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Title: Analectabiblion, Tome 2 (of 2) - ou extraits critiques de divers livres rares, oubliés ou peu connus Author: Roure, Auguste François Louis Du Language: French As this book started as an ASCII text book there are no pictures available. *** Start of this LibraryBlog Digital Book "Analectabiblion, Tome 2 (of 2) - ou extraits critiques de divers livres rares, oubliés ou peu connus" *** book was produced from scanned images of public domain Au lecteur. Ce livre électronique reproduit intégralement le texte original, et l'orthographe d'origine a été conservée. Seules quelques erreurs clairement introduites par le typographe ont été tacitement corrigées, et la ponctuation a été corrigée par endroits. Les notes ont été renumérotées, et la table des matières a été harmonisée avec le texte. On remarquera parmi les dates en chiffres romains le signe ↀ, représenté dans l'original par CIↃ, équivalent à M ou mille, et le signe Ⅾ, équivalent à D ou cinq cents, représenté dans l'original par IↃ. ANALECTABIBLION, OU EXTRAITS CRITIQUES DE DIVERS LIVRES RARES, OUBLIÉS OU PEU CONNUS, TIRÉS DU CABINET DU MARQUIS D. R***. TOME SECOND. Non ego ventosæ Plebis suffragia venor Impensis cœnarum, et tritæ munere vestis. Non ego nobilium scriptorum auditor, et ultor, Grammaticas ambire tribus, et Pulpita dignor, etc. Q. HORAT., _Epistol. XIX, lib. 1_. PARIS, TECHENER, PLACE DU LOUVRE, N° 12. M.DCCC.XXXVII. TABLE DES MATIÈRES DU TOME SECOND. Pages. Colloquia. 3 Les deux Chevauchées de l'Asne. 10 La Vedova. 12 Panoplia. 17 Traicté des Peines et Amandes, tant pour les matières criminelles que civiles. 19 Cinq livres de l'Imposture et tromperie des Diables, des enchantements et sorcellerie. 22 La Floresta spagnuola, ou Le plaisant Bocage. 25 Questions diverses, Responses d'icelles. 26 Le Monde à l'Empire, et le Monde démoniacle. 27 La Béatitude des Chrétiens, ou le Fléo de la Foy. 31 De la Puissance légitime du Prince sur le Peuple, et du Peuple sur le Prince. 34 Le Tocsin contre les Massacreurs et auteurs des Confusions en France. 40 Deux Dialogues. 43 L'Examen des Esprits pour les sciences. 49 Le Théâtre des divers cerveaux du monde. 58 L'Enfer de la Mère Cardine. 60 Discours politiques et militaires du seigneur de la Noüe. 62 Sonnet contre les Escrimeurs et les Duellistes. 74 La Vie et Faits notables de Henri de Valois. 76 Les Sorcelleries de Henri de Valois, et les oblations qu'il faisait au diable, dans le bois de Vincennes. 79 Le Martyre des Deux Frères. 81 Prosa Cleri Parisiensis ad ducem de Mena (Mayenne). 83 Le Masque de la Ligue et de l'Hespagnol découuert. 87 L'Excellenza e Trionfo del Porco. 89 Les Facétieuses Rencontres de Verboquet, pour réjouir les Mélancoliques. 90 Les Pensées facétieuses et les bons mots du fameux Bruscambille. 91 Les Trois Vérités. 92 Discours véritable sur le Faict de Marthe Broissier. 95 Histoire prodigieuse et lamentable de Jean Fauste. 97 Breve Suma y Relación. 103 La Sage Folie. 106 Le Tombeau et Testament du feu comte de Permission. 108 État de l'empire et grand-duché de Moscovie. 110 Scaligerana, Thuana, Perroniana, Pithœana et Colomesiana. 117 Le Bravvre del capitano Spavento. 126 Le Mastigophore, ou précurseur du Zodiaque. 128 Question royale et sa Décision. 133 La Messe en françois. 136 Les Œuvres satiriques du sieur de Courval-Sonnet, gentilhomme virois. 138 Pièces rares sur la mort de Henri le Grand. 143 Le Palais des Curieux. 149 Les nouvelles et plaisantes Imaginations de Bruscambille. 152 Les Fantaisies de Bruscambille. 156 Les Plaisantes idées du sieur Mistanguet. 158 La Comédie des Proverbes. 160 L'Adamo. 165 Recueil général des Caquets de l'Accouchée. 170 Nicétas, ou l'Incontinence vaincue. 176 Le Caveçon des Ministres. 179 Aglossostomographie, ou Description d'une bouche sans langue. 181 Les Chansons de Gaultier Garguille. 184 Le Parfait Capitaine, autrement l'abrégé des Commentaires de César. 185 Anatomie de la Messe. 194 La Religion du Médecin. 196 Le Capucin. 201 Lettres de Guy Patin. 203 Codicilles de Louis XIII, roy de France et de Navarre. 213 Le Divorce céleste. 220 Sermons de Piété, pour réveiller l'Ame à son salut. 222 La Monarchie des Solipses. 224 Au nom du Père et du Fils et du Sainct-Esprit. Pensées de Morin, dédiées au Roy. 233 Les Pieuses Récréations du R. P. Angelin Gazée, de la Compagnie de Jésus. 236 Le Politique du temps. 239 Les Nouveaux Oracles divertissans. 243 La Dévotion aisée. 246 L'Evangile nouveau du cardinal Palavicin, Révélé par luy dans son histoire du Concile de Trente; ou Les lumières nouvelles pour le gouvernement politique de l'Église. 248 Recueil de Poésies chrétiennes. 254 Delphi Phœnicizantes. 257 La Stimmimachie, ou le Grand combat des Médecins modernes, touchant l'usage de l'antimoine. 259 L'Art poétique. 263 L'Athéisme convaincu. 269 Le Grand Dictionnaire des Prétieuses. 271 De la Mort, et des Misères de la Vie. Poésies morales. 278 Homélies académiques. 281 Relation du pays de Jansénie. 284 L'Apocalypse de Méliton, ou Révélation des mystères cénobitiques. 285 Lettres choisies de Richard Simon (de l'Oratoire). 289 La Morale pratique des Jésuites. 298 Le comte de Gabalis, ou entretiens sur les sciences secrètes. 304 Le Tombeau de la Messe. 306 La vie de Galeas Caraccioli, marquis de Vico, et l'Histoire tragique de la fin de François Spiere. 308 Traitez singuliers et nouveaux contre le paganisme du Roi Boit. 310 Hexaméron rustique, ou Les six Journées passées à la Campagne, entre des Personnes Studieuses. 312 De Usu flagrorum in re medica et veneria. 316 De la Connoissance des bons livres, ou Examen de plusieurs Auteurs. 321 Advis fidèle aux Hollandais. 326 De l'Abus des nudités de gorge. 328 Oratio Jacobi Gronovii. 331 Joseph, ou l'Esclave fidèle. 335 Relation de l'Accroissement de la papauté et du gouvernement absolu en Angleterre. 337 Réflexions sur la Miséricorde de Dieu. 340 La Foi dévoilée par la Raison. 343 Moyens sûrs et honnestes pour la Conversion de tous les hérétiques. 345 Méditations chrétiennes du Père Mallebranche. 353 Les Soupirs de la France esclave, qui aspire après la Liberté. 354 Ésope en belle humeur. 369 Les Héros de la Ligue, ou La Procession monacale. 370 De Ratione discendi et docendi. 372 La Confession réciproque, ou Dialogues du temps entre Louis XIV et le Père Lachaise, son confesseur. 378 Satiræ Q. Sectani (Ludovici Sergardii). 382 Le Renversement de la Morale chrétienne. 392 Histoire des Amours de Grégoire VII. 395 Evangelium Medici, ou Medicina mystica. 399 Explication des Maximes des saints, sur la Vie intérieure. 405 Dissertation sur la sainte Larme de Vendôme. 408 Le Cochon mitré, dialogue. 412 Le Platonisme dévoilé, ou Essai touchant le Verbe platonicien, divisé en deux parties. 414 Nouveaux caractères de la Famille royale. 418 La Fable des Abeilles, ou les Fripons devenus honnêtes gens. 421 L'Art de plumer la Poule sans crier. 428 Réflexions sur les grands Hommes qui sont morts en plaisantant. 430 État de l'Homme dans le péché originel. 436 Théâtre et Opuscules du Père Bougeant, Jésuite. 439 Traité de la Dissolution du Mariage pour cause d'impuissance. 444 Les Récréations des Capucins, ou Description historique de la vie que mènent les Capucins pendant leurs Récréations. 452 Le Livre jaune. 454 Histoire de Louis Mandrin, depuis sa naissance jusqu'à sa mort. 456 Explication des cérémonies de la Fête-Dieu d'Aix en Provence. 462 L'Espion dévalisé. 464 FIN DE LA TABLE DU SECOND ET DERNIER VOLUME. ANALECTABIBLION, OU EXTRAITS CRITIQUES DE DIVERS LIVRES RARES, OUBLIÉS, OU PEU CONNUS, TIRÉS DU CABINET DU MARQUIS D. R..... ANALECTABIBLION. COLLOQUIA, Meditationes, consolationes, consilia, judicia, sententiæ, narrationes, responsa, facetiæ D. Martini Luther, piæ et sanctæ memoriæ, in mensa prandii et cœnæ, et in peregrinationibus, observata et fideliter transcripta (ex germanico sermone in latinum versa ab Henrico Petro Rebenstock, Eschersheymensis Ecclesiæ ministri, cum præfatione ad illustrem dominum Philippum Ludovicum, comitem de Hanoia et Rineck). 2 vol. in-12, v. f., aux armes du comte d'Hoym. Rarissime. Francofurti ad Mœnum, per Nicolaum Bassum et Hieronymum Feyerabentum. M.D.LXXI. (1565-71.) L'abbé Mercier, de Saint-Léger, écrivait à M. Huet de Froberville que les _Colloquia mensalia_ de Luther, en allemand Tisch Reden, dont les biographes ne parlent guère, et que les luthériens discrets suppriment tant qu'ils peuvent, étaient incomparablement plus rares et plus curieux que la _Mensa philosophica_ d'Anguilbert[1], ouvrage toutefois difficile à rencontrer. Le sentiment d'un philologue de ce mérite nous eût seul engagé à parler du présent livre; mais la lecture de ce recueil des pensées et dits familiers de Luther est d'ailleurs indispensable à qui veut bien connaître ce personnage extraordinaire, cet homme légion, mélange de moine fanatique, de soldat débauché, de moraliste, d'orateur et de tribun. Nulle part on ne trouve de détails plus précis sur ses discours et ses gestes. Là, donc, on voit d'abord que, né à Eisleben en 1483, il puisa les premiers élémens des lettres à Magdebourg, en 1497; qu'il alla ensuite étudier à Eisenach en 1498; qu'il se rendit à Erfurt en 1502; qu'il y reçut le magistère en 1503; que, devenu en 1504 moine augustin contre le vœu de son père qui voulait le faire juriste, il se rendit à Wittemberg en 1508, puis à Rome en 1512, où il fut fait docteur; qu'il commença en 1517 à restaurer la religion, comme disent ses disciples; que sa confession devant le cardinal Cajétan, à Ausbourg, eut lieu en 1518, sa fameuse dispute de Leipsick en 1519; qu'il brûla les décrétales des papes et tout le droit-canon en 1520, qu'il confessa audacieusement sa foi à Worms en 1521; que sa fuite en Saxe est de 1522, son mariage de 1525 ainsi que la sédition des paysans d'Allemagne; qu'il fixa sa doctrine, à Ausbourg, en 1530; qu'il eut une maladie cruelle en 1537, à Smalcade, trône de sa grandeur; et qu'enfin il mourut en 1546, le 18 février, au matin, dans le lieu même où il avait reçu le jour 63 ans auparavant. [1] Ne faut-il pas plutôt lire _Angilbert_, ce gendre de Charlemagne, devenu moine de Centule en Ponthieu, le même dont Duchesne nous a donné des poésies? Le recueil dit des Colloques en contient 115, savoir: de Dieu, de la Trinité, du Christ, de l'Eglise, de l'Excommunication, de la Loi et de l'Evangile, de la Justification, de l'Invocation et de l'Oraison, de la Confession auriculaire, de la Patience, du Libre arbitre, de la Paix, des Légendes, du Jugement dernier, des Maladies, de la Mort et de la Mort de sa fille, de la Résurrection des morts, de la Vie éternelle, de la Damnation et de l'Enfer, de la Messe et du canon de la Messe, des Monastères, de la Vie charnelle des moines, des Vices, des Fureurs et des Apologistes des papistes, de la Mort de quelques papistes, de Rome, du Monde, de son Ingratitude et de sa Malice, de l'Epicuréisme du Monde, de l'Ingratitude civile, des Scandales, des Idolâtries, de la Colère, de l'Arrogance, de la Tristesse et de la Joie, de l'Ivresse, des Prodiges, des Oracles, des Songes, des Complexions, des Spectres, des Diables, des Suppositions d'Enfans, de la haine du Diable pour les Hommes, des Frénétiques, de la Chute de l'Homme, des Enfans, des Femmes, des Parens, de l'Ingratitude des Enfans, du Droit et des Jurisconsultes, de la Police, de la Magistrature, de la Paix du Christ, du Prince, de certains Princes, des Royaumes, des Alliances protestantes, des Langues, de l'Erudition, d'Erasme, des Régions et des Peuples divers; du Vol, de la Vérité, du Mensonge, des Fables, de la Mémoire, des Consolations à divers, de ses Dangers et de ses Maladies, de ses Livres, de ses Adversaires, des Antinomies ou Contradictions, des Anabaptistes, de l'Antechrist, des Papes, des Papistes, des Saints, des Décrétales, des Universités, de l'Adultère, de l'Alchymie, des Anges, des Apôtres, des Eaux, des Secrets, des Arts, de l'Avarice du Monde, des Oiseaux, des Auteurs, de la Cène, des Chrétiens, du Paradis, du Mariage, de la Digamie, de la Polygamie, du Célibat, des Cas matrimoniaux, des Vœux clandestins, des Causes de divorce, des Cérémonies, des Guerres, des Bibles, du Nouveau et de l'Ancien Testament, du Décalogue, des Tentations, des Pères, des Evêques et des Evêques papistes. Nous donnons cette longue nomenclature pour remplacer la table des matières dont l'ouvrage est dépourvu dans toutes les éditions, ouvrage qui, traduit en latin barbare, est, de plus, imprimé en italique très incorrect. A mettre sur le compte de Luther tout ce que son compilateur anonyme lui fait dire, dès l'entrée il fait mal juger de sa théologie. Il parle de Dieu sans dignité ni sentiment, et se montre même peu digne d'en parler, puisqu'il ne le reconnaît pas dans le spectacle de l'univers et qu'il ne l'aperçoit que par la révélation, ce à quoi la doctrine révélée n'oblige pas. Ses preuves de la Trinité sont puériles: il les tire de ce qu'il y a trois choses dans le soleil, la substance, la lumière et la chaleur; trois choses dans les fleuves, la substance, la fluidité et la puissance; trois choses dans les lettres, la grammaire, la dialectique et la rhétorique; dans l'astronomie, le mouvement, la lumière et l'influence; dans la musique, trois notes, ré, mi, fa; dans la géométrie, trois dimensions, etc., etc. Sa définition de l'Eglise est fausse. L'_Eglise_, selon lui, _est la réunion des peuples dans les choses non apparentes_. A ce compte, les Musulmans feraient partie de l'Eglise. Il avait retenu de son premier état l'usage immodéré de donner des mots pour des explications, en quoi l'idiome de son pays, où la chair s'est faite verbe, le servait merveilleusement. Ses prières sont sèches, contournées, mêlées de mauvaise métaphysique et d'anathèmes contre ses adversaires. Il prêche la paix et la demande au ciel en soufflant la guerre dans les conseils des princes et dans l'esprit des peuples. N'est-ce pas une parole bien conciliante que celle-ci? «Entre la semence de la femme et le serpent, entre nous et les papistes, il ne saurait exister ni paix ni trève.» Il annonçait la fin du monde comme prochaine, à l'exemple de tous les novateurs religieux qui crient: Venez vite, le temps presse! ces gens-là perdraient leur peine avec nous, car nous leur répondrions: Si le monde va finir, à quoi bon le réformer? Sa grossièreté était grande, si l'on en juge par le conte suivant qu'il se plaisait à faire: «Un gentilhomme, à qui sa femme demandait comment il l'aimait, lui répondit: «Je vous aime quasi autant qu'une bonne digestion;» ce dont la dame s'étant tenue offensée, le mari, pour se justifier, fit monter sa femme sur son cheval en croupe avec lui, et la tint un jour entier ainsi en voyage, sans lui permettre de descendre. La dame, à la fin pressée, s'écria: «Ah! je vois maintenant que vous m'aimez bien, car je ne désire rien tant que de descendre un moment de cheval.» Ses réflexions sur la mort sentent plutôt la philosophie païenne que celle des chrétiens, à force de sécurité. Madeleine, sa fille chérie, se trouvant au lit de mort à 14 ans, il l'exhortait en ces termes: «Madeleine, ma fille, lequel préfères-tu, de rester ici avec ton père, ou d'aller habiter avec ton père céleste?--Comme il plaira au Seigneur, répondit l'enfant.--Bien, reprit-il, ta chair est infirme, mais ton esprit est ferme.» Ceci est beau sans doute, mais les pleurs et les gémissemens de la mère de Madeleine touchent davantage. Il en faut pourtant convenir, tout ce passage sur la mort de la fille de Luther est rempli de vrai pathétique. C'est, par exemple, un élan du cœur admirable que celui-ci: «Grand Dieu! que ton amour pour le genre humain est fort, s'il égale celui des parens pour leurs enfans!» Sa prophétie sur la messe et le célibat des prêtres est d'une énergie effrayante: «Sunt duæ columnæ papatus, quas Samson-Christus movet; ruent cum magna jactura mundi.» Il disait du monde que, pareil à un homme ivre, à peine était-il couché d'un côté qu'il se retournait de l'autre. Il ajoutait que, par l'artifice de Satan, le monde corrompait tout, changeant la parole de Dieu en hérésie, l'œuvre de la foi en hypocrisie, le culte en idolâtrie, la guerre en témérité, l'empire en folie, la prudence en sottise et la science en ânerie. Sa fureur contre le monde avait un côté comique, le voici: à force d'émanciper les gens, il avait mis les paysans d'Allemagne en humeur de ne plus rien payer aux ministres de la religion; et, là dessus, le réformateur de s'écrier que les hommes étaient ingrats, qu'ils donnaient jadis cent florins à un moine et refusaient de donner quatre écus au prêche. Bonne leçon pour ces meneurs d'hommes qui feraient bien, avant de s'avancer, de méditer sur la logique du peuple, car elle est d'une rigueur aristotélicienne. Il tombait souvent dans de profonds accès de tristesse, qu'il appelait des tentations de Satan; alors il recourait avec succès à la simple conversation de sa servante, ce qui lui faisait conclure justement que l'homme n'était pas né pour vivre seul. Il rejetait avec mépris les songes et les apparitions: ceci est sage, mais il fallait pousser la philosophie plus loin, ne pas raconter que le marquis de Brandebourg fut transformé en diable, que le diable, ayant pris la forme d'une certaine dame noble, morte récemment, alla trouver le veuf dans son lit, vécut avec lui, en eut trois enfans, puis disparut; ni raconter tant de folies sur la nature, la puissance, les ruses et la figure du diable; comment une femme de Magdebourg chassa le diable _crepitu ventris_; ni dire, enfin, que le diable habite par goût la Prusse ducale, les bords du lac de Lucerne, et le mont Procknesberg, en Saxe. Au milieu de ces chimères, il fit paraître un grand sens, en répondant à quelqu'un qui l'interrogeait sur la figure du diable: «Prenez le Décalogue à rebours, et vous verrez le diable; vous verrez sa tête dans le contraire du premier précepte, sa langue dans le contraire du second, et ainsi de suite.» Sa réponse à celui qui lui demandait pourquoi Dieu avait créé l'homme, puisqu'il prévoyait sa chute, n'est pas aussi bonne à beaucoup près: «Ne fallait-il pas, dit-il, que Dieu eût des privés dans sa maison?» Il aimait les enfans, se plaisait à leurs jeux naïfs, à leurs pensées candides: leur simplicité dans la foi lui semblait une image de la vie des élus: «Que ne suis-je mort à l'âge qu'a mon fils Martin?» disait-il un jour, en voyant cet enfant se jouer dans les bras de sa mère. Ce trait seul fait voir que du moins Luther était de bonne foi. Néanmoins, son caractère violent se trahit jusque dans la paternité, puisqu'il ne sut point pardonner, à son fils Jean, les torts d'une jeunesse turbulente, malgré l'intercession de sa femme et les soumissions du coupable. Ses définitions du droit naturel et du droit positif sont fort belles: «Le premier vient de Dieu, dit-il; c'est le principe-pratique en vertu duquel le bien est ordonné, et le mal est défendu; le second vient des magistrats: c'est l'application probable du premier à des circonstances prévues; d'où il suit que, pour être justes, les lois du droit positif ne doivent pas, comme les lois de Dracon, comme la loi qui inflige la même peine au larcin et à l'homicide, manquer de corrélation avec celles du droit naturel.» On ne comprend pas, néanmoins, comment, à son avis, le droit canonique n'était rien qu'une chimère; car si l'Église est admise, c'est une institution qui doit se régler par son droit aussi bien que toute autre. Ne suffisait-il pas de réprouver les abus du droit canonique en montrant de quelle façon il s'était faussé par la prétention de soumettre le droit naturel et le droit positif? Le droit canonique, qui brûlait les hérétiques, pouvait être faux, sans l'être alors qu'il interdisait au moine Luther de se marier. Faute de faire cette distinction, les réformés tombèrent dans de graves erreurs. O le grand art que celui des distinctions! il en faut en logique, et il n'en faut pas trop; or la plupart des raisonneurs pèchent ici par défaut ou par excès. Erasme était un maître dans cet art, et c'est peut-être pour cette raison que Luther l'excommunia, autant que pour son génie railleur, génie antipathique, du reste, à tous les réformateurs, attendu que le rire tue l'enthousiasme. Le Jugement de Luther sur les princes d'Allemagne, ses contemporains, est en général fort rigoureux. A leur égard, nous nous en rapportons à ce qui est: Luther les connaissait mieux que nous. Luther faisait parfois des vers; mais il eût mieux fait de s'en abstenir, s'il n'en pouvait produire de meilleurs que les suivans contre le poète Læmmichen, qui avait chanté une très vilaine chose. Quam bene conveniunt tibi res et, carmina Læmmichem! Merda tibi res est, carmina merda tibi. Dignus erat lechemerdosus, carmina merdæ, Nam vatem merdæ non nisi merda decet. Infelix princeps, quem laudas carmine merdæ, Merdosum merda quem facis ipse tua. Ventre urges merdam vellesque cacare libenter Ingentem, faciat merdi poeta nihil. At meritis si digna tuis te pœna sequitur, Tu miserum corvis merda cadaver eris. Luther, dont le propre était l'excès en toute chose, avait débuté par être un ardent ami du pape, et un moine singulièrement austère. Lorsqu'il prit les armes, pour la première fois, ce fut contre Tzellius, qui avait abusé de la doctrine de la justification. «Je défendais alors le pape et ses canons contre ce misérable ignorant, dit-il; mais Dieu, ayant permis que le pape prît parti contre ses propres canons, pour mon adversaire, je fus éclairé, et l'Évangile triompha.» Ses amis lui parlaient un jour de ses écrits avec sollicitude. «Plût au ciel que tous mes livres fussent détruits, leur répondit-il, et que la seule Bible restât! Tout est là. L'Église n'a que trop de livres. La plupart de ceux d'Augustin ne sont rien. Il n'y a presque rien dans Jérôme, hors quelques pages d'histoire. J'espère, et c'est ce qui me console d'avoir écrit, que mes livres seront bientôt oubliés, et que la Bible, seule, restera.» Il parlait en toute occasion contre l'orgueil, et faisait, à ce sujet, de sages réflexions, qu'il aurait dû s'appliquer. Écoutons-le: «De toutes les superbes, celle des théologiens est la pire; il ne faut qu'un procès perdu pour humilier le juriste, qu'une maladie pour rendre la beauté modeste; mais comment refréner un homme qui croit parler de Dieu au nom de Dieu?» Il avait Cicéron en grand honneur, et le mettait fort au dessus d'Aristote, lequel n'était, à ses yeux, qu'un habile dialecticien. «J'espère que Dieu sera propice à Cicéron, disait-il; ce n'est pas à nous de rien décider en ce genre; mais l'autre terre, qui nous est promise, est assez vaste pour que chacun y reçoive sa place selon ses mérites.» Sublimes paroles qui dépassent de mille coudées toutes les controverses du monde! N'oublions pas non plus ce qui suit, relatif aux effets temporels du lien conjugal: «_In conjugio non debent locum habere tuum et meum, sed talis communicatio bonorum omnium constituatur, ut vere agnosci non possit, quid cujusque sit proprium._» Luther fulmine contre le célibat des prêtres, et affirme que ce pernicieux usage remonte seulement au temps de Cyprien, 250 ans après Jésus-Christ. Nous ne dirons rien de ses Cas matrimoniaux, qui, pour la plupart, fournissent trop au scandale, et nous finirons par une pensée que nous suggère l'excessive tolérance que Luther montre pour la digamie et la polygamie. Quand un homme a brisé ses liens monastiques, il devient incapable de régler les mœurs. L'esclave qui s'est affranchi est un mauvais maître. Martin Luther ne vivra dans la mémoire des hommes que comme destructeur et non comme fondateur. Il a porté à l'absolue puissance des papes des coups dont elle ne se relevera point; mais quant au luthéranisme, qui n'était déjà guère du temps de Bossuet, il n'est plus rien aujourd'hui. LES DEUX CHEVAUCHÉES DE L'ASNE, SAVOIR: 1°. Recueil faict au vray de la Chevauchée de l'Asne faicte en la ville de Lyon, et commencée le premier jour du moys de septembre mil cinq cens soixante-six, avec tout l'ordre tenu en icelle. A Lyon, par Guillaume Testefort, avec privilége et cette épigraphe: _Mulieris bonæ beatus vir_. Récit en prose et en vers, formant 40 pages in-8, réimprimé in-8 à Lyon, par J.-M. Barret, à 100 exempl. seulement, en 1829. 2°. Recueil de la Chevauchée de l'Asne faicte en la ville de Lyon le dix-septième de novembre 1578, avec tout l'ordre tenu en icelle. A Lyon, par les Trois Supposts, avec privilége et l'épigraphe précédente. Réimprimé à Lyon, en 1829, chez J.-M. Barret, 100 exempl., in-8, par les soins du même amateur anonyme, qui prend pour initiales les lettres _B. D. P._ Ces deux recueils sont précédés de préfaces savantes et suivis de glossaires. De nombreuses notes éclaircissent les obscurités du texte et nous fourniront la meilleure part des brèves remarques auxquelles ces deux opuscules rarissimes vont donner lieu. (1566-78--1829.) C'était un usage consacré dans nos anciennes mœurs, à la fois grossières et joyeuses, que les maris trompés par leurs femmes avec un certain éclat de scandale subissent la honte publique d'être promenés sur des ânes, la face tournée vers la queue de l'animal; et cela en grand cortége de corporations et de confréries burlesques, telles que celles des _moines de l'abbaye de Mal Gouvert_, _des supposts de la Coquille_, _des bavards de Confort_, etc., etc. Cette promenade, où l'on étalait une sorte de luxe, se criait trois fois par la ville avec pompe; et le spectacle en était donné comme une fête, le plus souvent pour célébrer l'entrée de quelque personnage illustre. La Chevauchée de 1566, par exemple, fut offerte en hommage à la duchesse de Nemours, femme du gouverneur de Lyon, lors de son entrée dans cette ville; et ce n'est pas une des moindres particularités de cette fête. _Les drolles_, c'est à dire _ces animaux monstrueux indignes de porter le nom d'hommes_, qui s'étaient laissé battre par leurs femmes, y marchaient devant le seigneur de la Coquille, et endurèrent bon nombre de brocards qui furent ensuite imprimés en huictains. Mais ce qui doit surprendre dans le détail circonstancié d'une telle solennité, c'est que l'ordre le plus parfait y régna, dit l'historien: «Oncques n'y eust querelle ny parolle fascheuse, ny en faicts, ny en dicts, aulcuns scandalles, et ne fut tout ledict jour question que de plaisir, joie, solas et récréation, dont Dieu soit à jamais loué éternellement, _amen_.» N'oublions pas ce point, que _ledit jour_, la troupe joyeuse assista au baptême d'un enfant du chevalier Sainct-Romain, lequel fut nommé Roland. Or, pour que rien ne manque au mélange du sacré et du profane, il faut savoir que le nom de _Sainct-Romain_ n'appartenait pas à un vrai chevalier, mais à un des rôles de la farce. Il y avait toujours, à Lyon, un chevalier _Sainct-Romain_ dans les chevauchées de l'asne, comme il y avait une princesse de la Lanterne, un comte de la Fontaine, un abbé du Temple, un gentilhomme de la rue du Boys, un capitaine du Plastre, etc. La coutume de ces chevauchées n'était pas bornée à la France; on la voit en Angleterre, ainsi que le témoigne sir Walter Scott dans son roman des Aventures de Nigel; mais avec cette différence, tout à l'avantage de la raison des Anglais, que la femme coupable y subissait la chevauchée sur le même âne que son mari trompé ou battu. Il y avait là, au moins, une ombre de justice, tandis que, chez nous, on punissait le ridicule et non le crime. Ceci peut offrir aux moralistes un texte de méditation. Au reste, les chevauchées de l'asne ne sont pas nouvelles. Notre savant éditeur en voit des exemples dans Plutarque, à propos des Pisidiens qui, plus équitables encore que les Anglais, s'en servaient exclusivement contre la femme adultère. Mauvaise justice après tout! la bienséance moderne qui voile ces grandes fautes et la charité chrétienne qui les pardonne valent beaucoup mieux. LA VEDOVA, Commedia facetissima di M. Nicolo Buonaparte, citadino Florentino, nuovamente data in luce con licenza et privilegio. In Fiorenza, appresso i Giunti M.DLXVIII. 1 vol. pet. in-12 de 96 pages, plus 7 feuillets préliminaires, en 5 actes et en prose. (1567-68.) M. Brunet, qui se trompe si peu, a pourtant tort de dire que cette pièce parut pour la première fois en 1592, chez les Giunti, puisque notre édition, dûment revêtue de son privilége, est dédiée, par Jacob Giunti, à la très noble dame Soderina de Nerli, le 30 octobre 1567, et porte, pour l'impression, la date de l'année suivante. Cette comédie, dont la scène est à Venise, devrait s'intituler les Petites et Mauvaises Maisons ouvertes, car elle est aussi folle que cynique, ou tout au moins, la fausse veuve, car ce n'est pas d'une veuve qu'il s'agit dans l'action principale, mais d'une femme mariée crue veuve. Démétrius, Candiote, jadis marié à la belle madame Hortensia, qu'il croit avoir perdue grosse, il y a dix-huit ans, dans un naufrage, tombe amoureux, à Venise, d'une dame Hortensia, vivante image de sa femme, qui a chez elle sa fille nommée Drusille et sa nièce Livie, deuxième fille de Parion, son frère. Le prétendu veuf s'ouvre de sa nouvelle passion au prêtre Amerigo, lequel se charge de disposer les choses, si faire se peut, en sa faveur. Or, cette dame Hortensia, qui se croit veuve aussi depuis dix-huit ans, par suite du même naufrage, et que Démétrius ne reconnaît pas, est précisément sa femme. Premier nœud de la pièce. D'un autre côté, le jeune Fabricio est épris de Livie et confie ses tribulations au parasite Ingluvio. Il sait que Parion et Hortensia ont résolu de donner Livie en mariage à Emilio, fils cadet du vieux Lionardo Farinati, pour compléter l'alliance entre les deux familles; Cornélie, sœur de Livie, étant déjà mariée à Tiberio, fils aîné de Lionardo. Il charge Ingluvio le parasite d'aller trouver l'entremetteuse Papera, et de lui remettre une lettre pour Livie, dans laquelle il donne, à cette jeune fille, rendez-vous en tel lieu, à telle heure, dans une gondole. Second nœud. D'autre part encore, le vieux Lionardo Farinati a un frère, le vieux Ambrogio. Ce dernier, que l'union des deux fils de Lionardo avec les deux filles de Parion met en goût de mariage, s'avise de vouloir épouser Hortensia, la fausse veuve. Son frère se moque de lui: «N'as-tu pas honte de faire ainsi le jeune homme,» lui dit-il: «Veux-tu donc que ta messe d'épousailles devienne ton extrême onction? L'amour est comme la truffe qui donne la vie aux jeunes gens et des vents aux vieillards.» Ambrogio ne se laisse pas convaincre et charge le parasite Ingluvio de voir l'entremetteuse Papera pour qu'elle décide Hortensia, la fausse veuve, à recevoir ses hommages surannés. Ingluvio s'acquitte de la double commission de Fabricio, amant de Livie, et d'Ambrogio poursuivant de madame Hortensia, auprès de Papera, l'entremetteuse, qu'il rencontre précisément comme elle sort de confesse et n'en est que plus en train de faire son double message. Troisième nœud. Enfin Emilio, second fils de Lionardo Farinati, consent, pour plaire à son père, à demander la main de Livie qui n'aime que Fabricio, et refuse les empressemens de Drusille qui a conçu pour lui des sentiment très vifs, je ne sais pourquoi, car il est bien froid, bien pédant et bien ennuyeux. Papera, dont le rôle est de se mêler de toutes les affaires de ce genre, se mêle d'endoctriner Emilio. Elle perd son temps avec ce _cagnaccio_ qui s'obstine à épouser, à ses risques et périls, une jeune fille dont il n'est pas aimé, au lieu d'une dont il est l'idole, et cela, sans passion aucune, et seulement parce que son papa le souhaite. Quatrième nœud. Maintenant, voyons comment toutes ces intrigues se débrouillent entre les mains de l'entremetteuse, du parasite et du prêtre. D'abord Papera se rend au logis de la fausse veuve; elle plaide pour Ambrogio; mais quoi! plaider pour un vieillard amoureux, il faut échouer; elle échoue. Madame Hortensia étant sortie, Papera tâche de gagner Santa sa servante, et de mettre celle-ci dans les intérêts de Fabricio près de Livie; elle réussit, après quoi la voilà de nouveau en course. Lionardo Farinati, qui la voit s'esquiver de la maison d'Hortensia, la semonce en termes peu châtiés, et avertit la fausse veuve de se mieux garder à l'avenir. Tous deux conviennent, pour sûreté, d'envoyer Drusille et Livie au couvent jusqu'au retour de Parion, époque des noces projetées. Les jeunes filles iront au couvent, mais on les en sortira bientôt, parce que les parasites et les entremetteuses savent le chemin des couvens tout aussi bien que celui des veuves vraies ou fausses. Papera la _ruffiane_, ainsi que la désigne effrontément l'auteur, se trouvant en pleine voie publique, s'amuse à des lazzis avec la servante Santa qui se dit grosse, sans savoir de qui, et demande à la Fortune une place de nourrice. Survient une autre bonne pâte de servante nommée Rosa. Celle-ci est aux gages d'une courtisane qui s'appelle aussi Hortensia. Rosa en a fait de belles dans son temps. «Je me souviens, dit-elle, d'un certain meunier, mon galant, grand curieux de poids et de mesures, qui avait si bien l'usage de peser, que sa romaine rencontrait la coche sans qu'il y mît la main.» «_Mi recordo, che io stettigia con' un mugnaio, che non faceva altro che pesar mi, et era fatto si praticho nel trovar la mia taccha, che di botto vi metteva il romano, senza haverlo a bilanciar con le dita._» Sur ces entrefaites arrive la courtisane Hortensia, qui, ayant su les projets de Démétrius sur Hortensia, la fausse veuve, et toute l'histoire de ces deux époux, propose à Papera de l'aider dans le dessein qu'elle a d'attraper le prétendu veuf, en se donnant à lui pour Hortensia la fausse veuve, c'est à dire pour la véritable épouse retrouvée de Démétrius. Papera n'a garde de refuser ses services. La fourberie sera profitable, car la dépouille de Démétrius est bonne; la chose est convenue et les deux scélérates sont en action, ce qui forme un cinquième nœud. Démétrius s'offre, de lui-même, aux filets. Hortensia la courtisane, qui ressemble parfaitement à la fausse veuve Hortensia, aborde sa dupe, la questionne, la reconnaît, s'écrie: «Quoi! c'est vous, mon cher mari!» se trouve mal et joue si bien son personnage que voilà Démétrius entraîné au logis de la courtisane, la prenant en tout pour sa femme, et lui donnant la clef de sa cassette de joyaux, afin que Rosa, la servante, aille la chercher dans son auberge où il l'a laissée en dépôt à son valet espagnol Campana. Cependant, comment vont les amours de Fabricio et de Livie? Ici, de grâce, un peu de mémoire et d'attention. Les deux jeunes filles, Livie et Drusille, ne sont plus ensemble chez madame Hortensia la fausse veuve; vous savez bien que, sur les conseils du vieux Lionardo Farinati, elles ont été conduites au couvent. Elles ne sont même plus au couvent, d'où on les a retirées parce que l'intrigue amoureuse les y avait suivies; elles sont cachées, en attendant le retour de Parion, Livie dans la maison de Lionardo et Drusille seulement, chez la fausse veuve, sa mère. Lionardo et madame Hortensia la fausse veuve croient, pour cette fois, Livie à l'abri. Tiberio, ce fils aîné du vieillard Lionardo et l'époux de Cornélie, sœur de Livie, imagine un moyen court d'en finir avec Fabricio et d'assurer la possession de Livie à son cadet Emilio. «Mon père, dit-il à Lionardo, convenons avec Livie que, cette nuit, elle recevra dans son lit sa sœur Cornélie, ma femme, sous un prétexte quelconque; au lieu de Cornélie, nous y introduirons, sous ses habits, mon frère Emilio, et demain tout sera dit. Le plan est adopté, mais il avorte, grâce au parasite Ingluvio. Le drôle a de bonnes oreilles, il a entendu le dialogue de Tiberio et de son père; il a révélé le complot à Fabricio; celui-ci gagne son rival Emilio de vitesse; il revêt des habits de femme, il se fait passer pour Cornélie; on le met dans le lit de Livie sous le nom de sa sœur, croyant y mettre Emilio, tandis qu'Emilio, par la ruse d'Ingluvio et de son valet Forca, est introduit dans le lit de Drusille, au logis de la fausse veuve, toujours sous le nom de Cornélie, avec des habits de fille; et le bon de l'affaire est que ce _cagnaccio_ d'Emilio, qui ne pouvait souffrir Drusille, n'a pas plutôt couché avec elle, croyant coucher avec Livie, qu'il en est enchanté; de sorte qu'au matin, quand la double méprise sera éclairée par les rayons du jour, le bonheur de Fabricio et de Livie ne surpassera point celui d'Emilio et de Drusille; et ce merveilleux résultat des fourberies d'un parasite et d'une entremetteuse sera plus sage que tous les calculs de Lionardo et de la fausse veuve. Après cela, fiez-vous donc à la prudence des parens pour marier la jeunesse! L'adroit parasite ne s'est pas borné, du reste, à terminer deux romans dans une seule nuit; il s'est encore donné le plaisir d'une farce, en faisant accroire au vieux Ambrogio qu'il lui amenerait madame Hortensia, la fausse veuve, dans son lit, tandis qu'il y introduit une nourrice. Mais comment toutes ces introductions nocturnes peuvent-elles s'opérer et s'opérer par des tiers? c'est le secret des comiques italiens du XVIe siècle. Cela ne se peut, répondrai-je, que par une suite de bourdes, de contes à dormir debout, d'invraisemblances choquantes qu'il est impossible d'analyser, et qui supposent, pour réussir, premièrement, sur la scène, de triples fourbes d'un côté, de triples imbécilles de l'autre; secondement, dans la salle, des spectateurs sans mœurs comme sans goût. Vainement dirait-on, pour excuser de pareilles folies, qu'originairement la comédie des Italiens était une imitation de la comédie latine: les Latins ont, sans doute, nous l'avons reconnu, des parasites, des entremetteuses, des valets fourbes et fripons, des jeunes filles galantes, des jeunes gens libertins, des vieillards ridicules et bernés; ils en ont même beaucoup trop; mais, en général, ils ont, du moins, l'art et le bon-sens de reléguer les invraisemblances de leur fable dans l'avant-scène et au dénouement; du reste, leur action est d'ordinaire habilement conduite, leur dialogue est vrai, les mœurs sont, chez eux, fidèlement reproduites, les caractères bien soutenus et tracés sans grotesque; or, c'est ce qu'on ne trouve guère dans la comédie des Italiens et nullement ici. Achevons de nous en convaincre. Voilà bien, de compte fait, trois des cinq intrigues dénouées; reste à deux, celle de la fausse veuve Hortensia et celle d'Hortensia la courtisane. Nous avons laissé cette dernière en possession de son faux mari Démétrius, et au moment de mettre la main sur les joyaux de sa victime. Tout irait bien pour elle et pour Papera sa complice, sans le prêtre Amerigo qui a découvert que Démétrius est l'époux de la fausse veuve, et s'est pressé de conduire cette dame au logis de son ressuscité. Madame Hortensia trouve sa place occupée par Hortensia la courtisane. Grand débat entre les deux femmes; grande perplexité chez Démétrius. Le pauvre Candiote ne sait laquelle entendre. A la fin, il s'avise d'une espèce de jugement de Salomon, et c'est le meilleur incident de l'ouvrage. «Je donnerai, dit-il, mon trésor à l'une de vous, à l'autre ma personne, choisissez!» La courtisane ne manque pas de choisir la cassette et la fausse veuve le mari. C'en est fait, tout est éclairci. Démétrius garde sa cassette, reprend sa véritable femme. On marie Drusille à Emilio, Fabricio à Livie; la courtisane retourne à ses affaires; Lionardo Farinati est content; Ambrogio se console avec la nourrice. Le parasite, l'entremetteuse, les valets et les servantes s'écrient: _Nozze_, _Nozze_, nous allons manger des chapons, des poulets, des oies, des outardes, et boire bien du vin blanc de Milan, et la toile tombe. Si Molini, en réimprimant, dans l'année 1803, cette pièce folle et ordurière de Nicolo Bonaparte, prétendit faire une malice, c'est une sottise; si c'est une flatterie à cause de la date, sottise plus grande mille fois. PANOPLIA, Omnium illiberalium, mechanicarum aut sedentariarum artium genera continens, quotquot unquam vel a veteribus, aut nostri etiam seculi, celebritate excogitari potuerunt, breviter et dilucide confecta: carminum liber primus, tum mira varietate rerum vocabulorumque, novo more excogitatorum copia perquam utilis, lectuque perjucundus.--Accesserunt etiam venustissimæ imagines omnes omnium artificum negociationes ad virum lectori repræsentantes, antehac nec visæ, nec unquam editæ. Per Hartmannum Schopperum, novo-forens Noricum. Ex typis Georgii Corvini, impensis Sigismundi Feyerabenti. Francofurti ad Mœnum, cum privilegio Cæsareo. (1 vol. in-12 de 147 feuillets non chiffrés, contenant 132 pl. joliment gravées, lesquelles représentent toutes les professions et tous les métiers, depuis le pape et l'empereur jusqu'au barbier et au vendeur d'orviétan. Le livre a des signatures de S 3.) M.D.LXVIII. (1568.) Ce volume, peu commun, d'une complète inutilité aujourd'hui, fut dédié par Sigismond Feyerabent à Oswald d'Eck et Wolfeck, maréchal héréditaire du diocèse de Ratisbonne, et grand-maître du palais du comte Palatin. C'était, pour le temps, une Encyclopédie parlante des arts et métiers. Hartman Schopper, que Feyerabent qualifie de poète insigne, en fit une œuvre de bel-esprit, en composant, pour chaque planche, un quatrain latin, qui se voit au dessus, et un sixain au dessous. Quelques unes de ces pièces sont bien tournées: on en jugera par le sixain du faiseur de compas: Jungimus ex uno duo ferrea bracchia nodo Quæ spatio debes rite locare pari. Unaque pars stabit; pars una fideliter orbem Ducet; is accepta fine rotundus erit. Primus in exemplum spinas in pisce notatus Ingenii perdix traxit ab arte sui. Joignez par le sommet deux bras de fer égaux Dont chaque pointe aiguë à distance ait pris terre; Rendez l'un immobile, et que l'autre ait carrière, Sans pourtant s'écarter; un cercle sans défauts Naîtra sous votre main. Cette pièce achevée, Dans les os du poisson la perdrix l'a trouvée. Ainsi le compas d'Archimède est une invention de la perdrix, selon le _Panoplia_. TRAICTÉ DES PEINES ET AMANDES, TANT POUR LES MATIÈRES CRIMINELLES QUE CIVILES, Diligemment extrait des anciennes loix des XII Tables de Solon, de Draco, constitutions canoniques, loix civiles et impériales, accompagné de la pratique françoise, par Jean Duret, advocat du roy et de Mgr. le duc d'Anjou, en la sénéchaussée de Moulins. Lyon, par Benoît Rigaud, 1 vol. in-8. (1572.) Le nom de Duret est commun à deux familles qui ont fourni l'une et l'autre plusieurs savans célèbres dans le XVIe siècle. Thémiseuil parle avec éloge du médecin Claude Duret, à propos de son _Thrésor de l'histoire des langues de cet univers_, gros livre in-4° de 1030 pages, imprimé pour la première fois en 1613, où l'auteur passe en revue cinquante-six langues diverses, en comptant à part les langues d'oiseaux et autres animaux parlans. On voit que M. Dupont de Nemours, qui nous a traduit, il y a trente ans, des dialogues de corbeaux, avait été devancé. On l'est aujourd'hui en tout genre et sur tout sujet. Il est probable que les animaux ont un langage, car on les voit fréquemment se disputer et se battre entre eux; mais il paraît sage de renoncer à connaître leur Grammaire et leur Vocabulaire. Claude Duret était de la famille de Jean Duret, l'avocat, dont il est ici question. Ce dernier naquit à Moulins en 1540, mourut à Paris en 1605, et fut signalé par _son bel-esprit et éloquence_, ainsi que le rapporte Pierre de l'Estoile. Il y a deux éditions de son Traité des Peines et Amendes postérieures à la nôtre et plus amples. Celle de 1588, également de Lyon, l'une des deux, est marquée rare dans plusieurs catalogues, selon la Biographie universelle. Nous pensons que l'édition originale est la plus rare de toutes et qu'on doit peu regretter aujourd'hui les augmentations qu'on y a faites depuis. L'ouvrage est composé de 116 chapitres rangés par ordre alphabétique, ce qui en rend l'usage facile aux dépens de la lecture méthodique. L'ordre des matières n'est qu'à demi rétabli par le tableau synoptique mis en tête du premier chapitre intitulé: _de la Division des peines criminelles et civiles_, où règnent une métaphysique et une analyse confuses. Par exemple, l'auteur, dans ce tableau, met au rang des peines civiles conventionnelles les obligations résultant des pactes ou de stipulations entre parties, telles que l'intérêt de la somme prêtée, etc., etc. C'est une subtilité pour le moins. Il établit les peines arbitraires comme une des trois grandes divisions des peines criminelles, ce qui tend à faire périr le texte sous l'interprétation. Il y a bien d'autres choses à reprendre dans ce tableau: mais le livre, au total, instruit et intéresse par le sage esprit d'humanité dont il est empreint, bien que souvent obscurci par les ténèbres de la routine. Au chapitre des _Accusateurs téméraires_, Jean Duret s'élève généreusement contre l'édit des empereurs qui accordait un salaire à la délation. Dans le chapitre des _Alimens déniés_, on trouve ces belles paroles relatives à l'obligation, pour les mères, d'allaiter leurs enfans. «Honni soit de ces follastres qui estiment que les mammelles leur soient seulement plantées sur l'estomach pour un accomplissement de beauté, non pour nourrir.» Le chapitre des _Appelans téméraires_ rappelle une ancienne coutume judiciaire que peut-être il faut regretter, celle qui condamnait l'appelant débouté à payer, outre les dépens, vingt livres d'argent au fisc, en guise d'amende. Le chapitre des _Arbres coupés_ présente le détail de la cruauté des anciennes lois forestières. Celui des _Assemblées illicites_ fait remonter, au temps de la république romaine, les prohibitions dont nos modernes amis du peuple se plaignent si aigrement, et que la raison avoue autant que la vraie liberté. Celui des _Blasphémateurs_ est tout barbare, partant du principe qu'il faut proportionner la peine à la qualité de l'être offensé, tandis que toute peine doit s'établir sur le dommage direct que la société reçoit du délit. Le chapitre des _Bougres_ n'est pas tendre pour ces messieurs, de par Moïse, de par les lois canoniques et de par le préfet Papinien. Nous croyons avec bien d'autres que les non-conformistes doivent être conspués et non mis à mort. Le chapitre des _Châtrés_ interdit, conformément à la loi romaine, la castration, sous des peines sévères. Il est fâcheux que l'intérêt de la musique d'église ait triomphé de cette sage rigueur. L'auteur est trop inflexible pour le _Concubinage_. Ici, la nature est si impérieuse, que la société doit se montrer indulgente. Même excès dans le bien au sujet des dots. Duret ne veut pas qu'on dote les filles de peur de faire du mariage une simonie; mais les filles, fussent-elles sans dot, seraient épousées pour leur fortune présumée, ce qui serait également simoniaque. Le chapitre des _Dixmes_ est ce qu'il pouvait être, dès l'instant qu'on l'appuyait sur la loi de Moïse et sur les paroles de saint Augustin. Celui des _Enfans abortifs_, dirigé contre l'avortement et l'infanticide, débute singulièrement. «Qui est-ce qui vid jamais femme sans estre accompagnée de ces trois vertus, de plorer quand il lui plaist, de savoir filer sa quenouille, et de jaser incessamment d'estoc et de taille, sans raison, ni propos, hault et viste comme le tacquet d'un moulin? c'est ce qui est dit communément: La femme doit savoir plorer, filer, parler, Avant que femme on puisse aisément l'appeler.» Le chapitre des _Hérétiques_ reproduit l'esprit barbare des édits de François Ier en matière de religion, et pour combler la mesure de la démence, s'autorise de l'Evangile. Celui des _Libraires_ et _Imprimeurs_, très amer contre l'imprimerie, très favorable à la censure, renferme une étrange expression, car ce ne peut être un anachronisme. Duret cite un édit de Justinien contre les imprimeurs incorrects du Digeste et du Code. Le chapitre des _Putains_ oppose avec avantage l'ordonnance de saint Louis contre les bordeaux, à la loi de Solon, qui les introduisait pour garantir les honnêtes femmes de l'incontinence des jeunes hommes. Le chapitre des _Vêtemens, fards et superfluités de meubles défendus_, tombe dans le vice de toutes les lois somptuaires qui gênent la marche de la société sans réformer les mœurs. On y voit une expression ingénieuse et pleine d'énergie contre les parures féminines. «On peut, dit l'auteur, dextrement nommer tels afficquets les seconds macquereaux des femmes.» Quant aux lois somptuaires, nous nous en tenons au mot de Tibère qui est admirable: «Que la satiété soit le frein du riche, la nécessité celui du pauvre, et la modération celui du sage.» CINQ LIVRES DE L'IMPOSTURE ET TROMPERIE DES DIABLES, DES ENCHANTEMENS ET SORCELLERIE, Pris du latin de Jean Uvier, médecin du duc de Clèves, et faits françois par Jacques Grévin, de Clermont en Beauvoisis, médecin à Paris. A Paris, chez Jacques du Puy, 1569. 1 vol. in-8 de 468 feuillets, avec une table des auteurs cités et une autre des noms et choses mémorables. (1569.) Jean Uvier, auteur de ce livre, entrepris, dans le dessein d'éclaircir la science des démons et des sorciers, selon la doctrine de l'église chrétienne, est aujourd'hui si peu connu qu'il ne trouve pas de place particulière dans les Biographies et les Dictionnaires historiques, dont pourtant l'accès est assez facile. Il n'en est pas de même de son traducteur Jacques Grévin, médecin de Marguerite de France, duchesse de Savoie, né à Clermont en Beauvoisis en 1540, mort à Turin en 1570, ami, puis ennemi de Ronsard, qui poursuivit en lui le calviniste. Grévin figure, dans la belle Biographie de Michaud, très convenablement. Nous vengerons, autant qu'il est en nous, le médecin Uvier de l'abandon des érudits, en nous occupant plus de lui que de son successeur qui écrit trop pesamment. Cet auteur, aussi docte que chimérique, donne, dans sa préface, le sommaire de ses cinq livres. Nous l'imiterons. Le premier donc est consacré à l'origine du diable, à ses débuts sur la terre au temps du péché originel, à la définition de son pouvoir et des limites que Dieu y assigne. On y voit les noms des différens démons, et quantité de faits diaboliques extraits des auteurs sacrés et profanes. Ce serait un puits d'érudition stérile, si l'annaliste infernal ne faisait pas remarquer avec saint Jérôme que les vrais instrumens du diable sont nos passions que Dieu permet afin de nous donner le mérite de vaincre et de nous ménager le prix de la victoire. Le second livre établit la distinction entre les divers satellites du démon, tels que magiciens, sorciers, enchanteurs, empoisonneurs, devins, négromans, astrologues, ventriloques, etc., etc. Julien l'apostat et Roger Bacon sont classés dans une de ces catégories. Ici encore, l'antiquité comme les temps modernes sont mis à contribution avec une investigation merveilleuse. On peut croire aisément que rien ne manque à ce cours de science démoniale, où se rencontrent des histoires curieuses. Le troisième livre présente un dessein philosophique, celui de prouver que les personnes crues ensorcelées le sont moins par des sorciers que par l'action des passions imaginatives qui sont en elles-mêmes. Mais l'exécution ne répond pas au dessein, et Uvier retombe dans le traitement des possédés par l'exorcisme, et dans le système des possessions réelles dont il annonçait devoir sortir pour entrer dans le domaine de la morale et de la médecine véritable. Suit un autre répertoire de faits vrais ou faux, très curieux. Voir le chapitre 18, page 274, intitulé: Que les parties honteuses ne peuvent être arrachées par charmes; _item_ que le diable peut, par moyens naturels, empescher l'exécution vénérienne. Ce chapitre fait trembler. Du reste, l'auteur devient rassurant au chapitre 20, quand il affirme que le diable ne saurait changer les hommes en bêtes. Le quatrième livre est une belle et bonne action. Le médecin y propose cette fois de traiter les ensorcelés plutôt par l'ascendant de la raison et l'autorité des Ecritures que par anneaux constellés, signes, images, etc., etc. Il ne veut pas davantage qu'on brûle les pauvres sorcières, qu'il appelle de folles victimes du diable, et réserve les rigueurs de la justice humaine pour les empoisonneurs. La philanthropie nous entraîne trop loin aujourd'hui quand nous ne voulons voir que des insensés dans les plus cruels homicides. Une forte pointe de calvinisme se manifeste dans ce livre, et la voici: Tous les papes, depuis Sylvestre II, de l'an 1003, jusqu'à et y compris Grégoire VII, c'est à dire vingt papes, y sont compris parmi les magiciens. Le cinquième livre, développement du précédent, traite des peines dues aux sorciers; l'auteur incline vers l'indulgence pour les personnes, avec toute sévérité pour les écrits. Dans ce dernier livre sont accumulés des exemples de procès de sorcellerie qu'il est bon de consulter pour l'histoire de l'esprit humain et de la législation des temps d'ignorance. L'ouvrage finit par une profession de foi catholique. En résumé, ce traité peut être considéré comme une histoire de l'enfer suffisamment complète. On a cru aux esprits, malins ou non, dans tous les siècles. Les anciens en sont remplis; mais c'est surtout dans le moyen-âge qu'il en faut chercher. Cette période est leur empire. C'est alors qu'on les voit pénétrer les mœurs et la société tout entière, et se reproduire par la guerre même qu'on leur fait. Ils sont encore, à présent, poursuivis en Espagne et en Italie judiciairement. Jusqu'à Louis XIV, ils le furent chez nous. Consultez le tome 7 des intéressans Mémoires de l'abbé d'Artigny, vous y verrez l'interrogatoire du démon qui apparut au monastère des religieuses de Saint-Pierre-de-Lyon, et toute son histoire, publiée avec privilége du roi, par Adrian de Montalembert, aumônier de François Ier. Ouvrez encore les _Variétés sérieuses et amusantes_ de Sablier qui justifient bien leur titre, et vous trouverez, au tome 1er, extraite des papiers de Michel Houmain, lieutenant criminel d'Orléans, l'un des commissaires préposés au jugement d'Urbain Grandier, une liste nominale des diables qui ont possédé les religieuses de Loudun, de l'an 1632 à l'an 1634, avec les qualités d'iceux et aussi les noms de leurs victimes. Que conclure de tout ceci? ce qu'en concluait Voltaire, savoir que le monde est à la fois bien vieux et bien nouveau. LA FLORESTA SPAGNUOLA, OU LE PLAISANT BOCAGE, Contenant plusieurs contes, gosseries, brocards, cassades et graves sentences de personnes de tous estats. Ensemble: une Table des chapitres et de quelques mots espagnols plus obscurs mis à la fin de l'œuvre, traduit de l'espagnol par Pissevin, et dédié à M. de Langes, seigneur de Laval, président au parlement de Dombes, et siége présidial du Lyonnais. (1 vol. in-16, de 469 pages, plus 4 feuillets de table et une Épître finale au lecteur débonnaire.) (1570--1600-1617.) C'est un recueil de bons mots et de lazzis espagnols dans lequel il y a peu à retenir, et dont nous ne parlons ici que parce qu'il est recherché des bibliomanes. Notre exemplaire vient de la bibliothèque de M. Méon. Une dame castillane demandait, dans un amant, la vertu des quatre S: Sabio, Solo, Secreto, Solicito (sage, seul, secret, soigneux). Un cavalier lui répondit qu'il repoussait dans une maîtresse le vice des quatre F: Fea, Fria, Flaqua, Flexa (laide, froide, maigre, retorte). Un chevalier, ayant fouetté son jeune page jusqu'au sang, lui dit, après l'opération, de se rhabiller. «Non, lui répondit l'enfant, prenez mes habits: ils reviennent au bourreau.» QUESTIONS DIVERSES, RESPONSES D'ICELLES, A sçavoir: Questions d'amour, Questions naturelles, Questions morales et politiques, divisées en trois Livres, traduites du tuscan en françois, et dédiées, par une Épître du traducteur, à la noblesse françoise et aux esprits généreux. A Rouen, chez Jean Cailloué, dans la cour du Palais. (1 vol. in-12 de 384 pages.) L'édition originale de ce livre, beaucoup moins piquant que son titre ne l'annonce, est de Lyon, in-16, 1570. La nôtre est sans date: M. Brunet lui assigne, sans dire pourquoi, celle de 1617. Elle se trouvait, chez le duc de la Vallière, rangée au nombre des ouvrages rares et curieux, classe des facéties. Voilà certainement un grand honneur fait à des plaisanteries telles que les suivantes: «Quand est-ce que les dents font mal aux loups?--Quand les chiens les mordent aux fesses.» «Qui est le plus traistre arbalestrier qui soit?--Le cul; car il vise aux talons et frappe au nez.» «Qui est-ce qui ressemble à un chat?--Une chatte.» «Qui est roi au pays des aveugles?--Le borgne.» «Qui est plus sujet à l'amour, ou l'homme ou la femme?--C'est une chose évidente que l'homme y est plutôt pris et empestré, etc., etc.» Tout le recueil est à peu près dans le même goût. LE MONDE A L'EMPIRE, ET LE MONDE DÉMONIACLE, Faict par dialogues, reveu et augmenté par Pierre Viret. L'ordre et les titres des dialogues. _Du monde à l'empire._ L'empire des monarchies. L'empire de l'Empire romain. L'empire des chrétiens. L'empire des républiques. _Du monde démoniacle._ Le diable deschaîné. Les diables noirs. Les diables blancs. Les diables familiers. Les lunatiques. La conjuration des diables. A Genève, par Guillaume de Laimarie. (1 vol. in-8 en deux parties, 524 pages et 8 feuillets préliminaires.) M.D.LXXX. (1571-80.) Pierre Viret, célèbre ministre calviniste à Lausanne, l'un de ceux qui chassèrent, en 1536, les catholiques de Genève, mourut, comme on sait, à Pau, en Béarn, à 60 ans, dans l'année 1571. Il était en réputation d'excellent orateur chez les siens, et publia nombre d'écrits sur la théologie et la morale que la postérité a jugés plus sévèrement que ses contemporains. Parmi ses écrits, on doit remarquer la _Physique papale_ dont nous avons parlé, et le _Monde à l'Empire_. Le lecteur croit d'abord, sur le titre de _Monde à l'Empire_, que l'auteur, dans ce dernier ouvrage, va traiter des empires ou de l'empire; rien moins. Il n'est ici question que du _monde allant pire_, du monde empirant de jour en jour. C'est là tout le mystère. Le dessein de Viret n'est autre que de peindre en noir les hommes et les choses de son temps. Pour ce faire, il introduit quatre personnages qui bavarderont à donner des syncopes, savoir: Théophraste, le bon théologien, l'homme craignant Dieu, l'homme sage, en un mot Pierre Viret; Hierosme, l'homme sociable et instruit, habile à lancer des questions et à renvoyer la balle belle au théologien; Eustache, pauvre superstitieux, bon diable de papiste, plus ignorant que malin, et _idolâtre_ seulement par simplicité; enfin Tobie qui est entre deux, et ne demande qu'à connaître la vérité: ce dernier sera, si l'on veut, le lecteur; du moins telle paraît être l'idée de Viret à son égard. Ces quatre personnages une fois campés les uns vis à vis des autres, la partie carrée commence. Le premier dialogue roule sur le luxe pernicieux du clergé, sur les somptuosités du culte, opposées à la modeste gravité des anciennes cérémonies du christianisme. Il faudrait nourrir les pauvres; tel est l'objet véritable, tel est le luxe qui convient à l'Eglise. L'or et l'argent perdent les religions comme les États; ils ont perdu les Romains, etc., etc. Voilà, sans doute, de belles sentences; mais laquelle des deux religions, catholique ou calviniste, a le mieux nourri ses pauvres? Viret prêche en vain; nos riches hôpitaux et les tristes souscriptions des dissidens ou leurs impôts de secours plus tristes encore parlent plus haut que lui, et s'élèvent contre cette morale sèche qui confie le sort des pauvres au calcul plutôt qu'à la charité. Le second dialogue appelle la réforme des lois civiles par l'application des sages principes du Droit romain. Il attaque les abus de la justice, l'avarice des juges, la vénalité des charges, la prévarication simoniaque des avocats qui se font payer par la partie adverse pour ne rien dire, en même temps que par leur partie pour parler. Il foudroie l'intempérance et finit par une dissertation sur les gouvernemens monarchique, aristocratique et démocratique, dont il montre les inconvéniens sans conclure. Le troisième dialogue est remarquable en ceci, qu'il signale, chez les réformés, autant de désordres que chez les catholiques, en quoi Viret fait preuve de bonne foi. Diatribes sur l'avarice des chrétiens de toute secte. Passages violens sur le vol et les confiscations dont l'administration et la cité sont infectées. Le quatrième dialogue s'étend sur l'orgueil des grands et la sotte vanité des petits qui les veulent imiter, plus insupportable encore. Nombreuses citations de poètes latins et grecs, traduites en vers français, utiles à consulter pour l'histoire de notre poésie. Sorties contre les athées, les hypocrites et les superstitieux. Tableau de la décadence des mœurs. Les hommes du XVIe siècle sont efféminés, moins vigoureux et _moins disposés_ à 30 ans que leurs pères ne l'étaient à 60, 70 ou même 80. Plusieurs logent aujourd'hui la goutte, dont les auteurs logeaient l'araignée. Nous répondrons à Viret qu'il ne faut loger ni l'une ni l'autre. A ce propos, question du bon-homme Eustache. Fable de la Goutte et de l'Araignée, racontée à la manière de Viret, c'est à dire devenant une assommante histoire de cinq grandes pages, petit texte. Sortie contre l'ignorance des nobles, telle qu'à peine savent-ils signer leurs noms, et ils s'en font gloire. Hommage rendu à François Ier pour avoir donné l'essor aux esprits par son amour des lettres. Censure des impôts. Menace de séditions populaires. Charles VI, grand dissipateur. Tout cela est surabondamment assaisonné de citations prises de l'histoire sacrée et profane. Fin du Monde à l'Empire. LE MONDE DÉMONIACLE. C'est une continuation du même sujet, une lamentation de Jérémie, à la poésie près, sur la caducité précoce du monde, arrivée par le luxe et la corruption des grands, et surtout par l'exemple des _médecins_. L'auteur, qui aime les calembourgs, et a fait tout son livre sur un calembourg, entend ici par _médecins_ les deux papes _Médicis_, Léon X et Clément VII. A ces mille déclamations sinistres de Théophraste, l'interlocuteur Hierosme, à notre avis, plus sage que lui, sans être moins ennuyeux, répond que cela le fait souvenir d'un certain personnage cité par Gallien, lequel, ayant ouï parler de la fable d'Atlas portant le monde sur ses épaules, était tombé dans une crainte perpétuelle de choir qui le faisait mourir à petit feu; vu qu'Atlas pouvait se fatiguer d'un instant à l'autre, et laisser dévaler le monde. Ce qu'il y a de plus fâcheux dans ce livre, c'est qu'après avoir signalé, enflé, déploré les maux de l'univers, Viret n'y trouve aucun remède. Il désespère même de la réforme: c'est un tombeau ouvert et rien de plus. Il fait, dit-il, état des différens expédiens qui se présentent, comme du pélerinage à Saint-Mathurin, où l'on mène les fous, qui en reviennent enragés. Il faut absolument, selon lui, que Jésus-Christ revienne fondre au creuset ce malheureux globe. Cette philosophie sépulcrale n'est pas d'une tête bien faite. Aussi ne faut-il pas s'étonner de la voir associée aux croyances les plus absurdes sur l'existence matérielle des diables et leurs tours de passe-passe ici bas, comme elle l'est dans cette seconde production, aussi mauvaise que la première. Du reste, il paraît superflu d'exposer avec détail la théorie de Viret sur les diables noirs, c'est à dire furieux et athéistes; blancs, c'est à dire hypocrites et couverts d'un voile sacré; familiers, lunatiques et conjurateurs. Il y aurait de quoi se perdre sans nul profit pour la science, la religion, ni les mœurs. Ce n'est pas la peine, en vérité, d'être réformateur, pour admettre et débiter de telles choses si pesamment. Comment Pierre Viret a-t-il pu jouir d'une si grande réputation? on peut se l'expliquer ainsi: ce ministre était convaincu. Il parlait avec une extrême facilité, ce qu'on devine bien à son style si riche de paroles, si pauvre d'idées. Or, la faconde impose beaucoup au commun des hommes. Il parle en public aussi long-temps qu'il veut, donc c'est un génie! ainsi raisonne la foule. Erreur maxime. Peut-être même n'est-ce pas un orateur; un grand orateur probablement pas; un grand penseur, un grand écrivain, non certainement. Il y aurait ici beaucoup de développemens à donner, mais ce n'est pas le lieu de le faire. LA BÉATITUDE DES CHRÉTIENS, OU LE FLÉO DE LA FOY[2], Par Geoffroy Vallée, natif d'Orléans, filz de feu Geoffroy Vallée et de Girarde le Berruyer, ausquelz noms de pere et mere assemblez, il s'y treuve: Lerre Geru, vray fléo de la foy bygarée, et au nom de Filz: va Fléo, règle Foy; autrement, Guere la Fole Foy; heureux qui sçait, au sçavoir repos. 1 petit vol. in-12, de 8 feuillets, imprimé en 1572. (Rarissime.) [2] Sallengre, au tom. Ier de ses Mémoires, 2e partie, donne quelques détails précis touchant Geoffroy Vallée, dit le Beau Vallée, selon Bayle. On y voit qu'il était qualifié de sieur de la Planchette, que son père, sieur de Chenailles, était contrôleur du domaine, à Orléans; que sa mère était fille d'un avocat fiscal de la même ville, et que de la descendance masculine de son frère vint Jacques Vallée, sieur des Barreaux, intendant des finances, qui fut successivement maître des requêtes, et conseiller au parlement. Cette famille des Vallée était malheureuse. Guy-Patin rapporte, dans ses lettres, qu'en 1657, un sieur Vallée de Chenailles, réformé, conseiller au parlement de Paris, fut dégradé et condamné au bannissement, pour avoir tenté de livrer Saint-Quentin au prince de Condé. (1572-73.) Il est certainement aussi insensé de supplicier un homme pour un pareil livre que de composer ce livre même, et l'odieux demeure en plus à la puissance qui condamne et met à mort. Qu'était-ce que ce malheureux Orléanais, Geoffroy Vallée, ou du Val, qui fut brûlé en place de Grève à Paris, le 9 février 1573, d'autres disent en 1571, d'autres en 1574, par arrêt du Parlement confirmatif d'une sentence du Châtelet? Un esprit rêveur, un Mallebranche avorté, ou peut-être une ame candide, scandalisée du hideux spectacle que présentait, de son temps, la société religieuse, qui, dans sa bonne foi dépourvue de lumières, essayait de ramener ses contemporains à la raison, qu'il entrevoyait sans avoir la force de s'y tenir. Il mourut repentant, _cognoissant sa faute publiquement_, dit la chronique. Repentant de quoi? bonté divine! est-ce d'avoir dit, dans un moment lucide, au premier chapitre de son livre, intitulé le _Catholique universel_: «J'ay ma volupté en Dieu, en Dieu n'ay que repos... L'homme n'a aise, béatitude, consolation et félicité qu'en sçavoir, lequel est engendré d'intelligence, et, lors, le croire lui en demeure, veuille ou non, car il est engendré du sçavoir, et jamais n'en peult estre vaincu; mais celluy qui croit par foy ou par craincte et peur qu'on lui faict, ce peult estre diverti, changé, et destourné quand il juge chose meilleure... Ce croire-là est très meschant et très misérable, et en viennent tous les maulx que nous avons eus jamais, et ont été cy devant et seront source de toute abomination, et l'homme, par ce croire-là, est toujours entretenu en ignorance, et rendu grosse bête; et vaicut-il mil ans logé sur le grand et petit Credo, ne sçaura jamais rien.» Mais de quoi encore Geoffroy Vallée fut-il repentant? est-ce d'avoir, dans son second chapitre _du Papiste_, flétri cette croyance _bestiale_, uniquement fondée sur la peur du diable et du bourreau, _qui faisoit paroller_ le Papiste du XVIe siècle _comme pourroit faire un perroquet_? est-ce d'avoir, dans son troisième chapitre intitulé _le Huguenot_, attaqué, en termes trop absolus, il est vrai, cette foi sur parole que les réformés ne laissent pas de professer à leur manière, malgré leurs prétentions au raisonnement? est-ce, dans son quatrième chapitre, d'avoir donné la préséance à l'anabaptiste, lequel, selon lui, procéderait à la connaissance de Dieu par la pratique des vertus, _seule bonne voye de sapience_? Il est sûr qu'au cinquième chapitre, dans lequel le libertin est fulminé, on lit de cruels blasphèmes contre le papiste proprement dit; mais Geoffroy Vallée partait du point de vue de 1572, année de la Saint-Barthélemy: le jugement se troublerait à moins. Que ne lui fit-on grâce en faveur de cette belle pensée qui se trouve là même? «L'homme ne peult jamais estre athéiste, et est ainsi créé de Dieu.» Il nous semble encore qu'un tribunal, tant soit peu clément, pouvait épargner l'auteur, pour s'être exprimé de la façon suivante dans son sixième et dernier chapitre, sur l'athéiste: «L'athéiste, ou celluy qui se dit tel (car il n'est pas possible à l'homme d'estre sans Dieu) n'a que tourment et affliction, d'autant qu'il a quitté Dieu pour la volupté du corps.» Ce qu'on aperçoit dans ce fatal opuscule, de 16 pages, très mal écrit d'ailleurs, c'est, à côté d'une trop grande confiance dans le libre examen, et d'une méfiance excessive de l'autorité en matière de religion, une très juste, très sainte et très utile indignation contre ceux qui, _au lieu de méditer et contempler nuit et jour que c'est de l'Éternel et de l'homme, n'ont les mots de justice, charité, religion qu'en leur bouche et en leur bourse_. Le pauvre Vallée était grand-oncle du poète Desbarreaux. Son livre du _Fléo de la foy bygarée_ est plus que rare, s'il est aussi vrai que probable que Bernard de la Monnoye ait été fondé à considérer comme unique l'exemplaire qu'il donna au cardinal d'Estrées en 1714, exemplaire commissionné à 1200 fr., qui passa, en 1740, chez M. de Boze, puis, en 1753, chez M. de Cotte, et dont nous avons la copie figurée, faite sur celle de M. Falconet, médecin du roi, laquelle est parfaitement conforme à une troisième copie également figurée que possède la bibliothèque royale. M. Peignot, qui s'étend beaucoup sur cet opuscule dans son _Dictionnaire des Livres condamnés au feu_, dit que la réimpression qui en fut faite in-8 a été vendue 18 fr. chez le duc de la Vallière. DE LA PUISSANCE LÉGITIME DU PRINCE SUR LE PEUPLE, ET DU PEUPLE SUR LE PRINCE; Traité très utile et digne de lecture en ce temps, escrit en latin (sous le titre de _Vindiciæ contra tyrannos_), par Estienne Junius Brutus, (Hubert Languet), et nouvellement traduit en françois (par François Estienne, selon M. Barbier, et par l'auteur lui-même, suivant M. J. Chénier), 1581. 1 vol. in-8 de 364 pages, plus recherché que l'original, au rapport de M. Brunet. (1er janvier 1577-81) Hubert Languet, gentilhomme bourguignon, né en 1518, de catholique devenu luthérien, puis conseiller d'Auguste, électeur de Saxe, devrait être sauvé de l'oubli quand il n'aurait en sa faveur que le mérite d'avoir dit des vérités dures à Charles IX, dans une harangue publique, et justifié l'éloge qu'a fait de lui Duplessis Mornay qui lui dut la vie à la Saint-Barthélemy, éloge rapporté dans tous les dictionnaires historiques: «_Il fut ce que bien des gens veulent paraître, et vécut comme les meilleurs désirent mourir._» _Is fuit quales multi videri volunt; is vixit qualiter optimi mori cupiunt._ Mais son livre ou pamphlet politique, contre la tyrannie, sur la nature du contrat qui lie réciproquement le prince et le sujet (car c'est bien lui qui a composé le _Vindiciæ contra tyrannos_[3] et non d'autres, ainsi que Bayle l'a démontré), le recommande d'ailleurs à la postérité, sinon pour le style qui, en latin comme en français, est lourd, diffus, écrasé de citations de l'histoire hébraïque, en un mot d'une lecture pénible; du moins pour le fond des idées, où la profondeur et la hardiesse s'allient à l'amour de la justice et de la vérité. Ce livre est spécialement dirigé contre le traité du _Prince_ de Machiavel, et cette politique de perfidie et de ténèbres que les Borgia, les Rovère et les Médicis avaient, en ce temps-là, vomie de l'Italie sur le reste de l'Europe, avec l'athéisme et la débauche. L'époque était remarquable en France, en Allemagne et en Angleterre, par l'ardeur que les esprits montraient pour les nouveautés en tout genre. Tant que l'émancipation n'eut pour objet que les croyances et les lois de la conscience intime, les princes parurent moins soulevés contre elle que le clergé romain; mais ils ne tardèrent pas à reconnaître qu'une fois l'esprit d'examen introduit et popularisé dans le monde, les principes qui fondent leur pouvoir et y assignent des bornes seraient incessamment recherchés, au grand péril de leur domination, alors si pesante et si extrême, et la guerre commença; guerre terrible qui n'est point encore finie aujourd'hui, mais dont le terme approche, pour ouvrir une période opposée! qui elle-même aura son terme. [3] Bayle, dans sa Dissertation sur Junius, ne prenant parti ni pour ni contre, suivant sa coutume, dit simplement que _le Vindiciæ contra tyrannos_ est un ouvrage plein d'ordre et de méthode, et qu'on y trouve ce qu'il y a de plus solide à dire sur le droit au moins problématique des peuples: il ajoute que les politiques changent de thèse, à ce sujet, suivant les circonstances, témoins les catholiques, qui soutenaient le droit des rois au temps de Charles IX, et qui soutinrent le droit des peuples, contre Henri IV, au temps de Henri III. L'original latin, édition de Francfort, pet. in-12, 1608, est suivi d'un autre traité, _De jure magistratuum in subditos, et officio subditorum erga magistratus, tractatus brevis et perspicuus, his temporibus utrique ordini apprime necessarius_. Cet écrit, de 89 pages, contenant dix questions résolues, ne porte aucun nom d'auteur. Il est conçu dans le même esprit que le traité précédent, avec moins de hardiesse, et fait à la fois la leçon aux peuples et aux princes. Deux _index_ qui se trouvent à la fin, l'un pour les questions favorables aux sujets, l'autre pour les objections favorables aux princes, en rendent l'usage très commode. On joint quelquefois à la traduction de l'ouvrage de Hubert Languet celle d'un _Traité de la Puissance et de l'Autorité des Rois_, composé en latin par Claude Gousté, prévôt de Sens, 1551. Ce dernier écrit, dédié à Charles IX, qui paraît l'avoir commandé à l'auteur, se compose de six chapitres, ayant pour objet de consacrer l'autorité suprême des rois, soit dans la convocation des conciles, soit dans la tenue des états généraux, et d'établir cette suprématie absolue sur la base de la volonté divine. Cet ouvrage, qui porte bien le caractère de son origine, ne creuse pas assez la matière pour devoir être opposé à celui de Hubert Languet. Il est, d'ailleurs, d'une mince érudition et d'une grande longueur dans sa brièveté. Quatre questions expliquées composent tout ce traité: La première, de savoir si les sujets sont tenus d'obéir au prince en ce qui blesse la loi de Dieu, est résolue par l'essence même des choses et l'exemple des martyrs qui ont préféré la mort au sacrilège que leur commandaient les empereurs; il ne s'agit que de bien savoir quelle est la loi divine; or, on la trouve écrite dans la conscience de l'homme, comme sur les deux tables de Moïse, et elle se résume ainsi: piété, justice, charité, d'où il suit que nous refuserons d'obéir au prince s'il nous ordonne de blasphémer, de renier Dieu, de tuer l'innocent, de haïr nos semblables, etc., etc. Dans la deuxième question, l'auteur examine s'il est loisible de résister par la force au prince qui enfreint la loi divine; à qui, comment et jusqu'où cela est loisible. Hubert Languet, accumulant, à ce propos, des traits de l'Histoire sainte, selon la coutume des écrivains du XVIe siècle, qui n'auraient pas distingué leur droite de leur gauche sans recourir à Israël, établit que la résistance est ici de droit, et qu'elle appartient à la communauté, c'est à dire au peuple; en sorte que s'il est assailli de paroles, il résistera de paroles; si par armes, il prendra les armes, combattant de la langue et de la main; _voire même par embûches et contre-mines_. _Embûches et contre-mines_ semble un peu fort; mais passons, puisque cela se voit dans Israël. Maintenant, qui représentera la communauté? sera-ce cette multitude aveugle et grossière dont l'action n'est que désordre? non: ce seront les magistrats ou délégués du peuple, comme étaient les Septante au royaume d'Israël; et la résistance sera aussi légitime de la part de la plus petite fraction de la communauté que de la communauté entière; exemples: Lobna s'arrachant au joug de l'impie Joram, roi de Juda; Zabulon, Nephtali et Issachar se soulevant à la voix de la prophétesse Débora, contre Jabin, roi de Chanaan. Mais si le prince passe outre et se présente sous les murs de sa ville insurgée, lui fermera-t-on les portes? oui; car ce n'est point sa ville. Royauté signifie domination et non patrimoine; et domination dépend de justice.--Objection: de la sorte, toute rébellion a libre carrière, et l'Etat peut, à chaque instant, changer de maître.--Réponse: non; car résister et se révolter sont deux choses distinctes. Le rebelle prend les armes par haine et ne les dépose point; le résistant les prend pour sa défense et les dépose sitôt qu'il n'est plus attaqué. Que le prince injuste cède et le résistant redeviendra sujet!--Voilà qui est très bien raisonné, dirons-nous à Junius; mais la guerre, une fois engagée, raisonne trop souvent autrement, et presque toujours par nécessité: il ne faut donc y recourir que dans les cas extrêmes. La troisième question devient ardue. Est-il loisible de résister au prince qui opprime ou ruine l'Etat? à qui, jusqu'où et comment cela est-il loisible?--«Ce qui suit va déplaire aux mauvais princes», dit Junius en débutant; «mais les bons princes l'auront pour agréable, vu qu'ils savent que le magistrat le plus élevé n'est autre chose _qu'une loi animée et parlante_.» Au fait: c'est le peuple, après Dieu, qui établit les rois. Dieu l'a voulu ainsi pour que les rois ne s'imaginassent pas que les peuples sont des troupeaux dont, eux rois, sont les maîtres, en raison de leur mérite propre; témoin Israël. Donc le peuple est au dessus du prince. Que le peuple s'éloigne du prince, celui-ci _trébuschera incontinent tout à plat_.....; lui qui triomphait en toute magnificence en un instant _sera comme la poussière des champs; brief, au lieu que chacun l'adoroit, il sera contraint de devenir pédant en une école comme il avint au jeune Denys, tyran de Sicile_. Aussi voit-on partout, excepté en Turquie et semblables lieux où l'on peut dire _qu'il n'y a point royauté, ains brigandage_, que certains corps de magistrats ou d'Etats réunis décident souverainement, avec le prince, des choses que le prince ne pourrait résoudre sans eux. Voire même, arrive-t-il souvent, ainsi que cela s'est rencontré en France, réputée la meilleure monarchie, que le prince est déposé et fait moine par eux. En Arragon, la justice est plus forte encore à l'encontre du prince qui faillit. Est-ce à dire que _les ailes de la royauté soient, par là, trop rognées_? non: ceux qui contiennent la royauté sont les amis du roi; ceux qui secondent ses caprices sont amis pernicieux de la personne royale. Les premiers sont vrais officiers du royaume; les autres _sont les valets de François_. Qu'on n'objecte pas, en faveur du pouvoir absolu, la prescription! Le temps ne retranche rien des droits du peuple; il ne fait qu'aggraver les outrages du prince qui a usurpé sur le peuple. Le prince est soumis à la loi; il ne peut, seul, changer la loi, il ne peut se dispenser d'exécuter la loi, et même, quand il fait grâce, il ne dispense pas de la loi; il ne fait que l'interpréter, le cas étant douteux, selon l'équité, base de toute loi; ou bien il excède les limites du droit de grâce. Comme il n'est pas propriétaire, ains qu'il est magistrat du royaume, il ne peut lever argent sur ses peuples sans leur consentement. Lisez la harangue de Samuel aux Juifs qui demandaient un roi, pour apprendre à quel titre les rois règnent, et comment ils doivent régner. Ces principes posés, Junius les applique aux cas de tyrannie. Il y a deux espèces de tyrans: 1° les _tyrans sans titre_, tels que les conquérans par rapport aux pays conquis, ou les usurpateurs par fraude, violence ou feintise; 2° les _tyrans d'exercice_, c'est à dire les princes légitimes qui abusent. Belle description de cette sorte de tyrannie. Quant au droit de répression, il est évident pour tout le monde à l'égard du _tyran sans titre_. _Chacun peut crier après ce mal comme au feu et y courir avec crochets et engins, sans attendre le capitaine du guet._ Il n'en va pas de même avec le _tyran d'exercice_; ici la matière veut être traitée dextrement. Les rois sont hommes et par ainsi tous peccables. Il ne convient donc les poursuivre comme tyrans, parce qu'il leur est arrivé de faillir; autrement ce serait ne pas vouloir de rois. On ne doit les poursuivre, comme tyrans, que s'ils ruinent les lois et l'Etat par la base. Encore est-il souventes fois plus expédient au peuple de ne pas courir trop vite au remède en ce cas, vu que le remède peut être plus dangereux que la maladie même. Ici l'auteur parle en penseur et en sage accompli. Cependant, que doit-on faire à l'égard du _tyran d'exercice_, alors que son joug est devenu intolérable? le peuple doit se plaindre; les Etats et officiers du royaume doivent remontrer. Si le tyran n'écoute rien, on peut prendre les armes, ainsi que le disent Bartole et saint Thomas d'Aquin; le droit sera du parti des lois, et le prince pourra être déposé, comme cela s'est vu plus d'une fois, en France, en Danemarck, en Suède, en Pologne, en Hongrie, en Espagne et Portugal, ou même à Rome à l'égard des papes dont plusieurs ont été déposés par les conciles. Mais qui appellera aux armes? les magistrats en corps, ou seulement plusieurs d'entre eux, ou même l'un d'eux; mais non jamais le particulier, lequel n'a point le glaive en sa main, ne peut être juge en sa cause et ne doit agir que par ses délégués; ainsi que dans la tempête il est loisible à tout matelot, et non au passager, d'aider ou de suppléer, au besoin, le pilote. Le colonel Silas Titus alla bien plus loin qu'Hubert Languet, en 1657, lorsque dans le traité politique, intitulé _Killing No Murder_, qu'il donna sous le nom de William Allen, il prétendit établir par les faits de l'Histoire sainte, que tuer _un tyran sans titre ou d'exercice n'était pas un crime_; proposition révoltante, eût-elle pour objet, comme on l'a dit, quoique dédiée à Cromwell, de désigner Cromwell au poignard et non Charles Ier à l'échafaud. Quatrième question. Les princes voisins peuvent-ils secourir les sujets opprimés d'un autre Etat? sont-ils tenus de le faire?--Oui, en cas de péril de la religion du Christ; oui, même encore dans le cas de simple oppression et aussi pour se préserver, mais non avec la secrète pensée de s'agrandir. Tel est, en substance, ce traité célèbre, auquel nos publicistes actuels ne sauraient guère ajouter, et qui, avec les écrits de Buchanan et ceux des ligueurs, dont il n'égale pourtant ni la témérité, ni la violence, à beaucoup près, fut comme le signal de l'insurrection des esprits, dans l'Europe moderne, contre la puissance absolue des princes. La détestable catastrophe de 1648, en Angleterre, peut être considérée comme un corollaire sanglant de tous ces livres; non sans doute qu'elle en découle par une déduction rigoureusement logique (à Dieu ne plaise que nous le pensions), mais parce que, dans les Etats despotiques, les passions populaires ne sont pas plutôt éveillées, que les principes de la plus sage liberté sont emportés dans les conséquences extrêmes qu'en tirent l'ambition, la cupidité, la fureur et la vengeance. Il faut rendre grâce, sans doute, à ceux qui, de nos jours, ont introduit dans le droit public le dogme tutélaire, capable de remédier à tout, de l'inviolabilité des princes et de la responsabilité de leurs agens; mais il faudra dresser des autels à ceux qui, dans l'occasion, le feront respecter. LE TOCSIN CONTRE LES MASSACREURS ET AUTEURS DES CONFUSIONS EN FRANCE, Par lequel la source et l'origine de tous les maux, qui de long-temps travaillent la France, est descouverte, afin d'inciter et esmouvoir tous les princes fidelles de s'employer pour le retranchement d'icelle, adressé à tous les princes chrétiens. «Le dominateur preschant sur le pauvre peuple est comme un lion rugissant et affamé.» (Prov. 28, 15.) «Les exacteurs de mon peuple ont esté des enfans; et les femmes ont dominé sur luy.» (Isaïe, 3, 11.) A Reims, de l'imprimerie de Jean Martin, M.D.LXXIX. 1 vol. in-8 de 251 pages. (28 juin 1577-79.) De tous les écrits contemporains que le désespoir et la fureur ont inspirés aux réformés à l'occasion du massacre de la Saint-Barthélemy (24 août 1572), celui-ci, dont l'auteur est inconnu, même à M. Barbier et au P. Lelong, me semble un des plus faits pour exciter l'intérêt par les circonstances et l'exactitude du récit, l'élévation des vues et le ton général du style. Ce n'est pas de l'histoire, sans doute, il y règne trop d'emportement et d'indignation pour qu'on lui accorde cet honneur; mais ce n'est pas davantage un libelle; on y trouve trop de noblesse dans les sentimens et de justice dans la plainte, pour qu'il soit permis de le flétrir par cette qualification. Il est dédié aux très illustres princes chrétiens, républiques et magistrats, faisant profession de l'Evangile, et son début, aussi simple que majestueux, offre, par parenthèse, un modèle de période pour notre langue, qu'aucun de nos meilleurs écrivains n'a peut-être surpassé; le voici: «Encore que nous n'ignorions point, très illustres princes et seigneurs, que c'est principalement à Dieu à qui nous devons avoir recours en l'affliction qui nous est naguères advenue en France, comme estant le seul et unique appuy de ceux qui sont oppressez par les tyrans; et que c'est aussy à lui de faire vengeance des excès et cruautez commises à l'encontre de nous: si est-ce que s'estant bien souvent servi du moyen des hommes, surtout ceux auxquels il a donné sa cognoissance, et mis le glaive en main pour la délivrance des siens, nous estimons, pour ne mespriser telles aides, qu'après l'invocation de son nom, nostre devoir a esté de nous adresser icy à vous et vous faire plainte, non pas de quelque outrage qui soit ou léger en son effet, ou incogneu par la distance des lieux: ains du plus cruel et barbare qui ait jamais esté ouï, et que vous sçavez avoir esté commis quasi en vos portes: afin que le vous représentant devant les yeux avec ses circonstances, vous y apportiez, par votre prudence et authorité, le prompt remède, que l'importance du fait, la nécessité des affaires de France et la conservation de vos Estats le requièrent: vous ayant les auteurs, par cet eschantillon de perfidie et cruauté, assez ouvertement descouvert la bonne volonté qu'ils portent à tous ceux qui font, comme vous, profession du pur service de Dieu.» Suit une narration oratoire des évènemens principaux de ces temps désastreux, en remontant à la conspiration d'Amboise, ou même à Henri II et François Ier, pour descendre jusqu'à l'année 1577, aurore de la ligue; narration un peu diffuse, surchargée de citations de l'histoire sacrée et profane suivant le goût de l'époque, mais où brillent, par intervalles, des sentences aussi vraies que frappantes, telles que celle-ci, prise de Fulgosius: «Il vaut mieux, pour un Etat, que le prince soit mauvais et que ses conseillers soient bons, qu'à l'opposite il soit bon et qu'il ait de mauvais conseillers.» Nulle part je n'ai vu les véritables causes et les principaux agens de la Saint-Barthélemy plus nettement exposés. Le coup partit de Rome et de Madrid. Grégoire XIII (Buoncompagno) et Philippe II le conçurent les premiers pour empêcher la France d'aider l'insurrection des Pays-Bas, et les succès de la nouvelle religion sur ce point. Leur intermédiaire auprès de Catherine de Médicis fut le comte de Retz (Gondy), qui était secrètement aux gages de l'Espagne. La reine-mère s'y laissa engager par l'idée que la perte de tant de gens de tête et de cœur lui assurerait une domination facile, sa passion favorite. Le duc d'Anjou embrassa le dessein avec ardeur par jalousie du duc d'Alençon, son frère, qui soutenait les réformés et la révolte flamande. Le roi Charles IX hésita quelque temps, parce qu'avec beaucoup d'esprit, dont il était pourvu, il entrevoyait les avantages que sa couronne pouvait retirer de l'affranchissement des Provinces-Unies, sous la conduite de Coligny; mais il céda par faiblesse et aussi par un penchant naturel de cruauté et de perfidie. Il était né monstre, et, comme tel, digne fils de sa mère. Une fois sa décision arrêtée, il fut passé maître en fait de dissimulation et de férocité; toutefois, _il ne mit pas les mains au massacre_ (page 137), se contentant, du fond de son Louvre, de se faire donner, au fur et à mesure, les noms des victimes et ceux des prisonniers, dont il ordonnait tantôt la mort, tantôt la captivité. Le duc d'Alençon, seul entre les princes de la famille royale, fut innocent du forfait, qu'il repoussa même avec horreur; cependant il garda le secret qui lui fut imposé d'avance par la reine, sa mère et son ennemie, sous peine de la vie. Ce malheureux prince, trop maltraité par l'histoire, obtient de notre anonyme une apostrophe honorable dans son éloquente péroraison: «... Et vous, prince débonnaire, qui n'avez point souillé vos mains au sein des innocens, comme vos deux frères, ains au contraire..., souffrirez-vous, etc., etc.» Terminons cette courte analyse par la réponse de l'amiral à ceux de ses amis, qui, plusieurs jours avant la catastrophe, l'avertissaient du danger et lui conseillaient de fuir, réponse que je n'ai vue rendue nulle part dans la même sublimité. «Non; je veux, dit-il, expérimenter, au péril de ma vie, la fidélité, la loyauté de mon roi, et je m'efforcerai de mettre tout le monde en repos, dussé-je demeurer le premier! Je sais bien que c'est principalement à moi qu'on en veut; cependant, quel malheur sera-ce pour la France si, pour ma conservation particulière, il faut qu'elle soit toujours en alarme et rentre, à tout propos, en nouveaux troubles! ou bien quel pour moi si je vis ainsi en continuelle défiance du roi! Et, de fait, s'il a délibéré d'avoir ma vie, je n'ai ni maison forte ni pouvoir en apparence de m'en garantir. Quant à moi, fuir chez les étrangers sera toujours jugé acte de témérité, et si ne semble expédient ni pour moi ni pour mes amis, etc., etc.» DEUX DIALOGUES Du nouveau langage françois italianizé, et autrement desguizé, principalement entre les courtisans de ce temps; de plusieurs nouueautez qui ont accompagné ceste nouueauté de langage; de quelques courtisanismes modernes, et de quelques singularitez courtisanesques (par Henri Estienne, sans date). _Rare._ 1 vol. pet. in-8 de 628 pages, plus 16 feuillets préliminaires, contenant, 1°, au verso du premier titre, des vers du livre au lecteur, et un quatrain de Celtophile; 2° une Épistre en prose de Jean Franchet, dit _Philausone_, gentilhomme courtisanopolitois, aux lecteurs _tutti quanti_; 3° une Condoléance versifiée aux courtisans amateurs du naïf langage françoys; 4° deux remontrances versifiées aux autres courtisans amateurs du françoys italianizé; 5° une Épistre en vers de M. Celtophile aux Ausoniens; 6° un Advertissement au lecteur. M. Brunet signale trois éditions de ces dialogues; la première de Paris, Mamert-Patisson, 1579, et les deux autres d'Anvers, 1579-83, in-16, Guillaume Niergue. La nôtre, sans date, serait-elle une édition originale, antérieure à celle de Mamert-Patisson, ou serait-elle la même? (1579.) Il fut un temps, à la cour de nos rois, où les gens de bon goût, ambitieux de faveur, au lieu d'être _étonnés_, étaient _sbigottits_; où, non pas après le _dîner_, mais après le _past_, ils allaient, non pas _se promener par la rue_, mais _spaceger par la strade_; où, pour mieux étaler, je ne dis pas _leur gentillesse_, mais _leur garbe_, et ne point paraître _goffes_, c'est à dire _lourds_, ils affectaient, sinon des manières _stranes_, du moins un langage _étranger_, un jargon italien qu'ils nommaient _le parler courtisanesque_. Tout ce qui, dans le discours, s'éloignait de cette mode florentine semblait _scortese_, pour ne pas dire _incivil_, et rompait, sans miséricorde, toute familiarité, que disons-nous? _toute domestichesse_ avec les grands; de sorte qu'un pauvre seigneur qui se serait pris à parler bonnement français eût _sans induge été risospint_, autrement repoussé _sans retard_, ce qui bien fort l'eût _inganné_, autrement _trompé_. Cette mode ridicule est, avec la fraise à triple rang, les cheveux dressés en raquette depuis la racine, les paniers grotesques, les canons plissés, le libertinage à deux faces, les astrologues, les devins, les poisons parfumés, la fourbe, la bigoterie et la cruauté, ce que les Français d'alors durent à la funeste alliance de Catherine de Médicis, la tant vertueuse et honneste princesse, comme dit Brantôme: car il ne faut point d'ailleurs attribuer, à l'arrivée de cette femme en France, le triomphe des beaux-arts parmi nous, lequel ne lui est point dû, et dont tout l'honneur appartient à nos rois Charles VIII, Louis XII et François Ier, ainsi qu'à nos expéditions d'Italie. Le travers que nous venons de signaler, d'après _Jean Franchet_, fait le sujet des deux dialogues susénoncés entre trois interlocuteurs, savoir: Celtophile, partisan du français pur; Philausone, partisan du français italianisé; et Philalèthe, partisan du vrai. L'idée de cette satire docte et plaisante, quoiqu'un peu diffuse, convenait au savant et malin Henri Estienne, dont le génie hardi ne faisait grâce à personne. Il pouvait déjà prétendre au patronage de notre langue par son beau _traité de la conformité du françois avec le grec_; il y acquit de nouveaux droits par le présent ouvrage qui fut incessamment suivi du _traité de la précellence du françois sur l'italien_, tous écrits aujourd'hui trop peu communs et trop peu lus. Les courtisans auxquels s'attaque notre auteur n'avaient pas seulement introduit, dans le français, force mots italiens, ils avaient encore changé la prononciation des mots indigènes, et disaient _la guarre_, _la place Maubart_, _frère Piarre_, pour la guerre, la place Maubert, frère Pierre; _le dret_, _l'endret_, pour le droit, l'endroit (usage qui, par parenthèse, s'est perpétué chez eux jusque sous Louis XV); _chouse_, _cousté_, pour chose, côté, et ainsi du reste, que c'était une pitié de les entendre. Ils disaient aussi _j'allions_, _j'venions_; mais ceci n'était plus de l'italien, c'était tout simplement du rustique; car nous avons été long-temps rustiques, puis imitateurs des Italiens et des Espagnols, ayant d'être purement français et polis, ce qui ne s'est bien manifesté que vers la fin du règne de Louis XIII. Ce n'est pas qu'on doive repousser tout emprunt fait aux langues contemporaines; il en est, dans le nombre, de très heureux. Par exemple, le mot _bastant_ est de bonne prise pour nous, étant plus spécial que le mot _suffisant_, et n'ayant pas d'équivalent dans le français. Il en est de même du mot _désappointement_ dérobé aux Anglais, lequel, signifiant une contrariété mêlée de surprise, ne saurait se rendre dans notre idiome sans périphrase: mais ce qui est juste et ce que Henri Estienne veut seulement dire, de tels emprunts ne doivent être faits qu'avec discrétion, dans le seul cas de la nécessité, jamais par air, ni par affectation, bien moins par engouement sot et adulateur. Tout le sel du premier dialogue consiste dans l'emploi immodéré du français italianisé de Philausone, que Celtophile reprend vigoureusement, et quelquefois avec une ironie très fine qui nous en apprend beaucoup sur les usages et les mœurs du temps.--Quoi! vous vous attaquez au langage de la cour, dit Philausone; jamais on n'y parla plus sadement, plus songneusement, plus ornément, plus gayement.--Ou plutôt, reprend Celtophile, plus salement, plus maussadement, plus galeusement, plus puamment.--Cependant le roi parle ce langage.--Laissons le roi, s'il vous plaît; ce grand prince, n'entendant plus d'autre langage que votre français italianisé, est excusable de s'en contenter; mais son esprit m'est garant que s'il entendait parler le pur français de son glorieux aïeul François Ier, il enverrait nos courtisanesques à sa cuisine après les avoir fait fouetter. Du reste, souvenez-vous bien que si les rois ont tout pouvoir sur les hommes, ils n'en ont aucun sur les mots. N'est-il pas beau, dites-moi, d'ouïr prononcer _reine_ au lieu de _rayne_, comme s'il s'agissait d'une grenouille, d'autant qu'on nomme, chez nous, la grenouille _reine_, de _rana_. Bientôt on prononcera _rey_ au lieu de _roi_.--Accordez-nous du moins les mots italianisés de _charlatan_, de _bouffon_, puisqu'ils manquaient au français.--Ah! pour ceux-là, je vous les concède, comme exprimant deux professions qu'on ne vit jamais en France et qui sont la propriété de l'Italie.--Accordez-moi encore que vous avez adopté, sans scrupule, divers termes allemands, tels que _buk_, _livre_, _her_, _monsieur_, _ross_, _cheval_.--Oui, mais seulement par dérision; d'où nos mots _bouquin_, pauvre livre; _hère_, pauvre sire; _rosse_, pauvre cheval; et revenant à l'italien, je vous passerai aussi le mot _assassinateur_, puisque les assassins se sont rencontrés à foison en Italie, avant d'être de mode en France.--Vous vous fâchez.--Je m'en rapporte à ce qui en est. Après un long échange de propos dans ce goût, les deux interlocuteurs, en attendant Philalèthe, qu'ils sont allés chercher pour le faire juge de la querelle, s'entretiennent, par forme de digression, des usages modernes de la cour, et notamment du vêtement des hommes et des femmes du grand monde, où l'on voit qu'à cette époque les belles dames mettaient déjà du rouge et du blanc, qu'elles portaient déjà de faux culs; qu'elles avaient des miroirs à leur ceinture; coutume adoptée par les hommes élégans en même temps que les chausses à la bougrine; qu'elles se grandissaient, à la vénitienne, avec des souliers à talons d'un pied, nommés _soccoli_; que les révérences étaient si obséquieuses, qu'en s'entr'abordant on se baisait la cuisse ou le genou, et peu s'en fallait le pied; que les bas de soie, venus d'Espagne ou de Naples, étaient taxés à sept écus de France; que le vert, jadis la couleur des fous, était devenu la couleur favorite des gens de cour; qu'on se servait déjà du mot de _majesté_ pour le roi et la reine, et ceci conduit nos discoureurs à des détails fort étendus sur les différentes appellations employées à l'égard des princes et princesses du sang royal. N'omettons pas ici la recette que donne Celtophile aux courtisans qui veulent réussir. Récipé trois livres d'_impudence_ recueillies dans le creux d'un rocher nommé _Front d'Airain_, deux livres d'_hypocrisie_, une livre de _dissimulation_, trois livres de _science de flatter_, deux de _bonne mine_, le tout cuit au _jus de bonne grâce_. Passer la décoction par une étamine de _large conscience_; laisser refroidir; y mettre six cuillerées d'_eau de patience_, et _trois d'eau de bonne espérance_; puis avaler le tout en une fois. Le premier dialogue finit par une discussion prolongée sur les nouveaux termes de guerre opposés aux anciens; après quoi l'entretien est remis au lendemain. Au second dialogue, la dispute continue entre Celtophile et Philausone, toujours en attendant Philalèthe chez lequel ils n'arrivent que fort tard, et qui n'intervient qu'à la fin de l'ouvrage, ainsi que nous l'allons voir: Philausone, comment vous portez-vous?--Celtophile, voici le reste.--Que veut dire _voici le reste_?--Cela signifie, dans le parler courtisanesque, _vous voyez ce qui reste de ma santé_.--Mais cela est fort ridicule.--Non, cela est courtisanesque.--Passons, et revenons aux nouveaux termes de guerre. Ici, l'entretien tombe dans des chicanes minutieuses plus ou moins dignes d'intérêt, qu'il faut aller chercher où elles sont, car l'analyse en serait fastidieuse. Censure des somptuosités de la vie actuelle, amenée avec effort au sujet de diverses façons de parler, fraîchement introduites. Digression sur l'amour du roi Edouard d'Angleterre pour la comtesse de Salisbury, d'après le récit de Froissard. Nous ne cesserons de répéter que nos vieux Français parlaient de tout à propos de tout, et que cela seulement les empêchait de faire d'excellens livres, car du reste ils avaient autant d'esprit que de savoir, et, de plus que nous, beaucoup de franchise. Digression contre les buscs dont les femmes se servent pour emprisonner ce qui devrait rester libre pour leur santé comme pour leur pudeur. Divagations. Etymologie du mot _marmaille_, qui viendrait du grec _myrmaxes_, fourmilière. Censure de la coutume d'embrasser les femmes pour les saluer. Par transaction, on se borna depuis à leur baiser la main jusqu'au temps de Louis XV. Maintenant on leur secoue cette main cavalièrement. Il y a progrès, mais, remarquons-le, toujours attouchement: la nature se trahit et se trahira sans cesse dans les usages sociaux qui la déguisent le plus. Celtophile, d'après Plutarque, excuse les anciens de leur usage d'embrasser les femmes sur la bouche, _to stomati_, sur ce que c'était simplement pour voir si elles avaient bu du vin. Nous disons que c'était un prétexte. _Branle du bouquet_, danse à la mode à la cour de Catherine de Médicis. Elle consistait à danser en rond; et à chaque tour, un cavalier, puis une dame, se détachait du cercle et s'en allait baiser chacun, puis chacune, et ainsi de suite jusqu'à ce que la chose eût été générale; en sorte que, dans un _Branle du bouquet_ de douze couples, chacun et chacune se trouvaient baisés cent quarante-quatre fois. Tous ces baisemens nous venaient encore des Italiens, ou des _Romipètes_, pour parler comme Celtophile. Divagations sur les baisers. Baiser de Judas, baiser de paix, baiser des Agapes. De par Xénophon, Henri Estienne ne veut pas que les petits hommes épousent de grandes femmes, pour n'avoir point, en voulant les embrasser, à sauter après elles comme des petits chiens. Sage critique de l'abus des métaphores et du langage métaphorique venu d'Italie en France. Juste censure de l'expression _divinement_ appliquée à toutes choses que repousse l'idée de la divinité. N'est-il pas scandaleux de dire qu'on a divinement digéré, qu'on a soupé comme un ange, que telle viande est divine, qu'on a baptisé son vin, etc., etc. Nous conviendrons encore, avec Celtophile, que c'est une impiété, pour le moins autant qu'une vanterie, de dire, à tout propos, qu'on a le diable au corps. Il faut aussi laisser aux Italiens ces termes excessifs d'_humilissime serviteur_, de _sacrée majesté_, qui ne disent plus rien, pour vouloir trop dire. Coup de patte contre les croyances italiennes. Éloge de l'expression si bien placée en Italie _non e vero_, cela n'est pas vrai. Selon Celtophile, on ne doit point se battre pour la repousser. Philausone soutient qu'au contraire il se faut battre pour un démenti ainsi donné; et ceci est encore une digression. Enfin nos discoureurs sont arrivés au logis de Philalèthe. La question lui est soumise double, ainsi qu'il suit: Laquelle des deux langues est préférable, de l'italienne ou de la française? le français gagne-t-il à être italianisé? Philalèthe établit d'abord que les vrais juges ici ne sont point les gens de cour, d'ordinaire fort ignorans; mais les hommes lettrés qui savent le grec et le latin, dont le français est en partie formé; que bien moins encore doit être juge en cette matière une cour à demi composée d'Italiens. Censure amère des courtisanesques. On devine que Philalèthe donnera toute raison à Celtophile, comme aussi le lui donne-t-il, et nous aussi, et l'évènement aussi, grâce à Pascal et aux grands écrivains de cette école. L'EXAMEN DES ESPRITS POUR LES SCIENCES, Où se montrent les différences des esprits qui se trouvent parmi les hommes, et à quel genre de science un chascun est propre; composé par Juan Huarte, médecin espagnol, traduit par François-Savinien Alquié. (1 vol. in-12. Amsterdam, Ravestein, 1672.) (1580-1672.) Huarte, né dans la Navarre française, à Saint-Jean-Pied-de-Port, vers le milieu du XVIe siècle, publia, en 1580, son livre de l'_Examen de los ingenios para las sciencias_, ouvrage qui fut admiré pour la méthode et pour la hardiesse des idées, mais auquel on reproche certaines théories hasardées, telles qu'un système de génération qui a frayé la voie du paradoxe absurde touchant l'art de créer les sexes et les grands hommes à volonté. Cet ouvrage, traduit en italien et en latin, le fut trois fois en français, 1° par Chappuis, en 1580; 2° par Vion Dalibray, en 1658-75; 3° par Savinien Alquié, en 1672. Cette dernière traduction est la préférée. L'auteur dédie son livre à Philippe II, roi d'Espagne, et le divise en quinze chapitres précédés d'un préambule sous forme d'additions, lequel contient deux paragraphes. Dans le premier paragraphe, destiné à définir l'esprit et à nombrer les différentes sortes d'esprit, Huarte fait dériver les mots esprit, génie, entendement, du verbe _gigno, ingenero_, d'où il conclut que l'esprit est un enfantement; puis, attribuant à la nature des choses qui sont hors de nous une force active et génératrice, il rapporte l'enfantement de l'esprit humain à sa docilité envers les leçons naturelles, en quoi il s'appuie de Cicéron qui définit l'esprit de cette sorte: _docilité et mémoire_. Il distingue deux espèces de docilité; l'une d'entendement, laquelle puise ses leçons dans la nature même, l'autre d'acquiescement aux enseignemens du maître; la première forme les génies, la seconde les bons disciples; celle-ci est mère de l'invention, celle-là du sens commun. Il convient d'admettre, avec Platon, une troisième espèce d'esprit qui tient de la divination et que le philosophe grec nomme _esprit excellent mêlé de fureur_; c'est la source des poètes. Descendant de ces sommités obscures à la médecine et à Galien, le docteur navarrois cherche les rapports matériels qui lient les facultés de l'intelligence à la conformation des cerveaux, et trouve que la mémoire veut un cerveau de grosse et humide substance, tandis que l'entendement, proprement dit, veut un cerveau sec, composé de parties subtiles et délicates. Dans le second paragraphe, consacré aux différentes sortes d'inhabileté ou de sottise, il croit aussi en voir trois: 1° l'inhabileté résultant de la grande froideur du cerveau qui retient l'ame dans les liens de la matière et fait de l'homme un _véritable eunuque d'intelligence_; 2° l'inhabileté provenant de l'excessive humidité du cerveau et de l'absence de tout principe huileux ou visqueux propre _à raccrocher les espèces_, de façon que la science passe à travers l'entendement comme à travers un crible; c'est une organisation très commune; 3° l'inhabileté produite par l'inégalité de la substance cérébrale, laquelle, formée de parties délicates et de parties grossières, engendre la confusion des idées, des images et des discours. Ceci bien établi (comprenne qui pourra), Huarte entre en matière. _Premier chapitre._--Les enfans nés sans aptitude peuvent fermer les livres, ils ne feront jamais rien. Mais il ne faut pas juger légèrement des dispositions de l'enfance. Tel enfant semble lourd et inepte qui, se développant lentement, deviendra Démosthène; tel autre paraît vif et avisé qui avortera tout net. Exercez d'abord la mémoire des enfans, puis sa dialectique; puis au troisième âge ouvrez-leur la philosophie, et commencez alors par le dépayser, envoyant ceux d'Alcala de Henares à Salamanque, et ceux de Salamanque à Alcala. Choisissez-leur des maîtres à facile élocution, à génie méthodique, et ne leur faites apprendre qu'une chose à la fois, en procédant du commencement au milieu et du milieu à la fin. Veut-on savoir quelle est la période du plus grand développement de l'esprit? c'est de 33 à 50 ans. C'est pendant cette période qu'il faut écrire, si l'on ne veut pas se rétracter. Les esprits qui se développent à 12 ans sont caducs à 40 et meurent à 48. Ceux qui sortent de page à 18 ans sont encore jeunes à 40, virils à 60, et ne finissent qu'à 80. _Deuxième chapitre._ La nature donne seule la capacité; l'art donne la facilité, et l'usage la puissance, ainsi que le dit l'antique axiome: _natura facit habilem, ars vero facilem, ususque potentem_. Mais il faut s'entendre sur ce mot _nature_. Dire que c'est la volonté de Dieu, c'est ne rien dire du tout; car, sans doute, Dieu fait tout par sa volonté; mais, généralement, toutes les fois qu'il n'a pas recours aux miracles, il laisse agir les lois immédiates selon lesquelles il a constitué l'univers, et c'est à bien connaître ces lois que consiste toute la science humaine. Par le mot _nature_, nous devons donc entendre un certain rapport de causes et d'effets physiques. C'est ce que nous révèle la diversité incroyable de génies, de mœurs, de tempéramens, de formes, qui se fait remarquer entre les peuples, entre les individus d'un même pays, d'une même province, d'une même bourgade, d'une même famille, selon les conditions du sol, du climat et autres circonstances, en partant du principe que les quatre grandes causes naturelles de ces variétés infinies sont la chaleur, la froideur, l'humidité, la sécheresse, comme le déclare fort bien Aristote, et comme Galien le montre plus en détail dans le livre où il rapporte les inclinations de l'ame au tempérament, livre qui est le fondement de celui-ci. _Troisième chapitre._--Quelle partie du corps doit être bien tempérée chez l'enfant pour qu'il ait un bon esprit (car il est force d'attribuer la faculté de penser à quelque organe spécial, ni plus ni moins que toute autre faculté, et de reconnaître que nous ne voyons pas avec le nez, que nous n'entendons pas avec les yeux, etc., etc.). Avant Hippocrate et Platon, les philosophes naturels plaçaient les hautes facultés de l'homme dans le cœur; mais ces deux grands esprits les ont mises, à bon droit, dans le cerveau, contre l'opinion d'Aristote qui revint à la doctrine du cœur par une secrète démangeaison de contredire Platon. Or, pour que le cerveau soit bien conditionné, il convient que ses parties soient fortement unies; que la chaleur, la froideur, la sécheresse et l'humidité s'y balancent; enfin que sa substance soit formée de parties délicates et subtiles. Quatre autres conditions sont, de plus, requises: 1° la figure, laquelle, indiquée par la forme de la tête, doit, selon Galien, représenter une boule aplatie sur les côtés, de manière à faire protubérer le devant ou front, et le derrière ou occiput; 2° la quantité, qui doit être considérable, et, par conséquent, s'annoncer par une grosse tête, ou du moins par une tête peu chargée d'os et de chair si elle est petite. L'homme bien conformé a plus de cervelle que deux chevaux et que deux bœufs. Ajoutons que la quantité de cervelle répartie entre les quatre ventricules du cerveau doit rendre ces ventricules cohérens par de nombreuses circonvolutions; 3° la température, toujours modérée dans l'état normal; 4° la qualité des molécules cérébrales, laquelle est d'autant meilleure qu'elle est plus légère et plus médullaire. Ces conditions étant remplies par la nature, restent encore à désirer l'abondance, la saine qualité et l'équilibre des esprits vitaux et du sang artériel; car c'est par là que le cœur influe sur la pensée. _Quatrième chapitre._--L'auteur traite ici de l'ame végétative, de l'ame sensitive et de l'ame raisonnable, comme s'il supposait trois sources distinctes de la faculté de vivre, de sentir et de penser, tandis que l'ame paraît d'abord végétative, puis sensitive, puis raisonnable _sui generis_. C'est le tort de tous ceux qui veulent disserter _a priori_ sur la nature de nos facultés intellectuelles, de donner leurs formes d'observation pour des modifications réelles. Locke et Condillac ont déployé bien plus de science véritable en laissant à Dieu la nature de l'ame, son siége, son essence, pour étudier, par l'expérience, comment nos connaissances se forment et s'accroissent. Huarte ne laisse pas d'être un esprit profond. On ne conçoit guère qu'avec son dessein annoncé d'expliquer le travail de la pensée par la structure et le jeu des organes, il n'ait pas éveillé les soupçons des théologiens espagnols, si inquiets et si vigilans. Il va trop loin, ce nous semble, en avançant que des organes réguliers suffisent, sans le concours de l'éducation, à faire un savant, un poète, un artiste, opinion qu'il appuie de l'exemple des idiots et des frénétiques rendus habiles par la maladie ou les accidens. Les faits par lui cités à cette occasion ne seraient pas concluans quand ils seraient authentiques. Du reste, il fait preuve de saine philosophie quand il explique les inspirations, les pressentimens, les oracles, par l'exaltation des organes plutôt que par l'intervention de la divinité ou des démons. _Cinquième chapitre._--Recherches oiseuses pour savoir dans quels des quatre ventricules du cerveau se logent l'entendement, la mémoire, l'imagination, et si ces trois facultés ne se trouvent pas dans chaque ventricule, ce qu'il soupçonne, la paralysie de l'un d'eux ne faisant qu'affaiblir et non cesser ses facultés. On ne s'attendait guère à rencontrer le docteur Gall en Espagne au XVIe siècle; le voici toutefois; rien de nouveau sous le soleil. Huarte pense, comme Aristote, que la froideur est favorable à l'entendement et la chaleur à la force corporelle. La sécheresse rend l'esprit subtil; l'humidité le rend lourd. La sécheresse et la froideur sont grandes chez les mélancoliques, et l'on voit que les plus savans hommes ont été mélancoliques. L'humidité du cerveau le rend propre à recevoir; d'où la mémoire plus active dans la jeunesse que dans la vieillesse, et, au contraire, le jugement plus solide chez les vieillards que chez les jeunes gens. Si la mémoire est meilleure le matin que le soir, c'est que le sommeil humecte le cerveau. La chaleur est le principe de l'imagination; d'où l'impossibilité de réunir une forte imagination à une forte mémoire. La sécheresse, l'humidité et la chaleur présidant, la première à l'entendement, la deuxième à la mémoire et la troisième à l'imagination, il n'y a que trois grandes sortes d'esprit qui se subdivisent selon la combinaison de ces trois élémens. _Au sixième chapitre_, l'auteur se perd dans le développement de ses idées et devient difficile à suivre, cela se conçoit. On entrevoit qu'à l'opposé d'Aristote, qui soustrait l'ame à l'action du corps et la croit immatérielle et éternelle, il la soumet aux organes, si même il ne la confond pas avec eux. Poursuivant toujours son système des trois élémens, il prétend reconnaître un grand jugement ou une grande imagination aux cheveux gros, noirs et rudes, produits nécessaires de la sécheresse ou de la chaleur, et une grande mémoire aux cheveux blonds et soyeux, résultats de l'humidité. Il avance que celui qui rit beaucoup a plus d'imagination que de mémoire ou de jugement, parce que le rire vient du sang, foyer de la chaleur. _Le septième chapitre_ est conçu dans le dessein plus qu'aventuré d'éloigner des principes et des applications précédentes le reproche de matérialisme. Notre médecin y prétend que sa doctrine ne contredit pas le dogme de l'immortalité de l'ame qui nous est enseigné par Dieu même; du reste, il pense avec Galien que l'immatérialité de l'ame ne saurait être fondée sur la seule raison, sans révélation, en quoi il s'écarte de Platon et des autres spiritualistes. Après avoir fait une belle profession de foi, il s'aventure de nouveau et laisse échapper ces paroles qui pourraient bien être le fond de sa philosophie: _l'ame n'est autre chose qu'un acte et une forme substantielle du corps humain_. Après ce grand trait lancé contre la pensée du monde, il se presse de lui faire plus de sacrifices qu'elle n'en demande, en admettant des esprits immatériels errant dans l'univers. Il parle des démons succubes et incubes qui aiment les maisons obscures, sales et infectes, et fuient celles qu'habitent le jour, la propreté, la musique. Il explique ensuite pourquoi Dieu s'est communiqué aux hommes sous la forme d'une colombe et non sous celle d'un aigle ou d'un paon; par où l'on aperçoit que Huarte s'est souvent moqué du public, afin de prendre impunément plus de libertés avec le lecteur qu'il s'est choisi. Il pousse les choses si loin dans ce chapitre, qu'on peut hardiment le proclamer passé maître en fait d'ironie. Heureux fut-il d'avoir été pris alors au sérieux! Pour moi, si j'eusse été grand inquisiteur, j'aurais fait brûler mon plaisant tout nu; il est vrai que je n'aurais jamais voulu être grand inquisiteur. Voir, page 163 et suivantes, le colloque de l'ame du mauvais riche avec l'ame d'Abraham et les curieux commentaires sur ce colloque. _Le huitième chapitre_ est à la fois ingénieux et judicieux. L'auteur y examine les rapports des différentes sciences avec les différens genres d'esprit. Ainsi, de la mémoire dépendent, selon lui, l'étude des langues, la théorie de la jurisprudence, la théologie positive ou la science des canons, la cosmographie, l'arithmétique, etc., etc. L'entendement préside à la théologie scolastique, à la théorie médicale, à la dialectique, à la philosophie naturelle et morale, etc., etc.; et c'est de l'imagination que sortent, comme d'une source vive, la poésie, l'éloquence, la musique, en un mot tous les arts. Il soutient ses assertions par des raisonnemens fort spécieux et des observations très fines, telles que la facilité des enfans à savoir les langues, la difficulté qu'ont au contraire les scolastiques à parler les langues correctement, le défaut absolu de goût poétique des philosophes, l'extravagance des poètes en matière d'argumentation, etc., etc. Les jeux, dit-il, dépendent de l'imagination, et aussi l'ordre dans les habitudes domestiques, l'élégance, la parure, et aussi l'irritabilité, la violence, mais par dessus tout le génie de la poésie. Les grammairiens sont arrogans; c'est qu'ils ont moins de jugement que de mémoire; car rien de si contraire au jugement que l'arrogance. Les Allemands, et généralement les peuples du Nord, ayant le cerveau humide, se ressouviennent mieux qu'ils ne raisonnent, tandis que les Espagnols, dont le cerveau est sec, oublient aisément et pensent avec justesse. _Neuvième chapitre._ Intéressantes déductions des principes posés. Ainsi, c'est peine perdue d'attendre un jugement sûr des mieux disans; car, s'ils parlent bien, c'est qu'ils ont le cerveau chaud et humide, et, pour bien juger, ils devraient l'avoir sec et froid. Saint Paul, dont le sens était si profond, avoue qu'il ne savait point parler. _Le dixième chapitre_ est une continuation du même sujet, appliquée à l'art de la chaire et aux autres genres d'oraison, dans laquelle il est montré pourquoi ceux qui ont le plus d'éloquence excellent le moins dans l'art d'écrire, _et vice versa_. _Le onzième chapitre_ étend ces applications à la jurisprudence, par où l'on voit comment le meilleur avocat est souvent très médiocre jurisconsulte à charge de revanche. _Le douzième chapitre_ est relatif à la médecine. L'auteur en sépare la théorie, qu'il donne à la mémoire pour une part et pour l'autre à l'entendement, de la pratique, qu'il fait découler de l'imagination. Suivent des anecdotes piquantes et de bonnes observations. _Au treizième chapitre_, Huarte, cherchant à quelle disposition d'humeurs, d'organes et d'esprit se rapporte le talent militaire, croit le rencontrer dans l'imagination, source de la malice, qui se lie à la tromperie, laquelle, aussi bien que la vaillance, dirige la guerre, et vient d'un cerveau chaud. L'entendement et la mémoire, produits du froid et de l'humide, ne sont pas générateurs des guerriers. Un général aura la tête chauve, la chaleur ayant dû dessécher ses pores. Ici trouve sa place une grande et philosophique digression sur la noblesse, où les fiers Castillans apprendront que le vrai noble est fils de ses œuvres. _Quatorzième chapitre._--Quelle sorte d'esprit, et par conséquent d'organisation, convient au métier de roi? c'est d'abord la haute prudence qui, supposant l'équilibre parfait de l'imagination, de la mémoire et du jugement, indique l'exquise température du cerveau, et la juste pondération des solides et des fluides. Un bon roi est blond, beau, de bonne grace, joyeux d'humeur, de taille moyenne; il a le cœur et les testicules chauds; enfin il ressemble... à Henri IV, dirions-nous?... non; à Jésus-Christ, dit Huarte, à Jésus-Christ tel que le dépeint le proconsul Lentulus dans sa lettre au sénat romain (laquelle lettre, par parenthèse, est une fiction grossière des moines du moyen-âge): n'y aurait-il pas là encore quelque malice? Mais nous voici au _quinzième et dernier chapitre_, qui est le chapitre capital: il s'agit d'enseigner aux pères comment ils se doivent comporter pour engendrer des enfans sages et de grand esprit, des garçons et des filles. Quatre divisions coupent cet enseignement. Dans la première, l'auteur énonce les qualités générales qui favorisent la génération; la seconde traite des soins particuliers nécessaires à la procréation de tel ou tel sexe; la troisième, des moyens d'infiltrer la sagesse et la science; enfin, la quatrième, de la façon dont on doit nourrir les enfans pour leur conserver l'esprit qu'on a fait naître avec eux. La matière est délicate; il faut bien l'aborder franchement avec Huarte, mais nous sommes obligé de prévenir que ce n'est pas ici une lecture de femme. Ce serait manquer au sexe entier que de lui offrir cette analyse sans avertissement. Cela dit, passons. La femme, pour engendrer, doit avoir un ventre tempéré, c'est à dire combiné, dans une juste mesure, de froideur, de chaleur, de sécheresse et d'humidité, en sorte, toutefois, que le froid et l'humide dominent dans la matrice. Or, la femme est froide et humide à trois degrés différens, qui se connaissent, d'abord, à son esprit et à son habileté; puis, successivement, à sa complexion et à ses mœurs, à la grosseur ou à la délicatesse de sa voix, à sa maigreur ou à son embonpoint, à son teint noir ou blanc, à son poil; enfin, à sa beauté ou à sa laideur. Elle est humide et froide au premier degré, par conséquent très féconde, si elle est hargneuse, chagrine, charnue, blanche et riche en poil. Elle l'est au deuxième degré si, avec les conditions extérieures précitées, elle est médiocrement bonne et sans souci. Elle l'est au troisième, seulement, si, avec les mêmes conditions apparentes, ou peu s'en faut, elle est très bonne: moins elle a de beauté et de bonté, plus elle est pourvue de cette froideur et de cette humidité d'où naît la fécondité. Voilà qui expliquerait pourquoi il y a tant de vauriens au monde. La femme est chaude et sèche, autrement de nature stérile, si elle a une voix sonore, si elle est généreuse, sensible, belle, bien formée, etc., etc. Pauvres bréhaignes, dirait-on que vous êtes si aimables! Au demeurant, une femme veut-elle savoir la mesure de sa fécondité, Hippocrate lui ordonne de se coucher avec une gousse d'ail dans la matrice; et, pour peu que, le lendemain, elle ait un goût d'ail dans la bouche, c'est une preuve que, ses voies de communications internes étant bien libres, elle est disposée à la génération. Pressons-nous d'ajouter, avec Huarte, que la souveraine beauté, quand, du reste, sa complexion est mixte et tempérée, peut devenir très féconde. L'homme, pour être capable, à son tour, comme pour devenir savant, doit être chaud et sec, c'est à dire de haut entendement, et très oublieux, souvenons-nous-en bien, brun, poilu de la cuisse au nombril, et laid. Les conditions réciproques de fécondité obtenues chez l'homme et la femme ne suffisent pas; il faut encore qu'elles soient en rapport les unes avec les autres, de l'homme à la femme; en sorte que le chaud soit opposé au froid, et le sec à l'humide. C'est alors que ce rapport est parfait, qu'il vient des enfans très sages. On sait des procédés artificiels pour établir plus ou moins ce rapport, comme de corriger l'excès de sécheresse par des bains, et le trop d'humidité par une nourriture forte, avant l'acte vénérien, et surtout de s'abstenir, dans l'acte, de penser à autre chose: prescription bien nécessaire, en vérité. La semence froide et humide produit les filles; la chaude et sèche donne les garçons. Or, il est bon de savoir que le testicule droit, dans les deux sexes, contient une semence chaude et sèche; et le testicule gauche, une froide et humide. L'homme qui veut un garçon doit donc, après avoir mangé sec et dirigé sa pensée, semer de droite à droite. Veut-il des enfans d'esprit, qu'il boive du vin blanc, et en petite quantité; qu'il se nourrisse, ainsi que sa seconde, d'alimens froids et secs, tels que pain blanc pétri avec du sel, perdrix, framolin, chevreaux, etc., etc., et qu'il ne sème pas plus tôt ni plus tard que sept jours avant les menstrues. Pour des enfans de grande mémoire, mangez chaud et humide, comme truites, saumons, anguilles, etc., etc.; pour des enfans d'imagination, chaud et sec, comme pigeon, ail, ciboule, oignons, poivre, miel, épices, etc., etc. Les poules, les chapons, le veau, le mouton, etc., etc., feront des enfans tempérés, ayant mémoire, jugement, imagination dans un degré médiocre. Mais en voilà bien assez. Hâtons-nous de terminer le détail de ces recettes, en disant que la fin du livre de Huarte renferme d'excellens préceptes hygiéniques, pris d'Hippocrate et de Gallien, pour l'éducation physique et intellectuelle des enfans. Nous avons remarqué la suivante, de laver le corps des enfans fréquemment avec de l'eau chaude et du sel. LE THÉATRE DES DIVERS CERVEAUX DU MONDE, Auquel tiennent place, selon leur degré, toutes les manières d'esprits et humeurs des hommes, tant louables que vicieuses, déduites par discours doctes et agréables; traduict de l'italien par G. C. D. T. (Gabriel Chappuis de Tours). A Paris, pour Jean Houzé, au Palais, en la gallerie des prisonniers, près la Chancellerie, avec privilége. (1 vol. in-16 de 268 feuillets.) M.D.LXXXVI. (1583-86.) L'original de ce théâtre, qui veut être un traité pratique de physiologie morale, parut à Venise en 1583. L'auteur, Thomaso Garzoni, chanoine régulier de Latran, mort à 40 ans, en 1589, le composa environ sept ans avant de mourir et de donner aux maris malheureux _son Merveilleux Cocu consolateur_, qui fera rire, mais ne consolera jamais personne; c'est à son traducteur impitoyable, Gabriel Chappuis, que les amateurs de romans de chevalerie doivent principalement les 24 livres de l'_Amadis des Gaules_. Chappuis se montre zélé ligueur dans sa dédicace à très noble et très vertueux Pierre Habert, conseiller du roi, secrétaire de sa chambre et de ses finances, bailli de l'artillerie et garde du scel. Il est assez curieux de voir un ligueur français et un chanoine italien, dans le XVIe siècle, poser, de leurs mains grossières, les fondemens de la doctrine du docteur Gall touchant l'organisation extérieure de nos facultés morales et intellectuelles. Thomas Garzoni, sur la foi de Galien, considérant le cerveau humain comme le siége premier de la vie de l'homme, _la maison de l'ame raisonnable, l'instrument premier des vertus animales_, et rapportant nos diverses facultés à la nature, à la forme et à la quantité de cervelle dont nos têtes sont pourvues, range les divers cerveaux dans l'ordre que nous allons dire: 1°. _Les cerveaux complets_, lesquels se distinguent en cerveaux tranquilles, belliqueux, facétieux, gaillards, arguts, fins, vifs, subtils, savans et nobles. Total, dix espèces signalées en autant de discours avec les exemples à l'appui. 2°. _Les cerveaux de peu de poids_, divisés en cerveaux vains, inconstans ou lunatiques, curieux, dédaigneux et passionnés. Total, cinq espèces et cinq discours, toujours avec exemples sur table. 3°. _Les cerveaux de petite consistance_, comprenant les cerveaux paresseux, lourdeaux, goffes ou sans goût ni grace, timides et irrésolus, débiles, sans mémoire, simples, de prime face, ou rieurs à propos de bottes, enfin les cerveaux vides. Total, neuf espèces et neuf discours. 4°. _Les cerveaux de petit volume_, savoir: les causeurs, les pédantesques, les glorieux et les solennels, c'est à dire qui font les paons, qui s'estiment fils de Jupiter, comme les Gratian de Bologne, qui tranchent du Bartole. Total, quatre espèces et quatre discours. 5°. _Les grands cerveaux_, savoir: les pratiques, les stables, les libres, les résolus, les se _ressentans_, autrement ressentant l'injure, les industrieux, les graves et les cabalistiques. Huit espèces et huit discours. 6°. _Les têtes sans cervelle_, savoir: les niais et incivils, les ignorans, les doubles, les bouffons, les dissolus et gourmands, les avares, et généralement les immodérés, les vicieux, les fantastiques, les contentieux, les pervers et parjures, les fâcheux, cruels et ingrats, les mélancoliques et sauvages, les alchimiques, les étourdis, les fous et furieux, les terribles et endiablés, les volontaires à tout caprice, enfin les têtes dont le diable même ne se veut empêcher, parce qu'elles sont autant que lui, telles que Xantippe, femme de Socrate, la maudite vieille Gabrine, dans l'Arioste, etc., etc. Total, dix-neuf espèces et dix-neuf discours. Ce petit livre, dans lequel 195 auteurs sont cités, depuis Moïse jusqu'à Louis Transillo, depuis Homère jusqu'au poète Alexis, depuis saint Augustin jusqu'au grand Albert, manifeste un cerveau de la classe lunatique se rattachant, par la satire, à la classe des gaillards. Cependant Thomas Garzoni a une idée très belle et très juste qui nous le ferait presque ranger dans la première classe, parmi les cerveaux nobles, et cette idée, la voici: il attribue toutes les vertus à la grande division des têtes bien faites ou des cerveaux complets, et tous les vices à celle des têtes sans cervelle. Quant au traducteur Chappuis, il fait, sans nulle doute, partie de la classe des cerveaux _goffes_ ou sans goût ni grace. L'ENFER DE LA MÈRE CARDINE, Traitant de la cruelle et terrible bataille qui fut aux enfers, entre les diables et les m..... de Paris, aux nopces du portier Cerberus et de Cardine, qu'elles vouloyent faire royne d'enfer, et qui fut celle d'entre elles qui donna le conseil de la trahison, etc.; outre plus est adjoustée une chanson de certaines bourgeoises de Paris, qui, feignant d'aller en voyage, furent surprinses au logis d'une m....., à Saint-Germain-des-Prez (1 vol. in-8, 1583-97, réimprimé à 108 exempl., dont 8 sur gr. pap. vélin in-8. A Paris, chez Pierre Didot, 1793). (1583-97--1793.) Quoique le nouvel éditeur de cette virulente satire contre les célèbres courtisanes de Paris ait mis la chose en doute, il paraît certain, d'après une note de M. Barbier, que l'auteur en est le seigneur Flaminio de Birague, gentilhomme ordinaire de la chambre de François Ier, et petit-neveu du cardinal de Birague. On ne connaissait que deux exemplaires de cet opuscule cynique, tant de l'édition de 1583 que de celle de 1597, avant la réimpression de 1793, qui elle-même n'est pas commune. Sans doute _la mère Cardine_ est une femme dont le seigneur Flaminio voulait se venger; le début suivant le fait assez présumer: Puisque l'oysiveté est mère de tout vice, Je veux, en m'esbattant, chanter cy la malice, La faulse trahyson et les cruels efforts Que fit Cardine un jour en la salle des morts, Alors que Cupidon lui fit oster les flammes Qui tourmentent là bas nos pécheresses ames, etc., etc. La fable du poème est toute simple: Cardine épouse Cerberus, et au festin de noces paraissent les principales filles de Paris, Marguerite Remy, surnommée _les Gros yeux_; la Picarde, cresmière; Anne au petit bonnet; la Normande, bragarde; la Lyonnoise, douteuse, etc., etc. Cupidon, l'ennemi juré de Pluton, paraît à ces noces pour exciter les dames à combattre l'enfer, voire même à étrangler Cerberus. Cardine n'est pas si tendre épouse que de se refuser à cet exploit contre son cher époux, et le combat s'engage. L'enfer est, tout d'abord, si mal mené, qu'il se refuse à continuer la lutte: Sachant qu'il n'y a rien, en cet enfer infame, Qui soit assez puissant pour combattre une femme, Plein d'un esprit malin, en tout desmesuré; Puis le sceptre n'est pas par combat assuré, etc., etc. C'est là tout le trait de l'ouvrage, qu'on peut résumer en ces deux mots: «Des filles sont pires que tous les diables ensemble.» Du reste, la versification n'en est pas aussi grossière que celle de beaucoup d'autres poèmes du même temps, et le récit ne manque pas de gaîté. A l'égard de la déploration de la mère Cardine et de la chanson des bourgeoises, ce sont des pièces remplies d'une verve trop libre pour qu'il soit permis de les analyser. DISCOURS POLITIQUES ET MILITAIRES DU SEIGNEUR LA NOÜE, Nouuellement recueillis et mis en lumière. A Basle, de l'imprimerie de François Forest.(1 vol. in-8.) M.D.LXXXVII. (1587.) François La Noüe, dit _Bras-de-Fer_, gentilhomme breton[4], né en 1531, mort au siége de Mercœur, en Bretagne, en 1591, est un des guerriers qui honorent le plus l'humanité, et la France particulièrement. Il a illustré son pays par ses actions et par ses écrits. Calviniste sincère, il s'est fait respecter des catholiques mêmes par sa loyauté. Michel Montaigne admirait en lui la douceur singulière des mœurs, jointe à l'intrépidité du caractère. C'est une justice de l'avoir rangé, pour ses discours politiques et militaires, parmi les premiers modèles de prose française, comme l'a fait M. François de Neufchâteau dans son judicieux _Essai sur les meilleurs prosateurs de notre langue_, antérieurs à Pascal; mais c'est une injustice au public de l'avoir négligé et oublié, depuis 1638 qu'il a cessé d'être réimprimé. Réparons cet oubli de notre mieux, en payant d'abord un tribut d'hommage à Moïse Admirault, qui, du moins, a écrit la vie du brave La Noüe de manière à rendre à jamais sa mémoire chère et vénérable. [4] La Noüe, Bras-de-Fer, portait d'argent, fretté de dix bâtons de sable, au chef de gueule, chargé de trois têtes de loup arrachées d'or. On lit, au tome II des Mémoires de Castelnau, annotés par Le Laboureur, pag. 580-81, que la maison de La Noüe, dite La Noüe-Briort, était fort ancienne en Bretagne, que François La Noüe épousa Madeleine de Téligny, dont il eut deux fils, Odet et Théophile, et enfin qu'Odet seul eut postérité masculine dans Claude La Noüe. Nous ajouterons à ces renseignemens que la maison de La Noüe s'est éteinte vers la fin du XVIIe siècle dans celle de Saint-Simon Courtomer, de Normandie; et cette dernière, en 1835, dans la maison très ancienne de Le Clerc de Juigné, de la province du Maine. Le sieur de Fresne, Français réfugié, s'étant trouvé, en pays étranger, dans l'intimité de La Noüe, avisa un jour, dans un coin de sa chambre, des liasses de papiers écrits gisant à l'aventure, sans ordre et sans honneur, comme des choses délaissées. Les ayant regardées de près, il trouva les présens discours et observations. Frappé qu'il fut du mérite de divers passages, il supplia son ami de lui confier d'abord un manuscrit, puis un autre; et, moitié de gré, moitié de ruse, il s'empara du tout, le rangea, et fit si bien que d'être en état d'offrir au roi de Navarre (depuis Henri IV) le fruit précieux des loisirs de La Noüe, dont probablement la postérité eût été privée sans lui. C'est du moins ce que nous voyons dans l'épître dédicatoire qu'il écrivit de Lausanne, au roi, le 1er jour d'avril 1587, et qu'il mit en tête de la première édition de ce beau livre, composé de 26 discours, dont 17 se rapportent à des sujets généraux de politique, de guerre, de morale et de religion; 8 regardent particulièrement l'art militaire, et le dernier, divisé en autant de parties principales qu'il y eut de prises d'armes entre le massacre de Vassy, où commencèrent nos guerres religieuses, et la mort de Henri III, c'est à dire en trois parties, présente un récit raisonné des évènemens de ces années lamentables. Resserrer dans quelques lignes la matière contenue dans les 847 pages de ce volume n'est pas possible; mais reproduire brièvement quelques unes des pensées capitales de l'auteur, pour le faire mieux connaître, aimer et rechercher, est une tâche très douce et très facile que nous allons entreprendre. La première source des malheurs de ce temps est l'athéisme. Nos guerres de religion nous ont fait oublier la religion... Bien des gens, dans les deux partis, fuient Dieu et le méprisent, tant leurs sens sont devenus brutaux. Ceux-là ont besoin qu'on ait pitié d'eux: pour ce qu'entre ceux qui se perdent, ils sont les plus perdus. Les altérations et mutations dans les États sont, il est vrai, inévitables; et, comme Bodin l'a dit, il est malaisé qu'il n'en survienne dans un État, après 494 ans, qui est le nombre parfait de durée pour les établissemens politiques. Comment deux religions ne pourraient-elles vivre en paix sur le même sol, alors que nous y voyons vivre, dans un certain ordre et conciliation, les bons et les méchans? Il y a ressource aux maux de notre pays, et j'estime qu'en six années le royaume se peut demi rétablir, et en dix du tout; mais c'est aux grands et aux princes à commencer l'œuvre en se réglant eux-mêmes. Ne point vendre les offices de justice, châtier les crimes, modérer le luxe et diminuer les impôts des campagnes, voilà le chemin. (On dirait, à entendre La Noüe parler ainsi, qu'il prophétisait Henri IV et Sully.) Deux monstres se sont formés en nos divisions, qui ont fait tout notre mal: l'un se nomme massacre, et l'autre picorée. Il ne convient pas de s'autoriser des exemples de l'Ancien Testament pour persécuter les gens que nous estimons en fausse voie de religion, d'autant que ce sont actions particulières qui ont procédé de mouvemens intérieurs, ou de commandemens exprès; mais il faut suivre la loi de charité, qui est perpétuelle. Cettui-là est de la religion: c'est donc un méchant. Un tel est papiste: il ne vaut donc rien. Préjugés iniques! médecin, qui juges ton prochain être malade, et au lieu de t'efforcer à le guérir, veux qu'on l'assomme, considère-toi un petit, et tu verras que c'est toi-même qui as abondance de maladies très dangereuses. Pense donc trois fois, premier, que dire à autrui: _Tu es un hérétique_. Et quand il serait hérétique, est-il tant barbare qu'il ne porte en son ame l'image de Dieu empreinte, bien qu'elle soit quasi effacée? Pour ce regard, considère toujours la marque excellente que Dieu y a apposée. Si vous avez soif de haine, vous avez assez de champ sans vous ruer sur vos frères. Détestez les diables, détestez les vices. Le relâchement dans l'éducation de la noblesse est une grande cause des souffrances présentes, à quoi faut remédier par un retour prudent à l'ancienne discipline... Le savoir et le bien-vivre sont les seuls biens qui ne vieillissent point. Stilpon le Mégarien fit une belle réponse à Démétrius, qui avait pris sa ville de Mégare, et lui demandait s'il n'avait rien perdu du sien dans l'assaut: «Non, dit-il, car la guerre ne saurait piller la vertu...» Il y a des pères qui sont assez contens quand leurs fils sont grands chasseurs au bois, ou grands bragards en la maison, ou adonnés aux procès avec leurs voisins; d'autres mettent les leurs pages auprès des princes, et les envoient ainsi en cour ou aux pays étranges, d'où pensant qu'ils rapporteront miel, ils rapportent fiel... Il est meilleur de placer ses enfans pages près d'un seigneur du voisinage que chez des princes fastueux, et c'est assez de les y laisser quatre ou cinq ans... Il ne faut envoyer ses enfans aux compagnies de gendarmes, seuls, ains les joindre plusieurs ensemble de même province, afin qu'ils soient retenus par l'exemple mutuel... Il sera bon d'envoyer premier les jeunes gentilshommes en Allemagne, où la simplicité est plus grande, puis après, quand ils seront affermis, en Italie, où la civilité et les arts abondent, mais avec force vices et voluptés, et ne les y laisser pas plus de deux ans... On devrait établir, pour la nourriture et enseignement des jeunes gentilshommes, quatre académies dans quatre maisons royales, aux ressorts de Paris, Lyon, Bordeaux et Angers. La lecture des livres d'Amadis n'est moins pernicieuse aux jeunes gens que celle des livres de Machiavel aux vieux... Du temps du roi Henri second, si quelqu'un eût voulu blâmer les livres d'Amadis, on lui eût craché au visage...; et, si ces livres ne dressent la jeunesse qu'à honorer la magie et suivre les voluptés déshonnêtes..., ils ont une propriété occulte à la génération des cornes; ils incitent à de folles vengeances et favorisent ainsi les duels outre mesure... En fondant la fausse maxime qu'un chevalier doit désobéir à père et mère, dans les ordres les plus licites, plutôt que manquer à sa promesse envers quelqu'une de ces pélerines qui marchent toujours avec les chevaliers, ils donnent de nouvelles lois qui, par forme de galanterie, tendent à effacer, des entendemens des hommes, celles que nature y a engravées, et qu'elle leur a rendues si recommandables... Sur le point de la piété chrétienne, ils nous proposent une religion sauvage et farouche qui n'habite qu'ès-déserts et ermitages, laquelle ils eussent dû représenter plus civile et domestique... Enfin, en étalant ces grands coups qui fendent un homme jusqu'à la ceinture, et coupent un brassard et un bras tout net, ils ne forment point la noblesse au métier des armes, mais à des vaillantises imaginaires; et quand un gentilhomme aurait, toute sa vie, lu les livres d'Amadis, il ne serait bon soldat, ni bon gendarme, d'autant que, pour être l'un et l'autre, il ne faut rien faire de ce qui est là dedans. Un grand mal des hommes de notre temps et mêmement de la noblesse de France est de ne se pas contenter de ses biens tout grands qu'ils sont, Dieu l'ayant plantée dans un des plus beaux jardins de l'univers, plus tempéré que les îles fortunées des anciens, et de mettre ces biens au rang des péchés oubliés, pour toujours courir en avant à la recherche de plus grande puissance et richesse, au détriment de son repos, de ses mœurs et de sa fortune; sans penser que si elle n'a tant de richesse que la noblesse d'Espagne qui suce les mamelles dorées des deux Indes, si elle n'a tant de priviléges que celle de Pologne qui élit ses princes, elle ne laisse d'avoir assez de force pour se conserver et assez de biens pour s'entretenir. ... Je dirai au gentilhomme qui possède seulement 1,200 écus de rente et une belle maison bien meublée où son père, avec la moitié moins, a vécu honnêtement...: Pourquoi allez-vous ainsi rongeant votre ame de mille soins entre tous les espaces de vos divers âges, pour les fantaisies que vous avez que votre condition est défectueuse et imparfaite?... J'estime qu'en votre entendement il y a pour le moins six onces de folie; vu qu'ayant beaucoup de commodités, votre maison ne se trouve jamais que vide..... Cependant, ne pleurez point; car il y a, en ce royaume, quatre millions de personnes qui n'ont pas la dixième partie de votre bien, et qui, pour cela, n'en jettent pas une seule larme... O homme misérable!... j'ai assez dit..., c'est à vous d'y penser. (Oui, sans doute, sage La Noüe! il y faut penser, et vous considérer ici, dans ce septième et grave discours, le digne organe de la prudence humaine et de la volonté divine!) Les gentilshommes français sont bien déchus de cette ancienne richesse dont leurs maisons étaient ornées sous les règnes de nos bons rois Louis XII et François Ier. Que la guerre, contre l'empereur Charles et le roi Philippe, survenue en 1552, laquelle dura sept années et fut suivie de nos guerres civiles, ait été une cause de cette ruine, je ne le nie pas; mais ce n'est pas la seule, car les libéralités des rois amendaient les pertes de la noblesse, joint que la France est si fertile et si peuplée, que ce que la guerre a gâté en un an se rhabille en deux de paix. La cause première et plus notable gît dans de folles et superflues dépenses, et oserai affirmer qu'où les guerres nous ont apporté quatre onces de pauvreté, nos excès nous en ont acquis douze.--Premier, le luxe de nos habits, chacun voulant être doré comme un calice, le changement perpétuel des modes, le luxe désordonné des femmes en pierreries des Indes et toiles d'or d'Italie; et pourtant ne veux nier qu'il y ait mesure à garder en ceci, et que nos jeunes gens aient de quoi rire, allant à Venise, à voir la noblesse avec un bonnet en forme de croûte de pâté sur la tête, et une large ceinture de cuir autour du corps.--Second, le goût des bâtimens magnifiques et de la riche architecture, venu avec cet art il y a soixante ans, et qui a fait que les plus petits oiseaux ont voulu avoir grandes cages, ce qui les a menés à faire petits pains, et à se curer les dents à jeun à la néapolitaine, dans de superbes châteaux; de quoi disait frère Jean des Entomeures: «Par la digne pantoufle du pape, j'aimerais mieux habiter sous petit toit, et ouir l'harmonie des broches.»--En troisième, la singulière richesse des meubles, tapisseries de Flandre et lits de Milan. M. le maréchal de Saint-André a été, sur ce point, de pernicieux exemple.--En quatrième et dernier lieu, la goinfrerie et superflue dépense de bouche, laquelle a introduit quinze serviteurs où il n'y en avait que cinq au plus... Songeons que le bon roi Henri second ne porta oncques bas de chausse de soie. Les armes ont toujours été, parmi la nation française, en singulière recommandation; même la noblesse, qui est sortie en abondance de cette innumérable fourmilière du peuple, n'a prisé aucun renom tant que celui qui était provenu de l'épée... Aux premiers temps, la force fut mise en usage pour repousser les injures; mais aujourd'hui elle sert beaucoup plus à les faire qu'à en garantir...; les uns sont affriandés par le pillage, les autres par les soldes étrangères, de telle façon que la guerre, qui doit être une profession extraordinaire, est devenue une vocation perpétuelle qui entretient les discordes civiles...; n'est-ce pas d'un mauvais juge d'entretenir procès pour avoir procès? et pourtant, pour un qui s'élève par la guerre, combien y font naufrage!... Les pirateries du Pérou engloutissent tous les ans plus de 500 soldats français qui se sont allés vendre à cet effet... Cet usage constant et inconsidéré des armes maintient nos gentilshommes dans une ignorance honteuse, telle que peu savent lire et écrire...; il affaiblit l'État.... Nos troubles civils ont vu périr plus de la moitié de la noblesse de France... Aussi, malgré nos vanteries, le royaume est-il peu capable de force maintenant, et lui faut, pour le moins, six années pour se réparer. Le diamant est précieux, mais il ne doit point faire mépriser les autres pierres précieuses. La vaillance est une vertu suprême; mais ce n'est pas à dire qu'elle soit la seule, et c'est une fausse idée de notre noblesse que de se loger cela dans l'esprit... Il faut plus d'une ancre à un vaisseau pour le tenir ferme... Nos gentilshommes font aujourd'hui plus de prouesses contre leurs amis que contre les ennemis de l'Etat... Ils bravent la mort et ne supportent point les labeurs... Il ne faut que deux jours de pluie et vingt-quatre heures de disette pour mettre un régiment en murmure... La vaillance, fondée sur l'espoir des récompenses, sur la crainte de punition, sur l'expérience du succès, sur l'ire, sur l'ignorance des périls, est la vaillance commune, et ne mérite pas ce nom. La vraie vaillance se propose une fin juste, mesure le danger, et à nécessité l'affronte de sang-froid..... Aucuns sont poussés dehors de chez eux par curiosité et dégoût de la vie champêtre. Ils nomment cela généreux esprit, c'est folie et vanité.... Tel vertueux et viril gentilhomme de campagne se forme mieux le cœur au noble exercice des armes dans sa demeure que tous ces aventuriers et coureurs de hasards. Aucuns se persuadent, dans la fréquentation des princes et des grands, que, de la part du maître, tout ordre est licite, et qu'il faut y obéir..... Autre erreur préjudiciable et qui amollit les courages. Sans doute mieux vaut souffrir surcroît d'impôts, encore qu'injuste, que se rebeller; mais il convient aux ames généreuses de braver la mort plutôt que de souscrire à de certains commandemens, comme ceux qui violentent la conscience, s'ils ne veulent mériter d'avoir tels maîtres qu'Alexandre VI et César Borgia. Nos voisins ne dorment pas: il ne faut donc nous endormir. Cette grosse et redoutée gendarmerie, qui était la principale force du royaume du temps du roi François Ier, n'est plus la même, comme aussi les gens de pied ne sont plus en la même bonté qu'ils étaient au règne de Henri second..... Depuis Charles septième, l'arrière-ban s'en va dépérissant, et vaudrait mieux le rétablir et réagencer que recourir, comme on fait, à l'exemple de Louis onzième, aux étrangers, lesquels on n'obtient qu'avec force argent. Or, peut-on rajeunir ces vieilles institutions? je le pense. Premier, il faudrait créer général de tous les arrière-bans de France un prince ou maréchal, et, dans chaque gouvernement, un chef respecté qui commanderait aux hommes de son ressort. Ensuite on devrait convertir le service des fiefs en nature, en service d'argent, avec quoi serait aisé d'enrôler des hommes propres au métier, les monter, les équiper et solder. Ces hommes marcheraient trois à trois en escadrons, armés de bonnes et longues pistoles et d'épées, sans casaques, ne devant être du tout que fer et feu. Un grand mal est encore la fréquence des duels entre gentilshommes, voire entre amis... Ceux qui sont jeunes pensent, par aventure, qu'on ait toujours vécu ainsi en ce royaume. En quoi ils sont fort abusés; car il n'y a pas quarante ans que les querelles étaient rares, et quand quelqu'un était noté d'être querelleur, on le fuyait comme on fuit un cheval qui rue: et ce mal est venu de la licence des mœurs principalement... C'est aux rois à mettre un frein à ce faux-honneur, en punissant gaillardement les délinquans, et n'y aura sédition pour ce. Ce serait une sage précaution au roi d'entretenir en tout temps quatre régimens d'infanterie de 600 hommes chacun et 4,000 lances. Au besoin viendraient bientôt se joindre à ce noyau d'exercice 2,000 corselets et 6,000 arquebusiers, lesquels, avec une partie d'hommes d'armes, soutiendraient un bon choc; et 15,000 écus par mois suffiraient pour cette dépense, qui est une somme que nos rois donnent souvent, en un jour, à un seul homme... Faut se souvenir que l'arquebuserie sans piques pour la soutenir, ce sont des bras et jambes sans corps. Le grand roi François voulait former, sur l'avis de M. de Langey, dans chaque province, une légion qui devait être de 6,000 hommes. Quand Sa Majesté n'en voudrait que quatre, ce serait trop, vu la dépense qui monterait bien à 250,000 francs pour ces 24,000 hommes, à ne les pas tenir toute l'année..... _Poco y Bueno_. Je n'en voudrais donc que trois, une en Champagne, l'autre en Picardie, l'autre en Bourgogne, de 2,000 hommes chacune, composées ainsi: 4,500 corselets et 1,500 arquebusiers...; on leur donnerait de bons et braves colonels, et neuf capitaines à l'avenant, et 150 gentilshommes qui seraient mis aux trois premiers rangs...; les capitaines auraient 500 livres de solde; les lieutenans 300; les enseignes 200, et les soldats d'élite 100..., et ne souffrirais de train à cette troupe bien ordonnée, comme j'en ai vu aux guerres civiles... Exemple, un simple soldat, un argoulet, qui avait si bien ménagé son petit fait qu'il avait huit chevaux, une charrette à trois colliers, douze serviteurs et six chiens, en tout trente bouches, lui qui n'était pas trop bon pour porter une arquebuse et n'avoir qu'un goujat... Je ne tiendrais, en temps de paix, ces légions réunies que dix jours par an, et bien employant ces monstres ce serait assez... Il serait meilleur de les tenir toute l'année; mais cela coûterait 900,000 livres au lieu de 16,800 écus qui ne sont, pour un roi, que quatre parties perdues à la paume. C'est une bravacherie sotte de ranger la cavalerie en haie ou en une seule file pour que chacun ait également l'honneur de combattre, d'autant que le fort emporte le faible.....; il la faut ranger en profondeur à plusieurs rangs, afin que son choc renverse tout devant elle... Nous l'avons éprouvé à notre préjudice à Saint-Quentin et à Gravelines, tandis qu'à Moncontour la gendarmerie du roi, rangée par escadrons de lances, renversa aisément ceux de la religion qui étaient ordonnés en haie... Je formerai l'escadron d'une compagnie de 50 hommes d'armes complète, faisant 110 chevaux; et qui en voudra faire sept rangs, le front sera pour le moins de quinze lances... Pour moi, j'estime que 100 valets rangés ainsi rompront 100 gentilshommes rangés en haie. C'est un bel et utile usage dont l'infanterie espagnole fournit de notables modèles, que celui des amitiés militaires et camarades de chambrée. La familiarité qui s'engendre par la communauté de table, de lit et de toutes choses, est une merveilleuse incitation à se secourir mutuellement, et à bien faire à l'envi les uns des autres, comme aussi un moyen d'épargner la paie, de multiplier les ressources et de prévenir les querelles. Nos Français auraient grand besoin d'adopter un tel usage. Je ne suis pas de l'opinion de quelques uns qui, pour flatter les princes, maintiennent que les récompenses qui se distribuent aux gens de guerre procèdent de leur pure libéralité et ne sont point dues: c'est faire la part trop inégale, et tiens pour bonne la règle qui veut que, comme la solde précède le service, aussi la récompense suive le mérite..... C'était la pratique de l'empereur Charles... J'ai honte de voir que, sur 100 de nos pauvres soldats estropiés, les dix qui obtiennent rémunération sont placés dans des abbayes comme moines laïcs, et deviennent le jouet de la plupart des moines, si bien qu'ils sont bientôt contraints de composer, à 50 ou 60 francs pour leur pension, et de chercher asile ailleurs... Je voudrais que, pour un régiment de dix enseignes, on assignât seulement 4,000 écus par chacun an pour subvenir à ces avantages... L'abandon où nous laissons nos soldats est cause qu'ils sont mal disciplinés, que souvent ils combattent mal, et que les étrangers en font peu d'estime. Depuis l'invention diabolique des armes à feu, c'est le feu qui doit l'emporter, d'où je tiens qu'un bon escadron de pistoliers doit battre un bon escadron de lances. J'estime que 2,500 corselets et 1,500 arquebusiers, divisés en deux bataillons, s'entre-flanquant l'un derrière l'autre à 80 pas, peuvent se retirer en rase campagne, trois lieues françaises, devant 2,000 lances. (Aujourd'hui que la force de l'infanterie est plus que doublée par l'énergie de son feu soutenu de la baïonnette, on peut penser que La Noüe dit trop peu, et que sa thèse est soutenable même en retournant ses chiffres, c'est à dire que 2,000 fantassins peuvent se retirer avec avantage devant 4,000 lances. Dans la mémorable expédition de l'empereur Napoléon en Russie, un régiment d'infanterie française a glorieusement prouvé cette proposition en repoussant une nuée de cavalerie russe dont il fut entouré en rase campagne.) Un bon chef de guerre tire toujours profit d'avoir reçu quelque verte leçon de l'ennemi; cela le corrige des mauvais effets de la flatterie, mère de présomption, et dissipe les vapeurs d'orgueil dont il est d'abord enivré. Les Italiens ont trouvé de nouvelles manières de fortifier les places qui sont belles et ingénieuses; mais il convient aux princes, en les suivant, de ne pas se jeter dans de folles dépenses..... La citadelle d'Anvers a coûté 1,400,000 florins, et n'eût pas mieux résisté que celles d'Ostende ou de Maëstricht, dont les ouvrages sont en terre..... La citadelle de Metz a coûté plus d'un million de francs, celle de Turin 30O,000 écus... A ce compte, les princes et les Etats seraient bientôt ruinés..... Il se faut, à cet égard, défier des ingénieurs qui mettront de la maçonnerie où la terre remuée eût suffi... Je voudrais des remparts peu élevés et des fossés pleins d'eau. Éloquente sortie contre les guerres civiles dans le dix-neuvième discours: «O chrétiens qui vous entre-dévorez plus cruellement que bêtes échauffées! jusques à quand durera votre rage?... Quelles causes si violentes sont celles qui vous excitent? Si c'est pour la gloire de Dieu, considérez qu'il n'a point agréables les sacrifices de sang humain: au contraire, il les déteste, aimant miséricorde et vérité. Si c'est pour le service des rois, vous devez penser qu'ils sont mal servis en vous entre-tuant, pour ce que c'est diminuer et arracher les nerfs principaux de leur royaume... Donc ne cherchez plus d'excuse pour allonger vos maux. Abrégez-les plutôt sans alléguer des nécessités qui imposent d'autres nécessités..... Mais quand je m'avise, comment pourriez-vous, vous autres guerriers, accomplir cela, qui avez oublié l'art de rendre, et ne savez que l'art de prendre?... Vos ennemis haïssent votre cruauté; vos amis craignent vos saccagemens, et les peuples fuient devant vous comme devant les inondations..... Qui est-ce qui croira votre cause juste si vos comportemens sont si injustes?... Et quand bien même elle le serait, ne l'exposez-vous pas à toute calomnie et diffame?..... En somme, apprenez à mieux vivre ou ne trouvez pas étrange si on ne croit rien de ce que vous dites, et si on crie contre ce que vous faites...» Un roi de France est assez grand sans convoiter, ni pourchasser autre grandeur que celle qui est dans son royaume... Aucuns diront qu'enfermer les cœurs de nos rois dans les bornes accoutumées, c'est attiédir leurs courages et les priver des trophées et conquêtes qui sont de beaux héritages de leurs ancêtres..... Ce sont là de hauts propos semblables aux furieux vents d'aquilon qui émeuvent les grosses tempêtes..... La grandeur du royaume suffit à ses rois. Sa fertilité est telle, qu'en contre-échange de ses produits, il y entre annuellement plus de 12 millions de livres... Avant ces derniers orages, sa population fourmillait partout comme au comté de Flandre...... Sa noblesse est nombreuse, vaillante et courtoise... Son clergé possède 20 millions de rente et de très bonnes cuisines... La justice y est stable plus qu'ailleurs, et quand les corruptions qui l'ont nouvellement infectée seront repurgées, elle resplendira encore... Sur le fait des finances, bien qu'une partie d'icelles reflue à Rome, par une certaine cabale occulte, et en la Germanie, par des attractions violentes, la richesse publique est telle que, du temps du roi Henri second, il levait sur son peuple, par voye ordinaire, 15 millions de francs par chacun an... Le Saint-Père, qui vit si magnifiquement, ne possède que 1,500,000 écus de rente..... Pour le militaire, encore que la discipline soit gisante, si est-ce que notre roi, s'il sentait qu'un voisin voulût venir mugueter sa frontière, pourrait aisément composer une armée de 60 compagnies de gendarmes, 20 cornettes de chevau-légers et 5 compagnies d'arquebusiers à cheval, faisant en tout 10,000 chevaux, à quoi ajoutant 3 ou 4,000 reitres, plus 100 enseignes d'infanterie française, et 40 de ses bons amis les Suisses, il y aurait difficulté d'aller brûler les moulins de Paris. La Noüe n'est pas l'ami des Turcs. Il consacre ses vingt et unième et vingt-deuxième discours à démontrer: 1° qu'il n'est pas licite aux chrétiens de s'allier avec de telles gens; 2° que ces sortes d'alliances leur ont toujours mal réussi; 3° qu'en se réunissant ils pourraient aisément chasser les Turcs de l'Europe, dans l'espace de quatre années; et, là dessus, il dresse un beau plan fort détaillé de quatre campagnes contre ces infidèles. La politique étrangère a bien changé depuis le temps où Soliman menaçait d'envahir toute la chrétienté. Le vingt-troisième discours s'étend démesurément contre les alchimistes, contre la recherche de la pierre philosophale, et enfin contre la trop grande estime qu'on fait de l'or et de l'argent. Le vingt-quatrième discours est un traité de morale complet où l'auteur fait très bien ressortir et goûter les charmes solides de la vraie piété, par opposition aux jouissances fugitives et trompeuses de la vie épicurienne du monde et des cours. Le vingt-cinquième discours a pour objet d'énumérer les douceurs et les avantages de la vie contemplative, et de montrer que, loin d'être exclusivement réservée aux moines, chacun peut en jouir et en profiter selon sa vocation. C'est là terminer dignement son œuvre. Ainsi les esprits supérieurs ramènent tous les sujets à la philosophie, qui ramène, tout à son tour, au sentiment religieux. Mais qu'il est beau de voir parcourir cette carrière intellectuelle à un guerrier comme La Noüe, Bras-de-Fer, au sein des plus affreuses calamités qui aient jamais été enfantées par la guerre! Nous ne le suivrons pas plus loin dans les observations que lui suggèrent les trois prises d'armes des religionnaires, qui font la matière de son vingt-sixième et dernier discours. Ce n'est pas que ces observations ne contiennent une foule de choses d'un grand sens, mêlées de quantité de détails historiques très dignes d'attention, mais l'analyse des simples faits ne saurait présenter que des sommaires sans couleur: il vaut donc mieux nous borner à inspirer au lecteur le goût de recourir au discours même qui les contient, et finir cet extrait d'un livre excellent, quoiqu'un peu verbeux dans sa bonhomie, par le sonnet que le sieur de Fresne a mis à la tête de son édition: Quand je te voy au front d'une troupe guerrière De conduite et de main signalant ta valeur, Je croy que tout ton soin et que tout ton labeur Est voué aux esbats de Bellone la fière. Quand je lis tes discours, enseignans la manière De restablir la France en son antique honneur, Je croy que tu n'as rien si avant dans le cœur Que des plus sainctes loix l'estude droiturière. Qui eust creu qu'un guerrier peust estre si savant, Ou qu'un tel escrivain peust estre si vaillant, Accordant le clairon avec la douce lyre? Je le voy, je le croy, dont plein d'estonnement Suis contraint m'escrier: heureux es-tu vrayment, Heureux, qui peus autant bien faire que bien dire! SONNET CONTRE LES ESCRIMEURS ET LES DUELLISTES; Par l'abbé de Saint-Polycarpe. A Paris, chez Jamet Mestayer, imprimeur du roy, M.D.LXXXVIII, pet. in-12 de 10 feuillets. (1588.) L'abbé de Saint-Polycarpe dédie son Œuvre au roi Henri III: il l'aurait publiée plus tôt sans qu'il a eu peur, voyant la fureur des duels poussée si loin les années précédentes, de s'attirer quelque méchante affaire. Il en est de même de certains sonnets qu'il tient en réserve contre la chicane des gens de justice, cette seconde plaie de l'État; il ne les publiera que plus tard, pour ce qu'ayant encore des procès, il a souci de les gagner et crainte de les perdre. La foi du poète moraliste dans la vertu de ses sonnets pour l'extinction des duels et de la chicane annonce une ame candide. Le présent recueil contient treize pièces dont le public jugera par la première: Vous voyez sur les rangs un jeune homme arriver A peine estant éclos, qui sur la confiance Qu'il a de son escrime (homicide science), Vouldra, sot et mutin, tout le monde braver. Vous le voyez par fois le nez haut eslever, Chantant, capriolant, faisant quelque cadence, Ou planté sur un pied, et l'autre qu'il advance, Réniant, détestant et parlant de crever. Ignorant, arrogant, de tout il veut débattre, Et se picquant pour rien, soudain il se veut battre; Il se veut signaler pour avoir de l'honneur. Lors il fait son appel; il vient à l'estocade; Il pratique son art; il donne une incartade; Voyez en quoi consiste aujourd'hui la valeur. L'abbé continue, sur ce ton, à dire d'excellentes choses; mais, arrivé au dernier sonnet, il confesse que, tout en blâmant les duellistes, il fera comme eux, si l'occasion se présente de venger son honneur; en quoi il a raison. Mais que deviendront alors ses douze premiers sonnets? Le Poème couronné intitulé: _le Duel aboli_, de Bernard de la Monnoye, n'est ni plus concluant ni plus utile; mais il a plus de mérite poétique, puisqu'on y lit des vers comme ceux-ci: Ce bras que vous perdez, François, n'est pas à vous, Par un sinistre emploi la valeur est flétrie, Mourez; mais en mourant servez votre patrie; Et d'un triste duel fuïant le sort obscur, Tombez en arborant nos drapeaux sur un mur; Ou, si la paix, mêlant son olive à nos palmes, Nous fait couler des jours plus heureux et plus calmes, Sans ternir votre fer d'un indigne attentat, Laissez vivre, et vivez pour le bien de l'État, etc., etc. LA VIE ET FAITS NOTABLES DE HENRI DE VALOIS, Tout au long sans rien requérir, où sont contenues les trahisons, perfidies, sacriléges, exactions, cruautez et hontes de cest hypocrite et apostat, ennemy de la religion catholique. Pet. in-8 de 92 pages avec huit figures en bois, sans nom d'auteur ni d'imprimeur, et sans date. (Paris.) (1588.) S'il faut en croire l'abbé d'Artigny, au tome Ier de ses Mémoires, ce libelle sanglant, dans lequel, d'ailleurs, il ne se trouve que trop de vérités, est de Jean Boucher, curé de Saint-Benoît de Paris, docteur en théologie, dont les fougueux sermons étaient si puissans sur les esprits des ligueurs. Notre édition sans date pourrait bien être antérieure à celle de Millot, qui est citée par M. Brunet, et remplit 141 pages. Ses huit figures en bois représentent le sacrilége dudit roi, le meurtre de Henri de Guise et celui du cardinal Louys de Guise, son frère; Henri, faisant le superbe sur son trône, à son retour de Pologne; le même à son sacre, quand, par une espèce de présage, la couronne lui tomba deux fois de la tête; le bourreau de Cracovie brisant les armoiries dudit roi; la figure d'une religieuse de Poissy, violée par ledit roi; et finalement un massacre exécuté par les ordres dudit roi. Cette vie, qui s'arrête après le meurtre des Guise, fut publiée dans Paris, vers la fin de 1588, pour exciter le peuple à la rébellion. Nous en rapporterons les principales circonstances, d'après l'anonyme, en rappelant au lecteur qu'il est facile de calomnier même Henri III. N'est-ce pas le calomnier, par exemple, que de dire qu'il était poltron, et qu'il se battit fort mal à Jarnac et à Moncontour? Au surplus, la véritable histoire a prononcé son arrêt sur ce prince. Venons vitement au libelle: Henri de Valois, né à Fontainebleau le 19 septembre 1551, _et non un jour de Pentecoste, comme le disent ceux qui veulent autoriser davantage son heur_, eut pour parrains Édouard VI, roi d'Angleterre, et Antoine de Bourbon, duc de Vendosmois. Il fut institué en toutes vertus, et du vivant du roy Charles IX, _qui a trop peu duré à la France_, promit quelque chose de bon de soy, étant lieutenant-général de son frère, en 1568; mais il fit bientôt connaître son peu d'affection à la religion catholique, _ayant divulgué le secret de la Saint-Barthélemy à un gentilhomme_. Son siége de la Rochelle, abandonné, coûta 2 millions d'or en pure perte. Peu après, étant parti, en rechignant, pour la Pologne, dont il s'était fait élire roi, il donna un anneau au roi Charles IX, son frère, que celui-ci ne porta guère, s'étant, incontinent après, trouvé mal de la maladie dont il est mort, c'est à dire du poison. La nouvelle de la mort de ce frère, qui le faisait roi de France, lui arriva en telle diligence, que Chemerault, qui la lui porta, ne mit _que 17 jours_ à venir de Paris à Cracovie, _capitale de Poulogne, distante de 800 lieues et plus_. Alors, que fit M. le roi de Poulogne? vilainement il bancqueta les grands seigneurs poulonais, comme pour les mieux assurer de sa résolution de rester avec eux, et soudainement, la nuit ensuivant le festin, partit sur chevaux frais, avec aucuns affidés dont mal pensa arriver aux François restés à Cracovie, notamment au sieur de Pibrac, généreux homme. Le voilà prenant le plus long chemin, passant par Padoue, Ferrare et Turin où, de gracieuseté pour le duc Emmanuel Philibert, son parent, il lui remet les citadelles et places de Turin, Chivres, Pignerol, Savillan et Cazal, seuls restes des conquêtes des François en Italie. A peine assis son trône, il fait l'orgueilleux, met une barrière entre lui et sa noblesse, ne laissant approcher que Quélus et Maugiron, _ses bardaches_; et Dieu sait quel beau ménage il faisait avec eux _à la turquesque_. Bientôt il fait empoisonner le cardinal de Lorraine, à Avignon, et se met à dissiper l'argent du peuple. Déjà, entre son élection de Pologne et ses guerres faites, tant bien que mal, aux hérétiques, il avait mangé 36 millions à la ville de Paris, et 60 millions au clergé de France. Nous l'allons voir travailler plus à plein, et, d'entrée de jeu, il vole la vraie croix de la Sainte-Chapelle, apportée par saint Louis, et la vend aux Vénitiens. Il vend tous les offices; il invente les plus ridicules impôts avec son sieur d'O, surintendant des finances, et de tout cela fait largesses à ses mignons. Une querelle s'engage entre ses deux beaux-filz, Quélus et d'Antraguet. Voilà que Maugiron et Ribeyrac, Schomberg et Livarot, venus sur le terrain pour arranger l'affaire, finissent par se battre entre eux, disant venger leur honneur. Quélus, blessé à mort, tombe à terre, et, en peu d'instans, Ribeyrac tombe mort aussi, non sans avoir blessé furieusement le maucréant Maugiron, qui, se sentant bien frappé, s'écrie: _Je renie Dieu, je suis mort._ Livarot tue Schomberg, et ce duel fatal, qui, par parenthèse, est décrit, par l'anonyme, d'une façon très pittoresque, fournit à Henri de Valois l'occasion d'un nouveau scandale: celui de faire placer les statues de Quélus et de Maugiron dans l'église de Saint-Paul. Après avoir pleuré _ces beaux-filz_, comme une femme fait son amant, Henri de Valois ne tarde pas à se munir d'autres mignons, du nombre desquels Nogaret se distingue par des profusions sans exemple ni mesure. Mais ce n'est pas assez des mignons, il faut à ce roi hypocrite et sacrilége une belle religieuse du couvent de Poissy, et il la viole en société avec ses mignons. _C'est pour ces harpies du roi qu'est institué l'ordre dit du Saint-Esprit._ Ce roi n'entend à aucune remontrance; quand on lui parle raison, il jure, se fâche et courrouce, fait ensuite des processions pour en imposer au pauvre peuple, et se moque de Dieu et des saints; témoin sa visite à la couronne d'épines, qui le fait rire et s'écrier _que Dieu avait la tête bien grosse_. Il entoure sa personne de quarante-cinq ames damnées, sous le nom de gentilshommes, qu'il dresse à s'en aller tuer ceux dont la vie l'importune; et il a l'effronterie d'appeler ses quarante-cinq _ses coupe-jarret_. Il laisse son chancelier Chivergny augmenter ses petits moyens jusqu'à près de 400,000 liv. de rentes, et aussi _voler à gueule ouverte_ son premier président, Achille Harlay, et aussi tous ses officiers. Le royaume est au pillage; les rentes de l'Hôtel-de-Ville sont arrêtées; on ne paie plus personne: alors les vertueux Lorrains veulent venir au secours du peuple par bonnes raisons. Henri de Valois fait entrer 12,000 Suisses dans Paris pour ruiner le pouvoir de ces vertueux hommes: la bourgeoisie le chasse. Il a l'audace d'assembler les états à Blois; et là, pour répondre aux clameurs du royaume infortuné, il fait massacrer, par ses quarante-cinq, le duc de Guise et le cardinal de Guise, par les archers du capitaine du Guast. Vrai Néron, Héliogabale et Caracalla, qui finit par faire mourir jusqu'à sa mère; et ici l'auteur se tait. De pareils écrits valent le couteau de Jacques Clément. Observons que, dans ce torrent d'invectives, il ne se rencontre aucune plainte contre le mignon Joyeuse. C'est que celui-là avait embrassé la Ligue de bonne foi. LES SORCELLERIES DE HENRI DE VALOIS, ET LES OBLATIONS QU'IL FAISAIT AU DIABLE, DANS LE BOIS DE VINCENNES, Avec la figure des démons d'argent doré, auxquels il faisait offrandes, et lesquels se voyent encores en ceste ville, chez Didier-Millot, à Paris, près la porte Saint-Jacques, 1589, avec permission. Pet. in-8 de 15 pages. Ensemble, Advertissement des nouvelles cruautez et inhumanitez desseignées par le tyran de la France. A Paris, par Rolin Thierry. M.D.LXXXIX, avec privilége; pet. in-8 de 20 pages en plus petits caractères. (1589.) Cette pièce anonyme n'est pas moins rare que la Vie de Henri de Valois et que le Martyre des Deux Frères, dont le présent recueil offre l'analyse. La figure qu'on y voit est reproduite dans la belle édition du _Journal de l'Étoile_, qu'a donnée Lenglet-Dufresnoy. Ni M. Brunet ni M. Barbier n'ont parlé des _Sorcelleries de Henri de Valois_, dont nous n'avons pu découvrir l'auteur. Le détail de ces sorcelleries présente peu d'intérêt: s'il est véritable, l'opinion, assez justement établie de la démence de Henri III, vers la fin de sa carrière, n'est plus problématique. Il est à remarquer que le libelliste attribue à l'influence de d'Épernon le goût que Henri de Valois prit pour les sortiléges, dans les derniers malheurs de son règne. Quels piéges les favoris ne tendent-ils pas aux princes dont ils espèrent! Quant au fait même des sorcelleries, il est certain qu'une croix dorée fut trouvée à Vincennes, laquelle était placée sur un coussin de velours, entre deux satyres de vermeil qui lui tournaient le dos. Comment le vainqueur de Jarnac et de Moncontour en vint-il à joindre ces évocations magiques aux processions de pénitens blancs? c'est le secret de la nature humaine, bien misérable, il faut l'avouer, quand le sentiment de la morale divine l'abandonne. _L'Advertissement des Nouvelles Cruautez_, etc., qui suit _les Sorcelleries_, mérite une mention particulière; le ton en est noble dans sa véhémence; les faits articulés sont plausibles, les principes clairement posés et les déductions habilement tirées. C'est un vrai manifeste, non contre la couronne, mais contre la personne d'un souverain, qui, selon l'auteur, ayant forfait aux lois du royaume, soit par une alliance avec les cantons suisses protestans, moyennant la cession du Dauphiné et des villes de Châlons et de Langres, soit par une secrète connivence avec Henri de Navarre, prince huguenot, a perdu ses droits à l'obéissance de ses peuples. On y lit ces mots: «Faire service au roy et respecter Sa Majesté, ce n'est pas servir un tyran qui indignement porte le nom de roy, renverse les loix de l'Etat, et en aliène le domaine. Combattre pour le roy, c'est combattre pour le royaume, pour l'Etat, pour la patrie, et non pas pour une personne particulière; car ce mot de roy est une générale notion et remarque de la majesté, non d'un simple homme, ny d'une personne fragile et mortelle, mais de la dignité royale, etc., etc... On prie pour le roy en tant qu'il est le moyen par lequel l'estat public subsiste, etc., etc., etc.» Cette œuvre, dont nous sommes loin d'approuver les conclusions sans réserve, est un monument d'autant plus curieux, qu'elle paraît avoir eu pour objet et pour effet la rébellion de Paris, en 1589, et la déchéance de Henri III. Le style décèle sans doute une main supérieure et des plus autorisées de ce temps calamiteux aussi bien que mémorable. LE MARTYRE DES DEUX FRÈRES, Contenant au vray toutes les particularitez les plus notables des massacres et assassinats commis ès les personnes de très hauts et très puissans princes chrétiens, messeigneurs le révérendissime cardinal de Guyse, archevêque de Rheims, et de monseigneur le duc de Guyse, pairs de France, par Henri de Valois, à la face des estats dernièrement tenus à Blois. (Pet. in-8 de 54 pages chiffrées et de 2 non chiffrées, contenant quatre sonnets, et orné des portraits en bois des Deux Frères, d'une vignette sur bois à deux compartimens, représentant le meurtre du duc de Guyse, et d'une autre où l'on voit la mort du cardinal de Guyse. Edition qui paraît antérieure à celle que cite M. Brunet, sous le n° 13787.) M.D.LXXXIX. (1589.) Diatribe des plus virulentes, dont la forme est plus oratoire que narrative, à en juger surtout par son début, assez singulier pour être rapporté: «Il n'y a celui de vous, messieurs, qui, avec ce grand roi, n'adjugiez, donniez l'honneur et le prix à ce très certain axiome prononcé après plusieurs disputes et traitez faits devant lui, à sçavoir quelle chose du monde estoit et debvoit estre la plus forte, ou le roy, ou le vin, ou les femmes, fust enfin tenu et résolu que _super omnia vincit veritas_, etc.» Cet axiome en faveur de la vérité étant posé, l'orateur se met en devoir de débiter tous les mensonges injurieux que l'esprit du temps lui fournit contre le roi Henri III, déjà bien assez flétri par ses faits et gestes authentiques. Les épithètes de Sardanapale engeoleur, d'ame endiablée, d'hypocrite sodomite, de parjure athéiste, de coquin, de poltron qui s'enfuit de Paris par la porte Neuve, et s'en va comme un esclave se réfugier à Chartres, ne sont que le prélude et le jeu de sa verve furibonde. Les textes sacrés dont ce beau discours est coupé doivent faire conjecturer qu'il fut prononcé dans une église. Les deux Guise y sont présentés à la vénération des fidèles comme des martyrs de la foi, tandis qu'au fond ils ne le furent que de leur ambition effrénée. Le récit de leur mort funeste est reproduit avec les circonstances que l'on sait et quelques autres, omises par les historiens, dont nous croyons devoir signaler la suivante: Le corps du duc de Guise, gissant donc dans la chambre du roi, qui venait de le fouler aux pieds, était à l'envi insulté par les assassins, ce que voyant un aumônier du roi, nommé _Dorguin_, ce brave et digne prêtre en fut touché jusqu'aux larmes; et, n'écoutant que la voix de la charité, il entonna le _de profundis_ au milieu des bourreaux armés de leurs fers sanglans. C'est là, sans doute, une action sublime. Henri, toujours selon l'orateur, communia le lendemain de ce double meurtre; il avait entendu la messe le jour même, le 22 décembre. L'évêque du Mans, frère de Rambouillet et de Maintenon, fut, dit notre anonyme, l'un des instigateurs de ces assassinats. La péroraison du discours est digne de l'exorde. On y lit ces mots: «Vous l'eussiez pris (Henri de Valois), pour un Turc par la teste, un Alleman par le corps, harpie par les mains, Anglois par la jartière, Poulonois par les piés, et pour un diable en l'ame.» Ceux qui voudront connaître l'orateur le peuvent en combinant de toutes les manières possibles les mots suivans, qu'il indique comme l'anagramme de son nom, et avec lesquels il signe son discours: _la richesse peult_. La patience et non la curiosité nous a manqué pour le faire. PROSA CLERI PARISIENSIS AD DUCEM DE MENA (MAYENNE), Post cædem regis Henrici III. Lutetiæ, apud Sebastianum Nivellium, typographum unionis, avec la traduction, en vers françois, par P. Pighenat, curé de Saint-Nicolas-des-Champs. A Paris, 1 vol. in-8, M.D.LXXXIX. Belle copie manuscrite sur peau de vélin, faite en 1780, d'un livret très rare que M. Didot l'aîné réimprima, en 1786, à 56 exemplaires dont 6 sur peau de vélin. Cette copie, qui est une pièce unique, renferme 36 pages; elle est ornée de fleurons à la plume figurant des fleurs et des fruits. L'original latin est composé de 24 strophes de 6 vers, et la traduction, également de 24 strophes de 12 vers hexamètres. Le tout se termine par le distique suivant: ad dementem Parisinorum plebem, quæ impurissimum Arsacidam in numerum divorum refert. Famosos quoniam vetuerunt jura libellos Spargere, famosis, ô plebs, recipisce libellis. Qui est-ce mal né Non saint, mais damné? Tu le vas nommant; C'est Jacques Clément. (1589-1780.) Cette prétendue prose du clergé parisien, composée, en apparence, par un furieux ligueur, en l'honneur de Jacques Clément et de madame de Montpensier (Catherine de Lorraine, sœur du duc de Guise assassiné à Blois), mais en réalité par un antiligueur, contre les héros de la ligue, est un monument remarquable de l'esprit de parti. Le cynisme, la rage et la démence ne sauraient aller plus loin. Supposer que le clergé de Paris a déifié une princesse pour s'être abandonnée à un moine, à condition qu'il tuerait son roi; qu'il a mis au rang des saints ce moine luxurieux et fanatique pour avoir accompli son horrible promesse; et cela au nom de la religion qui pardonne! c'est assurément le dernier des excès, bien que les jésuites, le pape lui-même, et certains curés de Paris, on le sait trop, aient alors autorisé, par d'aveugles fureurs, des imputations terribles contre le clergé en masse. Du moins, l'auteur latin a gardé l'anonyme; mais peut-on concevoir qu'il ait pris le nom d'un curé de Paris, dans la traduction d'une telle pièce en français, traduction faite dans les termes que nous allons reproduire en partie. Ah! sans doute la religion n'est pas comptable de ces indignités! qui l'est donc? l'esprit de vengeance politique, c'est à dire la plus cruelle et la plus inflexible des passions que la société humaine ait enfantées. Il n'est pas inutile de perpétuer le souvenir de pareils exemples, afin que chacun voie où il peut être entraîné dans les discordes civiles. ........................ Laudatur tuæ sororis Adfectus plenus amoris, Quæ se magna constantia, Subjecit dominicano, Pacta ut mortem tyranno Daret, vi vel astutia. Hæ nacta viram non segnem, Eïa, inquit, fige penem In alvi latifundia, Æquæ penitus ac ferrum Quod jurasti, vibraturum Intra Henrici ilia. Ergo pius ille frater Compressit eam valenter. Redditurus vota pia. Ad septimam usque costam Recondit virilem hastam Fusa seminis copia. O ter quaterque beatus Ventris Catharinæ fructus Compressæ pro ecclesia. O felix Jacobus Clemens! Felix martyr, felix amans! Inter millies millia. ........................ Sancte colletur ut numen Tuum, et Clementis nomen, In secula perennia Amen. ........................ Certes, gloire immortelle Est deue à vostre sœur D'avoir pour la querelle Voire hazardé l'honneur, S'estant soumise enfin Au frère jacobin Moyennant la promesse Signée de son sang, Que, par force ou finesse, Il perceroit le flanc (Fust au peine des loix) De Henri de Valois. Elle qui savoit comme Souvent amoureux font, Afin d'esprouver l'homme, Et n'avoir un affront, Lui dit d'une pudeur Séante à sa grandeur; «Soit fait; prenez liesse; »Mais montrez la roideur, »Pressant vostre maitresse, »Dont vous dedans le cœur, »D'Henri vostre fléau, »Ficherez le cousteau.» Donc le dévot moine Redouble ses efforts, Résolu à la peine De mille et mille morts Ainçois que de faillir De son vœu accomplir. Jusqu'au fond des entrailles Il va l'oultre perçant; Pavois, plastron, écailles, De sa lance faussant; Dans elle en quantité Espand sa déité. Madame Catherine O bien heureux le fruit Enflant vostre poitrine Par don du saint Esprit! O que tout le clergé Est à vous obligé! ........................ ........................ Après maints beaux esloges, Maint riche monument, Dans nos martyrologes, Vous (duc de Mayenne) et Jacques Clément Serez canonizez Au rang des mieux prisez. Ainsi soit-il. Cette pièce sanglante est écrite avec un naturel si brûlant, elle entre si profondément dans les passions qu'elle veut flétrir, en les faisant parler, que bien des gens, et nous les premiers, l'avons prise au sérieux. Nous confessons, à cet égard, notre erreur, qui peut, sans façon, être qualifiée de bévue; mais M. Leber, dans le piquant opuscule qu'il a publié en 1834, sur l'état des pamphlets avant Louis XIV, en ayant appelé, sur ce point, à la réflexion du public, nous nous sommes bientôt convaincus, par une lecture attentive, que la prose du clergé de Paris n'était rien autre chose qu'une satire cynique et horriblement belle des excès de la ligue, un ballon d'annonce de la satire Ménippée, qu'il convient, peut-être, d'attribuer à l'un des auteurs de ce dernier ouvrage. Il y a toujours à gagner dans le commerce des vrais gens de lettres. LE MASQUE DE LA LIGUE ET DE L'HESPAGNOL DÉCOUUERT. Où 1° la Ligue est dépainte de toutes ses couleurs; 2° est monstré n'estre licite au subject s'armer contre son roy pour quelque prétexte que ce soit; 3° est le peu de noblesse tenant le party des ennemis, advertie de son debvoir. A Tours, chez Iamet Mestayer, imprimeur ordinaire du roy. 1 vol. in-12 de 274 pag. M.D.LXXXX. (1590.) «Le tyran d'Hespagne béant et ententif de long-temps à l'invasion de la France,... voyant que le dernier des Valois en tenoit le sceptre, après la mort de monsieur son frère, que l'on dit avoir esté empoisonné par le moïen de ses agents et ambassadeurs..., a suscité une ligue, et par elle produict des monstres plus hideux et horribles que ceux que l'on dit avoir esté dontez par le fils d'Alcmène, jadis...; que dis-tu Circé? que dis-tu, horrible Mégère, ligue impie!... Mettras-tu ton espérance au duc de Parme et en ces Hespagnols?... Tu blesmis, magicienne, quand je te parle du Biarnois, quand je t'oppose la force de ce Sanson, la vaillance de cet Achille..., quelle médecine te pourra sauver de cette mortelle maladie?... De quels alexis-pharmaques te serviras-tu?... La vieille couuerture et caballe de la religion ne te sert plus de rien: ceste drogue est euentée... Les mercenaires langues des faulx prescheurs sont de prèsent drogues de peu de valeur... Qui ne voit que les sermons que tu fais faire par tes cordeliers, par tes assassins cuculés..., sont philippiques, et rien de plus?... Tu as, malheureuse! praticqué une autre manière de gens que l'on nomme jésuites, non mendians, mais qui font mendier, desquels les scandales sont plus secrets, mais beaucoup plus pernicieux que les autres... Que dis-je? tu es toi-même par eux praticquée, Alecton mauldite! etc., etc.» Ici l'auteur de ce pamphlet catholique et royaliste fait une histoire satirique de l'établissement de la compagnie de Jésus à Paris, en 1521, par Inigo de Loyola; il rappelle ce zélateur, marchant pieds nus, et se faisant suivre de Pierre Fabri, Diego Laynès, Jean Conduri, Claude Gay, Pascal Brouet, François Xavier, Alphonse Salmeron, Simon Rodriguès, et Nicolas Bovadilla, estudians en théologie, qu'il nomme des _soufflets d'ambition_, des _avortons du père du mensonge_. Il suit les jésuites jusqu'au temps de la ligue, où ils allaient proclamant partout _les Guise_ comme vrais descendans de Charlemagne, pour les opposer aux Bourbons du Béarn. Puis, s'adressant de nouveau à la ligue: «Sorcière! lui dit-il..., tu piafes maintenant avec ton duc de Parme...; mais ces Hespagnols qui te sont dieux aujourd'hui, enfin te seront loups!... Ces frocs, ces cuculles, ces monstres, ces horreurs infernales, ces furies terrasser nostre Alcide! non, non...; le corps est plus fort que l'ombre, la vérité que le faux!... Tu demandes s'il n'est pas permis de se bander avec la force contre un prince hérétique?... quand tu l'aurais tel, ce n'est pas au subjet a s'armer contre son prince..., la noblesse catholique, qui le suit, te le doibt faire cognoistre! Si le roy me commande de le suivre en guerre, je le ferai; s'il me commande de changer ma religion, je ne le ferai pas; mais il est trop sage pour me le commander... Vois si David s'est révolté contre Saül, encore qu'il en fût mal payé de tous ses services, et que Saül fût un cruel tyran!... Jéroboam, roy de Samarie, avoit rejeté la religion ancienne: quel prophète a persuadé de faire la guerre contre lui? nul...» Suit une foule d'exemples tirés de l'Ancien et du Nouveau Testament; puis l'auteur s'autorise d'un long passage de saint Thomas d'Aquin, pour établir que mieux vaudrait encore souffrir la tyrannie que d'attenter à la puissance du tyran; mais il est évident qu'il use ici de subtilité, ou qu'il n'a pas lu saint Thomas d'Aquin jusqu'au bout. Il interpelle enfin la noblesse en ces termes: «Vous autres gentilshommes de cœur et de sang généreux, qui faites l'amour à cette rusée courtisanne, la ligue, bon Dieu! que vous estes abusés...! voyez vous pas que vous promettant, elle tire de vous, et que vous, donnant, elle vous despouille?... Aymerez-vous mieux vivre misérables soubs la tyrannie de ceux qui vous ruineront que soubs la douce et agréable subjection du plus gracieux roy de la terre?... Ne voulez-vous, messieurs, dessillant vos yeux, voir en quel labyrinthe vous estes entrez, et vous joindre à ceste juste cause pour recouurer, avec vostre prince, les temps heureux des règnes de Louis XII, François Ier et Henri II? etc., etc...» Ces exhortations et ces avis terminent ce pamphlet, précieux échantillon de l'esprit du temps, qui, fort heureusement pour la France, fut appuyé des batailles d'Arques et d'Ivry. M. Anquetil n'a pas connu _le Masque de la Ligue découvert_. L'ECCELLENZA E TRIONFO DEL PORCO; Discorso piacevole di Salustio Miranda, diviso in cinque capi: nel primo, si tratta l'Ethimologia del nome con l'utilità; secundo, le Medicine che se ne Cavano; tertio, le Virtù sue; quarto, le Autorite di quelli, che n'hanno scritta; quinto, les feste i trionfi, e le grandezze di lui. Con un capitolo alle muse invitandole al detto trionfo. Suit la figure du cochon avec cette devise: _Muy bueno por comeresto_. In Ferrara, per Vittorio Baldini, con licenza di S.S. (1 vol. in-12 de 72 pages.) M.D.XC.IIII. (1594--1625--1736-41.) Rien de plus froid que ce long panégyrique du Cochon. Il était facile de se moquer plus agréablement des moines et des érudits pédans du XVIe siècle. La rareté de l'ouvrage en fait tout le prix pour nous. Peut-être en a-t-il un autre pour les Italiens? celui d'être écrit avec élégance et pureté: dans ce cas, où le vrai toscan va-t-il se nicher? LES FACÉTIEUSES RENCONTRES DE VERBOQUET, POUR RÉJOUIR LES MÉLANCOLIQUES. Contes plaisans pour passer le temps. A Troyes, chez la veuve de Jacques Oudot, et Jean Oudot fils, imprimeur-libraire, rue du Temple, avec permission du roy en son conseil du 11 mai 1736. (1 vol. in-12 de 35 pages.) L'approbation du chancelier, donnée après suppression de ce qu'il avait trouvé mauvais dans ce pauvre recueil, est du 28 octobre 1715. L'édition originale du Verboquet est de Rouen 1625, in-12. De toutes nos facéties sans nombre, celle-ci est peut-être la plus insignifiante. LES PENSÉES FACÉTIEUSES ET LES BONS MOTS DU FAMEUX BRUSCAMBILLE, Comédien original. A Cologne, chez Charles Savoret, rue Brin-d'Amour, au Cheval-Volant (1 vol. pet. in-8 de 216 pages.) M.DCC.XLI. Des Lauriers n'est pas l'auteur de ces pensées; on les doit à un plaisant anonyme, bien moins gai que lui, sinon moins cynique, lequel s'est permis de rajeunir l'Ancien Bruscambille, d'y ajouter, d'en retrancher, d'y mêler des vers fort plats; en un mot, de le gâter. Les amateurs des facéties les recherchent pourtant à cause de certaines pièces de l'invention du correcteur, qui ne se trouvent pas ailleurs, telles que les caractères des femmes coquettes, joueuses, plaideuses, bigotes, etc., etc., ainsi que la bulle comique, sur la réformation de la barbe des révérends pères capucins, fulminée par Benoît XIIIe, en 1738, et signée Oliverius, évêque de Lanterme. LES TROIS VÉRITÉS; Deuxième édition augmentée, avec un advertissement et bref examen sur la response faicte à la troisième Vérité, par Pierre le Charron, Parisien; de nouveau imprimé à Bourdeaux, Millanges. (1 vol. in-8.) (1594-1596.) Charron, qui avait semé, dans son _Traité de la Sagesse_, des propositions mal sonnantes sur l'immortalité de l'ame, l'existence de Dieu et autres grands points de religion, fut plus chrétien ou plus circonspect dans son livre des _Trois Vérités_ qu'il publia d'abord, sans nom d'auteur, à Cahors, en 1594. Sa première Vérité est qu'il y a une religion; sa seconde Vérité, que la religion chrétienne est la véritable; enfin, sa vérité troisième, dirigée contre le _Traité de l'Église_ de Duplessis Mornay, établit que, hors l'Église catholique romaine, il n'y a point de salut. Les argumens du premier Livre, où les athées sont pris à partie, montrent qu'il n'y a pas d'effet sans cause; que l'objection contre l'existence de Dieu, tirée de l'impossibilité de le démontrer et de le définir, est de nulle valeur, l'homme ne pouvant, en sa qualité d'être fini, définir un être infini; que le raisonnement suivant n'est pas meilleur: «Si Dieu existait, il serait tel ou tel, ce qui impliquerait contradiction avec la qualité d'être infini;» car Dieu peut exister sans que l'homme puisse savoir s'il est tel ou tel. _La vraie connoissance de Dieu_, dit Charron, _est la parfaite ignorance de lui_. Le monde est formé de matière ou sans matière; et, dans les deux hypothèses, il suppose un acte et un agent hors de lui-même. L'ordre de l'univers, l'harmonie, la prévoyance, qui partout y éclatent, révèlent un créateur. Le consentement des peuples reconnaît Dieu. Les génies occultes, dont on ne saurait nier l'existence, les démons, les miracles, les prédictions, les sibylles le prouvent. Le mal moral et physique n'est pas une raison de nier Dieu, car nous ne pouvons savoir si ce que nous appelons mal est nuisible, dans le sens absolu, et s'il n'a pas son utilité. Nos vices ne compromettent pas l'existence de Dieu, puisqu'ils ne viennent pas de lui, mais de nous, et que Dieu sait tirer le bien de nos vices mêmes. Enfin (et ceci est excellent), il est évident que Dieu vaut mieux que point de Dieu; or, il est de l'essence de l'intelligence, qui ne peut elle-même se trahir, de croire le mieux. Suit une sage énumération des avantages qui découlent pour l'homme de la croyance en Dieu; et c'est par là que finit, avec le douzième chapitre, le premier livre, des trois le meilleur à notre avis. Second Livre.--Cinq religions ont eu principalement crédit dans le monde, savoir: la naturelle; la gentille, à partir du déluge et de la tour de Babel; la judaïque, commencée au temps d'Abraham et promulguée par Moïse; la chrétienne; et la mahumétane, 600 ans avant Jésus-Christ. Chacune allègue ses saints, ses miracles, ses victoires, et chacune fait des reproches sanglans aux quatre autres. On reproche à la naturelle que, n'ayant ni dogme écrit, ni prescriptions déterminées, elle ne forme pas proprement une religion; à la gentille, ses sacrifices humains et la multiplicité de ses dieux; à la judaïque, sa cruauté envers les prophètes, et ses pratiques de superstition grossière; à la chrétienne, ses trois Dieux en un seul et son culte des images; à la mahumétane, sa vanité charnelle et sa propagation par la guerre. A part les monstruosités qui souillent toutes ces religions (la chrétienne exceptée), il y a ce caractère de vérité attaché à la chrétienne seulement, qu'elle s'appuie sur la révélation; car par là seul elle établit que l'homme, sans le concours de Dieu, ne peut connaître ni pratiquer ses devoirs religieux, ce qui est évident. Le christianisme, d'ailleurs, l'emporte sur les religions rivales par le nombre, l'authenticité et l'éminence de ses miracles, de ses prophéties et de ses saints. On doit ajouter en sa faveur l'excellence de sa morale qui l'a fait estimer des plus vertueux empereurs païens; mais elle a six prérogatives capitales; 1° d'avoir été annoncée par les prophètes; 2° la qualité souveraine et divine de son auteur; 3° l'assurance qu'elle donne d'une vie future; 4° d'avoir détruit les idoles et l'action des démons; 5° les circonstances et les moyens de sa publication et de sa réception au monde; 6° qu'elle seule remplit le cœur de l'homme et le perfectionne. Suivent des réponses aux objections, parmi lesquelles voici une réponse à ceux qui objectent l'absurdité de certains dogmes: «C'est un accroissement d'honneur et dignité à l'esprit humain de croire et recevoir en soi choses qu'il ne peut entendre, et rien ne témoigne plus de la force de l'ame qu'une croyance qui révolte les sens.» Autre réponse: «La marche de la raison étant la chose la plus incertaine, ce serait folie de lui confier ses destinées futures, et la sagesse commande de s'en remettre plutôt à la révélation, laquelle venant de Dieu, ne saurait tromper.» Ainsi procède Charron. Heureux les esprits dociles qui s'en contenteront! ils vivront en paix avec eux-mêmes, seront respectés des hommes, agréables à Dieu dans leur simplicité, et marcheront d'un pas ferme dans la voie de la vertu. Troisième Livre.--Dieu étant supposé prouvé, aussi bien que la religion révélée de Jésus-Christ, l'auteur vient à combattre les sectes dissidentes. Toute l'argumentation de ce Livre, le plus étendu des trois, repose sur le syllogisme suivant, qui termine le premier chapitre: la certaine règle de nos consciences chrétiennes est et ne peut être que l'Église, sans quoi la doctrine serait soumise à la raison de chacun qui porterait, dans l'interprétation des écritures, la même incertitude qu'en toute autre chose; or, cette Eglise, juge nécessaire de la doctrine, est évidemment la catholique romaine; donc, etc., etc., etc. Les chapitres de ce Livre sont remplis de réponses aux objections des réformés de La Rochelle. C'est un débat sur la scolastique et la tradition où l'auteur prend ses avantages de l'unité de la foi catholique, ainsi que l'a fait depuis, plus éloquemment, le grand Bossuet, dans son Histoire des Variations, et dans son magnifique sermon sur l'unité de l'Eglise. L'Eglise, ajoute Charron, a précédé les Ecritures, donc elle a seule droit de les interpréter. L'aigle de Meaux a pu puiser dans ce Livre plus d'un fait et plus d'un raisonnement; et il a le grand mérite de sauver merveilleusement la sécheresse de la controverse par la noblesse et l'entraînement du style, mérite qui manque absolument à l'auteur des _Trois Vérités_. Charron a le grand tort d'être ennuyeux: il ferait presque haïr la méthode, quand son contemporain Montaigne fait presque aimer la confusion. DISCOURS VÉRITABLE SUR LE FAICT DE MARTHE BROISSIER, De Romorantin, prétendue démoniaque, avec cette épigraphe: Celui qui croit de léger, il est léger de cœur, et amoindrira, et mesme sera tenu comme pechant. _Eccl. 19._ A Paris, par Mamert-Patisson, imprimeur du roy. M.D.XCIX, avec privilége. (Pet. in-8 de 48 pag. et 3 feuillets préliminaires.) (1599.) On sait que, sous le règne de Henri IV, Marthe Broissier, fille d'un tisserand de Romorantin, se fit passer pour possédée, et qu'en cette qualité, ayant agité les esprits à Paris, le roi ordonna une enquête de médecins pour éclairer la justice. Duret et quelques docteurs gagnés par les ligueurs déclarèrent la fille réellement possédée; mais Marescot, joint à la plus grande partie des médecins de la Faculté, constata l'imposture, en sorte que le parlement, par arrêt du 24 mai 1599, exila Marthe Broissier à Romorantin. Ce discours, dédié au roi, n'est autre chose que le rapport historique de la Faculté: il est précédé d'un distique latin et des vers suivans: Ce vray discours, par sa lecture, Découvre au peuple une imposture Et rend plusieurs cerveaux guaris; Ceux qui soulaient par cette fourbe Affiner l'indiscrète tourbe Ne sont assez fins pour Paris. Ce rapport est écrit avec la gravité convenable et respire une sincère conviction. On y voit que, le 30 mars 1599, Marthe Broissier fut interrogée devant l'évêque de Paris, en latin par le docteur Marescot, et en grec par le théologien Marius, en présence des médecins Ellain, Hautain, Riolan et Duret, dans l'abbaye de Sainte-Geneviève; que son prétendu démon se trouva si muet et si peu versé dans les langues savantes, qu'il fit tout d'abord suspecter son caractère diabolique. L'intrigante fille se trahit encore bien mieux en souffrant tranquillement, sur ses lèvres, une relique de la vraie croix, tandis qu'elle entrait en convulsion à la vue du chaperon d'un prêtre. Le jugement de Marescot est énergique dans son laconisme: _du démon rien, du mensonge beaucoup, de la maladie fort peu_. (_Nihil a dæmone, multa ficta, a morbo pauca._) L'interrogatoire ne laissa pourtant pas que de continuer jusqu'au 5 avril; mais l'affluence du peuple devenant telle qu'on pouvait craindre une sédition, la sorcière fut mise entre les mains de Lugoly, lieutenant criminel qui la retint deux mois au Châtelet, où elle était traitée doucement. La Rivière, premier médecin du roi, Laurence, médecin ordinaire, et d'autres gens de l'art furent assidus à la visiter, et joignirent leur témoignage à celui de Marescot. Enfin le parlement rendit son arrêt conformément à leurs conclusions. Cet arrêt, signé Voisin, et transcrit à la suite de notre discours, est plein de sagesse ainsi que le rapport de Marescot, en cela bien différent du rapport contradictoire aussi reproduit dans le discours, lequel rapport, parfaitement réfuté malgré l'autorité des médecins signataires, au nombre desquels on dit que se trouvait Duret, offre un nouveau monument de la folie et de la fourberie humaines. La conduite de Duret, dans cette circonstance, ne lui fait pas honneur. Mais quel intérêt avait-on à faire de Marthe Broissier une démoniaque? celui de retenir, sous le joug d'une superstition grossière, l'esprit d'un peuple que le règne d'un prince éclairé tendait à émanciper. _Le discours véritable_ passe généralement pour être de Marescot; toutefois, Tallemant des Réaux, dans ses Mémoires ou historiettes imprimées en 1833, à Paris, et publiées par MM. de Châteaugiron, de Monmerqué et Jules Taschereau, fait entendre que l'auteur est Le Bouteiller, père de l'archevêque de Tours et du surintendant. Guy-Patin le donne à Simon Piètre, médecin célèbre, gendre de Marescot. HISTOIRE PRODIGIEUSE ET LAMENTABLE DE JEAN FAUSTE, Grand magicien, avec son Testament et sa Vie espouvantable. A Amsterdam, chez Clément Malassis. (1 vol. pet. in-12 de 222 pages, plus 3 feuillets de table.) M.DC.LXXIV. M. Brunet ne cite que l'édition de Cologne, 1712, in-12. La nôtre est plus jolie et plus rare. M. Barbier parle d'une édition de Paris, Binet, 1603, d'une autre de Rouen, Malassis, 1666, et dit que l'auteur allemand de cet ouvrage, dont le traducteur est Pierre-Victor Palma Cayet, se nomme George-Rodolphe Widman. Comment Malassis de Rouen date-t-il une édition d'Amsterdam? ou comment Malassis d'Amsterdam date-t-il une édition de Rouen? c'est ce qu'on ne peut guère expliquer qu'en disant que l'édition d'Amsterdam est imprimée jouxte la copie de Malassis de Rouen. Nous avons encore connaissance d'une édition de Paris, 1622, chez la veuve du Carroy. 1 vol. pet. in-12 de 247 pages, sans la table. (1603-67-74--1712.) Il appartenait au génie allemand, qui réalise les abstractions et idéalise les choses positives, de donner un corps solide aux rêves de la magie et à la croyance des esprits, si répandues dans le moyen-âge. Ainsi fit-il; et l'histoire de Jean Fauste, qu'on pourrait appeler l'épopée de la métaphysique chrétienne, est à la fois un témoignage de la puissante imagination et une preuve de la crédulité du public allemand dans le XVIe siècle. Cette épopée (car c'en est une véritable) eut, en Allemagne, un succès populaire; et il faut que l'impression qu'elle fit ait été bien forte pour que le célèbre Goëthe, génie national de l'Allemagne moderne, ait jugé digne de lui de la faire revivre dans celui de ses drames que les suffrages de ses compatriotes ont le plus universellement couronné. Cet auteur l'a ressuscitée avec talent, sans doute; mais, qu'il nous soit permis de le dire, il ne l'a ni surpassée ni même égalée, malgré sa fameuse création de _la Jeune Fille séduite_, personnage d'un pathétique souvent faux, qui d'ailleurs a le tort d'être épisodique, par conséquent de distraire le public du but principal de l'auteur. L'original est empreint d'une conviction profonde et native qu'on ne retrouve pas dans la copie. Là c'est un chêne mystérieux et druidique, à l'ombre duquel on se sent saisi d'une crainte religieuse et terrible; ici c'est bien l'arbre encore, mais la sève du mystère manque; vainement les efforts du poète essaient de la rajeunir avec des scènes d'amour, à la vérité pleines de charme, le prestige s'évanouit, sans compter que les limites du drame, tout étendues qu'elles sont chez nos voisins, offrent un cadre trop étroit pour une conception de ce genre, et bien moins propre que le récit au développement de vérités morale, qui forment la partie substantielle et utile de ces fictions enchantées. Laissons donc Goëthe dans sa gloire et ne nous occupons que de Widman dans son obscurité: la justice le veut. Jean Fauste, fils d'un paysan de Weymar, est élevé par un riche bourgeois de Wittemberg, son parent, qui le destine à l'état ecclésiastique. Ses talens et son mauvais caractère se signalent prématurément. Il fait des études brillantes tout en désolant son honnête famille. A peine hors des classes, il enlève, dans un examen triomphant, le bonnet de docteur en théologie; mais à peine docteur, le voilà jetant de côté l'Écriture sainte et les livres canoniques pour embrasser la débauche. Il se rend à Cracovie, ville célèbre pour les écoles de magie, y devient tout d'abord grand nécromancien, astrologue, mathématicien, puis médecin, guérissant par des paroles et des clystères. Il fait des cures merveilleuses, avec le second moyen sans doute, qui alors pouvait passer pour un expédient magique. De médecin, Fauste se fait droguiste; des drogues il vient à la chimie, et de la chimie de cette époque aux conjurations diaboliques; la marche est naturelle. Son premier appel au diable a lieu, entre 9 et 10 heures du soir, dans la forêt de Mangealle, près Wittemberg. Un diable se rend avec grand fracas, suivi d'un cortége de démons inférieurs, dans le cercle que Fauste à tracé: des pourparlers s'engagent; Fauste propose ses conditions; le diable Méphistophélès, qui n'est que du second ordre, en réfère à son maître, en Orient. Enfin, après trois conjurations, Fauste renonce à son Dieu, voue son ame et son corps à l'enfer, moyennant quoi Méphistophélès lui servira de guide sous la figure d'un moine, et satisfera tous ses désirs dans le cours d'une vie qui est limitée à 24 ans. Le pacte est scellé par du sang de Fauste épanché sur une tuile ardente. Tout cela est accompagné de circonstances et de peintures très bien inventées, allant vivement au fait, sans le moindre germe du verbiage moderne. Fauste a pour valet un écolier nommé Wagner, aussi vaurien que lui, lequel, avec Méphistophélès, complète un trio monstrueux. Il n'est pas croyable tout ce que fait ce trio chez le duc de Bavière, chez l'évêque de Strasbourg, à Nuremberg, à Augsbourg, à Francfort, servant et trompant chaque jour un maître nouveau, se transportant comme l'éclair d'un lieu à un autre, nageant dans les plaisirs et l'opulence, pénétrant dans les lits des chambrières, etc., etc. Fauste a une fois la fantaisie de se marier; mais, comme c'était là un dessein honnête, le diable l'échaude si cruellement qu'il renonce au mariage et reprend la chaîne de ses lubricités. Il apprend, de son esprit diabolique, mille belles choses de l'enfer, sur les régions diverses qu'on y trouve, telles que le Lac de la Mort, l'Etang de Feu, la Terre ténébreuse, le Tartare ou l'Abîme, la Terre d'oubli, la Gehenne ou le Tourment, l'Erèbe ou l'Obscurité, le Barathre ou le Précipice, le Styx ou le Désespoir, l'Achéron ou la Misère, etc., etc. La hiérarchie des légions infernales lui est révélée avec les noms des personnages, l'histoire des anges _trébuchés_, les attributs et la puissance de chacun. Fauste ne se lasse point de questionner, ni d'abord Méphistophélès de répondre; mais, à la fin, Fauste fait une question qui cause un tressaillement au diable.: «Si tu t'étais trouvé à ma place, dit-il à son esprit, qu'aurais-tu fait?»--«J'aurais honoré Dieu, mon Créateur, répond le diable en riant d'un rire de possédé; je l'aurais servi, j'aurais imploré sa grâce sur toute chose.»--«Ai-je encore le temps d'en user ainsi? reprend Fauste.»--«Oui, dit le diable, mais tu ne le feras pas.»--«Laisse là tes prédictions!»--«Et toi finis tes questions!» Ceci est sublime et clôt la première partie. Au début de la seconde partie, Fauste veut se convertir et ranger sa vie dont il est fatigué: il se met à travailler et compose d'excellens almanachs, étant grand mathématicien; mais la curiosité de la science, l'ayant emporté trop avant, il rappelle son malin esprit et lui demande de l'informer des choses du ciel. Méphistophélès lui dénombre les sphères célestes. Fauste avance encore et s'enquiert de la création de l'homme. Alors l'esprit lui donne exprès toutes fausses notions conformes à la doctrine des athées qui font le monde matériel, existant par lui-même, et l'homme aussi ancien que le monde. Fauste tombe dans la mélancolie: l'esprit, pour le distraire, lui amène une légion de diables qui le font voyager aux enfers, dans les étoiles, et par toutes les contrées de la terre. Il accomplit ses différens voyages en peu de jours, à l'âge de 16 ans, et les écrit pour un écolier de ses amis, nommé Jonas. La description variée de ces voyages n'est pas un médiocre agrément de ce livre singulier. L'arrivée de Fauste à Constantinople et les bons tours qu'il joue au grand-turc fournissent des épisodes plaisans qui reposent le lecteur des impressions sinistres qu'il a reçues. Fauste apparaît, dans le sérail, sous la figure de Mahomet. On juge bien que les beautés du sérail ne lui refusent rien, et le lendemain elles racontent au grand-turc ébahi comment Mahomet les a toutes honorées, _se déportant en homme avec la puissance d'un Dieu_. De Constantinople Fauste va en Égypte, parcourt l'Archipel, y observe une comète. L'esprit, à ce sujet, lui expose une théorie des comètes qui n'est guère savante. La seconde partie finit avec les voyages de Fauste et la physique de Méphistophélès. Troisième et dernière partie. Fauste est appelé à la cour de Charles-Quint, et, pour le satisfaire, lui fait apparaître le spectre d'Alexandre le Grand. Il s'amuse aux dépens des personnes de la cour impériale, tantôt enchantant la tête d'un chevalier sur laquelle il plante des bois de cerf, tantôt faisant semblant d'assaillir le château d'un baron avec une armée magique. Il rend aussi des services, tels que ceux de mener trois comtes d'empire, par les airs, aux noces d'un fils du duc de Bavière, à Mayence; de fournir, au milieu de l'hiver, des cerises exquises à la comtesse d'Anhalt, qui, étant grosse, avait une envie démesurée d'en manger, etc., etc. A Saltzbourg, il met tout en rumeur avec ses compagnons de joie, en célébrant, pendant quatre jours, les bacchanales; une autre fois il renverse le chariot d'un paysan, qu'il fait ainsi voyager sens dessus dessous; ailleurs, il avale une charrette de foin par forme d'escamotage; là il va jusqu'à tromper un maquignon, ici le voilà donnant à un juif sa jambe droite en gage; il dérobe le bréviaire d'un prêtre, la tête d'un homme qui passe; il se crée un jardin rempli de toutes les fleurs de l'univers, distribue des philtres amoureux, et se signale chaque jour par d'innombrables faits de sorcellerie dont le détail est difficile à rendre. Mais les années convenues s'écoulent; le fatal dénouement approche. _Un prud'homme, âgé, bon chrétien, qui estoit médecin fort craignant Dieu_, aborde Fauste et le conjure de revenir à la vertu dans le sein de l'Église. Fauste est un moment touché; mais l'esprit malin l'emporte: une seconde promesse, scellée de sang, achève la destinée du malheureux. Le diable, qui garde rancune au prud'homme, tente de le séduire; mais le prud'homme, assisté de Dieu, se rit de Méphistophélès, et le diable s'enfuit tout confus. Ce malin démon, ne voulant plus courir le risque de perdre l'ame de Fauste, lui amène deux belles Flamandes, une Hongroise, une Anglaise, deux Allemandes de Souabe et une Française. Ce n'est pas assez pour la lubrique fureur de Fauste, il lui faut encore la belle Hélène, femme de Ménélas: il l'obtient. C'est alors une joie indicible qui accompagne Fauste jusqu'à son dernier mois. Ce dernier mois est enfin venu; Fauste fait son testament: il lègue ses richesses et son malin esprit, sous la forme d'un singe, à son valet Wagner, et, peu après, commence à tomber dans la tristesse finale. Ses lamentations déchirent le cœur: «Ha! Fauste! ha! mon corps! ha! mes membres! ah! mon ame! ah! mon entendement! ah! amitié et haine! ah! miséricorde et vengeance! ah! ah! ah! misérable homme que je suis! ô ma vie fragile et inconstante!... ô douteuse espérance!...» L'esprit le réprimande et le raille alors sans pitié: «Tu as renié ton Dieu par orgueil, par débauche, pour être appelé _maître Jean_, et jouir des femmes, lui dit-il, tu as voulu manger des cerises en hiver! tu auras les noyaux en tête!...» Et Fauste de redoubler ses lamentations: «O pauvre damné que je suis! n'y a-t-il aucun secours? Amen, amen...» Cependant les vingt-quatre ans sont écoulés demain. La nuit qui précède ce demain est terrible, et telle que Méphistophélès lui-même essaie de réconforter sa victime; mais ses consolations sont vaines, étant toutes prises dans le système de la nécessité. Enfin Fauste se résigne à subir son sort: il va trouver ses compagnons, les étudians de Wittemberg, et les engage une dernière fois à souper. Durant le souper, bien autrement dramatique que le Festin de Pierre, Fauste harangue ses amis, leur annonce sa fin prochaine, leur apprend comment il s'est précipité dans l'abîme, les supplie de ne pas l'imiter et de rester fidèles à Dieu. Il leur demande pardon, les charge de ses adieux à sa famille, et les quitte pour s'aller coucher. A minuit sonnant, grand bruit, comme d'un vent impétueux, dans la chambre de Fauste. Le lendemain, les convives entrent dans cette chambre fatale et trouvent Fauste gisant mort sur le carreau, défiguré et démembré: ses yeux sont d'un côté par terre, sa cervelle de l'autre; des taches de son sang couvrent les murs: les étudians, consternés, rassemblent ces tristes débris, les enterrent, et l'histoire finit. Si ce n'est pas là une œuvre de génie, appuyée sur les bases mêmes du christianisme, qui enseigne à fuir les plaisirs de ce monde et à laisser les prospérités temporelles aux méchans, nous ne donnons pas notre ame au diable, mais nous lui livrons cette critique tout entière. Quant au traducteur Palma Cayet, l'auteur de la Chronologie novenaire et septenaire, il ne mérite ici d'éloge que pour nous avoir fait connaître ce livre curieux. Du reste, il construit ses phrases d'une façon si baroque et si pénible, qu'à peine devait-il s'entendre lui-même. On l'accusa de sorcellerie dans son temps: ce fut bien à tort, sans doute; sous le rapport du talent d'écrire, du moins, nul ne fut moins sorcier. Nous remarquerons, en terminant cette analyse, que Jean Fauste, l'un des inventeurs de l'imprimerie, fut accusé de magie devant le Parlement de Paris, pour cette découverte. Est-ce à lui que Widman fait allusion? La question va droit aux érudits. BREVE SUMA Y RELACION Del modo del Rezo y Missa del oficio santo Gotico Mozarabe, que en la capilla de corpus Christi de la santa yglesia de Toledo se conserva y reza oy, conforme a la regla del glorioso san Isidoro arçobispo de Sevilla. Por el Maestro Eugenio de Robles, cura proprio de la yglesia parōchial Mozarabe de san Marcos, y capellan de la dicha capilla. Dirigido a los Señores Dean y cabildo de la santa yglesia de Toledo, primada de las Españas. (1 vol. pet. in-4 de 23 feuillets, seul exempl. connu en France, dit M. Ch. Nodier; vendu 150 liv. Gaignat; et le même prix chez les _jésuites_ du collége de Clermont.) En Toledo, año M.DC.III. (1603.) Lorsque, dans l'année 714 de notre ère, sous le califat égyptien de Vélid Ier, après la défaite et la mort du roi goth Rodrigue, qui suivirent la trahison du comte Julien, Tolède tomba, par capitulation, au pouvoir des Arabes, que conduisait l'intrépide Tarick, premier lieutenant du célèbre Moussa ou Muza, une convention se conclut entre les chrétiens vaincus et les musulmans vainqueurs, qu'il fut aussi honorable aux premiers de demander, avant même de rien stipuler pour leurs libertés et leurs biens, qu'aux seconds de souscrire et de respecter; ce fut celle qui garantissait le libre exercice de la religion chrétienne. De là vint, avec le temps, suivant l'archevêque de Tolède, don Rodrigue, que les chrétiens de cette ville prirent le nom de _Mozarabes_, abréviatif de _Mixtiarabes_, c'est à dire _chrétiens mêlés d'Arabes_, nom que ces braves défenseurs de la cité conquise transmirent religieusement à leurs descendans, et qui, après sa reprise par Alphonse VI, en 1085, valut successivement, à la colonie fidèle, de grands priviléges de la part des rois de Castille et d'Espagne, notamment de don Alphonse et de dona Violente, en 1277, d'Alphonse Remondez, de Ferdinand Ier, de Jean II, de Ferdinand et Isabelle, de la reine Jeanne la Folle, de Charles-Quint, de Philippe II et Philippe III. Il y a des historiens (entre autres Garibay) qui prétendent que le nom de Mozarabes ou Muzarabes fut donné à ces chrétiens de Tolède par Moussa, le conquérant arabe, en haine de son lieutenant Tarick, dont il enviait la gloire; mais cette version peu vraisemblable ne doit guère nous arrêter. Quoi qu'il en soit, les Mozarabes de Tolède sont encore, aujourd'hui, tenus en grand honneur. Pendant les 372 ans de leur sujétion, ils avaient six églises paroissiales, savoir: Saint-Just, dont le recteur faisait les fonctions d'évêque, Saint-Luc, Sainte-Eulalie, Saint-Marc, Saint-Torcat, Saint-Sébastien. Le pape Jules III leur a concédé, ainsi qu'à tous ceux ou celles qui s'allieraient à eux par mariage, le droit, en quelque endroit qu'ils habitassent, de ne relever que de l'une de leurs six paroisses, et d'y payer exclusivement les dixmes. L'histoire des Mozarabes et de leur rite gothique a été traité, avec détail, par le docteur Francisco de Pissa, et par maître Alonzo de Villegas, dans sa _Flos sanctorum_, tous deux chapelains de la chapelle mozarabe de _Corpus Christi_, à Tolède, chapelle illustre qui fut dotée de treize prêtres desservant à perpétuité, par le cardinal de Ximenès, lorsque, pour sauver des ravages du temps la pureté du rite mozarabe, il en fit traduire l'office complet en latin, sur l'original gothique, lequel, par parathèse, doit être un précieux monument à consulter pour le langage vulgaire castillan au VIIIe siècle, s'il est conservé dans les archives du chapitre de Tolède, ainsi que nous le pensons, car on ne touche à rien dans ce pays. Le livre d'où nous extrayons ces détails, et ceux qui suivent, unique peut-être en France, est, en Espagne même, de la plus grande rareté. Il faudrait le transcrire tout entier pour donner une idée exacte des nombreuses différences qu'il signale entre le rite mozarabe et notre rite latin; nous nous bornerons à rapporter les plus marquantes, en commençant par dire que c'est saint Isidore, archevêque de Séville, mort en 736, qui passe pour l'auteur de ce rite gothique. Dans ce rite, il y a six dimanches de l'Avent au lieu de quatre. Il y a aussi un dimanche de l'Avent pour la Nativité de saint Jean-Baptiste. Au dimanche qui précède le carême, et qui s'appelle le dimanche _des chairs supprimées_, _de carnes tollendas_, on lit l'évangile du Mauvais riche et de Lazare. Les messes dominicales du carême commencent par deux prophéties ou plus, après la confession générale. De même pour les messes de vigiles. Il y a des messes de requiem particulières pour les évêques, pour les simples prêtres, diacres et sous-diacres, et pour les petits enfans morts dans le baptême; les messes des martyrs espagnols, tels que saint Laurent, saint Vincent, sainte Eulalie, saint Just et saint Rufin, sont notablement plus longues et plus solennelles que les autres. On ne chante qu'une seule Passion, celle du vendredi saint, et l'évangile de la Résurrection se dit durant toute la semaine pascale. A Noël, on ne dit qu'une seule messe au lieu de trois. L'office se célèbre tous les jours dans la chapelle mozarabe de _Corpus Christi_. Tous les offices commencent par les Vêpres, qui sont très courtes, aussi bien que les Matines. Les Complies commencent par le psaume: _Signatum est super nos lumen vultus tui, Domine_, etc. Excepté le jour de Sainte-Madeleine et une fête de la Vierge, on ne dit jamais ni cantiques ni magnificat; le Pater Noster est, à chaque demande à Dieu, coupé par une demande additionnelle en paraphrase, ce qui semble une invention bien malheureuse. Nos Latins ont été plus sages en n'ajoutant rien à ce qui dit tout. LA SAGE FOLIE, Fontaine d'allégresse, Mère des Plaisirs, Reyne des Belles humeurs; pour la défense des personnes joviales; à la confusion des Archi-Sages et Protomaistres; œuvre morale, très curieuse et utile à toutes sortes de personnes, traduitte en françois, de l'italien, d'Anthoine-Marie Spelte, historiographe du roy d'Espagne, par L. Garon. (2 parties en 1 vol. in-12: la 2e partie a pour titre: _la Délectable Folie, support des capricieux, soulas des fantasques, nourriture des bigeares pour l'utilité des cerveaux foibles et retenue des boutadeux_.) A Rouen, chez Jacques Cailloué, dans la cour du Palais. M.DC.XXXV. (1606-35.) On voit dans M. Brunet que la _Saggia Pazzia_ fut imprimée pour la première fois à Pavie, in-4, en 1606, et qu'il y a, de cet ouvrage, une seconde traduction française d'un sieur J. Marcel, imprimée à Lyon, in-8, en 1650. Les premières traductions de ces sortes d'écrits facétieux sont préférables, en ce qu'elles reproduisent plus naïvement leur allure singulière. Garon dédie la sienne à M. du May, secrétaire de monseigneur d'Halincourt, comme à un grand esprit, capable de patroner le livre immortel de Spelte auprès de la nation française, qui n'est, dit-il, que trop prompte à remarquer les moindres défauts, _et ne se met d'ordinaire en campagne, pour approuver, qu'assisté de quelque bon ange tutélaire_. Il ne demande, au surplus, _qu'un petit filet de patience_ au lecteur, pour pénétrer dans le sens intérieur de la Sage Folie, et voir qu'en effet cette folie est très sage et très utile. François Spelte, en sa qualité de créateur, prend un ton plus fier dans sa préface; il n'implore pas la patience, il l'impose et justifie ses éloges de la Folie sous le prétexte que l'esprit le plus grave veut du relâche. Domitien ne passait-il pas du temps à embrocher des mouches? Hartabus, roi des Hircaniens, à prendre des taupes? Bias, roi des Lydiens, à enfiler des grenouilles, comme Homère à les chanter? Æsopus, roi des Macédoniens, à faire des lanternes...? _Silence donc, ignorans censeurs! testes de concombre! et lisez...!_ Lisons donc de peur d'être appelés têtes de concombre! La première partie renferme trente et un chapitres, tous consacrés à l'honneur de la Folie, amie de la nature, de grand secours aux petits enfans, aux femmes, pour les inciter à devenir grosses plus d'une fois; aux adolescens, pour leur donner de la grace; aux hommes faits, pour soutenir leur ardeur; aux vieillards, pour soulager leurs maux; cause d'amitié, instrument de gloire, ame de la guerre, etc., etc. Nombre de citations de poètes anciens, de traits d'histoire cousus à cet éternel panégyrique de la Folie, composent les trois quarts de l'ouvrage. Le reste est une paraphrase de cette idée juste, que l'homme a besoin, pour agir avec une sorte de goût et d'énergie dans les affaires de ce monde, de voir les choses autrement qu'elles ne sont en réalité. La deuxième partie ne renferme que vingt-quatre chapitres, où l'auteur, particularisant son sujet, qu'il n'a, jusque là, traité que généralement, s'étend sur les délices que la Folie procure aux poètes, aux pédagogues, aux grammairiens, aux auteurs de tout genre, aux astrologues, aux nécromanciens et magiciens, aux joueurs, aux plaideurs, aux alchimistes, aux chasseurs, aux amateurs de bâtimens, aux fantasques, aux ambitieux, aux amans, etc., etc.: le tout finit par une critique amère de la folie brutale des mascarades. Spelte n'est pas assez gai dans ses satires; car c'est la satire qui est sa Minerve, ainsi que celle de tous les panégyristes de la Folie, depuis Érasme et Rabelais jusqu'à Tabarin. Il a, toutefois, un chapitre plaisant sur la manie pédantesque des érudits de son temps, de latiniser le langage vulgaire, chapitre qui trouverait son application de nos jours. On y voit qu'un pédant de Bologne, annonçant que des bannis menaçaient la ville de pillage, et le gouverneur de la mort, s'exprima ainsi: «_Vereoque per la copia de ces exuls, l'antistite ne soit nèce un jour;_» qu'un autre, adressant une lettre à Padoue, sur la place du Vin, à l'Épicerie de la Lune, écrivit: «_En la cité Anténorée au dessus du fore de Bacchus, à l'Aromaterie de la déesse triforme;_» qu'un troisième, injuriant une fille, lui dit: «_Cette lupe romulée a toujours l'œil aux locules et ne se voit jamais qu'avec un ris de Cythérée, parce qu'elle n'est pas sature de son ingluvie._» Les bonnes fortunes, en fait de plaisanterie, sont rares chez l'auteur, beaucoup trop sage pour un écrivain facétieux. La faute, il est vrai, pourrait bien retomber en partie sur le traducteur, puisqu'il n'y a rien de plus intraduisible que le rire. LE TOMBEAU ET TESTAMENT DU FEU COMTE DE PERMISSION, Dédié à l'Ombre du prince de Mandon par ceux de la vieille Académie. A Paris, par Toussainct Boutillier, demeurant à la rue Sainct-Nicolas-du-Chardonneret. (1 vol. in-12 de 24 pages.) (1606.) Bernard de Bluet d'Arbères, comte de Permission, ou Sans Permission, se disant chevalier des ligues des treize cantons suisses, vivait sous Henri IV, à qui il dédiait toutes les rêveries qu'il s'avisait d'imprimer, puis de colporter pour de l'argent. Les curieux recherchent infiniment le recueil complet des 103 opuscules qu'il a composés, et qu'on ne trouve plus guère, non plus que son Testament et son Tombeau. Ses contemporains, croyant que les folies qu'il débitait renfermaient des prophéties cachées, ne dédaignaient pas de les acheter; aujourd'hui c'est la manie du rare qui leur donne seule de la valeur. Les pièces préliminaires du présent volume de poésies nous apprennent que le comte de Permission naquit en Savoie, qu'il garda les moutons dans son enfance, fut ensuite charron, puis prophète mélancolique, en Piémont, à la cour du duc son maître, d'où ayant été chassé, il vint en France, s'y fit quelque réputation par son originalité, qui n'était pas dépourvue de noblesse, et mourut pauvre en 1606 de la manière honorable qu'on va voir. Maistre Guillaume, Du Bois, Des Viettes, Chasteaudun, et Pierre Du Puy lui élevèrent ce tombeau, où il est dit que: Le comte voyant qu'à Paris La peste marquait les logis, O zèle du tout incroyable! O charité trop lamentable! Lui seul, bien qu'il fust estranger, Voulut se commettre au danger D'un long jeûne, et par sa prière, Chasser la fureur en arrière De Dieu justement irrité, Contre cette grande cité. Neuf jours son jeûne continue La foiblesse qui diminue. Encore lui fit-elle voir Le sixième jour. Vers le soir, Il grimpa dans le cimetière Saint-Estienne, et là ne fut guère Que la mort lui silla les yeux, Son ame s'envolant aux cieux, etc., etc. On lit, à la page 23, l'épitaphe ci-après dudit comte, écrite en français orthographié, selon la prononciation allemande, pour l'honneur de la gravelure. _Pitaf au' Dam' par le comt' Permissions:_ Se fous voulez safoir qui fou tant ce tompeau, Ne fou point un barbé, un' quénon, un moineau, Se fou moins Démosthen', un Homere' un Pentare; Mon dam, il fou pour vous un, grand' chos' pien plis rare Qui n'est pancer jamès qu'à fair' passer ton tans; C'est grant cont' Permissions' que fivre plis prétans, Car d'un keur plein pitié ly montant au cim'tière, Pour mieux racher sa vi' l'a pris la mort derrière. K. A l'égard du testament, il n'y a rien à en dire, tant il est pauvre d'esprit et même de singularité, si ce n'est qu'un bibliomane est tout fier de le rencontrer pour 50 francs. ÉTAT DE L'EMPIRE ET GRANDE DUCHÉ DE MOSCOVIE; Avec ce qui s'y est passé de plus mémorable et tragique pendant les regnes de quatre empereurs; à sçavoir, depuis l'an 1590, jusques en l'an 1606, en septembre; par le capitaine Margeret. A Paris, chez Jacques Langlois. M.DC.LXIX (1669). 1 vol. in-12: la 1re édition est de 1607. (1607-1669.) «Sire (le capitaine Margeret s'adresse à Henri IV), si les sujets de V. M., qui voyagent en pays éloignés, faisaient leurs relations au vrai de ce qu'ils ont vu et marqué de plus notable; leur profit particulier tournerait à l'utilité publique..., et leverait l'erreur à plusieurs que la chrétienté n'a de bornes que la Hongrie; car je puis dire avec vérité, que la Russie, de laquelle j'entreprends ici la description, par le commandement de V. M., est l'un des meilleurs boulevarts de cette chrétienté, et que cet empire et ce pays-là est plus grand, puissant, populeux et abondant que l'on ne cuide, et mieux muni et défendu contre les Scythes et autres peuples mahométans que plusieurs ne jugent. La puissance absolue du prince le rend craint de ses sujets, et le bon ordre et police du dedans le garantit des courses ordinaires des barbares... Après donc, Sire, que vos trophées et votre bonheur eurent acquis à V. M. le repos duquel la France jouit à présent, et voyant, de là en avant, mon service inutile à V. M. et à ma patrie, que je lui avais rendu pendant les troubles, sous la charge du sieur de Vaugrenan, à Saint-Jean de Losne, en Bourgogne, j'allai servir le prince de Transylvanie, et, en Hongrie, l'empereur, puis le roi de Pologne, en la charge d'une compagnie de gens de pied, et finalement la fortune m'ayant porté au service de Boris, empereur de Russie, il m'honora d'une compagnie de cavalerie; et, après son décès, Démétrius, reçu audit empire, me continua en son service, me donnant la première compagnie de ses gardes; et, pendant ce temps, j'eus moyen d'apprendre, outre la langue, une infinité de choses concernant son état, les lois, mœurs et religion du pays, ce que j'ai représenté, par ce petit discours, avec si peu d'affectation et tant de naïveté, que non seulement V. M., qui a l'esprit admirablement judicieux, mais aussi chacun y reconnaîtra la vérité, laquelle les anciens ont dit être l'ame et la vie de l'histoire... Je supplie Dieu de maintenir V. M., Sire, etc., etc., etc.» Le capitaine Margeret traite ensuite sa matière à peu près comme nous allons l'exposer par abrégé, en divisant, avec sa permission, son sujet en deux parties, par respect pour la méthode. PARTIE DESCRIPTIVE. Russie est un pays de grande étendue, plein de grandes forêts aux endroits les mieux habitués, du côté de la Lithuanie et Livonie, et de grands marécages, qui sont comme ses remparts... Ce pays borde à la Lithuanie, à la Podolie, au Turc, au Tartare, à la rivière d'Obo (le fleuve Oby), à la mer Caspienne, puis à la Livonie, à la Suède, Norwége, Terre-Neuve et mer Glaciale... Depuis Smolensqui, ville murée de pierres au temps de Théodore Juanevitz, par Boris Fœderovitz, lors protecteur de l'empire (vers 1584), jusqu'à Casan, il y a bien 1,300 verstes, la verste faisant le quart de notre lieue. Casan était autrefois un royaume absolu de Tartarie, qui aurait été conquis par les grands ducs Basilius Johannès et son fils Johannès Basilius. Le prince en fut pris prisonnier par Johannès Basilius, et vit encore en Moscou: il s'appelle Tsar Siméon... De Casan à Astrican, vers la mer Caspienne, il y a quelques 2,000 verstes... Astrican fournit toute la Russie de sel et poissons salés, et l'on tient le pays entre Astrican et Casan très fertile, encore que presque point peuplé. Ce pays a été conquis par Johannès Basilius, qui subjugua aussi une autre grande province tartare, laquelle, nommée Sibérie, joint la rivière d'Obo, est remplie de bois et marais, et est le lieu où l'on envoie en exil les disgraciés. La Russie est fort froide au septentrion et à l'occident, y ayant six mois de neige; mais le long du Volga, aux campagnes de Tartarie, vers Casan et Astrican, elle est fort tempérée et fertile en grains, fruits, voire même vignes sauvages. Il y a toute sorte de venaison, hormis de sangliers; les lapins y sont fort rares; les troupeaux, surtout les moutons y abondent...; l'habitant est paresseux et adonné à l'ivrognerie; le principal breuvage est le médon, l'eau de vie mêlée de miel, duquel il y a quantité, comme de cidre, et aussi la cervoise. Tous indistinctement, hommes, femmes, filles, enfans, ecclésiastiques, gentilshommes, boivent jusqu'à fin de boisson... Ce pays reçut le christianisme y a environ 700 ans (vers 900), premièrement par un évêque de Constantinople. Ils tiennent la religion grecque, et baptisent les enfans, les plongeant trois fois dans l'eau: ils ont plusieurs images, mais nulle taillée que la croix; ils ont beaucoup de saints tant des grecs que des leurs, mais point de saintes, hormis la vierge Marie. Leur plus grand patron est saint Nicolas; ils ont un patriarche qui a été créé au temps de Johannès Basilius (au XVIe siècle), par celui de Constantinople. Les prêtres sont mariés, mais eux veufs ils ne se remarient point et ne peuvent plus administrer les sacremens ni confesser. Leurs archevêques et évêques, non plus que les moines, n'étant pas mariés, n'administrent point les sacremens...; ils ont quatre carêmes, outre les vendredis et samedis, durant lesquels ils ne mangent point de chair, c'est à dire durant la moitié de l'année...; ils ont les saintes Ecritures en leur langue, qui est l'esclavonne; leur ignorance, du reste, est grande et mère de leur dévotion; ils abhorrent la langue latine, et n'y a aucune école ni université entre eux. Il n'y a que dix à douze ans que l'imprimerie est connue en Russie.... On y enterre les morts sans attendre les vingt-quatre heures, du matin au soir; ils font des interrogatoires aux morts et bien des folies et festins aux enterremens...; tous les passages du pays sont tellement fermés, qu'il est impossible d'en sortir sans licence de l'empereur; car c'est la nation la plus défiante et soupçonneuse du monde...; la plupart de leurs châteaux et forteresses sont de bois. La ville de Moscou a trois enceintes de bois, dont la première est aussi étendue, j'estime, que Paris, et y a le château qui est grand et fut bâti au temps de Basilius Johannès par un Italien... Tout dépend de l'empereur, qui n'a conseil que de forme, et ce prince est le plus absolu qui soit sur la terre; ses frères même étant appelés _clops hospodaro_ (esclaves de l'empereur)...; la justice y est sévère, et tout juge qui a reçu des présens est fouetté et exilé...; les femmes sont toutes fardées, jeunes et vieilles; elles sont tenues de fort près, et ont leur logis séparé de celui de leurs maris: on ne les voit jamais, car c'est une grande faveur qu'ils se font, les uns aux autres, que de se montrer leurs femmes...; ils ont beaucoup de vieillards de quatre-vingts, cent et cent vingt ans, connaissant peu les maladies et point la médecine, si ce n'est l'empereur. Quand ils sont malades, ils mettent une charge de poudre d'arquebuse dans un verre d'eau de vie, avalent cela bien remué, puis vont à l'étuve où ils suent deux heures... Les revenus de l'empire sont grands et le trésor bien fourni d'or, d'argent, de joyaux et d'étoffes, vu qu'il ne sort point d'argent du pays et qu'il y en entre toujours, contre marchandises. Ils n'ont d'autre monnoie que des denins ou kopeck qui valent 16 deniers tournois, lesquels ils réduisent en roubles qui valent chacun cent denins ou 6 livres 12 sous tournois.... La garde de l'empereur est composée de 10,000 strélitz ou arquebousiers qui résident à Moscou. Les empereurs ne sortent guère souvent qu'ils n'aient 18 ou 20,000 chevaux avec eux. Leur armée est commandée par des vaivodes, et se divise en cinq corps principaux, distribués sur les frontières de Tartarie pour empêcher les courses des Tartares. Il n'y a autre office en l'armée que les susdits généraux, sinon que toute la gendarmerie, tant cavalerie qu'infanterie, est réduite sous capitaines, sans lieutenans, enseignes, trompettes ni tambours. Ils font sentinelle perpétuelle, avec vedettes avancées, contre les Tartares qui sont si lestes, dans leurs courses, que de tromper la surveillance. La plus grande force des Russes est en cavalerie dont ils ont innombrablement, parce que chaque ville, bourg et bourgade fournissent des hommes montés. Leurs chevaux, la plupart de Tartarie, sont bons, petits, durent jusqu'à 25 ou 30 ans, et passent pour jeunes à 10 ou 12 ans. Hors les 10,000 strélitz et les corps des frontières, presque toutes les troupes sont convoquées au besoin de guerre, et rentrent, à la paix, dans leurs foyers... L'empereur a peu de communication avec les autres souverains, dont il se méfie. PARTIE HISTORIQUE. On tient que l'extraction des grands ducs a été par trois frères sortis du Danemarck, lesquels envahirent la Russie, Lithuanie et Podolie, vers l'an 800, et Ruric, frère aîné, se fit appeler grand duc de Wolodimir, duquel sont descendus tous les grands ducs en ligne masculine jusqu'à Johannès Basilius, lequel a premier reçu le titre d'empereur par Maximilien, empereur des Romains, après les conquêtes de Casan, Astrican et Sibérie, au XVIe siècle. Ce Johannès Basilius, surnommé le Tyran, a eu sept femmes, ce qui est contre leur religion, laquelle ne permet d'en prendre plus de trois, desquelles sept femmes il eut trois fils. On dit qu'il tua l'aîné de sa propre main avec le bâton à tête d'acier recourbé qui servait de sceptre en ce temps. Le second fils, Théodore Juanovitz, succéda au père. Le troisième fut Démétrius Johannès, lequel était venu de la septième femme. Donc Basilius le tyran maria son second fils Théodore à la fille d'un gentilhomme de bonne maison, nommé Boris Fœderovitz, qui s'attira les bonnes grâces de son empereur jusqu'à la mort dudit empereur Johannès Basilius arrivée en 1584. Théodore, le nouvel empereur, était un homme fort simple, dont tout le plaisir était de sonner les cloches en l'église, d'où le peuple, qui avait fait mine de le déposer, se contenta de choisir le beau père Boris pour protecteur, lequel était subtil et d'autant très entendu aux affaires, et très aimé des Russes. Théodore, sans enfans, ayant perdu sa fille unique à l'âge de trois ans, Boris affecta l'empire, exila l'impératrice douairière, et son fils Démétrius Johannès, lequel, plus tard, il ordonna de tuer, âgé de sept ou huit ans qu'il était; chose qui fut faite, ou non, selon ce que nous allons voir. Cette exécution cruelle, encore que secrète, occasiona de la rumeur à Moscou, ville où les habitans sont religieux. Que fit Boris pour ressaisir la confiance populaire? Il fit secrètement incendier un quartier de cette ville de bois, et publiquement, s'entremit si bien à éteindre l'incendie et à dédommager les marchands qu'il augmenta son crédit; et lorsqu'en 1598 Théodore, son gendre et son maître, fut mort, il usa d'un nouveau subterfuge très habile pour se faire donner l'empire, faisant circuler, sur l'avis qu'il avait reçu de la prochaine venue d'une grande ambassade tartare, que les Tartares allaient attaquer Moscou; dont il assembla une grande armée, dit-on, de 500,000 hommes, alla au devant des Tartares après s'être fait élire empereur, dissipa l'ambassade avec des présens, et revint triompher à Moscou, en toute paix, ayant ainsi, d'un coup, assuré le dehors et le dedans... Il employa lors tous bons moyens de se maintenir, rendant à chacun bonne justice, se laissant facilement aborder, entretenant des alliances foraines, et mêlant le sang de sa famille avec les plus grandes maisons de Moscou, hormis avec deux ou trois rivales, l'aîné de l'une desquelles, appelé Vasilei Juanovitz Choutsqui, règne à présent en Moscovie...; en 1601, commença en Russie cette horrible famine qui dura trois ans, où la mesure de bled, qui se vendait d'ordinaire 15 sous, se vendait pour lors 3 roubles, ou 20 livres. Il se commit d'énormes cruautés durant ce fléau. Les familles se dévoraient les unes les autres, et souvent le mari était tué et mangé par sa femme. Il périt à Moscou plus de 120,000 personnes. Une grande cause de ces morts fut les aumônes mêmes de Boris, lesquelles attiraient à Moscou la population des campagnes, et diminuaient d'autant les ressources de vivres... Vers ce temps, un bruit étant venu à Boris que le petit Démétrius Johannès, qu'il avait ordonné de tuer, vivait encore, il entra en perpétuels soupçons et tourmens, exilant ceux-ci et ceux-là sur simples délations des maîtres par les serviteurs. Enfin, en 1604, ses soupçons se réalisèrent, et Démétrius Johannès entra en Russie par la Podolie, avec 4,000 hommes, soutenu des Polonais. Les succès de ce compétiteur furent d'abord grands; mais Boris parvint à le battre, et ses affaires étaient en bon train, lorsqu'il mourut d'apoplexie un samedi, 23 avril 1605. Le peuple et l'armée reconnurent d'abord son fils Fœdor Borisvitz; mais plusieurs des grands, entre lesquels Galitchin et Knes Choutsqui ayant passé à Démétrius le 17 mai, une conspiration s'ourdit à Moscou, par l'entremise des Choutsqui; le fils de Boris fut arrêté prisonnier, et Démétrius, qui était à Thoula, reçut l'avis d'arriver dans la capitale, où il serait salué empereur. Il entra dans Moscou le 30 juin de l'année 1605, après avoir fait étouffer Fœdor Borisvitz et sa mère, et fut couronné, le 31 juillet suivant, à Notre-Dame. Le premier soin de Démétrius fut de resserrer son alliance avec les Polonais, et de se donner une garde étrangère, notamment une compagnie de cent archers et deux cents arquebousiers dont il me confia le commandement. Il se rapprocha de Vasilei Choutsqui, dont il avait d'abord eu à se plaindre, sitôt après son couronnement, au point de le condamner à perdre la tête, se montra prince clément, et fit régner la douceur et la liberté, choses nouvelles pour ce pays. Cependant on ne tarda pas à faire des menées contre lui, à l'instigation de Choutsqui. 4,000 Cosaques, gens de pied, s'assemblèrent entre Casan et Astrican. Ils avaient à leur tête un prétendu fils de Théodore Juanovitz, qu'ils nommaient Zar Pieter, et avait 16 à 17 ans. Cette révolte ne dura guère. Sur ces entrefaites arriva, en grande pompe, à Moscou, l'impératrice que Démétrius avait épousée, laquelle était une princesse polonaise. Elle fut couronnée le 17 mai 1606; mais le samedi, 27 du même mois, comme chacun ne songeait qu'aux fêtes, Démétrius fut inhumainement assassiné avec 1,700 Polonais, sur l'ordre de Vasilei Juanovitz Choutsqui, le chef des conspirateurs, lequel fut élevé à l'empire. Tout le pays fut alors en trouble et agitation, ne sachant le peuple auquel obéir. Vasilei Choutsqui imagina, pour s'affermir, de faire passer pour faux Démétrius l'empereur qu'il avait assassiné, et fit déterrer le prétendu vrai Démétrius enfant, lui faisant de magnifiques funérailles... Je ne vis point tuer l'empereur Démétrius à cause que j'étais pour lors malade; mais ce fut une grande perte pour la chrétienté et pour la France qu'il aimait, n'ayant rien que de civilisé. On a dit qu'il avait été élevé par les jésuites; cela est faux; il n'introduisit que trois jésuites en Russie, où avant lui nul jésuite n'avait paru... Je sortis de Russie le 14 septembre 1606, et depuis, j'ai su que Choutsqui avait été assailli de craintes et de révoltes nouvelles. Quant à ce qui est de l'empereur Démétrius Johannès, que Choutsqui voulut faire passer pour faux, je tiens qu'il était vrai fils de l'empereur Johannès Basilius dit le tyran, et non point usurpateur, ayant d'ailleurs les belles qualités d'un légitime roi. Les historiens modernes n'ont généralement pas adopté ce sentiment du capitaine Margeret touchant Démétrius: en tout, ils se sont, sur beaucoup de points, éloignés de son récit. Nous ne persistons pas moins à regarder sa relation comme un renseignement précieux, fondé qu'il est sur les traditions du pays, dans la persuasion où nous sommes que la tradition orale est le flambeau de l'histoire, même pour les pays où les documens écrits abondent plus qu'en Russie. Dans tous les cas, cette relation servirait, s'il en était encore besoin, à témoigner, par le tableau qu'elle présente de l'empire moscovite, en 1600, à témoigner, disons-nous, d'une vérité que M. de Voltaire a proclamée, que J.-J. Rousseau a méconnue, savoir, que le czar Pierre, monté sur le trône en 1689, c'est à dire 83 ans seulement après la catastrophe de Démétrius, est un des personnages les plus merveilleux de l'histoire du monde. SCALIGERANA, THUANA, PERRONIANA, PITHŒANA ET COLOMESIANA; Avec des notes de plusieurs savans (Recueil publié par des Maiseaux). Amsterdam, chez Covens et Mortier. (2 vol. in-12.) M.D.CC.XL. (1607-68-69-95--1740.) Voici la fleur des _ana_. C'est le savant des Maiseaux, l'auteur des vies de Bayle et de Saint-Evremond, qui l'offre à M. Mead, médecin du roi d'Angleterre, éditeur de la magnifique édition anglaise de l'histoire de M. de Thou. Ce recueil contient les conversations de M. de Thou l'historien, du cardinal du Perron, de François Pithou, frère de Pierre Pithou, à qui nous devons la connaissance des fables de Phèdre, et la belle harangue du lieutenant civil d'Aubray dans la satire ménippée, enfin celles du docte et honnête Colomiés, l'auteur de la bibliothèque choisie, et de Joseph Scaliger, fils du grand Jules-César de la Scala, soi-disant issu des princes de Vérone. Nous ferons connaître, dans leur ordre, quelques unes des particularités de ces divers _ana_ qui nous ont le plus frappé. THUANA. MM. du Puy avaient recueilli les Dits de M. de Thou. Un conseiller au parlement de Paris, M. Sarrau, les transcrivit en 1642. Ce manuscrit, tombé entre les mains d'Adrien Daillé, fils du célèbre ministre calviniste de ce nom, fut copié pour Isaac Vossius, qui le fit imprimer très fautivement, en 1669. Plus tard, M. Buckley en donna une réimpression correcte, enrichie de notes de Daillé, de Le Duchat et de des Maiseaux, laquelle est ici reproduite avec une fidélité qui nous permet d'en citer divers passages avec toute confiance. Il est bon d'avertir que, dans ces extraits, comme dans le livre, c'est l'auteur lui-même qui parle. Ainsi, pour commencer, nous allons entendre M. de Thou abrégé. Le marquis de Pisani, homme de haut lieu, ami des savans sans aucunement l'être, fut un des plus grands ministres qu'ait eus la France. Sa vie serait belle à écrire, car elle fut une perpétuelle ambassade, occupée en de grandes affaires dont il sortait fort généreusement. Il soutenait à merveille l'honneur de son maître, et s'en faisait rendre par tous les souverains, à force de garder sa dignité. En 1568, il se fit restituer d'autorité un sujet français que le pape avait emprisonné, et obligea, une autre fois, le roi d'Espagne à lui envoyer les députés d'une certaine ville lui faire excuse d'une injure. C'est lui qui, sommé par Sixte-Quint de quitter ses Etats sous huit jours, répondit qu'il n'aurait pas de peine à en sortir sous 24 heures. Nos rois ont été détournés d'envoyer des ecclésiastiques à Rome, depuis que MM. de Rambouillet et de la Bourdaisière s'étaient fait faire cardinaux malgré leurs instructions (voilà qui est bien, dirons-nous à M. de Thou; mais si nos rois envoient à Rome des laïcs qui ne soient pas ducs, les papes les feront princes, et d'ailleurs les papes ne sont pas les seuls souverains qui aient des titres de princes et de ducs à vendre, ainsi que des cordons et autres insignes. Le meilleur remède serait d'interdire aux sujets français d'accepter quoi que ce fût des princes étrangers). M. de Foix, en Italie, avait un médecin allemand qui opérait des guérisons merveilleuses avec l'antimoine. Muret me disait à Rome, durant le règne de Pie V: «Nous ne sçavons que deviennent les gens ici. Je suis esbahi quand je me lève, que l'on vient me dire, _un tel ne se trouve plus_, et si, l'on n'en oseroit parler. L'inquisition les exécutoit promptement.» Toute la politique du pape Sixte-Quint tournait sur ce point, qu'il voulait chasser les Espagnols de Naples et réunir ce royaume à l'État romain. C'était, du reste, un méchant moine et le plus grand extorqueur d'argent qui fût oncques. De Xaintes, qui avait été au concile de Trente, disait qu'il y avait plus _du nobis_ que du _spiritui sancto_. J'ai connu le bon-homme de Roques qui se nommait _Secondat_. Il demeurait à Agen, et si, il était de Bourges. Il avait épousé la sœur de la femme de Jules Scaliger. Il eut beaucoup d'enfans. L'un fut tué au siége d'Ostende (en 1604), un autre vit à la cour fort mélancolique. (M. de Thou nous donne ainsi la source généalogique de M. de Montesquieu. Ce grand esprit sortait donc d'une famille de Bourges. Cette antique cité peut désormais changer ses armes, ou, du moins, les écarteler hardiment d'un aigle d'or éployé.) PERRONIANA. L'histoire du Perroniana est la même que celle du Thuana. Les articles y sont rangés par ordre alphabétique. Nous y avons remarqué ce qui suit: La plus envieuse et la plus brutale nation, à mon gré, c'est l'Allemande, ennemie de tous les étrangers. Ce sont des esprits de bière et de poisle, envieux tout ce qui se peut. C'est pour cela que les affaires se font si mal en Hongrie... Les Anglais encore sont plus polis de beaucoup... La noblesse est fort civilisée; il y a de beaux esprits... Les Polonais sont de fort honnêtes gens; ils aiment les Français. Les Allemands leur veulent un grand mal. Les Amadis ne sont point de mauvais style, ceux qui sont traduits par des Essars (les huit premiers livres); un jour, le feu roi (Henri III) voulait que je les lui lusse pour l'endormir, et après lui avoir lu deux heures, je lui dis: «Sire, si l'on savait à Rome que je vous lusse les Amadis, on dirait que nous sommes empêchés à grand'chose.» L'Anticoton (de l'avocat au parlement de Paris, César du Pleix) est un livre bien fait, et il ne s'est fait de livre contre les jésuites qui les ruine tant. Ils sont trop ambitieux, et entreprennent sur tout. Il n'est point vrai que le pape Zacharie au temps de Pépin, ni saint Augustin, aient nié les antipodes, dans le sens que la terre était plate comme une assiette, d'autant qu'ils la tenaient pour ronde, aussi bien que Cicéron, Méla et Macrobe; mais ne sachant pas alors que la zone torride fût pénétrable, ils niaient qu'elle fût habitée par des hommes, ce qui eût été, dans ce cas, contraire à la foi, comme le serait l'opinion que la lune est habitée par des hommes. S'ils eussent su que la zone torride fût pénétrable, et aujourd'hui que l'Eglise sait qu'elle l'est, il n'y a plus de difficultés canoniques sur le point des antipodes. Nous ne saurions convaincre un arien par l'Écriture; il n'y a nul moyen que par l'autorité de l'Église. Otez à ceux de la religion saint Augustin, ils n'ont plus rien, et sont défaits. Aussi me suis-je appliqué à éclaircir cinquante passages admirables de cet auteur. La science des cas de conscience est périlleuse et damnable; elle ne sert qu'à mettre les ames en anxiété; il faut, sur ces matières, s'en remettre à la prudence et discrétion des confesseurs. On ne révélait pas jadis les mystères de l'Eucharistie aux catéchumènes; au contraire, il était expressément défendu de le faire. (Le mot si connu, je vous envoie une longue lettre, n'ayant pas eu le temps de la faire courte, est d'Antoine de Quevara, l'auteur espagnol du Réveil-matin des courtisans, dans une lettre qu'il écrit au connétable de Castille, le 13 janvier 1522. L'histoire des bons mots en circulation serait une chose piquante.) (Où le cardinal du Perron a-t-il vu que Commode fût conçu de Marc-Aurèle par Faustine, la même nuit qu'il lui avait fait boire du sang d'un gladiateur dont elle était amoureuse, pour lui en amortir la passion?) Il peut venir beaucoup plus de scandale à l'Église s'il fallait tenir que le pape est sous le concile, que s'il fallait tenir l'opinion contraire; parce qu'il est malaisé d'assembler un concile, et avant qu'il fût assemblé, le mal pourrait gagner. Ils tiennent à Rome que le concile est par dessus le pape en trois cas seulement; quand le pape est schismatique, simoniaque, ou hérétique; qui est autant à dire que le concile n'est jamais par dessus lui; parce que si le pape est schismatique, il est douteux; s'il est simoniaque, il est hérétique, et s'il est hérétique, il n'est rien. (Ici nous demanderons à du Perron la permission de conclure contrairement, que s'ils disent cela à Rome, ils donnent gain de cause absolument à l'opinion que le concile est au dessus du pape; mais ils ne disent point cela à Rome; ils disent que le pape est infaillible _ex cathedra_, et ils voient le vrai pape dans celui des compétiteurs du Saint-Siége qui a le dernier. Quant à la réflexion première du cardinal, elle est fort sensée.) (Lisez, dans le Perroniana, l'article CONFORMITÉ, pour apprendre ce que c'est qu'un théologien subtil, et combien cette espèce d'hommes-là est ingénieuse à troubler la raison, en fendant les cheveux en quatre. Vous saurez comment, entre la conformité actuelle d'opinion et la non-conformité il y a quatre degrés, savoir: la répugnance, la compatibilité, la congruité et la conformité potentielle; et comment les actes de saint Luc sont, avec son évangile, dans un rapport de conformité potentielle, mais non pas de conformité actuelle; après quoi vous ne serez pas plus instruit à respecter l'évangile et à pratiquer ses maximes.) Les épîtres des papes et les décrétales sont toutes fausses jusqu'à Siricius (saint Sirice, pape en 384). Ces anciennes épîtres des papes ont été forgées en Espagne au temps de Charlemagne. Les langues commencent par la naïveté et se perdent par l'affectation. (Voilà une sentence excellente!) (C'est un habile homme que le cardinal du Perron, mais c'est un plus grand vantard. Il ose dire de lui, que la nature l'a doué de toutes les sortes d'esprit, qu'il aurait pu, à volonté, exceller dans l'histoire, dans la poésie, dans les sciences, aussi bien que dans les langues et la théologie. Ce n'est pas tout: il a des prétentions à l'agilité, à la force, à la grace du corps, et tire orgueil d'avoir sauté jusqu'à 22 semelles après avoir bu 20 verres de vin. Il a une singulière manière d'argumenter en faveur de la persécution des hérétiques, en opposition à ceux qui objectent que la primitive Église s'éleva contre les édits sanguinaires des empereurs en matière de religion: c'est, dit-il, qu'alors l'Église avait intérêt à la tolérance, au lieu qu'une fois sur le trône avec Constantin, elle eut intérêt à l'intolérance; et qu'il est fort sage de gouverner selon les temps et les lieux. Voilà ce qui s'appelle sauter 22 semelles en logique après s'être enivré de son vin.) Dans le vieux Testament, il n'est parlé ni du paradis ni de l'enfer selon le sens où nous l'entendons; et, dans le nouveau, hormis dans deux passages indirects, on n'y voit rien du purgatoire. C'est donc par l'autorité de l'Eglise qu'il faut appuyer l'existence du purgatoire. La version latine, dite la Vulgate, du vieux Testament est de saint Jérôme; mais celle du nouveau Testament n'en est pas et fut seulement retouchée par lui. L'historien du Haillan disait, des faux titres anciens, qu'il avait mangé de la brebis sur la peau de laquelle on les avait écrits. PITHŒANA. Le Pithœana, écrit de la propre main de François Pithou, neveu d'autre François Pithou de cujus, fut recopié par M. de la Croze, bibliothécaire du roi de Prusse, qui le communiqua à M. Teyssier, lequel le publia en tête de ses nouvelles additions aux éloges des hommes savans, tirés de l'histoire de M. de Thou, additions imprimées en 1704, à Berlin. La présente édition est purgée des nombreuses fautes de la première. M. de Thou n'est pas savant, hors la poésie et le bien-dire; M. Héraud est savant; M. Rigault n'est pas savant...; Loisel n'est pas savant, mais homme de bien... (ces paroles sont à méditer). Elles montrent ce qu'étaient ces hommes du XVIe siècle, et l'estime qu'ils faisaient de la véritable érudition. On n'était point savant, à leurs yeux, pour connaître tout ce qui était publié; mais seulement pour remonter aux sources mêmes, en découvrant, restituant, éclaircissant les manuscrits. De tels savans étaient de vrais prodiges de travail, de patience et d'intelligence. Avec nos habitudes molles et mondaines, nous serions bien ignorans sans eux, et même, avec leurs secours, à peine en savons-nous assez pour profiter de ce qu'ils ont su. Les Scaliger, Poggio, Casaubon, Muret, Cujas, Erasme, Lipse, les deux Pithou, Onuphre, Rhenanus, simple correcteur de l'imprimeur Froben de Basle, Ranconnet, président, et d'abord simple correcteur des Estienne, quels grands noms! Le travail de 20 heures sur 24 n'était qu'une partie des épreuves de la science alors. Il y allait souvent, pour ses adeptes, de la liberté et de la vie. On sait les infortunes des Estienne. La destinée de Ranconnet, l'auteur du dictionnaire de Charles Estienne et des Formules de droit, données sous le nom de Brisson, fut plus cruelle encore. Il mourut en prison pour avoir conseillé la tolérance au cardinal de Lorraine. Son fils périt sur l'échafaud. Sa fille expira sur un fumier!... C'est à ce prix que nous jouissons, dans la mollesse, de quelques lumières et de quelque libertés que nous sommes toujours prêts à jeter au sac des charlatans. Tous les pères imprimés à Rome sont corrompus. Tout ce que font imprimer les jésuites est corrompu. Les huguenots commencent à faire de même. Les livres de Basle sont bons et entiers. Paroles de Nicolas le Fèvre: M. de Mesmes, sot bibliotaphe! (c'est à dire, _tombeau de livres_, parce qu'il ne communiquait pas les livres précieux qu'il amassait. Dieu veuille qu'on ne nous fasse pas le reproche contraire!) Monsieur, je parle à vous; écoutez-moi: Scientia est cognoscere Deum et cum toto corde amare; reliquum nil est. La vraie science est de connaître Dieu et de l'aimer de tout son cœur; le reste n'est rien. COLOMESIANA. Ce recueil fut, une troisième fois, réimprimé par des Maiseaux, avec des additions et des notes, en 1726; il avait d'abord paru en 1706, de la même main, et avant tout, en 1668-75, de la main de Colomiès lui-même. M. de Valois pensait que plus du quart de la bibliothèque de Photius n'était pas de ce patriarche. La grande charte d'Angleterre fut trouvée par le chevalier Robert Cotton, avec tous les seings et tous les sceaux, chez un tailleur qui s'apprêtait à en tailler des mesures: il l'eut pour 4 sous. Le bon-homme Laurent Bochel, qui a fait imprimer les décrets de l'Eglise gallicane, a dit à Guy-Patin, qui me l'a redit, qu'Amyot avait traduit Plutarque sur une vieille version italienne, ce qui fut cause des fautes qu'il a commises. (A ce compte, nous ne sommes pas surpris de l'amertume des reproches que lui a faits le savant de Méziriac, lesquels n'empêcheront pas, si les amateurs du grec n'estiment guère cette traduction, les amateurs du français de l'aimer beaucoup.) Le célèbre Jacques le Fèvre, poursuivi comme huguenot par la Sorbonne, s'était retiré, dans son extrême vieillesse, à Nérac, près de la reine de Navarre, sœur de François Ier, qui lui était tendrement attachée. Cette princesse lui ayant fait, un jour, l'honneur de venir dîner chez lui avec quelques amis, durant le repas, le bon-homme paraissait triste. Sur la demande que lui fit la reine Marguerite de la cause de son chagrin, il lui répondit en versant des larmes: «Madame, je me vois en l'âge de cent et un ans sans avoir touché de femme; et si, je ne laisse pas de trembler devant les jugemens de Dieu, vu que j'ai fui la persécution par amour de la vie, à l'âge où je devais n'y point tenir, et quand nombre de braves gens, pleins de jeunesse, bravent la mort pour l'Evangile.»--«Rassurez-vous, lui dit la reine, Dieu pardonne aux faiblesses naturelles qui ne sont pas compagnes de malice.»--«Vous croyez?» reprit le vieillard; et sur ce, après avoir légué à sa protectrice et à ses amis tout ce qu'il possédait, il se leva de table, alla se coucher, s'endormit, et ne se réveilla plus. LE PREMIER ET LE SECOND SCALIGERANA. Les deux Scaligerana sont le recueil des Dits mémorables de Joseph Scaliger, fils de Jules-César Scaliger. Le premier Scaligerana est l'ouvrage de Vertunien, sieur de Lavau, médecin de Poitiers, mort en 1607. Tannegui le Fèvre, père de madame Dacier, le fit imprimer en latin, avec des remarques, dans l'année 1669, à la prière de l'avocat Sigogne, qui en avait acheté le manuscrit; le second Scaligerana, dont le héros est encore Joseph Scaliger, fut recueilli par Jean et Nicolas de Vassan, ses élèves, qui le donnèrent à MM. du Puy; ceux-ci l'ayant communiqué au conseiller Sarrau, qui le prêta à M. Daillé fils, ce dernier le transcrivit par ordre alphabétique, en 1663, et le confia à Isaac Vossius, lequel le fit imprimer, sans soin, à La Haye, en 1666. Daillé le réimprima, en 1667, à Rouen, avec plus de correction. Des libraires hollandais publièrent ces deux recueils en 1695, et enfin des Maiseaux en donna cette édition, qui est la meilleure, sans compter qu'elle est enrichie de notes de divers illustres personnages; la plus grande partie de ces dits mémorables consiste en scholies sur des termes et locutions grecques et latines, fort estimables sans doute, mais fort peu susceptibles d'analyse. Nous aurons plus égard aux choses qu'aux mots dans les extraits que nous en ferons. Aristophane est l'auteur le plus élégant des Grecs, comme Térence le plus élégant des Latins. Calvin est un grand homme et un théologien solide; son Institution chrétienne est un livre immortel, dont l'épître dédicatoire à François Ier est un chef-d'œuvre. Il vaudrait mieux avoir perdu tout le droit civil, et avoir conservé intacts Caton et Varron. Catulle, Tibulle et Properce sont les triumvirs de l'amour. Je fais peu de cas des livres philosophiques de Cicéron, parce qu'il n'y démontre rien, et n'a rien d'Aristotélique. Ennius était un poète antique de grand génie: plût au ciel que nous l'eussions en entier, au prix de Lucain, de Stace, de Silius Italicus et de tous ces garçons-là. Paul Jove est très menteur, et de beaucoup inférieur à Guichardin; il écrit avec plus d'affectation que de correction. Les ambassadeurs à Rome doivent plus dépenser qu'à Venise; quia semper veniunt ex improviso cardinales; à Venise, pauciores visitationes. Olim legati, qui mittebantur Romam, avaient 6,000 écus l'année, et cum redibant, un beau présent; nunc duplicata; il faut que les ambassadeurs qui ad reges et principes mittuntur fassent état d'y employer du leur. Bellarmin n'a rien cru de ce qu'il a écrit: plane est atheus. (Il est bien indiscret de parler ainsi, sans preuve, d'un tel savant. Bayle a vigoureusement relevé Scaliger sur ce passage.) Le diables ne s'adressent qu'aux faibles; ils n'auraient garde de s'adresser à moi, je les tuerais tous, ils apparaissent aux sorciers, en boucs. Grégoire VII a fait brûler à Rome de bons livres, tels que Varron et une infinité d'autres, par pure barbarie. La Guinée est en Afrique. Les Nassau ne sont point d'origine princière, mais seulement de race noble et très noble; ils ont eu un empereur, Adolphe; mais de simples nobles jadis pouvaient prétendre à l'empire d'Allemagne, tels que les Hapsbourg. Barneveld demandait à Maurice de Nassau, à l'occasion d'Ostende qu'il s'agissait de rendre: «Mais pourquoi fortifie-t-on les places s'il faut les rendre?» Il répondit: «C'est comme si vous demandiez pourquoi se marie-t-on si puis après on est cocu?» Que Sophocle est admirable! c'est le premier des poètes grecs. Quelle divine tragédie que Philoctète! un sujet si simple fournir tant de richesses! Disons, en finissant, qu'il faut lire les Scaligerana avec précaution, tant parce qu'ils ne présentent point les paroles directes de l'homme, mais seulement celles que lui prêtent des amis qui peuvent s'être trompés ou avoir menti, qu'à cause de l'extrême orgueil du savant qui va, sans cesse, disant du bien de lui et du mal des autres, en des termes souvent grossiers à révolter. LE BRAVVRE DEL CAPITANO SPAVENTO, Divise in sesti ragionamenti in forma di dialogo di Francesco Andreini da Pistoya, comico Geloso. LES BRAVACHERIES DU CAPITAINE SPAVENTO, DE FRANÇOIS ANDREINI DE PISTOIE, Comédien de la Compagnie des Jaloux, traduites par Jean de Fonteny, et dédiées au vidame du Mans, Charles d'Angennes, marquis de Pisany. A Paris, par David Le Clerc, rue Frementel, au Petit-Corbeil, près le Puits Certain. (1 vol. in-12.) M.DC.VIII. (1608.) Six entretiens burlesques entre le capitaine Spavente, comme qui dirait le capitaine Tempête, et Trappola son valet, composent cette facétie. Dans le premier entretien, le capitaine discourt de sa merveilleuse origine et d'une revue générale de la cavalerie à laquelle il veut se rendre, monté sur Bucéphale, couvert d'une cuirasse forgée par Vulcain, et armé des propres mains du dieu Mars. Dans le second entretien, le capitaine raconte comment, s'étant amusé, par désœuvrement, un certain jour, à guerroyer contre Jupiter, il l'a fait son prisonnier, en le terrassant par le moyen d'une douzaine de pyramides qu'il lui a jetées à la tête. Le troisième entretien est consacré à la description du jeu de ballon, des courses de bagues et des joûtes, ainsi qu'à l'ordonnance d'un festin où la petite poitrine de Vénus et les génitoires d'Hercule devront être mis au pot. Au quatrième _ragionamento_, le capitaine donne au bénévole Trappola une description modeste de ses chasses au cerf ou à la biche d'Ascagne, du sanglier d'Erymanthe et de l'ours arctique et antarctique. Au cinquième, il parle de ses bâtards dont il a plusieurs milliers, ayant défloré deux cents pucelles en une demi-nuit par suite d'une seule gageure contre Alcide, et aussi d'une querelle qu'il eut avec Janus, dans laquelle il se vit contraint, pour apprendre à vivre au double dieu, de lui donner deux soufflets sur ses deux faces de manière à lui faire pirouetter la tête comme un tonton. Enfin au sixième et dernier ragionamento, le capitaine Spavente rend compte de son habitation superastrale, de son épée diamantine et de sa galère d'or aux voiles de pourpre, c'est à dire d'une quantité de folies et de rodomontades qui ne sont guère plaisantes à la lecture, mais qui pouvaient réjouir les Italiens quand l'acteur auteur Andreini leur prêtait le secours de sa pantomime joyeuse. L'Italie, en général, peut être considérée comme la patrie des farces et des grimaces, aussi bien et plus encore que celle de la poésie et des beaux-arts. Rien n'est plus difficile et plus oiseux que de prouver aux gens qu'ils ont tort de rire ou de pleurer de telle ou telle chose. Quant à nous, qu'il nous soit permis de trouver les bravacheries du capitaine Spavente insipides et indignes de souvenir, si ce n'est sous le rapport bibliographique. LE MASTIGOPHORE, OU PRÉCURSEUR DU ZODIAQUE. Auquel par manière apologétique sont brisées les brides à veaux de maistre Juvain Solanic, pénitent repenti, seigneur du Morddrect et d'Ampladémus, en partie, du costé de la Moüe; traduit du latin en françois par maistre Victor Grévé (Antoine Fusy), géographe-microcosmique, avec cette épigraphe: _Vi nævi comedis solem, pinguesce luce_. 1 vol. in-8 de 330 pages et 3 feuillets préliminaires. (1609.) «Frelon[5]! tu me piques....., tu m'éveilles, punaise!..... Attends, Bédouin!... je te vais eschaubouiller la pie-mère et la dure-mère, _pia mater et dura-mater_..... Toutefois, prends patience! pour aujourd'hui je ne te veux que bertourder, réservant à un autre jour à te tondre sur le peigne; et ce, en faveur de ce que j'ai envie de savoir en quel degré est ta ladrerie; car, si elle n'est cordée, elle s'adoucira de ce remède... J'ignore si tu n'es point de ceux qui renoncent à leur perruque afin d'épargner le temps et la dépense d'un étui à peigne...; il faut m'en éclaircir..., il est besoin que je sale, que je verjute un peu mon discours..., parce qu'avec ta contre-façon de gros ventru Ampladémus..., encore que tu sois tout bigarré de carême prenant..., tu ne sens guère quand l'ennemi te touche.....; or, sus donc! courage!..... à mal exploiter, bien écrire... Ne te hâte pas de te mettre en colère contre cette paperasse..., car tu as en toi de quoi guérir les maladies de foie..., le foie de loup les guérissant toutes... Cependant chausse ton gantelet..., tu auras justement ton sac et tes quilles... N'est-ce pas la raison qu'on frappe du jarret ceux qui donnent de la corne? Bien est vrai qu'il n'y a tant de peine à se garder du devant d'un bélier que du derrière d'un âne...; renfonce tes yeux...; ne fais pas le clair voyant comme si tu étais parmi des aveugles...; ne te mets pas en fanfare, en prosopopée, en équipage, fiançant le frontispice d'homme de bien...; tu n'en montres que mieux ta ratepelade..., tu n'as pas toujours été si gras qu'on te croit maintenant; tu t'es souvent couché sans souper qu'il n'était pas jeûne, du temps que tu alignais les visières[6], que tu étais chausseur de lunettes, agenceur de parties adoniques, et que tu portais les rogatons...; depuis qu'il a plu dans ton écuelle, tu t'es retiré de pair d'avec ceux qui vendent les chiens pour avoir du pain..., tu es devenu gentilhomme à la touche et à l'aiguille...; rien ne t'empêche d'être compagnon de verrerie. C'est d'où tu tires des commentaires véreux sur autrui...; tu devrais te moucher le nez avant que de prendre garde aux autres...; tes yeux arguent tout droit que ta tête n'est pas cuite, que tu es un épi sans grain, une chandelle sans suif, un potage sans sel, un apothicaire sans sucre, un niau, un fouille-merde, une cervelle composée de têtes de lièvre et de mulet, qui veille en s'endormant sur des quintes fantasieuses, farouches et soupçonneuses...; je veux pourtant te fêter gorgiasement, d'autant que l'estime que je fais de toi vaut mieux qu'une savate... Ce qui me chagrine est la lourde volagerie de ton entendoire...; mais je t'apprête un caveçon pour l'enchevêtrer sans dilatation.... Dirait-on qu'un ladre nourri de la chair du serpent, tel que tu es, qu'un faiseur d'argumens chaponnés..., s'oppose aux doctes et exprès témoignages des sens et de la nature _qui confirment que le feu d'une maison ou cheminée est extinguible par les souillures féminines du sang lunier_?... C'est bien à toi à goguer sur la fleur de la plus fine et philosophante science du feu qui se puisse trouver...; à toi qui ne saurais dire combien ta barbe est plus jeune que tes cheveux, et qui penses la rhétorique, la logique, l'éthique être des Suisses fondus de chimères, tournés en saucisses sur la nature d'un porreau!... etc., etc.» Mais il est temps d'informer le lecteur de la cause de cette grande colère du jésuite _Antoine Fusy_, curé de Saint-Barthélemy et de Saint-Leu, à Paris (car c'est lui qui est le véritable auteur du _mastigophore_, sous le nom de _Victor Grévé_); cet insensé, de beaucoup d'érudition et d'esprit sans mœurs, était un des derniers disciples de ce clergé de la Ligue qui ressemblait si peu à notre clergé actuel. Ses opinions et ses désordres lui attirèrent en 1612, des condamnations de l'officialité, confirmées par la primatie, pour faits de magie et de paillardise, sur la poursuite d'un sieur Nicolas Vivian, maître des comptes, premier marguillier de Saint-Leu. Il fut mis en prison, y demeura cinq ans environ, puis se rendit à Genève, où il embrassa le calvinisme, se maria successivement deux fois, et publia un autre écrit de la force du mastigophore, intitulé: _Le franc archer de la véritable Église_. Un de ses fils, chose remarquable pour les personnes qui croient à l'influence des races, se fit, à son tour, mahométan, à Constantinople, pour échapper à la juridiction de l'ambassadeur de France dont il avait justement encouru la rigueur. Je ne serais pas étonné que son petit-fils eût embrassé le fétichisme de peur d'être mangé! Ce curé libertin et caustique se mêlait de sciences; entre autres, de physique et de médecine. Il avait émis l'opinion que le sang menstruel des femmes avait la propriété d'éteindre le feu. Où avait-il pris cette folie, et quelles sottes expériences lui avait-elle suggérées? Quoi qu'il en soit, cette opinion acheva de scandaliser, en 1609, le premier marguillier, maître des comptes, Nicolas Vivian, que Fusy nomme, par anagramme, _Juvien Solanic_. De là grands débats entre le curé et son marguillier, de là _le mastigophore_, libelle rabelaisien, trop long sans doute, mais rempli de verve, de gaîté mordante et d'imagination satanique, où toutes les langues, vivantes ou mortes, tous les patois français, tous les argots populaires viennent servir la fureur de l'auteur et l'aider à défendre sa belle découverte physico-médicale sur la vertu des menstrues, mais surtout seconder sa vengeance contre le sieur Vivian. Il ne faut pas croire que nous soyons seuls à exhumer cette production macaronique. Le P. Niceron lui accorde une mention particulière au tome 34 de ses mémoires. Dans tous les temps, les amateurs de livres curieux l'ont recherchée. Elle se trouvait dans la précieuse collection de M. de Maccarthy, et le bel exemplaire que nous en possédons est honoré d'une note autographe d'un de nos plus spirituels et de nos plus instruits bibliophiles. Voilà notre excuse, et sur ce, nous allons continuer, un moment encore, notre marqueterie. [5] Ceci s'adresse à Nicolas Vivian, dont l'anagramme est _Juvien Solanic_. [6] Le sieur Vivian était probablement fils d'un opticien. «Cesse, vieux ladre!... cesse, anthropophage, de sucer la substance humaine, de la pressorier, et de te gorger de ce qui est le plus quintessencié en l'homme!... l'honneur et la réputation, c'est le ciel!... et ceux qui s'acharnent à poursuivre, écorcher, déchirer la réputation des gens, sont des écumeurs, des égorgeurs infects, vermoulus, tigneux de rouille et de corruption...; le sel de l'ame est tout de charité... Boucaner la réputation d'autrui, c'est pis que tuer...; c'est pis faire que nos duellistes qui, au moins quelquefois, tout ensanglantés, octroient la vie...; tandis que vous autres, cafards..., mines tannées, maroquinées, moües ensaffranées de dévotions papelardes..., grimaciers tortus..., bouffis d'une fausse religion..., qui ne pensez jamais être si chérissables... qu'en ravissant, forçant, prenant au poil quelque occasion badine de donner l'alarme, sonner le tocsin..., afin d'acquérir la possession d'un faux titre d'estoc d'armes de saint Pierre, d'épée gauchère de saint Paul, de couteau pendant de votre paroisse, de tranche plume de saint Bernard, de garde-bride de saint Georges, de hallebarde de saint Maurice, de zagaie de saint Sébastien...; savez-vous ce que vous voulez, esprits chicaneurs, factieux et remuans?... vous voulez tondre sur un œuf!... et toi, docteur en droit civil et incivil, en vin et verjus, en sauce et potage, à la cuisine et au cellier..., comme vassal, ayant prêté serment au dieu des jardins..., tu penses obtenir passe-port... en réchignant la vie d'autrui?... tu as une ame... souple comme un las-d'aller... claire, brune comme la sueur d'un ramoneur de cheminée dont tu fais un pissefard pour te laver!... tu fais du _Sanctificetur_ comme si tu étais une épingle d'autel... ou quelque dévote _Ave Maria_ enfilée..., si beau de loin, si veau de près...; ah! mon ami, _barba non facit philosophum_...; c'est à toi à faire planter des choux sur les ailes d'un moulin à vent...; tu ne peux me tromper à la valeur de ta dominoterie...; tu ne dis jamais ce que tu penses, tu ne fais jamais ce que tu dis..., père béat!... aussi as-tu la langue plus grande qu'il ne faut pour servir d'écouvillon à torcher un four... Si quelqu'un échappe de tes mains, ou rencontre quelque bonne aventure, tu en es tout ahuri...; que tu es maussade, mon Polydore!... que tu es papelard!... tu as trente cas de conscience par le passage desquels tu légitimerais un poison...; toutefois, regarde-moi un peu... mon mulet..., mon guilledou... écoute-moi tout quoi!..., j'entends donc traiter ici de l'extinction du feu, etc., etc.» Après ce préambule, qui prend le tiers de l'ouvrage, le curé Fusy entre en matière, et sa physique médicale, dont nous ferons grâce au lecteur, magasin de toutes les folles rêveries, de tous les contes de la science du grand Albert et de Corneille Agrippa, ne cesse de se mêler plaisamment à sa fureur, laquelle ne tombe point durant tout le reste du livre; loin de là, qu'elle ne fait que croître, puiser de nouveaux alimens en elle-même, et s'exhaler, sans fin, sans répit, sans mesure, jusqu'à la péroraison, digne de l'exorde, que voici: «Va donc... et regarde de tirer mieux une autre fois..., sur peine d'une rechute qui te coûtera davantage...; car la corne que tu portes dans le sein te reviendra tout droit sur la tête; pardonne à la hâtivité si tu n'es servi si poliment; adieu jusqu'au retour.» QUESTION ROYALE ET SA DÉCISION. A Paris, chez Toussaint du Bray, rue Saint-Jacques, aux Espics Meurs, et en sa bouticque, au Palais, à l'entrée de la gallerie des Prisonniers. Avec privilége. (1 vol. pet. in-12 de 57 feuillets.) M.DC.IX. (1609.) C'est ici l'édition originale de ce livre rare et recherché dont l'auteur est le fameux Jean du Verger de Hauranne, abbé de Saint-Cyran. Il y a une réimpression de cet ouvrage, de format in-8, en date de 1740, laquelle est plus facile à trouver que l'édition de 1609, sans être néanmoins commune. L'abbé Tabaraud prétend que _la Question royale_, qui fit grand bruit lorsqu'elle parut, est une plaisanterie dans le goût de l'éloge de la folie d'Érasme, composée de l'abbé de Hauranne, dans sa jeunesse, pour plaire à son ami le comte de Cramail (Adrien de Montluc, auteur de la comédie des _Proverbes_). On en pourrait douter, seulement à lire le début, dont le ton se soutient du reste jusqu'à la fin: «La puissance est de beaucoup différente de l'action, et l'une et l'autre, de l'obligation. Mais en matière de mœurs et d'actions commandées par la loi, ces trois choses se regardent et s'entre-suivent de la mesme façon qu'en l'ordre de la nature, la puissance, l'action et l'objet. Car tout ainsi qu'à chaque sorte d'objet différent répond une différente faculté, aussi toute sorte d'obligation suppose, en ce qui est obligé, la puissance de s'en acquitter, etc., etc.» Rie qui pourra, ce ne sera pas nous; bien heureux si nous comprenons. Disons que M. Tabaraud n'avait pas lu _la Question royale_ ou qu'il l'avait oubliée. Il est vrai que le maître de MM. de Port-Royal pouvait être triste, même en voulant plaisanter; toutefois, comme joyeuseté, ceci est par trop sérieux, surtout venant d'un homme de 27 ans qui aspire à l'ingénieuse finesse d'Érasme (car Jean du Verger de Hauranne n'avait guère que cet âge quand il écrivit son opuscule, et ne fut abbé de Saint-Cyran que douze ans plus tard). Quoi qu'il en soit, son dessein est de montrer dans quelles circonstances, principalement en temps de paix, le sujet peut se croire autorisé à conserver la vie du prince aux dépens de la sienne. Quelqu'un qui ne voudrait qu'être clair dirait simplement que c'est lorsque le devoir y oblige; mais si l'on tient absolument à obscurcir cette question royale et à la noyer dans une métaphysique abstruse, on dit, avec Jean du Verger de Hauranne, qu'il y a trois sortes d'actions mauvaises; la première d'une _mauvaistié_ intrinsèque et essentielle, comme la pédérastie, etc.; la seconde d'une _mauvaistié_ naturelle que l'extrême nécessité modifie, telle que le larcin, etc.; et la troisième d'une _mauvaistié_ individuelle que les relations et les circonstances peuvent rendre bonne, telle que l'homicide, etc., etc. Venant ensuite au sujet de la thèse qui est l'homicide de soi-même, ou suicide, légitime en certains cas, on commence par établir que Dieu, ne pouvant pas se montrer moins puissant que Satan qui se permet l'homicide, a permis ou même ordonné parfois l'homicide, témoin le sacrifice d'Abraham, celui de Jephté, etc. Puis on dit, par forme d'incident, que la raison naturelle est un surgeon de la loi éternelle..., en vertu de quoi, lorsque la raison naturelle justifie l'homicide, l'homicide perd sa _mauvaistié_ du troisième ordre..., et alors de l'homicide au suicide légitime le chemin se trouve frayé: «Car, comme le genre est déterminé par la différence, aussi la générale inclination qu'a l'homme envers toutes sortes de biens sensibles, et nommément à l'endroit de sa propre vie, est restreinte, par les considérations de la raison, à choses toutes contraires; ce qui fait qu'au soldat marchant, sur l'ordre de son chef, à une mort certaine commet un suicide légitime, et encore mieux le martyr de la foi, et tout aussi bien le sujet qui se dévoue pour sauver la vie de son prince.» On ajoute, pour _corroborer_ ce qui n'a pas besoin d'être corroboré, que l'homme est soumis à trois gouvernemens moraux: l'éthique ou gouvernement de soi-même, l'économique ou loi de la famille, et la politique ou gouvernement de la chose publique. Là dessus on s'étend le plus inintelligiblement qu'on peut, de manière pourtant à laisser entrevoir que le second de ces gouvernemens domine le premier, et le troisième les deux autres. On répond à des objections hétéroclites et imaginaires. On cite nombre d'exemples de l'histoire sacrée et profane, qui ne vont guère au fait; enfin on se montre éminemment scolar, ce qui charmait MM. de Port-Royal, quoiqu'ils fussent des gens de beaucoup de génie; et l'on finit par ces mots: «Qu'il est beau de vouloir vivre et de ne le vouloir pas tout ensemble, et de s'ensevelir dans l'amour de ses concitoyens par une généreuse mort, pour ne s'ensevelir pas dans la ruine de son pays par la mort de ses concitoyens.» En vérité, si le _Petrus Aurelius_ n'a d'autre mérite que celui d'être écrit comme _la Question royale_, nous félicitons l'abbé de Saint-Cyran de son immortalité; mais il a joué de bonheur, ce qui n'empêche pas que, si l'on désire un bel exemplaire de _la Question royale_, édition de 1609, il ne faille donner 20 ou 30 francs, ou s'en priver. LA MESSE EN FRANÇOIS, Exposée par M. Jean Bedé, Angevin, advocat au Parlement de Paris. A Genève, de la Société caldorienne. (1 vol. in-8.) M.DC.X. (1610.) La paraphrase explicative des cérémonies de la messe, par maître Jean Bedé de la Gormandière, calviniste, est une attaque violente contre l'institution capitale de l'Eglise romaine, dans laquelle l'auteur, par l'effet d'un zèle que nous croyons sincère parce qu'il est absolument dégagé d'ironie, s'abandonne souvent à toute l'indignation de l'esprit de secte. Il n'entre ni dans notre plan, ni dans notre humeur, de reproduire les raisonnemens contenus dans ce livre, peu commun et fort mal écrit. Les dissidens ne manqueraient pas de trouver ces raisonnemens bons, et les orthodoxes de les juger vicieux; ces derniers, au besoin, pourraient d'ailleurs leur opposer la paraphrase explicative de la messe, que M. l'abbé Le Courtier, curé des Missions étrangères, a composée dernièrement avec une grande supériorité de talent et d'esprit. Nous vivons heureusement dans une époque où chacun demeure dans sa foi sans commander celle d'autrui. Rien ne justifierait donc le bibliographe de chercher, en parlant d'un écrit oublié, à réveiller une controverse où, de part et d'autre, l'autorité des faits et des argumens est épuisée. N'en déplaise à l'avocat angevin, vainement nous apprend-il que la messe est une _artonécrolipsaniconolâtrie_, c'est à dire un service de pain, de morts, de reliques et d'images, et pas autre chose; nous irons à la messe, comme par le passé, sans craindre, pour cela, d'être des _artonécrolipsaniconolâtres_. Mais comme il est bon de tirer profit de tout, nous mentionnerons ici quelques particularités extraites de son ouvrage, qui, si elles sont vraies, offrent de l'intérêt pour l'histoire de notre liturgie, dont nous avons toujours regretté de ne pas voir un abrégé savant et substantiel; car le _Rationalis_ de Guillaume Durand est bien gothique et bien incomplet dans sa longueur. Ainsi Bedé assure, d'après Durand, que la mention des apôtres placée à la suite de ces mots: _Communicantes et memoriam venerantes imprimis_, etc., remonte au pape Sirice; d'après Platine, que le _Memento_ pour les morts fut inventé, en 580, par le pape Pélage; qu'en 588 le pape Sergius introduisit le chant de l'_Agnus Dei_ pendant la communion du prêtre, et que l'offertoire, le canon _Te igitur_, etc., ainsi que plusieurs autres prières ou cérémonies, datent de Léon III, en l'an 800. LES ŒUVRES SATIRIQUES DU SIEUR DE COURVAL-SONNET, GENTILHOMME VIROIS. Dédiées à la reine, mère du roy, deuxième édition, revue, corrigée et augmentée par l'auteur. A Paris, chez Rolet-Boutonné, au Palais, en la gallerie des Prisonniers, près la Chancellerie. (1 vol. in-8 de 350 pages, portrait. M.DC.XXII.) (1610-1622.) Si l'on veut faire une ample connaissance avec les poésies de Thomas de Courval-Sonnet, né à Vire, d'un père noble et de Madeleine Lechevalier des Aigneaux, noble aussi et sœur des deux frères Aigneaux qui ont si mal traduit Virgile en vers français, on peut consulter l'abbé Goujet qui l'a compris dans les 573 poètes dont il parle; pour nous, qui évitons avec soin de répéter le scrupuleux auteur de la Bibliothèque française dans le très petit nombre de cas où nous traitons les mêmes sujets que lui, et qui nous bornons alors à essayer de le suppléer, nous chercherons moins, dans les œuvres satiriques du gentilhomme virois, le génie et l'art qui n'y sont guère, que la peinture de nos mœurs sous cette régente étourdie et capricieuse qui semble n'être venue aux affaires que pour gâter l'ouvrage de Sully et entraver celui de Richelieu. La corruption existait déjà dans ce temps-là, et ses effets étaient d'autant plus funestes que les institutions lui offraient plus de prise, que l'anarchie régnait dans l'administration, en sorte que tout dilapidateur avait ses franches coudées. On voyait des abbés et des prélats tenir marché de prébendes et de bénéfices, acheter ceux-ci, revendre celles-là, nourrir publiquement des demoiselles, entretenir chiens, chevaux, oiseaux de chasse, banqueter journellement à grand fracas de riche vaisselle. Mais la simonie ne s'arrêtait pas au clergé; la noblesse l'exerçait plus scandaleusement encore. En raison du droit de patronage et de collation qu'elle avait originairement sur nombre de bénéfices, ou que le roi concédait à ses importunités, elle se ménageait la meilleure part du revenu de ces bénéfices, en instituant pour titulaires, sous le nom de _custodi-nos_ et de _confidentaires_, de véritables fermiers à tonsure qui achetaient d'elle, à haut prix, le droit d'exploiter les sacremens. Rien n'égalait la bassesse d'un _custodi-nos_. Son patron le tenait pour abbé, «Pourvu qu'il fût sçavant à bien vuider les pots, Qu'il vestît pour soutane une meschante juppe, Qu'il fût sale, vilain et plus ord' qu'une huppe, ................... Un marouffle gourmant, Un bossu jacquemar, estallon d'abbaye, Un faquin de tournoy, un cassé-morte-paye, Un Pierre du Coignet, insensé marmouset Insensible Pasquin, idolle de Creuset, etc., etc. ................... Un plaisant maquereau, etc., etc.» Quantité de nobles laïcs obtenaient des évêchés, des abbayes, et s'en allaient, pour la forme, prêcher en cuirasse, remettre les péchés l'épée au côté; mais, pour le fond, dévaster les églises et les terres ecclésiastiques, couper les bois, vendre les calices, les ornemens précieux qu'ils remplaçaient par de _vieille lingerie et des garnitures d'étain_, laissant cheoir les bâtiments autrefois si somptueux. Les gens de justice ne faisaient pas moins de leur côté; sinon dans les grands parlemens où le respect pour soi-même en faisait garder pour les lois; du moins dans les siéges inférieurs, tels que présidiaux, vicomtés, bailliages, dont les juges vendaient tout et prenaient à pleines mains crochues. «La plus chère maistresse de ces hommes-là, dit Courval-Sonnet, «.....................Est appelée attrape »Et leur jeu d'instrumens est celuy de la harpe. »........................................... »Leurs saupoudrez arrests, espicez à outrance »Consomment des plaideurs la graisse et la substance, etc.» Cette hideuse vénalité tenait à l'usage pernicieux de vendre les charges et les états d'officiers, que l'esprit fiscal du gouvernement avait introduit dans l'administration de la justice. Ceux qui achetaient chèrement leurs emploi se croyaient fondés, à leur tour, à en vendre l'exercice; et chose déplorable! on devait ce honteux trafic au bon Louis XII, à l'occasion de ses excessives dépenses pour ses pauvres expéditions d'Italie. Mais que n'y avait-il pas à dire contre les financiers et officiers des chambres des comptes, partisans, receveurs généraux, commis et trésoriers? Ces messieurs, las de voler les peuples, se faisaient construire des palais de princes qu'ils ornaient de tableaux exquis de Venise ou d'Anvers, d'azur et d'or bruni, de lits de drap d'or ou de toile d'argent, de courtines de velours couvertes de clinquant; leurs femmes portaient le velours, le satin, le taffetas et le damas à fond d'or et à ramage, avec des manches à bouillons, en arcades, et des coiffures semées de diamans, émeraudes, saphirs et rubis, des bracelets en turquoises et grenats, des carcans d'or et des colliers de perles. Les gages de ces _Dieux de Bureau_ coûtaient annuellement 3,600,000 livres, c'est à dire autant que rapportaient, vers l'an 1500, tous les tributs du royaume; ils prélevaient les deux tiers du revenu du roi, de sorte que la royale épargne n'avait que 20 sous où ces messieurs en avaient 40. Sous Charles VI on se plaignit, aux Etats Généraux, du grand nombre des officiers de finances qui écorchaient et sous-écorchaient les malheureux taillables; or, il n'y avait que cinq trésoriers, six auditeurs et quatre maîtres des comptes alors. Qu'auraient-ils dit, en ce bon temps de 1610, à voir _plus épaisse que troupe de fourmis ou hannetons_, cette armée de surintendans, intendans, maîtres, auditeurs, présidens, trésoriers de l'épargne grande et petite, trésoriers des parties casuelles, trésoriers, receveurs généraux, clercs, contrôleurs, greffiers, triennaux, etc., etc.? Ah! sire! ah! grand roi Louis treizième! «Si vous jetiez sur vos sujets vos brillans yeux, »Ce serait un parfum cent fois plus précieux »Sur eux que l'arc-en-ciel dessus l'épine blanche; »Si, par suppression, il vous plaist qu'on retranche »Ce grand nombre excessif de financiers pervers, »Avec les partisans, donneurs d'avis couverts, »Ce bien surpasserait tout le parfum indique, »Sur l'épine espandu du peuple et république, »Parfum si excellent que l'odeur doux flairant, »Les membres de l'État irait ravigourant.» Voilà, en résumé, la matière des six satires de Courval-Sonnet sur les abus de la France, que contient notre édition de 1622, moins complète de douze autres sonnets, dit M. Brunet, que l'édition de Rouen 1627; mais, à notre avis, bien assez riche comme cela. Le poète bas-normand a intitulé ces six satires: Anti-Simonie, Anti-Ierasylie, Anti-Décatophilacie, Anti-Diaphthorie et Anti-Fiscoclopie, sans doute afin que, sur la première étiquette, on n'y comprît rien; il suit la même méthode à l'égard de six autres satires qu'il consacre, dans notre édition, à médire des femmes, et qu'il intitule: Anti-Zygogamicie, Antipatie et Discrasie, Clero-Ceranie, Cataphronésie, Tyrannidoylie, Dyscolopénie, et enfin Thymitithélie, pour exprimer les traverses du mariage, l'incompatibilité des humeurs, les hasards du cocuage, les ennuis d'un lien éternel, la servitude du mari pauvre d'une femme riche, la déconvenue du mari d'une femme pauvre, et la censure générale des femmes. Les titres bizarres ne seraient rien; ce qui est plus fâcheux pour l'honneur du poète, c'est que, dans ses diatribes contre le mariage et contre les femmes, outre qu'il se permet un étrange cynisme d'expressions, il ne se montre vraiment pas raisonnable. Est-ce l'être, en effet, que de comparer le joug de l'hymen à celui des forçats ou des Indiens de l'Amérique espagnole? que de le qualifier «D'horrible enfer, de gouffre de misères, De déluge d'ennuis, de foudre de colères, De torrent de malheurs, ou d'océan de maux, D'arsenal de chagrins, magasin de travaux, ............... L'épitome, à bien prendre, Où les lignes d'ennuis se viennent toutes rendre?» Que de voir, dans chaque mari, _un vrai marguillier de Saint-Pierre-aux-Bœufs_ ou _un confrère de Saint-Innocent_? Que de peindre les époux tirant d'ordinaire chacun de leur côté, et se mettant ainsi en hasard «................. Aux Bordeaux et estaples De gagner, par argent, le royaume de Naples...» C'est à dire le mal vénérien? Que de reprocher aux femmes l'épuisement des hommes, quand il arrive à ceux-ci d'avoir abusé d'elles? Que de les taxer de n'être bonnes à rien, pas même à perpétuer l'espèce humaine, attendu qu'elles ont besoin de nous pour cela? enfin, que de débiter mille autres sornettes pareilles? La satire, toute amie qu'elle est de la _mordante hyperbole_, demande plus de bon-sens et de vérité; néanmoins Courval-Sonnet, au total, est un honnête homme, il remplit une des premières conditions morales du poème satirique, trop négligé des maîtres du genre, celle de poursuivre les vices en épargnant les vicieux; car, bien qu'il ne ménage rien, il ne nomme personne. Son style d'ailleurs est facile et naturel dans son prosaïsme; aussi n'est-il ni fatigant, ni ennuyeux, quoique trop abondant; on doit passer beaucoup à l'auteur, en considération du temps où il écrivait; mais je ne saurais, pour mon compte, lui passer, premièrement, d'avoir comblé la mesure de la flatterie dans sa dédicace en prose à la reine Marie de Médicis; secondement, d'avoir tant de juste indignation sans verve: c'est justement tout l'opposé de l'immortel Despréaux qui avait bien de la verve et même de la malignité sans indignation. Juvénal et Regnier avaient de l'une et de l'autre. PIÈCES RARES SUR LA MORT DE HENRI LE GRAND, (Recueil formant un volume in-8 qui contient huit pièces, dont nous parlerons suivant l'ordre où elles sont rangées dans la Table manuscrite placée au commencement.) (1610-1611-1615.) I.--La Chemise sanglante de Henri le Grand. Opuscule de huit pages, sans nom d'auteur ni d'imprimeur, et sans indication d'année. M. Barbier l'attribue au ministre Perisse, et cite une édition de l'an 1615 que le nôtre a sans doute précédée, en raison même de l'absence de toute date qui la distingue. Cet écrit violent est un appel à la guerre civile faite au nom du feu roi contre la reine-mère, Concini, la Galigaï sa femme, le père Cotton, le chancelier de Sillery, le surintendant Bullion, d'Épernon et autres sangsues de l'État, dans l'intérêt du prince de Condé qui méditait alors de prendre les armes pour se venger de la cour, assisté des ducs de Vendôme et de Guise, et généralement aussi du parti des réformés. Le ton de ce manifeste est sanglant comme le titre l'indique. «Louis XIII, mon cher fils, c'est à vous que je parle; c'est vous dont je me plains, etc. Votre mère ne parle que par l'organe de ce coyon de Conchine et de la Sorcière... Cet yvronyme de Dolé, ce loup de Bullion, ce traître chancelier qui se sont faits, par leurs voleries, les plus riches de vostre Estat..., sont les conseillers et maquereaux du désordre. D'Espernon tient encore les armes sous la faveur desquelles Ravaillac m'a mis dans le tombeau.... Mon cher fils, mon très cher cœur, esveillez vous! voyez cette chemise toute trempée de mon sang; la France la pleure, vos parens la vengent...; ne demeurez stupide à cette juste et sainte demande... Conchine m'a fait assassiner; il a fait empoisonner votre frère d'Orléans et mon cousin le comte de Soissons, emprisonner le duc de Vendosme, vostre frère, chasser mon neveu le prince de Condé, assassiner mon neveu le duc de Longueville, et feu Rouville. Il a tyrannisé les habitans d'Amiens, entrepris sur mon neveu de Guise, etc., etc.; introduit le boucon et le coton en France.... Vengez la mort de votre père, etc., etc.» Ces griefs n'étaient que trop fondés pour la plupart; mais le remède proposé devint pire que le mal, et sans le cardinal de Richelieu, il eût amené la ruine totale ou peut-être même le démembrement de la monarchie. II.--Le Courrier breton. Réimpression sans date, faite en 1630, de la pièce imprimée à Saumur en 1611, in-8, sous le titre de l'Anti-Jésuite, que Prosper Marchand attribue à Montlyard (voir l'article de ce nom dans le _Dictionnaire historique_, de Marchand). Cette diatribe de trente pages, qui a pour but de provoquer l'expulsion des jésuites, comme auteurs ou fauteurs du régicide par leurs actes et par leurs écrits, repose sur des imputations vagues plutôt que sur de véritables preuves. Le pamphlétaire s'en embarrasse peu. La politique, selon lui, dispense des règles ordinaires de la morale et de la justice, et commande souvent de faire un petit mal pour un grand bien. Quand on chasserait tous les jésuites du royaume pour le crime de plusieurs, on ne ferait qu'imiter, dit-il, le terrible expédient de la décimation militaire contre laquelle nul homme sensé ne s'est élevé. N'ont-ils pas exécuté la sanglante tragédie de Saint-Cloud en 1588, après l'avoir préparée par cette fatale consultation de 88 médecins du roi Henri III, qui déclara la reine Louise incapable d'avoir des enfans et ouvrit ainsi la porte à toutes les factions de ce règne? Ne lit-on pas dans leurs patrons Mariana, Bellarmin, etc., qu'il est licite aux sujets de tuer leurs rois lorsqu'ils sont tyrans, et que le pape l'ordonne. La réfutation de ce principe est aisée, mais _le Courrier breton_ s'en tire mal en tombant dans l'excès contraire, en proclamant l'obéissance un devoir divin dans tous les cas. Ce dernier principe est aussi fou et aussi barbare que l'autre. La seule chose que la raison puisse concéder aux tyrans est celle-ci: que l'espèce humaine étant facilement entraînée au mal, l'intérêt des peuples est presque toujours de souffrir ses tyrans plutôt que de s'en affranchir par la violence; mais de là au droit divin d'opprimer sans crainte et au devoir divin de se soumettre sans plainte, il y a loin. Quant à la doctrine du petit mal qu'on peut ou ne peut pas faire pour un grand bien selon le cas, nous ne la comprenons point. Pour ceux qui ne séparent jamais l'utile de l'honnête, qui professent que la morale et l'utilité se confondent, jamais l'occasion ne se présente du petit mal pour le grand bien, car partout où il y a grand bien il n'y a point petit mal. Nous sommes de ces gens en toute simplicité, ne concevant pas qu'une chose morale puisse être nuisible, ni qu'une chose utile ou nécessaire puisse être immorale, c'est à dire que la morale soit une chose et la nécessité une autre, c'est à dire qu'il n'y ait point de morale, c'est à dire qu'il n'y ait point de Dieu. III.--L'Ombre de Henri le Grand au roy. M.DC.XV. Suite de conseils très édifians, mais fort simples que le roi pouvait sans effort se donner à lui-même pour peu qu'il eût étudié son catéchisme, sans avoir besoin de l'ombre de son père. En voici pourtant quelques uns dignes de remarque: 1°. Ne point se servir d'étrangers dans ses armées, ni dans ses affaires. 2°. Concéder peu de pouvoir aux grands. 3°. Prendre Sully pour ministre. 4°. Assembler des conciles nationaux pour régler les intérêts de l'Église gallicane et résoudre les points de controverse. 5°. Pratiquer la clémence, mais ne pas l'outrer comme Henri IV le fit dans la conspiration du comte d'Auvergne, et dans l'affaire du rappel des jésuites. 6°. Surveiller l'Espagnol, seul voisin redoutable, étant hostile et puissant. 7°. Abattre la prépondérance de la maison d'Autriche. L'ombre termine ses conseils par un adieu paternel.... Adieu, mon fils, mon bien-aymé, mes délices! L'écrit renferme quinze pages. IV.--Discours sur le maudit et exécrable Attentat entrepris de nouveau, tant sur la personne du roy que sur son Etat. A Poictiers, par J. de Marnef, imprimeur et libraire ordinaire du roy. (8 pages.) Il s'agit ici de la criminelle tentative de Pierre Barrière contre la vie de Henri IV. L'orateur se félicite de la protection du ciel qui a sauvé les jours du bon roi, et y voit un gage de sécurité pour l'avenir. Hélas! il se trompait! V.--Observations mathémathiques du nombre quatorze, tant sur la naissance, mort et principales actions de feu Henri le Grand, vivant, roy de France et de Navare, que sur le terme de l'an 1610, en lequel le dict deffunct est décédé, où l'on verra chose digne d'admiration. Suyvie de la Récapitulation de l'épitafe du dict seigneur et des quatre choses mémorables qui se sont passées le jour et le lendemain de sa mort; le tout dédié au roy, par Estienne de Selles, ministre escrivain podographe et arithméticien juré à Paris, demeurant à Auxerre. A Paris, par François du Carroy, imprimeur et libraire, tenant sa boutique au bout de la rue Dauphine, devant le Pont-Neuf; avec privilége. (15 pages.) M.DC.XI. Ces rapprochemens singuliers tirés de la combinaison des nombres, quoique fort peu philosophiques, paraissaient jadis l'objet d'une science sérieuse à l'aide de laquelle on pouvait lire mystérieusement dans les destinées humaines. Aussi le sieur Estienne de Selles fait-il hommage de son travail soi-disant mathématique au jeune roi Louis XIII, dans une épître où l'on voit que cet hommage a été communiqué au conseil. S'il est encore aujourd'hui des personnes que de tels jeux amusent ou intéressent, elles feront bien de jeter les yeux sur ceux-ci, qui sont ingénieux. Elles y verront, par exemple, que le nombre quatorze présidait au sort de Henri IV; que cet excellent prince se maria 14 jours avant le 31 décembre; qu'il gagna la bataille d'Ivry le 14 mars; qu'il mourut le 14 mai; que Ravaillac, son assassin, fut exécuté 14 jours après sa mort; qu'il régna 14 trétérides, tant en France qu'en Navarre; que les jours depuis sa naissance jusqu'à sa fin cruelle se divisent, sans fraction, par 14; comme aussi que l'âge du monde, jusqu'à l'an 1610, se divise, sans fraction, par le même nombre; 398 fois 14 donnant exactement 5572, chiffre qui, selon de Selles, formait le nombre des années du monde en 1610, etc., etc. VI.--Discours lamentable sur l'attentat et parricide commis en la personne de très heureuse mémoire Henri IV, roy de France et de Navarre, par Pelletier. A Paris, par François Huby, rue Saint-Jacques, au Soufflet-Vert, devant le collége de Marmoutier, avec permission. M.DC.X. C'est l'œuvre d'un bon citoyen qui écrit dans la vue de prévenir de nouvelles guerres civiles après la terrible catastrophe du vendredi, 14 mai 1610. L'ouvrage ne contient que 15 pages, y compris le titre, et n'offre d'ailleurs rien de remarquable. VII.--Funebres Cyprez dédiez à la royne, mère du roy, régente en France, sur la mort du très chrétien, très victorieux et très auguste monarque Henri IV, roi de France et de Navarre, surnommé le Grand, par D.-F. Champflour, prieur de Saint-Robert de Montferrand, en Auvergne. A Paris, chez Jean Libert, demeurant rue Saint-Jean-de-Latran, près le collége de Cambray. M.DC.X. (14 pages.) Trois pièces funébres en vers français et six en vers latins, respirant toutes le bel-esprit plus que la douleur, composent les cyprès du bénédictin Champflour. La Flèche t'a conçu; Pau t'a vu naistre en terre; Coraze t'a nourri; la Cour t'a vu fleurir; La Guerre triompher; la Paix t'a vu mûrir; Paris t'a vu mourir; et Saint-Denys t'enserre. Le François t'a vu grand; l'ennemi, débonnaire; La terre, conquérant; la mer, victorieux; L'Étranger, fortuné; le Voysin, glorieux; L'Église, vrai tuteur; et le Peuple, bon père, etc., etc. Le sonnet qui commence le recueil finit par ces vers: Pleurez le grand Henri, la merveille des Rois; Qui vint, véquit, vainquit, au royaume françois, Pour voir, savoir, avoir le reste de la terre. La onzième et dernière pièce est ainsi conçue: Quæris quid ortum (lector) e casu meo? In orbe fluctus ob cadentem navitem: In urbe luctus ob jacentem principem; Per castra planctus ob monarcham perditum, Per astra cantus ob receptum cœlitem. Une ligne du père Hardouin de Péréfixe vaut mieux que des milliers de pareils vers. VIII.--Arrest de la cour du Parlement contre le tres meschant parricide François Ravaillac. A Paris, chez Antoine Vitray, rue Perdue, au collége Sainct-Michel, près la place Maubert. (6 pages.) M.DC.X. Il faut qu'une législation soit bien barbare pour faire naître la pitié en faveur d'un monstre tel que Ravaillac, c'est pourtant le sentiment qu'on éprouve en lisant dans l'arrêt du parlement rendu contre ce parricide le 27 mai 1610, et signé Voysin, les dispositions suivantes... «Condamne faire amende honorable devant la principale porte de l'église de Paris, où il sera mené et conduit dans un tombereau; là, nud en chemise, tenant une torche ardente du poids de deux livres, dire et déclarer, etc., etc.; de là conduit à la place de Grève et sur un eschaffaut, tenaillé aux mammelles, bras, cuisses et gras des jambes, sa main dextre y tenant le cousteau duquel a commis le dict parricide, ards et bruslez de feu de souffre, et sur les endroits où il sera tenaillé, jetté du plomb fondu, de l'huile bouillante, de la poix résine bruslante, de la cire et souffre fondus ensemble; ce fait, son corps tiré et desmembré à quatre chevaux, ses membres bruslez, ses cendres jettées au vent...; ses biens confisquez, la maison où il est nay desmolie, sans qu'à sa place puisse y estre fait autre bastiment..., et que, dans quinzaine après la publication du présent arrest en la ville d'Angoulesme, son père et sa mère vuideront le royaume avec défense d'y revenir sous peine d'estre étranglez sans autre forme de procès.... Enjoint à ses frères et sœurs, oncles, etc., de changer leur nom, sous les mêmes peines...» LE PALAIS DES CURIEUX, Auquel sont assemblez plusieurs diversitez pour le plaisir des doctes et le bien de ceux qui desirent sçavoir (dédié à M. Le Vasseur par le sieur Béroalde de Verville). A Paris, chez la veuve M. Guillemot et Saint-Thiboust, au Palais, en la gallerie des Prisonniers. (1 vol. pet. in-12 de 584 pages, plus 8 feuillets préliminaires, y compris le titre et la table des matières.) M.DC.XII. (1612.) _Ne forçons point notre talent, nous ne ferions rien avec grace_; maxime d'une sagesse universelle! Faute de l'avoir mise en pratique, le sieur Béroalde de Verville, doué qu'il était d'un esprit comique, fin, naïf et hardi, et de connaissances variées, s'est montré assez pauvre philologue moraliste dans son _Palais des curieux_, et le plus froid des romanciers dans ses _Aventures de Floride_ comme dans son _Voyage des Princes fortunés_, tous ouvrages recherchés des bibliophiles néanmoins, parce qu'ils ne sont pas communs. Cet auteur écrivait péniblement, avec peu de clarté, bien qu'il eût un certain penchant naturel pour la métaphysique du langage, et nous soupçonnons que ce défaut capital a pu contribuer à lui faire choisir le cadre plaisant qui a fait la fortune de sa Satire rabelaisienne du moyen de parvenir, si folle et si amusante. Des gens ivres s'expriment toujours assez bien, pourvu qu'ils fassent rire ou réfléchir, si même la licence et l'incohérence des idées et des expressions ne deviennent chez eux autant d'agrémens: mais, sitôt qu'on se donne pour raisonnable, c'est une nécessité d'être au moins clair et correct, de penser et de conclure avec justesse; or, c'est ce que Béroalde, le protestant converti, l'alchimiste, le gentilhomme sur la hanche, le chanoine de Saint-Gatien de Tours, ne fait pas souvent dans les quatre-vingts _objects_ ou chapitres du _Palais des Curieux_; il est beaucoup meilleur philosophe dans son _Coupe-cul de la mélancolie_[7]. On aime à entendre Phidias ou Alexandre-le-Grand raconter le conte des cerises de la paysanne picarde à Nicomède, au roi des rois Agamemnon, au prince des orateurs Démosthènes; mais on passe difficilement à un émule de Michel Montaigne de nous débiter gravement que si les oiseaux s'endorment et se réveillent de bonne heure, c'est qu'ils ne pissent point; que la chaleur du corps humain est si forte qu'une jeune fille, tourmentée de coliques, ayant avalé trois balles de plomb, en rendit deux dans un état de fusion parfaite, et l'autre en lames; que le temps où les fèves fleurissent est mauvais aux cerveaux et les exalte; qu'il a connu certaine villageoise, grasse et accorte, qui n'avait bu ni mangé depuis un an et demi; que la coudée des anciens avait 34 pouces, non 17, comme on l'a souvent pensé, attendu qu'Hippocrate dit que les intestins de l'homme ont 13 coudées, et qu'il est reconnu que ces intestins ont sept fois la longueur du corps, supposé de 5 pieds 4 pouces; que la cuve du temple de Salomon n'était point ovale, ainsi que certain docteur le soutient; qu'à tort le calendrier a été réformé, vu que cela fait mentir le proverbe: _A la Sainte-Luce, le jour croît du saut d'une puce_, et qu'à tout le moins devait-on commencer par le solstice hivernal; qu'il ne faut pas dire _le bon vieux temps_, vu que le temps passé est plus jeune que le temps présent, ayant moins d'années, en sorte que les anciens sont les nouveaux, et les nouveaux sont les anciens; qu'il y a d'innombrables hiérarchies d'esprits répandus dans le monde sous toutes les formes; tels que le _lilit_, le _néfés_, le _zohar_ et autres, fort bien définis par les rabbins; que les rivières ne coulent point parce qu'elles ont de la pente, mais parce que Dieu veut qu'elles coulent; toutes belles choses moins propres à décorer le Palais des Esprits curieux que ne l'est la peau de lézard garnie de foin d'Arpagon. [7] C'est un des titres du moyen de parvenir. Il porte aussi, dans une troisième édition, celui de _Salmigondis du genre humain_. Béroalde a composé un grand nombre d'écrits, outre ceux que nous avons cités, entre autres le Cabinet de Minerve, un poème sur l'Ame, un autre sur les Vers-à-soie, l'Art de la Grande science sensuelle, les Appréhensions spirituelles, et la Recherche de la Pierre philosophale. Cependant soyons juste, et ne laissons pas de signaler quelques bonnes réflexions et quelques véritables curiosités de ce livre, qui, d'ailleurs, se fait lire sans trop de fatigue, par le ton de sincérité naïve de l'auteur. C'est, par exemple, une pensée forte et juste que celle-ci, prise dans le chapitre de l'_Autorité_: «Il ne faut point mettre l'autorité au dessus des sens, puisque l'établissement même de l'autorité se fait par la voie des sens.» Observation importante pour nos origines de langage; elle est tirée du chapitre 31: «Les bonnes gens du temps passé ont retenu plusieurs termes des druides, qui sont restés dans notre langue, tels que _nievre_, _chesmer_, _caymander_, etc., et plusieurs doctes les croient venus du grec, d'autant qu'à leur avis les druides parlaient grec.» La recette suivante contre la peste, et généralement contre les épidémies, n'est pas article de foi; néanmoins il est bon de s'en souvenir: «Mettez du sel bien net dans de bon vin, et laissez-le un peu reposer; le vin ne prendra de sel que ce qu'il en pourra dissoudre; cela étant fait, coulez-le, et le gardez en un vaisseau net: c'est le plus exquis préservatif que l'on puisse imaginer contre ces fléaux.» Pour le reste, consultez l'ouvrage, si le temps ni les forces ne manquent. Le sieur Béroalde de Verville avait, au surplus, le cœur haut et bien placé. Il fit, un jour, une bonne réponse à certain gentilhomme du Poitou, fort riche, qui prenait avantage de son argent contre lui, pauvre hère: «Sachez, monsieur, dit-il, que j'ai assez de monnoye pour vous payer dix fois votre valeur, et vous donner ensuite pour rien à qui voudra.» Et là dessus de mettre la main sur la garde de son épée. La suite de cette histoire, qui se voit au chapitre 13, vaut le commencement. Il se trouva donc que le superbe gentilhomme poitevin, fine lame d'ailleurs, eut assez de grandeur d'ame pour avouer son tort aussitôt, pour demander à Béroalde son amitié, lui donner la sienne, et la prouver depuis en mainte occasion. Voilà un beau duel! LES NOUVELLES ET PLAISANTES IMAGINATIONS DE BRUSCAMBILLE; En suite de ses Fantaisies, dédiées à Mgr le prince (Henri de Bourbon, prince de Condé), par le S. D. L. Champ, (le sieur Des Lauriers, Champenois). A Paris, de l'imprimerie de François Huby, rue Saint-Jacques, au Soufflet-Vert, devant le collége de Marmoutier, et en sa boutique, au Palais, en la gallerie des Prisonniers, avec privilége du roy. (1 vol. in-12 de 236 pages et 4 feuillets préliminaires.) M.DC.XIII. (1613.) Ce volume n'ayant point de table, nous en donnerons une qui, faisant connaître l'ouvrage, nous dispensera des frais d'analyse. 1°. L'ouverture pour le premier. C'est une manière de préface facétieuse où l'éloge du prince de Condé se trouve mêlé à force lazzis. 2°. Les pythagoriciens. Où l'auteur prend son texte des changemens et des métamorphoses que subit la société humaine pour laver la profession de comédien du reproche qu'on lui fait d'infamie. 3°. De l'yvrongnerie. C'est un éloge du vin qui n'est pas plus amusant que neuf. 4°. De la création des femmes. Raillerie dirigée contre le savant Pierre du Puy, garde de la bibliothèque du roy, à qui nous devons l'Histoire des templiers et tant de travaux signalés sur l'histoire de France. Nous ignorons ce que Pierre du Puy avait fait à Bruscambille; mais il est, à tout propos, le but de ses traits les mieux acérés. Ici le savant fait venir la femme d'une statue d'argile animée par le flambeau de Prométhée. Le valet de Pierre du Puy veut tout simplement la faire sortir, avec la Bible, d'une côte de l'homme. Un certain Pygmée lui donne pour origine une charrette métamorphosée, et le seigneur Pantalon décide la question en faveur de Pierre du Puy. 5°. En faveur des dames. Plaidoyer inutile: il y a long-temps qu'elles ont gagné leur cause en France malgré la loi salique. 6°. Des chastrez. Elégie en prose risible sur la triste destinée de ces messieurs. 7°. Des galleux. Où il est prouvé que leur sort est heureux, parce qu'on se range de tout côté pour leur faire place. 8°. Des allumettes. Éloge trop subtil et trop peu gai. 9°. Conculcavimus. Véritable ordure qui a pourtant servi de type à une épigramme latine de Bernard de la Monnoye et à une autre de J.-B. Rousseau. 10°. Du loisir. Défense des comédiens. 11°. Des accidens comiques. Autre plaisanterie en faveur des comédiens. 12°. De la Mexique. Inventaire burlesque des richesses qui s'y rencontrent, telles que quatre chemises de Vénus, le manteau brodé d'Agamemnon, etc. 13°. Des cinq cents (sens). Parodie de la fable des membres et de l'estomac, où l'on voit, par le débat des membres, des sens et du derrière, qu'un derrière qui se ferme obstinément est maître de tout. 14°. De la folie en général. Encore un lardon lancé contre Pierre du Puy, _lequel est bien différent des autres hommes, ceux-ci étant fous par bécarre, et lui l'étant par nature_. 15°. De la nuict. Éloge de la nuit terminé par cette belle sentence au lecteur: _Je vous baise les mains, baisez-moi les fesses_. 16°. De la misère de l'homme. Quelle plus grande preuve que cette misère dit sagement Bruscambille, que l'estime singulière portée aux destructeurs de l'humanité! Alexandre et César ont fait périr chacun plus de deux millions d'hommes et n'en ont pu engendrer un seul; et toutefois quel rang n'occupent-ils pas dans l'histoire? 17°. De l'excellence de l'homme. Établie par l'invention des arts et surtout de l'imprimerie. Bruscambille est le philosophe du pour et du contre. 18°. Procez du pou et du morpion. Satire des formes du palais et de l'éloquence du barreau. 19°. A la louange du seigneur fouille-trou. Qui aime à rire n'a qu'à lire le portrait de ce seigneur dans Bruscambille. 20°. Du papier. Son éloge où bien des gens ne le chercheraient pas. 21°. En faveur de la comédie. Nouvelle apologie du théâtre fondée entre autres choses sur ce que saint Grégoire de Naziance composa une tragédie sainte, et sur l'approbation que saint Thomas d'Aquin donne aux histrions qui ne mènent pas une vie scandaleuse. 22°. A la louange des poltrons. Contre-vérité assez plaisante dans laquelle Bruscambille range Achille au nombre des premiers poltrons. 23°. Voyage de Bruscambille, au ciel et aux enfers pour visiter les mânes et les manans et savoir un certain secret naturel qui ne sera jamais connu de personne, pas même de Des Lauriers: _uter vir an mulier se magis delectet in copulatione_. 24°. Retour de Bruscambille. Récit du festin que lui a donné Jupiter. Il prétend y avoir appris le fameux secret qui donne l'avantage à la femme sur l'homme. 25°. De la colère. Il y a quelques traits d'éloquence dans ce chapitre, comme celui où l'auteur compare la colère à ces grandes ruines qui se brisent sur le sol où elles tombent. 26°. De la médecine. Platitude ordurière. 27°. Des receptes. Ordonnances burlesques pour guérir de la stérilité, comme pour déterminer le sexe des enfans dans la conception. 28°. Des chastrez sérieux. Éloge de la castration qui ne la fera guère goûter. 29°. Des bonnes mœurs des femmes. Suite de sentences graveleuses déjà insérées dans les fantaisies de Bruscambille. 30°. Des puces. Sale sottise. 31°. En faveur des gros nez. Paraphrase de cette sentence: ad formam nasi cognoscitur ad te levavi. Que les grands nez sont le signe des grands... talens. 32°. Prologue à monseigneur le prince; fort louangeur, où il est dit assez maladroitement que la France doit les Condé à l'illustre sang de la Trimouille. 33°. Harangue funèbre en faveur du bonnet de Jean Farine. Satire peu piquante des oraisons funèbres. 34°. De l'honneur. Ce n'est pas la peine d'en parler pour dire que c'est un _nihil_ chez les Latins et un _rien_ chez les Français. 35°. Des naveaux et des choux. Grossière dissertation sur leur vertu médicale. 36°. Des barbes. Où l'on apprend que, dans ce temps, les hommes se taillaient la barbe à la savoyarde, à l'espagnole, à la suisse, à la turque, à la bougrine, à la courtisane, en couenne de lard, à la pédantesque, en sénateur, en queue de canard, en devant de sabot, en garde de poignard, en espoussette, en queue de merlus, etc. L'auteur par ce quatrain: Si porter grand' barbe au menton Nous fait philosophe paroistre, Un bouc embarbé pourroit estre Par ce moyen quelque Platon. 37°. En faveur de la Scène. Des Lauriers revient toujours à l'Apologie du théâtre. Il nous donne les noms des auteurs célèbres de son temps: Ronsard, Garnier, Desportes, Belleau, du Bellay, du Bartas; passe pour ceux-là; mais Rolland, Brisset, Amadis Jamyn, l'émule de Ronsard et le traducteur de l'Iliade avec Solel, la Péruse, du Breton, Montchrestien le querelleur, chantre de la chaste Suzanne et poète tragique, voilà certainement des célébrités bien aventurées. 38°. De la constance. Dédiée aux dames comme en offrant les plus parfaits modèles. 39°. En faveur des priviléges de Cornouailles. A renvoyer au bon La Fontaine. 40°. Pour pastorales. Que les bergers aiment mieux que les rois. Prologue d'une pastorale représentée. 41°. Des étranges effets de l'amour. Diatribe contre les femmes. 42°. Pour la tragédie de Phalante. Prologue de la pièce. LES FANTAISIES DE BRUSCAMBILLE, Contenant plusieurs discours, paradoxes, harangues et prologues facétieux, revues et augmentées de nouveau par l'auteur. A Paris, chez Jean Millot, avec privilége du roi, du 6 juillet 1612, signé Bouhier, et scellé sur simple queue du grand sceau de cire jaune. (1 vol. in-8 de 325 pages, suivies d'une table et précédées d'un frontispice gravé, et de trois feuillets préliminaires.) M.DC.XV. (1615.) Cette édition est exactement la même que celle de Paris, in-12, 1668, chez Florentin Lambert, sauf qu'elle ne renferme pas, à la fin, une assez triste plaisanterie de deux pages, ayant pour titre: _les bonnes mœurs des Femmes_, dans laquelle on lit une suite d'aphorismes tels que ceux-ci: la prudente femme est celle qui n'a le dedans de la main velu. La hardie est celle qui attend deux hommes dans un trou. Les éditions de Paris 1619, in-12, et de Rouen, 1622-23-26-29-35, également in-12, ne sauraient être plus complètes que celle de 1668. L'amateur le plus scrupuleux peut donc se contenter de cette dernière des fantaisies de Bruscambille (Des Lauriers); mais il doit joindre le Mistanguet, plus deux recueils du même genre dont ailleurs nous faisons une mention particulière. Nous oserons dire de ces fantaisies qu'elles nous ont fort amusé. C'est du gros et très gros sel, sans doute, mais d'une saveur naturelle et piquante. La confusion que l'auteur met exprès dans ses discours, à l'imitation de Rabelais et de Béroalde de Verville, ses modèles, est évidemment un voile dont il couvre ses saillies hardies ou même effrontées; voile qu'avec une médiocre intelligence des affaires comme des mœurs du temps le lecteur ne laissera pas de percer facilement. C'est ainsi que, dans les deux harangues de Midas, il est aisé de démêler la parodie des synodes réformés et des assemblées d'États catholiques, où chaque parti couvrait son ambitieuse intrigue de belles maximes de religion et de bien public. Il y a bien de la sagesse dans ce mot de Midas: «La cause des fols et des ignorans est toujours favorable; nous gaignerons la nostre.» Ne peut-on deviner de qui il s'agit dans le procès des grenouilles contre les cuisiniers où les anguilles interviennent, celles-ci voulant être écorchées par la queue et les grenouilles par la tête? Le prologue de la vanité des sciences, appuyé sur l'autorité de Cicéron qui, vers la fin de sa vie, était dégoûté du savoir, aurait pu fournir de chaleureuses sorties à J.-J. Rousseau. Le prologue de la défense _du tien_ et _du mien_ est la raison même sous les habits de la folie. La satire des vaines argumentations n'est, nulle part, plus gaie ni plus concluante que dans les deux paradoxes _suprà crepitum_, où il est démontré, tantôt _crepitum esse quid corporeum_, tantôt _crepitum esse quid spirituale_. Le prologue en faveur du mensonge est d'une hardiesse singulière pour l'époque. Nous savons, pour notre part, un gré infini à Bruscambille de ses deux prologues contre l'avarice; car c'est le vice que nous avons toujours le plus haï et le plus méprisé. Le prologue contre les censeurs fâcheux débute par une comparaison charmante: «Le propre des cantharides, y est-il dit, est de succer le vermeil de la rose et de le convertir en venin.» Il faut remarquer, dans le prologue de la Calomnie, l'histoire du vieillard Titius voyageant sur sa jument avec son jeune fils à pied. C'est la jolie fable du _Meunier, son Fils et l'Ane_; on la retrouve ailleurs, mais peut-être La Fontaine l'a t-il prise là? Enfin ce livre facétieux et trop souvent ordurier n'est ni aussi frivole ni aussi fou qu'il paraît l'être; et bien des écrits prétentieux renferment moins de bon-sens que les 41 prologues et 15 paradoxes ou galimatias dont les fantaisies de Bruscambille Des Lauriers se composent. LES PLAISANTES IDÉES DU SIEUR MISTANGUET, Docteur à la moderne, parent de Bruscambille; ensemble la Généalogie de Mistanguet et de Bruscambille; nouvellement composées, et non encore veues. A Paris, chez Jean Millot, imprimeur et libraire, demeurant en l'isle du Palais, au coing de la rue de Harlay, vis à vis les Augustins, avec privilége. (1 vol. pet. in-8 de 79 pages.) M.DC.XV. (1615.) L'auteur de ces facéties et de toutes celles qui sont connues sous le nom de Bruscambille est toujours le sieur Des Lauriers, comédien de l'hôtel de Bourgogne, lequel vivait encore en 1634. Le volume contient: 1° une courte généalogie du sieur Mistanguet; 2° le prologue des idées du temps qui court; 3° une seconde partie intitulée: des fausses et véritables idées; 4° des bonnes mines de ce temps, autrement _de nugis aulicorum_; 5° la seconde partie du prologue des bonnes mines; 6° l'abrégé de la généalogie du docteur et capitaine Bruscambille et de son parent et bon amy Mistanguet. Le tout est précédé d'une dédicace du libraire à un ancien ami, et d'une autre de Mistanguet aux esprits joyeux. Mistanguet est spirituel et malin. Il vise souvent plus haut qu'il ne l'annonce. Ses généalogies, par exemple, sont la satire très gaie de nos romans héraldiques. Son prologue des idées du temps qui court offre une raillerie mordante des subtilités scolastiques. «Pour vivre joyeux j'argumente _in barbara_. Arrige aures: Omne animal est corpus; Omnis homo........... «Non; je veux que ce soit _in celarent_: Nullus homo est lapis; Omnis æthiops........ «Tout beau! n'allons pas là! je veux prendre ma visée _in Darii_: Omnis homo est animal; Aliquod bipes est homo... »Mon cheval recule. Çà, tout de bon, tremblez, poètes! ma manche, fourny-moi d'argumens, et vous, mes lunettes, ô vera mundi lumina! _in darapti_! coup d'estoc, coup de taille, poste, riposte, pare. Ondes basses, ondes haultes, chapeau enfoncé, pied devant, à pied, à cheval, j'enfonce la barricade des poètes d'un coup argumental Omnes poetæ sunt nugaces; Omnes................... «Non, en françois: Tous les poètes sont bourdeurs; Tous les poètes sont prophètes; Donc quelques poètes prophètes sont bourdeurs. «S'il n'est bien tiré, j'ay la crotte au cul; tirez-la avec les dents: je ne respecte ny Siague, ny de Arena, etc.» La conclusion de Mistanguet est que tout le monde est fou, et que si le roi faisait un édit à qui se regarderait le plus long-temps sans rire, le Pont-Neuf, à force de rire, se fonderait. Voilà qui n'est pas mal pour une facétie. LA COMÉDIE DES PROVERBES, Pièce comique (en trois actes et en prose, par Adrien de Montluc, comte de Cramail). A Troyes, chez la veuve Oudot (cinquième édition). M.DCC.XV. (1 vol. pet. in-8.) Ensemble les Illustres Proverbes historiques, ou Recueil de diverses Questions curieuses pour se divertir, etc., etc., ouvrage tiré des plus célèbres auteurs de ce temps. A Paris, chez Pierre David, au Palais, 1655, avec la Suite. A Paris, chez Popingue, rue de la Huchette, 1665. (Bonne édition avec planche, 2 vol. pet. in-12.) (1616--1715--1654-55-65.) La science des proverbes a son prix, non pas que les proverbes soient, comme on l'a dit, la sagesse des nations (ils ne seraient tels, en tout cas, que parce qu'ils disent souvent le pour et le contre); mais cette science est utile à la connaissance des mœurs populaires; mœurs qu'on retrouve dans toutes les classes de la société, qui marquent la physionomie propre des peuples, et ce titre la recommande aux esprits réfléchis, en même temps qu'il explique le goût que le public a toujours montré pour elle. On ne doit donc pas s'étonner que, de 1718 à 1786, il ait été fait cinq éditions du dictionnaire proverbial du sieur Le Roux, Français réfugié en Hollande, homme de beaucoup de mérite comme la plupart de ses compagnons d'infortune, ni que, dernièrement, un philologue aussi éclairé qu'ingénieux, M. de Méry, nous ait donné, en trois volumes in-8°, un abrégé historique, plein de recherches, de tous les proverbes en circulation, grecs, anciens et modernes, latins, français, espagnols, italiens, anglais, écossais, chinois, arabes, danois, flamands, hollandais, turcs, persans, indiens, allemands, sans préjudice de quantité de proverbes généraux et particuliers de toute nature dont les oreilles du monde retentissent journellement. Le dictionnaire de Le Roux, appuyé d'extraits de nos vieux auteurs, est d'un usage commode et agréable; toutefois il est regrettable qu'étant suffisamment explicatif, il ne soit pas également historique, car l'origine des proverbes ajoute un vif intérêt à leur explication. Nous évaluons à six mille le nombre des proverbes ou façons de parler proverbiales qu'il renferme. L'ouvrage de M. Méry est moins riche quant au nombre et l'est davantage quant à l'histoire. Il se pourrait bien faire que l'auteur eût cédé plutôt à l'attrait de l'érudition qu'à celui de la vérité, en donnant 190 proverbes aux Grecs, 228 aux Latins, et seulement 100 aux Français. Nous devons être le peuple le plus proverbialiste de la terre, puisqu'on nous accorde d'être le plus sociable. Voyons d'ailleurs quel luxe de dictons étale notre langage familier. Il n'y a peut-être pas, chez nous, une épithète qui n'en soit flanquée. Nous disons sourd comme un pot, sot comme un panier, bête comme une oie, franc comme l'or, discret comme un mur, indiscret comme un tambour, bavard comme une pie, muet comme un poisson, menteur comme un arracheur de dents, pauvre comme Job, beau comme un astre, laid comme un pou, étourdi comme un hanneton, gras comme un moine, gros comme un muid, roide comme un bâton, long d'une aune, rouge comme un corail; que savons-nous encore? Aussi l'étude des proverbes a-t-elle commencé de bonne heure en France, et bien avant Sancho Pança. En ne remontant qu'au siècle qui a suivi l'apparition de ce grand proverbialiste, nous remarquons, parmi beaucoup de livres composés sur cette matière, les deux qui sont l'objet de cet article. La comédie des _Proverbes_ n'est pas précisément amusante; elle est assez bien inventée et bien conduite, sans doute; mais, pour l'auteur dramatique, il n'y a point de salut sans le naturel et l'aisance du dialogue: or, ici, le dialogue entier se trouvant farci de proverbes amenés de près ou de loin, à toute éreinte, adieu l'aisance et le naturel. Lidias, assisté de son valet Alaigre et de quelques amis, enlève de vive force, mais non pas malgré elle, la jeune Florinde, fille de la dame Macée et du docteur Thesaurus, laquelle était promise au capitaine Fierabras. Cet enlèvement a lieu de grand matin, dès la première scène, pendant une promenade aux champs du père et de la mère, en dépit des cris de la servante Alison, en dépit de la résistance du valet Philippin que les ravisseurs emmènent avec eux, et à la barbe des voisins Bertrand et Marin, qui regardent la chose tranquillement de leurs fenêtres. Les ravisseurs s'éloignent en toute hâte, et quand Thesaurus revient à son logis avec la dame Macée, sa femme, il apprend l'évènement par le burlesque récit que lui en fait le voisin Bertrand. Voilà le 1er acte. Au 2e le capitaine Fierabras, instruit du fait, entre en scène et propose son glaive et ses services à Thesaurus. «Seigneur docteur, croyez-moi, je les ferai renoncer à la triomphe, et coucher du cœur sur le carreau.»--«Patience, répond Thesaurus, vous êtes trop chaud pour abreuver. N'allez pas tomber de Charybde en Scylla. Il faut aller au devant par derrière, et vous conserver comme une relique. Croyez-moi, et dites qu'une bête vous l'a dit.» Sur ce, Fierabras, profitant du conseil, conclut qu'il vaut mieux laisser les papillons venir se brûler d'eux-mêmes à la chandelle, et le théâtre reste vide, faute souvent répétée dans la pièce. Arrivent les deux amans et les deux valets, toujours s'enfuyant. La faim les saisit. Ils se mettent à repaître. Après boire, ils se déshabillent et vont dormir un petit. Durant leur sommeil, des bohémiens surviennent qui prennent leurs habits et laissent à la place des haillons de bohémiens. Au réveil des deux amans et des deux valets, les valets se frottent les yeux. «Quelle heure est-il?» dit l'un. L'autre répond: «Si ton nez était entre mes fesses, tu dirais qu'il est entre une et deux. Mais, Aga! on nous a fait grippe-cheville; nous sommes volés des pieds à la tête.» Dans ce désarroi, la compagnie, qui a perdu ses habits, se revêt des haillons bohémiens, et l'on va voir au 3e acte qu'à quelque chose malheur est bon. Une fois vêtus en bohémiens, les deux amans et les deux valets, pour échapper au capitaine Fierabras, n'ont rien de mieux à faire qu'à dire la bonne aventure. Ainsi font-ils. Bien déguisés qu'ils sont, ils se présentent à Thesaurus et à Fierabras, et gagnent tout d'abord leur confiance en devinant l'enlèvement de Florinde, qu'il ne leur est pas difficile de deviner. Fierabras devient amoureux de la fausse bohémienne Florinde, qui le repousse en lui disant _qu'à laver la tête d'un âne on perd sa peine_. Là dessus, les faux bohémiens laissent Fierabras tout seul. Arrivent des archers avec leur prévôt, qui sont à la poursuite des vrais bohémiens. Fierabras se prend de querelle avec eux, puis leur quitte le terrain, tout Fierabras qu'il est. Il se rencontre que le prévôt est le frère de Lidias. Reconnaissance des deux frères; péripétie. Les archers et le prévôt entrent dans la conspiration des amans. Le prévôt fait croire à Thesaurus que lui et Lidias, après des prodiges de valeur, ont arraché sa fille des mains des ravisseurs. Thesaurus, en reconnaissance, accorde Florinde à son amant Lidias, et Fierabras devient ce qu'il peut; car il a disparu. Tirez le rideau, la farce est jouée. Si l'on en souhaite davantage, on n'a qu'à lire l'analyse détaillée que les frères Parfait ont donnée de cette pièce, au tome 4e de leur estimable _Histoire du Théâtre Français_. La comédie des _Proverbes_ en contient deux ou trois mille. C'est un tour de force, aussi bien que les comédies et tragédies tout en calembourgs du marquis de Bièvre. Mais encore, les tours de force ne valent rien dans les arts. Ils sont même bien moins difficiles que le simple et le vrai, ce que ne sauront jamais ceux qui n'ont pas essayé d'être vrais et simples, et ce qu'il ne faut point cesser de répéter pour l'honneur du goût. Croirait-on que cette farce est du petit-fils du terrible maréchal Blaise de Montluc, de cet Adrien de Montluc, comte de Cramail, prince de Chabannais, qui passait pour un si bel et si solide esprit à la cour de Louis XIII, à qui Regnier adressait sa seconde satire commençant par ce vers: «Comte, de qui l'esprit pénètre l'univers, etc.,» laquelle n'est pas de ses meilleures au surplus; de ce seigneur, disons-nous, que l'abbé de Marolles et la Porte élèvent aux nues dans leurs Mémoires; enfin, que la reine Anne d'Autriche, voulait faire gouverneur de ses fils. Ce galant homme fut mis à la Bastille par Richelieu, en 1630, après la Journée des dupes, pour avoir conspiré avec le fameux abbé de Gondy contre la vie du premier ministre, ainsi que cela est raconté dans les Mémoires de Retz. Il fit encore _les Jeux de l'inconnu_, ouvrage tout en calembourgs, plus deux Enfans naturels: c'eût été un plaisant gouverneur de Louis XIV, il en faut convenir; mais venons à notre recueil des illustres proverbes. Grosley, dans le Journal encyclopédique, l'avait attribué au comte de Cramail (on ne prête qu'aux gens riches); mais M. Nodier le donne plus judicieusement au sieur Fleury de Bellingen. L'ouvrage est un dialogue entre certain manant et certain philosophe, où l'on pense bien que le premier, en débitant force proverbes, ne fait que donner la réplique au second qui les explique tant bien que mal. Ce Recueil ne laisse pas que d'être assez précieux pour l'étymologie de quelques proverbes; il est bon de le consulter pour ne pas citer à faux, et aussi pour ne pas dire des sottises sans le vouloir. Par exemple, si les femmes savaient l'origine de _toujours souvient à Robin de sa flûte_, elles ne citeraient jamais ce proverbe. Un comédien de Melun, nommé l'Anguille, jouait, dans le _Mystère de Saint-Barthélemy_, le personnage du martyr, et, maladroitement, il se mit à crier avant que le bourreau approchât de lui pour l'écorcher; d'où le proverbe, faussement appliqué, _des anguilles de Melun qui crient avant qu'on les écorche_. S'il est vrai que le proverbe _j'en mettrais ma main au feu_ vienne de l'impératrice Cunégonde, femme de l'empereur Henri de Bavière, qui, de plein gré, marcha impunément pieds nus sur treize socs de charrue rougis au feu, pour se justifier d'une accusation d'incontinence, on devrait dire, _j'en mettrais mes pieds au feu_; on devrait le dire, bien entendu qu'il ne faudrait pas le faire. Il y a plus d'une subtilité dans les explications du philosophe. Par exemple, comment croire que le proverbe _boire à tire-larigot_ vienne de la raillerie que les Goths firent à la tête d'Alaric après l'avoir coupée, lorsqu'ils se mirent à boire, en chantant _ti Alaric got_? Est-il bien certain que _faire une algarade_ vienne du brigandage des habitans d'Alger? Est-il vrai que _fesse-mathieu_ vienne de saint Mathieu, qui d'abord avait été usurier? _Poupée_ vient-il de l'impératrice _Poppée_? Mais _faire à Dieu barbe de fouarre_, ou gerbe de paille, vient évidemment de la tromperie des paysans qui gardent leur plus mauvaise gerbe pour la dîme. Le second volume de ce Recueil, sous la date de 1665, offre une singularité; les 68 premières pages ne sont que la répétition presque textuelle des 68 dernières du premier volume de 1655; le reste est nouveau, mais d'un nouveau bien sérieux et bien plat: voici pourtant une sentence qui peut passer pour une bonne maxime, plutôt que pour un proverbe, et Dieu veuille qu'on ne nous l'applique pas: _mieux vaut rester oisif que rien faire_; autrement, que _faire des riens_? Pour finir, s'il est vrai que _jeter de la poudre aux yeux_ dérive des vainqueurs à la course des jeux olympiques, lesquels, en devançant leurs rivaux, leur envoyaient de la poussière au visage, le proverbe est ici détourné de son sens naturel, qui se rapporte aux vrais vainqueurs, tandis que l'usage l'adresse aux escamoteurs de succès. L'ADAMO, Sacra rappresentatione di Gio. Battista Andreini Fiorentino, alla Maesta christianissima di Maria de Medici, reina di Francia, dedicata. Con privilegio. (1 vol. in-4, fig.) Ad Instanza de Geronimo Bordoni, in Milano. (_Rare._) M.DC.XVII. (1617.) Plusieurs autorités imposantes, notamment Voltaire et Ginguené, ont avancé que Milton avait puisé, dans l'_Adamo_ d'Andreini, l'idée première de son poème immortel: nous pensons, après avoir lu l'Adamo, que cette assertion est, au moins, douteuse. L'idée d'un poème sur la création et la chute de l'homme vint probablement, à l'Homère anglais, de la Genèse, et non du drame italien qui défigure la Genèse. Quoi qu'il en soit, comme l'opinion que nous attaquons a rendu l'_Adamo_ célèbre, et très rare sur le continent par le prix que les Anglais y ont attaché, nous en parlerons avec quelque détail. Cette pièce, en cinq actes, est écrite en vers libres. Les interlocuteurs en sont, le Père éternel, l'archange Michel, Adam, Ève, Chérubin, gardien d'Adam, Lucifer, Satan, Belzébuth, les sept péchés mortels, le Monde, la Chair, la Faim, la Fatigue, le Désespoir, la Mort, la vaine Gloire, le Serpent, Volano messager infernal, un chœur de Séraphins, un chœur d'Esprits follets, un chœur d'Esprits ignés, aériens, aquatiques et infernaux. Voici le sommaire de l'ouvrage: ACTE Ier. _Six scènes_, précédées d'un Prologue en l'honneur de Dieu, chanté par le chœur des Anges. Le Père éternel anime un peu de limon et crée l'homme. Adam commence la vie par louer le Seigneur qui le plonge aussitôt dans un sommeil extatique. Les Mystères de la Trinité et de l'incarnation du Verbe lui apparaissent. Ève est formée d'une de ses côtes: il se réveille alors, voit sa compagne, l'embrasse: adore, avec elle, l'auteur de tant de biens, et reçoit, en même temps que les bénédictions célestes, la défense de manger le fruit de l'arbre fatal. Lucifer, sorti de l'abîme, contemple avec mépris le Paradis terrestre et tous les ouvrages de la création; il exhorte Satan et Belzébuth à tenter Adam, pour empêcher l'effet des promesses faites au genre humain; il évoque aussi Mélécan et Alurcon, leur ordonnant de souffler l'Orgueil et l'Envie dans le cœur de la femme pour n'avoir pas été créée la première; il charge Ruspican et Arfarat de lui souffler la Colère et l'Avarice. Enfin, pour achever de distribuer les rôles à ces démons tentateurs, il commande à Maltéa d'amollir Ève par la paresse; à Dulciata de la corrompre par la luxure; à Guliar, de l'allécher par la gourmandise. ACTE 2e. _Six scènes_:--Quinze esprits célestes chantent les louanges du Seigneur à l'envi. Adam les imite et nomme toutes les créatures. Le Serpent dispose son plan d'attaque que Volano expose à Satan, comme ayant été dressé dans le conseil infernal. Vaine Gloire et le Serpent se cachent dans le Paradis, sur l'arbre de la science: Ève aperçoit le Serpent, l'admire, s'en laisse flatter, cueille et mange le fruit défendu, en sort pour en aller offrir à son époux. ACTE 3e. _Neuf scènes._--Adam, après force descriptions des beautés du Paradis, succombe à la tentation de manger le fruit qu'Ève lui présente: les deux époux voient aussitôt leur nudité, les maux et la mort, et vont se cacher. Grande joie de Volano: sa trompette résonne; tous les esprits de l'enfer accourent à ce terrible signal; les esprits follets se mettent à danser un branle joyeux; puis, apercevant la lumière divine, se replongent dans l'abîme éternel. Dieu appelle alors l'Homme et la Femme, reçoit leurs aveux et les condamne après avoir maudit le Serpent. Un ange apporte aux coupables des vêtements de peau grossière et les laisse dans la douleur. L'archange Michel les chasse du Paradis et met un Chérubin à la porte pour en fermer l'entrée. Les anges, avant de quitter Adam et Ève, leur prêchent le repentir, leur souhaitent du courage et leur laissent l'espérance. ACTE 4e. _Sept scènes._--Lucifer assemble tous les diables par la voix de Volano et leur demande ce qui leur paraît des œuvres de Dieu et de celles d'Adam. Tous les diables ne savent qu'en penser, et Lucifer les instruit. Lucifer, en rivalité avec Dieu, essaie une création; il crée quatre monstres pour la ruine de l'homme, avec un peu de terre, savoir: le Monde, la Chair, la Mort et le Démon, et puis s'en retourne en enfer. Adam se raconte à lui-même comment toutes les choses de la nature ont changé de forme depuis son péché, qu'il pleure amèrement: les animaux commencent à s'entre-tuer. Adam et Ève, saisis d'effroi, se cachent; quatre monstres leur apparaissent, la Faim, la Soif, la Fatigue et le Désespoir, qui leur crient: «Nous ne vous lâcherons plus!» La Mort menace les époux au milieu des éclairs, du tonnerre, des vents, de la grêle et d'une pluie horrible. ACTE 5e. _Neuf scènes._--La chair tente l'homme, et, le trouvant rebelle, lui montre comme, dans la nature, tout suit la loi de l'amour: Lucifer vient en aide à la chair pour engager l'homme à s'unir à elle: Adam, soutenu de son Ange gardien, résiste aux deux séducteurs: il est bien temps! Le Monde étale ses pompes et ses parures aux yeux de la Femme et tire, pour elle, du néant, un palais d'or: de ce palais d'or sort un chœur de belles filles, qui veulent parer la Femme de leurs mains. Ève, soutenue de son époux, résiste à ces pompes et à ces parures: il est bien temps! Les Démons, réunis, emploient alors la Violence; mais survient l'archange Michel, qui les combat et les terrasse: il est bien temps! Vive reconnaissance d'Adam et d'Ève pour l'archange Michel; et la pièce finit par les louanges du Seigneur. Le lecteur peut maintenant comparer la structure du drame italien à celle du poème anglais. La comparaison du style des deux poètes est encore moins favorable, s'il se peut, à Andreini. Le mauvais goût de ce dernier se trahit dès les premiers vers du prologue. Les anges chantent que l'arc-en-ciel est l'arc de la lyre céleste, que les sphères en sont les cordes, que les étoiles en sont les notes, que les zéphyrs en sont les soupirs et les pauses, et que le temps bat la mesure. On se rappelle quel charme l'auteur du _paradis perdu_ a versé sur la peinture des premiers amours du monde. Le récit d'Ève à son époux, où elle lui retrace sa joie mêlée de crainte lorsqu'elle aperçut Adam, est d'une beauté surhumaine. Eh bien! dans la pièce d'Andreini, Adam reçoit sa compagne, muette et insensible, des mains de Dieu, à son réveil, sans surprise, sans ravissement, et comme ferait un fiancé à sa fiancée, des mains de ses parens, dans un mariage de raison. Il revient presque aussitôt à s'ébahir des étoiles et de la lumière du jour, comme s'il était question d'étoiles quand on entre en possession de ce qu'on aime. Cette lumière du jour, qui cause, au Satan de Milton, une admiration rendue infernale par le désespoir, et par là même si sublime, n'excite, chez le Lucifer d'Andreini, qu'un stupide mépris. «Vil architecte! s'écrie-t-il, qu'espères-tu de ton œuvre de fange?» La conjuration de Lucifer contre les époux, qui remplit presque tout le premier acte de l'_Adamo_, présente une idée heureuse, celle de l'attaque formée contre le bonheur de l'innocence par tous les vices personnifiés; mais, sans le génie qui féconde, il n'est point d'idée heureuse dans les arts, et les démons vicieux de l'_Adamo_ sont aussi plats dans leurs discours recherchés que ceux du pandæmonium sont brûlans de haine et d'horreur. Voici pourtant un beau sentiment bien rendu. L'auteur attribue, par la bouche des anges, la pensée de la création à l'excès d'amour qui a besoin de s'épancher du sein du créateur. Ah! ch'e tanto l'ardore Di questo eterno amante Che non potendo in se tutto capire lo, L'amorose faville Spiro dal sen creando Gli angeli, i cieli, l'huom, la donna, il mondo! La scène du second acte où Adam, devant les démons cachés qui le maudissent, explique, à sa compagne ravie, les grandeurs de Dieu, offre aussi des beautés réelles de pensées et de diction, ainsi que celle de la tentation qui débute très bien par la douce extase de l'être fragile près de succomber. Ecco i frutti, ecco il latte, il mel, la manna! .............................................. Se melodia brame? ecco i augelli! ................................ S'io chiedo amico? amica Pur mi risponde Adamo. Se mio dio? ecco in cielo il fabro eterno Che non e sordo, anzi al mio dir risponde, etc., etc. Mais de pareils traits sont trop rares chez Andreini. Du reste, la chute de la femme par le serpent n'offre qu'une puérile causerie, et celle de l'homme par la femme qu'une affectation sentimentale non moins puérile. C'était là l'écueil du sujet à la vérité; mais il fallait savoir le tourner en le plaçant derrière la scène ou, du moins, près du dénouement, comme l'a fait Milton, heureusement pour sa gloire, car l'intérêt du _paradis perdu_ finit là. Or, non seulement Andreini n'a pas eu cette adresse, loin de là, c'est dans la première moitié de sa pièce qu'il a mis la catastrophe, et l'on sent que tout ce qui suit n'est et ne pouvait être qu'un remplissage dépourvu d'intérêt et de raison. Si donc Milton a imité Andreini, c'est qu'il a voulu ressembler à l'Éternel qui créa l'homme d'un peu de limon. Il faut d'ailleurs, pour que cela soit, qu'il ait eu bonne mémoire, puisque, revenu d'Italie en Angleterre vers 1640, à 32 ans, il ne travailla guère sérieusement qu'en 1664 à son poème qui parut en dix chants pour la première fois dans l'année 1669, pour être obscurément réimprimé en douze chants en 1674, année de sa mort, et enfin une troisième fois, avec des applaudissemens tardifs, en 1678. Quant au comédien Andreini, né à Florence, en 1578, du comédien François Andreini, l'auteur des _Bravoures du capitaine Spavente_, et d'Isabelle Andreini, aussi comédienne célèbre, il devait être mort quand Milton visita l'Italie. Il vivait encore en 1613, le 12 juin, puisqu'à cette date il écrivait à Milan la dédicace de son _Adamo_ à la reine Marie de Médicis; mais son portrait, qui décore l'édition de 1617, de son ouvrage, et qui lui donne alors 40 ans, ferait croire qu'en 1617 il ne vivait plus. RECUEIL GÉNÉRAL DES CAQUETS DE L'ACCOUCHÉE, Ou Discours facétieux, où se voient les mœurs, actions et façons de faire des grands et petits de ce siècle; le tout discouru par dames, damoiselles, bourgeoises et autres, et mis en ordre en VIII après disnées, quelles ont faict leurs assemblées, par un secrétaire qui a le tout ouï et escrit; avec un Discours du relevement de l'Accouchée, imprimé au temps de ne se plus fascher. (1 vol. pet. in-8 de 200 pages, avec la figure.) M.DC.XXIII. (1623.) On réunit quelquefois à ce recueil diverses pièces du même genre qui en augmentent le prix, déjà très élevé, sans accroître beaucoup son mérite. Ce supplément ne fait point partie _des Caquets de l'Accouchée_, c'est autre chose. L'auteur de ce livre vraiment amusant, d'un excellent comique et curieux pour l'histoire de nos mœurs sous Louis XIII, loin de se nommer, s'est si bien caché, que M. Barbier ne l'a pas découvert. Une certaine conformité de tour d'esprit et d'historiettes nous a persuadé que ce pourrait bien être Bruscambille Des Lauriers. Quoi qu'il en soit, l'anonyme prétend, dans son avis au lecteur curieux, _qu'il est colloqué en un rang qui le sépare du vulgaire_, ce qu'on serait tenté de croire à la portée de ses malignes censures de la cour et de l'administration en 1623. Cet écrivain fait penser en disant qu'il ne veut que faire rire. «Aprestez vos gorges pour rire De ce que j'ay voulu descrire En ces caquets d'accouchement; La matière est si trivialle, Qu'il n'y a suject qui l'égalle Pour prendre du contentement.» L'analyse suivante fera juger qu'heureusement pour le censeur, son ouvrage n'est point trivial, car la trivialité est une chose plus triste que plaisante. Un convalescent demande à ses deux médecins le moyen de sortir de la langueur que lui a laissée sa maladie. «Allez à votre maison des champs, dit celui-ci, secouez l'oreille de la tulipe et du martigon...» «Allez à la comédie, dit celui-là; ou bien amusez-vous dans quelque ruelle à escouter les jaseries des caillettes au lit d'une accouchée.» Ce dernier conseil est accueilli. Le convalescent s'adresse à une accouchée de ses parentes, demeurant rue Quincampoix, qui le place huit jours de suite dans sa ruelle, rideaux fermés, et les caquets commencent. La mère de l'Accouchée ouvre la scène par lamentations sur la difficulté qu'aura sa fille à établir ses sept enfans, aujourd'hui que la noblesse ne se contente plus de 50 ou 60 mille écus de dot pour épouser la finance, et qu'elle demande jusqu'à 500,000 livres comptant.--N'est-ce pas une diablerie, que d'avoir à donner de telles sommes pour s'appeler comtesse et garantir son père de la recherche des financiers? Ici l'assemblée se divise, et plusieurs débats s'ensuivent. Plaintes contre le luxe et la confusion des classes.--Ne voit-on pas tous les jours des femmes de juge présidiaux vêtues de satin et de velours comme celles des maîtres des comptes et des grands officiers?--Aussi, comme chacun fait sa main dans son office! Voyez MM. les échevins et prévôts des marchands vendre des états de gaigne-deniers, de jurés-racleurs, de porteurs de foin, etc.; acheter à la veuve et à l'orphelin des arrérages de rente sur la ville à six écus pour cent; employer à festoyer et bancqueter l'impôt de cinq sols par écu sur le vin des bourgeois, au lieu d'en réparer, ainsi qu'il était dit, les quais rompus et les fossés de la ville!--Et MM. les juges criminels refusant de poursuivre les voleurs si la partie ne donne point d'argent.--Défunt M. d'Ambray, mon mari, dit une bonne mère, qui a été trois fois prévôt des marchands, était bien différent; il n'a jamais profité à l'hostel de ville que d'un pain de sucre par an aux étrennes.--Et la jeunesse, madame, qu'en dites-vous? Au lieu d'apprendre à servir le roy et la république, elle s'amuse à despendre son bien; puis, quand elle n'a plus sou ne maille, on voit ces muguets de fainéans, accrochés à la bourse d'une vieille, ou faisant des enfans aux filles riches pour être condamnés à les épouser; ou si d'adventure on vient à leur acheter quelque charge en cour du parlement, les voilà bien peignés, ne sachant par quel bout commencer la justice, et logés à l'enseigne de l'asne.--Autrefois la linotte et le chardonneret étaient en diverses cages, mais aujourd'hui le comptable s'allie par mariage au juge des comptes, et les voilà en même _volière_.--Je vous assure, dit une femme maigre, mélancolique et pleine d'inquiétudes, que les temps ne sont pas si durs. Mon mari, qui est avocat et de la religion, gagne ce qu'il veut à faire les affaires de ses religionnaires. C'est dommage qu'il mange tout, autant vaudrait-il qu'il fût papelard.--Vraiment, madame, c'est grand pitié qu'on souffre votre religion de néant, où l'on enterre les morts dans les jardins au pied d'un saule, ou les sujects contribuent pour faire la guerre à leur roy légitime. Ici l'envie de pisser prend à l'accouchée, et l'assemblée se sépare. _Deuxième journée._--Récit d'un incendie arrivé à l'occasion de la canonisation de sainte Thérèse célébrée aux frais de la reine Anne-Thérèse d'Autriche. La cérémonie et la catastrophe sont racontées par une damoiselle de la paroisse Saint-Victor, témoin oculaire. L'évènement se passa devant les carmes déchaussés. Critique des vaines dépenses de l'Église. Nouvelles de l'armée royale devant Montauban où elle guerroie contre les huguenots.--Cela ne va pas mal, dit la femme d'un courrier, n'était que bien des gens, à l'exemple de feu M. le connétable, (le duc de Luynes) ont fait leur main et mis dix à douze mille hommes dans leur pochette.--C'est ce dont se plaignait l'autre jour M. le prince (Louis de Condé).--Oui: cela lui sied bien à lui, avaricieux comme il est; je l'ai vu à la messe, aux Enfans-Rouges, se faire chanter un _salve_ pour trois sols.--Parlez-moi de M. de Soubise; c'est lui qui est magnifique.--Oui, mais non pas son frère M. de Rohan, qui, de plus, sait mieux escrimer de l'épée à deux jambes que d'une pique. Il a bien fait le poltron à Saint-Jean-d'Angely, et ailleurs. Quant à M. de la Force, il a joué un tour de son métier et s'est bien vendu pour de l'argent.--Ah! il ne l'a pas touché encore. Il n'a que la promesse de M. de Schomberg; et, devant que de la tenir, il devra montrer de ses œuvres.--Le mal est que tous ces voyages du roy et de la noblesse font qu'on ne vend plus rien dans Paris.--Pour moi, j'ay mis bon ordre au commerce et je me suis faite amie d'un prestre qui sent l'évesché. Mes enfans auront de bons bénéfices.--Madame a raison; il n'y a tels que les gens d'Église pour attraper de l'argent. Les pères de l'oratoire me montraient, l'autre jour, le plan de leur édifice; ici le chœur; là une chapelle, et puis une autre, et puis là des oratoires; que sais-je? mais, mon père, ai-je dit à l'un d'eux, cela coûtera gros. Oh! me dit-il, tout est payé, avant les fondemens, par les seigneurs qui veulent des chapelles et des oratoires. Nous ne les vendons que 200 écus pièce. _Transition._--Demandez à madame qui sait tout, ayant lu Calvin.--Oui, j'ay lu Calvin. Où est le mal? Vieille sorcière! A ce mot de Calvin, un petit chien se lève, croyant qu'on l'appelle. On le renfonce sous les cottes de sa maîtresse, et la diatribe contre les calvinistes reprend.--Ce sont eux qui causent tous les maux de la France depuis tantôt cent ans. Encore si on les persécutait, mais non, les édits les protègent, et ils n'en font que pis.--Holà, mesdames, ce ne sont point ici matières pour nous à discourir, il y faudrait du Moulin.--Qui? ce du Moulin, vrai moulin à vent, qui a quitté Charenton par couardise pour s'envoller à Sedan? ainsi ne faisaient pas Luther ni Calvin. Survient une nouvelle compagnie qui revient de la foire du Landy. Propos communs. La deuxième journée finit par un congé donné à l'assemblée sur la prière de la nourrice. _Troisième journée._--Visite de la femme d'un commissaire des guerres et de celle d'un trésorier chez l'Accouchée. Ces deux bavardes disent le secret de la fortune de leurs maris et racontent comment l'un, en mettant dans sa poche deux livres de poudre par coup de canon, et l'autre, en trafiquant de la solde avec les parties prenantes, se sont mis à l'abri de la misère. Il est vrai qu'on peut les rechercher quelque jour; mais la bourse des rechercheurs est déjà faite; ainsi tout est assuré.--Vra-my, mesdames, il faut bien faire le tour du bâton pour gagner l'intérêt des charges.--On me contait il n'y a long-temps, dit la femme d'un conseiller, qu'une place de greffier au châtelet de Paris, qui ne se vendait, il y a 15 ans, que mille écus, venait de se vendre dix mille. _Transition._ On tombe sur le charlatanisme des médecins et des apothicaires qui font payer chèrement comme marchandises des Indes quantité de drogues faites avec l'herbe de nos jardins.--Aussi vous les voyez acheter pour leurs fils des charges de conseiller en cour du parlement.--Ah! non pas facilement de Paris, madame; ces MM. regimbent quand ils voyent telles choses; mais bien des charges du parlement de Bretagne.--Et les chirurgiens donc! il ne manque à leurs filles que le masque pour être tenues de vrayes damoiselles. _Transition._ Caquetage sur quelques bons tours joués aux maris. Caquetage sur les faux imprimeurs. On se sépare. _Quatrième journée._--Caquetage sur des aventures galantes du temps, dans lesquelles figurent le comte et la comtesse de Vertus, le premier président (Nicolas de Verdun), amant d'une fille d'honneur de la reine, M. Monsigot et la duchesse de Chevreuse, et force conseillers et maîtres de requêtes. Le fil de ces intrigues d'ambition, de finance et d'amour se trouve aujourd'hui perdu dans une foule de noms propres que deux siècles ont fait oublier. _Cinquième journée._--Caquetage sur la guerre huguenote, sur les fraudes et trahisons faites dans l'armée du roi au siége de Montpellier en 1622, lesquelles ont coûté la vie à quantité de seigneurs, entre autres au duc de Fronsac; nous ajouterons au marquis du Roure Combalet, qui fut tué de sang-froid, étant blessé et prisonnier, parce qu'il était neveu du connétable de Luynes et qu'il avait épousé la nièce de Richelieu, alors évêque de Luçon. Caquetage sur diverses personnes de peu de mérite qui aspirent aux premières faveurs du roi depuis qu'elles ont reconnu, dans ce prince, le besoin du favoritisme. Lardons sur Desplans, Courbezon, le duc de Nemours, etc.--Autre lardon sur Bassompierre fait maréchal de France, pour avoir, l'an passé, mis en déroute, par ruse, une centaine de huguenots qui venaient secourir Montauban.--Vra-my, si cela continue, dit une dame, il y aura bientôt plus de maréchaux que d'asnes à ferrer.--Ce n'est pas tout; ce brave seigneur veut être connétable après M. de Lesdiguières.--Ah! pour le coup, c'est mieux à faire à ce mignard d'épouser mademoiselle d'Antragues que d'être connétable.--Hé! mesdames, soit connétable qui le sera; il n'importe guère d'être mordu d'un chien ou d'un chat. Nous avons perdu un connétable qui ne valait rien; celui d'aujourd'hui ne vaut guère; ce qu'il a de meilleur, c'est le bien des églises du Dauphiné qu'il a volé. _Transition._ Caquetage de galanteries bourgeoises. Lardons sur le parlement près de qui les femmes gagnent les procès de leurs maris par belle industrie. _Sixième journée._--Les caqueteuses se plaignent de ce que les pauvres femmes sont en butte aux jaseries et aux médisances, de ce que leurs moindres actions servent de jouet au public. Éloge des femmes. Elles sont égales en vertu aux hommes. Écoutez là dessus Plutarque et Tacite. Si l'on se donnait, pour leur éducation, la centième partie des soins qu'on prend de celle des hommes, on verrait bien que leur sexe est égal en mérite à l'autre. Nous remarquerons, dans cette sixième journée, des plaisanteries et des raisonnemens déjà insérés dans les fantaisies de Bruscambille. _Septième journée._--Description grossière de l'arrière-faix de l'Accouchée. Lardon sur messire Pierre, curé de Saint-Médéric (Méry) de Paris, lequel est sujet à dire son bréviaire pour mademoiselle de la Garde. Répétition du conte des deux femmes que leurs maris suivirent en secret à un prétendu pélerinage, à Notre-Dame-des-Vertus, et qu'ils surprirent en action dans un cabaret, avec deux jeunes avocats. Caquetage de galanteries et de vanités bourgeoises avec les noms propres. _Huitième journée._--Caquetage pour défendre les caquets précédens, et l'indiscrétion de celui qui les a écrits. Autres caquetages galans. Le tout finit par une collation en l'honneur des relevailles de l'Accouchée. NICÉTAS, OU L'INCONTINENCE VAINCUE; Par Hiérémie Drexélius, de la Compagnie de Jésus. A Cologne, chez Corneille Egmondt, traduit du latin. (1 vol. in-24 de 202 pages et 5 feuillets préliminaires, figures.) M.DC.XXIV--XXXI--XXXIV. (1624-31-34.) On voit partout que l'auteur latin _du Nicétas_, recommandable par ses vertus, prédicateur de l'électeur de Bavière, était originaire d'Augsbourg, qu'il mourut à Munich, le 19 avril 1638, à 57 ans; que la Collection de ses œuvres, toutes de piété, forme 2 volumes in-folio, Anvers, 1643, et que ces mêmes œuvres imprimées de 1630 à 1643, en opuscules détachés, occupent 30 volumes in-24; mais ce qu'on ne voit pas partout, c'est l'analyse _du Nicétas_, que personne ne lit plus probablement depuis cent ans, hors peut-être quelque rhétoricien vertueux de quelque collége de jésuites. Comme il faut toujours que les jésuites, soit en latin, soit en français, allemand, italien, espagnol ou portugais, traitent les hommes en enfans, voici que, dès la dédicace de son traité de l'_Incontinence vaincue_, adressée à ses confrères de Munich, Dillengen, Augsbourg, etc., etc., le père Drexélius s'excuse de la petite dimension de son œuvre sur la faiblesse de l'esprit humain, trop infirme, dit-il, pour supporter _de grosses viandes_ et ne pouvant soutenir que _de petits bouillons_. C'est donc un petit bouillon de continence qu'il administre à ses malades, un petit remède réfrigératif qu'_il leur fait humer_ et _leur coule insensiblement dans_ l'ame, après l'avoir toutefois préparé durant neuf ans entiers, selon le précepte d'Horace, à ce qu'il nous assure. Voyons maintenant quel est ce bouillon si bien mitonné! C'est un Dialogue entre _Parthénie_ et _Edésime_, divisé en deux livres, très méthodiquement: le premier contenant douze chapitres, pour dégoûter de l'incontinence par le tableau des vices qui la causent et des effets qui la suivent; le second, en onze chapitres, où le lecteur apprend comment la continence s'obtient, et le prix qu'elle reçoit. Un jeune Egyptien, enchaîné par un tyran, avec des lis et des roses sur un lit de fin duvet, livré, dans cet état, à la plus charmante et la plus adroite des courtisanes, et qui sort vierge d'une si rude épreuve, après s'être coupé la langue avec ses dents et l'avoir crachée au nez de l'impudique, cet incomparable _Nicétas_ sert de titre au présent opuscule, et devrait en être le héros; mais il n'est guère question de lui que dans le préambule et les deux vignettes du livre; partout ailleurs l'auteur met à contribution, par la bouche de ses interlocuteurs, les PP. de l'Eglise, l'histoire sacrée et profane, ancienne et moderne, voire même les philosophes, pour y trouver des raisons et des exemples favorables à son louable dessein; non sans rencontrer, de temps à autre, des historiettes graveleuses qui ne vont guère directement à leur but. L'aventure si édifiante de l'Egyptien Nicétas est tirée de saint Jérôme; à peine Parthénie l'a-t-il racontée, qu'Edésime s'écrie: «O ciel! ô terre! ô mer! qu'est-ce que j'entends? S'est-il jamais rien vu de pareil?...» Et, sur ce, voilà nos discoureurs partis, sans presque plus songer à Nicétas, pour battre les buissons en tout sens, et dire toutefois, dans le nombre, des choses très justes et fort sages, mais que chacun s'est dites cent fois. L'ouvrage, nous le répétons, ne manque pas de méthode; il roule, en entier, sur le développement de trois distiques latins dont voici le sens: Quelles sources de l'incontinence?--L'oisiveté, la table, les mauvaises lectures, les regards, les discours, les sociétés.--Quels effets de l'incontinence?--La ruine du corps, de l'ame, de l'esprit, des mœurs, de la fortune et de la réputation.--Quels préservatifs de l'incontinence?--Les bons livres, la prière, le travail, la confession, la discipline et l'eau, la garde des sens, et la présence de Dieu. Nous n'excepterons de ces excellens antidotes que la discipline et l'eau, qui, à notre avis, peuvent aussi bien ruiner que garantir la chasteté; sans néanmoins proscrire l'usage de l'eau, tant s'en faut! mais en interdisant, sans rémission, la discipline, avec les plus sages docteurs. Il y a bien de l'érudition dans ce livre; les citations et les anecdotes y pullulent; mais, par malheur, le tout est assaisonné du plus mauvais goût. A quoi revient, par exemple, de définir l'oisiveté, _une saulce au beurre et à la poix-résine faite par le diable_? de rappeler ce dicton populaire pour éloigner de l'intempérance, _après la pance vient la danse_? de comparer l'impureté d'un mauvais livre, bien écrit, _à une araignée dans une coupe d'or_? de qualifier _les langues lascives_ de _bouches puantes_? d'avancer _qu'un bel esprit dans un corps impudique est un corbeau blanc_? enfin de figurer l'éternité par l'image _d'un oiseau prenant une becquetée d'eau dans l'Océan tous les mille ans, épuisant ainsi les fleuves et les mers avant que l'éternité soit même commencée_? Le mot seul d'éternité en dit plus que cette image puérile; mais quoi! les hommes ne sont-ils pas des enfans à qui l'on doit servir de petits bouillons jésuitiques si l'on veut les mener à bien? Non, messieurs, les hommes ne sont pas des têtes à bourrelet, comme vous le dites; parlez à leur imagination avec art si vous leur voulez plaire; parlez à leur raison sérieusement si vous prétendez les instruire; et, pour assurer leur continence, puisque c'est de cela qu'il s'agit, fiez-vous moins à ces contes ridicules de jeunes gens, qui, enchaînés avec des fleurs, sur des lits parfumés entre les bras de la beauté voluptueuse, se coupent la langue avec les dents et la leur crachent au visage, que sur une éducation sévèrement religieuse et sensée, sur l'exercice d'une profession honnête, sur le mariage et la paternité! LE CAVEÇON DES MINISTRES, Essayé pour la deuxième fois en la personne de Jean la Faye, ministre de Gignac, avec la réplique au libelle dudit Jean la Faye, intitulé: Beau moyen de discerner la vraye Eglise d'avec la fausse, tiré d'une conférence entre Jean la Faye, ministre, et Alexandre Regourd, jésuite, à MM. les catholiques du diocèse de Béziers. A Béziers, par Jean Pech, imprimeur du roy: Avec privilége. (Pet. in-8 de 158 pages et 4 feuillets préliminaires.) M.DC.XXVI. (1626.) Avec les jésuites, presque toujours des gentillesses jusque sur le titre des écrits. Rarement veulent-ils de la simplicité et de la gravité. Pourquoi, lorsqu'on se dispose à réfuter les gens, ne pas annoncer bonnement qu'on va les réfuter, et dire qu'on leur va mettre un caveçon dans la bouche? C'est les autoriser à ruer. Mais non; il leur faut, à toute force, avoir de l'esprit, faire les gracieux et amuser le monde qu'aujourd'hui même encore ils traitent en imberbe, ici comme au Paraguay, dans leurs cantiques, dans leurs sermons, dans leurs traités de religion et de morale, aussi bien que dans leurs livres d'enseignement, malgré les grands modèles que leur ont laissés les Bourdaloue, les Jouvency et autres hommes supérieurs de leur compagnie. Un si faux goût est indigne d'eux, de leur mission, de leurs talens, de leurs vertus auxquels nous rendons d'ailleurs entier hommage partout où ils se trouvent. Pour en venir au père Alexandre Regourd, nous dirons qu'il a d'abord le tort immense d'être souverainement lourd et ennuyeux. Il écrit mal et raisonne lâchement et communément. On le voit s'enferrer lui-même dès son début, lorsque, voulant caveçonner la Faye et les réformés sur leur prétention à ne reconnaître pour règles de la foi que les textes purs des livres saints, il établit, dans toute sa force, le doute philosophique sur les originaux des Écritures sacrées, sur le nombre et le choix de ces écritures, sur la valeur des textes divers, et qu'il avoue que la science et la raison ne fournissent, à cet égard, aucun moyen certain de discerner le vrai d'avec le faux. Il veut arriver par là, on le sait bien, à la nécessité et à l'infaillibilité des jugemens de l'Église; mais il pouvait atteindre son but sans aller si loin, et le devait faire, dans son intérêt comme dans plus d'un autre, au lieu de s'amuser à nommer la Faye _imposteur en cramoisy_, _vipère_, etc., ou de s'étendre sur les altérations, les suppressions, les interpolations auxquelles les livres saints ont été en proie dans les anciens temps; car c'est là tout le fonds du _Caveçon des ministres_. On remarque pourtant, il faut être juste, beaucoup d'érudition dans cet écrit, et notamment des raisonnemens fort sages sur le prix qu'on doit attacher à la fameuse version des Septante, laquelle, pouvant avoir été connue de Jésus-Christ et des apôtres, et ayant servi de règle à l'Eglise des quatre premiers siècles dans ses jugemens contre les hérétiques, mérite la plus grande créance. Le caveçonneur réfute aussi très bien le ministre au sujet de ces paroles: _Eli, eli, lamma sabachtani!_ qui sont du syriaque, autrement de l'hébreu corrompu, paroles dont la Faye s'appuie pour avancer que Jésus-Christ parlait syriaque, et que, par conséquent, il n'avait pu connaître la version des Septante, conclusion absurde. Nous ne suivrons pas le P. Regourd dans ses réponses à la Faye, touchant les prophéties de Baruch, les livres de Tobie, de Judith, de l'Ecclésiastique, de la Sagesse, des Machabées, etc., rejetés par les réformés comme apocryphes, réponses où il ne déploie que trop de science. Ce sont des sujets de disputes interminables qu'il faut laisser aux théologiens et dont la décision, quelle qu'elle soit, ne saurait infirmer ni soumettre sur l'ensemble de la croyance la raison du genre humain, et nous terminerons cette courte analyse par un dernier reproche fait au caveçonneur, celui d'avoir intitulé deux de ses chapitres ainsi: _Mirouer des fautes honteuses du ministre la Faye_.--_Des impostures noires et menteries énormes de la Faye._ Il est à la fois plus digne et plus habile de prouver aux menteurs qu'ils sont tels que de le leur dire. A la vérité, les controverses n'étaient guère polies dans ce temps. On voit, en 1554, un Artus Désiré, en 1561, un Antoine du Val lancer, l'un contre les disciples de Luther, _son Mirouer des francs taulpins ou anti-chrétiens luthériens_, l'autre contre les sectateurs de Calvin _son Mirouer des calvinistes pour rembarrer les évangélistes_. Ce qu'il faut pour convaincre, c'est le miroir de la vérité, et pour plaire, c'est le miroir des graces. AGLOSSOSTOMOGRAPHIE, OU DESCRIPTION D'UNE BOUCHE SANS LANGUE; Laquelle parle et faict naturellement toutes ses autres fonctions, par maistre Jacques Roland, sieur de Belébat, chirurgien de monseigneur le prince, lieutenant du premier barbier-chirurgien du roi, commis de son premier médecin, et juré à Saumur. (1 vol. pet. in-12 de 79 pages et 12 feuillets préliminaires.) A Saumur, pour Claude Girard et Daniel de l'Erpinière. M.DC.XXX. (1630.) Il faut être anatomiste pour bien juger de l'exactitude de cette description et de la justesse des déductions que suggère à l'auteur le singulier phénomène qu'il expose; mais chacun peut aisément apprécier le mérite de sa méthode. C'est déjà la véritable, celle qui fonde l'art de guérir sur la comparaison des faits de l'état pathologique avec ceux de l'état normal. On voit que les médecins et surtout les chirurgiens sont sortis de bonne heure, en France, des routines de l'empirisme et du merveilleux de l'art occulte. La chirurgie est toute française: c'est un véritable honneur pour nous. Son premier triomphe éclatant remonte au règne de Louis XI, par la découverte de la lithotomie, mais c'est réellement au temps de Charles IX qu'elle ouvre sa glorieuse carrière sous les auspices et par les talens d'Ambroise Paré, grand praticien, grand observateur et chef de l'école médicale d'où sont sortis les Duncan, les Riolan, les Duret et ce Roland de Belébat dont il est ici question. Son _Aglossostomographie_ eut un succès prodigieux, comme le témoigne la quantité de poètes latins et français qu'elle a inspirés et dont les vers sont imprimés en tête du petit volume qui la contient. Au dire de l'un: Elingues fecisse homines natura putavit, Elinguem fecit cum puerum ore loqui: Non tamen elingues fecit, te repperit unum, Qui linguâ possis talia facta loqui. Au dire d'un autre: Pour expliquer comment se font les voix humaines, Sans langue, un autre eust pris un million de peines: Pour toi c'est un ébat; c'est pourquoi, sans débat, L'on te peut bien nommer Roland de _Belébat_. Enfin c'est une salve d'éloges alambiqués, un cliquetis de calembourgs à n'en plus finir. Venons au fait, lequel seul nous importe aujourd'hui, constaté d'ailleurs comme il dut l'être par tout ce que la chirurgie comptait alors de plus habile et de plus consciencieux. Un garçon, nommé Pierre Durand, fils d'un laboureur de la Rangezière, paroisse Saint-George, près Montaigu, dans le Bas-Poitou, à l'âge de six ans, avait perdu entièrement la langue par suite d'une petite-vérole dont le venin présenta une si horrible malignité que cette malheureuse langue était tombée pièce à pièce en état de complète dissolution. Selon toute apparence, il n'y avait plus désormais, pour le pauvre enfant, moyen de parler, de goûter, d'avaler ni de cracher, et la mort devait s'ensuivre. Point du tout: la nature, si ingénieuse toujours, et particulièrement si souple dans l'enfance, fit tant et si bien, soit en rétrécissant le conduit de l'air et en alongeant la luette, soit en gonflant la partie charnue qui servait de racine à l'organe détruit, en assouplissant les muscles buccinateurs, en aplatissant la voûte du palais et en grossissant les amygdales, que l'usage et l'imitation suffirent ensuite pour rendre au sujet le son, l'articulation et enfin la parole. C'était là le plus difficile sans doute, car on conçoit tout ce que la nécessité ajoutait de ressources à celles ci-dessus indiquées, quand il s'agissait de favoriser la mastication. Ici les joues et les mâchelières faisaient leur office avec une agilité surprenante, et la main de l'enfant suppléait à leurs efforts, en plaçant chaque bouchée en son lieu, tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, selon que tel ou tel muscle le demandait. Mais il faut voir tous ces _ébats_ dans le sieur de _Belébat_. Ce n'est pas la seule merveille qu'il raconte. N'a-t-il pas connu aussi un homme de 25 ans, appelé la Flâme, natif de Rillé, pays d'Anjou, lequel n'avait point de palais, en sorte que sa langue sautait jusqu'aux fosses nasales dès qu'il voulait parler? Eh bien, ce la Flâme ne laissait pas que de parler (assez confusément à la vérité) sans palais, et sans palais d'être l'excellent cuisinier du marquis de Lassay. Autre exemple du travail de la nature pour conserver la vie. Un maître de Salette (autant vaut dire un chantre), de Chinon, en Touraine, âgé de 60 ans, malade au lit depuis huit mois, avait, depuis quatre, absolument perdu le ventre inférieur, par l'effet d'un dessèchement progressif du foie, de la rate, des intestins et des rognons, lesquels, comme collés aux vertèbres, donnaient, à cette partie du corps affligé, l'aspect d'un vrai squelette. Eh bien! dans cette situation, le malade avait encore des jambes et des bras assez dispos; il marchait de son lit à sa chaise, prenait quelques alimens liquides et surtout du vin qu'il aimait fort; en un mot il vivait. O altitudo! LES CHANSONS DE GAULTIER GARGUILLE; Nouvelle édition, suivant la copie imprimée à Paris avec privilége, à Londres (Paris) 1658-1758. (1 vol. pet. in-12 de 123 pages, une table, 7 feuillets préliminaires, et la figure de Gaultier Garguille.) (1631-58--1758.) Ces chansons, d'un cynisme grossier et quelquefois très plaisant, sont du comédien Hugues Guéru, dit Fléchelles; du moins le privilége du roi est-il accordé _à nostre cher et bien amé Hugues Guéru, dit Fléchelles, l'un de nos comédiens ordinaires, de peur_, y est-il dit, _que des contrefacteurs ne viennent adjouster quelques autres chansons plus dissolues_; et véritablement il faut admirer cette précaution du conseil pour la garde des mœurs, quand on lit, dans le présent Recueil, des chansons telles que les suivantes: Mon compère en a une, etc., etc. L'autre jour, un gentil galant, etc., etc. J'ai veu Guillot en chemise, etc., etc. Bastiane est bien malade, etc., etc. Je resve en ma mémoire, etc., etc. Navet n'avoit point de nez, Et son valet en avoit. Et pourquoi n'en avoit Navet, Puisque son valet en avoit, etc., etc. Au surplus, Gaultier Garguille est fort respectueux pour le public; car, dans sa dédicace aux curieux qui chérissent la scène françoise, _il leur baise tout ce qui peut se baiser, sans préjudice de l'odorat_. Dirait-on que ce petit volume s'est vendu, en 1831, 36 fr. Nous en sommes certain, car c'est nous qui l'avons acheté à ce prix; mais ce qui nous excuse, c'est que nous ne l'eussions pas eu pour 35. LE PARFAIT CAPITAINE, AUTREMENT L'ABRÉGÉ DES GUERRES DES COMMENTAIRES DE CÉSAR, Augmenté d'un traicté de l'interest des princes et estats de la chrestienté, par Henri de Rohan, dernière édition, jouxte la copie imprimée à Paris. (1 vol. in-12.) M.DC.XXXIX et M.DC.LXXXXII. (1632-39-92.) Henri II, duc de Rohan, écrivain de génie et grand capitaine, était digne de juger César. Il en parle, dans ce livre, avec une éloquence réfléchie, simple et rapide, qui fait souvenir des Commentaires. Nous extrairons, tant de ses réflexions sur les dix guerres des Gaules, les guerres civiles, alexandrine et africaine, que de ses traités de l'ordre et de la discipline militaire des Grecs et des Romains, et de la guerre en général, quelques uns des traits qui nous ont paru les plus marquans, puisqu'il est trop vrai que _le Parfait Capitaine_, tout bien écrit et pensé qu'il est, a encouru le triple oubli des gens du monde, des gens de lettres et des gens de guerre, même celui des bibliographes, qui daignent à peine le mentionner. Nous n'étendrons pas ces extraits au traité de l'intérêt des Princes, non plus qu'à l'importante préface dont Silhon, le judicieux auteur du _Ministre d'Etat_, l'a fait précéder dans les éditions postérieures à 1640, parce que la politique européenne a trop changé depuis Rohan. Une des principales sources des prospérités militaires de César fut de bien camper partout en assurant ses vivres, et de se retrancher aussitôt, de manière à ne combattre jamais que de son gré (nous oserons ajouter qu'on entrevoit, dans la conduite de César, un grand principe, celui de se tenir sur la défensive chez soi, n'attaquant guère l'ennemi qu'en retraite, et de prendre l'offensive chez les autres. Qu'on ne dise pas qu'il plaçait ainsi l'ennemi dans son système; car, de sa part, c'était un système, tandis que, de la part de son ennemi, c'était une nécessité). Les Romains n'étaient point vainqueurs par le nombre ni la vaillance, mais par l'ordre et la discipline. Ne pas se lasser de la douceur envers les populations est un excellent moyen de conquête que César se ménageait; par ce moyen il n'avait, d'ordinaire, affaire qu'aux armées adverses; il ne châtiait rudement que la violation du droit des gens. Cette clémence extrême rendait, il est vrai, les révoltes plus fréquentes, mais elle les rendait aussi moins dangereuses, et les apaisait souvent d'un coup, sinon d'un mot. Le duc d'Albe avait une autre pratique; aussi a-t-il fait perdre à l'Espagne une bonne partie des Provinces-Unies, pendant que César a subjugué toutes les Gaules. César supposait toujours son ennemi redoutable; de la sorte, il n'était jamais trompé qu'à son avantage. Il ne logeait jamais ses gens dans les villes et les tenait sans cesse campés, pour les avoir sous sa main, bien disciplinés; mais ses camps étaient bien munis de toutes choses nécessaires ou simplement utiles. Sa première descente en Angleterre, au milieu de l'automne, toute heureuse qu'elle fut, était une faute; il s'est ainsi quelquefois confié à sa fortune, mais rarement; et même alors il secondait cette fortune par un surcroît de prudence dans l'exécution. Dans les expéditions vives, il marchait presque sans bagages et laissait tous les empêchemens sous bonne garde. Il parlait souvent, à son armée et aux divers peuples, de ce qui se passait, pour raffermir les timides et calmer l'inquiétude qui naît de la curiosité non satisfaite: par là tombaient mille de ces faux bruits propres à l'embarrasser, dont on est sans cesse étourdi à la guerre. Il a constamment passé les rivières, où et comme il a voulu, trompant l'ennemi sur le point du passage par de fausses marches; comme aussi n'y a-t-il rien de si difficile à défendre, contre un ennemi habile, que le passage d'une rivière: il n'est point de barrière moins sûre. Il n'épargnait rien pour avoir de bons espions; cet instrument, dans la main d'un chef sage, est comme la providence d'une armée. La vraie cause de la guerre civile entre Pompée et César, a dit le duc de Rohan avant le grand Corneille, est que l'un ne voulait pas de compagnon, et l'autre point de maître. Quand on voit l'ennemi garder mal ses rangs, il ne faut pas hésiter à l'attaquer malgré sa supériorité de nombre, car c'est un signe qu'il combattra mal. J'ai vu Henri le Grand, poursuivant 800 chevaux avec moins de 200, juger qu'ils ne rendraient point de combat, parce qu'il n'observaient pas leurs distances; ce qui arriva comme il l'avait prévu. Un grand courage sans expérience est plus capable de faire de grandes fautes à la guerre qu'un courage médiocre soutenu de savoir. Plus on regarde la conduite de César, plus on voit qu'il dut autant ses succès à sa clémence qu'à son génie guerrier. Dès le début de sa guerre contre Pompée, on le voit renoncer au parti des représailles, et non seulement accorder la vie et la liberté aux prisonniers qui tombaient entre ses mains, mais encore leur faire des libéralités d'argent, même de préférence à ses propres troupes, tandis qu'on lui tuait les siens. Les représailles, en effet, ne sont bonnes que pour arriver à faire respecter ses droits; mais il convient d'en faire le sacrifice quand on veut obtenir davantage, quand on prétend faire aimer et désirer son joug: or, c'est ce que voulait César. Il ne rougissait pas, quoi qu'on pût dire, de se retirer de nuit et secrètement, et tenait les retraites ouvertes à la vue de l'ennemi, pour des bravades vaines tout au moins. (Cette remarque de Rohan est bien judicieuse. On ne se retire en effet, le plus souvent, que parce qu'on est ou qu'on se croit le plus faible. Quelle folie alors d'agir comme si l'on était le plus fort? Il faut se pénétrer d'une chose, quand on commande, c'est qu'en fin de compte, c'est le succès qui attire le plus d'honneur. Laissez crier ceux qu'une ardeur indiscrète pousse en toute occasion à l'ennemi, et sachez éviter l'engagement quand il le faut, en faisant taire ces braves discoureurs, qui ne sont pas toujours les plus constans soldats, l'instant de souffrir ou d'affronter la mort pour vaincre étant venu. Mais ajoutons que ce principe en commande un autre, celui de ne confier la conduite des armées qu'à des chefs dont la vaillance soit dès longtemps reconnue, afin que leur prudence ne puisse être imputée à lâcheté; autrement tout serait perdu.) Où César triomphe surtout, c'est dans l'art de profiter de la victoire. Observez comme il poursuit son ennemi vaincu, sans relâche ni répit, sans désormais s'empêcher de prudence, car il n'y a point de témérités pour un vainqueur. Le héros de Pharsale, poussant Pompée en avant, nuit et jour, arriva, suivi d'à peine 4,000 soldats, quasi aussitôt que lui en Egypte, où il le trouva mort, n'ayant donc plus à faire qu'à le venger. Rien à conserver sur la guerre alexandrine, si ce n'est que ce fut une faute capitale à César de s'amuser à une guerre étrangère pour deux beaux yeux, quand il avait d'autres et plus importantes affaires ailleurs; il en sortit néanmoins avec une gloire nouvelle et bien méritée par les prodiges de courage et de sang-froid qu'il y déploya; cependant il reste cette fois qu'il tenta la fortune plus qu'il n'est donné aux mortels de la tenter, et qu'en pareille conjoncture il faudrait ne l'imiter point. De la phalange des Grecs. C'était un corps composé de 4,096 soldats et de 307 chefs de tout rang, y compris le _stratego_, ou général; tout se divisait par 16 dans cette masse compacte, c'est à dire qu'elle était formée de 16 corps de 16 rangs de 16 files, nommés _syntagmes_, et juxta-placés. Quatre phalanges de front, sur la même ligne, faisant 16,384 soldats sur 16 de hauteur, avec une couverture de moitié de troupes légères en avant, et deux corps de cavalerie aux deux ailes, composaient une armée: telle était à peu près celle qu'Alexandre conduisit à la conquête du monde. Des intervalles ménagés entre les quatre phalanges permettaient aux troupes légères de venir, au moment du grand choc, se ranger derrière et les soutenir. Voilà l'ordre principal, auquel on ajoutait, suivant les circonstances, mais toujours d'après les mêmes principes de formation, divers ordres particuliers, tels que l'ordre circulaire des phalanges, et alors les troupes légères se plaçaient au centre des cercles; l'ordre triangulaire, pour mieux entrer dans la ligne ennemie par le sommet des triangles, et l'ordre semi-circulaire, ou en demi-lune, pour enfermer l'ennemi par les côtés sur le centre. Du reste, à l'opposé de l'usage romain, peu ou point d'ouvrages pour retrancher les camps grecs, nommés _aplecto_, qui n'étaient guère fortifiés que par la nature du sol où ils étaient assis. De la légion romaine. Elle se composait, terme moyen, de 4,200 fantassins et de 300 cavaliers. Dans les derniers temps, on l'a vue de 10,000 hommes; mais, en traitant de la légion ordinaire, il faut s'en tenir à la légion de 4,700 soldats. Or, celle-ci, dont deux réunies formaient, au temps de la république, le commandement d'un consul, se divisait en cinq corps principaux, savoir: quatre d'infanterie nommés 1° _vélites_ ou légers, qui étaient les plus jeunes et les plus pauvres, et se répartissaient entre les trois autres grands corps d'infanterie; 2° _hastaires_ de fortune et d'âge moyen; 3° _princes_, qui étaient les plus vigoureux et les plus riches; 4° _triaires_, qui étaient les plus vieux, l'âge militaire allant de 17 à 45 ans. Le cinquième corps principal formait la cavalerie. Chacun de ces cinq corps se divisait en dix troupes ou cohortes de 120 soldats pour les vélites, les hastaires et les princes, de 60 soldats seulement pour les triaires, et de 30 soldats pour les 300 de la cavalerie. Chaque troupe ou cohorte de 120 soldats faisait dix rangs de douze files et les dix cohortes de chaque arme, couvertes de leurs vélites, se rangeaient les unes derrière les autres, en sorte que les hastaires occupaient le premier front, les princes le second, et les triaires le troisième, la cavalerie sur les flancs. Ainsi, trois différences essentielles se faisaient remarquer entre la légion et la phalange: 1° dans la profondeur de l'ordre qui, d'un quart moins grande, chez la légion, la rendait plus agile; 2° dans le fractionnement des corps de la légion, qui était triple de celui de la phalange; 3° dans le mélange des armes, lequel, n'existant pas chez la phalange, constituait, au contraire, la légion de manière à en faire une petite armée complète (ces détails en comportent beaucoup d'autres qu'il faut chercher dans Polybe, Végèce, Frontin, Ælien, Arrien, Ænas Poliocerticus et leurs nombreux commentateurs, plutôt que dans le _Parfait Capitaine_, ouvrage à hautes vues, mais très succinct, comme la plupart des livres exécutés par les praticiens de génie. Il est inutile de rappeler que de tels documens, qui sont toujours utiles pour diriger les réflexions et soutenir l'expérience des hommes de l'art, ne peuvent que bien rarement recevoir d'application aujourd'hui, ainsi que l'ont si solidement démontré nos meilleurs guides militaires contemporains, notamment le général Bardin dans ses divers écrits, et le général Marbot, dans sa réponse à une partie du livre, d'ailleurs très remarquable, du lieutenant-général Rogniat sur l'art de la guerre. L'état de la société, non moins peut-être que l'invention perfectionnée des armes à feu, a comme renouvelé la constitution et l'action des armées chez les modernes. Maintenant, pour ne parler que de la tactique spéciale, en partant de l'ordre naturel de bataille, qui est tout en étendue sur deux ou trois files de profondeur pour chaque ligne, nous réunissons, par le fractionnement en bataillons ou escadrons, divisions et pelotons, sections et demi-sections, et par la séparation absolue des armes différentes, ainsi que par le triple classement des fantassins selon leur conformation particulière, nous réunissons, disons-nous, les avantages d'une extrême agilité, soit dans les formations, soit dans les changemens de front, à la puissance des masses, tant pour le choc d'impulsion que pour le choc de résistance; tout le jeu des évolutions pouvant se réduire à ces deux termes simples, le ploiement et le déploiement). Quand une armée passe 40 ou 50,000 hommes, le surplus ne sert qu'à la faire mourir de faim. (On attribue généralement cette sentence de Rohan à Turenne. Elle peut appartenir à tous les deux, car la vérité appartient à tous les esprits nés pour la connaître. Nous qualifions cette sentence de vérité qui n'est point contredite par l'exemple des grandes guerres de l'empire français. En effet, ici tout dépend du front d'opérations dont on parle. Rohan et Turenne, vivant à une époque où les routes étaient rares, où la culture était restreinte, où la guerre ne s'étendait pas sur un front de plus de 20 ou 30 lieues pour chaque armée, avaient raison de limiter à 50,000 hommes leur armée exemplaire; tandis que l'empereur Napoléon, dans un temps de riche culture, où les routes étaient multipliées, opérant d'ordinaire sur un front de triple ou quadruple dimension, pouvait y porter des armées de 2 à 300,000 hommes; et quand il s'aventurait dans des pays où ces rapports étaient changés, ses armées, victorieuses ou en retraite, se détruisaient. Ne pourrait-on pas extraire un principe des _divers écrits théoriques et historiques sur la matière_? c'est que trois habitans agricoles peuvent, à force, nourrir temporairement deux soldats, le leur et celui de l'ennemi; de façon que, si l'on opère sur un front comportant 600,000 habitans agricoles, l'intendance y fera vivre temporairement deux armées de 200,000 hommes chacune. Ce rapport étant changé par plus de soldats, l'intendance fera mal vivre ceux-ci, tout en foulant le pays; et ce rapport étant changé par plus de soldats que d'habitans, l'intendance cessera son service, et le pays, comme les armées, sera ruiné; ceci entendu d'ailleurs en laissant de côté le système des magasins chez l'ennemi, qui est un mauvais système, quoiqu'il fût jadis usité. En pays ennemi les magasins sont partout où se trouvent des vivres, d'un côté, et de l'argent, de l'autre, pour les payer, ou de la force pour les ravir). Du traité de la guerre. Rohan semble avoir dicté nos lois de conscription militaire, d'avancement et de retraites, dans cet admirable traité en 23 chapitres très courts, dont le premier, entre autres, celui _de l'élection des soldats_, est un chef-d'œuvre. Il veut, dans les pays ouverts, que la proportion entre l'infanterie et la cavalerie soit de 3 à 1, et, dans les pays serrés, de 5 à 1. Il veut, pour maintenir la discipline, qu'on tienne toujours les soldats occupés, soit en guerre, soit en paix, et qu'on les emploie à remuer de la terre à défaut d'autre exercice; vingt ou trente mille hommes, exercés à ces travaux, pouvant, en huit jours, se faire des forteresses imprenables. Il veut que le chef marche à la tête de ses troupes, et qu'il n'étanche pas sa soif quand il n'y a pas de l'eau à boire pour tout le monde. Les camps retranchés valent mieux, selon lui, que la dispersion des quartiers, quelque vigilant que soit le service d'avant-garde. Maintenant, dit-il, on fait la guerre plus en renard qu'en lion, et elle est plutôt fondée sur les siéges que sur les combats; toutefois, les batailles sont les actions les plus glorieuses et les plus importantes de la guerre. Pour les batailles, sept choses sont principalement à considérer, au rapport de ce maître: 1° de ne combattre jamais que de son gré; 2° de choisir son terrain suivant le nombre et la nature de ses troupes, en ayant attention de couvrir pour le moins un de ses flancs d'une rivière ou d'un bois; 3° de ranger son armée de façon que l'arme la plus forte couvre la plus faible, et de garder de fortes réserves, car la victoire appartient à celui qui a su conserver, pour la fin du choc, le plus de troupes n'ayant point combattu; 4° d'avoir plusieurs bons chefs sous soi, le chef premier ne pouvant être partout; 5° d'observer, entre les corps, de justes intervalles, et, entre les lignes, de justes distances, pour qu'une troupe rompue ne porte point la confusion chez la troupe rangée; 6° de mettre les plus vaillans soldats aux ailes, et de commencer par engager son côté le plus fort; 7° de ne permettre la poursuite et le pillage que l'ennemi rompu de tous les côtés, et, même alors, de retenir certains corps en bon ordre pour les évènemens. Ensuite Rohan s'étend, avec son jugement accoutumé, sur l'attaque et la défense des places, et on peut, on doit le méditer encore aujourd'hui où, pourtant, l'art des siéges a fait de grands pas. Il en est de même de son chapitre _de l'artillerie_. L'artillerie est devenue aussi mobile que la cavalerie. Au temps de Rohan, elle pouvait, quoique nécessaire, compter parmi les empêchemens d'une armée, à cause de sa lourdeur et de son attirail. Néanmoins les conseils qu'il donne pour l'emploi du canon et pour la connaissance des infinis détails de cette arme capitale sont, encore à présent, de secours. Quant au bagage, c'est, dit-il, une grande honte de le perdre, mais c'est aussi une grande peine de le conserver: qu'il ne soit donc que le moindre possible, moyennant des revues fréquemment et sévèrement passées. A l'égard du commandement, Rohan exige qu'il soit unique et permanent, et ne trouve rien de pire que des commandans de jour, de semaine, ou de mois. Le surplus de ce qu'il veut, d'ailleurs, sur ce sujet ne s'applique plus, la composition de nos armées ayant changé. Vers la fin de ce beau traité, voici des vues qui révèlent encore mieux un grand et profond penseur: Le prince qui se met sur l'offensive doit être le plus fort, ou voir de la brouillerie dans l'état qu'il attaque; autrement ce serait une entreprise téméraire...; il doit débuter par une action hardie pour fonder la crainte de ses armes et sa réputation...; s'il est appelé par une faction, il faut que, dès l'abord, il lui fasse faire des fautes irrémissibles, sans quoi le concours des factieux peut tourner à sa ruine par suite d'une réconciliation avec le souverain naturel...; que sa parole soit toujours sacrée dans la sévérité comme dans la clémence. La défensive repose sur une juste proportion établie entre les forteresses, sans lesquelles les armées en campagne n'ont point d'appui, et les armées en campagne, sans lesquelles les forteresses tombent...; si vous multipliez trop les forteresses, votre ennemi vous forcera inévitablement de vous rendre _la corde au col_, sitôt que vous aurez mangé vos vivres. Si vous n'avez point de forteresses, une bataille peut vous perdre. Il vaut mieux offenser tout de suite le voisin que l'on craint que de le laisser accroître de peur de l'offenser, étant une chose véritable qu'on ne garde pas sa liberté par des complimens, mais par la seule force. Les grands États doivent aimer et saisir aux cheveux la guerre étrangère, qui chasse l'oisiveté, qui bannit le luxe, qui satisfait aux esprits ambitieux et remuans, prévenant ainsi la cruelle guerre civile, et qui rend arbitres de ses voisins.... Les petits Etats doivent redouter toute sorte de guerres. Les princes souverains, par position, secrets dans leurs conseils, hardis dans leurs résolutions et point contredits dans leurs volontés, sont plus capables de conquérir que les républiques, où tout se divulgue avant le temps, où l'autorité est sans cesse bridée...; mais les républiques, où le pouvoir ne meurt pas et n'est point sujet aux hasards de la naissance, gardent mieux leurs conquêtes que les princes souverains, tantôt vertueux, tantôt fainéans.... Si l'on veut des règles générales pour conserver une conquête, il en est surtout trois. Première: la voie douce qui assure aux peuples conquis leurs vies et leurs biens; et le soin de l'honneur des femmes que l'homme, doué de raison, préfère souvent à sa propre vie.... Seconde: le maintien des anciennes lois et des anciennes formes de gouvernement qui flatte les habitudes.... Troisième: les transplantations d'habitans; moyen rude, il est vrai, mais qui, pourtant, l'est bien moins qu'un joug dur qui ôte à l'homme toute espérance d'améliorer son sort; _car il n'y a rien qui distingue tant l'homme de la bête, ni même l'homme régénéré de l'homme sensuel, que l'espérance_. Un prince doit-il enfin commander lui-même ses armées, ou les confier à ses lieutenans?... «Les gens de robe longue qui ne sont jamais mieux autorisés que dans la paix, les flatteurs, les maquereaux et toutes les pestes des princes... leur diront... que leur personne est trop sacrée pour la risquer dans les combats..., que s'ils reçoivent échec, les mépris et les séditions suivront..., que s'ils sont tués, l'État peut périr avec eux..., etc. D'autres gens répondront que le plus sûr garant de l'autorité des princes est le respect qu'ils inspirent...; que de nobles revers ne feront rien qu'ajouter une ardente pitié à l'affection qu'on leur porte...; que la guerre, en leur présence, a plus d'unité, plus d'action, plus de constance..., et donne moins de prise aux fatales rivalités des généraux...; c'est à eux de choisir. S'ils sont de ces fainéans qui se contentent d'être admirés de leurs valets..., ils se tiendront loin de leurs armées, dans les voluptés et les festins...; s'ils sont de ces princes généreux qui se piquent de la gloire...; s'ils veulent imiter ces grands hommes qui vivent encore deux mille ans après leur mort, et dont les noms vénérables honorent encore aujourd'hui ceux qui les portent..., ils choisiront, sans doute, pour leur principal métier, celui de la guerre..., en tâchant d'abord de s'y rendre experts...; car, comme le métier de la guerre est celui de tous qui apporte le plus d'honneur à un homme qui s'en acquitte bien, aussi acquiert-il le plus d'infamie à qui s'en acquitte mal.» ANATOMIE DE LA MESSE, Où est montré, par l'Escriture Sainte, et par les témoignages de l'ancienne Eglise, que la Messe est contraire à la parole de Dieu, et éloignée du chemin du salut; par Pierre du Moulin, ministre de la parole de Dieu, en l'église de Sedan, et professeur en théologie; troisième édition, reveüe et augmentée. A Leyde, chez Bonaventure et Abraham Elzevier (1 vol. in-12 de 324 pages et 6 feuillets préliminaires.) ↀ.ⅮC.XXXVIII. (1636-38.) La première édition de ce livre, imprimée à Sedan, en 1636, plus complète que celle-ci de toute la seconde partie, dit M. Brunet, attire pourtant bien moins l'attention des amateurs parce qu'elle est loin d'atteindre à la beauté des types elzéviriens, et qu'on la trouve communément, tandis que l'édition de Leyde est une des plus rares de la collection des vrais elzévirs. N'ayant point confronté les deux, nous nous en rapportons à ce que les maîtres ont avancé, en remarquant toutefois, dans l'édition de Leyde, une véritable seconde partie sous le titre de _livre second_, laquelle intitulée: _De la Manducation du Corps du Christ_, contient 12 chapitres complémentaires des 35 du livre premier, et nous semble devoir achever l'ouvrage ou même épuiser la matière, si la controverse a ses limites. Ce sujet avait déjà été traité sous le même titre, en italien, par Antoine Adamo, selon les uns, selon Gessner par un certain Augustin Mainard, et au rapport de Jean Lefèvre, docteur de Moulins, par Théodore de Bèze; mais cette première anatomie de la messe, qui parut à Genève, en 1555, n'est guère qu'une satire virulente qui tire toute sa force de l'ironie. Il n'en est pas de même de celle de Pierre du Moulin. Cette dernière est un livre grave que l'auteur prétend fonder sur le raisonnement, sur le texte des Écritures sacrées, des Saints Pères, des anciens canons de l'Eglise et sur la réfutation de divers passages des plus célèbres théologiens orthodoxes, tels que Bellarmin, Vasquez, etc., etc. La plaisanterie n'y a point de part, comme aussi n'est-ce pas là sa place. On y trouve peu d'invectives, et il faut s'en étonner dans une dispute qui les provoque naturellement. Enfin, le style en est d'une clarté, d'une précision élégante et d'une force qui ne font pas peu d'honneur à l'esprit de l'écrivain. On est forcé de convenir, à ce propos, que les auteurs de la religion, d'ailleurs si téméraires, ont, plus que leurs adversaires, contribué aux progrès de la langue française. Il en devait être ainsi, par la nécessité où furent ces novateurs de se faire comprendre et goûter; mais enfin cela est sans contestation. Déjà l'institution chrétienne de Calvin, traduite par lui-même, avait fourni le modèle d'une prose claire, ingénieuse et véhémente, que le génie des lettres provinciales n'eût pas désavouée. Du Moulin, avec plus de respect pour les bienséances et moins d'âpreté de caractère, n'est pas inférieur à Calvin, et nous sommes surpris de ne le voir pas nommé parmi nos prosateurs classiques. J.-J. Rousseau reproduit quelques uns de ses traits les plus forts dans ses lettres de la Montagne. Quant au fond même du livre, nous n'avons pas le dessein d'en faire l'analyse, encore moins de nous en constituer les juges, respectant trop sincèrement le culte de nos pères pour l'exposer à de nouvelles censures plus ou moins dangereuses. Il nous suffira de dire que Voltaire, d'Alembert, Diderot, Radicati, Meslier, etc., etc., n'ont pas eu de grands frais de dialectique à faire après les théologiens de la réforme. Le seul et triste mérite qui leur soit propre est celui d'avoir été cyniques et impies, là où ces derniers étaient, la plupart du temps, religieux et sincères. Ceux-ci d'ailleurs écrivaient sous le bûcher, et les autres dans les salons du beau monde, chargés souvent des bienfaits de l'Église et de la cour. Pierre du Moulin mourut en 1658, à 90 ans. Il était de la même famille d'ancienne noblesse de Bretagne que le fameux légiste du Moulin. LA RELIGION DU MÉDECIN, C'est à dire Description nécessaire, par Thomas Brown, médecin renommé, à Norwich, touchant son opinion accordante avec le pur service divin d'Angleterre. Imprimé à la Haye. (2 parties en 1 vol. in-12 de 360 pages et 12 feuillets préliminaires. Traduit de l'anglais en latin par Jean Merrywater, et en français par Nicolas Lefebvre.) M.DC.LXVIII. (1640-68.) La première partie de cet ouvrage, qui fit grand bruit dans son temps (en 1640) et suscita beaucoup d'ennemis à Thomas Brown parmi les théologiens, soit orthodoxes, soit réformés, est principalement dogmatique. Elle contient soixante sections ou articles. La seconde est toute morale et n'a que quinze sections. Une table fort bien faite indique les matières contenues dans chaque article. L'auteur et le traducteur commencent par se prémunir, avec amertume, contre la calomnie. Je n'ignore pas, dit en substance Thomas Brown, l'infamie universelle dont on poursuit ceux de mon état d'après le dicton: _Ubi tres medici, duo athei_; mais je ne m'honore pas moins du nom de chrétien, non seulement par le respect que je porte à mes pères et au pays qui m'a vu naître (l'Irlande), mais encore par un examen soigneux et attentif de la loi d'entendement, et un commencement de la grâce, sans toutefois porter nulle haine aux Turcs, aux Juifs, non plus qu'au reste des infidèles. Je suis, continue-t-il, de la religion réformée, c'est à dire de celle du Sauveur et des apôtres, que les sinistres conseils des princes, l'ambition et l'avarice des évêques ont corrompue et tant agitée. Encore que mon humeur soit aigre et déplaisante, et que je m'accommode peu de saluer un crucifix ou une image de saint, si ne laissé-je pas d'être ému d'une pensée religieuse au son de la cloche qui sonne l'_Ave, Maria_. Je ne crois pas une chose parce qu'elle plaît à Luther; je n'en rejette pas une autre parce qu'elle déplaît à Calvin; je ne repousse ni n'adopte tout ce que veulent soit le concile de Trente, soit le synode de Dort. Ma religion, je ne la vais chercher ni à Rome, ni à Genève, mais dans les textes sacrés quand ils s'expriment et quand ils se taisent, dans le dictamen de ma conscience et de mon propre jugement, tout en rappelant à nos adversaires que notre religion prend sa source plus purement et plus anciennement qu'à Henri huitième. Ce n'est pas que je n'aie bronché dans le début de ma carrière. Trois hérésies ont d'abord souillé mon cœur: premièrement, celle d'Arabie qui fait l'ame corruptible comme le corps pour ressusciter au jour du jugement; secondement, celle d'Origène qui, rejetant l'éternité des peines, me paraissait plus conforme à l'infinie bonté de Dieu; enfin le culte de la prière rendu à Dieu en l'honneur des morts, que ma raison n'a pourtant jamais si bien repoussé que je n'y aie souvent rendu, par un sentiment naturel, hommage involontairement. Les mystères relevés de la théologie, les obscures subtilités de la religion qui ont renversé plus d'une forte cervelle, n'ont jamais échauffé la mienne. Loin que ces emblêmes cachés de la trinité, de l'incarnation, de la résurrection m'épouvantent, je me plais quelquefois à m'y plonger courageusement, jusqu'à m'écrier avec Tertullien: _Il est véritable, parce qu'il est impossible!_ car ce que nous savons n'est rien. Aussi bien, si le mérite de la foi est nécessaire, faut-il que nous ayons à croire des choses non palpables; croire sur preuves et par conviction serait croire sans mérite. Le terrible, l'épouvantable mot de _prédestination_ lui-même ne m'arrête pas; car je considère qu'il n'y a point de temps pour Dieu, et que ses jugemens sont nés accomplis. Jamais les moqueries des scolastiques ne me retireront de la sage opinion d'Hermès, que ce monde visible n'est qu'une réverbération de l'invisible, qu'un portrait sans réalité d'objet. La sagesse de Dieu me touche, me confond, et je m'y confie. J'observe les fins de la nature, et toutes me révèlent une cause première. En voyant que cette nature ordonnée ne fait rien en vain, que tout a sa raison, son but, ses moyens, je reconnais que la nature est l'art de Dieu. Sans sortir de nous-mêmes, quelle immensité de rapports merveilleux qui ne s'expliquent point si l'on refuse d'admettre une main suprême! Cette main se fait voir dans les astres, les mers, les terres fertiles, les déserts et jusque dans les monstres; monstres qui ne sont tels qu'à nos faibles yeux, car la grande loi les gouverne aussi bien que ce que nous appelons les plus belles créatures. Il faut constamment lire dans ce livre majestueux de l'univers; il faut étudier toujours ces relations entre les causes secondes et les effets. Nous apprendrons ainsi la science qui charmait tant les anciens par des prédictions fabuleuses, non, mais la prudence qui soumet en quelque façon l'avenir à nos recherches. Cette étude constante, par laquelle nous saurons que tout est régi dans le monde, nous garantira d'ailleurs des vœux indiscrets. Nous ne demanderons plus à la fortune ce qu'il n'est pas en son pouvoir de nous donner, sachant que tout est réglé pour nous comme pour le reste, et nous admettrons, sans peine, les miracles par l'idée que nous aurons prise de la toute-puissance du grand maître. Je sais que les légendes, les livres canoniques, les saintes Écritures renferment bien des passages absurdes; mais ces passages empêchent-ils les autres d'être tout divins? et puis la faiblesse de notre entendement ne nous fait-elle pas trouver l'absurdité où elle n'est pas? Ici, Brown se livre à une longue énumération des choses incompréhensibles de la Bible, telles que le déluge, l'arche de Noé, etc., etc., après laquelle il renouvelle sa profession de foi, et poursuit à peu près ainsi: Dieu peut, sans aucun doute, faire des miracles et les permettre à ses délégués. Créateur des lois de l'univers, comment ne les pourrait-il pas changer ou suspendre pour un dessein? mais je demande qu'on me montre ce dessein et qu'on me justifie le miracle avant d'y croire. Par exemple, je ne doute pas de l'existence des esprits, de celle des sorciers, de celle des enchanteurs, et il faut être athée pour en douter; mais je n'appellerai pas sorciers tous ceux qui se donnent pour tels. Ici, dissertation incidente sur la nature probable des esprits et des anges; puis l'auteur reprend le cours un peu capricieux de ses méditations tantôt chimériques, tantôt pleines de sens. Je ne désire pas vivre long-temps. J'ai trente ans, et je pense avoir déjà bien assez vécu. Le retour du soleil commence à m'ennuyer. Je ne voudrais pas revoir le temps de ma jeunesse; je sens que je me conduirais encore plus mal que je n'ai fait, mes défauts n'ayant fait que croître, par cela seul qu'ils ont duré. Notre humide radical se dessèche dès l'âge de trente ans; il faut la main de Dieu pour que l'homme devienne sexagénaire. (Brown avait donc bien peu d'humide radical.) Le fil de notre vie se file la nuit. (Peut-être eût-il rencontré plus juste en disant qu'ainsi que le tissu de Pénélope, la toile de notre existence tramée le jour retournait charger la quenouille dans le repos nocturne.) J'aime bien, dit-il encore, ces vers de Lucain: Victurosque Dei celant ut vivere durent. Felix esse mori........................ «Les dieux cachent aux mortels le temps qu'ils ont à vivre pour qu'ils aient la patience de vivre.» La mort n'est rien. A le bien prendre, nous ne sommes que des morts puisque nous devons mourir. L'important est de songer aux quatre fins de l'homme, la mort, le jugement, le ciel et l'enfer; et de mourir au monde en vue de Jésus-Christ avant de terminer notre vie corporelle. Le ciel promis à l'homme n'est pas un certain lieu, c'est une pleine satisfaction de l'ame qui ne désirera plus rien. L'enfer, c'est le désespoir. Les corps peuvent ressusciter dans leur forme première; ne voyons-nous pas les plantes renaître de leurs cendres mortes? Je ne bannis personne du ciel, ni les philosophes anciens qui ont pratiqué la vertu, ni les habitans de ces contrées lointaines où le christianisme est ignoré. Je crois enfin que je serai sauvé sans cependant l'oser garantir. Voilà ma foi! Voyons à présent la morale de Brown. Il nous apprend que la charité, cette vertu sans laquelle la foi n'est rien, lui est naturelle; qu'il n'a d'aversion pour personne ni pour rien; qu'il consentirait à manger des grenouilles comme les Français et des sauterelles comme les Juifs; qu'il s'accommode de tout pays et de tout climat, de la mer et des orages; qu'il ne considère pas celui-là comme charitable qui fait seulement l'aumône, mais celui qui fait aussi part libéralement de son temps, de ses soins, de ses conseils et de sa science; qui couvre les torts d'autrui et enseigne les ignorans. L'auteur part de là pour gourmander l'acharnement des grammairiens disputeurs; autrement il bat la campagne, et nous le soupçonnons, en cela, de vouloir imiter l'auteur des _Essais_; mais il n'a pas la grace de Michel Montaigne, ni sa vivacité, ni sa justesse, ni son étendue d'esprit à beaucoup près. C'est avec raison qu'il repousse les qualifications injurieuses dont le vulgaire national essaie de flétrir les peuples étrangers, et ne veut pas qu'on appelle, ici, là ou ailleurs, les Anglais mutins, les Écossais bravaches, les Italiens sodomites, les Français fous, les Romains poltrons, les Gascons larrons, les Espagnols superbes, ni les Allemands ivrognes. Il juge également insensé de rire, avec Démocrite, des vices de l'humanité, et de s'en lamenter avec Héraclite. Les vices des hommes servent comme d'exercice à leurs vertus. Ne nous pressons pas, dit-il, de condamner les hommes, car nous ne les connaissons jamais bien. Son mépris pour ses propres maux est entier, et sa pitié pour ceux d'autrui extrême. Nous l'en félicitons. Ce serait là une vertu parfaite; mais il ne faudrait pas s'en vanter pour y faire croire. Il aime passionnément ses amis, mais jusqu'ici jamais il ne s'est attaché à aucune femme. On doit en ce cas le plaindre et puis le blâmer. Il s'accorde plus avec qui que ce soit qu'avec lui-même. C'est là un terrible aveu. Il est surtout exempt du péché qui a causé la chute d'Adam, l'orgueil. Tout ce qu'il sait (et il sait six langues, plus l'astronomie, la géographie, la botanique, la médecine, etc., etc.) n'a fait que le convaincre de son ignorance essentielle, à l'imitation de Socrate. Il répugne au mariage, n'estime la femme que pour la douzième partie de l'homme au plus (c'est bien loin de la moitié), et regrette que l'espèce humaine ne sache pas se reproduire sans l'union des sexes, qui lui paraît l'action la plus lâche et la plus indigne qu'on puisse commettre. Il aime pourtant à voir un beau visage, mais simplement comme une chose harmonieuse. C'est, en quelque sorte, une musique pour ses yeux. En sa qualité de médecin, il use des meilleurs remèdes, mais il n'en a jamais rencontré qu'un bon; c'est la mort. Thomas Brown, une fois lancé, dit encore beaucoup de folies, à son sujet, pour conclure qu'il n'y a point de félicité sur la terre, et qu'il faut s'abandonner à la volonté de Dieu. Quand on réfléchit que sur tant de matières capitales, traitées dans son livre, Brown a toutes les idées qui sont en circulation, ou peu s'en faut, il y a de quoi rendre modeste. En somme, c'est un rêveur plutôt qu'un sage, et son ouvrage est un chaos dans lequel se mêlent les chimères et les profondes pensées, les bons et les mauvais sentimens: autant vaut un philosophe grec. N'oublions pas, en finissant, de mentionner la réfutation qui fut faite de cet ouvrage par le chevalier Digby, gentilhomme anglais, zélé catholique. LE CAPUCIN, Traitté auquel est descrite l'origine des Capucins, et leurs vœux, reigles et disciplines examinées par Pierre du Moulin, ministre de la parole de Dieu, à Sedan, par Pierre Jannon, imprimeur de l'Académie, avec approbation du Conseil des modérateurs. (Pet. in-8 de 80 pages et 4 feuillets préliminaires.) M.DC.XLI. (1641.) Ce petit traité, docte et ironique, est comme un appendice de l'Alcoran des cordeliers, de l'Apologie pour Hérodote, de la Légende dorée, des Aventures de la Madone et autres écrits satiriques hétérodoxes. Il est dirigé contre les enfans de saint François d'Assise en général, et spécialement contre le fameux père Joseph, confesseur et ami du cardinal de Richelieu, ainsi que le témoigne la préface où se lit, entre autres passages, ce qui suit: «Combien que le P. Joseph, en son livre contre mes trois sermons, m'appelle fol, fourbe et imposteur; si est-ce que la reigle de charité nous oblige à rendre le bien pour le mal, joint qu'il ne faut pas juger des personnes par une seule action; et ne faut pas, sous ombre, que ce révérend père a des émotions de colère, dissimuler ses vertus; notamment cette bonté capucine par laquelle, en son presche patibulaire, pour consoler une putain qu'on exécutait, il l'appeloit _sa sœur_, par une débonnaireté singulière; car pourquoy n'appeleroit-il les putains _ses sœurs_, puisque le vénérable François, patron des capucins, appeloit _ses sœurs_ les pies, les cigales et les arondelles? etc., etc.» Suivent d'autres railleries amères, terminées par ces mots: «Dieu leur vueille ouvrir les yeux (aux capucins) pour recognoistre que c'est chose dangereuse de se jouer avec luy, et qu'ils ont à faire à un juge terrible qui ne peut estre trompé, qui sonde les cœurs et à qui rien n'est caché.» L'ouvrage renferme 25 chapitres. L'auteur s'élève d'abord contre cette idée fondamentale des ordres religieux que les austérités de la règle donnent lieu à des actes de vertu superérogatoire qui placent les moines au dessus des bons chrétiens ordinaires. Il distingue ensuite fort bien la différence qui existe entre l'institut des jésuites, dont l'obéissance est passive, qui présuppose que toujours le commandement est juste, et l'institut des quatre sortes de moines mendians, savoir: des frères mineurs ou cordeliers, des frères prêcheurs ou dominicains, en France nommés jacobins, des carmes et des augustins, lequel institut ne demande l'obéissance au supérieur qu'en tant que le commandement est sans péché. Il attaque, au 3e chapitre, les prérogatives indulgentielles des divers ordres, et vient enfin, dans le 4e, aux capucins, qui sont des cordeliers réformés. Les 5e, 6e et 7e chapitres contiennent des détails satiriques, probablement exagérés, sur la règle et les austérités des capucins; on y dit, par exemple, que les capucins se fouettent mutuellement sur le derrière trois fois par semaine. Du Moulin prétend, au chapitre 8e, que, par humilité, les capucins sont obligés, en mendiant, de prendre des noms vulgaires et bas, tels que ceux de frère Linotte, frère Triboulet, frère Gribouille, etc. Bien d'autres faits extravagans sont imputés aux capucins dans les chapitres 9e et 10e. Les suivans, jusqu'au 16e, sont consacrés à la facile réprobation des faits énoncés précédemment. Arrive alors le plaisant procès intenté par les capucins aux récolets sur la pointe du capuchon, que ces derniers avaient orgueilleusement alongée, et que le pape, autrefois capucin, fit raccourcir. Suit une vie ridicule de saint François d'Assise. Mais c'est assez loin pousser l'analyse, il ne serait pas généreux, aujourd'hui, de se complaire à ces railleries; du temps de Henri Estienne, d'Erasme Albère, de Barthélemy de Pise, de Conrad Badius, de Nicolas Vignier et de Renould, c'était autre chose. LETTRES DE GUI PATIN. Paris, Jean Petit, 1692-95. La Haye, Pierre Gosse, 1718. (7 vol. in-12.) (1642-71-92-95--1718.) Les personnes qui ne connaissent point la correspondance de Gui Patin (et nous croyons qu'il en est beaucoup de ce nombre aujourd'hui) se donneront, en le lisant, un des plaisirs les plus vifs et les plus utiles que la lecture puisse offrir. Né en 1601, à Houdan, près Beauvais, non loin de la patrie de ce Calvin, dont il admirait le génie avec trop de passion, Gui Patin, tout délaissé qu'il est maintenant, ne représente pas moins, dans nos annales savantes, comme lettré, comme philosophe et comme médecin, un homme du premier ordre, plein de franchise et de probité; c'était, par dessus tout, un esprit juste, fort caustique, il est vrai, très railleur; mais il faut des esprits de cette trempe: Dieu les a créés exprès pour balancer l'énorme puissance des innombrables charlatans de mœurs, de religion, de politique, de sciences et d'arts, sans quoi le monde intellectuel et moral serait emporté; ajoutons que les grands désordres qui régnaient dans la société publique de son temps ne justifiaient que trop bien sa misanthropie rabelaisienne. En lui appliquant d'ailleurs la sage maxime de juger des hommes par leurs amis, ne suffit-il pas de nommer les siens pour faire son éloge? Sans parler du plus intime de tous, de ce Gabriel Naudé qui, bien que plus célèbre que lui, ne le valait pas à beaucoup près, Gassendi le maître de Molière, le premier président de Lamoignon, la Mothe le Vayer, Olivier Patru, M. Talon le procureur général, les Pères Mersenne et Pétau, les savans médecins Charles Spon, Riolan, Falconet, et beaucoup d'autres hommes supérieurs s'honoraient de son amitié. La contre-épreuve ne lui est pas moins favorable, puisqu'il n'eut pour ennemis que des personnages tels que les deux Renaudot, le médecin et le gazetier, les docteurs Guénaud, Courtaut, et surtout le premier médecin du roi, Valot, tous gens que le savoir-faire avait plutôt destinés à la fortune qu'à la solide réputation; en quoi ils ne lui ressemblaient guère. Dans son indignation des voleries de Mazarin, il fut sans doute trop partisan des frondeurs, et cela pour avoir eu, malgré sa pénétration, la simplicité de croire, avec Mathieu Molé, que la fronde avait pour but des réformes utiles au public; avouons-le encore, son aversion pour le charlatanisme, qui le rendit exclusif en faveur des anciens contre les novateurs, l'entraîna trop loin dans sa guerre contre les barbiers-chirurgiens, contre l'antimoine, le bézoard, la thériaque, la poudre de perles fines, l'or potable, et généralement contre la médecine occulte. Peut-être lui pardonnera-t-on sa fureur contre-antimoniale, le vin émétique de cette époque était une cruelle chose; mais il eut décidément tort avec le quinquina, qu'il appelait dédaigneusement _le quina des jésuites de Rome_, et auquel il appliquait ce vers connu: _Barbarus ipse jacet, sine vero nomine pulvis_; après tout, il faut lui savoir gré de son hygiène, toute fondée sur la modération, et de sa pratique naturelle et consciencieuse, laquelle, consistant principalement dans l'emploi _de la divine saignée_, pour nous servir de ses expressions, et des purgatifs simples, tels que le séné, la casse et le sirop de roses pâles, devait guérir, et guérissait souvent. Ses trois saints en médecine étaient, après Hippocrate, Galien, Fernel, qui fleurissait sous François 1er, et Simon Piètre, le digne émule du précédent, sous Louis XIII. Il disait de Fernel, en le surnommant toujours le grand, que jamais prince n'avait fait tant de bien au monde, et qu'il aimerait mieux descendre de lui que des empereurs de Constantinople. On ne peut s'empêcher d'admirer comment une érudition vaste et profonde, telle que Gui Patin l'avait acquise, au milieu des travaux cliniques les plus assidus, s'alliait, chez lui, à un goût sûr dans les lettres, à la connaissance parfaite du monde et des affaires de son temps, soit politiques, soit religieuses, et au génie comique le plus mordant. Non seulement il écrivait en français avec un naturel et une vigueur que l'école des Arnaud, des Pascal, des le Maître n'eût pas désavoués, mais, dans sa chaire latine, il savait donner aux développemens de la science l'éclat de l'éloquence oratoire, et tout ce qu'il y avait à Paris de gens lettrés, d'étrangers illustres, se pressait à ses leçons du collége royal. Il vécut long-temps heureux, mais il mourut trop tôt, en 1672, du regret qu'il ressentit, dit-on, de voir son second fils, le docteur Charles Patin, son enfant de prédilection, banni de France, sous le prétexte bien léger d'une certaine hardiesse de pensée mêlée d'un peu d'indiscrétion en public. Une sensibilité paternelle si active lui fait honneur. Que la terre lui soit légère et le ciel propice! Sa vie a été écrite par Thomas-Bernard Bertrand, professeur de chirurgie, en 1724, mort en 1751; il a donné lui-même, dans ses premières lettres à Charles Spon, un précis historique sur son origine et sur quarante et un ans de cette vie laborieuse, lequel précis est un morceau achevé, dont ses biographes auraient pu mieux profiter qu'ils ne l'ont fait; mais il suffit, pour le bien connaître, de lire sa correspondance, qui est le vrai miroir de son esprit et de son caractère. Ses lettres, remplies de traits, de réflexions judicieuses, de doctes souvenirs et d'anecdotes que l'on s'est trop pressé, nous semble-t-il, de déclarer suspectes, sont écrites sans aucun art et si familièrement, que l'auteur se mit à rougir, un jour que, dans une compagnie, le père Ménestrier lui avoua qu'il en avait connu quelques unes par leur ami commun Falconet à qui la plupart sont adressées. Un tel abandon est un mérite de plus. Aussi lit-on, de suite, les sept volumes, petit-texte, des lettres de Gui Patin, sans la moindre fatigue, ou même avec un goût et une curiosité qui ne se relâchent point, depuis la première, datée de novembre 1642 jusqu'à la dernière de décembre 1671. Après avoir cherché comment nous pourrions donner un aperçu de cette longue correspondance, nous avons pensé qu'une lettre supposée écrite en 1650, et toute composée d'extraits textuels pris du commencement à la fin du recueil, remplirait mieux notre objet que toute autre méthode d'analyse, et nous allons donner cette lettre pour ce qu'elle est, c'est à dire pour un mensonge très fidèle, pour un pastiche du maître lui-même, où les transitions seulement sont de nous, aussi bien que les anachronismes inévitables: or, on sent qu'ici les anachronismes sont de peu d'importance, et quant aux transitions, nous en avons été si sobre, à l'exemple de l'écrivain original qui n'en use presque jamais, que le lecteur nous pardonnera facilement cette fraude pieuse pour peu qu'il ait d'indulgence. Disons, en finissant, que les éditions de ce précieux recueil, sans en excepter la meilleure, sont fort défectueuses. Il serait à désirer qu'un philologue habile en donnât une nouvelle avec des notes du genre de celles qui enrichissent les excellentes éditions modernes des lettres de madame de Sévigné, entreprise difficile, à la vérité, mais qui procurerait d'autant plus d'honneur. A M. F. D. M. De Paris, le 1er mars 1650. Monsieur, 1651 J'ai reçu la vôtre des mains de M. Paquet, pour laquelle je vous remercie. Ledit sieur se porte assez bien, grâce à Dieu. 1655 Nous parlons très souvent de vous; il vous aime cordialement, comme je fais et m'honore de le faire pour les obligations que je vous ai de longue date, et pour les grands mérites que vous 1658 possédez. Je ferai à M. votre fils tout ce que je pourrai, à cause de vous. Je n'ai jamais voulu prendre personne en pension, bien que j'en aie été plusieurs fois prié; mais je ne puis rien vous refuser. Vous me parlez du prix d'une pension; je ne sais ce que c'est, je ne vous demande rien. Dites-moi seulement si vous voulez qu'il fasse son cours de philosophie, et quel vin vous voulez qu'il boive. Du reste, il sera nourri à notre ordinaire, et pour son étude, j'en aurai soin et vous en rendrai bon compte. J'ai grand regret du genou malade de mademoiselle 1643 Falconet; mais que veut dire son nouvel Hippocrate avec ce tartre coagulé qu'il prétend être la cause du mal? tout cela n'est que babil et galimatias; il promet la guérison, et ne 1659 doute de rien, parce qu'il ne sait rien. J'ai vu bon nombre de gens de sa sorte, qui, de même que le fanfaron du bon-homme Plaute, avaient remis la jambe à Esculape. Cet homme est _asinus inter simios_, comme disoit Joseph Scaliger de monseigneur du Perron, lequel, dix ans devant qu'il fût cardinal, pour paroître savant auprès des dames de la cour de Henri III, les entretenoit _de œstu maris, de levi et gravi_ et _de ente 1669 metaphysico_. Au surplus, je ne saurois rien vous dire: c'est à vous d'ordonner puisque vous êtes président; il y a autant de différence entre un médecin qui écrit de loin pour le salut d'un malade et celui qui l'a entre les mains, comme d'Alexandre qui force les Perses au passage du Granique et le prince qui fait la guerre par ses lieutenans. La médecine est la science des occasions dans la maladie. Nous ne sommes que les avocats du 1659 malade, et la mort ou la nature en sont les juges. Vous verrez qu'après tout ce monsieur gagnera de l'argent; ce sont les impudens qui gouvernent le monde: cela n'est pas d'aujourd'hui, 1651 quelqu'un l'a dit dans Hérodote. Un certain continuateur de la chronologie de Gautier a mis M. Meyssonnier au rang des hommes 1655 illustres: _non equidem invideo, miror magis_. J'ai peur que d'oresnavant le papier ne serve plus que comme les maquereaux, à la prostitution des renommées. Je vous dirai que M. Courtaut ne paroît pas bien sage; il ne me lâche point et me chante des injures de fripier indignes d'un homme de lettres: je crois 1649 que cette controverse ne s'apaisera que par sa mort. Lui et ses pareils ont beau s'envelopper des grands mystères de polypharmacie, se faire prôner par les apothicaires, à charge de retour, et empoisonner leur monde avec le vin émétique au soulagement des maris qui veulent changer de femmes, comme des femmes qui convoitent de jeunes maris; ils n'empêcheront pas que la médecine ne soit rien autre chose que l'art de guérir, et que l'art de guérir ne consiste point dans les recettes occultes de ces cuisiniers arabesques, nommés apothicaires, monstrueux colosses de volerie, bons uniquement à dérober les pauvres dupes en les tuant; mais exclusivement dans une méthode facile et familière, telle que l'emploi de la saignée, du séné joint au sirop de roses pâles, et d'autres remèdes semblables. Je ne suis pas le seul à penser ainsi; outre nos anciens médecins, MM. Marescot, Simon Piètre, son gendre, Jean Duret, les deux Cousinot, Nicolas Piètre, Jean Hautin, Bouvard, du Chemin, Brayer, la Vigne, Merlet, Michel Séguin, Baralis, Alain, Moreau, Baujonier, Charpentier, Launay, Guillemeau, ont introduit, dans les familles de Paris, cette bonne et naturelle pratique. Il n'y a point de remède au monde qui fasse tant de 1645 miracles que la saignée. Nos Parisiens font peu d'exercice, boivent et mangent beaucoup, et deviennent fort pléthoriques; en cet état, ils ne sont presque jamais soulagés si la saignée 1650 ne marche devant, puissamment et copieusement. L'âge n'y fait rien. J'ai saigné avec succès, deux ou trois fois de suite, des enfans de 20 à 30 mois; et, tout à l'heure, voilà mon beau-père qui a pensé mourir: c'est un homme gras et replet; il avait une inflammation du poumon avec délire; outre cela, il a la pierre dans les reins et dans la vessie. En cette dernière attaque, je l'ai saigné huit fois du bras, de neuf onces de sang à chaque fois, quoiqu'il ait 80 ans; après les saignées, je l'ai purgé quatre bonnes fois avec du séné et du sirop de roses pâles; il a été si bien soulagé que cela tient du miracle, et qu'il en semble rajeuni, de quoi il est fort content, et pourtant il ne me donne rien, non plus qu'une statue, tout opulent 1659 qu'il est; la vieillesse et l'avarice sont toujours de bonne intelligence: ces gens-là ressemblent à des cochons qui laissent tout en mourant et ne sont bons qu'alors. Le bon-homme seroit bien avec le comte de Rébé: tous deux fricasseraient bien le 1643 chausse-pied, et mangeroient bien, sans scrupule, le petit cochon qui seroit cuit dans le lait de sa mère. Je sais à quoi je m'expose en bridant les veaux qui se croient médecins et ne sont que des coupeurs de bourse. Ils ont déjà publié contre moi un libelle intitulé: _Putinus verberatus_, titre qui est une plate et odieuse injure; mais je ne m'en soucie. _Vera loqui si vis, discite scœva pati._ Tant que je vivrai, je soutiendrai la vraie doctrine, celle de la médecine facile et familière qui est 1665 la seule bonne. Pour ce qui est des eaux minérales, je vous dirai que je n'y crois guères et n'y ai jamais cru davantage. Maître Nicolas Piètre m'en a détrompé il y a quarante ans. 1648 Fallope les appelle un remède empirique. Elles font bien plus de cocus qu'elles ne guérissent de malades. Le livre de _M. 1649 Hoffman_, _de Medicamentis officinalibus_, est fort bon. Il y a, là dedans, cinquante chapitres qui ne se peuvent payer. Tout le premier volume vaut de l'or, hormis quand il dit que le séné est venteux. C'est un abrégé de toutes les botanniques et de toutes les antidotaires qui ont été imprimés depuis cent ans. Notre doyen, mon ami M. Riolan, qui est l'ennemi de l'auteur, ne laisse pas de dire que la préface vaut seule cent écus. Il faut en croire cet excellent homme, car il a bien du sens, encore qu'il vieillisse à faire peine et pitié. Il nous faut ainsi disposer tous à faire le grand voyage d'où nul ne revient. Cela est triste, et qu'il soit d'un homme savant comme d'un sac, lequel, tout plein qu'il est, s'épuise enfin et demeure 1651 vuide à force d'en tirer. Je suis en train de déménager: ce me sera une peine pour mes livres, et, quand j'y pense, les cheveux me dressent sur la tête. Tous mes in-folio sont portés et rangés en leur place: il y en a déjà plus de 1,600 en ordre. Nous commençons à porter les in-quarto auxquels succéderont les in-octavo, et, ainsi de suite, jusqu'à la fin de la procession qui durera un mois, après quoi mes 10,000 volumes seront fort en 1645 honneur. C'est beaucoup de livres; il n'est pas nécessaire de tant. On pourrait presque se tenir à l'histoire de Pline, qui est un des plus beaux livres du monde: c'est pourquoi il a été nommé la _Bibliothèque des pauvres_. Si l'on met Aristote avec lui, c'est une bibliothèque presque complète. Si l'on ajoute Plutarque et Senèque, toute la famille des bons livres y sera, 1660 père, mère, aîné et cadet. Ne confondez point le Père Labbé, mon bon ami, qui a fait la vie de Galien, avec un Père Labbé de Lyon, qui fait du latin de pain d'épices, tout en pointes; 1659 c'est fort différent. Il y a eu ici une grande cérémonie aux Augustins pour un certain saint espagnol de leur ordre, nommé Frère Thomas de Villeneuve, que le pape canonisa l'hyver passé! Ils en ont fait un feu de réjouissance au bout du Pont-Neuf, où ce nouveau saint était représenté comme un faquin de Quintaine. Il y courut une foule de monde qui ne peut se nombrer, et le peuple disoit qu'il y avait apparence que la paix se dût faire, sans quoi l'on n'eût pas reçu, en France, un saint espagnol. 1659 Des Fougerais, le plus violent de nos confrères antimoniaux, se meurt. La continue l'emportera, et c'est bien alors qu'il vous sera permis de dire: _Belle ame devant Dieu, s'il y croyoit!_ 1656 Notre bon-homme Gassendi est mort le dimanche 24 octobre à trois heures après midi, âgé de soixante-cinq ans, et muni des sacremens _ex more_. Voilà une grande perte pour la république des lettres. J'aimerais mieux que dix des Fougerais et dix cardinaux de Rome fussent morts, il n'y auroit pas tant de perte 1650 pour le public. Pour répondre à vos questions, je vous dirai qu'un honnête homme de mes amis m'a remis un vieux registre de nos écoles, en lettres abrégées et gothiques, de l'année 1390; je l'ai prêté à M. Riolan qui a trouvé qu'il y étoit fait mention d'un testateur, lequel légua, dans l'an 1009, à l'École de médecine de Paris, un manuscrit de Galien, _de usu partium_; ainsi nous sommes de beaucoup les aînés de MM. de Montpellier, qui s'en font bien accroire, tant du côté du savoir que de celui 1665 de l'ancienneté. Autre chose: il ne s'agit pas seulement de Zacutus; Fabius Pacius, en son _Traité de la vérole_, a pensé comme lui, et cela d'après certains passages de Xénophon, de Cicéron et d'Apulée, que ce mal n'étoit pas moderne. Feu Simon Piètre, frère aîné de Nicolas Piètre, deux hommes incomparables, disoit que, devant Charles VIII, en France, les vérolés étoient confondus avec les ladres, d'où provenoient tant de ladreries, de léproseries ou maladreries qui sont aujourd'hui la plupart 1660 vuides. Ce n'est pas tout, Bolduc, capucin, a écrit, aussi bien que Pineda, jésuite espagnol, que Job avoit la vérole. Je croirois volontiers que David et Salomon l'avoient aussi. Troisième réponse: M. Naudé, qui n'étoit pas menteur, m'a dit que Lucas Holstenius de Hambourg, qui est, à Rome, chanoine de Saint-Jean-de-Latran, l'avoit assuré qu'il pouvait montrer huit mille faussetés dans Baronius, et les prouver par les manuscrits 1656 mêmes de la Bibliothèque vaticane dont il est gardien. Je suis bien aise que ma description de la reine Christine de Suède vous ait plu. On dit qu'elle a passé à Turin et Casal, et qu'elle s'en va à Venise, si elle n'y est déjà. Je ne connais rien au dessein de cette princesse, ni quelle fin auront ses aventures; mais je pense qu'elle voyage d'esprit aussi bien que de corps. Bien des gens voyagent ainsi, qui feroient mieux de s'arrêter et d'apprendre plusieurs bonnes choses qu'ils ignorent. Qu'est-ce que l'esprit de pérégrination? une inquiétude de l'ame et du corps sans aucun fruit. Ces pieds levés peuvent bien ainsi voir 1650 nombre de clochers dont ils n'ont point l'offrande. La reine régente, poussée par sa tête rouge, a fait arrêter, dans le palais Cardinal, le prince de Condé, le prince de Conti et le duc de Longueville, et les a fait conduire à Vincennes. Paris ne s'en est du tout point remué; au contraire, quelques uns ont fait des feux de joie. Il est à craindre que les prisonniers ne mangent, dans leur prison, ce que Néron appelle, dans Suétone, _la viande des dieux_; savoir des champignons de l'empereur Claude. M. de Longueville est fort triste et ne dit mot; M. le prince de Conti pleure et ne bouge presque du lit; M. le prince de Condé chante, jure, entend la messe, lit des livres italiens ou français, dîne et joue au volant. Depuis deux jours, comme le prince de Conti prioit quelqu'un de lui envoyer l'Imitation de Jésus-Christ, le prince de Condé dit en même temps: «Et moi, monsieur, je vous prie de m'envoyer l'Imitation de M. de Beaufort, afin que je me puisse sauver d'ici comme il fit, il y a tantôt deux ans.» Où tout cela va-t-il? Le Mazarin dépouille les gens, les partisans les écorchent, les Pères 1663 passefins les trompent, Condæus les tue, et peu y compatissent. Notre jeune roi est pourtant de belle et bonne mine; on dit qu'il a de bonnes intentions: attendons les effets. 1665 Jusqu'ici on ne parle que des apprêts qui se font à Versailles -6-8 pour le Carrousel et le festin des dames de la cour. Cela sera tout à fait magnifique. On prépare des ballets, on bâtit au Louvre qui sera aussi fort beau; mais M. Talon vient d'être remercié de sa charge et renvoyé au Parlement, et toujours point de fortes réductions de taille, ni de soulagement pour le pauvre 1657 peuple qui meurt de faim; point de secours pour les soldats congédiés qui demandent l'aumône dans les villes et pillent dans les campagnes; il n'est quête que de bel argent rond à prendre où il est. On dit qu'il y aura pour 110 millions de taxes signifiées aux partisans. Il y en a déjà pour 89 millions, dont 8 millions dans l'isle Nostre-Dame seulement, et plusieurs à d'illustres personnages. Il faut que ces sangsues du public aient bien sucé pour rendre tout cela et avoir encore du beau 1670 reste. Dieu fasse la grâce au roi de diminuer les impôts et de vivre quatre-vingts ans au delà en ce bon état! Depuis Hugues Capet, qui a été le chef de sa race, il n'y en a qu'un qui ait atteint l'an soixantième de son âge, lequel véritablement était un habile homme, mais dangereux et méchant: c'était Louis XI, par la faute de qui nous avons perdu les Pays-Bas. S'il n'eût fait, par son maudit caprice, cette signalée faute de laisser échapper la main de Marie de Bourgogne pour un des siens, il aurait épargné la vie à plusieurs millions d'hommes, et la maison d'Autriche, que N*** nommait la maison d'Autrui-riche, à cause que les grands biens lui sont venus par ses alliances, ne seroit pas si difficile à rabaisser qu'elle est.... .......... Quæ tam dissita terris Barbaries, Francæ ludibria nesciat aulæ! Quasi tous les autres rois ont été malheureux ou débauchés. Louis XII et François Ier ont mérité d'être loués par la postérité. Pour Henri IV, il a sauvé la France des mains des huguenots et des ligueurs qui étoient devenus furieux, _inebriati poculo et zelo cruentæ religionis_, à quoi ils étaient portés par l'ambition du pape et les pistoles d'Espagne 1664 qui ont misérablement trompé les peuples. La famille des oiseaux niais étoit grand alors. Il n'y en a plus tant aujourd'hui; le monde est bien débêté, Dieu merci, et grâce aux moines qui ont raffiné bien des gens. Eût-on dit, au temps des apôtres, que la piété nous meneroit là? C'est que la piété engendre la richesse, et la fille étouffe la mère. M. Benoît 1660 de Saumur me dit, il y a quatorze ans, qu'en 1664 il y auroit, en France, un grand changement de religion, et que nous irions tous au prêche, qu'il en avoit eu la vision. Je n'ai point foi à ces chimères de visions; mais il pourra y avoir du changement dans le gouvernement politique de l'Europe: cela est à prévoir, vu le grand nombre de méchans, d'hypocrites, de Nébulons, d'Ardellions, de loyolites et de Pères passefins qui méritent punition. Cependant donnez-moi un sou, vous aurez des contes. 1666 Hier, au matin, rue Barbette, il y eut grand carnage de laquais qui s'y battirent en duel, dont il y eut plusieurs blessés et sept de tués sur la place. Le soir, furent rompus vifs cinq grands laquais d'une bande de quatorze, qui étoient entrés chez une veuve, en plein jour, au milieu de Paris, l'avoient étranglée et sa servante, puis avoient emporté un peu d'argent qu'elle venoit de recevoir. Deux frères ont aussi fait un gros vol: l'un a été pris, et sera bientôt pendu; l'autre fera bien de se sauver en Amérique, et d'y devenir roi. Il n'y a guère de jour qui ne donne de l'occupation à MM. de la Grève. Je crois que la fin du monde approche, à voir de telles choses et tant de partisans, d'exacteurs, de sangsues du peuple, de têtes 1657 rouges insatiables, avec tant de moineries et de prêcheries. Le duc d'Orléans arriva hier à Paris, et s'en alla souper 1654 chez le Mazarin. _Cum canibus timidi venient ad pocula damæ._ Le curé de Saint-Paul avait été exilé par le Mazarin, pour donner satisfaction aux Pères de la Société; bientôt après il fut rappelé; mais, tandis qu'il étoit exilé, on afficha, à la porte de son église, un papier contenant ces mots: _Louis XIV, roi de France et de Navarre, archevêque de Paris, curé de 1665 Saint-Paul_. La petite rivière des Gobelins a bien fait des ravages dans le faubourg Saint-Marceau; elle a débordé en une nuit, et y a bien noyé de pauvres gens; on en comptoit hier 42 1658 corps, sans ceux que l'on ne sait pas. Plusieurs disent qu'il faudrait faire un grand fossé, devant Saint-Maur, qui passât au travers la plaine Saint-Denis et se vînt décharger dans la Seine, entre Saint-Ouen et Saint-Denis, vu que c'est la rivière 1645 de Marne qui nous fournit tant d'eau. Il y a ici un Anglais, fils d'un Français, qui médite de faire des carrosses qui iront et reviendront de Paris à Fontainebleau en un même jour, sans chevaux, par une machine admirable: cette nouvelle machine se prépare dans le Temple. On parle beaucoup de la langueur de M. 1670 le chancelier (Séguier); si cette place vient à vaquer, il y en a qui la désignent à M. Colbert, à M. Pussort, son oncle, à MM. d'Haligre ou le _Tellier_. Pour moi je la souhaite au plus digne; c'est le solstice d'honneur de nos hommes d'Etat, de nos 1666 politiques et savans jurisconsultes. Est-il vrai que la jeune femme de l'incomparable M. de Lorme soit morte subitement? Si cela étoit, je le plains: quand un homme est jeune, il a besoin 1665 d'une femme; quand il est vieux, il en a besoin de deux. J'ai eu l'ame bien troublée du naufrage du pauvre et excellent M. de Campigny; ces choses-là font que je me perds dans l'abîme de la Providence, qui est toute pleine d'obscurités pour nous, tant pour les affaires humaines que pour les divines. Dieu gouverne le monde; mais c'est à sa mode; la prédestination est un étrange mystère; quand je pense au malheur de tous les gens de bien, _sollitor nullos esse putare deos_, mais pourtant je ne le dis point, ma raison retient ma passion. Adieu, monsieur, je vous baise les mains, et suis, du fond du cœur, tout vôtre. CODICILLES DE LOUIS XIII, ROY DE FRANCE ET DE NAVARRE, A son très cher fils aisné et successeur, en ses royaumes de France et de Navarre, Canada, Mexique, et en ses monarchies d'Allemagne et d'Italie, et en son exarchat de Ravenne, Pentapole, Rome et Romagne et Romagnole, etc., etc., pour devenir le plus puissant roy, plus impérieux que Charlemagne, plus débonnaire que saint Louis, plus aimé de ses peuples que Louis XII, plus caressé de sa noblesse que les Charles, plus chéri des ecclésiastiques que les Henris, etc., etc. (4 parties in-24; achevé d'imprimer le 7e d'août.) M.DC.XLIII. (1643.) Voici assurément un des plus singuliers livres qui aient été composés sur notre histoire et notre gouvernement, et des plus faits pour être recherchés, quand même il ne serait pas aussi difficile qu'il l'est à rencontrer. Le P. le Long, qui en parle sous le n° 27,257, nous apprend qu'il tomba dans le mépris à sa naissance, mais que, suivant M. de Bure, il s'en releva sur la recommandation d'un homme de distinction, initié aux affaires, qu'il ne nomme pas. Cet inconnu fit preuve, selon nous, d'une grande patience pour avoir lu l'ouvrage jusqu'au bout, et aussi de beaucoup de discernement pour y avoir signalé d'excellentes choses dans un océan d'extravagances. Mais pourquoi a-t-il qualifié l'auteur d'ardent protestant? Il fallait le marquer tout à la fois au coin de la folie, de la science et du génie, car l'écrivain apocryphe des _Codicilles de Louis XIII_ se montre tour à tour profond penseur, savant et vertueux homme et lunatique insensé, très orthodoxe d'ailleurs dans ses momens lucides. MM. Lenglet-Dufresnoy et de Foncemagne, pas plus que le P. le Long, MM. de Bure et Brunet, n'ont jeté de lumière sur son nom. Il est surprenant que M. Barbier n'ait pas même essayé de lever ce pseudonyme. Nous regrettons de l'avoir fait infructueusement; d'autres seront peut-être plus heureux. Ces _Codicilles_, assez fautivement imprimés, ne laissent pas de former deux petits volumes agréables à l'œil par la netteté des caractères et leur finesse. Le prix s'en était élevé très haut il y a cinquante ans, et se soutient encore assez bien. On peut lire, en tête de notre exemplaire qui nous vient de la bibliothèque de M. Morel de Vindé, qu'il fut payé 240 francs en 1782. Ce prix exorbitant nous justifierait seul de faire connaître avec quelque détail un livre que personne ne lit plus. La première partie traite des matières générales, presque toutes de morale et de piété. C'est comme un préliminaire contenant 35 chapitres coupés de leçons, de prières et de paraphrases de l'Écriture sainte. La deuxième partie, sous le titre de _Prudence royale_, composée de 78 chapitres souvent mêlés d'oraisons comme la première, entre dans les hautes affaires de gouvernement, d'administration et de justice civile, criminelle et ecclésiastique. La troisième partie a 134 chapitres et aussi ses oraisons. Elle est entièrement consacrée à la _Prudence guerrière_, et descend jusqu'aux plus petits détails de l'état militaire de France. Enfin la quatrième partie, _la Prudence mesnagère_, traite des tribunaux, des médecins, des colléges et des devoirs domestiques, en 38 chapitres, où les prières ne manquent pas plus qu'ailleurs et où elles sont mieux placées que dans les deuxième et troisième parties. La prière finale est adressée au roi des siècles, immortel, invisible, etc., et couronne l'œuvre par un _ainsi soit-il_. Certainement l'Etat serait bien à plaindre si toutes les idées du testateur étaient suivies; mais il ne le serait pas moins si elles étaient toutes rejetées: il ne faut donc dire ni ainsi soit-il, ni qu'ainsi ne soit. PREMIÈRE PARTIE. Avis préalable du roi Louis XIII au Dauphin. Cet avis fait voir d'abord que la date du livre est fausse; car il y est parlé de la contenance grave du jeune prince, de son inclination précoce pour les lettres, de son épée, etc., etc. Or, Louis XIV, en 1643, n'ayant que cinq ans, n'avait ni épée, ni gravité, ni inclination pour les lettres; toutes ces bonnes choses ne lui vinrent au plus tôt que vers 1654. Venons aux conseils paternels. Faites de bonne heure le majeur.--Réformez votre maison;--purgez-la de fainéans, d'azyges (d'oisifs).--Congédiez vos valets de passe-temps, les machinistes de vos plaisirs.--Videz vos écuries de chevaux, vos étables de chiens, vos volières d'oiseaux inutiles.--Obligez les ecclésiastiques à résider;--chassez-les de votre cour et de vos ministères.--Fondez, en chaque province parlementale, un collége théologal, et qu'il faille y avoir été reçu docteur pour prendre les ordres sacrés, ou du moins pour exercer, dans vos États, une fonction publique sacrée.--Ne laissez aucun membre de votre noblesse dans l'oisiveté, ni même aucun roturier possesseur de fief; que tous travaillent pour vous et pour l'honneur.--Que, dans toutes vos villes présidiales, il y ait un collége de milice où l'on enseigne la vertu et le métier de la guerre.--Supprimez les trésoriers de France et les officiers surnuméraire de vos cours souveraines.--Réglez les dots des filles en sorte que des parens ambitieux ne donnent pas tout à l'une pour mettre les autres en religion, où elles font des abominations, qui retomberont sur vous dans l'autre monde.--Poursuivez la maltôte et armez la justice.--Gardez ponctuellement la loi salique. Le testateur entre ensuite plus précisément en matière par divers chapitres sur la vertu, le vice, l'ignorance, l'imprudence, la malice, la connaissance de soi-même, Dieu, l'unité de Dieu, l'essence divine, les attributs divins, positifs, négatifs et relatifs, les trois personnes en Dieu et la prière. A l'occasion des prières, il en compose une pour chacun des jours de la semaine, que le roi devra réciter, et y joint des leçons et des commentaires explicatifs. On trouve dans ce chaos des sentimens purs et élevés, des pensées justes, hardies, et souvent d'une métaphysique profonde. Le style est généralement noble et convenable à la dignité du sujet. Il est bon de dire aux jeunes princes des choses telles que celles-ci: «La royauté ne doit point vous donner une haute idée de vous-mêmes. Ce n'est qu'une pure imagination comme les autres dignités humaines, qui n'ont leur être que dans l'esprit des hommes. La sagesse nous apprend qu'il y a un Dieu. Ouvrez les yeux, vous dit-elle, et vous verrez ses vertus gravées en chaque parcelle de l'univers. «Tenez-vous à cette vérité que Dieu est, et que votre foi ne soit point ébranlée par ce qu'on vous enseigne de son essence philosophiquement. Car tout ce que la philosophie vous dit sur cela, que Dieu est ce qui est, que c'est un être indépendant, incorporel, nécessaire, simple, etc., c'est ne rien dire du tout. Vaut mieux s'en taire et, avec un silence respectueux, adorer sa majesté ineffable, en suivant humblement, d'esprit et de cœur, ce que la religion chrétienne nous révèle, etc., etc.» Nous ne craignons pas d'avancer qu'il y a dans ces leçons, dans les dissertations, dans les prières qui les accompagnent, un fonds de raison supérieure et des passages d'une haute éloquence. A ne considérer dans cet ouvrage que ce qu'il renferme de bon, on ne s'étonnerait pas qu'il fût de Mathieu Molé; pour le reste, il est de l'Angely. DEUXIÈME PARTIE. La Prudence est la seconde déesse que j'emploie pour vous rendre digne de vos destinées.--Elle vous fera philosopher en roi et régner en philosophe;--elle vous fera bannir les étrangers de l'administration de vos États.--Un étranger (ceci paraît écrit contre Mazarin), un étranger à votre service n'est communément qu'un mercenaire.--Vous ne dépendez ni du pape, ni de l'empereur. Les honneurs que vous faites à l'empereur dans les cérémonies ne sont qu'un hommage de déférence rendu à la dignité impériale; et quant à votre soumission au pape, elle est purement spirituelle comme sa souveraineté qui, hors des États romains, n'a rien de temporel.--Une excommunication employée dans les affaires de ce monde n'est rien.--Le pape ne peut jamais délier vos sujets du serment de fidélité.--Il n'y a que les trois États de votre royaume assemblés qui le puissent faire, si vous les voulez contraindre à devenir idolâtres, si vous êtes leur tyran au lieu d'être leur père, si vous violez les lois fondamentales de votre pays.--Réunissez les immenses domaines ecclésiastiques à votre domaine royal, et chargez-vous, suivant de certaines règles de justice et de contenance, de l'entretènement des prêtres, moines, etc.--Conservez votre grand conseil, mais supprimez les charges surnuméraires.--Confiez la justice à l'ordre démocratique.--Bannissez de vos parlemens les ecclésiastiques et les seigneurs.--Remplacez les trésoriers de France par des élus et multipliez les siéges d'élection.--Abrégez la forme des procès.--Imposez les professions, les dignités, les États, les écoles, les bois, le sel, etc.--Connaissez l'état de toutes choses et de toutes personnes en fonction dans votre royaume.--Donnez vos emplois d'ambassadeurs aristocratiquement, et démocratiquement ceux de justice et d'administration.--Soyez magnifique en édifices publics utiles.--Finissez le Louvre.--Soyez libéral.--Mariez les filles de vos officiers militaires pauvres.--Ne dépensez rien en bagatelles somptueuses.--Ne soyez avare que du sang des hommes.--Faites la guerre aux fainéans et aux célibataires, tant _agynes_ qu'_anandres_, c'est à dire sans femmes ou sans hommes, etc. TROISIÈME PARTIE. La Prudence guerrière, qui donne les moyens de vaincre, interdit aux princes de combattre pour faire du mal à leurs voisins, pour acquérir des richesses, pour flatter leur orgueil, pour satisfaire leurs caprices.--La guerre une fois venue, cette même prudence leur fera chercher à bien connaître le caractère, les forces, les inclinations, les intérêts de l'ennemi; à pacifier l'intérieur de leurs États avant de rien entreprendre à l'extérieur; à bien sonder leurs propres moyens; à bien choisir leurs officiers; à les nommer aristocratiquement; à ne point engager d'affaires sans avoir reconnu ou fait bien reconnaître le terrain et l'ennemi; à tenir toujours une forte réserve pour soutenir les corps au besoin; à passer de fréquentes revues et sévères; à établir des surintendans de milice pour punir tous délits et maintenir une discipline rigoureuse; à nommer aristocratiquement les commissaires généraux préposés à l'entretien des troupes et aux munitions; à créer des contrôleurs généraux pour toutes les armes, destinés à vérifier les services des commissaires généraux, et à les nommer aristocratiquement; à établir, dans chaque généralité, des munitionnaires, etc., etc.; à ne pas licencier les armées entièrement à la paix; à n'être point téméraire; mais aussi à ne pas se défier de ses forces, car cette défiance les diminue. QUATRIÈME PARTIE. Vivez simplement et de ménage comme mon père, votre à jamais illustre aïeul.--Soyez tempérant.--Vêtez-vous de vertus plus que de riches étoffes.--N'usez que de vêtemens faits avec les étoffes de votre pays.--Fuyez le jeu.--Changez souvent d'aumônier et de confesseur.--Mariez-vous de bonne heure et détestez l'adultère.--Examinez vos comptes de dépense par le menu et n'ayez pas plus de honte d'agir ainsi que n'en avait Charlemagne.--Sachez ce qui se dit et fait dans votre maison.--Tenez votre conseil.--Connaissez vos revenus.--Payez les gages exactement.--(Suit un détail des gages qui n'en finit pas, d'où il conste qu'un généralissime des troupes de terre doit avoir 15,000 francs et une servante 100 francs par an).--Ne tenez pas la reine, votre femme, dans la servitude ni l'abaissement;--qu'elle soit votre compagne.--Il n'y a que les esprits faibles qui craignent de consulter leurs femmes, et que des ames faibles qui les laissent dominer.--Usez, avec la reine, de raison plus que d'autorité.--Instruisez vos enfans et formez-les aux affaires.--Établissez des colléges de sacerdoce, de milice, de jurisprudence, de médecine et de manufactures.--Respectez la hiérarchie des offices de tout genre, et qu'on n'arrive au second degré que par le premier, et ainsi de suite.--Défiez-vous, c'est à dire souvenez-vous que, malgré tous vos soins, il se peut faire que votre prédicateur vous cache la vérité; que votre aumônier vole les pauvres; que votre confesseur vous laisse dormir dans le péché; que vos ministres d'État vous traitent en enfant; que vos généraux vous trahissent; que vos amis vous tuent, que vos enfans et votre femme vous versent du poison; et qu'ainsi vous ne devez vous abandonner, sans y regarder, qu'à Dieu seul dans le calme de votre conscience purgée de passions.--Tâchez d'ôter aux moines le plus possible la confession, la prédication et l'instruction de la jeunesse, pour confier ces grands et périlleux ministères aux prêtres diocésains; ne tenez pour noble que celui qui tient fief titré ou fief noble, ou celui qui est gradé dans la milice.--Visitez souvent les pauvres et les malades.--Que votre journée soit réglée et laborieuse.--Poursuivez les vagabonds et les maltôtiers, et vivez heureusement et saintement. A lire ces choses, nous le répétons, on dirait de la Sagesse elle-même rendant ses oracles; mais qu'il faut dévorer de chimères et de folles imaginations pour les découvrir où elles sont dans ces _Codicilles_, pour les rapprocher les unes des autres, et en former un ensemble raisonnable! Le même homme qui conçoit des idées si justes et qui les exprime si bien prétend que la Castille appartient au roi de France, parce qu'Henri, roi de Castille, qui n'avait pour héritier que ses deux sœurs Blanche, mère de notre saint Louis, et Berenguela, voulait tester en faveur de saint Louis; que Blanche, par une jalousie castillane, calomnia son frère dans l'esprit de son fils, et fit en sorte que ce dernier répudia la succession; en sorte que Berenguela s'empara du trône des Castilles et le remit à son fils Ferdinand. Il veut encore que l'Arragon soit à la France par la succession des comtes de Boulogne, dont la vertueuse dame Catherine de Médicis était héritière; que l'Allemagne soit à la France par Charlemagne, etc., etc. Il veut établir, en France, un patriarche catholique; il règle la célébration des fêtes de l'année; il exige qu'on fasse commémoration de saint Thomas au premier dimanche d'après Pasques, pour remercier Dieu de la victoire de Clovis à Tolbiac; il réunit l'Eglise gallicane et l'Eglise réformée à l'aide de conférences de bonne foi où les voix se prendront, et dont les décisions feront loi pour la minorité, à peine de 1,000 écus d'amende; il trace l'itinéraire, le train et l'entretien des évêques dans leurs visites diocésaines, voulant que leur déjeuner, chez les curés de première classe, soit composé d'une demi-livre de beurre, de six œufs, de deux livres de pain blanc, d'une livre de lard et de deux pintes de vin. Au chapitre 26, de la _Prudence royale_, tout en restant bon catholique, il marie les curés et les évêques, parce que, selon saint Jérôme, l'évêque Carterius était marié, que Simplicius, archevêque de Bourges, prit femme en la race des Pollédiens, et que saint Paul, écrivant à Timothée, recommande aux femmes des diacres la chasteté. Il nous donne trois cent dix chefs ou articles de loi salique, dans l'un desquels les gages du premier président de la Chambre des Tournelles sont portés à 210 francs; où l'on voit de longs détails sur les colléges des nourrices de Pallas, des filles de Mercure et des hospitalières de Faustine. Il veut encore que le roi, pour reconquérir ses domaines volés, jette à la fois douze armées sur l'Europe et l'Amérique, dont l'une prendra son chemin par le duché de Clèves, l'autre par le Guipuscoa, l'autre par le Pérou, etc., etc. Il crée 946 mestres de camp, 946 officiers des trompettes, 8,800 lieutenans d'infanterie, etc., etc. Enfin il donne une liste exacte des officiers, cavaliers et fantassins du régiment du Pont-de-l'Arche en Normandie, qui suivirent Charlemagne dans toutes ses guerres et dont les noms se lisent gravés en lettres d'or autour du tombeau dudit empereur à Aix-la-Chapelle. Sur cette liste figurent le vicomte d'Amfreville, le comte de Valdreuil, le baron de Crevecœur, etc., etc. L'esprit de l'homme est ainsi fait, et nous avons de l'orgueil! LE DIVORCE CÉLESTE, Causé par les Désordres et les Dissolutions de l'Epouse romaine, et dédié à la simplicité des chrétiens scrupuleux, avec la Vie de l'auteur; traduit de l'italien de Ferrante Palavicino, par *** (Brodeau d'Oiseville). A Cologne et Amsterdam, 1696, chez El. de Lorme et E. Roger. (Pet. in-12 de 175 pages), avec une figure représentant Jésus-Christ grondant le pape qui lit debout tranquillement pendant la mercuriale. (1644-96.) Encore que Bernard de la Monnoye, dans ses notes sur la bibliothèque choisie de Colomiès, ne pense pas que Ferrante Palavicino soit l'auteur de ce terrible pamphlet contre les désordres de la cour de Rome, nous suivrons l'opinion commune, en l'attribuant à ce malheureux moine, ainsi que le fait son second traducteur Brodeau d'Oiseville, dont M. Barbier nous a fait connaître le nom. Cette seconde traduction (car il en existe une antérieure, imprimée à Villefranche, en 1673, avec la rhétorique des putains), cette seconde traduction, disons-nous, est précédée d'une courte notice sur la vie de Palavicino, dans laquelle se rencontrent des circonstances dignes d'être conservées pour la leçon éternelle des faibles qui écrivent contre les forts. Ferrante Palavicino était un chanoine régulier de Saint-Augustin, de la congrégation de Latran, natif du duché de Parme, fort attaché à la maison de Farnèse. Il avait beaucoup d'esprit, mais de cet esprit satirique qui, de tous, nuit le plus à la fortune des hommes, tout en leur procurant le plus promptement et le plus facilement de la célébrité. Le pape Urbain VIII, (Barberini), pontife savant, souverain habile, poète ingénieux, et prêtre bien moins désordonné dans ses mœurs que beaucoup de ses prédécesseurs, ayant excité la haine aveugle de Palavicino par la guerre qu'il faisait à Odoard Farnèse, duc de Parme, ce moine irascible lança, contre le chef de l'Eglise, le présent dialogue, dont il faut avouer que la forme est très insolente, non seulement à l'égard du Saint Siége, mais encore envers Dieu le père, J.-C., et saint Paul, qui en sont les interlocuteurs. Un religieux, après s'être fait de tels ennemis, ne pouvait se sauver qu'en fuyant. Palavicino s'enfuit donc à Venise; mais il n'avait pas simplement offensé le pape et la cour de Rome, il avait aussi outragé les jésuites. Or, un certain jour, il lui vint, à Venise, un jeune homme fort aimable et tout à fait candide, lequel était, selon quelques uns, fils d'un libraire de Paris et se nommait _Bresche_. Cet intéressant jeune homme le prit en grande amitié, l'emmena en France, le fit passer par le bourg de Sorgues, dans le comtat Venaissin, terre papale, où des gens du pape le saisirent. Son procès fut bientôt fait à Avignon, où il eut la tête tranchée en 1644, à la fleur de son âge, 14 mois après son crime, l'année même de la mort d'Urbain VIII, et peu après. Venons au divorce céleste dont voici le sommaire. J.-C., voyant les déréglemens de son église, veut faire divorce avec cette épouse adultère. Le Père éternel, après s'être fait rendre compte, par son fils, des motifs qui le déterminent, charge saint Paul d'instruire l'affaire, avant de prononcer. Saint Paul se rend à Lucques, à Parme, à Florence, à Venise et enfin à Rome d'où il est contraint de fuir, puis revient faire son rapport, lequel, se trouvant conforme à l'accusation, décide le Père éternel à fulminer le divorce. Sur cette nouvelle, Luther, Calvin, Marc Éphèse et d'autres sectaires se présentent à J.-Ch., pour le supplier de former alliance avec leurs Eglises; mais J.-C., fatigué de la nature humaine, se refuse à toute alliance nouvelle. Cette fiction devait comprendre trois livres dont un seul fut achevé et publié, savoir celui qui contient la mission de saint Paul et son rapport. Quant aux griefs énumérés dans ce rapport, il faut remarquer, page 46, celui qui regarde le danger des legs perpétuels faits à l'Eglise; et page 53, celui de l'indépendance où sont les ecclésiastiques de la juridiction séculière. Sur ces deux points l'auteur loue la république de Venise de s'être soustraite à l'abus. Il faut encore remarquer, page 62, le détail des exactions administratives, usitées dans les Etats romains, telles que la taxe dite _du bien vivre_; page 73, un excellent raisonnement contre l'infaillibilité du pape puisé dans l'institution même des synodes et des conciles; page 79, la singulière et scandaleuse confession d'un cardinal au lit de mort, reçue par saint Paul; page 100, etc., un éloge de la liberté de la presse, et page 146, etc., le discours d'une jeune religieuse sur les douleurs de la vie monacale, lequel contient d'étranges aveux touchant la chasteté des filles cloîtrées. SERMONS DE PIÉTÉ, POUR RÉVEILLER L'AME A SON SALUT; Par Fabrice de la Bassecour, ministre en l'Eglise françoise, recueillis à Amsterdam, dédiés aux bourgmaistres et eschevins de la ville d'Amsterdam. (1 vol. in-12 de 312 pages et 7 feuillets préliminaires.) A Amsterdam, chez Louis Elzevier. M.DC.XLV. (1645.) Ces sermons sont au nombre de douze, sur les sujets suivans: combien importe le soin du salut; le soin que Christ a de nostre salut sous la figure du berger recherchant la brebis égarée; exemple de foi en l'apôtre saint Paul; exemple de repentance en la femme pécheresse; miroir de repentance en celle de l'enfant prodigue; abrégé des conseils à salut; l'amour que nous devons à Dieu; comme la superbité damne et l'humilité sauve; le triomphe de l'ame pieuse après la mort; qu'il y a peu d'élus à salut; pour conclusion, exerce-toi en piété. Ni M. Brunet, ni M. Barbier ne parlent de ce sermonaire; je ne le trouve sur aucun catalogue parénétique, pas plus que sur la liste elzévirienne, bien qu'il soit du bon temps des elzévirs. Fabrice de la Bassecour nous apprend, dans sa dédicace, qu'il était ministre réformé de l'Eglise française d'Amsterdam, depuis 7 ans, en 1645. Rien de plus froid, de plus sec, de plus traînant que ses sermons. On n'y trouve pas le moindre germe d'éloquence; en revanche, il y fait, suivant la méthode réformée, un abus démesuré de citations de l'Ecriture. Le style en est ancien et bas, sans naïveté. L'orateur y dit que l'orgueil ou _la superbité fait la piaffe partout_; que nous devons recourir à la prière pour combattre le mauvais des deux principes qui sont en nous, _comme fit Rébecca lorsqu'elle sentit ses deux enfans s'entre-pousser dans son ventre; que, de même que les agneaux s'agenouillent pour téter, aussi faut-il s'humilier pour sucer, de sa petite bouche, les mamelles des bénédictions de Dieu; que notre ame, tant qu'elle bat dans ce val terrestre, est affublée des vieilles peaux de la chair et du gros sac de nostre corps mortel; mais qu'un jour, colloquée dans le temple magnifique des cieux, ces peaux, ce sac étant changés, elle brillera de tous côtés, etc._ Ce n'est pas ainsi que Massillon réveille dans nos esprits les idées du juge suprême, de l'immortalité de notre ame, du néant de notre orgueil, et qu'il déroule, aux yeux des fidèles, dans de majestueux tableaux, leur origine, leurs destinées futures, leurs devoirs, enfin tout l'enchaînement des dogmes chrétiens. En tout, qu'il y a loin de ces pauvretés pédantesques aux doctes et nobles enseignemens de nos grands sermonaires; les uns si remplis de la vraie science du cœur humain, si vivans d'éloquence persuasive, de grace et d'harmonie; les autres si puissamment armés de sagesse rigide et de raisonnemens pressans qu'appuie, à propos, la double autorité des livres sacrés et de la tradition! Il faut le confesser, les réformés ne sont pas heureux en chaire. Ils semblent n'avoir de force et talent que pour la guerre et la dispute; du reste, on dirait qu'avec l'orthodoxie se sont évanouis pour eux, depuis l'origine de leurs sectes jusqu'à nos jours, tout le charme de la morale et toute la puissance de la foi. Les sermons de Calvin, nous l'avons vu, sont pitoyables; ceux de Blair sont glacés. Ils ont fait d'un corps un squelette, puis du squelette un fantôme. Les sermons du ministre français d'Amsterdam valent pourtant beaucoup, en ce sens qu'étant fort rares, les curieux les achètent fort cher. J'ai honte de dire que l'on aurait un P. Bourdaloue complet pour le prix dont on paie ce méchant petit volume, lequel n'est pas, après tout, inutile à notre dessein de suivre la marche des esprits dans toutes les directions. LA MONARCHIE DES SOLIPSES, Traduite du latin de Melchior Inchofer, jésuite (Jules-Clément Scoti, jésuite), avec des remarques. (Restaut, traducteur.) Amsterdam, (1 vol. in-12.) M.DCC.XXI. (1645-1721.) Bien des gens hésitent encore sur le nom du véritable auteur de cette satire des jésuites, qui fit grand bruit lorsqu'elle parut, pour la première fois, en latin, en 1645, sous le titre de _Lucii Cornelii Europæi monarchia Solipsorum_. Est-elle du respectable jésuite hongrois Melchior Inchofer, né en 1584, mort à Milan, dans l'année 1648, homme savant, mais bizarre, qui écrivit contre le système de Copernic, et qui, dans son meilleur ouvrage, l'_Histoire de la latinité sacrée_, soutint que les bienheureux s'entretiendront quelquefois dans le ciel en latin? N'est-elle pas plutôt l'œuvre d'un jésuite infidèle à son ordre, le Père Jules-Clément Scoti, né à Plaisance en 1602, d'une famille illustre, mort à Padoue, en 1669, sous la protection des Vénitiens, ces premiers et redoutables ennemis de la Compagnie de Jésus? Cette dernière opinion est la plus répandue. En effet, la monarchie des Solipses sent plutôt le dépit et l'esprit de rancune que l'amitié sévère et le goût d'une sage réforme. On devine que les Solipses et leurs amis ont dû attribuer ce terrible livre à Scoti, c'est à dire à un apostat, de préférence à Inchofer, c'est à dire à un conseiller rigide. C'est le parti qu'ont pris les Pères Oudin et Niceron, et qu'indépendamment de l'intérêt qu'ils avaient à le prendre, ils ont étayé de raisons notables, sinon déterminantes. Cependant le livre est dédié à Léon Allacci, personnage grave et orthodoxe, bibliothécaire du Vatican, lequel eut le crédit d'empêcher qu'il ne fût mis à l'index. Or, un tel personnage pouvait bien protéger la censure austère, mais non l'apostasie. De plus, il paraît constant que les jésuites soupçonnèrent d'abord Inchofer d'être l'auteur de la _Monarchie des Solipses_; qu'ils le firent nuitamment enlever, de force, de son collége à Rome, sur ce soupçon, et qu'ils l'eussent infailliblement fait disparaître sans l'appui menaçant que lui prêtèrent aussitôt les cardinaux Barberini et Franciotti et le pape Innocent X ses amis. Comment le grand conseil de l'ordre se fût-il fourvoyé à ce point? Ajoutons que le grammairien Restaut, qui a traduit cette satire en français, ne doute pas qu'elle ne soit due au père Inchofer. Il le répète sur tous les tons, dans sa préface, et se fonde, en cela, sur une autorité imposante, celle de l'abbé Bourgeois, chanoine de Verdun, qui fut député, en 1645, au souverain pontife par les évêques de France, pour prévenir la condamnation du livre de M. Arnaud contre _la fréquente communion_. Mais encore il faut l'avouer, Restaut, bien qu'il fût lié avec les pères du Cerceau, La Rue, Porée, Buffier et Sanadon, et qu'il demeurât à Paris, au collége de Louis le Grand, n'aimait point les Solipses et leur préférait de beaucoup Rollin et d'Aguesseau. Sa traduction, ses remarques, les pièces de rapport qu'il joint à son travail, telles que des fragment du _Jésuite sur l'échafaud_, de l'apostat Jarrige; les _Instructions aux princes par un religieux désintéressé_, et autres écrits dirigés vers le même but, trahissent, de sa part, l'intention manifeste d'attaquer la compagnie: par conséquent, il a bien pu, dans le doute, se décider pour l'opinion la plus propre à donner du poids à son attaque. Se décide qui pourra dans ce conflit; Cbauffepied ne l'a pas fait, M. Barbier ne l'a pas fait, nous les imiterons, ne fût-ce que pour entrer plus vite en matière. La _Monarchie des Solipses_ est divisée en 21 chapitres dans lesquels l'auteur examine successivement la forme de gouvernement des jésuites, la façon insinuante dont ils se recrutent, les fables dont ils entourent leur origine et leur histoire, le goût qu'ils ont pour les nouveautés, leurs colléges, leurs études, leurs mœurs et coutumes, leurs lois, leurs jugemens, leurs assemblées, les missions étrangères qu'ils ont remplies, leurs revenus et leurs guerres. Le ton de l'ouvrage est celui de l'ironie quand il n'est pas celui de la récrimination directe; et sa forme en est celle de l'allégorie, mais d'une allégorie sans voile, sans autre artifice que l'emploi constant de l'anagramme, dont tout le secret consiste, en un mot, à faire voyager le narrateur en critique intraitable dans un certain royaume universel, l'état _des solipses_ (Soli ipsi), autrement des égoïstes. Remarquons en passant que la qualité de _solipses_ n'est pas particulière aux jésuites. Toutes les sociétés monacales, toutes les corporations quelconques sont essentiellement _solipses_, et s'est là surtout ce qui les rend si contraires à l'utilité générale. En parcourant rapidement les observations et les récits du voyageur, nous y voyons ce qui suit: la souveraineté des solipses réside absolument dans les mains d'un seul chef ou général, élu à vie par l'assemblée des grands de l'État, dont la volonté, dont le caprice même devient à l'instant la loi suprême de tous ses sujets, en sorte que les maximes et le système de gouvernement varient sans cesse et se contredisent au gré du maître suivant la nécessité des temps et des lieux. Hormis la première dignité, toutes les dignités, tous les emplois sont amovibles et à la disposition comme à la nomination du général; d'où il suit que l'obéissance aveugle au général est la seule vertu qui profite, que la faveur du maître est tout, que le mérite ou l'indignité n'est rien auprès d'elle pour la distribution des places, au grand avantage des complaisans, des intrigans et des délateurs. Les sujets sont rangés en cinq classes, les profès des quatre vœux, les coadjuteurs spirituels, les écoliers ou profès simples, les coadjuteurs temporels ou laïques et les novices. Le noviciat dure deux ans, après lequel temps le nouvel agrégé n'est encore qu'un demi-solipse. Il ne l'est entièrement et sans retour qu'alors qu'il est reçu profès, et il n'entre dans les véritables affaires de l'Etat que dans la classe des quatre vœux. La monarchie embrasse tout l'univers et se divise en provinces qui ont chacune un gouverneur sous le nom de provincial et un recteur, plus un procureur qui est le second des deux premiers, et un certain nombre de consultans qui sont les juges du conseil secret du provincial et du recteur. Le grand conseil du général, dont toute affaire ressort, auquel tout aboutit, est composé de magistrats nommés assistans, qui sont des hommes de la plus haute importance, puisque, sous la présidence du général, ils peuvent juger à mort. Chaque provincial envoie, à des intervalles réguliers, des rapports détaillés des évènemens de sa province, au général, de manière que celui-ci est informé de toutes les choses de ce monde fort exactement, l'espionnage étant de devoir pour tous les solipses, et le confessionnal rendant les découvertes faciles. On assure que les ports de lettres adressées au général, à Rome, se montent souvent de 70 à 100 écus d'or par jour. Jamais le général ne sort de Rome que pour aller à sa campagne, et il est bon de savoir ici qu'avec neuf belles maisons qu'ils ont dans la ville éternelle et dont la principale se nomme le _Grand Jésus_, les solipses possèdent, dans la campagne romaine, plusieurs délicieuses maisons de retraite. Les provinces sont inspectées par des visiteurs que le général commissionne à cet effet. En tout les solipses sont des voyageurs déterminés, et les grands chemins comme les petites voies les connaissent bien. Leurs assemblées sont de deux sortes, générales ou particulières. Les premières, tenues à Rome seulement, sont rares; les secondes se tiennent tous les trois ou cinq ans dans chaque province, et le résultat en est soumis au général sur-le-champ. La justice de l'Etat n'est assujettie à aucun ordre permanent, à aucune procédure fixe. La volonté du chef y fait tout, aussi bien que pour les lois. Cependant les solipses ont des lois; ils en ont même beaucoup, puisqu'il serait impossible de les contenir dans cinq cents volumes in-folio; mais ce recueil ne sert qu'à présenter la plus belle collection de _oui_ et de _non_ qu'on puisse imaginer, attendu que le général peut donner son idée du jour, du quart d'heure pour une loi. Si l'on veut trouver quelque chose de stable et de précis dans ce Code ambulatoire, il est besoin de ne pas sortir des trois maximes suivantes: 1° que le général ne peut se tromper ni mal faire; 2° qu'un solipse, ainsi qu'un vrai soldat (Inigo, le fondateur, avait été soldat, et son idée capitale fut d'introduire la discipline militaire dans un ordre religieux qui serait éparpillé dans le monde); qu'un solipse, ainsi qu'un vrai soldat, donc, n'a d'autre souverain que son général; 3° que tout serment prêté par un solipse à d'autres qu'à son général, même de l'aveu de ce général, est, sur le signe de ce général, nul et comme non avenu _ipso facto_. Jusqu'en 1607 les constitutions des Solipses avaient été tenues secrètes et manuscrites; mais, à cette époque, la fantaisie leur ayant passé par l'esprit de les faire imprimer à Lyon, chez Jacques Roussin, quelque minutieuses précautions qu'ils aient employées alors pour s'assurer de la fidélité des imprimeurs, un exemplaire leur en fut dérobé qui servit bientôt à une réimpression faite en Allemagne, et la mèche fut éventée. Les Solipses sont affranchis de la juridiction dite _de l'Ordinaire_, c'est à dire qu'ils peuvent partout administrer les sacremens de l'Église sans la permission des évêques, d'après une décision qu'ils ont obtenue en 1549 du pape Paul III, le même qui avait reconnu leur institut en 1540. Nous dirons, à ce propos, en suspendant notre analyse, que, dans ces derniers temps, les jésuites français, pour ne point alarmer le gouvernement, se sont d'eux-mêmes subordonnés aux évêques, n'allant jamais dans les diocèses que sur l'invitation épiscopale; mais, comme il a été tout aussitôt convenu que les évêques qui ne les appelaient pas étaient de mauvais évêques, ils ont été appelés généralement, ont peuplé d'abord les petits, puis les grands séminaires, et la chose est revenue au même pour eux, avec le mérite de la soumission de plus. Poursuivons: Ce fut une obligation première chez les Solipses de n'accepter aucune dignité ecclésiastique, et de ne rien posséder en propre; mais, comme leur général peut tout, il aura sans doute relevé ses sujets de cette obligation, car les cardinaux Bellarmin, Jean de Lugo, Tolet, Sotuel et autres étaient Solipses. A l'égard des biens, aucun Solipse, en effet, ne paraît avoir possédé en propre de biens temporels; mais leurs parens en ont souvent et beaucoup possédé par eux; et quant à leur ordre, il en a tiré d'immenses, soit du commerce, soit de la confession des veuves riches, des vieillards riches, des princes riches, car les Solipses se sont toujours attachés au salut des riches qui, dans le fait, sont, de tous les chrétiens, les plus exposés; or, ces biens immenses ont servi, dans les mains de leurs généraux, à la construction de colléges et d'églises magnifiques dont le luxe n'a point de bornes, et aussi au maniement des affaires politiques des nations. Les Solipses, considérant que l'antiquité d'existence est la chose la plus capable d'inspirer aux peuples de la vénération, se sont plu à entourer leur origine de fables prodigieuses qui les font remonter au temps de Pharaon pour le moins. Ils se reconnaissent, sous leur forme actuelle, dans les prophéties d'Isaïe, et voient, dans Ignace de Loyola, leur premier monarque et leur dernier législateur plutôt que leur fondateur proprement dit. Ils ont des mœurs particulières, sans compter qu'ils vivent apparemment avec une chasteté surprenante. Ils s'approuvent de toute chose les uns les autres aux yeux des étrangers, et ne s'entre-livrent jamais au public sur rien, tout en se déchirant à belles dents, par esprit d'intrigue, dans des délations et des correspondances secrètes avec leurs supérieurs et leur général; et s'il n'est point d'ordre où les divisions intestines soient plus fréquentes ni plus acharnées que le leur, parce qu'elles y sont entretenues à dessein comme d'excellens moyens de surveillance et d'empire pour l'autorité suprême, il n'en est point également où l'union extérieure soit plus serrée en face de l'ennemi commun. Leur premier besoin étant la domination, ils sont au guet des moindres nouveautés, des différentes directions que prend l'opinion des hommes, afin de s'y conformer d'abord pour s'en emparer et se les soumettre plus tard. De cette façon ils sont toujours de mode, rigides avec les gens austères, faciles avec les relâchés, fastueux dans leurs cérémonies pour attirer les regards d'une foule curieuse et sensuelle, amis des jeux, des chants, du théâtre, des arts, des lettres même, pourvu qu'ils les conduisent, ce qu'ils font avec plus d'esprit que de goût, et toujours en leur donnant de petites graces malicieuses et niaises qui rappellent le cloître au milieu du monde. Ce qu'ils ne peuvent souffrir, c'est qu'on s'occupe d'autres que d'eux, et pour éviter ce malheur, à leurs yeux le pire de tous, ils ont grand soin d'abaisser les réputations rivales et d'exalter les leurs, comme aussi d'écrire sur tous les sujets qui ont faveur, de manière à opposer, s'il se peut, poète à poète, romancier à romancier, historien à historien, savant à savant, et ainsi du reste. Ils ne doivent pas trop s'enorgueillir de leurs succès dans les missions qui furent principalement le fruit de leurs complaisances pour la nécessité. Ici nous arrêterons le censeur. Les complaisances dont il parle ont été reprochées aux jésuites avec une dureté qui peut passer pour de l'injustice. Sans doute ils étaient hardis d'encenser d'abord les idoles pour se ménager la facilité de les renverser ensuite; sans doute, des conversions obtenues par de tels moyens ne pouvaient guère s'appeler des conversions; mais il eût fait beau voir leurs accusateurs à leur place. Pourquoi demander l'impossible? N'en déplaise à ces gens qui, du sein des charmans loisirs de l'Europe, jugent si sévèrement des envoyés jetés sans armes, sans ressources et sans appuis aux extrémités de la terre, les conquêtes des missionnaires jésuites sont une haute merveille et le plus glorieux titre de leur société. Poursuivons encore: les Solipses, qui prêchent la paix en tous lieux, ont troublé les Etats par leurs guerres continuelles. Ils sont naturellement querelleurs et deviennent, parfois, dans la contradiction, d'une audace inconcevable. Lors de la mémorable affaire de la congrégation _de Auxiliis_, sous Clément VIII, où leur Molina fut condamné, ils n'ont pas craint de donner un fâcheux exemple en appelant au futur concile. Ils ont résisté, par insurrection, au pape Pie V et à saint Charles Borromée, qui les voulaient plier à la discipline des autres religieux, en les obligeant à chanter l'office au chœur. On sait leurs mésaventures à Venise et en Sicile. Ils en essuieront bien d'autres avant de se tenir pour battus. Leur dernière ressource, quand ils sont pressés, est de mentir, chose qu'ils font sans scrupule, n'ayant jamais d'obligations qu'envers leur général qui n'en a qu'envers lui-même en vue de ce qu'il appelle le _triomphe de la cause de Dieu_. Ils ont de tout temps visé à l'éducation de la jeunesse; c'était, avec la confession des princes, des grands et des riches, leur plus assuré moyen d'empire. Le dessein primitivement put être édifiant et le fut sans doute; mais il a bien changé depuis et s'est chargé d'étrange bagage dans l'exécution. 1° Ils favorisent la délation dans leurs colléges; 2° ils n'y développent les esprits qu'avec crainte, les tournant vers les disputes oiseuses et subtiles plutôt que vers la raison générale. Ils exercent leurs jeunes philosophes à construire des syllogismes sans fin sur des pointes d'aiguille, équivalant à savoir si le scarabée roule ses excrémens en cercle, si le rat de mer pisse dans les flots de peur du naufrage, les esprits sont renfermés dans les points mathématiques, si l'intelligence, nommée _barach_, a la vertu de digérer le fer, si les démons se plaisent au bruit du tambour et autres choses semblables, où les esprits ergoteurs ont beau jeu de soutenir le pour et le contre. Au début, ils se montrent d'une douceur et d'une insinuation toutes-puissantes pour attirer à eux les enfans des riches, et ne se font pas une affaire de les soustraire au besoin à leurs parens, en les faisant entrer dans leur ordre sous de faux-noms, ainsi qu'il advint, en 1567, du jeune René Airault, fils du lieutenant au présidial d'Angers: une fois qu'on leur appartient, la scène change, et ils font sentir le joug le plus dur comme le plus servile. Enfin ils sont curieux pis que des singes, et le _quid novi_ est leur mot plus que celui des Athéniens. Tel est l'abrégé des reproches contenus dans la _Monarchie des Solipses_. Restaut les a corroborés des deux requêtes qui furent adressées à Clément VIII par de vertueux jésuites pour obtenir la réforme de leur institut, et aussi d'un passage du Père Mariana où ces reproches sont en partie reproduits. Tout cela ne laisse pas de former un ensemble redoutable. Il est juste de rappeler ici que la satire ci-dessus fut vivement réfutée par le célèbre et fécond jésuite Théophile Raynaud, mort octogénaire en 1663, celui-là dont les œuvres ont été recueillies en 20 volumes in-folio, et qui fit un livre dans lequel il examine s'il est permis de prendre des lavemens de jus de viande (où la science va-t-elle se nicher?): mais, outre que l'esprit de corps a bien pu emporter, au delà de la vérité, ce savant, plus laborieux d'ailleurs que judicieux, il faut avouer que les réfutations des jésuites ont perdu quelque peu de leurs prix, depuis qu'on a su qu'en dépit de toute vérité les dénégations utiles ne leur coûtaient aucun effort de conscience. En effet, ces Pères n'ont jamais reculé, jamais ils n'ont avoué de torts, ni même de fautes; jamais ils ne sont demeurés court sur quoi que ce fût. Attaqués à tort par le raisonnement, la saine logique ne leur a pas manqué; à bon droit! la subtilité leur a servi. Aux faits controuvés, ils ont opposé l'évidence contraire; aux faits évidens, des assertions gratuites soutenue d'injures; et de cette façon, dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, protégés ou proscrits, constamment autour des princes, dont ils ont aussi souvent amené la ruine que partagé la puissance, d'accord ou en opposition avec le Saint Siège, tantôt avec des argumens, tantôt avec des démentis, ils ont toujours eu raison: c'est là peut-être un grand art, mais c'est un plus grand tort. On les a certainement beaucoup calomniés; mais la calomnie leur a toujours fait plus de bien que de mal, ainsi que l'observe Bayle, et c'est ce qu'ils ont paru sentir, puisque le public les a vus rechercher perpétuellement la dispute, persuadés qu'ils étaient justement que, pour ceux qui veulent régner dans l'estime du vulgaire, il n'y a de mortel que le silence et l'oubli. En résumé, il est inique de les flétrir en masse, après tant de grands et vertueux personnages qu'ils ont fournis[8]; il est puéril de les craindre en présence des lois et de la raison; il est odieux de les persécuter au nom de la liberté et de la tolérance; mais il convient de les bien connaître avant de s'y fier; car, loin de savoir toujours où ils vous mènent, ils ignorent souvent où ils vont. Considérés individuellement, ils méritent, pour la plupart, le respect, par leurs vertus et leurs talens; nous en sommes convaincus: pris collectivement, ils ont justement les vices des monarchies absolues et les dangers des sociétés secrètes. Or, quant aux premiers, c'est l'affaire de ces religieux de se constituer comme ils l'entendent; quant aux seconds, on ne saurait s'en garantir que par la publicité. Les sociétés secrètes, qui peuvent et doivent même être prohibées, ne sauraient être empêchées; mais elles ne prévaudront jamais sur les sociétés publiques, où chacun parle haut et agit à ciel ouvert. [8] Leurs saints, Ignace de Loyola, François-Xavier, François Borgia, furent des hommes sincères, charitables et zélés dans le vrai sens du christianisme; leurs pères, Salmeron et Lainez, se montrèrent, par l'éloquence et l'érudition, les principales lumières du concile de Trente. La France tire un juste orgueil de leurs pères Bourdaloue, Pétau, Bougeant, La Rue, Porée, Sanadon, Bouhours, et Jouvency même. Ce ne put être un simple effet de l'intrigue que le fait, qu'en 1556, à l'époque de la mort de leur fondateur, et 16 ans après leur fondation, ils comptaient déjà cent colléges. Ils débutèrent à Paris, au collége des Lombards. Bientôt le Cardinal Duprat leur donna dans la capitale, l'hôtel de Clermont, devenu, plus tard, leur collége de Louis le Grand, et en Auvergne, le collége de Billom. Ils tirèrent un grand appui du cardinal de Lorraine et des Guise; on sait le reste. On peut s'instruire à fond de beaucoup de choses capitales, touchant leur compagnie, dans la _Vie de l'admirable Inigo de Loyola_, par Rasiel de Selva (Charles Levier). Amsterdam, 1736, et Paris, 1738, 2 vol. in-12, dont Prosper Marchand a fait une critique aussi fort curieuse. Bayle dit que, de son temps, vingt auteurs avaient déjà écrit cette vie remarquable. Bayle se montre impartial avec les jésuites: il a bien raison de rappeler que le modèle des maximes intolérantes, fanatiques, attentatoires à l'autorité des princes comme à la sûreté des Etats, qu'on leur a tant reprochées, leur avait été fourni par plusieurs ordres religieux, leurs devanciers, et que ce ne furent pas eux qui établirent l'inquisition où sont résumées toutes ces maximes détestables; mais il est plus malin pour le christianisme que juste, quand il avance que les jésuites _n'ont fait que marcher de conséquence en conséquence_; car jamais l'équité ne trouvera que la persécution des opinions et des croyances soit la conséquence forcée de l'Évangile. AU NOM DU PÈRE ET DU FILS ET DU SAINCT-ESPRIT. PENSÉES DE MORIN, DÉDIÉES AU ROY. Naïve et simple déposition que Morin fait de ses pensées aux pieds de Dieu, les soubmettant au jugement de son Église très saincte, à laquelle il proteste tout respect et obéissance, auoüant que s'il y a du mal il est de luy, mais s'il y a du bien il est de Dieu, et lui en donne toute gloire, suppliant très humblement toutes personnes, de quelques conditions qu'elles soient, de le supporter un peu pour Dieu; à cause des vérités qu'il y a à dire, et pour lesquelles il encoureroit la condamnation de Dieu s'il se taisoit. «Rien n'est couuert qui ne se descouure, et rien n'est secret qui ne se conoisse; ce que je vous ay dit en ténèbres dites le en lumière.» (1 vol. pet. in-8 de 175 pages, y compris les cantiques et quatrains, avec approbation.) _Très rare._ M.DC.XLVII. (1647-62.) Voilà bien nos fous d'orgueil qui ne manquent jamais de s'incliner modestement devant la majesté divine, en produisant leurs chimères, de se frapper la poitrine dans leurs accès d'humilité factice, en disant: _Non nobis, domine, non nobis, sed nomini tuo da gloriam!_ Comme Michel Montaigne rapporte que fit un certain avocat gascon, en allant pisser, au sortir de sa plaidoierie; ou bien encore de s'écrier: «Peuples! faites silence; je vais délirer en beau langage, au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit!» Pauvre Simon Morin, vous fûtes brûlé vif, en 1663, pour cette saillie superbe, et votre _pacifique_ disciple François d'Avenne pensa l'être à son tour: que n'êtes-vous venus deux cents ans plus tard, l'un et l'autre, vous en eussiez été quittes à meilleur compte! Or, les biographes nous apprennent que Simon Morin était un commis de l'extraordinaire des guerres, né près d'Aumale, vers 1623, lequel, s'étant infatué des idées d'une secte d'illuminés répandue en Picardie par le curé de Saint-George-de-Roye, Pierre Guérin, devint lui-même visionnaire et chef de secte, eut de nombreux partisans, surtout parmi les femmes, entre autres la demoiselle Malherbe, et finit, après avoir été mis à la Bastille en 1644, après en être sorti sur rétraction, s'y être fait remettre, s'être rétracté encore, et ainsi de suite jusqu'à quatre fois, par se faire condamner au feu pour avoir prédit à Desmarets de Saint-Sorlin que le roi mourrait s'il ne confessait que lui Morin était le fils de l'homme; arrêt qui fut exécuté. A ce propos, nous observerons que la quantité de gens qui, depuis notre ère, se sont donnés pour fils de l'homme est prodigieuse. Simon Morin soutenait, entre beaucoup d'autres folies, que les crimes n'effaçaient point la grâce, que les péchés, au contraire, entretenaient le feu sacré (religion commode et qui ne devait pas chômer de vestales); il disait encore qu'il y avait trois règnes: celui de Dieu le Père, qui est le règne de la loi et avait fini à l'incarnation de son fils; celui du Fils, qui est le règne de la grâce et s'arrête en 1650; enfin celui du Saint-Esprit, qui est le règne de la gloire ou de Simon Morin, dans lequel Dieu gouverne les ames par des voies et des conduites intérieures, sans qu'il soit besoin du ministère des prêtres ou des pasteurs. Toute la suite de ces idées bizarres et hétérodoxes est fort nettement exposée dans le factum qui fut dressé, en mars 1662, contre le malheureux et ses complices pour le procureur au Châtelet accusateur. Ce factum, auquel ont été réunies les différentes déclarations en désaveu des sieur Morin et demoiselle Malherbe, l'arrêt du parlement rendu contre ledit Morin, le 13 mars 1663, et le procès-verbal d'exécution, en place de Grève, le 14 mars, même année, forment un petit volume au moins aussi rare que celui des pensées et quatrains, ne fût-il même que de la réimpression in-8°, faite vers 1740. Les pensées sont précédées d'oraisons et de dédicaces au Saint-Esprit, au Sauveur du monde, à la royne des cieux, au roy, à la royne et à nos seigneurs de son conseil, au chrétien lecteur, aux faux-frères fourrés en l'Église romaine, enfin à tout le monde. Ensuite vient une longue confession de l'auteur dans laquelle il se donne maints mea culpa pour avoir tant tardé, par il ne sait quel respect humain, à communiquer les vérités qu'il savait. C'est là, selon lui, son grand péché. Il en a bien commis quelques autres; mais il les tait de peur de blesser les oreilles chastes. Il eût bien pu se confesser d'un grand défaut, celui d'être absolument inintelligible les trois quarts du temps. Certainement, le danger qu'on crut voir dans sa doctrine tenait à ses communications orales plutôt qu'à ses écrits. Qui pouvait être séduit, sans excepter mademoiselle Malherbe, par des pensées telles que la suivante, pensée finale qu'il propose comme devant dominer toutes les autres, et sans laquelle il n'admet aucune perfection possible? «Comme nul ne sçait s'il est digne d'amour ou de haine, chacun se doit bien humilier et estre reconnoissant de son néant, parce que quoique un chacun connoisse s'il aime Dieu, s'il le connoit, s'il est riche, s'il est puissant, ignorant toutefois s'il est digne de son amour, de sa connoissance, des richesses et du pouvoir qu'il lui a communiqués, iceluy doit aymer Dieu comme ne l'aymant point de soi-mesme, le connoistre comme s'il ne le connoissoit pas, et sans s'en glorifier, etc.» Madame Guyon est un centre de lumière au prix de Simon Morin. Les cantiques et quatrains ne sont pas moins que les pensées plus dignes de pitié que de fureur. Voici le début de celui qui est adressé à la Vierge sur l'air: _Chère Philis, prête l'oreille pour écouter mon amoureux discours!_ Que vostre amour, grande princesse! Soit pour jamais l'objet de mes amours; Et que je bénisse sans cesse Vostre fils Jésus pour toujours! etc. Celui où Jésus parle n'est pas moins simple: Je suis celuy qui s'est fait homme Pour souffrir mort et passion, Prenant de tous compassion, Perdus pour une pomme, etc. Brûlez donc un pauvre homme pour de telles choses! cela serait inexplicable, même de la part des gens qui brûlent les hérétiques, s'il n'y avait pas eu d'autres sujets de griefs. Mais cet homme avait la manie des disciples, hommes et femmes; il en avait, il les assemblait, les endoctrinait, leur tournait la cervelle. En le suivant, on faisait rumeur, on n'allait plus à l'église, on se rebellait contre l'autorité; Simon Morin fut brûlé! il mourut très repentant et ne cessa de crier jusqu'à la fin, au milieu des flammes, dit le procès-verbal, «_Jesus, Maria!... Mon Dieu! ayez pitié de moi!_» LES PIEUSES RECREATIONS DU R. P. ANGELIN GAZÉE, DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS. Œuvre remply de sainctes joyeusetez et divertissemens pour les ames dévotes, mis en françois par le sieur Remy. A Rouen, chez la veuve du Bosc, dans la cour du Palais. (1 vol. pet. in-12 de 309 pages, plus 6 feuillets préliminaires, ouvrage peu commun.) M.DC.XLVII. (1647.) Les _Pieuses Recreations_ du Père Gazée, aussi bien que la _Pieuse Allouette_ avec son tire-lire, du Père la Chaussée, et tant d'autres poésies latines d'un ascétisme ridicule, sont encore une preuve de la manie qu'a la société de Jésus de mener les hommes avec la bonbonnière d'une main, et la poignée de verges de l'autre. Rien, chez elle, ne peut tarir la source de ces petits moyens, de ces petits prestiges. De nos jours même, nous l'avons vue opérer en public avec sa troupe de masques au grand complet; et cent fois on lui dirait que le temps des pieuses fraudes est passé, qu'on lui demande des Bourdaloue, des Porée, des La Rue, et non plus des pantalons ni des arlequins, que cent fois elle reviendrait planter ses tréteaux, son sac plein de joyeusetés pareilles. Le mal ne serait pas grand s'il n'avait pour effet que de nous rendre tous, ou pour la plupart, doux, simples, crédules et dociles comme les imberbes du Paraguay; mais quand, pour un esprit qu'il subjugue, on en voit mille qu'il soulève avec fureur; quand il ébranle jusqu'aux fondemens de l'ordre social; quand il suscite le monde contre le génie tutélaire du christianisme, et qu'il brise les sceptres dans les mains les plus vénérables, il légitime alors un peu d'humeur chez les gens de bien. Mais conservons nos regrets, déposons la rancune et revenons au père Gazée. Son traducteur Abraham Remy, dont le véritable nom est _Ravaud_, professeur d'éloquence au collége royal, mort en 1646, n'a pas reproduit dans leur entier, les _pia hilaria claris iambis expressa_; l'ouvrage latin renferme deux parties, imprimées pour la première fois, l'une à Reims, en 1618, l'autre à Lille, en 1638; mais nous en avons assez comme cela. Le recueil de Remy contient quarante-quatre historiettes édifiantes, tirées d'auteurs et de collections diverses, dont, chose étrange, plusieurs sont graves et respectables. Tantôt c'est une cigale qui chante les louanges de Dieu sur les doigts de saint François d'Assise, tantôt c'est saint Jean l'évangéliste qui s'esjouit et s'inspire avec une perdrix privée, et ceci est pris dans Cassian. Ici c'est le diable changé en singe, contraint, par saint Dominique, de servir de chandelier et de porter la chandelle. Là c'est le diable encore que saint Dunstan saisit par le nez avec des tenailles. Une autre fois le diable persuade à Luther de quitter la messe, et ceci est tiré du livre de Luther, _de Missâ_. De petits diablotins se jouent sur la robe d'une femme ambitieuse et remplie de vanité (voyez _César_, liv. 5, chap. 7). L'abbé Isaac trompe pieusement les larrons et les passans (voyez les _Dialogues_ de saint Grégoire le Grand, chap. 14, liv. III). Saint Maclou célèbre la messe sur le dos d'une baleine; frère Adolphe épanche une potée de lait sur sa tête (voyez Bellarmin, de la _Translation de l'Empire romain_, chap. 2). L'ermite Moïse d'Ethiopie lie quatre larrons et les porte sur son crâne (voyez Sozomène, liv. VI, chap. 29). Un ministre calviniste est forcé par un portier dévot de se fouetter lui-même jusque _ad vitulos_, pour lui avoir dérobé un oiseau (voyez Gretsere, dans son poème d'_Agonist_). Un corbeau excommunié pour un larcin devient sec et aride (voyez le livre des _Hommes illustres de Cîteaux_). Merveilleux accident d'une chèvre qui met ses cornes dans le gosier d'un loup qui la voulait dévorer, et tous deux se trouvent miraculeusement transportés sur le dos d'un cheval (voyez le _Rapport d'un honnête homme_). Au milieu de ces folies niaises, nous remarquons l'histoire intéressante de Jean Conaxa, qui servit de type à une comédie de ce nom agréablement versifiée par un jésuite du siècle dernier, et, depuis, à la pièce des deux gendres d'un auteur moderne célèbre, lequel eut à soutenir devant le public, à ce sujet, un procès curieux: cette histoire est prise _ex collect. specul._ Quant au style et aux pensées de ces récits presque toujours plats, ils répondent au fond. Nous n'en fournirons, pour témoignages, que les deux passages suivans. L'un est le début de l'anecdote de saint Dunstan. «Sainct Dunstan (belle pierre précieuse d'Angleterre) ayant mesprisé les visqueuses et gluantes apparences des richesses et de l'honneur, et ne faisant non plus d'estime de ces bombances de la vanité que d'une noix pourrie, quitta volontairement la court des roys, vray piége et bourbier de la vie humaine, etc.» Ici l'on se demande pourquoi les jésuites, s'ils y voyaient si clair, ont de tout temps fait de si grands frais pour s'asseoir dans ce bourbier. L'autre passage est extrait du chapitre sur l'honneur faux et l'honneur véritable. «Ceux qui, loin de la court, vivent doucement en leur famille sont plus sages. Ils ont pour portier la sueur, pour secrétaire le travail et la prudence pour conseiller, etc.» Payez donc ces belles choses 10 fr.! voilà pourtant ce que nous avons fait et que nous confessons sans honte ni scrupule! LE POLITIQUE DU TEMPS, Traitant de la puissance, authorité et du devoir des princes; des diuers gouvernemens; jusques où l'on doit supporter les tyrans, et si, en une oppression extrême, il est loisible aux subjects de prendre les armes pour défendre leur vie et leur liberté; quand, comment et par quel moyen cela se doit et peut faire. Imprimé à la Haye. (1 vol. pet. in-12 de 250 pages, rare de cette édition originale.) M.DC.L. (1650.) Ce dialogue passe pour être de François Davesnes ou d'Avenne, disciple fanatique, surnommé faussement le pacifique, de l'intrépide et malheureux insensé, Simon Morin, lequel fut brûlé vif, à Paris, en 1663, pour avoir prêché publiquement que J.-C. s'était incorporé à lui. Davesnes, frondeur déterminé, paya moins cher son goût pour la politique et les libelles que son patron, le sien pour les rêves théologiques. Mis en prison en 1651, il en sortit l'année d'après, et mourut oublié en 1662. Son _Politique du temps_ rappelle, sans être aussi violent, le fameux traité attribué à William Allen: que tuer un tyran _titulo vel exercitio_ n'est pas un meurtre. Il est dédié à l'un de ses neveux, avocat au parlement. L'auteur se propose, dans ce dialogue, entre deux personnages allégoriques, _Archon_ et _Politie_, de rabattre à la fois la licence des peuples qui se refusent à toute discipline, et la superbe tyrannie des princes qui ne souffrent aucun contrôle à leurs volontés, justes ou non. Le dessein est sage: examinons-en l'exécution. Le lecteur devine qu'_Archon_ figure le pouvoir, et _Politie_, sa sœur, l'ordre public. C'est donc _Politie_ ou la fronde qui tient le dé et régente _Archon_ ou la cour, que Mazarin venait de quitter en se retirant à Cologne, d'où il revint bientôt après, le grand orage étant passé pour lui et s'étant tourné contre le prince de Condé. Politie établit que le pouvoir doit être fondé sur la justice; Archon en convient: on est toujours d'accord sur les généralités. Archon demande, à son tour, que les sujets obéissent aux magistrats et aux puissances. Point de difficulté là dessus. L'éloge d'une sage monarchie passe aussi, sans débat, sous l'autorité de l'Écriture sainte, de Cicéron, d'Aristote, de Xénophon, etc. Politie concède encore que la monarchie héréditaire est plus durable et moins agitée que l'élective; mais elle ne veut pas toutefois que les princes oublient qu'ils tiennent leur puissance du consentement des peuples, et que les peuples les peuvent démettre, s'ils ne s'acquittent pas de leur devoir. Ici commence la dissidence. Définition judicieuse du roi et du tyran. A ce compte, dit Archon, les juifs devaient donc déposer David, car il commit des actes de tyrannie.--David se repentit et paya l'aire et les bœufs d'Arenna qu'il avait usurpés.--Ainsi vous limitez l'autorité des princes!--Oui, je veux qu'ils soient sujets de la loi. _Le prince est une loy parlante et la loy est un prince muet._--Cependant J.-C. interdit à Pierre de le défendre par l'épée contre l'iniquité violente.--J.-C. parlait alors comme particulier. La répression n'appartient qu'aux magistrats et à la communauté.--Mais il y a un axiome dans les pandectes qui dit que le prince, auteur de la loi, ne saurait être sous la loi.--La loi divine et l'équité sont au dessus des pandectes. _La loi ne saurait être une toile d'araignée au travers de laquelle les gros passent et les petits demeurent._--J'aurais plutôt pensé que la justice dérivait du commandement (a jubendo).--Vous avez fort mal pensé; elle dérive d'un pacte réciproque.--Mais qui forcera le prince à exécuter le pacte?--Le magistrat et le droit naturel.--Expliquez-moi un peu ces mots, s'il vous plaît.--Définition connue du droit naturel, du droit civil et du droit des gens, d'où Politie conclut que le droit civil et le droit des gens sont soumis au droit naturel. Développemens à ce sujet, qui mettent la vie et les propriétés des hommes hors de la main des princes, en vertu du droit naturel, suivant de certaines formes réglées par le droit civil, qui, pour émaner de ces princes, ne peuvent jamais prescrire contre les principes du droit naturel.--Voilà qui va contrarier beaucoup de rois qui estiment les biens et les personnes de leurs sujets être domaine royal. Mais expliquez-moi, chère sœur, comment, d'après vos principes, la servitude des esclaves peut être légitime?--Le droit civil qui permettait les esclaves était barbare; mais il ne laissait pas de stipuler, en faveur des esclaves, des conditions qui rentraient dans le droit naturel.--Et si les sujets embrassent des erreurs contraires à la loi de Dieu, défendez-vous aux princes de les poursuivre par le fer et la flamme?--Oui, sans doute. On ne doit employer contre l'erreur que l'ascendant de la vérité.--Mais Dieu réprouve la sédition.--Appellerez-vous séditieux des sujets qui résisteront au prince quand ce dernier leur commandera de renier Dieu?--J'admets que le prince est imprudent qui, pour ne vouloir rien céder, met aux peuples les armes à la main: cependant quel ordre existera dans un État s'il ne peut réprimer ses sujets armés contre lui?--L'ordre subsistera ou se rétablira quand le prince et les sujets respecteront le pacte réciproque.--Mais J.-C. veut, de quiconque reçoit un soufflet, qu'il tende l'autre joue.--Vous confondez encore ici la vengeance particulière, laquelle est défendue, avec la légitime résistance, laquelle est permise. Les Israélites ne se révoltèrent-ils pas contre Pharaon, sous la conduite de Moïse? et le grand prêtre Joïada n'a t-il pas occis la reine Athalie? Le sénat, dans l'an 641, ne condamna-t-il pas l'impératrice Martine à avoir la langue coupée pour avoir empoisonné Constantin, fils d'Héraclius, son premier mari? Suite d'exemples puisés dans notre histoire.--D'après cela, ma sœur, je ne comprends pas comment les sujets ont laissé monter la puissance des rois si haut qu'elle est.--C'est que les peuples sont aisés à piper; mais à l'extrême nécessité, ils se ressentent. Ici la discussion tombe sur les protestans, et Politie blâme amèrement les moyens violens employés pour les réprimer. Elle se montre même assez ouvertement calviniste, en ce qu'elle reproche au pape de n'avoir pas soumis la décision des points controversés au concile.--Du moins, accordez-moi, reprend Archon, qu'il ne faut prendre les armes que tard, et pour sa défense extrême.--C'est selon, répond Politie, c'est selon qu'il sera expédient. J'ay en horreur les maux qui règnent sur la terre; Mais j'ose maintenir que nous estant piquez, Plusieurs fois par la paix et par guerre eschappez, Pour establir la paix il faut faire la guerre. --Mais vous conviendrez qu'il faut redouter les brusques changemens dans un État.--J'en conviendrai de tout mon cœur.--Vous n'approuvez donc pas ce que dit Cicéron au troisième livre de ses _Offices_, qu'il est loisible à qui que ce soit de tuer un tyran?--Encore qu'il soit parfois permis de le faire, ainsi qu'il appert de l'exemple de Dieu, qui le permit souvent à son peuple, je ne le conseillerais pas, vu la méchanceté des hommes.--Mais qui apprendra aux sujets quand ils doivent se résigner, et quand se rebeller?--Au temps des révélations, c'est Dieu lui-même; aujourd'hui c'est la conscience dégagée de corruption et de pusillanimité.--Comment reconnaître les lois qu'on doit suivre et celles qu'on doit rejeter?--Je vous le dis encore, par les lumières de la conscience et de l'équité naturelle. Ainsi Dieu ne veut point qu'on paillarde; si donc vient une loi qui force à marcher en public, sans vêtemens, vous rejetterez cette loi.--Ma sœur, vous m'ouvrez l'entendement.--Mon frère, j'en suis contente. Archon, bien instruit et bien converti, termine l'entretien par un discours éloquent, plein de choses hardies contre les abus de la royauté et du pontificat, et fait serment de n'user du pouvoir que dans l'intérêt des hommes en vue de Dieu. Certainement ce n'est pas là une œuvre vulgaire. Contre l'ordinaire des dialogues, la marche de l'argumentation est pressante; les objections ne sont pas dissimulées; on n'y voit point, sous le nom d'un des interlocuteurs, l'auteur parler à son écho. Archon et Politie disent l'un et l'autre ce qu'ils doivent dire. Aussi, bien des gens trouvent-ils que la question est indécise; pour nous, elle ne l'est pas. Nous pensons qu'il n'est si petit tyran dont, par droit, les peuples ne puissent s'affranchir; ni si grand, à peu d'exceptions près, que, par intérêt, ils ne doivent supporter; car l'homme, en secouant le joug des passions d'autrui, risque toujours de devenir esclave des siennes, les pires de toutes pour son honneur et son repos. LES NOUVEAUX ORACLES DIVERTISSANS, Où les curieux trouveront la réponce agréable des demandes les plus divertissantes pour se resjouir dans les compagnies, augmentées de plusieurs nouuelles questions, avec un Traité de la Physionomie, recueilly des plus graves auteurs de ce siècle. Ensemble, l'Explication des Songes et Visions nocturnes (traduit de l'espagnol, pour le premier Traité, et compilé, pour les deux autres, par le sieur Wulson de la Colombière, qui a mis le tout dans un meilleur ordre). A Paris, chez Gabriel Quinet, dans la grand'salle du Palais, et se vendent à Brusselles, chez Louis de Waine, à la rue de Sainte-Catherine. (1 vol. in-12 de 332 pages, en trois paginations, plus 7 feuillets préliminaires, et un frontispice représentant la roue de Fortune, avec des personnages assemblés pour le jeu. Sans date, mais de 1652 à 1677.) (1652-77.) Le premier traité des _Oracles_ contient 71 questions, généralement divertissantes, avec la manière d'y trouver les réponses, qui sont rangées par groupes de seize, sous l'invocation de Cérès, le Taureau, la Vierge, les Gémeaux, Mercure, Vénus, les Balances, le Scorpion, le Sagittaire, le Capricorne, le Verseur d'eau, Diane, Saturne, les Poissons, Bellone, Pirame, Jupiter, Orphée, la Lune, le Soleil, Ulysse, le Bélier, le Cancer, le Lion, Achille, la Fortune, Bradamante, l'Hyménée, Ménélas, Mars, Pomone, Minerve, Midas, Alexandre, Énée, Merlin, Oreste, Bacchus, Argus, Balde, Montan, Constance, Jason, Roger, Acate, Avicenne, Astolphe, Thyeste, Roland, Amaryllis, Amide, Renaud, Erminie, Angélique, Corisque, Olympie, Rodomont, Didon, Vulcan, Œdipe, Ariadne, Philis, Birène, la Force, la Tempérance, l'Envie, Amaranthe et Marfise. L'auteur prévient à la fin que ses réponses ne sont pas articles de foi. S'il eût adressé cet avis à Fontenelle, l'historien des _Oracles_ lui eût répondu: «Vous êtes trop modeste.» Le second traité _de la Physionomie_ est plus curieux que le précédent et moins cabalistique; souvent même il s'élève jusqu'au ton de la philosophie. Nous y voyons d'abord des observations ingénieuses sur les variétés que les climats apportent dans la nature et dans la constitution des hommes; comme, par exemple, que les habitans du sud, étant plus desséchés que ceux du nord, sont plus cruels, plus contemplatifs et moins propres à l'action que ces derniers. Suivent des recherches sur l'humeur des différens peuples de l'Europe, où leurs divers caractères sont finement appréciés; du moins, devons-nous le croire, puisque notre part y est très belle. Puis viennent les différens âges décrits avec exactitude. Le chapitre des femmes est sévère; l'auteur qui leur accorde, avec raison, le grand mérite de la piété cite en compensation le quatrain suivant, que nous traduisons ainsi: Quid levius plumâ? flamen: Quid flamine? ventus: Quid vento? mulier: Quid muliere? nihil. S'il fallait en étagères Ranger les choses légères, Je dirais, sachez-le bien! Plume, air, vent, femme, et puis rien. Ne peut-on pas ajouter ici deux remarques? la première, que les femmes sont moins légères en France qu'ailleurs; la seconde, qu'elles y sont communément moins légères que nous; si cela est accordé, nous essaierons d'en donner pour raison qu'elles y ont plus d'esprit qu'ailleurs, et qu'elles y sont plus heureuses que les hommes; mais revenons à Wulson de la Colombière. En parlant des _différentes humeurs_, il trouve que les mélancoliques sont noirs, froids, secs, peu velus et gros mangeurs; que les flegmatiques sont blancs, velus, boivent et mangent peu; que les gens colères sont maigres et de couleur citrique; que les courageux sont rouges et sanguins, etc., etc. Les paroles sont un thème important d'observation. Ainsi, les grands parleurs ont peu de sens et peu de grands vices; les taciturnes en général, mais non universellement, offrent un modèle opposé. Etudiez la lenteur et la volubilité des paroles; c'est un signe notable; voyez si les gens aiment à railler; c'est une marque d'orgueil et d'envie. Signes particuliers tirés des cheveux, du front (défiez-vous des fronts unis); des sourcils, des paupières, des yeux (les yeux grands et les longs sourcils marquent brièveté de la vie); de la face (la face charnue montre le mensonge, et la grêle, la prudence); du nez (les nez camus sont paillards); des oreilles (les grandes signifient la colère); des lèvres (les grosses dénotent stupidité, Mars est leur planète); des jambes (les minces témoignent l'ignorance, et les grosses l'audace); des mains (les courtes, avec des doigts forts, sont un bon signe); etc., etc. Signes du juste, du méchant, du prudent, de l'idiot, etc., etc.; mais il est temps de nous arrêter, la foi finirait par nous gagner. Le troisième traité, _des Songes_, est une des moins sottes onirocrities que nous connaissions; l'avant-propos mérite d'être lu. L'auteur y distingue cinq espèces de songes, savoir: _le Songe_, proprement dit, qui offre un sens caché sous des formes allégoriques; _la Vision_, ou représentation fidèle de ce que nous verrions si nous venions à nous éveiller; l'_Oracle_, qui est une révélation émanée de Dieu même; _la Rêverie_, qui nous fait posséder illusoirement dans le sommeil ce que nous avons désiré en veillant: ........Mens humana quod optat Dum vigilat sperans, per somnum cernit idipsum; et enfin l'_Apparition_, ou la présence des fantômes pendant la nuit. Pour qu'un songe ait de la consistance et soit digne d'interprétation, il faut qu'il se forme après minuit, ou au petit jour, à l'heure où la digestion est finie. Suivent plusieurs exemples des cinq espèces de songes puisés dans l'histoire tant sacrée que profane; après quoi l'onoricrite range son explication des songes sous les lettres A. B. C. D. E. F. G. (H. I. K. n'ont rien); L. M. N. O. P. (Q. n'a rien); R. S. T. V. (X. Y. Z. n'ont rien). Ainsi _arbre_ (monter sur un) signifie honneur à venir. _Avoir des verges_ signifie joie. _Baiser quelque vivant_ signifie dommage. _Baiser un mort_ signifie longue vie. _Manger charogne_ veut dire tristesse, etc., etc. Consultez Mathieu Lansberg pour le reste, à défaut de Wulson de la Colombière, qui est plus complet toutefois et entend mieux raison. Ce livre n'est rien moins que commun. LA DÉVOTION AISÉE, Par le P. Le Moine, de la compagnie de Jésus (1 vol. pet. in-12 de 198 pages, plus 19 feuillets préliminaires.) Deuxième édition. A Paris, chez Jacques Courtin, en la grand'salle du Palais, au cinquième pilier, à l'Escu de France, avec cette épigraphe: «_Jugum meum suave est, et onus meum leve._» M.DC.LXVIII. (1652-68.) Il ne faut pas ranger le jésuite Pierre Le Moine, né à Chaumont en 1602, mort à Paris en 1671, parmi les esprits vulgaires, quoiqu'il ait bien du faux goût, car il avait aussi beaucoup d'imagination et de génie. Son petit livre, intitulé _la Galerie des femmes fortes_, se lit encore avec plaisir; quant à son grand poème de _Saint Louis_, s'il est vieux dans son ensemble, on doit se rappeler qu'il renferme de très beaux vers, nombre de pensées élevées, et que Boileau, s'excusant de n'en avoir point parlé, s'exprimait ainsi: «_Il est trop fou pour en dire du bien, et trop poétique pour en dire du mal_.» Le P. Le Moine dédie _sa Dévotion aisée_ à la duchesse de Montmorency, née princesse de Condé, veuve du maréchal décapité à Toulouse, et les éloges outrés qu'il lui donne passent à la faveur de la fin tragique de son époux qu'ils rappellent noblement; l'auteur nous assure d'ailleurs que son ouvrage est le résumé des conversations spirituelles qu'il avait eues avec cette vertueuse dame. Cet ouvrage est divisé en trois livres composant, le premier, 7 chapitres, le second 14, et le troisième 12; division plus arbitraire et subtile que nécessaire et lumineuse. Au fond, c'est un traité de morale sans divisions réelles, où la marche de l'écrivain se réduit à procéder du général au particulier, à commencer par l'amour de Dieu pour finir par la forme des vêtemens et les moindres usages de la vie pratique. Une seule idée y domine tout et s'y reproduit de mille façons, dont plusieurs sont trop recherchées, savoir que la dévotion n'est pas d'un si rude accès qu'on le suppose; qu'à le bien prendre, elle cause moins de souffrances et de privations que ses contraires, tels que l'impiété, l'orgueil, l'ambition, l'avarice, la volupté, etc., etc.; que la mélancolie sombre de certains dévots et leur front sévère tiennent plutôt à leur tempérament qu'à la dévotion même; en un mot, que, tout compte régulièrement soldé, il en coûte plus, dès ce monde, pour cheminer vers l'enfer que vers le ciel: proposition qui était de nature à soulever le public janséniste, et qui le souleva en effet, ainsi qu'on peut le voir dans les 9e et 10e lettres provinciales. A vrai dire, le P. Le Moine est plus près de la vérité philosophique ici que le grand Pascal, et son tort ne gît que dans ses expressions. Avec plus de goût, de mesure, et moins de ces fleurs jésuitiques faites pour déparer les meilleurs systèmes, il eût donné moins de prise à la critique; cependant nous conviendrons qu'à force d'aplanir les voies de la vertu, il expose parfois l'athlète irréfléchi à dormir quand il lui faut combattre, ou à se présenter au combat sans armes défensives. Michel Montaigne avait soutenu la même thèse que le P. Le Moine, et l'agrément dont il sut la couvrir la fait goûter des mêmes esprits que le jésuite peut fort bien rebuter par ses faux ornemens; il y a pourtant d'excellens morceaux dans ce livre, écrit généralement avec une élégance ingénieuse, tel est le suivant: «Si le juge donne à saint Augustin le temps qu'il devrait donner à ses parties; si, au lieu de leur faire courte justice (l'auteur aurait dû dire _prompte justice_, et faire le sacrifice de l'antithèse), il s'amuse à faire de longues méditations; si, par une charité coupable et désordonnée, il fait des pauvres en allant visiter d'autres pauvres; ne pourrait-on pas dire qu'il fait fort mal de fort bonnes œuvres; qu'il corrompt le bien, et que ses vertus irrégulières lui seront reprochées? Conclusion, que chacun doit mesurer sa dévotion et la régler sur les devoirs de son état.» _La Dévotion aisée_ contient plus d'un passage de même valeur; aussi est-elle du petit nombre des écrits ascétiques du XVIIe siècle qu'on relit encore aujourd'hui. On en trouve une très bonne analyse, appuyée de citations, au tome 1er des Variétés sérieuses et amusantes de _Sablier_. L'EVANGILE NOUVEAU DU CARDINAL PALAVICIN, Révélé par luy dans son histoire du Concile de Trente; OU LES LUMIÈRES NOUVELLES POUR LE GOUVERNEMENT POLITIQUE DE L'ÉGLISE. Par l'abbé J. Le Noir, théologal de Seez. (_Elzevir._) Suivant la copie imprimée à Paris, chez Jean Martel. (1 vol. pet. in-12.) ↀ.ⅮC.LXXVI. (1652-76.) Le concile de Trente, qui a fixé la foi et la discipline chrétiennes dans les temps modernes, n'a point tranché les controverses, au contraire. Le seul récit des faits de cette mémorable assemblée, moins par lui-même (car ces faits ont été généralement racontés avec exactitude) que par les interprétations opposées auxquelles il a donné lieu, a servi de texte favori à deux systèmes différens, dont deux historiens justement célèbres, Frà Paolo Sarpi et le cardinal jésuite Sforza Palavicino, furent les habiles organes. Le premier de ces systèmes, dérivé fortuitement de la réforme, tendant à une sorte de république épiscopale par le retour aux anciennes formes des conciles, plut, dans le XVIIe siècle, aux partisans du jansénisme. Le second avant-coureur du fameux concordat de 1516 entre Léon X et François Ier, plus favorable à la suprématie pontificale, et, par suite, plus monarchique, eut, pour premiers soutiens, dans le clergé, la Compagnie de Jésus, et, dans le monde, ses nombreux prosélytes. L'abbé Le Noir, théologal de Seez, en 1652, suspecté de jansénisme, suivait la bannière de Sarpi. Aussi s'éleva-t-il, sans crainte ni mesure, contre l'histoire du concile de Trente, par le jésuite cardinal, et s'étant avisé, pour son malheur, de prendre le ton de l'ironie, en faisant parler son antagoniste, dans un prétendu Evangile, de façon à ruiner la morale du christianisme, comme si un tel langage eût été la conséquence naturelle des principes contenus dans l'histoire de Palavicino, le pauvre prêtre fut enfermé au château de Nantes où il mourut oublié, en 1692, à soixante-dix ans. Son pamphlet théologique, divisé d'abord en six chapitres, puis en articles, puis en paragraphes, outre qu'il n'est pas commun, n'est dépourvu ni d'esprit, ni de science, ni de sincérité, à beaucoup près. Nous venons de dire qu'il est constamment ironique; or, l'ironie ne pouvant que se reproduire et non s'analyser sans ennui pour le lecteur, l'extrait continu, que nous en donnerons, conservera ce ton; mais nous ne prenons point la responsabilité de cette forme maligne, et cela par respect pour la grave matière dont il s'agit, et nullement par peur d'être enfermé au château de Nantes. La bonne foi nous oblige, avant tout, de dire que ce pamphlet fut aussi méprisé des docteurs, notamment du savant Richard Simon, de l'Oratoire, que l'histoire du cardinal Palavicin en fut estimée. SOMMAIRE DE L'ÉVANGILE PALAVICIN. La politique, selon Aristote, est la suprême vertu morale, d'autant qu'elle a pour objet le bien public, d'où il suit que, comme le pire des maux est la corruption du bien, la fausse politique est la plus damnable chose qui soit au monde. Jésus-Christ étant venu sur la terre pour assurer la félicité du genre humain, non seulement dans l'autre vie, mais encore dans celle-ci, son gouvernement politique est nécessairement le meilleur de tous, et le concile de Trente étant l'expression fidèle de la politique de Jésus-Christ, le gouvernement qu'il établit est, de nécessité, le meilleur des établissemens politiques possibles. L'Eglise se doit considérer de deux façons, selon l'esprit et selon la chair, comme dit le R. P. Diégo Lainez, le second général de la Compagnie de Jésus. Selon l'esprit, l'Eglise est le temple de la charité; selon la chair, elle est la source de toute félicité temporelle. Or, la félicité temporelle, consistant dans les richesses, les honneurs et les plaisirs, il résulte, des prémisses posées, que l'Eglise doit se proposer ces trois fins temporelles aussi bien que les fins spirituelles, autrement réunir la sagesse des premiers sages du monde, tels qu'Aristote et Platon, à celle des apôtres. Si Jésus-Christ n'avait eu pour but que la félicité spirituelle, il n'y aurait pas de sûreté à consulter Aristote sur la contenance des établissemens politiques; mais nous venons de voir qu'il est proposé d'accorder les deux félicités, donc il a dû se rencontrer, pour ce qui regarde la temporelle, avec les premiers sages du monde en tête desquels s'est placé Aristote. Il n'est pas douteux que, si ces sages vivaient, ils se trouvassent d'accord avec la politique du christianisme. Luther a méprisé Aristote, et ce fut une des causes de son hérésie. Carlostat fit de même et eut même sort. Ces hérésiarques voulaient séparer les intérêts éternels des intérêts humains, pour que les puissances de la terre ne fussent point autorisées à poursuivre les hérésies. Par un motif contraire et infiniment sage, l'Église a réuni ces deux natures d'intérêts. Par l'Église, il faut entendre les habiles de l'Église; car il y a eu de très saints prélats et pontifes qui, pour n'avoir pas su, dans leur zèle indiscret, accommoder ensemble ces deux intérêts, ont été de très mauvais guides politiques. Le bon-homme Adrien VI, par exemple, voulut retrancher les revenus de la daterie, en haine de la simonie, en quoi il eut grand tort; et Chérégat, son nonce à la diète de Nuremberg, avec sa belle maxime qu'il ne faut pas permettre le mal afin qu'il en arrive du bien, n'eut pas un tort moindre. Il excluait ainsi toute tolérance nécessaire, comme celle des femmes de mauvaise vie, laquelle tolérance épargne de plus grands maux et rentre par là dans la politique bien entendue. Ce sont là des erreurs de zélés ignorans. La plus capitale de ces erreurs est que l'on doit vivre dans l'Église comme on doit vivre selon Dieu, tandis que l'Église doit conduire les hommes selon leur nature faible et corrompue, tout en leur enseignant la perfection. Autre erreur, que l'Eglise doit se gouverner selon les règles de l'antiquité, tandis qu'elle doit se gouverner selon le temps présent, c'est à dire par un seul chef et non plus par les conciles. La vérité est que ce qui est le meilleur à faire n'est pas toujours ce qui est le meilleur à ordonner. Dans le premier cas, on n'a en vue que le mieux absolu; dans le second, que le mieux relatif ou possible. Dans le premier cas, il n'y a rien de meilleur que la réunion des évêques; dans le second, il n'y a point de conjonctions d'astres dont les influences soient pires que la réunion des évêques. Dans le premier cas, la pauvreté est un bien dont le goût doit être inspiré; dans le second, c'est un mal qu'il faut fuir. Si les hommes voyaient l'Eglise pauvre, ils la mépriseraient; donc l'Eglise fait bien de s'enrichir. Si les hommes étaient condamnés par l'Eglise à une mortification perpétuelle, ils la détesteraient, donc l'Eglise doit se borner à leur ménager, dans la modération, des plaisirs plus délicats que ceux que l'idolâtrie leur présente. Si le pape ne pouvait dispenser des canons dans de certaines circonstances, il perdrait bientôt toute action sur le peuple et les grands; et le mal serait horrible, encore que l'exécution générale des canons soit une chose excellente: et voilà de ces distinctions que les conciles n'admettent point. _Il faut régler le droit sur le fait et non le fait sur le droit._ Le R. P. Diégo Lainez, au concile de Trente, répondit admirablement aux ambassadeurs de France qui redemandaient les élections, vu qu'elles étaient de pratique ancienne: «C'est précisément parce que c'était la pratique ancienne que je m'oppose à rétablir les élections; car si elles eussent continué d'être une bonne pratique, on ne les eût point abandonnées.» Rien ne se fait ni ne doit se faire aujourd'hui comme jadis. Jadis une simplicité modeste se faisait admirer dans la tenue des conciles; aujourd'hui la splendeur et le faste en sont une partie obligée. Quand Philippe II passa par Trente pour aller en Espagne, les légats et les pères du concile lui donnèrent des festins, des bals, des musiques et des spectacles ravissans où l'on représenta les enchantemens de l'Arioste; cependant Constantin, n'eut point de bals au concile de Nicée. «L'autorité des conciles généraux est de source divine: Eh bien! disait le R. P. Diégo Lainez, appelez des décisions du pape, aux conciles généraux, adieu l'unité de l'Eglise, et c'en est fait du christianisme.» Les évêques, pour la plupart, sont de pauvres prêtres qui ne savent pas le monde; la cour purpurale du souverain pontife le sait admirablement; donc elle doit gouverner. Toute assemblée veut réformer, et toute réformation détruit. Les communautés sont comme des enfans dont il faut faire le bien malgré eux. Par ces raisons, le cardinal Simonetta fit bien de répondre au pauvre évêque d'Aliste, qui voulut soutenir, à la seconde séance du concile de Trente, que les évêques étaient institués évêques par Jésus-Christ: «Vous êtes un insolent! laissez parler les autres.» La réformation adoptée par le concile de Trente est très modérée; néanmoins, si le pape la voulait observer, par exemple, en ce qui concerne la pluralité des bénéfices, les dispenses, etc., tout serait perdu. Ce que ce concile a fait de mieux a été de consacrer, au commencement et à la fin, l'autorité pontificale. A petit évêque petit pouvoir et petites affaires. Le gouvernement monarchique est le meilleur de tous; donc Jésus-Christ doit l'avoir institué dans son Eglise, donc il l'a fait. Aussi le pape est-il le vrai souverain du monde; son pouvoir n'a point de limite ni de raison autre que _tel est notre plaisir_. Encore qu'il ordonne des choses condamnables, s'il a tort de les ordonner, on a raison de lui obéir. Mais d'ailleurs il est peu à craindre que le pape abuse de sa puissance. Il est élu par un sénat d'hommes expérimentés et rivaux. Il est élu vieux et à l'abri des passions, dans un rang où les sentimens d'honneur humain se signalent d'ordinaire, et en présence d'une mort prochaine dont la vue favorise les remords. Enfin son propre intérêt lui commande la prudence. Il n'en est pas de même du Turc. C'est pourquoi il ne faut pas dire, de ce que le gouvernement de l'Eglise est monarchique absolu, qu'il est pareil à celui du Turc. Une capitale différence entre le pouvoir du pape et celui du Turc est que le pape n'est que dépositaire de sa puissance, tout extrême qu'elle est. Le pape est l'estomac du corps politique universel, et les fidèles en sont les membres. Quand tous les biens de la terre passeraient par les mains du pape pour être répartis entre les hommes suivant sa volonté, il n'en arriverait pas pis qu'au corps humain où tous les vivres qui l'alimentent passent par l'estomac. A plus forte raison, ne doit-on pas plaindre au pape les richesses immenses qui affluent, dans sa cour, de tous les points de l'univers chrétien. Le pape, comme saint Paul, se fait tout à tous pour les gagner tous. Ce sont ces richesses qui entretiennent l'émulation dans la grande famille du clergé, sans lesquelles l'Eglise serait bientôt déserte, et si le pape n'avait que Dieu pour lui, ce serait une grande pitié. Les zélés ignorans disent que Job, sur son fumier, se réjouissant de voir un jour Dieu, était plus heureux que tous les riches de la terre; ce sont là des rêveries. _Lasciamo i discorsi. Poniamo il negotio in praticca._ En fait, les annales, les dispenses, les indulgences, la pluralité des bénéfices, les priviléges des ordres religieux, l'inquisition, les missions et tant d'autres choses que les zélés ignorans ont considérées comme des abus, sont d'excellens moyens de politique auxquels l'Eglise doit sa force et sa durée. Il faut se méfier de la politique des évêques de France, de toutes la plus contraire à l'autorité pontificale. Des trente-quatre articles proposés, pour la réformation de l'Eglise, au concile de Trente, par les ambassadeurs de France, il n'en est pas un qui ne soit pernicieux à l'Eglise. En deux mots, la politique de l'Eglise doit être charnelle aussi bien que spirituelle, et toute cette politique se résout dans l'autorité du pape; et qui nie ces deux propositions est un insensé ou un séducteur, _è insano o è seduttore_. Tel est, en résumé, le pamphlet du pauvre abbé Le Noir. Il publia encore plusieurs écrits satiriques du même genre contre les évêques et l'assemblée du clergé de France; on en peut voir la nomenclature dans le dictionnaire curieux et rare qu'a donné M. Peignot sur les livres condamnés au feu ou supprimés[9]. [9] Paris, Renouard, 1806, 2 vol. in-8. RECUEIL DE POESIES CHRETIENNES; Par Jean des Marets de Saint-Sorlin. A la Sphère. (1 vol. in-12 contenant 180 pages, en trois paginations différentes qui répondent aux pièces suivantes: 1° le Combat spirituel, 48 pages, y compris la table et le titre; 2° Maximes chrétiennes, 60 pages; 3° les Sept Psaumes pénitentiaux, les Vêpres du dimanche, et les Sept Vertus chrétiennes, 72 pages.) ↀ.ⅮC.LXXX. (1654-1680.) M. Charles Nodier a traité doctement la partie bibliographique relative à ce recueil peu commun et très joliment imprimé. Le lecteur n'a donc rien de mieux à faire, sur ce point, que de recourir à l'article 20 des _Mélanges tirés d'une petite Bibliothèque_. C'est là qu'il verra que les caractères d'argent, d'une finesse précieuse, qui ont servi aux poésies de Desmarets, en 1654, et qui composaient le fonds de l'imprimerie du château de Richelieu, venaient du fonds de Jeannon, imprimeur des Huguenots, à Sedan. En quelles mains se trouvaient ces caractères, en 1680, époque de la présente réimpression et de l'adjonction au titre de la Sphère elzévirienne qui s'y voit? La question reste pendante même après les recherches du savant bibliographe: nous la croyons donc à peu près insoluble. Quant aux poésies sacrées de l'ami du cardinal de Richelieu, elles sont complètes ici, à la vie de Jésus-Christ près, laquelle se rencontre difficilement et presque toujours séparément. Quelques citations en feront connaître la nature et la forme. Le _Combat spirituel_ est composé de 31 chapitres en vers, dont le rhythme offre une succession insupportablement monotone de vers de six pieds, intercalés un à un. Chrestiens, si tu prétends atteindre au rang suprême, Des chers enfans de Christ, T'unir avec Dieu seul, et n'estre avec lui-même Qu'un seul et mesme esprit; ............................................... Médite sur la croix. Pense aux fouets dont partout sa chair fut écorchée, Aux crachats insolens; Et de quelle rigueur fut sa robe arrachée De ses membres sanglans, etc. Desmarets dépose ainsi son gros bagage de conseils, en 2,300 vers ou lignes rimées. La plupart de ces conseils sont édifians; néanmoins il en est qui nous ont semblé téméraires, entre autres les suivans pour engager les fidèles à braver l'occasion, afin de mieux exercer leur vertu: Mon fils, de tous combats n'évite pas les causes Pour gagner la vertu; Si tu veux, par exemple, endurer toutes choses, De rien n'estre abattu, Ne fuy pas, etc., etc. Contiens ton jugement, rends-le aveugle, inhabile, Autant que tu pourras; Pour bruit, pour nouveauté qui ne t'est point utile, N'arreste point tes pas, etc., etc. L'_Imitation de Jésus-Christ_ dit bien plus et bien mieux en moins de mots. Les 55 chapitres des maximes chrétiennes, contenant environ 2,000 vers de douze pieds, divisés en quatrains, sont plus utiles, plus variés, moins ascétiques et aussi moins soporifiques et mieux versifiés que ceux du combat spirituel: Un humble jardinier qui cultive ses herbes Vaut, en servant son Dieu, mille et mille fois mieux Qu'un sçavant philosophe aux démarches superbes, Qui, négligeant le ciel, sçait tout le cours des cieux. .................................................... Celui-là seul est grand, de qui l'humble sagesse A placé dans son cœur la grande charité; Celui-là seul est grand, qui dans soy se rabaisse, Et par qui, pour un rien, tout honneur est compté, etc. L'idée de mettre en vers les prières ordinaires, comme le _Pater noster_, le _Credo_, le _Kyrie eleison_, était une idée barbare dont Desmarets, moins que tout autre, devait sortir heureusement. Qui s'avisera jamais de dire? Nostre Père qui des hauts cieux Habites l'heureuse demeure, Que ton nom partout, à toute heure, Soit sanctifié dans ces lieux. Ou bien: Je croy d'un cœur obéissant En Dieu le Père tout-puissant, Qui fit le ciel, la terre et l'onde, etc. Ou bien: O Seigneur! tout-puissant et doux, O Jésus! prends pitié de nous! Pardonne, ô Christ! et nous accorde Ta grâce et ta misericorde! Écoute-nous! exauce-nous! O Jésus! tout-puissant et doux! Les _Sept Psaumes pénitentiaux_ sont un travestissement plus malheureux encore et plus désagréable au lecteur qui se rappelle la majesté de la poésie hébraïque. C'est à Racine, c'est à J.-B. Rousseau qu'il appartenait de traduire le _miserere_. Mais voyons comment le poète du grand cardinal s'est tiré du _Gloria Patri_: Gloire au Père adorable, Gloire au Fils Jésus-Christ, Et gloire au Saint-Esprit Egal et perdurable. Le poète n'a pas osé aborder le _sicut erat in principio_; il était pourtant là en beau chemin. Ce qui nous paraît meilleur dans son recueil, ce sont les sept vertus chrétiennes, savoir: la foi, l'espérance, la charité, l'humilité, l'obéissance, la patience et la mansuétude. Le début de l'espérance est surtout harmonieux et bien tourné: Je te salue, aurore, espérance du jour! Qui de l'astre brillant m'annonces le retour. Au dernier de mes jours sois plus brillante encore! Et d'un jour éternel sois l'agréable aurore! Que ta fraîcheur est douce, et que d'un vol charmant Tu chasses de la nuit les ombres doucement! Mais, avant que sur nous le grand flambeau s'allume, Laissons de ce lit mol la paresseuse plume; Allons goûter aux champs un plaisir innocent, Voir les astres mourans et le jour renaissant! etc. On donnerait de bon cœur tout le _Clovis_ de Desmarets pour cette seule pièce, et tout le reste de la pièce elle-même pour les trente premiers vers. DELPHI PHŒNICIZANTES, Sive Tractatus in quo Græcos, quicquid apud Delphos celebre erat (seu Pythonis et Apollinis historiam, seu pæanica certamina et præmia, seu priscam templi formam atque inscriptionem, seu tripodem, oraculum et spectes) è Josuæ historiâ, scriptisque sacris effinxisse rationibus haud inconcinnis ostenditur, et quam plurima quæ philologiæ studiosis apprime jucunda futura sunt, aliter ac vulgò solent, enarrantur. Appenditur diatriba de Noæ in Italiam adventu, ejusque nominibus ethnicis: necnon de origine druidum. His accessit oratiuncula pro philosophiâ liberandâ; authore Edmundo Dickinson, art. Magist. et Mertonensis collegii socio. (1 vol. pet. in-8, de 19 pages préliminaires, 142 pages, 6 feuillets d'un index rerum et verborum, 1 feuillet d'index arabicus, et 1 feuillet d'index hebraïcus pour l'ouvrage principal; plus de 40 pages et 5 feuillets postliminaires pour l'opuscule additionnel.) Oxoniæ, excudebat H. Hall, Academiæ typographus, impensis Ric. Davis. (Edition originale.) M.DC.LV. (1655.) Ceci est un jeu d'esprit philologique, une distraction nocturne des travaux sérieux de la journée, une œuvre _de hibou plutôt que de Minerve_, ainsi que nous l'annonce l'auteur dans sa dédicace à son confrère le docteur Jonathan Goddard, médecin d'Oxford; singulier amusement sans doute, et plus capable, à notre avis, d'endormir que de réveiller, malgré toute la science qu'il suppose! Si nous n'en rapportons point la certitude que la fable du serpent Python ou du géant Typhon est tirée de l'histoire de Josué (chose qui, par parenthèse, nous importe peu), du moins en retirerons-nous la preuve que ce n'est pas d'hier qu'on a essayé d'expliquer les traditions mythologiques par celles des livres sacrés des Juifs, et que Guérin du Rocher, dans son histoire véritable des temps fabuleux, n'est rien qu'un docte et paraphrasier copiste d'Edmond Dickinson et de bien d'autres. Cette fureur de trouver toutes les fables grecques dans la Bible a, du reste, son principe raisonnable, puisqu'il devient de plus en plus constant, à mesure qu'on avance dans la connaissance des révolutions du globe, 1° que l'espèce humaine actuelle ne remonte pas fort loin; 2° qu'elle a été comme anéantie à une époque reculée de ses annales, par l'effet d'un cataclysme naturel; 3° qu'elle s'est sauvée et reproduite en Orient, pour, de là, se répandre dans toutes les contrées de la terre; triple doctrine sur laquelle repose tout l'édifice biblique. Maintenant, notre globe a-t-il été habité primitivement par des races d'hommes différentes des nôtres? il semblerait qu'il en fût ainsi. Grotius voyait _les tritons_ dans le passage suivant de Job, 25, 6, traduit en ces mots par la Vulgate: «_Ecce gigantes gemunt sub aquis_.» Dickinson voyait Apollon dans Josué, et dans ce roi Ogus, que défait Josué, il voyait Python le serpent ou Typhon le géant (car, selon lui, Typhon n'est autre chose que l'anagramme de Python). «Vous riez, lecteur!» s'écrie notre médecin d'Oxford; «vous me rangez dans la classe de ceux qui métamorphosent Pythagore en grenouille; mais rira bien qui rira le dernier.» Et là dessus il entre en matière. D'abord Python, c'est Typhon, d'après l'anagramme, comme nous venons de le dire; puis Typhon en grec signifie _brûlé_, aussi bien qu'Oy ou Ogus en hébreu; or, les flèches d'Apollon sont les rayons du soleil qui percèrent, c'est à dire brûlèrent Typhon, c'est à dire Python; c'est à dire évidemment que, par un certain jour très chaud, Josué vainquit Ogus, roi des Baschans; cela est aussi vrai qu'il l'est que Noé vint en Italie, et que c'est le même que Janus. Après toutes ces belles choses, on n'est pas surpris qu'Edouard Dickinson, médecin anglais, né en 1624, mort en 1707, ait fini par s'absorber dans les chimères de la philosophie hermétique; mais on l'est des grands succès qu'il obtint, de l'envie qu'il excita par ses rêveries scientifiques, et du prix que coûte encore aujourd'hui son _Delphi Phœnicizantes_ de l'édition princeps de 1655. LA STIMMIMACHIE, OU LE GRAND COMBAT DES MÉDECINS MODERNES, TOUCHANT L'USAGE DE L'ANTIMOINE, Poème histori-comique, dédié à MM. les médecins de la Faculté de Paris, par le sieur C. C. (Carneau, Célestin). A Paris, chez Jean Paslé, au Palais, dans la gallerie des Prisonniers, à la Pomme d'or couronnée. Avec privilége du roy et approbation des docteurs en médecine. (Très rare de cette édition, in-8.) M.DC.LVI. (1656.) Les biographes nous apprennent qu'Étienne Carneau, né à Chartres, entra chez les célestins de Paris, près l'Arsenal, où il mourut le 17 septembre 1671; il avait du talent pour la poésie française et latine. On a de lui un poème français intitulé: l'_Œconomie du petit monde_ ou _les Merveilles de Dieu dans le corps humain_; un autre poème sur la Correction et la Grâce, lequel est demeuré manuscrit; enfin celui-ci, qui se trouve aussi dans les Muses illustres de Colletet. Carneau dédie sa Stimmimachie aux médecins, ce qui était d'autant plus convenable que la polémique dont l'antimoine ou le stimmi fut l'objet, lors de son apparition, fut très souvent soutenue en vers par les médecins eux-mêmes. A la suite de la dédicace, on lit une approbation authentique _de la plus grande et plus saine partie de la Faculté de Paris_, en faveur de l'antimoine, laquelle est datée du 26 mars 1652, et signée de 61 médecins dont les noms suivans font partie: Chartier, Guénaud, de Vailly, Akakia, Marès, Langlois, Pajot, le Gaigneur, Cousin, Petit, Renaudot, Mauvillain et Landrieux: on en pourrait citer davantage et de plus célèbres contre l'antimoine, tels que Guy-Patin, Duret, Falconnet et leurs émules. Ce poème, d'un seul chant, contient 1930 vers de huit syllabes; il est écrit en style burlesque; aussi reçut-il les hommages de Scarron, que l'auteur remercia dans un sonnet improvisé qui nous a paru bon, et que voici: Génie excellent du burlesque, Etonnement de nos esprits, Qu'Apollon a dépeint à fresque Dans le temple du dieu des Ris; Un pédant au style grotesque, M'ayant méchamment entrepris, Le courage me manquait presque Pour pousser plus loin mes écrits. Mais ta muse au besoin m'a servi de Minerve; Elle a fortifié ma languissante verve, Et m'a fait un rempart de son puissant aveu; N'ai-je donc pas trouvé même effet dans ta veine. Qu'en cette curieuse et célèbre fontaine Où les flambeaux éteints reprenaient nouveau feu? Pour donner tout d'abord l'idée de cette plaisanterie rimée, qui acheva de confondre les détracteurs de l'émétique, nous dirons avec Etienne Carneau: C'est un combat de médecins Dont les tambours sont des bassins; Les seringues y sont bombardes, Les bâtons de casse hallebardes, Les lunettes y sont poignards, Les feuilles de séné, pétards, etc., etc. On y voit retracée fidèlement, et dans l'ordre des faits, la lutte des médecins dans la grande affaire de l'antimoine, et de son insertion au _Codex_,--_dressé pour le bien du Podex_, par le docteur Saint-Jacques. Les premiers héros qui défendirent le docteur Saint-Jacques furent Chartier et Beys; ensuite accourut l'illustre Valot,--_Par qui l'antimoine épuré--Fut presque à la cour adoré_.--_Rainssant, Thévard, Marès, Guénaud,--Hureau, Mauvillain et de Bourges,--Que l'on faisait passer pour gourges_, se distinguèrent par l'heureux emploi qu'ils firent de ce médicament si cruellement calomnié. Carneau convient pourtant que l'antimoine a des dangers dans des mains maladroites, et qu'il faut un homme accompli--_Pour bien manier, sans scandale,--Son altesse antimoniale_; mais n'en peut-on pas dire autant de la plupart des substances pharmacopéennes? Le poète s'enflamme de fureur contre trois libelles célèbres où le stimmi fut attaqué sans mesure, savoir: le Pithægia, l'Antilogia et l'Alethophanes.--_O temps! ô mœurs! ô maîtres fourbes!--Crapauds vivant de sales bourbes!--L'antimoine avecques son vin--Vaincra toujours votre venin._--Le docteur Grévin nommément n'est pas épargné, comme aussi n'épargnait-il guère les partisans du stimmi. Le docteur et ses amis assuraient que le vin émétique était un poison mortel; là-dessus le moine Carneau égaie sa réponse par de petites histoires bouffonnement racontées: d'abord ce sont trois meuniers qui, ayant pénétré dans la pharmacie de l'Hôtel-Dieu et trouvé une bouteille de ce vin antimonial, l'avalèrent tout entière, pensant que ce fût liqueur fine, puis se remirent en route à cheval.--_Ce vin, pour faire son office,--Mit les meuniers en exercice,--Derrière Saint-André-des-Arcs;--ils gâtèrent pourpoints et chausses--D'assez désagréables sauces;--Rien de plus; ce vin furieux--Fit seulement trois cu-rieux--Et trois gorges dévergondées,--Par les émétiques ondées_; Puis un bon sommeil rétablit toutes choses, et jamais les meuniers ne se portèrent mieux. Autre exemple: une jolie petite fille de Bordeaux, appelée Marthe,--_Qui rime bien à fièvre quarte_,--adorée de son père, s'en allait mourant, depuis deux ans, d'une fièvre quartaine, ou quarte, selon le besoin de rimer; voilà qu'une charitable voisine lui administra du vin émétique à l'insu de ses parens; une explosion qu'on peut concevoir s'ensuivit, après quoi les lis et les roses reparurent avec la santé sur cette jeune tige flétrie. Troisième exemple: le frère de la présidente Pinon était tombé de fièvre en chaud-mal par l'effet de je ne sais combien de remèdes _galéniques_,--_Drogues tant sèches qu'infusées,--Qui font faire maintes fusées--Tant par le haut que par le bas,--Et l'avaient mis près du trépas,--Et sans chercher du mal la source,--N'avaient rien purgé que la bourse_. Sa sœur, la présidente, lui voyant déjà les dents serrées par la mort, lui fait avaler de force, en lui pressant le nez, du vin émétique, et, huit jours après, le moribond se met à table, où il mange et boit comme quatre. Que diront à cela les adversaires de l'antimoine?--_Qu'en dira le sieur Rataboye,--Ce cadet de l'aîné d'une oie?--Qu'en diront ces autres faquins,--Rapetisseurs de vieux bouquins?_ Vous faut-il une autre exemple, messieurs? la belle princesse de Guimené,--_Belle, dis-je et brave héroïne,--Qui paye d'esprit et de mine_,--va vous le fournir:--_Une excessive diarrhée,--Avec la fièvre conjurée,--La rendant sèche comme bois,--L'avait mise aux derniers abois_; ses domestiques s'avisent d'appeler M. Vautier, premier médecin du roi, grand donneur de vin émétique; Vautier arrive, donne ce vin merveilleux, et soudainement voilà un mésentère de princesse débarrassé, un pylore désopilé, la belle madame de Guimené guérie, et le poème du célestin Carneau terminé. Trente-cinq sonnets, madrigaux et autres pièces de vers, tant du poètes que de ses amis, soit en l'honneur de la Stimmimachie, soit en remercîmens de tous ces éloges, couronnent dignement l'ouvrage, qui, après tout, contribua sans doute moins au succès de l'antimoine que l'habile emploi qu'en fit Guénaud dans la maladie du roi. On se rappelle que Louis XIV, dans sa première campagne en Flandre, sous les auspices du vicomte de Turenne, pensa mourir à Dunkerque, et fut sauvé par l'émétique administré hardiment et à propos. Ce fut aussi plus tard, à l'heureuse épreuve faite courageusement par nos rois, que nous dûmes le triomphe de l'inoculation sur une cabale bien autrement puissante que celle antistimmique, formée qu'elle était d'une partie de la Faculté de médecine et de la Sorbonne réunies. L'histoire des hommes et des choses, en grand et en petit, ne présente qu'un long combat. En résumé, il est prudent de prendre ses réserves, avec Guy-Patin, contre l'usage de l'antimoine. L'ART POÉTIQUE; Par Guillaume Colletet. A Paris, chez Antoine de Sommaville. (1 vol. in-12, 2e édition.) M.DC.LVIII. (1658.) Cet ouvrage ne remplit qu'imparfaitement son titre; car cinq discours, dont un sur l'épigramme, un sur le sonnet, un sur le poème bucolique, un sur la poésie morale et sententieuse, et un dernier sur l'éloquence en général et l'imitation des anciens, ne sauraient constituer un art poétique. Mais Guillaume Colletet, à qui nous devons ces discours, n'y regardait pas de si près, et d'ailleurs il était, nous assure-t-il, dans l'intention d'étendre beaucoup son œuvre. Cet écrivain, dans la bonne opinion qu'il avait de lui-même, s'en promettait, sans façon, l'immortalité. Membre de l'Académie française à la création de ce corps, avocat au conseil du roi, favorisé d'abord de la fortune, et l'un des cinq auteurs commensaux du cardinal de Richelieu, il est excusable d'avoir espéré légèrement la gloire littéraire, d'autant qu'il était, en réalité, homme d'esprit et fort instruit. Il mérite moins d'égards pour avoir ruiné ses enfans en mangeant tout son bien avec ses trois servantes qu'il épousa successivement. Il voulait, dit-on, faire passer sa troisième femme ou servante, nommée Claudine, pour une dixième Muse: mais Claudine n'eût pas été une Muse, quand même il lui aurait prêté tout son génie; chose qu'il fit probablement, puisqu'après sa mort, arrivée en 1659 (il était né à Paris en 1598), la poétesse, devenue veuve, cessa ses chants. C'est de François Colletet, fils de Guillaume, que Boileau a si cruellement parlé: ....... crotté jusqu'à l'échine, Va mendier son pain de cuisine en cuisine. Ces vers, qui font peu d'honneur au satirique, ont fourni, à M. Charles Nodier, d'éloquentes paroles dans l'article de ses _Mélanges_ où il venge la misère honorable et outragée d'un homme de mérite après tout, quoique pauvre poète, et qui a laissé, dans ses _Traités des langues étrangères, de leurs alphabets, et de leurs chiffres_, un écrit de métaphysique du langage estimable pour le temps. Le premier discours de Guillaume Colletet, qui traite de l'épigramme, est précédé d'une dédicace au cardinal Mazarin, plate et amphigourique, où la flatterie s'étale sans goût ni mesure. L'auteur entre ensuite dans son sujet qu'il traite en philologue érudit plutôt qu'en orateur ou en rhéteur, à peu prés selon l'ordre qui suit. Primitivement, chez les Grecs, l'épigramme était une simple inscription; elle est, depuis, devenue un poème succinct qui s'est appliqué à tous les sujets tristes ou gais, louangeurs ou satiriques. On la voulait d'abord d'un ou de deux vers au plus: Hermus crut en dormant dépenser en effet; L'avare, à son réveil, s'en pendit de regret. Fœmina nil quam ira est, horisque beata duabus Dicitur, in thalamo scilicet et tumulo. Contre une courtisane: Tu fuis le lit d'un seul et sers de lit à tous. Ce portrait ressemble à la belle; Il est insensible comme elle. Ce poème s'étendit plus tard chez les Grecs et les Latins, particulièrement chez Martial, jusqu'à 20, 30 ou même 50 vers et plus. Les Français se sont montrés plus retenus, et leurs épigrammes y ont gagné. Selon Colletet, Mélin de Saint-Gelais a excellé dans ce genre pour le moins autant que Clément Marot. Maintenant c'est à nos deux premiers poètes lyriques, J.-B. Rousseau et Le Brun, que revient, chez nous, la palme du genre. L'épigramme n'admet point les grandes et sublimes locutions; elle vit de naturel et de simplicité nue. Les Italiens l'ont, d'ordinaire, consacrée à l'éloge sous le titre de _madrigal_, titre qui lui est resté quand elle cesse d'être maligne. Elle a donné lieu à bien des disputes sans compter celle que rapporte Aulu-Gelle touchant la préséance à établir entre les épigrammes grecques et les latines; mais on a paru s'accorder sur l'impérieuse loi _de l'aiguiser par le bout_, autrement de la finir par un trait. «Non copia sed acumine placet,» a dit Sidoine Apollinaire. Notre ancien Thomas Sibilet, auteur d'un art poétique français, s'est rencontré, sur ce point, avec le maître des maîtres. Il ne sert de rien ici d'invoquer l'exemple des _épigrammes à la grecque_, l'usage et le bon goût ont prononcé sans retour. Nous proposons l'épigramme suivante: D'épigramme en épigramme, Tant il a monté sa gamme, Qu'on le tient pour un lion; D'où vient-il donc que sa femme Jure que c'est un mouton? _Discours sur le sonnet._--L'auteur, dans sa dédicace à monseigneur Fouquet, loue particulièrement le surintendant d'être un puissant génie, et de manier les finances avec des mains si nettes et si pures qu'il paraît bien que l'argent ne lui est rien. Passant ensuite au sonnet, il remarque judicieusement que le poème, dont le nom indique l'objet qui est de flatter l'oreille, assujetti, pour cette raison, au retour régulier et à l'agencement scrupuleux des mêmes consonnances, demande, avec plus d'étendue que l'épigramme, un style plus soutenu et plus relevé. Joachim du Bellay et Jacques Pelletier du Mans, auteurs chacun d'un art poétique aussi bien que Thomas Sibilet, le font venir d'Italie; mais il est plus sage d'en rapporter la première invention à Girard de Bourneuilh, poète limousin, mort en 1278. Le sonnet, illustré en Italie par le génie et les amours de Pétrarque, reçut aussi de grands honneurs en France; on le voit pour le moins assez dans l'art poétique de Boileau. Il en mérite certainement par la rigueur de ses lois mêmes, dont l'utilité fut grande pour les progrès de notre versification et de notre langue poétique. Dût-on écarter les innombrables sonnets que Colletet mentionne trop complaisamment, il reste que nous en avons quantité d'excellens, au premier rang desquels se place, sans doute, celui de l'_Avorton_, du poète Hénault. Henri III, l'un des plus brillans esprits de son temps, faisait un cas extrême des sonnets. _Discours sur le poème bucolique._--Celui-ci étant dédié au chancelier Séguier, l'éloge y était bien placé; aussi s'y présente-t-il d'un ton plus simple et plus digne. Ce discours renferme d'ailleurs des recherches et des réflexions utiles, dont tel est, en raccourci, l'exposé. Le poème bucolique, venu des chansons des pasteurs de bœufs, est aussi ancien que la vie pastorale, soit qu'il tire son origine des campagnes de Lacédémone ou des vallées de la Sicile, soit qu'on le doive à Diomus, à Comatas ou à Daphnis, tous personnages dont les noms seuls sont connus par Théocrite et Virgile, aussi bien que ceux de Linus, de Démodocus, de Phémius, d'Eumolpe, d'Amphion et d'Orphée. L'églogue doit être simple, mais d'une simplicité noble, ennemie de tout détail bas et dégoûtant. Ainsi le fameux Baptiste Mantuan pèche contre les premières lois du genre lorsqu'il met, au nombre des talens du berger, l'art de curer les latrines, _latrinas curare, viamque aperire coactis--sordibus_, et plus encore lorsqu'il suspend les discours d'un de ses interlocuteurs pour lui laisser le temps _ventris onus post hæc carecta levare_. Théocrite n'est pas scrupuleux en fait de chasteté et de discours poli; mais, du moins, il n'est pas sordide. L'idylle est encore plus châtiée que l'églogue et plus scrupuleuse. Cette variété du poème bucolique roule communément sur la peinture gracieuse des sentimens du cœur et des charmes de la nature. Observons, en passant, que Colletet fait le mot _idylle_ masculin: l'Académie le voulait ainsi en 1630. Les langues participent du mouvement universel, et c'est ce qui fait qu'elles meurent comme toutes les choses, autrement qu'elles changent de forme. _Discours sur la Poésie morale ou sententieuse._ L'auteur s'adressant au comte Servien, surintendant et ministre d'Etat, part de Moïse, de David, de Salomon et des prophètes pour embrasser toute la poésie morale dans trois catégories, dont la première contient Homère, Tyrthée et une interminable suite de poètes sacrés, de fabulistes, de satiriques, de romanciers, de gnomiques ou sententieux proprement dits. La seconde catégorie traite des auteurs de distiques; et la troisième, en l'honneur des quatrains, passe en revue les quatrains de 67 poètes français, y compris Guillaume Colletet, depuis Pierre Gringore et Paradin jusqu'au baron de Puiset, à Pierre de Cottignon, et Antoine Tixier. Il y a bien loin de Moïse et d'Homère à Pierre de Cottignon et au baron de Puiset; et peut-être Colletet tombe-t-il ici dans cette complaisance, ou, pour parler comme lui; dans ce _cacozèle_ qu'il blâme dans son avis au lecteur; mais peu importe, puisqu'il y a beaucoup de bonnes choses dans son discours. Entre tant de distiques et de quatrains de nos vieux écrivains français, les quatrains de Guy de Faure, sire de Pibrac, et ceux d'Antoine Faure, président de Chambéry, père de Claude Faure, sieur de Vaugelas, ont seuls surnagé. Quant aux quatrains _sur les barbes rouges_, de Pierre l'Esguillard, Normand, lesquels parurent à Caen en 1580, il n'en est plus question, non plus que de ceux de Guillaume de Chevalier _sur la fin du monde_. Nous offrons le quatrain suivant, pour le portrait de Toussaint Louverture, à messieurs les publicistes de Charlestown, en 1835: La vertu ne connaît Paris ni Saint-Domingue: Elle confond tous ceux que la couleur distingue, Et nous dit, par ces traits, que l'homme, noir ou blanc, Pour servir même Dieu, reçut un même sang. _Discours sur l'Éloquence_, dédié à l'abbé Fouquet. Cette pièce, lue à l'Académie française le 3 janvier 1836, doit rester comme un chef-d'œuvre à rebours, comme un parfait modèle de ce que peuvent offrir le faux goût, la recherche laborieuse du bel esprit, le vide ou la fausseté des pensées joints à la prétention des mots. On y voit que l'éloquence est une nymphe couronnée d'étoiles, dont les lèvres sont de rose, la langue de miel et l'haleine de baume; que cette magicienne fait régner les esclaves; que Démosthènes et Cicéron devinrent les plus grands orateurs du monde comme en dépit de la nature; que Virgile tira, de la cendre d'Ennius, des lingots d'or, et de cette vieille roche, des diamans précieux; enfin que l'imitation des modèles est la première source de l'éloquence, maxime très fausse assurément pour tous les arts, l'imitation des chefs-d'œuvre de l'art n'étant qu'un aide puissant pour la reproduction des types naturels. Colletet, une fois lancé, ne s'arrête pas. Sans Claudien, dit-il, Motin n'eût point fait le plus beau de ses poèmes, et notez que Motin n'est plus connu par le plus beau de ses poèmes qu'il eût très bien fait sans Claudien, mais par nombre de petites pièces ordurières du cabinet satirique, entre lesquelles il s'en trouve, à la vérité, quelques unes où il y a de la verve et de la gaîté. Colletet nous apprend encore que la langue française attend toute sa perfection de l'Académie; or, l'Académie française n'a pas plus influé sur la langue française que l'Académie de la Crusca; cela est écrit dans Pascal et dans Pierre Corneille. Puis vient l'éloge du grand cardinal de Richelieu qui a tant fait pour le bon goût, _erratum_: lisez pour le mauvais; puis le discours finit. A lire de telles choses, on conçoit la rancune qui emporta Boileau contre le nom de Colletet. Toutefois, la justice doit prévaloir contre la rancune la plus légitime, et si elle refuse toute gloire aux deux Colletet, elle est loin de leur refuser toute estime. Pourrait-on nier qu'il n'y ait de très bonnes sentences bien exprimées dans les quatrains suivans, pris parmi les 56 quatrains moraux que le père adresse à son fils? Méprise les honneurs, dont la vaine fumée Flatte les cœurs légers et les esprits ardens, Et préférant à tout la bonne renommée, Sois facile au dehors et sincère au dedans. Emprunter, pour bâtir, quelque notable somme, C'est s'accabler soi-même avec aveuglement. L'argent, pris à crédit, est un ver qui consomme; Et qui bâtit ainsi bâtit son monument. Lis peu, mais, en lisant, rumine ta lecture, Afin de la graver dedans ton souvenir. Malheureux le glouton qui mange sans mesure, Qui prend tout et jamais ne peut rien retenir. Tout ce que tu pourras sans le secours céleste, Fais-le, et n'attends jamais le céleste secours: Quand tu n'en pourras plus, laisse à Dieu ce qui reste; Si toujours tu le crains, il t'aidera toujours. Quand mon dernier destin fera ma sépulture, Si tu verses des pleurs, fais-les bientôt finir; Et, cédant, par raison, aux lois de la nature, Change tes longs regrets en un long souvenir. L'ATHÉISME CONVAINCU; Traité démonstrant par raisons naturelles qu'il y a un Dieu, par David Dérodon, professeur en philosophie en l'académie d'Orange. A Orange, et se vend par Olivier de Varennes, demeurant au Palais, en la gallerie des Prisonniers, près la Chancellerie, au Vase d'or. (1 vol in-12 de 151 pages.) M.DC.LIX. (1659.) Ce traité, d'un des théologiens de la réforme calviniste les plus renommés pour la logique, est composé de onze chapitres. Les hommes seraient bien malheureux s'ils n'avaient pour appuyer leur foi dans la Divinité que les argumens de ce renommé logicien; on en peut juger par son premier dilemme pour prouver que le soleil n'a pas éclairé la terre de toute éternité, et que, par conséquent, il a été créé. «Si le soleil a éclairé la terre de toute éternité, dit-il, c'est une nécessité qu'il ait éclairé à la fois, de toute éternité, chacun des antipodes; or, il ne peut éclairer, à la fois, chacun des antipodes; donc il n'a pas éclairé la terre de toute éternité; donc il a été créé; donc il y a un créateur; donc Dieu existe.» Les raisons données du commencement de la lune, de la mer, du temps, de l'homme, etc., etc., sont de même force. La manière dont le logicien réformé prouve, au 4e chapitre, que l'espace est une substance, est vraiment curieuse; la voici: Nécessairement il faut que l'espace soit quelque chose ou qu'il ne soit rien; or, on ne peut pas dire qu'il ne soit rien, puisqu'il reçoit les corps; donc l'espace est une substance. On doit se beaucoup méfier de l'argument aux six bras nommé dilemme; il a quelque chose de décevant, sa première proposition étant toujours évidente; mais qu'on ne se laisse pas imposer par cette première alternative générale, presque toujours l'une des deux propositions particulières manque l'objection. Une sûre méthode pour mettre à bas, la plupart du temps, cet échafaudage présomptueux, est de vérifier par le syllogisme chacune des deux propositions particulières. Si elles peuvent se résoudre en deux syllogismes réguliers, le dilemme est fermé, c'est à dire qu'il conclut; sinon, il reste ouvert et ne conclut pas. Prenons pour exemple le dilemme suivant, qui fait le fond de plus d'un discours. Ou je puis manger ma tête, ou je ne peux pas la manger;--si je puis manger ma tête, ma tête existe; si je ne peux pas la manger, elle n'existe pas. Vérification par le syllogisme: 1°. Tout ce qu'on peut manger existe, je peux manger ma tête; donc elle existe: le syllogisme est vicieux, car on peut nier la mineure. 2°. Tout ce qu'on ne peut pas manger n'existe pas; je ne peux pas manger ma tête; donc elle n'existe pas: le syllogisme n'est pas bon, car on peut nier la majeure. Partant, le dilemme reste ouvert, et ses six bras ne tiennent rien, pas plus que les six bras du charlatan: ou ma drogue est bonne ou elle ne l'est pas; si elle est bonne, prenez-la; si elle n'est pas bonne....; mais elle est bonne. Combien le pédantisme avec ses formes scolastiques a enfanté de sottises! Aristote, ce prodigieux esprit, s'il revenait au monde, se repentirait presque d'avoir, en donnant les lois abstraites du raisonnement, ouvert la porte à tant de vaines subtilités. Les trois quarts du livre de l'_Athéisme convaincu_ reposent pourtant sur des arguties pareilles. Il faut voir comme Dérodon triomphe, au 7e chapitre, d'avoir, par sa méthode, démontré, contre les athées, que les hommes ne tirent pas leur origine des tritons marins. Enfin, dans le dernier chapitre, il aborde les véritables preuves de la Divinité, tirées de l'ordre de l'univers, du consentement universel, du sentiment qu'ont tous les hommes du juste et de l'injuste, des terreurs du méchant, etc., etc.; mais il dessèche, dans ses mains arides, ces raisons si capables de vivifier le cœur et de soumettre l'esprit. Il est difficile de plus mal plaider la plus belle des causes. Du reste, les amateurs de dilemmes peuvent se satisfaire avec Dérodon, il y en a bien deux ou trois cents enfilés, comme des grains de chapelet, dans son ouvrage de 150 pages. Ce livre n'est pas commun. LE GRAND DICTIONNAIRE DES PRÉTIEUSES, Historique, poétique, géographique, cosmographique, cronologique et armoirique, où l'on verra leur antiquité, costumes, devises, éloges, études, guerres, hérésies, jeux, loix, langage, mœurs, mariages, morale, noblesse; avec leur politique, prédictions, questions, richesses, réduits et victoires; comme aussi les noms de ceux et de celles qui ont, jusques icy, inventé des mots prétieux. Dédié à monseigneur le duc de Guise par le sieur de Somaize, secrétaire de madame la connétable Colonna. Paris, chez Jean Ribou, sur le quai des Augustins, à l'image saint Louis. (2 part. en 1 vol. in-8, rare, avec les trois clefs.) M.DC.LXI. (1661.) On se figure communément que les précieuses, dont il fut tant question en France, pendant la première moitié du XVIIe siècle, ne formaient qu'une brillante coterie circonscrite dans l'enceinte de Paris, et, à Paris même, dans les murs de l'hôtel de Longueville et de l'hôtel de Rambouillet; c'est une erreur: Molière eut à faire à plus forte partie. Les précieuses et les précieux composaient une nation à part, ou plutôt ils étaient alors toute la nation galante et polie. Le sieur Antoine Baudeau de Somaize, du nom précieux de Suzarion, aimable auteur de la tragédie de _L'eusses-tu cru, lapidé par les femmes_, secrétaire de la précieuse Maximiliane, autrement de très haute et puissante dame Marie Mancini, connétable Colonna, n'aurait point recherché, à moins, l'honneur d'être l'historiographe, le lexicographe, le généalogiste et l'apologiste de ces messieurs et de ces dames. Ces dames et ces messieurs n'étaient pas moins, en effet, que les fondateurs de ce que nous appelons la société, le monde, la bonne compagnie, les salons, le bon ton, le savoir-vivre. Il y avait des précieuses, des précieuses véritables, _tenant ruelle ou alcôve_, ayant, à leur suite, de précieux martyrs, _des alcovistes_, comme on disait; il y en avait non seulement dans Athènes,--Paris; et, à Paris même, dans l'île de Délos,--l'île Notre-Dame, près le temple d'Apollon;--et dans la Normandie,--le quartier Saint-Honoré; tout autant que dans la place Dorique,--la place Royale; et près des palais de Sénèque,--Richelieu et de Caton--Mazarin; mais aussi dans Argos,--Poitiers; à Césarée,--Tours; à Milet,--Lyon; à Corinthe,--Aix; à Thèbes, Arles; que savons-nous encore? et cela par centaines. Nous avons enregistré 508 noms précieux de ces illustres dans les trois clefs du Dictionnaire de Suzarion, et Suzarion, qui en a mentionné plus de 700 principaux dans le corps de son livre, prétend n'avoir pas satisfait à la moitié de ses obligations en ce genre et des demandes d'insertion qu'il reçut. Il n'y a pas trop à chicaner sur ces noms généralement. La plupart sont bien appliqués. Par exemple, appeler Louis XIV, Alexandre, la reine, sa mère, la bonne déesse, la reine, sa femme, Olympe, le grand Condé, Scipion, bien; le duc de Montmorency, Montenor le grand, la princesse de Guimené, Gélinte, mademoiselle de la Trimouille, Thessalonice, mademoiselle d'Hautefort, Hermione, la marquise de Rambouillet, Rozelinde, la duchesse de Longueville, Léodamie, mademoiselle de Tournon, Tériane, le maréchal de Grammont, Galérius, madame du Roure-Combalet, duchesse d'Aiguillon, Damoxède, le marquis de Mortemart, Métrobarzane, la duchesse de Saint-Simon, Sinésis, la comtesse de Noailles, Noziane, la marquise de Sévigné, Sophronie, très bien; M. de Corbinelli, Corbulon, mademoiselle Dupin, Philoclée, madame Deshoulières, Dioclée, madame Cornuel, Cléobulie, la Calprenède, Calpurnius, parfaitement; mademoiselle Josse, Iris, M. Pajot, Polixénide, mademoiselle Bobinet, Bertenice, madame André, Argenice, madame Aubry, Almazie, mademoiselle Dupré, Diophanise, à merveille; mais donner à M. Voiture, le prince de la nation précieuse, et son premier chef, le nom tout uni de Valère, tandis que M. Sarrazin, qui n'occupa le trône qu'après la mort de M. Voiture, reçut le nom galant de Sésostris, ce ne peut être que l'effet d'un faux-poids dans la balance des destinées. Ensuite, pourquoi faire de la duchesse de Chevreuse la reine Condace? on ne lui connaissait point d'eunuque. L'abbé Cottin, Clitiphon, l'abbé de Pure, Prospère, M. Chapelain, Chrysanthe, M. Conrad, Cléoxène, Scudéri, Sarraïdès, passe; mais pourquoi nommer la belle Ninon, Nidalie? c'est Aspasie qui lui revenait; il semble également que madame Scarron Stratonice eût bien fait de changer avec mademoiselle de Scudéri Sophie; pourquoi surtout nommer M. Corneille, l'aîné, Cléocrite? Se représente-t-on le bon-homme Pierre Corneille tombant en calotte noire et manteau noir au milieu de ce nid d'amours galans, et tâchant vainement d'y faire agréer son Polyeucte? il avait pourtant logé sa Pauline _à tendre sur estime_; enfin rien n'y fit. Au demeurant M. Cléocrite, l'aîné, était précieux toutes les fois qu'il n'était pas sublime; aussi était-il aimé des précieuses; il en avait beaucoup reçu et leur rendait beaucoup, comme quand il disait quelque part: .............On voit un héros magnanime Témoigner, pour ton nom, une tout autre estime, Et répandre l'éclat de sa propre bonté Sur l'endurcissement de ton oisiveté. Et ailleurs: Et leur antipathie inspire à leur colère Des préludes secrets de ce qu'il vous faut faire. Et ailleurs: Et comme elle a l'éclat du verre, Elle en a la fragilité. On classait les précieuses en jeunes et anciennes, remarquons bien ce mot, _anciennes_; c'est qu'une précieuse n'était jamais vieille. Les jeunes portaient d'argent semé de pierreries, au chef de gueule, à deux langues affrontées; pour supports deux sirènes, et pour cimier un perroquet becqué d'or. Les anciennes portaient écartelé au 1 et 4 d'azur au cœur armé à crud (signe de rigueur invincible autant qu'invaincue), au 2 et 3 de gueule à deux pieds affrontés; pour cimier un phénix. On devine que tout cela couve du fin et du délicat en allégorie à faire éclore l'admiration. Les précieuses rebaptisaient chaque chose et chaque personne afin de mieux polir le langage, et, dans le fond, elles l'ont poli, et plus que bien des gens payés pour cela. Elles disaient _Arnophiliens_ au lieu de Jansénistes; _vestes_ au lieu de chemises; _il ne croît plus de fleurs au jardin de Doride_, pour Doride a plus de cinquante ans; _avoir des lèvres bien ourlées_, pour avoir de jolies lèvres; _laisser partout des traces de soi-même_, pour avoir des bâtards partout; _complice innocent du mensonge_, pour bonnet de nuit; _chaîne spirituelle_, pour chapelet; _cheveux d'un blond hardi_, pour cheveux roux; _s'encanailler_, pour voir des gens de mauvaise compagnie. Diophante,--mademoiselle de Fargis, entrant un jour chez un marchand pour acheter des porcelaines, lui dit: «Monsieur, donnez-m'en qui soient moins fragiles que la nature humaine.» Tout ne se bornait pas d'ailleurs aux jeux d'esprit dans la nation précieuse. Les choses s'y poussaient parfois jusqu'au tragique. Dans Argos,--Poitiers, où Briséis tenait alcôve, Bradamire et Dorante se battirent furieusement à son sujet; le pauvre Bradamire même fut tué. A la vérité, de tels accidens n'arrivaient plus souvent, à cette époque, dans Athènes; mais c'est qu'en province on outre tout, et que les modes y tiennent comme glu. On n'était pas précieuse uniquement pour être belle et avoir de l'esprit, il fallait, de plus, lire des romans, converser journellement d'amour; rien que converser, si cela était possible, et fréquenter les auteurs. On était précieux à meilleur compte, et à qui ne pouvait écrire galamment, il suffisait d'être alcoviste patient et régulier aux ruelles. Les petites difformités naturelles n'empêchaient pas de compter parmi les précieuses, pourvu qu'on se rachetât par quelque tour de phrase agréable, ou quelque petit talent enjoué. Ainsi Aristénie,--mademoiselle Hautefeuille, comptait, quoiqu'elle fût un peu boîteuse, parce qu'elle touchait le théorbe en accompagnant son alcoviste Bitrane. Bélisandre et sa sœur,--mesdemoiselles du Bois, comptaient, parce que, bien qu'âgées l'une de 43, l'autre de 44 ans, et toutes deux d'un extérieur moins qu'engageant, elles voyaient le beau monde, et que les _sonnets et les élégies ne sortaient jamais de chez elles comme ils y étaient entrés_. Mademoiselle Brisce,--Barsane, comptait, bien qu'elle n'inventât point de mots nouveaux, parce que ceux qui venaient d'être inventés elle les répétait incontinent. Il s'en inventait souvent de bons et de bonnes locutions aussi. Vers 1647, Bélisandre,--Balzac, inventa de dire _ame du premier ordre_, c'était élever les grandes ames au rang des légions célestes; voilà qui est excellent. Les locutions suivantes ne sont pas non plus à dédaigner: _les mots me manquent_, pour je ne puis exprimer ce que je pense; _revêtir ses pensées d'expressions nobles_, pour parler noblement; _être pénétré des sentimens d'une personne_, pour être de son avis; _soulever la délicatesse_, pour faire horreur; _humeur communicative_, pour humeur sociable; _n'avoir que le masque de la vertu_, pour être moins vertueux qu'on n'affecte de l'être; _ameublement bien entendu_, pour ameublement convenable; _être sobre dans ses discours_, pour parler avec réserve, etc., etc. Ce que les précieuses avaient particulièrement en aversion, c'étaient les vieux mots, les tours surannés et la nudité des expressions comme des images, en quoi elles avaient aussi souvent raison que tort; elles ont peut-être amaigri notre langue par là, lui ont enlevé un peu de cette aisance, de cette franchise naïve qui la rendent si aimable dans plusieurs de nos vieux auteurs, et que la pruderie fardée de certains auteurs modernes fait justement regretter; mais, en revanche, elles lui ont donné de la noblesse, et, à tout prendre, la noblesse est un avantage capital pour une langue, parce qu'elle descend directement de la noblesse des sentimens, pour en devenir ensuite le signe à jamais. La qualité de précieuse menait parfois à une grande fortune, témoin Basinaris--madame de la Basinière,--cela s'appelait _doubler le cap de Bonne-Espérance_: on logeait alors dans la petite Athènes,--le faubourg Saint-Germain, et l'on avait sa place marquée au grand Cirque,--le théâtre de l'hôtel de Bourgogne, ainsi qu'au Lycée,--le théâtre de la Foire. Il y avait de beaux emplois dans l'empire précieux, celui notamment qu'occupait Brundésius,--M. l'abbé de Belébat, l'emploi d'introducteur des alcovistes. On ne doit pas se scandaliser ici: introduire un alcoviste dans une ruelle, ce n'était pas former un jeune homme aux mauvaises mœurs, favoriser ses plaisirs, c'était le dresser au bel usage et le présenter à celles qui en étaient les arbitres. D'ordinaire, les précieuses ne passaient guère une certaine limite dans la galanterie, du moins pour le public; plusieurs même d'entre elles faisaient montre d'une véritable cruauté. Peut-on voir, par exemple, rien de plus cruel que le procédé de madame Gouille,--Galiliane, qui demande avec instance à son alcoviste de se faire peindre pour elle? L'alcoviste se fait peindre tout des mieux, et quand vient le portrait, Galiliane,--madame Gouille, fait monter son portier et le lui donne. Galiliane eût mérité que son alcoviste la fît peindre assise sur une certaine chaise. Enfin veut-on un aperçu des maximes ayant cours chez les précieuses? le voici fidèlement extrait de Suzarion, qui les connaissait et les aimait bien, jusque-là qu'il ne put se détacher de Maximiliane, et s'en alla mourir près d'elle, en Ausonie, quittant sa famille et son pays pour ne la point quitter? Faire plus d'état du présent que du passé et de l'avenir, et considérer l'usage du temps comme la règle première, tout usage sortant naturellement des besoins de la société. Fuir la fausseté et la perfidie, mais honorer cette sage contrainte qui seule permet les communications du monde, les entretient et les embellit; car comment vivre ensemble agréablement et se tout dire? donner à l'esprit le pas sur les sens; et ici c'était plus que de la politesse, c'était de la belle et haute morale; enfin, demeurer fidèle à l'amitié; certes ce sont de bonnes maximes! Ce qui valait mieux encore est que les précieuses les mettaient en pratique. Dans leur gouvernement libre et paisible, où la souveraineté se décernait au mérite (à celui de la galanterie s'entend), on se faisait un devoir des bons offices et d'une bienveillance qui n'excluaient pas la malice innocente. La naissance y jouissait d'une grande faveur, sans doute, mais point sans mesure, point sottement, c'est à dire exclusivement, de sorte que, loin de justifier la vanité ridicule des classifications en première, deuxième et troisième société, qui causent tant de ravages, surtout en province, sitôt que les personnes, dites alors de la roture, s'étaient une fois élevées par les bonnes manières et la culture de l'esprit, elles étaient admises parmi les illustres, et voilà ce qui explique comment l'esprit de madame de Coulanges était une dignité à la cour de Louis le Grand, lequel ne laissait pas que d'être bon gentilhomme. Les preuves, pour entrer dans les salons d'_Athènes_ comme pour monter dans les carrosses des fils d'_Alexandre_, n'ont commencé que dans ces derniers temps. Chose étrange! plus on approchait de la catastrophe, plus ou prenait à tâche de se rendre haïssable. Le règne des précieuses commença vers 1640; tout alla bien jusqu'en 1659, où elles eurent de rudes assauts à soutenir _au grand Cirque_ de la façon _du contemplateur_. Néanmoins elles se relevèrent, et elles brillaient d'un vif éclat en 1661, époque à laquelle Suzarion leur rendit son hommage alphabétique en présence de la postérité. Pour parler sérieusement, Molière n'a point tué les précieuses, il n'avait même jamais voulu le faire; il prétendit seulement corriger en elles une recherche, un abus de délicatesse qui les jetaient dans le faux goût, en quoi il leur rendit service, car il y parvint. Du reste, elles survécurent à leur censeur, matériellement parlant; c'est trop peu dire, elles vivaient encore il y peu d'années; car, nous le répétons, nos salons, nos soupers choisis, la société proprement dite, avec ses égards, sa familiarité décente, ses formes élégantes et nobles, sa finesse ingénieuse, aiguisée de sel épigrammatique, ses causeries variées, piquantes, où souvent la profondeur s'alliait à la légèreté; toutes ces choses, qui firent une part de notre lustre national et répandirent au loin la langue française, n'étaient rien autre que l'empire précieux perpétué. Nous n'en demandons pas davantage aux routs, qui sont des bals masqués à visage découvert, à nos clubs, où les hommes vivent sans femmes, et à nos académies, où les femmes ne parlent pas. DE LA MORT, ET DES MISÈRES DE LA VIE. POÉSIES MORALES. Par le R. P. Charles le Breton, de la compagnie de Jésus, seconde édition. (1 vol. in-12, rare.) A Paris, chez François Muguet, imprimeur et marchand-libraire du roy, rue de la Harpe, aux Trois Roys. (M.DC.LXIII.) (1668.) De quoi sert au nocher qu'il ait vogué sur l'onde, De l'un à l'autre bout de notre double monde; Qu'il ait fait tout le tour de l'immense Océan Avant que le soleil ait fait celui d'un an: Que mille fois vainqueur au péril du naufrage, Des vagues et des vents il ait dompté la rage, etc., etc. Si la prudence, un jour endormie, vient, à la fin, le briser contre un écueil à la vue du port: ............................................. Ainsi, puisque du jour où le ciel m'a fait naître, Je me vois sur la mer de la vie et de l'être, ............................................. Il faut que je travaille, et du dernier effort A surgir sûrement au havre de la mort. ...................................... Je sais que d'y penser, ma chair, c'est ton supplice; Mais aussi c'est un frein aux licences du vice: Si ce funeste objet te fait frémir d'horreur, Des voluptés des sens il bride la fureur: A contempler un corps d'où son ame est sortie, Il n'est brutale amour qui ne soit amortie. ............................................. D'ailleurs, ce qu'a la mort d'horrible en apparence Se trouve supportable à qui souvent y pense: ............................................. Dès lors qu'à la prévoir le sage s'accoutume, Il adoucit beaucoup ce qu'elle a d'amertume; Et si, de loin, sur elle il porte son regard, Il rompt l'effort du coup qu'il reçoit de son dard. C'est l'arrêt décisif, c'est le sort infaillible Que puisque j'ai le corps d'essence corruptible, Je cesse quelque jour d'être ce que je suis, Et sois contraint d'aller à la mort que je fuis. ................................................ Quelque ferme santé que, jeune ou vieux, il porte, Et lors même qu'il est d'une vigueur plus forte, Se trouvant tous les jours déchoir et décliner, L'homme vers son néant travaille à retourner. Que si, par l'aliment, sa force est réparée, Par ce même soutien sa vie est altérée; Et ce suc étranger, qui sert à le nourrir, Aide, en se consumant, à le faire périr, etc., etc. Tout nous conduit à la mort, nous l'impose ou nous la rappelle: Encore à notre vue est-ce une de ses lois Que les bons, les premiers, soient l'objet de son choix, Et qu'en leurs jeunes ans elle nous les ravisse Avant que, par le mal, leur cœur se pervertisse; Si bien que tous les jours nous disons en nos pleurs Que ces anges mortels n'ont que l'âge des fleurs, Et que, de les avoir, le ciel, touché d'envie, Les arrache à la terre en leur ôtant la vie, etc., etc. Du reste, que les hommes vicieux, que les scélérats fortunés ne se reposent point sur leurs succès d'un moment: Ces pécheurs élevés sur de pompeux théâtres, De leur fortune, un temps, nous rendent idolâtres; Le diadême en tête, et le sceptre à la main, Ils engagent le monde à leur joug inhumain; Mille lâches flatteurs leur chantent aux oreilles Qu'ils sont de l'univers les vivantes merveilles; Ne faisant qu'enflammer, avec ce vain encens, Leurs funestes ardeurs aux plaisirs de leurs sens: Pendant qu'en leurs palais inconnus aux tempêtes, Les crimes les plus noirs sont d'éternelles fêtes Parmi les jeux, les ris, les festins, les amours, Où s'en vont sans retour et leurs nuits et leurs jours; Mais, lorsque leur puissance est au haut de la roue, Notre implacable parque en un instant s'en joue; Et, sans considérer s'ils sont jeunes ou vieux, Elle les fait passer au rang de leurs aïeux; Soit que, _dans leurs réduits_, parfois elle se glisse En ombre qui, sans bruit, dans le lit les saisisse, Et sans daigner alors d'assaut les attaquer, D'un catarrhe subit les fasse suffoquer; Soit qu'empruntant parfois la taille et la figure D'un ennemi qui cherche à venger une injure, Lorsqu'ils craignent le moins un semblable dessein, Elle leur plonge, à table, un poignard dans le sein. Nous alors, spectateurs de leur chute tragique, Que leur sert, disons-nous, leur grandeur tyrannique? etc. ................. Hélas! choses humaines, Que vous me paraissez ridicules et vaines! O palais, ô trésors, ô grandeurs, ô plaisirs! Que vous présumez mal d'occuper mes désirs! ........................................... Retirez-vous de moi, trompeuses rêveries, Vos beautés, pour mon cœur, n'ont point de flatteries! L'image de la mort me fait trop concevoir Que jamais un long temps on ne peut vous avoir. ........................................... Félicités des sens dont l'éclat nous amuse, Que l'aspect d'un tombeau de vous nous désabuse; Et que sous vos appas et sous votre _grandeur_, Il nous fait voir en vous de vide et de laideur! Si vous nous faites fous avec vos faux visages, En vous les arrachant, de fous il nous fait sages; Si de vos vins fumeux nous sommes enivrés, D'ivresse, en le voyant, nous sommes délivrés. .............................................. Plus l'ombre vient à croître, et moindre est sa durée. .............................................. Belle nuit de la mort qui m'attends au tombeau, Quand de mes tristes jours s'éteindra le flambeau, Amène-moi le jour des clartés éternelles! etc., etc. On peut juger, par ces vers, que le Père le Breton n'était pas un rimeur vulgaire, et qu'il ne méritait pas de voir son nom banni de toutes les biographies ainsi que cela lui est arrivé. Il y a donc aussi une fatalité pour les auteurs jésuites. Nous sommes heureux de la rompre ici autant qu'il est en nous de le faire. Sans doute, les trois discours sur la mort du Père le Breton ne sont autre chose qu'un lieu commun étendu outre mesure; mais ils présentent des pensées solides, des images vraies et touchantes, des tableaux variés, un style naturel, ce qu'il faut considérer particulièrement chez un poète de cette école, souvent même trop naturel, car il descend jusqu'au prosaïsme; enfin une versification singulièrement correcte; or, ce sont là des mérites peu communs. L'auteur est moins heureux dans la seconde partie de son recueil où le même sujet se reproduit dans des odes, des stances, des paraphrases de psaumes d'un froid mortel. Il ne conçoit rien à l'harmonie lyrique. L'alexandrin seulement lui sied, et le ton de l'épître noble; mais, pour l'inspiration pindarique, il ne l'a décidément pas plus qu'un maître de mathématiques. C'est à Young de chanter la mort, le Breton ne sait que méditer sur ce sujet d'éternelle, salutaire et inépuisable méditation. HOMÉLIES ACADÉMIQUES. A Paris, chez Thomas Jolly, au Palais, en la petite salle, à la Palme et aux armes de Hollande. (1 vol. pet. in-12 de 272 pages.) M.DC.LXIV. (1664.) Le nom de Furetière se trouve écrit à la main au dessous du titre de notre exemplaire de ces neuf Homélies anonymes; serait-ce à dire que Furetière en fût l'auteur? Cependant le privilége du roi est donné au sieur la Mothe le Vayer. Il semble que, dans le silence de M. Barbier, on doive attribuer ce petit livre à l'auteur des dialogues d'_Orasius Tubero_ plutôt qu'au malheureux usurpateur des travaux lexicologiques de l'Académie française. Au surplus, ici comme ailleurs, nous rapportons la question; que le publie seul la juge! A des motifs extérieurs de crédibilité, on en pourrait joindre d'intimes et de littéraires en faveur de notre conjecture. Premièrement, l'oreille du sceptique se montre passablement dans ces Homélies; or, on ne voit pas que Furetière ait été sceptique, au lieu que la Mothe le Vayer l'était pour le moins, et cela notoirement. Secondement, c'est bien ici le style pesant, embarrassé, chargé de citations pédantesques du précepteur de Monsieur, frère de Louis XIV; et aussi, disons-le par opposition, sa modération philosophique, sa morale tolérante, son jugement toujours réfléchi s'il n'est pas toujours sûr, et son humeur tant soit peu cynique. Il fait d'abord l'éloge du doute et va même jusqu'à justifier, en son honneur, les changemens de systèmes, les inconstances d'opinions. De là, passant brusquement au chapitre du mariage, il cite, d'après une relation d'Oléarius, une fille du Mogol qui, nubile à l'âge de trois ans, se maria et accoucha dans sa septième année. Il cite encore, et d'après saint Jérôme, une femme qui enterra vingt-deux maris; d'après Castro, un Catalan qui avoua, sur procès, à la reine d'Arragon, qu'il forçait sa femme à souffrir son approche dix fois par jour, sur quoi la reine le réduisit de quatre: reste à six par décret royal. Ici, dit-il, on ne veut pas de vierges pour épouses; là on pousse l'estime de la virginité jusqu'à ce point que les parens en portent le deuil à la barbe du mari. D'où il conclut, à l'imitation de Montaigne, qu'il n'y a rien de plus variable que la morale; conclusion très fausse et très pernicieuse quand elle est ainsi tranchée sans distinction des principes universels et des principes secondaires sur lesquels toute l'éthique repose. Aujourd'hui, continue-t-il, un prêtre marié fait horreur, et saint Clément d'Alexandrie observe, au troisième livre _des Tapisseries_, que la moitié des apôtres étaient mariés. A peine a-t-il prêché le mariage, que le voilà tout d'un coup considérant les ennuis et les traverses de ce lien éternel, et, rapportant une vilaine définition de l'amour par Marc-Antonin, traduite en latin comme il suit: _Intestini parvi affrictio et non sine convulsione muci excretio_: il y aurait presque de quoi en guérir. Mais la Mothe le Vayer, selon son métier de douteur, se plaît à retourner les choses en tout sens; exercice qu'il est souvent dangereux d'apprendre à la jeunesse, ainsi que le fait ici le précepteur de Monsieur. Les troisième et quatrième Homélies donnent des préceptes sages sur le soin qu'il convient d'avoir de faire succéder le repos au travail de l'esprit et du corps dans une exacte mesure, et sur les dangers honteux que la passion du jeu traîne à sa suite. Puis viennent, dans autant d'Homélies différentes, des conseils sensés, sur divers points de morale pratique. Ainsi, la modération doit présider aux plaisirs de la table, nos ventres n'étant pas comme ceux des habitans de la lune, dont Lucien dit qu'ils se ferment à boutons. Comment d'ailleurs satisfaire les caprices du goût? ils sont innombrables. Il en est de peu attrayans. Les Tapuyes, par exemple, se régalent de cheveux hachés dans du miel. Le gourmand Pythyllus enfermait sa langue dans un étui pour lui conserver toute sa délicatesse au moment des repas. Gardez-vous surtout de la flatterie si vous êtes prince. Il est trop reçu chez les plus honnêtes gens de louer les princes à tort et à raison, sans que cela tire à conséquence, suivant l'excuse qu'Aristippe donnait à l'occasion de ses éloges de Denys le tyran; _que les princes avaient les oreilles aux genoux_. De là ces folles oraisons funèbres qui font tressaillir les auditeurs philosophes. Le comble du ridicule est de se louer soi-même. Cardan disait fort bien, au troisième livre de son _Traité de la Sagesse_, qu'il fallait imiter Jésus-Christ, qui a laissé dire aux autres qu'il était Dieu. Quelque mérite qu'on ait, on se voit bientôt effacé. Nul n'est longtemps le premier en quoi que ce soit. Malherbe a détrôné Ronsard et ainsi des autres. Labérius a raison: _Cecidi ego; cadet qui sequitur; laus est publica_. «Je suis tombé; mon successeur tombera; la vogue est à tout le monde.» C'est encore une règle capitale de prudence de dédaigner l'injure, soit pour la faire, soit pour la venger. Tibère et Néron eux-mêmes se laissaient tranquillement injurier par des paroles et par des écrits, au rapport de Suétone. Ils pensaient en cela ce que saint Grégoire a dit depuis, si justement, que les injures tombent contre le mépris comme la pierre lancée contre le rocher. Belle sentence d'un Persan: rendons honneur à Dieu, dit-il, sur la grâce qu'il nous a faite d'être meilleurs qu'on ne nous croit; un caillou jeté dans la mer n'y cause pas de tempête; ainsi des injures faites à une grande ame. Les Spartiates se vengeaient, pensant que l'injure supportée en attirait une nouvelle. Ils se trompaient. Ce n'est pas de dédaigner l'injure qui excite l'injure, mais bien de la souffrir par lâcheté tout en souhaitant de la punir. Si ce qui précède est vrai, l'offense est un grand travers. Or, l'histoire autant que la religion nous enseignent que cela est vrai. Quant à l'injure envers Dieu, elle est encore plus absurde qu'odieuse s'il est possible. Cependant la paix perpétuelle n'est pas l'état naturel de l'homme; il semble que la guerre entre aussi dans les desseins éternels; mais, n'en déplaise aux gens de guerre, on doit favoriser la paix le plus possible et ne faire dans la guerre que le moins de mal possible. Il se fera toujours bien assez de mal dans la guerre pour compromettre la justice des chefs et des soldats. «Quo modo tot millia hominum insatiabilia, satiabuntur, dit Senèque; quid habebunt si suum quisque habuerit.» «Comment tant de milliers d'hommes insatiables seront-ils rassasiés? et qu'auront-ils si chacun garde le sien?» L'anonyme termine ses _Homélies académiques_ ainsi qu'il les a commencées, par un éloge du doute dans toutes les matières qui ne sont pas de foi, et se fonde, de nouveau, pour cette philosophie, sur le tableau des diverses coutumes des hommes suivant les temps et les pays. La conclusion définitive de cet opuscule plus substantiel qu'agréable est celle-ci: _Contentons-nous d'avoir le vraisemblable pour objet, le vrai et l'indubitable n'étant pas de notre portée_. Ces derniers mots rendent raison de la qualification d'_Académiques_ donnée à ces neuf Homélies. On sait que la secte grecque académique était, dans sa troisième période surtout, celle des douteurs. RELATION DU PAYS DE JANSÉNIE, Où il est traitté des singularitez qui s'y trouvent, des coutumes, mœurs et religion de ses habitans; par Louis Fontaine, sieur de Saint-Marcel. A Paris, chez Denys Thierry, rue Saint-Jacques, et au Palais, chez Claude Barbin, dans la grand'salle, au Signe de la Croix. (Pet. in-8 de 118 pages et de 4 feuillets préliminaires, avec une figure ployée représentant la carte perspective du pays de Jansénie.) M.DC.LXIV. (1664.) M. Barbier nous apprend que le véritable auteur est le Père Zacharie, capucin de Lisieux, et que l'ouvrage est le même que celui qui a été imprimé, en 1688, au nom des jésuites, avec des augmentations de plus de moitié, sous le titre d'_Antiphantôme du jansénisme_ ou _Nouvelle description du pays de Jansénie avec ses confins, la Calvinie, la Libertinie, etc._, _chez Antoine Novateur_ (_Antoine Arnaud_), sans date. M. Arnaud y fait allusion dans la partie du livre de la _Morale pratique des Jésuites_ dont il est auteur. Cette plate production est une ironie bien froide et une pauvre vengeance des _Lettres Provinciales_. La Calvinie, la Libertinie, la Désespérie qui bornent la Jansénie; la colonie de Flamands qui peuple la capitale; les horloges des habitans réglées sur la lune et non sur le soleil; les maisons à portes de derrière; l'aconit qui vient partout en pleine terre dans ce pays; ces lacs qui tiennent par des rivières au lac de Genève; ces plaisanteries et mille autres dans le même goût composent le plus beau de ce livre insipide, devenu toutefois assez rare pour être recherché des bibliomanes. L'APOCALYPSE DE MÉLITON, OU RÉVÉLATION DES MYSTÈRES CÉNOBITIQUES; Par Méliton (Claude Pithoys). A Saint-Léger, chez Noël et Jacques Chartier. (1 vol. in-12 de 232 pages, plus 3 feuillets préliminaires.) M.DC.LXV. (1665.) M. Barbier, qui cite cet ouvrage au n° 1008 de son Dictionnaire, dit qu'il est de Claude Pithoys et non de Camus, évêque de Belley, comme l'a cru Voltaire. Il ajoute que Pithoys s'est servi des écrits de Camus pour composer cette satire des _Moines mendians_. Nous remarquerons que Claude Pithoys ou Pistois, qualifié, par certains biographes, de moine apostat, ne s'est pas seulement servi des écrits du vertueux évêque de Belley, l'ami de saint François de Sales, contre les religieux mendians, pour composer son _Apocalypse de Méliton_, mais que ce livre virulent n'est pas autre chose que la défense des divers ouvrages anti-cénobitiques du savant prélat, tels que le _Directeur désintéressé_, _les Réflexions sur l'ouvrage des moines de saint Augustin_, _la Pétronille_, _l'Hermianthe_, _la Dévotion civile_, _le Voyageur inconnu_, _la Pieuse Julie_, _les Variétés historiques_, _l'Agatonphile_, _les Événemens singuliers_, _la Tour des Miroüers_ et _les Relations morales_ contre _les Entretiens curieux_ d'un sieur de Saint-Agran qui, sous le nom d'Hermodore, avait soutenu la cause des _Moines mendians_ avec une ironie très amère. Pithoys se cache, à son tour, sous le nom du martyr de Sébaste, saint Méliton, et assure, dès le début de _ses Éclaircissemens_, que ses sentimens et ses pensées lui ont été dictés de la bouche même de l'évêque de Belley. Sans entrer dans cette controverse, aujourd'hui surannée en France, bien que l'expression nerveuse et la dialectique pressante du faux Méliton la pussent aisément rajeunir, nous extrairons de cet Apocalypse des détails curieux, sans, toutefois, en garantir l'exactitude, nous bornant à les donner comme des renseignemens publics, fournis, en 1665, sur la foi d'un pieux évêque. Selon Pithoys, il y avait alors dans le monde catholique quatre-vingt-dix-huit ordres religieux, tant rentés que non rentés. Dans ce nombre, deux, l'un renté, l'autre non renté, comprenaient seuls six cent mille moines, dont quarante mille seulement étant réformés observaient la règle, le reste vivait dans une oisiveté désordonnée. Des autres quatre-vingt-seize ordres, à peine le dixième pouvait-il être considéré comme observant la règle. Une fainéantise si générale et si ancienne avait fait naître des disputes innombrables, sans cesse renouvelées, et souvent sanglantes. Sept ou huit cents opinions divisèrent entre autres les sectateurs de Scot et ceux de saint Thomas; voilà pour la scolastique: on se disputa sur bien d'autres sujets; c'est ce que Méliton appelle l'_entre-mangerie cénobitique_. Il y avait trente-quatre ordres mendians dont un seul, comptant trois cent mille bouches, absorbait annuellement 30,000,000 livres. Ces trente-quatre ordres tiraient en bloc plus d'argent par les aumônes volontaires ou extorquées que les soixante-quatre ordres religieux, rentés, n'avaient de revenus fixes, en y joignant même ceux du clergé séculier. Ces trente-quatre ordres, formant un peuple de plus d'un million d'hommes, ne fournissaient pas cinquante mille confesseurs ou prédicateurs à l'Eglise. Les neuf cent cinquante mille autres moines mendians, simples choristes ou frères lais n'étaient donc d'aucune utilité pour la propagation de la foi ou l'administration des sacremens. Qu'on ne dise pas que les choristes étaient utiles pour chanter les louanges de Dieu. Sur cinquante choristes, à peine six assistaient aux offices; encore, afin d'avoir plus tôt fini, avaient-ils substitué _au dévotieux plein chant_ je ne sais quelle plate et froide psalmodie; ils s'enfermaient derrière l'autel pour cacher au public leur petit nombre, et avaient grand soin de faire résonner leurs voix par des moyens artificiels, comme de psalmodier sur des tons graves en face de grands pots sonores; le surplus des choristes et frères lais assiégeait les tables, les cabinets des grands, les ruelles, les chevets des testateurs, et se mêlait de mariages, de négociations, d'affaires et d'intrigues de tout genre. Leur prétendu travail des mains se trouvait, depuis longues années, réduit au soin de leurs maisons et de leurs jardins. Leur prétendu savoir consistait principalement à jargonner, à nommer, par exemple, le remords _stimule_, les pénitens _récolligés_; à dire _sportule_ pour bissac, _obédience_ pour obéissance, _cingule_ pour ceinture, _mordache_ pour bâillon, _tunique_ pour chemise, _ambulacre_ pour promenoir, etc., etc., et surtout à mettre tout le monde à la taille, grands et petits, _à dixmer la menthe et le cumin_. Hermodore a beau se vanter des seize cents saints, des vingt-huit papes, des deux cents cardinaux, seize cents archevêques, quatre mille évêques et quinze mille abbés produits par le seul ordre de saint Benoît; ce compte, dont Pithoys rabat au moins quinze cent cinquante saints, ne prouve rien, sinon que la prélature est une des bonnes choses du monde, fort goûtée des moines, qui ont renoncé aux choses du monde. Saint Benoît établit son institut sur l'humilité et la pauvreté; d'où vient que les bénédictins possédaient 100 millions de revenus, et souvent 300,000 de rente dans des villes où l'évêque n'en avait pas 18,000? d'où vient que l'abbaye du Mont-Cassin, dotée du gouvernement perpétuel de la terre de Labour au royaume de Naples, était, de plus, suzeraine de cinq villes épiscopales, quatre duchés, deux principautés, vingt-quatre comtés, et propriétaire de milliers de villages, terres, fermes, moulins, etc.? La sainteté des mœurs formait la base essentielle des ordres religieux; d'où vient tant de réformes successives et infructueuses? L'ordre de saint Dominique a subi vingt-cinq réformes depuis quatre cents ans qu'il est au monde, sans se trouver pour cela plus avancé dans les voies de la perfection chrétienne; mais laissons l'article des mœurs. Hermodore! ce livre n'est pas fait pour le scandale, et d'ailleurs il convient d'être indulgent pour la faiblesse humaine. Il n'est pas surprenant que la chasteté, déjà si difficile à garder dans l'isolement, soit comme impossible à des moines aussi répandus que le sont les minorites dans le tourbillon du siècle. Laissons encore les ordres rentés, qui ne font pas l'objet spécial de ces recherches, et tenons-nous en, continue Pithoys, à notre sujet, savoir: la censure de cette mendicité dont vous prétendez faire une vertu première et un état de perfection, encore qu'elle ne répugne pas moins à votre règle primitive qu'à la raison et aux vrais principes de l'Evangile. Cette règle vous obligeait à travailler de corps et d'esprit pour vivre, et le testament de saint François, ainsi que la bulle de Nicolas III, pape du XIIIe siècle, qui vous confirma, ne vous permettaient de recourir à l'aumône que comme les pauvres ordinaires, ni plus, ni moins; c'est à dire dans les cas d'infirmité ou de salaire dénié; mais vous n'eûtes en aucun temps le privilége de l'aumône, depuis l'origine de votre institut, au XIe siècle. _Comment donc avez-vous pu croire que l'Eglise violât les lois divines et humaines pour donner un privilége de manger leur pain gratuitement et de vivre en désordre à ceux qui pourraient bien vivre de leurs travaux? cela ne tombe pas sous le sens._ C'est par humilité que vous mendiez, dites-vous; oh bien oui! qu'on essaie de se moquer de vous, et puis on verra ce que c'est que votre humilité et comment vous jouerez des mains! Tranchons le mot, les cénobites mendians, loin d'être dans un état de perfection, d'obéissance et de pauvreté, _font ce qu'ils veulent, comme ils veulent, où ils veulent, quand ils veulent, autant qu'ils veulent, au moyen de quoi ils pensent avoir le droit de quêter ce qu'ils veulent, qui ils veulent, comme ils veulent, quand ils veulent, où ils veulent et autant qu'ils veulent_; étrange aveuglement de la fainéantise, qui voudrait transformer en une sainte vie une vie semblable à celle des _argotiers, des gros gredins, des truands, des gueux, des coquins et des bélîtres_. Les cinq ou six cents variétés d'habits monastiques, la coutume de marcher pieds nus, l'usage du scapulaire ou tablier, inutiles depuis que les moines ne travaillent plus sérieusement; en un mot, tout ce qui constitue la vie morale et physique des ordres mendians passe ainsi successivement sous la coupelle de frère Pithoys, qui, assurément, ne fut pas payé par son général pour écrire son Apocalypse. Voilà donc dans quels sables stériles s'étaient perdues ces quatre sources fécondes comparées aux quatre grands fleuves du paradis qui sortirent jadis des éminentes vertus de saint Basile, saint Benoît, saint François, saint Augustin! Tout finit, répétons-le avec Bossuet, tout dégénère; mais s'il suffit aux bons esprits de la moitié des abus signalés par Méliton pour écarter la pensée de rétablir aujourd'hui les ordres monastiques, les ordres mendians surtout, il doit leur suffire également de la dixième partie du bien qu'ont fait autrefois les moines pour mettre ces derniers à l'abri des fureurs et des mépris de la récrimination. N'oublions pas que les ordres religieux ont fertilisé nos terres dévastées, ressuscité les lettres et les sciences, opposé le droit sacré aux brutalités sanguinaires d'une force aveugle, et fait heureusement traverser au génie de l'Europe la terrible lande du moyen-âge. Quels bienfaits de la loi civile pourront effacer ces bienfaits? Ah! si jamais les Cabyles ou les Baskirs se ruent sur nos contrées, et viennent, après les avoir passées au fer et au feu, à semer du sel aux lieux où Paris triomphe avec son or, son tumulte, ses misères et ses plaisirs, nous aurons plus affaire des moines, sans doute, que de l'Apocalypse de Méliton! LETTRES CHOISIES DE RICHARD SIMON (DE L'ORATOIRE), Nouvelle édition, revue, corrigée et augmentée d'un volume et de la vie de l'auteur, par M. Bruzen de la Martinière, son neveu. A Amsterdam, chez Pierre Mortier. M.DCC.XXX. (1665--1703-30.) Les lettres, plus que toute autre chose, procurent une gloire durable, mais, moins que toute autre chose, donnent le bonheur; parce que les moindres succès y excitent l'envie au plus haut degré; parce qu'en raison du long travail qu'elles imposent, elles éloignent du commerce de la vie commune, principale source des relations utiles, s'alliant mal d'ailleurs avec l'exercice des professions lucratives; enfin parce qu'elles rendent notre faiblesse ou même notre néant plus visible à nos propres yeux. Un père prudent doit frémir de voir son enfant s'adonner aux lettres, et une tendre mère doit en pleurer. Le très savant homme, dont nous rappelons la correspondance choisie, confirme, à cet égard, l'opinion des sages. S'il ne tient pas, par ses malheurs, un premier rang sur le _Catalogue des gens de lettres infortunés_, que Valérien de Bellune commença au XVIe siècle, il a pourtant droit d'y figurer; car c'est un triste sort d'avoir consacré son enfance et sa jeunesse à des études pénibles, consumé son âge mûr dans les querelles et les mécomptes, fini, dans la vieillesse et la pauvreté, par jeter tous ses manuscrits à la mer, pour mourir, à soixante-quatorze ans, dans la disgrace de son ordre, du regret de tant d'efforts infructueux: or, telle fut son histoire. Il est vrai qu'il y eut de sa faute par suite d'un caractère peu conciliant, mais il y eut aussi, comme nous l'allons voir, beaucoup de nécessité dans ses revers, à cause même de ses travaux, lesquels, regardant uniquement la critique sacrée, le livraient aux plus terribles des adversaires, aux théologiens. Né en 1638, il montra de bonne heure sa vocation, et sortit presqu'un savant tout formé du collége des Oratoriens de Dieppe, sa patrie. La congrégation de l'Oratoire lui souriait alors et semblait vouloir, en se l'attachant, lui ouvrir une vaste et glorieuse carrière. C'est encore une circonstance ordinaire dans la vie des hommes lettrés, de ceux surtout qui tiennent à des corporations religieuses, que leur début soit entouré d'espérances, pour être bientôt suivi de cruelles amertumes: heureux ces derniers quand le mal se borne pour eux aux clameurs de la jalousie, ainsi qu'il advint à l'immortel Père Mabillon, et ne va pas _jusqu'au voyage de Jérusalem_, c'est à dire jusqu'à la prison perpétuelle nommée l'_In pace_! L'illusion fut courte chez notre auteur. Il savait l'hébreu autant que rabbin au monde; bien plus, il lisait toute la Polyglotte de Walton; ce fut assez pour armer ses confrères contre lui. Vainement son général, le respectable Père Sénault, essaya-t-il de le soutenir de ses encouragemens et de son influence, force lui fut d'interrompre ses doctes recherches sur les textes originaux de la Bible, et d'aller humblement professer les humanités à Juilly. Ordonné prêtre en 1670 après un examen triomphant qui blessa l'orgueil des examinateurs, il reprit enfin sa marche et préluda, par quelques publications de haute critique, au grand ouvrage qui décida sa réputation et ses malheurs, l'_Histoire critique du Vieux Testament_. Cet ouvrage, imprimé en 1678 à Paris, fut d'abord approuvé, puis supprimé par les mêmes juges, puis rendu au monde érudit par les libraires de Hollande, en dépit des docteurs, des solitaires de Port-Royal, des bénédictins, des rabbins et des réformés; car ce rare monument d'érudition hébraïque, grecque et latine, rencontra toute sorte d'ennemis, depuis Bossuet un moment son approbateur, jusqu'au protestant Spanheim. Rome, qui faisait consister toute la théologie dans la science des canons des conciles et des décrétales des papes, comme toute la philosophie dans les rêveries platoniciennes, encore plus creuses que nos argumens aristotéliciens; Rome qui, en fait de texte sacré, surtout depuis le concile de Trente, ne regardait que la _Vulgate_, ne voyait que la _Vulgate_ de saint Jérôme, conçut des soupçons; soupçons gratuits, ainsi que ne cessait de le dire Richard Simon, en montrant que des corrections de détail, des remarques, des éclaircissemens, des rapprochemens scientifiques ne pouvaient blesser l'authenticité de la _Vulgate_, alors que la _Vulgate_ était authentique et reconnue telle par le critique même qui la redressait sur des points de discussion secondaire étrangers aux dogmes de la foi: mais l'hébraïsme était un terrain si glissant qu'on n'écoutait rien de ce côté. Généralement, l'Italie n'a jamais vu de bon œil les hébraïsans. Dans la ville sainte, il était interdit même aux Juifs de rien écrire qui pût étendre la connaissance de l'hébreu. On sait que Venise elle-même s'opposa aux entreprises du fameux rabbin Léon de Modène, en ce genre. L'Allemagne n'était guère plus sûre aux hébraïsans, témoin Reüchlin dans son affaire avec les docteurs de Cologne. Alcala, Salamanque et Lisbonne l'étaient davantage sans beaucoup de fruit; et quant à la France, où la Faculté de Paris, toujours un peu rivale de Rome, avait une chaire d'hébreu que Guillaume Postel, protégé de François Ier, avait rendue célèbre; quant à l'Angleterre, cette terre d'indépendance et de méditation, qui tirait un juste orgueil de ses Warburton, de ses Buxtorfs, y pouvait, à la vérité, hébraïser qui voulait, mais à la condition de vivre et de mourir en disputant. D'aucun côté les raisons secrètes ne manquaient aux adversaires du pauvre M. Simon. En première ligne ici marchaient MM. de Port-Royal, et cela parce que le hardi commentateur n'était rien moins que janséniste, c'est à dire, selon le langage du moment, augustinien; qu'il admirait la science des jésuites de cette époque, en effet l'âge d'or de la société; qu'il était lié d'intimité avec le Père Verjus, et qu'il considérait feu le Père Maldonat comme un grand homme, en le mettant même au dessus du Père Morin, l'un des Hercules de l'Oratoire. D'autre part, M. Spanheim et ses amis reprochaient amèrement à M. Simon d'avoir, tout en s'aidant de la Bible de Calvin et de celle de Léon de Juda avec les notes de Vatable ou plutôt de Robert Estienne, dans ce qu'il jugeait bon, contrôlé, retouché en beaucoup d'endroits les textes des réformés; et, chose curieuse, ces messieurs, qui faisaient profession de rejeter la tradition, hormis, par complaisance, celle des quatre premiers siècles de l'Eglise, de s'en tenir, pour unique règle de la foi, aux paroles de l'Ecriture, ce qui autorisait indéfiniment l'examen des textes originaux, exigeaient, cette fois, qu'on les crût sur parole et défendaient leurs versions par la tradition. D'autre part encore, les rabbins qui, n'ayant ni feu ni lieu depuis la dispersion des Juifs, ne s'accordaient sur rien, pas même sur la _Massore_, cet ancien commentaire de la Bible juive que leur grand Aben-Esra n'a pas épargné, ces rabbins, divisés comme les catholiques et les calvinistes en rabbinistes et caraïtes, autrement en partisans de la tradition et disciples exclusifs du texte, ces savans de synagogue, tous plus ou moins cabalistes, rêveurs et menteurs, qui ne pouvaient présenter, en 1680, de Bible juive de plus de 600 ans d'âge, soit du Levant, soit de l'Egypte, trouvaient mauvais que M. Simon ne reconnût pas, chez eux, de texte sur tous les points irréformable. Prétention ridicule s'il en fut! Il n'y a pas de livre antique au monde dont le texte soit irréformable sur tous les points, et cela par plusieurs causes: 1° la difficulté essentielle d'une parfaite concordance entre des manuscrits en diverses langues et de divers temps; 2° le zèle aveugle qui fait, trop souvent, plier les textes aux besoins de l'argumentation; 3° la mauvaise foi qui les altère. Voyez les anciens manuscrits des Pères grecs et latins, lesquels sont plus faciles à rencontrer que les anciens manuscrits de[10] la Bible (et il faut savoir que les plus anciens manuscrits ne sont pas toujours les plus exacts; Thomasius, qui éclaircit le Lactance par l'ordre du pape Pie V, travailla sur un manuscrit de près de 1,000 ans de date, et n'a pas fixé les leçons du Lactance); voyez, disons-nous, ces précieux monumens écrits de notre Eglise primitive, eh bien! il est bon de se défier des éditions qui en furent données à Rome dans le XVe siècle, attendu que ces éditions princeps, quoique faites sur les meilleurs manuscrits du Vatican, étaient confiées au très savant évêque d'Alérie précisément pour les accommoder aux vues particulières du saint-siége. Cependant qui ouvrit le feu contre l'ouvrage de M. Simon ou le soutint avec le plus d'ardeur? Ce fut M. Ellies Dupin, le très savant auteur de la _Bibliothèque ecclésiastique_. Il mit, sans façon, notre critique à côté de Spinosa, pour avoir dit que Moïse n'était pas l'auteur de toutes les paroles du Pentateuque, notamment de la partie du Deutéronome où il est parlé de la mort de Moïse et de sa sépulture, _demeurée inconnue jusqu'à aujourd'hui_ (ce sont les propres mots du texte de la _Vulgate_). M. Ellies Dupin voulait qu'il fût de foi que, dans ce passage, Moïse eût parlé en prophète, comme partout ailleurs il avait parlé en historien. M. Simon répondait victorieusement que le ton du discours, dans le passage controversé, excluait toute idée de prophétie; mais il n'en concluait rien contre la doctrine orthodoxe, tout en donnant ce passage à Esdras, puisqu'il démontrait que nombre de Pères de l'Eglise et de saints commentateurs l'avaient attribué, les uns à Josué, les autres à Samuel, les autres à Eléazar, sans compromettre leur foi, ni raisonnablement la foi en Moïse considéré comme auteur inspiré de la généralité du Pentateuque. En effet, pourquoi s'échauffer là dessus? Eh! quand ce serait Esdras? Il semble, à entendre ces cris, qu'Esdras n'est rien en fait d'antiquité et d'autorité, tandis qu'il est beaucoup. Il ne faut pas tant se guinder sur les siècles pour atteindre ce qu'on saisit sans cela, ni tant redouter les discussions de forme alors qu'on a raison au fond. Il ne faut pas imiter ces rabbins qui font tenir une école de théologie par Noé à Membré, et une autre, non loin de là, par Héber qui aurait demeuré quatorze ans avec Jacob. Aux vrais érudits qui, purs d'intention, ne recourent aux originaux que pour en éclaircir les versions authentiques soit des Septante, soit de la _Vulgate_, il ne faut pas fermer la bouche en leur disant lestement: «Vous n'avez que faire de traiter ce sujet;» car c'est s'exposer à ce que des adversaires mal intentionnés le traitent contre la loi. M. Simon ne pensait pas non plus qu'il fallût chercher une indication de la Trinité dans le pluriel _elohim_ (les dieux) qui se lit au commencement de la _Genèse_, où Moïse dit que Dieu créa le ciel et la terre; mais, à cet égard, il s'appuyait encore sur nombre d'autorités reçues. Il croyait, avec d'autres autorités de même calibre, que le livre de Job, de toute authenticité d'ailleurs, était moins une histoire véritable qu'une sublime composition où la grande question du bien et du mal était agitée de la façon la plus dramatique, et résolue dans le vrai sens de la liberté de l'homme et de la Providence divine: le beau reproche à lui faire! Il convenait que les passages où l'historien Josèphe parle de Jésus-Christ étaient falsifiés par des mains maladroites; mais c'est une chose admise aujourd'hui par tous les gens instruits, et l'on ne peut que déplorer l'incroyable persistance que certains orateurs mettent à s'autoriser, en chaire, de ces grossières interpolations dont l'Eglise n'a nullement besoin, au contraire; car le christianisme, qui fut, de tout temps, hors d'atteinte, jouit désormais d'un avantage décisif, celui d'être hors de question et de n'avoir plus d'ennemis sensés partout où il n'a pas d'amis indiscrets. [10] Simon dit que le _Ms._ des Epîtres de saint Paul, qui est à la Bibliothèque royale de Paris, et que l'on croit du VIe siècle, n'est qu'un fragment du _Ms._ de la Bible, conservé à Cambridge. Nous n'étendrons pas plus loin l'exposé de ces chicanes et des réponses qu'elles amenèrent, bien que cela nous fût aisé, puisque c'est à peu près là toute la matière des _Lettres choisies_, qui vont de 1665 à 1703, et s'adressent à des laïques, à des ecclésiastiques, à des ministres réformés connus par leur savoir, tels que MM. de la Roque, Galliot, Frémont d'Ablancourt, de Lameth, Justel, Claude, Le Cointe, Mallet, Thévenot, Pélisson, Jurieu, Gaudin, Dallo et autres. Cette correspondance, fort précieuse assurément, fort nécessaire à consulter dans l'occasion, n'étant d'ailleurs qu'une perpétuelle scolie sacrée, dépourvue de tout ornement d'imagination, doit être resserrée ici dans d'étroites limites pour ne pas trop interrompre le fil de notre biographie raisonnée. Quelques rudes qu'eussent été les coups portés à l' _Histoire critique du Vieux Testament_, son auteur y avait gagné un point capital, il était devenu justement célèbre; or, qui connaît les secrets de l'esprit humain ne sera pas surpris de voir M. Simon, aussitôt après avoir rompu avec l'Oratoire, s'élancer de plus belle dans les régions nébuleuses où il avait porté de vives lumières. Il conçut d'abord le dessein de donner une version complète de la Bible avec des remarques; mais, effrayé de l'entreprise, il se renferma dans une traduction du _Nouveau Testament_ qu'il publia, en 1689, avec ou peu après une histoire critique de cette seconde partie de livres saints. Là, de nouvelles censures l'attendaient et toujours précédées d'approbations parties des mêmes mains, savoir de Bossuet et de la Sorbonne, remarquons-le avec M. de la Martinière sans nous constituer en rien juges du débat. MM. de Port-Royal, irrités des corrections multipliées que M. Simon avait faites à leur version de Mons, éclatèrent contre lui dans cette occasion et se mirent à crier au socinianisme, en quoi, faut-il le dire? le grand Bossuet les imita. Nous ne voudrions pas déclarer, comme le fait M. de la Martinière, que le principe de cette ardeur fulminante fut, chez l'aigle de Meaux, un certain dépit personnel; pourtant la chose n'étant pas impossible, vu que les plus nobles cœurs sont fragiles devant l'amour-propre, c'est une mention à faire qui nous fournira, par occasion, une digression intéressante, puisée, ainsi que tous les autres détails de cet article, dans les _Lettres choisies_. Après nos sanglantes guerres de religion qui n'avaient résolu aucune difficulté religieuse, quelques esprits supérieurs, calmes et de bonne foi, s'étaient aperçus que les points capitaux de séparation entre les catholiques et les calvinistes n'étaient, en bonne logique, ni nombreux, ni insolubles, et de là, de part et d'autre, quelque idée confuse d'une possibilité de conciliation. «Si ces points sont comme quarante, disait le Père Véron, jésuite d'un grand sens, il est facile d'en rayer bientôt trente-cinq.» Plusieurs dissidens notables convenaient qu'on avait été trop loin. «Nous avons rogné les ongles de la religion jusqu'au vif,» disait Grotius. Le cardinal de Richelieu, qui aimait à faire le grand théologien, avait projeté, sur la fin de sa vie, d'opérer la réunion des deux Eglises, en ouvrant des conférences régulières avec les ministres. Son plan était libéralement conçu. Il ne voulait pas de harangues, se ressouvenant du mauvais effet qu'avait produit celle de Théodore de Bèze au colloque de Poissy. Tout s'y devait passer en discussions contradictoires qu'il aurait dirigées, et pour lesquelles un certain Père du Laurens, de l'Oratoire, était chargé de lui préparer les matières. On espérait, dès l'entrée, réduire les questions à six chefs, et, pour faire beau jeu aux calvinistes, on devait écarter la tradition, n'argumenter que sur le texte de l'Ecriture, et prendre pour base le texte de Calvin. Enfin de bonnes sommes d'argent devaient subvenir aux frais des ministres, et ceci était encore la digue de La Rochelle. L'entreprise eût-elle réussi? nous en doutons; au demeurant, peu importe. Sur ces entrefaites, Richelieu mourut; mais son projet ne mourut pas avec lui. Bossuet était digne de le reprendre. On sait quelles ouvertures ce grand homme fit à Leibnitz à ce sujet, et que le livre de l'_Exposition de la Foi_ fut écrit en vue de la réunion désirée. Ce livre excita une admiration générale, comme tout ce qui sortait d'une telle plume; mais M. Simon, bien qu'il professât une profonde vénération pour l'évêque de Meaux, qu'il l'eût, plus d'une fois, secondé en réfutant, de son côté, les calvinistes, cédant probablement alors à un mouvement de rancune causé par le souvenir de son ancienne affaire, s'avisa d'imprimer que le livre de l'_Exposition de la Foi_ était renouvelé d'un ouvrage de M. Camus, évêque de Bellay, dont il fit de pompeux éloges. Nous le répétons, cette petite malice n'influa peut-être point sur le jugement du prélat relativement à la traduction de l'ex-oratorien, mais ce qu'il y a de sûr est que ce jugement fut d'une rigueur si peu traitable, que ni M. Bignon, ni le chancelier de Pont-Chartrain n'en purent détourner les effets. Un _tolle_ universel s'éleva du centre de l'Eglise de France; le cardinal de Noailles condamna, le grand conseil condamna, et peu s'en fallut qu'on n'écrivît au roi, ainsi que cela s'était vu quelques années auparavant, lorsqu'il fut question, sous M. l'archevêque de Harlay, d'imprimer toutes les Œuvres de Jean Gerson: «Sire, on veut vous ôter la couronne!» Toutefois M. Simon tenait ferme encore. Il avait très doctement répondu à Bossuet, avec plus d'art même que de coutume, et ce redoutable ennemi étant venu à mourir, il pouvait se promettre de respirer un peu, lorsque, pour son malheur, s'étant trouvé engagé à critiquer la version des _Quatre Evangélistes_ du Père Bouhours, jésuite, il se vit tout à coup les jésuites sur le corps, les jésuites qui l'avaient jusque-là ménagé en mémoire d'une vieille amitié, de sa part très fidèle ou même un peu partiale. Oh! pour cette fois il fallut succomber; savoir, comme nous l'avons dit en débutant, noyer ses manuscrits de ses savantes mains, puis mourir de chagrin et emporter au tombeau, pour tout prix d'une érudition immense, d'une grande bonne foi, d'un grand zèle catholique et de soixante ans d'études fatigantes, un brevet d'unitaire, oui d'unitaire; c'est bien celui que lui donne M. Tabaraud, dans l'article de la _Biographie universelle_ qu'il lui consacre, lequel, par parenthèse, n'est pas l'un des meilleurs de ce docteur, et pouvait l'être, car le sujet était singulièrement de sa compétence. _O vanas hominum mentes!_ voilà donc où mène la critique sacrée! L'évènement, du reste, n'a rien d'étrange. Si l'on se retrace l'objet et les conditions de la critique sacrée, il y a de quoi, pour un adepte, commencer par où M. Simon a fini. Avant tout, et pendant vingt années de labeur, des difficultés grammaticales inouies entre l'hébreu ancien sans les points voyelles, l'hébreu postérieur au IXe siècle avec les points, l'arabe, le syriaque, le chaldéen, le cophte, le grec de la décadence et le latin barbare; ensuite la recherche, le déchiffrage, la collation de manuscrits rarissimes épars dans l'Europe, et partout soustraits aux regards des curieux par des mains jalouses; étude des textes, étude des versions, étude des commentaires depuis le Talmud, le Targum, la Massore et d'innombrables écrits rabbiniques sans cesse opposés les uns aux autres, depuis les _Catenes_ ou chaînes grecques, qui sont d'anciens commentaires grecs de la Bible où l'on trouve les Pères de l'Eglise aux prises entre eux, témoin saint Athanase aux prises avec Théodore d'Héraclée sur les psaumes, jusqu'aux commentaires modernes où pareillement les plus graves autorités se combattent, témoins Alcazar et Bossuet combattant Pierre Bulenger sur le onzième chapitre de l'_Apocalypse_, et ne voulant pas absolument reconnaître, dans Elie et Enoch, les deux personnages désignés comme devant assister à la fin du monde, alors que Pierre Bulenger, s'appuyant de la tradition, les y veut absolument reconnaître; et qu'on ne dise pas que ce sont là des minuties! il n'y a point de minuties dans la critique sacrée; on vous y demande compte d'une préposition, d'une virgule, d'un accent, et l'on est excusable de le faire puisqu'il s'agit de la loi des lois. Quand vous pensez tenir votre homme avec le sens littéral (_sensus strictus_), il vous échappe avec le sens accommodé ou théologique (_sensus latus_); le mystique et le direct, le droit et le fait, les opinions de l'Eglise à distinguer de ses décisions, les jugemens privés du pape à distinguer de ses jugemens _ex cathedrâ_, l'autorité générale des Pères à distinguer de l'autorité de ces mêmes Pères pris individuellement, la tradition constante à distinguer de la tradition variable, les alternatives dans les censures et les approbations, variations dues aux temps, aux lieux, aux circonstances, aux mœurs, au langage; tout cela vous barre le chemin, et tout cela n'est encore que l'inévitable; que dire de l'accidentel? comment se tirer des préjugés et des rivalités de corporations? comment vaincre ou concilier le dominicain, le cordelier, le jésuite, le janséniste? comment subjuguer les passions de l'hérésiarque? c'est là pourtant ce que les critiques sacrés entreprennent de faire. Aussi ne le font-ils point, et se consument-ils, à la file, dans des luttes acharnées qu'éclairera encore le dernier jour du monde. Une réflexion en finissant: il faut avouer qu'il était dur de soumettre aux controversistes la liberté et la vie des hommes, comme nous l'avons fait durant dix siècles avec cette belle doctrine des religions d'Etat et de l'unité forcée de croyance. Que de larmes répandues, que de sang versé avant d'arriver à la liberté de conscience qui, si elle ne finit les disputes saintes, les rend du moins innocentes! Nous jouissons depuis trente ans, en France, de ce bienfait suprême; sachons donc le conserver seulement deux cents ans. Pour cela, n'oublions pas qu'un moment suffit à le faire évanouir. Ce n'est pas ici une crainte imaginaire; l'histoire est là pour appuyer nos sollicitudes.--Quelle histoire, s'il vous plaît?--Allons, allons, point de fanfaronnades! point de petits airs de grand seigneur! L'histoire de tous les temps, celle d'hier, celle de demain peut-être; mais non, rassurons-nous; il ne sera jamais dit que cette noble terre, fécondée par tant de grands esprits depuis le chancelier de l'Hospital jusqu'au président de Montesquieu, ait laissé honteusement périr, chez elle, ces généreux principes de vie sociale capables à eux seuls de faire croire qu'en effet Dieu créa l'homme à son image; il ne sera jamais dit que John Bull et Jonathan aient eu plus de fortune, plus de sens et plus de courage que _Jean le Coq_. LA MORALE PRATIQUE DES JÉSUITES, Représentée en plusieurs histoires arrivées dans toutes les parties du monde, extraite ou de livres très autorisez et fidelement traduits; ou de mémoires très seurs et indubitables. A Cologne, chez Gervinus Quentel. (1 vol. in-12, très joliment imprimé en caractères elzeviriens, formant, en 2 parties, 331 pages, plus 11 feuillets préliminaires, avec un portrait du R. P. Antoine Escobar.) M.DC.LXIX. (1669-95.) _La Morale pratique des Jésuites_ forme, comme on sait, huit volumes in-12, imprimés à Cologne, chez Quentel, de l'an 1669 à l'an 1695. Les deux premiers tomes de ce recueil appartiennent à Sébastien-Joseph du Cambout de Pontchâteau, de l'illustre maison de Coislin; et les six autres sont de la main d'Antoine Arnaud de Port-Royal. Nous ne parlerons que des premiers, tant parce que nous ne possédons que cette partie d'un recueil dont les tomes se vendent, la plupart du temps, détachés (seule partie, au surplus, qui, au rapport de M. Bérard, dans son _Catalogue des Elzévirs_, soit sortie des presses elzéviriennes), que pour ne pas fatiguer le lecteur par une trop longue analyse d'écrits satiriques. Il faut, plus que jamais, se borner dans l'exposé d'une polémique si connue, qui, parmi tant d'écrits opposés, n'a produit qu'un livre immortel, _les Lettres provinciales_; on trouvera d'ailleurs bien assez de faits, dans ce fragment important, pour prendre une idée du reste. M. de Pontchâteau Coislin était un des plus zélés moralistes et des partisans les plus chauds de Port-Royal. Il fit à pied le voyage d'Espagne pour se procurer le _Theatro jesuitico_, où il croyait trouver de bonnes armes pour sa cause. C'est, du moins, ce que raconte l'abbé d'Artigny au tome II de ses curieux mémoires, _Chronique scandaleuse des Savans_, article des plus piquans par parenthèse, et qui contient le germe de l'ouvrage de l'abbé Irailh sur les _Querelles littéraires_. L'auteur primitif de la _Morale pratique_ annonce, dans sa préface, que son dessein est de mettre d'abord en évidence, 1° l'orgueil; 2° la cupide avarice des jésuites. Avant de produire les preuves de ces deux accusations, il cite deux témoignages terribles, savoir: celui du jésuite Mariana, au chapitre XIV de son _Histoire d'Espagne_, et le livre qu'écrivit contre la société le jésuite Jarrige, de la Rochelle. Il donne ensuite, par extraits, ou dans leur entier, avec des commentaires, les pièces suivantes que nous extrairons, à notre tour, dans l'ordre où elles sont rangées. Bien des gens penseront qu'il était inutile d'exhumer des souvenirs si durs et rapportés si crument; nous ne sommes point de leur avis. Nous croyons que si l'on doit du ménagement aux opinions de bonne foi, justes ou fausses, on ne doit à aucune le silence, et que, s'il est un moyen de contenir les partis dans de certaines bornes, c'est de leur montrer que tôt ou tard la postérité du sang-froid sera leur juge. D'ailleurs nous ne cautionnons point ici M. de Coislin; nous nous bornons à réclamer pour lui la même liberté de parler qu'on s'est permise contre ses amis et lui, la même que les moines se sont permise dans tous les temps contre leurs adversaires. Ceux qui se montrent si délicats n'ont qu'à lire _le Démocrite des réformés_, par le Père Charles de Saint-Agnès, prieur des augustins déchaussés de Lyon; ils s'enhardiront avec ces vers adressés à un certain ministre protestant de Grenoble: Va coquin, insolent, sans ame, Brutal, harlequin, cornichon, Indigne d'honneur, homme infame, Pourceau de race de cochon; Va, maudit de Dieu, anathême, Plein de malheur et de blasphême, etc.! Nous ne pouvions pas, ce nous semble, choisir de meilleure précaution oratoire, avant d'enregistrer, par numéros, les pièces du procès intenté aux jésuites par M. de Pontchâteau, qui, du reste, était bon catholique, d'une foi inaltérable et de mœurs très pures. 1°. Prophéties de Melchior Canus, dominicain, évêque des Canaries et de Sainte-Hildegarde, abbesse, en 1415, contre l'institut de jésuites. «_Insurgent gentes, quæ comedent peccata populi... diabolus radicabit in eis quatuor vitia, scilicet: adulationem, ut eis largius detur; invidiam, quando datur aliis et non sibi; hypocrisim, ut placeant per simulationem; et detrectationem, ut seipsos commendent, et alios vituperent... pauperes divites, simplices patentes, devoti adulatores, mendici superbi, doctores instabiles, humiles elati, dulces calumniatores, confessores lucri..., patres pravitatis, filii iniquitatis_, etc., etc., etc.» »Une race s'élevera qui mangera les péchés du peuple...; le diable enracinera chez elle quatre vices, savoir: l'adulation, pour qu'on lui donne plus largement; l'envie, quand on donnera aux autres et non à elle; l'hypocrisie, afin de plaire par de beaux dehors, et la médisance, qui se vante et rabaisse autrui... Race de pauvres opulens, race de simples chargés de puissance, de flatteurs dévots, de mendians superbes, d'humbles orgueilleux, de doucereux calomniateurs, de confesseurs d'argent..., de pères de dépravation, de fils d'iniquité, etc.» Ces prophéties ont été appliquées aux jésuites par un évêque de Balbastro, dominicain, mort vers l'an 1629 en odeur de sainteté. Suit un commentaire explicatif où l'on voit, entre autres choses, ce qui suit, rapporté par l'auteur du _Théâtre jésuitique_, dominicain, évêque de Malaga, lequel se nommait Ildefonse de Saint-Thomas, et était bâtard du roi d'Espagne Philippe II. La politique des jésuites est de marcher à leur but sans rougir de rien, sans se soucier d'aucune chose, vu qu'il n'y a rien de tel que de faire ses affaires, le monde oubliant bientôt les moyens qu'on a pris pour les faire. Tous les moyens donc leur sont bons. C'est ainsi qu'ils ont inventé les confessions par lettres, et qu'ils ont permis le mariage aux religieux sur de simples révélations probables. Quand un des leurs a commis quelque action scandaleuse, ils s'unissent tous pour les défendre, ils flattent surtout les femmes pour attraper des successions; ils ont toujours un des leurs à la cour pour calomnier leurs ennemis. Dès qu'on se fait de leurs amis, ils se mettent tous à crier que vous êtes un saint et un habile homme; ils détestent les autres moines; jamais ils n'aventurent leurs personnes, quoiqu'ils osent beaucoup, parce qu'ils se retirent à propos, se masquant derrière les forts, et mettant les autres en avant. Même dans les Indes et au Japon, ils ont eu fort peu de martyrs; et leurs succès, dans ces contrées, tinrent à la souplesse plutôt qu'à la fermeté de leur foi. Ils mentent; ils reçoivent et prennent de toutes mains, des vieillards, des grandes dames, des usuriers, des concubines, etc., et se montrent complaisans pour les pécheurs. Leur vie est molle et délicate: à les voir partout se taisant, on ne conçoit pas d'abord comment ils remplissent la terre de leur bruit: c'est qu'ils se mêlent de tout, de donner une servante à une maison, un maître à un écolier, un client à un avocat, une épouse à un garçon, comme de confesser les rois, de leur souffler la guerre ou la paix. Les domestiques de leurs mains sont leurs espions: la pitié n'est pas connue chez eux, et la rancune est éternelle. Leur façon de persécuter est douce, lente, mais sûre, agissant comme un poison secret. On dirait que les enfans des riches leur appartiennent; ils les vont pourchassant jusqu'à ce qu'ils les tiennent, et ceux qu'ils manquent sont décriés; ils ont grand goût et grand talent pour le commerce, depuis la vente de la petite mercerie jusqu'au vaste trafic de mer. Quand ils s'établissent quelque part, sur-le-champ ils y sèment la division. Ils aiment les beaux bâtimens et veulent qu'on dise de loin, en s'approchant d'une ville: «Voyez-vous le clocher des jésuites?». 2°. _Conclusio facultatis theologiæ parisiensis, facta die decembris, anno 1554._ C'est une respectueuse représentation de la Faculté de théologie de Paris contre les bulles des papes Paul III et Jules III, en faveur des jésuites, laquelle pièce est terminée par ces mots: «_Hæc societas videtur in negotio fidei periculosa, pacis ecclesiæ perturbativa, monasticæ religionis eversiva, et magis in destructionem quam in ædificationem instituta._»--«Cette société paraît dangereuse pour la foi, perturbatrice du repos de l'Eglise, subversive de la religion monastique, et plus propre à détruire qu'à édifier.» 3°. Remontrances de la cour du parlement de Paris au roi Henri IV sur le rétablissement des jésuites, faites par M. le P., président de Harlay, en 1604. «Cette société, contre laquelle la Sorbonne avait rendu un décret en 1554, n'a été admise du parlement, que par provisions, en 1564, à des conditions qu'elle a dépassées. Comme elle usurpe partout l'instruction, elle a su, depuis, à l'aide de nouveaux et jeunes docteurs, se rendre la Sorbonne favorable. Elle en fera bientôt de même de votre parlement, sire...; alors on verra s'établir dans votre royaume les pernicieuses maximes de ces novateurs, savoir: que les ecclésiastiques ne sont sujets et justiciables que du pape; que le pape peut excommunier les rois, et ainsi délier les sujets du serment de fidélité; que les papes ont le droit de vie et de mort sur les princes de la terre... Votre assassin Barrière a été endoctriné, pour son crime, par le jésuite Varade... Le jésuite Guignard a fait des livres pour justifier le meurtre de Henri III... Ils ont livré le Portugal à Philippe II... Nous vous supplions très humblement qu'il vous plaise conserver l'arrêt d'expulsion rendu contre eux à l'occasion de l'affaire de Chastel, etc...» 4°. Extrait du livre intitulé: _Image du premier siècle de la Société des Jésuites_. Pour montrer l'esprit d'orgueil de cette compagnie et de quoi elle se vante. D'après ce livre, les jésuites sont une troupe d'anges lumineux et brûlans. Ils sont tous éminens en doctrine et sagesse. C'est la compagnie des parfaits. Ils sont tous des lions et des aigles. Ils naissent tous le casque en tête; chacun d'eux vaut une armée. Ils se sont fait traîner en triomphe à Goa, dans un char tiré par des écoliers habillés en anges. Leur société est un miracle perpétuel. Le souverain pontife a beau condamner les livres de leurs Pères Poza, Bauny, Cellot, Rabardeau, etc., etc.; ils n'en sont pas moins le _rational_, l'oracle sur la poitrine du grand prêtre. Un archevêque de Malines, qui les connaissait bien, a beau dire d'eux: _Isti homines fient ut stercus terræ_, ils n'en sont pas moins supérieurs aux évêques, selon eux, en honneurs, en rang, en puissance, en autorité. Ils ont mis leur approbation à un sermon fait par un dominicain pour la béatification de saint Ignace, où il est dit que saint Ignace est au dessus de Moïse. C'est à leur Père Lainez qu'on doit le rang de Vierge immaculée acquis à la mère de Dieu dans le concile de Trente. Il y a conformité entre la vie de saint Ignace et celle de Jésus-Christ. Leur société est vierge. Leur nom de jésuites vient de ce qu'ils sont les vrais compagnons de Jésus, les chrétiens par excellence. Jésus-Christ vient au devant de chaque jésuite mourant pour le recevoir. Durant les trois premiers siècles de leur établissement, ils ne fourniront aucun jésuite à l'enfer, comme l'affirme François Borgia à son ami Marc. La Vierge tient la Société de Jésus sous son manteau. Ils sont les médecins de l'univers, et la chrétienté ne peut être guérie que par eux. Ferdinand II, Ferdinand III d'Espagne, Sigismond III de Pologne, le cardinal Infant, le duc de Savoie, la mère de l'empereur Rodolphe et celle de Charles IX de France étaient de la société. Leurs sodalités ou congrégations réforment le monde. Avant eux les chrétiens ne communiaient qu'une fois ou tout au plus deux ou trois fois par an, tandis que, depuis eux, on voit souvent communier toutes les semaines, et se confesser presque tous les jours, ce qui est un grand bien. Par leurs pompes sacrées et les pieuses réjouissances qu'ils ont introduites dans leurs églises, ils ont ravi les ames et les personnes aux pompes mondaines, etc., etc. 5°. Histoires des artifices et violences des jésuites pour enlever aux ordres religieux plusieurs abbayes et prieurez considérables tirées du factum de dom Paul Willaume, vicaire-général de l'ordre de Cluny, présenté au conseil du roi de France, en 1654, contre les recteurs des trois colléges de jésuites, de Schelestadt, d'Ensisheim et de Fribourg en Brisgaw. Suit l'arrêt du conseil qui maintient ledit frère Willaume, en date du 4 août 1654. Exactions violentes, corruptions de juges par présens, plaintes fondées sur le mensonge, subornations de témoins, surprise de lettres de roi, rapines et démolitions de bénéfices, enlèvemens de titres et registres, triple action à trois tribunaux pour la même cause, bulles arrachées par importunités, rien ne manque à ce factum pour en faire un monument complet des torts imputés aux jésuites. L'arrêt du conseil couronna ce factum; mais c'est une défunte histoire: qu'elle repose en paix. 6°. Autres histoires des artifices et violences des jésuites pour enlever des abbayes aux ordres de saint Benoît et de Cîteaux, tirées des livres du célèbre Père du Hay, bénédictin, l'un intitulé: _Astrum inestinctum_, 1636; l'autre: _Hortus crusianus_, _Francfort_, 1658. Ici point d'arrêt rapporté; par conséquent, nulle sanction publique donnée aux imputations qui composent un gros faisceau de dix impostures, quatre enlèvemens d'abbayes et nombre de fourberies, intrigues, injures, etc.; c'est encore là, d'ailleurs, de la vieille histoire. 7°. Histoire célèbre de l'énorme tromperie faicte, par le recteur des jésuites de Metz, aux ursulines de cette ville, au sujet d'une maison, avec l'arrêt favorable auxdites ursulines, rendu au parlement de Metz, le 10 mai 1661. Vieille histoire. 8°. La fameuse banqueroute des jésuites de Séville, de plus de 450,000 ducats; récit tiré du _Mémorial des Créanciers_, présenté au roi d'Espagne, en 1645, et traduit sur l'original de Jean Onufre de Salazar. Vieille histoire. 9°. Autres marques de l'avarice, injustice et fourberie des jésuites, tirées du théâtre jésuitique principalement. C'est un magasin d'historiettes et d'anecdotes scandaleuses pour la morale et la doctrine, dont nous ne garantissons pas l'authenticité, bien entendu, mais qui ont un certain air de vérité contemporaine, et dont plusieurs sont fort piquantes. Par exemple, on y voit que, dans un sermon du jésuite espagnol Ocquete, pour le jour de la Conception, ce Père dit que la Vierge aimerait mieux être damnée éternellement que d'avoir conçu ou été conçue dans le péché originel. C'est là le sublime de l'immaculée Conception et de l'anti-dominicanisme, il faut l'avouer. 10°. Ce volume est terminé par la lettre d'un monsieur à un de ses amis de Paris, écrite de Grenoble, le 28 octobre 1661, dans laquelle on peut juger de la complaisance des jésuites pour leurs amis riches, par l'exemple d'un abbé régulier qui reçut d'eux l'absolution _in extremis_ sans être forcé de restituer quantité de voleries, ni de réparer quantité d'actions criminelles dont suit l'énumération. LE COMTE DE GABALIS, OU ENTRETIENS SUR LES SCIENCES SECRÈTES, Renouvelé et augmenté d'une lettre sur ce sujet, avec cette épigraphe: Quod tanto impendio absconditur, etiam solummodo, demonstrare destruere est. Ce qui nous est caché à si grands frais, le montrer c'est l'anéantir. A Cologne, chez Pierre Marteau, sans nom d'auteur (l'abbé de Montfaucon de Villars) ni indication d'année (1670). 1 vol. pet. in-12 de 161 pages. (1670.) La science de l'infatigable Raymond-Lulle, d'Agrippa le philogyne, de Paracelse, _le presque divin_, etc., etc., autrement la science cabalistique, régna, en Italie, en Allemagne et en France, du XIIe au XVIIe siècle. Le soin que l'abbé de Villars prit de l'attaquer par le ridicule prouve qu'elle avait encore assez de cours dans les classes élevées de la société, sous Louis XIV. Le vulgaire lui sera, dans tous les temps, plus ou moins soumis, fondée qu'elle est sur cet instinct de curiosité qui porte les hommes à vivre dans l'avenir et à l'interroger. Ce petit ouvrage, qui veut être ironique et plaisant aux dépens des cabalistes, contient cinq entretiens dans lesquels l'auteur est censé recevoir la révélation des profonds mystères de la cabale par un de ses principaux adeptes, le comte de Gabalis. Il résulte des instructions du comte que, pour avoir la disposition de cœur et d'esprit convenable, un apprenti cabaliste doit d'abord se refuser à tout commerce charnel. Suivent d'autres révélations dont voici quelques unes: les quatre élémens (c'était encore le temps des quatre élémens) sont habités par une infinité de peuples divers, invisibles à l'homme. L'air a ses sylphes et ses amazones d'une beauté mâle, incomparable; les eaux recèlent des ondins et des ondines; la terre a ses gnomes auxquels toutes les mines obéissent; et le feu nourrit les salamandres, purs esprits qui ne croient pourtant pas à l'éternité, en quoi ils ne se montrent pas bons raisonneurs. C'est avec les filles de ces nations cachées que l'homme, qui veut devenir sage et commander à la nature, doit seulement avoir affaire. Quand on sait s'y prendre avec ce sexe impalpable, on parvient à beaucoup savoir, et notamment à se nourrir pour plusieurs années, sans manger, rien qu'avec un demi-scrupule de quintessence solaire. Précisément, comme les interlocuteurs en sont là, le comte de Gabalis emmène son élève dîner, et les deux premiers entretiens sont finis. Au troisième entretien, le comte plaide la cause des oracles et s'évertue à expliquer comment Dieu, avant l'avènement de son fils, permettait aux oracles ce qu'il ne leur a pas permis depuis, d'instruire les hommes. Ici l'abbé de Villars aborde le grand sujet qui, plus tard, exerça la spirituelle malice de Fontenelle et la pesante érudition du jésuite Balthus, dans leur controverse sur l'_Histoire des Oracles de Vandale_; mais encore qu'il paraisse avoir eu le même dessein que l'ingénieux adversaire des oracles, c'est à dire de faire crouler l'édifice du vrai merveilleux en établissant qu'il n'a pas plus d'appui que le faux, il ne montre ici ni hardiesse ni adresse. Cependant il est assez malin, au quatrième entretien, pour saint Jérôme et saint Athanase qu'il fait voir défendant l'existence et la sagesse des sylphes. Heureux eût été le genre humain et parfait aussi bien, assure le comte, si Adam et Ève n'eussent communiqué qu'avec des sylphes! Ici se présentent de nombreux exemples de filles des hommes rendues mères par des sylphes et des salamandres, et des autorités graves en faveur de ces exemples, sans compter l'anachorète saint Antoine. Voilà de quoi troubler ou pacifier bien des maris, selon qu'ils envisageront la chose! Le cinquième et dernier entretien n'est rempli que d'anecdoctes cabalistiques, toutes plus folles les unes que les autres. Au total, ces dialogues, qui eurent assez de succès pour se reproduire à Londres, en 1742, avec une suite formant 2 volumes in-12, ne sont ni vifs ni amusans. Un cabaliste ne manquerait pas de dire que le pauvre abbé de Villars, cousin du savant Père Montfaucon, n'est mort assassiné, en 1675, par un de ses parens, que pour avoir plaisanté les sylphes. Il n'en est pourtant rien. D'ailleurs, il n'y avait pas de quoi se fâcher; personne n'a ri. LE TOMBEAU DE LA MESSE; Par David Dérodon. A Amsterdam, chez Daniel Du Fresne, marchand-libraire, dans la porte des Vieilles-Gens, près le Heeren-Logement, à la Bible française, (1 vol. in-12 de 232 pages et 2 feuillets préliminaires, plus une page à la fin, non chiffrée, qui renferme un sonnet commençant par ce vers: _L'autre jour frère Jean mourut de la gravelle_, et finissant par cet autre: _Peut-être qu'ici bas vous mangeriez le diable._) M.DC.LXXXII. (1670-82.) Notre exemplaire contient, par addition, 1° une Vie de Galéas Caraccioli, marquis de Vico; 2° l'Histoire de la fin tragique de François Spiere. Ces deux opuscules ne font pas partie nécessaire du volume, quoiqu'ils y soient insérés: nous en parlerons toutefois ci-après. _Le Tombeau de la Messe_ fit bannir de France son auteur, zélé calviniste, habile professeur de philosophie, qui mourut à Genève, vers l'an 1670. L'argument du livre est scandaleux et impertinent. Dérodon n'y parle que de couper les deux jambes au dogme de la présence réelle, de lui arracher sa coupe des mains, de dépouiller son corps, de l'assommer et de le mettre dans le sépulcre; c'était beaucoup dire et mal dire. L'évènement a renversé son dessein. Son ouvrage est composé de huit discours, savoir: le premier touchant l'exposition des paroles sacramentelles: _hoc est corpus meum_; le deuxième, touchant l'exposition de ces paroles: _qui manducat carnem meam et bibit sanguinem meum habet vitam æternam_; le troisième est contre la transubstantiation; le quatrième contre la présence réelle de l'humanité de Jésus-Christ dans l'hostie; le cinquième contre l'adoration de l'hostie; le sixième contre le retranchement de la coupe; le septième contre la messe, et le huitième et dernier veut résoudre sept objections des docteurs de Rome. Dans ces discours, dont la forme est sententieuse et pédantesque, le style lourd et obscur, Dérodon ne fait guère que répéter ce que ses devanciers avaient exposé bien mieux que lui. Ce qu'il y ajoute de son chef n'est le plus souvent que subtil. Nous en excepterons pourtant le passage de la page 115 à la page 121, où il s'autorise de la manière dont les premiers Pères de l'Eglise attaquaient l'idolâtrie, et les deux pages de conclusion qui ont une forme pressante et dramatique. LA VIE DE GALEAS CARACCIOLI, MARQUIS DE VICO, ET L'HISTOIRE TRAGIQUE DE LA FIN DE FRANÇOIS SPIERE, Mises en françois par le sieur de Lestan (Antoine Teissier). A Amsterdam, 1682. L'original italien de cette vie est un sieur Balbano. Le traducteur français, qui prend le nom de Lestan, est, selon M. Barbier, un calviniste de Montpellier, nommé Antoine Teissier qui, lors de la révocation de l'édit de Nantes, se retira en Prusse et mourut à Berlin, en 1715, à quatre-vingt-quatre ans, après avoir laissé plusieurs écrits d'histoire, de philologie, de théologie et de morale, recommandables. Le but de Teissier, dans ses traductions de la vie de Caraccioli et de la catastrophe de Spiere, a été, comme il nous l'apprend dans sa préface, 1° de fournir un double exemple moral par le tableau d'une persévérance courageuse opposée à celui d'une lâche apostasie; 2° de prouver que, dans de certains cas, le divorce est permis entre chrétiens, d'après l'autorité des saints Pères. La destinée de Caraccioli peut, ce nous semble, offrir un enseignement contraire à celui que se proposent Teissier et Balbano. Cet illustre Napolitain, doué d'un vrai mérite, opulent, heureux dans son union avec sa femme Victoire, fille du duc de Nocera, dont il était chéri, heureux dans six enfans dignes de lui, fils d'un père célèbre dans les armes, honoré lui-même de l'empereur Charles-Quint, son souverain, vient à s'enflammer pour la doctrine calviniste. Un fanatisme mélancolique s'empare de sa raison. Bientôt il court à Genève abjurer la religion catholique. Sa famille le conjure de revenir au moins un moment près d'elle, dans l'espoir de le ramener. Il se rend à cet appel; une entrevue a lieu à Vico même, sur les confins de la Dalmatie, entre cet infortuné sectaire, son vieux père et sa femme qui se jette dans ses bras avec ses six enfans, dont le plus jeune, fille de 12 ans, pleine de graces et de tendresse, embrasse ses pieds en les inondant de larmes; rien n'y fait: le fanatisme triomphe de la raison, de l'honneur et de la nature. Galéas Caraccioli est alors maudit par son père, abandonné de sa femme et de ses enfans, privé de ses biens. Il retourne à Genève, se console avec les flatteries de Calvin qui tirait vanité de cette abjuration. Sur l'avis des nouveaux docteurs, il divorce, épouse une bourgeoise calviniste âgée de quarante ans et achève à soixante-neuf ans, en 1586, sa triste vie dans une obscure pauvreté, mais, il faut l'avouer, courageusement et pieusement, après avoir plongé tous les siens dans une douleur éternelle. Voici les vers que lui consacre son biographe; c'est payer trop cher un quatrain. Nous ne pensons pas qu'un tel exemple soit capable de tenter ceux qui joindront à un bel esprit des sentimens vraiment religieux et moraux: «Son courage est plus fort que le mal qui le tue; »Il rit de ses propres douleurs; »Et son ame en est moins émue »Que les ames des spectateurs.» L'autre exemple est si justement l'opposé du premier que, bien qu'il soit rapporté par Sleidan, livre 1er, et par d'autres historiens, nous le soupçonnerions volontiers apocryphe et inventé pour l'effet. François Spiere, avocat de Padoue, avait embrassé la nouvelle religion, vers 1548. La crainte du supplice le fit abjurer sa croyance. Il rentra, par peur de la mort, dans le sein de l'Eglise catholique; mais, bientôt saisi de remords et de honte, il tomba dans le marasme et mourut en désespéré, se voyant tenaillé par les démons. Ce phénomène doit être rare dans une religion qui n'est pas exclusive. Il est vrai qu'à son début la réforme s'était donné les airs de l'intolérance. TRAITEZ SINGULIERS ET NOUVEAUX CONTRE LE PAGANISME DU ROI BOIT. Le premier du Jeusne ancien de l'Église catholique la veille des rois; le second, de la Royauté des Saturnales, remise et contrefaite par les chrestiens charnels en ceste feste; le troisième, de la Superstition du Phœbé, ou de la Sottise du Febvé, à messieurs les théologaux de toutes les églises de France; par Jean Deslyons, docteur de Sorbonne, doyen et théologal de la cathédrale de Senlis; ouvrage utile aux curez, aux prédicateurs et au peuple. A Paris, chez la veuve C. Savereux, libraire-juré, au pied de la tour de Nostre-Dame, à l'enseigne des Trois-Vertus. Avec privilége. (1 vol. in-12 de 346 pages et 28 feuillets préliminaires.) M.DC.LXX. (1670.) C'est en vain que le savant Deslyons s'autorise, pour les temps anciens, de saint Augustin, des évêques d'Afrique, et, pour les temps modernes, des Stappleton, des Colvenérès, des Barthélemy Pierre et de tous les docteurs de la célèbre Faculté de Douai, nous ne saurions concevoir la sérieuse indignation que lui cause notre banquet de la veille des rois, avec ses cris _du roi boit_, sa fève royale et son innocente gaîté quand elle est d'ailleurs innocente. Tant de sainte fureur pour si peu rappelle involontairement le zèle républicain qui aussi proscrivait les convives _du roi boit_: les extrêmes se touchent. Que la tradition populaire, qui a perpétué chez nous cette coutume joyeuse, ait sa source dans certaines cérémonies du paganisme, cela peut être; mais y a-t-il là de quoi tant se fâcher? est-ce la seule tradition païenne que les chrétiens ait conservée? n'en voit-on pas d'autres soigneusement retracées jusque dans nos églises? est-il bien sûr que notre liturgie soit tout entière chrétienne? nous avons ouï dire que non. Que font, par exemple, ces chœurs de jeunes garçons et de jeunes filles chantant des cantiques processionnellement à la Fête-Dieu? que font-ils, à l'heure des cantiques, sous les bannières du sacré cœur ou plutôt du jésuitisme? Cet appareil de voiles blancs, de rubans blancs, de bouquets, de corbeilles de roses, etc., etc.; toutes ces choses et bien d'autres sont-elles plus en harmonie avec la gravité du culte de la croix qu'avec le _Carmen seculare_ des enfans de Diane et d'Apollon? Nous ne disons rien de la fameuse fête des fous qui fit si longtemps le plaisir des habitans de la Provence; il y aurait trop à dire. Conclusion que la mauvaise humeur de l'abbé Deslyons est mal fondée; mais son savoir l'est fort bien. Il prouve invinciblement et surabondamment, dans son premier traité, par l'autorité des anciens Pères et l'exemple de l'Eglise primitive, que la veille de l'Epiphanie, ainsi que les vigiles des grandes fêtes, étaient consacrées au jeûne et à la prière, non à la joie et aux festins; que l'Eglise grecque et l'Eglise latine ont fidèlement observé ce jeûne, la première jusqu'à présent, la seconde jusqu'au XIIIe siècle. Ses preuves, à cet égard, sont sans reproches. Il les fait suivre d'une invitation aux chrétiens de son temps de substituer du moins un jeûne de dévotion au jeûne d'obligation qui s'est perdu, et finit ainsi sa première dissertation. Dans le second traité, qui est aussi savant et plus amusant à lire que le précédent, il établit, d'après Lucien, Macrobe, Athénée, Arrien, Horace, Juvénal, Martial et Tacite, que notre festin du _roi boit_ est une dégénération peu dissimulée de la royauté des saturnales, et repousse justement l'imputation faite, à cette occasion, aux catholiques, par les huguenots, d'avoir sanctifié cette cérémonie païenne, puisqu'il est avéré que le festin du _roi boit_ n'a jamais été approuvé par l'Eglise; loin de là, qu'il a toujours été blâmé par ses docteurs et ses prédicateurs. Citation, page 208, du livre des _Recherches_ faites par Pirat, chapelain des rois Charles IX, Henri III, Henri IV et Louis XIII, sur les cérémonies de la chapelle royale, où l'on voit le cérémonial suivi à la chapelle du Louvre, sous Henri III, pour la royauté de la fève. Au troisième traité, l'auteur se livre à des investigations étymologiques au sujet de la fève employée dans le gâteau des rois. La question perd alors de son austérité. La fève vient-elle du mot Phœbé, ou de Faba, ou d'Ephébé à cause de l'enfant qui tire le gâteau? L'abbé Deslyons adopte l'étymologie de Faba; en quoi nous lui donnons, pour notre part, toute raison. Il conclut que l'usage de tirer le gâteau est une puérilité du moins, si ce n'est pas une impiété. Il a encore toute raison ici; mais nous oserons lui répéter que si c'est un jeu puéril, cela ne mérite pas les foudres sacerdotales. HEXAMERON RUSTIQUE, OU LES SIX JOURNÉES PASSÉES A LA CAMPAGNE, ENTRE DES PERSONNES STUDIEUSES; Par la Mothe le Vayer, conseiller d'État. A Amsterdam, chez Pierre Mortier, libraire. (Pet. in-12.) M.DC.XCVIII. (1670-98.) Ce serait un livre très amusant, et d'aventure même très utile que celui qui représenterait, au naturel, la conversation familière d'hommes instruits liés par une commune affection; mais ce que beaucoup d'écrivains nous ont donné pour tel n'est rien moins que cela. Loin de réaliser l'idée d'une causerie véritable, l'auteur y parle presque toujours seul sous le nom de ses personnages, et ces personnages eux-mêmes ne conversent point; la plupart du temps ils monologuent sur des répliques bien ou mal données. C'est ce qu'on voit dans _les Six Journées de campagne_, dites _l'Hexaméron rustique_, où, successivement, les sieurs Egysthe (Chevreau), Marulle (l'abbé de Marolles); Racémius (Bautru), Tubertus Ocella (la Mothe le Vayer), Ménalque (Ménage) et Simonide (l'abbé Le Camus), tiennent le dé sans partage. Aussi l'ouvrage est-il glacé, tout en renfermant de bonnes pensées et plusieurs traits passablement plaisans. Cependant la réunion promettait: La Mothe le Vayer, avec sa tête pensante et indépendante, était propre à jeter des questions en avant, comme à les débattre; on connaît Ménage, et l'on sait combien il pouvait mettre d'esprit dans l'érudition; Urbain Chevreau, né en 1613 dans la patrie d'Urbain Grandier, ancien précepteur du duc du Maine, ancien secrétaire de la reine Christine de Suède, auteur estimé d'un tableau de la Fortune et de ses effets, homme honnête et lettré, ayant vu tout le règne de Louis XIII et les trois quarts de celui de Louis XIV, aurait pu fournir son tribut d'anecdotes et de réflexions; Guillaume Bautru, comte de Nogent, par la grace de ses bons mots, à qui ses bouffonneries de cour avaient acquis 100,000 livres de rente, selon madame de Motteville, eût très convenablement représenté les enfans de la grande intrigue du monde; l'abbé Le Camus, épicurien aimable tant qu'il fut aumônier du roi, prélat austère une fois nommé à l'évêché de Grenoble, ce qui arriva en 1671, eût mêlé quelque peu de théologie à ces conversations; or, il en faut dans toute conversation solide; et quant au bon abbé de Marolles, le trop fécond et trop naïf traducteur de l'antiquité latine, il eût été le bardot de l'assemblée pour sa joie et pour la nôtre; mais point: Tubertus Ocella ne concevra point son _Hexaméron_ ainsi. Il parlera tout seul dans sa quatrième journée, comme ses amis le feront les cinq autres jours, et ce sera pour démontrer, par l'autorité graveleuse du centon d'Ausone et des Endécasyllabes de Pline le Jeune, comment, dans sa description du fameux antre des nymphes de l'Odyssée, Homère a prétendu faire une allusion moitié érotique, moitié anatomique, aux parties secrètes de la femme. Voilà certainement une folie insigne, fort cynique et peu séduisante. Les philosophes ne devraient jamais toucher ces cordes-là, ils n'y entendent rien. Egysthe Chevreau a mieux rencontré au premier dialogue, où il fait voir, par de notables exemples, que les meilleurs écrivains sont sujets à se méprendre. Ainsi, dit-il, Aristote a mis la source du Danube dans les Pyrénées, et son commentateur Crémonin l'en excuse ridiculement sur ce que les anciens pouvaient bien rattacher la chaîne des Pyrénées à celle des Alpes. Bergier, l'historien des grands chemins de Rome, commit une bévue du même ordre, en traduisant l'inscription suivante: _Decimius médicus Clinicus chirurgus occularius_, par ces mots: _Décimius médecin, Clinicus chirurgien oculiste_; de même, un savant religieux italien traduisit _paroles de mauvais aloi_ par _parole di cattivo aloes_, et le cardinal de Richelieu prit le nom du poète Térentianus Maurus pour le titre d'une comédie de Térence. Tout ceci nous rappelle un personnage qui se disait piqué de la Tarentaise, et ce chancelier de France, dont parle Balzac dans son Aristippe, lequel était si neuf, touchant certaines matières, que de chercher, sur la carte, la démocratie et l'aristocratie, comme il eût pu faire la Dalmatie et la Croatie. Les méprises des grands auteurs ne sont pas toutes de cette force, il faut l'avouer; mais il n'est aucun d'eux, Egysthe a raison de le dire, qui, dans le cours de sa carrière, n'ait, à son tour, payé quelque tribut à l'ignorance. Il convient de le leur pardonner, et, dans l'occasion, de les interpréter favorablement, ainsi que le recommande Marulle au second dialogue; toutefois, ce serait pousser l'indulgence trop loin, ne lui en déplaise, que d'excuser leurs licences comme leurs bévues, que de passer à Sénèque sa description des débauches d'Hostius, à Dion de Pruse, dit Chrysostôme, l'ami de Trajan, l'éloge qu'il fait de l'onanisme en racontant les félicités solitaires et pourtant publiques de Diogène, éloge renouvelé par le duc d'Albe, si nous avons bonne souvenance; lequel duc d'Albe mettait la masturbation au rang des premiers devoirs d'un bon général d'armée. Saint Augustin n'est pas moins blâmable, pour établir qu'Adam et Eve ne se connurent charnellement qu'après leur péché, d'expliquer, dans sa Cité de Dieu, comment le père des hommes, dans son état de pureté, jetait sa semence avec la main dans l'utérus de sa compagne. Ce qui est trop nu blesse le goût autant que les mœurs. Il est également des bizarreries peu dignes de mémoire; telles sont celles que rapporte Racémius Bautru, au troisième dialogue, touchant les parties sexuelles du corps humain. Ainsi, quand Vossius prétend, au neuvième livre de son Histoire de la Philosophie, que les organes de la génération ne vinrent à nos premiers parens qu'après leur chute, comme de véritables écrouelles; quand Aristote considère le membre viril comme un animal à part; quand Charles IX, saisi par cet endroit en jouant avec Villandry, veut punir de mort ce maladroit, et ne lui fait grâce qu'à la prière de l'amiral de Coligny; quand le père François Alvarez raconte que les filles d'Abyssinie portent suspendues secrètement de petites clochettes, par manière de galanterie, comme si l'heure du berger ne pouvait pas sonner sans cela, Vossius, Aristote, Charles IX et le père François Alvarez ont tort, et Racémius Bautru aussi, et peut-être nous aussi d'en faire souvenir. Le cinquième dialogue conduit par Ménage ne présente, pour tout fruit, qu'une critique froide des œuvres de Balzac, notamment de son Aristippe, qu'il appelait son chef-d'œuvre. Ici Ménage ou La Mothe le Vayer paraît avoir cédé à un mouvement de malveillance; car Balzac, bien que trop bel-esprit, et trop dépourvu de sentiment, ne laisse pas que d'être un homme supérieur. Les portraits de courtisans que fait son Aristippe sont généralement vrais et parfaitement écrits. Il y flatte un peu Louis XIII et le cardinal de Richelieu; mais la flatterie peut tomber plus mal, et somme toute, les entretiens, les lettres et les traités de Balzac valent bien mieux que l'_Hexaméron rustique_, ou même que les Dialogues d'Orasius Tubero. Jamais Balzac ne fût descendu aux puérilités du sixième et dernier dialogue de l'_Hexaméron_, conduit par l'abbé Le Camus, dans lequel cet ecclésiastique enjoué passe la revue des saints que les divers corps de métiers ont pris pour patrons par forme de rébus, tels que saint Blanchard, patron des blanchisseuses, saint Roch, patron des paveurs, saint Vaast, patron des meuniers, l'Ascension, fête des couvreurs, saint Liénard, patron des prisonniers, etc. L'ouvrage se termine par un éloge du scepticisme; si c'est là où l'auteur en voulait venir, le lecteur pensera qu'il a pris le plus long. DE USU FLAGRORUM IN RE MEDICA ET VENERIA, Lumborumque et renum officio, Thomæ Bartholomi, Joannis-Henrici et Meibomii patris, Henrici Meibomii filii. Accedunt de eodem renum officio Joachimi Olhasii et Olaï Wormii dissertatiunculæ. Francofurti, ex bibliopolio Daniel Paulli, 1670. (1 vol. pet. in-8 de 144 pages, pap. fin.) (_Rare._) DE L'UTILITÉ DE LA FLAGELLATION Dans les plaisirs du mariage et dans la médecine, traduit de Meibomius, par Mercier de Compiègne, avec le texte, des notes, des additions et figures. Paris (J. Girouard), 1792, in-16. 1 vol. in-16, pap. vél, peu commun. TRAITÉ DU FOUET, ET DE SES EFFETS SUR LE PHYSIQUE DE L'AMOUR, OU APHRODISIAQUE EXTERNE, Ouvrage médico-philosophique, suivi d'une dissertation sur les moyens d'exciter aux plaisirs de l'amour, par D*** (Doppet), médecin, 1788. 1 vol. in-18 de 108 pages, plus 18 feuillets préliminaires. HISTOIRE DES FLAGELLANS, Où l'on fait voir le bon et le mauvais usage des Flagellations parmi les chrétiens, par des preuves tirées de l'Écriture sainte, etc., trad. du latin de M. l'abbé Boileau, docteur de Sorbonne (par l'abbé Granet). Amsterd., chez Henri Sauzet, 1732. (1 vol. in-12.) (1670--1732-88-92.) Les orgies des savans ont toujours un côté sérieux. Voilà qu'en 1639, dans un repas donné à Lubeck, chez Martin Gerdesius y conseiller du duc de Holstein, auquel assistaient, entre autres convives, Chrétien Cassius, évêque de Lubeck, et le célèbre médecin Jean-Henri Meibomius, d'Helmstadt, on vint à parler des flagellations médicales, comme d'une pratique ridicule et insensée. Pas si ridicule, dit Meibomius, et je vous le prouverai. Il tint parole; de là ce traité singulier dédié à son cher ami l'évêque de Lubeck, qui fut imprimé d'abord à l'insu de l'auteur, et où sont accumulés, sur la foi de Cælius Aurelianus, de Rhazès, de Menghus Faventinus, de Pétrone, du prince Pic de la Mirandole, de Cœlius Rhodigianus, etc., etc., quantité de faits, dont plusieurs fort cyniques, d'où ressort, dans la plus complète évidence, la puissance qu'a la flagellation appliquée sur la région lombaire, soit de dissiper les vapeurs cérébrales, soit d'exciter à l'acte générateur, soit même (et ceci m'a paru plus merveilleux que tout le reste), de rendre l'embonpoint aux corps humains exténués. Maintenant la raison de cette puissance? un pédant rêveur la trouve dans la conjonction des astres; Galien et Pic de la Mirandole, dans la force de l'habitude; mais tout le monde n'a pas l'habitude d'être fouetté, et tout le monde est plus ou moins soumis à cette action de la flagellation; il faut donc chercher une autre cause. C'est à la médecine et à l'anatomie que Meibomius la demande très judicieusement. On doit lire, dans son ouvrage, les développemens qu'il donne à sa théorie sur l'office des lombes et des reins, lequel consisterait principalement à élaborer le fluide séminal, par l'action des esprits que les artères et les veines ont portés dans ces parties, d'où suit la conclusion naturelle que les moyens qui augmentent la chaleur et la force du sang dans la région précitée y favorisent l'action de ces esprits et l'élaboration génératrice. Comme il faut toujours des autorités aux docteurs, Meibomius fortifie ses raisonnemens par des témoignages tirés d'Aristote, d'Avicenne, d'Ovide, de Tibulle, d'Apulée, des Pères de l'Eglise et d'Origène, en son commentaire du 109e verset du Psaume 37, «_mes lombes sont remplis d'illusions_.» Il finit son traité par l'aveu que la flagellation peut, en certains cas, servir légitimement d'aphrodisiaque; toutefois, il n'envie l'administration de ce remède à personne: je suis de son avis. La lettre que le médecin danois Bartholin écrit à Meibomius le fils, en lui dédiant sa nouvelle et excellente édition du Traité de Jean-Henri Meibomius, est un appendice intéressant de l'ouvrage, par les faits corroboratifs qu'il contient. Il suffit ici d'indiquer ces faits et surtout l'histoire du sieur et de la dame Jourdain, tirée des anecdotes moscovites de Pierre d'Erlesunde, qui établit que les femmes russes tenaient à grand honneur et plaisir d'être fouettées par leurs maris, et que leurs maris tenaient la chose à grand usage. Ceci pouvait être vrai en 1669, mais ne l'est certainement plus aujourd'hui. Meibomius, le fils, répond à Bartholin une lettre semi-docte, semi-plaisante, et se montre encore plus pénétré que son père de l'usage dont la flagellation peut être dans la médecine. On doit convenir que l'emploi du latin en pareille matière avait sa bienséance. Cela est surtout apparent lorsqu'on vient à comparer le texte original des Meibomius et de Bartholin à la traduction que Mercier de Compiègne nous en a donnée en français, avec un accompagnement de petites notes rabelaisiennes qui passent toute mesure dans un ouvrage plutôt scientifique, après tout, qu'érotique. Le médecin Doppet s'est encore moins gêné que Mercier de Compiègne, dans son _Traité du Fouet_, qui est une imitation plagiaire du traité de Meibomius. Ici tout est libertinage et satire grossière. Le lecteur n'y saurait rien apprendre d'utile; en revanche, il y peut souiller son imagination, et même trouver les moyens de ruiner sa santé; car l'ouvrage contient une pharmacopée très étendue des plus actifs aphrodisiaques, réduits en électuaires formulés, suivie d'une liste raisonnée des plantes analogues à la vertu de ses récipés. Tout est utile, au contraire, et vraiment digne d'attention dans l'_Histoire des Flagellans_ que publia, vers la fin de l'année 1700, dans un latin aiguisé du sel de Plaute, l'abbé Boileau, frère du grand Despréaux. Cet excellent écrit que l'abbé Irailh, dans son _Recueil des querelles littéraires_, a eu grand tort d'appeler un livre saintement obscène, traduit en français dès 1701, puis en 1732 par l'abbé Granet, l'éditeur des œuvres du savant de Launoy, n'excita pas moins, quand il parut, une grande rumeur parmi les moines, les théologiens, et surtout chez les jésuites, soit à cause des opinions jansénistes imputées à l'auteur, soit par une suite de cette déplorable prédilection que les jésuites ont toujours eue pour la _discipline d'en bas_, comme on disait. Le père du Cerceau et l'infatigable controversiste Jean-Baptiste Thiers, curé de Vibraye, s'emportèrent cruellement, dans cette occasion, contre l'abbé Boileau. De leur côté, les moines et les moinesses, qui voulaient absolument se fouetter jusque _ad vitulos_ en chantant, au chœur, le miserere, firent grand bruit. Mais de réfutation concluante, il n'en parut aucune; aussi n'y en avait-il pas de possible. L'abbé Boileau, bien supérieur à Meibomius, dont il ne laisse pas que de s'appuyer, poursuit, en dix chapitres, la flagellation, spécialement la flagellation volontaire, depuis son origine jusqu'à nous, sous toutes ses formes et ses prétextes, comme une indigne coutume née du paganisme et de l'esprit de libertinage. Dans l'éducation des enfans, elle corrompt le maître et dégrade ou pervertit le disciple. Quintilien en réprouvait l'usage. Comme peine infligée aux esclaves et aux hérétiques, elle blessait la décence et favorisait la cruauté; comme moyen de se mortifier soi-même, c'est la plus dangereuse des macérations, en ce qu'elle excite la chair en la voulant réprimer; comme pénitence, elle joint le ridicule au scandale. Ne fait-il pas beau voir le père Girard donnant la discipline à la belle Cadière, pour commencement de satisfaction, et cela parce que liberté pareille a été prise, sans encombre de chasteté, par Saint-Edmond, Bernardin de Sienne, et par le capucin Mathieu d'Avignon? Que de pères Girard ignorés cette coutume n'a-t-elle pas produits contre un Saint-Edmond? A en juger par la nature humaine qui est la même partout, la flagellation du christianisme n'a pas eu d'avantages sur celle des lupercales, et dans le nombre des dévotes fouettées, nous avons dû avoir autant de femmes compromises que les Romains. Ici la matière s'égaie d'une histoire extraite de Michel Scot, livre IV, de ses _Tables philosophiques_. Il s'agit d'un mari jaloux qui, ayant suivi sa femme à confesse, et ayant vu le prêtre, après l'aveu, emmener la pénitente derrière l'autel pour la discipliner, s'offrit à recevoir les coups à la place de sa tendre épouse. Le prêtre consentit et, durant l'opération, la belle s'écriait: Frappez fort, mon père, car je suis une grande pécheresse. «O Domine, tot tenera est, ego proipsa recipio disciplinam; quo flectente genua, dixit mulier: percute fortiter, Domine, quia magna peccatrix sum.» On n'imaginerait pas à quels excès la fureur de se flageller peut être portée si l'histoire n'était là pour les attester. On vit une veuve de distinction subir volontairement ce qu'ils appelaient la pénitence de cent années, c'est à dire trois mille coups de discipline par an. Le moine Dominique l'encuirassé en souffrit bien d'autres, ainsi que son surnom l'indique; mais quant à celui-là, c'est tant pis pour sa cuirasse, je ne le plains guère, non plus que le cardinal Pierre de Damien, qui, vers l'an 1057, selon l'abbé Boileau, introduisit cette stupide et dangereuse coutume de la flagellation volontaire dans notre religion, primitivement si dégagée de toute superstition honteuse. Ce qu'il y a de pire dans les usages absurdes et violens, c'est qu'ils sont contagieux, tant il y a de l'animal chez l'homme. Ainsi, de ce que Pierre de Damien et Dominique l'encuirassé s'étaient fouettés par pénitence dans le XIe siècle, il advint, par un effet de l'exemple, soutenu de terreurs imaginaires et d'un sentiment profond des calamités du temps, que des multitudes de flagellans vagabonds se levèrent en Italie, vers l'année 1260, se renouvelèrent avec encore plus de folie et de scandale, jusque dans l'Allemagne, en 1349, pour se représenter une troisième fois, et, alors, dans le délire de l'ignorance et de la débauche, de 1574 à 1583, sous le patronage du roi Henri de Valois, conseillé par son confesseur jésuite, Edmond Auger[11]. Dans le cours de cette longue maladie, qui heureusement eut ses intervalles, ce fut vainement que les plus savans et les plus vertueux hommes, tels que Jean Gerson, en 1395, que nombre de docteurs avoués de l'Eglise, que des corps et des magistrats révérés, tels que l'avocat général Servin, et le Parlement de Paris, en 1601, condamnèrent ces folies si scandaleusement prônées par le jésuite Gretzer, dans son apologie de la métanéologie d'Edmond Auger, rien n'y fit, rien, sinon le temps et la lassitude; encore restait-il assez de traces de ces souillures dans les ames religieuses, en 1700, pour que l'abbé Boileau, docteur de Sorbonne, homme de vie irréprochable, eût beaucoup à souffrir de les avoir racontées, démasquées et courageusement flétries. Espérons que, du moins, c'est une affaire dite et conclue au profit des mœurs et du bon sens. L'Evangile nous enseigne que, dans l'amour de Dieu et du prochain, consiste toute la religion: c'est dire que la vraie, la solide pénitence réside dans le repentir de la faute commise et la réparation du dommage causé. Ces deux grandes conditions remplies, que le pécheur se mortifie si la piété le conseille ou l'ordonne; la raison ne l'empêche! mais qu'il le fasse avec mesure et silence, et surtout point de nudités en plein air; conséquemment, point de discipline d'en haut ni d'en bas! [11] _Voy._, dans la _Bibliothèque universelle_ de Le Clerc, tom. 8, pages 455-60, un récit de Flagellation volontaire des pénitens de Dusseldorff, en 1684, envoyé à l'auteur, par un sieur du Ry, témoin oculaire, récit qui passe en ridicule, si ce n'est un scandale, d'autres faits de même nature rapportés au tome IV du même recueil, touchant la Flagellation volontaire des pénitens à gages, usitée à Turin, et favorisée par les jésuites. DE LA CONNOISSANCE DES BONS LIVRES, OU EXAMEN DE PLUSIEURS AUTEURS; Par Charles Sorel, né en 1599, mort en 1674. (1 vol. pet. in-12.) Amsterdam, chez Henri et Théodore Boom, M.DC.LXXII. (1671-72.) Sans le quatrième et dernier chapitre du quatrième et dernier Traité de cet ouvrage, nous n'en aurions point parlé; non que le livre soit d'ailleurs méprisable, ni très commun, mais parce que, pour le fond, l'auteur ne s'y élève guère au dessus d'un esprit et d'une science ordinaires, et que, pour la forme, son style est froid et pesant jusqu'à devenir parfois soporifique. Dans ce dernier chapitre donc, qui traite _du Nouveau langage françois ou du langage à la mode_, on trouve des particularités relatives à l'histoire de notre langue qui méritent d'être recueillies, et que, pour cette raison, nous exposerons ici en peu de mots. Malherbe et Cœffeteau ont beaucoup servi à l'ennoblissement du français et l'ont dégagé de l'attirail antique de Ronsard, comme du clinquant italien des Médicis. Depuis eux on a rarement dit des choses telles que celles-ci d'un ministre d'Etat fort sage, mais fort méchant discoureur: «Je me suis fait un cal contre les impropères.» C'est à Balzac que revient cette locution _à moins que_, dont la cour s'engoua. Les femmes ont grandement contribué aux variations du langage en France. Le Cyrus et la Clélie ont introduit quantité de nouveaux mots et de nouveaux tours qui sont restés. Évaporé, écervelé, éventé, attachement, engagement, empressement, emportement, accablement, personne accablante, prétexte, précautionner, insulter, donner un certain tour aux choses, avoir l'esprit bien ou mal tourné, raisonner juste, faire les choses de la belle manière, les prendre du bon ou du mauvais côté, parler tout franc, avoir des sentimens délicats, traiter une affaire de la dernière conséquence, etc., etc.; tout cela nous est venu de mesdames les précieuses, entre 1640 et 1660; tout cela est précieux en effet, mais l'usage en a effacé la teinte précieuse. _La princesse de Montpensier_, jolie nouvelle de madame de la Fayette et de Ségrais, est un des premiers livres dont le style ait été généralement approuvé du beau monde. _Les Amours de la Cour de France_, par Bussy-Rabutin, et l'_Histoire de la comtesse de Selles_ ont fourni les premiers modèles d'une galanterie où la liberté s'allie à la délicatesse. Cependant, vers ce temps, le sceptre du langage passa, de la cour, dans les mains plus fermes des gens de lettres. C'est à Molière, dans sa comédie des _Précieuses ridicules_, que ce changement de fortune est dû principalement, et aussi, ajouterons-nous, à Pascal, dans les _Lettres provinciales_. Le peuple a ses proverbes et ses quolibets qui sont les tropes de la rue; la cour a ses métaphores qui sont les proverbes du salon. D'un côté, l'on dit _qui refuse muse_, _à bon entendeur salut_, _attendez-moi sous l'orme_, _rira bien qui rira le dernier_; de l'autre, on dit _se mettre sur ce pied-là_, _avoir la mine de savoir_, _tomber sur le chapitre de_, _aimer mieux le tête-à-tête que le chorus_, etc. Les femmes, selon Sorel, eurent bien de la peine à faire passer la locution suivante, _se piquer d'une chose ou de faire une chose_; c'est qu'aussi cette façon de parler est très précieuse et pour le moins autant que celle-ci, _renchérir sur le ridicule_, contre laquelle Molière a été impuissant. Sorel finit ce curieux chapitre de son quatrième Traité par le conseil qu'il donne à l'Académie de fixer le langage; conseil naïf, s'il en fut, à notre avis. Les Académies, très utiles pour honorer et récompenser les écrivains servent peu à l'avancement des langues et ne servent point à leur conservation; les langues d'ailleurs ne sauraient être fixées, non plus qu'aucune autre chose du monde. Le début de ce quatrième Traité, consacré à _la manière de bien parler et de bien écrire en notre langue_, ne présente qu'une sorte de rhétorique des plus communes. Toutefois il y faut remarquer un passage où l'auteur réfute très bien une idée de son temps qui ne semble pas judicieuse, bien qu'elle ait son côté philosophique et plaisant, celle d'écrire l'histoire à rebours, en remontant de moderne à l'ancien, selon la méthode usitée dans les preuves généalogiques. On conçoit qu'une telle méthode puisse rendre palpable l'action des causes sur les évènemens, et si nous avons du loisir, nous essaierons peut-être de raconter certaine histoire ainsi; mais ce ne sera jamais la manière de procéder d'un historien sérieux. Venons aux trois premiers Traités à qui nous avons fait un passe-droit, savoir: au premier sur la connaissance des bons livres, lequel a donné son titre à l'ouvrage entier; au deuxième, sur l'histoire et les romans, et au troisième sur la poésie française. En les compilant, par ordre, sans nous arrêter à leurs divisions, nous en extrairons ce qui suit: Il y a une mode pour les livres comme pour toute chose. Les livres, sauf quelques exceptions commandées par leur excellence, les livres ont leur temps pour paraître et leur temps pour durer. Il n'est pas sûr que les _Essais_ de Montaigne eussent aujourd'hui (en 1671) le même succès que quand ils parurent. Nous voulons plus de méthode. Sorel a raison ici; la censure que MM. de Port-Royal firent de Montaigne permet du moins de le supposer. La forme des livres fait beaucoup pour leur destinée, et leur titre aussi, et le nom des auteurs aussi. Il y a tel nom d'auteur qui tue son livre. Théophile Viau fit très bien de retrancher son nom de Viau. Un bon moyen de pousser un livre est d'en faire parler souventes fois sous le manteau par de bons compères avant la publication, puis d'en aller lire çà et là des fragmens. _Liste des livres dont parle Sorel, qui étaient en renom de son temps, et ne sont plus connus de personne_: L'Honnête Homme, par M. Faret. L'Honnête Femme, par le P. Dubosq. Lettres des Dames, par le même. L'Honnête Garçon, par M. de Grenaille. L'Honnête Fille, par le même. L'Honnête mariage, par le même. Les Harangues des Dames, par le même. Les Plaisirs des Dames, par le même. L'Honnête Veuve, par M. I. Les Sentimens l'Honnête Homme, par M. Chorier, qui fit l'Aloïsia sans doute pour les honnêtes femmes. La Philosophie de l'Honnête Homme, par le même. Le Lycée, par M. Bardin. La Femme généreuse, par un inconnu. Le Ministre fidèle, par J. Baudouin. Les Vies des Ministres, par le comte d'Auteuil. L'École du Prince, par M. Chevreau. L'Arcadie, de Pambrock. Le Secrétaire à la mode, par M. de la Serre. De l'Art de parler sans précaution sur toute de sujets, par Morestel. Le Héros, par le sieur Laurent Gratian, gentilhomme arragonais. Les Avis et les présens de la demoiselle de Gournay. Sorel, qui s'était annoncé par des romans, qui n'est plus guère connu que par son roman de _Francion_, s'évertue contre les romans. Il pouvait leur préférer l'histoire avec tout droit, comme il le fait, sans aller si loin. Accordons-lui que ces sortes d'écrits sont plus propres à égarer le jugement qu'à former le cœur, qu'en général ils vivent d'évènemens extraordinaires que la vérité n'admet pas, sans avoir, comme les fictions poétiques, le mérite d'élever les sentimens; qu'ils sont surtout pernicieux à la jeunesse dont ils entraînent l'imagination au delà des bornes, que la fureur du public pour les romans de chevalerie et les romans de bergerie aux XVIe et XVIIe siècles était une vraie démence; mais qu'il nous concède également qu'il y a des romans excellens, où les mœurs, les passions et les ridicules des hommes sont fidèlement représentés pour leur instruction et pour leurs plaisirs. Montaigne ne les aimait pas; mais Montaigne, avec toute son imagination, était plus réfléchi que sensible. La Noüe ne les aimait pas; mais le brave La Noüe était un homme de guerre austère et sérieux à qui l'imagination manquait. Quand on parle des romans _ex professo_, il faut parler des bons et non des mauvais. Il ne faut pas entendre que tout s'y passe en incidens forcés comme dans celui dont une jeune fille, à qui l'on demandait où elle en était du livre, disait naïvement: «J'en suis au quatrième enlèvement.» Il ne faut pas prétendre que l'action en soit nécessairement _comme la natte qu'on peut alonger sans fin, y ajoutant toujours de la paille ou de la filasse_; car ces défauts ne constituent que les mauvais romans et non les bons, surtout lorsqu'on est aussi rigoureux pour les romans, il n'en faut point composer de tels que l'_Histoire comique de Francion_, laquelle, malgré le succès qu'elle obtint, est une œuvre de très mauvais goût et d'un comique presque toujours bas ou plat. Certaines personnes ont osé comparer ce roman de _Francion_ à l'immortel _Gil Blas_. Cela est bien peu sensé. Nous voulons croire que Sorel a peint, avec quelque vérité, les mœurs de la jeunesse dépravée, celles des gens de justice et celles des gens de l'Université, au temps de Louis XIII; mais il y a tableau et tableau. L' _Histoire de Francion_ est un tissu d'aventures bizarres, d'obscénités sans voile comme sans charme, de saletés à faire bondir le cœur, assaisonnées d'une prétention à la morale qui fait pitié. Le héros, dupe d'abord d'un sot amour pour madame Laurette qui n'est rien qu'une fille de joie déguisée en femme sensible, finit par s'aller marier en Italie, on ne sait pourquoi, car il aurait facilement rencontré en France ce qu'il trouve à Rome. Des galanteries pour de l'argent, des filouteries par débauche, les sales confessions d'une vieille entremetteuse, des tours dégoûtans faits à qui n'en peut mais, tels que de faire boire à un pauvre vielleur aveugle du pissat dans un verre embrené, un style digne de ces inventions ou d'une langueur insoutenable, voilà bien, il est vrai, de quoi guérir du goût pour les romans, si le genre ne comportait pas autre chose; mais il n'en est rien, et il n'en était rien, même du temps de Sorel; la traduction de Longus, par Amyot, en fait foi. Il convient de peu prêcher quand on est aussi loin de pouvoir prêcher d'exemple, et c'est ce qu'oublie notre auteur. Il paraît mieux fondé, dans son _Traité de la Poésie française_, lorsqu'il se récrie contre la barbarie de la rime. Toutefois là même, il aurait dû garder plus de mesure. Il fallait tenir plus de compte, soit de la nécessité de la rime dans une langue peu rhythmée, soit des heureux effets que les maîtres du temps en avaient déjà tirés, présages de ceux qui devaient plus tard immortaliser nos grands poètes de Louis XIV. En somme, ce petit livre, où il y a de bonnes pensées, ne rapporte pas, à la lecture, ce qu'il coûte, aux trois quarts près. Charles Sorel, qui se prétendait de la même famille qu'Agnès Sorel, n'annonce pas sa parenté par les grâces de l'esprit. Il avait du sens, de la mémoire, des études et rien de plus. Du reste, homme d'honneur, désintéressé quoique pauvre, sans intrigue ni ambition, et régulier dans sa conduite: c'est l'image du véritable homme de lettres. Croirait-on qu'avec sa lourdeur et sa bonhomie, il ait été précoce au point de figurer à 17 ans dans le monde littéraire, et qu'il ait été l'intime ami du spirituel et caustique Guy-Patin? La nature et la destinée sont inexplicables. Sorel, fils d'un procureur au parlement de Paris, naquit en 1599, et mourut en 1674. ADVIS FIDÈLE AUX HOLLANDAIS, Touchant ce qui s'est passé dans les villages de Bodegrave et de Swammerdam, et les cruautés inouies que les François y ont exercées.--Avec un mémoire de la dernière marche de l'armée du roi de France en Brabant et en Flandre. 1 vol. in-4 avec fig. de Romain de Hooge, représentant les ravages de la guerre. Imprimé en Hollande, à la Sphère ↀ.ⅮC.LXXII. (1672-73.) Abraham de Wicquefort, diplomate aventurier, qui passa une partie de sa vie dans des emplois de résident de petites cours à Paris ou à la Haye, et l'autre dans les prisons de France ou de Hollande, auteur, entre beaucoup d'ouvrages médiocres, du livre estimé qui a pour titre: l'_Ambassadeur et ses fonctions_, composa cet _Avis fidèle_ pour plaire aux Hollandais qu'il servit et trahit tour à tour, argent sur table. Ce n'était pas à lui naturellement qu'il appartenait de tracer les devoirs de sa profession; il n'en mérite pas moins d'éloge pour s'en être acquitté convenablement. Sa destinée parut être d'avoir le bon droit pour lui, la plume à la main. Il l'a, sans doute, ici complètement. Pendant la guerre injuste de 1672, que Louis XIV fit à la Hollande, et qui finit, en 1678, par le traité de Nimegue, le duc de Luxembourg, un des plus hardis généraux de l'armée de France, entreprit de profiter des glaces dans un hiver très froid, pour aller ruiner La Haye. On était alors au temps de Noël; les canaux et les inondations, qui servent de rempart à la Hollande, étaient gelés; le duc s'aventura, avec 8,000 hommes, à travers ce pays, où tout devient défilé quand les eaux reprennent leur cours avec le dégel. Ce dégel, qu'on ne devait pas attendre, survint, tout d'un coup, durant la marche des Français, qui furent forcés de se retirer avec des peines inouies. En se retirant, l'armée mit le feu aux villes et villages qu'elle quittait, ainsi qu'aux vaisseaux et marchandises, et commit toute sorte de violences. Les bourgs de Bodegrave et de Swammerdam principalement eurent un sort déplorable et disparurent dans les flammes avec bon nombre d'habitans. C'est le récit de ces cruautés qui fait le sujet de l'_Advis fidèle_; et bien qu'on puisse le soupçonner d'exagération (car il n'est guère présumable que le soldat le plus déchaîné coupe le sein aux femmes qu'il viole, et s'amuse, en pillant, à écarteler les petits enfans), il est certain que la conduite des troupes de Luxembourg fut horrible, et qu'elle laissa, dans toute la Hollande, des sentimens de haine et de vengeance, dont Louis XIV éprouva de tristes effets, en 1713, lors des négociations d'Utrecht. Le récit de Wicquefort fut publié en 1673, probablement par l'ordre des hautes puissances, et adressé aux Hollandais pour les engager à redoubler leurs efforts, ce qu'ils surent faire avec succès, grâce au prince d'Orange. La narration, chose très digne d'estime, est écrite avec un calme et une sagesse mêlés de noble amertume, qui la distinguent des libelles ordinaires des réfugiés. On y trouve des faits plus que des invectives. Il n'y a pas seulement de la modération dans ce système d'accusation, il y a du goût et de la saine politique: l'ouvrage y gagne d'autant plus d'autorité. Le graveur, en cela, n'a pas imité l'écrivain, tant sont hideuses les formes sous lesquelles ces excès sont représentés. Rien n'était plus propre, il est vrai, à enflammer les esprits. Il y a des circonstances où les caricatures sont de véritables fusées à la Congrève. Mais à combien peu tiennent le sort et la renommée des expéditions guerrières! Sans un dégel, dans le nord, au 1er janvier, Luxembourg aurait probablement détruit avec méthode et discipline le centre de la puissance hollandaise; ses soldats se seraient enrichis sans crime; son coup de main, qui flétrit encore aujourd'hui sa mémoire, passerait justement pour un des plus glorieux faits d'armes; et, pour tant d'heureux résultats, il n'aurait pas eu besoin de la moitié du courage et du talent qu'il déploya, sans fruit, dans sa retraite. DE L'ABUS DES NUDITÉS DE GORGE. Seconde édition, reveue, corrigée et augmentée; jouxte la copie imprimée à Bruxelles. Paris, chez J. de Laize de Bresche, rue Saint-Jacques, devant Saint-Benoît, à l'image saint Joseph. (1 vol. in-12 de 116 pages et 2 feuillets préliminaires) M.DC.LXXVII. (1677) On attribue généralement le Traité de l'_Abus des Nudités de gorge_ à l'abbé Jacques Boileau, docteur de Sorbonne, frère de Despréaux, quoique M. Barbier ni M. Brunet ne sachent pas sur quel fondement. Peut-être cette opinion tient-elle à l'analogie de l'ouvrage avec l'_Histoire des Flagellans_. L'imprimeur dit, dans son avis au lecteur, que ce Traité est dû à la piété d'un gentilhomme français qui, passant par la Flandre, fut singulièrement blessé d'y voir les femmes avec la gorge et les épaules découvertes; mais une telle censure est plus naturelle à supposer de la part d'un ecclésiastique. Le gentilhomme, d'ordinaire, n'est pas si tendre à la tentation, ou bien il l'est davantage à la tolérance. Notre exemplaire est signé à la main au dessous du titre, _de la Bellonguerais_. Si l'auteur n'est point l'abbé Boileau; ne serait-ce pas ce gentilhomme? _Sub judice lis est._ L'ouvrage est divisé en deux parties, dont l'une traite de la nuisance et de la culpabilité de la nudité des épaules et de la gorge; et l'autre, des vaines excuses des femmes pour autoriser cet abus. La matière est toute contenue dans 113 paragraphes, ainsi répartis, 44 dans la première division et 69 dans la seconde. A la fin se trouve une ordonnance de MM. les vicaires-généraux de Toulouse, administrateurs capitulaires du diocèse, le siége vacant, pour prohiber lesdites nudités sous peine d'excommunication. L'ordonnance présente, pour signataires, les sieurs Ciron, du Four, de la Font, Destopinya, et Beauvestre, secrétaire. _Première partie._--Le monde recherche ces nudités; preuve que Dieu les réprouve.--Saint Paul et saint Jean-Chrysostôme les anathématisent, surtout dans la maison du Seigneur.--Les femmes ne savent-elles pas que la vue d'un beau sein n'est pas moins dangereuse pour nous que celle d'un basilic?--Quelle place Dieu peut-il trouver dans une ame que les yeux ont trahie?--La nudité d'Eve fut une suite et une marque de son péché.--Quand on montre ces choses, ce ne peut être que dans un mauvais dessein; car quel serait le bon? Si les femmes et les filles se veulent bien souvenir de ce que dit saint Jean-Chrysostôme, qu'une image et une statue nues sont les signes du diable, elles se couvriront.--Les Juives, les Romaines même portaient des voiles; quelle honte pour des chrétiennes que de n'en pas souffrir!--Si elles ne sont pas touchées de leur salut, qu'elles le soient du moins de leur santé compromise!--Qu'elles le soient du mépris qu'elles excitent jusque chez ceux qui les admirent!--Ne veulent-elles plaire qu'aux libertins, mais elles deviendront leurs victimes. Veulent-elles plaire aux honnêtes gens, mais alors qu'elles se couvrent.--La femme est un temple dont la pureté tient les clefs.--Ses discours seraient chastes et sa parure ne le serait pas! quelle inconséquence!--Un sein et des épaules nus en disent plus que les discours.--Dieu compare la nation corrompue à la femme qui élève son sein pour lui donner plus de grace.--Couvrez-vous donc, mais tout à fait, et ne couvrez pas ceci pour découvrir cela! _Deuxième partie._--On cherche d'honnêtes motifs ou des excuses pour découvrir sa gorge et ses épaules. De quoi ne s'excuse-t-on pas? Adam et Eve aussi s'excusaient.--L'abbé Rupert dit que ce qu'il y a de pis dans une faute, c'est l'excuse qu'on lui cherche.--Eh! quelles sont ces belles excuses?--La mode? la coutume? comme si la mode et la coutume étaient des marques de la justice ou en pouvaient dispenser!--Jésus-Christ, dit Tertullien, ne s'est pas nommé _la coutume_, mais _la vérité_.--Elles disent que cela n'est pas défendu. Ah! quelle ignorance ou quel mensonge!--Ne savent-elles pas d'ailleurs que qui veut leur plaire et les cajoler commence toujours par louer leur gorge ou leurs épaules?--Elles savent bien que cela donne des idées défendues, si cela n'est pas défendu; mais cela est défendu.--Nous n'y entendons pas malice, disent-elles encore.--Qu'en sait-on? et puis qu'importe, si nous autres hommes y entendons malice?--Quand vous n'agiriez en cela que par vanité, ce serait encore criminel.--Un beau sein est un glaive qui peut tuer un homme.--Vous agissez d'abord innocemment, je le veux croire, mais on vous cajolera si bien, que vous périrez par la cajolerie.--Vous êtes de vrais athlètes du démon avec ce corps demi-nu.--A cela, elles s'écrient: «Vous voulez donc que nous couvrions aussi notre visage?»--Quelle belle objection! Ne voyez-vous pas, si elle était fondée, qu'elle vous menerait à vous découvrir de pied en cap?--D'ailleurs, vous pouvez rendre vos yeux et votre visage modestes; mais pouvez-vous rendre votre gorge et vos épaules modestes?--Mais les filles prétendent qu'elles ont besoin de plaire pour se marier, et les femmes qu'elles en ont affaire pour conserver leurs maris!--Ici, le gentilhomme ou l'abbé Boileau a tant de bonnes réponses à faire et répond si bien, que nous y renvoyons le lecteur. ORATIO JACOBI GRONOVII. De ratione studiorum suorum, recitata publice, quum græcæ linguæ et historiarum professioni auspicaretur, octavo decimo mensis martii. ↀ.ⅮC.LXXIX. 1 vol. in-8 de 60 pages. (Exempl. de Huet, évêque d'Avranches, légué par lui avec sa bibliothèque, aux jésuites de Paris.) Lugduni in Batavis, apud Jacobum Gaal. (1679.) Voici peut-être le chef-d'œuvre de ce pédantisme universitaire dont le docteur Mathanasius s'est moqué si agréablement. Profusion d'idées communes, déclamatoires ou quintessenciées, rapprochemens forcés, abus d'érudition, périodes interminables, style obscur et contourné comme à plaisir, recherche d'expressions bizarres et peu usitées, latin inintelligible à force de travail, rien n'y manque, et sans quelques sages conseils donnés à la jeunesse, sans un éloge de la république romaine qui présente parfois de la grandeur, ce serait, à rebours, une pièce achevée. Nous n'en citerons que l'exorde qui mérite d'être connu. Jacques Gronovius, récemment nommé professeur de grec et d'histoire à l'Université de Leyde, à l'âge de 34 ans, commence ainsi son discours d'ouverture, le 18 mars 1679, en présence du magnifique recteur, des illustrissimes, splendides et prudentissimes curateurs, du préteur, des consuls et des juges de la Minerve batave, des très savans professeurs de l'honorable collége de Leyde, des internonces très fidèles de la parole de Dieu, enfin devant une très choisie jeunesse académique, vénustissime aurore de l'avenir hollandais. «Très amples seigneurs, si j'avais rencontré un regard d'acquiescement dans les yeux du souverain maître, pour les souhaits de repos que, dans le parfait contentement où j'étais de mon sort, j'avais bien souvent formés, l'importunité d'ordonner et d'assembler de nouveaux comices ne vous eût pas été imposée, et la maladie qui afflige les corps humains eût différé de citer à son tribunal celui qui naguère encore était, dans la plénitude de ses forces, votre digne professeur. Quant à moi, livré à cette tendre paresse dans le sein de laquelle je m'étais doucement caché ou plutôt enfoui (_aut verius defoderam_), il me serait donné d'en prolonger la jouissance, et, par des promenades faites librement, en tenant à la main les livres que l'usage de mon père m'a rendus si chers, je marquerais, je nourrirais à l'aventure et comme en me jouant, des années qui ne laissent pas que de tressaillir de joie dans le commerce de l'adolescence. Bien que certainement il fût dû aux mérites du disciple d'Apollon, auquel je succède, de causer, par sa disparition, un fracas terrible, et de voir la fin de sa course signalée par un nouveau deuil assigné à la nature humaine, néanmoins je suis forcé de désirer que cette réunion, qui s'opère sous l'apparence d'une fête et sous l'image brillante et ornée d'une félicité solide, ne soit point, à mon occasion et par mon silence, dépouillée de son éclat. Les habitudes de ma vie antérieure ne sont, sans doute, pas telles qu'elles doivent, en cette circonstance, me contraindre à bégayer, et d'ailleurs, dans tous les yeux qui sont fixés sur cette chaire, j'aperçois une justice comme adoucie par un certain condiment de savoir, bien rassurante; toutefois la transition soudaine d'une retraite si obscure et si latébreuse au lustre si resplendissant et si répandu d'un tel siége me trouble, me tourmente, à ce point, qu'en dépit de l'expérience déjà faite de mes forces et de ma voix, la seule considération du devoir empêche ma bouche de défaillir. Une grande amertume saisit mon cœur à l'ouverture de cette chaire fameuse. Des mânes qui, depuis huit ans, m'étaient consanguins, retournés dans leur patrie céleste, après avoir fait résonner ces lieux des chants du cygne, non seulement frappent et obsèdent de tous côtés mes regards, mais encore s'insinuent dans mon ame, semblent me clore la gorge, et m'intimer commandement d'aller bien plutôt, dans quelque coin secret et solitaire, la voix comme partagée et coupée par les sanglots, accommoder mes plaintes et ma douleur à ce grand changement de ma fortune, que de venir tenter une irruption néfaste dans ce sanctuaire éclairé par tant de langues savantes qu'il en paraît frappé de la foudre. (_In hoc tot eruditarum linguarum nitore velut fulmine illustratum bidental._) Ces empêchemens sont encore augmentés par mon défaut d'assurance, à la vérité quelque peu corrigé par un court séjour chez les Étrusques, et qui, sans qu'il s'est de nouveau montré par l'effet d'une solitude philoctétéenne, ne me donnerait aujourd'hui ni tant de remords, ni la crainte, soit d'encourir les redoutables sévérités des jugemens qu'il me faut subir, soit de perdre en un moment, par ma faute, le peu d'honneur que me donnent quelque ressemblance avec mon laborieux père, et quelque aptitude aux arts libéraux signalée dès ma jeunesse, soit d'imprimer des taches et des rides sur les travaux d'un atelier célèbre par le poli des hommes qui le composent. Mais, du moins, je l'espère, mes paroles traverseront, saines et sauves, en volant, le jugement de cet auditoire, ou, si quelques unes y demeurent arrêtées, le pardon m'est promis au nom de cette commune, affection qui favorise les plus médiocres talens de cette magnitude de bienveillance publique dont je me sens déjà tout réconforté par le temps qu'elle m'a donné pour réchauffer ma langue et pour me traîner jusqu'ici; et, trompant ainsi mon hésitation par un nouveau genre de fraude, je forme le vœu, que dis-je, j'ai la confiance, confiance marquée au coin de la sécurité, de pouvoir franchir le degré et de remplir mon obligation après avoir sauvé les auspices de ce beau jour où je crois renaître une seconde fois. Dans cette vue, mon esprit se tournant à la recherche de quelque sujet convenable et propre à la solennité de ce discours, que pouvait-il faire de mieux que de rendre grâce à l'honneur de la clepsydre de cette enceinte en pensant à son religieux murmure, et que de rendre témoignage de la doctrine sous la discipline de laquelle j'ai résolu de placer le tabernacle de ma vie, selon la tradition de nos aïeux? Car, je ne prétends pas moins faire ici qu'une profession publique de mes pensées, des raisons de mes études, des stimulans qui les ont excitées, soutenues, charmées, qui m'ont porté à divulguer toute l'économie de la république romaine[12]; et ma conduite, à défaut de mes paroles, confirmera cette vérité que ce n'est pas la vanité qui m'a dirigé, mais la nécessité, étant né dans un siècle d'orages où l'homme doit marcher couvert de peur de la pluie. C'est pourquoi, bien que mon discours, privé des secours que donne la lutte d'un esprit poli, procède uniment sans cette uberrine abondance et cette aptitude éminente qui prêtent tant d'effet aux paroles, je vous supplie, honorables auditeurs de tous ordres, comme il s'agit ici pour vous d'utilité, de même que j'apporte en ce jour l'ardeur joyeuse que d'honorables suffrages me commandent, d'y apporter, de votre côté, cette sainteté des mœurs antiques, cette humanité dont j'entrevois le germe sur vos visages, et d'infléchir vos esprits à parcourir avec moi le cercle de mon unique argument, etc. (_Ad unius argumenti gyrum peragendum continuetis._)» [12] Jacques Gronovius Scoliaste, fils de Jean Gronovius Scoliaste, et père d'Abraham Gronovius Scoliaste, est auteur du _Thesaurus Antiquitatum romanarum_, et d'un autre ouvrage du même titre sur les antiquités grecques. Les _Antiquités romaines_ de Rosin, et le petit ouvrage des _Coutumes des Romains_, par Niewpoort, peuvent dispenser du gros livre de Gronovius, sans parler de Denys d'Halicarnasse, d'Aulu-Gelle et de Macrobe, d'où tous ces messieurs ont tiré le meilleur de leur savoir. Nous pensons que le lecteur est satisfait comme cela, et qu'il n'en demande pas davantage, soit pour se convaincre à jamais que l'horreur de la simplicité, la manie de tourmenter ses pensées conduisent les plus grands esprits au parfait ridicule, soit pour ratifier la maxime du Clitandre des _Femmes savantes_, _qu'un sot savant est sot plus qu'un sot ignorant_. JOSEPH, OU L'ESCLAVE FIDÈLE, Poème, par dom Morillon, bénédictin, imprimé à Turin, chez Benoist Fleury, 1679. (1 vol. in-8 de 176 pages.) (1679.) Ce poème, qui fut supprimé lorsqu'il parut, est devenu très rare. Un exemplaire s'en est vendu jusqu'à 19 francs en 1797. M. Barbier dit qu'il y en a une autre édition in-12, portant la rubrique de Bréda, Pierre et Jacques, 1705, dont les bénédictins firent retirer tous les exemplaires. L'ouvrage est divisé en six livres qui commencent aux amours de Jacob et de Rachel et finissent à Joseph mourant plein de jours et de fortune, après avoir retrouvé ses frères. On voit que le sujet principal du poème, qui est la fidélité du chaste esclave Joseph envers son maître Putiphar, est ainsi réduit aux proportions d'un simple épisode, lequel se trouve au livre troisième. Rien de plus naïf que le tableau de la passion d'Osirie, femme de Putiphar, encore que le style en soit très recherché. Il a pu échauffer l'imagination du moine, mais les gens du monde ne feront qu'en sourire. Osirie, pour exciter Joseph à devenir entreprenant, lui adresse les vers suivans: Nous fuyons à dessein de voir si l'on nous suit, Et nous ne pardonnons qu'à peine à qui nous fuit. Les moindres libertés nous obligent aux plaintes, Mais on aime à souffrir ces légères contraintes. Enfin notre pudeur a des engagemens Qui ne doivent jamais rebuter les amans. Ainsi n'attendez pas, Joseph, que l'on vous prie; Osez: vous pouvez tout sur la tendre Osirie. Joseph répond entre autres choses: Non, non, sage Osirie, on ne dira jamais Qu'un esclave insolent ait troublé votre paix. Osirie persiste, insiste et toujours discourant longuement, finit par le menacer: Mais si mon tendre cœur ne peut rien obtenir, Cruel! n'en doute pas, je saurai t'en punir. Arrive la fête du dieu Sérapis. Osirie profite de l'occasion pour renouveler sa tentative, et cette fois Ses yeux tout languissans et son air peu modeste Au défaut de sa langue achevèrent le reste. Que ferez-vous, hélas! Joseph, que ferez-vous? s'écrie alors le poète bénédictin. Ce que fera Joseph, ce sera un long sermon de chasteté qui mettra Osirie hors des gonds:, A ces mots, possédée, autant qu'on peut le dire, Du démon de l'amour, qui la presse et l'inspire, Elle fait un effort qui blesse la pudeur Et qui marque l'excès de sa brutale ardeur. C'est dans cet instant délicat pour le moine que Joseph fuit en abandonnant son malencontreux manteau. Le reste continue à peu près comme dans la Bible, mais non pas sur le ton de la Bible; il s'en faut de toute la distance qui sépare la sublime simplicité de l'afféterie ridicule. RELATION DE L'ACCROISSEMENT DE LA PAPAUTÉ ET DU GOUVERNEMENT ABSOLU EN ANGLETERRE; Traduit de l'anglais. A Hambourg, chez Pierre Plats. (1 vol. pet. in-12, mar. vert, dor. s. tr.) M.DC.LXXX. (1680.) L'histoire d'Angleterre au XVIIe siècle, inépuisable sujet de méditations pour nous, servira, dans tous les temps, à prouver deux choses aux maîtres des hommes: la première, que l'obéissance est si nécessaire aux sujets que les gouvernemens ont toute facilité pour se maintenir et s'accroître aux dépens même des bornes tracées par la justice et la bonne foi; la seconde, que de certaines entreprises, légitimes en apparence, renversent infailliblement les pouvoirs les mieux établis qui les tentent; ce sont celles qui choquent les mœurs et les opinions contemporaines. Un prince dissolu et absolu s'allie aux ennemis naturels de son pays, dans le but de se mettre, par leur secours, au dessus des lois qu'il a promis solennellement de respecter; il en reçoit des subsides cachés; il entreprend pour eux une guerre insensée et ruineuse; il proroge tour à tour et dissout arbitrairement son parlement; il ravit, par ordonnance, le dépôt sacré des banques publiques; il détourne à son usage les fonds de l'Etat; tout cela ne lui créera, tout au plus, que des difficultés passagères qui s'évanouiront aussitôt que, par une seule démarche adroite, il saura dissiper les soupçons que son peuple avait conçus d'un secret dessein de changer une religion nouvelle, mais régnante, contre une religion ancienne, mais détestée, et ce prince, effaçant ainsi, en un jour, tous les torts d'un long règne, mourra puissant et regretté: c'est Charles II. Un prince, réglé dans ses mœurs, sincère, économe, courageux, laborieux, ami de son pays, arrivé au trône avec une prérogative exorbitante, s'obstinera, dans la tentative généreuse, de remettre en honneur sa religion proscrite; en deux ans il tombera de ce trône affermi et sera proscrit lui-même, trahi par ses meilleurs amis et par ses propres enfans: c'est Jacques II. Si ce n'est pas là un enseignement de l'expérience, il n'en est point; et si cet enseignement est ailleurs méconnu un siècle et demi plus tard, il n'en est point d'utile. Le petit livre d'où ces réflexions naissent naturellement, fort ignoré aujourd'hui, grossièrement composé, indignement traduit, est pourtant curieux par les détails qu'il donne sur la fatale entreprise des derniers Stuarts contre les constitutions britanniques. L'auteur, après un long préambule historique, prend, pour point de vue, la fameuse séance du parlement anglais du 15 février 1676, dans laquelle Charles II, après plusieurs prorogations, vint demander d'importans subsides pour soutenir la guerre antinationale qu'il faisait alors à la Hollande, par les suggestions, et au profit seulement de Louis XIV, comme le prouva bien, en 1678, le traité de Nimègue. Les deux Chambres, en dépit d'un instinct droit d'opposition, poussèrent la complaisance jusqu'à envoyer à la tour quatre pairs d'Angleterre, Buckingham, Salisbury, Schatesbury et Wharton, qui avaient réclamé la dissolution du parlement contre le vœu de la couronne. Ce récit mérite d'être lu, principalement dans l'endroit où sont exposées les différentes natures de corruptions ou de séductions qui assiègent les consciences dans les assemblées politiques. Premièrement, dit l'anglais, _les scrupules_. Les gentilshommes, ayant charges dans la maison ou dans l'État, sont facilement conduits à placer leurs premiers devoirs dans une reconnaissante déférence aux désirs du monarque. En tel cas, on peut dire que les scrupules surabondent. A entendre ces gens scrupuleux, _voter contre_ en gardant sa charge, c'est se montrer ingrat; en se démettant de sa charge, c'est lâcheté aux yeux du roi; se démettre de son mandat pour garder sa charge, c'est manquer au peuple: il faut donc _voter pour_, quitte à faire de particulières remontrances. La belle chose que des scrupules bien placés! Secondement, _la soif des affaires_. Viennent donc les gentlemen qui, n'ayant point de charges, et sachant qu'on en obtient plus par la peur qu'on fait que par les services qu'on rend, se donnent consciencieusement à l'opposition jusqu'à ce que les ministres, en les nommant, rentrent dans la bonne voie des intérêts publics. Ces personnes-là ont tant de zèle qu'elles attirent à elles toutes les affaires du parlement, et ne souffrent point qu'un bon avis parte d'un autre côté que du leur. En troisième et dernier lieu, la faim, qui groupe les nécessiteux sans ambition, leur fait attendre et recevoir leurs alimens des mains du roi, les presse autour des ministres après chaque séance, _comme autant de chouettes autour d'un fromage_. Notons que ceci s'écrivait près d'un siècle avant Robert Walpole. Faut-il conclure de ces honteuses pratiques, avec les ennemis du gouvernement délibératif, que c'est le pire des gouvernemens? non pas, à notre avis, au contraire. Le régime parlementaire ne fait pas la corruption; il la signale et la tempère en même temps par la publicité qui est de sa nature. Sans cette publicité, les hommes ne seraient pas moins corrompus, et le seraient plus librement. Ici les résultats parlent plus haut que la satire, et ils nous apprennent que, dans les pays de discussion et d'élection, les abus ont leurs limites, tandis que, dans les pays silencieusement asservis aux volontés d'un seul ou de plusieurs, ils n'en ont pas. RÉFLEXIONS SUR LA MISÉRICORDE DE DIEU, Par une dame pénitente (la duchesse de la Vallière). A Paris, chez Antoine Dezallier, rue Saint-Jacques, à la Couronne d'or, avec privilége. (1 vol. pet. in-12 de 191 pages, quoique le chiffre porte 240. Le volume contient de plus un avertissement, la table et des approbations.) M.DCC.XII. (1680--1712.) La première édition de ces réflexions, à la suite desquelles se trouve la vie pénitente de la duchesse de la Vallière, porte la rubrique de 1680, in-12, chez Dezallier. Les ames pieuses et tendres peuvent puiser à pleine source dans ce petit livre, authentique on non, empreint d'un repentir sincère, rempli de sages pensées sur le néant de la vie mondaine, et d'ailleurs écrit avec une aimable et douce simplicité. «Faites, ô mon Dieu! que je ne me contente pas d'être dégoûtée de ce monde, et de m'en voir éloignée, peut-être plus par un esprit d'orgueil et un effet de ma raison, que par un pur motif de votre grâce!... Préservez-moi du doux penchant qui me porte à plaire à ce monde et à l'aimer.... Anéantissez surtout en moi, cette vivacité d'esprit qui ne sert qu'à me détourner des voies du salut!... O que les pensées des hommes sont vaines et trompeuses quand elles ne sont pas réglées par l'infaillible sagesse de Dieu!... Que je ne me flatte pas d'être morte à mes passions, pendant que je les sens revivre plus fortement que jamais dans ce que j'aime plus que moi-même... Vous savez, Seigneur, combien l'espérance d'un vain plaisir et d'une bagatelle me remplit et m'occupe encore. Vous savez combien les louanges et l'estime du monde me sont nuisibles...; s'il me faut encore demeurer au milieu du monde, _paratum cor meum, Deus, paratum cor meum_, mais soutenez-moi!...» (Ainsi madame de la Vallière écrivait ces réflexions dès avant sa retraite définitive de la cour.) «J'abandonnerai ces personnes flatteuses avec lesquelles j'ai perdu tant de temps... Oui, Seigneur, je confesse, après avoir parcouru toutes les vanités du monde, qu'il n'y a point de véritable joie ni de solides plaisirs ailleurs que dans votre service et dans votre amour... N'est-il pas bien juste que je pleure?... Oui, Seigneur, je reconnais vos grâces... Seigneur! exaucez ma prière! etc.» A la suite de ces vingt-quatre réflexions, un récit abrégé de la vie de la pénitente aux Carmélites de la rue Saint-Jacques nous apprend qu'elle fut ramenée à Dieu par la charité. Un pauvre religieux, à qui elle fit une riche aumône, bien avant sa conversion, lui ayant prédit que Dieu ne la laisserait pas mourir dans le péché, elle conçut dès lors une vive pensée de religion et de repentir. L'instant venu, elle hésita d'abord entre les capucines et les carmélites, et se résolut pour ces dernières, on ne dit pas par quels motifs. Ses amis lui avaient annoncé que l'heure où elle verrait se refermer sur elle la grille du cloître serait terrible; point; elle n'éprouva que de la joie, montra une fermeté surprenante à frapper les religieuses mêmes, et se fit aussitôt couper les cheveux. Elle demanda, par anticipation, l'habit de carmélite, et s'y accoutuma sur-le-champ, excepté à la chaussure, dont elle a souffert jusqu'à la mort. _Ah! tibi ne teneras glacies secet aspera plantas!_ La grossièreté de la nourriture, la dureté du coucher, la veille, le silence, rien, du reste, ne lui fit, et cela dès le premier jour. Le spectacle de sa prise d'habit, où Bossuet prêcha, avait attiré un grand concours de monde; chacun était en larmes; elle réconfortait chacun, elle se montra si humble qu'elle voulait être simplement sœur converse; mais la mère Agnès de Jésus-Maria, supérieure du couvent, la refusa, et elle se soumit. On lui permit toutefois d'aider les sœurs du voile blanc au travail le plus bas et le plus pénible de la maison. Elle fit sa profession au chapitre le 3 juin 1675, et, le lendemain, prit en public, en présence de la reine, le voile blanc. Ses austérités allèrent toujours croissant. Un jour, en étendant du linge mouillé, par un grand froid d'hiver, elle souffrit tant qu'elle s'évanouit. Elle ne s'était pas occupée d'un douloureux érysipèle à la jambe qui lui survint; il fallut la forcer avec réprimande d'aller à l'infirmerie; elle se condamna d'elle-même au supplice de la soif, et demeura, une fois, plus de trois semaines sans boire. Cette vie cruelle finit par lui valoir de rudes infirmités; elle les souffrit toutes sans se plaindre. Enfin la mort arriva, elle la vit avec joie, reçut les sacremens de l'Eglise des mains de l'abbé Pirot, supérieur du couvent, puis tomba en faiblesse, et rendit sa belle ame à Dieu, le 6 juin à midi de l'année 1710. Elle était âgée de soixante-cinq ans et dix mois. Le grand roi pour lequel elle avait tant souffert était moins qu'elle alors un objet d'envie. LA FOY DÉVOILEE PAR LA RAISON Dans la connoissance de Dieu, de ses mystères et de la nature, par M. Parisot, conseiller du roy en ses conseils, maître ordinaire en sa chambre des comptes, première édition. Se trouve chez l'auteur, rue Simon-le-Franc. 1 vol. in-8 de 282 pages, plus 25 feuillets préliminaires. A Paris, M.DC.LXXXI. (Ouvrage brûlé, et conséquemment très rare.) (1680-81.) Jean-Patroche Parisot, qui fut poursuivi, condamné comme impie et dont le livre fut supprimé, ce qui rendit ce livre d'une extrême rareté sans le rendre meilleur, Jean-Patroche Parisot était tout bonnement un fou, avec cette circonstance commune à beaucoup de genres de folie qu'il croyait, en conscience, tenir dans sa main la vérité des vérités, ignorée jusqu'à lui, et qu'il la professait publiquement; en cela différent des sots qui, tout aussi tranchans pour la plupart, ne le sont, ordinairement du moins, qu'à domicile. Il prétendit donner à la foi l'appui de la raison, oubliant que les mystères du christianisme sont précisément institués pour soumettre la raison et la confondre dans son orgueilleuse ambition de tout connaître et de tout expliquer. Son zèle indiscret ne fut pas heureux. Il trouvait, dans la nature, les trois élémens de la Trinité, savoir: le Sel, générateur des choses, répondant à Dieu le père; le Mercure, dont l'extrême fluidité représente Dieu le fils répandu dans tout l'univers; et le Soufre qui, par sa propriété de joindre et d'unir le sel au mercure, figure évidemment le Saint-Esprit, lien sacré des deux premières personnes de la Divinité. Ces belles découvertes, il les voyait clairement annoncées dans la Genèse et l'Evangile de saint Jean, _In principio erat verbum_, etc., dont son ouvrage n'est que l'explication obscure et paraphrasée. Nous ne le suivrons pas dans ses divagations inintelligibles, nous bornant à rapporter un fait singulier. Parisot avait dédié son livre au Saint-Pere, dans une lettre respectueuse et soumise, en le lui envoyant manuscrit. Le quatrième jour des calendes d'août 1680, le cardinal Casanata lui répondit, au nom du pape, _que la cour de Rome avait lu son ouvrage avec plaisir, qu'il était plein d'esprit et digne de louanges, et qu'elle en attendrait simplement l'impression pour l'approuver ex cathedra_. Sur cela, Parisot imprima et fut condamné. Voilà de quoi doubler la défiance pour les manuscrits. M. Peignot dit qu'un exemplaire de cet ouvrage fut vendu 15 livres sterling à Londres, chez M. Pâris, en 1791. MOYENS SURS ET HONNESTES POUR LA CONVERSION DE TOUS LES HÉRÉTIQUES, Et Avis et Expédiens salutaires pour la réformation de l'Eglise. A Cologne, chez Pierre Marteau. (2 tom. en 1 vol. in-12 de 582 pag. et 19 feuillets préliminaires.) (1681.) M. Barbier ne cite qu'une édition de ce livre, en deux tomes in-12, Cologne, 1683. Ne serait-ce pas la même que la nôtre avec un titre nouveau? Bayle, dans son pamphlet contre Jurieu, intitulé: _Chimère de la cabale de Rotterdam_[13], rapporte _incidemment_ que, dix ans après l'impression _des Moyens sûrs et honnestes_, etc., on cherchait encore vainement le nom de l'écrivain auquel est dû cet ouvrage curieux qui prétend concilier la doctrine du catholicisme avec l'anéantissement de l'autorité du pape: car tel est le but du livre et le moyen sûr et honnête qu'il fournit pour la conversion des hérétiques. Il parle contre le pape comme Calvin, et, à ce prix, demande aux dissidens de penser sur le dogme comme saint Ambroise. Si les catholiques l'avaient cru, le catholicisme serait à vau-l'eau maintenant, aussi bien que tous les dogmes des réformés de toute secte. L'expédient proposé par l'anonyme est de l'hyper-gallicanisme, unique en son genre par la hardiesse du dessein, l'audace des expressions, la science et le ton de conviction qui règnent dans l'exécution du plan. L'auteur raconte, dans sa préface, que l'idée de son traité lui vint pendant un voyage qu'il fit à Rome[14], au sortir de ses classes, à la vue des mœurs et des opinions dissolues de la ville et de la cour pontificales. Il ne ressemblait donc guère au voyageur du Décaméron qui conclut, des mêmes désordres, que l'autorité de l'Eglise romaine était, en effet, divine, puisqu'elle se perpétuait malgré tant d'excès. Voilà comme, suivant le point de vue où l'on se place, les mêmes faits servent à des conclusions contraires. Trois longs chapitres composent le traité dont il s'agit et forment le premier des deux tomes. Dans le premier chapitre, on lit que la papauté n'a aucun titre divin, et que les appuis qu'elle tire de l'Evangile sont nuls et de toute vanité. Le second enseigne que l'ancienne Eglise n'a point connu la papauté, et réfute les raisons humaines par lesquelles, au défaut de l'écriture et des Pères, on veut l'établir. Le dernier chapitre essaie de prouver que l'autorité pontificale n'a fait aucun bien à la religion, et qu'au contraire elle est la cause de ses plus grands maux. De quelque opinion que l'on soit, on jugera que ceci, étant traité gravement, mérite analyse. Nous en donnerons donc une ici, selon notre méthode qui consiste à résumer les discours de l'auteur, et à peu discourir en notre nom, l'objet de ces analectes étant de retracer au lecteur les diverses pensées d'autrui et non de l'occuper avant tout des nôtres. [13] Œuvres diverses, tom. II, pag. 780. [14] C'était pendant le pontificat d'Innocent XI (Odescalchi), si rigide envers Louis XIV, au sujet de la régale, ou sous son prédécesseur Clément X (Altieri). PREMIER TOME. _Premier chapitre._--Quiconque lira le _Nouveau Testament_ trouvera que Jésus-Christ seul y est établi pour chef de l'Eglise. Les papes s'intitulent, à la fois, chef, époux et fils de l'Eglise; c'est de la folie. Pour soutenir cette folie, ils disent avec Bellarmin et autres savans ou subtils sophistes, qu'Aaron, chez les Juifs, avait seul la conduite du service divin, comme si le petit Etat de la Judée et le monde entier étaient une même chose. D'ailleurs, Aaron lui-même était soumis à la censure du grand Sanhédrin. L'Evangile ne dit pas une parole qui ait trait à l'institution d'un chef unique, et, dans mille endroits, il s'exprime d'une façon toute contraire. Saint Pierre stipule avec saint Paul que le dernier ira vers les gentils pendant que lui prendra soin des Juifs; c'est là un partage du monde et non une hiérarchie réglée. Ils disent que saint Pierre alla à Rome, qu'il y fut évêque, et qu'il y eut pour successeur Clément, ou Linus, ou Anaclet, sans en fournir la plus légère preuve. Saint Paul, en certaine occasion, réprimanda fortement saint Pierre. Est-ce là un témoignage de la suprématie de saint Pierre? Mais Jésus-Christ nomme souvent Pierre le premier dans l'ordre de ses apôtres. Qu'importe s'il ne le nomme pas toujours le premier? Les fameuses paroles, _tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise_, ne signifient rien s'adressant à tous les apôtres, et se trouvant d'ailleurs dans le même chapitre où Jésus-Christ appelle Pierre satan, ce qui ne veut pas plus dire que Pierre fut satan que le reste ne veut dire qu'il fut pape. Jésus-Christ n'a-t-il pas dit aussi que jamais les portes de l'enfer ne prévaudraient contre l'Eglise; or, il y eut un temps où les évêques de Rome étaient ariens: ils n'étaient donc pas alors ceux contre qui les portes de l'enfer ne prévaudraient jamais. Saint Cyprien[15], saint Augustin, etc., etc., n'entendent par ces mots: sur cette pierre, etc., que la foi de Jésus-Christ. Le jésuite Salmeron[16], qui n'est pas suspect, avoue que l'autorité papale n'a point de fondement dans l'Ecriture, et la met au rang des traditions orales. Origène, dans son Traité sur saint Mathieu, saint Hilaire, au livre 6 de la Trinité, saint Jérôme contre Jovinian, font la part égale entre les apôtres, toujours suivant l'anonyme, à qui nous oserons répondre que le passage qu'il cite de saint Jérôme n'est pas concluant pour son opinion. Le passage le plus remarquable en faveur de la thèse avancée est le suivant de saint Chrysostôme dans un sermon sur la Pentecôte. «Christus dixit super hanc petram, non super Petrum; non enim super hominem, sed super fidem ædificavit Ecclesiam suam.» Le pouvoir de lier et de délier n'a pu être donné qu'au sacerdoce en général; car il est, de sa nature, subordonné au repentir et à l'impénitence: or, le prêtre seul qui communique avec le coupable sait si ce dernier se repent ou non; le pape, comme pape, l'ignore; donc il ne peut lier et délier comme pape, mais seulement comme prêtre, et ses foudres, aussi bien que ses indulgences prises _in globo_, sont vaines. Pourquoi inférer de ces paroles de Jésus-Christ, répétées trois fois à Pierre, _Paissez mes brebis_, qu'il lui donnait le commandement de son Eglise? Est-ce parce que Pierre l'avait renié trois fois? Mais n'est-ce pas plutôt une réhabilitation de Pierre exprimée trois fois pour compenser sa triple faute? Au concile de Jérusalem, ce fut saint Jacques et non saint Pierre qui présida. C'est donc tout ensemble, poursuit l'anonyme, une grande fausseté, et une impiété insigne au cardinal Palavicini d'avancer, dans son Histoire du concile de Trente, chapitre XV, que la religion chrétienne n'a point d'autre certitude prochaine et immédiate que l'autorité du pape. [15] Cyprianus, de Simplicitate prælatorum, St. Augustinus, de verbo Domini, Sermo 60. [16] Salmero XIII, Comment. in epist. St. Pauli, tom. I. _Chapitre second._--Les auteurs qui ont parlé de la venue et de la mort de saint Pierre à Rome l'ont fait sur de si misérables fondemens et ont dit des choses si contradictoires, qu'ils n'autoriseraient pas, avec de tels moyens, la croyance la plus légère, même en matière frivole. Tandis que les uns donnent, pour successeur à saint Pierre, Linus, les autres nomment Clément, ceux-ci Anaclet, ceux-là, comme Dorothée _in synopsi_, disent que ce fut Barnabé qui prêcha le premier à Rome. Saint Paul marque clairement que c'est lui qui a fondé cette Eglise. Linus, qui fait l'histoire du martyre de saint Paul à Rome, ne dit pas un mot de la mort de saint Pierre. Les savans reconnaissent que le combat de saint Pierre avec Simon le magicien est une fiction. Lors même que saint Pierre eût été évêque de Rome, que s'ensuivrait-il pour la primatie du siége? Saint Jacques et saint Jean ont survécu à saint Pierre. Comment croire qu'ils aient été soumis à Linus? et pourquoi l'auraient-ils été? Rome était alors la capitale de l'empire, mais non celle de la chrétienté. Les siéges de Syrie étaient bien autrement importans pour le christianisme que le siége de Rome à cette époque. L'Eglise primitive qui a dressé le canon des livres propres à régler la foi y a compris les livres de saint Jacques et de saint Jean, non pas ceux de Linus et de Clétus qui ont pourtant beaucoup écrit. Clément, ce prétendu chef de l'Eglise après saint Pierre, reçoit les ordres de saint Jacques, et, dans sa première lettre, lui écrit comme à l'évêque des évêques. Saint Denis l'aréopagite, qui a fait un traité de la hiérarchie, ne parle nullement d'un chef de l'Eglise. Saint Ambroise s'exprime ainsi dans son Traité de l'incarnation, chapitre XIV: «Primatus Petri, confessionis non honoris, fidei non ordinis.» «La primauté de Pierre est une primauté de confession non d'honneur, de foi non de rang.» Saint Cyprien, au concile de Carthage, ou dans son traité de _sententiâ episcoporum_, va plus loin: «Neque enim, dit-il, quisquam nostrum se episcoporum episcopum constituit, ut tyrannico terrore ad obsequendi necessitatem collegas suos adigat.» Il appelle Etienne, évêque de Rome, son collègue, dans sa XIe lettre du IIIe livre. Il dit textuellement, dans sa LVe lettre, qu'il faut être fou pour s'imaginer que l'autorité des évêques d'Afrique soit moindre que celle des évêques de Rome. Le concile de Nicée, au VIe canon, marquant les limites des siéges patriarcaux, assigne toute l'Egypte, la Libye et la Pentapole aux évêques d'Alexandrie, d'autres provinces à l'évêque de Rome, d'autres encore à l'évêque d'Antioche, sans faire aucune distinction de rang entre ces évêques. Sur quoi le cardinal Cusan, dans sa concordance catholique, livre II, chapitre XII, observe que l'évêque de Rome a beaucoup acquis contre les saintes constitutions, par le long usage de la soumission qu'on lui a rendue sans la lui devoir. Saint Grégoire de Naziance, dans sa XXIIe lettre, considère l'Eglise de Césarée comme le centre et la mère de presque toutes les Eglises. Dans le concile milévitain, où saint Augustin se trouva, il fut arrêté que ceux des évêques d'Afrique qui appelleraient à Rome seraient excommuniés. Saint Chrysostôme, dans sa XXXVe homélie sur saint Mathieu, dit que, si quelque évêque affecte la primauté sur terre, il trouvera sa confusion au ciel. Saint Hilaire résista de tout son pouvoir aux envahissemens du pape Léon sur le droit des évêques. Avant saint Cyprien, les évêques étaient égaux, et l'établissement des métropolitains même ne date que des temps qui ont suivi sa mort. Ce fut le concile de Chalcédoine qui établit les quatre grands patriarcats de Rome, d'Alexandrie, d'Antioche et de Constantinople (car celui de Jérusalem ne compte guère à cause de son peu de durée). Il est évident que l'importance ambitieuse des évêques de Rome et de Constantinople ne tient qu'au rang de capitales de l'empire qu'avaient ces deux villes. Au commencement du triomphe du christianisme, les empereurs convoquaient et présidaient les conciles, même en Occident. Au concile de Leptine, sous Chilpéric III, ce fut Carloman qui présida, quoique l'évêque de Rome y eût un député. Le premier évêque de Rome qui affecta la prétention d'être le chef de l'Eglise, prétention infirmée par mille exemples longtemps encore après, fut Boniface III, qui dut cette faveur à la protection de l'empereur Phocas. L'empereur Othon Ier déposa le pape Jean XII, vers 964. En l'an 1007, l'empereur Henri II déposa trois papes, Benoît IX, Silvestre III et Grégoire VI. En résumé, jusqu'au VIe siècle, point de chef unique de l'Eglise. Depuis, les prétentions du siége de Rome furent longtemps contestées. Enfin, dans le moyen-âge, entre 12 et 1400, ces prétentions furent admises avec des modifications diverses par les Etats d'occident seulement, et sur des considérations temporelles. La preuve que l'établissement de la papauté actuelle est une usurpation, c'est que la papauté a fait tomber l'usage des conciles œcuméniques, lequel est incontestablement inhérent à l'essence même, comme à l'histoire du christianisme. La cour de Rome est aujourd'hui en opposition manifeste aux conciles de Bâle et de Constance. Enfin, quand on opposerait mille témoignages à ceux précités, la réponse serait insuffisante, car il suffit d'un seul témoignage orthodoxe, en faveur de la non-institution divine de la papauté, pour que ce ne soit pas une condition rigoureuse d'orthodoxie, de croire que la papauté soit d'institution divine. _Chapitre troisième._--Mais, dit-on, la papauté a de grands avantages. Je demanderai alors pourquoi il n'y a point de pays moins peuplé de bons chrétiens que les Etats Romains, et point qui le soit plus que ceux où la papauté est bridée, tels que la France et l'Allemagne. Le cardinal du Perron la trouve utile en ce qu'elle est le centre et la racine de l'unité des chrétiens. Vaines paroles! Elle entretient la paix de _l'indifférence en matière de foi_, et favorise la politique temporelle du clergé; et voilà tout. Il y a moins d'hérésies condamnées avec elle qu'avec les conciles; moins d'agitation dans les esprits; mais il y a le calme des vices satisfaits et de la foi perdue. Avec la papauté, il n'y a qu'unité extérieure, et point d'unité intime, car il n'y a pas deux pays sur la terre chrétienne aujourd'hui où l'on pense de même sur les sujets importans, sans parler des discordes entre les ordres religieux. N'est-ce pas une chose fort consolante pour les gens de bien, de voir, en ce siége, depuis qu'il règne à peu près sans contrôle, des enfans, des magiciens, des athées, des sodomites, et non dix ou douze en tout, mais cinquante de suite, ainsi que Baronius en convient? Les papes ont perdu l'Eglise grecque, l'Eglise d'Angleterre et la moitié des autres Eglises par la réforme. Voilà de quel secours ils ont été au christianisme. Les désordres de leur cour sont un scandale permanent qui tue la piété, comme leurs pratiques idolâtres tuent la foi. Ils entretiennent la concorde entre les princes, dit-on encore; voyons de quelle façon. L'histoire est là pour attester qu'ils ont maintes fois mis le feu aux quatre coins de l'Europe. On va jusqu'à vanter les papes parce qu'ils ont établi l'inquisition; mais il n'y a rien au monde de si sot, de si horrible, de si diabolique, que ce directoire des inquisiteurs, fait en l'an 1585, où sont excommuniés ceux qui disent les conciles être au dessus du pape, où la délation secrète fait preuve, où l'intention présumée est imputée à crime capital, etc. Les ordres religieux, milice papale, sont une peste d'ignorance, de violences et de vices de toute espèce. Je n'en excepte que les trappistes, qui, eux, travaillent et ne confessent pas les gens du monde ni les grands, et ne chassent point aux codicilles. Bon nombre de ces moines, notamment dans l'ordre de Saint-Benoît, qu'on nomme pour cette raison des _titriers_, fabriquent de faux titres pour usurper les champs de leurs voisins, et donnent jusqu'à 200,000 francs par an aux officiers des parlemens pour juger en leur faveur. Les papes ont corrompu les pères du concile de Trente, et ont fait, des décrets de ce concile tout italien et tout romain, une œuvre plus nuisible à l'Eglise qu'utile, interdisant, par exemple, aux fidèles non autorisés la lecture de l'Ecriture sainte. Le plus beau titre des papes est d'avoir construit de belles églises, d'avoir eu des cérémonies magnifiques, bien de l'or, de l'argent, des pierreries. Sont-ce là des titres pour un vicaire de Jésus-Christ? Comment veut-on que les protestans se convertissent en présence d'un abus si énorme et si ridicule que la papauté? Il est temps que les princes s'accordent pour faire cesser ce scandale, et pour rendre, par le rétablissement des conciles, la foi au monde chrétien et sa véritable unité. Ainsi se termine ce traité virulent, le plus violent écrit contre l'autorité du Saint-Siége qui soit assurément sorti d'une plume catholique. Nous engageons les lecteurs de nos _Analectes_, avant de se décider sur les questions qu'il soulève, à lire et relire le merveilleux sermon de Bossuet sur l'unité de l'Eglise prononcé à l'ouverture de l'assemblée du clergé de France en 1682: ils y trouveront presque toujours l'opposé de ce qui est dit ici, et l'y trouveront revêtu de formes bien autrement imposantes, resplendissant de l'éclat du génie oratoire. DEUXIÈME TOME. Cette seconde partie du volume est intitulée: _Avis et expédiens salutaires_, et contient six sections, savoir: des Cardinaux, des Evêques, des Ecclésiastiques, Réflexions sur divers points et pratiques de religion, Miscellanea, et un Avertissement final. En voici l'esquisse. Les cardinaux ne sont bons à rien sous le rapport sacerdotal. Le concile de Constance demanda qu'on les abolît. Primitivement ils étaient soumis aux évêques; aujourd'hui les évêques italiens sont comme leurs valets; leur Evangile, c'est Machiavel. Si le roi de France supprimait les cardinaux français, cette dignité tomberait bientôt. Elle ne se soutient que par la rivalité de la France et de l'Autriche. Ce fut le pape Damase qui, en l'an 1048, créa le premier des cardinaux français; et de ce jour-là nos rois subirent les empiètements du pape. Les cardinaux n'élisent les papes que depuis Alexandre III (1160). Auparavant les papes étaient élus par le clergé et le peuple de Rome, et confirmés par les empereurs. Les évêques sont d'institution divine, étant les vrais successeurs des apôtres; mais on leur a laissé prendre un mauvais pied dans les affaires temporelles, à l'exemple des évêques de Rome, par toute sorte d'usurpations tolérées, notamment par le droit de juridiction et de prison. Ils ne devraient exercer aucune charge ni aucun emploi séculier. Ils sont trop riches; 10,000 livres de rente leur devraient suffire, et 15,000 livres aux archevêques (c'est précisément le taux fixé pour les siéges de France en 1830, et ce taux ne suffit pas à moitié près). Il y a trop de prêtres, même séculiers. On ne devrait ordonner que des personnes doctes et de bonne famille, et ne pas souffrir qu'ils tirassent le moindre écu, sous le nom de casuel, pour quelque office de leur ministère que ce fût (ils ne demandent pas mieux, mais il faut leur donner de quoi vivre, et ils ne l'ont pas). L'usage des messes payées est un abus monstrueux qui aurait soulevé l'Église primitive entière. Il faut pourvoir aux besoins des prêtres administrativement. Dans l'ancienne Eglise, la messe ou la cène était beaucoup plus rare qu'aujourd'hui, et le culte consistait principalement dans les prédications. C'est tout le contraire maintenant. Les curés de campagne devraient avoir chacun 1,000 fr. par an (ce n'est pas assez). Pour les ordres religieux, il n'en faut guère, et pour les jésuites, il n'en faut pas; on sait le mal que ces jésuites ont fait. Ils veulent régner sous le nom du pape, et pour cela se servent de la confession; aussi n'aiment-ils que les gouvernemens monarchiques, parce qu'ils peuvent confesser tous les rois, tandis qu'ils ne peuvent confesser tous les nobles et tous les citoyens. Les Anglais, les Hollandais et les dissidens des diverses nations ne sont réellement détournés de la foi catholique que par l'existence du pape, des jésuites et des moines. Supprimez ces abus, et la dissidence cessera facilement (il y aura bien d'autres choses qui cesseront alors que l'anonyme ne voit pas). Dissertation intéressante sur le serment d'allégeance et de suprématie, dit le _test_. Détails plus intéressans encore et raisonnemens ingénieux sur divers points de doctrine, où l'anonyme cherche à rapprocher les catholiques et les protestans. Il réussit assez bien pour tout ce qui n'est point _la présence réelle_; mais, dans ce redoutable mystère, il faiblit, et nous doutons que les dissidens se contentassent de ses concessions. Cette dernière moitié de la seconde partie est toute théologique et d'une théologie qui respire la bonne foi dans son orthodoxie. Les catholiques ébranlés par les argumens des calvinistes et surtout par ceux des luthériens pourront se raffermir en y recourant. MÉDITATIONS CHRÉTIENNES DU PÈRE MALLEBRANCHE. (1 vol. in-12 de 364 pages; édition à la Sphère, Cologne, Balthazar d'Eymond.) M.DC.LXXXIII. (1683.) Ce livre est composé de vingt Méditations. La première a pour objet de renverser les bases de la raison humaine et d'établir que l'homme ne saurait être, en quoi que ce soit, sa raison et sa lumière. C'est là toute la substance de l'ouvrage. Dans sa seconde Méditation, Mallebranche pose en principe l'insuffisance des anges même à trouver la vérité, sans le Verbe de Dieu, autrement la révélation qui est la raison universelle. Partant de ce point, il se voit arrêté, dès le début, par des obstacles invincibles, et il est obligé de se jeter dans une métaphysique abstruse où il est encore plus difficile de le suivre que _dans sa Recherche de la Vérité_. La forme dialoguée qu'il adopte n'est pas favorable à la conviction. Il fait parler la Divinité en argumentateur plutôt qu'en moraliste, et les discours de Dieu sont si peu clairs, qu'on se demande à quels esprits la sagesse suprême peut juger utile de parler ainsi. Une seule page de l'Evangile ou des Epîtres de saint Paul est plus capable de soumettre la raison, de subjuguer le cœur que tout ce vain appareil scientifique. Chose singulière, la plupart des théologiens commencent, dans leurs preuves, par saper les fondemens de l'évidence, oubliant que, sans l'évidence humaine, il n'y a de preuves d'aucune espèce, pas même de leurs négations. Ce n'est pas tout: par une étrange contradiction, à peine ont-ils proclamé que la raison de l'homme ne peut rien connaître, qu'ils se mettent à tout lui expliquer, avec des distinctions et des termes de pur caprice, tels que le mode, la substance, la figure, l'espèce, le concours concomitant, etc., etc. Aussi c'est-il chaque jour à recommencer, et leurs syllogismes après dix-huit siècles, n'ont-ils pas avancé d'un pas la démonstration, tandis que d'un mot Jésus-Christ a renouvelé le monde. Il semblerait que les démonstrateurs dussent procéder contrairement et selon la méthode suivante: De l'essence première des choses, l'homme n'en peut rien connaître, car Dieu n'en a rien révélé. De l'existence des choses et des rapports de l'homme avec son auteur, l'homme en peut connaître et doit en rechercher l'étude, en scrutant sa conscience et consultant sa raison; car ici Dieu a révélé. LES SOUPIRS DE LA FRANCE ESCLAVE, QUI ASPIRE APRÈS LA LIBERTÉ. (1 vol. in-4° de 228 pages.) A Amsterdam, fini d'imprimer le 1er octobre M.DC.XC. (1690.) Les quinze mémoires qui composent ce recueil important avaient été généralement attribués à Jurieu. Mais M. Barbier, ainsi que plusieurs autres savans, nous semblent mieux fondés quand ils les donnent (au moins les douze premiers) à Le Vassor, l'historien de Louis XIII. Nous sommes surpris, d'ailleurs, de la préférence que MM. Charles Nodier et Brunet accordent sur notre édition à ce qu'ils appellent la première édition de ce livre, datée de 1689, sans nom de ville. N'y aurait-il pas ici quelque erreur? et comment pourrait-il exister une édition de 1689 de ces quinze mémoires, puisque, des quinze, cinq seulement ont été composés en 1689, les dix derniers ayant paru, de mois en mois, en 1690? Probablement, l'édition dite de 1689, parce que le titre principal porte cette date, sans rubrique, et la nôtre, dont le titre principal porte la date de 1690, et la rubrique d'Amsterdam, n'en font qu'une; d'autant plus que les caractères des deux sont également nets et présentent le même type. Au surplus, si l'on veut connaître de curieux détails bibliographiques sur ce livre et sa réimpression en 1788, il faut recourir aux doctes _Mélanges tirés d'une petite Bibliothèque_ de M. Nodier; pour nous, suivant le plan littéraire que nous avons adopté, nous examinerons, sans plus de retard, le contenu de ces mémoires hardis dans ce qui nous paraît devoir les recommander à la postérité. Premier Mémoire du 1er septembre 1689.--Sur l'oppression de l'Eglise, des Parlemens, de la Noblesse et des Villes. Après quelques considérations générales sur le despotisme que subit la France comparativement à la modération du gouvernement des autres Etats, l'auteur entre en matière par un exposé des mesures arbitraires de Louis XIV dans les affaires de l'Eglise; principalement en ce qui concerne la controverse du jansénisme, la querelle de la régale et la conversion forcée des calvinistes. Il se montre gallican sur le premier chef, ultramontain sur le second et philosophe sur le troisième, sans déceler, sur ces divers points, des idées arrêtées, ni des connaissances approfondies. Il qualifie l'assemblée du clergé de 1682, dirigée par Bossuet, de réunion de prélats de cour: c'est travestir étrangement la plus mémorable assemblée et la plus favorable aux libertés ecclésiastiques dont l'_Histoire de France_ ait offert l'exemple. Ses plaintes sur l'asservissement des parlemens, sur la juridiction exorbitante des intendans, sur les justices par commissions, sur la vénalité des charges, etc., etc., sont plus raisonnables. Il prétend que la noblesse est tombée dans la misère par l'effet d'une oppression sans égale; que toute faveur est accordée au paysan sur le gentilhomme; que les terres des nobles sont plus chargées que les autres; qu'il y a telle province où la noblesse entière, en se cotisant, ne pourrait pas fournir cent pistoles, etc., etc. Ces assertions, évidemment exagérées, dénotent l'humeur profonde qu'avait inspirée à la noblesse le nouveau système d'administration qui, en la soumettant à des règles centrales, l'avait pour jamais mise dans l'impuissance de résister ou d'attaquer par les armes. A l'égard des franchises des villes, de leurs octrois, de leurs priviléges, confisqués par le pouvoir royal, l'auteur fait voir une grande passion pour les libertés municipales dont un habile homme a prouvé, de nos jours, dans une de nos assemblées délibérantes, que l'excès était plus fatal que l'usage n'en était profitable. Il déplore avec beaucoup de force et de raison le bannissement des réformés qui tarit, pour longtemps, en France, les sources du commerce, et priva l'Etat d'une partie notable des capitaux circulans, les réformés s'étant presque tous adonnés au commerce et à l'industrie dans l'exclusion où ils étaient des emplois publics. Deuxième Mémoire du 15 septembre 1689.--Sur l'oppression des peuples, les impôts excessifs et le mauvais emploi des finances. L'auteur s'élève ici contre l'énormité des impôts portés jusqu'à 200 millions (qui en feraient bien 800 en 1834), contre les violences et les excès commis dans la perception de ces tributs; contre le mauvais usage que l'on en fait, d'où résulte la misère des peuples. S'il faut l'en croire, c'est à M. Colbert qu'est due cette extension désastreuse des revenus publics, ou plutôt des revenus du roi. Il a été établi quelque peu de régularité dans la levée de tant de trésors; on a fait rendre gorge aux traitans et maintenu, par des rigueurs souvent injustes et cruelles, cette classe d'hommes dans le devoir; mais les sujets profitent peu de ces réformes entreprises dans l'intérêt du roi, non dans le leur. Croirait-on que la cupidité royale a été poussée jusqu'à ce degré de folie que l'on ait consulté le voyageur Bernier pour avoir ses renseignemens sur les effets du système adopté chez le Turc et au Mogol qui rend le prince seul propriétaire des terres, et ne laisse aux sujets que le fermage de leurs propriétés? et que, sans la courageuse réponse de cet honnête homme qui n'hésita point à rapporter à un tel système l'état de ruine absolu dans lequel l'Orient languit, nous eussions probablement vu passer toutes les terres de France dans le domaine royal? N'oublions jamais, à ce propos, que pareille question fut agitée dans le conseil de l'empereur Napoléon; tant le despotisme est uniforme! Passant de la quotité des impôts à l'usage qu'on en fait, Le Vassor ou Jurieu se répand en blâmes sur les dépenses de Versailles, les plaisirs du roi, les pensions des favoris, la fortune de quelques seigneurs ou parvenus, sur les 80 millions des familles Colbert et Le Tellier (il y a, dans ce dernier reproche, autant d'exagération que d'ingratitude), sur les conquêtes de l'Alsace, de la Lorraine, de la Flandre et de la Franche-Comté, plus ruineuses que profitables (cela n'était pas vrai, même alors), conquêtes qui, par leur iniquité, ont été cause de l'inimitié légitime de l'Europe. Aussi, dit toujours l'auteur, le royaume est-il dépeuplé d'un quart, la richesse des villes est-elle diminuée de moitié et la condition des paysans pire que celle des esclaves d'Afrique. Troisième Mémoire 1689.--Sur les tristes effets de la puissance arbitraire et despotique de la cour de France. Que cette puissance est tout aussi despotique que celle du grand-seigneur. D'où viennent tant de maux? De ce que le roi ne reconnaît aucune autre loi que sa volonté; de ce qu'il se regarde comme le maître des hommes et des choses en France par droit divin; de ce que rien ne l'arrête, ni les conciles, ni les canons de l'Eglise qui s'opposent à ce qu'un évêque exerce et administre dans un diocèse, avant d'avoir reçu ses bulles d'institution de Rome, ni les priviléges de la noblesse, ni même ses propres engagemens, semblables à des _cordes de laine qu'on croit tenir et qui échappent sous la main_: témoins ces créations de charges à finance, supprimées presque aussitôt qu'on en a eu touché le prix, avec des indemnités illusoires; témoins encore ces retranchemens de quartiers sur les rentes de l'hôtel de ville; témoins tant de cruautés exercées au nom du seul caprice contre les réformés, causes de la mort de plus de 40,000 personnes, c'est à dire de quatre fois autant de victimes qu'en fit périr Louis XI; et enfin ces usurpations des franchises des villes et des pays conquis, après et malgré des capitulations solennelles. Que fait de plus le grand seigneur? demande l'auteur du mémoire après cette terrible énumération de griefs trop réels. On pouvait, toutefois, lui répondre par le tableau fidèle et non chargé de la situation de la France sous Louis XIV opposé à celui de la Turquie sous les sultans. Quatrième Mémoire 1689.--Par quels moyens la cour de France soutient et exerce sa puissance despotique. Comment a-t-on pu réduire, sous un joug si pesant, une nation aussi impatiente, aussi remuante, aussi amie de la liberté même sans frein, que le fut toujours la nation française? D'abord par trois moyens, 1° on a enseigné dans les écoles de jurisprudence et de théologie, dans les Académies, dans les chaires des prédicateurs et dans les histoires, que le prince est l'image de Dieu sur la terre, et que lui résister, c'est désobéir à Dieu; que la puissance des rois vient de Dieu et non des peuples; que les mauvais princes ne doivent pas être moins soufferts que les bons, attendu qu'ils sont donnés aux peuples par Dieu même comme châtimens des fautes publiques, aussi bien que les bons princes comme récompenses; 2° le roi s'est rendu maître des bénéfices ecclésiastiques, et, les dispensant, selon sa volonté, il s'est ainsi fait des créatures de tous ceux qui agissent sur la conscience des sujets, et c'est le bel ouvrage du chancelier Duprat qui partagea les libertés de notre Eglise entre François Ier et Léon X. Il s'est aussi, par là, rendu maître des nobles dont il rétablit la fortune à volonté, dans la personne des cadets qu'il pourvoit _ad libitum_ des bénéfices; 3° le roi, ayant multiplié les impôts, les a mis en partis et en fermes, et s'est ainsi créé une armée de financiers tout à ses ordres, qui, tenant ses richesses de lui, favorise et perpétue la doctrine et l'exercice de la puissance despotique. Voilà déjà trois principaux moyens de tyrannie; voyons les autres. Cinquième Mémoire 1689.--Où est expliqué le reste des moyens dont la cour de France se sert pour maintenir sa tyrannie et exercer sa puissance arbitraire. Un autre moyen dont on s'est servi a été de rendre le peuple et la noblesse surtout généralement pauvres, selon la maxime du cardinal Mazarin: «Que le peuple françois est un bon asne qui marche d'autant mieux que plus on le charge.» Et comme l'âne avait un peu regimbé au temps de la Fronde, on fit renoncer le roi à l'habitation de sa capitale pour appauvrir la tête et par suite le corps de l'Etat. Un cinquième moyen fut la multiplication des emprunts dont les intérêts étaient payés sur les augmentations des impôts. Ce moyen dont on fit abus, puisque le roi emprunta, dans une seule année, en rentes sur les villes, jusqu'à 30 millions, est du reste un expédient sage quand il est ménagé, pour maintenir la paix intérieure d'un Etat, en ce qu'il intéresse les particuliers au repos et les rend ennemis du changement. Ainsi la banque de Venise, celle d'Amsterdam, les actions des compagnies des Indes, sont les meilleurs garans de la durée des républiques vénitienne et hollandaise, comme du paiement exact de leurs plus lourdes charges; car qu'arrivait-il si les particuliers se refusaient à payer 3 ou 400 livres d'impôt? que l'Etat ferait banqueroute et que ces mêmes particuliers perdraient 3 ou 4,000 francs de rente qui leur sont bien servis. Mais ce moyen, bon et légitime dans les Etats libres où l'emploi de l'argent tourne au profit du public, est pernicieux dans les monarchies, en ce qu'il ne sert qu'à augmenter les dilapidations du souverain. Un septième moyen fut la vénalité des charges de judicature, introduite sous François Ier et le pouvoir excessif donné aux intendans, qui datent de Louis XIII. Ces derniers vivent en satrapes dans les provinces, et d'un seul mot font trembler nobles, bourgeois, paysans, chez qui viennent garnisons, huissiers, etc., au moindre sujet de mécontentement. Enfin un huitième, un neuvième et un dixième moyen achevèrent l'opération: ce fut d'éloigner les princes et les grands des affaires, où ils portaient un esprit de patriotisme et d'indépendance gênant, pour les confier exclusivement à des hommes nouveaux et, par conséquent, esclaves des fantaisies du maître, d'entretenir dans l'oisiveté de la chasse l'héritier du trône, après l'avoir élevé dans l'ignorance des affaires, et de tenir sur pied de fortes armées même en temps de paix, de façon qu'en dernière analyse toutes les questions entre le prince et les sujets peuvent se résoudre contre ces derniers par la force. En vérité, dit l'auteur en terminant cet exposé, quand on connaîtra Louis XIV, on verra «qu'il a mérité le surnom d'heureux plutôt que celui de grand; si toutefois, comme le dit Solon, il n'est pas téméraire de déclarer un homme heureux avant sa mort. Il y a aujourd'hui, dans l'Europe, deux étoiles heureuses qui menacent fort celle de Louis XIV. Le temps nous apprendra ce que nous en devons penser.» Il s'agit sans doute, dans cette prophétie trop justifiée plus tard, de l'Angleterre et de la Hollande. Sixième Mémoire, 2 janvier 1690, Amsterdam.--Que la monarchie française n'a pas été fondée sur le pied de la puissance arbitraire.--Première preuve générale; la couronne était élective.--Vanité de la loi salique. Bien des gens croient ou feignent de croire qu'il en a toujours été ainsi en France, et que ce pays fut de tout temps soumis au pouvoir despotique; il faut les détromper, ou les confondre. 1°. La couronne fut élective, au moins dans les deux premières races (cette assertion est trop tranchante, le mot _race_ exclut celui d'élection pris dans un sens absolu). Or, l'élection du chef de l'État emporte avec soi la limite de son pouvoir. Que la couronne ait été élective en France durant 7 ou 800 ans, l'auteur l'établit d'abord dans la personne de Pharamond, par des citations d'Aimoin et d'un historien très ancien nommé Humibaldus; dans la personne d'Eudes (d'autres disent un Clotaire) qui fut élu roi, selon Grégoire de Tours, après que les Français eurent déposé Chilpéric; dans la personne de Pepin élu roi après la déposition d'un autre Chilpéric (c'est Childéric qu'il faut lire). Il l'établit, pour la deuxième race par les propres expressions qu'il cite du testament de Charlemagne rapporté dans Nauclerus et Huldric Mutius. Les faits concernant Charles le Simple deux fois mis de côté à cause de son bas âge et enfin déposé à Soissons pour sa faiblesse d'esprit, ceux concernant vingt-sept rois consécutifs, lesquels furent élus, sans parler des élections de Robert, de Raoul et de Hugues-Capet faites en dehors de la race royale; tous ces faits relatés par Aimoin et d'autres illustres contemporains servent, à l'auteur de ces mémoires, d'appui pour son opinion. Il réfute ensuite Pasquier par lui-même, et prouve que, suivant cet écrivain, non moins que suivant la vérité, la couronne de Hugues-Capet fut transmise de père en fils par voie d'élection faite durant la vie des rois titulaires, pendant dix ou douze générations, c'est à dire jusqu'après Philippe-Auguste que le droit d'élection, déjà réduit à une simple forme, tomba tout à fait en désuétude, ainsi que cela s'est vu dans l'empire d'Allemagne. Une citation du plus grand poids prise dans Bernard de Girard, seigneur du Haillan, historien de la France et historiographe de Charles IX, couronne cette suite de témoignages. On y lit ces mots remarquables surtout sous la plume d'un écrivain du XVIe siècle. «N'y a au monde aucune monarchie ou principauté héréditaire qui premièrement n'ait été élective, parce que les peuples sont devant les monarques et les ont faits, choisis et élus, et en après ont rendu leurs Etats héréditaires, ou l'ont souffert par la puissance des princes élus.» Ce mémoire finit par un sentiment hardi contre l'existence de la loi salique, ou tout au moins contre l'application qui en fut faite pour la première fois par les avocats de Philippe de Valois en opposition à ceux d'Edouard III, roi d'Angleterre; et si l'on vient à demander pourquoi, dans l'hypothèse que la loi salique est une chimère, jamais les femmes n'ont régné en France, l'auteur répond plus subtilement que raisonnablement, que c'est une preuve de plus pour lui, et une conséquence du principe de l'éligibilité de la couronne, n'y ayant jamais eu d'exemple, en aucun pays, que l'élection ait couronné une femme. Septième Mémoire, Amsterdam, 1er février 1690.--Second moyen général pour prouver que la puissance absolue des rois de France est usurpée.--Les Etats ont toujours été les principaux dépositaires de la souveraineté et sont supérieurs aux rois. Ce mémoire est plus concluant que le précédent pour le but que l'auteur se propose, car c'est dans les institutions rivales du pouvoir suprême plutôt que dans son origine qu'il convient d'en chercher la limite légale. Or, il est notoire, non seulement par les exemples que le critique rapporte, mais encore par beaucoup d'autres qu'il omet, que les grands, le peuple et le clergé assemblés, soit en _placita_ aux Champs de Mai, sous les première et deuxième races, soit en États Généraux sous la troisième, ont, sous des formes diverses, selon les temps, concurremment avec le chef de l'État, décidé les principales affaires. Les tentatives plus ou moins heureuses, mais, il faut bien l'avouer, constantes de nos rois pour se substituer seuls à l'autorité législative des Etats, prouvent plus évidemment que les tenues mêmes de ces assemblées, qu'elle formait la base de notre droit politique. L'auteur cite justement, à cette occasion, la guerre du bien public entreprise contre Louis XI, le premier despote systématique de notre histoire, afin d'en obtenir une tenue d'Etats. Ce prince parut céder, convoqua les États à Tours, en reçut un conseil de trente-six membres pris, par égal nombre, dans les trois ordres, avec lequel il promit de gouverner désormais; puis, se jouant de sa parole plus tard, il confirma, par son parjure même, le droit qu'il croyait abolir. Depuis ce règne si fatal aux anciennes libertés françaises, les Etats, qui, dans les siècles reculés, se tenaient tous les ans, furent de moins en moins assemblés et finirent en 1616, sous la minorité de Louis XIII, pour se réveiller on sait comment. Huitième Mémoire, Amsterdam, 1er mars 1690.--Troisième moyen pour ruiner les prétentions de la puissance arbitraire. Histoire de l'origine du Parlement de Paris. Il fut établi pour représenter les Etats Généraux et donner un frein aux entreprises de la cour. Dans l'origine, les États présidés par le prince jugeaient les procès. Bientôt la multiplicité des causes fit extraire de ces assemblées générales un certain nombre de personnes qui formèrent un grand conseil permanent, dont les titulaires se renouvelaient d'année en année, lequel rendait souverainement la justice avec le roi. L'institution devenant insuffisante par l'extension des juridictions royales, il arriva, sous Philippe le Bel, vers l'an 1300, que ces extraits d'Etats Généraux furent rendus fixes sur divers points du royaume, sous le nom de parlemens: changement mémorable qui en amena un autre, ce fut de transporter au choix du roi la composition des membres de ces assemblées, primitivement élus. Mais d'abord les rois n'effacèrent point les traces de l'ancienne composition, en ce qu'ils prirent les conseillers de leurs parlemens parmi les grands et les évêques. La Chambre des enquêtes, créée par Philippe le Bel, ne jugeait pas et ne faisait qu'instruire les procès, lesquels étaient jugés par la grand'chambre. Philippe le Long commença à exclure les évêques des parlemens. Philippe de Valois, voulant à son tour en exclure les grands qui tous se faisaient immatriculer sur la liste des conseillers et en augmentaient le nombre indéfiniment, donna, pour la première fois, des commissions fixes à un nombre de conseillers limité à trente, mi-parti clercs et laïcs, lesquels reçurent seuls des gages; et c'est à cette époque qu'il faut placer l'anéantissement du droit des Etats Généraux dans l'exercice de la justice. L'établissement des commissions fixes de conseillers, conférant à vie le droit de juger, éloigna les gens d'épée de ces parlemens. Cette importante révolution date de l'an 1380 à l'an 1390. On retrouve encore aujourd'hui des vestiges de la primitive institution de ces parlemens émanés des Etats Généraux, dans le parlement de Paris, où siègent les pairs, qui vérifie les édits du roi, qui fait des remontrances, et qui juge les grands. Ainsi le parlement de Paris, image informe des Etats Généraux, put prétendre, avec quelque fondement, dans l'anéantissement des Etats, à les suppléer et à limiter l'autorité royale. Mais les rois ne l'avaient établi ni composé pour cet objet, et peu à peu ils surent faire disparaître ce dernier obstacle mis à leur souveraineté. La sublime résistance du premier président La Vacquerie aux édits injustes de Louis XI, qui réussit pour cette fois, est un éclatant témoignage de l'ancien droit législatif des Etats, transféré arbitrairement, par nos rois, aux parlemens, pour l'enlever ensuite à ces parlemens mêmes. Comme c'était en rendant les commissions fixes que les rois avaient enlevé aux grands l'intervention dans les parlemens, ce fut en rendant les charges vénales qu'ils réussirent à subjuguer les parlemens à leur tour[17]; et ce funeste ouvrage du despotisme demanda quatre cents ans pour s'accomplir, à partir de Philippe le Bel. [17] Il n'est pas sans intérêt de rapprocher la présente satire de l'ancienne monarchie française de l'éloge qu'en fait Claude Seyssel dans sa _Grand'Monarchie_. Les extraits que nous donnons de ces deux ouvrages mettront le lecteur à portée de juger facilement du point précis où il convient de placer la vérité. Neuvième Mémoire, Amsterdam, 27 mars 1790.--Nouvelles preuves contre la puissance arbitraire de la cour de France, tirées de l'Histoire des grandes dignités du royaume. Du grand conseil, des maires du palais, des connétables, des pairs de France; forme ancienne de nos tribunaux de justice avant l'établissement des présidiaux. Les Etats Généraux avaient l'intervention dans les affaires politiques et judiciaires. On vient de voir comment les rois leur enlevèrent l'exercice de la justice par la création des cours de judicature souveraines qui étaient des Etats en raccourci. L'exercice du pouvoir politique et législatif leur fut enlevé également par la création du grand conseil, primitivement composé des grands et des princes, puis tombé entre des mains vulgaires et dépendantes. Charles VII tint son grand conseil politique, sur l'ancien pied, à Vendôme, et c'est un des derniers grands conseils de ce genre. Bientôt Charles VIII et Louis XII les réduisirent aux proportions d'une cour de judicature suprême, chargée des évocations, de la connaissance des indults, des matières bénéficiales, des réglemens de juges et des conflits de juridiction. Alors les grands et les princes s'éloignèrent de ce tribunal, comme ils avaient fait des parlemens judiciaires, lors de l'établissement des commissions fixes et gagées, et le pouvoir du roi fut entier sur les membres du grand conseil comme sur les conseillers des parlemens judiciaires. L'auteur des mémoires, après avoir traité l'importante matière des Etats Généraux, et prouvé, par le travail lent, successif et constant des rois pour les anéantir jusque dans leurs plus faibles images, que la constitution originaire de l'Etat n'était rien moins que despotique en France, passe à l'histoire des grandes charges de la couronne pour y puiser de nouvelles preuves de son sentiment. Il examine ensuite l'institution des pairs du royaume, sur laquelle on a tant disserté sans lucidité avant et depuis le duc de Saint-Simon. Il y trouve un nouvel appui de son opinion que le gouvernement de France était absolument semblable, dans l'origine, à celui d'Angleterre, et que la seule différence qu'il y ait entre les deux pays est que les Anglais ont conservé leurs priviléges, tandis que les Français ont laissé perdre les leurs. Pair signifie égal. Les grands étaient pairs entre eux; les notables étaient pairs entre eux aussi dans chaque fief grand ou petit, et le plus ancien monument de la qualité de pair, dans le sens de seigneur ayant des droits particuliers, ne remonte pas avant Louis le Gros (1216). Encore doit-on reconnaître que ces pairs du roi n'étaient que les notables des fiefs de la couronne, au même titre que les notables des fiefs seigneuriaux étaient les pairs de ces seigneurs. Or, les uns et les autres étaient simplement des juges en vertu de l'ancien droit de souveraineté des Etats Généraux. Les rois anéantirent ces justices seigneuriales par l'établissement de tribunaux inférieurs connus sous le nom de présidiaux, comme ils restreignirent les justices de leurs propres pairs en les absorbant dans le parlement de Paris. Il y avait jadis autant de pairs que de grands (proceres, magnates, optimates), et non pas seulement douze ainsi que l'ont avancé des historiens mal instruits. Ce ne fut que lors de l'établissement des parlemens, sous Philippe le Bel, que les pairs ou grands du roi, en perdant l'exercice de la souveraineté qu'ils tenaient des Etats Généraux, commencèrent à prendre une consistance de cour, telle que nous l'avons vue, et distincte de la noblesse en général. Il y a beaucoup à dire sur cette matière que l'auteur a un peu étranglée. Dixième Mémoire, Amsterdam, 29 avril 1690.--Nouvelles preuves contre la puissance absolue, tirées de l'Histoire des ducs, comtes, marquis, etc., etc. Les grands du royaume qui sont aujourd'hui esclaves étaient autrefois indépendans du roi et lui étaient égaux, excepté l'hommage. Ce mémoire est le plus faible et le plus obscur de tous. L'auteur se perd dans l'histoire de la noblesse dont il est difficile, pour ne pas dire impossible, de donner un aperçu tant soit peu satisfaisant en quelques pages. Ses plaintes contre les rois, à l'occasion de la réunion des grands fiefs à la couronne et de la réduction des droits seigneuriaux, sont contraires aux vrais intérêts de la France. Si quelque chose peut légitimer les usurpations incontestables de nos rois dans la législation du royaume, c'est précisément l'art infini, la constance et le courage avec lesquels ils ont formé un tout formidable de tant de parties mal assemblées. On peut assurer que, dans bien des cas, ils ont substitué l'ordre à l'anarchie, et, qu'à tout prendre, la France leur doit son existence homogène d'Etat puissant au dehors et riche au dedans. L'éclat dont ils environnent leur cour servit à polir les mœurs, le langage, la façon de vivre, et nous ne pourrions rien leur reprocher si, après avoir, avec tant d'adresse et de bonheur, fondé une puissance régulière et compacte, ils avaient pris soin de la perpétuer en la limitant par des institutions balancées. Ils firent trop tard cette dernière tentative, et, en quelque sorte, forcément. S'ils l'avaient formée en 1648, sous les auspices des Molé, des Séguier, etc., Louis XIV, trouvant pour accomplir son œuvre cette foule de grands hommes que la nature lui prodigua dans tous les genres, eût ajouté, à l'avantage d'un règne des plus brillans qui furent jamais, celui de laisser à ses successeurs le royaume le plus florissant et la couronne la plus solide. Onzième Mémoire, Amsterdam, 1er juin 1690.--De l'ancien gouvernement par rapport au peuple. La France n'avait pas de troupes réglées d'abord. La noblesse portait seule le fardeau de la guerre. Les impôts étaient autrefois inconnus. Récapitulation et conclusion de tout le précédent. Jusqu'à Philippe-Auguste, les rois n'avaient pas même de garde pour leurs personnes. Jusqu'à Charles VII qui entretint, en temps de paix, six mille hommes de guerre, ils n'avaient pas d'armée permanente. La guerre se faisait avec le secours des nobles, qui étaient tenus au service en vertu de leurs fiefs, et les peuples ne payaient que de légers tributs aux possesseurs des fiefs (pas si légers) pour subvenir aux dépenses militaires de leurs seigneurs. Ainsi nul fardeau pour les sujets, dit l'auteur (en quoi il a tort), et nul instrument de tyrannie entre les mains du roi (en quoi il a raison). Le premier impôt annuel levé sur les Français, en argent, fut celui de la taille, et il ne remonte qu'à saint Louis. Philippe le Bel chargea son peuple de l'impôt du cinquantième denier. Les sujets alors se révoltèrent; il céda et se contenta d'obtenir des Etats un subside extraordinaire: exemple imité par ses successeurs. L'impôt sur les marchandises commença en 1300, encore sous Philippe le Bel. L'impôt sur le sel prit naissance sous Philippe de Valois, vers 1342; et les tailles par tête sous Charles V, vers 1376; mais toujours avec le consentement des Etats. En accordant ces subsides, les Etats nommèrent des commissaires pour en régler l'emploi avec injonction de rendre leurs comptes aux Etats mêmes. Charles VII ne leva jamais plus de 1,800,000 livres d'impôts annuels, et Louis XI, si despote, jamais plus de 4,700,000 livres. Il faut entendre Philippe de Comines et Pasquier sur cette matière pour connaître à quel point la nation était jalouse de ses droits financiers, et combien c'était une maxime reçue chez nous que les rois ne pouvaient lever un denier sans le consentement de leurs sujets. Douzième Mémoire, Amsterdam, 15 juin 1690.--Première raison pourquoi les Français doivent penser à ramener la monarchie à sa forme ancienne: c'est qu'elle court risque d'être ruinée si elle n'est réformée. Digression sur la conduite de la cour de France et celle de Rome à l'égard l'une de l'autre. Il est nécessaire de réformer l'Etat en France; cela est juste; cela n'est pas impossible. Tel est le thème de l'auteur dans les mémoires suivans; mais, dès le début, une longue et sophistique digression, tout ultramontaine, sur les droits du pape, et contre les libertés gallicanes, détourne l'écrivain de son sujet. Nous croirions volontiers que ces derniers mémoires ne sont pas de la même main que les premiers. On y sent le théologien plus que l'homme d'Etat. Le style d'ailleurs en est lourd et ne va point au fait avec sa fermeté ordinaire. Quoi qu'il en soit, à la suite de la digression sur les affaires ecclésiastiques, on rencontre des conjectures sinistres sur l'avenir de la France, sur l'issue fatale des guerres qu'elle soutient, et le tout finit par une exhortation pressante aux Français de réformer leur gouvernement. Treizième Mémoire, Amsterdam, 1er août 1690.--Nouvelles preuves de la nécessité qu'il y a de réformer l'Etat. Les dominations violentes ne sauraient être de durée. La gloire et la réputation d'un Etat ne dépendent pas de la puissance arbitraire de son souverain: la réputation de la France est perdue. Autres digressions. Les gouvernemens absolus ne peuvent durer. Voyez plutôt l'empire de Nabopolassar, celui de Cyrus, celui d'Alexandre; quant à l'empire turc, il ne faut pas le citer, c'est un châtiment que Dieu inflige évidemment aux chrétiens. D'ailleurs, l'empire turc ne subsistera pas long-temps. L'empire romain n'est pas davantage à citer; car il y avait des gouverneurs de provinces qui modéraient la souveraineté des empereurs, etc. Les violences et les manquemens de foi de Louis XIV ont déshonoré la France en Europe. Aujourd'hui Français et cannibales, c'est tout un. Vous prétendez que les princes absolus font seuls de grandes choses; regardez le roi Guillaume d'Orange; ce n'était pourtant qu'un petit stathouder en Hollande et un roi limité en Angleterre!... Remettez donc vitement le pouvoir en France comme il était autrefois, entre les mains des sages de la nation. Quatorzième Mémoire, Amsterdam, 1er septembre 1690.--Continuation des preuves de la nécessité qu'il y a de penser à réformer le gouvernement. Réflexions sur les batailles de mer et de terre que nous avons gagnées, et sur le Mémoire du roi au sujet des affaires de Savoie. Pendant que l'auteur dissertait, Louis XIV gagnait des batailles sur terre et sur mer, dans cette guerre universelle qu'il engagea en 1688, et termina dix ans après, par le traité de Risvick. La nouvelle de la victoire de Fleurus semblait contredire les fâcheux pronostics du critique. Aussi consacre-t-il une partie de son quatorzième mémoire à diminuer la gloire de ces exploits, ainsi que la probabilité de leurs heureux effets pour la France... «Ne vous vantez pas de la victoire de Fleurus, dit-il; elle a coûté quatre lieutenans-généraux, six brigadiers, douze colonels, cent capitaines, huit cents officiers de tout rang, et dix à douze mille soldats[18]. Et puis la frontière de Savoie est ouverte, la Provence mécontente, le Languedoc insurgé. Attendez! et vous verrez la belle gloire et le beau profit de votre royauté absolue! etc.» Tout cela n'est plus d'un citoyen ami de son pays, et ami éclairé; c'est la déclamation d'un réfugié de mauvaise humeur qui souhaite, en secret, l'humiliation de ses compatriotes. [18] Ce nombre est probablement exagéré; mais il est sûr que les pertes furent considérables. A cette bataille fut tué le comte du Roure, colonel à 22 ans, et lieutenant-général commandant en Languedoc. Sa famille paya plus d'une fois un pareil tribut à la patrie durant ce siècle. Les archives du ministère de guerre et les gazettes du temps constatent que, de l'an 1620 à 1704, dix membres de la famille du Roure furent tués à la guerre, dont un, en 1635, au siége de Valence, en Italie, à la tête du régiment d'infanterie de son nom. Notons encore que, de 1630 à 1670 environ, il y eut deux régimens du Roure dans l'armée française, un d'infanterie et l'autre de cavalerie, dont les aînés de cette famille furent successivement mestres de camp. M. de Louvois restreignit beaucoup le nombre de ces régimens de propriétaires, en quoi il eut bien raison. Il a fondé l'administration de la guerre en France, comme Richelieu avait fait celle de l'intérieur, et Colbert celles des finances et de la marine. Ces trois grands hommes seront éternellement populaires. Quinzième et dernier Mémoire, Amsterdam, 1er octobre 1690.--Continuation des raisons qui nous doivent porter à la réformation du gouvernement. Suite des réflexions sur le Mémoire du roi au sujet des affaires de Savoie.--Maux qui nous reviendront de la défaite du roi Jacques en Irlande. On n'a pas fait ce qu'on devait pour assurer le succès de la guerre. Il fallait se tenir en Flandre sur la défensive et tourner tous ses efforts agressifs vers l'Irlande contre le roi Guillaume. En s'y prenant bien et profitant des divisions de l'Angleterre où le roi Jacques a un grand parti, on eût rétabli ce prince infailliblement. Mais que vouliez-vous faire avec des têtes comme celles de Lauzun et de Tirconnel en Irlande? La lâcheté de Jacques à la Boyne achève de tout perdre. Aussi attendez-vous à de dures couleuvres de la part du roi Guillaume, prince ambitieux, inquiet, courageux et plein d'audace. _Je vous le prédis, les affaires de France déclinent._ Hâtez-vous de réformer le gouvernement! Tel est le refrain de l'auteur, et c'est par là qu'il finit. Nous ne sommes pas surpris qu'on se soit abstenu d'insérer ces derniers mémoires dans la réimpression qui en fut faite à Amsterdam en 1788, sous le titre de _Vœux d'un patriote_. ÉSOPE EN BELLE HUMEUR. (1 vol. in-12, figures). (1690-93--1700.) Il y a deux éditions de ce livre, uniquement recherché pour ses jolies gravures, la première de Michiels, Amsterdam, 1690-93, en un volume in-12; la seconde, beaucoup plus ample et mieux exécutée, renfermant deux tomes en un volume in-12 également, Bruxelles, Foppens, 1700. Cette dernière contient une courte vie d'Esope et une table des fables. L'ouvrage est plutôt une imitation qu'une traduction, tantôt en vers, tantôt en prose, des fables d'Esope, composée par Jean Bruslé de Montplainchamp, chanoine de Sainte-Gudule de Bruxelles, mort vers 1712, biographe médiocre du duc de Mercœur, de don Juan d'Autriche, d'Emmanuel Philibert, duc de Savoie, d'Alexandre Farnèse et de l'archiduc Albert. Jean Bruslé est encore plus mauvais fabuliste que biographe, soit qu'il invente, soit qu'il traduise. On lit, à la fin de la première édition de l'_Esope en belle humeur_, l'énigme fameuse de Boursault: _Je suis un invisible corps_, etc., etc., étendue et gâtée. Laquelle des deux est l'originale? c'est un procès à juger entre deux esprits passablement cyniques, dont l'un est très fin et l'autre l'est très peu. Voici un des quatrains de l'énigme de Jean Bruslé que Boursault n'eût pas écrit: Je n'ay ni lustre ni splendeur; J'ai des sœurs qui donnent à boire; Je suis en fort mauvaise odeur; Pourtant l'on parle de ma gloire. LES HÉROS DE LA LIGUE, OU LA PROCESSION MONACALE, Conduite par Louis XIV pour la conversion des protestans de son royaume. A Paris, chez Père Peters. (Hollande) à l'enseigne de Louis le Grand. ↀ.ⅮC.LXXXXI. (1691.) C'est un volume petit in-4° contenant 24 figures en charge, gravées à la manière noire, qui représentent les bustes des divers personnages accusés de la révocation de l'édit de Nantes. Il n'y a point d'autre texte que les quatrains placés au bas de chaque figure, et un sonnet final où les réfugiés, s'adressant à leurs persécuteurs, menacent Louis XIV du sort de Jacques II. Voici les noms des personnages, figurés en moines ridicules ou atroces: 1°. Louis XIV. A face de soleil, une torche à la main. 2°. Le Père Lachaise. 3°. Le roi Jacques Déloge (Jacques II). 4°. Le Père Peters, jésuite, confesseur de Jacques II. 5°. Guillaume de Furstemberg (Guillaume Egon, prince de Furstemberg, évêque de Strasbourg, après son frère, et comme lui très zélé pour déraciner le protestantisme en Alsace, mort à Paris, en 1704, abbé de Saint-Germain-des-Prés). 6°. L'archevêque de Reims, Asne Mitré (Le Tellier). 7°. L'archevêque de Paris (François de Harlay de Champ-Vallon, prélat éloquent et vigoureux, connu par son ardeur contre les dissidens, protestans et jansénistes). 8°. L'évêque de Meaux (Bossuet). Qui peut se croire à l'abri des caricatures quand la figure d'un tel homme a été parodiée? 9°. L'évêque de Saintes (Guillaume de la Brunetière, fils d'Antoine de la Brunetière, seigneur du Plessis de Gesté, se fit remarquer, particulièrement en l'année 1685, si tristement fameuse, par son activité à poursuivre l'hérésie calviniste. Il mourut en 1702, le 2 mai). 10°. Le Père Maimbourg (jésuite, bel esprit, grand buveur, historien du calvinisme et du luthéranisme, aussi bien que des croisades, ni plus ni moins). 11°. Le chancelier Le Tellier. 12°. Le marquis de Louvois. 13°. Le maréchal de Boufflers, général de la dragonnerie. 14°. Marillac, intendant du Poitou. 15°. La Rapine, le directeur de Valence et d'Acepline. 16°. Bâville (intendant du Languedoc. Il eut de grands talens, mais sa férocité envers les calvinistes des Cévennes lui fit donner le surnom de _Néron des montagnes_. Il était fils du vertueux Guillaume de Lamoignon, premier président au parlement de Paris). 17°. Pélisson, qui a laissé sa religion pour avancer ses affaires. 18°. Demevin, qui fut cassé de son intendance de Rochefort pour avoir outré la persécution des huguenots. 19°. Beaumier, advocat à La Rochelle, persécuteur perpétuel. 20°. Du Vigier, conseiller au parlement de Bordeaux, qui perdit au jeu ce qu'il avait gagné contre les protestans. 21°. M. Le Camus, lieutenant civil du Châtelet de Paris. 22°. De la Reinie, persécuteur du peuple et des huguenots. (Cette désignation est injuste à l'égard d'un magistrat vigilant, habile et intègre, à qui la capitale doit sa bonne police. Gabriel Nicolas, seigneur de la Reinie, premier lieutenant-général de police qu'ait eu Paris, mourut en 1709 à quatre-vingt-cinq ans.) 23°. Le commissaire de la marine, douce mine et fin renard. 24°. Madame de Maintenon, veuve de Scarron. DE RATIONE DISCENDI ET DOCENDI (autore Josepho Jouvancy). Parisiis, Barbou, 1778. (1 vol. in-12.) ENSEMBLE: MANIÈRE D'APPRENDRE ET D'ENSEIGNER; Traduite par M. Jean-François Le Fortier, professeur de belles-lettres à l'Ecole centrale de Fontainebleau. Paris, Le Normant, libraire-imprimeur, an XI (1803). 1 vol. in-12. (1692-1803.) Deux parties divisent généralement cet ouvrage, ainsi que son titre l'annonce, l'une consacrée à la manière d'apprendre, l'autre à celle d'enseigner. La première contient trois chapitres, avoir: De la connaissance des langues, des sciences qu'il faut apprendre et des différens moyens dont on peut s'aider pour s'instruire. Chacun de ces chapitres, subdivisé en plus ou moins d'articles coupés eux-mêmes en plus ou moins de sections, embrasse brièvement le sujet dans des explications claires et élégantes, et tous, réunis, donnent une série des meilleurs préceptes touchant l'étude du grec et du latin, les méthodes grecque et latine, les principaux auteurs de ces langues capitales, le style en général, les qualités et les défauts du style, les différentes natures de style, la manière d'imiter les bons écrivains, la rhétorique proprement dite, les partitions oratoires, les preuves par confirmation et par réfutation, la poétique et ses genres divers depuis l'épopée jusqu'à l'énigme et au rébus, selon le principe puéril d'universalité qu'avait l'école des jésuites; enfin, touchant les notes et les extraits qu'il convient de faire, l'ordre à suivre en étudiant, et les fautes que commettent fréquemment les élèves. La seconde partie renferme également trois chapitres, séparés aussi en articles et sections, où l'auteur traite de la piété, des moyens d'en imprégner le cœur des élèves, des moyens de favoriser l'instruction, par l'émulation, par les exercices publics et particuliers, des traductions, des lectures raisonnées, et finalement des fautes que commettent le plus souvent les maîtres. Le tout est suivi, dans la traduction très fidèle et très digne de l'original par son élégante pureté, de deux analyses régulières faites selon les lois de la rhétorique, l'une de la première philippique de Démosthènes, par Jouvancy, l'autre de l'oraison de Cicéron pour Milon, par le Père du Cygne. On voit que, dans cet écrit de 234 pages seulement, le célèbre jésuite n'a pas épargné la matière; mais ce qu'il faut admirer, c'est qu'il ne l'ait pas étranglée, en épargnant singulièrement les développemens et les mots. Le Père Jouvancy a, pour ainsi dire, appliqué à l'instruction et à l'enseignement le système des abrégés d'histoire, et s'est signalé, dans ce dessein, en raison de sa haute et savante expérience, par une lucidité si parfaite et une marche si vive, qu'on peut le surnommer le Paterculus des rhéteurs, comme Diderot a dit que le Père Porée en était le Philopémen. Or, c'est une tâche difficile et ingrate d'abréger un abrégé; toutefois, nous l'entreprendrons, une meilleure occasion de le faire ne pouvant jamais se présenter. Nous dirons donc, d'après l'auteur et son habile interprète, que le style est, ainsi que l'homme, un composé d'ame et de corps. L'ame du style, c'est la sagesse de la pensée, laquelle consiste dans la vérité, la clarté, l'appropriation au sujet. Le corps du style, c'est l'exposition de la pensée ou l'élocution qui, pour être parfaite, veut, dans les mots, la propriété, l'élégance, la liaison, la convenance ou disposition et l'abondance. Le jeune maître ou l'élève s'exercera premièrement sur le discours simple, sur les dialogues familiers, sur des lettres ou de l'histoire, pour arriver plus tard au genre oratoire dont la diction est plus relevée, et enfin à la poésie plus relevée encore. Le style oratoire, ayant pour objet de persuader et non pas seulement d'exposer comme le style historique ou d'instruire comme le style philosophique, est, de tous, le plus propre à former l'esprit. Ses moyens sont, pour instruire, la science des lieux oratoires, c'est à dire des généralités du sujet, pour émouvoir la science des passions, et, pour plaire, celle des mœurs. Le jeune maître ou l'élève se formera au style en lisant les bons ouvrages avec une attention suivie, en écrivant journellement, en imitant les meilleurs auteurs par des compositions rivales, surtout par des luttes corps à corps, pour la prose, avec Cicéron, pour les vers, avec Virgile. Il s'exercera dans sa langue maternelle, en s'attachant particulièrement à la correction; mais il y donnera moins de temps qu'aux langues savantes dont l'étude plus difficile l'avancera davantage. Le plus grand défaut du style, c'est l'obscurité ou l'ambiguité. L'ordre établi dans les idées corrige ce défaut ou le prévient. Il convient donc, avant tout, de classer ses idées, de les ranger une à une et de les réduire en syllogismes à la manière des philosophes. On se débarrasse, de cette façon, d'une foule d'idées confuses ou superflues qui nuisent à la clarté. Deux autres défauts considérables du style, et le second, plus à fuir que le premier, sont la sécheresse et la prolixité. Les gens qui ne savent pas disent trop; ceux qui savent disent trop peu. Autre défaut notable, l'enflure qui trahit le vide des pensées, l'enflure qui est une véritable hydropisie. Fuyez encore la subtilité. Il en est d'elle comme du sel dont l'assaisonnement n'est bon qu'avec une extrême mesure. A tous ces défauts répondent des qualités contraires dont la recherche fait le travail de l'élève, et l'enseignement celui du maître. La connaissance des tropes ou des figures facilitera ce travail. En tendant toujours à s'élever, on apercevra que le style sublime naît de la dignité du sujet. Voilà pour les langues; mais à l'étude des langues, il faut joindre la rhétorique, qui apprend, avec le secours de la proposition et de la division principalement, à construire un discours; la poétique, qui traite de ce bel art où, pour être utile aux mœurs, les actions des hommes sont imitées soit dans un long récit, soit sur la scène tragique ou comique, soit dans de moindres poèmes de divers genres; l'histoire qui nous fait vivre dans le passé pour guider notre expérience ou éclairer notre prévoyance; la chronologie qui est un des jeux de l'histoire; la géographie qui est l'autre et la philologie qui étend l'esprit par des connaissances variées. Enfin, pour retirer promptement des fruits solides de ses études, le premier de tous les moyens est de se tracer un plan d'extraits et d'analyses méthodiques, et de le remplir fidèlement et constamment. Tel est, au sommaire, ce qui regarde la manière d'apprendre. Quant à celle d'enseigner, que doit-on enseigner? deux choses, la piété et les lettres. Pour la piété, rien de mieux que l'exemple. De même que les enfans portent, sur leurs traits, l'image de leurs parens, l'élève représente, dans son esprit et dans ses mœurs, l'esprit et les mœurs de son maître. Que la prière et les exercices de religion tiennent donc le premier rang dans l'éducation. Il restera toujours assez de temps pour les humanités s'il est bien employé. De courtes allocutions dans les occasions propices, telles que la lecture des auteurs, la survenance d'un évènement heureux ou triste, appuieront utilement l'exemple et la prière, et aussi le feront utilement des explications convenables de certains passages des Pères de l'Eglise. Pour l'enseignement des lettres qu'il ne suffit pas d'imposer et qu'il faut encore faire aimer, deux moyens se présentent d'abord, la honte et l'émulation. Or, ces deux mobiles puissans reposent sur la publicité et la rivalité. Mettez donc, sans cesse, les élèves aux prises les uns avec les autres, tantôt pour se reprendre mutuellement, tantôt pour se dépasser à l'envi. Faites même assister la classe inférieure aux combats de la classe supérieure; elle en sera souvent très bon juge. Le blâme et la louange doivent de beaucoup l'emporter sur les châtimens corporels. Multipliez les palmes, les couronnes et autres signes de distinction dont la distribution sera confiée, en premier ressort, à un sénat de sujets choisis. Ces sages conseils sont suivis d'autres non moins sages sur la tenue des classes dans les collèges, sur les leçons publiques tirées des auteurs, qu'il faut faire en considérant dans chacune, 1° le sujet; 2° l'interprétation verbale; 3° la grammaire ou la rhétorique suivant les classes; 4° l'histoire ou l'érudition; 5° la latinité. L'auteur finit par un précepte qui embrasse tout dans le gouvernement de la jeunesse et s'applique à toutes les sortes de gouvernement; ayez de l'autorité, et, pour en avoir, faites-vous estimer. On peut juger, d'après l'exposé de ce livre court et substantiel, qu'il méritait l'honneur dont il jouissait d'être comme le _Manuel de l'école des Jésuites_, et c'est en faire un grand éloge, quelque opinion que l'on ait d'ailleurs sur l'ensemble de l'éducation que donnait la Compagnie. Ici, nous voilà tout naturellement amené à parler de la judicieuse et docte préface dont M. Le Fortier a fait précéder sa traduction. Cet homme, vraiment lettré, dont le cœur était aussi droit que l'esprit (nous l'avons connu particulièrement et nous déplorons toujours sa fin douloureuse et prématurée); ce professeur, habile et intègre, écrivait à une époque de rénovation où les préjugés contre les anciennes écoles, tant celle des jésuites que celle de l'Université, étaient dans toute leur ardeur. Il occupait, à bon droit, une place distinguée dans le nouveau système d'instruction publique. Son témoignage n'est donc pas suspect, ni d'une autorité médiocre quand il venge, à la fois, la Compagnie et l'Université des reproches violens qu'on leur faisait de retenir les esprits dans les chaînes exclusives du grec et du latin. Sans se refuser aux avantages d'une plus grande extension et d'une direction moins scolastique, données à l'enseignement par rapport à l'histoire, à la philosophie, aux sciences naturelles et aux sciences exactes dont le goût menaçait alors de devenir exclusif, il fait bien voir comment les anciennes écoles développaient en tout sens la jeunesse et la disposaient convenablement à toutes les professions; seul résultat qu'on doive demander à l'instruction générale qui n'est point destinée à créer des hommes spéciaux, mais à les rendre propres à le devenir. Un coup d'œil de maître, jeté comme en passant sur les différens systèmes proposés dans ces derniers temps par les novateurs, donne de la vie et un intérêt élevé à ses réflexions sur un sujet si capital et si controversé, en même temps qu'il fait merveilleusement ressortir la supériorité d'une longue pratique sur les plus brillantes théories. Ainsi les généralités sèches et vagues de la Chalotais, la perfectibilité dogmatique et prétentieuse de Condorcet, les hardiesses de Mirabeau, la pesanteur encyclopédique de M. de Talleyrand, ou plutôt sous son nom, celle de l'abbé Desrenaudes; toutes ces rêveries plus ou moins savantes, qui annoncent, avec un appareil fastueux, dans un siècle très éclairé, des législateurs très ordinaires et dépourvus d'expérience, ne lui imposent pas. Il daigne encore moins regarder les plans chimériques du républicain Saint-Just, et sait avoir, au milieu d'une société placée entre ce qui n'est plus et ce qui n'est pas encore, la raison et le courage d'indiquer, d'une main ferme, ce qui, dans le passé, peut servir à fonder et améliorer l'avenir. Grâce au ciel et à quelques bons esprits comme lui et plus favorisés que lui du côté du rang et de la fortune, l'autorité a suivi la marche qu'il traçait, de sorte qu'aujourd'hui l'Université française, malgré ce qu'en disent les partisans d'une liberté indiscrète et les corporations jalouses, présente, quant à l'enseignement du moins, le spectacle imposant d'un centre lumineux dont les rayons éclairent toutes les parties du royaume. Quant à l'école des jésuites, si prospère autrefois et couronnée de tant de succès éclatans, on peut dire qu'elle est finie; car les efforts qu'elle fait depuis trente années, tantôt avec l'appui des pouvoirs publics, tantôt malgré eux, ne servent qu'à révéler son impuissance, à féconder les esprits; soit que sa haine généreuse contre l'impiété, l'entraînant trop loin en arrière, la rende incompatible avec l'état présent d'une société qui veut penser librement, soit que la semence des grands talens ait été, chez elle, altérée sans retour. C'est une perte, certainement; mais cette perte serait bien plus sensible, osons le dire, si l'éducation eût, en tout, répondu, chez les jésuites, à l'instruction. Sans compter les punitions corporelles dont, en dépit des conseils de Jouvancy, l'usage était plus fréquent chez eux que partout ailleurs, la saine morale avait un grand reproche à leur faire. Cette rivalité vigilante, dont ils retiraient de bons effets pour le progrès des études, ils l'avaient étendue et l'étendent toujours à la conduite générale de leurs élèves, pour le progrès des mœurs, au grand détriment de celles-ci. En effet, l'émulation ou la lutte établie entre les esprits est favorable par l'activité qu'elle leur communique, dût-elle même aller jusqu'à l'innocente hostilité, qui se plaît à découvrir le faible de l'adversaire pour mieux en triompher; mais elle est périlleuse entre les caractères qu'elle fausse ou qu'elle aigrit, qu'elle pousse à la ruse et à la haine. La première produit des rivaux hardis ou adroits; la seconde, des ennemis violens ou perfides. Des élèves, se servant mutuellement de critiques, peuvent devenir promptement des maîtres; des camarades, se servant mutuellement de surveillans et de censeurs, deviennent insensiblement des espions. Aussi la délation, qui dégrade les mœurs, ne s'est-elle pas seulement implantée dans les colléges de la Compagnie, elle y a même reçu des honneurs et des récompenses, non pas, sans doute, de propos délibéré, mais fortuitement, à l'insu des maîtres et des disciples, et par une conséquence forcée des règles fondamentales de l'école, pour ne pas rester seulement, on le sait, dans cette enceinte, les mêmes règles se retrouvant dans l'Institut. Le Père Jouvancy n'a point traité cette matière délicate, et il a sagement fait de s'en abstenir; il eût trop perdu à sortir, en cette occasion, de son sujet, entièrement limité à l'instruction et à l'enseignement. C'était d'ailleurs un homme aussi recommandable par son caractère que par ses talens. Il eut beaucoup à souffrir de nos parlemens pour l'honneur que lui fit la cour de Rome de l'appeler près d'elle, afin de continuer l'histoire des jésuites. Maintenant que le temps a calmé les esprits, on doit reconnaître qu'il a porté autant de modération et d'impartialité dans son apologie de la Compagnie qu'en pouvait admettre un esprit de corps si superbe et si peu tolérant; car, après tout, les jésuites, considérés comme ordre religieux, n'ont point professé le meurtre des rois, et le jésuite Guignard fut odieusement mis à mort, et la pyramide flétrissante pour les jésuites, qui fut un temps sur la place de notre Palais de Justice, à Paris, à propos du crime de Jean Chastel, n'était pas autre chose qu'une calomnie en pierre. Jouvancy, né en 1643, mourut en 1719. Sou traducteur, né en 1770, est mort professeur de belles-lettres à l'École militaire de Saint-Cyr, en 1823. LA CONFESSION RÉCIPROQUE, OU DIALOGUES DU TEMPS ENTRE LOUIS XIV ET LE PÈRE LACHAISE, SON CONFESSEUR. A Cologne, chez P. Marteau, (1 vol. pet. in-12, fig.) M.DC.XCIIII. (1694.) Les libellistes font un misérable état, et de pareils auteurs, que la malignité des contemporains favorise trop souvent, ont grand besoin de la bibliomanie et de la rareté pour faire vivre leurs ouvrages. Sans ce double secours, quel prix auraient aujourd'hui ceux de l'inépuisable Pierre le Noble? Cet écrivain s'était attaché sur Louis XIV, comme un vampire. C'était tous les jours une nouvelle morsure, tantôt le Traité d'alliance offensive et défensive du Turc d'Orient et du Turc d'Occident, tantôt l'établissement du sérail de Louis le Grand avec les portraits des dames; d'autres fois le bouleversement de la France prédit par Nostradamus pour l'année 1694, les Amours d'Anne d'Autriche avec le cardinal de Richelieu, véritable père de Louis XIV, l'Entretien dans la barque de liége, la Cassette ouverte de madame de Maintenon, l'Ombre de Louvois, la Cour de sainte Maintenon, l'Horoscope des jésuites, le Pélerinage de Louis XIV à Saint-Cyr, le jour de saint Frape, les postures du père Norois, dédiées à Louis XIV, le Pardon du pape donné à son enfant adultère, l'Histoire du P. de Lachaise, le Cochon mitré, et enfin la présente _Confession réciproque_, tous écrits qui ne lassaient point la vengeance des Hollandais, ni celle de nos malheureux réfugiés, mais qui finirent par fatiguer le libraire-éditeur, d'autant plus qu'on lui en vendait les manuscrits fort cher; du moins s'en plaint-il dans son catalogue. Nous avons consacré un article de ce recueil au Cochon mitré, parlons encore de la Confession réciproque, et tout sera dit sur Pierre le Noble. Cette Confession réciproque de Louis XIV et du P. Lachaise consiste donc en trois dialogues entre ces deux personnages, lesquels dialogues, dont voici l'analyse, sont ornés de trois figures satiriques. PREMIER DIALOGUE. Je souffre horriblement, mon père.--Eh! de quoi souffrez-vous, sire, victorieux comme vous l'êtes?--Mon père, je suis victorieux, mais ce vieux fou de Luxembourg a fait périr plus de vingt mille braves gens de mes sujets dans ma dernière victoire (de Fleurus), et cela me chiffonne. D'ailleurs, j'ai le pressentiment que je mourrai bientôt.--Quelle chimère! Soyez assuré que vous vivrez encore longtemps, et que Mgr. le dauphin a belle d'attendre la couronne, si toutefois vous ne lui survivez pas, ce que je pense qui adviendra, vu qu'il a été prédit qu'il serait fils de roi, père de roi et jamais roi.--Non, non, mon père, cela ne sera point, mon fils me succédera bientôt; vous le verrez.--Avez-vous donc oublié, sire, la prière qu'un des nôtres vous remit lors de votre départ pour la Flandre? Quelle belle prière c'était!--Mon père, je vous confesse que je ne la lus point, étant pour lors trop occupé.--En ce cas la voici... (suit une prière versifiée toute remplie d'adulation).--La prière est belle, en effet, mon père, mais l'auteur me flatte. Je n'ai plus beaucoup à craindre du roi d'Espagne, il est vrai; et, comme votre ami le dit: «L'Ibère basané, quoique cent fois vaincu, »Ranime contre nous sa mourante vertu.» Mais, pour ce qui regarde la Hollande et le prince d'Orange, ce sont des ennemis qu'il ne fait pas bon d'avoir sur les bras; et puis ces diables de miquelets vaudois, dont le Savoyard a percé mon royaume, ils me font des ravages effroyables. Aussi, je m'en vengerai sitôt que la paix sera faite.--Bien! sire; vengez-vous alors; ne vous dépiquez point; brûlez Turin à l'imprévu; je vous en absous d'avance.--Mon père, je pense que votre prière a tort, en outre, de me féliciter sur l'aise de mes sujets; j'en ai terriblement moissonné avec la milice.--Sire, c'est un mensonge officieux; cela est permis en bonne règle de conscience.--Vous avez raison, cependant votre prière me flatte, car elle me loue des périls que j'ai bravés, pendant que, sur ma foi, je n'ai de ma vie bravé aucun péril. Bon pour le prince d'Orange, et c'est pourquoi je l'envie aussi bien que de ses trois royaumes.--Sire, il vous faut consoler de ses trois royaumes, vous ne les aurez pas; quant à l'article des dangers à braver, oncques ne serez satisfait, sur ce point, si vous menez toujours vos dames à la guerre avec vous.--Ah! mon père, que vous me fâchez! je donnerais, savez-vous, toutes mes conquêtes pour qu'on pût dire que j'ai été blessé dans une occasion, tant seulement.--Châteaux en Espagne que cela, sire! mais achevons vitement, car voici l'heure de vos audiences qui approche.--Eh bien donc! je vous confesserai, mon père, que j'ai grande envie de faire la paix, non pas pour être encore une fois appelé le pacificateur de l'Europe, mais afin de profiter de cette paix pour armer derechef en liberté, puis après tomber brusquement sur la Hollande et le Piémont. Cela se peut-il?--Bagatelle! on n'est point tenu à garder sa foi avec les hérétiques.--Je le sais; mais mon cousin de Savoie est catholique.--Qu'importe s'il favorise les hérétiques? je vous absous de tout péché passé, présent et à venir, et vous donne pour pénitence de dire votre _Credo_ tous les jours, de vous sevrer de vos plaisirs ordinaires deux fois la semaine, et de faire un fonds de 300,000 liv. pour assassiner trois ou quatre grands que je vous nommerai. SECOND DIALOGUE. Mon père, quelle divine religion que la nôtre! Si j'eusse été huguenot, je serais bien bourrelé à cette heure, car qui me dirait que je fusse absous? au lieu que vous m'assurez que je le suis. Cependant j'ai une difficulté; pensez-vous que, si je fusse mort hier sur la confession que je vous ai faite, j'eusse été sauvé?--Sans nul doute, sire; je vous trouve aujourd'hui une foi bien vacillante.--En ce cas, vous avez une grande puissance.--Je l'avoue, mais enfin nous l'avons. _Dominus tribuit_, ainsi que le dit Pierre Lombard, le maître des sentences.--Toutefois, j'ai une difficulté; vous m'avez donné pour pénitence de quitter deux fois la semaine mes plaisirs accoutumés, et ces plaisirs-là m'ont quitté d'eux-mêmes; je n'ai donc point de mérite à cet égard.--Vous en avez, sire, également; l'intention vaut l'acte.--Que vous me donnez de consolations!--Sire, je vous prédis que vous aurez l'empire de l'Europe, pourvu que certaines gens que je connais soient morts.--Mais, mon père, il y a de la lâcheté à empoisonner ou assassiner ceux avec qui l'on est en guerre.--Vains scrupules! nos casuistes sont tous d'accord sur ce point, que l'on peut tuer son adversaire. Nous avons bien fait ce que nous avons pu, nous autres, pour étouffer, dès sa naissance, ce crocodile de prince d'Orange; et il n'a pas tenu à notre volonté que ce roi-là ne finît quasi avant d'avoir commencé.--Vous l'appelez roi, mon père?--C'est machinalement. Du reste, il ne sera jamais le vrai roi de la Grande-Bretagne, aussi vrai qu'il l'est que Jacques II le sera toujours à Saint-Germain.--Vous avez beau dire, j'enragerais si l'on venait à dire, dans mon histoire, que j'ai fait assassiner ou empoisonner le prince d'Orange.--Enragez donc tout votre soûl; car les écrivains ne manqueront pas de dire que vous avez essayé de le faire.--J'en tombe d'accord.--Sire, un roi doit se mettre au dessus de tout. TROISIÈME DIALOGUE. Sire, j'ai trouvé une excellente raison que m'a fournie un poète de la société, pour vous faire honneur de votre retour subit à Versailles, au milieu de votre campagne contre le prince d'Orange; car de dire, comme on l'a dit, que ce retour fût le triomphe de la sagesse, c'est une mauvaise raison.--Je l'avoue, mon père, et qu'à ce compte tout serait triomphe dans le monde. Mais quel est votre moyen?--C'est de publier que vous êtes venu vous réjouir avec vos peuples de la prise de Roses en Catalogne.--Mais quel rapport y a-t-il entre la Catalogne et les Pays-Bas?--Ah! sire, quoi que vous en disiez, que cela est bien imaginé, et que l'auteur qui a mis cela en vers est un joli homme!--Mon père, la place de Roses est-elle donc si importante que sa prise puisse autoriser mon retour subit à Versailles en face de l'ennemi? Apprenez-le-moi, car je suis peu familier avec la carte.--Vous vous moquez, sire, Roses est une place qui a cinq bastions: le bastion Saint-Jean, le bastion Saint-George, le bastion Saint-André, le bastion Saint-Jacques et le bastion Sainte-Marie; elle tint 57 jours, en 1645, contre M. du Plessis-Praslin.--Ah! c'est différent; mais nous avons bien perdu du monde au siége.--Seulement trois cents; et quand ce serait au double! Un de nos jésuites a fait un beau distique latin sur cette conquête: «Flere Rosam Hispano subreptam desine, flora; »Par erat ut fierant lilia mixta Rosis.» --Vous savez bien, mon père, que je n'entends pas le latin.--Je vais vous l'expliquer (il l'explique en vers français).--En vérité, mon père, cela est beau, du moins dans la traduction. Depuis quand écrivez-vous si galamment?--L'Amour fut mon maître, sire, puisqu'il nous faut confesser l'un à l'autre.--Je pensais que ce fût pécher que d'avoir une maîtresse.--Point, point: on ne pèche pas quand on ne pense point à Dieu en péchant; or, qui pense à Dieu en embrassant Madelon?--Mon père, la prise de Roses nous a menés bien loin. A propos, d'où vient que l'on parle tant de la prise de Roses, et que l'on ne parle point de celle de Heidelberg?--Qui vous dit, sire, qu'on n'en parle point? il s'est fait quantité de belles devises là dessus à Moulins, grâce à l'intendant Grolier.--Vous voulez rire, mon père; quant à moi je ne vis point, et nous avons tant parlé du prince d'Orange que je tremble la fièvre. Adieu: je m'en vais prendre le quinquina. SATIRÆ Q. SECTANI (LUDOVICI SERGARDII), Numero auctæ, mendis purgatæ, et singulæ locupletiores. (Editio novissima, accedunt argumenta, ac indices rerum, verborum et nominum, nec non commentaria ex notis anonymi, concinnante P. Antoniano Paulo Alexandro Maffei, vel P. Emmanuele Martinez.) 2 vol. in-8 contenant seulement huit satires en deux livres, au lieu de dix-sept et plus que donne l'édition de 1783, publiée à Lucques, en 4 vol. in-8. Amstelodami (Neapoli) apud Elzevirios. M.DCC. (1694-96--1700-83.) Louis Sergardi, qui se cache ici sous le nom de Sectanus, naquit à Sienne, en 1660, et mourut à Spolette en 1726. Son talent pour la poésie satirique lui valut d'abord, comme de coutume, une grande réputation, puis lui suscita d'ardens ennemis qui le firent périr de chagrin quand il eut une fois perdu, dans les papes Innocent XI et Alexandre VIII, ses plus puissans protecteurs et ses meilleurs amis. Il eut surtout à souffrir du célèbre jurisconsulte, théologien, littérateur, Gravina, l'un des premiers écrivains que Naples ait fournis, dont l'humeur était aussi difficile que le goût sévère, le même qui fonda l'Académie des Arcades à Rome. S'il faut en croire les biographes, la querelle, entre ces deux personnages, commença dans un dîner chez un ami commun, à grands coups de poing. Sergardi partit de là pour lancer des satires latines contre Gravina (Philodème). Philodème (Gravina) répondit par des iambes et des verrines; mais le public donna l'avantage de la lutte à l'agresseur; _inde iræ!_ Ce sont les meilleurs des dix-sept ou vingt satires du faux Sectanus que reproduit notre édition de 1700, enrichie de savantes et curieuses notes par Alexandre Maffei ou par le Père Martinez (car M. Barbier ni personne n'est bien décisif sur le nom du véritable commentateur). Les amateurs d'œuvres complètes préfèrent avec raison l'édition de 1783; mais, bien que celle de 1700 ne contienne ni l'apologie du poète, ni les index que le typographe avait annoncés dans son titre et promis formellement dans son avis _humanissimo lectori_ (lacune qui, pour le dire en passant, nous fait penser que cette édition n'a jamais été achevée), les bibliophiles la recherchent, parce qu'elle a été faite sous les yeux de l'auteur, parce qu'on doit la considérer comme rare, et que d'ailleurs elle est d'une belle exécution. Le style de Sectanus est vif, semé de traits spirituels et plein d'une poésie énergique, mais souvent aussi d'expressions cyniques et d'images grossières. Sa première satire offre des beautés de l'ordre le plus élevé, quoique l'invention générale n'en soit pas merveilleuse. Le poète se promène sur le chemin de l'Académie des Arcades; le brutal et impie Philodème, dont il connaît à peine le nom, l'accoste familièrement, le frappe sur l'épaule, l'appelle son cher ami: Palpare humeros, et clara voce sodalem Dicere et effusa clunem mihi lambere lingua; puis, sans préparation ni façon aucune, se met à lui expliquer comment il n'y a pas de Dieu; comment les pauvres mortels ont été dupes des puissans sur le fait de la religion, et comment un homme sensé doit se rire de ces chimères. «Il y a un Dieu, s'écrie alors éloquemment Sectanus; et quelque perdu que vous soyez, jamais vous ne pourrez l'arracher de votre pensée. Tout ce que vous voyez, tout ce qui se meut autour de vous parle de Dieu, et le monde entier est comme revêtu de sa grande image!» Vivit io Deus! et quanquam sis perditus, amens, Non tamen ex animo poteris divellere nomen Cognatum. Quodcumque vides, quodcumque movetur Est Deus, et grandi vestitur imagine mundus! C'est être bien inspiré que de briser ainsi brusquement sur une telle matière. L'existence de Dieu est une vérité qu'il est à la fois poétique et raisonnable de prouver comme le philosophe grec prouvait le mouvement, en marchant. Repoussé sur ce point, Philodème entreprend son cher ami sur ce qu'il convient de faire pour se bien comporter dans la vie civile; et ses conseils éhontés ne sont pas autre chose que le tableau des vilaines mœurs de Rome... Faites-vous nombre d'amis opulens que vous puissiez ronger, dit-il; quand vous n'aurez plus rien à gagner avec ceux-ci, allons, preste! passez à d'autres... Brouillez les ménages, tantôt par un silence malin, tantôt par des rapports indiscrets; puis glissez-vous à la faveur de la discorde... Avez-vous lié partie avec un jeune homme riche? flattez-le, devancez ses désirs, soyez-lui souple et commode jusqu'à: Dum ventrem exonerat, molli emunctoria charta Aptaque finge manu; sed non sit scripta papyrus Ne ferrugineo crispetur pulvere podex Ingenuus................................... Faites-vous messager d'amours adultères et rendez les entrevues d'amans rares et périlleuses pour vous mieux faire valoir... Mais attendez un petit, que j'aille pisser; je reviens. Sur ce, Sectanus feint aussi d'aller pisser et court encore. _Deuxième satire._--Philodème a tiré vanité de la satire précédente, prétendant qu'elle est un témoignage de son importance, vu que la méchanceté s'attaque surtout aux grands personnages. Attends, reprend le poète, je vais te montrer comme tu es un grand personnage: ....... Faciam ut sale multo Insulsum caput aspergam, calamoque revellam Quæ tibi de medio jecore exierat caprificum. D'abord laisse là les neuf sœurs; elles te sont peu propices. Tes vers ont moins de douceur que le poivre, le gingembre, la murène et le maquereau... Écris plutôt sur les mœurs du peuple et des grands et va te faire imprimer en Hollande à tant la feuille... Desserre les volumes sans compter; la plume suffit à mille en un jour... Prodigue les mensonges pourvu qu'ils soient nouveaux, et l'on t'achètera dans cet heureux pays... C'est une belle chose, n'est-ce pas? que d'être bien nourri, bien vêtu, que d'aller dans un char par la ville, le tout avec l'argent des dupes?... A Rome, il pourrait t'en mal advenir sous un saint pontife tel qu'Innocent... J'en ai vu qui ont payé ces gentillesses de leurs têtes... Peut-être aurais-tu plus de chances à faire ici le quiétiste? allant aux églises, la bouche close, les yeux baissés, la tête rase, habillé salement. Cela procure parfois du crédit à cette secte hypocrite...; mais alors prends ton temps! que le public te voie! que les matrones te désignent du doigt, en murmurant de loin: le voici!... Ainsi te viendront, possible, mitres, crosses, bâton pastoral, gâteaux confits par de jeunes vierges cloîtrées, et jolies moinesses pénitentes qui, d'une bouche ingénue, te diront: Mon père, je brûle.--Parlez, parlez, ma fille!--Mon père, je n'ose.--_Filiola, apta tuæ dabitur medicina saluti._ Suivent des détails par trop naturels, après lesquels Sectanus donne encore à Philodème des conseils qui sont la censure de ses mœurs et de son charlatanisme; puis il le congédie avec une grosse sottise qu'on ne saurait rapporter. _Troisième satire._--Philodème a changé de batterie: il ne tire plus vanité d'être en butte aux satires de Sectanus; il impute son accident à l'esprit d'envie et de rivalité.--Tu excites l'envie, Philodème? et pourquoi l'exciterais-tu? serait-ce à cause des statues de tes aïeux, de tes autels domestiques, de tes titres de gloire? Mais, si la renommée en est crue, ta mère tondait les troupeaux sur les bords de ton fleuve natal quand elle se déchargea d'un grand poids en te mettant au jour, et ses chèvres, à ta naissance, poussèrent de lugubres gémissemens. Serait-ce à cause de tes grands biens? Mais, notre ami, secoue un peu ta crumène, rien n'y sonne, et c'est une vessie pleine de vent. A peine ferais-tu envie à ce Maculo: ..... Quem fornice nata suburræ Enixa est meretrix ultro vulgata pudorem, Quique locat nasum purgandis sæpe latrinis. C'est ta vertu, c'est ton génie, c'est ta science qui soulèvent, dis-tu, contre toi les passions du vulgaire? Pauvre esprit, quelle est ton illusion! Mais les leçons du pédagogue Amillus, mais les églogues de Rullus sur la barbe des boucs méritent d'être gravées sur l'airain au prix de tes ouvrages. Mais... Nocte domos subisse soles, corrumpere servos Velatumque stola quartillæ lambere c..... Oh! la belle vertu! les belles mœurs! et qu'en vérité tu aurais dû naître de l'argile pure des premiers hommes! Cependant arrêtons-nous, car voilà que tu te fâches et que tu lances contre nous l'anathème de l'exil. L'exil! encore si j'avais pour compagnon Bacon de Vérulam, je supporterais le séjour des syrtes et des plages les plus inhospitalières!... Toi, m'exiler? toi, te faire mon juge? va plutôt faire la cuisine, cribler de l'avoine ou vendre aux enfans des châtaignes bouillies; tu n'es bon qu'à cela! _Quatrième satire._--Sectanus continue en ces termes: Un certain élégant de Rome, nommé Lupus, est venu, l'autre jour, me surprendre au lit pour me conjurer d'épargner désormais Philodème. «Il ne mérite plus de châtiment, disait Lupus, c'est un homme converti radicalement. Il ne blasphème plus; il ne calomnie plus; il ne poursuit plus les petits garçons; il va aux églises; il observe les fêtes; il fait maigre les jours d'abstinence et pleure aux offices pendant qu'on chante les sept psaumes pénitentiaux. De vrai, il y porte Euripide et Xénophon; mais on prend ces livres pour des bréviaires; du reste, il ne fréquente plus Quartilla; il ne vante plus les poésies de Rullus et s'est donné tout entier à la lecture du Digeste, à l'étude de ces sages lois qui enseignent à bien vivre... Tu ris, Sectanus! il n'y a pas là de quoi rire, je l'ai vu. J'ai vu Philodème prendre en main le droit des malheureux, défendre une vieille veuve à qui l'on avait volé une poule, et sauver du bûcher le jeune Basile, accusé du crime antiphysique... Ce n'est pas tout: il a quitté la cour et a fui les grands. Ce n'est pas tout: il s'est fait humble et confesse, à qui veut, qu'il est homme de rien, un pauvre diable sans sou ni maille... Cesse donc, ô Sectanus! de censurer Philodème; il n'y a point de gloire à censurer qui se repent.» Ainsi parlait Lupus: je me pris à rire de nouveau, et je répondis: Mon cher Lupus, je crains bien que ta jeunesse ne soit abusée. Il faut se défier de la force de l'habitude chez un homme tel que Philodème... Ne vois-tu pas qu'il est partout, qu'il se mêle de tout, qu'il ne cesse de lire à chacun ses écrits, de se vanter, de faire le paon et la chenille?... Non, non, point de grâce ni de répit...; que je meure si je ne persiste à frotter la tête, sans savon, à cet âne débâté, jusqu'à ce que le sang vienne à fumer sur sa tête pelée!... D'ailleurs, voici le chœur des muses qui m'y convie. Les vois-tu? les entends-tu? Apollon les conduit... Elles commandent, j'obéirai, etc., etc. Cette fin de satire est très noble, et toute la pièce est remplie de verve et d'esprit. _Cinquième satire._--Ulpidius, où me mènes-tu donc?--Dans une taverne voisine où des jeunes gens de qualité discourent librement, _inter pocula_, de la guerre et des affaires publiques. Les uns sont pour César, les autres pour la France. Ceux-ci invoquent le jeune duc de Savoie qui tient la clef des Alpes et lui commandent de fermer les portes de l'Italie; ceux-là s'embarquent et vont menacer les destins de l'Angleterre. Pendant qu'ils jouent ainsi aux échecs, blâmant tel général de ne s'être pas assez fortifié, tel autre de n'avoir pas assez couru la campagne; qu'ils campent, qu'ils bâtissent des citadelles et enseignent aux Sicambres à monter à cheval, entrons: peut-être y trouverons-nous du plaisir.--Volontiers.--J'entre donc avec Ulpidius, et je vois Cocceïus, Novius, le docte Fabullus, et Tigellinus, et Pansa, les deux Talpa, Barrus avec Malthinus, prenant le café brûlant et soufflant dessus pour le refroidir... Dans un coin, Crispinus rassasiait son nez de tabac et se faisait des amis avec sa tabatière d'ivoire, oubliant que cette poudre infecte, qu'on enferme dans des boîtes d'or ciselé, souvent est mélangée, par le vendeur, de bien sales matières séchées au soleil et pulvérisées... Usez de tabac, messieurs, pour alimenter vos discours; mais usez-en sobrement si vous ne voulez dégoûter vos épouses!... Cependant j'entends qu'on rit aux éclats. Qu'est-ce? ces mots me frappent: «Allons, Ligurinus, récite-nous ces vers en l'honneur de Philodème!» A ce nom, je m'approche. Ligurinus tenait déjà son cahier. Je me taisais, quand Barrus se mit à fulminer contre la satire, à moins, dit-il, qu'elle ne fasse la guerre aux vices en général, pour corriger les mœurs publiques. Ici, Barrus passe en revue les sujets que la satire doit traiter, ce qui fournit à Sectanus une manière ingénieuse de critiquer les mœurs de son temps. Quant à Philodème, dit Barrus en finissant, il faut le laisser tranquille. C'est un bon-homme qui n'est pas justiciable de la loi Scatinia contre les libertins, à telles enseignes que: .................. Pellice læva Utitur, ut fugiat stantes in fornice mœchas. Grand merci de l'éloge! s'écrie alors Sulcius, l'œil en feu... Que l'enfer engloutisse Philodème dont l'éternel bavardage fait pisser les nymphes d'ennui!... A l'entendre croasser, on dirait qu'il a dérobé une trompette marine... Quelle grace il a quand il ouvre sa bouche en _podex_ de bœuf pour louer son livre de Bion que Rullus met au dessus d'Homère, etc., etc. La conversation continue quelque temps sur ce ton, après quoi l'horloge venant à sonner minuit, chacun sort de la taverne et regagne son logis. _Sixième satire._--Encore un peu de patience, Philodème; ma colère n'est pas éteinte. Il me reste quelque chose à te dire. Tu ne dois pas t'en plaindre; car, grâce à moi, ton nom vivra dans la postérité, au lieu que, sans moi, ta célébrité n'eût duré qu'un jour. Mais c'est la dernière fois que je te parlerai latin...: Juvat patrios labris attingere fontes Et mea verba loqui, puero quæ sedula nutrix Et soror et mater docuit cum poscere mammam, Cum poma et vini cyathum suxisse volebam. Cependant voici Pétus qui frappe à la porte de son maître Cratinus. Sur le nom de Philodème, il vient s'enquérir de cet inconnu personnage. Cratinus lui répond: «Mon enfant, lorsque le vertueux Innocent faisait resplendir la tiare dans Rome, survint un certain pédant, des bords parthénopiens, sordide dans ses mœurs comme dans sa personne, qui prit insolemment la toge, courut baiser le seuil des grands, et se mit à conspuer, par envie, le mérite partout où il le rencontrait. Un homme parut alors qui, indigné, aspergea le front de Philodème de vinaigre castalien.--Mais comment ce vil pédant trouva-t-il tant d'amis puissans?--Avec le secours de ses débauches et de ses basses flatteries. D'ailleurs il eut moins d'appuis que la satire ne lui en suppose: la poésie a ses licences. Puis, veux-tu savoir la vie des amis de Philodème? la voici.» Suit une revue satirique, sous des noms anciens, de divers individus fameux dans le temps par leurs vices, revue qui n'a plus d'intérêt aujourd'hui. Cratinus finit par conseiller à Pétus de fuir les muses et de s'adonner exclusivement à l'étude des lois et à la vie laborieuse des procès...: ..... Astutæ plus conferet una rubricæ Regula quam centum Flacci, doctique Marones. Mais il est tard, à demain! _Septième satire._--Mais je n'ai pas dit mon dernier mot; je reviens sur mon serment de ne plus écrire de satires latines. Philodème, ton arrogance et ton front proterve me réveillent. Pardonnez, muses, il faut que je frotte encore mon vilain. Tu as paru devant le prêteur, ô Philodème! tu t'es écrié que les mœurs étaient perdues si Sectanus n'était puni de mort. Tu as donné le signal au licteur, incertain du véritable nom de ce Sectanus, auteur des satires qui te blessent, et tu l'as dénoncé comme si tu le connaissais. Maintenant, sorti du tribunal, te voici au théâtre où tu viens récréer ton humeur de Caton. Là tu n'arrêtes pas seulement tes regards libidineux sur les femmes du cinquième et du sixième ordre, tu les adresses impudemment à la noble jeunesse de Rome. Ah! si les anciennes lois n'avaient pas péri, comme on te ferait quitter ces hauts rangs où tu te places! Hors d'ici, Calabrois! hors d'ici!--Mais, où irai-je?--Au dernier rang, notre ami! Mais ton insolence ne doute de rien. On t'entend partout élever la voix, rire, insulter au ciel si la scène te déplaît, si quelques accords ou quelques vers semblent durs à ton oreille. Tu craches, tu te mouches, tu cries _bis_! Au sortir du théâtre, on te voit aux courses publiques, et là faire l'agréable; on t'y montre au doigt en te faisant les cornes. On t'avertit d'aller plutôt à l'Académie ou au plaids. Tu persistes... Voici des enfans qui jettent des pommes au nez d'un mime... Prends garde, Philodème! que ton front pudibond n'en soit atteint, et que, par suite, les croque-morts ne viennent te couvrir du drap funéraire! _Huitième satire._--Maintenant que mon esprit repose exempt de soucis, apprends-moi, mon cher Lupus, ce qu'on dit, ce qu'on fait dans l'école de Philodème. Je voudrais savoir des nouvelles de cette phalange invincible de lettrés.--Volontiers, répond Lupus; et il commence son récit--«J'étais donc entré, au jour tombant, dans cette enceinte remplie d'une foule de disciples crédules, rangés en statues de marbre devant l'oracle. Philodème y siégeait au dessus de tous, les mains ouvertes. Il s'écria d'un ton solennel: Courage! studieuse cohorte, la pourpre attend la vertu et l'occasion ne présente pas sa chevelure par derrière... Nous sommes à Rome, ce séjour de la puissance. Vous en boirez à pleine coupe si vous retenez mes discours... D'abord, paraissez savans et jurez de vous louer les uns les autres sans réserve ni pudeur... Tel d'entre vous est libertin, louez-le. Tel a passé sept nuits au jeu, dites qu'il s'est enfermé avec ses livres... On vous demande ce que devient Plotin; répondez qu'il se tue à scruter la nature cachée des choses et qu'il en perd le sens amoureux... Il faut ensuite vous former au grand art de la parole. Cet art, le voici: soyez inintelligibles et déclamateurs!... En médecine, dissertez avec Harvey sur la circulation du sang et méprisez Galien... Parlez avec assurance du ciel et des planètes. Saisissez la queue des comètes pour interpréter ce signe si redouté du vulgaire... Le quart de cercle en main, tracez des angles, des tétraèdres, des scalènes comme si vous saviez la géométrie... Donnez-vous pour connaisseurs en médailles et distinguez d'un œil ferme les oreilles de Galba, le nez de Sévère et ce bardache Antinoüs... Quand vous verrez écrit sur quelque marbre le mot inachevé _lib_..., achevez le mot sans vous soucier que ce soit libertas, ou libertis, ou liberis, ou liber qu'il faille lire... N'estimez que les Grecs et faites fi des Latins... Cicéron? quel est cet homme?... Avancez hardiment que vous savez quelqu'un qui lui aurait soufflé son rang d'orateur s'il eût vécu de son temps; et ce quelqu'un, dites que c'est moi...--Mais Lupus, cela n'est pas croyable. Comment Philodème parlait ainsi à ses disciples? Un marchand d'œufs durs ne ferait pas mieux.--Cela est pourtant vrai, j'en suis témoin. Cependant, écoutez: il disait bien d'autres choses. Par exemple, tombé sur l'art d'écrire, il disait, après avoir déchiré Virgile et Ovide, que le grand secret consistait à noircir beaucoup de papier... Enflez-vous, remuez-vous! continuait-il; pour décrire une rive ombragée au retour du printemps, dites que cette rive se coiffait de feuillage et qu'elle souriait tendrement en ouvrant les lèvres d'émeraude de la prairie... Que les fleurs soient la joie de la terre; et les astres, les fleurs empourprées du ciel!... Pour peindre les premiers travaux de l'agriculture, ne commencez pas ainsi: .......... Terram versabat aratro Principio mortale genus, viridique sub ulmo Dulcia securæ carpebat gaudia vitæ. «Écrivez: ......... Communis viscera matris Rusticus insonti ferro lacerabat Orestes, Ederet ut dulces prægnanti corpore fœtus, Et circum patulas frondosa palatia quercus. Pendula flammiferæ ridebat suffura dextræ, etc. «Il continua, sur ce ton, à nous débiter des sottises, puis s'écria: Jeunes gens! dans le sein de qui coule un sang libre et généreux, et qui ne connaissez pas les chaînes de l'esprit, apprenez à ne pas respecter le passé! La rouille ennoblit-elle le fer? et la sagesse doit-elle son prix à de vieux parchemins? Croyez-moi, voulez-vous être quelque chose? méprisez les anciens. O honte de notre âge, de ne pouvoir penser qu'avec le secours de nos aïeux!... Ce siècle est grand, plus grand mille fois que ses devanciers... Je pourrais vous citer des arts qui lui doivent la naissance. Je me sens échauffé, et une docte salive s'échappe ici de ma bouche.» A ces mots, moi Sectanus, j'arrêtai Lupus, en lui disant: C'est assez. Par Castor! silence! ou Jupiter va nous écraser de sa foudre. Quoi! cette cucurbite a osé lever son front jusqu'aux astres pour les insulter! De l'ellébore! de l'ellébore! etc. Cette satire, par laquelle se termine notre édition, est la plus belle des huit et peut passer pour un chef-d'œuvre. En tout Sergardi a beaucoup de verve, de raison et d'imagination. Son mérite particulier est de n'être point verbeux, de se hâter vers l'évènement; mérite bien rare chez les modernes et surtout chez ceux de sa nation. Pour de l'esprit, il en est pourvu avec profusion, même en considérant ses compatriotes qui en ont infiniment. LE RENVERSEMENT DE LA MORALE CHRÉTIENNE, Par les désordres du monachisme; enrichi de figures. Deux parties. On les vend en Hollande, chez les marchands libraires et imagers, avec privilége d'Innocent XI. (1 vol. pet. in-4, s. d.) (1695--1700.) On voit, par la Préface de ce livre satirique hollandais, qu'il fut imprimé après 1693, c'est à dire de 1695 à 1700. Son titre annonce que c'est une parodie de l'écrit d'Antoine Arnaud, qui parut en 1672, in-4, intitulé _Le Renversement de la Morale de J.-C., par les erreurs du calvinisme_. On le trouve difficilement de cette édition sans date, dont les figures grotesques, gravées à la manière noire, sont très bien faites dans leur genre. L'ouvrage est dirigé spécialement contre les jésuites, instigateurs de la révocation de l'Édit de Nantes, et généralement contre tous les moines. La préface en est écrite du style le plus amer. L'auteur anonyme fait découler l'institution des moines de certains usages du paganisme, notamment des prêtres dits de la _Grand'Mère des Dieux_; et cite, à ce sujet, Polydore Vergile, _de inventoribus rerum_. Chaque figure, qui représente un buste de moine, est suivie d'un quatrain. Nous donnerons la liste de ces figures avec quelques échantillons des quatrains. Le frontispice, ayant pour suscription ces mots: l'_Abrégé du clergé romain_, montre J.-C. debout au milieu d'une foule d'ecclésiastiques de tout rang et de moines de toute forme, qui tendent les mains, les chapeaux, les capuchons pour avoir de l'argent. Le volume contient deux parties, dont la première, accompagnée d'un double texte français et hollandais, et précédée d'une préface française, ainsi que d'un avis au lecteur en hollandais, a 104 pages et 26 figures; et la seconde, 25 figures sans texte, suivies d'une table hollandaise: 1re fig. LE ROY DU CARNAVAL.--C'est Louis XIV. 2e ---- LE PÈRE JACQUES, ROY DE L'ANNÉE PASSÉE.--C'est Jacques II d'Angleterre. 3e ---- LE PÈRE PRIEUR,--qui joue le rôle de fou. 4e ---- LE PÈRE DOMINIQUE,--le verre en main. 5e ---- LE PÈRE FRANÇOIS,--aussi avec son verre. 6e ---- LE PÈRE VICTOIRE.--Il a l'air tout penaud. 7e ---- LE PÈRE IGNACE,--avec une pincette au collier; pour quatrain: Je tire les marrons du feu Et les ames du purgatoire. 8e ---- LE PÈRE THOMAS,--avec une pipe à l'oreille. Parlez-moi de l'enfer, je m'en soucie peu, Si j'ay de la santé et du bon vin à boire. 9e ---- LE PÈRE ANTOINE,--portant un drapeau à son chapeau, et cette devise: _les Délices de la vie_. 10e ---- LE PÈRE ROBINET,--avec un robinet sur la poitrine. 11e ---- LE PÈRE XAVIER,--avec l'as de carreau et le valet de trèfle brodés sur son surplis. 12e ---- LA LUXURE,--représentée par une belle dame de la cour, et son confesseur, jésuite, portant pour médaille le monogramme de la compagnie. 13e ---- LA GUEULE;--c'est le frère Boudin mangeant un boudin goulument. 14e ---- LA COLÈRE;--c'est le père général portant un couteau en aigrette et un sabre à la main, dont il menace les huguenots. 15e ---- LE MAISTRE DES CÉRÉMONIES,--ou l'Orgueil avec une toque ornée de perles et une croix de diamans. 16e ---- L'AVARICE,--ou le Père sacristain. 17e ---- LA PARESSE,--ou le Frère Morphée. 18e ---- L'ENVIE, coiffé d'un capuchon de serpens, avec ce quatrain: J'enrage; j'ay manqué d'avoir un testament De quatre mille écus: peste du purgatoire Qui m'a rompu mon coup! Un autre finement, En promettant le ciel, a gagné la victoire. 19e ---- L'INQUISITEUR,--portant un couteau en sautoir. 20e ---- L'ESPION DE L'INQUISITION,--avec un hibou et une boîte; pour quatrain: Si l'on me voit garny de la boîte à perrette, C'est pour espionner et surprendre les sots. Je sçay les attraper avecques mes bons mots, Et fais ainsy toujours quelque sainte conquête. 21e ---- LE CHARLATAN,--ou la Médisance tirant la langue. 22e ---- LE PROCUREUR DE L'INQUISITION,--avec cette légende: _les Saintes confiscations_. 23e ---- LE TRÉSORIER DE L'INQUISITION,--avec un collier de monnaies aux armes de France. 24e ---- LA PÉNITENCE,--avec une discipline en main. 25e ---- LE MOINE DÉFROQUÉ,--déchirant lui-même son froc, et renonçant à ce qu'il appelle _la Politique des Dévots_. 26e ---- LE CORDELIER DEVENU ÉVÊQUE,--soufflant dans un cor de chasse, et ne voulant plus que chasser. 27e ---- LA FINESSE,--avec un renard et un serpent sur sa soutane. 28e ---- L'ADROIT,--ou Frère coupe-bourse. 29e ---- L'INSATIABLE,--représenté par un missionnaire des Indes. Voilà qui est bien injuste; car rien n'est plus beau que les missions des Indes: il y a de quoi, ou peu s'en faut, réconcilier la raison avec les moines. 30e ---- LE DÉLICAT,--tenant un dindon d'une main et des poissons de l'autre. 31e ---- LE FOURBE,--regardant un masque. 32e ---- LA SIMONIE,--avec sa tire-lire. 33e ---- L'IMPIE,--rejetant la sainte Bible. 34e ---- LE RECÉLEUR,--empochant un collier volé. 35e ---- LE PÈRE PORTUGAIS,--tenant un petit saint Antoine de Padoue, et pour quatrain: Il faut le fouetter, mais à l'écorche-cu S'il ne retourne pas nous faire des miracles, etc., etc. 36e ---- LE MAQUEREAU,--ou le Marieur de Filles, un maquereau à la main. 37e ---- LE FLUTEUR. 38e ---- LA CONFESSION,--ou le Vieux Moine et la Jeune Nonne. 39e ---- LE PÈRE PIERRE, avec d'énormes clefs. 40e ---- LE PÈRE ANGE,--entouré d'anges. 41e ---- LE PÈRE MICHEL,--entouré de diables. 42e ---- LE PÈRE APOTHICAIRE,--avec ses drogues. 43e ---- LE SÉDITIEUX,--le fer et la flamme à la main. 44e ---- L'INEXORABLE,--ou le Moine et le Prisonnier en larmes avec la corde au cou. 45e ---- L'IDOLATRIE,--avec une petite sainte en cire. 46e ---- L'IGNORANCE,--ou le Moine chauve coiffé d'une chauve-souris. 47e ---- LE BÉAT,--au nez camard et à l'œil retourné. 48e ---- LA SUPERSTITION,--se flagellant son vilain dos nu. 49e ---- LE DÉSESPÉRÉ,--se faisant moine pour vivre. 50e et dernière.--LA RÉVÉRENDE MÈRE,--maîtresse d'un cardinal. HISTOIRE DES AMOURS DE GRÉGOIRE VII, Du Cardinal de Richelieu, de la Princesse de Condé, de la marquise d'Urfé, etc.; par M. D. (mademoiselle Durand). Cologne, Pierre le jeune. M.DCC. (1 vol. pet. in-12 de 240 pag., non rogné.) LES GALANTERIES DE MONSEIGNEUR LE DAUPHIN, ET DE LA COMTESSE DU ROURE. Cologne, 1696, 1 vol. in-8, lavé, réglé, non rogné, fig. par Bussy-Rabutin. LA CHASSE AU LOUP DE MONSEIGNEUR LE DAUPHIN, OU LA RENCONTRE DU COMTE DU ROURE, DANS LES PLAINES D'ANET. Cologne, P. Marteau, 1695. (1 vol. pet. in-12, fig.) (1695-96--1700.) Dans le temps que la presse était esclave en France, c'est à dire entre 1625 et 1774 (car avant l'année 1625 l'administration du royaume n'offrant ni régularité, ni unité, la presse y était singulièrement libre de fait, sinon de droit[19], tantôt à Paris, tantôt dans telle ou telle province), alors, dis-je, que faisaient les philosophes téméraires, les politiques frondeurs, les satiriques violens et ces pauvres libellistes éhontés qui n'ont rien pour vivre que la calomnie? Ils allaient vendre leur bagage en Flandre, en Hollande, dans le pays de Liége ou dans la Germanie rhénane, les communications se trouvant faciles sur presque toute notre frontière orientale; et de là nous revenaient, grâce aux soins de Pierre Marteau, de Cologne, de Louis Réfort, de Liége, de Foppens, de Bruxelles, de quantité d'habiles imprimeurs, dits Elzéviriens, répandus dans les Provinces-Unies et les Pays-Bas, et plus tard de Neaulme et de Marc-Michel Rey, d'Amsterdam, bon nombre de traités hardis sur la cour, la politique, la religion, d'histoires galantes, contes, libelles, pamphlets, obscénités rimées, etc., etc., etc., très jolis à l'œil, généralement pleins de fautes, toujours d'autant mieux accueillis qu'ils méritaient moins de l'être, et rendus de jour en jour plus précieux par le caprice du lecteur malin et la rareté relative des ouvrages. A présent l'opération est simplifiée: sitôt qu'un écrivain a quelque injure à dire, quelque calomnie à répandre sur le compte du prochain, depuis le roi jusqu'au berger, ou bien seulement à déclamer contre Dieu, contre l'action des gouvernemens, contre la propriété, contre la famille, contre le droit qu'a la société de se défendre, pour la force brutale, pour l'égalité indéfinie des conditions, pour la communauté des femmes, et autres inventions pareilles, il conclut marché patent avec son libraire, signe son manuscrit, fait lithographier sa figure, et paraît hardiment aux étalages. Le scandale est grand d'abord; mais le temps marche, et tout est oublié. Quelques personnes ont osé le prévoir, et maintenant je pense qu'elles oseront l'affirmer; encore une dizaine d'années, et la licence de la presse aura perdu tout empire en France; soit que les effets, tirés du dévergondage de style, s'usant comme tout ce qui est extrême, les auteurs soient ramenés d'eux-mêmes, par la nécessité de plaire, aux sources inépuisables du bon goût; soit, qu'à défaut de répression légale, la police de la presse venant à passer dans les mœurs, le public, enfin éclairé, impose à ses organes un langage digne de lui, sous des peines que lui seul peut infliger. Dans tous les cas, la multiplicité même des libelles d'aujourd'hui les rendra moins viables que ceux d'autrefois; mais, chose étrange et pourtant véritable, quand ils le seraient autant, les familles auraient encore moins à se plaindre de la presse après son affranchissement que dans le temps de sa servitude. Oui, quels que soient les excès diffamatoires qui la déshonorent de nos jours, elle ne fournit à la malignité rien d'aussi impudent, d'aussi grossier que les _Dames illustres_ de Brantôme, les _Amours des Gaules_, de Bussy-Rabutin, la _France galante_, et tant d'autres écrits du XVIIe siècle, sans compter ceux dont je vais dire un mot avec plus de droit qu'un autre de ne les pas ménager. [19] En 1834, peu après la composition de cet article, encore manuscrit, M. Leber fit paraître, chez le libraire Techener, une brochure pleine d'érudition, de sens et d'agrément, sous le titre de l'_État réel de la Presse et des Pamphlets, depuis François Ier jusqu'à Louis XIV_; écrit dans lequel la liberté de fait, et non de droit, de la presse française, pendant cette période, se trouve constatée, mais où l'on voit en même temps très bien réfutée l'assertion émise sans distinction par M. Ch. Nodier, dans un de ses piquans opuscules, _que la Presse fut entièrement libre en France avant Louis XIV_. Ces deux écrits méritent d'être lus et conservés, tant pour le sel dont ils sont assaisonnés que pour les détails intéressans qu'ils donnent sur quantité d'anciens libelles ou pamphlets. Je laisse de côté Grégoire VII, et sa confiance dans son ministre Brazut, qui l'avait aidé à empoisonner sept ou huit papes ses prédécesseurs, et ses emportemens amoureux avec la comtesse Mathilde, et ses tendresses céladoniennes pour la belle Théodorine d'Est, et son goût pour les fêtes et les débauches qui avaient fait de Rome, au XIe siècle, une nouvelle Babylone, toutes choses que mademoiselle Durand raconte, que personne ne connaissait avant elle et ne croira sur sa parole; mais vit-on rien de plus platement scandaleux que ces prétendues amours du cardinal de Richelieu avec madame du Roure Combalet, sa nièce, femme qui fut l'ornement de son sexe pendant tout le cours d'une longue et illustre vie, qu'honorait saint Vincent de Paul, et qu'a célébrée Fléchier? Quoi de plus ridiculement odieux encore que ces diatribes sans fin contre le marquis du Roure Combalet, son mari, neveu du connétable de Luynes, courtisan un peu rude, il est vrai, mais brave gentilhomme, qui se fit tuer l'année d'après son mariage, à la tête du régiment de Normandie, au siége de Montpellier, dans _une de ces ardeurs de gloire familières aux jeunes courages_, ainsi que le dit l'éloquent évêque de Nîmes, dans l'oraison funèbre de sa veuve? Ce jeune homme, quoique cadet de sa maison, entrait dans le monde sous les plus brillans auspices, puisque son alliance, sollicitée par Richelieu, formait le gage de la paix d'Angers, entre la reine-mère et le roi son fils, qu'elle fondait la fortune de l'évêque de Luçon, à qui elle procurait le chapeau, et perpétuait la toute-puissance du connétable. Tant d'espérances s'évanouirent, en un jour, sous les murs d'une ville rebelle; il y a là matière à plaindre la victime et non à l'injurier. La source de ces calomnies, je le sais, vient de la fureur de Marie de Médicis et de Vittorio Siri, son historien à gages. Elle s'est épanchée depuis chez les réfugiés de Hollande, où mademoiselle Durand et le comte de Caylus l'ont recueillie pour en vivifier leurs sottes fictions; mais de si lourds mensonges ne vivifient rien. Quant aux galanteries du grand Dauphin et de mademoiselle de la Force, comtesse du Roure, si elles sont vraies, je me bornerai à les déplorer, en ajoutant, pour le comte du Roure, qui fut tué, à vingt-deux ans, à la bataille de Fleurus de 1690, que sa mémoire doit recevoir moins d'atteinte des infidélités de sa femme, en dépit des lazzis de _la chasse au loup_, que du lustre de sa fin glorieuse et prématurée. Une noble mort couvre bien des accidens de ménage et peut consoler les héritiers du nom. MM. de Montespan et de Rohan-Soubise se sont consolés à moins. EVANGELIUM MEDICI, OU MEDICINA MYSTICA. De suspensis naturæ legibus, sive Miraculis, reliquisque ἔν τοῖς βῖβλῖοῖς memoratis, quæ medicinæ indagini subjici possunt, ubi perpensis prius corporum natura, sano et morboso corporis humani statu, nec non motus legibus, rerum status super naturam, præcipuæ qui corpus humanum et animam spectant, juxta medicinæ principia explicantur.--A. Bernard Connor, medicus doctor è regia societate londinensi, etc. Londini, ex sumptibus bibliopolarum Richardi Wellington, etc., etc. (1 vol. in-8 de 200 pages, plus 38 pages de pièces diverses, 5 feuillets de table et 8 feuillets préliminaires, avec le titre.) M.DC.XC.VII. (1697.) Les biographies nous apprennent que cet ouvrage, dans lequel le médecin Bernard Connor, catholique et anglican suspect, mort à trente-trois ans en 1698, cherche à expliquer naturellement certains miracles rapportés dans les livres sacrés, que cet ouvrage, disons-nous, fit beaucoup de bruit lorsqu'il parut. Aujourd'hui il n'en fait guère, bien que le paradoxe y soit traité doctement et ingénieusement. Il est dédié au chancelier de l'échiquier, Charles Montague. La dédicace est suivie d'une lettre de l'auteur, en forme de préface, adressée à un de ses amis. On remarque, en tête du livre, une permission d'imprimer, délivrée par les censeurs de Londres Thomas Millington, Thomas Burwel, Richard Torless, Guillaume Dawes, et Thomas Gill, dans le comité de censure, le 9 avril 1697. La liberté de la presse, en Angleterre, n'existait donc pas même pour les livres, neuf ans après la fameuse révolution de liberté, opérée en 1688. Londres pas plus que Paris ne s'est fait en un jour. Bernard Connor construit son ouvrage sur un sophisme. Il prétend que l'explication naturelle des faits merveilleux relatifs au corps humain que rapportent les Ecritures est capable de ramener les sceptiques et les déistes, en réconciliant la raison avec la doctrine des miracles. Mais comment ne voit-il pas, au contraire, que rien n'est plus propre à ruiner la doctrine des miracles, puisque, s'il réussit dans son dessein, il suivra que les miracles ne sont pas des miracles? Peut-être le voyait-il mieux que nous? Alors il était sceptique lui-même; cependant il est mort en catholique, et rien d'ailleurs n'autorise à soupçonner sa bonne foi. Sa _Médecine mystique_ embrasse seize articles qui reposent tous sur cette idée fondamentale que l'on peut accorder la réalité des miracles avec la raison, puisqu'il suffit, pour les expliquer, d'admettre une simple suspension des lois du mouvement. Cette assertion, qu'il développe avec beaucoup de science et d'effort, n'est au fond qu'un jeu d'esprit. Qu'importe, en effet, lui répondra le premier logicien venu, que les enfans puissent naître sans pères, les corps combustibles résister à l'action du feu, les corps privés de la vie ressusciter, sans contredire les lois de la génération, celles de la combustion, celles de l'organisation animale, si ces effets ont besoin, pour se produire, de l'hypothèse que les lois du mouvement soient un instant suspendues. Je n'ai point à examiner si vous êtes fondé à dire que tous les effets naturels résultent des simples lois du mouvement; si l'appareil de science dont vous entourez votre système n'est pas seulement bon à en déguiser le vide et la fausseté; si les faits que vous relatez sont constans; si les conséquences que vous en déduisez sont justes; en un mot, si vous êtes bon physicien, bon naturaliste, bon anatomiste, bon médecin; c'est assez que la suspension de ce que vous nommez la grande loi de la nature soit nécessaire à votre explication naturelle des miracles, pour que votre explication cesse d'être naturelle. Les miracles restent miracles avant comme après votre explication, ni plus ni moins. Vous en convenez vous-mêmes implicitement, dès lors que vous concédez que celui-là seul peut suspendre les lois du mouvement qui les a établies. Or, ce moteur suprême, vous reconnaissez, avec tout l'univers, que c'est Dieu. Que gagnez-vous donc à simplifier les moyens dont Dieu se serait servi pour opérer des miracles, sinon à rendre ces derniers moins éclatans, moins dignes de leur auteur, moins utiles à leur objet, en les rendant moins merveilleux? Mais il est temps de considérer de quelle façon l'auteur procède, en lui payant d'abord un juste tribut d'hommages pour la méthode et la science qui règnent dans son livre, et qu'il faut surtout admirer chez un écrivain s'exerçant, sur ces matières difficiles, dans une langue morte. Bernard Connor pose en principe que la nature humaine est régie par deux lois générales et complexes, celle du mouvement et celle des mœurs; ce qui suppose, dans l'homme, deux substances, l'une matérielle, l'autre immatérielle, ou solide et impénétrable; d'où résultent les corps organiques et les corps inorganiques. Il distingue, dans le corps humain, trois états: l'état de santé, l'état morbide et l'état nommé surnaturel, qui fait l'objet principal de son ouvrage. Avant de s'enfoncer dans les ténèbres de l'état surnaturel, il observe la constitution naturelle de l'homme, qu'il trouve formée d'esprit, de substance animée et de substance corporelle. C'est la substance animée qui, par le ministère des sens, met en jeu l'esprit ou l'intelligence, source de la volonté libre ou réfléchie. La substance corporelle produit le mouvement involontaire du cœur et de la respiration. Remarquons ici en passant le germe de la pensée du célèbre médecin moderne Bichat, sur la distinction de la vie animale et de la vie organique, dans le fameux _Traité de la vie et de la mort_. L'organisation du corps humain proprement dit, poursuit Bernard Connor, se divise en parties intégrantes ou palpables, et en particules élémentaires qu'on ne saurait saisir qu'à l'aide de l'analyse chimique. Ces dernières donnent pour principes la terre, l'eau, le sel et le soufre. De la combinaison variée et de la proportion de ces principes, sortent la structure du corps humain, ses fluides et ses solides, la sanguification, les trois mouvemens du sang, savoir: le flux, la fermentation et la circulation, et enfin la sécrétion animale et le mouvement musculaire. A l'état de santé ou naturel, il existe un parfait accord entre les solides et les fluides par leurs services réciproques. Si de cet état naturel on vient à observer l'état morbide ou de nature forcée, qu'y voit-on? que l'harmonie est troublée soit par les solides, soit par les fluides, soit par tous les deux, quel que soit d'ailleurs le siége des maladies, dont les unes suspendent momentanément l'usage de certaines parties du corps, comme l'ophthalmie, la surdité, etc., etc., et les autres le détruisent, comme la goutte, la paralysie, etc. L'examen approfondi de ces deux états et des moyens de conserver l'un et de corriger l'autre, par la connaissance des causes secondes, faisant plutôt l'objet de la médecine corporelle que de la médecine mystique, l'auteur se hâte d'arriver au troisième état du corps humain, faussement appelé surnaturel, selon lui. Il dit faussement surnaturel, parce qu'il n'admet de fait vraiment surnaturel que dans la supposition de l'anéantissement des particules élémentaires servant à la structure des corps organisés, et que le simple déplacement, le changement de forme de ces corps n'altèrent nullement leurs particules constituantes. Or, aucun des miracles rapportés ne suppose l'anéantissement de ces particules; comme aussi ne saurait-on concevoir qu'un tel phénomène pût avoir lieu, d'après la définition donnée universellement de la matière. Restent donc, pour faits prétendus surnaturels, relativement au corps humain, des changemens de forme, des déplacemens, tous faits, ainsi qu'on va le voir, qui, s'expliquant par la simple suspension des lois du mouvement, suspension émanée de Dieu qui a établi ces lois, ne changent rien à la nature essentielle du corps humain soumis à ces faits prétendus surnaturels. Maintenant qu'est-ce que le mouvement? Est-ce une entité? est-ce une substance? Non, sans doute; car un corps immobile pèse autant que le même corps mu. (L'auteur donne ici une mauvaise raison d'une chose vraie ou du moins très plausible, car la masse multipliée par la vitesse augmente le poids du corps en mouvement.) Mais suivons-le. Un corps n'acquiert ni ne perd rien, et par conséquent ne communique rien par le mouvement, bien qu'il se meuve suivant de certaines lois, et que les divers phénomènes que nous observons dans la formation du corps humain, dans sa dissolution, dans l'action de ses solides et de ses fluides, etc., soient des effets de ces lois mêmes. Le mouvement n'est donc rien autre chose que la volonté de Dieu. Autre question: Qu'est-ce qu'un miracle? les uns répondront que c'est quelque effet surprenant qui dépasse les bornes de notre compréhension; à ce compte, la germination d'un grain de blé serait un miracle!... les autres vous diront que le miracle est un effet surnaturel produit par un ordre exprès de la divinité, sans se mettre en peine de définir le surnaturel, et sans songer que tout effet vient de l'ordre de Dieu. Moi, dit à son tour Bernard Connor, je me bornerai à vous montrer comment, par la seule suspension de ses lois du mouvement, Dieu a pu produire très naturellement ces effets qui vous semblent renverser l'ordre de la nature. Puisque le monde _matière_ ne saurait rien acquérir ni rien perdre, tous les phénomènes qu'on y remarque ne sont ni des créations ni des destructions; ce sont de simples mutations de lieux et de figures. Supposez que Dieu suspende celle de ses lois du mouvement qui place un tel corps en tel lieu, sous telle forme; à l'instant tel homme va soudainement mourir, tel autre ressusciter. Supposez que Dieu suspende celle de ses lois du mouvement par laquelle un corps mu, venant à en rencontrer un moindre immobile, le déplace; et vous allez voir ce faible mur résister à tout l'effort de la bombe et du boulet. Supposez encore que Dieu suspende celle de ses lois du mouvement par laquelle la liqueur virile va solliciter le germe du corps humain dans la matrice de la femme, et qu'il ne suspende pas cette autre loi qui meut ce germe où il réside, la femme concevra d'elle-même, etc., etc. Tout ce dixième article, relatif à la génération, qui, par parenthèse, donne de beaucoup la plus belle part aux femmes dans l'action génératrice, n'est pas un des moins curieux à lire. Viennent ensuite une analyse chimique du corps humain, des observations sur l'état de mort, sur les conditions nécessaires de la résurrection, sur l'état de ressuscité, qui dispensera l'homme de respirer, de manger, etc., et cela toujours en vertu des lois du mouvement. Mais nous en avons dit au moins assez pour faire connaître cet ouvrage systématique où brillent un savoir peu commun et un génie élevé. Il nous reste à justifier par une citation ce que nous avons avancé du talent d'écrire en bon latin qu'avait Bernard Connor; nous la prendrons dans ce dixième chapitre où le sexe est traité si favorablement: «Ex his inferre datur quantas sibi prærogativas vindicare possunt fœminæ, præ maritis, quantoque cultu et honore liberi matres suas prosequi deberent. Mulier enim sola totum fere generationis opus perficit: ipsa sola semen, seu rudimenta corporis, ante viri consortium continet; multis ærumnis obnoxia est gravida mulier; multis torminibus in partu cruciatur; ipsa pascit fovetque in utero fœtum, et post partum, mammarum lacte alit; unde intentior est ut plurimum matris quam patris in liberos amor. Vir autem post unius momenti voluptatem nihil amplius de partu cogitat, et in ipso libidinis æstu tam parum generando fœtui suppeditat, ut vix parentis nomen mereatur.» «Ce qui précède fait voir quelles hautes prérogatives les femmes peuvent revendiquer sur les hommes, et quels religieux honneurs les enfans doivent rendre à leur mère. C'est, en effet, la femme qui, presque seule, accomplit l'œuvre de la génération; elle, toute seule, avant d'être unie à l'homme, contient le germe et comme les rudimens du corps humain; de pénibles épreuves l'attendent dans sa grossesse, et mille tourmens la déchirent dans l'enfantement; l'embryon puise la vie et la chaleur dans son sein; l'enfant nouveau-né se nourrit du lait de ses mamelles; et de là cette tendresse maternelle si supérieure à celle des pères pour leurs rejetons; mais l'homme, après l'instant du plaisir de l'amour, ne songe point à ce qu'il fera naître, et dans le feu même de ses transports il contribue si peu au mystère générateur, que c'est à peine s'il mérite le nom de père.» EXPLICATION DES MAXIMES DES SAINTS, SUR LA VIE INTÉRIEURE; Par messire François de Salignac Fénelon, archevêque duc de Cambrai, précepteur de messeigneurs les ducs de Bourgogne, d'Anjou et de Berry. A Paris, chez Pierre Aubouin, libraire de messeigneurs les enfans de France, quai des Augustins, près l'hôtel de Luynes, avec privilége du roi. M.DC.XCVII. (25 janvier). 1 vol. in-12 de 272 pages, plus 17 feuillets préliminaires pour l'avertissement de l'auteur et l'extrait du privilége. (1697.) Le voilà donc ce livre de l'amour pur, destiné par son auteur à devenir le code du vrai mysticisme, composé avec tant de bonne foi, appuyé d'une suite d'autorités si imposantes, depuis les apôtres jusqu'à saint François de Sales, écrit avec tant de grace et d'onction, puis tout d'un coup changé, à la voix d'un pontife intimidé, sur les instances d'un génie austère, ombrageux et inflexible, en une source infecte de corruption pour les ames, que tout chrétien devra fuir, et près de laquelle devra veiller, afin d'en défendre les approches, celui-là même qui s'était flatté, dans la sainte ardeur de son zèle, d'en faire comme un breuvage d'initiation aux tranquilles délices de la vie intérieure et contemplative! Certes, en lisant aujourd'hui _l'Explication des maximes des saints_, le lecteur superficiel peut s'étonner du bruit qu'a fait ce livre, non moins que du scandale qu'il a causé; mais il faut percer plus avant, ne pas se croire si sage, si cuirassé de raison, et reconnaître deux choses incontestables: l'une, que les questions de métaphysique auront, dans tous les temps, la puissance d'agiter la société humaine, lorsqu'elles seront traitées avec à-propos par des esprits supérieurs; l'autre que, dans ces matières difficiles où les plus fortes intelligences touchent, sans cesse, leurs bornes, si elles ne les dépassent, le champ de l'erreur et celui de la vérité risquant perpétuellement d'être confondus, les disputes sont nécessairement violentes et interminables. Les langues les plus logiques et les mieux faites ne suffisent point à rendre la pensée lorsqu'elle se subtilise à un certain point, et sitôt que les termes cessent de pouvoir être définis, la mêlée devient générale et terrible. Que d'efforts ingénieux et patiens, que de force et de dextérité tout ensemble l'archevêque de Cambrai déploie vainement ici pour échapper à la confusion qu'il prévoit et redoute? Il faut peu parler sur le mysticisme, dit-il en commençant cette controverse qui l'a fait tant parler, de peur de servir de risée aux gens du monde, trop éloignés des voies intérieures, et aussi pour ne point ouvrir, aux ames tendres et exaltées, la carrière des illusions et des pieuses folies. Aussi n'entreprend-il son livre que pour résumer la doctrine avouée des saints sur ce sujet glissant, et non pour faire un livre. Il prétend guider les bons mystiques par la main, entre des écueils sans nombre, armé d'un fil et d'un flambeau sacrés; rien de plus. C'est ainsi que, non content d'exposer dans quarante-cinq propositions, qu'il nomme _vraies_, toute la chaîne des idées orthodoxes sur les cinq degrés d'amour de Dieu de plus en plus épurés par le désintéressement, depuis l'amour judaïque uniquement attaché aux biens charnels jusqu'à cette parfaite charité où la créature s'anéantit en Dieu; sur la juste distinction à établir entre l'objet de l'amour de Dieu, qui est la béatitude éternelle, et les motifs de cet amour, lesquels peuvent se nourrir de Dieu seul sans aucune idée de béatitude; sur la prudence avec laquelle le bon mystique doit s'avancer d'un degré moindre au degré supérieur, en suivant plutôt la grâce qu'en la provoquant; sur la manière de considérer et de supporter les épreuves intérieures, épreuves extrêmes (et c'est ici la clef de tout le mysticisme) dans lesquelles une ame peut faire à Dieu le sacrifice d'elle-même sans l'outrager; sur la façon dont se concilie, avec l'activité qui tend sans cesse à la perfection dans les actes, l'état d'abandon et de sainte indifférence d'une ame bercée par la confiance et l'amour; enfin sur ces sublimités de la contemplation passive où le mystique, parvenu _à la cime de son ame, à la pointe de son esprit_, dit l'évêque de Genève, s'épanche et se perd en quelque façon dans la Divinité, _faisant oraison sans savoir qu'il fait oraison_; c'est ainsi, dis-je, qu'après avoir exprimé avec une clarté surprenante et un charme indicible la doctrine complète des bons mystiques, dans un petit nombre d'articles distincts et progressifs, l'archevêque de Cambrai place, en regard de chacun de ces articles, autant de propositions _fausses_ qu'il tire des premières, afin de montrer à la fois la profondeur de l'abîme et la facilité, pour tous, d'y tomber. Plan vraiment digne de Fénelon, par la pureté de sentiment et la précision d'idées qu'il suppose. On ne saurait assez déplorer qu'un ouvrage si bien conçu, exécuté si habilement, surtout à l'égard du style, qui est merveilleux, n'ait servi qu'à précipiter son auteur dans la disgrace, à compromettre, dans son adversaire, le caractère du premier évêque de France, et à porter le trouble au sein de l'Eglise pendant plusieurs années. MM. de Saint-Sulpice, dans l'édition qu'ils ont donnée dernièrement des œuvres de l'archevêque de Cambrai, seule édition complète qui ait paru jusqu'ici de ce grand écrivain, ont retranché ce livre de leur collection. Cette scrupuleuse réserve peut se concevoir, mais elle ne devra pas enchaîner d'autres éditeurs dont les devoirs seront moins sévères; car, il ne faut pas le dissimuler, si l'_Explication des maximes des saints_ est un mauvais livre, selon la décision canonique, c'en est un admirable sous le rapport de la science et du talent, et les ames tendres, qui cherchent leur consolation dans l'effusion des affections religieuses, s'y exciteront toujours mieux à la charité parfaite que dans la _Dévotion aisée_ du père Le Moine, ou _les Allumettes du feu divin_, de Pierre Doré. Ce livre mériterait d'ailleurs d'être réimprimé, ne fût-ce que parce qu'on ne le trouve plus communément. DISSERTATION SUR LA SAINTE LARME DE VENDOME. (Falsitas tolerari non debet sub velamine pietatis.) (INNOCENT III.) Par J.-B. Thiers, docteur en théologie et curé de Vilbraye, avec sa réponse à la lettre du P. Mabillon à l'évêque de Blois, en faveur de la prétendue sainte Larme, et la lettre même du P. Mabillon. A Amsterdam, 1751, 2 vol. in-12. Dédié à Mgr. de la Vergne Monténard, de Tressan, évêque du Mans. (1699-1751.) Cette Dissertation est le plus rare des ouvrages de l'abbé Jean-Baptiste Thiers, curé de Vibraye, diocèse du Mans, qui, né en 1636 et mort en 1703, passa la meilleure partie du temps que lui laissèrent les travaux de son ministère et les soins de sa charité, à controverser sur toute sorte de questions de théologie ou d'histoire ecclésiastique. Son goût était naturellement tourné aux joûtes, aux luttes et aux tournois de l'esprit. Beaucoup d'études, un certain talent dialectique, un style mordant et clair, quoique trop prolixe, le tenaient toujours prêt à combattre. Aussi ne voyons-nous guère de querelles contemporaines entre théologiens, où son nom ne se trouve mêlé, ce qui lui suscita plusieurs tracasseries désagréables. Tantôt c'était le savant docteur Gallican, de Launoy, qu'il entreprenait sur l'abus de l'argument négatif, c'est à dire sur l'inconvénient de s'autoriser du silence des auteurs pour nier ou affirmer un fait historique; comme quand on raisonne ainsi, par exemple: l'Evangile ne dit point que Jésus-Christ n'ait pas été maçon à Reims et qu'il n'y ait pas bâti le portail de la cathédrale; donc Jésus-Christ a été maçon à Reims et il y a bâti le portail. Tantôt il s'attaquait aux cordeliers de cette ville, sur le faste ridicule de leur inscription _à Dieu et à saint François, tous deux crucifiés_. Une autre fois, sous le titre gaillard de _Sauce-Robert_, il soutenait vigoureusement, contre l'abbé Robert, grand archidiacre de Chartres, le droit des curés de porter l'étole, dans leurs visites, en présence des archidiacres. Un jour, il bataillait, avec autant d'agrément que d'érudition, contre les perruques des prêtres. Le lendemain, il défendait, contre le Père Mabillon, l'abbé de Rancé et sa thèse en faveur de l'ignorance des moines, par opposition à la science des bénédictins. Nous parlons, dans ce recueil, à propos de l'_Histoire des Flagellans_ de l'abbé Boileau, de la réfutation violente et peu sensée qu'il fit de cet estimable ouvrage. L'usage des cloches, le droit d'absolution qu'ont les évêques en matière d'hérésie, la clôture des religieuses, l'immunité des porches des Eglises, le prétendu droit des archidiacres sur la succession mobilière des curés, mais surtout les étranges superstitions introduites dans l'Eglise, exercèrent, tour à tour, la chaleur de sa verve polémique avec des succès balancés. L'abbé Granet, qui avait donné, en 10 volumes in-folio, les Œuvres de Launoy, voulait rendre le même honneur à son adversaire et son émule, l'abbé Thiers, et faire un tout coordonné des 34 ou 38 volumes in-12 qu'il a laissés; je pense qu'il est heureux, pour la gloire de l'auteur, que ce projet n'ait pas reçu d'exécution. Par là, certains écrits de l'abbé Thiers, séparés, surnageront; au lieu que, réunis, ils eussent fort bien pu s'engloutir tous. J'aurais regretté, pour ma part, la _Dissertation sur la sainte Larme de Vendôme_, qui ruine de fond en comble l'authenticité de cette relique. Est-il croyable que, depuis l'an 1040, au temps de Geoffroy Martel, jusqu'à nos jours, le peuple ait honoré et l'Eglise de Vendôme fait honorer une certaine larme versée par Jésus-Christ sur le corps de saint Lazare, laquelle, recueillie par un ange, qui la donna à la Madeleine, qui la remit, _in extremis_, lors de son voyage en Provence (voyage parfaitement controuvé), à saint Maximin, évêque d'Aix, aurait été portée à Constantinople, puis accordée, par l'empereur Michel Paphlagon, à Geoffroy Martel, en récompense des secours qu'il lui aurait amenés contre les Sarrasins, de par Henri Ier? Voilà pourtant ce que l'abbé Thiers prétendit renverser, en 1751, et ce que le Père Mabillon prétendit soutenir au nom des bénédictins, parce que la relique était bénédictine. L'agresseur n'eut pas de peine à démontrer que la Madeleine ou l'une des trois Madeleines n'était point venue en France; que Geoffroy Martel n'était point allé à Constantinople; que la tradition de la sainte Larme est purement populaire aussi bien que celle des miracles qu'elle a opérés; en un mot, que c'est une fraude pieuse, inventée, comme tant d'autres, pour illustrer certains lieux et y faire affluer l'argent des fidèles; et, quoi que le Père Mabillon, qui n'aimait pas la dispute, mais que ses confrères aiguillonnaient, pût dire en faveur de la sainte Larme, il ne la réhabilita point aux yeux du sens commun; toutefois, ce dont l'abbé Thiers ne se douta pas, son adversaire eut, sur lui, un terrible avantage; ce fut de lier le sort de la sainte Larme à celui de presque toutes les autres reliques, celles-ci n'ayant guère plus d'appui que la première; en quoi je soupçonne que le Père Mabillon était plus malin, sur ce sujet, qu'il ne paraissait l'être. Quoi qu'il en soit, c'est une chose qui n'est pas médiocrement digne de méditation que le chemin fait vers la raison universelle par le clergé séculier français depuis les fameux _Traités des Reliques_[20] de Calvin et de Chemnitius. Voici, en preuve, trois passages fidèlement extraits, qui semblent de la même main et qui sont pourtant de mains diverses: [20] Traité des Reliques, ou advertissement très utile du grand proufit qui revient à la chrestienté, s'il se faisoit inventaires de tous les corps saincts et reliques, qui sont en divers païs, trad. du latin de J. Calvin. Autre traicté des reliques contre le décret du concile de Trente, trad. du latin de M. Chemnitius. Inventaire des reliques de Rome, mis d'italien en françois.--Response aux allégations de Robert Bellarmin, jésuite pour les reliques. A Genève, par Pierre de la Roviére. M.DC.I. (1 vol. in-16 de 282 pages, plus 7 feuillets préliminaires.) (_Peu commun._) PREMIER PASSAGE.--«Cette tradition n'a pour fondement que l'intérêt particulier des anciens moines, qui ne l'ont établie qu'afin d'achalander leur église...; joli établissement! admirable pour des gens qui s'imaginent assez souvent que la piété leur doit servir de moyen pour s'enrichir (ainsi que parle le saint apôtre), et dont on peut dire: _quid non monachalia pectora cogis--auri sacra fames_.» (Thiers, _Diss. sur la sainte Larme de Vendôme_.) DEUXIÈME PASSAGE.--«Il n'y a presque point d'église que l'on ne puisse taxer de superstition, n'y en ayant presque aucune qui n'honore des reliques dont on ne peut prouver la possession par la tradition ecclésiastique.» (_Lettre du P. Mabillon contre M. Thiers._) TROISIÈME PASSAGE.--Saint Augustin, dans son livre du _Labeur des Moines_, se plaignant de quelques porteurs de rogatons qui, déjà de son temps, faisaient marché des reliques des martyrs, ajoute: _Si tant est que ce fussent des reliques de martyrs_...., la racine de ce mal a été qu'au lieu de chercher J.-C. dans sa parole, dans ses sacremens et ses graces spirituelles, le monde, selon sa coutume, s'est amusé à ses robes, chemises et autres signes extérieurs, laissant ainsi le principal poursuivre l'accessoire.» (Calvin, _Traité des Reliques_.) On pousserait aisément plus loin ces curieux parallèles. Il ne faut en tirer aucune induction fâcheuse contre l'Eglise moderne; au contraire. C'est ainsi qu'elle tend, par sa modération pleine de sagesse et sa prudente réserve sur les matières délicates, à se rapprocher, de plus en plus, de la simplicité vraiment philosophique des premiers âges du christianisme. Encore un peu de temps, et le dogme populaire le plus dégagé de superstition qu'il y ait jamais eu au monde (on peut l'espérer du moins) sera, comme au premier siècle de notre ère, celui que les apôtres ont prêché. LE COCHON MITRÉ, DIALOGUE. A Paris, chez le Cochon, _s. d._ (1700 environ), 1 vol. in-12 de 32 pages, avec la fig. du Cochon. (1700.) On connaît une autre édition, in-12, contenant 28 pages, de ce libelle infame et calomnieux, mais recherché pour sa rareté, attribué, selon M. Barbier, à François de la Bretonnière, bénédictin de Saint-Denis, réfugié en Hollande sous le nom de Lafond. Les deux éditions, probablement imprimées à Cologne ou Amsterdam, le sont également sans correction aucune: l'ouvrage n'en méritait pas. L'auteur, dans cette satire sous la forme d'un dialogue entre Scarron et Furetière, poursuit, sans goût, sans esprit ni mesure, Louis XIV, madame de Maintenon, le cardinal d'Estrées et Le Tellier de Louvois, archevêque de Reims. Dès le début, Scarron apprend à Furetière que la belle Scarron était une coquine qui avait vécu avec le maréchal d'Albret, et lui donnait, dans ce temps-là, à lui pauvre c..., pour tout profit, des garnisons importunes, de celles qu'on chasse avec l'onguent gris (_unguentum grisum_); que le jésuite, confesseur du roi, justifiait bien, par sa conduite, le proverbe: _Jacobin en chaire, cordelier en chœur, carme en cuisine, jésuite en..... mauvais lieu_; que tous les évêques de France imitaient ce bel exemple, etc. Furetière ne demeure pas en reste de révélations avec Scarron. Il lui raconte, entre autres turpitudes, que le cardinal d'Estrées surprit un jour sa nièce, la marquise de Cœuvres et madame de Lionne, mère de cette dame, couchées ensemble avec le duc de Saux; qu'il s'empressa de rendre son neveu témoin de l'aventure et se fit ensuite payer son silence des faveurs de sa propre nièce, ladite marquise de Cœuvres. Suit un récit des fredaines de l'archevêque de Reims avec la duchesse d'Aumont, femme de son beau-frère, le marquis de Créquy. Furetière finit par cette sentence: «On pourra nommer l'histoire des évêques l'histoire cochonne, comme on dit l'_Histoire auguste_ en parlant de celle des empereurs.» Certes il fallait être bien maladroit et bien aveuglé par la vengeance, pour se donner des torts envers le méprisable auteur d'une telle satire; et pourtant on s'en donna d'impardonnables. La justice française, se ravalant jusqu'au guet-apens, ourdit une trame à l'aide de laquelle le libelliste, trahi par un juif, fut saisi sur terre étrangère, puis transporté au mont Saint-Michel où il mourut. C'était là le seul moyen d'appeler la pitié sur un tel misérable qui, du reste, n'a pu et ne pourra jamais porter atteinte au clergé de France, clergé, malgré de grands scandales (et quelle profession n'en fournit pas?), le plus vénérable peut-être et le plus savant qui ait paru dans le monde, depuis les Hilaire de Poitiers, les Martin de Tours, les Suger, les Bernard, jusqu'aux Bossuet, aux Fénelon, aux Juigné, aux Gallard et aux Cheverus. LE PLATONISME DÉVOILÉ, OU ESSAI TOUCHANT LE VERBE PLATONICIEN, DIVISÉ EN DEUX PARTIES. A Cologne, chez Pierre Marteau. (1 vol. in-12.) M.DCC. (1700.) Le sieur Souverain, auteur du _Platonisme dévoilé_, était un ministre de Poitou qui fut déposé par les siens trois ans avant la révocation de l'édit de Nantes pour fait d'arminianisme. N'oublions pas ici que l'hérésiarque Arminius, né en 1560, mort en 1609, bien qu'il fût ami de Théodore de Bèze, refusait tout à la grâce et accordait tout au libre arbitre, qu'il alliait avec la prédestination par le moyen des mots, ainsi que font messieurs les docteurs qui expliquent ce qu'ils n'entendent pas. Cet hérésiarque eut un grand nombre de disciples fanatiques dont le synode de Dordrecht eut la charité de faire mourir plusieurs pour l'honneur de la réforme, à l'exemple de Calvin qui fit mourir Servet pour le même honneur. O que les dogmatisans de profession sont souvent une vilaine peste! Or, le sieur Souverain, s'étant réfugié en Hollande, fut, à l'instant, rejeté des Hollandais qui portaient alors, dans leur christianisme épuré, un esprit de fanatisme et d'intolérance égal à celui qu'ils reprochaient aux catholiques; tant les sectaires sont équitables! De guerre las, le malheureux passa en Angleterre, où il embrassa la religion épiscopale, et y mourut vers l'année 1700, non sans s'être fait beaucoup d'ennemis dangereux par son livre, mais aussi quelques amis dévoués, à cause de sa bonne foi, de la douceur de ses mœurs et de la simplicité de son caractère, car c'était un excellent homme, et, dans le fond, un homme très religieux. Maintenant qu'est-ce que son fameux livre du _Platonisme dévoilé_? S'il en faut croire le père Baltus, jésuite, qui l'a réfuté, c'est une folie détestable qui tend à faire des premiers Pères de l'Eglise de vrais plagiaires de la philosophie platonicienne. Mais laissons là Baltus, le réfutateur universel, qui a réfuté le lourd historien des oracles Vandale, le malin historien des oracles Fontenelle, qui fut réfuté à son tour par Leclerc, puis qui réfuta Leclerc, et qui eût réfuté cent ans durant, si cent ans il avait vécu, et suivons rapidement le fil des idées du sieur Souverain, autant que notre faible compréhension nous le permettra, en déclarant d'avance que nous n'entendons nullement répondre des pensées de l'auteur dans ce sujet scabreux, où l'hérésie est imminente, vu qu'à nos yeux il n'y a rien de plus fou, ni de plus condamnable qu'une hérésie. Le verbe n'est point une personne ou hypostase de la Divinité, mais une simple manifestation de la Divinité aux hommes. Par conséquent, dire que le verbe est égal au père, c'est proférer des mots qui n'ont pas de sens et tenir la doctrine de la préexistence du verbe, c'est embrasser une ombre. Cette manifestation s'est incorporée à la chair de Jésus-Christ, en sorte que le verbe est réellement corporel. L'esprit de Dieu ou le Saint-Esprit n'est autre chose qu'une communication intérieure de la Divinité à ceux qu'elle choisit pour ministres de ses volontés; d'où il suit qu'il peut y avoir, de sa part, communication sans manifestation, et _vice versa_. Dieu s'est fait connaître à nous sous des images grossières pour se proportionner à la faiblesse de nos esprits. Ne craignons donc point de le rabaisser en lui prêtant des formes humaines, comme quand nous disons que la terre lui sert de marchepied. Nous le concevons mieux en procédant ainsi, à son exemple, qu'en nous servant, pour le désigner, d'expressions chimériques, telles que _verbe_, _trine unité_, et autres semblables; car ces expressions ne représentent que des êtres de raison, c'est à dire des idées et rien de plus. Les plus grands philosophes, Pythagore, Socrate, Platon, qui ont employé des termes abstrus et métaphysiques, en philosophant sur les principes du monde, en sont toujours venus à dire, après bien des obscurités, qu'il était la production ou d'une raison universelle, ou d'un esprit infus qui l'animait; et quand Platon, notamment, s'est élevé jusqu'à la connaissance d'une sorte de Trinité, en considérant Dieu comme bon, comme sage et comme puissant, il n'a fait que reconnaître, dans les merveilles de l'univers, le fruit de la bonté, de la sagesse, de la puissance d'un être unique. Qu'on ne parle plus du prétendu démon de Socrate! Socrate n'avait point d'autre démon que son propre génie très raisonnable. La raison bien consultée et bien entendue est les oracles des sages. Diogène disait: «Ceux qui ont de l'esprit se peuvent fort bien passer des oracles.» Nous prenons pour des hypostases de pures allégories dont Platon s'enveloppait, par prudence, aux yeux du vulgaire païen qui faisait périr ceux qui niaient la pluralité des dieux. C'est ainsi que sa cosmogonie s'est changée en théogonie. Bien des Pères de notre primitive Eglise, tels que Tatien, Théophile d'Antioche et autres que je ne nommerai pas par respect, voulant relever le christianisme de la simplicité populaire de l'Evangile, ont adopté ces interprétations allégoriques des platoniciens, à peu près comme nos chimistes prétendent trouver leur art dans la Genèse: cabale partout. Aussi M. Le Vassor, dans son _Traité de l'examen_, confesse-t-il qu'Origène, en Orient, et saint Augustin, en Occident, ont tellement embarrassé la théologie en tâchant d'ajuster le christianisme avec la philosophie, qu'à peine peut-on distinguer leurs sentimens sur plusieurs points importans de la religion. Ce sont de vrais gnostiques, quoiqu'ils n'admettent pas trente _Eons_ ou trente personnes distinctes dans l'essence divine, ainsi que le faisaient les gnostiques proprement appelés, ces disciples de Simon et de Basilides, ces Œdipes du mysticisme érudit. Philon doit être rangé parmi les rêveurs platoniciens ou plutôt parmi ces allégoriciens qui donnaient leurs considérations pour des hypostases, autrement pour des êtres réels. Le temps a comme revêtu d'un corps ces allégories fantastiques, en quoi il a fait le contraire de nos alchimistes qui changent la plus grossière matière en or, car il a changé l'or en matière grossière. Socrate avait réduit la philosophie à la morale; ainsi fit l'Evangile. Platon alla plus loin et la porta jusqu'à la théologie; ainsi ont fait les Pères. Les interprètes de l'Ecriture ont souvent cherché un sens caché où il n'y avait à éclaircir que des formes grammaticales. C'est toujours l'erreur qui enfante le mystère. L'antiquité chrétienne était si engouée du platonisme, qu'elle a fait disparaître tous les livres des Pères judaïques, c'est à dire des chrétiens de la circoncision, pour ne laisser vivre que les Pères platoniciens, tels que Justin, Athénagore, Théophile, Tatien, Irénée, Clément Alexandrin, Origène, Tertullien, Arnobe, Lactance et autres de la même espèce. Or, nul ne sera jamais bon platonicien, dit judicieusement le grand Cœlius Rhodigiamus, s'il ne fait son compte qu'il faut entendre Platon allégoriquement; par conséquent, il faut entendre allégoriquement les premières paroles de l'évangile saint Jean touchant le verbe. Telle est, en substance, la première partie du platonisme dévoilé! La seconde partie traite un sujet trop délicat en style trop cru. Nous n'en dirons rien pour cette raison, nous bornant à énoncer que le sieur Souverain nous paraît inconséquent, puisqu'il prétend n'être ni arien, ni socinien. Pour finir, si nous voulions caractériser cet auteur philosophiquement, nous dirions qu'il écrivait avec sincérité dans le sens d'un pur déisme révélé, et sous l'inspiration de sa raison propre, soutenue de lectures profondes et savantes. Que si nous voulions le faire honnir, nous dirions simplement qu'il était unitaire, autrement qu'il ne voyait, dans Jésus-Christ, que la manifestation vivante d'un Dieu bon, sage et puissant; et là dessus, les gens de crier: Ah! l'unitaire, l'unitaire! Quant à nous, qui croyons fermement en un seul Dieu, souverainement bon, sage et puissant, nous ne sommes, n'avons été, ni ne serons jamais _unitaires_; et si quelqu'un nous appelle _unitaires_, nous lui répondrons qu'il en a menti. NOUVEAUX CARACTÈRES DE LA FAMILLE ROYALE, Des ministres d'État et des principales personnes de la cour de France, avec une supputation exacte des revenus de cette couronne. A Villefranche, chez Paul Pinceau. (1 vol. in-18 de 57 pages, suivi d'une table et précédé de 3 feuillets.) M.DCC.III. (1703.) Ce petit écrit rare et piquant a été vendu 15 fr. chez le duc de la Vallière, et 18 fr. chez le baron d'Heiss, en 1785. M. Brunet en parle sans désigner la personne qui l'a fait; M. Barbier n'en parle pas du tout; il y a bien des lacunes dans son _Dictionnaire des anonymes et pseudonymes_. L'impression du livre est assez mauvaise et fort incorrecte. L'auteur écrit mal et assure, dans son avertissement, _qu'il a bâti son ouvrage sur des mémoires moralement vrais_, en ajoutant _qu'il n'a pour but que le naïf_. Voilà de quoi donner confiance dans une satire, qui, du reste, est du petit nombre des productions de son espèce, imprimées en France à cette date. D'ordinaire, sous Louis XIV, les censeurs politiques, même anonymes, se retiraient en Hollande ou en Allemagne, pour se livrer à cette sorte de passe-temps. Ce n'est pas que tout soit satirique dans cet opuscule: il règne, dans les portraits, un certain ton de modération et de conviction qui fait présumer la bonne foi et rappelle l'historien plutôt que le libelliste. Quant à la partie financière, le scrupule avec lequel les chiffres sont exposés éloigne toute idée d'ignorance ou de falsification. Le tout se compose 1° de soixante-cinq caractères, tant des personnes royales que des principaux personnages de la cour, de l'armée, de la magistrature et de l'Eglise; 2° de remarques sur les finances de la France sous Louis XIV. Le caractère du roi n'est pas mal tracé. Le début contient un aveu précieux dans la bouche d'un censeur contemporain: «Il a été dans sa force la meilleure tête de son royaume.» Et la fin présente les oppositions suivantes: «Il est laborieux dans les petites comme dans les grandes choses, merveilleux et commun, prodigue et ménager, fier et honnête, enfin rempli de bon et de mauvais.» Ce dernier trait, convenant à presque tous les hommes, manque de précision. Le caractère de madame de Maintenon n'est pas flatté. «Elle est partiale et intéressée dans son crédit, vaine et ambitieuse au dernier point, haïe beaucoup, et encore plus crainte. On parle diversement de ses aventures avant son mariage avec M. Scarron.» M. le duc d'Orléans, depuis régent, est trop bien traité quoiqu'il y eût alors beaucoup à louer dans ce prince; le duc du Maine et les deux frères Vendôme sont encore plus amèrement dépeints que dans les Mémoires du duc de Saint-Simon. Le caractère de M. de Fénelon, l'archevêque de Cambrai, se trouve conforme au jugement de la postérité: «C'est en tout sens, dit l'anonyme, ce qu'on appelle un honnête homme... Je ne connais point d'ecclésiastique d'une dévotion plus aisée ni plus sincère... Son grand attachement à la probité lui a attiré tout le venin des dévots, qui ont voulu le perdre à l'occasion d'un livre où il dément lui-même son bon tour d'esprit (_l'Explication des maximes des saints_)... Son _Télémaque_ a fait rougir le despotisme, et immortalisera l'auteur... Il sait se passer de la cour, et je ne crois pas qu'il sente son exil.» Voici maintenant les principaux traits du caractère de l'évêque de Meaux (Bossuet): «C'est un des plus savans ecclésiastiques et des plus raffinez courtisans, défenseur infatigable des sentimens de la cour...; créature dévouée à une personne qui est maintenant l'arbitre de la France (madame de Maintenon). Son acharnement contre M. l'archevêque de Cambray, le rare et presque singulier advocat des hommes, a gâté toute sa controverse et l'a rendu méprisable parmi les honnêtes gens.» Ici la violence et l'injustice se réfutent d'elles-mêmes. Certainement, le défenseur des libertés gallicanes fut l'avocat des hommes, aussi bien que le génie du Télémaque, et le fut avec plus de fruit pour eux, dans des matières plus délicates. Quant au reproche d'intrigue et d'ambition, n'est-il pas insensé vis à vis d'un prélat tel que Bossuet, qui ne fut ni archevêque, ni cardinal, et qui, tout en étant le plus éloquent soutien de l'unité de l'Eglise, rompit en visière aux passions du Saint-Siége? Venons aux finances du royaume en 1703. A l'avènement du cardinal de Richelieu aux affaires, les revenus de la couronne se montaient à 35 millions. «Ce dur et ambitieux prélat les étendit jusqu'à 57 millions. Sous le règne présent, M. Colbert poussa la chose jusqu'à 120 millions; et depuis lui, on est allé jusqu'à 188 millions. De cette somme, la ville et la généralité de Paris fournissaient 3,240,265 liv. 5 s. 9 d.; les États de Languedoc, 3,000,000 liv.; ceux de Bretagne, 1,000,000 liv.; l'assemblée du clergé, 2,400,000 liv., etc. De plus, Louis XIV toucha, entre 1689 et 1700, la somme de 903,999,826 liv. par des voies extraordinaires. Sur ces recettes on prélevait annuellement, Pour la table du roi 2,400,683 liv. } Pour l'écurie 432,885 } Pour la garde-robe et les meubles 407,400 } Pour les compagnies des gardes } du corps, savoir: } 3,721,366 liv. Nouailles 39,542 liv. 10 s. } } 0s. 6d. Duras 34,348 10 } } Lorges 44,513 10 } 172,368 } Villeroy 44,963 10 } } Pour la chasse 308,030 0s. 6d. } Il y avait plus de 10 millions de pensions, 30 millions de rente dus à l'Hôtel-de-Ville, etc., en sorte qu'en 1703, le roi était en arrière de près d'un milliard. Le passif, selon M. de Voltaire, finit par s'élever, en 1715, à plus de 4 milliards. Il n'est pas si considérable aujourd'hui, en 1833, et les intérêts en sont non seulement servis exactement sur les fonds de recette annuelle, mais encore un fonds d'amortissement du capital dû existe, qui doit absorber la dette en moins de quarante ans. Il est vrai que la révolution de 1789 a fait une fois banqueroute, aux créanciers de l'Etat, des deux tiers de leurs créances; mais l'opération du visa des frères Pâris et la suppression des billets de Law peu après, et les retranchemens de quartiers usités jadis furent également des banqueroutes. Somme toute, il y a bien moins de dilapidations aujourd'hui qu'alors; l'Etat fait mieux sa recette et sa dépense. La foi publique est mieux fondée et la France dix fois plus riche et plus prospère. LA FABLE DES ABEILLES, OU LES FRIPONS DEVENUS HONNÊTES GENS; Avec le Commentaire, où l'on prouve que les vices des particuliers tendent à l'avantage du public; par Mandeville, trad. de l'angl. sur la 6e édit., par Van Effen. A Londres, aux dépens de la compagnie (4 vol. in-12.) M.DCC.XL. (1706-14-29-32-40.) ANALYSE DE LA FABLE. Un nombreux essaim d'abeilles habitait une ruche spacieuse où tout prospérait: là, au milieu d'une population toujours croissante, on voyait régner, avec l'abondance, la richesse, la puissance et les plaisirs, tous les vices et les travers des sociétés humaines les plus civilisées; là, comme chez les hommes, on jouait dans le monde, on trompait dans l'église, on prévariquait dans les tribunaux, on volait dans le commerce, on se plaisait à verser le sang de son prochain dans les guerres publiques et dans les duels privés, on s'abandonnait aux voluptés sans mesure dans les bons et mauvais lieux; moyennant quoi les cités et les campagnes présentaient le tableau le plus vivant et le plus digne d'admiration; toutefois, chacun s'y plaignait et y censurait les mœurs de son voisin. Certaines gens montaient journellement en chaire avec des faces rubicondes pour crier qu'il n'y avait pas moyen de vivre en présence de telles iniquités et d'un désordre aussi affreux. «Bons dieux!... criait, plus fort que les autres un personnage qui avait amassé de grandes richesses en trompant son maître, le roi et le pauvre, «ne nous enverrez-vous donc jamais la probité?» Et la foule de répéter en chœur: «Oui, oui, justes dieux! la probité! la probité!»--Jupiter, à la longue, importuné de ces criailleurs, les délivra, un beau jour, des vices dont ils se plaignaient, et leur envoya l'innocence, la modération, la frugalité, le désintéressement, le renoncement à soi-même; mais quel changement fatal! quelle consternation! le barreau fut dépeuplé, le commerce anéanti; les professions disparurent; les villes devinrent désertes; les campagnes stériles; la ruche fut envahie, et les abeilles survivantes s'envolèrent dans le sombre creux d'un arbre, où de leur félicité première il ne leur resta rien que ces deux mots: _contentement et honnêteté_. ANALYSE DE LA MORALITÉ. Finissez donc, vos plaintes, mortels insensés! le vice est aussi nécessaire dans un Etat florissant que la faim pour manger. ANALYSE DES REMARQUES, DISSERTATIONS ET APOLOGIES DE L'AUTEUR POUR SA FABLE. Je ne nie pas absolument que des hommes vivant selon les principes de la vertu pussent exister en corps de nation, pourvu qu'ils consentissent à être pauvres et endurcis au travail; mais je démontre, dans cet écrit, que ce que nous appelons mal, soit au physique, soit au moral, est le grand principe qui nous rend des créatures sociables, que les suites inévitables de l'honnêteté, de l'innocence, du désintéressement, de la tempérance des particuliers, en un mot du renoncement à soi-même et aux vices dont les hommes sont ordinairement souillés, les rendraient incapables de former des sociétés vastes, puissantes et polies. Qu'on me contredise tant qu'on voudra; qu'on brûle mon livre, si cela plaît; j'y consens, et j'aiderai même le bourreau à le brûler en place publique au besoin; il n'y a qu'à m'assigner jour et heure pour cela: il n'en est pas moins vrai que le bien sort en cent endroits du mal, comme les poulets sortent des œufs. Le corps politique est comparable à une jatte de punch; la vertu est l'élément sucré, le vice l'élément acide et spiritueux. Voyez tout le bien qui sort de l'orgueil, ce vice des vices: sans lui les hommes n'eussent pas cru, comme ils l'ont fait universellement, à l'immortalité de l'ame; mais ils ne veulent point mourir, ils se croient supérieurs à toute autre créature; on leur a dit: «Vous êtes faits à l'image de Dieu, vous êtes immortels.» Il l'ont cru dans leur orgueil; donc l'orgueil est le principe de la religion. C'est encore lui qui fait le courage, surtout le courage militaire: avec ces deux mots inventés, _honneur et honte_, et les signes extérieurs qui les représentent, les législateurs ont triomphé de l'horreur animale que chacun de nous a pour la mort. Le comte de Schatesbury est un galant homme; il montre, dans ses _caractéristiques_, des inclinations affectueuses et délicates qui le font aimer; néanmoins son bon cœur l'abuse quand il prétend que l'homme est né avec des penchans sociables, et que les notions du beau et de son contraire, du juste et de l'injuste ont quelque réalité. Cela n'est point. Montaigne a bien fait voir que toutes ces notions confuses et variables ne sont que des conventions et des tromperies. Le duc de la Rochefoucauld a fait mieux encore lorsqu'il a mis à nu les vertus qui charment tant les yeux inattentifs, et qu'en les décomposant il a offert, pour toute base de ces vertus, l'amour de soi. Entrons dans quelques détails à ce sujet; examinons notamment la chasteté. Qu'y voit-on chez la jeune fille la plus modeste? un déguisement artificiel, fort utile au désir, parfois immodéré, quelle a de n'être plus chaste. Du reste, cette chasteté, qui a si bonne réputation, fut souvent et très heureusement mise de côté, comme le rappelle avec raison M. Bayle, à propos des concubines qu'on permettait, en Allemagne, aux prêtres et aux moines, afin de garantir l'intégrité des ménages. On n'en finirait pas de nombrer les avantages qui ressortent de ce qui est vulgairement nommé vice et crime. Un avare a enfoui mille guinées; un voleur les découvre et les enlève. Voilà mille guinées rendues à la circulation, sans compter l'argent que l'avare va dépenser pour courir après, à l'aide des gens de police et de justice, ni celui qui sortira peut-être de la poche du voleur pour corrompre les gens de justice et de police. Croit-on pour cela que, si le voleur est pris, je ne veuille pas qu'on le pende? au contraire, je veux qu'on le pende; on fait fort bien de le pendre, et, derechef, voilà le schérif, les assesseurs, l'appariteur sur pied, l'argent circulant de plus belle, et mille métiers entretenus, depuis ceux du marchand de fer et de l'ouvrier qui ont fourni au voleur ses rossignols, ses fausses clefs, son merlin, jusqu'à ceux des artisans qui ont fait l'échafaud, la potence et la corde. C'est ainsi que l'impulsion se communique de proche en proche à tout le corps social vivifié. Vos écoles de charité mêmes ont du bon; ce n'est pas, à la vérité, celui que vous pensez; car vous pensez qu'elles forment la jeunesse pauvre à la piété et aux bonnes mœurs, par l'instruction, tandis qu'elles ne font que peupler les antichambres et les mauvais lieux, vu que l'ignorance seule est la mère de la dévotion et des bonnes mœurs; mais ces écoles, tirant beaucoup d'argent des mains du riche, engraissent une infinité de directeurs, d'administrateurs et d'officiers servans qui spéculent à l'envi sur les profits à faire et accélèrent par la délapidation d'abord, par la prodigalité ensuite, le mouvement nécessaire à la société humaine. La vertu, au lieu de cela, est stagnante par sa nature. Figurez-vous tout un peuple sobre; il se contentera de peu pour vivre, et n'ayant à faire que de peu, travaillera peu. Que ce peuple soit, en outre, épris de la continence et de l'humilité, adieu la recherche des habits, des meubles, des habitations; adieu les arts qui excitent les sens. Qu'il soit patient et résigné, adieu son indépendance au dehors et sa liberté au dedans; plus de guerre, et aussitôt tombent les diverses industries que la guerre alimente, celles du fer, du cuivre, du plomb, du soufre et du salpêtre; ainsi de suite; considérez un peu où nous allons avec la vertu. Ces choses sont incontestables, mais non pas à la portée de tout le monde. Aussi ne m'adressai-je qu'aux personnes habituées à réfléchir, capables de pénétrer au fond des questions. _Apage vulgus!_ Au demeurant, j'ai lieu de m'étonner des clameurs, des dénonciations et des poursuites dont je suis aujourd'hui l'objet. Lorsqu'en 1706 je fis paraître ma _Ruche murmurante_, en quatre cents vers anglais, moins à distinguer, j'en conviens, par le mérite de la poésie que par le mordant et la justesse du paradoxe, on ne me fit aucun reproche; pas davantage en 1714; et voilà qu'en 1733, parce que j'en donne une nouvelle édition avec des remarques explicatives, les vingt-quatre jurés de Middlesex me citent au ban du roi, et qu'un anonyme m'appelle Catilina, dans une lettre qu'il écrit au lord maire de Londres. Je ne suis point un Catilina, je suis un médecin anglais, né à Dort, en Hollande, qui ai médité sur la nature humaine. Si l'on me demande le _cui bono_ de mon livre, je répondrai que je n'en sais rien, et que peut-être un jour écrirai-je tout l'opposé de ce que j'écris aujourd'hui. _Dixi_[21]. [21] Mandeville fit en effet, plus tard, un ouvrage où il développa les avantages de la vertu pour la constitution de la société. Etait-ce pudeur chez lui, repentir ou conviction? En tout cas, l'écrivain qui avait si rudement attaqué était mal placé pour défendre, et la société n'avait que faire de sa logique. Cet étrange livre, qui fut pris d'abord par les contemporains pour une satire plaisante, est bien réellement, dans le fond, un système de philosophie athéiste complet, écrit heureusement d'un style froid et diffus, mais qui ne manque ni de liaison, ni de quelque profondeur d'observations et de raisonnemens. Aidés de la conscience du genre humain et de la nôtre, nous répondrons au docteur Mandeville ce qui suit: d'autres pourraient faire mieux, sans doute; non pas pour nous toutefois, puisque cela nous suffit. Je ne prendrai pas avantage sur vous, docteur, de la concession que vous avez faite à la vertu en disant, qu'absolument parlant, elle peut régir des sociétés restreintes, pauvres et vouées au travail, encore que, par cela seul, vous ayez ruiné votre système entier, puisqu'il n'est pas rigoureusement nécessaire qu'il y ait, au monde, des sociétés vastes, opulentes et vouées aux plaisirs; je veux plus, je prétends vous montrer que les grands peuples dont les vices, en apparence, vous donnent avantage, en réalité vous donnent tort; et, pour commencer, à votre exemple, par des généralités, toute société humaine offrant un mélange de vices et de vertus, avant d'avoir vu les effets des uns et des autres tout à fait séparés, vous ne sauriez établir que les vices soient, à l'exclusion des vertus, le principe de la sociabilité, sans me donner aussitôt le droit d'établir le contraire. La question dès lors devenant insoluble entre nous par ce moyen, force nous sera de remonter plus haut, c'est à dire jusqu'aux principes des vertus et des vices, jusqu'à la nature même de l'homme. Arrivés tous deux à ce point, si vous ne voyez, avec la Rochefoucauld, qu'un seul mobile naturel, l'amour de soi, comme lui vous expliquerez, tout au plus, le penchant d'un sexe pour l'autre, celui des pères et mères pour leurs enfans; je dis tout au plus, parce que ces penchans primitifs et sacrés se lient étroitement au sacrifice de soi-même; mais vous n'expliquerez pas plus que lui l'attrait instinctif chez la brute, intellectuel chez l'homme, qui rapproche les êtres créés pour vivre en troupe; cependant cet attrait, il vous faut bien l'admettre, puisqu'il existe évidemment, et il vous faut admettre, de même, la source féconde qui en découle aussi bien que l'effet de la cause, j'entends la pitié pour les souffrances d'autrui. Ainsi, malgré vos efforts pour enchaîner la société au vice en ne lui donnant qu'un principe d'existence, l'amour de soi, lequel encore n'est pas moins générateur de vertus que de vices, vous êtes contraint de reconnaître un second principe de sociabilité, l'amour de ses semblables, lequel produit, à coup sûr, moins de vices que de vertus. Le bien sort du mal, dites vous. Oui et non, répondrai-je; et cette distinction, forcée du moment qu'il y a de l'ordre dans le monde, ne vous est pas favorable. Oui, le bien sort du mal, en ce sens que la souveraine intelligence, n'ayant donné à l'homme qu'une puissance et une liberté relatives, le contient d'ailleurs dans le cercle des lois d'ordre universel par lui établies, que nos passions les plus funestes ne changent rien à ces lois, que nous ne pouvons pas plus dissoudre le lien social qu'arrêter le cours des astres; en un mot, que la société, sans cesse troublée par nos excès comme les flots de la mer le sont par les tempêtes, n'est pas moins retenue dans de certaines bornes par la main toute-puissante, de sorte que les parricides ne laissent pas de faire partie de l'harmonie du monde par rapport au dessein général de son auteur, le libre arbitre entrant dans ce dessein: non, le bien ne sort pas du mal par rapport à nous, qui souffrons du mal et jouissons du bien, autrement que le chaud sort du froid, parce qu'à la suite du second, le retour du premier est plus vif et son action plus forte. Vous et moi nous ne pouvons savoir de l'univers qu'une chose, c'est qu'il est organisé; quant au mystère de son organisation, pas plus que moi vous ne pouvez le pénétrer. Pour le faire, il faudrait que vous fussiez où vous n'êtes pas, au centre infini. Traitant de l'homme, parlez-moi donc en homme au milieu des hommes, et dites-moi si la mauvaise foi sert aux échanges, si l'intempérance accroît les forces physiques et morales, si la dureté du riche aide aux besoins du pauvre, si l'excès aiguise le plaisir, si l'absence du goût est le stimulant des arts; et quand vous m'aurez répondu oui sur ces questions, vous n'aurez rien fait encore; car les contraires ne s'accordant point en logique, si le vice est avantageux, il l'est exclusivement, et alors c'est trop peu de l'absoudre, il faut l'ordonner, et si la vertu est exclusivement destructive, c'est trop peu de la craindre, il faut l'interdire. Or, quel législateur osa jamais procéder ainsi? Osez-le vous-même! Dites, dans une société petite ou grande, aux avares: thésaurisez! aux cupides: tuez et volez! aux juges: vendez vos suffrages! aux soldats: la honte n'est rien, la vie est tout! puis faites-nous admirer la grandeur, la richesse, la félicité d'un peuple formé à votre école! Vous attribuez, au seul vice, l'honneur d'exciter au travail qui tout fertilise, et, à la seule vertu, l'infamie de porter à la paresse qui rend tout stérile; c'est une supposition gratuite, parce que le travail n'a pas d'autre source que nos besoins, qui ne meurent qu'avec nous. Je concevrais qu'un sens de plus ou de moins, chez l'homme, augmentât ou diminuât son activité; mais que le sacrifice à soi-même ou le sacrifice de soi-même, c'est à dire le vice ou la vertu, altère la corrélation entre les besoins et le travail de l'homme, que Cartouche nécessairement soit plus actif que saint Vincent de Paul, je ne le conçois pas, et j'en conclus que, vertueux ou vicieux, tout peuple, grand ou petit, travaillera suffisamment pour vivre; or, c'est assez pour vous réfuter. Enfin, chose curieuse! vous appelez deux grands douteurs à votre secours, afin de fonder, en dogmes, les plus hardis paradoxes qui jamais aient soulevé le sens humain, Montaigne et Bayle; mais ni l'un ni l'autre ne vous sert. Quand Montaigne, effrayé de voir son pays ensanglanté par des sectes furieuses, se plaisait à humilier les dogmatistes, en opposant la plupart des conventions sociales entre elles, il n'entendait pas renverser les notions naturelles en vertu desquelles même il raisonnait; autant en peut-on dire de Bayle. Chez tous les deux, le doute est un flambeau, non une marotte; et si le premier, ainsi que le sage Erasme, par un excès d'imagination, ou un calcul de prudence, représenta souvent, dans son allure désordonnée, la raison courant la grande aventure; si le second usant, sans ménagement, de l'argumentation pour en montrer le vide quand elle s'applique à des matières où les définitions nous échappent, finit par éblouir nos yeux, au lieu simplement de les ouvrir, ils ont, par là, prouvé, l'un et l'autre, que la tolérance aussi pouvait avoir des apôtres indiscrets, sans toutefois autoriser ni les sophistes sensuels qui disent, comme vous, le vice est salutaire, ni les hommes de bien découragés qui disent, avec Brutus, la vertu n'est qu'un mot. Au surplus, je vous l'accorde, docteur; vous n'êtes point un Catilina; les grands jurés de Middlesex eussent mieux fait de vous répondre que de vous poursuivre; il ne faut brûler ni votre livre, ni vous; pas vous, qui ne fûtes méchant qu'en discours; pas votre livre, parce qu'incapable d'entraîner les esprits légers comme de les séduire, il saurait encore moins convaincre les esprits réfléchis. L'ART DE PLUMER LA POULE SANS CRIER. A Cologne, chez Robert le Turc, au Coq hardi. 1 vol. pet. in-12, fig., de 244 pages et 6 feuillets préliminaires. (Rare.) M.DCC.X. (1710.) Ce recueil de vingt et une aventures d'escroqueries, de galanteries suspectes, d'hypocrisies, d'abus d'autorité, de scandales causés par des personnes de tout rang et de toute profession, peut passer pour une satire des mœurs du temps, principalement dirigée contre la justice et la finance! La lecture de ces historiettes, invraisemblables pour la plupart, est néanmoins amusante, parce que les détails en sont racontés avec facilité. On y pourrait trouver le sujet de plus d'une comédie d'intrigue. Les fripons faiseurs ou faiseuses des tours qu'on y voit consignés s'appellent _les plumeurs de poule sans crier_, à cause du succès qui les suit toujours. Cela n'est pas moral, mais cela est assez historique. Ainsi le lieutenant criminel de Paris, Deffita, pour 2,000 écus habilement à lui comptés par un homme justement condamné à la roue, renvoie d'abord le coupable, comme prêtre, à la juridiction ecclésiastique, laquelle, par esprit de corps, le renvoie absous. Le même Deffita, pour 2,000 pistoles, met hors de cause un tapissier qui avait violé sa filleule, âgée de douze ans. Un contrôleur de la monnaie, nommé Rousseau, rogne les monnaies et se tire d'affaires en boursillant, sous le prétexte qu'il a inventé le cordon _Sit nomen Domini benedictum_, qui rend la fraude sur les écus de 6 livres plus difficile. La douzième aventure est fort bonne. Un pauvre avocat de Paris, passant dans la rue Sainte-Avoie, est surpris par un orage; il entre dans la première maison ouverte, qui se trouve être celle de l'intendant des finances Caumartin. Une grande salle basse était pour lors pleine de gens affairés, qui attendaient M. l'intendant à son retour de Versailles. Comme l'avocat s'y promenait de long en large, avec l'air soucieux, en songeant à ses tristes affaires, une des personnes de la compagnie s'approche de lui mystérieusement et lui offre à l'oreille 1,000 pistoles pour se désister... «Me désister! répond l'avocat étonné, allez! vous êtes fou!» Un instant après, survient un second personnage qui propose à l'avocat 20,000 écus, toujours pour se désister... «Fou! vous dis-je,» reprend encore l'avocat, ne concevant rien à ce langage. Enfin d'offre en offre, on vient à 150,000 liv. Cette fois, le pauvre homme était en mesure. S'étant adroitement informé, il avait su que ces gens réunis étaient là pour soumissionner la grande ferme dite _des Regrats_; il accepta donc les 150,000 liv., et sa fortune fut faite pour avoir passé dans la rue Sainte-Avoie par un temps de pluie. Les quatorzième et quinzième aventures, sur les vices de notre ancienne jurisprudence criminelle, sont fort intéressantes. La présidente Le Coigneux avait un mari avare, qui la laissait manquer de tout et cachait de l'or dans les moindres recoins de sa bibliothèque. Un jour, elle évente une cachette renfermant 3,000 pistoles, qu'elle s'approprie. Le président volé soupçonne son ramoneur, le fait arrêter et très régulièrement condamner à la potence, sur deux simples témoignages, après avoir obtenu un faux aveu du crime par le moyen si judicieux de la question. La présidente ne put soutenir le poids de ses remords. Au moment marqué pour le supplice du malheureux, elle confessa tout à son mari, qui n'eut que le temps de courir arrêter l'exécution. Disons, pour l'honneur du président Le Coigneux, qu'il fit une pension au ramoneur. L'autre aventure est plus dramatique encore. Un vertueux et riche magistrat de Lyon, que l'ambition des siens avait poussé, malgré lui, à acheter la charge de lieutenant criminel de cette ville, frappé des terribles écueils de son emploi, imagine de se voler à lui-même 10,000 liv. et d'accuser son cocher du vol. L'affaire s'instruit sans délais, et la justice, pressée de venger un lieutenant criminel, ne tarde pas à trouver des témoins et des preuves de la culpabilité du cocher. Le pauvre homme est condamné à mort; il va périr, quand son maître demande un sursis, paraît devant les juges assemblés, et leur dit: «Votre coupable est innocent; renvoyez-le absous; c'est moi qui suis le voleur. Voyez, messieurs, à quoi nous sommes exposés! Maintenant recevez la démission de ma charge et de tous mes emplois. Qui les veut les prenne!» Il dit et se rendit aussitôt chez les trappistes de Toscane, où il a demeuré jusqu'à sa mort, loin d'un monde qui lui faisait horreur et pitié! Cependant, puisque le monde renferme de telles ames, il ne faut pas perdre le courage d'y vivre. RÉFLEXIONS SUR LES GRANDS HOMMES QUI SONT MORTS EN PLAISANTANT; Avec des poésies diverses, par M. D*** (Deslandes). A Rochefort (Paris), chez Jacques Le Noir. M.DCC.XIV, fig. (1 vol. in-18 de 202 pages précédées de 24 pages préliminaires, avec la table des chapitres, suivie d'une table des matières de 7 feuillets.) Autre édition du même Livre, augmentée d'épitaphes diverses, de plusieurs poésies du même auteur, et d'autres de M. de la Chapelle. (1 vol. in-18. Amsterdam, chez les frères Wetstein.) M.DCC.XXXII, fig. (1723-24-32-58.) André François, Bureau Deslandes, né à Poitiers en 1690, commissaire général de la marine, à Brest; et mort à Paris en 1757, auteur d'une Histoire critique de la philosophie, d'un Recueil de traités de Physique et d'Histoire naturelle, de Pygmalion, de la comtesse de Montferrat et de quatorze autres ouvrages indiqués par M. Barbier, est aussi le père de ces _Réflexions_, qu'il adresse à son ami, le sieur de la Chapelle, de l'Académie française, écrivain médiocre, à qui l'on doit, entre autres choses, les _Lettres d'un Suisse à un Français sur les intérêts des princes_. Le bon abbé l'Advocat, en qualifiant Deslandes d'_auteur estimable qui pousse trop loin la liberté de penser_, ne pousse pas assez loin, pour un docteur de Sorbonne, la liberté de critiquer; car les _Réflexions sur les grands hommes morts en plaisantant_ étalent, sous une forme qui heureusement n'est pas séduisante, le matérialisme le plus brutal. C'est un des premiers écrits de ce genre qui aient paru en français, alors que les esprits révoltés des persécutions religieuses, dont la fin du règne de Louis XIV fut souillée, et las d'une hypocrisie tracassière que le jésuite Le Tellier avait introduite à la cour, se précipitèrent, sans mesure, vers une nouvelle recherche des principes de la philosophie rationnelle. Deslandes annonce, dans sa préface, que le goût du public de son temps, fatigué de maximes de morale détachées, telles qu'on en trouve chez MM. de la Rochefoucauld et de la Bruyère, s'étant tourné du côté de la métaphysique, il a entrepris son livre pour s'y conformer, en lui donnant d'ailleurs une forme légère, plus proportionnée à la faiblesse et à l'humeur de ses contemporains. On reconnaît, dès ce début, un auteur impertinent; aussi l'est-il sans difficulté. Il n'a pas tiré grand profit, dit-il, de l'_Officina_ du médecin Revisius Textor, où se trouve compilé un catalogue des Grands Hommes morts à force de rire, non plus que de l'_Historia ludicra_ de Balthazar Bonifaccio, archidiacre de Trévise, où son sujet est abordé. Ajoutons qu'il n'a tiré grand profit de rien, pas même de sa raison, puisqu'il ne professe que du dédain pour des opinions dont le monde s'honore depuis qu'il y a des hommes. A l'entendre, il a essayé de réaliser le vœu de Montaigne, qui voulait faire un livre _des morts notables_, dessein bien digne d'un esprit sincère et investigateur tel que Montaigne; mais certainement il n'a pas réalisé ce dessein comme l'eût fait l'auteur _des Essais_, ce penseur non moins sage que hardi, qui, assistant son ami au lit de mort, réveillait, dans sa pensée affaiblie, les consolantes idées de l'immortalité de l'ame humaine. Ces Réflexions, du reste, ne contiennent que 23 chapitres fort courts et fort superficiels. Une revue satirique des peines et des folies de l'humanité dans ses diverses conditions y mène d'abord à cette conclusion, que la mort est plus à souhaiter qu'à craindre; lieu commun réfuté par le prix que chacun attache à la vie. Puis, de l'idée d'une mort inévitable et toujours imminente, le lecteur est conduit à la recherche hâtive des plaisirs; déduction anacréontique plus que morale. Puis Deslandes cite Fontenelle, qui blâme Caton d'avoir pris la vie et la mort si sérieusement; mais Fontenelle était un égoïste, à la vérité plein de bienveillance et de délicatesse, mais enfin un égoïste, et Caton n'était pas égoïste. S'il n'y avait sur la terre que des Caton, une société s'ensuivrait très solide et très vertueuse; tandis que, s'il n'y avait que des Fontenelle, à peine quelqu'un voudrait-il se déranger pour faire _une saulce d'asperge_. La doctrine favorite de Deslandes est l'indifférence, la _nonchalance voluptueuse_, pour me servir de ses expressions. Son héros, en fait de mort, c'est Pétrone, lequel, se voyant tombé dans la disgrace de Néron, quitta, sans souci, ses voluptés choisies et se fit ouvrir les veines dans un bain. Mais les voluptés choisies, embrassées comme l'unique fin de l'homme, peuvent former aussi bien des Néron que des Pétrone; témoins Pétrone et Néron. Après Pétrone vient le philosophe Cardan, qui avait prédit sa mort, et se fit mourir à point nommé pour n'en avoir pas le démenti; ce qui est assurément un bel emploi de la force d'ame. Ensuite défilent Démocrite et Atticus; Atticus qui se suicida pour échapper aux langueurs d'une diarrhée chronique; je n'ai rien à dire à cela; et Démocrite qui se laissa mourir de faim parce qu'il était vieux, avec cette circonstance que sa sœur, son aimable sœur, l'ayant supplié de vivre jusqu'après les fêtes de Cérès, qu'elle désirait voir, il consentit à vider encore un pot de miel. Défilent encore le vieil Anacréon mourant, pour ainsi dire, à table; Auguste, se faisant coiffer pour la dernière fois, et disant aux siens: «Trouvez-vous que je sois bon comédien?» Rabelais, à l'agonie, congédiant un page du cardinal du Bellay avec ces mots: «Tire le rideau, la farce est jouée;» Malherbe, en pareille occasion, reprenant sa servante sur une faute de langage; mademoiselle de Limeuil, fille d'honneur de Catherine de Médicis, expirant au son du violon de son valet Julien; comme aussi la reine Élisabeth au son de sa musique ordinaire; Anne de Boulen, prise d'un fou rire sur l'échafaud; Saint-Evremont, voulant, à son heure suprême, se réconcilier... avec l'appétit; la courtisane Laïs, au retour de l'âge, exhalant son dernier souffle dans les bras d'un amant; le léger Grammont disant à sa femme, pendant que Dangeau l'exhortait de la part de Louis XIV: «Comtesse, si vous n'y prenez garde, Dangeau vous escamotera ma conversion;» Gassendi, moribond, qui se targue, auprès de son ami, d'ignorer d'où il est sorti, pourquoi il a vécu, pourquoi il meurt; Hobbes, ce Hobbes, qui craignait tant les fantômes, s'écriant, avant de s'éteindre, en désignant sa tombe: «Voici la pierre philosophale!» puis: «Je vais faire un grand saut dans l'obscurité.» Toutes ces morts, au fond plus bizarres et plus vaniteuses qu'intrépides, ne suggèrent à Deslandes aucune pensée forte, haute, ni même utile à sa thèse en faveur de la nonchalance philosophique. Il ne tire aucun avantage (tant il est maladroit) de l'ironie sublime de Trajan: «Je sens que je deviens dieu;» ni de la réponse de Patru à Bossuet, qui l'engageait à faire un discours chrétien avant de mourir: «Monseigneur, on ne parle, dans l'état où je suis, que par faiblesse ou par vanité;» parole ferme qui, sans doute, a de la grandeur; en revanche, il a l'air de s'extasier sur l'épitaphe que se fit Darius Ier: «J'ai pu beaucoup boire de vin et le bien porter;» et aussi sur ces vers de l'empereur Adrien faits _in extremis_, et traduits ainsi par Fontenelle: «Ma petite ame, ma mignonne, tu t'en vas donc, ma fille; et Dieu sache où tu vas! tu pars seulette, nue et tremblotante. Hélas! que deviendra ton humeur folichonne? que deviendront tant de jolis ébats?» Des hommes qui ont marché d'un pas délibéré au supplice, il ne vante que ceux qui ont conservé de la belle humeur, et montré de la nonchalance jusqu'à la fin, comme Thomas Morus, dit-il, Etienne Dolet, Phocion, Socrate... Pour Phocion et Socrate, halte là! ils ne sont pas morts nonchalamment, ils sont morts divinement. L'auteur s'autorise encore de Montaigne pour établir que la mort n'est rien, et cite un passage des _Essais sur les Morts entremeslées de gausseries_, où figurent plusieurs gens du peuple qui sont allés au supplice en riant, sans voir qu'il plaide ici contre lui-même; car, dès l'instant qu'un voleur qu'on pend peut s'écrier, au lancer de la corde: «Vogue la galère!» on n'admire plus si fort le _tire le rideau, la farce est jouée_ de maître François, et l'on est obligé de convenir que le rire nonchalant, à la mort, peut bien n'être pas la marque d'une grande ame. Aussi Montaigne ne cherche-t-il pas, dans ces exemples, des morts courageuses et philosophiques, mais seulement des morts faciles: ce sont tout simplement des faits curieux qu'il constate, et où d'ailleurs il ne voit aucun sujet d'admiration; autrement il serait forcé d'admirer la mort des bêtes plus que toute autre mort; ce qu'il n'a garde de faire. Dans sa stérile et confuse énumération, Deslandes se fait assez juger sans qu'il ait besoin de couronner ses réflexions, comme il le fait, par cette audacieuse et révoltante proposition: «Les idées de vertu et de vice sont assez chimériques; elles supposent autant de vanité que d'ignorance.» Quant à moi, si j'avais voulu donner au public un livre de philosophie sur les morts notables, il me semble que je l'aurais conçu différemment: j'aurais d'abord distingué deux espèces de morts notables: _les courageuses_, supposant un sacrifice regardé de face et consommé tranquillement, signe d'une nature supérieure; et _les faciles_, ne supposant ou n'exigeant qu'une chose, la stupidité, partage des brutes. Ensuite serait venue la grande question: laquelle des deux espèces de morts est la plus heureuse? Or, matériellement parlant, j'aurais accordé que c'est la seconde. Ce point résolu, je me serais enquis, avec les premiers sages de tous les pays, comment il se peut faire que le meilleur lot, dans la mort, soit acquis à l'être inférieur, et précisément par un effet de son infériorité? Enfin la réponse à cette question dernière m'eût ramené dans le sein du monde moral, sans chimères, sans ignorance et sans vanité. Dans tous les cas, je me serais défié des morts plaisantes: j'y aurais découvert plus d'ostentation ou de folie que de vrai courage ou d'indifférence véritable; et, prouvant ainsi qu'elles ne sont ni admirables, ni faciles, je me serais déclaré pour les morts sérieuses. Le stoïcisme épicurien que Deslandes a professé dans ses Réflexions, il le reproduit dans les poésies qui les suivent; mais c'est un chant dont les paroles ne valent pas mieux que l'air. J'en dirai autant des vers du sieur de la Chapelle et des autres poésies libres ou non, insérées dans ce recueil, sauf le fameux sonnet de l'Avorton, pourtant qui est digne de sa réputation. A l'égard des épitaphes qui enrichissent la seconde édition, et sont prises de tout côté, il y en a cinq ou six d'excellentes, mais très connues, telles que celles du poète Maynard: «Las d'espérer et de me plaindre»; de Colas: «Colas est mort de maladie, etc.;» de La Fontaine: «Jean s'en alla, etc.;» de Regnier: «J'ai vescu sans nul pensement, etc.;» et deux ou trois autres plus ignorées, que je rapporterai, parce qu'elles me paraissent bonnes. EPITAPHES. I. _D'une femme publique._--On l'a trouvée au cimetière des Innocens, à Paris. Ci-gît Paquette Cavilier En son petit particulier. II. _D'un Curé._--La traduction française est de l'auteur. Hic malè jacet Dans cette fosse Et benè tacet Notre curé Magister Rochus, Roch de la Crosse Noster parochus Gît enterré, Qui non divini Qui n'avait cure Cantus, sed vini, Du chant divin, Nec animarum, Ni d'écriture, Sed fœminarum, Mais de bon vin. Tunc cum vivebat, Au soin des ames Curam gerebat. Vaquant fort peu; Viris amatus, Jouant beau jeu Eo quod bibax; Avec les dames. Fœminis gratus, D'elles chéri Eo quod salax; Pour la couchette, Illi bibaces Et du mari Illum bibacem, Pour la buvette; Vellent sub tecto; Mais ni cocus Illæ salaces Ni leurs femelles Illum salacem De ses nouvelles Vellent in lecto; N'entendront plus; Sed neutris adest, Car dans la terre, Nàm clausus hic est. Sous cette pierre, Il est reclus. III. _De Laurent Valla, rival du Pogge._--Que nous traduirons ainsi: Ohe ut Valla silet, solitus qui parcere nulli est: Si quæris quid agat, nunc quoque mordet Humum. Ci gît qui n'épargna personne: Il mord le tuf, Dieu me pardonne! ÉTAT DE L'HOMME DANS LE PÉCHÉ ORIGINEL. Où l'on fait voir quelle est la source, quelles les causes et les suites du péché dans le monde. (1 vol. in-12 de 208 pages, plus 3 feuillets de table), par Béverland. Imprimé dans le monde en 1714. (1714.) Béverland, né à Middelbourg, et mort misérable vers 1712, est du petit nombre des écrivains protestans qui ont laissé des ouvrages licencieux. Nous parlerons de son livre sur le péché originel avec le plus de réserve qu'il nous sera possible, en prenant soin de dire, avec ses biographes, à son honneur, qu'il parut se convertir aux bonnes mœurs sur la fin de sa vie. La traduction, ou plutôt l'imitation très libre que nous avons du _Peccatum originale philologice elucubratum a Themidis Alumno_, a été imprimée trois fois: 1° en Hollande, en 1714; 2° en 1751; 3° en 1741. M. Barbier cite six éditions de cet ouvrage; mais peut-être comprend-il, dans le nombre, les traductions allemandes. Il ajoute que le nom de l'imitateur français, d'après Krast, auteur allemand de _la Nouvelle bibliothèque théologique_, est Fontenay, ou la Fontanée, et qu'on trouve dans l'édition dernière _du Chef-d'œuvre d'un inconnu_, donnée par Leschevin, une note intéressante sur l'original et la copie. Il était naturel de chercher un sens caché dans l'histoire du Péché originel que raconte l'auteur sacré de la Genèse. Comment prendre à la lettre cette condamnation terrible de la race humaine qui, pour être adoucie, aurait demandé, quatre mille ans plus tard, le sacrifice de la Divinité elle-même, et cela à l'occasion d'une pomme mangée curieusement dans la vue de devenir savant? Tout d'ailleurs, à part la convenance morale, portait à supposer ici quelque sens mystérieux. Moïse ne sortait-il pas d'Egypte, berceau du langage figuré, empire des hiéroglyphes? N'était-il pas plus sensé de voir une figure, un symbole dans la fameuse pomme, dans l'arbre de la science du bien et du mal, dans le serpent séducteur, etc., etc., que d'y voir simplement des objets matériels? Beaucoup d'esprits graves s'exercèrent à diverses époques sur ce sujet. Béverland le fit à son tour, mais avec une intention satirique et sur un ton graveleux, mêlant à ses dissertations philologiques des tableaux fort libres et des citations de poètes latins qui ne le sont pas moins. Selon lui, la pomme, c'est la volupté; le serpent, c'est la concupiscence, d'où sont nés les mauvais penchans du monde, et les organes de la génération sont figurés par l'arbre fatal, explications que son imitateur a reproduites dans les vers suivans: Depuis la fatale chute, D'Eve et son époux Adam, Nous sentons à notre dam Qu'au mal nous sommes en butte. La Malice au faux regard, La Fureur à l'œil hagard, Remords et douleurs amères, Haine ceinte de vipères, Tristes fruits de leurs ébats, Règnent chez nous ici-bas: L'homme de l'homme l'ouvrage N'a reçu d'autre héritage; Et cependant, ô malheur! O triste effet de l'erreur! Presque encore dans l'enfance, Convoitant l'éternité, L'adolescent est tenté De faire à sa ressemblance. ........................... Ma foi! tout homme en est là! Parlez tant qu'il vous plaira, Par raison et par morale, La souillure _originale_ Met la raison à quia. Revenons à Béverland. Les Égyptiens figuraient le péché contre nature par l'image de deux perdrix accouplées, à cause de ce que les naturalistes racontent de cet oiseau libidineux. L'usage de la circoncision chez les Juifs semble découler de l'idée d'un châtiment infligé à la partie coupable. Le mot hébreu (Héden) signifiait _volupté_. La honte qu'Adam et Eve éprouvèrent, après leur chute, de se trouver nus, laisse percer que ce n'était point par la bouche qu'ils avaient failli. La transmission des désirs charnels qui tourmentent l'homme et la femme, dès leur jeunesse, et que, par parenthèse, les parens ne combattent pas avec assez de vigilance, explique fort plausiblement la culpabilité de la descendance de nos premiers auteurs. Le précepte divin: _Croissez et multipliez_, n'infirme point cette explication; car on ne prétend pas, dans l'hypothèse, que Dieu n'avait pas créé l'homme et la femme pour s'unir charnellement; mais seulement qu'il les avait soumis à une épreuve temporaire de continence sous laquelle ils ont succombé. D'ailleurs il suffirait qu'il y eût une transposition dans le passage de l'Ecriture relatif à ce précepte: _Croissez et multipliez!_ pour faire tomber l'objection, Dieu ayant bien pu défendre d'abord la multiplication de l'espèce humaine pour la permettre ensuite. Or, qui ne sait, avec le Père Simon, de l'Oratoire, et bien d'autres, qu'Edras s'est donné toute carrière pour les transpositions, suppressions, etc., etc., d'où il résulte une infinité de non-sens dans les textes sacrés, tels que nous les avons aujourd'hui? Telle est, en abrégé, l'argumentation de Béverland et celle de son imitateur français. Qu'on y ajoute, par la pensée, bon nombre de contes, plaisanteries, vers libres, et l'on aura la substance d'un livre plus curieux qu'édifiant. THÉATRE ET OPUSCULES DU PÈRE BOUGEANT, JÉSUITE. (1 vol. in-12.) La Haye, Adrien Moëtjens et Pierre du Marteau. M.DCC.XXX.-XXXI.-XXXII. (1730-31-32.) Les jésuites ont toujours eu la manie de plaisanter; mais, comme ils n'ont jamais su rire, il est résulté que leurs satires, comédies, plaisanteries, épigrammes, chansons et chansonnettes ont toujours été froides. Leurs efforts constans pour égayer le public aux dépens de leurs adversaires, singulièrement excités par le besoin de se venger des _Lettres Provinciales_, n'en furent que plus malheureux: c'est ce qu'on voit même dans les spirituelles comédies composées par le P. Bougeant contre Quesnel et ses adhérens, ces farouches ennemis du Formulaire et de la bulle Unigenitus, malgré tout le sel que l'auteur y a répandu. Ces comédies sont au nombre de trois, savoir: _la Femme docteur_ ou la _Théologie tombée en quenouille_, en cinq actes et en prose; le _Saint déniché_ ou la _Banqueroute du marchand de miracles_, également en cinq actes et en prose; et les _Quakers français_ ou les _Nouveaux Trembleurs_, en prose et en trois actes. La _Femme docteur_ eut un grand succès de parti et fut, dit-on, réimprimée vingt-cinq fois, tant chez nous qu'à l'étranger; elle passe pour la meilleure des trois, on ne sait pourquoi, car le _Saint déniché_ lui est bien supérieur, à notre avis du moins. Quant aux _Quakers_, point de difficulté, c'est la moindre à tous égards. Dans chacune, le dialogue offre de la finesse et du trait; mais il n'y a d'action véritable, ni de situations fortes dans aucune. Leur vice radical est dans le sujet, qui ne se prête pas à la vivacité dramatique. Rien de moins propre au théâtre que le ridicule tiré de l'incompatibilité de la doctrine de la grâce, telle que l'entendent les jansénistes, sur le témoignage équivoque de saint Augustin, avec le libre arbitre, éternel fondement de la religion catholique et de toute religion. La scène, faite pour un public plutôt impatient que réfléchi, qui demande à être saisi et non endoctriné, la scène veut de l'évidence et non des subtilités. Qu'on essaie de mettre en dialogues scéniques les comiques interlocutions des _Lettres Provinciales_, et l'on verra si elles font rire! Il faut que chaque chose soit à sa place: en un mot, controverse est une chose, et comédie une autre. Venons aux comédies du P. Bougeant. La _Femme docteur_ est une pâle contre-épreuve des _Femmes savantes_, avec réminiscences du _Malade imaginaire_. Madame Lucrèce, riche janséniste, a deux filles dont, malgré son frère Cléanthe et son mari Géronte, elle veut donner la cadette en mariage au jeune la Bertaudinière, espèce de Thomas Diafoirus, fils du sieur Bertaudin, janséniste et fripon. La fille Angélique ne veut pas de cet hymen, attendu qu'elle aime Eraste et qu'elle ne s'occupe guère de la grâce efficace. Sa sœur aînée, tout absorbée par la grâce qu'elle est, essaie en vain de lui souffler son amant; à la fin, tout s'arrange par un moyen pauvrement copié de Molière. «Voulez-vous une preuve de la bassesse d'ame de votre Bertaudin,» dit le sage Cléanthe à sa sotte sœur, madame Lucrèce; «proposez-lui d'épouser Angélique sans dot, ou même déshéritée au profit de votre aînée.» Madame Lucrèce adopte ce moyen d'épreuve. Bertaudin ne consent plus à l'alliance du moment qu'Angélique est déshéritée. Sur ce, madame Lucrèce en conclut que M. Bertaudin a l'ame sordide, et donne sa fille à Eraste avec une bonne dot. Conclusion très fausse, qui fausse le dénouement. La feinte qui termine les _Femmes savantes_ est, au contraire, judicieuse et donne un dénouement judicieux. Chez Molière, le raisonnement est celui-ci: «Je vous destinais ma fille riche, que vous dites aimer, un coup imprévu lui enlève son bien: la voulez-vous encore?--Non.--Donc vous êtes un homme sans délicatesse, et vous n'aurez point ma fille, qui n'est pas ruinée.» Cela est bien trouvé. Chez le P. Bougeant, le raisonnement est tel: «Je vous avais promis ma fille avec une bonne dot: je vous l'offre aujourd'hui sans dot, attendu que tel est mon bon plaisir; en voulez-vous encore?--Non.--Donc vous êtes un homme de mauvaise foi, et retirez-vous.» Ceci ne vaut rien. Voilà comme le génie s'appuie toujours du bon sens, tandis que le bel-esprit croit pouvoir s'en passer! A l'égard de l'intrigue, elle est à peu près nulle. Il y a bien un projet d'enlèvement sur jeu; mais il est presque aussitôt abandonné que formé. Ce n'est donc rien qu'un _fil à faux_ dans la trame; or, il n'en faut jamais, ainsi que le rappelle Diderot, dans sa _Poétique du théâtre_. Tout le mérite de la pièce se réduit à quelques mots plaisans et à quelques scènes épisodiques; par exemple, à mademoiselle Baudichon, quêteuse janséniste, se plaignant de ce que les quêtes ne vont pas dans son quartier, et disant: «Ah! si j'étais de Saint-Gervais ou de Saint-Roch!» à la Femme docteur, définissant la grâce une hypothase communicative, sur quoi Dorimène réplique: «Ce serait plutôt une hypothèse,» et ajoute: «Moi, je pense que c'est une vertu sympathique;--et moi, dit Bélise, un écoulement harmonique.--Que ces définitions sont belles!» s'écrie l'avocat Frondebulle, en les répétant à plaisir, comme le fameux _quoi qu'on dise_, et Bélise de lui dire: «Souvenez-vous que l'écoulement est de moi!» Quand on a cité vingt saillies pareilles, on a tout moissonné. Mais des jésuites qui se moquent des définitions ne définissant rien, des quêtes frauduleuses, des donations extorquées ou captées, des pieuses tromperies, des miracles d'invention, de la théologie tombée en quenouille, eux qui aiment tant à la voir filer! en vérité, le comique est là, s'il n'est dans l'ouvrage. L'intrigue du _Saint déniché_ n'est guère mieux entendue. Dans une fable à peu près la même, sauf que l'action est double, et que le dénouement est romanesque, comme dans l'_Avare_. Le principal est toujours une jeune fille qu'on veut marier contre son gré à un janséniste ridicule, au préjudice d'un homme qu'elle aime et dont elle est aimée. Que ce soit le bourgeois Gautier ou la bourgeoise Lucrèce, Lucile et Léandre, ou Eraste et Angélique, la Bertaudinière ou l'avocat Bredassier, il n'y a pas de notable différence; mais ici les détails sont plus amusans, le dialogue plus naturel et plus gai. Le protestant Germain rentrant dans sa patrie et dans le sein de l'Eglise, converti par le spectacle que donne actuellement le jansénisme, forme une opposition assez heureuse avec le bon-homme Gautier se réveillant protestant, sans le savoir, après s'être endormi janséniste, et convaincu d'hérésie par un domestique anglais. L'avocat Bredassier établissant si bien, d'après les lois romaines, son droit sur le cœur et la main d'Angélique, que Lucile bâille et s'enfuit, égaie un peu la scène. Les convulsions qui prennent au bourgeois Gautier dès qu'il a mis la prétendue perruque de Quesnel sur sa tête sont une farce de collége; mais c'est quelque chose qu'une farce, et cela vaut mieux, dans une comédie, qu'un sermon ou une dissertation. La pièce finit heureusement par un double mariage, aussitôt que le bourgeois Gautier s'est dégagé des liens du janséniste, en voyant démasquer successivement devant lui plusieurs faux convulsionnaires; et c'est ainsi que le saint diacre Pâris est déniché! A défaut d'autre palme, la petite comédie des _Quakers français_ a celle du scandale. Un prêtre janséniste, convulsionnaire à gages, las d'opérer tout seul, vient trouver son patron, le janséniste abbé Bonnefoi, pour en obtenir des compagnons auxiliaires. L'abbé Bonnefoi lui en promet. Reste à trouver de l'argent pour en louer, qui en fournira? Ce sera le comte de Reineville, une de leurs meilleures dupes. On lui dira qu'il s'agit d'une quête pour des frères réfugiés, et le cher homme s'exécutera. Sur ces entrefaites, un cardeur de laine, faux convulsionnaire, vient demander son dû à l'abbé Bonnefoi qui, n'ayant pas encore l'argent du comte de Reineville, le met dehors par les épaules. Enfin l'argent du comte permet d'enrôler un peintre, un charbonnier, un crocheteur, un porteur d'eau. Les convulsions commencent; mais, par malheur, Picard, valet du comte, a tout soupçonné, tout épié, tout découvert. Il démasque la fourbe aux yeux de son maître, et les nouveaux trembleurs en sont pour leur infamie. A la suite de ces trois pièces, nous trouvons, dans le volume où nous les possédons réunies, un Dialogue du même auteur entre un docteur catholique et un janséniste sincère, dans lequel le premier veut prouver au second que sa doctrine justifie tous les crimes, en détruisant le libre arbitre. Ce Dialogue, intitulé: _Apologie de Cartouche, ou le Scélérat sans reproches par la grâce du Père Quesnel_, est une hyperbole insultante qui ne prouve pas plus contre la morale des jansénistes que les exagérations injurieuses des _Lettres Provinciales_ ne prouvent contre la morale des jésuites. Ni les uns ni les autres n'ont pu expliquer _comment_ nous sommes libres sans que Dieu cesse d'être juste, et personne ne l'expliquera jamais; ce qui n'empêche pas que les hommes n'aient en eux le sentiment de leur liberté, et sous les yeux l'éclatant témoignage d'une intelligence infinie, source nécessaire de l'infinie justice; ce qui suffit à fonder la morale, et qu'il n'y ait jamais eu de Cartouche formé soit par le molinisme, soit par le jansénisme. Pour en revenir au Père Bougeant, il valait beaucoup mieux que ses comédies. Son histoire du Traité de Westphalie, précédée d'un _Abrégé de la guerre de trente ans_, continue, avec une noble franchise, avec une élégante clarté, sinon avec éloquence, la grande histoire de M. de Thou. Dans sa jeunesse, il avait excité l'intérêt des esprits hardis et les soupçons des hommes de sa robe par un petit écrit intitulé: _Amusement philosophique sur le langage des bêtes_. Il ne cessa, depuis, de donner des gages de sa soumission; mais il ne put jamais se relever complètement dans l'opinion des siens, et mourut, à Paris, en 1743, à cinquante-trois ans, dans une demi-disgrâce. TRAITÉ DE LA DISSOLUTION DU MARIAGE POUR CAUSE D'IMPUISSANCE; Avec le Factum d'Estienne Pasquier pour Marie de Corbie, et la relation du procès de Charles de Quellenec, baron de Pont, avec Catherine de Parthenay Soubise, extraite du volume 1743, des manuscrits de M. du Puy, à la Bibliothèque royale (par le président Jean Bouhier). A Luxembourg. (1 vol. in-8.) M.DCC.XXXV. Le président Bouhier paraît avoir eu en vue principalement, dans ce traité, d'en réfuter un sous le même titre, et sur le même sujet, d'Antoine Hotman, avocat général au parlement de Paris, du temps de la ligue. Paris, Mamert Patisson, 1581, in-8. Un certain avocat de Dijon, nommé Fromageot, combattit l'ouvrage de Bouhier dans une consultation imprimée, à laquelle il fut fait une réplique victorieuse par l'auteur. On joint quelquefois ces diverses pièces au présent volume, mais elles n'en font pas partie nécessaire. Le Traité de la Dissolution du Mariage a été réimprimé in-8, en 1756, avec les principes sur la Nullité du Mariage pour cause d'impuissance, par Boucher d'Argis. (1735.) L'idée du juste et de l'injuste, c'est à dire le sentiment des rapports qui unissent l'homme à Dieu et fondent la morale, est si naturelle aux sociétés comme aux individus, et si essentielle à leur conservation, que, dans tous les pays, elle a formé la première base des lois. Cela était dans l'ordre, cela était nécessaire: mais, en essayant le bien, en rêvant le mieux, en poursuivant la suprême justice qui demeure cachée dans les conseils du Tout-Puissant, la législation ne tarda pas à s'égarer. Les seuls intérêts sociaux, mobiles comme le temps, lui étaient soumis; elle en négligea la recherche pour déterminer, définir, expliquer, sanctionner les devoirs moraux qui ne changent point; et, par de très honorables motifs, autant que par une déduction toute simple des prémisses, ayant appuyé ses principes de droit sur l'autorité de la religion, elle confondit, plus ou moins, suivant le cours des âges, dans la même pensée, le théologien, le moraliste, le casuiste avec le législateur, autrement le licite avec l'honnête, le précepte avec la loi, le profane avec le sacré, ce qui fut et sera toujours une abondante source de troubles, de violences et de contradictions. De là cette haute justice sacerdotale qui, sous le nom d'inquisition, a tant fait de mal par devoir; de là ces scrupules réglementaires, empreints dans la jurisprudence pendant si longtemps, et que l'on a trop ménagés en les qualifiant de _Douanes de la pensée_; car non seulement ils ne laissaient point de carrière à l'intelligence, mais ils ne lui laissaient point d'asile. L'expérience et la réflexion devaient à la fin corriger, chez nous, des erreurs si fatales, en prenant l'utilité commune pour la commune mesure des obligations extérieures de l'homme, et laissant à la conscience de chacun la libre appréciation des obligations intérieures que Dieu même y a gravées. Dès lors le législateur ne s'exposa plus à manquer le but, pour vouloir l'atteindre d'en haut; mieux inspiré dans son respect pour la Divinité, il ne prétendit plus lui servir d'organe, d'interprète, moins encore de vengeur. Ses efforts se bornèrent à connaître, à régler les rapports des individus entre eux, à fixer, par des conventions précises, les notions de l'utile et du nuisible; il sépara la loi du précepte, et sans entreprendre de subordonner celle-ci à celui-là, ce qui ne se peut, sans quoi l'on verrait l'impie, l'adultère, l'ingrat, le fourbe, le lâche plus sévèrement punis que le faux monnoyeur, il crut assez faire pour la conciliation de l'équité absolue et de la justice relative, en évitant d'opposer nécessairement la seconde à la première. C'est là le dernier terme de la raison humaine trop limitée et le point où nous sommes arrivés en France après bien des traverses, en partant de la législation la plus barbare qui fut jamais, pour dépasser de beaucoup l'antique sagesse du droit romain; c'est là ce dont nous devons plus nous glorifier que de nos conquêtes, de nos richesses et de nos arts, et ce qui rendra immortels les génies privilégiés qui ont commencé l'œuvre avec les L'Hôpital, les Domat, les d'Aguesseau, qui l'ont si fort avancée avec Montesquieu, enfin qui l'ont achevée avec les habiles rédacteurs de nos Codes modernes. Les choses n'en étaient pas à ce point dans notre pays en 1735. Sans parler de la question ordinaire et extraordinaire, de la recherche de la paternité, de l'action judiciaire pour cause de maléfices, divination, sorcellerie, ni de tant d'autres cruelles gothicités, qui subsistaient encore dans nos lois, à cette époque, l'action en dissolution de mariage pour cause d'impuissance était étrangement pratiquée. A la vérité, l'épreuve du congrès n'avait plus lieu, depuis le 18 février 1677, que sur les conclusions de l'avocat général Lamoignon, le parlement de Paris, par un arrêt solennel, l'avait abolie, honteux de sa méprise avec le marquis de Langey, qui avait eu deux enfans d'un second lit après avoir été condamné, sur congrès, comme impuissant; mais, outre que les décisions d'un parlement n'enchaînaient pas celles des autres ressorts du royaume, nous allons voir avec le président Bouhier que cette suppression, loin d'être un bien, était un mal. Reconnaissons seulement le système de nos anciens sur ce singulier chapitre. Ils raisonnaient ainsi: Le mariage est un sacrement institué dans l'unique but de la génération. Or, l'impuissance de l'un des époux rendant ce but inaccessible devient une cause urgente de la dissolution de l'union; sans quoi il y a péché, ou tout au moins occasion prochaine de péché dans l'union même; soit que l'incapacité vienne de la femme, ce qui ne la rend ni moins séduisante, ni moins fragile; soit qu'elle vienne du mari, ce qui ne l'empêche pas d'être aussi pressant, aussi recherché que tout autre; au contraire, ainsi qu'on le raconte des eunuques, gens les plus fatigans du monde sous ce rapport, et beaucoup plus que les êtres complets, lesquels y vont d'ordinaire bonnement et naturellement, sans autre assaisonnement que l'appétit, de toutes les délicatesses la plus délicate. Ici se pressent, en faveur du système, tant de décrétales de papes, tant de sentimens de canonistes et de distinctions de casuistes, tant de témoignages de saints Pères et de saints docteurs, notamment de saint Augustin, de saint Ambroise, de saint Thomas, qu'il faut laisser au président Bouhier le soin de les citer, et surtout à Estienne Pasquier dans son Factum contre de Bray pour damoiselle Corbie, d'autant plus qu'ils citent sans rougir. On conçoit, en effet, dans le système, que peu de choses devaient arrêter une femme régulière dans son action, et la peur du ridicule moins que le reste; car fallait-il que, par un lâche respect humain, elle s'exposât à damnation, en souffrant les poursuites libidineuses et les empressemens stériles d'un simulacre d'époux? Aussi voyait-on parfois les plus chastes personnes du sexe affronter, sans pudeur, la procédure usitée, laquelle ne laissait pas que d'avoir ses désagrémens, étant en harmonie avec la nature de ces étranges causes. Lorsqu'une femme se plaignait (et les plaintes venaient presque toujours de la femme; on devine déjà et l'on verra plus bas pourquoi), la cause était portée à l'officialité, qui interrogeait les parties et prenait d'abord leur serment avec celui de sept parens de ladite femme. Après le serment venait la visite médicale de l'homme, puis subsidiairement celle de la femme. Puis, l'époux persistant à se défendre, on lui accordait, soit la cohabitation triennale comme temps d'épreuve, si l'action en dissolution du nœud avait suivi de peu le mariage; soit la cohabitation trimestrielle, comme dernier répit, après plusieurs années d'un hymen infructueux. Une nouvelle visite de la femme suivait nécessairement ces moyens; et en fin de compte, si l'homme maintenait encore, on ordonnait le congrès une ou plusieurs fois; mais, pour le coup, c'était au mari de triompher alors; car, s'il succombait, ou même s'il lui advenait ce qui advint au trésorier Etienne de Bray avec la demoiselle Corbie, en 1580, j'entends de se tirer de l'épreuve en pleureur après s'y être présenté en lutteur, il était condamné, par jugement de l'official métropolitain, dûment confirmé par le parlement; et vainement eût-il été habile à faire des prouesses ailleurs comme en fit le marquis de Langey; vainement eût-il eu un bon parent, avocat général, pour soutenir son fait et décrier le congrès dans un savant traité _ex professo_, comme le sieur de Bray en eut un dans Antoine Hotman, il suffisait, à ce pauvre époux, d'une femme entêtée comme la demoiselle Corbie et d'un avocat adverse ferré à glace comme Etienne Pasquier, pour être démarié sans pitié, et pour recevoir des mains d'Israël un brevet de bouche inutile. On n'a pas d'idée de l'acharnement que déployaient parfois les familles, surtout les belles-mères, dans la poursuite des maris, en cas pareil. Pour les apprécier, il faut voir l'_Histoire du pauvre baron d'Argenton sous Henri IV_, et lire, à la fin du présent volume, le détail des persécutions qu'eut à endurer, sous Charles IX, de madame de Soubise, de la princesse de Condé, de la reine de Navarre et d'autres, Charles de Quellenec, baron de Pont, au sujet de Catherine de Parthenay Soubise, sa femme. Ces persécutions furent telles que ce seigneur dut s'estimer heureux de périr les armes à la main, en bon et brave huguenot, dans le massacre de la Saint-Barthélemy; car tel fut son sort, et j'en tire un signe favorable à son droit contre Catherine de Parthenay; estimant, n'en déplaise à l'eunuque Narsès, qu'impuissance est rarement compagne de vaillance. Cependant, quel tissu de folies cyniques et d'iniques turpitudes offrait cette procédure! Premièrement, le serment des sept parens de la femme? Mais, on se le demande, que pouvaient attester ces sept nigauds sur les mystères du lit nuptial, sinon des caquets de l'épousée à défaut de caquets de l'accouchée? Ensuite la visite de l'homme? Mais elle ne présentait aux visiteurs que des apparences: or, l'on sait qu'elles sont ici tellement trompeuses, qu'il y aurait presque plus de chances de vérité à parier contre que pour elles, à ne fournir que l'exemple du pauvre baron d'Argenton, dont l'amour fut jugé borgne parce qu'il ne montrait qu'un œil, encore qu'il eût deux yeux dont il voyait fort bien; et pourtant il fallait en croire ces trompeuses apparences, sous peine d'absurdité, en récusant le témoignage même qu'on invoquait. Quoi encore? la visite de la femme? Mais eussiez-vous ici toutes les lumières de Severin Pineau[22], jointes à celles du Deutéronome, chapitre 22, et à celles dont le médecin Melchior Sébizius fait une si naïve énumération dans son petit Traité _de Notis Virginitatis_, vous pourrez encore plus facilement prouver à une femme qui se dit vierge quand elle ne l'est pas, qu'elle ne l'est pas, qu'à son mari qu'elle l'est, quand il prétend qu'elle ne l'est pas et qu'elle l'est! La cohabitation expérimentale ne valait pas mieux. Qui garantissait aux juges que le mari n'userait point de quelque artifice violent pour ouvrir les voies du mensonge, ou la femme de quelque ruse malicieuse pour fermer l'accès de la vérité? Enfin le congrès? Mais cette épreuve, raisonnable quand le défendeur l'invoquait, insensée quand le juge la prescrivait, était plus souvent prescrite qu'invoquée. [22] Severus Pinæus de Virginitatis notis, graviditate et partu. Ludov. Bonaciolus de conformatione fœtus, accedunt alia. Lugd.-Batav., 1650, 1 vol. pet. in-12. Voici un extrait des articles de MM. Begin, Chaussier et Adelon sur Severin Pineau et Louis Bonacioli, dans la Biographie universelle: Pineau, né à Chartres vers 1550, mort à Paris en 1619, doyen du Collége royal de chirurgie, eut de son beau-père, Philippe Collot, le fameux secret de la taille, opération qu'il pratiqua heureusement. Il fit paraître, en 1597, en latin, son ouvrage estimé sur la Virginité et l'Accouchement, dans lequel il démontra 1° que la matrice n'est point partagée en plusieurs loges; 2° que l'accouchement est précédé du relâchement préliminaire de la symphyse (liaison) des deux os du bassin. Louis Bonacioli, médecin de Ferrare, vers 1460, fit un gros ouvrage sur la génération, sous le titre d'_Enneas muliebris_, dont le présent opuscule de _Fœtus formatione_ n'est qu'un extrait. Ses écrits sont si remplis de certains détails, qu'on s'étonne qu'il ait osé les dédier à la princesse de Ferrare. La petite édition de 1650, que nous citons, renferme des gravures explicatives qui ne sont guère à montrer et qui contribuent d'autant plus à la faire rechercher des amateurs. Toutefois, disons-le avec le président Bouhier, qui a écrit son Traité uniquement pour réhabiliter le congrès, cette épreuve, abolie comme scandaleuse et vaine, l'était bien moins que l'action judiciaire elle-même, ou plutôt c'était la seule chose ici qui ne choquât point le sens commun. En effet, dès lors que le législateur considérait le mariage, non pas seulement comme un contrat civil à garantir, mais comme un sacrement à sanctifier, il devait admettre, dans les procédures auxquelles ce sacrement donnait lieu, tous les moyens qu'admettait l'Eglise. Or, les saints canons, recevant le congrès tout aussi bien que le serment, l'interrogatoire, la visite, la cohabitation expérimentale, il devait aussi le recevoir. Vainement Bayle avait-il égayé sa dialectique aux dépens de cette épreuve _de natura_; plus vainement Boileau, avec _sa Biche en rut_, s'en était-il comiquement moqué; notre président avait raison de répondre, particulièrement à ce dernier, à peu près ceci: «Grand poète et pauvre jurisconsulte! ayez plus de logique et moins de délicatesse à contre-sens! Recevez ce que reçoit l'Eglise ou rompez avec la Sorbonne! Supprimez l'action d'impuissance ou laissez au mari, dans le congrès quand il l'invoque, la seule manière qu'il ait d'échapper à la calomnie; et d'autant mieux que ce moyen, péremptoire en cas de succès et péremptoire exclusivement à tout autre, n'est pas plus incertain que tout autre en cas de revers. _Ab actu fit potentia_, grand poète et pauvre jurisconsulte! Si le mari agit, il peut agir. Point de manifestation qu'il agisse sans le congrès. Respectez-le donc, ce congrès; accordez-le au mari quand il le réclame, et bornez votre philosophie tardive et incomplète à dissuader les juges de l'ordonner comme ils l'ont fait le plus souvent, faute de s'être souvenus que certaines choses ne se commandent pas!» Bouhier, s'adressant ensuite à de plus sérieux adversaires, tels que Tagereau, Hotman et autres légistes ennemis du congrès, faisait aux quatre objections ci-après les quatre réponses qui suivent: 1° Sur l'objection que le moyen est cynique; réponse qu'il l'est beaucoup moins que la visite, si les matrones, les médecins et l'official ne font que ce qu'ils doivent faire, et les détails donnés ici sont convaincans; 2° sur la nouveauté du moyen; sur ce qu'on n'en fit guère usage, en France même, et point ailleurs; réponse qu'il fut employé chez nous dès le XIIIe siècle, adopté par toute l'Europe, usité maintes fois dans les Pays-Bas; en Angleterre, sous Jacques Ier, entre le comte et la comtesse d'Essex; en France, comme le rapporte Pasquier dans son Factum contre de Bray, entre le sieur de Hames et demoiselle de Senarpon, entre le sieur de Turpin d'Assigny et demoiselle de la Verrière, entre le sieur d'Erasme de la Tranchée et demoiselle de Castellan, entre le baron de Courcy et mademoiselle de Crevecœur; 3° sur ce que le moyen est inutile; réponse: «Y pensez-vous, inutile? Oui, sans doute, inutile, scandaleux, stupide comme moyen de condamnation et moyen forcé; mais comme moyen libre de justification, il n'est pas autrement inutile que la lumière ne l'est au flambeau pour éclairer.» 4°. Sur ce que le congrès a été réprouvé par de graves autorités; réponse: que nulle des autorités ecclésiastiques ne l'interdit, plusieurs le recommandent, et que même le célèbre casuiste Sainte-Beuve, qui ne l'aime pas, l'admet. Telle est, en résumé, l'argumentation du président Bouhier. On est forcé de convenir qu'elle est bien fondée, une fois le principe de l'action d'impuissance accordé, car elle tomberait entièrement si ce principe venait à être écarté. C'est ainsi que les plus graves questions changent selon le point de vue d'où on les examine. Prenons la torture pour exemple. S'agit-il surtout de venger la société, elle est fort raisonnable; car ce n'est plus l'intérêt, c'est la passion qui domine, et la passion doit préférer le mal de cent innocens au salut d'un coupable. S'agit-il, surtout, pour la société, de se préserver, alors la torture est folle et barbare; car, dès que l'intérêt domine la passion, il ne commence point, pour garantir la sûreté commune, par la compromettre, et laisse plutôt échapper cent coupables que de s'exposer à torturer un innocent. Mais revenons une dernière fois à l'action d'impuissance. Qui le croirait au premier abord? ses moindres vices étaient son scandale et son incertitude: elle était, avant tout, inique, en ce qu'elle ne pouvait être réciproque. Sauf le cas appelé en latin _arctatio_, c'était toujours l'homme qui paraissait coupable, et, dans ce cas même, la femme pouvait n'être jamais convaincue; l'_arctatio_ étant de ces inconvéniens qui, loyalement ou non, se corrigent toujours; non pas sans effort, il est vrai, mais du moins sans éclat ni rupture. Quant au congrès, nous le répétons, une fois l'action d'impuissance établie, il était très bon, par toutes les raisons que donne Bouhier, et par celle-ci, qu'il ne donne pas, c'est que seul, entre les moyens, il tendait à restreindre le nombre de ces vilaines causes; seul, il était capable de retenir les hommes trop et trop peu ardens, les femmes trop ou trop peu scrupuleuses, dans de certaines bornes. Où la honte de la visite n'arrêtait pas, la honte de se produire à deux pouvait arrêter; car les habitudes de la médecine et du confessionnal aguerrissent à toute confidence, mais non pas à toute action publique. Terminons cette analyse périlleuse par quelques mots sur l'auteur grave et religieux qui nous l'a suggérée. Jean Bouhier, président au parlement de Dijon, né dans cette ville en 1673, fut élu membre de l'Académie française, en 1727, à la place de Malézieu le mathématicien, l'un des beaux esprits de la duchesse du Maine, et mourut chrétiennement, comme il avait vécu, dans les bras du Père Oudin, en 1746. Il était savant en divers genres et _remua_ tout, ainsi que le dit d'Alembert dans l'éloge qu'il a fait de lui. Il traduisit convenablement plusieurs ouvrages philosophiques de Cicéron, et méritait de traduire les Tusculanes par le mot sublime qu'on rapporte de lui au lit de mort. A son dernier moment, ayant pris tout à coup un certain air penseur, quelqu'un des assistans lui en demanda la cause: «_J'épie la mort_,» répondit-il, et peu après il expira. «_Si je rencontre une mort parlière_, disait Montaigne, _dirai ce que c'est_.» Bouhier a bien approché de cette révélation, s'il ne l'a faite. LES RÉCRÉATIONS DES CAPUCINS, OU DESCRIPTION HISTORIQUE DE LA VIE QUE MÈNENT LES CAPUCINS PENDANT LEURS RÉCRÉATIONS. A la Haye, aux dépens de la compagnie. (1 vol. pet. in-12 de 270 pages, plus un feuillet de table.) M.DCC.XXXVIII. (1738.) Tout dégénère par la durée, et les professions les plus nobles, devenant insensiblement des métiers, sont celles dont la dégénération choque le plus par le contraste frappant qu'elle présente entre le dessein et l'exécution, le but et le résultat. C'est ainsi que la vénalité corrompit à la longue, dans notre ancienne monarchie, les hautes fonctions de la judicature et du barreau. Le scandale fut bien plus grand dans l'Eglise, précisément à cause de la dignité incomparable du vrai sacerdoce. Les ordres religieux, surtout, créés pour l'humilité, pour l'abstinence et la macération des sens, devinrent, au sein de l'orgueil, de la bombance et des grossières voluptés, un sujet de plainte et de ridicule que rien peut-être n'a égalé dans l'histoire des institutions humaines. Ces désordres ont été cruellement payés, depuis, par leurs auteurs! toute ame honnête doit en gémir; mais la raison ne doit pas, à cause des horreurs qui ont ensanglanté la suppression des sociétés monacales en France, renoncer au droit de les repousser aujourd'hui d'après les mêmes principes qui les lui fit accueillir autrefois. Un des meilleurs moyens de guérir les gens de la folle idée de ressusciter ce qui ne peut plus être en ce genre est de conserver le souvenir des abus qui ont amené la destruction de ce qui était. Les monumens ne manquent pas ici, depuis les écrits de Henri Estienne jusqu'au roman cynique de l'abbé du Laurens. Le petit livre des _Récréations des capucins_, ouvrage sans doute de quelque réfugié, qui avait été capucin lui-même durant quinze ans, comme il l'annonce dans sa préface, en est un fort gai. C'est un Recueil de scènes joyeuses, d'anecdotes singulières et de détails domestiques relatifs à la vie que menaient les capucins, principalement durant le temps de ce qu'ils appelaient _leurs Récréations_, périodes de relâche accordées quatre fois par an à leurs austérités, qui duraient chacune quinze jours, avant chacun de leurs quatre Carêmes, savoir: celui de l'Epiphanie, le grand Carême, le Carême de la Pentecôte et celui de la Toussaint. C'est là qu'on voit plus d'offices sonnés à toute volée de cloches que d'offices célébrés, des sportes de Pères gardiens bien remplis, de bonnes aubaines de Pères confesseurs et de Pères prédicateurs, parfois des déconvenues de Frères quêteurs, etc., etc. Si les faits particuliers sont inventés, ils n'en sont pas moins vrais de cette vérité générale, la seule à laquelle il faille, en pareil cas, s'attacher. LE LIVRE JAUNE, Contenant quelques conversations sur les logomachies, c'est à dire sur les disputes de mots, abus de formes, contradictions, double entente, faux sens, et que l'on emploie dans les discours et dans les écrits. (1 vol. in-8 de 184 pages et 12 feuillets préliminaires.) Imprimé à 50 exemplaires environ, sur pap. jaune. A Bâle. (1748.) M. Barbier, suivant en cela l'opinion de quelques bibliographes, contre l'opinion commune, donne cet ouvrage au sieur Bazin; mais il est généralement attribué à M. Gros de Boze, de l'Académie des inscriptions et de l'Académie française, savant homme, qui avait réuni une précieuse collection de livres rares et curieux. Le _Livre jaune_ est dédié à M. de Corberon. Il devait présenter une suite de Dialogues philologiques entre les deux interlocuteurs Isaac Waller, gentilhomme anglais, et Ulric d'Olrad, docteur allemand; mais il ne contient que trois Conversations achevées et des fragmens de plusieurs autres. L'idée de cet écrit est philosophique: elle tend à établir que les disputes des savans, comme celles des ignorans, les querelles privées, les troubles civils même et les guerres étrangères tiennent à ce qu'on ne s'entend pas sur la valeur des mots. Vous prétendez que cette femme est belle; je soutiens le contraire: c'est une logomachie, tant que nous n'aurons pas déterminé ensemble la valeur du mot _beauté_, ni défini les caractères qui distinguent la beauté de la laideur. La pauvreté de nos langues est une source trop féconde de logomachies. Combien de sens divers s'attachent, par exemple, aux mots _gloire_ et _glorieux_, etc., etc. Guerres de religion, logomachies et rien de plus. Révolution d'Angleterre, en 1648, logomachie, ou faux sens attribué aux termes de _liberté_, _ordre_, etc. Telle est la substance de la première Conversation. La seconde tombe dans la plaisanterie froide et la subtilité. Ainsi les lois européennes défendent la polygamie, et en même temps établissent la liberté de conscience. Logomachie, selon le _Livre jaune_; car, d'après ces lois, un Turc peut et ne peut pas avoir plusieurs femmes. Autre exemple: le christianisme recommande la pénitence et défend le suicide. Logomachie; car il y a des pénitens, tels que les trappistes, qui se tuent à force d'austérités. La troisième Conversation est elle-même une véritable logomachie, dans laquelle le pouvoir monarchique absolu est opposé, avec tous ses avantages, aux inconvéniens du pouvoir mixte ou balancé, ce qui fournit à l'auteur une conclusion très fausse en faveur du despotisme. Les fragmens sont une continuation de cette étrange et sophistique politique, en même temps qu'une censure peu raisonnable du gouvernement anglais. De tels jeux logomachiques auraient bien plu à nos torys français de 1829. En somme, cet ouvrage est un fruit avorté. La pensée première en est juste et profonde; mais le génie a manqué à son développement, et le sophisme en a gâté la fin. HISTOIRE DE LOUIS MANDRIN, DEPUIS SA NAISSANCE JUSQU'A SA MORT; Avec un détail de ses cruautés, de ses brigandages et de son supplice. Nouvelle édition revue et corrigée. A Amsterdam, chez E. Van Harrevelt. (Portrait. 1 vol. in-12.) M.DCC.LVI. (1755-56.) Les histoires de brigands sont les romans du peuple. Les imaginations vulgaires saisissent avidement ces récits variés, où le burlesque se trouve mêlé au tragique, le simple au merveilleux, et qui finissent d'ordinaire par le grand enseignement moral de la courte prospérité du crime, presque toujours suivie de la plus triste fin. Peu de livres ont eu plus de cours chez nous que les vies de Desrues, de Cartouche et de Mandrin. Il n'est guère de chaumière où elles n'aient pénétré et fait éprouver ces fortes émotions qui laissent dans la mémoire des traces ineffaçables. La Vie de Mandrin, notamment, fut écrite quatre fois, ainsi que le rappelle M. Weiss dans l'article de la _Biographie universelle_, qu'il consacre à ce héros de grands chemins: la première, en 1755, par l'abbé Regley; la seconde, par le sieur Ténier, qui reçut d'un abbé Chiali les honneurs de la traduction en italien; la troisième, encore en 1755, par le sieur de Saint-Geoirs, sous le titre de _la Mandrinade_; et la quatrième, dans un précis satirique spécialement dirigé contre la gabelle et les fermiers généraux.--La présente histoire, très joliment imprimée, sans nom d'auteur, à Amsterdam, en 1756, avec un portrait de Louis Mandrin, nous a paru être l'œuvre de Louis Ténier. S'il en faut rendre la gloire à quelque autre, nous sommes prêt; la restitution ne sera pas chère. On y lit les détails suivans: Louis Mandrin naquit à Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs en Dauphiné, le 30 mai 1714, d'un homme de la plus basse classe qui, vivant de ses vols, pour le moins autant que de son travail, essaya de fabriquer de la fausse monnaie, et finit par se faire tuer par des gardes sur lesquels il avait tiré lui-même. La piété filiale et l'héritage de quelques outils de faux monnayeur excitèrent le jeune Mandrin à suivre la carrière de son géniteur. Toutefois, la guerre de 1734, l'ayant fait soldat, suspendit sa vocation et lui donna l'occasion de signaler sa bravoure naturelle. Bientôt, las d'être un assez bon soldat, il se fit déserteur, chef de désertion, et débuta, dans son métier favori, par la formation d'une petite bande de dix ou douze compagnons, dont sa hardiesse, sa subtilité, son activité infatigable et une sorte d'éloquence singulière le rendirent l'idole. Il avait reçu, pour ses desseins, l'extérieur le plus heureux, une taille élevée, une force prodigieuse, des traits nobles, des yeux pleins de douceur et de feu, et un front où résidait la candeur. Ajoutez à ce portrait qu'il avait sans cesse à la bouche les mots d'honneur et de probité. Le voilà donc, ainsi pourvu par la nature, occupé la nuit avec les siens dans les rochers de la côte Saint-André, à contrefaire la monnaie, et le jour à courir les foires et les marchés, déguisé tantôt en bourgeois, tantôt en militaire ou en religieux, pour y payer loyalement ses emplètes sans trop marchander. Tout alla bien ainsi pendant trois ans, au bout desquels son capitaine, l'ayant découvert, voulut le forcer à rejoindre son régiment, ce qui le contraignit à casser la tête et les reins audit capitaine de deux coups de pistolet. Pour cette fois, le voilà lancé. Ce n'est plus la friponnerie inquiète et masquée qui convient à son humeur; il a franchi le fleuve du sang; il va tenter, lui et ses amis, de hautes entreprises. Un des gens de sa bande, nommé Roquairol, a fait briller à ses yeux un mérite d'intelligence et de courage digne du second rang. Ainsi secondé, que n'osera-t-il pas? Certain château, situé sur un pic escarpé, lui serait un excellent quartier pour quelques mois. Cette habitation appartient à la veuve d'un riche procureur: rien de plus simple que de s'en emparer. Il apparaîtra la nuit à cette veuve, traînant l'ame du procureur avec des chaînes, à la clarté des torches: la peur de vingt revenans chassera la veuve et le laissera maître du château. Cette nouvelle demeure sera son hôtel des monnaies tout le temps qu'il plaira au peuple de la contrée de croire aux revenans. De là partiront de faux marchands, de faux officiers, de faux moines, qui travailleront de leur mieux dans de fréquentes tournées poussées jusqu'aux frontières d'Espagne, d'où ils rameneront de beaux chevaux qui produiront de bel argent qui doublera les moyens, soit de fraude, soit de vrai commerce, soit d'embauchage. Cependant la peur des fantômes n'a qu'un temps: l'idée des voleurs prévaut enfin dans la population voisine; des archers commandés par un hardi prévôt, des clercs courageux se dirigent vers le château enchanté. Mandrin s'y voit assiégé: le feu s'engage; la mort vole; le prévôt se croit déjà sûr de sa proie: vaine espérance! un souterrain, que Mandrin avait creusé pour aboutir à une forêt, le sauve, lui, sa troupe et ses trésors. A peine libre des piéges de la maréchaussée, il tombe dans ceux de l'amour. Croirait-on que ce bandit ait été sensible? il le fut pourtant; et, sous le nom de baron de Mandrin, il séduisit la belle Isaure, fille d'un gentilhomme dauphinois. Pour cette fois, il paiera sa bonne fortune; car il sera reconnu, trahi, dénoncé, guetté, surpris dans les bras de sa maîtresse, qui se fera religieuse de désespoir; tandis que lui, misérable, ira dans les cachots de Grenoble attendre sa condamnation et son supplice infaillibles. Infaillible condamnation, oui; mais infaillible supplice, non pas encore. Que va faire Mandrin pour sortir de ce mauvais pas? Il se mettra d'abord à blasphémer, à repousser le confesseur, à renier Dieu avec ses complices. Un tel endurcissement chez un bel homme, si jeune, excitera le zèle compatissant des dévotes de la ville. «Sauvons cette ame,» se diront-elles; et tout aussitôt elles se mettront en campagne. Or, pour sauver une ame de brigand, il faut d'ordinaire commencer par adoucir les souffrances corporelles de ce brigand. Donc, aux accens de la pitié religieuse, les fers tomberont ou se relâcheront; les coupables seront quelques instans réunis; ils pourront prendre leur dernier repas ensemble; moyennant quoi, ils écouteront le confesseur; ils loueront Dieu de leur juste châtiment, puis enivreront leur geolier de bon vin, ouvriront les serrures, culbuteront la garde et gagneront le pays. Ainsi fut fait, et derechef Mandrin sauvé. Les ressources de cet homme étaient inépuisables. Peu de jours lui suffisent, au sortir de prison, pour reconnaître et battre la contrée en tout sens avec ses amis. Il avise un ermitage dans un lieu désert et de difficile accès. Tuer un des deux ermites, garder l'autre pour otage et pour guide, se faire donner des patentes d'ermite par le vicaire général, creuser un triple souterrain de fuite dans sa caverne, et y rétablir son hôtel des monnaies, tout cela pour lui n'est qu'un jeu. Trente-huit compagnons, dont se compose sa troupe, lui permettent de créer un régime de sûreté admirable. Cependant le hasard tient en réserve plus de combinaisons que la prudence. Le hasard amène dans ce lieu, à la recherche de sa chèvre égarée, une jeune paysanne qui a tout vu et qui s'est enfui. On court après elle; on l'atteint. Mandrin lui donne le choix de son lit ou de la mort. La pauvre femme hésite à quitter sans retour son mari et son enfant; alors Mandrin la poignarde et se remet à travailler en paix. L'ermitage croissait en renommée sous ses auspices: il avait trouvé plus commode d'y prendre l'uniforme d'officier, et d'y feindre, sous le nom du chevalier de Montjoly, l'homme pénitent dégoûté des plaisirs du monde. Le bruit de la pénitence d'un si beau garçon émeut la curiosité des dames du voisinage: elles affluent au désert; quelques unes n'en reviennent pas comme elles y sont venues; le vicaire général, informé de ces nouvelles, mande l'ermite et l'officier; mais il est presque aussitôt édifié de la sainteté de ces personnages calomniés. Nouveau danger prévenu. Tout ceci, qui semble aujourd'hui fabuleux, n'en est pas moins historique, et s'explique d'ailleurs par l'état de police grossière qui régnait alors dans le royaume. Songeons qu'à une époque où les gens de cœur ne passaient point le Pont-Neuf, à Paris, dès neuf heures du soir, sans avoir l'épée à la main, il est peu surprenant que les rochers du Dauphiné ne fussent pas surveillés de bien près. Toutefois, à la fin, les maréchaussées de Grenoble et de Valence, averties, se mettent sur pied; elles cernent l'ermitage, y pénètrent, et y trouvent... quoi? la bande échappée par le souterrain, plus une mine qui éclate et les fait en partie périr. Le chevalier de Montjoly était absent pendant cette invasion imprévue, que Roquairol avait eu l'honneur de rendre inutile. Il revient sur ces entrefaites, tourne aussitôt bride, rejoint ses gens dans un lieu de rendez-vous convenu d'avance; retraite bientôt découverte, où, après une lutte acharnée, il finit par tomber dans les mains du prévôt, lui, ses deux frères et cinq de ses amis. Cette fois, les bandits seront bien gardés. Grenoble voit leur jugement rendu et leur échafaud dressé. Mandrin marche à la mort fièrement avec ses complices; puis, tandis qu'on expédie ceux-ci, le voilà qui, de deux coups d'épaule, renverse ses gardes, fend la foule, y répand l'effroi, court à perte d'haleine, sort de la ville par des détours à lui connus et s'évade une seconde fois. Embrun, Avignon, Viviers le reçoivent tour à tour sous des déguisemens divers. Ensuite il se rend à Lyon, s'y engage uniquement pour tuer son capitaine et voler la caisse de la compagnie. Un retour de prospérité ne va pas sans un autre, non plus qu'un revers; il rejoint quatorze des siens, y compris son ami Perrinet. La bande ainsi recomposée, gagnant les hautes montagnes, se campe à cheval sur la France et la Savoie. Là Mandrin dresse un autel, et fait jurer à ses gens une guerre à mort aux employés des fermes; serment qui deviendra incessamment funeste aux brigades de Romans et du grand Lemps. Ceci se passait en janvier 1754. Désormais Mandrin n'est plus un scélérat ordinaire, c'est un redoutable contrebandier, qui fait chaque jour des recrues choisies, admettant à sa suite, non plus volontiers les simples voleurs et assassins, mais de résolus déserteurs ayant fait le coup de fusil et le coup de sabre. Le Dauphiné tout entier, dès lors, le Languedoc, l'Auvergne, le Lyonnais, le Mâconnais servent de théâtre à ses exploits. Il force les ponts et les passages en plein jour; il porte la terreur jusqu'aux enceintes des villes fortifiées, il est partout vainqueur et partout inexorable. Son audace croît avec sa terrible réputation et lui suggère une idée inouie, celle de forcer les entreposeurs eux-mêmes à lui payer son tabac de contrebande qu'il leur présente et leur taxe comme tel. La scène, pour le premier coup, est à Rodez. Au mois de juin de la même année, Mandrin tombe chez l'entreposeur de cette ville avec 52 hommes armés, fait son marché, puis sort tranquillement avec l'argent de l'État, en présence de la population épouvantée. L'entreposeur de Mende subit, peu de jours après, une avanie pareille, et aussi celui de Montbrison. Dans cette dernière ville, Mandrin fit une expédition aussi hardie qu'adroite; il força la prison et y recruta 14 criminels déterminés. On peut dire qu'il en était arrivé à tenir la campagne. Aussi la cour de Versailles se mit-elle en devoir de le réprimer. Des troupes reçurent l'ordre de l'aller combattre. Il n'était pas facile à joindre et se multipliait par des contre-marches habiles et soudaines avec une intelligence et une célérité merveilleuses. On croyait voir en lui, non plus un brigand, mais un Jean de Wert ou Galas. Il avait promis la paix aux habitans neutres et leur tenait parole, ne poursuivant plus que les employés des fermes, qu'il obligeait de payer ses marchandises, et auxquels il avait l'impudence de donner des reçus signés _Capitaine Mandrin_. Sous ce nom, qu'il ne cachait plus, il mit la ville de Beaune et celle d'Autun à contribution. Ce fut à Grenand, sous les murs d'Autun, qu'il aborda pour la première et dernière fois, à cheval, l'épée nue, les troupes du roi commandées par M. de Fischer. Perrinet menait sa droite, Piémontais sa gauche; lui, placé au centre, était partout en même temps. A trois reprises il chargea les dragons et les hussards, jonchant la terre d'officiers et de soldats; mais, accablé par le nombre, il fut enfoncé et réduit à fuir. Ce combat mit un terme à sa fortune. Depuis ce jour, hors d'état de guerroyer, il redevint brigand, fut trahi par un des siens, garrotté et livré, dans cet état, aux archers de Valence, le 10 mai 1755. On cite de lui, dans son procès, une réponse qui le peint bien; un témoin l'avait reconnu: «Si tu me connais, lui dit-il, tu ne dois pas me reconnaître.» Le 26 mai suivant, il monta tout de bon sur l'échafaud; mais, à la fin, vaincu par les exhortations d'un jésuite charitable et déchiré de remords, il subit, en versant des larmes tardives, l'affreux supplice de la roue, qu'il avait bien mérité, si quelqu'un le mérita jamais. EXPLICATION DES CÉRÉMONIES DE LA FÊTE-DIEU D'AIX EN PROVENCE. Orné du portrait du roi René d'Anjou, des figures du lieutenant du prince d'Amour, du roi et des bâtonniers de la bazoche, de l'abbé de la Ville, des jeux des diables, des Razcassetos (lépreux), des apôtres, de la reine de Saba, des Tirassous des chevaux frux, etc., etc.; en tout 13 figures, avec des airs notés consacrés à cette fête. A Aix, chez Esprit David, imprimeur du roi. 1 pet. vol. in-8 ou grand in-12 de 220 pages, par Gaspard Grégoire, graveur aussi des figures sur les desseins de son frère Paul Grégoire. (M. Barbier dit que ces deux frères inventèrent la peinture sur velours.) M.DCC.LXXVII. (1777.) Ces fêtes grotesques, moitié chevaleresques et populaires, moitié religieuses, qui occupaient non seulement, à Aix, la veille, le jour et l'Octave du Saint-Sacrement, mais aussi le lundi de la Pentecôte et le dimanche de la Trinité, furent instituées, en 1462, par le roi René, qui s'entendait mieux en fêtes et en chansons qu'en gouvernement, quoiqu'il fût administrateur paternel de ses sujets provençaux. L'invention de la Fête-Dieu ne plut pas à tout le monde. Neuré, dans une lettre à Gassendi, s'en montra scandalisé! Madame de Sévigné s'en plaint aussi dans ses lettres à sa fille avec grace et légèreté, selon sa manière. Il est vrai, sans parler du ridicule jeté par ces folies sur une cérémonie grave, que ce singulier spectacle occasionait à la ville d'Aix des dépenses considérables, et telles que, suivant une déclaration royale du 28 juin 1668, la nomination du prince d'Amour fut supprimée par économie. On continua pourtant de donner huit cents livres au lieutenant dudit prince d'Amour. L'analyse des cérémonies usitées dans ces jeux sacrés serait aussi fastidieuse qu'insuffisante. Il faut, à cet égard, s'en référer aux figures, lesquelles donnent l'idée d'un peuple de fous. La cour de la reine de Saba et saint Christoon sont particulièrement curieux à voir. La quatrième partie de cette explication commence par des vers provençaux en l'honneur de René, où se peint naïvement l'amour du pays pour sa mémoire. Quand vouestreis testos courounados Sont ben, bon, archi trapassados, Es alors que la verità Rimo librament seis pensados. En parlant de ta majesta Diren à la pousterita, Qu'oou bout de cent et cent annados, En memori de ta bounta Dins nouestreis couers as un oouta, etc., etc. Le parlement, le clergé, le corps de ville et les confréries des arts et métiers figuraient dans ces fêtes, dont bientôt il ne restera plus que le joli volume qui les retrace, il faut du moins l'espérer. L'ESPION DÉVALISÉ. Par le comte de Mirabeau. Londres, 1783. (1 vol. in-12.) (1783.) Le lecteur ne doit point s'armer de réprobation contre cet écrit sur son titre qui annonce un libelle. C'est un pamphlet très caustique, en effet, mais ce n'est point un libelle, proprement dit, du genre de ces productions mensongères et venimeuses qui souillèrent les dernières années de notre ancienne monarchie, telles que la Vie privée de Louis XV, du sieur d'Angerville, celle du maréchal de Richelieu, de l'abbé Soulavie, le Gazetier cuirassé, de Théveneau de Morande, et autres turpitudes pareilles. A cet égard, il suffit de savoir que l'ouvrage est de Mirabeau, de cet être prodigieux dont les passions fougueuses dégradèrent le caractère et fécondèrent le génie; auteur d'une activité rare, qui marqua de sa forte empreinte tous ses écrits, capables de remplir plus de cent volumes, et n'en laissa pas un seul digne de la postérité; orateur souvent sublime, toujours puissant, qui ne signala jamais son talent que par des ruines; homme vénal sans bassesse, qui se donnait librement par générosité, après s'être dédaigneusement vendu par besoin; majestueux sans vertu et seulement par la hauteur de sa pensée; homme que la nature et le vice avaient fait à l'envi repoussant, et qui, dans sa laideur et sa débauche, attirait à lui les femmes les plus faites pour charmer; homme enfin dont la mémoire tient encore, après cinquante ans, la justice publique flottante entre le mépris et l'admiration, comme nous l'apprend son cercueil sans cesse ballotté entre les gémonies et les voûtes sacrées. Son _Espion dévalisé_ est un livre fort piquant, plein d'anecdotes et de détails de mœurs utiles à conserver, qui contient même un morceau du premier ordre, l'_Avis aux Hessois_, où la plus éloquente indignation est du moins, cette fois, employée à servir la plus juste des causes. Dans le nombre des historiettes qui s'y trouvent accumulées, nous avons fait un choix de souvenirs qui peut satisfaire en attendant qu'il en soit fait un meilleur. Mirabeau étant logé dans une auberge, à Versailles, fut réveillé, la nuit, par ces mots répétés à haute voix sur tous les tons: _A boire pour le roi! à boire pour le roi!_ Importuné de ce vacarme, il sort et voit, dans le corridor, un homme en chemise qui lui demande son avis sur l'intonation de ces belles paroles. C'était un _commensal juré-crieur à boire pour le roi_, de ces officiers si utiles qui donnent l'ordre au _gobelet-vin_ quand le roi a soif, lequel, nouvellement nanti à beaux deniers comptans de cette importante charge, s'exerçait à la dignement remplir le dimanche suivant au Grand-Couvert. L'anecdote qui sert ici de texte à la censure de l'ancien établissement domestique de la cour de France a fourni le sujet d'un joli proverbe à Carmontel. Quand M. Silhouette, en 1759, fut nommé contrôleur général par le crédit de madame de Pompadour, il se rendit chez cette dame bien guindé, bien préparé pour répondre, sur toute question, au roi, qui devait y venir. Le roi entre et dit au personnage: «Bonjour, M. Silhouette; les lambris de votre cabinet sont-ils vernissés?» A cette grave question, voilà le nouveau débarqué qui reste coi et ne répond rien. Le roi confus s'embarrasse, fait un tour de chambre et remonte chez lui. «Qu'avez-vous fait là, dit aussitôt madame de Pompadour à Silhouette!--Mais que fallait-il donc faire?--Il fallait faire comme l'ambassadeur de Venise, Gradenigo, à qui le roi ayant demandé combien ils étaient dans le conseil des dix, répondit sans hésiter: _Sire, ils sont quarante_.» Jamais M. Silhouette ne put se relever dans l'esprit de Louis XV. Il ne laissa pourtant pas, dans son ministère de peu de mois, de faire quelques grandes iniquités fiscales qui mirent soixante-douze millions dans le trésor royal, et dont le public s'engoua d'abord, parce qu'elles frappaient les fermiers généraux; mais il fit aussi quelques réglemens somptuaires qui, bien que puérils, alarmèrent les hommes de faveur; alors il fut renvoyé et acheva de donner une pauvre idée de lui en s'en allant, ainsi que sa femme, mourir, à la campagne, du chagrin de sa disgrace[23]. [23] Depuis Colbert jusqu'à MM. Turgot et Necker, sans même excepter tout à fait les règnes de Desmarets, d'Ory et de M. de Machault, le contrôle général ne fut qu'un théâtre plus ou moins heureux d'expédiens et de savoir-faire, indigne de l'administration d'un grand pays. On en peut voir l'aperçu dans l'ouvrage de M. de Montyon sur les ministres des finances de France, ouvrage réfléchi d'un honnête homme, fort entendu, quoique trop entêté des vieilles idées, et même très amusant à lire. La grande opération de Silhouette y est notamment très bien appréciée et censurée. Cette opération consistait à casser le bail des fermes pour y substituer une régie intéressée, dont les profits passaient dans les mains du public par la création de 72 mille actions de 1,000 fr., lesquelles rapportaient un intérêt de 7 et demi pour cent. Par ce moyen, le ministre eut de l'argent tout de suite; mais le taux de l'intérêt s'étant élevé à 7 et demi, les emprunts à un taux moindre devinrent impossibles, et les sources du crédit furent taries. En 1775, lorsque le contrôleur général Turgot, fort des édits du roi, essayait d'établir la liberté du commerce des grains dans tout le royaume, il y eut, en divers lieux, des émeutes favorisées secrètement par les amis du garde des sceaux Lamoignon de Blancmesnil et autres adversaires des économistes. Celle de Versailles, entre autres, fut notable, à cause du théâtre qu'elle s'était choisi. Les princes de Poix et de Beauveau, capitaines des gardes, firent monter la maison du roi à cheval; puis, ayant mûrement délibéré entre eux, ils jugèrent à propos, non pas de réprimer l'agitation des révoltés, ce qui était leur affaire, mais bien de taxer le pain à deux sous, ce qui ne les regardait pas et donnait gain de cause à la sédition. Le roi, dans le premier moment, avait sanctionné la mesure. Turgot survint: il fit révoquer la taxe; mais le coup était porté. Le parlement prit parti pour les réglemens anciens, et peu après le contrôleur succomba. Ainsi deux militaires se firent d'eux-mêmes législateurs du royaume par expédient. Les choses devaient aller loin dans un pays où elles allaient ainsi; ceci soit dit sans rien préjuger en faveur