai, je serai dans deux jours l'époux de
Matilde. Que dira madame d'Albémar alors, que pensera-t-elle? Mais
qu'importe ce qu'elle pensera? ma mère, vous serez obéie.

Le pauvre Barton s'est démis le bras en tombant de cheval; il est
obligé de rester à Mondoville encore quelque temps; il s'est aussi
comme moi cruellement trompé; mais qu'en résulte-t-il pour lui? rien.
Adieu, ma mère.



LETTRE XXXVI.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Bellerive, dans la nuit du 12 juillet.


Je n'ai plus rien à vous dire sur moi; aujourd'hui, à six heures du
soir, mon sort a fini, et à neuf, j'ai reçu la lettre qui me
l'annonce. J'existe; je crois que je ne mourrai pas; j'irai vous
rejoindre dès que madame d'Ervins sera rétablie. Il y a quelques
heures que je me suis crue très-mal, mais c'est une des illusions de
la douleur: souffrir, ce n'est pas mourir, c'est vivre.

Lisez cette lettre; je suis parvenue à vous la copier; mais il faut
que j'en conserve l'original toujours sous mes yeux; si je ne la
voyois pas, je n'y croirois plus; j'irois trouver Léonce, j'irois lui
dire que je l'aime encore; et de ma vie je ne dois le voir, ni lui
parler.


_Madame de Vernon à madame d'Albémar._

Ce 10 juillet.

La peine que je vais vous causer, ma chère Delphine, m'est extrêmement
douloureuse. J'ai remis votre billet à Léonce; je lui ai parlé avec la
plus grande vivacité, mais il étoit déjà tellement prévenu par le
bruit qu'a fait cette malheureuse aventure, qu'il m'a été impossible
de le ramener; il prétend que vos caractères ne se conviennent point,
que vous l'offenseriez sans cesse dans ce qu'il a de plus cher au
monde, le respect pour l'opinion, et que vous vous rendriez malheureux
mutuellement. Il avoit, d'ailleurs, reçu une lettre de sa mère, qui
s'opposoit formellement à ce qu'il vous épousât, et le sommoit de
remplir ses engagemens avec ma fille.

J'ai voulu lui rendre à cet égard toute sa liberté, mais il l'a
refusée; et comme il étoit décidé à ne point s'unir avec vous, il m'a
paru naturel de revenir à nos anciens projets; le contrat de Matilde
et de Léonce a donc été signé aujourd'hui, et après-demain, à six
heures du soir, ils se marient; je voudrois vous voir avant cet
instant si solennel pour moi; venez demain à Paris, et j'irai chez
vous. Adieu, je suis bien affectée de votre chagrin.

SOPHIE DE VERNON

Cette lettre, qui m'est parvenue par la poste, devoit, d'après la
date, m'arriver avant-hier: est-ce la fatalité, ou madame de Vernon
vouloit-elle s'épargner mes plaintes? Oh! j'en suis sûre, elle a
froidement servi ma cause; je me suis confiée dans son amitié pour
moi, et j'avois tort; son affection pour sa fille a sans doute
affoibli toutes ses expressions en ma faveur. Mais Léonce! juste ciel!
Léonce devoit-il avoir besoin qu'on me défendît? la vérité ne lui
suffisoit-elle pas?

Ce matin je m'éveillois aux espérances des plus tendres affections du
coeur; la nature me sembloit la même; je pensois, j'aimois, j'étois
moi; et il se préparoit à conduire une autre femme à l'autel! Il ne me
donnoit pas même un regret! il me croyoit indigne de son nom! Je
voulois ce soir même aller trouver Léonce, oui, l'époux de Matilde,
lui demander la raison de cette cruauté, de ce mépris qui l'avoient
forcé de rompre nos liens. Mais quelle honte, grand Dieu! l'implorer!
lui, qui me croit dégradée dans l'opinion des hommes! Ah! que je
meure, mais que je meure immobile à la place où j'ai reçu le coup
mortel.

Qu'avois-je donc fait, cependant, qui pût inspirer à Léonce cette
haine subite contre moi? J'avois cédé à la pitié que m'inspiroit
l'amour de Thérèse: ne la comprend-il donc pas, cette pitié? Se
croit-il certain de n'en avoir jamais besoin? Ma condescendance peut
être blâmée, je le sais; mais pouvois-je aimer comme j'aimois Léonce,
et n'avoir pas un coeur accessible à la compassion? L'amour et la
bonté ne viennent-ils pas de la même source?

Non, ce ne sont pas les motifs de mon action qu'il juge, c'est ce que
les autres en ont dit; c'est leur opinion qu'il consulte, pour savoir
ce qu'il doit penser de moi; jamais il ne m'auroit rendue heureuse,
jamais. Ah! qu'ai-je dit, Louise? aucune femme sur la terre ne
l'auroit été comme moi: je me serois conformée à son caractère, je
l'aurois consulté sur toutes mes actions; il m'aimoit, j'en suis sûre!
sans cet éclat cruel.... Ah! Thérèse, vous nous avez perdues toutes
les deux!

J'ai eu soin de lui cacher qu'elle étoit la cause de mon désespoir:
elle est assez malheureuse. Cependant elle n'a point à se plaindre de
son amant; c'est le sort qui les sépare. Mais Léonce, ce sort, c'est
ta volonté, c'est toi.... Louise, est-il sûr qu'ils sont mariés
maintenant! qui le sait, qui me le dira? Sans doute, ils le sont
depuis plusieurs heures; tout est irrévocable.

J'irai pourtant à Paris demain; je n'y verrai personne, je ne verrai
pas madame de Vernon. Qu'a-t-elle affaire de moi? mais je saurai
l'heure, le lieu, les circonstances; je veux me représenter
l'événement qui sera désormais l'unique souvenir de ma vie: je veux
d'autres douleurs que cette lettre, d'autres pensées non moins
déchirantes, mais qui soulagent un peu ma tête: elle est là devant
moi, cette lettre, je la regarde sans cesse, comme si elle devoit
s'animer, et répondre à mes avides questions.

Louise, vous aviez raison de craindre le monde pour votre malheureuse
Delphine; voilà mon âme bouleversée; le calme n'y rentrera plus, la
tempête a triomphé de moi; vous qui m'aimez encore, il faut que vous
me le pardonniez, mais je crois que je ne peux plus vivre; j'ai
horreur de la société, et la solitude me rend insensée; il n'y a plus
de place sur la terre où je puisse me reposer.



LETTRE XXXVII.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Paris, le 13 juillet, à minuit.


Louise, hier il n'étoit pas marié, non il ne l'étoit pas encore! Juste
ciel! seule maintenant, abandonnée de tout ce que j'aimois, vous
dirai-je ce que mon désespoir peut à peine me persuader encore!
Écoutez-moi: si je me rappelle ce que j'ai vu, ce que j'ai ressenti,
ma raison n'est pas encore entièrement égarée.

Il me fut impossible de rester plus longtemps à Bellerive; l'inaction
du corps, quand l'âme est agitée, est un supplice que la nature ne
peut supporter; je montai en voiture; j'ordonnai qu'on me conduisît à
Paris, sans aucun projet, sans aucune idée qu'il me fût possible de
m'avouer; je sentois encore, non de l'espérance, mais quelque chose
qui différoit cependant de l'impression qu'une nouvelle certaine fait
éprouver. A force de réfléchir, mes idées s'étoient obscurcies, et
j'étois parvenue à douter.

Je contemplois tous les objets dans le chemin avec ce regard fixe qui
ne permet de rien distinguer: j'aperçus cependant un pauvre vieillard
sur la route; je fis arrêter ma voiture pour lui donner de l'argent;
ce mouvement n'appartenoit point à la bienfaisance; il étoit inspiré
par l'idée confuse qu'une action charitable détourneroit de moi le
malheur qui me menaçoit; je frémis en découvrant quelques restes
d'espoir dans mon âme, en sentant que je n'étois pas encore au dernier
terme de la douleur; je tombai à genoux dans ma voiture sans avoir la
force de prier, et j'arrivai dans une anxiété inexprimable.

Antoine étoit chez moi; je n'osai lui faire une question directe; mais
je lui dis, sur madame de Vernon, un mot qui devoit l'amener à me
parler d'elle.--Sans doute, me répondit-il, madame vient ici pour
assister au mariage de mademoiselle Matilde avec M. de Mondoville:
c'est à six heures, à Sainte-Marie, près de Chaillot, à l'extrémité du
faubourg, dans l'église du couvent où mademoiselle de Vernon a été
élevée: il n'est pas cinq heures. Madame a bien le temps de faire sa
toilette.--Oh! Louise! il n'étoit pas encore son époux! j'étois à
cinquante pas de lui, je pouvois aller me jeter en travers de la
porte, et sa voiture auroit passé sur mon coeur avant que le mariage
s'accomplît!

Non, jamais une heure n'a fait naître tant de pensées diverses, tant
de projets adoptés, rejetés à l'instant! je me suis crue vingt fois
décidée à tout hasarder pour lui parler encore, avant qu'il eût
prononcé le serment éternel; et vingt fois la fierté, la timidité
glacèrent mes mouvemens, et renfermèrent en moi-même la passion qui me
consumoit: je me disois: Léonce, que mon imprudence a détaché de moi,
que pensera-t-il d'une action inconsidérée? Faut-il le voir marcher à
l'autel après avoir foulé ma prière! Cette réflexion m'arrêtoit, mais
le souvenir des jours où il m'avoit aimée la combattoit bientôt avec
force. Pendant ces incertitudes je voyois l'heure s'écouler, et le
temps décidoit pour moi de l'irrévocable destinée.

Je ne sais par quel mouvement je pris tout à coup un parti, dont
l'idée me donna d'abord quelque soulagement. Je résolus d'aller
moi-même, couverte d'un voile, à cette église où ils devoient se
marier, et d'être ainsi témoin de la cérémonie. Je ne comprends pas
encore quel étoit mon projet; je n'avois pas celui de m'opposer au
mariage, d'oser faire un tel scandale; j'espérois, je crois, que je
mourrois; ou plutôt, la réflexion ne me guidoit pas: la douleur me
poursuivoit, et je fuyois devant elle. Je sortis seule, et tellement
enveloppée d'un voile et d'un vêtement blanc, qu'on ne me reconnut
point à ma porte; je marchois dans la rue rapidement; je ne sais d'où
me venoit tant de force; mais il y avoit sans doute dans ma démarche
quelque chose de convulsif, car je voyois ceux qui passoient s'arrêter
en me regardant; une agitation intérieure me soutenoit; je craignois
de ne pas arriver à temps, j'étois pressée de mon supplice; il me
sembloit qu'en atteignant au plus haut degré de la souffrance, quelque
chose se briseroit dans ma tête ou dans mon coeur, et qu'alors
j'oublierois tout.

J'entrai dans l'église sans avoir repris ma raison; la fraîcheur du
lieu me calma pendant quelques instans; il y avoit très-peu de monde;
je pus choisir la place que je voulois, et je m'assis derrière une
colonne qui me déroboit aux regards; mais cependant, hélas! me
permettoit de tout voir. J'aperçus quelques femmes âgées dans le fond
de l'église, qui prioient avec recueillement; et comparant le calme de
leur situation avec la violence de la mienne, je haïssois ma jeunesse
qui donnoit à mon sang cette activité de malheur.

Des instrumens de fête se firent entendre en dehors de l'église; ils
annonçoient l'arrivée de Léonce; les orgues bientôt aussi la
célébrèrent, et mon coeur seul mêloit le désespoir à tant de joie.
Cette musique produisit sur mes sens un effet surnaturel; dans quelque
lieu que j'entendisse l'air que l'on a joué, il seroit pour moi comme
un chant de mort. Je m'abandonnai, en l'écoutant, à des torrens de
larmes, et cette émotion profonde fut un secours du ciel; j'éprouvai
tout à coup un mouvement d'exaltation qui soutint mon âme abattue: la
pensée de l'Être suprême s'empara de moi: je sentis qu'elle me
relevoit à mes propres yeux: Non, me dis-je à moi-même, je ne suis
point coupable; et lorsque tout bonheur m'est enlevé, le refuge de ma
conscience, le secours d'une Providence miséricordieuse me restera. Je
vivrai de larmes; mais aucun remords ne pouvant s'y mêler, je ne
verrai dans la mort que le repos. Ah! que j'ai besoin de ce repos!

Je n'avois pas encore osé lever les yeux; mais quand les sons eurent
cessé, cette douleur déchirante qu'ils avoient un moment suspendue, me
saisit de nouveau; je vis Léonce à la clarté des flambeaux; pour la
dernière fois sans doute je le vis! il donnoit la main à Matilde; elle
étoit belle, car elle étoit heureuse; et moi, mon visage couvert de
pleurs ne pouvoit inspirer que de la pitié.

Léonce, est-ce encore une illusion de mon coeur? Léonce me parut
plongé dans la tristesse; ses traits me sembloient altérés, et ses
regards erroient dans l'église, comme s'il eût voulu éviter ceux de
Matilde. Le prêtre commença ses exhortations, et lorsqu'il se tourna
vers Léonce pour lui adresser des conseils sur le sentiment qu'il
devoit à sa femme, Léonce soupira profondément, et sa tête se baissa
sur sa poitrine.

Vous le dirai-je! un instant après je crus le voir qui cherchoit dans
l'ombre ma figure appuyée sur la colonne, et je prononçai dans mon
égarement ces mots d'une voix basse:--_C'étoit à Delphine, Léonce, que
cette affection étoit promise; oui, Léonce la devoit à Delphine; elle
n'a point cessé de la mériter_.--Il se troubla visiblement, quoiqu'il
ne pût m'entendre; madame de Vernon se leva pour lui parler; elle se
mit entre lui et moi: il s'avança cependant encore pour regarder la
colonne; son ombre s'y peignit encore une fois.

J'entendis la question solennelle qui devoit décider de moi, un
frissonnement glacé me saisit; je me penchai en avant, j'étendis la
main; mais bientôt épouvantée de la sainteté du lieu, du silence
universel, de l'éclat que feroit ma présence, je me retirai par un
dernier effort, et j'allai tomber sans connoissance derrière la
colonne. Je ne sais ce qui s'est passé depuis; je n'ai point entendu
le _oui_ fatal; le froid bienfaisant de la mort m'a sauvé cette
angoisse.

A dix heures du soir, le gardien de l'église, au moment où il alloit
la fermer, s'est aperçu qu'une femme étoit étendue sur le marbre; il
m'a relevée, il m'a portée à l'air; enfin, il m'a rendu cette fièvre
douloureuse qu'on appelle la vie: je me suis fait conduire chez moi;
j'ai trouvé mes gens inquiets, et de quoi, juste ciel! que ne
pleuroient-ils de me revoir!

Après trois heures d'une immobilité stupide, j'ai retrouvé la force de
vous écrire; Louise, ma seule amie, rappelez-moi près de vous; ils
sont tous heureux ici, qu'ai-je à faire dans ce pays de joie?
Peut-être les lieux que vous habitez ranimeront-ils en moi les
sentimens que j'y ai long-temps éprouvés; une année ne peut-elle se
retrancher de la vie? mais un jour, un seul jour! Ah! c'est celui-là
qui ne s'effacera point.



LETTRE XXXVIII.

Léonce à M. Barton.

Paris, ce 14 juillet.


Je vous ai mandé ma résolution: sachez à présent que je suis marié;
oui, depuis hier, à Matilde, je suis marié: je vous ai épargné tout ce
que j'ai souffert; pourquoi mêler à vos douleurs les inquiétudes de
l'amitié? Mais il faut cependant, si je ne veux pas devenir fou, que
je vous confie une seule chose; et que direz-vous de moi si ce secret
impossible à garder est une apparition, un fantôme, une chimère? Voilà
ce qu'est devenu votre misérable ami, voilà dans quel état elle m'a
jeté par sa perfidie.

Je savois hier que madame d'Albémar étoit à Bellerive, s'occupant de
son départ pour Lisbonne; je le savois; eh bien! au milieu de la
cérémonie imposante, qui pour jamais disposoit de mon sort; dans cette
église, où la fierté, le devoir, la volonté de ma mère m'ont entraîné,
j'ai cru voir, derrière une colonne, madame d'Albémar couverte d'un
voile blanc; mais sa figure s'offrit à mes regards si pâle et si
changée, que c'est ainsi que son image devroit m'apparaître après sa
mort. Plus je fixois les yeux sur cette colonne, plus mon illusion
devenoit forte, et je crus que mon nom et le sien avoient été
prononcés par sa voix, que j'entends souvent, il est vrai, quand je
suis seul.

Madame de Vernon s'approcha de moi, et me rappela doucement à ce que
je devois à Matilde: je me levai pour prononcer le serment
irrévocable; à l'instant même je vis cette même ombre s'avancer,
étendre la main, et mon trouble fut tel qu'un nuage couvrit mes yeux.
Je fis cependant un nouvel effort pour examiner cette colonne, dont
j'avois cru voir sortir l'image persécutrice de ma vie; mais je
n'aperçus plus rien; l'effet des lumières dans cette vaste église, et
mon imagination agitée avoient sans doute créé cette chimère.

Mon silence et mon trouble, cependant, embarrassoient Matilde; je me
hâtai de dire _oui_, comme dans l'égarement d'un rêve. Mon âme tout
entière étoit ailleurs; n'importe, le lien est serré, je suis l'époux
de Matilde! quand il seroit vrai que Delphine m'auroit aimé quelques
instans, elle a senti, je n'en puis douter, qu'après l'éclat de son
aventure, elle seroit perdue, si elle n'épousoit pas M. de Serbellane;
mais si je savois au moins qu'elle m'a regretté! indigne foiblesse!
Delphine m'a trompé, la nature n'a plus rien de vrai.

Vous saurez une fois, si je puis raconter ces derniers jours sans
tomber dans des accès de rage et de douleur, vous saurez une fois tout
ce qui s'est passé. Mais ce fantôme blanc, hier, qu'étoit-il? Je le
vois encore.... Ah! mon ami, quand vous serez guéri, venez; j'ai plus
besoin de vous que dans les débiles jours de mon enfance; ma raison
est sans force, et je n'ai plus d'un homme que la violence des
passions.

SECONDE PARTIE.



LETTRE PREMIÈRE.

Mademoiselle d'Albémar à Delphine.

Montpellier, 20 juillet 1790.


Après avoir reçu votre lettre, j'ai passé le jour entier dans les
larmes, et je peux à peine voir assez pour vous écrire, tant mes yeux
sont fatigués de pleurer. Ma chère enfant, à quelles douleurs vous
avez été livrée! ah! que n'étois-je là, pour exprimer ma haine contre
les méchans, et pour consoler la bonté malheureuse! Je m'étois
attachée à Léonce, je le regardois déjà comme un époux, comme un ami
digne de vous; il a été capable d'une telle cruauté; il a
volontairement renoncé à la plus aimable femme du monde, parce qu'il
avoit à lui reprocher une faute dont toutes les vertus généreuses
étoient la cause; une faute, comme les anges en commettroient s'ils
étoient témoins des foiblesses et des souffrances des hommes!

Sans doute, madame de Vernon n'a point su vous défendre; je vais plus
loin, et je la soupçonne d'avoir empoisonné l'action qu'elle étoit
chargée de justifier; mais ce n'est point une excuse pour Léonce.
Celui que vous aviez daigné préférer devoit-il avoir besoin d'un guide
pour vous juger? Non, il ne vous a jamais aimée; il faut l'oublier et
relever votre âme par le sentiment de ce que vous valez. Ma chère
Delphine, la vie n'est jamais perdue à vingt ans; la nature, dans la
jeunesse, vient au secours des douleurs, les forces morales
s'accroissent encore à cet âge, et ce n'est que dans le déclin que
sont les maux irréparables.

J'ose vous le conseiller, quittez pour quelque temps le monde, et
venez auprès de moi; je l'entrevois confusément ce monde, mais il me
semble qu'il ne suffit pas de toutes les qualités du coeur et de
l'esprit pour y vivre en paix; il exige une certaine science qui n'est
pas précisément condamnable, mais qui vous initie cependant trop avant
dans le secret du vice, et dans la défiance que les hommes doivent
inspirer. Vous avez l'esprit le plus étendu, mais votre âme est trop
jeune, trop prompte à se livrer; mettez votre sensibilité sous l'abri
de la solitude, fortifiez-vous par la retraite, et retournez ensuite
dans la société; si vous y restiez maintenant, vous ne guéririez point
des peines que vous avez éprouvées.

Venez goûter le calme, venez vous reposer par l'absence des objets
pénibles, et par la suspension momentanée de toute émotion nouvelle;
ce tableau sans couleurs n'a rien d'attirant, mais, à la longue, une
situation monotone fait du bien; si les consolations qu'il faut puiser
en soi-même ne sont pas rapides, leur effet au moins est durable.

Je ne vous parle point de mon affection, c'est avec timidité que je la
rappelle, quand il s'agit des peines de l'amour; cependant une fois,
je l'espère, votre âme tendre y trouvera peut être encore quelque
douceur.



LETTRE II.

Réponse de Delphine à mademoiselle d'Albémar,

Bellerive, 26 juillet 1790.


Oui, j'irai vous rejoindre et pour toujours; cependant, pourquoi
dites-vous qu'il ne m'a jamais aimée? Je sais bien que je n'ai plus
d'avenir, mais il ne faut pas m'ôter le passé.

Au concert, au bal, la dernière fois que je l'ai vu, j'en suis sûre,
il m'aimoit! il y a maintenant douze jours que je ne fais plus que
repasser sur les mêmes souvenirs; je me suis rappelé des mots, des
regards, des accens dont je n'avois pas assez joui, mais qui doivent
me convaincre de son affection. Il m'aimoit, j'étois libre, et il est
l'époux d'une autre; ne croyez pas que jamais ma pensée puisse sortir
de ce cercle cruel que les regrets tracent autour de moi. Depuis le
jour où j'aurois dû mourir, j'ai vécu seule, je n'ai vu que Thérèse,
je n'ai point répondu aux lettres de madame de Vernon, je lui ai fait
dire que je ne pouvois pas la voir, vous-même vous ne m'auriez pas
fait du bien.

Je saurai recouvrer quelque empire sur moi-même, mais le bonheur!
votre raison même vous dira qu'il n'en est plus pour moi. Vous ne
pensez pas que jamais je puisse aimer un autre homme que Léonce; ce
charme irrésistible, qui m'avoit inspiré la première passion de ma
vie, vous ne pensez pas que jamais je puisse l'oublier. Eh bien! le
sort d'une femme est fini quand elle n'a pas épousé celui qu'elle
aime; la société n'a laissé dans la destinée des femmes qu'un espoir;
quand le lot est tiré et qu'on a perdu, tout est dit: on essaie de
vains efforts, souvent même on dégrade son caractère en se flattant de
réparer un irréparable malheur; mais cette inutile lutte contre le
sort ne fait qu'agiter les jours de la jeunesse, et dépouiller les
dernières années de ces souvenirs de vertu, l'unique gloire de la
vieillesse et du tombeau.

Que faut-il donc faire quand une cause, inconnue ou méritée, vous a
ravi le bien suprême, l'amour dans le mariage? que faut-il donc faire,
quand vous êtes condamnée à ne jamais le connoître? Éteindre ses
sentimens, se rendre aride, comme tant d'êtres qui disent qu'ils s'en
trouvent bien; étouffer ces élans de l'âme qui appellent le bonheur et
se brisent contre la nécessité; j'y ai presque réussi, c'est aux
dépens de mes qualités, je le sais; mais qu'importe! pour qui
maintenant les conserverois-je?

Je suis moins tendre avec Thérèse; j'ai quelque chose de contraint
dans mes paroles, dans mon air, qui m'inspire de la déplaisance pour
moi-même; ces défauts me conviennent: Léonce ne m'a-t-il pas jugée
indigne de lui! pourquoi ne lui donnerois-je pas raison? Vous voulez
que je retourne vers vous, ma chère Louise; mais pourrez-vous me
reconnoître? J'ai fait sur moi un travail qui a singulièrement altéré
ce que j'avois d'aimable; ne falloit-il pas roidir son âme pour
supporter ce que je souffre! S'éveiller sans espoir, traîner chaque
minute d'un long jour comme un fardeau pénible, ne plus trouver
d'intérêt ni de vie à aucune des occupations habituelles, regarder la
nature sans plaisir, l'avenir sans projet; juste ciel, quelle
destinée! et si je me livre à ma douleur, savez-vous quelle est
l'idée, l'indigne idée qui s'empare de moi? le besoin d'une
explication avec Léonce.

Il me semble que je lui dirois des paroles qui me vengeroient...; mais
à quoi me serviroit-il de me venger? la fierté seule peut me conserver
quelques restes de son estime. Cependant pourra t-il éviter de me
voir? c'est à moi de m'y refuser, je le dois, je le veux; Louise, ce
qui m'a perdue, c'est trop d'abandon dans le caractère; je me sens de
l'admiration pour les qualités, pour les défauts même qui préservent
de l'ascendant des autres. J'aime, j'estime la froideur, le dédain, le
ressentiment; Léonce verra si moi aussi je ne puis pas lui
ressembler.... Que verra-t-il? Il ne me regarde plus; je m'agite, et
il est en paix. Ma vie n'est de rien dans la sienne; il continue sa
route et me laisse en arrière, après m'avoir vue tomber du char qui
l'entraîne.

Vous me parlez de la retraite! j'ai le monde en horreur, mais la
solitude aussi m'est pénible. Dans le silence qui m'environne, je suis
poursuivie par l'idée que personne sur la terre ne s'intéresse à moi;
personne! ah! pardonnez, c'est à Léonce seul que je pensois; funeste
sentiment, qui dévaste le coeur, et n'y laisse plus subsister aucune
des affections douces qui le remplissoient! C'est pour vous, pour vous
seule, ma soeur, que j'essaie de vivre; madame de Vernon que j'ai tant
aimée ne m'est plus qu'une pensée douloureuse; je lui adresse, au fond
de mon coeur, des reproches pleins d'amertume; hélas! peut-être que
Léonce seul les mérite; je veux me préserver du premier tort des
malheureux, de l'injustice. Je recevrai madame de Vernon, puisqu'elle
veut me voir: elle m'écrit que mon refus l'afflige; oh! je ne veux pas
l'affliger: peut-être, en la revoyant, reprendrai-je à son charme.

Je redemande un intérêt, un moment agréable, comme on invoqueroit les
dons les plus merveilleux de l'existence; il me semble que cesser de
souffrir est impossible, et qu'il n'y a plus au monde que de la
douleur.



LETTRE III.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Ce 30 juillet.


J'ai vu madame de Vernon; elle est venue passer deux jours à
Bellerive; je me promenois seule sur ma terrasse, lorsque de loin je
l'ai aperçue: j'ai été saisie d'un tel tremblement à sa vue, que je me
suis hâtée de m'asseoir pour ne pas tomber; mais cependant, comme elle
approchoit, un sentiment d'irritation et de fierté m'a soutenue, et je
me suis levée pour lui cacher mon trouble.

Toute l'expression de son visage étoit triste et abattue; nous avons
gardé l'une et l'autre le silence; enfin elle l'a rompu, en me disant
que sa fille alloit la quitter, et s'établir avec son mari dans une
maison séparée.--Ce projet n'étoit pas le vôtre, lui ai-je dit.--Non,
répondit-elle; il dérange, et mon aisance de fortune, et l'espoir que
j'avois d'être entourée de ma famille; mais qui peut prétendre au
bonheur!--J'ai soupiré.--Vous avez fait cependant, lui dis-je avec
amertume, beaucoup de sacrifices à votre fille; elle, du moins, vous
devroit de la reconnoissance.--Vous m'accusez, répondit-elle après
quelques momens de réflexion, vous m'accusez de vous avoir mal
défendue auprès de Léonce; je peux mériter ce reproche; cependant je
vous l'assure, son irritation ne pouvoit être calmée; vos ennemis
l'avoient prévenu avant que je le visse; le blâme que vous avez
encouru avoit particulièrement offensé son respect pour l'opinion
publique, et vos caractères se convenoient si peu, que vous auriez été
très malheureux ensemble.--Vous avois-je chargée d'en juger, lui
dis-je, et n'aviez-vous pas accepté, ou plutôt recherché le devoir de
me justifier?--Et vous aussi, s'écria-t-elle, vous voulez
m'abandonner! vous en avez plus le droit que ma fille, et je me
résigne à mon sort, sans vouloir lutter contre lui.--Elle s'assit en
finissant ces mots; je la vis pâlir et trembler; je l'avouerai,
d'abord je n'en fus point émue; j'ai tant souffert depuis huit jours,
que mon âme est devenue plus ferme contre la douleur des autres;
cependant lorsqu'elle versa des larmes, je me sentis attendrie, je lui
pris la main, je lui demandai de se justifier; elle se tut, et
continua de pleurer. C'étoit la première fois de ma vie que je la
voyois dans cet état; tous mes souvenirs parlèrent pour elle dans mon
coeur.--Eh bien! lui dis-je, eh bien! je puis vous aimer assez pour
vous pardonner le malheur de ma vie; vous ne m'avez point servie
auprès de Léonce, mais en effet c'étoit à son coeur à plaider pour
moi; lui qui étoit l'objet de ma tendresse, lui qui ne pouvoit douter
de mon amour, ne savoit-il pas ma meilleure excuse? Cependant, comment
avez-vous pu vous résoudre à précipiter ce mariage? n'aviez-vous pas
besoin de mon consentement, après l'aveu que je vous avois fait? Vous
étiez mère; mais n'étois-je pas devenue votre fille en vous confiant
mon sort?--Oui! s'écria-t elle en soupirant, ma fille, et bien plus
tendre que ma fille: je suis coupable, je le suis.--Et sa pâleur et
l'altération de ses traits devenoient à chaque instant plus
remarquables. Je ne pus résister à ce spectacle, et je me jetai dans
ses bras en lui disant:--Je vous pardonne; si j'en meurs,
souvenez-vous que je vous ai pardonné.--Elle me regarda avec une
émotion extrême; elle eut presque le mouvement de se jeter à mes
pieds; mais se reprenant tout à coup, elle se leva, et me demanda la
permission de se promener un instant seule.

Je résolus, pendant qu'elle fut loin de moi, de l'interroger sur tout
ce qui s'étoit passé. Quand elle revint, je le tentai: cette
conversation lui étoit pénible, et j'étois sans cesse combattue entre
l'intérêt qui me faisoit dévorer ses réponses, et le sentiment de
pitié qui me défendait d'insister: si elle avoit voulu se vanter et me
tromper, notre liaison étoit rompue; mais elle me peignit avec une
telle vérité les nuances précises de son désir secret en faveur de sa
fille, et de son exactitude cependant à dire ce que j'avois exigé
d'elle, qu'elle exerça sur moi l'empire de la vérité. Je la
condamnois, mais je l'aimois toujours; et comme ses manières étoient
restées naturelles, son charme existoit encore.

Elle m'avoua, avec confusion, qu'elle avoit en effet pressé Léonce de
conclure son mariage avec sa fille; mais elle m'affirma que jamais il
ne m'auroit épousée, après l'éclat du duel de M. de Serbellane. Il
étoit convaincu, me dit-elle, que tout le monde sauroit un jour que
j'avois réuni chez moi une femme avec son amant, à l'insu de son mari,
et que la mort de M. d'Ervins en étant la suite, on ne me pardonnerait
jamais. Le prétexte dont on vouloit couvrir ce malheur, les opinions
politiques, lui déplaisoit presque autant que la vérité même. Enfin,
madame de Vernon ajouta que Léonce avoit reçu la lettre de sa mère la
plus vive contre moi, et ne cessa de me répéter que ma destinée eût
été très-malheureuse, avec deux personnes qui auroient traité la
plupart de mes qualités comme des défauts.

Je repoussai ces consolations pénibles, et je ne lui trouvois pas le
droit de me les donner. Je n'aimois pas davantage ses conseils répétés
de fuir Léonce, et d'aller passer quelque temps auprès de vous,
jusques à ce qu'il partît pour l'Espagne, comme c'étoit son dessein;
ces conseils étoient d'accord avec mes résolutions; mais je n'avois
pas rendu à madame de Vernon le pouvoir de me diriger; et c'étoit
presque malgré moi que je me laissois captiver par sa grâce et sa
douceur.

Dans le cours de cette conversation, je lui demandai une fois si
Léonce n'avoit pas imaginé que je m'intéressois trop vivement à M. de
Serbellane; mais elle repoussa bien facilement cette supposition, qui
m'auroit été plus douce. En effet, la jalousie que M. de Serbellane
avoit un moment inspirée à Léonce, n'étoit-elle pas tout-à-fait
détruite, par la confidence même du secret de madame d'Ervins? Non,
Louise, il ne reste aucune pensée sur laquelle mon coeur puisse se
reposer.

Madame de Vernon me parla ensuite de Matilde et de Léonce.--Il ne
l'aime pas, me dit-elle; depuis leur mariage, il la voit à peine, mais
elle lui convient mieux qu'aucune autre, parce qu'elle ne fera jamais
parler d'elle, et que c'est ainsi que doit être la femme d'un homme si
sensible au moindre blâme. Quant à Matilde, elle aimera Léonce de
toutes les puissances de son âme; mais elle a une telle confiance dans
l'ascendant du devoir, qu'elle ne forme pas un doute sur l'affection
de son mari pour elle; elle n'observe rien, et passe la plus grande
partie de sa journée dans les pratiques de dévotion. Elle ne sera
point ombrageuse en jalousie; mais si quelques circonstances
frappantes lui découvroient l'attachement de Léonce pour une autre
femme, elle seroit aussi véhémente qu'elle est calme, et la roideur
même de son esprit et l'inflexibilité de ses principes ne lui
permettroient plus ni tolérance, ni repos.--Hélas! m'écriai-je, ce ne
sera pas moi qui troublerai son bonheur; l'on n'a rien à craindre de
moi; ne suis-je pas un être immolé, anéanti: Ah! Sophie, lui dis-je,
deviez-vous.... Mais ne parlons plus ensemble de Léonce, afin que je
puisse goûter le seul plaisir dont mon âme soit encore susceptible, le
charme de votre entretien.

Madame de Vernon vouloit voir madame d'Ervins, elle s'y est refusée;
Thérèse ne se montrant pas, pendant que madame de Vernon étoit à
Bellerive, j'ai passé deux jours tête-à-tête avec elle. Je l'avoue, le
second jour j'éprouvai quelque soulagement; il y a dans l'attrait que
je ressens pour madame de Vernon à présent quelque chose
d'inexplicable: elle ne m'inspire plus une estime partaite, ma
confiance n'est plus sans bornes; mais sa grâce me captive; quand je
la vois, je m'en crois aimée, je suis moins oppressée auprès d'elle,
et je ne puis l'entendre quelques heures, sans imaginer confusément
qu'elle m'a offert des consolations inattendues. Hélas! cette illusion
a peu duré! Quand madame de Vernon a été partie, je me suis retrouvée
plus mal qu'avant son arrivée: le bien qu'elle fait au coeur n'y reste
pas.

Quel trouble je sens dans mon âme! mes idées, mes sentimens sont
bouleversés: je ne sais pour quel but, ni dans quel espoir je dois me
créer un esprit, une manière d'être nouvelle! je flotte dans la plus
cruelle des incertitudes, entre ce que j'étois, et ce que je veux
devenir; la douleur, la douleur est tout ce qu'il y a de fixe en moi:
c'est elle qui me sert à me reconnoître. Mes projets varient, mes
desseins se combattent; mon malheur reste le même; je souffre, et je
change de résolution pour souffrir encore. Louise, faut-il vivre,
quand on craint l'heure qui suit, le jour qui s'avance, comme une
succession de pensées amères et déchirantes? Si le temps ne me soulage
pas, tout n'est-il pas dit? Le secret de la raison, c'est d'attendre;
mais qui attend en vain n'a plus qu'à mourir.



LETTRE IV.

Léonce à M. Barton.

Paris, ce 5 août.


Vous me demandez comment je passe ma vie avec Matilde: ma vie! elle
n'est pas là. Je me promène seul tout le jour, et Matilde ne s'en
inquiète pas; pendant ce temps elle va à la messe, elle voit son
évêque, ses religieuses, que sais-je? elle est bien. Quand je la
retrouve, de la politesse et de la douceur lui paroissent du
sentiment; elle s'en contente, et cependant elle m'aime. La fille de
la personne du monde qui a le plus de finesse dans l'esprit et de
flexibilité dans le caractère, marche droit dans la ligne qu'elle
s'est tracée sans apercevoir jamais rien de ce qu'on ne lui dit pas.
Tant mieux.... Je ne la rendrai pas malheureuse. Et que m'importe son
esprit, puisque je ne veux jamais lui communiquer mes pensées?

Nous avancerons l'un à côté de l'autre dans cette route vers la tombe,
que nous devons faire ensemble; ce voyage sera silencieux et sombre
comme le but. Pourquoi s'en affliger? Un seul être au monde changeoit
en pompe de bonheur cette fête de mort que les hommes ont nommée le
mariage; mais cet être étoit perfide, et un abîme nous a séparés.

Mon ami, je voudrois venger M. d'Ervins. Pourquoi M. de Serbellane
existe-t-il après avoir tué un homme? n'a-t-il tué que ce d'Ervins? Et
moi, juste ciel! est-ce que je vis? Je ne suis pas content de ma tête,
elle s'égare quelquefois; ce que j'éprouve surtout, c'est de la
colère: une irritabilité que vous aviez adoucie ne me laisse plus de
repos; je n'ai pas un sentiment doux. Si je pense que je pourrois la
rencontrer, je ne me plais qu'à lui parler avec insulte; il n'y a plus
de bonté en moi: mais qu'en ferois-je? ne disoit-on pas que Delphine
étoit remarquable par la bonté? je ne veux pas lui ressembler.

Tous les jours une circonstance nouvelle accroît mon amertume; j'étois
étonné de ce que le départ de madame d'Albémar n'avoit pas encore eu
lieu; je remarquois le séjour de madame d'Ervins chez elle, et j'avois
fait de ce séjour même une sorte d'excuse à sa conduite; je me disois
qu'apparemment elle n'avoit point pris avec trop de chaleur et d'éclat
le parti de M. de Serbellane, puisque la femme de M. d'Ervins avoit
choisi sa maison pour asile; et, quoique cette circonstance ne
changeât rien aux relations de madame d'Albémar avec M. de Serbellane,
à ces vingt-quatre heures passées chez elle, misérable que je suis! je
sentois mon ressentiment adouci: mais hier, mon banquier, chez qui
j'étois entré pour je ne sais quelle affaire, reçut devant moi deux
lettres de M. de Serbellane pour madame d'Albémar, et les lui adressa
dans l'instant même, en faisant une plaisanterie sur ce qu'elle avoit
envoyé plusieurs fois demander si ces lettres étoient arrivées. Je
n'apprenois rien par cet incident; eh bien! j'en ai été comme fou tout
le jour.

Que me demandez-vous encore? si Matilde et moi nous restons chez
madame de Vernon? Matilde veut avoir un établissement séparé; elle
aime l'indépendance dans les arrangemens domestiques, et d'ailleurs la
vie de sa mère n'est point d'accord avec ses goûts. Madame de Vernon
se couche tard, aime le jeu, voit beaucoup de monde; Matilde veut
régler son temps d'après ses principes de dévotion. Je la laisse libre
de déterminer ce qui lui convient: comment, dans l'état où je suis,
pourrois-je avoir la moindre décision sur quelque objet que ce soit?
Je ne remarque rien, je ne sens la différence de rien; j'ai une pensée
qui me dévore, et je fais des efforts pour la cacher; voilà tout ce
qui se passe en moi.

Il m'a paru cependant que madame de Vernon étoit plus affectée du
projet de sa fille, que je ne m'y serois attendu d'un caractère aussi
ferme que le sien; elle a prononcé à demi-voix, et avec émotion, les
mots d'_isolement_ et d'_oubli_; mais, reprenant bientôt les manières
indifférentes dont elle sait si bien couvrir ce qu'elle
éprouve:--Faites ce que vous voudrez, ma fille, a-t-elle dit; il ne
faut vivre ensemble que si l'on y trouve réciproquement du
bonheur.--Et en finissant ces mots, elle est sortie de la chambre.
Singulière femme! Excepté un seul et funeste jour, elle ne m'a jamais
parlé avec confiance, avec chaleur, sur aucun sujet; mais, ce jour-là,
elle exerça sur moi un ascendant inconcevable.

Ah! quels mouvemens de fureur et d'humiliation ce qu'elle m'a dit ne
m'a-t-il pas fait éprouver! Ne me demandez jamais de vous en parler;
je ne le puis. Je veux aller en Espagne voir ma mère, m'éloigner
d'ici; je l'ai annoncé à Matilde; je pars dans un mois, plus tôt
peut-être, quand je serai sûr de ne pas rencontrer madame d'Albémar
sur la route.

Un homme de mes amis m'a assuré que madame de Vernon avoit beaucoup de
dettes, cela se peut; la précipitation avec laquelle j'ai tout signé
ne m'a permis de rien examiner. Si madame de Vernon a des dettes, il
est du devoir de sa fille de les payer; ce mariage avec Matilde me
ruinera peut-être entièrement; eh bien! cette idée me satisfait;
madame d'Albémar aura jeté sur moi tous les genres d'adversités; elle
ne croira pas du moins qu'en m'unissant à une autre, je me sois ménagé
pour le reste de ma vie aucune jouissance, ni même aucun repos. Elle
ne croira pas.... Mais insensé que je suis, s'occupe-t-elle de moi?
n'écrit-elle pas à M. de Serbellane? ne reçoit-elle pas de ses
lettres? ne doit-elle pas le rejoindre?... Ah! que je souffre! Adieu.



LETTRE V.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Bellerive, ce 4 août.


Depuis que j'existe, vous le savez, ma soeur, l'idée d'un Dieu
puissant et miséricordieux ne m'a jamais abandonnée; néanmoins dans
mon désespoir je n'en avois tiré aucun secours: le sentiment amer de
l'injustice que j'avois éprouvée s'étoit mêlé aux peines de mon coeur,
et je me refusois aux émotions douces qui peuvent seules rendre aux
idées religieuses tout leur empire; hier je passai quelques instans
plus calmes, en cessant de lutter contre mon caractère naturel.

Je descendis vers le soir dans mon jardin, et je méditai pendant
quelque temps, avec assez d'austérité, sur la destinée des
âmes sensibles au milieu du monde. Je cherchois à repousser
l'attendrissement que me causoit l'image de Léonce; je voulois le
confondre avec les hommes injustes et cruels, avides de déchirer le
coeur qui se livre à leurs coups. J'essayai d'étouffer les sentimens
jeunes et tendres dont j'ai goûté le charme depuis mon enfance. La
vie, me disois-je, est une oeuvre qui demande du courage et de la
raison. Au sommet des montagnes, à l'extrémité de l'horizon, la pensée
cherche un avenir, un autre monde, où l'âme puisse se reposer, où la
bonté jouisse d'elle-même, où l'amour enfin ne se change jamais en
soupçons amers, en ressentimens douloureux: mais dans la réalité, dans
cette existence positive qui nous presse de toutes parts, il faut,
pour conserver la dignité de sa conduite, la fierté de son caractère,
réprimer l'entraînement de la confiance et de l'affection, irriter son
coeur lorsqu'on le sent trop foible, et contenir dans son sein les
qualités malheureuses qui font dépendre tout le bonheur des sentimens
qu'on inspire.

Je me ferai, disois-je encore, une destinée fixe, uniforme,
inaccessible aux jouissances comme à la douleur; les jours qui me sont
comptés seront remplis seulement par mes devoirs. Je tâcherai surtout
de me défendre de cette rêverie funeste, qui replonge l'âme dans le
vague des espérances et des regrets; en s'y livrant, on éprouve une
sensation d'abord si douce, et ensuite si cruelle! on se croit attiré
par une puissance surnaturelle, elle vous fait pressentir le bonheur à
travers un nuage; mais ce nuage s'éclaircit par degrés, et découvre
enfin un abîme où vous aviez cru voir une route indéfinie de vertus et
de félicités.

Oui, me répétois-je, j'étoufferai en moi tout ce qui me distinguoit
parmi les femmes, pensées naturelles, mouvemens passionnés, élans
généreux de l'enthousiasme; mais j'éviterai la douleur, la redoutable
douleur. Mon existence sera tout entière concentrée dans ma raison, et
je traverserai la vie, ainsi armée contre moi-même et contre les
autres.

Sans interrompre ces réflexions, je me levai, et je marchai d'un pas
plus ferme, me confiant davantage dans ma force. Je m'arrêtai près des
orangers que vous m'avez envoyés de Provence; leurs parfums délicieux
me rappelèrent le pays de ma naissance, où ces arbres du Midi
croissent abondamment au milieu de nos jardins. Dans cet instant, un
de ces orgues que j'ai si souvent entendus dans le Languedoc passa sur
le chemin, et joua des airs qui m'ont fait danser quand j'étois
enfant. Je voulois m'éloigner, un charme irrésistible me retint; je me
retraçai tous les souvenirs de mes premières années, votre affection
pour moi, la bienveillante protection dont votre frère cherchoit à
m'environner, la douce idée que je me faisois, dans ce temps, de mon
sort et de la société; combien j'étois convaincue qu'il suffisoit
d'être aimable et bonne pour que tous les coeurs s'ouvrissent à votre
aspect, et que les rapports du monde ne fussent plus qu'un échange
continuel de reconnoissance et d'affection. Hélas! en comparant ces
délicieuses illusions avec la disposition actuelle de mon âme,
j'éprouvai des convulsions de larmes, je me jetai sur la terre avec
des sanglots qui sembloient devoir m'étouffer: j'aurois voulu que
cette terre m'ouvrît son repos éternel.

En me relevant j'aperçus les étoiles brillantes, le ciel si calme et
si beau.--O Dieu! m'écriai-je, vous êtes là, dans ce sublime séjour,
si digne de la toute-puissance et de la souveraine bonté! les
souffrances d'un seul être se perdent-elles dans cette immensité? ou
votre regard paternel se fixe-t-il sur elles pour les soulager et les
faire servir à la vertu? Non, vous n'êtes point indifférent à la
douleur; c'est elle qui contient tout le secret de l'univers;
secourez-moi, grand Dieu! secourez-moi. Ah! pour avoir aimé, je n'ai
pas mérité d'être oubliée de vous! Aucun être, dans le petit nombre
d'années que j'ai passées sur cette terre, aucun être n'a souffert par
moi; vous n'avez entendu aucune plainte qui fût causée par mon
existence; j'ai été jusqu'à ce jour une créature innocente; pourquoi
donc me livrez-vous à des tourmens si cruels? Ma Louise, en prononçant
ces mots, j'avois pitié de moi-même: ce sentiment a quelque douceur.

Un secours plus efficace pénétra dans mon coeur; je me blâmai d'avoir
tardé si longtemps à recourir à la prière; je repoussai le système que
je m'étois fait de froideur et d'insensibilité: ce que je craignois,
c'étoit l'amour, c'étoit la foiblesse, qui m'inspiroit quelquefois le
désir d'aller vers Léonce, de me justifier moi-même à ses yeux, de
braver pour lui parler, tous les devoirs, tous les sentimens délicats:
je trouvai bien plus de ressource contre ces indignes mouvemens dans
l'élévation de mon âme vers son Dieu, dans les promesses que je lui
fis de rester fidèle à la morale, et je revins chez moi plus
satisfaite de mes résolutions.

Depuis, je me suis occupée de Thérèse; il y avoit quelques jours que
je ne l'avois vue: elle passe presque toutes ses heures seule avec un
prêtre vénérable qui a pris beaucoup d'ascendant sur elle; son dessein
est d'aller à Bordeaux pour arranger ses affaires, lorsqu'elle se
croira sûre de n'avoir rien à craindre de la famille de son mari.
Comme nous causions ensemble, je reçus des lettres de M. de Serbellane
que mon banquier m'envoyoit, parce que c'est sous mon nom qu'il écrit
à Thérèse; je les lui remis; elle pleura beaucoup en les lisant et me
dit:--Il m'est permis de les recevoir encore, mais dans quelques mois
je ne le pourrai plus.--Je voulois qu'elle s'expliquât davantage; elle
s'y refusa: je n'osai pas insister. J'ignore par quelles pratiques,
par quelles pénitences elle essaie de se consoler; sans partager ses
opinions, je n'ai point cherché jusqu'à ce jour à les combattre; qui
sait, Louise, s'il n'y a pas des malheurs pour lesquels toutes les
idées raisonnables sont insuffisantes?



LETTRE VI.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Bellerive, ce 6 août.


Je me croyois mieux, ma soeur, la dernière fois que je vous ai écrit;
aujourd'hui les circonstances les plus simples, telles qu'il en naîtra
chaque jour de semblables, ont rempli mon âme d'amertume: le fond
triste et sombre sur lequel repose ma destinée ne peut varier, et
cependant ma douleur se renouvelle sous mille formes, et chacune
d'elles exige un nouveau combat pour en triompher. Oh! qui pourroit
supporter long-temps l'existence à ce prix?

Ce matin un de mes gens m'a apporté de Paris des lettres assez
insignifiantes, et la liste des personnes qui sont venues me voir
pendant mon absence: je regardais avec distraction ces détails de la
société, qui m'intéressent si peu maintenant, lorsqu'une lettre
imprimée, que je n'avois point remarquée, attira mon attention; je
l'ouvris et j'y vis ces mots: _M. Léonce de Mondoville a l'honneur de
vous faire part de son mariage avec mademoiselle de Vernon._ Le mal
que m'a fait cette vaine formalité est insensé; mais tout n'est-il pas
folie dans les sensations des malheureux? J'ai été indignée contre
Léonce; il me semblent qu'il auroit dû veiller à ce qu'on ne suivît
pas l'usage envers moi: je trouvois de l'insulte dans cet envoi d'une
annonce à ma porte, comme s'il avoit oublié que c'étoit une sentence
de mort qu'il m'adressoit ainsi, par forme de circulaire, sans daigner
y joindre je ne sais quel mot de douceur ou de pitié. Je passai la
matinée entière dans un sentiment d'irritation inexprimable. Le
croiriez-vous? je commençai vingt lettres à Léonce pour m'abandonner à
peindre ce qui m'oppressoit; mais je savois, en les écrivant, que je
les brûlerois toutes; soyez-en sûre, je le savois: je ne puis répondre
des mouvemens qui m'agitent, mais quand il s'agira des actions, ne
doutez pas de moi.

Ce jour si péniblement commencé me réservoit encore des impressions
plus cruelles: madame de Vernon vint me demander à dîner. Une
demi-heure après son arrivée, comme j'étois appuyée sur ma fenêtre, je
vis dans mon avenue cette voiture bleue de Léonce qui m'étoit si bien
connue; un tremblement affreux me saisit; je crus qu'il venoit avec sa
femme accomplir encore son barbare cérémonial: j'étois dans un état
d'agitation inexprimable, je regardai madame de Vernon, et ma pâleur
l'effraya tellement, qu'elle avança rapidement vers moi pour me
soutenir. Elle aperçut alors cette voiture que je regardois fixement,
sans pouvoir en détourner les jeux.--C'est ma fille seule, me dit-elle
promptement; il n'y sera pas, j'en suis sûre; il ne viendroit pas chez
vous.--Ces mots produisirent sur moi les impressions les plus
diverses; je respirai de ce qu'il ne venoit pas. L'attente d'une si
douloureuse émotion me faisoit éprouver une terreur insupportable;
mais je fus couverte de rougeur, en me répétant les paroles de madame
de Vernon: il ne viendrait pas chez vous. Elle sait donc qu'il me
croit indigne de sa présence, ou qu'il a pitié de ma foiblesse, de
l'amour qu'il me croit encore pour lui. Ah! si je le voyois, combien
je serois calme, fière, dédaigneuse! Pendant que je cherchois à
reprendre quelque force, les deux battans de mon salon s'ouvrirent, et
l'on annonça madame de Mondoville.

Louise, c'est ainsi que l'heureuse Delphine se fût appelée, si
Thérèse.....Ah! ce n'est pas Thérèse; c'est lui, c'est lui seul! A
l'abri de ce nom de Mondoville, si doux, si harmonieux quand il
présageoit sa présence; à l'abri de ce nom, Matilde s'avançoit avec
fierté, avec confiance; et moi qu'il en a dépouillée, je n'osois lever
les regards sur elle, je pouvois à peine me soutenir. Elle m'aborda
fort simplement, et ne me parut pas avoir la moindre idée des motifs
de mon absence; elle attribua tout à mes soins pour madame d'Ervins,
et me parut avoir gagné depuis qu'elle passoit sa vie avec Léonce. _Je
ne suis pas la rose_, dit un poète oriental, _mais j'ai habité avec
elle_. Dieu! que deviendrai-je, moi condamnée à ne plus le revoir!

Une fois, dans la conversation, il me sembla que Matilde avoit pris un
geste, un mot familier à Léonce; mon sang s'arrêta tout à coup à ce
souvenir, si doux en lui-même, si amer quand c'étoit Matilde qui me le
retraçoit. Un des gens de Léonce servoit Matilde à table; tous ces
détails de la vie intime me faisoient mal. Si je restois ici,
j'éprouverois à chaque instant une douleur nouvelle. Voir sans cesse
Matilde, sentir son bonheur goutte à goutte! non, je ne le puis. Quand
il falloit m'adresser à elle, lui offrir ce qui se trouvoit sur la
table, j'évitois de lui donner aucun nom; madame de Vernon l'appeloit
souvent madame de Mondoville, et chaque fois je tressaillois.

Je m'aperçus aisément que madame de Vernon étoit blessée contre sa
fille; mais je gardois le silence sur tout ce qui pouvoit amener une
conversation animée; à peine pouvois-je articuler les mots les plus
insignifians sans me trahir. Enfin, après le dîner, madame de Vernon
demanda à Matilde quand son nouvel appartement seroit prêt.--Dans six
jours, répondit Matilde; et se retournant vers moi, elle me dit: Je
vois bien que cet arrangement déplaît à ma mère, mais je vous en fais
juge, ma cousine, n'est-il pas convenable que nous vivions dans des
maisons séparées? nos goûts et nos opinions diffèrent extrêmement; ma
mère aime le jeu, elle passe une partie de la nuit au milieu du monde,
la solitude me convient, et nous serons beaucoup plus heureuses toutes
les deux, en nous voyant souvent, mais en n'habitant pas sous le même
toit.--Finissons-en sur ce sujet, lui dit madame de Vernon assez
vivement; j'aurois modifié mes habitudes avec plaisir, je les aurois
même sacrifiées, si je m'étois crue nécessaire à votre bonheur: quant
à vos opinions, puisque c'est moi qui ai dirigé votre éducation, il
n'y a pas apparence que je ne sache pas ménager une manière de penser
que j'ai voulu vous inspirer; mais vous parlez de goûts, d'habitudes,
et jamais d'affections; celle que vous avez pour moi, en effet, a bien
peu d'ascendant sur votre vie; n'en parlons plus: j'avois encore une
illusion, vous venez de me prouver qu'il suffit d'en avoir une,
quelque aride que soit d'ailleurs la vie, pour éprouver de la
douleur.--Matilde rougit, je serrai la main de madame de Vernon, et
nous gardâmes toutes les trois le silence pendant quelques minutes;
enfin madame de Vernon le rompit, en demandant à Matilde si elle avoit
été voir sa cousine madame de Lebensei.--Je ne pense pas assurement,
répondit Matilde, que vous exigiez de moi d'aller voir une femme qui
s'est remariée pendant que son premier mari vivoit encore; un pareil
scandale ne sera jamais autorisé par ma présence.--Mais son premier
mari étoit étranger et protestant, lui répondit madame de Vernon; elle
a fait divorce avec lui selon les lois de son pays.--Et sa religion, à
elle-même, reprit Matilde, la comptez-vous pour rien? Elle est
catholique: pouvoit-elle se croire libre, quand sa religion ne le
permettoit pas?--Vous savez, reprit madame de Vernon, que son premier
mari étoit un homme très-méprisable; qu'elle aime le second depuis six
ans; qu'il lui a rendu des services généreux.--Je ne m'attendois pas,
je l'avoue, interrompit Matilde, que ma mère justifieroit la conduite
de madame de Lebensei.--Je ne sais si je la justifie, répondit madame
de Vernon; mais quand madame de Lebensei auroit commis une faute, la
charité chrétienne commanderoit l'indulgence envers elle.--La charité
chrétienne, répondit Matilde, est toujours accessible au repentir;
mais quand on persiste dans le crime, elle ordonne au moins de
s'éloigner des coupables.--Et vous voudriez, ma fille, que madame de
Lebensei quittât maintenant M. de Lebensei?--Oui, je le voudrois,
s'écria Matilde, car il n'est point, car il ne peut être son mari. On
dit de plus que c'est un homme dont les opinions politiques et
religieuses ne valent rien; mais je ne m'en mêle point: il est
protestant, il est tout simple que sa morale soit fort relâchée. Il
n'en est pas de même de madame de Lebensei, elle est catholique, elle
est ma parente; je vous le répète, ma conscience ne me permet pas de
la voir.--Eh bien, j'irai seule chez elle, répondit madame de
Vernon.--Je vous y accompagnerai, ma chère tante, lui dis-je, si vous
le permettez.--Aimable Delphine! s'écria madame de Vernon en
soupirant! eh bien! nous irons ensemble; elle demeure à deux lieues de
chez vous, elle passe sa vie dans la retraite, elle sait combien sa
conduite a été, non-seulement blâmée, mais calomniée; elle ne veut
point s'exposer à la société qui est très-mal pour elle.--Dites-lui
bien, reprit Matilde avec assez de vivacité, que ce n'est point ce
qu'on peut dire d'elle qui m'empêche d'aller la voir; je ne suis point
soumise à l'opinion, et personne ne sauroit la braver plus volontiers
que moi, si le moindre de mes devoirs y étoit intéressé; au premier
signe de repentir que donnera madame de Lebensei, je volerai auprès
d'elle, et je la servirai de tout mon pouvoir. Matilde, m'écriai-je
involontairement, Matilde, croyez-vous qu'on se repente d'avoir épousé
ce qu'on aime?--A peine ces mois m'étoient-ils échappés, que je
craignis d'avoir attiré son attention sur le sentiment qui me les
avoit inspirés; mais je me trompois; elle ne vit dans ces paroles
qu'une opinion qui lui parut immorale, et la combattit dans ce sens.
Je me tus, elle et sa mère repartirent pour Paris, et je vis ainsi
finir une contrainte douloureuse. Mais que de sentimens amers se sont
ranimés dans mon coeur! Quelle conduite que celle de Léonce! Il ne me
fait pas dire un mot, il ne veut pas me voir, il m'accable de
mépris!... Louise, j'ai écrit ce mot; malgré ce qu'il m'en a coûté,
j'ai pu l'écrire! car c'est de toute la hauteur de mon âme que je
considère l'injustice même de Léonce. Je voudrois cependant, je
voudrois au prix de ma misérable vie, qu'il me fût possible de le
rencontrer encore une fois par hasard, sans qu'il put me soupçonner de
l'avoir recherché. Je saurois alors, soyez-en sûre, je saurois
reconquérir son estime; je m'enorgueillis à cette idée; je l'aime
peut-être encore; mais ce qui m'est nécessaire surtout, c'est qu'il me
rende cette considération à laquelle il a sacrifié son bonheur, oui,
son bonheur.... Je valois mieux pour lui que Matilde. Se peut-il qu'un
mouvement de regret ne lui inspire pas le besoin de me parler! Louise,
ne condamnez pas celle que vous avez élevée; ce souhait, Le ciel m'en
est témoin, je ne le forme point pour me livrer aux sentimens les plus
criminels. Mais je voudrois du moins refuser de le voir, qu'il le sût,
qu'il en souffrît un moment, et qu'il cessât de me croire le plus
foible des êtres, le plus indigne de son inflexible caractère. Louise,
j'éprouve les douleurs les plus poignantes, et celles que je confie,
et celles qui me font mal à développer! Pardonnez-moi si j'y succombe;
c'est pour vous seule que je vis encore.



LETTRE VII.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Bellerive, ce 8 août.


Ne puis-je donc faire un pas qui ne renouvelle plus cruellement encore
les chagrins que je ressens? pourquoi m'a-t-on conduite chez madame de
Lebensei? Elle est heureuse par le mariage; elle l'est parce que son
mari a su braver l'opinion, parce qu'il a méprisé les vains discours
du monde, et qu'à cet égard il est en tout l'opposé de Léonce. Madame
de Lebensei est heureuse, et je l'aurois été bien plus qu'elle, car
son caractère ne la met point entièrement au-dessus du blâme; son
coeur est bien loin d'aimer comme le mien; et quel homme, en effet,
pourroit inspirer à personne ce que j'éprouve pour Léonce?

Madame de Vernon vint me prendre hier pour aller à Cernay comme nous
en étions convenues. En arrivant nous apprîmes que M. de Lebensei
étoit absent. Madame de Lebensei, en nous voyant, fut émue; elle
cherchoit à le cacher, mais il étoit aisé de démêler cependant qu'une
visite de ses parens étoit un événement pour elle, dans la
proscription sociale où elle vivoit. Vous avez connu madame de
Lebensei à Montpellier: elle a près de trente ans; sa figure, calme et
régulière, est toujours restée la même. Nous parlâmes quelque temps
sur tous les sujets convenus dans le monde, pour éviter de se
connoître et de se pénétrer: cette manière de causer n'intéressoit
point une personne qui, comme madame de Lebensei, passe sa vie dans la
retraite; néanmoins elle craignoit de s'approcher la première d'aucun
sujet qui pût nous engager à lui parler de sa situation. J'essayai de
nommer quelques personnes de sa connoissance; il me parut, par ce
qu'elle m'en dit qu'elle ne les voyoit plus; je remarquai bien qu'elle
souffroit d'en avoir été abandonnée, mais je ne m'en aperçus qu'à la
fierté même avec laquelle elle repoussoit tout ce qui pouvoit
ressembler à une tentative pour se justifier, ou à des efforts pour se
rapprocher du monde. Elle veut briser ce qu'elle pourroit conserver
encore de liens avec la société, non par indifférence, mais pour
n'avoir plus aucune communication avec ce qui lui fait mal.

Madame de Lebensei a pris tellement l'habitude de se contenir en
présence des autres, qu'il étoit difficile de l'amener à nous parler
avec confiance. Cependant, comme madame de Vernon lui faisoit quelques
excuses polies sur l'absence de sa fille, il lui échappa de
dire:--Vous avez la bonté de me cacher, madame, la véritable raison de
cette absence; madame de Mondoville ne veut pas me voir depuis que
j'ai épousé M. de Lebensei.--Madame de Vernon sourit doucement, je
rougis, et madame de Lebensei continua.--Vous, madame, dit-elle en
s'adressant à madame de Vernon, vous, qui m'avez connue dans mon
enfance, et qui avez été l'amie de ma famille, je vous remercie d'être
venue me trouver dans cette circonstance; je remercie madame d'Albémar
de vous avoir accompagnée ici; je ne cherche pas le monde; je ne veux
pas lui donner le droit de troubler mon bonheur intérieur; mais une
marque de bienveillance m'est singulièrement précieuse, et je sais la
sentir.--Ses yeux se remplirent alors de larmes; et, se levant pour
nous les dérober, elle nous mena voir son jardin et le reste de sa
maison.

L'un et l'autre étoit arrangé avec soin, goût et simplicité; c'étoit
un établissement pour la vie, rien n'y étoit négligé: tout rappeloit
le temps qu'on avoit déjà passé dans cette demeure, et celui plus long
encore qu'on se proposoit d'y rester. Madame de Lebensei me parut une
femme d'un esprit sage sans rien de brillant, éclairée, raisonnable,
plutôt qu'exaltée. Je ne concevois pas bien comment, avec un tel
caractère, sa conduite avoit été celle d'une personne passionnée, et
j'avois un grand désir de l'apprendre d'elle; mais madame de Vernon ne
m'aidoit point à l'y engager; elle étoit triste et rêveuse, et ne se
mêloit point à la conversation.

En parcourant les jardins de madame de Lebensei, je découvris, dans un
bois retiré, un autel élevé sur quelques marches de gazon; j'y lus ces
mots: _A six ans de bonheur, Élise et Henri_. Et plus bas: _L'amour et
le courage réunissent toujours les coeurs qui s'aiment_. Ces paroles
me frappèrent; il me sembla qu'elles faisoient un douloureux contraste
avec ma destinée; et je restai tristement absorbée devant ce monument
du bonheur. Madame de Lebensei s'approcha de moi; et, troublée comme
je l'étois, je m'écriai involontairement:--Ah! ne m'apprendrez-vous
donc pas ce que vous avez fait pour être heureuse? Hélas! je ne
croyois plus que personne le fût sur la terre.--Madame de Lebensei,
touchée, sans doute, de mon attendrissement, me dit avec un mouvement
très-aimable:--Vous saurez, madame, puisque vous le désirez, tout ce
qui concerne mon sort; je ne puis être insensible à l'espoir de
captiver votre estime. Un sentiment de timidité, que vous trouverez
naturel, me rendroit pénible de parler long-temps de moi; j'aurai plus
de confiance en écrivant.--Madame de Vernon nous rejoignit alors, et
fut témoin de l'expression de ma reconnoissance.

Madame de Lebensei nous pria toutes les deux de rester chez elle
quelques jours; je m'y refusai pour cette fois, n'en ayant pas prévenu
Thérèse; mais nous promîmes de revenir; je désirois revoir madame de
Lebensei, et j'aurois craint de la blesser en la refusant: on a de la
susceptibilité dans sa situation, et cette susceptibilité, les âmes
sensibles doivent la ménager, car elle donne aux plus petites choses
une grande influence sur le bonheur.

En revenant avec madame de Vernon, je fus encore plus frappée que je
ne l'avois été le matin de sa pâleur et de sa tristesse, et je lui
demandai à quelle heure elle s'étoit couchée la nuit dernière.--A cinq
heures du matin, me répondit-elle.--Vous avez donc joué?--Oui.--Mon
Dieu! repris-je, comment pouvez-vous vous abandonner à ce goût
funeste? vous y aviez renoncé depuis si long-temps!--Je m'ennuie dans
la vie, me répondit-elle; je manque d'intérêt, de mouvement, et mon
repos n'a point de charmes: le jeu m'anime sans m'émouvoir
douloureusement; il me distrait de toute autre idée, et je consume
ainsi quelques heures sans les sentir.--Est-ce à vous, lui dis-je, de
tenir ce langage? votre esprit....--Mon esprit! interrompit-elle; vous
savez bien que je n'en ai que pour causer, et point du tout pour lire,
ni pour réfléchir; j'ai été élevée comme cela; je pense dans le monde;
seule, je m'ennuie ou je souffre.--Mais ne savez-vous donc pas, lui
dis-je, jouir des sentimens que vous inspirez?--Vous voyez quelle a
été la conduite de ma fille pour moi, me répondit-elle; de ma fille à
qui j'avois fait tant de sacrifices; peut-être qu'en voulant la
servir, je me suis rendue moins digne de votre amitié; vous me
l'accordez encore, mais votre confiance en moi n'est plus la même;
tout est donc altéré pour moi. Néanmoins les momens que je passe avec
vous sont encore les plus agréables de tous; ainsi ne parlons pas de
mes peines dans le seul instant où je les oublie.--Alors elle ramena
la conversation sur madame de Lebensei; et comme elle a tout à la fois
de la grâce et de la dignité dans les manières, il est impossible de
persister à lui parler d'un sujet qu'elle évite, ni de résister au
charme de ce qu'elle dit.

Elle fut si parfaitement aimable pendant la route, qu'elle suspendit
un moment l'amertume de mes chagrins. La finesse de son esprit, la
délicatesse de ses expressions, un air de douceur et de négligence,
qui obtient tout sans rien demander; ce talent de mettre son âme
tellement en harmonie avec la vôtre, que vous croyez sentir avec elle,
en même temps qu'elle, tout ce que son esprit développe en vous; ces
avantages qui n'appartiennent qu'à elle, ne peuvent jamais perdre
entièrement leur ascendant. Il me semble impossible, quand je vois
madame de Vernon, de ne pas me confier à son amitié; et cependant, dès
que je suis loin d'elle, le doute me ressaisit de nouveau: que le
coeur humain est bizarre! on a des sentimens que l'on cherche à se
justifier, parce qu'on a toujours en soi quelque chose qui les blâme;
et l'on cède à de certains agrémens, à de certains esprits, avec une
sorte de crainte, qui ajoute peut-être encore à l'attrait qu'ils
inspirent et qu'on voudroit combattre.

Ce matin, comme je me levois, ayant passé presque toute la nuit à
réfléchir sur l'heureux et doux asile de Cernay, je reçus la lettre
que madame de Lebensei m'avoit promis de m'écrire: la voici; jugez,
Louise, de ce que j'ai dû souffrir en la lisant.

Madame de Lebensei à madame d'Albémar.

PARMI les sacrifices qui me sont imposés, madame, le seul que j'aurois
de la peine à supporter, ce seroit de vous avoir connue, et de ne pas
chercher à vous prouver que je ne mérite point l'injustice dont on a
voulu me rendre victime. Mettez quelque prix à mes efforts pour
obtenir votre approbation; car jusqu'à ce jour, satisfaite de mon
bonheur, et fière de mon choix, je n'ai pas fait une démarche pour
expliquer ma conduite.

En prenant la résolution de faire divorce avec mon premier mari, et
d'épouser quelques années après M. de Lebensei, j'ai parfaitement
senti que je me perdois dans le monde, et j'ai formé, dès cet instant,
le dessein de n'y jamais reparoître. Lutter contre l'opinion, au
milieu de la société, est le plus grand supplice dont je puisse me
faire l'idée. Il faut être, ou bien audacieuse, ou bien humble pour
s'y exposer. Je n'étois ni l'une ni l'autre, et je compris très-vite
qu'une femme qui ne se soumet pas aux préjugés reçus, doit vivre dans
la retraite, pour conserver son repos et sa dignité; mais il y a une
grande différence entre ce qui est mal en soi, et ce qui ne l'est
qu'aux yeux des autres; la solitude aigrit les remords de la
conscience, tandis qu'elle console de l'injustice des hommes.

Si j'avois été très-aimable, très-remarquable par la grâce et l'esprit
de société, le sacrifice de mes succès m'eût peut-être été pénible;
mais j'étois une femme ordinaire dans la conversation, quoique j'eusse
une manière de sentir très-forte et très-profonde; je pouvois donc
renoncer au monde, sans craindre ces regrets continuels de
l'amour-propre, qui troublent tôt ou tard les affections les plus
tendres.

Je n'avois point à redouter non plus le réveil des passions exaltées;
j'ai de la raison, quoique ma conduite ne soit pas d'accord avec ce
qu'on appelle communément ainsi. C'est d'après des réflexions sages et
calmes, que j'ai pris un parti qui sort de toutes les règles communes;
et rien de ce qui m'a décidée ne peut changer, car c'est d'après mon
caractère et celui de Henri que je me suis déterminée.

Les événemens de ma vie sont très-simples et peu multipliés; la suite
de mes impressions est le seul intérêt de mon histoire.

Un Hollandois, M. de T., avoit rapporté des colonies une très-grande
fortune; il passa quelque temps à Montpellier pour rétablir sa santé.
Il se prit, je ne sais pourquoi, d'une passion très-vive pour moi, me
demanda, m'obtint, et m'enmena dans son pays, où je ne connoissois
personne. Il fallut, à dix-huit ans, rompre avec tous les souvenirs de
ma vie. Je voulois m'attacher à mon mari: il y avoit, dans nos esprits
et dans nos caractères, une opposition continuelle; il étoit amoureux
de moi, parce qu'il me trouvoit jolie: car, d'ailleurs, il sembloit
qu'il auroit dû me haïr. Cette espèce d'attachement que je lui
inspirois ajoutoit donc encore à mon malheur; car si ma figure ne lui
avoit pas été agréable, il se seroit éloigné de moi, et je n'aurois
pas senti à chaque instant de la journée les défauts qui me le
rendoient insupportable.

Avarice, dureté, entêtement, toutes les bornes de l'esprit et de l'âme
se trouvoient en lui. Je me brisois sans cesse contre elles;
j'essayois sans cesse un plan quelconque de bonheur, et tous
échouoient contre son active et revécue médiocrité.

Il avoit fait sa fortune en Amérique, en exerçant sur ses malheureux
esclaves un despotisme tyrannique; il y avoit contracté l'habitude de
se croire supérieur à tout ce qui l'entouroit; les sentimens nobles,
les idées élevées lui paraissoient de l'affectation ou de la
niaiserie: exerciez-vous une vertu généreuse a vos dépens; il se
moquoit de vous: l'opposiez-vous à ses désirs; non-seulement il
s'irritoit contre vous, mais il cherchoit à dégrader vos motifs; il
vouloit qu'il n'y eût qu'une seule chose de considérée dans le monde,
l'art de s'enrichir, et le talent de faire prospérer, en tout genre,
ses propres intérêts. Enfin, je l'ai doublement senti, dans le temps
de mon malheur et dans les années heureuses qui l'ont suivi, l'étendue
des lumières, le caractère et les idées que l'on nomme philosophiques,
sont aussi nécessaires au charme, à l'indépendance, et à la douceur de
la vie privée, qu'elles peuvent l'être à l'éclat de toute autre
carrière.

Il falloit, pour vivre bien avec M. de T. que je renonçasse à tout ce
que j'avois de bon en moi; je n'aurois pu me créer un rapport avec lui
qu'en me livrant à un mauvais sentiment.

Quoiqu'il ne cherchât point à plaire, il étoit très-inquiet de ce
qu'on disoit de lui; il n'avoit ni l'indifférence sur les jugemens des
hommes, que la philosophie peut inspirer, ni les égards pour
l'opinion, qu'auroit dû lui suggérer son désir de la captiver. Il
vouloit obtenir ce qu'il étoit résolu de ne pas mériter, et cette
manière d'être lui donnoit de la fausseté dans ses rapports avec les
étrangers, et de la violence dans ses relations domestiques.

Il songeoit du matin au soir à l'accroissement de sa fortune; et je ne
pouvois pas même me représenter cet accroissement comme de nouvelles
jouissances, car j'étois assurée qu'une augmentation de richesses lui
faisoit toujours naître l'idée d'une diminution de dépense, et je ne
disputois sur rien avec lui dans la crainte de prolonger l'entretien,
et de sentir nos âmes de trop près dans la vivacité de la querelle.

L'exercice d'aucune vertu ne m'étoit permis; tout mon temps étoit pris
par le despotisme ou l'oisiveté de mon mari. Quelquefois les idées
religieuses venoient à mon secours; néanmoins combien elles ont acquis
plus d'influence sur moi depuis que je suis heureuse! Des souffrances
arides et continuelles, une liaison de toutes les heures avec un être
indigne de soi, gâtent le caractère, au lieu de le perfectionner.
L'âme qui n'a jamais connu le bonheur ne peut être parfaitement bonne
et douce; si je conserve encore quelque sécheresse dans le caractère,
c'est à ces années de douleur que je le dois. Oui, je ne crains pas de
le dire, s'il étoit une circonstance qui pût nous permettre une
plainte contre notre Créateur, ce seroit du sein d'un mariage mal
assorti que cette plainte échapperoit; c'est sur le seuil de la maison
habitée par ces époux infortunés qu'il faudroit placer ces belles
paroles du Dante, qui proscrivent l'espérance. Non, Dieu ne nous a
point condamnés à supporter un tel malheur! le vice s'y soumet en
apparence, et s'en affranchit chaque jour; la vertu doit le briser,
quand elle se sent incapable de renoncer pour jamais au bonheur
d'aimer, à ce bonheur dont le sacrifice coûte bien plus à notre nature
que le mépris de la mort.

Je ne vous développerai point ici mon opinion sur le divorce; quand M.
de Lebensei sera assez heureux pour vous connoître, madame, il vous
dira mieux que personne les raisonnemens qui m'ont convaincue; je ne
veux vous peindre que les sentimens qui ont décidé de mon sort.

Un jour, à La Haye, chez l'ambassadeur de France, on m'annonça qu'un
jeune François étoit arrivé le matin de Paris, et devoit nous être
présenté le soir même. Une femme me dit que ce François passoit pour
sauvage, savant et philosophe, que sais-je? tout ce que les François
sont rarement à vingt-cinq ans; elle ajouta qu'il avoit fait ses
études à Cambridge, et que sans doute il s'étoit gâté par les manières
angloises; mais comme il n'existe pas, selon mon opinion, de plus
noble caractère que celui des Anglois, je ne me sentois point prévenue
contre l'homme qui leur ressembloit. Je demandai son nom, elle me
nomma Henri de Lebensei, gentilhomme protestant du Languedoc; sa
famille étoit alliée de la mienne; je ne l'avois jamais vu, mais il
connoissoit le séjour de mon enfance; il étoit François; il avoit au
moins entendu parler de mes parens; cette idée, dans l'éloignement où
je vivois de tout ce qui m'avoit été cher, cette idée m'émut
profondément.

M. de Lebensei entra chez l'ambassadeur avec plusieurs autres jeunes
gens; je reconnus à l'instant l'image que je m'en étois faite: il
avoit l'habillement et l'extérieur d'un Anglois, rien de remarquable
dans la figure, que de l'élégance, de la noblesse, et une expression,
très-spirituelle. Je ne fus point frappée en le voyant, mais plus je
causai avec lui, plus j'admirai l'étendue et la force de son esprit,
et plus je sentis qu'aucun caractère ne convenoit mieux au mien.

Depuis ce jour jusqu'à présent, depuis six années, loin de me
reprocher d'aimer Henri de Lebensei, il m'a semblé toujours que si je
l'éloignois de moi je repousserois une faveur spéciale de la
Providence, le signe le plus manifeste de sa protection, l'ami qui me
rend l'usage de mes qualités naturelles, et me conduit dans la route
de la morale, de l'ordre et du bonheur.

Vous avez peut-être su les cruels traitemens que M. de T. me fit
éprouver quand il sut que j'aimois M. de Lebensei. Je n'avois point
d'enfans; je demandai le divorce selon les lois de Hollande. M. de T.,
avant d'y consentir, voulut exiger de moi une renonciation absolue à
toute ma fortune; quand je la refusai, il m'enferma dans sa terre et
me menaça de la mort; son amour s'étoit changé en haine, et toute sa
conduite étoit alors soumise à sa passion dominante, à l'avidité.
Henri me sauva par son courage, exposa mille fois sa vie pour me
délivrer, et me ramena enfin en France après deux années, pendant
lesquelles il m'avoit rendu tous les services que l'amour et la
générosité peuvent inspirer.

Mon divorce fut prononcé; je ne vous fatiguerai point des peines qu'il
m'en coûta pour l'obtenir; c'est Henri que je veux vous faire
connoître, toute ma destinée est en lui. Je vais peut-être vous
étonner, jeune et charmante Delphine; mais ce n'est point la passion
de l'amour, telle qu'on peut la ressentir dans l'effervescence de la
jeunesse, qui m'a décidée à choisir Henri pour le dépositaire de mon
sort; il y a de la raison dans mon sentiment pour lui, de cette raison
qui calcule l'avenir autant que le présent, et se rend compte des
qualités et des défauts qui peuvent fonder une liaison durable. On
parle beaucoup des folies que l'amour fait commettre: je trouve plus
de vraie sensibilité dans la sagesse du coeur que dans son égarement;
mais toute cette sagesse consiste à n'aimer, quand on est jeune, que
celui qui vous sera cher également dans tous les âges de la vie. Quel
doux précepte de morale et de bonheur! Et la morale et le bonheur sont
inséparables, quand les combinaisons factices de la société ne
viennent pas mêler leur poison à la vie naturelle.

Henri de Lebensei est certainement l'homme le plus remarquable par
l'esprit qu'il soit possible de rencontrer; une éducation sérieuse et
forte lui a donné sur tous les objets philosophiques des connoissances
infinies, et une imagination très-vive lui inspire des idées nouvelles
sur tous les faits qu'il a recueillis. Il se plaît à causer avec moi,
d'autant plus qu'une sorte de timidité sauvage et fière le rend
souvent taciturne dans le monde; comme son esprit est animé et son
caractère assez sérieux, plus le cercle se resserre, plus il déploie
dans la conversation d'agrémens et de ressources, et seul avec moi il
est plus aimable encore qu'il ne s'est jamais montré aux autres. Il
réserve pour moi des trésors de pensées et de grâce, tandis que le
commun des hommes s'exalte pour les auditeurs, s'enflamme par
l'amour-propre, et se refroidit dans l'intimité: tous ceux qui aiment
la solitude, ou que des circonstances ont appelés à y vivre, vous
diront de quel prix est dans les jouissances habituelles ce besoin de
communiquer ses idées, de développer ses sentimens, ce goût de
conversation qui jette de l'intérêt dans une vie où le calme s'achète
d'ordinaire aux dépens de la variété; et ne croyez point que cet
empressement de Henri pour mon entretien naisse seulement de son amour
pour moi; ma raison m'auroit dit encore qu'il ne faut jamais compter
sur les qualités que l'amour donne, ou se croire préservé des défauts
dont il corrige. Ce qui me rend certaine de mon bonheur avec Henri,
c'est que je connois parfaitement son caractère tel qu'il est,
indépendamment de l'affection que je lui inspire, et que je suis la
seule personne au monde avec laquelle il ait entièrement développé ses
vertus comme ses défauts.

Henri possède un genre d'agrément et de gaîté qui ne peut se
développer que dans la familiarité de sentimens intimes; ce n'est
point une grâce de parure, mais une grâce d'originalité dont la
parfaite aisance augmente beaucoup le charme: quand l'intimité est
arrivée à ce point, qui fait trouver du charme dans des jeux d'enfans,
dans une plaisanterie vingt fois répétée, dans de petits détails sans
fin auxquels personne que vous deux ne pourroit jamais rien
comprendre; mille liens sont enlacés autour du coeur, et il suffiroit
d'un mot, d'un signe, de l'allusion la plus légère à des souvenirs si
doux, pour rappeler ce qu'on aime du bout du monde.

J'ai de la disposition à la jalousie; Henri ne m'en fait jamais
éprouver le moindre mouvement: je sais que seule je le connois, que
seule je l'entends, et qu'il jouit d'être senti, d'être estimé par
moi, sans avoir jamais besoin de mettre en dehors ce qu'il éprouve. Il
a des opinions très-indépendantes, assez de mépris pour les hommes en
général, quoiqu'il ait beaucoup de bienveillance pour chacun d'eux en
particulier. On a dit assez de mal de lui, surtout depuis que, dans
les querelles politiques, il s'est montré partisan de la révolution;
il tient cette injustice pour acceptée, et rien au monde ne pourroit
le contraindre à une justification, pas même à une démonstration de ce
qu'il est: dès que cette démonstration peut être demandée, elle lui
devient impossible. Le parfait naturel de son caractère m'est encore
un garant de sa fidélité; s'il formoit une nouvelle liaison, il seroit
obligé d'entrer dans des explications sur lui-même, sur ses défauts,
sur ses qualités, dont sa conduite envers moi le dispense; il m'a
parlé par ses actions, et c'est de cette manière qu'un caractère fier
et souvent calomnié aime à se faire connoître.

Sous des formes froides et quelquefois sévères, il est plus accessible
que personne à la pitié; il cache ce secret, de peur qu'on n'en abuse;
mais moi, je le sais et je m'y confie. Sans doute je serois bien
malheureuse, s'il n'étoit retenu près de moi que par la crainte de
m'affliger en s'éloignant; mais tout en jouissant de l'amour que je
lui inspire, je songe avec bonheur que deux vertus me répondent de son
coeur, la vérité et la bonté. Nous nous faisons illusion; mais quand
on observe la société, il est aisé de voir que les hommes ont bien peu
besoin des femmes; tant d'intérêts divers animent leur vie, que ce
n'est pas assez du goût le plus vif, de l'attrait le plus tendre, pour
répondre de la durée d'une liaison: il faut encore que des principes
et des qualités invariables préservent l'esprit de se livrer à une
affection nouvelle, arrêtent les caprices de l'imagination, et
garantissent le coeur long-temps avant le combat; car s'il y avoit
combat, le triomphe même ne seroit plus du bonheur.

Que de qualités cependant, que de singularités même ne faut-il pas
trouver réunies dans le caractère d'un homme, pour avoir la certitude
complète de son affection constante et dévouée! et, sans cette
certitude, combien le parti que j'ai adopté seroit insensé! car
lorsqu'on prend une résolution contraire à l'opinion générale, rien ne
vous soutient que vous-même: vous avez contracté l'engagement d'être
heureuse, et si jamais vous laissiez échapper quelques regrets, le
public et vos amis seroient prêts à les repousser au fond de votre
coeur comme dans leur seul asile.

Je ne le dissimulerai point, les opinions philosophiques de Henri, la
force de son caractère, son indifférence absolue pour la manière de
penser des autres, quand elle n'est pas la sienne, tous ces appuis
m'ont été bien nécessaires pour lutter contre la défaveur du monde. Un
homme s'affranchit aisément de tout ce qui n'est pas sa conscience, et
s'il possède des talens vraiment distingués, c'est en obtenant de la
gloire qu'il cherche à captiver l'opinion publique; la gloire commence
à une grande distance du cercle passager de nos relations
particulières, et n'y pénètre même qu'à la longue. M. de Lebensei, par
un contraste singulier, mais naturel, est parfaitement indifférent à
l'opinion de ce qu'on appelle la société, et très-ambitieux
d'atteindre un jour à l'approbation du monde éclairé: moi, qui ne puis
être connue qu'autour de moi, je ne nie point que je ne sois affligée
quelquefois d'être généralement blâmée; mais comme ce blâme ne produit
pas sur Henri la plus légère impression, comme je suis assurée qu'il y
est tout-à-fait indifférent, je me distrais facilement de ma peine.
L'on n'est inconsolable, dans un sentiment vrai, que de la douleur de
ce qu'on aime; l'on finit toujours par oublier la sienne propre.

J'étois convaincue que la morale et la religion bien entendues ne me
défendoient point d'épouser Henri, puisque je ne troublois, par cette
résolution, la destinée de personne, et que je n'avois à rendre compte
qu'à Dieu de mon bonheur. Devois-je donc, quand le ciel m'avoit fait
rencontrer le seul caractère qui pût s'identifier avec le mien, le
seul homme qui pût tirer de mes qualités et de mes défauts des sources
de félicité pour tous les deux; devois-je sacrifier ce sort unique au
mal que pouvoient dire de moi de froids amis qui m'ont bientôt
oubliée, des indifférens qui savent à peine mon nom? Ils me
conseilleroient de renoncer au seul être qui m'aime, au seul être qui
me protège dans ce monde, tout en se préparant à me refuser du secours
si j'en avois besoin, si, redevenue isolée par déférence pour leurs
avis, j'allois leur demander l'un des milliers de services qu'Henri me
rendroit sans les compter.

Non, ce n'est point à l'opinion des hommes, c'est à la vertu seule
qu'on peut immoler les affections du coeur; entre Dieu et l'amour, je
ne reconnois d'autre médiateur que la conscience.

De quoi vous menace donc la société? de ne plus vous voir? la punition
n'est pas égale à la sévérité des lois qu'elle impose. Cependant, je
le répète à vous, madame, qui êtes encore dans les premières années de
la jeunesse, mon exemple ne doit entraîner personne à m'imiter. C'est
un grand hasard à courir pour une femme, que de braver l'opinion; il
faut, pour l'oser, se sentir, suivant la comparaison d'un poète, _un
triple airain autour du coeur_, se rendre inaccessible aux traits de
la calomnie, et concentrer en soi-même toute la chaleur de ses
sentimens; il faut avoir la force de renoncer au monde, posséder les
ressources qui permettent de s'en passer, et ne pas être douée
cependant d'un esprit ou d'une beauté rare, qui feroient regretter les
succès pour toujours perdus. Enfin, il faut trouver dans l'objet de
nos sacrifices la source toujours vive des jouissances variées du
coeur et de la raison, et traverser la vie appuyés l'un sur l'autre,
en s'aimant et faisant le bien.

Vous connoissez maintenant ma situation, madame; vous aurez aperçu que
mon bonheur n'est pas sans mélange; mais le bonheur parfait ne peut
jamais être le partage d'une femme à qui l'erreur de ses parens ou la
sienne propre ont fait contracter un mauvais mariage. Si l'enfant que,
je porte dans mon sein est une fille, ah! combien je veillerai sur son
choix! combien je lui répéterai que, pour les femmes, toutes les
années de la vie dépendent d'un jour! et que d'un seul acte de leur
volonté dérivent toutes les peines ou toutes les jouissances de leur
destinée.

Quand des personnes que j'estime condamnent la résolution que j'ai
prise; quand j'éprouve la foiblesse ou la dureté de mes amis,
quelquefois je ne retrouve plus, même dans la solitude, le repos que
j'espérois, et le souvenir du monde s'y introduit pour la troubler.
Mais dans les momens où je suis le plus abattue, un beau jour avec
Henri relève mon âme: nous sommes jeunes encore l'un et l'autre, et
néanmoins nous parlons souvent ensemble de la mort, nous cherchons
dans nos bois quelque retraite paisible pour y déposer nos cendres;
là, nous serons unis, sans que les générations successives qui
fouleront notre tombe nous reprochent encore notre affection mutuelle!

Nous nous entretenons souvent sur les idées religieuses, nous
interrogeons le ciel par des regards d'amour: nos âmes, plus fortes de
leur intimité, essaient de pénétrer à deux dans les mystères éternels.
Nous existons par nous mêmes, sans aucun appui, sans aucun secours des
hommes. M. de Lebensei, je l'espère, est plus heureux que moi, car il
est beaucoup plus indépendant des autres. Quand les chagrins, causés
par l'opinion, me font souffrir, je me dis que j'aurois été trop
heureuse, si les hommes avoient joint leur suffrage à ma félicité
intérieure, si j'avois vu, pour ainsi dire, mon bonheur se répéter de
mille manières dans leurs regards approbateurs. L'imparfaite destinée
jette toujours des regrets à travers les plus pures jouissances; la
peine que j'éprouve, la seule de ma vie, me garantit peut-être la
possession de tout ce qui m'est cher; elle m'acquitte envers la
douleur, qui ne veut pas qu'on l'oublie, et j'obtiendrai peut-être en
compensation le seul bien que je demande maintenant au ciel.........
Mourir avant Henri, recevoir ses soins à ma dernière heure, entendre
sa douce voix me remercier de l'avoir rendu heureux, de l'avoir
préféré à tout sur cette terre; alors j'aurai vécu de la vraie
destinée pour laquelle les femmes sont faites; aimer, encore aimer, et
rendre enfin au Dieu qui nous l'a donnée une âme que les affections
sensibles auront seules occupée.

ÉLISE DE LEBENSEI.


Ah! ma chère Louise, maintenant que vous avez fini cette lettre,
avez-vous donné quelques larmes aux regrets qu'elle a ranimés dans mon
coeur? Avez-vous pressenti toutes les réflexions amères qu'elle m'a
suggérées? Que d'obstacles M. de Lebensei n'a-t-il pas eus à vaincre
pour épouser celle qu'il aimoit! Et Léonce, comme aisément il y a
renoncé! C'est madame de Lebensei qui pense à la défaveur de
l'opinion; mais son mari ne s'en est pas occupé un seul instant; il ne
dépend que de ses propres affections, il ne se soumet qu'à ce qu'il
aime; et Léonce.... Ne croyez pas cependant que son caractère ait
moins de force, qu'il soit en rien inférieur à personne; mais il a
manqué d'amour: je veux en vain me faire illusion, tout le mal est là.

Hélas! sans le savoir, madame de Lebensei condamne à chaque ligne la
conduite de Léonce. La douleur que m'a causée cette lettre ne me sera
point inutile; si je le revoyois, je pourrois lui parler, je serois
calme et fière en sa présence.



LETTRE VIII.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.


Louise, qu'ai-je éprouvé? Que m'a-t-il dit? Je n'en sais rien; je l'ai
vu; mon âme est bouleversée; je croyois entrevoir une espérance,
madame de Vernon me l'a presque entièrement ravie. Pouvez-vous
m'éclairer sur mon sort? Ah! je ne suis plus capable de rien juger par
moi-même.

Je reçus hier à Paris, où j'étois venue pour reconduire madame de
Vernon, une lettre vraiment touchante de madame d'Ervins. Dans cette
lettre, elle me conjurait d'aller chez un peintre au Louvre, où le
portrait de M. de Serbellane étoit encore, et de le lui apporter pour
le considérer une dernière fois. Elle me disoit: «Je me suis persuadée
la nuit passée que ses traits étoient effacés de mon souvenir; je les
cherchois comme à travers des nuages qui se plaçoient toujours entre
ma mémoire et moi: je le sais, c'est une chimère insensée; mais il
faut que j'essaie de me calmer avant le dernier sacrifice. Ces
condescendances que j'ai encore pour mes foiblesses ne vous
compromettront plus long-temps, ma chère amie; ma résolution est
prise, et tout ce qui semble m'en écarter m'y conduit.»

Je n'hésitai pas à donner à Thérèse la consolation qu'elle désiroit,
et madame de Vernon, à qui j'en parlai, fut entièrement de mon avis.

J'allai donc ce matin au Louvre; mais avant d'arriver à l'atelier du
peintre de M. de Serbellane, je m'arrêtai dans la galerie des
tableaux; il y en avoit un qu'un jeune artiste venoit de terminer [Le
Marcus Sextus de Guérin.]: il me frappa tellement, qu'à l'instant où
je le regardai, je me sentis baignée de larmes. Vous savez que de tous
les arts, c'est à la peinture que je suis le moins sensible; mais ce
tableau produisit sur moi l'impression vive et pénétrante, que
jusqu'alors je n'avois jamais éprouvée que par la poésie ou la
musique.

Il représente Marcus Sextus, revenant à Rome après les proscriptions
de Sylla. En rentrant dans sa maison, il retrouve sa femme étendue
sans vie, sur son lit; sa jeune fille, au désespoir, se prosterne à
ses pieds. Marcus tient la main pâle et livide de sa femme dans la
sienne; il ne regarde pas encore son visage; il a peur de ce qu'il va
souffrir; ses cheveux se hérissent, il est immobile; mais tous ses
membres sont dans la contraction du désespoir. L'excès de l'agitation
de l'âme semble lui commander l'inaction du corps. La lampe s'éteint,
le trépied qui la soutient se renverse, tout rappelle la mort dans ce
tableau; il n'y a de vivant que la douleur.

Je fus saisie, en le voyant, de cette pitié profonde que les fictions
n'excitent jamais dans notre coeur, sans un retour sur nous-mêmes; et
je contemplai cette image du malheur comme si, dangereusement menacée
au milieu de la mer, j'avois vu de loin, sur les flots, les débris
d'un naufrage.

Je fus tirée de ma rêverie par l'arrivée du peintre qui me mena dans
son atelier; je vis le portrait de M. de Serbellane, très-frappant de
ressemblance. Je demandai qu'on le portât dans ma voiture: pendant
qu'on l'arrangeoit, je revins dans la galerie pour revoir encore le
tableau de Marcus Sextus.

En entrant, j'aperçois Léonce placé comme je l'étois devant ce
tableau, et paroissant ému comme moi de son expression; sa présence
m'ôta dans l'instant toute puissance de réflexion, et je m'avançai
vers lui sans savoir ce que je faisois. Il leva les yeux sur moi, et
ne parut point surpris de me voir. Son âme étoit déjà ébranlée; il me
sembla que j'arrivois comme il pensoit à moi, et que ses réflexions le
préparoient à ma présence.

--On plaint, me dit-il avec une sorte d'égarement tout-à-fait
extraordinaire, et presque sans me regarder, oui, l'on plaint ce
Romain infortuné qui, revenant dans sa patrie, ne trouve plus que les
restes inanimés de l'objet de sa tendresse; eh bien! il seroit mille
fois plus malheureux s'il avoit été trompé par la femme qu'il adoroit,
s'il ne pouvoit plus l'estimer ni la regretter sans s'avilir. Quand la
mort a frappé celle qu'on aime, la mort aussi peut réunir à elle;
notre âme, en s'échappant de notre sein, croit s'élancer vers une
image adorée; mais si son souvenir même est un souvenir d'amertume, si
vous ne pouvez penser à elle sans un mélange d'indignation et d'amour,
si vous souffrez au dedans de vous par des sentimens toujours
combattus, quel soulagement trouverez-vous dans la tombe? Ah!
regardez-le encore, madame, cet homme malheureux qui va succomber sous
le poids de ses peines; il ne connoissoit pas les douleurs les plus
déchirantes; la nature, inépuisable en souffrances, l'avoit encore
épargné. Il tient, s'écria Léonce avec l'accent le plus amer, et en me
saisissant le bras comme un furieux, il tient la main décolorée de la
compagne de sa vie; mais la main cruelle de celle qui lui fut chère
n'a pas plongé dans son sein un fer empoisonné.

--Effrayée de son mouvement, ne pouvant comprendre ses discours, je
voulois lui répondre, l'interroger, me justifier; un de mes gens
apporta dans cet instant le portrait de M. de Serbellane, et le
peintre qui le suivoit lui dit:--Mettez ce tableau avec beaucoup de
soin dans la voiture de madame d'Albémar.--Léonce me quitte,
s'approche du portrait, lève la toile qui le couvroit, la rejette avec
violence, et se retournant vers moi avec l'expression de visage la
plus insultante:--Pardonnez-moi, me dit-il, madame, les momens que je
vous ai fait perdre; je ne sais ce qui m'avoit troublé; mais ce qui
est certain, ajouta-t-il en pesant sur ce mot de toute la fierté de
son âme, ce qui est certain, c'est que je suis calme à présent.--En
prononçant ces paroles, il enfonça son chapeau sur ses yeux, et
disparut.

Je restai confondue de cette scène, immobile à la place où Léonce
m'avoit laissée, et cherchant a deviner le sens des reproches sanglans
qu'il m'avoit adressés: cependant une idée me saisit, c'est que tout
ce qu'il m'avoit dit, et l'impression qu'avoit produite sur lui le
portrait de M. de Serbellane pouvoit appartenir à la jalousie; cette
pensée, peut-être douce, n'étoit encore que confuse dans ma tête,
lorsque madame de Vernon arriva; je ne l'attendois point; elle avoit
été chez moi, ne me croyant pas encore partie, et voulant m'amener
elle-même chez le peintre. Je lui exprimai dans mon premier mouvement
toutes les idées qui m'agitoient, et je lui demandai vivement comment
il seroit possible que Léonce pût croire que j'aimois M. de Serbellane,
lui qui devoit savoir l'histoire de madame d'Ervins.--Aussi, me
répondit-elle, ne le croit-il pas. Mais vous n'avez pas d'idée de son
caractère, et de l'irritation qu'il éprouve sur tout ce qui vous
regarde.--Cette réponse ne me satisfit pas, et je regardai madame de
Vernon avec étonnement; je ne sais ce qui se passa dans son esprit
alors; mais elle se tut pendant quelques instans, et reprit ensuite
d'un ton ferme, qui me fit rougir des pensées que j'avois eues, et ne
me prouva que trop combien elles étoient fausses.

--Je pénètre, me dit madame de Vernon, l'injuste défiance que vous
avez contre moi, je ne puis la supporter, il faut que tout soit
éclairci; je forcerai Léonce, malgré les motifs qu'il pourroit
m'opposer, à vous expliquer lui-même les raisons qui l'ont déterminé à
ne pas s'unir à vous. Je fais peut-être une démarche contraire à mon
devoir de mère, en vous rapprochant du mari de ma fille, car
certainement il ne pourra jamais vous voir sans émotion, quelle que
soit son opinion sur votre conduite; mais ce qu'il m'est impossible de
tolérer, c'est votre défiance, et pour qu'elle finisse, je vais écrire
dès demain à Léonce que je le prie d'avoir un entretien avec vous.

--Jugez, ma soeur, de l'effroi qu'un tel dessein dut me causer; je
conjurai madame de Vernon d'y renoncer; elle me quitta sans vouloir me
dire ce qu'elle feroit; elle étoit blessée, je n'en pus obtenir un
seul mot; mais je pars à l'instant même pour passer deux jours à
Cernay chez madame de Lebensei; si madame de Vernon, malgré mes
instances, me ménage assez peu pour demandera Léonce de me voir, au
moins il saura que je n'ai point consenti à cette humiliation; il ne
me trouvera point chez moi, à Paris, ni à Bellerive.



LETTRE IX.

Madame de Vernon à Léonce.


Après tout ce que je vous ai dit, après tout ce qui s'est passé, votre
agitation, en parlant hier matin à madame d'Albémar, l'a fort étonnée,
mon cher Léonce: elle voudroit ne point partir sans que vous fussiez
en bonne amitié l'un avec l'autre; elle pense avec raison qu'étant
devenus proches parens par votre mariage avec ma fille, vous ne devez
pas rester brouillés; je désirerois donc que vous vous rencontrassiez
tous les deux chez moi demain soir; le voulez-vous?



LETTRE X.

Réponse de Léonce à madame de Vernon.


Je n'ai rien à dire à madame d'Albémar, madame, qui pût motiver
l'entretien que vous me demandez. Nous sommes et nous resterons
parfaitement étrangers l'un à l'autre: l'amitié comme l'amour doivent
être fondés sur l'estime, et quand je suis forcé d'y renoncer,
dispensez-moi de le déclarer.



LETTRE XI.

Léonce à M. Barton.

Paris, ce 14 août.


Je l'ai offensée, mortellement offensée, mon ami, je le voulois, et
néanmoins je m'en repens avec amertume; mais aussi comment se peut-il
que le jour même où j'apprends par hasard de madame de Vernon, que
madame d'Albémar doit aller chez le peintre de M. de Serbellane, le
jour où je la vois emporter ce portrait avec elle, madame de Vernon
me propose de rencontrer chez elle madame d'Albémar, de lui dire
adieu, lorsqu'elle part pour rejoindre M. de Serbellane! et de quels
termes madame de Vernon, inspirée sans doute par madame d'Albémar, se
sert-elle pour m'y engager! elle me rappelle l'amitié, les liens de
famille qui doivent me rapprocher de sa nièce! Non, je ne suis ni le
parent, ni l'ami de Delphine; je la hais ou je l'adore, mais rien ne
sera simple entre nous, rien ne se passera selon les règles communes.
Il est vrai, je ne devois pas me servir d'expressions blessantes en
refusant de la voir; tant de circonstances cependant s'étoient
réunies pour m'irriter! je fus tout le jour assez content de
moi-même, mais la nuit, mais le lendemain qui suivit, je ne pus me
défendre du remords d'avoir outragé celle que j'ai si tendrement
aimée. J'allai chez madame de Vernon pour la conjurer de ne pas
montrer ma réponse à madame d'Albémar. Madame de Vernon étoit partie
pour la campagne de madame de Lebensei; il n'y avoit pas une heure,
me dit-on, qu'elle étoit en route: j'eus l'espoir, en montant à
cheval, de la rejoindre, et je partis à l'instant; j'arrive à Cernay,
sans rencontrer madame de Vernon; un de mes gens me précède, on ouvre
la grille, j'entre, et j'aperçois d'abord la voiture de madame
d'Albémar, qui étoit avancée devant la porte de l'intérieur de la
maison. J'imaginai que madame d'Albémar étoit au moment de partir, et
je ne sais par quelle inconséquence du coeur, quoique je ne fusse pas
venu dans l'intention de la voir, je ne supportai pas l'idée que cela
me seroit impossible. Sans projet ni réflexion, j'avance et je crie
au cocher:--Reculez.--J'attends madame, me répondit-il.--Reculez, lui
dis-je;--et je sautai en bas de mon cheval avec une action si
véhémente, qu'il m'obéit de frayeur. Je fus honteux de ma folle
colère, quand je me trouvai seul au milieu de la cour, examiné par
tous les domestiques qui y étoient. Celui de madame d'Albémar, se
ressouvenant du temps où sa maîtresse avoit du plaisir à me voir, me
dit qu'elle étoit dans le jardin; j'y entrai par la porte de la cour,
toujours dans le même égarement; j'étois dans une maison étrangère,
je n'y connoissois personne, mais j'allois où elle étoit, comme un
malheureux entraîné par une force surnaturelle. Il étoit neuf heures
du soir, le ciel étoit parfaitement serein, et la beauté de la nuit
auroit calmé tout autre coeur que le mien; mais dans mon agitation,
je ne pouvois éprouver aucune impression douce. Je la cherchois, et
mes yeux repoussoient tout ce qui n'étoit pas elle. J'aperçus d'une
des hauteurs du jardin, à travers l'ombre des arbres, cette charmante
figure que je ne puis méconnoître; elle étoit appuyée sur un monument
qu'elle sembloit considérer avec attention; une petite fille à ses
pieds, habillée de noir, la tiroit par sa robe pour la rappeler à
elle. Je m'approchai sans me montrer: Delphine levoit ses beaux yeux
vers le ciel, et je crus la voir pâle et tremblante, telle que son
image m'étoit apparue à l'église. Elle prioit, car toute l'expression
de son visage peignoit l'enthousiasme de l'inspiration. Le vent
venoit de son côté, il agitoit les plis de sa robe avant d'arriver
jusqu'à moi; en respirant cet air je croyois m'enivrer d'elle; il
m'apportoit un souffle divin. Je restai quelques instans dans cette
situation: depuis un mois, mon coeur oppressé n'avoit pas cessé de me
faire mal; je le sentois alors battre avec moins de peine, j'y
pouvois poser la main sans douleur. Je serois resté long-temps dans
cet état, si je n'avois pas vu Delphine sortir du bosquet, pour lire,
aux rayons de la lune, une lettre qu'elle tenoit entre ses mains: il
me vint dans l'esprit que c'étoit celle que j'avois écrite à madame
de Vernon, et que les signes de douleur que je remarquois sur le
visage de Delphine, venoient peut-être de la peine que je lui avois
causée. Je ne pus résister à cette idée; je m'approchai
précipitamment de madame d'Albémar; elle se retourna, tressaillit, et
prête à tomber, elle s'appuya sur un arbre. Je reconnus ma lettre
qu'elle regardoit encore: j'allois m'en saisir pour la déchirer,
lorsque Delphine, reprenant ses forces, s'avança vers moi, et tenant
ma lettre dans l'une de ses mains, elle leva l'autre vers le ciel.
Jamais je ne l'avois vue si ravissante; je crus un moment que moi
seul j'étois coupable, il me sembloit que j'entendois les anges
qu'elle invoquoit à son secours parler pour elle et m'accuser. Je
tombai à genoux devant le ciel, devant elle, devant la beauté; je ne
sais ce que j'adorois, mais je n'étois plus à moi.--Parlez,
m'écriai-je, parlez; prosterné devant vous, je vous demande de vous
justifier.--Non, me dit-elle en mettant sa main sur son coeur, ma
réponse est là, celui qui put m'offenser n'a pas mérité de
l'entendre.--Elle s'éloigna de moi, je la conjurai de s'arrêter, mais
en vain; je vis de loin madame de Vernon qui venoit rapidement vers
nous avec madame de Lebensei; je fis un dernier effort pour obtenir
un mot, il fut inutile, et mon coeur irrité reprit l'indignation que
le regard de Delphine avoit comme suspendue. Je voulus paroître calme
en présence des étrangers, et ne pas rendre Delphine témoin de mon
abattement. Je parlai vite, je rassemblai au hasard tout ce que je
pouvois dire à madame de Lebensei et à madame de Vernon, et quand je
crus en avoir assez fait pour avoir l'air d'être tranquille, je
regardai Delphine, d'abord avec assurance. Elle n'avoit point essayé,
comme moi, de cacher son émotion; elle s'appuyoit sur la fille de
madame d'Ervins, marchoit avec peine, ne répondoit à rien, et
cherchoit seulement avec ses regards la route qui conduisoit hors du
parc. Dès que je vis sa tristesse, je me tus, et je la suivis en
silence; madame de Vernon et madame de Lebensei tâchoient en vain de
soutenir la conversation; au, moment où nous approchâmes de la porte,
les yeux de madame d'Albémar tombèrent sur moi; si je n'avois vu que
ce regard, il me semble que ma situation ne seroit point amère, mais
elle a refusé de se justifier.... Insensé que je suis! que
pouvoit-elle me dire? désavouera-t-elle son choix? ne m'a-t-elle pas
trompé? peut-elle anéantir le passé? mais pourquoi donc voulois-je la
voir, et pourquoi ne puis-je jamais oublier cette expression de
douleur qui s'est peinte dans tous ses traits? Est-ce encore un art
perfide? mais de l'art avec ce visage, avec cet accent! feignoit-elle
aussi l'état où je l'ai vue, lorsqu'elle ne pouvoit m'apercevoir? Sa
voiture en s'en allant passoit devant une des allées du parc; j'ai
fait quelques pas derrière les arbres, pour la suivre encore des
yeux; la fille de madame d'Ervins avoit jeté ses bras autour d'elle,
et Delphine la tenoit serrée contre son coeur, avec un abandon si
tendre, une expression si touchante! il m'a semblé que sa poitrine se
soulevoit par des sanglots. Une femme dissimulée pourroit-elle
presser ainsi un enfant contre son sein? cet âge si vrai, si pur,
seroit-il associé déjà par elle aux artifices de la fausseté? non,
elle a été émue en me revoyant; non, ce sentiment n'étoit point un
mensonge; mais elle est liée à M. de Serbellane, elle n'auroit pu me
le nier; je devois m'y attendre, je ne la chercherai plus. Avant de
l'avoir rencontrée, j'espérois toujours que si je la revoyois, cet
instant changeroit mon sort. Je l'ai revue, et c'en est fait. Je n'en
suis que plus malheureux. Que venois-je faire chez madame de
Lebensei? Pourquoi madame d'Albémar y étoit-elle? C'est une maison
qui me déplaît sous tous les rapports. M. de Lebensei étoit absent,
je ne le regrettai point. M. de Lebensei n'a-t-il pas entraîné la
femme qu'il aimoit dans une démarche qui l'expose au blâme universel?
Je suis sûr qu'elle n'est point heureuse, quoiqu'elle ait eu soin de
répéter plusieurs fois qu'elle l'étoit: son inquiétude secrète, son
calme apparent, ce mélange de timidité et de fierté qui rend ses
manières incertaines, tout en elle est une preuve indubitable qu'on
ne peut braver l'opinion sans en souffrir cruellement; mais moi qui
la respecte, mais moi qui n'ai rien fait que l'on puisse me
reprocher, en suis-je plus heureux? mon ami, il n'est pas d'homme sur
la terre aussi misérable.

Pourquoi, tout en m'écrivant avec intérêt, avec affection, ne me
dites-vous rien sur le sujet de mes peines? craignez-vous de me
montrer que vous aimez encore madame d'Albémar? j'y consens, je suis
peut-être même assez foible pour le désirer; mais de grâce, parlez-moi
d'elle, et ne m'abandonnez pas seul au tourment de mes pensées.



LETTRE XII.

Mademoiselle d'Albémar à Delphine.

Montpellier, 23 août.


Pour la première fois, ma chère amie, je désapprouve entièrement les
sentimens que vous m'exprimez. Quoi! Léonce, en se refusant à vous
voir, écrit formellement qu'il a cessé de vous estimer, et dans le
moment où cette conduite révoltante ne devroit vous inspirer que de
l'indignation, votre lettre à moi [Cette lettre, ainsi que quelques
autres dont il est parlé, ne se trouve pas dans le recueil.] n'est
remplie que du regret de ne lui avoir pas parlé, de n'avoir pas essayé
de vous justifier à ses yeux! on diroit que vous devenez plus foible,
quand il se montre plus injuste; vainement vous vous faites illusion,
en m'assurant que ce n'est point l'amour, mais la fierté, mais le
sentiment de votre dignité blessée, qui ne vous permet pas de
supporter qu'il se croye le droit de vous offenser, en parlant, en
pensant mal de vous. Voulez-vous savoir la vérité? La lettre de Léonce
vous cause une douleur plus vive que toutes celles que vous aviez
ressenties, et vous n'avez plus la force de vous y résigner: ce n'est
pas tout encore; en revoyant ce redoutable Léonce, votre sentiment
pour lui s'est ranimé, et peut-être, pardonnez-moi de vous le dire, il
le faut pour vous éclairer sur vous-même, peut-être avez-vous aperçu
qu'il avoit éprouvé près de vous une émotion profonde, et qu'un plus
long entretien le rameneroit à vos pieds. Pardon encore une fois,
votre coeur ne s'est pas rendu compte de ses impressions, mais pensez
à l'irréparable malheur d'exciter dans le coeur de Léonce une passion
qui lui inspireroit sans doute de l'éloignement pour Matilde!

Delphine, souvenez-vous que, dans vos conversations avec mon frère,
vous répétiez souvent que la vertu dont toutes les autres dérivoient,
c'étoit la bonté, et que l'être qui n'avoit jamais fait de mal à
personne étoit exempt de fautes au tribunal de sa conscience. Je le
crois comme vous, la véritable révélation de la morale naturelle est
dans la sympathie que la douleur des autres fait éprouver, et vous
braveriez ce sentiment, vous Delphine! Je ne raisonnerai point avec
vous sur vos devoirs, mais je vous dirai: songez à Matilde; elle a
dix-huit ans, elle a confié son bonheur et sa vie à Léonce,
abuserez-vous des charmes que la nature vous a donnés, pour lui ravir
le coeur que Dieu et la société lui ont accordé pour son appui? Vous
ne le voulez pas, mais que d'écueils dans votre situation, si vous
n'avez pas le courage de quitter Paris, et de revenir auprès de moi!

Je songe aussi avec inquiétude que cette madame de Vernon, dont la
conduite est si compliquée, quoique sa conversation soit si simple,
est la seule personne qui ait du crédit sur vous à Paris; pourquoi ne
répondez-vous pas à l'empressement que madame d'Artenas a pour vous,
depuis que vous avez rendu service à sa nièce, madame de R.? Elle m'a
écrit plusieurs fois qu'elle désireroit se lier plus intimement avec
vous; je sais que quand elle vint nous voir à Montpellier, à son
retour de Barège, vous ne me permettiez pas de la comparer à madame de
Vernon. Elle est certainement moins aimable; elle n'a pas surtout
cette apparence de sensibilité, cette douceur dans les discours, cet
air de rêverie dans le silence, qui vous plaisent dans madame de
Vernon; mais son caractère a bien plus de vérité: elle a une parfaite
connoissance du monde; je conviens qu'elle y attache trop de prix, et
que si elle n'avoit pas vraiment beaucoup d'esprit, l'importance
qu'elle met à tout ce qu'on dit à Paris pourroit passer pour du
_comérage_: néanmoins personne ne donne de meilleurs conseils, et soit
vertu, soit raison, elle est toujours pour le parti le plus honnête.

Ne vous refusez pas à l'écouter: vous ne lui parlerez pas, je le
comprends, des sentimens qu'on ne peut confier qu'à des âmes restées
jeunes; mais elle vous donnera des avis utiles; tandis que madame de
Vernon, qui ne cherche qu'à vous plaire, ne songe point à vous servir.

Je vous en conjure aussi, ma chère Delphine, continuez à ne rien me
cacher de tout ce qui se passe dans votre coeur et dans votre vie;
vous avez besoin d'être soutenue dans la noble résolution de partir.
Croyez-moi, dans cette occasion, si la passion ne vous troubloit pas,
quel être sur la terre seroit assez présomptueux pour comparer sa
raison à la vôtre? mais vous aimez Léonce, et je n'aime que vous;
confiez-vous donc sans réserve à ma tendresse, et laissez-vous guider
par elle.



LETTRE XIII.

Madame d'Artenas à madame de R.

Paris, ce 1er septembre 1790.


Revenez donc à Paris, ma chère nièce; vous avez pris cette année trop
de goût pour la solitude; depuis cette malheureuse scène des
Tuileries, vous êtes triste; je voulois bien que vous sentissiez un
peu la nécessité d'en croire mes conseil, mais je serois bien fâchée
que votre caractère perdît sa gaîté naturelle.

J'ai enfin rencontré chez elle madame d'Albémar que vous m'aviez
chargée de voir, et que je rechercherois volontiers pour moi-même,
tant je la trouve aimable et bonne. J'aurois désiré qu'elle me parlât
avec confiance sur sa situation actuelle; mais madame de Vernon
possède seule toute son amitié, et je doute fort cependant qu'elle en
fasse un bon usage. J'ai trouvé madame d'Albémar triste, et surtout
fort agitée, elle avoit l'air d'une personne tourmentée par une
indécision cruelle; il étoit neuf heures du soir, elle étoit encore
vêtue de sa robe du matin, ses beaux cheveux n'avoient point encore
été rattachés; à l'extérieur négligé de sa personne, à sa démarche
lente, à sa tète baissée, l'on auroit dit que depuis long-temps elle
n'avoit rien fait que songer à la même pensée, et souffrir de la même
douleur.

Dans cet état cependant, elle étoit jolie comme le jour, et je ne pus
m'empêcher de le lui dire.--Moi, jolie! me répondit-elle, je ne dois
plus l'être.--Et elle se tut. Je voulois apprendre d'elle quelles sont
à présent ses relations avec M. de Serbellane; on rapporte à ce sujet
des choses très-diverses dans Paris; les uns disent qu'elle ne part
pour le Languedoc que pour aller de là rejoindre M. de Serbellane,
s'il n'obtient pas, à cause de son duel, la permission de revenir en
France: d'autres murmurent tout bas que madame d'Albémar a été fort
coquette pour M. de Mondoville, et que M. de Serbellane irrité s'est
brouillé tout-à-fait avec elle: enfin une lettre de Bordeaux m'avoit
fait naître une idée très-différente de toutes celles-là, et je
l'avois gardée jusqu'à présent pour moi seule; je pensois qu'il se
pourroit bien que M. de Serbellane fût l'amant de madame d'Ervins, et
que madame d'Albémar les ayant réunis tous les deux chez elle un peu
indiscrètement, M. d'Ervins les y eût surpris, et se fût battu avec M.
de Serbellane, pour se venger de l'infidélité de sa femme.

J'essayai de provoquer la confiance de madame d'Albémar, en lui disant
ce qui étoit vrai, c'est que je voyois avec peine que les différens
bruits qui se répandoient dans Paris sur son compte, pouvoient nuire à
sa réputation; elle me répondit avec un découragement qui me toucha
beaucoup:--Il fut une époque de ma vie dans laquelle j'aurois attaché
de l'importance à ce qu'on pouvoit dire de moi; mais à présent que mon
nom ne doit plus être uni à celui de personne, je ne m'inquiète plus
de l'injustice dont ce nom peut être l'objet.--Ces paroles me
persuadèrent qu'elle étoit en effet brouillée avec M. de Serbellane,
et comme je commençois à lui donner des consolations douces sur la
peine qu'elle devoit en éprouver, elle m'arrêta pour me demander de
m'expliquer mieux, et lorsque je l'eus fait, elle eut l'air étonné;
mais, sans y mettre un intérêt très-vif, elle me déclara qu'elle
n'avoit jamais pensé à épouser M. de Serbellane.

Le soupçon que j'avois formé sur madame d'Ervins me revint à
l'instant, et je le dis à Delphine, en lui avouant que je regardois
dans ce cas madame d'Ervins comme la véritable cause de la mort de son
mari. Delphine ne m'eut pas plus tôt comprise que, se relevant de
l'abattement où je l'avois vue jusqu'alors, elle me protesta que je me
trompois. Je persistai dans mon opinion, et je lui dis positivement
qu'un duel aussi sanglant ne pouvoit avoir été provoqué par de simples
discussions politiques, et que l'amour de M. de Serbellane pour elle
ou pour madame d'Ervins en devoit être la cause: quand madame
d'Albémar vit que cette opinion étoit arrêtée dans ma tête, elle finit
par me laisser croire tout ce que je voulus sur son attachement pour
M. de Serbellane, exigeant seulement que je n'accusasse pas madame
d'Ervins.

Que vous dirai-je, ma chère nièce? Il me fut impossible de démêler la
vérité. Ce n'est pas qu'assurément madame d'Albémar ne soit la femme
la plus vraie que j'aie jamais connue; mais il y a dans son caractère
une générosité si singulière, que je ne suis pas parvenue à découvrir
avec certitude si tout le mystère ne vient pas de la crainte qu'elle a
de compromettre madame d'Ervins. Aime-t-elle réellement M. de
Serbellane? sa tristesse vient-elle de leur séparation, et peut-être
de leur brouillerie? ou bien a-t-elle consenti à tout ce qu'on
pourroit dire d'elle et de lui, pour détourner l'attention qui se
seroit portée sur madame d'Ervins, et la sauver de l'indignation
qu'elle auroit excitée dans le public, et dans la famille de son mari?
Je l'ignore, mais j'exige de vous le plus profond secret sur cette
dernière supposition; vous en sentez les conséquences.

Quoi qu'il en soit, madame d'Albémar a rendu ma pénétration
tout-à-fait inutile; je me vante de deviner les caractères dissimulés;
mais quand une âme franche ne veut pas laisser connoître un secret, sa
réserve simple et naturelle déconcerte les efforts de l'esprit
observateur.

Après quelques momens de silence, je n'insistai plus; et me bornant à
tâcher d'éclairer Delphine sur madame de Vernon, je lui dis:--Quels
que soient vos motifs pour ne pas donner à ceux qui s'intéressent à
vous le moyen de répondre clairement aux malveillans qui vous
supposent des torts, de bons amis en imposent toujours, quand ils le
veulent, aux discours médisans de la société de Paris: pourquoi donc
madame de Vernon, qui se dit votre amie, ne fait-elle pas taire la
phalange des sots? Ils attaquent, il est vrai, de préférence, les
personnes distinguées; mais ils ne s'y hasardent cependant que dans
les momens où ils ne les croient pas courageusement défendues par
leurs parens ou leurs amis.--Je dois croire, me répondit Delphine en
retombant dans cet état de tristesse insouciante dont elle étoit un
moment sortie, je dois croire que madame de Vernon est mon amie.--Je
n'ai pas entendu dire, répondis-je, qu'elle se permît aucun genre de
blâme sur vous, ma chère Delphine; mais cependant je n'ai pas une
confiance entière dans son amitié; ceux qui l'entourent se montrent
souvent mal pour vous; rarement on peut se tromper à cet indice; on
inspire à ses amis ce que l'on éprouve sincèrement; et, dans son
cercle du moins, une femme sait faire aimer ce qu'elle aime; elle vous
loue beaucoup, j'en conviens, mais à haute voix, comme s'il lui
importoit surtout qu'on vous le répétât; et je ne vois pas dans sa
conversation, quand il s'agit de vous, ce talent conciliateur qu'elle
porte sur tous les autres sujets: elle dit souvent que vous êtes la
plus jolie, la plus spirituelle; mais c'est à des femmes qu'elle
s'adresse, pour vous donner cet éloge qui peut les humilier; et je ne
l'entends jamais leur parler de cette bonté, de cette douceur, de
cette sensibilité touchante qui pourroient vous faire pardonner tous
vos charmes, par celles même qui en sont jalouses. Enfin, souffrez que
je vous le dise, on pourroit croire, en entendant madame de Vernon
parler de vous, qu'elle s'acquitte par ses discours plutôt qu'elle ne
jouit par ses sentimens, et que, prévoyant d'une manière confuse que
votre amitié finira peut-être un jour, elle ne veut pas à tout hasard
vous donner des armes contre elle, en contribuant elle même à
consolider votre réputation.

--Si vous avez raison, me repondit Delphine, je n'en suis que plus à
plaindre; je l'aime, je l'ai aimée, madame de Vernon, de l'attrait du
monde le plus vif et le plus tendre; si tant de dévouement, tant
d'affection n'ont point obtenu son amitié, il est donc vrai qu'il
n'est rien en moi qui puisse attacher à mon sort, il est donc vrai que
je ne puis être aimée.--Vous vous trompez, ma chère Delphine,
repris-je alors vivement; vous méritez d'avoir des amis plus que
personne au monde; mais vous ne savez pas encore ce que c'est que la
vie: vous vous croyez deux excellens guides, l'esprit et la bonté; eh
bien! ma chère, ce n'est pas assez d'être aimable et excellente, pour
se démêler heureusement des difficultés du monde; il y a d'utiles
défauts, tels que la froideur, la défiance, qui vaudraient beaucoup
mieux pour égide que vos qualités mêmes; tout au moins faut-il diriger
ces qualités avec une grande force de raison: moi qui ne suis pas née
très-sensible, j'ai deviné le monde assez vite; laissez-moi vous
l'apprendre. Madame de Vernon vous paroit plus digne de votre amitié,
elle sait mieux vous tenir le langage qui vous séduit: moi, je reste
toujours ce que je suis; je n'ai pas assez d'imagination pour feindre,
je le voudrais en vain; je ne suis plus jeune, mon esprit n'est plus
flexible, il ne peut aller que dans sa ligne; mais je sais que mes
avertissemens vous sont nécessaires, et c'est cette conviction qui me
fait solliciter votre confiance. On vous l'aura dit, je crois;
d'ordinaire, je ne me mets pas en avant: je suis sur la défensive avec
la société, et c'est ainsi qu'il faut être; je m'offre à vous
cependant, ma chère Delphine, parce que vous avez un caractère qui
donne tout et n'abuse de rien: servez-vous donc de moi, si je puis
vous être utile; ce sera ce que je pourrai faire de mieux de mon
oisive existence.

--Madame d'Albémar parut fort touchée des preuves d'amitié que je lui
donnois, et je croyois même l'avoir un peu ébranlée dans son aveugle
amitié pour madame de Vernon; mais le surlendemain elle est revenue
chez moi, presque uniquement pour me dire qu'elle avoit revu depuis
moi madame de Vernon, et s'étoit assurée qu'elle n'avoit aucun
tort.--Elle n'auroit pu me défendre, continua madame d'Albémar, sans
compromettre mes amis; elle a bien fait de se conduire avec prudence,
et de ne pas se livrer à son sentiment.--Je vous le répète, ma chère
nièce, on ne peut arracher madame d'Albémar à l'empire de madame de
Vernon.

Je l'ai souvent remarqué en vivant dans leur société, madame de Vernon
met beaucoup d'intérêt à captiver Delphine; elle est avec elle fière,
sensible, délicate; elle rend hommage au caractère de son amie, en
imitant toutes les vertus pour lui plaire: moi, je ne puis ni ne veux
me montrer autrement que la nature ne m'a faite, bonne et raisonnable,
mais point du tout exaltée; je vaux mieux réellement que madame de
Vernon; Delphine a tort de ne pas s'en apercevoir.

J'obtiendrai cependant un jour l'amitié de madame d'Albémar, si
quelques circonstances me mettent dans le cas de la servir; je vous
promets que je veillerai sur elle comme sur ma fille; vous aussi, ma
chère nièce, vous allez devenir l'objet de tous mes soins, si vous
continuez à m'écouter et à me croire.

H. D'ARTENAS.



LETTRE XIV.

Delphine a mademoiselle d'Albémar.

Paris, ce 3 septembre.


Non, vous l'exigez en vain; non, je n'ai pas la force de souffrir une
telle incertitude; qu'il me dise ce qu'il éprouve, que je connoisse la
cause de l'état extraordinaire où je le vois, et je me soumets à mon
sort; mais le doute, le doute! cette douleur qui prend toutes les
formes pour vous poursuivre, sans que vous ayez jamais aucune arme
pour l'atteindre; je ne puis me résoudre à la supporter: les
malheureux condamnés au supplice savent au moins pour quels crimes ils
sont punis, et moi je l'ignore: ce que je croyois ne me paroît plus
vraisemblable; écoutez ce qui s'est passé hier, et, si vous le pouvez,
continuez à me commander de partir sans le voir.

On jouoit hier Tancrède; madame de Vernon me proposa d'y aller: j'y
consentis, parce que de toutes les tragédies c'est celle qui m'a fait
verser le plus de larmes: nous nous plaçâmes dans la loge de madame de
Vernon, qui est en bas, sur l'orchestre. Pendant le premier acte, je
remarquai à quelque distance de nous un homme enveloppé d'un manteau,
la tête appuyée sur le banc de devant, couvrant son visage avec ses
mains, et mettant du soin à se cacher. Malgré tous ses efforts je
reconnus Léonce; il y a tant de noblesse dans sa taille que rien ne
peut la déguiser.

Mes yeux étoient fixés sur lui, je n'entendois presque rien de la
pièce, mais je le regardois; il tressaillit en écoutant la scène où
Tancrède apprend l'infidélité d'Aménaïde: son émotion, depuis cet
instant, sembloit s'accroître toujours; il cherchoit à la dérober à
tous les regards, mais je ne pouvois m'y méprendre. Ah! que j'aurois
voulu m'approcher de lui! combien j'étois touchée de ses larmes!
C'étoient les premières que je voyois répandre à cet homme d'un
caractère si ferme et si soutenu: étoit-ce pour moi qu'il pleuroit?
seroit-il possible que son âme fût ainsi bouleversée, si Matilde
suffisoit à son bonheur? ne donnoit-il point de regrets à celle qui
entend mieux les sentimens d'Aménaïde, qui est plus digne d'admirer
avec lui le langage que le génie prête à l'amour?

Enfin, au quatrième acte, il me parut qu'il n'avoit plus le pouvoir de
se contraindre; je vis son visage baigné de pleurs, et je remarquai
dans toute sa personne un air de souffrance qui m'effraya; je crois
même que, dans mon trouble, je fis un mouvement qu'il aperçut, car à
l'instant même il se baissa de nouveau pour se dérober à mes regards;
mais lorsque Tancrède, après avoir combattu et triomphé pour Aménaïde,
revient avec la résolution de mourir; lorsqu'un souvenir mélancolique,
dernier regret vers l'amour et la vie, lui inspire ces vers, les plus
touchans qu'il y ait au monde:

    Quel charme, dans son crime, à mes esprits rappelle
    L'image des vertus que je crus voir en elle!
    Toi qui me fais descendre avec tant de tourment
    Dans l'horreur du tombeau dont je t'ai délivrée,
    Odieuse coupable!... et peut-être adorée!
    Toi qui fais mon destin jusqu'au dernier moment!
    Ah! s'il étoit possible! ah! si tu pouvois être
    Ce que mes yeux trompés t'ont vu toujours paroître!
    Non, ce n'est qu'en mourant que je peux l'oublier.

Un soupir, un cri même étouffé sortit du coeur de Léonce; tous les
yeux se tournèrent vers lui: il se leva avec précipitation et se hâta
de s'en aller, mais il chanceloit en marchant, et s'arrêta quelques
instans pour s'appuyer; son visage me parut d'une pâleur mortelle, et
comme on refermoit la porte sur lui, je crus le voir manquer de force
et tomber.

Dieu! comment ne l'ai-je pas suivi! La présence de madame de Vernon,
qui me regardoit attentivement, et la curiosité des spectateurs que
j'aurois attirée sur moi, me retinrent; mais jamais un sentiment plus
passionné ne m'avoit entraînée vers Léonce: il me suffisoit de le
retrouver sensible; j'oubliois qu'il ne l'étoit plus pour moi, et
qu'il avoit pris volontairement des liens qui nous séparoient pour
toujours; je me hâtai de revenir chez moi, et quand je fus seule, une
réflexion me saisit fortement; je crus voir quelques rapports entre
les vers qui avoient touché Léonce, et les sentimens qu'il pouvoit
éprouver, s'il m'aimoit encore et me croyoit coupable. Néanmoins,
quelque exagéré que soit Léonce sur les vertus qu'impose le monde,
pourroit-il donner le nom de crime à la conduite que j'ai tenue? Non!
m'écriai-je seule avec transport, on m'a calomniée près de lui, je ne
puis deviner de quelle manière, mais il faut qu'il m'entende, il le
faut à tout prix! Louise, il n'est aucun devoir sur la terre qui pût
me faire consentir à lui laisser une opinion injuste de moi: que je
meure, mais qu'il me regrette; n'exigez pas que je vive avec son
mépris.

Cependant, en me rappelant la lettre qu'il a répondue, la seule pensée
de lui écrire, de le chercher, me fait mourir de honte. Quoi qu'il
arrive, je ne confierai point à madame de Vernon les pensées qui
m'agitent; je ne sais ce qu'elle a cru devoir ou me dire ou me taire,
mais la voix seule de Léonce peut me persuader maintenant; c'est de
lui seul que j'apprendrai s'il me hait ou s'il m'aime, s'il est
injuste ou malheureux. C'est à lui.... Eh quoi! bravant tout ce qui
devroit me retenir, j'irois implorer une explication de ce caractère
si soupçonneux, si rigide et si fier! Quelle perplexité cruelle!
comment jamais en sortir!

Ne me dites pas que tout est fini, qu'il est marié, que je dois
renoncer à son opinion comme à son amour; son estime est encore mon
seul bien sur la terre; il a besoin des suffrages de tous, je ne veux
que le sien, mais il faut que je l'emporte dans ma retraite: si je ne
l'obtenois pas, vous me verriez poursuivie par une agitation que rien
ne pourroit calmer; je n'aurois pas le repos que peut donner le
malheur même, quand il n'y a plus rien à faire ni rien à vouloir. Je
ne me résignerois jamais; et en expirant, ma dernière parole seroit
encore pour me justifier auprès de lui.



LETTRE XV.

Léonce à M. Barton.

Ce 4 septembre 1790


Je vous envoie un courrier qui a ordre de revenir dans vingt-quatre
heures avec une lettre de vous. Vous ne répondez pas depuis huit jours
aux lettres que je vous ai écrites sur ce qui s'étoit passé entre
madame d'Albémar et moi. Quel est le motif de votre silence? pourquoi
ne m'avez-vous pas écrit? Me trouvez-vous injuste envers Delphine? et
si vous le croyez, juste ciel! pensez-vous que ce seroit me faire du
mal que de me le dire?



LETTRE XVI.

Réponse de M. Barton à Léonce.

Mondoville, 6 septembre.


Vous avez eu tort d'attacher tant d'importance à un silence de
quelques jours: je souffre toujours de mon bras, et j'ai de la peine à
écrire jusqu'à ce que je sois guéri.

Vous êtes l'époux de mademoiselle de Vernon; c'est une personne
très-vertueuse, uniquement attachée à vous; il me semble que vous ne
devez plus vous occuper des circonstances qui ont précédé votre
mariage. Je ne puis les approfondir de loin; ce que vous m'en avez dit
ne suffit pas pour juger une femme à qui j'ai voué de l'estime et de
l'attachement; mais ce dont je me crois sûr, c'est qu'elle-même à
présent désire que vous soyez occupé de votre bonheur et de celui de
Matilde, et que vous oubliiez entièrement l'affection que vous avez pu
concevoir l'un pour l'autre, quand vous étiez libres.

Je vous en conjure, mon cher élève, calmez-vous sur toutes ces idées,
le temps en est passé; votre sort est fixé comme votre devoir;
rappelez-vous ce que vous avez toujours pensé des liens que vous venez
de contracter, et songez qu'il faut se soumettre, quand la passion
nous aveugle, aux jugemens qu'on a prononcés dans le calme de sa
raison. Je suis désolé d'être hors d'état d'aller en voiture; je
pourrois espérer que nos entretiens vous feroient du bien. Adieu.



LETTRE XVII.

Madame de R. à madame d'Artenas.

Ce 14 septembre.


Je suis arrivée, il y a deux jours, pour vous voir, mon aimable tante,
et l'on m'a dit chez vous que vous étiez à la campagne; vous auriez dû
m'en prévenir; je ne reviens à Paris que pour vous: quand nous serons
bien seules une fois, je vous expliquerai mon goût pour la retraite;
vous m'encouragerez à vous en parler, car ce sujet m'est pénible.

J'ai commencé par m'informer de madame d'Albémar, je ne veux point
aller chez elle; hélas! je sais trop que sa liaison avec moi ne
pourroit que lui nuire; mais je n'ai pas dans le coeur un sentiment
plus vif que mon intérêt pour son sort. Madame de Vernon me fit
inviter hier à une grande assemblée qu'elle donnoit, et j'y allai dans
l'espérance de rencontrer madame d'Albémar qui n'y fut point. En
traversant les appartemens de madame de Vernon, je me rappelai la
dernière fois que j'y vins, le jour de ce grand bal où Delphine eut
tant de succès, et montra si visiblement son intérêt pour M. de
Mondoville; je réfléchissois aux événemens inattendus qui avoient
suivi ce jour, lorsque M. de Mondoville entra dans le salon avec sa
femme.

Je vous ai dit, je crois, ma tante, que la première fois que j'avois
vu Léonce, je fus si frappée du charme et de la noblesse de sa figure,
que tout à coup l'impression que j'en reçus me fit réfléchir avec
amertume sur les torts de ma vie. Je sentis que je n'étois pas digne
d'intéresser un tel homme, et madame d'Albémar me parut la seule femme
qui méritât de lui plaire. Eh bien! hier, l'expression du visage de
Léonce étoit entièrement changée; la beauté de ses traits restoit
toujours la même, mais son regard sombre et distrait ne s'arrêtoit
plus sur aucune femme. Il se hâta de saluer, et s'assit dans un coin
de la chambre où il n'y avoit personne à qui parler. Sa femme
s'approcha de lui; je ne sais ce qu'elle lui demandoit: il lui
répondit d'un air doux, mais dès qu'elle l'eut quitté, il soupira
comme s'il venoit de se contraindre.

Une fois madame de Vernon voulut conduire son gendre auprès d'une dame
étrangère qui ne le connoissoit pas: je crus voir dans les manières de
Léonce une répugnance secrète à se laisser ainsi présenter comme un
nouvel époux; il restoit en arrière, suivoit avec peine, et se prêtait
gauchement à tout ce qui pouvoit ressembler à des félicitations.

Madame du Marset, placée à côté de moi, vit que j'observois
attentivement monsieur et madame de Mondoville, et me dit tout bas en
souriant:--J'ai été leur rendre visite deux ou trois fois, et les ai
vus souvent chez madame de Vernon; il n'y a rien de si singulier que
la conduite de Léonce, il semble qu'il veuille être, comme le disoit
le duc de B., _le moins marié qu'il est possible_; il évite avec un
soin extraordinaire les sociétés, les occupations communes avec sa
femme. Matilde, charmée de sa douceur, de sa politesse, de la liberté
qu'il lui laisse, ne remarque pas l'indifférence qu'il a pour elle, et
la crainte qu'il éprouve de resserrer ses liens, en se servant du
pouvoir qu'ils lui donnent. Matilde a de l'amour pour son mari, et se
persuade fermement qu'il en a pour elle: ces dévotes ont en toutes
choses une merveilleuse faculté de croire. On diroit que Léonce attend
toujours quelque événement extraordinaire, et qu'il n'est dans sa
maison qu'en passant; il n'arrange rien chez lui, n'a pas seulement
encore fait ouvrir la caisse de ses livres, aucun de ses meubles n'est
à sa place; ce sont de petites observations, mais qui n'en prouvent
pas moins l'état de son âme: tout ce qui lui rappelle sa situation lui
fait mal, et quoiqu'il ne puisse la changer, il s'épargne autant qu'il
peut les circonstances journalières qui lui retracent la grande
douleur de sa vie, son mariage: enfin je vous garantis qu'il est
très-malheureux.

--J'allois répondre à madame du Marset et l'interroger encore, mais
notre conversation fut interrompue. Comme il y avoit beaucoup de
jeunes personnes dans la chambre, on proposa de danser, une femme se
mit au clavecin, une autre prit la harpe, moi je regardois Léonce; il
cherchoit les moyens de sortir de la chambre: mais un homme âgé, qui
lui parloit, le retenoit impitoyablement. Je compris que la danse
devoit lui rappeler des souvenirs pénibles, et j'espérois qu'on ne lui
proposeroit pas de s'en mêler, lorsque madame du Marset prenant la
main de Matilde et la mettant dans celle de Léonce, leur dit:--Allons
les jeunes mariés, dansez ensemble.--_Bravo_! se mit-on à crier de
toutes parts, _oui, qu'ils dansent ensemble_. La musique commence à
l'instant, et tout le monde s'écarte pour laisser Matilde et Léonce
seuls au milieu de la chambre.

Tout cela s'étoit fait si rapidement, que Léonce, toujours absorbé, ne
sut pas d'abord ce qu'on vouloit de lui; mais quand il entendit la
musique, qu'il vit le cercle formé, et près de lui Matilde qui se
préparoit à danser, saisi à l'instant comme par un sentiment d'effroi,
frappé sans doute du souvenir de Delphine que tout lui retraçoit, il
rejeta la main de Matilde avec violence, recula de quelques pas devant
elle, puis se retournant tout à coup, il sortit en un clin d'oeil de
la chambre et s'élança dans le jardin: le cercle qui l'entouroit
s'ouvrit subitement pour le laisser passer; la vivacité de son action
faisoit tant d'impression sur tout le monde, que personne n'eut l'idée
de prononcer un mot pour l'arrêter.

Madame de Vernon, remarquant l'étonnement de la société, se hâta de
dire que M. de Mondoville ne pouvoit supporter d'être l'objet de
l'attention générale, et qu'il étoit très-timide, malgré les bonnes
raisons qu'on pouvoit lui trouver de ne pas l'être. Chacun eut l'air
de le croire; et, chose étonnante, Matilde qui aime certainement son
mari, fut la première à se tranquilliser complètement, et se mit à
danser à la même place où Léonce l'avoit quittée.

Je sortis pour prendre l'air; à l'extrémité du jardin de madame de
Vernon, je trouvai Léonce assis sur un banc, et profondément rêveur;
il me vit pourtant au moment où je me détournois pour ne pas le
troubler; et lui, qui jusqu'alors ne m'avoit jamais adressé la parole,
vint à moi, et me dit:--Madame de R., la dernière fois que je vous ai
vue, vous étiez avec madame d'Albémar: vous en souvenez-vous?--Oui,
sûrement, lui répondis-je, je ne l'oublierai jamais.--Eh bien! dit-il
alors, asseyez-vous sur ce banc avec moi; cela vous fera-t-il de la
peine de quitter le bal?--Non, je vous assure, lui répétai-je
plusieurs fois.--Mais lorsque nous fûmes assis, il garda le silence et
n'eut plus l'air de se souvenir que c'étoit lui qui vouloit me parler.
J'éprouvois un embarras qui ne me convient plus, et je me hâtai d'en
sortir par mes anciennes manières étourdies et coquettes; car c'est
une coquetterie que de parler à un homme de ses sentimens, même pour
une autre femme.--Que vous est-il donc arrivé, lui dis-je, en mon
absence? Je croyois avoir remarqué que madame d'Albémar vous aimoit,
que vous aimiez madame d'Albémar; je vais passer un mois à la
campagne, je reviens, tout est changé: une aventure cruelle fait un
bruit épouvantable; madame d'Albémar, dit-on, doit épouser M. de
Serbellane, je vous retrouve l'époux de Matilde, et cependant vous
êtes triste; madame d'Albémar ne part point, et ne voit plus personne;
qu'est-ce que cela signifie?--Léonce reprit l'air de réserve qu'il
avoit un moment perdu, et me dit assez froidement:--Madame d'Albémar
sera sans doute très-heureuse dans le choix qu'elle a fait de M. de
Serbellane.--On ne m'ôtera pas de l'esprit, repartis-je, qu'elle vous
préfère à tout; mais il est inutile de vous en parler à présent que
vous êtes marié; ainsi donc, adieu.--Je me levois pour m'en aller;
Léonce me retint par ma robe, et me dit:--Vous êtes bonne, quoiqu'un
peu légère; vous n'avez pas voulu me faire de la peine, expliquez-vous
davantage.--Je ne sais rien, repris-je, je vous assure; je me souviens
seulement d'avoir vu madame d'Albémar traverser ici la salle du bal,
un soir où vous étiez prêt à vous trouver mal après avoir dansé avec
elle. L'émotion qui la trahissoit ce jour-là ne peut appartenir qu'à
un sentiment vrai, pur, abandonné, tel qu'on l'éprouve, ajoutai-je en
soupirant, quand d'illusions en illusions on n'a pas flétri son coeur:
il se peut qu'elle ait eu des engagemens antérieurs avec M. de
Serbellane; mais je suis convaincue qu'elle ne l'épousera pas, parce
qu'elle vous aime, et qu'elle a rompu ses liens avec lui à cause de
vous.

--Léonce parut frappé de ce que je venois de lui dire. Madame de
Vernon étant venue nous rejoindre, je rentrai dans le salon, et ne
parlai plus à M. de Mondoville de la soirée, qu'un moment lorsque je
m'en allois, et qu'il venoit d'avoir un assez long entretien seul avec
sa belle-mère.--N'écoutez pas trop madame de Vernon, lui dis-je tout
bas; je me méfie beaucoup, même de son amitié pour madame d'Albémar;
elle est bien fine, madame de Vernon; elle n'est point dévote, elle
n'a guère de principes sur rien, elle a beaucoup d'esprit, elle n'a
point aimé son mari, et cependant elle n'a jamais eu d'amant.
Défiez-vous de ces caractères-là, il faut que leur activité s'exerce
de quelque manière. Croyez-moi, les pauvres femmes qui, comme moi, se
sont fait beaucoup de mal à elles-mêmes, ont été bien moins occupées
d'en faire aux autres.--Hélas! me répondit Léonce, en me donnant la
main pour me reconduire jusqu'à ma voiture, il y a peut-être une vie
dont le sort a été décidé par ce que vous dites si gaîment.

Madame de Mondoville sortoit en même temps que moi; elle exprima son
mécontentement d'une manière très-visible de la politesse que me
faisoit Léonce; ce n'étoit pas la jalousie qui l'irritoit: votre
pauvre nièce ne passera jamais pour attirer l'attention de Léonce;
mais madame de Mondoville, avant son mariage comme depuis, n'a jamais
manqué d'exercer sur moi toute la rigueur de sa pruderie; je le mérite
peut-être, mais que la charmante Delphine, aussi pure que Matilde, et
mille fois plus aimable, sait mieux trouver l'art de faire aimer la
vertu!

Adieu ma chère tante; revenez, revenez vite, je puis vous promettre
avec certitude, que désormais je contribuerai tous les jours plus à
votre bonheur.

CÉCILE DE R.



LETTRE XVIII.

Léonce à M. Barton.

Paris, ce 15 septembre.


Enfin, je suis décidé, mon cher maître, sur le parti que je dois
prendre; je verrai madame d'Albémar avant d'aller en Espagne: une
femme à qui je n'aurois pas permis dans le temps heureux de ma vie, de
prononcer le nom de Delphine, madame de R., m'a expliqué, je le crois,
les contradictions qui m'étonnoient dans la conduite de madame
d'Albémar. Avant mon arrivée, elle avoit contracté des engagemens avec
M. de Serbellane; mais il est vrai que depuis elle m'a aimé, et
peut-être l'est-il aussi que ce sentiment a blessé M. de Serbellane,
et qu'ils sont maintenant brouillés. Le séjour de madame d'Albémar à
Bellerive, son trouble, son embarras en me voyant, tout peut se
comprendre, si, en effet, elle se reproche de n'avoir pas été vraie
avec moi.

Je ne puis plus avoir pour elle cet enthousiasme sans bornes, qui me
la représentoit comme une créature sublime; mais n'est-il pas simple
que si elle a sacrifié ses liens avec M. de Serbellane à son
attachement pour moi, j'éprouve encore pour elle un attendrissement
profond? Cependant... ne me connoissoit-elle pas lorsque son amant a
passé vingt-quatre heures chez elle? Oh! pensée de l'enfer!
écartons-la s'il est possible; je veux revoir Delphine, c'est un ange
tombé, mais il lui reste encore quelque chose de son origine.

Je lui dois, d'ailleurs, quelques excuses avant de la quitter pour
toujours; elle a peut-être souffert quand elle m'a su l'époux de
Matilde; c'étoit une action dure de me marier, de rompre avec elle,
sans l'informer même par un mot de mon dessein.

Madame de Vernon m'a fortement pressé hier encore d'aller en Espagne;
elle craint, je crois, que je ne lui fasse des reproches sur ses
pertes continuelles au jeu: son inquiétude est mal fondée; c'est le
moment d'avoir des torts avec moi; je ne me souviens de rien, je suis
insensible à tout: mais pourquoi madame de Vernon ne m'a-t-elle jamais
dit que Delphine m'avoit aimé, qu'elle désiroit pouvoir rompre avec
son premier choix? Madame de Vernon avoit-elle peur qu'après tout ce
qui s'étoit passé, je consentisse à remplacer M. de Serbellane?
c'étoit bien peu me connoître! mais elle ne devoit pas se refuser à me
donner un sentiment doux quand j'étois irrité, dévoré; quand un mot
qui m'eût laissé respirer, m'auroit fait plus de bien qu'une goutte
d'eau dans le désert.

Le soulagement dont j'ai besoin, je le trouverai peut-être dans une
conversation de quelques heures avec madame d'Albémar. Je suis donc
résolu de lui écrire pour lui demander de me recevoir à Bellerive. Ce
n'est point à Paris, c'est dans la solitude que je veux lui parler;
elle y retournera demain, ma lettre lui sera remise après-demain, à
son réveil.

Vous n'avez rien à redouter pour mes devoirs, de cette explication,
mon cher maître; j'apprendrois que Delphine m'aime encore, que mes
résolutions ne seroient point changées; elle ne peut plus se montrer à
moi telle que je la croyois, et l'idée parfaite que j'avois d'elle
pourroit seule décider de mon sort. Si, comme je l'espère, madame
d'Albémar consent à me recevoir, si elle me montre quelques regrets,
je saurai me tracer un plan de vie triste, mais calme. Je partirai
pour l'Espagne, j'y resterai quelques années, dussé-je y faire venir
madame de Mondoville. Je veux quitter la France après avoir vu madame
d'Albémar; nous nous séparerons sans amertume; je pourrai supporter
mon sort; mes regrets ne finiront point, mais la plupart des hommes ne
vivent-ils pas avec un sentiment pénible au fond du coeur?

Enfin ne me blâmez pas, j'ose vous le répéter, ne me blâmez pas; on
doit permettre aux caractères passionnés, de chercher une situation
d'âme quelconque, qui leur rende l'existence tolérable. Pensez-vous
que je puisse vivre plus long-temps dans l'état où je suis depuis deux
mois? Il me faut une autre impression, fût-ce une autre douleur, il me
la faut! Vous me connoissez de la force, de la fermeté; je sais
souffrir; eh bien! je vous le dis, je succombois, et ce cri de
miséricorde ne m'échappe qu'après les combats les plus violens que le
caractère et le sentiment, la raison et la souffrance, se soient
jamais livrés.



LETTRE XIX.

M. de Serbellane à madame d'Albémar.

[Cette lettre fut remise le 16 septembre au soir à madame d'Albémar.]

Lisbonne, ce 4 septembre 1790.


Je viens vous demander, madame, le plus éminent service, le seul qui
puisse détourner l'irréparable malheur dont je suis menacé.

Thérèse, après avoir assuré le sort de sa fille, en passant quelques
mois dans ses terres près de Bordeaux, veut obtenir de la famille de
son mari, la permission de vous confier l'éducation d'Isore, et
tranquille alors sur le sort de cet enfant, elle est résolue à se
faire religieuse dans un couvent, dont le père Antoine, son confesseur
actuel, a la direction: ainsi mourroit au monde et à moi, la meilleure
et la plus charmante créature que le ciel ait jamais formée. Le Dieu
que Thérèse adore seroit-il un Dieu de bonté, s'il lui commandoit un
tel supplice!

Les coutumes barbares des sociétés civilisées ont fait de Thérèse, à
quatorze ans, l'épouse d'un homme indigne d'elle; la nature, en
faisant naître M. d'Ervins vingt-cinq ans avant Thérèse, sembloit
avoir pris soin de les séparer; les indignes calculs d'une famille
insensible les ont réunis, et Thérèse seroit coupable de m'avoir
choisi pour le compagnon de sa vie!

Il est impossible, je le sens, qu'au milieu du monde elle porte le nom
de mon épouse; il faut respecter la morale publique qui le défend:
elle est souvent inconséquente, cette morale, soit dans ses
austérités, soit dans ses indulgences; néanmoins telle qu'elle est, il
ne faut pas la braver, car elle tient à quelques vertus dans l'opinion
de ceux qui l'adoptent. Mais quel devoir, quel sentiment peut empêcher
Thérèse de changer de nom, et d'aller en Amérique m'épouser et
s'établir avec moi? Vous trouverez ce projet bien romanesque pour le
caractère que vous me connoissez; il m'est inspiré par un sentiment
honnête et réfléchi. J'ai fait imprudemment le malheur d'une innocente
personne; je dois lui consacrer ma vie, quand cette vie peut lui faire
quelque bien. D'ailleurs si la disposition de mon âme me rend peu
capable de passions très-vives, elle me rend aussi les sacrifices plus
faciles. L'Europe, l'Amérique, tous les pays du monde me sont égaux.
Quand une fois on connoît bien les hommes, aucune préférence vive
n'est possible pour telle ou telle nation, et l'habitude qui supplée à
la préférence n'existe pas en moi, puisque j'ai constamment voyagé;
peut-être même est-il assez doux, lorsque l'on n'est point poursuivi
par les remords, de rompre tous ces rapports que la durée de la vie
vous a fait contracter avec les hommes, de s'affranchir ainsi de cette
foule de souvenirs pénibles qui oppressent l'âme, et souvent arrêtent
ses élans les plus généreux; je me replacerai au milieu de la nature
avec un être aimable qui partagera toutes mes impressions. J'essaierai
sur cette terre ce qu'est peut-être la vie à venir, l'oubli de tout,
hors le sentiment et la vertu.

Thérèse est beaucoup plus digne qu'aucune autre femme de la destinée
que je lui propose; en s'enfermant dans un couvent pendant le reste de
ses jours, elle exerce plus de courage pour le malheur, que je ne lui
en demande pour le bonheur. Un principe de devoir fortifié par la
religion, peut seul, j'en suis sûr, la déterminer à se sacrifier
ainsi; mais en quoi consiste-t-il donc ce devoir, à quelle expiation
est-elle obligée? Quel bien peut-il résulter pour les morts comme pour
les vivans, du malheur qu'elle veut subir? Si elle se croit des torts,
ne vaut-il pas mieux les réparer par des vertus actives? Nous
emploierons en Amérique la fortune que je possède à des établissemens
utiles, à une bienfaisance éclairée: Thérèse n'aura pas rempli, j'en
conviens, les devoirs que les hommes lui avoient imposés; mais ceux
qu'elle a choisis, mais ceux que son coeur lui permettoit d'accomplir,
elle y sera fidèle.

Il faut que je la voie; c'est le seul moyen qui me reste pour la faire
renoncer à sa cruelle résolution; toute autre tentative seroit vaine:
mes lettres n'ont rien produit, le spectacle seul de ma douleur peut
la toucher. Obtenez-moi donc, madame, un sauf-conduit pour passer
quinze jours en France. L'envoyé de Toscane le demandera, si vous le
désirez; je voulois arriver sans toutes ces précautions misérables,
mais j'ai craint pour Thérèse l'éclat que pourroit avoir mon
emprisonnement, si la famille de M. d'Ervins l'obtenoit. Je ne doute
pas que l'intention de cette famille ne soit de persécuter Thérèse;
mais ce ne sont point de semblables motifs qui pourront l'engager à me
croire; il n'y a que ma peine qui puisse agir sur elle, et jamais il
n'en exista de plus profonde.

Depuis qu'une expérience rapide m'a donné de bonne heure les qualités
des vieillards, en me décourageant, comme eux, de l'espérance, je ne
fatiguois plus le ciel par la diversité des voeux d'un jeune homme; je
ne lui demandois qu'une grâce, c'étoit de n'avoir jamais à me
reprocher le malheur d'un autre; car le remords est la seule douleur
de l'âme, que le temps et la réflexion n'adoucissent pas. Elle va me
poursuivre, cette douleur; c'est en vain que j'avois émoussé la
vivacité de tous mes sentimens; la raison aura détruit mon illusion
sur les plaisirs, sans adoucir l'âpreté de mes chagrins.

L'image de cette douce, de cette angélique Thérèse, immolant sa
jeunesse, ensevelissant elle-même sa destinée, cette image enveloppée
des voiles de la mort, me poursuivra jusqu'au tombeau. Vous, madame,
qui avez le génie de la bonté, la passion du bien, et tout l'esprit
des anges, secourez-moi.

Je vous envoie un ami fidèle qui, après vous avoir remis cette lettre
et reçu votre réponse, doit revenir sur les frontières de France, où
je l'attendrai. C'est à lui seul que vous voudrez bien donner le
sauf-conduit que je désire si ardemment: vous l'obtiendrez, car jamais
rien n'a pu être refusé à vos prières, et vous sauverez Thérèse et moi
d'un malheur, d'un supplice éternel. Adieu, madame; je me confie à
votre bonté, elle ne trompera point mon espoir.

CH. DE SERBELLANE.

P. S. Il importe que madame d'Ervins ne sache pas que mon intention
est de revenir en France.



LETTRE XX.

Léonce à Delphine.

Paris, ce 17 septembre.


Les nouveaux devoirs que j'ai contractés doivent désormais me rendre
étranger à votre avenir: cependant ne me refusez pas de le connoître;
permettez-moi de m'entretenir quelques instans seul avec vous, à
l'heure que vous voudrez bien m'indiquer. Je pars pour l'Espagne après
vous avoir vue: cette grâce que je vous demande, sera sans doute le
dernier rapport que vous aurez jamais avec ma triste vie. Je ne
devrois plus conserver aucun doute sur vos torts envers vous-même,
comme envers moi; cependant si vous aviez des chagrins, si je pouvois
vous pardonner, je partirois plus calme, et peut-être moins
malheureux.

LÉONCE.



LETTRE XXI.

Delphine à Léonce.

Ce 17 septembre,


Me _pardonner_! Je vous verrai, monsieur; quoique votre billet ne
mérite peut-être pas cette réponse, j'ai besoin, pour ma propre
dignité, d'une explication avec vous. Je dois consacrer ce jour tout
entier à des devoirs d'amitié que vous ne m'apprendrez point à
négliger; mais demain, choisissez l'instant que vous préférerez; je
vous forcerai, je l'espère, à me rendre toute l'estime que vous me
devez; c'est dans ce but seul que je consens à vous entretenir. Je ne
puis concevoir ce que vous voulez me demander sur mon avenir, il vous
est facile de le deviner; je vais passer le reste de mes jours avec ma
belle-soeur, et je n'ai plus dans ce monde, où ma confiance a été
trompée, ni un intérêt, ni un espoir de bonheur.

DELPHINE.



LETTRE XXII.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Ce 17 septembre au soir.


Léonce m'a écrit pour me demander de me voir, je n'ai point hésité à y
consentir; je dirai plus, j'ai regardé comme une faveur du ciel
l'occasion qui m'étoit offerte de connoître enfin les torts dont il
m'accuse, et d'y répondre avec vérité, peut-être avec hauteur.

Ne vous livrez, ma soeur, à aucune inquiétude, en apprenant que je
n'ai pas cédé à vos conseils; Léonce n'est point à craindre pour moi,
quels que soient les sentimens qu'il m'exprime; s'il vouloit faire
renaître dans mon âme la passion qui m'attachoit à lui; s'il vouloit
me rendre méprisable par cet amour même dont il auroit pu faire ma
gloire et son bonheur....

--Non, Léonce, non, celle que vous n'avez pas jugée digne d'être votre
femme n'accepteroit pas vos regrets, si vous en éprouviez; je ne suis
pas comme vous, impitoyable envers des torts de convenance, des fautes
apparentes, des actions condamnées par la société, mais que le coeur
justifie; je vous montrerai que la véritable vertu a d'autant plus de
force sur mon âme, que j'abjure tout autre empire. Cette Delphine que
vous croyez si foible, si entraînée, sera courageuse et ferme contre
l'affection la plus passionnée de son coeur, contre vous;--oui, je le
serai, ma soeur, quoique je donnasse ma vie pour obtenir encore une
heure, pendant laquelle je pusse me persuader qu'il m'aime, et qu'il
n'est pas l'époux de Matilde.

C'est demain que Léonce doit venir! j'ai eu la force de m'occuper
encore aujourd'hui de faire avoir à M. de Serbellane un sauf-conduit
pour rentrer en France; il m'avoit écrit pour m'en conjurer, et j'ai
trouvé son désir bon et raisonnable; car je crois comme lui qu'il
n'existe aucun autre moyen d'empêcher Thérèse de se faire religieuse.
Elle ne m'a point encore confié cette funeste résolution; mais M. de
Serbellane m'a mandé qu'il la sait d'elle, et toutes mes observations
me confirment ce qu'il m'écrit. J'ai donc été à Paris ce matin pour
voir l'envoyé de Toscane; il étoit absent, mais comme il doit passer
la soirée chez madame de Vernon, je l'ai priée de lui remettre une
lettre de moi qui contient ma demande pour M. de Serbellane, et de
l'appuyer en la lui donnant. Madame de Vernon réussira tout aussi bien
que moi dans cette affaire; et troublée comme je le suis, il m'étoit
impossible de paroître au milieu du monde.

Je suis donc revenue ce soir même à Bellerive; il est déjà tard, le
jour qui précède demain va finir; l'agitation de mon coeur est
violente, et cependant je n'ai pas d'incertitude; il ne peut m'arriver
rien de nouveau que plus ou moins de douleur dans un adieu sans
espoir. Ma soeur, du haut du ciel, votre frère, mon protecteur, veille
sur moi; il ne souffrira pas que Delphine infortunée, mais pure, mais
irréprochable, déshonore ses soins, ses bontés, son affection, en se
permettant des sentimens coupables! Je ne sais ce que j'éprouve
maintenant dans cette émotion de l'attente, qui suspend toutes les
puissances de l'âme; mais quand Léonce sera venu, mon âme se relèvera,
et dût la vertu m'ordonner de le voir demain pour la dernière fois de
ma vie, Louise, j'obéirai.



LETTRE XXIII.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Ce 18 septembre, à minuit.


J'avois tort, ma soeur, véritablement tort de m'occuper de la conduite
que je tiendrois avec M. de Mondoville; il se préparoit à m'en
épargner le soin; il ne vouloit sans doute que m'éprouver, savoir si
je serois assez foible pour consentir à le revoir; il se jouoit de mon
coeur avec insulte: il est parti la nuit dernière pour l'Espagne; la
nuit dernière, et c'étoit aujourd'hui.... Ah! c'en est trop, toute mon
âme est changée; je vous parlerai de lui avec sang-froid, avec dédain;
ce départ est mille fois plus coupable que son mariage! aucune erreur,
de quelque nature qu'elle soit, ne peut l'expliquer! c'est de la
barbarie froide, légère; je ne retrouve pas même ses défauts dans
cette conduite; je me suis trompée, j'ai mis une illusion, la plus
noble, la plus séduisante de toutes, à la place de son caractère; eh
bien! renonçons à cette illusion comme à toutes celles dont le coeur
est avide; il faut, tant qu'il est ordonné de vivre, repousser les
affections qui rattachent à l'idée du bonheur: dès qu'elles le
promettent, elles trompent. Adieu, Louise; je n'ai que des sentimens
amers, je répugne à les exprimer; adieu.



LETTRE XXIV.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Ce 21 septembre.


Je n'ai pas eu depuis deux jours la force de vous écrire; je
craindrois cependant qu'un plus long silence ne vous inquiétât, je ne
veux pas le prolonger; mais que puis-je dire maintenant? rien, plus
rien du tout; il n'y a pas même dans ma vie de la douleur à confier.
J'ai du dégoût de moi puisque je ne peux plus penser à lui; il n'y a
rien dans mon âme, rien dans mon esprit qui m'intéresse. Je ne pars
pas immédiatement, parce que Thérèse reste encore quelque temps chez
moi, et que madame de Vernon est malade, peut-être ruinée; je veux la
consoler et réparer ainsi mes injustes soupçons contre elle. J'ai
encore en ma puissance de la fortune et des soins, je veux faire de ce
qui me reste du bien à quelqu'un, et, s'il se peut, surtout à madame
de Vernon. Je m'étonne que je puisse servir à quoi que ce soit dans ce
monde, mais enfin si je le puis, je le dois.

Je veux tâcher d'engager madame de Vernon à venir avec moi dans les
provinces méridionales; ce voyage est nécessaire à l'état menaçant de
sa poitrine. Si elle a dérangé sa fortune, je lui offrirai les
services que je peux lui rendre, mais je ne lui donnerai point de
conseils sur la conduite qu'elle doit tenir désormais; hélas! sais-je
juger, sais-je découvrir la vérité! sur quoi pourroit-on s'en
rapporter à moi, quand je ne puis me guider moi-même! ma tête est
exaltée; je n'observe point, je crois voir ce que j'imagine; mon coeur
est sensible, mais il se donne à qui veut le déchirer. Je vous le dis,
Louise, je ne suis plus rien qu'un être assez bon, mais qu'il faut
diriger, et dont surtout il ne faut jamais parler à personne au monde,
comme d'une femme distinguée sous quelque rapport que ce soit.

J'ai pourtant encore une sorte de besoin de vous raconter les
dernières heures dont je gardai l'idée, celles qui ont terminé
l'histoire de ma vie; je ne veux pas que vous ignoriez ce que j'ai
encore éprouvé pendant que j'existois: seulement ne me répondez pas
sur ce sujet, ne me parlez que de vous, et de ce que je peux faire
pour vous; ne me dites rien de moi: il n'y a plus de Delphine,
puisqu'il n'y a plus de Léonce! crainte, espoir, tout s'est évanoui
avec mon estime pour lui; le monde et mon coeur sont vides.

Il faut l'avouer pour m'en punir, le jour où je l'attendois, il
m'étoit plus cher que dans aucun autre moment de ma vie. Depuis
l'instant où le soleil se leva, quel intérêt je mis à chaque heure qui
s'écouloit! de combien de manières je calculai quand il étoit
vraisemblable qu'il viendroit! d'abord il me parut qu'il devoit
arriver à l'heure qu'il supposoit celle de mon réveil, afin d'être
certain de me trouver seule. Quand cette heure fut passée, je pensai
que j'avois eu tort d'imaginer qu'il la choisiroit, et je comptai sur
lui entre midi et trois heures; à chaque bruit que j'entendois, je
combinois par mille raisons minutieuses s'il viendroit à cheval ou en
voiture. Je n'allai pas chez Thérèse, je n'ouvris pas un livre, je ne
me promenai pas, je restai à la place d'où l'on voyoit le chemin.
L'horloge du village de Bellerive ne sonne que toutes les demi-heures;
j'avois ma montre devant moi, et je la regardois quand mes yeux
pouvoient quitter la fenêtre. Quelquefois je me fixois à moi-même un
espace de temps que je me promettois de consacrer à me distraire; ce
temps étoit précisément celui pendant lequel mon âme étoit le plus
violemment agitée.

Ce que j'éprouvai peut-être de plus pénible dans cette attente, ce fut
l'instant où le soleil se coucha; je l'avois vu se lever lorsque mon
coeur étoit ému par la plus douce espérance; il me sembloit qu'en
disparoissant, il m'enlevoit tous les sentimens dont j'avois été
remplie à son aspect. Cependant, à cette heure de découragement
succéda bientôt une idée qui me ranima; je m'étonnai de n'avoir pas
songé que c'étoit le soir que Léonce choisiroit pour s'entretenir plus
long-temps avec moi, et je retombai dans cet état, le plus cruel de
tous, où l'espoir même fait presque autant de mal que l'inquiétude.
L'obscurité ne me permettoit plus de distinguer de loin les objets;
j'en étois réduite à quelques bruits rares dans la campagne, et plus
la nuit approchoit, plus ma souffrance étoit uniforme et pesante;
combien je regrettais le jour, ce jour même dont toutes les heures
m'avoient été si pénibles!

Enfin, j'entends une voiture, elle s'approche, elle arrive, je ne
doute plus; j'entends monter mon escalier, je n'ose avancer; mes gens
ouvrent les deux battans, apportent des lumières, et je vois entrer
madame de Mondoville et madame de Vernon! Non, vous ne pouvez pas vous
peindre ce qu'on éprouve, lorsque après le supplice de l'attente, on
passe par toutes les sensations qui en font espérer la fin, et que,
trompé tout à coup, on se voit rejeté en arrière, mille fois plus
désespéré qu'avant le soulagement passager qu'on vient d'éprouver.

Je n'avois pas la force de me soutenir; l'idée me vint que Léonce
alloit arriver, qu'il s'en iroit en apprenant que je n'étois pas
seule, et que je ne retrouverois peut-être jamais l'occasion de lui
parler. Je reçus madame de Mondoville et sa mère avec une distraction
inouïe; je me levai, je me rassis, je me relevai pour sonner, je
demandai du thé, et craignant tout à coup que cet établissement ne les
retînt, je leur dis:--Mais vous voulez peut-être retourner à Paris ce
soir?--Elles arrivoient, rien n'étoit plus absurde; mais je ne pouvois
supporter la contrariété que leur présence me faisoit éprouver.

Madame de Vernon s'approchoit de moi pour me prendre à part avec
l'attention la plus aimable, lorsque madame de Mondoville la prévint
et me dit:--J'ai voulu accompagner ma mère ici ce soir; son intention
étoit de venir seule, mais j'avois besoin de votre société, pour me
distraire du chagrin que j'ai éprouvé ce matin, en apprenant que mon
mari avoit été obligé de partir cette nuit pour l'Espagne.--A ces
mots, un nuage couvrit mes yeux, et je ne vis plus rien autour de moi.
Madame de Mondoville se seroit aperçue de mon état, si sa mère, avec
cette promptitude et cette présence d'esprit qui n'appartiennent qu'à
elle, ne se fût placée entre sa fille et moi, comme je retombois sur
ma chaise, et ne l'eût priée très-instamment d'aller dire à un de ses
gens de lui apporter une lettre qu'elle avoit oubliée dans sa voiture.

Pendant que Matilde étoit sortie, madame de Vernon me porta presque
entre ses bras dans la chambre à côté, et me dit:--Attendez-moi, je
vais vous rejoindre.--Elle alla conseiller à sa fille de monter dans
la chambre qui lui étoit destinée, et lui dit que j'avois besoin de
repos; sa fille ne demanda pas mieux que de se retirer, et ne conçut
pas le moindre soupçon de ce qui se passoit. Madame de Vernon revint;
j'avois à peine repris mes sens, et lorsqu'elle s'approcha de moi,
oubliant entièrement les soupçons que j'avois conçus, je me jetai dans
ses bras avec la confiance la plus absolue; ah! j'avois tant de besoin
d'une amie! je l'aurois forcée à l'être, quand son coeur n'y auroit
pas été disposé.

Combien de fois lui répétai-je avec déchirement:--Il est parti,
Sophie, quand il devoit me voir, aujourd'hui même; quelle insulte!
quel mépris!--J'avouai tout à madame de Vernon, elle avoit tout
deviné; elle me fit sentir avec une grande délicatesse, quoique avec
une parfaite évidence, à quel point j'avois eu tort de me défier
d'elle.--Ne voyez-vous pas, me dit-elle, combien un homme qui se
conduit ainsi avoit de préventions contre vous! vous avez cru qu'il
étoit jaloux de M. de Serbellane; pouvoit-il l'être après la
confidence que je lui avois faite de votre part? le dernier billet
même que vous lui avez écrit, où vous lui annoncez, me dites-vous,
votre résolution de rester en Languedoc, ce billet ne détruisoit-il
pas tout ce qu'on a répandu sur votre prétendu voyage en Portugal?
non, je vous le dis, c'est un homme qui a conservé du goût pour vous,
ce qui est bien naturel, mais qui ne veut pas s'y livrer, parce que
votre caractère ne lui convient pas; et quand son goût l'entraîne, il
prend des partis décisifs pour s'y arracher. Il n'y a rien de plus
violent que Léonce; vous le savez, sa conduite le prouve; il s'en est
allé cette nuit sans me prévenir; il a instruit seulement sa femme par
un billet assez froid, qu'une lettre de sa mère le forçoit à partir à
l'instant, et j'ai su positivement par ses gens qu'il n'avoit point
reçu de lettres d'Espagne; c'étoit donc vous qu'il évitoit: cette
crainte même est une preuve qu'il redoute votre ascendant, mais jamais
il ne s'y soumettra, quand votre délicetesse pourroit vous permettre à
présent de le désirer.

--Je voulus me justifier auprès de madame de Vernon de la moindre
pensée qui pût offenser Matilde; mais cette généreuse amie s'indigna
que je crusse cette explication nécessaire; elle me témoigna la plus
parfaite estime; l'embarras que je remarque quelquefois en elle étoit
entièrement dissipé, et du moins, à travers ma douleur, j'acquis plus
de certitude que jamais, qu'elle m'aimoit avec tendresse. Hélas! sa
santé est bien mauvaise, les veilles ont abîmé sa poitrine. J'ai voulu
l'engager à parler d'elle, de ses affaires, de ses projets, mais elle
ramenoit sans cesse la conversation sur moi, avec cette grâce qui lui
est propre; ne se lassant pas de m'interroger, cherchant, découvrant
toutes les nuances de mes sentimens, réussissant quelquefois à me
soulager, et n'oubliant rien de tout ce que l'on pouvoit dire sur mes
peines: enfin sans elle, je ne sais si j'aurois supporté cette
dernière douleur Ce que je ressentois étoit amer et humiliant; Sophie
m'a relevée à mes propres yeux; elle a su adoucir mes impressions, et
me préserver du moins d'une irritation, d'un ressentiment qui auroit
dénaturé mon caractère.

Louise, vous n'étiez pas auprès de moi, il a bien fallu qu'une autre
me secourût; mais dès que Thérèse m'aura quittée, dans un mois, je
viendrai, je m'abandonnerai à vous, et si je ne puis vivre, vous me le
pardonnerez.



LETTRE XXV.

Léonce à M. Barton.

Bordeaux, 23 septembre.


L'auriez-vous cru, que ce seroit de cette ville que vous recevriez ma
première lettre? Je devois la voir, et je suis parti; je suis venu
sans m'arrêter jusqu'ici; je comptais aller de même, jusqu'à ce que
j'eusse rencontré cet homme insolemment heureux, que l'on fait revenir
en France; la fièvre m'a pris avec tant de violence, qu'il faut bien
suspendre mon voyage; mais M. de Serbellane passe par ici, je le sais;
il a mandé qu'il y viendroit, il est peut-être plus sûr de l'y
attendre.

Oui, je suis parti, lorsqu'elle avoit consenti à me voir, lorsqu'elle
avoit, sans doute, préparé quelques ruses pour me tromper; je suis
parti sans regrets, mais avec un sentiment d'indignation qui a changé
totalement ma disposition pour elle. Mon ami, lisez bien ces mots qui
m'étonnent plus que vous-même en les traçant: _Madame d'Albémar n'a
mérité ni votre estime ni mon amour_.

Quand elle me répondit qu'elle me recevroit, je n'osai pas vous
l'écrire, mon cher maître; mais je ne pouvois contenir dans mon sein
la joie que je ressentois; je me promenois dans ma chambre avec des
transports dont je n'étois plus le maître: quelquefois cette vive
émotion de bonheur m'oppressoit tellement, que je voulois la calmer en
me rappelant tout ce qu'il y avoit de cruel dans ma situation, dans
mes liens; mais il est des momens où l'âme repousse toute espèce de
peines, et ces idées tristes qui, la veille, me pénétroient si
profondément, glissoient alors sur mon coeur, comme s'il avoit été
invulnérable.

Je m'étois enfermé; un de mes gens frappa à ma porte; je tressaillis à
ce bruit; tout événement inattendu me faisoit peur; je redoutois même
une lettre de madame d'Albémar; je craignais une émotion, fût-elle
douce! On me remit un billet de madame de Vernon, qui me demandoit de
venir la voir à l'instant, pour une affaire de famille importante; il
fallut y aller; madame de Vernon me dit d'abord ce dont il s'agissoit,
et je regrettai, je l'avoue, d'être venu pour un si foible intérêt;
l'instant d'après elle prit à part l'envoyé de Toscane qui étoit chez
elle, et me pria d'attendre un moment pour qu'elle pût me parler
encore.

Je l'entendis qui lui disoit:--Voici la lettre de madame d'Albémar;
appuyez auprès du ministre sa demande en faveur de M. de
Serbellane.--A ce nom, je me levai, je m'approchai de madame de
Vernon, malgré l'inconvenance de cette brusque interruption; elle
continua de parler devant moi, et j'appris, juste ciel! j'appris que
madame d'Albémar avoit été le matin même chez l'envoyé de Toscane,
pour obtenir, par son crédit, un sauf-conduit qui permît à M. de
Serbellane de revenir en France, malgré son duel. N'ayant point trouvé
l'envoyé de Toscane, elle lui écrivoit pour lui renouveler cette
demande; elle en chargeoit madame de Vernon. J'ai vu l'écriture de
madame d'Albémar; elle a obtenu ce qu'elle désiroit, et dans quinze
jours M. de Serbellane doit être en France; oui, il y sera; mais il
m'y trouvera; je le forcerai bien à me donner un prétexte de
vengeance.

Mon parti fut pris tout à coup; je résolus d'aller au-devant de M. de
Serbellane, et de partir sans délai. Si j'étois resté un seul jour, je
n'aurois pu résister au besoin de voir madame d'Albémar, pour
l'accabler des reproches les plus insultans, et c'étoit encore lui
accorder une sorte de triomphe; mais ce départ, à l'instant même où
son billet foible et trompeur me donne la permission de la voir, ce
départ, sans un mot d'excuse ni de souvenir, l'aura, je l'espère,
offensée.

J'ai écrit à madame de Mondoville, pour lui donner un prétexte
quelconque de mon voyage; je n'ai voulu dire adieu à personne; mes
gens, en recevant mes ordres pour mon départ, me regardoient avec
étonnement; je me croyois calme, et sans doute quelque chose
trahissoit en moi l'état où j'étois. Si j'avois vu quelqu'un, mon
agitation eût été remarquée; peut-être Delphine l'auroit-elle apprise!
il faut qu'elle me croye dédaigneux et tranquille, c'est tout ce que
je désire: si je mourois du mal qui me consume, mon ami, jamais vous
ne lui diriez que c'est elle qui me tue; j'en exige votre serment; je
me sentirois une sorte de rage contre ma fièvre, si je pensois qu'elle
pût l'attribuer à l'amour.

J'ai voulu m'éloigner aussi de madame de Vernon; je la hais; c'est
injuste, je le sais; mais enfin, toutes les peines que j'ai éprouvées,
c'est elle qui me les a annoncées; depuis mon mariage même, chaque
fois qu'une idée, une circonstance me faisoit du bien, le hasard
amenoit de quelque manière cette femme pour me découvrir la vérité,
j'en conviens, la vérité, mais celle qu'on ne peut entendre sans
détester qui vous la dit. Ne combattez pas cette prévention, je la
condamne; mais que ne condamné-je pas en moi! et je ne puis me vaincre
sur rien! Ah! qu'il seroit heureux que je mourusse! cependant ne
craignez pas que M. de Serbellane me tue; non, il n'est pas juste que
tout lui réussisse; il me semble que c'est assez des prospérités dont
il a joui; s'il met le pied en France, il en trouvera le terme.



LETTRE XXVI.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Bellerive, 2 octobre.


Hé bien! Thérèse est inflexible; hé bien! celle à qui j'ai sacrifié
tout le bonheur de ma vie, ne jouira pas un seul jour du funeste
dévouement de ma trop facile amitié. Louise, le récit que je vais vous
faire vous inspirera de la pitié pour Thérèse; il m'en faut aussi pour
moi. Ah! que de douleurs sur la terre! où sont-ils les heureux? en
est-il parmi ceux qui seroient dignes du bonheur?

Depuis quelque temps, je voyois madame d'Ervins plus rarement; un
prêtre d'un couvent voisin, d'un extérieur simple et respectable,
passoit beaucoup d'heures seul avec elle; moi-même, accablée de
douleur, et craignant, si je confiois mes peines à Thérèse, de ne
pouvoir lui cacher qu'elle en étoit la cause involontaire, je me
résignois à son goût pour la retraite, et je ne voulois pas lui parler
des projets que je lui connoissois. Je comptois sur l'arrivée de M. de
Serbellane et sur ses prières pour l'y faire renoncer; mais le frère
de M. d'Ervins étant venu à Paris, Thérèse eut hier matin un long
entretien avec lui, et je me hâtai d'aller chez elle, quand il fut
parti, pour en savoir le résultat.

J'ai retenu toutes les paroles de Thérèse, et je vous les transmettrai
fidèlement. Qui pourroit oublier un langage si plein d'amour et de
repentir?--J'ai apaisé le frère de M. d'Ervins, me dit-elle;
maintenant qu'il sait ma résolution, il n'a plus de haine contre moi;
cette résolution met la paix entre les ennemis; Dieu qui l'inspire la
rend efficace; mais vous à qui je dois tant, vous qui avez peut-être
fait pour moi plus de sacrifices que vous ne m'en avez avoué vous avez
failli me perdre dans un mouvement de bonté; vous aviez encouragé M.
de Serbellane à revenir; je l'ai appris à temps, j'ai pu le lui
défendre; il sera instruit que s'il me voyoit, il ne pourroit me faire
changer de dessein, mais qu'il renouvelleroit, par son retour, le
courroux des parens de M. d'Ervins, et qu'il perdroit ma fille en
déshonorant sa mère.

Je voulus l'interrompre, elle m'arrêta.--Demain, me dit-elle, venez me
chercher en vous levant, nous nous promènerons ensemble; je vous dirai
tout ce qui se passe en moi; je n'en ai pas la force ce soir; il me
semble que quand la nuit est venue, la présence d'un Dieu protecteur
se fait moins sentir, et j'ai besoin de son appui pour vous annoncer
avec courage mes résolutions. A demain donc, avec le jour, avec le
soleil.

Quand elle m'eut quittée, je réfléchis douloureusement sur les
obstacles que sa ferveur religieuse opposeroit à mes efforts, et je
plaignis le triste destin de deux nobles créatures, Thérèse et son
ami. C'étoit moi, moi si malheureuse, qui devois essayer de soutenir
le courage de madame d'Ervins, et mon coeur au désespoir étoit chargé
de la consoler! Ah! combien souvent dans la vie cet exemple s'est
présenté, et que d'infortunés ont encore trouvé l'art de secourir des
infortunés comme eux!

J'entrai chez Thérèse de très-bonne heure, et je la trouvai tout
habillée, priant dans son cabinet devant un crucifix qu'elle y a
placé, et aux pieds duquel elle a déjà répandu bien des larmes. Elle
se leva en me voyant, ouvrit son bureau, et me dit:--Tenez, voilà
toutes les lettres de M. de Serbellane, que j'ai reçues depuis deux
mois, je vous les remets avec son portrait; il ne vous est point
ordonné à vous de les brûler, conservez-les pour qu'elles me survivent
et que rien de lui ne périsse avant moi.--J'insistai pour qu'elle
connût la lettre que m'avoit écrite M. de Serbellane; en la lisant,
elle rougit et pâlit plusieurs fois.--Il m'a fait dans ses lettres,
reprit-elle, l'offre dont il vous parle; il me l'a faite avec une
expression bien plus vive, bien plus sensible encore, et cependant ma
résolution est restée inébranlable. Descendons dans le jardin, je ne
suis pas bien ici; l'air me donnera des forces, il m'en faut pour vous
ouvrir encore une fois ce coeur qui doit se refermer pour
toujours.--Je la suivis; ses cheveux noirs, son teint pâle, ses
regards qui exprimoient alternativement l'amour et la dévotion,
donnoient à son visage un caractère de beauté que je ne lui avois
jamais vu. Nous nous assîmes sous quelques arbres encore verds;
Thérèse alors, tournant vers l'horizon, des regards vraiment inspirés,
me dit:

« Ma chère Delphine, je vous le confie, en présence de ce soleil qui
semble nous écouter au nom de son divin maître, l'objet de mon
malheureux amour n'est point encore effacé de mon coeur. Avant qu'un
prêtre vénérable eût accepté le serment que j'ai fait de me consacrer
à Dieu, je lui ai demandé si, parmi les devoirs que j'allois
m'imposer, il en étoit un qui m'interdît les souvenirs que je ne puis
étouffer; il m'a répondu que le sacrifice de ma vie étoit le seul qui
fût en ma puissance; il m'a permis de mêler aux pleurs que je
verserois sur mes fautes, le regret de n'avoir pas été la femme de
celui qui me fut cher, et de n'avoir pu concilier ainsi l'amour et la
vertu. Je ne craignois, dans l'état que je vais embrasser, que des
luttes intérieures contre ma pensée; dès qu'on n'exige que mes
actions, je me voue avec bonheur à l'expiation de la mort de M.
d'Ervins,

» M. de Serbellane m'offre de m'épouser et de passer le reste de sa
vie en Amérique avec moi; juste ciel! avec quel transport je
l'accepterois! quel sentiment presque idolâtre n'éprouverois-je pas
pour lui! Mais le sang, la mort nous sépare, un spectre défend ma main
de la sienne, et l'enfer s'est ouvert entre nous deux. Si je
succombois, j'entraînerois ce que j'aime dans mon crime; le
malheureux! il partageroit mon supplice éternel, et je n'obtiendrois
pas de la Providence, comme des hommes, de ne condamner que moi seule.
Mes pleurs et mon sacrifice serviront peut-être aussi sa cause dans le
ciel.--Oui, s'écria-t-elle, d'une voix plus élevée; oui, je prierai
sans cesse; et si mes prières touchent l'Être suprême, ô mon ami!
c'est loi qu'il sauvera.--Delphine, me dit-elle en m'embrassant,
pardonnez, je ne puis parler de lui sans m'égarer, et je confonds
ensemble et l'amour et le sentiment qui m'ordonne d'immoler l'amour.
Mais ils m'ont dit que dans le temple, après de longs exercices de
piété, mes idées deviendroient plus calmes; je les crois, ces bons
prêtres, qui ont fait entendre à mon âme le seul langage qui l'ait
consolée.

» Il m'eût été beaucoup plus difficile de vivre au milieu du monde, en
renonçant à M. de Serbellane, que de lui prouver encore par la
résolution que je prends, combien mon âme est profondément atteinte.
Ce motif n'est pas digne de l'auguste état que j'embrasse; mais ne
faut-il pas aider de toutes les manières la foiblesse de notre nature?
et si je me sens plus de force pour revêtir les habits de la mort, en
pensant que ce sacrifice obtiendra de lui des larmes plus tendres,
pourquoi m'interdirois-je les idées qui me soutiennent, dans ce grand
combat du coeur?

» Un seul devoir, un seul, pouvoit me retenir dans le monde; c'étoit
l'éducation d'Isore. Ma chère Delphine, c'est vous qui m'avez
tranquillisée sur cette inquiétude; je vous remettrai ma fille, la
fille du malheureux dont j'ai causé la mort; vous êtes bien plus digne
que moi de former son esprit et son âme; mon éducation négligée ne me
permet pas de contribuer à son instruction, et mon coeur est trop
troublé pour être jamais capable de fortifier son caractère contre le
malheur. Elle a dix ans, et j'en ai vingt-six; le spectacle de ma
douleur agit déjà trop sur ses jeunes organes. Hélas! ma chère
Delphine, vous n'êtes pas heureuse vous-même; j'ai peut-être à jamais
perdu votre destinée; mais votre âme, plus habituée que la mienne à la
réflexion, sait mieux contenir aux regards d'un enfant les sentimens
qu'il faut lui laisser ignorer. L'étendue de votre esprit, la variété
de vos connoissances vous permettent de vous occuper et d'occuper les
autres de diverses idées. Pour moi, je vis et je meurs d'amour. Dans
cette religion à laquelle je me livre, je ne comprends rien que son
empire sur les peines du coeur, et je n'ai pas, dans ma foible et
pauvre tête, une seule pensée qui ne soit née de l'amour,

» Hélas! le parti que je vais prendre affligera sans doute M. de
Serbellane; peut-être auroit-il goûté quelque bonheur avec moi: ce
sanglant hyménée ne lui inspiroit point d'horreur; et pendant quelques
années du moins, il n'auroit point été troublé par l'attente d'une
autre vie. Oh! Delphine, il m'en a coûté longtemps pour lui causer
cette peine; il me sembloit qu'un jour de la douleur d'un tel homme
comptoit plus que toutes mes larmes: cependant une idée que l'orgueil
auroit repoussée m'a soulagée enfin de la plus accablante de mes
craintes. Je lui suis chère, il est vrai, mais c'est moi qui l'aime
mille fois plus qu'il ne m'a jamais aimée; une carrière, un but à
venir lui reste; il ne donnera jamais à personne, je le crois, cette
tendresse première dont je faisois ma gloire, alors même qu'elle me
coûtoit l'honneur et la vertu; l'amour finit avec moi pour lui; mais
une existence forte, énergique, peut le remplir encore de généreuses
espérances.

» Quant à moi, ma chère Delphine, puisqu'un devoir impérieux me sépare
de lui, qu'est-ce donc que je sacrifie en me faisant religieuse? J'ai
éprouvé la vie, elle m'a tout dit; il ne me reste plus que de
nouvelles larmes à joindre à celles que j'ai déjà répandues. Si je
conservois ma liberté, je ne pourrois écarter de moi l'idée vague de
la possibilité d'aller le rejoindre. J'aurois besoin chaque jour de
lutter contre cette idée, avec toutes les forces de ma volonté; jamais
je n'obtiendrois le repos. Mon amie, croyez-moi, il n'est pour les
femmes sur cette terre que deux asiles, l'amour et la religion; je ne
puis reposer ma tête dans les bras de l'homme que j'aime, j'appelle à
mon secours un autre protecteur qui me soutiendra, quand je penche
vers la terre, quand je voudrois déjà qu'elle me reçût dans son sein.

» Le malheur a ses ressources; depuis un mois, je l'ai appris; j'ai
trouvé dans les impressions qu'autrefois je laissois échapper sans les
recueillir, dans les merveilles de la nature, que je ne regardois pas,
des secours, des consolations qui me feront trouver du calme dans
l'état que je vais embrasser. Enfin, il me sera permis de rêver et de
prier; ce sont les jouissances les plus douces qui restent sur la
terre aux âmes exilées de l'amour.

» Peut-être que, par une faveur spéciale, les femmes éprouvent
d'avance les sentimens qui doivent être un jour le partage des élus du
ciel; mais si j'en crois mon coeur, elles ne peuvent exister de cette
vie active, soutenue, occupée, qui fait aller le monde et les intérêts
du monde; il leur faut quelque chose d'exalté, d'enthousiaste, de
surnaturel, qui porte déjà leur esprit dans les régions éthérées.

» J'ai confondu dans mon coeur l'amour avec la vertu, et ce sentiment
étoit le seul qui pût me conduire au crime par une suite de mouvemens
nobles et généreux; mais que le réveil de cette illusion est terrible!
il a fallu, pour la faire cesser, que je devinsse l'assassin de
l'homme que j'avois juré d'aimer. Oh! quel affreux souvenir! et quel
seroit mon désespoir, si la religion ne m'avoit pas offert un
sacrifice assez grand, pour me réconcilier avec moi-même!

» Il est fait, ce sacrifice, et Dieu m'a pardonné, je le sais, je le
sens; mes remords sont apaisés, la mélancolie des âmes tendres et
douces est rentrée dans mon coeur; je communique encore par elle avec
l'Être suprême; et si dans un autre monde mon malheureux époux a perdu
son irritable orgueil, s'il lit au fond des coeurs, lui-même aussi,
lui-même aura pitié de moi.»

--Thérèse s'arrêta en prononçant ces dernières paroles, et retint
quelques larmes qui remplissoient ses yeux. J'étois aussi profondément
émue, et je rassemblois toutes mes pensées pour combattre le dessein
de Thérèse; mais au fond de mon coeur, je vous l'avouerai, je ne le
désapprouvois pas; je n'ai point les mêmes opinions qu'elle sur la
religion; mais j'aimerois cette vie solitaire, enchaînée, régulière,
qui doit calmer enfin les mouvemens désordonnés du coeur. Je voulus
cependant épouvanter Thérèse, en lui peignant les regrets auxquels
elle s'exposoit; mais elle m'arrêta tout à coup.

«Oh! que me direz-vous, mon amie, s'écria-t-elle, qu'il ne m'ait pas
écrit! que mon amour, plus éloquent encore que lui, n'ait pas plaidé
pour sa cause dans mon coeur! Ne parlons plus sur l'irrévocable,
dit-elle en m'imposant doucement silence; mes sermens sont déjà
déposés aux pieds du Tout-Puissant; il me reste à les faire entendre
aux hommes; mais le lien éternel m'enchaîne déjà sans retour.

»Je ne vous ai point dit que je serois heureuse; il n'y avoit de
bonheur sur la terre que quand je le voyois, quand il me parloit; sa
voix seule ranimoit dans mon sein les jouissances vives de
l'existence; mais je n'ai plus à craindre ces peines violentes où la
vengeance divine imprime son redoutable pouvoir. Désormais étrangère à
la vie, je la regarderai couler comme ce ruisseau qui passe devant
nous, et dont le mouvement égal finit par nous communiquer une sorte
de calme. Le souvenir de ma destinée agitera peut-être encore quelque
temps ma solitude; mais enfin ils me l'ont promis, ce souvenir
s'affoiblira, le retentissement lointain ne se fera plus entendre que
confusément; c'est ainsi que je commencerai à mourir, et que je
m'endormirai, bénie d'un Dieu clément, et chère peut-être encore à
ceux qui m'ont aimée.

»Je pars aujourd'hui pour Bordeaux avec mon beau-frère, continua
Thérèse, j'y resterai quelques mois. Je reviendrai chez vous, avant de
prendre le voile, pour vous ramener Isore, et vous remettre tous mes
droits sur elle. Je vous en conjure, ma chère Delphine, ne nous
abandonnons plus à notre émotion; je n'ai pu contenir mon âme en vous
parlant aujourd'hui; vous avez dû voir que Thérèse n'étoit pas encore
devenue insensible, jamais elle ne le sera; mais je dois tâcher de le
paroître, pour recueillir quelque bien de la résolution que j'ai
prise. Il faut se dominer, il faut ne plus exprimer ce qu'on éprouve,
c'est ainsi qu'on peut étouffer, m'a-t-on dit, les sentimens dont la
religion doit triompher. Ma chère Delphine, ma généreuse amie, retenez
ce dernier accent, ce sont les adieux qui précèdent la mort, vous
n'entendrez plus la voix qui sort du coeur; adieu!»

--Thérèse me quitta, je ne la suivis point; je restai quelque temps
seule, pour me livrer à mes larmes. Je sentis d'ailleurs que ce
n'étoit pas au moment de son départ, que je pourrois produire aucune
impression sur elle; et j'espérai davantage de mes lettres pendant son
absence. Quand je rentrai, le frère de M. d'Ervins étoit arrivé;
Thérèse fit les préparatifs de son voyage avec une singulière fermeté;
Isore pleura beaucoup en me quittant; sa mère en descendant pour
partir, détourna la tête plusieurs fois, afin de ne pas voir l'émotion
de cette pauvre petite. Thérèse monta en voiture sans me dire un mot;
mais en prenant sa main, je reconnus à son tremblement quelle douleur
elle éprouvoit.

Thérèse! être si tendre et si doux, me répétai-je souvent quand elle
fut partie, cette force que vous ne tenez pas de vous-même, vous
soutiendra-t-elle constamment? ne sentirez-vous pas se refroidir en
vous l'exaltation d'une religion qui a tant besoin d'enthousiasme? et
ne perdrez-vous pas un jour cette foi du coeur, qui vous aveugle sur
tout le reste?--Hélas! et moi qui me crois plus éclairée, que
deviendrai-je? l'espérance d'une vie à venir, les principes qui m'ont
été donnés par un être parfaitement bon, les idées religieuses,
raisonnables et sensibles, ne me rendront-elles donc pas à moi-même?
et l'amour ne peut-il être combattu que par des fantômes superstitieux
qui remplissent notre âme de terreur? Louise, la douleur remet tout en
doute, et l'on n'est contente d'aucune de ses facultés, d'aucune de
ses opinions, quand on n'a pu s'en servir contre les peines de la vie.



LETTRE XXVII.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Bellerive, ce 14 octobre.


Je vous prie, ma chère Louise, de remettre à M. de Clarimin ce billet,
par lequel je me rends caution de soixante mille livres que madame de
Vernon lui doit: obtenez de lui, je vous en conjure, qu'il cesse de la
calomnier. Il est dans sa terre, à quelques lieues de vous, il vous
sera facile de l'engager à venir vous parler. Dès que j'aurai reçu
votre réponse, et que je pourrai tranquilliser madame de Vernon, les
affaires qui la retiennent ici seront terminées, et nous partirons
ensemble pour le Languedoc; moi, pour vous rejoindre; elle, pour
m'accompagner, et pour passer l'hiver dans les pays chauds. Les
médecins disent que sa poitrine est très-affectée, elle paroît
elle-même se croire en danger, mais elle s'en occupe singulièrement
peu; ah! si j'étois condamnée à la perdre, cette amère douleur
m'ôteroit le reste de mes forces.

Je n'ai point appris par madame de Vernon l'embarras dans lequel elle
se trouvoit; le hasard me l'a fait découvrir, et je le savois
seulement de la veille, lorsque madame de Mondoville et madame de
Vernon vinrent avant-hier chez moi. Je pris madame de Mondoville à
part, et je lui demandai si ce que l'on m'avoit dit des plaintes de M.
de Clarimin contre sa mère étoit vrai.--Oui, me répondit-elle, ma mère
vouloit que je m'engageasse pour les soixante mille livres qu'elle lui
doit, pendant l'absence de M. de Mondoville; je l'ai refusé, car je
n'ai le droit de disposer de rien sans le consentement de mon mari, et
ma mère ne veut pas que je le demande. Vous savez que je mets fort peu
d'importance à la fortune; mais je prétends être stricte dans
l'accomplissement de mes devoirs.--Elle disoit vrai, Louise, elle ne
met point d'importance à l'argent; mais sa mère seroit mourante,
qu'elle ne sacrifieroit pas une seule de ses idées sur la conduite
qu'elle croit devoir tenir.

--Je ne sais pas bien, lui dis-je vivement, quel est le devoir au monde
qui peut empêcher d'être utile à sa mère; mais enfin....--Elle
m'interrompit à ces mots avec humeur, car les attaques directes
l'irritent d'autant plus qu'elle n'aperçoit jamais que celles-là.--Vous
croyez apparemment, ma cousine, me dit-elle, qu'il n'y a de principes
fixes sur rien; et que seroit donc la vertu, si l'on se laissoit aller
à tous ses mouvemens?--Et la vertu, lui dis-je, est-elle autre chose
que la continuité des mouvemens généreux? Enfin, laissons ce sujet,
c'est moi qu'il regarde, et moi seule.

Madame de Vernon, s'approchant de nous, interrompit notre entretien;
en la voyant au grand jour, je fus douloureusement frappée de sa
maigreur et de son abattement; jamais je n'avois senti pour elle une
amitié plus tendre. Madame de Mondoville retourna à Paris; je gardai
madame de Vernon chez moi, et le lendemain matin, à son réveil, je lui
portai une assignation de soixante mille livres sur mon banquier, en
la suppliant de l'accepter.--Non, me dit-elle, je ne le puis; c'étoit
à ma fille, à ma fille pour qui j'ai tout fait, de me tirer de
l'embarras où je suis; elle ne le veut pas, c'est peut-être juste; je
ne l'ai pas assez formée pour moi, j'ai remis son éducation à
d'autres; nous ne pouvons ni nous entendre, ni nous convenir; mais ce
n'est pas vous, non, ce n'est pas vous, en vérité, ma chère Delphine,
qui devez me rendre un tel service.--Pourquoi donc me refusez-vous ce
bonheur? lui dis-je; il y a deux ans que vous y aviez consenti:
nouvellement encore, dans le mariage de votre fille....--Ah!
s'écria-t-elle, le mariage de ma fille....--Et puis tout à coup
s'arrêtant, elle reprit:--Depuis quelque temps j'ai du malheur en
tout, peut-être des torts; mais enfin, dans l'état où je suis, tout
cela ne sera pas long.--Ne voulez-vous pas empêcher que M. de Clarimin
ne vous accuse?--Je le croyois mon ami, me dit-elle en soupirant; se
peut-il que je me sois fait des illusions! je n'y étois pas cependant
disposée. Enfin il veut me perdre dans le monde, et me ruiner en
saisissant ce que je possède; il a tort, car je dois mourir bientôt,
et il est dur de m'ôter à présent l'existence à laquelle j'ai sacrifié
toute ma vie.--Au nom de Dieu, lui dis-je en versant des larmes,
repoussez ces horribles idées, et ne refusez pas le service que je
vous conjure d'accepter: j'ai des peines, de cruelles peines, vous le
savez; voulez-vous me ravir le seul bonheur que je puisse tirer de mon
inutile fortune?--Eh bien! me répondit madame de Vernon, je vous crois
généreuse: quand je mourrai, quoi qu'il arrive après moi, vous ne vous
repentirez point de m'avoir rendu un dernier service. Il n'est pas
nécessaire que vous me prêtiez ce que je dois; votre caution suffit,
et je l'accepte.

Il y avoit dans l'accent de madame de Vernon quelque chose de triste
et de sombre qui me fit beaucoup de peine. Pauvre femme! les
injustices des hommes ont peut-être aigri ce caractère si doux,
troublé cette âme si tranquille. Ah! que les coeurs durs font de mal!
Je lui dis quelques mots sur son goût pour le jeu.--Hélas!
reprit-elle, vous ne savez pas combien il est difficile d'être femme,
sans fortune, sans jeunesse, et sans enfans qui nous entourent; on
essaie de tout pour oublier cette pénible destinée.--Je ne voulus pas
insister sur les pertes qu'elle s'exposoit à faire, dans un moment où
je venois de lui rendre service, et je cherchai à la ramener sur
d'autres sujets de conversation.

Le soir il vint assez de monde me voir: on savoit que madame d'Ervins,
pour qui j'avois dit que je quittois la société, n'étoit plus à
Bellerive: mon départ annoncé avoit attiré chez moi plusieurs
personnes, qui croient toutes qu'elles me regrettent, et dont la
bienveillance s'est singulièrement ranimée en ma faveur, par l'idée de
ma prochaine absence.

Pendant que ce cercle étoit réuni dans le salon, de Bellerive, madame
de Lebensei y arriva avec son mari, qu'elle m'avoit promis de
m'amener. Quand elle vit cette société nombreuse, elle fut entièrement
déconcertée, et descendit dans le jardin, sous le prétexte de prendre
l'air; il me fut impossible de la retenir, et peut-être valoit-il
mieux en effet qu'elle s'éloignât, car tous les visages de femmes
s'étoient déjà composés pour cette circonstance. M. de Lebensei ne
s'en alla point: je remarquai même que c'étoit avec intention qu'il
restoit; il vouloit trouver l'occasion de témoigner son indifférence
pour les malveillantes dispositions de la société; il avoit raison,
car sous la proscription de l'opinion, une femme s'affoiblit, mais un
homme se relève; il semble qu'ayant fait les lois, les hommes sont les
maîtres de les interpréter ou de les braver.

L'esprit de M. de Lebensei me frappa beaucoup; il n'eut pas l'air de
se douter du froid accueil qu'on destinoit à sa femme: il parla sur
des objets sérieux avec une grande supériorité, n'adressa la parole à
personne, excepté à moi, et trouva l'art d'indiquer son dédain pour la
censure dont il pouvoit être l'objet, sans jamais l'exprimer; un air
insouciant, un ton calme, des manières nobles, remettoient chacun à sa
place; il ne changeoit peut-être rien à la manière de penser, mais il
forçoit du moins au silence, et c'est beaucoup; car, dans ce genre,
l'on s'exalte par ce qu'on se permet de dire, et l'homme qui oblige à
des égards en sa présence, est encore ménagé lorsqu'il est absent.

Quand madame de Lebensei fut revenue près de nous, après le départ de
la société, M. de Lebensei continua à montrer l'indépendance de
caractère et d'opinion qui le distingue, et je sentis que sa
conversation, en fortifiant mon esprit, me faisoit du bien: du bien!
ah! de quel mot je me suis servie! Hélas! si vous saviez dans quel
état est mon âme.... Mais puisque je me suis promis de me contraindre,
il faut en avoir la force, même avec vous.



LETTRE XXVIII.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Paris, ce 16 octobre.


Avant de nous réunir pour toujours, ma chère soeur, il faut que je
m'explique avec vous sur un sujet que j'avois négligé, mais que vous
développez trop clairement dans votre dernière lettre [Cette lettre
est supprimée.] pour que je puisse me dispenser d'y répondre. Vous me
dites que M. de Valorbe a toujours conservé le même sentiment pour
moi, qu'il n'a pu quitter depuis un an sa mère qui est mourante, mais
qu'il vous a constamment écrit pour vous parler de son désir de me
voir, et de son besoin de me plaire: vous me rappelez aussi ce que je
ne puis jamais oublier, c'est qu'il a sauvé la vie à M. d'Albémar, il
y a dix ans, et que votre frère conservoit pour lui la plus vive
reconnoissance. Vous ajoutez à tout cela quelques éloges sur le
caractère et l'esprit de M. de Valorbe: je pourrois bien n'être pas, à
cet égard, de votre avis, mais ce n'est pas de cela dont il s'agit. Si
vous aviez connu Léonce, vous ne croiriez pas possible que jamais je
devinsse la femme d'un autre; je serois très-affligée, je l'avoue, si
les obligations que nous avons à M. de Valorbe vous imposoient le
devoir de l'admettre souvent chez vous. Je ne pense pas, vous le
croyez bien, à revoir Léonce de ma vie; mais s'il apprenoit que je
permets à quelqu'un de me rechercher, il croiroit que je me console;
il n'auroit pas l'idée qui peut lui venir une fois de plaindre mon
sort; et tous les hommages de l'univers ne me dédommageroient pas de
la pitié de Léonce. C'en est assez: maintenant que vous connoissez les
craintes que j'éprouve, je suis bien sûre que tous chercherez à me les
épargner.

Dès que vous m'aurez mandé si M. de Clarimin accepte ma caution, nous
partirons: madame de Vernon désire que je vous prie de l'accueillir
avec amitié; ma chère soeur, je vous en conjure, ne soyez pas injuste
pour elle; si je ne puis vaincre les préventions que vous m'exprimez
encore dans votre dernière lettre, au moins soyez touchée des soins
infinis qu'elle a eus pour moi; ces soins supposent beaucoup de bonté.
Depuis le départ de Léonce pour l'Espagne, je suis presque
méconnoissable. Une femme d'esprit a dit que _la perte de l'espérance
changeait entièrement le caractère_, Je l'éprouve: j'avois, vous le
savez, beaucoup de gaîté dans l'esprit je m'intéressois aux événemens,
aux idées; maintenant rien ne me plaît, rien ne m'attire, et j'ai
perdu avec le bonheur tout ce qui me rendoit aimable. Quel état
cependant pour une personne dont l'âme étoit si vivement accessible, à
toutes les jouissances de l'esprit et de la sensibilité! J'aimois la
société presque trop, elle m'étoit souvent nécessaire et toujours
agréable; à présent Je n'en puis supporter qu'une seule, celle de
madame de Vernon. Louise, récompensez-la donc par votre bienveillance
des consolations qu'elle m'a données.

Jamais on n'a mis dans l'intimité tant de désir de plaire! Jamais on
n'a consacré un esprit si fait pour le monde au soulagement de la
douleur solitaire! Je vous le dis, ma soeur, et vous finirez par
l'éprouver; madame de Vernon est une personne d'un agrément
irrésistible. J'ai connu des femmes piquantes et spirituelles; je
comprenois facilement, quand elles parloient, comment on étoit aimable
comme elles, et si je l'avois voulu, j'aurois réussi par les mêmes
moyens; mais chaque mot de madame de Vernon est inattendu, et vous ne
pouvez suivre les traces de son esprit, ni pour l'imiter, ni pour le
prévoir. Si elle vous aime, elle vous l'exprime avec une sorte de
négligence qui porte la conviction dans votre âme. Il semble que c'est
à elle-même qu'elle parle, quand des mots sensibles lui échappent, et
vous les recueillez quand elle les laisse tomber.

Ma vie n'appartient plus qu'à vous et à madame de Vernon; de grâce,
que je ne vous voie pas désunies! elle m'est devenue plus nécessaire
encore qu'elle ne me l'étoit; c'est un dernier sentiment que j'ai
saisi plus fortement que jamais, dans le naufrage de mon bonheur; mais
je n'ai pas besoin d'insister davantage; vous la trouverez, hélas!
assez triste et bien malade; votre bon coeur s'intéressera sûrement
pour elle.



LETTRE XXIX.

Léonce à M. Barton.

Bordeaux, ce 20 octobre.


Une fièvre violente m'a forcé de rester ici près d'un mois; je l'ai
caché à ma famille à Paris, ma mère seule l'a su; je ne voulois pas
que personne, excepté elle, se mêlât de s'intéresser à moi. Le premier
jour de cette fièvre, je vous ai écrit je ne sais quelle lettre
insensée, qui contenoit, je crois, des expressions insultantes pour
madame d'Albémar; je vous prie de la brûler, j'étois dans le délire;
ce n'est pas que rien justifie Delphine des torts dont je l'accuse;
mais pour tout autre que moi, elle est, elle doit être un ange. Si
vous saviez comme on parle d'elle ici! Elle n'y a demeuré que deux
mois; mais n'est-ce pas assez pour qu'on ne puisse pas l'oublier!

J'essaierai demain de pénétrer jusqu'à madame d'Ervins; elle ne veut
voir personne: elle est résolue, m'a-t-on appris, à se faire
religieuse; elle doit remettre sa fille à madame d'Albémar: cet enfant
parle de Delphine avec transport; je verrai au moins cet enfant. Ne
trouvez-vous pas qu'il y a un mystère singulier dans tout?

Il me semble que dans votre dernière lettre vous vous exprimez moins
bien sur madame d'Albémar: vous avez eu tort de recevoir aucune
impression par ce que je vous ai écrit; je n'en dois faire sur
personne. Conservez votre admiration pour madame d'Albémar; je serois
malheureux de penser que je l'ai diminuée. Il circule des bruits sur
madame d'Ervins; mais c'est impossible: la première fois qu'on me les
a dits, j'ai tressailli; depuis, on les a démentis, tout-à-fait
démentis. Adieu, mon cher maître, j'irai voir madame d'Ervins. D'où
vient que cette idée me bouleverse? elle est l'amie de Delphine. M. de
Serbellane est allé en Toscane par mer; il ne vouloit donc pas venir
en France... je ne sais où j'en suis.



LETTRE XXX.

Léonce à Delphine.

Bordeaux, ce 22 octobre.


Delphine, oh! femme autrefois tant aimée! un enfant m'a-t-il révélé ce
que la perfidie la plus noire auroit trouvé l'art de me cacher? La
voix des hommes vous avoit accusée; la voix d'un enfant, cette voix du
ciel vous auroit-elle justifiée? Écoutez-moi: voici l'instant le plus
solennel de votre vie. Je suis lié pour toujours, je le sais; il n'est
plus de bonheur pour moi; mais si j'étois seul coupable, et que
Delphine fût innocente, mon coeur auroit encore du courage pour
souffrir.

Hier j'ai été chez madame d'Ervins: quelque irrité que je fusse, je
voulois entendre parler de vous par ceux qui vous aiment. Madame
d'Ervins, toujours livrée aux exercices de piété, a refusé de me voir.
Isore, sa fille, jouoit dans le jardin; je me suis approché d'elle; on
m'avoit dit qu'elle vous aimoit à la folie; je l'ai fait parler de
vous, et j'ai vu que l'impression que vous produisez étoit déjà
sentie, même à cet âge. Vous l'avouerai-je, enfin? j'ai osé interroger
Isore sur vos sentimens: des circonstances inouïes avoient plusieurs
fois ranimé et détruit mon espoir; j'en accusois quelquefois
confusément l'adresse d'une femme, j'espérai que la candeur d'un
enfant déconcerteroit les calculs les plus habiles.

--Madame d'Albémar doit se charger de vous, ai-je dit à Isore; elle
vous emmènera sûrement en Toscane.--En Toscane! pourquoi?
répondit-elle; je serois bien fâchée d'aller en Italie: c'est lorsque
maman a tant aimé ce pays-là que nous avons été si malheureux.--Mais
votre mère, lui dis-je, n'a-t-elle pas toujours aimé l'Italie? elle y
est née.--Oh! reprit Isore, elle l'avoit quittée si enfant qu'elle ne
s'en souvenoit plus; mais M. de Serbellane lui a tout rappelé.--M. de
Serbellane vous déplaît-il? continuai-je.--Non, il ne me déplaît pas,
répondit Isore; mais depuis qu'il est venu chez maman, elle a toujours
pleuré.--Toujours pleuré! répétai-je avec une vive émotion. Et madame
d'Albémar, que faisoit-elle alors?--Elle consoloit maman: elle est si
bonne!--Oh! sans doute, elle l'est! m'écriai-je.--Et dans ce moment,
Delphine, je sentis mon coeur revenir à vous.--Mais cependant,
ajoutai-je, elle épousera M. de Serbellane?--M. de Serbellane!
interrompit Isore avec la vivacité qu'ont les enfans quand ils croient
avoir raison; M. de Serbellane! oh! c'est maman qui l'aimoit, ce n'est
pas madame d'Albémar; et puisque maman veut se faire religieuse, elle
n'épousera pas M. de Serbellane, et madame d'Albémar n'ira sûrement pas
en Italie.--A ces mots, la gouvernante d'Isore la prit brusquement par
la main, et l'emmena en lui faisant une sévère réprimande. Je ne
prévoyois pas que j'entraînois cet enfant à faire du tort à sa mère;
mais ce mot qu'elle m'a dit, grand Dieu! que signifie-t-il? Ce seroit
madame d'Ervins qui auroit aimé M. de Serbellane! ce seroit pour la
sauver que vous auriez pris aux yeux du monde l'apparence de tous les
torts! vous seriez une créature sublime, quand je vous accusois de
parjure! et moi, je mériterois.... Non, je ne mériterois pas ce que
j'ai souffert.

Cependant comment puis-je le croire? n'ai-je pas une lettre de vous
que je tiens de madame de Vernon, dans laquelle vous me dites de m'en
rapporter à ce qu'elle me confiera de votre part? N'a-t-elle pas gardé
le silence? ne s'est-elle pas embarrassée, comme une amie confuse de
vos torts envers moi, lorsque je l'ai interrogée sur les détails que
j'avois appris en arrivant à Paris, et qui se répandoient dans la
société, à l'occasion de la mort de M. d'Ervins? Ces détails, qui me
causoient tous une douleur nouvelle, c'étoient votre attachement pour
M. de Serbellane, vos engagemens pris à Bordeaux avec lui, l'instant
d'incertitude que mes sentimens pour vous avoient fait naître dans
votre âme, la délicatesse qui vous avoit ramenée à votre premier
amour, l'obligation où vous étiez de suivre M. de Serbellane, après
qu'il s'étoit battu pour vous, et lorsque le séjour de la France lui
étoit interdit. Ne m'avez-vous pas dit vous-même qu'il étoit parti,
quand il ne l'étoit pas? n'a-t-il pas passé vingt-quatre heures
enfermé chez vous?.... Oh! je reprends, en écrivant ces mots, tous les
mouvemens que je croyois calmés! M. de Serbellane, à l'instant même où
il avoit tué M. d'Ervins, ne vous a-t-il pas nommée? Vos gens, au
tribunal, ne vous ont-ils pas citée seule? n'avez-vous pas été
chercher le portrait de M. de Serbellane? ne receviez-vous pas sans
cesse de ses lettres? avez-vous nié à personne que vous dussiez
l'épouser? n'avez-vous pas demandé un sauf-conduit pour lui? Mais si
toute cette conduite n'étoit qu'un dévouement continuel à l'amitié,
vous seriez bien imprudente, je serois bien malheureux! Mais vous
n'auriez pas cessé de m'aimer, et il vaudroit encore la peine de
vivre.

Si vous n'avez pas été coupable, si madame de Vernon a su la vérité,
si vous l'aviez chargée de me la dire, jamais la fausseté n'a employé
des moyens plus infâmes, plus artificieux, mieux combinés. Je serai
vengé, si son coeur insensible peut recevoir une blessure, si.... Mais
ce n'est pas de son sort que je dois vous occuper.

Qui pourra jamais comprendre ce génie du mal, qui a disposé de moi!
Madame de Vernon me remit une lettre de ma mère, qui me conjuroit de
tenir la promesse qu'elle avoit donnée de me marier avec Matilde; elle
me parloit de vous avec amertume: dans un autre temps, rien de ce
qu'elle auroit pu me dire n'auroit fait impression sur moi; mais il me
sembloit que sa voix étoit prophétique, et me prédisoit l'événement
qui venoit d'anéantir mon sort. Ma mère m'adjuroit, au nom du repos de
sa vie, d'accomplir sa promesse; il ne suffisoit pas de mon devoir
envers elle pour me condamner au malheur que j'ai subi; il falloit que
madame de Vernon s'emparât de mon caractère, avec une habileté que je
ne sentis pas alors, mais qui depuis, en souvenir, m'a quelquefois
saisi d'un insurmontable effroi.

Il n'y avoit pas un défaut en moi qu'elle n'irritât. Elle vous
défendoit avec chaleur, et me blessoit jusqu'au fond de l'âme par sa
manière de vous justifier; elle m'exagéroit le tort que vous vous
étiez fait dans le monde, en passant pour la cause du duel de M.
d'Ervins avec M. de Serbellane, et me proposoit en même temps de vous
engager, au nom de mon désespoir, à m'accorder votre main; c'est ainsi
qu'elle révoltoit ma fierté. En me rappelant aujourd'hui tous ses
discours, il se peut qu'elle ne m'ait pas dit précisément que vous
aimiez M. de Serbellane; mais elle a mis, si cela n'est pas, plus de
ruse à me le faire croire, qu'il n'en falloit pour le dire.
J'éprouvois, en l'écoutant, une contraction inouïe; j'avois le front
couvert de sueur, je me promenois à grands pas dans sa chambre, je
m'écartois et je me rapprochois d'elle, avide de ses discours, et
redoutant leur effet; mon âme étoit fatiguée de cette conversation,
comme par une suite de sensations amères, par une longue vie de
peines; et cette fatigue cependant ne lassoit point mon agitation;
elle me rendoit seulement tous les mouvemens plus douloureux.

Cette femme, je ne sais par quelle puissance, agitoit mes passions
comme un instrument qui s'ébranloit à sa volonté; toutes les pensées
que je fuyois, elle me les offroit en face; tous les mots qui me
faisoient mal, elle les répétoit; et cependant ce n'étoit pas contre
elle que j'étois irrité; car il me sembloit toujours qu'elle vouloit
me consoler, et que la peine que j'éprouvois n'étoit causée que par
des vérités qui lui échappoient, ou qu'elle ne pouvoit réussir à me
cacher.

Elle alloit chercher en moi tout ce que je peux avoir d'irritabilité
sur tout ce qui tient à l'opinion et à l'honneur, pour me convaincre,
sans me le prononcer, que je serois avili, si je montrois encore mon
attachement pour une femme publiquement livrée à un autre, ou si
seulement je paroissois indifférent au scandale qu'avoit causé la mort
de M. d'Ervins. Ce qu'elle disoit pouvoit convenir également aux torts
de légèreté (si je ne vous avois crue coupable que de ceux-là), ou aux
torts du sentiment; mais je saisissois surtout ce qui aigrissoit ma
jalousie. Madame de Vernon a fait de moi ce qu'elle a voulu, non par
l'empire des affections, mais en excitant tous les mouvemens amers que
le ressentiment peut inspirer. Quel art! si c'est de l'art.

Je n'ai rien encore entrevu que confusément; mais les plus généreuses
vertus et les plus vils des crimes ne pourroient-ils pas s'être réunis
pour me perdre? Delphine, si cette espérance que je saisis m'a déçu,
si l'enfant n'a pas dit la vérité, ne me répondez pas, j'entendrai
votre silence, et je retomberai dans l'état dont je suis un moment
sorti. Que signifioit une lettre de votre propre main? Comment
falloit-il la comprendre? et tous les mystères du jour fatal, des
jours qui l'ont précédé, de ceux qui l'ont suivi? Ah! ne me cachez
rien, le secret fait tant de mal!

Depuis mon mariage même, depuis bientôt cinq mois, madame de Vernon se
seroit-elle encore servie de sa fatale connoissance de mon caractère,
pour irriter en moi la jalousie par la fierté, la fierté par la
jalousie; pour empoisonner les peines de l'amour par l'orgueil, et me
déchirer à la fois par tous les bons et les mauvais mouvemens de mon
âme? Delphine, le coeur de Léonce est resté le même; si le vôtre n'a
point été coupable, souvenez-vous du temps où vous vous confiiez à
lui; hélas! hélas! depuis ce temps, un lien funeste... et ce seroit la
fausseté la plus insigne qui.... Ne craignez rien pour madame de
Vernon, ni pour sa fille; qu'une bonté cruelle ne vous inspire pas
encore de me sacrifier à des ménagemens pour les autres!

Je voulois, après avoir vu Isore, retourner à l'instant même à Paris;
mais j'ai reçu une lettre de ma mère, qui s'inquiétant de mon séjour à
Bordeaux, et me croyant fort malade, vouloit, malgré l'état de sa
santé, se mettre en route pour me rejoindre; j'ai dû la prévenir, et
je pars. Si c'est vous dont l'image doit régner sur ma vie, je pars
pour accomplir envers ma mère les devoirs que vous me recommanderiez;
s'il faut vous perdre, c'est en Espagne que reposent les cendres de
mon père, c'est en Espagne qu'il faut aller mourir.

Delphine, songez avec quelle émotion je vais passer les jours qui me
séparent de votre réponse. Je serai à Madrid le premier de novembre;
si vous êtes à Bellerive, ma lettre aura pu retarder de quelques
jours; jusqu'au vingt-cinq, pendant un mois, j'attendrai; j'ai fixé ce
terme à mon espérance. Jusqu'au vingt-cinq, mon anxiété sera sans
doute cruelle; mais que serviroit-il de vous la peindre? elle ne vous
impose qu'un devoir, la vérité.



LETTRE XXXI.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Paris, ce 26 octobre.


Louise, quelle lettre Léonce vient de m'écrire! tout est révélé, tout
est éclairci; madame de Vernon! vous-même, vous n'auriez jamais pensé
qu'elle pût en être capable! elle a profité de tous les prétextes que
lui fournissoit ma confiance, pour induire Léonce à croire que
j'aimois M. de Serbellane, que je l'avois reçu chez moi pendant
vingt-quatre heures, et que je partois pour l'épouser. Juste ciel!
vous croyez que c'est à moi que je pense, et que je goûterai quelque
joie en apprenant que Léonce m'aime encore! non, je ne sens qu'une
douleur, je n'ai qu'une idée; c'est l'amitié trahie, l'amitié la plus
tendre, la plus fidèle: on s'attend peut-être, sans se l'avouer, que
le temps amenera des changemens dans les sentimens passionnés; mais
tout l'avenir repose sur les affections qui s'entretiennent par la
certitude et la confiance.

Mon amie, si vous me trompiez, croyez-vous que je pusse supporter un
tel malheur? Eh bien! j'aimois madame de Vernon autant que vous,
peut-être plus encore: je m'en accuse, je m'humilie; mais son esprit
séducteur avoit un empire inconcevable sur moi. J'ai eu des momens de
doute sur elle depuis le mariage de Léonce, mais elle en avoit
triomphé, mais mon coeur lui étoit plus livré que jamais.

Je suis troublée, tremblante, irritée comme s'il s'agissoit de Léonce.
Ah! quand on a consacré tant de soins, tant de services, tant d'années
à conquérir une amitié pour le reste de ses jours, quelle douleur on
éprouve en considérant tout ce temps, tous ces efforts comme perdus!
Loin de vous, qui trouverai-je jamais que j'aie aimé depuis mon
enfance avec cette confiance, avec cette candeur? Une autre amie que
j'aurois après madame de Vernon, je la jugerois, je l'examinerois, je
serois susceptible de crainte, de soupçon; mais Sophie, je l'ai aimée
dans une époque de ma vie où j'étois si tendre et si vraie! Je ne puis
plus offrir à personne ce coeur qui se livroit sans réserve, et dont
elle a possédé les premières affections. J'aimerai si l'on m'aime, je
serai reconnoissante des marques d'intérêt que l'on pourra me donner;
mais cette tendresse vive, involontaire, que des agrémens nouveaux
pour moi m'avoient inspirée, je ne l'éprouverai plus. Je regrette
Sophie et moi-même; car je ne vaudrai jamais pour personne ce que je
valois pour elle.

Se peut-il qu'elle ait pu accepter tant de preuves d'amitié, si elle
ne sentoit pas qu'elle m'aimoit, qu'elle m'aimoit pour la vie! De tous
les vices humains, l'ingratitude n'est-il pas le plus dur, celui qui
suppose le plus de sécheresse dans l'âme, le plus d'oubli du passé, de
ce temps qui ébranle si profondément les âmes sensibles? et moi-même
aussi, faut-il que je ne conserve plus aucune trace de ce passé
qu'elle a trahi? Si je cède à mon coeur, si je confirme tous les
soupçons de Léonce, ne vais-je pas l'irriter mortellement contre la
mère de sa femme? Je connois sa véhémence, sa généreuse indignation,
il défendra à Matilde de voir sa mère; je ne veux pas perdre madame de
Vernon, je le dois à mes souvenirs; je veux respecter en elle l'amitié
qu'elle m'avoit inspirée: cependant, rester coupable aux yeux de
Léonce est un sacrifice au-dessus de mes forces! Que faire donc, que
devenir? J'écrirai à M. Barton, je lui demanderai de se charger
d'éclairer Léonce, en modérant les effets de son premier mouvement.

Eh quoi! je me refuserois au bonheur d'écrire cette simple ligne:
_Delphine n a jamais aimé que Léonce_. Il l'espère, il l'attend; ah!
quelle affreuse perplexité! Je vais aller chez madame de Vernon; je
lui parlerai, je n'épargnerai pas son coeur, s'il peut encore être
ému; vous saurez, en finissant cette lettre, ce qu'elle m'aura dit;
mais que peut-elle me dire? Je veux que du moins une fois elle entende
les plaintes amères qu'elle ne pourra jamais se rappeler sans rougir.

Minuit.

Non, je ne conçois point ce qu'est devenue l'idée que je m'étois faite
de madame de Vernon; je viens de passer deux heures avec elle sans
avoir pu lui arracher un seul mot qui rappelât en rien cette
sensibilité naturelle et aimable que je lui ai trouvée tant de fois;
il semble que dès qu'elle a vu son caractère dévoilé, elle ne s'est
plus embarrassée de feindre, et si elle s'étoit jamais montrée à moi
comme aujourd'hui, mon coeur ne s'y seroit point trompé.

Après avoir reçu la lettre de Léonce, après m'être livrée, en vous
écrivant, à toutes les impressions douces et cruelles qu'elle faisoit
naître en moi, j'allai chez madame de Vernon. Je ne vous peindrai
point avec quel serrement de coeur je faisois cette même route,
j'entrois dans cette même maison que je croyois hier plus à moi que la
mienne; le spectacle des lieux toujours invariables, quand notre coeur
est si changé, produit une impression amère et triste; je m'arrêtai
néanmoins dans l'antichambre de madame de Vernon, pour demander de ses
nouvelles avant d'entrer chez elle; je sentois que si elle avoit été
malade, je serois retournée chez moi. On me dit qu'elle se portoit
beaucoup mieux, et qu'elle avoit dormi jusqu'à midi; alors je hâtai
mes pas et j'ouvris brusquement sa porte; elle étoit seule, et vint à
moi avec cet air d'empressement qui avoit coutume de me charmer. J'en
fus irritée, et par un mouvement très-vif, je jetai sur une table,
devant elle, la lettre de Léonce, et je lui dis de la lire.

Elle la prit, rougit d'abord d'une manière très-marquée, mais
prolongeant à dessein la lecture pour se remettre; quand elle se
sentit enfin tout-à-fait calme, elle me dit assez froidement:--Vous
êtes la maîtresse de semer la haine dans une famille unie; mais vous
auriez dû penser plus tôt qu'il étoit juste que je fisse tous les
efforts qui dépendoient de moi pour bien marier ma fille, et vous
empêcher de lui enlever l'époux qui lui étoit promis.--Grand Dieu!
m'écriai-je, il étoit juste que vous abusassiez de mon amitié pour
vous, de la confiance absolue qu'elle m'inspiroit....--Et vous,
interrompit-elle, n'abusiez-vous pas de ce que je vous recevois tous
les jours chez moi, pour venir, dans ma maison même, ravir à ma fille
l'affection de Léonce?--Vous ai-je rien caché? répondis-je avec
chaleur; ne vous ai-je pas chargée vous-même d'expliquer ma conduite
et mes sentimens à Léonce?--En vérité, interrompit madame de Vernon,
si vous me permettez de vous le dire, il falloit être trop naïve pour
me choisir, moi, pour engager Léonce à vous épouser.--Trop naïve!
répétai-je avec indignation, trop naïve! est-ce vous, madame, qui
parlez avec dérision des sentimens généreux? Ah! j'en atteste le ciel,
dans ce moment où j'apprends que mon estime pour votre caractère a
détruit tout le bonheur de ma vie, je jouis encore de vous avoir
offert une dupe si facile; je jouis avec orgueil d'avoir un esprit
incapable de deviner la perfidie, et dont vous avez pu vous jouer
comme d'un enfant.

--Léonce lui-même vous avoue, me répondit-elle, que ce n'est pas moi
qui lui ai appris ce que l'on répandoit dans le monde; je me suis
contentée de ne pas le nier; c'étoit bien le moins dans ma situation.
Quant à tout l'esprit que fait Léonce, à propos du prétendu pouvoir
que j'ai exercé sur lui, c'est une excuse qu'il veut vous donner; on
ne gouverne jamais personne que dans le sens de son caractère; l'éclat
de votre aventure lui déplaisoit; l'imprudence de votre conduite,
l'indépendance de vos opinions blessoient extrêmement sa manière de
voir, voilà tout.--Non, repris-je vivement, ce n'est pas tout; vous
voulez, par des paroles légères, confondre le bien avec le mal, et
cacher vos actions dans le nuage de vos discours; préparez pour le
monde ces habiles moyens, un coeur blessé ne peut s'y méprendre.
Écoutez chaque mot de la lettre de Léonce.--Comme je voulois la
reprendre pour la relire, madame de Vernon la retint, et me dit
négligemment:--Ne voulez-vous pas occuper tout Paris de nos querelles
de famille, et montrer à vos amis cette lettre de Léonce?--En
prononçant ces paroles, elle la jeta dans le feu. Cette action
m'indigna; mais plus mon impression étoit vive, plus je voulus la
réprimer, et je me levai pour sortir. Madame de Vernon reprit la
parole assez vite; elle recommença l'entretien, afin qu'il ne se
terminât pas par l'action qu'elle venoit de se permettre.--J'avois de
l'amitié pour vous, me dit-elle; mais les intérêts de ma fille
devoient m'être encore plus chers.--Eh quoi! répondis-je, ne les
avois-je pas assurés, ces intérêts, lorsque je lui donnai la terre
d'Andelys, lorsque je vous ai préservée deux fois de la
ruine?--Delphine, interrompit madame de Vernon, il n'y a rien de plus
indélicat que de reprocher les services qu'on a rendus.--Vous savez
mieux que personne, madame, continuai-je froidement, combien j'attache
peu de prix à ce que je puis faire pour les autres; quand il m'est
arrivé de rendre des services à ceux que je n'aimois pas, je n'en ai
jamais gardé le moindre souvenir; mais c'est avec confiance, avec
tendresse, que je me suis vouée à vous être utile: les preuves
d'amitié que je vous ai données, c'est aux sentimens que je croyois
vous avoir inspirés qu'elles s'adressoient; si vous n'aviez pas ces
sentimens, pourquoi donc avez-vous disposé de moi? pourquoi vous
exposiez-vous au reproche le plus humiliant, le plus cruel, à celui de
l'ingratitude?--L'ingratitude! me dit madame de Vernon, c'est un
grand mot, dont on abuse beaucoup; on se sert parce que l'on s'aime,
et quand on ne s'aime plus, l'on est quitte; on ne fait rien dans la
vie que par calcul ou par goût; je ne vois pas ce que la
reconnoissance peut avoir à faire dans l'un ou dans l'autre.--Je ne
daigne pas répondre, lui dis-je, à ce détestable sophisme; mais vous
n'aviez donc pas d'amitié pour moi, quand vous me montriez tant
d'intérêt et d'affection? l'attachement que j'avois pour vous ne vous
avoit donc pas touchée? est-il donc vrai que depuis six ans nos
conversations, nos lettres, notre intimité, tout fût mensonge de votre
part? En me retraçant les années heureuses que j'ai passées avec vous,
j'éprouve l'insupportable peine de ne pouvoir me flatter qu'il ait
existé un temps où vous m'aimiez sincèrement: quand donc avez-vous
commencé à me tromper? dites-le moi, je vous en conjure, pour que du
moins je puisse conserver quelques souvenirs doux de tous les jours
qui ont précédé cette funeste époque.--En parlant ainsi, j'étois
inondée de larmes, et je souffrois extrêmement de n'avoir pu les
retenir, car madame de Vernon me paroissoit avoir conservé le plus
grand sang-froid; cependant, quand elle reprit la parole, sa voix
étoit altérée.

--Tout est fini entre nous, me dit-elle en se levant; avec votre
caractère, vous n'entendriez raison sur rien; vous êtes trop exaltée
pour qu'on puisse vous faire comprendre le réel de la vie. Si je meurs
de la maladie qui me menace, peut-être vous expliquerai-je ma
conduite; mais tant que je vivrai, il me convient de soutenir mon
existence, ma manière d'être dans le monde, telle qu'elle est; je veux
aussi éviter les émotions pénibles que votre présence et les scènes
douloureuses qu'elle entraîne me causeroient; il vaut donc mieux ne
plus nous revoir.--Vous le dirai-je, ma chère Louise? je frémis à ces
derniers mots; j'étois bien décidée à ne plus être liée avec madame de
Vernon; je sentois que je ne pouvois répéter des reproches de cette
nature, et qu'il me seroit impossible de la revoir sans les
renouveler; mais je ne m'étois pas dit que ce jour finiroit tout entre
nous, et la rapidité de cette décision, quelque inévitable qu'elle
fût, me faisoit peur.--Quoi! lui dis-je, vous ne pouvez pas trouver
quelques excuses qui puissent affoiblir mon ressentiment?--Le prestige
de tout ce que j'étois pour vous est détruit, me dit madame de Vernon;
je suis trop fière pour essayer de le faire renaître.--Trop fière!
m'écriai-je, vous qui avez pu me tromper!.....--Laissons ces
reproches, reprit-elle impatiemment, je vaux peut-être mieux que je ne
parois; mais, quoi qu'il en soit, je ne veux pas m'entendre dire le
mal que l'on peut penser de moi.

Vous êtes la maîtresse, ajouta-t-elle, de rendre les derniers jours de
vie qui me restent horriblement malheureux, en révélant tout à Léonce;
vous pouvez user de cette puissance, je n'essaierai point de vous en
détourner.--Ah! m'écriai-je, vous ne savez pas encore ce que vous
pourriez sur moi, si le repentir....--Du repentir, interrompit-elle
avec l'accent le plus ironique; voilà bien une idée dans votre
genre!--A cette réponse, à cet air, je repris toute mon indignation,
et m'avançai vers la porte pour m'en aller; mais tout à coup je
m'arrêtai, je regardai cette chambre dans laquelle j'avois passé des
heures si douces, et je songeai que j'allois en sortir pour n'y plus
rentrer jamais.

--Hélas! lui dis-je alors avec douceur, combien vous avez mal connu la
route de votre bonheur! vous avez rencontré au milieu de votre
carrière une personne jeune, qui vous aimoit de sa première amitié,
sentiment presque aussi profond que le premier amour; une personne
singulièrement captivée par le charme de votre esprit et de vos
manières, et qui ne concevoit pas le moindre doute sur la moralité de
votre caractère: vous le savez, autour de moi j'avois souvent entendu
dire du mal de vous; mais en vous justifiant toujours, je m'étois plus
attachée aux qualités que je vous attribuois, que si je n'avois jamais
eu besoin de vous défendre: vous avez brisé ce coeur qui vous étoit
acquis, sans que même une telle dureté fût nécessaire à aucun de vos
intérêts; vous auriez obtenu de moi d'immoler mon bonheur à mon
attachement pour vous; vous m'avez trompée par goût pour la
dissimulation, car la vérité eût atteint le même but, et vous avez
voulu dérober, par la fausseté, ce que l'amitié généreuse s'offroit à
vous sacrifier. Je souhaite néanmoins, oui, je souhaite du fond du
coeur que vous soyez heureuse; mais je vous prédis que vous ne serez
plus aimée comme je vous ai prouvé qu'on aime: on ne forme pas deux
fois des liaisons telles que la nôtre, et quelque aimable que vous
soyez, vous ne retrouverez pas l'amitié, le dévouement, l'illusion de
Delphine; je vous quitte dans cet instant pour ne plus vous revoir, et
c'est moi qui suis émue, moi seule. Ah! n'essaierez-vous donc pas
d'adoucir le sentiment que je vais emporter avec moi! ce talent de
feindre, dont vous avez si cruellement abusé, vous manque-t-il donc
seulement alors qu'il pourroit rendre nos derniers momens moins
cruels?--Je ne le puis, me dit-elle, je ne le puis; il faut éloigner
de soi les sentimens pénibles, et ne point recommencer des liens qui
désormais ne seroient que douloureux; il n'est plus en votre puissance
de ne pas troubler mon repos; adieu donc, c'est du repos que je veux,
si je dois vivre encore; si non....--Elle s'arrêta, comme si elle
avoit eu l'idée de me parler, mais changeant de résolution: Adieu,
Delphine, me dit-elle d'une voix assez précipitée, et elle rentra dans
son cabinet.

Je restai quelque temps à la même place; mais enfin, honteuse de mon
émotion, de cette foiblesse de coeur qui avoit entièrement changé nos
rôles, et fait de celle qui étoit mortellement offensée celle qui
étoit prête à supplier l'autre, je quittai cette maison pour toujours,
et je revins impatiente de vous apprendre ce qui s'étoit passé. S'il
ne se mêloit pas à votre affection pour moi des vertus maternelles, si
vous ne m'inspiriez pas ces sentimens qui appartiennent à l'amour
filial, et que la mort prématurée de mes parens ne m'a permis de
connoître que pour vous, j'aurois quelque embarras à vous peindre la
douleur que m'a causée ma rupture avec madame de Vernon: mais votre
coeur n'est point accessible même à la plus noble des jalousies. Vous
avez de l'indulgence pour votre enfant; vous lui pardonnez cette
amitié vive que les premiers goûts de l'esprit et les premiers
plaisirs de la société avoient fait naître; elle existait à côté de
l'amour le plus passionné, cette amitié funeste; elle ne portoit donc
pas atteinte à la tendresse reconnoissante que je ne puis éprouver que
pour vous seule.

Maintenant quel parti prendre? Ma conversation avec madame de Vernon
m'a bien prouvé qu'elle redoutoit extrêmement, pour le repos de sa
famille, que Léonce ne connût la vérité; mais que dois-je à madame de
Vernon? mais quelle puissance sur la terre pourroit obtenir de moi que
je consentisse une seconde fois à être méconnue de Léonce? Eh! que
parlé-je de puissance? il n'en est qu'une à craindre, c'est la voix de
mon propre coeur! mais est-il vrai qu'elle me le demande? Non, il faut
aussi que je compte mon sort pour quelque chose, que la bonté
m'inspire quelque compassion pour moi-même. J'ai le temps encore de
consulter M. Barton, d'avoir sa réponse; la vôtre aussi peut me
parvenir; il faut quatorze jours pour que les lettres arrivent à
Madrid. Léonce, jusqu'au vingt-cinq novembre, attendra sans me
condamner. Ah! ma soeur, que m'écrirez-vous? dans le combat qui me
déchire, à quel sentiment prêterez-vous votre appui?



LETTRE XXXII.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Paris, ce 2 novembre 1790.


J'attends impatiemment votre réponse et celle de M. Barton; je compte
les jours, et je les redoute; je consume mes heures dans des
réflexions qui me déchirent, en se combattant mutuellement;
quelquefois je trouve de la douceur à penser que si l'on n'avoit pas
excité la jalousie de Léonce, toute autre prévention ne l'eût jamais
assez éloigné de moi pour qu'il consentît à devenir l'époux de
Matilde; et l'instant d'après je me livre au désespoir, en songeant
que le plus simple hasard pouvoit tout éclaircir, et que si j'avois eu
le courage d'aller vers lui, peut-être encore au dernier moment, un
mot, un seul mot faisoit de la plus misérable des femmes, la plus
heureuse.

Quel sentiment éprouvera-t-il, quand il saura mon innocence! Oui, sans
doute il la saura; l'on n'exigera pas de moi que je renonce à me
justifier auprès de lui. Cependant quel trouble je vais porter dans
ses affections, dans ses devoirs, si je l'instruis positivement de la
vérité! Ne vaut-il pas mieux que le temps et ma conduite l'éclairent?
Mais si je garde le silence, il m'annonce qu'il me croira coupable, il
croira que dans le moment même où je paroissois l'aimer, je le
trompois; non, cette pensée est intolérable: si j'étois mourante,
n'obtiendrois-je pas le droit de tout révéler après moi? hélas!
l'aurois-je même alors? le bonheur des autres ne doit-il pas nous être
sacré, tant qu'il peut dépendre de notre volonté!

Cruelle femme! c'est encore pour vous que j'éprouve ces affreuses
incertitudes; c'est votre repos, c'est votre bonheur qui lutte encore
dans mon coeur contre un désir inexprimable! Et Matilde aussi, ne
souffrira-t-elle pas de ce que je dirai? puis-je écrire à Léonce ce
qui doit lui faire haïr sa belle-mère, et l'éloigner encore plus de sa
femme? Ah! jamais, jamais personne ne s'est trouvé dans une situation
où les deux partis à prendre paroissent tous deux également
impossibles.

Enfin il le faut, je le dois; attendons les conseils qui peuvent
m'éclairer.

Mon voyage près de vous est forcément retardé de quelques jours, parce
que je ne vais plus avec madame de Vernon. J'avois remis toutes mes
affaires entre les mains d'un homme à elle; il faut tout séparer,
après avoir cru que tout étoit en commun pour la vie. J'ai honte de
vous avouer combien je suis foible! encore ce matin, je suis montée en
voiture pour aller chez mon notaire; mais comme il falloit, pour
arriver à sa maison, passer devant la porte de madame de Vernon, je
n'en ai pas eu le courage; j'ai tiré le cordon de ma voiture au milieu
de la rue, et j'ai donné l'ordre de retourner chez moi. J'ai voulu
ranger mes papiers avant mon départ; je trouvois partout des lettres
et des billets de madame de Vernon: il a fallu ôter son portrait de
mon salon, lui renvoyer une foule de livres qu'elle m'avoit prêtés;
c'est beaucoup plus cruel que les adieux au moment de mourir, car les
affections qui restent alors répandent encore de la douceur sur les
dernières volontés; mais dans une rupture, tous les détails de la
séparation déchirent, et rien de sensible ne s'y mêle, et ne fait
trouver du plaisir à pleurer.

Je n'ai plus personne à consulter sur les circonstances journalières
de la vie; je me sens indécise sur tout. Je pense avec une sorte de
plaisir que, par délicatesse pour madame de Vernon, je m'étois isolée
de la plupart des femmes qui me témoignoient de l'amitié; je ne
voulois confier à aucune autre ce que je lui disois; j'étois jalouse
de moi pour elle.

Au milieu de ces pensées, plus douces mille fois qu'une amie si
coupable ne devoit les attendre de moi, madame de Lebensei a trouvé le
secret, hier, de me faire parler très-amèrement de madame de Vernon;
elle étoit arrivée de la campagne exprès pour me questionner; madame
de Vernon l'avoit vue, et avoit su la captiver entièrement, soit par
l'empire de son charme, soit que, dans la situation de madame de
Lebensei, l'on ne veuille se brouiller avec personne, et que l'on
devienne même très-aisément favorable à tous ceux qui vous traitent
bien.

Je trouvai d'abord mauvais que madame de Vernon eût confié, sans mon
aveu, à madame de Lebensei, mon sentiment pour Léonce; mais la
justification de madame de Vernon, que me rapporta madame de Lebensei
assez maladroitement, m'irrita bien plus encore. Elle se fondoit
entièrement sur les dispositions que madame de Vernon supposoit à
Léonce, son éloignement pour les femmes qui ne respectoient pas
l'opinion, l'irrésolution de ses projets relativement à moi, le peu de
convenance qui existoit entre nos manières de penser. Madame de Vernon
se représentoit enfin, me dit madame de Lebensei, comme n'ayant fait
que conseiller Léonce selon son bonheur, et peut-être son penchant:
c'étoit me blesser jusqu'au fond du coeur, que se servir d'un tel
prétexte. Si quelqu'un avoit senti fortement les torts de madame de
Vernon envers moi, peut-être aurois-je adouci moi-même les coups qu'on
vouloit lui porter; mais les formes tranchantes de madame de Lebensei,
son parti pris d'avance, les petits mots qu'elle me disoit, et qui
m'annonçoient que madame de Vernon l'avoit prévenue que j'étois
très-exagérée dans mon ressentiment; tout cet appareil d'impartialité,
quand il s'agissoit de décider entre la générosité et la perfidie,
m'offensa tellement, que je perdis, je le crois, toute mesure; et
faisant à madame de Lebensei, avec beaucoup de chaleur, le tableau de
ma conduite et de celle de madame de Vernon, je lui déclarai que je ne
voulois point écouter ceux qui me parleroient pour elle, et que je la
priois seulement de raconter à madame de Vernon ce que j'avois dit, et
les propres termes dont je m'étois servie.

Quand madame de Lebensei fut partie, je sentis que j'avois eu tort; je
ne me repentis ni d'avoir excité le ressentiment de madame de Vernon,
ni d'avoir attaché plus vivement madame de Lebensei à ses intérêts: il
est assez doux de se faire du mal à soi-même, en attaquant une
personne qui nous fut chère; on aime à briser tous les calculs, en se
livrant à ce douloureux mouvement; mais je me repentis d'avoir
dénaturé ce que j'éprouvois, et de m'être donné des torts de paroles,
quand mes sentimens et mes actions n'en avoient aucun. J'étois aussi,
je l'avoue, vivement irritée, en apprenant que madame de Vernon
cherchoit encore à me nuire, dans le moment même où j'hésitois si je
ne sacrifierois pas le bonheur de toute ma vie à son repos.

Cependant que deviendrai-je, tant que Léonce me soupçonnera? la
solitude et le temps ne feront rien à cette douleur; elle renaîtra
chaque jour, car chaque jour j'essaierai de raisonner avec moi-même,
pour me prouver que je dois répondre à Léonce. Mais pourquoi donc
supposer que ma conscience me le défende? Ah! je l'espère, vous et M.
Barton, vous penserez que Léonce aura assez de calme, assez de vertu,
pour apprendre la vérité sans punir celle qui fut coupable; ah! s'il
sait pardonner, ne puis-je pas tout lui dire!

P. S. Vous ne m'avez pas répondu sur l'affaire de M. de Clarimin: je
suis bien sûre que vous sentez comme moi que je dois mettre plus
d'importance que jamais à lui faire accepter ma caution. Si par hasard
vous ne l'aviez pas encore offerte, ce qui vient de se passer vous
inspirera, j'en suis sûre, le désir de vous hâter.



LETTRE XXXIII.

Mademoiselle d'Albémar à Delphine.

Montpellier, ce 4 novembre.


Ma chère Delphine, mon élève chérie, dans quel monde êtes-vous tombée?
pourquoi faut-il que madame de Vernon, cette femme perfide que mon
pauvre frère détestoit avec tant de raison, vous ait captivée par son
esprit séducteur? Pourquoi n'ai-je pas su réunir à mon affection pour
vous cet art d'être aimable, qui pouvoit satisfaire votre imagination?
vous n'auriez eu besoin d'aucun autre sentiment, et votre coeur n'eût
jamais été trompé.

Vous me demandez un conseil sur la conduite que vous devez tenir avec
Léonce: comment oserois-je vous le donner? Je ne pense pas que vous
deviez en rien vous sacrifier pour l'indigne madame de Vernon; mais
quand Léonce saura que vous n'avez jamais cessé de l'aimer,
pourra-t-il supporter Matilde? pourra-t-il se résoudre à ne pas vous
revoir? aurez-vous la force de le lui défendre? Cependant faut-il que,
pouvant vous justifier, vous vous donniez l'air coupable?
Supporterez-vous une telle douleur? Non, l'amitié ne sauroit s'arroger
le droit de conseiller une action héroïque. Si vous répondez à Léonce,
si vous l'instruisez de la vérité, vous ne ferez peut-être rien de
vraiment mal, rien que personne surtout pût se permettre de condamner;
mais si, pour mieux assurer son repos domestique, si, pour l'éloigner
plus sûrement de vous, vous vous taisez, vous aurez surpassé de
beaucoup ce que l'on pourroit attendre de la vertu la plus sévère.



LETTRE XXXIV.

M. Barton à Madame d'Albémar.

Mondoville, 6 novembre.


J'ai été quelques jours, madame, sans pouvoir me déterminer à vous
écrire; ce que je devois vous conseiller me sembloit trop pénible pour
vous: cependant je me suis résolu à vous donner la plus grande preuve
de mon estime, en répondant avec une sévère franchise à la généreuse
question que vous daignez me faire.

M. de Mondoville, indignement trompé sur vos sentimens, a épousé
mademoiselle de Vernon; il a repoussé le bonheur que j'espérois pour
lui; il a gâté sa vie, mais il faut au moins qu'il respecte ses
devoirs; il lui restera toujours une destinée supportable, tant qu'il
n'aura pas perdu l'estime de lui-même.

Sans pouvoir deviner le secret habilement conduit dont vous avez été
la victime, je n'ai jamais cru que vous fussiez capable de tromper,
mais j'ai toujours refusé de m'expliquer avec Léonce sur ce sujet.
J'ai reçu une lettre de lui, deux jours avant la vôtre, dans laquelle
il m'apprend qu'il vous a écrit, et qu'il vous demande de lui dévoiler
ce qu'il commence enfin à entrevoir, les criminelles ruses de madame
de Vernon. Il se contient avec vous, me dit-il; mais il s'exprime,
dans sa confiance en moi, avec une telle fureur, que je frémis du
parti qu'il prendra, quand il saura la conduite de madame de Vernon
envers lui.

Il est résolu d'abord de défendre à madame de Mondoville de voir sa
mère, et, si elle lui désobéit, il veut se séparer d'elle. Il forme
encore mille autres projets extravagans de vengeance contre madame de
Vernon. Je ne doute pas qu'il ne renonce à ce qui seroit indigne de
lui; mais tel que je le connois, je suis sûr qu'il suivra le dessein
qu'il m'annonce, de forcer madame de Mondoville à rompre avec sa mère.
Quel trouble cependant ne va-t-il pas en résulter!

Quelque coupable que soit madame de Vernon, vous la plaindriez d'être
condamnée à ne jamais revoir sa fille; et si, comme je n'en doute pas,
madame de Mondoville croit de son devoir de s'y refuser, quel scandale
que la séparation de Léonce avec sa femme pour une telle cause! C'est
vous seule, madame, qui pouvez encore être l'ange sauveur de cette
famille, l'ange sauveur de celle même qui vous a cruellement
persécutée.

Je ne me permettrai pas de vous dicter la conduite que vous devez
tenir; j'ai dû seulement vous instruire des dispositions de Léonce. Il
est impossible, quand il saura tout, de se flatter de l'apaiser; il
est malheureusement très-emporté, et jamais, il faut en convenir,
jamais un homme n'a été offensé à ce point dans son amour et dans son
caractère. Jugez vous-même, madame, de ce qu'il importe de cacher à
Léonce, jugez des sacrifices que votre âme généreuse est capable de
faire! Je ne vous demande point de me pardonner, car je crois vous
honorer par ma sincérité autant que vous méritez de l'être, et mon
admiration respectueuse donne beaucoup de force à cette expression.

P. BARTON.



LETTRE XXXV.

Réponse de Delphine à M. Barton.

Paris, ce 8 novembre.


Vous ne savez pas quelle douleur vous m'avez causée! je croyois
pouvoir le détromper, je croyois toucher au moment de recouvrer toute
son estime; vous m'avez montré mon devoir, le véritable devoir, celui
qui a pour but d'épargner des souffrances aux autres: je l'ai reconnu,
je m'y soumets, je n'écrirai point: mais souffrez que je le dise, pour
la première fois j'ai senti que je m'élevois jusqu'à la vertu: oui,
c'est de la vertu qu'un tel sacrifice, et ce qu'il me coûte mérite le
suffrage d'un honnête homme et la pitié du ciel.

Il attend ma réponse pour un jour fixe, pour le vingt-cinq novembre.
Mon silence, dit-il, sera pour lui l'aveu de la perfidie dont on
m'avoit accusée; ne pouvez-vous lui écrire que ce silence est un
mystère que je ne veux jamais éclaircir, mais qu'il ne doit lui donner
aucune interprétation décisive? ne pouvez-vous pas lui dire au moins
que je pars pour le Languedoc, d'où je ne sortirai jamais? Est-ce trop
demander, et ne défais-je pas ainsi, foiblesse après foiblesse,
l'action que je nommois généreuse?

Je vous laisse l'arbitre de ce que vous pouvez dire; vous comprenez ce
que je souffre, ce que je souffrirai toujours, tant qu'il me croira
coupable. Si le ciel vous inspire un moyen de me secourir, sans porter
atteinte au bonheur des autres, vous le saisirez, j'ose en être sûre;
s'il faut me sacrifier, je vous en donne le pouvoir, je saurai vous en
estimer. Je dépose entre vos mains la promesse de m'éloigner, de ne
point écrire, de ne rien me permettre enfin pour moi-même, que de vous
demander quelquefois si vous avez affoibli dans le coeur de Léonce la
juste haine qu'il va de nouveau ressentir contre moi.



LETTRE XXXVI.

Madame d'Artenas à Delphine.

Paris, 10 novembre.


J'ai passé hier chez vous, ma chère Delphine, mais en vain; votre
porte est toujours fermée. Je suis obligée de partir pour ma terre,
près de Fontainebleau; mais je ne veux pas différer à vous demander de
m'apprendre les causes d'un événement qui occupe toute la société de
Paris. Vous êtes brouillée avec madame de Vernon; vous ne vous voyez
plus; je crois bien aisément qu'elle a tort, et que vous avez raison;
mais pourquoi vous brouiller avec elle? pourquoi vous brouiller avec
personne? Cela peut avoir les plus graves inconvéniens.

Vous avez découvert qu'elle vous trompoit: il y a long-temps que je
m'en serois doutée, à votre place; mais c'est précisément parce
qu'elle a un caractère adroit et dissimulé, qu'il étoit sage de la
ménager: votre conduite a été le contraire de ce qu'elle devoit être;
il falloit ne pas l'aimer avec tant d'aveuglement avant la découverte,
et ne pas rompre depuis avec tant de véhémence. Madame de Vernon est
établie à Paris depuis beaucoup plus long-temps que vous; elle y a
beaucoup plus de relations; et vous savez qu'on est toujours ici
soutenu par ses parens, non parce qu'ils vous aiment, mais parce
qu'ils regardent comme un devoir de vous justifier. Il y a si peu de
véritable amitié dans le grand monde, qu'encore vaut-il mieux compter
sur ceux qui se croient obligés à vous défendre, que sur ceux qui le
font volontairement. Vous allez vous trouver nécessairement mal avec
votre famille, si vous ne voyez plus madame de Vernon; car madame de
Mondoville, dans cette circonstance, ne se séparera sûrement pas de sa
mère. Il faut tâcher de vous raccommoder avec tout cela: pensez-en ce
que j'en pense; mais soyez avec madame de Vernon dans une bonne
mesure, quoique sans fausseté.

Les hommes peuvent se brouiller avec qui ils veulent, un duel brillant
répond à tout; cette magie reste encore au courage, il affranchit
honorablement des liens qu'impose la société; ces liens sont les plus
subtils, et cependant les plus difficiles à briser. Une jeune femme
sans père ou sans mari, quelque distinguée qu'elle soit, n'a point de
force réelle ni de place marquée au milieu du monde. Il faut donc se
tirer d'affaire habilement, gouverner les bons sentimens avec encore
plus de soin que les mauvais, renoncer à cette exaltation romanesque
qui ne convient qu'à la vie solitaire, et se préserver surtout de ce
naturel inconsidéré, la première des grâces en conversation, la plus
dangereuse des qualités en fait de conduite.

Vous aimez, quoi que vous en puissiez dire, le mouvement et la variété
de la société de Paris; sachez donc vous maintenir dans cette société,
sans donner prise sur vous à personne. Avant les chagrins que vous
avez éprouvés, vous aimiez aussi, et cela devoit être, les succès sans
exemple que vous obteniez toujours quand on vous voyoit et quand on
vous entendoit. Défiez-vous de ces succès; qu'ils vous rendent
d'autant plus prudente; car en excitant l'envie, ils vous obligent à
craindre madame de Vernon. Je pourrois, moi, me brouiller avec elle;
nous sommes à force égale, vieille et oubliée que je suis; mais vous,
la plus belle, la plus jeune, la plus aimable des femmes, on croira
tout ce que madame de Vernon dira contre vous, et, pour ne vous rien
cacher, on le croit déjà.

J'avois commencé ma lettre avec l'intention de vous laisser ignorer ce
que madame de Vernon allègue en sa faveur; mais je réfléchis qu'il
faut que vous connoissiez tous les motifs qui doivent diriger votre
conduite. Elle prétend que vous l'aviez chargée d'engager Léonce à
vous épouser, que, depuis l'esclandre du duel de M. de Serbellane, il
ne l'a pas voulu, et que vous ne lui avez jamais pardonné son
infructueuse négociation. Elle affirme que vous avez dit à tout le
monde un mal abominable d'elle, et que vous lui avez reproché de
prétendus services avec indélicatesse et amertume. Jugez combien les
ingrats et ceux qui auraient envie de l'être trouvent mauvais qu'on se
souvienne des services qu'on a rendus! Elle assure enfin que c'est
elle qui n'a plus voulu vous voir, parce que vous ne veniez dans sa
maison que pour vous faire aimer du mari de sa fille, et cette
dernière accusation lui rallie toutes les dévotes. Vous voyez qu'elle
sait se concilier les bons et les méchans, et de plus, cette nombreuse
classe d'indifférens paisibles, qui, ayant beaucoup plus entendu
parler de madame d'Albémar que de madame de Vernon, croient qu'il est
de leur dignité de gens médiocres de blâmer celle qui a le plus
d'éclat.

Ne vous exagérez pas cependant l'effet des discours de madame de
Vernon, nous sommes en état de nous en défendre; mais il est
indispensable que vous commenciez par vous raccommoder avec elle, et
je vous réponds qu'elle ne demanderoit pas mieux; car dans toutes ces
querelles, en présence du tribunal de l'opinion, chacun a peur de
l'autre. Retournez à ses soupers, cessez de lui faire aucun reproche,
n'en dites plus aucun mal; et si elle continue à chercher à vous
nuire, je me charge, moi, de lui jouer quelques tours de vieille
guerre. Je connois les ruses de madame de Vernon, je ne m'en sers pas,
mais j'en sais assez pour les dévoiler; et elle vous ménagera, quand
elle apprendra que vos qualités vives et brillantes sont sous la
protection de ma prudence et de mon sang-froid. Adieu, ma chère
Delphine; suivez mes conseils, et tout ira bien.



LETTRE XXXVII.

Delphine à madame d'Artenas.

Paris, 14 novembre.


Je suis touchée, madame, de l'intérêt que vous voulez bien me
témoigner, mais je ne puis suivre le conseil que vous avez la bonté de
me donner. J'ai aimé tendrement madame de Vernon; comment me seroit-il
possible de renouer avec elle par des motifs tirés de mon intérêt
personnel? je suis bien peu capable de cette conduite, même avec les
indifférens; mais j'aurois une répugnance invincible à dégrader les
sentimens que j'ai éprouvés, en les soumettant à des calculs. Comment
pourrois-je revoir avec calme, dans les rapports communs du monde, une
personne qui a été l'objet de ma plus tendre amitié, et qui s'est
montrée ma plus cruelle ennemie? Non, la société ne vaut pas ce qu'il
en coûteroit pour torturer à ce point son caractère naturel; de tels
efforts feroient plus que contraindre les mouvemens vrais du coeur;
ils finiroient par le dépraver.

Je suis singulièrement blessée, je l'avoue, des discours que madame de
Vernon tient sur moi; mais c'est précisément parce que ces discours
sont écoutés, que je ne veux pas me rapprocher d'elle. J'aurois
peut-être été assez foible pour le désirer, s'il étoit arrivé ce qui,
je crois, étoit juste, si on n'eût blâmé qu'elle seule; mais
puisqu'elle m'accuse et qu'on la soutient, puisque j'ai quelque chose
encore à craindre d'elle, je ne la reverrai jamais.

C'est auprès de vous, madame, que je voudrois me justifier. Madame de
Vernon m'a reproché _d'avoir dit du mal d'elle_, et vous me conseillez
_de la ménager_; tous ces mots me paroissent bien étranges, dans un
sentiment de la nature de celui que j'avois pour madame de Vernon. Une
seule fois j'ai parlé d'elle avec amertume, en m'adressant à une
personne qui l'aime beaucoup, et que je rattachois à elle, au lieu de
l'en détacher, par la vivacité même qui me donnoit l'air d'avoir tort.
Vous n'aimez pas madame de Vernon, et je m'interdis de vous en parler,
à vous que je désirerois si vivement éclairer sur les absurdes
calomnies dont je suis l'objet.

J'ai reproché à madame de Vernon les services que je lui ai rendus;
_et tous les services du monde_, dit-elle, _sont effacés parles
reproches_. Vous sentez aisément, madame, combien il seroit facile de
se dégager ainsi de la reconnoissance. On blesseroit le coeur d'une
personne qui se seroit conduite généreusement envers nous; elle s'en
plaindroit, et l'on diroit ensuite que _toutes ses actions sont
effacées par ses paroles_. Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit
entre madame de Vernon et moi; si je lui ai reproché son ingratitude,
c'est celle du coeur dont je l'ai accusée, et c'est en confondant
ensemble, en plaçant sur la même ligne le jour où je lui ai serré la
main avec tendresse, et celui où j'aurois engagé la moitié de ma
fortune pour elle, que j'ai eu le droit de lui rappeler tout ce qui
lui a prouvé que je l'aimois.

Je rougis jusqu'au fond de l'âme des autres torts qu'elle m'impute;
mais si je les repoussois, ce seroit alors que je serois vraiment
blâmable; je nuirois à madame de Vernon, et jusqu'à présent vous voyez
que j'ai trouvé le secret de ne nuire qu'à moi-même; je m'en
applaudis. Je ne veux pas _ménager_ madame de Vernon par les motifs
que vous me présentez; je ne veux point la désarmer, mais je
craindrois encore de lui faire du mal. Hélas! elle apprendra bientôt à
quel point je l'ai craint!

Mes plaintes contre elle, quand je m'en permets, ont toutes un
caractère de sensibilité romanesque qui, vous le savez, n'associera
pas les salons de Paris à mon ressentiment. Je ne suis pas
indifférente au blâme de la société; mais je ne ferai, pour m'y
soustraire, que ce que je ferois pour la satisfaction de ma
conscience; la vérité doit nous valoir le suffrage des autres, ou nous
apprendre à nous en passer.

Je mettrois peut-être plus de prix à l'opinion, si j'étois unie à la
destinée d'un homme qui me fût cher; mais condamnée à vivre seule, à
supporter seule mon sort, je n'ai point d'intérêt à me défendre; qui
jouiroit de mon triomphe, si je le remportois? et n'est-il pas assez
sage de ne point lutter contre la méchanceté des hommes, quand l'on
n'a d'autre bien à espérer de ses efforts que quelques douleurs de
moins? Cette indifférence sur ce qu'on peut dire de moi m'est beaucoup
plus facile maintenant, que je suis résolue à quitter Paris. Je vais
m'enfermer pour toujours dans la retraite où vit ma belle-soeur; j'y
emporterai le souvenir le plus tendre de vos bontés, et le regret de
n'en avoir pas joui plus longtemps.

DELPHINE D'ALBÉMAR.



LETTRE XXXVIII.

Réponse de madame d'Artenas à Delphine,

Fontainebleau, ce 19 novembre.


Vous prenez beaucoup trop vivement, ma chère Delphine, les peines
passagères de la vie. Que de candeur, de noblesse et de bonté dans
votre lettre! mais que vous êtes encore jeune! Je ne me souviens pas,
en vérité, d'avoir eu cette bonne foi dans mon enfance, et je ne suis
pourtant, Dieu merci! ni méchante, ni fausse; mais j'ai vécu au
milieu, du monde, et je suis détrompée du plaisir d'être dupe.

Quoi qu'il en soit, je ne veux pas exiger de vous ce qui seroit trop
opposé à votre caractère, et nous atteindrons au même but par une
conduite négative. Dans la société de Paris, ce qu'on ne fait pas vaut
presque toujours autant que ce qu'on pourroit faire. Vous ne passerez
point votre vie dans le Languedoc, mais vous y resterez six mois;
pendant ce temps tout sera oublié. On vous a accueillie avec transport
à votre arrivée à Paris, c'est à présent le tour de l'envie; quand
vous reviendrez, on sera las de l'envie même, et curieux de vous
revoir; et comme rien de ce qu'on a dit n'a pu laisser de trace, on ne
s'en souviendra plus; ce n'est pas pour de telles causes que la
réputation se perd: si vous éprouviez ce malheur, quelque injuste
qu'il pût être, votre philosophie ne tiendroit pas contre lui; il a
des pointes trop acérées; mais il n'en est pas question, et je vous
réponds de réparer cet hiver, et ce que le duel de M. de Serbellane a
fait dire, et ce que madame de Vernon y a ajouté.

Je vous demande seulement de vous arrêter dans ma terre, qui est sur
votre route en allant à Montpellier. Ma nièce, pour qui vous avez été
si bonne, et que vous avez rendue raisonnable, vous en prie
instamment; j'ose l'exiger de vous.



LETTRE XXXIX.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Fontainebleau, ce 25 novembre.


J'ai déjà fait vingt lieues pour me rapprocher devons, ma chère
Louise; mon voyage est commencé, je suis partie de Paris, je ne
reverrai plus les lieux où j'ai connu Léonce; je les ai quittés le
jour même où, rempli de mon souvenir, il attendoit à deux cents lieues
de moi la réponse qui devoit me justifier; et je ne l'ai pas faite
cette réponse. Ah! d'où vient qu'un sacrifice si grand ne me donne
point le repos que l'on doit attendre de la satisfaction de sa
conscience? Hélas! les peines de l'amour étouffent toutes les
jouissances attachées à l'accomplissement du devoir, et le bonheur
succombe alors même que la vertu résiste. N'importe, ce n'est pas pour
notre propre avantage que tant de nobles facultés nous ont été
données, c'est pour seconder la pensée de l'Être suprême, en épargnant
du mal, en faisant du bien sur la terre à tous les êtres qu'il a
créés.

J'ai regretté M. de Lebensei en quittant Paris; je l'avois vu tous les
jours qui ont précédé mon départ: il craignoit que ma dernière
conversation avec sa femme ne m'eût éloigné d'elle, et il paroissoit
mettre du prix à nous rapprocher. J'ai promis de rester en
correspondance avec lui; c'est un homme d'un esprit si étendu, il a
réfléchi si profondément sur les sentimens et les idées, que peut-être
il calmera mon coeur eu m'accoutumant à considérer la vie sous un
point de vue plus général.

Madame d'Artenas veut que je passe huit jours ici dans sa terre, qui
est agréablement située au milieu de la forêt de Fontainebleau: j'ai
cédé à ses instances, et surtout à celles de sa nièce, madame de R....
Elle a mis beaucoup de délicatesse à ne jamais me rechercher à Paris,
et semble attacher un grand prix à ces jours passés avec elle: je ne
continuerai donc mon voyage vers vous que dans huit jours. Madame de
Mondoville est venue me voir à Paris un soir que j'étois à Bellerive;
je lui ai rendu le lendemain sa visite, mais en m'assurant auparavant
qu'elle n'y étoit pas. Je craignois d'y trouver sa mère, et j'avois
raison d'avoir peur de l'émotion que j'éprouverois, si j'en juge par
celle que m'a causée le seul moment où, depuis notre rupture, j'aie
entrevu madame de Vernon.

Je sortois de Paris, ce matin, avec ma voiture chargée pour le voyage,
et conduite par des chevaux de poste; les postillons, en tournant,
accrochèrent assez violemment un carrosse à deux chevaux; inquiète, je
m'avançai pour voir s'il n'étoit pas renversé; j'aperçus dans ce
carrosse madame de Vernon seule, et la tête appuyée contre un des
côtés de la voiture. Je ne sais si c'étoit l'imagination ou la vérité,
mais je la trouvai singulièrement pâle et défaite; un cri d'étonnement
m'échappa en la voyant: elle me regarda d'un air qui me parut triste
et doux. Vous l'avouerai-je? un mouvement involontaire me fit porter
ma main au cordon de la voiture pour l'arrêter; il n'y en avoit point,
et les chevaux m'avoient déjà emportée à cent pas d'elle; mais je
sentis, par cette épreuve et par l'émotion qu'elle me causa le reste
du jour, combien j'avois eu raison en évitant de revoir madame de
Vernon.

Les souvenirs d'une longue et tendre amitié se renouvellent toujours,
quand on se représente celle que l'on a aimée comme souffrante ou
malheureuse; mais je sais trop bien que madame de Vernon ne me
regrette point, n'a pas besoin de moi, et je m'éloigne d'elle sans
avoir, à cet égard, le moindre doute.



LETTRE XL.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Fontainebleau, ce 27 novembre.


Ah! mon Dieu! que j'étois loin de prévoir l'événement qui me rappelle
à l'instant même à Paris! La pauvre madame de Vernon! il ne me reste
plus de traces de mon ressentiment contre elle; je me reproche
même.... Je ne sais ce que je me reproche; mais je serai bien
malheureuse d'avoir été brouillée avec elle, si je ne puis la revoir
encore, la soigner, lui prouver que j'ai tout oublié. Je crains de
perdre un moment, même avec vous, ma chère Louise; je vous envoie la
lettre de madame de Mondoville, et je pars.

Madame de Mondoville à madame d'Albémar.

Paris, ce 26 novembre.


J'ai à vous annoncer, ma chère cousine, un cruel malheur: cette nuit,
ma mère a pris un vomissement de sang qui ne s'est point arrêté
pendant plusieurs heures, et que les médecins regardent comme mortel;
sa poitrine est déjà très-attaquée depuis plusieurs mois, par des
veilles continuelles: l'on croit ce dernier accident sans remède dans
son état, et le péril même en paroît extrêmement prochain. Elle avoit
tout-à-fait perdu connoissance vers la fin de la nuit; en revenant à
elle, elle a fait quelques questions à son médecin; et comprenant
parfaitement sa situation, elle lui a dit, avec l'air le plus calme et
le plus doux:--J'aurois besoin, monsieur, de trois ou quatre jours
pour régler divers intérêts; donnez-moi les remèdes qui peuvent me
soutenir: peu importe, comme vous le sentez bien, s'ils conviennent au
fond de la maladie; elle est jugée, elle est sans ressources; mais
indiquez-moi ce qu'il faut faire pour avoir un peu de force jusqu'à la
fin de ma vie, je vous en serai sensiblement obligée.--Alors se
retournant vers moi, elle me dit:--C'est pour voir madame d'Albémar,
que je souhaite encore de vivre quelques jours; je l'ai rencontrée
hier matin partant pour Montpellier; je crois qu'un courrier peut la
rejoindre, faites-le partir à l'instant; je connois son coeur, je suis
sûre qu'elle n'hésitera pas à revenir; dites-lui seulement mon désir
et mon état.--Je crois, comme ma mère, ma chère cousine, que vous êtes
trop bonne pour hésiter à satisfaire les voeux d'une femme mourante,
quand même, ce que j'ai toujours voulu ignorer, vous croiriez avoir à
vous plaindre d'elle. Vous n'avez pas un moment à perdre pour lui
donner la satisfaction de vous revoir, et pour contribuer au salut de
son âme; car je ne doute pas que, malgré nos différences d'opinion,
vous ne vous joigniez à moi pour l'engager à remplir les devoirs
sacrés dont dépend son bonheur à venir: c'est le premier intérêt dont
je veux vous parler: vous lui ferez plus d'impression que moi, si vous
vous joignez à mes instances; vous ne voulez pas, j'en suis sûre,
exposer ma pauvre mère à mourir sans avoir reçu les secours de la
religion. Je retourne auprès d'elle, et je vous attends impatiemment;
sans ma confiance en Dieu, la douleur que je ressens me paroîtroit
bien pénible à supporter. Adieu, ma chère cousine; je viens de
demander qu'on fit dans mon couvent des prières pour ma mère; je les
ai obtenues, j'y joins les miennes; j'espère que vous rendrez les
vôtres efficaces, en vous réunissant à moi dans les pieux efforts qui
me sont commandés.



LETTRE XLI.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Paris, ce 29 novembre.


Elle vit encore! ma chère Louise, et c'est tout ce que je puis vous
dire; je n'ai point d'espérance, et jamais je n'aurois eu plus besoin
d'en concevoir. Je me suis rattachée à madame de Vernon par des
sentimens qui ne sont pas en tout semblables à ceux que j'éprouvois
pour elle, mais la pitié les rend aussi tendres. Que ne puis-je
prolonger ses jours! Si elle revenoit de son état maintenant, elle se
corrigeroit de ses défauts, parce qu'elle seroit éclairée sur ses
erreurs; mais, hélas! il semble que la nature ne donne sa plus
terrible leçon que la dernière, et ne permet pas de faire servir à la
vie les sentimens qu'ont inspirés les approches de la mort.

Je puis vous écrire pendant que madame de Vernon essaie de se reposer;
on lui a expressément défendu de parler, ce qui m'oblige à m'éloigner
souvent d'elle. Votre intérêt sera douloureusement captivé par le
récit de la conduite qu'elle tient; vous serez aussi, je le crois,
frappée de la singulière lettre qu'elle m'a écrite: je vous l'envoie,
en vous priant de me la conserver. oh! que le coeur humain est
inattendu dans ses développemens! les moralistes méditent sans cesse
sur les passions et les caractères, et tous les jours il s'en découvre
que la réflexion n'avoit pas prévus, et contre lesquels ni l'âme ni
l'esprit n'ont été mis en garde.

Je suis arrivée hier chez madame de Vernon, et j'éprouvois, en entrant
chez elle, tous les genres d'émotion réunis; l'embarras mêlé à la plus
profonde pitié, un intérêt véritable, joint à de l'incertitude sur les
témoignages que j'en devois donner. J'avois su, par un courrier que
j'envoyai à l'avance, que madame de Vernon étoit un peu mieux, mais
toujours dans un grand danger: je montai les escaliers en tremblant;
madame de Mondoville vint au-devant de moi:--Ma mère étoit bien
impatiente de vous voir, me dit-elle; elle vous a écrit hier tout le
jour, quoiqu'on lui eût interdit cette occupation; elle a mis en ordre
ses affaires; venez, vous la trouverez plus touchante que jamais elle
ne l'a été; mais jusqu'à présent je n'ai pu lui faire encore entendre
qu'elle est assez dangereusement malade pour se confesser. Les
médecins disent que l'effrayer sur son état pourroit lui faire mal;
mais qui, juste ciel! oseroit prendre sur soi de ménager son corps aux
dépens de son âme? Je vous en avertis, je lui parlerai, si vous ne
vous en chargez pas.--Attendez de grâce, répondis-je à madame de
Mondoville, que je me sois entretenue avec madame votre mère.

--Matilde me conduisit enfin chez la pauvre malade; la chambre étoit
obscure: à travers le jour sombre qui l'éclairoit, j'aperçus madame de
Vernon couchée sur un canapé, les cheveux détachés, vêtue de blanc, et
d'une pâleur effrayante. Elle vit l'émotion que j'éprouvois:
Remettez-vous, ma chère Delphine, me dit-elle; c'est bon à vous d'être
si troublée.--Je pris sa main et je la baisai tendrement; elle me fit
signe de m'asseoir, et m'adressa d'abord des questions indifférentes
sur mon voyage, sur le lieu où le courrier m'avoit rencontrée, sur la
santé de madame d'Artenas, etc. Je répondis à tout par des
monosyllabes, n'osant commencer moi-même à lui parler de son état, et
souffrant cruellement néanmoins de prendre part à des conversations si
étrangères au sentiment qui m'occupoit. Sa fille se leva et nous
laissa seules; je crus qu'elle alloit me parler avec confiance, mais
continuant à l'éviter, elle me raconta son accident, les suites qu'il
devoit avoir, la certitude qu'elle avoit de mourir dans trois ou
quatre jours, avec une simplicité et un calme tout-à-fait semblables à
sa manière habituelle, à cette manière qui lui donnoit toujours, soit
dans le sérieux, soit dans la plaisanterie, de la grâce et de la
dignité.

Elle prit son mouchoir en me parlant, l'approcha de sa bouche, et le
reposa, sans s'interrompre, sur la table; je le vis plein de sang, je
tressaillis; et penchant ma tête sur sa main, je fondis en larmes, en
l'appelant plusieurs fois du nom que j'aimois à lui donner, Sophie, ma
chère Sophie!--Généreuse Delphine, me dit-elle, vous m'aimez encore:
ah! cela vaut mieux que vivre! Je vous ai écrit, ajouta-t-elle, afin
d'éviter une conversation trop pénible pour nous deux; ma lettre
contient tout ce que je pourrois dire; je n'ai pas prétendu me
justifier, mais vous expliquer ma conduite par mon caractère et ma
manière de voir. Vous ne trouverez pas peut-être mes sentimens
meilleurs après cette explication, mais vous comprendrez comment ils
sont dans la nature; et si je vous montre les causes des plus grands
torts, vous serez un peu plus disposée à les pardonner. Ce que je vous
demande instamment, c'est, après avoir lu cette lettre, de n'en pas
causer avec moi; j'ai toujours craint les fortes émotions; je ne suis
pas assez contente de moi, pour aimer à m'abandonner à mes mouvemens,
ni à ceux des autres. Le repentir seul convient à ma situation, et je
ne veux pas m'y livrer; je suis mieux en tout quand je me contiens, et
l'entraînement me fait mal. Écrivez-moi seulement deux lignes, qui me
disent que vous conserverez un souvenir encore doux de votre ancienne
amie; je les mettrai, ces deux lignes, sur ma poitrine déjà
mortellement atteinte, et ce remède me fera peut-être mourir sans
douleur.--En disant ces derniers mots, elle sonna, comme si elle eût
redouté les pleurs que je répandois, et la prolongation de sa propre
émotion.

Ses femmes entrèrent; elle me renvoya doucement chez moi. Je montai
dans une chambre que je m'étois fait donner pour ne pas sortir de la
maison, et je lus avec un serrement de coeur continuel la lettre que
voici:

Madame de Vernon à madame d'Albémar.


Je n'ai été aimée dans ma vie que par vous; beaucoup de gens m'ont
trouvée aimable, ont recherché ma société; mais vous êtes la seule
personne qui m'ayez rendu service sans intérêt personnel, sans autre
objet que de satisfaire votre générosité et votre amitié; et cependant
vous êtes l'être du monde envers lequel j'ai eu les torts les plus
graves; peut-être même n'y a-t-il que vous qui ayez véritablement le
droit de me faire des reproches; comment vous expliquer, comment
m'expliquer à moi-même une telle conduite? Au moins, je n'en adoucis
pas les couleurs; je m'interdis, pour la première fois de ma vie, tout
autre secours que celui de la vérité. C'est à votre esprit seul que je
m'adresserai, dans cette peinture fidèle de mon caractère, et je
n'abuserai point de ma situation, pour obtenir mon pardon de
l'attendrissement qu'elle pourroit vous causer.

Les circonstances qui présidèrent à mon éducation ont altéré mon
naturel; il étoit doux et flexible; on auroit pu, je crois, le
développer d'une manière plus heureuse. Personne ne s'est occupé de
moi dans mon enfance, lorsqu'il eût été si facile de former mon coeur
à la confiance et à l'affection. Mon père et ma mère sont morts que je
n'avois pas trois ans, et ceux qui m'ont élevée ne méritaient point
mon attachement. Un parent très-éloigné et très-insouciant fut mon
tuteur; il me donnoit des maîtres en tout genre, sans prendre le
moindre intérêt ni à ma santé, ni à mes qualités morales; il vouloit
être bien pour moi; mais comme il n'étoit averti de rien par son
coeur, sa conduite tenoit au hasard de sa mémoire, ou de sa
disposition; il regardoit d'ailleurs les femmes comme des jouets, dans
leur enfance, et, dans leur jeunesse, comme des maîtresses plus ou
moins jolies, que l'on ne peut jamais écouter sur rien de raisonnable.

Je m'aperçus assez vite que les sentimens que j'exprimois étoient
tournés en plaisanterie, et que l'on faisoit taire mon esprit, comme
s'il ne convenoit pas à une femme d'en avoir. Je renfermai donc en
moi-même tout ce que j'éprouvois; j'acquis de bonne heure ainsi l'art
de la dissimulation, et j'étouffai la sensibilité que la nature
m'avoit donnée. Une seule de mes qualités, la fierté, échappa à mes
efforts pour les contraindre toutes; quand on me surprenoit dans un
mensonge, je n'en donnois aucun motif, je ne cherchois point à
m'excuser, je me taisois; mais je trouvois assez injuste que ceux qui
comptoient les femmes pour rien, qui ne leur accordoient aucun droit
et presque aucune faculté, que ceux-là même voulussent exiger d'elles
les vertus de la force et de l'indépendance, la franchise et la
sincérité.

Mon tuteur, assez fatigué de moi, parce que je n'avois point de
fortune, vint me dire un matin qu'il falloit épouser M. de Vernon. Je
l'avois vu pour la première fois la veille; il m'avoit souverainement
déplu; je m'abandonnai au seul mouvement involontaire que je me sois
permis de montrer en ma vie; je résistai avec assez de véhémence; mon
tuteur me menaça de me faire enfermer pour le reste de mes jours dans
un couvent, si je refusois M. de Vernon; et comme je ne possédois rien
au monde, je n'avois point l'espoir de m'affranchir de son despotisme.
J'examinai ma situation; je vis que j'étois sans force; une lutte
inutile me parut la conduite d'un enfant; j'y renonçai, mais avec un
sentiment de haine contre la société qui ne prenoit pas ma défense, et
ne me laissoit d'autres ressources que la dissimulation. Depuis cette
époque, mon parti fut irrévocablement pris d'y avoir recours, chaque
fois que je le jugerois nécessaire. Je crus fermement que le sort des
femmes les condamnoit à la fausseté; je me confirmai dans l'idée
conçue dès mon enfance, que j'étois, par mon sexe et par le peu de
fortune que je possédois, une malheureuse esclave à qui toutes les
ruses étoient permises avec son tyran. Je ne réfléchis point sur la
morale, je ne pensois pas qu'elle pût regarder les opprimés. Je
n'étouffai point ma conscience, car en vérité, jusqu'au jour où je
vous ai trompée, elle ne m'a rien reproché.

M. de Vernon n'étoit point un caractère insouciant comme mon tuteur,
mais il avoit, avant tout, la peur d'être gouverné, et néanmoins une
si grande disposition à être dupe, qu'il donnoit toujours la tentation
de le tromper: cela étoit si facile, et il y avoit tant d'inconvénient
à lui dire la vérité la plus innocente, qu'il auroit fallu, je vous
l'atteste, une sorte de chevalerie dans le caractère, pour parler avec
sincérité à un tel homme. J'ai pris pendant quinze ans l'habitude de
ne devoir aucun de mes plaisirs qu'à l'art de cacher mes goûts et mes
penchans, et j'ai fini par me faire, pour ainsi dire, un principe de
cet art même, parce que je le regardois comme le seul moyen de défense
qui restât aux femmes, contre l'injustice de leurs maîtres.

J'engageai M. de Vernon avec tant d'adresse à passer plusieurs années
à Paris, qu'il crut y aller malgré moi; j'aimois le luxe, et je ne
connois personne qui, par son caractère, ses fantaisies et sa
prodigalité, ait plus besoin, que moi d'une grande fortune. M. de
Vernon s'étoit enrichi par l'économie; je sus cependant exciter si
bien son amour-propre, qu'à sa mort il étoit presque ruiné, et avoit
contracté, vous le savez, une dette assez forte avec la famille de
Léonce. Je disposois de M. de Vernon, et cependant il me traitoit
toujours avec une grande dureté; il ne se doutoit pas que j'eusse de
l'ascendant sur ses actions; mais, pour mieux se prouver à lui-même
qu'il étoit le maître, il me parloit toujours avec rudesse.

Ma fierté se révoltoit souvent en secret de tout ce que j'étois
obligée de faire pour alléger ma servitude; mais si je m'étois séparée
de M. de Vernon, je serois retombée dans la pauvreté, et j'étois
convaincue que de toutes les humiliations, la plus difficile à
supporter au milieu de la société, c'était le manque de fortune, et la
dépendance, que cette privation entraîne.

Je ne voulus point avoir d'amans, quoique je fusse jolie et
spirituelle; je craignois l'empire de l'amour; je sentois qu'il ne
pouvoit s'allier avec la nécessité de la dissimulation; j'avois pris
d'ailleurs tellement l'habitude de me contraindre, qu'aucune affection
ne pouvoit naître malgré moi dans mon coeur; les inconvéniens de la
galanterie me frappèrent très-vivement, et, ne me sentant pas les
qualités qui peuvent excuser les torts d'entraînement, je résolus de
conserver intacte ma considération au milieu de Paris. Je crois que
personne n'a mieux jugé que moi le prix de cette considération, et les
élémens dont elle se compose; mais les liens d'amour, tels qu'on peut
les former dans le monde, valent-ils mieux qu'elle? je ne le pense
pas.

J'avois eu d'abord l'idée d'élever ma fille d'après mes idées, et de
lui inspirer mon caractère; mais j'éprouvai une sorte de dégoût de
former une autre à l'art de feindre: j'avois de la répugnance à donner
les leçons de ma doctrine; ma fille montroit dans son enfance assez
d'attachement pour moi; je ne voulois ni lui dire le secret de mon
caractère, ni la tromper. Cependant j'étois convaincue, et je le suis
encore, que les femmes étant victimes de toutes les institutions de la
société, elles sont dévouées au malheur, si elles s'abandonnent le
moins du monde à leurs sentimens, si elles perdent de quelque manière
l'empire d'elles-mêmes. Je me déterminai, après y avoir bien réfléchi,
à donner à Matilde, dont le caractère, je vous l'ai dit, s'annonçoit
de bonne heure comme très-âpre, le frein de la religion catholique; et
je m'applaudis d'avoir trouvé le moyen de soumettre ma fille à tous
les jougs de la destinée de femme, sans altérer sa sincérité
naturelle. Vous voyez, d'après cela, que je n'aimois pas ma manière
d'être, quoique je fusse convaincue que je ne pouvois m'en passer.

M. de Vernon mourut: l'état de sa fortune me rendoit impossible de
rester à Paris; j'en fus très-affligée: j'aime la société, ou, pour
mieux dire, je n'aime pas la solitude; je n'ai pas pris l'habitude de
m'occuper, et je n'ai pas assez d'imagination pour avoir dans la
retraite aucun amusement, aucune variété par le secours de mes propres
idées; j'aime le monde, le jeu, etc. Tout ce qui remue au dehors me
plaît, tout ce qui agite au dedans m'est odieux; je suis incapable de
vives jouissances, et, par cette raison même, je déteste la peine; je
l'ai évitée avec un soin constant et une volonté inébranlable.

J'allai à Montpellier; c'est alors que je vous connus, il y a six ans:
vous en aviez seize, et moi près de quarante. M. d'Albémar, qui vous
avoit élevée, devoit, quoiqu'il eût déjà soixante ans, vous épouser
l'année suivante: ce mariage me déplaisoit extrêmement; il m'ôtoit
tout espoir d'obtenir une part quelconque dans l'héritage de M.
d'Albémar, et de voir finir la gêne d'argent qui m'étoit
singulièrement odieuse. J'avois d'abord assez de prévention contre
vous; mais je vous l'atteste, et j'ai bien le droit d'être crue, après
tant de pénibles aveux, vous me parûtes extrêmement aimable, et dans
les trois années que j'ai passées à Montpellier, je trouvois dans
votre entretien un plaisir toujours nouveau.

Cependant mon âme n'étoit plus accessible à des sentimens assez forts
pour me changer; il falloit, pour être aimée d'une personne comme
vous, que je cachasse mon véritable caractère, et j'étudiois le vôtre
pour y conformer en apparence le mien. Cette feinte, quoiqu'elle eût
pour but de vous plaire, dénaturoit extrêmement le charme de l'amitié.
Votre mari mourut. Je vous avois dit que je désirois achever
l'éducation de ma fille à Paris; vous m'offrîtes aussitôt d'y venir
avec moi, et de me prêter quarante mille livres, qui m'étoient
nécessaires pour m'y établir; j'acceptai ce service, et voilà ce qui a
commencé à dépraver mon attachement pour vous.

Vous étiez si jeune et si vive, que je ne vous regardois absolument
que comme un plaisir dans ma vie; de ce moment, je pensai que vous
pouviez m'être utile, et j'examinai votre caractère sous ce rapport.
J'aperçus bientôt que vous étiez dominée par vos qualités, la bonté,
la générosité, la confiance, comme on l'est par des passions, et qu'il
vous étoit presque aussi difficile de résister à vos vertus, peut-être
inconsidérées, qu'à d'autres de combattre leurs vices. L'indépendance
de vos opinions, la tournure romanesque de votre manière de voir et
d'agir, me parurent en contraste avec la société dans laquelle vos
goûts, vos succès, votre rang et vos richesses devoient vous placer.
Je prévis aisément que vos agrémens et vos avantages inspireroient
pour vous des sentimens passionnés, mais vous feroient des ennemis;
et, dans la lutte que vous étiez destinée à soutenir contre l'envie et
l'amour, je pensai que je pourrois aisément prendre un grand ascendant
sur vous.

Je n'avois alors, je vous le jure, d'autre intention que de faire
servir cet ascendant à notre bonheur réciproque. Mais le sentiment que
vous inspirâtes à Léonce changea ma disposition. Je mettois une grande
importance au mariage de ma fille avec lui, et je vous en ai, dans le
temps, développé tous les motifs; ils étoient tels, que votre
générosité même ne pouvoit diminuer leur influence sur mon sort: je ne
pouvois, sans ce mariage, être dispensée de rendre compte de la
fortune de M. de Vernon, ni donner une existence convenable à ma
fille, ni conserver mon état à Paris.

Il y avoit quelques-unes de mes dettes que je ne vous avois pas
avouées, entre autres celle à M. de Clarimin; je me croyois sûre de
son silence; j'étois loin de penser qu'il fût capable de la conduite
qu'il a tenue envers moi; je le connoissois depuis mon enfance; c'est
le seul homme qui m'ait trompée: parce que, de tout temps, il s'est
montré à moi comme très-immoral, et que j'ai cru par conséquent qu'il
ne me cachoit rien. Une fois, malgré ma prudence accoutumée, je lui
répondis une lettre un peu vive [Cette lettre ne s'est pas trouvée.];
elle l'a blessé. L'un des inconvéniens de l'habitude de la
dissimulation, c'est qu'une seule faute peut détruire tout le fruit
des plus grands efforts: le caractère naturel porte en lui-même de
quoi réparer ses torts; le caractère qu'on s'est fait peut se
soutenir, mais non se relever.

Je vous sus mauvais gré de vouloir enlever Léonce à ma fille, après
que nous étions convenues ensemble de ce mariage. Si je vous avois
parlé franchement, vous vous seriez sans doute justifiée; mais j'ai
une aversion particulière pour les explications: décidée à ne pas
faire connoître en entier ce que je pense, je déteste les momens que
l'on destine à se tout dire; je conservai donc mon ressentiment contre
vous, et il devint plus amer, étant contenu.

Le jour de la mort de M. d'Ervins, au moment même du dénoûment de
cette funeste histoire, lorsque j'avois tout préparé pour m'opposer à
votre mariage, vous m'avez montré tant de confiance, que je fus prête
à vous avouer ce qui se passoit en moi; mais ce mouvement étoit si
contraire à ma nature et à mes habitudes, que j'éprouvai dans tout mon
être comme une sorte de roideur qui s'y opposoit. Mille hasards se
réunirent pour aider à mes desseins: une lettre de la mère de Léonce,
qui s'opposoit de la manière la plus solennelle à son mariage avec
vous, arriva la veille même du jour où je devois lui parler; le public
étoit convaincu que c'étoit l'amour de M. de Serbellane pour vous, qui
l'avoit si vivement irrité contre un mot blessant que vous avoit dit
M. d'Ervins. Ce que vous écriviez à Léonce étoit assez vague pour
s'accorder avec ce qu'on pouvoit insinuer ou taire; les soins que vous
preniez pour sauver la réputation de madame d'Ervins vous
compromettoient nécessairement dans l'opinion; je me vis environnée de
ces facilités funestes, qui achèvent d'entraîner dans le combat de
l'intérêt avec l'honnêteté.

J'hésitois encore cependant, je vous le jure, et deux fois j'ai
demandé mes chevaux pour aller à Bellerive; mais enfin ma fille, dans
une conversation que nous eûmes ensemble, le matin même du retour de
Léonce, me dit qu'elle l'aimoit, et que le bonheur de sa vie étoit
attaché à l'épouser. Alors je fus décidée: je me dis qu'en donnant à
Matilde l'espérance d'être la femme de Léonce, en lui faisant voir
tous les jours un jeune homme aussi remarquable, j'avois contracté
l'obligation de l'unir à lui, et que je ne faisois qu'accomplir mon
devoir de mère, en employant tous les moyens possibles pour déterminer
Léonce à l'épouser.

A cet intérêt se joignit une opinion qui ne peut pas m'excuser à vos
yeux, mais dont je conserve néanmoins encore la conviction intime: je
ne crois pas que le caractère de Léonce eût jamais pu vous rendre
heureuse. Je sais qu'il a de grandes qualités par lesquelles vous
pouvez vous ressembler; mais, je l'ai remarqué, dans cet entretien
même où j'ai mérité tous mes malheurs en trahissant votre confiance,
ce n'étoit point la jalousie seule qui agissoit sur lui: j'exercois un
grand empire sur les mouvemens de son âme, en lui disant que l'opinion
générale vous étoit contraire, et qu'on le blâmeroit de rechercher une
femme qui s'étoit publiquement compromise. Chaque fois que j'en
appelois, pour le décider, à ce qu'il devoit à sa propre
considération, je lui causois une rougeur, une agitation qui ne se
seroit pas entièrement calmée, quand même on lui auroit prouvé que les
apparences seules étoient contre vous.

Vous savez maintenant, non mon excuse, mais l'explication de ma
conduite. Mon plus grand tort fut d'arracher à Léonce son
consentement, et de l'entraîner à l'église avant que vous eussiez eu
le temps de vous revoir: j'en ai été punie; il n'est résulté pour moi
que des peines de ce malheureux mariage: ma fille s'est éloignée de
moi; elle n'a voulu se prêter à rien de ce que je souhaitois: je me
suis jetée dans les distractions qui suspendent toutes les inquiétudes
de l'âme; j'ai joué, j'ai veillé toutes les nuits; je sentois qu'en me
conduisant ainsi j'abrégeois ma vie, et cette idée m'étoit assez
douce.

Je craignois à chaque instant que le hasard n'amenât un
éclaircissement entre Léonce et vous: si j'ai mis alors tant d'intérêt
à l'empêcher, c'étoit surtout dans l'espoir de conserver ou de dérober
même votre amitié que je ne méritois plus: le mariage que je voulois
étoit conclu, mais il falloit que l'absence de Léonce me laissât le
temps de vous engager à l'oublier, et peut-être alors auriez-vous
formé d'autres liens, qui vous auroient rendue plus indifférente aux
moyens employés pour vous brouiller avec M. de Mondoville. Pendant
deux mois qu'il a différé le voyage qu'il projetoit, j'ai su tout ce
que vous faisiez l'un et l'autre, afin de prévenir l'explication que
je redoutois mortellement. Votre caractère et celui de Léonce
rendoient cette entreprise plus facile; vous vous occupiez de M. de
Serbellane, à cause de madame d'Ervins, sans songer qu'à votre âge
vous pouviez nuire ainsi très-sérieusement à votre réputation; et
Léonce a non-seulement de la jalousie dans le caractère, mais une
sorte de susceptibilité sur les torts d'une femme envers lui, ou sur
ceux qu'elle peut avoir aux yeux des autres, dont il est aisé de tirer
avantage pour l'irriter même contre celle qu'il aime. Enfin Léonce
partit pour l'Espagne: vous me proposâtes d'aller avec vous à
Montpellier; et me croyant sûre, Léonce étant absent, de pouvoir
conserver votre amitié, je revins à vous du fond de mon coeur, avec la
tendresse la plus vive que j'aie jamais éprouvée pour personne. Quand
j'acceptai de vous un nouveau service, j'étois digne de le recevoir;
je crus au bonheur plus que je n'y avois cru de ma vie: ma santé se
rétablissoit, et l'espoir de passer le reste de mes jours avec vous
rafraîchissoit mon âme flétrie: c'est alors qu'un enfant a découvert
le secret le mieux caché; c'est la punition d'une femme qui se croyoit
habile en dissimulation, que d'être déjouée par un enfant, quand elle
avoit réussi à tromper les hommes.

Cet événement m'a tuée; la maladie dont je meurs vient de là. Vous
avez été offensée, avec raison, de la manière dont je me suis
conduite, lorsque tout vous fut révélé; mais notre liaison ne pouvant
plus subsister, je voulois éviter des scènes douloureuses. Plus je me
sentois coupable, plus je souffrois, plus je voulois vous le cacher.
Vous pouviez me perdre auprès de Léonce; je ne cherchai point à vous
adoucir; je pouvois, il est vrai, me confier en votre générosité; mais
ne repoussez pas le peu de bien que je dis de moi-même; c'est, je vous
le jure, parce que je vous aimois encore, qu'il me fut impossible de
vous implorer.

Il ne me convenoit pas, tant que je continuois à vivre dans le monde,
que l'on connût la véritable cause de notre brouillerie. Je me
trouvois engagée à suivre mon caractère, à mettre de l'art dans ma
défense; cependant ce caractère éprouvoit déjà beaucoup de changement
dans le secret de moi-même; mais après quarante ans, les habitudes
dirigent encore, alors même que les sentimens ne sont plus d'accord
avec elles. Il faut de longues réflexions ou de fortes secousses, pour
corriger les défauts de toute la vie; un repentir de quelques jours
n'a pas ce pouvoir.

Quand je vous rencontrai avant-hier, au moment de votre départ, quand
je vis le regard doux et sensible que vous jetâtes sur moi, j'éprouvai
une émotion si profonde et si vive qu'elle a beaucoup hâté la fin de
ma vie. J'aurois voulu vous retenir à l'instant, pour vous révéler mes
secrets; mais il falloit l'approche de la mort pour me donner la
confiance de parler de moi-même. Je suis timide malgré la présence
d'esprit que j'ai su toujours montrer; mon caractère est fier, quoique
ma conduite ait été souple et dissimulée; il y a en moi je ne sais
quel contraste qui m'a souvent empêchée de me livrer aux bons
mouvemens que j'éprouvois.

Enfin je vais mourir, et toute cette vie d'efforts et de combinaisons
est déjà finie; je jouis de ces derniers jours pendant lesquels mon
esprit n'a plus rien à ménager. Je croyois, il y a quelque temps, que
j'avois seule bien entendu la vie, et que tous ceux qui me parloient
de sentimens dévoués et de vertus exaltées, étoient des charlatans ou
des dupes; depuis que je vous connois, il m'est venu par intervalles
d'autres idées; mais je ne sais encore si mon aride système étoit
complètement erroné, et s'il n'est pas vrai qu'avec toute autre
personne que vous, les seules relations raisonnables sont les
relations calculées.

Quoi qu'il en soit, je ne crois pas avoir été méchante: j'avois
mauvaise opinion des hommes, et je m'armois à l'avance contre leurs
intentions malveillantes; mais je n'avois point d'amertume dans l'âme;
j'ai rendu fort heureux tous mes inférieurs, tous ceux qui ont été
dans ma dépendance; et lorsque j'ai usé de la dissimulation envers
ceux qui avoient des droits sur moi, c'étoit encore en leur rendant la
vie plus agréable. J'ai eu tort envers vous, Delphine, envers vous qui
êtes, je vous le répète, ce que j'ai le plus aimé: inconcevable
bizarrerie! que ne me suis-je livrée à l'impression que vous faisiez
sur moi! Mais je la combattois comme une folie, comme une foiblesse
qui dérangeoit une vie politiquement ordonnée, tandis que ce sentiment
auroit aussi bien servi mes intérêts que mon bonheur.

J'ai tout dit dans cette lettre; je ne vous ai point exagéré les
motifs qui pouvoient m'excuser. J'ai donné à mes sentimens pour ma
fille, à mes calculs personnels, leur véritable part; croyez-moi donc
sur le seul intérêt qui me reste, croyez que je meurs en vous aimant.

J'ai vécu pénétrée d'un profond mépris pour les hommes, d'une grande
incrédulité sur toutes les vertus, comme sur toutes les affections.
Vous êtes la seule personne au monde que j'aie trouvée tout à la fois
supérieure et naturelle, simple dans ses manières, généreuse dans ses
sacrifices, constante et passionnée, spirituelle comme les plus
habiles, confiante comme les meilleurs; enfin, un être si bon et si
tendre que, malgré tant d'aveux indignes de pardon, c'est en vous
seule que j'espère pour verser des larmes sur ma tombe, et conserver
un souvenir de moi qui tienne encore à quelque chose de sensible.

SOPHIE DE VERNON.


Quelle lettre que celle que vous venez de lire, ma chère Louise!
n'augmente-t-elle pas votre pitié pour la malheureuse Sophie? quelle
vie froide et contrainte elle a menée! quelle honte, et quelle douleur
qu'une dissimulation habituelle! comment pourrai-je lui inspirer
quelques-uns de ces sentimens qui peuvent seuls soutenir dans la
dernière scène de la vie! Oh! je lui pardonne, et du fond de mon
coeur; mais je voudrois que son âme s'endormît dans des idées, dans
des espérances qui pussent l'élever jusqu'à son Dieu. Je vais
retourner vers elle, et demain je vous écrirai.



LETTRE XLII.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Paris, ce 31 novembre.


Madame de Vernon a été aujourd'hui véritablement sublime; plus son
danger augmente, plus son âme s'élève. Ah! que ne peut-elle vivre
encore! elle donneroit, j'en suis sûre, pendant le reste de sa vie,
l'exemple de toutes les vertus. Sa fille, qui avoit passé la nuit à la
veiller, est montée chez moi ce matin; elle m'a dit que sa mère étoit
plus mal que le jour précédent, et qu'il ne restoit plus aucun
espoir.--Il faut donc, ajouta-t-elle, il faut absolument que vous lui
parliez de la nécessité d'accomplir ses devoirs de religion: je vous
en conjure, ayez ce courage; il aura plus de mérite avec vos opinions
qu'avec les miennes, et vous m'éviterez le plus cruel des malheurs, en
sauvant ma pauvre mère de la perdition qui la menace. Mon confesseur
est ici, c'est un prêtre d'une dévotion exemplaire; il prie pour nous
dans ma chambre, et m'a déjà dit la messe pour obtenir du ciel que ma
mère meure dans le sein de notre Église: cependant que peuvent ses
prières, si ma mère n'y réunit pas les siennes! Ma chère cousine,
persuadez-la! quelle que soit sa réponse, je lui parlerai, c'est mon
devoir; mais si elle étoit bien préparée, si elle savoit qu'une
personne aussi philosophe.... Je ne le dis pas pour vous offenser,
vous le croyez bien; mais enfin, si elle savoit qu'une personne du
monde, comme vous, est d'avis qu'elle doit se conformer aux devoirs de
sa religion, peut-être qu'elle ne seroit pas retenue par le faux amour
propre qui l'endurcit. Ma chère cousine, je vous en conjure....--Et
elle me serroit les mains en me suppliant, avec une ardeur que je ne
lui avois jamais connue. Je m'engageai de nouveau à parler à madame de
Vernon; je pensois en effet qu'on devoit du respect aux cérémonies de
la religion qu'on professe; et d'ailleurs les scrupules même les moins
fondés des personnes qui nous aiment, méritent des égards; je demandai
toutefois instamment à Matilde, de se conduire dans cette occasion
avec beaucoup de douceur, de remplir ce qu'elle croyoit son devoir,
mais de ne point tourmenter sa mère. Je descendis chez madame de
Vernon, j'y trouvai madame de Lebensei. Madame de Mondoville, en la
voyant, recula brusquement, et ne voulut point entrer. Madame de
Lebensei me laissa seule avec madame de Vernon, en promettant de
revenir le soir même passer la nuit auprès d'elle avec moi.--Eh bien!
me dit madame de Vernon en me tendant la main quand nous fûmes seules,
un mot de vous sur ma lettre, j'en ai besoin.--Sophie, lui
répondis-je, je demande au ciel de vous rendre la vie, et je suis sûre
de ramener votre coeur à tous les sentimens pour lesquels il étoit
fait.--Ah! la vie, me dit-elle, il ne s'agit plus de cela; mais si
votre amitié me reste, je me croirai moins coupable, et je mourrai
tranquille.--Ah! sans doute, repris-je, elle vous reste, elle vous est
rendue cette amitié si tendre; à la voix de ce qui nous fut cher, le
souvenir du passé doit toujours renaître, rien ne peut l'anéantir; il
se retire au fond de notre coeur, lors même qu'on croit l'avoir
oublié: jugez ce que j'éprouve à présent que vous souffrez, que vous
m'aimez, et que je vous vois prête à devenir ce que je vous croyois,
ce que la nature avoit voulu que vous fussiez!--Douce personne!
interrompit-elle, vos paroles me font du bien, et je meurs plus
tranquillement que je ne l'ai mérité.

--Il me reste, lui dis-je, un pénible devoir à remplir auprès de vous;
mais votre raison est si forte, que je ne crains point de vous
présenter des idées qui pourroient effrayer toute autre femme. Votre
fille désire avec ardeur que vous remplissiez les devoirs que la
religion catholique prescrit aux personnes dangereusement malades;
elle y attache le plus grand prix; il me semble que vous devez lui
accorder cette satisfaction. D'ailleurs vous donnerez un bon exemple,
en vous conformant, dans ce moment solennel, aux pratiques qui
édifient les catholiques; le commun des hommes croit y voir une preuve
de respect pour la morale et la Divinité.--Madame de Vernon réfléchit
un moment, avant de me répondre; puis elle me dit:--Ma chère Delphine,
je ne consentirai point à ce que vous me demandez; ce qui a souillé ma
vie, c'est la dissimulation; je ne veux pas que le dernier acte de mon
existence participe à ce caractère. J'ai toujours blâmé les cérémonies
des catholiques auprès des mourans; elles ont quelque chose de sombre
et de terrible, qui ne s'allie point avec l'idée que je me fais de la
bonté de l'Être suprême. J'ai surtout une invincible répugnance pour
ouvrir mon âme à un prêtre, peut-être même à toute autre personne qu'à
vous; je sens qu'il me seroit impossible de parler avec confiance à un
homme que je ne connois point, ni de recevoir aucune consolation de
cette voix, jusqu'alors étrangère à mon coeur. Je crois que si l'on me
contraignoit à voir un prêtre, je ne lui dirois pas une seule de mes
pensées ni de mes actions secrètes; j'aurois l'air de me confesser, et
je ne me confesserois sûrement pas; je me donnerois ainsi la fausse
apparence de la foi que je n'aurois point. J'ai trop usé de la feinte;
c'en est assez, je ne veux point interrompre la jouissance, hélas!
trop nouvelle, que la sincérité me fait goûter, depuis que mon âme s'y
est livrée. Ce n'est pas assurément que je repousse les idées
religieuses; mon coeur les embrasse avec joie, et c'est en vous que
j'espère, ma chère Delphine, pour me soutenir dans cette disposition;
mais si je mêlois à ce que j'éprouve réellement des démonstrations
forcées, je tarirois la source de l'émotion salutaire que vous avez
fait naître en moi. Madame de Lebensei voulant me veiller cette nuit,
ma fille choisira ce temps pour se reposer; restez avec moi, chère
Delphine, consacrez ces momens, qui sont peut-être les derniers, à
remplir mon âme de toutes les idées qui peuvent à la fois la fortifier
et l'attendrir; mais ayez la bonté d'annoncer à ma fille mes refus;
ils sont irrévocables.--Je connoissois le caractère positif de madame
de Vernon; mon insistance eût été inutile; je lui promis donc ce
qu'elle désiroit.--Suivez, ma chère Sophie, lui dis-je, suivez les
impulsions de votre coeur; quand elles sont pures, elles élèvent
toutes vers un Dieu qui se manifeste à nous, par chacun des bons
mouvemens de notre âme.

--Je me suis occupée, ajouta madame de Vernon, de tous les intérêts
qui pouvoient dépendre de moi; j'ai assuré autant qu'il m'étoit
possible vos créances sur mon héritage; j'ai réglé avec le plus grand
soin les intérêts de ma fille; enfin, et ce devoir étoit le plus
impérieux de tous, j'ai écrit à Léonce une lettre qui contient dans
les plus grands détails, l'histoire malheureuse des torts que j'ai eus
envers vous deux. Cette lettre lui apprendra aussi les services que
vous m'avez rendus; je lui dis positivement que c'est à votre
générosité que ma fille doit la terre qu'elle lui a apportée en dot.
Cette lettre sera remise par un de mes gens au courrier de
l'ambassadeur d'Espagne, et dans huit jours vous serez justifiée
auprès de Léonce. Je le renvoie à vous, pour savoir si j'ai mérité
qu'il me pardonne. Je n'ai pu prendre sur moi de rien mettre dans
cette lettre qui l'adoucît en ma faveur; ma fierté souffroit, je
l'avoue, de faire des aveux si humilians à un homme qui ne m'a jamais
aimée, et qui éprouvera sûrement, en lisant ma lettre, le dernier
degré de l'indignation. Cette pensée, qui m'étoit toujours présente,
m'a peut-être inspiré des expressions dont la sécheresse ne s'accorde
pas avec ce que j'éprouve. Mais enfin, c'est à vous, à vous seule, que
je pouvois confier mon repentir. Je n'ai pas dit à Léonce dans quel
état de santé j'étois; ma mort le lui apprendra: je n'ai pu même me
résoudre à lui recommander le bonheur de Matilde; une prière de moi ne
peut que l'irriter: mais c'est entre vos mains, ma chère Delphine, que
je remets le sort de ma fille. Je n'ai pas, assurément, le droit de
donner des conseils à la vertu même; cependant, je vous en conjure,
contentez-vous de reconquérir l'estime et l'admiration de Léonce, et
ne rallumez pas un sentiment qui, j'en suis sûre, rendroit trois
personnes très-malheureuses.--Nous irons ensemble, je l'espère, lui
répondis-je, auprès de ma belle-soeur, comme nous en avions formé le
projet, et je ne quitterai plus sa retraite.

--Nous irons! ce mot ne me convient plus; mais j'ose encore m'en
flatter, s'écria madame de Vernon en joignant les mains avec ardeur,
le ciel réparera le mal que j'ai fait, et vous donnera de nouveaux
moyens de bonheur. Votre belle-soeur doit me haïr; adoucissez ce
sentiment, afin qu'elle puisse, sans amertume, vous entendre
quelquefois parler avec bonté de votre coupable amie.--Elle continua
pendant assez long-temps encore à m'entretenir avec la même douceur,
le même calme, et la même certitude de mourir. Il sembloit que cette
conviction eût dégagé son esprit de toutes les fausses idées dont elle
s'étoit fait un système. Ses qualités naturelles reparoissoient, elle
se plaisoit dans les bons sentimens auxquels elle se livroit; et
quoique la retrouver ainsi dût augmenter mes regrets, j'éprouvois une
sorte de bien-être en revenant à l'estimer. Je jouissois de ce qu'elle
me rendoit son image, et me permettoit de me souvenir d'elle, sans
rougir de l'avoir si tendrement aimée. Quoiqu'il ne me restât plus
l'espérance de la conserver, il m'étoit cependant très-pénible de
l'entendre parler si long-temps, malgré la défense des médecins. Je la
lui rappelai avec instance.--Quoi! me dit-elle, ne voyez vous pas
qu'il me reste à peine vingt-quatre heures à vivre! il y a seulement
trois jours, ma chère Delphine, que je suis contente de moi;
laissez-moi donc vous communiquer toutes mes pensées, apprendre de
vous si elles sont bonnes, si elles sont dignes de ce Dieu protecteur
que vous prierez pour moi, avec cette voix angélique qui doit pénétrer
jusqu'à lui; mais allez vous reposer, ajouta-t-elle; vous redescendrez
dans quelques heures: j'entends madame de Lebensei qui revient; elle
me plaît, elle a l'air de m'aimer: et ma fille, hélas! j'ai mérité ce
que j'éprouve, jamais aucune confiance n'a existé entre nous. Adieu
pour un moment, Delphine; mon cher enfant, adieu.--Elle me dit ces
derniers mots avec le même accent, le même geste que dans sa grâce et
dans sa santé parfaites. Cet éclair de vie, à travers les ombres de la
mort, m'émut profondément, et je m'éloignai pour lui cacher mes
pleurs.

En remontant chez moi, je trouvai Matilde qui m'attendoit: il fallut
lui dire le refus de sa mère; elle en éprouva d'abord une douleur qui
me toucha: mais bientôt, m'annonçant ce qu'elle appeloit son devoir,
j'eus à combattre les projets les plus durs et les plus violens. Elle
me répéta plusieurs fois qu'elle vouloit entrer chez sa mère, lui
mener le prêtre quand il reviendroit, et la sauver enfin à tout prix.
Elle accusoit madame de Lebensei de tout le mal, et se croyoit obligée
de ne pas approcher du lit de sa mère mourante, tant qu'auprès de ce
lit il y avoit une femme divorcée. Que sais-je! ses discours étoient
un mélange de tout ce qu'un esprit borné et une superstition fanatique
peuvent produire, dans une personne qui n'est pas méchante, mais dont
le coeur n'est pas assez sensible pour l'emporter sur toutes ses
erreurs. Ce ne sont point ses opinions seules qu'il faut en accuser:
Thérèse en a de semblables; mais son caractère doux et tendre puise à
la même source des sentimens tout-à-fait opposés.

J'essayai vainement, pendant une heure, toutes les armes de la raison,
pour arriver jusqu'à la conviction de Matilde; on l'avoit munie d'une
phrase contre tous les argumens possibles. Cette phrase ne répondoit à
rien; mais elle suffisoit pour l'entretenir dans son opiniâtreté. Je
n'aurois rien obtenu d'elle, si j'avois continué à chercher à la
persuader; mais j'eus heureusement l'idée de lui proposer un délai de
vingt-quatre heures; elle saisit cette offre, qui, peut-être, la
tiroit de son embarras intérieur. Hélas! qui sait si Sophie sera en
vie dans vingt-quatre heures! je ne la quitterai plus, de peur que
Matilde, revenant à ses premières idées, ne la tourmentât pendant que
je n'y serois pas.

Quoique je sois vivement occupée de l'état de madame de Vernon, je ne
puis repousser une idée qui me revient sans cesse. Il y a sept jours
aujourd'hui que Léonce attendoit ma justification, et qu'il ne l'a pas
reçue; dans huit jours, il apprendra tout par la lettre de madame de
Vernon; quelle impression recevra-t-il alors? quel sentiment
éprouvera-t-il pour moi? Ah! je ne le saurai pas, je ne dois pas le
savoir. Adieu, ma soeur; hélas! mon voyage ne sera pas long-temps
retardé, et la pauvre Sophie aura cessé de vivre, avant même que M. de
Mondoville ait pu répondre à sa lettre.



LETTRE XLIII.

Madame de Lebensei à mademoiselle d'Albémar.

Paris, ce 2 décembre.


Quelle cruelle scène, mademoiselle, je suis chargée de vous raconter!
madame d'Albémar est dans son lit, avec une fièvre ardente, et j'ai
moi-même à peine la force de remplir les devoirs que m'impose mon
amitié pour vous et pour elle. Vous avez daigné, m'a-t-elle dit, vous
souvenir de moi avec intérêt, et c'est peut-être à vous que je dois la
bienveillance de cette créature parfaite: comment pourrai-je jamais
reconnoître un tel service? quelle âme, quel caractère! et se peut-il
que les plus funestes circonstances privent à jamais une telle femme
de tout espoir de bonheur!

Madame de Vernon n'est plus; hier, à onze heures du matin, elle expira
dans les bras de Delphine: une fatalité malheureuse a rendu ses
derniers momens terribles. Je vais mettre, si je le peux, de la suite
dans le récit de ces douze heures, dont je ne perdrai jamais le
souvenir; pardonnez-moi mon trouble, si je ne parviens pas à le
surmonter.

Avant-hier, à minuit, madame d'Albémar redescendit dans la chambre de
madame de Vernon; elle la trouva sur une chaise longue, son oppression
ne lui avoit pas permis de rester dans son lit; l'effrayante pâleur de
son visage auroit fait douter de sa vie, si de temps en temps ses yeux
ne s'étoient ranimés en regardant Delphine. Delphine chercha dans
quelques moralistes, anciens et modernes, religieux et philosophes, ce
qui étoit le plus propre à soutenir l'âme défaillante devant la
terreur de la mort. La chambre étoit foiblement éclairée; madame
d'Albémar se plaça à côté d'une lampe dont la lumière voilée répandoit
sur son visage quelque chose de mystérieux. Elle s'animoit en lisant
ces écrits, dans lesquels les âmes sensibles et les génies élevés ont
déposé leurs pensées généreuses. Vous connoissez son enthousiasme pour
tout ce qui est grand et noble: cette disposition habituelle étoit
augmentée par le désir de faire une impression profonde sur le coeur
de madame de Vernon; sa voix si touchante avoit quelque chose de
solennel, souvent elle élevoit vers l'Être suprême des regards dignes
de l'implorer; sa main prenoit le ciel à témoin de la vérité de ses
paroles, et toute son attitude avoit une grâce et une majesté
inexprimables.

Je ne sais où Delphine trouvoit ce qu'elle lisoit, ce qui peut-être
lui étoit inspiré; mais jamais on n'environna la mort d'images et
d'idées plus calmes, jamais on n'a su mieux réveiller au fond du coeur
ces impressions sensibles et religieuses, qui font passer doucement
des dernières lueurs de la vie aux pâles lueurs du tombeau.

Tout à coup, à quelque distance de la maison de madame de Vernon, une
fenêtre s'ouvrit, et nous entendîmes une musique brillante, dont le
son parvenoit jusqu'à nous: dans le silence de la nuit, à cette heure,
ce devoit être une fête qui duroit encore. Madame de Vernon, maîtresse
d'elle-même jusqu'alors, fondit en larmes à cette idée; la même
émotion nous saisit, Delphine et moi, mais elle se remit la première,
et prenant la main de madame de Vernon avec tendresse:--Oui, lui
dit-elle, ma chère amie, à quelques pas de nous il y a des plaisirs,
ici de la douleur; mais avant peu d'années, ceux qui se réjouissent
pleureront, et l'âme, réconciliée avec son Dieu comme avec elle-même,
dans ces temps-là, ne souffrira plus.--Madame de Vernon parut calmée
par les paroles de Delphine, et presque au même instant tous les
instrumens cessèrent.

Quel tableau cependant que celui dont j'étois témoin! un rapprochement
singulièrement remarquable en augmentoit encore l'impression; je
venois d'apprendre par madame de Vernon elle-même, qu'elle avoit les
plus grands torts à se reprocher envers madame d'Albémar; et je
réfléchissois sur l'enchaînement de circonstances qui donnoit à madame
de Vernon, si accueillie, si recherchée dans le monde, pour unique
appui, pour seule amie, la femme qu'elle avoit le plus cruellement
offensée.

Quand madame de Vernon vouloit parler à Delphine de son repentir, elle
repoussoit doucement cette conversation, l'entretenoit de son amitié
pour elle, avec une sorte de mesure et de délicatesse qui écartoit le
souvenir de la conduite de madame de Vernon, et ne rappeloit que ses
qualités aimables. Delphine apportoit attentivement à son amie
mourante les secours momentanés qui calmoient ses douleurs; elle la
replaçoit doucement et mieux sur son sopha, elle l'interrogeoit sur
ses souffrances avec les ménagemens les plus délicats, et, sans
montrer ses craintes, elle laissoit voir toute sa pitié; enfin le
génie de la bonté inspiroit Delphine, et sa figure, devenue plus
enchanteresse encore par les mouvemens de son âme, donnoit une telle
magie à toutes ses actions, que j'étois tentée de lui demander s'il ne
s'opéroit point quelque miracle en elle; mais il n'y en avoit point
d'autre que l'étonnante réunion de la sensibilité, de la grâce, de
l'esprit et de la beauté!

Pauvre madame de Vernon! elle a du moins joui de quelques heures
très-douces, et pendant cette nuit, j'ai vu sur son visage une
expression plus calme et plus pure, que dans les momens les plus
brillans de sa vie. J'espère encore que son âme n'a pas perdu tout le
fruit du noble enthousiasme que Delphine avoit su lui inspirer. Enfin
le jour commença, c'étoit un des plus sombres et des plus glacés de
l'hiver; il neigeoit abondamment, et le froid intérieur qu'on
ressentoit ajoutoit encore à tout ce que cette journée devoit avoir
d'effroyable; je voyois que madame de Vernon s'affoiblissoit toujours
plus, et que ses vomissemens de sang devenoient plus fréquens et plus
douloureux. Je suis convaincue que quand même elle eût évité les
cruelles épreuves qu'elle a souffertes, elle n'auroit pu vivre un jour
de plus.

Le médecin arriva, et bientôt après madame de Mondoville; je dois lui
rendre la justice que son visage étoit fort altéré, elle avoit l'air
d'avoir beaucoup pleuré; madame de Vernon le remarqua et lui fit un
accueil très-tendre. Le médecin, après avoir examiné l'état de madame
de Vernon, qui ne l'interrogea même pas, sortit avec madame de
Mondoville; il est probable qu'il lui annonça que sa mère n'avoit plus
que quelques heures à vivre. Alors le confesseur de Matilde, qui n'a
pas la modération et la bonté de quelques hommes de son état, décida
l'aveugle personne dont il disposoit à le conduire chez sa mère,
malgré le refus qu'elle avoit fait de le voir.

Au moment où nous vîmes Matilde entrer dans la chambre, accompagnée de
son prêtre, nous tressaillîmes, madame d'Albémar et moi; mais il
n'étoit plus temps de rien empêcher. Matilde, avec d'autant plus de
véhémence qu'il lui en coûtoit peut-être davantage, dit à madame de
Vernon:--Ma mère, si vous ne voulez pas me faire mourir de douleur, ne
vous refusez pas aux secours qui peuvent seuls vous sauver des peines
éternelles, je vous en conjure au nom de Dieu et de Jésus-Christ.--En
achevant ces mots, elle se jeta à genoux devant sa mère.--Insensée!
s'écria Delphine, pensez-vous servir l'Être souverainement bon, en
causant à votre mère l'émotion la plus douloureuse?--Vous perdez ma
mère, s'écria Matilde avec indignation, vous, Delphine, par vos
ménagemens pusillanimes, vos incertitudes, et vos doutes; et vous,
madame, dit-elle en se retournant vers moi, par l'intérêt que vous
avez à écarter la religion qui vous condamne.--J'entendois ces paroles
sans aucune espèce de colère, tant la situation de madame de Vernon et
l'anxiété de Delphine m'occupoient: je remarquai seulement dans le
visage de madame de Vernon une expression très-vive, et bientôt après,
elle prit la parole avec une force extraordinaire dans son état.

--Ma fille, dit-elle à Matilde, je pardonne a votre zèle inconsidéré;
je dois tout vous pardonner, car j'ai eu le tort de ne point vous
élever moi-même; je n'ai point éclairé votre esprit, et les rapports
intimes de la confiance n'ont point existé entre nous; j'ai soigné vos
intérêts, mais je n'ai point cultivé vos sentimens, et j'en reçois la
punition, puisque dans cet instant même la mort ne sauroit rapprocher
nos coeurs: la mère et la fille ne peuvent s'entendre au moins une
fois, en se disant un dernier adieu. Mais vous, monsieur,
continua-t-elle en s'adressant au prêtre, qui jusqu'alors s'étoit tenu
dans le fond de la chambre, les yeux baissés, l'air grave, et ne
prononçant pas un seul mot; mais vous, monsieur, pourquoi vous
servez-vous de votre ascendant sur une tête foible, pour l'exposer à
un grand malheur, celui d'affliger une mère mourante? J'ai beaucoup de
respect pour la religion; mon coeur est rempli d'amour pour un Dieu
bienfaisant, et sa bonté me pénètre de l'espoir d'une autre vie; mais
ce seroit mal me présenter au juge de toute vérité, que de trahir ma
pensée, par des témoignages extérieurs qui ne sont point d'accord avec
mes opinions; j'aime mieux me confesser à Dieu dans mon coeur, qu'à
vous, monsieur, que je ne connois point, ou qu'à tout autre prêtre
avec lequel je n'aurois point contracté des liens d'amitié ou de
confiance; je suis plus sûre de la sincérité de mes regrets que de la
franchise de mes aveux; nul homme ne peut m'apprendre si Dieu m'a
pardonné, la voix de ma conscience m'en instruira mieux que vous.
Laissez-moi donc mourir en paix, entourée de mes amis, de ceux avec
qui j'ai vécu, et sur le bonheur desquels ma vie n'a que trop exercé
d'influence; s'ils sont revenus à moi, s'ils ont été touchés de mon
repentir, leurs prières imploreront la miséricorde divine en ma
faveur, et leurs prières seront écoutées; je n'en veux point d'autres:
cet ange, ajouta-t-elle en montrant Delphine, cet ange que j'ai
offensé, intercédera pour moi auprès de l'Être suprême; retirez-vous
maintenant, monsieur; votre ministère est fini, quand vous n'avez pas
convaincu; si vous vouliez employer tout autre moyen pour parvenir à
votre but, vous ne vous montreriez pas digne de la sainteté de votre
mission.

--Dès que madame de Vernon eut fini de parler, le prêtre se mit à
genoux, et, baisant la croix qu'il portoit sur sa poitrine, il dit
avec un ton solennel, qui me parut dur et affecté:--Malheur à l'homme
qui veut sonder les voies du Christ, et méconnoître son autorité!
malheur à lui, s'il meurt dans l'impénitence finale!--Et faisant signe
à Matilde de le suivre, ils s'éloignèrent tous les deux dans le plus
profond silence.

Soit que madame de Mondoville voulût retenir le prêtre, pour le
ramener auprès de sa mère, lorsqu'elle n'auroit plus la force de s'y
opposer; soit qu'elle crût que le service divin qu'on feroit pour
madame de Vernon, pendant qu'elle vivoit encore, seroit plus efficace;
elle s'enferma dans son appartement pour dire des prières avec son
confesseur, et quelques domestiques attachés aux mêmes opinions
qu'elle: ainsi donc elle s'éloigna de sa mère dans ses derniers
momens, et ne lui rendit point les soins qu'elle lui devoit. Un
bizarre mélange de superstition, d'opiniâtreté, d'amour mal entendu du
devoir, se combinoit dans son âme avec une véritable affection pour sa
mère, mais une affection dont les preuves amères et cruelles faisoient
souffrir toutes les deux. Quoi qu'il en soit, c'est à cette singulière
absence de la chambre de madame de Vernon, que Matilde a dû de n'être
pas témoin d'une scène qui l'auroit pour jamais privée du repos et du
bonheur.

Lorsque madame de Mondoville et le confesseur furent éloignés,
l'effort que madame de Vernon avoit fait, l'émotion qu'elle avoit
éprouvée, lui causèrent un vomissement de sang si terrible, qu'elle
perdit tout-à-fait connoissance dans les bras de madame d'Albémar. Nos
soins la rappelèrent encore à la vie; mais Delphine, profondément
effrayée de cet accident que nous avions cru le dernier, étoit à
genoux devant la chaise longue de madame de Vernon, le visage penché
sur ses deux mains pour essayer de les réchauffer; ses beaux cheveux
blonds, s'étant détachés, tomboient en désordre.... Dans ce moment,
j'entendis ouvrir deux portes avec une violence remarquable, dans une
maison où les plus grandes précautions étoient prises contre le
moindre bruit qui pût agiter madame de Vernon. Un pas précipité frappe
mon oreille, je me lève, et je vois entrer Léonce une lettre à la main
(c'étoit celle de madame de Vernon qui contenoit l'aveu de sa
conduite). Il étoit tremblant de colère, pâle de froid, tout son
extérieur annonçoit qu'il venoit de faire un long voyage: en effet,
depuis sept jours et sept nuits, par les glaces de l'hiver, il étoit
venu de Madrid sans s'arrêter un moment; il étoit entré dans la maison
de madame de Vernon sans parler à personne, et comme enivré
d'agitations et de souffrances physiques et morales.

Delphine tourna la tête, jeta un cri en voyant Léonce, étendit les
bras vers lui sans savoir ce qu'elle faisoit; ce mouvement et
l'altération des traits de Delphine achevèrent de déranger presque
entièrement la raison de Léonce, et prenant vivement le bras de
Delphine, comme pour l'entraîner:--Que faites-vous, s'écria-t-il en
s'adressant à madame de Vernon (dont il ne pouvoit voir le visage,
parce qu'un rideau à demi tiré devant sa chaise longue la cachoit),
que faites-vous de cette pauvre infortunée? quelle nouvelle perfidie
employez-vous contre elle? Cette lettre que vous m'avez adressée en
Espagne, le courrier qui la portoit me l'a remise comme j'arrivois,
comme je venois m'éclaircir enfin du doute affreux que le silence de
Delphine et la lettre d'un ami faisoient peser sur moi: la voilà cette
lettre, elle contient le récit de vos barbares mensonges. Je ne
devois, disiez-vous, la recevoir qu'après le départ de Delphine;
étoit-ce encore une ruse pour empêcher mon retour ici, pour faire
tomber dans quelque piège, en mon absence, la malheureuse
Delphine?--Léonce, dit madame d'Albémar, que vous êtes injuste et
cruel! madame de Vernon est mourante, ne le savez-vous donc pas?--
Mourante! répéta Léonce; non, je ne le crois pas; le feint-elle pour
vous attendrir? vous laisserez-vous encore tromper par sa détestable
adresse? Quoi, Delphine! vous m'aviez écrit que je devois en croire
madame de Vernon, et elle s'est servie de cette preuve même de votre
confiance pour me convaincre que vous aimiez M. de Serbellane, tandis
que, victime généreuse, vous vous étiez sacrifiée à la réputation de
madame d'Ervins! et vous, Delphine, et vous qui me jugiez instruit de
la vérité, vous avez dû penser que j'étois le plus foible, le plus
ingrat, le plus insensible des hommes; que je vous blâmois de vos
vertus, que je vous abandonnois à cause de vos malheurs. J'ai des
défauts; on s'en est servi pour donner quelque vraisemblance à la
conduite la plus cruelle, envers l'être le plus aimable et le plus
doux. Ce n'est pas tout encore; un obstacle de fortune me séparoit de
Matilde; cet obstacle est levé par Delphine, l'exemple d'une
générosité sans bornes, la victime d'une ingratitude sans pudeur. On
me laisse ignorer ce service, on la punit de l'avoir rendu; tout est
mystère autour de moi, je suis enlacé de mensonges, et quand
j'apprends que je suis aimé, que je l'ai toujours été (dit-il avec un
son de voix qui déchiroit le coeur), je suis lié, lié pour jamais! Je
la vois, cet objet de mon amour, de mon éternel amour; elle tend les
bras vers son malheureux ami; tout son visage porte l'empreinte de la
douleur, et je ne puis rien pour elle! et je l'ai repoussée, quand
elle se donnoit à moi, quand elle versoit peut-être des larmes amères
sur ma perte! et c'est vous, répéta-t-il en interpellant madame de
Vernon, c'est vous!...--

L'inexprimable angoisse de cette malheureuse femme me faisoit une
pitié profonde; Delphine, qui en souffroit plus encore que moi,
s'écria:--Léonce, arrêtez! arrêtez! un accident funeste l'a mise au
bord de la tombe; si vous saviez, depuis ce temps, par combien de
regrets touchans et sincères elle a tâché de réparer la faute que
l'amour maternel l'avoit entraînée à commettre!--Elle sera bien punie,
s'écria Léonce, si c'est sa fille qu'elle a voulu servir; elle se
reprochera son malheur comme le mien. Rompez, femme perfide, dit-il à
madame de Vernon, rompez le lien que vous avez tissu de faussetés;
rendez-moi ce jour, le matin de ce jour où je n'avois pas entendu
votre langage trompeur, où j'étois libre encore d'épouser Delphine,
rendez-le-moi.--Oh Léonce! répondit madame de Vernon, ne me poursuivez
pas jusque dans la mort, acceptez mon repentir.--Revenez à vous-même,
interrompit Delphine en s'adressant à Léonce; voyez l'état de cette
infortunée; pourriez-vous être inaccessible à la pitié?--Pour qui, de
la pitié? reprit-il avec un égarement farouche, pour qui? pour elle?
ah! s'il est vrai qu'elle se meure, faites que le ciel m'accorde de
changer de sort avec elle; que je sois sur ce lit de douleur, regretté
par Delphine, et qu'elle porte à ma place les liens de fer dont elle
m'a chargé; qu'elle acquitte cette longue destinée de peines à
laquelle sa dissimulation profonde m'a condamné.--Barbare! s'écria
Delphine, que faut-il pour vous attendrir, pour obtenir de vous une
parole douce qui console les derniers momens de la pauvre Sophie? Et
moi donc aussi, n'ai-je pas souffert? depuis que j'ai perdu l'espoir
d'être unie à vous, un jour s'est-il passé sans que j'aie détesté la
vie? je vous demande au nom de mes pleurs....--Au nom de vos malheurs
qu'elle a causés, interrompit Léonce, que me demandez-vous?

Delphine alloit répondre; madame de Vernon, se levant presque comme
une ombre du fond du cercueil, et s'appuyant sur moi, fit signe à
Delphine de la laisser parler. Comme elle s'avançoit soutenue de mon
bras, elle sortit de l'enfoncement dans lequel étoit placée sa chaise
longue; et le jour éclairant toute sa personne, Léonce fut frappé de
son état, qu'il n'avoit pu juger encore: ce spectacle abattit tout à
coup sa fureur; il soupira, baissa les yeux, et je vis, même avant que
madame de Vernon se fût fait entendre, combien toute la disposition de
son âme étoit changée.

--Delphine, dit alors madame de Vernon, ne demandez pas à Léonce un
pardon qu'il ne peut m'accorder, puisque tout son coeur le désavoue;
j'ai peut-être mérité le supplice qu'il me fait éprouver; vous aviez,
chère Delphine, répandu trop de douceur sur la fin de ma vie, je
n'étois pas assez punie; mais obtenez seulement qu'il me jure de ne
pas faire le malheur de Matilde, que mes fautes soient ensevelies avec
moi, que leurs suites funestes ne poursuivent pas ma mémoire; obtenez
de lui qu'il cache à Matilde l'histoire de son mariage et de ses
sentimens pour vous.--A qui voulez-vous, répondit Léonce, dont
l'indignation avoit fait place au plus profond accablement, à qui
voulez-vous que je promette du bonheur? hélas! je n'ai, je ne puis
répandre autour de moi que de la douleur.--Si vous me refusez aussi
cette prière, répondit madame de Vernon, ce sera trop de dureté pour
moi, oui, trop en vérité.--Je la sentis défaillir entre mes bras, et
je me hâtai de la replacer sur son sopha.

Delphine, animée par un mouvement généreux, qui l'élevoit au-dessus
même de son amour pour Léonce, s'approcha de madame de Vernon, et lui
dit avec une voix solennelle, avec un accent inspiré:--Oui, c'est
trop, pauvre créature! et ce cruel, insensible à nos prières, n'est
point auprès de toi l'interprète de la justice du ciel. Je te prends
sous ma protection; s'il t'injurie, c'est moi qu'il offensera; s'il ne
prononce pas à tes pieds les paroles qui font du bien à l'âme, c'est
mon coeur qu'il aliénera: tu lui demandes de respecter le bonheur de
ta fille, eh bien! je réponds, moi, de ce bonheur; il me sera sacré,
je le jure à sa mère expirante; et si Léonce veut conserver mon
estime, et ce souvenir d'amour qui nous est cher encore au milieu de
nos regrets, s'il le veut, il ne troublera point le repos de Matilde,
il n'altérera jamais le respect qu'elle doit à la mémoire de sa mère.
Femme trop malheureuse! dont Léonce n'a point craint de déchirer le
coeur, je me rends garant de l'accomplissement de vos souhaits,
écoutez-moi de grâce, n'écoutez plus que moi seule.--Oui, dit madame
de Vernon d'une voix à peine intelligible, je t'entends, Delphine, je
te bénis; la bénédiction des morts est toujours sainte, reçois-la,
viens près de moi....--Elle posa sa tête sur l'épaule de Delphine;
Léonce, en voyant ce spectacle, tombe à genoux au pied du lit de
madame de Vernon, et s'écrie:--Oui, je suis un misérable furieux; oui,
Delphine est un ange; pardonnez-moi, pour qu'elle me pardonne,
pardonnez-moi le mal que j'ai pu vous faire.--Entendez-vous, Sophie,
dit madame d'Albémar à madame de Vernon, qui ne répondoit plus rien à
Léonce; entendez-vous? son injustice est déjà passée, il revient à
vous.--Oui, répondit Léonce, il revient à vous, et peut être il va
mourir....--En effet, tant d'agitations, un voyage si long au milieu
de l'hiver et sans aucun repos l'avoient jeté dans un tel état qu'il
tomba sans connoissance devant nous.

Jugez de mon effroi, jugez de ce qu'éprouvoit Delphine! les mains déjà
glacées de madame de Vernon retenoient les siennes; elle ne pouvoit
s'en éloigner, et cependant elle voyoit devant elle Léonce étendu
comme sans vie sur le plancher. Madame de Vernon, au milieu des
convulsions de l'agonie, saisit encore une fois la main de Delphine
avant que d'expirer. Delphine, dans un état impossible à dépeindre,
soutenoit dans ses bras le corps de son amie, et me répétoit, les yeux
fixés sur Léonce:--Madame de Lebensei, juste ciel! vit-il encore?...
dites-le moi....--A mes cris madame de Mondoville arriva
précipitamment; sa mère ne vivoit plus, et son mari, qu'elle croyoit
en Espagne, étoit sans connoissance devant ses yeux: elle attribua son
état au saisissement causé par la mort de sa mère, et profondément
touchée de le voir ainsi, elle montra, pour le secourir, une présence
d'esprit et une sensibilité qui pouvoient intéresser à elle.

On transporta Léonce dans une autre chambre; Delphine étoit restée
pendant ce temps immobile, et dans l'égarement. Son amie, qui n'étoit
plus, reposoit toujours sur son sein: elle m'interrogeoit des yeux sur
ce que je pensois de l'état de Léonce; je l'assurai qu'il seroit
bientôt rétabli, et que l'émotion et la fatigue avoient seules causé
l'accident qu'il venoit d'éprouver. Madame de Mondoville rentra dans
ce moment avec ses prêtres, et tout l'appareil de la mort; Delphine
comprit alors que madame de Vernon avoit cessé de vivre, et plaçant
doucement sur son lit cette femme à la fois intéressante et coupable,
elle se mit à genoux devant elle, baisa sa main avec attendrissement
et respect, et s'éloignant, elle se laissa ramener par moi, dans sa
maison, sans rien dire.

Je l'ai fait mettre au lit parce qu'elle avoit une fièvre très-forte.
Nous avons envoyé plusieurs fois savoir des nouvelles de Léonce: il
est revenu de son évanouissement assez malade, mais sans danger. M.
Barton qui, par un heureux hasard, étoit arrivé hier au soir, est venu
pour voir Delphine ce matin; elle étoit si agitée, qu'il n'eût pas été
prudent de la laisser s'entretenir avec lui. Il m'a dit seulement
qu'ayant obtenu de madame d'Albémar de ne pas écrire à Léonce, de peur
de l'irriter contre sa belle-mère, il avoit cru cependant devoir dire
quelques mots, pour le calmer, dans une lettre qu'il lui avoit
adressée; mais l'obscurité même de cette lettre et le silence de
Delphine avoient jeté Léonce dans une si violente incertitude, qu'il
étoit parti d'Espagne à l'instant même, se flattant d'arriver à Paris
avant le départ de madame d'Albémar pour le Languedoc.

M. Barton ne m'a point caché qu'il étoit inquiet des résolutions de
Léonce; il reçoit les soins de madame de Mondoville avec douceur, mais
quand il est seul avec M. Barton, il paroît invariablement décidé à
passer sa vie avec madame d'Albémar: sa passion pour elle est
maintenant portée à un tel excès, qu'il semble imposssible de la
contenir. M. Barton n'espère que dans le courage et la vertu de madame
d'Albémar. Il croit qu'elle doit se refuser à revoir Léonce, et suivre
son projet de retourner vers vous: c'est aussi la détermination de
Delphine; je n'en puis douter, car je l'ai entendue répéter tout bas,
quand elle se croyoit seule, _non je ne dois pas le revoir, je l'aime
trop, il m'aime aussi, non je ne le dois pas; il faut partir_.

Cependant, que vont devenir Léonce et Delphine? avec leurs sentimens,
et dans leur situation, comment vivre ni séparés ni réunis? mon mari
est venu me rejoindre, il m'a rendu le courage qui m'abandonnoit. Il
dit qu'il veut essayer d'offrir des consolations à madame d'Albémar;
mais quel bien lui-même, le plus éclairé, le plus spirituel des
hommes, quel bien peut-il lui faire? Votre parfaite amitié,
mademoiselle, vous fera-t-elle découvrir des consolations que je
cherche en vain? Je crois à l'énergie du caractère de madame
d'Albémar, à la sévérité de ses principes; mais ce qui n'est, hélas!
que trop certain, c'est qu'il n'existe aucune résolution qui puisse
désormais concilier son bonheur et ses devoirs.

Agréez, mademoiselle, l'hommage de mes sentimens pour vous.

ÉLISE DE LEBENSEI.


FIN DU PREMIER VOLUME.



DELPHINE.



TROISIEME PARTIE.



LETTRE PREMIÈRE.

Léonce à Delphine.

Paris, ce 4 décembre 1790.


La perfidie des hommes nous a séparés, ma Delphine; que l'amour nous
réunisse: effaçons le passé de notre souvenir; que nous font les
circonstances extérieures dont nous sommes environnés? N'aperçois-tu
pas tous les objets qui nous entourent comme à travers un nuage?
Sens-tu leur réalité? Je ne crois à rien qu'à toi: je sais confusément
qu'on m'a indignement trompé; que je l'ai reproché à une femme
mourante; que sa fille se dit ma femme; je le sais: mais une seule
image se détache de l'obscurité, de l'incertitude de mes souvenirs,
c'est toi, Delphine: je te vois au pied de ce lit de mort, cherchant à
contenir ma fureur, me regardant avec douceur, avec amour; je veux
encore ce regard; seul, il peut calmer l'agitation brûlante qui
m'empêche de reprendre des forces.

Mon excellent ami Barton n'a-t-il pas prétendu hier que ton intention
étoit de partir, et de partir sans me voir! Je ne l'ai pas cru, mon
amie: quel plaisir ton âme douce trouveroit-elle à me faire courir en
insensé sur tes traces? Tu n'as pas l'idée, jamais tu ne peux l'avoir,
que je me résigne à vivre sans toi! Non, parce que la plus atroce
combinaison m'a empêché d'être ton époux, je ne consentirai point à te
voir un jour, une heure de moins que si nous étions unis l'un à
l'autre; nous le sommes, tout est mensonge dans mes autres liens, il
n'y a de vrai que mon amour, que le tien; car tu m'aimes, Delphine! Je
t'en conjure, dis-moi, le jour, le jour où j'ai formé cet hymen qui ne
peut exister qu'aux yeux du monde, cet hymen dont tous les sermens
sont nuls, puisqu'ils supposoient tous que tu avois cessé de m'aimer,
n'étois-tu pas derrière une colonne, témoin de cette fatale cérémonie?
Je crus alors que mon imagination seule avoit créé cette illusion;
mais s'il est vrai que c'étoit toi-même que je voyois, comment ne
t'es-tu pas jetée dans mes bras? Pourquoi n'as-tu pas redemandé ton
amant à la face du ciel? Ah! j'aurois reconnu ta voix; ton accent eût
suffi pour me convaincre de ton innocence; et, devant ce même autel,
plaçant ta main sur mon coeur, c'est à toi que j'aurois juré l'amour
que je ne ressentois que pour toi seule.

Mais qu'importe cette cérémonie! elle est vaine, puisque c'est à
Matilde qu'elle m'a lié. Ce n'est pas Delphine, dont l'esprit
supérieur s'affranchit à son gré de l'opinion du monde, ce n'est pas
elle qui repoussera l'amour par un timide respect pour les jugemens
des hommes. Ton véritable devoir, c'est de m'aimer; ne suis-je pas ton
premier choix? Ne suis-je pas le seul être pour qui ton âme céleste
ait senti cette affection durable et profonde, dont le sort de ta vie
dépendra? Oh! mon amie, quoique personne ne puisse te voir sans
t'admirer, moi seul je puis jouir avec délices de chacune de tes
paroles; moi seul je ne perds pas le moindre de tes regards. Aime-moi,
pour être adorée dans toutes les nuances de tes charmes. Aime-moi,
pour être fière de toi-même; car je t'apprendrai tout ce que tu vaux.
Je te découvrirai des vertus, des qualités, des séductions que tu
possèdes sans le savoir.

Oh Delphine! les lois de la société ont été faites pour l'universalité
des hommes; mais quand un amour sans exemple dévore le coeur, quand
une perfidie presque aussi rare a séparé deux êtres qui s'étoient
choisis, qui s'étoient aimés, qui s'étoient promis l'un à l'autre,
penses-tu qu'aucune de ces lois, calculées pour les circonstances
ordinaires de la vie, doive subjuger de tels sentimens? Si devant les
tribunaux, je démontrois que c'est par l'artifice le plus infâme qu'on
a extorqué mon consentement, ne décideroient-ils pas que mon mariage
doit être cassé? Et parce que je n'ai que des preuves morales à
alléguer, et parce que l'honneur du monde ne me permet pas de les
donner, ne puis-je donc pas prononcer dans ma conscience le jugement
que confirmeroient les lois, si je les interrogeois? Ne puis-je pas me
déclarer libre au fond de mon coeur?

Hélas! je le sais, il m'est interdit de te donner mon nom, de me
glorifier de mon amour en présence de toute la terre, de te défendre,
de te protéger comme ton époux; il faut que tu renonces pour moi à
l'existence que je ne puis te promettre dans le monde, et que tant
d'autres mettroient à tes pieds. Mais, j'en suis sûr, tu me feras
volontiers ce sacrifice, tu ne voudras pas punir un malheureux de
l'indigne fausseté dont il a été la victime. Ah! s'il s'accusoit,
l'infortuné, d'avoir cru trop facilement la calomnie, s'il se
reprochoit sa conduite avec désespoir, s'il étoit prêt à détester son
caractère, c'est alors surtout, c'est alors, Delphine, que tu
sentirois le besoin de consoler cet ami, qui ne pourroit trouver aucun
repos au fond de son coeur. Oui, je hais tour à tour les auteurs de
mes maux et moi-même; mes amères pensées me promènent sans cesse de
l'indignation contre la conduite des autres, à l'indignation contre
mes propres fautes.

Je ne veux te rien cacher, Delphine; en te faisant connoître tous les
sacrifices que je te demande, je n'effraierai point ton coeur
généreux. Notre union, quels que soient mes soins pour honorer et
respecter ce que j'adore, nuira plus à ta réputation qu'à la mienne.
Cette crainte t'arrêteroit-elle? J'aurois moins le droit qu'un autre
de la condamner; mais entends-moi, Delphine, que des motifs
raisonnables ou puériles, nobles ou foibles, t'éloignent de moi,
n'importe! je ne survivrai point à notre séparation. Maintenant que tu
le sais, c'est à toi seule qu'il appartient de juger quelle est la
puissance de ta volonté; a-t-elle assez de force pour te soutenir
contre le regret de ma mort? Delphine, en es-tu certaine? prends
garde, je ne le crois pas.

Si je t'avois rencontrée depuis que ma destinée est enchaînée à
Matilde, j'aurois dû, j'aurois peut-être su résister à l'amour; mais
t'avoir connue quand j'étois libre! avoir été l'objet de ton choix, et
s'être lié à une autre! c'est un crime qui doit être puni; et je me
prendrai pour victime, si tu attaches à ma faille des suites si
funestes, que mon coeur soit à jamais dévoré par le repentir.

Quoi! mon bonheur me seroit ravi, non par la nécessité, non par le
hasard, mais par une action volontaire, par une action irréparable!
qu'ils vivent ceux qui peuvent soutenir ce mot, _l'irréparable_! Moi,
je le crois sorti des enfers, il n'est pas de la langue des hommes;
leur imagination ne peut le supporter; c'est l'éternité des peines
qu'il annonce; il exprime à lui seul ses tourmens les plus cruels.

Les emportemens de mon caractère ne m'avoient jamais donné l'idée de
la fureur qui s'empare de moi, quand je me dis que je pourrais te
perdre, et te perdre par l'effet de mes propres résolutions, des
sentimens auxquels je me suis livré, des mots que j'ai prononcés.
Delphine, en exprimant cette crainte, qui me poursuit sans relâche,
j'ai été obligé de m'interrompre; j'étois retombé dans l'accès de rage
où tu m'as vu, lorsque j'accusois sans pitié madame de Vernon. Je me
suis répété, pour me calmer, que tu ne braverois pas mon désespoir.
Oh! ma Delphine, je te verrai, je te verrai sans cesse.

Demain, on m'assure que je serai en état de sortir, j'irai chez vous:
votre porte pourroit-elle m'être refusée? Mais d'où vient cette
terreur! ne connois-je pas ton coeur généreux, ton esprit éminemment
doué de courage et d'indépendance! Quel motif pourroit t'empêcher
d'avoir pitié d'un malheureux qui t'est cher, et qui ne peut plus
vivre sans toi?



LETTRE II.

Réponse de Delphine à Léonce.


_Quel motif pourrait m'empêcher de vous voir?_ Léonce, des sentimens
personnels ou timides n'exercent aucun pouvoir sur moi. Dieu m'est
témoin que, pour tous les intérêts réunis, je ne céderois pas une
heure, une heure qu'il me seroit accordé de passer avec vous sans
remords; mais ce qui me donne la force de dédaigner toutes les
apparences, et de m'élever au-dessus de l'opinion publique elle-même,
c'est la certitude que je n'ai rien fait de mal; je ne crains point
les hommes, tant que ma conscience ne me reproche rien; ils me
feroient trembler, si j'avois perdu cet appui.

Nous sommes bien malheureux: oh! Léonce, croyez-vous que je ne le
sente pas? Tout sembloit d'accord il y a quelques mois, pour nous
assurer la félicité la plus pure. J'étois libre, ma situation et ma
fortune m'assuroient une parfaite indépendance; je vous ai vu, je vous
ai aimé de toutes les facultés de mon âme, et le coup le plus fatal,
celui que la plus légère circonstance, le moindre mot auroit pu
détourner, nous a séparés pour toujours! Mon ami, ne vous reprochez
point notre sort; c'est la destinée, la destinée seule, qui nous a
perdus tous les deux.

Pensez-vous que je ne doive pas aussi m'accuser de mon malheur?
Souvent je me révolte contre cette destinée irrévocable, je m'agite
dans le passé comme s'il étoit encore de l'avenir; je me repens avec
amertume de n'avoir pas été vous trouver, lorsque cent fois je l'ai
voulu. Le désespoir me saisit, au souvenir de cette fierté, de cette
crainte misérable, qui ont enchaîné mes actions, quand mon coeur
m'inspirait l'abandon et le courage.

S'il vous est plus doux, Léonce, quand vous souffrez, de songer, à
quelque heure que ce puisse être, que dans le même instant, Delphine,
votre pauvre amie, accablée de ses peines, implore le ciel pour les
supporter; le ciel qui, jusqu'alors, l'avoit toujours secourue, et
qu'elle implore maintenant en vain: si cette idée tout à la fois
cruelle et douce vous fait du bien, ah! vous pouvez vous y livrer!
Mais que font nos douleurs à nos devoirs? La vertu, que nous adorions
dans nos jours de prospérité, n'est-elle pas restée la même? Doit-elle
avoir moins d'empire sur nous, parce que l'instant d'accomplir ce que
nous admirions est arrivé?

Le sort n'a pas voulu que les plus pures jouissances de la morale et
du sentiment nous fussent accordées. Peut-être, mon ami, la Providence
nous a-t-elle jugés dignes de ce qu'il y a de plus noble au monde, le
sacrifice de l'amour à la vertu. Peut-être.....hélas! j'ai besoin,
pour me soutenir, de ranimer en moi tout ce qui peut exalter mon
enthousiasme, et je sens avec douleur que pour toi, pour toi seul! ô
Léonce, j'éprouve ces élans de l'âme que m'inspiroit jadis le culte
généreux de la vertu.

Ce qui dépend encore de nous, c'est de commander à nos actions; notre
bonheur n'est plus en notre puissance, remettons-en le soin au ciel;
après beaucoup d'efforts, il nous donnera du moins le calme, oui, le
calme à la fin! Quel avenir! de longues douleurs, et le repos des
morts pour unique espoir; n'importe; il faut, Léonce, il faut ou
désavouer les nobles principes dont nous étions si fiers, ou nous
immoler nous-mêmes à ce qu'ils exigent de nous.

Vous apercevrez aisément dans cette lettre à quels combats je suis
livrée. Si vous en concevez plus d'espoir, vous vous tromperez. Je
sais que les devoirs que j'aimois n'ont plus de charmes à mes yeux,
que l'amour a décoloré tous les autres sentimens de ma vie, que j'ai
besoin de lutter à chaque instant contre les affections de mon coeur,
qui m'entraînent toutes vers vous; je le sais, je consens à vous
l'apprendre; mais c'est parce que je suis résolue à ne plus vous voir.
Vous dirois-je le secret de ma foiblesse, si, déterminée au plus
grand, au plus cruel, au plus courageux des sacrifices, je ne me
croyais pas dispensée de tout autre effort?

Je suivrai le projet que j'avois formé avant votre retour d'Espagne;
qu'y a-t-il de changé depuis ce retour? Je vous ai vu, et voilà ce qui
me persuade que de nouveaux obstacles s'opposent à mon départ. Le plus
grand des dangers, c'est de vous voir; c'est contre ce seul péril, ce
seul bonheur, qu'il faut s'armer. Ne vous irritez pas de cette
détermination, songez à ce qu'elle me coûte, ayez pitié de moi, que
tout votre amour soit de la pitié!

Je m'essaie à roidir mon âme pour exécuter ma résolution; mais
savez-vous quelle est ma vie, le savez-vous?.....Je ne me permets pas
un instant de loisir, afin d'étourdir, s'il se peut, mon coeur.
J'invente une multitude d'occupations inutiles, pour amortir sous leur
poids l'activité de mes pensées; tantôt je me promène dans mon jardin
avec rapidité, pour obtenir le sommeil par la fatigue; tantôt
désespérant d'y parvenir, je prends de l'opium le soir, afin de
m'endormir quelques heures. Je crains d'être seule avec la nuit, qui
laisse toute sa puissance à la douleur, et n'affoiblit que la raison.

Je serois déjà partie, si vous ne m'aviez pas annoncé que vous me
suivriez; je vous demande votre parole de ne pas exécuter ce projet.
Quel éclat, qu'une telle démarche! Quel tort envers votre femme, dont
le bonheur, à plusieurs titres, doit m'être toujours sacré! et que
gagneriez-vous, si vous persistiez dans cette résolution insensée? Au
milieu de la route, dans quelques lieux glacés par l'hiver, je vous
reverrois encore, et je mourrois de douleur à vos pieds, si je ne me
sentois pas la force de remplir mon devoir en vous quittant pour
jamais.

Léonce, il y a dans la destinée des événemens dont jamais on ne se
relève, et lutter contre leur pouvoir, c'est tomber plus bas encore
dans l'abîme des douleurs. Méritons par nos vertus la protection d'un
Dieu de bonté; nous ne pouvons plus rien faire pour nous qui nous
réussisse; essayons d'une vie dévouée, d'une vie de sacrifices et de
devoirs; elle a donné presque du bonheur à des âmes vertueuses.
Regardez madame d'Ervins, victime de l'amour et du repentir, elle va
s'enfermer pour jamais dans un couvent: elle a refusé la main de son
amant, elle renonce à la félicité suprême, et cette félicité cependant
n'auroit coûté de larmes à personne.

C'est moi qui résiste à vos prières, et c'est moi cependant qui
emporterai dans mon coeur un sentiment que rien ne pourra détruire.
Quand je me croyois dédaignée, insultée même par vous, je vous aimois,
je cherchois à me trouver des torts pour excuser votre injustice. Ah!
ne m'oubliez pas; y a-t-il un devoir qui vous commande de m'oublier?
Quand il existeroit, ce devoir, qu'il soit désobéi. Si je me sentois
une seconde fois abandonnée de votre affection, s'il falloit rentrer
dans la ténébreuse solitude de la vie, je ne le supporterois plus.

Léonce, établissons entre nous quelques rapports qui nous soient à
jamais chers. Tous les ans, le deux de décembre, le jour où vous avez
cessé de me croire coupable, allez dans cette église où je vous ai vu,
car je ne puis me résoudre à le nier, dans cette église où je vous ai
vu donner votre main à Matilde. Pensez à moi dans ce lieu même,
appuyez-vous sur la colonne derrière laquelle j'ai entendu le serment
qui devoit causer ma douleur éternelle. Ah! pourquoi mes cris ne se
sont-ils pas fait entendre! je n'aurois bravé que les hommes, et
maintenant je braverois Dieu même, en me livrant à vous voir.

Léonce, jusqu'à ce jour je puis présenter une vie sans tache à l'Être
suprême; si tu ne veux pas que je conserve ce trésor, prononce que
j'ai assez vécu, j'en recevrai l'ordre de ta main avec joie. Quand je
me sentirai prête à mourir, j'aurai encore un moment de bonheur qui
vaut tout ce qui m'attend; je me permettrai de t'appeler auprès de
moi, de te répéter que je t'aime; le veux-tu? dis-le moi. Va, ce désir
ne seroit point cruel: ne te suffit-il pas que mon coeur, juge du
tien, en fût reconnoissant?

Je me perds en vous écrivant, je ne suis plus maîtresse de moi-même;
il faut encore que je m'interdise ce dernier plaisir. Adieu.



LETTRE III.

Léonce à Delphine.


Vous partiriez sans me voir! vous! La terre manqueroit sous mes pas,
avant que je cessasse de vous suivre! avez-vous pu penser que vous
échapperiez à mon amour? Il dompteroit tout, et vous-même. Respectez
un sentiment passionné, Delphine, je vous le répète, respectez-le;
vous ne savez pas; en le bravant, quels maux vous attireriez sur nos
têtes.

J'ai été ce matin à votre porte; faible encore, je pouvois à peine me
soutenir; on a refusé de me recevoir! j'ai fait quelques pas dans
votre cour; vos gens ont persisté à m'interdire d'aller plus loin.
Madame d'Artenas étoit chez vous, je n'ai pas voulu faire un éclat;
j'ai levé les yeux vers votre appartement, j'ai cru voir derrière un
rideau votre élégante figure; mais l'ombre même de vous a bientôt
disparu, et votre femme de chambre est venue m'apporter votre lettre,
en me priant, de votre part, de la lire, avant de demander à vous
voir; j'ai obéi, je ne sais quel trouble que je me reproche a disposé
de moi. Si vous alliez quitter votre demeure, si vous partiez à mon
insu, si j'ignorois où vous êtes allée! Non, vous ne voulez pas
condamner votre malheureux amant à vous demander en vain dans chaque
lieu, croyant sans cesse vous voir eu sans cesse vous perdre, et se
précipitant par de vains efforts vers votre image, comme dans ces
songes funestes dont la douleur ne pourroit se prolonger sans donner
la mort.

Delphine! vous qui n'avez jamais pu supporter le spectacle de la
souffrance, est-ce donc moi seul que vous exceptez de votre bonté
compatissante? parce que je vous aime, parce que vous m'aimez aussi,
ma douleur n'est-elle rien? ne regardez-vous pas comme un devoir de la
soulager? oh! qu'avois-je fait aux hommes, qu'avois-je fait à cette
perfide qui m'a donné sa fille, quand je devois consacrer mon sort au
vôtre? Et vous, qui me demandiez de pardonner, de quel droit le
demandiez-vous, si vous êtes plus inflexible pour moi que vous ne
l'avez été pour mes persécuteurs?

Vous refusez de m'entendre, et vous ne savez pas ce que j'ai besoin de
vous dire; jamais, Delphine, jamais je n'ai pu te parler du fond du
coeur, mille circonstances nous ont empêché de nous voir librement;
s'il m'est accordé de t'entretenir une fois, une fois seulement, sans
craindre d'être interrompu, sans compter les heures, je sens que je te
persuaderai. Tu verras que rien de pareil à notre situation ne s'est
encore rencontré; que nous nous sommes choisis, quand nous pouvions
nous choisir, quand nous étions maîtres de disposer de nous-mêmes: il
a fallu nous tromper pour nous désunir; notre âme n'a pris aucun
engagement volontaire; devant ton Dieu, nous sommes libres: ô
Delphine, toi qui respectes, toi qui fais aimer la Providence
éternelle, crois-tu qu'elle m'ait donné les sentimens que j'éprouve,
pour me condamner à les vaincre? quand la nature frémit à l'approche
de la douleur, la nature avertit l'homme de l'éviter; son instinct
seroit-il moins puissant dans les peines de l'âme? si la mienne se
bouleverse par l'idée de te perdre, dois-je m'y résigner? Non, non,
Delphine, je sais ce que les moralistes les plus sévères ont exigé de
l'homme; mais lorsqu'une puissance inconnue met dans mon coeur le
besoin dévorant de te revoir encore, cette puissance, de quelque nom
que tu la nommes, défend impérieusement que je me sépare de toi.

Mon amie, je te le promets, dès que je t'aurai vue, c'est à toi que je
m'en remettrai pour décider de notre sort; mais il faut que je
t'exprime les sentimens qui m'oppressent. Le jour, la nuit, je te
parle, et il me semble que je te montre dans mes sentimens, dans notre
situation, des vérités que tu ignorois, et que seul je puis
t'apprendre; je ne retrouve plus, quand je t'écris, ce que j'avois
pensé: je ne puis aussi, je ne puis communiquer à mes lettres cet
accent que le ciel nous a donné pour convaincre; et s'il est vrai
cependant que si je te parlois, tu consentirois à passer tes jours
avec moi, dans quel état ne me jetteriez-vous pas, Delphine, en me
condamnant, sans m'avoir permis de plaider moi-même pour ma vie?

Vous êtes si forte contre mon malheur! vous devez vous croire certaine
de me refuser, même après m'avoir écouté. Pourquoi donc ne pas me
calmer un moment par ce vain essai, dont votre fermeté triomphera?
Delphine, s'il falloit nous quitter, s'il le falloit, voudriez-vous me
laisser un sentiment amer contre vous? ange de douceur, le
voudriez-vous? Vous n'avez point refusé vos soins, vos consolations
célestes à madame de Vernon, à celle qui nous avoit séparés; et moi,
Delphine, et moi, me croyez-vous si loin de la mort, qu'au moins un
adieu ne me soit pas dû?

Vous avez vu la violence de mon caractère, dans ce jour funeste où,
sans vous, je me serois montré plus implacable encore. Songez quel est
mon supplice, maintenant que je suis renfermé dans ma maison, avec une
femme qui a pris ta place! O Delphine! je suis à cinquante pas de toi,
et je ne puis néanmoins obtenir de te voir! J'envoie dix fois le jour
pour m'assurer que vous n'avez point ordonné les préparatifs de votre
départ; je tressaille comme un enfant à chaque bruit; je fais des plus
simples événemens des présages; tout me semble annoncer que je ne te
verrai plus. Tu parles de ta douleur, Delphine, ton âme douce n'a
jamais éprouvé que des impressions qu'elle pouvoit dominer: mais la
douleur d'un homme est âpre et violente; la force ne peut lutter
long-temps sans triompher ou périr.

Comment as-tu la puissance de supporter l'état où je suis? de refuser
un mot qui le feroit cesser comme par enchantement? je ne te reconnois
pas, mon amie; tu permets à tes idées sur la vertu d'altérer ton
caractère: prends garde, tu vas l'endurcir, tu vas perdre cette bonté
parfaite, le véritable signe de ta nature divine; quand tu te seras
rendue inflexible à ce que j'éprouve, quelle est donc la douleur qui
jamais t'attendrira? c'est la sensibilité qui répand sur tes charmes
une expression céleste; quel échange tu feras, si, en accomplissant ce
que tu nommes des devoirs, tu dessèches ton âme, tu étouffes tous ces
mouvemens involontaires, qui t'inspiroient tes vertus et ton amour!

Ne va point, par de vaines subtilités, distinguer en toi-même ta
conscience de ton coeur; interroge-le ce coeur, repousse-t-il l'idée
de me voir, comme il repousseroit une action vile ou cruelle? non, il
t'entraîne vers moi; c'est ton Dieu, c'est la nature, c'est ton amant
qui te parle, écoute une de ces puissances protectrices de ta
destinée; écoute-les, car c'est au fond de ton âme qu'elles exercent
leur empire; oublie tout ce qui n'est pas nous, nos âmes se suffisent,
anéantissons l'univers dans notre pensée, et soyons heureux.

Heureux!--Sais-tu ce que j'appelle le bonheur? c'est une heure, une
heure d'entretien avec toi, et tu me la refuserois! je me contiens, je
te cache ce que j'éprouve à cette idée; ce n'est point en effrayant
ton âme que je veux la toucher; que ta tendresse seule te fléchisse!
Delphine, une heure! et tu pourras après..... si ton coeur conserve
encore cette barbare volonté, oui, tu pourras après..... te séparer de
moi.



LETTRE IV.

Réponse de Delphine à Léonce.


Si je vous revois, Léonce, jamais je n'aurai la force de me séparer de
vous. Vous refuserois-je ce dernier entretien, le refuserois-je à mes
voeux ardens, si je ne savois pas que vous revoir et partir est
impossible! Que parlez-vous de vertu, d'inflexibilité? C'est vous qui
devez plaindre ma foiblesse, et me laisser accomplir le sacrifice qui
peut seul me répondre de moi. Quoi qu'il m'en coûte pour vous peindre
ce que j'éprouve, il faut que vous connoissiez tout votre empire; vous
prononcerez vous-même alors que j'ai dû quitter ma maison pour me
dérober à vous.

Vous m'aviez écrit que vous viendriez chez moi ce matin, et j'avois eu
la force d'ordonner qu'on ne vous reçût pas. J'avois passé une partie
de la nuit à vous écrire, je voulois être seule tout le jour; j'avois
besoin, quand je m'interdisois votre présence, de ne m'occuper que de
vous. Madame d'Artenas se fit ouvrir ma porte d'autorité; mais je
l'engageai, sous un prétexte, à lire dans mon cabinet un livre qui
l'intéressoit, et je restai dans ma chambre, debout, derrière le
rideau de ma fenêtre, les yeux fixés sur l'entrée de la maison, tenant
à ma main la lettre que je vous avois écrite, et qui devoit, du moins
je l'espérois, adoucir mon refus.

Je demeurai ainsi pendant près d'une heure, dans un état d'anxiété qui
vous toucheroit peut-être, si vous pouviez cesser d'être irrité contre
moi. Quand je n'entendois aucun bruit, je me confirmois dans la
résolution que m'impose le devoir; mais, quand ma porte s'ouvroit, je
sentois mon coeur défaillir, et le besoin de revoir encore celui que
je dois quitter pour toujours, triomphoit alors de moi. Enfin vous
paroissez, vous faites quelques pas vers l'homme qui devoit vous dire
que je ne pouvois pas vous recevoir; votre marche se ressentoit encore
de la foiblesse de la maladie, vos traits me parurent altérés; mais
cependant, jamais, je vous l'avoue, jamais je n'ai trouvé dans votre
visage, dans votre expression, un charme séducteur qui pénétrât plus
avant dans mon âme.

Vous changeâtes de couleur au refus réitéré de mes gens; il me sembla
que je vous voyois chanceler, et dans cet instant vous l'emportâtes
sur toutes mes résolutions: je m'élançai hors de ma chambre pour
courir à vous, pour me jeter peut-être à vos pieds, aux yeux de tous,
et vous demander pardon d'avoir pu songer à me défendre de votre
volonté; j'éprouvois comme un transport généreux, il me sembloit que
j'allois me dévouer à la vertu, en me livrant à ma passion pour vous;
j'étois enivrée de cette pitié d'amour, le plus irrésistible des
mouvemens de l'âme; toute autre pensée avoit disparu.

Je rencontrai madame d'Artenas comme je descendois dans cet
égarement:--Mon Dieu, qu'avez-vous? me dit-elle.--Cette question me
fit rougir de moi-même.--Je vais envoyer une lettre, toi
répondis-je;--et, soutenue par sa présence, et par des réflexions
qu'un moment avoit fait renaître, je donnai l'ordre de vous porter ma
lettre, et de vous demander de retourner chez vous pour la lire.

C'est alors que j'ai senti combien le péril de vous voir étoit plus
grand encore que je ne le croyois! votre présence, dans aucun temps,
n'avoit produit un tel effet sur moi; je tremblois, je pâlissois; si
j'avois entendu votre voix, si vous m'aviez parlé, j'aurois perdu la
force de me soutenir. L'apparition d'un être surnaturel, portant à la
fois dans le coeur l'enchantement et la crainte, ne donneroit point
encore l'idée de ce que j'éprouvai, quand vos yeux se levèrent vers ma
fenêtre comme pour m'implorer, quand devant ma maison, depuis si
long-temps solitaire, je vis celui que j'ai tant pleuré. Léonce, je
l'ai quittée, cette maison que vous veniez de me rendre chère, je l'ai
quittée à l'instant même; il le falloit: si vous étiez revenu, tout
étoit dit, je ne partois plus. Après le récit que je me suis
condamnée, non sans honte, à vous faire, serez-vous indigné contre
moi? Vous inspirerai-je le sentiment amer dont vous m'avez menacée? Ne
me rendrez-vous pas enfin la liberté d'aller en Languedoc? Je suis
cachée dans un lieu où vous ne pouvez me découvrir; et je n'attends
pour me mettre en route, que votre promesse de ne pas me suivre. Ah!
Léonce, quand je sacrifie toute ma destinée à Matilde, voulez-vous
qu'un éclat funeste empoisonne sa vie, sans nous réunir!

Oui, Léonce, votre devoir et le mien, c'est de ne pas rendre Matilde
infortunée. La morale, qui défend de jamais causer le malheur de
personne, est au-dessus de tous les doutes du coeur et de la raison;
plus je souffre, plus je frémis de faire souffrir; et ma sympathie
pour la douleur des autres s'augmente avec mes propres douleurs: ne
vous appuyez point de ce sentiment pour me reprocher vos peines. Votre
malheur à vous, Léonce, c'est le mien; je ne puis tromper assez ma
conscience, pour me persuader que la bonté me commande de ne pas vous
affliger. Ah! c'est à moi, c'est à ma passion que je céderois en
consolant votre coeur; je ne ferai jamais rien pour toi qui ne soit
inspiré par l'amour.

Léonce, pourquoi vous le cacherois-je? je ne dois rien taire après ce
que j'ai dit. Si je n'avois compromis que moi, en passant ma vie avec
vous, si je n'avois détruit que ma réputation et ce contentement
intérieur dont je faisois ma gloire et mon repos, j'aurois livré mon
sort à toutes les adversités qu'entraîne un sentiment condamnable;
j'aurois prosterné devant toi cette fierté, le premier de mes biens,
quand je ne te connoissois pas: quoi qu'il pût en arriver, je te
reverrois, et ce bonheur me feroit vivre, ou me consoleroit de mourir.
Mais il sagit du sort d'une autre, et l'amour même ne pourroit
triompher dans mon coeur des remords que j'éprouverois, si j'immolois
Matilde à mon bonheur. J'ai promis à sa mère mourante de la protéger,
et quelque coupable que fût la malheureuse Sophie, c'est sur cette
promesse que s'est reposée sa dernière pensée. Qui pourroit absoudre
d'un crime envers les morts? Quelle voix diroit qu'ils ont pardonné?

Matilde elle-même n'est-elle pas la compagne de mon enfance? Ne me
suis-je pas liée à son sort en le protégeant? Je recevrois votre vie
qui lui est due; je la dépouillerois à dix-huit ans de tout son
avenir; non, Léonce, accordez à Matilde ce qui suffit à son repos,
votre temps, vos soins; elle ignore que vous m'aimez, elle me devra de
l'ignorer toujours: cette idée me calmera, je l'espère, dans les
momens de désespoir dont je ne puis encore me défendre. Léonce, vous
serez heureux un jour par les affections de famille; vous n'oublierez
pas alors que j'ai renoncé à tout dans cette vie, pour vous assurer le
bonheur des liens domestiques, et vous pourrez mêler un souvenir
tendre de moi à vos jouissances les plus pures.



LETTRE V.

Léonce à Delphine,


Vous n'êtes plus dans votre maison, vous l'avez quittée pour me fuir;
je ne puis retrouver vos traces; je parcours, comme un furieux, tous
les lieux où vous pouvez être. Non, ce n'est pas de la vertu qu'une
telle conduite; pour y persister, il faut être insensible. A quoi me
serviroit de vous peindre mes douleurs? vous avez bravé tout ce que
pouvoit m'inspirer mon désespoir! Cependant rassemblez tout ce que
vous avez de forces, car je mettrai votre âme à de rudes épreuves; et
s'il vous reste encore quelque bonté, votre résolution vous coûtera
cher.

J'ai été à Bellerive, à Cernay chez madame de Lebensei; elle m'a juré,
d'un air qui me sembloit vrai, qu'elle ignoroit où vous étiez. Je suis
revenu, j'ai été trouver votre valet de chambre Antoine; vous
raconterai-je ce que j'ai fait pour obtenir de lui votre secret? Je
crois qu'il le sait, car il m'a presque promis de vous faire parvenir
demain cette lettre; mais rien n'a pu l'engager à me le dire. Je me
suis promené le reste du jour, enveloppé de mon manteau, dans votre
rue, ou dans celles qui y conduisent: j'étois là pour m'attacher aux
pas d'Antoine; malheureux que je suis! réduit à me servir des plus
odieux moyens, pour obtenir de vous, qui croyez m'aimer, une grâce que
vous ne devriez pas refuser au dernier des hommes.

Chaque fois que de loin j'apercevois une femme qui pouvoit me faire un
instant d'illusion, j'approchois avec un saisissement douloureux, et
je reculois bientôt, indigné d'avoir pu m'y méprendre. Je me sentois
de l'irritation contre tous les êtres qui alloient, venoient,
s'agitoient, passoient à côté de moi, sans avoir rien à me dire de
vous, sans s'inquiéter de mon supplice. Le soir, ne craignant plus
enfin d'être reconnu, j'ai pu me reposer quelques momens sur un banc
près de votre porte, et recevoir sur ma tête la pluie glacée qui
tomboit hier. Mais le douloureux plaisir de m'abandonner à mes
réflexions, ne m'étoit pas même accordé. J'écoutois, je regardois avec
une attention soutenue, tout ce qui pouvoit se passer autour de votre
maison; mes pensées étoient sans cesse interrompues, sans que mon âme
fût un instant soulagée. Je me le vois à chaque moment, croyant voir
Antoine qui revenoit en cherchant à m'éviter; quand je faisois
quelques pas dans un sens, je retournois tout à coup, me persuadant
que c'étoit du côté opposé que j'aurois découvert ce que je cherchois.

Les heures se passoient, je restois seul dans les rues; il devenoit à
chaque instant plus invraisemblable qu'au milieu de la nuit je pusse
rien apprendre. Mais dès que je me décidois à m'en aller, j'étois
saisi d'un désir si vif de rester, que je le prenois pour un
pressentiment; et, quoique vingt fois trompé, je cédois aux agitations
de mon coeur, comme à des avertissemens surnaturels. Enfin le jour est
arrivé; j'ai pris pour vous écrire, une chambre en face de votre
maison; j'y suis maintenant, appuyé sur la fenêtre d'où l'on voit
votre porte, et mes yeux ne peuvent se fixer un instant de suite sur
mon papier. Pourrez-vous lire ces caractères, tracés au milieu des
convulsions de douleur que vous me causez? Si je passe encore
vingt-quatre heures dans cet état, je vous haïrai; oui, les anges
seroient haïs, s'ils condamnoient au supplice que vous me faites
souffrir. Ce supplice dénature mon caractère, mon amour, ma morale
elle-même. Si vous prolongez cette situation, savez-vous qui souffrira
de ma douleur? Matilde, oui, Matilde, à qui vous me sacrifiez.

J'aurois eu des soins pour elle, si vous m'aviez aimé, si je vous
avois vue; mais je déteste en elle l'hommage que vous lui faites de
mon sort. Je la regarde comme l'idole devant laquelle il vous a plu de
m'immoler, et du moins je jouis de penser que vos vertus imprudentes
autant qu'obstinées n'auront fait que du mal à tous les trois.

Si vous me cachez où vous êtes, si vous continuez à refuser de me
voir, ma résolution est prise (et vous savez si je suis capable de
quelque fermeté); je révélerai à Matilde par quelle suite de mensonges
l'on m'a fait son époux; et, lui déclarant en même temps que dans le
fond de mon coeur je regarde notre mariage comme nul, je lui
abandonnerai la moitié de ma fortune, elle conservera mon nom, et ne
me reverra jamais. Je passerai ce qu'il me restera de temps à vivre
auprès de ma mère, en Espagne; et celle à qui vous aviez jugé
convenable de me dévouer, n'en tendra parler de moi qu'à ma mort.

Que m'importe ce qu'on peut me dire sur le devoir! Les tourmens
n'affranchissent-ils pas des devoirs? Quand la fièvre vient assaillir
un homme, on n'exige plus rien de lui; on le laisse se débattre avec
la douleur, et tous ses rapports avec les autres sont suspendus.
N'ai-je pas aussi mon délire? Peut-on rien attendre de moi? Je n'ai
qu'une idée, qu'une sensation; parlez-moi de vous revoir, et je vous
écouterai, et toutes les vertus rentreront dans mon âme; sans cet
espoir, qui pourra me faire renoncer à mes projets? Qui découvrira un
moyen d'agir sur ma volonté? Personne, jamais personne. Et vous
surtout, Delphine, de quel droit m'offririez-vous des conseils pour le
malheur que vous m'imposez? C'est le dernier degré de l'insulte, que
de vouloir être à la fois l'assassin et le consolateur.

Vous le voyez, tout est dit. J'instruirai Matilde, par une lettre, des
circonstances de notre mariage, de mon amour pour vous, et de la
décision où je suis de vivre loin d'elle. Dans vingt-quatre heures
elle saura tout, si vous ne m'écrivez pas que vos résolutions sont
changées, ou seulement si vous gardez le silence. Ce que contiendra ma
lettre une fois dit est irrévocable. Si les paroles que je prononcerai
sont amères, vous saurez qui les a dictées; et si je plonge la douleur
dans le sein de Matilde, ce n'est pas ma main égarée qu'il faut en
accuser, c'est le sang-froid, c'est la raison tyrannique qui vous sert
à me rendre insensé.



LETTRE VI.

Réponse de Delphine à Léonce.


Vous avez cru m'effrayer par votre indigne menace: depuis que je vous
connois, je me suis senti de la force contre vous une seule fois,
c'est après avoir lu votre lettre. J'ai imaginé pendant quelques
instans que vous pouviez faire ce que vous m'annonciez, et je pensois
à vous sans trouble, car j'avois cessé de vous estimer.

Léonce, ce moment d'une tranquillité cruelle n'a pas duré; j'ai rougi
d'avoir craint que vous fussiez capable de l'action la plus dure et la
plus immorale, que jamais homme pût se permettre! Vous, Léonce, vous
condamneriez au plus cruel isolement une femme aussi vertueuse que
Matilde! Elle vient de perdre sa mère, et vous lui ôteriez son époux!
Vous lui laisseriez, dites-vous, votre nom et votre bien; c'est-à-dire
que vous seriez sans reproches aux yeux du monde, qui juge si
différemment les devoirs des maris et des femmes. Mais que feriez-vous
réellement pour Matilde? Avez-vous réfléchi au malheur d'une femme
dont tous les liens naturels sont brisés? Savez-vous que par la
dépendance de notre sort et la foiblesse de notre coeur, nous ne
pouvons marcher seules dans la vie? Matilde est très-religieuse, mais
sa raison a besoin de guide. S'il ne lui restoit plus une seule
affection sur la terre, les chagrins, exaltant sa dévotion déjà
superstitieuse, la porteraient bientôt à un enthousiasme fanatique
dont on ne peut prévoir les effets.

Quel crime a-t-elle commis envers vous, pour la punir ainsi? Sa mère
l'estimoit assez, pour n'avoir pas osé lui confier les ruses qui
cependant avoient servi à son bonheur. Matilde vous a vu, Matilde vous
a aimé. Elle savoit qu'elle étoit destinée à vous épouser; elle a cru
suivre son devoir, en se livrant à l'attachement que vous lui
inspiriez. Et moi, juste ciel! et moi, qui dois si bien comprendre ce
que votre perte peut faire souffrir, je causerois à Matilde la douleur
au-dessus de toutes les douleurs! Car, ne vous y trompez pas, Léonce,
si vous vous rendiez coupable de l'action dont vous me menacez, c'est
moi que j'en accuserois; non parce que j'aurois refusé de vous voir,
non pour avoir tenté de triompher de ma foiblesse, mais pour vous
avoir laissé lire dans ce coeur, qui devoit se fermer pour jamais, du
moment où vous n'étiez plus libre.

Je m'accuserois d'avoir inspiré un sentiment qui, loin de rendre
meilleur l'objet que j'aime, lui auroit fait perdre ses vertus.
Léonce, est-ce ainsi que nous sommes faits pour nous aimer? Ce
sentiment qui, je le crois, ne s'éteindra jamais, ne devoit-il pas
servir à perfectionner notre âme? Oh! qu'est-ce que l'amour sans
enthousiasme? Et peut-il exister de l'enthousiasme, sans que le
respect des idées morales soit mêlé de quelque manière à ce qu'on
éprouve? Si je cessois d'estimer votre caractère, que seriez-vous pour
moi, Léonce? le plus aimable, le plus séduisant des hommes; mais ce
n'est point par ces charmes seuls que mon coeur eût été subjugué. Ce
qui a décidé de ma vie, c'est que vos qualités, c'est que vos défauts
même, me sembloient appartenir à une âme noble et fière: j'ai reconnu
en vous la passion de l'honneur, exagérée, s'il est possible, mais
inséparable, je l'imaginois, des véritables vertus; je vous ai cru le
besoin de votre propre approbation, plus encore que celui du suffrage
des autres hommes. Jamais on n'a prononcé devant vous une parole
généreuse ou sensible, sans que je vous aie vu tressaillir; jamais
vous n'avez entendu raconter une belle action, sans que vos regards
aient exprimé cette émotion profonde, qui désigne l'une à l'autre les
âmes d'une nature supérieure. Voudriez-vous abjurer tout ce qui fut la
cause de mon amour?

Dans ce moment où je me condamne au sacrifice le plus cruel que le
devoir puisse exiger, l'idée que je me suis faite de vous me soutient
et me relève; je souffre pour mériter votre estime; peut-être ce motif
a-t-il plus d'empire sur moi, que je ne le crois encore. Vous
sacrifieriez l'amour et son bonheur à l'opinion publique, Léonce, vous
le feriez, je le sais; et que penseriez-vous donc de moi, si Dieu et
ma conscience avoient moins d'empire sur ma conduite, que l'honneur du
monde sur la vôtre? Il me reste encore quelques forces, je dois m'en
servir pour fuir le remords. Si malgré mes efforts les plus sincères,
vous parvenez à renverser mes résolutions, il n'y aura point de terme
aux malheurs qui nous poursuivront. Ma réputation s'altérera bientôt,
et peut-être m'en aimerez-vous moins. Juste ciel! pouvez-vous rien
imaginer qui alors égalât mon supplice! Les sacrifices que j'aurois
faits à votre amour, me flétriroient à vos yeux mêmes. Et qui sait
s'il seroit temps encore de ranimer votre coeur par une action
désespérée, et de reconquérir pour ma mémoire l'affection pure et vive
que le blâme du monde auroit ternie!

Léonce, des craintes, des réflexions sans nombre se pressent dans ma
pensée, et luttent contre le sentiment qui m'entraîne vers toi. Ah!
que n'en coûte-t-il pas pour s'arracher au bien suprême! Mais d'où
vient donc l'effroi qui me saisit, lorsque je me sens prête à céder à
vos voeux? C'est la protection du ciel qui m'inspire cet effroi
salutaire: peut-être l'ombre d'un ami que j'ai perdu, fait-elle un
dernier effort pour me sauver, et gémit-elle autour de moi, sans que
mes sens puissent saisir, ni ses paroles, ni son image.

Léonce, si j'ai cessé de vous entretenir de Matilde, dont j'étois
d'abord uniquement occupée, c'est que je ne crains plus le projet que
l'égarement d'un instant vous avoit inspiré; je n'ai pas besoin de
votre réponse pour être sûre que vous y avez renoncé. Je ne sais dans
quel endroit de cette lettre, j'ai éprouvé tout à coup la certitude
que je vous avois persuadé, mais cette impression ne m'a pas trompée.
O Léonce! nous ne sommes pas encore tout-à-fait séparés; mes propres
mouvemens m'apprennent ce que vous ressentez. Il est resté dans mon
coeur je ne sais quelle intelligence, quelle communication avec vous,
qui me révèle vos pensées.



LETTRE VII.

Léonce à Delphine.


Oui, je vous obéirai, vous avez raison de n'en pas douter; je cède à
la vérité, quand c'est vous qui me l'annoncez. N'aurai-je donc pas le
pouvoir de vous persuader à mon tour?

Il est impossible que vous eussiez la force de vous montrer cruelle
envers moi, si j'avois su vous convaincre que la plus parfaite vertu
vous permettoit, vous ordonnoit même peut-être, de condescendre à ma
prière. Je ne sais si dans le délire de la fièvre, j'ai conçu
l'espérance que vous seriez l'épouse de mon choix, que vous tiendriez
les sermens que vous auriez prononcés, si dans ce jour affreux j'avois
saisi votre main, que vous tendiez vers moi, et que je l'eusse
présentée à la bénédiction du ciel; mais j'en prends à témoin l'amour
et l'honneur, je ne vous demande qu'un lien pur comme votre âme, un
lien sans lequel je ne puis exercer aucune vertu, ni faire le bonheur
de personne.

Vous m'ordonnez de rester auprès de Matilde, j'obéirai; mais le
spectacle de mon désespoir ne l'éclairera-t-il pas tôt ou tard sur mes
sentimens? Si vous m'ôtez l'émulation de vous plaire, si des
entretiens fréquens avec vous ne raniment pas mon esprit découragé, ne
me rendent pas le libre usage des qualités et des talens que je
possédois peut-être, mais que je perds sans vous, que ferai-je dans la
vie? comment serai-je distingué dans aucun genre? comment avancerai-je
vers un but glorieux, quel qu'il soit? Aucun intérêt, aucun mouvement
spontané ne me dira ce qu'il faut faire; et loin d'éprouver de
l'ambition, je m'acquitterai des devoirs de la vie, comme une ombre
qui se promeneroit au milieu des êtres vivans.

Puis-je cultiver mon esprit, quand il n'est plus capable d'une
attention suivie? lorsqu'il ne saisit une idée que par un effort?
quand je ne puis rien concevoir, rien faire sans une lutte pénible
contre la pensée qui me domine? Quelle est la carrière que l'on peut
suivre, quelle est la réputation qu'on peut atteindre par des efforts
continuels? Quand la nature n'inspire plus lien que de la douleur, se
fait-il jamais rien de bon et de grand? Un revers éclatant peut donner
de nouvelles forces à une âme fière, mais un chagrin continuel est le
poison de toutes les vertus, de tous les talens, et les ressorts de
l'âme s'affaissent entièrement par l'habitude de la souffrance.

Vous croyez que je serai plus capable de remplir mes devoirs
domestiques, si vous m'arrachez les jouissances que je voudrois
trouver dans votre amitié; eh bien! ce sont des devoirs constans et
doux qui exigent une sorte de calme, qu'un peu de bonheur pourroit
seul me donner. Oui, Delphine, je vous le devrois ce calme; votre
figure enchanteresse enflamme et trouble souvent mon coeur; mais votre
esprit, mais votre âme me font goûter des délices pures et
tranquilles. Quand, chez madame de Vernon, je vous entendois parler
sur la vertu, sur la raison, analyser les idées les plus profondes,
démêler les rapports les plus délicats, je m'éclairois en vous
écoutant: je comprenois mieux le but de l'existence, je pressentois
avec plaisir l'utile direction que je pourrais donner à mes pensées.
L'amour, quand c'est vous qui l'inspirez, ennoblit l'âme, développe
l'esprit, perfectionne le caractère; vous exercez votre pouvoir, comme
une influence bienfaisante, non comme un feu destructeur. Depuis que
je ne vous vois plus, je me sens dégradé, je ne fais plus rien de
moi-même; je compare, en frémissant, la douleur qui m'attend, à celle
que j'ai déjà sentie: j'essaie de recourir à des distractions
impuissantes, et je me dis souvent, qu'il vaudroit mieux se donner la
mort, qu'être occupé sans cesse à fuir la vie.

Delphine, ce ne sont pas là les peines ordinaires d'un amour
malheureux, celles dont le temps, ou l'absence, ou la raison peuvent
triompher; c'est un besoin de l'âme, toujours plus impérieux, plus on
veut le combattre. Votre visage ne feroit pas l'enchantement de mes
regards, la jeunesse ne prodiguerait pas tous ses charmes à votre
taille ravissante, que j'éprouverois encore pour vous le sentiment le
plus tendre. Vos idées et vos paroles auroient sur moi tant d'empire,
qu'après vous avoir entendue, jamais je ne pourrais aimer une autre
femme.

Ah! mon amie, ne le sens-tu pas comme moi? l'univers et les siècles se
fatiguent à parler d'amour, mais une fois, dans je ne sais combien de
milliers de chances, deux êtres se répondent par toutes les facultés
de leur esprit et de leur âme; ils ne sont heureux qu'ensemble,
animés, que lorsqu'ils se parlent; la nature n'a rien voulu donner à
chacun des deux qu'à demi, et la pensée de l'un ne se termine que par
la pensée de l'autre.

S'il en est ainsi de nous, ma Delphine, quels efforts insensés veux-tu
donc essayer? Tu me reviendras dans quelques années; si je vis, si
nous vivons tu me reviendras, ne pouvant plus lutter contre la
destinée du coeur; mais alors il ne nous restera que des âmes abattues
par une trop longue infortune. Nous n'aurons plus la force de nous
relever, et de soutenir, sans en être accablés, cette masse de
douleurs, que la nature fait peser sur la fin de la vie.

Delphine! Delphine! crois-moi quand je te jure de respecter tous les
devoirs, toutes les vertus que tu me commandes; après un tel serment,
tu n'as pas le droit de me refuser. Tu parles de ta faiblesse, tu
prétends la craindre; ah, cruelle! combien tu, te trompes! Mais enfin
tu dirois vrai, que moi, l'amant qui t'adore, je te préserverai, si
ton coeur se confie au mien; je respecterai ta vertu, ta céleste
délicatesse, tout ce qui fait de toi l'ange des anges! Je veux que ton
image reste en tout semblable à celle qui remplit maintenant mon
coeur; et la plus légère altération dans tes qualités me causeroit une
douleur que toutes les jouissances de l'amour ne pourroient racheter.

Vous protégez Matilde, je m'occuperai attentivement de son bonheur;
vous connoissez son caractère, son genre de vie, la nature de son
esprit, vous savez combien il est aisé de lui cacher ce qui se passe
dans le monde et même autour d'elle; je la rendrai plus heureuse, par
les soins que je croirai lui devoir en compensation du bonheur que je
goûterai sans elle; je la rendrai plus heureuse en réparant ainsi les
torts qu'elle ignorera, que si, l'âme déchirée, je traînois quelque
temps encore loin de vous, une vie de désespoir. Delphine, tout est
prévu, j'ai répondu à tout, il ne reste plus de défense à votre coeur,
mon innocente prière ne peut plus être refusée.

Me condamneriez-vous à repousser un soupçon que vous me faites
entrevoir? Vous avez le droit de m'accabler de mes défauts, après le
malheur dans lequel ils m'ont précipité; cependant deviez-vous me dire
que je vous aimerois moins, si votre réputation étoit altérée, si elle
l'étoit par votre condescendance même pour mon bonheur? Mon amie,
rejette loin de toi ces craintes indignes de tous deux, laisse-moi
passer chaque jour une heure auprès de toi; le charme de cette heure
se répandra sur le reste de ma vie, je l'attendrai, je m'en
souviendrai; mon sang en circulant dans mes veines, ne m'y causera
plus une douleur brûlante. Je pourrai penser, agir, faire du bien aux
autres, remplir les devoirs de ma vie, et mourir regretté de toi.

Je vais porter cette lettre à votre porte, l'espérance me ranime; si
tu as dit vrai, Delphine, si nos coeurs se devinent encore, cette
espérance est le présage assuré de ta réponse.

A onze heures du soir.

J'arrive chez vous, et j'apprends que vous êtes partie. Partie! et
l'on ne veut pas me dire par quelle route! qu'espèrent-ils ceux qui
s'obstinent à garder ce barbare silence? pensent-ils que sur la terre
je ne saurai pas vous trouver? Si cette lettre vous arrive avant moi,
préparez votre coeur, votre coeur, quelque dur qu'il soit, à beaucoup
souffrir; car vous serez inflexible, je dois le croire à présent, et
néanmoins il est des événemens funestes, que vous ne verrez pas sans
frémir. Adieu; je ne m'arrête plus que je n'aie rencontré la mort ou
vous.



LETTRE VIII.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Paris, ce 14 décembre 1790.


Je reste, ma chère Louise! ce mot est peut-être bien coupable, mais si
vous le pardonnez, tout ce que j'ai à vous dire ne servira qu'à me
justifier.

Vous savez dans quel état j'étois quand je me défendois de le voir; je
prenois ma douleur pour le trouble le plus coupable et le plus
dangereux: maintenant que je suis résolue à ne plus le quitter, je
suis calme, je ne me crains plus; ce qu'il me falloit, c'étoit le voir
et lui parler. Je ne forme pas un souhait, à présent que ce bonheur
m'est assuré; je suis certaine de passer ainsi toutes les années de ma
jeunesse, sans avoir même à combattre un seul mouvement condamnable.
Je serai son amie, tous les sentimens de mon coeur lui seront
consacrés, mais cette union ne nous inspirera jamais que les plus
nobles vertus.

Louise, je luttois contre la nature et la morale, en me séparant de
lui. Je voulois triompher de l'horreur que m'inspiroit l'idée de le
faire souffrir, je devois donc être agitée sans cesse par une
incertitude déchirante; ne sachant si j'étois vertueuse ou criminelle,
barbare ou généreuse, tout étoit confondu dans mon esprit. Je crois
comprendre à présent ce qu'il faut accorder à mes devoirs, et je les
concilierai. Peut-être ne pourrai-je conserver ce qu'on appelle dans
le monde une existence et de la réputation; mais songez-vous pour quel
prix je les expose? c'est pour le voir et le voir sans remords! Que
les ennemis inventent à leur gré des calomnies, des persécutions, des
peines, ils n'en trouveront point que je ne méprise au sein d'un tel
bonheur. L'amour tel que je le sens, ne me laisse craindre que le
crime ou la mort: le reste des maux de la vie ne s'offre à moi que
comme ces brouillards lointains et passagers qui fixent à peine un
instant nos regards.

Il faut vous raconter, ma soeur, la scène terrible et douce qui a
décidé de mon sort.

Madame d'Artenas, témoin, malgré moi, de mon refus de voir mon ami, et
de la douleur que j'en éprouvois, s'étoit rendue maîtresse de mon
secret, et m'avoit emmenée chez elle à l'insu de Léonce, pour me
dérober à ses recherches. J'étois convaincue, par ses lettres, que je
ne pourrois jamais obtenir de lui la promesse de ne pas me suivre.
Craignant que d'un instant à l'autre il ne découvrît ma retraite, je
me décidai à partir, en faisant un détour, pour regagner la route du
midi. Le soir même où je vous le mandai, ma résolution fut prise et
exécutée. J'étois soutenue, je crois, dans ce grand effort, par la
fièvre que la solitude et la douleur m'avoient donnée; une exaltation
forcée m'animoit, et j'étois si pressée d'accomplir mon cruel
sacrifice, que je montai dans ma voiture un quart d'heure après m'être
déterminée à m'en aller. Je laissai Antoine à Paris pour arranger mes
affaires, et n'ayant avec moi que ma femme de chambre, je partis dans
un état qui ressembloit bien plus à l'égarement du délire, qu'au
triomphe de la raison.

La nuit étoit noire et le froid assez vif; je jetai mon mouchoir sur
ma tête, et m'enfonçant dans ma voiture, son mouvement m'emporta
pendant trois heures, sans me faire changer d'attitude. Étourdie par
cette course rapide, je ne suivois aucune idée, je les repoussois
toutes successivement: néanmoins c'étoit en vain que je cherchois à
confondre, dans mon trouble, les souvenirs et les regrets qui se
présentoient à moi; je parvenois à obscurcir ce qui se passoit dans
mon esprit, mais rien ne calmoit ma douleur. Je m'imagine que l'état
de mon âme avoit quelque ressemblance alors avec celui des malheureux
condamnés à la mort, lorsque, ne se sentant pas la force d'envisager
cette idée, ils essaient d'étouffer en eux toute faculté de réflexion.

Un air glacé, dont je ne m'étois point garantie, me causoit de temps
en temps des sensations assez pénibles, et cette souffrance me faisoit
un peu de bien. Je pressois quelquefois mon mouchoir sur ma bouche,
jusqu'au point de m'ôter la respiration pendant un moment, afin de
détourner par un autre genre de douleur, la pensée que je redoutois
comme un fantôme persécuteur. Je ne sais ce qui me seroit arrivé,
lorsque après de vains efforts pour échapper à moi-même, j'aurois
considéré dans son entier le sort que je m'imposois. Mais j'étois
parvenue, je crois, à cet excès de malheur qui fait descendre sur nous
le secours de la clémence divine.

Un événement que je pourrois appeler surnaturel, du moins par
l'impression que j'en ai reçue, vint tout à coup changer mon état, et
me délivrer des tourmens du désespoir. J'entendis mes postillons qui
crioient:--_Pourquoi voulez-vous nous arrêter? Qui êtes-vous?
Rangez-vous à l'instant, rangez-vous._--Je crus d'abord que des
voleurs vouloient profiter de la nuit pour nous attaquer, et moi, que
vous connoissez craintive, j'éprouvai une émotion presque douce.
L'idée me vint que Dieu avoit pitié de moi, et m'envoyoit la mort.
J'avançai précipitamment ma tête à la portière, avide du péril quel
qu'il fût, qui devoit m'arracher aux impressions que j'éprouvois.

Je ne pouvois rien voir, mais j'entendis une voix qui, depuis la
première fois qu'elle m'a frappée, n'est jamais sortie de mon coeur,
prononcer ces mots: _Faites avancer vos chevaux si vous voulez,
écrasez-moi, mais je ne reculerai pas_.--Arrêtez, m'écriai-je,
arrêtez.--Les postillons ne distinguoient point mes paroles, et je
crus qu'ils se préparaient à partir en renversant celui qui s'étoit
placé devant eux; je fis des efforts pour ouvrir la portière; le
tremblement de ma main m'empêchoit d'y réussir; ce tremblement
augmentait à chaque seconde qu'il me faisoit perdre. Je sentois que si
je ne parvenois pas à descendre, les postillons ne me comprenant pas,
attribueroient mes cris à l'effroi, et prenant Léonce pour un
assassin, pourraient l'écraser à l'instant sous les pieds des chevaux
et les roues de ma voiture. Non, jamais un supplice de cette nature ne
sauroit se peindre! Enfin je m'élançai hors de cette fatale portière;
Léonce qui m'avoit entendue, s'étoit jeté en bas de son cheval, et
courant vers moi, il me reçut dans ses bras.

Divinité des justes! que ferez-vous de plus pour la vertu? Que
réservez-vous pour elle dans les cieux, quand sur la terre vous nous
avez donné l'amour? Je le retrouvois le jour même où je m'étois
condamnée à le quitter pour toujours. Mon coeur reposoit sur le sien,
au moment où j'avois cru sentir la voiture qui me traînoit, se
soulever en passant sur son corps; non, je n'aurois pas été un être
sensible et vrai, si je n'avois pas été résolue dans cet instant, à
donner ma vie à celui dont la présence venoit de me faire goûter de
telles délices. Ah! Louise, qui pourroit se replonger dans le
désespoir, quand un coup du sort l'en a retiré? qui pourroit se
rejeter volontairement dans l'abîme, reprendre toutes les sensations
douloureuses, suspendues, effacées par la confiance que le bonheur
inspire si rapidement? Non, j'ose l'affirmer, le coeur humain n'a pas
cette force.

Léonce me porta pendant quelques pas; il me croyoit évanouie, je ne
l'étois point; j'avois conservé le sentiment de l'existence pour jouir
de cet instant, peut-être marqué par le ciel, comme le dernier et le
plus haut degré de la félicité qu'il me destine. Le premier mot que je
dis à Léonce, fut la promesse de renoncer à mon projet de départ; ce
départ m'étoit devenu désormais impossible, et je ne voulois pas qu'il
pût en douter un instant, après que ma décision étoit prise. Ah!
Louise, quelle reconnoissance il m'exprima! quel sentiment délicieux
le bonheur de ce qu'on aime ne fait-il pas éprouver! Je ne sais quelle
terreur, créée par l'imagination, avoit effrayé, troublé mon esprit
depuis quinze jours. Pourquoi donc, pourquoi voulois-je me séparer de
Léonce? N'existe-t-il pas des soeurs qui passent leur vie avec leurs
frères? des hommes dont l'amitié honore et console les femmes les plus
respectables? Pourquoi m'estimois-je si peu que de ne pas me croire
capable d'épurer tous les sentimens de mon coeur; et de goûter à la
fois la tendresse et la vertu?

Dès que Léonce me vit résolue a ne pas me séparer de lui, il s'établit
entre nous la plus douce intelligence; il donna avec une grâce
charmante des ordres tout autour de moi, plaça ma femme de chambre
dans le cabriolet d'Antoine, qui étoit venu me rejoindre, et se mêla
enfin de tous les détails, avec la vivacité la plus aimable, comme
s'il eût cru prendre ainsi possession de ma vie.

Après m'avoir fait remonter dans ma voiture, il me montra, par les
soins les plus tendres, son inquiétude sur l'état de tremblement où
j'étois; il m'entoura de son manteau, ouvrit et referma les glaces
plusieurs fois, pour essayer ce qui pourroit me faire du bien; je
voyois en lui une activité de bonheur, une sorte d'impossibilité de
contenir sa joie, qui me jetoit dans une rêverie enchanteresse; je me
taisois, parce qu'il parloit; j'étois calme, parce que l'expression de
ses sentimens étoit vive. Oh, Louise! personne, personne au monde, se
faisant l'idée de cette félicité, ne renonceroit à l'éprouver!

Il fut convenu entre Léonce et moi que je dirois, à mon retour à
Paris, que la fièvre m'avoit saisie eu route et m'avoit obligée de
revenir. J'écoutai ses projets pour nous voir, chaque jour, sans
jamais causer la moindre peine à Matilde; ils étoient tels que je
pouvois les désirer; il revint souvent aussi à m'entretenir des
ménagemens qu'il auroit pour ma réputation.--Léonce, lui répondis-je,
ne faites désormais rien pour moi qui ne soit nécessaire à vous; je ne
suis plus à présent qu'un être qui vit pour celui qu'elle aime, et
n'existe que dans l'intérêt et la gloire de l'objet qu'elle a choisi.
Tant que vous m'aimerez, vous aurez assez fait pour mon bonheur; mon
amour-propre, mes penchans, mes désirs sont tous renfermés dans ma
tendresse. Ne tourmentez ni ma conscience ni mon amour, et décidez de
ma vie sous tous les autres rapports; je me mets, avec fierté comme
avec joie, dans la dépendance absolue de votre volonté.

--Louise, avec quelle passion, avec quels transports Léonce me
remercia! Votre heureuse Delphine entendit pendant trois heures le
langage le plus éloquent de l'amour le plus tendre. Léonce n'eut pas
un instant, j'en suis sûre, l'idée de se permettre une expression, un
regard qui pût me déplaire. Que le coeur est bon! qu'il est pur! qu'il
est enthousiaste, alors qu'il est heureux!

Je trouvai, en arrivant chez moi, la dernière lettre que Léonce
m'avoit écrite, et que je n'avois point reçue; il me sembla qu'elle
eût suffit pour m'entraîner; mais qu'il étoit doux de la lire
ensemble! Les expressions de la douleur de Léonce me faisoient jouir
encore plus de son bonheur actuel, et je me plaisois à lui faire
répéter les prières qu'il m'avoit adressées, pour m'en laisser toucher
une seconde fois. Mais enfin, je m'aperçus qu'il étoit trois heures du
matin; au premier mot que je dis à Léonce, il obéit, et me quitta pour
retourner chez lui.

J'avois perdu le repos depuis plusieurs mois; j'ai dormi profondément
le reste de cette nuit. Quand je me suis réveillée, un beau soleil
d'hiver éclairoit ma chambre; il avoit ses rayons de fête, et
condescendoit à mon bonheur. Je priai Dieu long-temps, je n'avois rien
dans l'âme que je craignisse de lui confier; après avoir prié, je vous
ai écrit. Ma soeur, je l'espère, vous ne me condamnerez pas; nous
avons toujours eu tant de rapports dans notre manière de penser et de
sentir! comment se pourroit-il que je fusse contente de moi, et que
vous trouvassiez ma conduite condamnable? Cependant, Louise,
hâtez-vous de me répondre. Adieu.



LETTRE IX.

Léonce à Delphine.


Mon amie, quoi qu'il puisse nous arriver, remercions le ciel de nous
avoir donné la vie. Arrête ta pensée sur ce jour qui vient de
s'écouler; il a fait une trace lumineuse dans le cours de nos années,
et nous tournerons nos regards vers lui, quelque avenir que le sort
nous destine.

Dès mon enfance, un pressentiment assez vif, assez habituel, m'a
persuadé que je périrois d'une mort violente: ce matin cette idée
m'est revenue à travers les délices de mes sentimens, mais elle avoit
pris un caractère nouveau; je n'étois plus effrayé du présage, je ne
désirois plus de le détourner; je ne voyois plus la vie que dans
l'amour, et je me plaisois à penser que si je périssois foudroyé dans
la jeunesse par quelqu'un des événemens qui menacent un caractère tel
que le mien, je périrois dans l'ardeur de ma passion pour toi, et
long-temps avant que l'âge eût refroidi mon coeur.

Dis-moi, Delphine, pourquoi la pensée de la mort se mêle avec une
sorte de charme aux transports de l'amour? Ces transports vous
font-ils toucher aux limites de l'existence? Est-ce qu'on éprouve en
soi-même des émotions plus fortes que les organes de la nature
humaine, des émotions qui font désirer à l'âme de briser tous ses
liens pour s'unir, pour se confondre plus intimement encore avec
l'objet qu'elle aime? Ah! Delphine, que je suis heureux! que je suis
attendri! mes yeux sans cesse remplis de larmes, ma voix émue, mes pas
lents et rêveurs, pourroient me donner l'apparence du plus foible des
êtres. Mon caractère, cependant, est loin d'être amolli, mais c'est un
état extraordinaire que cette inépuisable source d'impressions
sensibles, qui se répand dans tout mon être. L'air déchiroit hier ma
poitrine oppressée, ce matin il me semble que je respire l'amour et le
bonheur.

Ah! que j'aime la vie! chaque mouvement, chaque pensée qui me rappelle
l'existence est un plaisir que je voudrois prolonger; je retiens le
temps comme un bienfaiteur.

Delphine, nous serons une fois malheureux, ainsi le veut la destinée;
mais nous n'aurons jamais le droit de nous plaindre. J'ai senti les
battemens de ton coeur sur le mien, tes bras m'ont serré de toute la
puissance de ton âme; ces peines, ces inquiétudes, ces doutes qui
pèsent toujours au dedans de nous-mêmes, et troublent en secret nos
meilleurs sentimens, ces infirmités de l'être moral enfin avoient
disparu tout à coup en moi. J'étois libre, généreux, fier, éloquent;
s'il eût fallu dans ce moment étonner les hommes par le plus intrépide
courage, les entraîner par des expressions enflammées, j'en étois
capable, j'en étois digne, et nul génie mortel n'auroit pu s'égaler à
ton heureux amant. C'est avec cet enthousiasme d'amour, que toi seule
au monde peux inspirer, que je saurai tromper l'ivresse où me jette ta
beauté; si quelquefois cet effort m'est pénible, rappelle-moi que tu
tiens de mon aveu même qu'hier, hier! rien ne manquoit à mon bonheur.

Delphine, je te verrai ce soir, je le puis sans le moindre
inconvénient: tout s'arrange, tout est facile, les plus petites
circonstances secondent mes désirs; je suis un être favorisé du ciel à
cause de toi. Tu m'instruiras dans ta religion, je ne m'en étois pas
occupé jusqu'à ce jour; mais j'ai tant de bonheur, qu'il me faut où
porter ma reconnoissance! ce n'est pas assez du culte que je te rends,
il faut me dire à qui je dois ta vie, qui te l'a donnée, qui te la
conserve. Impose-moi quelques sacrifices, quelques peines; mais il n'y
en a plus au monde. Comment faire pour découvrir quelques devoirs qui
me coûtent, quelques actions qui puissent m'être comptées, quand je te
verrai tous les jours? Oh, Delphine! calme-moi, s'il est possible; sur
l'excès de mon bonheur, sur sa durée. Dis-moi que le ciel t'a permis
de me donner un sort qui n'étoit pas fait pour les hommes; je puis
tout espérer, je puis tout croire! Quel miracle m'étonneroit, quand un
moment a changé la nature entière à mes yeux!

Oui, je possède cette félicité, la mort seule la terminera; il n'y en
aura plus de ces terribles jours, pendant lesquels je ne te voyois
pas. Mon amie, la force de les concevoir et de les supporter n'existe
plus en moi; j'ai perdu en un instant toute puissance sur mon âme; le
bonheur est devenu mon habitude, mon droit; il faut me ménager avec
bien plus de soin que dans le temps de mon désespoir. Je suis heureux,
mais tout mon être est ébranlé; les palpitations de mon coeur sont
rapides; je sens dans mon sein une vie tremblante, que la moindre
peine anéantirait à l'instant. Oh, Delphine! le bonheur parfait étonne
la nature humaine; ma tête se trouble, et je suis prêt à devenir
misérablement superstitieux, depuis que je possède tous les biens du
coeur.

Adieu, Delphine, adieu; je veux en vain m'exprimer: il y a dans les
passions violentes une ardeur, une intensité dont l'âme seule a le
secret. Une sympathie céleste, une étincelle d'amour te révélera
peut-être ce que j'éprouve.



LETTRE X.

Mademoiselle d'Albémar à Delphine.

Montpellier, ce 20 décembre.


Je le crois, j'en suis sûre, ma chère Delphine, puisque vous êtes
heureuse, vous n'avez pas dans le coeur un seul désir, une seule
pensée que la vertu la plus parfaite ne puisse approuver: mais hélas!
vous ne vous doutez pas de tous les périls de votre situation; faut-il
que je sois forcée par les devoirs de l'amitié, à ne pas partager avec
vous le premier sentiment de joie que vous m'ayez confié depuis six
mois! Je ne vous demande point ce qu'il n'est plus temps d'obtenir; en
lisant vos expressions passionnées, je me suis convaincue que vous
n'êtes plus capable du grand sacrifice pour lequel vous avez
courageusement lutté; mais du moins réfléchissez sur les chagrins dont
vous êtes menacée, afin qu'une crainte salutaire vous serve de guide
encore, s'il est possible. Vous croyez que Léonce n'exigera jamais de
vous de renoncer aux principes de vertu, sans lesquels une âme comme
la vôtre ne pourroit trouver aucun bonheur; je crois que dans ce
moment son coeur est satisfait par un bien inespéré; mais si vous ne
pouvez supporter son malheur, pensez-vous qu'il n'essaiera pas de ce
moyen puissant pour tourmenter votre vie? Vous triompherez, je le
crois; mais au prix de quelle douleur! l'avez-vous prévu?

Quand vous parviendriez à guider les sentimens de Léonce dans ses
rapports avec vous, pouvez-vous oublier son caractère? Il ne s'en
souvient plus lui-même à présent, il ne sent que son amour: mais ne
savez-vous pas que les défauts qui tiennent à notre nature ou aux
habitudes de toute notre vie, renaissent toujours dès qu'il existe une
circonstance qui les blesse! Vous abandonnez, dites-vous, le soin de
votre réputation, il vous suffit de veiller à la rectitude de votre
conduite; mais s'il arrive ce qui ne peut manquer d'arriver, si l'on
soupçonne et si l'on blâme votre liaison avec Léonce, il souffrira
lui-même beaucoup du tort qu'elle vous fera, et vous retrouverez
peut-être avec amertume son irritabilité sur tout ce qui tient à
l'opinion.

Enfin, pouvez-vous vous flatter que Matilde, malgré tous vos
ménagemens pour elle, ne découvre pas une fois les sentimens que vous
inspirez à Léonce? et croyez-vous qu'elle fût heureuse, en apprenant
qu'elle vous doit jusques aux soins même de son époux, et que sa
conduite envers elle dépend entièrement de votre volonté?

Je vous le répète, je ne vous donne point les conseils rigoureux qui
seroient maintenant inutiles; mais songez que c'est dans le bonheur
qu'il est aisé de fortifier sa raison. Je n'exige rien des malheureux,
ils ont assez à faire de vivre; il n'en est pas de même de vous,
Delphine; vous jouissez maintenant d'une situation qui vous enchante,
c'est ce moment qu'il faut saisir pour vous accoutumer, par la
réflexion, à supporter un avenir peut-être, hélas! trop vraisemblable.
Il m'en coûte de vous le dire, mais je n'ai pas vu un seul exemple de
bonheur et de vertu dans le genre de liaison que vous projetez.
L'exemple de la vertu, vous le donnerez, mais non celui du bonheur. Ce
qu'on prévoit et ce qu'on ne prévoit pas brise des noeuds trop chers
et trop peu garantis; la société étant tout entière ordonnée d'après
des principes contraires à ces relations de simple choix, elle pèse
sur elles de toute sa force, et finit toujours par les rompre; alors
le reste des années est dévoré d'avance; on ne peut plus reprendre à
ces intérêts, à ces goûts simples qui font passer doucement les jours
que la Providence nous destine. L'on a connu, l'on a éprouvé cette
existence animée que donnent les sentimens passionnés, et l'on n'est
plus accessible à aucune des jouissances communes de la vie. La
puissance de la raison sert à supporter le malheur, mais la raison ne
peut jamais nous créer un seul plaisir; et quand l'amour a consumé le
coeur, il faudroit un miracle pour faire rejaillir de ce coeur ainsi
consumé, la source des plaisirs doux et tranquilles.

Oh, Delphine! pauvre Delphine! vous immolez tout à quelques années, à
moins encore, peut-être! Je vous en conjure, regardez votre séjour ici
comme un asile, ne renoncez pas à y venir, n'ajoutez pas
l'imprévoyance et l'aveugle sécurité à tous les sentimens qui vous
captivent. Reposez-vous un moment dans le bonheur, mais afin de
reprendre des forces pour continuer la route de la vie. Hélas! vous
n'avez pas fini de souffrir, ne relâchez pas tous les liens qui vous
soutenoient; tous ces liens, qui sont plus souvent encore un appui
qu'une gêne, ils ne vous seront que trop nécessaires. Mon amie, nous
l'avons dit souvent ensemble, la société, la Providence même,
peut-être, n'a permis qu'un seul bonheur aux femmes, l'amour dans le
mariage; et quand on en est privé, il est aussi impossible de réparer
cette perte que de retrouver la jeunesse, la beauté, la vie, tous les
dons immédiats de la nature, et dont elle dispose seule.

Il en coûte, je le sens, de se prononcer que l'on ne peut plus être
heureux; mais il seroit plus amer encore de se faire illusion sur
cette vérité; et, dans de certaines situations, c'est un grand mal que
l'espérance; sans elle, le repos naîtroit de la nécessité. Delphine,
l'amitié doit réserver ses foiblesses pour l'instant de la douleur; au
milieu des prospérités, il faut qu'elle fasse entendre une voix
sévère.

Je ne vous ai parlé que des peines qui menacent le sentiment auquel
vous vous livrez; je ne me suis pas permis de craindre pour vous le
plus grand des malheurs, le remords. Ah! vous avez fait une cruelle
expérience de la douleur, et cependant vous ne connoissez pas encore
tout ce que le coeur peut souffrir; vous l'apprendriez, si vous aviez
manqué à vos devoirs. Aussi long-temps que vous les respecterez, mon
amie, la faveur du ciel peut encore vous protéger.



LETTRE XI.

Léonce à Delphine.

Paris, ce 29 décembre.


Vous êtes heureuse, ma Delphine, mon coeur ne devroit plus rien
désirer; il y a quinze jours que je ne croyois pas même à la
possibilité de la peine; il me sembloit qu'elle ne rentreroit jamais
dans mon coeur; cependant je suis inquiet, presque triste; je voulois
te le cacher, mais j'ai senti que j'offenserois cette intimité
parfaite, qui confond nos âmes, si je laissois s'établir le moindre
secret entre nous.

Je vous en conjure, Delphine, n'interprétez pas mal ce que je vais
vous dire. Ce ne sont point des sentimens réprimés, quoique
invincibles, qui troublent déjà mon bonheur; ce n'est pas non plus la
jalousie qui s'empare de moi; comment pourroit-elle m'atteindre? mon
coeur en est préservé par mon estime, par mon admiration pour toi:
mais je hais cette vie du monde dans laquelle vous avez reparu avec
tant d'éclat. Quand je vais chez vous, j'y rencontre sans cesse des
visites, je ne suis jamais sûr d'un instant de conversation tête à
tête; plusieurs fois les importuns pour qui vous êtes charmante, sont
demeurés à causer avec vous, jusqu'à l'heure où la prudence ne me
permettoit plus de rester.

Hier au soir, par exemple, hier j'ai passé quatre heures avec vous, et
pendant ces quatre heures, qui pourroit le croire! je n'ai éprouvé que
des sentimens pénibles. Madame d'Artenas vous avoit persécutée pour
souper chez elle, vous aviez cru devoir y consentir: c'étoit,
m'avez-vous dit, afin de prouver par l'accueil même que vous recevriez
au milieu de la meilleure société de Paris, que l'impression des
bruits répandus contre vous étoit entièrement effacée; car vous aussi,
Delphine, vous vous occupez de captiver l'opinion du monde, et vous y
réussissez parfaitement; je vous ai suivie dans ce tourbillon, et si
je n'y avois pas été, je ne vous aurois pas vue de tout le jour.

J'arrivai avant vous, vous entrâtes; jamais je ne vous avois vue si
belle! cet habit noir sur lequel retomboient vos cheveux blonds, ce
crêpe qui environnoit votre taille et faisoit ressortir la plus
éclatante blancheur, toute votre parure enfin contribuoit à vous
rendre éblouissante. J'entendis des murmures d'admiration de toutes
parts, et je ne sais pourquoi je ne me sentis pas fier de votre
succès; il me sembloit que vous deviez votre éclat au désir de plaire
généralement, et non à votre attachement pour moi seul; cette
impression fut la première que j'éprouvai en vous voyant, et le reste
de la soirée ne fut que trop d'accord avec ce pénible sentiment.

Jamais vous n'avez produit tant d'effet par votre présence et par
votre conversation! jamais vous n'avez montré un esprit plus séduisant
et plus aimable! Trois rangs d'hommes et de femmes faisoient cercle
autour de vous, pour vous voir et vous entendre. La jalousie, la
rivalité étoient pour un moment suspendues; on étoit avec vous comme
les courtisans avec la puissance; ils cherchent à s'en approcher sans
se comparer avec elle; chacun étoit glorieux de bien comprendre tout
le charme de vos expressions, et pour un moment les amours-propres
luttoient seulement ensemble à qui vous admireroit le plus. Moi, je me
tins à quelque distance de vous, sans perdre un mot de votre
entretien. J'entendis aussi les exclamations d'enthousiasme, je dirois
presque d'amour, de tous ceux qui vous entouroient. Tandis que votre
esprit se montroit plus libre, plus brillant que jamais, il m'étoit
impossible de me mêler à la conversation; vous étiez gaie et j'étois
sombre. Cependant, moi aussi, Delphine, moi aussi je suis heureux.
Pourquoi donc étois-je si embarrassé, si triste? expliquez-moi la
raison de cette différence; oh! si vous alliez découvrir que c'est
parce que je vous aime mille fois plus que vous ne m'aimez!

Certainement, la vie de Paris ne peut convenir à l'amour; le sentiment
que vous avez daigné m'accorder s'affoibliroit au milieu de tant
d'impressions variées. Je le sais, votre coeur est trop sensible pour
que l'amour-propre puisse le distraire des affections véritables; mais
enfin ces succès inouïs que vous obtenez toujours, dès que vous
paroissez, ne vous causent-ils pas quelques plaisirs? et ces plaisirs
ne viennent pas de moi; ce seroient eux, au contraire, qui pourroient
vous dédommager de mon absence. Je suis glorieux de votre beauté, de
votre esprit, de tous vos charmes, et cependant ils me font éprouver
cette jalousie délicate qui ne se fixe sur aucun. objet, mais
s'attache aux moindres nuances des sentimens du coeur; ces suffrages
qui se pressent autour de vous, il me semble qu'ils nous séparent; ces
éloges que l'on vous prodigue, donnent à tant d'autres l'occasion de
vous nommer, de s'entretenir de vous, de prononcer des paroles
flatteuses, des paroles que moi-même je vous ai dites souvent, et que
je serai sans doute entraîné à vous redire encore!

Oh! mon amie, puisque vous ne m'appartiendrez jamais entièrement,
puisque ces charmes qui enivrent tous les regards ne seront jamais
livrés à mon amour, il faut me pardonner d'être prêt à m'irriter,
quand on vous voit, quand on vous entend, quand on goûte presque alors
les mêmes jouissances que moi. Pardon, ma Delphine, j'ai blasphémé; tu
m'aimes, à qui donc puis-je me comparer sur la terre? Mais je ne puis
jouir de mon sort au milieu du monde; l'observation qui nous environne
m'importune; je ne suis bien que seul avec toi; dans toute autre
situation je souffre, je sens avec une nouvelle amertume le désespoir
de n'être pas ton époux. Tu veux que je sois heureux, eh bien! j'ose
te supplier de retourner à Bellerive; la saison est rude encore; mais
n'est-il pas vrai que tu ne compteras pour rien ce qui pourroit
déplaire à d'autres femmes?

Les devoirs que tu m'imposes envers Matilde, ne me permettront pas de
te voir avant sept heures du soir; tu seras souvent seule jusqu'alors,
mais tu goûteras quelque plaisir par les pensées solitaires qui
gravent plus avant toutes les impressions dans le coeur. Je demande à
la femme de France qui voit à ses pieds le plus d'hommages et de
succès, de s'enfermer dans une campagne, au milieu des neiges de
l'hiver; mais cette femme sait aimer, cette femme quittoit tout pour
me fuir, quand un scrupule insensé l'égaroit; ne quittera-t-elle pas
tout plus volontiers encore, pour satisfaire mon coeur avide d'amour,
de solitude, d'enthousiasme, de toutes ces jouissances que le monde
ravit à l'âme, en la flétrissant? Je déteste ces heures que consume
une vie oiseuse. Depuis six mois, j'ai perdu l'habitude de
l'occupation; si tu le veux, nous donnerons quelques momens à des
lectures communes; j'aime cette douce manière de tromper, s'il est
possible, les sentimens qui me dévorent.

Les pratiques religieuses et la société des dévotes remplissent
presque toutes les soirées de madame de Mondoville; elle ne m'a jamais
demandé de venir avec elle aux assemblées qui se tiennent chez
l'évêque de M., et je crois même qu'elle seroit fort embarrassée de
m'y mener; elle ne se permet jamais d'aller au spectacle; elle fait
des difficultés sur les trois quarts des femmes que nous serions
appelés à voir; il arrive donc tout simplement que je deviens chaque
jour plus étranger à sa société. Elle m'aime, et cependant elle ne
souffre point de cette sorte de séparation. Quand les principes
rigoureux du catholicisme s'emparent d'un caractère qui n'est pas
naturellement très-sensible, ils régularisent tout, décident de tout,
et ne laissent ni assez de loisir, ni assez de connoissance du monde,
pour être susceptible de jalousie: je ferai donc plutôt du plaisir que
de la peine à Matilde, en la laissant libre de se réunir tous les
soirs avec les personnes de son opinion; et pourvu que je ne dîne pas
hors de chez elle, elle sera contente de moi.

Tous les jours donc, quand six heures sonneront, je monterai à cheval
pour aller à Bellerive, ma vie ne commencera qu'alors; j'arriverai à
sept heures, je reviendrai à minuit; quoique je pusse être censé
veiller plus tard dans les sociétés de Paris, je serai exact à ce
moment, pour ne pas inquiéter madame de Mondoville. Delphine, vous
voyez avec quel soin je vais au-devant de vos généreuses craintes: je
ne vivrai que quatre heures; mais pendant le reste du temps, j'aurai
ces quatre heures en perspective, et je traînerai ma chaîne pour y
arriver. O mon amie! ne vous opposez point à ce projet, il m'enchante;
j'avois commencé cette lettre dans le plus grand abattement; en
traçant notre plan de vie, j'ai senti mon coeur se ranimer; je
t'enlève au monde, je te garde pour moi seul, je ne te laisse pas même
la disposition des momens que je passerai sans te voir; je suis
exigeant, tyrannique; mais je t'aime avec tant d'idolâtrie, que je ne
puis jamais avoir tort avec toi.



LETTRE XII.

Delphine à Léonce.

30 décembre 1790.


Léonce, après demain, le premier jour de l'année qui va commencer, je
vous attendrai à Bellerive; j'aime à fêter avec vous une de ces
époques du temps, elles me serviront, je l'espère, à compter les
années de mon bonheur: toutes les solennités qui signalent le cours de
la vie ont du charme, quand on est heureux; mais que le retour seroit
amer, s'il ne rappeloit que des regrets!

Mon ami, j'ai voulu que mes premières paroles fussent un consentement
à ce que vous souhaitez; maintenant, qu'il me soit permis de vous le
dire, votre lettre m'a fait de la peine. Que de motifs vous me donnez
pour le plus simple désir! pensiez-vous qu'il m'en coûteroit de
quitter le monde? ai-je un intérêt, une jouissance, un but indépendant
de vous? Quelle inquiétude, quelle agitation se fait sentir, comme
malgré vous, dans ce que vous m'avez écrit! J'avois reçu, peu d'heures
auparavant, une lettre de ma belle-soeur, qui cherchoit à m'éclairer
sur les périls auxquels je m'expose, et j'ai cru déjà voir dans
quelques-unes de vos plaintes détournées, le présage des malheurs dont
elle me menaçoit.

Quoi! Léonce, il n'y a pas un mois que d'une séparation absolue, d'un
long supplice, nous sommes passés à nous voir tous les jours; et déjà
votre coeur est tourmenté, et me cache peut-être ce qu'il éprouve, ce
qu'il ne lui est pas permis d'avouer. A peine ai-je assez de mes
pensées, de mes sentimens pour connoître, pour goûter tout mon
bonheur, et vous, vous paroissez mécontent, vous vous plaignez de
votre sort; dans ces entretiens tête-à-tête que vous désirez, vous ne
cessez de me parler de vos sacrifices. O Léonce, Léonce! les délices
du sentiment seroient-elles épuisées pour vous? ne me dites pas que
votre coeur a plus de passion que le mien; croyez-moi, dans notre
situation, le plus heureux des deux est sûrement le plus sensible.

Je veux me persuader, néanmoins, que c'est uniquement l'importunité du
monde qui vous a déplu; je vais vous expliquer les motifs qui m'y
avoient condamnée. Je savois que pendant quelque temps on avoit dit
assez de mal de moi, et je croyois utile de ramener ceux sur l'esprit
desquels ces propos injustes avoient produit quelque effet. Madame
d'Artenas jugeoit convenable que je reparusse dans la société, et
c'est par bonté qu'elle rassembla chez elle hier ce que l'on appelle à
Paris les _chefs de bande_ de l'opinion, afin que j'eusse l'occasion,
non de me justifier, je ne m'y serois pas soumise, mais de me remettre
à ma place dans une réunion d'éclat. Ai-je besoin de vous le dire,
Léonce? c'est pour vous que je prends soin de désarmer la calomnie;
j'y serois insensible, si elle ne m'arrivoit pas à travers
l'impression qu'elle peut vous faire. Le secret de ma conduite depuis
quinze jours, étoit peut-être le désir d'offrir à vos yeux celle que
votre mère n'avoit pas jugée digne de vous, entourée de considération
et d'hommages.

Vous me reprochez presque ma gaîté; hélas! hier, en entrant dans le
salon de madame d'Artenas, j'éprouvai d'abord une impression de
tristesse; je revoyois le monde pour la première fois depuis la mort
de madame de Vernon, et, pardonnez-le moi, je ne puis penser à elle
sans attendrissement; cependant je sentis la nécessité de cacher cette
disposition. Si j'avois montré de la tristesse au milieu du monde,
loin de l'attribuer aux regrets qui la causoient, on auroit dit que
j'étois inquiète de ce qui s'étoit répandu sur M. de Serbellane et
moi, et j'aurois manqué le but que je m'étois proposé: il faut fuir le
monde, ou ne s'y montrer que triomphante; la société de Paris est
celle de toutes dont la pitié se change le plus vite en blâme.

Ce fut donc par un effort que je débutai dans cette carrière de
succès, que vous vous plaisiez à peindre avec amertume; cependant,
j'en conviens, je m'animai par la conversation; je m'animai, faut-il
vous le dire? par le plaisir de briller devant vous; je vous sentois
près de moi, je vous regardois souvent pour deviner votre opinion; un
sourire de vous me persuadoit que j'avois parlé avec grâce, et le
mouvement que cause la société, quand on s'y livre, étoit
singulièrement excité par votre présence. L'émotion qu'elle me faisoit
éprouver m'inspiroit les pensées et les paroles qui plaisoient autour
de moi. Je m'adressois à vous par des allusions détournées, et, dans
les questions les plus générales, je ne disois pas un mot qui n'eût un
rapport avec vous, un rapport que vous seul pouviez saisir, et que
vous avez feint de ne pas remarquer.

N'importe, vous pouvez m'en croire, celle qui ne voit que vous dans le
monde, doit se plaire mille fois davantage dans la retraite avec vous;
et j'aurois eu la première l'idée d'aller à Bellerive, si je n'avois
pas craint qu'en m'établissant au milieu de l'hiver à la campagne, je
n'attirasse l'attention sur mes sentimens. Les habitués du monde de
Paris ne conçoivent pas comment il est possible de supporter la
solitude, et s'acharnent à dénigrer les motifs de ceux qui prennent le
parti de la retraite. Je vous en préviens, afin que si la résolution
que je vais prendre nuit à ma réputation, vous y soyez préparé, et que
vous n'oubliiez point que vous l'avez voulu. Dans les malheurs qui
peuvent m'atteindre, je ne crains que ce qui pourroit blesser votre
caractère.

Le genre de vie que vous me proposez, a mille fois plus de charmes
encore pour moi que pour vous. Je hais la dissimulation qui me seroit
commandée au milieu du monde; je croirai respirer un air plus pur,
quand je ne verrai personne devant qui je doive cacher l'unique
intérêt qui m'occupe. Je ne mets qu'une condition à ma condescendance
(condition toujours la même, quoi qu'il puisse nous arriver), c'est
que vous ne me laisserez point ignorer ce que Matilde pourroit savoir
de notre affection l'un pour l'autre, et que si jamais elle en étoit
malheureuse, je partirois à l'instant, sans que vous me suivissiez;
j'en ai votre parole: c'est cette assurance qui me permet de goûter
sans un remords trop amer, le plaisir de vous voir. Hélas! me
contenter de cette promesse, ce n'est pas être trop sévère envers
moi-même. Adieu, Léonce; oui, chaque soir vous viendrez donc à
Bellerive; ah! quelle douce espérance! Souvenez-vous cependant que de
toutes les situations de la vie, la nôtre est la plus incertaine; nous
sommes heureux, mais nous avons tout à craindre: mon ami, ménagez bien
notre sort.



LETTRE XIII.

Léonce à Delphine.

2 janvier 1791.


    Unutterable happiness!
    Which love alone bestows, and on a favoured few

  [Bonheur inexprimable! que l'amour seul peut donner, et qu'il
  n'accorde encore qu'à un petit nombre de favorisés!  THOMPSON]


O Delphine! que j'avois raison de désirer ce que ton coeur m'a si
généreusement accordé! Combien j'ai été plus heureux hier à Bellerive,
qu'à Paris, dans aucun des jours où je t'y ai vue! je te trouvois
seule, et j'avois la certitude que ce bonheur ne seroit point
interrompu; cette pensée mêloit un calme délicieux à mes transports.

Quel charme tu as su répandre sur les détails de la vie, qui échappent
au milieu du mouvement des villes! quels soins n'as-tu pas pris de
moi! la neige en route, m'avoit un peu saisi, tes jolies mains furent
long-temps occupées à ranimer le feu pour me réchauffer; combien il
eût été moins aimable d'appeler tes gens pour nous servir! tu prenois
aussi un plaisir extrême à me montrer les changemens que tu comptois
faire pour embellir ta maison. Toi, que j'avois vue, jusqu'alors si
indifférente pour ce genre de goût et d'occupation, il me sembloit, et
tu en es convenue, que le bonheur te faisoit prendre intérêt à tout,
et que tu te plaisois à parer les lieux que nous devions parcourir
ensemble. Mon coeur n'a pas négligé la moindre observation qui pût me
prouver ta tendresse; j'ai remarqué jusqu'à ces arbustes couverts de
fleurs, nouvellement placés dans ton cabinet: cet appartement étoit
presque négligé, quand tu le destinois à recevoir la plus brillante
compagnie de la France; tu lui as donné un air de fête pour Léonce,
pour ton ami.

Oh! combien je jouissois de la vivacité pleine de charmes que tu
mettois à me raconter les plus légères bagatelles! Une joie touchante
t'animoit, et la gaîté n'étoit point alors un jeu de ton esprit, mais
un besoin de ton coeur. J'ai ri de cette sérieuse occupation du
souper, toi qui n'y as songé de ta vie! tu voulois t'assurer qu'on me
donneroit ce qui pouvoit me faire du bien, après le froid que j'avois
éprouvé. Je t'ai vu hier des agrémens nouveaux, que je ne te
connoissois pas encore; les soins de la vie domestique ont une grâce
singulière dans les femmes; la plus ravissante de toutes, la plus
remarquable par son esprit et sa beauté, ne dédaigne point ces
attentions bonnes et simples, qu'il est doux quelquefois de retrouver
dans son intérieur. Oh! quelle femme j'aurois possédée! et j'ai pu
m'unir à elle! je l'ai pu!... Malheureux! qu'ai-je dit? non, je ne
suis pas malheureux; mais en t'aimant chaque jour davantage, chaque
jour aussi cependant mes regrets deviennent plus cruels. Enfin
apprends-moi, s'il est possible, à te soumettre jusqu'à mon amour.

Avec quelle insistance vous avez voulu que nous fussions fidèles au
projet formé, de remplir notre temps par des lectures communes! Ah!
vous avez craint ces douces rêveries d'amour, qui suffisoient si bien
à mon coeur! je voulois du moins que nous choisissions l'un de ces
livres où j'aurois pu retrouver quelques peintures des sentimens qui
m'animent; mais vous vous y êtes obstinément refusée. N'importe, ma
Delphine, ta voix, quoi qu'elle me lise, ne m'inspirera que l'amour:
parle en ton nom, parle au nom de Dieu même, si tu le veux, mais que
ta main soit dans la mienne, et que je puisse souvent la presser sur
mon coeur. Ange tutélaire de ma vie, adieu jusqu'à ce soir.



LETTRE XIV.

Delphine à Léonce.


Je n'ai pas été contente de vous hier, mon cher Léonce; je ne vous
croyois pas cette indifférence pour les idées religieuses, j'ose vous
en blâmer. Votre morale n'est fondée que sur l'honneur; vous auriez
été bien plus heureux, si vous aviez adopté les principes simples et
vrais qui, en soumettant nos actions à notre conscience, nous
affranchissent de tout autre joug. Vous le savez, l'éducation que j'ai
reçue, loin d'asservir mon esprit, l'a peut-être rendu trop
indépendant: il seroit possible que les superstitions même convinssent
à la destinée des femmes; ces êtres chancelans ont besoin de plusieurs
genres d'appui, et l'amour est une sorte de crédulité qui se lie
peut-être avec toutes les autres; mais le généreux protecteur de mes
premières années estimoit assez mon caractère, pour vouloir développer
ma raison, et jamais il ne m'a fait admettre aucune opinion, sans
l'approfondir moi-même, d'après mes propres lumières. Je puis donc
vous parler sur la religion que j'aime, comme sur tous les sujets que
mon coeur et mon esprit ont librement examinés; et vous ne pouvez
attribuer ce que je vous dirai aux habitudes commandées, ni aux
impressions irréfléchies de l'enfance. Jamais, je vous le jure, depuis
que mon esprit est formé, je n'ai pu voir, sans répugnance et sans
dédain, l'insouciance et la légèreté qu'on affecte dans le monde sur
les idées religieuses. Qu'elles soient l'objet de la conviction, de
l'espoir, ou du doute, n'importe; l'âme se prosterne devant une chance
comme devant la certitude, quand il s'agit de la seule grande pensée
qui plane encore sur la destinée des hommes.

J'étois pénétrée de ces sentimens, Léonce, avant de connoître l'amour;
ah! que ne dois-je pas éprouver maintenant, que cette passion profonde
remplit mon coeur d'idées sans bornes, et de voeux sans fin! Je ne
prétends point vous retracer les preuves de tout genre dont vous vous
êtes sans doute occupé; mais dites-moi si, depuis que vous m'aimez,
votre coeur ne sent rien qui lui révèle l'espérance de l'immortalité.

Quand M. d'Albémar mourut, je croyois aux idées religieuses, mais sans
avoir jamais eu le besoin d'y recourir. J'étois si jeune alors,
qu'aucun sentiment de peine ne m'avoit encore atteinte; et quand on
n'a point souffert, on a bien peu réfléchi; mais, à la mort de mon
bienfaiteur, je me persuadai que je n'avois point assez fait pour son
bonheur, et j'en éprouvai les remords les plus cruels. Depuis que
j'étois devenue son épouse, l'extrême différence de nos âges
m'inspiroit souvent des réflexions tristes sur mon sort; je craignis
de les avoir quelquefois exprimées avec humeur, et je me le reprochai
douloureusement, dès qu'il eut cessé de vivre. Rien ne peut donner
l'idée du repentir qu'on éprouve, quand il n'est plus possible de rien
expier, quand la mort a fermé sur vous tout espoir de réparer les
torts dont on s'accuse. Cette douleur me poursuivoit tellement qu'elle
auroit altéré ma raison, si l'excellente soeur de M. d'Albémar ne
m'eût calmée, en me rappelant avec une nouvelle force l'existence de
Dieu et l'immortalité de l'âme. Je sentis enfin que mon généreux ami,
témoin de mes regrets, les avoit acceptés, et que son pardon avoit
soulagé mon coeur.

J'exécutai ses derniers ordres avec un scrupule religieux; chaque fois
que je remplissois une de ses volontés, j'éprouvois une douce
consolation qui m'assuroit que nos âmes communiquoient encore
ensemble. Que serois-je devenue, si j'avois pensé qu'il n'existât plus
rien de lui? Qu'aurois-je fait de mon repentir? Comment se seroit-il
adouci? comment me serois-je consolée du moindre tort, s'il avoit reçu
le sceau de l'éternité? Ces sentimens, ces regrets qui s'attachent aux
morts, seroient-ils le seul mensonge de la nature, l'unique douleur
sans objet, l'unique désir sans but? et la plus noble faculté de
l'âme, le souvenir, ne seroit-elle destinée qu'à troubler nos jours,
en nous faisant donner des regrets à la poussière dispersée que nous
aurions appelée nos amis.

Sans doute, cher Léonce, je ne crains point de te survivre; jamais je
n'invoquerai ta tombe, ma vie est inséparable de la tienne: mais si
tout à coup, l'affreux système dont l'anéantissement est le terme
s'emparoit de mon âme, je ne sais quel effroi se mêleroit même à mon
amour. Que signifieroit la tendresse profonde que je ressens pour toi,
si tes qualités enchanteresses n'étoient qu'une de ces combinaisons
heureuses du hasard, que le temps amène et qu'il détruit?
Pourrions-nous dans l'intimité de nos âmes, rechercher nos pensées les
plus secrètes pour nous les confier, quand au fond de toutes nos
réflexions serait le désespoir? Un trouble extraordinaire obscurcit ma
pensée, quand on lui ravit tout avenir, quand on la renferme dans
cette vie; je sens alors que tout est-prêt à me manquer; je ne crois
plus à moi, je frémis de ne plus retrouver ce que j'aime; il me semble
que ses traits pâlissent, que sa voix se perd dans les ombres dont je
suis environnée; je le vois placé sur le bord d'un abîme: chaque
instant où je lui parle me paroît comme le dernier, puisqu'il doit en
arriver un qui finira tout pour jamais, et mon âme se fatigue à
craindre, au lieu de jouir d'aimer.

Oh! combien le sentiment se raffermit et nous élève, lorsqu'on s'anime
mutuellement à se confier dans l'Être suprême! Ne résistez pas,
Léonce, aux consolations que la religion naturelle nous présente. Il
n'est pas donné à notre esprit de se convaincre sur un tel sujet par
des raisonnemens positifs; mais la sensibilité nous apprend tout ce
qu'il importe de savoir. Jetez un regard sur la destinée humaine:
quelques momens enchanteurs de jeunesse et d'amour, et de longues
années toujours descendantes, qui conduisent de regrets en regrets, et
de terreurs en terreurs, jusqu'à cet état sombre et glacé, qu'on
appelle la mort. L'homme a surtout besoin d'espérance, et cependant
son sort, dès qu'il a atteint vingt-cinq ans, n'est qu'une suite de
jours dont la veille vaut encore mieux que le lendemain: il se retient
dans la pente, il s'attache à chaque branche, pour que ses pas
l'entraînent moins vite vers la vieillesse et le tombeau; il redoute
sans cesse le temps pour lequel l'imagination est faite, le seul dont
elle ne peut jamais se distraire, l'avenir. O Léonce! et ce seroit là
tout! et cette âme de feu ne nous auroit été donnée que pour
s'éteindre lentement dans l'agonie de l'âge!

La puissance d'aimer me fait sentir en moi la source immortelle de la
vie. Quoi! mes cendres seraient près des tiennes sans se réveiller!
Nous serions pour jamais étrangers à cette nature, qui parle si
vivement à notre âme! ce beau ciel, dont l'aspect fait naître tant de
sentimens et de pensées, ces astres de la nuit et du jour se
leveroient sur notre tombe, comme ils se sont levés sur nos heures
trop heureuses, sans qu'il restât rien de nous pour les admirer! Non,
Léonce, je n'ai pas moins d'horreur du néant que du crime, et la même
conscience repousse loin de moi tous les deux.

Mais que ferai-je de mon espérance, si tu ne la partages pas?
Livrerai-je mon âme à un avenir que tu n'as pas reconnu pour le tien?
Quelle idée mon imagination peut-elle me donner du bonheur, si ce
n'est pas avec toi que je dois en jouir? Comment entretenir ces
méditations solitaires que ta voix n'encourageroit pas? Je ne puis
plus rien à moi seule, j'ai besoin de t'interroger sur toutes mes
pensées, pour les juger, pour les admettre, pour les rattacher à mon
amour. O Léonce, Léonce! viens croire avec moi, pour que j'espère en
paix, pour que je suive ta trace brillante dans ce ciel, où mes
regards cherchent ta place, avant d'aspirer à la mienne.

Oui, Léonce, il existe un monde où les liens factices sont brisés, où
l'on n'a rien promis que d'aimer ce qu'on aime; ne sois pas impie
envers cette espérance! le bonheur que la sensibilité nous donne, loin
de distraire comme tous les autres de la reconnoissance envers le
Créateur, ramène sans cesse à lui; plus notre être se perfectionne,
plus un Dieu lui devient nécessaire; et plus les jouissances du coeur
sont vives et pures, moins il nous est possible de nous résigner aux
bornes de cette vie. Léonce, je vous en conjure, ne plaisantez jamais
sur le besoin que j'ai d'occuper votre âme des idées religieuses. Je
douterois de votre amour pour moi, si je ne pouvois réussir à vous
donner au moins du respect pour ces grandes questions, qui ont
intéressé tant d'esprits éclairés, et calmé tant d'âmes souffrantes.

La légèreté dans les principes conduiroit bientôt à la légèreté dans
les sentimens; l'art de la parole peut aisément tourner en dérision ce
qu'il y a de plus sacré sur la terre; mais les caractères passionnés
repoussent ce dédain superficiel, qui s'attaque à toutes les
affections fortes et profondes. L'enthousiasme que l'amour nous
inspire est comme un nouveau principe de vie. Quelques-uns l'ont reçu;
mais il est aussi inconnu à d'autres que l'existence à venir dont tu
ne veux pas t'occuper. Nous sentons ce que le vulgaire des âmes ne
peut comprendre, espérons donc aussi ce qui ne se présente encore à
nous que confusément. Les pensées élevées sont aussi nécessaires à
l'amour qu'à la vertu.

Hélas! m'est-il permis de parler de vertu! la parfaite morale pourroit
déjà, je le sais, réprouver ma conduite; et ma conscience me juge plus
sévèrement que ne le feroient les opinions reçues dans le monde: mais
j'aime mieux la justice du ciel que l'indulgence des hommes! et
quoique je n'aie pas la force de renoncer à te voir, il me semble que
j'altère moins mes qualités naturelles, en portant chaque jour mon
repentir aux pieds de l'Être suprême, qu'en cherchant à douter de la
puissance qui me condamne.

Léonce, l'éducation que vous avez reçue, l'exemple et le souvenir des
antiques moeurs espagnoles, les idées militaires et chevaleresques qui
vous ont séduit dès votre enfance, vous semblent devoir tenir lieu des
principes les plus délicats de la religion et de la morale. Tous les
caractères généreux se plaisent dans les sacrifices, et vous vous êtes
fait du sentiment de l'honneur, du respect presque superstitieux pour
l'opinion publique, un culte auquel vous vous immoleriez avec joie.
Mais si vous aviez eu des idées religieuses, vous auriez été moins
sensible au blâme ou à la louange du monde; et peut-être, hélas! la
calomnie ne seroit-elle pas si facilement parvenue à vous irriter et à
vous convaincre. O mon ami! rendez au ciel un peu de ce que vous
ôterez aux hommes. Vous trouverez alors dans le contentement de
vous-même un asile que personne n'aura le pouvoir de troubler, et
moi-même aussi je serai plus tranquille sur mon sort. Les idées
religieuses, alors même qu'elles condamnent l'amour, n'en tarissent
jamais entièrement la source, tandis que les mensonges perfides du
monde dessèchent sans retour les affections de celui qui les craint et
les écoute.

Vous le voyez, Léonce, en méditant avec vous sur les pensées les plus
graves, je reviens sans cesse à l'intérêt qui me domine, à votre
sentiment pour moi. Non, cette lettre, non, aucune action de ma vie ne
peut désormais m'être comptée comme vertu, et l'amour seul m'inspire
le bien comme le mal. Adieu.



LETTRE XVI.

Réponse de Léonce à Delphine.

    God is thy law, thou mine.
    [Dieu est ta loi, tu es la mienne. MILTON]


Ma Delphine, je ne voulois répondre à ta lettre qu'en te revoyant; je
me serois jeté à tes genoux, je t'aurois dit: n'es-tu pas la maîtresse
absolue de mon âme? fais-en, si tu veux, hommage à l'Être suprême,
dispose de ce qui est à toi; adore en mon nom la Providence qui se
manifeste mieux sans doute à la plus parfaite de ses créatures: moi,
c'est pour toi seule que j'éprouve de l'enthousiasme; ces pensées
mélancoliques, ces idées élevées qui te font sentir le besoin de la
religion, c'est vers ton image qu'elles m'entraînent; et tu remplis
entièrement pour moi ce vide du coeur, qui t'a rendu l'idée d'un Dieu
si nécessaire. Cependant j'ai résolu de t'écrire avant de te parler,
afin de te répondre avec un peu plus de calme.

Je vais m'efforcer, non de combattre tes angéliques espérances,
puissent-elles être vraies! mais de me justifier une fois des défauts
dont tu m'accuses, et dont tu redoutes à tort la funeste influence.
Hélas! je n'ai point oublié le jour qui a versé ses poisons sur toute
ma vie. Néanmoins je ne pense pas qu'il faille en accuser mon
caractère: c'est la jalousie qui m'a troublé; sans elle, tout se
seroit promptement éclairci. Je mets de l'importance, il est vrai, à
ma réputation, et je ne pourrois pas supporter la vie, si je croyois
mon nom souillé par le moindre tort envers les lois de l'honneur; mais
que peut craindre celle que j'aime, de ce sentiment? ne me
donnera-t-il pas le droit, le bonheur de la défendre contre ceux qui
oseroient la calomnier? On a dit souvent que les femmes devoient
ménager l'opinion publique avec beaucoup plus de soin que les hommes,
je ne le pense pas; notre devoir à nous, c'est de protéger ce que nous
aimons, de couvrir de notre gloire personnelle la compagne de notre
vie; si nous perdions cette gloire, rien ne pourroit nous la rendre;
mais, quand même une femme seroit attaquée dans l'opinion, ne
pourroit-elle pas se relever, en prenant le nom d'un homme honorable,
en associant son existence à la sienne, et recevant sous son appui
tutélaire les hommages qu'il sauroit lui ramener?

Les femmes ont toutes de l'enthousiasme pour la valeur; cette qualité,
dont on ne suppose pas qu'un homme puisse manquer, n'assure point
assez encore sa considération, si elle n'est pas jointe à un caractère
imposant. Il ne suffit pas d'une bravoure intrépide, pour obtenir le
degré d'estime et de respect dont une âme fière a besoin; il n'y va
pas de la mort ou de la vie, dans les circonstances journalières dont
se compose l'ensemble de la considération; mais lorsque l'on a dans sa
conduite habituelle une dignité convenable, des égards scrupuleux pour
toutes les opinions délicates, pour tous les préjugés même de
l'honneur, le public ne se permet pas le moindre blâme, et l'on
conserve cette réputation intacte, qui fonde véritablement l'existence
d'un homme, en lui donnant le droit de punir par son mépris, ou de
récompenser par son suffrage.

Si je ne puis dérober aux regards du monde votre sentiment pour moi,
j'espère au moins que ma réputation vous servira d'excuse. Vous ne
voudriez pas, dites-vous, que je dépendisse de l'opinion des hommes;
je n'ai jamais besoin de leur société, vous le savez; je veux passer
ma vie à vos pieds, et c'est moi qui plus que vous encore chéris la
solitude; mais je me sentirois importuné par la censure de ces mêmes
hommes, qui, sous tout autre rapport, me sont complètement
indifférent. Pourquoi cette manière de penser vous déplairoit-elle? La
même ardeur de sang qui inspire les affections passionnées, fait
ressentir vivement la moindre offense; les vertus fortes et
guerrières, qui ont illustré les chevaliers de l'ancien temps,
s'allioient bien avec l'amour; les idées religieuses ne sont pas les
seules qui inspirent de l'enthousiasme; si nos ancêtres nous ont
transmis un nom respecté, le désir de les imiter est honorable. Les
jouissances de la fierté remuent l'âme, tout aussi profondément que
les pieuses espérances des fidèles; et si je ne me livre pas au
bonheur inconnu de te retrouver dans le ciel, je sens avec énergie que
je te ferai respecter sur la terre, et qu'il me seroit doux d'exposer
mille fois ma vie, pour écarter de toi l'ombre du blâme ou la plus
légère peine.

Delphine, ne dis pas que mon caractère t'inquiète et t'afflige; je ne
sais si mon coeur s'est abusé, mais il m'a semblé que tu m'avois aimé
pour les défauts même que tu crains. Ne te présentent-ils pas un appui
sur lequel tu te plais à te reposer? Tes qualités adorables, ta
beauté, ton esprit, excitent l'envie, et l'envie te crée des ennemis;
tu prends peu de soin de ces convenances de société, qui en imposent
aux esprits communs; ta grâce est dans l'abandon et le naturel; tu
parles du premier mouvement, et ce premier mouvement est le vrai génie
qui t'inspire; mais ce qui fait ton charme pour qui sait te connoître,
est ton danger dans la conduite de la vie. Dis-le-moi donc, Delphine,
n'étoit-ce pas moi, précisément moi, qu'il te falloit pour ami? Mon
caractère assez contenu, assez froid en apparence, pourra servir de
guide à ta bonté toujours entraînée; tu te hasardes, je te défendrai;
tu appelles autour de toi, par les mêmes causes, l'admiration et la
jalousie; ton esprit devroit intimider, mais ta douceur et ta
bienveillance rassurent trop souvent ceux qui veulent te nuire; on
verra près de toi un homme irritable et fier, qui ne permettra pas aux
méchans du monde le double plaisir de jouir de tes agrémens, et de
dénigrer tes qualités. Oh! si j'avois été ton époux, si j'avois acquis
le droit de m'enorgueillir de mon amour aux yeux de tous, jamais la
malignité n'auroit osé s'approcher de la trace de tes pas! et
maintenant, quoi qu'il arrivât, faudroit-il dissimuler, le
faudroit-il? non, j'ai reçu de ton amour le dépôt de ta gloire et de
ton bonheur, c'est à moi de le conserver.

Tu es convaincue que les idées religieuses sont un meilleur appui pour
la morale, que le culte de l'honneur et de l'opinion publique.
Crois-moi, l'honneur a sa conscience comme la religion; et rougir à
ses propres yeux, est une douleur plus insupportable que tous les
remords causés par la crainte ou l'espérance d'une vie à venir. Le
frein du sentiment qui me domine est le plus impérieux de tous: j'ai
lu dans un poète anglois, ces paroles que je ne puis jamais oublier:
_Les larmes peuvent effacer le crime, mais jamais la honte_. [nor
tears, that wash out guilt, can wash out shame. PRIOR.]

Le repentir absout les âmes religieuses; mais pour l'honneur, point de
repentir: quelle pensée! et combien, dès l'enfance, elle donne
l'habitude de ne jamais céder à des mouvemens de foiblesse, et de ne
point repousser les avertissemens les plus secrets, quand la
délicatesse les suggère!

Si l'honneur cependant n'embrasse point toutes les parties de la
morale, la sensibilité n'achève-t-elle pas ce qu'il laisse imparfait?
A quel devoir pourroit-il donc manquer, l'homme qui se respecte et qui
t'aime? Delphine, pardonne-moi de ne rien concevoir de ne rien désirer
de plus. Je n'ignore pas, toutefois, combien ce que mon caractère a de
sombre, de susceptible, de violent, peut empoisonner les qualités que
je crois bonnes en elles-mêmes; ton empire sur moi modifiera mes
défauts, mais il ne pourroit changer entièrement leur nature.

J'ai dû me justifier, pour calmer tes inquiétudes; j'ai dû me
justifier enfin, pour me présenter à toi, si je le pouvois, avec plus
d'avantage. L'opinion du monde entier, quelque prix que j'y attache,
ne m'eût jamais inspiré tant d'ardeur pour ma défense.



LETTRE XVII.

Madame d'Artenas à Delphine.

Paris, ce 6 février 1791.


Pourquoi prolongez-vous votre séjour à la campagne, ma chère Delphine?
on s'étonne de vous voir quitter Paris au milieu de l'hiver, dans le
moment même où vous vous étiez montrée d'une manière si brillante dans
le monde. Quelques personnes commencent à dire tout bas que votre
sentiment pour Léonce est l'unique cause de ce sacrifice: vous avez
tort de vous éloigner; je vous l'ai dit plusieurs fois, votre grand
moyen de succès, c'est la présence. Vous avez des manières si simples
et si aimables, qu'elles vous font pardonner tout votre éclat; mais
quand on ne vous voit plus, les amis se refroidissent, ce qui est dans
la nature des amis; et les ennemis, au contraire, se raniment par
l'espérance de réussir.

Vous aviez entièrement réparé en quinze jours, le tort que vous
avoient fait les propos tenus sur M. de Serbellane; et tout à coup
vous cédez le terrain aux femmes envieuses, et aux hommes qu'elles
font parler.

Vous me répondrez qu'on jouit mieux de ses sentimens à la campagne,
etc. Le hasard et votre confiance m'ayant instruit de votre
attachement pour Léonce, je devrais vous faire de la bonne morale, sur
le tort que vous avez de vous exposer ainsi à passer la moitié de
votre vie seule avec lui; mais je m'en fie aux principes que je vous
connois, et, m'en tenant à mes avis purement mondains, je vous dirai
que, même pour entretenir l'enthousiasme que vous inspirez à Léonce,
il faut continuer à l'éblouir par vos succès. Il étoit amoureux à en
devenir fou, le soir que vous avez passé chez moi; et quoique, sans
doute, il vous vante le charme des conversations tête à tête,
croyez-moi, quand il a entendu répéter à tout Paris que vous êtes
charmante, qu'aucune femme ne peut vous être comparée, il rentre chez
lui plus flatté d'être aimé de vous, et par conséquent plus heureux.
N'allez pas vous écrier qu'il n'y a rien de romanesque dans toute
cette manière de voir; il faut conduire avec sagesse le bonheur du
sentiment, comme tout autre bonheur; et pour conserver le plus
long-temps possible le plaisir toujours dangereux d'être adorée, la
raison même est encore nécessaire. Quoi qu'il en soit, il ne s'agit
pas de ce qui vaut le mieux pour être aimée, vous vous y entendez
assez bien pour n'avoir pas besoin de mes conseils; mais ce qui
importe, c'est votre existence dans le monde, et le murmure qui
précède l'attaque s'est déjà fait entendre depuis quelques jours.

Avant hier, madame de Croisy, qui jusqu'à présent avoit mis son
amour-propre à vous admirer, disoit avec une voix aiguë, qu'elle monte
toujours d'une octave pour les discours de sentiment:--Mon Dieu, que
je suis fâchée que madame d'Albémar s'établisse à Bellerive! personne
ne sait mieux que moi que c'est son goût pour l'étude qui l'a fixée
dans la retraite; mais on dira toute autre chose, et il ne falloit pas
s'y exposer.--Cette maligne preuve de l'intérêt de madame de Croisy,
fut le premier signal du mal qu'on essaya de dire de vous. M. de
Verneuil, qui a tant de peine à pardonner à votre esprit, à vos
charmes et à votre bonté, reprit:--C'est une excellente personne que
madame d'Albémar; mais j'ai peur qu'elle n'ait une mauvaise tête. Ces
femmes d'esprit, je l'ai répété cinquante fois à ma pauvre soeur quand
elle vivoit, il leur arrive toujours quelque malheur; j'en ai
plusieurs exemples dans ma famille; aussi me suis-je voué au bon sens:
personne ne dit que j'ai de l'esprit, parce que je ne veux pas qu'on
le dise; et cependant quelle différence entre un homme et une femme!
Il y a des occasions où il peut être utile à un homme de montrer à
ceux qui en sont dupes ce qu'on appelle de l'esprit. Mais une femme,
une femme! ah! mon Dieu, il ne lui sert qu'à faire des sottises. Quand
je dis cela, ce n'est pas que je n'aime madame d'Albémar, mais je
m'attends à quelque éclat fâcheux pour son repos. Sa conversation,
quant à moi, m'amuse toujours beaucoup; néanmoins il ne seroit pas
sage de s'attacher à elle, car je suis persuadé qu'un jour ou l'autre,
il lui arrivera quelques peines, et je n'ai pas envie de me trouver là
pour les partager.--Madame de Tésin, dont vous connoissez la double
prétention à la sagesse et à l'esprit, interrompit M. de Verneuil, et
lui dit:--Ce n'est point, monsieur, l'esprit qu'il faut blâmer; on
connoît des personnes qui peuvent hardiment se comparer à madame
d'Albémar sous ce rapport, mais qui ont beaucoup plus de connoissance
du monde, et d'habitude de se conduire. Ces personnes ne se contentent
pas de briller dans un salon, et se servent de leurs lumières pour
éviter toutes les occasions de faire dire du mal d'elles. Distinguez
donc, je vous en prie, monsieur, les torts de légèreté de madame
d'Albémar, des inconvéniens de l'esprit en général. L'esprit est ce
qui distingue éminemment les femmes citées pour leur raison.--Je me
préparois à exciter une dispute sur ce sujet entre madame de Tésin et
M. de Verneuil, lorsque madame du Marset et M. de Fierville, prévoyant
mon intention, cherchèrent à ramener la conversation sur vous, et le
firent avec une adresse vraiment perfide. Je voulois éviter même de
vous défendre, parce que je sentois que c'étoit constater que vous
aviez été attaquée, mais il fallut enfin arrêter leurs discours; j'eus
au moins le bonheur de persuader entièrement ceux qui nous écoutaient:
ce qui me le prouva, c'est que M. de Fierville, qui donne toujours à
madame du Marset le signal de la retraite, parce qu'il a beaucoup
moins d'amertume et de persistance dans ses méchancetés, se hâta de se
replier, en vous donnant les plus grands éloges.

J'aurois pu lui faire sentir combien il y avoit de contraste entre le
commencement de sa conversation et la fin; mais je ne voulois pas
intéresser son amour-propre à se montrer conséquent. J'ai remarqué
plusieurs fois dans la société que l'on fait beaucoup de mal à ses
amis, même en les justifiant, quand on irrite l'amour-propre de ceux
qui les ont attaqués. Il faut encore plus veiller sur soi quand on
loue, que quand on blâme; si l'on veut se faire honneur en défendant
ses amis, si l'on cherche à faire remarquer son caractère en vantant
le leur, on leur nuit au lieu de les servir.

Je croyois avant-hier que tout étoit fini; mais hier madame du Marset
(je suis sûre que c'est elle) a mis en avant une femme toute
insignifiante, mais dont elle dispose, et s'en est servie pour parler
contre vous, tandis qu'elle-même, madame du Marset, n'auroit pas été
écoutée. Cette femme donc, après un long soupir, s'est écriée tout à
coup:--La pauvre madame de Mondoville!--On lui a demandé la raison de
sa pitié; elle a répondu qu'elle la croyoit bien malheureuse du
sentiment que Léonce avoit pour vous. A l'instant M. de Fierville, que
vous connoissez pour l'homme le plus insouciant de la terre, a pris un
air de componction vraiment risible. Madame du Marset a levé les yeux
au ciel, espérant donner ainsi à sa figure un air de bonté; et ce
qu'il y avoit dans la chambre de plus frivole et de moins scrupuleux,
s'est empressé de débiter des maximes sévères, sur les ménagemens que
vous deviez à madame de Mondoville.

Quand la société de Paris se met à vouloir se montrer morale _contre_
quelqu'un, c'est alors surtout qu'elle est redoutable. La plupart des
personnes qui composent cette société sont en général très-indulgentes
pour leur propre conduite, et souvent même aussi pour celle des
autres, lorsqu'elles n'ont pas intérêt à la blâmer; mais si, par
malheur, il leur convient de saisir le côté sévère de la question,
elles ne tarissent plus sur les devoirs et les principes, et vont
beaucoup plus loin en rigueur que les femmes véritablement austères,
résolues à se diriger elles-mêmes d'après ce qu'elles disent sur les
autres. Les développemens de vertu qui servent à la jalousie ou à la
malveillance, sont le sujet de rhétorique sur lequel les libertins et
les coquettes font le plus de _pathos_, dans de certaines occasions.

Je le supportai quelque temps; mais enfin, appuyée de plusieurs de vos
amis, je démontrai ce que je sais positivement; c'est que madame de
Mondoville est très-heureuse, et les mauvaises intentions furent
encore déjouées. Mais, dans ce genre, plusieurs victoires valent une
défaite. Je vous en conjure donc, ma chère Delphine, revenez à Paris,
et montrez-vous, afin d'étouffer ces haines obscures, par l'admiration
que vous faites éprouver à tous ceux qui vous voient. Au milieu des
plus brillantes sociétés, il y a beaucoup de personnes impartiales qui
se laissent aller tout simplement à leurs impressions, sans les
soumettre ni à leurs prétentions, ni à celles des autres: ce grand
nombre, car le grand nombre est bon, sera pour vous; mais ces mêmes
gens, la plupart foibles et indifférens, laissent dire les méchans,
quand vous n'êtes pas là pour leur en imposer. Ils ne les écoutent pas
d'abord, ils sont ensuite quelque temps sans les croire; mais ils
finissent par se persuader que tout le monde dit du mal de vous, et se
rangent alors à l'avis qu'ils supposent général, et qu'ils ont rendu
tel, sans l'avoir un moment sincèrement partagé.

Cette histoire des progrès de la calomnie, pourroit s'appliquer aux
plus grands intérêts publics, comme aux détails de la société privée;
mais puisqu'elle nous est connue, tâchons de nous en garantir. Je
finis en vous priant de nouveau, ma chère Delphine, d'en croire mes
vieux conseils; ils sont inspirés par une amitié digne d'être jeune,
car elle est vive et dévouée.



LETTRE XVIII.

Réponse de Delphine à madame d'Artenas.

Bellerive, ce 8 février.


Tout ce que vous me dîtes, madame, est plein de justesse et d'esprit;
et, ce qui me touche plus encore, votre amitié parfaite se retrouve à
chaque ligne de votre lettre. Je me conformerois à vos conseils, si je
n'étois pas résolue à passer ma vie dans la solitude: je sais combien
je m'expose à la calomnie que vous essayez de combattre avec tant de
bonté; mais, quand j'immole au bonheur de Léonce le devoir qui me
défendroit peut-être de continuer à le voir, il suffit du moindre de
ses désirs pour obtenir de moi le sacrifice de mon existence dans le
monde. Il m'a demandé de rester à Bellerive; si je retournois à Paris,
il en seroit malheureux; jugez si je puis songer à revenir. Ah! je
devrois braver sa peine, pour me retirer en Languedoc, pour m'arracher
au danger de sa présence, au tort que j'ai de partager un sentiment
que je devrois repousser; mais lui causer un instant de chagrin, pour
m'occuper de ce qu'on pourroit appeler mes intérêts, c'est ce que
jamais je ne ferai.

Je suis sûre que Matilde est heureuse, je m'informe jour par jour de
sa vie, je sais jusqu'aux moindres nuances de ses impressions: si elle
découvroit mon attachement pour Léonce; si cet attachement, resté pur,
l'offensoit, je partirois à l'instant; je partirai peut-être même sans
ce motif, si mes sentimens ne suffisent pas à Léonce, si, dans un
moment de courage, je puis renoncer à une situation que je condamne.
Jamais alors je ne reverrois Paris; ceux qui s'occupent de me juger ne
me rencontreroient de leur vie, et rien ne pourroit me donner ni des
consolations ni de la douleur.

Ce que je n'oublierai point, quoi qu'il m'arrive, c'est l'amitié
protectrice dont vous n'avez cessé de me donner des preuves. Au moment
où j'ai reçu votre lettre, je me proposois d'aller passer quelques
heures à Paris, pour vous exprimer ma reconnoissance; mais madame de
Mondoville s'étant renfermée, à cause du carême, dans le couvent où
elle a été élevée, j'ai choisi demain pour proposer à Léonce de
visiter avec moi une famille du Languedoc, établie dans mon voisinage,
et que depuis long-temps je veux aller voir. Dans peu de jours, je
réparerai ce que je perds en ne vous voyant pas; c'est pour vous seule
que je puis quitter ma retraite, pardonnez-moi de ne regretter à Paris
que vous.



LETTRE XIX.

Léonce à M. Barton.

Paris, ce 10 février.


Vous me demandez, mon ami, si je suis heureux: et, déposant la
sévérité d'un maître, ce qui vous importe avant tout, m'écrivez-vous,
c'est de lire au fond de mon coeur. Pourquoi ne l'avez-vous pas
interrogé, il y a quelques jours? j'étois plus content de moi; je
crains que la soirée d'hier ne m'ait jeté dans un trouble dont je ne
pourrai plus sortir. Vous jugerez mieux de mes sentimens, si je vous
raconte ce qui s'est passé; il m'est amer et doux de me le retracer.

Depuis plus d'un mois, je goûtois le bonheur de voir tous les jours
cet être angélique que vous aviez choisi pour la compagne de ma vie:
des désirs impétueux, des regrets invincibles me saisissoient
quelquefois, dans les momens les plus délicieux de nos entretiens;
mais enfin, le bonheur l'emportoit sur la peine; je ne sais si
maintenant la lutte n'est pas trop forte, si je pourrai jamais
retrouver ces impressions douces, qui me permettoient de goûter les
imparfaites jouissances de ma destinée.

Hier, madame de Mondoville étant absente, je pouvois passer la journée
entière à Bellerive: madame d'Albémar me proposa une promenade après
dîner; elle me dit qu'il s'étoit établi près de chez elle une famille
du Languedoc, dont elle croyoit connoître le nom, et qu'elle seroit
bien aise que nous allassions nous en informer. Nous partîmes, et
madame d'Albémar donna rendez-vous à sa voiture à une demi-lieue de
Bellerive.

Lorsque nous approchâmes de l'endroit qu'on nous avoit désigné, nous
vîmes de loin une maison de paysan, petite, mais agréable, et nous
entendîmes des voix et des instrumens, dont l'accord nous parut
singulièrement harmonieux. Nous approchâmes: un enfant, qui étoit sur
la porte à faire des boules de neige, nous offrit de monter; sa mère
l'entendant, sortit de chez elle, et vint au-devant de nous. Madame
d'Albémar reconnut d'abord, quoiqu'elle ne l'eût pas vue depuis dix
ans, mademoiselle de Senanges qu'elle avoit rencontrée quelquefois
dans la société de M. d'Albémar: mademoiselle de Senanges, à présent
madame de Belmont, accueillit Delphine de l'air le plus aimable et le
plus doux. Nous la suivîmes dans la petite chambre dont elle faisoit
son salon, et nous vîmes un homme d'environ trente ans, placé devant
un piano, et faisant chanter une petite fille de huit ans: il se leva
à notre arrivée; sa femme s'approcha de lui aussitôt, et lui donna le
bras pour avancer vers nous; nous aperçûmes alors qu'il étoit aveugle;
mais sa figure avoit conservé de la noblesse et du charme, malgré la
perte de la vue: il régnoit dans tous ses traits une expression de
calme qui en imposoit à la pitié même.

Delphine, dont le coeur est si accessible aux émotions de la bonté, se
troubla visiblement, malgré ses efforts pour le cacher. Elle fit une
question à madame de Belmont sur les motifs de son départ du
Languedoc.--Un procès que nous avons perdu, M. de Belmont et moi, nous
a ruinés tout-à-fait, répondit-elle; j'avois été déjà privée de la
moitié de ma fortune, parce qu'une tante m'avoit déshéritée à cause de
mon mariage. Il ne nous reste plus à mon mari, mes deux enfans et moi,
que quatre-vingts louis de rente; nous avons mieux aimé vivre dans un
pays où personne ne nous connoissoit, que de nous trouver engagés à
conserver, sans fortune, nos anciennes habitudes de société. Ce
climat, d'ailleurs, convient mieux à la santé de mon mari, que les
chaleurs du midi; et depuis quinze jours que nous sommes ici, nous
nous y trouvons parfaitement; bien.

--M. de Belmont prit la parole pour se féliciter de connaître une
personne telle que madame d'Albémar; il s'exprima avec beaucoup de
grâce et de convenance, et sa femme, se rappelant avec plaisir qu'elle
avoit vu madame d'Albémar encore enfant chez ses parens, lui parla de
leurs relations communes avec une simplicité et une sérénité
parfaites. Je la regardois attentivement, et je ne voyois pas dans
toute sa manière la moindre trace d'une peine quelconque; elle ne
paroissoit pas se douter qu'il y eût rien dans sa situation qui pût
exciter un intérêt extraordinaire, et fut long--temps sans
s'apercevoir de celui qu'elle nous inspiroit.

Son mari voulut nous montrer son jardin; il donna le bras à sa femme
pour y aller; elle paroissoit avoir tellement l'habitude de le
conduire, que, pendant un moment qu'elle le remit à Delphine pour
aller donner quelques ordres, elle marchoit avec inquiétude, se
retournoit plusieurs fois, et paroissoit, non pas troublée, c'est une
personne trop simple pour s'inquiéter sans motif, mais tout-à-fait
déshabituée de faire un pas sans servir de guide à son mari.

M. de Belmont nous intéressoit à tous les instans davantage par son
esprit et sa raison; nous le ramenâmes plusieurs fois à parler de ses
occupations, de ses intérêts; il nous répondit toujours avec plaisir,
paroissant oublier complètement qu'il étoit aveugle et ruiné, et nous
donnant l'idée d'un homme heureux et tranquille, qui n'a pas dans sa
vie la moindre occasion d'exercer le courage, ni même la résignation:
seulement, en prononçant le nom de sa femme, en l'appelant ma chère
amie, il avoit un accent que je ne puis définir, mais qui retentissoit
à tous les souvenirs de sa vie, et nous les indiquoit sans nous les
exprimer.

Nous rentrâmes dans la maison, le piano étoit encore ouvert; Delphine
témoigna à M. et à madame de Belmont, le désir d'entendre de près la
musique qui nous avoit charmés de loin; ils y consentirent, en nous
prévenant que, chantant presque toujours des trio avec leur fille, ils
alloient exécuter de la musique très-simple. Le père se mit à préluder
au clavecin avec un talent supérieur et une sensibilité profonde. Je
ne connois rien de si touchant qu'un aveugle qui se livre à
l'inspiration de la musique; on diroit que la diversité des sons et
des impressions qu'ils font naître, lui rend la nature entière dont il
est privé. La timidité, naturellement inséparable d'une infirmité si
malheureuse, défend d'entretenir les autres de la peine que l'on
éprouve, et l'on évite presque toujours d'en parler; mais il semble,
quand un aveugle vous fait entendre une musique mélancolique, qu'il
vous apprend le secret de ses chagrins; il jouit d'avoir trouvé enfin
un langage délicieux, qui permet d'attendrir le coeur, sans craindre
de le fatiguer.

Les beaux yeux de ma Delphine se remplirent de larmes, et je voyois à
l'agitation de son sein, combien son âme étoit émue: mais quand M. de
Belmont et sa femme chantèrent ensemble, et que leur fille, âgée de
huit ans, vint joindre sa voix enfantine et pure à celle de ses
parens, il devint impossible d'y résister. Ils nous firent entendre un
air des moissonneurs du Languedoc, dont le refrain villageois est
ainsi:

Accordez-moi donc, ma mère, Pour mon époux, mon amant; Je l'aimerai
tendrement, Comme vous aimez mon père.

La petite fille levoit ses beaux yeux vers sa mère en chantant ces
paroles; son visage étoit tout innocence, mais, élevée par des parens
qui ne vivoient que d'affections tendres, elle avoit déjà dans le
regard et dans la voix cette mélancolie si intéressante à cet âge,
cette mélancolie, pressentiment de la destinée qui menace l'enfant à
son insu. La mère reprit le même refrain, en disant:

    Elle t'accorde, ta mère,
    Pour ton époux, ton amant;
    Tu l'aimeras tendrement,
    Ainsi qu'elle aime ton père.

A ces derniers mots, il y eut dans le regard de madame de Belmont
quelque chose de si passionné, et tant de modestie succéda bientôt à
ce mouvement, que je me sentis pénétré de respect et d'enthousiasme
pour ces nobles liens de famille, dont on peut à la fois être si fier
et si heureux. Enfin, le père chanta à son tour:

    Ma fille, imite ta mère,
    Prends pour époux ton amant;
    Et chéris-le tendrement,
    Comme elle a chéri ton père.

La voix de M. de Belmont se brisa tout-à-fait en prononçant ces
paroles, et ce fut avec effort qu'il la retrouva, pour répéter tous
les trois ensemble le refrain, sur un air de montagne qui sembloit
faire entendre encore les échos des Pyrénées.

Leurs voix étoient d'une parfaite justesse; celle du mari, grave et
sonore, mêloit une dignité mâle aux doux accens des femmes; leur
situation, l'expression de leur visage, tout étoit en harmonie avec la
sensibilité la plus pure; rien n'en distrayoit, rien ne manquoit même
à l'imagination. Delphine me l'a dit depuis; l'attendrissement que lui
faisoit éprouver une réunion si parfaite de tout ce qui peut émouvoir,
cet attendrissement étoit tel, qu'elle n'avoit plus la force de le
supporter. Ses larmes la suffoquoient, quand madame de Belmont, se
jetant presque dans ses bras, lui dit:--Aimable Delphine, je vous
reconnois, mais nous croiriez-vous malheureux? 'Ah! combien vous vous
tromperiez!--Et comme si tout à coup la musique avoit fondé notre
intimité, elle se plaça près de madame d'Albémar, et lui dit:

--Quand je vous ai connue, il y a dix ans, M. de Belmont m'aimoit déjà
depuis quelques années; mais comme on craignoit qu'il ne perdît la
vue, mes parens s'opposoient à notre mariage: il devint entièrement
aveugle, et je renonçai alors à tous les ménagemens que j'avois
conservés avec ma famille. Chaque moment de retard, quand je lui étois
devenue si nécessaire, me paroissoit insupportable; et, n'ayant ni
père ni mère, je me crus permis de me décider seule. Je me mariai à
l'insu de mes parens, et j'eus pendant quelque temps assez à souffrir
des menaces qu'ils me firent de rompre mon mariage: quand il fut bien
prouvé qu'ils ne le pouvoient pas, ils travaillèrent à nous ruiner,
ils y réussirent; mais comme j'avois craint d'abord qu'ils ne
parvinssent à me séparer de M. de Belmont, je ne fus presque pas
sensible à la perte de notre fortune; mon imagination n'étoit frappée
que du malheur que j'avois évité.

Mon mari, continua-t-elle, donne des leçons à son fils; moi, j'élève
ma fille; et notre pauvreté, nous rapprochant naturellement beaucoup
plus de nos enfans, nous donne de nouvelles jouissances. Quand on est
parfaitement heureux par ses affections, c'est peut-être une faveur de
la Providence que certains revers, qui resserrent encore vos liens par
la force même des choses. Je n'oserois pas le dire devant M. de
Belmont, si je ne savois pas que sa cécité ne le rend point
malheureux; mais cet accident fixe sa vie au sein de sa famille, cet
accident lui rend mon bras, ma voix, ma présence à tous les instans
nécessaires: il m'a vue dans les premiers jours de ma jeunesse, il
conservera toujours le même souvenir de moi, et il me sera permis de
l'aimer avec tout le charme, tout l'enthousiasme de l'amour, sans que
la timidité causée par la perte des agrémens du visage en impose à
l'expression de mes sentimens. Je le dirai devant M. de Belmont,
madame, il faut qu'il entende ce que je pense de lui, puisque je ne
veux pas le quitter un instant, même pour me livrer au plaisir de le
louer: le premier bonheur d'une femme, c'est d'avoir épousé un homme
qu'elle respecte autant qu'elle l'aime; qui lui est supérieur par son
esprit et son caractère, et qui décide de tout pour elle, non parce
qu'il opprime sa volonté, mais parce qu'il éclaire sa raison, et
soutient sa foiblesse. Dans les circonstances même où elle auroit un
avis différent du sien, elle cède avec bonheur, avec confiance à celui
qui a la responsabilité de la destinée commune, et peut seul réparer
une erreur, quand même il l'auroit commise. Pour que le mariage
remplisse l'intention de la nature, il faut que l'homme ait par son
mérite réel un véritable avantage sur sa femme, un avantage qu'elle
reconnoisse et dont elle jouisse: malheur aux femmes obligées de
conduire elles-mêmes leur vie, de couvrir les défauts et les
petitesses de leur mari, ou de s'en affranchir, en portant seules le
poids de l'existence! Le plus grand des plaisirs, c'est cette
admiration du coeur qui remplit tous les momens, donne un but à toutes
les actions, une émulation continuelle au perfectionnement de
soi-même, et place auprès de soi la véritable gloire, l'approbation de
l'ami qui vous honore en vous aimant. Aimable Delphine, ne jugez pas
le bonheur ou le malheur des familles par toutes les prospérités de la
fortune où de la nature; connaissez le degré d'affection dont l'amour
conjugal les fait jouir, et c'est alors seulement que vous saurez
quelle est leur part de félicité sur la terre!

--Elle ne vous a pas tout dit, ma douce amie, reprit M. de Belmont;
elle ne vous a pas parlé du plaisir qu'elle a trouvé dans l'exercice
d'une générosité sans exemple; elle a tout sacrifié pour moi, qui ne
lui offrois qu'une suite de jours pendant lesquels il falloit tout
sacrifier encore. Riche, jeune, brillante, elle a voulu consacrer sa
vie à un aveugle sans fortune, et qui lui faisoit perdre toute celle
qu'elle possédoit. Dans quelque trésor du ciel il existait un bien
inestimable; il m'a été donné, ce bien, pour compenser un malheur que
tant d'infortunés ont éprouvé dans l'isolement. Et telle est la
puissance d'une affection profonde et pure, qu'elle change en
jouissances les peines les plus réelles de la vie; je me plais à
penser que je ne puis faire un pas sans la main de ma femme, que je ne
saurois pas même me nourrir, si elle n'approchoit pas de moi les
alimens qu'elle me destine. Aucune idée nouvelle ne ranimeroit mon
imagination, si elle ne me lisoit pas les ouvrages que je désire
connoître; aucune pensée ne parvient à mon esprit sans le charme que
sa voix lui prête; toute l'existence morale m'arrive par elle,
empreinte d'elle, et la Providence, en me donnant la vie, a laissé à
ma femme le soin d'achever ce présent, qui seroit inutile et
douloureux sans son secours.

Je le crois, dit encore M. de Belmont, j'aime mieux que personne; car
tout mon être est concentré dans le sentiment: mais comment se fait-il
que tous les hommes ne cherchent pas à trouver le bonheur dans leur
famille? Il est vrai que ma femme, et ma femme seule pouvoit faire du
mariage un sort si délicieux. Cependant, il me manque de n'avoir
jamais vu mes enfans, mais je me persuade qu'ils ressemblent à leur
mère! de toutes les images que mes yeux ont autrefois recueillies, il
n'en est qu'une qui soit restée parfaitement distincte dans mon
souvenir, c'est la figure de ma femme; je ne me crois pas aveugle près
d'elle, tant je me représente vivement ses traits! Avez-vous remarqué
combien sa voix est douce? quand elle parle, elle accentue
gracieusement et mollement, comme si elle aimoit à soigner les
plaisirs qui me restent; je sens tout, je n'oublie rien; un serrement
de main, une voix émue ne s'effacent jamais de mon souvenir. Ah! c'est
une existence heureuse que de savourer ainsi les affections et leur
charme; d'en jouir sans éprouver jamais une de ces inconstances du
coeur, qu'amènent quelquefois les splendeurs éclatantes de la fortune,
ou les dons brillans de la nature.

Néanmoins, quoique mon sort ne puisse se comparer à celui de personne,
je le dis, continua-t-il, aux grands de la terre, aux plus beaux, aux
plus jeunes; il n'est de bonheur pendant la vie que dans cette union
du mariage, que dans cette affection des enfans, qui n'est parfaite
que quand on chérit leur mère. Les hommes, beaucoup plus libres dans
leur sort que les femmes, croient pouvoir aisément suppléer aux
jouissances de la vie domestique; mais je ne sais quelle force secrète
la Providence a mise dans la morale; les circonstances de la vie
paraissent indépendantes d'elle, et c'est elle seule cependant qui
finit par en décider. Toutes les liaisons hors du mariage ne durent
pas; des événemens terribles, ou des dégoûts naturels brisent les
liens qu'on croyoit les plus solides; l'opinion vous poursuit,
l'opinion, de quelque manière, insinue ses poisons dans votre bonheur.
Et quand il seroit possible d'échapper à son empire, peut-on comparer
le plaisir de se voir quelques heure au milieu du monde, quelques
heures interrompues, avec l'intimité parfaite du mariage? Que
serois-je devenu sans elle? moi qui ne devois porter mes malheurs qu'à
celle qui pouvoit s'enorgueillir de les partager! Comment aurois-je
fait pour lutter contre l'ordre de la société? moi que la nature avoit
désarmé! Combien l'abri des vertus constantes et sûres ne m'étoit-il
pas nécessaire à moi, qui ne pouvois rien conquérir, et qui n'avois
pour espoir que le bonheur qui viendroit me chercher! Mais ce ne sont
point des consolations que je possède, c'est la félicité même; et je
le répète avec assurance, celui qui n'est point heureux par le mariage
est seul, oui, partout seul; car il est tôt ou tard menacé de vivre
sans être aimé.

--M. de Belmont prononça ces paroles avec tant de chaleur, qu'elles
jetèrent mon âme dans une situation violente; je vous l'avoue, ce que
j'éprouve, quand une circonstance ranime en moi la douleur de n'avoir
pas épousé madame d'Albémar, ce que j'éprouve tient beaucoup de cet
état, que les anciens auroient expliqué par la vengeance des furies.
Quelquefois cette douleur semble dormir dans mon sein; mais quand elle
se réveille, je sens qu'elle ne m'a jamais quitté, et que tous les
jours écoulés me sont retracés par les regrets les plus amers.

Madame d'Albémar s'aperçut que j'étois saisi par ces mouvemens
impétueux et déchirans. En effet, j'avois résisté long-temps; mais
tant d'émotions, qui portoient sur la même blessure, l'avoient enfin
rendue trop douloureuse. Delphine se leva, et dit qu'elle vouloit
partir; le temps menaçoit de la neige, monsieur et madame de Belmont
voulurent l'engager à, rester; elle me regarda, et vit, je crois, que
mon visage étoit entièrement décomposé; car elle répéta vivement que
sa voiture l'attendoit à quatre pas de la maison, et qu'elle étoit
forcée de s'en aller. Elle promit de revenir; monsieur et madame de
Belmont, et leurs deux enfans, la réconduisirent jusqu'à la porte,
avec cette affection qu'elle inspire si vite à quiconque est digne de
l'apprécier.

Je lui donnai le bras sans rien dire, et nous marchâmes ainsi quelque
temps. Arrivés à, l'endroit où sa voiture devoit l'attendre, nous ne
la trouvâmes point; on avoit mal entendu nos ordres, et la neige
commençoit à tomber avec une grande abondance.--J'ai bien froid, me
dit-elle.--Ce mot me tira des pensées qui m'absorboient; je la
regardai, elle étoit fort pâle, et je craignis que sa santé ne
souffrît du chemin qui lui restoit encore à faire; je la suppliai de
me permettre de la porter, pour que ses pieds au moins ne fussent pas
dans la neige. Elle s'y refusa d'abord, mais son état étant devenu
plus alarmant, j'insistai peut-être avec amertume, car j'étois agité
par les sentimens les plus douloureux. Delphine consentit alors à ce
que je désirois; elle espéroit, j'ai cru le voir, que mes impressions
s'adouciroient par le plaisir de lui rendre au moins ce foible
service.

Mon ami, je la portai pendant une demi-lieue, avec des émotions d'une
nature si vive et si différente, que mon âme en est restée
bouleversée. Tantôt la fièvre de l'amour me saisissoit, en la pressant
sur mon coeur, et je lui répétois qu'il falloit qu'elle fût à moi
comme mon épouse, comme ma maîtresse, comme l'être enfin qui devoit
confondre sa vie avec la mienne; elle me repoussoit, soupiroit, et me
menaçoit de refuser mon secours. Une fois la rigueur du froid la
saisit tellement, qu'elle pencha sa tête sur moi, et je la soulevois
comme si elle eût été sans vie: je regardai le ciel dans un mouvement
inexprimable; je ne sais ce que je voulois; mais si elle étoit morte
dans mes bras, je l'aurois suivie, et je ne sentirois plus la douleur
qui me poursuit. Enfin nous arrivâmes, et mes soins la rétablirent
entièrement. J'étois impatient de la quitter; je ne me trouvois plus
bien à Bellerive, dans ces lieux qui faisoient mes délices: malheureux
que je suis! pourquoi falloit-il que je visse le spectacle d'une union
si heureuse!

Aveugles, ruinés, relégués dans un coin de la terre, ils sont heureux
par l'amour dans le mariage; et moi, qui pouvois goûter ce bien au
sein de toutes les prospérités humaines, j'ai livré mon coeur à des
regrets dévorans, qui n'en sortiront qu'avec la vie.



LETTRE XX.

Delphine à Léonce.


Hier, vous n'êtes resté qu'un quart d'heure avec moi; à peine
m'avez-vous parlé: en me quittant, j'ai vu que vous alliez dans la
forêt, au lieu de retourner à Paris; j'ai su depuis que vous n'êtes
rentré chez vous qu'au jour. Vous avez passé cette nuit glacée seul, à
cheval, non loin de ma demeure; c'étoit vous pourtant qui aviez voulu
abréger notre soirée. Inquiète, troublée, je suis restée à ma fenêtre
pendant cette même nuit. Léonce, occupés ainsi l'un de l'autre, nous
craignions de nous parler: que me cachez-vous? juste ciel! ne
pouvons-nous plus nous entendre?



LETTRE XXI.

Léonce à Delphine.


J'ai passé une nuit plus douce que tous les jours qui me sont
destinés: cette tristesse de l'hiver me plaisoit, je n'avois rien à
reprocher à la nature. Mais vous, vous qui voyez dans quel état je
suis, daignez-vous en avoir pitié? Ce frisson que les longues heures
de la nuit me faisoient éprouver m'étoit assez doux; n'est-ce pas
ainsi que s'annonce la mort? et ne sentez-vous pas qu'il faudra
bientôt y recourir? Vous me demandez si je vous cache un secret!
l'amour en a-t-il? Si vous partagiez ce que j'éprouve, ne me
comprendriez-vous pas? Cependant vous me le demandez ce secret; le
voici: je suis malheureux; n'exigez rien de plus.



LETTRE XII.

Delphine à Léonce,


Vous êtes malheureux, Léonce! ah! le ciel m'inspiroit bien, quand je
voulois partir, quand je refusois de croire à vos sermens; vous me
juriez qu'en restant, je comblerois tous les voeux de votre coeur;
vous m'avez séduite par cet espoir, et déjà vous ne craignez plus de
me le ravir. Autrefois les mêmes sentimens nous animoient, et
maintenant, hélas! qu'est devenu cet accord? savez-vous ce que
j'éprouvois? je jouissois avec délices de notre situation. Insensée
que je suis! j'étois heureuse, je vous l'aurois dit; oh! que vous avez
bien réprimé cette confiance imprudente!

Mais d'où vient donc, Léonce, cette funeste différence entre nous?
Vous croiriez-vous le droit de me dire que vous êtes plus capable
d'aimer que moi? avec quel dédain je recevrois ce reproche! je connois
des sacrifices, que vous ne pourriez pas me faire; il n'en est pas un
au monde qui me parût mériter seulement votre reconnoissance, tant il
me coûteroit peu! Vous ai-je parlé du tort que me faisoit mon séjour à
Bellerive? loin de redouter les peines que mon amour pourra me causer,
quand je m'égare dans les chimères qui me plaisent, j'aime à supposer
des dangers, des malheurs de tout genre, que je braverois avec
transport pour vous.

Oserez-vous prétendre que le don, ou plutôt l'avilissement de
moi-même, est le sacrifice que je dois à ce que j'aime? Mon ami, ce
seroit notre amour que j'immolerois, si je renonçois à cet
enthousiasme généreux qui anime notre affection mutuelle. Si je cédois
à vos désirs, nous ne serions bientôt plus que des amans sans passion,
puisque nous serions sans vertu; et nous aurions ainsi bientôt
désenchanté tous les sentimens de notre coeur.

Si je pouvois manquer maintenant aux derniers devoirs que je respecte
encore, quelle seroit ma conduite à mes propres yeux? Je me serois
établie dans une solitude, pour y passer ma vie seule avec l'homme que
j'aime, avec l'époux d'une autre; j'y resterois sans combats, sans
remords, j'aurois été moi-même au-devant de ma honte: oh! Léonce, je
ne suis déjà peut-être que trop coupable; veux-tu donc dégrader
l'image de Delphine? Veux-tu la dégrader dans ton propre souvenir?
qu'elle parte, et tu ne l'oublieras jamais; qu'elle meure, et tu
verseras des larmes sur sa tombe; mais si tu la rendois criminelle, tu
la chercherois vainement telle qu'elle étoit, dans le monde, dans ta
mémoire, dans ton coeur; elle n'y seroit plus; et sa tête humiliée se
pencheroit vers la terre, n'osant plus regarder ni le ciel ni Léonce.

Hier, n'étois-tu pas égaré, quand tu me reprochois d'être insensible à
l'amour? ton accent étoit âpre et sombre; tu m'accusois de ne pas
savoir aimer! Ah! crois-tu que mon amour n'ait pas aussi sa volupté,
son délire? la passion innocente a des plaisirs que ton coeur
blasphème. Quand tu n'avois pas encore troublé mes espérances, quand
je me flattois de passer ma vie entière avec toi, il n'existoit pas
dans l'imagination un bonheur que l'on pût comparer au mien; aucun
chagrin, aucune inquiétude ne me rendoient les heures difficiles; je
me sentois portée dans la vie comme sur un nuage; à peine touchois-je
la terre de mes pas; j'étois environnée d'un air azuré, à travers
lequel tous les objets s'offroient à moi sous une couleur riante: si
je lisois, mes yeux se remplissoient des plus douces larmes, à chaque
mot que je rapportois à toi; je m'attendrissois en faisant de la
musique, car je t'adressois toujours ce langage mystérieux, ces
émotions indéfinissables que l'harmonie nous fait éprouver; j'avois en
moi une existence surnaturelle que tu m'avois donnée, une inspiration
d'amour et de vertu, qui faisoit battre mon coeur plus vite à tous les
momens du jour.

J'étois heureuse ainsi, même dans ton absence: l'heure de te voir
approchoit, et la fièvre de l'espérance m'agitoit; cette fièvre se
calmoit, quand tu entrois dans ma chambre; elle faisoit place aux
sentimens délicieux qui se répandoient dans mon coeur: je te
regardois, je considérois de nouveau tous les objets qui m'entourent,
étonnée de la magie, de l'enchantement de ta présence, et demandant au
ciel si c'étoit bien la vie qu'un tel bonheur, ou si mon âme déjà
n'avoit pas quitté la terre! n'y avoit-il donc point d'amour dans
cette ivresse? et quand tu m'environnois de tes bras, quand je
reposois ma tête sur ton épaule, si je renfermois dans mon coeur
quelques-uns de mes mouvemens, ce coeur en devenoit plus tendre; il
eût perdu de sa sensibilité même, s'il n'avoit su rien réprimer.

J'ai voulu, Léonce, ne voir dans votre peine que vos inquiétudes sur
mon sentiment pour vous; j'ai dissipé ces inquiétudes: si vous vous
permettiez encore les mêmes plaintes, il ne seroit plus digne de moi
d'y répondre.



LETTRE XXIII.

Léonce à Delphine.


Ma volonté est soumise à la vôtre; mais je ne sais quel accablement
douloureux altère en moi les principes de la vie; hier, en revenant de
chez vous, je pouvois à peine me soutenir sur mon cheval; j'essaierai
d'aller à Bellerive ce soir; mais j'ai à peine la force d'écrire.
Adieu.



LETTRE XXIV.

Delphine à Léonce.


Léonce, je vous crois généreux, pourquoi donc vous cacherois-je ce qui
est dangereux pour moi? Vous savez, vous devez savoir, que si vous me
rendiez coupable, je n'y survivrois pas; et vous me connoissez assez
pour ne pas imaginer que j'imite ces femmes dissimulées, qui veulent
se laisser vaincre, après avoir long-temps, résisté. Si vous ne voulez
pas que je meure de douleur ou de honte, je dois obtenir, en vous
confiant le secret de ma foiblesse, que votre propre vertu m'en
défende. O Léonce! si vous souffrez, si vos peines altèrent
quelquefois votre santé, ne vous montrez pas à moi dans cet état.

Hier, en vous voyant si pâle, si chancelant, je me sentis défaillir;
quand l'image de votre danger se présente à moi, toute autre idée
disparoît à mes yeux. Il se passoit hier dans mon coeur une émotion
inconnue, qui affoiblissoit ma raison, ma vertu, toutes mes forces; et
j'éprouvois un désir inexprimable de ranimer votre vie aux dépens de
la mienne, de verser mon sang pour qu'il réchauffât le vôtre, et que
mon dernier souffle rendît quelque chaleur à vos mains tremblantes.

Léonce, en vous avouant l'empire de la souffrance sur mon coeur, c'est
vous interdire à jamais de m'en rendre témoin; dérobez-la-moi, s'il
est possible; cette prière n'est pas d'une âme dure, et vous
l'adresser, c'est vous estimer beaucoup. Ne répondez pas à cette
lettre; en l'écrivant, mon front s'est couvert de rougeur. Je vous ai
imploré, protégez-moi; mais sans me rappeler que je vous l'ai demandé.



LETTRE XXV.

Léonce à Delphine.


Delphine, je veux respecter vos volontés, je le veux; cette
résignation est tout ce que je puis vous promettre. Vous ne connoissez
pas les sentimens qui m'agitent; je leur impose silence, je ne puis
vous les confier. Je vous adore, et je crains de vous parler d'amour!
que deviendrai-je? et cependant tu m'aimes, et tu voudrois que je
fusse heureux! J'ai cru que je le serois, je me suis trompé. Essayons
de ne pas nous parler de nous, de transporter notre pensée sur je ne
sais quel sujet étranger, dont nous ne nous occuperons qu'avec effort,
oui, avec effort. Puis-je ne pas me contraindre? puis-je m'abandonner
à ce que j'éprouve! Si je m'y livre un jour, dans l'état où m'ont jeté
mes désirs et mes regrets, si je m'y livre un jour, l'un de nous deux
est perdu.



LETTRE XXVI.

Delphine à Léonce.


L'homme d'affaires de madame de Mondoville est venu voir le mien, pour
lui parler de soixante mille livres que j'ai cautionnées pour madame
de Vernon, et de quarante autres que je lui avois prêtées, il y a deux
ou trois ans: vous sentez bien que je ne veux pas que vous acquittiez
ces dettes, surtout à présent que vos affaires sont en désordre; mais
il seroit tout-à-fait inconvenable pour moi d'avoir l'air de rendre un
service à madame de Mondoville. Hélas! j'ai des torts envers elle, et
si jamais elle les découvre, je, ne veux pas qu'elle puisse penser que
j'ai cherché à enchaîner son ressentiment par des obligations de cette
nature. Ayez donc la bonté de dire à madame de Mondoville, que je ne
veux pas que de dix ans, il soit question en aucune manière des dettes
que sa mère a contractées avec moi; mais persuadez-lui bien que je me
conduis ainsi par amitié pour vous, ou à cause d'une promesse faite à
sa mère: supposez tout ce que vous voudrez seulement arrangez tout;
pour que madame de Mondoville ne puisse pas se croire liée
personnellement envers moi, par la reconnoissance.



LETTRE XXVII.

Léonce à Delphine.


J'ai exécuté fidèlement vos ordres auprès de madame de Mondoville. Que
parlez-vous de lui épargner de la reconnoissance? avez-vous donc
oublié que c'est vous qui l'avez dotée, que sans votre générosité
fatale je serois peut-être libre encore: ah Dieu! ne puis-je donc
repousser ce souvenir, et tout dans la vie doit-il me le rappeler!

Je n'ai pu empêcher Matilde de vous aller voir demain; elle est
touchée de vos procédés envers nous, quoique j'en aie diminué le
mérite selon vos intentions; elle vouloit que je l'accompagnasse à
Bellerive, cela m'est impossible; je ne veux pas vous voir ensemble,
je ne veux pas la trouver dans les lieux que vous habitez, il me
semble que son image y resteroit.... Permettez-moi de vous prier, ma
Delphine, de recevoir Matilde comme vous l'auriez fait avant la mort
de sa mère; vous êtes capable de vous troubler en la voyant, comme si
vous aviez des torts envers elle: hélas! ne lui offrez-vous pas ma
peine en sacrifice? n'est-ce point assez? conservez avec elle la
supériorité qui vous convient. Il seroit difficile de lui donner des
soupçons, jamais elle n'a été plus calme, plus heureuse; mais la seule
personne qu'elle observe avec soin, c'est vous; non par jalousie, mais
pour se démontrer à elle-même qu'il n'y a de bonheur que dans la
dévotion; et que toutes vos qualités et vos agrémens vous sont
inutiles, parce que vous n'êtes pas dans les mêmes opinions qu'elle.

Ne lui montrez donc, je vous prie, ni tristesse, ni timidité; et
souvenez-vous qu'elle vous doit, et uniquement à vous, la conduite que
je tiens envers elle. C'est une personne à laquelle je n'ai rien à
reprocher, mais qui me convient si peu, que j'aurois cherché des
prétextes pour m'éloigner, si vous ne m'aviez pas imposé son bonheur
pour prix de votre présence; je le fais, ce bonheur, sans qu'il m'en
coûte, grâce au ciel! la moindre dissimulation. Elle ne compte dans la
vie que les procédés, comme elle ne voit dans la religion que les
pratiques; elle ne s'inquiète ni du regard, ni de l'accent, ni des
paroles, qui sont mille fois plus involontaires que les actions. elle
m'aime, je le crois; et si quelques circonstances éclatantes
excitoient sa jalousie, elle pourroit être très-vive et très-amère;
mais tant que je ne manquerai pas à la voir chaque jour, elle
n'imaginera pas que mon coeur puisse être occupé d'un autre objet. Il
importe donc à son repos comme à votre dignité ma chère Delphine, que
vous ne changiez rien à votre manière d'être avec elle. Adieu, vous
triomphez; sais-je assez me contenir? Je parle comme si mon coeur
étoit calme.... Delphine, un jour, un jour! si tous ces efforts
étoient vains, s'il falloit choisir entre ma vie et mon amour, ah! que
prononceriez-vous?



LETTRE XXVIII.

Delphine à Léonce.


Quels cruels momens je viens de passer! Matilde est venue à six heures
du soir, et ne m'a quittée qu'à neuf: je crois qu'elle s'étoit
prescrit à l'avance ces trois heures, les plus pénibles dont je puisse
me faire l'idée. Je craignois d'être fausse en lui montrant de
l'amitié; je trouvois imprudent et injuste de la traiter avec
froideur, et chaque mot que je disois me coûtoit une délibération et
une incertitude. Je ne pouvois me défendre aussi de l'observer, de la
comparer à moi, et j'étois mécontente des diverses impressions que me
causoient tour à tour la beauté qu'elle possède, et les grâces dont
elle est privée. Enfin ce qui a fini par dominer en moi, c'est
l'amitié d'enfance que j'ai toujours eue pour elle, et je me sentois
attendrie par sa présence, sans qu'elle eût provoqué d'aucune manière
cette disposition.

Elle m'a demandé mes projets; je lui ai dit que je retournois ce
printemps en Languedoc; il m'a été impossible de lui répondre
autrement: je ne sais quelle voix a parlé pour moi, sans qu'aucune
réflexion précédente m'eût suggéré ce dessein.

Matilde m'a témoigné plus d'intérêt que jamais, et sa bienveillance me
faisoit tellement souffrir que, s'il eût été dans son caractère de
s'exprimer avec plus de sensibilité, je me serois peut-être jetée à
ses pieds par un mouvement plus fort que ma volonté et ma raison: mais
vous connoissez sa manière, elle éloigne la confiance, elle oblige les
autres à se contenir, comme elle se contient elle-même; le seul moment
où je lui ai trouvé un accent animé, et qui sortoit de ce ton uniforme
et mesuré qu'elle conserve presque toujours, c'est lorsqu'elle m'a
parlé de vous.--Tout mon bonheur est en lui, m'a-t-elle dit, et je
n'ai point d'autre affection sur cette terre!--Ces mots m'ont
ébranlée; mes yeux se sont remplis de larmes: mais alors Matilde,
craignant, comme sa mère, tout ce qui peut conduire à l'émotion, s'est
levée subitement, et m'a fait des questions sur l'arrangement de ma
maison.

Nous ne nous sommes entretenues depuis ce moment que sur les sujets
les plus indifférens; et nous nous sommes quittées, après trois heures
de tête-à-tête, comme si nous avions eu une conversation de quelques
minutes, au milieu d'un cercle nombreux. Mais, pendant ces heures elle
étoit calme, et moi, combien j'étois loin de l'être! Ah! Léonce, je
suis coupable, je le suis, sûrement; car j'éprouvois tout ce qui
caractérise le remords, le trouble, les craintes, la honte. Je
redoutois de me trouver seule après son départ; puis-je méconnoître
dans ce que je souffrois, les cruels symptômes du mécontentement de
soi-même!

J'ai reçu ce matin une lettre de madame d'Ervins, qui m'annonce son
arrivée, dans un mois, et me parle avec estime et confiance de la
sécurité qu'elle éprouve, en me remettant l'éducation de sa fille;
dites-le moi, mon ami, puis-je accepter un tel dépôt? quel exemple
Isore aura-t-elle sous les yeux? comment pourrai-je la convaincre de
mon innocence, lorsque je dois surtout lui conseiller de ne pas imiter
ma conduite. Sur mille femmes, à peine une échapperoit-elle aux
séductions auxquelles je m'expose, Léonce, je ne suis pas encore
criminelle, mais déjà je rougis, quand on parle des femmes qui le
sont; j'éprouve un plaisir condamnable, quand j'apprends quelques
traits des foiblesses du coeur; je me surprends à désirer de croire
que la vertu n'existe plus j'étois d'accord avec moi-même autrefois;
maintenant, je me raisonne sans cesse, comme si j'avois quelqu'un à
convaincre; et quand je me demande à qui j'adresse ces discours
continuels, je sens que c'est à ma conscience dont je voudrois couvrir
la voix.

Mon ami, si je persiste long-temps dans cet état, j'émousserai dans
mon coeur cette délicatesse vive et pure, dont le plus léger
avertissement disposoit souverainement de moi. Quel intérêt mettrai-je
aux derniers restes de la morale que je conserve encore, si je flétris
mon âme, en cessant d'aspirer à cette vertu parfaite, qui avoit été
jusqu'à ce jour l'objet de mes espérances? Léonce, je t'aime avec
idolâtrie; quand je te vois, je me sens comme transportée dans un
monde de félicités idéales, et cependant je voudrois avoir la force de
me séparer de toi: je voudrois avoir fait à la morale, à l'Être
suprême cet héroïque sacrifice, et que ton souvenir, et que l'amour
que tu m'inspires fusses à jamais gravés dans une âme, devenue sublime
par son courage.

O mon ami! que ne me soutiens-tu dans ces élans généreux! un jour,
nous tenant par la main, nous nous présenterions avec confiance au
Créateur de la nature: si l'homme juste, luttant contre l'adversité,
est un spectacle digne du ciel, des êtres sensibles triomphant de
l'amour, méritent plus encore l'approbation de Dieu même! Aide-moi, je
puis me relever encore; mais si tu persistes, je ne serai bientôt plus
qu'un caractère abattu sous le poids du repentir, une âme douce, mais
commune; et la plus noble puissance du coeur, celle des sacrifices,
s'affoiblira tout-à-fait en moi.

Sais-je enfin si je ne devrois pas m'éloigner de vous, pour vous-même?
Depuis quelque temps n'êtes-vous pas cruellement agité? puis-je,
hélas! puis-je me dire du moins que c'est pour votre bonheur, que
votre amie dégrade son coeur, en résistant à ses remords?



LETTRE XXIX.

Léonce à Delphine.


J'ai peut-être mérité, par le trouble, où m'ont jeté des sentimens
trop irrésistibles, la cruelle lettre que vous m'écrivez; cependant je
ne m'y attendois pas. Je vous ai parlé de ce qui manquoit à mon
bonheur, et vous me proposez de vous séparer de moi! quelle foible
idée vous ai-je donc donnée de mon amour! Avez-vous pu penser que
j'existerois un instant après vous avoir perdue! Je ne sais si vous
avez raison d'éprouver les regrets et les remords qui vous agitent; je
ne demande rien, je n'exige rien; mais je veux seulement que vous
lisiez dans mon âme. Aucune puissance humaine, aucun ordre de vous ne
pourroit me faire supporter la vie, si je cessois de vous voir. C'est
à vous d'examiner ce que vaut cette vie, quels intérêts peuvent
l'emporter sur elle! Je ne murmurerai point contre votre décision,
quand vous saurez clairement ce que vous prononcez.

Je sens presque habituellement, à travers le bonheur dont je jouis
près de toi, que la douleur n'est pas loin, qu'elle peut rentrer dans
mon âme avec d'autant plus de force, que des instans heureux l'ont
suspendue. Delphine, j'ai vingt-cinq ans; déjà je commence à voir
l'avenir comme une longue perspective, qui doit se décolorer à mesure
que l'on avance, Veux-tu que j'y renonce? je le ferai sans beaucoup de
peine; mais je te défends de jamais parler de séparation. Dis-moi, _je
crois ta mort nécessaire_, mon coeur n'en sera point révolté; mais
j'éprouve une sorte d'irritation contre toi, quand tu peux me parler
de ne plus se voir, comme d'une existence possible.

Mon amie! j'ai eu tort de t'entretenir de mes chagrins, pardonne-moi
mon égarement; en me présentant une idée horrible, tu m'as fait sentir
combien j'étois insensé de me plaindre! Hélas! n'est-ce donc que par
la douleur, que la raison peut rentrer dans le coeur de l'homme! et
n'apprend-on que par elle à se reprocher des désirs trop ambitieux! Eh
bien! eh bien! ne me parle plus d'absence, et je me tiens pour
satisfait.

Pourrois-je oublier quel charme je goûte, en te confiant mes pensées
les plus intimes? lorsque nous regardons ensemble les événemens du
monde, comme nous étant étrangers, comme nous faisant spectacle de
loin, et que, nous suffisant l'un à l'autre, les circonstances
extérieures ne nous paraissent qu'un sujet d'observations. Ah!
Delphine, j'accepterois avec toi l'immortalité sur cette terre; les
générations qui se succéderoient devant nous, ne rempliroient mon âme
que d'une douce tristesse; je renouvellerais sans cesse avec toi mes
sentimens et mes idées; je revivrois dans chaque entretien.

--Mon amie; écartons de notre esprit toutes les inquiétudes que notre
imagination pourroit exciter en nous; il n'y a rien de réel au monde
qu'aimer; tout le reste disparoît, ou change de forme et d'importance,
suivant notre disposition: mais le sentiment ne peut être blessé sans
que la vie elle-même ne soit attaquée. Il régloit, il inspiroit tous
les intérêts, toutes les actions; l'âme qu'il remplissoit ne sait plus
quelle route suivre, et perdue dans le temps, toutes les heures ne lui
présentent plus ni occupations, ni but, ni jouissances.

Crois-moi, Delphine, il y a de la vertu dans l'amour, il y en a même
dans ce sacrifice entier de soi-même à son amant, que tu condamnes
avec tant de force; mais comment peux-tu te croire coupable, quand la
pure innocence guide tes actions et ton coeur? Comment peux-tu rougir
de toi, lorsque je me sens pénétré d'une admiration si profonde pour
ton caractère et ta conduite? Juge de tes vertus comme de tes charmes,
par l'amour que je ressens pour toi. Ce n'est pas ta beauté seule qui
l'a fait naître; tes perfection morales m'ont inspiré cet enthousiasme
qui, tour à tour, exalte et combat mes désirs. O mon amie, abjure ta
lettre, sois fière d'être aimée, et ne te repens pas de me consacrer
ta vie.



LETTRE XXX.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Bellerive, ce 2 avril 1791.


Vous m'écrivez moins souvent, ma chère Louise, et vous évitez de me
parler de Léonce; il n'y a pas moins de tendresse dans vos lettres,
mais un sentiment secret de blâme s'y laisse entrevoir: ah! vous avez
raison, je le mérite, ce blâme; j'ai perdu le moment du courageux
sacrifice, jugez vous-même à présent s'il est possible: je vous envoie
la dernière lettre que j'ai reçue de Léonce; puis-je partir après ces
menaces funestes, le puis-je? Toutes les femmes qui ont aimé, je le
sais, se sont crues dans une situation qui n'avoit jamais existé
jusqu'alors; mais, néanmoins, ne trouvez-vous pas que le sentiment de
Léonce pour moi n'a point d'exemple au monde?

Cette tendresse profonde, dans une âme si forte, cet oubli de tout,
dans un caractère qui sembloit devoir se livrer avec ardeur aux
distinctions qui l'attendoient dans la vie; et quel homme étoit plus
fait que Léonce pour aspirer à tous les genres de gloire? la noblesse
de ses expressions, la dignité de ses regards, m'en imposent
quelquefois à moi-même; je jouis de me sentir inférieure à lui. Jamais
aucun triomphe n'a fait goûter autant de jouissances que j'en éprouve,
en abaissant mon caractère devant celui de Léonce. Qui pourroit
mesurer tout ce qu'il est déjà, et tout ce qu'il peut devenir? Par
de-là les perfections que j'admire, j'en soupçonne de nouvelles qui me
sont inconnues; et lorsqu'il se sert des expressions les plus
ardentes, quelque chose de contenu dans son accent, de voilé dans ses
regards, me persuade qu'il garde en lui-même des sentimens plus
profonds encore que ceux qu'il consent à m'exprimer. Léonce exerce sur
moi la toute-puissance que lui donnent à la fois son esprit, son
caractère et son amour. Il me semble que je suis née pour lui obéir
autant que pour l'adorer; seule, je me reproche la passion qu'il
m'inspire; mais en sa présence, le mouvement involontaire de mon âme
est de me croire coupable, quand j'ai pu le rendre malheureux. Il me
semble que son visage, que sa voix, que ses paroles portent
l'empreinte de la vertu même, et m'en dictent les lois. Ces
récompenses célestes qu'on éprouve au fond de son coeur, quand on se
livre à quelque généreux dessein, je crois les goûter quand il me
parle; et lorsque, dans un noble transport, il me dit qu'il faut
immoler sa vie à l'amour, je rougirois de moi-même, si je ne
partageois pas son enthousiasme.

Ne craignez pas, cependant, que son empire sur moi me rende
criminelle; le même sentiment qui me soumet à ses volontés me défend
contre la honte. Léonce commande à mon sort, parce que j'admire son
caractère, parce qu'il réunit toutes les vertus que vous m'avez appris
à chérir; je ne puis le quitter, s'il ne consent pas lui-même à ce
sacrifice; mais, lorsque oubliant la différence de nos devoirs, il
veut me faire manquer aux miens, je m'arme contre lui de ses qualités
mêmes, et, certaine qu'il ne sacrifierait pas son honneur à l'amour,
le désir de l'égaler m'inspire le courage de lui résister. Ah! Louise,
c'est bien peu, sans doute, que de conserver une dernière vertu, quand
on a déjà bravé tant d'égards, tant de devoirs, qui me paroissoient
jadis aussi sacrés que ceux que je respecte encore; mais ne gardez pas
sur ma situation ce silence cruel! ne croyez pas qu'il ne soit plus
temps de me donner des conseils, que je n'en puisse recevoir aucun!
une fois, peut-être, je les suivrai, je n'en sais rien; mais aimez-moi
toujours.

Hélas! notre situation peut à chaque instant être bouleversée. Je
partirois, si Matilde, découvrant nos sentimens, désiroit que je
m'éloignasse; je partirois, si Léonce cessoit un seul jour de me
respecter, ou si l'opinion me poursuivoit au point de le rendre
malheureux lui-même. Ah! de combien de manières prévues et imprévues,
le bonheur dont je ne jouis qu'en tremblant ne peut-il pas m'être
arraché! Louise, ne vous hâtez donc pas de prendre avec moi ce ton de
froideur et de réserve, qu'il ne faut adresser qu'aux amis dont le
sort est trop prospère; n'oubliez pas la pitié, je vous la demanderai
peut-être bientôt.

Déjà vous m'inquiétez, en m'annonçant que M. de Valorbe, ayant perdu
sa mère, se prépare à partir pour Paris; il faudra que j'instruise
Léonce, et de ses sentimens pour moi, et de ses droits à ma
reconnoissance; mais de quelque manière que je les lui fasse
connoître, sa présence lui sera toujours importune. Ne pouvez-vous
donc pas détourner M. de Valorbe de venir ici? Vous savez que, sous
des formes timides et contraintes, il a un amour-propre très-sombre et
très-amer, et que tout ce qu'il dit de son dégoût de la vie, vient
uniquement de ce qu'il a une opinion de lui qu'il ne peut faire
partager aux autres; il a plus d'esprit qu'il n'en sait montrer, ce
qui est précisément le contraire de ce qu'il faut pour réussir à
Paris, où l'on n'a le temps de découvrir le mérite de personne. Quand
il ne devineroit pas mes véritables sentimens, il suffiroit de la
supériorité de Léonce pour lui donner de l'humeur; et que de malheurs
ne peut-il pas en arriver! Essayez de lui persuader, ma chère Louise,
que rien ne pourra jamais me décider à me remarier. Je ne puis vous
exprimer assez combien il me sera pénible de revoir M. de Valorbe,
s'il me faut supporter qu'il me parle encore de son amour. D'ailleurs
ma société est maintenant si resserrée, qu'en y admettant M. de
Valorbe, je m'expose à faire croire qu'il m'intéresse.

Je ne vois habituellement que M. et madame de Lebensei, et
quelquefois, mais plus rarement, M. et madame de Belmont; l'esprit de
M. de Lebensei me plaît extrêmement, sa conversation m'est chaque jour
plus agréable; il n'a de prévention ni de parti pris sur rien à
l'avance, et sa raison lui sert pour tout examiner. La société d'un
homme de ce genre vous promet toujours de la sécurité et de l'intérêt;
on ne craint point de lui confier sa pensée, l'on est sûr de la
confirmer ou de la rectifier en l'écoutant.

Sa femme a moins d'esprit et surtout moins de calme que lui; sa
situation dans la société la rend malheureuse, sans qu'elle consente
même à se l'avouer; ce chagrin est fort augmenté par une inquiétude
très-naturelle et très-vive qu'elle éprouve dans ce moment; elle est
prête d'accoucher, et elle a des raisons de craindre que sa grand'mère
et sa tante, qui sont toutes les deux très-dévotes, ne veuillent pas
reconnoître son enfant. Elle m'a dit, sans vouloir s'expliquer
davantage, qu'elle avoit un service à me demander auprès de ses
parens, qui sont un peu les miens; je serai trop heureuse de le lui
rendre. Je voudrois lui faire quelque bien. Elle est souvent honteuse
de ses peines, et mécontente de sa sensibilité, dont les jouissances
ne lui font pas oublier tout le reste; elle craint que son mari ne
s'aperçoive de ses chagrins; et reprend un air gai chaque fois qu'il
la regarde. Madame de Belmont, avec un mari aveugle et ruiné, jouit
d'une félicité bien plus pure; elle ne vit pas plus dans le monde que
madame de Lebensei, mais elle n'a pas l'idée qu'elle en soit écartée;
elle choisit la solitude, et la pauvre Élise y est condamnée: je la
plains, parce qu'elle souffre, car, à sa place, je serois parfaitement
heureuse; elle se croit, et a raison de se croire innocente; elle a
épousé ce qu'elle aime; et l'opinion la tourmente! quelle foiblesse!

Adieu, ma soeur, ne m'abandonnez pas; reprenons l'habitude de nous
écrire chaque jour tout ce que nous éprouvons; je ne me crois pas un
sentiment dont votre coeur indulgent et tendre ne puisse accepter la
confidence.



LETTRE XXXI.

Léonce à Delphine,


Le neveu de madame du Marset est menacé de perdre son régiment, pour
avoir montré, dit-on, une opinion contraire à la révolution. M. de
Lebensei a beaucoup de crédit auprès des députés démocrates de
l'assemblée constituante; madame du Marset est venue me demander de
vous engager à le prier de sauver son neveu. Si M. d'Orsan perdoit son
régiment, il manqueroit un mariage riche qui, dans son état de
fortune, lui est indispensablement nécessaire: je sais quelle a été la
conduite de madame du Marset envers vous, envers moi; mais je trouve
plaisir à vous donner l'occasion d'une vengeance qui satisfait assez
bien la fierté: car ce n'est point par bonté pure qu'on rend service à
ceux dont on a raison de se plaindre; on jouit de ce qu'ils
s'humilient en vous sollicitant, et l'on est bien aise de se donner le
droit de dédaigner ceux qui avoient excité notre ressentiment. Cette
raison, d'ailleurs, n'est pas la seule qui me fasse désirer que vous
soyez utile à madame du Marset.

Vous savez, quoique nous en parlions rarement ensemble, combien les
querelles politiques s'aigrissent à présent; on a dit assez souvent,
et madame du Marset a singulièrement contribué à le répandre, que vous
étiez très-enthousiaste des principes de la révolution françoise: il
me semble donc qu'il vous convient particulièrement d'être utile à ses
ennemis; cette conduite peut faire tomber ce qu'on a dit contre vous à
cet égard. En voyant le cours que prennent les événemens politiques de
France, je souhaite tous les jours plus, que l'on ne vous soupçonne
pas de vous intéresser aux succès de ceux qui les dirigent.

Vous avez exigé de moi, mon amie, que j'accompagnasse Matilde à
Mondoville; j'aurois plutôt obtenu d'elle que de vous la permission de
m'en dispenser: savez-vous que ce voyage durera plus d'une semaine?
Avez-vous songé à ce qu'il m'en coûte pour vous obéir? toutes les
peines de l'absence, oubliées depuis trois mois, se sont représentées
à mon souvenir. Je vous en prie, soyez fidèle à la promesse que vous
m'avez faite de m'écrire exactement. Je sais d'avance les journées qui
m'attendent; elles n'auroient point de but ni d'espérance, si je ne
devois pas recevoir une lettre de vous. Shakespeare a dit, que la _vie
étoit ennuyeuse comme un conte répété deux fois_. Ah! combien cela est
vrai des momens passés loin de Delphine! quel fastidieux retour des
mêmes ennuis et des mêmes peines!

Adieu, mon amie; j'éprouve une tristesse profonde, et quand je
m'interroge sur la cause de cette tristesse, je sens que ce sont ces
huit jours qui me voilent le reste de l'avenir; et vous osiez penser à
me quitter! N'en parlons plus; cette idée, je l'espère, ne vous est
jamais venue sérieusement; vous vous en êtes servie pour m'effrayer de
mes égaremens, et peut-être avez-vous réussi. Adieu.



LETTRE XXXII.

Delphine à Léonce.


M. de Lebensei, quelques heures après avoir reçu ma lettre, a terminé
l'affaire de M. d'Orsan; vous pouvez mon cher Léonce, en instruire
madame du Marset; je ne me soucie pas le moins du monde d'en avoir le
mérite auprès d'elle, car il seroit usurpé. Je l'ai servie parce que
vous le désiriez, et non par les motifs que vous m'avez présentés.
Sans doute, je pense comme vous qu'il faut être utile même à ses
ennemis, quand on en a la puissance; mais, comme les moyens de rendre
service sont très bornés pour les particuliers, je ne m'occupe de
faire du bien à mes ennemis, que quand il ne me reste pas un seul de
mes amis qui ait besoin de moi; c'est un plaisir d'amour-propre, que
de condamner à la reconnoissance les personnes dont on a de justes
raisons de se plaindre; il ne faut jamais compter parmi les bonnes
actions les jouissances de son orgueil.

Quant à l'intérêt que je puis avoir à me faire aimer de ceux qui n'ont
pas les mêmes opinions que moi, je n'y mettrois pas le moindre prix
sans vous. Je déteste les haines de parti, j'en suis incapable; et
quoique j'aime vivement et sincèrement la liberté, je ne me suis point
livrée à cet enthousiasme, parce qu'il m'auroit lancée au milieu de
passions qui ne conviennent point à une femme; mais, comme je ne veux
en aucune manière désavouer mes opinions, je me sentirois plutôt de
l'éloignement que du goût, pour un service qui auroit l'air d'une
expiation: je dirai plus, il n'atteindroit pas son but; toutes les
fois qu'on mêle un calcul à une action honnête, le calcul ne réussit
pas.

Je veux vous transcrire à ce sujet un passage de la lettre que m'a
répondue M. de Lebensei: «Il faut, me dit-il, se dévouer, quand on le
peut, à diminuer les malheurs sans nombre qu'entraîne une révolution,
et qui pèsent davantage encore sur les personnes opposées à cette
révolution même; mais il ne faut pas compter en général sur le
souvenir qu'elles en conserveront. Je me suis donné, il y a deux mois,
beaucoup de peine pour faire sortir de prison un homme que je ne
connois pas, mais qui auroit risqué de perdre la vie, pour un fait
politique dont il étoit accusé: j'ai appris hier, qu'il disoit partout
que j'étois un homme d'une activité très-dangereuse; j'ai chargé un de
mes amis de lui rappeler que, sans cette prétendue activité, il
n'existeroit plus, et qu'elle devoit au moins trouver grâce a ses
yeux. Un tel _désappointement_ m'est fort égal, à moi qui suis
tout-à-fait indifférent à ce que disent et pensent les personnes que
je n'aime pas. Seulement je vous cite cet exemple, pour vous prouver
qu'un homme de parti est ingénieux à découvrir un moyen de haïr à son
aise celui qui lui a fait du bien, lorsqu'il n'est pas de la même
opinion que lui; et peut-être arrive-t-il souvent que l'on invente,
pour se dégager d'une reconnoissance pénible, mille calomnies
auxquelles on n'auroit pas pensé, si l'on étoit resté tout-à-fait
étrangers l'un à l'autre.» M. de Lebensei va peut-être un peu loin, en
s'exprimant ainsi; mais j'ai voulu que vous sussiez bien, cher Léonce,
que j'avois servi madame du Marset pour vous plaire, et sans aucun
autre intérêt. Il m'a paru que dans cette affaire, M. de Lebensei
accordoit une grande influence à votre nom; je crois qu'il seroit bien
aise de se lier avec vous: voulez-vous qu'à votre retour je vous
réunisse ensemble à dîner chez moi?

Voilà une lettre, mon ami, qui ne contient rien que des affaires; vous
l'avez voulu, en m'occupant de madame du Marset: j'aurois pu vous
entretenir cependant de la douleur que me cause votre absence; quand
il me faut passer la fin du jour seule; dans ces mêmes lieux où j'ai
goûté le bonheur de vous voir, je me livre aux réflexions les plus
cruelles. Hélas! ceux qui n'ont rien à se reprocher supportent
doucement une séparation momentanée; mais quand on est mécontent de
soi, l'on ne peut se faire illusion qu'en présence de ce qu'on aime.
Gardez-vous cependant d'affliger Matilde en revenant avant elle:
songez que pour calmer mes remords, j'ai besoin de me dire sans cesse
que mes sentimens ne nuisent point au bonheur de Matilde, et qu'à ma
prière même, vous lui rendez souvent des soins que peut-être sans moi
vous négligeriez.



LETTRE XXXIII.

Léonce à Delphine,

Mondoville, ce 20 avril.


Avant de quitter Mondoville, mon amie, je veux m'expliquer avec vous
sur un mot de votre dernière lettre qui l'exige; car je ne puis
souffrir d'employer des momens que nous passons ensemble à discuter
les intérêts de la vie. Je ferai toujours tout ce que vous désirez;
mais si vous ne l'exigez pas, je préfère ne pas me lier avec M. de
Lebensei. Je puis, au milieu des événemens actuels, me trouver engagé,
quoiqu'à regret, dans une guerre civile; et certainement je servirais
alors dans un parti contraire à celui de M. de Lebensei.

Je vous l'ai dit plusieurs fois, les querelles politiques de ce
moment-ci n'excitent point en moi de colère; mon esprit conçoit
très-bien les motifs qui peuvent déterminer les défenseurs de la
révolution, mais je ne crois pas qu'il convienne à un homme de mon nom
de s'unir à ceux qui veulent détruire la noblesse. J'aurois l'air, en
les secondant, ou d'être dupe, ce qui est toujours ridicule; ou de me
ranger par calcul du parti de la force, et je déteste la force, alors
même qu'elle appuie la raison. Si j'avois le malheur d'être de l'avis
du plus fort, je me tairois.

D'autres sentimens encore; doivent me décider dans la circonstance
présente; je conviens que, de moi-même, je n'aurois pas attaché le
point d'honneur au maintien des privilèges de la noblesse; mais,
puisqu'il y a de vieilles têtes de gentilshommes qui ont décidé que
cela devoit être ainsi, c'en est assez pour que je ne puisse pas
supporter l'idée de passer pour démocrate; et, dussé-je avoir mille
fois raison en m'expliquant, je ne veux pas même qu'une explication
soit nécessaire, dans tout ce qui tient à mon respect pour mes
ancêtres, et aux devoirs qu'ils m'ont transmis. Si j'étois un homme de
lettres, je chercherois en conscience les vérités philosophiques qui
seront peut-être un jour généralement reconnues; mais, quand on a un
caractère qui supporte impatiemment le blâme, il ne faut pas s'exposer
à celui de ses contemporains, ni des personnes de sa classe. La gloire
même qu'on pourroit acquérir dans la prospérité, ne sauroit en
dédommager: certes, il n'est pas question de gloire maintenant dans le
parti de la liberté; car les moyens employés pour arriver à ce but
sont tellement condamnables, qu'ils nuisent aux individus, quand il se
pourroit, ce que je ne crois pas, qu'ils servissent la cause.

Vous aimez la liberté par un sentiment généreux, romanesque même, pour
ainsi dire, puisqu'il se rapporte à des institutions politiques. Votre
imagination a décoré ces institutions de tous les souvenirs
historiques qui peuvent exciter l'enthousiasme. Vous aimez la liberté,
comme la poésie, comme la religion, comme tout ce qui peut ennoblir et
exalter l'humanité; et les idées que l'on croit devoir être étrangères
aux femmes, se concilient parfaitement avec votre aimable nature, et
semblent, quand vous les développez, intimement unies à la fierté et à
la délicatesse de votre âme; cependant je suis toujours affligé, quand
on vous cite pour aimer la révolution; il me semble qu'une femme ne
sauroit avoir trop d'aristocratie dans ses opinions, comme, dans le
choix de sa société; et tout ce qui peut établir une distance de plus
me paroît convenir davantage à votre sexe et à votre rang. Il me
semble aussi qu'il vous sied bien d'être toujours du parti des
victimes; enfin, et c'est de tous les motifs celui qui influe le plus
sur moi, on se fait trop d'ennemis dans la société où nous vivons, en
adoptant les opinions politiques qui dominent aujourd'hui; et je
crains toujours que vous ne souffriez une fois de la malveillance
qu'elles excitent.

N'ai-je pas trop abusé, ma Delphine, de la déférence que vous daignez
avoir pour moi, en vous donnant presque des conseils? Mais vous
m'inspirez je ne sais quel mélange, quelle réunion parfaite de tous
les sentimens que le coeur peut éprouver. Je voudrois être à la fois
votre protecteur et votre amant; je voudrois vous diriger et vous
admirer en même temps: il me semble que je suis appelé à conduire dans
le monde un ange qui n'en connoît pas encore parfaitement la route, et
se laisse guider sur la terre par le mortel qui l'adore, loin des
pièges inconnus dans le ciel dont il descend. Adieu; déjà je suis
délivré de trois jours, sur les dix qu'il faut passer loin de vous.



LETTRE XXXIV.

Delphine à Léonce.

Bellerive, ce 24 avril.


Je ne veux point combattre vos raisonnemens; mon respect pour vos
qualités, pour vos défauts même, m'interdit d'insister jamais, dès que
vous croyez votre honneur intéressé le moins du monde dans une opinion
quelconque. Mais quand vous prononcez l'horrible mot de _guerre
civile_, puis-je ne pas m'affliger profondément du peu d'importance
que vous attachez à la conviction individuelle, dans les questions
politiques? Vous parlez de se décider entre les deux partis, comme si
c'étoit une affaire de choix, comme si l'on n'étoit pas invinciblement
entraîné dans l'un ou l'autre sens, par sa raison et par son âme.

Je n'ai point d'autre destinée que celle de vous plaire, je n'en veux
jamais d'autre: vous êtes donc certain que j'éviterai avec soin de
manifester une opinion que vous ne voulez pas que je témoigne; mais si
j'étois un homme, il me seroit aussi impossible de ne pas aimer la
liberté, de ne pas la servir, que de fermer mon coeur à la générosité,
à l'amitié, à tous les sentimens les plus vrais et les plus purs. Ce
ne sont pas seulement les lumières de la philosophie qui font adopter
de semblables idées; il s'y mêle un enthousiasme généreux, qui
s'empare de vous, comme toutes les passions nobles et fières, et vous
domine impérieusement. Vous éprouveriez cette impression, si les
opinions de votre mère et celle des grands seigneurs espagnols, avec
qui vous avez vécu dès votre enfance, ne vous avoient point inspiré,
pour la défense de la noblesse, les sentimens que vous deviez
consacrer, peut-être, à la dignité et à l'indépendance de la nation
entière. Mais c'est assez vous parler de votre manière de voir; avant
tout, il s'agit de votre conduite.

Quoi! Léonce, seriez-vous capable de faire la guerre à vos
concitoyens, en faveur d'une cause dont vous n'êtes pas réellement
enthousiaste? Je vous en donne pour preuve l'objection même que vous
faites contre le parti qui soutient la révolution: _il est le plus
fort_, dites-vous, _et je ne veux pas être soupçonné de céder à la
force_; et ne craignez-vous pas aussi qu'on, ne vous accuse d'être
déterminé par votre intérêt personnel, en défendant les privilèges de
la noblesse? Croyez-moi, quelle que soit l'opinion que l'on embrasse,
les ennemis trouvent aisément l'art de blesser la fierté par les
motifs qu'ils vous supposent; il faut en revenir aux lumières de son
esprit et de sa conscience. Nos adversaires, quoi que l'on fasse,
s'efforcent toujours de ternir l'éclat de nos sentimens les plus purs.
Ce qui est surtout impossible, c'est de concilier entièrement en sa
faveur l'opinion générale, lorsqu'un fanatisme quelconque divise
nécessairement la société en deux bandes opposées. Tout vous prouvera
ce que j'ai souvent osé vous dire, c'est qu'on ne peut jamais être sûr
de sa conduite ni de son bonheur, quand on fait dépendre l'une et
l'autre des jugemens des hommes. Quoi qu'il en soit, ce que j'ai voulu
vous démontrer, c'est que vous n'étiez pas profondément persuadé de la
justice de la cause que vous voulez soutenir, et qu'ainsi vous n'avez
pas le droit d'exposer une goutte de votre sang, de ce sang qui est le
mien, pour une opinion que vous avez jugée convenable, mais qu'une
conviction vive ne vous a point inspirée; votre devoir, dans votre
manière de penser, c'est l'inaction politique, et tout mon bonheur
tient à l'accomplissement de ce devoir. Ah! mon ami, renoncez à ces
passions qui paroissent factices auprès de la seule naturelle, de la
seule qui pénètre l'âme tout entière, et change, comme par une sorte
d'enchantement, tout ce qu'on voit en une source d'émotions heureuses!
Soumettez les intérêts de convention à la puissance de l'amour;
oubliez la destinée des empires pour la nôtre. L'égoïsme est permis
aux âmes sensibles; et qui se concentre dans ses affections peut, sans
remords, se détacher du reste du monde.



LETTRE XXXV.

Delphine à Léonce.

Bellerive, ce 26 avril.


Mon ami, je ne veux faire aucune démarche sans vous consulter; hélas!
je sais trop ce qu'il m'en a coûté.

Madame de Lebensei est accouchée, il y a huit jours, d'un fils; j'ai
été chez elle ce matin, et je m'attendois à la trouver dans le plus
heureux moment de sa vie; mais les fortes raisons qu'elle a de
craindre que sa famille ne veuille pas reconnoître son enfant,
changent en désespoir les pures jouissances de la maternité; elle veut
faire une démarche simple, mais noble, aller elle-même chez sa
grand'mère et chez sa tante, pour mettre son fils à leurs pieds; mais
elle désire que je l'accompagne. Ces vieilles dames sont de mes
parentes, et comme je leur ai toujours montré des égards, elles sont
bien disposées pour moi. Madame de Lebensei m'a fait cette demande en
tremblant, et j'ai vu, par l'état où elle étoit en me l'adressant,
quelle importance elle y attachoit. Un mouvement tout-à-fait
involontaire m'a entraînée à lui dire que j'y consentois: je la voyois
souffrir, et j'avois besoin de la soulager; l'instant d'après, j'ai
cru découvrir, en y réfléchissant, un rapport éloigné entre la
résolution prompte que je venois de prendre, et ma facile
condescendance pour Thérèse. A ce souvenir, j'ai frissonné; mais il
m'a été impossible de détromper madame de Lebensei d'un espoir qu'elle
avoit saisi si vivement, qu'il étoit presque devenu son droit; et j'ai
continué à lui parler de choses indifférentes, pour qu'elle ne crût
pas que je m'occupois de la promesse que je lui avois faite. En
rentrant chez moi, cependant, j'ai résolu de soumettre cette promesse
elle-même à votre volonté. Répondez-moi positivement avant votre
retour. Je ne vous cache pas qu'il m'en coûteroit extrêmement de
manquer de générosité envers madame de Lebensei, et de perdre dans
l'estime de son mari que je considère beaucoup. Il vient de mettre une
grâce parfaite à terminer l'affaire de madame du Marset, que je lui
avois recommandée en votre nom. Me montrer froide et égoïste, quand je
suis naturellement le contraire, seroit de tous les sacrifices le plus
pénible pour moi. C'est presque refuser un bienfait du ciel, que
d'éloigner l'occasion simple qui se présente de rendre un service
essentiel, de causer un grand bonheur; néanmoins, jusqu'à la sympathie
même, jusqu'à ce sentiment que je n'ai jamais repoussé, je suis prête
à tout vous immoler. Si vous exigez que je me dégage avec monsieur et
madame de Lebensei, je le ferai.

Comment se peut-il faire qu'il vous échappe encore des plaintes amères
dans votre dernière lettre! [Cette lettre ne s'est pas trouvée]
Léonce, notre bonheur se conservera-t-il? Je crois voir approcher
l'orage qui nous menace. Ah! que je meure avant qu'il éclate!



LETTRE XXXVI.

Léonce à Delphine.

Mondoville, ce 29 avril.


Je ne veux pas contrarier les mouvemens généreux de votre âme, ma
noble amie; j'espère qu'il ne résultera aucun mal de cette démarche.
J'aurois désiré que madame de Lebensei vous l'eût épargnée; mais
puisque vous avez donné votre parole, je pense comme vous, qu'il
n'existe plus aucun moyen honorable de vous en dégager. Adieu, ma
Delphine! malgré mes instances, madame de Mondoville ne veut partir
que dans quatre jours; je serai à Bellerive seulement le 4 mai, à sept
heures.



LETTRE XXXVII.

Madame de Lebensei à madame d'Albémar.

Cernay, ce 2 mai 1791.


Vous m'avez rendu, madame, le bonheur que j'étois menacée de perdre
sans retour! je ne pouvois supporter l'idée que mon fils ne seroit pas
reconnu dans ma famille, et j'avois épuisé, pour y réussir, tous les
moyens qu'un caractère assez fier pouvoit me suggérer. Vous avez paru,
et tout a été changé; la vieillesse, les préjugés, l'embarras d'une
longue injustice, rien n'a pu lutter contre la puissance irrésistible
de votre éloquence et de la vraie sensibilité qui vous inspiroit.

Je n'oublierai jamais cet instant où, vous mettant à genoux devant ma
grand'mère, pour lui présenter mon enfant, elle a posé ses mains
desséchées sur les cheveux charmans qui couvroient votre tête, et vous
a bénie comme sa fille; ah! que je voudrois vous voir heureuse! Les
prières de tous ceux que votre bonté a protégés, ne seront-elles donc
jamais efficaces?

M. de Lebensei est profondément reconnoissant de ce que vous venez de
faire pour nous; il ne parle de vous, depuis qu'il vous connoît,
qu'avec l'admiration la plus parfaite; permettez-moi de vous le dire,
nous ne passons pas un jour sans nous affliger ensemble de ce que
Léonce est l'époux de Matilde. Si M. de Mondoville, au milieu des
événemens que prépare la révolution, pouvoit un jour trouver comme moi
le moyen de rompre une union si mal assortie, mon mari seroit bien
ardent à le lui conseiller; mais à quoi servent nos inutiles voeux?
Qu'ils vous prouvent seulement combien nous nous occupons de vous!
Pensez avec quelque douceur, madame, au ménage de Cernay; vous lui
avez rendu la paix intérieure; ce bien, qui devoit nous consoler de la
perte de tous les autres, nous étoit ravi sans vous.



LETTRE XXXVIII.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Bellerive, ce 5 mai 1791.


J'ai joui, jusqu'au fond du coeur, ma chère Louise, d'avoir réussi à
réconcilier madame de Lebensei avec sa famille; mais ce sentiment est
troublé maintenant par une inquiétude vive; Léonce est arrivé hier
matin de Mondoville; je m'attendois à le voir dans la journée,
lorsqu'à huit heures du soir un homme à cheval est venu m'annoncer, de
sa part, qu'il ne pourrait pas venir; et cet homme, a qui j'ai parlé,
m'a dit qu'il avoit laissé Léonce dans une assemblée très-nombreuse,
chez madame du Marset: madame de Mondoville n'y étoit pas, et
cependant, en envoyant chez moi, il a donné l'ordre qu'on ne lui
amenât sa voiture qu'à une heure du matin. Comment se peut-il qu'il se
soit si facilement résolu à ne pas me revoir, après quinze jours
d'absence? Comment ne m'a-t-il pas écrit un seul mot? Seroit-il fâché
de ma démarche pour madame de Lebensei, quand il y a consenti, quand
il en sait l'heureux succès?

Louise, j'ai déjà beaucoup souffert; mais si le coeur de Léonce se
refroidissoit pour moi, vous qui blâmez ma conduite, trouveriez-vous
que le ciel me punît justement? Non, vous ne le penseriez pas; non, le
plus grand des crimes, si je l'avois commis, seroit ainsi trop expié.
Mais pourquoi ces douloureuses craintes? ne peut-il pas avoir été
retenu par une difficulté, par une affaire? Ah! s'il commence à
calculer les affaires et les obstacles, si je ne suis plus pour lui
qu'un des intérêts de sa vie, placé comme les autres à son temps, dans
la mesure de ses droits, je ne consentirai point à ce prix au genre
d'existence qu'il m'a forcée d'adopter. C'est en inspirant un
sentiment enthousiaste et passionné, que je puis me relever à mes
propres yeux, malgré le blâme auquel je m'expose: si Léonce me
réduisoit à son estime, à ses soins, à son affection raisonnée, non,
la douleur et la gloire des sacrifices vaudroient mille fois mieux.
Louise, je me fais mal en développant cette idée et je m'efforce en
vain de m'occuper d'aucune autre.

Madame d'Ervins m'écrit qu'elle sera de retour à Bellerive avant trois
semaines, pour me remettre sa fille et prendre le voile. M. de
Serbellane, n'espérant plus la faire changer de dessein, s'est établi
en Angleterre, où il vit plongé dans la tristesse la plus profonde:
homme généreux et infortuné! Louise, quelquefois je me persuade que
l'Être suprême a abandonné le monde aux méchans, et qu'il a réservé
l'immortalité de l'âme seulement pour les justes: les méchans auront
eu quelques années de plaisir, les coeurs vertueux de longues peines;
mais la prospérité des uns finira par le néant, et l'adversité des
autres les prépare aux félicités éternelles. Douce idée! qui
consoleroit de tout, hors de n'être plus aimée; car l'imagination
elle-même alors ne pourroit se former l'idée d'aucun bonheur à venir.

Mon amie, combien je suis touchée de la dernière lettre que vous
m'avez écrite! vous revenez à me demander avec instance tous les
détails de ma vie, de cette vie que vous désapprouvez, et qui retarde
sans cesse le moment où je dois vous rejoindre: ah! c'est vous qui
savez aimer, c'est vous qui vous montrez toujours la même, qui n'avez
ni caprices, ni préventions, ni négligences; c'est vous.... Hélas!
croirois-je déjà que ce n'est plus lui!



LETTRE XXXIX.

Madame d'Artenas à madame d'Albémar.

Paris, ce 5 mai.


Il m'est vraiment douloureux, ma chère Delphine, d'être toujours
chargée de vous inquiéter; mais la délicatesse de M. de Mondoville
l'engageroit peut-être à vous cacher ce qui s'est passé hier au soir,
et il faut absolument que vous le sachiez. Ma nièce, qui va dîner dans
la vallée de Montmorenci, remettra cette lettre à votre porte.

Je suis arrivée hier chez madame du Marset, à peu près dans le même
moment que Léonce: il venoit pour annoncer à la maîtresse de la
maison que son neveu conserveroit son régiment; elle lui en fit de
vifs remercîmens, et le pria de passer la soirée chez elle; il s'y
refusa: pendant ce temps on m'établit à une partie, qui m'empêcha
de me mêler de la conversation. Il y avoit dans la chambre un vrai
rassemblement des femmes de Paris les plus redoutables par leur
âge, leur aristocratie, ou leur dévotion; et l'on n'y voyoit aucune
de celles qui s'affranchissent de ces trois grandes dignités, par
le désir d'être aimables. Léonce s'ennuyoit assez, à ce que je
crois, en attendant que le quart d'heure qu'il destinoit à cette
visite fût écoulé; il étoit debout devant la cheminée, à causer
avec quatre ou cinq hommes, lorsque votre nom prononcé à demi-voix
dans les chuchotemens des femmes, attira son attention; il ne se
retourna pas d'abord, mais il cessa de parler pour mieux écouter,
et il entendit très-distinctement ces mots prononcés par madame du
Marset:--Savez-vous que madame d'Albémar a été présenter elle-même
à madame de Cernay le bâtard de sa petite-fille, de madame de
Lebensei? Singulier emploi pour une femme de vingt ans!

--M. de Mondoville se retourna d'abord avec impétuosité, mais se
retenant ensuite, pour mieux offenser par son mépris, il pria
lentement madame du Marset de répéter ce qu'elle venoit de dire; il
articula cette demande avec un accent d'indignation et de hauteur, qui
fit trembler madame du Marset, et les témoins d'une scène qui
commençoit ainsi. Madame du Marset se déconcerta; madame de Tesin, qui
la protège dans sa carrière de méchanceté, et dont le caractère a plus
d'énergie que le sien, la regarda pour lui faire sentir qu'elle devoit
répondre. Madame du Marset reprit en disant:--Vous savez bien,
monsieur, qu'on ne peut pas regarder madame de Lebensei comme
légitimement mariée; ainsi, ainsi....--Je sais, interrompit M. de
Mondoville, par quelles bizarres idées vous imaginez qu'une femme qui
a fait divorce selon les lois établies dans le pays de son premier
mari, n'a pas le droit de se regarder comme libre; mais ce que je
sais, c'est qu'il doit vous suffire que madame d'Albémar reçoive
madame de Lebensei, pour vous tenir pour honorée, si madame de
Lebensei venoit chez vous.--

Madame du Marset n'avoit plus la force de se défendre; elle pâlissoit,
et cherchoit des yeux un appui. Madame de Tesin sentit avec son esprit
ordinaire, que pour intéresser une partie de la société qui étoit
présente à la cause de madame du Marset, il falloit y faire intervenir
l'esprit de parti:--Quant à moi, dit-elle alors, ce que je ne
concevrai jamais, c'est pourquoi madame d'Albémar reçoit
habituellement un homme qui a des opinions politiques aussi
détestables que celles de M. de Lebensei.--Madame du Marset, reprit
vivement M. de Mondoville, sait mieux que personne les motifs qu'on
peut avoir pour se lier avec M. de Lebensei; c'est à lui qu'elle doit
que M. d'Orsan, son neveu, conserve son régiment; et c'est à la prière
seule de madame d'Albémar que M. de Lebensei s'en est mêlé, car il ne
connoît point madame du Marset: j'ai reçu vingt billets d'elle pour
engager ma cousine, madame d'Albémar, à solliciter M. de Lebensei;
elle l'a fait, elle y a réussi, et quand son adorable bonté l'engage à
réunir une famille divisée, c'est madame du Marset qui se hasarde à
blâmer la conduite de ma cousine; mais je m'arrête, dit-il, c'en est
assez; il me suffit d'avoir prouvé à ceux qui m'écoutent que les
propos inspirés par l'ingratitude et l'envie, méritent à peine qu'un
honnête homme y réponde.--

M. de Fierville sentit alors une sorte de honte de laisser ainsi
humilier son amie, madame du Marset; il avoit jeté un coup d'oeil sur
M. d'Orsan, pour l'engager à protéger sa tante; mais, comme il
persistoit à se taire, M. de Fierville lui-même, quoique âgé de
soixante et dix ans, ne put s'empêcher de dire à Léonce:--Vous aurez
un peu de peine, monsieur, si vous voulez empêcher qu'on ne parle des
imprudences sans nombre de madame d'Albémar; il ne suffit pas pour
cela de faire taire les femmes.--Léonce à ce mot rougit et pâlit de
colère: impatient de s'en prendre à quelqu'un de son âge, il s'avança
au milieu du cercle, et quoiqu'il parlât à M de Fierville, il fixoit
M. d'Orsan.--Vous ayez raison, dit-il, les vieillards et les femmes
n'ont rien à faire dans cette occasion, et j'attends qu'un jeune homme
soutienne ce que la foiblesse de votre âge vous a permis
d'avancer.--Ces paroles furent prononcées avec un geste de tête d'une
fierté inexprimable; un profond silence y succéda, ce silence étoit
embarrassant pour tout le monde; mais personne n'osoit le rompre.

M. d'Orsan, quoique brave, ne se soucioit point de se battre avec
Léonce, et probablement ensuite avec M. de Lebensei, pour les propos
de sa tante; il prit un air distrait, caressa le petit chien de madame
du Marset, le seul qui au milieu de cette scène osât faire du bruit
comme à l'ordinaire, et s'approcha avec empressement de la partie où
j'étois, comme s'il eût été très-curieux de mon jeu. Madame de Tesin,
vivement irritée du triomphe de Léonce, se leva brusquement, et
traversa le cercle pour aller parler à M. d'Orsan: son mouvement fut
si remarquable, que tout le monde comprit qu'elle vouloit décider le
neveu de madame du Marset à répondre à Léonce. Une femme qui
s'intéresse à M. d'Orsan tendit les bras involontairement, comme pour
arrêter madame de Tesin; elle ne s'en aperçut seulement pas, et
prenant M. d'Orsan à part, elle lui parla bas avec une grande
activité. Léonce, qui ne perdoit de vue rien de ce qui se passoit, se
retourna vers madame du Marset, et lui dit avec un sourire d'une
orgueilleuse amertume:--J'accepte, madame, l'invitation que vous
m'avez faite, je reste ici ce soir; je veux laisser du temps,
ajouta-t-il d'une voix plus haute, à tous ceux qui délibèrent.--Il
sortit alors pour donner un ordre à ses gens, et salua, en allant vers
la porte, le tête-à-tête de madame de Tesin et de M. d'Orsan avec un
dédain qui véritablement devoit les offenser.

Pendant l'absence momentanée de Léonce, quelques femmes enhardies
parlèrent un peu plus haut, et se hâtèrent de dire:--_Vous voyez que
M. de Mondoville aime madame d'Albémar; il est bien clair quelle
répond à son amour, elle ne s'est établie à Bellerive que pour être
plus libre de le recevoir_. Léonce rentra, elles se turent subitement,
avec un effroi ridicule: que pouvoient-elles craindre? Mais M. de
Mondoville a un ascendant si marqué sur tout le monde, que les âmes
qui ne sont point de sa trempe redoutent sa colère, sans même se faire
une idée de l'effet qu'elle peut avoir. Il continua le reste de la
soirée à examiner madame du Marset, madame de Tesin et M. d'Orsan; il
réunissoit habilement dans son regard l'observation et l'indifférence,
M. d'Orsan, qui s'étoit replacé près de notre partie, offrit d'en
être, et s'y établit. Léonce vint deux fois près de la table; M.
d'Orsan ne lui dit rien, et quand le jeu fut fini, il partit: Léonce
alors s'en alla.

Je restai, parce que je vis bien que les amies de madame du Marset,
qui ne s'étoient point encore retirées, se préparoient à se déchaîner
contre vous. Madame de Tesin commença par déclarer que M. d'Orsan
devoit se battre avec M. de Mondoville, puisqu'il avoit insulté sa
tante; je pris la parole avec chaleur, en disant que rien ne me
paroissoit plus mal dans une femme que d'exciter les hommes au
duel.--Il y a tout à la fois, ajoutai-je, de la cruauté, du caprice,
et peu d'élévation, dans ce désir de faire naître des dangers qu'on ne
partage pas, dans ce besoin orgueilleux d'être la cause, d'un
événement funeste.--C'est bien vrai, s'écria un vieil officier, dont
la bravoure ne pouvoit être suspecte, et qu'on n'avoit pas remarqué,
parce qu'il s'étoit endormi derrière la chaise de madame du Marset; il
se réveilla comme je parlois, et répétant encore une fois:--C'est bien
vrai; il ajouta:--Si une femme m'avoit obligé à me battre, je le
ferois, mais le lendemain je me raccommoderois avec mon adversaire, et
je me brouillerois avec elle.--Madame de Tesin n'insista pas, et vous
pouvez être bien sûre qu'il ne sera plus question de ce duel, dont la
nécessité n'existoit que dans sa tête. Elle se mit alors à vous blâmer
d'une manière générale, mais très-perfide; je la combattis sur tout ce
qu'elle disoit; à la fin, plusieurs femmes se joignirent à moi, et mon
vieux officier, qui ne vous a vue qu'une fois, sans entendre rien au
sujet de notre conversation, répétait sans cesse des exclamations sur
vos charmes.

Ce que j'ai remarqué cependant, c'est à quel point on est aigri sur
tout ce qui tient aux idées politiques; votre liaison avec M. de
Lebensei vous fait plus d'ennemis que votre amour pour Léonce, et
c'est à cause de vos opinions présumées qu'on sera sévère pour vos
sentimens. Je sais bien qu'on n'obtiendra jamais de vous de renoncer à
un de vos amis; mais évitez donc au moins tout ce qui peut avoir de
l'éclat, ne rendez pas même de services lorsqu'ils sont de nature à
être remarqués. Dans un temps de parti, une jeune femme dont on parle
trop souvent, même en bien, est toujours à la veille de quelques
chagrins. D'ailleurs, il n'y a rien qui soit également bon aux yeux de
tout le monde; quand une action généreuse est, pour ainsi dire, forcée
par votre situation, que c'est votre père, votre frère, votre époux
que vous secourez, on l'approuve généralement; mais si la bonté vous
entraîne hors de votre cercle naturel, celui que vous servez vous en
sait gré pour le moment; mais tous les autres éprouvent un sentiment
durable d'humeur et de jalousie, qui leur inspire tôt ou tard ce qu'il
faut dire, pour empoisonner ce que vous avez fait. Enfin, Léonce a été
trop peu maître de lui en vous entendant blâmer; ce n'est pas ainsi
que l'on sert utilement ses amis. Venez me voir demain, je vous en
prie; je fermerai ma porte, et nous causerons. Il est encore temps de
remédier au mal qu'on a pu dire de vous; mais il devient absolument
nécessaire que vous vous remettiez dans le monde; cette vie solitaire
avec Léonce vous perdra; on s'occupe de vous comme si vous étiez au
milieu de la société, et vous ne vous défendez pas plus que si vous
viviez à deux cents lieues de Paris. Ma chère Delphine, laissez-vous
donc conduire par votre vieille amie; toute la science de la vie est
renfermée dans un ancien proverbe que les bonnes femmes répètent: _si
jeunesse savoit, et si vieillesse pouvoit;_ un grand mystère est
contenu dans ce peu de mots, vous en êtes une preuve; vous êtes
supérieure à tout ce que je connois, mais votre jeunesse est cause que
votre esprit même ne gouverne encore ni votre imagination, ni votre
caractère: je voudrois vous épargner l'expérience, qui n'est jamais
que la leçon de la douleur. Adieu, ma jeune amie, à demain.



LETTRE XL.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Bellerive, ce 6 mai.


Après avoir reçu la lettre de madame d'Artenas que je vous envoie, ma
chère Louise, j'attendois l'arrivée de Léonce avec une grande émotion;
je ne pouvois me remettre de l'effroi que m'avoit causé le récit de ce
qui s'étoit passé chez madame du Marset. J'étois touchée du vif
intérêt que Léonce avoit montré pour ma défense; mais j'éprouvois je
ne sais quel sentiment de peine, en réfléchissant à l'importance qu'il
avoit mise à de misérables ennemis, et je craignois que, tout en les
repoussant, il n'eût conservé de ce qu'ils avoient dit contre moi une
impression défavorable. Ces idées s'effacèrent dès qu'il entra dans ma
chambre; il étoit ravi de me revoir, après quinze jours d'absence; il
m'exprima un enthousiasme plein d'illusion sur ma figure qu'il
prétendit embellie, et je me rassurai d'abord; cependant, quand je lui
parlai de la soirée de la veille, je vis qu'il en étoit malheureux,
mais par des motifs pleins de générosité pour moi.

--Madame d'Artenas vous a instruite de tout, me dit-il; ne croit-elle
pas que je vous ai fait du tort dans le monde, en parlant de vous avec
trop de chaleur?--Elle espère, répondis-je, qu'on pourra réparer une
imprudence qu'il me seroit bien doux de vous pardonner, si vous
n'aviez exposé que moi.--Hélas! reprit-il alors, depuis quelque temps
j'ai toujours tort, mon coeur est dans une agitation continuelle; il
faut en votre présence lutter contre l'amour qui me consume, et je
m'abandonne, quand je ne vous vois pas, à des violences condamnables.
Dans tout ce que j'ai fait, il n'y avoit de raisonnable que d'appeler
une circonstance qui pût me délivrer de la vie.--Il prononça ces mots
avec un accent si sombre, que je vis dans l'instant qu'une scène
cruelle me menaçoit. J'essayai de la détourner, en lui parlant de M.
de Lebensei, qui étoit allé le voir ce matin, pour le remercier de sa
conduite, chez madame du Marset; on la lui avoit répétée le soir
même.--M. de Lebensei, me répéta deux fois Léonce, comme si ce nom
augmentoit son trouble, je l'ai vu, c'est sans doute un homme
distingué; mais je ne sais par quel hasard il m'a dit tout ce qui
pouvoit me faire souffrir davantage.

--J'interrogeai Léonce sur sa conversation avec M. de Lebensei; il ne
me la raconta qu'à demi: il me parut seulement qu'elle avoit eu
surtout pour objet, de la part de M. de Lebensei, la nécessité de
mépriser l'opinion, quand elle étoit injuste. Après avoir appuyé cette
manière de voir par tous les raisonnemens d'un esprit supérieur, il
avoit fini par ces paroles remarquables, que Léonce me répéta
fidèlement: Je m'étois un moment flatté, lui a-t-il dit, que la
félicité dont vous avez été privé vous seroit rendue; je croyois que
l'assemblée constituante établiroit en France la loi du divorce, et je
pensois avec joie que vous seriez heureux d'en profiter, pour rompre
une union formée par le mensonge, et pour lier votre sort à la
meilleure et à la plus aimable des femmes! Mais on a renoncé dans ce
moment à ce projet, et mon espoir s'est évanoui, du moins pour un
temps.--Je voulus interrompre Léonce, et lui exprimer l'éloignement
que j'aurois pour une semblable proposition, si elle étoit possible;
mais à l'instant il me saisit la main avec une action très-vive:--Au
nom du ciel, ne prononcez pas un mot sur ce que je viens de vous dire!
s'écria-t-il; vous ne pouvez pas prévoir l'effet d'un mot sur un tel
sujet; laissez-moi.

--Il descendit alors sur la terrasse, et marcha précipitamment dans
l'allée qui borde mon ruisseau; je le suivis lentement: en revenant
sur ses pas, il me vit, et se jetant à genoux devant moi:--Non!
s'écria-t-il, il falloit ne pas te quitter; mais te revoir est une
émotion si vive! il me semble que ta céleste figure a pris de nouveaux
charmes qui m'enivrent d'amour et de douleur. Qu'est-il arrivé depuis
quinze jours? que s'est-il passé hier? que m'a dit M. de Lebensei?
qu'ai-je éprouvé en l'écoutant? Ah! Delphine, dit-il en s'appuyant sur
ma main, et chancelant en se relevant, je voudrois mourir; viens,
conduis-moi sur le banc vers ces derniers rayons du soleil, que je le
regarde encore avec toi.--Et il me pressa sur son coeur avec un
transport si touchant, que les anges l'auroient partagé.--Reste là,
dit-il, Delphine; seulement quand tu restes là je cesse de souffrir.
Ah! dis-le-moi, qu'arrivera-t-il de nous, de notre amour, de la
fatalité qui nous sépare, de mon caractère aussi? car au milieu de la
passion la plus violente, peut-être me poursuivroit-il. Que
deviendrons-nous? J'aurois pu te posséder, tu voulois être ma femme;
je pourrois être heureux encore, si ton inflexible coeur.... Mais,
non, ce n'est pas là mon sort, je te verrai calomniée pour le
sentiment qui nous lie, et ce sentiment, imparfait dans ton âme, me
livrera sans cesse au tourment que j'endure. Qui m'en soulagera? M. de
Lebensei ne m'a-t-il pas rendu mille fois plus malheureux! Je ne sais
ce que j'éprouve, je me sens oppressé; s'il y avoit de l'air je
souffrirois moins.--Et tournant sa tête du côté du vent, il le
respiroit avec avidité, comme s'il eût voulu appeler un sentiment de
repos et de fraîcheur, pour calmer les pensées brûlantes qui le
dévoroient.

Je lui pris la main, je m'assis à ses côtés, et pendant quelques
instans, il me parut plus tranquille. C'était le premier beau soir du
printemps, je revoyois Léonce; je sentois en moi le plaisir de vivre:
il y a dans la jeunesse de ces momens où, sans aucune nouvelle raison
d'espoir, au milieu même de beaucoup de peines, on éprouve tout à coup
des impressions agréables qui n'ont point d'autre cause qu'un
sentiment vif et doux de l'existence.--O Léonce! lui dis-je, ni ce
ciel, ni cette nature, ni ma tendresse, ne peuvent rien pour ton
bonheur!--Rien! me répondit-il, rien ne peut affoiblir la passion que
j'ai pour toi; et cette passion à présent, me fait mal, toujours mal;
tes yeux qui s'élèvent vers le ciel comme vers ta patrie, tes yeux
implorent la force de me résister: Delphine, dans ces étoiles que tu
contemples, dans ces mondes peut-être habités, s'il y a des êtres qui
s'aiment, ils se réunissent; les hommes, la société, leurs vertus même
ne les séparent point.--Cruel! m'écriai-je, et ne me suis-je donc pas
donnée à toi? Ai-je une idée dont tu ne sois l'objet? mon coeur bat-il
pour un autre nom que le tien?

--Va, reprit Léonce, puisque ton amour est moins fort que ton devoir,
ou ce que tu crois ton devoir, quel est-il cet amour? peut-il suffire
au mien?--Et il me repoussa loin de lui, mais avec des mains
tremblantes et des yeux voilés de pleurs.--Delphine! ajoutat-il, ta
présence, tes regards, tout ce délire, tout ce charme qui réveille
tant de regrets, c'en est trop, adieu.--Et se levant précipitamment,
il voulut s'en aller.--Quoi! lui dis-je en le retenant, tu veux déjà
me quitter? Est-ce ainsi que tu prodigues les heures qui nous restent?
les heures d'une vie de si peu de durée pour tous les hommes, hélas!
peut-être bien plus courte encore pour nous?--Oui, tu as raison,
répondit-il en revenant, j'étois insensé de partir! je veux rester! je
veux être heureux! Pourquoi suis-je dans cet état? Pourquoi,
continua-t-il en mettant ma main sur son coeur, pourquoi y a-t-il là
tant de douleurs? Ah! je ne suis pas fait pour la vie, je me sens
comme étouffé dans ses liens; si je savois les rompre tous, tu serois
à moi, je t'entraînerois. M. de Lebensei, M. de Lebensei! pourquoi
m'as-tu fait connoître cet homme? Il a des idées insensées sur cette
terre où règne l'opinion, cette ennemie triomphante et dédaigneuse.
Mais ces idées insensées troublent la tête, les sens; je ne suis plus
à moi; je ne peux plus guider mon sort: si dans un autre monde nous
conservons la mémoire de nos sentimens, sans le souvenir cruel des
peines qui les ont troublés, si tu peux croire à cette existence, ô!
mon amie, hâtons-nous de la saisir ensemble; il faut renverser ces
barrières qui sont entre nous, il faut les renverser par la mort, si
la vie les consacre! Parle-moi, Delphine, j'ai besoin du son de ta
voix, de cette mélodie si douce; elle calme un malheureux, déchiré par
son amour et sa destinée! viens, ne t'éloigne pas.--En achevant ces
mots, il s'appuya sur un arbre, et, passant ses bras autour de moi, il
me serra avec une ardeur presque effrayante.

Ne sens-tu pas, me dit-il, le besoin de confondre nos âmes? Tant que
nous serons deux, ne souffriras-tu pas? Si mes bras te laissent
échapper, n'éprouveras-tu pas quelque douleur qui puisse te donner une
foible idée des miennes?--

Mon émotion étoit très-vive; je tremblois, je faisois des efforts pour
m'éloigner.--Tu pâlis, s'écria-t-il; je ne sais ce qui se passe dans
ton âme; répond-elle à la mienne? Delphine, dit-il avec un accent
désespéré, faut-il vivre? faut-il mourir?--Une terreur profonde me
saisit, je voulois m'éloigner, mais les regards, mais les paroles de
Léonce me firent craindre de le livrer à lui-même; je n'avois plus la
force de supporter sa douleur, et cependant j'étois indignée des
dangers auxquels m'exposoit sa passion coupable. Tout à coup me
retraçant ce qui avoit commencé le trouble de cette journée, je ne
sais quelle pensée m'inspira un moyen cruel, mais sûr, de le faire
rougir de son égarement.

--Léonce, lui dis-je alors avec un sentiment qui devoit lui en
imposer, ce que vous voulez, c'est ma honte; notre bonheur innocent et
pur ne vous suffit plus: vous m'accusez de ne pas vous aimer, quand
mon coeur est mille fois plus dévoué que le vôtre; répondez-moi
solennellement, songez que c'est au nom du ciel et de l'amour que je
vous interroge: si, pour nous réunir l'un à l'autre, il falloit, comme
M. et madame de Lebensei, nous perdre dans l'opinion, que
feriez-vous?--Léonce frémit, recula, et se tut pendant un moment; je
saisis ce moment, et je lui dis: Vous m'avez répondu: et vous osiez me
demander de vous sacrifier l'estime de moi-même!--Cruelle! interrompit
Léonce avec une expression de fureur dont rien ne peut donner l'idée,
non je n'ai pas répondu; c'est un piège que vous avez voulu me tendre;
vous joignez la ruse à la dureté, et, comme les tyrans, vous faites
d'insidieuses questions aux victimes!--Ce reproche me perça le coeur,
et je me repentis de l'avoir mérité.--Léonce, lui dis-je alors avec
tendresse, ce n'est ni ton silence, ni ta réponse, qui auroient pu
rien changer à ma résolution ni à notre sort; je ne cherche point à
trouver dans ton caractère des raisons de résistance; ah! sous
quelques formes que se montrent tes qualités et tes défauts même, je
ne puis voir en toi que des séductions nouvelles; mais ne devois-je
pas te rappeler quel joug la nécessité faisoit peser également sur
nous deux; cette nécessité, c'est le devoir, c'est la vertu, c'est
tout ce qu'il y a de plus sacré sur la terre. Léonce, écoute-moi, Dieu
m'entend; si tu me fais subir une seconde fois d'indignes épreuves, ou
je cesserai de vivre, ou je ne te reverrai plus.

--Je ne sais, me répondit Léonce, alors profondément abattu, je ne
sais quel est ton dessein, j'ignore ce que le souvenir de ce jour peut
t'inspirer; si tu pars, je jure, et je n'ai pas besoin d'en appeler au
ciel pour te convaincre, je jure de n'y pas survivre; si tu restes,
peut-être ne m'est-il plus possible de te rendre heureuse; tu
souffriras avec moi, ou je mourrai seul; réfléchis à ce choix:
adieu.--Et sans ajouter un seul mot, il s'élança vers la grille du
parc; je n'osai point le rappeler. je fis quelques pas seulement pour
continuer à le voir: il partit, j'entendis long-temps encore de loin
les pas de son cheval; enfin tout retomba dans le silence, et je
restai seule avec moi.

Mes réflexions furent amères; je vous en prie, ma soeur, n'y ajoutez
rien; si la destinée, si Léonce me condamne au plus affreux sacrifice,
n'en hâtez pas l'instant, ne précipitez pas les jours, on en donne
pour se préparer à la mort; je me suis commandé de vous dire ce que
j'aurois le plus souhaité de cacher: vous savez comme moi tout ce qui
peut m'imposer la loi de m'éloigner de Léonce, je n'ai pas voulu
repousser l'appui que vous pouvez prêter à mon courage; mais si Léonce
m'épargnoit ce cruel effort, s'il consentoit à recommencer les mois
qui viennent de s'écouler.... Ah! ne me dites pas que je ne dois plus
m'en flatter.

P. S. Madame d'Ervins doit arriver dans peu de jours; elle aussi se
réunira sans doute à vous; qu'obtiendrez-vous toutes les deux de mon
coeur déchiré?



LETTRE XLI.

M. de Valorbe à madame d'Albémar.

Paris, ce l5 mai 1791.


Je suis à Paris, madame, et ne vous y ayant point trouvée, je me
propose d'aller à votre campagne. Je ne sais pas si vous êtes bien
aise de mon arrivée; il ne tiendroit qu'à moi de croire, par quelques
mots de votre belle-soeur, que vous n'avez pas un grand désir de me
revoir; il me semble cependant que j'ai des droits à votre
bienveillance; peut-être y a-t-il de la modestie à réclamer ses
droits! Mais je rends justice aux autres et à moi-même; il faut encore
s'estimer très-heureux, quand la reconnoissance n'est point oubliée.

Vous savez avec quelle sincérité, avec quel dévouement je vous suis
attaché depuis que je vous connois: je ne m'attends pas à ce que vous
fassiez grand cas de tout cela à Paris; et je serai bien à mon
désavantage à côté de tous les gens aimables qui vous entourent; mais
à trente ans on a eu le temps d'apprendre que les succès valent peu de
chose, et je me consolerois de n'en point avoir, si votre bonté pour
moi n'en étoit point altérée. Je me sens triste et ennuyé; vous seule
pouvez m'arracher à cette disposition; je ne connois que vous pour qui
il vaille la peine de vivre; tout ce qu'on rencontre d'ailleurs est si
inconséquent, et si absurde! Depuis un jour que je suis ici, j'ai déjà
parlé à je ne sais combien de gens impolis, distraits, frivoles, et ne
s'occupant sérieusement que d'eux-mêmes, enfin ils sont ainsi, c'est
moi qui ai tort d'en être impatienté.

Je ne suis venu que pour vous chercher, je ne reste que pour vous; ne
vous effrayez pas cependant, je ne vous verrai pas tous les jours.
J'ai un voyage à faire chez une de mes tantes, qui durera près d'un
mois, et plusieurs autres affaires me prendront du temps: vous voyez
que je veux vous rassurer. Toutefois, en m'exprimant ainsi, je
souffre, et vous le croyez bien; ceux qui se condamnent à paroître
calmes, n'en sont que plus agités au fond du coeur. Agréez, madame,
mes respectueux hommages.

A. DE VALORBE.



LETTRE XLII.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Bellerive, ce 18 mai.


Je n'ai plus dans ma vie un seul jour sans douleur; il me semble que
mon devoir se montre à moi sous toutes les formes. Le ciel m'avertit,
par les peines que j'éprouve, qu'il est temps de renoncer au dangereux
espoir de passer avec Léonce, dans la retraite, une vie heureuse et
douce; il ne se contente plus du plaisir de nos entretiens, il cherche
en vain à me cacher l'agitation qui le dévore, tout sert à la trahir;
tantôt il m'accable des reproches les plus injustes, tantôt il se
livre à un désespoir que je n'ai plus la puissance de calmer; quelle
foiblesse de rester encore, quand je ne fais plus son bonheur!

M. de Valorbe est arrivé hier à Bellerive, comme je recevois une
lettre de lui qui me l'annonçoit; je n'avois pu en prévenir Léonce: il
étoit près de sept heures, et je redoutois ce qu'éprouveroit mon ami,
en voyant un inconnu chez moi, dans le moment même de la journée où
j'ai coutume de le voir seul. Je ne l'avois point instruit à l'avance
de la reconnoissance que je devois à M. de Valorbe, afin de n'être
dans le cas ni de lui cacher ni de lui apprendre ses sentimens pour
moi: la visite de M. de Valorbe m'inquiétoit donc beaucoup; cependant
j'espérois que Léonce ne seroit pas assez injuste pour s'en fâcher. M.
de Valorbe fut d'abord embarrassé en me voyant; cependant il cherchait
à me le dissimuler; vous savez que c'est un homme qui dispute toujours
contre lui-même: il veut passer pour maître de lui, et c'est un des
caractères les plus violens qu'il y ait; il ne dit pas deux phrases
sans exprimer, de quelque manière, son mépris pour l'opinion des
autres, et dans le fond de son coeur, il est très-blessé de n'avoir
pas dans le monde la réputation qu'il croit mériter; il est en
amertume avec les hommes et avec la vie, et voudroit honorer ce
sentiment du nom de mélancolie et d'indifférence philosophique.

En l'écoutant me répéter, que rien n'étoit digne d'un vif intérêt,
toujours moi excepté; que parmi les hommes qu'il avoit connus, il n'en
avoit pas rencontré deux qui fussent estimables, je réfléchissois sur
la prodigieuse différence de ce caractère avec celui de Léonce. Tous
les deux susceptibles, mais l'un par amour-propre, et l'autre par
fierté; tous les deux sensibles aux jugemens que l'on peut porter sur
eux, mais l'un par le besoin de la louange, et l'autre par la crainte
du blâme; l'un pour satisfaire sa vanité, l'autre pour préserver son
honneur de la moindre atteinte; tous les deux passionnés, Léonce pour
ses affections, M. de Valorbe pour ses haines; et ce dernier, quoique
honnête homme au fond du coeur, capable de tout cependant, si son
orgueil, la douleur habituelle de sa vie, étoit irrité. Il se
remettoit par degrés, seul avec moi, de cette timidité souffrante qui
est la véritable cause de son humeur, et il me parloit avec esprit et
malignité sur les personnes qu'il connoissoit, lorsque Léonce entra.
Il ne vit et ne remarqua que M. de Valorbe, dont la figure a de
l'éclat, quoique sa tête couverte de cheveux noirs rabattus sur le
front, et son visage trop coloré, lui donnent une expression rude, et
que plus on l'observe, plus on ait de peine à retrouver la beauté
qu'on lui croyoit d'abord.

Rencontrer un homme jeune chez moi, me parlant avec intimité, étoit
plus qu'il n'en falloit pour offenser Léonce; sa physionomie peignit à
l'instant ce qu'il éprouvoit, d'une manière qui me fit trembler. M. de
Valorbe soutint quelques momens encore la conversation; mais, quand il
s'aperçut que Léonce affectoit de ne pas l'écouter, il se tut, et le
regarda fixement. Léonce lui rendit ce regard, mais avec quel air! Il
étoit appuyé sur la cheminée; et, considérant de haut M. de Valorbe
qui étoit assis à côté de moi, il ressembloit à l'Apollon du Belvédère
lançant la flèche au serpent. M. de Valorbe répondit par un sourire
amer à cette expression qu'il ne pouvoit égaler, et sans doute il
alloit parler, si je ne m'étois hâtée de dire à M. de Valorbe, que M.
de Mondoville, mon cousin, étoit venu pour m'entretenir d'une affaire
importante. M. de Valorbe réfléchit un moment, et se rappelant sans
doute que Matilde de Vernon, ma cousine, avoit épousé M. de
Mondoville, son visage se radoucit tout-à-fait.

Il prit congé de moi, et salua Léonce qui resta appuyé, comme il
étoit, sur la cheminée, sans donner un signe de tête ni des yeux qui
pût ressembler à une révérence. M. de Valorbe surpris, voulut
recommencer à le saluer pour le forcer à une politesse ou à une
explication; je prévins cette intention en prenant tout de suite le
bras de M. de Valorbe, pour l'emmener dans la chambre à côté, comme si
j'avois eu quelques mots à lui dire. Cette familiarité amicale de ma
part étoit si nouvelle pour M. de Valorbe, qu'elle lui fit tout
oublier. Il me suivit avec beaucoup d'émotion, j'achevai de détourner
ses observations, en lui disant; que _mon cousin_ étoit absorbé par
une inquiétude très-sérieuse dont il venoit m'entretenir. Je consentis
à revoir M. de Valorbe le lendemain matin, avant l'absence d'un mois
qu'il projetait, et je lui laissai prendre ma main deux fois, quoique
Léonce pût le voir. J'étois si pressée de faire partir M. de Valorbe,
que je ne comptois pour rien l'impression que pouvoit faire ma
conduite sur M. de Mondoville. Enfin M. de Valorbe s'en alla, et je
rentrai dans la chambre où étoit Léonce. Non, Louise, vous ne pouvez
pas vous faire une idée du dédain et de la fierté de ses premières
paroles; je les supportai, pour me justifier plus tôt, en lui
racontant mes rapports avec M. de Valorbe dans la plus exacte vérité,
et je finis en insistant particulièrement sur la reconnoissance que je
lui devois, pour avoir sauvé la vie de mon bienfaiteur, de M.
d'Albémar.

--Il se peut, me répondit Léonce, qu'il ait sauvé la vie de M.
d'Albémar; mais moi, je ne lui dois rien, et nous verrons si je ne le
fais pas renoncer aux droits qu'il se croit sur vous, et que vous
autorisez.--Je fus blessé de cette réponse, et le souvenir de ce qui
s'étoit passé, depuis le retour de Léonce ajoutant encore à cette
impression, je lui dis vivement:--Vous flattez-vous de conserver un
pouvoir absolu sur ma vie, quand tous mes jours se passent à repousser
les plus indignes plaintes?--Il est vrai, répondit-il avec
emportement, que je vous ai rendue témoin de mes souffrances, pardon
de l'avoir osé; mais avez-vous pensé que ce tort vous donnât le droit
de me trahir? Vous êtes-vous crue libre, parce que je suis malheureux?
Votre erreur seroit grande, ou du moins votre nouvel amant ne seroit
pas votre époux avant d'avoir appris quel sang il doit verser pour
vous obtenir?--L'indignation me saisit à ces paroles, et ce mouvement
enfin m'inspira ce qui pouvoit apaiser Léonce.--Je vous conseille, lui
dis-je, de vous livrer à ces soupçons qui nous ont déjà séparés, quand
nous devions être unis; ils sont plus justes cette seconde fois que la
première, car j'ai mérité de perdre votre estime le jour où, cédant à
vos prières, j'ai renoncé à mon départ, et où je suis revenue dans
cette retraite me dévouer au coupable et funeste amour que je ressens
pour vous.--A ces mots, Léonce perdit tout souvenir M. de Valorbe; il
n'étoit plus irrité, mais je n'en espérai pas davantage pour notre
bonheur à venir.

Il ne me cacha plus ce que je n'avois que trop deviné; il m'avoua
qu'il ne pouvoit plus supporter la vie, tant que notre sort resteroit
le même; qu'il étoit jaloux, parce qu'il ne se croyoit aucun droit sur
moi; il me répéta cet odieux reproche avec désespoir.--Je le sais, me
dit-il, je peux être mille fois plus malheureux encore qu'à présent;
il y a tant d'abîmes dans la douleur, que son dernier terme est
inconnu; tant que vous ne m'avez pas abandonné, je vis, mais en
furieux, en insensé....--J'allois l'interrompre, pour le rappeler à
des sentimens plus doux, lorsqu'on vint m'annoncer que le courrier de
madame d'Ervins étoit arrivé, et la précédoit de quelques minutes:

Léonce voulut alors me quitter.--Je ne me sens pas en état, me dit-il,
de voir madame d'Ervins; elle est à plaindre, je le sais; cependant
j'ai besoin de me préparer à sa présence: c'est elle, je ne l'en
accuse pas, mais enfin, c'est elle....--Il n'acheva point, me serra la
main, et partit précipitamment; peu d'instans après son départ, madame
d'Ervins arriva.

Hélas! combien elle est changée! ses traits sont restés charmans; mais
l'expression de son visage, sa pâleur, son abattement, ne permettent
pas de la regarder sans attendrissement. Elle étoit si fatiguée, que
je n'ai pu causer avec elle ce soir. Et pendant qu'elle repose, ma
Louise, je vous écris; je veux aussi confier ma situation à Thérèse,
j'espère en ses conseils, en son exemple; secondez-moi de vos voeux.



LETTRE XLIII.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Bellerive, ce 21 mai.


Oh! que d'émotions Thérèse m'a fait éprouver! Je ne sais point ce
qu'on veut de moi, ce qu'on peut en obtenir, mon coeur succombe devant
l'effort qu'on exige; une lettre de vous est venue se joindre aux
exhortations de Thérèse; ne vous réunissez pas pour m'accabler; vous
ne savez pas ce que vous me demandez! Dois-je renoncer à Léonce! Le
voulez-vous? Ah! ne le prononcez pas; j'ai pressenti que vous alliez
approcher de cette horrible idée dans votre lettre, je tremblois de la
lire; et quand, par délicatesse, vous n'avez point achevé ce que vous
aviez commencé, je me suis crue soulagée, comme si vous m'aviez
affranchie de mes devoirs en ne me les exprimant pas. Je suis foible,
je le sens; je n'ai point les vertus qui préparent aux grands
sacrifices. Mon âme, livrée dés son enfance aux mouvemens naturels qui
l'avoient toujours bien conduite, n'est point armée pour accomplir des
devoirs si cruels: je n'ai point appris à me contraindre. Hélas! je ne
croyois pas en avoir besoin. Que n'ai-je l'exaltation religieuse de
Thérèse! Mais, quand j'implore le ciel, où ma raison et mon coeur
placent un Être souverainement bon, il me semble qu'il ne condamne pas
ce que j'éprouve; rien en moi ne m'avertit qu'aimer est un crime; plus
je rêve, plus je prie, et plus mon âme se pénètre de Léonce.

Je vous ai mandé que M. de Serbellane avoit quitté l'Italie, pour
s'établir en Angleterre, et que désespérant de faire changer Thérèse
de résolution, il ne voyoit plus personne, et paroissoit plongé dans
la plus profonde mélancolie. Thérèse ne m'a pas prononcé son nom; une
lettre de Londres m'avoit appris ces tristes détails, et je n'ai pas
osé lui en parler. Qu'elle est noble et sensible, cependant, cette
Thérèse que s'immole à son devoir! je la conduis après demain à son
couvent; que n'ai-je la force de l'y suivre! C'est ainsi qu'il
faudroit se séparer! Il est moins cruel de descendre dans ce religieux
tombeau de toutes les pensées de la terre, que de vivre encore en ne
voyant plus ce qu'on aime!

Le lendemain de l'arrivée de Thérèse, je passai la matinée avec elle;
j'entrevis dans ses discours qu'elle se croyoit coupable envers moi,
et qu'elle en éprouvoit les regrets les plus amers; mais elle
craignoit de m'en parler, et reculoit le moment de l'explication.
Léonce vint le soir: au moment où madame d'Ervins entra dans ma
chambre, il essaya de dissimuler l'impression qu'il éprouvoit; mais
elle n'échappa point aux regards de Thérèse, et j'appris bientôt
qu'elle savoit tout ce que je croyois lui avoir caché.

--Monsieur, dit-elle à Léonce avec un ton de dignité que je n'avois
jamais remarqué dans un caractère timide et presque soumis, je sais
que par le concours des plus funestes circonstances, c'est moi qui ai
été la cause de l'erreur fatale qui vous a séparé de madame d'Albémar;
j'ai fait le sacrifice à Dieu de tout mon bonheur dans ce monde; il ne
m'a pas encore donné la force de me consoler des peines que j'ai
causées à ma généreuse amie; si je n'avois pas cru que de mon
consentement vous étiez instruit de mon crime, à l'époque même de la
mort de M. d'Ervins, je me serois hâtée de m'accuser devant vous; mais
je n'ai découvert que depuis votre mariage la méprise cruelle, que la
délicatesse de madame d'Albémar l'avoit engagée à me taire. J'aurois
pu, dès que je le soupçonnai pendant mon séjour ici, et lorsque j'en
eus acquis la certitude à Bordeaux, par les diverses questions que
vous fîtes à ma fille, j'aurois pu, dis-je, publier la vérité; mais
vous étiez marié: je ne pouvois rendre à mon amie le bonheur dont je
l'ai privée, et j'avois les plus fortes raisons de craindre que la
famille de mon mari ne m'enlevât ma fille, et ne se permît, pour me
l'ôter, si je m'avouais coupable, le scandale d'un procès public. J'ai
donc espéré que vous me pardonneriez d'avoir retardé la justification
authentique que je dois à madame d'Albémar, jusqu'à ce jour, où j'ai
fait signer d'une manière irrévocable à toute la famille de M.
d'Ervins les arrangemens qui assurent la fortune d'Isore, et
m'autorisent à la confier à madame d'Albémar. J'ai abandonné tous mes
droits personnels sur les biens de mon malheureux époux, et j'entre
après demain dans un couvent: je suis donc libre à présent de réparer
aux yeux du monde le tort que j'ai pu faire à la réputation de madame
d'Albémar; mais hélas! je le sais, je n'en aurai pas moins perdu sa
destinée. Son cour, inépuisable en sentimens nobles et tendres, n'a
pas cessé de m'aimer: vous, monsieur, ajouta-t-elle en tendant à
Léonce, avec une douceur angélique, sa main tremblante, serez-vous
plus inflexible qu'un Dieu de bonté qui, malgré mes offenses, a reçu
mon repentir? me pardonnerez-vous?

O ma soeur! que n'avez-vous pu voir Léonce en ce moment! Non, vous ne
m'auriez plus demandé de le quitter; l'expression triste, sombre, et
presque toujours contenue qu'il avoit depuis quelque temps, disparut
entièrement, et son visage s'éclaira, pour ainsi dire, par le
sentiment le plus pur et le plus doux. Il mit un genou en terre, pour
recevoir la main de madame d'Ervins, et, de la voix la plus émue, il
lui dit:--Pouvez-vous douter du pardon que vous daignez demander? Ce
n'est pas vous, c'est moi qui suis le seul coupable; et cependant je
vis, et cependant elle souffre mes plaintes, mes défauts, quelquefois
même mes reproches. Aurois-je le droit de vous en adresser? non sans
doute, et j'en ai moins encore le pouvoir; votre sort, votre courage,
votre vertu, oui, votre vertu, entendez cette louange sans la
repousser, me pénètrent de respect et de pitié; et si j'étois digne de
me joindre à vos touchantes prières, je demanderois au ciel pour vous
le calme que mon coeur déchiré ne connoît plus, mais qu'au prix de
tant de sacrifices vous devez enfin obtenir.

Ah! dit Thérèse en relevant Léonce, je vous remercie d'écarter de moi
votre haine; mais ce n'est pas tout encore, il faudra que vous
m'écoutiez sur votre sort à tous les deux: avant de vous en parler, je
veux voir madame d'Artenas; je ne connois qu'elle à Paris, c'est une
parente de M. d'Ervins, elle est aussi l'amie de madame d'Albémar; je
dois lui faire part de la résolution que j'ai prise. Voulez-vous avoir
la bonté, M. de Mondoville, de me conduire demain chez elle? J'entre,
après demain, dans mon couvent, et, huit jours après, le premier de
juin, je prendrai le voile de novice.

--Ciel! dans huit jours! m'écriai-je.--C'est un secret, reprit
Thérèse; vous savez que par les nouvelles lois on ne reconnoît plus
les voeux; mais le prêtre vénérable qui me conduit a tout arrangé, et
si l'on ne permettoit plus aux religieuses de vivre en France en
communauté, il m'a assuré un asile dans un couvent en Espagne; je vous
demanderai, ma chère Delphine, de me conduire vous-même dans ma
retraite avec ma fille; je l'embrasserai sur le seuil du couvent pour
la dernière fois, et, après cet instant, c'est vous qui serez sa mère.

--Sa voix s'altéra en parlant de sa fille; mais faisant un nouvel
effort, elle dit à Léonce:--Demain à midi, n'est-il pas vrai, M. de
Mondoville, vous viendrez me chercher pour me mener chez madame
d'Artenas?--Léonce consentit à ce qu'elle désiroit par un signe de
tête; il ne pouvoit parler, il étoit trop ému. Ah! c'est une âme aussi
tendre que fière! ce n'est pas l'amour seul qui le rend sensible, la
nature lui a donné toutes les vertus. Thérèse le regardoit avec
attendrissement, et c'est lui, j'en suis sûre, dont elle auroit
imploré la protection, s'il lui étoit encore resté quelque intérêt
dans le monde.

Le lendemain, Léonce et madame d'Ervins revinrent ensemble à quatre
heures de chez madame d'Artenas; je vis, sans en savoir la cause, que
Léonce avoit été très-attendri: Thérèse, calme en apparence, demanda
cependant à se retirer quelques heures dans sa chambre. Léonce, resté
seul avec moi, me raconta ce qui venoit de se passer; il ne se doutoit
point du projet de madame d'Ervins, en la conduisant chez madame
d'Artenas, et dans la route elle n'avoit rien dit qui pût lui en
donner l'idée. Ils arrivèrent ensemble chez madame d'Artenas, et la
trouvèrent seule avec sa nièce, madame de R. Après que madame d'Ervins
eut annoncé sa résolution à madame d'Artenas, elle lui fit le récit de
la conduite que j'avois tenue envers elle, et attribuant à cette
conduite un mérite bien supérieur à celui qu'elle peut avoir, elle
avoua tout, excepté ce qui eût indiqué mes sentimens pour Léonce. Il
m'a dit que de sa vie il n'avoit éprouvé, pour aucune femme, autant de
respect que pour madame d'Ervins, dans le moment où elle croyoit faire
un acte d'humilité. Léonce a remarqué que Thérèse avoit rougi
plusieurs fois en parlant, mais sans jamais hésiter.--Et je voyois
réunie en elle, a-t-il ajouté, la plus grande souffrance de la
timidité et de la modestie, à la plus ferme volonté.--Elle finit en
déclarant à madame d'Artenas, que loin de demander le secret sur ce
qu'elle venoit de lui dire, elle désiroit qu'elle le publiât, chaque
fois que ses relations dans le monde la mettroient à portée de
repousser la calomnie dont je pourrois être l'objet.

Elle se recueillit un instant, après avoir achevé ses pénibles aveux,
pour chercher s'il ne lui restoit point encore quelque devoir à
remplir; personne n'osa rompre le silence; elle avoit trop ému ceux
qui l'écoutoient; pour qu'ils fussent en état de lui répondre; et
comme sans doute elle craignoit toute conversation sur un pareil
sujet, elle se leva pour la prévenir, en faisant une inclination de
tête à madame d'Artenas et à sa nièce; elle sortit, sans leur avoir
laissé le temps d'exprimer l'intérêt et l'attendrissement qu'elles
éprouvoient. Vous concevez, ma chère Louise, combien cette scène m'a
touchée. Admirable Thérèse! bien plus admirable que si jamais elle
n'avoit commis de fautes; que de vertus elle a tirées du remords!
combien elle vaut mieux que moi, qui me traîne sans forces sur les
dernières limites de la morale, essayant de me persuader que je ne les
ai pas franchies!

Cette journée d'émotion n'étoit pas terminée; Thérèse n'avoit pas
encore accompli tout ce que sa religion lui commandoit: elle vint
rejoindre Léonce et moi, et comme j'allois vers elle pour lui exprimer
ma reconnoissance:--Attendez, me dit-elle, car je crains bien d'être
forcée de vous déplaire; mais demain je quitte le monde, et j'ai
presque aujourd'hui les droits des mourans; écoutez-moi donc
encore.--Elle s'assit alors, et s'adressant à Léonce et à moi, elle
nous dit:

--J'ai détruit votre bonheur; sans moi vous seriez unis, et la vertu
contribueroit autant que l'amour à votre félicité; ce tort affreux, ce
tort que je ne pourrai jamais expier, c'est mon crime qui en a été la
cause; un malheur plus funeste encore, la mort de mon mari a été la
suite immédiate de mon coupable amour. Ce n'est donc pas moi, non ce
n'est pas moi qui pourrois me croire le droit de donner de sévères
conseils à des âmes aussi pures que les vôtres; cependant Dieu peut
choisir la voix des pécheurs pour faire entendre des avis salutaires
aux coeurs les plus vertueux. Vous vous aimez; l'un de vous est lié
par des chaînes sacrées, et vous vous voyez, et vous passez presque
tous vos jours ensemble, vous fiant à la morale qui vous a préservés
jusqu'à présent! Je n'avois point sans doute, vos lumières, je n'avois
point vos vertus; mais je formai néanmoins les mêmes résolutions que
vous, et le charme de la présence affoiblit par degrés tous les
sentimens honnêtes sur lesquels je m'appuyois. Delphine, faudroit-il
qu'après être tombée, je vous entraînasse dans ma chute! aurois-je à
rendre compte de votre âme à l'Éternel! Ah! ce seroit moi seule qui
mériterois d'être punie, mais vous ne seriez plus cet être
incomparable que je retrouverai dans le ciel un jour, si mon repentir
m'y fait recevoir.

Et vous, Léonce, et vous, continua-t-elle; serez-vous heureux si vous
entraînez mon amie? si vous égarez ce caractère noble et vertueux, que
Dieu appellera plus particulièrement à lui, quand le malheur, ou ce
qui est la même chose, une plus longue durée de la vie lui aura fait
sentir la nécessité d'une religion positive? quand elle guidera ma
fille dans le monde, au lieu d'y régner elle-même?....--Votre fille!
m'écriai-je, pourquoi l'abandonnez-vous? pourquoi m'en remettez-vous
le soin? je n'en suis pas digne.

--Delphine, généreuse Delphine, interrompit Thérèse, me serois-je donc
si mal fait comprendre que vous puissiez penser qu'il existe un être
au monde que j'estime plus que vous! quand vous vous laisseriez
entraîner par l'amour, je sais que votre coeur, resté pur, ne
puiseroit-dans ses fautes qu'une connoissance plus cruelle, mais plus
certaine de la nécessité de la morale. Les malheurs de mon amie me
seroient, hélas! un garant de plus des soins qu'elle donneroit à
l'éducation vertueuse de ma fille. Mais vous, mais vous, Delphine, que
deviendrez-vous si vous êtes coupable? et par quel vain espoir vous
flattez-vous de l'éviter? s'il gémit de votre résistance, s'il vous
montre sa douleur, s'il vous la cache, et que ses traits altérés le
trahissent, s'il est malheureux enfin; dites-moi donc, si vous le
savez, comment vous ferez pour le supporter? Écoutez, je suis prête à
m'ensevelir pour toujours, la main de Dieu est déjà sur moi; j'ai
trouvé dans mon âme la force de tout briser, de renoncer à tout; eh
bien! je ne me sentirois pas encore la puissance de voir souffrir ce
que j'aime; et vous vous la croyez cette puissance! Delphine,
insensée, il faut vous séparer de lui pour jamais, ou tomber à ses
pieds, soumise à ses désirs. Vous ne pouvez trouver que dans
l'exaltation d'un grand sacrifice des forces contre l'amour. Delphine,
au nom du ciel....--Arrêtez, s'écria Léonce avec l'accent le plus
douloureux; ce n'est point à Delphine que vous devez vous adresser,
elle est libre et je suis lié pour jamais; elle vouloit s'unir à moi,
je l'ai méconnue; s'il faut déchirer un coeur, choisissez le mien; je
puis partir, je le puis; la guerre va bientôt s'allumer en France;
j'irai me joindre à ceux dont je dois partager les opinions; dans ce
parti sans puissance, se faire tuer n'est pas difficile. Si vous avez
dans votre religion des ressources pour faire supporter à Delphine la
mort de Léonce, si vous en avez, j'y consens et je vous le pardonne:
mais pouvez-vous imaginer qu'après avoir passé près d'elle des jours
orageux, et néanmoins pleins de délices, des jours pendant lesquels je
lui ai confié mes peines les plus secrètes, mes sentimens les plus
intimes, je vivrois privé tout à la fois de ma maîtresse et de mon
amie! de celle qui devroit être ma femme, et que je ne reverrois plus!
de celle qui dirige mes actions, donne un but à mes pensées, et m'est
sans cesse présente? croyez-moi, sans avoir besoin de recourir à la
résolution du désespoir, mon sang glacé cesseroit de ranimer mon
coeur, si je ne vivois plus pour elle. Et c'est vous, madame, qui
pouvez oublier tout ce que vous-même vous avez inspiré! tout ce
qu'éprouve encore sans doute celui qui pleure loin de vous!--C'en est
trop, s'écria Thérèse en pâlissant, avec un tremblement convulsif qui
me causa le plus mortel effroi; c'en est trop: quel langage vous me
faites entendre! me croyez-vous donc assez guérie pour n'en pas
mourir? ignorez-vous ce qu'il m'en coûte? pouvez-vous réveiller ainsi
tous mes souvenirs? Cessez! cessez! Delphine, soutenez-moi,
éloignons-nous d'ici.

Léonce, inconsolable de l'état où il avoit jeté madame d'Ervins,
n'osoit approcher d'elle; on l'emporta dans sa chambre, je la suivis,
et je fis dire à Léonce que je ne redescendrois pas. Je ne voulois pas
quitter madame d'Ervins, et je me sentois aussi dans un trouble qui me
rendoit impossible de parler à Léonce. Pourquoi le rendre témoin de
mes cruelles incertitudes? des remords que madame d'Ervins a fait
naître en moi? je veux me déterminer enfin, je le veux; mais je ne
puis le revoir qu'après avoir pris une décision. Quelle sera-t-elle? ô
mon Dieu!

Madame d'Ervins passa près d'une heure sans prononcer une parole,
m'écoutant quelquefois, et ne me répondant que par des pleurs; je crus
que c'étoit le moment d'essayer encore de la détourner d'entrer au
couvent: les premiers mots que je prononçai sur ce sujet lui rendirent
tout à coup du calme; elle me demanda doucement de m'éloigner. J'ai
appris depuis qu'elle avoit passé deux heures en prières, qu'après ces
deux heures elle s'étoit couchée, et qu'elle avoit paisiblement dormi
jusqu'au matin.

Pour moi, j'ai passé cette nuit sans fermer l'oeil: infortunée que je
suis! un esprit éclairé, quand l'âme est passionnée, ne fait que du
mal; je ne puis, comme Thérèse, adopter aveuglément toutes les
croyances qui remplissent son imagination, et mon coeur en auroit
besoin. J'invoque une terreur, un fanatisme, une folie, un sentiment,
quel qu'il soit, assez fort pour lutter contre l'amour. Quelquefois je
suis prête à vous conjurer de venir ici; je voudrais m'en remettre à
vous sur mon sort, vous parleriez à Léonce, vous le verriez et vous me
jugeriez. Ah! ma soeur, cette prière seroit-elle trop exigeante?
feriez-vous ce sacrifice à celle que vous avez élevée, et qui vous
redemanderoit d'exercer de nouveau l'empire le plus absolu sur sa
volonté?



LETTRE XLIV.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Bellerive, ce 26 mai 1791.


Non, ne venez pas, tout est promis; je le crois, tout est décidé.
Thérèse a trop usé peut-être de l'empire que mon attendrissement lui
donnoit sur moi; mais enfin, j'ai cédé à ses larmes, à l'ardeur de ses
prières. Son imagination étoit frappée de l'idée qu'elle auroit à se
reprocher la perte de mon âme; son confesseur, je crois, l'avoit
encore, la veille, pénétrée de nouveau de cette crainte. Sa douleur,
son éloquence, m'ont entièrement bouleversée; je n'ai pas consenti
cependant à m'éloigner de Léonce sans être rassurée sur son désespoir;
je ne le puis, je ne le dois pas: le véritable crime seroit d'exposer
sa vie; quel effroi peut l'emporter sur une telle crainte! le remords
même est plus facile à braver.

Thérèse veut que Léonce soit témoin avec moi de la cérémonie qui
consacrera le moment où elle doit prendre le voile de novice. Elle
compte sur l'impression de cette solennité, et, malgré la résistance
qu'il a déjà opposée à ses prières, elle croit qu'au pied de l'autel,
ses derniers adieux obtiendront de Léonce qu'il me laisse partir. Elle
veut lui répéter alors ce dont elle est convaincue, c'est que son
salut à elle-même dépend du mien, et qu'il ne peut sans barbarie se
refuser au dernier effort qu'elle veut tenter, pour m'arracher aux
malheurs qui me menacent; elle se croit sûre d'obtenir ainsi le
consentement de Léonce. J'ai promis que si elle l'obtenoit en effet,
je partirois a l'instant même; c'est dans six jours, et je dois
jusque-là cacher à Léonce ce que j'éprouve; je l'ai juré. Je vous
l'avoue, lorsque Thérèse m'a arraché tous les engagemens qu'elle a
voulu, j'avois un espoir secret que rien ne pourrait décider Léonce à
mon départ; mon opinion à présent n'est plus la même: Thérèse est si
touchante! le moment qu'elle a choisi pour parler à Léonce est si
propre à l'émouvoir! J'y joindrai moi-même mes instances, je le dois,
je le ferai; mais se taire pendant ces six jours, le revoir avec
l'idée que bientôt peut-être nous serons séparés! Thérèse a trop exigé
de moi; sa dévotion, tout à la fois exaltée et romanesque, m'ébranle,
m'entraîne, et ne me soutient pas.

Elle m'a répété de mille manières, avec cet accent passionné qu'elle
tient de l'amour et qu'elle consacre à la religion, que je ne pouvais
pas me refuser à l'espoir qui lui restoit encore de me sauver, et
d'obtenir l'absolution de ses fautes.--Je vous demande bien peu, me
disoit-elle, je vous demande seulement la permission d'essayer dans un
moment solennel, si je puis attendrir votre amant sur le sort auquel
il vous livre; vous ne pouvez pas vous y opposer, sans vous avouer à
vous-même que, dût-il accéder à votre départ, vous n'en seriez pas
capable!--Je résistois encore à ce qu'elle désiroit, une crainte vague
me retenoit; mais lorsque j'étois prête à la quitter, elle s'est
précipitée à mes pieds avec sa fille, et m'a représenté avec une telle
force ce que j'éprouverois si je me rendois coupable, ce qu'elle avoit
souffert; parce que, éloignée de moi, une âme courageuse n'étoit point
venue à son secours; elle a fait naître dans mon coeur une émotion si
vive, que j'ai consenti à tout.

Qu'en arrivera-t-il? une séparation déchirante: je suis comme égarée,
on dispose de moi sans que ma volonté me guide, je ne sais ce que je
dois craindre; peut-être de tels efforts augmenteront-ils les dangers
même dont on veut me sauver.--Ah! Léonce, c'est à vous qu'on s'en
remet, est-ce vous qui briserez nos liens?



LETTRE XLV.

Léonce à Delphine.

Paris, ce 28 mai.


D'où vient le trouble que j'éprouve? jamais vous ne m'avez paru plus
touchante, plus sensible qu'hier! J'étois dans l'ivresse auprès de
vous, et quand je me suis rappelé notre soirée, je n'ai éprouvé qu'une
inquiétude, une tristesse indéfinissable. Je vous ai trouvée vous
faisant peindre pour moi; vous aviez revêtu un costume grec qui vous
rendoit plus céleste encore, tous vos charmes se développoient à mes
yeux; je vous ai regardée quelque temps, mais je me sentois dévoré par
une passion qui consumoit ma vie; le peintre nous a quittés, je vous
ai serrée dans mes bras, et deux fois vous avez penché votre tête sur
mon épaule; mais je ne vous avois point communiqué l'ardeur que
j'éprouvois. Vos yeux se remplissoient de larmes, votre visage étoit
pâle, et votre regard abattu; si, dans cet état, il eût été possible
que votre coeur vous livrât à mon amour, il me semble qu'un sentiment
inconnu, mais tout puissant, m'eût interdit d'accepter le bonheur
même.

Je m'éloignois, je me rapprochois de vous, vous gardiez le silence;
cependant vous m'aimiez, et j'éprouvois au dedans de moi-même une
fièvre d'amour, un frisson de douleur tout-à-fait inexplicable. J'ai
voulu vous demander de prendre votre harpe; vous savez combien vous me
calmez en me faisant entendre votre voix unie à cet instrument.--Ah!
m'avez-vous répondu vivement, je ne puis pas supporter la musique, ne
m'en demandez pas.--Pourquoi ne pouvez-vous plus la supporter? Vous
m'avez souvent répété ces paroles de Shakespeare: _l'âme qui repousse
la musique est pleine de trahison et de perfidie._ Pourquoi la
repoussez-vous?

J'ai votre parole de ne jamais partir à mon insçu, je ne puis la
révoquer en doute, vous me l'avez de nouveau répété; quelle est donc
la cause de l'état où je vous ai vue? Ah! sentiriez-vous quelque
atteinte de la douleur qui me tue? sentiriez-vous qu'il faut mourir,
si nous ne nous appartenons pas l'un à l'autre? Non, vos yeux
n'exprimoient ni l'entraînement ni l'abandon. Delphine, ton âme est si
pure, si vraie, que rien ne peut la troubler sans que ton ami
l'aperçoive; dis-moi donc quel est le sentiment qui t'occupoit hier.



LETTRE XLVI.

Léonce à M. Barton.

Paris, ce 31 mai.


L'un de vos amis vous a mandé qu'il m'avoit trouvé changé, et vous en
êtes inquiet; je vous en prie, rassurez-vous; je souffre, mais il n'y
a point de danger pour ma vie; j'ai assez souvent la fièvre le soir,
ce sont les peines de mon âme qui me la donnent. Depuis quelque temps
je crains sans cesse que madame d'Albémar ne s'éloigne de moi; le
trouble qu'elle me cause excite dans mon sang une agitation
continuelle; mais ce n'est pas, soyez-en sûr, la maladie qui me tuera.
Ne venez point me voir, vous ne pourriez rien sur moi; jamais on n'a
ressenti ce que j'éprouve! Je sortirai de cet état, il faut qu'il
finisse à quelque prix que ce puisse être, il le faut. Attendez mon
sort; je ne veux pas que votre vie paisible s'approche de la mienne,
une influence fatale tomberoit sur vous.



LETTRE XLVII.

Delphine à Léonce.

Bellerive, ce 1er juin, à 10 heures du matin.


Madame d'Ervins m'écrit encore ce matin, qu'elle désire vivement que
vous soyez témoin de la cérémonie de ce soir; venez me chercher à
quatre heures pour me conduire à son couvent; elle le veut, nous ne
pouvons pas le lui refuser.



LETTRE XLVIII.

Réponse de Léonce à Delphine.

Paris, ce 1er juin, à midi.


Si vous l'exigez, j'irai; mais essayez de m'en dispenser, j'ai peur
des émotions; vous ne savez pas, dans la disposition actuelle de mon
âme, combien elles me font mal! Je serai chez vous à quatre heures;
mais, s'il est possible, écrivez à madame d'Ervins que vous irez
seule.



LETTRE XLIX.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Bellerive, ce 2 juin.


Si je ne suis pas encore tout-à-fait indigne de vous, ma Louise, je ne
sais à quel secours du ciel je le dois. Méritois-je ce secours, après
des momens si coupables? Non, sans doute, mais il m'a été donné pour
me livrer à la douleur, pour expier par mes regrets, ce jour où mes
sentiment ont profané tout ce qu'il y a de plus respectable au monde.
Je suis bien malade; on me croit en danger, on me défend d'écrire;
mais si je dois mourir, je veux que vous connoissiez les dernières
heures que j'ai passées. Elles ont été terribles! que le souvenir en
demeure déposé dans votre sein! Apprenez quels sont les efforts qui
peut-être ont précédé la fin de ma vie! Je crains que ma fièvre ne me
fasse tomber dans le délire; je n'ai peut-être plus que quelques
instans pour recueillir mes pensées, je vous les consacre encore.
Aimez-moi! Si je meurs, je puis être pardonnée.

Léonce, à regret, s'étoit enfin décidé à m'accompagner comme le
désiroit madame d'Ervins; nous arrivons à la porte du couvent où je
l'avois conduite la veille, et près duquel demeuroit son confesseur;
un homme m'y attendoit, pour me remettre une lettre d'elle qui
m'apprenoit qu'elle seroit reçue novice, dans quel lieu, juste ciel!
dans l'église même où j'ai vu Léonce se marier! Thérèse me l'avoit
caché, mais c'étoit sur ce moyen qu'elle comptoit, pour triompher de
notre amour. J'hésitai, je l'avoue, si je continuerois ma route; mais
la fin de la lettre de Thérèse étoit tellement pressante, elle me
disoit avec tant de force qu'elle avoit besoin de me revoir encore,
que je lui percerois le coeur en la privant dans un tel moment de la
présence de sa seule amie, que je n'eus pas le courage de la refuser.
Léonce, cette fois, voyant dans quel état d'émotion j'étois, insista
pour ne pas m'abandonner seule à cette épreuve douloureuse. J'étois
déjà dans un tel trouble que je cessai de vouloir, et je me laissai
conduire sans réflexion ni résistance.

Pendant la route qui nous restoit encore à faire, nous gardâmes l'un
et l'autre le plus profond silence; néanmoins, à l'instant où ma
voiture tourna dans le chemin qui conduit à l'église de Sainte-Marie,
Léonce reconnoissant les lieux qu'il ne pouvoit oublier, dit avec un
profond soupir:--C'étoit ainsi que j'allois avec Matilde; elle étoit
là, s'écria-t-il en montrant ma place: oh! pourquoi suis-je venu! Je
ne puis!...--Il sembloit vouloir fuir; mais en me regardant, ma pâleur
et mon tremblement le frappèrent sans doute, car, s'arrêtant tout à
coup, il ajouta:--Non, pauvre malheureuse, tu souffres, je ne te
laisserai point souffrir seule, appuie-toi sur ton ami.--Nous
descendîmes de la voiture; l'église étoit fermée pour tout le monde,
excepté pour nous: un vieux prêtre vint à notre rencontre, et se
souvenant mal des deux personnes qu'on l'avoit chargé de recevoir, il
me dit en montrant Léonce: Madame, monsieur est sans doute votre
mari?--Ah! Louise, ce mot si simple réveilloit tant de regrets et de
remords, que je restai comme immobile devant la porte de l'église,
n'osant en franchir le seuil.--Léonce prit la parole avec
précipitation:--Je suis le parent de madame, répondit-il;--et
m'entraînant après lui, nous entrâmes.

Le prêtre nous fit asseoir sur un banc peu éloigné de la grille du
choeur. Léonce se plaça de manière qu'il ne pût apercevoir l'autel
devant lequel il s'étoit marié; sa respiration étoit haute et
précipitée; moi, j'avois couvert mes yeux de mon mouchoir, je ne
voyois rien, je pensois à peine, j'éprouvois seulement une agitation
intérieure, une terreur sans objet fixe, qui troubloit entièrement mes
réflexions. L'une des portes qui conduisoient dans l'intérieur du
couvent s'ouvrit; des religieuses couvertes d'un voile noir, suivies
par l'infortunée Thérèse, vêtue d'une robe blanche, s'avancent à
quelque distance de nous, dans un profond silence; Thérèse s'appuyoit
sur le bras de son confesseur; mais ses pas n'étoient point
chancelans, on pouvoit même remarquer qu'une exaltation extraordinaire
les rendoit trop rapides; pendant qu'elle marchoit, les prêtres
chantoient un psaume lugubre, qu'accompagnoit un orgue assez doux;
Thérèse quitta les religieuses pour venir vers moi; elle me serra la
main avec une expression que je ne pourrai jamais oublier, et tendant
une lettre à Léonce, elle lui dit à voix basse:--Quand la barrière
éternelle sera refermée sur moi, lisez ce papier, dans cette église
même, à la lueur de cette lampe qui brûle à quelques pas de l'autel où
vous avez prononcé d'irrévocables sermens. Écoutez, pour vous préparer
à ce que j'ose vous demander, les chants des religieuses qui vont
consacrer mon entrée dans leur asile; quand ils auront cessé, je
n'existerai plus pour le monde; mais, si vous exaucez mes prières,
vous me réconcilierez avec Dieu; je ne serai plus coupable devant lui
de votre perte à tous les deux; et toi, mon amie, me dit-elle, tu vois
où l'amour m'a conduite, fuis mon exemple, adieu.--En achevant ces
mots, elle s'approcha de la grille du choeur, tourna la tête encore
une fois vers moi, et dans le moment où cette grille alloit nous
séparer pour toujours, elle me fit un dernier signe, comme sur les
confins de la terre et du ciel. Je crus la voir passer de la vie à la
mort, et dans l'éloignement, elle m'apparoissoit telle qu'une ombre
légère, déjà revêtue de l'immortalité.

Léonce étoit resté immobile, tenant à la main la lettre de
Thérèse.--Que contient-elle? me dit-il avec l'accent le plus sombre;
que voulez-vous de moi? Seriez-vous d'accord avec elle?--Je vous en
conjure! interrompis-je, obéissez à la prière de Thérèse, ne lisez
point encore ce qu'elle vous écrit! Donnez un moment à la pitié pour
elle! Je suis là, près de vous, mon ami; ah! pleurons encore quelques
instans sans amertume!--Léonce, placé derrière moi, posa sa main sur
le pilier qui me servoit d'appui; ma tête tomba sur cette main
tremblante, et ce mouvement, je crois, suspendit quelque temps son
agitation. La musique continua; l'impression qu'elle me causoit me
plongea dans une rêverie extraordinaire, dont je n'ai pu conserver que
des souvenirs confus; bientôt j'entendis les sanglots étouffés de mon
malheureux ami, et je m'abandonnai sans contrainte à mes larmes.
J'invoquai Dieu pour mourir dans cette situation, elle étoit pleine de
délices; je n'imposois plus rien à mon âme, elle se livroit à une
émotion sans bornes; il me sembloit que j'allois expirer à force de
pleurs, et que ma vie s'éteignoit dans un excès immodéré
d'attendrissement et de pitié. Je ne sais combien de temps dura cette
sorte d'extase, mais je n'en fus tirée que par le bruit que firent les
rideaux du choeur, lorsqu'on les ferma. La cérémonie terminée, les
religieuses et les prêtres s'étant retirés, nous n'entendîmes plus,
nous ne vîmes plus personne, et nous nous trouvâmes seuls dans
l'église, Léonce et moi.

Léonce, sans quitter ma main, s'approcha de la lumière, et lut la
prière solennelle, éloquente et terrible, que Thérèse lui adressoit,
pour l'engager à sauver mon âme, en rompant nos liens, et en cessant
de nous voir. Je ne pus en saisir que quelques paroles, qu'il répétoit
en frémissant. A peine l'eut-il finie que, levant sur moi des yeux
pleins de douleur et de reproches, il me dit:--Est-ce vous qui avez
combiné ces émotions funestes? Est-ce vous qui avez résolu de me
quitter?--Consentez, lui dis-je avec effort, consentez à mon absence.
Léonce, je t'en conjure, cède à la voix du ciel que Thérèse t'a fait
entendre! Ne sens-tu pas que les forces de mon âme sont épuisées? Il
faut que je m'éloigne, ou que je devienne criminelle! Un plus long
combat n'est pas en ma puissance! Saisissons cet instant!...--Il est
donc vrai, reprit Léonce, il est donc vrai que vous avez formé le
dessein de me quitter! que tant de jours passés ensemble n'ont point
laissé de trace dans votre coeur! Oui! c'en est fait! il n'y aura plus
sur cette terre une heure de repos pour moi! Et quand devoit-elle
commencer, cette séparation?--A l'heure même! m'écriai-je; tout est
prêt, l'on m'attend, laissez-moi partir, que ce lieu soit témoin de ce
noble effort!--Il sera témoin, s'écria-t-il, de ma mort; je me sens
abattu, je n'ai plus l'espérance qui pourroit m'aider à triompher de
votre dessein! Je me suis trompé! vous n'avez pas d'amour! vous n'en
avez pas! vous pouvez partir. Eh bien! le sacrifice est fait, vous le
pouvez. Adieu.

--Louise, jamais la douleur de Léonce n'avoit été si profonde et si
touchante; elle avoit changé son caractère. Il n'essayoit pas de me
retenir; mais je voyois dans son regard une expression funeste, une
désignation sombre qui me glaçoit de terreur. J'essayai de lui parler,
il ne me répondoit plus; je ne pouvois supporter qu'il eût cessé de
croire à ma passion pour lui; dix fois il en repoussa l'assurance, et
sembloit craindre les sentimens les plus doux, comme si, décidé à
mourir, il avoit eu peur de regretter la vie. Enfin, un accent plus
tendre le ranima tout à coup, mais pour lui rendre un égarement non
moins effrayant que l'accablement dont il sortoit. Eh bien! me dit-il,
si tu veux que je croie à ton amour, si tu veux que je vive, il en
existe encore un moyen! Il peut seul expier ce que tu m'as fait
souffrir! il peut seul prévenir les tourmens qui m'attendent! Il faut
te lier à l'instant même par un serment que tu nommeras sacrilège,
mais sans lequel aucune puissance humaine ne peut me faire consentir à
la vie.--Que veux-tu de moi? lui dis-je épouvantée; ne sais-tu pas que
je t'adore? n'es-tu pas le souverain de ma vie?--Qui pourroit compter,
me répondit-il avec amertume, qui pourroit compter sur ton âme
incertaine, combattue, toujours prête à m'échapper? Il n'est qu'un
lien sur la terre, il n'en est qu'un qui puisse répondre de toi! Et ce
moment de désespoir est le dernier où la passion toujours repoussée,
toujours vaincue par chaque nouveau repentir, puisse te demander,
puisse obtenir l'engagement de l'amour. Qu'il soit donné dans ces
lieux mêmes dont tu invoques sans cesse contre moi les cruels
souvenirs! que l'horreur même de ce séjour consacre ta promesse ou ton
refus irrévocable. Viens, suis-moi.--Je sentois qu'il vouloit
m'entraîner vers l'autel fatal, près de la colonne derrière laquelle
j'avois été témoin de son malheureux mariage; nous en étions encore à
quelques pas, et je m'appuyois sur l'un des tombeaux que des regrets
pieux ont consacrés dans cette église.

--Restons ici, dis-je à Léonce, reposons-nous près des morts.--Non, me
dit-il avec une voix qui retentit encore dans tout mon être, ne
résiste point, suis mes pas.--Les forces me manquoient, il passa son
bras autour de moi, et entraînée par lui, je me trouvai précisément en
face de l'autel où le sacrifice de mon sort avoit été accompli. Je
regardai Léonce, cherchant à découvrir sa pensée; ses cheveux étaient
défaits, sa beauté, plus remarquable que dans aucun moment de sa vie,
avoit pris un caractère surnaturel, et me pénétroit à la fois de
crainte et d'amour.--Donne-moi ta main, s'écria-t-il, donne-la-moi;
s'il est vrai que tu m'aimes, tu dois, infortunée, tu dois avoir
besoin comme moi de bonheur; jure sur cet autel, oui, sur cet autel
même dont il faut à jamais écarter le fantôme horrible d'un hymen
odieux; jure de ne plus connoître d'autres liens, d'autres devoirs que
l'amour; fais serment d'être à ton amant, ou je brise à tes yeux ma
tête sur ces degrés de pierre, qui feront rejaillir mon sang jusqu'à
toi; c'en est trop de douleurs; c'en est trop de combats; c'est dans
ce sanctuaire, triste asile des larmes, que j'ose déclarer que je suis
las de souffrir! je veux être heureux, je le veux; la trace de mes
chagrins es trop profonde; rien ne peut faire cesser mes craintes; je
te verrai toujours prête à m'échapper, si des liens chers et sacrés ne
me répondent pas de notre union; le poids que je soulève pour respirer
l'air m'oppresse trop péniblement; il faut que je m'enivre des
plaisirs de la vie, ou que la mort m'arrache à ses peines. Si tu me
refuses, Delphine, tiens, les lieux sont bien choisis; sous ces
marbres sont des tombeaux, indique la pierre que tu me destines,
fais-y graver quelques lignes, et tu seras quitte envers mon sort; que
reste-t-il de tant d'hommes infortunés comme moi? des inscriptions
presque effacées sur lesquelles le hasard porte encore quelquefois nos
yeux inattentifs. Delphine, la mort est sous nos pas, repousse ton
amant dans l'abîme, ou viens te jeter dans ses bras; il t'enlèvera
loin de ces voûtes funestes, et nous retrouverons ensemble et le ciel
et l'amour.--

Ses regards me causoient une terreur inexprimable; je lui
dis:--Léonce, sortons d'ici; je ne partirai pas; que veux-tu de moi?
sortons d'ici.--Non! s'écria-t-il en me retenant avec violence, dans
une heure tu reprendras sur moi ton funeste empire; je recommencerai
cette misérable vie de tourmens, de craintes, de regrets; non, ce jour
terminera cette existence insupportable; ton âme doit sentir en cet
instant ce qu'elle peut pour moi: si tu résistes à l'état où je suis,
au trouble qu'il te cause, c'en est fait, nos noeuds sont brisés. Fais
le serment que j'exige, ou laisse-moi; reviens seulement demain à la
même heure, les prêtres chanteront pour moi les mêmes hymnes que pour
ton amie, tu seras seule au monde. Delphine, pauvre Delphine! ainsi
séparée de tout ce qui te fut cher, ne regretteras-tu donc pas le
malheureux insensé qui t'a si tendrement aimée?--Louise, mon coeur
s'égaroit.--Cruel! m'écriai-je, quoi! c'est dans ce lieu même que tu
peux exiger une semblable promesse! Oses-tu donc profaner tout ce
qu'il y a de saint sur la terre?

--Je veux, reprit Léonce, te lier pour jamais; je veux affranchir ton
âme violemment et sans retour, de tous les scrupules vains qui la
retiennent encore. Delphine, si nous étions au bout du monde, si les
volcans avoient englouti la terre qui nous donna naissance, les hommes
que nous avons connus, croirois-tu faire un crime en t'unissant à ton
amant? Eh bien! oublie l'univers, il n'est plus, il ne reste que notre
amour. Tu ne l'as jamais connu, l'amour, fille du ciel! aucun mortel
n'a possédé tes charmes. Quand ton âme sera tout entière livrée à moi,
tu m'aimeras d'une affection que tu ne peux encore comprendre; il
naîtra pour nous deux une seule et même vie, dont nos existences
séparées n'ont pu te donner l'idée. Dis-moi donc, ne sens-tu pas ce
que j'éprouve, un élan du coeur vers la félicité suprême, un délire
d'espérance qu'on ne pourroit tromper sans que l'avenir fût flétri
pour toujours? Écoute, Delphine, si tu sors de ces lieux sans que ta
volonté soit vaincue, sans que tes desseins soient irrévocablement
changés, j'en ai le pressentiment, tout est fini pour moi; tu auras
horreur de ma violence, tu ne te souviendras que d'elle. Delphine,
c'en est fait, prononce, jamais la mort ne fut plus près de moi! Quand
tout mon sang, s'écria-t-il en frappant avec violence sa poitrine,
quand tout mon sang sortit de cette blessure, j'avois mille fois plus
de chances de vie qu'en cet instant!--Qui pourroit, juste ciel, se
faire l'idée de l'expression de Léonce alors! il étoit tellement hors
de lui-même, que je ne doutai pas du plus funeste dessein. J'allois
perdre tout sentiment de moi-même, j'allois promettre, dans le
sanctuaire des vertus, d'oublier tous mes devoirs; je me jetai à
genoux cependant, par une dernière inspiration secourable, et
j'adressai à Dieu la prière, qui, sans doute, a été entendue.

--O Dieu! m'écriai-je, éclairez-moi d'une lumière soudaine! tous les
souvenirs, toutes les réflexions de ma vie ne me servent plus; il me
semble qu'il se passe en moi des transports inouïs qu'aucun devoir
n'avoit prévus; si tant d'amour est une excuse à vos yeux, si, quand
de tels sentimens peuvent exister, vous n'exigez pas des forces
humaines de les combattre, suspendez cet effroi que j'éprouve encore,
pour un serment que je crois impie! éloignez le remords de mon âme, et
qu'oubliant tout ce que j'avois respecté, je fasse ma gloire, ma
vertu, ma religion du bonheur de ce que j'aime. Mais si c'est un crime
que ce serment, demandé avec tant de fureur, ô mon Dieu! ne me
condamnez pas du moins à voir souffrir Léonce; anéantissez-moi à
l'instant, dans ce temple saint tout rempli de votre présence! des
sentimens d'une égale force s'emparent tour à tour de mon âme, vous
pouvez seul faire cesser cette incertitude horrible. O mon Dieu! la
paix du coeur, ou la paix des tombeaux, je l'appelle, je
l'invoque....--Je ne sais ce que j'éprouvai alors, mais la violence de
mes émotions surpassant mes forces, je crus que j'allois mourir, et
frappée de l'idée qu'il y avoit quelque chose de surnaturel dans cet
effet de ma prière, en perdant connoissance, je pus encore articuler
ces mots:--O mon Dieu! vous m'exaucez.--

Léonce m'a dit depuis, qu'il se persuada, comme moi, que j'étois
frappée par un coup du ciel, et qu'en me relevant dans ses bras, il
douta quelques instans de ma vie: il me porta jusqu'à ma voiture, et
j'arrivai à Bellerive, sans avoir repris mes sens. Lorsque j'ouvris
les yeux, je trouvai Léonce au pied de mon lit; je fus long-temps sans
me rappeler ce qui s'étoit passé; comme le jour commençoit à paroître,
mes souvenirs revinrent par degrés, je frémis de ce qu'ils me
retracèrent. Le remords, la honte, une vive impression de terreur me
saisit, en me rappelant dans quel lieu l'on m'avoit demandé des
sermens criminels; je détournai mes regards de Léonce, je le conjurai
de me quitter, de retourner chez lui calmer l'inquiétude que son
absence devoit causer à Matilde; je vis à son trouble qu'il craignoit
les résolutions que je pourrois former, je lui jurai de l'attendre ce
soir. Oh! je ne puis pas partir, je n'ai plus la force de rien.

Louise, je crois, en effet, que ma prière a été réellement exaucée; ce
que j'éprouve ressemble aux approches de la mort. J'ai pu du moins
écrire jusqu'à la fin ce récit terrible; vous saurez, quoi qu'il
m'arrive, quel combat j'ai soutenu, quelles douleurs.....ah! ce seront
les dernières. Adieu, Louise; ma main tremble, je sens ma raison
troublée; avec mes dernières forces, avec mon dernier accent, je vous
dis encore que je vous aime.



LETTRE L.

Madame de Lebensei a mademoiselle d'Albémar.

Paris, ce 4 juin 1791.


Je suis bien malheureuse, mademoiselle, d'avoir à vous causer la peine
la plus cruelle. Madame d'Albémar est à toute extrémité; on l'a
transportée à Paris dans le délire, et ce qu'elle dit dans cet état,
fait trop voir que les peines de son coeur sont la cause de la maladie
dont elle est atteinte. S'il en est encore temps, venez près d'elle;
M. de Mondoville est dans un état qui ne diffère guère de celui de
Delphine; mon mari seul conserve assez de présence d'esprit pour
secourir ces deux infortunés. Madame d'Albémar a déjà prononcé
plusieurs fois votre nom. Ah! que n'êtes-vous ici! que ne nous
reste-t-il du moins l'espérance que vous y arriverez à temps!

QUATRIÈME PARTIE.



LETTRE PREMIÈRE.

Léonce à M, Barton.

Paris, ce 10 juin 1791.


On vous a écrit que j'avois la tête perdue, on a dit vrai; la vie de
Delphine est en danger, je suis dans une chambre près de la sienne; je
l'entends gémir; c'est moi, criminel que je suis, c'est moi qui l'ai
jetée dans cet état: pensez-vous que, pour être calme, il suffise de
la résolution de se tuer si elle meurt? Il y a des tourmens inouïs,
tant que le sort est en suspens! Hier elle m'a regardé avec une
douceur céleste, elle a reposé sa tête sur moi comme si elle vouloit
recevoir quelque bien de moi, de ce furieux, l'unique cause... Non,
elle ne mourra point, depuis quelques heures ses plaintes sont moins
déchirantes.

Elle n'a cessé, dans son délire, de rappeler une horrible scène dans
une église.... La nuit dernière surtout, madame de Lebensei et moi
nous veillions auprès de son lit; tout à coup elle a soulevé sa tète,
ses cheveux sont tombés sur ses épaules, son visage étoit d'une pâleur
mortelle, cependant il avoit je ne sais quel charme que je ne lui
connoissois point encore; son regard pénétroit le coeur, et me faisoit
éprouver un sentiment de pitié si douloureux, que j'aurois voulu
mourir à l'instant pour en abréger la souffrance.--Léonce, me
disoit-elle, Léonce, je t'en conjure, n'exige pas de moi, dans le lieu
le plus saint, le serment le plus impie; ne me fais pas jurer mon
déshonneur, ne me menace pas de ta mort, laisse-moi partir! rends-moi
la promesse que je t'ai faite de rester, rends-la-moi!

--Elle m'appeloit, et cependant elle ne me connoissoit pas; ses yeux
me cherchoient dans la chambre, et ne pouvoient parvenir à me
distinguer. Je m'écriai, en me jetant à genoux devant son lit, que je
la dégageois de tout, qu'elle étoit libre de me quitter; que
n'aurois-je pas fait pour la calmer! quel arrêt n'aurois-je pas
prononcé contre moi-même! Mais, hélas! elle n'entendit point ma
réponse, et, répétant sa prière, elle m'accusa de la refuser, et me
demanda grâce avec un accent toujours plus déchirant, chaque fois
qu'elle croyoit n'obtenir aucune réponse.

Ah, ciel! concevez-vous un supplice égal à celui que j'éprouvois! on
eût dit qu'un pouvoir magique nous empêchoit de nous comprendre; elle
m'imploroit, et je lui paroissois inflexible. Elle se plaignoit de mon
silence, et son délire l'empêchoit de m'entendre. Moi, qu'elle
accusoit et supplioit tour à tour, j'étois là, près d'elle, essayant
en vain de faire arriver jusqu'à son coeur une seule des paroles que
mon désespoir lui prodiguoit, et ne pouvant ni la détromper ni la
secourir. O mon maître! quelle âme m'avez-vous formée? D'où viennent
tant de douleurs? Une fois, dans mon enfance, je m'en souviens, j'ai
failli mourir dans vos bras; si vous eussiez prévu mes jours d'à
présent, n'est-il pas vrai, vous ne m'auriez pas secouru? Je ne serois
pas ici, ses cris ne perceroient pas jusqu'à ma tombe, j'y reposerois
en paix depuis long-temps: O ciel! elle m'appelle!...



LETTRE II.

Léonce à Delphine.

Ce 12 juin.


Tu vivras, ma Delphine, ils me l'ont juré! que le ciel les en
récompense! Ah! combien il a duré, le temps qui vient de s'écouler!
Est-il vrai que tu n'as été; en danger que pendant dix jours? Le
souvenir de toutes mes années me semble moins long; tu es mieux, on
m'en répond, je devrois en être certain; mais que je suis loin encore
d'être rassuré! Les pensées qui t'agitent prolongent tes souffrances;
que puis-je faire, que pourrois-je te dire qui portât du calme dans
ton âme? As-tu besoin de m'entendre répéter que je déteste la scène
criminelle qui a produit sur ton imagination un effet si terrible? Ah!
tu n'en peux douter! Souviens-toi que je me refusois à te suivre dans
cette fatale église; je me sentois depuis quelques jours dans un
égarement qui m'ôtoit tout empire sur moi-même. Cette prière
solennelle de Thérèse, que je croyois concertée avec toi, la terreur
de ton départ, le souvenir d'un hymen funeste, cruellement retracé,
l'amour, les regrets; que sais-je? l'homme peut-il se rendre compte de
ce qui cause sa folie? J'étois insensé; mais tu ne dois pas craindre
que désormais ce coupable délire puisse s'emparer de moi, tu ne le
dois pas, si tu as quelque idée de l'impression qu'a faite sur mon
coeur l'état où je t'ai vue; mon amour n'a rien perdu de sa force,
mais il a changé de caractère.

Il me sembloit, avant ta maladie, qu'une vie surnaturelle nous animoit
tous les deux; j'avois oublié la mort, je ne pensois qu'à la passion,
qu'à ses prodiges, qu'à son enthousiasme. Au milieu de cette ivresse,
tout à coup la douleur t'a mise au bord du tombeau; oh! jamais un tel
souvenir ne peut s'effacer! la destinée m'a replacé sous son joug,
elle m'a rappelé son empire, je suis soumis. Toutes les craintes, tous
les devoirs pourront m'en imposer maintenant: n'ai-je pas été au
moment de te perdre? Suis-je sûr de te conserver encore? et mes
emportemens criminels n'ont-ils pas rempli ton âme innocente de
terreur et de remords?

O Delphine! être que j'adore! ange de jeunesse et de beauté!
relève-toi! ne te laisse plus abattre, comme si ma passion coupable
avoit humilié l'âme sublime qui sut en triompher! Delphine! depuis que
je t'ai vue prête à remonter dans le ciel, je te considère comme une
divinité bienfaisante qui recevra mes voeux, mais dont je ne dois pas
attendre des affections semblables aux miennes. Que se passe-t-il dans
ton coeur? Tu parois indifférente à la vie, et cependant je suis là,
près de toi; nous ne sommes pas séparés, nous nous voyons sans cesse,
et tu veux mourir! Mon amie! les jours de Bellerive sont-ils donc
entièrement effacés de ta mémoire? nous en avons eu de bien heureux,
ne t'en souvient-il plus? ne veux-tu pas qu'ils renaissent? insensé
que je suis! puis-je désirer encore que tu me confies ta destinée?
Delphine, ton sort étoit paisible, tu étois l'admiration et l'amour de
tous ceux qui te voyoient, je t'ai connue, et tu n'as plus éprouvé que
des peines! Eh bien! douce créature, es-tu découragée de m'aimer? ce
sentiment qui te consoloit de tout, est-il éteint? Tu n'as pu me
parler; j'ignore ce qui t'occupe, je ne sais plus ce que je suis pour
toi. Cependant, puisque je ne me sens pas seul au monde, sans doute tu
m'aimes encore.

J'ai craint de t'agiter trop vivement par un entretien; j'ai préféré
de t'écrire pour te rassurer, pour te dire même que tu étois libre,
oui, libre de me quitter! Si mon supplice, si mon désespoir.... Non,
je ne veux point t'effrayer, je t'ai rendu le pouvoir absolu, à
quelque prix que ce soit, tu peux en user: mais quand je te jure par
tout ce qu'il y a de plus sacré sur la terre, de te respecter comme un
frère, Delphine, pourquoi changerois-tu rien à notre manière de vivre?
Ne frémis-tu pas à l'idée de ces résolutions nouvelles qui
bouleversent l'existence, quand tout est si bien! Coupable que je
suis! pourquoi n'ai-je pas toujours pensé ainsi? Je suis résigné, tu
n'as plus rien à craindre de moi, tu dois en être convaincue, nous
nous connoissons trop pour ne pas répondre l'un de l'autre. Oh!
n'est-il pas vrai qu'à présent, si tu le veux, tu seras bientôt
guérie? tu en as le pouvoir; cet amour qui existe en nous peut appeler
ou repousser la mort à son gré; il nous anime, il est notre vie;
Delphine, il réchauffera ton sein. Sois heureuse, livre ton âme aux
plus douces espérances; les douleurs que j'ai ressenties ont pour
toujours enchaîné les passions furieuses de mon âme; oui, de quelque
puissance que vienne cette horrible leçon, elle a été entendue. Mon
amie, je vais te voir, je vais te porter cette lettre; après l'avoir
lue, ne me dis rien, ne me réponds pas; un de tes regards m'apprendra
tes plus secrètes pensées.



LETTRE III.

Mademoiselle d'Albémar à madame de Lebensei.

Dijon, ce 14 juin 1791.


Je serai à Paris, madame, le lendemain du jour où vous recevrez cette
lettre; préparez Delphine à mon arrivée. O ma pauvre Delphine! dans
quel état vais-je la trouver? Elle sera mieux, je l'espère; sa
jeunesse, vos soins l'auront sauvée? De quel secours pourrai-je être à
son bonheur? Mais elle m'a nommée, dites-vous, j'ai dû venir. Je vous
en conjure, madame, épargnez-moi le plus que vous pourrez les
occasions de voir du monde. Vous ne savez peut-être pas à quel point
je souffre d'arriver à Paris; mais aucune considération n'a pu
m'arrêter, quand il s'agissoit d'une personne si chère. Adieu, madame,
je repars à l'instant pour continuer ma route.

LOUISE D'ALBÉMAR.



LETTRE IV.

Madame de Lebensei à M. de Lebensei.

Paris, ce 19 juin.


Tu peux m'envoyer chercher demain, mon cher Henri, pour retourner près
de toi. La belle-soeur de madame d'Albémar est arrivée depuis deux
jours. Delphine est mieux, malgré l'émotion très-vive que lui a causée
la présence de son amie; elle peut maintenant se passer de mes soins;
quoique mon amitié pour elle soit la plus tendre de toutes, j'ai
besoin de me retrouver dans notre doux intérieur: la vie m'est pénible
loin de mon époux et de mon enfant.

Madame d'Albémar a reçu une lettre de Léonce qui l'a un peu calmée, à
ce que je crois, car au milieu de nous, elle a eu quelque retour de
cet esprit aimable et piquant qui la rend si séduisante. Je ne pourrai
jamais te peindre la reconnoissance qui animoit les regards de Léonce,
à chaque mot qu'elle disoit. Depuis que nous craignons pour la vie de
Delphine, j'ai pris pour M. de Mondoville un intérêt véritable; chaque
jour il m'a donné une preuve nouvelle de la sensibilité la plus
profonde. Quand Delphine souffroit, Léonce se tenoit attaché aux
colonnes de son lit, dans un état de contraction qui étoit plus
effrayant encore que celui de son amie. Souvent il se plaçoit devant
elle, en l'observant avec des regards si fixes, si perçans, qu'il
pressentoit tout ce qu'elle alloit éprouver, et rendoit compte de son
mal aux médecins, avec une sagacité, avec une sollicitude qui étonnoit
leur longue habitude de la douleur. As-tu remarqué l'autre jour l'art
avec lequel il les interrogeoit, son besoin de savoir, ses efforts
pour écarter une réponse funeste? J'étois convaincue, en le voyant,
que si les médecins lui avoient prononcé que Delphine n'en reviendroit
pas, il seroit tombé mort à leurs pieds.

Depuis que tu nous as quittés, depuis que Delphine est presque
convalescente, il invente mille soins nouveaux, comme l'amie la plus
attentive; quand Delphine s'endort, il rougit et pâlit au moindre
bruit qui pourroit l'éveiller; s'il essaie de lui faire la lecture, et
que ses yeux se ferment en l'écoutant, il reste immobile à la même
place pendant des heures entières, repoussant de la main les signes
qu'on lui fait pour l'inviter à venir prendre l'air, et contemplant en
silence, avec des yeux mouillés de larmes, cette belle et touchante
créature que la mort a été si près de lui enlever. Enfin, je ne puis
m'empêcher d'excuser Delphine, en voyant comme elle est aimée.

La preuve touchante d'amitié que mademoiselle d'Albémar a donnée à sa
belle-soeur, lui a causé beaucoup de joie; mais il m'a paru que M. de
Mondoville étoit extrêmement troublé de l'arrivée de mademoiselle
d'Albémar. Il s'imagine, je crois, qu'elle vient pour emmener
Delphine, et si j'en juge par quelques mots qu'il a dits, ce projet ne
s'accomplira pas facilement; cependant il seroit peut-être nécessaire
qu'elle s'éloignât pendant quelque temps. Une femme de mes amies m'a
assuré qu'on commencoit à dire assez de mal d'elle dans le monde; on a
rencontré Léonce une fois revenant très-tard de Bellerive; les visites
qu'il y faisoit chaque soir sont connues; la chaleur avec laquelle il
a pris la défense de Delphine, lorsqu'elle s'est dévouée si
généreusement pour nous, a donné de la consistance aux soupçons vagues
qui existoient déjà. On se souvient encore des bruits qui ont été
répandus sur M. de Serbellane; et quoique la noble démarche de madame
d'Ervins, avant de prendre le voile, les ait formellement démentis, tu
sais bien que dans un pays où l'on n'écoute point la réponse, une
justification ne sert presque à rien. La première accusation fait
perdre à une femme la pureté parfaite de sa réputation; elle pourrait
la recouvrer, dans une société qui mettroit assez d'importance à la
vertu pour chercher à savoir la vérité; mais à Paris l'on ne veut pas
s'en donner la peine. Tu sais braver, mon cher Henri, toutes ces
défaveurs de l'opinion, dont nous sommes tous les deux plus victimes
que personne; mais Léonce n'a point à cet égard un caractère aussi
fort que le tien. Ne vaudroit-il pas mieux pour Delphine ne pas le
mettre à cette épreuve!

Au reste, M. de Mondoville ne se doute pas du murmure encore sourd qui
menace la considération de celle qu'il aime. Il n'a point été dans le
monde depuis que Delphine est malade, il partage sa vie entre elle et
sa femme, et je le crois fort occupé du désir de captiver la
bienveillance de mademoiselle d'Albémar. Il lui-montre, une déférence
et des égards dont elle est fort reconnoissante; ses désavantages
naturels lui font éprouver une telle timidité, qu'elle a besoin d'être
encouragée pour oser seulement entrer dans une chambre, et y prononcer
à voix basse quelques mots toujours spirituels, mais dont elle a
constamment l'air de douter.

Mon ami, quel malheur que d'être ainsi privée de toute confiance en
soi-même, et de ne pouvoir inspirer à aucun homme l'affection qui
l'engageroit à vous servir d'appui! Si j'avois eu la figure et la
taille de mademoiselle d'Albémar, vainement mon coeur et mon esprit
eussent été les mêmes, je t'aurois aimé sans que jamais ton amour eût
récompensé le mien.



LETTRE V.

Delphine à madame de Lebensei.

Paris, ce 6 juillet.


Pourquoi l'indisposition de votre fils ne vous a-t-elle pas permis de
venir hier chez moi! Je le regrette vivement. Je ne sais quelle pensée
douce et triste, quel pressentiment, qui tient peut-être à la
foiblesse que la maladie m'a laissée, me dit que j'ai joui de mon
dernier jour de bonheur. Pourquoi donc l'ai-je goûté sans vous? Quand
mes amis célébroient ma convalescence, ne deviez-vous pas en être
témoin? Vos soins m'ont sauvé la vie, et dût-elle ne pas être un
bienfait pour moi, je chérirai toujours le sentiment qui vous a
inspiré le désir de me la conserver.

Vous aviez déjà remarqué les soins de Léonce pour ma belle-soeur; il
cherchoit à se la rendre favorable, parce qu'il imaginoit que je la
choisirois pour l'arbitre de notre sort. Nous ne nous en étions point
parlé; mais il existe entre nos coeurs une si parfaite intelligence,
qu'il devine même ce que je ne pense encore que confusément.
Mademoiselle d'Albémar, par respect pour la mémoire de son frère, a
introduit M. de Valorbe chez moi; Léonce, qui avoit ordonné qu'on lui
fermât ma porte pendant que j'étois malade, le voyant amené par
mademoiselle d'Albémar, ne s'y est point opposé, et cependant M. de
Valorbe gâte assez, selon moi, le plaisir de notre intimité; mais
Léonce met tant de prix à plaire à ma belle-soeur, qu'il ne veut en
rien la contrarier. Je remarquois seulement, depuis quelques jours,
que toutes les fois que l'on parloit du départ du roi, et de la
cruelle manière dont il a été ramené à Paris, Léonce cherchoit à faire
entendre qu'il croyoit le moment venu de se mêler activement des
querelles politiques; et il m'étoit aisé de comprendre que son
intention étoit de me menacer de quitter la France, et de servir
contre elle, si je me séparois de lui.

Je cherchois l'occasion de dire à Léonce que, ne me sentant plus la
force de me replonger dans l'incertitude qui a failli me coûter la
vie, je m'en remettois de mon sort à ma soeur; je voulois l'assurer en
même temps que j'ignorois son opinion; car, par ménagement pour moi,
elle n'a pas voulu, jusqu'à ce jour, m'entretenir un seul instant de
ma situation. Mais hier, à six heures du soir, comme je devois
descendre pour la première fois dans mon jardin, Léonce et ma
belle-soeur me proposèrent d'aller à Bellerive: votre mari, qui étoit
venu me voir, insista pour que j'acceptasse; M. de Valorbe se crut le
droit de me prier aussi; il m'étoit pénible de n'être pas seule, en
retournant dans des lieux si pleins de mes souvenirs; je cédai
cependant au désir qu'on me témoignoit; je demandai Isore, qui m'est
devenue plus chère encore par l'intérêt qu'elle m'a montré pendant ma
maladie; on me dit qu'elle étoit sortie avec sa gouvernante, et nous
partîmes. La voiture m'étourdit un peu; je me plaignois, pendant la
route, de ce que nous arriverions de nuit; mais comme personne ne
paroissoit s'en inquiéter, je me laissai conduire. Le long épuisement
de mes forces m'a laissé de la rêverie et de l'abattement; je n'ai pas
retrouvé la puissance de penser avec ordre, ni de vouloir avec suite.

Nous entrâmes d'abord dans ma maison; elle étoit ouverte, et je
m'étonnai de n'y trouver aucun de mes gens; mais au moment où j'ouvris
la porte du salon, je vis le jardin tout entier illuminé, et
j'entendis de loin une musique charmante; je compris alors l'intention
de Léonce, et, soit que je fusse encore foible, ou que tout ce qui me
vient de lui me cause une émotion excessive, je sentis mon visage
couvert de larmes, à la première idée d'une fête donnée par Léonce
pour mon retour à la vie.

J'avançai dans le jardin; il étoit éclairé d'une manière tout-à-fait
nouvelle; on n'apercevoit pas les lampions cachés sous les feuilles,
et on croyoit voir un jour nouveau, plus doux que celui du soleil,
mais qui ne rendoit pas moins visibles tous les objets de la nature.
Le ruisseau qui traverse mon parc répétoit les lumières placées des
deux côtés de son cours, et dérobées à la vue par les fleurs et les
arbrisseaux qui le bordent. Mon jardin offroit de toutes parts un
aspect enchanté; j'y reconnoissois encore les lieux où Léonce m'avoit
parlé de son amour, mais le souvenir de mes peines en étoit effacé;
mon imagination affoiblie ne m'offroit pas non plus les craintes de
l'avenir, je n'avois de forces que pour le présent, et il s'emparoit
délicieusement de tout mon être. La musique m'entretenoit dans cet
état; je vous ai dit souvent combien elle a d'empire sur mon âme! On
ne voyoit point les musiciens, on entendoit seulement des instrumens à
vent; harmonieux et doux, les sons nous arrivoient comme s'ils
descendoient du ciel; et quel langage en effet conviendroit mieux aux
anges que cette mélodie, qui pénètre bien plus avant que l'éloquence
elle-même dans les affections de l'âme! il semble qu'elle nous exprime
les sentimens indéfinis, vagues et cependant profonds, que la parole
ne sauroit peindre.

Je n'avois encore vu que la fête solitaire; au détour d'une allée,
j'aperçus sur des degrés de gazon ma douce Isore entourée de jeunes
filles, et dans l'enfoncement plusieurs habitans de Bellerive qui
m'étoient connus. Isore vint à moi; elle voulut d'abord chanter je ne
sais quels vers en mon honneur; mais son émotion l'emporta, et se
jetant dans mes bras, avec cette grâce de l'enfance qui semble
appartenir à un meilleur monde que le nôtre, elle me dit:--Maman, je
t'aime, ne me demande rien de plus, je t'aime.--Je la serrai contre
mon coeur, et je ne pus me défendre de penser à sa pauvre mère.
Thérèse, me dis-je tout bas, faut-il que je reçoive seule ces
innocentes caresses, dont votre coeur déchiré s'est imposé le
sacrifice! Léonce me présenta successivement les habitans du village à
qui j'avois rendu quelques services; il les savoit tous en détail, et
me les dit l'un après l'autre, sans que je pensasse à l'interrompre;
je le laissois me louer pour jouir de son accent, de ses regards, de
tout ce qui me prouvoit son amour.

Enfin, il fit approcher des vieillards que j'avois eu le bonheur de
secourir, et leur dit:--Vous qui passez vos jours dans les prières,
remerciez le ciel de vous avoir conservé celle qui a répandu tant de
bienfaits sur votre vie! Nous avons tous failli la perdre, ajouta-t-il
avec une voix étouffée, et dans ce moment la mort menaçoit de bien
plus près encore le jeune homme que le vieillard; mais elle nous est
rendue; célébrez tous ce jour, et s'il est un de vos souhaits que je
puisse accomplir, vous obtiendrez tout de moi au nom de mon
bonheur.--Je craignis dans ce moment que M. de Valorbe ne fût près de
nous, et que ces paroles ne l'éclaircissent sur le sentiment de
Léonce; votre mari, qui a pour ses amis une prévoyance tout-à-fait
merveilleuse, l'avoit engagé dans une querelle politique, qui
l'animoit tellement, qu'il fut près d'une heure loin de nous.

Quand la danse commença, nous revînmes lentement, ma belle-soeur,
Léonce et moi, vers cette partie du jardin réservée pour nous seuls,
qui environnoit ma maison; nous y retrouvâmes la musique aérienne, les
lumières voilées, toutes les sensations agréables et douces, si
parfaitement d'accord avec l'état de l'âme dans la convalescence. Le
temps étoit calme, le ciel pur, j'éprouvois des impressions
tout-à-fait inconnues; si la raison pouvoit croire au surnaturel, s'il
existoit une créature humaine qui méritât que l'Être suprême dérangeât
ses lois pour elle, je penserois que, pendant ces heures, des
pressentimens extraordinaires m'ont annoncé que bientôt je passerai
dans un autre monde. Tous les objets extérieurs s'effaçoient par
degrés devant moi; je n'entendois plus, je perdois mes forces, mes
idées se troubloient; mais les sentimens de mon coeur acquéroient une
nouvelle puissance, mon existence intérieure devenoit plus vive;
jamais mon attachement pour Léonce n'avoit eu plus d'empire sur moi,
et jamais il n'avoit été plus pur, plus dégagé des liens de la vie! Ma
tête se pencha sur son épaule; il me répéta plusieurs fois avec
crainte:--Mon amie! mon amie, souffrez-vous?--Je ne pouvois pas lui
répondre, mon âme étoit presqu'à demi séparée de la terre; enfin les
secours qu'on me donna me firent ouvrir les yeux, et me reconnoître
entre ma soeur et Léonce.

Il me regardoit en silence; sa délicatesse parfaite ne lui permettoit
pas de m'interroger sur ce qui l'occupoit uniquement, dans un jour où
ses soins pleins de bonté pouvoient lui donner de nouveaux droits;
mais avois-je besoin qu'il me parlât pour lui répondre?--Léonce, lui
dis-je en serrant ses mains dans les miennes, c'est à ma soeur que je
remets le pouvoir de prononcer sur notre destinée; voyez-la demain,
parlez-lui, et ce qu'elle décidera, je le regarde d'avance comme
l'arrêt du ciel, j'y obéirai.--Qu'exigez-vous de moi? interrompit ma
soeur.--Mon père, mon époux, mon protecteur revit en vous, lui dis-je;
jugez de ma situation: vous connoissez maintenant Léonce, je n'ai plus
rien à vous dire.--Ma soeur ne répondit point, Léonce se tut, et il
me sembla que les plus profondes réflexions s'emparoient de lui; votre
mari et M. de Valorbe nous rejoignirent, et nous revînmes tous à
Paris. M. de Valorbe et M. de Lebensei causèrent ensemble pendant la
route, sans que nous nous en mêlassions.

Quel usage Louise fera-t-elle des droits que je lui ai remis? peut
être prononcera-t-elle qu'il faut nous séparer! mais j'espère qu'elle
me laissera encore un peu de temps, et si j'ai du temps, qui sait si
je vivrai? Vous ne savez pas combien, dans de certaines situations,
une grande maladie et la foiblesse qui lui succède donnent à l'âme de
tranquillité. L'on ne regarde plus la vie comme une chose si certaine,
et l'intensité de la douleur diminue avec l'idée confuse que tout peut
bientôt finir; je m'explique ainsi le calme que j'éprouve, dans un
moment où va se décider la résolution dont la seule pensée m'étoit si
terrible. Je me refuse à souffrir; mes facultés ne sont plus les
mêmes. Suis-je restée moi? hélas! sais-je si demain je ne sentirai pas
toutes les douleurs que je crois émoussées!

Je vous écrirai ce qui sera prononcé sur mon sort; vous vous
intéressez à mon bonheur, vous me l'avez dit, vous me l'avez prouvé de
mille manières; jamais mon coeur n'aura rien de caché pour vous.
Adieu; cette longue lettre m'a fatiguée; mais je voulois que vous
fussiez présente à cette fête qui vous étoit due, car personne n'a
plus contribué que vous à mon rétablissement.



LETTRE VI.

Mademoiselle d'Albémar à Delphine.

Paris, ce 8 juillet.


J'aime mieux vous écrire que vous parler, ma chère Delphine; je ne
veux pas prolonger votre anxiété, et je ne me sens pas la force, ce
soir, après les heures que je viens de passer avec Léonce, de soutenir
une émotion nouvelle. Vous avez voulu que je fusse l'arbitre de votre
sort; est-ce par foiblesse, est-ce par courage que vous l'avez
souhaité? je n'en sais rien; mais quoi qu'il dût m'en coûter, je ne
pouvois me résoudre à repousser votre confiance; et puisque j'ai fait
de votre destinée la mienne, j'ai presque le droit d'intervenir dans
la plus importante décision de votre vie.

Que vais-je vous dire cependant? je devrois avoir plus de force que
vous, et je vous en montrerai peut-être moins; je devrois vous
encourager dans le plus pénible effort, et je vais peut-être affoiblir
les motifs qui vous en rendroient capable; j'aurai sûrement une
conduite différente de celle que vous attendez; mais comme je me
sacrifie moi-même au conseil que je vous donne, je suis sûre au moins
que mon opinion n'est pas dirigée par ce qui entraîne les hommes au
mal, l'intérêt personnel.

Il est possible que vous ayez en moi un mauvais guide; je connois peu
le monde, et le spectacle des passions, tout-à-fait nouveau pour moi,
ébranle trop fortement mon âme; mais enfin, après avoir observé
Léonce, après l'avoir écouté long-temps, je ne me crois pas permis de
vous conseiller de vous séparer de lui maintenant. La douleur
excessive qu'il m'a montrée, la douleur plus dévorante encore qu'il
essayoit en vain de contenir, les résolutions funestes que dans les
circonstances politiques où la France se trouve, vous pouvez seule
l'empêcher d'adopter; tout m'effraie sur votre sort, si vous preniez
un parti devenu trop cruel pour tous les deux. Delphine, après avoir
laissé tant d'amour se développer dans le coeur de Léonce, il est du
devoir d'une âme sensible de ménager avec les soins les plus délicats
ce caractère passionné; je m'entends mal à déterminer les limites de
l'empire entre la morale et l'amour, la destinée ne m'a point appris à
les connoître; mais il me semble qu'après le mariage de Léonce, il
falloit vous séparer de lui, mais que vous ne devez pas maintenant
briser son coeur, en l'immolant tout à coup à des vertus
_intempestives_.

Je ne sais si le charme de Léonce a exercé sur moi trop de puissance;
je le confesse, s'il existe une gloire pour les femmes hors de la
route de la morale, cette gloire est sans doute d'être aimée d'un tel
homme: ses qualités éminentes ne sont point un motif pour lui
sacrifier vos principes, mais vous lui devez de chercher à les
concilier avec son bonheur; un caractère si remarquable impose des
devoirs à tous ceux qui peuvent influer sur son sort. En vous parlant
ainsi, croyez bien que je me suis imposé celui de ne pas vous quitter;
malgré mon éloignement pour Paris, je resterai jusques à ce que vous
puissiez vous en aller avec moi, sans exposer les jours de Léonce.
Vous voulez m'arranger un appartement chez vous, je l'accepte: M. de
Mondoville se soumet à ne vous voir qu'avec moi; il proteste qu'après
ce qu'il a craint, il sera heureux de votre seule présence, de votre
entretien, de ce charme que vous savez répandre autour de vous, et
dont je sens si bien la douce influence. Delphine, essayez ce nouveau
genre de vie, il calmera par degrés la violence des sentimens de
Léonce, et vous pourrez goûter un jour peut-être ensemble les pures
jouissances de l'amitié.

Ce que je crois certain, au moins selon les lumières de ma raison,
c'est qu'il seroit mal de faire succéder tant de rigueur à tant de
foiblesse, et de cesser tout à coup de voir Léonce, après six mois
passés presque seule avec lui. Souffrez que je vous le dise, mon amie,
la parfaite vertu préserve toujours de l'incertitude; mais, quand on
s'est permis quelques fautes, les devoirs se compliquent, les
relations ne sont plus aussi simples, et il ne faut pas imaginer de
tout expier par un sacrifice inconsidéré, qui déchireroit le coeur
dont vous avez accepté l'amour. Si vous vous sépariez de Léonce avant
d'avoir, s'il est possible, affoibli la douleur que cette idée lui
cause, vous ne feriez qu'une action barbare autant qu'inconséquente,
et vous le livreriez à un désespoir dont la cause seroit la passion
même que vous avez excitée.

En me permettant de prononcer un avis, que l'austère vertu
condamneroit peut-être, j'ai réfléchi sur moi-même; il se peut que,
n'ayant jamais été l'objet d'aucun sentiment d'amour, je sois moins
accoutumée à résister à la pitié qu'il inspire; il se peut que,
n'ayant jamais eu à triompher de mon propre coeur, j'hésite à
conseiller un sacrifice dont je n'ai jamais mesuré la force; enfin, il
se peut, surtout, qu'ayant passé ma triste vie sans avoir jamais été
le premier objet des sentimens de personne, je tremble de briser
l'image d'un tel bonheur, lorsqu'elle s'offre à moi; c'est à vous de
juger des motifs qui ont influé sur mon opinion, mais quelles qu'en
soient les causes, j'ai dû vous l'exprimer.

Convaincue, comme je le suis, que si, dans la disposition actuelle de
Léonce, vous persistiez à vouloir le quitter, il s'exposeroit à une
mort inévitatble, je ne puis vous engager à partir. Je souffrirois en
vous donnant un tel conseil, comme si je faisois une action injuste et
cruelle; je ne vous le donnerai donc point.



LETTRE VII.

Delphine à madame de Lebensei.

Paris, ce 11 juillet.


Ma soeur a décidé que je ne devois pas partir; Léonce a exercé sur
elle cet ascendant irrésistible qui est peut-être aussi mon excuse;
enfin, j'avois promis de me soumettre à ce qu'elle prononceroit. Elle
sacrifie ses goûts à mon bonheur, elle vient rester près de moi pour
veiller sur mon sort; les promesses de Léonce, les réflexions que j'ai
faites pendant ma longue maladie, tout me répond de moi-même et de
lui; j'éprouve donc depuis quelques jours, ma chère Élise, un
sentiment de calme souvent assez doux: cependant, m'étoit-il permis de
mettre ainsi l'opinion d'une autre à la place de ma conscience? Je ne
sais, mais je n'avois plus la force de me guider, et j'éprouvois une
telle anxiété, que peut-être je devois enfin compatir à moi-même, et
chercher pour moi, comme pour un autre, une ressource quelconque, qui
soulagent les maux que je ne pouvois plus supporter. Quand j'ai choisi
pour arbitre l'âme la plus honnête et la plus pure, n'en ai-je pas
assez fait? que peut-on exiger de plus?

Léonce étoit hier parfaitement heureux; ma soeur nous regardoit avec
attendrissement; il me sembloit que nous goûtions les plaisirs de
l'innocence; ne peuvent-ils pas exister même dans notre situation, ou
seroit-ce encore une des illusions de l'amour? J'ai néanmoins répété,
en consentant à rester, que si Matilde exprimoit de l'inquiétude sur
ma présence, je partirois; mais elle est venue me voir deux ou trois
fois depuis ma convalescence, elle s'est fait écrire tous les jours
chez moi quand j'étois malade, et je n'ai rien vu, ni dans ses
manières, ni dans sa conduite, qui annonçât le plus léger changement
dans ses dispositions pour moi; elle a l'air de la tranquillité la
plus parfaite. Je ne conçois pas comment l'on peut être la femme d'un
homme tel que Léonce, l'aimer sincèrement, et n'éprouver ni des
sentimens exaltés, ni l'inquiétude qu'ils inspirent.

Je ne veux point retourner à Bellerive, cette vie solitaire est trop
dangereuse; je crains d'ailleurs de m'être fait assez de mal dans la
société en m'en éloignant. Léonce n'a vu personne encore depuis ma
maladie: est-il sûr qu'il n'apprendra rien sur ce qu'on dit de moi qui
puisse le blesser? Hier, madame d'Artenas est venue me voir, j'étois
seule; il m'a semblé qu'il y avoit dans sa conversation assez
d'embarras; elle me donnoit des consolations, sans m'apprendre à quel
malheur ces consolations s'adressoient; elle m'assuroit de son appui,
sans me dire contre quel danger elle me l'offroit, et se répandit en
idées générales sur la raison et la philosophie, d'une manière peu
conforme à son caractère habituel. J'ai voulu l'engager à s'expliquer,
elle m'a répondu vaguement que tout s'arrangeroit, quand je
reparoîtrois dans le monde; et, ne voulant entrer dans aucun détail
avec moi, elle m'a beaucoup pressée de venir chez elle. Telle que je
connois madame d'Artenas, ses impressions viennent toutes de ce
qu'elle entend dire dans les salons de Paris; son univers est là, tout
son esprit s'y concentre: elle a sur ce terrain assez d'indépendance
et de générosité; mais, n'ayant pas l'idée qu'on puisse trouver du
bonheur, ou de la considération, hors de la bonne compagnie de France,
elle vous plaint ou vous félicite d'après la disposition de cette
bonne compagnie pour vous, comme s'il n'existoit pas d'autre intérêt
dans le monde. Je suis persuadée qu'elle auroit fini par me parler
sincèrement, si ma soeur n'étoit pas arrivée; mais elle a saisi ce
prétexte pour partir, en me répétant avec amitié, qu'elle comptoit sur
moi tous les soirs où elle a du monde chez elle.

N'avez-vous rien appris, ma chère Élise, qui vous confirme les
observations que j'ai faites sur madame d'Artenas? Ce n'est pas à vous
qui avez sacrifié l'opinion à l'amour, que je devrois montrer le genre
d'inquiétude qu'elle me cause; mais comment ne souffrirois-je pas de
ce qui pourroit rendre Léonce malheureux? Les affaires publiques dont
votre mari s'occupe lui donnent plus de rapport que vous avec la
société; découvrez par lui, je vous en conjure, tout ce qui me
concerne, tout ce que Léonce ne manquera pas de savoir, dès qu'il
retournera dans le monde. Je ne puis interroger que vous sur un sujet
si délicat; on craint de montrer aux autres de l'inquiétude sur ce
qu'on dit de nous, car il est bien peu de personnes qui ne tirent de
ce genre de confidence une raison d'être moins bien pour celle qui la
leur fait.

Mandez-moi donc ce que vous saurez, et pardonnez-moi, cette lettre que
votre parfaite amitié peut seule autoriser.



LETTRE VIII.

Delphine à madame de Lebensei.

Paris, ce 18 juillet.


Votre réponse, ma chère Élise, ne m'a point entièrement rassurée; j'ai
bien vu que votre intention étoit de me calmer, mais la vérité de
votre caractère ne vous l'a pas permis; et vous savez, j'en suis sûre,
ce que je n'ai que trop remarqué dans le monde, depuis que j'ai essayé
d'y retourner. Certainement, ma position n'y est pas entièrement la
même; je n'y suis pas mal encore, mais je ne me sens plus établie dans
l'opinion, d'une manière aussi sûre ni aussi brillante qu'auparavant.

Hier, par exemple, j'ai été chez madame d'Artenas; comme ma
belle-soeur a une répugnance invincible pour se montrer, je ne la
priai pas de m'accompagner: en arrivant, je vis quelques voitures des
femmes de ma connoissance qui me suivoient, et, presque sans y
réfléchir, je restai sur l'escalier assez de temps pour entrer avec
elles: autrefois, il me plaisoit assez d'arriver seule; une inquiétude
vague m'empêchoit hier de le désirer. On me témoigna presque le même
empressement qu'à l'ordinaire; j'étois loin cependant de goûter dans
cette société un plaisir égal à celui que j'y trouvois autrefois.

Je mettois de l'importance à tout; les politesses de madame d'Artenas
me sembloient plus marquées, comme si elle avoit cru nécessaire de me
rassurer, et d'indiquer aux autres la conduite que l'on devoit tenir
envers moi; la froideur de quelques femmes, dont je ne me serois pas
occupée dans un autre temps, cette froideur qui peut-être étoit causée
par des circonstances étrangères à celles qui m'occupoient,
m'inquiétoit tellement, que je ne pouvois plus me livrer, comme je le
faisois jadis si volontiers, au mouvement de la conversation; elle
n'étoit plus pour moi un amusement, un repos agréable et varié; je
faisois des observations sur chaque parole, sur chaque mouvement,
comme un ambitieux au milieu d'une cour. En effet, celui dont je
dépends n'y étoit-il pas! il me sembloit que je voyois quelques
nuances d'embarras dans la figure de Léonce; il avoit plus de prudence
dans sa conduite, il cherchoit à mieux cacher son sentiment: enfin, ce
n'étoit pas encore la peine, mais tous les présages qui l'annoncent.

Dès mon enfance, accoutumée à ne rencontrer que les hommages des
hommes et la bienveillance des femmes, indépendante par ma situation
et ma fortune, n'ayant jamais eu l'idée qu'il pût exister entre les
autres et moi d'autres rapports que ceux des services que je pourrois
leur rendre, ou de l'affection que je saurois leur inspirer, c'étoit
la première fois que je voyois la société comme une sorte de pouvoir
hostile, qui me menaçoit de ses armes, si je le provoquois de nouveau.

Je n'ai pas besoin de vous dire, ma chère Élise, qu'aucune de ces
réflexions n'approcheroit de mon esprit, si je n'attachois le plus
grand prix à conserver aux yeux de Léonce cet éclat de réputation qui
lui plaît, et dont il aime à jouir. Dès l'instant où la société
m'auroit été moins agréable, je m'en serois éloignée pour toujours, et
je ne suis pas assez foible pour m'affliger de la défaveur de
l'opinion, avec un caractère qui me porte naturellement à ne pas la
ménager; mais ce qu'il y a de pénible dans ma situation, c'est que mon
sentiment pour Léonce m'expose au blâme, et que l'objet pour qui je
braverois ce blâme avec joie, y est mille fois plus sensible que
moi-même. Néanmoins, depuis cette soirée de madame d'Artenas, je n'ai
rien aperçu dans la manière de mon ami qui me fit croire à la moindre
inquiétude de sa part; je n'aurois pu la soupçonner qu'aux expressions
plus aimables encore et plus sensibles qu'il m'adressoit le lendemain.

M. de Mondoville ira sûrement bientôt à Cernay; en voyant tous les
jours chez moi M. de Lebensei, pendant ma maladie, il a perdu les
préventions politiques qui l'éloignoient de lui, et s'est pénétré
d'estime pour son caractère, et d'admiration pour son esprit; il a
pour vous, vous le savez, ma chère Élise, la plus sincère amitié: si
par un mot de lui vous apprenez qu'il soit inquiet de ma situation
dans le monde, instruisez-m'en, je vous en conjure, sans ménagement:
c'est le seul sujet sur lequel Léonce ne me parleroit pas avec une
confiance absolue; jugez donc, ma chère Élise, combien il m'importe
qu'à cet égard vous ne me laissiez rien ignorer.



LETTRE IX.

Delphine à madame de Lebensei.

Paris, ce 1er août.


Léonce ne vous a rien dit, je n'ai rien su de nouveau par madame
d'Artenas ni par personne. J'espère donc que mon imagination m'avoit
un peu exagéré ce que je craignois; mais dès qu'une inquiétude cesse
une autre prend sa place; il semble qu'il faut toujours que la faculté
de souffrir soit exercée.

Les assiduités de M. de Valorbe commencent à déplaire visiblement à
Léonce, et sa condescendance pour ma soeur est, à cet égard, presque
entièrement épuisée. Je ne sais comment écarter M. de Valorbe, sans
qu'il m'accuse de la plus indigne ingratitude, et vous jugerez
vous-même si, d'après ce qui vient de se passer, je ne dois pas
chercher un prétexte quelconque pour cesser de le voir. Il a été
trouver ma soeur avant-hier, et lui a déclaré qu'il avoit découvert
mon attachement pour Léonce. Son premier mouvement, a-t-il dit, avoit
été de se battre avec lui; mais réfléchissant que c'étoit un moyen sûr
de me perdre, il avoit trouvé plus convenable de m'arracher, au
sentiment qui compromettoit ma réputation, ma morale et mon bonheur.
Il venoit donc conjurer ma soeur de me décider à l'épouser: c'est un
singulier rapprochement d'idées, que celui qui conduit un homme à
désirer d'autant plus de se marier avec moi, qu'il se croit plus
certain que j'en aime un autre. Mais tel est M. de Valorbe; son
amour-propre seroit flatté d'obtenir ma main, il le seroit d'autant
plus qu'il croiroit remporter ainsi un triomphe sur Léonce, dont la
supériorité l'importune; et, quoiqu'il m'aime réellement, il
s'inquiète moins de mes sentimens pour lui, que de la préférence
extérieure qu'il voudroit que je lui accordasse. C'est un homme qui
apprend des autres s'il est heureux, et qui a besoin d'exciter l'envie
pour être content de sa situation; son orgueil combat et détruit tout
ce qu'il a d'ailleurs de bonnes qualités, et je le redoute beaucoup,
maintenant que je suis obligée de le blesser par un refus positif.

Je répétois depuis plusieurs jours à ma soeur, combien je craignois
qu'elle ne se repentît elle-même d'avoir amené si souvent M. de
Valorbe chez moi, lorsque ce matin elle est venue, ce qui vous
étonnera peut-être assez, me proposer sérieusement de l'épouser; elle
m'a d'abord assuré qu'il m'aimoit avec idolâtrie, et que la plupart
des défauts que je lui trouvois dans le monde, tenoient à l'embarras
de sa situation vis-à-vis de moi.--C'est un homme, m'a-t-elle dit, que
le succès et le bonheur rendront toujours très-bon; je ne réponds pas
de lui dans l'adversité, mais comme il en serait à jamais préservé
s'il vous épousoit, ma chère Delphine, vous pourriez compter sur ce
qu'il y a d'honnête dans son caractère. Sans doute, après avoir aimé
Léonce, vous n'éprouverez jamais un sentiment vif pour personne; mais
dans un mariage de raison, vous pouvez goûter la douceur d'être mère;
et croyez-moi, ma chère amie, il est si difficile d'avoir pour époux
l'homme de son choix, il y a tant de chances contre tant de bonheur,
que la Providence a peut-être voulu que la félicité des femmes
consistât seulement dans les jouissances de la maternité; elle est la
récompense des sacrifices que la destinée leur impose, c'est le seul
bien qui puisse les consoler de la perte de la jeunesse.

--Je vous l'avouerai, ma chère Élise, j'étois presque indignée que ma
soeur, qui avoit elle-même reconnu que je ne pouvois, sans barbarie,
me séparer de Léonce, vînt me proposer de le trahir. Comme j'exprimois
ce sentiment avec assez de vivacité, elle m'interrompit pour me
soutenir qu'elle m'offroit l'unique moyen de rendre Léonce à ses
devoirs, aux intérêts naturels de sa vie; elle assura que tant que je
serois libre, il ne feroit aucun effort sur lui-même pour renoncer à
moi. Elle me dit enfin tout ce qu'on dit dans une semblable situation,
quand, avec une âme tendre, on ne peut néanmoins concevoir une passion
qui tient lieu de tout dans l'univers; une passion sans laquelle il
n'existe ni jouissances, ni espoir, ni considérations tirées de la
raison ou de la sensibilité commune, qu'on ne rejette intérieurement
avec mépris: mais il est doux de se livrer à ce mépris que l'on
prodigue au fond de son coeur à tous les rivaux de celui qu'on aime.

La conversation finit bientôt sur ce sujet; quelques paroles de moi
donnèrent promptement à ma soeur l'idée d'une résistance telle,
qu'aucune force humaine ne pourroit imaginer de la vaincre, et je ne
songeai plus qu'à supplier Louise d'éloigner M. de Valorbe. Elle me
promit de s'en occuper, mais elle en conçoit peu d'espérance, soit à
cause de l'entêtement qui le caractérise, soit parce qu'elle se sent
foible contre un homme qui a été le sauveur de son frère.

Demandez à M. de Lebensei, ma chère Élise, quel conseil il pourroit me
donner pour sortir de cette perplexité. Il connoît M. de Valorbe, car
ils causent souvent de politique ensemble. Quoique M. de Valorbe soit
dans le fond du coeur ennemi de la révolution, il a en même temps la
prétention de passer pour philosophe, et se donne beaucoup de peine
pour expliquer à votre mari, que c'est comme homme d'état qu'il
soutient les préjugés, et comme penseur qu'il les dédaigne. M. de
Lebensei ne voit dans cette profondeur que de l'inconséquence, et M.
de Valorbe sourit alors comme si votre mari faisoit semblant de ne pas
l'entendre, et qu'ils fussent deux augures, dont l'un voudroit avoir
l'air de ne pas comprendre l'autre. Dans toute autre disposition je
m'amuserois de ces discussions, entre M. de Valorbe qui voudroit se
faire admirer des deux parties et votre mari qui ne pense qu'à
soutenir ce qu'il croit vrai; entre M. de Valorbe qui feint de
mépriser les hommes, pour cacher l'importance qu'il met à leurs
suffrages, et votre mari qui, étant indifférent à l'opinion de ce
qu'on appelle le monde, n'a point de misanthropie, parce qu'il n'y a
jamais de mécompte dans ses prétentions et ses succès. Mais ce qui
m'importe, c'est de savoir si M. de Lebensei n'a point découvert dans
tout le jeu de l'amour-propre de M. de Valorbe, quelque moyen de
l'attacher à une idée, à un intérêt qui le détournât de son
acharnement à s'occuper de moi.

Je suis extrêmement inquiète des événemens que peuvent amener la
fierté de Léonce et l'amour-propre de M. de Valorbe; quand il voit M.
de Mondoville, il est contenu par cette dignité de caractère, qui rend
impossible aux ennemis même de Léonce de lui manquer en présence; mais
il s'indigne en secret, j'en suis sûre, de l'impression involontaire
que Léonce lui fait éprouver; et l'effort dont il auroit besoin pour
se révolter contre le respect importun qui l'arrête, pourroit
l'emporter d'autant plus loin. Encore une fois, ma chère Élise,
consultez pour moi votre mari, dans cette situation délicate; et
gardez-vous de laisser apercevoir à Léonce ce que je viens de vous
confier sur M. de Valorbe.



LETTRE X.

Delphine à madame de Lebensei.

Paris, ce 5 août, à 11 heures du matin.


Mon dieu! combien mes craintes étoient fondées! j'envoie chez vous à
l'insu de Léonce, pour supplier M. de Lebensei de venir; je vous écris
pendant que mon valet de chambre cherche un cheval pour aller à
Cernay. Instruisez votre mari de tout, remettez-lui ma lettre pour
qu'il la lise, et qu'il voie si, avant même de venir chez moi, il ne
pourroit pas prendre un parti qui nous sauvât. Fatal événement! Ah! le
sort me poursuit.

Hier, Léonce me dit qu'il devoit y avoir une grande fête chez une de
ses parentes qui demeure dans la même rue que moi; il ajouta qu'il
croyoit nécessaire d'y aller, afin de ne pas trop faire remarquer son
absence du monde; il m'étoit revenu le matin même, que M. de Valorbe
parloit avec assez de confiance de ses prétentions sur moi, et je
craignois qu'on n'en informât Léonce dans cette assemblée, où il
devoit trouver tant de personnes réunies; mais comme je ne pouvois lui
donner aucun motif raisonnable pour s'y refuser, je me tus; et ma
soeur approuvant Léonce, il me quitta de bonne heure pour chercher un
de ses amis qu'il conduisoit à cette fête. Un quart d'heure après, M.
de Valorbe arriva chez moi assez troublé, et nous apprit que, s'étant
mêlé d'une manière imprudente de ce qui concernoit le départ du roi,
il avoit reçu l'avis à l'instant qu'un mandat d'arrêt étoit lancé
contre lui et devoit s'exécuter dans quelques heures. Il venoit me
demander de se cacher chez moi cette nuit même, et me prier d'obtenir
de votre mari qu'il tâchât de lui faire avoir un moyen de partir
aujourd'hui pour son régiment, et d'y rester jusques à ce que son
affaire fût apaisée.

Vous sentez, ma chère Élise, s'il étoit possible d'hésiter: un asile
peut-il jamais être refusé! je l'accordai; il fut convenu que ma
soeur, qui logeoit encore dans l'appartement d'une de ses parentes, où
elle étoit descendue en arrivant, resteroit ce soir chez moi; que M.
de Valorbe viendroit dans ma maison lorsque tous mes gens seroient
couchés, et qu'Antoine seul veilleroit pour l'introduire secrètement.
Il n'étoit encore que huit heures du soir; M. de Valorbe devoit aller
terminer quelques affaires essentielles chez son notaire, et y rester
le plus tard qu'il pourrait, pour attendre l'heure convenue. Tout ce
qui concernent la sûreté de M. de Valorbe étant ainsi réglé, il
partit, après m'avoir témoigné beaucoup plus de reconnaissance que je
n'en méritais, puisque j'ignorois alors ce qu'il allait m'en coûter.

Je me hâtai de rentrer chez moi pour écrire à Léonce, sous le sceau du
secret, ce qui venoit de se passer; je n'avois point d'autre motif, en
le lui mandant, que de l'instruire avec scrupule de toutes les actions
de ma vie; j'ordonnai cependant qu'on remit avec soin ma lettre au
cocher qui devoit aller le chercher dans la maison où il soupoit, si
par hasard il y étoit déjà. Je m'endormis parfaitement tranquille,
assurée que j'étois de l'approbation de Léonce pour une action
généreuse, alors même que son rival en était l'objet.

Ce matin, mademoiselle d'Albémar est entrée dans ma chambre, et j'ai
compris à l'instant même, en la voyant, qu'elle avoit à m'annoncer un
grand malheur.--Qu'est il arrivé? me suis-je écriée avec effroi.--Rien
encore, me dit-elle; mais écoutez-moi, et voyez si vous avez quelques
ressources contre le cruel événement qui nous menace.--Alors elle m'a
raconté qu'elle avoit découvert, par quelques mots de M. de Valorbe,
qu'il avoit rencontré Léonce cette nuit-même; mais comme il ne vouloit
pas lui confier ce qui s'étoit passé, elle a écrit à huit heures du
matin à M. de Mondoville, de manière à lui faire croire qu'elle savoit
tout, et qu'il étoit inutile de lui rien cacher. Sa réponse contenoit
les détails que je vais vous dire.

Hier, en sortant du bal, Léonce, impatienté de ce que la foule
empêchoit sa voiture d'avancer, se décida à l'aller chercher à pied au
bout de la rue; il éprouvoit, il en convient, beaucoup d'humeur de ce
que diverses personnes lui avoient annoncé mon mariage avec M. de
Valorbe comme très-probable. Dans cette disposition, cependant, il se
faisoit plaisir encore, dit-il, de revoir ma maison pendant mon
sommeil, et choisit à dessein le côté de la rue qui le faisoit passer
devant ma porte; il étoit alors une heure du matin. Par un funeste
hasard, au moment où il approchoit de chez moi, M. de Valorbe se
dérobant avec soin à tous les regards, enveloppé de son manteau, se
glisse le long du mur, frappe à ma porte, et dans l'instant on l'ouvre
pour le recevoir. Léonce reconnut Antoine, qui tenoit une lumière pour
éclairer à M. de Valorbe. Léonce l'a dit, je le crois, il ne lui vint
pas seulement dans la pensée que je pusse être d'accord avec M. de
Valorbe; mais convaincu que sa conduite avoit pour but quelques
desseins infâmes, il s'élança sur lui avant qu'il fût entré chez moi,
le saisit au collet, et le tirant violemment loin de la porte, il lui
demanda avec beaucoup de hauteur, quel motif le conduisoit, à cette
heure et ainsi déguisé, chez madame d'Albémar. M. de Valorbe irrité,
refusa de répondre; Léonce, dans le dernier degré de la colère, le
saisit une seconde fois, et lui dit de le suivre, avec les expressions
les plus méprisantes. M. de Valorbe étoit sans armes; la crainte
d'être découvert lui revint à l'esprit; il répondit avec assez de
calme à M. de Mondoville:--Vous ne doutez pas, je le pense, monsieur,
qu'après l'insulte que vous m'avez faite, votre mort ou la mienne ne
doive terminer cette affaire; mais je suis menacé d'être arrêté cette
nuit pour des raisons politiques; c'est afin de me soustraire à ce
danger, que madame d'Albémar m'a accordé un refuge; sa belle-soeur est
venue s'établir chez elle ce soir même, pour m'autoriser, par sa
présence, à profiter de la générosité de madame d'Albémar; je crains
d'être poursuivi, si ma retraite est connue; remettons à demain une
satisfaction qui, certes, m'intéresse plus que vous.--A ces mots,
Léonce confus, couvrit ses yeux de sa main, et se retira sans rien
dire. A quelques pas de là, il retrouva ses gens, on lui remit ma
lettre, et il confesse qu'il fut très-honteux, en la lisant, de son
impétuosité; mais il déclare en même temps, à ma belle-soeur, qu'il ne
faut pas penser à en prévenir les suites.

Lorsque mademoiselle d'Albémar fut instruite de tout, elle en parla à
M. de Valorbe; il lui parut mortellement offensé, et n'admettant pas
l'idée qu'une réconciliation fût possible. Cependant, il est certain
que personne n'a été témoin de l'emportement de Léonce; votre mari ne
peut-il pas être médiateur entre M. de Valorbe et M. de Mondoville?
s'il obtient un passe-port pour M. de Valorbe, un pareil service ne
lui donneroit-il aucun empire sur lui?

Léonce doit venir me voir tout à l'heure; mais puis-je me flatter du
moindre pouvoir sur sa conduite, dans une semblable question?
cependant je lui parlerai, je conserve encore du calme; savez-vous ce
qui m'en donne? c'est la certitude de ne pas survivre un jour à
Léonce; le ciel même ne l'exigeroit pas de moi! Mais est-ce assez de
cette certitude pour supporter le malheur qui me menace? s'il perdoit
cette vie dont il fait un si noble usage, si son amour pour moi lui
ravissoit tant de jours de gloire et de bonheur, que la nature lui
avoit destinés, si sa mère redemandoit son fils, en maudissant ma
mémoire! O Élise, Élise, les douleurs que j'éprouve, vous ne les avez
jamais senties; et moi qui ai tant versé de pleurs, que j'étois loin
d'avoir l'idée de ce que je souffre! Antoine arrive, il va partir; au
nom du ciel, ne perdez pas un moment!



LETTRE XL

Delphine à madame de Lebensei.

Paris, ce 8 août.


Mes craintes sont dissipées; je dois beaucoup à votre mari, à M. de
Valorbe lui-même: il est parti, tout est apaisé; mais suis-je contente
de ma conduite? ce jour n'aura-t-il point de funestes effets? que
puis-je me reprocher cependant, quand la vie de Léonce étoit en
danger? votre mari reste encore ici jusqu'à demain, ce sera moi qui
vous apprendrai tout ce que votre Henri a fait pour nous; mais que
jamais un seul mot de vous, ma chère Élise, ne trahisse les secrets
que je vais vous confier.

Hier matin, Léonce arriva, comme je venois de vous envoyer ma lettre;
il y avoit un peu d'embarras dans l'expression de son visage; je me
hâtai de lui dire que s'il s'étoit mêlé le moindre soupçon sur moi à
son emportement contre M. de Valorbe, jamais je n'aurais pu retrouver
aucun bonheur dans notre sentiment mutuel; mais je le conjurai
d'examiner s'il vouloit perdre un homme proscrit, qui pouvoit être
obligé de quitter la France, et que l'éclat d'un duel feroit
nécessairement découvrir.--Ma chère Delphine, me répondit Léonce,
c'est moi qui ai insulté M. de Valorbe, lui seul a droit d'être
offensé, je ne puis l'être, et ma volonté, dans cette affaire, doit se
borner à lui accorder la satisfaction qu'il me demandera.--Quoi! lui
dis-je, quand de votre propre aveu vous avez été injuste et cruel
croyez-vous indigne de vous de le réparer?--Je ne sais, me dit-il, ce
que M. de Valorbe entendroit par une réparation; comme il est
malheureux dans ce moment, je pourrois me croire obligé d'être plus
facile; mais cette réparation, je ne puis la donner que tête à tête:
nous étions seuls, du moins je le crois, lorsque j'ai eu le tort
d'offenser M. de Valorbe; mais trouvera-t-il que ce soit une raison
pour se contenter d'excuses faites aussi sans témoins? je l'ignore. A
sa place, rien ne me suffiroit; à la mienne, ce que je puis tient à de
certaines règles que je ne dépasserai point.--Indomptable caractère!
lui dis-je, alors avec une vive indignation, vous n'avez pas encore
seulement daigné penser à moi; doutez-vous que le sujet de cette
querelle ne soit bientôt connu, et qu'il ne me perde à jamais?--Le
secret le plus profond, interrompit--il....--Ignorez-vous, repris-je,
qu'il n'y a point de secret? mais je n'insisterai pas sur ce motif,
c'est à vous et non à moi de le peser: sans doute, si vous triomphez,
je suis déshonorée; si vous périssez, je meurs: mais l'intérêt
supérieur à ces intérêts, c'est le remords que vous devez éprouver, si
vous ne respectez pas la situation de M. de Valorbe; pouvez-vous vous
battre avec lui, quand il doit se cacher, quand vous faites connaître
ainsi sa retraite, quand vous le livrez aux tribunaux dans ces temps
de trouble, où rien ne garantit la justice; le pouvez-vous?--Ma chère
Delphine, répondit Léonce, plus ému qu'incertain, je vous le répète,
c'est moi qui ai tort envers M. de Valorbe, je n'ai rien à faire qu'à
l'attendre; la générosité ne convient pas à celui qui a offensé; c'est
à M. de Valorbe à se décider; je lui dirai, s'il le veut, tout ce que
je dois lui dire; il jugera si ce que je puis est assez.

--Dans ce moment, M. de Lebensei entra; Antoine l'avoit rencontré à la
barrière, il avoit ordre de remettre ma lettre à l'un de vous deux;
votre excellent Henri la lut et ne perdit pas un instant pour se
rendre chez moi; je lui répétai ce que je venois de dire, Léonce
gardoit le silence.--Il faut d'abord, dit M. de Lebensei, que je
m'informe des accusations qui peuvent exister contre M. de Valorbe:
s'il est vraiment en danger, il importe de le mettre en sûreté. M. de
Mondoville souhaite certainement avant tout, que M. de Valorbe ne soit
pas exposé à être arrêté.--Sans doute, répliqua Léonce, mes torts
envers lui m'imposent de grands devoirs; si je puis le servir, je le
ferai avec zèle: mais vous me permettrez, dit-il plus bas à M. de
Lebensei, de vous parler seul quelques instans.--D'où vient ce
mystère? m'écriai-je; Léonce, suis-je indigne de vous entendre sur ce
que vous croyez votre honneur? ne s'agit-il pas de ma vie comme de la
vôtre? et pensez-vous que, si véritablement votre gloire étoit
compromise, je ne trouverois pas, dans la résolution où je suis de
mourir avec vous, la force de consentir à tous vos périls? Mais encore
une fois, vous avez été souverainement injuste envers M. de Valorbe;
il est proscrit; à ce titre, votre inflexible fierté devroit
plier.--Eh bien! reprit Léonce, je ne dirai rien à M. de Lebensei que
vous ne l'entendiez; je ne puis d'ailleurs lui rien apprendre sur la
conduite que je dois tenir; ce qu'il feroit, je le ferai.--Je demande,
reprit M. de Lebensei, que l'on attende les informations que je vais
prendre sur tout ce qui concerne la situation de M. de Valorbe; dans
peu d'heures je la connoîtrai.

--M. de Lebensei nous quitta pour s'en occuper; mais en partant, il me
dit:--M. de Mondoville a raison à quelques égards, c'est M. de Valorbe
qui doit décider de cette affaire; voyez-le vous-même ce matin,
essayez de le calmer.--Je voulois à l'instant même passer dans
l'appartement de ma belle-soeur, où je devois trouver M. de Valorbe.
Léonce me retint et me dit:--La pitié que m'inspire un homme
malheureux, les torts que j'ai eus envers lui, la crainte de vous
compromettre, tous ces motifs mettent obstacle à la conduite simple,
qu'il est si convenable de suivre dans de semblables occasions; mais
je vous en conjure, mon amie, ne vous permettez pas en mon absence un
mot que je fusse forcé de désavouer: songez que l'on pourra croire que
j'approuve tout ce que vous direz, et soyez plus fière que sensible,
quand il s'agit de la réputation de votre ami. Je ne vous rappellerai
point que je la préfère à ma vie, je rougirois d'avoir besoin de vous
l'apprendre; mais quand votre sublime tendresse confond vos jours avec
les miens, j'ose d'autant plus compter sur l'élévation de votre
conduite; mon honneur sera le vôtre, et pour votre honneur, Delphine,
vous ne craindriez point la mort. Adieu; il faut que je vous quitte,
je dois rester chez moi tout le jour, pour y attendre des nouvelles de
M. de Valorbe.--Il y avoit tant de calme et de fierté dans l'accent de
Léonce, qu'un moment il me redonna des forces; mais elles
m'abandonnèrent bientôt quand j'entrai chez ma belle-soeur, et que j'y
vis M. de Valorbe.

Louise se retira dans son cabinet pour nous laisser seuls; je ne
savois de quelle manière commencer cette conversation: M. de Valorbe
avoit l'air tout-à-fait résolu à l'éviter; j'hésitois si je devois
essayer de lui parler avec franchise de mes sentimens pour Léonce;
quoiqu'il les connût, je craignois qu'il ne se blessât de leur aveu.
Je hasardai d'abord quelques mots sur les regrets qu'avoit éprouvés M.
de Mondoville, lorsqu'il avoit appris la situation fâcheuse dans
laquelle M. de Valorbe se trouvoit. Il répondit à ce que je disois
d'une manière générale, mais sans prononcer un seul mot qui pût faire
naître l'entretien que je désirois; et lui, qui manque souvent de
mesure quand il est irrité, s'exprimoit avec un ton ferme et froid qui
devoit m'ôter toute espérance. Je sentois néanmoins que la résolution
de M. de Valorbe pouvoit dépendre de l'inspiration heureuse, qui me
feroit trouver le moyen de l'attendrir. Il existait sans doute ce
moyen, j'implorois les lumières de mon esprit pour le découvrir, et
plus j'en avois besoin, plus je les sentois incertaines. Assez de
temps se passa, sans même que M. de Valorbe me permît de commencer; il
détournoit ce que je voulois lui dire, m'interrompoit, et repoussoit
de mille manières le sujet dont j'avois à parler: j'éprouvois une
contrainte douloureuse qu'il avoit l'art de prolonger. Enfin, je me
décidai à lui représenter d'abord le tort irréparable que me feroit
l'éclat d'un duel, et je lui demandai s'il étoit juste que le
sentiment qui m'avoit porté à lui donner un asile, fût si cruellement
puni; il sortit alors un peu de ses phrases insignifiantes pour me
répondre, et me dit que la cause de sa querelle avec M. de Mondoville,
ne pouvoit avoir été entendue que par un homme qu'il avoit cru
remarquer près de là, mais qu'il ne connoissoit pas. Je me hâtai de
lui dire ce que je croyois alors, et ce dont M. de Mondoville étoit
persuadé comme moi, c'est que cet homme étoit un de ses gens qui
s'approchoit de lui pour lui annoncer sa voiture, et qui n'avoit pas
eu la moindre idée de ce qui s'étoit passé. M. de Valorbe parut
réfléchir un moment à cette réponse et me dit ensuite:--Eh bien!
madame, si personne ne nous a ni vus, ni entendus, vous ne serez point
compromise, quoi qu'il puisse arriver entre M. de Mondoville et
moi.--Je n'avois pas prévu ce raisonnement, et je crois encore ce que
je soupçonnai dans le moment même; c'est que M. de Valorbe eut besoin
de se recueillir pour ne pas me laisser apercevoir qu'il étoit adouci
par l'idée que personne n'avoit été témoin de sa querelle avec Léonce:
néanmoins, quelle que fût la pensée qui traversa son esprit, il voulut
rompre la conversation, et se leva pour appeler mademoiselle
d'Albémar.

Elle vint; je ne savois plus que devenir, un froid mortel m'avoit
saisie; je voyois devant moi celui qui vouloit tuer ce que j'aime, et
ma langue se glaçoit quand je voulois l'implorer. Un billet de votre
mari me fut apporté dans cet instant; il me disoit qu'il étoit vrai
que les charges contre M. de Valorbe étoient très-sérieuses, qu'il
importait extrêmement qu'il quittât Paris sans délai, et que ce soir à
la nuit tombante il lui apporteroit un passe-port sous un faux nom,
qui lui permettrait de s'éloigner: il se flattoit ensuite de parvenir
à faire lever le mandat d'arrêt de M. de Valorbe; mais il insistoit
beaucoup sur l'importance dont il étoit pour lui de n'être pas pris
dans ce moment de fermentation. Je me hâtai de donner ce billet à M.
de Valorbe, et j'eus tort de ne pas lui cacher le mouvement d'espoir
que j'éprouvois, car il s'en aperçut; et s'offensant de ce que je
pouvois supposer que les dangers dont on le menaçoit auroient de
l'influence sur lui, il rentra dans sa chambre précipitamment, et en
sortit peu d'instans après, avec une lettre pour M. de Mondoville; il
la remit à un de mes gens, et lui dit assez haut pour que je
l'entendisse, de la porter à son adresse. Il revint ensuite vers nous;
ma pauvre belle-soeur étoit tremblante, et je me soutenois à peine.

On annonça qu'on avoit servi; nous allâmes à table tous les trois; M.
de Valorbe nous regardoit tour à tour Louise et moi, et le spectacle
de notre douleur lui donnoit assez d'émotion, quoiqu'il fit des
efforts pour la surmonter: il parla sans cesse pendant le dîner, avec
plus d'activité peut-être qu'on n'en a dans une résolution calme et
positive; il s'exaltoit d'une manière extraordinaire, par ses propres
discours et par le vin qu'il prenoit: nous étions devant lui immobiles
et pâles, sans prononcer un seul mot; nous sortîmes enfin de ce
supplice. Quel repas, juste ciel! c'étoit le banquet de la mort; il
parut lui-même presque honteux du rôle qu'il venoit de jouer, et se
sentit le besoin de s'en excuser.

--Vous m'avez secouru, me dit-il, et je vous afflige; mais jamais
affront plus sanglant ne mérita la vengeance d'un honnête homme!--A
ces mots, qui sembloient m'offrir au moins l'espoir d'être écoutée,
j'allois répondre, il m'arrêta; et, se livrant alors à son goût
naturel pour produire de grands effets, il me dit:--Tout est décidé.
J'ai écrit à M. de Mondoville, le rendez-vous est donné, ici même, à
six heures; nous partirons ensemble, nous nous arrêterons dans la
forêt de Senars, à dix lieues de Paris; là, l'un de nous doit périr.
Si M. de Mondoville meurt, je continuerai ma route avant d'être
reconnu; si c'est moi, il reviendra vers vous. Maintenant, vous le
voyez, les paroles irrévocables sont dites; rentrez dans votre
appartement, et souhaitez qu'il me tue; vous n'avez plus que cet
espoir.--Au moment où il me disoit ces effroyables paroles, la
pendule avoit déjà sonné cinq heures, son aiguille marchoit vers le
moment fixé, l'exactitude de Léonce n'étoit pas douteuse; ce départ,
cette forêt, les paroles sanglantes de M. de Valorbe, tout ajoutait à
l'horreur du duel. Ce que je craignois il y avoit quelques heures, ne
pouvoit se comparer encore à l'effroi dont j'étois pénétrée: ma tête
s'égaroit entièrement; la mort, la mort certaine de Léonce étoit
devant mes yeux, et son meurtrier me parloit.

Je ne sais quels cris de douleur échappèrent de mon sein; ils
excitèrent dans le coeur de M. de Valorbe un mouvement impétueux qui
le précipita à mes pieds.--Quoi! me dit-il, vous aimez Léonce, et vous
espérez que je ménagerai sa vie! Je rends grâce au ciel de l'insulte
qu'il m'a faite, elle me permet de punir une autre offense, et c'est
pour celle-là, oui, c'est pour celle-là, dit-il avec un frémissement
de rage, que je suis avide de son sang.--Dieu! qu'avez-vous fait,
m'écriai-je, des sentimens de générosité qui vous méritoient une si
haute estime? pouvez-vous souhaiter de m'épouser, quand mon coeur
n'est pas libre?--Oui, dit-il, je le souhaite encore; le temps vous
éclaireroit sur les sentimens que vous nourrissez au fond du coeur;
vous respecteriez vos devoirs envers moi; vous avez des qualités si
douces et si bonnes que, si j'étois votre époux, même avant d'avoir
obtenu votre amour, je serois le plus heureux des hommes: mais non, il
vous faut des victimes; vous en aurez, l'heure approche; quand le
temps aura prononcé, vous ne serez plus écoutée.--Élise, ne
frémissez-vous pas pour votre malheureuse amie? Ma tête s'égaroit; je
suppliai M. de Valorbe, je le crois, avec un accent, avec des paroles
de flamme; il repoussa tout, occupé d'une seule idée qui lui revenoit
sans cesse.--Que ferez-vous pour moi, s'écrioit-il, si je suis
déshonoré, si l'on sait l'outrage que j'ai reçu?--Rien ne sera connu,
répétai-je, rien!--Et si cette espérance est trompée, dites-moi,
s'écria-t-il avec fureur, dites-moi, vous qui ne m'offrez pas de
l'amour, comment vous ferez pour que je supporte la honte!--Jamais
elle ne vous atteindra, repris-je; mais si quelque peine pouvoit
résulter pour vous du sacrifice que vous m'auriez fait, le dévouement
de ma vie entière, reconnoissance, amitié, fortune, soins, tout ce que
je puis donner est à vous.--Tout ce que vous pouvez donner, créature
enchanteresse, interrompit-il; c'est toi qu'il faut posséder; tu
pourrois seule faire oublier même le déshonneur! tu as peur du sang,
tu veux écarter la mort...... Eh bien! eh bien! jure que je serai ton
époux, cette gloire, cette ivresse....--

En disant ces mots il me saisissoit la main avec transport; six heures
sonnèrent, une voiture s'arrêta à la porte, il ne restoit plus qu'un
instant pour éviter le plus grand des malheurs; tout ce qu'avoit dit
M. de Valorbe me persuadoit que sa résolution n'étoit pas
inébranlable, mais que jamais il n'y renonceroit, si je n'offrois pas
un prétexte quelconque à son amour-propre: il reprit avec plus
d'instance, en voyant que je me taisois, et me dit:--Permettez-moi de
prendre ce silence pour une réponse favorable; elle restera secrète
entre nous; je vous laisserai du temps; je n'abuserai point
tyranniquement d'un consentement arraché par le trouble....--Le bruit
de la voiture de Léonce entrant dans la cour se fit entendre; je puis
à peine me rappeler ce qui se passoit en ce moment dans mon âme
bouleversée, mais il me semble que je pensai qu'un scrupule insensé
pouvoit seul m'engager à parler, quand peut-être il sufisoit de me
taire pour sauver Léonce. La veille même, madame d'Artenas m'avoit
vivement grondée de ce qu'elle appelait mes insupportables qualités,
qui m'exposoient à tous les malheurs, sans me permettre jamais la
moindre habileté pour m'en tirer; ses conseils me revinrent, je
condamnai mon caractère, je m'ordonnai d'y manquer; enfin surtout,
enfin les paroles qui exposoient les jours de Léonce ne pouvoient
sortir de ma bouche. M. de Valorbe s'écria avec transport qu'il me
remercioit de mon silence; je ne le désavouai point. Je le trompai
donc; oui, grand Dieu! c'est la première fois que la dissimulation a
souillé mon coeur! Léonce parut!....

Quelle impression sa présence produisit sur tout ce qui étoit dans la
chambre! Ma bonne soeur détourna la tête pour lui cacher ses pleurs;
M. de Valorbe se hâta de recomposer son visage, et moi, qui ne savois
pas si je venois de sauver ce que j'aime, ou seulement de me rendre
indigne de lui, je pouvois à peine me soutenir. M. de Mondoville,
voulant abréger cette scène, après avoir salué ma soeur et moi, avec
cette grâce et cette noblesse que les indifférens même ne peuvent voir
sans en être charmés, pria M. de Valorbe de le conduire dans son
appartement: ils sortirent alors tous les deux, mes tourmens
redoublèrent; je n'avois pas revu Léonce depuis le matin, j'ignorois
ce que la journée avoit pu apporter de changemens dans ses
dispositions. Le silence dont je m'étois, hélas! trop adroitement
servie, avoit-il suffi pour désarmer M. de Valorbe? ou ne s'étoit-il
pas dit que, dans un tel moment, il ne devoit y attacher aucune
importance? Loin donc que ma douleur fût soulagée, elle étoit devenue
plus amère encore, par l'espérance que j'avois entrevue, et que le
temps n'avoit pu confirmer.

Ce jour, déjà si cruel, fut encore marqué par un hasard bien
malheureux: madame du Marset vint à ma porte demander mademoiselle
d'Albémar; et mes gens, qui n'avoient point reçu l'ordre de ma
belle-soeur, la laissèrent entrer. Elle arriva dans le salon même où
j'étois avec mademoiselle d'Albémar; elle venoit lui faire une visite,
et s'acquitter d'un de ces devoirs communs de la société, dont la
froideur et l'insipidité font un si cruel contraste avec les passions
violentes de l'âme. Représentez-vous, chère Élise, ce que je dus
éprouver pendant une demi-heure qu'elle resta chez ma soeur! je ne
pouvois m'en aller, parce que de l'a chambre où nous étions,
j'entendois au moins la voix de Léonce et de M. de Valorbe; je
m'assurois ainsi qu'ils étoient encore là, et je tâchois de deviner, à
leur accent plus ou moins élevé, s'ils s'apaisoient ou s'irritoient de
nouveau; mais je ne crois pas qu'il soit possible de se faire l'idée
de l'horrible gêne que m'imposoit la présence de madame du Marset!
voulant lui cacher mon trouble, et le trahissant encore plus;
répondant à ses questions sans les entendre, et par des mots qui
n'avoient sans doute aucun rapport avec ce qu'elle me disoit; car elle
marquoit à chaque instant son étonnement, et prolongeoit, je crois, sa
visite, par des intentions malignes et curieuses. Je ne sais combien
de temps le supplice auroit duré, si mademoiselle d'Albémar, ne
pouvant plus le supporter, n'eût pris sur elle de déclarer à madame du
Marset que j'étois encore très-souffrante de ma dernière maladie, et
que j'avois dans ce moment besoin de repos. Madame du Marset reçut ce
congé avec un air assez méchant, et je ne doute pas, d'après ce que
j'ai su depuis, qu'elle ne fût venue pour examiner ce qui se passoit
chez moi.

Quand elle fut sortie, Léonce ouvrit la porte et rentra avec M. de
Valorbe; je voulus le questionner, mais la violence que je m'étois
faite pendant la visite de madame du Marset, m'avoit jetée dans un tel
état, qu'en essayant de parler, je tombai comme sans vie aux pieds de
Léonce. Quand je revins à moi, on m'avoit transportée dans ma chambre;
Léonce tenoit une de mes mains, ma soeur l'autre, et ma petite Isore
pleuroit au pied de mon lit: il fut doux, ce moment, ma chère Élise,
où je me retrouvois au milieu de mes affections les plus chères, où
les regards de Léonce m'exprimoient un intérêt si tendre!--Ma douce
amie, me dit-il, pourquoi vous effrayer ainsi? tout est terminé, tout
l'est comme vous le désirez; calmez donc cette âme si sensible: ah!
vous m'aimez, je veux vivre, ne craignez rien pour moi.

Je lui demandai de me raconter ce qui venoit de se passer entre M. de
Valorbe et lui.--Je le croyois décidé, me dit-il, quand j'arrivai;
mais, comme j'avois vu M. de Lebensei, qui m'avoit donné de véritables
inquiétudes sur les dangers que couroit M. de Valorbe, j'étois disposé
à me prêter à la réconciliation, s'il la désiroit. Il a commencé par
me demander si je pouvois lui garantir que rien de ce qui étoit arrivé
hier au soir ne seroit jamais connu; je lui ai dit que je lui donnois
ma parole, en mon nom et de la part de M. de Lebensei, que le secret
seroit fidèlement gardé, et que je ne croyois pas que personne,
excepté lui et moi, en fût instruit. Il m'a fait encore quelques
questions, toujours relativement à la publicité possible de notre
aventure; je l'ai rassuré à cet égard, autant que je le suis moi-même,
sans pouvoir lui donner cependant une certitude positive; car j'étois
trop ému hier au soir, pour avoir rien remarqué de ce qui se passoit
autour de moi. M. de Valorbe a réfléchi quelques instans, puis il a
prononcé votre nom à demi-voix; il s'est arrêté, ne voulant pas sans
doute que je susse que vous seule décidiez de sa conduite dans cette
circonstance; vous seule aussi, ma Delphine, vous m'aviez inspiré les
mouvemens doux que j'éprouvois; votre souvenir étoit un ange de paix
entre nous deux. M. de Valorbe m'a tendu la main, après un moment de
silence, et je me suis permis alors de lui exprimer franchement et
vivement tous les regrets que j'éprouvois de mon impardonnable
vivacité. Nous sommes sortis alors pour vous rejoindre; depuis ce
moment je n'ai pensé qu'à vous secourir, et j'ai laissé M. de Lebensei
avec M. de Valorbe.

Comme Léonce nommoit votre mari, il ouvrit ma porte, et me dit avec
une vivacité qui ne lui est pas ordinaire:--Tout est prêt pour le
voyage de M. de Valorbe, il demande à vous voir un moment; il convient
de ne pas l'obliger à rendre M. de Mondoville témoin de sa douleur en
vous quittant, et rien n'est plus pressé que son départ.--Léonce
n'hésita point à se retirer, et M. de Lebensei, sans perdre un moment,
fit entrer M. de Valorbe. Je fus touchée en le voyant, il étoit
impossible d'avoir l'air plus malheureux; il s'approcha de mon lit, me
prit la main, et se mettant à genoux devant moi, il me dit à voix
basse:--Je pars, je ne sais ce que je vais devenir, peut-être suis-je
menacé des événemens les plus malheureux; que mon honneur me reste, et
je les supporterai tous! Souvenez-vous, cependant, que c'est à vous
seule que j'ai fait le sacrifice de la résolution la plus juste et la
plus nécessaire; songez, reprit-il en appuyant singulièrement sur
chacune de ses expressions, songez à ce que vous ferez pour moi, si
mon sort est perdu pour vous avoir obéi, pour m'être fié à vous. Je
rougis en écoutant ces paroles, qui me rappeloient un tort véritable.
M. de Valorbe vouloit rester encore; mais M. de Lebensei étoit si
impatient de son départ, qu'il interrompit d'autorité notre entretien.
M. de Valorbe se jeta sur ma main en la baignant de pleurs, et votre
mari l'emmena.

Dès que la voiture de M. de Valorbe fut partie, M. de Lebensei
remonta, et je lui demandai d'où lui venoit une agitation que je ne
lui avois jamais vue.--Hélas! me dit-il, je viens d'apprendre, comme
j'arrivois chez vous, que M. de Fierville a été témoin de la scène
d'hier au soir; il étoit sorti à pied, peu de momens après Léonce, de
la maison où ils avoient soupé ensemble; il s'est glissé derrière les
voitures pour n'être pas reconnu, et il a raconté aujourd'hui, dans un
dîner, tout ce qu'il avoit entendu; je craignois donc extrêmement que
M. de Valorbe ne le sût avant de partir, et que, changeant de dessein,
il ne restât, malgré tout ce qui pouvoit lui en arriver.--Ah, mon
Dieu! m'écriai-je, et M. de Valorbe ne sera-t-il pas déshonoré, pour
ne s'être pas battu avec Léonce?--M. de Lebensei chercha à dissiper
cette crainte, en m'assurant que l'on parviendroit à détruire l'effet
des propos de M. de Fierville; mais, tout en me calmant sur ce sujet,
il paroissoit troublé par une pensée qu'il n'a pas voulu me confier.

Je suis restée, lorsqu'il m'a quittée, dans un trouble cruel;
certainement je ne me repens pas d'avoir tout fait pour empêcher que
M. de Valorbe ne se battît avec Léonce; je suis loin de me croire liée
par un silence que doit excuser la violence de ma situation; ma soeur,
qui a été témoin de tout, m'assure que M. de Valorbe lui-même n'a pas
dû se persuader que je pusse prendre avec lui, dans l'état où j'étois,
le moindre engagement: si M. de Valorbe étoit malheureux, je ferois
pour lui certainement tout ce qui seroit en ma puissance; c'est en
vain, cependant, que je me raisonne ainsi depuis plusieurs heures; ma
joie est empoisonnée par cet instant de fausseté. Rien ne me feroit
consentir à l'avouer à Léonce, et cependant c'est pour lui...; il faut
donc que ce soit mal.... Je suis sûre que les plus cruelles peines me
viendront de là. Les fautes que le caractère fait commettre, sont
tellement d'accord avec la manière de sentir habituelle, qu'on finit
toujours par se les pardonner; mais quand on se trouve entraînée,
forcée même à un tort tout-à-fait en opposition avec sa nature, c'est
un souvenir importun, douloureux, et qu'on veut en vain écarter. Ne
m'en parlez jamais, je parviendrai peut-être à l'oublier.

Remerciez votre Henri, quand vous le verrez, de la parfaite amitié
qu'il m'a témoignée. Votre enfant est-il encore malade? ne pouvez-vous
pas le quitter? J'irai vous voir dès que je serai mieux; mais ce que
j'ai souffert m'a redonné la fièvre, on veut que je me ménage encore
quelque temps.



LETTRE XII.

Mademoiselle d'Albémar à madame de Lebensei.

Paris, ce 25 août.


J'ai besoin, madame, de vous confier mes chagrins, de vous demander
vos conseils. M. de Lebensei vous a-t-il dit comment l'indigne M. de
Fierville, et son amie plus odieuse encore, ont trouvé l'art
d'empoisonner l'aventure de M. de Valorbe? Ils ont répandu dans le
monde que Delphine, notre angélique Delphine, avoit donné rendez-vous
à deux hommes la même nuit, et qu'un malentendu sur les heures, avoit
été la cause de la rencontre où Léonce avoit grièvement insulté M. de
Valorbe. Non! je n'ai pu vous écrire une semblable infamie sans que
mon front se couvrît de rougeur! Juste ciel! c'est donc ainsi qu'on
veut punir une âme innocente de sa générosité même; c'est ainsi que
l'on outrage le caractère le plus noble et le plus pur! deux êtres
méchans, et le reste indifférent et foible, voilà ce qui décide de la
réputation d'une femme au milieu de Paris.

Madame du Marset et M. de Fierville ont voulu se venger ainsi, dit-on,
d'un jour où Léonce les a profondément humiliés, en défendant madame
d'Albémar. Maintenant, que faut-il faire pour la servir? Aidez-moi, je
vous en conjure, et cachons-lui surtout qu'elle a pu être l'objet
d'une pareille calomnie; sa santé la retient encore chez elle, et je
lui ai conseillé de fermer sa porte. Léonce est allé conduire sa femme
à la terre d'Andelys, qu'elle tient des dons de Delphine, et sans
laquelle, hélas! elle n'eût jamais épousé M. de Mondoville. Je
l'aurois consulté lui-même dans cette circonstance, puisque l'âge de
M. de Fierville ne permet pas de craindre un événement funeste; mais
il est absent, et je suis seule au milieu d'un monde bien nouveau pour
moi, et dont la puissance me fait trembler: néanmoins, j'ai vaincu ma
répugnance pour la société; j'y vais, j'irai chaque jour, j'y
répéterai ce qui justifie glorieusement mon amie. Sans avouer le
sentiment de Delphine pour Léonce, je ne le démentirai point; car je
veux mettre toute ma force dans la vérité, il ne me reste qu'elle: je
suis ici une étrangère, sans agrémens, sans appui, intimidée par ma
figure et mon ignorance de la vie; n'importe, j'aime Delphine, et je
soutiens la plus juste des causes.

Je ne sais à qui m'adresser, je ne sais de quels moyens on se sert ici
pour repousser la calomnie; mais je dirai tout ce que mon indignation
m'inspirera: peut-être enfin triompherai-je de l'envie, seul genre de
malveillance que ma douce et charmante amie puisse redouter. Je
n'avois pas d'idée du mal que peut faire l'opinion de la société,
quand on a trouvé l'art de l'égarer. Oui, ceux qu'on est convenu
d'appeler des amis me font plus souffrir encore que les ennemis même;
ils viennent se vanter auprès de vous des services qu'il prétendent
vous avoir rendus, et l'on ne peut démêler avec certitude si, pour
augmenter le prix de leur courage, ils ne se plaisent pas à exagérer
les attaques dont ils prétendent avoir triomphé: d'autres se bornent à
vous assurer que, quoi qu'il arrive, ils ne vous abandonneront pas, et
vous ne pouvez, pas leur faire expliquer ce _quoi qu'il arrive_: il
leur convient mieux de le laisser dans le vague. Quelques-uns me
donnent le conseil d'emmener Delphine en Languedoc; et lorsque je veux
leur prouver que le plus mauvais moment pour s'éloigner, c'est celui
où l'on doit braver et confondre une indigne calomnie, ils me répètent
le même conseil sans avoir fait attention à ma réponse, et, tout
occupés de l'avis qu'ils ont proposé, ils y attachent leur
amour-propre, et se croient dispensés de vous secourir, si vous ne le
suivez pas: il est plus facile de se défendre contre des adversaires
déclarés, que de s'astreindre à la conduite nécessaire avec de tels
amis. Ils servent seulement à encourager les ennemis, en leur montrant
combien est foible la résistance qu'ils ont à craindre; et cependant,
s'ils se brouilloient avec vous, ils rendroient votre situation plus
mauvaise. Ne commenceroient-ils pas leur phrase de renonciation par
ces mots: _Moi qui aimais madame d'Albémar, je suis obligé de convenir
qu'il n'y a pas moyen à présent de l'excuser_? funeste pays! où le nom
d'ami, si légèrement prodigué, n'impose pas le devoir de défendre, et
donne seulement plus de moyens de nuire si l'on abandonne!

L'opinion apparoît en tout lieu, et vous ne pouvez la saisir nulle
part; chacun me dit, qu'_on_ répand les plus indignes mensonges contre
Delphine, et je ne parviens pas à découvrir si celui qui me parle les
répète, ou les invente lui-même. Je me crois toujours environnée de
moqueurs qui se trahissent par un regard ou par un sourire
d'insouciance, dans le moment où ils me protestent qu'ils
s'intéressent à ma peine. Je ne perds pas une occasion de raconter les
motifs de reconnoissance qui devoient engager Delphine à donner un
asile à M. de Valorbe, comme s'il falloit, pour rendre service à un
malheureux, d'autres motifs que son malheur! En vérité, je le crois,
il est ici plus dangereux d'exercer la vertu que de se livrer au vice;
l'on ne veut pas croire aux sentimens généreux, et l'on cherche avec
autant de soin à dénaturer la cause des bonnes actions, qu'à trouver
des excuses pour les mauvaises.

Ah! qu'il vaut mieux vivre obscure, et n'avoir jamais obtenu ces
flatteuses louanges, avant-coureurs de la haine, et dont elle vient en
hâte exiger de vous le prix! Pour la première fois, je me console
d'avoir été bannie du monde par mes désavantages naturels: qu'ai-je
dit? je me console! Delphine n'est-elle pas malheureuse, et quel calme
puis-je jamais goûter, si l'on ne parvient pas à la justifier!
Daignez, madame, vous concerter avec M. de Lebensei sur ce qu'il est
possible de tenter, et accordez-moi l'un et l'autre le secours de vos
lumières et de votre amitié.



LETTRE XIII.

Réponse de madame de Lebensei à mademoiselle d'Albémar.

Cernay, ce 30 août 1791.


L'émotion que m'a causée votre lettre, mademoiselle, a été la cause du
premier tort que j'aie jamais eu avec Henri; après l'avoir lue, je
m'écriai:--Ah! pourquoi suis-je privée de tout ascendant sur personne!
proscrite que je suis par l'opinion, il ne me reste aucun moyen d'être
utile à mes amis calomniés!--A peine avois-je dit ces mots, qu'un
repentir profond, un tendre retour vers mon ami les suivit; mais je
craignis pendant plusieurs heures que leur impression sur lui ne fût
ineffaçable; enfin il m'a pardonné, parce que j'avois tort, grièvement
tort, et qu'il lui étoit trop aisé de me le faire sentir, pour qu'il
ne fût pas dans son caractère de s'y refuser. Il est parti pour Paris,
dans l'intention de servir madame d'Albémar; mais il aura soin de
faire répandre par d'autres ce qu'il faut que l'on dise; car les
préjugés de la société sont tels contre les opinions politiques de M.
de Lebensei, qu'il nuiroit à madame d'Albémar en se montrant son
admirateur le plus zélé. Oh! que la malveillance a de ressources pour
faire souffrir! ne sentez-vous pas les méchans comme un poids sur le
coeur? ne vous semble-t-il pas qu'ils empêchent de respirer? lorsqu'on
voudroit reprendre un peu d'espoir, leur souvenir le repousse
douloureusement au fond de l'âme. Quelques heures après le départ de
M. de Lebensei, mon enfant étant assez bien, je n'ai pu résister au
désir que j'avais de causer avec vous et de voir madame d'Albémar, et
je suis partie de Cernay assez tard, car je n'y suis revenue qu'à
minuit. Vous étiez sortie, mais j'ai trouvé Delphine qui venoit de
recevoir une lettre de Léonce; il annonçoit son retour dans huit
jours, avec les expressions les plus tendres et les plus passionnées
pour madame d'Albémar, et cependant elle m'a paru profondément triste.
Je suis convaincue qu'elle sait ce que nous voulons lui cacher, mais
que cette âme fière ne peut se résoudre à nous en parler. Elle n'avoit
laissé sa porte ouverte que pour madame d'Artenas et pour moi; si elle
a vu madame d'Artenas, elle est instruite de tout! Il n'est pas dans
le caractère de cette femme de cacher, ce qui peut être pénible; elle
sait servir utilement, plutôt que ménager avec délicatesse.

J'ai demandé à madame d'Albémar ce qu'elle faisait depuis l'absence de
Léonce.--Je donne des leçons à Isore, m'a-t-elle répondu; je me
promène tous les jours seule avec elle, et je ne vois personne.--En
achevant ces mots, elle a soupiré, et la conversation est tombée.--Ne
serez-vous pas bien aise, ai-je repris, du retour de Léonce?--De son
retour? m'a-t-elle dit vivement; qu'arrivera-t-il quand il reviendra?
Puis s'arrêtant, elle a repris:--Pardonnez-moi, je suis triste et
malade.--Et, jouant avec les jolis cheveux de la petite Isore, elle
est retombée dans la distraction. J'hésitai si je me hasarderais à lui
parler, mais elle ne paroissoit pas le désirer, et je craignis de me
tromper sur la cause de son abattement, ou du moins de lui en dire
plus qu'elle n'en savoit.

Je l'ai quittée le coeur serré; elle n'a point essayé de me retenir;
ses manières avec moi étoient moins tendres que de coutume, et tel que
je connois son caractère, c'est une preuve qu'elle éprouve quelque
grande peine. Dès qu'elle est heureuse, elle a besoin d'y associer ses
amis, mais je l'ai toujours vue disposée à souffrir seule.

Ah! de quelles douloureuses pensées n'ai-je pas été occupée en
revenant chez moi! vous le voyez, il n'existe aucun moyen pour une
femme de s'affranchir des peines causées par l'injustice de l'opinion.
Delphine, l'indépendante Delphine elle-même en est atteinte, et ne
peut se résoudre à nous le confier.

P. S. J'en étois là de ma lettre, mademoiselle, lorsque Léonce, que
nous n'attendions pas de huit jours, est venu jusqu'à la grille de
Cernay, pour demander M. de Lebensei; dès qu'il a su qu'il n'y étoit
pas, il est reparti comme un éclair pour retourner à Paris. Mes gens
ont su de son domestique qui le suivoit, qu'il avoit laissé madame de
Mondoville à Andelys, et qu'il en étoit parti tout à coup avec une
diligence inconcevable: en arrivant à Paris, il est monté sur-le-champ
à cheval pour venir ici sans s'arrêter. Mes gens m'ont aussi dit qu'il
avoit l'air très-agité, et que, dans le peu de mots qu'il leur avoit
adressés, il avoit changé de visage deux ou trois fois. Sans doute il
a tout appris, et, sensible comme il l'est à la réputation de
Delphine, je frémis de l'état où il doit être; ah, mon Dieu! que
deviendront nos pauvres amis! si M. de Lebensei voit Léonce, je me
hâterai de vous mander ce qu'il lui aura dit. Adieu, mademoiselle;
combien je suis touchée de votre situation, et pénétrée d'estime pour
l'amitié parfaite que vous témoignez à madame d'Albémar!



LETTRE XIV.

Delphine à M. de Lebensei.

Ce 1er septembre.


Je sais tout ce que mes amis ont voulu me cacher, j'ai tout appris, ou
j'ai tout deviné. Ce que j'éprouve m'est amer; j'avois marqué à
l'injustice sa sphère, je croyois qu'elle m'accuseroit d'imprudence,
de foiblesse, de tous les torts, excepté de ceux qui peuvent avilir!
Je vous l'avouerai donc, je souffre depuis quinze jours une sorte de
peine dont il me seroit douloureux de m'entretenir, même avec vous.
Cependant ma fierté doit triompher de ce chagrin, quelque cruel qu'il
puisse être; mais ce qui déchire mon coeur, c'est la crainte de
l'impression que Léonce peut en recevoir; il est arrivé hier
d'Andelys, et n'est point encore venu chez moi; je sais qu'il a été à
Cernay; vous a-t-il trouvé? que vous a-t-il dit?

Ne craignez point, monsieur, de me parler avec une franchise sévère.
Si j'étois réservée à la plus grande des souffrances, si l'affection
de celui que j'aime étoit altérée par la calomnie dont je suis
victime, j'opposerais encore du courage à ce dernier des malheurs;
conseillez-moi, je me sens capable de tous les sacrifices; il y a des
chagrins qui donnent de la force; ceux qui offensent une âme élevée
sont de ce nombre.



LETTRE XV.

Léonce à M. de Lebensei.

Paris, ce 1er septembre.


J'ai reconnu en vous, monsieur, dans les divers rapports que nous
avons eus ensemble, un esprit si ferme et si sage, que je veux m'en
remettre à vos lumières, dans une circonstance où mon âme est trop
agitée pour se servir de guide à elle-même. Un de mes amis m'a écrit à
Andelys que la réputation de madame d'Albémar étoit indignement
attaquée, et c'est à ma passion pour elle, aux fautes sans nombre que
cette passion m'a fait commettre, que je dois attribuer son malheur et
le mien. J'espérois savoir de vous le nom de l'infâme qui avoit
calomnié mon amie, je ne vous ai pas trouvé, je suis revenu à Paris,
et je n'ai eu que trop tôt la douleur d'apprendre qu'un vieillard
étoit l'auteur de cette insigne lâcheté: je l'avois offensé, il y a
quelques mois, vous le savez, et le misérable s'en est vengé sur
madame d'Albémar.

Après avoir accablé M. de Fierville de mon mépris, j'ai obtenu de lui,
ce matin, mille inutiles promesses de désaveu, de secret, de repentir;
mais à présent que l'horrible histoire qu'il a forgée est connue, ce
n'est plus de lui qu'elle dépend. Ne puis-je pas découvrir un homme
(ils ne sont pas tous des vieillards,) qui se soit permis de calomnier
Delphine! Quand je me complais dans cette idée, quand elle me calme,
une autre vient bientôt me troubler; puis-je me dire avec certitude
que je ne compromettrai pas Delphine en la vengeant? qu'au lieu
d'étouffer les bruits qu'on a répandus, je n'en augmenterai pas
l'éclat? cependant faut-il laisser de telles calomnies impunies? me
direz-vous que je le dois? n'hésiterez-vous pas, en me condamnant à ce
supplice? Madame d'Albémar est parente de madame de Mondoville, elle
n'a point de frère, point de protecteur naturel, n'est-ce pas à moi de
lui en tenir lieu?

La réputation de madame d'Albémar est sans doute le premier intérêt
qu'il faut considérer; mais s'il ne vous est pas entièrement démontré
que le devoir le plus impérieux me commande de me laisser dévorer par
les sentimens que j'éprouve, vous ne l'exigerez pas de moi.

Je n'ai pas encore vu madame d'Albémar; il me sembloit que je ne
pouvois retourner vers elle qu'après avoir réparé de quelque manière
l'affront dont je suis la première cause. Oh! je vous en conjure, si
vous en connoissez un moyen, dites-le-moi; dois-je laisser sans
défenseur une âme innocente qui n'a que moi pour appui?



LETTRE XVI.

Réponse de M. de Lebensei à Léonce.

Cernay, ce 2 septembre.


Oui, monsieur, il existe un moyen de réparer tous les malheurs de
votre amie, mais ce n'est point celui que votre courage vous fait
désirer. Madame d'Albémar a bien voulu, comme vous, me demander
conseil; en lui répondant à l'instant même, je lui ai déclaré ce que
mon amitié m'inspire pour votre bonheur à tous les deux, je vais lui
envoyer ma lettre. Je ne puis me permettre, sans son aveu, de vous
apprendre ce que cette lettre contient, elle vous le confiera sans
doute. Tout ce que je puis vous dire maintenant, c'est qu'en vous
livrant à une indignation bien naturelle, vous acheveriez de perdre
sans retour la réputation de madame d'Albémar. Si votre nom n'étoit
pas prononcé dans cette calomnie; si de tout ce qu'on dit, ce que l'on
croit le plus n'étoit pas votre attachement pour madame d'Albémar,
vous pourriez en imposer de quelque manière à ses ennemis. Encore
faudroit-il que M. de Fierville eût un fils, un proche parent au
moins, qui voulût répondre pour lui, et que l'on comprît d'abord
pourquoi vous vous adressez à tel homme plutôt qu'à tel autre, pour
venger la réputation de madame d'Albémar; car le public veut toujours
qu'une action courageuse soit en même temps sagement motivée, et,
quand il démêle quelque égarement dans une conduite, fût-elle
héroïque, il la condamne sévèrement. Mais, dans votre situation
actuelle, lors même qu'un homme moins âgé que M. de Fierville seroit
reconnu pour être l'auteur de la calomnie dirigée contre madame
d'Albémar, vous feriez un tort irréparable à votre amie, en vous
chargeant de repousser l'offense qu'elle a reçue.

On ne peut protéger au milieu de la société que les liens autorisés
par elle, une femme, une soeur, une fille, mais jamais celle qui ne
tient à nous que par l'amour; et vous, monsieur, qui possédez
éminemment les qualités énergiques et imposantes, les seules dont
l'éclat se réfléchisse sur les objets de notre affection, vous aspirez
en vain à défendre la femme que vous aimez, ce bonheur vous est
refusé.

Madame d'Albémar a cependant plus que personne besoin d'appui au
milieu du monde; sa conduite est parfaitement pure, et pourtant les
apparences sont telles qu'elle doit passer pour coupable. Elle a un
esprit supérieur, un coeur excellent, une figure charmante, de la
jeunesse, de la fortune, mais tous ces avantages qui attirent des
ennemis, rendent un protecteur encore plus nécessaire: son esprit
éclairé donne de l'indépendance à ses opinions et à sa conduite; c'est
un danger de plus pour son repos, puisqu'elle n'a ni frère ni mari qui
lui serve de garant aux yeux des autres. Les femmes privées de ces
liens se sont placées, pour la plupart, à l'abri des préjugés reçus,
comme sous une tutelle publique instituée pour les défendre.

La parfaite bonté de madame d'Albémar sembleroit devoir lui faire des
amis de toutes les personnes qu'elle a servies, il n'en est rien; elle
a déjà trouvé beaucoup d'ingrats, elle en rencontrera peut-être
beaucoup encore; vous avez vu ce qui lui est arrivé avec madame du
Marset. J'ai souvent remarqué que dans les sociétés de Paris,
lorsqu'un homme ou une femme médiocre veulent se débarrasser d'une
reconnoissance importune envers un esprit supérieur, ils se
choisissent quelques devoirs bien faciles, auprès d'une personne bien
commune, et présentent avec ostentation cet exemple de leur moralité,
pour se dispenser de tout autre. Madame d'Albémar est trop distinguée,
pour pouvoir compter sur la bienveillance durable de ceux qui ne sont
pas dignes de l'aimer et de l'admirer, et c'est par l'autorité d'une
situation qui en impose, bien plus que par ses qualités aimables,
qu'elle peut désarmer la haine. Je la vois maintenant entourée de
périls, menacée des chagrins les plus cruels, si elle n'en est
préservée par un défenseur que la morale et la société puissent
reconnoître pour tel.

Tous ceux qui, éblouis de ses charmes, n'examinent point sa situation
avec la sollicitude de l'amitié, croiront peut-être qu'elle est faite
pour triompher de tout. Le triomphe seroit possible, mais il lui
coûteroit tant de peines, que son bonheur du moins en seroit pour
toujours altéré: je ne sais même si elle peut à elle seule
aujourd'hui, effacer entièrement le mal que ses ennemis viennent de
lui faire. Mais c'en est assez, je ne dois point insister sur vos
peines, avant de savoir si vous consentirez à ce que je propose pour
les faire cesser. Vous connoissez mes opinions, monsieur, je m'en
honore, et j'ai supporté, sinon avec plaisir, du moins avec orgueil,
les peines qu'elles m'attirent. Ce sont ces opinions qui m'ont suggéré
le conseil que j'ai donné à madame d'Albémar; ce conseil est le seul
qui puisse vous sauver des malheurs que vous éprouvez, et que vous
devez craindre. Je crois digne de vous d'y accéder; et vous savez, je
l'espère, de quelle estime et de quelle considération je suis pénétré
pour vos lumières et pour vos vertus.

HENRI DE LEBENSEI.



LETTRE XVII.

M. de Lebensei à Delphine.

Cernay, ce 27 septembre 1791.


Celui que vous aimez est toujours digne de vous, madame; mais son
sentiment ni le vôtre ne peuvent rien contre la fatalité de votre
situation. Il ne reste qu'un moyen de rétablir votre réputation, et de
retrouver le bonheur; rassemblez pour m'entendre toutes les forces de
votre sensibilité et de votre raison. Léonce n'est point
irrévocablement lié à Matilde, Léonce peut encore être votre époux; le
divorce doit être décrété dans un mois par l'assemblée constituante,
j'en ai vu la loi, j'en suis sûr. Après avoir lu ces paroles, vous
pressentirez, sans doute, quel est le sujet que je veux traiter avec
vous; et l'émotion, l'incertitude, des sentimens divers et confus,
vous auront tellement troublée que vous n'aurez pu d'abord continuer
ma lettre; reprenez-la maintenant.

Je ne connois point madame de Mondoville, sa conduite envers ma femme
a dû m'offenser; je me défendrai cependant, soyez-en sûre, de cette
prévention; votre bonheur est le seul intérêt qui m'occupe. J'ignore
ce que vous et votre ami pensez du divorce, je me persuade aisément
que l'amour suffiroit pour vous entraîner tous les deux à l'approuver;
mais cependant, madame, je connois assez votre raison et votre âme
pour croire que vous refuseriez le bonheur même, s'il n'étoit pas
d'accord avec l'idée que vous vous êtes faite de la véritable vertu.
Ceux qui condamnent le divorce prétendent que leur opinion est d'une
moralité plus parfaite: s'il en était ainsi, il faudroit que les vrais
philosophes l'adoptassent; car le premier but de la pensée est de
connoître nos devoirs dans toute leur étendue; mais je veux examiner
avec vous si les principes qui me font approuver le divorce, sont
d'accord avec la nature de l'homme, et avec les intentions
bienfaisantes que nous devons attribuer à la Divinité.

C'est un grand mystère que l'amour; peut-être est-ce un bien céleste,
qu'un ange a laissé sur la terre; peut-être est-ce une chimère de
l'imagination, qu'elle poursuit jusqu'à ce que le coeur refroidi
appartienne déjà plus à la mort qu'à la vie. N'importe; si je ne
voyois dans votre sentiment pour Léonce que de l'amour, si je ne
croyois pas que sa femme disconvient à son caractère et à son esprit
sous mille rapports différens, je ne vous conseillerois pas de tout
briser pour vous réunir; mais écoutez-moi, l'un et l'autre.

De quelque manière que l'on combine les institutions humaines, bien
peu d'hommes, bien peu de femmes renonceront au seul bonheur qui
console de vivre; l'intime confiance, le rapport des sentimens et des
idées, l'estime réciproque, et cet intérêt qui s'accroît avec les
souvenirs. Ce n'est pas pour les jours de délices placés par la nature
au commencement de notre carrière, afin de nous dérober la réflexion
sur le reste de l'existence; ce n'est pas pour ces jours que la
convenance des caractères est surtout nécessaire; c'est pour l'époque
de la vie où l'on cherche à trouver dans le coeur l'un de l'autre,
l'oubli du temps qui nous poursuit, et des hommes qui nous
abandonnent. L'indissolubilité des mariages mal assortis prépare des
malheurs sans espoir à la vieillesse; il semble qu'il ne s'agisse que
de repousser les désirs des jeunes gens, et l'on oublie que les désirs
repoussés des jeunes gens, deviendront les regrets éternels des
vieillards. La jeunesse prend soin d'elle-même, on n'a pas besoin de
s'en occuper; mais toutes les institutions, toutes les réflexions
doivent avoir pour but de protéger à l'avance ces dernières années,
que l'homme le plus dur ne peut considérer sans pitié, ni le plus
intrépide sans effroi.

Je ne nie point tous les inconvéniens du divorce, ou plutôt de la
nature humaine qui l'exige; c'est aux moralistes, c'est à l'opinion à
condamner ceux dont les motifs ne paroissent pas dignes d'excuse: mais
au milieu d'une société civilisée qui introduit les mariages par
convenance, les mariages dans un âge où l'on n'a nulle idée de
l'avenir, lorsque les lois ne peuvent punir, ni les parens qui abusent
de leur autorité, ni les époux qui se conduisent mal l'un envers
l'autre; en interdisant le divorce, la loi n'est sévère que pour les
victimes, elle se charge de river les chaînes, sans pouvoir influer
sur les circonstances qui les rendent douces ou cruelles; elle semble
dire: Je ne puis assurer votre bonheur, mais je garantirai du moins la
durée de votre infortune. Certes, il faudra que la morale fasse de
grands progrès, avant que l'on rencontre beaucoup d'époux qui se
résignent au malheur, sans y échapper de quelque manière; et si l'on y
échappe, et si la société se montre indulgente en proportion de la
sévérité même des institutions, c'est alors que toutes les idées de
devoir et de vertu sont confondues, et que l'on vit sous l'esclavage
civil comme sous l'esclavage politique, dégagé par l'opinion des
entraves imposées par la loi.

Ce sont les circonstances particulières à chacun, qui déterminent si
le divorce autorisé par la loi, peut être approuvé par le tribunal de
l'opinion et de notre propre coeur. Un divorce qui auroit pour motif
des malheurs survenus à l'un des deux époux, seroit l'action la plus
vile que la pensée pût concevoir; car les affections du coeur, les
liens de famille, ont précisément pour but de donner à l'homme des
amis indépendans de ses succès ou de ses revers, et de mettre au moins
quelques bornes à la puissance du hasard sur sa destinée. Les Anglois,
cette nation morale, religieuse et libre; les Anglois ont dans la
liturgie du mariage une expression qui m'a touché: _Je l'accepte_,
disent réciproquement la femme et le mari, _in health and in sickness,
for better and for worse; dans la santé comme dans la maladie, dans
ses meilleures circonstances, comme dans ses plus funestes_. La vertu,
si même il en faut pour partager l'infortune, quand on a partagé le
bonheur; la vertu n'exige alors qu'un dévouement tellement conforme à
une nature généreuse, qu'il lui seroit tout-à-fait impossible d'agir
autrement. Mais les Anglois, dont j'admire, sous presque tous les
rapports, les institutions civiles, religieuses et politiques, les
Anglois ont eu tort de n'admettre le divorce que pour cause
d'adultère: c'est rendre l'indépendance au vice, et n'enchaîner que la
vertu; c'est méconnaître les oppositions les plus fortes, celles qui
peuvent exister entre les caractères, les sentimens et les principes.

L'infidélité rompt le contrat, mais l'impossibilité de s'aimer
dépouille la vie du premier bonheur que lui avoit destiné la nature;
et quand cette impossibilité existe réellement, quand le temps, la
réflexion, la raison même de nos amis et de nos parens la confirment,
qui osera prononcer qu'un tel mariage est indissoluble? Une promesse
inconsidérée, dans un âge où les lois ne permettent pas même de
statuer sur le moindre des intérêts de fortune, décidera pour jamais
du sort d'un être dont les années ne reviendront plus, qui doit
mourir, et mourir sans avoir été aimé!

La religion catholique est la seule qui consacre l'indissolubilité du
mariage; mais c'est parce qu'il est dans l'esprit de cette religion
d'imposer la douleur à l'homme sous mille formes différentes, comme le
moyen le plus efficace pour son perfectionnement moral et religieux.

Depuis les macérations qu'on s'inflige à soi-même, jusques aux
supplices que l'inquisition ordonnoit dans les siècles barbares, tout
est souffrance et terreur dans les moyens employés par cette religion,
pour forcer les hommes à la vertu. La nature, guidée par la
Providence, suit une marche absolument opposée; elle conduit l'homme
vers tout ce qui est bon, comme vers tout ce qui est bien, par
l'attrait et le penchant le plus doux.

La religion protestante, beaucoup plus rapprochée du pur esprit de
l'Évangile que la religion catholique, ne se sert de la douleur ni
pour effrayer ni pour enchaîner les esprits. Il en résulte que dans
les pays protestans, en Angleterre, en Hollande, en Suisse, en
Amérique, les moeurs sont plus pures, les crimes moins atroces, les
lois plus humaines; tandis qu'en Espagne, en Italie, dans les pays où
le catholicisme est dans tonte sa force, les institutions politiques
et les moeurs privées se ressentent de l'erreur d'une religion qui
regarde la contrainte et la douleur comme le meilleur moyen
d'améliorer les hommes.

Ce n'est pas tout encore: comme cet empire de la souffrance répugne à
l'homme, il y échappe de mille manières. De là vient que la religion
catholique, si elle a quelques martyrs, fait un si grand nombre
d'incrédules; on s'avouoit athée ouvertement en France, avant la
révolution. Spinosa est italien: presque tous les systèmes du
matérialisme ont pris naissance dans les pays catholiques, tandis
qu'en Angleterre, en Amérique, dans tous les pays protestans enfin,
personne ne professe cette opinion malheureuse; l'athéisme, n'ayant
dans ces pays aucune superstition à combattre, ne paroîtroit que le
destructeur des plus douces espérances de la vie.

Les stoïciens, comme les catholiques, croyoient que le malheur rend
l'homme plus vertueux; mais leur système, purement philosophique,
étoit infiniment moins dangereux. Chaque homme, se l'appliquant à lui
seul, l'interprétoit à sa manière; il n'étoit point uni à ces
superstitions religieuses, qui n'ont ni bornes ni but. Il ne donnoit
point à un corps de prêtres un ascendant incalculable sur l'espèce
humaine; car l'imagination répugnant aux souffrances, elle est
d'autant plus subjuguée, quand une fois elle s'y résout, qu'il lui en
a coûté davantage; et l'on a bien plus de pouvoir sur les hommes que
l'on a déterminés à s'imposer eux-mêmes de cruelles peines, que sur
ceux qu'on a laissés dans leur bon sens naturel, en ne leur parlant
que raison et bonheur.

L'un des bienfaits de la morale évangélique, étoit d'adoucir les
principes rigoureux du stoïcisme; le christianisme inspire surtout la
bienfaisance et l'humanité; et par de singulières interprétations, il
se trouve qu'on en a fait un stoïcisme nouveau, qui soumet la pensée à
la volonté des prêtres, tandis que l'ancien rendoit indépendant de
tous les hommes; un stoïcisme qui fait votre coeur humble, tandis que
l'autre le rendoit fier; un stoïcisme qui vous détache des intérêts
publics, tandis que l'autre vous dévouoit à votre patrie; un stoïcisme
enfin qui se sert de la douleur pour enchaîner l'âme et la pensée,
taudis que l'autre du moins la consacroit à fortifier l'esprit, en
affranchissant la raison.

Si ces réflexions, que je pourrais étendre beaucoup plus, si votre
esprit, madame, ne savoit pas y suppléer; si ces réflexions, dis-je,
vous ont convaincue que celui qui veut conduire les hommes à la vertu
par la souffrance, méconnoit la bonté divine, et marche contre ses
voies, vous serez d'accord avec moi dans toutes les conséquences que
je veux en tirer.

Retracez-vous tous les devoirs que la vertu nous prescrit; notre
nature morale, je dirai plus, l'inpulsion de notre sang, tout ce qu'il
y a d'involontaire en nous, nous entraîne vers ces devoirs. Faut-il un
effort pour soigner nos parens, dont la seule voix retentit à tous les
souvenirs de notre vie? Si l'on pouvoit se représenter une nécessité
qui contraignît à les abandonner, c'est alors que l'âme seroit
condamnée aux supplices les plus douloureux! Faut-il un effort pour
protéger ses enfans? la nature a voulu que l'amour qu'ils inspirent
fût encore plus puissant que toutes les autres passions du coeur. Qu'y
auroit-il de plus cruel que d'être privé de ce devoir? parcourons
toutes les vertus, fierté, franchise, pitié, humanité; quel travail ne
faudroit-il pas faire sur son caractère, quel travail ne feroit-on pas
en vain, pour obtenir de soi, malgré la révolte de sa nature, une
bassesse, un mensonge, un acte de dureté? D'où vient donc ce sublime
accord entre notre être et nos devoirs? de la même Providence, qui
nous a attirés par une sensation douce vers tout ce qui est nécessaire
à notre conservation. Quoi! la Divinité qui a voulu que tout fût
facile et agréable pour le maintien de l'existence physique, auroit
mis notre nature morale en opposition avec la vertu! La récompense
nous en seroit promise dans un monde inconnu; mais pour celui dont la
réalité pèse sur nous, il faudroit réprimer sans cesse l'élan toujours
renaissant de l'âme vers le bonheur; il faudroit réprimer ce sentiment
doux en lui-même, quand il n'est pas injustement contrarié.

De quelles bizarreries les hommes n'ont-ils pas été capables? Le
Créateur les avoit préservés de la cruauté par la sympathie, le
fanatisme leur a fait braver cet instinct de l'âme, en leur persuadant
que celui qui en avoit doué leur nature leur commandoit de l'étouffer.
Un désir vif d'être heureux anime tous les hommes, des hypocrites ont
représenté ce désir comme la tentation du crime. Ils ont ainsi
blasphémé Dieu, car toute la création repose sur le besoin du bonheur.
Sans doute on pourroit abuser de cette idée comme de toutes les
autres, en la faisant sortir de ses limites. Il y a des circonstances
où les sacrifices sont nécessaires; ce sont toutes celles où le
bonheur des autres exige que vous vous immoliez vous-même à eux: mais
c'est toujours dans le but d'une plus grande somme de félicité pour
tous, que quelques-uns ont à souffrir; et le moyen de la nature, au
moral comme au physique, ce sont les jouissances de la vie.

Si ces principes sont vrais, peut-on croire que la Providence exige
des hommes de supporter la plus amère des douleurs, en les condamnant
à rester liés pour toujours à l'objet qui les rend profondément
infortunés? Ce supplice seroit-il ordonné par la bonté suprême? Et la
miséricorde divine l'exigeroit-elle pour expiation d'une erreur?

Dieu a dit: _Il ne convient pas que l'homme soit seul_; cette
intention bienfaisante ne seroit pas remplie, s'il n'existait aucun
moyen de se séparer de la femme insensible ou stupide, ou coupable,
qui n'entreroit jamais en partage de vos sentimens ni de vos pensées!
Qu'il est insensé, celui qui a osé prononcer qu'il existoit des liens
que le désespoir ne pouvoit pas rompre! La mort vient an secours des
souffrances physiques, quand on n'a plus la force de les supporter, et
les institutions sociales feroient de cette vie la prison d'Hugolin,
qui n'avoit point d'issue! Ses enfans y périrent avec lui; les enfans
aussi souffrent autant que leurs parens, quand ils sont renfermés avec
eux dans le cercle éternel de douleurs, que forme une union mal
assortie et indissoluble.

La plus grande objection que l'on fait contre le divorce, ne concerne
point la situation où se trouve M. de Mondoville, puisqu'il n'a point
d'enfans; je ne rappellerai donc point tout ce qu'on pourrait répondre
à cette difficulté. Néanmoins, je vous dirai que les moralistes qui
ont écrit contre le divorce, en s'appuyant de l'intérêt des enfans,
ont tout-à-fait oublié que si la possibilité du divorce est un bonheur
pour les hommes, elle est un bonheur aussi pour les enfans, qui seront
des hommes à leur tour. On considère les enfans en général comme s'ils
dévoient toujours rester tels; mais les enfans actuels sont des époux
futurs; et vous sacrifiez leur vie à leur enfance, en privant, à cause
d'eux, l'âge viril d'un droit qui peut-être un jour les auroit sauvés
du désespoir.

J'ai dû, m'adressant à un esprit de votre force, discuter l'opinion
qui vous intéresse sous un point de vue général; mais combien je suis
plus sûr encore d'avoir raison, en ne considérant que votre position
particulière! Léonce vouloit s'unir à vous; c'est par une supercherie
qu'il est l'époux de mademoiselle de Vernon; vous n'avez pu renoncer
l'un à l'autre, vous passez votre vie ensemble, Léonce n'aime que
vous, n'existe que pour vous; sa femme l'ignore peut-être encore, mais
elle ne peut tarder à le découvrir; votre généreuse conduite envers M.
de Valorbe, a été la première cause des abominables injustices dont
vous souffrez; mais il étoit impossible que, tôt ou tard, votre
attachement pour Léonce ne vous fît pas beaucoup de tort dans
l'opinion. Vous vivez, par un hasard que vous devez bénir, dans une de
ces époques rares où la puissance ne méprise pas les lumières; dans un
mois la loi du divorce sera décrétée, et Léonce, en devenant votre
époux, vous honorera par son amour, au lieu de vous perdre en s'y
livrant. Craindriez-vous la défaveur du monde? Vous avez vu ma femme
la supporter peut-être avec peine; mais je vous prédis que cette
défaveur ira chaque jour en décroissant; les moeurs deviendront plus
austères, le mariage sera plus respecté, et l'on sentira que tous ces
biens sont dus à la possibilité de trouver le bonheur dans le devoir.

Il est vrai que le divorce, paraissant à quelques personnes le
résultat d'une révolution qu'elles détestent, leur déplaît sous ce
rapport beaucoup plus que sous tous les autres; et comme les haines
politiques se dirigent plutôt contre un homme que contre une femme, il
se peut que Léonce soit blâmé plus vivement que vous, en adoptant une
résolution que l'esprit de parti réprouveroit. Mais s'il faut une
sorte de raison hardie dans les femmes, pour se déterminer à devenir
l'objet des jugemens du public, il ne doit rien en coûter à un homme
sensible, pour assurer la gloire et la félicité de celle que son amour
a pu compromettre.

Je sais que M. de Mondoville a été élevé dans un pays où l'on tient
beaucoup à toutes les idées, comme à tous les usages antiques; mais il
est trop éclairé pour ne pas sentir que les illusions qui inspiroient
autrefois de grandes vertus, n'ont pas assez de puissance maintenant
pour les faire renaître. Ces souvenirs chancelans ne peuvent nous
servir d'appui, et il faut fonder les vertus civiles et politiques sur
des principes plus d'accord avec les lumières et la raison. Enfin, je
n'en doute pas, il vous suffira d'apprendre à M. de Mondoville que le
divorce devient possible, pour qu'il saisisse avec transport un tel
espoir de bonheur; il seroit indigne de lui de sacrifier votre
réputation à son amour, et de ne ménager que la sienne! il seroit
indigne de lui, de s'affranchir comme il le fait du joug de son
mariage, et de n'avoir pas la volonté de le briser légalement!
Voudroit-il reconnoître que sa passion pour vous est plus forte que
ses devoirs, mais qu'elle céderoit aux frivoles censures de la
société? Je m'arrête; une telle supposition est impossible.

J'ai toujours pensé qu'un homme ne peut répondre, ni de son bonheur,
ni de celui de la femme qu'il aime, s'il ne sait pas dédaigner
l'opinion ou la subjuguer. M. de Mondoville est, de tous les
caractères, le plus fort, le plus ardent, le plus énergique; se
pourroit-il qu'il fût dépendant des jugemens des autres, tandis qu'il
semble plus fait que personne pour dominer tous les esprits? non, je
ne puis le croire, et c'est de vous seule que dépendra sans, doute la
décision de votre sort.

Vous inspirez, madame, un intérêt si tendre et si profond, vous vous
êtes conduite pour ma femme et pour moi avec une générosité si
parfaite, que je donnerais beaucoup de mes années pour vous inspirer
le courage d'être heureuse. Le ciel, l'amour, l'amitié, toutes les
puissances généreuses seconderont, je l'espère, les voeux que je fais
pour vous.

HENRI DE LEBENSEI.



LETTRE XVIII

Réponse de Delphine à M. de Lebensei.

Paris, ce 3 septembre.


Ah! quel mal vous m'avez fait! C'est votre amitié qui vous a inspiré;
mais falloit-il renouveler les regrets d'un malheur irréparable? Oui,
il l'est, et je serois indigne de votre estime, si j'acceptais un
moment l'espoir que vous avez conçu pour moi: vous n'aimez point
Matilde, vous avez même de justes raisons de vous en plaindre; il
étoit donc naturel que vous vous fissiez illusion sur les devoirs de
Léonce, et sur les miens envers elle. Cette erreur ne m'étoit pas
possible, je ne l'ai pas admise un seul instant; mais il y a des
paroles qui bouleversent l'âme, alors même qu'il n'en doit rien
résulter: lorsque j'ai lu dans votre lettre, comme à travers un nuage,
ces mots: _Léonce n'est point irrévocablement lié à Matilde, il peut
encore devenir votre époux, _j'ai frissonné, j'ai éprouvé je ne sais
quelle émotion indéfinissable, hors de l'existence, au-delà de ses
bornes; je ne puis me faire maintenant aucune idée de cette
impression. Si l'âme, dans une extase, avoit entrevu la destinée des
bienheureux, et qu'elle retombât l'instant d'après sur les peines de
la vie, comment pourroit-elle exprimer ce qu'elle auroit senti? cette
sorte de confusion est dans ma tête; j'ai éprouvé au coeur, en lisant
vos premières lignes, une sensation que je ne retrouverai jamais; elle
est passée, mais ce souvenir rend l'existence réelle plus arrière.

Je me hâte de vous répondre avant d'avoir vu Léonce; je désire qu'il
ignore à jamais la proposition que vous m'avez faite; son consentement
ou son refus me seroit également pénible. Ma situation est sans
espoir, je le sais; tout ce que vous avez dit est vrai; des peines que
vous ignorez encore me menacent; si Matilde vient à découvrir les
sentimens qu'un hasard lui a dérobés jusqu'à présent, j'immolerai mon
bonheur à Matilde, aptes avoir sacrifié ma réputation à Léonce. Tout
me prouve, hélas! qu'il n'est point de félicité possible pour l'amour
hors du mariage, point de repos pour la foiblesse encore vertueuse qui
veut composer avec l'amour; mais cette douloureuse conviction ne peut
me faire adopter le conseil que vous me donnez, il seroit criminel
pour moi de le suivre; daignez m'entendre, je suis loin de vous
offenser.

Ne pensez pas que mon esprit repousse ce que la plus sage philosophie
vous inspire: je pense, il est vrai, qu'à moins de circonstances
semblables à celles où madame de Lebensei s'est trouvée, la
délicatesse d'une femme doit lui inspirer beaucoup de répugnance pour
le divorce; mais je ne crois point aux voeux irrévocables, ils ne
sont, ce me semble, qu'un égarement de notre propre raison, sanctionné
par l'ignorance ou le despotisme des législateurs. Mais, si j'étois
capable d'exciter Léonce au divorce avec Matilde, si je considérois
même cette idée comme un avenir, comme une chance possible, je
désavouerois le principe de morale qui m'a toujours servi de guide; je
sacrifierois le bonheur légitime d'une autre à moi; je ferois enfin ce
qui me semblèrent condamnable, et celui qui brave sa conscience est
toujours coupable. Nul repentir n'est imprévu, le remords s'annonce de
loin; et qui sait interroger son coeur, connoît avant la faute, tout
ce qu'il éprouvera quand elle sera commise.

Le divorce jetteroit Matilde dans un profond désespoir, elle le
regarderoit comme un crime, ne se considéreroit jamais comme libre, et
s'enfermeroit dans un cloître pour le reste de ses jours. Je ne sais
pas avec certitude quel degré de peine elle éprouveroit, si elle
connoissoit l'attachement de Léonce pour moi; mais ce dont je ne puis
douter, c'est qu'elle seroit à jamais infortunée, si Léonce, profitant
de la loi du divorce, se permettoit une action qui serait, à ses yeux,
un sacrilège impie. Quand ma coupable et malheureuse amie, madame de
Vernon, trompa Léonce pour l'unir à sa fille, Matilde l'ignoroit; elle
n'y auroit point consenti, elle s'est toujours conduite avec bonne
foi; c'est une personne peu aimable, mais vertueuse. Elle n'est
tourmentée ni par son imagination, ni par sa sensibilité; elle
n'observe ni avec un esprit, ni avec un coeur inquiet la conduite de
son époux; mais elle éprouveroit une douleur mortelle, si on venoit
l'attaquer dans les idées où elle s'est retranchée, si l'on offensoit
à la fois sa fierté et sa religion.

Pour obtenir le bonheur d'être la femme de Léonce, je ne sais quel est
le supplice qui ne me paroîtroit pas doux! Je vous l'avoue, dans la
sincérité de mon coeur, j'accepterois avec délice trois mois de ce
bonheur et la mort. Mais je le demande à vous-même, âme noble et
généreuse! auriez-vous épousé votre Élise aux dépens du bonheur d'un
autre? voudriez-vous de la félicité suprême à ce prix? Où se réfugier
pour éviter le regret de la peine qu'on a causée? Connoissez-vous un
sentiment qui poursuive le coeur avec une amertume si douloureuse!
l'amour qui fait tout oublier, devoirs, craintes, sermens, l'amour
même donne à la pitié une nouvelle force; ce sont des sentimens sortis
de la même source, et qui ne peuvent jamais triompher l'un de l'autre.
L'ambitieux perd aisément de vue les chagrins qu'il a fait éprouver
pour arriver à son but; mais le bonheur de l'amour dispose tellement
le coeur à la sympathie, qu'il est impossible de braver, pour
l'obtenir, le spectacle ou le souvenir de la douleur. On se relève de
beaucoup de torts; la vertu est dans la nature de l'homme; elle
reparoît dans son âme après de longs égaremens, comme les forces
renaissent dans la convalescence des maladies; mais, quand on a
combattu la pitié, on a tué son bon génie, et tous les instincts du
coeur ne parlent plus.

Oui, je repousserai loin de ma pensée lé bonheur qui me fut promis une
fois sous les auspices de l'innocence et de la vertu, mais que rien
désormais ne sauroit me rendre; je devrois faire plus, je devrois
cesser de voir Léonce; mais je ne puis me le cacher, mon caractère n'a
pas la force nécessaire pour les sacrifices; je remplis les devoirs
que les qualités naturelles rendent faciles, je suis peu capable de
ceux qui exigent un grand effort; peut-être dans votre système
bienfaisant, qui fait du bonheur la source et le but de toutes les
vertus, peut-être n'avez-vous pas assez réfléchi à ces combinaisons de
la destinée qui commandent de se vaincre soi-même; je suis dans l'une
de ces situations déchirantes, et je sens ce qu'il me manque pour
suivre rigoureusement mon devoir.

Il n'est pas vrai, comme votre coeur se plaît à le supposer, qu'il ne
faille point d'effort pour être vertueux: c'est le bonheur, j'en
conviens avec vous, qu'on doit considérer comme, le but de la
Providence; mais la morale, qui est l'ordre donné à l'homme de remplir
les intentions de Dieu sur la terre, la morale exige souvent que le
bonheur particulier soit immolé au bonheur général. Jugez par moi de
ce qu'il pourroit en coûter pour accomplir les devoirs dans toute leur
étendue! Je crois que j'ai les vertus qu'une bonne nature peut
inspirer, mais je n'atteins pas à celles qu'on ne peut exercer qu'en
triomphant de son propre coeur. Je suis, je ne me le cache point, dans
un rang inférieur parmi les âmes honnêtes: les vertus qui se composent
de sacrifices, méritent peut-être plus d'estime que les meilleurs
mouvemens.

Dans cette circonstance au moins, je n'hésiterai pas sur mon devoir;
l'opinion me persécutera, des malheurs de tout genre tomberont sur
moi, je ne pourrois pas m'y dérober à présent, même en renonçant à
Léonce: mais je suis plus loin encore de vouloir y échapper, en
portant atteinte à la destinée de Matilde. Que mes fautes perdent mon
bonheur, mais qu'elles ne causent de peines à personne! et que
l'infortunée Delphine, seule punie de son amour, ne fasse jamais
verser d'autres larmes que les siennes!

En rejetant le conseil que votre amitié me donne, je ne sens pas moins
vivement tout ce que je vous dois, monsieur, pour vous être occupé de
moi avec tant de sollicitude; et c'est un souvenir qu'il m'est doux de
joindre à tous ceux qui m'attachent pour la vie à vous et à votre
Élise.



LETTRE XIX

Delphine à madame de Lebensei.

Paris, ce 4 septembre.


M. de Lebensei, ma chère Élise, en apprenant: à Léonce qu'il m'avoit
écrit, m'a causé de nouveaux chagrins, quoique assurément son unique
désir fût de me les épargner. Léonce, hier, est venu chez moi; il
étoit depuis trois jours à Paris, sans avoir cherché à me voir; il
falloit qu'il fût bien mécontent de hui-même, puisqu'il n'avoit pas
besoin de m'ouvrir son coeur. J'étois seule; je vis sur sa
physionomie, comme il entroit dans ma chambre, une vive expression
d'inquiétude, et, sans me dire un mot ni de son absence, ni de son
retour, ses premières paroles furent pour me demander si j'avois reçu
une lettre de M. de Lebensei, et si j'y avois répondu; je fus très
troublée de cette question; il insista, ma réponse n'étoit point
encore partie. Léonce aperçut la lettre de votre mari et la mienne sur
ma table, et me demanda de les lui montrer; je m'y refusai d'abord; il
s'en plaignit avec une sorte de mécontentement sévère et triste qu'il
m'est impossible de supporter; je me levai, désespérée de céder à ce
qui me sembloit la nécessité, la volonté de Léonce, et je lui remis la
lettre de M. de Lebensei et la mienne; j'aurois donné tout au monde
pour les lui cacher, mais son regard ne me permit pas d'hésiter à lui
obéir.

En prenant ces lettres, il soupira et se tut; j'étois aussi moi-même
dans l'anxiété la plus douloureuse; je ne sais ce que je désirois, je
ne sais ce que je craignois d'entendre, mais je souffrois cruellement.
Dès les premières lignes de la lettre de M. de Lebensei, Léonce
changea de visage; il pâlit et rougit alternativement, sans lever les
yeux sur moi, ni prononcer une seule parole, quoique tout trahît en
lui l'émotion la plus profonde. Après avoir lu la lettre de M. de
Lebensei, il prit la mienne, ses mains trembloient en la tenant; je
m'efforçois pendant ce temps de paroître tranquille et de dissimuler
ma violente agitation; il me sembloit qu'il y avoit une sorte de
honte, dans cette situation, à laisser voir mon trouble.

Quand Léonce fut à l'endroit de ma lettre où je repoussois avec
vivacité l'idée du divorce, les larmes le suffoquèrent; il laissa
tomber sa tête sur sa main, avec des sanglots qui me déchirèrent le
coeur: je l'avois vu souvent attendri, mais c'étoit la première fois
que, cessant de se retenir, il se livroit à ses pleurs, comme si
toutes les puissances de son âme avoient à la fois cédé dans le même
moment. Je fus bouleversée en le voyant dans cet état, quoique je n'en
connusse pas bien la cause, et que je craignisse même de la pénétrer:
mais qui peut peindre l'effet que produit un caractère fort, lorsqu'il
est abattu par la sensibilité? jamais les larmes des femmes, jamais
les émotions de la faiblesse ne pourraient ébranler le coeur à cet
excès, ne sauroient inspirer un intérêt si tendre et néanmoins si
douloureux!--Léonce, mon cher Léonce, lui répétai-je plusieurs fois,
quel est le sentiment qui vous oppresse? parlez sans crainte à votre
amie, vous pouvez tout lui avouer: est-ce la calomnie qu'on a répandue
sur moi, qui vous afflige si douloureusement? Est-ce cette proposition
inattendue, mais vivement repoussée?--Je m'arrêtai, il ne répondit
rien, ses, larmes redoubloient; il essayoit, mais en vain, de se
contraindre; et rejetant sa tête en arrière, avec l'impatience de ne
pouvoir triompher de son émotion, il couvrit son visage de son
mouchoir, et des cris de douleur lui échappèrent.

Il me fut impossible de supporter plus long-temps ce silence, ce
désespoir extraordinaire, et je me jetai aux genoux de Léonce, pour le
conjurer de me parler et de m'entendre. Ce mouvement fit sur lui
l'impression la plus vive, il me regarda quelques instans avec
étonnement, avec transport, comme si quelque chimère heureuse se fût
réalisée à ses yeux; il me saisit dans ses bras, me replaça sur le
canapé, et se prosternant à mes pieds, il me dit:--Oui, vous êtes un
ange. Mais moi! mais moi....--Son visage redevint sombre, et il se
releva.

Le jour baissoit, un mouvement que je fis lui persuada que j'allois
sonner pour demander de la lumière; il me saisit la main et me
dit:--Restons dans cette obscurité; je ne veux pas que vous lisiez
rien sur mon visage; je ne veux pas apercevoir sur le vôtre ce qui
vous occupe, tout doit être mystère, rien ne peut plus se
confier.--Grand Dieu! m'écriai-je, quel affreux changement!--J'allois
continuer; j'allois le forcer à s'expliquer, lorsque ma soeur entra,
et dans l'instant même Léonce disparut.

Jugez quelles cruelles réflexions ont déchiré mon coeur! Est-ce
l'opinion de M. de Lebensei sur la possibilité du divorce qui a jeté
Léonce dans cet égarement? ou n'est-ce pas plutôt qu'il me croit
perdue dans l'opinion, et que ce malheur est au-dessus de ses forces?
Je saurai la vérité, le doute qui me tourmente ne peut subsister plus
long-temps; mais je vous en conjure, ma chère Élise, priez votre mari
de ne rappeler en aucune manière à Léonce l'idée qu'il avoit conçue;
vous voyez bien que cette idée ne peut produire que des peines.



LETTRE XX.

Delphine à Léonce.


Je veux, Léonce, que vous me parliez avec sincérité, avec courage
même, dussiez-vous me faire beaucoup souffrir. Vous savez quels sont
les chagrins cruels qui, depuis votre querelle avec M. de Valorbe, ont
troublé ma vie; je vous l'avouerai, j'ai senti en vous revoyant, que
tout ce qui m'affligeoit n'étoit rien, en comparaison des peines que
vous seul pouvez me faire éprouver.

Je vous ai promis, en présence de ma soeur, de ne jamais me séparer de
vous, tant que le bonheur de Matilde ne l'exigeroit pas de moi;
peut-être que bientôt, à son retour d'Andelys, elle sera informée à la
fois et des calomnies et de la vérité; mais quand même un hasard
inouï, prolongeroit sa sécurité, c'est vous que j'interroge, pour
savoir si je ne dois pas m'éloigner. Ne croyez point que je veuille
partir pour me dérober à la méchanceté dont je suis la victime; je
puis peut-être m'en relever aux yeux des autres, je puis du moins
trouver dans ma conscience qui est pure, et dans ma fierté qui est
orgueilleuse, de quoi me rendre indépendante des accusations que je
méprise; mais ce qu'il m'est impossible de supporter, c'est la moindre
diminution dans le bonheur que mon attachement vous faisoit goûter.

Examinez avec scrupule, je vous en conjure, l'impression qu'a produite
sur vous l'horrible mal qu'on a dit de moi, et la dégradation sensible
qui doit en résulter dans le rang que la société m'accordoit.
Demandez-vous si cette espèce de prestige dont la faveur du monde
entoure les femmes, ne séduisoit pas votre imagination, et si elle ne
se refroidira pas, lorsque ceux que vous verrez, loin de partager
votre enthousiasme pour moi, le combattront de toutes les manières. Il
entre dans la passion de l'amour tant de sentimens inconnus à
nous-mêmes, que la perte d'un seul pourroit flétrir tous les autres.
Ah! s'il me falloit partir quand vous me regretteriez moins!
Pardonnez, Léonce, je ne veux pas votre malheur: s'il faut nous
séparer, je souhaite vivement que le temps et la raison adoucissent un
jour votre peine; mais qui pourroit me condamner à désirer que vous
supportiez plus facilement mon absence, parce que l'illusion qui me
rendoit aimable à vos yeux auroit disparu!

O Léonce! préservez-moi d'une telle douleur, laissez-moi vous quitter
quand je vous suis chère encore, quand l'injustice des hommes n'a pas
eu le temps d'agir sur vous, et que je puis disparoître, en vous
laissant un souvenir qui n'est point altéré. Léonce, réfléchissez à ma
demande, ne vous confiez pas même au premier mouvement généreux qui
vous la feroit repousser. Songez que votre caractère peut vous dominer
malgré vous, et que vous ne parviendriez jamais à me dérober vos
impressions. L'amour ne seroit pas la plus pure, la plus céleste des
affections du coeur, s'il étoit donné à la puissance de la volonté
d'imiter son charme suprême. On trompe les femmes qui n'ont que de
l'amour-propre, mais le sentiment éclaire sur le sentiment; et nos
âmes, long-temps confondues, ne peuvent plus se rien cacher l'une à
l'autre.

Consentez à mon départ dans ce moment, doux encore, puisque mes
ennemis, en vous rendant malheureux, ne vous ont point détaché de moi.
Loin de vous, je ne cesserai point de vous aimer; il me restera du
passé quelques sentimens qui m'aideront à vivre; mais, si j'avois vu
votre amour succomber lentement au souffle empoisonné de la calomnie,
je n'éprouverois plus rien qui ne fût amer et désespéré.



LETTRE XXI.

Léonce à Delphine.


Ai-je mérité la lettre que vous venez de m'écrire? Vous m'avez fait
rougir de moi; il faut que je vous aie donné une bien misérable idée
de mon caractère, pour que vous puissiez imaginer un instant que votre
malheur ait affoibli mon attachement pour vous. O Delphine! avec quel
profond dédain je repousserois une telle injustice, si vous n'en étiez
pas l'auteur! qu'ai-je dit, qu'ai-je montré, qu'ai-je éprouvé, qui
justifie ce soupçon indigne de vous?

Vous m'avez vu avant-hier dans un état extraordinaire...... Une
proposition frappante, quoique impossible, avoit renouvelé tous mes
regrets.... Elle remplissoit mon coeur d'une foule de pensées
douloureuses, contraires, diverses, et néanmoins si confuses, qu'il
m'eût été pénible de les exprimer...... Voilà tout le secret de mon
trouble.

Sans doute, j'ai été affligé des calomnies que des infâmes ont
répandues contre vous, mais c'est moi que j'accuse, comme la première
cause de ce malheur. Le chagrin que j'en ai ressenti n'est-il pas de
tous les sentimens le plus naturel? puis-je vous aimer et être
indifférent à votre réputation? puis-je vous aimer et ne pas sentir
avec désespoir, avec rage, les fatales circonstances qui me condamnent
à l'impuissance de vous venger? Mais, Delphine, je te le jure, jamais
ton amant ne t'a chérie plus profondément; il est vrai, je suis
susceptible pour toi comme pour moi-même, ou plutôt mille fois plus
encore! crois aux témoignages de sentiment qui s'accordent avec le
caractère, ce sont les plus vrais de tous. Dans aucun moment je ne
pourrois supporter ton absence; mais, s'il me falloit attribuer ton
départ à la fausse idée que tu aurois conçue des dispositions de mon
coeur, je te suivrois, pour te détromper, jusqu'au bout du monde.

Quoi! mon amie, tu voudrois t'éloigner de moi, au premier chagrin qui
a frappé ta vie brillante! tu ne me croirois donc qu'un compagnon de
prospérités? tu n'aurois rien trouvé dans mon coeur qui valût pour
l'infortune! Ah! que suis-je donc, si ce n'est pas moi que tu
recherches dans la douleur, et si la voix de ton ami ne conjure pas
loin de toi les peines de la destinée!

Je ne veux point te dissimuler ce que j'éprouve; car je n'ai pas un
sentiment qui ne soit une preuve de plus de mon amour. J'aimois le
concert de louanges qui te suivoit partout, il retentissoit à mon
coeur; j'aimois les hommes de t'admirer, je les haïrai de te
méconnoître; mais quand nous ne parviendrions pas à te justifier, à
prosterner à tes pieds et la haine et l'envie, ta présence seroit
encore le seul bien qui pût m'attacher à l'existence! Ma Delphine,
j'ai déjà beaucoup souffert, mon âme est péniblement ébranlée, prends
garde pas m'ôter les seules jouissances qui me restent; je ne
traînerai point la vie au milieu des douleurs, je me l'étois promis
long-temps avant de t'avoir connue: crois-tu que ces jours de délices
que j'ai passés à Bellerive m'aient appris à mieux supporter le
malheur? jamais un coeur de quelque énergie ne pourra supporter de te
perdre, après avoir été l'objet de ton amour.

Tu parles quelquefois d'un éloignement momentané: mon amie,
comprends-tu toi-même ce que c'est qu'une année, ce que c'est que bien
moins encore, pour des âmes telles que les nôtres? Ah! je n'ai pas en
moi ce pressentiment de vie qui rend si libéral du temps; si nous
interrompons notre destinée actuelle, je ne sais ce qu'il arrivera,
mais jamais, jamais nous ne nous réunirons! Delphine, frémis de ce
présage, une voix au fond de mon coeur l'a prononcé.

Cessez donc de supposer un instant que notre séparation soit possible;
dans quelque lieu de la terre que vous allassiez, je vous y
rejoindrois, n'en doutez pas; le mot de départ n'a plus aucun sens. Si
vous quittez Paris, vous me forcez à m'éloigner de Matilde, pour
habiter les mêmes lieux que vous; ce sera l'unique résultat du
sacrifice dont vous persistez à me menacer. N'est-ce donc pas assez de
ne vous voir presque jamais seule? de n'avoir plus ces doux et longs
entretiens, qui perfectionnoient mon caractère en me comblant de
bonheur? j'ai dompté mon amour; la terreur que m'a fait éprouver le
danger où ma passion vous avoit précipitée, cette terreur réprime
encore les mouvemens les plus impétueux de mon coeur; c'est assez de
ces peines, je n'en supporterai plus de nouvelles, et dans quelque
lieu que vous soyez, vous m'y trouverez.

Je n'ai voulu, Delphine, vous implorer qu'au nom de mon amour; je veux
que vous restiez pour moi; mais l'intérêt même de votre réputation
suffiroit seul pour vous en faire la loi: seroit-il digne de vous, de
vous éloigner dans ce moment? N'est-il pas certain qu'on répandroit
que si vous aviez pu vous justifier, vous ne seriez pas partie? Madame
d'Artenas, en qui vous avez de la confiance, me disoit hier encore que
vous vous deviez de reparoître dans la société, et de triompher
vous-même de vos ennemis: ne connoissez-vous pas le monde! si vous
pliez sous le poids de son injustice, il n'attribuera point votre
abattement à la douleur, à la sensibilité de votre caractère; vous
êtes trop supérieure pour qu'on revienne à vous par de la pitié; c'est
votre courage qu'il faut opposer aux mensonges de l'envie: si la bonté
suffisoit pour la désarmer, vous auroit-elle jamais attaquée? Mon
amie, si tu me rends le calme et la force, en m'assurant que rien
n'est changé dans tes projets ni dans ton coeur, nous en imposerons
aux méchans: ne saurois-tu pas, avec de l'esprit et de la bonté,
réussir aussi-bien qu'eux, avec de la sottise et de la perfidie?
Confions-nous un peu plus en nous-mêmes; les envieux nous avertissent
de nos qualités par leur haine, eh bien! appuyons-nous sur ces
qualités. Toi, Delphine, toi, surtout, il te suffit de paraître pour
plaire, de parler pour être aimée; ose affronter cette société qui ne
peut te braver qu'en ton absence; je te réponds du triomphe, et tu en
jouiras pour moi. Mais quand nos communs efforts n'auroient pas le
succès que j'en espère, quoi qu'il puisse arriver, n'ayez plus
d'injuste défiance. Ne vous exagérez pas les foiblesses de votre ami;
et que son amour vous réponde de son bonheur, tant qu'il pourra vous
voir et que vous l'aimerez.



LETTRE XXII.

Delphine à madame de Lebensei.

Paris, ce 25 septembre.


Combien vous m'avez témoigné d'amitié pendant les jours que vous avez
passés près de moi! Je ne vous laisserai rien ignorer, ma chère Élise,
de ce qui m'intéresse; j'ai le bonheur de croire que votre coeur en
est vivement occupé. Léonce est parvenu à me rassurer sur son
sentiment, nous avons ressaisi, pour la troisième fois, des espérances
de bonheur qui étoient presque entièrement perdues; mais hélas! je n'y
ai plus la même confiance.

Quand Léonce a passé quelques jours sans aller dans le monde, il croit
qu'il est devenu tout-à-fait insensible à cette injustice de l'opinion
envers moi, qui l'a blessé si profondément; mais il ne sait pas que
cette douleur, quand on en est susceptible, revient aussi facilement
qu'elle se dissipe, cesse et renaît, mais ne se guérit jamais
entièrement. Lorsque Léonce en est atteint, il cherche à me le
dissimuler, il s'efforce d'être calme; mais je lis malgré lui dans son
coeur; je vois qu'il souffre de cette peine, d'autant plus amère,
qu'il craindroit de m'humilier en me l'avouant: voilà donc la plus
douce de nos jouissances, la parfaite confiance déjà altérée! nous ne
nous cachons rien; mais réciproquement, nous sentons que notre peine
est moins douloureuse en ne nous en parlant pas.

Je crains aussi de lui laisser apercevoir que mon coeur n'est pas en
tout parfaitement satisfait de lui, je ne veux pas me prévaloir de ses
torts pour l'affliger. Ah! ce n'est pas moi qui le punirai de ses
défauts; hélas! les événemens ne s'en chargeront peut-être que trop!
il désire, et, quoi qu'il m'en coûte, j'y souscris, que je recommence
à sortir, à revoir mes anciennes relations; il croit que j'effacerai,
si je le veux, la trace des calomnies qu'on a répandues sur moi; et je
ne puis me dissimuler que son bonheur est attaché à mes succès à cet
égard; je le ferai donc; mais quel effort pénible! Lorsque je suis
entrée dans le monde, je croyois voir un ami dans tout homme qui se
plaisoit à causer avec moi; j'éprouve à présent un sentiment bien
contraire; je n'ose m'adresser à personne, parler à personne: une
fierté timide m'empêche de rien essayer pour sortir de ma situation,
et cependant elle me cause une douleur très-vive; je pense sans cesse
avec amertume à ce qu'on a dit de moi, surtout à ce que Léonce a
entendu! Les ennemis auroient-ils le courage de vous poursuivre, s'ils
savoient qu'ils peuvent empoisonner jusqu'à l'affection même qui vous
restoit, pour vous consoler de leur haine!

La haine! juste ciel! comment l'ai-je méritée, ma chère Élise? à qui
ai-je fait du mal? à qui n'ai-je pas fait tout le bien qui étoit en ma
puissance? et d'où naissent-elles donc, ces fureurs cachées qui
n'attendoient que le moment de la disgrâce pour éclater? est-ce à la
jalousie qu'il faut les attribuer? Ah! quelques agrémens, dont je n'ai
connu le prix que pour chercher à plaire et à être aimée, donnent-ils
assez de bonheur pour exciter tant d'envie! et il faudra que je brave
ces mauvais sentimens dont il m'eût été si doux de m'éloigner! deux
ans d'absence auroient produit naturellement ce que je n'obtiendrai
qu'au prix de mille souffrances: enfin, il le veut, ou plutôt, je sais
quel prix il met à me revoir au rang que j'occupois dans l'opinion.

Parviendrai-je jamais à dompter la malveillance? elle me glace à
l'instant où je l'aperçois; je n'ai plus ni les armes de mon esprit ni
celles de mon caractère devant les méchans: ce n'est point par
foiblesse; vous savez si je manque de courage, quand il s'agit de
défendre mes amis; mais j'ai peur de ceux qui me haïssent, parce que
je ne sais pas leur opposer un sentiment de même nature; et les larmes
me viennent plus facilement que les expressions méprisantes, quand je
me vois l'objet de cet actif besoin de nuire qui remplit les vies
désoeuvrées. N'importe, Léonce est malheureux, et, pour faire cesser
sa peine, je saurai retrouver mes forces; la bonté les affoiblissoit;
la fierté doit les relever. Mais la société, ce plaisir déjà si vide,
si insuffisant en lui-même, que sera-t-elle pour moi, si je suis
obligée d'en faire une lutte, une guerre, un sujet continuel
d'observations et de craintes?

Déjà depuis quinze jours, ne faut-il pas compter qui vient ou ne vient
pas me voir? ne faut-il pas examiner la nuance des politesses des
femmes, le degré de chaleur de leurs empressemens pour moi! j'ai senti
battre mon coeur de crainte, pour une visite à recevoir, pour une
misérable formule de politesse à remplir. Je ne connois pas une
qualité forte de l'âme, une faculté supérieure de l'esprit qui ne se
dégrade par une telle vie! l'idée générale de ménager l'opinion, de
parvenir à la recouvrer, quand une injustice vous l'a ravie, ne
rappelle rien à l'esprit qui ne soit sage et noble; mais combien tous
les détails de cette entreprise répugnent à l'élévation des sentimens!
combien ils exigent de souplesse, de contrainte, de condescendance! et
comme au milieu de ce pénible travail, un mouvement d'orgueil vous dit
souvent que vous avez tort de soumettre ce qui vaut le mieux à ce qui
vaut le moins, et d'humilier un être distingué, devant la capricieuse
faveur de tant d'individus sans nul mérite, de tant d'individus qui,
si vous étiez dans la prospérité, se rendroient bientôt justice, et se
placeroient d'eux-mêmes à cent pieds au-dessous de vous!

Mais à quoi servent toutes ces plaintes, aux-quelles je m'abandonne en
vous écrivant? Ne sais-je pas que je ferai ce que demandera Léonce; et
sans même qu'il me le demande, ne sais-je pas que je ferai ce qui peut
contribuer à me rendre plus aimable à ses yeux! Félicitez-vous, mon
amie, d'avoir pour époux un homme affranchi du joug de l'opinion; vous
êtes peut-être plus foible que lui à cet égard, mais cela vaut mieux
que si vous aviez un caractère naturellement indépendant, dont vous ne
pussiez tirer aucun secours, parce qu'il blesseroit ce que vous aimez.

Je me rappelle qu'avant d'avoir vu Léonce, la première fois que je lus
une lettre de lui, je sentis avec force que les différences de nos
caractères nous rendroient, si nous nous aimions, profondément
malheureux. Hélas! il n'est que trop vrai que, nous le sommes! mais ce
que j'ignorois alors, c'est que le défaut même dont je me plains a je
ne sais quel attrait, qui donne à mon sentiment de nouvelles forces.
Un caractère ombrageux et susceptible vous occupe sans cesse par la
crainte de lui déplaire. Vous attachez chaque jour plus de prix à
satisfaire un homme si délicat sur la réputation et l'honneur. Enfin,
quand des défauts, qui appartiennent à l'exagération même de la
fierté, ne détachent pas de ce qu'on aime, ils sont un lien de plus;
et l'agitation qu'ils causent donne aux affections passionnées une
nouvelle ardeur. Chère Élise, venez me voir, venez avec votre mari; sa
conversation me rend le courage que la parfaite raison sait toujours
inspirer.



LETTRE XXIII

Delphine à madame de Lebensei.

Paris, ce 4 octobre.


Samedi dernier, deux heures après votre départ, ma chère Élise, il est
arrivé à ma belle-soeur une lettre de M. de Valorbe, datée de Moulins
où son régiment est en garnison. Il lui annonce qu'il a fait son
voyage heureusement; il rappelle indirectement les droits qu'il croit
avoir acquis sur mon dévouement; mais il ne paroît pas avoir la
moindre connoissance de ce qui a été dit à Paris relativement à lui;
j'espère qu'il ne le saura point, et que les soins que Léonce a pris
pour le justifier, auront réussi; c'est une telle autorité que Léonce,
quand il s'agit de la bravoure d'un homme, que peut-être elle aura
suffi pour défendre l'honneur de M. de Valorbe.

J'ai fait hier enfin, ma chère Élise, le cercle de visites dont vous
m'aviez recommandé de vous mander le résultat. Heureusement que je
n'ai pas trouvé toutes les femmes que j'allois voir; celles qui ne
sont que mes connoissances m'ont paru, à quelques nuances près, les
mêmes pour moi, je ne leur demandois rien; mais quand j'ai voulu prier
une ou deux femmes avec qui j'étois plus liée, d'expliquer la vérité,
de repousser la calomnie dont j'avois été l'objet, elles se sont crues
des personnes en place à qui l'on demande une grâce, et elles m'ont
montré toute l'importance, toute la réserve, toute la froideur de la
puissance envers la prière. Je me suis hâtée de leur dire que je
renonçois à ce que je leur demandois, et leur visage s'est un peu
éclairci, quand elles ont été bien certaines que je ne tirerois de
leur politesse aucun droit sur leurs services.

Si je puis rétablir ma réputation dans le monde, ce n'est point, j'en
suis sûre, en recourant au zèle ou à l'amitié de quelques personnes en
particulier; c'est un hasard heureux dans la vie que d'être secouru
par les autres; il n'y faut point compter, il faut encore moins le
demander; j'aime mieux reparoître courageusement dans la société; et
me conduire comme si je méprisois tellement les mensonges qu'on a osé
répandre, que je ne daignasse pas même m'en souvenir. Par degré, les
foibles, me voyant de la force, se rapprocheront de moi, ils me
reviendront dès qu'ils croiront que je puis me passer de leurs
secours. Il y a dans le coeur de la plupart des hommes quelque chose
de peu généreux, qui les porte à se mettre en garde contre les
démarches les plus communes de la société, dès qu'ils aperçoivent
qu'on les désire d'eux vivement. Ils craignent qu'on n'ait un intérêt
caché dans ce qui leur semble le plus simple, et redoutent de se
trouver par malheur engagés à faire plus de bien qu'ils ne veulent.
Élise, nous ne sommes pas ainsi, nous qui avons souffert: oui, dans
toutes les relations de la vie, dans tous les pays du monde, c'est
avec les opprimés qu'il faut vivre; la moitié des sentimens et des
idées manquent à ceux qui sont heureux et puissans.

Je me suis hâtée de finir mes pénibles courses par madame d'Artenas,
sur laquelle je comptois, et avec raison, à beaucoup d'égards. Madame
de R., sa nièce, étoit seule avec elle; madame d'Artenas m'a reçue
avec le même empressement qu'à l'ordinaire, mais seulement avec une
nuance de protection de plus. Qu'il est rare, ma chère Élise, que
l'adversité ne fasse pas dans les amis un changement quelconque, qui
blesse la délicatesse! plus ou moins d'égards, une familiarité plus
marquée, ou une aisance moins naturelle; tout est un sujet de peine ou
d'observation pour celui qui est malheureux: soit qu'en effet il n'y
ait rien de plus difficile pour les autres que de rester absolument
les mêmes, lorsqu'une idée nouvelle s'est introduite dans leurs
relations avec nous; soit qu'un coeur souffrant, comme une santé
foible, s'affecte de mille nuances que le bonheur et la force
n'apercevroient pas.

Je vous l'ai dit souvent; madame d'Artenas est bonne, mais elle n'est
pas sensible; cette différence ne se remarque guère dans les
circonstances habituelles de la vie; mais quand il faut traiter des
sujets qui blessent de partout, l'on est étonné de la douleur que font
éprouver ces expressions claires et positives qui ne changent rien à
la situation, mais tourmentent l'imagination presque autant qu'une
nouvelle peine. Madame d'Artenas me citoit sans cesse ce qu'elle avoit
fait pour ramener l'opinion sur sa nièce; elle croyoit m'encourager
par l'exemple des services qu'elle lui avoit rendus, comme si cette
comparaison pouvoit se soutenir, comme si son premier soin n'auroit
pas dû être de l'écarter!

Madame de R. souffroit d'une manière très-aimable, d'un rapprochement
qu'elle trouvoit tout-à-fait inconvenable. Chaque fois que madame
d'Artenas se servoit d'un terme trop fort, elle l'interrompoit, pour
adoucir par des modifications flatteuses ce que sa tante avoit trop
prononcé. Je lui ai vu plusieurs fois les larmes aux yeux en me
regardant; je savois beaucoup de gré à madame de R. de ses attentions
délicates, mais je ne pouvois l'en remercier; toute ma force étoit
employée à écouter avec douceur les avis utiles de madame d'Artenas;
je rougissois et je pâlissois tour à tour, quand elle me répétoit ce
qu'on avoit dit de moi, du ton d'un récit ordinaire. On auroit pu
croire qu'elle racontait une histoire arrivée depuis cinquante ans, à
des personnes tout-à-fait étrangères à cette histoire. Cependant,
comme je ne pouvois douter que le but de tous ses discours ne fut de
me rendre service, qu'elle en avoit un sincère désir, et me le
témoignoit franchement, je m'imposois, quoi qu'il m'en coûtât, de
l'entendre en silence, et de la remercier du moins par un signe de
tête, lorsque la parole me manquoit. Je sentois, d'ailleurs, que la
hauteur de l'innocence n'auroit paru que de l'exaltation à madame
d'Artenas; je retenois les expressions élevées et presque
orgueilleuses qui m'auroient satisfaite; et je m'interdisois cette
langue sacrée des âmes fières, qu'il ne faut pas prodiguer à qui n'est
pas digne de la comprendre.

Le résultat de cette conversation fut qu'il falloit retourner dans le
monde; et comme madame de Saint-Albe doit donner dans quelques
semaines un grand concert, où la société de Paris sera réunie, madame
d'Artenas, qui est sa parente, veut m'y faire inviter et m'y conduire.
Elle croit que d'ici là mes amis auront eu le temps de me justifier,
et de réparer entièrement le tort que m'a fait M. de Fierville. Il me
sera pénible de me présenter ainsi à toute l'armée de l'opinion; mais
Léonce le désire, je le ferai. Qui vous auroit dit cependant, ma chère
Élise, que cette Delphine dont on envioit la situation, qu'on
attendoit dans les nombreuses assemblées (j'ose le dire avec amertume)
comme une partie de la fête; qui vous auroit dit que cette même
Delphine, sans un tort réel, par une, suite de sentimens bons ou du
moins excusables, se verroit réduite à implorer, pour oser reparoître,
l'appui d'une femme d'un caractère et d'un esprit si inférieurs; et
craindroit comme une puissance ennemie, cette même société, ces mêmes
hommes qui sembloient ne pas trouver assez d'expressions pour
l'enivrer de leurs éloges!

Ah! quel autre que Léonce pourrait me faire subir le tourment que
j'éprouve en courtisant l'opinion? J'en souffre à chaque heure, à
chaque minute; et cette résolution, une fois prise, exige mille
résolutions de détail qui sont toutes également pénibles. Je sais
cependant que si rien de nouveau ne traverse ma vie, je me tirerai de
ma situation actuelle, je me replacerai dans la société au rang que
j'y occupois, et que Léonce regrette si vivement. Mais pourrai-je
jamais oublier que, pour me relever, il a presque fallu supporter des
humiliations? mon caractère reprendra-t-il son indépendance naturelle?
et retrouverai-je jamais le plaisir et la sécurité que j'éprouvois au
milieu du monde, avant qu'il m'eût fait connoître tout à la fois son
injustice et son pouvoir?

Combien vous avez mieux fait, ma chère Élise, de vous résigner
noblement à la défaveur de la société! Il a pu vous en coûter, mais
vos ennemis ne l'ont pas su, et vous n'avez pas fait un pas pour les
rappeler. Je me replacerai peut-être extérieurement dans la même
situation; mais ce qui me la rendoit agréable, mes propres impressions
sont changées. Il me faut du calcul et presque de l'art pour captiver
de nouveau les suffrages; ce calcul, cet art, m'ont fait découvrir le
secret de tout; les illusions les plus douces se sont dissipées; j'ai
analysé l'amitié comme la haine, et, pour reconquérir la société, je
suis forcée de l'étudier sous un point de vue qui lui ôte sans retour
le charme qu'elle avoit pour moi. Mais, Léonce! à ce nom, les
sentimens les plus vrais me raniment! oubliez, ma chère Élise, les
plaintes auxquelles je me suis livrée sur ce qu'il exige de moi; il
m'en témoigne chaque jour une reconnoissance si tendre, qu'elle doit
effacer toutes mes peines.



LETTRE XXIV.

Léonce à Delphine.

Paris, ce 20 octobre.


J'ai enfin, ma Delphine, une nouvelle heureuse à vous annoncer: madame
de Mondoville est revenue depuis quelques jours, comme vous le savez;
mais ce que vous ignorez, c'est qu'à son arrivée on n'a pas manqué de
l'informer des bruits calomnieux qui s'étoient répandus; elle m'en a
parlé, et je lui ai dit que ce qu'il y avoit de vrai dans cette
histoire, c'étoit une action généreuse de vous, l'asile que vous aviez
accordé à M. de Valorbe, au moment où il étoit poursuivi. Je dois à
Matilde la justice, qu'il est impossible d'avoir mieux accueilli tout
ce que mon indignation me suggéroit sur l'infâme conduite de M. de
Fierville et de madame du Marset; et si quelque chose pouvoit me faire
une sorte de peine, c'étoit de voir quel point il m'étoit facile de la
persuader! J'ai senti dans cette occasion combien une morale, même
exagérée, étoit un grand avantage dans les relations intimes de la
vie.

Le soir même de la conversation que j'avois eue avec Matilde, elle se
trouva dans une société assez nombreuse où je n'étois pas, et, pendant
mon absence, on osa vous attaquer assez vivement. Madame de
Mondoville, je le sais d'un de mes amis qui s'y trouvoit, vous
défendit avec une telle force, une telle hauteur, qu'elle sut en
imposer à tout le monde; et sa manière de s'exprimer, et l'autorité de
sa réputation, ont produit un tel effet, que mon ami, et quelques
autres témoins de cette scène, sont tout-à-fait persuadés qu'elle a
été la cause d'un changement décisif en votre faveur.

Je ne puis vous dire, ma Delphine, combien je suis touché de la
conduite de madame de Mondoville dans cette circonstance! son bonheur
m'est devenu plus cher, plus sacré par cette action, que par tous les
liens qui nous unissoient. Elle doit aller chez vous ce soir, je ne
veux point m'y trouver en même temps qu'elle; je me priverai donc de
vous tout le jour: mais qu'il m'est doux de penser que le danger dont
vous me menaciez sans cesse n'existe plus; que toutes les inquiétudes
sont à jamais écartées de l'esprit de Matilde; et que rien désormais,
ô mon amie! ne peut plus me séparer de toi!



LETTRE XXV.

Delphine à Léonce.


Léonce! Léonce! comment vous dire ce qui vient de m'arriver?
Qu'allez-vous penser? quelle peine ressentirez-vous? obtiendrai-je mon
pardon? serez-vous capable de me haïr, quand je me désespère d'avoir
accompli ce qui peut-être étoit mon devoir, ce que du moins il étoit
impossible de ne pas faire dans la circonstance où je me suis trouvée?
Votre femme sait mon sentiment pour vous; et par qui l'a-t-elle
appris? O ciel! par moi! Le mot affreux est dit; maintenant,
écoutez-moi, ne rejetez pas ma lettre avec indignation, suivez dans
mon récit les impressions qui m'ont agitée, et; si votre coeur se
sépare un instant du mien, s'il éprouve un sentiment qui diffère de
ceux qui m'ont émue, alors condamnez-moi.

Madame de Mondoville est venue me voir il y a deux heures; j'étois
seule; elle m'a montré beaucoup plus d'intérêt qu'il n'est dans son
caractère d'en témoigner; j'évitois, autant qu'il étoit possible, une
conversation plus intime, et je l'ai ramenée dix fois sur des sujets
généraux; je respirois, lorsqu'elle renonçoit aux expressions directes
d'estime et d'amitié: enfin, par une insistance qui ne lui est pas
naturelle, et qui tenoit certainement à un vif sentiment de justice,
et surtout de bonté, elle rompit tous mes détours, et me dit:--Ma
chère cousine, j'ai appris combien on avoit été injuste envers vous;
j'en ai éprouvé une véritable colère, et je vous ai défendue avec
cette chaleur de conviction qui doit persuader.--Je baissai la tête
sans rien dire; elle continua.--Quelle infamie de faire tourner contre
vous le service que vous avez rendu à M. de Valorbe! et quelle
absurdité en même temps de mêler mon mari dans cette histoire! Vous
qui avez fait notre mariage, par votre généreuse conduite relativement
à la terre. d'Andelys, vous que ma mère avoit consultée sur cette
union, long-temps avant que je connusse M. de Mondoville, n'êtes-vous
pas liée à mon sort par ce que vous avez fait pour moi? Votre amitié
pour ma mère, quoiqu'elle ait été troublée un moment, a certainement
conservé assez de droits sur vous, pour que le bonheur de sa fille
vous soit cher.--Sans doute, essayai-je de lui répondre, je souhaite
votre bonheur, j'y sacrifierois...--Elle m'interrompit en
disant:--Vous n'avez pas besoin de me l'affirmer, ma cousine: si j'ai
été froide quelquefois pour vous dans un autre temps, si la différence
de nos opinions nous a quelquefois éloignées l'une de l'autre,
permettez que je le répare dans ce moment où vous avez des peines;
disposez de moi, et je m'applaudirai de l'ascendant que moi et mes
amies nous pouvons avoir sur tout ce qui tient à la réputation d'une
femme, puisque cet ascendant vous sera utile; j'animerai en votre
faveur ce que vous appelez les dévotes, c'est-à-dire, des personnes
assez pures et assez heureuses pour que, devant elles, la malignité
soit toujours forcée de se taire.--Oh! vous êtes trop bonne, beaucoup
trop bonne, m'écriai-je très-attendrie; mais je vous en conjure, ne
faites plus rien pour moi, absolument rien, promettez-le moi, je
l'exige, je vous en supplie....--Et d'où vient donc cette prière si
vive? répondit Matilde; ma chère Delphine, est-ce que vous avez un tel
éloignement pour moi, que vous ne me trouviez pas digne de vous
servir?--Non, non, interrompis-je; c'est moi qui ne suis pas digne de
vous.

--Qui a pu vous inspirer cette cruelle idée, ma chère cousine?
répondit-elle; vous n'avez pas les mêmes opinions que moi, j'en suis
fâchée pour votre bonheur; mais me croyez-vous donc assez exagérée
pour ne pas reconnoître vos rares qualités, et les services que vous
m'avez rendus deux fois, avec tant de délicatesse? Suis-je donc
incapable d'estimer la parfaite franchise qui ne vous a jamais permis
l'ombre de la dissimulation? c'est cette vertu que j'admire en vous,
et qui a toujours été le fondement de ma sécurité. J'ai souvent
remarqué que Léonce se plaisoit beaucoup à vous voir; une fois même,
vous vous en souvenez, j'allai vous chercher à Bellerive avec une
sorte d'inquiétude, et peut-être même avois-je le désir de vous
éprouver; mais je revins parfaitement convaincue que vous n'aimiez pas
Léonce, puisque vous ne vous étiez point trahie quand je vous parlois
de mon sentiment pour lui. Hier, quelqu'un, en me racontant l'histoire
qu'on a faite sur vous, à l'occasion de M. de Valorbe, eut
l'impertinence de me dire que j'étois bien dupe de croire à votre
sincérité: j'aurois désiré que vous entendissiez avec quelle force,
avec quel dédain je repoussai cette méprisable insinuation! combien je
me plus à répéter, que non-seulement la dissimulation, mais le silence
même, qui seroit aussi une fausseté, puisqu'il me tromperoit
également, étoit loin de votre caractère, dans une circonstance qui
exigeoit d'une âme honnête la plus entière vérité. J'aurois souhaité
que pour vous justifier à jamais, l'on m'eût demandé de jurer pour
vous....--Dans ce moment, Léonce, ma tête se perdit; il me sembla
qu'il étoit infâme de recevoir ainsi des éloges si peu mérités,
d'abuser de sa candeur. Ses discours étoient une interrogation sacrée,
et me taire me parut de la perfidie; enfin, je ne raisonnai pas, mais
j'éprouvai cette révolte du sang qui rend une action basse ou perfide
tout-à-fait impossible, et je m'écriai:--Matilde, arrêtez! c'en est
trop! oui, c'en est trop! Si je l'aimois, devrois-je vous le dire? si
je l'aimois sans être coupable, en respectant vos droits, votre
bonheur....--Mon trouble disoit encore plus que mes paroles.--Achevez,
reprit Matilde avec chaleur, achevez! Delphine, l'aimeriez-vous?
dites-le-moi, ne résistez pas au mouvement généreux que vous éprouvez!
soyez vraie, soyez-le.--Que vous importe! lui répondis-je, regrettant
déjà ce qui m'étoit échappé; si je l'aime, je partirai, je mourrai,
laissez-moi.--Dans ce moment madame de Lebensei entra; et, soit que
Matilde ne voulût pas rester avec elle, soit qu'elle eût besoin de
réfléchir à ce qui s'étoit passé entre nous, elle sortit de ma chambre
sans prononcer une parole, et je la laissai partir, confondue moi-même
de ce que je venois de dire, ne sachant plus si c'étoit un crime ou
une vertu, et n'étant digne, en effet, ni d'approbation ni de blâme;
car je n'avois été qu'entraînée, et, n'ayant eu le temps d'aucune
réflexion, je ne m'étois décidée à aucun sacrifice.

Que va-t-il arriver maintenant, Léonce? je n'ose vous interroger sur
ce que vous aura dit Matilde; je sais mon devoir, mais j'ignore encore
comment il se manifestera à moi. Venez me voir, venez; jouissons de
ces jours peut-être les derniers; Ah! pourquoi vous cacherois-je que
mon coeur se brise, que j'éprouve comme une sorte de repentir...
Qu'allons-nous devenir? du moins ne vous irritez pas contre moi,
n'épuisons pas nos âmes en reproches et en justifications, souffrons
comme un coup du sort les suites d'une action complètement
involontaire, et cherchons ensemble s'il peut nous rester encore
quelques ressources.



LETTRE XXVI.

Delphine à madame de Lebensei.

Ce 28 octobre.


Vous êtes partie fort inquiète, ma chère Élise, de ma conversation
avec madame de Mondoville, et vous avez bien voulu me demander de vous
écrire chaque jour ce qui pourroit en arriver; il s'en est déjà écoulé
huit sans que j'aie entendu parler de Matilde; mais, loin que ce
silence me tranquillise, il redouble mon inquiétude. Depuis ce temps,
Léonce ne l'a point vue; elle s'est enfermée chez elle, ou elle est
allée à l'église: son mari lui a fait demander plusieurs fois de la
voir, elle l'a constamment refusé. Elle est sans doute bien
malheureuse à présent, et elle étoit tranquille avant de m'avoir
parlé. Oh! que je serois coupable, si, ne sachant avoir que la
foiblesse des bons sentimens, et jamais leur force, je n'avois fait
que troubler la vie de Matilde par ma franchise, sans avoir le courage
nécessaire pour lui rendre le bonheur!

Mademoiselle d'Albémar m'a blâmée assez vivement; Léonce a été
généreux envers moi, mais il a surtout affecté de parler de cette
circonstance comme peu décisive, et d'affirmer qu'il étoit certain
d'en adoucir tous les effets. Je n'ai point combattu cette erreur;
je sens approcher la résolution irrévocable, la nécessité
toute-puissante, je ne dispute plus sur rien; ah! je parlois quand
j'avois un besoin secret d'être convaincue, quand je souhaitois
confusément qu'on s'opposât au sacrifice que je croyois vouloir!
maintenant je me tairai; tout repose sur moi; devoir, malheur,
amour, je dois tout contenir dans mon âme solitaire.

Qu'il sera terrible, le moment de se séparer! il s'offre à moi déjà
comme un nuage noir à l'horizon, prêt à s'avancer sur ma tête; ah! que
ne puis-je mourir pendant qu'il est loin encore! Bonne Élise, heureuse
Élise, adieu.



LETTRE XXVII.

Delphine à madame de Lebensei.

Ce 4 novembre.


Mon sort est décidé! il l'est depuis quatre jours; je n'ai pas eu la
force de vous l'écrire. Si votre pressante lettre ne m'étoit pas
arrivée ce matin, je ne sais si j'aurois pu prendre sur moi de
raconter tant de douleurs. Je le vois encore, mais bientôt je ne le
verrai plus; il ne le sait pas, il doit l'ignorer; il me regarde avec
une expression déchirante: s'il a des craintes, il ne veut pas les
exprimer, il semble qu'il croie m'enchaîner davantage en ne paroissant
pas douter; oh! qu'il est touchant! qu'il est aimable! et dans un
funeste moment, j'ai promis de le quitter! mes forets suffiront-elles
à ce sacrifice?

Mardi dernier, Léonce m'avoit dit qu'il étoit obligé de s'absenter le
lendemain de Paris pour une affaire indispensable: je ne sais pourquoi
l'idée ne me vint pas, que madame de Mondoville choisiroit ce jour
pour me voir; mais quand on l'annonça, je fus saisie d'une surprise
égale à ma douleur. J'étois avec ma belle-soeur: Matilde, en entrant,
m'annonça solennellement qu'elle désiroit être seule avec moi, et
qu'elle me prioit de faire fermer ma porte.

Quand nous fûmes seules, elle me dit avec un ton triste, mais ferme,
qu'il ne lui étoit plus permis de douter de l'amour qui existoit entre
Léonce et moi; qu'elle s'étoit retracée plusieurs circonstances qui ne
l'avoient pas frappée, lorsqu'elle expliquoit tout par l'amitié, mais
qui ne prouvoient que trop clairement ce que mon trouble, dans notre
dernière conversation, avoit commencé à lui révéler.--Une autre,
ajouta-t-elle, dans une pareille situation, seroit votre ennemie; les
obligations que je vous ai, votre mouvement de franchise auquel je
dois mon premier avertissement, les sentimens chrétiens qui me font
désirer de vous ramener à la vertu, ne me le permettent pas; je viens
donc vous demander pour votre salut autant que pour mon bonheur, de
quitter Paris, de ne pas permettre que Léonce vous suive, et de ne
point semer la discorde entre nous deux, en lui disant que c'est moi
qui vous ai priée de vous éloigner de lui.--Cette proposition dure et
brusque, quoique d'accord avec mes réflexions, me révolta, je l'avoue;
et je répondis assez froidement, que je ne voulois m'engager à rien
avec personne qu'avec moi-même.

--Vous me refusez! me dit Matilde, avec une expression, avec un accent
d'une amertume et d'une âpreté remarquables; vous me refusez!
répéta-t-elle encore avec des lèvres tremblantes: eh bien! sachez donc
que je porte dans mon sein l'enfant de Léonce, et que la douleur que
vous me causez vous rendra responsable de sa vie et de la mienne.--A
ces mots, jugez de ce que j'éprouvai! j'ignorois son état, j'ignorois
ses nouveaux droits. Des sanglots s'échappèrent de mon sein, ils
adoucirent un peu Matilde.--Revenez à vos devoirs, à votre Dieu, me
dit-elle, pauvre égarée; ne me condamnez pas à vous maudire: qui, moi!
je donnerois le jour à un enfant que son père haïroit peut-être, parce
que je suis sa mère! Le temps qui affoiblit les sentimens criminels,
ramène aux affections légitimes; mais si Léonce vous voit chaque jour,
il s'éloignera davantage encore de moi, et formera sans cesse avec
vous de nouveaux liens, qui lui rendront odieux tout ce qu'il doit
aimer.

--Oubliez-vous, lui dis-je, Matilde, que notre attachement l'un pour
l'autre n'a jamais été coupable?--Vous n'appelez coupable,
reprit-elle, que le dernier tort qui vous eût avilie vous-même; mais
quel nom donnez-vous à m'avoir ravi la tendresse de mon mari? à moi
malheureuse, qui n'ai sur cette terre d'autres jouissances, que son
affection, mon bien, mon droit légitime; son affection, qu'il m'a
jurée au pied des autels! que ferai-je pour la regagner, quand vous
l'avez enlacé des séductions que le ciel ne m'a point accordées, mais
qui ne serviront qu'à votre malheur et à celui des autres! Quoi!
depuis un an vous voyez Léonce tous les jours, et vous prétendez
n'être pas coupable! Quels efforts avez-vous faits pour vaincre un
sentiment criminel? vous êtes-vous séparée de mon époux? vous a-t-il
en vain poursuivie? vos malheurs m'ont-ils appris votre amour? Non!
c'est le plus simplement, le plus facilement du monde que vous passez
votre vie avec un homme marié, pour qui vous avez une affection
condamnable! Quelle innocence, juste ciel! et surtout quel soin, quel
respect pour ma destinée! Vous aimiez ma mère, et vous ne craignez pas
de désespérer sa fille! Reprenez les funestes dons avec lesquels vous
m'avez mariée; je veux vous les rendre, je veux acquitter en même
temps les dettes de ma mère envers vous; alors je quitterai la maison
de Léonce, pauvre, isolée, trahie par mon époux, par celui que
j'aimois peut-être plus que Dieu ne nous a permis d'aimer sa créature;
mais en m'éloignant, je vous laisserai à l'un et à l'autre des remords
plus cruels encore que tous mes maux.--

Élise, Matilde auroit pu me parler longtemps sans que je
l'interrompisse; je gardois le silence, parce que j'étois décidée; si
j'avois hésité, ce qu'elle me disoit m'auroit déchiré le coeur. Mais
qui pouvois-je plaindre, quand je me condamnois à quitter Léonce? qui,
sur un brasier ardent, m'eût paru plus digne que moi de pitié?
L'expression morne et contrainte des regards de Matilde m'avertit
cependant de son incertitude, et je lui dis que j'étois résolue à tout
ce qu'elle exigeroit de moi. Alors cette femme, oubliant et son
ressentiment et sa roideur naturelle, me parla de sa reconnoissance
pour ma promesse, de son amour pour son mari, avec un accent tout
nouveau que Léonce pouvoit seul lui inspirer. Ah! pensai-je au fond de
mon coeur, celle qui lui ressemble si peu, celle qu'il n'a jamais
aimée, ressent néanmoins pour lui une passion si vive! et moi qui
l'entends si bien, et moi qu'il chérit, et moi que son image seule
occupe, je dois le quitter! j'ai juré à madame de Vernon, au lit de
mort, de protéger le bonheur de sa fille; j'avois promis à Dieu, à ma
conscience, de ne point faire souffrir un être innocent; je ne serai
point parjure à ces voeux, les premiers que mon coeur ait prononcés;
mais la crainte de la mort ne fait pas éprouver à celui qui s'approche
de l'échafaud, une douleur plus grande que celle que je ressens en
renonçant à Léonce.

Je me taisois, plongée dans ces amères réflexions.--Ce n'est pas tout
encore, ajouta Matilde, vous ne feriez rien pour mon bonheur, si
Léonce pouvoit croire que c'est à ma prière que vous vous séparez de
lui; il me haïroit en l'apprenant; si vous ne pouvez le lui cacher,
restez plutôt; restez pour obtenir de lui qu'il soigne mon enfant, si
je vis jusqu'à sa naissance, et qu'il donne après moi des larmes à mon
souvenir. Il doit ignorer que je vous ai vue; je tâcherai de reprendre
avec lui ma manière accoutumée. Delphine, si un seul mot vous trahit,
votre promesse est vaine, ne l'exécutez pas.--Matilde, lui dis-je,
votre secret sera gardé.--Si votre départ, reprit-elle, étoit prompt,
Léonce soupçonneroit qu'il existe un rapport entre la conduite bizarre
que je tiens depuis quelques jours, et votre résolution. Laissez-moi
le temps de lui montrer de nouveau du calme, afin qu'il puisse
supposer que mes inquiétudes se sont dissipées d'elles-mêmes; vous
chercherez ensuite quelques prétextes raisonnables pour votre
éloignement.--Matilde, lui dis-je alors, je vous remercie de m'estimer
assez pour me croire capable de tant d'efforts; ils seront tous
accomplis, je vous en donne ma parole. Je ferai plus encore; dans
quelque lieu de la terre que j'allasse, Léonce me suivroit, j'en suis
sûre; eh bien! je disparaîtrai du monde. Je ne sais ce que je
deviendrai; mais ce n'est point un voyage, une absence ordinaire qui
peut briser des sentimens tels que les miens; au reste, mon sort ne
vous importe pas; ainsi donc, laissez-moi; j'aurois besoin d'être
seule, adieu.--Matilde m'obéit sans rien dire, j'avois repris sur elle
une sorte d'autorité; je la méritois, car dans cet instant, sans
doute, mon âme, par son sacrifice, étoit devenue supérieure à la
sienne.

Je viens de vous confier, Élise, le secret le plus important de ma
vie; si Léonce le découvroit, il ne pardonneroit point à Matilde la
douleur que notre séparation lui causera, et je paroîtrois alors bien
digne de mépris: j'aurois l'air de ne me montrer généreuse que pour
être plus habilement perfide; jamais donc, après ma mort même, tant
que Matilde existera, vous ne vous permettrez un mot sur ce sujet.

Maintenant, il faut exécuter ce que j'ai promis, il faut tromper
Léonce; car s'il devinoit mon dessein, si je voyois encore ses
regrets, si j'entendois ses plaintes!.... Allons, il ne saura rien.
J'ai quelque temps encore: Matilde elle-même l'exige; si ma tête se
conserve pendant les jours qui me restent, je ferai ce que je dois;
mais ne vous étonnez pas si, jusqu'à ce moment où mon sort me condamne
à rompre avec la nature entière, je suis, même avec vous, toujours
silencieuse et presque froide. Ne me parlez point de mon projet,
laissez-moi lutter seule avec moi-même, rassembler en moi toutes mes
forces; un mot raisonnable ou sensible pourroit me bouleverser, si je
n'y étois pas préparée.

Traitez-moi comme les mourans: leurs amis savent qu'ils vont périr,
ils le savent eux-mêmes, mais ils évitent, mais on évite aussi autour
d'eux de leur rien dire qui le rappelle; les mêmes ménagemens au moins
me sont nécessaires.... Élise, je vous les demande.



LETTRE XXVIII.

Delphine à madame de Lebensei.

Paris, ce 10 novembre.


Ma belle-soeur vous prie, ma chère Élise, de venir la voir demain; je
me suis servie de divers prétextes pour la décider à partir, elle
retourne à Montpellier dans deux jours; je lui ai caché mon véritable
dessein, elle s'y seroit opposée, elle auroit voulu m'emmener avec
elle; ce n'est pas ainsi que je veux me séparer de Léonce, ce n'est
pas un autre genre de vie que je vais adopter, c'est je ne sais quelle
mort que je voudrois embrasser; je ne connois encore que confusément
mon avenir, mais quel qu'il soit, il sera sombre, et je n'y associerai
personne.

Ma belle-soeur déteste tellement Paris, que dès qu'elle a pu croire
qu'elle ne m'y étoit plus nécessaire, elle a été très-impatiente de le
quitter; l'annonce de son départ a produit sur Léonce un effet dont je
devrois m'applaudir, et qui me perce le coeur; il est convaincu
maintenant que je suis décidée à rester, puisque je laisse ma soeur
s'en retourner seule. Matilde est redevenue la même avec Léonce; il me
le dit souvent, et me croit entièrement rassurée à cet égard; enfin
tout se calme autour de moi, et je porte seule le désespoir au fond de
mon âme.

Hier même, hier, madame d'Artenas est venue me rappeler l'engagement
que j'avois pris d'aller au grand concert de madame de Saint-Albe, qui
doit se donner la semaine prochaine; j'avois entièrement oublié depuis
quinze jours tout ce qui a rapport à l'opinion du monde; une douleur
réelle avoit fait disparoître toutes les peines de l'imagination, et
je les estimois ce qu'elles valent. Madame d'Artenas me répéta ce que
je sais d'ailleurs avec certitude, c'est que l'autorité de madame de
Mondoville; l'influence de mes amis et de ceux de Léonce, enfin
l'effet naturel de la vérité, ont effacé dans l'opinion les injustices
dont j'ai souffert; je la retrouve, la faveur de ce monde, au moment
où je le quitte; il revient à moi, quand le plus profond des malheurs
me rend insensible à ce retour que j'avois tant désiré.

J'ai refusé ce concert, malgré les vives instances de madame
d'Artenas; elle a fini par me dire qu'elle en appelleroit à Léonce de
ma décision; puisse-t-il ne pas exiger de moi d'y aller! il ne sait
pas quel sentiment de désespoir il me condamneroit à porter au milieu
d'une fête!



LETTRE XXIX.

Delphine à Mademoiselle d'Albémar.

Paris, ce 16 novembre.


Mon amie, comme le malheur s'appesantit sur moi! ah! ne regrettez pas
de m'avoir quittée, rien ne peut me sauver. Je ne sais si je l'ai
mérité; mais les plus grands criminels n'ont pas éprouvé comme moi
l'acharnement de la fatalité. Ne me demandez pas de vous rejoindre, il
faut que je vive seule, pour écarter de vous une destinée chaque jour
plus malheureuse.

Vous savez que, deux jours avant votre départ, je me refusai aux
sollicitations de madame d'Artenas pour aller chez madame de
Saint-Albe; la veille même de ce malheureux concert, Léonce m'avoua
qu'il désiroit extrêmement que j'y allasse. Il savoit, ce qui étoit
vrai alors, que j'étois beaucoup mieux dans l'opinion; il vouloit, je
crois, jouir du triomphe qu'il s'attendoit, hélas! que je remporterois
sur mes ennemis. Madame de Lebensei, qui redoute tant le monde pour
elle-même, insista fortement pour que je cédasse à la demande de
Léonce; je me troublai deux ou trois fois en résistant à leurs
prières, je craignois de trahir devant Léonce les sentimens de douleur
qui me rendoient une fête odieuse. Enfin, une idée que l'amour
m'inspiroit s'empara de moi; je souhaitai, prête à me séparer de
Léonce pour jamais, d'effacer entièrement toute impression qui
pourroit m'être défavorable, dans la société dont il prise les
suffrages, et au milieu de laquelle il doit vivre. Je souhaitai de me
montrer encore une fois à lui, reconquérant cette existence qu'il
avoit regrettée pour moi, et je voulus lui laisser mon souvenir aussi
aimable et aussi séduisant qu'il pouvoit l'être; cette foiblesse de
coeur m'entraîna: si ce sentiment étoit blâmable, il est impossible
d'en avoir reçu une punition plus amère.

Je promis d'aller chez madame de Saint-Albe. Le jour même de
l'assemblée, à l'heure où j'attendois madame d'Artenas qui devoit
venir me prendre, je reçois un billet d'elle, qui m'apprend qu'elle
s'est foulé le pied en montant dans sa voiture, et qu'elle ne peut
sortir; ses regrets étoient exprimés avec affection; elle me
sollicitoit de ne pas renoncer au projet que j'avois formé d'aller
chez madame de Saint-Albe, et m'assuroit qu'on m'y attendoit avec
empressement et bienveillance; en effet, telle étoit la disposition de
la veille: j'hésitai encore quelques instans; mais réfléchissant que
Léonce étoit déjà parti, qu'il comptoit sur moi, je ne pus me résoudre
à tromper son désir, et mon mauvais sort fit que je me décidai à
suivre mon premier dessein.

Comme il étoit déjà tard, tout le monde étoit rassemblé chez madame de
Saint-Albe. Au moment où j'entrai dans la chambre, j'entendis autour
de moi une espèce de murmure; je ne vis pas Léonce, qui étoit alors
dans une pièce plus reculée. La maîtresse de la maison, la plus
impitoyable femme du monde, quand elle croit que sa considération peut
gagner à se montrer ainsi, fut long-temps sans s'avancer vers moi;
enfin, elle se leva et m'offrit une chaise, avec une froideur qu'elle
désiroit surtout faire remarquer; les deux femmes à côté de qui
j'étois assise parlèrent bas chacune à leurs voisins; aucun homme ne
s'approcha de moi, et toute l'assemblée sembloit enchaînée par ce
silence désapprobateur, mystérieux et glacé, que la conscience même ni
la raison ne peuvent braver en public. Je conçus d'abord, tant ma tête
étoit troublée, le plus injuste soupçon contre madame d'Artenas; mille
idées se succédoient dans mon esprit, et n'osant ni interroger
personne, ni faire un mouvement pour me lever, pendant que tous les
yeux étoient fixés sur moi, immobile à ma place, je sentois une sueur
froide tomber de mon front.

Madame de R. m'aperçut, se leva promptement, me prit par la main, et
me conduisit dans l'embrasure de la fenêtre; je me crus sauvée,
puisqu'un être vivant me parloit.--Il est arrivé cet après-midi même,
me dit-elle, des lettres du régiment de M. de Valorbe, qui contiennent
la nouvelle que des officiers de son corps, ayant appris qu'il avoit
reçu de M. de Mondoville une insulte très-grave sans la venger, ont
déclaré qu'ils ne serviroient plus avec lui; il s'est battu avec deux
d'entre eux, il a blessé le premier, il a été blessé par le second;
mais l'on croit que, malgré cette courageuse conduite, il sera obligé
de quitter son régiment, et peut-être la France. Cet événement a
produit un effet terrible contre vous, il a tout renouvelé, comme si
l'on pouvoit vous accuser le moins du monde du triste sort de M. de
Valorbe; on m'a tout raconté en arrivant ici, et j'allois envoyer chez
vous pour vous conjurer de ne pas venir, lorsque malheureusement vous
êtes entrée.

Mon premier mouvement fut de m'informer de ce que savoit Léonce.--Dans
ce moment, me dit madame de R., une de ses parentes l'instruit, dans
la chambre à côté, de cette cruelle aventure. Au nom du ciel,
remettez-vous à votre place, restez-y une heure, si vous le pouvez, et
partez après naturellement.--Pendant qu'elle me parloit, M. de
Montalte, cousin de M. de Valorbe, qui est venu quelquefois me voir
avec lui, passa devant moi, me regarda avec affectation et ne me salua
point; il repassa deux minutes après, et, entendant madame de R.
nommer M. de Valorbe, il s'avança près de nous deux, et, s'adressant à
madame de R., il dit assez haut pour que plusieurs personnes
l'entendissent:--Madame d'Albémar a jugé à propos de déshonorer mon
cousin pour plaire à M. de Mondoville; mais si elle a disposé d'un fou
à qui elle a tourné la tête, il lui sera plus difficile d'imposer
silence à ses parens.--Je sentis à ce discours un mouvement de
hauteur, une inspiration de fierté qui me rendit mes forces, et
j'allois prononcer des paroles qui, pour un moment du moins, auroient
fait triompher la vérité, lorsque je vis Léonce rentrer dans la
chambre où j'étois; je sentis à l'instant les conséquences d'un mot
qui lui auroit appris que M. de Montalte m'avoit offensée, et je me
tus subitement.

Je cherchai des regards la place que j'avois occupée en arrivant, elle
étoit prise; je fis le tour de la chambre, dans une espèce d'agitation
qui me faisait craindre à chaque instant de tomber sans connoissance:
aucune femme ne m'offrit une chaise à côté d'elle, aucun homme ne se
leva pour me donner la sienne. Je commençois à voir les objets
doubles, tant mon agitation augmentoit, à chaque pas inutile que je
faisais; je me sentois regardée de toute part, quoique je n'osasse
lever les yeux sur personne; à mesure que j'avançois, on reculait
devant moi; les hommes et les femmes se retiroient pour me laisser
passer, et je me trouvai seule au milieu du cercle, non telle qu'une
reine respectueusement entourée, mais comme un proscrit dont
l'approche seroit funeste. J'aperçus, dans mon désespoir, que la porte
du salon étoit ouverte, et qu'il n'y avoit personne près de cette
porte; cette issue, qui s'offroit à moi, me parut un secours inespéré;
et, dans un égarement qui tenoit de la folie, je sortis de la chambre,
je descendis l'escalier, je traversai la cour, et je me trouvai au
milieu de la place Louis XV, sur laquelle demeuroit madame de
Saint-Albe; seule, à pied, par le vent et la pluie, dans la parure
d'une fête, sans avoir un instant réfléchi au mouvement qui
m'entraînoit, je fuyois devant la malveillance et la haine, comme
devant des pointes de fer qui me repoussoient toujours plus loin.

A peine étois-je restée deux minutes sur la place, à chercher autour
de moi ce que j'avois fait et ce que j'allois devenir, que Léonce
m'atteignit; son émotion étoit sombre et terrible; il me prit le bras,
le serra contre son coeur, et marcha avec moi sans que nous sussions,
je crois, ni l'un ni l'autre, quel dessein nous faisoit avancer. Nous
étions déjà sur le pont de Louis XVI, lorsque le saisissement du froid
me força de m'arrêter, et je m'appuyai sur le parapet, incapable de
faire un pas de plus; Léonce passa une de ses mains autour de
moi:--Chère et noble infortunée, me dit-il, de quelle barbarie ils ont
usé envers toi! veux-tu les fuir avec moi, ces cruels, dans le sein de
la mort! dis un mot, et nous nous précipiterons ensemble dans ces
flots, plus secourables que les êtres que nous venons de voir.
Pourquoi lutter plus long-temps contre la vie? n'est-il pas certain
que nous n'aurons plus que des douleurs! ce ciel qui nous regarde,
nous a marqués pour ses victimes, sauvons-nous des hommes et de lui.

--Alors il me souleva dans ses bras, je crus sa résolution prise, je
penchai ma tête sur son sein, et je vous le jure, Louise, je
n'éprouvai rien qui ne fût doux; tout à coup cependant il me remit à
terre, et, reculant quelques pas, il dit, comme se parlant à
lui-même:--Non, l'innocence ne doit pas périr, c'est à ses vils
accusateurs que la mort est réservée. Delphine, tu seras vengée, tu le
seras.--

Comme il disoit ces mots, mes gens qui me cherchoient de tous les
côtés, me découvrirent, et m'amenèrent ma voiture.--Au nom du-ciel,
dis-je à Léonce, ne pensez point à la vengeance; voulez-vous achever
ma ruine, le voulez-vous?--Non! me dit-il, ne craignez rien; ce ne
sera point ce soir ni demain, je le jure; je saisirai une fois
peut-être... dans quelque temps... un prétexte éloigné... sans nul
rapport avec vous; mais s'ils périssent; ils sauront cependant que
c'est pour vous avoir outragée. Je vous en conjure, ajouta-t-il, soyez
tranquille; pensez-vous que dans un tel moment je voulusse vous
compromettre encore! ce que je désire, ce qui est nécessaire,
n'arrivera peut-être pas de long-temps, remontez dans votre voiture,
de grâce....--Il voulut me suivre, je le refusai.

Je ne l'ai pas revu depuis, et je veux, pendant quelques jours encore,
me refuser à le recevoir; j'ai besoin de m'examiner seule; je veux
savoir si je me sens réellement humiliée. Affreux doute! l'aurois-je
cru possible! l'injustice de l'opinion, je l'avoue, peut faire un mal
cruel; il faut quitter le monde pour jamais. Valorbe, le malheureux
Valorbe, me poursuivra-t-il? Il ignorera, j'espère, ce que je serai
devenue. Que pourrois-je pour lui, quand même je n'aimerois pas
Léonce? Suis-je restée ce que j'étois? puis-je secourir personne? Les
méchans ont enfin mortellement blessé mon âme. Ah! pourquoi Léonce
n'a-t-il pas suivi son premier mouvement! Mais avois-je besoin de son
secours pour me précipiter dans l'abîme? lui-même ne sentoit-il pas
que c'étoit mon seul asile? Louise, n'est-il donc pas encore temps?



LETTRE XXX.

Madame de R. à madame d'Albémar.

Paris, ce 17 novembre.


Permettez à une personne qui vous doit la plus, profonde
reconnoissance, dont vous avez changé la vie, et qui date du jour où
vous l'avez secourue, le peu de bien qu'elle a pu faire,
permettez-lui, madame, d'essayer de vous consoler, quelque supérieure
que vous lui soyez. Ce que je vais vous dire me coûtera sans doute;
mais, si l'effort que je fais m'est pénible, il me sera doux de penser
qu'il m'acquitte un peu envers vous. Puis-je d'ailleurs être humiliée,
si je vous soulage! Ah! de ma triste vie, ce sera l'action la plus
honorable.

Vous avez éprouvé avant-hier une scène très-cruelle; il y a dix-huit
mois que votre bonté généreuse me sauva d'un éclat, semblable en
apparence, mais dont la douleur ne peut être la même; car ce que je
souffrois, à quelques égards, étoit mérité, et ce que l'on mérite doit
durer toujours.

En réfléchissant sur ce qui vous est arrivé chez madame de Saint-Albe,
je me suis rappelé qu'une fois ma tante, très-maladroitement, vous
avoit fait souffrir, en comparant votre situation à la mienne; j'ai
donc pensé que si, sans aucun ménagement pour moi-même, je vous en
faisois sentir l'extrême différence, vous y trouveriez peut-être
quelques motifs de consolation. Votre âme est si noble, que j'ai été
bien sûre que le mouvement qui m'excitoit à vous écrire, effaceroit à
vos yeux ce qu'il faut malheureusement que je rappelle, en vous
parlant de moi.

L'envie est parvenue momentanément à vous faire assez de tort: à force
d'art, on a perfidement interprété vos actions les plus généreuses; et
tous ces êtres, incapables de se dévouer pendant un jour à leurs amis,
ont été bien aises de faire tourner à mal les qualités qu'ils ne
possédoient pas, espérant ainsi les discréditer dans le monde: mais,
dans toutes les accusations qu'on a essayées contre vous, qu'y a-t-il
de vrai que vos vertus, votre délicatesse, la pureté de votre âme et
de vos sentimens? Soyez donc sûre que dans peu votre réputation sera
justifiée. Les livres nous entretiennent souvent des succès de la
calomnie; moi, qui ai tant à redouter les reproches que je puis
mériter, je crains peu, je l'avoue, l'ascendant du mensonge, du moins
à la longue. Si la bonté n'émoussoit pas les armes de votre esprit,
tandis que la méchanceté aiguise celles des autres, rien ne vous
seroit plus facile que de faire connoître votre innocence; vous
semblez née pour convaincre; tous les moyens de persuasion vous sont
donnés, et vous n'employeriez aucun de ces moyens, qu'en peu d'années,
peut-être même en peu de mois, les faits se développeroient
d'eux-mêmes, par cette multitude de rapports naturels qui révèlent la
vérité, malgré tous les obstacles que l'on peut y opposer.

Il faut agir, et agir sans cesse, pour établir ce qui est faux, tandis
que l'inaction et le temps découvrent toujours ce qui est vrai: ce
temps est votre appui le plus sûr; mais loin de m'être favorable, il
confirme chaque jour davantage le blâme, que désarmoit un peu
l'intérêt inspiré par ma première jeunesse. J'approche de trente ans,
de cette époque où la considération commence à devenir nécessaire, et
je la vois reculer devant moi; souvent, avec le coeur le plus affligé,
je tâche d'être aimable, parce que je sens qu'on a le droit de m'y
condamner, puisque la plupart des femmes qui me voient s'en excusent
sur quelques agrémens de mon esprit. Il ne m'est permis en société
d'être ni triste, ni malade.

Les femmes ne sont pas encore ce que je crains le plus, elles n'ont
point de véritable irritation contre une personne qui ne leur fait
point ombrage; les prudes même ne déploient toute leur sévérité que
contre les femmes décidément supérieures; mais les hommes! si vous
saviez quel mal ils me font, sans réflexion, sans méchanceté même!
quelle légèreté dans les discours qu'ils me tiennent! combien il est
difficile de leur apprendre que j'ai changé de vie, et que je n'aspire
plus qu'aux égards dont je me riois autrefois!

On vous calomnie quand vous n'y êtes pas, et vous en imposez presque
toujours quand on vous voit. Moi, l'on ne se donne pas la peine de me
dénigrer en mon absence; mais le ton avec lequel on m'adresse la
parole, chaque circonstance, chaque forme de la société, me prouvent,
non l'intention de me blesser, je le préférerois, mais le sentiment
involontaire, qui se témoigne à l'insu même de ceux qui l'éprouvent.
Si un homme, si une femme se permettoit de vous dire un mot offensant,
vous pourriez, quand vous le voudriez, l'accabler de votre mépris, et
moi, je n'ai pas le droit de mépriser; je suis obligée de ménager tout
le monde; je ne ferois point de tort à celui dont je me plaindrais; je
ne puis risquer de me brouiller avec personne; ainsi, dans un rang
élevé, avec une fortune considérable, je me vois obligée de jouer le
rôle d'une complaisante, je crains d'exciter la moindre malveillance,
et de rappeler aux autres que mon existence dans le monde est
précaire, et qu'il ne tiendroit qu'à un ennemi de me l'ôter de
nouveau.

Pourquoi, pourroit-on me dire, ne vivez-vous pas dans la retraite? Ah!
madame, croyez-vous qu'après dix ans d'une vie comme la mienne, je
puisse supporter la solitude? heureusement encore je suis restée
bonne, mais ma sensibilité naturelle n'existe presque plus; je n'ai
rien en moi qui renouvelle mes pensées, et seule, je suis poursuivie
par des souvenirs tristes, contre lesquels je n'ai ni armes ni
ressources. Parmi ceux que j'ai cru aimer, il en est que je regrette,
mais sans compter sur leur estime, ni pouvoir m'intéresser à moi-même.
Je sais bien que je vaux mieux que ma conduite, mais elle ne m'a pas
laissé assez d'énergie dans le caractère, pour me changer entièrement;
j'ai cessé d'avoir des torts, mais je ne retrouverai jamais le bonheur
qu'ils m'ont fait perdre.

Séparée depuis long-temps de mon mari, je n'ai point d'enfans, je suis
privée du seul bien qui donne aux femmes un avenir, après trente ans;
je crains l'ennui, je crains la réflexion, et je cours de distractions
en distractions, pour échapper à la vie. Mais vous, noble Delphine,
mais vous, votre âme vous appartient encore tout entière; vos
affections sont ou vertueuses, ou tout au moins délicates; un esprit
étendu vous offre dans la réflexion un intérêt toujours nouveau; vous
avez des envieux et des calomniateurs, mais il n'en est pas un qui
pense réellement ce qu'il dit; pas un qui ne se sentît confondu, si
vous daigniez lui répondre; pas un qui ne vous désirât pour femme ou
pour amie, quoiqu'il vous attaque sous ces noms sacrés; pas un enfin
qui, s'il étoit malheureux ou proscrit, n'enviât le sort de ceux que
vous aimez, et peut-être même ne s'adressât à vous qu'il auroit
offensée, à vous, mille fois plutôt qu'à ses meilleurs amis.

Courage donc, madame, courage! la conscience du passé, la certitude de
l'avenir, n'est-ce donc pas assez pour traverser ce temps d'orage! ne
donnez pas à l'envie et à la méchanceté, le spectacle qui leur est le
plus agréable, celui d'une âme élevée, abattue sous leurs coups;
redoublez plutôt leur fureur jalouse, en leur montrant que vous êtes
calme, et que vous savez être heureuse. Dieu! si quelque puissance sur
la terre pouvoit m'accorder tout à coup vos souvenirs et vos
espérances, si j'en pouvois jouir un an, je donnerois pour cette année
tout le temps qui me reste à vivre. Ah! madame, ah! Delphine, qui n'a
pas été coupable, croyez-moi, n'a point souffert!

Je ne pourrois relire cette lettre sans éprouver un embarras difficile
à supporter; je me confie donc sans nouvelles réflexions au sentiment
qui l'a dictée, et je vous l'envoie sans me laisser un moment de plus
pour hésiter.



LETTRE XXXI.

Delphine à madame de R.


Quand on est capable d'écrire la lettre que je viens de recevoir, il
est impossible que les sentimens les plus vertueux et les plus purs ne
finissent pas par triompher de toutes les foiblesses. Un mouvement si
généreux m'a fait du bien, et j'ai retrouvé le plaisir d'estimer, que
l'amertume et la défiance m'avoient fait perdre; ce soulagement est
tout ce que ma situation peut permettre.

Je n'ai plus rien à démêler avec le monde, mais je n'oublierai jamais
le sentiment plein de délicatesse qui vous a portée, madame, à vouloir
me consoler, aux dépens des considérations personnelles qui auroient
arrêté toute autre femme.



LETTRE XXXII.

Léonce à Delphine.


Depuis quatre jours, vous vous êtes inflexiblement refusée à me voir.
On m'a dit à Paris que vous étiez à Bellerive, à Bellerive que vous
étiez à Paris; on a trompé votre ami à votre porte comme un étranger:
Delphine, jamais vous n'avez été plus injuste, car jamais ma passion
pour vous n'a exercé sur moi plus d'empire! je crois qu'elle a changé
jusqu'à mon caractère; daignez m'entendre, vous jugerez mieux que
moi-même de ce coeur, qui, se confiant tout entier à vous, attend
votre approbation pour s'estimer encore.

Sans doute, le jour de cette affreuse scène, quand je vous retrouvai
presque égarée, la douleur de ce qui venoit de se passer, la rage
d'être condamné à attendre un prétexte pour vous venger, me jetèrent
dans le délire du désespoir. Je ne sais ce qui m'échappa dans ce
moment; mais ce que je puis attester, c'est que, revenu à moi-même,
j'éprouvai, ce que jamais encore je n'avois ressenti, un mépris
profond pour l'opinion des hommes. Je me demandai comment j'avois pu
attacher tant d'importance aux jugemens les plus injustes, à ceux qui
osent attaquer avec indignité la créature la plus parfaite! et je
m'attendris douloureusement sur vous, ma Delphine, sur votre destinée
qui, sans mes torts et sans mon amour, eut été la plus brillante, la
plus heureuse de toutes.

En me livrant, mon amie, à ces pensées tristes, mais sensibles, à ces
pensées qui adoucissoient entièrement mon caractère, puisqu'elles
m'apprenoient à dédaigner ce qui m'avoit si cruellement irrité,
j'ouvris un livre anglois que vous m'avez donné, et les premiers vers
qui frappèrent mes regards, comme par un hasard secourable, furent un
portrait de femme qui semble être le vôtre, et que je me plais à vous
transcrire.

    Made to engage all hearts, and charm all eyes;
    Though meek, magnanimous; though witty, wise;
    Polite, as all her life in courts had been;
    Yet good, as she the world had never seen;
    The noble fire of an exalted mind,
    With gentle female tenderness combin'd;
    Her speech was the melodious Voice of Love,
    Her song, the warbling of the vernal grove;
    Her eloquence was sweeter than her song,
    Soft as her heart, and as her reason strong;
    Her form each beauty of her mind express'd,
    Her mind was Virtue by the Graces dress'd.

  [Faite pour attirer tous les coeurs et charmer tous les yeux, à la
  fois douce et magnanime, spirituelle et raisonnable, polie, comme si
  elle avoit passé toute sa vie dans les cours, et bonne, comme si
  elle n'avoit jamais vu le monde. Le noble feu d'une âme exaltée
  étoit tempéré dans son caractère par la douce tendresse d'une femme;
  quand elle parloit, on croyoit entendre la voix mélodieuse de
  l'Amour; quand elle chantoit, l'oiseau qui, dans le printemps,
  habite les bosquets de fleurs. Son éloquence étoit plus douce encore
  que ses chants, sensible comme son coeur, et forte comme sa pensée;
  sa figure exprimoit toutes les beautés de son âme; son âme offroit
  la réunion de toutes les vertus et de tous les charmes.]

Voilà, Delphine, voilà ce que vous êtes; jamais aucune femme avant
vous n'a mérité ce portrait! mais l'imagination enflammée de Littleton
le prêtoit à l'objet de son culte. Et cependant, combien encore je
pourrois ajouter à ce tableau, qui semble renfermer tout ce qu'il y a
de plus aimable!

Peindrai-je le caractère vrai, confiant et pur, cette âme si
facilement attendrie par le malheur des foibles, et si fière contre la
prospérité des orgueilleux! Comment surtout, comment exprimer le
charme indéfinissable que vous répandez autour de vous? ce soin
continuel de plaire, cette flexibilité dans tous les détails de la
vie, qui vous fait céder, sans y songer, à chacun des arrangement qui
conviennent le mieux à vos amis! Le bonheur se respire autour de vous,
comme s'il étoit dans l'air qui vous environne, comme si votre voix,
vos goûts, vos talens, votre parure elle-même, tout ce qui est vous
enfin, répandoit des sensations agréables. L'on est si bien auprès de
vous, si naturellement bien, que je croyois souvent qu'il m'étoit
arrivé quelque événement heureux dont j'éprouvois une satisfaction
intérieure; et ce n'étoit qu'en vous quittant que je m'apercevois que
vos paroles aimables, vos regards si doux, votre grâce inépuisable,
charmoient ma vie, quelquefois à mon insu, comme la Providence se
cache pour nous laisser penser que notre bonheur vient de nous. Être
angélique! femme enchanteresse! c'est vous qui vous êtes l'objet de la
malveillance publique, et je pourrois continuer à y attacher quelque
prix! Non, si je vous ai fait souffrir en pensant ainsi, considérez la
scène du concert comme une circonstance heureuse; elle a, je m'en
crois sûr, elle a beaucoup changé mon caractère. Je ne vous dirai
point cependant ce qui me revient de mille côtés différens; je ne vous
dirai point que tous les hommes, toutes les femmes distinguées,
s'indignent de ce qui s'est passé chez madame de Saint-Albe; qu'on en
accuse son arrogance et sa sottise; que chacun affirme déjà que c'est
par embarras qu'on ne vous a pas parlé, que si vous étiez restée, tout
auroit changé; je n'écoute plus ces vaines excuses; le monde reviendra
sans doute à vos pieds, je n'en doute pas, mais je ne l'en mépriserai
pas moins.

Ma Delphine, vivons l'un pour l'autre, oublions le reste de l'univers!
mais ne me refuse pas de te voir, ne m'en crois pas indigne; je me
sens ferme à présent contre l'injustice de l'opinion, contre ce
malheur que mon âme n'avoit pas la force de soutenir. Mon amie, ce
jour qui a été peut-être le plus malheureux de notre vie renouvellera
notre destinée; les méchans qui ont voulu nous perdre, en révoltant
mon caractère, l'ont affranchi du joug qu'il avoit trop long-temps
porté; ils ont assuré notre bonheur.



LETTRE XXXIII.

Delphine à madame de Lebensei.

Paris, ce 26 novembre.


Je suis mieux que je n'étois la dernière fois que vous êtes venue ici,
ma chère Élise. Léonce m'a écrit la plus aimable lettre; je l'ai revu
plusieurs fois depuis, et jamais je n'ai trouvé plus d'amour et de
sensibilité dans son entretien. Quelquefois il lui échappe encore des
mots qui me font croire à des projets de vengeance; mais il les dément
quand il voit l'effroi qu'ils me causent, et j'espère qu'après mon
départ il y renoncera.

Mon départ! Élise, vous m'avez vue parler à madame d'Artenas, à ceux
qui sont venus chez moi, comme si mon intention étoit de passer
l'hiver à Paris. Je ne voulois pas que l'on pût croire que je cédois à
la douleur que j'avois éprouvée chez madame de Saint-Albe, je
craignois d'éveiller les soupçons de Léonce. Mais hélas! puis-je
oublier la promesse que j'ai donnée à Matilde!

Léonce croira que je fuis par un sentiment pusillanime, parce que mes
ennemis m'ont épouvantée; il le croira, et je suis condamnée à ne pas
le détromper; il ignorera le véritable motif de mon sacrifice.
Matilde, à combien de peines je me soumets pour vous! Je l'avouerai,
après l'affreuse scène du concert, mon caractère m'abandonna pendant
quelques jours; je sentis qu'une femme avoit tort de se croire
indépendante de l'opinion, et qu'elle finissoit toujours par succomber
sous le poids de l'injustice; mais, depuis que j'ai revu Léonce plus
tendre que jamais pour moi, toute mon âme auroit repris à l'espérance
du bonheur.

Je ne sais quelle langueur secrète succède à de vives peines; les
impressions douces que Léonce m'a fait goûter de nouveau, me sont
mille fois plus chères encore qu'elles ne me l'étoient avant les
douleurs que je viens d'éprouver. Jamais mon âme n'a été si foible,
jamais je ne me suis sentie moins capable de l'effort qui m'est
commandé.



LETTRE XXXIV.

Delphine à madame de Lebensei.

Paris, ce 2 décembre.


J'étois retombée, mon amie, dans les incertitudes les plus
douloureuses; la tendresse que Léonce me témoignoit, le charme
inexprimable de sa présence me captivoient plus que jamais; et, sans
que je me l'avouasse encore, je ne pouvais me résoudre à mon départ.

Avant-hier, j'appris que Matilde étoit malade, et Léonce lui-même me
parut inquiet de son état; je fus douloureusement affligée de cette
nouvelle, je craignis d'en être la cause, et je passai la nuit tout
entière dans les combats les plus cruels; voulant me tromper sur mon
devoir, espérant, quand je croyois tenir un raisonnement qui
m'affranchissoit, et retombant l'instant d'après, lorsqu'une
inspiration soudaine de la conscience renversoit tout ce qui me
sembloit le plus spécieux.

Agitée par une insomnie si douloureuse, je me levai hier à huit heures
du matin, et je descendis de mon jardin dans les Champs-Élisées, pour
essayer si l'exercice et le grand air me feroient du bien; je passai
devant la maison qu'occupoit autrefois madame de Vernon; vous saviez
qu'elle s'est fait ensevelir dans son jardin, et que sa fille,
mécontente de cette volonté qu'elle ne trouve pas assez religieuse, a
conservé la maison sans vouloir l'occuper. Je me reprochai de n'avoir
pas été verser quelques pleurs sur ces cendres délaissées; je me
rappelai que ce jour même étoit l'anniversaire de sa mort: la clef de
mon jardin ouvroit aussi celui de madame de Vernon, nous l'avions
ainsi voulu, dans les jours de notre liaison, j'essayai donc d'entrer
par les Champs-Élisées. J'eus d'abord de la peine à ouvrir cette porte
fermée depuis un an; enfin, j'y réussis, et je me trouvai dans ce
jardin, où, pour la première fois, Léonce m'avoit parlé de son amour,
quand la plus belle saison de l'année couvroit tous les arbustes de
fleurs; il ne restoit pas une feuille sur aucun d'eux; cette maison,
jadis si brillante, étoit fermée comme une habitation qu'on avoit
abandonnée. Un brouillard froid et sombre obscurcissait tous les
objets, et mes souvenirs se retraçoient à moi à travers la tristesse
de la nature et de mon coeur.

Ah! le passé, le passé! quels liens de douleur nous attachent à lui!
Pourquoi les jours ne s'écoulent-ils pas sans laisser aucune trace?
L'imagination peut-elle suffire à toutes ces formes du malheur, qu'on
appelle les divers temps de la vie?

Je cherchai quelques minutes, à travers les feuilles mortes qui
étaient sur la terre, les sentiers du jardin qui pouvoient me conduire
où je croyois que les restes de madame de Vernon étoient déposés;
enfin, je trouvai l'urne qui désignoit sa tombe; je vis sur cette urne
deux vers italiens qu'elle m'avoit souvent fait chanter, parce qu'elle
en aimoit l'air.

    E tu, chi sa se mai
    Ti sovverrai di me!

  [Et toi, qui sait si jamais tu te souviendrai de moi!]

Il me sembla que cette inscription m'accusoit d'un long oubli; je me
repentis d'avoir laissé passer une année sans venir auprès de ce
monument. Ah! pourquoi, pensois-je en moi-même, pourquoi Sophie
est-elle la cause de tous mes malheurs? Mes regrets, souvent troublés
par cette idée, ne m'ont point ramenée dans ces lieux; je craignois
d'offenser sa mémoire en y portant le sentiment de mes peines, et
j'aimois mieux étouffer les pensées qui, tour à tour, m'éloignoient et
m'attiroient vers elle.

Adieu, Sophie, dis-je alors en versant beaucoup de larmes; je vais
quitter pour jamais la France, je n'en reverrai plus même les
tombeaux! je romps avec tout ce qui me fut cher, pour accomplir le
serment que je t'ai fait; les pleurs que je verse en ce moment
t'attestent encore que je n'ai conservé de notre amitié qu'un souvenir
doux. Adieu.--Alors, après m'être penchée quelques instans sur cette
urne avec affection et regret, je me relevai en répétant avec
enthousiasme:--Oui, je tiendrai le serment que je t'ai fait; oui, je
me sacrifierai pour le bonheur de ta fille!--Comme je me retournois,
je vis Matilde qui m'avoit entendue, pâle, le visage altéré, et les
yeux remplis de larmes qu'elle s'efforçoit de retenir.--Ce que
j'entends est-il vrai? s'écria-t-elle en se jetant à genoux devant
l'urne de sa mère. M'auroit-on trompée, dit-elle en me regardant,
lorsqu'on m'assuroit que vous étiez résolue à passer l'hiver ici?
Dieu! j'ai bien souffert depuis que je l'ai cru.--On vous a trompée,
Matilde, lui dis-je en serrant ses deux mains qu'elle élevoit vers le
ciel; ce que vous avez demandé vous est accordé; ce n'est qu'à moi que
tout bonheur est refusé dans cette vie. Adieu.

--Je quittai Matilde à ces mots, sans lui donner le temps de me
répondre, et je revins chez moi, sans avoir réfléchi que je venois de
me lier encore plus solennellement que jamais. Quand le mouvement
exalté que j'avois éprouvé fut un peu calmé, je sentis en frémissant
que tout étoit dit. Depuis ce moment cette douleur ne m'a plus laissé
de relâche; j'ai vu Léonce, et dans doute je me serois trahie, s'il
n'avoit pas attribué mon émotion à ce que je lui ai dit de ma visite
au tombeau, en lui taisant que j'y avois trouvé Matilde. Si j'étois
encore une fois seule avec lui, il sauroit tout; il faut partir, le
délai n'est plus possible.

J'ai envoyé ce matin un courrier à Mondoville pour conjurer M. Barton
de venir. Je ne veux pas que Léonce, au moment où il apprendra mon
départ, soit seul, sans un confident de notre amour, sans l'ami de son
enfance: seul! hélas! et je le quitte, lui, qui depuis un an m'a donné
tant d'heures délicieuses; lui qui m'aime avec une tendresse si vraie!
Il croit encore, dans ce moment, que je n'ai pas là pensée de me
séparer de lui; il se réveille chaque jour avec cette certitude qui
lui est si douce; il arrange les heures de sa journée pour me voir, et
bientôt on viendra lui dire que je suis partie, partie pour jamais,
sans que l'on sache même dans quel lieu j'ai caché ma misérable
destinée! je n'existerai plus pour Léonce que comme les morts qu'on
regrette; il m'appellera, et je ne l'entendrai pas, moi que sa voix a
toujours si profondément émue! moi qui, d'un accent si tendre,
répondais à ses prières! Rien, rien de moi ne se ranimera autour de
lui, pour lui répéter encore que je l'aime!

Ma chère Élise, c'est à vous que je confie mes dernières volontés;
après mon départ venez le voir, parlez-lui le langage consolateur que
vous a sans doute appris l'amour! dites-lui tout ce que vous savez de
ma douleur, tout, hors le vrai motif qui me détermine. Il croira que
j'ai foibli devant la haine, et que l'intérêt de son bonheur ne m'a
pas donné la force de la supporter. Hélas! il sera bien injuste, mais
il n'accusera point sa femme, la mère de son enfant. Dites-lui que je
jugerai de son respect pour mon souvenir, par sa conduit envers
Matilde. Élise, vous écrirez à ma soeur, et j'apprendrai par ses
lettres ce que j'ai besoin encore de savoir; car vous-même, won amie,
vous ne saurez point où je vais; Léonce nous le demanderoit, comment
pourriez-vous le lui cacher? Il me suivroit, et j'aurois une troisième
fois essayé de m'éloigner pour retomber sous le charme; non, le devoir
a parlé trop haut, qu'il soit obéi!

Dans l'asile où je vais m'ensevelir, ce n'est pas l'oubli, la
résignation même que j'espère; je cherche un lieu solitaire où l'on
vive d'aimer, sans que ce sentiment, renfermé dans le coeur, nuise au
bonheur de personne; sans qu'il existe une autre vie que la mienne
tourmentée par l'affection que j'éprouve. Lui, cependant, hélas! ne
souffrira-t-il pas longtemps encore? Mais pouvoit-il être heureux,
agité sans cesse par ses devoirs, l'opinion et l'amour? Ne
m'offrirai-je pas à sa mémoire, plus pure, plus intéressante que dans
ce monde, où sans cesse il avoit besoin de me défendre, où sans cesse
il souffroit pour moi? L'amour même, l'amour seul, ne devoit-il pas
m'inspirer le besoin de renouveler mon image dans son souvenir, par
l'absence et le malheur? que n'ai-je pas craint de la calomnie!
Vainement paroît-elle apaisée; vainement Léonce assure-t-il qu'il est
devenu insensible; dois-je y compter? Ah! qui peut prévoir de quelle
douleur l'accomplissement d'un devoir nous préserve!

Lorsque je serai partie pour toujours, je désire que, s'il est
possible, mes amis détruisent entièrement tout ce qu'on a pu dire
d'injuste sur moi. Quand je saurai qu'ils y ont réussi, je ne
reviendrai pas, mais je penserai avec douceur que Léonce n'entend plus
dire que du bien de son amie. Je prie M. de Lebensei d'entretenir des
relations suivies avec M. de Mondoville; malgré la diversité de leurs
manières de voir, il s'en est fait aimer par la supériorité de son
esprit et la droiture de son caractère. Je le conjure de répéter
souvent à Léonce, qu'il ne doit prendre aucun parti dans la guerre que
les nobles offensés veulent exciter contre la France; je crains
toujours que, loin de moi, les personnes de sa classe ne le
déterminent, si cette guerre a lieu, à ce qu'elles représenteraient
comme un devoir de l'honneur. S'il peut s'intéresser de nouveau aux
études qui lui plaisent, l'occupation lui fera du bien, et ses regrets
se changeront enfin, je l'espère, en une peine douce; et, dans cette
vie de douleur, c'est l'état habituel des âmes sensibles.

Oui, je souhaite, Élise, que vous deux, qui m'avez si tendrement
aimée, vous soyez les amis de Léonce; ne m'est-il pas permis de
désirer encore ce lien avec lui? Plus que celui-là, grand Dieu! tant
que je vivrai! et le revoir encore une fois, si la mort, s'annonçant à
moi d'avance avec certitude, me laisse le temps de le rappeler. Élise,
adieu; quand nous retrouverons-nous? Si j'en crois les pressentimens
que mes malheurs ont constamment justifiés, l'adieu que je vous dis
sera long. Ah! quel effort! mais pourquoi murmurer?



LETTRE XXXV.

Delphine à Matilde.

Paris, ce 4 décembre.


Dans la nuit de demain, Matilde, je quitterai Paris, et peu de jours
après, la France. Léonce ne saura point dans quel lieu je me
retirerai; il ignorera de même, quoi qu'il arrive, que c'est pour
votre bonheur que je sacrifie le mien. J'ose vous dire, Matilde, votre
religion n'a point exigé de sacrifice qui puisse surpasser celui que
je fais pour vous; et Dieu qui lit dans les coeurs, Dieu qui sait la
douleur que j'éprouve, estime dans sa bonté cet effort ce qu'il vaut.
Oui, j'ose vous le répéter, quand j'aime mieux mourir qu'avoir à me
reprocher vos douleurs, j'ai plus qu'expié mes fautes; je me crois
supérieure à celles qui n'auroient point les sentimens dont je
triomphe.

Vous êtes la femme de Léonce, vous avez sur son coeur des droits que
j'ai dû respecter; mais je l'aimois, mais vous n'avez pas su peut-être
qu'avant de vous épouser.... Laissons les morts en paix. Vous m'avez
adjurée de partir, au nom de la morale, au nom de la pitié même:
pouvois-je résister, quand il devroit m'en coûter la vie! Matilde,
vous allez être mère, de nouveaux liens vont vous attacher à Léonce;
femme bénie du ciel, écoutez-moi: si celui dont je me sépare me
regrette, ne blessez point son coeur par des reproches; vous croyez
qu'il suffit du devoir pour commander les affections du coeur, vous
êtes faite ainsi; mais il existe des âmes passionnées, capables de
générosité, de douceur, de dévouement, de bonté, vertueuses en tout,
si le sort ne leur avoit pas fait un crime de l'amour! Plaignez ces
destinées malheureuses, ménagez les caractères profondément sensibles;
ils ne ressemblent point au vôtre, mais ils sont peut-être un objet de
bienveillance pour l'Être suprême, pour la source éternelle de toutes
les affections du coeur.

Matilde, soignez avec délicatesse le bonheur de Léonce; vous avez
éloigné de lui sa fidèle amie, chargez-vous de lui rendre tout l'amour
dont vous le privez. Ne cherchez point à détruire l'estime et
l'intérêt qu'il conservera pour moi, vous m'offenseriez cruellement;
il faut déjà me compter parmi ceux qui ne sont plus; et le dernier
acte de ma vie ne mérite-t-il pas vos égards pour ma mémoire!

Adieu, Matilde; vous n'entendrez plus parler de moi; la compagne de
votre enfance, l'amie de votre mère, celle qui vous a mariée, celle
enfin qui n'a pu supporter votre peine, n'existe plus pour vous ni
pour personne. Priez pour elle, non comme si elle étoit coupable,
jamais elle ne le fut moins, jamais surtout il ne vous a été plus
ordonné de ne pas être sévère envers elle! mais priez pour une femme
malheureuse, la plus malheureuse de toutes, pour celle qui consent à
se déchirer le coeur, afin de vous épargner une foible partie de ce
qu'elle se résigne à souffrir.



LETTRE XXXVI.

Mademoiselle d'Albémar à Delphine.

Lyon, ce 1er décembre 1791.

[Cette lettre arriva le matin même du 5 décembre.]


Je n'ai point reçu de lettres de vous depuis mon départ, ma chère
Delphine; je me hâte d'arriver à Montpellier pour les trouver. J'ai vu
ce malheureux Valorbe à mon passage à Moulins; il est encore retenu
dans sort lit par ses blessures; mais, quand il sera guéri, sa
situation sera bien plus déplorable; il ne peut pas rester dans son
régiment; l'animadversion est telle contre lui, qu'il n'y éprouverait
que des désagrémens insupportables: il sera forcé de tout quitter. Il
m'a paru très-sombre, et parlant de vous avec un mélange de
ressentiment et d'amour fort effrayant; il rappelle ce qu'il a fait
pour vous, il se croit des droits sans bornes à votre reconnoissance,
et laisse entendre que si vous les méconnoissez, il s'en vengera sur
Léonce ou sur vous. Enfin, il m'a paru saisi d'une fureur réfléchie
extrêmement redoutable; on diroit qu'après avoir beaucoup souffert, il
éprouve le besoin de faire partager aux autres son malheur, et je ne
l'ai plus trouvé le moins du monde accessible à cette crainte de vous
affliger, qui avoit autrefois de l'empire sur lui; j'ai peur que vous
n'ayez beaucoup à redouter de ses persécutions.

Éloignez-vous de Léonce pour un temps, revenez près de moi, c'est le
seul moyen d'apaiser M. de Valorbe, et d'éviter ainsi les plus grands
malheurs. Ah! ma chère Delphine, que j'ai souffert dans Paris, dans
cette ville que je déteste! En approchant de ma retraite, je sens mon
âme se calmer; cependant je n'y serai point heureuse, si je ne vous y
vois pas; vous avez encore ajouté, pendant les quatre mois que nous
venons de passer ensemble, à ma tendresse pour vous. Au milieu de tant
de peines, de tant d'injustices, il ne vous est pas échappé un seul
sentiment amer, un seul mouvement de haine; vous avez supporté les
torts les plus révoltans comme une nécessité, comme un accident du
sort, et non comme un sujet de colère ou de ressentiment.

Mon amie, j'en suis sûre, avec une âme si douce vous pourrez trouver
du calme, et peut-être du bonheur dans la solitude; je vous y espère,
je vous y attends avec un coeur tout à vous.



LETTRE XXXVII.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Melun, ce 6 décembre 1791.


Le sacrifice est fait, la vie est finie. Pardonnez-moi si je suis
long-temps sans vous écrire, si je ne vous rejoins pas, si je meurs
pour vous, comme pour lui: ce que vous m'avez mandé sur M. de Valorbe
ne m'ôte-t-il pas jusqu'à l'espoir du repos que je conservois encore!
Quel asile puis-je trouver, qui soit assez impénétrable pour me cacher
à celui qui me poursuit, comme à celui que j'aime?

Je l'ai quitté! je l'ai quitté! Je ne le reverrai plus! pensez-vous
qu'il puisse me rester aucune raison, aucune force? n'ai-je pas tout
épuisé pour partir? A présent, j'erre avec cette pauvre Isore dans le
vide immense où je suis jetée! Pleurez sur moi, ma soeur, vous, le
seul être informé désormais de mon nom, de ma demeure, de mon
existence! Sans l'enfant de Thérèse, sans vous, me serois-je condamnée
à vivre?

M. Barton est arrivé avant-hier d'après ma lettre: je lui ai tout
confié, hors le vrai motif de mon départ; j'ai éprouvé peut-être
encore un moment doux, lorsque cet honnête homme, me prenant la main,
avec des larmes dans les yeux, me dit:--Madame, il ne convient pas à
mon âge de s'abandonner à l'attendrissement que me fait éprouver votre
résolution; cependant, qu'il me soit permis de vous dire que jamais
mon coeur n'a été pénétré pour aucune femme d'autant d'intérêt ni
d'admiration!--Louise, pourquoi l'approbation de la vertu ne
m'a-t-elle pas fait plus de bien?

Il fut convenu entre M. Barton et moi qu'après mon départ, il useroit
de tout son ascendant sur Léonce, pour l'engager à demeurer auprès de
Matilde, auprès de celle qui, dans quelques mois, doit être la mère de
son enfant. Je ne voulois point écrire à Léonce; je ne sais si je
l'aurois pu, sans anéantir le reste de mes forces: d'ailleurs, je ne
pouvois pas lui apprendre ce qui s'étoit passé entre Matilde et moi,
et comment retenir aucune de ses pensées en disant adieu à ce qu'on
aime! Je priai néanmoins M. Barton de ne pas refuser à Léonce la
consolation de savoir ce qu'il m'en avoit coûté pour partir; je lui
recommandai de ne pas nous laisser seuls, Léonce et moi; dans l'état
où j'étois, je n'aurois pu rien cacher. Je décidai que je partirois le
lendemain; jour que Léonce disoit avoir choisi pour aller à la
campagne avec madame de Mondoville; ainsi je me dérobois à ce que
j'aime, avec les précautions qu'on pourroit prendre pour échapper à
des persécuteurs.

Léonce vint le soir, il étoit rêveur, et ne parut pas désirer lui-même
que M. Barton s'éloignât. Après une heure de la conversation la plus
pénible, et que de longs silences interrompoient souvent, Léonce se
leva pour partir; dans ce moment un tremblement affreux me saisit, et
je retombai sur ma chaise comme anéantie; lui-même, occupé sans doute
de son dessein, que j'ignorois alors, étoit tout entier concentré dans
sa propre émotion, et ne remarqua point ce qui auroit pu l'étonner
dans la mienne; il pressa ma main sur ses lèvres avec une ardeur
très-vive, et s'enfuit précipitamment, en m'écriant de la porte:
--Delphine, ne m'oubliez jamais!--Je crus qu'il m'avoit devinée, je
voulois le suivre, la force me manqua; et quand il fut parti, l'idée
terrible que je l'avois vu pour la dernière fois me saisit, je ne
pouvois m'y soumettre. Léonce, en me quittant plus tôt que je ne m'y
attendois, avoit trop précipité mes impressions; mon âme n'avoit point
passé par ces douleurs successives qui préparent à la dernière;
j'avois reçu comme un coup subit dans le coeur, qui me faisoit un mal
insupportable; je voulois, sans changer de résolution, voir encore une
fois Léonce; je n'avois rien recueilli pour l'absence, je n'avois pas
assez contemplé ses traits, je n'avois pu lui faire entendre un
dernier accent qui restât dans son coeur.

Je passai la nuit entière à combiner et repousser tour à tour mille
projets divers pour l'apercevoir encore une fois, pour adoucir le mal
que m'avoient fait de si brusques adieux. Immobile sur mon lit où je
m'étois jetée, je n'osois, pendant cette cruelle agitation, ni me
lever, ni faire un pas, ni changer de place, comme si le moindre
mouvement avoit dû être une nouvelle douleur; le jour vint, et j'eus
cependant la force de dire à Antoine, en lui recommandant le secret,
que je partois à onze heures du soir. J'avois fixé ce moment, parce
que M. Barton devoit revenir chez moi dans la soirée; à midi, l'on me
remit votre lettre, où vous m'apprenez les cruelles dispositions de M.
de Valorbe; l'effroi qu'elle me causa me donna de la force pendant
quelques instans; cette persécution, cette fureur dont Léonce pouvait
devenir l'objet, me fit sentir la nécessité de disparaître d'un monde
où j'attirois sans cesse de nouveaux périls sur l'objet de ma
tendresse. Je sentis aussi que si je différois à partir, ou si
j'allois vers vous, M. de Valorbe, apprenant dans quel lieu il
pourroit me trouver, ne tarderoit pas à venir me chercher; et que
Léonce, indigné de le savoir près de moi, se hâteroit d'arriver pour
l'en punir. Je n'hésitai donc plus, et je donnai, pendant quelques
heures, des ordres pour mon départ, avec assez de calme; mais dans ce
moment Isore, qui avoit découvert les préparatifs que j'avois
commandés, vint, tout en chantant, se jeter dans mes bras, pour se
réjouir de faire un voyage; sa gaîté me causa une émotion que je ne
pus surmonter, et, l'éloignant de moi, je passai plusieurs heures à
verser des larmes.

Hélas! j'en répandois alors, pendant que je n'étois pas encore
tout-à-fait loin de lui, pendant qu'il n'étoit pas encore absolument
impossible qu'il entrât dans ma chambre, et me serrât dans ses bras.

Le temps se passoit ainsi, lorsque peu de temps après dix heures M.
Barton arriva; il étoit extrêmement troublé; je me hâtai de lui
demander d'où lui venoit cette altération, s'il ne savoit rien de
Léonce, s'il craignoit qu'il n'eût découvert mon départ.--Il l'ignore,
me dit-il; mais je n'en suis pas moins dans une inquiétude mortelle;
Léonce, sans en avoir averti personne, est revenu il y a une heure de
la campagne, en y laissant madame de Mondoville. Il y a ce soir un
grand bal masqué, où il veut aller; j'ai insisté pour connoître la
cause de cet empressement, qui lui est si peu naturel; il n'a voulu
d'abord me rien répondre; mais comme il partoit, quelques mots qu'il a
dits à l'un de ses gens ont éveillé mes soupçons, et je l'ai forcé à
m'avouer que dans cette fête, où les femmes vont déguisées, mais les
hommes, à visage découvert, il croyoit très-facile de faire naître un
sujet de querelle à l'instant même; et que, certain d'y rencontrer M.
de Montalte, le cousin de M. de Valorbe, il avoit choisi ce jour pour
se venger, sans vous compromettre, des propos insultans que, depuis le
concert de madame de Saint-Albe, il n'a point cessé, me dit Léonce, de
répéter contre vous.

--Il est parti pour ce bal, m'écriai-je, dans cet affreux dessein! que
ferons-nous? comment ne l'avois-je pas deviné? sa tristesse, hier en
me quittant, ses dernières paroles ne m'annonçoient-elles pas un
projet funeste? et la douleur atroce que j'ai éprouvée, quand il a
disparu, n'est-elle pas un pressentiment que je ne le reverrai plus;
il est parti, répétai-je à M. Barton; pourquoi ne l'avez-vous pas
suivi?--Il ne l'auroit pas souffert, répondit M. Barton; il m'a dit
qu'il alloit chercher un de ses amis pour se rendre ensemble au
bal.--Eh bien! eh bien! interrompis-je, déterminée soudain, il est
temps encore de se rendre à ce bal masqué: je n'y serai point
reconnue, je reverrai Léonce encore, je lui parlerai, je l'empêcherai
de provoquer M. de Montalte; oui, je tenterai ce dernier effort, je le
dois, je le puis.--Et sans attendre l'avis de M. Barton, je sonnai
pour qu'on m'apportât le domino noir qui devoit m'envelopper. M.
Barton, ayant vainement essayé de me détourner de mon projet, me
proposa de m'accompagner; je lui fis sentir que Léonce, étonné de le
voir à ce bal, soupçonneroit la vérité, et s'éloigneroit à l'instant
même de nous deux.

Au moment où Isore vit pour la première fois cet habillement de bal,
qui lui étoit tout-à-fait inconnu, elle en eut peur, et vainement mes
femmes voulurent la rassurer, en lui disant que c'étoit une parure de
fête; l'enfant, comme s'il eût été averti que ce vêtement de la gaîté
cachoit le désespoir, répétoit sans cesse en pleurant:--Est-ce que ma
seconde maman va faire comme la première, est-ce que je ne la reverrai
plus?--Hélas! pauvre enfant, dis-je en moi-même, cette nuit sera
peut-être en effet la dernière de ma vie! chaque moment de retard me
paroissoit un danger de plus pour Léonce; je partis, et M. Barton
monta avec moi dans ma voiture, résolu d'y rester pour m'attendre;
enfin, j'arrivai à la porte de la fête, je descendis, j'entrai, et là
commença pour moi ce supplice qui devoit toujours s'accroître; le
contraste cruel de tout l'appareil de la joie, avec les tourmens
affreux qui me déchiroient.

Je traversai la foule de ceux qui se trouvoient peut-être tous, alors,
dans le moment le plus gai de leur vie; tandis que moi, j'ignorais si
je ne marchois pas à la mort. Je fus long-temps à parcourir la salle,
sans découvrir d'aucun côté ni Léonce, ni M. de Montalte; errante
ainsi, sans pouvoir être reconnue, et dans le trouble le plus cruel
que je pusse éprouver, des sensations extraordinaires s'emparèrent
tout à coup de moi; j'avois peur de ma solitude, au milieu de la
foule; de mon existence, invisible aux yeux des autres, puisque aucune
de mes actions ne m'étoit attribuée. Il me sembloit que c'étoit mon
fantôme qui se promenoit parmi les vivans, et je ne concevois pas
mieux les plaisirs qui les agitoient, que si du sein des morts j'avois
contemplé les intérêts de la terre. Je cherchois à travers toutes ces
figures, que je voyois comme dans un rêve cruel, un seul homme, un
seul être qui existoit encore pour moi, et me rendoit aux impressions
réelles dans toute leur force et leur amertume. Je passois
silencieusement au milieu des danses et des exclamations de joie, et
je portois dans mon âme tout ce que la nature peut éprouver de
douleur, sans jeter un cri, sans obtenir la compassion de personne. O
souffrances morales! comme vous êtes cachées au fond du coeur dont
vous faites votre proie! vous le dévorez en secret, vous le dévorez
souvent au milieu des fêtes les plus brillantes; et tandis qu'un
accident, une douleur physique, réveillent la sympathie des êtres les
plus froids, une main de fer serre votre poitrine, vous ravit l'air,
oppresse votre sein, sans qu'il vous soit permis d'arracher aux
autres, par aucun signe extérieur, des paroles de commisération.

Après avoir long-temps marché d'un bout de la salle à l'autre, avec
une activité et une agitation continuelles, Léonce parut enfin dans
une loge, regardant par toute la salle avec une impatience
remarquable, pour découvrir quelqu'un qu'il cherchoit. Je montai
quelques marches pour aller vers lui; et comme il devoit
nécessairement passer devant moi, en rentrant dans la salle, je restai
quelque temps appuyée sur la balustrade de l'escalier pour le regarder
encore; ce plaisir, le dernier, me jetoit, malgré tout ce qui
m'environnoit, dans une rêverie profonde; et tant que je pus le
considérer ainsi, mes inquiétudes même pour lui sembloient être
suspendues. Dès qu'il descendit, je me hâtai de le suivre, résolue de
m'attacher à ses pas, et de lui parler en me faisant connoître, si
j'apercevois M. de Montalte. Léonce se retourna deux ou trois fois,
étonné de mon insistance, et ses yeux se fixèrent sur ce masque qui
l'importunoit, avec une expression d'indifférence très-dédaigneuse: ce
regard, quoiqu'il ne s'adressât point à moi, me serra le coeur, et je
mis ma main sur mes yeux pendant un moment, pour rassembler mes forces
qui m'abandonnoient.

Je relevai la tête; un flot de monde m'avoit déjà séparée de
Léonce, et je le vis assez loin de moi, coudoyant M. de Montalte
qui se retournoit pour lui en demander l'explication; je voulus
m'avancer, la foule arrêtoit chacun de mes pas; je saisis le bras
d'un homme que je connoissois à peine, et je le priai de m'aider à
traverser la foule; cet homme odieux me retenoit pour examiner ma
main, pour considérer mes yeux, et m'adressoit tous les fades
propos de cette insipide fête, quand, à dix pas de moi, il
s'agissoit de la vie de Léonce.--Aidez-moi, répétois-je à celui qui
m'accompagnoit, aidez-moi, par pitié!--Et je le traînois de toute
ma force, pour qu'il fendît la presse que je ne pouvois seule
écarter; je voyois Léonce qui, après avoir parlé vivement à M. de
Montalte, se dirigeoit avec lui vers la sortie de la salle; il
marchoit, je le suivois, mais j'étois toujours à vingt pas de lui
sans pouvoir jamais franchir cette infernale distance, qu'on eût
dite défendue par un pouvoir magique; enfin, coupant seule par un
détour dans les corridors, je crus pouvoir me trouver à la grande
porte avant Léonce; mais comme j'y arrivois, je le vis qui sortoit
par une autre issue; je courus encore quelques pas, je tendis les
bras vers lui, je l'appelai; mais, soit que ma voix déjà trop
affoiblie ne pût se faire entendre, soit qu'il fût uniquement
occupé du sentiment qui l'animoit, il poursuivit sa route, et je le
perdis de vue au milieu de la rue, me trouvant entourée de chevaux,
de cochers qui me crioient de me ranger, de voitures qui venoient
sur moi, sans que je fisse un pas pour les éviter: un de mes gens
me reconnut, m'enleva sans que je le sentisse, et me porta dans ma
voiture: quand j'y fus, la voix de M. Barton me rappelant à
moi-même, j'eus encore la force de lui dire de suivre Léonce, et de
lui montrer le côté de la rue par lequel il avoit passé avec M. de
Montalte; ces mots prononcés, je perdis entièrement connaissance.

Quand je rouvris les yeux, je me trouvai chez moi, entourée de mes
femmes effrayées; je crus fermement d'abord que je venois de faire le
plus horrible songe, et je les rassurai dans cette conviction;
cependant par degrés, mes souvenirs me revinrent: quand le plus cruel
de tous me saisit, je retombai dans l'état dont je venois de sortir.
Enfin de funestes secours me rappelèrent à moi, et je passai trois
heures telles, que des années de bonheur seroient trop achetées à ce
prix; envoyant sans cesse chez M. Barton, chez Léonce, pour savoir
s'ils étoient rentrés, écoutant chaque bruit, allant au-devant de
chaque messager, qui me répondoit toujours: _Non, madame, ils ne sont
pas encore rentrés_; comme si ces paroles étoient simples, comme si
l'on pouvoit les prononcer sans frémir! J'avois épuisé tous le» moyens
de découvrir ce qu'étoit devenu Léonce; j'étais retombée dans
l'inaction du désespoir, et jetée sur un canapé, je cherchois des
yeux, je combinois dans ma tête quels moyens pourroient me donner la
mort, à l'instant même où j'apprendrois que Léonce n'étoit plus: quand
j'entendis la voix de M. Barton, je tombai à genoux en me précipitant
vers lui.--Il est sauvé, me dit-il; il n'est point blessé, son
adversaire l'est seul, mais pas grièvement; tout est bien, tout est
fini.

Louise, une heure après avoir reçu cette assurance, j'étois encore
dans des convulsions de larmes; mon âme ne pouvoit rentrer dans ses
bornes. J'appris enfin que Léonce s'étoit battu avec M. de Montalte et
l'avoit blessé; mais qu'il avoit montré dans ce duel tant de bravoure
et de générosité, tant d'oubli de lui-même, tant de soins pour M. de
Montalte, lorsqu'il avoit été hors de combat, qu'il avoit tout-à-fait
subjugué son adversaire, et qu'il en avoit obtenu tout ce qu'il
désiroit relativement à moi; la promesse d'attribuer leur duel à une
querelle de bal masqué, et de chercher naturellement toutes les
occasions de me justifier en public, sur tout ce qui concernoit M. de
Valorbe. M, Barton étoit arrivé à temps pour être témoin du combat,
après avoir inutilement cherché pendant plusieurs heures Léonce, qui
attendoit le jour avec M. de Montalte, chez un de leurs amis communs.
M. Barton étoit animé par l'enthousiasme en me parlant de Léonce; il
est vrai que, pendant toute cette nuit, ses paroles et ses actions
avoient eu constamment le plus sublime caractère, et c'étoit dans ce
moment même qu'il falloit se séparer de lui!

J'en sentois la nécessité plus que jamais, j'avois en horreur ce que
je venois d'éprouver; et de tout ce qu'on peut souffrir sur la terre,
ce qui me paroît le plus terrible, c'est de craindre pour la vie de
celui qu'on aime. Je n'étois point à l'abri de cette douleur, elle
pouvoit se renouveler; M. de Valorbe m'en menaçait: Cette idée vint
s'unir au sentiment du devoir, qu'il ne m'étoit plus permis de
repousser, et je partis sans rien voir, sans rien entendre, dans je ne
sais quel égarement, dont je ne suis sortie que quand la fatigue
d'Isore m'a forcée d'arrêter ici.

Vous ne pouvez vous faire l'idée de ce que je souffre, de l'effort
qu'il m'a fallu faire, même pour vous écrire! Quand je n'aurais pas
besoin de cacher ma retraite à Léonce et à M. de Valorbe, je ne
devrais pas aller vers vous; il faut, dans l'état où je suis,
combattre seule avec soi-même; le froid de la solitude me redonnera
des forces; je vous aime, je ne puis vous voir; l'attendrissement,
l'affection me feroient trop de mal, la moindre émotion nouvelle
pourrait m'anéantir; laissez-moi. Je vais en Suisse: Léonce m'a dit
que dans ses voyages c'étoit le pays qu'il avoit préféré; s'il vient
une fois verser des larmes sur ma tombe, j'aime à penser que ce sera
près des lieux qui captivèrent son imagination, dans les premières
années de sa vie; c'est assez de cette espérance pour déterminer ma
route dans le vaste désert du monde, où je puis fixer ma demeure à mon
choix.

Louise, si je suis long-temps sans vous écrire, n'en soyez point
inquiète, il faut que je vive, je me suis chargée d'Isore; je vais
mander à sa mère que je m'y engage de nouveau; je veux l'élever, je
veux laisser du moins après moi quelqu'un dont j'aurai fait le
bonheur. Vous, ma soeur, écrivez-moi sous l'adresse que je vous
envoie; vous saurez par madame de Lebensei l'effet que mon départ aura
produit sur Léonce; mais prenez garde, en me l'apprenant, prenez garde
à ma pauvre tête, elle est bien troublée; il faut la ménager, je me
crains quelquefois moi-même. Cependant, pourquoi dans les longues
heures de réflexion qui m'attendent ne saurois-je pas contempler avec
fermeté mon sort? J'ai trop long-temps lutté pour être heureuse: le
jour où il a été l'époux de Matilde, que ne m'étois-je dit que le ciel
avoit prononcé contre moi!



LETTRE XXXVIII.

Delphine à madame d'Ervins, religieuse au couvent de Sainte-Marie, à
Chaillot.

Melun, ce 6 décembre.


Des circonstances non moins cruelles, ma chère Thérèse, que celles qui
ont décidé de votre sort me forcent à m'éloigner pour jamais de Paris
et du monde; j'emmène votre fille avec moi, j'achèverai son éducation
avec soin, et je lui assurerai la moitié de ma fortune. Elle en jouira
peut-être bientôt, si je prends le même parti que vous, si je
m'enferme pour jamais dans un couvent.

Vous serez étonnée qu'un tel projet m'ait semblé possible avec les
opinions que vous me connoissez; elles ne sont point changées: mais je
voudrois mettre une barrière éternelle entre moi et les incertitudes
douloureuses que les passions font toujours renaître dans le coeur.
Dites-moi si vous croyez qu'il suffise d'une résignation courageuse et
de la religion naturelle pour trouver du repos dans un asile semblable
au vôtre; vous seule au monde savez que ce sombre dessein m'occupe,

Isore vous écrit mon adresse, le nom que j'ai pris; il ne reste déjà
plus de traces de moi; mais quelquefois je me sens un vif désir de
revivre, et des voeux irrévocables pourroient seuls l'étouffer.



DELPHINE.

CINQUIÈME PARTIE.


FRAGMENS

DE QUELQUES FEUILLES ÉCRITES PAR DELPHINE, PENDANT SON VOYAGE.



PREMIER FRAGMENT.

Ce 7 décembre 1791.


Je suis seule, sans appui, sans consolateur; parcourant au hasard des
pays inconnus, ne voyant que des visages étrangers, n'ayant pas même
conservé mon nom, qui pourroit servir de guide à mes amis pour me
retrouver! C'est à moi seule que je parle de ma douleur: ah! pour qui
fut aimé, quel triste confident que la réflexion solitaire!

J'ai fait trente lieues de plus aujourd'hui: je suis de trente lieues
plus éloignée de Léonce! Comme les chevaux alloient vite! les arbres,
les rivières, les montagnes, tout s'enfuyoit derrière moi; et les
dernières ombres du bonheur passé disparoissoient sans retour.
Inflexible nature! je te l'ai redemandé, et tu ne m'as point offert
ses traits; pourquoi donc, avec un des nuages que le vent agite,
n'as-tu pas dessiné dans l'air cette forme céleste? Son image étoit
digne du ciel, et mes yeux, fixés sur elle, ne se seroient plus
baissés vers la terre!

Le malheur m'accable, et cependant je sens en moi des élans
d'enthousiasme, qui m'élèvent jusqu'au souverain Créateur; il est là,
dans l'immensité de l'espace; mais aimer, fait arriver jusqu'à lui.
Aimer!... O mon Dieu! dans l'infortune même où je suis plongée, je te
remercie de m'avoir donné quelques jours de vie que j'ai consacrés à
Léonce.

Isore dort là, devant moi, et sa mère a tarit souffert! et moi aussi,
qui me suis chargée d'elle, j'ai déjà versé tant de pleurs! Cher
enfant, que t'arrivera-t-il? quel sera ton sort un jour? que ne
peux-tu repousser la vie! et loin de la craindre, tu vas au-devant
d'elle avec tant de joie.... Ah! comme elle t'en punira. Pauvre nature
humaine, quelle pitié profonde je me sens pour elle! Dans la jeunesse,
les peines de l'amour, et pour un autre âge que de douleurs encore!
Deux vieillards se sont approchés ce soir de ma voiture, pour implorer
ma pitié; ils avoient aussi leur cruelle part des maux de la vie, mais
leur âme ne souffroit pas; un rayon du soleil leur causoit un plaisir
assez vif, et moi, qui suis poursuivie par un chagrin amer, je
n'éprouve aucune de ces sensations simples que la nature destine
également à tous. Je suis jeune cependant; ne pourrois-je pas
parcourir la terre, regarder le ciel, prendre possession de
l'existence, qui m'offre encore tant d'avenir? Non, les affections du
coeur me tuent. Quel est-il ce souvenir déchirant qui ne me laisse pas
respirer? sur quelle hauteur, dans quel abîme le fuir?

Ah! qu'elle est cruelle, la fixité de la douleur! n'obtiendrai-je pas
une distraction, pas une idée, quelque passagère qu'elle soit, qui
rafraîchisse mon sang pendant au moins quelques minutes: dans mon
enfance, sans que rien fût changé autour de moi, la peine que
j'éprouvois cessoit tout à coup d'elle-même; je ne sais quelle joie
sans motif effaçoit les traces de ma douleur, et je me sentois
consolée! Maintenant je n'ai plus de ressort en moi-même, je reste
abattue, je ne puis me relever; je succombe à cette pensée
terrible:--mon bonheur est fini!

Que ne donnerois-je pas pour retrouver les impressions qui répandent
tout à coup tant de charme et de sérénité dans le coeur! la puissance
de la raison, que peut-elle nous inspirer? Le courage, la résignation,
la patience; sentimens de deuil! cortège de l'infortune! le plus léger
espoir fait plus de bien que vous!



FRAGMENT II


Le réveil! le réveil! quel moment pour les malheureux! Lorsque les
images confuses de votre situation vous reviennent, on essaie de
retenir le sommeil, on retarde le retour à l'existence; mais bientôt
les efforts sont vains, et votre destinée tout entière vous apparoît
de nouveau; fantôme menaçant! plus redoutable encore dans les premiers
momens du jour, avant que quelques heures de mouvement et d'action
vous habituent, pour ainsi dire, à porter le fardeau de vos peines.

Ce jour, qui ne peut rien changer à mon sort, puisqu'il est impossible
que je voie Léonce; ces froides heures qui m'attendent, et que je dois
lentement traverser pour arriver jusqu'à la nuit, m'effraient encore
plus d'avance que pendant qu'elles s'écoulent. La nature nous a donné
un immense pouvoir de souffrir. Où s'arrête ce pouvoir? pourquoi ne
connoissons-nous pas le degré de douleur que l'homme n'a jamais passé?
L'imagination verroit un terme à son effroi.... Que d'idées, que de
regrets, que de combats, que de remords ont occupé mon coeur depuis
quelques jours! Le génie de la douleur est le plus fécond de tous.

Quel chagrin amer j'éprouve en me retraçant les mots les plus simples,
les moindres regards de Léonce! Ah! qu'il y a de charmes dans ce qu'on
aime! quelle mystérieuse intelligence entre les qualités du coeur et
les séductions de la figure! quelles paroles ont jamais exprimé les
sentimens qu'une physionomie touchante et noble vous inspire! Comme sa
voix se brisoit, quand il vouloit contenir l'émotion qu'il éprouvoit!
quelle grâce dans sa démarche, dans son repos, dans chacun de ses
mouvemens! Que ne donnerois-je pas pour le voir encore passer sans
qu'il me parlât, sans qu'il me connût! Ce monde, cet espace vide qui
m'entoure s'animeroit tout à coup; il traverseroit l'air que je
respire, et pendant ce moment je cesserois de souffrir! O Léonce!
quelle est ta pensée maintenant? Nos âmes se rencontrent-elles? tes
yeux contemplent-ils le même point du ciel que moi? Quelles bizarres
circonstances font un crime du plus pur, du plus noble des sentimens!
Suis-je moins bonne et moins vraie, ai-je moins de fierté, moins
d'élévation dans l'âme, parce que l'amour règne sur mon coeur? Non,
jamais la vertu ne m'étoit plus chère que lorsque je l'avois vu; mais
loin de lui, que suis-je? que peut être une femme chargée d'elle-même,
et devant seule guider son existence sans but, son existence
secondaire, que le ciel n'a créée que pour faire un dernier présent à
l'homme? Ah! quel sacrifice le devoir exige de moi: que j'étois
heureuse dans les premiers temps de mon séjour à Bellerive! je ne
sentois plus aucune de ces contrariétés, aucune de ces craintes qui
rendent la vie difficile. Le temps m'entraînoit, comme s'il m'eût
emportée sur une route rapide et unie, dans un climat ravissant;
toutes les occupations habituelles réveilloient en moi les pensées les
plus douces: je sentois au fond de mon coeur une source vive
d'affections tendres, je ne regardois jamais la nature, sans m'élever
jusqu'aux pensées religieuses qui nous lient à ses majestueuses
beautés; jamais je ne pouvois entendre un mot touchant, une plainte,
un regret, sans que la sympathie ne m'inspirât les paroles qui
pouvoient le le mieux, consoler la douleur. Mon âme constamment émue
me transportoit hors de la vie réelle, quoique les objets extérieurs
produisissent sur moi des impressions toujours vives; chacune de ces
impressions me paroissoit un bienfait du ciel, et l'enchantement de
mon coeur me faisoit croire à quelque chose de merveilleux dans tout
ce qui m'environnoit.

Hélas! d'où sont-ils revenus dans mon esprit, ces souvenirs, ces
tableaux de bonheur? M'ont-ils fait illusion un instant?... Non, la
souffrance restoit au fond de mon âme, sa cruelle serre ne lâchoit pas
prise; les souvenirs de la vertu font jouir encore le coeur qui se les
retrace, les souvenirs des passions ne renouvellent que la douleur.



FRAGMENT III.


Je suis bien foible, je me fais pitié! tant d'hommes, tant de femmes
même marchent d'un pas assuré dans la route qui leur est tracée, et
savent se contenter de ces jours réguliers et monotones, de ces jours
tels que la nature en prodigue à qui les vent; et moi, je les traîne
seconde après seconde, épuisant mon esprit à trouver l'art d'éviter le
sentiment de la vie, à me préserver des retours sur moi-même, comme si
j'étois coupable, et que le remords m'attendît au fond du coeur.

J'ai voulu lire; j'ai cherché les tragédies, les romans que j'aime: je
trouvois autrefois du charme dans l'émotion causée par ces ouvrages;
je ne connoissois de la douleur que les tableaux tracés par
l'imagination, et l'attendrissement qu'ils me faisoient éprouver étoit
une de mes jouissances les plus douces: maintenant je ne puis lire un
seul de ces mots, mis au hasard peut-être par celui qui les écrit, je
ne le puis sans une impression cruelle. Le malheur n'est plus à mes
yeux la touchante parure de l'amour et de la beauté, c'est-une
sensation brûlante, aride; c'est le destructeur de la nature, séchant
tous les germes d'espérance qui se développent dans notre sein.

Combien il est peu d'écrits qui vous disent de la souffrance tout ce
qu'il eu faut redouter! Oh! que l'homme auroit peur, s'il existoit un
livre qui dévoilât véritablement le malheur; un livre qui fît
connoître ce que l'on a toujours craint de représenter, les
foiblesses, les misères, qui se traînent après les grands revers; les
ennuis dont le désespoir ne guérit pas; le dégoût que n'amortit point
l'âpreté de la souffrance; les petitesses à côté des plus nobles
douleurs; et tous ces contrastes, et toutes ces inconséquences, qui ne
s'accordent que pour faire du mal, et déchirent à la fois un même
coeur par tous les genres de peines! Dans les ouvrages dramatiques,
vous ne voyez l'être malheureux que sous un seul aspect, sous un noble
point de vue, toujours intéressant, toujours fier, toujours sensible;
et moi, j'éprouve que dans la fatigue d'une longue douleur, il est des
momens où l'âme se lasse de l'exaltation, et va chercher encore du
poison dans quelques souvenirs minutieux, dans quelques détails
inaperçus, dont il semble qu'un grand revers devroit au moins
affranchir.

Ah! j'ai perdu trop tôt le bonheur! je suis trop jeune encore, mon âme
n'a pas eu le temps de se préparer à souffrir. Une année, une seule
heureuse année! Est-ce donc assez? O mon Dieu! les désirs de l'homme
dépassent toujours les dons que vous lui faites; cependant je ne
conçois rien, dans mon enthousiasme, par-delà les félicités que j'ai
goûtées; je ne pressens rien au-dessus de l'amour! Rendez-le moi....
malheureuse!.... Une telle prière n'est-elle pas impie? Ne dois-je pas
la retirer, avant qu'elle soit montée jusqu'au ciel?



FRAGMENT IV.


Je me suis remise à donner exactement des leçons à mon Isore; j'avois
tort envers elle; je n'ai pas assez cherché à tirer des consolations
de cette pauvre petite; elle m'aime, cette affection me reste encore;
pourquoi n'essayerois-je pas d'y trouver quelques soulagemens? Hélas!
l'enfance fait peu de bien à la jeunesse; on éprouve comme une sorte
de honte d'être dévoré par les passions violentes, à côté de cet âge
innocent et calme; il s'étonne de vos peines, et ne peut comprendre
les orages nés au fond du cour, quand rien autour de vous ne fait
connoître la cause de vos souffrances.

Pauvre Isore! que ferai-je pour la préserver de ce que j'ai souffert?
que lui dirai-je pour la fortifier contre la destinée? me résoudrai-je
à ne pas l'initier aux nobles sentimens, qui nous placent comme dans
une région supérieure, et nous préparent, long-temps d'avance, pour le
ciel, pour notre dernier asile?

    To be or not to be; that is the question,
    [Être ou n'être pas, voilà quelle est la question.]

disoit Hamlet, lorsqu'il délibéroit entre la mort et la vie; mais
développer son âme ou l'étouffer, l'exalter par des sentimens
généreux, ou la courber sous de froids calculs, n'est-ce pas une
alternative presque semblable? Cependant, quel sera le destin d'Isore?
souffrira-t-elle autant que moi? Non, elle ne rencontrera pas Léonce;
elle ne sera pas séparée de lui; insensée que je suis!.... Le malheur
s'arrêtera-t-il à moi? d'autres peines ne saisiront-elles pas les
enfans qui vont nous succéder! Les êtres distingués voudroient adapter
le sort commun à leurs désirs; ils tourmentent la destinée humaine,
pour la forcer à répondre à leurs voeux ardens; mais elle trompe leurs
vains essais. O Dieu! que voulez vous faire de ces âmes de feu qui se
dévorent elles-mêmes? A quelle pompe de la nature les destinez-vous
pour victimes? Quelle vérité, quelle leçon doivent-elles servir à
consacrer? dites-leur un peu de votre secret, un mot de plus,
seulement un mot de plus! pour prendre courage, et pour arriver au
terme sans avoir douté de la vertu. Mon Dieu! que dans le fond du
coeur, un rayon de votre lumière éclaire encore celle qui a tout,
perdu dans ce monde!



FRAGMENT V.


Ce jour m'a été plus pénible encore que tous les autres; j'ai traversé
les montagnes qui séparent la France de la Suisse, elles étoient
presque en entier couvertes de frimas; des sapins noirs interrompoient
de distance en distance l'éclatante blancheur de la neige, et les
torrens grossis se faisoient entendre dans le fond des précipices. La
solitude, en hiver, ne consiste pas seulement dans l'absence des
hommes, mais aussi dans le silence de la nature. Pendant les autres
saisons de l'année, le chant des oiseaux, l'activité de la végétation
animent la campagne, lors même qu'on n'y voit pas d'habitans; mais
quand les arbres sont dépouillés, les eaux glacées, immobiles, comme
les rochers dont elles pendent; quand les brouillards confondent le
ciel avec le sommet des montagnes, tout rappelle l'empire de la mort;
vous marchez en frémissant an milieu de ce triste monde, qui subsiste
sans le secours de la vie, et semble opposer à vos douleurs son
impassible repos.

Arrivée sur la hauteur d'une des rapides montagnes du Jura, et
m'avançant à travers un bois de sapins sur le bord d'un précipice, je
me laissois aller à considérer son immense profondeur. Un sentiment
toujours plus sombre s'emparoit de moi; de quel foible mouvement, me
disois-je, j'aurois besoin pour mourir! un pas, et c'en est fait. Si
je vis, à quel avenir je m'expose! un pressentiment qui ne m'a jamais
trompée, me dit que de nouveaux malheurs me menacent encore. Chaque
jour ne m'effacera-t-il pas du souvenir de Léonce, tandis que moi,
solitaire, je vais conserver dans mon sein toute la véhémence des
sentimens et des douleurs!--Je me livrois à ces réflexions, penchée
sur le précipice, et ne m'appuyant plus que sur une branche que
j'étois prête à laisser échapper.

Dans ce moment des paysans passèrent, ils me virent vêtue de blanc au
milieu de ces arbres noirs; mes cheveux détachés, et que le vent
agitoit, attirèrent leur attention dans ce désert; et je les entendis
vanter ma beauté dans leur langage: faut-il avouer ma foiblesse?
L'admiration qu'ils exprimèrent m'inspira tout à coup une sorte de
pitié pour moi-même. Je plaignis ma jeunesse, et, m'éloignant de la
mort que je bravois il y avoit peu d'instans, je continuai ma route.

Quelque temps après, les postillons arrêtèrent ma voiture, pour me
montrer, de la hauteur de Saint-Cergues, l'aspect du lac de Genève et
du pays de Vaud; il faisoit un beau soleil; la vue de tant
d'habitations, et des plaines encore vertes qui les entouroient, me
causa quelques momens de plaisir; mais bientôt je remarquai que
j'avois passé la borne qui sépare la Suisse de la France; je marchois
pour la première fois de ma vie sur une terre étrangère.

O France! ma patrie, la sienne, séjour délicieux que je ne devois
jamais quitter; France! dont le seul nom émeut si profondément tous
ceux qui, dès leur enfance, ont respiré ton air si doux, et contemplé
ton ciel serein! je te perds avec lui, tu es déjà plus loin que mon
horizon, et comme l'infortunée Marie Stuart, il ne me reste plus qu'à
invoquer _les nuages que le vent chasse vers la France, pour leur
demander de porter à ce que j'aime et mes regrets et mes adieux...._

Me voici jetée dans un pays où je n'ai pas un soutien, pas un asile
naturel; un pays, dont ma fortune seule peut m'ouvrir les chemins, et
que je parcours en entier de mes regards, sans pouvoir me dire:
là-bas, dans ce long espace, j'aperçois du moins encore la demeure
d'un ami. Eh bien! je l'ai voulu, j'ai choisi cette contrée où je
n'avois aucune relation; je n'ai pas cherché ceux qui m'aiment, ils
auroient pu me demander d'être heureuse; heureuse! juste ciel!...

Léonce, Léonce! elle est seule dans l'univers, celle qui t'a quitté;
mais toi, les liens de la société, les liens de famille te restent, et
bientôt Matilde aura sur ton coeur les droits les plus chers.
Infortunée que je suis! si j'avois été unie à toi, j'aurois connu tout
le bonheur des sermens les plus passionnés et les plus purs, ton
enfant eût été le mien; ah! le ciel est sur la terre! on peut épouser
ce qu'on aime; ce sort devoit être le mien, et je l'ai perdu....



FRAGMENT VI.


Me voici à Lausanne, je suis dans une ville; oh! que je m'y sens
seule, moi qui n'ai plus que la nature pour société! Impatiente de la
revoir, hier je me promenois sur une hauteur, d'où je découvrois d'un
côté l'entrée du Valais, et vers l'autre extrémité, la ville de
Genève; il y avoit dans ces tableaux une grandeur imposante qui
soulageoit ma douleur; je respirois plus facilement, je demandois un
consolateur à ce vaste monde, qui me sembloit paisible et fier; je
l'appelois, ce consolateur céleste, par mes regards et mes prières; je
croyois éprouver un calme qui venoit de lui. Mais tout à coup j'ai
entendu sonner sept heures; ce moment, jadis si doux pour moi, ce
moment, qui m'annonçoit sa présence, passe maintenant comme tous les
autres, sans espoir et sans avenir; à cette idée, les sentimens
pénibles de mon cour se sont ranimés plus vivement que jamais, et j'ai
hâté ma marche, ne pouvant plus supporter le repos.

Je suis descendue vers le lac; un vent impétueux l'agitoit, les vagues
avançoient vers le bord, comme une puissance ennemie prête à vous
engloutir; j'aimois cette fureur de la nature qui sembloit dirigée
contre l'homme. Je me plaisois dans la tempête; le bruit terrible des
ondes et du ciel, me prouvoit que le monde physique n'étoit pas plus
en paix que mon âme.--Dans ce trouble universel, me disois-je, une
force inconnue dispose de moi; livrons-lui mon misérable cour, qu'elle
le déchire; mais que je sois dispensée de combattre contre elle, et
que la fatalité m'entraîne comme ces feuilles détachées, que je vois
s'élever en tourbillon dans les airs.

Vers le soir l'orage cessa, je remontai silencieusement vers la ville;
j'entendois de toutes parts en revenant le chant des ouvriers qui
retournoient dans leur ménage; je voyais des hommes, des femmes de
diverses classes se hâter de se réunir en société; et si j'en jugeois
d'après l'extérieur, partout il y avoit un intérêt, un mouvement, un
plaisir d'exister qui sembloit accuser mon profond abattement.
Peut-être qu'en effet ma raison est troublée; un caractère
enthousiaste et passionné ne seroit-il qu'un premier pas vers la
folie? Elle a son secret aussi, la folie, mais personne ne le devine,
et chacun la tourne en dérision.

Non, mes plaintes sont injustes; non, je veux en vain me le
dissimuler, ce n'est pas pour mes vertus que je souffre, c'est pour
mes torts; ai-je respecté la morale et mes devoirs dans toute leur
étendue? Il n'y avoit rien de vil dans mon coeur, mais n'y avoit-il
rien de coupable? Devois-je revoir Léonce chaque jour, l'écouter, lui
répondre, absorber pour moi seule toutes les affections de son coeur;
n'étoit-il pas l'époux de Matilde; m'étoit-il permis de l'aimer? Ah
Dieu! mais tant d'êtres mille fois plus condamnables vivent heureux et
tranquilles, et moi, la douleur ne me laissé pas respirer un seul
instant; l'ai-je donc mérité?--

L'Être suprême mesure peut-être la conduite de chaque homme d'après sa
conscience! l'âme qui étoit plus délicate et plus pure, est punie pour
de moindres fautes, parce qu'elle en avoit le sentiment et qu'elle l'a
combattu, parce qu'elle a sacrifié sa morale à ses passions, tandis
que ceux qui ne sont point avertis par leur propre cour, vivent sans
réfléchir et se dégradent sans remords. Oui, je m'arrête à cette
dernière pensée, mes chagrins sont un châtiment du ciel! j'expie mon
amour dans cette vie; ô mon Dieu! quand aurai-je assez souffert, quand
sentirai-je au fond du cour que je suis pardonnée?

Une idée m'a poursuivie depuis deux jours, comme dans le délire de la
fièvre; mille fois j'ai cru sentir que je n'étois plus aimée de
Léonce. Je me suis rappelée toutes les calomnies qui avoient été
répandues sur moi, pendant les derniers temps que j'ai passés à Paris,
et une rougeur brûlante m'a couvert le front, quand je me représentois
Léonce entendant ces indignes accusations. Oh! que la calomnie est une
puissance terrible! je me repens de l'avoir bravée.--Léonce, Léonce!
maintenant que je suis séparée de vous, défendez-moi dans votre propre
coeur.--

Combien de momens de ma vie, que je trouvois douloureux, se présentent
maintenant à moi comme des jours de délices! Pourquoi me suis-je
plainte, tant que Léonce habitoit près de moi? Ah! si je retournois
vers lui, si je me rendois encore un moment de bonheur! j'en suis
sûre, son premier mouvement, en me revoyant, seroit de me serrer dans
ses bras, et mon coeur a tant besoin qu'une main chérie le soulage! Je
sens dans mes veines un froid qui passeroit à l'instant même où ma
tête seroit appuyée sur son sein: si je sais mourir, pourquoi ne pas
le revoir? Auroit-il le temps de blâmer celle qui tomberoit sans vie à
ses pieds? Quand je ne serois plus, il ne verroit en moi que mes
qualités: la mort justifie toujours les âmes sensibles; l'être qui fut
bon trouve, quand il a cessé de vivre, des défenseurs parmi ceux même
qui l'accusoient. Et Léonce, lui qui m'a tant aimée, me regretteroit
profondément; mais dois-je troubler encore son sort et celui de sa
femme? non, il faut rester où je suis.

Ces cruelles incertitudes renaîtront sans cesse dans mon coeur, si je
n'élève pas entre l'espérance et moi une barrière insurmontable.
Suivrai-je le dessein que j'ai confié à madame d'Ervins; en aurai-je
la force? et puis-je me croire permis de recourir à cet état, sans les
opinions ni la foi qu'il suppose?



LETTRE PREMIÈRE.

Madame d'Ervins à Delphine.

Du couvent de Sainte-Marie, à Chaillot, ce 8 décembre 1791.


Partout où vous emmenerez Isore avec vous, ma chère Delphine, je me
croirai certaine de son bonheur; je vous l'ai donnée, je la suis de
mes voeux; dites-lui de penser à moi comme à une mère qui n'est plus,
mais dont les prières implorent la protection du Tout-Puissant pour sa
fille.

Vous me dites que vos chagrins vous ont inspiré le désir d'embrasser
le même état que moi; je m'applaudis chaque jour du parti que j'ai
pris, et je ne puis m'empêcher de désirer que vous suiviez mon
exemple. Vous craignez, me dites-vous, que votre manière de penser ne
s'accorde mal avec les dispositions qu'il faut apporter dans notre
saint asile? Vos opinions changeront, ma chère amie: au milieu du
monde, tous les raisonnemens qu'on entend égarent les meilleurs
esprits; quand vous serez entourée de personnes respectables, toutes
pénétrées de la même foi, vous perdrez chaque jour davantage le besoin
et le goût d'examiner ce qu'il faut admettre de confiance pour vivre
en paix avec soi-même et avec les autres. Je serois fâchée que des
motifs purement humains vous décidassent à prononcer des voeux qui
doivent être inspirés par la ferveur de la dévotion; cependant je vous
dirai que le genre de vie que je mène me seroit doux, indépendamment
même des grandes idées qui en sont le but.

La régularité des occupations, le calme profond qui règne autour de
nous, la ressemblance parfaite de tous les jours entre eux, cause
d'abord quelque ennui; mais à la longue l'âme finit par prendre des
habitudes, les mêmes idées reviennent aux mêmes heures, les souvenirs
douloureux s'effacent, parce que rien de nouveau ne réveille le coeur;
il s'endort sous un poids égal, sous une tristesse continue, qui ne
fait plus souffrir. Une pensée, d'abord cruelle, fortifie la raison
avec le temps; c'est la certitude que la situation où l'on se trouve
est irrévocable, qu'il n'y a plus rien à faire pour soi, que
l'irrésolution n'a plus d'objet, que la nécessité se charge de tout.
Vous éprouveriez comme moi ce qu'il peut y avoir de bon dans cette
situation, qui, selon l'heureuse expression d'une femme, _apaise la
vie, quand il n'est plus temps d'en jouir_.

Je juge de votre coeur par le mien: nous n'avons plus rien à espérer;
alors, mon amie, il vaut mieux s'entourer d'objets plus sombres encore
que son propre coeur; quand il faut porter de la tristesse au milieu
des gens heureux, ce contraste peut inspirer une sorte d'âpreté dans
les sentimens, qui finit par altérer le caractère. Je me permets de
vous présenter ces considérations purement temporelles, parce je suis
bien sûre que vous n'auriez pas passé un an dans un couvent, sans
embrasser avec conviction la religion qu'on y professe.

Si les excès dont on nous menace en France finissent par rendre
impossible d'y vivre en communauté, je me retirerai dans les pays
étrangers; peut-être pourrai-je vous rejoindre, retrouver ma fille
avec vous! Non, je serois trop heureuse, je n'expierois pas ainsi mes
fautes! mais qu'on a de peine à repousser les affections! elles
rentrent dans le coeur avec tant de force!

THÉRÈSE.



SEPTIÈME ET DERNIER FRAGMENT

DES FEUILLES ÉCRITES PAR DELPHINE.


Thérèse, que m'écrivez-vous?--Je voudrois lui répondre; mais non, je
ne pourrois lui dire ce que je pense, ce seroit la troubler; qu'y
a-t-il de plus à ménager au monde qu'une âme sensible qui a retrouvé
la paix? Jamais, lui aurois-je dit, jamais je ne croirai qu'on plaise
à l'Être suprême en s'arrachant à tous les devoirs de la vie, pour se
consacrer à la stérile contemplation de dogmes mystiques, sans aucun
rapport avec la morale! Si je m'enferme dans un couvent, ce sont les
sentimens les plus profanes, c'est l'amour qui m'y conduira! Je veux
qu'il sache que, condamnée à ne plus le voir, je n'ai pu supporter la
vie! Je veux l'attendrir profondément par mon malheur, et qu'il lui
soit impossible d'oublier celle qui souffrira toujours. Les années,
qui refroidissent l'amour, laissent subsister la pitié; et dût-il me
revoir encore quand le temps aura flétri mon visage, le voile noir
dont il sera couvert, les images sombres qui m'environneront,
m'offriront à ses yeux comme l'ombre de moi-même, et non comme un
objet moins digne d'être aimé.

Thérèse, est-ce avec de telles pensées qu'il faut entrer dans votre
sanctuaire? Je n'ai pas vos opinions, mais je les respecte assez pour
répugner à les braver, pour craindre surtout de tromper ceux qui
croient, en ayant l'air d'adopter des sentimens que je ne partage pas.
Mais si M. de Valorbe me poursuivoit, si je craignois qu'il n'excitât
encore la jalousie de Léonce, ou qu'il ne voulût menacer sa vie, je ne
sais quel parti je prendrois; ma raison n'a bientôt plus aucune force,
j'ai peur d'un nouveau malheur; je crains son impression sur moi; la
folie, les voeux irrévocables, la mort, tout est possible à l'état où
je suis quelquefois, à l'état plus cruel encore où les peines qui me
menacent pourroient me jeter.

J'espérois trouver à Lausanne des lettres de ma soeur, je lui avois
dit de m'oublier; mais devroit-elle m'en croire! Ah! qu'il est facile
de disparoître du monde, et de mourir pour tout ce qui nous aimoit!
Quels sont les liens qu'on ne parvient pas à déchirer? quels sont ceux
qu'un effort de plus ne briseroit pas? Ma soeur ne savoit-elle pas que
je n'espérois que d'elle quelques mots sur Léonce? Hélas! veut-elle me
cacher que mon départ l'a détaché de moi? Quelle cruelle manière de
ménager, que le silence! Abandonner le malheureux à son imagination,
est-ce donc avoir pitié de lui?



LETTRE II.

Mademoiselle d'Albémar à Delphine.

Montpellier, ce 17 décembre.


Je n'ai pas cru devoir vous cacher cette lettre, il ne faut rien
dissimuler à une âme telle que la vôtre, il ne faut pas lui surprendre
un sacrifice dont elle ignorerait l'étendue.


  Madame de Lebensei à mademoiselle d'Albémar.


  Hélas! que me demandez-vous, mademoiselle! Vous voulez que je vous
  entretienne de l'état de Léonce; je ne l'ai pas vu dans les premiers
  momens de sa douleur. M. Barton, qui s'étoit chargé de lui apprendre
  le départ de Delphine, m'a dit qu'il avoit, pendant quelques jours,
  presque désespéré de sa raison: son ressentiment contre elle prit
  d'abord le caractère le plus sombre, et néanmoins il formoit, pour
  la rejoindre, les projets les plus insensés, les plus contraires aux
  principes qui servent habituellement de règle à sa conduite; enfin,
  il a consenti à rester auprès de sa femme jusqu'à ce qu'elle fût
  accouchée; c'est tout ce qu'il a promis.

  La première fois que je l'ai vu, il y avoit encore un trouble
  effrayant dans ses regards et dans ses expressions; il vouloit
  savoir en quel lieu Delphine s'étoit retirée, c'étoit le seul
  intérêt qui l'occupât, et cependant il s'arrêtoit au milieu de ses
  questions pour se parler à lui-même. Ce qu'il disoit alors étoit
  plein d'égarement et d'éloquence, il faisoit éprouver, tout à la
  fois, de la pitié et de la terreur! On auroit pu croire souvent que
  l'infortuné se rappeloit quelques-unes des paroles de Delphine, et
  qu'il aimoit à se les prononcer; car sa manière habituelle étoit
  changée, et ressembloit davantage au touchant enthousiasme de son
  amie, qu'au langage ferme et contenu qui le caractérise. Il me
  conjuroit de lui apprendre où il pourroit retrouver Delphine; il
  vouloit paroître calme, dans l'espoir de mieux obtenir de moi ce
  qu'il désiroit; mais quand je l'assurois que je l'ignorois, il
  retomboit dans ses rêveries.

  --Cette nuit, disoit-il, la rivière grossie menaçoit de nous
  submerger; en traversant le pont, j'entendois les flots qui
  mugissoient; ils se brisoient avec violence contre les arches: s'ils
  avoient pu les enlever, je serois tombé dans l'abîme, et l'on
  n'auroit plus eu qu'un dernier mot à dire de moi à celle qui m'a
  quitté; mais les dangers s'éloignent du malheureux, ils laissent
  tout à faire à sa volonté; je suis rentré chez moi; l'on n'entendoit
  plus aucun bruit, le silence étoit profond; c'est dans une nuit
  aussi tranquille qu'on dit que _même les mères qui ont perdu leur
  enfant cèdent enfin au sommeil_. Et moi, je ne pouvois dormir! je
  veillois et m'indignois de mon sort! je reprenois quelquefois contre
  elle ces momens de fureur les plus amers de tous, puisqu'ils
  irritent contre ce qu'on aime; mais ce n'est pas elle qu'il faut
  accuser.--Léonce alors me reprochoit amèrement de lui avoir caché
  les résolutions de Delphine.

  --Si j'avois su d'avance son dessein, me répétoit-il, jamais elle ne
  l'auroit accompli! Delphine, l'amie de mon coeur, n'auroit pas
  résisté à mon désespoir! Il vous a fallu, je le pense, de cruels
  efforts pour la décider à me causer une telle douleur! Que lui
  avez-vous donc dit qui pût la persuader?--Je voulois me justifier,
  mais il ne m'écoutoit pas; et, reprenant l'idée qui le dominoit, il
  s'écrioit:--Vous savez quelle est la retraite que Delphine a
  choisie, vous le savez, et vous vous taisez! Quel coeur avez-vous
  reçu du ciel pour refuser de me le confier? C'est à elle aussi, je
  vous le jure, c'est à votre amie que vous faites du mal, en me
  cachant ce que je vous demande: pouvez-vous croire, disoit-il en me
  serrant les mains avec une ardeur inexprimable, pouvez-vous croire
  que si elle me revoyoit, elle n'en seroit pas heureuse? Je le sens,
  j'en suis sûr, dans quelque lieu du monde qu'elle soit, elle
  m'appelle par ses regrets; si j'arrivois, je n'étonnerois pas son
  coeur, je répondrois peut-être à ses désirs secrets, à ceux qu'elle
  combat, mais qu'elle éprouve! En nous précipitant l'un vers l'autre,
  nos âmes seroient plus d'accord que jamais; vous nous déchirez tous
  les deux: à qui faites-vous du bien par votre inflexibilité? Parlez,
  au nom de l'amour qui vous rend heureuse! parlez!--Il m'eût été
  bien difficile, mademoiselle, de garder le silence, si j'avois su le
  secret qu'il vouloit découvrir; mais M. de Lebensei ayant assuré que
  je l'ignorois, Léonce le crut enfin: à l'instant où cette conviction
  l'atteignit, il retomba dans le silence, et peu d'instans après il
  partit.

  Il est revenu depuis assez souvent, mais pour quelques minutes, et
  sans presque m'adresser la parole: seulement ses regards, en entrant
  dans ma chambre, m'interrogeoient; et si mes premières paroles
  portoient sur des sujets indifférens, certain que je n'avois rien à
  lui apprendre, il retomboit dans son accablement accoutumé. Hier
  cependant, j'obtins un peu plus de sa confiance, et, s'y laissant
  aller, il me dit avec une tristesse qui m'a déchiré le coeur:--Vous
  voulez que je me console, apprenez-moi donc ce que je puis faire qui
  n'aigrisse pas ma douleur; j'ai voulu partager avec madame de
  Mondoville ses occupations bienfaisantes; ce matin je suis entré
  dans l'église des Invalides, je les ai vus en prière; la vieillesse,
  les maladies, les blessures, tous les désastres de l'humanité
  étoient rassemblés sous mes yeux. Eh bien! il y avoit sur ces
  visages défigurés plus de calme que mon coeur n'en goûtera jamais.
  Où faut-il aller? Le spectacle du bonheur m'offense; et, quand je
  soulage le malheur, je suis poursuivi par l'idée amère que parmi les
  maux dont j'ai pitié, il n'en est point d'aussi cruels que les
  miens.

  --Essayez, lui dis-je encore, des distractions du monde, recherchez
  la société.--Ah! me répondit-il vivement avec une sorte d'orgueil
  qui le ranimoit, qui pourroit-on écouter après avoir connu Delphine?
  Dans la plupart des liaisons, l'esprit des hommes est à peine
  compris par l'objet de leur amour, souvent aussi leur âme est seule
  dans ses sentimens les plus élevés; mais l'heureux ami de Delphine
  n'avoit pas une pensée qu'il ne partageât avec elle, et la voix la
  plus douce et la plus tendre mêloit ses sons enchanteurs aux
  conversations les plus sérieuses. Ah! madame, continua Léonce en
  s'abandonnant toujours plus à son émotion, où voulez-vous que je
  fuie son souvenir? Toutes les heures de ma vie me rappellent ses
  soins pour mon bonheur; si je veux me livrer à l'étude, je me
  souviens de ses conseils, de l'intérêt éclairé qu'elle savoit
  prendre aux progrès de mon esprit; elle s'unissoit à tout, et tout
  maintenant me fait sentir son absence. Oh! son accent, son regard
  seulement, si je le rencontrois dans une autre femme, il me semble
  que je ne serois plus complètement malheureux; mais rien, rien ne
  ressemble à Delphine; je plains tous ceux que je vois, comme s'ils
  devoient s'affliger d'être séparés d'elle; et moi, le plus
  malheureux des hommes! je me plains aussi, car je sais ce qu'il me
  faut de courage pour paroître encore ce que je suis à vos yeux, pour
  ne pas succomber, pour ne pas pousser des cris de désespoir, pour ne
  pas invoquer au hasard la commisération de celui qui me parle, comme
  si tous les coeurs dévoient avoir pitié de mon isolement. La douleur
  m'a dompté comme un misérable enfant.--A peine pus-je entendre ces
  derniers mots, que les sanglots étouffèrent. En ce moment je blâmai
  le sacrifice de Delphine, et Matilde ne m'inspiroit aucune pitié.

  Cependant elle est devenue plus intéressante depuis le départ de
  madame d'Albémar; sa tendresse pour Léonce a donné de la douceur à
  son caractère; elle ne parloit pas autrefois à M. de Lebensei,
  maintenant elle consent assez souvent à le voir chez elle. Il y a
  deux jours que, l'entendant nommer madame d'Albémar, elle s'est
  approchée de lui, et lui a dit avec vivacité:--C'est une personne
  très-généreuse, que madame d'Albémar.--Ces mots signifioient
  beaucoup dans la manière habituelle de Matilde.

  Quelques paroles échappées à Léonce, me font craindre qu'il ne cède
  une fois à l'impulsion donnée à la noblesse françoise, pour sortir
  de France et porter les armes contre son pays; il n'est
  malheureusement que trop dans le caractère de M. de Mondoville,
  d'être sensible au déshonneur factice qu'on veut attacher à rester
  en France. M. de Lebensei combat cette idée de toute la force de sa
  raison; mais son moyen le plus puissant, c'est d'invoquer l'autorité
  de Delphine. Léonce se tait à ce nom: ce qui me paroît certain pour
  le moment, sans pouvoir répondre de l'avenir, c'est que M. de
  Mondoville ne quittera point sa femme pendant sa grossesse; ainsi
  nous avons du temps pour prévenir de nouveaux malheurs.

  Voilà, mademoiselle, tout ce que j'ai recueilli qui puisse
  intéresser notre amie; c'est à vous à juger de ce qu'il faut lui
  dire ou lui cacher; parlez-lui du moins de l'inaltérable attachement
  que M. de Lebensei et moi lui avons consacré, et daignez agréer
  aussi, mademoiselle, l'hommage de nos sentimens.

  ÉLISE DE LEBENSEI.


Je partage du fond de mon coeur, mon amie, l'émotion que cette lettre
vous aura causée; mais je vous en conjure, ne vous laissez pas
ébranler dans vos généreuses résolutions: puisque vous avez pu partir,
attendez que le temps ait changé la nature de vos sentimens; un jour
Léonce sera votre ami, votre meilleur ami, et l'estime même que votre
conduite lui aura inspirée consacrera son attachement pour vous.

J'ai regretté d'abord vivement que vous eussiez pris le parti de ne
pas me rejoindre, mais à présent je l'approuve; Léonce seroit venu
certainement ici, s'il avoit su que vous y fussiez, et M. de Valorbe
n'auroit pas perdu un moment pour se rapprocher de vous, et vous
persécuter peut-être d'une manière cruelle. Dérobez-vous donc dans ce
moment aux dangereux sentimens que vos charmes ont inspirés; mais
songez que vous devez un jour vous réunir à moi, et qu'il ne vous est
pas permis de vous séparer de celle qui n'a d'autre intérêt dans ce
monde, que son attachement pour vous.



LETTRE III.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Lausanne, ce 24 décembre.


Que de larmes j'ai versées en lisant la lettre de madame de Lebensei!
cependant, ma chère Louise, elle m'a fait du bien, je suis plus calme
qu'avant de l'avoir reçue; j'ai été profondément touchée de cette
ressemblance, de cette harmonie de sentimens et d'expressions que la
même douleur a fait naître entre Léonce et moi. Ah! nos âmes avoient
été créées l'une pour l'autre: si nous différions quelquefois au
milieu de la société, les fortes affections de l'âme, les cruelles
peines du coeur font sur nous deux des impressions presque les mêmes.

Enfin, il se soumet à ses devoirs; le temps adoucira ses regrets, sans
m'effacer entièrement de son souvenir; Matilde est heureuse: ces
pensées doivent être douces, une fois peut-être elles me rendront le
repos, si M. de Valorbe ne s'acharne point à me le ravir; l'inquiétude
la plus vive qui me reste, c'est que Léonce ne cède au désir de se
mêler de la guerre, si elle est déclarée; mais comme il ne quittera
sûrement pas sa femme pendant sa grossesse, ne peut-on pas espérer que
d'ici à quelques mois, il arrivera des événemens qui détourneront les
malheurs dont la France est menacée?

Je veux m'établir dans un lieu moins habité que celui-ci, où le cruel
amour de M. de Valorbe ne puisse pas me découvrir: il faut se
résigner, les convulsions de la douleur doivent cesser, je ne serai
jamais heureuse, jamais!.... Eh bien! quand cette certitude est une
fois envisagée, pourquoi ne donneroit-elle pas du calme?

Hier au soir, cependant, j'ai été bien foible encore; j'avois été
moi-même à la poste pour chercher votre lettre, que j'attendois déjà
le courrier précédent: on me la remit; je m'approchai, pour la lire,
d'un réverbère qui est sur la place; mon émotion fut telle, que je fus
prête à perdre connoissance; je m'appuyai contre la muraille pour me
soutenir, et quand mes forces revinrent, je vis quelques personnes qui
s'étoient arrêtées pour me regarder. Si j'étois tombée morte à leurs
pieds, qui d'entre elles en eût été troublée? qui m'auroit regrettée,
qui se seroit donné la peine d'examiner pendant quelques instans si
j'avois en effet perdu la vie? Ah! que l'intérêt des autres est
nécessaire, et que leur haine est redoutable! où les fuir, où les
retrouver? Comment supporter leur malveillance? comment renoncer à
leurs secours? Que le monde fait de mal! que la solitude est pesante!
que l'existence morale enfin est difficile à traîner jusqu'à son
terme!

Je revins chez moi; Isore jouoit de la harpe: jusqu'à ce jour je
l'avois priée de ne pas faire de la musique devant moi; mon âme
n'étoit pas en état de la supporter; elle rappelle trop vivement tous
les souvenirs; mais votre lettre, ma soeur, me permit d'y trouver
quelques charmes; j'écoutois mon Isore, je lui donnai des leçons avec
soin, et quand elle fut couchée, je me mis à jouer moi-même; je me
livrai pendant plus de la moitié de la nuit à toutes les impressions
que la musique m'inspiroit, je m'exaltois dans mes propres pensées, je
suffisois à mon enthousiasme; cependant je m'arrêtai, comme fatiguée
de cet état dont il n'est pas permis à notre âme de jouir trop
longtemps; j'ouvris ma fenêtre, et considérant le silence de cette
ville, si animée il y avoit quelques heures, je réfléchis sur le
premier don de la nature, le sommeil; il enseigne la mort à l'homme,
et semble fait pour le familiariser doucement avec elle. Quelle
égalité règne dans l'univers pendant la nuit! les puissans sont sans
force, les foibles sans maîtres, la plupart des êtres sans douleur!
Veiller pour souffrir est terrible, mais veiller pour penser est assez
doux; dans le jour, il vous semble que les témoins, que les juges
assistent à vos plus secrètes réflexions; mais dans la solitude de la
nuit, vous vous sentez indépendant; la haine dort, et des malheureux
comme vous pourroient seuls encore vous entendre!

Léonce, Léonce! m'écriai-je plusieurs fois en regardant le ciel, le
repos est-il descendu sur toi, ou ton coeur agité cherche-t-il aussi
quelques idées, quelques sentimens qui fassent supporter la perte de
l'espérance? l'invincible sort s'en va flétrissant toutes les
jouissances passionnées, faut-il leur survivre? Léonce! Léonce! je me
plaisois à dire son nom, à le prononcer dans les airs, pour qu'il me
revînt d'en haut, comme si le ciel l'avoit répété.

Tout à coup j'entendis des gémissemens dans une maison vis-à-vis de la
mienne, la fenêtre en étoit ouverte, et les plaintes arrivoient
jusqu'à moi, qui, seule éveillée dans la ville, pouvois seule les
entendre. Ces accens de la douleur me touchèrent profondément; il me
sembloit que pour la première fois dans ces lieux, il existoit un être
qui ne m'étoit plus étranger, puisqu'il pouvoit avoir besoin de ma
pitié; j'élevai deux ou trois fois la voix pour offrir mes secours, on
ne me répondit pas, et les gémissemens cessèrent; je demandai le matin
qui demeuroit dans la maison d'où j'avois entendu partir des plaintes?
et j'appris qu'elle étoit habitée par une femme âgée et malade, qui
souffroit pendant la nuit, mais trouvoit assez de soulagement pendant
le jour, dans les derniers plaisirs de l'existence physique qu'elle
pouvoit encore supporter. Voilà donc, me dis-je alors, quelle est la
perspective de la destinée humaine! quand les douleurs morales
finiront, les douleurs physiques s'empareront de notre âme affoiblie!
et la mort s'annoncera d'avance par la dégradation de notre être. Oh!
la vie! la vie! que de fois, depuis que j'ai quitté Léonce, j'ai
répété cette invocation! mais on l'interroge en vain, en vain on lui
demande son secret et son but, elle passe sans répondre, sans que les
cris ni les pleurs, la raison ni le courage, puissent jamais hâter ni
retarder son cours.

Louise, pardon de vous fatiguer ainsi de mon imagination égarée; mes
réflexions me ramènent sans cesse vers les mêmes idées; je voudrois
entendre souvent des paroles de mort, je voudrois être environnée de
solennités sombres et terribles; ce que je redoute le plus, c'est que
ma douleur ne devienne un état habituel, une existence comme toutes
les autres, un mal que je porterai dans mon sein, et que les hommes me
diront de supporter en silence.--Adieu; je croyois avoir repris des
forces, et je suis retombée; allons, à demain.


Berne, ce 25 décembre.


P. S. Je n'avois pas fermé cette lettre, lorsqu'un accident cruel a
failli rendre mon sort encore plus misérable: j'ai appris, par un de
mes gens, que M. de Valorbe venoit d'arriver à Lausanne; heureusement
il n'a pas su que j'y étois; mais il pourroit le découvrir d'un moment
à l'autre, et la frayeur que j'en ai ressentie ne m'a pas permis d'y
rester plus long-temps. Je suis partie à onze heures du soir, j'ai
voyagé toute la nuit, et je ne me suis arrêtée qu'ici; se peut-il
qu'une destinée sans espoir soit encore poursuivie par tant de
craintes!

Je vais à Zurich, j'y serai dans deux jours; écrivez-moi directement
chez MM. de C., négocians; je leur suis recommandée sous un nom
emprunté; adieu, ma soeur; je fuis de malheurs en malheurs, sans
jamais trouver de repos.



LETTRE VI.

M. de Valorbe à M. de Montalte.

Lausanne, ce 25 décembre 1791.


Depuis long-temps je ne t'ai point écrit, Montalte. A quoi bon écrire?
J'ai besoin cependant de parler une fois encore de moi; j'ai besoin
d'en parler à quelqu'un qui m'ait connu, qui se rappelle ce que
j'étois avant mon irréparable chute.

Tu m'as défendu, je le sais, avec générosité, avec courage; mais que
peux-tu, que pouvons-nous l'un et l'autre contre la honte que j'ai
acceptée par le plus indigne amour? Madame d'Albémar m'a perdu. Ma
réconciliation avec M. de Mondoville est une tache _que toutes les
eaux de l'Océan ne peuvent laver_. Je me suis battu trois fois avec
des officiers de mon régiment; tout a été vain. Je fuis, je quitte la
France, repoussé de mon corps, ruiné, flétri, sans espoir, sans
avenir. Les lois contre les émigrés vont m'atteindre; mes biens seront
saisis, moi-même exilé, poursuivi par des créanciers avides, n'ayant
plus de patrie, peut-être bientôt plus d'asile. Et pourquoi tant de
malheurs! parce que les larmes d'une femme m'ont attendri, parce que
ce caractère si dur, me dit-on, si personnel, si haineux, n'a pu
résister à la douleur de Delphine. Et cette douleur, elle venoit de sa
passion pour un autre! C'est mon rival que j'ai épargné, c'est mon
rival dont j'ai soigné le bonheur. Et cet heureux Léonce, et cette
Delphine, qui étoit naguère à mes pieds, marchent aujourd'hui tous
deux, insoucians de ma destinée. Sans moi, leur amour étoit connu,
sans moi, l'opinion s'élevoit contre eux; et parce que j'ai été bon,
parce que j'ai été sensible, c'est contre moi qu'elle s'élève! Justice
des hommes! c'est par des vertus que je péris. Si j'avois su être dur,
inflexible, inexorable, l'estime m'environneroit encore; et ce seroit
Léonce, ce seroit Delphine, qui gémiroient dans le malheur.

Montalte, je ne te demande plus qu'un service. Je ne sais ce que les
nouvelles lois ordonneront sur ma fortune. Je remets entre tes mains
ce que tu pourras en sauver. Si je meurs, dispose de ces débris comme
de ton bien. Malgré l'exemple général de l'ingratitude, il m'est
encore doux d'être reconnoissant envers toi. Je veux découvrir madame
d'Albémar, on dit qu'elle a quitté la France. Je la suis, je la
cherche, je la trouverai. Si de ton côté tu en apprenois quelque
chose, hâte-toi de me le mander.

Si j'arrive enfin jusqu'à cette Delphine que j'ai tant aimée, que
j'aime encore, elle décidera de mon sort et du sien; elle verra
l'abîme dans lequel elle m'a précipité; ma santé détruite, chacun de
mes jours marqué par de nouvelles douleurs, mes blessures me faisant
éprouver encore des souffrances aiguës, toute carrière fermée devant
moi, et mon nom déshonoré. J'apprendrai si cette femme d'une
sensibilité si vantée, si ce caractère si doux, cette bienveillance si
générale, rempliront les devoirs de la plus simple reconnoissance.

Certes, quelle est la femme qui se croiroit permis d'hésiter, si elle
voyoit devant elle l'infortuné qui a sauvé celui dont elle tient toute
son existence, l'infortuné qui, par un sacrifice inouï, lui a immolé
jusqu'à son honneur même; l'homme qu'elle auroit réduit à fuir son
pays, à renoncer à sa fortune, à braver toute la rigueur des lois et
toutes les souffrances de l'exil; si elle le voyoit à ses genoux, lui
offrant un coeur que tant de peines n'ont pas aliéné, ne lui
reprochant rien, n'écoutant encore que l'amour qui l'a perdu, la
suppliant de céder à cet amour, de partager son sort, de colorer les
dernières heures de sa destinée; je ne sais quelle âme il faudroit
avoir pour repousser cette dernière prière.

Madame d'Albémar la repoussera cependant, je le prévois. Des
expressions douces, de la pitié, des protestations compatissantes,
c'est là tout ce que j'obtiendrai d'elle. Et grâce à cette douceur de
manières, à cette pitié qui n'oblige à rien, lorsqu'elle aura causé ma
mort, c'est moi que l'on accusera; c'est moi dont on blâmera la
violence, dont on noircira le caractère; et tous ces hommes qui m'ont
sacrifié, qui ont disposé de moi par calcul et sans scrupule, comme
d'un accessoire dans leur vie, comme d'un être insignifiant et
subalterne, ces hommes me condamneront.

Non, Montalte, il ne sera pas dit que ma vie aura toujours été la
misérable conquête de quiconque aura voulu s'en emparer. Il ne sera
pas dit que le sentiment irritable, mais profond, mais souvent
généreux, qui me consume, aura toujours été habilement employé et
constamment méconnu. Je la vaincrai, cette foiblesse, cette timidité
douloureuse, qui me jette à la merci même de ceux que je n'aime pas,
et qui, devant celle que j'aime, a fait taire jusqu'à mon amour.

Je veux que Delphine soit ma femme, je le veux à tout prix. Elle s'est
servie de mon caractère, elle m'a trompé par son silence, elle m'a
subjugué par sa douleur; mais, quand il s'est agi de Léonce et de moi,
elle n'a pas même daigné me compter. Elle croit sans doute que la même
générosité, la même foiblesse, me rendront toujours impossible de
résister à ses larmes.

Je mourrai peut-être: tout me l'annonce. La vie m'est à charge; mais
avant de mourir, je ferai revenir Delphine de l'idée qu'elle s'est
faite de son ascendant sur moi. Quand je serai ce que les hommes se
sont plu toujours à me supposer, quand je pourrai braver leurs
souffrances, fermer l'oreille à leurs prières, ils sentiront le prix
des qualités dont ils usoient avec insolence, sans les reconnoître ou
m'en savoir gré.

Sans doute il seroit plus commode de déplorer un instant ma perte,
pour m'oublier ensuite à jamais. Delphine trouverait doux de verser
quelques larmes sur ma tombe, de se montrer bonne en me plaignant,
quand elle n'auroit plus à me craindre. Mais je ne puis me résoudre à
mourir, aussi facilement que mes amis se résigneroient à me pleurer.

Delphine m'appartiendra. Crime ou vertu, haine ou amour, sympathie ou
cruauté, tous les moyens me sont égaux. Je tirerai parti de ses
fautes, je profiterai de ses imprudences, j'encouragerai l'opinion qui
déjà menace son nom trop souvent répété, et qui, comme toujours,
s'arme contre elle de ce qu'elle a de meilleur et de plus noble dans
le caractère. Je l'entourerai de mes ruses, je l'épouvanterai par mes
fureurs.... Dans l'état où l'on m'a réduit, quel scrupule pourroit me
rester encore? Les scrupules ne conviennent qu'aux heureux.

Mon dessein d'ailleurs est-il si coupable? Je veux l'obtenir, mais
c'est pour lui consacrer ma vie: je veux m'emparer de son existence,
mais son empire sur moi n'a-t-il pas détruit la mienne? Si je puis
l'attendrir, le bonheur m'est encore ouvert: si elle est inflexible,
je veux la punir, je veux me venger.

Cependant, Montalte, crois-moi, je ne suis pas encore l'homme féroce
que cette lettre semble annoncer. Oh! si je retrouve un coeur qui me
réponde, si l'estime d'un être sensible vient relever mon âme flétrie,
si quelque ombre de justice envers mon malheureux caractère, me donne
l'espérance qu'on n'en profitera pas toujours pour l'opprimer en le
calomniant; si Delphine, touchée de mon sort, s'accusant de mes maux,
consent à s'unir à moi, je puis renaître à la vie, je puis reprendre
aux sentimens doux, je puis être heureux sur cette terre. Cet ange de
paix, de grâce et de bonté, me consolera de tous les revers.

Adieu, Montalte; pardonne-moi ce long délire et ces contradictions
sans nombre, et les mouvemens opposés qui m'agitent et qui me
déchirent. Tu m'as connu, tu sais si la nature m'avoit fait dur ou
barbare. Pourquoi les hommes m'ont-ils irrité? pourquoi n'ont-ils
jamais voulu me connoître? pourquoi n'ai-je trouvé nulle part un seul
être qui m'appréciât ce que je vaux! Ne m'as-tu pas vu capable de
dévouement, d'élévation, de tendresse et de sacrifice? Mais lorsque
dans tout le cours de sa vie on se voit puni de ce qu'on a fait de
bon, lorsqu'il est démontré que, dans chaque événement, c'est un
mouvement généreux qui a donné prise à l'injustice; qui peut répondre
de soi? quel caractère ne s'aigriroit pas? quelle morale résisteroit à
cette funeste expérience?

Quoi qu'il arrive, garde le silence à jamais sur moi. Je ne veux pas
que les hommes s'intéressent à ma destinée; je ne veux pas me
soumettre à ces juges plus personnels, plus égoïstes, plus coupables
cent fois que celui qu'ils osent juger. Sois heureux, si tu peux
l'être, arme-toi contre la société, contre l'opinion, contre ta propre
pitié surtout. Tout ce que la nature nous donne de délicat ou de
sensible, sont des endroits foibles où les hommes se hâtent de nous
frapper.



LETTRE V.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Zurich, ce 28 décembre.


Je crois avoir trouvé enfin l'asile qui me convient. A six lieues de
Zurich, sur une rivière qui se jette dans le Rhin, il y a un couvent
de chanoinesses religieuses, appelé l'abbaye du Paradis, où l'on
reçoit des femmes comme pensionnaires; leur conduite est soumise à
l'inspection de l'abbesse, elles ne peuvent sortir sans son
consentement, quoiqu'elles ne fassent point de voeux. [Ces sortes de
pensionnaires s'appellent des _données_.] La manière de vivre dans ce
couvent est régulière sans être pénible; il y a moins de sévérité dans
les statuts de cette maison que dans la plupart de celles du même
genre; mais on est difficile sur le choix des personnes qui peuvent y
être admises, et c'est une retraite très-honorable pour les femmes qui
y sont reçues; je dois y aller demain matin, et je vous manderai si je
puis m'y établir.

J'éprouve une impatience singulière de trouver enfin une demeure fixe,
une existence uniforme; chaque objet nouveau réveille en moi le même
souvenir et la même douleur.


Ce 29.

Louise, l'auriez-vous prévu? L'abbesse de ce couvent, c'est madame de
Ternan, la soeur de madame de Mondoville, la tante de Léonce; elle
s'appelle Léontine, c'est d'elle qu'il tient son nom; elle lui
ressemble, quoiqu'elle ait cinquante ans: il y a eu des momens,
pendant notre longue conversation, où ces rapports de figure et de
voix m'ont frappée jusqu'au point d'en tressaillir; elle a, dans sa
manière de parler, cet accent un peu espagnol qui donne, vous le
savez, tant de grâce et de noblesse au langage de Léonce; je ne
pouvois me résoudre à m'éloigner d'elle, j'essayois mille sujets
différens, dans l'espoir d'en découvrir un qui pût animer assez madame
de Ternan, pour donner à ses mouvemens plus de jeunesse, plus de
ressemblance avec ceux de Léonce. Je n'ai point cherché à connoître le
caractère de madame de Ternan: ses gestes, ses regards m'occupoient
uniquement. Je lui ai témoigné le plus grand désir de me fixer dans sa
maison, sans que rien en elle m'ait fortement attiré, si ce n'est les
traits de son visage et les accens de sa voix, qui rappellent Léonce.

Elle a consenti à ce que je désirois; elle m'a promis le secret sur
mon véritable nom, et m'a accueillie très-poliment, quoique avec un
mélange de hauteur qui rappeloit ce qu'on m'a dit du caractère de sa
soeur; elle m'a paru avoir de l'esprit, mais celui d'une femme qui a
été très-jolie, et dont les manières se composent de la confiance
qu'elle avoit autrefois dans sa figure, et de l'humeur qu'elle a
maintenant de l'avoir perdue. Rien en elle ne peut expliquer pourquoi
elle s'est faite religieuse, et quand elle cause, elle a l'air de
l'oublier tout-à-fait; on m'a dit cependant qu'elle était très-sévère
pour la manière de vivre des pensionnaires qu'elle admettoit chez
elle, et que toute sa communauté avoit en général un grand esprit de
rigueur. Quoi qu'il en soit, je veux m'établir dans ce couvent: que
m'importe plus ou moins d'exigence! je n'ai rien à faire qu'à me
dérober, s'il est possible, aux sentimens douloureux qui me
poursuivent. Madame de Ternan obtiendra de moi ce qu'elle voudra, elle
ne se doute pas de l'empire qu'elle a sur ma volonté; j'irois au bout
du monde pour la voir habituellement.

J'apprendrai, en vivant avec elle, tous les mots qu'elle prononce
comme Léonce, toutes les impressions qui fortifient les traces de sa
ressemblance avec lui, et je chercherai à faire reparoître plus
souvent ces traces chéries.--O Léonce! me voilà un intérêt dans la
vie: j'aimerai cette femme, quels que soient ses défauts; je la
soignerai, pour qu'elle écrive une fois à votre mère que j'étois digne
de vous.--Je ne serai pas séparée tout-à-fait de ce que j'aime; un
rapport, quelque indirect qu'il soit, me restera encore avec lui; et
quand, dans quelques années, je pourrai lui faire connoître ma
retraite, lui raconter les jours que j'y ai passés, il sera touché des
sentimens qui m'auront tout entière occupée.

Ma soeur, votre dernière lettre m'a profondément attendrie; ne vous
affligez pas tant de ma situation; elle vaut mieux depuis que j'ai
choisi une retraite, depuis que j'ai pu, loin de Léonce, retrouver
encore quelques liens avec lui.



LETTRE VI.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Zurich, ce 31 décembre.


Je viens d'éprouver une émotion très-vive, ma chère Louise, et je ne
sais si je me suis bien ou mal conduite, dans une situation où des
sentimens très-opposés m'agitoient. La maison que j'habite ici est
près de celle de madame de Cerlebe, femme que tout le monde vante à
Zurich, et qui m'a paru en effet très-aimable; j'étois recommandée par
des négocians de Lausanne à son mari; je l'ai vue tous les jours, elle
m'a montré plusieurs fois l'empressement le plus aimable, et vouloit
m'emmener avec elle à la campagne, où elle demeure presque toute
l'année, avec son père et ses enfans. Hier, j'allai la remercier et
prendre congé d'elle; une impression d'inquiétude altéroit la sérénité
habituelle de son visage:--J'ai chez moi, me dit-elle, depuis quatre
jours, un François qu'un de mes amis de Lausanne m'a prié de recevoir,
et dont il me dit le plus grand bien; le pauvre homme est tombé malade
en arrivant, des suites de ses blessures, et je crois aussi que
quelque chagrin secret lui fait beaucoup de mal.--Troublée de ce
qu'elle me disoit, je lui demandai le nom de cet infortuné.--M. de
Valorbe, reprit-elle.--Sans doute mon visage exprimoit ce qui se
passoit en moi, car madame de Cerlebe me saisit la main et me dit:
--Vous êtes madame d'Albémar; je le soupçonnois déjà, j'en suis sûre à
présent; vous allez rendre la vie à M. de Valorbe, il vous nomme sans
cesse, il prétend qu'il doit vous épouser, que vous le lui avez
promis; il mourra s'il ne vous voit pas.--Je me taisois. Madame de
Cerlebe continua le récit des souffrances de M. de Valorbe, et des
preuves continuelles qu'il donnoit de sa passion pour moi; et tout en
me parlant, elle se levoit et marchoit vers la porte; comme ne doutant
pas que je ne la suivisse pour aller voir M. de Valorbe.

Comment vous rendre compte de ce qui se passoit en moi? Si je n'avois
jamais eu aucun tort envers M. de Valorbe, si ce silence qu'il n'a
point oublié ne lui paroissoit pas une sorte de promesse, peut-être
aurois-je été le voir; mais tel est le malheur d'un premier tort,
qu'il vous force absolument à en avoir un second, pour éviter
l'embarras cruel du reproche. Je ne savois d'ailleurs comment parler à
M. de Valorbe; certainement sa situation m'inspiroit beaucoup de
pitié; mais si j'exprimois cette pitié dans des termes vagues,
n'exalterais-je pas ses espérances? et si je la restreignois par des
expressions positives, ne le blesserois-je pas profondément? Je ne
connois rien de si pénible que de voir un homme malheureux, lorsqu'on
éprouve un sentiment intérieur de contrainte, qui oblige à mesurer les
paroles qu'on lui adresse, avec un sang-froid presque semblable à la
dureté. J'éprouvois enfin une répugnance invincible pour aller dans la
chambre de M. de Valorbe; autrefois je l'aurois vaincue, cette
répugnance; mais je souffre depuis si long-temps, que j'ai peut-être
perdu quelque chose de cette bonté vive et involontaire, qui
m'entraînoit sans réflexion, et souvent même malgré mes réflexions.

Je refusai madame de Cerlebe, elle s'en étonna et n'insista point;
mais seulement elle me demanda assez froidement la permission de me
quitter, pour aller voir dans quel état se trouvoit M. de Valorbe. Je
fus fâchée d'avoir été désapprouvée par madame de Cerlebe, car je me
sens un véritable penchant pour elle, depuis le peu de temps que je la
connois. Je descendis lentement son escalier, hésitant toujours, mais
toujours animée par le désir de m'éloigner. Quand je fus à peu de
distance de la porte, je m'arrêtai, et je vis à la fenêtre une figure
presque méconnoissable; ses regards me parurent fixés sur moi; je fis
quelques pas pour retourner, mais l'idée de Léonce me vint, je pensai
que s'il étoit là, il me retiendroit; je levai les yeux vers la
fenêtre, il me sembla que le visage de M. de Valorbe exprimoit, en me
voyant approcher, une joie tout-à-fait effrayante; un sentiment de
crainte me saisit, et je retournai chez moi sans m'arrêter.

J'ai besoin de savoir, ma soeur, si vous me condamnerez ou si vous
m'excuserez; je me retirerai demain dans un asile où personne du moins
ne pourra plus prétendre à me voir.



LETTRE VII.

M. de Valorbe à M. de Montalte.

Zurich, le 1er janvier 1792.


Je me trompois, Montalte, lorsque je vous écrivois que madame
d'Albémar auroit au moins avec moi des formes polies et douces; elle
n'a pas même voulu s'en donner la peine. Elle a été dans la même
maison que moi sans daigner me voir; elle me savoit malade, mourant,
mourant pour elle, et quelques pas qui l'auroient amenée près de mon
lit de douleur, lui ont paru un effort trop pénible! Je l'ai vue
hésiter, revenir, et céder enfin à l'impitoyable sentiment qui lui
défendoit de me secourir.

Je ne sais pourquoi je m'accuse quelquefois, ce sont les autres qui
ont toujours eu tort envers moi; c'est Delphine qui est barbare, il
faut qu'elle en soit punie. La nature aussi s'acharne sur ma misérable
existence; je ne peux pas marcher, je ne peux pas me soutenir, je me
sens une irritation inouïe, même contre les objets physiques qui
m'environnent; une chaise qui me heurte, un papier que je ne trouve
pas, une porte qui résiste, tout me cause une impatience douloureuse:
que de maux sur la terre sont destinés à l'homme!

Il faut les dompter; je sortirai, je trouverai celle qui n'a pas voulu
me voir, aucun asile ne la soustraira à ma volonté; les souffrances
que j'éprouve m'agitent, au lieu de m'abattre.--Delphine, vous
regretterez l'indigne mouvement qui vous a pour jamais privée de tous
vos droits à ma pitié.



LETTRE VIII.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

De l'abbaye du Paradis, ce 3 janvier 1792.


Enfin, je suis ici; je ne sais si je dois m'applaudir d'avoir quitté
Zurich sans avoir vu M. de Valorbe; madame de Cerlebe au moins m'a
promis de lui exprimer mes regrets, de lui offrir tous les services
qui sont en ma puissance, et que je serois si empressée de lui rendre.
Madame de Cerlebe ne m'a point paru refroidie pour moi, et j'en ai
joui, car je ne la vois jamais sans que mon amitié pour elle ne
s'augmente.

Elle connoît intimement une des religieuses du couvent où je suis,
mais elle n'aime pas madame de Ternan; elle prétend que c'est une
personne égoïste et hautaine, d'un esprit étroit et d'un coeur dur, et
qu'elle n'a eu d'autre motif pour quitter le monde, que le chagrin de
n'être plus-belle.

--Vous ne savez pas, me disoit madame de Cerlebe, combien une vie
frivole dessèche l'âme! Madame de Ternan avoit des enfans, elle ne
s'en est pas fait aimer; elle avoit de l'esprit naturel, elle l'a si
peu cultivé, que son entretien est souvent stérile: maintenant qu'elle
est forcée de renoncer à tous les genres de conversation pour lesquels
il faut nécessairement un joli visage, elle s'est retirée dans un
couvent, afin d'exercer encore de l'empire par sa volonté, quand ses
agrémens ne captivent plus personne; un fonds de personnalité
très-ferme et très-suivi s'est montré tout à coup en elle, quand sa
beauté n'a plus attiré les hommages: elle n'est dans la réalité ni
très-sévère, ni très-religieuse; mais elle a pris de tout cela ce
qu'il faut pour avoir le droit de commander aux autres. L'amour-propre
lui a fait quitter le monde, l'amour-propre est son seul guide encore
dans la solitude; elle conserve une sorte de grâce, reste de sa
beauté, souvenir d'avoir été aimée, qui vous fera peut-être illusion
sur son véritable caractère; mais si quelque circonstance vous mettoit
jamais dans sa dépendance, vous verriez si je vous ai trompée, et vous
vous repentiriez de ne m'avoir pas crue.--

Ces observations, et plusieurs autres encore que madame de Cerlebe me
présentoit avec beaucoup d'esprit et de chaleur, m'auroient peut-être
fait impression, si madame de Ternan n'eût pas été la tante de Léonce;
mais quels défauts pourroient l'emporter sur ce regard, sur ce son de
voix qui me le rappellent! J'ai persisté dans mon dessein, et je suis
établie ici depuis hier.

Pauvre M. de Valorbe! que je voudrois diminuer son malheur!
pourrois-je sans l'offenser lui offrir la moitié de ma fortune? Enfin,
ma chère Louise, que votre coeur imagine ce qui pourrait adoucir sa
situation! mais je ne puis me résoudre à le voir, les témoignages de
son amour me seroient trop pénibles, loin de Léonce. Je ne sais par
quelle bizarrerie cruelle on craint toujours d'être plus aimée par
l'homme qu'on n'aime pas, que par celui qu'on préfère; il vaut mieux
n'entendre aucune expression de tendresse, et que tout se taise, quand
Léonce ne parle pas.



LETTRE IX.

Madame de Mondoville, mère de Léonce, à madame de Ternan, sa soeur.

Madrid, ce 17 janvier 1792.


Vous m'apprenez, ma chère soeur, que madame d'Albémar est près de
vous; mon fils ne le sait pas, gardez bien ce secret. Léonce a
toujours la tête tournée d'elle, et, dans un moment où les indignes
lois françoises vont permettre le divorce, j'éprouve une crainte
mortelle qu'il ne se déshonore, en abandonnant Matilde pour cette
Delphine, dont la séduction est, à ce qu'il paroît, véritablement
redoutable: ne pourriez-vous pas prendre assez d'empire sur son
esprit, pour l'engager à se marier avec un de ses adorateurs? je ne
pourrai jamais ramener la raison de mon fils, s'il n'a pas à se
plaindre d'elle.

Je n'ai pas d'idée fixe sur cette femme, qui me paroît, d'après tout
ce que j'entends dire, un être tout-à-fait extraordinaire; mais je
serois désolée, quand même mon fils seroit libre, qu'il devînt son
époux. On ne peut jamais soumettre ces esprits qu'on appelle
supérieurs, aux convenances de la vie; il faut supporter qu'ils vous
donnent un jugement nouveau sur tout, et qu'ils vous développent des
principes à eux, qu'ils appellent de la raison; cette manière d'être
me paroît, à moi, souverainement absurde, particulièrement dans une
femme. Notre conduite est tracée, notre naissance nous marque notre
place, notre état nous impose nos opinions; que faire donc de cet
esprit d'examen qui perd toutes les têtes? la morale et la fierté sont
très-anciennes; la religion et la noblesse le sont aussi; je ne vois
pas bien ce qu'on veut faire des idées nouvelles, et je ne me soucie
pas du tout qu'une femme qui les aime exerce de l'empire sur mon fils.
Je vous prie donc instamment, ma soeur, puisque le hasard met madame
d'Albémar dans votre dépendance, d'employer tout votre esprit à la
séparer sans retour de Léonce.

Comment vous trouvez-vous de votre établissement en Suisse? ne vous en
lassez-vous point? et ne penserez-vous pas à venir dans un couvent en
Espagne, pour me donner la douceur de finir mes jours auprès de vous?



LETTRE X.

Réponse de madame de Ternan à sa soeur, madame de Mondoville.

De l'abbaye du Paradis, ce 30 janvier 1792.


Je vois bien, ma soeur, que vous n'avez jamais vu madame d'Albémar; il
se mêleroit à votre opinion, juste à quelques égards, un goût qu'il
est impossible de ne pas ressentir pour elle: la facilité de son
caractère et la grâce de son esprit sont très-séduisantes; sa figure a
une expression de sensibilité si naturelle, si aimable, que les
caractères les plus froids s'y laissent prendre; moi qui suis
assurément bien revenue de toute espèce d'illusion, j'ai de l'attrait
pour Delphine; mais soyez tranquille sur cet attrait; loin de nuire à
vos projets, il y servira. Je veux la déterminer à se faire religieuse
dans mon couvent, et je crois que j'y parviendrai; elle a beaucoup de
mélancolie dans le caractère, un profond sentiment pour votre fils, et
assez de vertu pour ne pas vouloir y céder; dans cette situation, que
peut-elle faire de mieux que d'embrasser notre état? comment
pourrois-je d'ailleurs être assurée de la garder près de moi, si elle
ne le prenoit pas? elle me quitteroit nécessairement une fois, et ce
seroit pour moi une véritable peine.

J'avois pris assez d'humeur contre toutes les affections, depuis que
je ne peux plus en inspirer; Delphine est néanmoins parvenue à
m'intéresser; n'imaginez pas cependant que je me laisse dominer par ce
sentiment, je le ferai servir à mon bonheur; l'on ne fait pas de
fautes quand on n'a plus d'espérances, car on ne hasarde plus rien. Je
tiens beaucoup à conserver Delphine auprès de moi; et, comme je ne
puis m'en flatter qu'en la liant à notre communauté d'une manière
indissoluble, j'y ferai tout ce qu'il me sera possible: c'est seconder
vos vues; et de plus, je ne pense pas qu'on puisse m'accuser de
personnalité dans ce dessein; qu'arrivera-t-il à Delphine en restant
au milieu du monde? ce que j'ai éprouvé; ce que toutes les belles
femmes sont destinées à souffrir; elle se verra par degrés abandonnée,
elle verra l'admiration qu'elle inspire se changer en pitié, et des
sentimens commandés prendre la place des sentimens involontaires.

Hier, je parlois sur divers sujets avec assez de tristesse, vous savez
que c'est en général à présent ma manière de sentir. Delphine
m'écoutoit avec l'intérêt le plus aimable; je lui dis je ne sais quel
mot qui apparemment la toucha, car tout à coup je la vis presque à
genoux devant moi, me conjurer de l'aimer et de la protéger dans la
vie. Le hasard avoit donné dans ce moment à sa figure une grâce
nouvelle; elle étoit penchée d'une manière qui ajoutoit encore à la
beauté de sa taille; sa robe s'étoit drapée comme un peintre l'auroit
souhaité; et ses beaux cheveux, en tombant, avoient paré son visage du
charme le plus attrayant. Vous l'avouerai-je, je me rappelai dans ce
moment, que moi aussi j'avois été belle, et cette pensée m'absorba
tout entière; je ne me sentis cependant aucun mouvement d'envie contre
Delphine, et je désirai même plus vivement encore de la retenir auprès
de moi. Elle me rend quelques-uns des plaisirs que j'ai perdus; elle
me donne des témoignages d'amitié que je n'ai reçus que quand j'étois
jeune; elle me joue des airs qui me plaisent; elle est malheureuse
quoique jeune et belle, cela console d'être vieille et triste; il faut
qu'elle reste auprès de moi.

Pourquoi la détournerois-je de se fixer ici? pourquoi ferois-je ce
sacrifice? les sacrifices conviennent aux jeunes gens, ils sont
entourés d'amis qui prennent parti pour eux contre eux-mêmes; mais
quand on est vieille, tant de gens trouvent simple que l'on se dévoue,
tant de gens l'exigent de vous, que par un mouvement assez naturel on
est tenté de se faire une existence d'égoïsme, puisqu'on ne vous tient
plus compte de l'oubli de vous-mêmes. Il est des qualités qu'il n'est
doux d'exercer que quand les autres, s'y opposent; et croyez-moi, ma
soeur, à cinquante ans personne ne nous aime autant que nous nous
aimons nous-mêmes.

Vous êtes bonne de me proposer de revenir près de vous; mais nous nous
rappellerions notre jeunesse ensemble, et cela fait trop de mal;
j'aime mieux vivre ici, où personne ne m'a connue que telle que je
suis. Je m'intéresse à vous, à votre famille; je vous servirai dans
toutes les circonstances; mais je mourrai dans le couvent où je suis:
j'ai vu quelque part, dans les _Nuits d'Young_, qu'il faut que _la
vieillesse se promène silencieusement sur le bord solennel du vaste
Océan qu'elle doit bientôt traverser_; cela m'a frappée. J'étois bien
légère autrefois, à présent je n'aime que les idées sombres; je
voudrois me persuader que la vie ne vaut rien pour personne, et
qu'après moi l'amour, la beauté, la jeunesse, ont fini.

Vous n'avez pas ces mouvemens de tristesse, ma soeur; votre passion
pour votre fils vous en a préservée; vous savez que le mien m'a
abandonnée de très-bonne heure, je n'ai pu retenir aucune affection
autour de moi, cependant j'en avois besoin; mais quand je les ai vues
s'éloigner, un sentiment de fierté très-impérieux m'a empêchée de rien
faire pour les rappeler; je me suis tracé une vie qui convient assez à
mon caractère; l'extrême sévérité que j'ai établie parmi les
religieuses chanoinesses qui me sont subordonnées, donne beaucoup de
considération à l'abbaye que je gouverne; et vous l'avez remarqué
comme moi, la considération est la seule jouissance des femmes dans
leur vieillesse. Je ne pourrais pas facilement transporter en Espagne
l'existence dont je jouis ici, il me faudroit plusieurs années pour
préparer ce que je recueille maintenant; je ne dois donc pas songer à
me réunir à vous: mais comptez toujours sur moi comme sur une soeur
dévouée à tous vos intérêts, et qui partage la plupart de vos
opinions, par goût et par sympathie.



LETTRE XI.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

De l'abbaye du Paradis, ce 2 février.


Je ne vous ai point écrit depuis près d'un mois; j'ai voulu essayer si
la vie uniforme que je mène me donneroit enfin du calme, et si, en
m'interdisant de parler, même à vous, des sentimens que j'éprouve, je
finirois par en être moins troublée. Hélas! tous ces sacrifices ne me
réussissent point: une seule résolution pourroit plus que tant
d'efforts: si je partois... si je revoyois Léonce.... Insensée que je
suis! ah! c'est pour n'avoir plus ces pensées agitantes qu'il faudroit
s'enchaîner ici. Madame de Ternan auroit envie de me garder pour
toujours auprès d'elle; je suis sensible à ce désir; mais je ne sais
pourquoi le plaisir même qu'elle trouve à me voir, ne me persuade pas
qu'elle m'aime; je crains qu'il n'entre peu d'affection dans le besoin
qu'elle peut avoir des autres: elle discerne parfaitement les
personnes qui lui conviennent, et souhaite de les captiver; mais il
semble qu'elle emploieroit le même accent pour s'assurer d'une maison
qui lui plairoit, que pour retenir un ami.

Elle exerce, malgré ses défauts, un grand empire sur ceux qui
l'entourent. Il y a dans ses manières une dignité qui impose, et fait
mettre beaucoup de prix à ses moindres expressions de confiance et de
familiarité. Je crois, cependant, que sa ressemblance avec Léonce est
la principale cause de son ascendant sur moi; car, pour peu qu'on
pénètre jusqu'au fond de son âme, on y trouve je ne sais quoi d'aride,
qui refroidit le coeur plus disposé à s'attacher.

Hier, par exemple, j'avois joué sur ma harpe des airs qu'elle avoit
entendus autrefois, et ma conversation l'intéressoit: elle me dit un
mot assez mélancolique, qui m'encouragea à lui demander quels avoient
été les motifs de sa retraite dans un couvent; elle hésita quelques
momens, et d'un ton très-réservé, elle me tint d'abord les discours
convenables à son état; cependant comme je la pressai davantage, et
que j'osai lui parler de sa beauté passée:--Eh bien! me dit-elle,
puisque vous vous intéressez à moi, je vous donnerai quelques lignes
que j'avois écrites, non pour raconter ma vie, car, selon moi,
l'histoire de toutes les femmes se ressemble, mais pour me rendre
compte des motifs qui m'ont déterminée au parti que j'ai pris: cela
n'est pas achevé, parce qu'on ne finit jamais ce qu'on écrit pour soi;
mais il y en a assez pour satisfaire votre curiosité et pour vous
prouver ma confiance.

Je vous envoie, ma soeur, ce que madame de Ternan m'a remis; il y
règne une impression de tristesse qui d'abord pourroit toucher; mais
en y réfléchissant, on trouve dans cette tristesse bien plus
d'amour-propre que de sensibilité; vous me direz l'impression que ce
singulier écrit aura produite sur vous.


_Raisons qui ont déterminé Léontine de Ternan à se faire religieuse._

J'ai été fort belle, et j'ai cinquante ans; de ces deux événemens fort
ordinaires, naissent toutes les impressions que j'ai éprouvées. Je ne
sais pas si j'ai eu moins de raison qu'une autre, ou seulement un
esprit plus observateur, plus pénétrant, et qui n'étoit pas
susceptible de se conserver à lui-même des illusions; ce que je sais,
c'est qu'en perdant ma jeunesse, je n'ai rien trouvé dans le monde qui
pût remplir ma vie, et que je me suis sentie forcée à le quitter,
parce que tous les liens qui m'y attachoient se sont relâchés comme
d'eux-mêmes, jusqu'à ce qu'il ne m'en soit plus resté un seul que je
pusse véritablement regretter.

J'avois de l'esprit, j'en ai peut-être encore; mais on en peut
difficilement juger, car cet esprit se développoit singulièrement par
ma confiance dans ma figure; j'avois de l'imagination et beaucoup de
gaîté, je contois d'une manière piquante, j'avois de l'humeur avec
grâce, et, sûre de l'attrait que tout le monde, en me voyant,
ressentoit pour moi, j'éprouvois un désir animé de plaire et une douce
certitude d'y réussir; cette certitude m'inspiroit une foule d'idées
et d'expressions que je n'ai jamais pu retrouver depuis.

J'avois épousé un homme bon et raisonnable, qui m'aimoit à la folie;
je lui fus fidèle, plus encore, je l'avouerai, par fierté que par
vertu; je voulois être soignée, suivie, adorée, et je ne voulois pas
accorder à un seul homme la préférence qui étoit l'objet de l'ambition
de tous. Je n'eus donc pas de torts envers mon mari, mais je fus peu
occupée de lui, et par degrés il prit habitude de s'intéresser
vivement aux affaires, et de se distraire des sentimens qui l'avoient
absorbé pendant quelques années. J'eus deux enfans, un fils et une
fille; je les ai rendus fort heureux dans leur enfance; j'ai soigné
leurs plaisirs, je leur ai donné tous les maîtres qui avoient le plus
de réputation, et j'ai joui de leur tendresse jusqu'à ce que l'un eût
atteint dix-huit ans et l'autre seize; c'est vers cette époque que
commence la nouvelle perspective de ma vie, celle qui, se
rembrunissant de plus en plus, s'est enfin terminée par le genre de
vie que je mène ici, et qui ressemble autant qu'il se peut à la mort.

Ma figure se conserva assez tard; néanmoins, depuis l'âge de trente
ans, j'avois commencé à réfléchir sur le petit nombre d'années dont il
me restoit à jouir; je m'étonnai d'une impression qui m'étoit
tout-à-fait nouvelle, je craignois l'avenir au lieu de le désirer, je
ne faisois plus de projets, je retenois les jours au lieu de les
hâter. Je voulus devenir plus soigneuse pour mes amis; ils s'en
étonnèrent, et ne m'en aimèrent pas davantage; je repris mes caprices,
mon inconséquence; on n'y étoit plus préparé, et, sans que personne
autour de moi se rendît compte d'aucun changement dans la nature de
ses affections, je voyois déjà des différences dont personne que moi
ne se doutoit encore.

Il me vint l'idée de faire des liaisons nouvelles; il me semblait
qu'elles ranimeroient mon esprit et ma vie. Mais je n'avois pas en moi
la faculté d'aimer ceux que je n'avois point connus dans les premières
années de ma jeunesse; et, quoique ma sensibilité n'eût peut-être
jamais été très-profonde, il y avoit pourtant une distance infinie
entre ces affections que je commandois, et les affections
involontaires qui avoient décidé mes premières amitiés. Je répétois ce
que j'avois dit autrefois avec une sorte d'exactitude, pour voir si je
produirois le même effet; je croyois rencontrer des caractères
différens, des situations entièrement changées, tandis que tout étoit
de même, excepté moi. J'avois perdu, non pas encore les charmes de la
jeunesse, mais cette espérance vive, indéfinie, entraînant avec elle
tous ceux qui s'unissent confusément aux nombreuses chances d'un long
avenir.

Aucune de mes liaisons ne tenoit; rien ne s'arrangeoit de soi-même:
toutes mes relations étoient, pour ainsi dire, faites à la main, et
demandoient des soins continuels; j'en faisois trop ou trop peu pour
les autres, je n'avois plus de mesure sur rien, parce qu'il n'y avoit
point d'accord entre mes désirs et mes moyens; enfin, après sept ou
huit ans de ces vains efforts pour obtenir de la vie ce qu'elle ne
pouvoit plus me donner, je m'aperçus un jour que j'étois sensiblement
changée, et je passai tout un bal sans qu'aucun homme m'adressât des
complimens sur ma figure: on commença même à me parler avec ménagement
des femmes jeunes et belles, et à ramener devant moi la conversation
sur des sujets d'un genre plus grave; je sentis que tout étoit dit:
les autres étoient enfin arrivés à découvrir ce que je prévoyois; il
ne falloit plus lutter, et j'étois trop fière pour m'attacher à
quelques foibles succès, que des efforts soutenus pouvoient encore
faire naître.

Je n'étois cependant alors qu'à la moitié de la carrière que la nature
nous destine; et je ne voyois plus un avenir, ni une espérance, ni un
but qui pût me concerner moi-même. Un homme à l'âge que j'avois alors
auroit pu commencer une carrière nouvelle; jusqu'à la dernière année
de la plus longue vie, un homme peut espérer une occasion de gloire,
et la gloire, c'est comme l'amour, une illusion délicieuse, un bonheur
qui ne se compose pas comme tous ceux que la simple raison nous offre,
de sacrifices et d'efforts; mais les femmes, grand Dieu! les femmes!
que leur destinée est triste! à la moitié de leur vie, il ne leur
reste plus que des jours insipides, pâlissans d'année en année; des
jours aussi monotones que la vie matérielle, aussi douloureux que
l'existence morale.

Et vos enfans, me dira-t-on, vos enfans! La nature, prodigue envers la
jeunesse, nous a réservé les plus doux plaisirs de la maternité, pour
l'époque de la vie qui permet encore les plus heureuses jouissances de
l'amour; nous sommes le premier objet de l'affection de nos enfans, à
l'âge où nous pouvons l'être encore de l'époux, de l'amant qui nous
préfère; mais quand notre jeunesse finit, celle de nos enfans
commence, et tout l'attrait de l'existence nous les enlève au moment
même où nous aurions le plus besoin de nous reposer sur leurs
sentimens.

J'essayai de revenir à mon mari, il étoit bien pour moi; mais quand je
voulois lui redemander ces soins, cet intérêt suivi, cet amour enfin
que je lui inspirois vingt ans plus tôt, il ne me le refusoit pas,
mais il en avoit aussi complètement perdu le souvenir que des jeux les
plus frivoles de son enfance; cependant, quel plaisir peut-on trouver
dans la société d'un homme à qui vous n'êtes pas essentiellement
nécessaire, qui pourroit vivre sans vous comme avec vous, et prend à
votre existence un intérêt plus foible que celui que vous y prenez
vous-même?

Quand les autres ne s'occupent plus naturellement de vous, on est
assez tenté de devenir exigeante, et de reprendre par ses défauts une
sorte d'empire qu'on ne peut plus espérer de ses grâces; moins
j'inspirois d'amour, plus j'aurois voulu que mes enfans eussent, dans
leur affection pour moi, cet entraînement et ce culte qui m'avoient
rendu chers les hommages dont je m'étois vue l'objet; moins je
trouvois dans le monde d'intérêt et de plaisir, plus j'avois besoin
d'une société continuelle et douce dans mon intérieur; mais plus un
sentiment, un plaisir, un but quelconque nous devient nécessaire, plus
il est difficile de l'obtenir; la nature et la société suivent cette
maxime connue de l'Évangile: _elles donnent à ceux qui ont_; mais ceux
qui perdent, éprouvent une contagion de peines qui se succèdent
rapidement et naissent les unes des autres.

Je voulus essayer de m'occuper, mais aucun intérêt ne m'y excitoit:
mes enfans étoient élevés, mon mari occupé des affaires, et accoutumé
à moi de telle sorte que je ne pouvois plus rien changer à nos
relations: quel motif me restoit-il donc pour une action quelconque?
tout étoit égal, et je passois des heures entières dans l'incertitude
sur les plus simples actions de la vie, parce qu'il n'y en avoit
aucune qui me fût plus commandée, plus agréable ou plus utile que
l'autre.

Mon mari mourut; et, quoique nous ne fussions pas très-tendrement
ensemble, je sentis cependant que sa perte ôtoit à mon existence son
reste de charme et de considération; mes enfans étoient établis, l'un
en Espagne, l'autre en Hollande; il n'y avoit plus aucune relation
nécessaire entre personne et moi; quand on est jeune, les liens de
parenté importunent, et l'on ne veut s'environner que de ceux que
l'attrait réciproque rassemble autour de nous; mais, quand on est
vieille, on souhaiteroit qu'il n'y eût plus rien d'arbitraire dans la
vie, on voudroit que les sentimens et les liens qui en résultent
fussent commandés à l'avance; on ne fonde aucun espoir sur le hasard
ni sur le choix.

Je ne pouvois plus concevoir comment il me seroit possible de filer
cette multitude de jours, qui m'étoient peut-être réservés encore, et
pour lesquels je ne prévoyois ni un intérêt, ni une variété, ni un
plaisir, rien, qu'un murmure frivole d'idées insipides, qui ne
m'endormiroit pas même doucement jusqu'au tombeau. L'amour-propre a
nécessairement beaucoup d'influence sur le bonheur des femmes; comme
elles n'ont pas d'affaires, point d'occupations forcées, elles fixent
leur attention sur ce qui les concerne, et détaillent pour ainsi dire
la vie, qui vaut encore mieux par les grandes masses que par les
observations journalières. J'éprouvois donc une sorte d'agitation
intérieure très-pénible, je remarquois tout, je me blessois de tout,
je ne jouissois de rien; j'avois un fond de douleur qui se faisoit
toujours sentir, ajoutoit à mes peines et retranchoit de mes plaisirs;
et, dans les meilleurs momens même, l'affadissement de la vie me
gagnoit chaque jour davantage.

Enfin, une fois j'allai voir une religieuse de mes amies, qui
jouissoit d'un calme parfait; elle me persuada facilement d'embrasser
son état. Que perdois-je en effet? n'étois-je pas déjà sous l'empire
de la mort? Elle commence, la mort, à la première affection qui
s'éteint, au premier sentiment qui se refroidit, au premier charme qui
disparoît! Ses signes avant-coureurs se marquent tous à l'avance sur
nos traits; l'on se voit privé par degrés des moyens d'exprimer ce que
l'on sent; l'âme perd son interprète, les yeux ne peignent plus ce
qu'on éprouve, et les impressions de notre coeur, comme renfermées au
dedans de nous-mêmes, n'ont plus ni regards ni physionomie. pour se
faire entendre des autres; il faut alors mener une vie grave, et
porter sur un visage abattu, cette tristesse de l'âge, tribut que la
vieillesse doit à la nature qui l'opprime.

On parle souvent de la timidité de la jeunesse; qu'il est doux, ce
sentiment! ce sont les inquiétudes de l'espérance qui le causent; mais
la timidité de la vieillesse est la sensation la plus amère dont je
puisse me faire l'idée; elle se compose de tout ce qu'on peut éprouver
de plus cruel, la souffrance qui ne se flatte plus d'inspirer
l'intérêt, et la fierté qui craint de s'exposer au ridicule. Cette
fierté, pour ainsi dire, négative, n'a d'autre objet que d'éviter
toute occasion de se montrer; on sent confusément presque de la honte
d'exister encore, quand votre place est déjà prise dans le monde, et
que, surnuméraire de la vie, vous vous trouvez au milieu de ceux qui
la dirigent et la possèdent dans toute sa force. Je désirai que la
maison religieuse où je voulois me fixer fût loin de Paris; le bruit
du monde fait mal, même dans la solitude la plus heureuse. On
m'indiqua une abbaye à quelques lieues de Zurich; j'y vins il y a
trois ans, et depuis ce temps, je dérobe du moins aux regards le
spectacle lent et cruel de la destruction de l'âge. J'ai pris une
manière de vivre qui, loin de combattre ma tristesse, la consacre,
pour ainsi dire, comme l'unique occupation de ma vie; mais c'est une
assez douce société que la tristesse, dès que l'on n'essaie plus de
s'en distraire; enfin, que puis-je dire de plus? J'avois à vivre,
voilà ce que j'ai essayé pour m'en tirer.



LETTRE XII.

Delphine à mademoiselle d'Albémar,

De l'abbaye du Paradis, ce 6 février.


Une crainte mortelle, ma chère Louise, est venue troubler le peu de
calme dont je jouissois; un mot échappé à madame de Ternan me fait
croire que la mère de Léonce lui a mandé que son fils se livroit
vivement au projet de prendre parti dans la guerre dont la France est
menacée; je sais bien qu'à présent il ne s'éloignera pas de Matilde;
mais il peut contracter de tels engagemens à l'avance, qu'il n'existe
plus aucun moyen de le détourner de les remplir; je ne vois auprès de
lui que M. de Lebensei qui puisse mettre un vif intérêt à combattre ce
funeste dessein, et je lui écris pour l'en conjurer. Envoyez ma lettre
à M. de Lebensei, ma soeur, sans lui faire connoître d'aucune manière
dans quel lieu je suis; cette lettre peut prévenir le malheur que je
redoute, c'est assez vous la recommander.



LETTRE XIII.

Madame d'Albémar à M. de Lebensei.


Je vous conjure de nouveau, vous qui m'avez comblée des plus
touchantes preuves de votre amitié, d'employer toutes les armes que
vous donne votre manière de penser et de vous exprimer, pour empêcher
Léonce de quitter la France, et de se joindre au parti qui veut faire
la guerre avec l'armée des étrangers; vous savez, comme moi, quels
sont les scrupules d'honneur, les sentimens chevaleresques qui
pourroient entraîner Léonce dans cette funeste résolution;
combattez-les en les ménagéant. Servez-vous de mon nom, si vous croyez
qu'il puisse ajouter quelque force à ce que vous direz; cachez
pourtant à Léonce que, du fond de ma retraite, vous avez reçu une
lettre de moi; il vous demanderoit peut-être de la voir. Il voudroit y
répondre lui-même, et renouvelleroit, en m'écrivant, une lutte que je
n'ai plus la force de supporter; mais si jamais je vous ai inspiré
quelque intérêt ou quelque pitié, faites, au nom du ciel, que, dans le
séjour où j'ai enseveli ma destinée, je ne sois pas tout à coup
arrachée par de nouvelles craintes, au triste repos d'un malheur sans
espoir.



LETTRE XIV.

M. de Lebensei à M. de Mondoville.

Cernay, ce 18 février 1792.


Souffrez, mon ami, que je me hasarde à pénétrer dans vos secrets, plus
avant encore que vous ne me l'avez permis; j'ai remarqué, pendant le
peu de jours que je suis resté dans votre maison à Paris, l'effet que
l'on produisoit sur vous, en vous racontant que les nobles sortis de
France depuis quelques mois, pensent et disent qu'il est honteux pour
les personnes de leur classe de ne pas se joindre à eux, lorsqu'ils
font la guerre pour rétablir l'autorité royale et leurs droits
personnels. Vous ne m'avez point parlé de votre projet à cet égard; ma
manière de penser en politique vous en a peut-être détourné. Vous avez
même voulu contenir devant moi l'impression que vous receviez, en
apprenant quelle étoit sur ce sujet l'opinion de presque tous les
gentilshommes; mais je crains que vous ne cédiez à l'empire de cette
opinion, maintenant que vous êtes séparé de la céleste amie qui
l'auroit combattue. Avant de discuter avec vous les motifs de la
guerre qui doit, dit-on, cette année, éclater contre la France, [Le 18
février 1792, date de cette lettre, étoit trois mois avant le
commencement de la guerre.] accordez: à l'amitié le droit de vous dire
ce qui vous concerne particulièrement.

Ce n'est point, je le sais, votre conviction personnelle qui vous
anime dans cette cause; vous ne voulez en politique, comme dans toutes
les actions de votre vie, que suivre scrupuleusement ce que l'honneur
exige de vous, et vous prenez pour arbitre de l'honneur, l'approbation
ou le blâme des hommes. Je suis convaincu que, même dans les temps les
plus calmes, il faut savoir sacrifier l'opinion présente à l'opinion à
venir, et que les grandes spéculations en ce genre exigent des pertes
momentanées; mais si cela est vrai d'une manière générale, combien
cela ne l'est-il pas davantage dans les circonstances où nous nous
trouvons? Vous ne pouvez satisfaire maintenant que l'opinion d'un
parti; ce qui vous vaudra l'estime de l'un vous ôtera celle de
l'autre; et si quelque chose peut faire sentir la nécessité d'en
appeler à soi seul, ce sont ces divisions civiles, pendant lesquelles
les hommes des bords opposés plaident contradictoirement, et
s'objectent également la morale et l'honneur.

Ce n'est pas tout: l'opinion même du parti que vous choisiriez
pourroit changer; il y a dans la conduite privée des devoirs reconnus
et positifs; on est toujours approuvé en les accomplissant, quelles
qu'en soient les suites; mais dans les affaires publiques, le succès
est, pour ainsi dire, ce qu'étoit autrefois _le jugement de Dieu_; les
lumières manquent à la plupart des hommes, pour décider en politique,
comme elles manquoient autrefois pour prononcer en jurisprudence; et
l'on prend pour juge le succès, qui trompe sans cesse sur la vérité;
il déclare, comme autrefois, quel est celui qui a raison, par les
épreuves du fer et du feu; par ces épreuves dont le hasard ou la force
décident bien plus souvent que l'innocence et la vertu.

Si vous acquérez de l'influence dans votre parti, et qu'il soit
vaincu, il vous accusera des démarches même qu'il vous aura demandées,
et vous ne rencontrerez que des âmes vulgaires qui se plaindront
d'avoir été entraînées par leurs chefs; les hommes médiocres se tirent
toujours d'affaire; ils livrent les hommes distingués qui les ont
guidés, aux hommes médiocres du parti contraire; les ennemis même se
rapprochent, quand ils ont l'occasion de satisfaire ensemble la plus
forte des haines, celle des esprits bornés contre les esprits
supérieurs. Mais au milieu de toutes ces luttes d'amour-propre, de
tous ces hasards de circonstance, de toutes ces préventions de parti,
quand l'un vous injurie, quand l'autre vous loue, où donc est
l'opinion? à quel signe peut-on la reconnoître?

Me sera-t-il permis de m'offrir à vous pour exemple? si j'ai bravé
toutes les clameurs de la société où vous vivez, ce n'est point que je
sois indifférent au suffrage public; l'homme est juge de l'homme, et
malheur à celui qui n'auroit pas l'espérance que sa tombe au moins
sera honorée! Mais il falloit ou suivre les fluctuations de toutes les
erreurs de son temps et de son cercle, ou examiner la vérité en
elle-même, et traverser, pour arriver à elle, les divers nuages que la
sottise ou la méchanceté élèvent sur la route.

Dans les questions politiques qui divisent maintenant la France, où
est la vérité, me direz-vous? Le devoir le plus sacré pour un homme
n'est-il pas de ne jamais appeler les armées étrangères dans sa
patrie? l'indépendance nationale n'est-elle pas le premier des biens,
puisque l'avilissement est le seul malheur irréparable? Vainement on
croit ramener les peuples par une force extérieure à de meilleures
institutions politiques; le ressort des âmes une fois brisé, le mal,
le bien, tout est égal; et vous trouvez dans le fond des coeurs je ne
sais quelle indifférence, je ne sais quelle corruption, qui vous fait
douter, au milieu d'une nation conquise et résignée à l'être, si vous
vivez parmi vos semblables, ou si quelques êtres abâtardis ne sont pas
venus habiter la terre que la nature avoit destinée à l'homme.

Ce n'est pas tout encore: non-seulement l'intervention des étrangers
devroit suffire pour vous éloigner du parti qui l'admet; mais la cause
même que ce parti soutient, mérite-t-elle réellement votre appui?
C'est un grand malheur, je le sais, que d'exister dans le temps des
dissensions politiques, les actions ni les principes d'aucun parti ne
peuvent contenter un homme vertueux et raisonnable. Cependant, toutes
les fois qu'une nation s'efforce d'arriver à la liberté, je puis
blâmer profondément les moyens qu'elle prend; mais il me seroit
impossible de ne pas m'intéresser à son but.

La liberté, vous l'avouerez avec moi, est le premier bonheur, la seule
gloire de l'ordre social; l'histoire n'est décorée que par les vertus
des peuples libres; les seuls noms qui retentissent de siècle en
siècle à toutes les âmes généreuses, ce sont les noms de ceux qui ont
aimé la liberté! nous avons en nous-mêmes une conscience pour la
liberté comme pour la morale; aucun homme n'ose avouer qu'il veut la
servitude, aucun homme n'en peut être accusé sans rougir; et les
coeurs les plus froids, si leur vie n'a point été souillée,
tressaillent encore lorsqu'ils voient en Angleterre les touchans
exemples du respect des lois pour l'homme, et des hommes pour la loi;
lorsqu'ils entendent le noble langage qu'ont prêté Corneille et
Voltaire aux ombres sublimes des Romains.

Cette belle cause, que de tout temps le génie et les vertus ont
plaidée, est, j'en conviens, à beaucoup d'égards, mal défendue parmi
nous; mais enfin, l'espérance de la liberté ne peut naître que des
principes de la révolution; et se ranger dans le parti qui veut la
renverser, c'est courir le risque de prêter son secours à des
événemens qui étoufferoient toutes les idées que, depuis quatre
siècles, les esprits éclairés ont travaillé à recueillir. Il y a dans
le parti que vous voulez servir, des hommes qui, comme vous, ne
désirent rien que d'honorable; mais, dans les temps où les passions
politiques sont agitées, chaque faction est poussée jusqu'à l'extrême
des opinions qu'elle soutient; et tel qui commence la guerre dans le
seul but de rétablir l'ordre, entend bientôt dire autour de lui, qu'il
n'y a de repos que dans l'esclavage, de sûreté que dans le despotisme,
de morale que dans les préjugés, de religion que dans telle secte, et
se trouve entraîné, soit qu'il résiste, soit qu'il cède, fort au-delà
du but qu'il s'étoit proposé.

Laissez donc, mon cher Léonce, se terminer sans vous ce grand débat du
monde. Il n'y a point encore de nation en France; il faut de longs
malheurs, pour former dans ce pays un esprit public, qui trace à
l'homme courageux sa route, et lui présente au moins les suffrages de
l'opinion pour dédommagement des revers de la fortune. Maintenant, il
y a parmi nous si peu d'élévation dans l'âme, et de justesse dans
l'esprit, qu'on ne peut espérer d'autre sort dans la carrière
politique, que du blâme sans pitié, si l'on est malheureux, et si l'on
est puissant, de l'obéissance sans estime.

A tous ces motifs qui, je l'espère, agiront sur votre esprit,
laissez-moi joindre encore le plus sacré de tous, votre sentiment pour
madame d'Albémar; son dernier voeu, sa dernière prière, en partant,
fut pour me conjurer de vous détourner d'une guerre que ses opinions
et ses sentimens lui faisoient également redouter; ce que je vous
demande en son nom peut-il m'être refusé?

Je sais que vous ne répondrez point à cette lettre; vous voulez
envelopper du plus profond silence vos projets, quels qu'ils soient;
on n'aime point à discuter le secret de son caractère. Je me soumets à
votre silence, mais j'ose espérer que je produirai sur vous quelque
impression. Je me flatte aussi que vous pardonnerez à mon amitié de
vous avoir parlé avec franchise, sans y avoir été appelé par votre
confiance.

J'ai écrit à Moulins comme vous le désiriez, pour savoir ce qu'est
devenu M. de Valorbe: on m'a répondu qu'on l'ignoroit; mais éloignez
de voire esprit l'idée qui l'a troublé. M. de Valorbe ne sait pas où
est madame d'Albémar; il est sûrement l'homme du monde à qui elle a
caché le plus soigneusement le lieu de sa retraite.



LETTRE XV.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

De l'abbaye du Paradis, ce 4 mars 1792.


Je suis plus tranquille sur les terreurs que j'éprouvois, d'après ce
que vous me mandez, ma chère Louise. [Cette lettre, et la plupart de
celles que mademoiselle d'Albémar a écrites à madame d'Albémar, à
l'abbaye du Paradis, ont été supprimées.] M. de Lebensei vous écrit
qu'il est certain que Léonce n'a point encore formé de projet pour
l'avenir. Hélas! il croit, me dites-vous, que Léonce ne pense à la
guerre que par dégoût de la vie, _et peut-être_, ajoute-t-il, _quand
M. de Mondoville sera père, il n'éprouvera plus de tels sentimens_.
Ah! je le souhaite, je dois désirer même que la nouvelle affection
dont il va jouir le console de ma perte.

M. de Valorbe ne cesse de me persécuter: depuis un mois que sa santé
lui permet de sortir, il m'écrit, il demande à me voir, et, si madame
de Ternan ne mettoit pas un grand intérêt à l'empêcher, je ne sais
comment j'aurois pu jusqu'à ce jour me dispenser de le recevoir.
Madame de Cerlebe, dont l'amitié m'est chère, me désole par ses
sollicitations continuelles en faveur de M. de Valorbe; chaque fois
qu'elle vient dans ce couvent, elle m'en parle: elle s'est persuadée,
je crois, que madame de Ternan veut m'engager à prendre le voile; elle
en est inquiète, et voudrait que je sortisse d'ici pour épouser M. de
Valorbe. Vous aussi, ma soeur, vous avez la bonté de craindre que
madame de Ternan ne me détermine à me faire religieuse; je n'y pense
point à présent: je vous avoue que cette idée m'a occupée quelque
temps, sans que je voulusse vous le dire; mais en observant cet état
de plus près, je me suis sentie de la répugnance à imiter madame de
Ternan, en prononçant des voeux sans y être appelée par des sentimens
de dévotion. J'ai beau répéter à madame de Cerlebe que telle est ma
résolution, elle a une si grande idée de l'ascendant que madame de
Ternan peut exercer sur moi, que rien ne la rassure.

Je crois aussi qu'elle a su par M. de Valorbe mon attachement pour
Léonce; la sévérité de ses principes me condamne, et elle veut essayer
de m'arracher sans retour au sentiment qu'elle réprouve. Projet
insensé! elle ne l'eût point formé, si j'avois osé lui parler avec
confiance, si quelques mots lui avoient appris à connoître la
toute-puissance du lien qu'elle voudroit briser! D'ailleurs, comme
elle est très-heureuse par son père et par ses enfans, quoique son
mari lui convienne très-peu, elle se persuade que je n'ai pas besoin
d'aimer M. de Valorbe, pour trouver dans le mariage les jouissances
qu'elle considère comme les premières de toutes, celles de la
maternité: c'est, je crois, pour m'en présenter le tableau, qu'elle a
mis une grande importance à ce que j'allasse voir demain la première
communion de sa fille, dans l'église protestante voisine de sa
campagne.

Je craignois d'abord d'y rencontrer M. de Valorbe, mais elle m'a
promis qu'il n'y seroit pas, et j'ai consenti à ce qu'elle désiroit;
cependant, avant de lui donner ma parole, j'ai été demander à madame
de Ternan la permission de m'absenter pour un jour.--Je n'aime pas
beaucoup, m'a-t-elle dit, que mes pensionnaires sortent, et il est
établi qu'elles ne passeront jamais une nuit hors du couvent; mais
comme vous pouvez facilement être revenue avant cinq heures du soir,
je ne m'y oppose pas. Je vous prie seulement de ne pas renouveler ces
visites, qui sont d'un mauvais exemple pour les autres dames, à qui je
les interdis.--Cette réponse me déplut assez; je trouvai madame de
Ternan trop exigeante, et je ne retirai point la demande que j'avois
faite.

Vous m'écrivez, ma chère soeur, que le décret qui saisit les biens des
émigrés va être porté, et que sûrement alors, M. de Valorbe ne
persistera pas à refuser les offres que je lui ai déjà faites; ah!
combien il me soulagera, s'il les accepte! je sentirai moins
douloureusement les reproches que je me fais d'avoir été la cause de
ses peines, pour prix de la reconnoissance que je lui dois. Mon
excellente amie, votre délicatesse et votre bonté viennent sans cesse
à mon secours.



LETTRE XVI.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Ce 6 mars.


Je suis encore émue du spectacle dont j'ai été témoin hier; je me suis
livrée aux sentimens que j'éprouvois, sans réfléchir aux projets que
pouvoit avoir madame de Cerlebe, en me rendant témoin d'une scène si
attendrissante; seulement, quand je l'ai quittée, elle m'a dit que sa
première lettre m'apprendroit quel avoit été son dessein.

C'est une chose touchante, que les cérémonies des protestans! Ils ne
s'aident pour vous émouvoir que de la religion du coeur; ils la
consacrent par les souvenirs imposans d'une antiquité respectable; ils
parlent à l'imagination, sans laquelle nos pensées n'acquerroient
aucune grandeur, sans laquelle nos sentimens ne s'étendroient point
au-delà de nous-mêmes; mais l'imagination qu'ils veulent captiver,
loin de lutter avec la raison, emprunte d'elle une nouvelle force. Les
terreurs absurdes, les croyances bizarres, tout ce qui rétrécit
l'esprit enfin, ne sauroit développer aucune autre faculté morale; les
erreurs en tout genre resserrent l'empire de l'imagination au lieu de
l'agrandir; il n'y a que la vérité qui n'ait point de bornes. Notre
âme n'a pas besoin de superstition, pour recevoir une impression
religieuse et profonde; le ciel et la vertu, l'amour et la mort, le
bonheur et la souffrance, en disent assez à l'homme, et nul n'épuisera
jamais tout ce que ces idées sans terme peuvent inspirer.

J'entendis, en arrivant dans l'église, les chants des enfans qui
célébroient le premier acte de fraternité, la première promesse de
vertu, que d'autres enfans comme eux alloient faire en entrant dans le
monde; ces voix si pures remplirent mon âme du sentiment le plus doux;
quelle heureuse époque de la vie, que celle qui précède tous les
remords! les années se marquent par les fautes; si l'âme restoit
innocente, le temps passeroit sur nous sans nous courber. C'étoit la
fille de madame de Cerlebe qui devoit communier pour la première fois;
vingt jeunes filles étoient admises en même temps qu'elle à cette
auguste cérémonie; elles étoient toutes couvertes d'un voile blanc, on
ne voyoit point leurs jolis visages, mais on entendoit leurs douces
larmes; elles quittoient l'enfance pour la jeunesse, elles devenoient
responsables d'elles-mêmes, tandis que, jusqu'alors, leurs parens
pouvoient encore tout pardonner et tout absoudre. Elles soulevèrent
leurs voiles en approchant de la table sainte; madame de Cerlebe alors
me montra sa jeune fille; ses yeux attachés sur elle réfléchissoient,
pour ainsi dire, la beauté de cette enfant, et l'expression de ses
regards maternels indiquoit aux étrangers les grâces et les charmes
qu'elle se plaisoit à considérer.

Son fils, âgé de cinq ans, étoit assis à ses pieds; il regardoit sa
mère et sa soeur, étonné de leur attendrissement, n'en comprenant
point encore la cause, mais cherchant à donner à sa petite mine une
expression de sérieux, puisque tous ses amis pleuroient autour de lui.

J'étois déjà vivement intéressée, lorsque le père de madame de Cerlebe
arriva. Il vint s'asseoir à côté d'elle, tout le monde s'étoit levé
pour le laisser passer. C'est un homme très-considéré dans son pays,
pour les services éminens qu'il a rendus; ses talens et ses vertus
sont généralement admirés. En le voyant, l'expression de sa
physionomie me frappa: c'est le premier homme d'un âge avancé qui
m'ait paru conserver dans le regard toute la vivacité, toute la
délicatesse des sentimens les plus tendres; j'aurois voulu que cet
homme me parlât, j'aurois cru sa mission divine, et je l'aurois choisi
pour mon guide. Je ne pus, pendant le temps que dura le cérémonie,
détacher mes yeux de lui; toutes les nuances de ses affections se
peignoient sur son visage, comme des rayons de lumière. Père de la
première et de la seconde génération qui l'entouroit, il protégeoit
l'une et l'autre, et des sentimens d'une nature différente, mais
sortant de la même source, repandoient l'amour et la confiance sur les
enfans comme sur leur mère.

Enfin, quand il présenta la fille de sa fille à son Dieu, je vis la
mère se retirer par un mouvement irréfléchi, pour laisser tomber plus
directement sur son enfant la bénédiction de son père; on eût dit que,
moins sûre de ses vertus, et se confiant davantage dans l'efficacité
des prières paternelles, elle s'écartoit timidement, pour que son père
traitât lui seul avec l'Être suprême de la destinée de son enfant. Oh!
que les liens de la nature sont imposans et doux! quelle chaîne
d'affection, de siècle en siècle, unit ensemble les familles! Et moi,
malheureuse, je suis en dehors de cette chaîne; j'ai perdu mes parens,
je n'aurai point d'enfans, et tous les sentimens de mon âme sont
rassemblés sur un seul être, dont je suis séparée pour jamais!

Louise, je ne supporte cette situation qu'en me livrant tous les jours
davantage à mes rêveries. Je n'ai plus, pour ainsi dire, qu'une
existence idéale, ce qui m'entoure n'est de rien dans ma vie: on me
parle, je réponds; mais les objets que je vois pendant le jour
laissent moins de traces dans mon souvenir, que les songes de la nuit,
qui m'offrent souvent son image. J'ai les yeux sans cesse fixés sur
les montagnes qui séparent la Suisse de la France; il vit par-delà,
mais il ne m'a point oubliée; la douceur de mes pensées me l'assure.
Quand je me promène sous les voûtes de la nuit, mes regrets ne sont
point amers, et s'il avoit cessé de m'aimer, le frissonnement de la
mort m'en auroit avertie.

Le bien le plus précieux qui me reste encore, mon amie, c'est ma
confiance dans votre coeur; il n'y a pas une de mes peines dont je
n'adoucisse l'amertume, en la déposant dans votre sein.



LETTRE XVII.

Madame de Cerlebe à madame d'Albémar.

Ce 7 mars.


Ce n'est point sans dessein que je vous ai demandé d'assister à la
plus douce époque de ma vie; j'espérois que les sentimens qu'elle vous
inspireroit vous détourneroient des cruelles résolutions que je vous
vois prête à suivre, et je me suis promis de vous exprimer avec
sincérité toute la peine qu'elles me font éprouver.

Vous refusez M. de Valorbe, et vous m'avez dit vous-même que vous
l'estimiez; il vous aime avec passion, vous ne m'avez point nié que
ses malheurs n'eussent été causés par son amour pour vous, et qu'avant
ses malheurs même, vous ne crussiez lui devoir beaucoup de
reconnoissance; j'examinerai avec vous, à la fin de cette lettre,
quelles sont les obligations que la délicatesse vous impose vis-àvis
de lui; mais c'est sous le rapport de votre bonheur, que je veux
d'abord considérer ce que vous devez faire.

Un attachement, dont j'ose vous parler la première, décide de votre
vie; cet attachement est contraire à vos principes de morale, et, trop
vertueuse pour vous y livrer, vous êtes assez passionnée pour y
sacrifier, à vingt-deux ans, toute votre destinée, et renoncer à
jamais au mariage et à la maternité. Il faut, pour attaquer cette
résolution avec force, que je vous déclare d'abord que je ne crois
point au bonheur de l'amour, et que je suis fermement convaincue qu'il
n'existe dans le monde aucune autre jouissance durable, que celle
qu'on peut tirer de l'exercice de ses devoirs. Ces maximes seroient
d'une sévérité presque orgueilleuse, si je ne vous disois pas qu'il me
fallut plusieurs années pour en être convaincue, et que si je n'avois
pas eu pour père l'ange que vous vîtes hier présider à nos destinées,
j'aurois souffert bien plus long-temps, avant de m'éclairer.

Sans entrer dans les détails de mon affection pour M. de Cerlebe, vous
savez que le bonheur de ma vie intérieure n'est fondé ni sur l'amour,
ni sur rien de ce qui peut lui ressembler; je suis heureuse par les
sentimens qui ne trompent jamais le coeur, l'amour filial et l'amour
maternel.

Dans les premiers jours de ma jeunesse, j'ai essayé de vivre dans le
monde, pour y chercher l'oubli de quelques-unes de mes espérances
déçues; mais, je ressentois dans ce monde une agitation semblable à
celle que fait éprouver une voiture rapide, qui va plus vite que vos
regards même, et vous présente des objets que vous n'avez pas le temps
de considérer. Je ne pouvais me rendre compte de la durée des heures,
ma vie m'était dérobée, et cet état, qui semble être celui du plus
grand mouvement possible, me conduisoit cependant à la plus parfaite
apathie morale; les impressions et des idées se succédoient sans
laisser en moi aucune trace; il m'en restoit seulement une sorte de
fièvre sans passion, de trouble sans intérêt; d'inquiétude sans objet,
qui me rendoit ensuite incapable de m'occuper seule.

C'est dans cette situation, qu'une voix qui, depuis que j'existe, a
toujours fait tressaillir mon coeur, sut me rappeler à moi-même; mon
père me conseilla de m'établir une grande partie de l'année à la
campagne, et d'élever moi-même mes enfans. Je m'ennuyai d'abord un peu
de la monotonie de mes occupations; mais, par degrés, je repris la
possession de moi-même, et je goûtai les plaisirs qui ne se sentent
que dans le silence de tous les autres, la réflexion, l'étude, et la
contemplation de la nature. Je vis que le temps divisé n'est jamais
long, et que la régularité abrège tout.

Il n'y a pas un jour, parmi ceux qu'on passe dans le grand monde, où
l'on n'éprouve quelques peines: misérables, si on les compte une à
une; importantes, quand on considère leur influence sur l'ensemble de
la destinée. Un calme doux et pur s'empare de l'âme dans la vie
domestique, on est sûr de conserver jusqu'au soir la disposition du
réveil; on jouit continuellement de n'avoir rien à craindre, et rien à
faire pour n'avoir rien à craindre; l'existence ne repose plus sur le
succès, mais sur le devoir; on goûte mieux la société des étrangers,
parce qu'on se sent tout-à-fait hors de leur dépendance, et que les
hommes dont on n'a pas besoin ont toujours assez d'avantages,
puisqu'ils ne peuvent avoir aucun inconvénient.

Quand je regrettais l'amour, et désirois le succès, la société, la
nature, tout me paroissoit mal combiné, parce que je n'avois deviné le
secret de rien: je me sentois hors de l'ordre, à l'extrémité du cercle
de l'existence; mais rentrée dans la morale, je suis au centre de la
vie, et loin d'être agitée par le mouvement universel, je le vois
tourner autour de moi sans qu'il puisse m'atteindre.

J'ai pour père un ami, le premier de mes amis; mais quand je serois
seule, je pourrois trouver dans ma conscience le confident de toutes
mes pensées. J'entends au dedans de moi-même la voix qui me répond; et
cette voix acquiert chaque jour plus de force et de douceur. Le devoir
m'ouvre tous ses trésors; et j'éprouve ce repos animé, ce repos qui
n'exclut ni les idées les plus hautes, ni les affections les plus
profondes, mais qui naît seulement de l'harmonie de vous-même avec la
nature.

Les occupations qui ne se lient à aucune idée de devoir, vous
inspirent tour à tour du dégoût ou du regret; vous vous reprochez
d'être oisif; vous vous fatiguez de travailler; vous êtes en présence
de vous-même, écoutant votre désir, cherchant à le bien connoître, le
voyant sans cesse varier, et trouvant autant de peine à servir vos
propres goûts que les volontés d'un maître étranger. Dans la route du
devoir, l'incertitude n'existe plus, la satiété n'est point à
redouter; car dans le sentiment de la vertu, il y a jeunesse
éternelle; quelquefois on regrette encore d'autres biens; mais le
coeur, content de lui-même, peut se rappeler sans amertume les plus
belles espérances de la vie: s'il pense au bonheur qu'il ne peut
goûter, c'est avec un sentiment dont la douceur lui tient lieu de ce
qu'il a perdu.

Quelles jouissances ne trouve-t-on pas dans l'éducation de ses enfans!
Ce n'est pas seulement les espérances qu'elle renferme qui vous
rendent heureux, ce sont les plaisirs mêmes que la société de ces
coeurs si jeunes fait éprouver; leur ignorance des peines de la vie
vous gagne par degrés; vous vous laissez entraîner dans leur monde, et
vous les aimez non-seulement pour ce qu'ils promettent, mais pour ce
qu'ils sont déjà; leur imagination vive, leurs inépuisables goûts
rafraîchissent la pensée; et si le temps que vous avez d'avance sur
eux ne vous permet pas de partager tous leurs plaisirs, vous vous
reposez du moins sur le spectacle de leur bonheur; l'âme d'un enfant
doucement soutenue, doucement conduite par l'amitié, conserve
long-temps l'empreinte divine dans toute sa pureté; ces caractères
innocens, qui s'étonnent du mal, et se confient dans la pitié, vous
attendrissent profondément, et renouvellent dans votre coeur les
sentimens bons et purs, que les hommes et la vie avoient troublés:
pouvez-vous, madame, pouvez-vous renoncer pour toujours à ces émotions
délicieuses?

M. de Valorbe est un homme estimable, spirituel, digne de vous
entendre. Nos destinées, sous ce rapport, seront au moins pareilles.
Je l'avoue, il est un bonheur dont je jouis, et qui n'a été donné à
personne sur la terre; c'est à lui peut-être que je dois mon retour
aux résolutions que je vous conseille; il faut donc vous faire
connoître ce sentiment, dans tout ce qu'il peut avoir de doux et de
cruel.

Vous avez entendu parler de l'esprit et des rares talens de mon père,
mais on ne vous a jamais peint l'incroyable réunion de raison parfaite
et de sensibilité profonde, qui fait de lui le plus sûr guide et le
plus aimable des amis. Vous a-t-on dit que maintenant l'unique but de
ses étonnantes facultés est d'exercer la bonté, dans ses détails comme
dans son ensemble? il écarte de ma pensée tout ce qui la tourmente; il
a étudié le coeur humain pour mieux le soigner dans ses peines, et n'a
jamais trouvé dans sa supériorité qu'un motif pour s'offenser plus
tard, et pardonner plus tôt; s'il a de l'amour-propre, c'est celui des
êtres d'une autre nature que la nôtre, qui seroient d'autant plus
indulgens, qu'ils connoîtroient mieux toutes les inconséquences et
toutes les foiblesses des hommes.

La vieillesse est rarement aimable, parce que c'est l'époque de la vie
où il n'est plus possible de cacher aucun défaut; toutes les
ressources pour faire illusion ont disparu; il ne reste que la réalité
des sentimens et des vertus; la plupart des caractères font naufrage
avant d'arriver à la fin de la vie, et l'on ne voit souvent dans les
hommes âgés que des âmes avilies et troublées, habitant encore, comme
des fantômes menaçans, des corps à demi ruinés; mais, quand une noble
vie a préparé la vieillesse, ce n'est plus la décadence qu'elle
rappelle, ce sont les premiers jours de l'immortalité.

L'homme que le temps n'a point abattu, en a reçu des présens que lui
seul peut faire, une sagacité presque infaillible, une indulgence
inépuisable, une sensibilité désintéressée. La tendresse que vous
inspire un tel père est la plus profonde de toutes; l'affection qu'il
a pour vous est d'une nature tout-à-fait divine. Il réunit sur vous
seul tous les genres de sentimens; il vous protège, comme si vous
étiez un enfant; vous lui plaisez, comme si vous étiez toujours jeune;
il se confie à vous, comme si vous aviez atteint l'âge de maturité.

Une incertitude presque habituelle, une réserve fière se mêlent à
l'amour que vous inspirent vos enfans. Ils s'élancent vers tant de
plaisirs qui doivent les séparer de vous; ils sont appelés à tant de
vie après votre mort, qu'une timidité délicate vous commande de ne pas
trop vous livrer, en leur présence, à vos sentimens pour eux. Vous
voulez attendre, au lieu de prévenir, et conserver envers cette
jeunesse resplendissante la dignité que l'on doit garder avec les
puissans, alors même qu'on a pour eux la plus sincère amitié! Mais il
n'en est pas ainsi de la tendresse filiale, elle peut s'exprimer sans
crainte; elle est si sûre de l'impression qu'elle produit!

Je ne suis pas personnelle, je crois que ma vie l'a prouvé; mais si
vous saviez combien il m'est doux de me sentir environnée de l'intérêt
de mon père! de ne jamais souffrir sans qu'il s'en occupe, de ne
courir aucun danger sans me dire qu'il faut que je vive pour lui, moi
qui suis le terme de son avenir! L'on nous assure souvent qu'on nous
aime, mais peut-être est-il vrai que l'on n'est nécessaire qu'à son
père? Les espérances de la vie sont prêtes à consoler tous nos
contemporains de route; mais le charme enchanteur de la vieillesse
qu'on aime, c'est qu'elle vous dit, c'est que l'on sait, que le vide
qu'elle éprouveroit en vous perdant ne pourroit plus se combler.

Si j'étois dangereusement malade, et que je fusse loin de mon père, je
serois accessible à quelques frayeurs; mais s'il étoit là, je lui
abandonnerois le soin de ma vie, qui l'intéresse plus que moi. Le
coeur a besoin de quelque idée merveilleuse qui le calme, et le
délivre des incertitudes et des terreurs sans nombre que l'imagination
fait naître; je trouve ce repos nécessaire dans la conviction où je
suis que mon père porte bonheur à ma destinée: quand je dors sous son
toit, je ne crains point d'être réveillée par quelques nouvelles
funestes; quand l'orage descend des montagnes et gronde sur notre
maison, je mène mes enfans, dans la chambre de mon père, et, réunis
autour de lui, nous nous croyons sûrs de vivre, ou nous ne craignons
plus la mort, qui nous frapperoit tous ensemble.

La puissance que la religion catholique a voulu donner aux prêtres,
convient véritablement à l'autorité paternelle; c'est votre père qui,
connoissant toute votre vie, peut être votre interprète auprès du
ciel; c'est lui dont le pardon vous annonce celui d'un Dieu de bonté;
c'est sur lui que vos regards se reposent avant de s'élever plus haut;
c'est lui qui sera votre médiateur auprès de l'Être suprême, si, dans
les jours de votre jeunesse, les passions véhémentes ont trop entraîné
votre coeur.

Mais, que viens-je de vous dire, madame? n'allez-vous pas vous hâter
de me répondre, que je jouis d'un bonheur qui ne vous est point
accordé, et que c'est à ce bonheur seul que je dois la force de ne
plus regretter l'amour. Vous ne savez donc pas quel attendrissement
douloureux se mêle à ce que j'éprouve pour mon père? Croyez-moi, la
nature n'a pas voulu que le premier objet de nos affections nous
précédât de tant d'années dans la vie, et tout ce qu'elle n'a pas
voulu fait mal. Chaque fois que mon père, ou par ses actions, ou par
ses paroles, pénètre mon âme d'un sentiment indéfinissable de
reconnoissance et de tendresse, une pensée foudroyante s'élève et me
menace; elle change en douleur mes mouvemens les plus tendres, et ne
me permet d'autre espoir que cette incertitude de la destinée, qui
laisse errer la mort sur tous les âges.

Non, il vaut mieux, dans la route du devoir, n'être pas assaillie par
des affections si fortes; elles vous attendrissent trop profondément,
elles vous détournent du but où vous devez arriver, elles vous
accoutument à des jouissances qui ne dépendent pas de vous, et que
l'exercice le plus pur de la morale ne peut pas vous assurer. Vous
vous sentez exposée à ces douleurs déchirantes, dont l'accomplissement
habituel des devoirs doit préserver; et si le malheur vous atteignoit,
vous ne pourriez plus répondre de vous-même.

Pour vous, madame, vous auriez dans votre famille moins de bonheur,
mais moins de craintes; et vous rempliriez la douce intention de la
nature, en reposant votre affection tout entière sur vos enfans, sur
ces amis qui doivent nous survivre. Acceptez cet avenir, madame;
éloignez de vous les chimères qui troublent votre destinée; elle sera
bien plus malheureuse, si vous avez à vous reprocher le désespoir,
peut-être la mort d'un honnête homme.

M. de Valorbe souffre à cause de vous toutes les infortunes de la
terre; ce n'est pas, je le sais, vous détourner de vous unir à lui,
que de vous peindre l'amertume de son sort. Ses biens vont être
séquestrés en France, et ses créanciers le poursuivent ici; je sais
que vous lui avez offert, avec une grande générosité, de disposer de
votre fortune; mais rien ne pourra l'y faire consentir si vous lui
refusez votre main; un de ces jours il sera jeté dans quelque prison,
et il mourra; car, dans l'état déplorable de sa santé, il ne pourroit
supporter une telle situation sans périr.

Vous exercez sur lui un empire presque surnaturel; je le vois passer
de la vie à la mort, sur un mot que je lui dis, qui relève ou détruit
ses espérances; ce n'est point pour répéter le langage ordinaire aux
amans, c'est pour vous préserver d'un grand malheur que je vous
annonce que M. de Valorbe ne survivra pas à la perte de toute
espérance; et combien ne le regretterez-vous pas alors! Il ne vous
touche pas maintenant, parce que vous redoutez ses instances; mais
quand il n'existera plus, votre imagination sera pour lui, et vous
vous reprocherez son sort. Contentez-vous d'être passionnément aimée;
c'est encore un beau lot dans la vie, quand seulement on peut estimer
celui qui nous adore.

Dans quelques années, fussiez-vous unie à l'homme que vous aimez,
votre sentiment finiroit par ressembler à ce que vous éprouveriez
maintenant pour M. de Valorbe; ne vous est-il pas possible de vous
transporter par la réflexion à cette époque? La morale nous rend
l'avenir présent, c'est une de ses plus heureuses puissances;
exercez-la pour votre bonheur, exercez-la pour sauver la vie à celui
qui l'avoit conservée à M. d'Albémar.

Je ne répéterai point les excuses que je vous dois pour cette lettre;
je sais que mon amitié, ma considération pour vous, me l'ont inspirée;
je me confie dans l'impression que fait toujours la vérité sur un
caractère tel que le vôtre.

HENRIETTE DE CERLEBE.



LETTRE XVIII.

Réponse de Delphine à madame de Cerlebe.

Ce 8 mars 1792.


Votre lettre, madame, m'a pénétrée d'admiration pour votre caractère,
et m'a fait sentir combien ma position étoit malheureuse; car je ne
pourrai jamais échapper au regret d'avoir été la cause des chagrins
qu'éprouve M. de Valorbe; et cependant, permettez-moi de vous le dire,
je ne me sens pas la force de m'unir à lui, et il me semble qu'aucun
devoir ne m'y condamne.

De tous les malheurs de la vie, je n'en conçois point qu'on puisse
comparer aux peines dont une femme est menacée par une union mal
assortie; je ne sais quelle ressource la religion et la morale peuvent
offrir contre un tel sort, quand on y est enchaînée; mais le chercher
volontairement me paroît un dévouement plus insensé que généreux, et
je me sens mille fois plus disposée à m'ensevelir dans le cloître où
je vis maintenant, à désarmer par cette sombre résolution les désirs
persécuteurs de M. de Valorbe, qu'à me donner à lui, quand je porte au
fond du coeur une autre image et d'éternels regrets.

Que pourrois-je, en effet, pour le bonheur de M. de Valorbe, lorsque
je me serois condamnée à ce mariage, sans amour, et bientôt après sans
amitié? car jamais je ne me consolerois de la grandeur du sacrifice
qu'il auroit exigé de moi, et toujours, à la place des sentimens
pénibles qu'il me feroit éprouver, je rêverois au bonheur que j'aurois
goûté, si j'eusse épousé l'objet que j'aime; comment suppléer en rien
aux affections vraies et involontaires? Ah! bien heureusement pour
nous, la vérité a mille expressions, mille charmes, tandis que
l'effort ne peut trouver que des termes monotones, une physionomie
contrainte, sur laquelle se peignent constamment les tristes signes de
la résignation du coeur.

Mon esprit plaît à M. de Valorbe; mais a-t-il réfléchi que cet esprit
même ne peut être animé que par des sentimens naturels et confians? Je
ne suis rien, si je ne puis être moi; dès que je serai poursuivie par
une pensée qu'il faudra cacher, je ne songerai plus qu'à ce que je
dois taire; mes facultés suffiront à peine pour dissimuler mon
désespoir; m'en restera-t-il pour faire le bonheur de personne?

Les détails de la vie domestique, source de tant de plaisirs, quand
ils se rapportent tous à l'amour; ces détails me feroient mal, un à
un, et tous les jours: il ne s'agiroit pas seulement d'un grand
sacrifice, mais de peines qui se renouvelleroient sans cesse; je
redouterois, chaque lien, quelque foible qu'il fût, après avoir
contracté le plus fort de tous; et je chercherois, avec une
continuelle inquiétude, les heures qui pourroient me rester, les
occupations qui m'isoleroient, les plus petits intérêts qui pourroient
n'appartenir qu'à moi.

Quand le sort d'une femme est uni à celui de l'homme qu'elle aime,
chaque fois qu'il rentre chez lui, qu'elle entend son pas, qu'il ouvre
sa porte, elle éprouve un bonheur si grand, qu'il fait concevoir
comment la nature, en, ne donnant aux femmes que l'amour, n'a pas été
cependant injuste envers elles; mais s'il faut que leur solitude ne
soit interrompue que par des sentimens pénibles, s'il faut qu'elles
aient la contrainte pour unique diversité de l'ennui, et l'effort
d'une conversation gênée pour distraction de la retraite; c'est trop,
oh! oui, c'est trop! A ce prix, qui peut vouloir de la vie? vaut-elle
donc tant de persistance? faut-il mettre tant de scrupule à conserver
tous les jours qu'elle nous a destinés?

Ne vous offensez point pour M. de Valorbe, madame, de ce tableau trop
vrai du malheur que me feroit éprouver notre union; je sais qu'il est
digne de toute mon estime, mais vous n'avez jamais vu celui dont je me
suis séparée pour toujours; jamais ceux qui l'ont connu ne pourroient
me demander de l'oublier! Ce n'est pas du bonheur, dites-vous, que
vous m'offrez, c'est l'accomplissement d'un devoir. Ah! sans doute, la
situation de M. de Valorbe me désespère, il n'est point de preuve de
dévouement que je ne lui donnasse, avec l'empressement le plus vif,
s'il daignoit m'en accorder l'occasion; mais ce qu'il exige de moi,
c'est la perte de ma jeunesse, c'est celle de toutes les années de ma
vie, c'est peut-être même le sacrifice de la vie à venir que j'espère.

Puis-je, en effet, répondre des mouvemens qui s'élèveront dans mon
âme, quand j'aurai long-temps souffert, quand je verrai ma destinée ne
laisser après elle, en s'écoulant, que d'amers souvenirs, pour aigrir
d'amères douleurs? Ne finirai-je point par douter de la protection de
la Providence, et mes résolutions vertueuses ne s'ébranleront-elles
pas? les sentimens doux ne tariront-ils pas dans mon coeur? C'est du
mariage que doivent dériver toutes les affections d'une femme, et si
le mariage est malheureux, quelle confusion n'en résulte-t-il pas dans
les idées, dans les devoirs, dans les qualités même! Ces qualités vous
auroient rendue plus digne de l'objet de votre choix; mais elles
peuvent dépraver le coeur qu'on a privé de toutes les jouissances: qui
peut être certain alors de sa conduite? Vous, madame, parce que vous
ne croyez plus à l'amour: mais moi, que son charme subjugue encore,
quel est l'insensé qui veut de moi, qui veut d'une âme enthousiaste,
alors qu'il ne l'a pas captivée!

Vous me menacez de la mort de M. de Valorbe; cette crainte m'accable,
je ne puis la braver. Si vous avez raison dans vos terreurs, il faut
que je le prévienne; ensevelie dans cette retraite, me comptera-t-il
parmi les vivans? voudroit-il plus encore? seroit-il plus calme, si je
n'existois plus? je lui ferois facilement ce sacrifice; il a sauvé mon
bienfaiteur, je croirois m'immoler à ce souvenir; mais qu'il me laisse
expirer seule, et que ma fin ne soit point précédée par quelques
années d'une union douloureuse et funeste! Ah! c'est surtout pour
mourir qu'il faudroit être unie à l'objet de sa tendresse! soutenue,
consolée par lui, sans doute on regretteroit davantage la vie, et
cependant les derniers momens seroient moins cruels; ce qui est
horrible, c'est de voir se refermer sur soi le cercle des années, sans
avoir joui du bonheur.

Une indignation amère et violente peut s'emparer de vous, en songeant
qu'elle va passer, cette vie, sans qu'on ait goûté ses véritables
biens; sans que le coeur, qui va s'éteindre, ait jamais cessé de
souffrir; quelle idée peut-on se former des récompenses divines, si
l'on n'a pas connu l'amour sur la terre! Oh! que le ciel m'entende;
qu'il me désigne, s'il le veut, pour une mort prématurée; mais que je
la reçoive tandis que le même sentiment anime mon coeur, qu'un seul
souvenir fait toute ma destinée, et que je n'ai jamais rien aimé que
Léonce.

Voilà ma réponse à M. de Valorbe, madame; confiez-la-lui, si vous le
voulez; mon coeur, sans se trahir, n'en pourroit donner une autre.



LETTRE XIX.

Monsieur de Valorbe à M. de Montalte.

Zurich, ce 10 mars.


J'ai reçu ta lettre, Montalte; dans toute autre circonstance,
peut-être m'auroit-elle fait impression, peut-être aurois-je consenti
à ménager madame d'Albémar; mais elle m'a donné le terrible droit de
la haïr; si tu savois ce qu'elle a écrit à madame de Cerlebe! quel
amour pour Léonce! quel mépris pour moi! Elle se flatte de se délivrer
ainsi de mes poursuites, elle se trompe; c'est à présent surtout
qu'elle doit me redouter. Ne me parle plus des égards qu'elle mérite;
je punirai son ingratitude, je soumettrai son orgueil. Tant d'insultes
ont soulevé mon âme, tout mon amour se change en indignation! Il faut
que madame d'Albémar tombe en ma puissance; par quelques moyens que ce
soit, il le faut. Adieu, Montalte, je serai maître d'elle, ou je
n'existerai plus.



LETTRE XX.

Delphine à madame de Cerlebe.

De l'abbaye du Paradis, ce 14 Mars.


Enfin, madame, il se présente une occasion de soulager mon coeur, en
donnant à M. de Valorbe une véritable preuve de mon intérêt.
J'apprends à l'instant, par un homme à lui, qu'il est arrêté pour
dettes à Zell, et qu'on l'a jeté dans une prison qui compromet sa vie,
en le privant des secours nécessaires à son état de santé; je pars,
afin d'offrir ma garantie à ceux qui le poursuivent, et de souscrire à
tous les arrangemens qui pourront le délivrer.

J'ai craint de m'exposer à l'humeur de madame de Ternan, en lui
demandant la permission d'aller à Zell; c'est une personne si
exigeante et si despotique, qu'il faut esquiver son caractère, quand
on ne veut pas se brouiller avec elle: comme elle étoit un peu malade
hier, elle dort encore, et je laisse un billet qui lui apprendra, à
son réveil, que je serai absente seulement pour quelques heures. Zell
n'étant qu'à trois lieues d'ici, je suis sûre d'être revenue ce soir,
avant que le couvent soit fermé.

Je vous avouerai qu'il m'est très-doux de trouver un moyen de montrer
un grand empressement à M. de Valorbe. J'aurois pu me contenter de
chercher quelqu'un qu'on pût envoyer à Zell; mais c'étoit perdre
nécessairement deux ou trois jours, ce retard pouvoit être funeste à
la santé de M. de Valorbe, et peut-être aussi refuseroit-il le service
que je veux lui rendre, si je ne l'en sollicitois pas moi-même.

Je sais bien que la démarche que je fais ne seroit pas jugée
convenable, si elle étoit connue; mais ma conscience me dit que je
remplis un devoir. M. d'Albémar, s'il vivoit encore, m'approuveroit de
donner à l'homme qui l'a sauvé, ce témoignage de reconnoissance. Je ne
me consolerois pas de posséder les biens que M. d'Albémar m'a laissés,
tandis que M. de Valorbe seroit dans la détresse, et me refuseroit le
bonheur de lui être utile; je ne veux pas m'exposer à cette peine, et
j'espère qu'en présence il ne résistera point à mes prières.

J'étois, d'ailleurs, je vous l'avoue, cruellement tourmentée de
quelques torts que je me reprochois envers M. de Valorbe; mon silence
a pu le tromper une fois; ce silence a obtenu de lui un sacrifice qui
a rendu sa vie très-malheureuse. Depuis ce temps j'ai refusé de le
voir, soit par embarras, soit par crainte d'offenser celui dont le
souvenir règne encore sur ma vie; je me reproche ces mouvemens, que la
reconnoissance et la générosité devoient m'interdire; je saisis donc
avec vivacité une circonstance importante qui me permet de tout
réparer, et je pars. Adieu, madame; vous m'avez flattée que vous
viendriez demain me voir, ne l'oubliez pas.



LETTRE XXI.

Léonce à M. de Lebensei.

Paris, ce 14 mars.


Juste ciel! me cachiez-vous ce que je viens d'apprendre? M. de Valorbe
est parti en disant qu'il alloit rejoindre madame d'Albémar, et l'on
assure qu'il est auprès d'elle. Seroit-ce là le motif de l'absence de
Delphine? Non, je ne le crois pas; mais il n'y a qu'elle au monde
maintenant qui puisse m'ôter cette horrible idée. Je veux aller à
Montpellier, parler à sa belle-soeur; savoir, oui, savoir enfin, et
personne ne pourra me le refuser, dans quels lieux elle vit, dans
quels lieux est M. de Valorbe.

Si elle l'a vu, si elle lui a parlé, malgré les bruits qu'on a
répandus sur leur attachement mutuel, après ce que j'en ai souffert,
rien ne peut l'excuser; non, je ne puis rester un jour ici dans une
anxiété si douloureuse; qu'on ne me parle plus de mes devoirs envers
Matilde; Delphine oseroit-elle me les rappeler? a-t-elle respecté les
liens qui l'attachoient à moi?... Ce que je dis est peut-être injuste;
oui, je le crois, je suis injuste; mais j'ai beau me le répéter, je ne
saurois me calmer! elle seule, elle seule peut m'ôter la douleur qu'on
vient de jeter en mon sein. Tout ce que vous me diriez ne suffiroit
pas... Mais que me diriez-vous, cependant? Au nom du ciel!
répondez-moi... je n'attendrai point votre réponse.



LETTRE XXII.

Mademoiselle d'Albémar à Delphine.

Montpellier, ce 20 mars.


Il faut donc, ma chère Delphine, que votre vie soit sans cesse
troublée; et c'est moi qui suis condamnée à ranimer dans votre coeur
les sentimens et les inquiétudes que la solitude avoit adoucis. C'est
en vain que je désirois vous cacher tout ce je savois de l'agitation
et du malheur de Léonce; je suis forcée de vous apprendre ce que son
désespoir lui a inspiré; il est ici, et dans quelles circonstances,
hélas! et pour quel but!

Hier, j'étois seule, occupée de vos dernières lettres, cherchant par
quel moyen je pourrois vous aider à sortir de la cruelle perplexité où
vous jetoit l'amour de M. de Valorbe, lorsque je vis Léonce entrer
dans ma chambre et s'avancer vers moi; hélas! qu'il est changé! ses
yeux n'ont plus rien que de sombre; sa marche est lente, et comme
abattue sous le poids de ses pensées; il vint à moi, me prit la main,
et je sentis à l'instant même mes yeux remplis de larmes.--Vous me
plaignez, me dit-il; elle ne m'a pas plaint, celle qui m'a quitté;
mais ce n'est pas tout encore, s'il étoit possible, s'il étoit vrai
que M. de Valorbe... alors il n'y auroit plus sur la terre que
perfidie et confusion. Savez-vous que M. de Valorbe est parti de
France en publiant qu'il alloit rejoindre Delphine? Savez-vous qu'on
assure qu'il est près d'elle, qu'il sait le lieu de sa retraite, qu'il
l'a vue? Je ne le crois pas; j'ai perdu ma vie pour un soupçon
injuste, je les repousse tous loin de moi. Peut-être M. de Valorbe
erre-t-il autour de la demeure de Delphine, et cherche-t-il ainsi à la
compromettre dans le monde? Peut-être espère-t-il, la forcer à se
donner à lui, en renouvelant les bruits déjà si cruellement répandus
de leur attachement réciproque? Vous sentez que je ne puis vivre dans
la situation d'âme où je suis; daignez donc me répondre, mademoiselle:
que savez-vous de Delphine, de l'homme qui ose mettre son nom à côté
du sien? Parlez, de grâce, parlez.

--Je suis certaine, lui dis-je, que Delphine abhorre l'idée d'épouser
M. de Valorbe.--Il en est donc question! s'écria-t-il avec violence:
je ne le pensois pas, vous m'en apprenez plus que je n'en voulois
croire; sait-il où elle est? l'a-t-il vue, l'a-t-il vue?--Sa fureur
étoit telle que je n'osai lui dire même qu'il étoit près de vous,
quoique vous ayez refusé de le voir. Je lui répondis que j'ignorois
entièrement ce qu'il me demandoit, et que je savois seulement qu'une
amie de M. de Valorbe, vous avoit envoyé une lettre de lui en écrivant
en sa faveur, mais que vous y aviez répondu par le refus le plus
formel.--Il peut donc lui écrire! s'écria-t-il; il a peut-être reçu
des lettres d'elle et moi, depuis trois mois, je ne sais plus qu'elle
existe que par le désespoir qu'elle me cause: non, il faut un
événement pour tout changer; mon âme ne sera plus alors fatiguée par
les mêmes souffrances.

Cependant, ajouta-t-il, ma femme doit accoucher dans deux mois; il y a
quelque chose de barbare à l'abandonner dans cette situation:
n'importe, je le ferai, je compterai pour rien mes devoirs; c'est à
ceux à qui le ciel a donné quelques jouissances qu'il peut demander
compte de leurs actions! moi, je n'ai droit qu'à la pitié, je
n'éprouve que de la douleur, qu'on me laisse la fuir! j'irai... je ne
m'arrêterai pas que je n'aie rencontré Delphine, et si je trouve M. de
Valorbe auprès d'elle, s'il a senti le bonheur de la voir quand je
frappois ma tête contre terre, désespéré de son absence.... M. de
Valorbe ou moi, nous serons victimes de l'amour funeste qu'elle a su
nous inspirer.

L'émotion de Léonce étoit si profonde, sa résolution si ferme, que je
n'aurois pas eu l'espoir de l'ébranler, s'il ne m'étoit pas venu
l'idée de lui proposer de vous écrire, et de vous demander de
m'adresser ici pour lui une réponse formelle sur vos rapports avec M.
de Valorbe. Cette offre le frappa tout à coup, et l'acceptant avec la
vivacité qui lui est naturelle, il me dit, en me serrant les
mains:--Eh bien! si je reçois, si je possède ces lignes que Delphine
écrira pour moi, je retournerai vers Maltide, je me remettrai sous le
joug de ma destinée; oui, je vous le promets. Ah! sans doute,
ajouta-t-il, je sais que je ne suis pas libre, et j'exige cependant
que Delphine refuse un lien qui, peut-être.... Il ne put achever ce
qu'il avoit intention de dire.--N'importe, s'écria-t-il, si un homme
étoit l'époux de Delphine, je ne lui laisserois pas la vie; peut-elle
se marier, quand un vengeur est tout prêt? et si c'étoit moi qui dusse
périr, a-t-elle donc tout-à-fait oublié son amour, ne frémiroit-elle
donc pas pour moi?--Je le rassurai de mille manières sur le premier
objet de ses craintes, et j'obtins de lui qu'il attendroit ici votre
réponse.

Hâtez-vous donc de me l'envoyer, ne perdez pas un jour, il les
comptera tous avec une douloureuse anxiété; j'ai cru entrevoir, par
quelques mots-qu'il m'a dits, que Matilde, pour la première fois, se
plaignant sans réserve, avoit été profondément affligée de son
absence, et qu'il craignoit d'exposer sa vie, s'il restoit loin d'elle
au moment de ses couches. Calmez donc Léonce dans votre lettre, ma
chère Delphine, autant qu'il vous sera possible; et refusez-vous
absolument à voir M. de Valorbe. C'est moi qui ai à me reprocher de
vous avoir trop souvent pressée de le traiter avec bonté, par
considération pour la mémoire de mon frère; mais je vois clairement,
que s'il revenoit à Léonce le moindre mot qui pût lui faire croire
qu'on a seulement parlé de nouveau de vous et de M. de Valorbe, il
seroit impossible de prévoir ce qu'il éprouveroit et ce qu'il feroit.
Je chercherai quelques détours pour rendre service à M. de Valorbe,
vous m'y aiderez, nous y parviendrons; mais Léonce est tellement
irrité, au nom seul de M. de Valorbe, que si des calomnies, quelque
absurdes qu'elles fussent, lui revenoient encore à ce sujet, son
sentiment pour vous s'aigriroit, et sa colère contre M. de Valorbe ne
connoîtroit plus de bornes.

J'espère vous avoir détournée pour toujours de l'idée insensée de vous
lier où vous êtes par des voeux religieux. Il me semble, au contraire,
que si M. de Valorbe ne vouloit pas s'éloigner des environs de votre
demeure, vous feriez bien de quitter la Suisse, et de venir vous
établir près de moi, lorsque Léonce sera retourné à Paris. Vous savez
quel bonheur j'éprouverois, en étant pour toujours réunie avec vous!



LETTRE XXIII.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Ce 28 mars.


Remettez ce billet à Léonce, ma soeur; vous ne savez pas dans quel
abîme de douleur je suis tombée! qu'il l'ignore surtout, et vous-même
aussi.... Adieu, ne pensez plus à moi. Un événement cruel, inouï, fixe
mon sort, et me rend désormais toute consolation inutile; adieu.

Delphine à Léonce.

Je jure à Léonce de ne jamais revoir M. de Valorbe; je lui proteste,
pour la dernière fois, qu'il doit être content de mon malheureux
coeur; maintenant, qu'il ne s'informe plus de ma destinée, et qu'il
retourne auprès de Matilde.



LETTRE XXIV.

Mademoiselle d'Albémar à Delphine,

Montpellier, ce 6 avril.


Ma chère amie, il est parti plus calme, je ne lui ai point fait
partager mes cruelles inquiétudes; que signifie ce que vous m'écrivez?
d'où vient votre profonde douleur? que vous est-il arrivé? je ne puis
rien deviner, mais vos paroles mystérieuses me glacent d'effroi.

Dans quelque situation que vous soyez, vous avez besoin que je vous
parle de Léonce. Je reviens aux derniers momens que j'ai passés avec
lui. Je l'avois prévenu du jour où je pouvois recevoir votre lettre;
le matin de ce jour, je savois que, depuis cinq heures, il s'étoit
promené sur la route par laquelle le courrier devoit venir, sans
pouvoir rester en repos une seconde; marchant à pas précipités,
revenant après avoir avancé, tournant la tête à chaque pas, et dans un
état d'agitation si remarquable, que plusieurs personnes s'étoient
arrêtées dans le chemin, frappées de l'égarement et du trouble
extraordinaire qu'exprimoit son visage; enfin, à dix heures du matin
il entra chez moi, pâle et tremblant, et me dit, en se jetant sur une
chaise près de la fenêtre, que le courrier étoit arrivé, et que je
pouvois envoyer mon domestique chercher mes lettres. J'en donnai
l'ordre, et je revins près de lui.

Il se passa près d'une heure dans l'attente; je parlai plusieurs fois
à Léonce, il ne me répondit point; mais je vis qu'il tâchoit de
prendre beaucoup sur lui, et qu'il rassembloit toutes ses forces pour
ne point se livrer à son émotion. La violence qu'il se faisoit
l'agitoit cruellement; je ne sais à quels signes j'apercevois ce qu'il
éprouvoit au fond de son coeur, mais à la fin de cette heure, passée
dans le silence, j'étois abîmée de douleur, comme après la scène la
plus violente, dont l'intérêt et l'émotion auroient toujours été en
croissant. Il distingua le premier le bruit de la porte de ma maison
qui s'ouvrit, et me dit d'une voix à peine intelligible:--Voilà votre
domestique qui revient.--Je me levai pour aller au-devant de lui;
Léonce ne me suivoit pas, il cachoit sa tête dans ses mains; il m'a
dit depuis, que, dans cet instant, il auroit souhaité qu'il n'y eût
point de lettre; il désiroit l'incertitude autant qu'il l'avoit
jusqu'alors redoutée.

Lorsque je reconnus votre écriture, je déchirai promptement
l'enveloppe, pour que Léonce n'en vît pas le timbre; il croit que vous
êtes en Suisse, mais il n'a pas la moindre idée du lieu même où vous
demeurez. Je lus d'abord ce qui étoit pour Léonce, et, dans mon
impatience de le lui porter, je ne vis point ce que vous m'écriviez;
je rentrai, tenant à la main votre lettre, et je m'écriai:--Lisez,
vous serez content.--Je serai content, s'écria-t-il: ah Dieu!--Et loin
de saisir ce que je lui offrois, il répandoit des pleurs, et répétant
toujours: _Je serai content_, avec une voix, avec un accent que je ne
pourrai jamais oublier. Enfin, il prit votre lettre; et, après l'avoir
lue plusieurs fois, il me regarda d'un air plein de douceur, me serra
la main et sortit; il revint deux heures après, et m'annonça qu'il
alloit retourner auprès de Matilde; il ne me demanda rien, ne me fit
plus aucune question; seulement il me dit:--Soignez son bonheur, vous
à qui le sort permet de vivre pour elle.--

Quand il fut parti, je me croyois soulagée; et c'est alors que j'ai lu
les lignes pleines de trouble et de douleur que vous m'adressiez: je
ne savois que devenir, je voulois vous rejoindre, le misérable état de
ma santé m'en ôte la force. Se peut-il que vous m'ayez laissée dans un
doute si cruel? ne recevrai-je aucune lettre de vous, avant que vous
répondiez à celle-ci?



LETTRE XXV.

Madame de Cerlebe à mademoiselle d'Albémar.

Zurich, ce 12 avril.


Madame d'Albémar, mademoiselle, n'est pas en état de vous écrire; elle
me condamne à la douloureuse tâche de vous apprendre sa situation:
elle est horrible, elle est sans espoir, et mon amitié n'a pas su
prévenir un malheur, que la générosité de madame d'Albémar devoit
peut-être me faire craindre. Elle m'a raconté la scène la plus funeste
par ses irréparables suites, et le coupable M. de Valorbe, dans une
lettre pleine de délire, de regrets et d'amour, m'a confirmé tout ce
que Delphine m'avoit appris. Il m'est imposé de vous en instruire,
mademoiselle; votre amie veut que vous connoissiez les motifs du parti
désespéré qu'elle a pris: ah! qui me donnera le moyen d'en adoucir
pour vous l'amertume!

M. de Valorbe avoit été mis en prison pour dettes à Zell, ville
d'Allemagne, occupée maintenant par les Autrichiens; son valet de
chambre de confiance informa madame d'Albémar de sa situation. Il
n'est que trop certain que M. de Valorbe avoit commandé lui-même cette
démarche, et que, connoissant la bonté de Delphine, et l'imprévoyante
vivacité de ses mouvemens généreux, il avoit calculé le parti qu'il
pouvoit tirer d'un imprudent témoignage d'inquiétude et de pitié.

Madame d'Albémar m'écrivit en partant pour Zell; j'éprouvai, lorsque
je reçus sa lettre, une vive inquiétude; je condamnai sa résolution,
je redoutai le blâme qu'elle pouvoit attirer sur elle, et, comme vous
allez le savoir, cette crainte que je ressentois, vague alors, devint
bientôt la plus cruelle des anxiétés.

Delphine partit à six heures du matin, sans avoir vu madame de Ternan;
elle arriva à Zell à dix heures, accompagnée seulement d'un cocher et
d'un domestique suisse, qui ne la connoissoient pas. Madame de Ternan
avoit exigé, en prenant madame d'Albémar en pension dans son couvent,
qu'elle renvoyât son valet de chambre à Zurich, et Delphine ne quitte
jamais Isore sans laisser auprès d'elle sa femme de chambre, pour la
soigner. Arrivée à Zell, madame d'Albémar s'aperçut qu'elle n'avoit
point de passe-port: on lui demanda son nom à la porte; elle en donna
un au hasard, se promettant de repartir dans peu d'heures, avant que
l'officier autrichien qui commandoit la place eût le temps de
s'informer d'elle.

Elle descendit chez le négociant que l'homme de M. de Valorbe lui
avoit indiqué, comme sachant seul tout ce qui avoit rapport à ses
affaires; le négociant dit à Delphine que, par commisération pour
l'état de santé de M. de Valorbe, on avoit, la veille, obtenu de ses
créanciers sa sortie de prison, à condition qu'il seroit gardé chez
lui. Madame d'Albémar voulut s'informer de ce que devoit M. de
Valorbe, pour offrir son cautionnement, et repartir sans le voir. Le
négociant lui dit que M. de Valorbe lui avoit expressément défendu de
rien accepter de personne, et en particulier d'une femme qui devoit
être elle, d'après le portrait qu'il lui en avoit fait. Alors madame
d'Albémar pria le négociant de la conduire chez M. de Valorbe; il la
mena jusqu'à la porte; mais quand elle y fut arrivée, il la quitta
brusquement, en indiquant assez légèrement qu'elle arrangeroit mieux
ses affaires sans lui. Madame d'Albémar m'a dit que se trouvant seule
dans ce moment au bas de l'escalier de M. de Valorbe, elle éprouva un
effroi dont elle ne put s'expliquer la cause; elle vouloit retourner
sur ses pas, mais elle ne savoit quelle route suivre, dans une ville
inconnue, et dont elle ignoroit la langue.

Comme elle délibéroit sur ce qu'elle devoit faire, elle aperçut M. de
Valorbe qui descendoit quelques marches pour venir à elle: son
changement, qui étoit très-remarquable, écarta d'elle toute autre idée
que celle de la pitié, et elle monta vers lui sans hésiter; il lui
prit la main, et la conduisit dans sa chambre: la main qu'il lui donna
trembloit tellement, m'a-t-elle dit, qu'elle se sentit embarrassée et
touchée de l'émotion qu'il éprouvoit; elle se hâta de lui parler de
l'objet de son voyage; il l'écoutoit à peine, et paroissoit occupé
d'un grand débat avec lui-même.

Delphine lui répéta deux fois la prière d'accepter le service qu'elle
venoit lui offrir; et comme il ne lui répondoit rien, elle crut qu'il
lui en coûtoit de prononcer positivement son consentement à ce qu'elle
demandoit, et posant sur son bureau le papier sur lequel elle avoit
signé la garantie de ses dettes, elle voulut se lever et partir: à ce
double mouvement, M. de Valorbe sortit de son silence par une
exclamation de fureur, et, saisissant Delphine par la main, il lui
demanda, avec amertume, si elle le méprisoit assez pour croire qu'il
recevroit jamais aucun service d'elle.

--Je suis banni de mon pays, s'écria-t-il, ruiné, déshonoré; des
douleurs continuelles mettent mon sang dans la fermentation la plus
violente. Je souffre tous ces maux à cause de vous, de l'amour
insensé que j'ai pour vous, et vous vous flattez de les réparer
avec votre fortune! et vous imaginez que je vous laisserai le
plaisir de vous croire dégagée de la reconnoissance, de la pitié,
de tous les sentimens que vous me devez! Non, il faut qu'il existe
du moins un lien, un douloureux lien entre nous, vos remords. Je ne
vous laisserai pas vous en délivrer, je troublerai de quelque
manière votre heureuse vie.--Heureuse! s'écria Delphine; M. de
Valorbe, songez dans quel lieu je vis, songez à ce que j'ai quitté,
et répétez-moi, si vous le pouvez encore, que je suis heureuse!--La
voix brisée de Delphine attendrit un moment M. de Valorbe, et se
jetant à ses pieds, il lui dit:--Eh bien! ange de douceur et de
beauté, s'il est vrai que tu souffres, s'il est vrai que les peines
de la vie ont aussi pesé sur toi, pourquoi refuserois-tu d'unir ta
destinée à la mienne? Ah! je voudrois exister encore, le temps
n'est point épuisé pour moi, il me reste des forces, je pourrois
honorer encore mon nom, il y a des momens où j'ai horreur de ma
fin; Delphine, consentez à m'épouser, et vous me sauverez.--N'avez-vous
pas lu, répondit madame d'Albémar, ma lettre à madame de
Cerlebe?--Oui, je l'ai lue, s'écria M. de Valorbe en se relevant
avec colère; vous faites bien de me la rappeler, c'est en punition
de cette lettre que vous êtes ici, c'est pour l'expier que je vous
ai fait tomber en ma puissance, vous n'en sortirez plus.

--Représentez-vous l'effroi de Delphine, à ces mots dont elle ne
pouvoit encore comprendre le sens; elle s'élance précipitamment vers
la porte; M. de Valorbe se saisit de la clef, la tourne deux fois, en
mordant ses lèvres avec une expression de rage, et dans le même
instant il va vers la fenêtre, l'ouvre, et jette cette clef dans le
jardin qui environnoit la maison. Delphine poussa des cris perçans, et
perdant la tête de douleur, elle appeloit à son secours de toutes les
forces qui lui restoient.

--Vous essayez en vain, lui dit M. de Valorbe en s'approchant d'elle
avec toutes les fureurs de la haine et de l'amour, vous essayez en
vain de me faire passer pour un assassin; tout est prévu, personne ne
vous répondra; il n'y a dans la maison qu'un homme fidèle, qui, me
voyant souffrir chaque jour tous les maux de l'enfer à cause de vous,
ne sera pas sensible à vos douleurs; il a été témoin des miennes! Vous
souffrez à présent, je le vois, mais il ne me reste plus de pitié pour
personne: pourquoi serois-je le plus infortuné des hommes? pourquoi
Léonce, l'orgueilleux, le superbe Léonce, jouiroit-il de tous les
biens de la vie, de votre coeur, de vos regrets? tandis que moi je
suis seul, seul en présence de la mort, que je hais d'autant plus, que
je me sens poussé vers elle. Delphine, je n'étois pas né méchant, je
suis devenu féroce; savez-vous combien les hommes aigrissent la
douleur? ils m'ont abandonné, trahi, pas un coeur ne s'est ouvert à
moi; les livres m'avoient appris qu'au milieu des ingrats, des
perfides, l'infortuné trouvoit du moins un ami obscur qui venoit au
secours de son coeur; eh bien! cet unique ami, je ne l'ai pas même
rencontré! tous se sont réunis pour me faire du mal; je rendrai ce mal
à quelqu'un. Pauvre créature! dit-il alors en regardant Delphine avec
pitié, c'est injuste de te persécuter, car tu es bonne; mais je t'aime
avec idolâtrie, tu es là devant moi, toi qui es le bonheur, l'oubli de
toutes les peines, la magie de la destinée; et la mort est ici, dit-il
en montrant ses pistolets armés sur la table. Il faut donc que tu sois
à moi, il le faut.

--M. de Valorbe, reprit Delphine avec plus de calme, et retrouvant
dans le désespoir même le courage et la dignité; quand je vous
estimois, j'ai refusé de m'unir à vous; quel espoir pouvez-vous former
maintenant?--Vous me méprisez donc? s'écria-t-il avec un sourire amer;
votre situation ne sera pas dans le monde bien différente de la
mienne: vous n'avez pas réfléchi que votre réputation ne se relèvera
pas de votre imprudente démarche; vous êtes ici seule, chez un jeune
homme; vous y passez tout le jour; on vous attend à votre couvent, et
vous n'y retournerez pas; tout le monde saura que nous sommes restés
enfermés ensemble, que c'est vous qui êtes venue me chercher; en voilà
plus qu'il n'en faut pour vous perdre dans l'opinion, si vous ne
m'épousez pas: et si c'en est assez aux yeux de tous, que n'est-ce pas
pour votre amant, pour Léonce, le plus irritable, le plus ombrageux,
le plus susceptible des hommes!--A ces mots, Delphine se renversa sur
sa chaise en s'écriant:--Malheureuse que je suis!--avec un accent si
déchirant, que M. de Valorbe en frémit; et, pendant quelques instans,
il assure qu'il eut horreur de lui-même; mais il s'étoit juré d'avance
de résister à l'attendrissement qu'il pourroit éprouver; il mettoit de
l'orgueil à lutter contre ses bons mouvemens.

Delphine tout à coup s'avança vers lui, et lui dit:--Si je suis ici,
c'est pour en avoir cru mon désir de vous rendre service; je n'ai
point réfléchi sur les dangers que je pouvois courir, il ne m'est pas
venu dans la pensée qu'ils fussent possibles. Si vous me perdez, c'est
l'amitié que j'avois pour vous que vous, punissez; si vous me perdez,
c'est ma confiance en vous dont vous démontrez la folie: arrêtez-vous
au moment d'être coupable! me voici devant vous, sans appui, sans
défenseur; je n'ai d'espoir qu'en faisant naître la pitié dans votre
coeur, et jamais je n'en eus moins les moyens: je me sens glacée de
terreur, l'étonnement que j'éprouve surpasse mon indignation; je ne
puis me persuader ce que j'entends, je ne puis imaginer que ce soit
vous, bien vous qui me parlez; vous me découvrez des abîmes du coeur
humain qui passoient ma croyance, et vous me consolez presque de la
mort à laquelle vous me condamnez, en m'apprenant qu'il existoit sur
la terre tant de dépravation et de barbarie!--Ah! s'écria M. de
Valorbe, il fut un temps où je vous aurois tout sacrifié, même le
bonheur auquel j'aspire! Mais vous ne savez pas quel sentiment
intérieur me dévore; tout me dit que je dois me tuer, le ciel et les
hommes me le demandent, et tout me dit aussi que si vous m'aimiez, je
vivrois. Mon amour pour vous affoiblit mon âme; mais toute sa fureur
lui revient, quand vous me repoussez dans le tombeau, vous qui seule
pouvez m'en sauver. Dites-moi, pourquoi voulez-vous qu'à trente ans je
cesse de vivre? Cette arme que vous voyez là, savez-vous qu'il est
affreux de la placer sur son coeur pour en chasser votre image? le
sang, le froid, les convulsions de l'agonie, toutes les horreurs de la
nature désorganisée s'offrent à moi, et vous m'y condamnez sans pitié!
Je le sais bien, je n'intéresse personne; Léonce, vous, qui sais-je
encore? tout le monde désire que je n'existe plus, que je fasse place
à tous les heureux que j'importune; mais pourquoi n'entraînerois-je
personne dans ma ruine?

Vous a-t-on parlé de la fureur des mourans? elle porte un caractère
terrible; prêts à s'enfoncer dans l'abîme, ils saisissent tout ce
qu'ils peuvent atteindre; ils veulent faire tomber avec eux ceux même
qui ne peuvent les secourir; ils font, avant de périr, un dernier
effort vers la vie, plein d'acharnement et de rage. Voilà ce que
j'éprouve! voilà ce qui me justifie! je ne sens plus le remords; je
n'ai qu'un désir furieux d'exister encore, et néanmoins un sentiment
secret que je n'y parviendrai pas, que tout ce que je fais ne sera
pour moi que des douleurs de plus; n'importe, vous serez ma femme, ou
vous souffrirez mille fois plus encore par les soupçons, et le mépris
persécuteur de la vie! Je l'ai éprouvé, le mépris; je l'ai subi pour
vous, il m'a rendu implacable, insensible à vos pleurs; jugez quel mal
il doit faire!

--Le jour avançoit pendant que M. de Valorbe parloit ainsi, l'heure se
faisoit entendre, et Delphine sentoit que le moment de retourner à son
couvent alloit passer; elle connoissoit madame de Ternan; elle savoit
que si elle restoit une nuit hors du couvent sans l'en avoir prévenue,
elle se brouilleroit avec elle: et quel éclat, pensoit-elle, que de se
brouiller avec madame de Ternan, avec la soeur de madame de
Mondoville, pour une visite à M. de Valorbe! rien ne pourroit la
justifier aux yeux de Léonce! Elle auroit dû craindre aussi tous les
coupables projets que pouvoit former M. de Valorbe, pendant qu'elle se
trouvoit entièrement dans sa dépendance; mais elle m'a dit depuis
qu'elle avoit un tel sentiment de mépris pour sa conduite, qu'il ne
lui vint pas même dans l'esprit qu'il osât se prévaloir de son indigne
ruse. D'ailleurs M. de Valorbe étoit lui-même si humilié devant celle
qu'il opprimoit, que, par un contraste bizarre, il se sentoit pénétré
du plus profond respect pour elle, en lui faisant la plus mortelle
injure.

Une seule idée donc occupoit Delphine, et faisoit disparoître toutes
les autres; elle regardoit sans cesse le soleil prêt à se coucher, et
la pendule qui marquoit les heures; elle voyoit, en comptant les
minutes, qu'il lui restoit encore le temps de rentrer dans son
couvent, avant qu'il fût fermé; alors elle conjuroit M. de Valorbe de
la laisser partir, avec une instance, avec une si vive terreur de
perdre un moment, que ses paroles se précipitoient, et qu'on pouvoit à
peine les distinguer.--Mon cher M. de Valorbe, lui disoit-elle en
serrant ses deux mains, sans penser à son amour pour elle, et sans
qu'il osât lui-même le témoigner: mon cher M. de Valorbe, il y a
quelques minutes encore, il y en a entre moi et la honte; je ne suis
pas encore déshonorée, je puis encore retrouver un asile, laissez-moi
l'aller chercher; si je reste encore, il faudra que je couche cette
nuit sur la pierre, et qu'au jour je n'ose plus lever les yeux sur
personne: voyez, je suis encore une femme que ses amis peuvent avouer,
dont les peines excitent encore l'intérêt et la pitié; mais dans une
heure, solitaire avec ma conscience, les hommes ne me croiront pas;
celui que j'aime, enfin vous le savez, je l'aime, il ne reconnoîtra
plus ma voix, et rougira des regrets qu'il donnoit à ma perte. O M. de
Valorbe, que ne prenez-vous cette arme pour me tuer! Je vous
pardonnerois; mais m'ôter son estime, mais l'avoir prévu, mais le
vouloir, ô Dieu! L'heure se passe; vous le voyez, encore quelques
minutes, encore....--Et elle se laissa tomber à ses pieds, en
répétant ce mot: _encore! encore!_ de ses dernières forces.

M. de Valorbe me l'a juré, et j'ai besoin de le croire, il se sentit
vaincu dans ce moment, et, s'il garda le silence, ce fut pour jeter un
dernier regard sur cette figure enchanteresse qu'il perdoit pour
jamais, et qu'il voyoit à ses pieds dans un état d'émotion qui la
rendoit encore plus ravissante. Mais on entendit un bruit
extraordinaire dans la maison, on frappa d'abord avec violence à la
porte, et des coups redoublés la faisant céder, des soldats entrèrent
dans la chambre, un officier à leur tête. Delphine, sans s'étonner,
sans s'informer du motif de leur arrivée, voulut sortir à l'instant,
on la retint, et bientôt on lui fit savoir que c'étoit elle qui étoit
suspecte; on la croyoit un émissaire des Français en Allemagne, et on
venoit la chercher pour la conduire au commandant de la place.

M. de Valorbe, en apprenant cet ordre, se livra à toute sa fureur; il
ne pouvoit supporter le mal que d'autres que lui faisoient à Delphine,
et, sans le vouloir, il aggrava sa situation par la violence de ses
discours. Delphine, quand elle entendit sonner l'heure qui ne lui
permettoit plus d'arriver à temps à son couvent, redevint calme tout à
coup, et se laissa conduire chez le commandant; on ne permit pas à M.
de Valorbe de la suivre.

Le commandant autrichien prouva facilement à Delphine, en
l'interrogeant, qu'elle n'avoit pas dit son vrai nom; car celui
qu'elle s'étoit donné étoit suisse, et dès la première question, elle
avoua qu'elle étoit Françoise; mais elle étoit décidée à ne se pas
faire connoître, puisqu'elle avoit été trouvée seule, enfermée avec M.
de Valorbe. Le négociant chez qui elle étoit descendue d'abord, avoit
déposé qu'elle étoit venue pour le voir; quelques plaisanteries
grossières de ceux qui l'entouroient, ne lui avoient que trop appris
quelle idée ils s'étoient formée de ses relations avec M. de Valorbe;
et, pour rien au monde, elle n'auroit voulu que dans de semblables
circonstances son véritable nom fût connu. Elle se complaisoit dans
l'espoir que son refus constant de le dire, irriteroit le commandant,
confirmeroit ses soupçons, et qu'il l'enfermeroit peut-être dans
quelque forteresse pour le reste de ses jours: la nuit entière se
passa sans qu'elle voulût répondre.

Quelle nuit! vous représentez-vous Delphine, seule, au milieu d'hommes
durs et farouches, qui, d'heure en heure, revenoient l'interroger, et
cherchoient à lui faire peur, pour en obtenir un aveu qu'ils croyoient
être de la plus grande importance. Le commandant surtout, se flattoit
de trouver dans une découverte essentielle un moyen d'avancement; et
que peut-il exister de plus inflexible, qu'un ambitieux qui espère du
bien pour lui, de la peine d'un autre! Delphine, vers le milieu de la
nuit, avoit obtenu qu'on la laissât seule pendant quelques heures;
elle s'endormit, accablée de fatigue et de douleur: quand elle se
réveilla, et qu'elle se vit dans une chambre noire, délabrée,
entendant le bruit des armes, les juremens des soldats, elle fut dans
une sorte d'égarement qui subsistoit encore quand je la revis.

Tout à coup le commandant entre chez elle, et lui demande pardon avec
un ton respectueux, de ne l'avoir pas connue. M. de Valorbe, qui avoit
pu enfin pénétrer jusqu'à lui, lui avoit appris, à travers les plus
sanglans reproches, le nom de madame d'Albémar, et de quel couvent
elle étoit pensionnaire. Comme dans cette abbaye il y avoit plusieurs
femmes de la plus grande naissance d'Allemagne, et que madame de
Ternan, en particulier, étoit très-considérée à Vienne, le commandant
eut peur de lui avoir déplu, en maltraitant une personne qu'elle
protégeoit; et changeant de conduite à l'instant, il donna un officier
à madame d'Albémar pour la ramener jusqu'à l'abbaye, et se contenta de
faire arrêter M. de Valorbe (qui est encore en prison), parce qu'il
l'avoit offensé, en se plaignant avec hauteur des traitemens que
madame d'Albémar avoit soufferts.

Ce commandant avoit fait partir un officier une heure avant madame
d'Albémar, avec le procès-verbal de tout ce qui s'étoit passé, et une
lettre d'excuses à madame de Ternan, qui contenoit des insinuations
très-libres sur la conduite de madame d'Albémar avec M. de Valorbe.
J'étois au couvent, où depuis la veille au soir je souffrois les plus
cruelles angoisses; lorsque cet officier arriva, madame de Ternan, qui
avoit déjà exprimé de mille manières l'impression que lui faisoit
l'inexplicable absence de Delphine, ordonna, après avoir lu la lettre
de Zell, que les principales religieuses se réunissent chez elle, et
refusa très-durement de me communiquer, et ce qu'elle avoit reçu, et
ce qu'elle projetoit.

L'infortunée Delphine arriva pendant que l'assemblée des religieuses
duroit encore. J'eus le bonheur au moins d'aller au-devant d'elle; en
descendant de voiture elle ne vit que moi; et lorsque je lui témoignai
la plus tendre affection, elle me regarda avec étonnement, comme s'il
n'étoit plus possible que personne prît le moindre intérêt à elle;
nous nous retirâmes ensemble dans son appartement, et j'appris de
Delphine, à travers son trouble, ce qui s'étoit passé; une inquiétude
l'emportoit sur toutes les autres, et revenoit sans cesse à son
esprit.--Léonce le saura, il me méprisera, disoit-elle en interrompant
son récit.--Et quand elle avoit prononcé ces mots, elle ne savoit plus
où reprendre ce récit, et les répétoit encore.

J'essayois de la consoler; mais ce qui me causoit une inquiétude
mortelle, c'étoit la décision qu'alloit prendre madame de Ternan. Elle
entra dans ce moment, Delphine essaya de se lever, et retomba sur sa
chaise; je souffrois de lui voir cet air coupable, quand jamais elle
n'avoit eu plus de droits à l'estime et à la pitié. Madame de Ternan
aimoit l'effet qu'elle produisoit; elle regardoit Delphine, non pas
précisément avec dureté, mais comme une personne qui jouit d'une
grande impression causée par sa présence, quel qu'en soit le
motif.--Madame, dit-elle à Delphine, après ce qui s'est passé à Zell,
après l'éclat de votre aventure, nos soeurs ont jugé que votre
intention étoit sans doute d'épouser M. de Valorbe, et elles ont
décidé que vous ne pouviez plus rester dans cette maison.--Ah! voilà
le coup mortel! s'écria Delphine, et elle tomba sans connoissance sur
le plancher.

Je la pris dans mes bras; madame de Ternan s'approcha d'elle, nous la
secourûmes. Quand elle parut revenir à elle, madame de Ternan, qui
étoit placée derrière son lit, lui adressa quelques mots assez doux;
Delphine égarée s'écria:--C'est la voix de Léonce; est-ce qu'il me
plaint, est-ce qu'il a pitié de moi? Cependant je suis chassée,
chassée de la maison de sa tante; c'est bien plus que quand je sortis
de ce concert d'où la haine des méchans me repoussoit; et cependant
que n'ai-je pas souffert alors! n'ai-je pas craint de perdre son
affection! et maintenant qu'on m'a surprise enfermée avec son rival,
qu'un acte authentique l'atteste, que je suis perdue, déshonorée, que
des religieuses me chassent; ah! Dieu, Dieu, je suis innocente! je le
suis, Léonce, Léonce!--Et elle retomba dans mes bras de nouveau, sans
mouvement.

--Laissez-moi seule avec elle, me dit madame de Ternan, j'entrevois un
moyen de la sauver.--Si vous le pouvez, lui dis-je, c'est un ange que
vous consolerez;--et je me hâtai de lui dire la vérité; elle
l'entendit, et je crus même voir qu'elle y étoit préparée. Je ne
compris pas alors comment elle n'avoit pas pris plus tôt la défense de
Delphine; mais c'est une femme d'une telle personnalité, qu'on n'a
l'espérance de la faire changer d'avis sur rien; car il faudroit lui
découvrir dans son intérêt particulier quelques rapports qu'elle n'eût
pas saisis, et elle s'en occupe tant que c'est presque impossible.

Je me retirai: deux heures après il me fut permis de revenir; je
trouvai un changement extraordinaire dans Delphine; elle étoit plus
calme, et non moins triste; elle n'avoit plus cette expression
d'abattement qui lui donnoit l'air coupable; sa tête s'étoit relevée,
mais sa douleur sembloit plus profonde encore; l'on auroit dit
seulement qu'elle s'y étoit vouée pour toujours. Elle me pria avec
douceur de revenir la voir dans huit jours, et seulement dans huit
jours. Je la quittai avec un sentiment de tristesse, plus douloureux
que celui même que j'avois éprouvé, lorsque son désespoir s'exprimoit
avec violence.

Huit jours après, quand je la vis, elle venoit de recevoir une lettre
de vous, qui lui annonçoit et l'arrivée de Léonce, et sa fureur, à la
seule pensée qu'elle pouvoit avoir vu M. de Valorbe.--Lisez cette
lettre, me dit Delphine; vous voyez que s'il apprenoit ce qui s'est
passé à Zell, il ne me le pardonneroit pas; je le connois, il
vengeroit mon offense sur M. de Valorbe; il exposeroit encore une fois
sa vie pour moi; et quand même je pourrois un jour me justifier à ses
yeux, ne sais-je pas ce qu'il souffriroit, en voyant celle qu'il aime
flétrie dans l'opinion? Son caractère s'est manifesté malgré lui cent
fois à cet égard, dans les momens où son amour pour moi le dominoit le
plus; et quel éclat, grand Dieu! que celui qui me menaçoit il y a huit
jours! quel homme, quel autre même que Léonce le supporteroit sans
peine! Écoutez-moi, me dit-elle alors, sans m'interrompre, car vous
serez tentée d'abord de me combattre, et vous finirez cependant par
être de mon avis.

Madame de Ternan m'a dit qu'il n'existoit qu'un moyen de rester dans
le couvent où je suis, c'étoit de m'y faire religieuse; à cette
condition, les soeurs consentent à me garder; le crédit de madame de
Ternan fera disparoître toutes les traces de l'événement de Zell En
prononçant les voeux de religieuse, je m'assure d'un repos que rien ne
pourra troubler, j'y ai consenti. Je prends l'habit de novice après
demain; ne frémissez pas, jugez-moi: voulez-vous que je sorte de cette
maison comme une femme perdue? que Léonce apprenne que c'est pour M.
de Valorbe que je suis bannie de l'asile que madame de Ternan m'avoit
donné? que je me trouve aux prises de nouveau avec l'opinion, avec le
monde, avec tout ce que j'ai souffert? Le nom de M. de Valorbe une
seconde fois répété avec le mien ne s'oubliera plus, et Léonce saura
que ma réputation est détruite sans retour; je resterai libre, mais
j'aurai perdu tout le prix de moi-même, et je finirai par m'enfermer
dans la retraite, sans avoir, comme à présent, la douce certitude que
je suis restée pure dans le souvenir de Léonce, et que ses regrets me
sont encore consacrés.

Si madame de Ternan avoit voulu me rendre les mêmes services sans
exiger de moi un grand sacrifice, je l'aurois préféré; car ni mon
coeur, ni ma raison, ne m'appellent à l'état que je vais embrasser;
mais elle n'avoit aucun motif pour s'intéresser à moi, si je ne cédois
pas à sa volonté; elle pouvoit m'objecter toujours la résolution de
ses compagnes. Je savois bien que cette résolution venoit d'elle, mais
c'étoit une raison de plus pour croire qu'elle ne chercheroit pas à la
faire changer; je n'avois que le choix du parti que j'ai pris, ou de
trouver en sortant de cette maison tous les coeurs fermés pour moi,
tous, ou du moins un seul, n'étoit-ce pas tout? Pouvois-je y survivre?
Je n'ai pas su mourir, voilà tout ce que signifie la résolution, en
apparence courageuse, que je viens d'adopter. Il ne me restoit pas
d'alternative; vous-même, répondez, que m'auriez-vous conseillé?

--Je ne sus que pleurer; que pouvois-je lui dire? Elle avoit raison.
L'infâme M. de Valorbe! quels mouvemens de haine je sentois contre
lui! mon émotion étoit extrême, mais je me taisois.--Ne vous affligez
pas trop pour moi, reprit Delphine avec bonté; car dans ses plus
grandes peines, vous le savez, elle s'occupe encore des impressions
des autres:--Qu'est-ce donc que je sacrifie? une liberté dont je ne
puis faire aucun usage; un monde où je ne veux pas retourner, qui a
blessé mon coeur, dont l'opinion pourroit altérer l'affection de
Léonce pour moi; je m'en sépare avec joie. Ma belle-soeur viendra
peut-être me rejoindre un jour, et je passerai ma vie avec vous deux,
qui connoissez mes affections et ma conduite comme moi-même.

Je ne sais, ajouta-t-elle avec la plus vive émotion, si j'avois aimé
un homme tout-à-fait indifférent aux opinions des autres hommes;
bannie, chassée, humiliée, j'aurois pu l'aller trouver, et lui dire:
voilà le même coeur, le même amour, la même innocence; eh bien! qu'y
a-t-il de changé? Mais il vaut mieux mourir, que de se livrer à un
sentiment de confiance ou d'abandon qui ne seroit pas entièrement
partagé par ce qu'on aime. Ah! n'allez pas penser que Léonce ne soit
pas l'être le plus parfait de la terre! le défaut qu'il peut avoir est
inséparable de ses vertus: je ne conçois pas comment un homme qui
n'auroit pas même ses torts pourroit jamais l'égaler; et n'est-ce pas
moi d'ailleurs dont l'imprudente vie a fait souffrir son coeur?

J'ai cru long-temps que mes malheurs venoient d'un sort funeste; mais
il n'y a point eu, non, il n'y a point eu de hasard dans ma vie. Je
n'ai pas éprouvé une seule peine dont je ne doive m'accuser. Je ne
sais ce qui me manque pour conduire ma destinée, mais il est clair que
je ne le puis. Je cède à des mouvemens inconsidérés; mes qualités les
meilleures m'entraînent beaucoup trop loin, ma raison arrive trop tard
pour me retenir, et cependant assez tôt pour donner à mes regrets tout
ce qu'ils peuvent avoir d'amer; je vous le dis, l'action de vivre
m'agite trop, mon coeur est trop ému; c'est à moi, à moi surtout, que
conviennent ces retraites où l'on réduit l'existence à de moindres
mouvemens; si la faculté de penser reste encore, les objets extérieurs
ne l'excitent plus, et, n'ayant à faire qu'à soi-même, on doit finir
par égaler ses forces à sa douleur.

Il y a deux jours, avant que j'eusse donné à madame de Ternan une
réponse décisive, mes promenades rêveuses me conduisirent jusqu'à la
chute du Rhin, près de Schaffouse; je restai quelque temps à la
contempler, je regardois ces flots qui tombent depuis tant de milliers
d'années, sans interruption et sans repos. De tous les spectacles qui
peuvent frapper l'imagination, il n'en est point qui réveille dans
l'âme autant de pensées; il semble qu'on entende le bruit des
générations qui se précipitent dans l'abîme éternel du temps; on croit
voir l'image de la rapidité, de la continuité des siècles dans les
grands mouvemens de cette nature, toujours agissante et toujours
impassible, renouvelant tout, et ne préservant rien de la
destruction.--Oh! m'écriai-je, d'où vient donc que j'attache à mon
avenir tant d'intérêt et d'importance? Voilà l'histoire de la vie!
notre destinée, la voilà! des vagues engloutissant des vagues, et des
milliers d'êtres sensibles, souffrant, désirant, périssant, comme ces
bulles d'eau qui jaillissent dans les airs et qui retombent. Il ne
faut pas moins que le bouleversement des empires, pour attirer notre
attention; et l'homme qui sembloit devoir se consumer de pitié,
puisqu'il a seul la prévoyance et le souvenir de la douleur, l'homme
ne détourne pas même la tête pour remarquer les souffrances de ses
semblables! Qui donc entendra mes cris? est-ce la nature? comme elle
suit son cours majestueusement! comme son mouvement et son repos sont
indépendans de mes craintes et de mes espérances! Hélas! ne puis-je
pas m'oublier comme elle m'oublie! ne puis-je pas, comme un de ces
arbres, me laisser aller au vent du ciel, sans résister ni me
plaindre!

Non, ma chère Henriette, continua madame d'Albémar, il ne faut pas
lutter longtemps contre le malheur; je me soumets au sort que m'impose
madame de Ternan. Croyez-moi, je fais bien, je consacre ma mémoire
dans le coeur de celui pour qui j'ai vécu; je me survis, mais pour
apprendre qu'il me regrette, et que rien ne pourra plus altérer ce
sentiment. Les anciens croyoient que les âmes de ceux qui n'avoient
pas reçu les honneurs de la sépulture, erroient long-temps sur les
bords du fleuve de la mort; il me semble qu'une situation presque
semblable m'est réservée. Je serai sur les confins de cette vie et de
l'autre, et la rêverie me fera passer doucement les longues années qui
ne seront remplies que par mes souvenirs.

Je voudrois pouvoir unir à ce grand sacrifice l'idée qu'il est
agréable à Dieu, mais je ne puis me tromper moi-même à cet égard. Je
n'ai jamais cru qu'un Dieu de bonté exigeât de nous ce qui ne pouvoit
servir à notre bonheur ni à celui des autres. En brisant mes liens
avec le monde, je ne sens au fond de mon coeur que l'amour qui m'y
condamne, et l'amour qui m'en récompense; oui, c'est pour son estime,
c'est pour ne point exposer sa vie, c'est pour sauver la réputation de
celle qu'il a honorée de son choix, que je m'enferme ici pour jamais!
Pardonne, ô mon Dieu! l'on exige de moi que je prononce ton nom; mais
tu lis au fond de mon âme, et tu sais que je ne t'offre point une
action dont tu n'es pas l'objet! je t'offre tout ce que je ferai
jamais de bon, d'humain, de raisonnable; mais ce que le désespoir
m'inspire, ce sont les passions du coeur qui l'ont obtenu de moi!

Je suis fière, cependant, reprit Delphine, d'immoler mon sort à
Léonce; je traverserai le temps qui me reste comme un désert aride,
qui conduit du bonheur que j'ai perdu, au bonheur que je retrouverai
peut-être un jour dans le ciel. Je tâcherai d'exercer quelques vertus
dans cet intervalle, quelques vertus qui me fassent pardonner mes
fautes, et soutiennent en moi jusque dans la vieillesse l'élévation de
l'âme. Voilà tous mes desseins, voilà toutes mes espérances! ne
discutez rien, n'ébranlez rien en me parlant, ma chère Henriette; vous
pourriez me faire beaucoup de mal, mais vous ne changeriez rien à mon
sort: le déshonneur est sur le seuil de ce couvent: si j'en sors, il
m'atteint; s'il m'atteint, Léonce me venge, son sentiment est altéré,
je crains pour sa vie, et je perds son amour! Grand Dieu! qui oseroit
me conseiller de quitter cette demeure, fût-elle mon tombeau? qui ne
me retiendrait pas par pitié, si mes pas m'entraînoient hors de cette
enceinte?

--En l'écoutant, mademoiselle, je ne conservois qu'un espoir, c'est
l'année de noviciat qui nous reste. Ne peut-on pas obtenir pendant ce
temps de madame de Ternan qu'elle conserve Delphine dans sa maison, et
qu'elle étouffe par tous ses moyens l'éclat de son aventure, sans
exiger d'elle de prendre le voile? Mais cet espoir, s'il existe
encore, ne dépend point de Delphine, je ne devois donc pas risquer de
lui en parler. Je l'embrassai en pleurant; elle me chargea de vous
écrire, et nous nous quittâmes, sans que j'eusse tâché d'ébranler dans
ce moment sa résolution.

Je vais laisser passer quelques jours, afin que Delphine ait le temps
d'adoucir, par sa présence, les cruelles préventions de ses compagnes;
et je retournerai chez madame de Ternan, pour essayer ce que je puis
sur elle. Vous aussi, mademoiselle, écrivez à Delphine; servez-vous de
votre ascendant pour la détourner de son projet, et consacrons nos
efforts réunis à la sauver du malheur qui la menace.



LETTRE XXVI.

Mademoiselle d'Albémar à Delphine.

Montpellier, ce 18 avril.


Ma chère Delphine, je frémis de la lettre de madame de Cerlebe, que je
viens de recevoir! Au nom du ciel! retirez le consentement que vous
avez donné à madame de Ternan; je sens tout ce qu'il y a de cruel dans
votre situation, mais rien ne doit vous décider à un engagement
irrévocable; ni vos opinions ni votre caractère ne sont d'accord avec
les obligations que vous voulez vous imposer; votre pitié généreuse
vous a fait commettre une grande imprudence, mais il n'est point
impossible de faire connoître le véritable motif de votre démarche.

M. de Valorbe ne peut-il pas se repentir et vous justifier
authentiquement? pensez-vous que le reste de votre vie dépende de ce
qui sera dit pendant quelques jours, dans un coin de la Suisse ou de
l'Allemagne? Si vous n'aviez pas peur d'être condamnée par Léonce,
combien il vous seroit facile de braver l'injustice de l'opinion! vous
que j'ai vue trop disposée à la dédaigner, vous lui sacrifiez votre
vie tout entière; quel délire de passion! car, ne vous y trompez pas,
votre seul motif, c'est la crainte d'être un instant soupçonnée par
Léonce, ou d'en être moins aimée, quand même il connoîtroit votre
innocence, si votre réputation restoit altérée. Mon amie, peut-on
immoler sa destinée entière à de semblables motifs!

Le plus grand malheur des femmes, c'est de ne compter dans leur vie
que leur jeunesse; mais il faut pourtant que je vous le dise, dussé-je
vous indigner! dans dix ans, vous n'éprouverez plus les sentimens qui
vous dominent à présent; dans vingt ans, vous en aurez perdu même le
souvenir; mais le malheur auquel vous vous dévouez ne passera point,
et vous vous désespérerez d'avoir soumis votre destinée entière à la
passion d'un jour; encore une fois, pardonnez, je reviens à ce que
vous pouvez entendre sans vous révolter contre la froideur de ma
raison.

Avez-vous pensé que vous mettiez une barrière éternelle entre Léonce
et vous? S'il étoit libre une fois, si jamais... juste ciel!
dites-moi, l'imagination la plus exaltée auroit-elle pu inventer des
douleurs aussi déchirantes que le seroient les vôtres? Vous vous êtes
mal trouvée de vous livrer à l'enthousiasme de votre caractère, la
réalité des choses n'est point faite pour cette manière de sentir;
vous mettez dans la vie ce qui n'y est pas, ce qu'elle ne peut
contenir; au nom de notre amitié, au nom encore plus sacré de celui
que vous nommez votre bienfaiteur, de mon frère, renoncez à votre
noviciat avant que l'année soit écoulée! le temps amènera ce que la
pensée ne pouvoit prévoir; mais que peut-il, le temps, contre les
engagemens irrévocables?

Je crains beaucoup l'ascendant qu'a pris sur vous madame de Ternan; sa
ressemblance avec Léonce en est, j'en suis sûre, la principale cause:
elle agit sur vous, sans que vous puissiez vous en défendre; sans
cette fatale ressemblance, madame de Ternan vous déplairoit
certainement: la femme qui n'a pu se consoler de n'être plus belle,
doit avoir l'âme la plus froide et l'esprit le plus léger. Moi qui ai
été vieille dès mes premiers ans, puisque ma figure ne pouvoit plaire,
j'ai su trouver des jouissances dans mes affections; et si vous étiez
heureuse, j'aimerois la vie. Madame de Ternan avoit des enfans,
pourquoi n'a-t-elle pas désiré de vivre auprès d'eux? Elle étoit
riche, pourquoi n'a-t-elle pas mis son bonheur dans la bienfaisance?
elle n'a vu dans la vie qu'elle, et dans elle que son amour-propre. Si
elle avoit été un homme, elle auroit fait souffrir les autres; elle
étoit femme, elle a souffert elle-même; mais je ne vois en elle aucune
trace de bonté, et, sans la bonté, pourquoi la douleur même
inspireroit-elle de l'intérêt? en a-t-elle pour vous, cette femme
cruelle, quand elle vous offre l'alternative du déshonneur, ou d'une
vie qui ressemble à la mort?

Vous avez la tête presque perdue, vous ne croyez plus à l'avenir; vous
êtes saisie par une fièvre de l'âme qui ne se manifeste point aux yeux
des autres, mais qui vous égare entièrement. Je conçois qu'il est des
momens où l'on voudroit abdiquer l'empire de soi, il n'y a point de
volonté qu'on ne préfère à la sienne, et la personne qui veut
s'emparer de vous le peut alors, sans avoir besoin, pour y parvenir,
de mériter votre estime. Mais quand on se trouve dans une pareille
situation, ce qu'il faut, mon amie, c'est ne prendre aucune
résolution, replier ses voiles, laisser passer les sentimens qui nous
agitent, employer toute sa force à rester immobile, et six mois jamais
ne se sont écoulés sans qu'il y ait eu un changement remarquable en
nous-mêmes et autour de nous.

Ma chère Delphine, avant que votre année de noviciat soit finie,
j'irai vous chercher; et si mes raisons ne vous ont pas persuadée,
j'oserai, pour la première fois, exiger votre déférence.



LETTRE XXVII.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

De l'abbaye du Paradis, ce 1er mai.


Pardonnez, ma soeur, si je ne puis vous peindre avec détail les
sentimens de mon âme; parler de moi me fait mal. Ce que je puis vous
dire seulement, c'est que je souhaiterois sans doute qu'avant la fin
de mon noviciat, une circonstance heureuse me permît de ne pas
prononcer mes voeux; mais tant que je n'aurai que l'alternative de ces
voeux ou de mon déshonneur, rien ne peut faire que j'hésite à les
prononcer; pardon encore de repousser ainsi vos conseils et votre
amitié; mais il y a des situations et des douleurs dans la vie, dont
personne ne peut juger que nous-mêmes.



LETTRE XXVIII.

Madame de Mondoville, mère de Léonce, à sa soeur, madame de Ternan.

Madrid, ce 15 mai 1792.


Vainement, ma chère soeur, vous vous croyez certaine d'avoir fixé
madame d'Albémar auprès de vous; vainement vous pensez que je n'ai
plus rien à craindre du fol amour de mon fils pour elle; tous vos
projets peuvent être renversés, si vous ne suivez pas le conseil que
je vais vous donner.

Une lettre de Paris m'apprend que Matilde est malade, elle le cache à
tout le monde, et plus soigneusement encore à mon fils; mais le jeûne
rigoureux auquel elle s'est astreinte cette année, quoiqu'elle fût
grosse, lui a fait un mal peut-être irréparable; et l'on m'écrit que
si, dans cet état, elle persiste à vouloir nourrir son enfant,
certainement elle n'y résistera pas deux mois: si elle meurt, mon fils
ne perdra pas un jour pour découvrir la retraite de madame d'Albémar;
il l'engagera bien aisément à renoncer à son noviciat, et rien au
monde alors ne pourra l'empêcher de l'épouser; quelle est donc la
ressource qui peut nous rester contre ce malheur? une seule, et la
voici:

Il faut obtenir des dispenses de noviciat pour madame d'Albémar, et
lui faire prononcer ses voeux tout de suite; rien de plus facile et
rien de plus sûr que ce moyen: j'ai déjà parlé au nonce du pape en
Espagne; il a écrit en Italie, l'on ne vous refusera point ce que vous
demanderez; envoyez un courrier à Rome, donnez les prétextes
ordinaires en pareils cas, et quand vous aurez obtenu la dispense,
offrez, comme vous l'avez déjà fait, à madame d'Albémar, le choix de
prononcer ses voeux, ou de sortir de votre maison; elle n'hésitera
pas, et nous n'aurons plus d'inquiétude, quoi qu'il puisse arriver.

Nous ne pouvons nous reprocher en aucune manière d'abréger le noviciat
de madame d'Albémar; elle a manifesté son intention de se faire
religieuse, elle a vingt-deux ans, elle est veuve, personne n'est plus
en état qu'elle de se décider, et ce n'est pas la différence de
quelques mois qui rendra ses voeux moins libres et moins légitimes;
mais de quelle importance n'est-il pas pour nous, de ne pas nous
exposer à attendre les couches de Matilde? Si elle meurt, madame
d'Albémar vous quitte; vous perdez ainsi pour jamais une société qui
vous est devenue nécessaire; et moi, j'aurai pour belle-fille un
caractère inconsidéré, une tête imprudente, qui mettra le trouble dans
ma famille.

Je suis vieille, assez malade, je veux mourir en paix, et rappeler
près de moi mon fils; soit que Matilde vive ou qu'elle meure, Léonce
m'aimera toujours par-dessus tout, s'il n'est pas lié à une femme dont
il soit amoureux, et qui absorbe entièrement toutes ses affections;
mon esprit, au moins à présent, lui est nécessaire: s'il a une femme
qui ait aussi de l'esprit, et de plus, de la jeunesse et de la beauté,
que serai-je pour lui? Vous m'avez avoué, ma soeur, que vous vous
préfériez aux autres: moi, si je suis personnelle, c'est dans le
sentiment que je le suis; je donnerois ma vie avec joie pour le
bonheur de mon fils; mais je ne voudrois pas qu'une autre que moi fit
ce bonheur, et je me sens de la haine pour une personne qu'il aime
mieux que moi.

Vous voyez, chère soeur, avec quelle franchise je vous parle; mais
songez surtout combien il est essentiel de ne pas perdre un moment,
pour nous préserver des chagrins qui nous menacent.



LETTRE XXIX.

Madame de Cerlebe à mademoiselle d'Albémar.

De l'abbaye du Paradis, ce 20 juin.


Tout est dit, le temps sur lequel je comptais nous est arraché. Les
voeux éternels sont prononcés! Ah! nous avons été entraînées par je ne
sais quelle puissance inexplicable, et maintenant qu'il faut que je
vous rende compte de ces malheureux jours, leur souvenir se perd dans
le trouble qui nous a peut-être empêchées de faire usage de notre
raison.

Depuis près de trois mois, que madame d'Albémar étoit novice, madame
de Ternan avoit cherché tous les moyens de prendre de l'ascendant sur
elle; ce n'étoit point par de l'art ou de la fausseté qu'elle y étoit
parvenue; il faut rendre à madame de Ternan la justice qu'elle a
beaucoup de vérité dans le caractère, mais tant d'humeur et de
personnalité, qu'il faut, ou se brouiller avec elle, ou céder à ses
volontés. Combien, dans la plupart des associations de la vie, n'y
a-t-il pas d'exemples de l'empire de l'humeur et de l'exigeance, sur
la douceur et la raison: dès qu'un lien est formé de manière qu'on ne
puisse plus le rompre sans de graves inconvéniens, c'est le plus
personnel des deux qui dispose de l'autre.

Je me croyois sûre cependant que nous avions encore plusieurs mois
devant nous; je comptois sur votre arrivée, que vous aviez annoncée;
je me flattois que pendant ce temps il surviendroit des incidens qui
délivreroient madame d'Albémar sans la compromettre: lorsqu'il y a
trois jours, je vins la voir à son couvent, je la trouvai beaucoup
plus triste qu'elle ne l'avoit été jusqu'alors; interrogée par moi,
elle me dit que madame de Ternan avoit obtenu à Rome des dispenses de
noviciat, et qu'elle vouloit l'obliger à prononcer ses voeux dans
trois jours: indignée de cette résolution, j'en demandai les
motifs.--Elle ne me les a pas fait connoître, répondit madame
d'Albémar, elle s'est retranchée dans la phrase ordinaire dont elle se
sert, quand elle a de l'humeur contre moi; elle m'a dit que si je ne
voulois pas suivre ses conseils, elle rendrait publique la lettre du
commandant de Zell, et se conformeroit à la délibération des soeurs
qui, en conséquence de cette lettre, avoient décidé qu'elles ne me
garderoient pas dans leur couvent. J'ai cependant persisté dans mon
refus d'abréger mon noviciat, continua Delphine; mais cette affreuse
menace me remplit de terreur.--J'essayai alors de rassurer madame
d'Albémar, et je me déterminai à parler à madame de Ternan, malgré
l'éloignement qu'elle m'inspire: je lui fis demander de la voir; elle
me fit dire capricieusement de revenir le lendemain.

En arrivant, je lui expliquai l'objet de ma visite; elle me dit, avec
une franchise d'égoïsme tout-à-fait originale, qu'elle avoit des
raisons de craindre que si le noviciat de Delphine duroit un an, les
circonstances ou ses amis ne la fissent renoncer au projet de se faire
religieuse, et qu'elle ne vouloit pas s'exposer à perdre la société
d'une personne qui lui plaisoit extrêmement. Je voulus lui parler
alors du plaisir d'être généreuse envers ses amis, de se sacrifier
pour eux; elle me répondit honnêtement, mais comme s'il falloit de la
politesse pour ne pas se moquer de ce qu'elle appeloit ma mauvaise
tête; et non-seulement elle n'étoit pas ébranlée par tout ce que je
pouvois lui dire, mais elle n'avoit pas l'air de croire qu'on pût
hésiter sur ce que je proposois, et répétoit sans cesse:--Comment
peut-on me demander de ne pas employer tous mes moyens pour faire
réussir une chose que je souhaite? c'est vraiment de la folie.

--Je retournai ensuite vers Delphine, et je voulus l'engager à sortir
de l'abbaye, à braver ce qu'on pourroit dire, en venant s'établir
chez, moi; mais je vis avec douleur qu'elle n'en avoit pas la
force.--Autrefois, me dit-elle, je ne craignois pas du tout l'opinion,
et je ne consultois jamais que le propre témoignage de ma conscience;
mais depuis que le monde a trouvé l'art de me faire mal dans mes
affections les plus intimes, depuis que j'ai vu qu'il n'y avoit pas
d'asile contre la calomnie, même dans le coeur de ce qu'on aime, j'ai
peur des hommes, et je tremble devant leur injustice, presque autant
que devant mes remords; enfin, j'ai tant souffert, que je n'ai plus
qu'un vif désir, celui d'éviter de nouvelles peines.--C'est ainsi,
mademoiselle, que me trouvant entre l'inflexible personnalité de
madame de Ternan, et l'effroi que causoit à Delphine la seule idée
d'un éclat déshonorant, tous mes efforts auprès de l'une et l'autre
étoient inutiles.

Cependant je me flattois, avec raison, d'avoir plus d'ascendant sur
Delphine; elle redoutoit les voeux précipités qu'on exigeoit d'elle,
et souhaitoit extrêmement de pouvoir y échapper: j'étois avec elle, et
nous cherchions ensemble s'il existoit un moyen d'ébranler la
résolution de madame de Ternan, lorsqu'elle entra dans la chambre avec
un air d'indignation qui me fit battre le coeur.--Voilà, madame,
dit-elle à Delphine, la lettre que vous m'attirez; c'en est trop, il
faut pourtant que vous cessiez de porter le trouble dans cette
maison.--Je lus à Delphine tremblante la lettre que madame de Ternan
consentit à me donner; elle contenoit des menaces insensées et
offensantes, que M. de Valorbe écrivoit à madame de Ternan; il lui
déclaroit qu'il avoit appris qu'elle vouloit forcer madame d'Albémar à
se faire religieuse, et que, dans peu de jours, espérant obtenir sa
liberté du gouvernement autrichien, il viendroit réclamer lui-même
madame d'Albémar, et accuser publiquement quiconque voudroit la
retenir: il ajoutoit à ces menaces, déjà très-blessantes, quelques
mots qui indiquoient le peu de dévotion de madame de Ternan, et les
motifs de vanité qui lui avoient fait haïr le monde. Après une telle
lettre, il n'étoit plus possible d'espérer que madame de Ternan
fléchît jamais sur la volonté qu'elle avoit exprimée; le malheureux
Valorbe n'avoit certainement dans cette circonstance que le désir
d'être utile à madame d'Albémar, et pour la seconde fois il la
perdoit.

Madame de Ternan étoit irritée à un degré excessif; c'est une personne
qu'on ne peut plus ramener, quand une fois son amour-propre est
offensé. Madame d'Albémar voulut dire quelques mots sur ce qu'il
seroit injuste de la rendre responsable du caractère de M. de Valorbe,
elle qui en avoit été si cruellement victime.--Que vous soyez
innocente ou non, madame, de son insolente folie, répondit madame de
Ternan, il n'en est pas moins vrai qu'il veut vous enlever d'ici,
quand il aura recouvré sa liberté. Pour prévenir cette scène
scandaleuse, il ne reste que deux partis à prendre; ou vous ferez
perdre toute espérance à M. de Valorbe, en vous fixant dans cette
maison pour toujours, ou vous voudrez bien en sortir; et comme il ne
faut pas que M. de Valorbe puisse se flatter que ces menaces m'ont
fait peur, je ferai connoître la délibération de nos soeurs et ses
motifs.--J'espérai un moment que le ton impérieux de madame de Ternan
avoit révolté Delphine, et qu'elle alloit tout braver pour lui
résister, car elle lui répondit, avec beaucoup de dignité:--Vous
abusez trop, madame, de mon malheur, et vous comptez trop peu sur mon
courage.

--Dans ce moment on apporta une lettre de vous; pardonnez-moi,
mademoiselle, la peine que je vais vous causer; ne vous accusez pas
cependant, car je suis sûre que cette lettre n'a rien changé à
l'événement, il étoit inévitable. Madame de Ternan prit, avec sa
hauteur accoutumée, votre lettre adressée à madame d'Albémar, et dit à
Delphine:--Tant que vous êtes novice dans ma maison, madame, j'ai le
droit de lire vos lettres: la voici, continua-t-elle, après l'avoir
parcourue; on y parle seulement de mon neveu et de l'heureux
accouchement de sa femme.--Delphine tressaillit au nom de Léonce, et
la main qu'elle tendit pour recevoir la lettre trembloit extrêmement.
Vous savez que vous lui mandiez que Matilde étoit accouchée d'un fils,
et que sans doute elle se portoit bien, puisqu'elle étoit décidée à
nourrir son enfant; vous ajoutiez que Léonce paroissoit sentir
vivement le bonheur d'être père.

Delphine baissa son voile, pour lire cette lettre, afin de cacher son
trouble; je lui demandai de la voir, et comme elle me la donnoit, sa
main souleva par hasard ce voile, et nous vîmes baigné de pleurs ce
visage céleste, que toutes les impressions de l'âme, même les plus
douloureuses, embellissent encore. Elle rougit extrêmement, quand elle
s'aperçut que son émotion, dans une pareille circonstance, et pour un
semblable sujet, avoit été connue; et c'est alors qu'avec l'accent le
plus sombre, et l'expression de découragement la plus déchirante, elle
dit:--C'est assez résister, c'est assez combattre pour une existence
infortunée, contre tous les événemens et tous les caractères; mes
amis, le monde et mon propre coeur sont lassés de moi, c'est assez;
demain, madame, continua-t-elle en s'adressant à madame de Ternan,
demain, à pareille heure, je me lierai par les sermens que vous me
demandez. Que personne n'en soit témoin, je vous en conjure; ma
disposition ne me rend pas digne de l'appareil qui donneroit à cette
cérémonie un caractère imposant; séparez-moi du passé, de l'avenir, de
la vie; c'est tout ce que je veux, c'est tout ce que je puis.--Madame
de Ternan embrassa Delphine avec une sorte de triomphe qui me fit bien
mal; ce qui lui causoit le plus de plaisir encore dans la résolution
de Delphine, c'étoit d'être parvenue à se faire obéir. Elle me demanda
de la laisser seule avec madame d'Albémar tout le jour, pour la
préparer au lendemain; il fallut m'éloigner. Delphine, profondément
absorbée, ne remarqua point mon départ.

Le lendemain, j'arrivai de bonne heure au couvent; les religieuses
entouroient Delphine, et lui demandoient si elle sentoit la grâce
descendre dans son coeur; elle ne répondoit rien, pour ne pas les
scandaliser ni les tromper; mais elle m'a dit depuis, que dans aucun
temps de sa vie, elle n'avoit éprouvé des sentimens moins conformes à
la situation où elle se trouvoit; car rien ne lui paroissoit plus
contraire à l'idée qu'elle a toujours nourrie de la véritable piété,
que ces institutions exagérées qui font de la souffrance le culte d'un
Dieu de bonté. Les cérémonies de deuil dont on l'entouroit ne
produisirent aucune impression; une fois, m'a-t-elle dit, elle avoit
été profondément touchée d'une semblable cérémonie, mais son âme étoit
maintenant si fort occupée, qu'aucun objet extérieur ne frappoit même
son imagination.

L'abbesse arriva; elle avoit mis du soin dans l'arrangement de son
costume, elle avoit l'air plus jeune, et sans doute elle rappeloit
davantage Léonce; car Delphine, s'approchant de moi, me
dit:--Considérez madame de Ternan, c'est la ressemblance de Léonce que
je vois, c'est elle qui marche devant moi, puis-je me tromper en la
suivant? N'y a-t-il pas quelque chose de surnaturel dans cette ombre
de lui qui me conduit à l'autel? O mon Dieu! continua-t-elle à voix
basse, ce n'est pas à vous que je me sacrifie, ce n'est pas vous qui
exigez l'engagement insensé que je vais prendre; c'est l'amour qui
m'entraîne, c'est l'injustice des hommes qui m'y condamne; pardonnez
si l'on me force à prononcer votre nom, je ne cherche ici qu'un asile;
c'est dans mon coeur qu'est votre culte. Toutes ces vaines
démonstrations, toutes ces folles promesses, je vous en demande le
pardon, loin d'en espérer la récompense.--Je ne puis vous peindre,
mademoiselle, ce qu'il y avoit d'effrayant dans ce discours, et dans
l'expression de douleur qu'on voyoit alors sur le visage de Delphine;
si elle s'étoit faite religieuse avec les sentimens de cet état,
j'aurois versé plus de larmes, mais j'aurois moins souffert; il me
sembloit que je la voyois marcher à la mort, sans réflexion, sans
terreur, avec cet égarement qui a quelquefois le caractère de
l'insouciance, mais qui ne vient cependant que de l'excès même du
désespoir.

Les religieuses accompagnèrent Delphine sans ordre, sans
recueillement; elles avoient, sans s'en rendre compte, une idée
confuse du motif de tout ce qui se passoit. Delphine étoit plus belle
que je ne l'ai vue de ma vie; mais ces charmes ne venoient point de
l'abattement ni de la pâleur qui la rendoient si intéressante depuis
quelque temps; elle avoit, au contraire, une expression animée, qui
tenoit, je crois, à de la fièvre; elle ne leva pas même une seule fois
les yeux vers le ciel, comme si elle eût craint de l'attester dans une
pareille circonstance.

Madame de Ternan remplissoit les devoirs de sa place avec décence,
mais sans que rien en elle pût émouvoir le coeur par des sentimens
religieux; un prêtre d'un talent médiocre fit un discours que personne
n'écouta fort attentivement: cependant lorsqu'à la fin, suivant
l'usage, il interpella formellement la novice, pour lui recommander de
ne point embrasser l'état de religieuse par des _motifs humains_,
Delphine tressaillit, et, laissant tomber sa tête sur ses deux mains,
elle fut absorbée dans une méditation si profonde, qu'aucun des objets
qui l'entouroient ne paroissoit attirer son attention; elle devoit,
dans un moment convenu, s'avancer au milieu du choeur; et, comme elle
n'avoit pas l'air de penser à quitter sa place, j'eus un moment
l'espoir qu'elle alloit refuser de prononcer ses voeux, mais cet
espoir dura peu. L'abbesse commença la première à chanter, ainsi que
cela est ordonné dans ces cérémonies, un psaume très-solennel, dont
les paroles sont:

  Souviens-toi qu'il faut mourir.

  [Mémento mori.]

La voix de madame de Ternan est belle et jeune encore: je reconnus
dans sa manière de prononcer cet accent espagnol dont madame d'Albémar
m'avoit souvent parlé, et je compris d'abord, à l'extrême émotion de
Delphine, que tout lui rappeloit Léonce; enfin elle se leva, et se dit
à elle-même, assez haut cependant pour que je l'entendisse:--Eh bien!
puisque le ciel se sert de cette voix pour m'ordonner de mourir, il
n'y faut pas résister. Léonce, Léonce! répéta-t-elle encore en se
jetant à genoux, reçois mon sacrifice!--Sa beauté, en ce moment, étoit
enchanteresse, et je pensois, avec un mélange d'étonnement et de
terreur, à cet amour tout-puissant, à cet homme inconnu, mais sans
doute extraordinaire, puisque son souvenir occupoit entièrement cette
charmante créature, qui s'immoloit à sa tendresse pour lui.

Pendant le reste de la cérémonie, Delphine montra assez de force; et
ce qui acheva de me confondre, c'est que, rentrée chez elle avec moi,
lorsque tout fut terminé, elle ne paroissoit pas se ressouvenir
qu'elle eût changé d'état: elle ne disoit plus rien qui eût aucun
rapport avec ce qui venoit de se passer, et s'occupoit seulement de la
lettre qu'elle vouloit écrire à M. de Valorbe, en lui apprenant la
résolution qu'elle venoit d'accomplir, et le priant d'accepter une
partie de sa fortune. Je ne combattis point cette généreuse pensée;
madame d'Albémar ne peut se soutenir dans sa situation que par
l'enthousiasme; tant qu'il lui restera quelque action noble à faire,
elle ne sentira pas tout ce que son état a de cruel.

Elle a pris de grandes précautions pour qu'on ne sache point son nom,
afin que de long-temps Léonce ne puisse découvrir ce qu'elle est
devenue, ni les motifs qui l'ont forcée à se faire religieuse; elle
craindroit qu'il ne s'en vengeât sur M. de Valorbe. Enfin, je l'ai
vue, pendant les deux heures que j'ai passées avec elle, constamment
occupée des autres, et, dans l'éclat de la jeunesse et de la beauté,
parlant d'elle-même comme si elle eût déjà cessé d'exister.

Maintenant, hélas! mademoiselle, en écrivant à votre amie, songez que
son malheur est sans ressource, encouragez-la à le supporter; vous
avez de l'empire sur elle, faites-en l'usage que la nécessité
commande. Ne me haïssez pas de n'avoir pu sauver Delphine! j'ai assez
souffert pour que vous ne puissiez pas douter des sentimens dont je
suis pénétrée.



LETTRE XXX.

M. de Valorbe à madame d'Albémar.

Zell, ce 24 juin.


Vous avez eu tort de vous faire religieuse, vous avez craint d'être
déshonorée par les heures passées à Zell, et vous n'avez pas daigné
penser que je vous justifierois avant de mourir; en mourant, je ferai
connoître la vérité; elle parviendra à Montalte, qui est maintenant en
Languedoc; je lui permettrai d'en instruire Léonce, une fois, dans
quelque temps, quand mes cendres seront assez refroidies, pour que
votre triomphe ne les insulte pas; vous serez alors bien affligée de
vous être séparée pour jamais du monde; mais pourquoi n'avez-vous pas
compté sur ma mort? Je vous l'avois promise, il falloit m'en croire.

Si quelqu'un avoit voulu m'aimer, je sens que je me serois adouci, je
serois redevenu digne de ce qu'on auroit fait pour moi; mais à qui
importoit-il que je vécusse?

Savez-vous ce qu'il y a d'horrible dans ma situation? Ce n'est pas de
terminer une vie que la ruine, les souffrances, le déshonneur me
rendent odieuse; mais c'est de n'avoir pas au fond du coeur un seul
sentiment doux, de ne pouvoir verser des pleurs sur mon sort, d'être
dur pour moi, comme l'a été le reste des hommes; de me haïr, de
repousser l'instinct de la nature, par une sorte de férocité qui
m'inspire la dérision de mes propres douleurs. Oui, les hommes m'ont
enfin mis de leur parti, je me traite comme ils m'ont traité; et si
c'est un crime de repousser tous les secours qui pourroient conserver
la vie, je le commets, ce crime, avec le sang-froid barbare qui feroit
immoler un ennemi long-temps détesté.

Delphine, vous que j'aimois, vous qui pouviez tirer encore des larmes
de ce coeur desséché, vous avez mieux aimé nous tuer tous les deux,
que de réunir nos malheureuses destinées. Écoutez-moi, je vous ai
pardonné, vous valiez encore mieux que le reste de la terre; votre
réputation sera complètement rétablie, elle le sera par moi; Léonce ne
pourra pas former contre vous le moindre soupçon. Malheureux que je
suis! il y aura encore de l'amour après moi, il y aura des coeurs qui
seront heureux... Qu'ai-je dit, hélas! pauvre Delphine, ce ne sera pas
vous qui jouirez de la vie. Je vous le répète encore, pourquoi vous
êtes-vous faite religieuse? C'étoit moi que vous vouliez fuir, et vous
préfériez le tombeau à notre hymen. Mais ne pouviez-vous pas attendre
quelques momens, quelques jours? je n'en demandois pas plus pour
achever de vivre. Oh! que je souffre! mourir est plus douloureux
encore que je ne croyois.



LETTRE XXXI.

Madame de Cerlebe à mademoiselle d'Albémar.

Zurich, ce 28 juin 1792.


L'infortuné Valorbe n'est plus; en mourant, il a écrit à madame
d'Albémar qu'il la justifieroit dans l'opinion; ainsi, huit jours
après avoir prononcé ses voeux, elle apprend que le sacrifice affreux
qu'elle a fait est devenu inutile.

La mort de M. de Valorbe a été terrible. En recevant la lettre de
madame d'Albémar, qui lui apprenoit qu'elle avoit prononcé ses voeux,
il est tombé dans un accès de désespoir tel, qu'il a déchiré lui-même
ses blessures déjà rouvertes, et, pendant trois jours, il a refusé
tous les secours qu'on vouloit lui donner pour le sauver; mais, par
une inconséquence déplorable, quand il n'y avoit plus de ressource, il
a vivement désiré qu'on pût en trouver. Violent et foible jusqu'au
dernier moment, il a regretté la vie, quand sa volonté avoit appelé la
mort; irrité par ses douleurs, irrité par la résistance que la nature
opposoit à ses désirs, il a éprouvé comme une sorte de rage de mourir,
après avoir maudit l'existence, tant qu'il étoit en son pouvoir de la
conserver. Plusieurs fois, en expirant, il a nommé madame d'Albémar,
et l'a accusée de son sort.

Madame de Ternan, qui ne ménage jamais les autres, a remis à Delphine
une lettre de Zell, qui contenoit tous ces détails; et quand je suis
arrivée à l'abbaye, madame d'Albémar savoit tout, et, se jetant dans
mes bras, elle m'a dit:--Jusqu'à ce jour, je n'avois fait de mal qu'à
moi, et maintenant je suis coupable de la mort d'un homme, d'un homme
qui avoit conservé la vie à mon bienfaiteur! Oh! que j'ai pitié de
lui; oh! que je voudrois, aux dépens de ma vie, l'avoir sauvé! Il
vivroit, s'il ne m'eût pas connue! malheureuse, pourquoi suis-je
née!--J'ai dit à Delphine tout ce qui pouvoit lui persuader qu'elle ne
devoit point se reprocher la mort de M. de Valorbe.--Je sais bien, me
répondit-elle, que je ne suis pas méchante, mais j'ai d'autres défauts
qui causent autant de malheurs autour de moi, l'imprudence,
l'entraînement, les sentimens irréfléchis et passionnés. Je n'ai pas
su guider ma vie, et j'ai précipité les autres avec moi.--Je vous en
conjure, lui dis-je, ne considérez pas les malheurs que vous éprouvez
comme le résultat de vos erreurs et de vos fautes. Les résolutions que
vous avez prises appartenoient à des sentimens tout-à-fait
involontaires. Il y a de la fatalité, en nous comme hors de nous, et
il ne faut pas plus se révolter contre soi, que contre les
autres.--Ah! reprit Delphine, tout pouvoit encore se supporter; mais
la mort! l'irréparable mort!--

J'essayai de lui parler du soin que M. de Valorbe avoit pris de la
justifier dans l'esprit de Léonce.--Le malheureux, s'écria-t-elle,
c'est un trait de bonté qui doit l'absoudre de tout, il m'a justifiée!
Voilà donc, dit-elle en s'arrêtant subitement comme si une pensée
tout-à-fait imprévue se fût emparée d'elle, voilà déjà la moitié de la
prédiction de ma soeur qui s'est accomplie! ne m'a-t-elle pas dit que
la vérité seroit connue sur mon voyage à Zell? elle le sera. Ne
m'a-t-elle pas dit aussi que peut-être un jour Léonce seroit libre?
Oh! d'où vient que cette idée, la plus invraisemblable de toutes,
m'est revenue dans cet instant? c'est parce que mon sort est
maintenant irrévocable, que je crois aux événemens qui me paroissoient
impossibles il y a quelque temps: funeste imagination! s'écria-t-elle,
ah Dieu!--Et elle resta plongée dans le plus profond silence.

Madame d'Albémar n'est pas encore en état de vous écrire,
mademoiselle, elle m'a demandé de m'en charger; c'est toujours à vous
qu'elle pense au milieu de ses plus grandes peines. Ah! mademoiselle,
venez, venez ici. Votre présence est le seul bien qui puisse consoler
cette jeune infortunée, privée de tout autre espoir pour le cours de
sa longue vie.

H. DE CERLEBE.



LETTRE XXXII.

Madame de Lebensei à mademoiselle d'Albémar.

Paris, ce 30 juin 1792.


Madame de Mondoville est tombée tout à coup très-malade, mademoiselle;
elle s'obstine à vouloir nourrir son enfant, dans cet état, et si l'on
n'obtient pas d'elle d'y renoncer, sa mort est certaine. Je vous
donnerai de ses nouvelles exactement; mon mari ne quitte pas M. de
Mondoville. Ne mandez pas à madame d'Albémar la situation de Matilde;
il faut lui épargner des impressions trop mêlées, trop diverses, pour
ne pas agiter vivement son coeur. Soyez sûre que je ne passerai pas un
jour sans vous informer de la santé de madame de Mondoville. Nous nous
entendons sans nous exprimer. Adieu, mademoiselle.

ÉLISE DE LEBENSEI.

SIXIÈME PARTIE.



LETTRE PREMIÈRE.

Delphine, à mademoiselle d'Albémar.

De l'abbaye du Paradis, ce 1er juillet 1792.


Mon amie, j'ai causé la mort d'un homme! c'est en vain que je cherche
dans ma pensée des excuses, des explications; je n'ai pas eu des
intentions coupables, mais sans doute je n'ai pas su ménager le
caractère de M. de Valorbe; je n'aurois pas dû lui donner un asile
dans ma propre maison: un bon sentiment m'y portoit; mais la destinée
des femmes leur permet-elle de se livrer à tout ce qui est bien en
soi? Ne falloit-il pas calculer les suites d'une action même honnête,
et trouver une manière plus sage de concilier la bonté du coeur avec
les devoirs imposés par la société? Si je n'avois pas des reproches à
me faire, serois-je si malheureuse? on ne souffre jamais à ce point
sans avoir commis de grandes fautes.

Je repasse sans cesse dans ma pensée ce que j'aurois pu écrire à M. de
Valorbe, qui eût adouci son désespoir, quand je lui annonçai mon
nouvel état: il me semble que la crainte fugitive de ce qui vient
d'arriver a traversé mon esprit, et que je ne m'y suis pas assez
arrêtée. Je cherche à me rappeler le moment où cette crainte m'est
venue, le degré d'attention que j'y ai donné, les pensées qui m'en ont
détournée. Je m'efforce de suivre en arrière les plus légères traces
de mes réflexions, pour m'accuser ou m'absoudre. Je me reproche enfin
de ne pas accorder à la mémoire de M. de Valorbe les sentimens qu'il
demandoit de moi, de ne pas regretter assez celui qui est mort pour
m'avoir aimée; je n'ose me livrer à m'occuper de Léonce: il me semble
que M. de Valorbe me poursuit de ses plaintes, il n'y a plus de
solitude pour moi, les morts sont partout.

Vous le savez, autrefois, quand j'étois près de vous, je me plaisois
dans la vie contemplative; le bruit du vent et des vagues de la mer,
qu'on entendoit souvent dans notre demeure, me faisoit éprouver les
sensations les plus douces; je rêvois l'avenir, en écoutant ces bruits
harmonieux, et, confondant les espérances de la jeunesse avec celles
d'un autre monde, je me perdois délicieusement dans toutes les chances
de bonheur que m'offroit le temps, sous mille formes différentes. Cet
été même, quand je n'avois plus à attendre que des peines, vingt fois,
au milieu de la nuit, me promenant dans le jardin de l'abbaye, je
regardois les Alpes et le ciel, je me retraçois les écrits sublimes
qui, dès mon enfance, ont consacré ma vie au culte de tout ce qui est
grand et bon: les chants d'Ossian, les hymnes de Thompson à la nature
et à son Créateur, toute cette poésie de l'âme qui lui fait pressentir
un secret, un mystère, un avenir, dans le silence du ciel et dans la
beauté de la terre; le merveilleux de l'imagination, enfin, m'élevoit
quelquefois dans la solitude au-dessus de la douleur même; je me
rappelois alors la destinée de tout ce qui a été distingué dans le
monde, et je n'y voyois que des malheurs. Amour, vertu, génie, tout ce
qui a honoré l'homme, l'homme l'a persécuté. Pourquoi donc, me
disois-je, serois-je révoltée de mon sort? quand j'ai osé sentir,
penser, aimer, ne me suis-je pas condamnée à souffrir! Et je levois
des regards plus fiers vers ces astres, qui ont recueilli toutes les
idées, toutes les affections que les vulgaires habitans de ce monde
ont repoussées. Cette disposition de mon coeur m'étoit assez douce,
elle m'aidoit à supporter le nouvel état que j'ai embrassé; mais
depuis la mort de M. de Valorbe, je ne sais quelle inquiétude, quel
sentiment amer ne me permet plus d'être bien quand je suis seule.

Il faut que j'essaie d'une vie plus utilement employée, et que je
fasse servir mon existence au bien des autres, pour parvenir à la
supporter moi-même. Les plaisirs d'une bienfaisance continuelle,
l'espoir de perfectionner mon âme, en soulageant l'infortune, me
ranimeront peut-être: les heures oisives que l'on passe ici me
deviennent trop pénibles; la rêverie me consume, au lieu de me calmer;
je ne puis échapper à moi, qu'en m'occupant sans cesse à secourir les
souffrances de l'humanité; écoutez mon projet, ma soeur, et
secondez-le.

La société de madame de Ternan me devient chaque jour moins agréable;
je ne lui plais plus, depuis que les malheurs que j'ai éprouvés me
rendent incapable de chercher à la distraire; elle a un fond de
tristesse sans sujet, qui lui fait détester dans les autres les peines
qui ont une cause réelle; et jamais personne n'a été moins propre à
consoler, car elle n'observe jamais que ce qui la regarde
personnellement; on diroit qu'elle ne croit à rien qu'à ce qu'elle
éprouve, et que tout ce qui l'environne lui paroît devoir être une
modification d'elle-même. Je voudrois quitter cette femme qui m'a fait
tant de mal, et me réunir à quelque association religieuse, mais
consacrée à la bienfaisance. Je n'ai pas la moindre vocation pour le
genre de vie qu'on mène ici; les pratiques continuelles et minutieuses
que l'on m'impose sont, avec ma manière de voir, une sorte
d'hypocrisie qui révolte mon caractère. Je ne veux pas cependant,
comme madame de Ternan, m'affranchir presque entièrement des exercices
religieux qu'on exige de nous; je craindrois d'affliger, par mon
exemple, mes compagnes qui s'y soumettent, mais je voudrois remplir
quelques devoirs qui fussent analogues aux idées que j'ai sur la
vertu.

Hier, un religieux du mont Saint-Bernard est venu dans notre couvent;
je lui trouvois une expression de calme et de sensibilité que n'ont
point nos religieuses. Je me promenai quelque temps avec lui; il me
raconta par hasard, et sans y attacher lui-même autant d'importance
que moi, un trait qui pénétra mon coeur. Un vieillard de son ordre,
accablé d'infirmités, et retiré dans l'hospice des malades, apprit cet
hiver qu'un voyageur, tombé dans les neiges à peu de distance de son
couvent, étoit près de mourir; il se trouvoit seul alors, tous ses
frères étant absens pour rendre d'autres services; il n'hésita pas, il
partit, et trouva le malheureux voyageur expirant au milieu des
neiges; il n'étoit plus possible de le transporter, il entendoit avec
difficulté ce qu'on lui disoit; le vieillard se mit à genoux près de
lui, sur les glaces qui l'environnoient, il se pencha vers son
oreille, et tâcha de lui faire comprendre les paroles qui donnent
encore de l'espérance au dernier terme de la vie; il resta près d'une
heure dans cette situation, recevant sur sa tête blanchie et sur son
corps infirme la pluie et les frimas, qui sont mortels au sommet des
Alpes pour la jeunesse elle-même. Le vieillard élevoit la voix ou
l'adoucissoit, suivant l'expression du visage de son infortuné malade;
il faisoit pénétrer des consolations à travers les souffrances de
l'agonie, et suivoit l'âme enfin jusqu'à son dernier souffle, pour
apaiser les peines morales, quand la nature physique se déchiroit et
s'anéantissoit. Peu de jours après, ce bon vieillard mourut du froid
qu'il avoit souffert. Celui qui me racontoit ce généreux dévouement,
s'étonnoit de mon émotion.

--Croyez-moi, ma chère soeur, me dit-il, on est heureux de consacrer
sa vie et sa mort au bien des autres; que signifieroient nos
engagemens, nos sacrifices, s'ils n'avoient pas pour but de secourir
les misérables? La prière est un doux moment, mais c'est quand on a
fait beaucoup de bien aux hommes, que l'on jouit de s'en entretenir
avec Dieu; la piété se renouvelle par la vertu, les exercices
religieux sont la récompense et non le but de notre vie. Nous mettons
de bonnes actions faites sur la terre entre le ciel et nous; c'est
alors seulement que la protection divine se fait sentir au fond de
notre coeur.--Voilà, ma chère Louise, ce qui peut être utile dans
l'état religieux; voilà le genre de vie que je veux adopter, que je
veux suivre.

Hélas! si l'infortuné Valorbe m'avoit justifiée pendant sa vie, comme
il l'a fait à sa mort, je serois libre encore; mais pourquoi regretter
les voeux que j'ai faits? ils m'ont été arrachés dans un moment de
délire, ils n'avoient pour objet que d'échapper au plus grand des
malheurs; mais ces voeux me lieront plus fortement encore à
l'accomplissement de tous les devoirs de la morale; et si je puis
consacrer toutes les heures de ma journée à des actes d'humanité,
j'espère que je reprendrai du calme. Non, mon amie, je le sens, je
n'ai pas mérité de souffrir toujours; et si je conforme ma vie à la
plus parfaite vertu, la paix de l'âme doit m'être un jour rendue.

Existe-t-il encore, ma chère Louise, dans le Languedoc ou la Provence,
quelques établissemens de charité tels que je les désire? je pourrois
peut-être obtenir de mes supérieurs la permission de m'y retirer, et
je finirois près de vous ma vie qui ne peut être longue. Ma soeur,
dites-moi que vous désirez me revoir; je n'en doute pas, mais il me
sera doux de me l'entendre répéter.



LETTRE II.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

De l'abbaye du Paradis, ce 15 juillet 1792.


--_Ne quittez pas le lieu où vous êtes, la retraite inconnue où vous
vivez; ne venez pas près de moi à présent; au nom du ciel, n'y venez
pas!_--Voilà ce que vous m'écrivez! Est-ce vous que mon malheur a
lassée? est-ce vous qui, fatiguée de mes égaremens, ne voulez plus me
tendre une main protectrice? Écoutez, Louise, j'ai perdu
successivement toutes mes illusions, toutes mes espérances; mais si
vous n'êtes pas ce qu'il y a de plus noble et de meilleur au monde,
j'ignore ce que je suis moi-même; je ne puis plus rien juger, rien
aimer; le ciel et la terre sont confondus à mes yeux; je ne sais où
poser mes pas, et je demande à la nature ce qu'elle veut faire de moi,
quand elle m'ôte le seul appui sur lequel je reposois encore mon âme.
Mais non, j'en suis sûre, vous m'expliquerez le mystère qui règne dans
votre lettre: le sort renferme mille événemens extraordinaires,
toutefois il en est un impossible, c'est que la bonté se démente,
c'est que l'amitié sincère se détache par le malheur, c'est que vous
ne soyez pas une amie parfaitement bonne et généreuse! Réveillez-vous,
Louise, réveillez-vous! un motif qui m'est inconnu vous a dicté votre
incroyable refus; mais quel qu'il soit, ce motif, il ne doit rien
valoir.

Peut-être croyez-vous qu'il est plus convenable pour moi de rester
ici, que je ferois mieux de ne pas aller en France; ah! ne me déchirez
pas le coeur, pour ce que vous croyez mon bien; la douleur que vous
m'avez causée est au-dessus de toutes celles que vous voudriez
m'épargner; les chances de l'avenir sont incertaines, et la douleur
présente est le véritable mal. Plus je relis votre lettre, plus je me
persuade que ce n'est point un sentiment froid, raisonnable, calculé,
qui vous l'a dictée; il y règne un trouble, une obscurité, une
contradiction qui me font craindre pour vous, pour moi, quelque grand
malheur que vous redoutez, que vous me cachez. Léonce est-il malade?
est-il menacé de quelque péril?

Vous dirai-je que de malheureuses superstitions se sont emparées de
moi, depuis que votre lettre a frappé mon esprit de terreur. Le
dernier mot que M. de Valorbe a écrit en mourant, c'étoit pour
exprimer son désir d'être enseveli dans notre église; nos religieuses
s'y refusoient d'abord, parce que l'on avoit répandu le bruit qu'il
s'étoit tué; mais j'ai mis tant de chaleur dans ma demande, que je
l'ai enfin obtenue; j'attachois un grand prix à rendre à cet infortuné
ce dernier hommage. Hier au soir, je voulus aller visiter son tombeau;
votre lettre m'avoit inspiré plus de désir encore d'apaiser ses mânes.
Je craignois pour Léonce; j'avois besoin d'implorer toutes les
protections invisibles que les infortunés appellent sans cesse, dans
leurs impuissantes douleurs. J'arrive près du tombeau de M. de
Valorbe, je frémis du profond silence qui m'environnoit, près d'un
coeur si passionné, près d'un homme que la violence de ses sentimens
avoit fait mourir. Je me mis à genoux, et je me penchai sur la pierre
qui couvroit sa cendre. J'y versai long-temps des pleurs de pitié, de
regret et de crainte. Quand je me relevai, mon premier mouvement fut
de tirer de mon sein le portrait de Léonce, que j'y ai toujours
conservé; je voulus justifier auprès de lui la pitié que m'inspiroit
M. de Valorbe; mais je trouvai le portrait entièrement méconnoissable;
le marbre du tombeau de M. de Valorbe, sur lequel je m'étois courbée,
l'avoit brisé sur mon coeur!

Plaignez-moi; cette circonstance si simple me parut un présage; il me
sembla que du sein des morts, M. de Valorbe se vengeoit de son rival,
et qu'un jour Léonce devoit périr dans mes bras. Ce jour
approche-t-il? le savez-vous? voulez-vous me le cacher? Ah! cessez de
vous montrer insensible à mon sort! je ne puis le croire, je ne puis
soupçonner votre coeur; et toutes les chimères les plus cruelles
s'offrent à moi, pour expliquer ce que je ne saurais comprendre.



LETTRE III.

Madame de Lebensei à mademoiselle d'Albémar.

Paris, ce 15 juillet 1792.


Les médecins ont déclaré que si Matilde persistoit à nourrir son
enfant, elle étoit perdue, et que son enfant même ne lui survivrait
peut-être pas. Un confesseur et un médecin amené par ce confesseur,
soutiennent l'opinion contraire, et Matilde ne veut croire qu'eux.
Léonce s'est emporté contre le prêtre qui la dirige; il a supplié
Matilde à genoux de renoncer à sa résolution; mais jusqu'à présent il
n'a pu rien obtenir. Elle se persuade que toutes les femmes qui sont
un peu malades se font conseiller de ne pas nourrir, pour se dispenser
d'un devoir; et rien au monde ne peut la faire sortir de cette
opinion. Elle sait une phrase pour répondre à tout; elle dit que,
quand elle se sentira malade, elle cessera de nourrir; mais que,
n'éprouvant aucune douleur à présent, elle n'a point de motif pour
céder à ce qu'on lui demande. On lui parle de son changement; on lui
retrace tous les symptômes alarmans de son état; on veut l'effrayer
sur le mal qu'elle peut faire à son fils: elle répond qu'elle n'y
croit pas; que le lait de la mère convient à l'enfant; qu'un
changement de nourriture seroit très-dangereux pour lui, et qu'elle
doit savoir, mieux que personne, ce qui est bon pour son fils et pour
elle-même. Ces deux ou trois phrases répondent à toutes les
conversations qu'on veut avoir avec elle, elle les répète toujours,
les varie à peine; et l'on sent en lui parlant, m'a dit M. de
Lebensei, la résistance de l'entêtement comme un obstacle physique,
sur lequel la force des raisonnemens ne peut rien.

Quel triste spectacle cependant que cette altération du jugement,
cette folie véritable, revêtue des formes les plus froides et les plus
régulières! Léonce est au désespoir, surtout pour son fils. J'espère
qu'il triomphera de la résistance de Matilde; elle l'aime, c'est le
seul sentiment qui ait sur elle un pouvoir indépendant de sa volonté.
M. de Lebensei ne quitte pas Léonce; il ne se montre pas toujours à
Matilde, mais il est habituellement dans la chambre de M. de
Mondoville, pour le soutenir et le consoler. Léonce, depuis huit
jours, n'a pas prononcé le nom de madame d'Albémar. J'aime ce respect
et cette pitié pour la situation de sa femme. Jamais, cependant, je
crois, il ne fut plus occupé de Delphine! Agréez, mademoiselle, mes
tendres hommages.

ÉLISE DE LEBENSEI.



LETTRE IV.

M. de Lebensei à mademoiselle d'Albémar.

Paris, ce 21 juillet 1792.


Hier, la femme de Léonce a cessé de vivre! c'est vous, mademoiselle,
qui l'apprendrez à madame d'Albémar. Je ne puis me refuser à vous
exprimer la pitié que j'ai ressentie pour les derniers momens de cette
jeune Matilde; je suis sûr que votre noble amie, loin de me blâmer, la
partagera.

Depuis un mois, l'opiniâtreté de madame de Mondoville avoit révolté
tout ce qui l'entouroit. Léonce, surtout, inquiet pour son enfant, et
ne sachant quel parti prendre, entre la crainte de réduire Matilde au
désespoir, et le danger de son fils, n'avoit cessé de montrer à
Matilde un sentiment contenu, mais très-blessé; lorsqu'il y a quatre
jours, une nuit plus alarmante que toutes les autres convainquit
Matilde de son état; elle fit venir Léonce, et, lui remettant son fils
entre les bras, elle lui dit:--Il se peut que j'aie eu tort de vous
résister si long-temps; mais les opinions que je vous opposois
exercent un tel empire sur moi, que je leur sacrifie sans regrets, à
vingt ans, une vie que vous rendiez heureuse. Pardonnez, si votre
volonté n'a pas d'abord obtenu ce que je ne faisois pas pour la
conservation de ma propre existence. Je crains que la roideur de mon
caractère ne vous ait donné de l'éloignement pour la religion que je
professe; ce seroit la pensée la plus amère que je pusse emporter au
tombeau: n'attribuez point mes défauts à ma religion, elle n'a pu les
corriger tous; mais sans elle, ils auroient fait mon malheur et celui
des autres; c'est elle qui m'inspire la force de quitter avec courage
ce que Dieu même me permettoit d'appeler le bonheur, une union intime
avec le seul homme que j'aie aimé sur la terre.--Ces derniers mots
touchèrent Léonce; Matilde s'en aperçut, et lui prenant la
main:--Croyez-moi, lui dit-elle, ce coeur n'étoit pas si froid que
vous le pensiez! mais ne falloit-il pas l'habituer à la contrainte? la
vie religieuse est une oeuvre d'efforts, et l'entraînement trop vif
vers les penchans les plus purs, détourne l'âme de son Dieu.

--Trois jours après cette conversation, Matilde, se sentant
tout-à-fait mal, voulut causer seule avec Léonce, pour lui confier
tout ce qui s'étoit passé entre elle et madame d'Albémar. Elle remit à
son mari la lettre qu'elle avoit reçue de Delphine, et qui exprime si
noblement tous les sentimens généreux de cette âme angélique. Léonce,
qui avoit toujours conservé une sorte de ressentiment du départ de
Delphine, éprouva l'émotion la plus vive en en apprenant la cause; et,
malgré tous ses efforts, il lui fut impossible, m'a-t-il avoué, de
cacher à Matilde l'admiration qu'il éprouvoit pour la conduite de
madame d'Albémar.--Vous l'aimez, lui dit Matilde avec douceur, vous
l'aimez encore! et je meurs. Eh bien! avouez donc que Dieu me protège!
Croyez en lui, Léonce, et ne rendez pas inutiles les prières que je
fais pour vous!--Ces mots si sensibles causèrent un remords douloureux
à Léonce; il se jeta au pied du lit de Matilde, et couvrit sa main de
larmes. Matilde reprit de la force; son coeur étoit satisfait de
l'attendrissement de Léonce.--Vous épouserez madame d'Albémar,
continua-t-elle; c'est une âme sensible et généreuse; mais je pense
avec peine que votre bonheur, à l'un et à l'autre, est bien dépendant
des hommes et des circonstances. L'honneur est votre guide, le
sentiment est le sien; mais vous n'avez point en vous-même un appui
qui vous réponde de votre sort; prenez-y garde, Léonce, Dieu veut être
notre premier ami, notre seul maître, et la soumission entière à sa
volonté est l'unique moyen d'être affranchi de tout autre joug.
Léonce, ajouta-t-elle d'une voix émue, Léonce! je voudrois emporter
l'idée que vous serez heureux; mais je crains bien que vous n'en ayez
pas pris la route. Si je pouvois obtenir de vous que vous élevassiez
notre enfant dans mes principes! mais, hélas! ce pauvre enfant, qui
sait s'il vivra? Il sera bientôt, peut-être, un ange dans le sein de
Dieu.--Tout à coup elle s'arrêta, comme si une idée l'avoit troublée,
et demanda son confesseur avec instance; Léonce crut apercevoir
qu'elle étoit inquiète d'avoir nourri son enfant trop long-temps. Il
alla chercher le confesseur, et lui dit:--Monsieur, vous nous avez
fait bien du mal, tâchez de le réparer autant qu'il est en votre
puissance; écartez de Matilde toute idée de remords.--Je ferai mon
devoir, répondit le confesseur, et il entra chez Matilde.--C'est un
homme tout à la fois rempli de fanatisme et d'adresse; convaincu des
opinions qu'il professe, et mettant cependant à convaincre les autres
de ces opinions, tout l'art qu'un homme perfide pourroit employer;
imperturbable dans les dégoûts qu'il éprouve, et toujours actif pour
les succès qu'il peut obtenir; portant enfin dans une persévérance que
rien ne rebute, cette dignité religieuse qui s'honore des
humiliations, et place son orgueil dans les souffrances même et dans
l'abaissement.

Il resta plusieurs heures enfermé avec Matilde, et quand Léonce la
revit, elle lui parut calme et ferme, et ne cherchant aucune occasion
de lui parler seule. Pendant toute la nuit qui précéda sa mort, cette
jeune et belle Matilde supporta courageusement toutes les cérémonies
dont les catholiques environnent les mourans. J'étois retiré dans un
coin de la chambre, derrière les domestiques qui écoutoient à genoux
les prières des agonisans; j'apercevois dans une glace le lit de
Matilde, et je voyois son confesseur approcher souvent la croix de ses
lèvres mourantes. J'éprouvois à ce spectacle un tressaillement
intérieur que tout l'effort de ma volonté ne pouvoit vaincre. A-t-on
raison, me disois-je, d'entourer nos derniers momens d'un appareil si
sombre, de surpasser en effroi la mort même, et de frapper par tant
d'idées terribles l'imagination des infortunés qui expirent? le
sacrifice même est à peine aussi redoutable que ses préparatifs? ne
vaut-il pas mieux laisser venir la fin de l'homme comme celle du jour,
et faire ressembler, autant qu'il est possible, le sommeil de la mort
au sommeil de la vie! Oui, je le crois, celui qui meurt regretté de ce
qu'il aime doit écarter de lui cette pompe funèbre; l'affection
l'accompagne jusqu'à son dernier adieu, il dépose sa mémoire dans les
coeurs qui lui survivent, et les larmes de ses amis sollicitent pour
lui la bienveillance du ciel; mais l'être infortuné qui périt seul, a
peut-être besoin que sa mort ait du moins un caractère solennel; que
des ministres de Dieu chantent autour de lui ces prières touchantes,
qui expriment la compassion du ciel pour l'homme, et que le plus grand
mystère de la nature, la mort, ne s'accomplisse pas sans causer à
personne ni pitié ni terreur.

Léonce étoit resté toute la nuit appuyé sur le pied du lit de Matilde,
absorbé dans les impressions profondes qu'il éprouvoit. Il m'a dit
depuis, qu'en voyant mourir avec le calme le plus parfait, une femme
si belle et si jeune, il se demandoit pourquoi dans les peines du
coeur on s'efforçoit de vivre, puisque la mort causoit si peu
d'effroi, même au milieu de toutes les prospérités de la vie; tant il
est vrai que, dans la destinée la plus heureuse, il y a toujours une
fatigue secrète d'exister, qui console d'arriver au terme, quelque
court qu'ait été le voyage!

Vous savez combien la physionomie de Léonce est expressive, et surtout
combien la douleur s'y peint avec un charme et une énergie singulière;
il avoit passé la nuit dans la même attitude, debout et immobile; ses
cheveux étoient défaits, et sa beauté étoit vraiment alors
très-remarquable. Matilde, qui avoit fermé les yeux depuis assez
long-temps, les ouvrit; le premier objet qui frappa ses regards, ce
fut Léonce.--O mon Dieu! s'écria-t-elle, est-ce mon époux? est-ce un
messager du ciel que je vois?--A peine eut-elle dit ces mots, que son
visage pâle se couvrit d'une vive rougeur; elle appela son confesseur,
et lui parla bas pendant quelques minutes; j'entendis seulement qu'il
lui répondoit:--Vous pouvez, madame, dire à M. de Mondoville un
dernier adieu, vous le pouvez; mais, après l'avoir prononcé, vous
devez rester seule avec nous.--Léonce, dit alors Matilde en serrant
la main de son époux dans les siennes, Léonce, répéta-t-elle avec un
regard où se peignoient à la fois elles ombres de la mort, et le
sentiment le plus vif de la vie, je vous ai toujours aimé; ne
conservez de moi que ce souvenir! Jésus-Christ lui-même n'a-t-il pas
dit qu'il _seroit beaucoup pardonné à qui a beaucoup aimé_? ne
dédaignez point ma mémoire, ne foulez point aux pieds, sans
tressaillir, le tombeau de celle qui n'a chéri que vous sur la
terre.--Léonce se précipita vers Matilde en pleurant; peu de secondes
après, le confesseur s'approcha du lit, et dit à Léonce:
Éloignez-vous, monsieur; madame de Mondoville ne se doit plus
maintenant qu'à la prière et aux intérêts du ciel.--Léonce irrité se
releva, Matilde prévit qu'il alloit exprimer sa colère, et se hâta de
lui dire:--Léonce, c'est mon dernier, c'est mon plus grand sacrifice;
mais il le faut, il le faut!--Léonce, accablé par cet ordre, se
retira, et ne revit plus Matilde; une heure après elle expira.

Depuis ce moment, Léonce n'a point quitté son fils, dont l'état est
fort dangereux, et je suis bien sûr qu'il n'a pas l'idée de s'en
éloigner dans ce moment. Mais je ne doute pas non plus que, si son
enfant étoit mieux, il ne partît à l'instant pour rejoindre Delphine.
Il ne m'a pas encore prononcé son nom; mais ce matin, comme nous
étions ensemble à la fenêtre, au moment où le jour commencoit à
paroître, il me dit:--Voyez, mon ami! c'est du côté de la Suisse que
le soleil se lève, c'est de là que viennent tous ses rayons!--Et il se
tut, craignant d'exprimer ses pensées secrètes; mais son visage
trahissoit des sentimens d'espoir qu'il auroit voulu cacher.

Mandez-moi dans quel lieu demeure Delphine, il faut en instruire
Léonce; ah! maintenant, rien ne s'oppose plus à son bonheur! Que
l'infortunée Matilde le pardonne, mais je bénis le ciel d'avoir enfin
réuni pour toujours deux êtres qui s'aimoient, et qui désormais ne
seront plus séparés! Élise et moi, mademoiselle, nous vous offrons nos
tendres et respectueux hommages.

HENRI DE LEBENSEI.



LETTRE V.

Mademoiselle d'Albémar à M. de Lebensei.

Montpellier, ce 27 juillet.


Gardez-vous bien, monsieur, de laisser partir Léonce pour la Suisse;
il n'est point de dessein plus funeste. Il faut vous révéler un secret
affreux, un secret qui anéantit toutes nos espérances, au moment où le
sort avoit écarté tous les obstacles. Les persécutions de M. de
Valorbe, la barbare personnalité d'une femme, un enchaînement de
circonstances enfin, dont l'ascendant étoit inévitable, ont précipité
madame d'Albémar dans la plus malheureuse des résolutions; elle est
religieuse dans l'abbaye du Paradis, à quatre lieues de Zurich. M. de
Valorbe, l'auteur de tous les chagrins de Delphine, est mort
désespéré, lorsqu'il ne pouvoit plus rien réparer. Madame d'Albémar ne
se repent que trop, je le crois, des voeux imprudens qui la lient pour
jamais; et cependant elle ignore encore la mort de Matilde! Je ne puis
penser sans horreur au désespoir que vont éprouver Léonce et Delphine,
quand elle apprendra qu'il est libre, quand il saura qu'elle ne l'est
plus. On ne peut éviter qu'ils ne connoissent une fois leur sort; mais
il faut les y préparer, si toutefois il est possible qu'ils
l'apprennent sans en mourir.

Je suis retenue dans mon lit par un accident assez fâcheux; remplissez
à ma place, monsieur, les devoirs de l'amitié; vous avez plus de force
et de caractère que moi, vos conseils leur seront plus utiles que mes
larmes; secourez nos amis, jamais ils ne furent plus malheureux.



LETTRE VI.

M. de Lebensei à mademoiselle d'Albémar.

Paris, ce 2 août.


Quelle nouvelle vous m'apprenez, juste ciel! et il est parti ce matin,
avant que votre lettre me fût arrivée! Je vais le rejoindre; dans deux
heures j'aurai mon passe-port, et je serai sur ses traces. J'ignore ce
que je lui dirai, ce que je pourrai faire pour lui; mais enfin il ne
sera pas seul. L'infortuné! quels événemens funestes ont précédé le
malheur qui va l'accabler! Avant-hier, il reçut la nouvelle qu'une
maladie violente l'avoit privé de sa mère, et deux heures après, son
fils est mort dans ses bras! Au moment où ce pauvre enfant a cessé de
vivre, Léonce s'est jeté sur son berceau, avec des convulsions de
douleur qui me faisoient craindre pour lui:--Mon ami, s'est-il écrié,
tous mes liens sont brisés, tous, hors un seul! mais celui-là, si je
le retrouve, je puis vivre; oui, sur le tombeau de ma famille entière,
barbare que je suis, l'amour peut encore me rendre heureux.--Hélas! et
j'entendois ces paroles sans me douter de ce qu'elles avoient
d'horrible. Je croyois à l'espérance qu'il invoquoit alors à son
secours: depuis ce moment il ne m'a plus prononcé le nom de Delphine.

Le lendemain, il a suivi l'enterrement de son fils jusqu'au cimetière
de Bellerive, où il a voulu qu'on l'ensevelît. J'y ai été avec lui;
rien n'est plus touchant que les honneurs rendus au cercueil d'un
enfant: cette cérémonie n'a rien de sombre; il semble qu'on devroit
plaindre davantage celui qui perd la vie avant d'avoir goûté ses beaux
jours, et cependant j'éprouvois un sentiment tout-à-fait contraire: ce
qui attriste dans la mort, ce sont les longues douleurs qui l'ont
précédée, les espérances trompées, les efforts pénibles qui n'ont pu
conduire au but, et n'ont creusé que l'abîme où le temps et la douleur
précipitent tous les hommes; mais j'aime ces mots d'Hervey sur la
tombe d'un enfant: _«La coupe de la vie lui a paru trop amère, il a
détourné la tête.»_ Heureux enfant! dispensé de l'épreuve! pauvre
enfant! que va devenir ton père? prieras-tu pour lui dans le ciel? ta
mère se réunira-t-elle à toi? Oh! quel est l'esprit assez fort pour ne
pas appeler ceux qui ne sont plus, au secours des vivans qu'ils ont
aimés! Quel est le coeur qui n'invoque pas ce qu'il ignore, quand il
succombe à ce qu'il éprouve! Hélas! maintenant que je sais de quel
sort Léonce est menacé, il me semble que l'expression de sa
physionomie en étoit le présage; il y avoit des rayons d'espoir qui
l'illuminoient tout à coup; mais il retomboit l'instant d'après dans
la tristesse la plus profonde, comme si l'image du bonheur lui étoit
apparue, et qu'une voix secrète eût empêché son âme de s'y confier.

Quand la cérémonie fut achevée, il se mit à genoux sur le gazon qui
recouvroit les restes de son fils. Je n'avois jamais pensé qu'à la
douleur d'une mère; lorsque je vis la mâle expression des regrets
paternels, ce jeune homme pleurant sur l'enfance, cette âme forte
abattue, je fus touché profondément; les femmes sont destinées à
verser des larmes; mais quand les hommes en répandent, je ne sais
quelle corde habituellement silencieuse résonne tout à coup au fond du
coeur.

En sortant de l'église, Léonce me demanda d'aller avec lui dans le
jardin de Bellerive; quand nous fûmes arrivés à la grille du parc, il
s'appuya sur un des barreaux sans l'ouvrir, et, après quelques minutes
d'hésitation, il me dit:--Non, cela me feroit mal, de me rappeler le
passé; qui sait si j'ai un avenir, qui le sait? et sans cet espoir,
comment affronter ces lieux! Mon enfant, dit-il en levant les yeux sur
l'église de Bellerive, mon enfant! tu reposes près du séjour où ton
père a goûté les seuls instans fortunés de sa vie; toutes les
espérances de mon coeur sont ensevelies ici. O destinée! que me
rendrez-vous?--Sa voix s'altéra en prononçant ces derniers mots; mais
vous savez combien il a d'empire sur lui-même; il reprit des forces,
s'éloigna du jardin, et me fit signe de remonter en voiture avec lui.

Il ne me dit rien pendant la route; mais quand nous fûmes arrivés chez
lui, il m'annonça qu'il partoit pendant la nuit.--Vous savez où je
vais, me dit-il; mon fils, ma femme, ma mère n'existent plus; il n'y a
plus qu'un seul objet d'espoir pour moi sur la terre; si je l'ai
conservé, je vivrai; s'il m'étoit ravi, quel droit le ciel même
auroit-il sur l'être privé de tout ce qui lui fut cher? Adieu.--Peu
d'heures après, Léonce étoit parti, et ce n'est que ce matin que j'ai
reçu votre lettre. Je me suis décidé à l'instant même; je suivrai
Léonce, et dès que je l'aurai retrouvé, je verrai ce que m'inspirera
sa situation. Mais quand je pourrois lui proposer une ressource
salutaire, ses opinions lui permettroient-elles de l'accepter? Enfin,
il faut le rejoindre, il faut qu'un ami soit près de lui, dans le plus
cruel moment de sa vie. Madame de Lebensei a consenti à mon absence;
j'ai obtenu un passe-port pour un mois; ma première lettre sera datée
de Suisse. Adieu, mademoiselle, adieu, bonne et malheureuse amie; que
pourrons-nous faire pour sauver Delphine et Léonce? quels conseils
suivront-ils, si l'on osoit leur en donner?



LETTRE VII.

Léonce à M. Barton.

Lausanne, ce 5 août.


Je suis venu ici en moins de trois jours; je puis m'arrêter,
maintenant que j'habite une ville où elle a été; je n'ai pas encore de
renseignemens précis sur son séjour actuel; mais me voici sur ses
traces, et bientôt je l'atteindrai. Mon cher Barton, que je suis
honteux de l'état de mon âme! je viens de perdre une mère que je
chérissois, une femme estimable, un fils qui m'avoit fait connoître
les plus tendres affections de la paternité. Eh bien! vous
l'avouerai-je? il y a des momens où mon coeur tressaille de joie.
L'idée de revoir Delphine, de la retrouver libre, d'unir mon sort au
sien; cette idée efface tout, l'emporte sur tout; cependant ne croyez
pas que j'aie foiblement senti les malheurs qui m'ont frappé: mon état
est extraordinaire, mais mon âme n'est pas dure, jamais même elle ne
fut plus sensible! J'éprouve au fond du coeur une tristesse profonde,
je ne puis être seul sans verser des larmes; quand j'aurai retrouvé
Delphine, je me livrerai à mes regrets, je pleurerai à ses pieds; de
long-temps, même auprès d'elle, je ne serai consolé; mais dans
l'attente où je suis, ce que je sens ne peut être ni du plaisir ni de
la peine; c'est une agitation qui confond dans le trouble l'espérance
comme la douleur.

Vous m'avez connu de la fermeté, eh bien! à présent je suis
très-foible, je crains, comme une femme, tous les mouvemens subits; ce
qui va se décider pour moi est trop fort; il y a trop loin du
désespoir à ce bonheur; j'ai peur des émotions même que me causera sa
présence, et je me surprends à souhaiter un sommeil éternel, plutôt
que ces secousses morales, si violentes que la nature frémit de les
éprouver.--Ah, Delphine! qu'ai-je dit! c'est toi, oui, c'est toi qui
fermeras toutes les blessures de mon coeur! Le premier son de ta voix,
de ta voix fidèle à l'amour, va me rendre en un moment toutes les
jouissances de la vie. Il me reste toi, toi que j'ai tant aimée; d'où
viennent, donc mes inquiétudes?--Mon ami! ne sais-je pas qu'elle
m'aime, ne connois-je pas son caractère vrai, tendre, dévoué? Je
crains, parce que la revoir me semble un bonheur surnaturel; depuis
huit mois j'invoque en vain son image, depuis huit mois je souffre à
tous les instans, je n'ai plus foi au bonheur; mais c'est une
foiblesse que ce doute; n'a-t-il pas existé un temps où je la voyois?
un temps où chaque jour je passois trois heures avec elle? Pourquoi
ces heures ne reviendroient-elles pas? elles ont été dans ma vie,
elles peuvent encore s'y retrouver.



LETTRE VIII.

Léonce à M. Barton.

Zurich, ce 7 août.


Je suis à six lieues de madame d'Albémar, je viens de le savoir,
presque avec certitude; je ne doute pas, d'après ce qu'on m'a dit, que
ce ne soit elle qui s'est retirée, il y a trois mois, dans l'abbaye du
Paradis; sensible Delphine! c'est dans la retraite la plus profonde
qu'elle a passé le temps de notre séparation: depuis qu'elle a quitté
Zurich, on n'a pas une seule fois entendu parler d'elle; personne,
même ici, ne la connoît sous son véritable nom; mais sa généreuse
conduite dans tous les détails de la vie, mais l'impression que ses
charmes ont produite sur ceux qui l'ont vue, ne me permettent pas de
m'y méprendre. J'ai reconnu ses traces divines, mon coeur en est
assuré; il est sept heures du soir, les couvens ne s'ouvrent pas
pendant la nuit, mais demain, avec le jour, demain je la verrai!

O mon cher maître! quel avenir se prépare pour moi! comme l'espérance
ouvre mon âme à toutes les plus nobles pensées! comme elle la dispose
à la vertu! ah! qu'elle me deviendra facile, quand cet ange sera ma
femme! elle sera un de mes devoirs; elle, un devoir! Félicités
éternelles, divinités tutélaires! toutes mes veines battent pour le
bonheur; que les morts me le pardonnent! j'irai peut-être les
rejoindre bientôt, une vie si heureuse ne sauroit être longue; mais
qu'on me laisse m'enivrer de ce moment.

P. S. J'apprends à l'instant que Henri de Lebensei est arrivé de
Paris, et qu'il demande à me voir. Quel peut être le motif de ce
voyage? J'aime M. de Lebensei, mais je ne sais pourquoi j'aurois voulu
qu'il ne vînt point; je n'ai besoin de me confier à personne, mon âme
est toute remplie d'elle-même; il m'en coûte de parler. C'est à vous
seul, mon ami, qu'il m'étoit doux d'exprimer ce que j'éprouve. Combien
je suis fâché que M. de Lebensei soit ici!



LETTRE IX.

M. de Lebensei à mademoiselle d'Albémar.

Ce 7 août.


Il est minuit; j'ai vu Léonce ce soir, et je n'ai pu me résoudre à lui
annoncer son malheur. Il lui reste une ressource, s'il avoit le
courage de l'embrasser; j'essaierai de l'y préparer. Je verrai madame
d'Albémar dans peu d'heures, et je ferai tout pour secourir ces
infortunés! Jamais aucun des événemens de ma propre vie n'a si
vivement agité mon coeur!

Depuis sept heures du soir, je suis à Zurich; Léonce y étoit arrivé le
même jour. J'ai appris d'abord où il demeuroit; je l'ai prévenu par un
mot de mon arrivée, et j'ai été le voir un quart d'heure après; il m'a
bien reçu, mais avec une distraction très-visible; j'ai supposé qu'une
affaire personnelle m'avoit obligé de venir à Zurich; il ne m'écoutoit
pas; enfin, je lui ai dit que j'avois reçu de vos nouvelles; votre nom
rappela son attention, et il me dit qu'il partoit à quatre heures du
matin pour être à l'abbaye du Paradis, au moment où l'on en ouvroit
les portes; il ajouta qu'il se croyoit sûr d'y trouver Delphine. Je
frémis de son projet, et j'eus la présence d'esprit de lui dire sans
hésiter, que vous me mandiez par votre dernière lettre que madame
d'Albémar avoit quitté ce couvent depuis quinze jours, pour se retirer
dans une campagne près de Francfort; il tressaillit à ces mots, et me
dit:--Encore quatre jours, quand je comptois sur demain!--Et il porta
sa main à son front avec douleur.--Si vous voulez, repris-je, je vous
accompagnerai jusqu'à Francfort.--Je proposois ce voyage seulement
dans l'intention de gagner encore quelques jours.--Vous êtes bon, me
répondit-il, peut-être accepterai-je votre offre, nous en parlerons
demain matin.--Je voulois insister, et savoir quelque chose de plus
sur ses projets, mais il me regardoit avec une sorte d'inquiétude qui
me faisoit mal, et je résolus d'aller d'abord, sans qu'il le sût, chez
madame d'Albémar, pour la prévenir à tout événement de l'arrivée de
Léonce. Ce dessein arrêté, je me promis de laisser encore à mon
malheureux ami ce jour de repos, et je lui proposai d'aller nous
promener ensemble sur le bord du lac de Zurich; il y consentit, et ne
me dit pas un mot pendant le chemin.

Arrivés dans une allée de peupliers qui conduit au tombeau de
Gessner, nous nous avançâmes jusque sur le rivage du lac; Léonce
regarda tour à tour pendant quelque temps le ciel parsemé
d'étoiles, et les ondes qui les répétaient:--Mon ami, me dit-il
alors, croyez-vous qu'enfin je doive être heureux?--Et il s'arrêta
pour attendre ma réponse; je baissai la tête, en signe de
consentement, mais je ne pus articuler un seul mot; il ne remarqua
point ce qui se passoit en moi, tant il étoit absorbé dans ses
pensées.--Pourquoi ne le serois-je pas? continua-t-il. Ceux qui ne
se sont point occupés des idées religieuses, les croyez-vous
l'objet du courroux de la Divinité qu'ils auroient ignorée? Il y a
tant de mystères dans l'homme, hors de l'homme; celui qui ne les a
pas compris, doit-il en être puni? sera-t-il condamné sur cette
terre à ne jamais posséder ce qu'il aime? s'il a respecté la
morale, s'il a servi l'humanité, s'il n'a point flétri dans son âme
l'enthousiasme de la vertu, n'a-t-il pas rendu un culte à ce qu'il
y a de meilleur dans la nature, quelque nom qu'il ait attribué au
principe de tout bien? Il est vrai, je l'avoue, j'ai attaché trop
de prix à l'estime et à l'opinion publique; mais qu'ai-je fait de
condamnable pour les obtenir? Ce que j'ai fait! s'écria-t-il, j'ai
soupçonné Delphine! je pouvois l'épouser, et j'ai pris Matilde pour
femme! Matilde que je n'aimois point, et que je n'ai pas su rendre
aussi heureuse qu'elle le méritoit. Mon cher Henri, reprit Léonce
d'une voix plus sombre, quel homme, en examinant sa vie, peut se
trouver digne du bonheur! et cependant comment l'espérer, si l'on
n'en est pas digne?--Combien n'y a-t-il pas dans votre vie, lui
dis-je, de bonnes et de nobles actions, qui doivent vous inspirer
de la confiance?--Oh! reprit-il, la source de ce qui est bien
est-elle entièrement pure? On veut les suffrages des hommes pour
récompense d'une bonne conduite, et c'est ainsi que la vertu n'est
jamais sans mélange; mais dans le mal, il n'y a que du mal. Je
repasse toute ma jeunesse dans mon souvenir, et j'y découvre des
torts qui ne m'avoient point frappé. Serai-je heureux, serai-je
heureux! Est-il vrai que je vais revoir Delphine, m'unir à son sort
pour toujours? Je suis foible, bien foible, il suffit du moindre
présage, de votre silence, quand je vous interroge, pour
m'effrayer.--Je voulus m'excuser alors.--Asseyons-nous, me dit-il;
j'ai une palpitation de coeur très-douloureuse, parlez-moi, je ne
peux plus parler; mais ayez soin de ne me rien dire qui me trouble.
Je vous en prie, donnez-moi du calme, si vous le pouvez.--

Vous concevez, mademoiselle, ce que je devois souffrir; je voyois mon
malheureux ami comme un homme frappé de mort à son insu, et je n'osois
ni le consoler ni l'inquiéter, car il auroit suffi d'un mot pour
bouleverser son âme; je voulus tâcher de découvrir sa disposition sur
les idées qui m'occupoient, et je lui demandai si, pour posséder
Delphine, il s'exposeroit cette fois, s'il le falloit, au blâme
universel de la société.--Pourquoi cette question? s'écria-t-il, en se
levant avec colère. Madame d'Albémar n'est-elle pas le choix le plus
honorable, le caractère le plus estimé? Que savez-vous? que
croyez-vous?--Je ne sais rien, interrompis-je, qui ne soit à la gloire
de celle que vous aimez; mais dans les momens les plus agités de la
vie, j'aime qu'on soit capable de réfléchir et de raisonner.--Je ne le
suis pas, me répondit-il brusquement, et il s'éloigna.--Je le suivis,
la bonté de son caractère le ramena; il revint à moi et me dit, en me
tendant la main:--Vous qui saviez si bien trouver, il y a quelques
mois, ce que j'avois besoin d'entendre, pourquoi, depuis que vous êtes
ici, l'état de mon âme est-il beaucoup moins doux?--C'est que
l'attente se prolonge, lui répondis-je. Partons demain pour
Francfort.--Eh bien! oui, me répondit-il, je vous verrai demain.--Et
il me quitta pour rentrer chez lui.

Dans quelques heures, je serai à l'abbaye du Paradis; madame d'Albémar
soutiendra, je le crois, avec plus de force la nouvelle que j'ai à lui
annoncer, elle n'a pas un instant cessé de souffrir; mais ce qui me
fait trembler pour Léonce, c'est qu'il a repris à l'espoir du bonheur,
avec confiance et vivacité. Je vous apprendrai dans ma première lettre
comment j'aurai trouvé madame d'Albémar, et quel conseil elle adoptera
dans son malheur. Ah! je voudrois qu'elle se confiât entièrement à mes
avis, sa situation ne seroit pas encore désespérée.

Je ne vous dis pas, mademoiselle, combien vos peines m'affligent! je
fais mieux que vous plaindre, je souffre autant que vous.



LETTRE X.

M. de Lebensei à mademoiselle d'Albémar.

Près de l'abbaye du Paradis, ce 9 août.


Tous mes efforts ont été vains; ce que je craignois le plus est
arrivé; sans le souvenir de ma femme et de mon enfant, je ne sais si
ma raison me suffirait pour supporter l'affreux spectacle de douleur
dont je suis témoin. Il paroît que Léonce ne s'étoit pas entièrement
confié à ce que je lui avois dit du prétendu départ de Delphine pour
Francfort, ou qu'il vouloit du moins s'informer d'elle dans un lieu
qu'elle avoit habité long-temps. Hier matin, il partit sans m'en
prévenir pour l'abbaye du Paradis; je le sus un quart d'heure après,
au moment où je montois moi-même à cheval pour m'y rendre. Je me
flattois encore de le rejoindre avant qu'il fût arrivé, et jamais, je
crois, on n'a fait une course plus rapide que la mienne. Le soleil
commençoit à se lever, je parcourois le plus beau pays du monde sans
distinguer un seul objet. J'aperçus enfin Léonce à un quart de lieue
de l'abbaye, mais à deux cents pas de moi; je redoublai d'efforts pour
l'atteindre, et, comme s'il eût craint que je ne le joignisse, il
hâtoit tellement le pas de son cheval, qu'il m'étoit impossible
d'approcher de lui, même à la distance de la voix. Enfin, il descendit
à la porte de l'abbaye, et dit à l'instant même, ainsi que je l'ai su
depuis, qu'il demandoit à parler à une dame qui demeuroit dans le
couvent, de la part de mademoiselle d'Albémar. Je ne sais par quel
malheureux hasard la tourrière qui se trouvoit là, se rappela que ce
nom avoit été souvent prononcé par Delphine; elle monta pour la
prévenir que quelqu'un vouloit la voir de la part de mademoiselle
d'Albémar; et j'arrivois lorsqu'on disoit à Léonce que la personne
qu'il demandoit étoit prête à le recevoir.

Je voulus le retenir au moment où il montoit les premières marches de
l'escalier du couvent.--Au nom du ciel! m'écriai-je, écoutez-moi,
Léonce, arrêtez!--M'arrêter! dit-il en se retournant vers moi; qui sur
la terre oseroit me le proposer?--Daignez m'entendre, répétai-je, vous
ne savez pas....--Je sais que Delphine est ici, interrompit-il avec
fureur, et que vous vouliez me le cacher! c'en est trop, ne prononcez
pas un mot de plus!--Il ouvrit la porte en finissant ces dernières
paroles; il n'étoit plus temps de rien essayer, le sort avoit tout
décidé.

Comme Léonce entroit dans le parloir, Delphine parut revêtue de son
voile noir derrière la fatale grille; à ce spectacle, un tremblement
affreux saisit Léonce; il regardoit tour à tour Delphine et moi, avec
des yeux dont l'expression appeloit et repoussoit la vérité presque en
même temps:--Est-elle religieuse! s'écria-t-il; l'est-elle!--A ces
accens, Delphine reconnut Léonce; elle tendit les bras vers lui; il
s'élança vers la grille qu'il saisit, qu'il ébranla de ses deux mains,
avec une contraction de nerfs impossible à voir sans frémir, et dit
avec une voix dont les accens ne sortiront jamais de mon
souvenir:--Matilde est morte; Delphine, pouvez-vous être à moi?--Non,
lui répondit-elle, mais je puis mourir!--Et elle tomba par terre sans
mouvement.

Léonce la considéra quelque temps avec un regard fixe et terrible;
puis, se retournant vers moi, il s'appuya sur mon bras et s'assit avec
un calme apparent, que démentoit l'affreuse altération de son visage;
il se mit à me parler alors, mais il m'étoit impossible de le
comprendre, car ses dents frappoient les unes contre les autres avec
une grande violence, et ses idées se troubloient tellement, qu'il n'y
avoit plus aucun sens dans ce qu'il disoit. Delphine, revenant à elle,
fit demander à l'abbesse la permission d'entrer dans la chambre
extérieure; madame de Ternan, effrayée de l'arrivée de son neveu,
n'osa ni se montrer, ni refuser ce que lui demandoit Delphine. Mon
malheureux ami n'entendoit déjà ni ne voyoit plus rien; lorsqu'on
ouvrit la grille à Delphine, elle se précipita dans l'instant aux
genoux de Léonce, et tint ses mains glacées dans les siennes, en lui
prodiguant les noms les plus tendres. Léonce alors, sans revenir
tout-à-fait à lui, reconnut cependant son amie, et la prenant dans ses
bras, il la pressa sur son coeur avec un mouvement si passionné, des
regards tellement enthousiastes, qu'involontairement je levai les
mains au ciel pour le prier de les réunir tous les deux! Peut-être
m'a-t-il exaucé! Léonce, serrant dans ses mains tremblantes les mains
tremblantes de Delphine, et déjà dans le délire de la fièvre qui ne
l'a point quitté depuis, lui disoit:--D'où vient donc, mon amie, que
tu m'apparois couverte de ce voile? quel présage m'annonce cet habit
lugubre? n'est-ce pas avec des parures de fête que notre hymen doit
être célébré? Oh! dégage-toi de ces ombres noires qui t'environnent,
viens à moi vêtue de blanc, dans tout l'éclat de ta jeunesse et de ta
beauté; viens, l'épouse de mon coeur, toi sur qui je repose ma vie.
Mais pourquoi pleures-tu sur mon sein? tes larmes me brûlent; quelle
est la cause de ta douleur? N'es-tu pas à moi, pour jamais à moi, à
moi!...--Sa voix s'affoiblissoit toujours plus; en répétant ces
paroles déchirantes, il pencha sa tête sur mon épaule, et perdit
absolument connoissance.

Delphine me reconnut alors, et me dit:--Vous le voyez, je lui donne la
mort; je ne sais quel être je suis, je porte le malheur avec moi, je
ne fais rien que de funeste; sauvez-le, sauvez-le.--Écoutez-moi, lui
dis-je, vos voeux ne sont point irrévocables, ils peuvent être brisés,
ils le seront.--Ces paroles la firent frissonner, mais elle les
entendit sans en conserver le souvenir; elle posa la tête défaillante
de son ami sur son sein, et m'envoya chercher du secours; je revins
avec deux tourières du couvent. Tous nos efforts pour rappeler Léonce
à la vie furent d'abord vains; Delphine, dont l'effroi redoubloit à
chaque instant, pressant Léonce dans ses bras, cherchoit à le
soutenir, à le ranimer, et lui répétoit, avec cet abandon de tendresse
qui fait d'une femme un être céleste, un être qui n'exprime et ne
respire que l'amour:--Mon ami, mon amant, ange de ma vie! ouvre les
yeux; n'entends-tu donc plus cette voix d'amour qui t'appelle, cette
voix de ta Delphine? nous mourrons ensemble, mais reviens à toi, pour
me dire encore une fois que tu m'aimes; ne sens-tu pas mon coeur sur
ton coeur? ma main qui presse la tienne? Je ne sais ce que je suis, je
ne sais quels liens m'enchaînent, mais mon âme est restée libre, et je
t'adore: l'excès du sentiment que j'éprouve n'auroit-il donc aucune
puissance? la vie qui me dévore, ne puis-je la faire passer dans tes
veines? Léonce, Léonce!--Il ouvrit les yeux à ces accens, mais il les
referma bientôt après, repoussant de sa main Delphine même, comme s'il
ne se trouvoit bien que dans l'engourdissement de la mort.

Je remarquai l'embarras des religieuses, témoins de cette scène, et je
résolus de faire transporter Léonce dans une maison voisine du
couvent, où l'on pourroit le secourir. Delphine ne s'opposa point aux
ordres que je donnai, et quand on emporta l'infortuné Léonce, sans
qu'il eût repris ses sens, elle se mit à genoux sur le seuil de la
porte, le suivit de ses regards tant qu'elle put l'apercevoir, et
baissant ensuite son voile, elle se releva, et rentra dans son
couvent.

Depuis ce moment, je n'ai pas quitté Léonce; il n'a pas cessé d'être
en délire; cependant les médecins me donnent l'espoir de sa guérison.
Je vous manderai dans peu de jours, mademoiselle, ce que je veux
tenter pour nos malheureux amis; il faut que je recueille mes pensées,
pour l'importante résolution que je dois leur proposer; en attendant,
je leur prodiguerai tous les soins qui peuvent conserver leur vie. Ne
vous affligez pas trop d'être loin d'eux; daignez croire que mon
amitié ne négligera rien pour les secourir.



LETTRE XI.

M. de Lebensei à mademoiselle d'Albémar.

Près l'abbaye du Paradis, ce 11 août 1792.


Léonce ne peut pas survivre à son malheur, et je suis certain qu'il a
résolu de terminer sa vie. Il m'a interrogé plusieurs fois sur le
récit que Delphine m'a fait des événemens qui l'ont amenée à se faire
religieuse; une circonstance se retrace sans cesse à lui, c'est la
terrible crainte qu'a éprouvée Delphine de se voir perdue de
réputation; il sent que c'est surtout à cause de lui qu'elle n'a pu
supporter l'idée d'être même injustement soupçonnée, et il se regarde
comme l'auteur de son propre malheur. Sa fièvre a cessé, mais c'est
parce qu'il est décidé, qu'il est calme: il m'a annoncé, avec une
sorte de solennité, que dans quatre jours il vouloit avoir un
entretien, seul avec Delphine.--Madame de Ternan, me dit-il, ne me le
refusera pas, après le mal qu'elle m'a fait; elle me craint, elle
redoute de me parler, mais elle n'osera pas s'exposer inconsidérément
à m'irriter. Je veux revoir Delphine près de cette église où elle a
permis que les restes de M. de Valorbe fussent déposés.--Je connois
Léonce, son caractère, sa passion, sa douleur; je ne sais ce que
moi-même je trouverois à lui dire dans sa situation, pour l'engager à
vivre, mais je sais mieux encore qu'il ne veut rien écouter. Delphine,
vous n'en doutez pas, n'existera pas un jour après Léonce, et je
laisserois périr ainsi ces deux nobles créatures! Non, que tous les
préjugés de la terre s'arment contre moi, n'importe! je suis sûr que
je fais une bonne action, en essayant de rendre à la vie deux êtres
dignes du bonheur et de la vertu; je dédaigne ceux qui me blâmeront,
ils ne m'atteindront pas dans l'asile de mon coeur, où je suis content
de moi; ils n'ébranleront point cette parfaite conviction de l'esprit,
qui est aussi une conscience pour l'homme éclairé. Vous saurez dans
deux jours, mademoiselle, l'issue de mon projet; j'espère que vous
l'approuverez; votre suffrage m'est nécessaire; et plus je sais
m'affranchir des vaines clameurs, plus j'ai besoin de l'estime de mes
amis.



LETTRE XII.

M. de Lebensei à mademoiselle d'Albémar.

Ce 13 août, près de l'abbaye du Paradis.


Je crois que mon projet a réussi, cependant vous en allez juger;
madame d'Albémar m'a particulièrement recommandé de ne vous laisser
rien ignorer. J'ai été la voir hier matin.--Léonce va terminer sa vie,
lui ai-je dit, sa résolution est irrévocablement prise, voulez-vous le
sauver?--Dieu! s'écria-t-elle, comment pouvez-vous me parler ainsi!
ai-je un autre espoir que de mourir avec lui? peut-il en exister un
autre? que prétendez-vous, en faisant naître en moi des émotions si
violentes? laissez-moi périr résignée.--Vous avez fait des voeux,
repris-je, sans aucune des formalités ordonnées, ils vous ont été
surpris cruellement; je suis fermement convaincu que les scrupules les
plus religieux pourroient vous permettre de réclamer votre liberté, si
vous en aviez le moyen; ce moyen, je vous l'offre. Il existe un pays,
et ce pays, c'est la France, où l'on a brisé par les lois tous les
voeux monastiques; venez l'habiter avec Léonce, et, bravant l'un et
l'autre d'absurdes préjugés, unissez-vous pour jamais à la face du
ciel qui l'approuvera.--Que me proposez-vous? s'écria-t-elle avec un
tremblement affreux, puis-je y consentir sans honte? le croyez-vous?
seroit-il possible?--Vous souvenez-vous, lui dis-je, qu'il y a près
d'un an, lorsque je vous écrivis sur la possibilité du divorce, vous
me répondîtes que vous ne connoissiez qu'un devoir, un devoir dont ils
dérivoient tous, celui de faire le plus de bien possible, et de ne
jamais nuire à qui que ce fût sur la terre; eh bien! je vous le
demande, qui faites-vous souffrir en brisant ces voeux insensés que le
désespoir seul a pu vous arracher? et vous sauvez Léonce! lui, pour
qui vous avez pris la fatale résolution qui vous perd! Ne m'avez-vous
pas avoué que l'amour seul vous l'avoit inspirée! eh bien! que l'amour
délie les noeuds funestes qu'il a formés!--Quoi! me dit encore
Delphine, vous croyez impossible de consoler Léonce, de fortifier
assez son âme pour qu'il puisse consacrer sa vie à la gloire et à la
vertu? Ne vous embarrassez pas de mon sort, je me sens frappée à mort,
je sens que la nature va bientôt venir à mon secours: s'il veut vivre,
je pourrai mourir en paix.--Non, lui répondis-je, je ne dois pas vous
le cacher, rien ne peut engager Léonce à supporter sa destinée.--Et
lui-même, reprit Delphine, accepteroit-il un parti si contraire à ses
idées habituelles, à l'opinion, qu'il a toujours profondément
respectée?--Les grands malheurs, lui répondis-je, les malheurs réels
font disparoître les défauts qui sont l'ouvrage des combinaisons
factices de la société; les loisirs et l'agitation du monde irritent
les peines de l'imagination; mais aux approches de la mort, on ne sent
plus que la vérité; Léonce, prêt à périr, saisira avec transport le
moyen secourable qui ferme le tombeau sous ses pas; permettez
seulement que je lui donne cet espoir.--Laissez-moi, interrompit
Delphine, j'ai besoin de quelques heures pour réfléchir sur l'idée la
plus inattendue, sur celle qui bouleverse tout à coup mes esprits.
Avant que le jour soit fini, vous aurez ma réponse.--Je la quittai; le
soir, elle m'envoya la lettre qu'elle avoit reçue de Léonce, avec la
réponse qu'elle m'avoit promise; les voici toutes deux.


Léonce à Delphine.

Delphine, dans le jardin de ta prison, non loin des lieux où tu n'as
pas refusé un sombre asile même à ton ennemi, je veux te voir; ne sois
pas effrayée, j'ai besoin de quelques momens doux avant le dernier, je
ne veux pas cesser de vivre dans la disposition où je suis; il faut
que ta voix m'ait attendri; il ne faut pas que mon âme s'exhale dans
un moment de fureur; rends-la digne du ciel vers lequel elle va
remonter. Infortunée! veux-tu mourir avec moi, le veux-tu? c'est
quelque chose qui ressemble au bonheur, que de quitter la vie
ensemble; je te donnerai le poignard qu'il faut plonger dans mon
coeur; tu le sentiras, ce coeur, à ses palpitations terribles; je
guiderai le fer et ta main. Bientôt après tu me suivras... non...
attends encore, je le veux; mais qui oseroit exiger de moi que je
survécusse à cette rage du destin qui nous sépare, lorsque tant de
hasards nous réunissoient! Je reste seul dans cet univers, où rien de
ce qui me fut cher n'est plus auprès de moi. Qui maintenant a le
secret de mes douleurs? qui a connu ma vie passée? pour qui ne suis-je
pas un être nouveau? faudroit-il recommencer l'existence avec un coeur
déchiré? je la supportois avec peine, même avant d'avoir souffert; que
ferois-je maintenant?

Ah! Delphine, donnons un dernier jour à nous voir, à nous entendre; il
y a, crois-moi, beaucoup de douceur dans la mort, je veux la savourer
tout entière. Je me fais de ce jour un long avenir; oui, tous les
sentimens que l'homme peut éprouver se trouveront réunis, confondus,
et quand le soleil se couchera, la nature, qui m'aura laissé goûter
toutes les affections les plus tendres, ne sera-t-elle pas quitte
envers moi?

Lorsque je te reverrai, je porterai déjà la mort dans mon sein: vers
la fin du jour, mes yeux s'obscurciront par degrés; mais les derniers
traits que j'apercevrai seront les tiens. Delphine, demain je te dirai
tout ce que je pense, dans cette situation sans avenir, sans
espérance; mon âme s'épanchera tout entière dans la tienne; je
goûterai les délices de l'abandon le plus parfait; les liens de la vie
seront brisés d'avance, je n'attendrai plus rien d'elle qu'un dernier
jour, une dernière heure d'amour passée près de toi. Delphine, ne
crains rien, demain te laissera un doux souvenir; espère demain, au
lieu de le redouter. Que la mort de ton amant, ainsi préparée, te
paroisse ce qu'elle est pour lui, un heureux moment dans un sort
funeste! Adieu.


Delphine à M. de Lebensei.

Voilà sa lettre, monsieur, elle achève de me déterminer; écrivez-lui
vos motifs; ce qu'il décidera, je l'accepterai.

J'aurois voulu pouvoir consulter une amie, madame de Cerlebe, que la
maladie de son père retient loin de moi depuis plusieurs jours; son
esprit n'égale sûrement pas le vôtre; mais elle est femme, et son
opinion sur les devoirs d'une femme doit être plus scrupuleuse;
n'importe, je m'en remets à vous. Je n'ignore pas cependant à quel
malheur je m'expose; il se peut que Léonce condamne ma résolution, et
que je sois moins aimée de lui pour l'avoir prise; je préférerois les
tourmens les plus affreux à ce danger; mais il s'agit de la vie de
Léonce, et non de la mienne, tout disparoît devant cette pensée. Je
n'ai pu goûter un moment de repos, depuis qu'un homme que je n'aimois
point a péri pour moi, et je serois destinée à donner la mort au plus
aimable, au plus généreux des hommes! Non, la honte même, la honte, du
moins celle qui n'est point unie aux remords, est plus facile à
supporter que le désespoir de ce qu'on aime!

Au fond de mon coeur, je ne me crois point coupable; mais tout
m'annonce que je serai jugée ainsi, que j'offense l'opinion dans toute
sa force, dans toute sa violence. Il suffira peut-être à Léonce de
savoir que je n'ai pas repoussé un tel dessein, pour cesser de
m'aimer. Eh bien! néanmoins qu'il sache que je ne l'ai pas repoussé!
Si je lui deviens moins chère, il pourra vivre sans moi, je n'aspire
qu'à sa vie, tous les sacrifices sont possibles quand il s'agit de le
sauver. Demain, il veut mourir; demain, s'éteindroit dans mes bras
cette âme héroïque et pure: la dernière fois que je l'ai vu, mes cris,
mes pleurs l'ont ranimé, et dans quelques jours il seroit de même
étendu sans mouvement à mes pieds, de même, mais pour toujours! Je me
dégrade peut-être à ses yeux; mais soit qu'il refuse ou qu'il accepte,
il vivra; l'impression qu'il recevra de ce que vous allez lui proposer
arrêtera son funeste projet: si je détruis ainsi l'amour de Léonce
pour moi, je saurai mourir, mais alors il me survivra; c'est tout ce
que je veux. Écrivez-lui donc, j'y consens.

DELPHINE.


Après avoir reçu la lettre de Delphine, j'écrivis à l'instant à Léonce
ce que vous allez lire.


M. de Lebensei à M. de Mondoville.

Serez-vous capable d'écouter un conseil courageux, salutaire,
énergique; un conseil qui vous sauve de l'abîme du malheur, pour
élever Delphine et vous à la destinée la plus parfaite et la plus
pure? Saurez-vous suivre un parti qui blesse, il est vrai, ce que vous
avez ménagé toute votre vie, les convenances; mais qui s'accorde avec
la morale, la raison et l'humanité?

Je suis né protestant, je n'ai point été élevé, j'en conviens, dans le
respect des institutions insensées et barbares qui dévouent tant
d'êtres innocens au sacrifice des affections naturelles; mais faut-il
moins en croire mon jugement, parce qu'aucune prévention n'influe sur
lui? l'homme fier, l'homme vertueux ne doit obéir qu'à la morale
universelle; que signifient ces devoirs qui tiennent aux
circonstances, qui dépendent du caprice des lois, ou de la volonté des
prêtres, et soumettent la conscience de l'homme à la décision d'autres
hommes, asservis depuis long-temps sous le joug des mêmes préjugés, et
surtout des mêmes intérêts? Certes, la morale est d'une assez haute
importance, pour que l'Être suprême ait accordé à chacune de ses
créatures ce qu'il faut de lumières pour la comprendre et pour la
pratiquer; et ce qui répugne aux coeurs les plus purs, ne peut jamais
être un devoir! écoutez-moi. Les lois de France dégagent Delphine des
voeux que de fatales circonstances ont arrachés d'elle; venez vivre
sur le sol fortuné de votre patrie, et, vous unissant à celle que vous
aimez, soyez l'homme le plus heureux et le plus digne de l'être. Vous
voulez mourir plutôt que de renoncer à Delphine, et l'idée que je vous
présente ne s'est point encore offerte à votre esprit! est-ce un époux
qui vous enlève votre amie? quel est le devoir véritable qui la sépare
de vous? un serment fait à Dieu? ah! nous connoissons bien peu nos
rapports avec l'Être suprême; mais sans doute il sait trop bien quelle
est notre nature, pour accepter jamais des engagemens irrévocables.

La veille du jour où madame d'Albémar a prononcé ses voeux, toute son
âme n'étoit-elle pas livrée aux plus cruelles incertitudes? ces
funestes voeux ne furent que l'acte d'un moment, suivi du plus amer
repentir; et toute sa destinée seroit attachée à cet instant
passionné, qui l'entraîna comme une force extérieure, dont elle ne
seroit en rien responsable! Hélas! d'un âge à l'autre, il y a souvent
dans le même caractère plus de différence, qu'entre deux êtres qui se
seroient totalement étrangers; et l'homme d'un jour enchaîneroit
l'homme de toute la vie! qu'est-ce que l'imagination n'a pas inventé
pour se fixer elle-même! mais de toutes ses chimères, les voeux
éternels sont la plus inconcevable et la plus effrayante. La nature
morale se soulève, à l'idée de cet esclavage complet de tout notre
avenir; il nous avoit été donné libre, pour y placer l'espérance, et
le crime seul pouvoit nous en priver sans retour.

Quand le sort des autres est intéressé dans nos promesses, alors sans
doute des devoirs sacrés peuvent en consacrer à jamais la durée; mais
l'Être tout-puissant et souverainement bon n'a pas besoin que sa
créature soit fidèle aux voeux imprudens qu'elle lui a faits. Dieu,
qui parle à l'homme par la voix de la nature, lui interdit d'avance
des engagemens contraires à tous les sentimens, comme à toutes les
vertus sociales; et si d'infortunés téméraires ont abjuré, dans un
moment de désespoir, tous les dons de la vie, ce n'est pas le
bienfaiteur dont ils les tiennent, qui peut leur défendre d'appeler de
ce suicide, pour faire du bien et pour aimer.

Je n'ai pas besoin de vous parler davantage sur la folie des voeux
religieux, vous pensez à cet égard comme moi; mais si le malheur ne
vous a point changé, la crainte du blâme agit fortement sur vous; et
lorsqu'à Zurich je voulois vous préparer à l'événement cruel qui vous
menaçoit, je vous vis tressaillir, au moment où j'osai vous conseiller
le mépris de l'opinion, ce mépris sans lequel je prévoyois que le
bonheur ne pouvoit vous être rendu. Peut-être aussi éprouvez-vous de
la répugnance à faire usage des lois françoises, qui sont la suite
d'une révolution que vous n'aimez pas.

Mon ami, cette révolution que beaucoup d'attentats ont malheureusement
souillée, sera jugée dans la postérité par la liberté qu'elle assurera
à la France; s'il n'en devoit résulter que diverses formes
d'esclavage, ce seroit la période de l'histoire la plus honteuse; mais
si la liberté doit en sortir, le bonheur, la gloire, la vertu, tout ce
qu'il y a de noble dans l'espèce humaine est si intimement uni à la
liberté, que les siècles ont toujours fait grâce aux événemens qui
l'ont amenée!

Au reste, ai-je besoin de discuter avec vous ce qu'on doit penser des
lois de France? jugez vous-même les circonstances qui ont accompagné
les voeux de Delphine, la précipitation de ces voeux, les moyens
employés par madame de Ternan pour abréger le noviciat; quel est le
tribunal d'équité, dans quelque lieu, dans quelque époque que ce fût,
qui ne releveroit pas Delphine de semblables engagemens! Aucun
sentiment de délicatesse, aucun scrupule de conscience, ne s'opposent
au parti que je vous propose; il n'est donc question que d'un seul
obstacle, d'un seul danger, le blâme de la plupart des personnes de
votre classe avec qui vous avez l'habitude de vivre.

Avez-vous bien réfléchi, mon cher Léonce, sur la peine que vous
causera cet injuste blâme, quand il seroit vrai qu'il fût impossible
de l'apaiser? Heureux, le plus heureux des mortels dans votre
intérieur, vivez dans la solitude, et renoncez à voir ceux dont
l'opinion ne seroit pas d'accord avec la vôtre. Vous oublierez les
hommes que vous ne verrez pas, et vous transporterez ailleurs qu'au
milieu d'eux, votre considération et votre existence. L'imagination ne
peut se guérir, quand la présence des mêmes objets renouvelle ses
impressions; mais elle se calme, lorsque pendant long-temps rien ne
lui rappelle ce qui la blesse. Il y a dans presque tous les hommes
quelque chose qui tient de la folie, une susceptibilité quelconque qui
les fait souffrir, une foiblesse qu'ils n'avouent jamais, et qui a
plus d'empire sur eux cependant que tous les motifs dont ils parlent;
c'est comme une manie de l'âme, que des circonstances particulières à
chaque homme ont fait naître; il faut la traiter soi-même, comme elle
le seroit par des médecins éclairés, si elle avoit dérangé
complètement les organes de la raison; il faut éviter les objets qui
réveilleroient cette manie, se faire un genre de vie et des
occupations nouvelles, ruser avec son imagination, pour ainsi dire, au
lieu de vouloir l'asservir; car elle influe toujours sur notre
bonheur, alors même qu'on l'empêche de diriger notre conduite. Je ne
viens donc point avec des lieux communs de philosophie, vous
conseiller de triompher de vos inquiétudes sur tout ce qui tient à
l'opinion; mais je vous dis d'adopter une manière de vivre qui vous
mette à l'abri de ces inquiétudes.

Votre amour pour Delphine doit vous rendre la solitude bien douce avec
elle; n'admettez dans votre intimité que quelques amis exempts de
préjugés et qui jouiront de votre bonheur. Vous voulez mourir,
dites-vous? Mais n'est-ce pas immoler aussi Delphine? elle ne vous
survivra pas, vous n'en pouvez douter; et vous renonceriez l'un et
l'autre à la plus belle des destinées, à l'amour dans le mariage,
parce qu'il existera quelques hommes qui vous blâmeront! Rappelez-vous
un à un ces hommes dont vous redoutez le jugement; en est-il qui vous
parussent mériter le sacrifice d'un jour, d'une heure de la société de
Delphine? et pour tous réunis, vous lui donneriez la mort! Vous pouvez
généraliser d'une manière assez noble les sentimens qu'inspire la
crainte de blesser l'opinion des hommes, mais représentez-vous en
détail ce que vous redoutez. Une visite qu'on ne fera pas à votre
femme, une invitation qu'elle ne recevra pas, une révérence qui lui
sera refusée; vous aurez honte de mettre en balance le bonheur et
l'amour avec ces misérables égards de politesse, que le pouvoir
obtient toujours, quelque mal qu'il ait fait, chaque fois qu'il menace
d'en faire plus encore.

Ah! si votre conscience étoit d'accord avec ce que les hommes diroient
de vous, chacun d'eux pourroit vous humilier, car votre coeur ne
conserveroit en lui-même aucune force pour se relever; mais est-ce
vous, Léonce, est-ce vous à qui l'amour et la vertu, les affections du
coeur et le repos de la conscience ne suffiroient pas pour supporter
la vie! Si vous vous trouviez tout à coup transporté sur les rives de
l'Orénoque avec Delphine, vous y seriez heureux, parfaitement heureux.
Eh bien! vous avez de plus les plaisirs et les jouissances que la
fortune et les arts de la civilisation peuvent donner. Seroit-il
possible, que des êtres qui n'ont pour vous aucun genre d'attachement,
des êtres qui emploieroient un quart d'heure de leur journée à vous
blâmer, mais qui n'en auroient pas consacré autant à vous rendre le
plus important service, seroit-il possible qu'ils se plaçassent entre
Delphine et vous, et vous empêchassent de vous réunir! Ils seroient
bien étonnés, Léonce, des sacrifices que vous leur feriez, ces
redoutables censeurs; ils seroient bien fiers d'avoir blessé de leurs
petites armes, un caractère qu'ils croyoient eux-mêmes au-dessus de
leurs atteintes!

Votre sang, celui de Delphine, couleroient, non pour l'amour, non pour
le remords, mais pour les frivoles discours de telle société, de tel
cercle de femmes, parmi lesquelles vous ne daigneriez pas choisir une
amie, mais à qui vous croyez devoir immoler celle que le ciel vous a
donnée dans un jour de munificence!

Léonce, j'ai réduit votre désespoir à son unique cause; désormais il
ne peut plus en exister d'autres; j'ai dégradé dans votre esprit
jusqu'à votre douleur. Repoussez les fantômes qui pourraient vous
intimider encore; regardez le ciel, revoyez la nature, parcourez
pendant quelques heures les montagnes qui nous environnent, considérez
la terre de leur sommet, et dites-moi si vous ne sentez pas que toutes
les misérables peines de la société restent au niveau du brouillard
des villes, et ne s'élèvent jamais plus haut. Croyez-moi, les rapports
continuels avec les hommes troublent les lumières de l'esprit,
étouffent dans l'âme les principes de l'énergie et de l'élévation; le
talent, l'amour, la morale, ces feux du ciel, ne s'enflamment que dans
la solitude. Léonce, vous pouvez être heureux dans la retraite, vous
le serez avec Delphine. Vous êtes tous les deux pleins de jeunesse,
d'amour et de vertu, et vous formez le projet d'anéantir tous ces dons
avec la vie! Dans les beaux jours de l'été, sous un ciel serein, la
nature vous appelle, et la méchanceté des hommes vous rendroit sourds
à sa voix! L'intention du Créateur ne se manifeste qu'obscurément dans
toutes ces combinaisons de la société, que les passions et les
intérêts ont compliquées de tant de manières; mais le but sublime d'un
Dieu bienfaisant, vous le retrouverez dans votre propre coeur, vous le
comprendrez au milieu des beautés de la campagne, vous l'adorerez aux
pieds de Delphine! Mon ami, c'en est assez, votre coeur doit
s'indigner de mon insistance.

Delphine sait le conseil que je vous donne, Delphine l'approuve; c'est
aux femmes peut-être qu'il est permis de trembler devant l'opinion;
mais c'est aux hommes, c'est à Léonce surtout qu'il convient de la
diriger, ou de s'en affranchir.

H. DE LEBENSEI.


On porta cette lettre à M. de Mondoville; il resta trois heures
enfermé, depuis le moment où elle lui fut remise; enfin, après ce
temps, il donna sa réponse à mon domestique, d'un air calme, mais
sérieux. Il ne me fit point demander; il défendit à ses gens d'entrer
dans sa chambre le reste de la soirée. Voici cette réponse.


M. de Mondoville à M. de Lebensei.

Delphine a donné son consentement à votre proposition, je l'accepte;
elle change mon sort, elle change le sien; nous vivrons, et nous
vivrons ensemble, quel avenir inattendu! demain devoit être mon
dernier jour, il sera le premier d'une existence nouvelle; Delphine
enfin sera donc heureuse! Adieu, mon ami; je vous dois la vie; je vous
dois bien plus, puisque vous croyez que Delphine ne m'auroit pas
survécu; achevez de terminer les arrangemens nécessaires à notre
départ et à notre établissement, je me sens incapable de tout, après
de si violentes secousses.

LÉONCE DE MONDOVILLE.


Dans les premiers momens, j'étois parfaitement content de cette
lettre, et je la portai, plein de joie, à Delphine; elle la lut
d'abord vite, une seconde fois lentement; puis me la remettant, elle
me dit:--Le parti qu'il prend lui coûte cruellement; examinez quelle
est sa première pensée, le consentement que j'ai donné à ce parti; et
plus loin, il espère _que je serai heureuse_! dit-il un seul mot de
lui? et cette manière de vous charger de tous les détails, n'est-ce
pas une preuve qu'ils lui sont tous pénibles? et bien d'autres nuances
encore... Mais il vivra, l'impression est faite, il vivra. Mon ami,
ajouta-t-elle, ne terminez rien, je veux seule conserver la décision
de mon sort. J'obtiendrai de madame de Ternan, que ma douleur fatigue,
et qui redoute le ressentiment de Léonce, la permission, d'aller
prendre les eaux de Baden, près de Zurich; l'état de ma santé motive
cette demande, elle ne me sera point refusée. Je serai seule avec
Léonce, nous causerons librement ensemble, et, quoi qu'il arrive, je
l'aurai fait du moins renoncer au projet funeste qui menaçoit sa
vie.--

Voilà, mademoiselle, dans quelle situation se trouvent maintenant, les
deux personnes du monde qui mériteroient le plus d'être heureuses.
J'espère que pendant le séjour de madame d'Albémar à Baden, ses
inquiétudes et les peines de Léonce se dissiperont entièrement; je
leur ai donné tous les secours que l'amour peut recevoir de l'amitié;
leur sort maintenant ne dépend plus que d'eux seuls. [C'est ici que
commençoit l'ancien dénoûment de Delphine; je remplis les intentions
de ma mère, en y substituant celui que l'on va lire, tel que je l'ai
trouvé dans ses manuscrits. Mais comme l'ancien dénoûment contient des
beautés que l'on peut admirer, indépendamment de leur liaison avec le
reste du tableau, je l'ai placé, en variante, à la fin de ce volume.
(Note de l'Éditeur.)]



La lettre de Léonce à M. de Lebensei donna, comme on le voit, beaucoup
d'inquiétude à Delphine. Cependant, l'espoir de s'unir à Léonce lui
causoit tant de bonheur, qu'elle écartoit sans s'en apercevoir tout ce
qui pouvoit troubler une impression si douce; elle résolut cependant
de ne prendre aucun parti avant deux mois, et de passer ce temps avec
Léonce aux eaux de Baden; le mauvais état de sa santé, et la crainte
qu'avoit madame de Ternan de rien refuser à Léonce, rendoient facile
pour elle d'obtenir la permission de s'absenter pendant quelque temps;
elle prit donc une maison de campagne assez solitaire, auprès de
Baden, et c'est là qu'elle revit Léonce. En se retrouvant, ils
éprouvèrent un sentiment de bonheur qui s'exprima par beaucoup de
larmes. Je ne sais s'il existoit au fond du coeur de l'un et de
l'autre des pensées pénibles, si la délicatesse de Delphine lui
reprochoit de rompre ses voeux, et si Léonce pressentoit confusément
ce qu'il éprouveroit, lorsque le monde sauroit la résolution de
Delphine et la sienne, mais tous les deux évitoient de se parler sur
leur avenir, et sembloient goûter le présent en repoussant la crainte,
et même l'espérance. A Bellerive, Léonce souhaitoit avec fureur de
posséder celle qu'il aimoit; dans la solitude, près de Baden, il ne se
seroit pas permis un témoignage d'amour qui auroit pu faire croire à
Delphine qu'il n'étoit pas déterminé à l'épouser. Ses manières avec
elle étoient tendres et respectueuses; il tomboit souvent dans de
profondes rêveries; en la regardant, ses yeux se remplissoient de
pleurs. Quand Delphine lui adressoit quelques paroles sensibles, et
souvent même aussi quand elle paroissoit calme et heureuse, Léonce
éprouvoit une émotion qui sembloit autant appartenir à la mélancolie
qu'à la joie. Ils lisoient ensemble, ils faisoient de la musique
ensemble, ils éprouvoient chaque jour davantage que leur esprit et
leur âme étoient parfaitement en harmonie; cependant, il y avoit _un
point par où leurs coeurs ne se touchaient pas_, et, d'un commun
accord, ils évitoient ce qui pouvoit le leur faire sentir.

Delphine étoit inépuisable dans la solitude; elle embellissoit de
mille manières cette existence idéale, que l'imagination et l'amour
peuvent rendre si animée et si douce; elle savoit trouver dans les
poètes, dans les ouvrages dramatiques, ces morceaux qui appartiennent
aux plus heureux momens de l'inspiration, et font éprouver à l'âme la
délicieuse sensation de l'enthousiasme, le pur sentiment de
l'élévation: ils sont en petit nombre, ces vers délicieux, ou ces
pages sensibles, qui répondent parfaitement à nos impressions
secrètes, et développent en nous une existence nouvelle: il suffit
d'un mot froid ou déplacé, pour nous tirer tout à coup de cette extase
du coeur qui fait oublier le reste du monde; mais, quand l'émotion est
complète, quand rien n'en détourne, et que l'on peut admirer de toute
la puissance de sa sensibilité, quel bonheur de faire partager cette
impression à ce qu'on aime, de pleurer près de lui, de voir son
attendrissement, de sentir sa main pressée par la sienne, d'être
averti enfin, par les plus douces impressions, que le même sentiment
remplit deux âmes à la fois, et que si les portes du ciel s'ouvroient
dans cet instant, elles y entreroient ensemble!

Léonce et Delphine passoient de la poésie à la musique, mystérieuse
puissance qui jette dans le vague nos pensées, et nous plonge
quelquefois dans une rêverie toute céleste. Il semble que c'est aux
sons de la musique qu'on voudroit passer de ce monde dans une
meilleure vie; il semble qu'il y a des secrets de notre nature que
notre esprit ne peut découvrir, et qui nous sont comme indiqués par
l'exaltation qu'inspire la musique; et, s'il nous arrive souvent
d'éprouver cette exaltation dans la solitude, quelles paroles pourront
la peindre, quand elle est partagée par ce qu'on aime! Delphine, en
jouant de la harpe, en écoutant Isore, qu'un maître habile
accompagnoit, savoit Léonce près d'elle; elle se sentoit regardée par
lui, environnée de son intérêt protecteur; elle éprouvoit ce repos
délicieux qu'on ne peut goûter que quand le coeur est parfaitement
satisfait. Sa santé étoit moins bonne qu'autrefois; mais cet état de
foiblesse ajoutoit au charme de sa situation. Quand il lui venoit
quelques inquiétudes sur les dispositions futures de Léonce, sur le
bonheur qu'il goûteroit, lorsqu'il seroit uni avec elle, l'idée
confuse que peut-être elle ne vivroit pas longtemps amortissoit ses
inquiétudes; un nuage couvroit ses craintes, et laissoit à sa félicité
présente toute sa vivacité. On s'étonnera peut-être que Delphine, dont
l'esprit étoit si pénétrant, ne cherchât point à découvrir l'avenir
avec certitude; mais qui n'a pas éprouvé cette sorte d'aveuglement,
quand le bonheur présent avoit une grande force! Ne se fait-on pas
quelquefois illusion jusqu'au moment du départ, sur la douleur même de
la séparation? Tant que l'on voit l'objet qu'on aime, on n'a pas
l'idée de l'absence, et l'imagination, ébranlée par le coeur, est
tantôt follement inquiète, tantôt follement rassurée.

Léonce et Delphine se promenoient ensemble dans ce beau pays, où la
nature est si poétique; ils en sentoient les merveilles avec délices;
quelquefois ils s'arrêtoient pour considérer les accidens des nuages
au milieu des montagnes; ils écoutoient le vent, ils regardoient
tomber les torrens, et trouvoient je ne sais quel charme dans le
frémissement qu'inspire une nature sombre, dans le besoin qu'elle
donne de s'appuyer l'un sur l'autre, et d'animer le désert par nos
sentimens et nos espérances. Quelquefois il échappoit à Léonce de
dire: «Oh! que la nature seroit belle, si le souvenir des hommes ne
nous y poursuivoit pas!» et il parloit avec amertume de la société.
Delphine exprimoit des sentimens plus doux; elle se sentoit heureuse,
son coeur étoit plein d'indulgence. «Qui peut, disoit-elle à Léonce,
connoître et mesurer les diverses circonstances qui disposent de la
conduite et des opinions des hommes; je pardonne beaucoup, par
exemple, à ceux qui souffrent, de quelque manière que ce soit. On ne
sait pas quel ravage le malheur produit dans le coeur; je ne suis
sévère que pour la prospérité, et c'est bien rarement qu'on la
rencontre. Il y a tant de souffrances cachées au fond de l'âme! Mon
ami, il faut beaucoup plaindre; car la plupart des torts sont précédés
par de grandes douleurs.--Oui, dit Léonce en soupirant; mais
pourquoi?... Puis il s'arrêta, et voulut rassurer Delphine, comme s'il
lui eût confié ce qui l'occupoit Elle le regarda avec étonnement; un
sentiment de terreur s'empara d'elle; Léonce le vit et le dissipa; car
il aimoit, car il étoit aimé, et rien ne résiste à cette magie.
Delphine étoit véritablement fascinée par l'amour: après deux années
de peines, elle avoit tellement besoin d'être heureuse, qu'elle
rejetoit loin d'elle tous les doutes, comme cette mère qui répétoit
sans cesse pendant la maladie de son enfant: _Il ne mourra pas, non,
il ne mourra pas, car Dieu sait que je ne pourrois pas le supporter._

Léonce reçut une lettre d'un de ses amis émigrés, qui le prioit
d'aller le trouver à son passage à Lausanne. Delphine ne put voir
Léonce s'éloigner, même pour peu de jours, sans éprouver une peine
très-vive: peut-être craignoit-elle d'avoir du temps pour réfléchir,
et pour approfondir ce qu'elle ne vouloit pas s'avouer; mais elle
versa beaucoup de larmes avant de le quitter; et, descendant pour
l'accompagner jusque sur le seuil de la porte, elle répéta: «O mon
Dieu! protégez-nous, bénissez-nous!» Léonce s'arrêta, prêt à monter à
cheval, et lui demanda avec inquiétude, quel sentiment lui inspiroit
cette prière. «Aucun qui doive vous alarmer, lui dit-elle; mais quand
le coeur est plein d'affection, ne faut-il pas prier Dieu pour ce
qu'on aime? Nos plus vifs sentimens ont si peu de puissance, comment
ne pas frémir en se séparant, si l'on n'en appelle pas au secours du
ciel.»

Léonce écrivit à Delphine pendant son absence, qui se prolongea
quelques jours; ses lettres étoient tendres, mais courtes; il donnoit
toujours un prétexte pour les abréger; il étoit aisé de voir qu'il
craignoit de développer ses sentimens. Les impressions qu'on éprouve
se trahissent plus facilement encore peut-être dans les lettres que
dans la conversation. La présence de la personne qu'on aime vous
attendrit toujours, quand vous lui parlez; mais séparé d'elle, ce que
vous écrivez appartient à vos sentimens les plus profonds et les plus
habituels. Si vous aimez parfaitement, si vous êtes dans une situation
simple, vous êtes inépuisable en expressions passionnées; mais, s'il
faut expliquer des combats, modifier des sentimens, on a peur des mots
dont on se sert, des paroles qui vont prendre un caractère de fixité,
qui seront relues vingt fois, et dont l'impression profonde ne pourra
peut-être plus s'effacer.

Delphine, en recevant les lettres de Léonce, éprouvoit d'abord une
sensation très-pénible; mais, comme il se servoit cependant des mêmes
termes de tendresse, elle se disoit que ses lettres prouvoient sa
sécurité, et que l'amour, certain d'obtenir ce qu'il souhaite, ne
pouvoit pas avoir le même langage que la passion agitée. Elle relisoit
ces lettres; elle cherchoit, dans une expression contenue, les trésors
de sentiment dont son coeur avoit besoin; elle retardoit enfin de tous
ses efforts ce cruel moment où l'on commence à juger ce qu'on aime, à
connoître avec précision le degré de sentiment que l'on inspire.

Léonce cependant n'étoit pas moins amoureux de Delphine; elle lui
étoit aussi chère que jamais; mais il frémissoit à la pensée de
l'effet que produiroit dans le monde son mariage avec une femme qui
rompoit ses voeux, quittoit l'état de religieuse, et s'appuyoit de
lois que l'opinion n'avoit point encore sanctionnées, pour faire une
démarche si hasardée. Il n'avoit osé parler de son projet à aucun des
amis qu'il avoit rencontrés à Lausanne; mais il avoit essayé, dans la
conversation générale, de mettre en avant quelques thèses qui pussent
les engager à montrer leur manière de voir, et tous ses essais avoient
été les plus malheureux du monde. Ses amis quittoient la France par
haine des principes qui auroient pu favoriser la rupture des voeux; et
tout ce qu'ils disoient, trop d'accord avec les idées de Léonce, lui
faisoit souffrir mille morts. Il revint à Baden, plus décidé que
jamais à se séparer entièrement du monde; il se flattoit encore que,
s'il ne rencontroit personne qui lui parlât de sa situation, il
parviendroit à oublier ce que les autres en pourroient penser. Mais
tous ces combats qui se passoient en lui-même, remplissoient son coeur
de tristesse, et il revit Delphine sans que cette tristesse fût
dissipée. Elle n'osa pas l'interroger sur le sentiment qui l'occupoit;
et, gardant Isore auprès d'elle, elle évita de rester seule avec lui.

Isore vouloit fêter le retour de Léonce; elle avoit préparé pour le
lendemain, avec quelques-unes de ses petites compagnes, dans un
bosquet du jardin, des fleurs, de la danse et de la musique. Delphine
ne s'opposa point au désir d'Isore, et conduisit vers le soir Léonce
près des lieux que sa petite amie avoit entourés de guirlandes. Léonce
éprouva d'abord un sentiment d'inquiétude sur cette fête; il craignoit
ce qu'Isore pouvoit dire; il craignoit sa propre émotion; enfin, il
avoit au fond du coeur un malaise qu'il parvenoit à cacher, lorsque
rien d'inattendu ne le surprenoit, mais qui lui faisoit craindre
vivement tout ce qui pouvoit troubler son âme. Cependant, la grâce
charmante d'Isore, sa gaîté, la simplicité de ses chants, qui
n'exprimoient que la reconnoissance, le calme et le bonheur, tout ce
qu'il y avoit de champêtre et de paisible dans sa petite fête éloigna
par degrés de la mémoire de Léonce, les souvenirs importuns de la
société, et il se livra sans arrière-pensée aux douces émotions qu'il
éprouvoit. Au milieu de cette fête, et dans le moment où il regardoit
son amie avec le plus d'amour et d'espoir, deux instrumens à vent,
d'une justesse et d'une beauté parfaites, se firent entendre à quelque
distance, et les petites filles elles-mêmes suspendirent leur danse,
pour écouter ces sons si doux et si mélancoliques. «Pourquoi, dit
Léonce à Delphine, mêler aux joies de l'enfance des impressions d'une
nature si sérieuse?» Delphine ne répondit rien, et les instrumens
continuèrent à jouer la complainte de Marie Stuart, air écossais de la
plus touchante et de la plus noble simplicité. Léonce, profondément
ému, répéta encore avec un accent douloureux: «Delphine, pourquoi des
larmes au milieu du bonheur? Vous me faites mal, bien mal!--Léonce,
lui dit-elle alors, j'ai voulu attacher mon souvenir à cet air; dans
quelque lieu du monde que vous l'entendiez, je veux qu'il vous
rappelle Delphine.--Grand Dieu! reprit-il avec force, est-ce que vous
vous imaginez que nous serons jamais séparés? que voulez-vous dire?
expliquez-vous.» et il l'entraîna loin du jardin et de la fête.

Ils se trouvèrent ensemble dans le bois qui environnoit leur maison,
près d'une salle de verdure, où les habitans de Baden avoient coutume
de se réunir. Delphine gardoit le silence, et les vives prières de
Léonce ne pouvoient pas obtenir d'elle une seule réponse; elle
marchoit appuyée sur lui; elle vouloit parler, mais elle frémissoit de
tout ce qui pouvoit naître du premier mot, et prolongeoit le vague du
silence aussi long-temps qu'elle pouvoit. Tout à coup ils entendirent
dans le lointain une marche vive et animée; et, s'approchant pour
l'écouter, ils virent passer des jeunes filles qui ramenoient de
l'église une charmante personne, qui venoit de se marier avec l'homme
qu'elle aimoit; Léonce et Delphine les avoient entendu nommer; ils les
avoient vus passer une fois, et les reconnurent à l'instant. Une
émotion inexplicable s'empara de tous les deux au même moment; ils
s'approchèrent de la salle de danse où se rendoit la joyeuse troupe,
et ils contemplèrent long-temps le jeune homme et la jeune femme, qui
étoient l'image du plus parfait bonheur: la physionomie de l'homme
exprimoit cet intérêt calme et tendre, qui devoit servir de guide et
d'appui à sa douce compagne; sa femme le regardoit avec confiance,
comme le généreux souverain de son coeur et de sa vie; ils
s'avançoient ensemble, comme Adam et Ève dans le paradis, la main dans
la main, _hand in hand_, et goûtoient tous les plaisirs de la vie;
exaltés par l'amour, ils dansoient avec une légèreté, avec une gaîté
remarquable; les airs vifs des allemandes-suisses étoient encore
animés par un tambour qui marquoit la mesure avec force; ils
regardoient les compagnons de leur enfance, ils s'entremêloient à
leurs danses, pour se montrer reconnoissans de la bienveillance qu'on
leur témoignoit; mais on voyoit bien qu'ils existaient seuls l'un pour
l'autre dans l'univers. Ils se cherchoient, ils ne se perdoient pas de
vue, et quand ils se retrouvoient, il sembloit que la terre bondissoit
sous leurs pieds, et qu'ils étaient portés dans l'air sur les ailes
d'un bonheur céleste. Quel spectacle pour Delphine! Il y avoit bien
long-temps qu'elle n'avoit vu de fête, et depuis un an surtout, elle
n'avoit vécu que dans la retraite et la douleur; elle se sentit comme
étourdie par tant de sensations diverses; et, s'appuyant contre un
arbre, ses regards étoient attachés sur cette femme couronnée de
fleurs, entourée des bras de son ami, et s'enivrant de la plus
délicieuse coupe de la vie, de l'amour dans le mariage.

Léonce étoit près de Delphine; et quoiqu'il ne parlât point, Delphine
sentoit qu'il partageoit toutes ses impressions. Il avoit des regards
si éloquens, une expression si touchante! «Léonce, lui dit-elle en lui
montrant l'heureux couple, ils sont heureux, et moi, jamais!
jamais!--Il faut que je vous parle, s'écria Léonce, il le faut;
écoutez-moi ce soir, je le veux.--Moi, répondit-elle, je le veux
aussi;» et ils s'éloignèrent en silence. Il étoit tard quand ils
revinrent chez eux; tout dormoit dans la maison; Léonce, en se voyant
seul avec Delphine, se jeta à ses pieds, et lui avoua toutes les
pensées qui l'avoient troublé. Elle voulut à l'instant lui rendre sa
parole, retourner dans son couvent; mais il lui exprima son amour avec
tant de vérité, mais il chercha tellement à la convaincre que, dans la
solitude, avec elle, il seroit parfaitement heureux, qu'elle consentit
doucement à l'entendre développer ses projets. Il étoit parti de
France avec un passe-port; il pouvoit y retourner sans danger; il lui
proposa de la mener à sa terre de Mondoville, de l'épouser à son
arrivée, et de s'y fixer pour toujours. Quand elle s'inquiétoit des
sacrifices qu'il lui faisoit, en quittant ainsi le monde, il lui
représentoit qu'au milieu des événemens cruels qui déchiroient son
pays, il n'y avoit ni honneur, ni sûreté que dans la solitude.
Delphine revenoit souvent à la crainte qui l'agitoit le plus; elle
demandoit à Léonce si, dans le fond de son coeur, il ne l'estimoit pas
moins, pour le sacrifice même qu'elle étoit disposée à lui faire. «Je
sais, lui dit-elle, que l'amour, et l'amour seul, pouvoit vaincre la
répugnance que j'éprouve à sortir de ma retraite; je ne m'explique pas
précisément la nature du devoir qui pouvoit m'y retenir; mais je sens
cependant que, de quelque manière que les voeux m'aient été arrachés,
il eût été plus délicat de m'y soumettre; je le sens, et mon
irrésistible passion pour toi m'entraîne; le reste du monde ne recevra
pas cette excuse; mais si tu l'acceptes, Léonce, c'en est assez. Ah,
Dieu! si ton coeur se blâsoit sur l'excès même de mon affection, si
ton imagination, qui ne peut rien souhaiter au-delà de ce que
j'éprouve, se lassoit de notre bonheur, alors, tu réfléchirois sur ma
faute.»

Léonce interrompit Delphine par les protestations les plus vives et
les plus sincères. Dans ce moment, le jour commençoit à paroître; leur
entretien avoit duré toute la nuit sans qu'ils s'en fussent doutés.
Les premiers rayons du soleil levant leur causèrent à tous deux une
grande émotion; ils se sentirent un témoin, et, s'avançant vers la
fenêtre, ils se dirent qu'ils s'aimoient en présence du ciel. L'aspect
de l'horizon étoit singulièrement majestueux; la nature se réveilloit,
les êtres vivans dormoient encore; Léonce et Delphine célébroient
seuls la toute-puissance du Créateur. Léonce, qui jusqu'alors s'étoit
peu occupé d'idées religieuses, parut les saisir avec ardeur; il
vouloit échapper aux hommes; il cherchoit un asile au fond de sa
conscience: car dans le sein de l'homme vertueux, dit Sénèque, _Je ne
sais quel Dieu, mais il habite un Dieu_. Tous les sentimens
désintéressés, toutes les idées élevées, toutes les affections
profondes, ont un caractère religieux; chacun entend à sa manière
cette révélation de l'âme; mais il n'existe aucune émotion tendre et
généreuse qui ne nous fasse désirer un autre monde, une autre vie, une
région plus pure, où la vertu retrouve sa patrie. Léonce mit un genou
en terre devant Delphine; Delphine se pencha sur lui, et ses cheveux
couvrirent presque en entier la belle tête de son amant. Il se releva
en la pressant sur son coeur; et, passant à son doigt un anneau, gage
de sa foi, il lui promit devant Dieu de la prendre pour son épouse.
«Être tout-puissant, s'écria Delphine en élevant ses mains vers le
ciel, je n'aurai jamais ni plus de bonheur ni plus d'amour: fermez mes
yeux pour toujours; en ce moment, j'ai touché les bornes de
l'existence! pourquoi redescendre vers l'incertain avenir!--Quel
souhait! s'écria Léonce; arrête! arrête!» et il trembloit, comme si
les paroles de Delphine avoient pu attirer la mort sur sa tête.
Pourquoi trembloit-il? pourquoi crioit-il, arrête? Quand la pauvre
Delphine formoit ce voeu, peut-être étoit-il inspiré par son bon
génie.

Le lendemain, Léonce et Delphine partirent pour Mondoville, et ce
voyage fut encore très-heureux. Il n'y a rien de si doux que de
voyager avec ce qu'on aime! Le sentiment d'isolement que fait éprouver
cette situation, ce sentiment pénible, quand on est seul, est
précisément ce qui rend les jouissances de l'affection plus
délicieuses. Vous ne connoissez personne, personne ne vous connoît;
vous traversez des pays nouveaux, votre curiosité est agréablement
satisfaite, mais rien ne vous distrait de l'idée profonde qui remplit
votre coeur; vous aimez à sentir à chaque instant la différence de cet
univers étranger qui passe devant vos yeux, avec cet être si cher, si
intime, que vous avez près de vous, et qu'aucune affaire, aucune
relation de société ne vous enlèvera, même pour un moment.

La santé de Delphine étoit restée très-foible, depuis les peines
qu'elle avoit éprouvées à l'abbaye du Paradis; les soins de Léonce
pour elle étoient inépuisables; elle étoit placée dans sa voiture
entre Isore et lui, et l'enfance et l'amour rivalisoient auprès d'elle
de tendresse. Léonce étoit l'ange tutélaire de son amie, dans les plus
petites comme dans les plus grandes circonstances. Cette protection
habituelle, le commencement de la vie domestique, plongeoit Delphine
dans la rêverie enchanteresse du bonheur; à chaque poste elle
s'étonnoit que le chemin fût si court; elle perdoit du temps sous
mille prétextes; elle ralentissoit le voyage, elle craignoit
d'arriver, soit qu'un pressentiment l'avertît qu'elle devoit craindre
le séjour de Mondoville, soit que dans un état heureux, le moindre
changement fasse peur. Tout conspire en nous-mêmes comme au dehors de
nous, contre ces impressions si délicates et si vives, qui satisfont à
la fois l'imagination et le coeur, et le plus simple hasard suffit
pour les détruire.

Léonce fut reçu avec beaucoup d'affection et de respect, dans la terre
qu'avoient habitée long-temps son père et sa mère. Mondoville étoit
près de la Vendée, où se rassembloient les royalistes, et l'ancienne
considération que l'on avoit pour les seigneurs de terres s'y étoit
conservée; on y détestoit assez généralement tout ce qui tenoit à la
révolution, et les opinions nouvelles n'y avoient point encore
pénétré. Delphine s'enferma chez elle avec Isore, pendant que Léonce
vit les personnes auxquelles il avoit affaire. Léonce, en arrivant,
donna quelques jours à la vive douleur que lui causa la nouvelle de la
mort de son respectable ami, M. Barton: il vouloit le consulter, se
confier à lui: il n'étoit plus. A peine eut-il passé quelque temps à
Mondoville, que le bruit s'y répandit sourdement qu'il avoit amené
avec lui une religieuse, et qu'il comptoit l'épouser; il ne sut point
précisément quel effet produisit ce bruit; personne ne l'en avertit,
mais il vit une sorte de contrainte dans la manière de quelques vieux
serviteurs de ses parens, et, comme il craignoit d'en découvrir la
cause, il n'interrogea personne; mais chaque jour il devenoit plus
sombre, et, sous des prétextes divers, il éloignoit souvent les
occasions de s'entretenir avec Delphine. Delphine s'en aperçut
promptement. La crainte d'être moins aimée l'emportant sur tout,
l'empêchoit de réfléchir sur ce que sa situation avoit d'horrible;
mais néanmoins un sentiment d'humiliation aiguisoit quelquefois son
désespoir; sa dépendance, son isolement, le sacrifice de sa
réputation, de son existence, toutes ces preuves de dévouement qu'il
lui avoit été si doux de donner, lui causoient quelquefois, non des
regrets, mais une crainte délicate et naturelle: elle sentoit que
Léonce se croiroit obligé à l'épouser, et cette idée lui étoit
affreuse. Enfin, un matin, l'altération de Delphine, dont la santé
dépérissoit chaque jour, frappa tellement Léonce, qu'il fut tout à
coup saisi par un sentiment de terreur et de remords; et, après lui
avoir prodigué les expressions d'amour les plus tendres, il sortit de
chez elle, résolu d'aller à l'instant chez le maire, pour déclarer
l'intention où il étoit de se marier, et de choisir le jour où il
conduiroit Delphine à l'autel.

Au moment où il arriva, l'on recevoit la nouvelle des massacres qui
avoient eu lieu le deux septembre à Paris, et toutes les femmes
s'étoient précipitées dans la salle de l'hôtel de ville, pour en
apprendre les détails. Plusieurs d'entre elles connoissoient
quelques-uns de ceux qui avoient péri, et tous les esprits étoient
très-agités par cette horrible nouvelle. Léonce étoit tellement
troublé de ce qu'il alloit faire, qu'il ne s'informa point du sujet de
la rumeur générale; et, s'avançant rapidement vers le maire, il lui
annonça, avec une voix d'autant plus haute et d'autant plus ferme,
qu'il vouloit cacher son agitation intérieure, la résolution où il
étoit d'épouser madame d'Albémar. Le maire, qui avoit été autrefois
attaché à la famille de Mondoville, baissa les yeux, soupira, et
écrivit en silence le nom de Léonce, et celui de madame d'Albémar. A
l'instant un murmure retentit dans toute la salle, et Léonce entendit
plusieurs voix qui disoient: _Quoi, notre jeune seigneur va épouser
une religieuse qui fuit de son couvent! quoi, il déshonore ainsi son
nom! ah! que diraient ses parens, s'ils vivaient encore!_ Aucun homme
sur la terre ne pouvoit éprouver une douleur égale à celle que ces
paroles causèrent à Léonce; cependant, il fit effort sur lui pour
marcher à travers la foule avec sa contenance accoutumée; on se tut en
le voyant passer; mais il aperçut sur tous les visages cette
désapprobation muette, tourment de ceux qui ont besoin de l'estime des
autres. En sortant, il trouva rangés devant la porte de l'hôtel de
ville quelques soldats qui avoient autrefois servi dans son régiment;
ils lui présentèrent les armes; mais l'instant d'après, par un
mouvement tout-à-fait irréfléchi, ils baissèrent tristement leurs
fusils devant lui, comme ils ont coutume de le faire devant des
funérailles illustres. Léonce, frappé de cette action, leur dit: «Vous
avez raison, mes amis; ce n'est plus moi, c'est à peine mon ombre: je
vous remercie de me pleurer.» et il s'éloigna rapidement.

Passant devant l'église, il vit ouverte la porte qui conduisoit à la
chapelle où tous ses ancêtres avoient été ensevelis; il recula d'abord
en l'apercevant; puis, triomphant de sa première impression, il entra
dans la chapelle, pour épuiser toutes les douleurs dans un même jour.
La première pierre qu'il aperçut étoit celle qui couvroit la tombe de
son respectable ami Barton: il en fut à peine ému. «Je suis bien aise,
dit-il tout haut, que tu ne sois pas témoin de cela;» et il se reposa
quelques momens sur cette pierre. Il vit dans le fond de la chapelle
un tombeau plus remarquable que tous les autres, et qui n'y étoit
point encore lorsqu'il avoit quitté Mondoville; il frémit à cet
aspect, sans pouvoir comprendre lui-même d'où venoit son effroi. Dans
ce moment, un vieil officier, qui avoit servi sous son père, entra
dans l'église, le reconnut, et se jeta à ses pieds. «Que faites-vous,
s'écria Léonce; que faites-vous?--Je suis arrivé hier, lui dit-il, de
la campagne où je vis, pour vous voir, pour embrasser encore une fois
avant de mourir le fils de mon général; j'ai appris, faut-il le
croire! que vous, noble jeune homme, que vous, héritier d'un sang
illustre, vous alliez faire une action déshonorante; je ne sais pas ce
qu'on peut dire pour excuser votre résolution, mais je sais que vous
n'oserez plus regarder sans rougir les anciens amis de vos parens, et
je viens vous supplier, pendant qu'il en est temps encore, d'abjurer
cette erreur d'un jour, que démentent votre caractère et votre
vie.--Laissez-moi, s'écria Léonce, laissez-moi; vous ne savez
pas!...--Oserez-vous me refuser, dit le vieillard en se relevant, si
j'embrasse ce tombeau en suppliant?» et il alla s'appuyer, les mains
jointes, sur le marbre noir qui étoit placé au fond de la chapelle.
«Quel est ce tombeau, s'écria Léonce; quel est-il?--C'est celui de
votre mère, répondit le vieil officier; elle m'a ordonné d'apporter
ici son coeur. Je suis venu du fond de l'Espagne avec ces précieux
restes, elle m'a commandé de les déposer dans cette chapelle, pour
reposer près de vous, quand le temps vous auroit frappé à votre tour;
mais si votre conduite flétrit la gloire de votre famille, au nom de
votre mère, si noble, si fière, si délicate sur l'honneur, je vous
défends de placer votre tombe auprès de la sienne; je bannis votre
cendre loin des cendres de vos aïeux!» Pendant qu'il parloit, Léonce
fit quelques pas en chancelant, pour arriver jusqu'au tombeau de sa
mère; mais l'excès de son émotion surpassant enfin ses forces, il
tomba comme mort sur le pavé de l'église; on le transporta chez lui,
et la malheureuse Delphine le vit arriver dans cet état. Comme elle se
jetoit sur lui pour l'embrasser et mourir avec lui, l'impitoyable
vieillard qui l'avoit suivi, lui dit: «Madame, c'est vous qui plongez
M. de Mondoville dans le désespoir; c'est le combat de l'amour et de
l'honneur, c'est l'effroi que lui cause la honte à laquelle vous le
condamnez en vous épousant, qui causera sa mort; de grâce,
éloignez-vous, ne sentez-vous pas que vous le devez à vous-même?» Il
n'en falloit pas tant pour anéantir Delphine; et, malgré son
inquiétude mortelle pour Léonce, elle tomba sur une chaise, derrière
le lit où on l'avoit posé, et ne prononça pas un seul mot. Léonce, en
revenant à lui, ne la vit pas; il aperçut l'officier, dont les paroles
avoient produit sur lui une impression si terrible qu'il étoit encore
dans le délire. «Malheureux, s'écria-t-il, vous voulez que je lui
plonge un poignard dans le sein! que je l'abandonne, quand elle a tout
sacrifié pour moi, quand elle sera seule dans cet univers, quand elle
mourra! et moi, qu'est-ce que je veux? le déshonneur, la honte?
Opinion! exécrable fantôme! me poursuivras-tu jusque dans la retraite,
jusqu'auprès de cet ange qui m'aime? Non, ce n'est pas l'ombre de ma
mère, homme cruel, que vous avez fait parler; non, ce n'est pas elle,
c'est l'opinion; c'est son inflexible puissance que vous avez armée
contre moi. Si les morts pensent encore à nous, c'est avec des
sentimens plus doux, plus purs, plus dégagés des misérables préjugés
des hommes; mais, moi, comment ferai-je pour supporter la honte, ces
soldats, ces femmes, ces tombeaux? Tuez-moi, s'écria-t-il en regardant
le vieillard qui se taisoit; tuez-moi,» et il s'élança pour saisir son
épée. Dans ce moment, un cri de Delphine la fit reconnoître; il
comprit qu'elle avoit tout entendu; il voulut s'approcher d'elle, la
prendre dans ses bras; un froid mortel l'avoit déjà saisie, elle ne
pouvoit plus ni parler ni faire un mouvement; elle n'étoit pas tombée
sans connoissance, mais son état étoit plus effrayant. Encore
immobile, le regard fixe, on auroit dit qu'elle se relevoit du
cercueil, sans avoir repris la vie. Léonce la porta dans sa chambre,
et renvoya avec fureur, loin du château, tous ceux dont la vue pouvoit
retracer à Delphine ce qui venoit de se passer. Pendant dix jours et
dix nuits, il ne la quitta pas un instant; mais tous ses soins furent
inutiles, le poignard étoit entré dans le coeur, et de ses coups
jamais on ne revient. Delphine cependant recouvra la parole, et quand,
examinant son état, elle se crut certaine que sa maladie étoit
mortelle, elle fut plus calme.

Lorsque Léonce vit combien l'état de Delphine étoit dangereux, il
tomba dans le plus sombre désespoir, et, se reprochant avec amertume
d'être la cause de sa mort, irrité contre son propre caractère, il
conçut pour lui-même un sentiment de haine qui suffit à lui seul pour
rendre la vie odieuse, et il résolut fermement de ne pas survivre à
son amie. Elle s'aperçut de ce dessein; des paroles échappées à Léonce
l'en informèrent, et surtout une résignation triste et sombre qui
n'étoit pas dans le caractère de son ami. Quand le médecin vouloit lui
donner quelque espérance sur l'état de Delphine, il la repoussoit, et
disoit presque froidement devant elle, qu'il étoit certain qu'elle ne
pouvoit être sauvée. «Mais, généreuse Delphine, ajoutoit-il, ton coeur
a tant de bonté, que tu consentiras sans peine à ce départ de la vie,
avec le coupable ami qui t'a percé le coeur.» Quelquefois cependant il
perdoit entièrement cette sorte de calme qui lui coûtoit tant
d'efforts; et considérant son amie, que la douleur avoit déjà si fort
changée, il se jetoit par terre, avec des convulsions de désespoir.
«C'est moi, s'écrioit-il, c'est moi qui prive le monde de cette douce
et noble créature; c'est moi qui ai empoisonné sa jeunesse; c'est moi
qui la traîne dans le tombeau! qu'importe que je l'y suive, moi, si
violent, si amer, si irritable; c'est du repos pour moi que la mort:
mais elle, qui n'a jamais éprouvé que des sentimens d'affection et de
bonté, pourquoi faut-il qu'elle meure désespérée? Innocent objet,
s'écria-t-il en se jetant au pied de son lit, tu me regardes encore
avec une expression si touchante, tu sembles me demander de vivre;
hélas! je ne puis te sauver; je t'ai déchiré le coeur, mais je n'ai
pas la puissance de te soulager; tu sais bien que le mal est
irréparable! Insensé que j'étois! j'ai foulé sous mes pas ta destinée,
et je voudrois te relever maintenant, pauvre fleur que j'ai flétrie;
mais tu retombes, et l'inflexible nature me punit. Ah! Delphine, si la
mort ne dépendoit pas de nous, si je ne pouvois pas te suivre, quel
supplice, quel tourment égaleroit ce qui se passe dans mon sein! Mais,
Delphine, entends-moi; je ne te quitte pas, je suis là, près de toi;
je t'accompagne dans la mort, dans ses mystères; ton ami sera près de
toi, Delphine! Delphine!» Il l'appeloit; son amie vouloit répondre,
mais sa foiblesse ne lui permettant pas de parler long-temps, elle lui
dit qu'elle désiroit d'être seule; et quand il l'eut laissée aux soins
de ses femmes et d'Isore, elle essaya de lui écrire, et lui fit dire
plusieurs fois, lorsqu'il vouloit rentrer chez elle, qu'elle lui
demandoit encore quelques instans, pour achever de lui faire connoître
ses derniers sentimens et ses dernières volontés. Voici ce qui fut
remis, de sa part, à M. de Mondoville.



LETTRE XIII ET DERNIÈRE.

Delphine à Léonce.


Je vois avec douleur, mon ami, combien vous vous reprochez la peine
que vous croyez m'avoir causée, et je frémis des résolutions que vous
vous plaisez à entretenir. La plus douce pensée qui me reste, c'est
l'espoir que vous me survivrez, et que le noble objet de toutes mes
affections sur cette terre, conservera de moi ce qui vaut la peine
d'être sauvé, mon souvenir. Il ne faut pas beaucoup regretter ma vie;
je suis convaincue que j'avois un caractère qui ne m'auroit jamais
permis d'être heureuse; je ne sais si c'est le monde ou ma disposition
qu'il faut blâmer, mais il est certain que j'ai toujours senti entre
ma manière de voir et celle de la société, une sorte de désaccord qui
devoit, tôt ou tard, me causer de grands chagrins. Il me semble qu'il
y a de la dureté dans la plupart des hommes, de la dureté surtout pour
les peines du coeur. On parvient assez à inspirer de la pitié pour ces
maux qu'on appelle incontestables, et que les êtres les plus vulgaires
redoutent pour eux-mêmes; mais on froisse, mais on déchire sans
scrupule les âmes sensibles: leur délicatesse, leur exaltation,
s'appellent bientôt de la folie, et quand on a dit à ces pauvres
personnes qu'elles n'ont pas raison de souffrir, on passe, assez
satisfait de la barbare consolation qu'on croit leur avoir donnée.
Voyez ce vieillard qui nous a fait tant de mal; il m'a dit les paroles
les plus cruelles sans en éprouver le moindre remords, et cependant,
je le sais, ce n'est pas un méchant homme: si mes peines avoient été
dans l'ordre de ses idées, dans le cours des sentimens qu'il conçoit,
il m'auroit volontiers secourue; mais parce que ma situation heurtoit
ses préjugés, il a été sans pitié; le monde est ainsi, et
l'indépendance et l'irréflexion même de mon caractère, m'exposent sans
cesse à irriter contre moi ce monde qui trouve toujours le moyen de se
venger. On ne peut, quoi qu'on fasse, s'isoler entièrement de la
société, et l'opinion des autres est une sorte de poison qui s'insinue
dans l'air que l'on respire.

Ne vous blâmez point, mon ami, d'avoir frémi en voyant l'effet que
produiroit votre mariage avec moi: c'est un sentiment naturel dans un
homme d'honneur; c'est moi qui ai eu tort, extrêmement tort de ne
considérer que votre sentiment et le mien. Si le coeur pouvoit ainsi
porter son univers avec lui, l'existence seroit trop douce; Dieu, sans
doute, a voulu que quelque chose consolât de mourir, et c'est la
société, ce sont nos relations nécessaires avec elle qui nous lassent
de vivre. Un coeur long-temps flétri par l'injustice, l'ingratitude et
la dureté, se repose dans le tombeau, et, toute jeune que je suis, je
sens déjà cette fatigue qui doit accabler à la fin du voyage. Mon ami,
j'avois quelques défauts, peut-être même quelques qualités, qui me
livroient sans défense à tous les coups de la destinée; j'ai pensé
souvent que mon malheur ne venoit que de la fatalité des
circonstances; mais je le crois à présent, la plupart de nos
circonstances sont en nous-mêmes, et le tissu de notre histoire est
toujours formé par notre caractère et nos relations.

Léonce, vous me regretterez: je ne puis souhaiter que vous m'oubliiez.
Je ne vaux rien pour moi, je valois peut-être quelque chose pour vous:
car une affection complète et profonde ne se trouve pas deux fois,
dans la vie même de l'homme le plus brillant et le plus aimable; mais
vous auriez été malheureux par la situation où mes propres imprudences
m'ont placée. Dieu, qui m'auroit trouvée trop punie, si j'avois vu
votre attachement pour moi diminuer, m'a rappelée à lui, et je sens
que j'y serai bien. En effet, n'est-il pas temps que votre pauvre amie
ne souffre plus? mon coeur est épuisé; il a reçu je ne sais quelle
blessure qui m'empêche de respirer, et tout, dans ma nature désolée,
appelle le sommeil de la mort. Ne savez-vous pas que je joins à une
grande sensibilité, une imagination qui m'offre sans cesse, sous mille
formes différentes, ou le passé ou l'avenir? des regrets, des craintes
agitent mon âme, et tous ces regrets, et toutes ces craintes, inspirés
par mes affections, me font éprouver une oppression, un serrement de
coeur qui auroit dû me donner déjà plusieurs fois la secourable
maladie dont je meurs. Pardon, Léonce, de nommer ainsi ce qui me
sépare de toi: mais ne falloit-il pas te quitter? Et quel supplice que
de vivre, après avoir déchiré tous nos liens! quelle occupation, quel
intérêt me seroit-il resté, qui ne renouvelât ton souvenir? Je n'ai eu
dans ma vie qu'une idée, qu'un sentiment, c'est toi: tout est empreint
de ton image; mon esprit, je le développois pour toi; mes talens
avoient pour but de te plaire; ma rêverie ou ma gaîté, les plus petits
de mes plaisirs, les plus grandes de mes pensées, tout me ramenoit à
toi. Léonce, que ferois-je seule? nulle femme n'a plus besoin d'appui
que moi: je n'ai point de confiance en mes propres forces: j'invoque
un bras protecteur sur cette terre, comme un juge miséricordieux dans
le ciel: je ne puis rien pour moi-même; ce qu'on appeloit ma
supériorité, n'est qu'une vaine louange donnée à quelques dons
brillans et inutiles; mon âme est foible et tremblante, et tout ce que
cette âme peut éprouver de souffrances, je le sentirois loin de toi.
Léonce, ne m'envie pas la mort; songe au cruel changement de destinée
qui me menaçoit; songe à tous ces longs jours recommencés sans toi, à
cette solitude, à cette lutte pour vivre, à ces heures si délicieuses
pendant nos entretiens, arides et brûlantes lorsque leur poids
retomberoit sur moi seule; songe enfin que peut-être, au milieu de ces
peines insupportables, je finirois par m'aigrir contre toi, par te
blâmer de mon malheur: mon caractère, qui est doux, deviendrait âpre,
irritable, douloureux pour moi-même et pour les autres. Léonce, je
meurs sans avoir un moment cessé de t'admirer, sans avoir éprouvé
contre toi un seul sentiment amer. Ah! qu'il eût été horrible, le
moment où tout cet amour que j'ai pour toi m'eût excitée à me
plaindre, à t'accuser! et qui peut se répondre que la douleur à la fin
n'altère pas le caractère? Nous avons tant besoin d'être heureux, que
nous perdons toute justice quand tout espoir nous est ôté. Et que
deviendrois-je, le jour où je te croirois coupable de ma douleur, où
j'éprouverois un sentiment amer en pensant à toi? Ah, Léonce! qu'il
est doux de mourir, lorsque les affections sont encore dans tout leur
charme, et lorsque l'on peut exhaler une âme douce et pure dans le
sein de celui qui nous l'a donnée!

Mais vous, Léonce; mais vous, pourquoi voudriez-vous me suivre? Sans
doute, je le sais, vous serez quelque temps malheureux; vous le serez
jusqu'au moment où de grands intérêts, le désir d'être utile à vos
amis ou à votre patrie, ranimeront votre espérance. Le bonheur d'un
homme se recommence, sa destinée se répare, son avenir renaît; mais ce
coeur tout plein d'affection, que les pauvres femmes possèdent, ce
coeur qui ne sait qu'aimer, qui ne voit dans les idées, dans les
opinions, dans les succès, que des moyens d'être aimé, que voulez-vous
qu'il devienne, quand la source de sa félicité est tarie? Léonce,
laisse-moi te précéder dans ce monde inconnu qui m'attend. Oui,
peut-être ai-je épuisé sur cette terre toutes les douleurs que je
méritois, et ne trouverai-je qu'indulgence auprès du Tout-Puissant!
S'il en est ainsi, je demanderai de revenir, quand il sera temps,
auprès de ton lit de mort, et d'accompagner ton âme dans ce cruel
passage. Mon ami, j'en conviens, il me cause quelque effroi: je crains
la mort, sans regretter la vie; l'être le plus malheureux ne voit pas
approcher sans terreur cet inconcevable moment, dont la jeunesse et
l'amour écartoient si doucement l'idée; je me contemple avec une sorte
de pitié: ces yeux éteints qui t'exprimoient autrefois tant de
tendresse, ces traits abattus, ces mains déjà sans couleur.

O Léonce! te souviens-tu de ce jour de fête où nous dansâmes ensemble?
que de roses alors ornoient ma tête! que d'espérances remplissoient
mon coeur! Il y a à peine trois années depuis ce temps, et tout est
dit. Mais je ne meurs pas seule: ta main chérie soutiendra ma tête,
que je n'ai déjà plus la force de soulever; je vais te rappeler, et de
cet instant tu ne me quitteras plus: mon avenir est court, mais il est
sans nuage, et les dernières lueurs que j'apercevrai te montreront
encore à moi. Ah, cher Léonce! et tant d'amour cependant ne pouvoit
nous donner une félicité parfaite! Madame de Vernon ne m'a-t-elle pas
répété que les différences de nos caractères nous auraient empêchés
d'être heureux ensemble, quand même aucun obstacle ne se seroit opposé
à notre union? J'ai toujours repoussé cette idée, et cependant il me
semble que je l'accepte, à présent qu'il faut me détacher de la vie;
je craindrois de mourir désespérée, si je me persuadois que des
événemens seuls se sont opposés au bonheur suprême que je pouvois
goûter avec toi; mais quand je me dis qu'une fatalité invincible nous
séparoit, qu'il y avoit en moi des défauts qui ne m'empêchoient pas de
te paroître aimable, mais qui troubloient ton repos et inquiétoient
ton caractère: je suis bien aise de cesser de vivre; je me détache de
moi sans peine, puisque je ne pouvois rendre ta destinée tout-à-fait
heureuse. Adieu, Léonce; adieu! je laisse à la douce Isore la plus
grande partie de ma fortune; tu la conduiras près de ma bonne amie,
mademoiselle d'Albémar. Songe que cette pauvre petite va se trouver
seule dans le monde, et que tu me dois de ne la pas quitter avant de
l'avoir remise entre les mains de ma soeur; c'est le seul devoir que
je laisse après moi: mon ami, il faut que tu l'accomplisses. Adieu
encore, tu vas revenir; ne parlons plus de la mort: que mes derniers
momens ne soient remplis que de ma tendresse pour toi; je me sens
beaucoup de calme, aucun départ ne m'a causé moins d'effroi; ne
trouble pas la bienfaisante intention de la Providence, elle veut que
je meure en paix dans tes bras: ouvre-les pour me recevoir: je croirai
que le ciel descend au-devant de moi, et que le précurseur des anges
me console, et me rassure en leur nom.



Cette lettre ne changea point les résolutions de Léonce, mais elle le
détermina à faire sur lui-même un effort presque surnaturel pour
montrer du courage à son amie dans ses derniers momens. Il rentra dans
la chambre de Delphine; elle le reçut avec un sourire angélique, et
lui fit signe de s'asseoir auprès de son lit: elle fit venir Isore qui
la croyoit seulement indisposée, et ne se doutoit pas de son danger.
Delphine ne vouloit pas épouvanter l'enfance par cette idée de la mort
que la nature ne lui révèle que plus tard; elle lui parla seulement de
la confiance qu'elle devoit avoir en Léonce. La petite l'écoutoit avec
attention, et, quand Delphine lui parloit de l'amitié que M. de
Mondoville auroit pour elle, elle répondoit toujours: «Mais, maman, je
n'ai pas besoin d'un autre ami que toi.» Cette simple réponse émut
Delphine; et, se sentant affoiblir, elle ordonna qu'on éloignât Isore,
et elle pria une de ses femmes de lui lire quelques morceaux qu'elle
préféroit dans les Psaumes, dans l'Évangile, et dans quelques
écrivains religieux: tous ceux qu'elle avoit choisis étoient pleins de
douceur et de miséricorde. «Tu le vois, dit-elle à Léonce, ce sont des
paroles de paix; écoute-les dans tes jours malheureux, elles
rameneront le calme dans ton coeur. Il y a quelques rapports secrets,
quelque noble intelligence entre nous et l'idée d'un Dieu
souverainement bon. Je ne sais si toutes les espérances qu'elle
inspire à notre âme se réaliseront, mais il me semble impossible de se
résigner à ce qui nous est donné sur cette terre: le coeur mérite
mieux que cela; il faut donc qu'il ait une autre destinée. O Léonce!
si je la connois avant toi, ne pourrai-je pas t'en informer par
quelques douces et secrètes pensées?» Le désespoir de Léonce
l'emportoit toujours davantage sur ses résolutions, et Delphine sentit
qu'elle devoit éviter de l'entretenir trop long-temps, puisque chacune
de ses paroles ajoutoit à sa douleur. «Écoute, dit-elle à Léonce, le
jour baisse; quand il fera nuit, nous serons plus tristes encore; je
voudrais cependant vivre jusqu'à l'aurore de demain; tu sauras
pourquoi je le voudrois. Fais venir dans la chambre à côté de la
mienne, cet orgue dont les sons harmonieux ont attiré notre attention
l'autre jour: j'ai toujours pensé qu'il me seroit doux de mourir en
entendant une musique belle et simple. Oh! je suis plus heureuse que
je ne l'espérois; je comptois tirer de moi seule les consolations que
ta présence me donnera. O mon ami! mets ta main sur mon coeur; ne
sens-tu pas qu'il bat doucement? je te le dis, je suis heureuse; mais
ne t'éloigne pas. Peut-être est-il barbare d'exiger de toi que tu sois
témoin de ma mort: mais nous avons toujours trouvé de la douceur l'un
et l'autre à nous pénétrer de notre amour; et quelque amer que soit
cet instant, si c'est celui où nous nous sommes le plus aimés, il ne
faut pas l'abréger.»

Léonce se leva pour ordonner ce que Delphine avoit demandé; il se
promena quelque temps dans sa chambre, tourmenté par le désir le plus
violent de finir sa vie avant que Delphine eût expiré, et se
reprochant néanmoins la cruauté qu'il y auroit à l'abandonner ainsi.
Pendant que ce combat absorboit ses pensées, la musique que Delphine
avoit demandée se fit entendre; et sa douceur pénétrant jusque dans
l'âme de Léonce, il put se jeter au pied du lit de Delphine, et
répandre, pendant long-temps, des torrens de larmes. Enfin, soulevant
sa tête, et regardant le malheureux objet de sa tendresse: «Céleste
créature, lui dit-il, que j'ai précipitée dans le tombeau, est-il vrai
que tu voies sans horreur ce coupable ami, plein d'orgueil,
d'irritation, d'injustice; mais cet ami, qui cependant n'a jamais
cessé de t'adorer, et qui, du jour où il t'a vue, n'a plus eu dans le
coeur un sentiment dont tu ne fusses l'objet? hélas! cet amour ne t'a
conduite qu'à la mort! Ange de beauté, de jeunesse, te voilà donc
frappée par moi, immolée par moi; peux-tu pardonner à ton assassin? et
s'il te rejoint bientôt, ton ombre indignée ne se détournera-t-elle
pas de lui?--Te pardonner, s'écria Delphine avec toute la force
qu'elle put rassembler, ah! ne m'as-tu pas tendrement aimée? Après un
tel bonheur, tu pouvois me causer de grandes peines sans épuiser le
don que tu m'as fait, sans en effacer la reconnoissance; tu m'avois
aimée, tu m'aimes encore, toutes les jouissances du coeur subsistent
encore pour moi; je n'ai pas un sentiment amer, pas une inquiétude, je
m'endors, et voilà tout. Ah! Léonce, cesse de t'accuser; mais si tu
m'accordes quelques droits sur les volontés, jure-moi de me survivre,
jure-le devant Dieu, désormais l'unique protecteur de ton amie, et ne
l'irrite pas contre nous deux, en trahissant tes devoirs et ta
promesse!--Va, lui dit Léonce, je pourrois te tromper, pour rendre tes
derniers momens plus calmes; mais toi, qui oses me demander de vivre,
réponds-moi, supporterois-tu l'existence, si c'étoit moi que tu visses
sur ce lit de douleur?» Delphine se tut un moment; mais bientôt après,
désespérée du trouble qu'elle avoit montré, elle s'efforçoit avec
agitation et avec crainte, de dissimuler la cause de son silence: «Ne
cherche pas à cacher ta pensée, noble Delphine, reprit Léonce; dans
toute la force de ton esprit, jamais tu n'en eus le pouvoir, et ta
touchante foiblesse me laisse plus facilement encore lire au fond de
ton âme. Mais écoute-moi: Je conduirai Isore près de ton amie, et
j'irai servir ensuite dans le parti que je crois le plus malheureux et
le plus juste; n'exige rien, ne demande rien de contraire à ce projet;
et si j'ose encore en appeler à l'ascendant que j'avois sur toi, ne
prononce pas un mot sur une résolution invariable.» Le respect que
Delphine avoit toute sa vie ressenti pour Léonce, lui imposa même
encore dans ce dernier moment, et elle espéra d'ailleurs que Léonce
retrouveroit à la guerre un genre d'intérêt qui pourroit le rattacher
à la vie.

Une grande partie de la nuit s'étoit déjà passée, et plusieurs fois
Delphine étoit tombée dans des évanouissemens si profonds, qu'on avoit
craint de ne pouvoir la ranimer. En revenant de cet état, elle dit à
Léonce: «Je vais me lever, pour m'approcher de la fenêtre; je voudrois
encore revoir le soleil.» Léonce s'éloigna quelques instans; Delphine
fit placer son fauteuil en face du jour, qui ne devoit pas tarder à
paroître. Au moment où Léonce rentroit, l'orgue qui s'étoit souvent
fait entendre pendant la nuit, de distance en distance, exécuta une
marche que Delphine et Léonce reconnurent à l'instant pour celle qui
avoit été jouée dans l'église, lorsque Léonce et Matilde alloient
ensemble à l'autel. «Ah! c'en est trop, s'écria Léonce; cessez,
répéta-t-il avec les cris les plus sombres, cessez!» La musique
s'arrêta; Delphine, que cet air avoit aussi vivement émue, se remit
bientôt cependant, et dit à Léonce: «Mon ami, pourquoi ce désespoir?
pourquoi repousser le souvenir que le ciel nous envoie dans ce moment?
Ne dois-je pas reconnoître sa bonté dans le hasard qui me rappelle ce
que j'ai souffert de plus cruel pendant la vie, au moment où je dois
braver la mort. Ah! depuis l'époque terrible et solennelle de ton
mariage avec Matilde, ai-je goûté un seul jour de véritable bonheur?
pourquoi donc ces déchiremens? pourquoi ce désespoir? mon ami, mon
ami! entends encore ma voix mourante; ne repousse pas cette main qui
s'avance vers toi; retiens, si tu peux, le reste de chaleur qui
l'anime encore.» A ce mot, Léonce, qui étoit tombé à terre, se releva,
prit cette main, et la réchauffa contre son coeur; il sembloit se
flatter, dans son ardeur, de prolonger ainsi l'existence de Delphine:
elle fit signe à la femme qui la servoit de lui donner l'anneau
qu'elle avoit reçu de Léonce, et qu'elle ne pouvoit plus porter depuis
quelques jours, à cause de son extrême maigreur; elle le mit à son
doigt, et dans ce moment les rayons du soleil commencèrent à pénétrer
dans sa chambre. «Reconnois-tu cet anneau, dit-elle à Léonce, et te
rappelles-tu quand je l'ai reçu de toi? de même l'aurore commençoit à
paroître, de même tu étois à mes pieds; tu jurois alors d'unir ton
sort au mien; eh bien! l'accomplissement de ta promesse n'est que
retardé. O Dieu! dit-elle en se soulevant sur le bras de Léonce, ce
soleil que vous envoyez pour saluer mes derniers instans, il fut
témoin du plus beau moment de ma vie; il sembloit alors éclairer pour
moi tous les plaisirs de la terre; puisse-t-il maintenant me tracer ma
route vers le ciel! O Léonce! Léonce! le nuage s'élève, je ne te vois
plus; es-tu là? Adieu.» Léonce prit Delphine dans ses bras avec des
convulsions de douleur; il l'appela, répéta son nom, lui adressa les
paroles les plus passionnées; elle parut les entendre encore,
tressaillit, et expira.

Un mois après, Léonce, ayant recouvré quelque force, conduisit Isore à
l'infortunée mademoiselle d'Albémar, qui ne pouvoit survivre à
Delphine que pour accomplir ses dernières volontés; il se rendit
ensuite immédiatement à la Vendée, et se fit tuer à la première action
où il se trouva.

O mort! ô douce mort! quel bien vous faites à ceux qui s'aiment,
lorsqu'ils sont pour jamais séparés!



ANCIEN DÉNOUEMENT DE DELPHINE.



LETTRE XIII.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Bade, ce 18 août 1792.


Vous avez su, ma soeur, par M. de Lebensei, tout ce qui me concerne;
les nouvelles de France l'ont forcé à nous quitter, son inquiétude
pour sa femme ne lui laissoit plus un moment de repos. Ce matin, à mon
arrivée à Bade, il est venu me voir avec Léonce, pour prendre congé de
moi; je n'avois pas revu Léonce depuis les propositions faites par M.
de Lebensei, j'avois cru plus convenable de lui défendre de revenir à
mon couvent; mais cependant sa résignation à cet ordre m'a étonnée.
Son émotion, en me retrouvant ce matin, m'a profondément touchée, et
du moins j'ai vu que je n'avois rien perdu dans son coeur. Nous ne
nous sommes point parlé seuls; je le craignois, mais lui aussi ne l'a
pas cherché; nous nous sommes uniquement occupés l'un et l'autre du
départ de M. de Lebensei: il étoit simple que moi je ne parlasse que
de ce départ; mais, Léonce, pourquoi ne me forçoit-il pas à
m'entretenir d'un autre sujet?

Louise, cet espoir d'être à Léonce, en rompant mes voeux, ne m'avoit
d'abord inspiré que de la terreur; il s'est emparé de mon âme
maintenant avec toutes ses séductions: ne croyez pas cependant que si
je démêle dans Léonce une peine, un regret, je ne sache pas briser ce
dernier lien, avec la vie que l'amitié de M. de Lebensei a su tout à
coup renouer pour moi.--Non, Léonce, si mon coeur n'est pas content du
tien, je ne t'en accuserai point, je te pardonnerai, mais je saurai te
rendre au monde, à ses gloires; et, quand ma perte ne sera plus pour
toi qu'un regret qui te permettra de vivre, il me sera libre de
mourir.--Il y a bien longtemps, ma chère Louise, que je n'ai reçu de
vos lettres; êtes-vous malade, ou plutôt ne voulez-vous pas me parler
sur ma situation? Vous avez raison, je craindrois de connoître votre
opinion, si elle ne s'accorde pas avec mes désirs. Je suis dans un de
ces momens de la vie où l'on ne veut se soumettre qu'aux événemens; je
ne demande aucun conseil, je suis entraînée par un sentiment tellement
irrésistible, que rien de ce qui n'est pas lui ne peut avoir d'empire
sur moi; je ne crois point, non, je ne crois point que je prenne
l'heureuse et terrible résolution qui me rendroit libre; mais ce n'est
aucun des motifs qu'on pourroit me présenter qui me fait hésiter. Je
suis fière de ma passion pour Léonce, elle est ma gloire et ma
destinée, tout ce qui est d'accord avec elle m'honore à mes propres
yeux: depuis que je ne crains plus de troubler par mon amour le
bonheur de personne, je m'y abandonne comme les âmes pieuses à leur
culte. Je ne suis rien que par Léonce; s'il m'aime, s'il me choisit
pour compagne, devant qui pourrois-je rougir? Qui ne seroit pas
au-dessous de moi! Mais lui que pense-t-il? qu'éprouve-t-il? ma soeur,
le devinez-vous? pourriez-vous me l'apprendre? Ah! ne me parlez que de
lui.



LETTRE XIV.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Bade, ce 20 août.


Non, il ne s'abandonne pas sans regrets à notre avenir, non! Hier au
soir, nous nous sommes trouvés seuls pour la première fois depuis près
d'une année, après tant d'événemens terribles pour tous les deux; en
entrant, il a cherché des yeux M. de Lebensei, qu'il ne savoit pas
encore parti; autrefois, en me voyant, il ne cherchoit plus personne!
il s'est approché de moi et m'a dit:--Ma chère Delphine, j'ai perdu ma
respectable mère, mon fils, ma famille entière.--Il s'est arrêté, puis
il a repris:--Mais je vais m'unir à toi, je serai encore trop
heureux.--J'ai serré sa main sans rien dire; il faut, hélas! il faut
que je l'observe. Heureux le temps où je lisois dans mon propre coeur
tout ce que le sien éprouvoit!

Un silence a suivi les derniers mots de Léonce, puis il a passé ses
bras autour de moi, et m'a dit:--Delphine, te voilà, c'est bien toi,
tu as quitté cet habit qui ressembloit aux ombres de la mort; ah!
combien je t'en remercie!--Oui, lui dis-je, je l'ai quitté pour un
temps.--Pour toujours! reprit-il; c'étoit pour moi que tu avois
prononcé ces voeux, je dois les rompre, je dois te rendre l'existence
que tu as sacrifiée pour moi, je dois....--II s'arrêta lui-même, comme
s'il avoit senti que ce mot de devoir, si souvent répété, pouvoit
blesser mon coeur.-Ah! reprit-il, j'ai tant souffert depuis quelque
temps, que je suis encore triste, comme si le malheur n'étoit pas
passé.--Nous parlerons ensemble, répondis-je, de tout ce qui nous
intéresse, de notre avenir....--De quoi parlerons-nous? interrompit-il
précipitamment; tout n'est-il pas décidé? il n'y a rien à dire.--Plus
rien à dire! repris-je. Ah, Léonce! est-ce ainsi....--II ne me laissa
pas finir le reproche inconsidéré que j'allois prononcer. Il se jeta à
mes pieds, et m'exprima tant d'amour, que je perdis par degrés, en
l'écoutant, toutes mes inquiétudes; quand il me vit rassurée, il se
tut, et retomba de nouveau dans ses rêveries. Il vouloit que je fusse
heureuse; mais quand il croyoit que je l'étois, il n'avoit plus besoin
de me parler.

Je veux qu'il s'explique, je le veux. Qui, moi, j'accepterois sa main,
s'il croyoit faire un sacrifice en la donnant! Son caractère nous a
déjà séparés: s'il doit nous désunir encore, que ce soit sans retour!
Si ce dernier espoir est trompé, tout est fini, jusqu'au charme même
des regrets: dans quel asile assez sombre pourrois-je cacher tous les
sentimens que j'éprouverois? Suffiroit-il de la mort pour en effacer
jusqu'à la moindre trace? Ah, ma soeur! est-ce mon imagination qui
s'égare? est-il vrai?... Non, je ne le crois point encore; non, ne le
croyez jamais.



LETTRE XV.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Bade, ce 24 août.


Aujourd'hui, Léonce et moi, nous sommes sortis ensemble pour aller sur
les montagnes et dans les bois qui environnent Bade; il étoit huit
heures du matin, jamais le temps n'avoit été si beau.--Ah! me dit
Léonce quand nous fûmes à quelque distance de la ville, qu'il est doux
de contempler la nature! elle fait oublier les hommes! Enfonçons-nous
dans ce bois, que je ne voie plus les habitations, qu'il n'y ait que
toi et moi dans l'univers; ah! que nous y serions bien alors!--Et quel
mal nous font, lui répondis-je, d'autres êtres qui vivent et meurent
comme nous, s'aiment peut-être, souffrent du moins presque autant que
s'ils s'aimoient, et méritent notre pitié, alors même que nous avons
le plus de droit à la leur?--Quel mal ils nous font? reprit Léonce
avec véhémence, ils nous jugent! mais n'importe, oublions-les!--Et il
marcha plus vite vers la forêt où il me conduisoit: je pâlis, les
forces me manquèrent; depuis quelque temps, je souffre assez, et
peut-être la nature me délivrera-t-elle des perplexités de mon sort.
Léonce vit l'altération de mes traits; il en éprouva la peine la plus
vive et la plus touchante; il me conjura de m'asseoir, et, me
prodiguant les expressions et les promesses les plus tendres, il ne
s'aperçut pas qu'en me rassurant sur ses pensées les plus secrètes, il
me les révéloit, et m'apprenoit ce qu'il ne m'avoit pas dit encore.

Je ne laissai rien échapper, en lui répondant, qui pût lui faire
remarquer ce que j'avois observé; mais je revins, résolue de
l'interroger demain solennellement, et de le dégager de toutes les
promesses qu'il m'avoit faites; mais dans quel état sera-t-il, quand
je lui découvrirai son propre coeur? que deviendrai-je moi-même? Je
cherche en vain une ressource, toutes me sont ravies; une idée me
vient, je la saisis d'abord, et la réflexion me prouve qu'elle est
impossible. Quand tout espoir est perdu, quand il ne reste plus une
situation où l'on puisse être, je ne dis pas heureux, mais soulagé, la
vie ne devroit-elle pas cesser d'elle-même? Mais, hélas! la nature,
prodigue de douleurs, semble s'arrêter mystérieusement avant la
dernière, avant celle qui, surpassant nos forces, nous délivreroit de
l'existence.

Je croyois avoir beaucoup souffert, et cependant je ne connoissois pas
le supplice d'être contrainte avec celui qu'on aime; de sentir,
lorsqu'on est seule avec lui, le malaise qu'on éprouveroit, s'il y
avoit dans la chambre un tiers qui vous empêchât de lui parler. Quand
Léonce étoit absent, je l'appelois de mes regrets; maintenant il est
près de moi, et je n'ai pas retrouvé le bonheur; il m'aime, je le
sens, autant qu'il m'a jamais aimée, et néanmoins nous ne nous
entendons pas, nos âmes s'évitent; jamais les devoirs qui nous
séparoient, les torts même qu'il m'a supposés, n'ont mis entre nous
une semblable barrière! une explication la renverseroit; mais nous
frémissons l'un et l'autre de cette explication, parce que nous
sentons bien qu'il y va de la vie. Je l'exigerai de Léonce cependant,
une fois; mais chaque mot qu'il me dira, oui, chaque mot sera
irréparable! C'est le fond de son coeur que je veux connoître, ce sont
les sentimens intimes qui renaîtroient bientôt dans toute leur force,
quand un mouvement d'amour les lui auroit fait oublier.

Enfin, demain... non... c'est trop tôt; je veux me donner quelques
jours pour reprendre des forces; quoi, demain, je saurois tout! Non,
retardons encore, conservons ces impressions vagues et indécises qui
me suspendent sur l'abîme, mais ne m'y précipitent pas sans retour.
Louise, ne me refusez pas votre pitié, jamais le malheur ne m'y a
donné plus de droits.



LETTRE XVI.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Ce 30 août.


Mon sort n'est pas encore décidé, mais l'instant irrévocable approche.
Hier, Léonce m'entretint des événemens politiques de la France, de
l'indignation qu'il en éprouvoit, et du désir qu'il avoit eu de
rejoindre les émigrés, pour faire la guerre avec la noblesse
françoise; il lui échappa même quelques mots qui pouvoient indiquer
qu'il avoit encore ce désir. Je restai confondue; c'étoit la première
fois qu'il me parloit de lui, indépendamment de moi; c'étoit la
première fois qu'il m'exprimoit un sentiment, ou me faisoit connoître
un dessein, sans le rattacher, ou du moins sans chercher à le
rattacher à l'amour; un froid mortel me saisit au coeur; il me sembla
que la nuit couvroit toute la terre, et je n'eus pas la force de
prononcer un mot.

Léonce voulut continuer, et fit un grand effort pour articuler ces
mots en se levant:--Pourquoi ne suivrois-je pas ce que l'honneur me
commande?--Je crus alors que tout étoit dit, et sans doute mon visage
exprima le désespoir, car Léonce m'ayant regardée, s'écria:--Barbare
que je suis!--et tomba sans connoissance à mes pieds. Dieu! que
n'éprouvai-je pas en le voyant ainsi! les mouvemens les plus
passionnés de l'amour rentrèrent dans mon âme, je rappelai Léonce à la
vie, et quand il put m'entendre, je voulus renoncer à tout, et lui
pardonner jusqu'aux sentimens qui nous séparoient; mais chaque fois
que je commençois à m'expliquer, il m'interrompoit en me disant:--Au
nom du ciel, arrête, je souffre trop; veux-tu me faire mourir?--Et
l'altération de ses traits me faisoit craindre qu'il ne retombât dans
l'état dont il venoit de sortir.

--C'est au coeur, me dit-il, que j'éprouve une souffrance aiguë.--Et
il y portoit la main, comme pour soulager une douleur insupportable;
j'étois dans un trouble, dans une émotion qui surpassoit tout ce que
j'ai jamais éprouvé; je craignois le mal que je pouvois lui faire en
lui parlant, et cependant je souhaitois vivement lui rendre la
liberté, et le délivrer d'un combat qui offensoit mon coeur, quoique
la peine qu'il en ressentoit dût me toucher. Toute explication me fut
impossible; il évita, il repoussa tout, et me quitta, pouvant à peine
se soutenir, mais ne voulant ni rester plus long-temps, ni rompre le
silence.

Ah! puis-je me dissimuler encore quels sont les sentimens qui
l'agitent! Ma soeur, pourquoi faut-il que j'aie eu de l'espérance! ne
savois-je donc pas que je n'échapperois jamais au malheur!



LETTRE XVII.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Ce 8 septembre 1792.


Le hasard a tout fait, je sais tout, mon parti est pris; mais, je
l'espère, il me coûtera la vie! Depuis la dernière scène qui s'étoit
passée entre Léonce et moi, nous continuions, par une terreur secrète,
par un accord singulier, à ne nous point parler de nos projets à
venir, et l'on auroit dit, à nos entretiens, que nous n'avions aucun
parti à prendre, aucun plan à former, mais seulement une situation
douce et mélancolique.

Nous avions ainsi passé la matinée, tous les deux rêveurs, tous les
deux craignant de mettre un terme à ces jours où nous tenant par la
main, nous nous promenions encore appuyés l'un sur l'autre. J'avois
remarqué que Léonce prenoit constamment un détour, pour éviter de
traverser la ville en me ramenant à ma maison; je m'attendois ce matin
qu'il feroit ce même détour, lorsque nous vîmes quelques personnes qui
se hâtoient d'aller à la poste, parce qu'on y racontoit,
disoient-elles, de très-mauvaises nouvelles de France; un mouvement
irréfléchi nous engagea à les suivre, Léonce et moi; mais lorsque nous
fûmes au milieu du groupe qui environnoit la maison de la poste,
j'entendis des voix autour de moi qui murmuroient: _Voyez-vous cette
religieuse, qui fuit de son couvent pour épouser ce jeune homme!_ Des
femmes d'une figure aigre et désagréable, disoient: _c'est avec ces
beaux principes qu'on assassine en France! comment souffre-t-on un tel
scandale ici!_ Léonce fit un geste menaçant; je l'arrêtai.--Que
voulez-vous? lui dis-je; redoutez un éclat qui seroit plus funeste
encore; éloignons-nous.--Il m'obéit; mais je vis des gouttes de sueur
tomber en abondance de son front pendant le chemin qui nous restoit à
faire, et tour à tour la pâleur et la rougeur couvroient son visage.

Quand nous fûmes montés dans ma chambre, il se jeta sur un canapé, et
se parlant à lui-même, en oubliant que j'étois là, il s'écria:--Non,
la vie ne peut se supporter sans l'honneur! et l'honneur, ce sont les
jugemens des hommes qui le dispensent, il faut les fuir dans le
tombeau.--Ces paroles, la violence de l'émotion qu'il éprouvoit en les
prononçant, ce que je venois d'entendre au milieu de la foule, tout
enfin m'éclaira sur ma faute! je vis la vérité, comme si je
l'apercevois pour la première fois; et je ne conçois pas encore
comment j'ai pu croire que M. de Mondoville sauroit braver la
situation où nous nous serions trouvés, si nous avions suivi les
conseils de M. de Lebensei.

--Léonce, lui dis-je, demain je retourne à mon couvent; je renonce
pour jamais à la folle espérance qui avoit rempli mon âme; demain
je vous quitte; adieu.--Adieu? répéta-t-il. Juste ciel, qu'ai-je
donc dit?--Il se leva comme égaré, et retomba l'instant d'après
dans l'accablement de la douleur; je me plaçai près de lui, et avec
plus de courage que je ne me flattois d'en avoir, je lui
dis:--Léonce, ne vous faites point de reproches, nous nous sommes
abusés l'un et l'autre; non-seulement un caractère aussi délicat
que le vôtre ne devoit pas maintenant supporter l'idée de notre
union, mais elle eût fait souffrir tout homme que ses habitudes et
ses réflexions n'ont pas affranchi du monde; elle attirera sur vous
le blâme universel, il faut y renoncer.--Misérable que je suis!
dit-il; oui, je l'avouerai, aujourd'hui j'ai souffert; la honte
m'auroit-elle atteint? La honte avec toi! quoi! prêt à te posséder,
je te perdrois! mon indomptable caractère nous sépareroit encore
une fois! Si tu n'avois pas consenti à me suivre, si tu l'avois
regardé comme impossible, je serois mort avec une idée douce, je
serois mort sans me détester moi-même; mais à présent tu te donnes
à moi, je puis être ton époux, et cette infernale puissance, qu'on
appelle l'opinion des hommes, s'élève entre nous deux pour nous
désunir! Exécrable fantôme! s'écria-t-il dans un véritable accès de
délire; que veux-tu de moi, en me représentant sans cesse sous les
plus noires couleurs le mépris! le mépris? qui a pu prononcer ce
nom? qui oseroit en témoigner pour moi, pour elle? ne puis-je pas
poignarder tous ceux qui auroient l'audace de nous blâmer? Mais il
en renaîtra de leur sang, pour nous insulter encore; où trouver
l'opinion, comment l'enchaîner, où la saisir? O Dieu! je veux
déchirer ce coeur, qui ne sait ni tout immoler à l'amour, ni
sacrifier l'amour à l'honneur; j'ai soif de la mort! Dieu qui m'as
créé pour tant de maux, détruis ton ouvrage, je t'invoque, je
t'offense, anéantis-moi!--Arrête, lui dis-je, arrête; il fera mieux
pour nous, ce Dieu que tu méconnois; je me sens mourir.--En effet,
j'en éprouvois alors l'espérance.--Tu meurs, reprit Léonce, et tu
aurois vécu pour moi, tu aurois été ma femme! viens à l'autel,
viens à l'instant même; quand je te posséderai, je serai dans
l'ivresse, je ne sentirai rien que mon bonheur; suis-moi, décidons
dans ce moment de notre vie; il est des résolutions qu'il faut
prendre avec transport, ne laissons pas aux réflexions amères le
temps de renaître! livrons-nous à l'amour qui nous inspire, ne
laissons pas le froid de la pensée nous gagner; je t'en conjure,
n'hésite plus, ne tarde plus....--Insensé que vous êtes!
interrompis-je; quel bonheur maintenant pourrois-je goûter avec
vous? Si j'avois découvert un seul regret dans votre coeur, il eût
suffi pour empoisonner ma vie; et j'oublierois les atroces combats
que je viens de voir, je les oublierois! Je fais devant toi, lui
dis-je avec force, un serment plus sacré que tous ceux que je
voulois rompre, car il est libre, car il est fait dans toute la
force de ma raison: Que le ciel me fasse périr à tes yeux, si
jamais je suis ton épouse!--Eh bien! s'écria Léonce, que je perde
et ton amour et jusqu'à ta pitié, si je survis à cette
imprécation!--Et il voulut sortir à l'instant.

Épouvanté de son dessein, je me jetai à genoux pour le conjurer de
rester; il fut ému à cet aspect, la pâleur mortelle de mon visage le
toucha; il me prit dans ses bras, et me dit d'une voix plus
douce:--Pourquoi t'affligerois-tu de ma perte? ne vois-tu pas que nous
avons flétri notre sentiment, que je t'ai offensée, que tu dois me
haïr, que je déteste ma foiblesse, et que je ne puis en guérir? tout
est contraste, tout est douleur dans mon existence, laisse-moi mourir!
la fièvre intérieure qui m'agite cessera par degrés, quand mes forces
m'abandonneront; mais j'ai trop de vie encore, et les hommes, les
hommes savent si bien irriter la puissance de la douleur! comment se
venger de ce qu'ils font souffrir? comment satisfaire le mouvement de
rage qu'ils excitent?--Dans ce moment, un régiment passa sous mes
fenêtres, et une musique militaire très-belle se fit entendre. Léonce,
en l'écoutant, releva la tête, avec une expression de noblesse et
d'enthousiasme si imposante et si sublime, qu'oubliant toutes mes
douleurs, encore une fois je m'enivrai d'amour en le regardant; il
devina mes sentimens, et laissant tomber sa tête sur mes mains, je les
sentis inondées de ses pleurs. La musique cessa; Léonce, paroissant
alors avoir retrouvé du calme, me dit:--Mon âme est plus tranquille,
il m'est venu d'en haut, de l'intelligence céleste qui veille sur toi,
un secours véritablement salutaire; adieu, mon amie, j'ai besoin de
repos; à demain.--A demain, répétai-je.--Oui, répondit-il, adieu!--Et
il me quitta sans rien ajouter.

Il n'a point voulu me dire quels sentimens l'avoient occupé pendant
qu'il écoutoit cette musique. Auroit-elle réveillé dans son âme le
dessein d'aller à la guerre? Ah Dieu! dans quelle situation mes
malheurs et mes fautes m'ont précipitée! Demain je veux annoncer à
Léonce que je retourne dans mon couvent, que je m'y renferme pour
toujours; il saura demain que je lui pardonne, que je le conjure de
m'oublier oui, demain... Ah! qu'arrivera-t-il?....



LETTRE XVIII.

Léonce à Delphine.

Ce 8 septembre 1792.


En remontant chez moi, j'ai appris les massacres qui ont ensanglanté
Paris; tout est douleur, tout est crime! qui a pu se flatter d'être
heureux dans ce temps effroyable? Ne vois-tu pas dans l'air quelque
chose de sombre, quelques signes, avant-coureurs des événemens
funestes? Non, je ne te reverrai plus; écoute-moi... que vais-je te
dire? Je pars, eh bien! tu le sais... n'entends-tu pas le reste?....

Notre situation étoit horrible, je rougissois de mes foiblesses sans
pouvoir en triompher, tout étoit bouleversé dans nos rapports
ensemble. Je te repoussois, toi que j'adore, je repoussois le bonheur
sans lequel je ne puis vivre; la douleur alloit faire de moi le plus
méprisable insensé, lorsque hier, en écoutant cette musique qui
rappeloit les combats, je me suis senti ranimé. J'ai su depuis
d'affreuses nouvelles, elles ont achevé de me décider. Dans les
combats, les hasards m'appartiennent; et je saurai, quand je voudrai,
les diriger sur ma tête. Non, ce n'est qu'au milieu de la guerre que
je pouvois soutenir la douleur de te quitter; c'est là que la mort
toujours facile, toujours présente, vous aide à supporter quelques
derniers jours de vie, consacrés à la gloire; c'est là que
j'éprouverai des mouvemens qui soulagent le désespoir même, le sang
qu'on doit verser, le péril qui vous menace, l'horreur qui vous
environne, et tous ces cris de haine qui suspendent pour un temps les
douleurs de l'amour; je serai bien, tant que le glaive sera levé sur
moi; je serai mieux encore, quand il aura pénétré jusqu'à mon coeur.

O mon amie! ne crois pas que ma passion pour toi se soit affoiblie
dans cette lutte de mon caractère contre mon amour; je n'ai pu les
accorder que par le sacrifice de ma vie, ce n'est pas te moins aimer;
mais devois-je m'unir à toi sans t'honorer, sans pouvoir repousser
loin de toi les traits cruels de la censure publique? Falloit-il
éprouver, au milieu du bonheur suprême, un sentiment d'amertume?
rougir de soi-même, parce qu'on n'a pas la force de dompter ce
sentiment? rougir devant les autres alors qu'ils le devinent? aimer
avec idolâtrie, et n'être pas heureux avec ce qu'on aime? t'estimer,
t'adorer à l'égal des anges, et te voir flétrie dans l'opinion? garder
dans le fond de son âme une peine qu'il aurait fallu te cacher? Ah!
cette existence étoit odieuse! De tous les supplices les plus affreux,
le plus extraordinaire n'est-il pas de trouver dans son propre coeur
un sentiment qui nous sépare de l'objet de notre tendresse? d'avoir en
soi l'obstacle, quand tous les autres ont disparu? Malheureux! je
souffrois encore pendant que je serrois dans mes bras celle que
j'adore, pendant que le feu de l'amour couloit dans mes veines;
cependant, après avoir pu devenir ton époux, comment souffrir le jour,
en s'accusant de la perte d'un tel sort! comment recommencer cette
douleur déjà éprouvée, mais la recommencer en se disant à toutes les
heures: si je le veux, elle est à moi, et je m'éloigne d'elle, et je
la laisse languir dans une solitude déplorable où son amour pour moi
l'a précipitée!--Non, non, ma Delphine, quand ces contrastes, ces
inconséquences, ces douleurs opposées se sont emparées d'un
malheureux, il faut qu'il meure, car il ne peut ni se décider, ni
rester incertain, ni vivre après avoir choisi.

Et toi, mon amie, et toi, quelle douleur je te fais éprouver! quel
prix de ta tendresse! Mais déjà le trouble que je n'ai pu cacher
n'a-t-il point altéré ton affection pour moi? Ne m'as-tu pas dit que
jamais tu n'oublierois le moment fatal, l'instant d'incertitude qui
avoit désenchanté notre avenir? Ah! je me suis montré si peu digne de
ton amour, que peut-être ce souvenir te consolera de ma perte.

O ma Delphine! crois-mois cependant, je t'ai passionnément aimée; non,
jamais, jamais tu n'oublieras cet ami plein de défauts, d'orgueil, de
véhémence, mais cet ami qui, du jour où il t'a vue, sentit que seule
dans cet univers tu remplissois son âme, et que sa destinée se
composeroit de toi seule.

Oh! c'en est donc fait, et ma volonté nous sépare. Puis-je avoir un
ennemi plus cruel que moi-même! te ferai-je jamais comprendre comment
il se peut que je te quitte et que je t'adore, que je cherche la mort,
quand un bonheur tant souhaité m'étoit offert, et que ma passion pour
toi soit au comble de sa violence, dans le moment même où cette
passion ne peut dompter mon caractère! O toi, si douce et si tendre!
toi qui toujours as su lire dans mon coeur, vois au fond de ce coeur
les tourmens qui le déchirent, vois ce que je ne puis dire, et ce que
je ne puis supporter; et tout coupable qu'il est, prends encore pitié
de ton malheureux ami.

Je ne te demande point de regrets trop amers; vis, ange de paix, pour
répandre encore sur les malheureux la douce influence de ta bonté;
vis, pour que ma dernière pensée retourne à toi, et que mon nom,
inconnu sur la terre, tombant un jour sous tes yeux, parmi les listes
des morts, obtienne encore quelques larmes, quelques souvenirs qui te
rappellent les jours heureux où tu m'aimois, où je me croyois digne de
toi! Ah! je pouvois les recommencer encore... Non, je ne le pouvois
plus. Un regret étoit un outrage qui auroit profané ton culte et le
bonheur... Allons... Adieu; encore une prière, si tu me pardonnes. Oh!
la meilleure des femmes! quand je ne serai plus, informe-toi de ma
tombe, viens te reposer sur la place où mon coeur sera enseveli; je te
sentirai près de moi, et je tressaillerai dans les bras de la mort.



LETTRE XIX.

Delphine à Léonce.

[Cette lettre, écrite le 9 septembre, après le départ de Léonce, ne
lui parvint pas.]


Tu me quittes, tu pars... je te suivrai... mais, barbare, tu m'as
caché ta route... je ne sais où te chercher sur la terre, jamais tant
de cruauté!... l'infortuné, non il n'est pas cruel, il va mourir... Je
veux te retrouver... je veux te dire...; mais seule, où courir? quel
isolement affreux! ah! mon Dieu! mon Dieu, un secours, un appui... On
me demande; qui veut me voir? Ce n'est pas lui, qui donc? O divine
Providence, m'avez-vous exaucée? C'est un ami, c'est M. de Serbellane.



LETTRE XX.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.


De tous les hommes, le meilleur, le plus compatissant, c'est M. de
Serbellane. Si je meurs, qu'après moi tous mes amis lui témoignent une
profonde reconnoissance. Il a rencontré Léonce, et sait dans quels
lieux il va chercher la mort; ce généreux ami n'a pu ramener Léonce,
mais il me conduit vers lui; il espère, il croit que si je le revois,
j'apaiserai son désespoir. M. de Serbellane, cet homme dont tout le
monde vante la raison parfaite, a pitié de mon coeur égaré, il ne
condamne point les conseils du désespoir, il sait secourir la douleur
comme elle veut être secourue. Ah! je le bénis, c'est lui qui sera mon
ange tutélaire, c'est lui qui me rendra le bonheur... le bonheur!
Hélas! de quel mot ai-je osé me servir! pourquoi l'effacerois-je?
Louise, je le jure, vous n'entendrez plus parler que de mon bonheur:
sur la terre ou dans le ciel; vous me saurez heureuse.



CONCLUSION.

Les lettres nous ont manqué pour continuer cette histoire, mais M. de
Serbellane et quelques autres amis de madame d'Albémar nous ont
transmis les détails que l'on va lire. M. de Serbellane, effrayé de
l'état où il avoit vu M. de Mondoville, ne résista point au désir et à
la douleur de madame d'Albémar, et la conduisit sur les traces de
Léonce, à travers l'Allemagne. Suivant toujours M. de Mondoville, sans
pouvoir l'atteindre, ils arrivèrent jusqu'à Verdun, où l'armée qui
entroit en France se trouvoit réunie. Ce voyage fut cruel, mais la
fermeté de M. de Serbellane et sa bonté délicate, tour à tour
contenoient et soulageoient les mortelles inquiétudes de madame
d'Albémar.

Quand elle entra dans la ville de Verdun, elle frémit, et son
impatience parut s'arrêter au moment de tout savoir; elle pria M. de
Serbellane d'aller s'informer de M. de Mondoville, et descendit dans
une auberge, en attendant son retour. Pendant qu'elle y étoit, un
jeune François blessé fut rapporté dans une chambre voisine de la
sienne: elle demanda son nom; on lui dit que c'étoit Charles de
Ternan; elle ne l'avoit jamais rencontré, mais elle savoit qu'il étoit
parent de M. de Mondoville, et pensant qu'il pouvoit l'avoir vu, elle
entra dans sa chambre, par un mouvement tout-à-fait irréfléchi;
cependant l'embarras la retint sur le seuil de la porte, et elle
entendit M. de Ternan qui disoit:--Non, ce n'est pas de moi qu'il faut
s'occuper, mais de mon brave compagnon, de mon généreux ami: ne
peut-on envoyer personne au camp françois pour le réclamer? Il ne
servoit point dans l'armée des étrangers, il venoit seulement
d'arriver à Verdun; en nous promenant ensemble, je me suis trop écarté
des limites du camp, que mon ami ne connoissoit point; nous avons été
attaqués par une patrouille républicaine, j'ai été blessé au premier
coup de fusil, et mon ami, sachant que si j'avois été fait prisonnier,
j'étois perdu, n'a pris les armes que pour me sauver; je suis arrivé
trop tard à son secours, il était déjà pris, emmené à Chaumont, pour
être jugé, pour être fusillé. Juste ciel, si vous saviez quel mépris
de la vie, quel héroïsme d'amitié il a montré!--Delphine, entendant
ces paroles, ne douta presque plus de son malheur: couverte d'un voile
qui empêchoit de remarquer son éclatante figure, elle s'avança dans la
chambre, et, tendant les bras vers M. de Ternan, elle s'écria:--Cet
homme généreux, intrépide, infortuné, c'est Léonce de
Mondoville?--Oui, répondit M. de Ternan, en retournant la tête; qui
l'a deviné?--Moi, répondit Delphine en perdant connoissance: on courut
à son secours, on détacha son voile, et ses cheveux tombèrent sur son
visage, comme pour le couvrir encore. M. de Serbellane, en arrivant,
la vit entourée d'hommes, qui croyoient presque qu'il y avoit quelque
chose de surnaturel dans cette apparition d'une femme inconnue, si
belle et si touchante.

Il avoit appris de son côté ce que Delphine venoit de découvrir. Quand
elle revint à elle, saisissant les mains de M. de Serbellane, avec une
force convulsive, elle lui dit:--Vous viendrez avec moi: nous irons à
son aide; votre pays n'est point en guerre avec les François; ils vous
écouteront, je les implorerai: n'y a-t-il pas des accens de douleur
auxquels nul homme n'a résisté? Partons.--

M. de Serbellane n'hésita pas: il avoit déjà formé le dessein d'aller
à Chaumont, et portoit avec lui les passe-ports nécessaires pour s'y
rendre: il comprit qu'il étoit impossible de détourner Delphine de le
suivre, et ne voulut pas même le lui proposer. Son caractère étoit
aussi calme que celui de Delphine étoit passionné; mais quand les
grandes affections de l'âme sont compromises, tous les êtres généreux
s'entendent et suivent la même conduite.

Ils partirent ensemble, et furent à Chaumont en moins de dix heures.
Peu de momens avant d'arriver, Delphine, se ressouvenant que M. de
Serbellane lui avoit dit autrefois qu'il existoit en Italie un poison
doux mais rapide, qui terminoit la vie en très-peu de temps, rappela à
M. de Serbellane ce poison dont ils s'étoient une fois entretenus
ensemble.--Il est dans cette bague, répondit M. de Serbellane en la
montrant, je la porte toujours depuis que j'ai perdu Thérèse; je me
sentois plus calme et plus libre, en pensant que si la vie me devenoit
insupportable, j'avois avec moi ce qui pouvoit facilement m'en
délivrer.--Delphine alors, quelle que fût son intention secrète, et
l'idée vague et terrible qui l'occupoit, donna pour motif à M. de
Serbellane, en lui demandant cette bague, le désir qu'auroit Léonce,
fier et irritable comme il l'étoit, d'échapper au supplice, dans un
temps où le peuple pouvoit se permettre des insultes contre l'homme
qui lui seroit désigné comme son ennemi.--Je crois à la vérité de ce
que vous me dites, répondit M. de Serbellane: si vous vouliez mourir,
vous ne me le cacheriez pas; nous parlerions ensemble de ce dessein,
avec le courage qui convient à une âme telle que la vôtre, et je vous
en détournerois, je l'espère: je vous dirois ce que j'ai éprouvé,
c'est qu'on peut encore faire servir au bonheur des autres une vie qui
ne nous promet à nous-mêmes que des chagrins, et cette espérance vous
la feroit supporter.--Madame d'Albémar répéta avec une sombre
tristesse que son dessein, en lui demandant ce funeste présent, étoit
de le donner à Léonce, s'il étoit condamné.--Alors M. de Serbellane
tira sa bague de son doigt, et la remit à Delphine.--Voilà donc,
s'écria-t-elle, voilà donc, ô Léonce! ce qui doit nous réunir! voilà
l'anneau nuptial que j'étois destinée à te présenter! O mon Dieu!
ajouta-t-elle, donnez-moi de la force jusqu'au dernier moment!

Dès qu'ils furent arrivés à Chaumont, M. de Serbellane alla demander
la permission de voir M. de Mondoville. Madame d'Albémar, en
l'attendant, s'assit sur un banc, en face de la prison où elle avoit
appris que M. de Mondoville étoit renfermé. La beauté de Delphine, et
la douleur qui se peignoit dans toute sa personne, avoient attiré
l'attention de plusieurs femmes, enfans et vieillards, qui
l'environnoient sans qu'elle s'en aperçût; mais au moment où elle se
leva, pour aller au-devant de M. de Serbellane qui lui apportoit la
permission d'entrer dans la prison, les pauvres gens qui l'avoient vue
pleurer, lui dirent: _Vous avez du chagrin, ma bonne dame, nous
prierons Dieu pour vous_.--Je vous en remercie, répondit-elle: priez
pour un ami que j'ai dans ce monde, et que l'on veut faire périr. Il y
a parmi vous peut-être des créatures bien plus innocentes que moi,
Dieu les écoutera plus favorablement. Priez donc pour qu'il me fasse
grâce; et si vous avez sur la terre un être que vous aimiez, que cet
être vous récompense du bien que vous m'aurez fait!--En parlant ainsi,
elle attendrit ceux qui l'écoutoient, mais ils ne pouvoient la servir.

M. de Serbellane annonça à Delphine qu'elle pouvoit voir Léonce à
l'instant, et qu'il lui resteroit encore le temps d'entretenir celui
qui devoit présider le tribunal, avant qu'il s'assemblât pour
prononcer sur la vie de Léonce. M. de Serbellane, pendant que Delphine
seroit dans la prison, devoit continuer à voir tous ceux qui, dans la
ville, pouvoient avoir quelque influence sur le tribunal, et venir
reprendre Delphine, quand elle auroit vu M. de Mondoville, et qu'elle
auroit su de lui toutes les circonstances qui pouvoient servir à le
justifier.

La permission étant présentée au geôlier, il ouvrit la porte de la
prison, et Delphine, en entrant dans ce lieu de douleur, vit son amant
qui écrivoit avec beaucoup de calme. Le bruit de la porte lui fit
lever la tête, et, se jetant à genoux devant elle, il s'écria:--Juste
ciel, quel miracle s'accomplit pour moi! est-ce mon imagination qui me
la représente? Je l'invoquois, et la voilà! tous ses traits, tous ses
charmes sont-ils devant mes yeux! Delphine, Delphine, est-ce toi?--Et,
la serrant dans ses bras, il perdit entièrement le souvenir de sa
situation; mais le coeur de Delphine n'étoit pas soulagé, et les
transports de son amant ne lui donnèrent pas même un instant
d'illusion.

--Delphine, lui dit encore Léonce en découvrant sa poitrine, vois-tu
ce médaillon qui contient tes cheveux? je n'ai défendu que lui; ils
n'ont pu me l'arracher. Si tu n'étois venue près de moi, c'est à lui
seul que j'aurois confié mes adieux. Ah! Delphine, pourquoi t'ai-je
quittée?--C'est moi qui suis coupable de ton sort, répondit-elle, je
le sais; si je n'avois pas consenti à sortir de mon couvent, si...;
mais que fait cette douleur de plus dans l'abîme des douleurs!
Dites-moi seulement ce que je puis dire à vos juges; j'ignore si
j'espère encore, mais je veux leur parler.--Vous n'obtiendrez rien,
mon amie, reprit Léonce; cependant je pourrois consentir à vivre
maintenant: il s'est fait un grand changement dans ma manière de voir.
Au milieu des malheurs que je viens d'éprouver, et de la destinée qui
me menace, je me suis senti comme humilié d'avoir attaché tant de prix
aux jugemens des hommes. La présence de la mort m'a éclairé sur ce
qu'il y a de réel dans la vie; je ne le cache point, j'ai regretté
d'avoir sacrifié les jours que tu protégeois. J'ai connu le prix de
l'existence simple et douce que j'aurois goûtée près de toi. S'il en
étoit temps encore, aucun nuage ne troubleroit plus notre bonheur:
vois donc, ô ma Delphine! si tu peux me sauver, je l'accepte.--O mon
Dieu! s'écria Delphine,--et les sanglots étouffèrent sa voix.

--Je ne sais, réprit Léonce, ce qu'on peut dire pour ma défense;
cependant il me semble que, dans l'opinion même de ceux qui vont me
juger, je ne suis pas coupable. J'étois arrivé à Verdun le matin du
jour où l'on m'a fait prisonnier; je cherchois la mort, il est vrai,
mais je ne savois point encore quel moyen je prendrois pour atteindre
ce but facile. J'ai suivi sans dessein le jeune Ternan, mon ami
d'enfance. Je n'étois pas reçu dans l'armée, mon nom même n'y étoit
point encore connu. Charles Ternan s'est imprudemment éloigné des
limites du camp, une patrouille nous a attaqués, le premier coup de
fusil a blessé Charles Ternan; il ne pouvoit plus se défendre, et,
pris en uniforme les armes à la main, son sort n'étoit pas douteux. Je
lui ai crié de tâcher de s'éloigner, pendant que j'arrêterois la
patrouille par ma résistance, et, afin de le déterminer à me quitter,
j'ai ajouté qu'il devoit retourner au camp pour demander du secours;
mais avant que le secours arrivât, le nombre m'a accablé: je ne sais
par quel hasard je n'ai pas été tué, mais je crois que je le dois au
désir que j'avois de prolonger le combat, pour donner à Ternan plus de
temps pour s'éloigner: voilà ce qui s'est passé, ma Delphine; ton
esprit secourable peut-il trouver dans ce récit les moyens de me
justifier avec honneur?--Généreuse conduite! répondit Delphine; mais y
croiront-ils? mais en seront-ils émus? Ah! mon ami, sans le secours de
la Providence, sans la plus signalée de ses faveurs, quel espoir nous
reste-t-il! Cède, ajouta-t-elle, cède à ce que tu pourrois appeler une
superstition du coeur; quand même ce que je vais te demander ne te
paroîtroit qu'une foiblesse, cède encore; viens prier avec moi le
protecteur des malheureux, de m'accorder l'éloquence qui entraîne la
volonté des hommes; viens, prions ensemble. Léonce eut un moment
d'embarras; mais bientôt, s'abandonnant au mouvement inspiré par
Delphine, il se mit à genoux devant les rayons du soleil, qui
perçoient à travers les barreaux de sa prison, et dit:--Être
tout-puissant, être inconnu! je t'implore pour la première fois de ma
vie, je ne mérite pas que tu m'exauces; mais l'un de tes anges attache
sa vie à la mienne; sauve-moi, puisqu'elle le souhaite, et je jure de
consacrer le reste de mes jours à suivre ton culte; mon amie me
l'enseignera.--Delphine, en écoutant ces paroles, eut un moment
d'espoir.--Ah! s'écria-t-elle, quelque insensés, quelque coupables que
nous soyons, peut-être le Dieu de bonté, qui ne nous a donné que des
commandemens d'amour, a-t-il entendu nos prières, a-t-il pris pitié de
nous! Adieu, Léonce; à ce soir, il y a encore ce soir. Adieu!--Et elle
le quitta en réprimant son émotion. La nature donne toujours un moment
de calme dans les situations les plus violentes de la vie, comme un
instant de mieux avant la mort; c'est un dernier recueillement de
toutes les forces, c'est l'heure de la prière ou des adieux.

Delphine, en sortant de la prison, rencontra M. de Serbellane qui
venoit la chercher; il la conduisit chez le président du tribunal.
Arrivés devant la maison de celui dont dépendoit la vie de Léonce,
Delphine tressaillit, et, comme elle franchissoit le seuil de la
porte, elle se sépara de M. de Serbellane, avec un dernier regard qui
lui demandoit de faire des voeux pour elle. Elle entra, et trouva le
président entouré de quelques secrétaires: elle lui demanda s'il lui
seroit permis de l'entretenir sans témoins.--Je n'ai de secrets pour
personne, répondit-il en élevant d'autant plus la voix que Delphine
cherchoit à la baisser; il ne faut pas qu'un homme public mette de
mystère dans sa conduite.--Hélas! monsieur, reprit Delphine, sans
doute vous n'avez point de secret, mais je puis en avoir un; me
refuserez-vous de ne le confier qu'à vous?--Je vous ai déjà dit,
reprit le juge, que je ne veux point éloigner de moi ceux qui
m'entourent; je ne le dois point.--Delphine, se retournant alors vers
ceux qui étoient dans la chambre, leur dit avec une noble
douceur:--Messieurs, je vous en conjure, éloignez-vous pendant
quelques momens; soyez assez généreux pour me prouver ainsi votre
pitié.--La voix et le regard de Delphine exprimoient l'émotion la plus
profonde, et produisirent un effet inespéré; tous ceux qui étoient
dans la chambre s'éloignèrent doucement, sans proférer un seul mot.

Quand Delphine se vit seule avec celui qui pouvoit absoudre ou
condamner son amant, ses lèvres tremblèrent avant de prononcer les
paroles qui devoient appeler ou repousser la conviction, donner la vie
ou causer la mort: tout annonçoit dans le juge un homme inflexible;
cependant Delphine avoit aperçu sur son bureau le portrait d'une femme
tenant un enfant dans ses bras, et ce tableau, lui apprenant qu'il
étoit époux et père, lui avoit un moment donné l'espoir de
l'attendrir. Elle tâcha d'exposer avec calme le récit des faits qui
prouvoient que Léonce n'avoit pris aucun grade dans l'armée ennemie,
que le danger seul de son ami l'avoit forcé à le secourir; et,
racontant avec courage et simplicité toutes les circonstances qui
avoient engagé Léonce à quitter la Suisse, elle se donna tous les
torts, en cherchant à prouver au juge que Léonce n'avoit cédé qu'à la
douleur qu'il éprouvoit, et qu'aucun motif politique, aucune
résolution ennemie n'étoit entrée pour rien dans les circonstances qui
l'avoient conduit à Verdun. Le juge s'étoit d'abord montré
inaccessible à la conviction; et, regardant Léonce comme coupable, il
étoit résolu à le condamner; le récit déchirant de Delphine lui
persuada que la conduite de Léonce n'avoit pas été telle qu'il se
l'imaginoit; mais il sentit l'impossibilité de persuader à ses
collègues que Léonce pouvoit être absous, quand toutes les apparences
l'accusoient; ne voulant pas prendre sur lui de le faire mettre en
liberté sans qu'il eût été jugé, il ne voyoit aucun moyen de le
sauver; et, la pitié que lui inspirait madame d'Albémar le faisant
souffrir, il cherchoit à lui répondre en termes vagues, et à terminer
le plus tôt possible ce cruel entretien. Une timidité douloureuse
enchaînoit Delphine; elle sentoit qu'il n'existoit plus pour elle
qu'une ressource, c'étoit de se livrer sans contrainte à toute
l'émotion qu'elle éprouvoit; mais l'idée que cet espoir une fois
détruit il n'en resteroit plus, lui faisoit essayer des moyens d'un
autre genre, qui n'épuisoient pas encore sa dernière espérance. Enfin,
le juge fit quelques pas pour sortir, en déclarant que, dans cette
affaire, il ne pouvoit être éclairé que par l'opinion de ses
collègues, et que c'étoit à eux seuls qu'il vouloit s'en remettre.

L'infortunée Delphine, à ces mots, ne se connoissant plus, se
précipita vers la porte et s'écria:--Non, vous n'avancerez pas, non,
vous n'irez pas commettre l'action la plus barbare! il n'est pas
criminel, celui que vous allez condamner, il ne l'est pas, vous le
savez; je vous ai prouvé qu'il n'avoit point porté les armes, qu'il
n'étoit pas votre ennemi, que la générosité, l'amitié, l'avoient
seules entraîné; et quand il seroit vrai que vos opinions et les
siennes sur la guerre actuelle ne fussent pas d'accord, n'est-il pas
le meilleur et le plus sensible des êtres, celui que le hasard a jeté
dans un parti différent du vôtre? Les hommes se ressemblent comme
pères, comme amis, comme fils; c'est par ces affections de la nature
que tous les coeurs se répondent, mais les fureurs des factions ne
peuvent exciter que des haines passagères, des haines qu'on peut
sentir contre des ennemis puissans, mais qui s'éteignent à l'instant,
quand ils sont vaincus, quand ils sont abattus par le sort, et que
vous ne voyez plus en eux que leurs vertus privées, leurs sentimens et
leur malheur. Ah! celui pour qui je vous implore, si vous étiez en
péril, et que je lui demandasse de vous sauver, il n'hésiteroit pas,
non-seulement à vous absoudre, mais à vous secourir de tous ses
moyens, de tous ses efforts; si vous donnez la mort à qui ne l'a pas
méritée, vous, ne savez pas quelle destinée vous vous préparez, vous
ne savez pas quels remords vous attendent! plus de repos, plus de
douces jouissances; au sein de votre famille, au milieu de vos
concitoyens, vous serez poursuivi par des craintes, par une agitation
continuelle; vous ne compterez plus sur l'estime; vous ne vous fierez
plus à l'amitié; et quand vous souffrirez, et quand les maladies vous
feront redouter une fin cruelle, une vieillesse douloureuse, vous vous
accuserez de l'avoir mérité, et votre propre pitié vous manquera dans
vos propres maux.--Jeune femme, vous m'insultez, lui dit le juge,
parce que je veux obéir aux lois de mon pays.--Moi, je vous insulte!
s'écria Delphine en se jetant à ses pieds; ô Dieu! s'il m'est échappé
une seule parole qui puisse vous blesser, si mon trouble ne m'a pas
permis d'être maîtresse de mes discours, ah! n'en punissez pas mon
ami. Est-il coupable de mon imprudence, de ma foiblesse, de ma folie?
Dites, seroit-ce moi qui vous irriterois contre lui, moi qui ai déjà
fait tomber tant de douleurs sur sa vie! Ah! je me prosterne devant
vous; juste ciel! voudrois-je vous offenser? quelle réparation
voulez-vous? parlez;--et l'infortunée, à genoux, penchoit son visage
jusqu'à terre, dans un état si déplorable que le juge en fut
touché.--Non, madame, lui dit-il en la relevant; vous ne m'avez point
offensé; non, soyez tranquille, si je pouvois sauver M. de Mondoville,
ce seroit pour vous que je le ferois.--Delphine étonnée, saisie d'un
premier espoir qui redoubloit encore la violence de son état, s'appuya
sur le bras de cet homme qui ne l'effrayoit plus, et lui dit dans une
sorte d'égarement:--Ce seroit pour moi que vous le sauveriez! vous
savez donc que je vais mourir aussi? En effet, vous n'avez pu croire
que je survécusse à cet être si bon et si tendre. Il va porter dans le
tombeau tant d'affection pour moi, pour moi, pauvre insensée, qui ne
lui ai fait que du mal! Qu'importe au reste que je meure! la mort est
mon unique espoir; mais vous qui pouvez tout, me refuserez-vous ce mot
sacré, ce mot du ciel qui absout l'innocent et rend la vie aux
infortunés qui le chérissent? Hélas! dans les temps orageux où nous
vivons, savez-vous quel sera votre avenir? il y a six mois que toutes
les prospérités de la terre environnoient mon malheureux ami; et
maintenant, jeté dans les prisons, près de périr, il n'a plus qu'une
amie qui verse des pleurs sur son sort. Vous êtes le président du
tribunal; vous pouvez, je le sais, s'il vous est prouvé que M. de
Mondoville ne servoit pas dans l'armée ennemie, vous pouvez décider
qu'il n'y a pas lieu à le juger criminellement, et le faire mettre en
liberté.--Vous ne savez pas, madame, interrompit le juge, en cessant
de se contraindre et laissant voir un caractère qui avoit en effet
beaucoup de bonté, vous ne savez pas ce que vous me demandez; vous
ignorez à quels périls je m'exposerois si je voulois soustraire M. de
Mondoville au cours naturel des lois. Sans doute j'aurois souhaité que
la liberté pût s'établir en France, sans qu'un seul homme pérît pour
une opinion politique; mais puisque la guerre étrangère excite une
fermentation violente, n'exigez pas d'un père de famille, qui s'est vu
forcé d'accepter dans ces temps difficiles un emploi pénible, mais
nécessaire, n'exigez pas qu'il compromette ses jours pour conserver
ceux d'un inconnu.--D'un inconnu! reprit Delphine, s'il est innocent;
d'un inconnu! si sa vie dépend de vous! ah! qu'il doit nous être cher,
l'homme infortuné que nous pouvons sauver d'une mort injuste et
certaine! Oui, j'en conviens, ce que je vous demande exige du courage,
de la générosité, du dévouement; ce n'est point une pitié commune que
j'attends de vous, c'est une élévation d'âme qui suppose des vertus
antiques, des vertus républicaines, des vertus qui honoreront mille
fois plus le parti que vous défendez, que les plus illustres
victoires. Eh bien! soyez cet homme supérieur aux autres hommes, cet
homme qui se sacrifie lui-même à ce qui est noble et bon! Écrivez sur
ce papier, dit-elle en s'avançant pour le prendre sur le bureau du
juge, écrivez que M. de Mondoville doit sortir de prison; tout est dit
alors, son nom ne sera point cité, il quittera la France, il partira
pour la Suisse, et dans ce pays vous avez deux êtres à vous; venez les
retrouver, et vous apprendrez ce que c'est que la reconnoissance dans
les coeurs généreux; jamais lien plus sacré put-il unir les âmes? Ah!
si le libérateur de Léonce me demandoit ma vie, au bout du monde,
après vingt années, cette vie seroit encore à lui. Signez,
signez....--

Le juge, étonné des impressions qu'il éprouvoit, mit sa main sur ses
yeux pour ne pas voir Delphine, et retrouvant alors dans le fond de
son âme la crainte que l'émotion combattoit, il fit un dernier effort
pour étouffer son attendrissement, et refusa nettement ce que madame
d'Albémar se croyoit près d'obtenir. A ces mots, elle tomba sur une
chaise, presque sans vie, comme frappée d'un coup mortel et inattendu.
Dans ce moment une femme ouvrit la porte, et Delphine la reconnut pour
celle dont le portrait l'avoit frappée: cette femme, voyant que son
mari n'étoit pas seul, voulut se retirer; Delphine, inspirée par son
désespoir, s'avança vers elle et la conjura d'entrer.--Je venois,
répondit-elle, prier mon mari de monter pour voir le médecin, qui est
très-inquiet de notre fils.--Votre fils, s'écria Delphine, votre fils!
Oui, madame, répondit la femme, je n'ai que cet enfant, et il est bien
malade.--Votre enfant est malade! répéta Delphine; eh bien! dit-elle
en se retournant vers le juge, avec un regard solennel, si vous livrez
Léonce au tribunal, votre enfant, cet objet de toute votre tendresse,
il mourra! il mourra!--Le juge et sa femme reculèrent, effrayés de
cette voix et de cet accent prophétique.--Oui, reprit-elle, vous ne
savez pas combien est infaillible la punition du ciel, quand on s'est
refusé à la pitié. Vous serez frappés dans ce que vous avez de plus
cher. La douleur qu'on redoute, c'est la douleur qui nous atteint, et
l'être qui nous punit sait où porter ses coups; mais ajouta-t-elle en
versant un torrent de pleurs, si vous sauvez mon ami, si vous signez
sa délivrance, votre unique enfant vivra, et bénira le nom de son père
jusqu'à son dernier jour.--A ces mots, la femme du juge, sans parler,
supplioit son mari de ses regards, de ses mains élevées, demandoit
ainsi la grâce de Léonce, presque sans s'apercevoir elle-même de ce
qu'elle faisoit. Le mari, regardant tour à tour Delphine et sa femme,
dit:--Non, je ne refuserai rien pendant que mon fils est en danger;
non, quoi qu'il puisse m'en arriver, madame, vous avez vaincu:--et,
prenant la plume, il écrivit l'ordre de mettre en liberté M. de
Mondoville. Delphine n'osoit ni respirer, ni parler, de peur que le
moindre mouvement ne changeât quelque chose à la résolution inespérée
du juge. Il lui dit en lui remettant l'ordre:--Je vous donne, madame,
la vie de M. de Mondoville; mais ne tardez pas à le faire partir; si
un commissaire de Paris venoit ici, je n'y serois plus le maître; je
lui répéterois sans doute, comme vous me l'avez attesté, comme je le
crois, que M. de Mondoville n'a point porté les armes; mais ce seroit
peut-être en vain alors que je m'efforcerois encore de le sauver. Vous
avez su toucher mon coeur, madame, par je ne sais quelle éloquence,
quelle sensibilité surnaturelle. C'est à vous que votre ami doit la
vie, jouissez-en tous les deux et...--Priez pour mon fils, ajouta la
mère.--

Delphine, dont l'émotion rendoit les paroles à peine intelligibles,
reçut l'ordre à genoux, et, pressant sur son coeur la main secourable
de son bienfaiteur:--Que je ne meure pas, lui dit-elle, homme
généreux, sans avoir fait sentir à votre âme un peu du bonheur que je
lui dois! adieu.--Elle courut à la prison, craignant de perdre une
seconde, ralentissant quelquefois ses pas, pour ne pas attirer
l'attention de ceux qui la regardoient, mais ne pouvant calmer la
frayeur que lui causoit le danger du moindre retard. En entrant dans
la chambre de Léonce, elle lui tendit l'ordre, et resta quelques
instans sans pouvoir prononcer un seul mot. Léonce lut l'ordre, et,
profondément attendri, il répéta plusieurs fois à Delphine:--C'est
toi qui m'arraches à la mort! que ma vie sera heureuse avec
toi!--Quand elle eut repris ses forces, elle se hâta d'expliquer qu'il
falloit partir à l'instant, que le moindre délai pouvoit être funeste,
et pressa le geôlier avec une ardeur passionnée, d'aller remplir une
dernière formalité, nécessaire pour sortir de la prison et de la
ville; il partit.

Léonce alors se livra à tous les projets de bonheur les plus doux.--Ma
Delphine, disoit-il, te souviens-tu de cette maison sur le coteau de
Baden, dont le site nous rappeloit Bellerive? Nous pouvons l'acquérir,
nous nous y établirons; quelques légers changemens la rendront
tout-à-fait semblable à ce séjour où nous avons passé des momens
heureux, mais troublés, tandis que dans notre habitation nouvelle une
félicité parfaite nous est promise. Tu ne seras point poursuivie dans
un pays protestant; je suis sûr d'ailleurs d'en imposer à madame de
Ternan, et notre destinée obscure n'excitant l'envie de personne, nous
n'aurons point d'ennemis. Oh! que cet avenir se présente à moi sous un
aspect enchanteur! Delphine, ma céleste amie, ajoute donc quelques
traits à ce tableau, peins-moi le sort qui nous attend, que
l'espérance nous y transporte.--Delphine ne répondoit point, son âme
agitée n'avoit point retrouvé de calme.--Craindrois-tu, lui dit
encore Léonce, de retrouver en moi quelques traces des foiblesses qui
nous ont séparés; me ferois-tu cette offense?--Non, non! interrompit
Delphine.--Même avant ton arrivée, continua Léonce, ton souvenir et
mon amour avoient entièrement dissipé les erreurs de mon caractère; je
te l'avouerai, certain de périr, la mort que j'avois désirée ne
m'inspiroit plus qu'un sentiment assez sombre: il me sembloit que la
nature m'accusoit d'avoir méconnu ses bienfaits; et mon imagination se
retournant tout à coup, je n'ai plus vu, prêt à perdre l'existence,
que les affections délicieuses qui devoient me la rendre chère; ah!
j'avois peut-être besoin de cette épreuve, mais je n'en perdrai jamais
le fruit; je vivrai pour être heureux, pour être aimé....--Hélas!
reprit Delphine, le temps se passe, le geôlier ne revient
point.--Cette inquiétude augmentant son trouble à chaque minute, elle
n'entendoit plus ce que Léonce lui disoit pour la calmer, et,
s'approchant des barreaux de la prison, à travers lesquels on
entrevoyoit la rue, elle y resta fixement attachée. Tout à coup elle
s'écria:--O mon Dieu! ô mon Dieu! d'une voix si déchirante, que Léonce
en frémit, et courant à elle, il lui dit:--Qu'avez-vous? Votre accent
me cause un effroi que de ma vie je n'avois éprouvé.--Que viennent
faire, lui dit Delphine, ces deux hommes vêtus de noir, qui
accompagnent le geôlier?--Apporter l'ordre pour mon départ, lui
répondit Léonce.--Non, non, reprit Delphine, cela n'est pas naturel,
cela ne l'est pas.--La porte de la prison s'ouvrit, et les deux
hommes, peu d'instans après être entrés, déclarèrent que le
commissaire de Paris étoit arrivé, qu'il avoit déchiré l'ordre donné
par le juge, et qu'il étoit décidé que M. de Mondoville ne sortiroit
pas de prison, et seroit jugé. A cette nouvelle, Léonce détourna la
tête, ne voulant point montrer son émotion. Delphine, levant les yeux
au ciel, s'avança d'un pas assez ferme, pour demander aux deux hommes
envoyés s'il ne lui seroit pas permis de voir le commissaire.--Non,
madame, lui répondirent-ils, vous ne pouvez pas sortir, vous êtes en
arrestation ici jusqu'à demain.--Léonce tendit alors la main à
Delphine, avec un sentiment qui n'étoit pas sans quelque douceur; les
stupides témoins de cette scène voulurent rassurer Delphine sur son
propre sort, croyant qu'il étoit l'objet de son inquiétude, et lui
dirent qu'elle pouvoit être tranquille, qu'elle sortiroit au moment
même où le jugement de M. de Mondoville seroit exécuté. A ces
affreuses paroles, Delphine fut près de succomber; mais prenant sur
elle, elle dit seulement à voix basse:--En est-ce assez, mon Dieu!--et
demanda ensuite à ceux qui venoient de parler, si un étranger qui
l'avoit accompagnée, M. de Serbellane, ne devoit pas venir la
voir.--Il nous a chargés de vous dire, lui répondirent-ils, qu'il
seroit ici dans une heure, quand le tribunal, qui est assemblé
maintenant, aura prononcé. Il fait ce qu'il peut pour vous être utile;
mais à présent que le commissaire de Paris est arrivé, cela ne se
passera pas comme ce matin.--Léonce, assez vivement irrité, les
interrompit en leur disant:--Je ne suis pas condamné à votre présence,
laissez-moi.--Ils murmurèrent intelligiblement quelques paroles
d'humeur, mais le regard de Léonce leur en imposa, et ils sortirent.
Léonce alors, se rapprochant de Delphine, la serra dans ses bras avec
l'émotion la plus passionnée; elle ne répondoit à rien, n'exprimoit
rien, et sembloit tout entière renfermée en elle-même.--Dieu!
prononça-t-elle à demi-voix, Dieu qui m'avez abandonnée, préservez-moi
de sentimens impies! que je supporte ce cruel jeu de la destinée sans
cesser de croire en vous! La mort, après tout, la mort... Eh bien! mon
ami, dit-elle en se jetant dans les bras de Léonce, nous la recevrons
ensemble; c'est un reste de pitié de la Providence envers nous.
Pressons nos coeurs l'un contre l'autre, que leurs derniers battemens
cessent au même instant; le seul mal au-delà des forces humaines,
c'est de vivre ou de mourir séparés.--

Léonce, inquiet de la résolution de Delphine, voulut lui parler de ses
devoirs, de son sort après lui:--Je te défends de m'entretenir sur ce
sujet, interrompit-elle; ignore mes desseins, quels qu'ils soient; ne
m'interroge plus, et passons ces dernières heures dans la confiance et
l'abandon qui peuvent encore leur donner du charme.--Léonce lui obéit;
il sentoit que sur un pareil sujet, il ne pouvoit rien obtenir d'elle;
mais il se flattoit que M. de Serbellane veilleroit sur le sort de son
amie, quand il n'existeroit plus, et c'étoit à lui qu'il se proposoit
de la confier.

Léonce et Delphine gardèrent donc le silence, l'un à côté de l'autre,
pendant assez long-temps. Ils attendoient M. de Serbellane, quoiqu'ils
n'en espérassent rien; enfin il arriva, portant sur son visage
l'empreinte des sentimens qui le déchiroient.

--Demain, à huit heures du matin, dit-il à Léonce, vous devez être
conduit dans une plaine, à une demi-lieue de la ville, pour être
fusillé; un espoir cependant reste encore; le juge généreux de qui
madame d'Albémar avoit obtenu votre liberté, vient de sortir du
tribunal même pour me parler; il m'a dit que si je pouvois lui
apporter à l'instant une déclaration signée de vous, qui attestât
positivement que vous n'avez point eu l'intention de porter les armes,
et que vous traversiez l'armée en voyageur, pour revenir en France,
cette déclaration pourroit vous sauver.--Delphine, à ce mot, leva les
yeux, qu'elle avoit tenus fixés sur la terre jusqu'alors; Léonce
répondit à M. de Serbellane, avec la plus noble simplicité:--Quand
j'ai été fait prisonnier, j'en conviens, je n'avois point encore porté
les armes; j'étois venu à Verdun, non pour seconder aucune cause, mais
dans l'espoir de mourir; qu'importent toutefois ces détails connus de
moi seul? Les François qui sont dans l'armée des étrangers ont dû
croire que je venois pour servir avec eux; une déclaration contraire
leur paroîtroit un mensonge que je ferois pour sauver ma vie; mon
intention d'ailleurs n'étoit point de rentrer en France; je ne puis
donc, sans m'avilir, attester ce qui paroîtroit faux aux yeux des
autres, ou ce qui le seroit réellement.--Delphine, en entendant ce
refus décisif, baissa de nouveau les yeux, sans prononcer une parole;
elle savoit que Léonce n'appelleroit jamais d'une résolution qu'il
croyoit honorable.

M. de Mondoville, touché de la douleur que lui témoignoit M. de
Serbellane, lui prit la main et lui dit:--Généreux ami, vous avez tout
fait pour nous; il ne me reste plus, relativement à moi, qu'un service
à vous demander. Si mon nom étoit calomnié, quand j'aurai cessé de
vivre, donnez à la vérité l'appui de votre respectable caractère:
n'oubliez pas que la mémoire d'un homme qui fut passionné pour
l'honneur, est un dépôt qu'il confie aux soins scrupuleux de ses
amis.--J'accepte avec reconnoissance ce glorieux dépôt, répondit M. de
Serbellane; votre réputation, sans doute, ne sera point attaquée;
mais, si jamais je pouvois être appelé à la défendre, quelle force,
quelle énergie ne trouverois-je pas dans l'admiration que m'inspire
votre courageuse conduite!--Maintenant, reprit Léonce, encore une
prière, et la plus sacrée de toutes!--

Il conduisit M. de Serbellane vers la fenêtre, pour lui recommander
Delphine, quand il ne seroit plus. Il auroit pu parler devant elle
sans qu'elle l'entendît; ses réflexions l'absorboient entièrement.
Immobile et pâle, quelquefois elle tressailloit, mais elle n'écoutoit
ni ne voyoit plus rien, et ne versoit pas même une larme. Quand toute
espérance est perdue, toute démonstration de douleur cesse, l'âme
frissonne au dedans de nous-mêmes, et le sang glacé n'a plus de cours.

Léonce entra dans les plus grands détails avec M. de Serbellane, sur
la conduite qu'il devoit tenir pour conserver les jours de Delphine,
si sa douleur lui inspiroit le désir de les terminer. M. de
Serbellane, non-seulement lui promit tout ce qu'il désiroit, mais sut
presque le rassurer, en se montrant digne de soutenir et de consoler
l'infortunée remise à ses soins. Léonce, touché de son noble
caractère, ne put lui témoigner sa reconnoissance sans avoir les yeux
remplis de larmes: il étoit resté ferme contre le malheur; mais en
retrouvant la pitié, il s'attendrit.--Adieu, mon ami, lui dit-il;
laissez-moi seul avec elle; demain, avec le jour, revenez la chercher;
vous recevrez, le dernier serrement de main d'un homme qui vous estime
et vous honore. Adieu.--M. de Serbellane, en s'en allant, s'approcha
de Delphine, et lui demanda sa main qu'elle abandonna:--Madame, lui
dit-il d'une voix émue, courage et résignation! Les plus vives
douleurs ont encore cette ressource.--Un profond soupir souleva le
sein de Delphine:--N'oubliez pas Isore, lui répondit-elle: Adieu.--

M. de Serbellane sortit, se promettant de revenir le lendemain auprès
de ses infortunés amis. Alors Léonce et Delphine se trouvèrent seuls,
au commencement de cette nuit solennelle qu'ils devoient passer
ensemble, dans cette sombre prison qu'éclairoit une lumière pâle et
tremblante; ils entendirent le geôlier refermer sur eux les
verroux.--Ah! s'écria Delphine, si ces portes pouvoient ne plus
s'ouvrir; si le jour pouvoit ne jamais se lever, quels lieux de
délices vaudroient cette prison! Léonce, pourront-ils t'arracher à
moi?--Et elle le serroit dans ses bras avec une force surnaturelle, à
laquelle succédoit le plus profond abattement. Léonce, effrayé de son
état, voulut fixer sa pensée sur quelques idées plus douces, et,
passant ses bras autour d'elle, il lui dit:--Ma Delphine, tu crois à
l'immortalité, tu m'en as persuadé; je meurs plein de confiance dans
l'Être qui t'a créée. J'ai respecté la vertu, en idolâtrant tes
charmes; je me sens, malgré mes fautes, quelques droits à la
miséricorde divine, et tes prières me l'obtiendront. Mon ange, nous ne
serons donc pas pour jamais séparés; même avant de nous réunir dans le
ciel, tu sentiras encore mon âme auprès de toi; tu m'appelleras
toujours, quand tu seras seule. Plusieurs fois tu répéteras le nom de
Léonce, et Léonce recueillera peut-être dans les airs les accens de
son amie. Cherche, ma Delphine, tout ce qu'il y a de doux, de sensible
dans la douleur; remplis ta vie des hommages solitaires et tendres que
l'on peut rendre encore à la mémoire de l'objet que l'on
regrette.--Arrêtes, interrompit Delphine, que parles-tu de ma vie?
As-tu donc osé penser que je pourrais te survivre? Oui, sans doute,
mon coeur s'est toujours confié dans l'immortalité de l'âme, quand il
ne s'agissoit que de mon sort; cette noble croyance suffisoit à mon
repos: mais est-ce assez de cette espérance, qu'un nuage couvre encore
aux regards des plus vertueux des mortels? est-ce assez d'elle pour
supporter l'existence après ta mort? Non, rien ne peut me soutenir
contre l'horreur de ta perte. Léonce, en ton absence, le moindre
souvenir de toi, un mot que tu m'avois dit, des lieux que nous avions
vus ensemble, mille hasards qui retracent une idée toujours présente,
me faisoient succomber sous la douleur d'une émotion déchirante, et
j'aurois ces mêmes souvenirs, mais avec les traits de la mort! je
m'écrierois sans cesse: Jamais! jamais! mes pleurs, mes cris
n'obtiendroient pas de la nature entière un son de ta voix, la trace
de tes pas, une ombre de tes traits! Léonce, ami si tendre, toi qui,
dans mes chagrins, as si souvent eu pitié de moi, je me précipiterais,
désespérée, sur la terre qui te renfermeroit, sans qu'il en sortît, un
soupir pour répondre à mes larmes! Non, non! je n'irai point dans ce
désert, dans ce silence, dans cette nuit du monde, où je ne te verrois
plus. La mort, dont l'affreuse idée m'a souvent glacée de terreur, te
frapperoit, moi vivante! je me représenterois ton visage défiguré, tes
yeux éteints pour toujours, tes restes froids, ensevelis dans la tombe
où je t'aurois laissé seul, seul! O mon ami, tu n'y seras pas seul!
Léonce, souverain de ma vie, répétoit Delphine, je te vois ému, je
sens que ton coeur répond au mien; dis-moi donc que tu m'appelles, que
tu ne voudrois pas me laisser vivre, dis que tu ne le veux pas! Ah!
j'aimerois cette touchante preuve d'amour, ce dédain d'une pitié
vulgaire, cette compassion véritable qui t'inspireroit ces douces
paroles:--_Delphine, suis-moi; pauvre Delphine, n'essaie pas de la
vie, sans la main qui te conduisoit!_--O Léonce, Léonce! répète ces
mots consolateurs, je t'en conjure....--Les pleurs interrompoient les
prières passionnées de Delphine; elle embrassoit les genoux de Léonce;
elle vouloit obtenir de lui-même le conseil de mourir; il cherchoit en
vain à la calmer, et la conjuroit de s'éloigner avec M. de Serbellane,
avant l'heure du supplice. Delphine, pensant alors à la fatale bague,
voulut en parler à Léonce, mais sans lui confier d'abord qu'elle la
possédoit, de peur qu'il ne la lui ôtât, quand même il seroit résolu à
n'en pas faire usage.

--Léonce, lui dit-elle, cette mort, semblable à celle que subiroit un
criminel, ce supplice, en présence d'un peuple furieux, ne
révolte-t-il point ton âme? Veux-tu te l'épargner? Notre ami, M. de
Serbellane, peut nous donner un poison salutaire qui nous
affranchiroit du sort qu'on nous prépare.--Léonce, étonné, réfléchit
quelques instans, puis il dit:--Mon amie, je crois plus digne de moi
de périr aux yeux des François; il me condamnent aujourd'hui, mais
peut-être sauront-ils une fois que je ne l'ai pas mérité; et si, dans
mes derniers momens, j'ai montré quelque force d'âme, je ne hais pas,
je l'avoue, l'espoir que mes ennemis même ne me verront pas tomber
sans émotion. Pardonne, mon amie, si cette pensée me force à rejeter
le secours inespéré que tu daignes m'offrir; ta main auroit fermé mes
yeux, et le même sentiment qui anima mon existence, l'eût conduite
doucement jusqu'à sa fin; ah! qu'il m'en coûte pour m'y
refuser!--Delphine garda le silence; elle craignoit, en insistant, de
faire connoître à Léonce qu'elle possédoit un moyen sûr de ne pas lui
survivre.

--Hélas! continua Léonce, il y a, j'en conviens, quelque chose de
sombre dans cette prison qui précède le dernier jour; je voudrois
pouvoir regarder le ciel avec toi; ce sont ces murs qui nous dérobent
son aspect, c'est la barbarie des hommes, nos gardiens et nos juges,
qui donne à la mort un caractère si terrible; vingt fois je l'avois
désirée à tes pieds; mais à présent que j'avois abjuré mes misérables
erreurs, à présent que je pouvois être ton époux, ton heureux époux;
ah Dieu!--Il s'arrêta, craignant de rappeler des pensées trop amères.
Delphine, succombant au désespoir, n'avoit plus la force d'exprimer
les tourmens qu'elle souffroit: quelques heures se passèrent encore,
pendant lesquelles Léonce se montra le plus sensible et le plus
courageux des hommes. Delphine l'admira quelquefois, plus souvent elle
l'interrompit par ses gémissemens. Enfin Léonce, accablé par plusieurs
nuits d'insomnie, laissa tomber sa tête sur les genoux de Delphine, et
s'endormit pendant une heure. Elle le regardoit dans toute sa beauté;
ses cheveux noirs tomboient sur son front, et son visage conservoit
encore une expression d'attendrissement dont le sommeil n'altéroit
point le charme.

Ah! qui s'est jamais vu dans une situation si cruelle? La malheureuse
Delphine éprouva pendant cette nuit tout ce que l'âme peut souffrir de
plus déchirant. Elle sentoit le temps s'écouler, et regardoit sans
cesse à la fenêtre, craignant d'apercevoir les avant-coureurs du jour.
Ses yeux se portoient alternativement du visage enchanteur de son
amant, à ce ciel dont les premiers rayons devoient le lui ravir; mais
bientôt elle aperçut, sur le mur opposé à la fenêtre, la fatale lueur
qui annonçoit le jour, et avant que Léonce fût réveillé, le soleil
avoit percé dans cette demeure du désespoir.--O Dieu! s'écria-t-elle,
pas un nuage, pas un voile de deuil sur ce soleil! Le plus brillant
éclat de la nature, pour éclairer le plus horrible des forfaits et les
plus infortunés des êtres!--Enfin, le coup de tambour, ce bruit subit
et funeste, réveilla Léonce. Il leva les yeux sur Delphine, et,
l'embrassant avec transport:--C'est toi, dit-il, c'est encore toi!
jusqu'à mon dernier moment ta vue aura le pouvoir de suspendre toutes
mes peines!--

Léonce se hâta de rattacher ses cheveux en désordre, pour donner à
toute sa contenance l'air du calme et de la fermeté. Delphine alors se
tenoit à quelque distance de Léonce, suivoit ses mouvemens, et
s'appuyoit de temps en temps contre la muraille, soutenant par la
puissance de sa volonté ses forces prêtes à défaillir. Enfin, Léonce
s'approcha d'elle; et, remarquant l'extrême altération de ses traits,
il ne put réprimer plus long-temps ce qu'il éprouvoit.--Delphine,
s'écria-t-il, dans cet instant sans espoir, un mouvement cruel et doux
m'entraîne encore à te le répéter, oui, je regrette la vie! Quand mes
farouches ennemis vont paroître, je saurai leur cacher ce sentiment,
mais je te l'avoue, à toi qui me l'inspires, à toi....--Les soldats
approchoient de la prison, et l'on ouvrit les verroux pour les
recevoir. Alors Delphine, comme hors d'elle-même, se jeta aux genoux
de Léonce, et s'écria:--Mon ami, pardonne-moi ta mort, dont je suis la
véritable cause. Je n'ai jamais aimé que toi; jamais ce coeur n'a
tressailli qu'en ta présence, jamais une autre voix n'a régné sur mon
âme; nous allons mourir ensemble, quand de longues années d'union et
de tendresse pouvoient nous être accordées; il le faut! Les barbares
avancent, encore un instant; mais que toute la passion d'une vie
entière soit renfermée dans cet instant!--La porte s'ouvrit, et les
soldats remplirent la chambre.

Delphine, se relevant avec dignité, adressa la parole aux
soldats:--J'étois aux genoux, leur dit-elle, du plus estimable des
hommes, du plus admirable caractère qui ait jamais existé; je lui
devois cet hommage; vous allez le conduire au supplice. Votre aveugle
obéissance ferme vos coeurs à la pitié; mais, qu'ai-je dit? ne vous
offensez pas; j'ai besoin de vous implorer encore: permettez-moi de
suivre mon ami jusqu'à la mort.--Madame, répondit l'officier, on
n'accorde d'ordinaire cette permission qu'au prêtre qui exhorte les
condamnés avant de mourir.--Eh bien, reprit Delphine, je saurai
remplir cet auguste ministère. Léonce, dit-elle en se retournant vers
lui, la religion donne aux malheureux qui marchent au supplice un ami
pour les consoler, veux-tu que je sois cet ami? Je te parlerai comme
lui, au nom d'un Dieu de bonté: un instant, je n'en fus pas digne, un
instant j'ai douté; je trouvois le malheur qui m'accabloit plus grand
que mes fautes; mais à présent les espérances religieuses sont
revenues dans mon coeur: le ciel me les a rendues, je te les ferai
partager.--Ce que tu veux entreprendre, répondit Léonce, est au-dessus
de tes forces.--Non, je l'ai résolu, reprit Delphine, tu me verras te
suivre d'un pas ferme, avec une âme courageuse; je ne suis plus
agitée, pourquoi n'aurois-je pas maintenant le même calme que
toi?--Madame, reprit l'officier, on conduira le condamné sur un char,
jusqu'à une demi-lieue de la ville, dans la plaine où il doit être
fusillé; vous ne serez pas en état de le suivre jusque-là.--Je le
pourrai, répondit-elle.--Ah! s'écria Léonce, dois-je accepter ce
généreux effort?--Tu le dois, interrompit Delphine.--Et M. de
Serbellane entrant dans ce moment, il obtint pour lui-même aussi
d'accompagner madame d'Albémar. Léonce, incertain encore s'il devoit
consentir à ce qu'exigeoit son amie, consulta M. de Serbellane.--Ne
vous opposez pas, répondit-il, au voeu que madame d'Albémar exprime
avec tant d'instance; si elle peut vous survivre, ce n'est qu'après
avoir épuisé toutes les douleurs; laissez-la s'y livrer, ne lui
refusez rien.

--J'ai besoin, reprit Delphine, d'un moment de recueillement, avant ce
grand acte de courage; accordez-le-moi, dit-elle en s'adressant au
chef de la garde, votre char funèbre n'est point encore arrivé.--Le
chef de la garde y consentit; le geôlier murmura qu'il n'avoit point
de chambre seule à donner, excepté une dans laquelle étoit mort un
prisonnier, cette nuit même. Delphine n'entendit point ce qu'il
disoit; et M. de Serbellane, occupé à recueillir dans un dernier
entretien les volontés de Léonce, oublia quel don funeste il avoit
fait à madame d'Albémar; elle suivit le geôlier, et il la quitta,
après lui avoir montré la chambre dans laquelle elle pouvoit entrer.
En travers de la porte étoit le cercueil du malheureux prisonnier mort
pendant la nuit; et des quatre cierges placés aux coins de ce
cercueil, deux brûloient encore, et mêloient leurs tristes clartés à
celle du jour. Delphine frémit à cette vue, et recula; cependant elle
voulut avancer, et dit:--Pourquoi donc aurois-je peur de la mort?
N'est-ce pas elle que je viens chercher? d'où vient que son image
m'effraie déjà?--Il falloit, pour entrer, passer près du cercueil
placé devant la porte; la robe de Delphine s'y accrocha, et son effroi
redoublant, elle tomba à genoux dans la chambre, en face du lit encore
défait d'où l'on avoit enlevé le corps de celui qui venoit de mourir.
On voyoit ses habits épars, un livre ouvert, une montre qui alloit
encore, tous les détails de la vie de l'homme, excepté l'homme même,
que la bière renfermoit! Un tel spectacle auroit frappé l'imagination
dans les circonstances les plus calmes, il troubla presque entièrement
la tête de Delphine; elle ne savoit plus si son amant vivoit encore;
elle l'appela plusieurs fois, et, dans un moment de convulsion et de
désespoir, elle ouvrit la bague qui renfermoit le poison, et prit
rapidement ce qu'elle contenoit; à peine eut-elle achevé cette action
désespérée, qu'elle se prosterna contre terre; après y être restée
quelques instans, elle se releva plus calme, mais absorbée dans une
méditation profonde.

--O mon Dieu! dit-elle alors, qu'ai-je fait? me suis-je rendue
coupable? ne puis-je plus espérer votre miséricorde? il falloit le
suivre jusqu'au supplice, je lui devois cette dernière preuve de
l'amour qui l'a perdu; en aurois-je eu la force, sans la certitude de
mourir? Je pouvois me fier à la douleur, avec le temps elle m'auroit
tuée; mais ce temps redoutable, ô mon Dieu! m'ordonniez-vous de le
supporter? ces tourmens étoient-ils nécessaires? et les anges qui vous
entourent ne se réjouiront-ils pas de les voir abrégés! S'il me
restoit un lien sur cette terre, si j'avois un père dont je pusse
consoler la vieillesse, je vivrois, je le crois; un devoir si sacré me
l'auroit commandé: mais l'infortuné qui va périr étoit mon unique ami,
et vous me l'ôtez! O mon Dieu! s'écria-t-elle en se jetant à genoux,
le visage tourné vers le ciel; on m'a souvent dit que vous ne
pardonniez pas le crime que je viens de commettre, le trouble,
l'égarement m'y ont conduite; est-il vrai qu'à présent vous soyez
inflexible! suis-je plus criminelle que tous ceux qui ont été durs
envers leurs semblables? et cependant il en est tant, que sans doute
parmi eux quelques-uns seront pardonnés! vous m'aviez accordé la
jeunesse, la beauté, tous les dons de la vie, et je la rejette loin de
moi, cette vie; il faut donc que j'aie bien souffert, et je
souffrirois éternellement! et vous n'accepteriez pas mon repentir!
non, vous l'acceptez, je le sens, une force nouvelle renaît en moi;
j'entends le char, j'entends les pieds des chevaux qui vont entraîner
ce que j'aime; je vais l'entretenir de vous, mon Dieu! bénissez mes
paroles, et, quand ma voix seroit impie, quand vous rejetteriez mes
prières pour moi-même, faites que celui qui va m'entendre éprouve en
m'écoutant les sentimens religieux qui obtiendront pour lui votre
miséricorde!--Elle descendit alors d'un pas ferme, et rejoignit Léonce
au moment où il montoit sur le char.

Delphine marcha près de lui, et les soldats, par pitié pour elle,
ralentissoient la marche, et faisoient souvent arrêter la voiture,
pour lui donner le temps de parler à Léonce. M. de Serbellane, qui la
suivoit, répandoit de l'argent pour obtenir que personne ne s'opposât
à ces instans de retard. Delphine eut d'abord le désir d'avouer à son
ami qu'elle venoit de s'assurer la mort, elle auroit trouvé quelque
douceur à lui confier cette funeste et dernière preuve de la tendresse
passionnée qu'elle éprouvoit pour lui; mais tout entière à la
solennité du devoir dont elle étoit chargée, elle craignit qu'après un
tel aveu, Léonce, uniquement occupé d'elle, ne donnât plus un moment
aux sentimens religieux dont elle vouloit le pénétrer; et, quoi qu'il
pût lui en coûter, elle résolut de taire son secret, pour entretenir
Léonce de piété plutôt que d'amour.

En traversant la ville, la multitude qui les environnoit de toutes
parts se permit d'indignes injures contre celui qu'elle croyoit
criminel, puisqu'il étoit condamné. Léonce rougissoit et pâlissoit
tour à tour, d'indignation et de fureur.--Dédaigne, lui disoit
Delphine, ces misérables insultes. Bannis de ton âme tous les
sentimens amers; ah! nous allons entrer dans le séjour de l'indulgence
et de l'oubli, dans le séjour où nos ennemis ne seront point écoutés.
Vois ce ciel, comme il est pur, comme il est serein! l'auteur de ces
merveilles pourroit-il n'avoir abandonné que nous? Cet asile vers
lequel nos coeurs s'élancent, Léonce, c'est le nôtre; nous y sommes
appelés. L'amour que je sens pour toi ne m'a-t-il pas été inspiré par
mon Créateur? il ne désunira point deux êtres qu'il a rendus
nécessaires l'un à l'autre. Léonce, ta conduite a été sans reproches,
c'est la mienne seule qu'il faut accuser; mais tu me feras recevoir
dans la région du ciel qui t'est destinée. Tu diras, oui, tu diras que
tu n'y serois pas bien sans moi. L'Être suprême t'accordera ton amie;
tu la demanderas, n'est-il pas vrai, Léonce?--Delphine fut prête
encore alors à tout révéler, en disant à Léonce quelle étoit l'action
coupable dont il devoit implorer le pardon pour elle. Peut-être aussi
désiroit-elle qu'il connût la véritable cause du courage
extraordinaire qu'elle témoignoit, dans la plus terrible de toutes les
situations; mais Léonce leva vers le ciel un regard plein de courage
et de confiance; ce regard convainquit Delphine qu'elle avoit enfin
inspiré à son ami les pieuses espérances qu'elle lui souhaitoit; et
elle craignit de détruire tout l'effet de ses paroles, en lui avouant
de quelle faute sa religion même n'avoit pu la préserver.

Réprimant donc encore une fois tout ce qui pouvoit trahir son secret,
Delphine rassembla ses forces, pour remplir dignement l'auguste
mission dont elle s'étoit chargée.--Ne vois plus en moi, dit-elle à
Léonce, celle qui partagea tes fautes, celle qui fut plus coupable
encore. J'aimois la vertu, mais je n'avois point la force de
l'accomplir, et Dieu, dans sa pitié, retire du monde la femme
infortunée dont l'amour et le devoir ont déchiré le foible coeur. J'ai
pris auprès de toi la place d'un homme religieux, qui auroit été
vraiment digne de te parler au nom du ciel; mais une voix qui t'est
chère pouvoit pénétrer plus avant dans ton âme, et cette voix,
écoute-la, Léonce, comme si la Divinité l'avoit pour un moment
consacrée. Au milieu des terreurs qui nous environnent, lorsque la
nature, amie de la vie, se révolte dans notre sein, la Providence
éternelle nous voit et nous protège; non, il est impossible que toutes
les pensées, tous les sentimens qui nous animent soient anéantis;
notre esprit embrasse encore un immense avenir, notre coeur vit encore
tout entier dans l'objet qu'il aime, et dans quelques minutes, sur
cette plaine, où bientôt les roues de ce char vont nous entraîner, un
fer romproit la trame de tant d'idées, de tant de sentimens, et les
livreroit au vent qui disperse la poussière! Ceux qui succombent
lentement sous le poids des années peuvent croire à la destruction que
d'avance ils ont ressentie; mais nous qui marchons vers le tombeau
tout pleins de l'existence, nous proclamons l'immortalité! Il est
vrai, ce temps qui s'écoule, ces armes qui se préparent, ce bruit
sourd qui annonce déjà le coup mortel, remplissent d'effroi tous les
sens, mais c'est un dernier effort de l'imagination trompée; la vérité
va nous rassurer, notre âme se retire en elle-même, et dans notre
intime pensée, dans ce sanctuaire de l'amour et de la vertu, nous
retrouvons un Dieu! Ah! Léonce, gloire et tourment de ma vie, objet de
la passion la plus profonde! c'est moi qui t'exhorte à la mort, c'est
moi... la prière m'a donné une force surnaturelle, la prière, cet élan
de l'âme qui nous fait échapper à la douleur, à la nature et aux
hommes; imite-moi, Léonce, cherche aussi ce refuge....--

La longueur et la fatigue de la route faisoient disparoître la pâleur
de Delphine; ses yeux avoient une expression dont rien ne peut donner
l'idée; les sentimens les plus passionnés et les plus sombres s'y
peignoient à la fois; et, malgré les douleurs cruelles qu'elle
commençoit à sentir, et qu'elle tâchoit de surmonter, sa figure étoit
encore si ravissante, que les soldats eux-mêmes, frappés de tant
d'éclat, s'écrioient:--_Qu'elle est belle!_ et baissoient, sans y
songer, leurs armes vers la terre en la regardant. Léonce entendit ce
concert de louanges, et lui-même, enivré d'amour, il prononça ces mots
à voix basse:--Ah Dieu! que vous ai-je fait pour m'ôter la vie, le
plus grand des biens avec elle?--Delphine l'entendit.--Mon ami,
reprit-elle, ne nous trompons pas sur le prix que nous attacherions
maintenant à l'existence; nous ne voyons plus que des biens dans ce
que nous perdons, et nous oublions, hélas! combien nous avons
souffert! Léonce, je t'aimois avec idolâtrie, et cependant, du jour où
l'ingratitude de l'amitié me fut révélée, je reçus une blessure qui ne
s'est point fermée. Léonce, des êtres tels que nous auroient toujours
été malheureux dans le monde, notre nature sensible et fière ne
s'accorde point avec la destinée; depuis que la fatalité empêcha notre
mariage, depuis que nous avons été privés du bonheur de la vertu, je
n'ai pas passé un jour sans éprouver au coeur je ne sais quelle gêne,
je ne sais quelle douleur qui m'oppressoit sans cesse. Ah! n'est-ce
rien que de ne pas vieillir, que de ne pas arriver à l'âge où l'on
auroit peut-être flétri notre enthousiasme pour ce qui est grand et
noble, en nous rendant témoins de la prospérité du vice et du malheur
des gens de bien! vois dans quel temps nous étions appelés à vivre, au
milieu d'une révolution sanglante, qui va flétrir pour long-temps la
vertu, la liberté, la patrie! mon ami, c'est un bienfait du ciel qui
marque à ce moment le terme de notre vie. Un obstacle nous séparoit,
tu n'y songes plus maintenant, il renaîtroit si nous étions sauvés; tu
ne sais pas de combien de manières le bonheur est impossible. Ah!
n'accusons pas la Providence, nous ignorons ses secrets; mais ils ne
sont pas les plus malheureux de ses enfans, ceux qui s'endorment
ensemble sans avoir rien fait de criminel, et vers cette époque de la
vie où le coeur encore pur, encore sensible, est un hommage digne du
ciel.--

Ces douces paroles avoient attendri Léonce, et pendant quelques momens
il parut plongé dans une religieuse méditation.--Tout à coup, en
approchant de la plaine, la musique se fit entendre, et joua une
marche, hélas! bien connue de Léonce et de Delphine. Léonce frémit en
la reconnoissant:--O mon amie! dit-il, cet air, c'est le même qui fut
exécuté le jour où j'entrai dans l'église pour me marier avec Matilde.
Ce jour ressembloit à celui-ci. Je suis bien aise que cet air annonce
ma mort. Mon âme a ressenti dans ces deux situations presque les mêmes
peines; néanmoins je te le jure, je souffre moins aujourd'hui.--Comme
il achevoit ces mots, la voiture s'arrêta devant la place où il devoit
être fusillé. Il ne voulut plus alors s'abandonner à des sentimens qui
pouvoient affoiblir son coeur. Il descendit rapidement du char, et
s'avança en faisant signe à M. de Serbellane de veiller sur Delphine.
Se retournant alors vers la troupe dont il étoit entouré, il dit, avec
ce regard qui avoit toujours commandé le respect:--Soldats, vous ne
banderez pas les yeux à un brave homme; indiquez-moi seulement à
quelle distance de vous il faut que je me place, et visez-moi au
coeur; il est innocent et fier, ce coeur, et ses battemens ne seront
point hâtés par l'effroi de la mort. Allons.--Avant de s'avancer à la
place marquée, il se retourna encore une fois vers Delphine; elle
étoit tombée dans les bras de M. de Serbellane, il se précipita vers
elle, et entendit M. de Serbellane qui s'écrioit:--Malheureuse! elle a
pris le poison quelle m'avoit demandé pour Léonce; c'en est fait, elle
va mourir!

--Léonce alors jeta des cris de désespoir, qui arrachèrent des larmes
à tous ceux qui l'avoient vu si calme, un moment auparavant, quand il
marchoit à la mort; personne n'osoit prononcer un mot, ni faire un
mouvement, en contemplant ce cruel spectacle. Delphine revint à elle,
à travers les convulsions de la mort, et put encore dire à Léonce, qui
tenoit sa main à genoux:--Mon ami, je devois mon courage à la mort que
je portois dans mon sein. Et comme Léonce s'accusoit de barbarie, pour
avoir consenti qu'elle le suivît jusqu'au supplice:--Ah! mon ami, lui
dit-elle encore, remercie la nature de m'avoir épargné les heures où
je t'aurois survécu; pardonne-moi, Léonce, si j'ai imposé la plus
grande douleur à l'âme la plus forte, c'est toi qui d'un instant me
survis; je ne meurs pas sans toi, ma main tient encore la tienne, le
dernier souffle de ma vie est recueilli dans ton sein. Ces soldats, je
les vois là, prêts à te saisir.... Ah, Dieu! de quel mal me sauve la
mort!--Elle expira. Léonce se précipita sur la terre à côté d'elle, en
la tenant embrassée. Les soldats eux-mêmes, attendris, restoient à
quelque distance, et sembloient ne plus songer à remplir leur cruel
emploi; quelques-uns s'écrioient:--_Non, nous ne tuerons pas ce
malheureux homme; c'est bien assez que sa pauvre maîtresse ait péri de
douleur; non, qu'il s'en aille, nous ne tirerons pas sur lui._--

Léonce les entendit, et, se relevant avec une fureur sans bornes, il
s'écria:--Juste ciel! il ne vous restoit plus, barbares, qu'à vouloir
m'épargner après l'avoir tuée. Tirez à l'instant, tirez.--Et il
vouloit s'approcher d'eux, mais il portoit toujours le corps sans vie
de sa maîtresse, et tout à coup il frémit d'horreur à l'idée que cette
belle image de son amie pourroit être défigurée par les coups qu'on
dirigeroit sur lui; retournant donc vers M. de Serbellane, il remit
entre ses bras Delphine, qui sembloit dormir en paix sur le sein de
son ami:--Il faut m'en séparer, dit-il, afin que ses nobles restes ne
soient point outragés par des barbares. Réunissez-nous tous les deux
dans le même tombeau; c'est là que, dans un repos éternel, mon
innocente amie me pardonnera mes fautes et ses malheurs.--En achevant
ces mots, il s'éloigna: quand il fut en face des soldats, ils
balancèrent encore, et leurs gestes exprimoient qu'ils ne vouloient
plus obéir à l'ordre qui leur avoit été donné. Un instant de vie de
plus faisoit souffrir mille maux à Léonce; tout-à-fait hors de lui, il
eut recours à l'insulte, chercha tout ce qui pouvoit allumer la colère
des soldats, les menaça de se jeter sur eux, s'ils ne tiroient pas sur
lui; et les appelant enfin des noms qui pouvoient les irriter
davantage, l'un d'eux s'indigna, reprit son fusil qu'il avoit jeté à
terre, et dit:--_Puisqu'il le veut, qu'il soit satisfait_.--Il tira,
Léonce fut atteint, et tomba mort.

M. de Serbellane rendit à ses amis les derniers devoirs. Il les réunit
dans un tombeau qu'il fit élever sur le bord d'une rivière, au milieu
de peupliers, et partit pour la Suisse, afin de veiller sur la
destinée d'Isore, que la perte de Delphine avoit jetée dans la plus
profonde douleur; il écrivit à sa mère, et en obtint la permission de
conduire sa fille à mademoiselle d'Albémar, à qui cet intérêt seul
pouvoit faire supporter la vie, après la perte de Delphine. M. de
Lebensei s'acquit un nom illustre dans les armées françoises. Pourquoi
le caractère de Léonce de Mondoville ne lui permit-il pas d'avoir
cette glorieuse destinée?

M. de Serbellane qui, avec une âme naturellement calme, faisoit
toujours ce que les sentimens les plus tendres et les plus exaltés
peuvent inspirer, revint en France, au péril de sa vie, pour visiter
encore une fois le tombeau de ses amis, et s'assurer que l'homme à qui
il en avoit confié la garde l'avoit défendu de toute insulte, au
milieu de la guerre. Voici l'un des fragmens de la lettre qu'il
écrivoit en revenant de ce voyage pieux envers l'amitié.

  «Je me sens mieux, disoit-il, depuis que je me suis reposé quelque
  temps près de leurs cendres. Je me répétois sans cesse qu'ils
  n'avoient point mérité leur malheur; je ne me dissimulois point
  leurs torts; Léonce auroit dû braver l'opinion dans plusieurs
  circonstances où le bonheur et l'amour lui en faisoient un devoir,
  et Delphine, au contraire, se fiant trop à la pureté de son coeur,
  n'avoit jamais su respecter cette puissance de l'opinion, à laquelle
  les femmes doivent se soumettre; mais la nature, mais la conscience
  apprend-elle cette morale instituée par la société, qui impose aux
  hommes et aux femmes des lois presque opposées? et mes amis
  infortunés devoient-ils tant souffrir pour des erreurs si
  excusables? Telles étoient mes réflexions, et rien n'est plus
  douloureux pour le coeur d'un honnête homme, que l'obscurité qui lui
  cache la justice de Dieu sur la terre.

  » Mais un soir que j'étois assis près de la tombe où reposent Léonce
  et Delphine, tout à coup un remords s'éleva dans le fond de mon
  coeur, et je me reprochai d'avoir regardé leur destinée comme la
  plus funeste de toutes. Peut-être dans ce moment, mes amis, touchés
  de mes regrets, vouloient-ils me consoler, cherchoient-ils à me
  faire connoître qu'ils étoient heureux, qu'ils s'aimoient, et que
  l'Être-suprême ne les avoit point abandonnés, puisqu'il n'avoit pas
  permis qu'ils survécussent l'un à l'autre.  Je passai la nuit à
  rêver sur le sort des hommes; ces heures furent les plus délicieuses
  de ma vie, et cependant le sentiment de la mort les a remplies tout
  entières; mais je n'en puis douter, du haut du ciel mes amis
  dirigeoient mes méditations; ils écartoient de moi ces fantômes de
  l'imagination qui nous font horreur du terme de la vie; il me
  sembloit qu'au clair de la lune, je voyois leurs ombres légères
  passer à travers les feuilles sans les agiter; une fois je leur ai
  demandé si je ne ferois pas mieux de les rejoindre, s'il n'étoit pas
  vrai que sur cette terre les âmes fières et sensibles n'avoient rien
  à attendre que des douleurs succédant à des douleurs; alors il m'a
  semblé qu'une voix, dont les sons se mêloient au souffle du vent, me
  disoit:--Supporte la peine, attends la nature, et fais du bien aux
  hommes.--J'ai baissé la tête, et je me suis résigné; mais, avant de
  quitter ces lieux, j'ai écrit, sur un arbre voisin de la tombe de
  mes amis, ce vers, la seule consolation des infortunés que la mort a
  privés des objets de leur affection:

     On ne me répond pas, mais peut-être on m'entend.»

FIN.



TABLE DES LETTRES.


PREMIÈRE PARTIE.

LETTRE PREMIÈRE. Madame d'Albémar à Matilde de Vernon. Bellerive, 12
avril 1790.

LETTRE II. Réponse de Matilde de Vernon à madame d'Albémar. Paris, 14
avril 1790.

LETTRE III. Delphine à Matilde.

LETTRE IV. Delphine d'Albémar à madame de Vernon. Bellerive, 16 avril
1790.

LETTRE V. Madame de Vernon à Delphine. Paris, 17 avril 1790.

LETTRE VI. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Paris, 19 avril 1790.

LETTRE VII. Réponse de mademoiselle d'Albémar à Delphine. Montpellier,
25 avril 1790.

LETTRE VIII. Réponse de Delphine à mademoiselle d'Albémar. Paris, 1er
mai 1790.

LETTRE IX. Madame de Vernon à M. de Clarimin, à sa terre, près de
Montpellier. Paris, 2 mai 1790.

LETTRE X. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Paris. 3 mai 1790.

LETTRE XI. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Paris, 4 mai 1790.

LETTRE XII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Paris, 8 mai 1790.

LETTRE XIII. Réponse de mademoiselle d'Albémar à Delphine.
Montpellier, 14 mai 1790.

LETTRE XIV. Delphine à mademoiselle d'Albémar. 19 mai 1790.

LETTRE XV. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Paris, 22 mai 1790.

LETTRE XVI. Mademoiselle d'Albémar à Delphine. Montpellier, 20 mai
1790.

LETTRE XVII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Paris, 25 mai 1790.

LETTRE XVIII. Léonce à M. Barton. Bayonne, 17 mai 1790.

LETTRE XIX. Delphine à mademoiselle d'Albémar. 27 mai 1790.

LETTRE XX. Delphine à mademoiselle d'Albémar. 31 mai 1790.

LETTRE XXI. Léonce à M. Barton. 1er juin 1790.

LETTRE XXII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. 3 juin 1790.

LETTRE XXIII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. 5 juin 1790.

LETTRE XXIV. Léonce à M. Barton, à Mondoville. Paris, 6 juin 1790.

LETTRE XXV. Delphine à mademoiselle d'Albémar. 10 juin 1790.

LETTRE XXVI. Delphine à mademoiselle d'Albémar. 20 juin 1790.

LETTRE XXVII. Léonce à M. Barton. Paris, 29 juin 1790.

LETTRE XXVIII. Madame de Vernon à M. de Clarimin. Paris, 30 juin 1790.

LETTRE XXIX. Delphine à mademoiselle d'Albémar. 2 juillet 1790.

LETTRE XXX. Delphine à mademoiselle d'Albémar. 4 juillet 1790.

LETTRE XXXI. Léonce à sa mère. Mondoville, 6 juillet 1790.

LETTRE XXXII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Bellerive, 6 juillet
1790.

LETTRE XXXIII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Bellerive, 9 juillet
1790.

LETTRE XXXIV. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Bellerive, 10 juillet
1790.

LETTRE XXXV. Léonce à sa mère. Paris, 11 juillet 1790.

LETTRE XXXVI. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Bellerive, dans la
nuit du 12 juillet 1790.

LETTRE XXXVII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Paris, 13 juillet
1790, à minuit.

LETTRE XXXVIII. Léonce à M. Barton. Paris, 14 juillet 1790.


SECONDE PARTIE.

LETTRE PREMIÈRE. Mademoiselle d'Albémar à Delphine. Montpellier, 20
juillet 1790.

LETTRE II. Réponse de Delphine à mademoiselle d'Albémar. Bellerive, 26
juillet 1790.

LETTRE III. Delphine à mademoiselle d'Albémar. 30 juillet 1790.

LETTRE IV. Léonce à M. Barton. Paris, 5 août 1790.

LETTRE V. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Bellerive, 4 août 1790.

LETTRE VI. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Bellerive, 6 août 1790.

LETTRE VII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Bellerive, 8 août 1790.

LETTRE VIII. Delphine à mademoiselle d'Albémar.

LETTRE IX. Madame de Vernon à Léonce.

LETTRE X. Réponse de Léonce à madame de Vernon.

LETTRE XI. Léonce à M. Barton. Paris, 14 août 1790.

LETTRE XII. Mademoiselle d'Albémar à Delphine. Montpellier, 23 août
1790.

LETTRE XIII. Madame d'Artenas à madame de R. Paris, 1er septembre
1790.

LETTRE XIV. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Paris, 3 septembre
1790.

LETTRE XV. Léonce à M. Barton. 4 septembre 1790.

LETTRE XVI. Réponse de M. Barton à Léonce. Mondoville, 6 septembre
1790.

LETTRE XVII. Madame de R. à madame d'Artenas. 14 septembre 1790.

LETTRE XVIII. Léonce à M. Barton. Paris, 15 septembre 1790.

LETTRE XIX. M. de Serbellane à madame d'Albémar. Lisbonne, 4 septembre
1790.

LETTRE XX. Léonce à Delphine. Paris, 17 septembre.

LETTRE XXI. Delphine à Léonce. 17 septembre 1790.

LETTRE XXII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. 17 septembre au soir,
1790.

LETTRE XXIII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. 18 septembre, à
minuit, 1790.

LETTRE XXIV. Delphine à mademoiselle d'Albémar. 2l septembre 1790.

LETTRE XXV. Léonce à M. Barton. Bordeaux, 23 septembre 1790.

LETTRE XXVI. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Bellerive, 2 octobre
1790.

LETTRE XXVII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Bellerive, 14 octobre
1790.

LETTRE XXVIII Delphine à mademoiselle d'Albémar. Paris, 16 octobre
1790.

LETTRE XXIX. Léonce à M. Barton. Bordeaux, 20 octobre 1790.

LETTRE XXX. Léonce à Delphine. Bordeaux, 22 octobre 1790.

LETTRE XXXI. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Paris, 26 octobre
1790.

LETTRE XXXII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Paris, 2 novembre
1790.

LETTRE XXXIII. Mademoiselle d'Albémar à Delphine. Montpellier, 4
novembre 1790.

LETTRE XXXIV. M. Barton à madame d'Albémar. Mondoville, 6 novembre
1790.

LETTRE XXXV. Réponse de Delphine à M. Barton. Paris, 8 novembre 1790.

LETTRE XXXVI. Madame d'Artenas à Delphine. Paris, 10 novembre 1790.

LETTRE XXXVII. Delphine à madame d'Artenas. Paris, 14 novembre 1790.

LETTRE XXXVIII. Réponse de madame d'Artenas à Delphine. Fontainebleau,
19 novembre 1790.

LETTRE XXXIX. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Fontainebleau, 25
novembre 1790.

LETTRE XL. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Fontainebleau, 27
novembre 1790.

LETTRE XLI. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Paris, 29 novembre
1790.

LETTRE XLII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Paris, 31 novembre
1790.

LETTRE XLIII. Madame de Lebensei à mademoiselle d'Albémar. Paris, 2
décembre 1790.


TROISIÈME PARTIE.

LETTRE PREMIÈRE. Léonce à Delphine. Paris, 4 décembre 1790.

LETTRE II. Réponse de Delphine à Léonce.

LETTRE III. Léonce à Delphine.

LETTRE IV. Réponse de Delphine à Léonce.

LETTRE V. Léonce à Delphine.

LETTRE VI. Réponse de Delphine à Léonce.

LETTRE VII. Léonce à Delphine.

LETTRE VIII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Paris, 14 décembre
1790.

LETTRE IX. Léonce à Delphine.

LETTRE X. Mademoiselle d'Albémar à Delphine. Montpellier, 10 décembre
1790.

LETTRE XI. Léonce à Delphine. Paris, 29 décembre 1790.

LETTRE XII. Delphine à Léonce. 30 décembre 1790.

LETTRE XIII. Léonce à Delphine. 2 janvier 1791.

LETTRE XIV. Delphine à Léonce.

LETTRE XV. [C'est par erreur de chiffres que le numéro de la Lettre XV
ne se trouve pas dans le texte; la Lettre n'y est point omise.]
Réponse de Léonce à Delphine.

LETTRE XVI. Madame d'Artenas à Delphine. Paris, 6 février 1791.

LETTRE XVII. Réponse de Delphine à madame d'Artenas. Bellerive, 8
février 1791.

LETTRE XVIII. Léonce à M. Barton. Paris, 10 février 1791.

LETTRE XIX. Delphine à Léonce.

LETTRE XX. Léonce à Delphine.

LETTRE XXI. Delphine à Léonce.

LETTRE XXII. Léonce à Delphine.

LETTRE XXIII. Delphine à Léonce.

LETTRE XXIV. Léonce à Delphine.

LETTRE XXV. Delphine à Léonce.

LETTRE XXVI. Léonce à Delphine.

LETTRE XXVII. Delphine à Léonce.

LETTRE XXVIII. Léonce à Delphine.

LETTRE XXIX. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Bellerive, 2 avril
1791.

LETTRE XXX. Léonce à Delphine.

LETTRE XXXI. Delphine à Léonce.

LETTRE XXXII. Léonce à Delphine. Mondoville, 20 avril 1791.

LETTRE XXXIII. Delphine à Léonce. Bellerive, 24 avril 1791.

LETTRE XXXIV. Delphine à Léonce. Bellerive, 26 avril 1791.

LETTRE XXXV. Léonce à Delphine. Mondoville, 29 avril 1791.

LETTRE XXXVI. Madame de Lebensei à madame d'Albémar. Cernay, 2 mai
1791.

LETTRE XXXVII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Bellerive, 5 mai
1791.

LETTRE XXXVIII. Madame d'Artenas à madame d'Albémar, Paris, 5 mai
1791.

LETTRE XXXIX. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Bellerive, 6 mai
1791.

LETTRE XL. M. de Valorbe à madame d'Albémar. Paris, 15 mai 1791.

LETTRE XLI. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Bellerive, 18 mai 1791.

LETTRE XLII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Bellerive, 21 mai
1791.

LETTRE XLIII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Bellerive, 26 mai
1791.

LETTRE XLIV. Léonce à Delphine. Paris, 28 mai 1791.

LETTRE XLV. Léonce à M. Barton. Paris, 31 mai 1791.

LETTRE XLVI. Delphine à Léonce. Bellerive, 1er juin, à dix heures du
matin, 1791.

LETTRE XLVII. Réponse de Léonce à Delphine. Paris, 1er juin à midi,
1791.

LETTRE XLVIII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Bellerive, 2 juin
1791.

LETTRE XLIX. Madame de Lebensei à mademoiselle d'Albémar. Paris, 4
juin 1791.


QUATRIÈME PARTIE.

LETTRE PREMIÈRE. Léonce à M. Barton. Paris, 10 juin 1791.

LETTRE II. Léonce à Delphine. 12 juin 1791.

LETTRE III. Mademoiselle d'Albémar à madame de Lebensei. Dijon, 14
juin 1791.

LETTRE IV. Madame de Lebensei à M. de Lebensei. Paris, 19 juin 1791.

LETTRE V. Delphine à madame de Lebensei. Paris, 6 juillet 1791.

LETTRE VI. Mademoiselle d'Albémar à Delphine. Paris, 8 juillet 1791.

LETTRE VII. Delphine à madame de Lebensei. Paris, 12 juillet 1791.

LETTRE VIII. Delphine à madame de Lebensei. Paris, 18 juillet 1791.

LETTRE IX. Delphine à madame de Lebensei. Paris, 1er août 1791.

LETTRE X. Delphine à madame de Lebensei. Paris, 7 août, à onze heures
du matin, 1791.

LETTRE XI. Delphine à madame de Lebensei. Paris, 8 août 1791.

LETTRE XII. Mademoiselle d'Albémar à madame de Lebensei. Paris, 25
août 1791.

LETTRE XIII. Réponse de madame de Lebensei à mademoiselle d'Albémar.
Cernay, 30 août 1791.

LETTRE XIV. Delphine à M. de Lebensei, 1er septembre 1791.

LETTRE XV. Léonce à M. de Lebensei. Paris, 1er septembre 1791.

LETTRE XVI. Réponse de M. de Lebensei à Léonce. Cernay, 2 septembre
1791.

LETTRE XVII. M. de Lebensei à Delphine. Cernay, 2 septembre 1791.

LETTRE XVIII. Réponse de Delphine à M. de Lebensei. Paris, 3 septembre
1791.

LETTRE XIX. Delphine à madame de Lebensei. Paris, 4 septembre 1791.

LETTRE XX. Delphine à Léonce.

LETTRE XXI. Léonce à Delphine.

LETTRE XXII. Delphine à madame de Lebensei. Paris, 25 septembre 1791.

LETTRE XXIII. Delphine à madame de Lebensei. Paris, 4 octobre 1791.

LETTRE XXIV. Léonce à Delphine. Paris, 20 octobre 1791.

LETTRE XXV. Delphine à Léonce.

LETTRE XXVI. Delphine à madame de Lebensei. 28 octobre 1791.

LETTRE XXVII. Delphine à madame de Lebensei. 4 novembre 1791.

LETTRE XXVIII. Delphine à madame de Lebensei. Paris, 10 novembre 1791.

LETTRE XXIX. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Paris, 16 novembre
1791.

LETTRE XXX. Madame de R. à madame d'Albémar. Paris, 17 novembre 1791.

LETTRE XXXI. Delphine à madame de R..

LETTRE XXXII. Léonce à Delphine.

LETTRE XXXIII. Delphine à madame de Lebensei. Paris, 26 novembre 1791.

LETTRE XXXIV. Delphine à madame de Lebensei. Paris, 2 décembre 1791.

LETTRE XXXV. Delphine à Matilde. Paris, 4 décembre 1791.

LETTRE XXXVI. Mademoiselle d'Albémar à Delphine. Lyon, 1er décembre
1791.

LETTRE XXXVII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Melun, 6 décembre
1791.

LETTRE XXXVIII. Delphine à madame d'Ervins, religieuse au couvent de
Sainte-Marie, à Chaillot. Melun, 6 décembre 1791.


CINQUIÈME PARTIE.

FRAGMENS de quelques feuilles écrites par Delphine, pendant son voyage.

PREMIER FRAGMENT. 7 décembre 1791.

FRAGMENT II.

FRAGMENT III.

FRAGMENT IV.

FRAGMENT V.

FRAGMENT VI.

LETTRE PREMIÈRE. Madame d'Ervins à Delphine. Du couvent de
Sainte-Marie, à Chaillot, 8 décembre 1791.

SEPTIÈME ET DERNIER FRAGMENT des feuilles écrites par Delphine.

LETTRE II. Mademoiselle d'Albémar à Delphine. Montpellier, 17 décembre
1791.

LETTRE III. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Lausanne, 24 décembre
1791.

LETTRE IV. M. de Valorbe à M. de Montalte. Lausanne, 25 décembre 1791.

LETTRE V. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Zurich, 28 décembre 1791.

LETTRE VI. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Zurich, 31 décembre
1791.

LETTRE VII. M. de Valorbe à M. de Montalte. Zurich, 1er janvier 1792.

LETTRE VIII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. De l'abbaye du
Paradis, 2 janvier 1792.

LETTRE IX. Madame de Mondoville, mère de Léonce, à madame de Ternan,
sa soeur. Madrid, 17 janvier 1792.

LETTRE X. Réponse de madame de Ternan à sa soeur, madame de
Mondoville. De l'abbaye du Paradis, 30 janvier 1792.

LETTRE XI. Delphine à mademoiselle d'Albémar. De l'abbaye du Paradis,
2 février 1792.

LETTRE XII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. De l'abbaye du Paradis,
6 février 1792.

LETTRE XIII. Madame d'Albémar à M. de Lebensei.

LETTRE XIV. M. de Lebensei à M. de Mondoville. Cernay, 18 février
1792.

LETTRE XV. Delphine à mademoiselle d'Albémar. De l'abbaye du Paradis,
4 mars 1792.

LETTRE XVI. Delphine à mademoiselle d'Albémar. 6 mars 1792.

LETTRE XVII. Madame de Cerlebe à madame d'Albémar. 7 mars 1792.

LETTRE XVIII. Réponse de Delphine à madame de Cerlebe. 8 mars 1792.

LETTRE XIX. M. de Valorbe à M. de Montalte. Zurich, 10 mars 1792.

LETTRE XX. Delphine à madame de Cerlebe. De l'abbaye du Paradis, 14
mars 1792.

LETTRE XXI. Léonce à M. de Lebensei. Paris, 14 mars 1792.

LETTRE XXII. Mademoiselle d'Albémar à Delphine. Montpellier, 20 mars
1792.

LETTRE XXIII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. 28 mars 1792.

LETTRE XXIV. Mademoiselle d'Albémar à Delphine. Montpellier, 6 avril
1792.

LETTRE XXV. Madame de Cerlebe à mademoiselle d'Albémar. Zurich, 12
avril 1792.

LETTRE XXVI. Mademoiselle d'Albémar à Delphine. Montpellier, 18 avril
1792.

LETTRE XXVII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. De l'abbaye du
Paradis, 1er mai 1792.

LETTRE XXVIII. Madame de Mondoville, mère de Léonce, à sa soeur,
madame de Ternan. Madrid, 15 mai 1792.

LETTRE XXIX. Madame de Cerlebe à mademoiselle d'Albémar. De l'abbaye
du Paradis, 20 juin 1792.

LETTRE XXX. M. de Valorbe à madame d'Albémar. Zell, 24 juin 1792.

LETTRE XXXI. Madame de Cerlebe à mademoiselle d'Albémar. Zurich, 28
juin 1792.

LETTRE XXXII. Madame de Lebensei à mademoiselle d'Albémar. Paris, 30
juin 1792.


SIXIÈME PARTIE.

LETTRE PREMIÈRE. Delphine à mademoiselle d'Albémar. De l'abbaye du
Paradis, 1er juillet 1792.

LETTRE II. Delphine à mademoiselle d'Albémar. De l'abbaye du Paradis,
15 juillet 1792.

LETTRE III. Madame de Lebensei à mademoiselle d'Albémar. Paris, 15
juillet 1792.

LETTRE IV. M. de Lebensei à mademoiselle d'Albémar. Paris, 21 juillet
1792.

LETTRE V. Mademoiselle d'Albémar à M. de Lebensei. Montpellier, 27
juillet 1792.

LETTRE VI. M. de Lebensei à mademoiselle d'Albémar. Paris, 2 août
1792.

LETTRE VII. Léonce à M. Barton. Lausanne, 5 août 1792.

LETTRE VIII. Léonce à M. Barton. Zurich, 7 août 1792.

LETTRE IX. M. de Lebensei à mademoiselle d'Albémar. 7 août 1792.

LETTRE X. M. de Lebensei à mademoiselle d'Albémar. Près de l'abbaye du
Paradis, 9 août 1792.

LETTRE XI. M. de Lebensei à mademoiselle d'Albémar. Près l'abbaye du
Paradis, 11 août 1792.

LETTRE XII. M. de Lebensei à mademoiselle d'Albémar. Près de l'abbaye
du Paradis, 13 août 1792.

LETTRE XIII et dernière. Delphine à Léonce.


ANCIEN DÉNOUEMENT DE DELPHINE.

LETTRE XIII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Bade, 17 août 1792.

LETTRE XIV. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Bade, 20 août 1792.

LETTRE XV. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Bade, 24 août 1792.

LETTRE XVI. Delphine à mademoiselle d'Albémar. 30 août 1792.

LETTRE XVII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. 8 septembre 1792.

LETTRE XVIII. Léonce à Delphine. 8 septembre 1792.

LETTRE XIX. Delphine à Léonce, 9 septembre 1792.

LETTRE XX. Delphine à mademoiselle d'Albémar.

CONCLUSION.



FIN DE LA TABLE DES LETTRES





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