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Title: Le Docteur Pascal
Author: Zola, Émile
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Le Docteur Pascal" ***


Tonya Allen, Carlo Traverso, Charles Franks

Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr.



                           LES ROUGON-MACQUART

                     HISTOIRE NATURELLE ET SOCIALE
                  D'UNE FAMILLE SOUS LE SECOND EMPIRE



                                  LE

                            DOCTEUR PASCAL



                                  PAR

                               ÉMILE ZOLA



                             _A la Mémoire
                                  de

                                MA MÈRE

                                 et à

                            MA CHÈRE FEMME


                           Je dédie ce roman
                  qui est le résumé et la conclusion
                         de toute mon oeuvre_



LE DOCTEUR PASCAL



I


Dans la chaleur de l'ardente après-midi de juillet, la salle, aux volets
soigneusement clos, était pleine d'un grand calme. Il ne venait, des trois
fenêtres, que de minces flèches de lumière, par les fentes des vieilles
boiseries; et c'était, au milieu de l'ombre, une clarté très douce,
baignant les objets d'une lueur diffuse et tendre. Il faisait là
relativement frais, dans l'écrasement torride qu'on sentait au dehors, sous
le coup de soleil qui incendiait la façade.

Debout devant l'armoire, en face des fenêtres, le docteur Pascal cherchait
une note, qu'il y était venu prendre. Grande ouverte, cette immense armoire
de chêne sculpté, aux fortes et belles ferrures, datant du dernier siècle,
montrait sur ses planches, dans la profondeur de ses flancs, un amas
extraordinaire de papiers, de dossiers, de manuscrits, s'entassant,
débordant, pêle-mêle. Il y avait plus de trente ans que le docteur y jetait
toutes les pages qu'il écrivait, depuis les notes brèves jusqu'aux textes
complets de ses grands travaux sur l'hérédité. Aussi les recherches n'y
étaient-elles pas toujours faciles. Plein de patience, il fouillait, et il
eut un sourire, quand il trouva enfin.

Un instant encore, il demeura près de l'armoire, lisant la note, sous un
rayon doré qui tombait de la fenêtre du milieu. Lui-même, dans cette clarté
d'aube, apparaissait, avec sa barbe et ses cheveux de neige, d'une solidité
vigoureuse bien qu'il approchât de la soixantaine, la face si fraîche, les
traits si fins, les yeux restés limpides, d'une telle enfance, qu'on
l'aurait pris, serré dans son veston de velours marron, pour un jeune homme
aux boucles poudrées.

--Tiens! Clotilde, finit-il par dire, tu recopieras cette note. Jamais
Ramond ne déchiffrerait ma satanée écriture.

Et il vint poser le papier près de la jeune fille, qui travaillait debout
devant un haut pupitre, dans l'embrasure de la fenêtre de droite.

--Bien, maître! répondit-elle.

Elle ne s'était pas même retournée, tout entière au pastel qu'elle sabrait
en ce moment de larges coups de crayon. Près d'elle, dans un vase,
fleurissait une tige de roses trémières, d'un violet singulier, zébré de
jaune. Mais on voyait nettement le profil de sa petite tête ronde, aux
cheveux blonds et coupés court, un exquis et sérieux profil, le front
droit, plissé par l'attention, l'oeil bleu ciel, le nez fin, le menton
ferme. Sa nuque penchée avait surtout une adorable jeunesse, d'une
fraîcheur de lait, sous l'or des frisures folles. Dans sa longue blouse
noire, elle était très grande, la taille mince, la gorge menue, le corps
souple, de cette souplesse allongée des divines figures de la Renaissance.
Malgré ses vingt-cinq ans, elle restait enfantine et en paraissait à peine
dix-huit.

--Et, reprit le docteur, tu remettras un peu d'ordre dans l'armoire. On ne
s'y retrouve plus.

--Bien, maître! répéta-t-elle sans lever la tête. Tout à l'heure!

Pascal était revenu s'asseoir à son bureau, à l'autre bout de la salle,
devant la fenêtre de gauche. C'était une simple table de bois noir,
encombrée, elle aussi, de papiers, de brochures de toutes sortes. Et le
silence retomba, cette grande paix à demi obscure, dans l'écrasante chaleur
du dehors. La vaste pièce, longue d'une dizaine de mètres, large de six,
n'avait d'autres meubles, avec l'armoire, que deux corps de bibliothèque,
bondés de livres. Des chaises et des fauteuils antiques traînaient à la
débandade; tandis que, pour tout ornement, le long des murs, tapissés d'un
ancien papier de salon empire, à rosaces, se trouvaient cloués des pastels
de fleurs, aux colorations étranges, qu'on distinguait mal. Les boiseries
des trois portes, à double battant, celle de l'entrée, sur le palier, et
les deux autres, celle de la chambre du docteur et celle de la chambre de
la jeune fille, aux deux extrémités de la pièce, dataient de Louis XV,
ainsi que la corniche du plafond enfumé.

Une heure se passa, sans un bruit, sans un souffle. Puis, comme Pascal, par
distraction à son travail, venait de rompre la bande d'un journal oublié
sur sa table, _le Temps_, il eut une légère exclamation.

--Tiens! ton père qui est nommé directeur de _l'Époque_, le journal
républicain à grand succès, où l'on publie les papiers des Tuileries!

Cette nouvelle devait être pour lui inattendue, car il riait d'un bon rire,
à la fois satisfait et attristé; et, à demi voix, il continuait:

--Ma parole! on inventerait les choses, qu'elles seraient moins belles....
La vie est extraordinaire.... Il y a là un article très intéressant.

Clotilde n'avait pas répondu, comme à cent lieues de ce que disait son
oncle. Et il ne parla plus, il prit des ciseaux, après avoir lu l'article,
le découpa, le colla sur une feuille de papier, où il l'annota de sa grosse
écriture irrégulière. Puis, il revint vers l'armoire, pour y classer cette
note nouvelle. Mais il dut prendre une chaise, la planche du haut étant si
haute qu'il ne pouvait l'atteindre, malgré sa grande taille.

Sur cette planche élevée, toute une série d'énormes dossiers s'alignaient
en bon ordre, classés méthodiquement. C'étaient des documents divers,
feuilles manuscrites, pièces sur papier timbré, articles de journaux
découpés, réunis dans des chemises de fort papier bleu, qui chacune portait
un nom écrit en gros caractères. On sentait ces documents tenus à jour avec
tendresse, repris sans cesse et remis soigneusement en place; car, de toute
l'armoire, ce coin-là seul était en ordre.

Lorsque Pascal, monté sur la chaise, eut trouvé le dossier qu'il cherchait,
une des chemises les plus bourrées, où était inscrit le nom de «Saccard»,
il y ajouta la note nouvelle, puis replaça le tout à sa lettre
alphabétique. Un instant encore, il s'oublia, redressa complaisamment une
pile qui s'effondrait. Et, comme il sautait enfin de la chaise:

--Tu entends? Clotilde, quand tu rangeras, ne touche pas aux dossiers,
là-haut.

--Bien, maître! répondit-elle pour la troisième fois, docilement.

Il s'était remis à rire, de son air de gaieté naturelle.

--C'est défendu.

--Je le sais, maître!

Et il referma l'armoire d'un vigoureux tour de clef, puis il jeta la clef
au fond d'un tiroir de sa table de travail. La jeune fille était assez au
courant de ses recherches pour mettre un peu d'ordre dans ses manuscrits;
et il l'employait volontiers aussi à titre de secrétaire, il lui faisait
recopier ses notes, lorsqu'un confrère et un ami, comme le docteur Ramond,
lui demandait la communication d'un document. Mais elle n'était point une
savante, il lui défendait simplement de lire ce qu'il jugeait inutile
qu'elle connût.

Cependant, l'attention profonde où il la sentait absorbée, finissait par le
surprendre.

--Qu'as-tu donc à ne plus desserrer les lèvres? La copie de ces fleurs te
passionne à ce point!

C'était encore là un des travaux qu'il lui confiait souvent, des dessins,
des aquarelles, des pastels, qu'il joignait ensuite comme planches à ses
ouvrages. Ainsi, depuis cinq ans, il faisait des expériences très curieuses
sur une collection de roses trémières, toute une série de nouvelles
colorations, obtenues par des fécondations artificielles. Elle apportait,
dans ces sortes de copies, une minutie, une exactitude de dessin et de
couleur extraordinaire; à ce point qu'il s'émerveillait toujours d'une
telle honnêteté, en lui disant qu'elle avait «une bonne petite caboche
ronde, nette et solide».

Mais, cette fois, comme il s'approchait pour regarder par-dessus son
épaule, il eut un cri de comique fureur.

--Ah! va te faire fiche! te voilà partie pour l'inconnu!... Veux-tu bien me
déchirer ça tout de suite!

Elle s'était redressée, le sang aux joues, les yeux flambants de la passion
de son oeuvre, ses doigts minces tachés de pastel, du rouge et du bleu
qu'elle avait écrasés.

--Oh! maître!

Et dans ce «maître», si tendre, d'une soumission si caressante, ce terme de
complet abandon dont elle l'appelait pour ne pas employer les mots d'oncle
ou de parrain, qu'elle trouvait bêtes, passait pour la première fois une
flamme de révolte, la revendication d'un être qui se reprend et qui
s'affirme.

Depuis près de deux heures, elle avait repoussé la copie exacte et sage des
roses trémières, et elle venait de jeter, sur une autre feuille, toute une
grappe de fleurs imaginaires, des fleurs de rêve, extravagantes et
superbes. C'était ainsi parfois, chez elle, des sautes brusques, un besoin
de s'échapper en fantaisies folles, au milieu de la plus précise des
reproductions. Tout de suite elle se satisfaisait, retombait toujours dans
cette floraison extraordinaire, d'une fougue, d'une fantaisie telles que
jamais elle ne se répétait, créant des roses au coeur saignant, pleurant
des larmes de soufre, des lis pareils à des urnes de cristal, des fleurs
même sans forme connue, élargissant des rayons d'astre, laissant flotter
des corolles ainsi que des nuées. Ce jour-là, sur la feuille sabrée à
grands coups de crayon noir, c'était une pluie d'étoiles pâles, tout un
ruissellement de pétales infiniment doux; tandis que, dans un coin un
épanouissement innomé, un bouton aux chastes voiles, s'ouvrait.

--Encore un que tu vas me clouer là! reprit le docteur en montrant le mur,
où s'alignaient déjà des pastels aussi étranges. Mais qu'est-ce que ça peut
bien représenter, je te le demande?

Elle resta très grave, se recula pour mieux voir son oeuvre.

--Je n'en sais rien, c'est beau.

A ce moment, Martine entra, l'unique servante, devenue la vraie maîtresse
de la maison, depuis près de trente ans qu'elle était au service du
docteur. Bien qu'elle eût dépassé la soixantaine, elle gardait un air
jeune, elle aussi, active et silencieuse, dans son éternelle robe noire et
sa coiffe blanche, qui la faisait ressembler à une religieuse, avec sa
petite figure blême et reposée, où semblaient s'être éteints ses yeux
couleur de cendre.

Elle ne parla pas, alla s'asseoir à terre devant un fauteuil, dont la
vieille tapisserie laissait passer le crin par une déchirure; et, tirant de
sa poche une aiguille et un écheveau de laine, elle se mit à la
raccommoder. Depuis trois jours, elle attendait d'avoir une heure, pour
faire cette réparation qui la hantait.

--Pendant que vous y êtes, Martine, s'écria Pascal plaisamment, en prenant
dans ses deux mains la tête révoltée de Clotilde, recousez-moi donc aussi
cette caboche-là, qui a des fuites.

Martine leva ses yeux pâles, regarda son maître de son air habituel
d'adoration.

--Pourquoi monsieur me dit-il cela?

--Parce que, ma brave fille, je crois bien que c'est vous qui avez fourré
là dedans, dans cette bonne petite caboche ronde, nette et solide, des
idées de l'autre monde, avec toute votre dévotion.

Les deux femmes échangèrent un regard d'intelligence.

--Oh! monsieur, la religion n'a jamais fait de mal à personne.... Et, quand
on n'a pas les mêmes idées, il vaut mieux n'en pas causer, bien sûr.

Il se fit un silence gêné. C'était la seule divergence qui, parfois,
amenait des brouilles, entre ces trois êtres si unis, vivant d'une vie si
étroite. Martine n'avait que vingt-neuf ans, un an de plus que le docteur,
quand elle était entrée chez lui, à l'époque où il débutait à Plassans
comme médecin, dans une petite maison claire de la ville neuve. Et, treize
années plus tard, lorsque Saccard, un frère de Pascal, lui envoya de Paris
sa fille Clotilde, âgée de sept ans, à la mort de sa femme et au moment de
se remarier, ce fut elle qui éleva l'enfant, la menant à l'église, lui
communiquant un peu de la flamme dévote dont elle avait toujours brûlé;
tandis que le docteur, d'esprit large, les laissait aller à leur joie de
croire, car il ne se sentait pas le droit d'interdire à personne le bonheur
de la foi. Il se contenta ensuite de veiller sur l'instruction de la jeune
fille, de lui donner en toutes choses des idées précises et saines. Depuis
près de dix-huit ans qu'ils vivaient ainsi tous les trois, retirés à la
Souleiade, une propriété située dans un faubourg de la ville, à un quart
d'heure de Saint-Saturnin, la cathédrale, la vie avait coulé heureuse,
occupée à de grands travaux cachés, un peu troublée pourtant par un malaise
qui grandissait, le heurt de plus en plus violent de leurs croyances.

Pascal se promena un instant, assombri. Puis, en homme qui ne mâchait pas
ses mots:

--Vois-tu, chérie, toute cette fantasmagorie du mystère a gâté ta jolie
cervelle.... Ton bon Dieu n'avait pas besoin de toi, j'aurais dû te garder
pour moi tout seul, et tu ne t'en porterais que mieux.

Mais Clotilde, frémissante, ses clairs regards hardiment fixés sur les
siens, lui tenait tête.

--C'est toi, maître, qui te porterais mieux, si tu ne t'enfermais pas dans
tes yeux de chair.... Il y a autre chose, pourquoi ne veux-tu pas voir?

Et Martine vint à son aide, en son langage.

--C'est bien vrai, monsieur, que vous qui êtes un saint, comme je le dis
partout, vous devriez nous accompagner à l'église.... Sûrement, Dieu vous
sauvera. Mais, à l'idée que vous pourriez ne pas aller droit en paradis,
j'en ai tout le corps qui tremble.

Il s'était arrêté, il les avait devant lui toutes deux, en pleine
rébellion, elles si dociles, à ses pieds d'habitude, d'une tendresse de
femmes conquises par sa gaieté et sa bonté. Déjà, il ouvrait la bouche, il
allait répondre rudement, lorsque l'inutilité de la discussion lui apparut.

--Tenez! fichez-moi la paix. Je ferai mieux d'aller travailler.... Et,
surtout, qu'on ne me dérange pas!

D'un pas leste, il gagna sa chambre, où il avait installé une sorte de
laboratoire, et il s'y enferma. La défense d'y entrer était formelle.
C'était là qu'il se livrait à des préparations spéciales, dont il ne
parlait à personne. Presque tout de suite, on entendit le bruit régulier et
lent d'un pilon dans un mortier.

--Allons, dit Clotilde en souriant, le voilà à sa cuisine du diable, comme
dit grand'mère.

Et elle se remit posément à copier la tige de roses trémières. Elle en
serrait le dessin avec une précision mathématique, elle trouvait le ton
juste des pétales violets, zébrés de jaune, jusque dans la décoloration la
plus délicate des nuances.

--Ah! murmura au bout d'un moment Martine, de nouveau par terre, en train
de raccommoder le fauteuil, quel malheur qu'un saint homme pareil perde son
âme à plaisir!... Car, il n'y a pas à dire, voici trente ans que je le
connais, et jamais il n'a fait seulement de la peine à personne. Un vrai
coeur d'or, qui s'ôterait les morceaux de la bouche.... Et gentil avec ça,
et toujours bien portant, et toujours gai, une vraie bénédiction!... C'est
un meurtre qu'il ne veuille pas faire sa paix avec le bon Dieu. N'est-ce
pas? mademoiselle, il faudra le forcer.

Clotilde, surprise de lui en entendre dire si long à la fois, donna sa
parole, l'air grave.

--Certainement, Martine, c'est juré. Nous le forcerons.

Le silence recommençait, lorsqu'on entendit le tintement de la sonnette
fixée, en bas, à la porte d'entrée. On l'avait mise là, afin d'être averti,
dans cette maison trop vaste pour les trois personnes qui l'habitaient. La
servante sembla étonnée et grommela des paroles sourdes: qui pouvait venir
par une chaleur pareille? Elle s'était levée, elle ouvrit la porte, se
pencha au-dessus de la rampe, puis reparut en disant:

--C'est madame Félicité.

Vivement, la vieille madame Rougon entra. Malgré ses quatre-vingts ans,
elle venait de monter l'escalier avec une légèreté de jeune fille; et elle
restait la cigale brune, maigre et stridente d'autrefois. Très élégante
maintenant, vêtue de soie noire, elle pouvait encore être prise, par
derrière, grâce à la finesse de sa taille, pour quelque amoureuse, quelque
ambitieuse courant à sa passion. De face, dons son visage séché, ses yeux
gardaient leur flamme, et elle souriait d'un joli sourire, quand elle le
voulait bien.

--Comment, c'est toi, grand'mère! s'écria Clotilde, en marchant à sa
rencontre. Mais il y a de quoi être cuit, par ce terrible soleil!

Félicité, qui la baisait au front, se mit à rire.

--Oh! le soleil, c'est mon ami!

Puis, trottant à petits pas rapides, elle alla tourner l'espagnolette d'un
des volets.

--Ouvrez donc un peu! c'est trop triste, de vivre ainsi dans le noir....
Chez moi, je laisse le soleil entrer.

Par l'entre-bâillement, un jet d'ardente lumière, un flot de braises
dansantes pénétra. Et l'on aperçut, sous le ciel d'un bleu violâtre
d'incendie, la vaste campagne brûlée, comme endormie et morte dans cet
anéantissement de fournaise; tandis que, sur la droite, au-dessus des
toitures roses, se dressait le clocher de Saint-Saturnin, une tour dorée,
aux arêtes d'os blanchis, dans l'aveuglante clarté.

--Oui, continuait Félicité, j'irai sans doute tout à l'heure aux Tulettes,
et je voulais savoir si vous aviez Charles, afin de l'y mener avec moi....
Il n'est pas ici, je vois ça. Ce sera pour un autre jour.

Mais, tandis qu'elle donnait ce prétexte à sa visite, ses yeux fureteurs
faisaient le tour de la pièce. D'ailleurs, elle n'insista pas, parla tout
de suite de son fils Pascal, en entendant le bruit rythmique du pilon qui
n'avait pas cessé dans la chambre voisine.

--Ah! il est encore à sa cuisine du diable!... Ne le dérangez pas, je n'ai
rien à lui dire.

Martine, qui s'était remise à son fauteuil, hocha la tête, pour déclarer
qu'elle n'avait nulle envie de déranger son maître; et il y eut un nouveau
silence, tandis que Clotilde essuyait à un linge ses doigts tachés de
pastel, et que Félicité reprenait sa marche de petits pas, d'un air
d'enquête.

Depuis bientôt deux ans, la vieille madame Rougon était veuve. Son mari,
devenu si gros, qu'il ne se remuait plus, avait succombé, étouffé par une
indigestion, le 3 septembre 1870, dans la nuit du jour où il avait appris
la catastrophe de Sedan. L'écroulement du régime, dont il se flattait
d'être un des fondateurs, semblait l'avoir foudroyé. Aussi Félicité
affectait-elle de ne plus s'occuper de politique, vivant désormais comme
une reine retirée du trône. Personne n'ignorait que les Rougon, en 1851,
avaient sauvé Plassans de l'anarchie, en y faisant triompher le coup d'État
du 2 décembre, et que, quelques années plus tard, ils l'avaient conquis de
nouveau, sur les candidats légitimistes et républicains, pour le donner à
un député bonapartiste. Jusqu'à la guerre, l'empire y était resté
tout-puissant, si acclamé, qu'il y avait obtenu, au plébiscite, une
majorité écrasante. Mais, depuis les désastres, la ville devenait
républicaine, le quartier Saint-Marc était retombé dans ses sourdes
intrigues royalistes, tandis que le vieux quartier et la ville neuve
avaient envoyé à la Chambre un représentant libéral, vaguement teinté
d'orléanisme, tout prêt à se ranger du côté de la République, si elle
triomphait. Et c'était pourquoi Félicité, en femme très intelligente, se
désintéressait et consentait à n'être plus que la reine détrônée d'un
régime déchu.

Mais il y avait encore là une haute position, environnée de toute une
poésie mélancolique. Pendant dix-huit années, elle avait régné. La légende
de ses deux salons, le salon jaune où avait mûri le coup d'État, le salon
vert, plus tard, le terrain neutre où la conquête de Plassans s'était
achevée, s'embellissait du recul des époques disparues. Elle était,
d'ailleurs, très riche. Puis, on la trouvait très digne dans la chute, sans
un regret ni une plainte, promenant, avec ses quatre-vingts ans, une si
longue suite de furieux appétits, d'abominables manoeuvres et
d'assouvissements démesurés, qu'elle en devenait auguste. La seule de ses
joies, maintenant, était de jouir en paix de sa grande fortune et de sa
royauté passée, et elle n'avait plus qu'une passion, celle de défendre son
histoire, en écartant tout ce qui, dans la suite des âges, pourrait la
salir. Son orgueil, qui vivait du double exploit dont les habitants
parlaient encore, veillait avec un soin jaloux, résolu à ne laisser debout
que les beaux documents, cette légende qui la faisait saluer comme une
majesté tombée, quand elle traversait la ville.

Elle était allée jusqu'à la porte de la chambre, elle écouta le bruit du
pilon. Puis, le front soucieux, elle revint vers Clotilde.

--Que fabrique-t-il donc, mon Dieu! Tu sais qu'il se fait le plus grand
tort, avec sa drogue nouvelle. On m'a raconté que, l'autre jour, il avait
encore failli tuer un de ses malades.

--Oh! grand'mère! s'écria la jeune fille.

Mais elle était lancée.

--Oui, parfaitement! les bonnes femmes en disent bien d'autres.... Va les
questionner, au fond du faubourg. Elles te diront qu'il pile des os de mort
dans du sang de nouveau-né.

Cette fois, pendant que Martine protestait elle-même, Clotilde se fâcha,
blessée dans sa tendresse.

--Oh! grand'mère, ne répète pas ces abominations!... Maître qui a un si
grand coeur, qui ne songe qu'au bonheur de tous!

Alors, quand elle les vit l'une et l'autre s'indigner, Félicité, comprenant
qu'elle brusquait trop les choses, redevint très câline.

--Mais, mon petit chat, ce n'est pas moi qui dis ces choses affreuses. Je
te répète les bêtises qu'on fait courir, pour que tu comprennes que Pascal
a tort de ne pas tenir compte de l'opinion publique.... Il croit avoir
trouvé un nouveau remède, rien de mieux! et je veux même admettre qu'il va
guérir tout le monde, comme il l'espère. Seulement, pourquoi affecter ces
allures mystérieuses, pourquoi n'en pas parler tout haut, pourquoi surtout
ne l'essayer que sur cette racaille du vieux quartier et de la campagne, au
lieu de tenter, parmi les gens comme il faut de la ville, des cures
éclatantes qui lui feraient honneur?... Non, vois-tu, mon petit chat, ton
oncle n'a jamais rien pu faire comme les autres.

Elle avait pris un ton peiné, baissant la voix pour étaler cette plaie
secrète de son coeur.

--Dieu merci! ce ne sont pas les hommes de valeur qui manquent dans notre
famille, mes autres fils m'ont donné assez de satisfaction! N'est-ce pas?
ton oncle Eugène est monté assez haut, ministre pendant douze ans, presque
empereur! et ton père lui-même a remué assez de millions, a été mêlé à
d'assez grands travaux qui ont refait Paris! Je ne parle pas de ton frère
Maxime, si riche, si distingué, ni de tes cousins, Octave Mouret, un des
conquérants du nouveau commerce, et notre cher abbé Mouret, un saint
celui-là!... Eh bien! pourquoi Pascal, qui aurait pu marcher sur leurs
traces à tous, vit-il obstinément dans son trou, en vieil original à demi
fêlé?

Et, la jeune fille s'étant révoltée encore, elle lui ferma la bouche d'un
geste caressant de la main.

--Non, non! laisse-moi finir.... Je sais bien que Pascal n'est pas une
bête, qu'il a fait des travaux remarquables, que ses envois à l'Académie de
médecine lui ont même acquis une réputation parmi les savants.... Mais cela
peut-il compter, à côté de ce que j'avais rêvé pour lui? oui! toute la
belle clientèle de la ville, une grosse fortune, la décoration, enfin des
honneurs, une position digne de la famille.... Ah! vois-tu, mon petit chat,
c'est de cela que je me plains: il n'en est pas, il n'a pas voulu en être,
de la famille. Ma parole! je le lui disais, quand il était enfant: «Mais
d'où sors-tu? Tu n'es pas à nous!» Moi, j'ai tout sacrifié à la famille, je
me ferais hacher pour que la famille fût à jamais grande et glorieuse!

Elle redressait sa petite taille, elle devenait très haute, dans l'unique
passion de jouissance et d'orgueil qui avait empli sa vie. Mais elle
recommençait sa promenade, lorsqu'elle eut un saisissement, en apercevant
soudain, par terre, le numéro du _Temps_, que le docteur avait jeté, après
y avoir découpé l'article, pour le joindre au dossier de Saccard; et la vue
de la fenêtre, ouverte au milieu de de la feuille, la renseigna sans doute,
car, du coup, elle ne marcha plus, elle se laissa tomber sur une chaise,
comme si elle savait enfin ce qu'elle était venue apprendre.

--Ton père a été nommé directeur de _l'Époque_, reprit-elle brusquement.

--Oui, dit Clotilde avec tranquillité, maître me l'a dit, c'était dans le
journal.

D'un air attentif et inquiet, Félicité la regardait, car cette nomination
de Saccard, ce ralliement à la République, était une chose énorme. Après la
chute de l'empire, il avait osé rentrer en France, malgré sa condamnation
comme Directeur de la Banque Universelle, dont l'effondrement colossal
avait précédé celui du régime. Des influences nouvelles, toute une intrigue
extraordinaire devait l'avoir remis sur pied. Non seulement il avait eu sa
grâce, mais encore il était une fois de plus en train de brasser des
affaires considérables, lancé dans le grand journalisme, retrouvant sa part
dans tous les pots-de-vin. Et le souvenir s'évoquait des brouilles de
jadis, entre lui et son frère Eugène Rougon, qu'il avait compromis si
souvent, et que, par un retour ironique des choses, il allait peut-être
protéger, maintenant que l'ancien ministre de l'empire n'était plus qu'un
simple député, résigné au seul rôle de défendre son maître déchu, avec
l'entêtement que sa mère mettait à défendre sa famille. Elle obéissait
encore docilement aux ordres de son fils aîné, l'aigle, même foudroyé; mais
Saccard, quoi qu'il fit, lui tenait aussi au coeur, par son indomptable
besoin du succès; et elle était en outre fière de Maxime, le frère de
Clotilde, qui s'était réinstallé, après la guerre, dans son hôtel de
l'avenue du Bois-de-Boulogne, où il mangeait la fortune que lui avait
laissée sa femme, devenu prudent, d'une sagesse d'homme atteint dans ses
moelles, rusant avec la paralysie menaçante.

--Directeur de _l'Époque_, répéta-t-elle, c'est une vraie situation de
ministre que ton père a conquise.... Et j'oubliais de te dire, j'ai encore
écrit à ton frère, pour le déterminer à venir nous voir. Cela le
distrairait, lui ferait du bien. Puis, il y a cet enfant, ce pauvre
Charles....

Elle n'insista pas, c'était là une autre des plaies dont saignait son
orgueil: un fils que Maxime avait eu, à dix-sept ans, d'une servante, et
qui, maintenant, âgé d'une quinzaine d'années, de tête faible, vivait à
Plassans, passant de l'un chez l'autre, à la charge de tous.

Un instant encore, elle attendit, espérant une réflexion de Clotilde, une
transition qui lui permettrait d'arriver où elle voulait en venir.
Lorsqu'elle vit que la jeune fille se désintéressait, occupée à ranger des
papiers sur son pupitre, elle se décida, après avoir jeté un coup d'oeil
sur Martine, qui continuait à raccommoder le fauteuil, comme muette et
sourde.

--Alors, ton oncle a découpé l'article du _Temps_?

Très calme, Clotilde souriait.

--Oui, maître l'a mis dans les dossiers. Ah! ce qu'il enterre de notes, là
dedans! Les naissances, les morts, les moindres incidents de la vie, tout y
passe. Et il y a aussi l'Arbre généalogique, tu sais bien, notre fameux
Arbre généalogique, qu'il tient au courant!

Les yeux de la vieille madame Rougon avaient flambé. Elle regardait
fixement la jeune fille.

--Tu les connais, ces dossiers?

--Oh! non, grand'mère! Jamais maître ne m'en parle, et il me défend de les
toucher.

Mais elle ne la croyait pas.

--Voyons! tu les as sous la main, tu as dû les lire.

Très simple, avec sa tranquille droiture, Clotilde répondit, en souriant de
nouveau.

--Non! quand maître me défend une chose, c'est qu'il a ses raisons, et je
ne la fais pas.

--Eh bien! mon enfant, s'écria violemment Félicité, cédant à sa passion,
toi que Pascal aime bien, et qu'il écouterait peut-être, tu devrais le
supplier de brûler tout ça, car, s'il venait à mourir et qu'on trouvât les
affreuses choses qu'il y a là dedans, nous serions tous déshonorés!

Ah! ces dossiers abominables, elle les voyait, la nuit, dans ses
cauchemars, étaler en lettres de feu les histoires vraies, les tares
physiologiques de la famille, tout cet envers de sa gloire qu'elle aurait
voulu à jamais enfouir, avec les ancêtres déjà morts! Elle savait comment
le docteur avait eu l'idée de réunir ces documents, dès le début de ses
grandes études sur l'hérédité, comment il s'était trouvé conduit à prendre
sa propre famille en exemple, frappé des cas typiques qu'il y constatait et
qui venaient à l'appui des lois découvertes par lui. N'était-ce pas un
champ tout naturel d'observation, à portée de sa main, qu'il connaissait à
fond? Et, avec une belle carrure insoucieuse de savant, il accumulait sur
les siens, depuis trente années, les renseignements les plus intimes,
recueillant et classant tout, dressant cet Arbre généalogique des
Rougon-Macquart, dont les volumineux dossiers n'étaient que le commentaire,
bourré de preuves.

--Ah! oui, continuait la vieille madame Rougon ardemment, au feu, au feu,
toutes ces paperasses qui nous saliraient!

A ce moment, comme la servante se relevait pour sortir, en voyant le tour
que prenait l'entretien, elle l'arrêta d'un geste prompt.

--Non, non! Martine, restez! vous n'êtes pas de trop, puisque vous êtes de
la famille maintenant.

Puis, d'une voix sifflante:

--Un ramas de faussetés, de commérages, tous les mensonges que nos ennemis
ont lancés autrefois contre nous, enragés par notre triomphe!... Songe un
peu à cela, mon enfant. Sur nous tous, sur ton père, sur ta mère, sur ton
frère, sur moi, tant d'horreurs!

--Des horreurs, grand'mère, mais comment le sais-tu?

Elle se troubla un instant.

--Oh! je m'en doute, va!... Quelle est la famille qui n'a pas eu des
malheurs, qu'on peut mal interpréter? Ainsi, notre mère à tous, cette chère
et vénérable Tante Dide, ton arrière-grand'mère, n'est-elle pas depuis
vingt et un ans à l'Asile des Aliénés, aux Tulettes? Si Dieu lui a fait la
grâce de la laisser vivre jusqu'à l'âge de cent quatre ans, il l'a
cruellement frappée en lui ôtant la raison. Certes, il n'y a pas de honte à
cela; seulement, ce qui m'exaspère, ce qu'il ne faut pas, c'est qu'on dise
ensuite que nous sommes tous fous.... Et, tiens! sur ton grand-oncle
Macquart, lui aussi, en a-t-on fait courir des bruits déplorables! Macquart
a eu autrefois des torts, je ne le défends pas. Mais, aujourd'hui, ne
vit-il pas bien sagement, dans sa petite propriété des Tulettes, à deux pas
de notre malheureuse mère, sur laquelle il veille en bon fils?... Enfin,
écoute! un dernier exemple. Ton frère Maxime a commis une grosse faute,
lorsqu'il a eu, d'une servante, ce pauvre petit Charles, et il est d'autre
part certain que le triste enfant n'a pas la tête solide. N'importe! cela
te fera-t-il plaisir, si l'on te raconte que ton neveu est un dégénéré,
qu'il reproduit, à trois générations de distance, sa trisaïeule, la chère
femme près de laquelle nous le menons parfois, et avec qui il se plaît
tant?... Non! il n'y a plus de famille possible, si l'on se met à tout
éplucher, les nerfs de celui-ci, les muscles de cet autre. C'est à dégoûter
de vivre!

Clotilde l'avait écoutée attentivement, debout dans sa longue blouse noire.
Elle était redevenue grave, les bras tombés, les yeux à terre. Un silence
régna, puis elle dit avec lenteur:

--C'est la science, grand'mère.

--La science! s'exclama Félicité, en piétinant de nouveau, elle est jolie,
leur science, qui va contre tout ce qu'il y a de sacré au monde! Quand ils
auront tout démoli, ils seront bien avancés!... Ils tuent le respect, ils
tuent la famille, ils tuent le bon Dieu....

--Oh! ne dites pas ça, madame! interrompit douloureusement Martine, dont la
dévotion étroite saignait. Ne dites pas que monsieur tue le bon Dieu!

--Si, ma pauvre fille, il le tue.... Et, voyez-vous, c'est une crime, au
point de vue de la religion, que de le laisser se damner ainsi. Vous ne
l'aimez pas, ma parole d'honneur! non, vous ne l'aimez pas, vous deux qui
avez le bonheur de croire, puisque vous ne faites rien pour qu'il rentre
dans la vraie route.... Ah! moi, à votre place, je fendrais plutôt cette
armoire à coups de hache, je ferais un fameux feu de joie avec toutes les
insultes au bon Dieu qu'elle contient!

Elle s'était plantée devant l'immense armoire, elle la mesurait de son
regard de feu, comme pour la prendre d'assaut, la saccager, l'anéantir,
malgré la maigreur desséchée de ses quatre-vingts ans. Puis, avec un geste
d'ironique dédain:

--Encore, avec sa science, s'il pouvait tout savoir!

Clotilde était restée absorbée, les yeux perdus. Elle reprit à demi-voix,
oubliant des deux autres, se parlant, à elle-même:

--C'est vrai, il ne peut tout savoir.... Toujours, il y a autre chose,
là-bas.... C'est ce qui me fâche, c'est ce qui nous fait nous quereller
parfois; car je ne puis pas, comme lui, mettre le mystère à part: je m'en
inquiète, jusqu'à en être torturée.... Là-bas, tout ce qui veut et agit
dans le frisson de l'ombre, toutes les forces inconnues....

Sa voix s'était ralentie peu à peu, tombée à un murmure indistinct.

Alors, Martine, l'air sombre depuis un moment, intervint à son tour.

--Si c'était vrai pourtant, mademoiselle, que monsieur se damnât avec tous
ces vilains papiers! Dites, est-ce que nous le laisserions faire?... Moi,
voyez-vous, il me dirait de me jeter en bas de la terrasse, je fermerais
les yeux et je me jetterais, parce que je sais qu'il a toujours raison.
Mais, à son salut, oh! si je le pouvais, j'y travaillerais malgré lui. Par
tous les moyens, oui! je le forcerais, ça m'est trop cruel de penser qu'il
ne sera pas dans le ciel avec nous.

--Voilà qui est très bien, ma fille, approuva Félicité. Vous aimez au moins
votre maître d'une façon intelligente.

Entre elles deux, Clotilde semblait encore irrésolue. Chez elle, la
croyance ne se pliait pas à la règle stricte du dogme, le sentiment
religieux ne se matérialisait pas dans l'espoir d'un paradis, d'un lieu de
délices, où l'on devait retrouver les siens. C'était simplement, en elle,
un besoin d'au delà, une certitude que le vaste monde ne s'arrête point à
la sensation, qu'il y a tout un autre monde inconnu, dont il faut tenir
compte. Mais sa grand'mère si vieille, cette servante si dévouée,
l'ébranlaient, dans sa tendresse inquiète pour son oncle. Ne
l'aimaient-elles pas davantage, d'une façon plus éclairée et plus droite,
elles qui le voulaient sans tache, dégagé de ses manies de savant, assez
pur pour être parmi les élus? Des phrases de livres dévots lui revenaient,
la continuelle bataille livrée à l'esprit du mal, la gloire des conversions
emportées de haute lutte. Si elle se mettait à cette besogne sainte, si
pourtant, malgré lui, elle le sauvait! Et une exaltation, peu à peu,
gagnait son esprit, tourné volontiers aux entreprises aventureuses.

--Certainement, finit-elle par dire, je serais très heureuse qu'il ne se
cassât pas la tête, à entasser ces bouts de papier, et qu'il vint avec nous
à l'église.

En la voyant près de céder, madame Rougon s'écria qu'il fallait agir, et
Martine elle-même pesa de toute sa réelle autorité. Elles s'étaient
rapprochées, elles endoctrinaient la jeune fille, baissant la voix, comme
pour un complot, d'où sortirait un miraculeux bienfait, une joie divine
dont la maison entière serait parfumée. Quel triomphe, si l'on réconciliait
le docteur avec Dieu! et quelle douceur ensuite, à vivre ensemble, dans la
communion céleste d'une même foi!

--Enfin, que dois-je faire? demanda Clotilde, vaincue, conquise.

Mais, à ce moment, dans le silence, le pilon du docteur reprit plus haut,
de son rythme régulier. Et Félicité victorieuse, qui allait parler, tourna
la tête avec inquiétude, regarda un instant la porte de la chambre voisine.
Puis, à demi-voix:

--Tu sais où est la clef de l'armoire?

Clotilde ne répondit pas, eut un simple geste, pour dire toute sa
répugnance à trahir ainsi son maître.

--Que tu es enfant! Je te jure de ne rien prendre, je ne dérangerai même
rien.... Seulement, n'est-ce pas? puisque nous sommes seules, et que jamais
Pascal ne reparaît avant le dîner, nous pourrions nous assurer de ce qu'il
y a là dedans.... Oh! rien qu'un coup d'oeil, ma parole d'honneur!

La jeune fille, immobile, ne consentait toujours pas.

--Et puis, peut-être que je me trompe, il n'y a sans doute là aucune des
mauvaises choses que je t'ai dites.

Ce fut décisif, elle courut prendre dans le tiroir la clef, elle ouvrit
elle-même l'armoire toute grande.

--Tiens! grand'mère, les dossiers sont là-haut.

Martine, sans une parole, était allée se planter à la porte de la chambre,
l'oreille au guet, écoutant le pilon, tandis que Félicité, clouée sur place
par l'émotion, regardait les dossiers. Enfin, c'étaient eux, ces dossiers
terribles, dont le cauchemar empoisonnait sa vie! elle les voyait, elle
allait les toucher, les emporter! Et elle se dressait, dans un allongement
passionné de ses courtes jambes.

--C'est trop haut, mon petit chat, dit-elle. Aides-moi, donne-les-moi!

--Oh! ça, non, grand'mère.... Prends une chaise.

Félicité prit une chaise, monta lestement dessus. Mais elle était encore
trop petite. D'un effort extraordinaire, elle se haussait, arrivait à se
grandir, jusqu'à toucher du bout de ses ongles les chemises de fort papier
bleu; et ses doigts se promenaient, se crispaient, avec des égratignements
de griffes. Brusquement, il y eut un fracas: c'était un échantillon
géologique, un fragment de marbre, qui se trouvait sur une planche
inférieure, et qu'elle venait de faire tomber.

Aussitôt, le pilon s'arrêta, et Martine dit d'une voix étouffée:

--Méfiez-vous, le voici!

Mais Félicité, désespérée, n'entendait pas, ne lâchait pas, lorsque Pascal
entra vivement. Il avait cru à un malheur, à une chute, et il demeura
stupéfié devant ce qu'il voyait: sa mère sur la chaise, le bras encore en
l'air, tandis que Martine s'était écartée, et que Clotilde debout, très
pale, attendait, sans détourner les yeux. Quand il eut compris, lui-même
devint d'une blancheur de linge. Une colère terrible montait en lui.

La vieille madame Rougon, d'ailleurs, ne se troubla aucunement. Dès qu'elle
vit l'occasion perdue, elle sauta de la chaise, ne fit aucune allusion à la
vilaine besogne dans laquelle il la surprenait.

--Tiens, c'est toi! Je ne voulais pas te déranger.... J'étais venue
embrasser Clotilde. Mais voici près de deux heures que je bavarde, et je
file bien vite. On m'attend chez moi, on ne doit plus savoir ce que je suis
devenue.... Au revoir, à dimanche!

Elle s'en alla, très à l'aise, après avoir souri à son fils, qui était
resté muet devant elle, respectueux. C'était une attitude prise par lui,
depuis longtemps, pour éviter une explication qu'il sentait devoir être
cruelle et dont il avait toujours eu peur. Il la connaissait, il voulait
tout lui pardonner, dans sa large tolérance de savant qui faisait la part
de l'hérédité, du milieu et des circonstances. Puis, n'était-elle pas sa
mère? et cela aurait suffi; car, au milieu des effroyables coups que ses
recherches portaient à la famille, il gardait une grande tendresse de coeur
pour les siens.

Lorsque sa mère ne fut plus là, sa colère éclata, s'abattit sur Clotilde.
Il avait détourné les yeux de Martine, il les tenait fixés sur la jeune
fille, dont les regards ne se baissaient toujours pas, dans une bravoure
qui acceptait la responsabilité de son acte.

--Toi! toi! dit-il enfin.

Il lui avait saisi le bras, il le serrait, à la faire crier. Mais elle
continuait à le regarder en face, sans plier devant lui, avec la volonté
indomptable de sa personnalité, de sa pensée, à elle. Elle était belle et
irritante, si mince, si élancée, vêtue de sa blouse noire; et son exquise
jeunesse blonde, son front droit, son nez fin, son menton ferme, prenait un
charme guerrier, dans sa révolte.

--Toi que j'ai faite, toi qui es mon élève, mon amie, mon autre pensée, à
qui j'ai donné un peu de mon coeur et de mon cerveau! Ah! oui, j'aurais dû
te garder tout entière pour moi, ne pas me laisser prendre le meilleur de
toi-même par ton bête de bon Dieu!

--Oh! monsieur, vous blasphémez! cria Martine, qui s'était rapprochée, pour
détourner sur elle une partie de sa colère.

Mais il ne la voyait même pas. Clotilde seule existait. Et il était comme
transfiguré, soulevé d'une telle passion, que, sous ses cheveux blancs,
dans sa barbe blanche, son beau visage flambait de jeunesse, d'une immense
tendresse blessée et exaspérée. Un instant encore, ils se contemplèrent de
la sorte, sans se céder, les yeux sur les yeux.

--Toi! toi! répétait-il, de sa voix frémissante.

--Oui, moi!... Pourquoi donc, maître, ne t'aimerais-je pas autant que tu
m'aimes? et pourquoi, si je te crois en péril, ne tâcherais-je pas de te
sauver? Tu t'inquiètes bien de ce que je pense, tu veux bien me forcer à
penser comme toi!

Jamais elle ne lui avait ainsi tenu tête.

--Mais tu es une petite fille, tu ne sais rien!

--Non, je suis une âme, et tu n'en sais pas plus que moi!

Il lui lâcha le bras, il eut un grand geste vague vers le ciel, et un
extraordinaire silence tomba, plein des choses graves, de l'inutile
discussion qu'il ne voulait pas engager. D'une rude poussée, il était allé
ouvrir le volet de la fenêtre du milieu; car le soleil baissait, la salle
s'emplissait d'ombre. Puis, il revint.

Mais elle, dans un besoin d'air et de libre espace, était allée à cette
fenêtre ouverte. L'ardente pluie de braise avait cessé, il n'y avait plus,
tombant de haut, que le dernier frisson du ciel surchauffé et pâlissant;
et, de la terre brûlante encore, montaient des odeurs chaudes, avec la
respiration soulagée du soir. Au bas de la terrasse, c'était d'abord la
voie du chemin de fer, les premières dépendances de la gare, dont on
apercevait les bâtiments; puis, traversant la vaste plaine aride, une ligne
d'arbres indiquait le cours de la Viorne, au delà duquel montaient les
coteaux de Sainte-Marthe, des gradins de terres rougeâtres plantées
d'oliviers, soutenues par des murs de pierres sèches, et que couronnaient
des bois sombres de pins: large amphithéâtre désolé, mangé de soleil, d'un
ton de vieille brique cuite, déroulant en haut, sur le ciel, cette frange
de verdure noire. A gauche, s'ouvraient les gorges de la Seille, des amas
de pierres jaunes, écroulées au milieu de terres couleur de sang, dominées
par une immense barre de rochers, pareille à un mur de forteresse géante;
tandis que, vers la droite, à l'entrée même de la vallée où coulait la
Viorne, la ville de Plassans étageait ses toitures de tuiles décolorées et
roses, son fouillis ramassé de vieille cité, que perçaient des cimes
d'ormes antiques, et sur laquelle régnait la haute tour de Saint-Saturnin,
solitaire et sereine, à cette heure, dans l'or limpide du couchant.

--Ah! mon Dieu! dit lentement Clotilde, faut-il être orgueilleux, pour
croire qu'on va tout prendre dans sa main et tout connaître!

Pascal venait de monter sur la chaise, afin de s'assurer que pas un des
dossiers ne manquait. Ensuite, il ramassa le fragment de marbre, le replaça
sur la planche; et, quand il eut refermé l'armoire, d'une main énergique,
il mit la clef au fond de sa poche.

--Oui, reprit-il, tâcher de tout connaître, et surtout ne pas perdre la
tête avec ce qu'on ne connaît pas, ce qu'on ne connaîtra sans doute jamais!

Martine, de nouveau, s'était rapprochée de Clotilde, pour la soutenir, pour
montrer que toutes deux faisaient cause commune. Et, maintenant, le docteur
l'apercevait, elle aussi, les sentait l'une et l'autre unies dans la même
volonté de conquête. Après des années de sourdes tentatives, c'était enfin
la guerre ouverte, le savant qui voit les siens se tourner contre sa pensée
et la menacer de destruction. Il n'est point de pire tourment, avoir la
trahison chez soi, autour de soi, être traqué, dépossédé, anéanti, par ceux
que vous aimez et qui vous aiment!

Brusquement, cette idée affreuse lui apparut.

--Mais vous m'aimez toutes les deux pourtant!

Il vit leurs yeux s'obscurcir de larmes, il fut pris d'une infinie
tristesse, dans cette fin si calme d'un beau jour. Toute sa gaieté, toute
sa bonté, qui venaient de sa passion de la vie, en étaient bouleversées.

--Ah! ma chérie, et toi, ma pauvre fille, vous faites ça pour mon bonheur,
n'est-ce pas? Mais, hélas! que nous allons être malheureux!



II


Le lendemain matin, Clotilde, dès six heures, se réveilla. Elle s'était
mise au lit fâchée avec Pascal, ils se boudaient. Et son premier sentiment
fut un malaise, un chagrin sourd, le besoin immédiat de se réconcilier,
pour ne pas garder sur son coeur le gros poids qu'elle y retrouvait.

Vivement, sautant du lit, elle était allée entr'ouvrir les volets des deux
fenêtres. Déjà haut, le soleil entra, coupa la chambre de deux barres d'or.
Dans cette pièce ensommeillée, toute moite d'une bonne odeur de jeunesse,
la claire matinée apportait de petits souffles d'une gaieté fraîche; tandis
que, revenue s'asseoir au bord du matelas, la jeune fille demeurait un
instant songeuse, simplement vêtue de son étroite chemise, qui semblait
encore l'amincir, avec ses jambes longues et fuselées, son torse élancé et
fort, à la gorge ronde, au cou rond, aux bras ronds et souples; et sa
nuque, ses épaules adorables jetaient un lait pur, une soie blanche, polie,
d'une infinie douceur. Longtemps, à l'âge ingrat, de douze à dix-huit ans,
elle avait paru trop grande, dégingandée, montant aux arbres comme un
garçon. Puis, du galopin sans sexe, s'était dégagée cette fine créature de
charme et d'amour.

Les yeux perdus, elle continuait à regarder les murs de la chambre. Bien
que la Souleiade datât du siècle dernier, on avait dû la remeubler sous le
premier empire, car il y avait là, pour tenture, une ancienne indienne
imprimée, représentant des bustes de sphinx, dans des enroulements de
couronnes de chêne. Autrefois d'un rouge vif, cette indienne était devenue
rose, d'un vague rose qui tournait à l'orange. Les rideaux des deux
fenêtres et du lit existaient; mais il avait fallu les faire nettoyer, ce
qui les avait pâlis encore. Et c'était vraiment exquis, cette pourpre
effacée, ce ton d'aurore, si délicatement doux. Quant au lit, tendu de la
même étoffe, il tombait d'une vétusté telle, qu'on l'avait remplacé par un
autre lit, pris dans une pièce voisine, un autre lit empire, bas et très
large, en acajou massif, garni de cuivres, dont les quatre colonnes d'angle
portaient aussi des bustes de sphinx, pareils à ceux de la tenture.
D'ailleurs, le reste du mobilier était appareillé, une armoire à portes
pleines et à colonnes, une commode à marbre blanc cerclé d'une galerie, une
haute psyché monumentale, une chaise longue aux pieds raidis, des sièges
aux dossiers droits, en forme de lyre. Mais un couvrepied, fait d'une
ancienne jupe de soie Louis XV, égayait le lit majestueux, tenant le milieu
du panneau, en face des fenêtres; tout un amas de coussins rendait
moelleuse la dure chaise longue; et il y avait deux étagères et une table
garnies également de vieilles soies brochées de fleurs, découvertes au fond
d'un placard.

Clotilde enfin mit ses bas, enfila un peignoir de piqué blanc; et,
ramassant du bout des pieds ses mules de toile grise, elle courut dans son
cabinet de toilette, une pièce de derrière, qui donnait sur l'autre façade.
Elle l'avait fait simplement tendre de coutil écru, à rayures bleues; et il
ne s'y trouvait que des meubles de sapin verni, la toilette, deux armoires,
des chaises. On l'y sentait pourtant d'une coquetterie naturelle et fine,
très femme. Cela avait poussé chez elle, en même temps que la beauté. A
côté de la têtue, de la garçonnière qu'elle restait parfois, elle était
devenue une soumise, une tendre, aimant à être aimée. La vérité était
qu'elle avait grandi librement, n'ayant jamais appris qu'à lire et à
écrire, s'étant fait ensuite d'elle-même une instruction assez vaste, en
aidant son oncle. Mais il n'y avait eu aucun plan arrêté entre eux, elle
s'était seulement passionnée pour l'histoire naturelle, ce qui lui avait
tout révélé de l'homme et de la femme. Et elle gardait sa pudeur de vierge,
comme un fruit que nulle main n'a touché, sans doute grâce à son attente
ignorée et religieuse de l'amour, ce sentiment profond de femme qui lui
faisait réserver le don de tout son être, son anéantissement dans l'homme
qu'elle aimerait.

Elle releva ses cheveux, se lava à grande eau; puis, cédant à son
impatience, elle revint ouvrir doucement la porte de sa chambre, et se
risqua à traverser sur la pointe des pieds, sans bruit, la vaste salle de
travail. Les volets étaient fermés encore, mais elle voyait assez clair,
pour ne pas se heurter aux meubles. Lorsqu'elle fut à l'autre bout, devant
la porte de la chambre du docteur, elle se pencha, retenant son haleine.
Était-il levé déjà? que pouvait-il faire? Elle l'entendit nettement qui
marchait à petits pas, s'habillant sans doute. Jamais elle n'entrait dans
cette chambre, où il aimait à cacher certains travaux, et qui restait
close, ainsi qu'un tabernacle. Une anxiété l'avait prise, celle d'être
trouvée là par lui, s'il poussait la porte; et c'était un grand trouble,
une révolte de son orgueil et un désir de montrer sa soumission. Un
instant, son besoin de se réconcilier devint si fort, qu'elle fut sur le
point de frapper. Puis, comme le bruit des pas se rapprochait, elle se
sauva follement.

Jusqu'à huit heures, Clotilde s'agita dans une impatience croissante. A
chaque minute, elle regardait la pendule, sur la cheminée de sa chambre,
une pendule empire de bronze doré, une borne contre laquelle l'Amour
souriant contemplait le Temps endormi. C'était d'habitude à huit heures
qu'elle descendait faire le premier déjeuner, en commun avec le docteur,
dans la salle à manger. Et, en attendant, elle se livra à des soins de
toilette minutieux, se coiffa, se chaussa, passa une robe, de toile blanche
à pois rouges. Puis, ayant encore un quart d'heure à tuer, elle contenta un
ancien désir, elle s'assit pour coudre une petite dentelle, une imitation
de chantilly, à sa blouse de travail, cette blouse noire qu'elle finissait
par trouver trop garçonnière, pas assez femme. Mais, comme huit heures
sonnaient, elle lâcha son travail, descendit vivement.

--Vous allez déjeuner toute seule, dit tranquillement Martine, dans la
salle à manger.

--Comment ça?

--Oui, monsieur m'a appelée, et je lui ai passé son oeuf, par
l'entre-bâillement de la porte. Le voilà encore dans son mortier et dans
son filtre. Nous ne le verrons pas avant midi.

Clotilde était restée saisie, les joues pâles. Elle but son lait debout,
emporta son petit pain et suivit la servante, au fond de la cuisine. Il
n'existait, au rez-de-chaussée, avec la salle à manger et cette cuisine,
qu'un salon abandonné, où l'on mettait la provision de pommes de terre.
Autrefois, lorsque le docteur recevait des clients chez lui, il donnait ses
consultations là; mais, depuis des années, on avait monté, dans sa chambre,
le bureau et le fauteuil. Et il n'y avait plus, ouvrant sur la cuisine,
qu'une autre petite pièce, la chambre de la vieille servante, très propre,
avec une commode de noyer et un lit monacal, garni de rideaux blancs.

--Tu crois qu'il s'est remis à fabriquer sa liqueur? demanda Clotilde.

--Dame! ça ne peut être que ça. Vous savez bien qu'il en perd le manger et
le boire, quand ça le prend.

Alors, toute la contrariété de la jeune fille s'exhala en une plainte
basse.

--Ah! mon Dieu! mon Dieu!

Et, tandis que Martine montait faire sa chambre, elle prit une ombrelle au
portemanteau du vestibule, elle sortit manger son petit pain dehors,
désespérée, ne sachant plus à quoi occuper son temps, jusqu'à midi.

Il y avait déjà près de dix-sept ans que le docteur Pascal, résolu à
quitter sa maison de la ville neuve, avait acheté la Souleiade, une
vingtaine de mille francs. Son désir était de se mettre à l'écart, et aussi
de donner plus d'espace et plus de joie à la fillette que son frère venait
de lui envoyer de Paris. Cette Souleiade, aux portes de la ville, sur un
plateau qui dominait la plaine, était une ancienne propriété considérable,
dont les vastes terres se trouvaient réduites à moins de deux hectares, par
suite de ventes successives, sans compter que la construction du chemin de
fer avait emporté les derniers champs labourables. La maison elle-même
avait été à moitié détruite par un incendie, il ne restait qu'un seul des
deux corps de bâtiment, une aile carrée, à quatre pans comme on dit en
Provence, de cinq fenêtres de façade, couverte en grosses tuiles roses. Et
le docteur qui l'avait achetée toute meublée, s'était contenté de faire
réparer et compléter les murs de l'enclos, pour être tranquille chez lui.

D'ordinaire, Clotilde aimait passionnément cette solitude, ce royaume
étroit qu'elle pouvait visiter en dix minutes et qui gardait pourtant des
coins de sa grandeur passée. Mais, ce matin-là, elle y apportait une colère
sourde. Un moment, elle s'avança sur la terrasse, aux deux bouts de
laquelle étaient plantés des cyprès centenaires, deux énormes cierges
sombres, qu'on voyait de trois lieues. La pente ensuite dévalait jusqu'au
chemin de fer, des murs de pierres sèches soutenaient les terres rouges, où
les dernières vignes étaient mortes; et, sur ces sortes de marches géantes,
il ne poussait plus que des files chétives d'oliviers et d'amandiers, au
feuillage grêle. La chaleur était déjà accablante, elle regarda de petits
lézards qui fuyaient sur les dalles disjointes, entre des touffes chevelues
de câpriers.

Puis, comme irritée du vaste horizon, elle traversa le verger et le
potager, que Martine s'entêtait à soigner, malgré son âge, ne faisant venir
un homme que deux fois par semaine, pour les gros travaux; et elle monta,
vers la droite, dans une pinède, un petit bois de pins, tout ce qu'il
restait des pins superbes qui avaient jadis couvert le plateau. Mais, une
fois encore, elle s'y trouva mal à l'aise: les aiguilles sèches craquaient
sons ses pieds, un étouffement résineux tombait des branches. Et elle fila
le long du mur de clôture, passa devant la porte d'entrée, qui ouvrait sur
le chemin des Fenouillères, à cinq minutes des premières maisons de
Plassans, déboucha enfin sur l'aire, une aire immense de vingt mètres de
rayon, qui aurait suffi à prouver l'ancienne importance du domaine. Ah!
cette aire antique, pavée de cailloux ronds, comme au temps des Romains,
cette sorte de vaste esplanade qu'une herbe courte et sèche, pareille à de
l'or, semblait recouvrir d'un tapis de haute laine! quelles bonnes parties
elle y avait faites autrefois, à courir, à se rouler, à rester des heures
étendue sur le dos, lorsque naissaient les étoiles, au fond du ciel sans
bornes!

Elle avait rouvert son ombrelle, elle traversa l'aire d'un pas ralenti.
Maintenant, elle se trouvait à la gauche de la terrasse, elle avait achevé
le tour de la propriété. Aussi revint-elle derrière la maison, sous le
bouquet d'énormes platanes qui jetaient, de ce côté, une ombre épaisse. Là,
s'ouvraient les deux fenêtres de la chambre du docteur. Et elle leva les
yeux, car elle ne s'était rapprochée que dans l'espoir brusque de le voir
enfin. Mais les fenêtres restaient closes, elle en fut blessée comme d'une
dureté à son égard. Alors seulement, elle s'aperçut qu'elle tenait toujours
son petit pain, oubliant de le manger; et elle s'enfonça sous les arbres,
elle le mordit impatiemment, de ses belles dents de jeunesse.

C'était une retraite délicieuse, cet ancien quinconce de platanes, un reste
encore de la splendeur passée de la Souleiade. Sous ces géants, aux troncs
monstrueux, il faisait à peine clair, un jour verdâtre, d'une fraîcheur
exquise, par les jours brûlants de l'été. Autrefois, un jardin français
était dessiné là, dont il ne restait que les bordures de buis, des buis qui
s'accommodaient de l'ombre sans doute, car ils avaient vigoureusement
poussé, grands comme des arbustes. Et le charme de ce coin si ombreux était
une fontaine, un simple tuyau de plomb scellé dans un fût de colonne, d'où
coulait perpétuellement, même pendant les plus grandes sécheresses, un
filet d'eau de la grosseur du petit doigt, qui allait, plus loin, alimenter
un large bassin moussu, dont on ne nettoyait les pierres verdies que tous
les trois ou quatre ans. Quand tous les puits du voisinage se tarissaient,
la Souleiade gardait sa source, de qui les grands platanes étaient sûrement
les fils centenaires. Nuit et jour, depuis des siècles, ce mince filet
d'eau, égal et continu, chantait sa même chanson, pure, d'une vibration de
cristal.

Clotilde, après avoir erré parmi les buis qui lui arrivaient à l'épaule,
rentra chercher une broderie, et revint s'asseoir devant une table de
pierre, à côté de la fontaine. On avait mis là quelques chaises de jardin,
on y prenait le café. Et elle affecta dès lors de ne plus lever la tête,
comme absorbée dans son travail. Pourtant, de temps à autre, elle semblait
jeter un coup d'oeil, entre les troncs des arbres, vers les lointains
ardents, l'aire aveuglante ainsi qu'un brasier, où le soleil brûlait. Mais,
en réalité, son regard se coulait derrière ses longs cils, remontait
jusqu'aux fenêtres du docteur. Rien n'y apparaissait, pas une ombre. Et une
tristesse, une rancune grandissaient en elle, cet abandon où il la
laissait, ce dédain où il semblait la tenir, après leur querelle de la
veille. Elle qui s'était levée avec un si gros désir de faire tout de suite
la paix! Lui, n'avait donc pas de hâte, ne l'aimait donc pas, puisqu'il
pouvait vivre fâché? Et peu à peu elle s'assombrissait, elle retournait à
des pensées de lutte, résolue de nouveau à ne céder sur rien.

Vers onze heures, avant de mettre son déjeuner au feu, Martine vint la
rejoindre, avec l'éternel bas qu'elle tricotait même en marchant, quand la
maison ne l'occupait pas.

--Vous savez qu'il est toujours enfermé là-haut, comme un loup, à fabriquer
sa drôle de cuisine?

Clotilde haussa les épaules, sans quitter des yeux sa broderie.

--Et, mademoiselle, si je vous répétais ce qu'on raconte! Madame Félicité
avait raison, hier, de dire qu'il y a vraiment de quoi rougir.... On m'a
jeté à la figure, à moi qui vous parle, qu'il avait tué le vieux Boutin,
vous vous souvenez, ce pauvre vieux qui tombait du haut mal et qui est mort
sur une route.

Il y eut un silence. Puis, voyant la jeune fille s'assombrir encore, la
servante reprit, tout en activant le mouvement rapide de ses doigts:

--Moi, je n'y entends rien, mais ça me met en rage, ce qu'il fabrique....
Et vous, mademoiselle, est-ce que vous approuvez cette cuisine-là?

Brusquement, Clotilde leva la tête, cédant au flot de passion qui
l'emportait.

--Écoute, je ne veux pas m'y entendre plus que toi, mais je crois qu'il
court à de très grands soucis.... Il ne nous aime pas....

--Oh! si, mademoiselle, il nous aime!

--Non, non, pas comme nous l'aimons!... S'il nous aimait, il serait là,
avec nous, au lieu de perdre là-haut son âme, son bonheur et le nôtre, à
vouloir sauver tout le monde!

Et les deux femmes se regardèrent un moment, les yeux brûlants de
tendresse, dans leur colère jalouse. Elles se remirent au travail, elles ne
parlèrent plus, baignées d'ombre.

En haut, dans sa chambre, le docteur Pascal travaillait avec une sérénité
de joie parfaite. Il n'avait guère exercé la médecine que pendant une
douzaine d'années, depuis son retour de Paris, jusqu'au jour où il était
venu se retirer à la Souleiade. Satisfait des cent et quelques mille francs
qu'il avait gagnés et placés sagement, il ne s'était plus guère consacré
qu'à ses études favorites, gardant simplement une clientèle d'amis, ne
refusant pas d'aller au chevet d'un malade, sans jamais envoyer sa note.
Quand on le payait, il jetait l'argent au fond d'un tiroir de son
secrétaire, il regardait cela comme de l'argent de poche, pour ses
expériences et ses caprices, en dehors de ses rentes dont le chiffre lui
suffisait. Et il se moquait de la mauvaise réputation d'étrangeté que ses
allures lui avaient faite, il n'était heureux qu'au milieu de ses
recherches, sur les sujets qui le passionnaient. C'était pour beaucoup une
surprise, de voir que ce savant, avec ses parties de génie gâtées par une
imagination trop vive, fût resté à Plassans, cette ville perdue, qui
semblait ne devoir lui offrir aucun des outils nécessaires. Mais il
expliquait très bien les commodités qu'il y avait découvertes, d'abord une
retraite de grand calme, ensuite un terrain insoupçonné d'enquête continue,
un point de vue des faits de l'hérédité, son étude préférée, dans ce coin
de province où il connaissait chaque famille, où il pouvait suivre les
phénomènes tenus secrets, pendant deux et trois générations. D'autre part,
il était voisin de la mer, il y était allé, presque à chaque belle saison,
étudier la vie, le pullulement infini où elle naît et se propage, au fond
des vastes eaux. Et il y avait enfin, à l'hôpital de Plassans, une salle de
dissection, qu'il était presque le seul à fréquenter, une grande salle
claire et tranquille, dans laquelle, depuis plus de vingt ans, tous les
corps non réclamés étaient passés sous son scalpel. Très modeste
d'ailleurs, d'une timidité longtemps ombrageuse, il lui avait suffi de
rester en correspondance avec ses anciens professeurs et quelques amis
nouveaux, au sujet des très remarquables mémoires qu'il envoyait parfois à
l'Académie de médecine. Toute ambition militante lui manquait.

Ce qui avait amené le docteur Pascal à s'occuper spécialement des lois de
l'hérédité, c'était, au début, des travaux sur la gestation. Comme
toujours, le hasard avait eu sa part, en lui fournissant toute une série de
cadavres de femmes enceintes, mortes pendant une épidémie cholérique. Plus
tard, il avait surveillé les décès, complétant la série, comblant les
lacunes, pour arriver à connaître la formation de l'embryon, puis le
développement du foetus, à chaque jour de sa vie intra-utérine; et il avait
ainsi dressé le catalogue des observations les plus nettes, les plus
définitives. A partir de ce moment, le problème de la conception, au
principe de tout, s'était posé à lui, dans son irritant mystère. Pourquoi
et comment un être nouveau? Quelles étaient les lois de la vie, ce torrent
d'êtres qui faisaient le monde? Il ne s'en tenait pas aux cadavres, il
élargissait ses dissections sur l'humanité vivante, frappé de certains
faits constants parmi sa clientèle, mettant surtout en observation sa
propre famille, qui était devenue son principal champ d'expérience,
tellement les cas s'y présentaient précis et complets. Dès lors, à mesure
que les faits s'accumulaient et se classaient dans ses notes, il avait
tenté une théorie générale de l'hérédité, qui pût suffire à les expliquer
tous.

Problème ardu, et dont il remaniait la solution depuis des années. Il était
parti du principe d'invention et du principe d'imitation, l'hérédité ou
reproduction des êtres sous l'empire du semblable, l'innéité ou
reproduction des êtres sous l'empire du divers. Pour l'hérédité, il n'avait
admis que quatre cas: l'hérédité directe, représentation du père et de la
mère dans la nature physique et morale de l'enfant; l'hérédité indirecte,
représentation des collatéraux, oncles et tantes, cousins et cousines;
l'hérédité en retour, représentation des ascendants, à une ou plusieurs
générations de distance; enfin, l'hérédité d'influence, représentation des
conjoints antérieurs, par exemple du premier mâle qui a comme imprégné la
femelle pour sa conception future, même lorsqu'il n'en est plus l'auteur.
Quant à l'innéité, elle était l'être nouveau, ou qui paraît tel, et chez
qui se confondent les caractères physiques et moraux des parents, sans que
rien d'eux semble s'y retrouver. Et, dès lors, reprenant les deux termes,
l'hérédité, l'innéité, il les avait subdivisés à leur tour, partageant
l'hérédité en deux cas, l'élection du père ou de la mère chez l'enfant, le
choix, la prédominance individuelle, ou bien le mélange de l'un et de
l'autre, et un mélange qui pouvait affecter trois formes, soit par soudure,
soit par dissémination, soit par fusion, en allant de l'état le moins bon
au plus parfait; tandis que, pour l'innéité, il n'y avait qu'un cas
possible, la combinaison, cette combinaison chimique qui fait que deux
corps mis en présence peuvent constituer un nouveau corps, totalement
différent de ceux dont il est le produit. C'était là le résumé d'un amas
considérable d'observations, non seulement en anthropologie, mais encore en
zoologie, en pomologie et en horticulture. Puis, la difficulté commençait,
lorsqu'il s'agissait, en présence de ces faits multiples, apportés par
l'analyse, d'en faire la synthèse, de formuler la théorie qui les expliquât
tous. Là, il se sentait sur ce terrain mouvant de l'hypothèse, que chaque
nouvelle découverte transforme; et, s'il ne pouvait s'empêcher de donner
une solution, par le besoin que l'esprit humain a de conclure, il avait
cependant l'esprit assez large pour laisser le problème ouvert. Il était
donc allé des gemmules de Darwin, de sa pangenèse, à la périgenèse de
Haeckel, en passant par les stirpes de Galton. Puis, il avait eu
l'intuition de la théorie que Weismann devait faire triompher plus tard, il
s'était arrêté à l'idée d'une substance extrêmement fine et complexe, le
plasma germinatif, dont une partie reste toujours en réserve dans chaque
nouvel être, pour qu'elle soit ainsi transmise, invariable, immuable, de
génération en génération. Cela paraissait tout expliquer; mais quel infini
de mystère encore, ce monde de ressemblances que transmettent le
spermatozoïde et l'ovule, où l'oeil humain ne distingue absolument rien,
sous le grossissement le plus fort du microscope! Et il s'attendait bien à
ce que sa théorie fût caduque un jour, il ne s'en contentait que comme
d'une explication transitoire, satisfaisante pour l'état actuel de la
question, dans cette perpétuelle enquête sur la vie, dont la source même,
le jaillissement semble devoir à jamais nous échapper.

Ah! cette hérédité, quel sujet pour lui de méditations sans fin!
L'inattendu, le prodigieux n'était-ce point que la ressemblance ne fût pas
complète, mathématique, des parents aux enfants? Il avait, pour sa famille,
d'abord dressé un arbre logiquement déduit, où les parts d'influence, de
génération en génération, se distribuaient moitié par moitié, la part du
père et la part de la mère. Mais la réalité vivante, presque à chaque coup,
démentait la théorie. L'hérédité, au lieu d'être la ressemblance, n'était
que l'effort vers la ressemblance, contrarié par les circonstances et le
milieu. Et il avait abouti à ce qu'il nommait l'hypothèse de l'avortement
des cellules. La vie n'est qu'un mouvement, et l'hérédité étant le
mouvement communiqué, les cellules, dans leur multiplication les unes des
autres, se poussaient, se foulaient, se casaient, en déployant chacune
l'effort héréditaire; de sorte que si, pendant cette lutte, des cellules
plus faibles succombaient, on voyait se produire, au résultat final, des
troubles considérables, des organes totalement différents. L'innéité,
l'invention constante de la nature à laquelle il répugnait, ne venait-elle
pas de là? n'était-il pas, lui, si différent de ses parents, que par suite
d'accidents pareils, ou encore par l'effet de l'hérédité larvée, à laquelle
il avait cru un moment, car tout arbre généalogique a des racines qui
plongent dans l'humanité jusqu'au premier homme, on ne saurait partir d'un
ancêtre unique, on peut toujours ressembler à un ancêtre plus ancien,
inconnu. Pourtant, il doutait de l'atavisme, son opinion était, malgré un
exemple singulier pris dans sa propre famille, que la ressemblance, au bout
de deux ou trois générations, doit sombrer, en raison des accidents, des
interventions, des mille combinaisons possibles. Il y avait donc là un
perpétuel devenir, une transformation constante dans cet effort communiqué,
cette puissance transmise, cet ébranlement qui souffle la vie à la matière
et qui est toute la vie. Et des questions multiples se posaient.
Existait-il un progrès physique et intellectuel à travers les âges? Le
cerveau, au contact des sciences grandissantes, s'amplifiait-il? Pouvait-on
espérer, à la longue, une plus grande somme de raison et de bonheur? Puis,
c'étaient des problèmes spéciaux, un entre autres, dont le mystère l'avait
longtemps irrité: comment un garçon, comment une fille, dans la conception?
n'arriverait-on jamais à prévoir scientifiquement le sexe, ou tout au moins
à l'expliquer? Il avait écrit, sur cette matière, un très curieux mémoire,
bourré de faits, mais concluant en somme à l'ignorance absolue où l'avaient
laissé les plus tenaces recherches. Sans doute, l'hérédité ne le
passionnait-elle ainsi que parce qu'elle restait obscure, vaste et
insondable, comme toutes les sciences balbutiantes encore, où l'imagination
est maîtresse. Enfin, une longue étude qu'il avait faite sur l'hérédité de
la phtisie, venait de réveiller en lui la foi chancelante du médecin
guérisseur, en le lançant dans l'espoir noble et fou de régénérer
l'humanité.

En somme, le docteur Pascal n'avait qu'une croyance, la croyance à la vie.
La vie était l'unique manifestation divine. La vie, c'était Dieu, le grand
moteur, l'âme de l'univers. Et la vie n'avait d'autre instrument que
l'hérédité, l'hérédité faisait le monde; de sorte que, si l'on avait pu la
connaître, la capter pour disposer d'elle, on aurait fait le monde à son
gré. Chez lui, qui avait vu de près la maladie, la souffrance et la mort,
une pitié militante de médecin s'éveillait. Ah! ne plus être malade, ne
plus souffrir, mourir le moins possible! Son rêve aboutissait à cette
pensée qu'on pourrait hâter le bonheur universel, la cité future de
perfection et de félicité, en intervenant, en assurant de la santé à tous.
Lorsque tous seraient sains, forts, intelligents, il n'y aurait plus qu'un
peuple supérieur, infiniment sage et heureux. Dans l'Inde, est-ce qu'en
sept générations, on ne faisait pas d'un soudra un brahmane, haussant ainsi
expérimentalement le dernier des misérables au type humain le plus achevé?
Et, comme, dans son étude sur la phtisie, il avait conclu qu'elle n'était
pas héréditaire, mais que tout enfant de phtisique apportait un terrain
dégénéré où la phtisie se développait avec une facilité rare, il ne
songeait plus qu'à enrichir ce terrain appauvri par l'hérédité, pour lui
donner la force de résister aux parasites, ou plutôt aux ferments
destructeurs qu'il soupçonnait dans l'organisme, longtemps avant la théorie
des microbes. Donner de la force, tout le problème était là; et donner de
la force, c'était aussi donner de la volonté, élargir le cerveau en
consolidant les autres organes.

Vers ce temps, le docteur, lisant un vieux livre de médecine du quinzième
siècle, fut très frappé par une médication, dite «médecine des signatures».
Pour guérir un organe malade, il suffisait de prendre à un mouton ou à un
boeuf le même organe sain, de le faire bouillir, puis d'en faire avaler le
bouillon. La théorie était de réparer par le semblable, et dans les
maladies de foie surtout, disait le vieil ouvrage, les guérisons ne se
comptaient plus. Là-dessus, l'imagination du docteur travailla. Pourquoi ne
pas essayer? Puisqu'il voulait régénérer les héréditaires affaiblis, à qui
la substance nerveuse manquait, il n'avait qu'à leur fournir de la
substance nerveuse, normale et saine. Seulement, la méthode du bouillon lui
parut enfantine, il inventa de piler dans un mortier de la cervelle et du
cervelet de mouton, en mouillant avec de l'eau distillée, puis de décanter
et de filtrer la liqueur ainsi obtenue. Il expérimenta ensuite sur ses
malades cette liqueur mêlée à du vin de Malaga, sans en tirer aucun
résultat appréciable. Brusquement, comme il se décourageait, il eut une
inspiration, un jour qu'il faisait à une dame atteinte de coliques
hépatiques une injection de morphine, avec la petite seringue de Pravaz.
S'il essayait, avec sa liqueur, des injections hypodermiques? Et tout de
suite, dès qu'il fut rentré, il expérimenta sur lui-même, il se fit une
piqûre aux reins, qu'il renouvela matin et soir. Les premières doses, d'un
gramme seulement, furent sans effet. Mais, ayant doublé et triplé la dose,
il fut ravi, un matin, au lever, de retrouver ses jambes de vingt ans. Il
alla de la sorte jusqu'à cinq grammes, et il respirait plus largement, il
travaillait avec une lucidité, une aisance, qu'il avait perdue depuis des
années. Tout un bien-être, toute une joie de vivre l'inondait. Dès lors,
quand il eut fait fabriquer à Paris une seringue pouvant contenir cinq
grammes, il fut surpris des résultats heureux obtenus sur ses malades,
qu'il remettait debout en quelques jours, comme dans un nouveau flot de
vie, vibrante, agissante. Sa méthode était bien encore empirique et
barbare, il y devinait toutes sortes de dangers, surtout il avait peur de
déterminer des embolies, si la liqueur n'était pas d'une pureté parfaite.
Puis, il soupçonnait que l'énergie de ses convalescents venait en partie de
la fièvre qu'il leur donnait. Mais il n'était qu'un pionnier, la méthode se
perfectionnerait plus tard. N'y avait-il pas déjà là un prodige, à faire
marcher les ataxiques, à ressusciter les phtisiques, à rendre même des
heures de lucidité aux fous? Et, devant cette trouvaille de l'alchimie du
vingtième siècle, un immense espoir s'ouvrait, il croyait avoir découvert
la panacée universelle, la liqueur de vie destinée à combattre la débilité
humaine, seule cause réelle de tous les maux, une véritable et scientifique
fontaine de Jouvence, qui, en donnant de la force, de la santé et de la
volonté, referait une humanité toute neuve et supérieure.

Ce matin-là, dans sa chambre, une pièce au nord, un peu assombrie par le
voisinage des platanes, meublée simplement de son lit de fer, d'un
secrétaire en acajou et d'un grand bureau, où se trouvaient un portier et
un microscope, il achevait, avec des soins infinis, la fabrication d'une
fiole de sa liqueur. Après avoir pilé de la substance nerveuse de mouton,
dans de l'eau distillée, il avait dû décanter et filtrer. Et il venait
enfin d'obtenir une petite bouteille d'un liquide trouble, opalin, irisé de
reflets bleuâtres, qu'il regarda longtemps à la lumière, comme s'il avait
tenu le sang régénérateur et sauveur du monde.

Mais des coups légers contre la porte et une voix pressante le tirèrent de
son rêve.

--Eh bien! quoi donc? monsieur, il est midi un quart, vous ne voulez pas
déjeuner?

En bas, en effet, le déjeuner attendait, dans la grande salle à manger
fraîche. On avait laissé les volets fermés, un seul venait d'être
entrouvert. C'était une pièce gaie, aux panneaux de boiserie gris perle,
relevé de filets bleus. La table, le buffet, les chaises, avaient dû
compléter autrefois le mobilier empire qui garnissait les chambres; et, sur
le fond clair, le vieil acajou s'enlevait en vigueur, d'un rouge intense.
Une suspension de cuivre poli, toujours reluisante, brillait comme un
soleil; tandis que, sur les quatre murs, fleurissaient quatre grands
bouquets au pastel, des giroflées, des oeillets, des jacinthes, des roses.

Rayonnant, le docteur Pascal entra.

--Ah! fichtre! je me suis oublié, je voulais finir.... En voilà, de la
toute neuve et de la très pure, cette fois, de quoi faire des miracles!

Et il montrait la fiole, qu'il avait descendue, dans son enthousiasme. Mais
il aperçut Clotilde droite et muette, l'air sérieux. Le sourd dépit de
l'attente venait de la rendre à tout son hostilité, et elle qui avait brûlé
de se jeter à son cou, le matin, restait immobile, comme refroidie et
écartée de lui.

--Bon! reprit-il, sans rien perdre de son allégresse, nous boudons encore.
C'est ça qui est vilain!... Alors, tu ne l'admires pas, ma liqueur de
sorcier, qui réveille les morts?

Il s'était mis à table, et la jeune fille, en s'asseyant en face de lui,
dut enfin répondre.

--Tu sais bien, maître, que j'admire tout de toi.... Seulement, mon désir
est que les autres aussi t'admirent. Et il y a cette mort du pauvre vieux
Boutin....

--Oh! s'écria-t-il sans la laisser achever, un épileptique qui a succombé
dans une crise congestive!... Tiens! puisque tu es de méchante humeur, ne
causons plus de cela: tu me ferais de la peine, et ça gâterait ma journée.

Il y avait des oeufs à la coque, des côtelettes, une crème. Et un silence
se prolongea, pendant lequel, malgré sa bouderie, elle mangea à belles
dents, étant d'un appétit solide, qu'elle n'avait pas la coquetterie de
cacher. Aussi finit-il par reprendre en riant:

--Ce qui me rassure, c'est que ton estomac est bon.... Martine, donnez donc
du pain à mademoiselle.

Comme d'habitude, celle-ci les servait, les regardait manger avec sa
familiarité tranquille. Souvent même, elle causait avec eux.

--Monsieur, dit-elle, quand elle eut coupé du pain, le boucher a apporté sa
note, faut-il la payer?

Il leva la tête, la contempla avec surprise.

--Pourquoi me demandez-vous ça? D'ordinaire, ne payez-vous pas sans me
consulter?

C'était en effet Martine qui tenait la bourse. Les sommes déposées chez M.
Grandguillot, notaire à Plassans, produisaient une somme ronde de six mille
francs de rente. Chaque trimestre, les quinze cents francs restaient entre
les mains de la servante, et elle en disposait au mieux des intérêts de la
maison, achetait et payait tout, avec la plus stricte économie, car elle
était avare, ce dont on la plaisantait même continuellement. Clotilde, très
peu dépensière, n'avait pas de bourse à elle. Quant au docteur, il prenait,
pour ses expériences et pour son argent de poche, sur les trois ou quatre
mille francs qu'il gagnait encore par an et qu'il jetait au fond d'un
tiroir du secrétaire; de sorte qu'il y avait là un petit trésor, de l'or et
des billets de banque, dont il ne connaissait jamais le chiffre exact.

--Sans doute, monsieur, je paye, reprit la servante, mais lorsque c'est moi
qui ai pris la marchandise; et, cette fois, la note est si grosse, à cause
de toutes ces cervelles que le boucher vous a fournies....

Le docteur l'interrompit brusquement.

--Ah ça! dites donc, est-ce que vous allez vous mettre contre moi, vous
aussi? Non, non! ce serait trop!... Hier, vous m'avez fait beaucoup de
chagrin, toutes les deux, et j'étais en colère. Mais il faut que cela
cesse, je ne veux pas que la maison devienne un enfer.... Deux femmes
contre moi, et les seules qui m'aiment un peu! Tous savez, je préférerais
tout de suite prendre la porte!

Il ne se fâchait pas, il riait, bien qu'on sentit, au tremblement de sa
voix, l'inquiétude de son coeur. Et il ajouta, de son air gai de bonhomie:

--Si vous avez peur pour votre fin de mois, ma fille, dites au boucher de
m'envoyer ma note à part.... Et n'ayez pas de crainte, on ne vous demande
pas d'y mettre du vôtre, vos sous peuvent dormir.

C'était une allusion à la petite fortune personnelle de Martine. En trente
ans, à quatre cents francs de gages, elle avait gagné douze mille francs,
sur lesquels elle n'avait prélevé que le strict nécessaire de son
entretien; et, engraissée, presque triplée par les intérêts, la somme de
ses économies était aujourd'hui d'une trentaine de mille francs, qu'elle
n'avait pas voulu placer chez M. Grandguillot, par un caprice, une volonté
de mettre son argent à l'écart. Il était ailleurs, en rentes solides.

--Les sous qui dorment sont des sous honnêtes, dit-elle gravement. Mais
monsieur a raison, je dirai au boucher d'envoyer une note à part, puisque
toutes ces cervelles sont pour la cuisine à monsieur, et non pour la
mienne.

Cette explication avait fait sourire Clotilde que les plaisanteries sur
l'avarice de Martine amusaient d'ordinaire; et le déjeuner s'acheva plus
gaiement. Le docteur voulut aller prendre le café sous les platanes, en
disant qu'il avait besoin d'air, après s'être enfermé toute la matinée. Le
café fut donc servi sur la table de pierre, près de la fontaine. Et qu'il
faisait bon là, dans l'ombre, dans la fraîcheur chantante de l'eau, tandis
que, à l'entour, la pinède, l'aire, la propriété entière brûlait, au soleil
de deux heures!

Pascal avait complaisamment apporté la fiole de substance nerveuse, qu'il
regardait, posée sur la table.

--Ainsi, mademoiselle, reprit-il d'un air de plaisanterie bourrue, vous ne
croyez pas à mon élixir de résurrection, et vous croyez aux miracles!

--Maître, répondit Clotilde, je crois que nous ne savons pas tout.

Il eut un geste d'impatience.

--Mais il faudra tout savoir.... Comprends donc, petite têtue, que jamais
on n'a constaté scientifiquement une seule dérogation aux lois invariables
qui régissent l'univers. Seule, jusqu'à ce jour, l'intelligence humaine est
intervenue, je te défie bien de trouver une volonté réelle, une intention
quelconque, en dehors de la vie.... Et tout est là, il n'y a, dans le
monde, pas d'autre volonté que cette force qui pousse tout à la vie, à une
vie de plus en plus développée et supérieure.

Il s'était levé, le geste large, et une telle foi le soulevait, que la
jeune fille le regardait, surprise de le trouver si jeune, sous ses cheveux
blancs.

--Veux-tu que je te dise mon _Credo_, à moi, puisque tu m'accuses de ne pas
vouloir du tien.... Je crois que l'avenir de l'humanité est dans le progrès
de la raison par la science. Je crois que la poursuite de la vérité par la
science est l'idéal divin que l'homme doit se proposer. Je crois que tout
est illusion et vanité, en dehors du trésor des vérités lentement acquises
et qui ne se perdront jamais plus. Je crois que la somme de ces vérités,
augmentées toujours, finira par donner à l'homme un pouvoir incalculable,
et la sérénité, sinon le bonheur.... Oui, je crois au triomphe final de la
vie.

Et son geste, élargi encore, faisait le tour du vaste horizon, comme pour
prendre à témoin cette campagne en flammes, où bouillaient les sèves de
toutes les existences.

--Mais le continuel miracle, mon enfant, c'est la vie.... Ouvre donc les
yeux, regarde!

Elle hocha la tête.

--Je les ouvre, et je ne vois pas tout.... C'est toi, maître, qui es un
entêté, quand tu ne veux pas admettre qu'il y a, là-bas, un inconnu où tu
n'entreras jamais. Oh! je sais, tu es trop intelligent pour ignorer cela.
Seulement, tu ne veux pas en tenir compte, tu mets l'inconnu à part, parce
qu'il te gênerait dans tes recherches.... Tu as beau me dire d'écarter le
mystère, de partir du connu à la conquête de l'inconnu, je ne puis pas,
moi! le mystère tout de suite me réclame et m'inquiète.

Il l'écoutait en souriant, heureux de la voir s'animer, et il caressa de la
main les boucles de ses cheveux blonds.

--Oui, oui, je sais, tu es comme les autres, tu ne peux vivre sans illusion
et sans mensonge.... Enfin, va, nous nous entendrons quand même. Porte-toi
bien, c'est la moitié de la sagesse et du bonheur.

Puis, changeant de conversation:

--Voyons, tu vas pourtant m'accompagner et m'aider dans ma tournée de
miracles.... C'est jeudi, mon jour de visites. Quand la chaleur sera un peu
tombée, nous sortirons ensemble.

Elle refusa d'abord, pour paraître ne pas céder; et elle finit par
consentir, en voyant la peine qu'elle lui faisait. D'habitude, elle
l'accompagnait. Ils restèrent longtemps sous les platanes, jusqu'au moment
où le docteur monta s'habiller. Lorsqu'il redescendit, correctement serré
dans une redingote, coiffé d'un chapeau de soie à larges bords, il parla
d'atteler Bonhomme, le cheval qui, pendant un quart de siècle, l'avait mené
à ses visites. Mais la pauvre vieille bête devenait aveugle, et par
reconnaissance pour ses services, par tendresse pour sa personne, on ne le
dérangeait plus guère. Ce soir-là, il était tout endormi, l'oeil vague, les
jambes perdues de rhumatismes. Aussi le docteur et la jeune fille, étant
allés le voir dans l'écurie, lui mirent-ils un gros baiser à gauche et à
droite des naseaux, en lui disant de se reposer sur une botte de bonne
paille, que la servante apporta. Et ils décidèrent qu'ils iraient à pied.

Clotilde, gardant sa robe de toile blanche, à pois rouges, avait simplement
noué sur ses cheveux un large chapeau de paille, couvert d'une touffe de
lilas; et elle était charmante, avec ses grands yeux, son visage de lait et
de rose, dans l'ombre des vastes bords. Quand elle sortait ainsi, au bras
de Pascal, elle mince, élancée et si jeune, lui rayonnant, le visage
éclairé par la blancheur de la barbe, d'une vigueur encore qui la lui
faisait soulever pour franchir les ruisseaux, on souriait sur leur passage,
on se retournait en les suivant du regard, tant ils étaient beaux et
joyeux. Ce jour-là, comme ils débouchaient du chemin des Fenouillères, à la
porte de Plassans, un groupe de commères s'arrêta net de causer. On aurait
dit un de ces anciens rois qu'on voit dans les tableaux, un de ces rois
puissants et doux qui ne vieillissent plus, la main posée sur l'épaule
d'une enfant belle comme le jour, dont la jeunesse éclatante et soumise les
soutient.

Ils tournaient sur le cours Sauvaire, pour gagner la rue de la Banne,
lorsqu'un grand garçon brun, d'une trentaine d'années, les arrêta.

--Ah! maître, vous m'avez oublié. J'attends toujours votre note, sur la
phtisie.

C'était le docteur Ramond, installé depuis deux années à Plassans, et qui
s'y faisait une belle clientèle. De tête superbe, dans tout l'éclat d'une
virilité souriante, il était adoré des femmes, et il avait heureusement
beaucoup d'intelligence et beaucoup de sagesse.

--Tiens! Ramond, bonjour!... Mais pas du tout, cher ami, je ne vous oublie
pas. C'est cette petite fille à qui j'ai donné hier la note à copier et qui
n'en a encore rien fait.

Les deux jeunes gens s'étaient serré la main, d'un air d'intimité cordiale.

--Bonjour, mademoiselle Clotilde.

--Bonjour, monsieur Ramond.

Pendant une fièvre muqueuse, heureusement bénigne, que la jeune fille avait
eue l'année précédente, le docteur Pascal s'était affolé, au point de
douter de lui; et il avait exigé que son jeune confrère l'aidât, le
rassurât. C'était ainsi qu'une familiarité, une sorte de camaraderie
s'était nouée entre les trois.

--Vous aurez votre note demain matin, je vous le promets, reprit-elle en
riant.

Mais Ramond les accompagna quelques minutes, jusqu'au bout de la rue de la
Banne, à l'entrée du vieux quartier, où ils allaient. Et il y avait, dans
la façon dont il se penchait, en souriant à Clotilde, tout un amour
discret, lentement grandi, attendant avec patience l'heure fixée pour le
plus raisonnable des dénouements. D'ailleurs, il écoutait avec déférence le
docteur Pascal, dont il admirait beaucoup les travaux.

--Tenez! justement, cher ami, je vais chez Guiraude, vous savez cette femme
dont le mari, un tanneur, est mort phtisique, il y a cinq ans. Deux enfants
lui sont restés: Sophie, une fille de seize ans bientôt, que j'ai pu
heureusement, quatre ans avant la mort du père, faire envoyer à la
campagne, près d'ici, chez une de ses tantes; et un fils, Valentin, qui
vient d'avoir vingt et un ans, et que la mère a voulu garder près d'elle,
par un entêtement de tendresse, malgré les affreux résultats dont je
l'avais menacée. Eh bien! voyez si j'ai raison de prétendre que la phtisie
n'est pas héréditaire, mais que les parents phtisiques lèguent seulement un
terrain dégénéré, dans lequel la maladie se développe, à la moindre
contagion. Aujourd'hui, Valentin, qui a vécu dans le contact quotidien du
père, est phtisique, tandis que Sophie, poussée en plein soleil, a une
santé superbe..

Il triomphait, il ajouta en riant:

--Ça n'empêche pas que je vais peut-être sauver Valentin, car il renaît à
vue d'oeil, il engraisse, depuis que je le pique.... Ah! Ramond, vous y
viendrez, vous y viendrez, à mes piqûres!

Le jeune médecin leur serra la main à tous deux.

--Mais je ne dis pas non. Vous savez bien que je suis toujours avec vous.

Quand ils furent seuls, ils hâtèrent le pas, ils tombèrent tout de suite
dans la rue Canquoin, une des plus étroites et des plus noires du vieux
quartier. Par cet ardent soleil, il y régnait un jour livide, une fraîcheur
de cave. C'était là, au rez-de-chaussée, que Guiraude demeurait, en
compagnie de son fils Valentin. Elle vint ouvrir, mince, épuisée, frappée
elle-même d'une lente décomposition du sang. Du matin au soir, elle cassait
des amandes avec la tête d'un os de mouton, sur un gros pavé, serré entre
ses genoux; et cet unique travail les faisait vivre, le fils ayant dû
cesser toute besogne. Guiraude sourit pourtant, ce jour-là, en apercevant
le docteur, car Valentin venait de manger une côtelette, de grand appétit,
véritable débauche qu'il ne se permettait pas depuis des mois. Lui, chétif,
les cheveux et la barbe rares, les pommettes saillantes et rosées dans un
teint de cire, s'était également levé avec promptitude, pour montrer qu'il
était gaillard. Aussi Clotilde fut-elle émue de l'accueil fait à Pascal,
comme au sauveur, au messie attendu. Ces pauvres gens lui serraient les
mains, lui auraient baisé les pieds, le regardaient avec des yeux luisants
de gratitude. Il pouvait donc tout, il était donc le bon Dieu, qu'il
ressuscitait les morts! Lui-même eut un rire encourageant, devant cette
cure qui s'annonçait si bien. Sans doute le malade n'était pas guéri,
peut-être n'y avait-il là qu'un coup de fouet, car il le sentait surtout
excité et fiévreux. Mais n'était-ce donc rien que de gagner des jours? Il
le piqua de nouveau, pendant que Clotilde, debout devant la fenêtre,
tournait le dos; et, lorsqu'ils partirent, elle le vit qui laissait vingt
francs sur la table. Souvent, cela lui arrivait, de payer ses malades, au
lieu d'en être payé.

Ils firent trois autres visites dans le vieux quartier, puis allèrent chez
une dame de la ville neuve; et, comme ils se retrouvaient dans la rue:

--Tu ne sais pas, dit-il, si tu étais une fille courageuse, avant de passer
chez Lafouasse, nous irions jusqu'à la Séguiranne, voir Sophie chez sa
tante. Ça me ferait plaisir.

Il n'y avait guère que trois kilomètres, ce serait une promenade charmante,
par cet admirable temps. Et elle accepta gaiement, ne boudant plus, se
serrant contre lui, heureuse d'être à son bras. Il était cinq heures, le
soleil oblique emplissait la campagne d'une grande nappe d'or. Mais, dès
qu'ils furent sortis de Plassans, ils durent traverser un coin de la vaste
plaine, desséchée et nue, à droite de la Viorne. Le canal récent, dont les
eaux d'irrigation devaient transformer le pays mourant de soif, n'arrosait
point encore ce quartier; et les terres rougeâtres, les terres jaunâtres
s'étalaient à l'infini, dans le morne écrasement du soleil, plantées
seulement d'amandiers grêles, d'oliviers nains, continuellement taillés et
rabattus, dont les branches se contournent, se déjettent, en des attitudes
de souffrance et de révolte. Au loin, sur les coteaux pelés, on ne voyait
que les taches pâles des bastides, que barrait la ligne noire du cyprès
réglementaire. Cependant, l'immense étendue sans arbres, aux larges plis de
terrains désolés, de colorations dures et nettes, gardait de belles courbes
classiques, d'une sévère grandeur. Et il y avait, sur la route, vingt
centimètres de poussière, une poussière de neige que le moindre souffle
enlevait en larges fumées volantes, et qui poudrait à blanc, aux deux
bords, les figuiers et les ronces.

Clotilde, qui s'amusait comme une enfant à entendre toute cette poussière
craquer sous ses petits pieds, voulait abriter Pascal de son ombrelle.

--Tu as le soleil dans les yeux. Tiens-toi donc à gauche.

Mais il finit par s'emparer de l'ombrelle, pour la porter lui-même.

--C'est toi qui ne la tiens pas bien, et puis ça te fatigue.... D'ailleurs,
nous arrivons.

Dans la plaine brûlée, on apercevait déjà un îlot de feuillages, tout un
énorme bouquet d'arbres. C'était la Séguiranne, la propriété où avait
grandi Sophie, chez sa tante Dieudonné, la femme du méger. A la moindre
source, au moindre ruisseau, cette terre de flammes éclatait en puissantes
végétations, et d'épais ombrages s'élargissaient alors, des allées d'une
profondeur, d'une fraîcheur délicieuse. Les platanes, les marronniers, les
ormeaux poussaient vigoureusement. Ils s'engagèrent dans une avenue
d'admirables chênes verts.

Comme ils approchaient de la ferme, une faneuse, dans un pré, lâcha sa
fourche, accourut. C'était Sophie, qui avait reconnu le docteur et la
demoiselle, ainsi qu'elle nommait Clotilde. Elle les adorait, elle resta
ensuite toute confuse, à les regarder, sans pouvoir dire les bonnes choses
dont son coeur débordait. Elle ressemblait à son frère Valentin, elle avait
sa petite taille, ses pommettes saillantes, ses cheveux pâles; mais, à la
campagne, loin de la contagion du milieu paternel, il semblait qu'elle eût
pris de la chair, d'aplomb sur ses fortes jambes, les joues remplies, les
cheveux abondants. Et elle avait de très beaux yeux, qui luisaient de santé
et de gratitude. La tante Dieudonné, qui fanait elle aussi, s'était avancée
à son tour, criant de loin, plaisantant avec quelque rudesse provençale.

--Ah! monsieur Pascal, nous n'avons pas besoin de vous, ici! Il n'y a
personne de malade!

Le docteur, qui était simplement venu chercher ce beau spectacle de santé,
répondit sur le même ton:

--Je l'espère bien. N'empêche que voilà une fillette qui nous doit un
fameux cierge, à vous et à moi!

--Ça, c'est la vérité pure! Et elle le sait, monsieur Pascal, elle dit tous
les jours que, sans vous, elle serait à cette heure comme son pauvre frère
Valentin.

--Bah! nous le sauverons également. Il va mieux, Valentin. Je viens de le
voir.

Sophie saisit les mains du docteur, de grosses larmes parurent dans ses
yeux. Elle ne put que balbutier:

--Oh! monsieur Pascal!

Comme on l'aimait! et Clotilde sentait sa tendresse pour lui s'augmenter de
toutes ces affections éparses. Ils restèrent là un instant, à causer, dans
l'ombre saine des chênes verts. Puis, ils revinrent vers Plassans, avant
encore de faire une visite.

C'était, à l'angle de deux routes, dans un cabaret borgne, blanc des
poussières envolées. On venait d'installer, en face, un moulin à vapeur, en
utilisant les anciens bâtiments du Paradou, une propriété datant du dernier
siècle. Et Lafouasse, le cabaretier, faisait tout de même de petites
affaires, grâce aux ouvriers du moulin et aux paysans qui apportaient leur
blé. Il avait encore pour clients, le dimanche, les quelques habitants des
Artaud, un hameau voisin. Mais la malechance le frappait, il se traînait
depuis trois ans, en se plaignant de douleurs, dans lesquelles le docteur
avait fini par reconnaître un commencement d'ataxie; et il s'entêtait
pourtant à ne pas prendre de servante, il se tenait aux meubles, servait
quand même ses pratiques. Aussi, remis debout après une dizaine de piqûres,
criait-il déjà sa guérison partout.

Il était justement sur sa porte, grand et fort, le visage enflammé, sous le
flamboiement de ses cheveux rouges.

--Je vous attendais, monsieur Pascal. Vous savez que j'ai pu hier mettre
deux pièces de vin en bouteilles, et sans fatigue!

Clotilde resta dehors, sur un banc de pierre, tandis que Pascal entrait
dans la salle, afin de piquer Lafouasse. On entendait leurs voix; et ce
dernier, très douillet malgré ses gros muscles, se plaignait que la piqûre
fût douloureuse; mais, enfin, on pouvait bien souffrir un peu, pour acheter
de la bonne santé. Ensuite, il se fâcha, força le docteur à accepter un
verre de quelque chose. La demoiselle ne lui ferait pas l'affront de
refuser du sirop. Il porta une table dehors, il fallut absolument trinquer
avec lui.

--A votre santé, monsieur Pascal, et à la santé de tous les pauvres
bougres, à qui vous rendez le goût du pain!

Souriante, Clotilde songeait aux commérages dont lui avait parlé Martine, à
ce père Boutin qu'on accusait le docteur d'avoir tué. Il ne tuait donc pas
tous ses malades, sa médication faisait donc de vrais miracles? Et elle
retrouvait sa foi en son maître, dans cette chaleur d'amour qui lui
remontait au coeur. Quand ils partirent, elle était revenue à lui tout
entière, il pouvait la prendre, l'emporter, disposer d'elle, à son gré.

Mais, quelques minutes auparavant, sur le banc de pierre, elle avait rêvé à
une confuse histoire, en regardant le moulin à vapeur. N'était-ce point là,
dans ces bâtiments noirs de charbon et blancs de farine aujourd'hui, que
s'était passé autrefois un drame de passion? Et l'histoire lui revenait,
des détails donnés par Martine, des allusions faites par le docteur
lui-même, toute une aventure amoureuse et tragique de son cousin, l'abbé
Serge Mouret, alors curé des Artaud, avec une adorable fille, sauvage et
passionnée, qui habitait le Paradou.

Ils suivaient de nouveau la route, et Clotilde s'arrêta, montrant de la
main la vaste étendue morne, des chaumes, des cultures plates, des terrains
encore en friche.

--Maître, est-ce qu'il n'y avait pas là un grand jardin? ne m'as-tu pas
conté cette histoire?

Pascal, dans la joie de cette bonne journée, eut un tressaillement, un
sourire d'une tendresse infiniment triste.

--Oui, oui, le Paradou, un jardin immense, des bois, des prairies, des
vergers, des parterres, et des fontaines, et des ruisseaux qui se jetaient
dans la Viorne.... Un jardin abandonné depuis un siècle, le jardin de la
Belle au Bois dormant, où la nature était redevenue souveraine.... Et, tu
le vois, ils l'ont déboisé, défriché, nivelé, pour le diviser en lots et le
vendre aux enchères. Les sources elles-mêmes se sont taries, il n'y a plus,
là-bas, que ce marais empoisonné.... Ah! quand je passe par ici, c'est un
grand crève-coeur!

Elle osa demander encore:

--N'est-ce point dans le Paradou que mon cousin Serge et ta grande amie
Albine se sont aimés?

Mais il ne la savait plus là, il continua, les yeux au loin, perdus dans le
passé.

--Albine, mon Dieu! je la revois, dans le coup de soleil du jardin, comme
un grand bouquet d'une odeur vivante, la tête renversée, la gorge toute
gonflée de gaieté, heureuse de ses fleurs, des fleurs sauvages tressées
parmi ses cheveux blonds, nouées à son cou, à son corsage, à ses bras
minces, nus et dorés.... Et, quand elle se fut asphyxiée, au milieu de ses
fleurs, je la revois morte, très blanche, les mains jointes, dormant avec
un sourire, sur sa couche de jacinthes et de tubéreuses.... Une morte
d'amour, et comme Albine et Serge s'étaient aimés dans le grand jardin
tentateur, au sein de la nature complice! et quel flot de vie emportant
tous les faux liens, et quel triomphe de la vie!

Clotilde, troublée, à cet ardent murmure de paroles, le regardait fixement.
Jamais elle ne s'était permis de lui parler d'une autre histoire qui
courait, l'unique et discret amour qu'il aurait eu pour une dame, morte
elle aussi à cette heure. On racontait qu'il l'avait soignée, sans même
oser lui baiser le bout des doigts. Jusqu'ici, jusqu'à près de soixante
ans, l'étude et la timidité l'avaient détourné des femmes. Mais on le
sentait réservé à la passion, le coeur tout neuf et débordant, sous sa
chevelure blanche.

--Et celle qui est morte, celle qu'on pleure....

Elle se reprit, la voix tremblante, les joues empourprées, sans savoir
pourquoi.

--Serge ne l'aimait donc pas, qu'il l'a laissée mourir?

Pascal sembla se réveiller, frémissant de la retrouver près de lui, si
jeune, avec de si beaux yeux, brûlants et clairs, dans l'ombre du grand
chapeau. Quelque chose avait passé, un même souffle venait de les traverser
tous deux. Ils ne se reprirent pas le bras, ils marchèrent côte à côte.

--Ah! chérie, ce serait trop beau, si les hommes ne gâtaient pas tout!
Albine est morte, et Serge est maintenant curé à Saint-Eutrope, où il vit
avec sa soeur Désirée, une brave créature, celle-ci, qui a la chance d'être
à moitié idiote. Lui est un saint homme, je n'ai jamais dit le
contraire.... On peut être un assassin et servir Dieu.

Et il continua, disant les choses crues de l'existence, l'humanité
exécrable et noire, sans quitter son gai sourire. Il aimait la vie, il en
montrait l'effort incessant avec une tranquille vaillance, malgré tout le
mal, tout l'écoeurement qu'elle pouvait contenir. La vie avait beau
paraître affreuse, elle devait être grande et bonne, puisqu'on mettait à la
vivre une volonté si tenace, dans le but, sans doute, de cette volonté même
et du grand travail ignoré qu'elle accomplissait. Certes, il était un
savant, un clairvoyant, il ne croyait pas à une humanité d'idylle vivant
dans une nature de lait, il voyait au contraire les maux et les tares, les
étalait, les fouillait, les cataloguait depuis trente ans; et sa passion de
la vie, son admiration des forces de la vie suffisaient à le jeter dans une
perpétuelle joie, d'où semblait couler naturellement son amour des autres,
un attendrissement fraternel, une sympathie, qu'on sentait sous sa rudesse
d'anatomiste et sous l'impersonnalité affectée de ses études.

--Bah! conclut-il, en se retournant une dernière fois vers les vastes
champs mornes, le Paradou n'est plus, ils l'ont saccagé, sali, détruit;
mais, qu'importe! des vignes seront plantées, du blé grandira, toute une
poussée de récoltes nouvelles; et l'on s'aimera encore, aux jours lointains
de vendange et de moisson.... La vie est éternelle, elle ne fait jamais que
recommencer et s'accroître.

Il lui avait repris le bras, ils rentrèrent ainsi, serrés l'un contre
l'autre, bons amis, par le lent crépuscule qui se mourait au ciel, en un
lac tranquille de violettes et de roses. Et, à les revoir passer tous deux,
l'ancien roi puissant et doux, appuyé à l'épaule d'une enfant charmante et
soumise, dont la jeunesse le soutenait, les femmes du faubourg, assises sur
leurs portes, les suivaient d'un sourire attendri.

A la Souleiade, Martine les guettait. De loin, elle leur fit un grand
geste. Eh bien! quoi donc, on ne dînait pas ce jour-là? Puis, quand ils se
furent approchés:

--Ah! vous attendrez un petit quart d'heure. Je n'ai pas osé mettre mon
gigot.

Ils restèrent dehors, charmés, dans le jour finissant. La pinède, qui se
noyait d'ombre, exhalait une odeur balsamique de résine; et de l'aire,
brûlante encore, où se mourait un dernier reflet rose, montait un frisson.
C'était comme un soulagement, un soupir d'aise, un repos de la propriété
entière, des amandiers amaigris, des oliviers tordus, sous le grand ciel
pâlissant, d'une sérénité pure; tandis que, derrière la maison, le bouquet
des platanes n'était plus qu'une masse de ténèbres, noire et impénétrable,
où l'on entendait la fontaine, à l'éternel chant de cristal.

--Tiens! dit le docteur, monsieur Bellombre a déjà dîné, et il prend le
frais.

Il montrait, de la main, sur un banc de la propriété voisine, un grand et
maigre vieillard de soixante-dix ans, à la figure longue, tailladée de
rides, aux gros yeux fixes, très correctement serré dans sa cravate et dans
sa redingote.

--C'est un sage, murmura Clotilde. Il est heureux.

Pascal se récria.

--Lui! j'espère bien que non!

Il ne haïssait personne, et seul, M. Bellombre, cet ancien professeur de
septième, aujourd'hui retraité, vivant dans sa petite maison sans autre
compagnie que celle d'un jardinier, muet et sourd, plus âgé que lui, avait
le don de l'exaspérer.

--Un gaillard qui a eu peur de la vie, entends-tu? peur de la vie!... Oui!
égoïste, dur et avare! S'il a chassé la femme de son existence, ça n'a été
que dans la terreur d'avoir à lui payer des bottines. Et il n'a connu que
les enfants des autres, qui l'ont fait souffrir: de là, sa haine de
l'enfant, cette chair à punitions.... La peur de la vie, la peur des
charges et des devoirs, des ennuis et des catastrophes! la peur de la vie
qui fait, dans l'épouvante où l'on est de ses douleurs, que l'on refuse ses
joies! Ah! vois-tu, cette lâcheté me soulève, je ne puis la pardonner....
Il faut vivre, vivre tout entier, vivre toute la vie, et plutôt la
souffrance, la souffrance seule, que ce renoncement, cette mort à ce qu'on
a de vivant et d'humain en soi!

M. Bellombre s'était levé, et il suivait une allée de son jardin, à petits
pas paisibles. Alors, Clotilde, qui le regardait toujours, silencieuse, dit
enfin:

--Il y a pourtant la joie du renoncement. Renoncer, ne pas vivre, se garder
pour le mystère, cela n'a-t-il pas été tout le grand bonheur des saints?

--S'ils n'ont pas vécu, cria Pascal, ils ne peuvent pas être des saints.

Mais il la sentit qui se révoltait, qui allait de nouveau lui échapper.
Dans l'inquiétude de l'au delà, tout au fond, il y a la peur et la haine de
la vie. Aussi retrouva-t-il son bon rire, si tendre et si conciliant.

--Non, non! en voilà assez pour aujourd'hui, ne nous disputons plus,
aimons-nous bien fort.... Et, tiens! Martine nous appelle, allons dîner.



III


Pendant un mois, le malaise empira, et Clotilde souffrait surtout de voir
que Pascal fermait les tiroirs à clef, maintenant. Il n'avait plus en elle
la tranquille confiance de jadis, elle en était blessée, à un tel point,
que, si elle avait trouvé l'armoire ouverte, elle aurait jeté les dossiers
au feu, comme sa grand'mère Félicité la poussait à le faire. Et les
fâcheries recommençaient, souvent on ne se parlait pas de deux jours.

Un matin, à la suite d'une de ces bouderies qui durait depuis
l'avant-veille, Martine dit, en servant le déjeuner:

--Tout à l'heure, comme je traversais la place de la Sous-Préfecture, j'ai
vu entrer chez madame Félicité un étranger que j'ai bien cru
reconnaître.... Oui, ce serait votre frère, mademoiselle, que je n'en
serais pas surprise.

Du coup, Pascal et Clotilde se parlèrent.

--Ton frère! est-ce que grand'mère l'attendait?

--Non, je ne crois pas.... Voici plus de six mois qu'elle l'attend. Je sais
qu'elle lui a de nouveau écrit, il y a huit jours.

Et ils questionnèrent Martine.

--Dame! monsieur, je ne peux pas dire, car, depuis quatre ans que j'ai vu
monsieur Maxime, lorsqu'il est resté deux heures chez nous, en se rendant
en Italie, il a peut-être bien changé.... J'ai cru tout de même reconnaître
son dos.

La conversation continua, Clotilde paraissait heureuse de cet événement qui
rompait enfin le lourd silence, et Pascal conclut:

--Bon! si c'est lui, il viendra nous voir.

C'était Maxime, en effet. Il cédait, après des mois de refus, aux
sollicitations pressantes de la vieille madame Rougon, qui avait, de ce
côté encore, toute une plaie vive de la famille à fermer. L'histoire était
ancienne, et elle s'aggravait chaque jour.

A l'âge de dix-sept ans, il y avait quinze ans déjà, Maxime avait eu, d'une
servante séduite, un enfant, sotte aventure de gamin précoce, dont Saccard,
son père, et sa belle-mère Renée, celle-ci simplement vexée du choix
indigne, s'étaient contentés de rire. La servante, Justine Mégot, était
justement d'un village des environs, une fillette blonde de dix-sept ans
aussi, docile et douce; et on l'avait renvoyée à Plassans, avec une rente
de douze cents francs, pour élever le petit Charles. Trois ans plus tard,
elle y avait épousé un bourrelier du faubourg, Anselme Thomas, bon
travailleur, garçon raisonnable que la rente tentait. Du reste, elle était
devenue d'une conduite exemplaire, engraissée, comme guérie d'une toux qui
avait fait craindre une hérédité fâcheuse, due à toute une ascendance
alcoolique. Et deux nouveaux enfants, nés de son mariage, un garçon âgé de
dix ans, et une petite fille de sept, gras et roses, se portaient
admirablement bien; de sorte qu'elle aurait été la plus respectée, la plus
heureuse des femmes, sans les ennuis que Charles lui causait dans son
ménage. Thomas, malgré la rente, exécrait ce fils d'un autre, le
bousculait, ce dont souffrait secrètement la mère, en épouse soumise et
silencieuse. Aussi, bien qu'elle l'adorât, l'aurait-elle volontiers rendu à
la famille du père.

Charles, à quinze ans, en paraissait à peine douze, et il en était resté à
l'intelligence balbutiante d'un enfant de cinq ans. D'une extraordinaire
ressemblance avec sa trisaïeule, Tante Dide, la folle des Tulettes, il
avait une grâce élancée et fine, pareil à un de ces petits rois exsangues
qui finissent une race, couronnés de longs cheveux pâles, légers comme de
la soie. Ses grands yeux clairs étaient vides, sa beauté inquiétante avait
une ombre de mort. Et ni cerveau ni coeur, rien qu'un petit chien vicieux,
qui se frottait aux gens, pour se caresser. Son arrière-grand'mère
Félicité, gagnée par cette beauté où elle affectait de reconnaître son
sang, l'avait d'abord mis au collège, le prenant à sa charge; mais il s'en
était fait chasser au bout de six mois, sous l'accusation de vices
inavouables. Trois fois, elle s'était entêtée, l'avait changé de
pensionnat, pour aboutir toujours au même renvoi honteux. Alors, comme il
ne voulait, comme il ne pouvait absolument rien apprendre, et comme il
pourrissait tout, il avait fallu le garder, on se l'était passé des uns aux
autres, dans la famille. Le docteur Pascal, attendri, songeant à une
guérison, n'avait abandonné cette cure impossible qu'après l'avoir eu chez
lui pendant près d'un an, inquiet du contact pour Clotilde. Et, maintenant,
lorsque Charles n'était pas chez sa mère, où il ne vivait presque plus, on
le trouvait chez Félicité ou chez quelque autre parent, coquettement mis,
comblé de joujoux, vivant en petit dauphin efféminé d'une antique race
déchue.

Cependant, la vieille madame Rougon souffrait de ce bâtard, à la royale
chevelure blonde, et son plan était de le soustraire aux commérages de
Plassans, en décidant Maxime à le prendre, pour le garder à Paris. Ce
serait encore une vilaine histoire de la famille effacée. Mais longtemps
Maxime avait fait la sourde oreille, hanté par la continuelle terreur de
gâter son existence. Après la guerre, riche depuis la mort de sa femme, il
était revenu manger sagement sa fortune dans son hôtel de l'avenue du
Bois-de-Boulogne, ayant gagné à sa débauche précoce la crainte salutaire du
plaisir, surtout résolu à fuir les émotions et les responsabilités, afin de
durer le plus possible. Des douleurs vives dans les pieds, des rhumatismes,
croyait-il, le tourmentaient depuis quelque temps; il se voyait déjà
infirme, cloué sur un fauteuil; et le brusque retour en France de son père,
l'activité nouvelle que Saccard déployait, avaient achevé de le terrifier.
Il connaissait bien ce dévoreur de millions, il tremblait en le retrouvant
empressé autour de lui, bonhomme, avec son ricanement amical. N'allait-il
pas être mangé, s'il restait un jour à sa merci, lié par ces douleurs qui
lui envahissaient les jambes. Et une telle peur de la solitude l'avait
pris, qu'il venait de céder enfin à l'idée de revoir son fils. Si le petit
lui semblait doux, intelligent, bien portant, pourquoi ne l'emmènerait-il
pas? Cela lui donnerait un compagnon, un héritier qui le protégerait contre
les entreprises de son père. Peu à peu, son égoïsme s'était vu aimé, choyé,
défendu; et pourtant, peut-être ne se serait-il pas risqué encore à un tel
voyage, si son médecin ne l'avait envoyé aux eaux de Saint-Gervais. Dès
lors, il n'y avait plus à faire qu'un crochet de quelques lieues, il était
tombé le matin chez la vieille madame Rougon, à l'improviste, bien résolu à
reprendre un train, le soir même, après l'avoir interrogée et vu l'enfant.

Vers deux heures, Pascal et Clotilde étaient encore près de la fontaine,
sous les platanes, où Martine leur avait servi le café, lorsque Félicité
arriva, avec Maxime.

--Ma chérie, quelle surprise! je t'amène ton frère.

Saisie, la jeune fille s'était levée, devant cet étranger maigri et jauni,
qu'elle reconnaissait à peine. Depuis leur séparation, en 1854, elle ne
l'avait revu que deux fois, la première à Paris, la seconde à Plassans.
Mais elle gardait de lui une image nette, élégante et vive. La face s'était
creusée, les cheveux s'éclaircissaient, semés de fils blancs. Pourtant,
elle finit par le retrouver, avec sa tête jolie et fine, d'une grâce
inquiétante de fille, jusque dans sa décrépitude précoce.

--Comme tu te portes bien, toi! dit-il simplement, en embrassant sa soeur.

--Mais, répondit-elle, il faut vivre au soleil.... Ah! que je suis heureuse
de te voir!

Pascal, de son coup d'oeil de médecin, avait fouillé à fond son neveu. Il
l'embrassa à son tour.

--Bonjour, mon garçon.... Et elle a raison, vois-tu, on ne se porte bien
qu'au soleil, comme les arbres!

Vivement, Félicité était allée jusqu'à la maison. Elle revint en criant:

--Charles n'est donc pas ici?

--Non, dit Clotilde. Nous l'avons eu hier. L'oncle Macquart l'a emmené, et
il doit passer quelques jours aux Tulettes.

Félicité se désespéra. Elle n'était accourue que dans la certitude de
trouver l'enfant chez Pascal. Comment faire, maintenant? Le docteur, de son
air paisible, proposa d'écrire à l'oncle, qui le ramènerait, dès le
lendemain matin. Puis, quand il sut que Maxime voulait absolument repartir
par le train de neuf heures, sans coucher, il eut une autre idée. Il allait
envoyer chercher un landau, chez le loueur, et l'on irait tous les quatre
voir Charles, chez l'oncle Macquart. Ce serait même une charmante
promenade. Il n'y avait pas trois lieues de Plassans aux Tulettes: une
heure pour aller, une heure pour revenir, on aurait encore près de deux
heures à rester là-bas, si l'on voulait être de retour à sept heures.
Martine ferait à dîner, Maxime aurait tout le temps de manger et de prendre
son train.

Mais Félicité s'agitait, visiblement inquiète de cette visite à Macquart.

--Ah bien, non! si vous croyez que je vais aller là-bas, par ce temps
d'orage.... Il est bien plus simple d'envoyer quelqu'un qui nous ramènera
Charles.

Pascal hocha la tête. On ne ramenait pas toujours Charles comme on voulait.
C'était un enfant sans raison, qui, parfois, galopait au moindre caprice,
ainsi qu'un animal indompté. Et la vieille madame Rougon, combattue,
furieuse de n'avoir rien pu préparer, dut finir par céder, dans la
nécessité où elle était de s'en remettre au hasard.

--Après tout, comme vous voudrez! Mon Dieu, que les choses s'arrangent mal!

Martine courut chercher le landau, et trois heures n'étaient pas sonnées,
lorsque les deux chevaux enfilèrent la route de Nice, dévalant la pente qui
descendait jusqu'au pont de la Viorne. On tournait ensuite à gauche, pour
longer pendant près de deux kilomètres les bords boisés de la rivière.
Puis, la route s'engageait dans les gorges de la Seille, un défilé étroit
entre deux murs géants de roches cuites et dorées par les violents soleils.
Des pins avaient poussé dans les fentes; des panaches d'arbres, à peine
gros d'en bas comme des touffes d'herbe, frangeaient les crêtes, pendaient
sur le gouffre. Et c'était un chaos, un paysage foudroyé, un couloir de
l'enfer, avec ses détours tumultueux, ses coulures de terre sanglante
glissées de chaque entaille, sa solitude désolée que troublait seul le vol
des aigles.

Félicité ne desserra pas les lèvres, la tête en travail, l'air accablé sous
ses réflexions. Il faisait en effet très lourd, le soleil brillait,
derrière un voile de grands nuages livides. Presque seul, Pascal causa,
dans sa tendresse passionnée pour cette nature ardente, tendresse qu'il
s'efforçait de faire partager à son neveu. Mais il avait beau s'exclamer,
lui montrer l'entêtement des oliviers, des figuiers et des ronces, à
pousser dans les roches, la vie de ces roches elles-mêmes, de cette
carcasse colossale et puissante de la terre, d'où l'on entendait monter un
souffle: Maxime restait froid, pris d'une sourde angoisse, devant ces blocs
d'une majesté sauvage, dont la masse l'anéantissait. Et il préférait
reporter les yeux sur sa soeur, assise en face de lui. Elle le charmait peu
à peu, tellement il la voyait saine et heureuse, avec sa jolie tête ronde,
au front droit, si bien équilibré. Par moments, leurs regards se
rencontraient, et elle avait un sourire tendre, dont il était réconforté.

Mais la sauvagerie de la gorge s'adoucit, les deux murs de rochers
s'abaissèrent, on fila entre des coteaux apaisés, aux pentes molles, semées
de thyms et de lavandes. C'était le désert encore, des espace nus,
verdâtres et violâtres, où la moindre brise roulait un âpre parfum. Puis,
tout d'un coup, après un dernier détour, on descendit dans le vallon des
Tulettes, que des sources rafraîchissaient. Au fond s'étendaient des
prairies, coupées de grands arbres. Le village était à mi-côte, parmi des
oliviers, et la bastide de Macquart, un peu écartée, se trouvait sur la
gauche, en plein midi. Il fallut que le landau prit le chemin qui
conduisait à l'Asile des Aliénés, dont on apercevait, en face, les murs
blancs.

Le silence de Félicité s'était assombri, car elle n'aimait pas montrer
l'oncle Macquart. Encore un dont la famille serait bien débarrassée, le
jour où il s'en irait! Pour la gloire d'eux tous, il aurait dû dormir sous
la terre depuis longtemps. Mais il s'entêtait, il portait ses
quatre-vingt-trois ans en vieil ivrogne, saturé de boisson, que l'alcool
semblait conserver. A Plassans, il avait une légende terrible de fainéant
et de bandit, et les vieillards chuchotaient l'exécrable histoire des
cadavres qu'il y avait entre lui et les Rougon, une trahison aux jours
troublés de décembre 1851, un guet-apens dans lequel il avait laissé des
camarades, le ventre ouvert, sur le pavé sanglant. Plus tard, quand il
était rentré en France, il avait préféré, à la bonne place qu'il s'était
fait promettre, ce petit domaine des Tulettes, que Félicité lui avait
acheté. Et il y vivait grassement depuis lors, il n'avait plus eu que
l'ambition de l'arrondir, guettant de nouveau les bons coups, ayant encore
trouvé le moyen de se faire donner un champs longtemps convoité, en se
rendant utile à sa belle-soeur, lorsque celle-ci avait dû reconquérir
Plassans sur les légitimistes: une autre effroyable histoire qu'on se
disait aussi à l'oreille, un fou lâché sournoisement de l'Asile, battant la
nuit, courant à sa vengeance, incendiant sa propre maison, où flambaient
quatre personnes. Mais c'étaient heureusement là des choses anciennes, et
Macquart, rangé aujourd'hui, n'était plus le bandit inquiétant dont avait
tremblé toute la famille. Il se montrait fort correct, d'une diplomatie
finaude, n'ayant gardé que son rire goguenard qui avait l'air de se ficher
du monde.

--L'oncle est chez lui, dit Pascal, comme on approchait.

La bastide était une de ces constructions provençales, d'un seul étage, aux
tuiles décolorées, les quatre murs violemment badigeonnés en jaune. Devant
la façade attendait une étroite terrasse, que d'antiques mûriers, rabattus
en forme de treille, allongeant et tordant leurs grosses branches,
ombrageaient. C'était là que l'oncle fumait sa pipe, l'été. Et, en
entendant la voiture, il était venu se planter au bord de la terrasse,
redressant sa haute taille, vêtu proprement de drap bleu, coiffé de
l'éternelle casquette de fourrure qu'il portait d'un bout de l'année à
l'autre.

Quand il eut reconnu les visiteurs, il ricana, il cria:

--En voila de la belle société!... Vous êtes bien gentils, vous allez vous
rafraîchir.

Mais la présence de Maxime l'intriguait. Qui était-il? pour qui venait-il,
celui-là? On le lui nomma, et tout de suite il arrêta les explications
qu'on ajoutait, en voulant l'aider à se retrouver, au milieu de l'écheveau
compliqué de la parenté.

--Le père de Charles, je sais, je sais!... Le fils de mon neveu Saccard,
pardi! celui qui a fait un beau mariage et dont la femme est morte....

Il dévisageait Maxime, l'air tout heureux de le voir ridé déjà à
trente-deux ans, les cheveux et la barbe semés de neige.

--Ah! dame! ajouta-t-il, nous vieillissons tous.... Moi, encore, je n'ai
pas trop à me plaindre, je suis solide.

Et il triomphait, d'aplomb sur les reins, la face comme bouillie et
flambante, d'un rouge ardent de brasier. Depuis longtemps, l'eau-de-vie
ordinaire lui semblait de l'eau pure; seul, le trois-six chatouillait
encore son gosier durci; il en buvait de tels coups, qu'il en restait
plein, la chair baignée, imbibée ainsi qu'une éponge. L'alcool suintait de
sa peau. Au moindre souffle, quand il parlait, une vapeur d'alcool
s'exhalait de sa bouche.

--Certes, oui! vous êtes solide, l'oncle! dit Pascal émerveillé. Et vous
n'avez rien fait pour ça, vous avez bien raison de vous moquer de nous....
Voyez-vous, je ne crains qu'une chose, c'est qu'un jour, en allumant votre
pipe, vous ne vous allumiez vous-même, ainsi qu'un bol de punch.

Macquart, flatté, s'égaya bruyamment.

--Plaisante, plaisante, mon petit! Un verre de cognac, ça vaut mieux que
tes sales drogues.... Et vous allez tous trinquer, hein? pour qu'il soit
bien dit que votre oncle vous fait honneur à tous. Moi, je me fiche des
mauvaises langues. J'ai du blé, j'ai des oliviers, j'ai des amandiers, et
des vignes, et de la terre, autant qu'un bourgeois. L'été, je fume ma pipe
à l'ombre de mes mûriers; l'hiver, je vais la fumer là, contre mon mur, au
soleil. Hein? d'un oncle comme ça, on n'a pas à en rougir!... Clotilde,
j'ai du sirop, si tu en veux. Et vous, Félicité, ma chère, je sais que vous
préférez l'anisette. Il y a de tout, je vous dis qu'il y a de tout, chez
moi!

Son geste s'était élargi, comme pour embrasser la possession de son
bien-être de vieux gredin devenu ermite; pendant que Félicité, qu'il
effrayait depuis un moment, avec l'énumération de ses richesses, ne le
quittait pas des yeux, prête à l'interrompre.

--Merci, Macquart, nous ne prendrons rien, nous sommes pressés.... Où donc
est Charles?

--Charles, bon, bon! tout à l'heure! J'ai compris, le papa vient pour voir
l'enfant.... Mais ça ne va pas nous empêcher de boire un coup.

Et, lorsqu'on eut refusé absolument, il se blessa, il dit avec son rire
mauvais:

--Charles, il n'est pas là, il est à l'Asile, avec la vieille.

Puis, emmenant Maxime au bout de la terrasse, il lui montra les grands
bâtiments blancs, dont les jardins inférieurs ressemblaient à des préaux de
prison.

--Tenez! mon neveu, vous voyez trois arbres devant nous. Eh bien! au-dessus
de celui de gauche, il y a une fontaine, dans une cour. Suivez le
rez-de-chaussée, la cinquième fenêtre à droite est celle de Tante Dide. Et
c'est là qu'est le petit.... Oui, je l'y ai mené tout à l'heure.

C'était une tolérance de l'administration. Depuis vingt et un ans qu'elle
était à l'Asile, la vieille femme n'avait pas donné un souci à sa
gardienne. Bien calme, bien douce, immobile dans son fauteuil, elle passait
les journées à regarder devant elle; et, comme l'enfant se plaisait là,
comme elle-même semblait s'intéresser à lui, on fermait les yeux sur cette
infraction aux règlements, on l'y laissait parfois deux et trois heures,
très occupé à découper des images.

Mais ce nouveau contretemps avait mis le comble à la mauvaise humeur de
Félicité. Elle se fâcha, lorsque Macquart proposa d'aller tous les cinq, en
bande, chercher le petit.

--Quelle idée! allez-y tout seul et revenez vite.... Nous n'avons pas de
temps à perdre.

Le frémissement de colère qu'elle contenait, parut amuser l'oncle; et, dès
lors, sentant combien il lui était désagréable, il insista, avec son
ricanement.

--Dame! mes enfants, nous verrions par la même occasion la vieille mère,
notre mère à tous. Il n'y a pas à dire, vous savez, nous sommes tous sortis
d'elle, et ce ne serait guère poli de ne pas aller lui souhaiter le
bonjour, puisque mon petit-neveu, qui arrive de si loin, ne l'a peut-être
bien jamais revue.... Moi, je ne la renie pas, ah! fichtre non! Sûrement,
elle est folle; mais ça ne se voit pas souvent, des vieilles mères qui ont
dépassé la centaine, et ça vaut la peine qu'on se montre un peu gentil pour
elle.

Il y eut un silence. Un petit frisson glacé avait couru. Ce fut Clotilde,
muette jusque-là, qui déclara la première, d'une voix émue:

--Vous avez raison, mon oncle, nous irons tous.

Félicité elle-même dut consentir. On remonta dans le landau, Macquart
s'assit près du cocher. Un malaise avait blêmi le visage fatigué de Maxime;
et, durant le court trajet, il questionna Pascal sur Charles, d'un air
d'intérêt paternel, qui cachait une inquiétude croissante. Le docteur, gêné
par les regards impérieux de sa mère, adoucit la vérité. Mon Dieu! l'enfant
n'était pas d'une santé bien forte, c'était même pour cela qu'on le
laissait volontiers des semaines chez l'oncle, à la campagne; cependant, il
ne souffrait d'aucune maladie caractérisée. Pascal n'ajouta pas qu'il
avait, un instant, fait le rêve de lui donner de la cervelle et des
muscles, en le traitant par les injections de substance nerveuse; mais il
s'était heurté à un continuel accident, les moindres piqûres déterminaient
chez le petit des hémorragies, qu'il fallait chaque fois arrêter par des
pansements compressifs: c'était un relâchement des tissus dû à la
dégénérescence, une rosée de sang qui perlait à la peau, c'étaient surtout
des saignements de nez, si brusques, si abondants, qu'on n'osait pas le
laisser seul, dans la crainte que tout le sang de ses veines ne coulât. Et
le docteur finit en disant que, si l'intelligence était paresseuse chez
lui, il espérait qu'elle se développerait, dans un milieu d'activité
cérébrale plus vive.

On était arrivé devant l'Asile. Macquart, qui écoutait, descendit du siège,
en disant:

--C'est un gamin bien doux, bien doux. Et puis, il est si beau, un ange!

Maxime, pâli encore, et grelottant, malgré la chaleur étouffante, ne posa
plus de questions. Il regardait les vastes bâtiments de l'Asile, les ailes
des différents quartiers, séparés par des jardins, celui des hommes et
celui des femmes, ceux des fous tranquilles et des fous furieux. Une grande
propreté régnait, une morne solitude, que traversaient des pas et des
bruits de clefs. Le vieux Macquart connaissait tous les gardiens.
D'ailleurs, les portes s'ouvrirent devant le docteur Pascal, qu'on avait
autorisé à soigner certains des internés. On suivit une galerie, on tourna
dans une cour: c'était là, une des chambres du rez-de-chaussée, une pièce
tapissée d'un papier clair, meublée simplement d'un lit, d'une armoire,
d'une table, d'un fauteuil et de deux chaises. La gardienne, qui ne devait
jamais quitter sa pensionnaire, venait justement de s'absenter. Et il n'y
avait, aux deux bords de la table, que la folle, rigide dans son fauteuil,
et que l'enfant, sur une chaise, absorbé, en train de découper des images.

--Entrez, entrez! répétait Macquart. Oh! il n'y a pas de danger, elle est
bien gentille!

L'ancêtre, Adélaïde Fouque, que ses petits-enfants, toute la race qui avait
pullulé, nommaient du surnom caressant de Tante Dide, ne tourna pas même la
tête au bruit. Dès la jeunesse, des troubles hystériques l'avaient
déséquilibrée. Ardente, passionnée d'amour, secouée de crises, elle était
ainsi arrivée au grand âge de quatre-vingt-trois ans, lorsqu'une affreuse
douleur, un choc moral terrible l'avait jetée à la démence. Depuis lors,
depuis vingt et un ans, c'était chez elle un arrêt de l'intelligence, un
affaiblissement brusque, rendant toute réparation impossible. Aujourd'hui,
à cent quatre ans, elle vivait toujours, ainsi qu'une oubliée, une démente
calme, au cerveau ossifié, chez qui la folie pouvait rester indéfiniment
stationnaire, sans amener la mort. Cependant, la sénilité était venue, lui
avait peu à peu atrophié les muscles. Sa chair était comme mangée par
l'âge, la peau seule demeurait sur les os, à ce point qu'il fallait la
porter de son lit à son fauteuil. Et, squelette jauni, desséchée là, telle
qu'un arbre séculaire dont il ne reste que l'écorce, elle se tenait
pourtant droite contre le dossier du fauteuil, n'ayant plus que les yeux de
vivants, dans son mince et long visage. Elle regardait Charles fixement.

Clotilde, un peu tremblante, s'était approchée.

--Tante Dide, c'est nous qui avons voulu vous voir.... Vous ne me
reconnaissez donc pas? Votre petite-fille qui vient parfois vous embrasser.

Mais la folle ne parut pas entendre. Ses regards ne quittaient point
l'enfant, dont les ciseaux achevaient de découper une image, un roi de
pourpre au manteau d'or.

--Voyons, maman, dit à son tour Macquart, ne fais pas la bête. Tu peux bien
nous regarder. Voilà un monsieur, un petit-fils à toi, qui arrive de Paris
exprès.

A cette voix, Tante Dide finit par tourner la tête. Elle promena lentement
ses yeux vides et clairs sur eux tous, puis elle les ramena sur Charles et
retomba dans sa contemplation. Personne ne parlait plus.

--Depuis le terrible choc qu'elle a reçu, expliqua enfin Pascal à voix
basse, elle est ainsi: toute intelligence, tout souvenir paraît aboli en
elle. Le plus souvent, elle se tait; parfois, elle a un flot bégayé de
paroles indistinctes. Elle rit, elle pleure sans motif, elle est une chose
que rien n'affecte.... Et, pourtant, je n'oserais dire que la nuit soit
absolue, que des souvenirs ne restent pas emmagasinés au fond.... Ah! la
pauvre vieille mère, comme je la plains, si elle n'en est pas encore à
l'anéantissement final! A quoi peut-elle penser, depuis vingt et un ans, si
elle se souvient?

D'un geste, il écarta ce passé affreux, qu'il connaissait. Il la revoyait
jeune, grande créature mince et pâle, aux yeux effarés, veuve tout de suite
de Rougon, du lourd jardinier qu'elle avait voulu pour mari, se jetant
avant la fin de son deuil aux bras du contrebandier Macquart, qu'elle
aimait d'un amour de louve et qu'elle n'épousait même pas. Elle avait ainsi
vécu quinze ans, avec un enfant légitime et deux bâtards, au milieu du
vacarme et du caprice, disparaissant pendant des semaines, revenant
meurtrie, les bras noirs. Puis, Macquart était mort d'un coup de feu,
abattu comme un chien par un gendarme; et, sous ce premier choc, elle
s'était figée, ne gardant déjà de vivants que ses yeux d'eau de source,
dans sa face blême, se retirant du monde au fond de la masure que son amant
lui avait laissée, y menant pendant quarante années l'existence d'une
nonne, que traversaient d'épouvantables crises nerveuses. Mais l'autre choc
devait l'achever, la jeter à la démence, et Pascal se la rappelait, la
scène atroce, car il y avait assisté: un pauvre enfant que la grand'mère
avait pris chez elle, son petit-fils Silvère, victime des haines et des
luttes sanglantes de la famille, et dont un gendarme encore avait cassé la
tête d'un coup de pistolet, pendant la répression du mouvement
insurrectionnel de 1851. Du sang, toujours, l'éclaboussait.

Félicité, pourtant, s'était approchée de Charles, si absorbé dans ses
images, que tout ce monde ne le dérangeait pas.

--Mon petit chéri, c'est ton père, ce monsieur.... Embrasse-le.

Et tous, dès lors, s'occupèrent de Charles. Il était très joliment mis, en
veste et en culotte de velours noir, soutachées de ganse d'or. D'une pâleur
de lis, il ressemblait vraiment à un fils de ces rois qu'il découpait, avec
ses larges yeux pâles et le ruissellement de ses cheveux blonds. Mais ce
qui frappait surtout, en ce moment, c'était sa ressemblance avec Tante
Dide, cette ressemblance qui avait franchi trois générations, qui sautait
de ce visage desséché de centenaire, de ces traits usés, à cette délicate
figure d'enfant, comme effacée déjà elle aussi, très vieille et finie par
l'usure de la race. En face l'un de l'autre, l'enfant imbécile, d'une
beauté de mort, était comme la fin de l'ancêtre, l'oubliée.

Maxime se pencha pour mettre un baiser sur le front du petit; et il avait
le coeur froid, cette beauté elle-même l'effrayait, son malaise grandissait
dans cette chambre de démence, où soufflait toute une misère humaine, venue
de loin.

--Comme tu es beau, mon mignon!... Est-ce que tu m'aimes un peu?

Charles le regarda, ne comprit pas, se remit à ses images.

Mais tous restèrent saisis. Sans que l'expression fermée de son visage eût
changé, Tante Dide pleurait, un flot de larmes roulait de ses yeux vivants
sur ses joues mortes. Elle ne quittait toujours pas l'enfant du regard, et
elle pleurait lentement, à l'infini.

Alors, ce fut, pour Pascal, une émotion extraordinaire. Il avait pris le
bras de Clotilde, il le serrait violemment, sans qu'elle pût comprendre.
C'était que, devant ses yeux, s'évoquait toute la lignée, la branche
légitime et la branche bâtarde, qui avaient poussé de ce tronc, lésé déjà
par la névrose. Les cinq générations étaient là en présence, les Rougon et
les Macquart, Adélaïde Fouque à la racine, puis le vieux bandit d'oncle,
puis lui-même, puis Clotilde et Maxime, et enfin Charles. Félicité comblait
la place de son mari mort. Il n'y avait pas de lacune, la chaîne se
déroulait, dans son hérédité logique et implacable. Et quel siècle évoqué,
au fond du cabanon tragique, où soufflait cette misère venue de loin, dans
un tel effroi, que tous, malgré l'accablante chaleur, frissonnèrent!

--Quoi donc, maître? demanda tout bas Clotilde tremblante.

--Non, non, rien! murmura le docteur. Je te dirai plus tard.

Macquart, qui continuait seul à ricaner, gronda la vieille mère. En voilà
une idée, de recevoir les gens avec des larmes, quand ils se dérangeaient
pour vous faire une visite! Ce n'était guère poli. Puis, il revint à Maxime
et à Charles.

--Enfin, mon neveu, vous le voyez, votre gamin. N'est-ce pas qu'il est joli
et qu'il vous fait honneur tout de même?

Félicité se hâta d'intervenir, très mécontente de la façon dont tournaient
les choses, n'ayant plus que la hâte de s'en aller.

--C'est sûrement un bel enfant, et qui est moins en retard qu'on ne croit.
Regarde donc comme il est adroit de ses mains.... Et tu verras, lorsque tu
l'auras dégourdi, à Paris, n'est-ce pas? autrement que nous n'avons pu le
faire à Plassans.

--Sans doute, sans doute, murmura Maxime. Je ne dis pas non, je vais y
réfléchir.

Il restait embarrassé, il ajouta:

--Vous comprenez, je ne suis venu que pour le voir.... Je ne peux le
prendre maintenant, puisque je dois passer un mois à Saint-Gervais. Mais,
dès mon retour à Paris, je réfléchirai, je vous écrirai.

Et, tirant sa montre:

--Diable! cinq heures et demie.... Vous savez que, pour rien au monde, je
ne veux manquer le train de neuf heures.

--Oui, oui, partons, dit Félicité. Nous n'avons plus rien à faire ici.

Macquart, vainement, s'efforça de les attarder, avec toutes sortes
d'histoires. Il contait les jours où Tante Dide bavardait, il affirmait
qu'un matin il l'avait trouvée en train de chanter une romance de sa
jeunesse. D'ailleurs, lui n'avait pas besoin de la voiture, il ramènerait
l'enfant à pied, puisqu'on le lui laissait.

--Embrasse ton papa, mon petit, parce qu'on sait bien quand on se voit,
mais on ne sait jamais si l'on se reverra!

Du même mouvement surpris et indifférent, Charles avait levé la tête, et
Maxime troublé lui posa un second baiser sur la front.

--Sois bien sage et bien beau, mon mignon.... Et aime-moi un peu.

--Allons, allons, nous n'avons pas de temps à perdre, répéta Félicité.

Mais la gardienne rentrait. C'était une grosse fille vigoureuse, attachée
spécialement au service de la folle. Elle la levait, la couchait, la
faisait manger, la nettoyait, comme une enfant. Et tout de suite elle se
mit à causer avec le docteur Pascal, qui la questionnait. Un des rêves les
plus caressés du docteur était de traiter et de guérir les fous par sa
méthode, en les piquant. Puisque, chez eux, c'était le cerveau qui
périclitait, pourquoi des injections de substance nerveuse ne leur
donneraient-elles pas de la résistance, de la volonté, en réparant les
brèches faites à l'organe? Aussi, un instant, avait-il songé à expérimenter
la médication sur la vieille mère; puis, des scrupules lui étaient venus,
une sorte de terreur sacrée, sans compter que la démence, à cet âge, était
la ruine totale, irréparable. Il avait choisi un autre sujet, un ouvrier
chapelier, Sarteur, qui se trouvait depuis un an à l'Asile, où il était
venu lui-même supplier qu'on l'enfermât, pour lui éviter un crime. Dans ses
crises, un tel besoin de tuer le poussait, qu'il se serait jeté sur les
passants. Petit, très brun, le front fuyant, la face en bec d'oiseau, avec
un grand nez et un menton très court, il avait la joue gauche sensiblement
plus grosse que la droite. Et le docteur obtenait des résultats miraculeux
sur cet impulsif, qui, depuis un mois, n'avait pas eu d'accès. Justement,
la gardienne, questionnée, répondit que Sarteur, calmé, allait de mieux en
mieux.

--Tu entends, Clotilde! s'écria Pascal ravi. Je n'ai pas le temps de le
voir ce soir, nous reviendrons demain. C'est mon jour de visite.... Ah! si
j'osais, si elle était jeune encore....

Ses regards se reportaient sur Tante Dide. Mais Clotilde, qui souriait de
son enthousiasme, dit doucement:

--Non, non, maître, tu ne peux refaire de la vie.... Allons, viens. Nous
sommes les derniers.

C'était vrai, les autres étaient sortis déjà. Macquart, sur le seuil,
regardait s'éloigner Félicité et Maxime, de son air de se ficher du monde.
Et Tante Dide, l'oubliée, d'une maigreur effrayante, restait immobile, les
yeux de nouveau fixés sur Charles, au blanc visage épuisé, sous sa royale
chevelure.

Le retour fut plein de gêne. Dans la chaleur qui s'exhalait de la terre, le
landau roulait pesamment. Au ciel orageux, le crépuscule s'épandait en une
cendre cuivrée. Quelques mots vagues furent échangés d'abord; puis, dès
qu'on fut entré dans les gorges de la Seille, toute conversation tomba,
sous l'inquiétude et la menace des roches géantes, dont les murs semblaient
se resserrer. N'était-ce point le bout du monde? n'allait-on pas rouler à
l'inconnu de quelque gouffre? Un aigle passa, jeta un grand cri.

Des saules reparurent, et l'on filait au bord de la Viorne, lorsque
Félicité reprit, sans transition, comme si elle eût continué un entretien
commencé:

--Tu n'as aucun refus à craindre de la mère. Elle aime bien Charles, mais
c'est une femme très raisonnable, et elle comprend parfaitement que
l'intérêt de l'enfant est que tu le reprennes. Il faut t'avouer, en outre,
que le pauvre petit n'est pas très heureux chez elle, parce que,
naturellement, le mari préfère son fils et sa fille.... Enfin, tu dois tout
savoir.

Et elle continua, voulant sans doute engager Maxime et tirer de lui une
promesse formelle. Jusqu'à Plassans, elle parla. Puis, tout d'un coup,
comme le landau était secoué sur le pavé du faubourg:

--Mais, tiens! la voilà, la mère.... Cette grosse blonde, sur cette porte.

C'était au seuil d'une boutique de bourrelier, où pendaient des harnais et
des licous. Justine prenait le frais, sur une chaise, en tricotant un bas,
tandis que la petite fille et le petit garçon jouaient par terre, à ses
pieds; et, derrière eux, on apercevait, dans l'ombre de la boutique,
Thomas, un gros homme brun, en train de recoudre une selle.

Maxime avait allongé la tête, sans émotion, simplement curieux. Il resta
très surpris devant cette forte femme de trente-deux ans, à l'air si sage
et si bourgeois, chez qui rien ne restait de la folle gamine avec laquelle
il s'était déniaisé, lorsque tous deux, du même âge, entraient à peine dans
leur dix-septième année. Peut-être eut-il seulement un serrement de coeur,
lui malade et déjà très vieux, à la retrouver embellie et calme, très
grasse.

--Jamais je ne l'aurais reconnue, dit-il.

Et le landau, qui roulait toujours, tourna dans la rue de Rome. Justine
disparut, cette vision du passé, si différente, sombra dans le vague du
crépuscule, avec Thomas, les enfants, la boutique.

A la Souleiade, la table était mise. Martine avait une anguille de la
Viorne, un lapin sauté et un rôti de boeuf. Sept heures sonnaient, on avait
tout le temps de dîner tranquillement.

--Ne te tourmente pas, répétait le docteur Pascal à son neveu. Nous
t'accompagnerons au chemin de fer, ce n'est pas à dix minutes.... Du moment
que tu as laissé ta malle, tu n'auras qu'à prendre ton billet et à sauter
dans le train.

Puis, comme il retrouvait Clotilde dans le vestibule, où elle accrochait
son chapeau et son ombrelle, il lui dit à demi-voix:

--Tu sais que ton frère m'inquiète.

--Comment ça?

--Je l'ai bien regardé, je n'aime pas la façon dont il marche. Ça ne m'a
jamais trompé.... Enfin, c'est un garçon que l'ataxie menace.

Elle devint toute pale, elle répéta:

--L'ataxie.

Une cruelle image s'était levée, celle d'un voisin, un homme jeune encore,
que, pendant dix ans, elle avait vu traîné par un domestique, dans une
petite voiture. N'était-ce pas le pire des maux, l'infirmité, le coup de
hache qui sépare un vivant de la vie?

--Mais, murmura-t-elle, il ne se plaint que de rhumatismes.

Pascal haussa les épaules; et, mettant un doigt sur ses lèvres, il passa
dans la salle à manger, où déjà Félicité et Maxime étaient assis.

Le dîner fut très amical. La brusque inquiétude, née au coeur de Clotilde,
la rendit tendre pour son frère, qui se trouvait placé près d'elle.
Gaiement, elle le soignait, le forçait à prendre les meilleurs morceaux.
Deux fois, elle rappela Martine, qui passait les plats trop vite. Et
Maxime, de plus en plus, était séduit par cette soeur si bonne, si bien
portante, si raisonnable, dont le charme l'enveloppait comme d'une caresse.
Elle le conquérait à un tel point, que, peu à peu, un projet, vague
d'abord, se précisait en lui. Puisque son fils, le petit Charles, l'avait
tant effrayé avec sa beauté de mort, son air royal d'imbécillité maladive,
pourquoi n'emmènerait-il pas sa soeur Clotilde? L'idée d'une femme dans sa
maison le terrifiait bien, car il les redoutait toutes, ayant joui d'elles
trop jeune; mais celle-ci lui paraissait vraiment maternelle. D'autre part,
une femme honnête, chez lui, cela le changerait et serait très bon. Son
père, au moins, n'oserait plus lui envoyer des filles, comme il le
soupçonnait de le faire, pour l'achever et avoir tout de suite son argent.
La terreur et la haine de son père le décidèrent.

--Tu ne te maries donc pas? demanda-t-il, voulant sonder le terrain.

La jeune fille se mit à rire.

--Oh! rien ne presse.

Puis, d'un air de boutade, regardant Pascal qui avait levé la tête:

--Est-ce qu'on sait?... Je ne me marierai jamais.

Mais Félicité se récria. Quand elle la voyait si attachée au docteur, elle
souhaitait souvent un mariage qui l'en détacherait, qui laisserait son fils
isolé, dans un intérieur détruit, où elle-même deviendrait toute-puissante,
maîtresse des choses. Aussi l'appela-t-elle en témoignage: n'était-ce pas
vrai qu'une femme devait se marier, que cela était contre nature, de rester
vieille fille? Et, gravement, il l'approuvait, sans quitter Clotilde des
yeux.

--Oui, oui, il faut se marier.... Elle est trop raisonnable, elle se
mariera....

--Bah! interrompit Maxime, aura-t-elle vraiment raison?... Pour être
malheureuse peut-être, il y a tant de mauvais ménages!

Et, se décidant:

--Tu ne sais pas ce que tu devrais faire?... Eh bien! tu devrais venir à
Paris vivre avec moi.... J'ai réfléchi, cela m'effraye un peu de prendre la
charge d'un enfant, dans mon état de santé. Ne suis-je pas un enfant
moi-même, un malade qui a besoin de soins?... Tu me soignerais, tu serais
là, si je venais à perdre décidément les jambes.

Sa voix s'était brisée, dans un attendrissement sur lui-même. Il se voyait
infirme, il la voyait à son chevet, en soeur de charité; et, si elle
consentait à rester fille, il lui laisserait volontiers sa fortune, pour
que son père ne l'eût pas. La terreur qu'il avait de la solitude, le besoin
où il serait peut-être bientôt de prendre une garde-malade, le rendaient
très touchant.

--Ce serait bien gentil de ta part, et tu n'aurais pas à t'en repentir.

Mais Martine, qui servait le rôti, s'était arrêtée de saisissement; et la
proposition, autour de la table, causait la même surprise. Félicité, la
première, approuva, en sentant que ce départ aiderait ses projets. Elle
regardait Clotilde, muette encore et comme étourdie; tandis que le docteur
Pascal, très pâle, attendait.

--Oh! mon frère, mon frère, balbutia la jeune fille, sans trouver d'abord
autre chose.

Alors, la grand'mère intervint.

--C'est tout ce que tu dis? Mais c'est très bien, ce que ton frère te
propose. S'il craint de prendre Charles maintenant, tu peux toujours y
aller, toi; et, plus tard, tu feras venir le petit.... Voyons, voyons, ça
s'arrange parfaitement. Ton frère s'adresse à ton coeur.... Pascal,
n'est-ce pas qu'elle lui doit une bonne réponse?

Le docteur, d'un effort, était redevenu maître de lui. On sentait pourtant
le grand froid qui l'avait glacé. Il parla avec lenteur.

--Je vous répète que Clotilde est très raisonnable et que, si elle doit
accepter, elle acceptera.

Dans son bouleversement, la jeune fille eut une révolte.

--Maître, veux-tu donc me renvoyer?... Certainement, je remercie Maxime.
Mais tout quitter, mon Dieu! quitter tout ce qui m'aime, tout ce que j'ai
aimé jusqu'ici!

Elle avait eu un geste éperdu, désignant les êtres et les choses,
embrassant la Souleiade entière.

--Et, reprit Pascal en la regardant, si cependant Maxime avait besoin de
toi?

Ses yeux se mouillèrent, elle demeura un instant frémissante, car elle
seule avait compris. La vision cruelle, de nouveau, s'était évoquée:
Maxime, infirme, traîné dans une petite voiture par un domestique, comme le
voisin qu'elle rencontrait. Mais sa passion protestait contre son
attendrissement. Est-ce qu'elle avait un devoir, à l'égard d'un frère qui,
pendant quinze ans, lui était resté étranger? est-ce que son devoir n'était
pas où était son coeur?

--Écoute, Maxime, finit-elle par dire, laisse-moi réfléchir, moi aussi. Je
verrai.... Sois certain que je te suis très reconnaissante. Et, si un jour
tu avais réellement besoin de moi, eh bien! je me déciderais sans doute.

On ne put la faire s'engager davantage. Félicité, avec sa continuelle
fièvre, s'y épuisa; tandis que le docteur affectait maintenant de dire
qu'elle avait donné sa parole. Martine apporta une crème, sans songer à
cacher sa joie: prendre mademoiselle! en voilà une idée, pour que monsieur
mourût de tristesse, en restant tout seul! Et la fin du dîner fut ralentie
ainsi par cet incident. On était encore au dessert, lorsque huit heures et
demie sonnèrent. Dès lors, Maxime s'inquiéta, piétina, voulut partir.

A la gare, où tous l'accompagnèrent, il embrassa une dernière fois sa
soeur.

--Souviens-toi.

--N'aie pas peur, déclara Félicité, nous sommes là pour lui rappeler sa
promesse.

Le docteur souriait, et tous trois, dès que le train se fut mis en branle,
agitèrent leurs mouchoirs.

Ce jour-là, quand ils eurent accompagné la grand'mère jusqu'à sa porte, le
docteur Pascal et Clotilde rentrèrent doucement à la Souleiade et y
passèrent une soirée délicieuse. Le malaise des semaines précédentes,
l'antagonisme sourd qui les divisait, semblait s'en être allé. Jamais ils
n'avaient éprouvé une pareille douceur, à se sentir si unis, inséparables.
En eux, il y avait comme un réveil de santé après une maladie, un espoir et
une joie de vivre. Ils restèrent longtemps dans la nuit chaude, sous les
platanes, à écouter le fin cristal de la fontaine. Et ils ne parlaient même
pas, ils goûtaient profondément le bonheur d'être ensemble.



IV


Huit jours plus tard, la maison était retombée au malaise. Pascal et
Clotilde, de nouveau, restaient des après-midi entières à se bouder; et il
y avait des sautes continuelles d'humeurs. Martine elle-même vivait
irritée. Le ménage à trois devenait un enfer.

Puis, brusquement, tout s'aggrava encore. Un capucin de grande sainteté,
comme il en passe souvent dans les villes du Midi, était venu à Plassans
faire une retraite. La chaire de Saint-Saturnin retentissait des éclats de
sa voix. C'était une sorte d'apôtre, une éloquence populaire et enflammée,
une parole fleurie, abondante en images. Et il prêchait sur le néant de la
science moderne, dans une envolée mystique extraordinaire, niant la réalité
de ce monde, ouvrant l'inconnu, le mystère de l'au delà. Toutes les dévotes
de la ville en étaient bouleversées.

Dès le premier soir, comme Clotilde, accompagnée de Martine, avait assisté
au sermon, Pascal s'aperçut de la fièvre qu'elle rapportait. Les jours
suivants, elle se passionna, revint plus tard, après être restée une heure
en prière, dans le coin noir d'une chapelle. Elle ne sortait plus de
l'église, rentrait brisée, avec des yeux luisants de voyante; et les
paroles ardentes du capucin la hantaient. De la colère et du mépris
semblaient lui être venus pour les gens et les choses.

Pascal, inquiet, voulut avoir une explication avec Martine. Il descendit,
un matin, de bonne heure, comme elle balayait la salle à manger.

--Vous savez que je vous laisse libres, Clotilde et vous, d'aller à
l'église, si cela vous plaît. Je n'entends peser sur la conscience de
personne.... Mais je ne veux pas que vous me la rendiez malade.

La servante, sans arrêter son balai, répondit sourdement:

--Les gens malades sont peut-être bien ceux qui ne croient pas l'être.

Elle avait dit cela d'un tel air de conviction, qu'il se mit à sourire.

--Oui, c'est moi qui suis l'esprit infirme, dont vous implorez la
conversion, tandis que vous autres possédez la bonne santé et l'entière
sagesse.... Martine, si vous continuez à me torturer et à vous torturer
vous-mêmes, je me fâcherai.

Il avait parlé d'une voix si désespérée et si rude, que la servante
s'arrêta du coup, le regarda en face. Une tendresse infinie, une désolation
immense passèrent sur son visage usé de vieille fille, cloîtrée dans son
service. Et des larmes emplirent ses yeux, elle se sauva en bégayant:

--Ah! monsieur, vous ne nous aimez pas!

Alors, Pascal resta désarmé, envahi d'une tristesse croissante. Son remords
augmentait de s'être montré tolérant, de n'avoir pas dirigé en maître
absolu l'éducation et l'instruction de Clotilde. Dans sa croyance que les
arbres poussaient droit, quand on ne les gênait point, il lui avait permis
de grandir à sa guise, après lui avoir appris simplement à lire et à
écrire. C'était sans plan conçu à l'avance, uniquement par le train
coutumier de leur vie, qu'elle avait à peu près tout lu et qu'elle s'était
passionnée pour les sciences naturelles, en l'aidant à faire des
recherches, à corriger ses épreuves, à recopier et à classer ses
manuscrits. Comme il regrettait aujourd'hui son désintéressement! Quelle
forte direction il aurait donnée à ce clair esprit, si avide de savoir, au
lieu de le laisser s'écarter et se perdre, dans ce besoin de l'au delà, que
favorisaient la grand'mère Félicité et la bonne Martine! Tandis que lui
s'en tenait au fait, s'efforçait de ne jamais aller plus loin que le
phénomène, et qu'il y réussissait par sa discipline de savant, sans cesse
il l'avait vue se préoccuper de l'inconnu, du mystère. C'était, chez elle,
une obsession, une curiosité d'instinct qui arrivait à la torture,
lorsqu'elle n'était pas satisfaite. Il y avait là un besoin que rien ne
rassasiait, un appel irrésistible vers l'inaccessible, l'inconnaissable.
Déjà, quand elle était petite, et plus tard surtout, jeune fille, elle
allait tout de suite au pourquoi et au comment, elle exigeait les raisons
dernières. S'il lui montrait une fleur, elle lui demandait pourquoi cette
fleur ferait une graine, pourquoi cette graine germerait. Puis, c'était le
mystère de la conception, des sexes, de la naissance et de la mort, et les
forces ignorées, et Dieu, et tout. En quatre questions, elle l'acculait
chaque fois à son ignorance fatale; et, quand il ne savait plus que
répondre, qu'il se débarrassait d'elle, avec un geste de fureur comique,
elle avait un beau rire de triomphe, elle retournait éperdue dans ses
rêves, dans la vision illimitée de tout ce qu'on ne connaît pas et de tout
ce qu'on peut croire. Souvent, elle le stupéfiait par ses explications. Son
esprit, nourri de science, partait des vérités prouvées, mais d'un tel
bond, qu'elle sautait du coup en plein ciel des légendes. Des médiateurs
passaient, des anges, des saints, des souffles surnaturels, modifiant la
matière, lui donnant la vie; ou bien encore ce n'était qu'une même force,
l'âme du monde, travaillant à fondre les choses et les êtres en un final
baiser d'amour, dans cinquante siècles. Elle en avait fait le compte,
disait-elle.

Jamais, du reste, Pascal ne l'avait vue si troublée. Depuis une semaine
qu'elle suivait la retraite du capucin, à la cathédrale, elle vivait
impatiemment les jours dans l'attente du sermon du soir; et elle s'y
rendait avec le recueillement exalté d'une fille qui va à son premier
rendez-vous d'amour. Puis, le lendemain, tout en elle disait son
détachement de la vie extérieure, de son existence accoutumée, comme si le
monde visible, les actes nécessaires de chaque minute ne fussent que leurre
et que sottise. Aussi avait-elle à peu près abandonné ses occupations,
cédant à une sorte de paresse invincible, restant des heures les mains
tombées sur les genoux, les yeux vides et perdus, au lointain de quelque
rêve. Maintenant, elle si active, si matinière, se levait tard, ne
paraissait guère que pour le second déjeuner; et ce ne devait pas être à sa
toilette qu'elle passait ces longues heures, car elle perdait de sa
coquetterie de femme, à peine peignée, vêtue à la diable d'une robe
boutonnée de travers, mais adorable quand même, grâce à sa triomphante
jeunesse. Ces promenades du matin qu'elle aimait tant, au travers de la
Souleiade, ces courses du haut en bas des terrasses, plantées d'oliviers et
d'amandiers, ces visites à la pinède, embaumée d'une odeur de résine, ces
longues stations sur l'aire ardente, où elle prenait des bains de soleil,
elle ne les faisait plus, elle préférait rester, les volets clos, enfermée
dans sa chambre, au fond de laquelle on ne l'entendait pas remuer. Puis,
l'après-midi, dans la salle, c'était une oisiveté languissante, un
désoeuvrement traîné de chaise en chaise, une fatigue, une irritation
contre tout ce qui l'avait intéressée jusque-là.

Pascal dut renoncer à se faire aider par elle. Une note, qu'il lui avait
donnée à mettre au net, resta trois jours sur son pupitre. Elle ne classait
plus rien, ne se serait pas baissée pour ramasser un manuscrit par terre.
Surtout, elle avait abandonné les pastels, les dessins de fleurs très
exacts qui devaient servir de planches à un ouvrage sur les fécondations
artificielles. De grandes mauves rouges, d'une coloration nouvelle et
singulière, s'étaient fanées dans leur vase, sans qu'elle eut fini de les
copier. Et, pendant une après-midi entière, elle se passionna encore sur un
dessin fou, des fleurs de rêve, une extraordinaire floraison épanouie au
soleil du miracle, tout un jaillissement de rayons d'or en forme d'épis, au
milieu de larges corolles de pourpre, pareilles à des coeurs ouverts, d'où
montaient, en guise de pistils, des fusées d'astres, des milliards de
mondes coulant au ciel ainsi qu'une voie lactée.

--Ah! ma pauvre fille, lui dit ce jour-là le docteur, peut-on perdre son
temps à de telles imaginations! Moi qui attends la copie de ces mauves que
tu as laissées mourir!... Et tu te rendras malade. Il n'y a ni santé, ni
même beauté possible, en dehors de la réalité.

Souvent, elle ne répondait plus, enfermée dans une conviction farouche, ne
voulant point discuter. Mais il venait de la toucher au vif de ses
croyances.

--Il n'y a pas de réalité, déclara-t-elle nettement.

Lui, amusé par cette carrure philosophique chez cette grande enfant, se mit
à rire.

--Oui, je sais.... Nos sens sont faillibles, nous ne connaissons le monde
que par nos sens, donc il se peut que le monde n'existe pas.... Alors,
ouvrons la porte à la folie, acceptons comme possibles les chimères les
plus saugrenues, partons pour le cauchemar, en dehors des lois et des
faits.... Mais ne vois-tu donc pas qu'il n'est plus de règle, si tu
supprimes la nature, et que le seul intérêt à vivre est de croire à la vie,
de l'aimer et de mettre toutes les forces de son intelligence à la mieux
connaître.

Elle eut un geste d'insouciance et de bravade à la fois; et la conversation
tomba. Maintenant, elle sabrait le pastel à larges coups de crayon bleu,
elle en détachait le flamboiement sur une limpide nuit d'été.

Mais, deux jours plus tard, à la suite d'une nouvelle discussion, les
choses se gâtèrent encore. Le soir, au sortir de table, Pascal était
remonté travailler dans la salle, pendant qu'elle restait dehors, assise
sur la terrasse. Des heures s'écoulèrent, il fut tout surpris et inquiet,
lorsque sonna minuit, de ne pas l'avoir entendue rentrer dans sa chambre.
Elle devait passer par la salle, il était bien certain qu'elle ne l'avait
point traversée, derrière son dos. En bas, quand il fut descendu, il
constata que Martine dormait. La porte du vestibule n'était pas fermée à
clef, Clotilde s'était sûrement oubliée dehors. Cela lui arrivait parfois,
pendant les nuits chaudes; mais jamais elle ne s'attardait à ce point.

L'inquiétude du docteur augmenta, lorsque, sur la terrasse, il aperçut,
vide, la chaise où la jeune fille avait dû rester assise longtemps. Il
espérait l'y trouver endormie. Puisqu'elle n'y était plus, pourquoi
n'était-elle pas rentrée? où pouvait-elle s'en être allée, à une pareille
heure? La nuit était admirable, une nuit de septembre, brûlante encore,
avec un ciel immense, criblé d'étoiles, dans son infini de velours sombre;
et, au fond de ce ciel sans lune, les étoiles luisaient si vives et si
larges, qu'elles éclairaient la terre. D'abord, il se pencha sur la
balustrade de la terrasse, examina les pentes, les gradins de pierres
sèches, qui descendaient jusqu'à la voie du chemin de fer; mais rien ne
remuait, il ne voyait que les têtes rondes et immobiles des petits
oliviers. L'idée alors lui vint qu'elle était sans doute sous les platanes,
près de la fontaine, dans le perpétuel frisson de cette eau murmurante. Il
y courut, il s'enfonça en pleine obscurité, une nappe si épaisse, que
lui-même, qui connaissait chaque tronc d'arbre, devait marcher les mains en
avant, pour ne point se heurter. Puis, ce fut au travers de la pinède qu'il
battit ainsi l'ombre, tâtonnant, sans rencontrer personne. Et il finit par
appeler, d'une voix qu'il assourdissait.

--Clotilde! Clotilde!

La nuit restait profonde et muette. Il haussa peu a peu la voix.

--Clotilde! Clotilde!

Pas une âme, pas un souffle. Les échos semblaient ensommeillés, son cri
s'étouffait dans le lac infiniment doux des ténèbres bleues. Et il cria de
toute sa force, il revint sous les platanes, il retourna dans la pinède,
s'affolant, visitant la propriété entière. Brusquement, il se trouva sur
l'aire.

A cette heure, l'aire immense, la vaste rotonde pavée, dormait elle aussi.
Depuis les longues années qu'on n'y vannait plus de grain, une herbe y
poussait, tout de suite brûlée par le soleil, dorée et comme rasée,
pareille à la haute laine d'un tapis. Et, entre les touffes de cette molle
végétation, les cailloux ronds ne refroidissaient jamais, fumant dès le
crépuscule, exhalant dans la nuit la chaleur amassée de tant de midis
accablants.

L'aire s'arrondissait, nue, déserte, au milieu de ce frisson, sous le calme
du ciel, et Pascal la traversait pour courir au verger, lorsqu'il manqua
culbuter contre un corps, longuement étendu, qu'il n'avait pu voir. Il eut
une exclamation effarée:

--Comment, tu es là?

Clotilde ne daigna même pas répondre. Elle était couchée sur le dos, les
mains ramenées et serrées sous la nuque, la face vers le ciel; et, dans son
pale visage, on ne voyait que ses grands yeux luire.

--Moi qui m'inquiète et qui t'appelle depuis un quart d'heure!... Tu
m'entendais bien crier?

Elle finit par desserrer les lèvres.

--Oui.

--Alors, c'est stupide! Pourquoi ne répondais-tu pas?

Mais elle était retombée dans son silence, elle refusait de s'expliquer, le
front têtu, les regards envolés là-haut.

--Allons, viens te coucher, méchante enfant! Tu me diras cela demain.

Elle ne bougeait toujours point, il la supplia de rentrer à dix reprises,
sans qu'elle fit un mouvement. Lui-même avait fini par s'asseoir près
d'elle, dans l'herbe rase, et il sentait sous lui la tiédeur du pavé.

--Enfin, tu ne peux coucher dehors.... Réponds-moi au moins. Qu'est-ce que
tu fais là?

--Je regarde.

Et, de ses grands yeux immobiles, élargis et fixes, ses regards semblaient
monter plus haut, parmi les étoiles. Elle était toute dans l'infini pur de
ce ciel d'été, au milieu des astres.

--Ah! maître, reprit-elle, d'une voix lente et égale, ininterrompue, comme
cela est étroit et borné, tout ce que tu sais, à côté de ce qu'il y a
sûrement là-haut.... Oui, si je ne t'ai pas répondu, c'était que je pensais
à toi et que j'avais une grosse peine.... Il ne faut pas me croire
méchante.

Un tel frisson de tendresse avait passé dans sa voix, qu'il en fut
profondément ému. Il s'allongea à son côté, également sur le dos. Leurs
coudes se touchaient. Ils causèrent.

--Je crains bien, chérie, que tes chagrins ne soient pas raisonnables....
Tu penses à moi et tu as de la peine. Pourquoi donc?

--Oh! pour des choses que j'aurais de la peine à t'expliquer. Je ne suis
pas une savante. Cependant, tu m'as appris beaucoup, et j'ai moi-même
appris davantage, en vivant avec toi. D'ailleurs, ce sont des choses que je
sens.... Peut-être que j'essayerai de te le dire, puisque nous sommes là,
si seuls, et qu'il fait si beau!

Son coeur plein débordait, après des heures de réflexion, dans la paix
confidentielle de l'admirable nuit. Lui, ne parla pas, ayant peur de
l'inquiéter.

--Quand j'étais petite et que je t'entendais parler de la science, il me
semblait que tu parlais du bon Dieu, tellement tu brûlais d'espérance et de
foi. Rien ne te paraissait plus impossible. Avec la science, on allait
pénétrer le secret du monde et réaliser le parfait bonheur de
l'humanité.... Selon toi, c'était à pas de géant qu'on marchait. Chaque
jour amenait sa découverte, sa certitude. Encore dix ans, encore cinquante
ans, encore cent ans peut-être, et le ciel serait ouvert, nous verrions
face à face la vérité.... Eh bien! les années marchent, et rien ne s'ouvre,
et la vérité recule.

--Tu es une impatiente, répondit-il simplement. Si dix siècles sont
nécessaires, il faudra bien les attendre.

--C'est vrai, je ne puis pas attendre. J'ai besoin de savoir, j'ai besoin
d'être heureuse tout de suite. Et tout savoir d'un coup, et être heureuse
absolument, définitivement!... Oh! vois-tu, c'est de cela que je souffre,
ne pas monter d'un bond à la connaissance complète, ne pouvoir me reposer
dans la félicité entière, dégagée de scrupules et de doutes. Est-ce que
c'est vivre que d'avancer dans les ténèbres à pas si ralentis, que de ne
pouvoir goûter une heure de calme, sans trembler à l'idée de l'angoisse
prochaine? Non, non! toute la connaissance et tout le bonheur en un jour!
... ta science nous les a promis, et si elle ne nous les donne pas, elle
fait faillite.

Alors, il commença lui-même à se passionner.

--Mais c'est fou, petite fille, ce que tu dis là! La science n'est pas la
révélation. Elle marche de son train humain, sa gloire est dans son effort
même.... Et puis, ce n'est pas vrai, la science n'a pas promis le bonheur.

Vivement, elle l'interrompit.

--Comment, pas vrai! Ouvre donc tes livres, là-haut. Tu sais bien que je
les ai lus. Ils en débordent, de promesses. A les lire, il semble qu'on
marche à la conquête de la terre et du ciel. Ils démolissent tout et ils
font le serment de tout remplacer; et cela par la raison pure, avec
solidité et sagesse.... Sans doute, je suis comme les enfants. Quand on m'a
promis quelque chose, je veux qu'on me le donne. Mon imagination travaille,
il faut que l'objet soit très beau, pour me contenter.... Mais c'était si
simple, de ne rien me promettre! Et surtout, à cette heure, devant mon
désir exaspéré et douloureux, il serait mal de me dire qu'on ne m'a rien
promis.

Il eut un nouveau geste de protestation, dans la grande nuit sereine.

--En tout cas, continua-t-elle, la science a fait table rase, la terre est
nue, le ciel est vide, et qu'est-ce que tu veux que je devienne, même si tu
innocentes la science des espoirs que j'ai conçus?... Je ne puis pourtant
pas vivre sans certitude et sans bonheur. Sur quel terrain solide vais-je
bâtir ma maison, du moment qu'on a démoli le vieux monde et qu'on se presse
si peu de construire le nouveau? Toute la cité antique a craqué, dans cette
catastrophe de l'examen et de l'analyse; et il n'en reste rien qu'une
population affolée battant les ruines, ne sachant sur quelle pierre poser
sa tête, campant sous l'orage, exigeant le refuge solide et définitif, où
elle pourra recommencer la vie.... Il ne faut donc pas s'étonner de notre
découragement ni de notre impatience. Nous ne pouvons plus attendre.
Puisque la science, trop lente, fait faillite, nous préférons nous rejeter
en arrière, oui! dans les croyances d'autrefois, qui, pendant des siècles,
ont suffi au bonheur du monde.

--Ah! c'est bien cela, cria-t-il, nous en sommes bien à ce tournant de la
fin du siècle, dans la fatigue, dans l'énervement de l'effroyable masse de
connaissances qu'il a remuées.... Et c'est l'éternel besoin de mensonge,
l'éternel besoin d'illusion qui travaille l'humanité et la ramène en
arrière, au charme berceur de l'inconnu.... Puisqu'on ne saura jamais tout,
à quoi bon savoir davantage? Du moment que la vérité conquise ne donne pas
le bonheur immédiat et certain, pourquoi ne pas se contenter de
l'ignorance, cette couche obscure où l'humanité a dormi pesamment son
premier âge?... Oui! c'est le retour offensif du mystère, c'est la réaction
à cent ans d'enquête expérimentale. Et cela devait être, il faut s'attendre
à des désertions, quand on ne peut contenter tous les besoins à la fois.
Mais il n'y a là qu'une halte, la marche en avant continuera, hors de notre
vue, dans l'infini de l'espace.

Un instant, ils se turent, sans un mouvement, les regards perdus parmi les
milliards de mondes, qui luisaient au ciel sombre. Une étoile filante
traversa d'un trait de flamme la constellation de Cassiopée. Et l'univers
illuminé, là-haut, tournait lentement sur son axe, dans une splendeur
sacrée, tandis que, de la terre ténébreuse, autour d'eux, ne s'élevait
qu'un petit souffle, une haleine douce et chaude de femme endormie.

--Dis-moi, demanda-t-il de son ton bonhomme, c'est ton capucin qui t'a mis
ce soir la tête à l'envers?

Elle répondit franchement:

--Oui, il dit en chaire des choses qui me bouleversent, il parle contre
tout ce que tu m'as appris, et c'est comme si cette science que je te dois,
changée en poison, me détruisait.... Mon Dieu! que vais-je devenir?

--Ma pauvre enfant!... Mais c'est terrible de te dévorer ainsi! Et,
pourtant, je suis encore assez tranquille sur ton compte, car tu es une
équilibrée, toi, tu as une bonne petite caboche ronde, nette et solide,
comme je te l'ai répété souvent. Tu te calmeras.... Mais quel ravage dans
les cervelles, si toi, bien portante, tu es troublée! N'as-tu donc pas la
foi?

Elle se taisait, elle soupira, tandis qu'il ajoutait:

--Certes, au simple point de vue du bonheur, la foi est un solide bâton de
voyage, et la marche devient aisée et paisible, quand on a la chance de la
posséder.

--Eh! je ne sais plus! dit-elle. Il est des jours où je crois, il en est
d'autres où je suis avec toi et avec tes livres. C'est toi qui m'as
bouleversée, c'est par toi que je souffre. Et toute ma souffrance est là
peut-être, dans ma révolte contre toi que j'aime.... Non, non! ne me dis
rien, ne me dis pas que je me calmerai. Cela m'irriterait davantage en ce
moment.... Tu nies le surnaturel. Le mystère, n'est-ce pas? ce n'est que
l'inexpliqué. Même, tu concèdes qu'on ne saura jamais tout; et, dès lors,
l'unique intérêt à vivre est la conquête sans fin sur l'inconnu, l'éternel
effort pour savoir davantage.... Ah! j'en sais trop déjà pour croire, tu
m'as déjà trop conquise, et il y a des heures où il me semble que je vais
en mourir.

Il lui avait pris la main, parmi l'herbe tiède, il la serrait violemment.

--Mais c'est la vie qui te fait peur, petite fille!... Et comme tu as
raison de dire que l'unique bonheur est l'effort continu! car, désormais,
le repos dans l'ignorance est impossible. Aucune halte n'est à espérer,
aucune tranquillité dans l'aveuglement volontaire. Il faut marcher, marcher
quand même, avec la vie qui marche toujours. Tout ce qu'on propose, les
retours en arrière, les religions mortes, les religions replâtrées,
aménagées selon les besoins nouveaux, sont un leurre.... Connais donc la
vie, aime-la, vis-la telle qu'elle doit être vécue: il n'y a pas d'autre
sagesse.

D'une secousse irritée, elle avait dégagé sa main. Et sa voix exprima un
dégoût frémissant.

--La vie est abominable, comment veux-tu que je la vive paisible et
heureuse?... C'est une clarté terrible que ta science jette sur le monde,
ton analyse descend dans toutes nos plaies humaines, pour en étaler
l'horreur. Tu dis tout, tu parles crûment, tu ne nous laisses que la nausée
des êtres et des choses, sans aucune consolation possible.

Il l'interrompit d'un cri de conviction ardente.

--Tout dire, ah! oui, pour tout connaître et tout guérir!

La colère la soulevait, elle se mit sur son séant.

--Si encore l'égalité et la justice existaient dans ta nature. Mais tu le
reconnais toi-même, la vie est au plus fort, le faible périt fatalement,
parce qu'il est faible. Il n'y a pas deux êtres égaux, ni en santé, ni en
beauté, ni en intelligence: c'est au petit bonheur de la rencontre, au
hasard du choix.... Et tout croule, dès que la grande et sainte justice
n'est plus!

--C'est vrai, dit-il à demi-voix, comme à lui-même, l'égalité n'existe pas.
Une société qu'on baserait sur elle, ne pourrait vivre. Pendant des
siècles, on a cru remédier au mal par la charité. Mais le monde a craqué;
et, aujourd'hui, on propose la justice.... La nature est-elle juste? Je la
crois plutôt logique. La logique est peut-être une justice naturelle et
supérieure, allant droit à la somme du travail commun, au grand labeur
final.

--Alors, n'est-ce pas? cria-t-elle, la justice qui écrase l'individu pour
le bonheur de la race, qui détruit l'espèce affaiblie pour l'engraissement
de l'espèce triomphante.... Non, non! c'est le crime! Il n'y a qu'ordure et
que meurtre. Ce soir, à l'église, il avait raison: la terre est gâtée, la
science n'en étale que la pourriture, c'est en haut qu'il faut nous
réfugier tous.... Oh! maître, je t'en supplie, laisse-moi me sauver,
laisse-moi te sauver toi-même!

Elle venait d'éclater en larmes, et le bruit de ses sanglots montait
éperdu, dans la pureté de la nuit. Vainement, il essaya de l'apaiser, elle
dominait sa voix.

--Écoute, maître, tu sais si je t'aime, car tu es tout pour moi.... Et
c'est de toi que vient mon tourment, j'ai de la peine à en étouffer,
lorsque je songe que nous ne sommes pas d'accord, que nous serions séparés
à jamais, si nous mourions tous les deux demain.... Pourquoi ne veux-tu pas
croire?

Il tâcha encore de la raisonner.

--Voyons, tu es folle, ma chérie....

Mais elle s'était mise à genoux, elle lui avait saisi les mains, elle
s'attachait à lui, d'une étreinte enfiévrée. Et elle le suppliait plus
haut, dans une clameur de désespoir telle, que la campagne noire, au loin,
en sanglotait.

--Écoute, il l'a dit à l'église.... Il faut changer sa vie et faire
pénitence, il faut tout brûler de ses erreurs passées, oui! tes livres, tes
dossiers, tes manuscrits.... Fais ce sacrifice, maître, je t'en conjure à
genoux. Et tu verras la délicieuse existence que nous mènerons ensemble.

A la fin, il se révoltait.

--Non! c'est trop, tais-toi!

--Si, tu m'entendras, maître, tu feras ce que je veux.... Je t'assure que
je suis horriblement malheureuse, même en t'aimant comme je t'aime. Il
manque quelque chose, dans notre tendresse. Jusqu'ici, elle a été vide et
inutile, et j'ai l'irrésistible besoin de l'emplir, oh! de tout ce qu'il y
a de divin et d'éternel.... Que peut-il nous manquer, si ce n'est Dieu?
Agenouille-toi, prie avec moi!

Il se dégagea, irrité à son tour.

--Tais-toi, tu déraisonnes. Je t'ai laissée libre, laisse-moi libre.

--Maître, maître! c'est notre bonheur que je veux!... Je t'emporterai loin,
très loin. Nous irons dans une solitude vivre en Dieu!

--Tais-toi!... Non, jamais!

Alors, ils restèrent un instant face à face, muets et menaçants. La
Souleiade, autour d'eux, élargissait son silence nocturne, les ombres
légères de ses oliviers, les ténèbres de ses pins et de ses platanes, où
chantait la voix attristée de la source; et, sur leur tête, il semblait que
le vaste ciel criblé d'étoiles eût pâli d'un frisson, malgré l'aube encore
lointaine.

Clotilde leva le bras, comme pour montrer l'infini de ce ciel frissonnant.
Mais, d'un geste prompt, Pascal lui avait repris la main, la maintenait
dans la sienne, vers la terre. Et il n'y eut d'ailleurs plus un mot
prononcé, ils étaient hors d'eux, violents et ennemis. C'était la brouille
farouche.

Brusquement, elle retira sa main, elle sauta de côté, comme un animal
indomptable et fier qui se cabre; puis, elle galopa, au travers de la nuit,
vers la maison. On entendit, sur les cailloux de l'aire, le claquement de
ses petites bottines, qui s'assourdit ensuite dans le sable d'une allée.
Lui, déjà désolé, la rappela d'une voix pressante. Mais elle n'écoutait
pas, ne répondait pas, courait toujours. Saisi de crainte, le coeur serré,
il s'élança derrière elle, tourna le coin du bouquet des platanes, juste
assez tôt pour la voir rentrer en tempête dans le vestibule. Il s'y
engouffra derrière elle, franchit l'escalier, se heurta contre la porte de
sa chambre, dont elle poussait violemment les verrous. Et là, il se calma,
s'arrêta d'un rude effort, résistant à l'envie de crier, de l'appeler
encore, d'enfoncer cette porte pour la ravoir, la convaincre, la garder
toute à lui. Un moment, il resta immobile, devant le silence de la chambre,
d'où pas un souffle ne sortait. Sans doute, jetée en travers du lit, elle
étouffait dans l'oreiller ses cris et ses sanglots. Il se décida enfin à
redescendre fermer la porte du vestibule, remonta doucement écouter s'il ne
l'entendait pas se plaindre; et le jour naissait, lorsqu'il se coucha,
désespéré, étranglé de larmes.

Dès lors, ce fut la guerre sans merci. Pascal se sentit épié, traqué,
menacé. Il n'était plus chez lui, il n'avait plus de maison: l'ennemie
était là sans cesse, qui le forçait à tout craindre, à tout enfermer. Coup
sur coup, deux fioles de la substance nerveuse qu'il fabriquait, furent
ramassées en morceaux; et il dut se barricader dans sa chambre, on l'y
entendait assourdir le bruit de son pilon, sans qu'il se montrât même aux
heures des repas. Il n'emmenait plus Clotilde, les jours de visite, parce
qu'elle décourageait les malades, par son attitude d'incrédulité agressive.
Seulement, dès qu'il sortait, il n'avait qu'une hâte, celle de rentrer
vite, car il tremblait de trouver ses serrures forcées, ses tiroirs
saccagés, au retour. Il n'utilisait plus la jeune fille à classer, à
recopier ses notes, depuis que plusieurs s'en étaient allées, comme
emportées par le vent. Il n'osait même plus l'employer à corriger ses
épreuves, ayant constaté qu'elle avait coupé tout un passage dans un
article, dont l'idée blessait sa foi catholique. Et elle restait ainsi
oisive, rôdant par les pièces, ayant le loisir de vivre à l'affût d'une
occasion qui lui livrerait la clef de la grande armoire. Ce devait être son
rêve, le plan qu'elle roulait, pendant ses longs silences, les yeux
luisants, les mains fiévreuses: avoir la clef, ouvrir, tout prendre, tout
détruire, dans un autodafé qui serait agréable à Dieu. Les quelques pages
d'un manuscrit, oubliées par lui sur un coin de table, le temps d'aller se
laver les mains et passer sa redingote, avaient disparu, ne laissant, au
fond de la cheminée, qu'une pincée de cendre. Un soir qu'il s'était attardé
près d'un malade, comme il revenait au crépuscule, une terreur folle
l'avait pris, dès le faubourg, à la vue d'une grosse fumée noire qui
montait en tourbillons, salissant le ciel pâle. N'était-ce pas la Souleiade
entière qui flambait, allumée par le feu de joie de ses papiers? Il rentra
au pas de course, il ne se rassura qu'en apercevant, dans un champ voisin,
un feu de racines qui fumait avec lenteur.

Et quelle affreuse souffrance, ce tourment du savant qui se sent menacé de
la sorte dans son intelligence, dans ses travaux! Les découvertes qu'il a
faites, les manuscrits qu'il compte laisser, c'est son orgueil, ce sont des
êtres, du sang à lui, des enfants, et en les détruisant, en les brûlant, on
brûlerait de sa chair. Surtout, dans ce perpétuel guet-apens contre sa
pensée, il était torturé par l'idée que, cette ennemie qui était chez lui,
installée jusqu'au coeur, il ne pouvait l'en chasser, et qu'il l'aimait
quand même. Il demeurait désarmé, sans défense possible, ne voulant point
agir, n'ayant d'autre ressource que de veiller avec vigilance. De toute
part, l'enveloppement se resserrait, il croyait sentir les petites mains
voleuses qui se glissaient au fond de ses poches, il n'avait plus de
tranquillité, même les portes closes, craignant qu'on ne le dévalisât par
les fentes.

--Mais, malheureuse enfant, cria-t-il un jour, je n'aime que toi au monde,
et c'est toi qui me tues!... Tu m'aimes aussi pourtant, tu fais tout cela
parce que tu m'aimes, et c'est abominable, et il vaudrait mieux en finir
tout de suite, en nous jetant à l'eau avec une pierre au cou!

Elle ne répondait pas, ses yeux braves disaient seuls, ardemment, qu'elle
voulait bien mourir sur l'heure, si c'était avec lui.

--Alors, je mourrais cette nuit, subitement, que se passerait-il donc
demain?... Tu viderais l'armoire, tu viderais les tiroirs, tu ferais un
gros tas de toutes mes oeuvres, et tu les brûlerais? Oui, n'est-ce pas?...
Sais-tu que ce serait un véritable meurtre, comme si tu assassinais
quelqu'un? Et quelle lâcheté abominable, tuer la pensée!

--Non! dit-elle d'une voix sourde, tuer le mal, l'empêcher de se répandre
et de renaître!

Toutes leurs explications les rejetaient à la colère. Il y en eut de
terribles. Et, un soir que la vieille madame Rougon était tombée dans une
de ces querelles, elle resta seule avec Pascal, après que Clotilde se fut
enfuie au fond de sa chambre. Un silence régna. Malgré l'air de navrement
qu'elle avait pris, une joie luisait au fond de ses yeux étincelants.

--Mais votre pauvre maison est un enfer! cria-t-elle enfin.

Le docteur, d'un geste, évita de répondre. Toujours, il avait senti sa mère
derrière la jeune fille, exaspérant en elle les croyances religieuses,
utilisant ce ferment de révolte pour jeter le trouble chez lui. Il était
sans illusion, il savait parfaitement que, dans la journée, les deux femmes
s'étaient vues, et qu'il devait à cette rencontre, à tout un empoisonnement
savant, l'affreuse scène dont il tremblait encore. Sans doute sa mère était
venue constater les dégâts et voir si l'on ne touchait pas bientôt au
dénouement.

--Ça ne peut continuer ainsi, reprit-elle. Pourquoi ne vous séparez-vous
pas, puisque vous ne vous entendez plus?... Tu devrais l'envoyer à son
frère Maxime, qui m'a écrit, ces jours derniers, pour la demander encore.

Il s'était redressé, pâle et énergique.

--Nous quitter fâchés, ah! non, non, ce serait l'éternel remords, la plaie
inguérissable. Si elle doit partir un jour, je veux que nous puissions nous
aimer de loin.... Mais pourquoi partir? Nous ne nous plaignons ni l'un ni
l'autre.

Félicité sentit qu'elle s'était trop hâtée.

--Sans doute, si cela vous plaît de vous battre, personne n'a rien à y
voir.... Seulement, mon pauvre ami, permets-moi, dans ce cas, de te dire
que je donne un peu raison à Clotilde. Tu me forces à t'avouer que je l'ai
vue tout à l'heure: oui! ça vaut mieux que tu le saches, malgré ma promesse
de silence. Eh bien! elle n'est pas heureuse, elle se plaint beaucoup, et
tu t'imagines que je l'ai grondée, que je lui ai prêché une entière
soumission.... Ça ne m'empêche pas de ne guère te comprendre et de juger
que tu fais tout pour ne pas être heureux.

Elle s'était assise, l'avait obligé à s'asseoir dans un coin de la salle,
où elle semblait ravie de le tenir seul, à sa merci. Déjà plusieurs fois,
elle avait de la sorte voulu le forcer à une explication, qu'il évitait.
Bien qu'elle le torturât depuis des années, et qu'il n'ignorât rien d'elle,
il restait un fils déférent, il s'était juré de ne jamais sortir de cette
attitude obstinée de respect. Aussi, dès qu'elle abordait certains sujets,
se réfugiait-il dans un absolu silence.

--Voyons, continua-t-elle, je comprends que tu ne veuilles pas céder à
Clotilde; mais à moi?... Si je te suppliais de me faire le sacrifice de ces
abominables dossiers, qui sont là, dans l'armoire! Admets un instant que tu
meures subitement et que ces papiers tombent entre des mains étrangères:
nous sommes tous déshonorés.... Ce n'est pas cela que tu désires, n'est-ce
pas? Alors, quel est ton but, pourquoi t'obstines-tu à un jeu si
dangereux?... Promets-moi de les brûler.

Il se taisait, il dut finir par répondre:

--Ma mère, je vous en ai déjà priée, ne causons jamais de cela.... Je ne
puis vous satisfaire.

--Mais enfin, cria-t-elle, donne-moi une raison. On dirait que notre
famille t'est aussi indifférente que le troupeau de boeufs qui passe
là-bas. Tu en es pourtant.... Oh! je sais, tu fais tout pour ne pas en
être. Moi-même, parfois, je m'étonne, je me demande d'où tu peux bien
sortir. Et je trouve quand même très vilain de ta part, de t'exposer ainsi
à nous salir, sans être arrêté par la pensée du chagrin que tu me causes, à
moi ta mère.... C'est simplement une mauvaise action.

Il se révolta, il céda un moment au besoin de se défendre, malgré sa
volonté de silence.

--Vous êtes dure, vous avez tort.... J'ai toujours cru à la nécessité, à
l'efficacité absolue de la vérité. C'est vrai, je dis tout sur les autres
et sur moi; et c'est parce que je crois fermement qu'en disant tout, je
fais l'unique bien possible.... D'abord, ces dossiers ne sont pas destinés
au public, ils ne constituent que des notes personnelles, dont il me serait
douloureux de me séparer. Ensuite, j'entends bien que ce ne sont pas eux
seulement que vous brûleriez: tous mes autres travaux seraient aussi jetés
au feu, n'est-ce pas? et c'est ce que je ne veux pas, entendez-vous!...
Jamais, moi vivant, on ne détruira ici une ligne d'écriture.

Mais, déjà, il regrettait d'avoir tant parlé, car il la voyait se
rapprocher de lui, le presser, l'amener à la cruelle explication.

--Alors, va jusqu'au bout, dis-moi ce que tu nous reproches.... Oui, à moi
par exemple, que me reproches-tu? Ce n'est pas de vous avoir élevés avec
tant de peine. Ah! la fortune a été longue à conquérir! Si nous jouissons
d'un peu de bonheur aujourd'hui, nous l'avons rudement gagné. Puisque tu as
tout vu et que tu mets tout dans tes paperasses, tu pourras témoigner que
la famille a rendu aux autres plus de services qu'elle n'en a reçu. A deux
reprises, sans nous, Plassans était dans de beaux draps. Et c'est bien
naturel, si nous n'avons récolté que des ingrats et des envieux, à ce point
qu'aujourd'hui encore la ville entière serait ravie d'un scandale qui nous
éclabousserait.... Tu ne peux pas vouloir cela, et je suis sûre que tu
rends justice à la dignité de mon attitude, depuis la chute de l'Empire et
les malheurs dont la France ne se relèvera sans doute jamais.

--Laissez-donc la France tranquille, ma mère! dit-il de nouveau, tellement
elle le touchait aux endroits qu'elle savait sensibles. La France a la vie
dure, et je trouve qu'elle est en train d'étonner le monde par la rapidité
de sa convalescence.... Certes, il y a bien des éléments pourris. Je ne les
ai pas cachés, je les ai trop étalés peut-être. Mais vous ne m'entendez
guère, si vous vous imaginez que je crois à l'effondrement final, parce que
je montre les plaies et les lézardes. Je crois à la vie qui élimine sans
cesse les corps nuisibles, qui refait de la chair pour boucher les
blessures, qui marche quand même à la santé, au renouvellement continu,
parmi les impuretés et la mort.

Il s'exaltait, il en eut conscience, fit un geste de colère, et ne parla
plus. Sa mère avait pris le parti de pleurer, des petites larmes courtes,
difficiles, qui séchaient tout de suite. Et elle revenait sur les craintes
dont s'attristait sa vieillesse, elle le suppliait, elle aussi, de faire sa
paix avec Dieu au moins par égard pour la famille. Ne donnait-elle pas
l'exemple du courage? Plassans entier, le quartier Saint-Marc, le vieux
quartier et la ville neuve ne rendaient-ils pas hommage à sa fière
résignation? Elle réclamait seulement d'être aidée, elle exigeait de tous
ses enfants un effort pareil au sien. Ainsi, elle citait l'exemple
d'Eugène, le grand homme, tombé de si haut, et qui voulait bien n'être plus
qu'un simple député, défendant, jusqu'à son dernier souffle, le régime
disparu, dont il avait tenu sa gloire. Elle était également pleine d'éloges
pour Aristide, qui ne désespérait jamais, qui reconquérait sous le régime
nouveau, toute une belle position, malgré l'injuste catastrophe qui l'avait
un moment enseveli, parmi les décombres de l'Union universelle. Et lui,
Pascal, resterait seul à l'écart, ne ferait rien pour qu'elle mourût en
paix, dans la joie du triomphe final des Rougon? lui qui était si
intelligent, si tendre, si bon! Voyons, c'était impossible! il irait à la
messe le prochain dimanche et il brûlerait ces vilains papiers, dont la
seule pensée la rendait malade. Elle suppliait, commandait, menaçait. Mais
lui ne répondait plus, calmé, invincible dans son attitude de grande
déférence. Il ne voulait pas de discussion, il la connaissait trop pour
espérer la convaincre et pour oser discuter le passé avec elle.

--Tiens! cria-t-elle, quand elle le sentit inébranlable, tu n'es pas à
nous, je l'ai toujours dit. Tu nous déshonores.

Il s'inclina.

--Ma mère, vous réfléchirez, vous me pardonnerez.

Ce jour-là, Félicité s'en alla hors d'elle; et, comme elle rencontra
Martine à la porta de la maison, devant les platanes, elle se soulagea,
sans savoir que Pascal, qui venait de passer dans sa chambre, dont les
fenêtres étaient ouvertes, entendait tout. Elle exhalait son ressentiment,
jurait d'arriver quand même à s'emparer des papiers et à les détruire,
puisqu'il ne voulait pas en faire volontairement le sacrifice. Mais ce qui
glaça le docteur, ce fut la façon dont Martine l'apaisait, d'une voix
contenue. Elle était évidemment complice, elle répétait qu'il fallait
attendre, ne rien brusquer, que mademoiselle et elle avaient fait le
serment de venir à bout de monsieur, en ne lui laissant pas une heure de
paix. C'était juré, on le réconcilierait avec le bon Dieu, parce qu'il
n'était pas possible qu'un saint homme comme monsieur restât sans religion.
Et les voix des deux femmes baissèrent, ne furent bientôt plus qu'un
chuchotement, un murmure étouffé de commérage et de complot, où il ne
saisissait que des mots épars, des ordres donnés, des mesures prises, un
envahissement de sa libre personnalité. Lorsque sa mère partit enfin, il la
vit, avec son pas léger et sa taille mince de jeune fille, qui s'éloignait
très satisfaite.

Pascal eut une heure de défaillance, de désespérance absolue. Il se
demandait à quoi bon lutter, puisque toutes ses affections s'alliaient
contre lui. Cette Martine qui se serait jetée dans le feu, sur un simple
mot de sa part, et qui le trahissait ainsi, pour son bien! Et Clotilde,
liguée avec cette servante, complotant dans les coins, se faisant aider par
elle à lui tendre des pièges! Maintenant, il était bien seul, il n'avait
autour de lui que des traîtresses, on empoisonnait jusqu'à l'air qu'il
respirait. Ces deux-là encore, elles l'aimaient, il serait peut-être venu à
bout de les attendrir; mais, depuis qu'il savait sa mère derrière elles, il
s'expliquait leur acharnement, il n'espérait plus les reprendre. Dans sa
timidité d'homme qui avait vécu pour l'étude, à l'écart des femmes, malgré
sa passion, l'idée qu'elles étaient trois à le vouloir, à le plier sous
leur volonté, l'accablait. Il en sentait toujours une derrière lui; quand
il s'enfermait dans sa chambre, il les devinait de l'autre côté du mur; et
elles le hantaient, lui donnaient la continuelle crainte d'être volé de sa
pensée, s'il la laissait voir au fond de son crâne, avant même qu'il la
formulât.

Ce fut certainement l'époque de sa vie où Pascal se trouva le plus
malheureux. Le perpétuel état de défense où il devait vivre, le brisait; et
il lui semblait, parfois, que le sol de sa maison se dérobait sous ses
pieds. Il eut alors, très net, le regret de ne s'être pas marié et de
n'avoir pas d'enfant. Est-ce que lui-même avait eu peur de la vie? Est-ce
qu'il n'était point puni de son égoïsme? Ce regret de l'enfant l'angoissait
parfois, il avait maintenant les yeux mouillés de larmes, quand il
rencontrait sur les routes des fillettes, aux regards clairs, qui lui
souriaient. Sans doute, Clotilde était là, mais c'était une autre
tendresse, traversée à présent d'orages, et non une tendresse calme,
infiniment douce, la tendresse de l'enfant, où il aurait voulu endormir son
coeur endolori. Puis, ce qu'il voulait, sentant venir la fin de son être,
c'était surtout la continuation, l'enfant qui l'aurait perpétué. Plus il
souffrait, plus il aurait trouvé une consolation à léguer cette souffrance,
dans sa foi en la vie. Il se croyait indemne des tares physiologiques de la
famille; mais la pensée même que l'hérédité sautait parfois une génération,
et que, chez un fils né de lui, les désordres des aïeux pouvaient
reparaître, ne l'arrêtait pas; et ce fils inconnu, malgré l'antique souche
pourrie, malgré la longue suite de parents exécrables, il le souhaitait
encore, certains jours, comme on souhaite le gain inespéré, le bonheur
rare, le coup de fortune qui console et enrichit à jamais. Dans
l'ébranlement de ses autres affections, son coeur saignait, parce qu'il
était trop tard.

Par une nuit lourde de la fin de septembre, Pascal ne put dormir. Il ouvrit
l'une des fenêtres de sa chambre, le ciel était noir, quelque orage devait
passer au loin, car l'on entendait un continuel roulement de foudre. Il
distinguait mal la sombre masse des platanes, que des reflets d'éclair, par
moments, détachaient, d'un vert morne, dans les ténèbres. Et il avait l'âme
pleine d'une détresse affreuse, il revivait les dernières mauvaises
journées, des querelles encore, des tortures de trahisons et de soupçons
qui allaient grandissantes, lorsque, tout d'un coup, un ressouvenir aigu le
fit tressaillir. Dans sa peur d'être pillé, il avait fini par porter
toujours sur lui la clef de la grande armoire. Mais, cette après-midi-là,
souffrant de la chaleur, il s'était débarrassé de son veston, et il se
rappelait avoir vu Clotilde le pendre à un clou de la salle. Ce fut une
brusque terreur qui le traversa: si elle avait senti la clef au fond de la
poche, elle l'avait volée. Il se précipita, fouilla le veston qu'il venait
de jeter sur une chaise. La clef n'y était plus. En ce moment même, on le
dévalisait, il en eut la nette sensation. Deux heures du matin sonnèrent;
et il ne se rhabilla pas, resta en simple pantalon, les pieds nus dans des
pantoufles, la poitrine nue sous sa chemise de nuit défaite; et,
violemment, il poussa la porte, sauta dans la salle, son bougeoir à la
main.

--Ah! je le savais, cria-t-il. Voleuse! assassine!

Et c'était vrai, Clotilde était là, dévêtue comme lui, les pieds nus dans
ses mules de toile, les jambes nues, les bras nus, les épaules nues, à
peine couverte d'un court jupon et de sa chemise. Par prudence, elle
n'avait pas apporté de bougie, elle s'était contentée de rabattre les
volets d'une fenêtre; et l'orage qui passait en face, au midi, dans le ciel
ténébreux, les continuels éclairs lui suffisaient, baignant les objets
d'une phosphorescence livide. La vieille armoire, aux larges flancs, était
grande ouverte. Déjà, elle en avait vidé la planche du haut, descendant les
dossiers à pleins bras, les jetant sur la longue table du milieu, où ils
s'entassaient pêle-mêle. Et, fiévreusement, par crainte de n'avoir pas le
temps de les brûler, elle était en train d'en faire des paquets, avec
l'idée de les cacher, de les envoyer ensuite à sa grand'mère, lorsque la
soudaine clarté de la bougie, en l'éclairant toute, venait de
l'immobiliser, dans une attitude de surprise et de lutte.

--Tu me voles et tu m'assassines! répéta furieusement Pascal.

Entre ses bras nus, elle tenait encore un des dossiers. Il voulut le
reprendre. Mais elle le serrait de toutes ses forces, obstinée dans son
oeuvre de destruction, sans confusion ni repentir, en combattante qui a le
bon droit pour elle. Alors, lui, aveuglé, affolé, se rua; et ils se
battirent. Il l'avait empoignée, dans sa nudité, il la maltraitait.

--Tue-moi donc! bégaya-t-elle. Tue-moi, ou je déchire tout!

Mais il la gardait, liée à lui, d'une étreinte si rude, qu'elle ne
respirait plus.

--Quand une enfant vole, on la châtie!

Quelques gouttes de sang avaient paru, près de l'aisselle, le long de son
épaule ronde, dont une meurtrissure entamait la délicate peau de soie. Et,
un instant, il la sentit si haletante, si divine dans l'allongement fin de
son corps de vierge, avec ses jambes fuselées, ses bras souples, son torse
mince à la gorge menue et dure, qu'il la lâcha. D'un dernier effort, il lui
avait arraché le dossier.

--Et tu vas m'aider à les remettre là-haut, tonnerre de Dieu! Viens ici,
commence par les ranger sur la table.... Obéis-moi, tu entends!

--Oui, maître!

Elle s'approcha, elle l'aida, domptée, brisée par cette étreinte d'homme
qui était comme entrée en sa chair. La bougie, qui brûlait avec une flamme
haute dans la nuit lourde, les éclairait; et le lointain roulement de la
foudre ne cessait pas, la fenêtre ouverte sur l'orage semblait en feu.



V


Un instant, Pascal regarda les dossiers, dont l'amas semblait énorme, ainsi
jeté au hasard sur la longue table, qui occupait le milieu de la salle de
travail. Dans le pêle-mêle, plusieurs des chemises de fort papier bleu
s'étaient ouvertes, et les documents en débordaient, des lettres, des
coupures de journaux, des pièces sur papier timbré, des notes manuscrites.

Déjà, pour reclasser les paquets, il cherchait les noms, écrits sur les
chemises en gros caractères, lorsqu'il sortit, avec un geste résolu, de la
sombre réflexion où il était tombé. Et, se tournant vers Clotilde, qui
attendait toute droite, muette et blanche:

--Écoute, je t'ai toujours défendu de lire ces papiers, et je sais que tu
m'as obéi.... Oui, j'avais des scrupules. Ce n'est pas que tu sois, comme
d'autres, une fille ignorante, car je t'ai laissé tout apprendre de l'homme
et de la femme, et cela n'est certainement mauvais que pour les natures
mauvaises.... Seulement, à quoi bon te plonger trop tôt dans cette terrible
vérité humaine? Je t'ai donc épargné l'histoire de notre famille, qui est
l'histoire de toutes, de l'humanité entière: beaucoup de mal et beaucoup de
bien....

Il s'arrêta, parut s'affermir dans sa décision, calmé maintenant et d'une
énergie souveraine.

--Tu as vingt-cinq ans, tu dois savoir.... Et puis, notre existence n'est
plus possible, tu vis et tu me fais vivre dans un cauchemar, avec l'envolée
de ton rêve. J'aime mieux que la réalité, si exécrable qu'elle soit,
s'étale devant nous. Peut-être le coup qu'elle va te porter, fera-t-elle de
toi la femme que tu dois être.... Nous allons reclasser ensemble ces
dossiers, et les feuilleter, et les lire, une terrible leçon de vie!

Puis, comme elle ne bougeait toujours pas:

--Il faut voir clair, allume les deux autres bougies qui sont là.

Un besoin de grande clarté l'avait pris, il aurait voulu l'aveuglante
lumière du soleil; et il jugea encore que les trois bougies n'éclairaient
point, il passa dans sa chambre prendre les candélabres à deux branches qui
s'y trouvaient. Les sept bougies flambèrent. Tous deux, en leur désordre,
lui la poitrine découverte, elle l'épaule gauche tachée de sang, la gorge
et les bras nus, ne se voyaient même pas. Deux heures venaient de sonner,
et ni l'un ni l'autre n'avait conscience de l'heure: ils allaient passer la
nuit dans cette passion de savoir, sans besoin de sommeil, en dehors du
temps et des lieux. L'orage, qui continuait à l'horizon de la fenêtre
ouverte, grondait plus haut.

Jamais Clotilde n'avait vu à Pascal ces yeux d'ardente fièvre. Il se
surmenait depuis quelques semaines, ses angoisses morales le rendaient
brusque parfois, malgré sa bonté si conciliante. Mais il semblait qu'une
infinie tendresse, toute frémissante de pitié fraternelle, se faisait en
lui, au moment de descendre dans les douloureuses vérités de l'existence;
et c'était quelque chose de très indulgent et de très grand, émané de sa
personne, qui allait innocenter, devant la jeune fille, l'effrayante
débâcle des faits. Il en avait la volonté, il dirait tout, puisqu'il faut
tout dire pour tout guérir. N'était-ce pas l'évolution fatale, l'argument
suprême, que l'histoire de ces êtres qui les touchaient de si près? La vie
était telle, et il fallait la vivre. Sans doute, elle en sortirait trempée,
pleine de tolérance et de courage.

--On te pousse contre moi, reprit-il, on te fait faire des abominations, et
c'est ta conscience que je veux te rendre. Quand tu sauras, tu jugeras et
tu agiras.... Approche-toi, lis avec moi.

Elle obéit. Ces dossiers pourtant, dont sa grand'mère parlait avec tant de
colère, l'effrayaient un peu; tandis qu'une curiosité s'éveillait,
grandissait en elle. D'ailleurs, si domptée qu'elle fut par l'autorité
virile qui venait de l'étreindre et de la briser, elle se réservait. Ne
pouvait-elle donc l'écouter, lire avec lui? Ne gardait-elle pas le droit de
se refuser ou de se donner ensuite? Elle attendait.

--Voyons, veux-tu?

--Oui, maître, je veux!

D'abord, ce fut l'Arbre généalogique des Rougon-Macquart qu'il lui montra.
Il ne le serrait pas d'ordinaire dans l'armoire, il le gardait dans le
secrétaire de sa chambre, où il l'avait pris, en allant chercher les
candélabres. Depuis plus de vingt années, il le tenait au courant,
inscrivant les naissances et les morts, les mariages, les faits de famille
importants, distribuant en notes brèves les cas, d'après sa théorie de
l'hérédité. C'était une grande feuille de papier jaunie, aux plis coupés
par l'usure, sur laquelle s'élevait, dessiné d'un trait fort, un arbre
symbolique, dont les branches étalées, subdivisées, alignaient cinq rangées
de larges feuilles; et chaque feuille portait un nom, contenait, d'une
écriture fine, une biographie, un cas héréditaire.

Une joie de savant s'était emparée du docteur, devant cette oeuvre de vingt
années, où se trouvaient appliquées, si nettement et si complètement, les
lois de l'hérédité, fixées par lui.

--Regarde donc, fillette! Tu en sais assez long, tu as recopié assez de mes
manuscrits, pour comprendre.... N'est-ce pas beau, un pareil ensemble, un
document si définitif et si total, où il n'y a pas un trou? On dirait une
expérience de cabinet, un problème posé et résolu au tableau noir.... Tu
vois, en bas, voici le tronc, la souche commune, Tante Dide. Puis, les
trois branches en sortent, la légitime, Pierre Rougon, et les deux
bâtardes, Ursule Macquart et Antoine Macquart. Puis, de nouvelles branches
montent, se ramifient: d'un côté, Maxime, Clotilde et Victor, les trois
enfants de Saccard, et Angélique, la fille de Sidonie Rougon; de l'autre,
Pauline, la fille de Lisa Macquart, et Claude, Jacques, Étienne, Anna, les
quatre enfants de Gervaise, sa soeur. Là, Jean, leur frère, est au bout. Et
tu remarques, ici, au milieu, ce que j'appelle le noeud, la poussée
légitime et la poussée bâtarde s'unissant dans Marthe Rougon et son cousin
François Mouret, pour donner naissance à trois nouveaux rameaux, Octave,
Serge et Désirée Mouret; tandis qu'il y a encore, issus d'Ursule et du
chapelier Mouret, Silvère dont tu connais la mort tragique, Hélène et sa
fille Jeanne. Enfin, tout là-haut, ce sont les brindilles dernières, le
fils de ton frère Maxime, notre pauvre Charles, et deux autres petits
morts, Jacques-Louis, le fils de Claude Lantier, et Louiset, le fils d'Anna
Coupeau.... En tout cinq générations, un arbre humain qui, à cinq printemps
déjà, à cinq renouveaux de l'humanité, a poussé des tiges, sous le flot de
sève de l'éternelle vie!

Il s'animait, son doigt se mit à indiquer les cas, sur la vieille feuille
de papier jaunie, comme sur une planche anatomique.

--Et je te répète que tout y est.... Vois donc, dans l'hérédité directe,
les élections: celle de la mère, Silvère, Lisa, Désirée, Jacques, Louiset,
toi-même; celle du père, Sidonie, François, Gervaise, Octave,
Jacques-Louis. Puis, ce sont les trois cas de mélange: par soudure, Ursule,
Aristide, Anna, Victor; par dissémination, Maxime, Serge, Étienne; par
fusion, Antoine, Eugène, Claude. J'ai dû même spécifier un quatrième cas
très remarquable, le mélange équilibre, Pierre et Pauline. Et les variétés
s'établissent, l'élection de la mère par exemple va souvent avec la
ressemblance physique du père, ou c'est le contraire qui a lieu; de même
que, dans le mélange, la prédominance physique et morale appartient à un
facteur ou à l'autre, selon les circonstances.... Ensuite, voici l'hérédité
indirecte, celle des collatéraux: je n'en ai qu'un exemple bien établi, la
ressemblance physique frappante d'Octave Mouret avec son oncle Eugène
Rougon. Je n'ai aussi qu'un exemple de l'hérédité par influence: Anna, la
fille de Gervaise et de Coupeau, ressemblait étonnamment, surtout dans son
enfance, à Lantier, le premier amant de sa mère, comme s'il avait imprégné
celle-ci à jamais.... Mais où je suis très riche, c'est pour l'hérédité en
retour: les trois cas les plus beaux, Marthe, Jeanne et Charles,
ressemblant à Tante Dide, la ressemblance sautant ainsi une, deux et trois
générations. L'aventure est sûrement exceptionnelle, car je ne crois guère
à l'atavisme; il me semble que les éléments nouveaux apportés par les
conjoints, les accidents et la variété infinie des mélanges doivent très
rapidement effacer les caractères particuliers, de façon à ramener
l'individu au type général.... Et il reste l'innéité, Hélène, Jean,
Angélique. C'est la combinaison, le mélange chimique où se confondent les
caractères physiques et moraux des parents, sans que rien d'eux semble se
retrouver dans le nouvel être.

Il y eut un silence. Clotilde l'avait écouté avec une attention profonde,
voulant comprendre. Et lui, maintenant, restait absorbé, les yeux toujours
sur l'Arbre, dans le besoin de juger équitablement son oeuvre. Il continua
lentement, comme s'il se fût parlé à lui-même:

--Oui, cela est aussi scientifique que possible.... Je n'ai mis là que les
membres de la famille, et j'aurais dû donner une part égale aux conjoints,
aux pères et aux mères, venus du dehors, dont le sang s'est mêlé au nôtre
et l'a dès lors modifié. J'avais bien dressé un arbre mathématique, le père
et la mère se léguant par moitié à l'enfant, de génération en génération;
de façon que, chez Charles par exemple, la part de Tante Dide n'était que
d'un douzième: ce qui était absurde, puisque la ressemblance physique y est
totale. J'ai donc cru suffisant d'indiquer les éléments venus d'ailleurs,
en tenant compte des mariages et du facteur nouveau qu'ils introduisaient
chaque fois.... Ah! ces sciences commençantes, ces sciences où l'hypothèse
balbutie et où l'imagination reste maîtresse, elles sont le domaine des
poètes autant que des savants! Les poètes vont en pionniers, à
l'avant-garde, et souvent ils découvrent les pays vierges, indiquent les
solutions prochaines. Il y a là une marge qui leur appartient, entre la
vérité conquise, définitive, et l'inconnu, d'où l'on arrachera la vérité de
demain.... Quelle fresque immense à peindre, quelle comédie et quelle
tragédie humaines colossales à écrire, avec l'hérédité, qui est la Genèse
même des familles, des sociétés et du monde!

Les yeux devenus vagues, il suivait sa pensée, il s'égarait. Mais, d'un
mouvement brusque, il revint aux dossiers, jetant l'Arbre de côté, disant:

--Nous le reprendrons tout à l'heure; car, pour que tu comprennes
maintenant, il faut que les faits se déroulent et que tu les voies à
l'action, tous ces acteurs, étiquetés là de simples notes qui les
résument.... Je vais appeler les dossiers, tu me les passeras un à un; et
je te montrerai, je te conterai ce que chacun contient, avant de le
remettre là-haut, sur la planche.... Je ne suivrai pas l'ordre
alphabétique, mais l'ordre même des faits. Il y a longtemps que je veux
établir ce classement.... Allons, cherche les noms sur les chemises. Tante
Dide, d'abord.

A ce moment, un coin de l'orage qui incendiait l'horizon, prit en écharpe
la Souleiade, creva sur la maison en une pluie diluvienne. Mais ils ne
fermèrent même pas la fenêtre. Ils n'entendaient ni les éclats de la
foudre, ni le roulement continu de ce déluge battant la toiture. Elle lui
avait passé le dossier qui portait le nom de Tante Dide, en grosses
lettres; et il en tirait des papiers de toutes sortes, d'anciennes notes,
prises par lui, qu'il se mit à lire.

--Donne-moi Pierre Rougon.... Donne-moi Ursule Macquart.... Donne-moi
Antoine Macquart....

Muette, elle obéissait toujours, le coeur serré d'une angoisse, à tout ce
qu'elle entendait. Et les dossiers défilaient, étalaient leurs documents,
retournaient s'empiler dans l'armoire.

C'étaient d'abord les origines, Adélaïde Fouque, la grande fille détraquée,
la lésion nerveuse première, donnant naissance à la branche légitime,
Pierre Rougon, et aux deux branches bâtardes, Ursule et Antoine Macquart,
toute cette tragédie bourgeoise et sanglante, dans le cadre du coup d'État
de décembre 1851, les Rougon, Pierre et Félicité, sauvant l'ordre à
Plassans, éclaboussant du sang de Silvère leur fortune commençante, tandis
qu'Adélaïde vieillie, la misérable Tante Dide, était enfermée aux Tulettes,
comme une figure spectrale de l'expiation et de l'attente. Ensuite, la
meute des appétits se trouvait lâchée, l'appétit souverain du pouvoir chez
Eugène Rougon, le grand homme, l'aigle de la famille, dédaigneux, dégagé
des vulgaires intérêts, aimant la force pour la force, conquérant Paris en
vieilles bottes, avec les aventuriers du prochain empire, passant de la
présidence du Conseil d'État à un portefeuille de ministre, fait par sa
bande, toute une clientèle affamée qui le portait et le rongeait, battu un
instant par une femme, la belle Clorinde, dont il avait eu l'imbécile
désir, mais si vraiment fort, brûlé d'un tel besoin d'être le maître, qu'il
reconquérait le pouvoir grâce à un démenti de sa vie entière, en marche
pour sa royauté triomphale de vice-empereur. Chez Aristide Saccard,
l'appétit se ruait aux basses jouissances, à l'argent, à la femme, au luxe,
une faim dévorante qui l'avait jeté sur le pavé, dès le début de la curée
chaude, dans le coup de vent de la spéculation à outrance soufflant par la
ville, la trouant de tous côtés et la reconstruisant, des fortunes
insolentes bâties en six mois, mangées et rebâties, une soûlerie de l'or
dont l'ivresse croissante l'emportait, lui faisait, le corps de sa femme
Angèle à peine froid, vendre son nom pour avoir les premiers cent mille
francs indispensables, en épousant Renée, puis l'amenait plus tard, au
moment d'une crise pécuniaire, à tolérer l'inceste, à fermer les yeux sur
les amours de son fils Maxime et de sa seconde femme, dans l'éclat
flamboyant de Paris en fête. Et c'était Saccard encore, à quelques années
de là, qui mettait en branle l'énorme pressoir à millions de la Banque
Universelle, Saccard jamais vaincu, Saccard grandi, haussé jusqu'à
l'intelligence et à la bravoure de grand financier, comprenant le rôle
farouche et civilisateur de l'argent, livrant, gagnant et perdant des
batailles en Bourse, comme Napoléon à Austerlitz et à Waterloo,
engloutissant sous le désastre un monde de gens pitoyables, lâchant à
l'inconnu du crime son fils naturel Victor, disparu, en fuite par les nuits
noires, et lui-même, sous la protection impassible de l'injuste nature,
aimé de l'adorable madame Caroline, sans doute en récompense de son
exécrable vie. Là, un grand lis immaculé poussait dans ce terreau, Sidonie
Rougon, la complaisante de son frère Saccard, l'entremetteuse aux cent
métiers louches, enfantait d'un inconnu la pure et divine Angélique, la
petite brodeuse aux doigts de fée qui tissait à l'or des chasubles le rêve
de son prince charmant, si envolée parmi ses compagnes les saintes, si peu
faite pour la dure réalité, qu'elle obtenait la grâce de mourir d'amour, le
jour de son mariage, sous le premier baiser de Félicien de Hautecoeur, dans
le branle des cloches sonnant la gloire de ses noces royales. Le noeud des
deux branches se faisait alors, la légitime et la bâtarde, Marthe Rougon
épousait son cousin François Mouret, un paisible ménage lentement désuni,
aboutissant aux pires catastrophes, une douce et triste femme prise,
utilisée, broyée, dans la vaste machine de guerre dressée pour la conquête
d'une ville, et ses trois enfants lui étaient comme arrachés, et elle
laissait jusqu'à son coeur sous la rude poigne de l'abbé Faujas, et les
Rougon sauvaient une seconde fois Plassans, pendant qu'elle agonisait, à la
lueur de l'incendie où son mari, fou de rage amassée et de vengeance,
flambait avec le prêtre. Des trois enfants, Octave Mouret était le
conquérant audacieux, l'esprit net, résolu à demander aux femmes la royauté
de Paris, tombé en pleine bourgeoisie gâtée, faisant là une terrible
éducation sentimentale, passant du refus fantasque de l'une au mol abandon
de l'autre, goûtant jusqu'à la boue les désagréments de l'adultère, resté
heureusement actif, travailleur et batailleur, peu à peu dégagé, grandi
quand même, hors de la basse cuisine de ce monde pourri, dont on entendait
le craquement. Et Octave Mouret victorieux révolutionnait le haut commerce,
tuait les petites boutiques prudentes de l'ancien négoce, plantait au
milieu de Paris enfiévré le colossal palais de la tentation, éclatant de
lustres, débordant de velours, de soie et de dentelles, gagnait une fortune
de roi à exploiter la femme, vivait dans le mépris souriant de la femme,
jusqu'au jour où une petite fille vengeresse, la très simple et très sage
Denise, le domptait, le tenait à ses pieds éperdu de souffrance, tant
qu'elle ne lui avait pas fait la grâce, elle si pauvre, de l'épouser, au
milieu de l'apothéose de son Louvre, sous la pluie d'or battante des
recettes. Restaient les deux autres enfants, Serge Mouret, Désirée Mouret,
celle-ci innocente et saine comme une jeune bête heureuse, celui-là affiné
et mystique, glissé à la prêtrise par un accident nerveux de sa race, et il
recommençait l'aventure adamique, dans le Paradou légendaire, il renaissait
pour aimer Albine, la posséder et la perdre, au sein de la grande nature
complice, repris ensuite par l'Église, l'éternelle guerre à la vie, luttant
pour la mort de son sexe, jetant sur le corps d'Albine morte la poignée de
terre de l'officiant, à l'heure même où Désirée, la fraternelle amie des
animaux, exultait de joie, parmi la fécondité chaude de sa basse-cour. Plus
loin, s'ouvrait une échappée de vie douce et tragique, Hélène Mouret vivait
paisible avec sa fillette Jeanne, sur les hauteurs de Passy, dominant
Paris, l'océan humain sans bornes et sans fond, en face duquel se déroulait
cette histoire douloureuse, le coup de passion d'Hélène pour un passant, un
médecin amené la nuit, par hasard, au chevet de sa fille, la jalousie
maladive de Jeanne, une jalousie d'amoureuse instinctive disputant sa mère
à l'amour, si ravagée déjà de passion souffrante, qu'elle mourait de la
faute, prix terrible d'une heure de désir dans toute une vie sage; pauvre
chère petite morte restée seule là-haut, sous les cyprès du muet cimetière,
devant l'éternel Paris. Avec Lisa Macquart commençait la branche bâtarde,
fraîche et solide en elle, étalant la prospérité du ventre, lorsque, sur le
seuil de sa charcuterie, en clair tablier, elle souriait aux Halles
centrales, où grondait la faim d'un peuple, la bataille séculaire des Gras
et des Maigres, le maigre Florent, son beau-frère, exécré, traqué par les
grasses poissonnières, les grasses boutiquières, et que la grasse
charcutière elle-même, d'une absolue probité, mais sans pardon, faisait
arrêter comme républicain en rupture de ban, convaincue qu'elle travaillait
ainsi à l'heureuse digestion de tous les honnêtes gens. De cette mère
naissait la plus saine, la plus humaine des filles, Pauline Quenu, la
pondérée, la raisonnable, la vierge qui savait et qui acceptait la vie,
d'une telle passion dans son amour des autres, que, malgré la révolte de sa
puberté féconde, elle donnait à une amie son fiancé Lazare, puis sauvait
l'enfant du ménage désuni, devenait sa mère véritable, toujours sacrifiée,
ruinée, triomphante et gaie, dans son coin de monotone solitude, en face de
la grande mer, parmi tout un petit monde de souffrants qui hurlaient leur
douleur et ne voulaient pas mourir. Et Gervaise Macquart arrivait avec ses
quatre enfants, Gervaise bancale, jolie et travailleuse, que son amant
Lantier jetait sur le pavé des faubourgs, où elle faisait la rencontre du
zingueur Coupeau, le bon ouvrier pas noceur qu'elle épousait, si heureuse
d'abord, ayant trois ouvrières dans sa boutique de blanchisseuse, coulant
ensuite avec son mari à l'inévitable déchéance du milieu, lui peu à peu
conquis par l'alcool, possédé jusqu'à la folie furieuse et à la mort,
elle-même pervertie, devenue fainéante, achevée par le retour de Lantier,
au milieu de la tranquille ignominie d'un ménage à trois, dès lors victime
pitoyable de la misère complice, qui finissait de la tuer un soir, le
ventre vide. Son aîné, Claude, avait le douloureux génie d'un grand peintre
déséquilibré, la folie impuissante du chef-d'oeuvre qu'il sentait en lui,
sans que ses doigts désobéissants pussent l'en faire sortir, lutteur géant
foudroyé toujours, martyr crucifié de l'oeuvre, adorant la femme,
sacrifiant sa femme Christine, si aimante, si aimée un instant, à la femme
incréée, qu'il voyait divine et que son pinceau ne pouvait dresser dans sa
nudité souveraine, passion dévorante de l'enfantement, besoin insatiable de
la création, d'une détresse si affreuse, quand on ne peut le satisfaire,
qu'il avait fini par se pendre. Jacques, lui, apportait le crime, la tare
héréditaire qui se tournait en un appétit instinctif de sang, du sang jeune
et frais coulant de la poitrine ouverte d'une femme, la première venue, la
passante du trottoir, abominable mal contre lequel il luttait, qui le
reprenait au cours de ses amours avec Séverine, la soumise, la sensuelle,
jetée elle-même dans le frisson continu d'une tragique histoire
d'assassinat, et il la poignardait un soir de crise, furieux à la vue de sa
gorge blanche, et toute cette sauvagerie de la bête galopait parmi les
trains filant à grande vitesse, dans le grondement de la machine qu'il
montait, la machine aimée qui le broyait un jour, débridée ensuite, sans
conducteur, lancée aux désastres inconnus de l'horizon. Étienne, à son
tour, chassé, perdu, arrivait au pays noir par une nuit glacée de mars,
descendait dans le puits vorace, aimait la triste Catherine qu'un brutal
lui volait, vivait avec les mineurs leur vie morne de misère et de basse
promiscuité, jusqu'au jour où la faim, soufflant la révolte, promenait au
travers de la plaine rase le peuple hurlant des misérables qui voulait du
pain, dans les écroulements et les incendies, sous la menace de la troupe
dont les fusils partaient tout seuls, terrible convulsion annonçant la fin
d'un monde, sang vengeur des Maheu qui se lèverait plus tard, Alzire morte
de faim, Maheu tué d'une balle, Zacharie tué d'un coup de grisou, Catherine
restée sous la terre, la Maheude survivant seule, pleurant ses morts,
redescendant au fond de la mine pour gagner ses trente sous, pendant
qu'Étienne, le chef battu de la bande, hanté des revendications futures,
s'en allait par un tiède matin d'avril, en écoulant la sourde poussée du
monde nouveau, dont la germination allait bientôt faire éclater la terre.
Nana, dès lors, devenait la revanche, la fille poussée sur l'ordure sociale
des faubourgs, la mouche d'or envolée des pourritures d'en bas, qu'on
tolère et qu'on cache, emportant dans la vibration de ses ailes le ferment
de destruction, remontant et pourrissant l'aristocratie, empoisonnant les
hommes rien qu'à se poser sur eux, au fond des palais où elle entrait par
les fenêtres, toute une oeuvre inconsciente de ruine et de mort, la flambée
stoïque de Vandeuvres, la mélancolie de Foucarmont courant les mers de la
Chine, le désastre de Steiner réduit à vivre en honnête homme,
l'imbécillité satisfaite de La Faloise, et le tragique effondrement des
Muffat, et le blanc cadavre de Georges, veillé par Philippe, sorti la
veille de prison, une telle contagion dans l'air empesté de l'époque,
qu'elle-même se décomposait et crevait de la petite vérole noire, prise au
lit de mort de son fils Louiset, tandis que, sous ses fenêtres, Paris
passait, ivre, frappé de la folie de la guerre, se ruant à l'écroulement de
tout. Enfin, c'était Jean Macquart, l'ouvrier et le soldat redevenu paysan,
aux prises avec la terre dure qui fait payer chaque grain de blé d'une
goutte de sueur, en lutte surtout avec le peuple des campagnes, que l'âpre
désir, la longue et rude conquête du sol brûle du besoin sans cesse irrité
de la possession, les Fouan vieillis cédant leurs champs comme ils
céderaient de leur chair, les Buteau exaspérés, allant jusqu'au parricide
pour hâter l'héritage d'une pièce de luzerne, la Françoise têtue mourant
d'un coup de faux, sans parler, sans vouloir qu'une motte sorte de la
famille, tout ce drame des simples et des instinctifs à peine dégagés de la
sauvagerie ancienne, toute cette salissure humaine sur la terre grande, qui
seule demeure l'immortelle, la mère d'où l'on sort et où l'on retourne,
elle qu'on aime jusqu'au crime, qui refait continuellement de la vie pour
son but ignoré, même avec la misère et l'abomination des êtres. Et c'était
Jean encore qui, devenu veuf et s'étant réengagé aux premiers bruits de
guerre, apportait l'inépuisable réserve, le fonds d'éternel rajeunissement
que la terre garde, Jean le plus humble, le plus ferme soldat de la suprême
débâcle, roulé dans l'effroyable et fatale tempête qui, de la frontière à
Sedan, en balayant l'empire, menaçait d'emporter la patrie, toujours sage,
avisé, solide en son espoir, aimant d'une tendresse fraternelle son
camarade Maurice, le fils détraqué de la bourgeoisie, l'holocauste destiné
à l'expiation, pleurant des larmes de sang lorsque l'inexorable destin le
choisissait lui-même pour abattre ce membre gâté, puis après la fin de
tout, les continuelles défaites, l'affreuse guerre civile, les provinces
perdues, les milliards à payer, se remettant en marche, retournant à la
terre qui l'attendait, à la grande et rude besogne de toute une France à
refaire.

Pascal s'arrêta, Clotilde lui avait passé tous les dossiers, un à un, et il
les avait tous feuilletés, dépouillés, reclassés et remis sur la planche du
haut, dans l'armoire. Il était hors d'haleine, épuisé d'un tel souffle
démesuré, à travers cette humanité vivante; tandis que, sans voix, sans
geste, la jeune fille, dans l'étourdissement de ce torrent de vie débordé,
attendait toujours, incapable d'une réflexion et d'un jugement. L'orage
continuait à battre la campagne noire du roulement sans fin de sa pluie
diluvienne. Un coup de tonnerre venait de foudroyer quelque arbre du
voisinage, avec un horrible craquement. Les bougies s'effarèrent, sous le
vent de la fenêtre grande ouverte.

--Ah! reprit-il, en montrant encore d'un geste les dossiers, c'est un
monde, une société et une civilisation, et la vie entière est là, avec ses
manifestations bonnes et mauvaises, dans le feu et le travail de forge qui
emporte tout.... Oui, notre famille pourrait, aujourd'hui, suffire
d'exemple à la science, dont l'espoir est de fixer un jour,
mathématiquement, les lois des accidents nerveux et sanguins qui se
déclarent dans une race, à la suite d'une première lésion organique, et qui
déterminent, selon les milieux, chez chacun des individus de cette race,
les sentiments, les désirs, les passions, toutes les manifestations
humaines, naturelles et instinctives, dont les produits prennent les noms
de vertus et de vices. Et elle est aussi un document d'histoire, elle
raconte le second empire, du coup d'État à Sedan, car les nôtres sont
partis du peuple, se sont répandus parmi toute la société contemporaine,
ont envahi toutes les situations, emportés par le débordement des appétits,
par cette impulsion essentiellement moderne, ce coup de fouet qui jette aux
jouissances les basses classes, en marche à travers le corps social.... Les
origines, je te les ai dites: elles sont parties de Plassans; et nous voici
à Plassans encore, au point d'arrivée.

Il s'interrompit de nouveau, une rêverie ralentissait sa parole.

--Quelle masse effroyable remuée, que d'aventures douces ou terribles, que
de joies, que de souffrances jetées à la pelle, dans cet amas colossal de
faits!... Il y a de l'histoire pure, l'empire fondé dans le sang, d'abord
jouisseur et durement autoritaire, conquérant les villes rebelles, puis
glissant à une désorganisation lente, s'écroulant dans le sang, dans une
telle mer de sang, que la nation entière a failli en être noyée.... Il y a
des études sociales, le petit et le grand commerce, la prostitution, le
crime, la terre, l'argent, la bourgeoisie, le peuple, celui qui se pourrit
dans le cloaque des faubourgs, celui qui se révolte dans les grands centres
industriels, toute cette poussée croissante du socialisme souverain, gros
de l'enfantement du nouveau siècle.... Il y a de simples études humaines,
des pages intimes, des histoires d'amour, la lutte des intelligences et des
coeurs contre la nature injuste, l'écrasement de ceux qui crient sous leur
tâche trop haute, le cri de la bonté qui s'immole, victorieuse de la
douleur.... Il y a de la fantaisie, l'envolée de l'imagination hors du
réel, des jardins immenses, fleuris en toutes saisons, des cathédrales aux
fines aiguilles précieusement ouvragées, des contes merveilleux tombés du
paradis, des tendresses idéales remontées au ciel dans un baiser.... Il y a
de tout, de l'excellent et du pire, du vulgaire et du sublime, les fleurs,
la boue, les sanglots, les rires, le torrent même de la vie charriant sans
fin l'humanité!

Et il reprit l'Arbre généalogique resté sur la table, il l'étala,
recommença à le parcourir du doigt, énumérant maintenant les membres de la
famille qui vivaient encore. Eugène Rougon, majesté déchue, était à la
Chambre le témoin, le défenseur impassible de l'ancien monde emporté dans
la débâcle. Aristide Saccard, après avoir fait peau neuve, retombait sur
ses pieds républicain, directeur d'un grand journal, en train de gagner de
nouveaux millions; tandis que son fils Maxime mangeait ses rentes, dans son
petit hôtel de l'avenue du Bois-de-Boulogne, correct et prudent, menacé
d'un mal terrible, et que son autre fils, Victor, n'avait point reparu,
rôdant dans l'ombre du crime, puisqu'il n'était pas au bagne, lâché par le
monde, à l'avenir, à l'inconnu de l'échafaud. Sidonie Rougon, disparue
longtemps, lasse de métiers louches, venait de se retirer, désormais d'une
austérité monacale, à l'ombre d'une sorte de maison religieuse, trésorière
de l'Oeuvre du Sacrement, pour aider au mariage des filles mères. Octave
Mouret, propriétaire des grands magasins _Au Bonheur des Dames_, dont la
fortune colossale grandissait toujours, avait eu, vers la fin de l'hiver,
un deuxième enfant de sa femme Denise Baudu, qu'il adorait, bien qu'il
recommençât à se déranger un peu. L'abbé Mouret, curé à Saint-Eutrope, au
fond d'une gorge marécageuse, s'était cloîtré là avec sa soeur Désirée,
dans une grande humilité, refusant tout avancement de son évêque, attendant
la mort en saint homme qui repoussait les remèdes, bien qu'il souffrît
d'une phtisie commençante. Hélène Mouret vivait très heureuse, très à
l'écart, idolâtrée de son nouveau mari, M. Rambaud, dans la petite
propriété qu'ils possédaient près de Marseille, au bord de la mer; et elle
n'avait pas eu d'enfant de son second mariage. Pauline Quenu était toujours
à Bonneville, à l'autre bout de la France, en face du vaste océan, seule
désormais avec le petit Paul, depuis la mort de l'oncle Chanteau, résolue à
ne pas se marier, à se donner toute au fils de son cousin Lazare, devenu
veuf, parti en Amérique pour faire fortune. Étienne Lantier, de retour à
Paris après la grève de Montsou, s'était compromis plus tard dans
l'insurrection de la Commune, dont il avait défendu les idées avec
emportement; on l'avait condamné à mort, puis gracié et déporté, de sorte
qu'il se trouvait maintenant à Nouméa; on disait même qu'il s'y était tout
de suite marié et qu'il avait un enfant, sans qu'on sût au juste le sexe.
Enfin, Jean Macquart, licencié après la semaine sanglante, était revenu se
fixer près de Plassans, à Valqueyras, où il avait eu la chance d'épouser
une forte fille, Mélanie Vial, la fille unique d'un paysan aisé, dont il
faisait valoir la terre; et sa femme, grosse dès la nuit des noces,
accouchée d'un garçon en mai, était grosse encore de deux mois, dans un de
ces cas de fécondité pullulante qui ne laissent pas aux mères le temps
d'allaiter leurs petits.

--Certes, oui, reprit-il à demi-voix, les races dégénèrent. Il y a là un
véritable épuisement, une rapide déchéance, comme si les nôtres, dans leur
fureur de jouissance, dans la satisfaction gloutonne de leurs appétits,
avaient brûlé trop vite. Louiset mort au berceau; Jacques-Louis, à demi
imbécile, emporté par une maladie nerveuse; Victor retourné à l'état
sauvage, galopant on ne sait au fond de quelles ténèbres; notre pauvre
Charles, si beau et si frêle: ce sont là les rameaux derniers de l'Arbre,
les dernières tiges pales où la sève puissante des grosses branches ne
semble pas pouvoir monter. Le ver était dans le tronc, il est à présent
dans le fruit et le dévore.... Mais il ne faut jamais désespérer, les
familles sont l'éternel devenir. Elles plongent, au delà de l'ancêtre
commun, à travers les couches insondables des races qui ont vécu, jusqu'au
premier être; et elles pousseront sans fin, elles s'étaleront, se
ramifieront à l'infini, au fond des âges futurs.... Regarde notre Arbre: il
ne compte que cinq générations, il n'a pas même l'importance d'un brin
d'herbe, au milieu de la forêt humaine, colossale et noire, dont les
peuples sont les grands chênes séculaires. Seulement, songe à ses racines
immenses qui tiennent tout le sol, songe à l'épanouissement continu de ses
feuilles hautes qui se mêlent aux autres feuilles, à la mer sans cesse
roulante des cimes, sons l'éternel souffle fécondant de la vie.... Eh bien!
l'espoir est là, dans la reconstitution journalière de la race par le sang
nouveau qui lui vient du dehors. Chaque mariage apporte d'autres éléments,
bons ou mauvais, dont l'effet est quand même d'empêcher la dégénérescence
mathématique et progressive. Les brèches sont réparées, les tares
s'effacent, un équilibre fatal se rétablit au bout de quelques générations,
et c'est l'homme moyen qui finit toujours par en sortir, l'humanité vague,
obstinée à son labeur mystérieux, en marche vers son but ignoré.

Il s'arrêta, il eut un long soupir.

--Ah! notre famille, que va-t-elle devenir, à quel être aboutira-t-elle
enfin?

Et il continua, ne comptant plus sur les survivants qu'il avait nommés, les
ayant classés, ceux-là, sachant ce dont ils étaient capables, mais plein
d'une curiosité vive, au sujet des enfants en bas âge encore. Il avait
écrit à un confrère de Nouméa pour obtenir des renseignements précis sur la
femme d'Étienne et sur l'enfant dont elle devait être accouchée; et il ne
recevait rien, il craignait bien que, de ce côté, l'Arbre ne restât
incomplet. Il était plus documenté, à l'égard des deux enfants d'Octave
Mouret, avec lequel il restait en correspondance: la petite fille demeurait
chétive, inquiétante, tandis que le petit garçon, qui tenait de sa mère,
poussait magnifique. Son plus solide espoir, d'ailleurs, était dans les
enfants de Jean, dont le premier-né, un gros garçon, semblait apporter le
renouveau, la sève jeune des races qui vont se retremper dans la terre. Il
se rendait parfois à Valqueyras, il revenait heureux de ce coin de
fécondité, du père calme et raisonnable, toujours à sa charrue, de la mère
gaie et simple, aux larges flancs, capables de porter un monde. Qui savait
d'où naîtrait la branche saine? Peut-être le sage, le puissant attendu
germerait-il là. Le pis était, pour la beauté de son Arbre, que ces gamins
et ces gamines étaient si petits encore, qu'il ne pouvait les classer. Et
sa voix s'attendrissait sur cet espoir de l'avenir, ces têtes blondes, dans
le regret inavoué de son célibat.

Pascal regardait toujours l'Arbre étalé devant lui. Il s'écria:

--Et pourtant est-ce complet, est-ce décisif, regarde donc!... Je te répète
que tous les cas héréditaires s'y rencontrent. Je n'ai eu, pour fixer ma
théorie, qu'à la baser sur l'ensemble de ces faits.... Enfin, ce qui est
merveilleux, c'est qu'on touche là du doigt comment des créatures, nées de
la même souche, peuvent paraître radicalement différentes, tout en n'étant
que les modifications logiques des ancêtres communs. Le tronc explique les
branches qui expliquent les feuilles. Chez ton père, Saccard, comme chez
ton oncle, Eugène Rougon, si opposés de tempérament et de vie, c'est la
même poussée qui a fait les appétits désordonnés de l'un, l'ambition
souveraine de l'autre. Angélique, ce lis pur, naît de la louche Sidonie,
dans l'envolée qui fait les mystiques ou les amoureuses, selon le milieu.
Les trois enfants des Mouret sont emportés par un souffle identique, qui
fait d'Octave intelligent un vendeur de chiffons millionnaire, de Serge
croyant un pauvre curé de campagne, de Désirée imbécile une belle fille
heureuse. Mais l'exemple est plus frappant encore avec les enfants de
Gervaise: la névrose passe, et Nana se vend, Étienne se révolte, Jacques
tue, Claude a du génie; tandis que Pauline, leur cousine germaine, à côté,
est l'honnêteté victorieuse, celle qui lutte et qui s'immole.... C'est
l'hérédité, la vie même qui pond des imbéciles, des fous, des criminels et
des grands hommes. Des cellules avortent, d'autres prennent leur place, et
l'on a un coquin ou un fou furieux, à la place d'un homme de génie ou d'un
simple honnête homme. Et l'humanité roule, charriant tout!

Puis, dans un nouveau branle de sa pensée:

--Et l'animalité, la bête qui souffre et qui aime, qui est comme l'ébauche
de l'homme, toute cette animalité fraternelle qui vit de notre vie!... Oui,
j'aurais voulu la mettre dans l'arche, lui faire sa place parmi notre
famille, la montrer sans cesse confondue avec nous, complétant notre
existence. J'ai connu des chats dont la présence était le charme mystérieux
de la maison, des chiens qu'on adorait, dont la mort était pleurée et qui
laissait au coeur un deuil inconsolable. J'ai connu des chèvres, des
vaches, des ânes, d'une importance extrême, dont la personnalité a joué un
rôle tel, qu'on en devrait écrire l'histoire.... Et, tiens! notre Bonhomme
à nous, notre pauvre vieux cheval, qui nous a servi pendant un quart de
siècle, est-ce que tu ne crois pas qu'il a mêlé de son sang au nôtre, et
que désormais il est de la famille? Nous l'avons modifié comme lui-même a
un peu agi sur nous, nous finissons par être faits sur la même image; et
cela est si vrai, que, lorsque, maintenant, je le vois à demi aveugle,
l'oeil vague, les jambes perdues de rhumatismes, je l'embrasse sur les deux
joues, ainsi qu'un vieux parent pauvre, tombé à ma charge.... Ah!
l'animalité, tout ce qui se traîne et tout ce qui se lamente au-dessous de
l'homme, quelle place d'une sympathie immense il faudrait lui faire, dans
une histoire de la vie!

Ce fut un dernier cri, où Pascal jeta l'exaltation de sa tendresse pour
l'être. Il s'était peu à peu excité, il en arrivait à la confession de sa
foi, au labeur continu et victorieux de la nature vivante. Et Clotilde, qui
jusque-là n'avait point parlé, toute blanche dans la catastrophe de tant de
faits qui tombaient sur elle, desserra enfin les lèvres, pour demander:

--Eh bien! maître, et moi là dedans?

Elle avait posé un de ses doigts minces sur la feuille de l'Arbre, où elle
voyait son nom inscrit. Lui, toujours, avait passé cette feuille. Et elle
insista.

--Oui, moi, que suis-je donc?... Pourquoi ne m'as-tu pas lu mon dossier?

Un instant, il resta muet, comme surpris de la question.

--Pourquoi? mais pour rien.... C'est vrai, je n'ai rien à te cacher.... Tu
vois ce qui est écrit là: «Clotilde, née en 1847. Élection de la mère.
Hérédité en retour, avec prédominance morale et physique de son grand-père
maternel....» Rien n'est plus net. Ta mère l'a emporté en toi, tu as son
bel appétit, et tu as également beaucoup de sa coquetterie, de son
indolence parfois, de sa soumission. Oui, tu es très femme comme elle, sans
trop t'en douter, je veux dire que tu aimes à être aimée. En outre, ta mère
était une grande liseuse de romans, une chimérique qui adorait rester
couchée des journées entières, à rêvasser sur un livre; elle raffolait des
histoires de nourrice, se faisait faire les cartes, consultait les
somnambules; et j'ai toujours pensé que ta préoccupation du mystère, ton
inquiétude de l'inconnu venaient de là.... Mais ce qui achève de te
façonner, en mettant chez toi une dualité, c'est l'influence de ton
grand-père, le commandant Sicardot. Je l'ai connu, il n'était pas un aigle,
il avait au moins beaucoup de droiture et d'énergie. Sans lui, très
franchement, je crois que tu ne vaudrais pas grand'chose, car les autres
influences ne sont guère bonnes. Il t'a donné le meilleur de ton être, le
courage de la lutte, la fierté et la franchise.

Elle l'avait écouté avec attention, elle fit un léger signe de tête, pour
dire que c'était bien ça, qu'elle n'était pas blessée, malgré le petit
frémissement de souffrance, dont ces nouveaux détails sur les siens, sur sa
mère, avaient agité ses lèvres.

--Eh bien! reprit-elle, et toi, maître?

Cette fois, il n'eut pas une hésitation, il cria:

--Oh! moi, à quoi bon parler de moi? je n'en suis pas, de la famille!... Tu
vois bien ce qui est écrit là: «Pascal, né en 1813. Innéité. Combinaison,
où se confondent les caractères physiques et moraux des parents, sans que
rien d'eux semble se retrouver dans le nouvel être....» Ma mère me l'a
répété assez souvent, que je n'en étais pas, qu'elle ne savait pas d'où je
pouvais bien venir!

Et c'était chez lui un cri de soulagement, une sorte de joie involontaire.

--Va, le peuple ne s'y trompe pas. M'as-tu jamais entendu appeler Pascal
Rougon, dans la ville? Non! le monde a toujours dit le docteur Pascal, tout
court. C'est que je suis à part.... Et ce n'est guère tendre peut-être,
mais j'en suis ravi, car il y a vraiment des hérédités trop lourdes à
porter. J'ai beau les aimer tous, mon coeur n'en bat pas moins
d'allégresse, lorsque je me sens autre, différent, sans communauté aucune.
N'en être pas, n'en être pas, mon Dieu? C'est une bouffée d'air pur, c'est
ce qui me donne le courage de les avoir tous là, de les mettre à nu dans
ces dossiers, et de trouver encore le courage de vivre!

Il se tut enfin, il y eut un silence. La pluie avait cessé, l'orage s'en
allait, on n'entendait que des coups de foudre, de plus en plus lointains;
tandis que, de la campagne, noire encore, rafraîchie, montait par la
fenêtre ouverte une délicieuse odeur de terre mouillée. Dans l'air qui se
calmait, les bougies achevaient de brûler, d'une haute flamme tranquille.

--Ah! dit simplement Clotilde, avec un grand geste accablé, que devenir?

Elle l'avait crié avec angoisse, une nuit, sur l'aire: la vie était
abominable, comment pouvait-on la vivre paisible et heureuse? C'était une
clarté terrible que la science jetait sur le monde, l'analyse descendait
dans toutes les plaies humaines pour en étaler l'horreur. Et voilà qu'il
venait encore de parler plus crûment, d'élargir la nausée qu'elle avait des
êtres et des choses, en jetant sa famille elle-même, toute nue, sur la
dalle de l'amphithéâtre. Le torrent fangeux avait roulé devant elle,
pendant près de trois heures, et c'était la pire des révélations, la
brusque et terrible vérité sur les siens, les êtres chers, ceux qu'elle
devait aimer: son père grandi dans les crimes de l'argent, son frère
incestueux, sa grand'mère sans scrupules, couverte du sang des justes, les
autres presque tous tarés, des ivrognes, des vicieux, des meurtriers, la
monstrueuse floraison de l'arbre humain. Le choc était si brutal, qu'elle
ne se retrouvait pas, au milieu de la stupeur douloureuse de toute la vie
apprise de la sorte, en un coup. Et, cependant, cette leçon était comme
innocentée, dans sa violence même, par quelque chose de grand et de bon, un
souffle d'humanité profonde, qui l'avait emportée d'un bout à l'autre. Rien
de mauvais ne lui en était venu, elle s'était sentie fouettée par un âpre
vent marin, le vent des tempêtes, dont on sort la poitrine élargie et
saine. Il avait tout dit, parlant librement de sa mère elle-même,
continuant à garder vis-à-vis d'elle son attitude déférente de savant qui
ne juge point les faits. Tout dire pour tout connaître, pour tout guérir,
n'était-ce pas le cri qu'il avait poussé, dans la belle nuit d'été? Et,
sous l'excès même de ce qu'il lui apprenait, elle restait ébranlée,
aveuglée de cette trop vive lumière, mais le comprenant enfin, s'avouant
qu'il tentait là une oeuvre immense. Malgré tout, c'était un cri de santé,
d'espoir en l'avenir. Il parlait en bienfaiteur, qui, du moment où
l'hérédité faisait le monde, voulait en fixer les lois pour disposer
d'elle, et refaire un monde heureux.

Puis, n'y avait-il donc que de la boue, dans ce fleuve débordé, dont il
lâchait les écluses? Que d'or passait, mêlé aux herbes et aux fleurs des
berges! Des centaines de créatures galopaient encore devant elle, et elle
demeurait hantée par des figures de charme et de bonté, de fins profils de
jeunes filles, de sereines beautés de femmes. Toute la passion saignait là,
tout le coeur s'ouvrait en envolées tendres. Elles étaient nombreuses, les
Jeanne, les Angélique, les Pauline, les Marthe, les Gervaise, les Hélène.
D'elles et des autres, même des moins bonnes, même des hommes terribles,
les pires de la bande, montait une humanité fraternelle. Et c'était
justement ce souffle qu'elle avait senti passer, ce courant de large
sympathie qu'il venait de mettre, sous sa leçon précise de savant. Il ne
semblait point s'attendrir, il gardait l'attitude impersonnelle du
démonstrateur; mais, au fond de lui, quelle bonté navrée, quelle fièvre de
dévouement, quel don de tout son être au bonheur des autres! Son oeuvre
entière, si mathématiquement construite, était baignée de cette fraternité
douloureuse, jusque dans ses plus saignantes ironies. Ne lui avait-il pas
parlé des bêtes, en frère aîné de tous les vivants misérables qui
souffrent? La souffrance l'exaspérait, il n'avait que la colère de son rêve
trop haut, il n'était devenu brutal que dans sa haine du factice et du
passager, rêvant de travailler, non pour la société polie d'un moment, mais
pour l'humanité entière, à toutes les heures graves de son histoire.
Peut-être même était-ce cette révolte contre la banalité courante, qui
l'avait fait se jeter au défi de l'audace, dans les théories et dans
l'application. Et l'oeuvre demeurait humaine, débordante du sanglot immense
des êtres et des choses.

D'ailleurs, n'était-ce pas la vie? Il n'y a pas de mal absolu. Jamais un
homme n'est mauvais pour tout le monde, il fait toujours le bonheur de
quelqu'un; de sorte que, lorsqu'on ne se met pas à un point de vue unique,
on finit par se rendre compte de l'utilité de chaque être. Ceux qui croient
à un Dieu doivent se dire que, si leur Dieu ne foudroie pas les méchants,
c'est qu'il voit la marche totale de son oeuvre, et qu'il ne peut descendre
au particulier. Le labeur qui finit recommence, la somme des vivants reste
quand même admirable de courage et de besogne; et l'amour de la vie emporte
tout. Ce travail géant des hommes, cette obstination à vivre, est leur
excuse, la rédemption. Alors, de très haut, le regard ne voyait plus que
cette continuelle lutte, et beaucoup de bien malgré tout, s'il y avait
beaucoup de mal. On entrait dans l'indulgence universelle, on pardonnait,
on n'avait plus qu'une infinie pitié et une charité ardente. Le port était
sûrement là, attendant ceux qui ont perdu la foi aux dogmes, qui voudraient
comprendre pourquoi ils vivent, au milieu de l'iniquité apparente du monde.
Il faut vivre pour l'effort de vivre, pour la pierre apportée à l'oeuvre
lointaine et mystérieuse, et la seule paix possible, sur cette terre, est
dans la joie de cet effort accompli.

Une heure encore venait de passer, la nuit entière s'était écoulée à cette
terrible leçon de vie, sans que ni Pascal ni Clotilde eussent conscience du
lieu où ils étaient, ni du temps qui fuyait. Et lui, surmené depuis
quelques semaines, ravagé déjà par son existence de soupçon et de chagrin,
eut un frisson nerveux, comme dans un brusque réveil.

--Voyons, tu sais tout, te sens-tu le coeur fort, trempé par le vrai, plein
de pardon et d'espoir?... Es-tu avec moi?

Mais, sous l'effrayant choc moral qu'elle avait reçu, elle-même frémissait,
sans pouvoir se reprendre. C'était en elle une telle débâcle des croyances
anciennes, une évolution telle vers un monde nouveau, qu'elle n'osait
s'interroger et conclure. Elle se sentait désormais saisie, emportée dans
la toute-puissance de la vérité. Elle la subissait et n'était pas
convaincue.

--Maître, balbutia-t-elle, maître....

Et ils restèrent un instant face à face, à se regarder. Le jour naissait,
une aube d'une pureté délicieuse, au fond du grand ciel clair, lavé par
l'orage. Aucun nuage n'en tachait plus le pale azur, teinté de rose. Tout
le gai réveil de la campagne mouillée entrait par la fenêtre, tandis que
les bougies, qui achevaient de se consumer, pâlissaient dans la clarté
croissante.

--Réponds, veux-tu encore tout détruire, tout brûler, ici?... Es-tu avec
moi, entièrement avec moi?

A ce moment, il crut qu'elle allait se jeter à son cou, en pleurant. Un
élan soudain semblait la pousser. Mais ils se virent, dans leur
demi-nudité. Elle, qui, jusque-là, ne s'était pas aperçue, eut conscience
qu'elle était en simple jupon, les bras nus, les épaules nues, à peine
couvertes par les mèches folles de ses cheveux dénoués; et là, près de
l'aisselle gauche, quand elle abaissa les regards, elle retrouva les
quelques gouttes de sang, la meurtrissure qu'il lui avait faite en luttant,
pour la dompter, dans une étreinte brutale. Ce fut alors, en elle, une
confusion extraordinaire, une certitude qu'elle allait être vaincue, comme
si, par cette étreinte, il était devenu son maître, en tout et à jamais. La
sensation s'en prolongeait, elle était envahie, entraînée au delà de son
vouloir, prise de l'irrésistible besoin de se donner.

Brusquement, Clotilde se redressa, voulant réfléchir. Elle avait serré ses
bras nus sur sa gorge nue. Tout le sang de ses veines était monté à sa
peau, en un flot de pudeur empourpré. Et elle se mit à fuir, dans le divin
élancement de sa taille mince.

--Maître, maître, laisse-moi.... Je verrai....

D'une légèreté de vierge inquiète, elle s'était, comme autrefois déjà,
réfugiée au fond de sa chambre. Il l'entendit fermer vivement la porte, à
double tour. Il restait seul, il se demanda, pris tout à coup d'un
découragement et d'une tristesse immenses, s'il avait eu raison de tout
dire, si la vérité germerait dans cette chère créature adorée, et y
grandirait un jour, en une moisson de bonheur.



VI


Des jours s'écoulèrent. Octobre fut d'abord splendide, un automne ardent,
une chaude passion d'été dans une maturité large, sans un nuage au ciel;
puis, le temps se gâta, des vents terribles soufflèrent, un dernier orage
ravina les pentes. Et, dans la maison morne, à la Souleiade, l'approche de
l'hiver semblait avoir mis une infinie tristesse.

C'était un enfer nouveau. Entre Pascal et Clotilde, il n'y avait plus de
querelles vives. Les portes ne battaient plus, des éclats de voix ne
forçaient plus Martine à monter toutes les heures. A peine se
parlaient-ils, maintenant; et pas un mot n'avait été prononcé sur la scène
de la nuit. Lui, par un scrupule inexpliqué, une pudeur singulière, dont il
ne se rendait pas compte, ne voulait pas reprendre l'entretien, exiger la
réponse attendue, une parole de foi en lui et de soumission. Elle, après le
grand choc moral qui la transformait toute, réfléchissait encore, hésitait,
luttait, écartant la solution pour ne pas se donner, dans son instinctive
révolte. Et le malentendu s'aggravait, au milieu du grand silence désolé de
la misérable maison, où il n'y avait plus de bonheur.

Ce fut, pour Pascal, une des époques où il souffrit affreusement, sans se
plaindre. Cette paix apparente ne le rassurait pas, au contraire. Il était
tombé à une lourde méfiance, s'imaginant que les guet-apens continuaient et
que, si l'on avait l'air de le laisser tranquille, c'était afin de tramer
dans l'ombre les plus noirs complots. Ses inquiétudes avaient même grandi,
il s'attendait chaque jour à une catastrophe, ses papiers engloutis au fond
d'un brusque abîme qui se creuserait, toute la Souleiade rasée, emportée,
volant en miettes. La persécution contre sa pensée, contre sa vie morale et
intellectuelle, en se dissimulant ainsi, devenait énervante, intolérable, à
ce point qu'il se couchait, le soir, avec la fièvre. Souvent, il
tressaillait, se retournait vivement, croyant qu'il allait surprendre
l'ennemi derrière son dos, à l'oeuvre pour quelque traîtrise; et il n'y
avait personne, rien que son propre frisson, dans l'ombre. D'autres fois,
pris d'un soupçon, il restait aux aguets pendant des heures, caché derrière
ses persiennes, ou encore embusqué au fond d'un couloir; mais pas une âme
ne bougeait, il n'entendait que les violents battements de ses tempes. Il
en demeurait éperdu, ne se mettait plus au lit sans avoir visité chaque
pièce, ne dormait plus, réveillé au moindre bruit, haletant, prêt à se
défendre.

Et ce qui augmentait la souffrance de Pascal, c'était cette idée constante,
grandissante, que la blessure lui était faite par la seule créature qu'il
aimât au monde, cette Clotilde adorée, qu'il regardait croître en beauté et
en charme depuis vingt ans, dont la vie jusque-là s'était épanouie comme
une floraison, parfumant la sienne. Elle, mon Dieu! qui emplissait son
coeur d'une tendresse totale, qu'il n'avait jamais analysée! elle qui était
devenue sa joie, son courage, son espérance, toute une jeunesse nouvelle où
il se sentait revivre! Quand elle passait, avec son cou délicat, si rond,
si frais, il était rafraîchi, baigné de santé et d'allégresse, ainsi qu'à
un retour du printemps. Son existence entière, d'ailleurs, expliquait cette
possession, l'envahissement de son être par cette enfant qui était entrée
dans son affection petite encore, puis qui, en grandissant, avait peu à peu
pris toute la place. Depuis son installation définitive à Plassans, il
menait une existence de bénédictin, cloîtré dans ses livres, loin des
femmes. On ne lui avait connu que sa passion pour cette dame qui était
morte, et dont il n'avait jamais baisé le bout des doigts. Sans doute, il
faisait parfois des voyages à Marseille, découchait; mais c'étaient de
brusques échappées, avec les premières venues, sans lendemain. Il n'avait
point vécu, il gardait en lui toute une réserve de virilité, dont le flot
grondait à cette heure, sous la menace de la vieillesse prochaine. Et il se
serait passionné pour une bête, pour le chien ramassé dehors, qui lui
aurait léché les mains; et c'était cette Clotilde qu'il avait aimée, cette
petite fille, tout d'un coup femme désirable, qui le possédait maintenant
et qui le torturait, à être ainsi son ennemie.

Pascal, si gai, si bon, devint alors d'une humeur noire et d'une dureté
insupportables. Il se fâchait au moindre mot, bousculait Martine étonnée,
qui levait sur lui des yeux soumis d'animal battu. Du matin au soir, il
promenait sa détresse, par la maison navrée, la face si mauvaise, qu'on
n'osait lui adresser la parole. Il n'emmenait jamais plus Clotilde, sortait
seul pour ses visites. Et ce fut de la sorte qu'il revint, une après-midi,
bouleversé par un accident, ayant sur sa conscience de médecin aventureux
la mort d'un homme. Il était allé piquer Lafouasse, le cabaretier, dont
l'ataxie avait fait brusquement de tels progrès, qu'il le jugeait perdu.
Mais il s'entêtait à lutter quand même, il continuait la médication; et le
malheur avait voulu, ce jour-là, que la petite seringue ramassât, au fond
de la fiole, une parcelle impure échappée au filtre. Justement, un peu de
sang avait paru, il venait, pour comble de malechance, de piquer dans une
veine. Il s'était inquiété tout de suite, en voyant le cabaretier pâlir,
suffoquer, suer à grosses gouttes froides. Puis, il avait compris, lorsque
la mort s'était produite en coup de foudre, les lèvres bleues, le visage
noir. C'était une embolie, il ne pouvait accuser que l'insuffisance de ses
préparations, toute sa méthode encore barbare. Sans doute Lafouasse était
perdu, il n'aurait peut-être pas vécu six mois, au milieu d'atroces
souffrances; mais la brutalité du fait n'en était pas moins là, cette mort
affreuse; et quel regret désespéré, quel ébranlement dans sa foi, quelle
colère contre la science impuissante et assassine! Il était rentré livide,
il n'avait reparu que le lendemain, après être resté seize heures enfermé
dans sa chambre, jeté tout vêtu en travers de son lit, sans un souffle.

Ce jour-là, l'après-midi, Clotilde, qui cousait près de lui, dans la salle,
se hasarda à rompre le lourd silence. Elle avait levé les yeux; elle le
regardait s'énerver à feuilleter un livre, cherchant un renseignement qu'il
ne trouvait point.

--Maître, es-tu malade?... Pourquoi ne le dis-tu pas? Je te soignerais.

Il demeura la face contre le livre, murmurant d'une voix sourde:

--Malade, qu'est-ce que ça te fait? Je n'ai besoin de personne.

Conciliante, elle reprit:

--Si tu as des chagrins, et que tu puisses me les dire, cela te soulagerait
peut-être.... Hier, tu es rentré si triste! Il ne faut pas te laisser
abattre ainsi. J'ai passé une nuit bien inquiète, je suis venue trois fois
écouter à ta porte, tourmentée par l'idée que tu souffrais.

Si doucement qu'elle eût parlé, ce fut comme un coup de fouet qui le
cingla. Dans son affaiblissement maladif, une secousse de brusque colère
lui fit repousser le livre et se dresser, frémissant.

--Alors, tu m'espionnes, je ne peux pas même me retirer dans ma chambre,
sans qu'on vienne coller l'oreille aux murs.... Oui, on écoute jusqu'au
battement de mon coeur, on guette ma mort, pour tout saccager, tout brûler
ici....

Et sa voix montait, et toute sa souffrance injuste s'exhalait en plaintes
et en menaces.

--Je te défends de t'occuper de moi.... As-tu autre chose à me dire? As-tu
réfléchi, peux-tu mettre ta main dans la mienne, loyalement, en me disant
que nous sommes d'accord?

Mais elle ne répondait plus, elle continuait seulement à le regarder de ses
grands yeux clairs, dans sa franchise à vouloir se garder encore; tandis
que lui, exaspéré davantage par cette attitude, perdait toute mesure.

Il bégaya, il la chassa du geste.

--Va-t'en! va-t'en!... Je ne veux pas que tu restes près de moi! je ne veux
pas que des ennemis restent près de moi! je ne veux pas qu'on reste près de
moi, à me rendre fou!

Elle s'était levée, très pâle. Elle s'en alla toute droite, sans se
retourner, en emportant son ouvrage.

Pendant le mois qui suivit, Pascal essaya de se réfugier dans un travail
acharné de toutes les heures. Il s'entêtait maintenant les journées
entières, seul dans la salle, et il passait même les nuits, à reprendre
d'anciens documents, à refondre tous ses travaux sur l'hérédité. On aurait
dit qu'une rage l'avait saisi de se convaincre de la légitimité de ses
espoirs, de forcer la science à lui donner la certitude que l'humanité
pouvait être refaite, saine enfin et supérieure. Il ne sortait plus,
abandonnait ses malades, vivait dans ses papiers, sans air, sans exercice.
Et, au bout d'un mois de ce surmenage, qui le brisait sans apaiser ses
tourments domestiques, il tomba à un tel épuisement nerveux, que la
maladie, depuis quelque temps en germe, se déclara avec une violence
inquiétante.

Pascal, à présent, lorsqu'il se levait, le matin, se sentait anéanti de
fatigue, plus appesanti et plus las qu'il n'était la veille, en se
couchant. C'était ainsi une continuelle détresse de tout son être, les
jambes molles après cinq minutes de marche, le corps broyé au moindre
effort, ne pouvant faire un mouvement, sans qu'il y eût au bout l'angoisse
d'une souffrance. Parfois, le sol lui semblait avoir une brusque
oscillation sous ses pieds. Des bourdonnements continus l'étourdissaient,
des éblouissements lui faisaient fermer les paupières, comme sous la menace
d'une grêle d'étincelles. Il était pris d'une horreur du vin, ne mangeait
guère, digérait mal. Puis, dans l'apathie de cette paresse croissante,
éclataient des emportements soudains, des folies d'inutile activité.
L'équilibre se trouvait rompu, sa faiblesse irritable se jetait aux
extrêmes, sans raison aucune. Pour la plus légère émotion, des larmes lui
emplissaient les yeux. Il avait fini par s'enfermer, dans des crises de
désespérance telles, qu'il pleurait à gros sanglots, pendant des heures, en
dehors de tout chagrin immédiat, écrasé sous la seule et immense tristesse
des choses.

Mais son mal redoubla, surtout, après un de ses voyages à Marseille, une de
ces fugues de vieux garçon qu'il faisait parfois. Peut-être avait-il espéré
une distraction violente, un soulagement, dans une débauche. Il ne resta
que deux jours, il revint comme foudroyé, frappé de déchéance, avec la face
hantée d'un homme qui a perdu sa virilité d'homme. C'était une honte
inavouable, une peur que l'enragement des tentatives avait changée en
certitude, et qui allait augmenter sa sauvagerie d'amant timide. Jamais il
n'avait donné à cette chose une importance. Il en fut désormais possédé,
bouleversé, éperdu de misère, jusqu'à songer au suicide. Il avait beau se
dire que cela était passager sans doute, qu'une cause morbide devait être
au fond: le sentiment de son impuissance ne l'en déprimait pas moins; et il
était, devant les femmes, comme les garçons trop jeunes que le désir fait
bégayer.

Vers la première semaine de décembre, Pascal fut pris de névralgies
intolérables. Des craquements dans les os du crâne lui faisaient croire, à
chaque instant, que sa tête allait se fendre. Avertie, la vieille madame
Rougon se décida, un jour, à venir prendre des nouvelles de son fils. Mais
elle fila dans la cuisine, voulant causer avec Martine d'abord. Celle-ci,
l'air effaré et désolé, lui conta que monsieur devenait fou, sûrement; et
elle dit ses allures singulières, les piétinements continus dans sa
chambre, tous les tiroirs fermés à clef, les rondes qu'il faisait du haut
en bas de la maison, jusqu'à des deux heures du matin. Elle en avait les
larmes aux yeux, elle finit par hasarder l'opinion qu'un diable était entré
peut-être dans le corps de monsieur, et qu'on ferait bien d'avertir le curé
de Saint-Saturnin.

--Un homme si bon, répétait-elle, et pour lequel on se laisserait couper en
quatre! Est-ce malheureux qu'on ne puisse le mener à l'église, ce qui le
guérirait tout de suite, certainement!

Mais Clotilde, qui avait entendu la voix de sa grand'mère Félicité, entra.
Elle aussi errait par les pièces vides, vivait le plus souvent dans le
salon abandonné du rez-de-chaussée. Du reste, elle ne parla pas, écouta
simplement, de son air de réflexion et d'attente.

--Ah! c'est toi, mignonne. Bonjour!... Martine me raconte que Pascal a un
diable qui lui est entré dans le corps. C'est bien mon opinion aussi;
seulement, ce diable-là s'appelle l'orgueil. Il croit qu'il sait tout, il
est à la fois le pape et l'empereur, et naturellement, lorsqu'on ne dit pas
comme lui, ça l'exaspère.

Elle haussait les épaules, elle était pleine d'un infini dédain.

--Moi, ça me ferait rire, si ce n'était si triste.... Un garçon qui ne sait
justement rien de rien, qui n'a pas vécu, qui est resté sottement enfermé
au fond de ses livres. Mettez-le dans un salon, il est innocent comme
l'enfant qui vient de naître. Et les femmes, il ne les connaît seulement
pas....

Oubliant devant qui elle parlait, cette jeune fille et cette servante, elle
baissait la voix, d'un air de confidence.

--Dame! ça se paye aussi, d'être trop sage. Ni femme, ni maîtresse, ni
rien. C'est ça qui a fini par lui tourner sur le cerveau.

Clotilde ne bougea pas. Seules, ses paupières s'abaissèrent lentement sur
ses grands yeux réfléchis; puis, elle les releva, elle garda son attitude
de créature murée, ne pouvant rien dire de ce qui se passait en elle.

--Il est en haut, n'est-ce pas? reprit Félicité. Je suis venue pour le
voir, car il faut que ça finisse, c'est trop bête!

Et elle monta, pendant que Martine se remettait à ses casseroles et que
Clotilde errait de nouveau par la maison vide.

En haut, dans la salle, Pascal s'était comme stupéfié, la face sur un livre
grand ouvert. Il ne pouvait plus lire, les mots fuyaient, s'effaçaient,
n'avaient aucun sens. Mais il s'obstinait, il agonisait de perdre jusqu'à
sa faculté de travail, si puissante jusque-là. Et sa mère, tout de suite,
le gourmanda, lui arracha le livre, qu'elle jeta au loin, sur une table, en
criant que, lorsqu'on était malade, on se soignait. Il s'était levé, avec
un geste de colère, prêt à la chasser, ainsi qu'il avait chassé Clotilde.
Puis, par un dernier effort de volonté, il redevint déférent.

--Ma mère, vous savez bien que je n'ai jamais voulu discuter avec vous....
Laissez-moi, je vous en prie.

Elle ne céda pas, l'entreprit sur sa continuelle méfiance. C'était lui qui
se donnait la fièvre, à toujours croire que des ennemis l'entouraient de
pièges, le guettaient pour le dévaliser. Est-ce qu'un homme de bon sens
allait s'imaginer qu'on le persécutait ainsi? Et, d'autre part, elle
l'accusa de s'être trop monté la tête, avec sa découverte, sa fameuse
liqueur qui guérissait toutes les maladies. Ça ne valait rien non plus de
se croire le bon Dieu. D'autant plus que les déceptions étaient alors
cruelles; et elle fit une allusion à Lafouasse, à cet homme qu'il avait
tué: naturellement, elle comprenait que ça ne devait pas lui avoir été
agréable, car il y avait de quoi en prendre le lit.

Pascal, qui se contenait toujours, les yeux à terre, se contenta de
répéter:

--Ma mère, je vous en prie, laissez-moi.

--Eh! non, je ne veux pas te laisser, cria-t-elle avec son impétuosité
ordinaire, malgré son grand âge. Je suis justement venue pour te bousculer
un peu, pour te sortir de cette fièvre où tu te ronges.... Non, ça ne peut
pas durer ainsi, je n'entends pas que nous redevenions la fable de la ville
entière, avec tes histoires.... Je veux que tu te soignes.

Il haussa les épaules, il dit à voix basse, comme à lui-même, d'un air de
constatation inquiète:

--Je ne suis pas malade.

Mais, du coup, Félicité sursauta, hors d'elle.

--Comment, pas malade! comment, pas malade!... Il n'y a vraiment qu'un
médecin pour ne pas se voir.... Eh! mon pauvre garçon, tous ceux qui
t'approchent en sont frappés; tu deviens fou d'orgueil et de peur!

Cette fois, Pascal releva vivement la tête, et il la regarda droit dans les
yeux, tandis qu'elle continuait:

--Voilà ce que j'avais à te dire, puisque personne n'a voulu s'en charger.
N'est-ce pas? tu es d'un âge à savoir ce que tu dois faire.... On réagit,
on pense à autre chose, on ne se laisse pas envahir par l'idée fixe,
surtout quand on est d'une famille pareille à la nôtre.... Tu la connais.
Méfie-toi, soigne-toi.

Il avait pâli, il la regardait toujours fixement, comme s'il l'eût sondée,
pour savoir ce qu'il y avait d'elle en lui. Et il se contenta de répondre:

--Vous avez raison, ma mère.... Je vous remercie.

Puis, lorsqu'il fut seul, il retomba assis devant sa table, il voulut
reprendre la lecture de son livre. Mais, pas plus qu'auparavant, il
n'arriva à fixer assez son attention, pour comprendre les mots dont les
lettres se brouillaient devant ses yeux. Et les paroles prononcées par sa
mère bourdonnaient à ses oreilles, une angoisse qui montait en lui depuis
quelque temps, grandissait, se fixait, le hantait maintenant d'un danger
immédiat, nettement défini. Lui qui, deux mois plus tôt, se vantait si
triomphalement de n'en être pas, de la famille, allait-il donc recevoir le
plus affreux des démentis? Aurait-il la douleur de voir la tare renaître en
ses moelles, roulerait-il à l'épouvante de se sentir aux griffes du monstre
héréditaire? Sa mère l'avait dit: il devenait fou d'orgueil et de peur.
L'idée souveraine, la certitude exaltée qu'il avait d'abolir la souffrance,
de donner de la volonté aux hommes, de refaire une humanité bien portante
et plus haute, ce n'était sûrement là que le début de la folie des
grandeurs. Et, dans sa crainte d'un guet-apens, dans son besoin de guetter
les ennemis qu'il sentait acharnés à sa perte, il reconnaissait aisément
les symptômes du délire de la persécution. Tous les accidents de la race
aboutissaient à ce cas terrible: la folie à brève échéance, puis la
paralysie générale, et la mort.

Dès ce jour, Pascal fut possédé. L'état d'épuisement nerveux, où le
surmenage et le chagrin l'avaient réduit, le livrait, sans résistance
possible, à cette hantise de la folie et de la mort. Toutes les sensations
morbides qu'il éprouvait, la fatigue immense à son lever, les
bourdonnements, les éblouissements, jusqu'à ses mauvaises digestions et à
ses crises de larmes, s'ajoutaient, une à une, comme des preuves certaines
du détraquement prochain dont il se croyait menacé. Il avait complètement
perdu, pour lui-même, son diagnostic si délicat de médecin observateur; et,
s'il continuait à raisonner, c'était pour tout confondre et tout pervertir,
sous la dépression morale et physique où il se traînait. Il ne
s'appartenait plus, il était comme fou, à se convaincre, heure par heure,
qu'il devait le devenir.

Les journées entières de ce pâle décembre furent employées par lui à
s'enfoncer davantage dans son mal. Chaque matin, il voulait échapper à la
hantise; mais il revenait quand même s'enfermer au fond de la salle, il y
reprenait l'écheveau embrouillé de la veille. La longue étude qu'il avait
faite de l'hérédité, ses recherches considérables, ses travaux, achevaient
de l'empoisonner, lui fournissaient des causes sans cesse renaissantes
d'inquiétude. A la continuelle question qu'il se posait sur son cas
héréditaire, les dossiers étaient là qui répondaient par toutes les
combinaisons possibles. Elles se présentaient si nombreuses, qu'il s'y
perdait, maintenant. S'il s'était trompé, s'il ne pouvait se mettre à part,
comme un cas remarquable d'innéité, devait-il se ranger dans l'hérédité en
retour, sautant une, deux ou même trois générations? Son cas était-il plus
simplement une manifestation de l'hérédité larvée, ce qui apportait une
preuve nouvelle à l'appui de sa théorie du plasma germinatif? ou bien ne
fallait-il voir là que la singularité des ressemblances successives, la
brusque apparition d'un ancêtre inconnu, au déclin de sa vie? Dès ce
moment, il n'eut plus de repos, lancé à la trouvaille de son cas, fouillant
ses notes, relisant ses livres. Et il s'analysait, épiait la moindre de ses
sensations, pour en tirer des faits, sur lesquels il pût se juger. Les
jours où son intelligence était plus paresseuse, où il croyait éprouver des
phénomènes de vision particuliers, il inclinait à une prédominance de la
lésion nerveuse originelle; tandis que, s'il pensait être pris par les
jambes, les pieds lourds et douloureux, il s'imaginait subir l'influence
indirecte de quelque ascendant venu du dehors. Tout s'emmêlait, il arrivait
à ne plus se reconnaître, au milieu des troubles imaginaires qui secouaient
son organisme éperdu. Et, chaque soir, la conclusion était la même, le même
glas sonnait dans son crâne: l'hérédité, l'effrayante hérédité, la peur de
devenir fou.

Dans les premiers jours de janvier, Clotilde assista, sans le vouloir, à
une scène qui lui serra le coeur. Elle était devant une des fenêtres de la
salle, à lire, cachée par le haut dossier de son fauteuil, lorsqu'elle vit
entrer Pascal, disparu, cloîtré au fond de sa chambre, depuis la veille. Il
tenait, des deux mains, grande ouverte sous ses yeux, une feuille de papier
jauni, dans laquelle elle reconnut l'Arbre généalogique. Il était si
absorbé, les regards si fixes, qu'elle aurait pu se montrer, sans qu'il la
remarquât. Et il étala l'Arbre sur la table, il continua à le considérer
longuement, de son air terrifié d'interrogation, peu à peu vaincu et
suppliant, les joues mouillées de larmes. Pourquoi, mon Dieu! l'Arbre ne
voulait-il pas lui répondre, lui dire de quel ancêtre il tenait, pour qu'il
inscrivît son cas, sur sa feuille à lui, à côté des autres? S'il devait
devenir fou, pourquoi l'Arbre ne le lui disait-il pas nettement, ce qui
l'aurait calmé, car il croyait ne souffrir que de l'incertitude? Mais ses
larmes lui brouillaient la vue, et il regardait toujours, il s'anéantissait
dans ce besoin de savoir, où sa raison finissait par chanceler.
Brusquement, Clotilde dut se cacher, en le voyant se diriger vers
l'armoire, qu'il ouvrit à double battant. Il empoigna les dossiers, les
lança sur la table, les feuilleta avec fièvre. C'était la scène de la
terrible nuit d'orage qui recommençait, le galop de cauchemar, le défilé de
tous ces fantômes, évoqués, surgissant de l'amas des paperasses. Au
passage, il jetait à chacun d'eux une question, une prière ardente,
exigeant l'origine de son mal, espérant un mot, un murmure qui lui
donnerait une certitude. D'abord, il n'avait eu qu'un balbutiement
indistinct; puis, des paroles s'étaient formulées, des lambeaux de phrase.

--Est-ce toi?... Est-ce toi?... Est-ce toi?... O vieille mère, notre mère à
tous, est-ce toi qui dois me donner ta folie?... Est-ce toi, l'oncle
alcoolique, le vieux bandit d'oncle, dont je vais payer l'ivrognerie
invétérée?... Est-ce toi, le neveu ataxique, ou toi, le neveu mystique, ou
toi encore, la nièce idiote, qui m'apportez la vérité, en me montrant une
des formes de la lésion dont je souffre?... Est-ce toi plutôt le
petit-cousin qui s'est pendu, ou toi, le petit-cousin qui a tué, ou toi, la
petite-cousine qui est morte de pourriture, dont les fins tragiques
m'annoncent la mienne, la déchéance au fond d'un cabanon, l'abominable
décomposition de l'être?

Et le galop continuait, ils se dressaient tous, ils passaient tous d'un
train de tempête. Les dossiers s'animaient, s'incarnaient, se bousculaient,
en un piétinement d'humanité souffrante.

--Ah! qui me dira, qui me dira, qui me dira?... Est-ce celui-ci qui est
mort fou? celle-ci qui a été emportée par la phtisie? celui-ci que la
paralysie a étouffé? celle-ci que sa misère physiologique a tuée toute
jeune?... Chez lequel est le poison dont je vais mourir? Quel est-il,
hystérie, alcoolisme, tuberculose, scrofule? Et que va-t-il faire de moi,
un épileptique, un ataxique ou un fou?... Un fou! qui est-ce qui a dit un
fou? Ils le disent tous, un fou, un fou, un fou!

Des sanglots étranglèrent Pascal. Il laissa tomber sa tête défaillante au
milieu des dossiers, il pleura sans fin, secoué de frissons. Et Clotilde,
prise d'une sorte de terreur religieuse, en sentant passer la fatalité qui
régit les races, s'en alla doucement, retenant son souffle; car elle
comprenait bien qu'il aurait eu une grande honte, s'il avait pu la
soupçonner là.

De longs accablements suivirent. Janvier fut très froid. Mais le ciel
restait d'une pureté admirable, un éternel soleil luisait dans le bleu
limpide; et, à la Souleiade, les fenêtres de la salle, tournées au midi,
formaient serre, entretenaient là une douceur de température délicieuse. On
ne faisait pas même de feu, le soleil, ne quittait pas la pièce, une nappe
d'or pâle, où des mouches, épargnées par l'hiver, volaient lentement. Il
n'y avait aucun autre bruit que le frémissement de leurs ailes. C'était une
tiédeur dormante et close, comme un coin de printemps conservé dans la
vieille maison.

Ce fut là qu'un matin Pascal entendit, à son tour, la fin d'une
conversation, qui aggrava sa souffrance. Il ne sortait plus guère de sa
chambre avant le déjeuner, et Clotilde venait de recevoir le docteur Ramond
dans la salle, où ils s'étaient mis à causer doucement, l'un près de
l'autre, au milieu du clair soleil.

Pour la troisième fois, Ramond se présentait depuis huit jours. Des
circonstances personnelles, la nécessité surtout d'asseoir définitivement
sa situation de médecin à Plassans, l'obligeaient à ne pas différer plus
longtemps son mariage; et il voulait obtenir de Clotilde une réponse
décisive. Deux fois déjà, des tiers, s'étant trouvés là, l'avaient empêché
de parler. Comme il désirait ne la tenir que d'elle-même, il avait résolu
de s'en expliquer directement, dans une conversation de franchise. Leur
camaraderie, leurs têtes raisonnables et droites à tous deux,
l'autorisaient à cette démarche. Et il termina, souriant, les yeux dans les
siens.

--Je vous assure, Clotilde, que c'est le dénouement le plus sage.... Vous
le savez, voici longtemps que je vous aime. J'ai pour vous une tendresse et
une estime profondes.... Mais cela ne suffirait peut-être pas, il y a
encore que nous nous entendrons parfaitement et que nous serons très
heureux ensemble, j'en suis certain.

Elle n'avait pas baissé les regards, elle le regardait franchement, elle
aussi, avec un amical sourire. Il était vraiment très beau, dans toute la
force de la jeunesse.

--Pourquoi, demanda-t-elle, n'épousez-vous pas mamoiselle Lévêque, la fille
de l'avoué? Elle est plus jolie, plus riche que moi, et je sais qu'elle
serait si heureuse.... Mon bon ami, j'ai peur que vous ne fassiez une
sottise en me choisissant.

Il ne s'impatienta pas, l'air toujours convaincu de la sagesse de sa
détermination.

--Mais je n'aime pas mademoiselle Lévêque et je vous aime.... D'ailleurs,
j'ai réfléchi à tout, je vous répète que je sais très bien ce que je fais.
Dites oui, vous n'avez vous-même pas de meilleur parti à prendre.

Alors, elle devint grave, et une ombre passa sur son visage, l'ombre de ces
réflexions, de ces luttes intérieures, presque inconscientes, qui la
tenaient muette depuis de longs jours.

--Eh bien! mon ami, puisque c'est tout à fait sérieux, permettez-moi de ne
pas vous répondre aujourd'hui, accordez-moi quelques semaines encore....
Maître est vraiment très malade, je suis moi-même troublée; et vous ne
voudriez pas me devoir à un coup de tête.... Je vous assure, à mon tour,
que j'ai pour vous beaucoup d'affection. Mais ce serait mal de se décider
en ce moment, la maison est trop malheureuse.... C'est entendu, n'est-ce
pas? Je ne vous ferai pas attendre longtemps.

Et, pour changer la conversation, elle ajouta:

--Oui, maître m'inquiète. Je voulais vous voir, vous dire cela, à vous....
L'autre jour, je l'ai surpris pleurant à chaudes larmes, et il est certain
pour moi que la peur de devenir fou le hante.... Avant-hier, quand vous
avez causé avec lui, j'ai vu que vous l'examiniez. Très franchement, que
pensez-vous de son état? Est-il en danger?

Le docteur Ramond se récria.

--Mais non! Il s'est surmené, il s'est détraqué, voilà tout!... Comment un
homme de sa valeur, qui s'est tant occupé des maladies nerveuses, peut-il
se tromper à ce point? En vérité, c'est désolant, si les cerveaux les plus
clairs et les plus vigoureux ont de pareilles fuites!... Dans son cas, sa
trouvaille des injections hypodermiques serait souveraine. Pourquoi ne se
pique-t-il pas?

Et, comme la jeune fille disait d'un signe désespéré qu'il ne l'écoutait
plus, qu'elle ne pouvait même plus lui adresser la parole, il ajouta:

--Eh bien! moi, je vais lui parler.

Ce fut à ce moment que Pascal sortit de sa chambre, attiré par le bruit des
voix. Mais, en les apercevant tous deux, si près l'un de l'autre, si
animés, si jeunes et si beaux, dans le soleil, comme vêtus de soleil, il
s'arrêta sur le seuil. Et ses yeux s'élargirent, sa face pâle se décomposa.

Ramond avait pris la main de Clotilde, voulant la retenir un instant
encore.

--C'est promis, n'est-ce pas? Je désire que le mariage ait lieu cet été....
Vous savez combien je vous aime, et j'attends votre réponse.

--Parfaitement, répondit-elle. Avant un mois, tout sera réglé.

Un éblouissement fit chanceler Pascal. Voilà maintenant que ce garçon, un
ami, un élève, s'introduisait dans sa maison pour lui voler son bien! Il
aurait dû s'attendre à ce dénouement, et la brusque nouvelle d'un mariage
possible le surprenait, l'accablait comme une catastrophe imprévue, où sa
vie achevait de crouler. Cette créature qu'il avait faite, qu'il croyait à
lui, elle s'en irait donc sans regret, elle le laisserait agoniser seul,
dans son coin! La veille encore, elle l'avait tant fait souffrir, qu'il
s'était demandé s'il n'allait pas se séparer d'elle, l'envoyer à son frère,
qui la réclamait toujours. Un instant même, il venait de se résoudre à
cette séparation, pour leur paix à tous deux. Et, brutalement, de la
trouver là avec cet homme, de l'entendre promettre une réponse, de penser
qu'elle se marierait, qu'elle le quitterait bientôt, cela lui donnait un
coup de couteau dans le coeur.

Il marcha pesamment, les deux jeunes gens se tournèrent et furent un peu
gênés.

--Tiens! maître, nous parlions de vous, finit par dire gaiement Ramond.
Oui, nous complotions, puisqu'il faut l'avouer.... Voyons, pourquoi ne vous
soignez-vous pas? Vous n'avez rien de sérieux, vous vous remettriez sur
pied en quinze jours.

Pascal, qui s'était laissé tomber sur une chaise, continuait à les
regarder. Il eut la force de se vaincre, rien ne parut sur son visage de la
blessure qu'il avait reçue. Il en mourrait sûrement, et personne au monde
ne se douterait du mal qui l'emportait. Mais ce fut pour lui un soulagement
que de pouvoir se fâcher, en refusant avec violence d'avaler seulement un
verre de tisane.

--Me soigner! à quoi bon?... Est-ce que ce n'en est pas fini, de ma vieille
carcasse?

Ramond insista, avec son sourire d'homme calme.

--Vous êtes plus solide que nous tous. C'est un accident, et vous savez
bien que vous avez le remède.... Piquez-vous....

Il ne put continuer, et ce fut le comble. Pascal s'exaspérait, demandait si
l'on voulait qu'il se tuât, comme il avait tué Lafouasse. Ses piqûres! une
jolie invention dont il avait lieu d'être fier! Il niait la médecine, il
jurait de ne plus toucher à un malade. Quand on n'était plus bon à rien, on
crevait, et ça valait mieux pour tout le monde. C'était, d'ailleurs, ce
qu'il allait s'empresser de faire, le plus vite possible....

--Bah! bah! conclut Ramond, en se décidant à prendre congé, par crainte de
l'exciter davantage, je vous laisse Clotilde, et je suis bien
tranquille.... Clotilde arrangera ça.

Mais Pascal, ce matin-là, avait reçu le coup suprême. Il s'alita dès le
soir, resta jusqu'au lendemain soir sans vouloir ouvrir la porte de sa
chambre. Vainement, Clotilde finit par s'inquiéter, tapa violemment du
poing: pas un souffle, rien ne répondit. Martine vint elle-même, supplia
monsieur, à travers la serrure, de lui répondre au moins qu'il n'avait
besoin de rien. Un silence de mort régnait, il semblait que la chambre fût
vide. Puis, le matin du second jour, comme la jeune fille, par hasard,
tournait le bouton, la porte céda; peut-être, depuis des heures,
n'était-elle plus fermée. Et elle put entrer librement dans cette pièce où
elle n'avait jamais mis les pieds, une grande pièce que son exposition au
nord rendait froide, où elle n'aperçut qu'un petit lit de fer sans rideaux,
un appareil à douches dans un coin, une longue table de bois noir, des
chaises, et sur la table, sur des planches, le long des murs, toute une
alchimie, des mortiers, des fourneaux, des machines, des trousses. Pascal,
levé, habillé, était assis au bord de son lit, qu'il s'était épuisé à
refaire lui-même.

--Tu ne veux donc pas que je te soigne? demanda-t-elle, émue et craintive,
en n'osant trop s'avancer.

Il eut un geste d'abattement.

--Oh! tu peux entrer, je ne te battrai pas, je n'en ai plus la force.

Et, dès ce jour, il la toléra autour de lui, il lui permit de le servir.
Mais il avait pourtant des caprices, il ne voulait pas qu'elle entrât,
lorsqu'il était couché, pris d'une sorte de pudeur maladive; et il la
forçait à lui envoyer Martine. D'ailleurs, il restait au lit rarement, se
traînait de chaise en chaise, dans son impuissance à faire un travail
quelconque. Le mal s'était encore aggravé, il en arrivait au désespoir de
tout, ravagé de migraines et de vertiges d'estomac, sans force, comme il le
disait, pour mettre un pied devant l'autre, convaincu chaque matin qu'il
coucherait le soir aux Tulettes, fou à lier. Il maigrissait, il avait une
face douloureuse, d'une beauté tragique, sous le flot de ses cheveux
blancs, qu'il continuait à peigner par une dernière coquetterie. Et, s'il
acceptait qu'on le soignât, il refusait rudement tout remède, dans le doute
où il était tombé de la médecine.

Clotilde, alors, n'eut plus d'autre préoccupation que lui. Elle se
détachait du reste, elle était allée d'abord aux messes basses, puis elle
avait cessé complètement de se rendre à l'église. Dans son impatience d'une
certitude et du bonheur, il semblait qu'elle commençât à se contenter par
cet emploi de toutes ses minutes, autour d'un être cher, qu'elle aurait
voulu revoir bon et joyeux. C'était un don de sa personne, un oubli
d'elle-même, un besoin de faire son bonheur du bonheur d'un autre: et cela
inconsciemment, sous la seule impulsion de son coeur de femme, au milieu de
cette crise qu'elle traversait, qui la modifiait profondément, sans qu'elle
en raisonnât. Elle se taisait toujours sur le désaccord qui les avait
séparés, elle n'avait pas l'idée encore de se jeter à son cou, en lui
criant qu'elle était à lui, qu'il pouvait revivre, puisqu'elle se donnait.
Dans sa pensée, elle n'était qu'une fille tendre, le veillant, comme une
autre parente l'aurait veillé. Et cela était très pur, très chaste, des
soins délicats, de continuelles prévenances, un tel envahissement de sa
vie, que les journées, maintenant, passaient rapides, exemptes du tourment
de l'au delà, pleines de l'unique souhait de le guérir.

Mais où elle eut à soutenir une véritable lutte, ce fut pour le décider à
se piquer. Il s'emportait, niait sa découverte, se traitait d'imbécile. Et
elle aussi criait. C'était elle, à présent, qui avait foi en la science,
qui s'indignait de le voir douter de son génie. Longtemps, il résista;
puis, affaibli, cédant à l'empire qu'elle prenait, il voulut simplement
s'éviter la tendre querelle qu'elle lui cherchait chaque matin. Dès les
premières piqûres, il éprouva un grand soulagement, bien qu'il refusât d'en
convenir. La tête se dégageait, les forces revenaient peu à peu. Aussi
triompha-t-elle, prise pour lui d'un élan d'orgueil, exaltant sa méthode,
se révoltant de ce qu'il ne s'admirât pas lui-même, comme un exemple des
miracles qu'il pouvait faire. Il souriait, il commençait à voir clair dans
son cas. Ramond avait dit vrai, il ne devait y avoir eu là que de
l'épuisement nerveux. Peut-être, tout de même, finirait-il par s'en tirer.

--Eh! c'est toi qui me guéris, petite fille, disait-il, sans vouloir avouer
son espoir. Les remèdes, vois-tu, ça dépend de la main qui les donne.

La convalescence traîna, dura tout le mois de février. Le temps restait
clair et froid, pas un jour le soleil ne cessa de chauffer la salle, de son
bain de pâles rayons. Et il y eut pourtant des rechutes de noires
tristesses, des heures où le malade retombait à ses épouvantes; tandis que
sa gardienne, désolée, devait aller s'asseoir à l'autre bout de la pièce,
pour ne pas l'irriter davantage. De nouveau, il désespérait de la guérison.
Il devenait amer, d'une ironie agressive.

Ce fut par un de ces mauvais jours que Pascal, s'étant approché d'une
fenêtre, aperçut son voisin, M. Bellombre, le professeur retraité, en train
de faire le tour de ses arbres, pour voir s'ils avaient beaucoup de boutons
à fruit. La vue du vieillard si correct et si droit, d'un beau calme
d'égoïsme, sur lequel la maladie ne semblait avoir jamais eu de prise, le
jeta brusquement hors de lui.

--Ah! gronda-t-il, en voilà un qui ne se surmènera jamais, qui ne risquera
jamais sa peau à se faire du chagrin!

Et il partit de là, entama un éloge ironique de l'égoïsme. Être tout seul
au monde, n'avoir pas un ami, pas une femme, pas un enfant à soi, quelle
félicité! Ce dur avare qui, pendant quarante ans, n'avait eu qu'à gifler
les enfants des autres, qui s'était retiré à l'écart, sans un chien, avec
un jardinier muet et sourd, plus âgé que lui, ne représentait-il pas la
plus grande somme de bonheur possible sur la terre? Pas une charge, pas un
devoir, pas une préoccupation autre que celle de sa chère santé! C'était un
sage, il vivrait cent ans.

--Ah! la peur de la vie! décidément, il n'y a point de lâcheté
meilleure.... Dire que j'ai parfois le regret de n'avoir pas ici un enfant
à moi! Est-ce qu'on a le droit de mettre au monde des misérables? Il faut
tuer l'hérédité mauvaise, tuer la vie.... Le seul honnête homme, tiens!
c'est ce vieux lâche!

M. Bellombre, paisiblement, au soleil de mars, continuait à faire le tour
de ses poiriers. Il ne risquait pas un mouvement trop vif, il économisait
sa verte vieillesse. Comme il venait de rencontrer un caillou dans l'allée,
il l'écarta du bout de sa canne, puis passa sans hâte.

--Regarde-le donc!... Est-il bien conservé, est-il beau, a-t-il toutes les
bénédictions du ciel dans sa personne! Je ne connais personne de plus
heureux.

Clotilde, qui se taisait, souffrait de cette ironie de Pascal, qu'elle
devinait si douloureuse. Elle qui, d'habitude, défendait M. Bellombre,
sentait en elle monter une protestation. Des larmes lui vinrent aux
paupières, et elle répondit simplement, à voix basse:

--Oui, mais il n'est pas aimé.

Cela, du coup, fit cesser la pénible scène. Pascal, comme s'il avait reçu
un choc, se retourna, la regarda. Un subit attendrissement lui mouillait
aussi les yeux; et il s'éloigna pour ne pas pleurer.

Des jours encore se passèrent, au milieu de ces alternatives de bonnes et
de mauvaises heures. Les forces ne revenaient que très lentement, et ce qui
le désespérait, c'était de ne pouvoir se remettre au travail, sans être
pris de sueurs abondantes. S'il s'était obstiné, il se serait sûrement
évanoui. Tant qu'il ne travaillerait pas, il sentait bien que la
convalescence traînerait. Cependant, il s'intéressait de nouveau à ses
recherches accoutumées, il relisait les dernières pages qu'il avait
écrites; et, avec ce réveil du savant en lui, reparaissaient ses
inquiétudes d'autrefois. Un moment, il était tombé à une telle dépression,
que la maison entière avait comme disparu: on aurait pu le piller, tout
prendre, tout détruire, qu'il n'aurait pas même eu la conscience du
désastre. Maintenant, il se remettait aux aguets, il tâtait sa poche, pour
bien s'assurer que la clef de l'armoire s'y trouvait.

Mais, un matin, comme il s'était oublié au lit et qu'il sortait seulement
de sa chambre vers onze heures, il aperçut Clotilde dans la salle,
tranquillement occupée à faire un pastel très exact d'une branche
d'amandier fleurie. Elle leva la tête, souriante; et, prenant une clef,
posée près d'elle, sur son pupitre, elle voulut la lui donner.

--Tiens! maître.

Étonné, sans comprendre encore, il examinait l'objet qu'elle lui tendait.

--Quoi donc?

--C'est la clef de l'armoire que tu as dû laisser tomber de ta poche hier,
et que j'ai ramassée ici, ce matin.

Alors, Pascal la prit, avec une émotion extraordinaire. Il la regardait, il
regardait Clotilde. C'était donc fini? Elle ne le persécuterait plus, elle
ne s'enragerait plus à tout voler, à tout brûler? Et, la voyant très émue,
elle aussi, il en eut une joie immense au coeur.

Il la saisit, il l'embrassa.

--Ah! fillette, si nous pouvions n'être pas trop malheureux!

Puis, il alla ouvrir un tiroir de sa table, et il y jeta la clef, comme
autrefois.

Dès lors, il retrouva des forces, la convalescence marcha plus rapide. Des
rechutes étaient possibles encore, car il restait bien ébranlé. Mais il put
écrire, les journées furent moins lourdes. Le soleil s'était également
ragaillardi, la chaleur devenait déjà telle, dans la salle, qu'il fallait
parfois clore à demi les volets. Il refusait de recevoir, tolérait à peine
Martine, faisait répondre à sa mère qu'il dormait, quand elle venait
prendre de ses nouvelles, de loin en loin. Et il n'était content que dans
cette délicieuse solitude, soigné par la révoltée, l'ennemie d'hier,
l'élève soumise d'aujourd'hui. De longs silences régnaient entre eux, sans
qu'ils en fussent gênés. Ils réfléchissaient, ils rêvaient avec une infinie
douceur.

Pourtant, un jour, Pascal parut très grave. Il avait la conviction à
présent que son mal était purement accidentel et que la question d'hérédité
n'y avait joué aucun rôle. Mais cela ne l'emplissait pas moins d'humilité.

--Mon Dieu! murmura-t-il, que nous sommes peu de chose! Moi qui me croyais
si solide, qui étais si fier de ma saine raison! Voilà qu'un peu de chagrin
et un peu de fatigue ont failli me rendre fou!

Il se tut, réfléchit encore. Ses yeux s'éclairaient, il achevait de se
vaincre. Puis, dans un moment de sagesse et de courage, il se décida.

--Si je vais mieux, c'est pour toi surtout que ça me fait plaisir.

Clotilde, ne comprenant pas, leva la tête.

--Comment ça?

--Mais sans doute, à cause de ton mariage.... Maintenant, on va pouvoir
fixer une date.

Elle restait surprise.

--Ah! c'est vrai, mon mariage!

--Veux-tu que nous choisissions, dès aujourd'hui, la seconde semaine de
juin?

--Oui, la seconde semaine de juin, ce sera très bien.

Ils ne parlèrent plus, elle avait ramené les yeux sur le travail de couture
qu'elle faisait, tandis que lui, les regards au loin, restait immobile, le
visage grave.



VII


Ce jour-là, en arrivant à la Souleiade, la vieille madame Rougon aperçut
Martine dans le potager, en train de planter des poireaux; et, profitant de
la circonstance, elle se dirigea vers la servante, pour causer et tirer
d'elle des renseignements, avant d'entrer dans la maison.

Le temps passait, elle était désolée de ce qu'elle appelait la désertion de
Clotilde. Elle sentait bien que jamais plus elle n'aurait les dossiers par
elle. Cette petite se perdait, se rapprochait de Pascal, depuis qu'elle
l'avait soigné; et elle se pervertissait, à ce point, qu'elle ne l'avait
pas revue à l'église. Aussi en revenait-elle à son idée première,
l'éloigner, puis conquérir son fils, quand il serait seul, affaibli par la
solitude. Puisqu'elle n'avait pu la décider à suivre son frère, elle se
passionnait pour le mariage, elle aurait voulu la jeter dès le lendemain au
cou du docteur Ramond, mécontente des continuelles lenteurs. Et elle
accourait, cette après-midi-là, avec le besoin fiévreux de hâter les
choses.

--Bonjour, Martine.... Comment va-t-on ici?

La servante, agenouillée, les mains pleines de terre, leva sa face pâle,
qu'elle protégeait contre le soleil, à l'aide d'un mouchoir noué sur sa
coiffe.

--Mais comme toujours, madame, doucement.

Et elles causèrent. Félicité la traitait en confidente, en fille dévouée,
aujourd'hui de la famille, à laquelle on pouvait tout dire. Elle commença
par la questionner, voulut savoir si le docteur Ramond n'était pas venu le
matin. Il était venu, mais on n'avait pour sûr parlé que de choses
indifférentes. Alors, elle se désespéra, car elle-même avait vu le docteur,
la veille, et il s'était confié à elle, chagrin de n'avoir pas de réponse
définitive, pressé maintenant d'obtenir au moins la parole de Clotilde. Ça
ne pouvait durer ainsi, il fallait forcer la jeune fille à s'engager.

--Il est trop délicat, s'écria-t-elle. Je le lui avais dit, je savais bien
que, ce matin encore, il n'oserait pas la mettre au pied du mur.... Mais je
vais m'en mêler. Nous verrons si je n'oblige pas cette petite à prendre un
parti.

Puis, se calmant:

--Voilà mon fils debout, il n'a pas besoin d'elle.

Martine qui s'était remise à planter ses poireaux, la taille cassée en
deux, se redressa vivement.

--Ah! ça, pour sûr!

Et, sur son visage usé par trente ans de domesticité, une flamme se
rallumait. C'était qu'une plaie saignait en elle, depuis que son maître ne
la tolérait presque plus à son côté. Pendant toute sa maladie, il l'avait
écartée, acceptant de moins en moins ses services, finissant par lui fermer
la porte de sa chambre. Elle avait la sourde conscience de ce qui se
passait, une instinctive jalousie la torturait, dans son adoration pour ce
maître dont elle était restée la chose durant de si longues années.

--Pour sûr que nous n'avons pas besoin de mademoiselle!... Je suffis bien à
monsieur.

Alors, elle si discrète, parla de ses travaux de jardinage, dit qu'elle
trouvait le temps de faire les légumes, afin d'éviter quelques journées
d'homme. Sans doute, la maison était grande; mais, quand la besogne ne vous
faisait pas peur, on arrivait à en voir le bout. Puis, dès que mademoiselle
les aurait quittés, ce serait tout de même une personne de moins à servir.
Et ses yeux luisaient inconsciemment, à l'idée de la grande solitude, de la
paix heureuse où l'on vivrait, après ce départ.

Elle baissa la voix.

--Ça me fera de la peine, parce que monsieur en aura certainement beaucoup.
Jamais je n'aurais cru que je souhaiterais une pareille séparation....
Seulement, madame, je pense comme vous qu'il le faut, car j'ai grand'peur
que mademoiselle ne finisse par se gâter ici et que ce ne soit encore une
âme perdue pour le bon Dieu.... Ah! c'est triste, j'en ai le coeur si gros
souvent, qu'il éclate!

--Ils sont là-haut tous les deux, n'est-ce pas? dit Félicité. Je monte les
voir, et je me charge de les obliger à en finir.

Une heure plus tard, lorsqu'elle descendit, elle retrouva Martine qui se
traînait encore à genoux, dans la terre molle, achevant ses plantations. En
haut, dès les premiers mots, comme elle racontait qu'elle avait causé avec
le docteur Ramond et qu'il se montrait impatient de connaître son sort,
elle venait de voir Pascal l'approuver: il était grave, il hochait la tête,
comme pour dire que cette impatience lui semblait naturelle. Clotilde
elle-même, cessant de sourire, avait paru l'écouter avec déférence. Mais
elle témoignait quelque surprise. Pourquoi la pressait-on? Maître avait
fixé le mariage à la seconde semaine de juin, elle avait donc deux grands
mois devant elle. Très prochainement, elle en parlerait avec Ramond.
C'était si sérieux, le mariage, qu'on pouvait bien la laisser réfléchir et
ne s'engager qu'à la dernière minute. D'ailleurs, elle disait ces choses de
son air sage, en personne résolue à prendre un parti. Et Félicité avait du
se contenter de l'évident désir où ils étaient tous les deux que les choses
eussent le dénouement le plus raisonnable.

--En vérité, je crois que c'est fait, conclut-elle. Lui, ne paraît y mettre
aucun obstacle, et elle, n'a l'air que de vouloir agir sans hâte, en fille
qui entend s'interroger à fond, avant de s'engager pour la vie.... Je vais
encore lui laisser huit jours de réflexion.

Martine, assise sur ses talons, regardait la terre fixement, la face
envahie d'ombre.

--Oui, oui, murmura-t-elle à voix basse, mademoiselle réfléchit beaucoup
depuis quelque temps.... Je la trouve dans tous les coins. On lui parle,
elle ne vous répond pas. C'est comme les gens qui couvent une maladie et
qui ont les yeux à l'envers.... Il se passe des choses, elle n'est plus la
même, plus la même....

Et elle reprit le plantoir, elle enfonça un poireau, dans son entêtement au
travail; tandis que la vieille madame Rougon, un peu tranquillisée, s'en
allait, certaine du mariage, disait-elle.

Pascal, en effet, semblait accepter le mariage de Clotilde ainsi qu'une
chose résolue, inévitable. Il n'en avait plus reparlé avec elle; les rares
allusions qu'ils y faisaient entre eux, dans leurs conversations de toutes
les heures, les laissaient calmes; et c'était simplement comme si les deux
mois qu'ils avaient encore à vivre ensemble, devaient être sans fin, une
éternité dont ils n'auraient pas vu le bout. Elle, surtout, le regardait en
souriant, renvoyait à plus tard les ennuis, les partis à prendre, d'un joli
geste vague, qui s'en remettait à la vie bienfaisante. Lui, guéri,
retrouvant ses forces chaque jour, ne s'attristait qu'au moment de rentrer
dans la solitude de sa chambre, le soir, quand elle était couchée. Il avait
froid, un frisson le prenait, à songer qu'une époque allait venir où il
serait toujours seul. Était-ce donc la vieillesse commençante qui le
faisait grelotter ainsi? Cela, au loin, lui apparaissait comme une contrée
de ténèbres, dans laquelle il sentait déjà toutes ses énergies se
dissoudre. Et, alors, le regret de la femme, le regret de l'enfant
l'emplissait de révolte, lui tordait le coeur d'une intolérable angoisse.

Ah! que n'avait-il vécu! Certaines nuits, il arrivait à maudire la science,
qu'il accusait de lui avoir pris le meilleur de sa virilité. Il s'était
laissé dévorer par le travail, qui lui avait mangé le cerveau, mangé le
coeur, mangé les muscles. De toute cette passion solitaire, il n'était né
que des livres, du papier noirci que le vent emporterait sans doute, dont
les feuilles froides lui glaçaient les mains, lorsqu'il les ouvrait. Et pas
de vivante poitrine de femme à serrer contre la sienne, pas de tièdes
cheveux d'enfant à baiser! Il avait vécu seul dans sa couche glacée de
savant égoïste, il y mourrait seul. Vraiment, allait-il donc mourir ainsi?
ne goûterait-il pas au bonheur des simples portefaix, des charretiers dont
les fouets claquaient sous ses fenêtres? Il s'enfiévrait à l'idée qu'il
devait se hâter, car bientôt il ne serait plus temps. Toute sa jeunesse
inemployée, tous ses désirs refoulés et amassés lui remontaient alors dans
les veines, en un flot tumultueux. C'étaient des serments d'aimer encore,
de revivre pour épuiser les passions qu'il n'avait point bues, de goûter à
toutes, avant d'être un vieillard. Il frapperait aux portes, il arrêterait
les passants, il battrait les champs et la ville. Puis, le lendemain, quand
il s'était lavé à grande eau et qu'il quittait sa chambre, toute cette
fièvre se calmait, les tableaux brûlants s'effaçaient, il retombait à sa
timidité naturelle. Puis, la nuit suivante, la peur de la solitude le
rejetait à la même insomnie, son sang se rallumait, et c'étaient les mêmes
désespoirs, les mêmes rébellions, les mêmes besoins de ne pas mourir sans
avoir connu la femme.

Pendant ces nuits ardentes, les yeux grands ouverts dans l'obscurité, il
recommençait toujours le même rêve. Une fille des routes passait, une fille
de vingt ans, admirablement belle; et elle entrait s'agenouiller devant
lui, d'un air d'adoration soumise, et il l'épousait. C'était une de ces
pèlerines d'amour, comme on en trouve dans les anciennes histoires, qui
avait suivi une étoile pour venir rendre la santé et la force à un vieux
roi très puissant, couvert de gloire. Lui était le vieux roi, et elle
l'adorait, elle faisait ce miracle, avec ses vingt ans, de lui donner de sa
jeunesse. Il sortait triomphant de ses bras, il avait retrouvé la foi, le
courage en la vie. Dans une Bible du quinzième siècle qu'il possédait,
ornée de naïves gravures sur bois, une image surtout l'intéressait, le
vieux roi David rentrant dans sa chambre, la main posée sur l'épaule nue
d'Abisaïg, la jeune Sunamite. Et il lisait le texte, sur la page voisine:
«Le roi David, étant vieux, ne pouvait se réchauffer, quoiqu'on le couvrit
beaucoup. Ses serviteurs lui dirent donc: «Nous chercherons une jeune fille
vierge pour le roi notre seigneur, afin qu'elle se tienne en présence du
roi, qu'elle puisse l'amuser, et que, dormant près de lui, elle réchauffe
le roi notre seigneur.» Ils cherchèrent donc dans toutes les terres
d'Israël une fille qui fût jeune et belle; ils trouvèrent Abisaïg,
Sunamite, et l'amenèrent au roi; c'était une jeune fille, d'une grande
beauté; elle dormait auprès du roi, et elle le servait....» Ce frisson du
vieux roi, n'était-ce pas celui qui le glaçait maintenant, dès qu'il se
couchait seul, sous le plafond morne de sa chambre? Et la fille des routes,
la pèlerine d'amour que son rêve lui amenait, n'était-elle pas l'Abisaïg
dévotieuse et docile, la sujette passionnée se donnant toute à son maître,
pour son unique bien? Il la voyait toujours là, en esclave heureuse de
s'anéantir en lui, attentive à son moindre désir, d'une beauté si
éclatante, qu'elle suffisait à sa continuelle joie, d'une douceur telle,
qu'il se sentait près d'elle comme baigné d'une huile parfumée. Puis, à
feuilleter parfois l'antique Bible, d'autres gravures défilaient, son
imagination s'égarait au milieu de ce monde évanoui des patriarches et des
rois. Quelle foi en la longévité de l'homme, en sa force créatrice, en sa
toute-puissance sur la femme, ces extraordinaires histoires d'hommes de
cent ans fécondant encore leurs épouses, recevant leurs servantes dans leur
lit, accueillant les jeunes veuves et les vierges qui passent! C'était
Abraham centenaire, père d'Ismaël et d'Isaac, époux de sa soeur Sara,
maître obéi de sa servante Agar. C'était la délicieuse idylle de Ruth et de
Booz, la jeune veuve arrivant au pays de Bethléem, pendant la moisson des
orges, venant se coucher, par une nuit tiède, aux pieds du maître, qui
comprend le droit qu'elle réclame, et l'épouse, comme son parent par
alliance, selon la loi. C'était toute cette poussée libre d'un peuple fort
et vivace, dont l'oeuvre devait conquérir le monde, ces hommes à la
virilité jamais éteinte, ces femmes toujours fécondes, cette continuité
entêtée et pullulante de la race, au travers des crimes, des adultères, des
incestes, des amours hors d'âge et hors de raison. Et son rêve, à lui,
devant les vieilles gravures naïves, finissait par prendre une réalité.
Abisaïg entrait dans sa triste chambre qu'elle éclairait et qu'elle
embaumait, ouvrait ses bras nus, ses flancs nus, toute sa nudité divine,
pour lui faire le don de sa royale jeunesse.

Ah! la jeunesse, il en avait une faim dévorante! Au déclin de sa vie, ce
désir passionné de jeunesse était la révolte contre l'âge menaçant, une
envie désespérée de revenir en arrière, de recommencer. Et, dans ce besoin
de recommencer, il n'y avait pas seulement, pour lui, le regret des
premiers bonheurs, l'inestimable prix des heures mortes, auxquelles le
souvenir prête son charme; il y avait aussi la volonté bien arrêtée de
jouir, cette fois, de sa santé et de sa force, de ne rien perdre de la joie
d'aimer. Ah! la jeunesse, comme il y aurait mordu à pleines dents, comme il
l'aurait revécue avec l'appétit vorace de toute la manger et de toute la
boire, avant de vieillir. Une émotion l'angoissait, lorsqu'il se revoyait à
vingt ans, la taille mince, d'une vigueur bien portante de jeune chêne, les
dents éclatantes, les cheveux drus et noirs. Avec quelle fougue il les
aurait fêtés, ces dons dédaignés autrefois, si un prodige les lui avait
rendus! Et la jeunesse chez la femme, une jeune fille qui passait, le
troublait, le jetait à un attendrissement profond. C'était même souvent en
dehors de la personne, l'image seule de la jeunesse, l'odeur pure et
l'éclat qui sortait d'elle, des yeux clairs, des lèvres saines, des joues
fraîches, un cou délicat surtout, satiné et rond, ombré de cheveux follets
sur la nuque; et la jeunesse lui apparaissait toujours fine et grande,
divinement élancée en sa nudité tranquille. Ses regards suivaient
l'apparition, son coeur se noyait d'un désir infini. Il n'y avait que la
jeunesse de bonne et de désirable, elle était la fleur du monde, la seule
beauté, la seule joie, le seul vrai bien, avec la santé, que la nature
pouvait donner à l'être. Ah! recommencer, être jeune encore, avoir à soi,
dans une étreinte, toute la femme jeune!

Pascal et Clotilde, maintenant, depuis que les belles journées d'avril
fleurissaient les arbres fruitiers, avaient repris leurs promenades du
matin, dans la Souleiade. Il faisait ses premières sorties de convalescent,
elle le conduisait sur l'aire déjà brûlante, l'emmenait par les allées de
la pinède, le ramenait au bord de la terrasse, que coupaient seules les
barres d'ombre des deux cyprès centenaires. Le soleil y blanchissait les
vieilles dalles, l'immense horizon se déroulait sous le ciel éclatant.

Et, un matin que Clotilde avait couru, elle rentra très animée, toute
vibrante de rires, si gaiement étourdie, qu'elle monta dans la salle, sans
avoir ôté son chapeau de jardin, ni la dentelle légère qu'elle avait nouée
à son cou.

--Ah! dit-elle, j'ai chaud!... Et suis-je sotte de ne m'être pas
débarrassée en bas! Je vais redescendre ça tout à l'heure.

Elle avait, en entrant, jeté la dentelle sur un fauteuil. Mais ses mains
s'impatientaient, à vouloir défaire les brides du grand chapeau de paille.

--Allons, bon! voilà que j'ai serré le noeud. Je ne m'en sortirai pas, il
faut que tu viennes à mon secours.

Pascal, excité lui aussi par la bonne promenade, s'égayait, en la voyant si
belle et si heureuse. Il s'approcha, dut se mettre tout contre elle.

--Attends, lève le menton.... Oh! tu remues toujours, comment veux-tu que
je m'y reconnaisse?

Elle riait plus haut, il voyait le rire qui lui gonflait la gorge d'une
onde sonore. Ses doigts s'emmêlaient sous le menton, à cette partie
délicieuse du cou, dont il touchait involontairement le tiède satin. Elle
avait une robe très échancrée, il la respirait toute par cette ouverture,
d'où montait le bouquet vivant de la femme, l'odeur pure de sa jeunesse,
chauffée au grand soleil. Tout d'un coup, il eut un éblouissement, il crut
défaillir.

--Non, non! je ne puis pas, si tu ne restes pas tranquille!

Un flot de sang lui battait les tempes, ses doigts s'égaraient, tandis
qu'elle se renversait davantage, offrant la tentation de sa virginité, sans
le savoir. C'était l'apparition de royale jeunesse, les yeux clairs, les
lèvres saines, les joues fraîches, le cou délicat surtout, satiné et rond,
ombré de cheveux follets vers la nuque. Et il la sentait si fine, si
élancée, la gorge menue, dans son divin épanouissement!

--Là, c'est fait! cria-t-elle.

Sans savoir comment, il avait dénoué les brides. Les murs tournaient, il la
vit encore, nu-tête maintenant, avec son visage d'astre, qui secouait en
riant les boucles de ses cheveux dorés. Alors, il eut peur de la reprendre
dans ses bras, de la baiser follement, à toutes les places où elle montrait
un peu de sa nudité. Et il se sauva, en emportant le chapeau qu'il avait
gardé à la main, bégayant:

--Je vais l'accrocher dans le vestibule.... Attends-moi, il faut que je
parle à Martine.

En bas, il se réfugia au fond du salon abandonné, il s'enferma à double
tour, tremblant qu'elle ne s'inquiétât et qu'elle ne descendit l'y
chercher. Il était éperdu et hagard, comme s'il venait de commettre un
crime. Il parla tout haut, il frémit à ce premier cri, jailli de ses
lèvres: «Je l'ai toujours aimée, désirée éperdument!» Oui, depuis qu'elle
était femme, il l'adorait. Et il voyait clair, brusquement, il voyait la
femme qu'elle était devenue, lorsque; du galopin sans sexe, s'était dégagée
cette créature de charme et d'amour, avec ses jambes longues et fuselées,
son torse élancé et fort, à la poitrine ronde, au cou rond, aux bras ronds
et souples. Sa nuque, ses épaules étaient un lait pur, une soie blanche,
polie, d'une infinie douceur. Et c'était monstrueux, mais c'était bien
vrai, il avait faim de tout cela, une faim dévorante de cette jeunesse, de
cette fleur de chair si pure, et qui sentait bon.

Alors, Pascal, tombé sur une chaise boiteuse, la face entre ses deux mains
jointes, comme pour ne plus voir la lumière du jour, éclata en gros
sanglots. Mon Dieu! qu'allait-il devenir? Une fillette que son frère lui
avait confiée, qu'il avait élevée en bon père, et qui était, aujourd'hui,
cette tentatrice de vingt-cinq ans, la femme dans sa toute-puissance
souveraine! Il se sentait plus désarmé, plus débile qu'un enfant.

Et, au-dessus du désir physique, il l'aimait encore d'une immense
tendresse, épris de sa personne morale et intellectuelle, de sa droiture de
sentiment, de son joli esprit, si brave, si net. Il n'y avait pas jusqu'à
leur désaccord, cette inquiétude du mystère dont elle était tourmentée, qui
n'achevât de la lui rendre précieuse, comme un être différent de lui, où il
retrouvait un peu de l'infini des choses. Elle lui plaisait dans ses
rébellions, quand elle lui tenait tête. Elle était la compagne et l'élève,
il la voyait telle qu'il l'avait faite, avec son grand coeur, sa franchise
passionnée, sa raison victorieuse. Et elle restait toujours nécessaire et
présente, il ne s'imaginait pas qu'il pourrait respirer un air où elle ne
serait plus, il avait le besoin de son haleine, du vol de ses jupes autour
de lui, de sa pensée et de son affection dont il se sentait enveloppé, de
ses regards, de son sourire, de toute sa vie quotidienne de femme qu'elle
lui avait donnée, qu'elle n'aurait pas la cruauté de lui reprendre. A
l'idée qu'elle allait partir, c'était, sur sa tête, comme un écroulement du
ciel, la fin de tout, les ténèbres dernières. Elle seule existait au monde,
elle était la seule haute et bonne, la seule intelligente et sage, la seule
belle, d'une beauté de miracle. Pourquoi donc, puisqu'il l'adorait et qu'il
était son maître, ne montait-il pas la reprendre dans ses bras et la baiser
comme une idole? Ils étaient bien libres tous les deux, elle n'ignorait
rien, elle avait l'âge d'être femme. Ce serait le bonheur.

Pascal, qui ne pleurait plus, se leva, voulut marcher vers la porte. Mais,
tout d'un coup, il retomba sur la chaise, écrasé par de nouveaux sanglots.
Non, non! c'était abominable, c'était impossible! Il venait de sentir, sur
son crâne, ses cheveux blancs comme une glace; et il avait une horreur de
son âge, de ses cinquante-neuf ans, à la pensée de ses vingt-cinq ans, à
elle. Son frisson de terreur l'avait repris, la certitude qu'elle le
possédait, qu'il allait être sans force contre la tentation journalière. Et
il la voyait lui donnant à dénouer les brides de son chapeau, l'appelant,
le forçant à se pencher derrière elle, pour quelque correction, dans son
travail; et il se voyait aveuglé, affolé, lui dévorant le cou, lui dévorant
la nuque, à pleine bouche. Ou bien, c'était pis encore, le soir, quand ils
tardaient tous deux à faire apporter la lampe, un alanguissement sous la
tombée lente de la nuit complice, une chute involontaire, l'irréparable,
aux bras l'un de l'autre. Toute une colère le soulevait contre ce
dénouement possible, certain même, s'il ne trouvait pas le courage de la
séparation. Ce serait de sa part le pire des crimes, un abus de confiance,
une séduction basse. Sa révolte fut telle, qu'il se leva courageusement,
cette fois, et qu'il eut la force de remonter dans la salle, bien résolu à
lutter.

En haut, Clotilde s'était tranquillement remise à un dessin. Elle ne tourna
pas même la tête, elle se contenta de dire:

--Comme tu as été longtemps! Je finissais par croire que Martine avait une
erreur de dix sous dans ses comptes.

Cette plaisanterie habituelle sur l'avarice de la servante le fit rire. Et
il alla s'asseoir tranquillement, lui aussi, devant sa table. Ils ne
parlèrent plus jusqu'au déjeuner. Une grande douceur le baignait, le
calmait, depuis qu'il était près d'elle. Il osa la regarder, il fut
attendri par son fin profil, son air sérieux de grande fille qui
s'applique. Avait-il donc fuit un cauchemar, en bas? Allait-il se vaincre
si aisément?

--Ah! s'écria-t-il, quand Martine les appela, j'ai une faim! tu vas voir si
je me refais des muscles!

Gaiement, elle était venue lui prendre le bras.

--C'est ça, maître! il faut être joyeux et fort!

Mais, la nuit, dans sa chambre, l'agonie recommença. A l'idée de la perdre,
il avait dû enfoncer sa face au fond de l'oreiller, pour étouffer ses cris.
Des images s'étaient précisées, il l'avait vue aux bras d'une autre,
faisant à un autre le don de son corps vierge, et une jalousie atroce le
torturait. Jamais il ne trouverait l'héroïsme de consentir à un pareil
sacrifice. Toutes sortes de plans se heurtaient dans sa pauvre tête en feu:
l'écarter du mariage, la garder près de lui, sans qu'elle soupçonnât jamais
sa passion; s'en aller avec elle, voyager de ville en ville, occuper leurs
deux cerveaux d'études sans fin, pour conserver leur camaraderie de maître
à élève; ou même, s'il le fallait, l'envoyer à son frère dont elle serait
la garde-malade, la perdre plutôt que de la livrer à un mari. Et, à chacune
de ces solutions, il sentait son coeur se déchirer et crier d'angoisse,
dans son impérieux besoin de la posséder tout entière. Il ne se contentait
plus de sa présence, il la voulait à lui, pour lui, en lui, telle qu'elle
se dressait rayonnante, sur l'obscurité de la chambre, avec sa nudité pure,
vêtue du seul flot déroulé de ses cheveux. Ses bras étreignaient le vide,
il sauta du lit, chancelant ainsi qu'un homme pris de boisson; et ce fut
seulement dans le grand calme noir de la salle, les pieds nus sur le
parquet, qu'il se réveilla de cette folie brusque. Où allait-il donc, grand
Dieu? Frapper à la porte de cette enfant endormie? l'enfoncer peut-être
d'un coup d'épaule? Le petit souffle pur qu'il crut entendre, au milieu du
profond silence, le frappa au visage, le renversa, comme un vent sacré. Et
il revint s'abattre sur son lit, dans une crise de honte et d'affreux
désespoir.

Le lendemain, lorsqu'il se leva, Pascal, brisé par l'insomnie, était
résolu. Il prit sa douche de chaque jour, il se sentit raffermi et plus
sain. Le parti auquel il venait de s'arrêter, était de forcer Clotilde à
engager sa parole. Quand elle aurait accepté formellement d'épouser Ramond,
il lui semblait que cette solution irrévocable le soulagerait, lui
interdirait toute folie d'espérance. Ce serait une barrière de plus,
infranchissable, mise entre elle et lui. Il se trouverait, dès lors, armé
contre son désir, et s'il souffrait toujours, ce ne serait que de la
souffrance, sans cette crainte horrible de devenir un malhonnête homme, de
se relever une nuit, pour l'avoir avant l'autre.

Ce matin-là, lorsqu'il expliqua à la jeune fille qu'elle ne pouvait tarder
davantage, qu'elle devait une réponse décisive au brave garçon qui
l'attendait depuis si longtemps, elle parut d'abord étonnée. Elle le
regardait bien en face, dans les yeux; et il avait la force de ne pas se
troubler, il insistait simplement d'un air un peu chagrin, comme s'il était
attristé d'avoir à lui dire ces choses. Enfin, elle eut un faible sourire,
elle détourna la tête.

--Alors, maître, tu veux que je te quitte?

Il ne répondit pas directement.

--Ma chérie, je t'assure que ça devient ridicule. Ramond aurait le droit de
se fâcher.

Elle était allée ranger des papiers sur son pupitre. Puis, après un
silence:

--C'est drôle, te voilà avec grand'mère et Martine à présent. Elles me
persécutent pour que j'en finisse.... Je croyais avoir encore quelques
jours. Mais, vraiment, si vous me poussez tous les trois....

Et elle n'acheva point, lui-même ne la força pas à s'expliquer plus
nettement.

--Alors, demanda-t-il, quand veux-tu que je dise à Ramond de venir?

--Mais il peut venir quand il voudra, jamais ses visites ne m'ont
contrariée.... Ne t'en inquiète pas, je le ferai avertir que nous
l'attendons, une de ces après-midi.

Le surlendemain, la scène recommença. Clotilde n'avait rien fait, et
Pascal, cette fois, se montra violent. Il souffrait trop, il avait des
crises de détresse, dès qu'elle n'était plus là, pour le calmer par sa
fraîcheur souriante. Et il exigea, avec des mots rudes, qu'elle se
conduisit en fille sérieuse, qu'elle ne s'amusât pas davantage d'un homme
honorable et qui l'aimait.

--Que diable! puisque la chose doit se faire, finissons-en! Je te préviens
que je vais envoyer un mot à Ramond et qu'il sera ici demain, à trois
heures.

Elle l'avait écouté, les yeux à terre, muette. Ni l'un ni l'autre ne
semblaient vouloir aborder la question de savoir si le mariage était bien
résolu; et ils parlaient de cette idée qu'il y avait là une décision
antérieure, absolument prise. Quand il lui vit relever la tête, il trembla,
car il avait senti passer un souffle, il la crut sur le point de dire
qu'elle s'était interrogée et qu'elle se refusait à ce mariage. Que
serait-il devenu, qu'aurait-il fait, mon Dieu! Déjà, il était envahi d'une
immense joie et d'une épouvante folle. Mais elle le regardait, avec ce
sourire discret et attendri qui ne quittait plus ses lèvres, et elle
répondit d'un air d'obéissance:

--Comme il te plaira, maître. Fais-lui dire d'être ici demain, à trois
heures.

La nuit fut si abominable pour Pascal, qu'il se leva tard, en prétextant
que ses migraines l'avaient repris. Il n'éprouvait de soulagement que sous
l'eau glacée de la douche. Puis, vers dix heures, il sortit, il parla
d'aller lui-même chez Ramond. Mais cette sortie avait un autre but: il
connaissait, chez une revendeuse de Plassans, tout un corsage en vieux
point d'Alençon, une merveille qui dormait là, dans l'attente d'une folie
généreuse d'amant; et l'idée lui était venue, au milieu de ses tortures de
la nuit, d'en faire cadeau à Clotilde, qui en garnirait sa robe de noces.
Cette idée amère de la parer lui-même, de la faire très belle et toute
blanche pour le don de son corps, attendrissait son coeur, épuisé de
sacrifice. Elle connaissait le corsage, elle l'avait admiré un jour avec
lui, émerveillée, ne le souhaitant que pour le mettre, à Saint-Saturnin,
sur les épaules de la Vierge, une antique Vierge de bois, adorée des
fidèles. La revendeuse le lui livra dans un petit carton, qu'il put
dissimuler et qu'il cacha, en rentrant, au fond de son secrétaire.

A trois heures, le docteur Ramond, s'étant présenté, trouva dans la salle
Pascal et Clotilde, qui l'avaient attendu, fiévreux et trop gais, en
évitant d'ailleurs de reparler entre eux de sa visite. Il y eut des rires,
tout un accueil d'une cordialité exagérée.

--Mais vous voilà complètement remis, maître! dit le jeune homme. Jamais
vous n'avez eu l'air si solide.

Pascal hocha la tête.

--Oh! oh! solide, peut-être! seulement, le coeur n'y est plus.

Cet aveu involontaire arracha un mouvement à Clotilde, qui les regarda,
comme si, par la force même des circonstances, elle les eût comparés l'un à
l'autre. Ramond avait sa tête souriante et superbe de beau médecin adoré
des femmes, sa barbe et ses cheveux noirs, puissamment plantés, tout
l'éclat de sa virile jeunesse. Et Pascal, lui, sous ses cheveux blancs,
avec sa barbe blanche, cette toison de neige, si touffue encore, gardait la
beauté tragique des six mois de tortures qu'il venait de traverser. Sa face
douloureuse avait un peu vieilli, il ne conservait que ses grands yeux
restés enfants, des yeux bruns, vifs et limpides. Mais, à ce moment, chacun
de ses traits exprimait une telle douceur, une bonté si exaltée, que
Clotilde finit par arrêter son regard sur lui, avec une profonde tendresse.
Il y eut un silence, un petit frisson qui passa dans les coeurs.

--En bien! mes enfants, reprit héroïquement Pascal, je crois que vous avez
à causer ensemble.... Moi, j'ai quelque chose à faire en bas, je remonterai
tout à l'heure.

Et il s'en alla, en leur souriant.

Dès qu'ils furent seuls, Clotilde, très franche, s'approcha de Ramond, les
deux mains tendues. Elle lui prit les siennes, les garda, tout en parlant.

--Écoutez, mon ami, je vais vous faire un gros chagrin.... Il ne faudra pas
trop m'en vouloir, car je vous jure que j'ai pour vous une très profonde
amitié.

Tout de suite, il avait compris, il était devenu pâle.

--Clotilde, je vous en prie, ne me donnez pas de réponse, prenez du temps,
si vous voulez réfléchir encore.

--C'est inutile, mon ami, je suis décidée.

Elle le regardait de son beau regard loyal, elle n'avait pas lâché ses
mains, pour qu'il sentit bien qu'elle était sans fièvre et affectueuse. Et
ce fut lui qui reprit, d'une voix basse:

--Alors, vous dites non?

--Je dis non, et je vous assure que j'en suis très peinée. Ne me demandez
rien, vous saurez plus tard.

Il s'était assis, brisé par l'émotion qu'il contenait, en homme solide et
pondéré, dont les plus grosses souffrances ne devaient pas rompre
l'équilibre. Jamais un chagrin ne l'avait bouleversé ainsi. Il restait sans
voix, tandis que, debout, elle continuait:

--Et surtout, mon ami, ne croyez pas que j'aie fait la coquette avec
vous.... Si je vous ai laissé de l'espérance, si je vous ai fait attendre
ma réponse, c'est que, réellement, je ne voyais pas clair en moi-même....
Vous ne pouvez vous imaginer par quelle crise je viens de passer, une
véritable tempête, en pleines ténèbres, on j'achève de me retrouver à
peine.

Enfin, il parla.

--Puisque vous le désirez, je ne vous demande rien.... Il suffit,
d'ailleurs, que vous répondiez à une seule question. Vous ne m'aimez pas,
Clotilde?

Elle n'hésita point, elle dit gravement, avec une sympathie émue qui
adoucissait la franchise de sa réponse:

--C'est vrai, je ne vous aime pas, je n'ai pour vous qu'une très sincère
affection.

Il s'était relevé, il arrêta d'un geste les bonnes paroles qu'elle
cherchait encore.

--C'est fini, nous n'en parlerons plus jamais. Je vous désirais heureuse.
Ne vous inquiétez pas de moi. En ce moment, je suis comme un homme qui
vient de recevoir sa maison sur la tête. Mais il faudra bien que je m'en
tire.

Un flot de sang envahissait sa face pâle, il étouffait, il alla vers la
fenêtre, puis revint, les pieds lourds, en cherchant à reprendre son
aplomb. Largement, il respira. Dans le silence pénible, on entendit alors
Pascal, qui montait avec bruit l'escalier, pour annoncer son retour.

--Je vous en prie, murmura rapidement Clotilde, ne disons rien à maître. Il
ne connaît pas ma décision, je veux la lui apprendre moi-même, avec
ménagement, car il tenait à ce mariage.

Pascal s'arrêta sur le seuil. Il était chancelant, essoufflé, comme s'il
avait monté trop vite. Il eut encore la force de leur sourire.

--Eh bien! les enfants, vous vous êtes mis d'accord?

--Mais, sans doute, répondit Ramond, tout aussi frissonnant que lui.

--Alors, voilà qui est entendu?

--Complètement, dit à son tour Clotilde, qu'une défaillance avait prise.

Et Pascal vint, en s'appuyant aux meubles, se laisser tomber sur son
fauteuil, devant sa table de travail.

--Ah! ah! vous voyez, les jambes ne sont toujours pas fameuses. C'est cette
vieille carcasse de corps.... N'importe! je suis très heureux, très
heureux, mes enfants, votre bonheur va me remettre.

Puis, après quelques minutes de conversation, lorsque Ramond s'en fut allé,
il parut repris de trouble, en se retrouvant seul avec la jeune fille.

--C'est fini, bien fini, tu me le jures?

--Absolument fini.

Dès lors, il ne parla plus, il hocha la tête, ayant l'air de répéter qu'il
était ravi, que c'était parfait, qu'on allait enfin vivre tous
tranquillement. Ses yeux s'étaient fermés, il feignit de s'endormir. Mais
sa poitrine battait à se rompre, ses paupières obstinément closes
retenaient des larmes.

Ce soir-là, vers dix heures, Clotilde étant descendue donner un ordre à
Martine, Pascal profita de l'occasion, pour aller poser, sur le lit de la
jeune fille, le petit carton qui contenait le corsage de dentelle. Elle
remonta, lui souhaita la bonne nuit accoutumée; et il y avait vingt minutes
que lui-même était rentré dans sa chambre, déjà en bras de chemise, lorsque
toute une gaieté sonore éclata à sa porte. Un petit poing tapait, une voix
fraîche, criait, avec des rires:

--Viens donc, viens donc voir!

Il ouvrit irrésistiblement à cet appel de jeunesse, gagné par cette joie.

--Oh! viens donc, viens donc voir ce qu'un bel oiseau bleu a posé sur mon
lit!

Et elle l'emmena dans sa chambre, sans qu'il put refuser. Elle y avait
allumé les deux flambeaux: toute la vieille chambre souriante, avec ses
tentures d'un rose fané si tendre, semblait transformée en chapelle; et,
sur le lit, tel qu'un linge sacré, offert à l'adoration des croyants, elle
avait étalé le corsage en ancien point d'Alençon.

--Non, tu ne te doutes pas!... Imagine-toi que je n'ai pas vu le carton
d'abord. J'ai fait mon petit ménage de tous les soirs, je me suis
déshabillée, et c'est lorsque je suis venue pour me mettre au lit, que j'ai
aperçu ton cadeau.... Ah! quel coup, mon coeur en a chaviré! J'ai bien
senti que jamais je ne pourrais attendre le lendemain, et j'ai remis un
jupon, et j'ai couru te chercher....

Alors, seulement, il remarqua qu'elle était à demi nue, comme le soir
d'orage où il l'avait surprise en train de voler les dossiers. Et elle
apparaissait divine, dans l'allongement fin de son corps de vierge, avec
ses jambes fuselées, ses bras souples, son torse mince, à la gorge menue et
dure.

Elle lui avait pris les mains, elle les serrait dans ses mains, à elle, de
petites mains de caresse, enveloppantes.

--Que tu es bon et que je te remercie! Une telle merveille, un si beau
cadeau, à moi qui ne suis personne!... Et tu t'es souvenu: je l'avais
admirée, cette vieille relique d'art, je t'avais dit que la Vierge de
Saint-Saturnin seule était digne de l'avoir aux épaules.... Je suis
contente, oh! contente! Car, c'est vrai, je suis coquette, d'une
coquetterie, vois-tu, qui voudrait, parfois des choses folles, des robes
lissées avec des rayons, des voiles impalpables, faits avec le bleu du
ciel.... Comme je vais être belle! comme je vais être belle!

Radieuse, dans sa reconnaissance exaltée, elle se serrait contre lui, en
regardant toujours le corsage, en le forçant à s'émerveiller avec elle.
Puis, une soudaine curiosité lui vint.

--Mais, dis? à propos de quoi m'as-tu fait ce royal cadeau?

Depuis qu'elle était accourue le chercher, d'un tel élan de gaieté sonore,
Pascal marchait dans un rêve. Il se sentait touché aux larmes par cette
gratitude si tendre, il restait là, sans la terreur qu'il y redoutait,
apaisé au contraire, ravi, comme à l'approche d'un grand bonheur
miraculeux. Cette chambre, où il n'entrait jamais, avait la douceur des
lieux sacrés, qui contentent les soifs inassouvies de l'impossible.

Son visage, pourtant, exprima une surprise. Et il répondit:

--Ce cadeau, ma chérie, mais c'est pour ta robe de noces.

A son tour, elle demeura un instant étonnée, n'ayant pas l'air de
comprendre. Puis, avec le sourire doux et singulier qu'elle avait depuis
quelques jours, elle s'égaya de nouveau.

--Ah! c'est vrai, mon mariage!

Elle redevint sérieuse, elle demanda:

--Alors, tu te débarrasses de moi, c'était pour ne plus m'avoir ici que tu
tenais tant à me marier.... Me crois-tu donc toujours ton ennemie?

Il sentit la torture revenir, il ne la regarda plus, voulant être héroïque.

--Mon ennemie, sans doute, ne l'es-tu pas? Nous avons tant souffert l'un
par l'autre, ces mois derniers! Il vaut mieux que nous nous séparions....
Et puis, j'ignore ce que tu penses, tu ne m'as jamais donné la réponse que
j'attendais.

Vainement, elle cherchait son regard. Elle se mit à parler de cette nuit
terrible, où ils avaient parcouru les dossiers ensemble. C'était vrai, dans
l'ébranlement de tout son être, elle ne lui avait pas dit encore si elle
était avec lui ou contre lui. Il avait raison d'exiger une réponse.

Elle lui reprit les mains, elle le força à la regarder.

--Et c'est parce que je suis ton ennemie que tu me renvoies?... Écoute
donc! Je ne suis pas ton ennemie, je suis ta servante, ton oeuvre et ton
bien.... Entends-tu? je suis avec toi et pour toi, pour toi seul!

Il rayonnait, une joie immense s'allumait au fond de ses yeux.

--Je les mettrai, ces dentelles, oui! Elles serviront à ma nuit de noces,
car je désire être belle, très belle, pour toi.... Mais tu n'as donc pas
compris! Tu es mon maître, c'est toi que j'aime....

D'un geste éperdu, il essaya inutilement de lui fermer la bouche. Dans un
cri, elle acheva.

--Et c'est toi que je veux!

--Non, non! tais-toi, tu me rends fou!... Tu es fiancée à un autre, tu as
engagé ta parole, toute cette folie est heureusement impossible.

--L'autre! je l'ai comparé à toi, et je t'ai choisi.... Je l'ai congédié,
il est parti, il ne reviendra jamais plus.... Il n'y a que nous deux, et
c'est toi que j'aime, et tu m'aimes, je le sais bien, et je me donne....

Un frisson le secouait, il ne luttait déjà plus, emporté dans l'éternel
désir, à étreindre, à respirer en elle toute la délicatesse et tout le
parfum de la femme en fleur.

--Prends-moi donc, puisque je me donne!

Ce ne fut pas une chute, la vie glorieuse les soulevait, ils s'appartinrent
au milieu d'une allégresse. La grande chambre complice, avec son antique
mobilier, s'en trouva comme emplie de lumière. Et il n'y avait plus ni
peur, ni souffrances, ni scrupules: ils étaient libres, elle se donnait en
le sachant, en le voulant, et il acceptait le don souverain de son corps,
ainsi qu'un bien inestimable que la force de son amour avait gagné. Le
lieu, le temps, les âges avaient disparu. Il ne restait que l'immortelle
nature, la passion qui possède et qui crée, le bonheur qui veut être. Elle,
éblouie et délicieuse, n'eut que le doux cri de sa virginité perdue; et
lui, dans un sanglot de ravissement, l'étreignait toute, la remerciait,
sans qu'elle pût comprendre, d'avoir refait de lui un homme.

Pascal et Clotilde restèrent aux bras l'un de l'autre, noyés d'une extase,
divinement joyeux et triomphants. L'air de la nuit était suave, le silence
avait un calme attendri. Des heures, des heures coulèrent, dans cette
félicité à goûter leur joie. Tout de suite, elle avait murmuré à son
oreille, d'une voix de caresse, des paroles lentes, infinies:

--Maître, oh! maître, maître....

Et ce mot, qu'elle disait d'habitude, autrefois, prenait à cette heure une
signification profonde, s'élargissait et se prolongeait, comme s'il eut
exprimé tout le don de son être. Elle le répétait avec une ferveur
reconnaissante, en femme qui comprenait et qui se soumettait. N'était-ce
pas la mystique vaincue, la réalité consentie, la vie glorifiée, avec
l'amour enfin connu et satisfait?

--Maître, maître, cela vient de loin, il faut que je le dise et me
confesse.... C'est vrai que j'allais à l'église pour être heureuse. Le
malheur était que je ne pouvais pas croire: je voulais trop comprendre,
leurs dogmes révoltaient ma raison, leur paradis me semblait une puérilité
invraisemblable.... Cependant, je croyais que le monde ne s'arrête pas à la
sensation, qu'il y a tout un monde inconnu dont il faut tenir compte; et
cela, maître, je le crois encore, c'est l'idée de l'au delà, que le bonheur
même, enfin trouvé à ton cou, n'effacera pas.... Mais ce besoin du bonheur,
ce besoin d'être heureuse tout de suite, d'avoir une certitude, comme j'en
ai souffert! Si j'allais à l'église, c'était qu'il me manquait quelque
chose et que je le cherchais. Mon angoisse était faite de cette
irrésistible envie de combler mon désir.... Tu te souviens de ce que tu
appelais mon éternelle soif d'illusion et de mensonge. Une nuit, sur
l'aire, par un grand ciel étoilé, tu te souviens? J'avais l'horreur de ta
science, je m'irritais contre les ruines dont elle sème le sol, je
détournais les yeux des plaies effroyables qu'elle découvre. Et je voulais,
maître, t'emmener dans une solitude, tous les deux ignorés, loin du monde,
pour vivre en Dieu.... Ah! quel tourment, d'avoir soif, et de se débattre,
et de n'être point contentée!

Doucement, sans une parole, il la baisa sur les deux yeux.

--Puis, maître, tu te souviens encore, continua-t-elle de sa voix légère
comme un souffle, ce fut le grand choc moral, par la nuit d'orage, lorsque
tu me donnas cette terrible leçon de vie, en vidant tes dossiers devant
moi. Tu me l'avais dit déjà: «Connais la vie, aime-la, vis-la telle qu'elle
doit être vécue». Mais quel effroyable et vaste fleuve, roulant tout à une
mer humaine, qu'il grossit sans cesse pour l'avenir inconnu!... Et,
vois-tu, maître, le sourd travail, en moi, est parti de là. C'est de là
qu'est née, en mon coeur et en ma chair, la force amère de la réalité.
D'abord, je suis restée comme anéantie, tant le coup était rude. Je ne me
retrouvais pas, je gardais le silence, parce que je n'avais rien de net à
dire. Ensuite, peu à peu, l'évolution s'est produite, j'ai eu des révoltes
dernières, pour ne pas avouer ma défaite.... Cependant, chaque jour
davantage, la vérité se faisait en moi, je sentais bien que tu étais mon
maître, qu'il n'y avait pas de bonheur en dehors de toi, de ta science et
de ta bonté. Tu étais la vie elle-même, tolérante et large, disant tout,
acceptant tout, dans l'unique amour de la santé et de l'effort, croyant à
l'oeuvre du monde, mettant le sens de la destinée dans ce labeur que nous
accomplissons tous avec passion, en nous acharnant à vivre, à aimer, à
refaire de la vie, et de la vie encore, malgré nos abominations et nos
misères.... Oh! vivre, vivre, c'est la grande besogne, c'est l'oeuvre
continuée, achevée sans doute un soir!

Silencieux, il souriait, il la baisa sur la bouche.

--Et, maître, si je t'ai toujours aimé, du plus loin de ma jeunesse, c'est,
je crois bien, la nuit terrible, que tu m'as marquée et faite tienne.... Tu
te rappelles de quelle étreinte violente tu m'avais étouffée. Il m'en
restait une meurtrissure, des gouttes de sang à l'épaule. J'étais à demi
nue, ton corps était comme entré dans le mien. Nous nous sommes battus, tu
as été le plus fort, j'en ai conservé le besoin d'un soutien. D'abord, je
me suis crue humiliée; puis, j'ai vu que ce n'était qu'une soumission
infiniment douce.... Toujours je te sentais en moi. Ton geste, à distance,
me faisait tressaillir, car il me semblait qu'il m'avait effleurée.
J'aurais voulu que ton étreinte me reprit, m'écrasât jusqu'à me fondre en
toi, à jamais. Et j'étais avertie, je devinais que ton désir était le même,
que la violence qui m'avait faite tienne t'avait fait mien, que tu luttais
pour ne pas me saisir, au passage, et me garder.... Déjà, en te soignant,
quand tu as été malade, je me suis contentée un peu. C'est à partir de ce
moment que j'ai compris. Je ne suis plus allée à l'église, je commençais à
être heureuse près de toi, tu devenais la certitude.... Rappelle-toi, je
t'avais crié, sur l'aire, qu'il manquait quelque chose, dans notre
tendresse. Elle était vide, et j'avais le besoin de l'emplir. Que
pouvait-il nous manquer, si ce n'était Dieu, la raison d'être du monde? Et
c'était la divinité en effet, l'entière possession, l'acte d'amour et de
vie.

Elle n'avait plus que des balbutiements, il riait de leur victoire; et ils
se reprirent. La nuit entière fut une béatitude, dans la chambre heureuse,
embaumée de jeunesse et de passion. Quand le petit jour parut, ils
ouvrirent toutes grandes les fenêtres pour que le printemps entrât. Le
soleil fécondant d'avril se levait dans un ciel immense, d'une pureté sans
tache, et la terre, soulevée par le frisson des germes, chantait gaiement
les noces.



VIII


Alors, ce fut la possession heureuse, l'idylle heureuse. Clotilde était le
renouveau qui arrivait à Pascal sur le tard, au déclin de l'âge. Elle lui
apportait du soleil et des fleurs, plein sa robe d'amante; et, cette
jeunesse, elle la lui donnait après les trente années de son dur travail,
lorsqu'il était las déjà, et pâlissant, d'être descendu dans l'épouvante
des plaies humaines. Il renaissait sous ses grands yeux clairs, au souffle
pur de son haleine. C'était encore la foi en la vie, en la santé, en la
force, à l'éternel recommencement.

Ce premier matin, après la nuit des noces; Clotilde sortit la première de
la chambre, seulement vers dix heures. Au milieu de la salle de travail,
tout de suite elle aperçut Martine, plantée sur les jambes, d'un air
effaré. La veille, le docteur, en suivant la jeune fille, avait laissé sa
porte ouverte; et la servante, entrée librement, venait de constater que le
lit n'était pas même défait. Puis, elle avait eu la surprise d'entendre un
bruit de voix sortir de l'autre chambre. Sa stupeur était telle, qu'elle en
devenait plaisante.

Et Clotilde, égayée, dans un rayonnement de bonheur, dans un élan
d'allégresse extraordinaire, qui emportait tout, se jeta vers elle, lui
cria:

--Martine, je ne pars pas!... Maître et moi, nous nous sommes mariés.

Sous le coup, la vieille servante chancela. Un déchirement, une douleur
affreuse blêmit sa pauvre face usée, d'un renoncement de nonne, dans la
blancheur de sa coiffe. Elle ne prononça pas un mot, elle tourna sur les
talons, descendit, alla s'abattre au fond de la cuisine, les coudes sur sa
table à hacher, où elle sanglota entre ses mains jointes.

Clotilde, inquiète, désolée, l'avait suivie. Et elle tâchait de comprendre
et de la consoler.

--Voyons, es-tu bête! qu'est-ce qu'il te prend?... Maître et moi, nous
t'aimerons tout de même, nous te garderons toujours.... Ce n'est pas parce
que nous sommes mariés que tu seras malheureuse. Au contraire, la maison va
être gaie maintenant, du matin au soir.

Mais Martine sanglotait plus fort, éperdument.

--Réponds-moi, au moins. Dis-moi pourquoi tu es fâchée et pourquoi tu
pleures.... Ça ne te fait donc pas plaisir de savoir que maître est si
heureux, si heureux!... Je vais l'appeler, maître, et c'est lui qui te
forcera bien à répondre.

A cette menace, la vieille servante, tout d'un coup, se leva, se jeta dans
sa chambre, dont la porte s'ouvrait sur la cuisine; et elle repoussa cette
porte, avec un geste furieux, elle s'enferma, violemment. En vain, la jeune
fille appela, tapa, s'épuisa.

Pascal finit par descendre, au bruit.

--Eh bien! quoi donc?

--Mais c'est cette obstinée de Martine! Imagine-toi qu'elle s'est mise à
sangloter, quand elle a su notre bonheur. Et elle s'est barricadée, elle ne
bouge plus.

Elle ne bougeait plus, en effet. Pascal appela, frappa, à son tour. Il
s'emporta, il s'attendrit. L'un après l'autre, ils recommencèrent. Rien ne
répondait, il ne venait de la petite chambre qu'un silence de mort. Et ils
se la figuraient, cette petite chambre, d'une propreté maniaque, avec sa
commode de noyer et son lit monacal, garni de rideaux blancs. Sans doute,
sur ce lit, où la servante avait dormi seule toute sa vie de femme, elle
s'était jetée pour mordre son traversin et étouffer ses sanglots.

--Ah! tant pis! dit enfin Clotilde, dans l'égoïsme de sa joie, qu'elle
boude!

Puis, saisissant Pascal entre ses mains fraîches, levant vers lui sa tête
charmante, où brûlait encore toute une ardeur à se donner, à être sa chose:

--Tu ne sais pas, maître, c'est moi qui serai ta servante, aujourd'hui.

Il la baisa sur les yeux, ému de gratitude; et, tout de suite, elle
commença par s'occuper du déjeuner, elle bouleversa la cuisine. Elle
s'était drapée dans un immense tablier blanc, elle était délicieuse, les
manches retroussées, montrant ses bras délicats, comme pour une besogne
énorme. Justement, il y avait déjà là des côtelettes, qu'elle fit très bien
cuire. Elle ajouta des oeufs brouillés, elle réussit même des pommes de
terre frites. Et ce fut un déjeuner exquis, vingt fois coupé par son zèle,
par sa hâte à courir chercher du pain, de l'eau, une fourchette oubliée.
S'il l'avait toléré, elle se serait mise à genoux, pour le servir. Ah! être
seuls, n'être plus qu'eux deux, dans cette grande maison tendre, et se
sentir loin du monde, et avoir la liberté de rire et de s'aimer en paix!

Toute l'après-midi, ils s'attardèrent au ménage, balayèrent, firent le lit.
Lui-même avait voulu l'aider. C'était un jeu, ils s'amusaient comme des
enfants rieurs. Et, de loin en loin, cependant, ils revenaient frapper à la
porte de Martine. Voyons, c'était fou, elle n'allait pas se laisser mourir
de faim! Avait-on jamais vu une mule pareille, quand personne, ne lui avait
rien fait ni rien dit! Mais les coups résonnaient toujours dans le vide
morne de la chambre. La nuit tomba, ils durent s'occuper encore du dîner,
qu'ils mangèrent, serrés l'un contre l'autre, dans la même assiette. Avant
de se coucher, ils tentèrent un dernier effort, ils menacèrent d'enfoncer
la porte, sans que leur oreille, collée contre le bois, perçût même un
frisson. Et, le lendemain, au réveil, quand ils redescendirent, ils furent
pris d'une sérieuse inquiétude, en constatant que rien n'avait bougé, que
la porte restait hermétiquement close. Il y avait vingt-quatre heures que
la servante n'avait donné signe de vie.

Puis, comme ils rentraient dans la cuisine, d'où ils s'étaient absentés un
instant, Clotilde et Pascal furent stupéfaits, en apercevant Martine assise
devant sa table, en train d'éplucher de l'oseille, pour le déjeuner. Elle
avait repris sans bruit sa place de servante.

--Mais qu'est-ce que tu as eu? s'écria Clotilde. Vas-tu parler, à présent?

Elle leva sa triste face, ravagée de larmes. Un grand calme s'y était fait
pourtant, et l'on n'y voyait plus que la morne vieillesse, dans sa
résignation. D'un air d'infini reproche, elle regarda la jeune fille; puis,
elle baissa de nouveau la tête, sans parler.

--Est-ce donc que tu nous en veux?

Et, devant son silence morne, Pascal intervint.

--Vous nous en voulez, ma bonne Martine?

Alors, la vieille servante le regarda, lui, avec son adoration d'autrefois,
comme si elle l'aimait assez, pour supporter tout et rester quand même.
Elle parla enfin.

--Non, je n'en veux à personne.... Le maître est libre. Tout va bien, s'il
est content.

La vie nouvelle, dès lors, s'établit. Les vingt-cinq ans de Clotilde,
restée enfantine longtemps, s'épanouissaient en une fleur d'amour, exquise
et pleine. Depuis que son coeur avait battu, le garçon intelligent qu'elle
était, avec sa tête ronde, aux courts cheveux bouclés, avait fait place à
une femme adorable, à toute la femme, qui aime à être aimée. Son grand
charme, malgré sa science, prise au hasard de ses lectures, était sa
naïveté de vierge, comme si son attente ignorée de l'amour lui avait fait
réserver le don de son être, son anéantissement dans l'homme qu'elle
aimerait. Certainement, elle s'était donnée autant par reconnaissance, par
admiration, que par tendresse, heureuse de le rendre heureux, goûtant une
joie à n'être qu'une petite enfant entre ses bras, une chose à lui qu'il
adorait, un bien précieux, qu'il baisait à genoux, dans un culte exalté. De
la dévote de jadis, elle avait encore l'abandon docile aux mains d'un
maître âgé et tout-puissant, tirant de lui sa consolation et sa force,
gardant, par delà la sensation, le frisson sacré de la croyante qu'elle
était restée. Mais, surtout, cette amoureuse, si femme, si pâmée, offrait
le cas délicieux d'être une bien portante, une gaie, mangeant à belles
dents, apportant un peu de la vaillance de son grand-père le soldat,
emplissant la maison du vol souple de ses membres, de la fraîcheur de sa
peau, de la grâce élancée de sa taille, de son col, de tout son corps
jeune, divinement frais.

Et Pascal, lui, était redevenu beau, dans l'amour, de sa beauté sereine
d'homme resté vigoureux, sous ses cheveux blancs. Il n'avait plus sa face
douloureuse des mois de chagrin et de souffrance qu'il venait de passer; il
reprenait sa bonne figure, ses grands yeux vifs, encore pleins d'enfance,
ses traits fins, où riait la bonté; tandis que ses cheveux blancs, sa barbe
blanche, poussaient plus drus, d'une abondance léonine, dont le flot de
neige le rajeunissait. Il s'était gardé si longtemps, dans sa vie solitaire
de travailleur acharné, sans vices, sans débauches, qu'il retrouvait sa
virilité, mise à l'écart, renaissante, ayant la hâte de se contenter enfin.
Un réveil l'emportait, une fougue de jeune homme éclatant en gestes, en
cris, en un besoin continuel de se dépenser et de vivre. Tout lui
redevenait nouveau et ravissant, le moindre coin du vaste horizon
l'émerveillait, une simple fleur le jetait dans une extase de parfum, un
mot de tendresse quotidienne, affaibli par l'usage, le touchait aux larmes,
comme une invention toute fraîche du coeur, que des millions de bouches
n'avaient point fanée. Le «Je t'aime» de Clotilde était une infinie caresse
dont personne au monde ne connaissait le goût surhumain. Et, avec la santé,
avec la beauté, la gaieté aussi lui était revenue, cette gaieté tranquille
qu'il devait autrefois à son amour de la vie, et qu'aujourd'hui
ensoleillait sa passion, toutes les raisons qu'il avait de trouver la vie
meilleure encore.

A eux deux, la jeunesse en fleur, la force mûre, si saines, si gaies, si
heureuses, ils firent un couple rayonnant. Pendant un grand mois, ils
s'enfermèrent, ils ne sortirent pas une seule fois de la Souleiade. La
chambre même leur suffit d'abord, cette chambre tendue d'une vieille et
attendrissante indienne, au ton d'aurore, avec ses meubles empire, sa vaste
et raide chaise longue, sa haute psyché monumentale. Ils ne pouvaient
regarder sans joie la pendule, une borne de bronze doré, contre laquelle
l'Amour souriant contemplait le Temps endormi. N'était-ce point une
allusion? ils en plaisantaient parfois. Toute une complicité affectueuse
leur venait ainsi des moindres objets, de ces vieilleries si douces, où
d'autres avaient aimé avant eux, où elle-même, à cette heure, remettait son
printemps. Un soir, elle jura qu'elle avait vu, dans la psyché, une dame
très jolie, qui se déshabillait, et qui n'était sûrement pas elle; puis,
reprise par son besoin de chimère, elle fit tout haut le rêve qu'elle
apparaîtrait de la sorte, cent ans plus tard, à une amoureuse de l'autre
siècle, un soir de nuit heureuse. Lui, ravi, adorait cette chambre, où il
la retrouvait toute, jusque dans l'air qu'il y respirait; et il y vivait,
il n'habitait plus sa propre chambre, noire, glacée, dont il se hâtait de
sortir comme d'une cave, avec un frisson, les rares fois qu'il devait y
entrer. Ensuite, la pièce où tous deux se plaisaient aussi, était la vaste
salle de travail, pleine de leurs habitudes et de leur passé d'affection.
Ils y demeuraient les journées entières, n'y travaillant guère pourtant. La
grande armoire de chêne sculpté dormait, portes closes, ainsi que les
bibliothèques. Sur les tables, les papiers et les livres s'entassaient,
sans qu'on les dérangeât de place. Comme les jeunes époux, ils étaient à
leur passion unique, hors de leurs occupations anciennes, hors de la vie.
Les heures leur semblaient trop courtes, à goûter le charme d'être l'un
contre l'autre, souvent assis dans le même ancien et large fauteuil,
heureux de la douceur du haut plafond, de ce domaine bien à eux, sans luxe
et sans ordre, encombré d'objets familiers, égayé, du matin au soir, par la
bonne chaleur renaissante des soleils d'avril. Lorsque, lui, pris de
remords, parlait de travailler, elle lui liait les bras de ses bras
souples, elle le gardait pour elle, en riant, ne voulant pas que trop de
travail le lui rendit malade encore. Et, en bas, ils aimaient également la
salle à manger, si gaie, avec ses panneaux clairs, relevés de filets bleus,
ses meubles de vieil acajou, ses grands pastels fleuris, sa suspension de
cuivre, toujours reluisante. Ils y dévoraient à belles dents, ils ne s'en
sauvaient, après chaque repas, que pour remonter dans leur chère solitude.

Puis, quand la maison leur sembla trop petite, ils eurent le jardin, la
Souleiade entière. Le printemps montait avec le soleil, avril à son déclin
commençait à fleurir les roses. Et quelle joie, cette propriété, si bien
close de murs, où rien du dehors ne les pouvait inquiéter! Ce furent de
longs oublis sur la terrasse, en face de l'immense horizon, déroulant le
cours ombragé de la Viorne et les coteaux de Sainte-Marthe, depuis les
barres rocheuses de la Seille jusqu'aux lointains poudreux de la vallée de
Plassans. Ils n'avaient là d'autre ombre que celle des deux cyprès
centenaires, plantés aux deux bouts, pareils à deux énormes cierges
verdâtres, qu'on voyait de trois lieues. Parfois, ils descendirent la
pente, pour le plaisir de remonter les gradins géants, escaladant les
petits murs de pierres sèches qui soutenaient les terres, regardant si les
olives chétives, si les amandes maigres poussaient. Plus souvent, ils
firent des promenades délicieuses sons les fines aiguilles de la pinède,
toutes trempées de soleil, exhalant un puissant parfum de résine, des tours
sans cesse repris, le long du mur de clôture, derrière lequel on entendait
seulement, de loin en loin, le gros bruit d'une charrette dans l'étroit
chemin des Fenouillères, des stations enchantées sur l'aire antique, d'où
l'on voyait tout le ciel, et où ils aimaient à s'étendre, avec le souvenir
attendri de leurs larmes d'autrefois, lorsque leur amour, ignoré
d'eux-mêmes, se querellait sous les étoiles. Mais la retraite préférée,
celle où ils finissaient toujours par aller se perdre, ce fut le quinconce
de platanes, l'épais ombrage, alors d'un vert tendre, pareil à une
dentelle. Dessous, les buis énormes, les anciennes bordures du jardin
français disparu, faisaient une sorte de labyrinthe, dont ils ne trouvaient
jamais le bout. Et le filet d'eau de la fontaine, l'éternelle et pure
vibration de cristal, leur paraissait chanter dans leur coeur. Ils
restaient assis près du bassin moussu, ils laissaient tomber là le
crépuscule, peu à peu noyés sous les ténèbres des arbres, les mains unies,
les lèvres rejointes, tandis que l'eau, qu'on ne voyait plus, filait sans
fin sa note de flûte.

Jusqu'au milieu de mai, Pascal et Clotilde s'enfermèrent ainsi, sans même
franchir le seuil de leur retraite. Un matin, comme elle s'attardait au
lit, il disparut, rentra une heure plus tard; et, l'ayant retrouvée
couchée, dans son joli désordre, les bras nus, les épaules nues, il lui mit
aux oreilles deux brillants, qu'il venait de courir acheter, en se
rappelant que l'anniversaire de sa naissance tombait ce jour-là. Elle
adorait les bijoux, elle fut surprise et ravie, elle ne voulut plus se
lever, tellement elle se trouvait belle, ainsi dévêtue, avec ces étoiles au
bord des joues. A partir de ce moment, il ne se passa pas de semaine, sans
qu'il s'évadât de la sorte une ou deux fois, le matin, pour rapporter
quelque cadeau. Les moindres prétextes lui étaient bons, une fête, un
désir, une simple joie. Il profitait de ses jours de paresse, s'arrangeait
de façon à être de retour, avant qu'elle se levât, et il la parait
lui-même, au lit. Ce furent, successivement, des bagues, des bracelets, un
collier, un diadème mince. Il sortait les autres bijoux, il se faisait un
jeu de les lui mettre tous, au milieu de leurs rires. Elle était comme une
idole, le dos contre l'oreiller, assise sur son séant, chargée d'or, avec
un bandeau d'or dans ses cheveux, de l'or à ses bras nus, de l'or à sa
gorge nue, toute nue et divine, ruisselante d'or et de pierreries. Sa
coquetterie de femme en était délicieusement satisfaite, elle se laissait
aimer à genoux, en sentant bien qu'il y avait seulement là une forme
exaltée de l'amour. Pourtant, elle commençait à gronder un peu, à lui faire
de sages remontrances, car ça devenait absurde, en somme, ces cadeaux,
qu'elle devait serrer ensuite au fond d'un tiroir, sans jamais s'en servir,
n'allant nulle part. Ils tombaient à l'oubli, après l'heure de contentement
et de gratitude qu'ils leur procuraient, dans leur nouveauté. Mais lui ne
l'écoutait pas, emporté par cette véritable folie du don, incapable de
résister au besoin d'acheter l'objet, dès que l'idée l'avait pris de le lui
donner. C'était une largesse de coeur, un impérieux désir de lui prouver
qu'il pensait toujours à elle, un orgueil à la voir la plus magnifique, la
plus heureuse, la plus enviée, un sentiment du don plus profond encore, qui
le poussait à se dépouiller, à ne rien garder de son argent, de sa chair,
de sa vie. Et puis, quelles délices, quand il croyait lui avoir fait un
vrai plaisir, qu'il la voyait se jeter à son cou, toute rouge, avec de gros
baisers pour remerciements! Après les bijoux, ce furent des robes, des
chiffons, des objets de toilette. La chambre s'encombrait, les tiroirs
allaient déborder.

Un matin, elle se fâcha. Il avait apporté une nouvelle bague.

--Mais puisque je n'en mets jamais! Et, regarde! si je les mettais, j'en
aurais jusqu'au bout des doigts.... Je t'en prie, sois raisonnable.

Il restait confus.

--Alors, je ne t'ai pas fait plaisir?

Elle dut le prendre entre ses bras, lui jurer qu'elle était bienheureuse,
avec des larmes dans les yeux. Il se montrait si bon, il se dépensait si
absolument pour elle! Et, comme, ce matin-là, il osait parler d'arranger la
chambre, de tendre les murs d'étoffe, de faire poser un tapis, elle le
supplia de nouveau.

--Oh! non, oh! non, de grâce!... Ne touche pas à ma vieille chambre, toute
pleine de souvenirs, où j'ai grandi, où nous nous sommes aimés. Il me
semblerait que nous ne serions plus chez nous.

Dans la maison, le silence obstiné de Martine condamnait ces dépenses
exagérées et inutiles. Elle avait pris une attitude moins familière, comme
si, depuis la situation nouvelle, elle était retombée, de son rôle de
gouvernante amie, à son ancien rang de servante. Vis-à-vis de Clotilde
surtout, elle changeait, la traitait en jeune dame, en maîtresse moins
aimée et plus obéie. Quand elle entrait dans la chambre à coucher, quand
elle les servait au lit tous les deux, son visage gardait son air de
soumission résignée, toujours en adoration devant son maître, indifférente
au reste. A deux ou trois reprises pourtant, le matin, elle parut le visage
ravagé, les yeux perdus de larmes, sans vouloir répondre directement aux
questions, disant que ce n'était rien, qu'elle avait pris un coup d'air. Et
jamais elle ne faisait une réflexion sur les cadeaux dont les tiroirs
s'emplissaient, elle ne semblait même pas les voir, les essuyait, les
rangeait, sans un mot d'admiration ni de blâme. Seulement, toute sa
personne se révoltait contre cette folie du don, qui ne pouvait sûrement
lui entrer dans la cervelle. Elle protestait à sa manière en outrant son
économie, réduisant les dépenses du ménage, le conduisant d'une si stricte
façon, qu'elle trouvait le moyen de rogner sur les petits frais infimes.
Ainsi, elle supprima un tiers du lait, elle ne mit plus d'entremets sucré
que le dimanche. Pascal et Clotilde, sans oser se plaindre, riaient entre
eux de cette grosse avarice, recommençaient les plaisanteries qui les
amusaient depuis dix ans, en se racontant que, lorsqu'elle beurrait des
légumes, elle les faisait sauter dans la passoire, pour ravoir le beurre
par-dessous.

Mais, ce trimestre-là, elle voulut rendre des comptes. D'habitude, elle
allait toucher elle-même, tous les trois mois, chez le notaire, maître
Grandguillot, les quinze cents francs de rente, dont elle disposait ensuite
à sa guise, marquant les dépenses sur un livre, que le docteur avait cessé
de vérifier, depuis des années. Elle l'apporta, elle exigea qu'il y jetât
un coup d'oeil. Il s'en défendait, trouvait tout très bien.

--C'est que, monsieur, dit-elle, j'ai pu mettre, cette fois, de l'argent de
côté. Oui, trois cents francs.... Les voici.

Il la regardait, stupéfié. Elle joignait tout juste les deux bouts,
d'ordinaire. Par quel miracle de lésinerie avait-elle pu réserver une
pareille somme? Il finit par rire.

--Ah! ma pauvre Martine, c'est donc ça que nous avons mangé tant de pommes
de terre! Vous êtes une perle d'économie, mais vraiment gâtez-nous un peu
plus.

Ce discret reproche la blessa si profondément, qu'elle se laissa aller
enfin a une allusion.

--Dame! monsieur, quand on jette tant d'argent par les fenêtres, d'un côté,
on fait bien d'être prudent, de l'autre.

Il comprit, il ne se fâcha pas, amusé au contraire de la leçon.

--Ah! ah! ce sont mes comptes que vous épluchez! Mais vous savez, Martine,
que, moi aussi, j'ai des économies qui dorment!

Il parlait de l'argent que ses malades lui donnaient encore parfois, et
qu'il jetait dans un tiroir de son secrétaire. Depuis plus de seize ans, il
y mettait ainsi, chaque année, près de quatre mille francs, ce qui aurait
fini par faire un véritable petit trésor, de l'or et des billets pêle-mêle,
s'il n'avait tiré de là, au jour le jour, sans compter, des sommes assez
grosses, pour ses expériences et ses caprices. Tout l'argent des cadeaux
sortait de ce tiroir, il le rouvrait sans cesse, maintenant. D'ailleurs, il
le croyait inépuisable, il était si habitué à y prendre ce dont il avait
besoin, que la crainte ne lui venait pas d'en voir jamais le fond.

--On peut bien jouir un peu de ses économies, continua-t-il gaiement.
Puisque c'est vous qui allez chez le notaire, Martine, vous n'ignorez pas
que j'ai mes rentes, à part.

Elle dit alors, avec la voix blanche des avares, que hante le cauchemar
d'un désastre toujours menaçant:

--Et si vous ne les aviez plus?

Ébahi, Pascal la contempla, se contenta de répondre par un grand geste
vague, car la possibilité d'un malheur n'entrait même pas dans son esprit.
Il pensa que l'avarice lui tournait la tête; et il s'en amusa, le soir,
avec Clotilde.

Dans Plassans, les cadeaux furent aussi la cause de commérages sans fin. Ce
qui se passait à la Souleiade, cette flambée d'amour si particulière et si
ardente, s'était ébruitée, avait franchi les murs, on ne savait trop
comment, par cette force d'expansion qui alimente la curiosité des petites
villes, toujours en éveil. La servante, certainement, ne parlait pas; mais
son air suffisait peut-être, des paroles volaient quand même, on avait sans
doute guetté les deux amoureux, par-dessus les murs. Et l'achat des cadeaux
était survenu alors, prouvant tout, aggravant tout. Quand le docteur, de
bon matin, battait les rues, entrait chez les bijoutiers, les lingères, les
modistes, des yeux se braquaient aux fenêtres, ses moindres emplettes
étaient épiées, la ville entière savait, le soir, qu'il avait donné encore
une capeline de foulard, des chemises garnies de dentelle, un bracelet orné
de saphirs. Et cela tournait au scandale, cet oncle qui avait débauché sa
nièce, qui faisait pour elle des folies de jeune homme, qui la parait comme
une sainte Vierge. Les histoires les plus extraordinaires commençaient à
circuler, on se montrait la Souleiade du doigt, en passant.

Mais ce fut surtout la vieille madame Rougon qui entra dans une indignation
exaspérée. Elle avait cessé d'aller chez son fils, en apprenant que le
mariage de Clotilde avec le docteur Ramond était rompu. On se moquait
d'elle, on ne se rendait à aucun de ses désirs. Puis, après un grand mois
de rupture, pendant lequel elle n'avait rien compris aux airs apitoyés, aux
condoléances discrètes, aux sourires vagues qui l'accueillaient partout,
elle venait brusquement de tout savoir, un coup de massue en plein crâne.
Et elle qui, lors de la maladie de Pascal, cette histoire de loup-garou,
vivant dans l'orgueil et la peur, avait tempêté, pour ne pas redevenir la
fable de la ville! C'était pis cette fois, le comble du scandale, une
aventure gaillarde dont on faisait des gorges chaudes! De nouveau, la
légende des Rougon était en péril, son malheureux fils ne savait décidément
qu'inventer pour détruire la gloire de la famille, si péniblement conquise.
Aussi, dans l'émotion de sa colère, elle qui s'était faite la gardienne de
cette gloire, résolue à épurer la légende par tous les moyens, mit-elle son
chapeau et courut-elle à la Souleiade, avec la vivacité juvénile de ses
quatre-vingts ans. Il était dix heures du matin.

Pascal, que la rupture avec sa mère enchantait, n'était heureusement pas
là, en course depuis une heure à la recherche d'une vieille boucle
d'argent, dont il avait eu l'idée pour une ceinture. Et Félicité tomba sur
Clotilde, comme celle-ci achevait sa toilette, encore en camisole, les bras
nus, les cheveux dénoués, d'une gaieté et d'une fraîcheur de rose.

Le premier choc fut rude. La vieille dame vida son coeur, s'indigna, parla
avec emportement de la religion et de la morale. Enfin, elle conclut.

--Réponds, pourquoi avez-vous fait cette horrible chose qui est un défi à
Dieu et aux hommes?

Souriante, très respectueuse d'ailleurs, la jeune fille l'avait écoutée.

--Mais parce que ça nous a plu, grand'mère. Ne sommes-nous pas libres? Nous
n'avons de devoir envers personne.

--Pas de devoir! et envers moi, donc! et envers la famille! Voilà encore
qu'on va nous traîner dans la boue, si tu crois que ça me fait plaisir!

Tout d'un coup, son emportement s'apaisa. Elle la regardait, la trouvait
adorable. Au fond, ce qui s'était passé ne la surprenait pas autrement,
elle s'en moquait, elle avait le simple désir que cela se terminât d'une
façon correcte, afin de faire taire les mauvaises langues. Et, conciliante,
elle s'écria:

--Alors, mariez-vous! Pourquoi ne vous mariez-vous pas?

Clotilde demeura un instant surprise. Ni elle ni le docteur n'avaient eu
cette idée du mariage. Elle se remit à sourire.

--Est-ce que nous en serons plus heureux, grand'mère?

--Il ne s'agit pas de vous, il s'agit encore une fois de moi, de tous les
vôtres.... Comment peux-tu, ma chère enfant, plaisanter avec ces choses
sacrées? Tu as donc perdu toute vergogne?

Mais la jeune fille, sans se révolter, toujours très douce, eut un geste
large, comme pour dire qu'elle ne pouvait avoir la honte de sa faute. Ah!
mon Dieu! quand la vie charriait tant de corruption et tant de faiblesse,
quel mal avaient-ils fait, sous le ciel éclatant, de se donner le grand
bonheur d'être l'un à l'autre? Du reste, elle n'y mettait aucune
obstination raisonnée.

--Sans doute, nous nous marierons, puisque tu le désires, grand'mère. Il
fera ce que je voudrai.... Mais plus tard, rien ne presse.

Et elle gardait sa sérénité rieuse. Puisqu'ils vivaient hors du monde,
pourquoi s'inquiéter du monde?

La vieille madame Rougon dut s'en aller, en se contentant de cette promesse
vague. Dès ce moment, dans la ville, elle affecta d'avoir cessé tous
rapports avec la Souleiade, ce lieu de perdition et de honte. Elle n'y
remettait plus les pieds, elle portait noblement le deuil de cette
affliction nouvelle. Mais elle ne désarmait pourtant pas, restée aux
aguets, prête à profiter de la moindre circonstance pour rentrer dans la
place, avec cette ténacité qui lui avait toujours valu la victoire.

Ce fut alors que Pascal et Clotilde cessèrent de se cloîtrer. Il n'y eut
pas, chez eux, de provocation, ils ne voulurent pas répondre aux vilains
bruits en affichant leur bonheur. Cela se produisit comme une expansion
naturelle de leur joie. Lentement, leur amour avait eu un besoin
d'élargissement et d'espace, d'abord hors de la chambre, puis hors de la
maison, maintenant hors du jardin, dans la ville, dans l'horizon vaste. Il
emplissait tout, il leur donnait le monde. Le docteur reprit donc
tranquillement ses visites, et il emmenait la jeune fille, et ils s'en
allaient ensemble par les promenades, par les rues, elle à son bras, en
robe claire, coiffée d'une gerbe de fleurs, lui boutonné dans sa redingote,
avec son chapeau à larges bords. Lui, était tout blanc; elle, était toute
blonde. Ils s'avançaient, la tête haute, droits et souriants, au milieu
d'un tel rayonnement de félicité, qu'ils semblaient marcher dans une
gloire. D'abord, l'émotion fut énorme, les boutiquiers se mettaient sur
leurs portes, des femmes se penchaient aux fenêtres, des passants
s'arrêtaient pour les suivre des yeux. On chuchotait, on riait, on se les
montrait du doigt. Il semblait à craindre que cette poussée de curiosité
hostile ne finît par gagner les gamins et ne leur fit jeter des pierres.
Mais, ils étaient si beaux, lui superbe et triomphal, elle si jeune, si
soumise et si fière, qu'une invincible indulgence vint peu à peu à tout le
monde. On ne pouvait se défendre de les envier et de les aimer, dans une
contagion enchantée de tendresse. Ils dégageaient un charme qui retournait
les coeurs. La ville neuve, avec sa population bourgeoise de fonctionnaires
et d'enrichis, fut la dernière conquise. Le quartier Saint-Marc, malgré son
rigorisme, se montra tout de suite accueillant, d'une tolérance discrète,
lorsqu'ils suivaient les trottoirs déserts, semés d'herbe, le long des
vieux hôtels silencieux et clos, d'où s'exhalait le parfum évaporé des
amours d'autrefois. Et ce fut surtout le vieux quartier qui, bientôt, leur
fit fête, ce quartier dont le petit peuple, touché dans son instinct,
sentit la grâce de légende, le mythe profond du couple, la belle jeune
fille soutenant le maître royal et reverdissant. On y adorait le docteur
pour sa bonté, sa compagne fut vite populaire, saluée par des gestes
d'admiration et de louange, dès qu'elle paraissait. Eux, cependant, s'ils
avaient semblé ignorer l'hostilité première, devinaient bien maintenant le
pardon et l'amitié attendrie dont ils étaient entourés; et cela les rendait
plus beaux, leur bonheur riait à la ville entière.

Une après-midi, comme Pascal et Clotilde tournaient l'angle de la rue de la
Banne, ils aperçurent, sur l'autre trottoir, le docteur Ramond. La veille,
justement, ils avaient appris qu'il se décidait à épouser mademoiselle
Lévêque, la fille de l'avoué. C'était à coup sûr le parti le plus
raisonnable, car l'intérêt de sa situation ne lui permettait pas d'attendre
davantage, et la jeune fille, fort jolie et fort riche, l'aimait. Lui-même
l'aimerait certainement. Aussi Clotilde fut-elle très heureuse de lui
sourire, pour le féliciter, en cordiale amie. D'un geste affectueux, Pascal
l'avait salué. Un instant, Ramond, un peu remué par la rencontre, demeura
perplexe. Il avait eu un premier mouvement, sur le point de traverser la
rue. Puis, une délicatesse dut lui venir, la pensée qu'il serait brutal
d'interrompre leur rêve, d'entrer dans cette solitude à deux qu'ils
gardaient même parmi les coudoiements des trottoirs. Et il se contenta d'un
amical salut, d'un sourire où il pardonnait leur bonheur. Cela fut, pour
tous les trois, très doux.

Vers ce temps, Clotilde s'amusa plusieurs jour à un grand pastel, où elle
évoquait la scène tendre du vieux roi David et d'Abisaïg, la jeune
Sunamite. Et c'était une évocation de rêve, une de ces compositions
envolées où l'autre elle-même, la chimérique, mettait son goût du mystère.
Sur un fond de fleurs jetées, des fleurs en pluie d'étoiles, d'un luxe
barbare, le vieux roi se présentait de face, la main posée sur l'épaule nue
d'Abisaïg; et l'enfant, très blanche, était nue jusqu'à la ceinture. Lui,
vêtu somptueusement d'une robe toute droite, lourde de pierreries, portait
le bandeau royal sur ses cheveux de neige. Mais elle, était plus somptueuse
encore, rien qu'avec la soie liliale de sa peau, sa taille mince et
allongée, sa gorge ronde et menue, ses bras souples, d'une grâce divine. Il
régnait, il s'appuyait en maître puissant et aimé, sur cette sujette élue
entre toutes, si orgueilleuse d'avoir été choisie, si ravie de donner à son
roi le sang réparateur de sa jeunesse. Toute sa nudité limpide et
triomphante exprimait la sérénité de sa soumission, le don tranquille,
absolu, qu'elle faisait de sa personne, devant le peuple assemblé, à la
pleine lumière du jour. Et il était très grand, et elle était très pure, et
il sortait d'eux comme un rayonnement d'astre.

Jusqu'au dernier moment, Clotilde avait laissé les faces des deux
personnages imprécises, dans une sorte de nuée. Pascal la plaisantait, ému
derrière elle, devinant bien ce qu'elle entendait faire. Et il en fut
ainsi, elle termina les visages en quelques coups de crayon: le vieux roi
David c'était lui, et c'était elle, Abisaïg, la Sunamite. Mais ils
restaient enveloppés d'une clarté de songe, c'étaient eux divinisés, avec
des chevelures, une toute blanche, une toute blonde, qui les couvraient
d'un impérial manteau, avec des traits allongés par l'extase, haussés à la
béatitude des anges, avec un regard et un sourire d'immortel amour.

--Ah! chérie, cria-t-il, tu nous fais trop beaux, te voilà encore partie
pour le rêve, oui! tu te souviens, comme aux jours où je te reprochais de
mettre là toutes les fleurs chimériques du mystère.

Et, de la main, il montrait les murs, le long desquels s'épanouissait le
parterre fantasque des anciens pastels, cette flore incréée, poussée en
plein paradis.

Mais elle protestait gaiement.

--Trop beaux? nous ne pouvons pas être trop beaux! Je t'assure, c'est ainsi
que je nous sens, que je nous vois, et c'est ainsi que nous sommes....
Tiens! regarde, si ce n'est pas la réalité pure.

Elle avait pris la vieille Bible du quinzième siècle, qui était près
d'elle, et elle montrait la naïve gravure sur bois.

--Tu vois bien, c'est tout pareil.

Lui, doucement, se mit à rire, devant cette tranquille et extraordinaire
affirmation.

--Oh! tu ris, tu t'arrêtes à des détails de dessin. C'est l'esprit qu'il
faut pénétrer.... Et regarde les autres gravures, comme c'est bien ça
encore! Je ferai Abraham et Agar, je ferai Ruth et Booz, je les ferai tous,
les prophètes, les pasteurs et les rois, à qui les humbles filles, les
parentes et les servantes ont donné leur jeunesse. Tous sont beaux et
heureux, tu le vois bien.

Alors, ils cessèrent de rire, penchés au-dessus de la Bible antique, dont
elle tournait les pages, de ses doigts minces. Et lui, derrière, avait sa
barbe blanche mêlée aux cheveux blonds de l'enfant. Il la sentait toute, il
la respirait toute. Il avait posé ses lèvres sur sa nuque délicate, il
baisait sa jeunesse en fleur, tandis que les naïves gravures sur bois
continuaient à défiler, ce monde biblique qui s'évoquait des pages jaunies,
cette poussée libre d'une race forte et vivace, dont l'oeuvre devait
conquérir le monde, ces hommes à la virilité jamais éteinte, ces femmes
toujours fécondes, cette continuité entêtée et pullulante de la race, au
travers des crimes, des incestes, des amours hors d'âge et hors de raison.
Et il était envahi d'une émotion, d'une gratitude sans bornes, car son rêve
à lui se réalisait, sa pèlerine d'amour, son Abisaïg venait d'entrer dans
sa vie finissante, qu'elle reverdissait et qu'elle embaumait.

Puis, très bas, à l'oreille, il lui demanda, sans cesser de l'avoir toute à
lui, dans une haleine:

--Oh! ta jeunesse, ta jeunesse, dont j'ai faim et qui me nourris!... Mais,
toi si jeune, n'en as-tu donc pas faim, de jeunesse, pour m'avoir pris,
moi, si vieux, vieux comme le monde?

Elle eut un sursaut d'étonnement, et elle tourna la tête, le regarda.

--Toi, vieux?... Eh! non, tu es jeune, plus jeune que moi!

Et elle riait, avec des dents si claires, qu'il ne put s'empêcher de rire,
lui aussi. Mais il insistait, un peu tremblant:

--Tu ne me réponds pas.... Cette faim de jeunesse, ne l'as-tu donc pas, toi
si jeune?...

Ce fut elle qui allongea les lèvres, qui le baisa, en disant à son tour,
très bas:

--Je n'ai qu'une faim et qu'une soif, être aimée, être aimée en dehors de
tout, par-dessus tout, comme tu m'aimes.

Le jour où Martine aperçut le pastel, cloué au mur, elle le contempla un
instant en silence, puis elle fit un signe de croix, sans qu'on pût savoir
si elle avait vu Dieu ou le Diable passer. Quelques jours avant Pâques,
elle avait demandé à Clotilde de l'accompagner à l'église, et celle-ci,
ayant dit non, elle sortit un instant de la déférence muette où elle se
tenait maintenant. De toutes les choses nouvelles qui l'étonnaient dans la
maison, celle dont elle restait bouleversée était la brusque irréligion de
sa jeune maîtresse. Aussi se permit-elle de reprendre son ancien ton de
remontrance, de la gronder comme lorsqu'elle était petite et qu'elle ne
voulait pas faire sa prière. N'avait-elle donc plus la crainte du Seigneur?
Ne tremblait-elle plus, à l'idée d'aller en enfer bouillir éternellement?

Clotilde ne put réprimer un sourire.

--Oh! l'enfer, tu sais qu'il ne m'a jamais beaucoup inquiétée.... Mais tu
te trompes en croyant que je n'ai plus de religion. Si j'ai cessé de
fréquenter l'église, c'est que je fais mes dévotions autre part, voilà
tout.

Martine, béante, la regarda, sans comprendre. C'était fini, mademoiselle
était bien perdue. Et jamais elle ne lui redemanda de l'accompagner à
Saint-Saturnin. Seulement, sa dévotion, à elle, augmenta encore, finit par
tourner à la manie. On ne la rencontrait plus, en dehors de ses heures de
service, promenant l'éternel bas qu'elle tricotait, même en marchant. Dès
qu'elle avait une minute libre, elle courait à l'église, elle y restait
abîmée, dans des oraisons sans fin. Un jour que la vieille madame Rougon,
toujours aux aguets, l'avait trouvée derrière un pilier, une heure après
l'y avoir déjà vue, elle s'était mise à rougir, en s'excusant, ainsi qu'une
servante surprise à ne rien faire.

--Je priais pour monsieur.

Cependant, Pascal et Clotilde élargissaient encore leur domaine,
allongeaient chaque jour leurs promenades, les poussaient à présent en
dehors de la ville, dans la campagne vaste. Et, une après-midi qu'ils se
rendaient à la Séguiranne, ils éprouvèrent une émotion, en longeant les
terres défrichées et mornes, où s'étendaient autrefois les jardins
enchantés du Paradou. La vision d'Albine s'était dressée, Pascal l'avait
revue fleurir comme un printemps. Jamais, autrefois, lui qui se croyait
déjà très vieux et qui entrait là pour sourire à cette petite fille, il
n'aurait cru qu'elle serait morte depuis des années, lorsque la vie lui
ferait le cadeau d'un printemps pareil, embaumant son déclin. Clotilde,
ayant senti la vision passer entre eux, haussait vers lui son visage, en un
besoin renaissant de tendresse. Elle était Albine, l'éternelle amoureuse.
Il la baisa sur les lèvres; et, sans qu'ils eussent échangé une parole, un
grand frisson traversa les terres plates, ensemencées de blé et d'avoine,
où le Paradou avait roulé sa houle de prodigieuses verdures.

Maintenant, par la plaine desséchée et nue, Pascal et Clotilde marchaient
dans la poussière craquante des routes. Ils aimaient cette nature ardente,
ces champs plantés d'amandiers grêles et d'oliviers nains, ces horizons de
coteaux pelés, où blanchissaient les taches pâles des bastides,
qu'accentuaient les barres noires des cyprès centenaires. C'étaient comme
des paysages anciens, de ces paysages classiques, tels qu'on en voit dans
les tableaux des vieilles écoles, aux colorations dures, aux lignes
balancées et majestueuses. Tous les grands soleils amassés, qui semblaient
avoir cuit cette campagne, leur coulaient dans les veines; et ils en
étaient plus vivants et plus beaux, sous le ciel toujours bleu, d'où
tombait la claire flamme d'une perpétuelle passion. Elle, abritée un peu
par son ombrelle, s'épanouissait, heureuse de ce bain de lumière, ainsi
qu'une plante de plein midi; tandis que lui, refleurissant, sentait la sève
brûlante du sol lui remonter dans les membres, en un flot de virile joie.

Cette promenade à la Séguiranne était une idée du docteur, qui avait
appris, par la tante Dieudonné, le prochain mariage de Sophie avec un
garçon meunier des environs; et il voulait voir si l'on se portait bien, si
l'on était heureux, dans ce coin-là. Tout de suite, une délicieuse
fraîcheur les reposa, lorsqu'ils entrèrent sous la haute avenue de chênes
verts. Aux deux bords, les sources, les mères de ces grands ombrages,
coulaient sans fin. Puis, lorsqu'ils arrivèrent à la maison des mégers, ils
tombèrent justement sur les amoureux, Sophie et son meunier, qui
s'embrassaient à pleine bouche, près du puits; car la tante venait de
partir pour le lavoir, là-bas, derrière les saules de la Viorne. Très
confus, le couple restait rougissant. Mais le docteur et sa compagne
riaient d'un bon rire, et les amoureux rassurés contèrent que le mariage
était pour la Saint-Jean, que c'était bien loin, que ça finirait par
arriver tout de même. Certainement, Sophie avait encore grandi en santé et
en beauté, sauvée du mal héréditaire, poussée solidement comme un de ces
arbres, les pieds dans l'herbe humide des sources, la tête nue au grand
soleil. Ah! ce ciel ardent et immense, quelle vie il soufflait aux êtres et
aux choses! Elle ne gardait qu'une douleur, des larmes parurent au bord de
ses paupières, lorsqu'elle parla de son frère Valentin, qui ne passerait
peut-être pas la semaine. Elle avait eu des nouvelles la veille, il était
perdu. Et le docteur dut mentir un peu, pour la consoler, car lui-même
attendait l'inévitable dénouement, d'une heure à l'autre. Quand ils
quittèrent la Séguiranne, Clotilde et lui, ils revinrent à Plassans d'un
pas qui se ralentissait, attendris par ce bonheur des amours bien
partantes, et que traversait le petit frisson de la mort.

Dans le vieux quartier, une femme que Pascal soignait, lui annonça que
Valentin venait de mourir. Deux voisines avaient dû emmener Guiraude, qui
se cramponnait au corps de son fils, hurlante, à demi folle. Il entra, en
laissant Clotilde à la porte. Enfin, ils reprirent le chemin de la
Souleiade, silencieux. Depuis qu'il avait recommencé ses visites, il ne
paraissait les faire que par devoir professionnel, n'exaltant plus les
miracles de sa médication. Cette mort de Valentin, d'ailleurs, il
s'étonnait qu'elle eût tant tardé, il avait la conviction d'avoir prolongé
d'un an la vie du malade. Malgré les résultats extraordinaires qu'il
obtenait, il savait bien que la mort resterait l'inévitable, la souveraine.
Pourtant, l'échec où il l'avait tenue pendant des mois, aurait dû le
flatter, panser le regret, toujours saignant en lui, d'avoir tué
involontairement Lafouasse, quelques mois trop tôt. Et il semblait n'en
rien être, un pli grave creusait son front, lorsqu'ils rentrèrent dans leur
solitude. Mais, là, une nouvelle émotion l'attendait, il reconnut dehors,
sous les platanes, où Martine l'avait fait asseoir, Sarteur, l'ouvrier
chapelier, le pensionnaire des Tulettes, qu'il était allé piquer si
longtemps; et l'expérience passionnante paraissait avoir réussi, les
piqûres de substance nerveuse donnaient de la volonté, puisque le fou était
là, sorti le matin même de l'Asile, jurant qu'il n'avait plus de crise,
qu'il était tout à fait guéri de cette brusque rage homicide, qui l'aurait
fait se jeter sur un passant, pour l'étrangler. Le docteur le regardait,
petit, très brun, le front fuyant, la face en bec d'oiseau, avec une joue
sensiblement plus grosse que l'autre, d'une raison et d'une douceur
parfaites, débordant d'une gratitude qui lui faisait baiser les mains de
son sauveur, il finissait par être ému, il le renvoya affectueusement, en
lui conseillant de reprendre sa vie de travail, ce qui était la meilleure
hygiène physique et morale. Ensuite, il se calma, il se mit à table, en
parlant gaiement d'autre chose.

Clotilde le regardait, étonnée, un peu révoltée même.

--Quoi donc, maître, tu n'es pas plus content de toi?

Il plaisanta.

--Oh! de moi, je ne le suis jamais!... Et de la médecine, tu sais, c'est
selon les jours!

Ce fut cette nuit-là, au lit, qu'ils eurent leur première querelle. Ils
avaient soufflé la bougie, ils étaient dans la profonde obscurité de la
chambre, aux bras l'un de l'autre, elle si mince, si fine, serrée contre
lui, qui la tenait toute d'une étreinte, la tête sur son coeur. Et elle se
fâchait de ce qu'il n'avait plus d'orgueil, elle reprenait ses griefs de la
journée, en lui reprochant de ne pas triompher avec la guérison de Sarteur,
et même avec l'agonie si prolongée de Valentin. C'était elle, maintenant,
qui avait la passion de sa gloire. Elle rappelait ses cures: ne s'était-il
pas guéri lui-même? pouvait-il nier l'efficacité de sa méthode? Tout un
frisson la prenait, à évoquer le vaste rêve qu'il faisait autrefois:
combattre la débilité, la cause unique du mal, guérir l'humanité
souffrante, la rendre saine et supérieure, hâter le bonheur, la cité future
de perfection et de félicité, en intervenant, en donnant de la santé à
tous! Et il tenait la liqueur de vie, la panacée universelle qui ouvrait
cet espoir immense!

Pascal se taisait, les lèvres posées sur l'épaule nue de Clotilde. Puis, il
murmura:

--C'est vrai, je me suis guéri, j'en ai guéri d'autres, et je crois
toujours que mes piqûres sont efficaces, dans beaucoup de cas.... Je ne nie
pas la médecine, le remords d'un accident douloureux, comme celui de
Lafouasse, ne me rend pas injuste.... D'ailleurs, le travail a été ma
passion, c'est le travail qui m'a dévoré jusqu'ici, c'est en voulant me
prouver la possibilité de refaire l'humanité vieillie, vigoureuse enfin et
intelligente, que j'ai failli mourir, dernièrement.... Oui, un rêve, un
beau rêve!

De ses deux bras souples, elle l'étreignit à son tour, mêlée à lui, entrée
dans son corps.

--Non, non! une réalité, la réalité de ton génie, maître!

Alors, comme ils étaient ainsi confondus, il baissa encore la voix, ses
paroles ne furent plus qu'un aveu, à peine un léger souffle.

--Écoute, je vais te dire ce que je ne dirais à personne au monde, ce que
je ne me dis pas tout haut à moi-même.... Corriger la nature, intervenir,
la modifier et la contrarier dans son but, est-ce une besogne louable?
Guérir, retarder la mort de l'être pour son agrément personnel, le
prolonger pour le dommage de l'espèce sans doute, n'est-ce pas défaire ce
que veut faire la nature? Et rêver une humanité plus saine, plus forte,
modelée sur notre idée de la santé et de la force, en avons-nous le droit?
Qu'allons-nous faire là, de quoi allons-nous nous mêler dans ce labeur de
la vie, dont les moyens et le but nous sont inconnus? Peut-être tout est-il
bien. Peut-être risquons-nous de tuer l'amour, le génie, la vie
elle-même.... Tu entends, je le confesse à toi seule, le doute m'a pris, je
tremble à la pensée de mon alchimie du vingtième siècle, je finis par
croire qu'il est plus grand et plus sain de laisser l'évolution
s'accomplir.

Il s'interrompit, il ajouta si doucement, qu'elle l'entendait à peine.

--Tu sais que, maintenant, je les pique avec de l'eau. Toi-même en as fait
la remarque, tu ne m'entends plus piler; et je te disais que j'avais de la
liqueur en réserve.... L'eau les soulage, il y a là sans doute un simple
effet mécanique. Ah! soulager, empêcher la souffrance, cela, certes, je le
veux encore! C'est peut-être ma dernière faiblesse, mais je ne puis voir
souffrir, la souffrance me jette hors de moi, comme une cruauté monstrueuse
et inutile de la nature.... Je ne soigne plus que pour empêcher la
souffrance.

--Maître, alors, demanda-t-elle, si tu ne veux plus guérir, il ne faudra
plus tout dire, car la nécessité affreuse de montrer les plaies n'avait
d'autre excuse que l'espoir de les fermer.

--Si, si! il faut savoir, savoir quand même, et ne rien cacher, et tout
confesser des choses et des êtres!... Aucun bonheur n'est possible dans
l'ignorance, la certitude seule fait la vie calme. Quand on saura
davantage, on acceptera certainement tout.... Ne comprends-tu pas que
vouloir tout guérir, tout régénérer, c'est une ambition fausse de notre
égoïsme, une révolte contre la vie, que nous déclarons mauvaise, parce que
nous la jugeons au point de vue de notre intérêt? Je sens bien que ma
sérénité est plus grande, que j'ai élargi, haussé mon cerveau, depuis que
je suis respectueux de l'évolution. C'est ma passion de la vie qui
triomphe, jusqu'à ne pas la chicaner sur son but, jusqu'à me confier
totalement, à me perdre en elle, sans vouloir la refaire, selon ma
conception du bien et du mal. Elle seule est souveraine, elle seule sait ce
qu'elle fait et où elle va, je ne puis que m'efforcer de la connaître, pour
la vivre comme elle demande à être vécue.... Et, vois-tu, je la comprends
seulement depuis que tu es à moi. Tant que je ne t'avais pas, je cherchais
la vérité ailleurs, je me débattais, dans l'idée fixe de sauver le monde.
Tu es venue, et la vie est pleine, le monde se sauve à chaque heure par
l'amour, par le travail immense et incessant de tout ce qui vit et se
reproduit, à travers l'espace.... La vie impeccable, la vie
toute-puissante, la vie immortelle!

Ce n'était plus, sur sa bouche, qu'un frémissement d'acte de foi, un soupir
d'abandon aux forces supérieures. Elle-même ne raisonnait plus, se donnait
ainsi.

--Maître, je ne veux rien en dehors de ta volonté, prends-moi et fais-moi
tienne, que je disparaisse et que je renaisse, mêlée à toi!

Ils s'appartinrent. Puis, il y eut des chuchotements encore, une vie
d'idylle projetée, une existence de calme et de vigueur, à la campagne.
C'était à cette simple prescription d'un milieu réconfortant qu'aboutissait
l'expérience du médecin. Il maudissait les villes. On ne pouvait se bien
porter et être heureux que par les plaines vastes, sous le grand soleil, à
la condition de renoncer à l'argent, à l'ambition, même aux excès
orgueilleux des travaux intellectuels. Ne rien faire que de vivre et
d'aimer, de piocher sa terre d'avoir de beaux enfants.

--Ah! reprit-il doucement, l'enfant, l'enfant de nous qui viendrait un
jour....

Et il n'acheva pas, dans l'émotion dont l'idée de cette paternité tardive
le bouleversait. Il évitait d'en parler, il détournait la tête, les yeux
humides, lorsque, pendant leurs promenades, quelque fillette ou quelque
gamin leur souriait.

Elle, simplement, avec une certitude tranquille, dit alors:

--Mais il viendra!

C'était, pour elle, la conséquence naturelle et indispensable de l'acte. Au
bout de chacun de ses baisers, se trouvait la pensée de l'enfant car tout
amour qui n'avait pas l'enfant pour but, lui semblait inutile et vilain.

Même, il y avait là une des causes qui la désintéressaient des romans. Elle
n'était pas, comme sa mère, une grande liseuse; l'envolée de son
imagination lui suffisait; et, tout de suite, elle s'ennuyait aux histoires
inventées. Mais surtout, son continuel étonnement, sa continuelle
indignation étaient de voir que, dans les romans d'amour, on ne se
préoccupait jamais de l'enfant. Il n'y était pas même prévu, et quand, par
hasard, il tombait au milieu des aventures du coeur, c'était une
catastrophe, une stupeur et un embarras considérable. Jamais les amants,
lorsqu'ils s'abandonnaient aux bras l'un de l'autre, ne semblaient se
douter qu'ils faisaient oeuvre de vie et qu'un enfant allait naître.
Cependant, ses études d'histoire naturelle lui avaient montré que le fruit
était le souci unique de la nature. Lui seul importait, lui seul devenait
le but, toutes les précautions se trouvaient prises pour que la semence ne
fût point perdue et que la mère enfantât. Et l'homme, au contraire, en
civilisant, en épurant l'amour, en avait écarté jusqu'à la pensée du fruit.
Le sexe des héros, dans les romans distingués, n'était plus qu'une machine
à passion. Ils s'adoraient, se prenaient, se lâchaient, enduraient mille
morts, s'embrassaient, s'assassinaient, déchaînaient une tempête de maux
sociaux, le tout pour le plaisir, en dehors des lois naturelles, sans même
paraître se souvenir qu'en faisant l'amour on faisait des enfants. C'était
malpropre et imbécile.

Elle s'égaya, elle répéta dans son cou, avec une jolie audace d'amoureuse,
un peu confuse.

--Il viendra.... Puisque nous faisons tout ce qu'il faut pour ça, pourquoi
ne veux-tu pas qu'il vienne?

Il ne répondit pas tout de suite. Elle le sentait, entre ses bras, pris de
froid, envahi par le regret et le doute. Puis, il murmura tristement:

--Non, non! il est trop tard.... Songe donc, chérie, à mon âge!

--Mais tu es jeune! s'écria-t-elle de nouveau, avec un emportement de
passion, en le réchauffant, en le couvrant de baisers.

Ensuite, cela les fit rire. Et ils s'endormirent dans cet embrassement, lui
sur le dos, la serrant de son bras gauche, elle le tenant à pleine
étreinte, de tous ses membres allongés et souples, la tête posée sur sa
poitrine, ses cheveux blonds répandus, mêlés à sa barbe blanche. La
Sunamite sommeillait, la joue sur le coeur de son roi. Et, au milieu du
silence, dans la grande chambre toute noire, si tendre à leurs amours, il
n'y eut plus que la douceur de leur respiration.



IX


Par la ville et par les campagnes environnantes, le docteur Pascal
continuait donc ses visites de médecin. Et, presque toujours, il avait au
bras Clotilde, qui entrait avec lui chez les pauvres gens.

Mais, comme il le lui avait avoué très bas, une nuit, ce n'étaient guère,
désormais, que des tournées de soulagement et de consolation. Déjà,
autrefois, s'il avait fini par ne plus exercer qu'avec répugnance, cela
venait de ce qu'il sentait tout le vide de la thérapeutique. L'empirisme le
désolait. Du moment que la médecine n'était pas une science expérimentale,
mais un art, il demeurait inquiet devant l'infinie complication de la
maladie et du remède, selon le malade. Les médications changeaient avec les
hypothèses: que de gens avaient dû tuer jadis les méthodes aujourd'hui
abandonnées! Le flair du médecin devenait tout, le guérisseur n'était plus
qu'un devin heureusement doué, marchant lui-même à tâtons, enlevant les
cures au petit bonheur de son génie. Et cela expliquait pourquoi, après une
douzaine d'années d'exercice, il avait à peu près abandonné sa clientèle
pour se jeter dans l'étude pure. Puis, lorsque ses grands travaux sur
l'hérédité l'avaient ramené un instant à l'espoir d'intervenir, de guérir
par ses piqûres hypodermiques, il s'était de nouveau passionné, jusqu'au
jour où sa foi en la vie, qui le poussait à en aider l'action, en réparant
les forces vitales, s'était élargie encore, lui avait donné la certitude
supérieure que la vie se suffisait, était l'unique faiseuse de santé et de
force. Et il ne continuait ses visites, avec son tranquille sourire,
qu'auprès des malades qui le réclamaient à grands cris et qui se trouvaient
miraculeusement soulagés, même lorsqu'il les piquait avec de l'eau claire.

Clotilde, parfois, maintenant, se permettait d'en plaisanter. Elle restait,
au fond, la fervente du mystère; et elle disait gaiement que s'il faisait
ainsi des miracles, c'était qu'il en avait en lui le pouvoir; un vrai bon
Dieu! Mais, alors, il s'égayait à lui retourner la vertu efficace de leurs
visites communes, racontant qu'il ne guérissait plus personne quand elle
était absente, que c'était elle qui apportait le souffle de l'au delà, la
force inconnue et nécessaire. Ainsi, les gens riches, les bourgeois, où
elle ne se permettait pas d'entrer continuaient à geindre, sans aucun
soulagement possible. Et cette dispute tendre les amusait, ils partaient
chaque fois comme pour des découverte nouvelles, ils avaient de bons
regards d'intelligence chez les malades. Ah! cette gueuse de souffrance qui
les révoltait, qu'ils allaient seule combattre encore comme ils étaient
heureux, lorsqu'ils la croyaient vaincue! Ils se sentaient récompensé
divinement, quand ils voyaient les sueurs froides se sécher, les bouches
hurlantes s'apaiser, les faces mortes reprendre vie. C'était leur amour,
décidément, qu'ils promenaient et qui calmait ce petit coin d'humanité
souffrante.

--Mourir n'est rien c'est dans l'ordre, disait souvent Pascal. Mais
souffrir, pourquoi? c'est abominable et stupide!

Une après-midi, le docteur alla, avec la jeune fille, voir un malade au
petit village de Sainte-Marthe; et comme ils prenaient le chemin de fer,
pour ménager Bonhomme, ils firent à la gare une rencontre. Le train qu'ils
attendaient venait des Tulettes. Sainte-Marthe était la première station,
dans le sens opposé, vers Marseille. Et, le train arrivé, ils se
précipitaient ils ouvraient une portière, lorsqu'ils virent descendre la
vieille madame Rougon du compartiment, qu'ils croyaient vide. Elle ne leur
parlait plus, elle descendit d'un saut léger, malgré son âge, puis s'en
alla, l'air raide et très digne.

--C'est le premier juillet, dit Clotilde, quand le train fut en marche,
Grand'mère revient des Tulettes faire sa visite de chaque mois à Tante
Dide.... As-tu vu le regard qu'elle m'a jeté?

Pascal, au fond, était heureux de cette fâcherie avec sa mère, qui le
délivrait de la continuelle inquiétude de sa présence.

--Bah! dit-il simplement, quand on ne s'entend pas, il vaut mieux ne pas se
fréquenter.

Mais la jeune fille restait chagrine et songeuse. Puis, à demi-voix:

-Je l'ai trouvée changée; le visage pâli.... Et, as-tu remarqué? elle, si
correcte d'habitude, n'avait qu'une main gantée, la main droite, d'un gant
vert.... Je ne sais pourquoi, elle m'a retourné le coeur.

Lui, alors, troublé aussi, eut un geste vague. Sa mère finirait
certainement par vieillir, comme tout le monde. Elle s'agitait trop, elle
se passionnait trop encore. Il raconta qu'elle projetait de léguer sa
fortune à la ville de Plassans, pour qu'on bâtit une maison de retraite qui
porterait le nom des Rougon. Tous deux s'étaient remis à sourire; lorsqu'il
s'écria:

--Tiens! mais c'est demain que nous allons, nous aussi, aux Tulettes; pour
nos malades. Et tu sais que j'ai promis de conduire Charles à l'oncle
Macquart.

Félicité, en effet, revenait, ce jour-là, des Tulettes, où elle se rendait
régulièrement, le premier de chaque mois, pour prendre des nouvelles de
Tante Dide. Depuis des années, elle s'intéressait passionnément à la santé
de la folle, stupéfaite de la voir durer toujours, furieuse de ce qu'elle
s'entêtait à vivre, hors de la mesure commune, dans un véritable prodige de
longévité. Quel soulagement, le beau matin où elle enterrerait ce témoin
gênant du passé, ce spectre de l'attente et de l'expiation, qui évoquait,
vivantes, les abominations de la famille! Et, lorsque tant d'autres étaient
partis, elle, démente, ne gardant qu'une étincelle de vie au fond des yeux,
semblait oubliée. Ce jour-là, elle l'avait encore trouvée sur son fauteuil,
desséchée et droite, immuable. Comme le disait la gardienne, il n'y avait
plus de raison pour qu'elle mourût jamais. Elle avait cent cinq ans.

Quand elle sortit de l'Asile, Félicité était outrée. Elle pensa à l'oncle
Macquart. Encore un qui la gênait, qui s'éternisait avec une obstination
exaspérante! Bien qu'il n'eût que quatre-vingt-quatre ans, trois ans de
plus qu'elle, il lui semblait d'une vieillesse ridicule, dépassant les
bornes permises. Et un homme qui vivait dans les excès, qui était ivre mort
chaque soir, depuis soixante ans! Les sages, les sobres, s'en allaient;
lui, fleurissait, s'épanouissait, éclatant de santé et de joie. Jadis,
lorsqu'il était venu s'établir aux Tulettes, elle lui avait fait des
cadeaux de vin, de liqueurs, d'eau-de-vie, dans l'espoir inavoué de
débarrasser la famille d'un gaillard vraiment malpropre, dont on n'avait à
attendre que du désagrément et de la honte. Mais elle s'était vite aperçue
que tout cet alcool paraissait au contraire l'entretenir en belle
allégresse, la mine ensoleillée, l'oeil goguenard; et elle avait supprimé
les cadeaux, puisque le poison espéré l'engraissait. Elle en gardait une
terrible rancune, elle l'aurait tué, si elle l'avait osé, chaque fois
qu'elle le revoyait, plus d'aplomb sur ses jambes d'ivrogne, lui ricanant à
la face, sachant bien qu'elle guettait sa mort, et triomphant de ce qu'il
ne lui donnait pas le plaisir d'enterrer avec lui le linge sale ancien, le
sang et la boue des deux conquêtes de Plassans.

--Voyez-vous, Félicité, disait-il souvent, de son air d'atroce moquerie, je
suis ici pour garder la vieille mère, et le jour où nous nous déciderons à
mourir tous les deux, ce sera par gentillesse pour vous, oui! simplement
pour vous éviter la peine d'accourir nous voir, comme ça, d'un si bon
coeur, chaque mois.

D'ordinaire, elle ne se donnait même plus la déception de descendre chez
l'oncle, elle était renseignée sur lui, à l'Asile. Mais, cette fois, comme
elle venait d'y apprendre qu'il traversait une crise d'ivrognerie
extraordinaire, ne dessoûlant pas depuis quinze jours, sans doute ivre à un
tel point qu'il ne sortait plus, elle fut prise de la curiosité de voir par
elle-même l'état où il pouvait bien s'être mis. Et, en retournant à la
gare, elle fit un détour, pour passer par la bastide de l'oncle.

La journée était superbe, une chaude et rayonnante journée d'été. A droite
et à gauche de l'étroit chemin qu'elle avait dû prendre, elle regardait les
champs qu'il s'était fait donner autrefois, toute cette grasse terre, prix
de sa discrétion et de sa bonne tenue. Au grand soleil, la maison, avec ses
tuiles roses, ses murs violemment badigeonnés de jaune, lui apparut toute
riante de gaieté. Sous les antiques mûriers de la terrasse, elle goûta la
fraîcheur délicieuse, elle jouit de l'admirable vue. Quelle digne et sage
retraite, quel coin de bonheur pour un vieil homme, qui achèverait, dans
cette paix, une longue vie de bonté et de devoir!

Mais elle ne le voyait pas, elle ne l'entendait pas. Le silence était
profond. Seules, des abeilles bourdonnaient autour de grandes mauves. Et il
n'y avait, sur la terrasse, qu'un petit chien jaune, un loubet, comme on
les nomme en Provence, étendu de tout son long sur la terre nue, à l'ombre.
Il connaissait la visiteuse, il avait levé la tête en grognant, sur le
point d'aboyer; puis, il s'était recouché et il ne bougeait plus.

Alors, dans cette solitude, dans cette joie du soleil, elle fut saisie d'un
singulier petit frisson, elle appela:

--Macquart!... Macquart!...

La porte de la bastide, sous les mûriers, était grande ouverte. Mais elle
n'osait entrer, cette maison vide, béante ainsi, l'inquiétait. Et elle
appela de nouveau:

--Macquart!... Macquart!...

Pas un bruit, pas un souffle. Le silence lourd retombait, les abeilles
seules bourdonnaient plus haut, autour des grandes mauves.

Une honte de sa peur finit par prendre Félicité qui entra bravement. A
gauche, dans le vestibule, la porte de la cuisine, où l'oncle se tenait
d'habitude était fermée. Elle la poussa, elle ne distingua rien d'abord,
car il avait dû clore les volets, pour se protéger contre la chaleur. Sa
première impression fut seulement de se sentir serrée à la gorge par la
violente odeur d'alcool qui emplissait la pièce: il semblait que chaque
meuble suât cette odeur, la maison entière en était imprégnée. Puis comme
ses yeux s'accoutumaient à la demi-obscurité, elle finit par apercevoir
l'oncle. Il se trouvait assis près de la table, sur laquelle étaient un
verre et une bouteille de trois-six complètement vide. Tassé au fond de sa
chaise, il dormait profondément, ivre mort. Cette vue la rendit à sa colère
et à son mépris.

--Voyons, Macquart, est-ce déraisonnable et ignoble de se mettre dans un
état pareil!... Réveillez-vous donc, c'est honteux!

Son sommeil était si profond, qu'on n'entendait même pas son souffle.
Vainement, elle haussa la voix, tapa violemment des mains.

--Macquart! Macquart! Macquart!... Ah! ouiche!... Vous êtes dégoûtant, mon
cher!

Et elle l'abandonna, elle ne se gêna plus, marcha librement, bouscula les
objets. Au sortir de l'Asile, par la route poussiéreuse, une soif ardente
l'avait prise. Ses gants la gênaient, elle les retira, les mit sur un coin
de la table. Puis, elle eut la chance de trouver la cruche, elle lava un
verre, qu'elle emplit ensuite jusqu'au bord, et qu'elle s'apprêtait à
vider, lorsqu'un extraordinaire spectacle la remua à un tel point, qu'elle
le posa près de ses gants, sans boire.

Elle voyait de plus en plus clair dans la pièce, que de minces filets de
soleil éclairaient, à travers les fentes des vieux volets disjoints.
Nettement, elle apercevait l'oncle, toujours proprement vêtu de drap bleu,
coiffé de l'éternelle casquette de fourrure qu'il portait d'un bout de
l'année à l'autre. Il avait engraissé depuis cinq ou six ans, il faisait un
véritable tas, débordant de plis de graisse. Et elle venait de remarquer
qu'il avait dû s'endormir en fumant, car sa pipe, une courte pipe noire,
était tombée sur ses genoux. Puis, elle resta immobile de stupeur: le tabac
enflammé s'était répandu, le drap du pantalon avait pris feu; et, par le
trou de l'étoffe, large déjà comme une pièce de cent sous, on voyait la
cuisse nue, une cuisse rouge, d'où sortait une petite flamme bleue.

D'abord, Félicité crut que c'était du linge, le caleçon, la chemise, qui
brûlait. Mais le doute n'était pas permis, elle voyait bien la chair à nu,
et la petite flamme bleue s'en échappait, légère, dansante, telle qu'une
flamme errante, à la surface d'un vase d'alcool enflammé. Elle n'était
encore guère plus haute qu'une flamme de veilleuse, d'une douceur muette,
si instable, que le moindre frisson de l'air la déplaçait. Mais elle
grandissait, s'élargissait rapidement, et la peau se fendait, et la graisse
commençait à se fondre.

Un cri involontaire jaillit de la gorge de Félicité.

--Macquart!... Macquart!

Il ne bougeait toujours pas. Son insensibilité devait être complète,
l'ivresse l'avait jeté dans une sorte de coma, dans une paralysie absolue
de la sensation; car il vivait, on voyait un souffle lent et égal soulever
sa poitrine.

--Macquart!... Macquart!

Maintenant, la graisse suintait par les gerçures de la peau, activant la
flamme qui gagnait le ventre. Et Félicité comprit que l'oncle s'allumait
là, comme une éponge, imbibée d'eau-de-vie. Lui-même en était saturé depuis
des ans, de la plus forte, de la plus inflammable. Il flamberait sans doute
tout à l'heure, des pieds à la tête.

Alors, elle cessa de vouloir le réveiller, puisqu'il dormait si bien.
Pendant une grande minute, elle osa encore le contempler, effarée, peu à
peu résolue. Ses mains, pourtant, s'étaient mises à trembler, d'un petit
grelottement qu'elle ne pouvait contenir. Elle étouffait, elle reprit à
deux mains le verre d'eau, que, d'un trait, elle vida. Et elle partait sur
la pointe des pieds, lorsqu'elle se rappela ses gants. Elle revint, crut
les ramasser tous les deux sur la table, d'un geste inquiet, à tâtons.
Enfin, elle sortit, elle referma la porte soigneusement, avec douceur,
comme si elle avait craint de déranger quelqu'un.

Quand elle se retrouva sur la terrasse, au gai soleil, dans l'air pur, en
face de l'immense horizon baigné de ciel, elle eut un soupir de
soulagement. La campagne était déserte, personne ne l'avait certainement
vue ni entrer ni sortir. Il n'y avait toujours là que le loubet jaune,
étalé, qui ne daigna même pas lever la tête. Et elle s'en alla, de son
petit pas pressé, avec le léger balancement de sa taille de jeune fille.
Cent pas plus loin, bien qu'elle s'en défendît, une irrésistible force la
fit se retourner et regarder une dernière fois la maison, si calme et si
gaie, à mi-côte, sous cette fin d'un beau jour. Dans le train seulement,
lorsqu'elle voulut se ganter, elle s'aperçut qu'un de ses gants manquait.
Mais elle avait la certitude qu'il était tombé sur le quai du chemin de
fer, comme elle montait en wagon. Elle se croyait très calme, et elle resta
pourtant une main gantée et une main nue, ce qui ne pouvait être, chez
elle, que l'effet d'une forte perturbation.

Le lendemain, Pascal et Clotilde prirent le train de trois heures, pour se
rendre aux Tulettes. La mère de Charles, la bourrelière, leur avait amené
le petit, puisqu'ils voulaient bien se charger de le conduire à l'oncle,
chez lequel il devait rester toute la semaine. De nouvelles disputes
avaient troublé le ménage: le mari refusait, décidément, de tolérer
davantage chez lui cet enfant d'un autre, ce fils de prince, fainéant et
imbécile. Comme c'était la grand'mère Rougon qui l'habillait, il était en
effet, ce jour-là, tout vêtu encore de velours noir, soutaché d'une ganse
d'or, tel qu'un jeune seigneur, un page d'autrefois, allant à la cour. Et,
pendant le quart d'heure que dura le voyage, dans le compartiment où ils
étaient seuls, Clotilde s'amusa à lui enlever sa toque, pour lustrer ses
admirables cheveux blonds, sa royale chevelure dont les boucles lui
tombaient sur les épaules. Mais elle portait une bague, et lui ayant passé
la main sur la nuque, elle resta saisie de voir que sa caresse laissait une
trace sanglante. On ne pouvait le toucher, sans que la rosée rouge perlât à
sa peau: c'était un relâchement des tissus, si aggravé par la
dégénérescence, que le moindre froissement déterminait une hémorragie. Tout
de suite, le docteur s'inquiéta, lui demanda s'il saignait toujours aussi
souvent du nez. Et Charles sut à peine répondre, dit non d'abord, puis se
rappela, dit qu'il avait beaucoup saigné, l'autre jour. Il semblait en
effet plus faible, il retournait à l'enfance, à mesure qu'il avançait en
âge, d'une intelligence qui ne s'était jamais éveillée et qui
s'obscurcissait. Ce grand garçon de quinze ans ne paraissait pas en avoir
dix, si beau, si petite fille, avec son teint de fleur née à l'ombre. Très
attendrie, le coeur chagrin, Clotilde, qui l'avait gardé sur ses genoux, le
remit sur la banquette, lorsqu'elle s'aperçut qu'il essayait de glisser la
main par l'échancrure de son corsage, dans une poussée précoce et
instinctive de petit animal vicieux.

Aux Tulettes, Pascal décida qu'ils conduiraient d'abord l'enfant chez
l'oncle. Et il gravirent la pente assez rude du chemin. De loin, la petite
maison riait comme la veille du grand soleil, avec ses tuiles roses, ses
murs jaunes, ses mûriers verts, allongeant leurs branches tordues, couvrant
la terrasse d'un épais toit de feuilles. Une paix délicieuse baignait ce
coin de solitude, cette retraite de sage, où l'on n'entendait que le
bourdonnement des abeilles, autour des grandes mauves.

--Ah! ce gredin d'oncle, murmura Pascal en souriant, je l'envie!

Mais il était surpris de ne pas l'apercevoir déjà, debout au bord de la
terrasse. Et, comme Charles s'était mis à galoper, entraînant Clotilde,
pour aller voir les lapins, le docteur continua de monter seul, s'étonna,
en haut, de ne trouver personne. Les volets étaient clos, la porte du
vestibule bâillait, grande ouverte. Il n'y avait là que le loubet jaune,
sur le seuil, les quatre pattes raidies, le poil hérissé, hurlant d'un
gémissement doux et continu. Quand il vit arriver ce visiteur, qu'il
reconnut sans doute, il se tut un instant, alla se poser, plus loin, puis
recommença doucement à gémir.

Pascal, envahi d'une crainte, ne put retenir l'appel inquiet qui lui
montait aux lèvres.

--Macquart!... Macquart!

Personne ne répondit, la maison gardait un silence de mort, avec sa seule
porte grande ouverte, qui creusait un trou noir. Le chien hurlait toujours.

Et il s'impatienta, il cria plus haut:

--Macquart!... Macquart!

Rien, ne bougea, les abeilles bourdonnaient, la sérénité immense du ciel
enveloppait ce coin de solitude. Et il se décida. Peut-être l'oncle
dormait-il. Mais, dès qu'il eut poussé, à gauche, la porte de la cuisine,
une odeur affreuse s'en échappa, une insupportable odeur d'os et de chair
tombés sur un brasier. Dans la pièce, il put à peine respirer, étouffé,
aveuglé par une sorte d'épaisse vapeur, une nuée stagnante et nauséabonde.
Les minces filets de lumière qui filtraient à travers les fentes, ne lui
permettaient pas de bien voir. Pourtant, il s'était précipité vers la
cheminée, il abandonnait sa première pensée d'un incendie, car il n'y avait
pas eu de feu, tous les meubles autour de lui avaient l'air intact. Et, ne
comprenant pas, se sentant défaillir, dans cet air empoisonné, il courut
ouvrir les volets, violemment. Un flot de lumière entra.

Alors, ce que le docteur put enfin constater, l'emplit d'étonnement. Chaque
objet se trouvait à sa place; le verre et la bouteille de trois-six vide
étaient sur la table; seule, la chaise où l'oncle avait dû s'asseoir,
portait des traces d'incendie, les pieds de devant noircis, la paille à
demi brûlée. Qu'était devenu l'oncle? Où donc pouvait-il être passé? Et,
devant la chaise, il n'y avait, sur le carreau, taché d'une mare de
graisse, qu'un petit tas de cendre, à côté duquel gisait la pipe, une pipe
noire, qui ne s'était pas même cassée en tombant. Tout l'oncle était là,
dans cette poignée de cendre fine, et il était aussi dans la nuée rousse
qui s'en allait par la fenêtre ouverte, dans la couche de suie qui avait
tapissé la cuisine entière, un horrible suint de chair envolée, enveloppant
tout, gras et infect sous le doigt.

C'était le plus beau cas de combustion spontanée qu'un médecin eût jamais
observé. Le docteur en avait bien lu de surprenants, dans certains
mémoires, entre autres celui de la femme d'un cordonnier, une ivrognesse
qui s'était endormie sur sa chaufferette et dont on n'avait retrouvé qu'un
pied et une main. Lui-même, jusque-là, s'était méfié, n'avait pu admettre,
comme les anciens, qu'un corps, imprégné d'alcool, dégageât un gaz inconnu,
capable de s'enflammer spontanément et de dévorer la chair et les os. Mais
il ne niait plus, il expliquait tout d'ailleurs, en rétablissant les faits:
le coma de l'ivresse, l'insensibilité absolue, la pipe tombée sur les
vêtements qui prenaient feu, la chair saturée de boisson qui brûlait et se
crevassait, la graisse qui se fondait, dont une partie coulait par terre,
dont l'autre activait la combustion, et tout enfin, les muscles, les
organes, les os qui se consumaient, dans la flambée du corps entier. Tout
l'oncle tenait là, avec ses vêtements de drap bleu, avec la casquette de
fourrure qu'il portait d'un bout de l'année à l'autre. Sans doute, dès
qu'il s'était mis à brûler ainsi qu'un feu de joie, il avait dû culbuter en
avant, ce qui expliquait comment la chaise se trouvait noircie à peine; et
rien ne restait de lui, pas un os, pas une dent, pas un ongle, rien que ce
petit tas de poussière grise, que le courant d'air de la porte menaçait de
balayer.

Clotilde, cependant, entra; tandis que Charles restait dehors, intéressé
par le hurlement continu du chien.

--Ah! mon Dieu, quelle odeur! dit-elle. Qu'y a-t-il?

Et, lorsque Pascal lui eut expliqué l'extraordinaire catastrophe, elle
frémit. Déjà, elle avait pris la bouteille pour l'examiner; mais elle la
reposa avec horreur, en la sentant humide et poissée de la chair de
l'oncle. On ne pouvait rien toucher, les moindre choses étaient comme
enduites de ce suint jaunâtre, qui collait aux mains.

Un frisson de dégoût épouvanté la souleva, elle pleura, en bégayant:

--La triste mort! l'affreuse mort!

Pascal s'était remis de son premier saisissement, et il souriait presque.

--Affreuse, pourquoi?... Il avait quatre-vingt-quatre ans, et il n'a pas
souffert.... Moi, je la trouve superbe, cette mort, pour ce vieux bandit
d'oncle, qui a mené, mon Dieu! on peut bien le dire à cette heure, une
existence peu catholique.... Tu te rappelles son dossier, il avait sur la
conscience des choses vraiment terribles et malpropres, ce qui ne l'a pas
empêché de se ranger plus tard, de vieillir au milieu de toutes les joies,
en brave homme goguenard, récompensé des grandes vertus qu'il n'avait pas
eues.... Et le voilà qui meurt royalement, comme le prince des ivrognes,
flambant de lui-même, se consumant dans le bûcher embrasé de son propre
corps!

Émerveillé, le docteur élargissait la scène de son geste vaste.

--Vois-tu cela?... Être ivre au point de ne pas sentir qu'on brûle,
s'allumer soi-même comme un feu de la Saint-Jean, se perdre en fumée,
jusqu'au dernier os!... Hein? vois-tu l'oncle parti pour l'espace, d'abord
répandu aux quatre coins de cette pièce, dissous dans l'air et flottant,
baignant tous les objets qui lui ont appartenu, puis s'échappant en une
poussière de nuée par cette fenêtre lorsque je l'ai ouverte, s'envolant en
plein ciel, emplissant l'horizon.... Mais c'est une mort admirable!
disparaître, ne rien laisser de soi, un petit tas de cendre et une pipe à
côté.

Et il ramassa la pipe, pour garder, ajouta-t-il, une relique de l'oncle;
tandis que Clotilde, qui avait cru sentir une pointe d'amère moquerie sous
son accès d'admiration lyrique, disait encore, d'un frisson, son effroi et
sa nausée.

Mais, sous la table, elle venait d'apercevoir quelque chose, un débris
peut-être.

--Vois donc là, ce lambeau!

Il se baissa, il eut la surprise de ramasser un gant de femme, un gant
vert.

--Eh! cria-t-elle, c'est le gant de grand'mère, tu te souviens, le gant qui
lui manquait hier soir.

Tous les deux s'étaient regardés, la même explication leur montait au
lèvres: Félicité, la veille, était certainement venue; et une brusque
conviction se faisait dans l'esprit du docteur, la certitude que sa mère
avait vu l'oncle s'allumer, et qu'elle ne l'avait pas éteint. Cela
résultait pour lui de plusieurs indices, l'état de refroidissement complet
où il trouvait la pièce, le calcul qu'il faisait des heures nécessaires à
la combustion. Il vit bien que la même pensée naissait au fond des yeux
terrifiés de sa compagne. Mais comme il semblait impossible de jamais
savoir la vérité, il imagina tout haut l'histoire la plus simple.

--Sans doute, ta grand'mère sera entrée dire bonjour à l'oncle, en revenant
de l'Asile, avant qu'il se mette à boire.

--Allons-nous en! allons-nous en! cria Clotilde. J'étouffe, je ne puis plus
rester ici!

D'ailleurs, Pascal voulait, aller déclarer le décès. Il sortit derrière
elle, ferma la maison, mit la clef dans sa poche. Et, dehors, ils
entendirent de nouveau le loubet; le petit chien jaune, qui n'avait pas
cessé de hurler. Il s'était réfugié dans les jambes de Charles, et
l'enfant, amusé, le poussait du pied, l'écoutait gémir, sans comprendre.

Le docteur sa rendit directement chez M. Maurin, le notaire des Tulettes,
qui se trouvait être en même temps maire de la commune. Veuf depuis une
dizaine d'années, vivant en compagnie de sa fille, également veuve et sans
enfant, il entretenait de bons rapports de voisinage avec le vieux
Macquart, il avait parfois gardé chez lui le petit Charles des journées
entières, sa fille s'étant intéressée à cet enfant si beau et si à
plaindre. M. Maurin s'effara, voulut remonter avec la docteur constater
l'accident, promit de dresser un acte de décès en règle. Quant à une
cérémonie religieuse, à des obsèques, elles paraissaient bien difficiles.
Lorsqu'on était rentré, dans la cuisine, le vent de la porte avait fait
envoler les cendres; et, lorsqu'on s'était efforcé de les recueillir
pieusement, on n'avait guère réussi qu'à ramasser les raclures du carreau,
toute une saleté ancienne, où il ne devait rester que bien peu de l'oncle.
Alors enterrer quoi? Il valait mieux y renoncer. On y renonça. D'ailleurs,
l'oncle ne pratiquait guère, et la famille se contenta de faire dire plus
tard des messes, pour le repos de son âme.

Le notaire, cependant, s'était écrié tout de suite qu'il existait un
testament, déposé chez lui. Il convoqua sans tarder le docteur, pour, le
surlendemain, dans le but de lui en faire la communication officielle; car
il crut pouvoir lui dire que l'oncle l'avait choisi comme exécuteur
testamentaire. Et il finit par lui offrir, en brave homme, de garder
Charles jusque-là, comprenant combien le petit, si bousculé chez sa mère,
devenait gênant, au milieu de toutes ces histoires. Charles parut enchanté,
et il resta aux Tulettes.

Ce ne fut que très tard, par le train de sept heures, que Clotilde et
Pascal purent rentrer à Plassans, après que ce dernier eut visité enfin les
deux malades qu'il avait à voir. Mais, le surlendemain, comme ils
revenaient ensemble au rendez-vous de M. Maurin, ils eurent la surprise
désagréable de trouver la vieille madame Rougon installée chez lui. Elle
avait naturellement appris la mort de Macquart, elle était accourue,
frétillante, débordante d'une douleur expansive. La lecture du testament
fut, du reste, très simple, sans incident: Macquart avait disposé de tout
ce qu'il pouvait distraire de sa petite fortune, pour se faire élever un
tombeau superbe, en marbre, avec deux anges monumentaux, les ailes
repliées, et qui pleuraient. C'était une idée à lui, le souvenir d'un
tombeau pareil, qu'il avait vu à l'étranger, en Allemagne peut-être, quand
il était soldat. Et il chargeait son neveu Pascal de veiller à l'exécution
du monument, parce que lui seul, ajoutait-il, avait du goût, dans la
famille.

Pendant cette lecture, Clotilde était demeurée dans le jardin du notaire,
assise sur un banc, à l'ombre d'un antique marronnier. Lorsque Pascal et
Félicité reparurent, il y eut un moment de grande gêne, car ils ne
s'étaient pas reparlé depuis des mois. D'ailleurs, la vieille dame
affectait une aisance parfaite, sans allusion aucune à la situation
nouvelle, donnant à entendre qu'on pouvait bien se rencontrer et paraître
unis devant le monde, sans s'expliquer ni se réconcilier pour cela. Mais
elle eut le tort de trop insister sur le gros chagrin que lui avait causé
la mort de Macquart. Pascal, qui se doutait de son sursaut de joie, de son
infinie jouissance, à la pensée que cette plaie de la famille, cette
abomination de l'oncle allait se cicatriser enfin, céda à une impatience, à
une révolte qui le soulevait. Ses yeux s'étaient involontairement fixés sur
les gants de sa mère, qui étaient noirs.

Justement, elle se désolait, d'une voix adoucie.

--Aussi était-ce prudent, à son âge, de s'obstinera à vivre tout seul,
comme un loup! S'il avait eu seulement chez lui une servante!

Et le docteur alors parla, sans en avoir la nette conscience, dans un tel
besoin irrésistible, qu'il fut tout effaré de s'entendre dire:

--Mais vous, ma mère, puisque vous y étiez, pourquoi ne l'avez-vous pas
éteint?

La vieille madame Rougon blêmit affreusement. Comment son fils pouvait-il
savoir? Elle le regarda un instant, béante; tandis que Clotilde pâlissait
comme elle, dans la certitude du crime, éclatante maintenant. C'était un
aveu, ce silence terrifié qui était tombé entre la mère, le fils, la
petite-fille, ce frissonnant silence où les familles enterrent leurs
tragédies domestiques. Les deux femmes ne trouvaient rien. Le docteur,
désespéré d'avoir parlé, lui qui évitait avec tant de soin les explications
fâcheuses et inutiles, cherchait éperdument à rattraper sa phrase,
lorsqu'une nouvelle catastrophe les tira de cette gêne terrible.

Félicité s'était décidée à reprendre Charles, ne voulant pas abuser de la
bonne hospitalité de M. Maurin; et, comme celui-ci, après le déjeuner,
avait fait conduire le petit à l'Asile, pour qu'il passât une heure près de
Tante Dide, il venait d'y envoyer sa servante, avec l'ordre de le ramener
tout de suite. Ce fut donc à ce moment que cette servante, qu'ils
attendaient dans le jardin, reparut, en sueur, essoufflée, bouleversée,
criant de loin:

--Mon Dieu! mon Dieu! venez vite.... Monsieur Charles est dans le sang....

Ils s'épouvantèrent, ils partirent tous les trois pour l'Asile.

Ce jour-là, Tante Dide était dans un de ses bons jours, bien calme, bien
douce, droite au fond du fauteuil où elle passait les heures, les longues
heures, depuis vingt-deux ans, à regarder fixement le vide. Elle semblait
avoir encore maigri, tout muscle avait disparu, ses bras, ses jambes
n'étaient plus que des os recouverts du parchemin de la peau; et il fallait
que sa gardienne, la robuste fille blonde, la portât, la fit manger,
disposât d'elle comme d'une chose, qu'on déplace et qu'on reprend.
L'ancêtre, l'oubliée, grande, noueuse, effrayante, restait immobile, avec
ses yeux qui vivaient seuls, ses clairs yeux d'eau de source, dans son
mince visage desséché. Mais, le matin, un brusque flot de larmes avait
ruisselé sur ses joues, puis elle s'était mise à bégayer des paroles sans
suite; ce qui semblait prouver qu'au milieu de son épuisement sénile et de
l'engourdissement irréparable de la démence, la lente induration du cerveau
ne devait pas être complète encore: des souvenirs restaient emmagasinés,
des lueurs d'intelligence étaient possible. Et elle avait repris sa face
muette, indifférente aux êtres et aux choses, riant parfois d'un malheur,
d'une chute, le plus souvent ne voyant, n'entendant rien, dans sa
contemplation sans fin du vide.

Lorsque Charles lui fut amené, la gardienne l'installa tout de suite,
devant la petite table, en face de sa trisaïeule. Elle gardait pour lui un
paquet d'images, des soldats, des capitaines, des rois, vêtus de pourpre et
d'or, et elle les lui donna, avec sa paire de ciseaux.

--Là, amusez-vous tranquillement, soyez bien sage. Vous voyez
qu'aujourd'hui grand'mère est très gentille. Il faut être gentil aussi.

L'enfant avait levé le regard sur la folle, et tous deux se contemplèrent.
A ce moment, leur extraordinaire ressemblance éclata. Leurs yeux surtout,
leurs yeux vides et limpides, semblaient se perdre les uns dans les autres,
identiques. Puis, c'était la physionomie, les traits usés de la centenaire
qui, par-dessus trois générations, sautaient à cette délicate figure
d'enfant, comme effacée déjà elle aussi, très vieille et finie par l'usure
de la race. Ils ne s'étaient pas souri, ils se regardaient profondément,
d'un air d'imbécillité grave.

--Ah bien! continua la gardienne, qui avait pris l'habitude de se parler
tout haut, pour s'égayer avec sa folle, ils ne peuvent pas se renier. Qui a
fait l'un a fait l'autre. C'est tout craché.... Voyons, riez un peu,
amusez-vous, puisque ça vous plaît d'être ensemble.

Mais la moindre attention prolongée fatiguait Charles, et il baissa le
premier la tête, il parut s'intéresser à ses images; pendant que Tante
Dide, qui avait une puissance étonnante de fixité, continuait à le regarder
indéfiniment, sans un battement de paupières.

Un instant, la gardienne s'occupa, dans la petite chambre, pleine de
soleil, tout égayée par son papier clair, à fleurs bleues. Elle refit le
lit qui prenait l'air, elle rangea du linge sur les planches de l'armoire.
D'habitude, elle profitait de la présence du petit, pour se donner un peu
de bon temps. Jamais elle ne devait quitter sa pensionnaire; et, quand il
était là, elle avait fini par oser la lui confier.

--Écoutez bien, reprit-elle, il faut que je sorte, et si elle remuait, si
elle avait besoin de moi, vous sonneriez, vous m'appelleriez tout de suite,
n'est-ce pas?... Vous comprenez, vous êtes assez grand garçon pour savoir
appeler quelqu'un.

Il avait relevé la tête, il fit signe qu'il avait compris et qu'il
appellerait. Et, quand il se trouva seul avec Tante Dide, il se remit à ses
images, sagement. Cela dura, un quart d'heure, dans le profond silence de
l'Asile, où l'on n'entendait que des bruits perdus de prison, un pas
furtif, un trousseau de clefs qui tintait, puis, parfois, de grands cris,
aussitôt éteints. Mais, par cette brûlante journée, l'enfant devait être
las; et le sommeil le prenait, bientôt sa tête, d'une blancheur de lis,
sembla se pencher sous le casque trop lourd de sa royale chevelure: il la
laissa tomber doucement parmi les images, il s'endormit, une joue contre
les rois d'or et de pourpre. Les cils de ses paupières closes jetaient une
ombre, la vie battait faiblement dans les petites veines bleues de sa peau
délicate. Il était d'une beauté d'ange, avec l'indéfinissable corruption de
toute une race, épandue sur la douceur de son visage. Et Tante Dide le
regardait de son regard vide, où il n'y avait ni plaisir ni peine, le
regard de l'éternité ouvert sur les choses.

Pourtant, au bout de quelques minutes, un intérêt parut s'éveiller dans ses
yeux clairs. Un événement venait de se produire, une goutte rouge
s'allongeait, aux bord de la narine gauche de l'enfant. Cette goutte tomba,
puis une autre se forma et la suivit. C'était le sang, la rosée de sang qui
perlait, sans froissement, sans contusion cette fois, qui sortait toute
seule, s'en allait, dans l'usure lâche de la dégénérescence. Les gouttes
devinrent un filet mince qui coula sur l'or des images. Une petite mare les
noya, se fit un chemin vers un angle de la table; puis, les gouttes
recommencèrent, s'écrasèrent une à une, lourdes, épaisses, sur le carreau
de la chambre. Et il dormait toujours, de son air divinement calme de
chérubin, sans avoir même conscience de sa vie qui s'échappait; et la folle
continuait à le regarder, l'air de plus en plus intéressé, mais sans
effroi, amusée plutôt, l'oeil occupé par cela comme par le vol des grosses
mouches, qu'elle suivait souvent pendant des heures.

Des minutes encore se passèrent, le petit filet rouge s'était élargi, les
gouttes se suivaient plus rapides, avec le léger clapotement monotone et
entêté de leur chute. Et Charles, à un moment, s'agita, ouvrit les yeux,
s'aperçut qu'il était plein de sang. Mais il ne s'épouvanta pas, il était
accoutumé à cette source sanglante qui sortait de lui, au moindre heurt. Il
eut une plainte d'ennui. L'instinct pourtant dut l'avertir, il s'effara
ensuite, se lamenta plus haut, balbutia un appel confus.

--Maman! maman!

Sa faiblesse, déjà, devait être trop grande, car un engourdissement
invincible le reprit, il laissa retomber sa tête. Ses yeux se refermèrent,
il parut se rendormir, comme s'il eût continué en rêve sa plainte, le doux
gémissement, de plus en plus grêle et perdu.

--Maman! maman!

Les images étaient inondées, le velours noir de la veste et de la culotte,
soutachées d'or, se souillait de longues rayures; et le petit filet rouge,
entêté, s'était remis à couler de la narine gauche, sans arrêt, traversant
la mare vermeille de la table, s'écrasant à terre, où finissait par se
former une flaque. Un grand cri de la folle, un appel de terreur aurait
suffi. Mais elle ne criait pas, elle n'appelait pas, immobile, avec ses
yeux fixes d'ancêtre qui regardait s'accomplir le destin, comme desséchée
là, nouée, les membres et la langue liés par ses cent ans, le cerveau
ossifié par la démence, dans l'incapacité de vouloir et d'agir. Et,
cependant, la vue du petit ruisseau rouge commençait à la remuer d'une
émotion. Un tressaillement avait passé sur sa face morte, une chaleur
montait à ses joues. Enfin, une dernière plainte la ranima toute.

--Maman! maman!

Alors, il y eut, chez Tante Dide, un visible et affreux combat. Elle porta
ses mains de squelette à ses tempes, comme si elle avait senti son crâne
éclater. Sa bouche s'était ouverte toute grande, et il n'en sortit aucun
son: l'effrayant tumulte qui montait en elle, lui paralysait la langue.
Elle s'efforça de se lever, de courir; mais elle n'avait plus de muscles,
elle resta clouée. Tout son pauvre corps tremblait, dans l'effort surhumain
qu'elle faisait ainsi pour crier à l'aide, sans pouvoir rompre sa prison de
sénilité et de démence. La face bouleversée, la mémoire éveillée, elle dut
tout voir.

Et ce fut une agonie lente et très douce, dont le spectacle dura encore de
longues minutes. Charles, comme rendormi, silencieux à présent, achevait de
perdre le sang de ses veines, qui se vidaient sans fin, à petit bruit. Sa
blancheur de lis augmentait, devenait une pâleur de mort. Les lèvres se
décoloraient, passaient à un rose blême; puis, les lèvres furent blanches.
Et, près d'expirer, il ouvrit ses grands yeux, il les fixa sur la
trisaïeule, qui put y suivre la lueur dernière. Toute la face de cire était
morte déjà, lorsque les yeux vivaient encore. Ils gardaient une limpidité,
une clarté. Brusquement, ils se vidèrent, ils s'éteignirent. C'était la
fin, la mort des yeux; et Charles était mort sans une secousse, épuisé
comme une source dont toute l'eau s'est écoulée. La vie ne battait plus
dans les veines de sa peau délicate, il n'y avait plus que l'ombre des
cils, sur sa face blanche. Mais il restait divinement beau, la tête couchée
dans le sang, au milieu de sa royale chevelure blonde épandue, pareil à un
de ces petits dauphins exsangues, qui n'ont pu porter l'exécrable héritage
de leur race, et qui s'endorment de vieillesse et d'imbécillité, dès leurs
quinze ans.

L'enfant venait d'exhaler son dernier petit souffle, lorsque le docteur
Pascal entra, suivi de Félicité et de Clotilde. Et, dès qu'il eut vu la
quantité de sang, dont le carreau était inondé:

--Ah! mon Dieu! s'écria-t-il, c'est ce que je craignais. Le pauvre mignon!
personne n'était là, c'est fini!

Mais tous les trois restèrent terrifiés, devant l'extraordinaire spectacle
qu'ils eurent alors. Tante Dide, grandie, avait presque réussi à se
soulever; et ses yeux fixés sur le petit mort, très blanc et très doux, sur
le sang rouge répandu, la mare de sang qui se caillait, s'allumaient d'une
pensée, après un long sommeil de vingt-deux ans. Cette lésion terminale de
la démence, cette nuit dans le cerveau, sans réparation possible, n'était
pas assez complète, sans doute, pour qu'un lointain souvenir emmagasiné ne
pût s'éveiller brusquement, sous le coup terrible qui la frappait. Et, de
nouveau, l'oubliée vivait, sortait de son néant, droite et dévastée, comme
un spectre de l'épouvante et de la douleur.

Un instant, elle demeura haletante. Puis, dans un frisson, elle ne put
bégayer qu'un mot:

--Le gendarme! le gendarme!

Pascal, et Félicité, et Clotilde, avaient compris. Ils se regardèrent
involontairement, ils frémirent. C'était toute l'histoire violente de la
vieille mère, de leur mère à tous qui s'évoquait, la passion exaspérée de
sa jeunesse, la longue souffrance de son âge mûr. Déjà deux chocs moraux
l'avaient terriblement ébranlée: le premier, en pleine vie ardente,
lorsqu'un gendarme avait abattu d'un coup de feu, comme un chien, son
amant, le contrebandier Macquart; le second, à bien des années de distance,
lorsqu'un gendarme encore, d'un coup de pistolet, avait cassé la tête de
son petit-fils Silvère, l'insurgé, la victime des haines et des luttes
sanglantes de la famille. Du sang, toujours, l'avait éclaboussée. Et un
troisième choc moral l'achevait, du sang l'éclaboussait, ce sang appauvri
de sa race qu'elle venait de voir couler si longuement, et qui était par
terre, tandis que le royal enfant blanc, les veines et le coeur vides,
dormait.

A trois reprises, revoyant toute sa vie, sa vie rouge de passion et de
torture, que dominait l'image de la loi expiatrice, elle bégaya:

--Le gendarme! le gendarme! le gendarme!

Et elle s'abattit dans son fauteuil. Ils la crurent morte, foudroyée.

Mais la gardienne, enfin, rentrait, cherchant des excuses, certaine de son
renvoi. Quand le docteur Pascal l'eut aidée à remettre Tante Dide sur son
lit, il constata qu'elle vivait encore. Elle ne devait mourir que le
lendemain, à l'âge de cent cinq ans trois mois et sept jours, d'une
congestion cérébrale, déterminée par le dernier choc qu'elle avait reçu.

Pascal, tout de suite, le dit à sa mère.

--Elle n'ira pas vingt-quatre heures, demain elle sera morte.... Ah!
l'oncle, puis elle, et ce pauvre enfant, coup sur coup, que de misère et de
deuil!

Il s'interrompit, pour ajouter, à voix plus basse:

--La famille s'éclaircit, les vieux arbres tombent et les jeunes meurent
sur pied.

Félicité dut croire à une nouvelle allusion. Elle était sincèrement
bouleversée par la mort tragique du petit Charles. Mais, quand même,
au-dessus de son frisson, un soulagement immense se faisait en elle. La
semaine prochaine, lorsqu'on aurait cessé de pleurer, quelle quiétude à se
dire que toute cette abomination des Tulettes n'était plus, que la gloire
de la famille pouvait enfin monter et rayonner dans la légende!

Alors, elle se souvint qu'elle n'avait point répondu, chez le notaire, à
l'involontaire accusation de son fils; et elle reparla de Macquart, par
bravoure.

--Tu vois bien que les servantes, ça ne sert à rien. Il y en avait une ici,
qui n'a rien empêché; et l'oncle aurait eu beau se faire garder, il serait
tout de même en cendre, à cette heure.

Pascal s'inclina, de son air de déférence habituelle.

--Vous avez raison, ma mère.

Clotilde était tombée à genoux. Ses croyances de catholique fervente
venaient de se réveiller, dans cette chambre de sang, de folie et de mort.
Ses yeux ruisselaient de larmes, ses mains s'étaient jointes, et elle
priait ardemment, en faveur des êtres chers qui n'étaient plus. Mon Dieu!
que leurs souffrances fussent bien finies, qu'on leur pardonnât leurs
fautes, qu'on ne les ressuscitât que pour une autre vie d'éternelle
félicité! Et elle intercédait de toute sa ferveur, dans l'épouvante d'un
enfer, qui, après la vie misérable, aurait éternisé la souffrance.

A partir de ce triste jour, Pascal et Clotilde s'en allèrent plus
attendris, serrés l'un contre l'autre, visiter leurs malades. Peut-être,
chez lui, la pensée de son impuissance devant la maladie nécessaire
avait-elle grandi encore. L'unique sagesse était de laisser la nature
évoluer, éliminer les éléments dangereux, ne travailler qu'à son labeur
final de santé et de force. Mais les parents qu'on perd, les parents qui
souffrent et qui meurent, laissent au coeur une rancune contre le mal, un
irrésistible besoin de le combattre et de le vaincre. Et jamais le docteur
n'avait goûté une joie si grande, lorsqu'il réussissait, d'une piqûre, à
calmer une crise, à voir le malade hurlant s'apaiser et s'endormir. Elle,
au retour, l'adorait, très fière, comme si leur amour était le soulagement
qu'ils portaient en viatique au pauvre monde.



X


Martine, un matin, comme tous les trimestres, se fit donner par le docteur
Pascal un reçu de quinze cents francs, pour aller toucher ce qu'elle
appelait «leurs rentes», chez le notaire Grandguillot. Il parut surpris que
l'échéance fût si tôt revenue: jamais il ne s'était désintéressé à ce point
des questions d'argent, se déchargeant sur elle du souci de tout régler. Et
il était avec Clotilde, sous les platanes, dans leur unique joie de vivre,
rafraîchis délicieusement par l'éternelle chanson de la source, lorsque la
servante revint, effarée, en proie à une émotion extraordinaire.

Elle ne put parler tout de suite; tellement le souffle lui manquait.

--Ah! mon Dieu! ah! mon Dieu!... Monsieur Grandguillot est parti!

Pascal ne comprit pas d'abord.

--Eh bien! ma fille, rien ne presse, vous y retournerez un autre jour.

--Mais non! mais non! il est parti, entendez-vous, parti tout à fait....

Et, comme dans la rupture d'une écluse, les mots jaillirent, sa violente
émotion se vida.

--J'arrive dans la rue, je vois de loin du monde devant la porte.... Le
petit froid me prend, je sens qu'il est arrivé un malheur. Et la porte
fermée, pas une persienne ouverte, une maison de mort.... Tout de suite, le
monde m'a dit qu'il avait filé, qu'il ne laissait pas un sou, que c'était
la ruine pour les familles....

Elle posa le reçu sur la table de pierre.

--Tenez! le voilà, votre papier! C'est fini, nous n'avons plus un sou nous
allons mourir de faim!

Les larmes la gagnaient, elle pleura à gros sanglots, dans la détresse de
son coeur d'avare; éperdue de cette perte d'une fortune et tremblante
devant la misère menaçante.

Clotilde était restée saisie, ne parlant pas, les yeux sur Pascal, qui
semblait surtout incrédule, au premier moment. Il tâcha de calmer Martine:
Voyons! voyons! il ne fallait pas se frapper ainsi. Si elle ne savait
l'affaire que par les gens de la rue; elle ne rapportait peut-être bien que
des commérages, exagérant tout. M. Grandguillot en fuite, M. Grandguillot
voleur, cela éclatait comme une chose monstrueuse, impossible. Un homme
d'une si grande honnêteté! une maison aimée et respectée de tout Plassans,
depuis plus d'un siècle! L'argent était là, disait-on, plus solide qu'à la
Banque de France.

--Réfléchissez, Martine, une catastrophe pareille ne se produirait pas en
coup de foudre, il y aurait eu de mauvais bruits avant-coureurs.... Que
diable! toute une vieille probité ne croule pas en une nuit.

Alors, elle eut un geste désespéré.

--Eh! monsieur, c'est ce qui fait mon chagrin, parce que, voyez-vous, ça me
rend un peu responsable.... Moi, voilà des semaines que j'entends circuler
des histoires.... Vous autres, naturellement vous n'entendez rien, vous ne
savez pas si vous vivez....

Pascal et Clotilde eurent un sourire, car c'était bien vrai qu'ils
s'aimaient hors du monde, si loin, si haut, que pas un des bruits
ordinaires de l'existence ne leur parvenait.

--Seulement, comme elles étaient très vilaines, ces histoires, je n'ai pas
voulu vous en tourmenter, j'ai cru qu'on mentait.

Elle finit par raconter que, si les uns accusaient simplement M.
Grandguillot d'avoir joué à la Bourse, d'autres affirmaient qu'il avait des
femmes, à Marseille. Enfin, des orgies, des passions abominables. Et elle
se remit à sangloter.

--Mon Dieu! mon Dieu! qu'est-ce que nous allons devenir? Nous allons donc
mourir de faim!

Ébranlé alors, ému de voir des larmes emplir aussi les yeux de Clotilde,
Pascal tâcha de se rappeler, de faire un peu de lumière dans son esprit.
Jadis, au temps où il exerçait à Plassans, c'était en plusieurs fois qu'il
avait déposé chez M. Grandguillot les cent vingt mille francs dont la rente
lui suffisait, depuis seize ans déjà; et, chaque fois, le notaire lui avait
donné un reçu de la somme déposée. Cela, sans doute, lui permettrait
d'établir sa situation de créancier personnel. Puis, un souvenir vague se
réveilla au fond de sa mémoire: sans qu'il pût, préciser la date, sur la
demande et à la suite de certaines explications du notaire, il lui avait
remis une procuration à l'effet d'employer tout ou partie de son argent en
placements hypothécaires; et il était même certain que, sur cette
procuration, le nom du mandataire était resté en blanc. Mais il ignorait si
l'on avait fait usage de cette pièce, il ne s'était jamais préoccupé de
savoir comment ses fonds pouvaient être placés.

De nouveau, son angoisse d'avare fit jeter ce cri à Martine:

--Ah! monsieur, vous êtes bien puni par où vous avez péché! Est-ce qu'on
abandonne son argent comme ça! Moi, entendez-vous! je sais mon compte à un
centime près, tous les trois mois, et je vous dirais sur le bout du doigt
les chiffres et les titres.

Dans sa désolation, un sourire inconscient était monté à sa face. C'était
sa lointaine et entêtée passion satisfaite, ses quatre cents francs de
gages à peine écornés, économisés, placés pendant trente ans, aboutissant
enfin, par l'accumulation des intérêts, à l'énorme somme d'une vingtaine de
mille francs. Et ce trésor était intact, solide, déposé à l'écart, dans un
endroit sûr, que personne ne connaissait. Elle en rayonnait d'aise, elle
évita d'ailleurs d'insister davantage.

Pascal se récriait.

--Eh! qui vous dit que tout notre argent est perdu! Monsieur Grandguillot
avait une fortune personnelle, il n'a pas emporté, je pense, sa maison et
ses propriétés. On verra, on tirera les affaires au clair, je ne puis
m'habituer à le croire un simple voleur.... Le seul ennui est qu'il va
falloir attendre..

Il disait ces choses pour rassurer Clotilde, dont il voyait croître
l'inquiétude. Elle le regardait, elle regardait la Souleiade, autour d'eux,
seulement préoccupée de son bonheur, à lui, dans l'ardent désir de toujours
vivre là, comme par le passé, de l'aimer toujours, au fond de cette
solitude amie. Et lui-même, à vouloir la calmer, était repris de sa belle
insouciance, n'ayant jamais vécu pour l'argent, ne s'imaginant pas qu'on
pouvait en manquer et en souffrir.

--Mais j'en ai de l'argent! finit-il par crier. Qu'est-ce qu'elle raconte
donc, Martine, que nous n'avons plus un sou et que nous allons mourir de
faim!

Et, gaiement, il se leva, il les força toutes les deux à le suivre.

--Venez, venez donc! Je vais vous eu montrer, de l'argent! Et j'en donnerai
à Martine, pour qu'elle nous fasse un bon dîner, ce soir.

En haut, dans sa chambre, devant elles, il abattit triomphalement le
tablier du secrétaire. C'était là, au fond d'un tiroir, qu'il avait,
pendant près de seize ans, jeté les billets et l'or que ses derniers
clients lui apportaient d'eux-mêmes, sans qu'il leur réclamât jamais rien.
Et jamais non plus il n'avait su exactement le chiffre de son petit trésor,
prenant à son gré, pour son argent de poche, ses expériences, ses aumônes,
ses cadeaux. Depuis quelques mois, il faisait au secrétaire de fréquentes
et sérieuses visites. Mais il était tellement habitué à y trouver les
sommes dont il avait besoin, après des années de naturelle sagesse, presque
nulles comme dépenses; qu'il avait fini par croire ses économies
inépuisables.

Aussi riait-il d'aise.

-Vous allez voir! vous allez voir!

Et il resta confondu, lorsque, à la suite de fouilles fiévreuses parmi un
amas de notes et de factures, il ne put réunir qu'une somme de six cent
quinze francs, deux billets de cent francs, quatre cents francs en or, et
quinze francs en petite monnaie. Il secouait les autres papiers, il passait
les doigts dans les coins du tiroir, en se récriant.

--Mais ce c'est pas possible! mais il y en a toujours eu, il y en avait
encore des tas, ces jours-ci!... Il faut que ce soient toutes ces vieilles
factures qui m'aient trompé. Je vous jure que, l'autre semaine, j'en ai vu,
j'en ai touché beaucoup.

Il était d'une bonne foi si amusante, il s'étonnait avec une telle
sincérité de grand enfant, que Clotilde ne put s'empêcher de rire. Ah! ce
pauvre maître, quel homme d'affaires pitoyable! Puis, comme elle remarqua
l'air fâché de Martine, son absolu désespoir devant ce peu d'argent qui
représentait maintenant leur vie à tous les trois, elle fut prise d'un
attendrissement désolé, ses yeux se mouillèrent, tandis qu'elle murmurait:

--Mon Dieu! c'est pour moi que tu as tout dépensé, c'est moi la ruine, la
cause unique, si nous n'avons plus rien!

En effet, il avait oublié l'argent pris pour les cadeaux. La fuite était
là, évidemment. Cela le rasséréna de comprendre. Et, comme, dans sa
douleur, elle parlait de tout rendre aux marchands, il s'irrita.

--Ce que je t'ai donné, le rendre! Mais ce serait un peu de mon coeur que
tu rendrais avec! Non, non, je mourrais de faim à côté, je te veux telle
que je t'ai voulue!

Puis, confiant, voyant s'ouvrir un avenir illimité:

--D'ailleurs, ce n'est pas encore ce soir que nous mourrons de faim,
n'est-ce pas, Martine?... Avec ça, nous irons loin.

Martine hocha la tête. Elle s'engageait bien à aller deux mois avec ça,
peut-être trois, si l'on était très raisonnable, mais pas davantage.
Autrefois, le tiroir était alimenté, de l'argent arrivait toujours un peu;
tandis que, maintenant, les rentrées étaient complètement nulles, depuis
que monsieur abandonnait ses malades. Il ne fallait donc pas compter sur
une aide, venue du dehors. Et elle conclut, en disant:

--Donnez-moi les deux billets de cent francs. Je vais tâcher de les faire
durer tout un mois. Ensuite, nous verrons.... Mais soyez bien prudent, ne
touchez pas aux quatre cents francs d'or, fermez le tiroir et ne le rouvrez
plus.

--Oh! ça, cria le docteur, tu peux être tranquille! Je me couperais plutôt
la main.

Tout fut ainsi réglé. Martine gardait la libre disposition de ces
ressources dernières; et l'on pouvait se fier à son économie, on était sûr
qu'elle rognerait sur les centimes. Quant à Clotilde, qui n'avait jamais eu
de bourse personnelle, elle ne devait même pas s'apercevoir du manque
d'argent. Seul, Pascal souffrirait de n'avoir plus son trésor ouvert,
inépuisable; mais il s'était formellement engagé à tout faire payer par la
servante.

--Ouf! voilà de la bonne besogne! dit-il, soulagé, heureux, comme s'il
venait d'arranger une affaire considérable, qui assurait pour toujours leur
existence.

Une semaine s'écoula, rien ne semblait changé à la Souleiade. Dans le
ravissement de leur tendresse, ni Pascal ni Clotilde ne paraissaient plus
se douter de la misère menaçante. Et, un matin que celle-ci était sortie
avec Martine, pour l'accompagner au marché, le docteur, resté seul, reçut
une visite, qui le remplit d'abord d'une sorte de terreur. C'était la
revendeuse qui lui avait vendu le corsage en vieux point d'Alençon, cette
merveille, son premier cadeau. Il se sentait si faible contre une tentation
possible, qu'il en tremblait. Avant même que la marchande eût prononcé une
parole, il se défendit: non! non! il ne pouvait, il ne voulait rien
acheter; et, les mains en avant, il l'empêchait de rien sortir de son petit
sac de cuir. Elle pourtant, très grasse et affable, souriait, certaine de
la victoire. D'une voix continue, enveloppante, elle se mit à parler, à lui
conter une histoire: oui! une dame qu'elle ne pouvait pas nommer, une des
dames les plus distinguées de Plassans, frappée d'un malheur, réduite à se
défaire d'un bijou; puis, elle s'étendit sur la superbe occasion, un bijou
qui avait coûté plus de douze cents francs, qu'on se résignait à laisser
pour cinq cents. Sans hâte, elle avait ouvert son sac, malgré l'effarement,
l'anxiété croissante du docteur; elle en tira une mince chaîne de cou,
garnie par devant de sept perles, simplement; mais les perles avaient une
rondeur, un éclat, une limpidité admirables. Cela était très fin, très pur,
d'une fraîcheur exquise. Tout de suite, il l'avait vu, ce collier, au cou
délicat de Clotilde, comme la parure naturelle de cette chair de soie, dont
il gardait, à ses lèvres, le goût de fleur. Un autre bijou l'aurait
inutilement chargé, ces perles ne diraient que sa jeunesse. Et, déjà, il
l'avait pris entre ses doigts frémissants, il éprouvait une mortelle peine
à l'idée de le rendre. Pourtant, il se défendait toujours, jurait qu'il
n'avait pas cinq cents francs, tandis que la marchande continuait, de sa
voix égale, à faire valoir le bon marché, qui était réel. Après un quart
d'heure encore, quand elle crut le tenir, elle voulut bien, tout d'un coup,
laisser le collier à trois cents francs; et il céda, sa folie du don fut la
plus forte, son besoin de faire plaisir, de parer son idole, lorsqu'il alla
prendre les quinze pièces d'or, dans le tiroir, pour les compter à la
marchande, il était convaincu que les affaires s'arrangeraient, chez le
notaire, et qu'on aurait bientôt beaucoup d'argent.

Alors, dès que Pascal se retrouva seul, avec le bijou dans sa poche, il fut
pris d'une joie d'enfant, il prépara sa petite surprise, en attendant le
retour de Clotilde, bouleversé d'impatience. Et, quand il l'aperçut, son
coeur battit à se rompre. Elle avait très chaud, l'ardent soleil d'août
embrasait le ciel. Aussi voulut-elle changer de robe, heureuse cependant de
sa promenade, racontant avec des rires le bon marché que Martine venait de
faire, deux pigeons pour dix-huit sous. Lui, suffoqué par l'émotion,
l'avait suivie dans sa chambre; et, comme elle n'était plus qu'en jupon,
les bras nus, les épaules nues, il affecta de remarquer quelque chose à son
cou.

-Tiens! qu'est-ce que tu as donc là? Fais voir.

Il cachait le collier dans sa main, il parvint à le lui mettre, en feignant
de promener ses doigts, pour s'assurer qu'elle n'avait rien. Mais elle se
débattait, gaiement.

--Finis donc! Je sais bien qu'il n'y a rien.... Voyons, qu'est-ce que tu
trafiques, qu'est-ce que tu as qui me chatouille?

D'une étreinte, il la saisit, il la mena devant la grande psyché, où elle
se vit toute. A son cou, la mince chaîne n'était qu'un fil d'or, et elle
aperçut les sept perles comme des étoiles laiteuses, nées là et doucement
luisantes sur la soie de sa peau. C'était enfantin et délicieux. Tout de
suite, elle eut un rire charmé, un roucoulement de colombe coquette qui se
rengorge.

--Oh! maître, maître! que tu es bon!... Tu ne penses donc qu'à moi?...
Comme tu me rends heureuse!

Et la joie qu'elle avait dans les yeux, cette joie de femme et d'amante,
ravie d'être belle, d'être adorée, le récompensait divinement de sa folie.

Elle avait renversé la tête, rayonnante, et elle tendait les lèvres. Il se
pencha, ils se baisèrent.

--Tu es contente?

--Oh! oui, maître, contente, contente!... C'est si doux, si pur, les
perles! Et celles-ci me vont si bien!

Un instant encore, elle s'admira dans la glace, innocemment vaniteuse de la
fleur blonde de sa peau, sous les gouttes nacrées des perles. Puis, cédant
à un besoin de se montrer, entendant remuer la servante dans la salle
voisine, elle s'échappa, courut à elle, en jupon, la gorge nue.

--Martine! Martine! Vois donc ce que maître vient de me donner!... Hein,
suis-je belle!

Mais, à la mine sévère, subitement terreuse de la vieille fille, sa joie
fut gâtée. Peut-être eut-elle conscience du déchirement jaloux que son
éclatante jeunesse produisait chez cette pauvre créature, usée dans la
résignation muette de sa domesticité, en adoration devant son maître. Ce ne
fut là, d'ailleurs, que le premier mouvement d'une seconde, inconscient
pour l'une, à peine soupçonné par l'autre; et ce qui restait, c'était la
désapprobation visible de la servante économe, le cadeau coûteux regardé de
travers et condamné.

Clotilde fut saisie d'un petit froid.

--Seulement, murmura-t-elle, maître a encore fouillé dans son
secrétaire.... C'est très cher, les perles, n'est-ce pas?

Pascal, gêné à son tour, se récria, expliqua l'occasion superbe, conta la
visite de la revendeuse, en un flot de paroles. Une bonne affaire
incroyable: on ne pouvait pas ne pas acheter.

--Combien? interrogea la jeune fille, avec une véritable anxiété.

--Trois cents francs.

Et Martine, qui n'avait pas encore ouvert la bouche, terrible dans son
silence, ne put retenir ce cri:

--Bon Dieu! de quoi vivre six semaines, et nous n'avons pas de pain!

De grosses larmes jaillirent des yeux de Clotilde. Elle aurait arraché le
collier de son cou, si Pascal ne l'en avait empêchée. Elle parlait de le
rendre sur-le-champ, elle bégayait, éperdue:

--C'est vrai, Martine a raison.... Maître est fou, et je suis folle
moi-même, à garder ça une minute, dans la situation où nous sommes.... Il
me brûlerait la peau. Je t'en supplie, laisse-le-moi reporter.

Jamais il ne voulut y consentir. Il se désolait avec elles deux,
reconnaissait sa faute, criait qu'il était incorrigible, qu'on aurait du
lui enlever tout l'argent. Et il courut au secrétaire, apporta les cent
francs qui lui restaient, força Martine à les prendre.

--Je vous dis que je ne veux plus avoir un sou! Je le dépenserais
encore.... Tenez! Martine, vous êtes la seule raisonnable. Vous ferez durer
l'argent, j'en suis bien convaincu, jusqu'à ce que nos affaires soient
arrangées.... Et toi, chérie, garde ça, ne me fais point de peine.
Embrasse-moi, va t'habiller.

Il ne fut plus question de cette catastrophe. Mais Clotilde avait gardé le
collier au cou, sous sa robe; et cela était d'une discrétion charmante, ce
petit bijou si fin, si joli, ignoré de tous, qu'elle seule sentait sur
elle. Parfois, dans leur intimité, elle souriait à Pascal, elle sortait
vivement les perles de son corsage, pour les lui montrer, sans une parole;
et, du même geste prompt, elle les remettait sur sa gorge tiède,
délicieusement émue. C'était leur folie qu'elle lui rappelait; avec une
gratitude confuse, un rayonnement de joie toujours aussi vive. Jamais plus
elle ne les quitta.

Une vie de gêne, douce malgré tout, commença dès lors. Martine avait fait
un inventaire exact des ressources de la maison, et c'était désastreux.
Seule, la provision de pommes de terre promettait d'être sérieuse. Par une
malechance, la jarre d'huile tirait à sa fin, de même que le dernier
tonneau de vin s'épuisait. La Souleiade, n'ayant plus ni vignes ni
oliviers, ne produisait guère que quelques légumes et un peu de fruits, des
poires qui n'étaient pas mûres, du raisin de treille qui allait être
l'unique régal. Enfin, il fallait quotidiennement acheter le pain et la
viande. Aussi, dès le premier jour, la servante rationna-t-elle Pascal et
Clotilde, supprimant les anciennes douceurs, les crèmes, les pâtisseries,
réduisant les plats à la portion congrue. Elle avait repris toute son
autorité d'autrefois, elle les traitait en enfants, qu'elle ne consultait
même plus sur leurs désirs ni sur leurs goûts. C'était elle qui réglait les
menus, qui savait mieux qu'eux ce dont ils avaient besoin, maternelle
d'ailleurs, les entourant de soins infinis, faisant ce miracle de leur
donner encore de l'aisance pour leur pauvre argent, ne les bousculant
parfois que dans leur intérêt, comme on bouscule les gamins qui ne veulent
pas manger leur soupe. Et il semblait que cette singulière maternité, cette
immolation dernière, cette paix de l'illusion dont elle entourait leurs
amours, la contentait un peu elle aussi, la tirait du sourd désespoir où
elle était tombée. Depuis qu'elle veillait ainsi sur eux, elle avait
retrouvé sa petite figure blanche de nonne vouée au célibat, ses calmes
yeux couleur de cendre. Lorsque, après les éternelles pommes de terre, la
petite côtelette de quatre sons, perdue au milieu des légumes, elle
arrivait, certains jours, sans compromettre son budget, à leur servir des
crêpes, elle triomphait, elle riait de leurs rires.

Pascal et Clotilde trouvaient tout très bien, ce qui ne les empêchait pas
de la plaisanter, quand elle n'était pas là. Les anciennes moqueries sur
son avarice recommençaient, ils prétendaient qu'elle comptait les grains de
poivre, tant de grains par chaque plat, histoire de les économiser. Quand
les pommes de terre manquaient par trop d'huile, quand les côtelettes se
réduisaient à une bouchée, ils échangeaient un vif coup d'oeil, ils
attendaient qu'elle fût sortie, pour étouffer leur gaieté dans leur
serviette. Ils s'amusaient de tout, ils riaient de leur misère.

A la fin du premier mois, Pascal songea aux gages de Martine. D'habitude,
elle prélevait elle-même ses quarante francs sur la bourse commune qu'elle
tenait.

--Ma pauvre fille, lui dit-il un soir, comment allez-vous faire, pour vos
gages, puisqu'il n'y a plus d'argent?

Elle resta un instant, les yeux à terre, l'air consterné.

--Dame! monsieur, il faudra bien que j'attende.

Mais il voyait qu'elle ne disait pas tout, qu'elle avait eu l'idée d'un
arrangement, dont elle ne savait de quelle façon lui faire l'offre. Et il
l'encouragea.

--Alors, du moment que monsieur y consentirait, j'aimerais mieux que
monsieur me signât un papier..

--Comment, un papier?

--Oui, un papier où monsieur, chaque mois, dirait qu'il me doit quarante
francs.

Tout de suite, Pascal lui fit le papier, et elle en fut très heureuse, elle
le serra avec soin, comme du bel et bon argent. Cela, évidemment, la
tranquillisait. Mais ce papier devint, pour le docteur et sa compagne, un
nouveau sujet d'étonnement et de plaisanterie. Quel était donc
l'extraordinaire pouvoir de l'argent sur certaines âmes? Cette vieille
fille qui les servait à genoux, qui l'adorait surtout, lui, au point de lui
avoir donné sa vie, et qui prenait cette garantie imbécile, ce chiffon de
papier sans valeur, s'il ne pouvait la payer!

Du reste, ni Pascal ni Clotilde n'avaient eu, jusque-là, un grand mérite à
garder leur sérénité dans l'infortune, car ils ne sentaient pas celle-ci.
Ils vivaient au-dessus, plus loin, plus haut, dans l'heureuse et riche
contrée de leur passion. A table, ils ignoraient ce qu'ils mangeaient, ils
pouvaient faire le rêve de mets princiers, servis sur des plats d'argent.
Autour d'eux, ils n'avaient pas conscience du dénuement qui croissait, de
la servante affamée, nourrie de leurs miettes; et ils marchaient par la
maison vide comme à travers un palais tendu de soie, regorgeant de
richesses. Ce fut certainement l'époque la plus heureuse de leurs amours.
La chambre était un monde, la chambre tapissée de vieille indienne, couleur
d'aurore, où ils ne savaient comment épuiser l'infini, le bonheur sans fin
d'être aux bras l'un de l'autre. Ensuite, la salle de travail gardait les
bons souvenirs du passé, à ce point qu'ils y vivaient les journées, comme
drapés luxueusement dans la joie d'y avoir déjà vécu si longtemps ensemble.
Puis, dehors, au fond des moindres coins de la Souleiade, c'était le royal
été qui dressait sa tente bleue, éblouissante d'or. Le matin, le long des
allées embaumées de la pinède, à midi, sous l'ombre noire des platanes,
rafraîchie par la chanson de la source, le soir, sur la terrasse qui se
refroidissait ou sur l'aire encore tiède, baignée du petit jour bleu des
premières étoiles, ils promenaient avec ravissement leur existence de
pauvres, dont la seule ambition était de vivre toujours ensemble, dans
l'absolu dédain de tout le reste. La terre était à eux, et les trésors, et
les fêtes, et les souverainetés, du moment qu'ils se possédaient.

Vers la fin d'août, cependant, les choses se gâtèrent encore. Ils avaient
parfois des réveils inquiets, au milieu de cette vie sans liens ni devoirs,
sans travail, qu'ils sentaient si douce, mais impossible, mauvaise à
toujours vivre. Un soir, Martine leur déclara qu'elle n'avait plus que
cinquante francs, et qu'on aurait du mal à vivre deux semaines, en cessant
de boire du vin. D'autre part, les nouvelles devenaient graves, le notaire
Grandguillot était décidément insolvable, les créanciers personnels
eux-mêmes ne toucheraient pas un sou. D'abord, on avait pu compter sur la
maison et deux fermes que le notaire en fuite laissait forcément derrière
lui; mais il était certain, maintenant, que ces propriétés se trouvaient
mises au nom de sa femme; et, pendant que lui, en Suisse, disait-on,
jouissait de la beauté des montagnes, celle-ci occupait une des fermes,
qu'elle faisait valoir, très calme, loin des ennuis de leur déconfiture.
Plassans bouleversé racontait que la femme tolérait les débordements du
mari, jusqu'à lui permettre les deux maîtresses qu'il avait emmenées au
bord des grands lacs. Et Pascal, avec son insouciance habituelle,
négligeait même d'aller voir le procureur de la république, pour causer de
son cas, suffisamment renseigné par tout ce qu'on lui racontait, demandant
à quoi bon remuer cette vilaine histoire, puisqu'il n'y avait plus rien de
propre ni d'utile à en tirer.

Alors, à la Souleiade, l'avenir apparut menaçant. C'était la misère noire,
à bref délai. Et Clotilde, très raisonnable au fond, fut la première à
trembler. Elle gardait sa gaieté vive, tant que Pascal était la; mais, plus
prévoyante que lui, dans sa tendresse de femme, elle tombait à une
véritable terreur, dès qu'il la quittait un instant, se demandant ce qu'il
deviendrait, à son âge, chargé d'une maison si lourde. Tout un plan
l'occupa en secret pendant plusieurs jours, celui de travailler, de gagner
de l'argent, beaucoup d'argent, avec ses pastels. On s'était récrié tant de
fois devant son talent singulier et si personnel, qu'elle mit Martine dans
sa confidence et la chargea, un beau matin, d'aller offrir plusieurs de ses
bouquets chimériques au marchand de couleurs du cours Sauvaire, qui était,
affirmait-on, en relation de parenté avec un peintre de Paris. La condition
formelle était de ne rien exposer à Plassans, de tout expédier au loin.
Mais le résultat fut désastreux, le marchand resta effrayé devant
l'étrangeté de l'invention, la fougue débridée de la facture, et il déclara
que jamais ça ne se vendrait. Elle en fut désespérée, de grosses larmes lui
vinrent aux yeux. A quoi servait-elle? c'était un chagrin et une honte, de
n'être bonne à rien! Et il fallut que la servante la consolât, lui
expliquât que toutes les femmes sans doute ne naissent pas pour travailler,
que les unes poussent comme les fleurs dans les jardins, pour sentir bon,
tandis que les autres sont le blé de la terre, qu'on écrase et qui nourrit.

Cependant, Martine ruminait un autre projet qui était de décider le docteur
à reprendre sa clientèle. Elle finit par en parler à Clotilde, qui, tout de
suite, lui montra les difficultés, l'impossibilité presque matérielle d'une
pareille tentative. Justement, elle en avait causé avec Pascal, la veille
encore. Lui aussi se préoccupait, songeait au travail, comme à l'unique
chance de salut. L'idée de rouvrir un cabinet de consultation devait lui
venir la première. Mais il était depuis si longtemps le médecin des
pauvres! Comment oser se faire payer, lorsqu'il y avait tant d'années déjà
qu'il ne réclamait plus d'argent? Puis, n'était-ce pas trop tard, à son
âge, pour recommencer une carrière? sans compter les histoires absurdes qui
couraient sur lui, toute cette légende de génie à demi fêlé qu'on lui avait
faite. Il ne retrouverait pas un client, ce serait une cruauté inutile que
de le forcer à un essai, dont il reviendrait sûrement le coeur meurtri et
les mains vides. Clotilde, au contraire, s'employait toute, pour l'en
détourner; et Martine comprit ces bonnes raisons, s'écria, elle aussi,
qu'il fallait l'empêcher de courir le risque d'un si gros chagrin.
D'ailleurs, en causant, une idée nouvelle lui était poussée, au souvenir
d'un ancien registre découvert par elle dans une armoire, et sur lequel,
autrefois, elle avait inscrit les visites du docteur. Beaucoup de gens
n'avaient jamais payé, de sorte qu'une liste de ceux-ci occupait deux
grandes pages du registre. Pourquoi donc, maintenant qu'on était
malheureux, n'aurait-on pas exigé de ces gens les sommes qu'ils devaient?
On pouvait bien agir sans en parler à monsieur, qui avait toujours refusé
de s'adresser à la justice. Et, cette fois, Clotilde lui donna raison. Ce
fut tout un complot: elle-même releva les créances, prépara les notes, que
la servante alla porter. Mais nulle part elle ne toucha un sou, on lui
répondit de porte en porte qu'on examinerait, qu'on passerait chez le
docteur. Dix jours s'écoulèrent, personne ne vint, il n'y avait plus à la
maison que six francs, de quoi vivre deux ou trois jours encore.

Martine, le lendemain, comme elle rentrait les mains vides, d'une nouvelle
démarche chez un ancien client, prit Clotilde à part, pour lui raconter
qu'elle venait de causer avec madame Félicité, au coin de la rue de la
Banne. Celle-ci, sans doute, la guettait. Elle ne remettait toujours pas
les pieds à la Souleiade. Même le malheur qui frappait son fils, cette
perte brusque d'argent dont parlait toute la ville, ne l'avait pas
rapprochée de lui. Mais elle attendait dans un frémissement passionné, elle
ne gardait son attitude de mère rigoriste, ne pactisant pas avec certaines
fautes, que certaine de tenir enfin Pascal à sa merci, comptant bien qu'il
allait être forcé de l'appeler à son aide, un jour ou l'autre. Quand il
n'aurait plus un sou, qu'il frapperait à sa porte, elle dicterait ses
conditions, le déciderait au mariage avec Clotilde, ou mieux encore
exigerait le départ de celle-ci. Pourtant, les journées passaient, elle ne
le voyait pas venir. Et c'était pourquoi elle avait arrêté Martine, prenant
une mine apitoyée, demandant des nouvelles, paraissant s'étonner qu'on
n'eût point recours à sa bourse, tout en donnant à comprendre que sa
dignité l'empêchait de faire le premier pas.

--Vous devriez en parler à monsieur et le décider, conclut la servante. En
effet, pourquoi ne s'adresserait-il pas à sa mère? Ce serait tout naturel.

Clotilde se révolta.

--Oh! jamais! je ne me charge pas d'une commission pareille. Maître se
fâcherait, et il aurait raison. Je crois bien qu'il se laisserait mourir de
faim plutôt que de manger le pain de grand'mère.

Alors, le surlendemain soir, au dîner, comme Martine leur servait un reste
de bouilli, elle les prévint.

--Je n'ai plus d'argent, monsieur, et demain il n'y aura que des pommes de
terre, sans huile ni beurre.... Voici trois semaines que vous buvez de
l'eau. Maintenant, il faudra se passer de viande.

Ils s'égayèrent, ils plaisantèrent encore.

--Vous avez du sel, ma brave fille?

--Oh! ça, oui, monsieur, encore un peu.

--Eh bien! des pommes de terre avec du sel, c'est très bon quand on a faim.

Elle retourna dans sa cuisine, et tout bas ils reprirent leurs moqueries
sur son extraordinaire avarice. Jamais elle n'aurait offert de leur avancer
dix francs, elle qui avait son petit trésor caché quelque part, dans un
endroit solide que personne ne connaissait. D'ailleurs, ils en riaient,
sans lui en vouloir, car elle ne devait pas plus songer à cela qu'à
décrocher les étoiles, pour les leur servir.

La nuit, pourtant, dès qu'ils se furent couchés, Pascal sentit Clotilde
fiévreuse, tourmentée d'insomnie. C'était d'habitude ainsi, aux bras l'un
de l'autre, dans les tièdes ténèbres, qu'il la confessait; et elle osa lui
dire son inquiétude pour lui, pour elle, pour la maison entière.
Qu'allaient-ils devenir, sans ressources aucunes? Un instant, elle fut sur
le point de lui parler de sa mère. Puis, elle n'osa pas, elle se contenta
de lui avouer les démarches qu'elles avaient faites, Martine et elle:
l'ancien registre retrouvé, les notes relevées et envoyées, l'argent
réclamé partout, inutilement. Dans d'autres circonstances, il aurait eu, à
cet aveu, un grand chagrin et une grande colère, blessé de ce qu'on avait
agi sans lui, en allant contre l'attitude de toute sa vie professionnelle.
Il resta silencieux d'abord, très ému, et cela suffisait à prouver quelle
était par moments son angoisse secrète, sous cette insouciance de la misère
qu'il montrait. Puis, il pardonna à Clotilde en la serrant éperdument
contre sa poitrine, il finit par dire qu'elle avait bien fait, qu'on ne
pouvait pas vivre plus longtemps de la sorte. Ils cessèrent de parler, mais
elle le sentait qui ne dormait pas, qui cherchait comme elle un moyen de
trouver l'argent nécessaire aux besoins quotidiens. Telle fut leur première
nuit malheureuse, une nuit de souffrance commune, où elle, se désespérait
du tourment qu'il se faisait, où lui, ne pouvait tolérer l'idée de la
savoir sans pain.

Au déjeuner, le lendemain, ils ne mangèrent que des fruits. Le docteur
était resté muet toute la matinée, en proie à un visible combat. Et ce fut
seulement vers trois heures qu'il prit une résolution.

--Allons, il faut se remuer, dit-il à sa compagne. Je ne veux pas que tu
jeûnes, ce soir encore.... Va mettre un chapeau, nous sortons ensemble.

Elle le regardait, attendant de comprendre.

--Oui, puisqu'on nous doit de l'argent et qu'on n'a pas voulu vous le
donner, je vais aller voir si on me le refuse, à moi aussi.

Ses mains tremblaient, cette idée de se faire payer de la sorte, après tant
d'années, devait lui coûter affreusement; mais il s'efforçait de sourire,
il affectait toute une bravoure. Et elle, qui sentait, au bégaiement de sa
voix, la profondeur de son sacrifice, en éprouva une violente émotion.

--Non! non! maître, n'y va pas, si cela te fait trop de peine.... Martine
pourrait y retourner.

Mais la servante, qui était là, approuvait beaucoup monsieur, au contraire.

--Tiens! pourquoi donc monsieur n'irait-il pas? Il n'y a jamais de honte à
réclamer ce qu'on vous doit.... N'est-ce pas? chacun le sien.... Je trouve
ça très bien, moi, que monsieur montre enfin qu'il est un homme.

Alors, de même que jadis, aux heures de félicité, le vieux roi David, ainsi
que Pascal se nommait parfois en plaisantant, sortit au bras d'Abisaïg. Ni
l'un ni l'autre n'étaient encore en haillons, lui avait toujours sa
redingote correctement boutonnée, tandis qu'elle portait sa jolie robe de
toile, à pois rouges; mais le sentiment de leur misère sans doute les
diminuait, leur faisait croire qu'ils n'étaient plus que deux pauvres,
tenant peu de place, filant modestement le long des maisons. Les rues
ensoleillées étaient presque vides. Quelques regards les gênèrent; et ils
ne hâtaient pas leur marche, tellement leur coeur se serrait.

Pascal voulut commencer par un ancien magistrat, qu'il avait soigné pour
une affection des reins. Il entra, après avoir laissé Clotilde sur un banc
du cours Sauvaire. Mais il fut très soulagé, lorsque le magistrat,
prévenant sa demande, lui expliqua qu'il touchait ses rentes en octobre et
qu'il le payerait alors. Chez une vieille dame, une septuagénaire,
paralytique, ce fut autre chose: elle s'offensa qu'on lui eût envoyé sa
note par une domestique qui n'avait pas été polie; si bien qu'il s'empressa
de lui présenter ses excuses, en lui donnant tout le temps qu'elle
désirerait. Puis, il monta les trois étages d'un employé aux contributions,
qu'il trouva souffrant encore, aussi pauvre que lui, à ce point qu'il n'osa
même pas formuler sa demande. De là, défilèrent à la suite une mercière, la
femme d'un avocat, un marchand d'huile, un boulanger, tous des gens à leur
aise; et tous l'évincèrent, les uns sous des prétextes, les autres en ne le
recevant pas; il y en eut même un qui affecta de ne pas comprendre. Restait
la marquise de Valqueyras, l'unique représentante d'une très ancienne
famille, fort riche et d'une avarice célèbre, veuve, avec une fillette de
dix ans. Il l'avait gardée pour la dernière, car elle l'effrayait beaucoup.
Il finit par sonner à son antique hôtel, au bas du cours Sauvaire, une
construction monumentale, du temps de Mazarin. Et il y demeura si
longtemps, que Clotilde, qui se promenait sous les arbres, fut prise
d'inquiétude.

Enfin, quand il reparut, au bout d'une grande demi-heure, elle plaisanta,
soulagée.

--Quoi donc? elle n'avait pas de monnaie?

Mais, chez celle-là encore, il n'avait rien touché. Elle s'était plainte de
ses fermiers, qui ne la payaient plus.

--Imagine-toi, continua-t-il pour expliquer sa longue absence, la fillette
est malade. Je crains que ce ne soit un commencement de fièvre muqueuse....
Alors, elle a voulu me la montrer, et j'ai examiné cette pauvre petite....

Un invincible sourire montait aux lèvres de Clotilde.

--Et tu as laissé une consultation?

--Sans doute, pouvais-je faire autrement?

Elle lui avait repris le bras, très émue, et il la sentit qui le serrait
fortement sur son coeur. Un instant, ils marchèrent au hasard. C'était
fini, il ne leur restait qu'à rentrer chez eux, les mains vides. Mais lui
refusait, s'obstinait à vouloir pour elle autre chose que les pommes de
terre et l'eau qui les attendaient. Quand ils eurent remonté le cours
Sauvaire, ils tournèrent à gauche, dans la ville neuve; et il semblait que
le malheur s'acharnait, les emportant à la dérive.

--Écoute, dit-il enfin, j'ai une idée.... Si je m'adressais à Ramond, il
nous prêterait volontiers mille francs, qu'on lui rendrait, lorsque nos
affaires seront arrangées.

Elle ne répondit pas tout de suite. Ramond, qu'elle avait repoussé, qui
était marié maintenant, installé dans une maison de la ville neuve, en
passe d'être le beau médecin à la mode et de gagner une fortune! Elle le
savait heureusement d'esprit droit, de coeur solide. S'il n'était pas
revenu les voir, c'était à coup sûr par discrétion. Lorsqu'il les
rencontrait, il les saluait d'un air si émerveillé, si content de leur
bonheur!

--Est-ce que ça te gêne? demanda ingénument Pascal, qui aurait ouvert au
jeune médecin sa maison, sa bourse, son coeur.

Alors, elle se hâta de répondre.

--Non, non!... Il n'y a jamais eu entre nous que de l'affection et de la
franchise. Je crois que je lui ai fait beaucoup de peine, mais il m'a
pardonné.... Tu as raison, nous n'avons pas d'autre ami, c'est à Ramond
qu'il faut nous adresser.

La malechance les poursuivait, Ramond était absent, en consultation à
Marseille, d'où il ne devait revenir que le lendemain soir; et ce fut la
jeune madame Ramond qui les reçut, une ancienne amie de Clotilde, dont elle
était la cadette, de trois ans. Elle parut un peu gênée, se montra pourtant
fort aimable. Mais le docteur, naturellement, ne fit pas sa demande, et se
contenta d'expliquer sa visite, en disant que Ramond lui manquait.

Dans la rue, de nouveau, Pascal et Clotilde se sentirent seuls et perdus.
Où se rendre, maintenant? quelle tentative faire? Et ils durent se remettre
à marcher, au petit bonheur.

--Maître, je ne t'ai pas dit, osa murmurer Clotilde, il paraît que Martine
a rencontré grand'mère.... Oui, grand'mère s'est inquiétée de nous, lui a
demandé pourquoi nous n'allions pas chez elle, si nous étions dans le
besoin.... Et, tiens! voilà sa porte là-bas....

En effet, ils étaient rue de la Banne, on apercevait l'angle de la place de
la Sous-Préfecture. Mais il venait de comprendre, il la faisait taire.

--Jamais, entends-tu!... Et toi-même, tu n'irais pas. Tu me dis cela, parce
que tu as du chagrin; à me voir ainsi sur le pavé. Moi aussi, j'ai le coeur
gros, en songeant que tu es là et que tu souffres. Seulement, il vaut mieux
souffrir que de faire une chose dont on garderait le continuel remords....
Je ne veux pas, je ne peux pas.

Ils quittèrent la rue de la Banne, ils s'engagèrent dans le vieux quartier.

--J'aime mieux mille fois m'adresser aux étrangers.... Peut-être avons-nous
des amis encore, mais ils ne sont que parmi les pauvres.

Et, résigné à l'aumône, David continua sa marche au bras d'Abisaïg, le
vieux roi mendiant s'en alla de porte en porte, appuyé à l'épaule de la
sujette amoureuse, dont la jeunesse restait son unique soutien. Il était
près de six heures, la forte chaleur tombait, les rues étroites
s'emplissaient de monde; et, dans ce quartier populeux, où ils étaient
aimés, on les saluait, on leur souriait. Un peu de pitié se mêlait à
l'admiration, car personne n'ignorait leur ruine. Pourtant, ils semblaient
d'une beauté plus haute, lui tout blanc, elle toute blonde, ainsi
foudroyés. On les sentait unis et confondus davantage, la tête toujours
droite et fiers de leur éclatant amour, mais frappés par le malheur, lui
ébranlé, tandis qu'elle, d'un coeur vaillant, le redressait. Des ouvriers
en bourgeron passèrent, qui avaient plus d'argent dans leur poche. Personne
n'osa leur offrir le sou qu'on ne refuse pas à ceux qui ont faim. Rue
Canquoin, ils voulurent s'arrêter chez Guiraude: elle était morte à son
tour, la semaine d'auparavant. Deux autres tentatives qu'ils firent,
échouèrent. Désormais, ils en étaient à rêver quelque part un emprunt de
dix francs. Ils battaient la ville depuis trois heures.

Ah! ce Plassans, avec le cours Sauvaire, la rue de Rome et la rue de la
Banne qui le partageaient en trois quartiers, ce Plassans aux fenêtres
closes, cette ville mangée de soleil, d'apparence morte, et qui cachait
sous cette immobilité toute une vie nocturne de cercle et de jeu, trois
fois encore ils la traversèrent, d'un pas ralenti, par cette fin limpide
d'une ardente journée d'août! Sur le cours, d'anciennes pataches, qui
conduisaient aux villages de la montagne, attendaient, dételées; et, à
l'ombre noire des platanes, aux portes des cafés, les consommateurs, qu'on
voyait là dès sept heures du matin, les regardèrent avec des sourires. Dans
la ville neuve également, où des domestiques se plantèrent sur le seuil des
maisons cossues, ils sentirent moins de sympathie que dans les rues
désertes du quartier Saint-Marc, dont les vieux hôtels gardaient un silence
ami. Ils retournèrent au fond du vieux quartier, ils allèrent jusqu'à
Saint-Saturnin, la cathédrale, dont le jardin du chapitre ombrageait
l'abside, un coin de délicieuse paix, d'où un pauvre les chassa en leur
demandant lui-même l'aumône. On bâtissait beaucoup du côté de la gare, un
nouveau faubourg poussait là, ils s'y rendirent. Puis, ils revinrent une
dernière fois jusqu'à la place de la Sous-Préfecture, avec un brusque
réveil d'espoir, l'idée qu'ils finiraient par rencontrer quelqu'un, que de
l'argent leur serait offert. Mais ils n'étaient toujours accompagnés que du
pardon souriant de la ville, à les voir si unis et si beaux. Les cailloux
de la Viorne, le petit pavage pointu, leur blessait les pieds. Et ils
durent enfin rentrer sans rien à la Souleiade, tous les deux, le vieux roi
mendiant et sa sujette soumise, Abisaïg dans sa fleur de jeunesse, qui
ramenait David vieillissant, dépouillé de ses biens, las d'avoir
inutilement battu les routes.

Il était huit heures. Martine qui les attendait, comprit qu'elle n'aurait
pas de cuisine à faire, ce soir-là. Elle prétendit avoir dîné; et, comme
elle paraissait souffrante, Pascal l'envoya se coucher tout de suite.

--Nous nous passerons bien de toi, répétait Clotilde. Puisque les pommes de
terre sont sur le feu, nous les prendrons nous-mêmes.

La servante, de méchante humeur, céda. Elle mâchait de sourdes paroles:
quand on a tout mangé, à quoi bon se mettre à table? Puis, avant de
s'enfermer dans sa chambre:

--Monsieur, il n'y a plus d'avoine pour Bonhomme. Je lui ai trouvé l'air
drôle, et monsieur devrait aller le voir.

Tout de suite, Pascal et Clotilde, pris d'inquiétude, se rendirent à
l'écurie. Le vieux cheval, en effet, était couché sur sa litière,
somnolent. Depuis six mois, on ne l'avait plus sorti, à cause de ses
jambes, envahies de rhumatismes; et il était devenu complètement aveugle.
Personne ne comprenait pourquoi le docteur conservait cette vieille bête,
Martine elle-même en arrivait à dire qu'on devait l'abattre, par simple
pitié. Mais Pascal et Clotilde se récriaient, s'émotionnaient, comme si on
leur eût parlé d'achever un vieux parent, qui ne s'en irait pas assez vite.
Non, non! il les avait servis pendant plus d'un quart de siècle, il
mourrait chez eux, de sa belle mort, en brave homme qu'il avait toujours
été! Et, ce soir-là, le docteur ne dédaigna pas de l'examiner
soigneusement. Il lui souleva les pieds, lui regarda les gencives, écouta
les battements du coeur.

--Non, il n'a rien, finit-il par dire. C'est la vieillesse, simplement....
Ah! mon pauvre vieux, nous ne courrons plus les chemins ensemble!

L'idée qu'il manquait d'avoine tourmentait Clotilde. Mais Pascal la
rassura: il fallait si peu de chose, à une bête de cet âge, qui ne
travaillait plus! Elle prit alors une poignée d'herbe, au tas que la
servante avait laissé là; et ce fut une joie pour tous les deux, lorsque
Bonhomme voulut bien, par simple et bonne amitié, manger cette herbe dans
sa main.

--Eh! mais, dit-elle en riant, tu as encore de l'appétit, il ne faut pas
chercher à nous attendrir.... Bonsoir! et dors tranquille!

Et ils le laissèrent sommeiller, après lui avoir l'un et l'autre, comme
d'habitude, mis un gros baiser à gauche et à droite des naseaux.

La nuit tombait, ils eurent une idée, pour ne pas rester en bas, dans la
maison vide: ce fut de tout barricader et d'emporter leur dîner, en haut,
dans la chambre. Vivement, elle monta le plat de pommes de terre, avec du
sel et une belle carafe d'eau pure; tandis que lui se chargeait d'un panier
de raisin, le premier qu'on eût cueilli à une treille précoce, en dessous
de la terrasse. Ils s'enfermèrent, ils mirent le couvert sur une petite
table, les pommes de terre au milieu, entre la salière et la carafe, et le
panier de raisin sur une chaise, à côté. Et ce fut un gala merveilleux, qui
leur rappela l'exquis déjeuner qu'ils avaient fait, au lendemain des noces,
lorsque Martine s'était obstinée à ne pas leur répondre. Ils éprouvaient le
même ravissement d'être seuls, de se servir eux-mêmes, de manger l'un
contre l'autre, dans la même assiette.

Cette soirée de misère noire qu'ils avaient tout fait au monde pour éviter,
leur gardait les heures les plus délicieuses de leur existence. Depuis
qu'ils étaient rentrés, qu'ils se trouvaient au fond de la grande chambre
amie, comme à cent lieues de cette ville indifférente qu'ils venaient de
battre, la tristesse et la crainte s'effaçaient, jusqu'au souvenir de la
mauvaise après-midi, perdue en courses inutiles. L'insouciance les avait
repris de ce qui n'était pas leur tendresse, ils ne savaient plus s'ils
étaient pauvres, s'ils auraient le lendemain à chercher un ami pour dîner
le soir. A quoi bon redouter la misère et se donner tant de peine,
puisqu'il suffisait, pour goûter tout le bonheur possible, d'être ensemble?

Lui, pourtant, s'effraya.

--Mon Dieu! nous avions si peur de cette soirée! Est-ce raisonnable d'être
heureux ainsi? Qui sait ce que demain nous garde?

Mais elle lui mit sa petite main sur la bouche.

--Non, non! demain, nous nous aimerons, comme nous nous aimons
aujourd'hui.... Aime-moi de toute ta force, comme je t'aime.

Et jamais ils n'avaient mangé de si bon coeur. Elle montrait son appétit de
belle fille à l'estomac solide, elle mordait à pleine bouche dans les
pommes de terre, avec des rires, les disant admirables, meilleures que les
mets les plus vantés. Lui aussi avait retrouvé son appétit de trente ans.
De grands coups d'eau pure leur semblaient divins. Puis, le raisin, comme
dessert, les ravissait, ces grappes si fraîches, ce sang de la terre que le
soleil avait doré. Ils mangeaient trop, ils étaient gris d'eau et de fruit,
de gaieté surtout. Ils ne se souvenaient pas d'avoir fait un gala pareil.
Leur premier déjeuner lui-même, avec tout un luxe de côtelettes, de pain et
de vin, n'avait pas eu cette ivresse, ce bonheur de vivre, où la joie
d'être ensemble suffisait, changeait la faïence en vaisselle d'or, la
nourriture misérable en une céleste cuisine, comme les dieux n'en goûtent
point.

La nuit s'était complètement faite, et ils n'avaient pas allumé de lampe,
heureux de se mettre au lit tout de suite. Mais les fenêtres restaient
grandes ouvertes sur le vaste ciel d'été, le vent du soir entrait, brûlant
encore, chargé d'une lointaine odeur de lavande. A l'horizon, la lune
venait de se lever, si pleine et si large, que toute la chambre était
baignée d'une lumière d'argent, et qu'ils se voyaient, comme à une clarté
de rêve, infiniment éclatante et douce.

Alors, les bras nus, le cou nu, la gorge nue, elle acheva magnifiquement le
festin qu'elle lui donnait, elle lui fit le royal cadeau de son corps. La
nuit précédente, ils avaient en leur premier frisson d'inquiétude, une
épouvante d'instinct, à l'approche du malheur menaçant. Et, maintenant, le
reste du monde semblait une fois encore oublié, c'était comme une nuit
suprême de béatitude, que leur accordait la bonne nature, dans
l'aveuglement de ce qui n'était pas leur passion.

Elle avait ouvert les bras, elle se livrait, se donnait toute.

--Maître, maître! j'ai voulu travailler pour toi, et j'ai appris que je
suis une bonne à rien, incapable de gagner une bouchée du pain que tu
manges. Je ne peux que t'aimer, me donner, être ton plaisir d'un moment....
Et il me suffit d'être ton plaisir, maître! Si tu savais comme je suis
contente que tu me trouves belle, puisque cette beauté, je puis t'en faire
le cadeau. Je n'ai qu'elle, et je suis si heureuse de te rendre heureux.

Il la tenait d'une étreinte ravie, il murmura:

--Oh! oui, belle! la plus belle et la plus désirée!... Tous ces pauvres
bijoux dont je t'ai parée, l'or, les pierreries, ne valent pas le plus
petit coin du satin de ta peau. Un de tes ongles, un de tes cheveux, sont
des richesses inestimables. Je baiserai dévotement, un à un, les cils de
tes paupières.

--Et, maître, écoute bien: ma joie est que tu sois âgé et que je sois
jeune, parce que le cadeau de mon corps te ravit davantage. Tu serais jeune
comme moi, le cadeau de mon corps te ferait moins de plaisir, et j'en
aurais moins de bonheur.... Ma jeunesse et ma beauté, je n'en suis fière
que pour toi, je n'en triomphe que pour te les offrir.

Il était pris d'un grand tremblement, ses yeux se mouillaient, à la sentir
sienne à ce point, et si adorable, et si précieuse.

--Tu fais de moi le maître le plus riche, le plus puissant, tu me combles
de tous les biens, tu me verses la plus divine volupté qui puisse emplir le
coeur d'un homme.

Et elle se donnait davantage, elle se donnait jusqu'au sang de ses veines.

--Prends-moi donc, maître, pour que je disparaisse et que je m'anéantisse
en toi.... Prends ma jeunesse, prends-la toute en un coup, dans un seul
baiser, et bois-la toute d'un trait, épuise-la, qu'il en reste seulement un
peu de miel à tes lèvres. Tu me rendras si heureuse, c'est moi encore qui
te serai reconnaissante.... Maître, prends mes lèvres puisqu'elles sont
fraîches, prends mon haleine puisqu'elle est pure, prends mon cou puisqu'il
est doux à la bouche qui le baise, prends mes mains, prends mes pieds,
prends tout mon corps, puisqu'il est un bouton à peine ouvert, un satin
délicat, un parfum dont tu te grises.... Tu entends! maître, que je sois un
bouquet vivant, et que tu me respires! que je sois un jeune fruit
délicieux, et que tu me goûtes! que je sois une caresse sans fin, et que tu
te baignes en moi!... Je suis ta chose, la fleur qui a poussé à tes pieds
pour te plaire, l'eau qui coule pour te rafraîchir, la sève qui bouillonne
pour te rendre une jeunesse. Et je ne suis rien, maître, si je ne suis pas
tienne!

Elle se donna, et il la prit. A ce moment, un reflet de lune l'éclairait,
dans sa nudité souveraine. Elle apparut comme la beauté même de la femme, à
son immortel printemps. Jamais il ne l'avait vue si jeune, si blanche, si
divine. Et il la remerciait du cadeau de son corps, comme si elle lui eût
donné tous les trésors de la terre. Aucun don ne peut égaler celui de la
femme jeune qui se donne, et qui donne le flot de vie, l'enfant peut-être.
Ils songèrent à l'enfant, leur bonheur en fut accru, dans ce royal festin
de jeunesse qu'elle lui servait et que des rois auraient envié.



XI


Mais, dès la nuit suivante, l'insomnie inquiète revint. Ni Pascal ni
Clotilde ne se disaient leur peine; et, dans les ténèbres de la chambre
attristée, ils restaient des heures côte à côte, feignant de dormir,
songeant tous les deux à la situation qui s'aggravait. Chacun oubliait sa
propre détresse, tremblait pour l'autre. Il avait fallu recourir à la
dette, Martine prenait à crédit le pain, le vin, un peu de viande,
d'ailleurs pleine de honte, forcée de mentir et d'y mettre une grande
prudence, car personne n'ignorait la ruine de la maison. L'idée était bien
venue au docteur d'hypothéquer la Souleiade; seulement, c'était la
ressource suprême, il n'avait plus que cette propriété, évaluée à une
vingtaine de mille francs, et dont il ne tirerait peut-être pas quinze
mille, s'il la vendait; après, commençait la misère noire, le pavé de la
rue, pas même une pierre à soi pour appuyer sa tête. Aussi Clotilde le
suppliait-elle d'attendre, de ne s'engager dans aucune affaire irrévocable,
tant que les choses ne seraient pas désespérées.

Trois ou quatre jours se passèrent. On entrait en septembre, et le temps,
malheureusement, se gâtait: il y eut des orages terribles qui ravagèrent la
contrée, un mur de la Souleiade fut renversé, qu'on ne put remettre debout,
tout un écroulement dont la brèche resta béante. Déjà, on devenait impoli
chez le boulanger. Puis, un matin que la vieille servante rapportait un
pot-au-feu, elle pleura, elle dit que le boucher lui passait les bas
morceaux. Encore quelques jours, et le crédit allait être impossible. Il
fallait absolument aviser, trouver des ressources, pour les petites
dépenses quotidiennes.

Un lundi, comme une semaine de tourments recommençait, Clotilde s'agita
toute la matinée. Elle semblait en proie à un combat intérieur, elle ne
parut prendre une décision qu'à la suite du déjeuner, en voyant Pascal
refuser sa part d'un peu de boeuf qui restait. Et, très calme, l'air
résolu, elle sortit ensuite avec Martine, après avoir mis tranquillement
dans le panier de celle-ci un petit paquet, des chiffons qu'elle voulait
donner, disait-elle.

Quand elle revint, deux heures plus tard, elle était pâle. Mais ses grands
yeux, si purs et si francs, rayonnaient. Tout de suite, elle s'approcha du
docteur, le regarda en face, se confessa.

--J'ai un pardon à te demander, maître, car je viens de te désobéir, et je
vais sûrement te faire beaucoup de peine.

Il ne comprenait pas, il s'inquiéta.

--Qu'as-tu donc fait?

Lentement, sans le quitter des yeux, elle prit dans sa poche une enveloppe,
d'où elle tira des billets de banque. Une brusque divination l'éclaira, il
eut un cri:

--Oh! mon Dieu! les bijoux, tous les cadeaux!

Et lui, si bon, si doux d'habitude, était soulevé d'une douloureuse colère.
Il lui avait saisi les deux mains, il la brutalisait presque, lui écrasait
les doigts qui tenaient les billets.

--Mon Dieu! qu'as-tu fait là, malheureuse!... C'est tout mon coeur que tu
as vendu! c'est tout notre coeur qui était entré dans ces bijoux et que tu
es allée rendre avec eux, pour de l'argent!... Des bijoux que je t'avais
donnés, des souvenirs de nos heures les plus divines, ton bien à toi, à toi
seule, comment veux-tu donc que je le reprenne et que j'en profite? Est-ce
possible, as-tu songé à l'affreux chagrin que cela me causerait?

Doucement, elle répondit:

--Et toi, maître, penses-tu donc que je pouvais nous laisser dans la triste
situation où nous sommes, manquant de pain, lorsque j'avais là ces bagues,
ces colliers, ces boucles d'oreille, qui dormaient au fond d'un tiroir?
Mais tout mon être s'indignait, je me serais crue une avare, une égoïste,
si je les avais gardés davantage.... Et, si j'ai eu de la peine à m'en
séparer, oh! oui! je l'avoue, une peine si grosse, que j'ai failli n'en pas
trouver le courage, je suis bien certaine de n'avoir fait que ce que je
devais faire, en femme qui t'obéis toujours et qui t'adore.

Puis, comme il ne lui avait pas lâché les mains, des larmes parurent dans
ses yeux, elle ajouta de la même voix douce, avec un faible sourire:

--Serre un peu moins fort, tu me fais très mal.

Alors, lui aussi pleura, retourné, jeté à un attendrissement profond.

--Je suis une brute, de me fâcher ainsi.... Tu as bien agi, tu ne pouvais
agir autrement. Mais pardonne-moi, cela m'a été si dur, de te voir
dépouillée.... Donne-moi tes mains, tes pauvres mains, que je les guérisse.

Il lui reprit les mains avec délicatesse; et il les couvrait de baisers, il
les trouvait inestimables, nues et si fines, ainsi dégarnies de bagues.
Maintenant, soulagée, joyeuse, elle lui contait son escapade, comment elle
avait mis Martine dans la confidence et comment toutes deux étaient allées
chez la revendeuse, celle qui avait vendu le corsage en vieux point
d'Alençon. Enfin, après un examen et un marchandage interminables, cette
femme avait donné six mille francs de tous les bijoux. De nouveau, il
réprima un geste de désespoir: six mille francs! lorsque ces bijoux lui en
avaient coûté plus du triple, une vingtaine de mille francs au moins.

--Écoute, finit-il par dire, je prends cet argent, puisque c'est ton bon
coeur qui l'apporte. Mais il est bien convenu qu'il est à toi. Je te jure
d'être à mon tour plus avare que Martine, je ne lui donnerai que les
quelques sous indispensables à notre entretien, et tu retrouveras dans le
secrétaire tout ce qui restera de la somme, en admettant que je ne puisse
même jamais la recompléter et te la rendre entière.

Il s'était assis, il la gardait sur ses genoux, dans une étreinte encore
frémissante d'émotion. Puis, baissant la voix, à l'oreille:

--Et tu as tout vendu, absolument tout?

Sans parler, elle se dégagea un peu, elle fouilla du bout des doigts dans
sa gorge, de son geste joli. Rougissante, elle souriait. Enfin, elle tira
la chaîne minée où luisaient les sept perles, comme des étoiles laiteuses;
et il sembla qu'elle sortait un peu de sa nudité intime, que tout le
bouquet vivant de son corps s'exhalait de cet unique bijou, gardé sur sa
peau, dans le mystère le plus caché de sa personne. Tout de suite, elle le
rentra, le fit disparaître.

Lui, rougissant comme elle, avait eu au coeur un grand coup de joie. Et il
l'embrassa éperdument.

--Ah! que tu es gentille, et que je t'aime!

Mais, dès le soir, le souvenir des bijoux vendus resta comme un poids sur
son coeur; et il ne pouvait voir l'argent, dans son secrétaire, sans
souffrance. C'était la pauvreté prochaine, la pauvreté inévitable qui
l'oppressait; c'était une détresse plus angoissante encore, la pensée de
son âge, ses soixante ans qui le rendaient inutile, incapable de gagner la
vie heureuse d'une femme, tout un réveil à l'inquiétante réalité, au milieu
de son rêve menteur d'éternel amour. Brusquement, il tombait à la misère,
et il se sentait très vieux: cela le glaçait, l'emplissait d'une sorte de
remords, d'une colère désespérée contre lui-même, comme si, désormais, il y
avait en une mauvaise action dans sa vie.

Puis, il se fit en lui une clarté affreuse. Un matin, étant seul, il reçut
une lettre, timbrée de Plassans même, dont il examina l'enveloppe, surpris
de ne pas reconnaître l'écriture. Cette lettre n'était pas signée; et, dès
les premières lignes, il eut un geste d'irritation, prêt à la déchirer;
mais il s'était assis, tremblant, il dut la lire jusqu'au bout. D'ailleurs,
le style gardait une convenance parfaite, les longues phrases se
déroulaient, pleines de mesure et de ménagement, ainsi que des phrases de
diplomate dont l'unique but est de convaincre. On lui démontrait, avec un
luxe de bonnes raisons, que le scandale de la Souleiade avait trop duré. Si
la passion, jusqu'à un certain point, expliquait la faute, un homme de son
âge, et dans sa situation, était en train de se rendre absolument
méprisable, en s'obstinant à consommer le malheur de la jeune parente, dont
il abusait. Personne n'ignorait l'empire qu'il avait pris sur elle, on
admettait qu'elle mit sa gloire à se sacrifier pour lui; mais n'était-ce
pas à lui de comprendre qu'elle ne pouvait aimer un vieillard, qu'elle
éprouvait seulement de la pitié et de la gratitude, et qu'il était grand
temps de la délivrer de ces amours séniles, d'où elle sortirait déshonorée,
déclassée, ni épouse ni mère? Puisqu'il ne devait même plus lui léguer une
petite fortune, on espérait qu'il allait faire acte d'honnête homme, en
trouvant la force de se séparer d'elle, afin d'assurer son bonheur, s'il en
était temps encore. Et la lettre se terminait sur cette pensée que la
mauvaise conduite finissait toujours par être punie.

Dès les premières phrases, Pascal comprit que cette lettre anonyme venait
de sa mère, la vieille madame Rougon avait dû la dicter, il y entendait
jusqu'aux inflexions de sa voix. Mais, après en avoir commencé la lecture
dans un soulèvement de colère, il l'acheva pâle et grelottant, saisi de ce
frisson qui, désormais, le traversait à chaque heure. La lettre avait
raison, elle l'éclairait sur son malaise, lui faisait voir que son remords
était d'être vieux, d'être pauvre, et de garder Clotilde. Il se leva, se
planta devant une glace, y resta longtemps, les yeux peu à peu obscurcis de
pleurs, désespéré de ses rides et de sa barbe blanche. Ce froid mortel qui
le glaçait, c'était l'idée que, maintenant, la séparation allait devenir
nécessaire, fatale, inévitable. Il la repoussait, il ne pouvait s'imaginer
qu'il finirait par l'accepter; mais elle reviendrait quand même, il ne
vivrait plus une minute sans en être assailli, sans être déchiré par ce
combat entre son amour et sa raison, jusqu'au soir terrible où il se
résignerait, à bout de sang et de larmes. Dans sa lâcheté présente, il
frissonnait, rien qu'à la pensée d'avoir un jour ce courage. Et c'était
bien la fin, l'irréparable commençait, il prenait peur pour Clotilde, si
jeune, et il n'avait plus que le devoir de la sauver de lui.

Alors, hanté par les mots, par les phrases de la lettre, il se tortura
d'abord à vouloir se persuader qu'elle ne l'aimait pas, qu'elle avait
seulement pour lui de la pitié et de la gratitude. Cela, croyait-il, lui
aurait facilité la rupture, s'il s'était convaincu qu'elle se sacrifiait,
et qu'en la gardant davantage, il satisfaisait simplement son monstrueux
égoïsme. Mais il eut beau l'étudier, la soumettre à des épreuves, il la
trouva toujours aussi tendre, aussi passionnée entre ses bras. Il restait
éperdu de ce résultat qui tournait contre le dénouement redouté, en la lui
rendant plus chère. Et il s'efforça de se prouver la nécessité de leur
séparation, il en examina les motifs. La vie qu'ils menaient depuis des
mois, cette vie sans liens ni devoirs, sans travail d'aucune sorte, était
mauvaise. Lui, ne se croyait bon qu'à aller dormir sous la terre, dans un
coin; seulement, pour elle, n'était-ce pas une existence, fâcheuse d'où
elle sortirait indolente et gâtée, incapable de vouloir? Il la
pervertissait, en faisait une idole, au milieu des huées du scandale.
Ensuite, tout d'un coup, il se voyait mort, il la laissait seule, à la rue,
sans rien, méprisée. Personne ne la recueillait, elle battait les routes,
n'avait plus jamais ni mari ni enfants. Non! non! ce serait un crime, il ne
pouvait, pour ses quelques jours encore de bonheur à lui, ne léguer, à
elle, que cet héritage de honte et de misère.

Un matin que Clotilde était sortie seule, pour une course dans le
voisinage, elle rentra bouleversée, toute pâle et frissonnante. Et, dès
qu'elle fut en haut, chez eux, elle s'évanouit presque dans les bras de
Pascal. Elle bégayait des mots sans suite.

--Oh! mon Dieu!... oh! mon Dieu!... ces femmes....

Lui, effrayé, la pressait de questions.

--Voyons! réponds-moi! que t'est-il arrivé?

Alors, un flot de sang empourpra son visage. Elle l'étreignit, se cacha la
face contre son épaule.

--Ce sont ces femmes.... En passant à l'ombre, comme je fermais mon
ombrelle, j'ai eu le malheur de faire tomber un enfant.... Et elles se sont
toutes mises contre moi, et elles ont crié des choses, oh! des choses! que
je n'en aurais jamais, d'enfants! que les enfants, ça ne poussait pas chez
les créatures de mon espèce!... Et d'autres choses, mon Dieu! d'autres
choses encore, que je ne peux pas répéter, que je n'ai pas comprises!

Elle sanglotait. Il était devenu livide, il ne trouvait rien à lui dire, il
la baisait éperdument en pleurant comme elle. La scène se reconstruisait,
il la voyait poursuivie, salie de gros mots. Puis, il balbutia:

--C'est ma faute, c'est par moi que tu souffres.... Écoute, nous nous en
irons, loin, très loin, quelque part où l'on ne nous connaîtra pas, où l'on
te saluera, où tu seras heureuse.

Mais, bravement, dans un effort, en le voyant pleurer, elle s'était remise
debout, elle rentrait ses larmes.

--Ah! c'est lâche, ce que je viens de faire là! Moi qui m'étais tant promis
de ne te rien dire! Et puis, quand je me suis retrouvée chez nous, ça été
un tel déchirement, que tout m'est sorti du coeur.... Tu vois, c'est fini,
ne te chagrine pas.... Je t'aime....

Elle souriait, elle l'avait repris doucement dans ses bras, elle le baisait
à son tour, ainsi qu'un désespéré, dont on endort la souffrance.

--Je t'aime, et je t'aime tant, que cela me consolerait de tout! Il n'y a
que toi au monde, qu'importe ce qui n'est pas toi! Tu es si bon, tu me
rends si heureuse!

Mais il pleurait toujours, et elle se remit à pleurer, et ce fut longtemps
une tristesse infinie, une détresse où se mêlaient leurs baisers et leurs
larmes.

Pascal, resté seul, se jugea abominable. Il ne pouvait faire davantage le
malheur de cette enfant qu'il adorait. Et, le soir du même jour, un
événement se produisit, qui lui apporta enfin le dénouement, cherché
jusque-là, avec la terreur de le trouver. Après le dîner, Martine l'emmena
à l'écart, en grand mystère.

--Madame Félicité, que j'ai vue, m'a chargée de vous communiquer cette
lettre, monsieur; et j'ai la commission de vous dire qu'elle vous l'aurait
apportée elle-même, si sa bonne réputation ne l'empêchait de revenir
ici.... Elle vous prie de lui renvoyer la lettre de monsieur Maxime, en lui
faisant connaître la réponse de mademoiselle.

C'était, en effet, une lettre de Maxime. Félicité, heureuse de l'avoir
reçue, en usait comme d'un moyen actif, après avoir attendu vainement que
la misère lui livrât son fils. Puisque ni Pascal ni Clotilde ne venaient
lui demander aide et secours, elle changeait de plan une fois encore, elle
reprenait son ancienne idée de les séparer; et, cette fois, l'occasion lui
semblait décisive. La lettre de Maxime était pressante, il l'adressait à sa
grand'mère, pour que celle-ci plaidât sa cause près de sa soeur. L'ataxie
s'était déclarée, il ne marchait plus déjà qu'au bras d'un domestique.
Mais, surtout, il déplorait une faute qu'il avait commise, une jolie fille
brune qui s'était introduite chez lui, dont il n'avait pas su s'abstenir,
au point de laisser entre ses bras le reste de ses moelles; et le pis était
qu'il avait maintenant la certitude que cette mangeuse d'hommes était un
cadeau discret de son père. Saccard la lui avait envoyée, galamment, pour
hâter l'héritage. Aussi, après l'avoir jetée dehors, Maxime s'était-il
barricadé dans son hôtel, consignant son père lui-même à la porte,
tremblant de le voir, un matin, rentrer par les fenêtres. La solitude
l'épouvantait, et il réclamait désespérément sa soeur, il la voulait comme
un rempart contre ces abominables entreprises, comme une femme enfin douce
et droite, qui le soignerait. La lettre donnait à entendre que, si elle se
conduisait bien avec lui, elle n'aurait pas à se repentir; et il terminait,
en rappelant à la jeune fille la promesse qu'elle lui avait faite, lors de
son voyage à Plassans, de le rejoindre, s'il avait réellement besoin
d'elle, un jour.

Pascal resta glacé. Il relut les quatre pages. C'était la séparation qui
s'offrait, acceptable pour lui, heureuse pour Clotilde, si aisée et si
naturelle, qu'on devait consentir tout de suite; et, malgré l'effort de sa
raison, il se sentait si peu ferme, si peu résolu encore, qu'il dut
s'asseoir un instant, les jambes tremblantes. Mais il voulait être
héroïque, il se calma, appela sa compagne.

--Tiens! lis cette lettre, que grand'mère me communique.

Attentivement, Clotilde lut la lettre jusqu'au bout, sans une parole, sans
un geste. Puis, très simple:

-Eh bien! tu vas répondre, n'est-ce pas?... Je refuse.

Il dut se vaincre pour ne pas jeter un cri de joie. Déjà, comme si un autre
lui-même avait pris la parole, il s'entendait dire, raisonnablement:

--Tu refuses, ce n'est pas possible.... Il faut réfléchir, attendons à
demain pour donner la réponse; et causons, veux-tu?

Mais elle s'étonnait, elle s'exaltait.

--Nous quitter! et pourquoi? Vraiment, tu y consentirais?... Quelle folie!
nous nous aimons, et nous nous quitterions, et je m'en irais là-bas, où
personne ne m'aime!... Voyons, y as-tu songé? ce serait imbécile.

Il évita de s'engager sur ce terrain, il parla de promesses faites, de
devoir.

--Rappelle-toi, ma chérie, comme tu étais émue, lorsque je t'ai avertie que
Maxime se trouvait menacé. Aujourd'hui, le voilà abattu par le mal,
infirme, sans personne, t'appelant près de lui!... Tu ne peux le laisser
dans cette position. Il y a là, pour toi, un devoir à remplir.

--Un devoir! s'écria-t-elle. Est-ce que j'ai des devoirs envers un frère
qui ne s'est jamais occupé de moi? Mon seul devoir est où est mon coeur.

--Mais tu as promis. J'ai promis pour toi, j'ai dit que tu étais
raisonnable.... Tu ne vas pas me faire mentir.

--Raisonnable, c'est toi qui ne l'es pas. Il est déraisonnable de se
quitter, quand on en mourrait de chagrin l'un et l'autre.

Et elle coupa court d'un grand geste, elle écarta violemment toute
discussion.

--D'ailleurs, à quoi bon discuter?... Rien n'est plus simple, il n'y faut
qu'un mot. Est-ce que tu veux me renvoyer?

Il poussa un cri.

--Moi te renvoyer, grand Dieu!

--Alors, si tu ne me renvoies pas, je reste.

Elle riait à présent, elle courut à son pupitre, écrivit, au crayon rouge,
deux mots en travers de la lettre de son frère: «Je refuse»; et elle appela
Martine, elle voulut absolument qu'elle reportât tout de suite cette lettre
sous enveloppe. Lui, riait aussi, inondé d'une telle félicité, qu'il la
laissa faire. La joie de la garder emportait jusqu'à sa raison.

Mais, la nuit même, quand elle fut endormie, quel remords d'avoir été
lâche! Une fois encore, il venait de céder à son besoin de bonheur, à cette
volupté de la retrouver chaque soir, serrée contre son flanc, si fine et si
douce dans sa longue chemise, l'embaumant de sa fraîche odeur de jeunesse.
Après elle, jamais plus il n'aimerait; et ce dont criait son être, c'était
de cet arrachement de la femme et de l'amour. Une sueur d'agonie le
prenait, lorsqu'il se l'imaginait partie et qu'il se voyait seul, sans
elle, sans tout ce qu'elle mettait de caressant et de subtil dans l'air
qu'il respirait, son haleine, son joli esprit, sa droiture vaillante, cette
chère présence physique et morale, nécessaire maintenant à sa vie comme la
lumière même du jour. Elle devait le quitter, et il fallait qu'il trouvât
la force d'en mourir. Sans l'éveiller, tout en la tenant assoupie sur son
coeur, la gorge soulevée d'un petit souffle d'enfant, il se méprisait pour
son peu de courage, il jugeait la situation avec une terrible lucidité.
C'était fini: une existence respectée, une fortune l'attendaient là-bas; il
ne pouvait pousser son égoïsme sénile jusqu'à la garder davantage, dans sa
misère et sous les huées. Et, défaillant, à la sentir si adorable entre ses
bras, si confiante, en sujette qui s'était donnée à son vieux roi, il
faisait le serment d'être fort, de ne point accepter le sacrifice de cette
enfant, de la rendre au bonheur, à la vie, malgré elle.

Dès lors, la lutte d'abnégation commença. Quelques jours se passèrent, et
il lui avait fait si bien comprendre la dureté de son: Je refuse, sur la
lettre de Maxime, qu'elle avait écrit à sa grand'mère longuement, pour
motiver son refus. Mais elle ne voulait toujours pas quitter la Souleiade.
Comme il en était venu à une grande avarice, afin d'entamer le moins
possible l'argent des bijoux, elle renchérissait encore, mangeait son pain
sec avec de beaux rires. Un matin, il la surprit donnant des conseils
d'économie à Martine. Dix fois par jour, elle le regardait fixement, se
jetait à son cou, le couvrait de baisers, pour combattre cette affreuse
idée de la séparation, qu'elle voyait sans cesse dans ses yeux. Puis, elle
eut un autre argument. Après le dîner, un soir, il fut pris de
palpitations, il faillit s'évanouir. Cela l'étonna, jamais il n'avait
souffert du coeur, et il crut simplement que ses troubles nerveux
revenaient. Depuis ses grandes joies, il se sentait moins solide, avec la
sensation singulière de quelque chose de délicat et de profond qui se
serait brisé en lui. Elle, tout de suite, s'était inquiétée, empressée. Ah
bien! maintenant, il ne lui parlerait sans doute plus de partir? Quand on
aimait les gens et qu'ils étaient malades, on restait près d'eux, on les
soignait.

Le combat devint ainsi de toutes les heures. C'était un continuel assaut de
tendresse, d'oubli de soi-même, dans l'unique besoin du bonheur de l'autre.
Mais lui, si l'émotion de la voir bonne et aimante rendait plus atroce la
nécessité du départ, comprenait que cette nécessité s'imposait davantage
chaque jour. Sa volonté était désormais formelle. Il restait seulement aux
abois, tremblant, hésitant, devant les moyens de la décider. La scène de
désespoir et de larmes s'évoquait: qu'allait-il faire? qu'allait-il lui
dire? comment en arriveraient-ils, tous les deux, à s'embrasser une
dernière fois et à ne plus se voir jamais? Et les journées se passaient, il
ne trouvait rien, il recommençait à se traiter de lâche, chaque soir,
lorsque, la bougie éteinte, elle le reprenait entre ses bras frais,
heureuse et triomphante de le vaincre ainsi.

Souvent, elle plaisantait, avec une pointe de malice tendre.

--Maître, tu es trop bon, tu me garderas.

Mais cela le fâchait, et il s'agitait, assombri.

--Non, non! ne parle pas de ma bonté!... Si j'étais vraiment bon, il y a
longtemps que tu serais là-bas, dans l'aisance et le respect, avec tout un
avenir de vie belle et tranquille devant toi, au lieu de t'obstiner ici,
insultée, pauvre et sans espoir, à être la triste compagne d'un vieux fou
de mon espèce!... Non! je ne suis qu'un lâche et qu'un malhonnête homme!

Vivement, elle le faisait taire. Et c'était en réalité sa bonté qui
saignait, cette bonté immense qu'il devait à son amour de la vie, qu'il
épandait sur les choses et sur les êtres, dans le continuel souci du
bonheur de tous. Être bon, n'était-ce pas la vouloir, la faire heureuse, au
prix de son bonheur, à lui? Il lui fallait avoir cette bonté-là, et il
sentait bien qu'il l'aurait, décisive, héroïque. Mais, comme les misérables
résolus au suicide, il attendait l'occasion, le moment et le moyen de
vouloir.

Un matin qu'il s'était levé à sept heures, elle fut toute surprise, en
entrant dans la salle, de le trouver assis devant sa table. Depuis de
longues semaines, il n'avait plus ouvert un livre ni touché une plume.

--Tiens! tu travailles?

Il ne leva pas la tête, répondit d'un air absorbé:

--Oui, c'est cet Arbre généalogique que je n'ai pas même mis au courant.

Pendant quelques minutes, elle resta debout derrière lui, à le regarder
écrire. Il complétait les notices de Tante Dide, de l'oncle Macquart et du
petit Charles, inscrivait leur mort, mettait les dates. Puis, comme il ne
bougeait toujours pas, ayant l'air d'ignorer qu'elle était là, à attendre
les baisers et les rires des autres matins, elle marcha jusqu'à la fenêtre,
en revint, désoeuvrée.

--Alors, c'est sérieux, on travaille?

--Sans doute, tu vois que j'aurais dû, depuis le mois dernier, consigner
ces morts. Et j'ai là un tas de besognes qui m'attendent.

Elle le regardait fixement, de l'air de continuelle interrogation dont elle
fouillait ses yeux.

--Bien! travaillons.... Si tu as des recherches que je puisse faire, des
notes à copier, donne-les-moi.

Et, dès ce jour, il affecta de se rejeter tout entier dans le travail.
C'était, d'ailleurs, une de ses théories, que l'absolu repos ne valait
rien, qu'on ne devait jamais le prescrire, même aux surmenés. Un homme ne
vit que par le milieu extérieur où il baigne; et les sensations qu'il en
reçoit, se transforment chez lui en mouvement, en pensées et en actes; de
sorte que, s'il y a repos absolu, si l'on continue à recevoir les
sensations sans les rendre, digérées et transformées, il se produit un
engorgement, un malaise, une perte inévitable d'équilibre. Lui, toujours,
avait expérimenté que le travail était le meilleur régulateur de son
existence. Même les matins de santé mauvaise, il se mettait au travail, il
y retrouvait son aplomb. Jamais il ne se portait mieux que lorsqu'il
accomplissait sa tâche, méthodiquement tracée à l'avance, tant de pages
chaque matin, aux mêmes heures; et il comparait cette tâche à un balancier
qui le tenait debout, au milieu des misères quotidiennes, des faiblesses et
des faux pas. Aussi, accusait-il la paresse, l'oisiveté où il vivait depuis
des semaines, d'être l'unique cause des palpitations dont il étouffait par
moments. S'il voulait se guérir, il n'avait qu'à reprendre ses grands
travaux.

Ces théories, Pascal, pendant des heures, les développait, les expliquait à
Clotilde, avec un enthousiasme fiévreux, exagéré. Il semblait ressaisi par
cet amour de la science, qui, jusqu'à son coup de passion pour elle, avait
seul dévoré sa vie. Il lui répétait qu'il ne pouvait laisser son oeuvre
inachevée, qu'il avait tant à faire encore, s'il voulait élever un monument
durable! Le souci des dossiers paraissait le reprendre, il ouvrait de
nouveau la grande armoire vingt fois par jour, les descendait de la planche
du haut, continuait à les enrichir. Ses idées sur l'hérédité se
transformaient déjà, il aurait désiré tout revoir, tout refondre, tirer de
l'histoire naturelle et sociale de sa famille une vaste synthèse, un
résumé, à larges traits, de l'humanité entière. Puis, à côté, il revenait à
son traitement par les piqûres, pour l'élargir: une confuse vision de
thérapeutique nouvelle, une théorie vague et lointaine, née en lui de sa
conviction et de son expérience personnelle, au sujet de la bonne influence
dynamique du travail.

Maintenant, chaque fois qu'il s'asseyait à sa table, il se lamentait.

--Jamais je n'aurais assez d'années devant moi, la vie est trop courte!

On aurait cru qu'il ne pouvait plus perdre une heure. Et, un matin,
brusquement, il leva la tête, il dit à sa compagne, qui recopiait un
manuscrit, à son côté:

--Écoute bien, Clotilde.... Si je mourais....

Effarée, elle protesta.

--En voilà une idée!

--Si je mourais, écoute bien.... Tu fermerais tout de suite les portes. Tu
garderais les dossiers pour toi, pour toi seule. Et, lorsque tu aurais
rassemblé mes autres manuscrits, tu les remettrais à Ramond.... Entends-tu!
ce sont là mes dernières volontés.

Mais elle lui coupait la parole, refusait de l'écouter.

--Non! non! tu dis des bêtises!

--Clotilde, jure-moi que tu garderas les dossiers et que tu remettras mes
autres papiers à Ramond.

Enfin, elle jura, devenue sérieuse et les yeux en larmes. Il l'avait saisie
entre ses bras, très ému lui aussi, la couvrant de caresses, comme si son
coeur, tout d'un coup, se fût rouvert. Puis, il se calma, parla de ses
craintes. Depuis qu'il s'efforçait de travailler, elles paraissaient le
reprendre, il faisait le guet autour de l'armoire, il prétendait avoir vu
rôder Martine. Ne pouvait-on mettre en branle la dévotion aveugle de cette
fille, la pousser à une mauvaise action, en lui persuadant qu'elle sauvait
son maître? Il avait tant souffert du soupçon! Il retombait, sous la menace
de la solitude prochaine, à son tourment, à cette torture du savant menacé,
persécuté par les siens, chez lui, dans sa chair même, dans l'oeuvre de son
cerveau.

Un soir qu'il revenait sur ce sujet, avec Clotilde, il laissa échapper:

--Tu comprends, quand tu ne vas plus être là....

Elle devint toute blanche; et, voyant qu'il s'arrêtait, frissonnant:

--Oh! maître, maître! tu y songes donc toujours, à cette abomination? Je le
vois bien dans tes yeux, que tu me caches quelque chose, que tu as une
pensée qui n'est plus à moi.... Mais, si je pars et si tu meurs, qui donc
sera là pour défendre ton oeuvre?

Il crut qu'elle s'habituait à cette idée du départ, il trouva la force de
répondre gaiement:

--Penses-tu donc que je me laisserais mourir sans te revoir?... Je
t'écrirai, que diable! Ce sera toi qui reviendras me fermer les yeux.

Maintenant, elle sanglotait, tombée sur une chaise.

--Mon Dieu! est-ce possible? tu veux que demain nous ne soyons plus
ensemble, nous qui ne nous quittons pas d'une minute, qui vivons aux bras
l'un de l'autre! Et, pourtant, si l'enfant était venu....

--Ah! tu me condamnes! interrompit-il violemment. Si l'enfant était venu,
jamais tu ne serais partie.... Ne vois-tu donc pas que je suis trop vieux
et que je me méprise! Avec moi, tu resterais stérile, tu aurais cette
douleur de n'être pas toute la femme, la mère! Va-t'en donc, puisque je ne
suis plus un homme!

Vainement, elle s'efforçait de le calmer.

-Non! je n'ignore pas ce que tu penses, nous l'avons dit vingt fois; si
l'enfant n'est pas au bout, l'amour n'est qu'une saleté inutile.... Tu as
jeté, l'autre soir, ce roman que tu lisais, parce que les héros, stupéfaits
d'avoir fait un enfant, sans même s'être doutés qu'ils pouvaient en faire
un, ne savaient comment s'en débarrasser.... Ah! moi, que je l'ai attendu,
que je l'aurais aimé, un enfant de toi!

Ce jour-là, Pascal parut s'enfoncer plus encore dans le travail. Il avait,
à présent, des séances de quatre et cinq heures, des matinées, des
après-midi entières, où il ne levait pas la tête. Il outrait son zèle,
défendant qu'on le dérangeât, qu'on lui adressât un seul mot. Et parfois,
lorsque Clotilde sortait sur la pointe des pieds, ayant à donner des
ordres, en bas, ou à faire une course, il s'assurait d'un coup d'oeil
furtif qu'elle n'était plus là, puis il laissait tomber sa tête au bord de
la table, d'un air d'accablement immense. C'était une détente douloureuse à
l'extraordinaire effort qu'il devait s'imposer, quand il la sentait près de
lui, pour rester devant sa table, et ne pas la prendre dans ses bras, et ne
pas la garder ainsi pendant des heures, à la baiser doucement. Ah! le
travail, quel ardent appel il lui faisait, comme au seul refuge où il
espérait s'étourdir, s'anéantir! Mais, le plus souvent, il ne pouvait
travailler, il devait jouer la comédie de l'attention, ses yeux sur la
page, ses tristes yeux qui se voilaient de larmes, tandis que sa pensée
agonisait, brouillée, fuyante, toujours emplie de la même image. Allait-il
donc assister à cette faillite du travail, lui qui le croyait souverain,
créateur unique, régulateur du monde? Fallait-il jeter l'outil, renoncer à
l'action, ne faire plus que vivre, aimer les belles filles qui passent? Ou
bien n'était-ce que la faute de sa sénilité, s'il devenait incapable
d'écrire une page, comme il était incapable de faire un enfant? La peur de
l'impuissance l'avait toujours tourmenté. Pendant que, la joue contre la
table, il restait sans force, accablé de sa misère, il rêvait qu'il avait
trente ans, qu'il puisait chaque nuit, au cou de Clotilde, la vigueur de sa
besogne du lendemain. Et des pleurs coulaient sur sa barbe blanche; et,
s'il l'entendait remonter, vivement il se redressait, il reprenait sa
plume, pour qu'elle le retrouvât, comme elle l'avait laissé, l'air enfoncé
dans une méditation profonde, où il n'y avait que de la détresse et que du
vide.

On était au milieu de septembre, deux semaines interminables s'étaient
écoulées dans ce malaise, sans amener aucune solution, lorsque Clotilde, un
matin, eut la grande surprise de voir entrer sa grand'mère Félicité. La
veille, Pascal l'avait rencontrée rue de la Banne, et, impatient de
consommer le sacrifice, ne trouvant pas en lui la force de la rupture, il
s'était confié à elle, malgré ses répugnances, en la priant de venir le
lendemain. Justement, elle avait reçu une nouvelle lettre de Maxime, tout à
fait désolée et suppliante.

D'abord, elle expliqua sa présence.

--Oui, c'est moi, mignonne, et pour que je remette les pieds ici, il faut,
tu le comprends, que de bien graves raisons me déterminent.... Mais, en
vérité, tu deviens folle, je ne peux pas te laisser ainsi gâcher ton
existence, sans t'éclairer une dernière fois.

Elle lut tout de suite la lettre de Maxime, d'une voix mouillée. Il était
cloué dans un fauteuil, il semblait frappé d'une ataxie à marche rapide,
très douloureuse. Aussi exigeait-il une réponse définitive de sa soeur,
espérant encore qu'elle viendrait, tremblant à l'idée d'en être réduit à
chercher une autre garde-malade. Ce serait pourtant ce qu'il se verrait
forcé de faire, si on l'abandonnait dans sa triste situation. Et, quand
elle eut terminé sa lecture, elle donna à entendre combien il serait
fâcheux de laisser aller la fortune de Maxime en des mains étrangères;
mais, surtout, elle parla de devoir, du secours qu'on doit à un parent, en
affectant, elle aussi, de prétendre qu'il y avait eu une promesse formelle.

--Mignonne, voyons, fais appel à ta mémoire. Tu lui as dit que, s'il avait
jamais besoin de toi, tu irais le rejoindre. Je t'entends encore....
N'est-ce pas, mon fils?

Pascal, depuis que sa mère était là, se taisait, la laissait agir, pâle et
la tête basse. Il ne répondit que par un léger signe affirmatif.

Ensuite, Félicité reprit toutes les raisons qu'il avait lui-même donnée à
Clotilde: l'affreux scandale qui tournait à l'insulte, la misère menaçante,
si lourde pour eux deux, l'impossibilité de continuer cette existence
mauvaise, où lui, vieillissant, perdrait son reste de santé, où elle, si
jeune, achèverait de compromettre sa vie entière. Quel avenir pouvaient-ils
espérer, maintenant que la pauvreté était venue? C'était imbécile et cruel,
de s'entêter ainsi.

Toute droite et le visage fermé, Clotilde gardait le silence, refusant même
la discussion. Mais, comme sa grand'mère la pressait, la harcelait, elle
dit enfin:

--Encore une fois, je n'ai aucun devoir envers mon frère, mon devoir est
ici. Il peut disposer de sa fortune, je n'en veux pas. Quand nous serons
trop pauvres, maître renverra Martine, et il me gardera comme servante.

Elle acheva d'un geste. Oh! oui, se dévouer à son prince, lui donner sa
vie, mendier plutôt le long des routes, en le menant par la main! puis, au
retour, ainsi que le soir où ils étaient allés de porte en porte, lui faire
le don de sa jeunesse et le réchauffer entre ses bras purs!

La vieille madame Rougon hocha le menton.

--Avant d'être sa servante, tu aurais mieux fait de commencer par être sa
femme.... Pourquoi ne vous êtes-vous pas mariés? C'était plus simple et
plus propre.

Elle rappela qu'un jour elle était venue pour exiger ce mariage, afin
d'étouffer le scandale naissant; et la jeune fille s'était montrée
surprise, disant que ni elle ni le docteur n'avaient songé à cela, mais
que, s'il le fallait, ils s'épouseraient tout de même, plus tard, puisque
rien ne pressait.

--Nous marier, je le veux bien! s'écria Clotilde. Tu as raison,
grand'mère....

Et, s'adressant à Pascal:

--Cent fois, tu m'as répété que tu ferais ce que je voudrais.... Tu
entends, épouse-moi. Je serai ta femme, et je resterai. Une femme ne quitte
pas son mari.

Mais il ne répondit que par un geste, comme s'il eût craint que sa voix ne
le trahit, et qu'il n'acceptât, dans un cri de gratitude, cet éternel lien
qu'elle lui proposait. Son geste pouvait signifier une hésitation, un
refus. A quoi bon ce mariage in extremis, quand tout s'effondrait?

--Sans doute, reprit Félicité, ce sont de beaux sentiments. Tu arranges ça
très bien dans ta petite tête. Mais ce n'est pas le mariage qui vous
donnera des rentes; et, en attendant, tu lui coûtes cher, tu es pour lui la
plus lourde des charges.

L'effet de cette phrase fut extraordinaire sur Clotilde, qui revint
violemment vers Pascal, les joues empourprées, les yeux envahis de larmes.

--Maître, maître! est-ce vrai, ce que grand'mère vient de dire? est-ce que
tu en es à regretter l'argent que je coûte ici?

Il avait blêmi encore, il ne bougea pas, dans son attitude écrasée. Mais,
d'une voix lointaine, comme s'il s'était parlé à lui-même, il murmura:

--J'ai tant de travail! je voudrais tant reprendre mes dossiers, mes
manuscrits, mes notes, et terminer l'oeuvre de ma vie!... Si j'étais seul,
peut-être pourrais-je tout arranger. Je vendrais la Souleiade, oh! un
morceau de pain, car elle ne vaut pas cher. Je me mettrais, avec tous mes
papiers, dans une petite chambre. Je travaillerais du matin au soir, je
tâcherais de n'être pas trop malheureux.

Mais il évitait de la regarder; et, dans l'agitation où elle se trouvait,
ce n'était pas ce balbutiement douloureux qui pouvait lui suffire. Elle
s'épouvantait de seconde en seconde, car elle sentait bien que l'inévitable
allait être dit.

--Regarde-moi, maître, regarde-moi en face.... Et, je t'en conjure, sois
brave, choisis donc entre ton oeuvre et moi, puisque tu parais dire que tu
me renvoies pour mieux travailler!

La minute de l'héroïque mensonge était venue. Il leva la tête, il la
regarda en face, bravement; et, avec un sourire de mourant qui veut la
mort, retrouvant sa voix de divine bonté:

--Comme tu t'animes!... Ne peux-tu donc faire ton devoir simplement, ainsi
que tout le monde?... J'ai beaucoup à travailler, j'ai besoin d'être seul;
et toi, chérie, tu dois rejoindre ton frère. Va donc, tout est fini.

Il y eut un terrible silence de quelques secondes. Elle le regardait
toujours fixement, dans l'espoir qu'il faiblirait. Disait-il bien la
vérité, ne se sacrifiait-il pas pour qu'elle fût heureuse? Un instant, elle
en eut la sensation subtile, comme si un souffle frissonnant, émané de lui,
l'avait avertie.

--Et c'est pour toujours que tu me renvoies? tu ne permettrais pas de
revenir demain?

Il resta brave, il sembla répondre d'un nouveau sourire qu'on ne s'en
allait pas pour revenir ainsi; et tout se brouilla, elle n'eut plus qu'une
perception confuse, elle put croire qu'il choisissait le travail,
sincèrement, en homme de science chez qui l'oeuvre l'emporte sur la femme.
Elle était redevenue très pâle, elle attendit encore un peu, dans l'affreux
silence; puis, lentement, de son air de tendre et absolue soumission:

--C'est bien, maître, je partirai quand tu voudras, et je ne reviendrai que
le jour où tu m'auras rappelée.

Alors, ce fut le coup de hache entre eux. L'irrévocable était accompli.
Tout de suite, Félicité, surprise de n'avoir pas eu à parler davantage,
voulut qu'on fixât la date du départ. Elle s'applaudissait de sa ténacité,
elle croyait avoir emporté la victoire, de haute lutte. On était au
vendredi, et il fut entendu que Clotilde partirait le dimanche. Une dépêche
fut même envoyée à Maxime.

Depuis trois jours déjà, le mistral soufflait. Mais, le soir, il redoubla,
avec une violence nouvelle; et Martine annonça qu'il durerait au moins
trois jours encore, suivant la croyance populaire. Les vents de la fin
septembre, au travers de la vallée de la Viorne, sont terribles. Aussi
eut-elle le soin de monter dans toutes les chambres, pour s'assurer que les
volets étaient solidement clos. Quand le mistral soufflait, il prenait la
Souleiade en écharpe, par-dessus les toitures de Plassans, sur le petit
plateau où elle était bâtie. Et c'était une rage, une trombe furieuse,
continue, qui flagellait la maison, l'ébranlait des caves aux greniers,
pendant des jours, pendant des nuits, sans un arrêt. Les tuiles volaient,
les ferrures des fenêtres étaient arrachées; tandis que, par les fentes, à
l'intérieur, le vent pénétrait, en un ronflement éperdu de plainte, et que
les portes, au moindre oubli, se refermaient avec des retentissements de
canon. On aurait dit tout un siège à soutenir, au milieu du vacarme et de
l'angoisse.

Le lendemain, ce fut dans cette maison morne, secouée par le grand vent,
que Pascal voulut s'occuper, avec Clotilde, des préparatifs du départ. La
vieille madame Rougon ne devait revenir que le dimanche, au moment des
adieux. Quand Martine avait appris la séparation prochaine, elle était
restée saisie, muette, les yeux allumés d'une courte flamme; et, comme on
l'avait renvoyée de la chambre, en disant qu'on se passerait d'elle, pour
les malles, elle était retournée dans sa cuisine, elle s'y livrait à ses
besognes ordinaires, en ayant l'air d'ignorer la catastrophe qui
bouleversait leur ménage à trois. Mais, au moindre appel de Pascal, elle
accourait si prompte, si leste, le visage si clair, si ensoleillé par son
zèle à le servir, qu'elle semblait redevenir jeune fille. Lui, ne quitta
donc pas Clotilde d'une minute, l'aidant, désirant se convaincre qu'elle
emportait bien tout ce dont elle aurait besoin. Deux grandes malles étaient
ouvertes, au milieu de la chambre en désordre; des paquets, des vêtements
traînaient partout; c'était une visite, vingt fois reprise, des meubles,
des tiroirs. Et, dans ce travail, cette préoccupation de ne rien oublier,
il y avait comme un engourdissement de la douleur vive que l'un et l'autre
éprouvaient au creux de l'estomac. Ils s'étourdissaient un instant: lui,
très soigneux, veillait à ce qu'il n'y eût pas de place perdue, utilisait
la case à chapeaux pour de menus chiffons, glissait des boîtes entre les
chemises et les mouchoirs, tandis qu'elle, décrochant les robes, les pliait
sur le lit, en attendant de les mettre les dernières, dans le casier du
haut. Puis, lorsque, un peu las, ils se relevaient et qu'ils se
retrouvaient face à face, ils se souriaient d'abord, ils contenaient
ensuite de brusques larmes, au souvenir de l'inévitable malheur qui les
reprenait tout entiers. Mais ils restaient fermes, le coeur en sang. Mon
Dieu! c'était donc vrai qu'ils n'étaient déjà plus ensemble? Et ils
entendaient alors le vent, le vent terrible, qui menaçait d'éventrer la
maison.

Que de fois, dans cette dernière journée, ils allèrent jusqu'à la fenêtre,
attirés par la tempête, souhaitant qu'elle emportât le monde! Pendant ces
coups de mistral, le soleil ne cesse pas de luire, le ciel reste
constamment bleu; mais c'est un ciel d'un bleu livide, trouble de
poussière; et le soleil jaune est pâli d'un frisson. Ils regardaient au
loin les immenses fumées blanches qui s'envolaient des routes, les arbres
pliés, échevelés, ayant tous l'air de fuir dans le même sens, du même train
de galop, la campagne entière desséchée, épuisée sous la violence de ce
souffle toujours égal, roulant sans fin avec son grondement de foudre. Des
branches cassaient, disparaissaient, des toitures étaient soulevées,
charriées si loin, qu'on ne les retrouvait plus. Pourquoi le mistral ne les
prenait-ils pas ensemble, les jetant là-bas, au pays inconnu, où l'on est
heureux? Les malles allaient être faites, lorsqu'il voulut rouvrir un
volet, que le vent venait de rabattre; mais, par la fenêtre entre-bâillée,
ce fut un tel engouffrement, qu'elle dut accourir à son secours. Ils
pesèrent de tout leur poids, ils purent enfin tourner l'espagnolette. Dans
la chambre, les derniers chiffons s'étaient débandés, et ils ramassèrent,
en morceaux, un petit miroir à main, tombé d'une chaise. Était-ce donc un
signe de mort prochaine, comme le disaient les femmes du faubourg?

Le soir, après un morne dîner dans la salle à manger claire, aux grands
bouquets fleuris, Pascal parla de se coucher de bonne heure. Clotilde
devait partir, le lendemain matin, par le train de dix heures un quart; et
il s'inquiétait pour elle de la longueur du voyage, vingt heures de chemin
de fer. Puis, au moment de se mettre au lit, il l'embrassa, il s'obstina,
dès cette nuit même, à coucher seul, à aller reprendre sa chambre. Il
voulait absolument, disait-il, qu'elle se reposât. S'ils restaient
ensemble, ni l'un ni l'autre ne fermeraient les paupières, ce serait une
nuit blanche, infiniment triste. Vainement, elle le supplia de ses grands
yeux tendres, elle lui tendit ses bras divins: il eut l'extraordinaire
force de s'en aller, de lui mettre des baisers sur les yeux, comme à une
enfant, en la bordant dans ses couvertures et en lui recommandant d'être
bien raisonnable, de bien dormir. La séparation n'était-elle pas consommée
déjà? Cela l'aurait empli de remords et de honte, s'il l'avait possédée
encore, lorsqu'elle n'était plus à lui. Mais quelle rentrée affreuse, dans
cette chambre humide, abandonnée, où la couche froide de son célibat
l'attendait! Il lui sembla rentrer dans sa vieillesse, qui retombait à
jamais sur lui, pareille à un couvercle de plomb. D'abord, il accusa le
vent de son insomnie. La maison morte s'emplissait de hurlements, des voix
implorantes et des voix de colère se mêlaient, au milieu de sanglots
continus. Deux fois, il se releva, alla écouter chez Clotilde, n'entendit
rien. En bas, il descendit fermer une porte qui tapait, avec des coups
sourds, comme si le malheur eût frappé aux murs. Des souffles traversaient
les pièces noires, il se recoucha glacé, frissonnant, hanté de visions
lugubres. Puis, il eut conscience que cette grande voix dont il souffrait,
qui lui ôtait le sommeil, ne venait pas du mistral déchaîné. C'était
l'appel de Clotilde, la sensation qu'elle était encore là et qu'il s'était
privé d'elle. Alors, il roula dans une crise de désir éperdu, d'abominable
désespoir. Mon Dieu! ne plus l'avoir jamais à lui, lorsqu'il pouvait, d'un
mot, l'avoir encore, l'avoir toujours! C'était un arrachement de sa propre
chair, cette chair jeune qu'on lui enlevait. A trente ans, une femme se
retrouve. Mais quel effort, dans la passion de sa virilité finissante, pour
renoncer à ce corps frais, sentant bon la jeunesse, qui s'était royalement
donné, qui lui appartenait comme son bien et sa chose! Dix fois, il fut sur
le point de sauter du lit, et de l'aller reprendre, et de la garder.
L'effrayante crise dura jusqu'au jour, au milieu de l'assaut enragé du
vent, dont la vieille maison tremblait toute.

Il était six heures, lorsque Martine, ayant cru que son maître l'appelait
dans sa chambre, en tapant au parquet, monta. Elle arrivait, de l'air vif
et exalté qu'elle avait depuis l'avant-veille; mais elle resta immobile
d'inquiétude et de saisissement, lorsqu'elle l'aperçut, à demi vêtu, jeté
en travers de son lit, ravagé, mordant son oreiller pour étouffer ses
sanglots. Il avait voulu se lever, s'habiller tout de suite; et un nouvel
accès venait de l'abattre, pris de vertiges, étouffé par des palpitations.

Il était à peine sorti d'une courte syncope, qu'il recommença à bégayer sa
torture.

--Non, non! je ne peux pas, je souffre trop.... J'aime mieux mourir, mourir
maintenant....

Pourtant, il reconnut Martine, et il s'abandonna, il se confessa devant
elle, à bout de force, noyé et roulé dans la douleur.

--Ma pauvre fille, je souffre trop, mon coeur éclate.... C'est elle qui
emporte mon coeur, qui emporte tout mon être. Et je ne peux plus vivre sans
elle.... J'ai failli mourir cette nuit, je voudrais mourir avant son
départ, pour ne pas avoir ce déchirement de la voir me quitter.... Oh! mon
Dieu! elle part, et je ne l'aurai plus, et je reste seul, seul, seul....

La servante, si gaie en montant, était devenue d'une pâleur de cire, le
visage dur et douloureux. Un instant, elle le regarda arracher les draps de
ses mains crispées, râler son désespoir, la bouche collée à la couverture.
Puis, elle parut se décider, d'un brusque effort.

--Mais, monsieur, il n'y a pas de bon sens à se faire un chagrin pareil.
C'est ridicule.... Puisque c'est comme ça, et que vous ne pouvez pas vous
passer de mademoiselle, je vais aller lui dire dans quel état vous vous
êtes mis....

Violemment, cette phrase le fit se relever, chancelant encore, se retenant
au dossier d'une chaise.

--Je vous le défends bien, Martine!

--Avec ça que je vous écouterais! Pour vous retrouver à demi mort, pleurant
toutes vos larmes!... Non, non! c'est moi qui vais aller chercher
mademoiselle, et je lui dirai la vérité, et je la forcerai bien à rester
avec nous!

Mais il lui avait empoigné le bras, il ne la lâchait plus, pris de colère.

--Je vous ordonne de vous tenir tranquille, entendez-vous? ou vous partirez
avec elle.... Pourquoi êtes-vous entrée? J'étais malade, à cause de ce
vent. Ça ne regarde personne.

Puis, envahi d'un attendrissement, cédant à sa bonté ordinaire, il finit
par sourire.

--Ma pauvre fille, voilà que vous me fâchez! Laissez-moi donc agir comme je
le dois, pour le bonheur de tous. Et pas un mot, vous me feriez beaucoup de
peine.

Martine, à son tour, retint de grosses larmes. Il était temps que l'entente
se fît, car Clotilde entra presque aussitôt, levée de bonne heure, ayant la
hâte de revoir Pascal, espérant sans doute, jusqu'au dernier moment, qu'il
la retiendrait. Elle avait elle-même les paupières lourdes d'insomnie; elle
le regarda tout de suite, fixement, de son air d'interrogation. Mais il
était si défait, encore, qu'elle s'inquiéta.

--Non, ce n'est rien, je t'assure. J'aurais même bien dormi, sans le
mistral.... N'est-ce pas? Martine, je vous le disais.

La servante, d'un signe de tête, lui donna raison. Et Clotilde, elle aussi,
se soumettait, ne lui criait pas sa nuit de lutte et de souffrance, pendant
qu'il agonisait de son côté. Les deux femmes, dociles, ne faisaient plus
qu'obéir et l'aider, dans son oubli de lui-même.

--Attends, reprit-il en ouvrant son secrétaire, j'ai là quelque chose pour
toi.... Tiens! il y a sept cents francs dans cette enveloppe....

Et, bien qu'elle se récriât, qu'elle se défendit, il lui rendit des
comptes. Sur les six mille francs des bijoux, à peine deux cents étaient
dépensés, et il en gardait cent, pour aller jusqu'à la fin du mois, avec la
stricte économie, l'avarice noire qu'il montrait désormais. Ensuite, il
vendrait la Souleiade sans doute, il travaillerait, il saurait bien se
tirer d'affaire. Mais il ne voulait pas toucher aux cinq mille francs qui
restaient, car ils étaient son bien, à elle, et elle les retrouverait dans
le tiroir.

--Maître, maître, tu me fais beaucoup de chagrin....

Il l'interrompit.

--Je le veux, et c'est toi qui me crèverais le coeur.... Voyons, il est
sept heures et demie, je vais aller ficeler tes malles, puisqu'elles sont
fermées.

Lorsque Clotilde et Martine furent seules, en face l'une de l'autre, elles
se regardèrent un instant en silence. Depuis la situation nouvelle, elles
avaient bien senti leur antagonisme sourd, le clair triomphe de la jeune
maîtresse, l'obscure jalousie de la vieille servante, autour du maître
adoré. Aujourd'hui, il semblait que ce fût cette dernière qui restât
victorieuse. Mais, à cette minute dernière, leur émotion commune les
rapprochait.

--Martine, il ne faudra pas le laisser se nourrir comme un pauvre. Tu me
promets bien qu'il aura du vin et de la viande tous les jours?

--N'ayez pas peur, mademoiselle.

--Et, tu sais, les cinq mille francs qui dorment là, ils sont à lui. Vous
n'allez pas, je pense, mourir de faim à côté. Je veux que tu le gâtes.

--Je vous répète que j'en fais mon affaire, mademoiselle, et que monsieur
ne manquera de rien.

Il y eut un nouveau silence. Elles se regardaient toujours.

--Puis, surveille-le pour qu'il ne travaille pas trop. Je m'en vais très
inquiète, sa santé est moins bonne depuis quelque temps. Soigne-le,
n'est-ce pas?

--Je le soignerai, soyez tranquille, mademoiselle.

--Enfin, je te le confie. Il ne va plus avoir que toi, et ce qui me rassure
un peu, c'est que tu l'aimes bien. Aime-le de toute ta force, aime-le pour
nous deux.

--Oui, mademoiselle, autant que je pourrai.

Des pleurs leur montaient aux paupières, et Clotilde dit encore:

--Veux-tu m'embrasser, Martine?

--Oh! mademoiselle, très volontiers!

Elles étaient dans les bras l'une de l'autre, lorsque Pascal rentra. Il
affecta de ne pas les voir, pour ne pas s'attendrir sans doute. D'une voix
trop haute, il parlait des derniers préparatifs du départ, en homme
bousculé qui ne veut pas qu'on manque le train. Il avait ficelé les malles,
le père Durieu venait de les emporter sur sa voiture, et on les trouverait
à la gare. Cependant, il était à peine huit heures, on avait encore deux
grandes heures devant soi. Ce furent deux heures mortelles d'angoisse à
vide, de douloureux piétinement, avec l'amertume cent fois remâchée de la
rupture. Le déjeuner prit à peine un quart d'heure. Puis, il fallut se
lever, se rasseoir. Les yeux ne quittaient pas la pendule. Les minutes
semblaient éternelles comme une agonie, au travers de la maison lugubre.

--Ah! quel vent! dit Clotilde, à un coup de mistral, dont toutes les portes
avaient gémi.

Pascal s'approcha de la fenêtre, regarda la fuite éperdue des arbres, sous
la tempête.

--Depuis ce matin, il grandit encore. Tout à l'heure, il faudra que je
m'inquiète de la toiture, car des tuiles sont parties.

Déjà, ils n'étaient plus ensemble. Ils n'entendaient plus que ce vent
furieux, balayant tout, emportant leur vie.

Enfin, à huit heures et demie, Pascal dit simplement:

--Il est temps, Clotilde.

Elle se leva de la chaise où elle était assise. Par instants, elle oubliait
qu'elle partait. Tout d'un coup, l'affreuse certitude lui revint. Une
dernière fois, elle le regarda, sans qu'il ouvrit les bras, pour la
retenir. C'était fini. Et elle n'eut plus qu'une face morte, foudroyée.

D'abord, ils échangèrent les banales paroles.

--Tu m'écriras, n'est-ce pas?

--Certainement, et toi, donne-moi de tes nouvelles le plus souvent
possible.

--Surtout, si tu étais malade, rappelle-moi tout de suite.

--Je te le promets. Mais, n'aie pas pour, je suis solide.

Puis, au moment de quitter cette maison si chère, Clotilde l'enveloppa
toute d'un regard vacillant. Et elle s'abattit sur la poitrine de Pascal,
elle le garda entre ses bras, balbutiante.

--Je veux t'embrasser ici, je veux te remercier.... Maître, c'est toi qui
m'as faite ce que je suis. Comme tu l'as répété souvent, tu as corrigé mon
hérédité. Que serais-je devenue, là-bas, dans le milieu où a grandi
Maxime?... Oui, si je vaux quelque chose, je le dois à toi seul, à toi qui
m'as transplantée dans cette maison de vérité et de bonté, où tu m'as fait
pousser digne de ta tendresse.... Aujourd'hui, après m'avoir prise et
comblée de tes biens, tu me renvoies. Que ta volonté soit faite, tu es mon
maître, et je t'obéis. Je t'aime quand même, je t'aimerai toujours.

Il la serra sur son coeur, il répondit:

--Je ne désire que ton bien, j'achève mon oeuvre.

Et, dans le dernier baiser, le baiser déchirant qu'ils échangèrent, elle
soupira, à voix très basse:

--Ah! si l'enfant était venu!

Plus bas encore, en un sanglot, elle crut l'entendre bégayer des mots
indistincts.

--Oui, l'oeuvre rêvée, la seule vraie et bonne, l'oeuvre que je n'ai pu
faire.... Pardonne-moi, tâche d'être heureuse.

La vieille madame Rougon était à la gare, très gaie, très vive, malgré ses
quatre-vingts ans. Elle triomphait, elle croyait tenir son fils Pascal à sa
merci. Quand elle les vit hébétés l'un et l'autre, elle se chargea de tout,
prit le billet, fit enregistrer les bagages, installa la voyageuse dans un
compartiment de dames seules. Puis, elle parla longuement de Maxime, donna
des instructions, exigea d'être tenue au courant. Mais le train ne partait
pas, et il s'écoula encore cinq atroces minutes, pendant lesquelles ils
restèrent face à face, en ne se disant plus rien. Enfin, tout sombra, il y
eut des embrassades, un grand bruit de roues, des mouchoirs qui
s'agitaient.

Brusquement, Pascal s'aperçut qu'il était seul sur le quai, pendant que,
là-bas, le train avait disparu, à un coude de la ligne. Alors, il n'écouta
pas sa mère, il prit sa course, un galop furieux de jeune homme, monta la
pente, enjamba les gradins de pierres sèches, se trouva en trois minutes
sur la terrasse de la Souleiade. Le mistral y faisait rage, une rafale
géante qui pliait les cyprès centenaires comme des pailles. Dans le ciel
décoloré, le soleil paraissait las de tout ce vent dont la violence, depuis
six jours, lui passait sur la face. Et, pareil aux arbres échevelés, Pascal
tenait bon, avec ses vêtements qui avaient des claquements de drapeaux,
avec sa barbe et ses cheveux emportés, fouettés de tempête. L'haleine
coupée, les deux mains sur son coeur pour en contenir les battements, il
regardait au loin fuir le train, à travers la plaine rase, un train tout
petit que le mistral semblait balayer, ainsi qu'un rameau de feuilles
sèches.



XII


Dès le lendemain, Pascal s'enferma au fond de la grande maison vide. Il
n'en sortit plus, cessa complètement les rares visites de médecin qu'il
faisait encore, vécut là, portes et fenêtres closes, dans une solitude et
un silence absolus. Et l'ordre formel était donné à Martine: elle ne devait
laisser entrer personne, sous aucun prétexte.

--Mais, monsieur, votre mère, madame Félicité?

--Ma mère moins encore que les autres, j'ai mes raisons.... Vous lui direz
que je travaille, que j'ai besoin de me recueillir et que je la prie de
m'excuser.

Coup sur coup, à trois reprises, la vieille madame Rougon se présenta. Elle
tempêtait au rez-de-chaussée, il l'entendait qui élevait la voix,
s'irritant, voulant forcer la consigne. Puis, le bruit s'apaisait, il n'y
avait plus qu'un chuchotement de plainte et de complot, entre elle et la
servante. Et pas une fois il ne céda, ne se pencha en haut de la rampe,
pour lui crier de monter.

Un jour, Martine se hasarda à dire:

--C'est bien dur tout de même, monsieur, de refuser la porte à sa mère.
D'autant plus que madame Félicité vient dans de bons sentiments, car elle
sait la grande gêne de monsieur et elle n'insiste que pour lui offrir ses
services.

Exaspéré, il cria:

--De l'argent, je n'en veux pas, entendez-vous!... Je travaillerai, je
gagnerai bien ma vie, que diable!

Cependant, cette question de l'argent devenait pressante. Il s'entêtait à
ne pas prendre un sou des cinq mille francs enfermés dans le secrétaire.
Maintenant qu'il était seul, il avait une complète insouciance de la vie
matérielle, il se serait contenté de pain et d'eau; et, chaque fois que la
servante lui demandait de quoi acheter du vin, de la viande, quelque
douceur, il haussait les épaules: à quoi bon? il restait une croûte de la
veille, n'était-ce pas suffisant? Mais elle, dans sa tendresse pour ce
maître qu'elle sentait souffrir, se désolait de cette avarice plus rude que
la sienne, de ce dénuement de pauvre homme où il s'abandonnait, avec la
maison entière. On vivait mieux chez les ouvriers du faubourg. Aussi,
pendant toute une journée, parut-elle en proie à un terrible combat
intérieur. Son amour de chien docile luttait contre sa passion de l'argent,
amassé sou à sou, caché quelque part, faisant des petits, comme elle
disait. Elle aurait mieux aimé donner de sa chair. Tant que son maître
n'avait pas souffert seul, l'idée ne lui était pas même venue de toucher à
son trésor. Et ce fut un héroïsme extraordinaire, le matin où, poussée à
bout, voyant sa cuisine froide et le buffet vide, elle disparut pendant une
heure, puis rentra avec des provisions et la monnaie d'un billet de cent
francs.

Justement, Pascal qui descendait, s'étonna, lui demanda d'où venait cet
argent, déjà hors de lui et prêt à jeter tout à la rue, en croyant qu'elle
était allée chez sa mère.

--Mais non, mais non! monsieur, bégayait-elle, ce n'est pas cela du
tout....

Et elle finit par dire le mensonge qu'elle avait préparé.

--Imaginez-vous que les comptes s'arrangent, chez monsieur Grandguillot, ou
du moins ça m'en a tout l'air.... J'ai eu l'idée, ce matin, d'aller voir,
et on m'a dit qu'il vous reviendrait sûrement quelque chose, que je pouvais
prendre cent francs.... Oui, on s'est même contenté d'un reçu de moi. Vous
régulariserez ça plus tard.

Pascal sembla à peine surpris. Elle espérait bien qu'il ne sortirait pas,
pour vérifier le fait. Pourtant, elle fut soulagée de voir avec quelle
facilité insouciante il acceptait son histoire.

--Ah! tant mieux! s'écria-t-il. Je disais bien qu'il ne faut jamais
désespérer. Cela va me donner le temps d'organiser mes affaires.

Ses affaires, c'était la vente de la Souleiade, à laquelle il avait songé
confusément. Mais quelle peine affreuse, quitter cette maison, où Clotilde
avait grandi, où il avait vécu près de dix-huit ans avec elle! Il s'était
donné deux ou trois semaines pour y réfléchir. Quand il eut cet espoir,
qu'il rattraperait un peu de son argent, il n'y pensa plus du tout. De
nouveau, il s'abandonnait, mangeait ce que lui servait Martine, ne
s'apercevait même pas du strict bien-être qu'elle remettait autour de lui,
à genoux, en adoration, déchirée de toucher à son petit trésor, mais si
heureuse de le nourrir maintenant, sans qu'il se doutât que sa vie venait
d'elle.

D'ailleurs, Pascal ne la récompensait guère. Il s'attendrissait ensuite,
regrettait ses violences. Mais, dans l'état de fièvre désespérée où il
vivait, cela ne l'empêchait pas de recommencer, de s'emporter contre elle,
au moindre sujet de mécontentement. Un soir qu'il avait encore entendu sa
mère causer sans fin, au fond de la cuisine, il eut un accès de colère
furieuse.

--Écoutez-moi, bien, Martine, je ne veux plus qu'elle entre à la
Souleiade.... Si vous la recevez une seule fois, en bas, je vous chasse!

Saisie, elle restait immobile. Jamais, depuis trente-deux ans qu'elle le
servait, il ne l'avait ainsi menacée de renvoi.

--Oh! monsieur, vous auriez ce courage! Mais je ne m'en irais pas, je me
coucherais en travers de la porte.

Déjà, il était honteux de son emportement, et il se fit plus doux.

--C'est que je sais parfaitement ce qui se passe. Elle vient pour vous
endoctriner, pour vous mettre contre moi, n'est-ce pas?... Oui, elle guette
mes papiers, elle voudrait tout voler, tout détruire, là-haut, dans
l'armoire. Je la connais, quand elle veut quelque chose, elle le veut
jusqu'au bout.... Eh bien! vous pouvez lui dire que je veille, que je ne la
laisserai même pas approcher de l'armoire, tant que je serai vivant. Et
puis, la clef est là, dans ma poche.

En effet, toute sa terreur de savant traqué et menacé était revenue. Depuis
qu'il vivait seul, il avait la sensation d'un danger renaissant, d'un
guet-apens continu, dressé dans l'ombre. Le cercle se resserrait, et s'il
se montrait si rude contre les tentatives d'envahissement, s'il repoussait
les assauts de sa mère, c'était qu'il ne se trompait pas sur ses projets
véritables et qu'il avait peur d'être faible. Quand elle serait là, elle le
posséderait peu à peu, au point de le supprimer. Aussi ses tortures
recommençaient-elles, il passait les journées en surveillance, il fermait
lui-même les portes, le soir, et souvent il se relevait, la nuit, pour
s'assurer qu'on ne forçait pas les serrures. Son inquiétude était que la
servante, gagnée, croyant assurer son salut éternel, n'ouvrît à sa mère. Il
croyait voir les dossiers flamber dans la cheminée, il montait la garde
autour d'eux, repris d'une passion souffrante, d'une tendresse déchirée
pour cet amas glacé de papiers, ces froides pages de manuscrits, auxquelles
il avait sacrifié la femme, et qu'il s'efforçait d'aimer assez, afin
d'oublier le reste.

Pascal, depuis que Clotilde n'était plus là, se jetait dans le travail,
essayait de s'y noyer et de s'y perdre. S'il s'enfermait, s'il ne mettait
plus les pieds dans le jardin, s'il avait eu, un jour que Martine était
montée lui annoncer le docteur Ramond, la force de répondre qu'il ne
pouvait le recevoir, toute cette volonté âpre de solitude n'avait d'autre
but que de s'anéantir au fond d'un labeur incessant. Ce pauvre Ramond,
comme il l'aurait embrassé volontiers! car il devinait bien l'exquis
sentiment qui le faisait accourir, pour consoler son vieux maître. Mais
pourquoi perdre une heure? pourquoi risquer des émotions, des larmes, d'où
il sortait lâche? Dès le jour, il était à sa table, y passait la matinée et
l'après-midi, continuait souvent à la lampe, très tard. C'était son ancien
projet qu'il voulait mettre à exécution: reprendre toute sa théorie de
l'hérédité sur un plan nouveau, se servir des dossiers, des documents
fournis par sa famille, pour établir d'après quelles lois, dans un groupe
d'êtres, la vie se distribue et conduit mathématiquement d'un homme à un
autre homme, en tenant compte des milieux: vaste bible, genèse des
familles, des sociétés, de l'humanité entière. Il espérait que l'ampleur
d'un tel plan, l'effort nécessaire à la réalisation d'une idée si
colossale, le posséderait tout entier, lui rendrait sa santé, sa foi, son
orgueil, dans la jouissance supérieure de l'oeuvre accomplie. Et il avait
beau vouloir se passionner, se donner sans réserve, avec acharnement, il
n'arrivait qu'à surmener son corps et son esprit, distrait quand même, le
coeur absent de sa besogne, plus malade de jour en jour, et désespéré.
Était-ce donc une faillite définitive du travail? Lui dont le travail avait
dévoré l'existence, qui le regardait comme le moteur, le bienfaiteur et le
consolateur, allait-il donc être forcé de conclure qu'aimer et être aimé
passe tout au monde? Il tombait par moments à de grandes réflexions, il
continuait à ébaucher sa nouvelle théorie de l'équilibre des forces, qui
consistait à établir que tout ce que l'homme reçoit en sensation, il doit
le rendre en mouvement. Quelle vie normale, pleine et heureuse, si l'on
avait pu la vivre entière, dans un fonctionnement de machine bien réglée,
rendant en force ce qu'elle brûle en combustible, s'entretenant elle-même
en vigueur et en beauté par le jeu simultané et logique de tous ses
organes! Il y voyait autant de labeur physique que de labeur intellectuel,
autant de sentiment que de raisonnement, la part faite à la fonction
génésique comme à la fonction cérébrale, sans jamais de surmenage, ni d'une
part ni d'une autre, car le surmenage n'est que le déséquilibre et la
maladie. Oui, oui! recommencer la vie et savoir la vivre, bêcher la terre,
étudier le monde, aimer la femme, arriver à la perfection humaine, à la
cité future de l'universel bonheur, par le juste emploi de l'être entier,
quel beau testament laisserait là un médecin philosophe! Et ce rêve
lointain, cette théorie entrevue achevait de l'emplir d'amertume, à la
pensée que, désormais, il n'était plus qu'une force gaspillée et perdue.

Au fond même de son chagrin, Pascal avait cette sensation dominante qu'il
était fini. Le regret de Clotilde, la souffrance de ne plus l'avoir, la
certitude qu'il ne l'aurait jamais plus, l'envahissait, à chaque heure
davantage, d'un flot douloureux qui emportait tout. Le travail était
vaincu, il laissait parfois tomber sa tête sur la page en train, et il
pleurait pendant des heures, sans trouver le courage de reprendre la plume.
Son acharnement à la besogne, ses journées de volontaire anéantissement
aboutissaient à des nuits terribles, des nuits d'insomnie ardente, pendant
lesquelles il mordait ses draps, pour ne pas crier le nom de Clotilde. Elle
était partout, dans cette maison morne, où il se cloîtrait. Il la
retrouvait traversant chaque pièce, assise sur tous les sièges, debout
derrière toutes les portes. En bas, dans la salle à manger, il ne pouvait
plus se mettre à table, sans l'avoir en face de lui. Dans la salle de
travail, en haut, elle continuait à être sa compagne de chaque seconde,
elle y avait tant vécu enfermée, elle-même, que son image semblait émaner
des choses: sans cesse, il la sentait évoquée près de lui, il la devinait
droite et mince devant son pupitre, penchée sur un pastel, avec son fin
profil. Et, s'il ne sortait pas pour fuir cette hantise du cher et
torturant souvenir, c'était qu'il avait la certitude de la retrouver
partout aussi dans le jardin, rêvant au bord de la terrasse, suivant à pas
ralentis les allées de la pinède, assise et rafraîchie sous les platanes
par l'éternel chant de la source, couchée sur l'aire, au crépuscule, les
yeux perdus, attendant les étoiles. Mais il existait surtout pour lui un
lieu de désir et de terreur, un sanctuaire sacré où il n'entrait qu'en
tremblant: la chambre où elle s'était donnée à lui, où ils avaient dormi
ensemble. Il en gardait la clef, il n'y avait pas dérangé un objet de
place, depuis le triste matin du départ; et une jupe oubliée traînait
encore sur un fauteuil. Là, il respirait jusqu'à son souffle, sa fraîche
odeur de jeunesse, restée parmi l'air comme un parfum. Il ouvrait ses bras
éperdus, il les serrait sur son fantôme, flottant dans le tendre demi-jour
des volets fermés, dans le rose éteint de la vieille indienne des murs,
couleur d'aurore. Il sanglotait devant les meubles, il baisait le lit, la
place marquée où se dessinait l'élancement divin de son corps. Et sa joie
d'être là, son regret de ne plus y voir Clotilde, cette émotion violente
l'épuisait à un tel point, qu'il n'osait pas visiter tous les jours ce lieu
redoutable, couchant dans sa chambre froide, où ses insomnies ne la lui
montraient pas si voisine et si vivante.

Au milieu de son travail obstiné, Pascal avait une autre grande joie
douloureuse, les lettres de Clotilde. Elle lui écrivait régulièrement deux
fois par semaine, de longues lettres de huit à dix pages, dans lesquelles
elle lui racontait sa vie quotidienne. Il ne semblait pas qu'elle fut très
heureuse, à Paris. Maxime, qui ne quittait plus son fauteuil d'infirme,
devait la torturer par des exigences d'enfant gâté et de malade, car elle
parlait en recluse, sans cesse de garde près de lui, ne pouvant même
s'approcher des fenêtres, pour jeter un coup d'oeil sur l'avenue, où
roulait le flot mondain des promeneurs du Bois; et, à certaines de ses
phrases, on sentait que son frère, après l'avoir si impatiemment réclamée,
la soupçonnait déjà, commençait à la prendre en méfiance et en haine, ainsi
que toutes les personnes qui le servaient, dans sa continuelle inquiétude
d'être exploité et dévalisé. Deux fois, elle avait vu son père, lui
toujours très gai, débordé d'affaires, converti à la République, en plein
triomphe politique et financier. Saccard l'avait prise à part, pour lui
expliquer que ce pauvre Maxime était vraiment insupportable, et qu'elle
aurait du courage, si elle consentait à être sa victime. Comme elle ne
pouvait tout faire, il avait même eu l'obligeance, le lendemain, d'envoyer
la nièce de son coiffeur, une petite jeune fille de dix-huit ans, nommée
Rose, très blonde, l'air candide, qui l'aidait à présent autour du malade.
D'ailleurs, Clotilde ne se plaignait pas, affectait au contraire de montrer
une âme égale, satisfaite, résignée à la vie. Ses lettres étaient pleines
de vaillance, sans colère contre la séparation cruelle, sans appel
désespéré à la tendresse de Pascal, pour qu'il la rappelât. Mais, entre les
lignes, comme il la sentait frémissante de révolte, toute élancée vers lui,
prête à la folie de revenir sur l'heure, au moindre mot!

Et c'était ce mot que Pascal ne, voulait pas écrire. Les choses
s'arrangeraient, Maxime s'habituerait à sa soeur, le sacrifice devait être
consommé jusqu'au bout, maintenant qu'il était accompli. Une seule ligne
écrite par lui, dans la faiblesse d'une minute, et le bénéfice de l'effort
était perdu, la misère recommençait. Jamais il n'avait fallu à Pascal un
courage plus grand que lorsqu'il répondait à Clotilde. Pendant ses nuits
brûlantes, il se débattait, il la nommait furieusement, il se relevait pour
écrire, pour la rappeler tout de suite, par dépêche. Puis, au jour, quand
il avait beaucoup pleuré, sa fièvre tombait; et sa réponse était toujours
très courte, presque froide. Il surveillait chacune de ses phrases,
recommençait, quand il croyait s'être oublié. Mais quelle torture, ces
affreuses lettres, si brèves, si glacées, où il allait contre son coeur,
uniquement pour la détacher de lui, pour prendre tous les torts et lui
faire croire qu'elle pouvait l'oublier, puisqu'il l'oubliait! Il en sortait
en sueur, épuisé, comme après un acte violent d'héroïsme.

On était dans les derniers jours d'octobre, depuis un mois Clotilde était
partie, lorsque Pascal, un matin, eut une brusque suffocation. A plusieurs
reprises déjà, il avait éprouvé ainsi de légers étouffements, qu'il mettait
sur le compte du travail. Mais, cette fois, les symptômes furent si nets,
qu'il ne put s'y tromper: une douleur poignante dans la région du coeur,
qui gagnait toute la poitrine et descendait le long du bras gauche, une
affreuse sensation d'écrasement et d'angoisse, tandis qu'une sueur froide
l'inondait. C'était une crise d'angine de poitrine. L'accès ne dura guère
plus d'une minute, et il resta d'abord plus surpris qu'effrayé. Avec cet
aveuglement que les médecins gardent parfois sur l'état de leur propre
santé, jamais il n'avait soupçonné que son coeur pût se trouver atteint.

Comme il se remettait, Martine monta justement dire que le docteur Ramond
était en bas, insistant de nouveau pour être reçu. Et Pascal, cédant
peut-être à un inconscient besoin de savoir, s'écria:

--Eh bien! qu'il monte, puisqu'il s'entête. Ça me fera plaisir.

Les deux hommes s'embrassèrent, et il n'y eut pas d'autre allusion à
l'absente, à celle dont le départ avait vidé la maison, qu'une énergique et
désolée poignée de main.

--Vous ne savez pas pourquoi je viens? s'écria tout de suite Ramond. C'est
pour une question d'argent.... Oui, mon beau-père, monsieur Lévêque,
l'avoué que vous connaissez, m'a parlé hier encore des fonds que vous aviez
chez le notaire Grandguillot. Et il vous conseille fortement de vous
remuer, car des personnes ont réussi, dit-on, à rattraper quelque chose.

--Mais, dit Pascal, je sais que ça s'arrange. Martine a déjà obtenu deux
cents francs, je crois.

Ramond parut très étonné.

--Comment, Martine? sans que vous soyez intervenu.... Enfin, voulez-vous
autoriser mon beau-père à s'occuper de votre cas? Il tirera les choses au
clair, puisque vous n'avez ni le temps ni le goût de cette besogne.

--Certainement, j'autorise monsieur Lévêque, et dites-lui que je le
remercie mille fois.

Puis, cette affaire réglée, le jeune homme ayant remarqué sa pâleur et le
questionnant, il répondit avec un sourire:

--Figurez-vous, mon ami, que je viens d'avoir une crise d'angine de
poitrine.... Oh! ce n'est pas une imagination, tous les symptômes y
étaient.... Et, tenez! puisque vous vous trouvez là, vous allez
m'ausculter.

D'abord, Ramond s'y refusa, en affectant de tourner la consultation en
plaisanterie. Est-ce qu'un conscrit comme lui oserait se prononcer sur son
général? Mais il l'examinait pourtant, lui trouvait la face tirée,
angoissée, avec un singulier effarement du regard. Il finit par l'ausculter
avec beaucoup d'attention, l'oreille collée longuement contre sa poitrine.
Plusieurs minutes s'écoulèrent, dans un profond silence.

--Eh bien? demanda Pascal, lorsque le jeune médecin se releva.

Celui-ci ne parla pas tout de suite. Il sentait les yeux du maître droit
dans ses yeux. Aussi ne les détourna-t-il pas; et, devant la bravoure
tranquille de la demande, il répondit simplement:

--Eh bien! c'est vrai, je crois qu'il y a de la sclérose.

--Ah! vous êtes gentil de ne pas mentir, reprit le docteur. J'ai eu peur un
instant que vous ne mentiez, et cela m'aurait fait de la peine.

Ramond s'était remis à écouter, disant à demi-voix:

--Oui, l'impulsion est énergique, le premier bruit est sourd, tandis que le
second, au contraire, est éclatant.... On sent que la pointe s'abaisse et
se trouve reportée vers l'aisselle.... Il y a de la sclérose, c'est au
moins très probable....

Puis, se relevant:

--On vit vingt ans avec cela.

--Sans doute, parfois, dit Pascal. A moins qu'on n'en meure tout de suite,
foudroyé.

Ils causèrent encore, s'étonnèrent au sujet d'un cas étrange de sclérose du
coeur, observé à l'hôpital de Plassans. Et, lorsque le jeune médecin
partit, il annonça qu'il reviendrait, dès qu'il aurait des nouvelles de
l'affaire Grandguillot.

Quand il fut seul, Pascal se sentit perdu. Tout s'éclairait, ses
palpitations depuis quelques semaines, ses vertiges, ses étouffements; et
il y avait surtout cette usure de l'organe, de son pauvre coeur surmené de
passion et de travail, ce sentiment d'immense fatigue et de fin prochaine,
auquel il ne se trompait plus à cette heure. Pourtant, ce n'était pas
encore de la crainte qu'il éprouvait. Sa première pensée venait d'être que
lui aussi, à son tour, payait son hérédité, que la sclérose, cette sorte de
dégénérescence, était sa part de misère physiologique, le legs inévitable
de sa terrible ascendance. D'autres avaient vu la névrose, la lésion
originelle, se tourner en vice ou en vertu, en génie, en crime, en
ivrognerie, en sainteté; d'autres étaient morts phtisiques, épileptiques,
ataxiques; lui avait vécu de passion et allait mourir du coeur. Et il n'en
tremblait plus, il ne s'en irritait plus, de cette hérédité manifeste,
fatale et nécessaire, sans doute. Au contraire, une humilité le prenait, la
certitude que toute révolte contre les lois naturelles est mauvaise.
Pourquoi donc, autrefois, triomphait-il, exultant d'allégresse, à l'idée de
n'être pas de sa famille, de se sentir différent, sans communauté aucune?
Rien n'était moins philosophique. Les monstres seuls poussaient à l'écart.
Et être de sa famille, mon Dieu! cela finissait par lui paraître aussi bon,
aussi beau que d'être d'une autre, car toutes ne se ressemblaient-elles
pas, l'humanité n'était-elle pas identique partout, avec la même somme de
bien et de mal? Il en arrivait, très modeste et très doux, sous la menace
de la souffrance et de la mort, à tout accepter de la vie.

Dès lors, Pascal vécut dans cette pensée qu'il pouvait mourir d'une heure à
l'autre. Et cela acheva de le grandir, de le hausser à l'oubli complet de
lui-même. Il ne cessa pas de travailler, mais jamais il n'avait mieux
compris combien l'effort doit trouver en soi sa récompense, l'oeuvre étant
toujours transitoire et restant quand même inachevée. Un soir, au dîner,
Martine lui apprit que Sarteur l'ouvrier chapelier, l'ancien pensionnaire
de l'Asile des Tulettes, venait de se pendre. Toute la soirée, il songea à
ce cas étrange, à cet homme qu'il croyait avoir sauvé de la folie homicide,
par sa médication des piqûres hypodermiques, et qui, évidemment, repris
d'un accès, avait eu assez de lucidité encore pour s'étrangler, au lieu de
sauter à la gorge d'un passant. Il le revoyait, si parfaitement
raisonnable, pendant qu'il lui conseillait de reprendre sa vie de bon
ouvrier. Quelle était donc cette force de destruction, le besoin du meurtre
se changeant en suicide, la mort faisant sa besogne malgré tout? Avec cet
homme disparaissait son dernier orgueil de médecin guérisseur; et, chaque
matin, quand il se remettait au travail, il ne se croyait plus qu'un
écolier qui épelle, qui cherche la vérité toujours, à mesure qu'elle recule
et qu'elle s'élargit.

Mais, cependant, dans cette sérénité, un souci lui restait, l'anxiété de
savoir ce que deviendrait Bonhomme, son vieux cheval, s'il mourait avant
lui. Maintenant, la pauvre bête, complètement aveugle, les jambes
paralysées, ne quittait plus sa litière. Lorsque son maître la venait voir,
elle entendait pourtant, tournait la tête, était sensible aux deux gros
baisers qu'il lui posait sur les naseaux. Tout le voisinage haussait les
épaules, plaisantait sur ce vieux parent que le docteur ne voulait pas
faire abattre. Allait-il donc partir le premier, avec la pensée qu'on
appellerait l'équarrisseur, le lendemain? Et, un matin, comme il entrait
dans l'écurie, Bonhomme ne l'entendit pas, ne leva pas la tête. Il était
mort, il gisait, l'air paisible, comme soulagé d'être mort là, doucement.
Son maître s'était agenouillé, et il le baisa une dernière fois, il lui dit
adieu, tandis que deux grosses larmes roulaient sur ses joues.

Ce fut ce jour-là que Pascal s'intéressa encore à son voisin, M. Bellombre.
Il s'était approché d'une fenêtre, il l'aperçut, par-dessus le mur du
jardin, au pâle soleil des premiers jours de novembre, faisant sa promenade
accoutumée; et la vue de l'ancien professeur, vivant si parfaitement
heureux, le jeta d'abord dans l'étonnement. Il lui semblait n'avoir jamais
songé à cette chose, qu'un homme de soixante-dix ans était là, sans une
femme, sans un enfant, sans un chien, et qu'il tirait tout son égoïste
bonheur de la joie de vivre en dehors de la vie. Ensuite, il se rappela ses
colères contre cet homme, ses ironies contre la peur de l'existence, les
catastrophes qu'il lui souhaitait, l'espoir que le châtiment viendrait,
quelque servante maîtresse, quelque parente inattendue, qui serait la
vengeance. Mais non! il le retrouvait toujours aussi vert, il sentait bien
que, longtemps encore, il vieillirait ainsi, dur, avare, inutile et
heureux. Et, cependant, il ne l'exécrait plus, il l'aurait plaint
volontiers, tellement il le jugeait ridicule et misérable, de n'être pas
aimé. Lui qui agonisait, parce qu'il restait seul! Lui dont le coeur allait
éclater, parce qu'il était trop plein des autres! Plutôt la souffrance, la
souffrance seule, que cet égoïsme, cette mort à ce qu'on a de vivant et
d'humain en soi!

Dans la nuit qui suivit, Pascal eut une nouvelle crise d'angine de
poitrine. Elle dura près de cinq minutes, il crut qu'il étoufferait, sans
avoir eu la force d'appeler sa servante. Lorsqu'il reprit haleine, il ne la
dérangea pas, il préféra ne parler à personne de cette aggravation de son
mal; mais il garda la certitude qu'il était fini, qu'il ne vivrait pas un
mois peut-être. Sa première pensée alla vers Clotilde. Pourquoi ne lui
écrivait-il pas d'accourir? Justement, il avait reçu une lettre d'elle, la
veille, et il voulait lui répondre, ce matin-là. Puis, l'idée de ses
dossiers lui apparut soudain. S'il mourait tout d'un coup, sa mère
resterait la maîtresse, elle les détruirait; et ce n'étaient pas seulement
les dossiers, mais ses manuscrits, tous ses papiers, trente années de son
intelligence et de son travail. Ainsi se consommerait le crime qu'il avait
tant redouté, dont la seule crainte, pendant ses nuits de fièvre, le
faisait se relever frissonnant, l'oreille aux aguets, écoutant si l'on ne
forçait pas l'armoire. Une sueur le reprit, il se vit dépossédé, outragé,
les cendres de son oeuvre jetées aux quatre vents. Et, tout de suite, il
revint à Clotilde, il se dit qu'il suffisait simplement de la rappeler:
elle serait là, elle lui fermerait les yeux, elle défendrait sa mémoire.
Déjà, il s'était assis, il se hâtait de lui écrire, pour que la lettre
partit par le courrier du matin.

Mais, lorsque Pascal fut devant la page blanche, la plume aux doigts, un
scrupule grandissant, un mécontentement de lui-même l'envahit. Est-ce que
cette pensée des dossiers, le beau projet de leur donner une gardienne et
de les sauver, n'était pas une suggestion de sa faiblesse, un prétexte
qu'il imaginait pour ravoir Clotilde? L'égoïsme était au fond. Il songeait
à lui, et non à elle. Il la vit rentrer dans cette maison pauvre, condamnée
à soigner un vieillard malade; il la vit surtout, dans la douleur, dans
l'épouvante de son agonie, lorsqu'il la terrifierait, un jour, en tombant
foudroyé près d'elle. Non, non! c'était l'affreux moment qu'il voulait lui
éviter, c'étaient quelques journées de cruels adieux, et la misère ensuite,
triste cadeau qu'il ne pouvait lui faire, sans se croire un criminel. Son
calme, son bonheur à elle seule comptait, qu'importait le reste! Il
mourrait dans son trou, heureux de la croire heureuse. Quant à sauver ses
manuscrits, il verrait s'il aurait la force de s'en séparer, en les
remettant à Ramond. Et, même si tous ses papiers devaient périr, il y
consentait, et il voulait bien que rien de lui n'existât plus, pas même sa
pensée, pourvu que rien de lui désormais ne troublât l'existence de sa
chère femme!

Pascal se mit donc à écrire une de ses réponses habituelles, qu'il faisait
volontairement, à grand'peine, insignifiante et presque froide. Clotilde,
dans sa dernière lettre, sans se plaindre de Maxime, laissait entendre que
son frère se désintéressait d'elle, amusé davantage par Rose, la nièce du
coiffeur de Saccard, cette petite jeune fille très blonde, à l'air candide.
Et il flairait quelque manoeuvre du père, une savante captation autour du
fauteuil de l'infirme, que ses vices, si précoces jadis, reprenaient, aux
approches de la mort. Mais, malgré son inquiétude, il n'en donnait pas
moins de très bons conseils à Clotilde, en lui répétant que son devoir
était de se dévouer jusqu'au bout. Quand il signa, des larmes lui
obscurcissaient la vue. C'était sa mort de bête vieillie et solitaire, sa
mort sans un baiser, sans une main amie, qu'il signait. Puis, des doutes
lui vinrent: avait-il raison de la laisser là-bas, dans ce milieu mauvais,
où il sentait toutes sortes d'abominations autour d'elle?

A la Souleiade, chaque matin, le facteur apportait les lettres et les
journaux, vers neuf heures; et Pascal, quand il écrivait à Clotilde, avait
l'habitude de guetter, pour lui remettre la lettre, de façon à être bien
certain qu'on n'interceptait pas sa correspondance. Or, ce matin-là, comme
il était descendu lui donner celle qu'il venait d'écrire, il fut surpris
d'en recevoir une nouvelle de la jeune femme, dont ce n'était pas le jour.
Pourtant, il laissa partir la sienne. Ensuite, il remonta, il reprit sa
place devant sa table, déchirant l'enveloppe.

Et, dès les premières lignes, ce fut un grand saisissement, une stupeur.
Clotilde lui écrivait qu'elle était enceinte de deux mois. Si elle avait
tant hésité à lui annoncer cette nouvelle, c'était qu'elle voulait avoir
elle-même une absolue certitude. Maintenant, elle ne pouvait se tromper, la
conception remontait sûrement aux derniers jours d'août, à cette nuit
heureuse où elle lui avait donné le royal festin de jeunesse, le soir de
leur course de misère, de porte en porte. N'avaient-ils pas senti passer,
dans une de leurs étreintes, la volupté accrue et divine de l'enfant? Après
le premier mois, dès son arrivée à Paris, elle avait douté, croyant à un
retard, à une indisposition, bien explicable au milieu du trouble et des
chagrins de leur rupture. Mais, n'ayant encore rien vu le second mois, elle
avait attendu quelques jours, et elle était aujourd'hui certaine de sa
grossesse, que tous les symptômes d'ailleurs confirmaient. La lettre était
courte, disant le fait simplement, pleine pourtant d'une ardente joie, d'un
élan d'infinie tendresse, dans un désir de retour immédiat.

Éperdu, craignant de ne pas bien comprendre, Pascal recommença la lettre.
Un enfant! cet enfant qu'il se méprisait de n'avoir pu faire, le jour du
départ, dans le grand souffle désolé du mistral, et qui était là déjà,
qu'elle emportait, lorsqu'il regardait au loin fuir le train, par la plaine
rase! Ah! c'était l'oeuvre vraie, la seule bonne, la seule vivante, celle
qui le comblait de bonheur et d'orgueil. Ses travaux, ses craintes de
l'hérédité avaient disparu. L'enfant allait être, qu'importait ce qu'il
serait! pourvu qu'il fût la continuation, la vie léguée et perpétuée,
l'autre soi-même! Il en restait remué jusqu'au fond des entrailles, dans un
frisson attendri de tout son être, il riait, il parlait tout haut, il
baisait follement la lettre.

Mais un bruit de pas le fit se calmer un peu. Il tourna la tête, il vit
Martine.

--Monsieur le docteur Ramond est en bas.

--Ah! qu'il monte, qu'il monte!

C'était encore du bonheur qui arrivait. Ramond, dès la porte, cria
gaiement:

--Victoire! maître, je vous rapporte votre argent, pas tout, mais une bonne
somme!

Et il conta les choses, un cas d'imprévue et heureuse chance, que son
beau-père, M. Lévêque, avait tiré au clair. Les reçus des cent vingt mille
francs, qui constituaient Pascal créancier personnel de Grandguillot, ne
servaient à rien, puisque celui-ci était insolvable. Le salut s'était
rencontré dans la procuration que le docteur lui avait remise un jour, sur
sa demande, à l'effet d'employer tout ou partie de son argent en placements
hypothécaires. Comme le nom du mandataire y était en blanc, le notaire,
ainsi que cela se pratique parfois, avait pris un de ses clercs pour
prête-nom; et quatre-vingt mille francs venaient d'être retrouvés ainsi,
placés en bonnes hypothèques, par l'intermédiaire d'un brave homme, tout à
fait en dehors des affaires de son patron. Si Pascal avait agi, était allé
au parquet, il aurait débrouillé cela depuis longtemps. Enfin, quatre mille
francs de rentes solides rentraient dans sa poche.

Il avait saisi les mains du jeune homme, il les lui serrait, d'un air
exalté.

--Ah! mon ami, si vous saviez combien je suis heureux! Cette lettre de
Clotilde m'apporte un grand bonheur. Oui, j'allais la rappeler près de moi;
mais la pensée de ma misère, des privations que je lui imposerais, me
gâtait la joie de son retour.... Et voilà que la fortune revient, au moins
de quoi installer mon petit monde!

Dans l'expansion de son attendrissement, il avait tendu la lettre à Ramond,
il le força à la lire. Puis, lorsque le jeune homme la lui rendit en
souriant, ému de le sentir si bouleversé, il céda à un besoin débordant de
tendresse, il le saisit entre ses deux grands bras, comme un camarade,
comme un frère. Les deux hommes se baisèrent sur les joues,
vigoureusement....

--Puisque le bonheur vous envoie, je vais encore vous demander un service.
Vous savez que je me défie de tout le monde ici, même de ma vieille bonne.
C'est vous qui allez porter ma dépêche au télégraphe.

Il s'était assis de nouveau devant sa table, il écrivit simplement: «Je
t'attends, pars ce soir.»

--Voyons, reprit-il, nous sommes aujourd'hui le 6 novembre, n'est-ce
pas?... Il est près de dix heures, elle aura ma dépêche vers midi. Cela lui
donne tout le temps de faire ses malles et de prendre, ce soir, l'express
de huit heures, qui la mettra demain à Marseille pour le déjeuner. Mais,
comme il n'y a pas de train qui corresponde tout de suite, elle ne pourra
être ici, demain 7 novembre, que par celui de cinq heures.

Après avoir plié la dépêche, il s'était levé.

--Mon Dieu! à cinq heures, demain!... Que cela est loin encore! que vais-je
faire jusque-là?

Puis, envahi d'une préoccupation, devenu grave:

--Ramond, mon camarade, voulez-vous me faire la grande amitié d'être très
franc avec moi?

--Comment ça, maître?

--Oui, vous m'entendez bien.... L'autre jour, vous m'avez examiné.
Pensez-vous que je puisse aller un an encore?

Et il tenait le jeune homme sous la fixité de son regard, il l'empêchait de
détourner les yeux. Pourtant, celui-ci tâcha de s'échapper, en plaisantant:
était-ce vraiment un médecin qui posait une question pareille?

--Je vous en prie, Ramond, soyons sérieux.

Alors, Ramond, en toute sincérité, répondit qu'il pouvait très bien, selon
lui, nourrir l'espoir de vivre encore une année. Il donnait ses raisons,
l'état relativement peu avancé de la sclérose, la santé parfaite des autres
organes. Sans doute, il fallait faire la part de l'inconnu, de ce qu'on ne
savait pas, car l'accident brutal était toujours possible. Et tous deux en
arrivèrent à discuter le cas, aussi tranquillement que s'ils s'étaient
trouvés en consultation, au chevet d'un malade, pesant le pour et le
contre, donnant chacun leurs arguments, fixant d'avance la terminaison
fatale, selon les indices les mieux établis et les plus sages.

Pascal, comme s'il ne se fût pas agi de lui, avait repris son sang-froid,
son oubli de lui-même.

--Oui, murmura-t-il enfin, vous avez raison, une année de vie est
possible.... Ah! voyez-vous, mon ami, ce que je voudrais, ce seraient deux
années, un désir fou, sans doute, une éternité de joie....

Et, s'abandonnant à ce rêve d'avenir:

--L'enfant naîtra vers la fin de mai.... Ce serait si bon de le voir
grandir un peu, jusqu'à ses dix-huit mois, à ses vingt mois, tenez! pas
davantage. Le temps seulement qu'il se débrouille et qu'il fasse ses
premiers pas.... Je n'en demande pas beaucoup, je voudrais le voir marcher,
et après, mon Dieu! après....

Il compléta sa pensée d'un geste. Puis, gagné par l'illusion:

--Mais deux années, ce n'est pas impossible. J'ai eu un cas très curieux,
un charron du faubourg qui a vécu quatre ans, déjouant toutes mes
prévisions.... Deux années, deux années, je les vivrai! il faut bien que je
les vive!

Ramond, qui avait baissé la tète, ne répondait plus. Un embarras le
prenait, à l'idée de s'être montré trop optimiste; et la joie du maître
l'inquiétait, lui devenait douloureuse, comme si cette exaltation même,
troublant un cerveau autrefois si solide, l'avait averti d'un danger sourd
et imminent.

--Ne vouliez-vous pas envoyer cette dépêche tout de suite?

--Oui, oui! allez vite, mon bon Ramond, et je vous attends après-demain.
Elle sera ici, je veux que vous accouriez nous embrasser.

La journée fut longue. Et, cette nuit-là, vers quatre heures, comme Pascal
venait enfin de s'endormir, après une insomnie heureuse d'espoirs et de
rêves, il fut réveillé brutalement par une crise effroyable. Il lui sembla
qu'un poids énorme, toute la maison, s'était écroulé sur sa poitrine, à ce
point que le thorax, aplati, touchait le dos; et il ne respirait plus, la
douleur gagnait les épaules, le cou, paralysait le bras gauche. D'ailleurs,
sa connaissance restait entière, il avait la sensation que son coeur
s'arrêtait, que sa vie était sur le point de s'éteindre, dans cet affreux
écrasement d'étau qui l'étouffait. Avant que la crise fût à sa période
aiguë, il avait eu la force de se lever, de taper au plancher avec une
canne, pour faire monter Martine. Puis, il était retombé sur son lit, ne
pouvant plus ni bouger ni parler, trempé d'une sueur froide.

Martine, heureusement, dans le grand silence de la maison vide, avait
entendu. Elle s'habilla, s'enveloppa d'un châle, monta vivement, avec sa
bougie. La nuit était profonde encore, le petit jour allait paraître. Et,
quand elle aperçut son maître dont les yeux seuls vivaient, qui la
regardait, les mâchoires serrées, la langue liée, le visage ravagé par
l'angoisse, elle s'épouvanta, s'effara, ne put que se jeter vers le lit,
criant:

--Mon Dieu! mon Dieu! monsieur, qu'avez-vous?... Répondez-moi, monsieur,
vous me faites peur!

Pendant une grande minute, Pascal étouffa davantage, ne parvenant pas à
retrouver son souffle. Puis, l'étau de ses côtes se desserrant peu à peu,
il murmura très bas:

--Les cinq mille francs du secrétaire sont à Clotilde.... Vous lui direz
que c'est arrangé chez le notaire, qu'elle retrouvera là de quoi vivre....

Alors, Martine qui l'avait écouté, béante, se désespéra, confessa son
mensonge, ignorant les bonnes nouvelles apportées par Ramond.

--Monsieur, il faut me pardonner, j'ai menti. Mais ce serait mal de mentir
davantage.... Quand je vous ai vu seul, et si malheureux, j'ai pris sur mon
argent....

--Ma pauvre fille, vous avez fait ça!

--Oh! j'ai bien espéré un peu que monsieur me le rendrait un jour!

La crise se calmait, il put tourner la tête et la regarder. Il était
stupéfait et attendri. Que s'était-il donc passé dans le coeur de cette
vieille fille avare, qui pendant trente années avait durement amassé son
trésor, qui n'en avait jamais sorti un sou, ni pour les autres ni pour
elle? Il ne comprenait pas encore, il voulut simplement se montrer
reconnaissant et bon.

--Vous êtes une brave femme, Martine. Tout cela vous sera rendu.... Je
crois bien que je vais mourir....

Elle ne le laissa pas achever, se révoltant, dans un sursaut de tout son
être, dans un cri de protestation.

--Mourir, vous, monsieur!... Mourir avant moi! Je ne veux pas, je ferai
tout, je l'empêcherai bien!

Et elle s'était jetée à genoux devant le lit, elle l'avait saisi de ses
mains éperdues, tâtant pour savoir où il souffrait, le retenant, comme si
elle avait espéré qu'on n'oserait pas le lui prendre.

--Il faut me dire ce que vous avez, je vous soignerai, je vous sauverai.
S'il est nécessaire de vous donner de ma vie, à moi, je vous en donnerai,
monsieur.... Je puis bien passer mes jours, mes nuits. Je suis encore
forte, je serai plus forte que le mal, vous verrez.... Mourir, mourir, ah!
non, ce n'est pas possible! Le bon Dieu ne peut pas vouloir une injustice
pareille. Je l'ai tant prié dans mon existence, qu'il doit m'écouter un
peu, et il m'exaucera, monsieur, il vous sauvera!

Pascal la regardait, l'écoutait, et une clarté brusque se faisait en lui.
Mais elle l'aimait, cette misérable fille, elle l'avait toujours aimé! Il
se rappelait ses trente années de dévouement aveugle, son adoration muette
d'autrefois, quand elle le servait à genoux, et qu'elle était jeune, ses
jalousies sourdes contre Clotilde plus tard, tout ce qu'elle avait dû
souffrir inconsciemment à cette époque. Et elle était là, à genoux encore
aujourd'hui, devant son lit de mort, en cheveux grisonnants, avec ses yeux
couleur de cendre, dans sa face blême de nonne abêtie par le célibat. Et il
la sentait ignorante de tout, ne sachant même pas de quel amour elle
l'avait aimé, n'aimant que lui pour le bonheur de l'aimer, d'être avec lui
et de le servir.

Des larmes roulèrent sur les joues de Pascal. Une pitié douloureuse, une
tendresse humaine, infinie, débordaient de son pauvre coeur à moitié brisé.
Il la tutoya.

--Ma pauvre fille, tu es la meilleure des filles.... Tiens! embrasse-moi
comme tu m'aimes, de toute ta force!

Elle sanglotait, elle aussi. Elle laissa tomber, sur la poitrine de son
maître, sa tête grise, sa face usée par sa longue domesticité. Éperdument,
elle le baisa, mettant dans ce baiser toute sa vie.

--Bon! ne nous attendrissons pas, parce que, vois-tu, on aura beau faire,
ce sera la fin tout de même.... Si tu veux que je t'aime bien, tu vas
m'obéir.

D'abord, il s'entêta à ne pas rester dans sa chambre. Elle lui semblait
glacée, haute, vide, noire. Le désir lui était venu de mourir dans l'autre
chambre, celle de Clotilde, celle où tous deux s'étaient aimés, où lui
n'entrait plus qu'avec un frisson religieux. Et il fallut que Martine eût
cette dernière abnégation, qu'elle l'aidât à se lever, qu'elle le soutint,
le conduisit, chancelant, jusqu'au lit tiède encore. Il avait pris, sous
son oreiller, la clef de l'armoire, qu'il gardait là, chaque nuit; et il
remit cette clef sous l'autre oreiller, pour veiller sur elle, tant qu'il
serait vivant. Le petit jour naissait à peine, la servante avait posé la
bougie sur la table.

--A présent que me voilà couché, et que je respire un peu mieux, tu vas me
faire le plaisir de courir chez le docteur Ramond.... Tu le réveilleras, tu
le ramèneras avec toi.

Elle partait, lorsqu'il fut saisi d'une crainte.

--Et, surtout, je te défends d'aller avertir ma mère.

Embarrassée, suppliante, elle revint vers lui.

--Oh monsieur, madame Félicité qui m'a tant fait lui promettre....

Mais il fut inflexible. Toute sa vie, il s'était montré déférent pour sa
mère, et il croyait avoir acquis le droit de se protéger contre elle, au
moment de sa mort. Il refusait de la voir. La servante dut lui jurer d'être
muette. Alors, seulement, il retrouva un sourire.

--Va vite.... Oh! tu me reverras, ce n'est pas pour maintenant.

Le jour se levait enfin, un petit jour triste, dans une pâle matinée de
novembre. Pascal avait fait ouvrir les volets; et, quand il se trouva seul,
il regarda croître cette lumière, celle de la dernière journée qu'il
vivrait sans doute. La veille, il avait plu, le soleil était resté voilé,
tiède encore. Des platanes voisins, il entendait venir tout un réveil
d'oiseaux, tandis que, très loin, au fond de la campagne ensommeillée, une
locomotive sifflait, d'une plainte continue. Et il était seul, seul dans la
grande maison morne, dont il sentait autour de lui le vide, dont il
écoutait le silence. Le jour grandissait lentement, il continuait à en
suivre, sur les vitres, la tache élargie et blanchissante. Puis, la flamme
de la bougie fut noyée, la chambre apparut tout entière. Il en attendait un
soulagement, et il ne fut pas déçu, des consolations lui arrivèrent de la
tenture couleur d'aurore, de chacun des meubles familiers, du vaste lit où
il avait tant aimé et où il s'était couché pour mourir. Sous le haut
plafond, par la pièce frissonnante, flottaient toujours une pure odeur de
jeunesse, une infinie douceur d'amour, dont il était enveloppé comme d'une
caresse fidèle, et réconforté.

Cependant, Pascal, bien que la crise aiguë eût cessé, souffrait
affreusement. Une douleur poignante restait au creux de la poitrine, et son
bras gauche, engourdi, pesait à son épaule ainsi qu'un bras de plomb. Dans
l'interminable attente du secours que Martine allait ramener, il avait fini
par fixer toute sa pensée sur cette souffrance dont criait sa chair. Et il
se résignait, il ne retrouvait pas la révolte que soulevait en lui,
autrefois, le seul spectacle de la douleur physique. Elle l'exaspérait,
comme une cruauté monstrueuse et inutile. Au milieu de ses doutes de
guérisseur, il ne soignait plus ses malades que pour la combattre. S'il
finissait par l'accepter, aujourd'hui que lui-même en subissait la torture,
était-ce donc qu'il montait d'un degré encore dans sa foi en la vie, à ce
sommet de sérénité, d'où la vie apparaît totalement bonne, même avec la
fatale condition de la souffrance, qui en est le ressort peut-être? Oui!
vivre, toute la vie, la vivre et la souffrir toute, sans rébellion, sans
croire qu'on la rendrait meilleure en la rendant indolore, cela éclatait
nettement, à ses yeux de moribond, comme le grand courage et la grande
sagesse. Et, pour tromper son attente, pour amuser son mal, il reprenait
ses théories dernières, il rêvait au moyen d'utiliser la souffrance, de la
transformer en action, en travail. Si l'homme, à mesure qu'il s'élève dans
la civilisation, sent la douleur davantage, il est très certain qu'il y
devient aussi plus fort, plus armé, plus résistant. L'organe, le cerveau
qui fonctionne, se développe, se solidifie, pourvu que l'équilibre ne soit
pus rompu, entre les sensations qu'il reçoit et le travail qu'il rend. Dès
lors, ne pouvait-on faire le rêve d'une humanité où la somme du travail
équivaudrait si bien à la somme des sensations, que la souffrance s'y
trouverait elle-même employée et comme supprimée?

Maintenant, le soleil se levait, Pascal roulait confusément ces lointains
espoirs, dans le demi-sommeil de son mal, lorsqu'il sentit une nouvelle
crise naître du fond de sa poitrine. Il eut un moment d'anxiété atroce:
est-ce que c'était la fin? est-ce qu'il allait mourir seul? Mais,
justement, des pas rapides montaient l'escalier, Ramond entra, suivi de
Martine. Et le malade eut le temps de lui dire, avant d'étouffer:

--Piquez-moi, piquez-moi tout de suite, avec de l'eau pure! et deux fois,
au moins dix grammes!

Malheureusement, le médecin dut chercher la petite seringue, puis tout
préparer. Cela dura quelques minutes, et la crise fut effrayante. Il en
suivait les progrès avec anxiété, le visage qui se décomposait, les lèvres
qui bleuissaient. Enfin, lorsqu'il eut fait les deux piqûres, il remarqua
que les phénomènes, un instant stationnaires, diminuaient ensuite
d'intensité, lentement. Cette fois encore, la catastrophe était évitée.

Mais, dès qu'il n'étouffa plus, Pascal, jetant un regard sur la pendule,
dit de sa voix faible et tranquille:

--Mon ami, il est sept heures.... Dans douze heures, à sept heures, ce
soir, je serai mort.

Et, comme le jeune homme voulait protester, prêt à la discussion:

--Non, ne mentez pas. Vous avez assisté à la crise, vous êtes renseigné
aussi bien que moi.... Tout va désormais se passer d'une façon
mathématique; et, heure par heure, je pourrais vous décrire les phases du
mal....

Il s'interrompit pour respirer difficilement; puis, il ajouta:

--D'ailleurs, tout est bien, je suis content.... Clotilde sera ici à cinq
heures, je ne demande plus qu'à la voir et à mourir entre ses bras.

Bientôt pourtant, il éprouva un mieux sensible. L'effet de la piqûre était
vraiment miraculeux; et il put s'asseoir sur le lit, le dos appuyé contre
des oreillers. La voix redevenait facile, jamais la lucidité du cerveau
n'avait paru plus grande.

--Vous savez, maître, dit Ramond, que je ne vous quitte pas. J'ai prévenu
ma femme, nous allons passer la journée ensemble; et, quoi que vous en
disiez, j'espère bien que ce ne sera pas la dernière.... N'est-ce pas? Vous
permettez que je m'installe comme chez moi.

Pascal souriait. Il donna des ordres à Martine, il voulut qu'elle s'occupât
du déjeuner, pour Ramond. Si l'on avait besoin d'elle, on l'appellerait. Et
les deux hommes restèrent seuls dans une bonne intimité de causerie, l'un
couché, avec sa grande barbe blanche, discourant comme un sage, l'autre
assis au chevet, écoutant, montrant la déférence d'un disciple.

--En vérité, murmura le maître, comme s'il se fut parlé à lui-même, c'est
extraordinaire, l'effet de ces piqûres....

Puis, haussant la voix, presque gaiement:

--Mon ami Ramond, ce n'est peut-être pas un gros cadeau que je vous fais,
mais je vais vous laisser mes manuscrits. Oui, Clotilde a l'ordre, quand je
ne serai plus, de vous les remettre.... Vous fouillerez là dedans, vous y
trouverez peut-être des choses pas trop mauvaises. Si vous en tirez un jour
quelque bonne idée, eh bien! ce sera tant mieux pour tout le monde.

Et il partit de là, il donna son testament scientifique. Il avait la nette
conscience de n'avoir été, lui, qu'un pionnier solitaire, un précurseur,
ébauchant des théories, tâtonnant dans la pratique, échouant à cause de sa
méthode encore barbare. Il rappela son enthousiasme, lorsqu'il avait cru
découvrir la panacée universelle, avec ses injections de substance
nerveuse, puis ses déconvenues, ses désespoirs, la mort brutale de
Lafouasse, la phtisie emportant quand même Valentin, la folie victorieuse
reprenant Sarteur et l'étranglant. Aussi s'en allait-il plein de doute,
n'ayant plus la foi nécessaire au médecin guérisseur, si amoureux de la
vie, qu'il avait fini par mettre en elle son unique croyance, certain
qu'elle devait tirer d'elle seule sa santé et sa force. Mais il ne voulait
pas fermer l'avenir, il était heureux au contraire de léguer son hypothèse
à la jeunesse. Tous les vingt ans, les théories changeaient, il ne restait
d'inébranlables que les vérités acquises, sur lesquelles la science
continuait à bâtir. Si même il n'avait eu le mérite que d'apporter
l'hypothèse d'un moment, son travail ne serait pas perdu, car le progrès
était sûrement dans l'effort, dans l'intelligence toujours en marche. Puis,
qui savait? il avait beau mourir troublé et las, n'ayant point réalisé son
espoir avec les piqûres: d'autres ouvriers viendraient, jeunes, ardents,
convaincus, qui reprendraient l'idée, l'éclairciraient, l'élargiraient. Et
peut-être tout un siècle, tout un monde nouveau partirait de là.

--Ah! mon cher Ramond, continua-t-il, si l'on revivait une autre vie!...
Oui je recommencerai, je reprendrai mon idée, car j'ai été frappé
dernièrement par ce singulier résultat que les piqûres faites avec de l'eau
pure étaient presque aussi efficaces.... Le liquide injecté n'importe donc
pas, il n'y a donc là qu'une action simplement mécanique.... Tout ce mois
dernier, j'ai écrit beaucoup là-dessus. Vous trouverez des notes, des
observations curieuses.... En somme, j'en serais arrivé à croire uniquement
au travail, à mettre la santé dans le fonctionnement équilibré de tous les
organes, une sorte de thérapeutique dynamique, si j'ose risquer ce mot.

Il se passionnait peu à peu, il en arrivait à oublier la mort prochaine,
pour ne songer qu'à sa curiosité ardente de la vie. Et il ébauchait, d'un
trait large, sa théorie dernière. L'homme baignait dans un milieu, la
nature, qui irritait perpétuellement par des contacts les terminaisons
sensitives des nerfs. De là, la mise en oeuvre, non seulement des sens,
mais de toutes les surfaces du corps, extérieures et intérieures. Or
c'étaient ces sensations qui, en se répercutant dans le cerveau, dans la
moelle, dans les centres nerveux, s'y transformaient en tonicité, en
mouvements et en idées; et il avait la conviction que se bien porter
consistait dans le train normal de ce travail: recevoir les sensations, les
rendre en idées et en mouvements, nourrir la machine humaine par le jeu
régulier des organes. Le travail devenait ainsi la grande loi, le
régulateur de l'univers vivant. Dès lors, il était nécessaire que, si
l'équilibre se rompait, si les excitations venues du dehors cessaient
d'être suffisantes, la thérapeutique en créât d'artificielles, de façon à
rétablir la tonicité, qui est l'état de santé parfaite. Et il rêvait toute
une médication nouvelle: la suggestion, l'autorité toute-puissante du
médecin pour les sens; l'électricité, les frictions, le massage pour la
peau et les tendons; les régimes alimentaires pour l'estomac; les cures
d'air, sur les hauts plateaux pour les poumons; enfin, les transfusions,
les piqûres d'eau distillée pour l'appareil circulatoire. C'était l'action
indéniable et purement mécanique de ces dernières qui l'avait mis sur la
voie, il ne faisait qu'étendre à présent l'hypothèse, par un besoin de son
esprit généralisateur, il voyait de nouveau le monde sauvé dans cet
équilibre parfait, autant de travail rendu que de sensation reçue, le
branle du monde rétabli dans son labeur éternel.

Puis, il se mit à rire franchement.

--Bon! me voilà parti encore!... Et moi qui crois, au fond, que l'unique
sagesse est de ne pas intervenir, de laisser faire la nature! Ah! le vieux
fou incorrigible!

Mais Ramond lui avait saisi les deux mains, dans un élan de tendresse et
d'admiration.

--Maître, maître! c'est avec de la passion, de la folie comme la vôtre
qu'on fait du génie!... Soyez sans crainte, je vous ai écouté, je tâcherai
d'être digne de votre héritage; et, je le crois comme vous, peut-être le
grand demain est-il là tout entier.

Dans la chambre attendrie et calme, Pascal se remit à parler, avec la
tranquillité brave d'un philosophe mourant qui donne sa dernière leçon.
Maintenant, il revenait sur ses observations personnelles, il expliquait
qu'il s'était souvent guéri lui-même par le travail, un travail réglé et
méthodique, sans surmenage. Onze heures sonnèrent, il voulut que Ramond
déjeunât, et il continua la conversation, très loin, très haut, pendant que
Martine servait. Le soleil avait fini par percer les nuées grises de la
matinée, un soleil à demi voilé encore et très doux, dont la nappe dorée
tiédissait la vaste pièce. Puis, comme il achevait de boire quelques
gorgées de lait, il se tut.

A ce moment, le jeune médecin mangeait une poire.

--Est-ce que vous souffrez davantage?

--Non, non, finissez.

Mais il ne put mentir. C'était une crise, et terrible. La suffocation vint
en coup de foudre, le renversa sur l'oreiller, le visage déjà bleu. Des
deux mains, il avait saisi le drap à poignée, il s'y cramponnait, comme
pour y trouver un point d'appui et soulever l'effroyable masse qui lui
écrasait la poitrine. Atterré, livide, il tenait ses yeux grands ouverts,
fixés sur la pendule, avec une effrayante expression de désespoir et de
douleur. Et, pendant dix longues minutes, il faillit expirer.

Tout de suite, Ramond l'avait piqué. Le soulagement fut lent à se produire,
l'efficacité était moindre.

De grosses larmes parurent dans les yeux de Pascal, dès que la vie lui
revint. Il ne parlait pas encore, il pleurait. Puis, regardant toujours la
pendule, de ses regards obscurcis:

--Mon ami, je mourrai à quatre heures, je ne la verrai pas.

Et, comme Ramond, pour distraire sa pensée, affirmait contre l'évidence que
la terminaison n'était pas si prochaine, lui fut repris de sa passion de
savant, voulut donner à son jeune confrère une dernière leçon, basée sur
l'observation directe. Il avait soigné plusieurs cas pareils au sien, il se
souvenait surtout d'avoir disséqué, à l'hôpital, le coeur d'un vieux pauvre
atteint de sclérose.

--Je le vois, mon coeur.... Il est couleur de feuille morte, les fibres en
sont cassantes, on le dirait amaigri, bien qu'il ait augmenté un peu de
volume. Le travail inflammatoire a dû le durcir, on le couperait
difficilement....

Il continua à voix plus basse. Tout à l'heure, il avait bien senti son
coeur qui mollissait, dont les contractions devenaient molles et lentes. Au
lieu du jet de sang normal, il ne sortait plus par l'aorte qu'une bave
rouge. Derrière, les veines étaient gorgées de sang noir, l'étouffement
augmentait, à mesure que se ralentissait la pompe aspirante et foulante,
régulatrice de toute la machine. Et, après la piqûre, il avait suivi,
malgré sa souffrance, le réveil progressif de l'organe, le coup de fouet
qui l'avait remis en marche, déblayant le sang noir des veines, soufflant
de nouveau la force avec le sang rouge des artères. Mais la crise allait
revenir, dès que l'effet mécanique de la piqûre aurait cessé. Il pouvait la
prédire à quelques minutes près. Grâce aux injections, il y aurait encore
trois crises. La troisième l'emporterait, il mourrait à quatre heures.

Puis, d'une voix de plus en plus faible, il eut un dernier enthousiasme,
sur la vaillance du coeur, de cet ouvrier obstiné de la vie, sans cesse au
travail, à toutes les secondes de l'existence, même pendant le sommeil,
lorsque les autres organes, paresseux, se reposaient.

--Ah! brave coeur! comme tu luttes héroïquement!... Quelle foi, quelle
générosité de muscle jamais las!... Tu as trop aimé, tu as trop battu, et
c'est pourquoi tu te brises, brave coeur qui ne veux pas mourir et qui te
soulèves pour battre encore!

Mais la première crise annoncée se produisit. Pascal n'en sortit, cette
fois, que pour rester haletant, hagard, la parole sifflante et pénible. De
sourdes plaintes lui échappaient, malgré son courage: mon Dieu! cette
torture ne finirait donc pas? Et, pourtant, il n'avait plus qu'un ardent
désir, prolonger son agonie, vivre assez pour embrasser une dernière fois
Clotilde. S'il se trompait, comme Ramond s'obstinait à le répéter! s'il
pouvait vivre jusqu'à cinq heures! Ses yeux étaient retournés à la pendule,
il ne quittait plus les aiguilles, donnant aux minutes une importance
d'éternité. Autrefois, ils avaient plaisanté souvent sur cette pendule
empire, une borne de bronze doré, contre laquelle l'Amour souriant
contemplait le Temps endormi. Elle marquait trois heures. Puis, elle marqua
trois heures et demie. Deux heures de vie seulement, encore deux heures de
vie, mon Dieu! Le soleil s'abaissait à l'horizon, un grand calme tombait du
pâle ciel d'hiver; et il écoutait, par moments, les lointaines locomotives
qui sifflaient, à travers la plaine rase. Ce train-là était celui qui
passait aux Tulettes. L'autre, celui qui venait de Marseille, n'arriverait
donc jamais!

A quatre heures moins vingt, Pascal fit signe à Ramond de s'approcher. Il
ne parlait plus assez fort, il ne pouvait se faire entendre.

--Il faudrait, pour que je vécusse jusqu'à six heures, que le pouls fût
moins bas. J'espérais encore, mais c'est fini....

Et, dans un murmure, il nomma Clotilde. C'était un adieu bégayé et
déchirant, l'affreux chagrin qu'il éprouvait à ne pas la revoir.

Ensuite, le souci de ses manuscrits reparut.

--Ne me quittez pas.... La clef est sous mon oreiller. Vous direz à
Clotilde de la prendre, elle a des ordres.

A quatre heures moins dix, une nouvelle piqûre resta sans effet. Et quatre
heures allaient sonner, lorsque la deuxième crise se déclara. Brusquement,
après avoir étouffé, il se jeta hors de son lit, il voulut se lever,
marcher, dans un réveil de ses forces. Un besoin d'espace, de clarté, de
grand air, le poussait en avant, là-bas. Puis, c'était un appel
irrésistible de la vie, de toute sa vie, qu'il entendait venir à lui, du
fond de la salle voisine. Et il y courait, chancelant, suffoquant, courbé à
gauche, se rattrapant aux meubles.

Vivement, le docteur Ramond s'était précipité pour le retenir.

--Maître, maître! recouchez-vous, je vous en supplie!

Mais Pascal, sourdement, s'entêtait à finir debout. La passion d'être
encore, l'idée héroïque du travail, persistaient en lui, l'emportaient
comme une masse. Il râlait, il balbutiait.

--Non, non ... là-bas, là-bas....

Il fallut que son ami le soutint, et il s'en alla ainsi, trébuchant et
hagard, jusqu'au fond de la salle, et il se laissa tomber sur sa chaise,
devant sa table, où une page commencée traînait, parmi le désordre des
papiers et des livres.

Là, un moment, il souffla, ses paupières se fermèrent. Bientôt, il les
rouvrit, tandis que ses mains tâtonnantes cherchaient le travail. Elles
rencontrèrent l'Arbre généalogique, au milieu d'autres notes éparses.
L'avant-veille encore, il y avait rectifié des dates. Et il le reconnut,
l'attira, l'étala.

--Maître, maître! vous vous tuez! répétait Ramond frémissant, bouleversé de
pitié et d'admiration.

Pascal n'écoutait pas, n'entendait pas. Il avait senti un crayon rouler
sous ses doigts. Il le tenait, il se penchait sur l'Arbre, comme si ses
yeux à demi éteints ne voyaient plus. Et, une dernière fois, il passait en
revue les membres de la famille. Le nom de Maxime l'arrêta, il écrivit:
«Meurt ataxique, en 1873,» dans la certitude que son neveu ne passerait pas
l'année. Ensuite, à côté, le nom de Clotilde le frappa, et il compléta
aussi la note, il mit: «A, en 1874, de son oncle Pascal, un fils.» Mais il
se cherchait, s'épuisant, s'égarant. Enfin, quand il se fut trouvé, sa main
se raffermit, il s'acheva, d'une écriture haute et brave: «Meurt, d'une
maladie de coeur, le 7 novembre 1873.» C'était l'effort suprême, son râle
augmentait, il étouffait, lorsqu'il aperçut, au-dessus de Clotilde, la
feuille blanche. Ses doigts ne pouvaient plus tenir le crayon. Pourtant, en
lettres défaillantes, où passait la tendresse torturée, le désordre éperdu
de son pauvre coeur, il ajouta encore: «L'enfant inconnu, à naître en 1874.
Quel sera-t-il?» Et il eut une faiblesse, Martine et Ramond purent à
grand'peine le reporter sur le lit.

La troisième crise eut lieu à quatre heures un quart. Dans cet accès final
de suffocation, le visage de Pascal exprima une effroyable souffrance.
Jusqu'au bout, il devait endurer son martyre d'homme et de savant. Ses yeux
troubles semblèrent chercher encore la pendule, pour constater l'heure. Et
Ramond, le voyant remuer les lèvres, se pencha, colla son oreille. En
effet, il murmurait des paroles, si légères, qu'elles étaient un souffle.

--Quatre heures.... Le coeur s'endort, plus de sang rouge dans l'aorte....
La valvule mollit et s'arrête....

Un râle affreux le secoua, le petit souffle devenait très lointain.

--Ça marche trop vite.... Ne me quittez pas, la clef est sous
l'oreiller.... Clotilde, Clotilde....

Au pied du lit, Martine était tombée à genoux, étranglée de sanglots. Elle
voyait bien que monsieur se mourait. Elle n'avait point osé courir chercher
un prêtre, malgré sa grande envie; et elle récitait elle-même les prières
des agonisants, elle priait ardemment le bon Dieu, pour qu'il pardonnât à
monsieur et que monsieur allât droit en paradis.

Pascal mourut. Sa face était toute bleue. Après quelques secondes d'une
immobilité complète, il voulut respirer, il avança les lèvres, ouvrit sa
pauvre bouche, un bec de petit oiseau qui cherche à prendre une dernière
gorgée d'air. Et ce fut la mort, très simple.



XIII


Ce fut seulement après le déjeuner, vers une heure, que Clotilde reçut la
dépêche de Pascal. Elle était justement, ce jour-là, boudée par son frère
Maxime, qui lui faisait sentir, avec une dureté croissante, ses caprices et
ses colères de malade. En somme, elle avait peu réussi auprès de lui; il la
trouvait trop simple, trop grave, pour l'égayer; et, maintenant, il
s'enfermait avec la jeune Rose, cette petite blonde à l'air candide, qui
l'amusait. Depuis que la maladie le tenait immobile et affaibli, il perdait
de sa prudence égoïste de jouisseur, de sa longue méfiance contre la femme
mangeuse d'hommes. Aussi, lorsque sa soeur voulut lui dire que leur oncle
la rappelait, et qu'elle partait, eut-elle quelque peine à se faire ouvrir,
car Rose était en train de le frictionner. Tout de suite, il l'approuva,
et, s'il la pria de revenir le plus tôt possible, dès qu'elle aurait
terminé là-bas ses affaires, il n'insista pas, uniquement désireux de se
montrer aimable.

Clotilde passa l'après-midi à faire ses malles. Dans sa fièvre, dans
l'étourdissement d'une décision si brusque, elle ne réfléchissait pas, elle
était toute à la grande joie du retour. Mais, après la bousculade du dîner,
après les adieux à son frère et l'interminable course en fiacre, de
l'avenue du Bois-de-Boulogne à la gare de Lyon, lorsqu'elle se trouva dans
un compartiment de dames seules, partie à huit heures, en pleine nuit
pluvieuse et glacée de novembre, roulant déjà hors de Paris, elle se calma,
fut peu à peu envahie de réflexions, finit par se sentir troublée de
sourdes inquiétudes. Pourquoi donc cette dépêche, immédiate et si brève:
«Je t'attends, pars ce soir»? Sans doute, c'était la réponse à la lettre où
elle lui annonçait sa grossesse. Seulement, elle savait combien il désirait
qu'elle restât à Paris, où il la rêvait heureuse, et elle s'étonnait
maintenant de sa hâte à la rappeler. Elle n'attendait pas une dépêche, mais
une lettre, puis des arrangements pris, le retour à quelques semaines de
là. Était-ce donc qu'il y avait autre chose, une indisposition peut-être,
un désir, un besoin de la revoir sur l'heure? Et, dès lors, cette crainte
s'enfonça en elle avec la force d'un pressentiment, grandit, la posséda
bientôt tout entière.

Toute la nuit, une pluie diluvienne avait fouetté les vitres du train, par
les plaines de la Bourgogne. Ce déluge ne cessa qu'à Mâcon. Après Lyon, le
jour parut. Clotilde avait sur elle les lettres de Pascal; et elle
attendait l'aube avec impatience, pour revoir et étudier ces lettres, dont
l'écriture lui avait paru changée. En effet, elle eut un petit froid au
coeur, en constatant l'hésitation, les sortes de lézardes qui s'étaient
produites dans les mots. Il était malade, très malade: cela, maintenant,
tournait à la certitude, s'imposait à elle par une véritable divination, où
il entrait moins de raisonnement que de subtile prescience. Et le reste du
voyage fut horriblement long, car elle sentait croître son angoisse à
mesure qu'elle approchait. Le pis était que, débarquant à Marseille dès
midi et demi, elle ne pouvait prendre un train pour Plassans qu'à trois
heures vingt. Trois grandes heures d'attente. Elle déjeuna au buffet de la
gare, mangea fiévreusement, comme si elle avait eu peur de manquer ce
train; puis, elle se traîna dans le jardin poussiéreux, alla d'un banc à un
autre, sous le soleil pâle, tiède encore, au milieu de l'encombrement des
omnibus et des fiacres. Enfin, elle roula de nouveau, arrêtée tous les
quarts d'heure aux petites stations. Elle allongeait la tête à la portière,
il lui semblait qu'elle était partie depuis plus de vingt ans et que les
lieux devaient être changés. Le train quittait Sainte-Marthe, lorsqu'elle
eut la forte émotion, en allongeant le cou, d'apercevoir, à l'horizon, très
loin, la Souleiade, avec les deux cyprès centenaires de la terrasse, qu'on
reconnaissait de trois lieues.

Il était cinq heures, le crépuscule tombait déjà. Les plaques tournantes
retentirent, et Clotilde descendit. Mais elle avait eu un élancement, une
douleur vive, en voyant que Pascal n'était pas sur le quai, à l'attendre.
Elle se répétait depuis Lyon: «Si je ne le vois pas tout de suite, à
l'arrivée, c'est qu'il est malade.» Peut-être, cependant, était-il resté
dans la salle, ou s'occupait-il d'une voiture, dehors. Elle se précipita,
et elle ne trouva que le père Durieu, le voiturier que le docteur employait
d'habitude. Vivement, elle le questionna. Le vieil homme, un Provençal
taciturne, ne se hâtait pas de répondre. Il avait là sa charrette, il
demandait le bulletin de bagages, voulait d'abord s'occuper des malles.
D'une voix tremblante, elle répéta sa question:

--Tout le monde va bien, père Durieu?

--Mais oui, mademoiselle.

Et elle dut insister, avant de savoir que c'était Martine, la veille, vers
six heures, qui lui avait commandé de se trouver à la gare, avec sa
voiture, pour l'arrivée du train. Il n'avait pas vu, personne n'avait vu le
docteur, depuis deux mois. Peut-être bien, puisqu'il n'était pas là, qu'il
avait dû prendre le lit, car le bruit courait en ville qu'il n'était guère
solide.

--Attendez que j'aie les bagages, mademoiselle. Il y a une place pour vous
sur la banquette.

--Non, père Durieu, ce serait trop long. Je vais à pied.

A grands pas, elle monta la rampe. Son coeur se serrait tellement, qu'elle
étouffait. Le soleil avait disparu derrière les coteaux de Sainte-Marthe,
une cendre fine tombait du ciel gris, avec le premier frisson de novembre;
et, comme elle prenait le chemin des Fenouillères, elle eut une nouvelle
apparition de la Souleiade qui la glaça, la façade morne sous le
crépuscule, tous les volets fermés, dans une tristesse d'abandon et de
deuil.

Mais le coup terrible que reçut Clotilde, ce fut lorsqu'elle reconnut
Ramond, debout au seuil du vestibule, et qui semblait l'attendre. Il
l'avait guettée en effet, il était descendu, voulant amortir en elle
l'affreuse catastrophe. Elle arrivait essoufflée, elle avait passé par le
quinconce des platanes, près de la source, pour couper au plus court; et,
de voir le jeune homme là, au lieu de Pascal qu'elle espérait encore y
trouver, elle eut une sensation d'écroulement, d'irréparable malheur.
Ramond était très pâle, bouleversé, malgré son effort de courage. Il ne
prononça pas un mot, attendant d'être questionné. Elle-même suffoquait, ne
disait rien. Et ils entrèrent ainsi, il la mena jusqu'à la salle à manger,
où ils restèrent de nouveau quelques secondes en face l'un de l'autre,
muets, dans cette angoisse.

--Il est malade, n'est-ce pas? balbutia-t-elle enfin.

Il répéta simplement:

--Oui, malade.

--J'ai bien compris en vous voyant, reprit-elle. Pour qu'il ne soit pas là,
il faut qu'il soit malade.

Alors, elle insista.

--Il est malade, très malade, n'est-ce pas?

Il ne répondait plus, il pâlissait davantage, et elle le regarda. A ce
moment, elle vit la mort sur lui, sur ses mains frémissantes encore, qui
avaient soigné le mourant, sur sa face désespérée, dans ses yeux troubles,
qui gardaient le reflet de l'agonie, dans tout son désordre de médecin qui
était là depuis douze heures, à lutter, impuissant.

Elle eut un grand cri.

--Mais il est mort!

Et elle chancela, foudroyée, elle s'abattit entre les bras de Ramond, qui
l'étreignit fraternellement, dans un sanglot. Tous les deux, au cou l'un de
l'autre, pleurèrent.

Puis, lorsqu'il l'eut assise sur une chaise et qu'il put parler:

--C'est moi, hier, vers dix heures et demie, qui ai mis au télégraphe la
dépêche que vous avez reçue. Il était si heureux, si plein d'espoir! Il
faisait des rêves d'avenir, un an, deux ans de vie.... Et c'est ce matin, à
quatre heures, qu'il a été pris de la première crise et qu'il m'a envoyé
chercher. Tout de suite, il s'était vu perdu. Mais il espérait durer
jusqu'à six heures, vivre assez pour vous revoir.... Le mal a marché trop
vite. Il m'en a dit les progrès jusqu'au dernier souffle, minute par
minute, comme un professeur qui dissèque à l'amphithéâtre. Il est mort avec
votre nom aux lèvres, calme et désespéré, en héros.

Clotilde aurait voulu courir, monter d'un bond dans la chambre, et elle
restait clouée, sans force pour quitter la chaise. Elle avait écouté, les
yeux noyés de grosses larmes qui coulaient sans fin. Chacune des phrases,
le récit de cette mort stoïque retentissait dans son coeur, s'y gravait
profondément. Elle reconstituait l'abominable journée. A jamais elle devait
la revivre.

Mais, surtout, son désespoir déborda, lorsque Martine, entrée depuis un
instant, dit d'une voix dure:

--Ah! mademoiselle a bien raison de pleurer, car si monsieur est mort,
c'est bien à cause de mademoiselle.

La vieille servante se tenait là debout, à l'écart, près de la porte de sa
cuisine, souffrante, exaspérée qu'on lui eût pris et tué son maître; et
elle ne cherchait même pas une parole de bienvenue et de soulagement, pour
cette enfant qu'elle avait élevée. Sans calculer la portée de son
indiscrétion, la peine ou la joie qu'elle pouvait faire, elle se
soulageait, elle disait tout ce qu'elle savait.

--Oui, si monsieur est mort, c'est bien parce que mademoiselle est partie.

Du fond de son anéantissement, Clotilde protesta.

--Mais c'est lui qui s'est fâché, qui m'a forcée à partir!

--Ah bien! il a fallu que mademoiselle y mit de la complaisance, pour ne
pas voir clair.... La nuit d'avant le départ, j'ai trouvé monsieur à moitié
étouffé, tant il avait du chagrin; et, quand j'ai voulu prévenir
mademoiselle, c'est lui qui m'en a empêchée.... Puis, je l'ai bien vu, moi,
depuis que mademoiselle n'est plus là. Toutes les nuits, ça recommençait,
il se tenait à quatre pour ne pas écrire et la rappeler.... Enfin, il en
est mort, c'est la vérité pure.

Une grande clarté se faisait dans l'esprit de Clotilde, à la fois bien
heureuse et torturée. Mon Dieu! c'était donc vrai, ce qu'elle avait
soupçonné un instant? Ensuite, elle avait pu finir par croire, devant
l'obstination violente de Pascal, qu'il ne mentait pas, qu'entre elle et le
travail il choisissait sincèrement le travail, en homme de science chez qui
l'amour de l'oeuvre l'emporte sur l'amour de la femme. Et il mentait
pourtant, il avait poussé le dévouement, l'oubli de lui-même, jusqu'à
s'immoler, pour ce qu'il pensait être son bonheur, à elle. Et la tristesse
des choses voulait qu'il se fût trompé, qu'il eût consommé ainsi leur
malheur à tous.

De nouveau, Clotilde protestait, se désespérait.

--Mais comment aurais-je pu savoir?... J'ai obéi, j'ai mis toute ma
tendresse dans mon obéissance.

--Ah! cria encore Martine, il me semble que j'aurais deviné, moi!

Ramond intervint, parla doucement. Il avait repris les mains de son amie,
il lui expliqua que le chagrin avait pu hâter l'issue fatale, mais que le
maître était malheureusement condamné depuis quelque temps. La maladie de
coeur dont il souffrait devait dater d'assez loin déjà: beaucoup de
surmenage, une part certaine d'hérédité, enfin toute sa passion dernière;
et le pauvre coeur s'était brisé.

--Montons, dit Clotilde. Je veux le voir.

En haut, dans la chambre, on avait fermé les volets, le crépuscule
mélancolique n'était même pas entré. Deux cierges brûlaient sur une petite
table, dans des flambeaux, au pied du lit. Et ils éclairaient d'une pâle
lueur jaune Pascal étendu, les jambes serrées, les mains ramenées et à demi
jointes, sur la poitrine. Pieusement, on avait clos les paupières. Le
visage semblait dormir, bleuâtre encore, pourtant apaisé déjà, dans le flot
épandu de la chevelure blanche et de la barbe blanche. Il était mort depuis
une heure et demie à peine. L'infinie sérénité commençait, l'éternel repos.

A le revoir ainsi, à se dire qu'il ne l'entendait plus, qu'il ne la voyait
plus, qu'elle était seule désormais, qu'elle le baiserait une dernière
fois, puis qu'elle le perdrait pour toujours, Clotilde avait eu un grand
élan de douleur, s'était jetée sur le lit, en ne pouvant balbutier que cet
appel de tendresse:

--Oh! maître, maître, maître....

Ses lèvres s'étaient posées sur le front du mort; et, comme elle le
trouvait refroidi à peine, encore tiède de vie, elle put avoir un instant
d'illusion, croire qu'il restait sensible à cette caresse dernière, si
longtemps attendue. N'avait-il pas souri dans son immobilité, heureux enfin
et pouvant achever de mourir, à présent qu'il les sentait là tous deux,
elle et l'enfant qu'elle portait? Puis, défaillante devant la terrible
réalité, elle sanglota de nouveau, éperdument.

Martine entrait, avec une lampe, qu'elle posa à l'écart, sur un coin de la
cheminée. Et elle entendit Ramond, qui surveillait Clotilde, inquiet de la
voir bouleversée, à ce point, dans sa situation.

--Je vais vous emmener, si vous manquez de courage. Songez que vous n'êtes
pas seule, qu'il y a le cher petit être, dont il me parlait déjà avec tant
de joie et de tendresse.

Dans la journée, la servante s'était étonnée de certaines phrases,
surprises par hasard. Brusquement, elle comprit; et, comme elle était sur
le point de quitter la chambre, elle s'arrêta, elle écouta encore.

Ramond avait baissé la voix.

--La clef de l'armoire est sous l'oreiller, il m'a répété plusieurs fois de
vous en avertir.... Vous savez ce que vous avez à faire?

Clotilde tâcha de se rappeler et de répondre.

--Ce que j'ai à faire? pour les papiers, n'est-ce pas?... Oui, oui! je me
souviens, je dois garder les dossiers et vous donner les autres
manuscrits.... N'ayez pas peur, j'ai toute ma tête, je serai très
raisonnable. Mais je ne veux pas le quitter, je vais passer la nuit là,
bien tranquille, je vous le promets.

Elle était si douloureuse, l'air si résolu à le veiller, à rester avec lui
tant qu'on ne l'emporterait pas, que le médecin la laissa faire.

--Eh bien! je vous quitte, on doit m'attendre chez moi. Puis, il y a toutes
sortes de formalités, la déclaration, le convoi, dont je veux vous éviter
le souci. Ne vous occupez de rien. Demain matin, tout sera réglé, quand je
reviendrai.

Il l'embrassa encore, il s'en alla. Et ce fut alors seulement que Martine
disparut à son tour, derrière lui, fermant à clef la porte, en bas, courant
par la nuit devenue noire.

Maintenant, dans la chambre, Clotilde était seule; et, autour d'elle, sous
elle, au milieu du grand silence, elle sentait la maison vide. Clotilde
était seule, avec Pascal mort. Elle avait approché une chaise, contre le
lit, au chevet, elle s'était assise, immobile, seule. En arrivant, elle
avait simplement retiré son chapeau; puis, s'étant aperçue qu'elle avait
gardé ses gants, elle venait aussi de les ôter. Mais elle demeurait là, en
robe de voyage, poussiéreuse, fripée, par les vingt heures de chemin de
fer. Sans doute, le père Durieu avait, depuis longtemps, déposé les malles,
en bas. Et elle n'avait ni l'idée ni la force de se débarbouiller, de se
changer, anéantie à présent sur cette chaise où elle était tombée. Un
regret unique, un remords immense, l'emplissaient. Pourquoi avait-elle
obéi? pourquoi s'était-elle résignée à partir? Si elle était restée, elle
avait la conviction, ardente qu'il ne serait pas mort. Elle l'aurait tant
aimé, tant caressé, qu'elle l'aurait guéri. Chaque soir, elle l'aurait pris
entre ses bras pour l'endormir, elle l'aurait réchauffé de toute sa
jeunesse, elle lui aurait soufflé de sa vie dans ses baisers. Quand on ne
voulait pas que la mort vous prît un être cher, on restait pour donner de
son sang, on la mettait en fuite. C'était sa faute, si elle l'avait perdu,
si elle ne pouvait plus, d'une étreinte, l'éveiller de l'éternel sommeil.
Et elle se trouvait imbécile de n'avoir pas compris, lâche de ne s'être pas
dévouée, coupable et punie à jamais de s'en être allée, quand le simple bon
sens, à défaut du coeur, devait la clouer là, dans sa tache de sujette
soumise et tendre, veillant sur son roi.

Le silence devenait tel, si absolu, si large, que Clotilde détacha un
instant les yeux du visage de Pascal, pour regarder dans la chambre. Elle
n'y vit que des ombres vagues: la lampe éclairait de biais la glace de la
grande psyché, pareille à une plaque d'argent mat; et les deux cierges
mettaient seulement, sous le haut plafond, deux taches fauves. A ce moment,
la pensée lui revint des lettres qu'il lui écrivait, si courtes, si
froides; et elle comprenait sa torture à étouffer son amour. Quelle force
il lui avait fallu, dans l'accomplissement du projet de bonheur, sublime et
désastreux, qu'il faisait pour elle! Il s'entêtait à disparaître, à la
sauver de sa vieillesse et de sa pauvreté; il la rêvait riche, libre de
jouir de ses vingt-six ans, loin de lui: c'était l'oubli total de soi,
l'anéantissement dans l'amour d'une autre. Et elle en éprouvait une
gratitude, une douceur profondes, mêlées à une sorte d'amertume irritée
contre le destin mauvais. Puis, tout d'un coup, les années heureuses
s'évoquèrent, sa jeunesse, son adolescence près de lui, si bon, si gai.
Comme il l'avait conquise d'une lente passion, comme elle s'était sentie
sienne, après les révoltes qui les avaient un instant séparés, et dans quel
emportement de joie elle s'était donnée à lui, pour être davantage et toute
à lui, puisqu'il la désirait! Cette chambre où il se refroidissait à cette
heure, elle la retrouvait tiède encore et frissonnante de leurs nuits de
tendresse.

Sept heures sonnèrent à la pendule, et Clotilde tressaillit à ce tintement
léger, dans le grand silence. Qui donc avait parlé? Elle se rappela, elle
regarda la pendule, dont le timbre avait sonné tant d'heures de joie. Cette
pendule antique avait une voix chevrotante d'amie très vieille, qui les
amusait, dans l'obscurité, quand ils veillaient, aux bras l'un de l'autre.
Et, de tous les meubles, à présent, lui venaient des souvenirs. Leurs deux
images lui semblèrent renaître, du fond argenté et pâle de la grande
psyché: elles s'avançaient, indécises, presque confondues, avec un flottant
sourire, comme aux jours ravis, où il l'amenait là, pour la parer de
quelque bijou, un cadeau qu'il cachait depuis le matin, dans sa folie du
don. C'était aussi la table où brûlaient les deux cierges, la petite table
sur laquelle ils avaient fait leur dîner de misère, le soir qu'ils
manquaient de pain et qu'elle lui avait servi un festin royal. Que de
miettes de leur amour elle retrouverait dans la commode à marbre blanc,
cerclé d'une galerie! Quels bons rires ils avaient eus, sur la chaise
longue, aux pieds raidis, quand elle y mettait ses bas et qu'il la
taquinait! Même de la tenture, de l'ancienne indienne rouge décolorée,
devenue couleur d'aurore, un chuchotement lui arrivait, tout ce qu'ils
s'étaient dit de frais et de tendre, les enfantillages infinis de leur
passion, et jusqu'à l'odeur de sa chevelure, à elle, une odeur de violette,
qu'il adorait. Alors, comme la vibration des sept coups de la pendule avait
cessé, si longue en son coeur, elle ramena les yeux sur le visage immobile
de Pascal, et de nouveau elle s'anéantit.

Ce fut dans cette prostration croissante que Clotilde, quelques minutes
plus tard, entendit un bruit soudain de sanglots. On était entré en coup de
vent, elle reconnut sa grand'mère Félicité. Mais elle ne bougea pas, elle
ne parla pas, tellement elle était déjà engourdie de douleur. Martine,
devançant l'ordre qu'on lui aurait sûrement donné, venait de courir chez la
vieille madame Rougon, pour lui apprendre l'affreuse nouvelle; et celle-ci,
stupéfaite d'abord d'une catastrophe si prompte, bouleversée ensuite,
accourait, débordante d'un chagrin bruyant. Elle sanglota devant son fils,
elle embrassa Clotilde, qui lui rendit son baiser, comme dans un rêve.
Puis, à partir de cet instant, celle-ci, sans sortir de l'accablement où
elle s'isolait, sentit bien qu'elle n'était plus seule, au continuel
remue-ménage étouffé dont les petits bruits traversaient la chambre.
C'était Félicité qui pleurait, qui entrait, qui sortait sur la pointe des
pieds, qui mettait de l'ordre, furetait, chuchotait, tombait sur une chaise
pour se relever aussitôt. Et, vers neuf heures, elle voulut absolument
décider sa petite-fille à manger quelque chose. Deux fois déjà, elle
l'avait sermonnée, tout bas. Elle revint lui dire à l'oreille:

--Clotilde, ma chérie, je t'assure que tu as tort.... Il faut prendre des
forces, jamais tu n'iras jusqu'au bout.

Mais, d'un signe de tête, la jeune femme s'obstinait à refuser.

--Voyons, tu as dû déjeuner à Marseille, au buffet, n'est-ce pas? et tu
n'as rien pris depuis ce moment.... Est-ce raisonnable? Je n'entends pas
que tu tombes malade, toi aussi.... Martine a du bouillon. Je lui ai dit de
faire un potage léger et d'ajouter un poulet.... Descends manger un
morceau, rien qu'un morceau, pendant que je vais rester là.

Du même signe souffrant, Clotilde refusait toujours. Elle finit par
bégayer:

--Laisse-moi, grand'mère, je t'en supplie.... Je ne pourrais pas, ça
m'étoufferait.

Et elle ne parla plus. Pourtant, elle ne dormait pas, elle avait les yeux
grands ouverts, obstinément fixés sur le visage de Pascal. Durant des
heures, elle ne fit plus un mouvement, droite, rigide, comme absente,
là-bas, très loin, avec le mort. A dix heures, elle entendit un bruit:
c'était Martine qui remontait la lampe. Vers onze heures, Félicité, qui
veillait dans un fauteuil, parut inquiète, sortit de la chambre, puis y
rentra. Dès lors, il y eut des allées et venues, des impatiences rôdant
autour de la jeune femme, toujours éveillée, avec ses grands yeux fixes.
Minuit sonna, une idée têtue demeurait seule dans son crâne vide, comme un
clou qui l'empêchait de s'endormir: pourquoi avait-elle obéi? Si elle était
restée, elle l'aurait réchauffé de toute sa jeunesse, il ne serait pas
mort! Et ce fut seulement un peu avant une heure, qu'elle sentit cette idée
elle-même se brouiller et se perdre en un cauchemar. Elle tomba à un lourd
sommeil, épuisée de douleur et de fatigue.

Quand Martine était allée annoncer à la vieille madame Rougon la mort
inattendue de son fils, celle-ci, dans son saisissement, avait eu un
premier cri de colère, mêlé à son chagrin. Eh quoi! Pascal mourant n'avait
pas voulu la voir, avait fait jurer à cette servante de ne pas la prévenir!
Cela la fouettait au sang, comme si la lutte qui avait duré toute
l'existence, entre elle et lui, devait continuer par delà le tombeau. Puis,
après s'être habillée à la hâte lorsqu'elle était accourue à la Souleiade,
la pensée des terribles dossiers, de tous les manuscrits qui emplissaient
l'armoire, l'avait envahie d'une passion frémissante. Maintenant que
l'oncle Macquart et Tante Dide étaient morts, elle ne redoutait plus ce
qu'elle nommait l'abomination des Tulettes; et le pauvre petit Charles
lui-même, en disparaissant, avait emporté une des tares les plus
humiliantes pour la famille. Il ne restait que les dossiers, les
abominables dossiers, menaçant cette légende triomphale des Rougon qu'elle
avait mis sa vie entière à créer, qui était l'unique préoccupation de sa
vieillesse, l'oeuvre au triomphe de laquelle, obstinément, elle avait voué
les derniers efforts de son esprit d'activité et de ruse. Depuis de longues
années, elle les guettait, jamais lasse, recommençant la lutte quand on la
croyait battue, toujours embusquée et tenace. Ah! si elle pouvait s'en
emparer enfin, les détruire! Ce serait l'exécrable passé anéanti, ce serait
la gloire des siens, si durement conquise, délivrée de toute menace,
s'épanouissant enfin librement, imposant son mensonge à l'histoire. Et elle
se voyait traversant les trois quartiers de Plassans, saluée par tous, dans
son attitude de reine, portant noblement le deuil du régime déchu. Aussi,
comme Martine lui avait appris que Clotilde était là, hâtait-elle sa
marche, en approchant de la Souleiade, talonnée par la crainte d'arriver
trop tard.

D'ailleurs, dès qu'elle se fut installée dans la maison, Félicité se remit
tout de suite. Rien ne pressait, on avait la nuit devant soi. Pourtant,
elle voulut, sans tarder, avoir Martine avec elle; et elle savait bien ce
qui agirait sur cette créature simple, enfoncée dans les croyances d'une
religion étroite. Son premier soin fut donc, en bas, au milieu du désordre
de la cuisine, où elle était descendue voir rôtir le poulet, d'affecter une
grande désolation, à la pensée que son fils était mort, avant d'avoir fait
sa paix avec l'Église. Elle questionnait la servante, exigeait des détails.
Mais celle-ci hochait la tête, désespérément: non! aucun prêtre n'était
venu, monsieur n'avait pas même fait un signe de croix. Elle seule s'était
agenouillée, pour réciter les prières des agonisants, ce qui, bien sûr, ne
devait pas suffire au salut d'une âme. Avec quelle ferveur, cependant, elle
avait prié le bon Dieu, afin que monsieur allât droit au paradis!

Les yeux sur le poulet qui tournait, devant un grand feu clair, Félicité
reprit à voix plus basse, d'un air absorbé:

--Ah! ma pauvre fille, ce qui l'empêche surtout d'y aller, en paradis, ce
sont les abominables papiers que le malheureux laisse là-haut, dans
l'armoire. Je ne puis comprendre comment la foudre du ciel n'est pas encore
tombée sur ces papiers, pour les mettre on cendres. Si on les laisse sortir
d'ici, c'est la peste, le déshonneur, et c'est l'enfer à jamais!

Toute pâle, Martine l'écoutait.

--Alors, madame croit que ce serait une bonne oeuvre de les détruire, une
oeuvre qui assurerait le repos de l'âme de monsieur?

--Grand Dieu! si je le crois!... Mais, si nous les avions, ces affreuses
paperasses, tenez! c'est dans ce feu que je les jetterais. Ah! vous
n'auriez pas besoin d'ajouter d'autres sarments, rien qu'avec les
manuscrits de là-haut, il y a de quoi faire rôtir trois poulets comme
celui-ci.

La servante avait pris une longue cuiller pour arroser la bête. Elle aussi,
maintenant, semblait réfléchir.

--Seulement, nous ne les avons pas.... J'ai même, à ce propos, entendu une
conversation que je puis bien répéter à madame.... C'est quand mademoiselle
Clotilde est montée dans la chambre. Le docteur Ramond lui a demandé si
elle se souvenait des ordres qu'elle avait reçus, avant son départ sans
doute; et elle a dit qu'elle se souvenait, qu'elle devait garder les
dossiers et lui donner tous les autres manuscrits.

Félicité, frémissante, ne put retenir un geste d'inquiétude. Déjà, elle
voyait les papiers lui échapper; et ce n'étaient pas les dossiers seulement
qu'elle voulait, mais toutes les pages écrites, toute cette oeuvre
inconnue, louche et ténébreuse, dont il ne pouvait sortir que du scandale,
d'après son cerveau obtus et passionné de vieille bourgeoise orgueilleuse.

--Il faut agir! cria-t-elle, agir cette nuit même! Demain peut-être
serait-il trop tard.

--Je sais bien où est la clef de l'armoire, reprit Martine à demi-voix. Le
médecin l'a dit à mademoiselle.

Tout de suite, Félicité avait dressé l'oreille.

--La clef, où donc est-elle?

--Sous l'oreiller, sous la tête de monsieur.

Malgré la flambée vive du feu de sarments, un petit souffle glacé passa; et
les deux vieilles femmes se turent. Il n'y eut plus que le grésillement du
jus qui tombait du rôti dans la lèchefrite.

Mais, après que madame Rougon eut dîné seule, et promptement, elle remonta
avec Martine. Dès lors, sans qu'elles eussent causé davantage, l'entente se
trouva faite, il était décidé qu'elles s'empareraient des papiers avant le
jour, par tous les moyens possibles. Le plus simple consistait encore à
prendre la clef sous l'oreiller. Certainement, Clotilde finirait par
s'endormir: elle paraissait trop épuisée, elle succomberait à la fatigue.
Et il ne s'agissait que d'attendre. Elles se mirent donc à épier, à rôder
de la salle de travail à la chambre, aux aguets pour savoir si les grands
yeux élargis et fixes de la jeune femme ne se fermaient pas enfin.
Toujours, il y en avait une qui allait voir, tandis que l'autre
s'impatientait dans la salle, où charbonnait une lampe. Cela dura jusqu'à
près de minuit, de quart d'heure en quart d'heure. Les yeux, sans fond,
pleins d'ombre et d'un immense désespoir, restaient grands ouverts. Un peu
avant minuit, Félicité se réinstalla dans un fauteuil, au pied du lit,
résolue à ne pas quitter la place, tant que sa petite-fille ne dormirait
pas. Elle ne la quittait plus du regard, s'irritant à remarquer qu'elle
battait à peine des paupières, dans cette fixité inconsolable qui défiait
le sommeil. Puis, ce fut elle, à ce jeu, qui se sentit envahie d'une
somnolence. Exaspérée, elle ne put rester là davantage. Et elle alla
trouver de nouveau Martine.

--C'est inutile, elle ne s'endormira pas! dit-elle, la voix étouffée et
tremblante. Il faut imaginer autre chose.

L'idée lui était bien venue déjà de forcer l'armoire. Mais les vieux bâtis
de chêne semblaient inébranlables, les vieilles ferrures tenaient
solidement. Avec quoi briser la serrure? sans compter qu'on ferait un bruit
terrible et que ce bruit s'entendrait certainement de la chambre voisine.

Elle s'était cependant plantée devant les portes épaisses, les tâtait des
doigts, cherchait les places faibles.

--Si j'avais un outil....

Martine, moins passionnée, l'interrompit en se récriant.

--Oh! non, non, madame! on nous surprendrait!... Attendez, peut-être que
mademoiselle dort.

Elle retourna dans la chambre, sur la pointe des pieds, et revint tout de
suite.

--Mais oui, elle dort!... Ses yeux sont fermés, elle ne bouge plus.

Alors, toutes deux allèrent la voir, retenant leur souffle, évitant le
moindre craquement du parquet, avec des soins infinis. Clotilde, en effet,
venait de s'endormir, et son anéantissement paraissait tel, que les deux
vieilles femmes s'enhardissaient. Mais elles craignaient pourtant de
l'éveiller, si elles la frôlaient, car elle avait sa chaise placée contre
le lit même. Et c'était aussi un acte sacrilège et terrible, dont
l'épouvante les prenait, que de glisser la main sous l'oreiller du mort et
de le voler. N'allait-il pas falloir le déranger dans son repos? ne
remuerait-il pas, sous la secousse? Cela les faisait pâlir.

Félicité, déjà, s'était avancée, le bras tendu. Mais elle recula.

--Je suis trop petite, bégaya-t-elle. Essayez donc, vous, Martine.

La servante, à son tour, s'approcha du lit. Elle fut prise d'un tel
tremblement, qu'elle dut, elle aussi, revenir en arrière, pour ne pas
tomber.

--Non, non, je ne puis pas! Il me semble que monsieur va ouvrir les yeux.

Et, frissonnantes, éperdues, elles restèrent encore un instant dans la
chambre, pleine du grand silence et de la majesté de la mort, en face de
Pascal immobile à jamais et de Clotilde anéantie, sous l'écrasement de son
veuvage. La noblesse d'une haute vie de travail leur apparut peut-être sur
cette tête muette, qui, de tout son poids, gardait son oeuvre. La flamme
des cierges brûlait très pâle. Une terreur sacrée passait, qui les chassa.

Félicité, si brave, qui n'avait, autrefois, reculé devant rien, pas même
devant le sang, s'enfuyait comme poursuivie.

--Venez, venez, Martine. Nous trouverons autre chose, nous allons chercher
un outil.

Dans la salle, elles respirèrent. La servante se souvint alors que la clef
du secrétaire devait être sur la table de nuit de monsieur, où elle l'avait
aperçue la veille, au moment de la crise. Elles y allèrent voir. La mère
n'eut aucun scrupule, ouvrit le meuble. Mais elle n'y trouva que les cinq
mille francs, qu'elle laissa au fond du tiroir, car l'argent ne la
préoccupait guère. Vainement, elle chercha l'Arbre généalogique, qu'elle
savait là d'habitude. Elle aurait si volontiers commencé par lui son oeuvre
de destruction! Il était resté sur le bureau du docteur, dans la salle, et
elle ne devait pas même l'y découvrir, au milieu de la fièvre de passion
qui lui faisait fouiller les meubles fermés, sans lui laisser le calme
lucide de procéder méthodiquement, autour d'elle.

Son désir la ramena, elle revint se planter devant l'armoire, la mesurant,
l'enveloppant d'un regard ardent de conquête. Malgré sa petite taille,
malgré ses quatre-vingts ans passés, elle se dressait, dans une activité,
une dépense de force extraordinaire.

--Ah! répéta-t-elle, si j'avais un outil!

Et elle cherchait de nouveau la lézarde du colosse, la fente où elle allait
introduire les doigts, pour le faire éclater. Elle imaginait des plans
d'assaut, elle rêvait des violences, puis elle retombait à la ruse, à
quelque traîtrise qui lui ouvrirait les battants, rien qu'en soufflant
dessus.

Brusquement, son regard brilla, elle avait trouvé.

--Dites donc, Martine, il y a un crochet qui retient le premier battant?

--Oui, madame, il s'accroche dans un piton, en dessus de la planche du
milieu.... Tenez! il se trouve à la hauteur de cette moulure, à peu près.

Félicité eut un geste de victoire certaine.

--Vous avez bien une vrille, une grosse vrille?... Donnez-moi une vrille!

Vivement, Martine descendit à sa cuisine et rapporta l'outil demandé.

--Comme ça, voyez-vous, nous ne ferons pas de bruit, reprit la vieille dame
en se mettant à la besogne.

Avec une singulière énergie, qu'on n'aurait pas soupçonnée à ses petites
mains desséchées par l'âge, elle planta la vrille, elle fit un premier
trou, à la hauteur désignée par la servante. Mais elle était trop bas, elle
sentit que la pointe s'enfonçait ensuite dans la planche. Une seconde
percée l'amena droit sur le fer du crochet. Cette fois, c'était trop
direct. Et elle multiplia les trous, à droite et à gauche, jusqu'à ce que,
se servant de la vrille elle-même, elle put enfin pousser le crochet, le
chasser du piton. Le pêne de la serrure glissa, les deux battants
s'ouvrirent.

--Enfin! cria Félicité, hors d'elle.

Puis, inquiète, elle resta immobile, l'oreille tendue vers la chambre,
craignant d'avoir réveillé Clotilde. Mais toute la maison dormait, dans le
grand silence noir. Il ne venait toujours de la chambre qu'une paix auguste
de mort, elle n'entendit que le clair tintement de la pendule sonnant un
seul coup, une heure du matin. Et l'armoire était grande ouverte, béante,
montrant, sur ses trois planches, l'entassement de papiers dont elle
débordait. Alors, elle se rua, l'oeuvre de destruction commença, au milieu
de l'ombre sacrée, de l'infini repos de cette veillée funèbre.

--Enfin! répéta-t-elle tout bas, depuis trente ans que je veux et que
j'attends!... Dépêchons, dépêchons, Martine! aidez-moi!

Déjà, elle avait apporté la haute chaise du pupitre, elle y était montée
d'un bond, pour prendre d'abord les papiers de la planche supérieure, car
elle se souvenait que les dossiers se trouvaient là. Mais elle fut surprise
de ne pas reconnaître les chemises de fort papier bleu, il n'y avait plus
là que d'épais manuscrits, les oeuvres terminées et non publiées encore du
docteur, des travaux inestimables, toutes ses recherches, toutes ses
découvertes, le monument de sa gloire future, qu'il avait légué à Ramond;
pour que celui-ci en prit le soin. Sans doute, quelques jours avant sa
mort, pensant que les dossiers seuls étaient menacés, et que personne au
monde n'oserait détruire ses autres ouvrages, avait-il procédé à un
déménagement, à un classement nouveau, pour soustraire ceux-là aux
recherches premières.

--Ah! tant pis! murmura Félicité, il y en a tellement, commençons par
n'importe quel bout, si nous voulons arriver.... Pendant que je suis en
l'air, nettoyons toujours ça.... Tenez, réchappez, Martine!

Et elle vida la planche, elle jeta, un à un, les manuscrits entre les bras
de la servante, qui les posait sur la table, en faisant le moins de bruit
possible. Bientôt, tout le tas y fut, elle sauta de la chaise.

--Au feu! au feu!... Nous finirons bien par mettre la main sur les autres,
sur ceux que je cherche.... Au feu! au feu! ceux-ci d'abord! Jusqu'aux
bouts de papier grands comme l'ongle, jusqu'aux notes illisibles, au feu!
au feu! si nous voulons être sûres de tuer la contagion du mal!

Elle-même, fanatique, farouche dans sa haine de la vérité, dans sa passion
d'anéantir le témoignage de la science, déchira la première page d'un
manuscrit, l'alluma à la lampe, alla jeter ce brandon flambant dans la
grande cheminée, où il n'y avait pas eu de feu depuis vingt ans peut-être;
et elle alimenta la flamme, en continuant à jeter, par morceaux, le reste
du manuscrit. La servante, résolue comme elle, était venue l'aider, avait
pris un autre gros cahier, qu'elle effeuillait. Dès lors, le feu ne cessa
plus, la haute cheminée s'emplit d'un flamboiement, d'une gerbe claire
d'incendie, qui, par instants, ne se ralentissait que pour s'élever avec
une intensité accrue, quand des aliments nouveaux la rallumaient. Un
brasier s'élargissait peu à peu, un tas de cendre fine montait, une couche
épaissie de feuilles noires où couraient des millions d'étincelles. Mais
c'était une besogne longue, sans fin; car, lorsqu'on jetait trop de pages à
la fois, elles ne brûlaient pas, il fallait les secouer, les retourner avec
les pincettes; et le mieux était de les froisser, d'attendre qu'elles
fussent bien enflammées, avant d'en ajouter d'autres. L'habileté leur
venait, la besogne marchait grand train.

Dans sa hâte à aller reprendre une nouvelle brassée de papiers, Félicité se
heurta contre un fauteuil.

--Oh! madame, prenez garde, dit Martine. Si l'on venait!

--Venir, qui donc? Clotilde? elle dort trop bien, la pauvre fille!... Et
puis, si elle vient quand ce sera fini, je m'en moque! Allez, je ne me
cacherai pas, je laisserai l'armoire vide et toute grande ouverte, je dirai
bien haut que c'est moi qui ai purifié la maison.... Quand il n'y aura plus
une seule ligne d'écriture, ah! mon Dieu! je me moque du reste!

Pendant près de deux heures, la cheminée flamba. Elles étaient retournées à
l'armoire, elles avaient vidé les deux autres planches, il ne restait que
le bas, le fond, qui semblait bourré d'un pêle-mêle de notes. Grisées par
la chaleur de ce feu de joie, essoufflées, en sueur, elles cédaient à une
fièvre sauvage de destruction. Elles s'accroupissaient, se noircissaient
les mains à repousser les débris mal consumés, si violentes dans leurs
gestes, que des mèches de leurs cheveux gris pendaient sur leurs vêtements
en désordre. C'était un galop de sorcières, activant un bûcher diabolique,
pour quelque abomination, le martyre d'un saint, la pensée écrite brûlée en
place publique, tout un monde de vérité et d'espérance détruit. Et la
grande clarté, qui, par instants, pâlissait la lampe, embrasait la vaste
pièce, faisait danser au plafond leurs ombres démesurées.

Mais, comme elle voulait vider le bas de l'armoire, ayant déjà brûlé, à
poignées, le pêle-mêle de notes qui s'entassait là, Félicité eut un cri
étranglé de triomphe.

--Ah! les voici!... Au feu! au feu!

Elle venait enfin de tomber sur les dossiers. Tout au fond, derrière le
rempart des notes, le docteur avait dissimulé les chemises de papier bleu.
Et ce fut alors la folie de la dévastation, une rage qui l'emporta, les
dossiers ramassés à pleines mains, lancés dans les flammes, emplissant la
cheminée d'un ronflement d'incendie.

--Ils brûlent, ils brûlent!... Enfin, ils brûlent donc!... Martine, encore
celui-ci, encore celui-ci.... Ah! quel feu, quel grand feu!

Mais la servante s'inquiétait.

--Madame, prenez garde, vous allez allumer la maison.... Vous n'entendez
pas ce grondement?

--Ah! qu'est-ce que ça fait? tout peut bien brûler!... Ils brûlent, ils
brûlent, c'est si beau!... Encore trois, encore deux, et le dernier qui
brûle!

Elle riait d'aise, hors d'elle, effrayante, lorsque des morceaux de suie
enflammée tombèrent. Le ronflement devenait terrible, le feu était dans la
cheminée, qu'on ne ramonait jamais. Cela parut encore l'exciter, tandis que
la servante, perdant la tête, se mit à crier et à courir autour de la
pièce.

Clotilde dormait à côté de Pascal mort, dans le calme souverain de la
chambre. Il n'y avait pas eu d'autre bruit que la vibration légère du
timbre de la pendule sonnant trois heures. Les cierges brûlaient d'une
longue flamme immobile, pas un frisson ne remuait l'air. Et, du fond de son
lourd sommeil sans rêve, elle entendit pourtant comme un tumulte, un galop
grandissant de cauchemar. Puis, quand elle eut rouvert les yeux, elle ne
comprit pas d'abord. Où était-elle? pourquoi ce poids énorme qui écrasait
son coeur? La réalité lui revint dans une épouvante: elle revit Pascal,
elle entendit les cris de Martine, à côté; et elle se précipita, angoissée,
pour savoir.

Mais, dès le seuil, Clotilde saisit toute la scène, d'une netteté sauvage:
l'armoire grande ouverte et complètement vide, Martine affolée par la peur
du feu, sa grand'mère Félicité radieuse, poussant du pied dans les flammes
les derniers fragments des dossiers. Une fumée, une suie volante emplissait
la salle, où le grondement de l'incendie mettait comme un râle de meurtre,
ce galop dévastateur qu'elle venait d'entendre du fond de son sommeil.

Et le cri qui lui jaillit des lèvres, fut celui que Pascal avait poussé
lui-même, la nuit d'orage, lorsqu'il l'avait surprise en train de voler les
papiers.

--Voleuses! assassines!

Tout de suite, elle s'était précipitée vers la cheminée; et, malgré le
ronflement terrible, malgré les morceaux de suie rouge qui tombaient, au
risque de s'incendier les cheveux et de se brûler les mains, elle saisit à
poignée les feuilles non consumées encore, elle les éteignit vaillamment,
en les serrant contre elle. Mais c'était bien peu de chose, à peine des
débris, pas une page complète, pas même des miettes du travail colossal, de
l'oeuvre patiente et énorme de toute une vie, que le feu venait de détruire
là en deux heures. Et sa colère grandissait, un élan de furieuse
indignation.

--Vous êtes des voleuses, des assassines!... C'est un meurtre abominable
que vous venez de commettre! Vous avez profané la mort, vous avez tué la
pensée, tué le génie!

La vieille madame Rougon ne reculait pas. Elle s'était avancée au
contraire, sans remords, la tête haute, défendant l'arrêt de destruction
rendu par elle et exécuté.

--C'est à moi que tu parles, à ta grand'mère?... J'ai fait ce que j'ai dû
faire, ce que tu voulais faire avec nous autrefois.

--Autrefois, vous m'aviez rendue folle. Mais j'ai vécu, j'ai aimé, j'ai
compris.... Puis, c'était un héritage sacré, légué à mon courage, la
dernière pensée d'un mort, ce qui restait d'un grand cerveau et que je
devais imposer à tous.... Oui, tu es ma grand'mère! et c'est comme si tu
venais de brûler ton fils!

--Brûler Pascal, parce que j'ai brûlé ses papiers! cria Félicité. Eh!
j'aurais brûlé la ville, pour sauver la gloire de notre famille!

Elle s'avançait toujours, combattante, victorieuse; et Clotilde qui avait
posé sur la table les fragments noircis, sauvés par elle, les défendait de
son corps, dans la crainte qu'elle ne les rejetât aux flammes. Elle les
dédaignait, elle ne s'inquiétait seulement pas du feu de cheminée, qui
heureusement s'épuisait de lui-même; pendant que Martine, avec la pelle,
étouffait la suie et les dernières flambées des cendres brûlantes.

--Tu sais bien pourtant, continua la vieille femme dont la petite taille
semblait grandir, que je n'ai eu qu'une ambition, qu'une passion, la
fortune et la royauté des nôtres. J'ai combattu, j'ai veillé toute ma vie,
je n'ai vécu si longtemps que pour écarter les vilaines histoires et
laisser de nous une légende glorieuse.... Oui, jamais je n'ai désespéré,
jamais je n'ai désarmé, prête à profiter des moindres circonstances.... Et
tout ce que j'ai voulu, je l'ai fait, parce que j'ai su attendre.

D'un geste large, elle montra l'armoire vide, la cheminée où se mouraient
des étincelles.

--Maintenant, c'est fini, notre gloire est sauve, ces abominables papiers
ne nous accuseront plus, et je ne laisserai derrière moi aucune menace....
Les Rougon triomphent.

Éperdue, Clotilde levait le bras, comme pour la chasser. Mais elle sortit
d'elle-même, elle descendit à la cuisine laver ses mains noires et
rattacher ses cheveux. La servante allait la suivre, lorsque, en se
retournant, elle vit le geste de sa jeune maîtresse. Elle revint.

--Oh! moi! mademoiselle, je partirai après-demain, lorsque monsieur sera au
cimetière.

Il y eut un silence.

--Mais je ne vous renvoie pas, Martine, je sais bien que vous n'êtes pas la
plus coupable.... Voici trente ans que vous vivez dans cette maison.
Restez, restez avec moi.

La vieille fille hocha sa tête grise, toute pâle et comme usée.

--Non, j'ai servi monsieur, je ne servirai personne après monsieur.

--Mais moi!

Elle leva les yeux, regarda la jeune femme en face, cette fillette aimée
qu'elle avait vue grandir.

--Vous, non!

Alors, Clotilde eut un embarras, voulut lui parler de l'enfant qu'elle
portait, de cet enfant de son maître, qu'elle consentirait à servir
peut-être. Et elle fut devinée, Martine se rappela la conversation qu'elle
avait surprise, regarda ce ventre de femme féconde, où la grossesse ne
s'indiquait pas encore. Un instant, elle parut réfléchir. Puis, nettement:

--L'enfant, n'est-ce pas?... Non!

Et elle acheva de donner son compte, réglant l'affaire en fille pratique,
qui savait le prix de l'argent.

--Puisque j'ai de quoi, je vais aller manger tranquillement mes rentes
quelque part.... Vous, mademoiselle, je puis vous quitter, car vous n'êtes
pas pauvre. Monsieur Ramond vous expliquera demain comment on a sauvé
quatre mille francs de rente, chez le notaire. Voici, en attendant, la clef
du secrétaire, où vous retrouverez les cinq mille francs que monsieur y a
laissés.... Oh! je sais bien que nous n'aurons pas de difficultés ensemble.
Monsieur ne me payait plus depuis trois mois, j'ai des papiers de lui qui
en témoignent. En outre, dans ces temps derniers, j'ai avancé à peu près
deux cents francs de ma poche, sans qu'il sût d'où l'argent venait. Tout
cela est écrit, je suis tranquille, mademoiselle ne me fera pas tort d'un
centime.... Après-demain, quand monsieur ne sera plus là, je partirai.

A son tour, elle descendit à la cuisine, et Clotilde, malgré la dévotion
aveugle de cette fille qui lui avait fait prêter les mains à un crime, se
sentit affreusement triste de cet abandon. Pourtant, comme elle ramassait
les débris des dossiers, avant de retourner dans la chambre, elle eut une
joie, celle de reconnaître tout d'un coup, sur la table, l'Arbre
généalogique, étalé tranquillement et que les deux femmes n'y avaient pas
aperçu. C'était la seule épave entière, une relique sainte. Elle le prit,
alla l'enfermer dans la commode de la chambre, avec les fragments à demi
consumés.

Mais, quand elle se retrouva dans cette chambre auguste, une grande émotion
l'envahit. Quel calme souverain, quelle paix immortelle, à côté de la
sauvagerie destructive qui avait empli la salle voisine de fumée et de
cendre! Une sérénité sacrée tombait de l'ombre, les deux cierges brûlaient,
d'une pure flamme immobile, sans un frisson. Et elle vit alors que la face
de Pascal était devenue très blanche, dans le flot épandu de la barbe
blanche et des cheveux blancs. Il dormait dans de la lumière, auréolé,
souverainement beau. Elle se pencha, le baisa encore, sentit à ses lèvres
le froid de ce visage de marbre, aux paupières closes, rêvant son rêve
d'éternité. Sa douleur fut si grande de n'avoir pu sauver l'oeuvre dont il
lui avait laissé la garde, qu'elle tomba à deux genoux, en sanglotant. Le
génie venait d'être violé, il lui semblait que le monde allait être
détruit, dans cet anéantissement farouche de toute une vie de travail.



XIV


Dans la salle de travail, Clotilde reboutonna son corsage, tenant encore,
sur les genoux, son enfant, à qui elle venait de donner le sein. C'était
après le déjeuner, vers trois heures, par une éclatante journée de la fin
du mois d'août, au ciel de braise; et les volets, soigneusement clos, ne
laissaient pénétrer, à travers les fentes, que de minces flèches de soleil,
dans l'ombre assoupie et tiède de la vaste pièce. La grande paix oisive du
dimanche semblait s'épandre du dehors, avec un vol lointain de cloches,
sonnant le dernier coup des vêpres. Pas un bruit ne montait de la maison
vide, où la mère et le petit devaient rester seuls jusqu'au dîner, la
servante ayant demandé la permission d'aller voir une cousine, dans le
faubourg.

Un instant, Clotilde regarda son enfant, un gros garçon de trois mois déjà.
Elle était accouchée vers les derniers jours de mai. Depuis dix mois
bientôt, elle portait le deuil de Pascal, une simple et longue robe noire,
dans laquelle elle était divinement belle, si fine, si élancée, avec son
visage d'une jeunesse si triste, nimbé de ses admirables cheveux blonds. Et
elle ne pouvait sourire, mais elle éprouvait une douceur à voir le bel
enfant, gras et rose, avec sa bouche encore mouillée de lait, et dont le
regard avait rencontré une des barres de soleil, où dansaient des
poussières. Il semblait très surpris, il ne quittait pas des yeux cet éclat
d'or, ce miracle éblouissant de clarté. Puis, le sommeil vint, il laissa
retomber, sur le bras de sa mère, sa petite tête ronde et nue, déjà semée
de rares cheveux pâles.

Alors, doucement, Clotilde se leva, le posa au fond du berceau, qui se
trouvait près de la table. Elle demeura penchée un instant, pour être bien
sûre qu'il dormait; et elle rabattit le rideau de mousseline, dans l'ombre
crépusculaire. Sans bruit, avec des gestes souples, marchant d'un pas si
léger, qu'il effleurait à peine le parquet, elle s'occupa ensuite, rangea
du linge qui était sur la table, traversa deux fois la pièce, à la
recherche d'un petit chausson égaré. Elle était très silencieuse, très
douce et très active. Et, ce jour-là, dans la solitude de la maison, elle
songeait, l'année vécue se déroulait.

D'abord, après l'affreuse secousse du convoi, c'était le départ immédiat de
Martine, qui s'était obstinée, ne voulant pas même faire ses huit jours,
amenant, pour la remplacer, la jeune cousine d'une boulangère du voisinage,
une grosse fille brune qui s'était trouvée heureusement assez propre et
dévouée. Martine, elle, vivait à Sainte-Marthe, dans un trou perdu, si
chichement, qu'elle devait encore faire des économies, sur les rentes de
son petit trésor. On ne lui connaissait point d'héritier, à qui profiterait
donc cette fureur d'avarice? En dix mois, elle n'avait, pas une seule fois,
remis les pieds à la Souleiade: monsieur n'était plus là, elle ne cédait
même pas au désir de voir le fils de monsieur.

Puis, dans la songerie de Clotilde, la figure de sa grand'mère Félicité
s'évoquait. Celle-ci venait la visiter de temps à autre, avec une
condescendance de parente puissante, qui est d'esprit assez large pour
pardonner toutes les fautes, quand elles sont cruellement expiées. Elle
arrivait à l'improviste, embrassait l'enfant, faisait de la morale, donnait
des conseils; et la jeune mère avait pris, vis-à-vis d'elle, l'attitude
simplement déférente que Pascal avait gardée toujours. D'ailleurs, Félicité
était toute à son triomphe. Elle allait réaliser enfin une idée longtemps
caressée, mûrement réfléchie, qui devait consacrer par un monument
impérissable la pure gloire de la famille. Cette idée était d'employer sa
fortune, devenue considérable, à la construction et à la dotation d'un
Asile pour les vieillards, qui s'appellerait l'Asile Rougon. Déjà, elle
avait acheté le terrain, une partie de l'ancien Jeu de Mail, en dehors de
la ville, près de la gare; et précisément, ce dimanche-là, vers cinq
heures, quand la chaleur tomberait un peu, on devait poser la première
pierre, une solennité véritable, honorée par la présence des autorités, et
dont elle serait la reine applaudie, au milieu d'un concours énorme de
population.

Clotilde éprouvait, en outre, quelque reconnaissance pour sa grand'mère,
qui venait de montrer un désintéressement parfait, lors de l'ouverture du
testament de Pascal. Celui-ci avait institué la jeune femme sa légataire
universelle; et la mère, qui gardait son droit à la réserve d'un quart,
après s'être déclarée respectueuse des volontés dernières de son fils,
avait simplement renoncé à la succession. Elle voulait bien déshériter tous
les siens, ne leur léguer que de la gloire, en employant sa grosse fortune
à l'érection de cet Asile qui porterait le nom respecté et béni des Rougon
aux âges futurs; mais, après avoir été, pendant un demi-siècle, si âpre à
la conquête de l'argent, elle le dédaignait à cette heure, épurée dans une
ambition plus haute. Et Clotilde, grâce à cette libéralité, n'avait plus
d'inquiétude pour l'avenir: les quatre mille francs de rente leur
suffiraient, à elle et à son enfant. Elle l'élèverait, elle en ferait un
homme. Même elle avait placé, sur la tête du petit, à fonds perdus, les
cinq mille francs du secrétaire; et elle possédait encore la Souleiade, que
tout le monde lui conseillait de vendre. Sans doute, l'entretien n'en était
pas coûteux, mais quelle vie de solitude et de tristesse, dans cette grande
maison déserte, beaucoup trop vaste, où elle était comme perdue! Jusque-là,
pourtant, elle n'avait pu se décider à la quitter. Peut-être ne s'y
déciderait-elle jamais.

Ah! cette Souleiade, tout son amour y était, toute sa vie, tous ses
souvenirs! Il lui semblait, par moments, que Pascal y vivait encore, car
elle n'y avait rien dérangé de leur existence de jadis. Les meubles étaient
aux mêmes places, les heures y sonnaient les mêmes habitudes. Elle n'y
avait fermé que sa chambre, à lui, où elle seule entrait, ainsi que dans un
sanctuaire, pour pleurer, lorsqu'elle sentait son coeur trop lourd. Dans la
chambre où tous deux s'étaient aimés, dans le lit où il était mort, elle se
couchait chaque nuit, comme autrefois, lorsqu'elle était jeune fille; et il
n'y avait de plus, là, contre ce lit, que le berceau, qu'elle y apportait
le soir. C'était toujours la même chambre douce, aux antiques meubles
familiers, aux tentures attendries par l'âge, couleur d'aurore, la très
vieille chambre que l'enfant rajeunissait de nouveau. Puis, en bas, si elle
se trouvait bien seule, bien perdue, à chaque repas, dans la salle à manger
claire, elle y entendait les échos des rires, des vigoureux appétits de sa
jeunesse, lorsque tous les deux mangeaient et buvaient si gaiement, à la
santé de l'existence. Et le jardin aussi, toute la propriété tenait à son
être, par les fibres les plus intimes, car elle ne pouvait y faire un pas,
sans y évoquer leurs deux images unies l'une à l'autre: sur la terrasse, à
l'ombre mince des grands cyprès séculaires, ils avaient si souvent
contemplé la vallée de la Viorne, que bornaient les barres rocheuses de la
Seille et les coteaux brûlés de Sainte-Marthe! par les gradins de pierres
sèches, au travers des oliviers et des amandiers maigres, ils s'étaient
tant de fois défiés à grimper lestement, comme des gamins en fuite de
l'école! et il y avait encore la pinède, l'ombre chaude et embaumée, où les
aiguilles craquaient sous les pas, l'air immense, tapissée d'une herbe
moelleuse aux épaules, d'où l'on découvrait le ciel entier, le soir, quand
se levaient les étoiles! et il y avait surtout les platanes géants, la paix
délicieuse, qu'ils étaient venus goûter là, chaque jour d'été, en écoutant
la chanson rafraîchissante de la source, la pure note de cristal qu'elle
filait depuis des siècles! Jusqu'aux vieilles pierres de la maison, jusqu'à
la terre du sol, il n'était pas un atome, à la Souleiade, où elle ne sentit
le battement tiède d'un peu de leur sang, d'un peu de leur vie répandue et
mêlée.

Mais elle préférait passer ses journées dans la salle de travail, et
c'était là qu'elle revivait ses meilleurs souvenirs. Il ne s'y trouvait
aussi qu'un meuble de plus, le berceau. La table du docteur était à sa
place, devant la fenêtre de gauche: il aurait pu entrer et s'asseoir, car
la chaise n'avait pas même été bougée. Sur la longue table du milieu, parmi
l'ancien entassement des livres et des brochures, il n'y avait de nouveau
que la note claire des petits linges d'enfant, qu'elle était en train de
visiter. Les corps de bibliothèque montraient les mêmes rangées de volumes,
la grande armoire de chêne semblait garder dans ses flancs le même trésor,
solidement close. Sous le plafond enfumé, la bonne odeur de travail
flottait toujours, parmi la débandade des sièges, le désordre amical de cet
atelier en commun, où ils avaient si longtemps mis les caprices de la jeune
fille et les recherches du savant. Et, surtout, ce qui la touchait
aujourd'hui, c'était de revoir ses anciens pastels, cloués aux murs, les
copies qu'elle avait faites de fleurs vivantes, minutieusement copiées,
puis les imaginations envolées en plein pays chimérique, les fleurs de rêve
dont la fantaisie folle l'emportait parfois.

Clotilde achevait de ranger les petits linges sur la table, lorsque,
précisément, son regard, en se levant, rencontra devant elle le pastel du
vieux roi David, la main posée sur l'épaule nue d'Abisaïg, la jeune
Sunamite. Et elle qui ne riait plus, sentit une joie lui monter à la face,
dans l'heureux attendrissement qu'elle éprouvait. Comme ils s'aimaient,
comme ils rêvaient d'éternité, le jour où elle s'était amusée à ce symbole,
orgueilleux et tendre! Le vieux roi, vêtu somptueusement d'une robe toute
droite, lourde de pierreries, portait le bandeau royal sur ses cheveux de
neige; et elle était plus somptueuse encore, rien qu'avec la soie liliale
de sa peau, sa taille mince et allongée, sa gorge ronde et menue, ses bras
souples, d'une grâce divine. Maintenant, il s'en était allé, il dormait
sous la terre, tandis qu'elle, habillée de noir, toute noire, ne montrant
rien de sa nudité triomphante, n'avait plus que l'enfant pour exprimer le
don tranquille, absolu qu'elle avait fait de sa personne, devant le peuple
assemblé, à la pleine lumière du jour.

Doucement, Clotilde finit par s'asseoir près du berceau. Les flèches de
soleil s'allongeaient d'un bout de la pièce à l'autre, la chaleur de
l'ardente journée s'alourdissait, parmi l'ombre assoupie des volets clos;
et le silence de la maison semblait s'être élargi encore. Elle avait mis à
part des petites brassières, elle recousait des cordons, d'une aiguille
lente, peu à peu prise d'une songerie, au milieu de cette grande paix
chaude qui l'enveloppait, dans l'incendie du dehors. Sa pensée, d'abord,
retourna à ses pastels, les exacts et les chimériques, et elle se disait
maintenant que toute sa dualité se trouvait dans cette passion de vérité
qui la tenait parfois des heures entières devant une fleur, pour la copier
avec précision, puis dans son besoin d'au delà qui, d'autres fois, la
jetait hors du réel, l'emportait en rêves fous, au paradis des fleurs
incréées. Elle avait toujours été ainsi, elle sentait qu'au fond elle
restait aujourd'hui ce qu'elle était la veille, sous le flot de vie nouveau
qui la transformait sans cesse. Et sa pensée, alors, sauta à la gratitude
profonde qu'elle gardait à Pascal de l'avoir faite ce qu'elle était. Jadis,
lorsque, toute petite, l'enlevant à un milieu exécrable, il l'avait prise
avec lui, il avait sûrement cédé à son bon coeur, mais sans doute aussi
était-il désireux de tenter sur elle l'expérience de savoir comment elle
pousserait dans un milieu autre, tout de vérité et de tendresse. C'était,
chez lui, une préoccupation constante, une théorie ancienne, qu'il aurait
voulu expérimenter en grand: la culture par le milieu, la guérison même,
l'être amélioré et sauvé, au physique et au moral. Elle lui devait
certainement le meilleur de son être, elle devinait la fantasque et la
violente qu'elle aurait pu devenir, tandis qu'il ne lui avait donné que de
la passion et du courage. Dans cette floraison, au libre soleil, la vie
avait même fini par les jeter aux bras l'un de l'autre, et n'était-ce pas
comme l'effort dernier de la bonté et de la joie, l'enfant qui était venu
et qui les aurait réjouis ensemble, si la mort ne les avait point séparés?

Dans ce retour en arrière, elle eut la sensation nette du long travail qui
s'était opéré en elle. Pascal corrigeait son hérédité, et elle revivait la
lente évolution, la lutte entre la réelle et la chimérique. Cela partait de
ses colères, d'enfant, d'un ferment de révolte, d'un déséquilibre qui la
jetait aux pires rêveries. Puis venaient ses grands accès de dévotion, son
besoin d'illusion et de mensonge, de bonheur immédiat, à la pensée que les
inégalités et les injustices de cette terre mauvaise devaient être
compensées par les éternelles joies d'un paradis futur. C'était l'époque de
ses combats avec Pascal, des tourments dont elle l'avait torturé, en rêvant
d'assassiner son génie. Et elle tournait, à ce coude de la route, elle le
retrouvait son maître, la conquérant par la terrible leçon de vie qu'il lui
avait donnée, pendant la nuit d'orage. Depuis, le milieu avait agi,
l'évolution s'était précipitée: elle finissait par être la pondérée, la
raisonnable, acceptant de vivre l'existence comme il fallait la vivre, avec
l'espoir que la somme du travail humain libérerait un jour le monde du mal
et de la douleur. Elle avait aimé, elle était mère, et elle comprenait.

Brusquement, elle se rappela l'autre nuit, celle qu'ils avaient passée sur
l'aire. Elle entendait encore sa lamentation sous les étoiles: la nature
atroce, l'humanité abominable, et la faillite de la science, et la
nécessité de se perdre en Dieu, dans le mystère. En dehors de
l'anéantissement, il n'y avait pas de bonheur durable. Puis, elle
l'entendait, lui, reprendre son credo, le progrès de la raison par la
science, l'unique bienfait possible des vérités lentement acquises, à
jamais, la croyance que la somme de ces vérités, augmentées toujours, doit
finir par donner à l'homme un pouvoir incalculable, et la sérénité, sinon
le bonheur. Tout se résumait dans la foi ardente en la vie. Comme il le
disait, il fallait marcher avec la vie qui marchait toujours. Aucune halte
n'était à espérer, aucune paix dans l'immobilité de l'ignorance, aucun
soulagement dans les retours en arrière. Il fallait avoir l'esprit ferme,
la modestie de se dire que la seule récompense de la vie est de l'avoir
vécue bravement, en accomplissant la tâche qu'elle impose. Alors, le mal
n'était plus qu'un accident encore inexpliqué, l'humanité apparaissait, de
très haut, comme un immense mécanisme en fonction, travaillant au perpétuel
devenir. Pourquoi l'ouvrier qui disparaissait, ayant terminé sa journée,
aurait-il maudit l'oeuvre, parce qu'il ne pouvait en voir ni en juger la
fin? Même, s'il ne devait pas y avoir de fin, pourquoi ne pas goûter la
joie de l'action, l'air vif de la marche, la douceur du sommeil après une
longue fatigue? Les enfants continueront la besogne des pères, ils ne
naissent et on ne les aime que pour cela, pour cette tâche de la vie qu'on
leur transmet, qu'ils transmettront à leur tour. Et il n'y avait plus, dès
ce moment, que la résignation vaillante au grand labeur commun, sans la
révolte du moi qui exige un bonheur à lui, absolu.

Elle s'interrogea, elle n'éprouva pas la détresse qui l'angoissait, jadis,
lorsqu'elle songeait au lendemain de la mort. Cette préoccupation de l'au
delà ne la hantait plus jusqu'à la torture. Autrefois, elle aurait voulu
arracher violemment du ciel le secret de la destinée. C'était, en elle, une
infinie tristesse d'être, sans savoir pourquoi elle était. Que venait-on
faire sur la terre? quel était le sens de cette existence exécrable, sans
égalité, sans justice, qui lui apparaissait comme le cauchemar d'une nuit
de délire? Et son frisson s'était calmé, elle pouvait songer à ces choses,
courageusement. Peut-être était-ce l'enfant, cette continuation
d'elle-même, qui lui cachait désormais l'horreur de sa fin. Mais il y avait
aussi là beaucoup de l'équilibre où elle vivait, cette pensée qu'il fallait
vivre pour l'effort de vivre, et que la seule paix possible, en ce monde,
était dans la joie de cet effort accompli. Elle se répétait une parole du
docteur qui disait souvent, lorsqu'il voyait un paysan rentrer, l'air
paisible, après sa journée faite: «En voilà un que la querelle de l'au delà
n'empêchera pas de dormir.» Il voulait dire que cette querelle ne s'égare
et ne se pervertit que dans le cerveau enfiévré des oisifs. Si tous
faisaient leur tâche, tous dormiraient tranquillement. Elle-même avait
senti cette toute-puissance bienfaitrice du travail, au milieu de ses
souffrances et de ses deuils. Depuis qu'il lui avait appris l'emploi de
chacune de ses heures, depuis surtout qu'elle était mère, sans cesse
occupée de son enfant, elle ne sentait plus le frisson de l'inconnu lui
passer sur la nuque, en un petit souffle glacé. Elle écartait sans lutte
les rêveries inquiétantes; et, si une crainte la troublait encore, si une
des amertumes quotidiennes lui noyait le coeur de nausées, elle trouvait un
réconfort, une force de résistance invincible, dans cette pensée que son
enfant avait un jour de plus, ce jour-là, qu'il en aurait un autre de plus,
le lendemain, que jour à jour, page à page, son oeuvre vivante s'achevait.
Cela la reposait délicieusement de toutes les misères. Elle avait une
fonction, un but, et elle le sentait bien à sa sérénité heureuse, elle
faisait sûrement ce qu'elle était venue faire.

Cependant, à cette minute même, elle comprit que la chimérique n'était pas
morte tout entière en elle. Un léger bruit venait de voler dans le profond
silence, et elle avait levé la tête; quel était le médiateur divin qui
passait? peut-être le cher mort qu'elle pleurait et qu'elle croyait deviner
à son entour. Toujours, elle devait rester un peu l'enfant croyante
d'autrefois, curieuse du mystère, ayant le besoin instinctif de l'inconnu.
Elle avait fait la part de ce besoin, elle l'expliquait même
scientifiquement. Si loin que la science recule les bornes des
connaissances humaines, il est un point sans doute qu'elle ne franchira
pas; et c'était là, précisément, que Pascal plaçait l'unique intérêt à
vivre, dans le désir qu'on avait de savoir sans cesse davantage. Elle, dès
lors, admettait les forces ignorées où le monde baigne, un immense domaine
obscur, dix fois plus large que le domaine conquis déjà, un infini
inexploré à travers lequel l'humanité future monterait sans fin. Certes,
c'était là un champ assez vaste, pour que l'imagination pût s'y perdre. Aux
heures de songerie, elle y contentait la soif impérieuse que l'être semble
avoir de l'au delà, une nécessité d'échapper au monde visible, de contenter
l'illusion de l'absolue justice et du bonheur à venir. Ce qui lui restait
de son tourment de jadis, ses envolées dernières s'y apaisaient, puisque
l'humanité souffrante ne peut vivre sans la consolation du mensonge. Mais
tout se fondait heureusement en elle. A ce tournant d'une époque surmenée
de science, inquiète des ruines qu'elle avait faites, prise d'effroi devant
le siècle nouveau, avec l'envie affolée de ne pas aller plus loin et de se
rejeter en arrière, elle filait l'heureux équilibre, la passion du vrai
élargie par le souci de l'inconnu. Si les savants sectaires fermaient
l'horizon pour s'en tenir strictement aux phénomènes, il lui était permis,
à elle, bonne créature simple, de faire la part de ce qu'elle ne savait
pas, de ce qu'elle ne saurait jamais. Et, si le credo de Pascal était la
conclusion logique de toute l'oeuvre, l'éternelle question de l'au delà
qu'elle continuait quand même à poser au ciel, rouvrait la porte de
l'infini, devant l'humanité en marche. Puisque toujours il faudra
apprendre, en se résignant à ne jamais tout connaître, n'était-ce pas
vouloir le mouvement, la vie elle-même, que de réserver le mystère, un
éternel doute et un éternel espoir?

Un nouveau bruit, une aile qui passa, l'effleurement d'un baiser sur ses
cheveux, la fit sourire cette fois. Il était sûrement là. Et tout en elle
aboutissait à une tendresse immense, venue de partout, noyant son être.
Comme il était bon et gai, et quel amour des autres lui donnait sa passion
de la vie! Lui-même peut-être n'était qu'un rêveur, car il avait fait le
plus beau des rêves, cette croyance finale à un monde supérieur, quand la
science aurait investi l'homme d'un pouvoir incalculable: tout accepter,
tout employer au bonheur, tout savoir et tout prévoir, réduire la nature à
n'être qu'une servante, vivre dans la tranquillité de l'intelligence
satisfaite! En attendant, le travail voulu et réglé suffisait à la bonne
santé de tous. Peut-être la souffrance serait-elle utilisée un jour. Et, en
face du labeur énorme, devant cette somme des vivants, des méchants et des
bons, admirables quand même de courage et de besogne, elle ne voyait plus
qu'une humanité fraternelle, elle n'avait plus qu'une indulgence sans
bornes, une infinie pitié et une charité ardente. L'amour, comme le soleil,
baigne la terre, et la bonté est le grand fleuve où boivent tous les
coeurs.

Clotilde, depuis deux heures bientôt, tirait son aiguille, du même
mouvement régulier, pendant que sa rêverie s'égarait. Mais les cordons des
petites brassières étaient recousus, elle avait aussi marqué des couches
neuves, achetées la veille. Et elle se leva, ayant fini sa couture, voulant
ranger ce linge. Au dehors, le soleil baissait, les flèches d'or
n'entraient plus que très minces et obliques, par les fentes. Elle voyait à
peine clair, elle dut aller ouvrir un volet; puis, elle s'oublia un
instant, devant le vaste horizon, brusquement déroulé. La grosse chaleur
tombait, un vent léger soufflait dans l'admirable ciel, d'un bleu sans
tache. A gauche, on distinguait jusqu'aux moindres touffes de pins, parmi
les écroulements sanglants des rochers de la Seille; tandis que, vers la
droite, après les coteaux de Sainte-Marthe, la vallée de la Viorne
s'étalait à l'infini, dans le poudroiement d'or du couchant. Elle regarda
un instant la lourde Saint-Saturnin, toute en or elle aussi, dominant la
ville rose; et elle se retirait, lorsqu'un spectacle la ramena, la retint,
accoudée, longtemps encore.

C'était, au delà de la ligne du chemin de fer, un grouillement de foule,
qui se pressait dans l'ancien Jeu de Mail. Clotilde se rappela aussitôt la
cérémonie, et elle comprit que sa grand'mère Félicité allait poser la
première pierre de l'Asile Rougon, le monument victorieux, destiné à porter
la gloire de la famille aux âges futurs. Des préparatifs énormes étaient
faits depuis huit jours, on parlait d'une auge et d'une truelle en argent,
dont la vieille dame devait se servir en personne, ayant tenu à figurer, à
triompher, avec ses quatre-vingt-deux ans. Ce qui la gonflait d'un orgueil
royal, c'était qu'elle achevait la conquête de Plassans pour la troisième
fois, en cette circonstance; car elle forçait la ville entière, les trois
quartiers à se ranger autour d'elle, à lui faire escorte et à l'acclamer,
comme une bienfaitrice. Il devait y avoir, en effet, des dames
patronnesses, choisies parmi les plus nobles du quartier Saint-Marc, une
délégation des sociétés ouvrières du vieux quartier, enfin les habitants
les mieux connus de la ville neuve, des avocats, des notaires, des
médecins, sans compter le petit peuple, un flot de gens endimanchés, se
ruant là, ainsi qu'à une fête. Et, au milieu de ce triomphe suprême, elle
était peut-être plus orgueilleuse encore, elle, une des reines du second
empire, la veuve qui portait si dignement le deuil du régime déchu, d'avoir
vaincu la jeune république, en l'obligeant, dans la personne du
sous-préfet, à la venir saluer et remercier. Il n'avait d'abord été
question que d'un discours du maire; mais il était certain, depuis la
veille, que le sous-préfet, lui aussi, parlerait. De si loin, Clotilde ne
distinguait qu'un tumulte de redingotes noires et de toilettes claires,
sous l'éclatant soleil. Puis, il y eut un bruit perdu de musique, la
musique des amateurs de la ville, dont le vent, par instants, lui apportait
les sonorités de cuivre.

Elle quitta la fenêtre, elle vint ouvrir la grande armoire de chêne, pour y
serrer son travail, resté sur la table. C'était dans cette armoire, si
pleine autrefois des manuscrits du docteur, et vide aujourd'hui, qu'elle
avait rangé la layette de l'enfant. Elle semblait sans fond, immense,
béante; et, sur les planches nues et vastes, il n'y avait plus que les
langes délicats, les petites brassières, les petits bonnets, les petits
chaussons, les tas de couches, toute cette lingerie fine, cette plume
légère d'oiseau encore au nid. Où tant d'idées avaient dormi en tas, où
s'était accumulé pendant trente années l'obstiné labeur d'un homme, dans un
débordement de paperasses, il ne restait que le lin d'un petit être, à
peine des vêtements, les premiers linges qui le protégeaient pour une
heure, et dont il ne pourrait bientôt plus se servir. L'immensité de
l'antique armoire en paraissait égayée et toute rafraîchie.

Lorsque Clotilde eut rangé sur une planche les couches et les brassières,
elle aperçut, dans une grande enveloppe, les débris des dossiers qu'elle
avait remis là, après les avoir sauvés du feu. Et elle se souvint d'une
prière que le docteur Ramond était venu lui adresser la veille encore:
celle de regarder si, parmi ces débris, il ne restait aucun fragment de
quelque importance, ayant un intérêt scientifique. Il était désespéré de la
perte des manuscrits inestimables que lui avait légués le maître. Tout de
suite après la mort, il s'était bien efforcé de rédiger l'entretien suprême
qu'il avait eu, cet ensemble de vastes théories exposées par le moribond
avec une sérénité si héroïque; mais il ne retrouvait que des résumés
sommaires, il lui aurait fallu les études complètes, les observations
faites au jour le jour, les résultats acquis et les lois formulées. La
perte demeurait irréparable, c'était une besogne à recommencer, et il se
lamentait de n'avoir que des indications, il disait qu'il y aurait là, pour
la science, un retard de vingt ans au moins, avant qu'on reprît et qu'on
utilisât les idées du pionnier solitaire, dont une catastrophe sauvage et
imbécile avait détruit les travaux.

L'Arbre généalogique, le seul document intact, était joint à l'enveloppe,
et Clotilde apporta le tout sur la table, près du berceau. Quand elle eut
sorti les débris un à un, elle constata, ce dont elle était déjà à peu près
certaine, que pas une page entière de manuscrit ne restait, pas une note
complète ayant un sens. Il n'existait que des fragments, des bouts de
papier à demi brûlés et noircis, sans lien, sans suite. Mais, pour elle, à
mesure qu'elle les examinait, un intérêt se levait de ces phrases
incomplètes, de ces mots à moitié mangés par le feu, où tout autre n'aurait
rien compris. Elle se souvenait de la nuit d'orage, les phrases se
complétaient, un commencement de mot évoquait les personnages, les
histoires. Ce fut ainsi que le nom de Maxime tomba sous ses yeux; et elle
revit l'existence de ce frère qui lui était resté étranger, dont la mort,
deux mois plus tôt, l'avait laissée presque indifférente. Ensuite, une
ligne tronquée contenant le nom de son père, lui causa un malaise; car elle
croyait savoir que celui-ci avait mis dans sa poche la fortune et l'hôtel
de son fils, grâce à la nièce de son coiffeur, cette Rose si candide, payée
d'un tant pour cent généreux. Puis, elle rencontra encore d'autres noms,
celui de son oncle Eugène, l'ancien vice-empereur, ensommeillé à cette
heure, celui de son cousin Serge, le curé de Saint-Eutrope, qu'on lui avait
dit phtisique et mourant, la veille. Et chaque débris s'animait, la famille
exécrable et fraternelle renaissait de ces miettes, de ces cendres noires
où ne couraient plus que des syllabes incohérentes.

Alors, Clotilde eut la curiosité de déplier et d'étaler sur la table
l'Arbre généalogique. Une émotion l'avait gagnée, elle était tout attendrie
par ces reliques; et, lorsqu'elle relut les notes ajoutées au crayon par
Pascal, quelques minutes avant d'expirer, des larmes lui vinrent aux yeux.
Avec quelle bravoure il avait inscrit la date de sa mort! et comme on
sentait son regret désespéré de la vie, dans les mots tremblés annonçant la
naissance de l'enfant! L'Arbre montait, ramifiait ses branches,
épanouissait ses feuilles, et elle s'oubliait longuement à le contempler, à
se dire que toute l'oeuvre du maître était là, toute cette végétation
classée et documentée de leur famille. Elle entendait les paroles dont il
commentait chaque cas héréditaire, elle se rappelait ses leçons. Mais les
enfants surtout l'intéressaient. Le confrère auquel le docteur avait écrit
à Nouméa, pour obtenir des renseignements sur l'enfant né d'un mariage
d'Étienne, au bagne, s'était décidé à répondre; seulement, il ne disait que
le sexe, une fille, et qui paraissait bien portante. Octave Mouret avait
failli perdre la sienne, très frêle, tandis que son petit garçon continuait
à être superbe. D'ailleurs, le coin de belle santé vigoureuse, de fécondité
extraordinaire, était toujours à Valqueyras, dans la maison de Jean, dont
la femme, en trois années, avait eu deux enfants, et était grosse d'un
troisième. La nichée poussait gaillardement au grand soleil, en pleine
terre grasse, pendant que le père labourait, et que la mère, au logis,
faisait bravement la soupe et torchait les mioches. Il y avait là assez de
sève nouvelle et de travail, pour refaire un monde. Clotilde, à ce moment,
crut entendre le cri de Pascal: «Ah! notre famille, que va-t-elle devenir,
à quel être aboutira-t-elle enfin?» Et elle-même retombait à une rêverie,
devant l'Arbre prolongeant dans l'avenir ses derniers rameaux. Qui savait
d'où naîtrait la branche saine? Peut-être le sage, le puissant attendu
germerait-il là.

Un léger cri tira Clotilde de ses réflexions. La mousseline du berceau
semblait s'animer d'un souffle, c'était l'enfant qui, réveillé, appelait et
s'agitait. Tout de suite, elle le reprit, l'éleva gaiement en l'air, pour
qu'il baignât dans la lumière dorée du couchant. Mais il n'était point
sensible à cette fin d'un beau jour; ses petits yeux vagues se détournaient
du vaste ciel, pendant qu'il ouvrait tout grand son bec rose d'oiseau sans
cesse affamé. Et il pleurait si fort, il avait un réveil si goulu, qu'elle
se décida à lui redonner le sein. Du reste, c'était son heure, il y avait
trois heures qu'il n'avait tété.

Clotilde revint s'asseoir, près de la table. Elle l'avait posé sur ses
genoux, où il n'était guère sage, criant plus fort, s'impatientant; et elle
le regardait avec un sourire, tandis qu'elle dégrafait sa robe. La gorge
apparut, la gorge menue et ronde, que le lait avait gonflée à peine. Une
légère auréole de bistre avait seulement fleuri le bout du sein, dans la
blancheur délicate de cette nudité de femme, divinement élancée et jeune.
Déjà, l'enfant sentait, se soulevait, tâtonnait des lèvres. Quand elle lui
eut posé la bouche, il eut un petit grondement de satisfaction, il se rua
tout en elle, avec le bel appétit vorace d'un monsieur qui voulait vivre.
Il tétait à pleine gencives, avidement. D'abord, de sa petite main libre,
il avait saisi le sein à poignée, comme pour le marquer de sa possession,
le défendre et le garder. Puis, dans la joie du ruissellement tiède dont il
avait plein la gorge, il s'était mis à lever son petit bras en l'air, tout
droit, ainsi qu'un drapeau. Et Clotilde gardait son inconscient sourire, à
le voir, si vigoureux, se nourrir d'elle. Les premières semaines, elle
avait beaucoup souffert d'une crevasse; maintenant encore, le sein restait
sensible; mais elle souriait quand même, de cet air paisible des mères
heureuses de donner leur lait, comme elles donneraient leur sang.

Quand elle avait dégrafé son corsage, et que sa gorge, sa nudité de mère
s'était montrée, un autre mystère d'elle, un de ses secrets les plus cachés
et les plus délicieux, était apparu: le fin collier aux sept perles, les
les étoiles laiteuses que le maître avait mises à son cou, un jour de
misère, dans sa folie passionnée du don. Depuis qu'il était là, personne ne
l'avait plus revu. Il faisait comme partie de sa pudeur, il était de sa
chair, si simple, si enfantin. Et, tout le temps que l'enfant tétait, elle
seule le revoyait, attendrie, revivant le souvenir des baisers dont il
semblait avoir gardé l'odeur tiède.

Une bouffée de musique, au loin, étonna Clotilde. Elle tourna la tête,
regarda vers la campagne, toute blonde et dorée par le soleil oblique. Ah!
oui, cette cérémonie, cette pierre que l'on posait, là-bas! Et elle ramena
les yeux sur l'enfant, elle s'absorba de nouveau dans le plaisir de lui
voir un si bel appétit. Elle avait attiré un petit banc pour relever l'un
de ses genoux, elle s'était appuyée d'une épaule contre la table, à côté de
l'Arbre et des fragments noircis des dossiers. Sa pensée flottait, allait à
une douceur divine, tandis qu'elle sentait le meilleur d'elle-même, ce lait
pur, couler à petit bruit, faire de plus en plus sien le cher être sorti de
son flanc. L'enfant était venu, le rédempteur peut-être. Les cloches
avaient sonné, les rois mages s'étaient mis en route, suivis des
populations, de toute la nature en fête, souriant au petit dans ses langes.
Elle, la mère, pendant qu'il buvait sa vie, rêvait déjà d'avenir. Que
serait-il, quand elle l'aurait fait grand et fort, en se donnant toute? Un
savant qui enseignerait au monde un peu de la vérité éternelle, un
capitaine qui apporterait de la gloire à son pays, ou mieux encore un de
ces pasteurs de peuple qui apaisent les passions et font régner la justice?
Elle le voyait très beau, très bon, très puissant. Et c'était le rêve de
toutes les mères, la certitude d'être accouchée du messie attendu; et il y
avait là, dans cet espoir, dans cette croyance obstinée de chaque mère au
triomphe certain de son enfant, l'espoir même qui fait la vie, la croyance
qui donne à l'humanité la force sans cesse renaissante de vivre encore.

Quel serait-il, l'enfant? Elle le regardait, elle tâchait de lui trouver
des ressemblances. De son père, certes, il avait le front et les yeux,
quelque chose de haut et de solide dans la carrure de la tête. Elle-même se
reconnaissait en lui, avec sa bouche fine et son menton délicat. Puis,
sourdement inquiète, c'étaient les autres qu'elle cherchait, les terribles
ascendants, tous ceux qui étaient là, inscrits sur l'Arbre, déroulant la
poussée des feuilles héréditaires. Était-ce donc à celui-ci, à celui-là, ou
à cet autre encore, qu'il ressemblerait? Et elle se calmait pourtant, elle
ne pouvait pas ne pas espérer, tellement son coeur était gonflé de
l'éternelle espérance. La foi en la vie que le maître avait enracinée en
elle, la tenait brave, debout, inébranlable. Qu'importaient les misères,
les souffrances, les abominations! la santé était dans l'universel travail,
dans la puissance qui féconde et qui enfante. L'oeuvre était bonne, quand
il y avait l'enfant, au bout de l'amour. Dès lors, l'espoir se rouvrait,
malgré les plaies étalées, le noir tableau des hontes humaines. C'était la
vie perpétuée, tentée encore, la vie qu'on ne se lasse pas de croire bonne,
puisqu'on la vit avec tant d'acharnement, au milieu de l'injustice et de la
douleur.

Clotilde avait eu un regard involontaire sur l'Arbre des ancêtres, déployé
près d'elle. Oui! la menace était là, tant de crimes, tant de boue, parmi
tant de larmes et tant de bonté souffrante! Un si extraordinaire mélange de
l'excellent et du pire, une humanité en raccourci, avec toutes ses tares et
toutes ses luttes! C'était à se demander si, d'un coup de foudre, il
n'aurait pas mieux valu balayer, cette fourmilière gâtée et misérable. Et,
après tant de Rougon terribles, après tant de Macquart abominables, il en
naissait encore un, la vie ne craignait pas d'en créer un de plus, dans le
défi brave de son éternité. Elle poursuivait son oeuvre, se propageait
selon ses lois, indifférente aux hypothèses, en marche pour son labeur
infini. Au risque de faire des monstres, il fallait bien qu'elle créât,
puisque, malgré les malades et les fous qu'elle crée, elle ne se lasse pas
de créer, avec l'espoir sans doute que les bien portants et les anges
viendront un jour. La vie, la vie qui coule en torrent, qui continue et
recommence, vers l'achèvement ignoré! la vie où nous baignons, la vie aux
courants infinis et contraires, toujours mouvante et immense, comme une mer
sans bornes!

Un élan de ferveur maternelle monta du coeur de Clotilde, heureuse de
sentir la petite bouche vorace la boire sans fin. C'était une prière, une
invocation. A l'enfant inconnu, comme au dieu inconnu! A l'enfant qui
allait être demain, au génie qui naissait peut-être, au messie que le
prochain siècle attendait, qui tirerait les peuples de leur doute et de
leur souffrance! Puisque la nation était à refaire, celui-ci ne venait-il
pas pour cette besogne? Il reprendrait l'expérience, relèverait les murs,
rendrait une certitude aux hommes tâtonnants, bâtirait la cité de justice,
où l'unique loi du travail assurerait le bonheur. Dans les temps troublés,
on doit attendre les prophètes. A moins qu'il ne fût l'Antéchrist, le démon
dévastateur, la bête annoncée qui purgerait la terre de l'impureté devenue
trop vaste. Et la vie continuerait malgré tout, il faudrait seulement
patienter des milliers d'années encore, avant que paraisse l'autre enfant
inconnu, le bienfaiteur.

Mais l'enfant avait épuisé le sein droit; et, comme il se fâchait, Clotilde
le retourna, lui donna le sein gauche. Puis, elle se remit à sourire, sous
la caresse des petites gencives gloutonnes. Quand même, elle était
l'espérance. Une mère qui allaite, n'est-ce pas l'image du monde continué
et sauvé? Elle s'était penchée, elle avait rencontré ses yeux limpides, qui
s'ouvraient ravis, désireux de la lumière. Que disait-il, le petit être,
pour qu'elle sentît battre son coeur, sous le sein qu'il épuisait? Quelle
bonne parole annonçait-il, avec la légère succion de sa bouche? A quelle
cause donnerait-il son sang, lorsqu'il serait un homme, fort de tout ce
lait qu'il aurait bu? Peut-être ne disait-il rien, peut-être mentait-il
déjà, et elle était si heureuse pourtant, si pleine d'une absolue confiance
en lui!

De nouveau, les cuivres lointains éclatèrent en fanfares. Ce devait être
l'apothéose, la minute où la grand'mère Félicité, avec sa truelle d'argent,
posait la première pierre du monument élevé à la gloire des Rougon. Le
grand ciel bleu, que réjouissaient les gaietés du dimanche, était en fête.
Et, dans le tiède silence, dans la paix solitaire de la salle de travail,
Clotilde souriait à l'enfant, qui tétait toujours, son petit bras en l'air,
tout droit, dressé comme un drapeau d'appel à la vie.


FIN



  ARBRE GÉNÉALOGIQUE DES ROUGON-MACQUART

                               +---------------------------+
                               |    Charles Rougon, dit    |
                               |         Saccard:          |
                               |                           |
                               |  né en 1857; meurt d'une  |
                               |hémorragie nasale, en 1873 |
                               |[Hérédité en retour sautant|
                               |    trois générations.     |     +---------------------------+
                               |  Ressemblance morale et   |     |     L'Enfant inconnu:     |
                               |physique d'Adélaïde Fouque.|     |                           |
                               |  Dernière expression de   |     |     à naître en 1874.     |
                               | l'épuisement d'une race]. |     |      Quel sera-t-il?      |
                               +---------------------------+     +---------------------------+                                                                                                                                                                                                                                                                                            +---------------------------+
                                            #####                            ####                                                                                                                                                                                                                                                                                                         |Louis Coupeau, dit Louiset:|
                               +---------------------------+                 ####                                                                                                                                                                                                                                                                                                         |                           |
                               |Maxime Rougon, dit Saccard:|                 ####                                                                                                                                                                                                           +---------------------------+                                                                 |né en 1867; meurt en 1870, |
                               |                           |                 ####                                                                                                                                                                                                           |  Jacques-Louis Lantier:   |                                                                 |    de la petite vérole    |
                               | né en 1840; a un fils, en |     +---------------------------+                                                                                                                                                                                              | né en 1860, hydrocéphale, |                                                                 |   [Election de la mère,   |
                               |   1857, d'une servante,   |     |   Clotilde Rougon, dite   |                                                                                                                                                                                              |  meurt en 1869 [Election  |                                                                 |ressemblance physique de la|
                               |Justine Mégot, chlorotique,|     |         Saccard:          |                                                                                                                                                                                              |  du père. Ressemblance    |                                                                 |          mère].           |
                               |fille d'alcoolique; épouse,|     |                           |                                                                                                                                                                                              |   physique du père].      |                                                                 +---------------------------+
                               |en 1863, Louise de Mareuil,|     |née en 1847; a, en 1874, de|                                                                                                                                                                                              +---------------------------+                                                                             ####
                               |qu'il perd la même année et|     | son oncle Pascal, un fils |                                                                                                                                                                                                          ###                                                                                           ####
                               |dont il n'a pas d'enfants' |     |   [Election de la mère.   |                                                                                                                                                                                                          ###                                                                               +---------------------------+
                               | meurt ataxique, en 1873.  |     |  Hérédité en retour avec  |                                                                                                                                                                                              +---------------------------+                                                                 | Anna Coupeau, dite Nana:  |
                               |  [Mélange dissémination.  |     |  prédominance morale et   |  +---------------------------+                                                                                                                                                               |     Claude Lantier:       |                                                                 |                           |
                               |Prédominance morale du père|     |physique de son grand-père |  |Victor Rougon, dit Saccard:|                                                                                                                                                               |                           |                                                                 |   née en 1852, a, d'un    |
                               |et ressemblance physique de|     |  maternel, le commandant  |  |   né en 1853. [Mélange    |  +---------------------------+                                                                                                                                |né en 1842; épouse,en 1865,|                                                                 | cousin, un enfant, Louis, |
                               |la mère]. Oisif, mangeur de|     | Sicardot]. Vit encore, à  |  |   soudure. Ressemblance   |  |      Octave Mouret:       |                                                                                                                                |Christine Hallegrain, dont |                                                                 |  en 1867, et le perd en   |
                               |     fortunes faites.      |     |         Plassans.         |  |physique du père]. Disparu.|  |                           |                                                                                                                                |le père était paraplégique,|                                                                 |1870; meurt elle-même de la|
                               +---------------------------+     +---------------------------+  +---------------------------+  |  né en 1840; épouse, en   |                                                                                                                                |maîtresse avec laquelle il |                                  +---------------------------+  |  petite vérole, quelques  |
                                              #####                          ####                      #####                   |1865, Madame Hédouin, qu'il|                                                                 +---------------------------+                                  |vit depuis six ans et dont |  +---------------------------+   |     Étienne Lantier:      |  | jours plus tard. [Mélange |
                                                #####                        ####                   #####                      |  perd la même année; se   |                                                                 |     Jeanne Grandjean:     |                                  |il a un fils Jacques, âgé  |  |     Jacques Lantier:      |   |                           |  |   soudure. Prédominance   |
                                                   #####                     ####               #####                          |   remarie en 1869, avec   |                                                                 |                           |                                  |de cinq ans; perd ce fils, |  |                           |   |   né en 1846. [Mélange    |  |      morale du père.      |
                                                      #####                  ####            #####                             |  Denise Baudu, saine et   |  +---------------------------+                                  |née en 1842; meurt en 1855,|                                  |en 1869, et lui-même se    |  |né en 1844, meurt en 1870, |   |dissémination. Ressemblance|  |Ressemblance physique, par |
                                                         #####               ####         ##### +---------------------------+  |équilibrée, dont il a deux |  |       Serge Mouret:       |                                  |  à la suite d'accidents   |                                  |pend, en 1870 [Mélange     |  |d'accident. [Election de la|   | physique de la mère, puis |  |influence, avec le premier |
                                                            #######          ####      #####    |     Angélique Rougon:     |  | enfants, une fille et un  |  |                           |                                  |   nerveux. [Hérédité en   |                                  |fusion. Prédominance morale|  |mère. Ressemblance physique|   |   du père]. Mineur. Vit   |  |amant de sa mère, Lantier. |
                                                               # +---------------------------+  |                           |  |garçon, trop jeunes encore |  |    né en 1841 [Mélange    |  +---------------------------+   |   retour, sautant deux    |                                  |et ressemblance p hysique  |  |   du père. Hérédité de    |   |encore, à Nouméa, déporté. |  |Hérédité de l'alcoolisme se|
                                                                 |   Aristide Rougon, dit    |  |  née en 1851; épouse, en  |  |    pour être classés.     |  |dissémination. Ressemblance|  |      Désirée Mouret:      |   | générations. Ressemblance |  +---------------------------+   |de la mère. Hérédité d'une |  |l'alcoolisme se tournant en|   |Marié là-bas, dit-on, et a |  |  tournant en perversion   |
                                                                 |         Saccard:          |  |     1869, Félicien de     |  |    [Election du père.     |  | morale et physique de la  |  |                           |   |    physique et morale     |  |      Pauline Quenu:       |   |névrose se tournant en     |  |  folie homicide. Etat de  |   |  des enfants, peu-être,   |  |morale et physique. Etat de|
                                                                 |                           |  |  Hautecoeur, et meurt le  |  | Ressemblance physique de  |  |   mère. Cerveau du père   |  |née en 1844 [Election de la|   |    d'Adélaïde Fouque].    |  |                           |   |génie]. Peintre.           |  |    crime]. Mécanicien.    |   |  qu'on ne peut classer.   |  |          vice].           |
                                                                 |  né en 1815; épouse, en   |  |même jour, d'un mal qui n'a|  | son oncle Eugène Rougon;  |  |  troublé par l'influence  |  |mère. Ressemblance physique|   +---------------------------+  | née en 1852; ne s'est pas |   +---------------------------+  +---------------------------+   +---------------------------+  +---------------------------+
                                                                 |  1836, Angèle Sicardot,   |  |pu être constaté. [Innéité.|  |   hérédité indirecte].    |  |    morbide de la mère.    |  |de la mère. Hérédité d'une |              ####                |mariée. [Mélange équilibre.|                        ######                ######              ######                       #######
                                                                 |  calme et rêveuse, fille  |  |Aucune ressemblance avec la|  |Fondateur et directeur des |  | Hérédité d'une névrose se |  |  névrose se tournant en   |              ####                | Ressemblance physique et  |                           ######              #####             #####                    ######
                                                                 | d'un Commandant; en a un  |  |mère et son ascendance. Du |  |grands magasins Au Bonheur |  | tournant en mysticisme].  |  |imbécillité]. Vit encore à |              ####                |  morale du père et de la  |                              ######            #####           #####                 ######
                                                                 |fils en 1840, et une fille |  |côté du père, les documents|  |  des Dames. Vit encore à  |  |Prêtre. Vit encore, curé de|  |   St.-Eutrope, avec son   |   +---------------------------+  | mère. Etat d'honnêteté].  |                                 ######          #####         #####              ######
                                                                 | en 1847, et perd sa femme |  |       font défaut].       |  |          Paris.           |  |       St.-Eutrope.        |  |          frère.           |   |      Hélène Mouret:       |  | Vit encore, à Bonneville. |                                    ######        ####       #####           ######
                                                                 | en 1854; a eu en 1853 un  |  +---------------------------+  +---------------------------+  +---------------------------+  +---------------------------+   |                           |  +---------------------------+                                      #####       ####     #####        ######
                                                                 |   fils adultérin d'une    |              ######                               #####                   ######                    #####                     |  née en 1824; épouse, en  |                       ######                                         #####      ####     ####      #####
                                                                 |     ouvrière, Rosalie     |  +---------------------------+                      ####                   ####                    ####                       |1841, Grandjean, chétif et |                          ######                                       #####     ####     ####    #####
                                                                 |Chavaille, qui comptait des|  |      Sidonie Rougon:      |                        ####                 ####                  ####                         | prédisposé à la phthisie; |                             ######                                     +---------------------------+                +---------------------------+
                                  +---------------------------+  |    phthisiques et des     |  |                           |  +---------------------------+              ####               +---------------------------+   |  en a une fille en 1843;  |                                ######                                  |    Gervaise Macquart:     |                |      Jean Macquart:       |
                                  |      Pascal Rougon:       |  |   épileptiques dans son   |  |  née en 1818; épouse, en  |  |      Marthe Rougon:       |##            ####             ##|     François Mouret:      |   |    perd so mari d'une     |                                   ######                               |                           |                |                           |
  +---------------------------+   |                           |  |ascendance; se remarie, en |  | 1838, un clerc d'avoué de |  |                           |####          ####           ####|                           |   |  bronchite, en 1853, se   |                                  +---------------------------+         |   née en 1828; a trois    |                |né en 1831; épouse, en     |
  |      Eugène Rougon:       |   |né en 1813; célibataire; a |  |1855, avec Renée Béraud Du |  |  Plassans qu'elle perd à  |  |  née en 1820; épouse, en  |  #####      ######       #####  |  né en 1817; épouse, en   |   | remarie, en 1857, avec M. |                                  |      Lisa Macquart:       |         |    garçons d'un amant,    |                |1867, Françoise Mouche,    |
  |                           |   | un enfant posthume de sa  |  |  Châtel, qui meurt sans   |  |  Paris, en 1850; a d'un   |  | 1840, son cousin François |    #########################    |  1840, sa cousine Marthe  |   |Rambaud, dont elle n'a pas |                                  |                           |         |Lantier, dont l'ascendance |                |qu'il perd en 1870, sans   |
  |  né en 1811; épouse, en   |   | nièce Clotilde Rougon, en |  |enfants, en 1864. [Mélange |  |   inconnu, en 1851, une   |  | Mouret, dont elle a trois |     #######################     |  Rougon, dont il a trois  |   |    d'enfants [Innéité.    |                                  |  née en 1827; épouse, en  |         | compte des paralytiques,  |                |en avoir eu d'enfants; se  |
  |  1857, Véronique Beulin   |   | 1874; meurt d'une maladie |  |   soudure. Prédominance   |  |  fille, qu'elle met aux   |  |  enfants; meurt en 1864,  |    #########################    |  enfants; meurt fou, en   |   |     Combinaison où se     |  +---------------------------+   |   1852, Quenu, sain et    |         |qui l'emmène à Paris et l'y|                |remarie, en 1871, avec     |
  |  d'Orchères, dont il n'a  |   |  de coeur, le 7 novembre  |  |     morale du père et     |  |Enfants Assistés. [Election|  |  dans une crise nerveuse  |######                     ######|  1864, dans un incendie   |   | confondent les caractères |  |      Silvère Mouret:      |   | pondéré, dont elle a une  |         |abandonne; épouse, en 1852,|                |Mélanie Vial, paysanne     |
  |  pas d'enfants [Mélange   |   |1873 [Innéité. Combinaison |  |ressemblance physique de la|  |   du père. Ressemblance   |  |[Hérédité en retour sautant|####                         ####| allumé par lui. [Election |   |  physiques et moraux des  |  |                           |   | fille dans l'année; meurt |         |  un ouvrier, Coupeau, de  |                |forte et saine, dont il a  |
  |   fusion. Prédominance    |   |   où se confondent les    |  |mère. Ambition de la mère, |  |   physique de la mère].   |  |une génération. Hystérique.|##                             ##|   du père. Ressemblance   |   |  parents, sans que rien   |  |né en 1834; meurt, en 1851,|   |six mois avant son mari, en|         | famille alcoolique, dont  |                |un garçon, et qui est      |
  |  morale, ambition de la   |   |  caractères physiques et  |  | gâtée par les appétits du |  | Courtière entremetteuse,  |  |  Ressemblance morale et   |#                               #|   physique de la mère.    |   | d'eux semble se retrouver |  |la tête cassée d'un coup de|   | 1863, d'une décomposition |         |elle a une fille; meurt de |                |grosse de nouveau.         |
  |    mère, ressemblance     |   | moraux des parents, sans  |  | père]. Employé puis grand |  |tous les métiers, puis très|  |physique d'Adélaïde Fouque.|                                 |  François et Marthe, les  |   | dans le nouvel être]. Vit |  | pistolet, par un gendarme |   |  du sang [Election de la  |         |misère et d'ivrognerie, en |                |[Innéité. Combinaison où se|
  |  physiqu du père]. Homme  |   | que rien d'eux semble se  |  | brasseur d'affaires. Vit  |  |   austère. Vit encore à   |  |  Marthe et François, les  |                                 |      deux époux, se       |   |   encore, à Marseille,    |  |   [Election de la mère.   |   |mère. Ressemblance physique|         |  1869 [Election du père.  |                |confondent les caractères  |
  | politique, ministre. Vit  |   | retrouver dans le nouvel  |  | encore à Paris, directeur |  |   Paris, trésorière de    |  |      deux époux, se       |                                 | ressemblent]. Marchand de |   |  retirée avec son second  |  |Innéité de la ressemblance |   | de la mère]. Charcutière, |         |  Conçue dans l'ivresse.   |                |physiques et moraux des    |
  |  encore à Paris, député.  |   |      être]. Médecin.      |  |       d'un journal.       |  |  l'Oeuvre du Sacrement.   |  |       ressemblent].       |                                 |vin en gros; puis rentier. |   |           mari.           |  |        physique].         |   |grand boutique aux Halles. |         | Boiteuse]. Blanchisseuse. |                |parents, sans que rien     |
  +---------------------------+   +---------------------------+  +---------------------------+  +---------------------------+  +---------------------------+                                 +---------------------------+   +---------------------------+  +---------------------------+   +---------------------------+         +---------------------------+                |d'eux semble se retrouver  |
                    #######                         ######                  ######                 ######                   ##########                                                                     ######                       ######                         ######                               ######                          ######                             |dans le nouvel être].      |
                       ########                        ######               ######              ######                 #########                                                                              ######                    ######                      ######                                     ######                       ######                             |Paysan, soldat, puis       |
                           ########                       ########          ######          ######                 ########                                                                                      ######                 ######                   ######                                           ######                    ######                             |paysan. Vit encore, à      |
                              #######                        ####+---------------------------+#                #######                                                                                              ######              ######                ######                                                 ######       +---------------------------+                |Valqueyras.                |
                                  #######                        |      Pierre Rougon:       |             ######                                                                                                      ######           ######             ######                                                       ######    |     Antoine Macquart:     |               #+---------------------------+
                                     #######                     |                           |          ######                                                                                                            ######        ######          ######                                                             #######|                           |            ########
                                        ########                 | né en 1787; se marie, en  |      #######                                                                                                                  ######     ######       ######                                                                    ###|  né en 1789; soldait en   |        #######
                                            ########             |  1810, à Félicité Puech,  |   ######                                                                                                                      +---------------------------+                                                                       #| 1809; se marie, en 1829,  |     ######
                                                #########        |intelligente, active, bien |######                                                                                                                         |     Ursule Macquart:      |                                                                        | avec Joséphine Gavaudan,  | ######
                                                     #########   |    portante; en a cinq    |                                                                                                                               |                           |                                                                        |   marchande à la Halle,   |#####
                                                         ########|enfants; meurt en 1870, au |                                                                                                                               |  née en 1791; épouse, en  |                                                                        | vigoureuse, travailleuse, |##
                                                            #####| lendemain de Sedan, d'une |                                                                                                                               |1810, un ouvrier chapelier,|                                                                        |  mais intempérante; en a  |#
                                                               ##|   congestion cérébrale,   |                                                                                                                               |  Mouret, bien portant et  |                                                                        | trois enfants; la perd en |
                                                                 |    déterminée par une     |                                                                                                                               |    pondéré; en a trois    |                                                                        |   1851; meurt en 1873,    |
                                                                 |   indigestion [Mélange    |                                                                                                                               | enfants; meurt phthisique |                                                                        | alcoolique, de combustion |
                                                                 | équilibré. Moyenne morale |                                                                                                                               | en 1840 [Mélange soudure. |                                                                        |spontanée [Mélange fusion. |
                                                                 |et ressemblance physique du|                                                                                                                               |  Prédominance morale et   |                                                                        |  Prédominance morale et   |
                                                                 |   père et de la mère].    |                                                                                                                               |ressemblance physique de la|                                                                        | ressemblance physique du  |
                                                                 |   Marchand d'huile puis   |                                                                                                                               |          mère].           |                                                                        |    père]. Soldat, puis    |
                                                                 |   receveur particulier.   |                                                                                                                               +---------------------------+                                                                        | vannier, puis rentier et  |
                                                                 +---------------------------+                                                                                                                                       #############                                                                                |         fainéant.         |
                                                                               #########                                                                                                                                             #############                                                                                          #####
                                                                                    ##############                                                                                                                                   #############                                                                                         ######
                                                                                          ##############                                                                                                                             #############                                                                                        ######
                                                                                                ###################                                                                                                          +---------------------------+                                                                              #######
                                                                                                          ########################                                                                                           |   Adelaïde Fouque, dite   |                                                                           ########
                                                                                                                        ####################                                                                                 |       "Tante Dide":       |                                                                     #############
                                                                                                                                    #########################                                                                |                           |                                                          ###################
                                                                                                                                                  ############################                                               |  Née en 1768; mariée, en  |                                           ##########################
                                                                                                                                                              ############################                                   | 1786, à Rougon, lourd et  |                               ########################
                                                                                                                                                                           ###############################                   |placide, jardinier; en a un|                    ########################
                                                                                                                                                                                               #######################       |fils en 1787; perd son mari|          ######################
                                                                                                                                                                                                         ####################|en 1788, prend, en 1789, un|###################
                                                                                                                                                                                                                  ###########|     amant, Macquart,      |###########
                                                                                                                                                                                                                       ######| déséquilibré et ivrogne,  |######
                                                                                                                                                                                                                           ##|contrebandier; en a un fils|##
                                                                                                                                                                                                                             | en 1789, et une fille en  |
                                                                                                                                                                                                                             |  1791; devient folle et   |
                                                                                                                                                                                                                             | entre à l'Asile d'aliénés |
                                                                                                                                                                                                                             | des Tulettes, en 1831; y  |
                                                                                                                                                                                                                             |  meurt d'une congestion   |
                                                                                                                                                                                                                             |cérébrale en 1873, à l'âge |
                                                                                                                                                                                                                             |    de 105 ans [Névrose    |
                                                                                                                                                                                                                             |       originelle].        |
                                                                                                                                                                                                                             +---------------------------+
                                                                                                                                                                                                                                #######################
                                                                                                                                                                                                                               #########################
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