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Title: Jeannot et Colin
Author: Voltaire
Language: French
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We thank the Bibliotheque Nationale de France that has made available
the image files at www://gallica.bnf.fr, authorizing the preparation
of the etext through OCR.

Nous remercions la Bibliothèque Nationale de France qui a mis à
dispositions les images dans www://gallica.bnf.fr, et a donné
l'authorization à les utilizer pour preparer ce texte.



			     OEUVRES

			       DE

			    VOLTAIRE.

			   TOME XXXIII

	      DE L' IMPRIMERIE DE A.  FIRMIN DIDOT,

			RUE JACOB, N° 24.



			     OEUVRES

			       DE

			    VOLTAIRE

	      PRÉFACES, AVERTISSEMENTS, NOTES, ETC.

			PAR  M. BEUCHOT.

			  TOME XXXIII.

			ROMANS.  TOME I.

			    A PARIS,

		     CHEZ LEFÈVRE, LIBRAIRE,

	 RUE DE L'ÉPERON, K° 6.  WERDET ET LEQUIEN FILS,

		     RUE DU BATTOIR, N° 2O.

			   MDCCCXXIX.



			JEANNOT ET COLIN.



Préface de l'Éditeur



Les deux contes, _Le blanc et le noir_, _Jeannot et Colin_, font
partie du volume qui parut, en 1764, sous le titre de Contes de
Guillaume Fade.

				------

Les notes sans signature, et qui sont indiquées par des lettres,
sont de Voltaire.

Les notes signées d'un K sont des éditeurs de Kehl, MM. Condorcet
et Decroix.  Il est impossible de faire rigoureusement la part de
chacun.

Les additions que j'ai faites aux notes de Voltaire ou aux notes
des éditeurs de Kehl, en sont séparées par un--, et sont, comme
mes notes, signées de l'initiale de mon nom.

                                                 BEUCHOT.

4 octobre 1829.



			JEANNOT ET COLIN.



Plusieurs personnes dignes de foi ont vu Jeannot et Colin à
l'école dans la ville d'Issoire, en Auvergne, ville fameuse dans
tout l'univers par son collège et par ses chaudrons.  Jeannot
était fils d'un marchand de mulets très renommé; Colin devait le
jour à un brave laboureur des environs, qui cultivait la terre
avec quatre mulets, et qui, après avoir payé la taille, le
taillon, les aides et gabelles, le sou pour livre, la capitation,
et les vingtièmes, ne se trouvait pas puissamment riche au bout
de l'année.

Jeannot et Colin étaient fort jolis pour des Auvergnats; ils
s'aimaient beaucoup; et ils avaient ensemble de petites
privautés, de petites familiarités, dont on se ressouvient
toujours avec agrément quand on se rencontre ensuite dans le
monde.

Le temps de leurs études était sur le point de finir, quand un
tailleur apporta à Jeannot un habit de velours à trois couleurs,
avec une veste de Lyon de fort bon goût; le tout était accompagné
d'une lettre à M. de La Jeannotière.  Colin admira l'habit, et ne
fut point jaloux; mais Jeannot prit un air de supériorité qui
affligea Colin.  Dès ce moment Jeannot n'étudia plus, se regarda
au miroir, et méprisa tout le monde.  Quelque temps après un
valet de chambre arrive en poste, et apporte une seconde lettre à
monsieur le marquis de La Jeannotière; c'était un ordre de
monsieur son père de faire venir monsieur son fils à Paris.
Jeannot monta en chaise en tendant la main à Colin avec un
sourire de protection assez noble.  Colin sentit son néant, et
pleura.  Jeannot partit dans toute la pompe de sa gloire.

Les lecteurs qui aiment à s'instruire doivent savoir que
M. Jeannot, le père, avait acquis assez rapidement des biens
immenses dans les affaires.  Vous demandez comment on fait ces
grandes fortunes?  C'est parcequ'on est heureux.  M. Jeannot
était bien fait, sa femme aussi, et elle avait encore de la
fraîcheur.  Ils allèrent à Paris pour un procès qui les ruinait,
lorsque la fortune, qui élève et qui abaisse les hommes à son
gré, les présenta à la femme d'un entrepreneur des hôpitaux des
armées, homme d'un grand talent, et qui pouvait se vanter d'avoir
tué plus de soldats en un an que le canon n'en fait périr en dix.
Jeannot plut à madame; la femme de Jeannot plut à monsieur.
Jeannot fut bientôt de part dans l'entreprise; il entra dans
d'autres affaires.  Dès qu'on est dans le fil de l'eau, il n'y a
qu'à se laisser aller; on fait sans peine une fortune immense.
Les gredins, qui du rivage vous regardent voguer à pleines
voiles, ouvrent des yeux étonnés; ils ne savent comment vous avez
pu parvenir; ils vous envient au hasard, et font contre vous des
brochures que vous ne lisez point.  C'est ce qui arriva à Jeannot
le père, qui fut bientôt M. de La Jeannotière, et qui, ayant
acheté un marquisat au bout de six mois, retira de l'école
monsieur le marquis son fils, pour le mettre à Paris dans le beau
monde.

Colin, toujours tendre, écrivit une lettre de compliments à son
ancien camarade, et lui fit ces lignes pour le congratuler.  Le
petit marquis ne lui fit point de réponse: Colin en fut malade de
douleur.

Le père et la mère donnèrent d'abord un gouverneur au jeune
marquis: ce gouverneur, qui était un homme du bel air, et qui ne
savait rien, ne put rien enseigner à son pupille.  Monsieur
voulait que son fils apprît le latin, madame ne le voulait pas.
Ils prirent pour arbitre un auteur qui était célèbre alors par
des ouvrages agréables.  Il fut prié à dîner.  Le maître de la
maison commença par lui dire: Monsieur, comme vous savez le
latin, et que vous êtes un homme de la cour....  Moi, monsieur,
du latin!  je n'en sais pas un mot, répondit le bel esprit, et
bien m'en a pris: il est clair qu'on parle beaucoup mieux sa
langue quand on ne partage pas son application entre elle et les
langues étrangères.  Voyez toutes nos dames, elles ont l'esprit
plus agréable que les hommes; leurs lettres sont écrites avec
cent fois plus de grâce; elles n'ont sur nous cette supériorité
que parcequ'elles ne savent pas le latin.

Eh bien!  n'avais-je pas raison?  dit madame.  Je veux que mon
fils soit un homme d'esprit, qu'il réussisse dans le monde; et
vous voyez bien que, s'il savait le latin, il serait perdu.
Joue-t-on, s'il vous plaît, la comédie et l'opéra en latin?
plaide-t-on en latin quand on a un procès?  fait-on l'amour en
latin?  Monsieur, ébloui de ces raisons, passa condamnation, et
il fut conclu que le jeune marquis ne perdrait point son temps à
connaître Cicéron, Horace, et Virgile.  Mais qu'apprendra-t-il
donc?  car encore faut-il qu'il sache quelque chose; ne
pourrait-on pas lui montrer un peu de géographie?  A quoi, cela
lui servira-t-il?  répondit le gouverneur.  Quand monsieur le
marquis ira dans ses terres, les postillons ne sauront-ils pas
les chemins?  ils ne l'égareront certainement pas.  On n'a pas
besoin d'un quart de cercle pour voyager, et on va très
commodément de Paris en Auvergne, sans qu'il soit besoin de
savoir sous quelle latitude on se trouve.

Vous avez raison, répliqua le père; mais j'ai entendu parler
d'une belle science qu'on appelle, je crois, l'astronomie.
Quelle pitié!  repartit le gouverneur; se conduit-on par les
astres dans ce monde?  et faudra-t-il que monsieur le marquis se
tue à calculer une éclipse, quand il la trouve à point nommé dans
l'almanach, qui lui enseigne de plus les fêtes mobiles, l'âge de
la lune, et celui de toutes les princesses de l'Europe?

Madame fut entièrement de l'avis du gouverneur.  Le petit marquis
était au comble de la joie; le père était très indécis.  Que
faudra-t-il donc apprendre à mon fils?  disait-il.  A être
aimable, répondit l'ami que l'on consultait; et s'il sait les
moyens de plaire, il saura tout: c'est un art qu'il apprendra
chez madame sa mère, sans que ni l'un ni l'autre se donnent la
moindre peine.

Madame, à ce discours, embrassa le gracieux ignorant, et lui dit:
On voit bien, monsieur, que vous êtes l'homme du monde le plus
savant; mon fils vous devra toute son éducation: je m'imagine
pourtant qu'il ne serait pas mal qu'il sût un peu d'histoire.
Hélas!  madame, à quoi cela est-il bon?  répondit-il; il n'y a
certainement d'agréable et d'utile que l'histoire du jour.
Toutes les histoires anciennes, comme le disait un de nos beaux
esprits[1], ne sont que des fables convenues; et pour les
modernes, c'est un chaos qu'on ne peut débrouiller.  Qu'importe à
monsieur votre fils que Charlemagne ait institué les douze pairs
de France, et que son successeur ait été bègue?

  [1] Fontenelle.  B.


Rien n'est mieux dit!  s'écria le gouverneur: on étouffe l'esprit
des enfants sous un amas de connaissances inutiles; mais de
toutes les sciences la plus absurde, à mon avis, et celle qui est
la plus capable d'étouffer toute espèce de génie, c'est la
géométrie.  Cette science ridicule a pour objet des surfaces ,
des lignes, et des points, qui n'existent pas dans la nature.  On
fait passer en esprit cent mille lignes courbes entre un cercle
et une ligne droite qui le touche, quoique dans la réalité on n'y
puisse pas passer un fétu.  La géométrie, en vérité, n'est qu'une
mauvaise plaisanterie.

Monsieur et madame n'entendaient pas trop ce que le gouverneur
voulait dire; mais ils furent entièrement de son avis.

Un seigneur comme monsieur le marquis, continua-t-il , ne doit
pas se dessécher le cerveau dans ces vaines études.  Si un jour
il a besoin d'un géomètre sublime, pour lever le plan de ses
terres, il les fera arpenter pour son argent.  S'il veut
débrouiller l'antiquité de sa noblesse, qui remonte aux temps les
plus reculés, il enverra chercher un bénédictin.  Il en est de
même de tous les arts.  Un jeune seigneur heureusement né n'est
ni peintre, ni musicien, ni architecte, ni sculpteur; mais il
fait fleurir tous ces arts en les encourageant par sa
magnificence.  Il vaut sans doute mieux les protéger que de les
exercer; il suffit que monsieur le marquis ait du goût; c'est aux
artistes à travailler pour lui; et c'est en quoi on a très grande
raison de dire que les gens de qualité (j'entends ceux qui sont
très riches) savent tout sans avoir rien appris, parcequ'en effet
ils savent à la longue juger de toutes les choses qu'ils
commandent et qu'ils paient.

L'aimable ignorant prit alors la parole, et dit: Vous avez très
bien remarqué, madame, que la grande fin de l'homme est de
réussir dans la société.  De bonne foi, est-ce par les sciences
qu'on obtient ce succès?  s'est-on jamais avisé dans la bonne
compagnie de parler de géométrie?  demande-t-on jamais à un
honnête homme quel astre se lève aujourd'hui avec le soleil?
s'informe-t-on à souper si Clodion-le-Chevelu passa le Rhin?
Non, sans doute, s'écria la marquise de La Jeannotière, que ses
charmes avaient initiée quelquefois dans le beau monde, et
monsieur mon fils ne doit point éteindre son génie par l'étude de
tous ces fatras; mais enfin que lui apprendra-t-on?  car il est
bon qu'un jeune seigneur puisse briller dans l'occasion, comme
dit monsieur mon mari.  Je me souviens d'avoir ouï dire à un abbé
que la plus agréable des sciences était une chose dont j'ai
oublié le nom, mais qui commence par un _B_.--Par un _B_, madame?
ne serait-ce point la botanique?--Non, ce n'était point de
botanique qu'il me parlait; elle commençait, vous dis-je, par un
_B_, et finissait par un _on_.--Ah!  j'entends, madame; c'est le
blason: c'est, à la vérité, une science fort profonde; mais elle
n'est plus à la mode depuis qu'on a perdu l'habitude de faire
peindre ses armes aux portières de son carrosse; c'était la chose
du monde la plus utile dans un état bien policé.  D'ailleurs
cette étude serait infinie; il n'y a point aujourd'hui de barbier
qui n'ait ses armoiries; et vous savez que tout ce qui devient
commun est peu fêté.  Enfin, après avoir examiné le fort et le
faible des sciences, il fut décidé que monsieur le marquis
apprendrait à danser.

La nature, qui fait tout, lui avait donné un talent qui se
développa bientôt avec un succès prodigieux; c'était de chanter
agréablement des vaudevilles.  Les grâces de la jeunesse, jointes
à ce don supérieur, le firent regarder comme le jeune homme de la
plus grande espérance.  Il fut aimé des femmes; et ayant la tête
toute pleine de chansons, il en fit pour ses maîtresses.  Il
pillait _Bacchus_ et _l'Amour_ dans un vaudeville, la nuit et le
jour dans un autre, les charmes et les alarmes dans un troisième;
mais, comme il y avait toujours dans ses vers quelques pieds de
plus ou de moins qu'il ne fallait, il les fesait corriger
moyennant vingt louis d'or par chanson; et il fut mis dans
l'_Année_ littéraire au rang des La Fare, des Chaulieu, des
Hamilton, des Sarrasin, et des Voiture.

Madame la marquise crut alors être la mère d'un bel esprit, et
donna à souper aux beaux esprits de Paris.  La tête du jeune
homme fut bientôt renversée; il acquit l'art de parler sans
s'entendre, et se perfectionna dans l'habitude de n'être propre à
rien.  Quand son père le vit si éloquent, il regretta vivement de
ne lui avoir pas fait apprendre le latin, car il lui aurait
acheté une grande charge dans la robe.  La mère, qui avait des
sentiments plus nobles, se chargea de solliciter un régiment pour
son fils; et en attendant il fit l'amour.  L'amour est
quelquefois plus cher qu'un régiment.  Il dépensa beaucoup,
pendant que ses parents s'épuisaient encore davantage à vivre en
grands seigneurs.

Une jeune veuve de qualité, leur voisine, qui n'avait qu'une
fortune médiocre, voulut bien se résoudre à mettre en sûreté les
grands biens de monsieur et de madame de La Jeannotière, en se
les appropriant, et en épousant le jeune marquis.  Elle l'attira
chez elle, se laissa aimer, lui fit entrevoir qu'il ne lui était
pas indifférent, le conduisit par degrés, l'enchanta, le subjugua
sans peine.  Elle lui donnait tantôt des éloges, tantôt des
conseils; elle devint la meilleure amie du père et de la mère.
Une vieille voisine proposa le mariage; les parents, éblouis de
la splendeur de cette alliance, acceptèrent avec joie la
proposition: ils donnèrent leur fils unique à leur amie intime.
Le jeune marquis allait épouser une femme qu'il adorait et dont
il était aimé; les amis de la maison le félicitaient; on allait
rédiger les articles, en travaillant aux habits de noce et à
l'épithalame.

Il était un matin aux genoux de la charmante épouse que l'amour,
l'estime, et l'amitié, allaient lui donner; ils goûtaient, dans
une conversation tendre et animée, les prémices de leur bonheur;
ils s'arrangeaient pour mener une vie délicieuse, lorsqu'un valet
de chambre de madame la mère arrive tout effaré.  Voici bien
d'autres nouvelles, dit-il; des huissiers déménagent la maison de
monsieur et de madame; tout est saisi par des créanciers; on
parle de prise de corps, et je vais faire mes diligences pour
être payé de mes gages.  Voyons un peu, dit le marquis, ce que
c'est que ça, ce que c'est que cette aventure-là.  Oui, dit la
veuve, allez punir ces coquins-là, allez vite.  Il y court, il
arrive à la maison; son père était déjà emprisonné: tous les
domestiques avaient fui chacun de leur côté, en emportant tout ce
qu'ils avaient pu.  Sa mère était seule, sans secours, sans
consolation , noyée dans les larmes; il ne lui restait rien que
le souvenir de sa fortune, de sa beauté, de ses fautes, et de ses
folles dépenses.

Après que le fils eut long-temps pleuré avec la mère, il lui dit
enfin: Ne nous désespérons pas; cette jeune veuve m'aime
éperdument; elle est plus généreuse encore que riche, je réponds
d'elle; je vole à elle, et je vais vous l'amener.  Il retourne
donc chez sa maîtresse, il la trouve tête à tête avec un jeune
officier fort aimable.  Quoi!  c'est vous, M. de La Jeannotière;
que venez-vous faire ici?  abandonne-t-on ainsi sa mère?  Allez
chez cette pauvre femme, et dites-lui que je lui veux toujours du
bien: j'ai besoin d'une femme de chambre, et je lui donnerai la
préférence.  Mon garçon, tu me parais assez bien tourné, lui dit
l'officier; si tu veux entrer dans ma compagnie, je te donnerai
un bon engagement.

Le marquis stupéfait, la rage dans le coeur, alla chercher son
ancien gouverneur, déposa ses douleurs dans son sein, et lui
demanda des conseils.  Celui-ci lui proposa de se faire, comme
lui, gouverneur d'enfants.  Hélas!  je ne sais rien, vous ne
m'avez rien appris, et vous êtes la première cause de mon
malheur; et il sanglotait en lui parlant ainsi.  Faites des
romans, lui dit un bel esprit qui était là; c'est une excellente
ressource à Paris.

Le jeune homme, plus désespéré que jamais, courut chez le
confesseur de sa mère; c'était un théatin très accrédité, qui ne
dirigeait que les femmes de la première considération; dès qu'il
le vit, il se précipita vers lui.  Eh!  mon Dieu!  monsieur le
marquis, où est votre carrosse?  comment se porte la respectable
madame la marquise votre mère?  Le pauvre malheureux lui conta le
désastre de sa famille.  A mesure qu'il s'expliquait, le théatin
prenait une mine plus grave, plus indifférente, plus imposante:
Mon fils, voilà où Dieu vous voulait; les richesses ne servent
qu'à corrompre le coeur; Dieu a donc fait la grâce à votre mère
de la réduire à la mendicité?

Oui, monsieur.--Tant mieux, elle est sûre de son salut.--Mais,
mon père, en attendant, n'y aurait-il pas moyen d'obtenir
quelques secours dans ce monde?--Adieu, mon fils; il y a une dame
de la cour qui m'attend.  Le marquis fut prêt à s'évanouir; il
fut traité à peu près de même par tous ses amis, et apprit mieux
à connaître le monde dans une demi-journée que dans tout le reste
de sa vie.

Comme il était plongé dans l'accablement du désespoir, il vit
avancer une chaise roulante, à l'antique, espèce de tombereau
couvert, accompagné de rideaux de cuir, suivi de quatre
charrettes énormes toutes chargées.  Il y avait dans la chaise un
jeune homme grossièrement vêtu; c'était un visage rond et frais
qui respirait la douceur et la gaieté.  Sa petite femme brune, et
assez grossièrement agréable, était cahotée à côté de lui.  La
voiture n'allait pas comme le char d'un petit-maître: le voyageur
eut tout le temps de contempler le marquis immobile, abîmé dans
sa douleur.  Eh!  mon Dieu!  s'écria-t-il, je crois que c'est là
Jeannot.  A ce nom le marquis lève les yeux, la voiture s'arrête:
C'est Jeannot lui-même, c'est Jeannot.  Le petit homme rebondi ne
fait qu'un saut, et court embrasser son ancien camarade.  Jeannot
reconnut Colin; la honte et les pleurs couvrirent son visage.  Tu
m'as abandonné, dit Colin; mais tu as beau être grand seigneur,
je t'aimerai toujours.  Jeannot, confus et attendri, lui conta,
en sanglotant, une partie de son histoire.  Viens dans
l'hôtellerie où je loge me conter le reste, lui dit Colin;
embrasse ma petite femme, et allons dîner ensemble.

Ils vont tous trois à pied, suivis du bagage.  Qu'est-ce donc que
tout cet attirail?  vous appartient-il?--Oui, tout est à moi et à
ma femme.  Nous arrivons du pays; je suis à la tête d'une bonne
manufacture de fer étamé et de cuivre.  J'ai épousé la fille d'un
riche négociant en ustensiles nécessaires aux grands et aux
petits; nous travaillons beaucoup; Dieu nous bénit; nous n'avons
point changé d'état, nous sommes heureux, nous aiderons notre ami
Jeannot.  Ne sois plus marquis; toutes les grandeurs de ce monde
ne valent pas un bon ami.  Tu reviendras avec moi au pays, je
t'apprendrai le métier, il n'est pas bien difficile; je te
mettrai de part, et nous vivrons gaiement dans le coin de terre
où nous sommes nés.

Jeannot éperdu se sentait partagé entre la douleur et la joie, la
tendresse et la honte; et il se disait tout bas: Tous mes amis du
bel air m'ont trahi, et Colin, que j'ai méprisé, vient seul à mon
secours.  Quelle instruction!  La bonté d'âme de Colin développe
dans le coeur de Jeannot le germe du bon naturel, que le monde
n'avait pas encore étouffé.  Il sentit qu'il ne pouvait
abandonner son père et sa mère.  Nous aurons soin de ta mère, dit
Colin; et quant à ton bon-homme de père, qui est en prison,
j'entends un peu les affaires; ses créanciers, voyant qu'il n'a
plus rien, s'accommoderont pour peu de chose; je me charge de
tout.  Colin fit tant qu'il tira le père de prison.  Jeannot
retourna dans sa patrie avec ses parents , qui reprirent leur
première profession.  Il épousa une soeur de Colin, laquelle
étant de même humeur que le frère, le rendit très heureux.  Et
Jeannot le père, et Jeannotte la mère, et Jeannot le fils, virent
que le bonheur n'est pas dans la vanité.

FIN DE JEANNOT ET COLIN.





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