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Title: Cours familier de Littérature - Volume 24 - Un entretien par mois
Author: Lamartine, Alphonse de
Language: French
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  COURS FAMILIER
  DE
  LITTÉRATURE

  REVUE MENSUELLE

  XXIV



  COURS FAMILIER
  DE
  LITTÉRATURE

  UN ENTRETIEN PAR MOIS

  PAR
  M. DE LAMARTINE


  TOME VINGT-QUATRIÈME



  PARIS
  ON S'ABONNE CHEZ L'AUTEUR
  9, RUE CAMBACÉRÈS (ANCIENNE RUE DE LA VILLE-l'ÉVÊQUE, 48)
  1867



COURS FAMILIER DE LITTÉRATURE



CXXXIXe ENTRETIEN

LITTÉRATURE GERMANIQUE


LES NIBELUNGEN

Poëme épique primitif

--SUITE--


XX

     Maintenant laissons-les occupés à leurs préparatifs. Jamais
     guerriers d'une âme plus haute ne se rendirent chez un roi en
     plus superbe façon. Ils avaient tout ce qu'ils désiraient, des
     armes et des vêtements.

     Le prince du Rhin habilla ses hommes au nombre de mille et
     soixante, ainsi que je l'ai appris, et neuf mille valets, afin de
     se rendre à la fête. Ceux qui restèrent dans leur patrie les
     pleurèrent depuis lors.

     On apporta à la cour à Worms tous les effets nécessaires. Un
     vieil évêque de Spire dit à dame Uote: «Nos amis veulent se
     rendre à cette grande fête; que Dieu les protége!»

     La noble Uote parla à ses enfants: «O bons héros! demeurez ici.
     J'ai rêvé cette nuit d'une effroyable calamité: tous les oiseaux
     de ce pays étaient morts.

     «--Celui qui s'en rapporte aux songes, dit Hagene, celui-là ne
     sait jamais dire la vérité sur ce qui intéresse son honneur. Je
     désire que mes maîtres, après avoir pris congé, se rendent à la
     cour d'Etzel.

     «Nous chevaucherons avec plaisir vers le pays des Hiunen, où la
     main des vaillants guerriers servira leurs rois, ainsi que nous
     le verrons à la fête de Kriemhilt.» Hagene conseilla le voyage.
     Depuis lors il s'en repentit.

     Il s'y serait bien opposé, si Gêrnôt ne l'avait attaqué par des
     paroles injurieuses. Lui rappelant Sîfrit, l'époux de Kriemhilt,
     il disait: «C'est pour ce motif que Hagene veut renoncer au grand
     voyage à la cour d'Etzel.»

     Hagene de Troneje répondit: «Jamais je n'agis par crainte.
     Accomplissez, ô héros, ce que vous avez pris la résolution de
     faire. Je vous accompagnerai volontiers au pays d'Etzel.» Depuis
     lors il brisa maints casques et maints boucliers.

     Les vaisseaux étaient prêts et un grand nombre de guerriers se
     trouvaient là; on chargea tout ce qu'ils avaient de vêtements; on
     travailla jusqu'au soir. Bientôt ils quittèrent le pays
     très-joyeusement.

     On établit sur l'herbe de l'autre côté du Rhin les tentes et les
     huttes à l'endroit où l'on voulait camper. La belle femme du Roi
     le pria de demeurer près d'elle. Cette nuit encore, elle serra
     son beau corps dans ses bras.

     Un bruit de trompettes et de flûtes s'éleva le matin de bonne
     heure, au moment du départ. L'ami embrassa encore tendrement ceux
     qu'il aimait. La femme du roi Etzel les sépara bientôt d'une
     façon si cruelle!

     Les fils de la belle Uote avaient un homme-lige hardi et fidèle.
     Au moment de leur départ il avoua en secret au Roi ce qu'il avait
     sur le coeur; il dit: «Il me faut gémir de ce que vous fassiez ce
     voyage à la cour du roi Etzel.»

     Il s'appelait Rûmolt et c'était un héros à la main prompte. Il
     ajouta: «À qui comptez-vous laisser vos gens et votre pays?
     Personne ne peut-il donc, ô guerriers, vous détourner de votre
     projet? L'invitation de Kriemhilt ne me paraît pas de bon aloi.

     «--Que le pays te soit confié et aussi mon petit enfant, répondit
     le Roi, et protége bien les femmes: telle est ma volonté. Console
     le coeur de celui que tu verras pleurer. La femme du roi Etzel ne
     nous fit jamais de mal.»

     Les chevaux étaient prêts pour les Rois et pour leurs hommes.
     Maints chevaliers, qui menaient vie honorable, se séparèrent,
     avec de tendres baisers, de leurs belles femmes, qui devaient,
     bientôt, les pleurer amèrement.

     Quand les guerriers rapides partirent sur leurs chevaux, on vit
     les femmes demeurer là tout affligées. Leur coeur leur prédisait
     que cette longue séparation devait leur causer de grands
     chagrins. Pareilles appréhensions attristent toujours l'âme.

     Quand les rapides Burgondes se mirent en marche, un cri de
     désolation traversa le pays; des deux côtés des monts, hommes et
     femmes pleuraient. Mais, quoi que fissent leurs gens, eux ils
     partirent joyeux.

     Mille héros Nibelungen, portant le haubert, les suivaient: ils
     laissaient dans leur patrie maintes belles femmes qu'ils ne
     revirent plus. La blessure de Sîfrit faisait toujours souffrir
     Kriemhilt.

     Les hommes de Gunther dirigèrent leur course vers le Mayn, à
     travers l'Osterfranken. Hagene les conduisait, car il connaissait
     la route. Leur maréchal était Dancwart, le héros du pays
     burgonde.

     Tandis qu'ils chevauchaient de l'Osterfranken vers le Swanevelt,
     on pouvait les admirer pour leur superbe allure, ces héros dignes
     de louange. Au douzième matin, le Roi arriva à la Tuonouwe.

     Hagene de Troneje marchait en avant de toute la troupe, et
     souvent il vint en aide aux Nibelungen. Le guerrier hardi mit
     pied à terre sur le sable, et en hâte il attacha son cheval à un
     arbre.

     L'eau était débordée et toutes les barques cachées. Les
     Nibelungen eurent grand souci, ne sachant comment traverser le
     fleuve, qui était excessivement large. Plusieurs superbes
     chevaliers mirent pied à terre.

     «Prince du Rhin, dit Hagene, de graves accidents peuvent nous
     survenir. Tu peux t'en convaincre toi-même: l'eau est débordée et
     le courant est très-fort. Oui, je crains que nous perdions ici
     maints bons guerriers.

     «--Que voulez-vous me dire, répondit le fier Gunther. De par
     votre valeur! ne vous découragez point davantage. Cherchez
     plutôt le moyen de nous faire arriver à l'autre bord, de façon
     que nous amenions avec nous nos chevaux et nos bagages.

     «--Je ne suis pas si fatigué de la vie, dit Hagene, que je
     veuille me noyer dans ce fleuve si large. Avant cela, plus d'un
     homme succombera par ma main au pays d'Etzel: j'en ai du moins la
     bonne volonté.

     «Vous, bons et vaillants chevaliers, demeurez au bord de l'eau,
     j'irai moi-même chercher le long du fleuve les bateliers qui nous
     passeront dans le pays de Gelpfrât.» Et le fort Hagene saisit son
     excellent bouclier.

     Il était bien armé: outre le bouclier, il portait solidement fixé
     son heaume très-brillant, et sur sa cotte de mailles, une
     très-large épée, qui, des deux tranchants, coupait d'une
     effroyable façon.

     Il cherchait et recherchait les nautoniers. Tout à coup il
     entendit bruire les eaux; il se mit à écouter: c'étaient des
     femmes blanches qui faisaient ce bruit dans une source limpide.
     Elles voulaient se rafraîchir et baignaient ainsi leurs corps.

     Hagene les aperçut; il se glissa invisible jusque près d'elles.
     Comme elles fuirent rapidement quand elles le virent! Elles
     étaient fières de lui avoir échappé. Le héros prit leurs
     vêtements et ne leur fit nul autre mal.

     L'une de ces femmes des eaux, son nom était Habdurc, parla:
     «Noble chevalier Hagene, si vous nous rendez nos vêtements, nous
     vous ferons connaître comment se passera votre voyage à la cour
     des Hiunen.»

     Semblables à des oiseaux, elles planaient autour de lui sur les
     flots. Il lui parut que leurs sens étaient puissants et subtils.
     Il en fut d'autant plus disposé à croire ce qu'elles allaient lui
     dire. Elles l'instruisirent clairement de ce qu'il désirait
     savoir.

     Habdurc dit: «Vous pourrez bien chevaucher au pays d'Etzel. Je
     vous donne ma foi pour garant que jamais héros ne se seront mieux
     présentés dans nul royaume, et n'auront reçu d'aussi grands
     honneurs. En vérité, vous pouvez le croire.»

     Hagene se réjouit en son coeur de ce discours. Il leur donna
     leurs vêtements sans plus tarder. Quand elles eurent revêtu leurs
     voiles merveilleux, elles exposèrent au vrai ce que devait être
     le voyage dans le pays d'Etzel.

     L'autre femme des eaux prit la parole, elle s'appelait Siglint:
     «Hagene, fils d'Aldriân, je veux t'avertir. Pour ravoir ses
     vêtements, ma tante t'a menti. Si tu arrives chez les Hiunen, tu
     seras terriblement trompé.

     «Il faut t'en retourner, il en est encore temps. Votre destinée
     est telle, vaillants héros, qu'il vous faut mourir au pays
     d'Etzel. Ceux qui s'y rendront ont la mort sur leurs pas.»

     Mais Hagene répondit: «Vous trompez sans nécessité. Comment se
     pourrait-il faire que nous soyons tous tués là par l'inimitié
     d'une seule personne.» Elles commencèrent alors de lui exposer
     plus clairement leur prédiction.

     L'une d'elles parla: «Il doit en être ainsi: nul d'entre vous
     n'en réchappera, nul, excepté le chapelain du Roi. Nous le savons
     de source certaine, il retournera sain et sauf au pays de
     Gunther.»

     L'audacieux Hagene répondit en colère: «Il me serait trop
     difficile de dire à mes maîtres que nous devons tous perdre la
     vie chez les Hiunen. Maintenant indique-nous un moyen pour
     traverser le fleuve, ô la plus sage des femmes!»

     Elle dit: «Puisque tu ne veux pas renoncer à ce voyage, sache que
     là-haut, au bord des ondes, s'élève un logis. Tu y trouveras un
     nautonier et nulle part ailleurs.» Il crut à la réponse qu'elle
     faisait à sa demande.

     L'autre parla encore au guerrier impatient: «Attends un moment,
     sire Hagene, tu es vraiment trop pressé. Apprends encore mieux
     comment tu arriveras à l'autre bord. Le seigneur de cette Marche
     s'appelle Else.

     «Son frère se nomme Gelpfrât la bonne épée; il est prince dans le
     Beier-lant. Vous aurez des obstacles à vaincre, si vous voulez
     traverser la Marche. Il faudra bien vous mettre en défense, et en
     agir très-prudemment avec le nautonier.

     «Il est d'une humeur si féroce, que vous n'en reviendrez point,
     si vous n'êtes pas courtois avec cet homme fort. Désirez-vous
     qu'il vous passe, accordez-lui bonne récompense. Il garde ce pays
     et il est dévoué à Gelpfrât.

     «S'il ne vient point de ton côté, appelle-le de par delà le
     fleuve, et dis-lui que tu te nommes Amelrîch. C'est le nom d'un
     brave héros, qui, pour certaine inimitié, quitta ce pays.
     Aussitôt qu'il entendra ce nom, le nautonier viendra vers toi.»

     L'orgueilleux Hagene s'inclina devant les femmes; il n'en dit pas
     davantage et demeura silencieux. Il remonta le flot le long de la
     rive jusqu'à ce qu'il vît le logis à l'autre bord.

     Il se mit à appeler à haute voix jusqu'au delà du fleuve: «Viens
     ici me prendre, dit le brave guerrier, et je te donnerai pour
     salaire un bracelet en or très-rouge; car sache-le bien, il est
     absolument nécessaire que je passe.»

     Le nautonier était si riche qu'il ne lui convenait pas d'être aux
     ordres des gens. Aussi acceptait-il rarement un payement
     quelconque, et ses serviteurs étaient aussi très-fiers. Hagene
     restait toujours de ce côté-ci de l'eau.

     Alors il cria avec tant de force, que tous les échos du fleuve
     retentirent de la puissance de sa voix; car le héros était
     excessivement fort: «Viens me prendre, moi, Amelrîch. Je suis un
     des hommes d'Else qui ai quitté le pays par suite d'une grande
     inimitié.»

     Il lui présenta, au bout de son épée levée en l'air, un bracelet
     d'or rouge, beau et brillant, afin qu'il le passât dans la terre
     de Gelpfrât. Le fier nautonier saisit lui-même la rame en sa
     main.

     Il était d'une humeur très-difficile, ce batelier! Le désir d'une
     grande richesse lui amena une mauvaise fin. Il voulut gagner l'or
     rouge de Hagene et il reçut ainsi une mort affreuse par l'épée du
     chevalier.

     Le nautonier rama vigoureusement jusqu'à l'autre bord. Ayant
     entendu nommer quelqu'un qu'il ne trouva pas, il entra dans une
     terrible colère quand il vit Hagene, et, furieux, il adressa la
     parole au héros:

     «Il est possible que votre nom soit Amelrîch. Mais vous ne
     ressemblez guère à celui que je croyais ici, lequel est mon frère
     de père et de mère. Maintenant que vous m'avez trompé, vous
     resterez à l'autre bord.

     «--Non point, par Dieu le tout-puissant, répondit Hagene. Je suis
     un guerrier étranger et d'autres chevaliers sont confiés à mes
     soins. Acceptez donc de bonne amitié sa récompense que je vous
     offre pour me passer à l'autre rive, je vous en serai vraiment
     très-obligé.»

     Le nautonier reprit: «Non, cela ne peut se faire. Mes seigneurs
     bien-aimés ont des ennemis, et pour ce motif, je ne mène aucun
     étranger dans ce pays. Si vous aimez à vivre, descendez vite de
     ma barque sur le rivage.

     «--N'agissez pas ainsi, dit Hagene, mon coeur en est attristé.
     Acceptez de ma main, par amitié, cet or très-pur et passez à
     l'autre bord nos mille chevaux et autant d'hommes.» Le farouche
     nautonier reprit: «Non, jamais je ne le ferai.»

     À ces mots il leva une forte rame large et pesante et frappa sur
     Hagene, qui, du coup, tomba sur ses genoux au fond de la barque:
     il en éprouva grande douleur. Jamais le héros de Troneje n'avait
     rencontré si féroce batelier.

     La fureur de celui-ci redoubla contre l'orgueilleux étranger. Il
     asséna sur la tête de Hagene un coup de son aviron avec tant de
     force, qu'il le brisa en éclats. C'était un homme fort; mais il
     devait en arriver malheur au batelier d'Else.

     Plein de colère, Hagene saisit promptement le fourreau de son
     épée et en tire la bonne lame; il lui abat la tête et la jette à
     terre. Bientôt les Burgondes apprirent ce qui venait d'arriver.

     Au moment où il frappa le batelier, la barque fut emportée par le
     courant, ce qui le dépita fortement. Avant qu'il ne parvint à la
     ramener, il sentit la fatigue. C'est qu'il employait toutes ses
     forces, l'homme du roi Gunther.

     Il ramait à coups si précipités, que la forte rame se rompit dans
     sa main. Il voulait arriver jusqu'aux guerriers qui se trouvaient
     sur le bord. Mais il n'y avait point d'autre rame; il lia les
     débris en hâte, avec une courroie de bouclier, qui était un
     cordon étroit. Descendant le courant, il mena la barque vers une
     forêt, où il trouva son maître sur le rivage. Maints vaillants
     hommes coururent à sa rencontre.

     Les bons chevaliers l'accueillirent avec force salutations. Quand
     ils virent fumer dans la barque le sang sorti de la terrible
     blessure que Hagene avait faite au batelier, ils se mirent à
     l'interroger vivement.

     Le roi Gunther, voyant couler le long du bateau le sang encore
     chaud, prit la parole: «Dites-moi, sire Hagene, qu'est-il advenu
     du batelier? Votre terrible force lui a, j'imagine, enlevé la
     vie.»

     Il répondit par un mensonge: «J'ai trouvé la barque près d'un
     saule sauvage, et ma main l'a détachée. Je n'ai vu d'aujourd'hui
     aucun batelier par ici, et par mon fait nul n'a souffert aucun
     dommage.»

     Gêrnôt, le prince burgonde, parla: «Il me faudra en ce jour
     pleurer la mort d'amis bien-aimés, puisque nous n'avons pas les
     bateliers nécessaires pour nous conduire à l'autre bord. C'est
     pourquoi mon âme est inquiète.»

     Hagene s'écria à haute voix: «Vous varlets, déposez sur l'herbe
     les bagages. J'étais, si je ne m'abuse, le meilleur nautonier
     qu'on pût trouver sur les bords du Rhin. Oui, je vous passerai
     dans le pays de Gelpfrât, j'en ai la conviction.»

     Afin d'arriver plus vite à l'autre bord, ils poussèrent à force
     de coups les chevaux dans le fleuve; ceux-ci nagèrent si bien,
     que l'eau n'en engloutit pas un seul; mais quelques-uns
     dérivèrent par suite de la fatigue.

     La barque était énorme, forte et très-large. Elle transporta à
     l'autre bord en une fois cinq cents hommes et plus avec leur
     suite, les vivres et leurs armes. Maints bons chevaliers durent
     se mettre aux rames, en ce jour.

     Ils portèrent dans le bateau leur or et leurs vêtements,
     puisqu'ils devaient faire la traversée. Hagene les dirigeait; il
     conduisit ainsi à l'autre bord, dans le pays inconnu, maints
     beaux guerriers.

     Il transporta à l'autre rive mille nobles chevaliers, ainsi que
     ses propres guerriers. Il y en avait même davantage. Il passa
     aussi les neuf mille varlets. De tout le jour, la main de
     l'audacieux héros de Troneje ne se reposa point.

     Tandis qu'il les conduisait sains et saufs sur les ondes, il
     pensa, la bonne épée, à l'étrange prédiction que lui avaient
     faite les sauvages femmes des eaux. Peu s'en fallut qu'il n'en
     coûtât la vie au chapelain du Roi.

     Il alla trouver le prêtre près des objets sacrés. La main de
     celui-ci était appuyée sur les reliques, mais cela ne pouvait le
     sauver. Quand Hagene le regarda, le pauvre serviteur de Dieu dut
     se trouver mal à l'aise.

     D'un mouvement rapide, il le lança hors de la barque. Plusieurs
     s'écrièrent: «Arrêtez, seigneur, arrêtez.» Gîselher le jeune
     commença de s'irriter, mais Hagene n'écouta rien, qu'il n'eùt
     exécuté son projet.

     Gêrnôt, le prince burgonde, parla: «Hagene, à quoi vous sert
     maintenant la mort du chapelain? Si un autre avait agi de la
     sorte, vous en seriez affligé. Pour quelle faute avez-vous pris
     ce prêtre en haine?»

     Le prêtre nageait bien; il se fût sauvé, si quelqu'un lui était
     venu en aide; mais il n'en put être ainsi, car le fort Hagene
     (grande était sa colère) le repoussa au fond de l'eau: ce qui ne
     parut bon à personne.

     Le pauvre chapelain voyant qu'il n'aurait nul secours, se dirigea
     vers l'autre rive; mais son angoisse était grande. Quand il ne
     put plus nager, la main de Dieu le soutint et enfin il aborda
     vivant sur le sable de l'autre bord.

     Il se releva, le pauvre prêtre, et secoua ses habits. Hagene
     reconnut à cela qu'il n'y avait pas à éviter le sort qu'avaient
     prédit les sauvages femmes des eaux. Il se dit: «Tous ces
     guerriers doivent perdre la vie.»

     Quand ils eurent déchargé la barque et emporté tout ce que les
     vaillants hommes des trois Rois y avaient mis, Hagene la brisa en
     pièces qu'il jeta dans les flots. Les bons et valeureux guerriers
     s'en étonnèrent grandement.

     «Pourquoi faites-vous cela, frère, dit Drancwart; comment
     passerons nous le fleuve, quand nous reviendrons chevauchant de
     chez les Hiunen vers les pays du Rhin?» Hagene lui dit plus tard
     qu'ils n'y retourneraient plus.

     Mais en ce moment le héros de Troneje répondit: «Je le fais de
     crainte que nous n'ayons quelque lâche avec nous, qui voudrait
     s'enfuir poussé par la crainte. Celui-là trouvera dans le fleuve
     une mort honteuse.»

     Quand le chapelain du Roi vit Hagene briser le navire, il lui
     adressa de nouveau la parole de l'autre rive: «Assassin sans
     loyauté, que vous ai-je fait pour que vous vouliez ainsi me
     noyer, moi, innocent de tout crime?»

     Hagene lui répondit: «Laissons là ces discours. Sur ma foi, il me
     peine fort que vous vous soyez aujourd'hui échappé de mes mains.
     Je le dis sans moquerie.» Le pauvre chapelain reprit: «Certes,
     j'en remercie Dieu.

     «Je vous crains peu, soyez-en sûr. Cheminez vers les Hiunen, moi
     je repasse le Rhin. Que Dieu ne vous permette plus de revoir le
     Rhin, voilà ce que je désire ardemment, car vous m'avez presque
     enlevé la vie.»

     Ils emmenaient avec eux un homme du pays des Burgondes, un héros
     au bras vaillant. Son nom était Volkêr. Quelles que fussent ses
     dispositions, il parlait toujours avec éloquence. Tout ce que
     faisait Hagene recevait l'approbation de ce joueur de viole.

     Leurs chevaux étaient prêts, leurs bêtes de somme chargées. Ils
     n'avaient encore éprouvé dans le voyage aucune contrariété qui
     les affligeât, si ce n'est l'accident du chapelain du Roi;
     celui-là dut s'en retourner à pied jusqu'au Rhin.


XXI

     Quand ils furent tous arrivés sur l'autre rive, le Roi se mit à
     demander: «Qui nous montrera le bon chemin, afin que nous ne nous
     égarions pas?» Le fort Volkêr répondit: «Moi je m'en charge.

     «--Maintenant, dit Hagene, veillez bien, chevaliers et varlets.
     Qu'on suive de près ses amis, voilà ce qui me paraît bon. Je vais
     vous faire connaître une malencontreuse nouvelle, nous ne
     retournerons pas au pays burgonde.

     «Deux femmes des eaux m'ont annoncé ce matin de bonne heure que
     nous ne reviendrions pas de ce voyage. Maintenant, voici ce que
     je conseille de faire: armez-vous, héros! et soyez bien sur vos
     gardes. Nous avons ici de puissants ennemis, et il ne faut
     s'avancer qu'en bon état de défense.

     «J'espérais convaincre de mensonge ces blanches ondines. Elles
     m'avaient dit que nul d'entre nous ne reverrait sa patrie, sauf
     le chapelain. C'est pour ce motif que je l'eusse si volontiers
     noyé aujourd'hui.»

     Cette nouvelle vola d'escadron en escadron. Plus d'un héros agile
     en devint sombre; car ils se mirent à penser avec souci à cette
     dure mort qui les attendait en ce voyage de fête, et certes ce
     n'était pas sans motif.

     Ils avaient passé le fleuve près de Moeringen; c'était là que le
     nautonier d'Else avait été tué. Mais Hagene parla: «Puisque je me
     suis fait des ennemis sur la route, certes ici on nous arrêtera.

     «Ce matin de bonne heure, je tuai le batelier, sachez ce fait.
     Donc mettons hardiment la main à l'oeuvre, et si Gelpfrât avec
     Else ose attaquer notre suite, qu'il leur en arrive malheur!

     «Je sais qu'ils sont assez braves pour ne pas attendre longtemps.
     C'est pourquoi faites aller les chevaux plus doucement, afin que
     personne ne s'imagine que nous fuyons par le chemin.»--«Je
     suivrai ce conseil, répondit Gîselher la bonne épée.

     «Qui conduira nos troupes à travers le pays?»--«Ce sera Volkêr,
     répondit-on, car ce brave ménestrel connaît les chemins et les
     sentiers.» Avant qu'on n'eût achevé ces paroles, on vit debout et
     bien armé le rapide joueur de viole. Il attacha son heaume; son
     costume de bataille était d'une magnifique couleur. Il fixa au
     haut de sa lance une banderole rouge. Depuis lors il se trouva
     avec les Rois dans un terrible danger.

     La nouvelle de la mort du nautonier était arrivée à Gelpfrât,
     roi de Hauteluve.


XXII

Gelpfrât en effet accourt; il combat Hagene qui finit par l'immoler.

Arrivés sur les terres de Ruedigêr, ils y sont reçus en frères par cet
ancien ami; il donne la main de la princesse sa fille à Gîselher, fils
de Gunther. Le détail de la toilette des femmes et des fêtes qui
signalent ces noces est de l'épique le plus gracieux. Volkêr, le brave
ménestrel, ami de Hagene, chante son lai aux femmes. Ruedigêr les
accompagne avec cinq cents chevaliers.

     Le seigneur, en partant, embrassa tendrement son amie; ainsi fit
     aussi Gîselher, comme le lui conseillait sa vertu. Ils baisaient
     leurs belles femmes, les tenant dans leurs bras. Depuis lors les
     yeux de maintes jeunes dames versèrent des larmes.

     Partout les fenêtres s'ouvrirent. Ruedigêr avec ses hommes allait
     monter à cheval. Leur coeur leur prédisait d'affreux malheurs.
     Maintes femmes pleuraient et aussi maintes vierges.

     Elles avaient grand regret de leurs amis bien-aimés, que depuis
     elles ne revirent plus jamais à Bechelâren. Et pourtant ils
     chevauchaient joyeusement sur le sable, descendant la Tuonouwe
     vers le Hiunen-lant.

     Le très-vaillant chevalier, le noble Ruedigêr, parla aux
     Burgondes: «Annonçons, sans plus tarder, la nouvelle que nous
     approchons de la terre des Hiunen. Jamais Etzel n'aura appris
     rien d'aussi agréable.»

     Le messager chevaucha rapidement, descendant à travers
     l'Osteriche. Il annonçait partout aux gens que les héros de Worms
     d'outre-Rhin arrivaient. Rien ne pouvait être plus agréable aux
     fidèles du Roi.

     Les messagers apportaient donc en toute hâte la nouvelle que les
     Nibelungen se rendaient chez les Hiunen. «Tu les recevras bien,
     Kriemhilt, ma femme, dit Etzel; ils viennent à ton grand honneur,
     tes frères très-chéris.»

     Dame Kriemhilt se tenait à une fenêtre. Elle attendait ses
     parents; ainsi fait un ami pour ses amis. Elle vit venir maint
     homme de sa patrie. Le Roi, également instruit de leur venue, en
     souriait de joie.

     «Quel bonheur! quel plaisir pour moi, dit Kriemhilt, mes parents
     apportent avec eux maints boucliers neufs et des hauberts
     éblouissants. Que celui qui veut prendre mon or, pense à mes
     afflictions, et je lui serai toujours attachée.

     «Quoi qu'il en puisse arriver après, je ferai en sorte que ma
     vengeance frappe en cette fête l'homme cruel qui m'a enlevé mes
     joies. Maintenant j'en aurai satisfaction.

     «--Je vous donnerai un conseil, dit Hagene: priez le seigneur
     Dietrîch et ses bons chevaliers de vous mieux expliquer quelles
     sont les intentions de dame Kriemhilt.»

     Ils se mirent à parler entre eux, les trois puissants rois,
     Gunther, Gêrnôt et le sire Dietrîch: «Maintenant, dites-nous,
     noble et bon chevalier de Vérone, comment vous avez connu les
     dispositions de la Reine?»

     Le seigneur de Vérone parla: «Que vous dirai-je? J'entends chaque
     matin la femme d'Etzel pleurer, les sens perdus, et se plaindre
     au Dieu du ciel de la mort du fort Sîfrit.

     «--Maintenant nous ne pouvons éviter les dangers dont vous nous
     parlez, dit l'homme hardi, Volkêr, le joueur de viole; nous irons
     à la cour et nous verrons bien ce qui peut nous arriver chez les
     Hiunen, à nous, guerriers agiles.»

     Les intrépides Burgondes chevauchèrent vers la cour. Ils
     s'avancèrent magnifiquement, suivant la coutume de leur pays.
     Maint brave guerrier parmi les Hiunen admirait la prestance et
     l'armure d'Hagene de Troneje.

     Comme on faisait le récit,--il circulait partout,--qu'il avait
     tué Sîfrit du Nîderlant, le plus fort de tous les hommes, l'époux
     de Kriemhilt, on s'interrogeait beaucoup touchant Hagene.

     Ce héros était bien fait, cela est certain. Il était large
     d'épaules; ses cheveux étaient mêlés d'une teinte grise; ses
     jambes étaient longues, son visage effrayant, sa démarche
     imposante.

     On installa les chefs burgondes dans leurs logements. La suite de
     Gunther fut éloignée d'eux: c'était un conseil de la Reine, qui
     lui portait une violente haine. Il en résulta que plus tard on
     égorgea les serviteurs dans leur logis.

     Dancwart, le frère de Hagene, était maréchal. Le Roi lui
     recommanda instamment sa suite, afin qu'il en prît soin et qu'il
     lui donnât à profusion ce dont elle avait besoin. Le héros des
     Burgondes leur portait à tous un coeur dévoué.

     Kriemhilt, la belle, alla, suivie de ses compagnes, recevoir les
     Nibelungen avec une âme fausse. Elle baisa Gîselher et le prit
     par la main. Voyant cela, Hagene de Troneje attacha plus
     fortement son casque.

     «Après de semblables salutations, dit Hagene, de rapides
     guerriers peuvent bien prendre souci: on salue différemment le
     Roi et ses hommes-liges. Nous n'avons pas fait un heureux voyage,
     en nous rendant à cette fête.»

     Elle dit: «Soyez le bien-venu pour ceux qui vous voient
     volontiers. Moi je ne vous salue pas pour l'amitié que vous me
     portez. Dites-moi, que m'apportez-vous de Worms d'outre-Rhin,
     pour que vous soyez tellement le bien-venu pour moi?

     «--Que signifient ces paroles? répondit Hagene; est-ce que les
     guerriers doivent maintenant vous apporter des présents? Je vous
     savais très-riche, si j'ai bien compris ce qu'on m'a dit, et
     c'est pourquoi je n'ai pas apporté avec moi en ce pays de
     présents pour vous.

     «--Eh bien! maintenant vous m'en direz davantage. Le trésor des
     Nibelungen, qu'en avez-vous fait? Il m'appartenait, vous le savez
     très-bien. Voilà ce que vous auriez dû m'apporter, ici, au pays
     d'Etzel.

     «--En vérité, ma dame Kriemhilt, il y a bien des jours que je
     n'ai visité le trésor des Nibelungen. Mes maîtres m'ordonnèrent
     de le couler dans le Rhin, et là il doit rester jusqu'au dernier
     jour.»

     La Reine reprit: «Je l'avais bien pensé! Vous ne m'avez rien
     apporté en ce royaume, de tous ces biens qui étaient à moi et
     dont je disposais. Et à cause de cela, j'ai eu grande affliction
     et mainte sombre journée.

     «--Je vous apporte le diable, dit Hagene. Je suis assez chargé de
     mon bouclier, de ma cotte de mailles, de mon heaume si brillant
     et de mon épée en ma main; voilà pourquoi je ne vous apporte
     rien.

     «Je ne parle pas de la sorte parce que je désire plus d'or. J'en
     ai tant à donner que je puis me passer de vos dons. Un meurtre et
     deux vols, commis à mes dépens, voilà ce dont moi, infortunée, je
     voudrais recevoir satisfaction.»

     Alors la Reine s'adressa à tous les guerriers: «On ne portera
     aucune arme dans la salle. Vous, héros, vous me les remettrez. Je
     les ferai bien garder.»--Par ma foi, dit Hagene, il n'en sera
     point ainsi.

     «Non, douce fille de Roi, je ne désire point cet honneur, que
     vous portiez au logis mon bouclier et les autres pièces de mon
     armure. Vous êtes une Reine! Mon père ne m'apprit pas cela. Je
     veux être mon propre camérier!

     «--Hélas! ô douleur! dit dame Kriemhilt, pourquoi mon frère et
     Hagene ne veulent-ils pas donner à garder leurs boucliers? Ils
     sont prévenus. Si je savais qui l'a fait, je le vouerais à la
     mort.»

     À ces mots le seigneur Dietrîch répondit avec colère: «C'est moi
     qui ai averti ces riches et nobles princes et l'audacieux Hagene,
     le guerrier burgonde. Mais, femme de l'enfer, vous ne m'en ferez
     pas porter la peine.»

     La femme d'Etzel fut saisie de confusion. Elle craignait
     terriblement Dietrîch. Elle le quitta aussitôt sans dire un mot;
     mais elle lança sur ses ennemis des regards furieux.

     En ce moment, deux guerriers se prirent par la main. L'un était
     le seigneur Dietrîch et l'autre Hagene. Le héros très-magnanime
     parla courtoisement: «Votre arrivée chez les Hiunen m'afflige
     véritablement, parce que la Reine vous a parlé de la
     sorte.»--Hagene de Troneje répondit: «Nous aviserons à tout
     cela.» Ils s'avancèrent chevauchant côte à côte, ces deux hommes
     vaillants. Ce que voyant, le roi Etzel se prit à interroger:

     «Je voudrais bien savoir, dit le Roi très-puissant, quel est le
     chef que le sire Dietrîch a reçu là si amicalement. Il porte le
     coeur haut: quel que soit son père, il est certes un bon
     guerrier!»

     Un des fidèles de Kriemhilt répondit au Roi: «Il est né à
     Troneje. Son père se nomme Aldriân. Quelque gracieusement qu'il
     se comporte, c'est un homme terrible. Je vous ferai bientôt
     remarquer, que je ne vous ai pas menti.

     «--Comment connaîtrais-je qu'il est si terrible?» dit le Roi: il
     ignorait encore tous les piéges cruels dans lesquels la Reine
     entraîna depuis ses parents, au point qu'elle n'en laissa pas un
     s'en retourner de chez les Hiunen.

     «Je connais bien Aldriân, car il fut mon homme-lige. Il s'acquit
     ici, près de moi, gloire et grand honneur. Je le fis chevalier et
     lui donnai mon or. Comme il m'était fidèle, je lui devais être
     attaché; c'est pourquoi je connais tout ce qui regarde Hagene.
     Deux beaux enfants étaient en otages chez moi, lui et Walter
     d'Espagne. Ici ils devinrent hommes. Je renvoyai Hagene en sa
     patrie. Walter s'enfuit avec Heltegunt.»

     Il se remémorait ainsi des faits qui s'étaient passés autrefois.
     Il revoyait son ami de Troneje, qui dans sa jeunesse lui avait
     rendu de grands services. Bientôt, en sa vieillesse, Hagene lui
     tua maint ami très-chéri.


XXIII

     Les deux héros dignes de louange se quittèrent, Hagene de Troneje
     et le seigneur Dietrîch. L'homme-lige du roi Gunther regarda
     par-dessus son épaule pour chercher un compagnon de guerre,
     qu'il trouva aussitôt.

     Il vit, se tenant près de Gîselher, Volkêr le beau joueur de
     viole. Il le pria de l'accompagner, car il connaissait bien son
     humeur belliqueuse. Volkêr était de tout point un chevalier bon
     et vaillant.

     Ils laissèrent les chefs à la cour. On les vit partir seuls, à
     eux deux, traverser la cour et se diriger à quelque distance de
     là vers un vaste palais. Les guerriers d'élite ne craignaient
     l'inimitié de personne.

     Ils s'assirent devant cette demeure, sur un banc, en face d'une
     salle où se tenait Kriemhilt. Leurs magnifiques armures
     répandaient leur éclat autour de leur personne. Beaucoup de ceux
     qui les voyaient auraient voulu les connaître.

     Les Hiunen considéraient avec stupéfaction les audacieux héros,
     comme on considère des bêtes fauves. La femme d'Etzel les regarda
     par la fenêtre. L'âme de la belle Kriemhilt fut affligée à leur
     vue.

     Cela la faisait penser à ses souffrances; elle se prit à pleurer.
     Les hommes d'Etzel s'étonnaient de ce qui pouvait ainsi assombrir
     son coeur. Elle dit: «Hagene en est la cause, héros vaillants et
     bons.»

     Ils répondirent à la dame: «Comment cela s'est-il fait? car
     naguère encore nous vous avons vue joyeuse. Quelque brave que
     soit celui qui vous a affligée, dites-nous de vous venger, et il
     lui en coûtera la vie.

     «--À celui qui vengera mon offense, toujours je serai obligée. Je
     suis prête à lui accorder tout ce qu'il désirera. Je vous en prie
     à genoux, ajouta la femme du Roi, vengez-moi de Hagene, et qu'il
     perde la vie!»

     Aussitôt soixante hommes hardis ceignirent l'épée. Pour l'amour
     de Kriemhilt, ils voulaient aller trouver Hagene et tuer ce
     guerrier très-vaillant, ainsi que le joueur de viole. Ils se
     consultèrent à cet effet.

     La Reine, voyant la troupe si peu nombreuse, dit aux guerriers
     d'une humeur irritée: «Quittez la résolution que vous avez prise.
     Jamais vous ne pourriez lutter en si petit nombre contre le
     terrible Hagene.

     «Mais quelque vaillant et quelque fort que soit Hagene de
     Troneje, celui qui est assis près de lui, Volkêr le joueur de
     viole est encore beaucoup plus fort. C'est un homme terrible.
     Non, vous ne devez pas attaquer si légèrement ces héros.»

     Quand ils entendirent cela, un plus grand nombre d'entre eux,
     quatre cents s'armèrent. La superbe Reine se réjouissait à l'idée
     du mal qu'elle allait infliger à ses ennemis. Il en résulta
     maints soucis aux guerriers.

     Quand elle vit sa troupe bien armée, la Reine parla aux héros
     rapides: «Maintenant, attendez encore. Demeurez ici en paix. Je
     m'avancerai portant la couronne, vers mes ennemis.

     «Je reprocherai à Hagene de Troneje, l'homme de Gunther le mal
     qu'il m'a fait. Je le connais si outrecuidant qu'il ne me le
     déniera pas. Mais aussi le mal qui lui en arrivera ne m'affligera
     guère.»

     Le joueur de viole, cet homme prodigieusement brave, voyant la
     noble Reine descendre les degrés pour sortir du palais, s'adressa
     à son compagnon d'armes:

     «Voyez, ami Hagene, comme elle s'avance superbe, celle qui nous a
     invités traîtreusement en ce pays. Jamais je ne vis avec femme de
     roi marcher tant d'hommes portant l'épée à la main et armés en
     guerre.

     «Savez-vous, ami Hagene, s'ils ont de la haine contre vous? S'il
     en est ainsi, je vous conseille de bien veiller à votre vie et à
     votre honneur. Oui, cela me paraît sage, car, si je ne m'abuse,
     ils ont le coeur irrité.

     «Et tous sont larges d'épaules, et il est temps pour celui qui
     veut se défendre! Je crois qu'ils portent leurs brillantes cottes
     de mailles, mais personne ne m'a dit à qui ils en veulent.»

     Hagene, l'homme hardi, répondit l'âme ulcérée: «Je sais bien que
     c'est pour m'attaquer qu'ils ont pris en main leurs armes
     brillantes; mais je puis encore leur échapper et retourner au
     pays des Burgondes.

     «Maintenant, dites-moi, ami Volkêr, consentez-vous à me secourir,
     si les hommes de Kriemhilt veulent m'attaquer? Au nom de l'amitié
     que vous me portez, répondez; moi désormais je vous serai
     toujours fidèlement dévoué.

     «--Certes, je vous viendrai en aide, dit le joueur de viole. Et
     quand je verrais marcher contre nous le Roi avec tous ses hommes,
     tant que je vivrai, je ne reculerai pas d'un pied de vos côtés,
     par crainte.

     «--Maintenant, très-noble Volkêr, je rends grâces au Dieu du
     ciel. Quand ils m'attaqueraient, quel autre secours dois-je
     désirer? Puisque vous voulez me venir en aide, ainsi que je
     l'apprends, l'affaire deviendra très-périlleuse pour ces
     guerriers.

     «--Levons-nous de notre siége, ajouta le joueur de viole. Elle
     est reine. Si elle passe devant nous, rendons-lui honneur, c'est
     une femme noble. Et ainsi on prisera davantage nos personnes.

     «--Non, pour l'amour de moi, dit Hagene. Ils pourraient croire,
     ces hommes, que j'agis par crainte et que je veux m'en aller.
     Jamais, pour aucun d'entre eux, je ne me lèverai de mon siége.

     «Certes il nous convient de laisser là cette courtoisie. Pourquoi
     ferais-je honneur à qui me porte de la haine? Jamais je ne le
     ferai, tant que la vie me restera. Et d'ailleurs je m'inquiète
     peu de l'inimitié de la femme du roi Etzel.»

     L'arrogant Hagene pose sur ses genoux une épée très-brillante;
     sur le pommeau se détache un jaspe éclatant, plus vert que
     l'herbe. Kriemhilt reconnut bien que c'était celle de Sîfrit.

     En reconnaissant l'épée, toute sa douleur la reprit. La poignée
     était d'or, le fourreau, un galon rouge. Cela lui rappela ses
     malheurs; elle se mit à pleurer. Je pense que Hagene le hardi
     avait ainsi agi à dessein.

     Volkêr le rapide plaça près de lui sur le banc un archet
     puissant, long et fort, tout semblable à un glaive large et
     acéré. Les deux chefs superbes étaient là assis sans nulle peur.

     Ces deux hommes audacieux étaient si altiers, qu'ils ne voulurent
     point se lever de leur siége par crainte de qui que ce fût. La
     noble Reine passa devant eux et leur fit un salut plein de haine.

     Elle parla: «Maintenant, sire Hagene, qui vous a envoyé quérir,
     que vous ayez osé chevaucher en ce pays, vous, qui savez bien
     tout le mal que vous m'avez fait. Avec un peu de bon sens, vous
     eussiez bien pu renoncer à ce voyage.

     «--Personne ne m'a envoyé quérir, répondit Hagene, mais on a
     invité en ce pays trois chefs qui sont mes maîtres. Je suis leur
     homme-lige, et en de semblables voyages de cour, je suis
     rarement resté en arrière.»

     Elle reprit: «Mais dites-moi plus: pourquoi avez-vous agi de
     façon à toujours provoquer ma haine? Vous avez tué Sîfrit, mon
     époux bien-aimé, dont je déplorerai de plus en plus la mort
     jusqu'à ma fin.»

     Il dit: «En voilà assez, n'en dites pas davantage. Oui, je suis
     ce Hagene, qui a tué Sîfrit, le héros au bras puissant. Ah! comme
     il a payé cher les paroles injurieuses que dame Kriemhilt a
     adressées à la belle Brunhilt!

     «Oui, sans mentir, cela est ainsi, puissante Reine; c'est moi qui
     suis la cause de tous vos maux. Maintenant en tire vengeance qui
     veut, homme ou femme. Je ne veux pas le nier, je vous ait fait
     grand dommage.»

     Elle reprit: «Vous l'entendez, guerriers, il ne désavoue pas tous
     les maux qu'il m'a causés. Maintenant, hommes d'Etzel, je ne
     m'inquiète plus de ce qui pourra en résulter pour lui.» Ces
     guerriers audacieux commencèrent de s'entre-regarder.


XXIV

Hagene, le brave ménestrel, Volkêr son ami passent la nuit aux portes
extérieures de la salle à veiller pour les Burgondes.

Volkêr s'assit sur une pierre sous la porte du palais; jamais il
n'exista un plus généreux joueur de viole; il tira des cordes de son
instrument des sons si doux, que les fiers étrangers remercièrent
Volkêr! Il endormit sur sa couche maint guerrier plein de soucis. Les
guerriers de Kriemhilt viennent au milieu des ténèbres pour égorger
les Burgondes assoupis. La voix de Volkêr les fait fuir: «Mais ma
cuirasse se refroidit tellement, dit-il, que je pense que la nuit va
finir.» Le matin, Hagene et Volkêr appelés à l'église par le bruit des
cloches, vont se ranger avec leurs guerriers devant la porte de la
cathédrale. Kriemhilt dévorant du regard Hagene, froisse en passant
les guerriers de son pays. Un tournoi commence sous les yeux du roi et
de Kriemhilt! Volkêr perce de sa lance par hasard le plus beau des
guerriers de Kriemhilt; que de pleurs coulent des yeux des femmes!
Kriemhilt s'adresse successivement à tous les chefs de son parti; ils
refusent tous d'attaquer déloyalement Hagene et ses guerriers; un
sentiment très-vif d'honneur les retient tous. Kriemhilt désespère de
trouver un vengeur, cependant au prix d'une belle veuve qu'elle lui
promet, elle décide Bloede à élever une rixe et à faire naître
l'occasion d'un combat.

     Quand le seigneur Bloede connut la récompense, cette dame lui
     plaisant à cause de sa beauté, il se prépara à obtenir la femme
     charmante en combattant. Mais le guerrier devait perdre la vie
     dans cette entreprise.

     Il dit à la Reine: «Rentrez dans la salle; avant que personne ne
     puisse s'en douter, je provoquerai une lutte. Il faut que Hagene
     expie le mal qu'il vous a fait. Je vous livrerai lié l'homme-lige
     du roi Gunther.

     «--Maintenant, vous tous qui êtes à moi, armez-vous, s'écria
     Bloede. Nous irons trouver nos ennemis dans leur logis. La femme
     d'Etzel l'exige de moi. C'est pourquoi, ô héros, nous devons tous
     exposer notre vie.»

     La Reine quittant Bloede prêt à combattre, alla à table avec
     Etzel et avec ses hommes. Elle avait préparé une terrible
     trahison contre les étrangers.

     Je veux vous dire comment elle se rendit au banquet. On voyait
     des rois puissants la précéder, portant la couronne, puis maints
     hauts princes et d'illustres guerriers rendre de grands honneurs
     à la Reine.

     Le Roi fit donner des siéges dans la salle à tous ses hôtes,
     plaçant près de lui les meilleurs et les plus élevés en dignité.
     Il fit servir des mets différents aux chrétiens et aux païens,
     mais de tout avec profusion. Ainsi le voulait ce roi sage.

     Le reste de leur suite mangea dans son logement. On avait mis
     près d'eux des serviteurs, qui devaient leur fournir des mets
     avec empressement. Bientôt cette hospitalité et cette joie furent
     remplacées par des gémissements.

     Comme on ne pouvait autrement provoquer le combat, Kriemhilt--son
     ancienne douleur était toujours là au fond de son âme--fit porter
     à table le fils d'Etzel. Comment, pour se venger, une femme
     pourrait-elle agir plus cruellement?

     Voici venir aussitôt quatre hommes-liges d'Etzel. Ils portèrent
     Ortlieb, le jeune prince, à la table du Roi, où Hagene était
     également assis. L'enfant devait mourir sous les coups de sa
     haine mortelle.

     Quand le Roi vit son fils, il parla affectueusement aux parents
     de sa femme: «Voyez, mes amis, c'est mon fils unique, celui de
     votre soeur. Aussi tous vous serez bons pour lui.

     «S'il se développe en raison de son origine, il deviendra un
     homme hardi, puissant et très-noble, fort et bien fait. Si je vis
     encore quelque temps, je lui donnerai douze royaumes, et alors la
     main du jeune Ortlieb pourra bien vous servir.

     «C'est pourquoi, je vous en prie, mes chers amis, quand vous
     retournerez vers le Rhin, emmenez avec vous le fils de votre
     soeur et agissez avec affection envers cet enfant.

     «Élevez-le dans des idées d'honneur, jusqu'à ce qu'il devienne
     homme. Et si quelqu'un en votre pays vous a offensés, il vous
     aidera à vous venger, quand ses forces seront venues.» Kriemhilt,
     la femme du roi Etzel, entendit ce discours.

     «--Oui, ces guerriers pourront se confier en lui, dit Hagene,
     s'il atteint l'âge d'homme; mais ce jeune roi est prédestiné à
     périr vite. On me verra rarement aller à la cour d'Ortlieb.»

     Le roi fixa les yeux sur Hagene; ce discours l'affligeait. Le
     noble prince ne répondit rien, mais ces paroles troublèrent son
     âme et assombrirent son humeur. Les intentions de Hagene ne
     s'accordaient pas avec ces divertissements.

     Ce que Hagene avait dit de l'enfant affligea tous les chefs,
     ainsi que le Roi. Ils étaient mécontents de devoir le supporter.
     Ils ignoraient ce que devait faire bientôt ce guerrier.

     Beaucoup de ceux qui l'entendirent étaient si irrités qu'ils
     auraient voulu l'attaquer à l'instant. Le Roi lui-même l'eût
     fait, si son honneur le lui eût permis. Il était poussé à bout.
     Mais bientôt Hagene fit plus encore: il tua l'enfant sous ses
     yeux.


XXV

     Les hommes de Bloede étaient prêts. Ils s'avancèrent au nombre de
     mille, revêtus de hauberts, vers le lieu où Dancwart était à
     table avec les varlets. La plus grande animosité éclata entre les
     guerriers.

     Quand le sire Bloede passa devant les tables, Dancwart, le
     maréchal, le reçut avec empressement: «Soyez le bien-venu ici,
     mon seigneur Bloede. Je m'étonne de ce qui se passe, et
     qu'allez-vous m'apprendre?

     «--Il ne t'est point permis de me saluer, dit Bloede, car ma
     venue doit t'apporter la mort, à cause de ton frère Hagene qui a
     tué Sîfrit. Il faut que les Hiunen t'en fassent porter la peine à
     toi et à maint autre guerrier.

     «--Oh! non pas, seigneur Bloede, dit Dancwart, car ainsi nous
     pourrions bientôt nous repentir de notre voyage à cette cour.
     J'étais encore un petit enfant quand Sîfrit perdit la vie;
     j'ignore ce que me reproche la femme du roi Etzel.

     «--Je ne puis t'en dire davantage à ce sujet, tes parents Gunther
     et Hagene commirent le crime; maintenant défendez-vous,
     étrangers. Vous ne pouvez en réchapper. Il faut que votre mort
     serve de satisfaction à Kriemhilt.

     «--Ainsi vous ne voulez point renoncer à vos projets? dit
     Dancwart. J'ai regret de mes excuses. J'aurais mieux fait de me
     les épargner.» Le guerrier rapide d'un bond se leva de table. Il
     tira une épée acérée qui était forte et longue, et il asséna sur
     Bloede un coup si prompt de cette épée, qu'à l'instant sa tête
     vola à ses pieds. «Ce sera là la dot, dit Dancwart le héros, pour
     la fiancée de Nuodunc, à qui tu voulais offrir ton amour.

     «On peut la fiancer demain à un autre époux, et s'il veut avoir
     le don des fiançailles, on le traitera de la même façon.» Un
     Hiune qui lui était dévoué lui avait dit que la Reine leur
     préparait de mortelles embûches.

     Quand les fidèles de Bloede le virent étendu mort, ils ne
     voulurent point épargner plus longtemps les étrangers.

     Dancwart cria à haute voix à tous les gens de la suite: «Vous
     voyez bien, nobles varlets, comme il en ira avec nous. Ainsi
     donc, étrangers que nous sommes, défendons-nous bien. Certes nous
     sommes en péril, quoique Kriemhilt nous ait invités si
     gracieusement.»

     Ceux qui n'avaient point d'épée prirent les bancs et soulevèrent
     de dessous les pieds maints longs escabeaux. Les varlets
     burgondes ne voulaient point reculer. Les lourdes chaises
     bosselèrent maintes cuirasses.

     Ah! comme ces serviteurs, loin de leur patrie, se défendirent
     furieusement! Ils repoussèrent les gens armés hors du bâtiment.
     Cinq cents d'entre ceux-ci ou même plus restèrent morts sur la
     place. Tous les gens de la suite étaient humides et rouges de
     sang.

     Cette terrible nouvelle fut racontée aux guerriers
     d'Etzel,--c'était pour eux une amère douleur,--que Bloede et ses
     hommes avaient été tués, et que c'étaient le frère de Hagene et
     les varlets qui l'avaient fait.

     Avant que le Roi s'en aperçût, les Hiunen animés par la haine se
     réunirent au nombre de deux mille ou même plus. Ils allèrent aux
     varlets,--il devait en être ainsi,--et de toute la suite n'en
     laissèrent pas échapper un seul.

     Les infidèles amenèrent une puissante armée devant ce bâtiment.
     Les serviteurs étrangers se défendirent bravement, mais à quoi
     bon leurs valeureux efforts? ils devaient succomber. Peu de temps
     après, on en vint à une terrible catastrophe.

     Vous pouvez ouïr des merveilles d'un événement épouvantable. Neuf
     mille serviteurs étaient couchés à terre massacrés, ainsi que
     douze chevaliers hommes-liges de Dancwart. On le vit tout seul
     résister encore aux ennemis.

     Le bruit s'apaisa; le fracas cessa. Dancwart, la bonne épée,
     regarda par-dessus son épaule et s'écria: «Malheur! que d'amis
     j'ai perdus! Maintenant je dois tout seul, hélas! tenir tête à
     l'ennemi.»

     Les coups d'épée tombaient pressés sur son corps. Mainte femme de
     héros pleura ce moment: levant son bouclier il en serra plus fort
     les courroies et fit ruisseler des flots de sang sur plus d'une
     cotte de mailles.

     «Malheur à moi! quelle souffrance, s'écria le fils d'Aldriân.
     Maintenant reculez, guerriers Hiunen! Laissez-moi prendre de
     l'air; que le vent me rafraîchisse, car je suis fatigué du
     combat.» Et l'on vit le héros s'avancer bravement.

     Ainsi épuisé de la lutte, il s'élança hors de ce logis. Que
     d'épées résonnèrent sur son heaume! Ceux qui n'avaient pas vu les
     merveilles faites par son bras, bondirent à l'encontre du
     guerrier du pays burgonde.

     «Dieu veuille, dit Dancwart, que je puisse avoir un messager,
     pour faire savoir à mon frère Hagene en quelle extrémité me
     réduisent ces assaillants. Il me délivrerait d'eux ou il
     tomberait tué à mes côtés.»

     Les Hiunen répondirent: «Tu seras, toi, le messager, quand nous
     te porterons mort devant ton frère. Alors l'homme-lige de Gunther
     connaîtra enfin la douleur. Tu as causé ici tant de maux au roi
     Etzel!»

     Il reprit: «Cessez vos menaces et éloignez-vous de moi, ou je
     rendrai encore la cuirasse de plus d'un humide de sang. J'irai
     raconter moi-même la nouvelle à la cour et je me plaindrai à mon
     seigneur de vos furieuses attaques.»

     Il se défendit si vigoureusement contre les hommes d'Etzel qu'ils
     n'osèrent plus attaquer avec l'épée. Ils lancèrent leurs piques
     dans son bouclier, qui en devint si lourd, qu'il dut le laisser
     tomber de son bras.

     Ils crurent bien le vaincre, maintenant qu'il ne portait plus son
     bouclier. Mais que de profondes blessures il leur fit à travers
     leurs heaumes! Maint homme hardi tomba devant lui. L'audacieux
     Dancwart en acquit beaucoup de gloire.

     Des deux côtés ils s'élancèrent sur lui, mais plus d'un s'était
     avancé trop vite au combat. Il courut devant ses ennemis, comme
     devant les chiens fuit le sanglier dans la forêt. Pouvait-il se
     montrer plus brave?

     Il marqua sa route, en la rendant humide du sang qu'il versait.
     Un seul guerrier a-t-il jamais combattu ses ennemis mieux qu'il
     ne le fit? On vit le frère de Hagene se diriger fièrement vers la
     cour.

     Sommeliers et échansons entendant le retentissement des épées,
     jetèrent hors de leurs mains le vin et les mets qu'ils apportent
     aux convives. Il rencontra devant les degrés maint ennemi
     vigoureux.

     «Comment donc! sommeliers, dit le héros fatigué, songez à servir
     convenablement vos hôtes, apportez de bons mets à ces seigneurs
     et laissez-moi porter des nouvelles à mes maîtres chéris.»

     Parmi ceux qui, confiants en leur force, s'avancèrent devant les
     marches, il en frappa quelques-uns de si lourds coups d'épée, que
     tous par crainte remontèrent les degrés. Sa force puissante avait
     accompli de grands prodiges.

     Quand l'audacieux Dancwart pénétra sous la porte, il ordonna à la
     suite d'Etzel de reculer. Tout son vêtement était couvert de
     sang; il portait nue en sa main une épée très-acérée.

     Au moment même où Dancwart se présentait à la porte, on portait
     çà et là, de table en table, Ortlieb, le prince de haute lignée.
     Ces horribles nouvelles causèrent la mort du petit enfant.

     Dancwart cria à haute voix au guerrier: «Frère Hagene, vous
     restez trop longtemps assis. Je me plains à vous et au Dieu du
     ciel de notre détresse. Chevaliers et varlets ont été massacrés
     en leur logis.»

     L'autre lui répondit:

     «Qui a fait cela?

     «--C'est le sire Bloede avec ses hommes. Mais aussi il l'a payé
     cher, je veux bien vous le dire: de ma main je lui ai abattu la
     tête.

     «--C'est un léger malheur, dit Hagene, quand on vous apprend
     qu'un guerrier a perdu la vie par la main d'un héros. Les belles
     femmes auront d'autant moins à le plaindre.

     «--Mais, dites-moi, frère Dancwart, comment êtes-vous si rougi de
     sang? J'imagine que de vos blessures vous souffrez grande
     douleur. Qui que ce soit, dans ce pays, qui vous les a faites,
     quand le mauvais démon lui viendrait en aide, il devrait le payer
     de sa vie.

     «--Vous me voyez sain et sauf. Mes habillements sont humides de
     sang. Mais cela m'est venu des blessures d'autres guerriers. J'en
     ai tué un si grand nombre aujourd'hui, que je ne saurais les
     compter, dussé-je faire mon serment.»

     Hagene parla:

     «Frère Dancwart, garde-nous la porte et ne laisse pas sortir un
     seul de ces Hiunen. Je veux parler à ces guerriers, ainsi que la
     nécessité nous y oblige. Nos gens de service ont reçu d'eux une
     mort imméritée.

     «--Puisque je suis camérier, répondit l'intrépide jeune
     homme,--et il me semble que je saurai bien servir de si puissants
     rois,--je garderai ces marches à mon honneur.» Rien ne pouvait
     être plus funeste pour les guerriers de Kriemhilt.

     Hagene reprit la parole:

     «--Je m'étonne grandement de ce que ces Hiunen murmurent entre
     eux. Je pense qu'ils se passeraient volontiers de celui qui garde
     la porte et qui a apporté ici aux Burgondes la fatale nouvelle.

     «--Il y a longtemps que j'ai entendu dire que Kriemhilt ne
     pouvait oublier ses afflictions de coeur. Maintenant buvons à
     l'amitié et payons l'écot du vin du roi. Et d'abord, au jeune
     prince des Hiunen!»

     Et Hagene, ce brave héros, frappa l'enfant Ortlieb si
     terriblement, que le sang jaillit le long de son épée sur ses
     mains, et que la tête sauta jusque sur les genoux de sa mère.
     Alors commença parmi ces guerriers un grand et effroyable
     carnage.

     Il asséna sur le maître qui soignait l'enfant un si fort coup de
     son épée, qu'à l'instant sa tête tomba devant la table. C'était
     une triste récompense qu'il donnait là à ce maître.

     Voyant près de la table d'Etzel un ménestrel, il s'élance vers
     lui, dans sa fureur, et lui abat la main droite sur sa viole:

     «--Voilà pour ton message dans le pays des Burgondes.

     «--Hélas! mes mains, s'écria Werbel. Seigneur Hagene de Troneje,
     que vous ai-je fait? Je vins en toute loyauté au pays de vos
     maîtres. Et maintenant que j'ai perdu ma main, comment ferai-je
     résonner les accords?»

     Et quand il n'eût jamais plus joué de la viole, qu'importait à
     Hagene! Plein de fureur, il fit aux guerriers d'Etzel de
     profondes et mortelles blessures et en tua beaucoup. Ah! dans
     cette salle il en mit tant à mort!

     Volkêr, le très-agile, se leva de table d'un bond, et son archet
     résonnait fortement en sa main. Le ménestrel de Gunther joua des
     airs effrayants. Ah! que d'ennemis il se fit parmi les Hiunen
     hardis!

     Les trois nobles rois se levèrent aussi de table; ils auraient
     aimé séparer les combattants, avant que de plus grands malheurs
     n'arrivassent. Mais, malgré toute leur bonne volonté, ils ne
     purent rien empêcher, tant était terrible la colère de Volkêr et
     de Hagene.

     Le seigneur du Rhin, voyant qu'il ne pouvait arrêter le combat,
     fit lui-même maintes larges blessures à travers les cottes de
     mailles polies de ses ennemis. C'était un héros adroit: il le fit
     voir d'une effroyable façon.

     Le fort Gêrnôt s'élança aussi dans le combat. Avec l'épée
     tranchante que lui avait donnée Ruedigêr, il mit à mort plus d'un
     Hiune. Il causa de terribles maux aux guerriers d'Etzel.

     Le plus jeune fils de dame Uote se jeta aussi dans la mêlée. Il
     poussa son glaive magnifique à travers les heaumes des fidèles
     d'Etzel, du Hiunen-lant. La main du valeureux Gîselher accomplit
     maints prodiges.

     Quelque braves qu'ils fussent tous, les rois et leurs hommes, on
     vit avant tous les autres, Gîselher, ce bon héros, se tenir au
     premier rang en face des ennemis! Il en renversa plus d'un dans
     le sang avec une force terrible.

     Les hommes d'Etzel se défendirent aussi vigoureusement. On voyait
     les étrangers parcourir la salle royale, hachant autour d'eux
     avec leurs épées étincelantes. De tous côtés on entendait un
     effroyable bruit de cris et de clameurs.

     Ceux qui étaient dehors voulaient pénétrer à l'intérieur, où
     étaient leurs amis. Mais ils gagnaient peu de terrain du côté de
     la porte. Ceux qui étaient dans la salle en auraient voulu
     sortir; mais Dancwart n'en laissa aucun ni monter ni descendre
     les degrés.

     Il en résulta une grande presse vers la porte, et les épées
     retentissaient en tombant sur les casques. Le hardi Dancwart fut
     en grand danger; mais son frère y veilla, ainsi que le lui
     commandait son affection.

     Hagene cria très-haut à Volkêr:

     «Voyez-vous là-bas, compagnon, mon frère lutter contre les Hiunen
     sous leurs coups redoublés? Ami, sauve-moi mon frère, ou nous
     perdrons ce héros.

     «--Certes, je le ferai,» dit le joueur de viole, et il se mit en
     marche à travers le palais, jouant de l'archet. Une épée de fin
     acier résonnait en sa main à coups pressés. Les guerriers du Rhin
     le remercièrent avec empressement.

     Volkêr le hardi dit à Dancwart:

     «Vous avez supporté aujourd'hui de terribles attaques; votre
     frère me prie d'aller à votre secours. Voulez-vous vous placer
     dehors, moi je me mettrai en dedans de la salle.»

     Dancwart le rapide se plaça en dehors de la porte, et il
     repoussait des degrés quiconque se présentait pour y monter. On
     entendait ses armes retentir aux mains du héros. Ainsi faisait à
     l'intérieur, Volkêr du pays burgonde.

     Le brave ménestrel cria au-dessus des têtes de la foule:

     «La salle est bien fermée, ami sire Hagene. Oui, les mains de
     deux héros ont mis le verrou à la porte d'Etzel; elles valent
     bien mille barreaux.»

     Quand Hagene de Troneje vit la porte si bien gardée, il jeta son
     bouclier sur l'épaule, le vaillant et illustre guerrier. Puis il
     se mit à tirer vengeance du mal qu'on leur avait fait. Alors ses
     ennemis perdirent tout espoir de conserver l'existence.

     Quand le seigneur de Vérone vit que Hagene, le fort, brisait tant
     de casques, il sauta sur son banc, le roi des Amelungen, et
     s'écria:

     «Oui, Hagene verse la plus déplorable des boissons.»

     Le souverain du pays avait de grands soucis, il n'en pouvait être
     autrement.--Ah! que d'amis chéris furent tués sous ses yeux,--et
     lui-même échappa, à grand'peine, à ses ennemis. Il était assis là
     plein d'angoisses: à quoi lui servait d'être roi?

     Kriemhilt, la riche, appela Dietrîch:

     «Venez à mon aide, noble chevalier, sauvez-moi la vie au nom de
     tous les princes du pays des Amelungen, car si Hagene m'atteint,
     je serai tuée à l'instant.

     «--Comment vous aiderais-je ici, dit le seigneur Dietrîch, ô
     noble reine? Je veille pour moi-même! Les hommes de Gunther sont
     si animés de fureur, qu'en ce moment je ne puis sauver personne.

     «--Oh! si vraiment, sire Dietrîch, noble et bon chevalier,
     montrez aujourd'hui votre vertu et votre courage, en m'aidant à
     sortir d'ici, ou bien j'y trouverai la mort. La crainte de ce
     danger m'oppresse. Oui! ma vie est en danger!

     «--Je veux bien essayer si je puis vous être de quelque secours;
     car de longtemps je n'ai vu tant de vaillants chevaliers si
     furieux. Oui, je vois sous les coups d'épée le sang jaillir à
     travers les casques!»

     Ce guerrier d'élite se mit à élever une voix si puissante,
     qu'elle résonnait comme le son d'une corne de bison et que le
     vaste Burg en retentit. La force de Dietrîch était démesurément
     grande.

     Gunther, entendant crier cet homme dans cette terrible tempête,
     se mit à écouter et dit:

     «La voix de Dietrîch est venue à mon oreille. Je crois que nos
     guerriers lui auront tué quelqu'un des siens.

     «Je le vois sur la table faire signe de la main. Amis et parents
     du pays burgonde, cessez le combat; laissez-moi voir et écouter
     ce que mes hommes ont fait ici à ce guerrier.»

     Le roi Gunther priant et commandant, ils arrêtèrent leurs épées
     au fort de la mêlée. Il se fit un effort plus grand encore pour
     que personne ne frappât plus. Gunther demanda en hâte au chef de
     Vérone de quoi il s'agissait, et il dit:

     «Très-noble Dietrîch, qu'est-ce que mes amis vous ont fait ici?
     Je suis prêt à en faire amende honorable et à composer avec vous.
     Quoi qu'on vous ait fait, c'est pour moi une peine très-amère.»

     Le seigneur Dietrîch parla:

     --«Il ne m'est rien arrivé. Laissez-moi sortir de la salle et
     quitter en paix cette rude mêlée avec ma suite. En vérité, je
     vous en serai toujours obligé.»

     Le guerrier Wolfhart s'écria:

     «Pourquoi si vite supplier? Ce ménestrel n'a pas si bien fermé la
     porte, que nous ne l'ouvrions assez large pour pouvoir en sortir.

     «--Taisez-vous donc, dit le seigneur Dietrîch, vous faites le
     diable!»

     Le roi Gunther répondit:

     «Certes, je veux vous le permettre. Emmenez hors de ce palais peu
     ou beaucoup de gens, excepté mes ennemis. Ceux-là resteront ici;
     car ils m'ont fait trop de mal ici au pays des Hiunen.»

     Quand il entendit cela, Dietrîch prit à son bras la noble reine,
     dont l'angoisse était grande, et de l'autre côté il emmena Etzel.
     Et maints superbes guerriers l'accompagnèrent.

     Le noble margrave Ruedigêr prit la parole:

     «Si quelqu'un de plus parmi ceux qui sont prêts à vous servir,
     peut sortir de la salle, faites-le nous savoir. Une paix
     constante doit régner entre bons amis.»

     Gîselher du pays burgonde répondit:

     «Paix et concorde régneront entre nous, puisque vous et vos
     hommes vous nous êtes fidèles. C'est pourquoi sortez d'ici avec
     vos amis sans nulle inquiétude.»

     Quand le seigneur Ruedigêr quitta la salle, cinq cents hommes ou
     même davantage le suivirent. Les chefs y avaient consenti en
     toute confiance. Depuis il en arriva grand dommage au roi
     Gunther.

     Un guerrier d'entre les Hiunen, voyant Etzel marcher à côté de
     Ruedigêr, voulut profiter de l'occasion pour sortir; mais le
     joueur de viole lui donna un coup tel que sa tête vola aux pieds
     d'Etzel.

     Quand le souverain du pays fut enfin hors du palais, il se
     retourna, et considérant Volkêr:

     «Malheur à moi, à cause de ces hôtes! c'est une horrible calamité
     que tous mes guerriers doivent succomber sous leurs coups!

     «Malheur à cette fête! dit l'illustre roi; il en est un dans la
     salle qui se bat comme un sanglier farouche; il se nomme Volkêr
     et c'est un ménestrel. Je n'ai évité la mort qu'en échappant à ce
     démon.

     «Ses chants ont une harmonie funèbre, ses coups d'archet sont
     sanglants, et à ses accords maints guerriers tombent morts. Je ne
     sais pas pourquoi ce joueur de viole nous en veut, mais jamais je
     n'eus d'hôte qui me fît tant de mal.»

     Le seigneur de Vérone et Ruedigêr, ces illustres guerriers, se
     rendirent en leur logis. Ils ne voulaient point se mêler de la
     lutte, et ils ordonnèrent à leurs hommes de ne point rompre la
     paix.

     Et si les Burgondes avaient pu prévoir tous les malheurs qui
     devaient leur arriver par la main de ces deux hommes, ceux-ci ne
     seraient point si facilement sortis du palais. Ils eussent
     d'abord fait sentir à ces braves la force de leurs bras.

     Ils avaient laissé sortir de la salle ceux qu'ils voulaient.
     Alors un effroyable tumulte s'éleva dans cette enceinte. Les
     étrangers se vengèrent de tout ce qui leur était arrivé. Que de
     casques il brisa, Volkêr le très-hardi!

     Gunther, l'illustre roi, se tourna vers l'endroit d'où venait le
     bruit:

     «Entendez-vous, Hagene, ces chants que Volkêr chante aux Hiunen,
     quand ils s'approchent des degrés. Son archet est trempé dans le
     sang.

     «--Je regrette vivement, dit Hagene, d'être jamais resté en ma
     demeure séparé de ce guerrier. J'étais son compagnon et lui le
     mien. Si jamais nous rentrons dans notre patrie, je veux être
     encore son ami fidèle.

     «Maintenant, vois, noble roi, combien Volkêr t'est dévoué; il
     mérite largement ton or et ton argent. Son archet coupe le dur
     acier. Il brise sur les casques les ornements au loin
     étincelants.

     «Jamais je ne vis joueur de viole combattre aussi bravement que
     l'a fait le guerrier Volkêr aujourd'hui. Ses chansons
     retentissent à travers heaume et bouclier. Oui, il doit monter de
     bons chevaux et porter de magnifiques vêtements.»

     De tous les parents et de tous les amis des Hiunen, aucun n'avait
     échappé. Le bruit cessa, car nul ne combattait plus. Ces héros
     hardis et adroits déposèrent les épées qu'ils tenaient en leurs
     mains.


XXVI

La ruine et le sac de Troie dans l'_Iliade_ n'est pas plus lamentable
que cette vengeance de Kriemhilt; onze mille hommes y succombèrent; le
champ de fête fut un champ de mort. Le récit en est lugubre.

     Irinc blessa Hagene à travers la visière de son casque, il porta
     cette blessure avec Waske qui était une excellente arme.

     Quand le sire Hagene eut reçu ce coup, il fit tournoyer
     effroyablement son épée dans sa main. L'homme-lige d'Hâwart dut
     céder devant lui. Hagene, descendant l'escalier, se mit à le
     poursuivre.

     Irinc, le très-hardi, leva son bouclier au-dessus de sa tête;
     mais quand cet escalier eût eu trois fois plus de degrés, Hagene
     ne lui eût pas laissé porter un seul coup. Oh! que de rouges
     étincelles jaillirent de son casque.

     Irinc revint sain et sauf vers les siens, Kriemhilt apprit la
     nouvelle de la blessure qu'il avait faite à Hagene de Troneje,
     durant le combat: c'est pourquoi la Reine se prit à le remercier
     hautement.

     «Que Dieu te récompense, Irinc, illustre et excellent héros! Tu
     as consolé mon coeur et raffermi mon courage. Oui, je vois en ce
     moment l'armure de Hagene rougie de son sang.» Kriemhilt
     reconnaissante lui prit elle-même le bouclier de son bras.

     «Remerciez-le modérément, dit Hagene. Veut-il encore tenter la
     lutte? cela serait digne d'un guerrier, et alors s'il en
     survient, ce sera un vaillant homme; ne vous réjouissez pas trop
     de la blessure que j'ai reçue.

     «Si vous voyez ma cotte de mailles rougie de sang, cela
     m'excitera à donner la mort à plus d'un. Cette petite blessure
     anime ma colère pour la première fois. Le guerrier Irinc m'a bien
     légèrement atteint.»

     Irinc du Tenelant se plaça contre le vent. Il se rafraîchit dans
     sa cotte de mailles et délia son heaume. Tout le monde disait que
     sa force était grande. Le margrave en conçut un indomptable
     orgueil.

     Alors Irinc s'écria: «Mes amis, sachez qu'il faut que vous
     m'armiez à l'instant. Je veux encore essayer si je ne puis
     dompter cet homme outrecuidant.» Son bouclier était haché; il en
     reçut un meilleur.

     Bientôt le héros fut mieux armé qu'auparavant. Il saisit une
     lance puissante; poussé par la haine, il voulait s'en servir pour
     abattre Hagene. Mais Hagene, l'homme très-hardi, allait le
     recevoir rudement.

     Hagene, la bonne épée, ne l'attendit pas. Il bondit en bas des
     degrés à sa rencontre, lançant un javelot et brandissant son
     épée; sa colère était terrible. La force d'Irinc ne lui servit
     guère.

     Ils frappaient sur leurs boucliers au point que des flammes
     rougeâtres semblaient les allumer. L'homme-lige d'Hâwart reçut à
     travers bouclier et cuirasse une profonde blessure de l'épée de
     Hagene; elle lui enleva la vie pour toujours.

     Quand Irinc le guerrier sentit la blessure, il leva son bouclier
     à la hauteur de la visière de son casque. Le coup qu'il avait
     reçu lui semblait mortel. Pourtant, peu après, l'homme-lige de
     Gunther lui en porta un plus terrible.

     Hagene trouva à ses pieds une pique tombée à terre; il la lança
     sur Irinc, le héros du Tenelant, avec tant de force, que le bois
     lui sortait tout droit de la tête; Hagene, le chef hardi, lui
     avait fait subir une mort cruelle.

     Irinc fut obligé de reculer vers ceux du Tenelant. Avant de
     délier le heaume, on brisa le bois qui avait pénétré dans sa
     tête. La mort approchait. Ses parents se prirent à verser des
     larmes; leur affliction était profonde.

     Voici venir la Reine qui se penche sur lui. Elle commença de
     pleurer le fort Irinc; elle s'affligeait de ses blessures. Sa
     douleur était poignante. Le noble et brave guerrier parla ainsi
     devant ses parents:

     «Cessez vos plaintes, ô très-illustre femme; à quoi peuvent
     servir vos pleurs? Je dois perdre la vie par suite des blessures
     que j'ai reçues. La mort ne veut pas me laisser plus longtemps à
     votre service et à celui d'Etzel.»

     Puis, il dit à ceux de Duringen et du Tenelant: «Vos mains ne
     recevront jamais les présents de la Reine, son or rouge et
     brillant. Et si vous attaquez Hagene, c'est comme si vous couriez
     au-devant de la mort.»

     Sur ses joues pâlies, Irinc le très-vaillant, portait les signes
     de la mort. C'était pour tous une amère douleur que l'homme-lige
     d'Hâwart dût succomber. Ceux du Tenemark voulaient recommencer le
     combat.

     Irnfrit et Hâwart s'élancèrent vers le palais avec mille hommes.
     On entendit de toutes parts, des cris effrayants, un grand et
     terrible fracas. Oh! que de javelots acérés on lança aux
     Burgondes.

     Irnfrit, le hardi, courut vers le ménestrel; mais il reçut grand
     dommage de sa main. Le noble joueur de viole atteignit le
     landgrave à travers son casque épais; il était au comble de la
     fureur.

     Le seigneur Irnfrit frappa le hardi ménestrel si fort que sa
     cotte de mailles en fut lacérée, et que toute son armure fut
     couverte d'une flamme sanglante. Pourtant le landgrave tomba mort
     au pied du joueur de viole.

     Hâwart et Hagene s'étaient rencontrés. Celui qui les vit assista
     à des prodiges. Aux mains de ces héros, les épées retombaient
     rapides, mais Hâwart devait succomber sous les coups de l'homme
     du pays burgonde.

     Quand les Tenen et les Duringen virent leurs maîtres morts, une
     épouvantable mêlée s'engagea devant le palais avant que par la
     force de leurs bras ils pussent atteindre la porte. Maints
     heaumes et maints boucliers furent hachés en cet endroit.

     «Arrière, s'écria Volkêr, et laissez-les entrer; ils ne
     parviendront jamais au but qu'ils poursuivent. En peu de temps
     ils succomberont dans la salle, et ils gagneront en mourant les
     présents qu'a promis la Reine.»

     Quand ces hommes audacieux eurent pénétré dans la salle, plus
     d'un eut la tête abattue et trouva la mort sous leurs coups
     précipités. Il se battit bien, le hardi Gêrnôt; ainsi fit
     également Gîselher, la bonne épée.

     Mille et quatre étaient entrés dans le palais. Les épées rapides
     en tournoyant lançaient des éclairs. Tous ceux qui étaient entrés
     furent tués. On put raconter des merveilles des Burgondes.

     Le fracas s'apaisa: le silence se fit. De toutes parts le sang
     des guerriers morts coulait par les ouvertures et par les trous
     destinés à dégager les eaux. Voilà ce qu'avaient faits les bras
     puissants des hommes du Rhin.

     Ceux du pays burgonde s'assirent pour se reposer. Ils déposèrent
     leurs armes et leurs boucliers; mais le hardi ménestrel se tenait
     toujours debout devant le palais. Il attendait que quelqu'un osât
     encore venir l'attaquer.

     Le Roi se lamentait désespéré et ainsi faisait la Reine. Vierges
     et femmes avaient l'âme déchirée. Je crois vraiment que la mort
     était liguée contre eux. Bientôt les étrangers tuèrent encore
     plus d'un guerrier.

            *       *       *       *       *

     «Maintenant déliez vos casques, dit Hagene le guerrier, moi et
     mon compagnon nous veillerons sur vous. Et si les hommes d'Etzel
     veulent encore tenter l'assaut, j'avertirai mes chefs le plus tôt
     que je pourrai.»

     Maints bons chevaliers désarmèrent leur front. Ils s'assirent
     dans le sang, sur les corps meurtris de ceux que leurs mains
     avaient tués. Les nobles étrangers étaient surveillés par leurs
     ennemis.

     Avant le soir, le Roi et la Reine firent en sorte que les
     guerriers Hiunen pussent tenter l'assaut avec plus de succès. On
     voyait réunis à leurs côtés plus de vingt mille hommes, qui
     devaient se rendre au combat.

     Une épouvantable tempête se déchaîna contre les étrangers.
     Dancwart, le frère de Hagene, cet homme très-rapide, quitta ses
     maîtres et bondit devant la porte, en face des ennemis. On crut
     qu'il était tué; mais il reparut sain et sauf.

     La terrible lutte dura jusqu'à ce que la nuit y mît fin. Les
     étrangers se défendirent, ainsi qu'il convient à de bons héros,
     pendant tout un long jour d'été contre les hommes d'Etzel. Ah!
     que de braves combattants tombèrent morts devant eux!

     Ce fut au solstice d'été que ce grand massacre eut lieu, et que
     dame Kriemhilt vengea ses afflictions de coeur sur ses plus
     proches parents et sur maints guerriers. Depuis lors le roi Etzel
     ne connut plus la joie.

     Elle n'avait point prévu un si grand carnage. Dans son coeur,
     elle avait espéré mener les choses à ce point que nul autre que
     le seul Hagene n'eût perdu la vie. Mais le mauvais démon étendit
     le désastre sur tous.


XXVII

On tente un accommodement; Kriemhilt s'y oppose; elle veut le sang
d'Hagene à tout prix. Le jeune Gîselher son frère intercède auprès
d'elle.

     Gîselher, le jeune, de Burgondie, parla: «Vous, héros d'Etzel,
     qui êtes encore vivants, quel reproche avez-vous à m'adresser?
     Que vous avais-je fait? Je suis venu vers ce pays en ami.

     «--Oui, répondirent-ils, c'est votre bonté qui a rempli ce burg
     et toutes nos terres de désolation! Ah! nous souhaiterions que
     vous ne fussiez jamais venu de Worms d'outre-Rhin. Hélas! que
     vous avez fait d'orphelins en ce pays, vous et vos frères!»

     L'âme irritée, Gunther, la bonne épée, répliqua: «Voulez-vous,
     quittant cette violente haine, en venir à un accommodement avec
     nous, chefs étrangers? cela sera bon pour nous tous. Nous n'avons
     pas mérité tout ce qu'Etzel nous fait subir.»

     Le roi parla à ses hôtes: «Mes maux et les vôtres ne sont pas
     égaux. La cruelle nécessité à laquelle j'ai été réduit, les
     dommages sans nombre que j'ai soufferts, voilà les motifs pour
     lesquels nul de vous ne doit revoir sa patrie!»

     Le fort Gêrnôt parla au roi: «Que Dieu puisse nous inspirer de
     nous traiter amicalement. Voulez-vous nous tuer, nous étrangers,
     laissez-nous descendre avec vous dans la plaine. Ainsi il vous en
     reviendra de l'honneur!

     «Là le sort qui nous attend se décidera vite. Vous avez encore
     tant d'hommes valides prêts à nous combattre, que nous ne
     pourrons leur échapper, nous qui sommes fatigués de la lutte.
     Combien de temps pourrions-nous résister dans cette mêlée?»

     Le jeune Gîselher prit la parole: «O ma très-charmante soeur, je
     m'attendais bien peu à une semblable extrémité, quand tu
     m'invitas à traverser le Rhin pour venir en ce pays. Comment
     ai-je mérité la mort de la part des Hiunen?

     «Je t'ai toujours été fidèle, jamais je ne te fis aucun mal. Je
     me suis rendu à ta cour dans la pensée que tu m'étais dévouée, ô
     ma soeur chérie. Pense à nous avec cette affection que tu ne peux
     nous refuser.

     «--Je ne puis avoir de miséricorde pour vous; je n'ai que de la
     haine. Hagene de Troneje m'a causé tant de tourments! Aussi
     longtemps que je vivrai, il n'y aura ni oubli, ni composition, il
     faut que vous me le payiez tous, s'écria la femme d'Etzel.

     «Voulez-vous me livrer le seul Hagene comme prisonnier? je ne
     refuserai point de vous laisser la vie; car vous êtes mes frères
     et les enfants de ma mère. Alors je parlerai de réconciliation
     ainsi que tous ces guerriers qui m'entourent.»

     «--Le Dieu du ciel ne le veut point, dit Gêrnôt. Quand nous
     serions mille, nous succomberions tous, nous, tes parents et tes
     fidèles, avant que nous te livrions un seul homme prisonnier.
     Cela ne sera jamais.

     «--Il nous faut plutôt mourir, s'écria Gîselher. On n'enlèvera
     personne de notre garde de chevaliers. Que ceux qui veulent nous
     attaquer sachent que nous sommes ici; car je ne trahirai ma foi
     envers aucun de nos amis.»

     Le hardi Dancwart parla,--il ne lui convenait pas de se taire:
     «Mon frère Hagene ne sera pas seul. Il pourra en arriver malheur
     à ceux qui nous refusent ici la paix; nous vous le ferons bien
     sentir, je vous le dis en vérité.»

     La Reine prit la parole: «Vous, guerriers adroits, approchez-vous
     des degrés et vengez mon offense. Je vous en serai toujours
     obligée, comme je devrai l'être en effet. Oui, par moi,
     l'outrecuidance de Hagene recevra son salaire.

     «N'en laissez pas sortir un seul de la salle, je ferai mettre le
     feu aux quatre coins du palais. Ainsi je saurai venger toutes mes
     offenses.» Bientôt tous les guerriers d'Etzel furent prêts.

     Ils repoussèrent dans la salle, à coups d'épée et à coups de
     javelots, ceux qui étaient dehors. Ce fut un grand fracas. Mais
     les princes et leurs hommes ne voulurent point se séparer. Ils ne
     pouvaient renoncer à la fidélité qu'ils se devaient les uns aux
     autres.

     Alors la femme d'Etzel fit mettre le feu à la salle. On tortura
     par les flammes les corps de ces héros. Bientôt, par suite du
     vent, l'incendie embrasa tout le palais. Jamais guerriers, je
     crois, ne subirent pareil supplice.

     Beaucoup criaient: «Hélas! cruelle extrémité! mieux nous eût valu
     trouver la mort dans le combat. Que Dieu ait pitié de nous! Nous
     sommes tous perdus. Maintenant la Reine fait tomber sur nous sa
     colère d'une façon effroyable!»

     L'un d'eux prit la parole: «Nous devons succomber; à quoi nous
     servent maintenant les salutations que le Roi nous envoya? La
     grande chaleur me fait tellement souffrir de la soif, que je
     crois bien que ma vie s'éteindra bientôt en ces tourments.»

     Hagene de Troneje, le bon guerrier, répondit: «Que ceux qui
     souffrent l'angoisse de la soif boivent du sang. Dans une
     pareille chaleur, cela vaut mieux que du vin. Il ne peut y avoir
     rien de meilleur en ce moment.»

     Le guerrier se dirigea vers un mort, s'agenouilla devant lui,
     délia son casque, puis se mit à y boire le sang qui coulait des
     blessures. Quelque étrange que ce fût, cela parut lui faire grand
     bien.

     «Que Dieu vous récompense, dit l'homme épuisé, pour l'avis que
     vous m'avez donné de boire ce sang. Rarement un meilleur vin m'a
     été versé. Si je survis, je vous en serai toujours
     reconnaissant.»

     Quand les autres entendirent qu'il s'en trouvait bien, il y en
     eut beaucoup qui se mirent aussi à boire du sang. Cette boisson
     accrut la force de leurs bras. Bientôt maintes belles femmes en
     perdirent leurs amis bien-aimés.

     Les brandons enflammés tombaient de toutes parts sur eux dans la
     salle; mais ils les faisaient glisser à terre, s'en préservant
     avec leurs boucliers. La fumée et la chaleur les faisaient
     beaucoup souffrir. Je pense que jamais héros ne furent exposés à
     d'aussi grands tourments.

     Hagene de Troneje leur dit: «Tenez-vous près des murs de la
     salle. Ne laissez point tomber les brandons sur les visières de
     vos heaumes. Enfoncez-les avec les pieds plus profondément dans
     le sang. Ah! c'est une triste fête que la Reine nous offre.»

     La voûte qui couvrait la salle préserva beaucoup les étrangers,
     et un grand nombre parvint à échapper à la mort. Mais ils
     souffrirent des flammes qui pénétraient par les fenêtres. Fidèles
     à ce que leur commandait leur courage, ainsi se défendirent ces
     guerriers.

     La nuit s'écoula pour eux au milieu de ces tourments. Le hardi
     ménestrel et Hagene, son compagnon, se tenaient encore devant le
     palais, appuyés sur leurs boucliers et attendant de plus rudes
     assauts de la part des hommes d'Etzel.

     Le joueur de viole dit: «Maintenant, rentrons dans la salle:
     ainsi les Hiunen croiront que nous sommes tous morts dans le
     supplice qu'ils nous ont fait subir. Mais ils nous verront encore
     dans la mêlée tenir tête à plus d'un.»

     Le jeune Gîselher de Burgondie parla: «Je crois que le jour va
     venir; un vent frais se lève. Le Dieu du ciel nous laissera
     encore vivre heureux quelque temps. Ma soeur Kriemhilt nous a
     donné une fête épouvantable!»

     L'un d'eux dit: «Je vois le jour, et puisque un sort plus
     favorable ne nous est pas réservé, armons-nous, et pensons à
     défendre notre vie. Bientôt nous verrons venir vers nous la femme
     du roi Etzel.»

     Le souverain du pays croyait que ses hôtes étaient morts des
     suites du combat et par les tortures des flammes. Mais il y avait
     encore là vivants, six cents hommes hardis, les meilleures épées
     que jamais roi ait eues à son service.

     Ceux qui surveillaient les étrangers avaient bien vu que parmi
     eux beaucoup étaient vivants, quoi qu'on eût fait pour les faire
     souffrir et pour tuer les chefs et leurs hommes. On les voyait
     sains et saufs marcher dans la salle.

     On dit à Kriemhilt que beaucoup d'entre eux avaient échappé. La
     Reine répondit: «Il n'est pas possible qu'aucun d'eux ait survécu
     à l'assaut des flammes. Je croirais bien plutôt qu'ils sont tous
     morts.»

     Les princes et leurs hommes auraient bien voulu échapper à cette
     extrémité, si on avait voulu leur faire miséricorde; mais ils ne
     purent rencontrer de pitié chez les hommes du Hiunen-lant. Ils
     vengèrent leur mort d'un bras indomptable.

     Au matin de ce jour, on les salua par des attaques redoublées:
     les héros furent en péril. On leur lança maints forts javelots;
     mais ces chefs nobles et hardis se défendirent d'une façon
     chevaleresque.

     Le courage des hommes d'Etzel était singulièrement excité, parce
     qu'ils voulaient mériter les présents de Kriemhilt; Ils
     désiraient également accomplir les ordres du Roi. Aussi maints
     d'entre eux furent bientôt atteints par la mort.

     On peut raconter merveille des promesses et des dons de
     Kriemhilt. Elle fit apporter de l'or rouge à pleins boucliers.
     Elle le distribuait à qui le désirait et à qui le voulait
     accepter. Jamais plus grandes récompenses ne furent données pour
     attaquer des ennemis.


XXVIII

Le loyal Ruedigêr, qui avait si bien reçu les Burgondes à leur passage
et donné sa fille en mariage au fils du roi de Worms, se croit engagé
d'honneurs envers Etzel son souverain et combat ses anciens amis; il
le leur déclare avec franchise, et meurt sur le corps du second fils
du roi de Worms tombé sous ses coups: il fut pleuré par les deux
partis. Le fidèle ménestrel Volkêr est tué par Hildebrant. De ces
milliers de Nibelungen il ne restait plus debout que le vieux roi
Gunther et le perfide mais courageux Hagene.


XXIX

Voici la fin du poëme historique des Nibelungen. Le feu est mis à la
salle. Tous les héros y périssent. Les cendres de l'incendie
recouvrent tout. Hagene et Kriemhilt vivent encore ainsi que Gunther,
le roi de Worms, frère de Kriemhilt.

     Le seigneur Dietrîch, chef de Vérone, prit lui-même son armure,
     et le vieux Hildebrant l'aida à s'en revêtir. Comme il gémissait,
     cet homme fort! Tout le palais retentissait de sa voix.

     Mais bientôt il reprit son courage de héros. Animé par la colère,
     le bon guerrier s'arma; puis bientôt ils partirent, lui et maître
     Hildebrant.

     Alors Hagene de Troneje dit: «Je vois venir le seigneur Dietrîch;
     il veut nous combattre à cause des grands malheurs qui lui sont
     arrivés. On pourra décider aujourd'hui lequel est le plus
     vaillant.

     «Oui, quand même le chef de Vérone serait encore plus fort et
     plus terrible, s'il veut se venger sur nous de ses pertes,
     j'oserai rudement lui tenir tête.» Ainsi parla Hagene.

     Dietrîch et Hildebrant entendirent ces paroles. Le chef alla
     trouver les deux guerriers, qui se tenaient hors de la salle,
     appuyés contre le mur du bâtiment. Le seigneur Dietrîch déposa à
     terre son bon bouclier.

     Plein de douleur et de soucis, Dietrîch prit la parole: «Pourquoi
     avez-vous agi ainsi, Gunther, roi puissant, contre moi exilé? Que
     vous avais-je fait? Privé de toute consolation, maintenant je
     reste seul.

     «Il ne vous a pas semblé suffisant en cette cruelle extrémité de
     frapper à mort Ruedigêr, le héros; vous m'avez maintenant enlevé
     tous mes hommes. Guerriers, je ne vous avais pas fait, moi, subir
     de pareilles infortunes.

     «En pensant à vous-mêmes et à votre affliction, à la mort de vos
     amis et à vos rudes combats, ô héros superbes, votre âme
     n'est-elle pas accablée? Hélas! que la mort de Ruedigêr me fait
     de peine!

     «Non, nul homme au monde n'éprouva plus de malheurs! Vous n'avez
     guère pensé à ma désolation et à la vôtre. Tous mes amis sont là
     gisant, tués par vous. Jamais je ne pourrai pleurer assez la
     mort de mes parents.

     «--Nous ne sommes point si coupables, répondit Hagene. Vos
     guerriers sont venus vers ce palais en bande nombreuse et armés
     avec le plus grand soin. Il me semble qu'on ne vous a pas conté
     les faits avec exactitude.

     «Que dois-je donc croire? Hildebrant m'a dit que mes hommes de
     l'Amelungen-lant vous ont demandé de leur remettre, en dehors de
     cette salle, le corps de Ruedigêr et que vous n'avez répondu à
     mes guerriers que par des moqueries.»

     Le souverain du Rhin parla: «Ils prétendaient emporter d'ici le
     corps de Ruedigêr; je le fis refuser, par haine contre Etzel, non
     par inimitié contre les vôtres, jusqu'à ce que Wolfhart se mit à
     nous injurier.»

     Le héros de Vérone répondit: «Il devait en être ainsi! Gunther,
     noble roi, au nom de tes vertus, répare les maux que tu m'as
     faits et compose avec moi sur le dommage, afin que je puisse te
     le pardonner.

     «Rends-toi prisonnier avec ton homme-lige, et je te protégerai
     ici chez les Hiunen, en sorte que nul ne vous offensera, et vous
     ne trouverez en moi que fidélité et bienveillance

     «--Le Dieu du ciel ne peut permettre, dit Hagene, que se rendent
     à toi deux guerriers, qui, bien armés, peuvent se défendre si
     vaillamment et qui marchent encore libres et fiers en face de
     leurs ennemis.

     «--Hagene et Gunther, il ne faut pas repousser ma demande; à vous
     deux, vous avez tellement affligé mon âme, que vous agirez
     équitablement en accordant une compensation à mes maux.

     «Je vous donne ma foi, et ma main répond de ma sincérité, que je
     chevaucherai avec vous jusqu'en votre pays. Je vous reconduirai
     avec honneur ou je souffrirai la mort, et pour vous j'oublierai
     ma profonde douleur.

     «--Renoncez à votre demande reprit Hagene, il ne nous convient
     pas qu'on dise jamais de nous que deux si vaillants hommes se
     soient rendus, car auprès de vous, on ne voit personne que le
     seul Hildebrant.»

     Maître Hildebrant prit la parole: «Dieu sait, seigneur Hagene,
     que cette paix que mon chef offre de conclure avec vous, le
     moment viendra ou vous la désirerez en vain. Vous devriez
     accepter avec empressement la composition dont il se contente.

     «Oui, j'accepterais cette composition, dit Hagene, plutôt que de
     fuir honteusement le champ du combat, ainsi que vous l'avez fait,
     maître Hildebrant. Sur ma foi, je pensais que vous saviez mieux
     tenir tête à l'ennemi.»

     Hildebrant répondit: «Pourquoi m'adresser ce reproche? Qui donc
     était assis sur son bouclier au Wasgenstein, tandis que Valther
     d'Espagne lui tuait un grand nombre de ses parents? Il y a assez
     à dire sur votre propre compte à vous.»

     Le seigneur Dietrîch parla: «Il ne convient pas à des héros de
     s'adresser ainsi des injures, comme font les vieilles femmes. Je
     vous défends, maître Hildebrant, d'en dire davantage. Une assez
     grande douleur m'afflige, moi guerrier exilé.

     «Maintenant, ajouta Dietrîch, répétez-moi, vaillant Hagene, ce
     que vous vous disiez entre vous, ô guerriers rapides, au moment
     où vous m'avez vu me diriger armé vers vous. Vous affirmiez que
     vous vouliez, seul, me tenir tête dans un combat.

     «--Nul ne vous le niera, répondit le vaillant Hagene; oui, je
     veux tenter la lutte avec des coups terribles, à moins que ne se
     brise en mes mains la bonne épée des Nibelungen. Je suis indigné
     de ce que l'on ait osé nous réclamer comme prisonniers.»

     Quand Dietrîch connut l'humeur farouche de Hagene, il brandit
     aussitôt son bouclier, ce bon et rapide guerrier. Avec quelle
     promptitude Hagene s'élança des degrés au devant de lui. La bonne
     épée de Nibelung retentit avec fracas sur Dietrîch.

     Le seigneur Dietrîch savait bien que cet homme audacieux était
     d'humeur féroce; aussi le prince de Vérone se défendit-il avec
     adresse des coups terribles qui lui étaient destinés. Il
     connaissait bien Hagene, ce héros superbe.

     Il craignait aussi Balmung, cette arme terrible! Cependant
     Dietrîch rendit des coups bien dirigés, jusqu'à ce qu'enfin il
     vainquit Hagene, en lui faisant une blessure longue et profonde.

     Le seigneur Dietrîch se dit: «Te voilà donc en péril! Mais
     j'aurais peu d'honneur à te tuer maintenant. Je vais essayer si
     je puis m'emparer de toi et te faire prisonnier.» Et c'est ce
     qu'il fit avec précaution.

     Il laissa tomber son bouclier; sa force était grande; il saisit
     dans ses bras Hagene de Troneje, et ainsi il parvint à dompter
     l'homme hardi. À cette vue, le roi Gunther se prit à gémir.

     Dietrîch lia Hagene, le conduisit à Kriemhilt et remit entre ses
     mains le plus vaillant guerrier qui jamais porta l'épée. Après de
     si amères souffrances la joie de la Reine fut vive.

     De plaisir elle s'inclina devant le noble prince: «Sois donc
     toujours heureux en ton corps et en ton âme. Tu me consoles
     grandement dans ma détresse. Je serai toujours prête à
     t'obliger.»

     Le seigneur Dietrîch prit la parole: «Il faut le laisser vivre,
     noble reine, et il se peut qu'un jour il répare tout le mal qu'il
     vous a fait. Il ne faut point qu'il pâtisse de ce que je vous
     l'ai livré les mains liées.

     Elle fit mener Hagene, pour son malheur, dans une prison, où nul
     ne put voir le prisonnier enfermé. Gunther, le noble roi, se prit
     à crier: «Où donc est allé le héros de Vérone? Il m'a rudement
     affligé.»

     Le seigneur Dietrîch alla à sa rencontre. La force de Gunther
     était vraiment digne de louange. Il n'attendit pas plus
     longtemps; il se précipita hors de la salle. Un grand fracas se
     fit au choc de leurs deux épées.

     Quoique la valeur du seigneur Dietrîch fût haut prisée depuis
     longtemps, Gunther était tellement animé par la colère et le
     ressentiment, et ses longues souffrances l'avaient tellement
     irrité contre son adversaire, que ce fut merveille que le
     seigneur Dietrîch en réchappât.

     Le courage et la force de tous deux étaient grands. Le palais et
     les tours retentirent des coups qu'ils assénaient sur leurs bons
     casques avec leurs terribles épées. Vraiment le roi Gunther avait
     un noble courage.

     Pourtant le prince de Vérone le vainquit, ainsi qu'il avait
     vaincu Hagene; on voyait couler le sang à travers la cotte de
     mailles, par suite d'un coup de la puissante épée que portait le
     seigneur Dietrîch. Pourtant, après tant de fatigues, l'illustre
     Gunther s'était glorieusement défendu.

     Ce chef fut lié par la main de Dietrîch d'un noeud si fort, que
     jamais roi n'en subira plus de pareil. Il craignait que s'il eût
     laissé libres le Roi et son homme-lige, ils auraient tué tous
     ceux qu'ils auraient rencontrés.

     Dietrîch de Vérone le prit par la main et le mena garrotté devant
     Kriemhilt. Elle s'écria: «Soyez le bienvenu, Gunther, vous le
     héros du pays burgonde.»--«Que Dieu vous récompense, Kriemhilt,
     si vous m'adressez ces paroles avec sincérité, dit Gunther.

     «Je m'inclinerais devant vous, ô ma soeur très-chérie, si vos
     salutations étaient faites par affection, mais je sais, reine,
     que vous êtes de si sanguinaire humeur que vous ne ferez à Hagene
     et à moi que de très-funestes saluts.»

     Le héros de Vérone prit la parole: «Femme du très-noble roi,
     jamais prisonniers ne furent si bons chevaliers que ceux que je
     vous ai remis aujourd'hui, ô illustre dame. Maintenant, par égard
     pour moi, vous ménagerez ces étrangers.»

     Elle répondit qu'elle le ferait volontiers. Alors, les yeux en
     pleurs, le seigneur Dietrîch s'éloigna de ces glorieux héros.
     Elle se vengea épouvantablement, la femme d'Etzel. Elle enleva la
     vie à ces deux guerriers d'élite.

     Pour les tourmenter elle les fit enfermer séparément et depuis
     lors ils ne se revirent plus, jusqu'au moment où elle porta à
     Hagene la tête de son frère. La vengeance que Kriemhilt exerça
     sur ces deux guerriers fut vraiment complète!

     La reine alla trouver Hagene et parla avec haine au guerrier: «Si
     vous voulez me rendre ce que vous m'avez pris, vous pourrez
     encore retourner au pays burgonde.»

     Le farouche Hagene répondit: «Ta prière est superflue, très-noble
     reine, car j'ai juré de ne jamais révéler l'endroit où se trouve
     caché le trésor, tant que vivrait l'un de mes maîtres. De cette
     façon il ne tombera au pouvoir de personne.»

     Il savait bien qu'elle le ferait mourir. Quelle plus grande
     déloyauté fut jamais! Il craignait qu'après lui avoir pris la
     vie, elle ne laissât retourner son frère en son pays.

     «Je pousserai les choses à bout,» dit la noble femme, et elle
     ordonna de tuer son frère. On lui coupa la tête; elle la porta
     par les cheveux devant le héros de Troneje. Ce fut pour lui une
     peine affreuse.

     Quand le guerrier vit la tête de son maître, il dit à Kriemhilt:
     «Enfin tu es arrivée au but de tes désirs, et tout s'est passé
     ainsi que je l'avais prévu.

     «Maintenant le noble roi est mort et aussi Gîselher le jeune et
     Gêrnôt. Nul ne sait, hors Dieu et moi, où se trouve le trésor.
     Femme de l'Enfer, il te sera caché à jamais!»

     Elle dit: «Tu as mal réparé le mal que tu m'as fait. Mais je veux
     conserver l'épée de Sîfrit. Il la portait, mon doux bien-aimé, la
     dernière fois que je le vis, et de sa perte mon coeur a souffert
     plus que de tous mes autres maux.»

     Elle tira l'épée du fourreau sans qu'il put l'empêcher,--elle
     voulait enlever la vie au guerrier,--et la soulevant des deux
     mains, lui abattit la tête. Le roi Etzel le vit et en fut
     profondément affligé.

     «Malheur! s'écria le roi, comment a été tué, par les mains d'une
     femme, le plus vaillant héros qui jamais s'élança dans la
     bataille ou qui porta un bouclier! Quelqu'inimitié que j'eusse
     contre lui, j'en suis vraiment affligé.»

     Alors le vieux Hildebrant parla: «Elle ne jouira pas de la joie
     d'avoir osé le tuer. Quoi qu'il ait pu me faire, et bien qu'il
     m'ait mis en pressant danger, je veux pourtant venger la mort du
     vaillant chef de Troneje.»

     Le vieux Hildebrant bondit vers Kriemhilt, et lui donna un
     terrible coup d'épée. La fureur d'Hildebrant porta malheur à la
     reine; à quoi pouvaient lui servir ses cris lamentables?

     De toutes parts des cadavres couvraient la terre, et la noble
     femme gisait là presque coupée en deux. Dietrîch et Etzel se
     prirent à verser des larmes. Ils pleuraient amèrement leurs
     parents et leurs hommes.

     Tant de gloire et d'honneur avait péri. Tous les peuples étaient
     dans l'affliction et le désespoir. La fête du roi se termina
     d'une façon sanglante, car souvent l'amour finit par produire le
     malheur.

     Je ne puis vous raconter ce qui arriva depuis, si ce n'est qu'on
     voyait chevaliers, femmes et nobles varlets pleurer la mort de
     ceux qu'ils avaient aimés. Ici prend fin ce récit. C'est là la
     détresse des Niebelungen.


XXX

Tel est ce beau vestige de la littérature chevaleresque de l'Allemagne
dans les premiers siècles du christianisme. À l'exception du Tasse en
Italie, il n'en a pas paru de plus poétique et de plus chrétienne et
barbare à la fois. L'Allemagne, l'Angleterre, la France, depuis
Milton, Voltaire et Klopstock (_Paradis perdu_, _Henriade_,
_Messiade_) ne l'égalent pas, si ce n'est en élégance de style
moderne, mais comme force, grâce, naïveté, héroïsme et originalité des
aventures, les _Nibelungen_ selon moi dépassent tout. Le _Faust_ de
Goethe seul peut renouer victorieusement la chaîne des temps
littéraires, car nous l'avons dit, _Faust_ est une épopée
surnaturelle bien plus merveilleuse encore que les _Nibelungen_, car
à l'exception du talisman qui rend Sîfrit invisible dans certaines
rares circonstances, à l'exception du sang du dragon qui le rend
invulnérable dans toutes les parties du corps où il en a été touché et
qui n'a laissé que la place couverte par la feuille du tilleul où il
peut être atteint par la mort, à l'exception encore de l'apparition
des femmes blanches ou des ondines, vieilles superstitions allemandes
au bord du Danube, au pays de Hagene, tout est naturel et historique
dans ce poëme. Les merveilles du Tasse dans la _Jérusalem_, les
aventures de Roland dans l'Arioste, de Milton, du Camoëns, de la
Messiade dans Klopstock, sont mille fois plus romanesques. Antiquité
et naïveté, voilà les deux caractères généraux des _Nibelungen_.
L'intérêt y est soutenu, vif, croissant; la dernière scène, celle du
massacre mutuel des deux armées dans la salle d'Etzel est comparable
aux scènes les plus funèbres d'Homère dans le palais de Pénélope; la
vengeance d'une seule femme, Kriemhilt, égale la pudeur vengeresse de
l'épouse d'Ulysse. Elle donne tout à son premier époux Sîfrit, même
son sang; elle périt pour lui, mais elle périt vengée. Le linceul de
la mort s'étend sur tout excepté sur le chapelain qui est revenu de
Worms sur ses pas.


XXXI

Quant aux moeurs des deux peuples combattant par leurs chevaliers,
elles sont barbares dans le combat et chrétiennes dans les
négociations, et après la victoire, l'honneur que nous croyons une
fleur de vertu moderne, y dépasse presque les habitudes des armées de
nos temps. D'où cela vient-il? Est-ce des traditions indiennes
transportées des bords du Gange aux bords du Danube et passées dans
les âmes du peuple germain, colonie évidente de l'Inde? est-ce des
principes chrétiens commençant à civiliser ces peuples à peine encore
baptisés? Je penche à croire que l'honneur vient de l'Inde, car il n'a
été connu en Europe qu'à l'époque où les tribus asiatiques ont paru en
Espagne, en Aquitaine, en Turquie, en Arabie, et enfin au Caucase, en
Allemagne, et chez les Slaves. L'honneur est vieux, et il est
évidemment un mélange de la bravoure et de la religion d'où sort la
générosité après la victoire. Ce sentiment vient de l'Orient.
L'élégance du costume, la richesse des étoffes, la magnificence des
armes, or, argent, tissus, soie, à peine encore connue en Europe, la
ponctualité des étiquettes du camp, de cour et d'ambassade, le droit
des gens rigoureusement observé dans les négociations attestent aussi
que cette prétendue barbarie des peuples germaniques était découlée de
l'Inde et du Caucase depuis longtemps quand tout cela était à peine
éclos dans nos contrées. _C'est du Nord aujourd'hui que nous vient la
lumière_, était vrai alors, non pas que le Nord ait rien produit que
l'ignorance et la misère, mais parce que le Nord était devenu, on ne
sait comment, le grand chemin de l'Orient dont toute civilisation
était découlée en Europe. Les _Nibelungen_ sont, sous le rapport
historique, le plus grand témoignage de cette vérité. Les mots
sanscrits dont le dialecte allemand est étymologiquement composé ne
laissent pas de doute à cet égard; ainsi moeurs, langage, histoire
tout concorde pour faire restituer à l'Allemagne féodale et primitive
le caractère oriental qu'elle a conservé jusqu'à nos jours. Rendre à
une race son origine, c'est lui rendre son histoire.


XXXII

Aussi ce poëme merveilleux, féodal, historique des premières
migrations germaniques est-il une des plus utiles découvertes de ces
derniers temps; il a réveillé l'Allemagne lettrée et la reporte par la
science et par l'étude à sa véritable source nationale, le surnaturel,
la religion, la philosophie, la chevalerie, les traditions, la
féodalité, la philosophie primitive. Une explosion générale du génie
teutonique s'est faite, grâce aux _Nibelungen_, dans tous les pays
d'outre-Rhin. Kant, le plus penseur et le plus sublime des
philosophes, a scruté le monde et y a retrouvé Dieu dans la raison
pure; comme un Brahmane des derniers temps, Wieland, a rajeuni les
traditions obscures et mêlé aux dogmes des Indes les légendes de la
Grèce; Schiller a tenté au théâtre et dans l'histoire de renouveler à
Weymar les triomphes d'Athènes; Goethe enfin, génie plus fort, plus
haut, plus complet, a retrempé _Faust_ à la fois dans l'observation et
dans le surnaturel, il a expliqué le monde des vivants par le monde
des morts; il a été le Volkêr des temps modernes, le Ménestrel des
grands combats de notre ère, il a laissé en mourant l'Allemagne
éblouie et vide comme si rien d'aussi grand ne pouvait naître de
longtemps pour le remplacer.

Maintenant tout se tait en Germanie, comme par tout l'univers. On
semble attendre je ne sais quoi dans le silence. La poésie, la
philosophie, n'ont plus ces grandes voix qui faisaient naguère
tressaillir la terre. Dieu prépare-t-il quelque chose dans le secret
de ses desseins? Les peuples qui viennent de passer brillamment par
trois grandes phases de philosophie dans le dix-huitième siècle,
d'action militaire dans le dix-neuvième et de pensée éloquente dans
notre dernière période de la restauration en France, sont-ils donc
comme les individus qui se lassent à moitié route et qui déposent leur
fardeau pour que d'autres plus jeunes et moins découragés les
reprennent et les portent plus loin sur le chemin de l'avenir? C'est
possible, mais ce n'est pas vraisemblable, le progrès est un beau mot;
mais il a ses déceptions comme toute autre chose mortelle. Croyez-y
tant que vous voudrez, mais n'oubliez pas que trop espérer n'est pas
plus permis à l'humanité que trop craindre, et quel que soit
l'enthousiasme de l'esprit humain, il est constamment borné par trois
terribles conditions de sa nature, la brièveté de la vie, la rotation
éternelle des choses, et la courte étendue de l'espace et du temps que
Dieu a accordé à l'homme. Voyez comme la sagesse presque divine des
Indes est venue s'obscurcir dans les brouillards de l'Allemagne, et
combien le temps où nous vivons, né en apparence pour les progrès sans
limite, s'accuse lui-même de décadence intellectuelle? Est-ce faux,
est-ce vrai? Nos enfants le sauront.

                                                            LAMARTINE.

FIN DE L'ENTRETIEN CXXXIX.

Paris.-Typ. Rouge frères, Dunon et Fresné, rue du Four-Saint-Germain,
43.



CXLe ENTRETIEN

L'HOMME DE LETTRES


BERNARDIN DE SAINT-PIERRE


I

Il y a eu avant la Révolution, en France, une classe d'hommes à part,
dont le principal métier était le _style_, dont la seule ambition
était la gloire, regardant tout le reste comme indigne d'eux. Ces
hommes, en effet, ont immédiatement grandi le nom de la France. La
Grèce antique avait ses sages, la France moderne avait ses hommes de
lettres. Bernardin de Saint-Pierre fut un des derniers et peut-être le
plus illustre.

Il fut l'auteur de _Paul et Virginie_, la plus mémorable pastorale,
sans exception, qu'un génie à la fois simple et pathétique ait jamais
conçue et écrite pour l'âme des hommes de tous les pays.

Mais étudions d'abord l'auteur avant de nous attacher aux ouvrages.
Peu d'écrivains furent plus malheureux dans leur vie privée et
aventureuse, peu d'hommes de mémoire furent plus heureux devant la
postérité. Le ciel qui l'aimait lui réserva une femme jeune, charmante
et belle pour ses vieux jours, et un ami fidèle après sa mort. Le
bonheur vint tard, mais il vint, aux doux sourires de sa femme, la
gloire à l'appel de son disciple et de son ami. J'ai beaucoup connu
cette seconde femme, si belle, si bonne, si aimante, qu'elle semblait
une seconde jeunesse éclose sur le front encore vert d'un vieillard;
j'ai beaucoup connu et beaucoup aimé aussi l'ami et le disciple auquel
il sembla, comme le Sauveur à saint Jean, léguer en mourant son âme et
son génie avec sa femme, pour que rien ne restât sans protecteur après
lui.

Cette femme était mademoiselle de Pelleport, âgée alors de dix-huit
ans; ce disciple était M. Aimé Martin, son soutien et son admirateur.
Nous y reviendrons.


II

Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre était né au Havre en 1737. Son
enfance fut celle de tout le monde. Sa famille était illustre par sa
parenté avec Eustache de Saint-Pierre, maire de Calais, victime
dévouée et volontaire du roi d'Angleterre pour ses concitoyens.
L'enfant avait deux frères et une soeur, Catherine de Saint-Pierre.
Ses frères eurent une vie agitée, mais médiocre. Sa soeur, belle et
fière, refusa de se marier. La brillante imagination de Bernardin de
Saint-Pierre, mêlée d'un peu de vanité, se signala de bonne heure. Les
capucins et les jésuites voulurent plusieurs fois l'attirer à eux. Il
préférait à tout les miracles naturels et les études sur l'organisme
des animaux.

     Dès l'âge de huit ans, on lui faisait cultiver un petit jardin où
     chaque jour il allait épier le développement de ses plantations,
     cherchant à deviner comment une grosse tige, des bouquets de
     fleurs, des grappes de fruits savoureux pouvaient sortir d'une
     graine frêle et aride. Mais les animaux surtout attiraient son
     affection, étonnaient son intelligence. Ayant accompagné son père
     dans un petit voyage à Rouen, celui-ci s'arrêta devant les
     flèches de la cathédrale, dont il ne pouvait se lasser d'admirer
     la hauteur et la légèreté; le jeune Henri levait aussi les yeux
     vers la cime des tours, mais c'était pour admirer le vol des
     hirondelles qui y faisaient leurs nids. Son père qui le voyait
     dans une espèce d'extase, l'attribuant à la majesté du monument,
     lui dit: Eh bien, Henri, que penses-tu de cela? L'enfant,
     toujours préoccupé de la contemplation des hirondelles, lui
     répondit: Bon Dieu! qu'elles volent haut! Tout le monde se mit à
     rire, son père le traita d'imbécile; mais toute sa vie il fut cet
     imbécile, car il admirait plus le vol d'un moucheron que la
     colonnade du Louvre.


III

Ce goût des oeuvres de Dieu s'accrut en lui avec les années. Un curé
de Caen acheva sa première éducation. Il manifesta de bonne heure la
passion de la solitude. Sa marraine, Mlle de Bayard, descendante du
héros de ce nom, obtint de ses parents sa rentrée dans la maison
paternelle. Elle fut pour lui comme une seconde mère. Elle lui inspira
sa générosité et sa mélancolie. La lecture du _Robinson_ lui donna
l'amour des voyages et des aventures. Après avoir étudié à Paris, il
apprit que son père s'était remarié; il aspira à se placer seul par le
mérite transcendant que ses études heureuses avaient manifesté en lui;
il avait vingt ans. Il alla à Versailles solliciter du ministre un
emploi dans les ponts et chaussées. Il n'obtint que des éloges.
D'autres, plus protégés, furent plus heureux. Il fut réduit à briguer
une place dans le génie militaire. Il alla rejoindre à ce titre un
corps d'armée de trente mille hommes, que M. de Saint-Germain
commandait en Allemagne. Son corps d'armée fut battu. Il revint chez
son père. Il y fut froidement reçu par sa belle-mère; il reprit la
route de Paris en 1761, n'ayant pour toute fortune que 120 francs
d'argent et une somme à peu près égale en un billet de la loterie de
Saint-Sulpice. La ville de Marseille ayant reçu de la marine royale
l'invitation d'envoyer quelques officiers ingénieurs à Malte pour
élever des fortifications contre les Turcs, il fut choisi, et
s'embarqua pour l'île avec le brevet d'ingénieur géographe. Le siége
n'eut pas lieu, il rentra en France et revint à Paris dénué de tout.
Enfin il rêva d'aller en Russie chercher gloire et fortune; quelques
amis se cotisèrent pour lui offrir, louis par louis, la petite somme
de trois cents francs; son père y joignit l'envoi de ses titres de
noblesse, dont il espérait des miracles.

Il monta avec ce léger bagage dans la diligence de Bruxelles et arriva
à la Haye. Ses lettres de recommandation ne lui ayant servi à rien, il
alla à Amsterdam et à Lubeck, où quelques modiques présents qu'il
reçut du chevalier de Chazat lui servirent à s'embarquer pour
Cronstadt. La renommée de Catherine, impératrice de Russie, et la
beauté de sa figure lui donnèrent les illusions de la vanité et de
l'amour.

     Obligé de vivre de peu, il passait les jours entiers dans sa
     chambre, cherchant à s'absorber par l'étude des mathématiques. Le
     temps s'écoulait, la cour ne revenait pas, et tout annonçait à M.
     de Saint-Pierre que son hôtesse se lassait de lui faire crédit.
     Il croyait ne jamais sortir de ce labyrinthe, lorsqu'un
     dimanche, après la messe, un seigneur vêtu d'une riche pelisse
     l'aborda poliment à la porte de l'église. Après une conversation
     assez longue, dans laquelle il lui témoigna beaucoup d'intérêt,
     il lui offrit de le présenter au maréchal de Munnich, gouverneur
     de Pétersbourg, dont il était secrétaire. Charmé de cette offre
     bienveillante, M. de Saint-Pierre accepta un rendez-vous pour le
     lendemain, trois heures du matin, seule heure à laquelle le
     maréchal donnât ses audiences.

     Il trouva un vieillard de quatre-vingts ans, sec, vif, pétulant,
     qui l'accueillit de bonne amitié, et qui en moins d'un quart
     d'heure lui eut montré son cabinet, ses dessins, ses plans, une
     centaine de volumes sur le génie militaire, qui formaient toute
     sa bibliothèque. Ces livres avaient servi à sa gloire. Jeté dans
     les déserts de la Sibérie, il avait; comme les anciens
     philosophes, ouvert une école sur la terre de l'exil. Rassemblant
     autour de lui les soldats commis à sa garde, il s'était plu à
     leur dévoiler les secrets de la science d'Euclide et de Pascal.
     Sa patrie avait puni ses vertus, il ne se vengea qu'en lui en
     montrant de nouvelles; et l'on vit tout à coup une troupe
     d'ingénieurs habiles sortir de ces régions barbares, se répandre
     dans l'armée, et fonder le corps du génie militaire russe. Un
     homme de cette trempe devait apprécier le mérite de M. de
     Saint-Pierre. Il était déjà charmé de sa conversation; mais il
     voulut le juger sur ses oeuvres, et lui ayant remis des couleurs,
     du papier, des pinceaux, il l'invita à revenir bientôt avec un
     échantillon de son talent. Cette invitation eut l'heureux effet
     de prolonger le crédit de notre voyageur. Peu de jours après, il
     revint avec un plan dont le maréchal fut si satisfait, qu'il
     promit aussitôt d'en recommander l'auteur à M. de Villebois,
     grand maître de l'artillerie, et s'adressant en allemand à son
     premier aide de camp, il se fit apporter un sac de roubles, qu'il
     présenta à M. de Saint-Pierre en lui disant que cette somme
     servirait à payer ses frais de voyage jusqu'à Moscou. Celui-ci
     répondit en rougissant que les ingénieurs du roi de France ne
     pouvaient recevoir de l'argent que d'un souverain. Et comme il se
     retirait en prononçant ces mots, le maréchal se leva et lui dit
     d'un air touché qu'en Russie, l'usage permettait à un colonel, et
     même à un général, de recevoir des bienfaits de sa main; que
     cependant il ne s'offensait pas d'un refus inspiré par un excès
     de délicatesse; puis il ajouta, après un moment de réflexion:
     «Vous ne refuserez pas sans doute de faire le voyage avec un
     général de mes amis qui se rend à la cour?» Cette dernière
     proposition satisfaisait à tout; M. de Saint-Pierre l'accepta
     avec reconnaissance: c'était un premier pas vers la fortune, et
     il commençait à concevoir que la fortune ne lui serait point
     inutile pour accomplir ses grands projets.

     Dans le temps même où il venait de trouver un protecteur, la
     Providence lui donnait un ami. Un Genevois, nommé Duval,
     joaillier de la couronne, qu'il avait eu occasion de rencontrer
     plusieurs fois chez son hôtesse, n'avait pu voir son malheur sans
     en être ému, ni son courage sans l'admirer. C'était un de ces
     hommes dont la physionomie laisse lire toutes les pensées, et
     dont toutes les pensées sont bienveillantes et vertueuses. Une
     douce mélancolie répandue sur ses traits exprimait la beauté de
     son âme; elle semblait plaindre tous les malheureux et leur
     annoncer un consolateur. Il voulut être la providence d'un jeune
     homme qu'il voyait sans crainte et sans trouble dans sa lutte
     avec la misère, et une grande intimité ne tarda pas à s'établir
     entre eux. Duval était loin d'approuver les projets de son jeune
     ami; mais il ne les blâmait pas ouvertement, car il sentait que
     les dégoûts de l'ambition ne peuvent naître que des mécomptes de
     l'ambition. Toujours prêt à donner un bon conseil, il laissait
     faire ensuite, et se trouvait là pour consoler ou pour secourir.
     C'était l'idéal de l'amitié, et celle qu'il inspira fut bien
     profonde, puisque non-seulement M. de Saint-Pierre lui adressa
     les lettres qui composent la relation de son voyage à l'Île de
     France, mais longtemps après, par une touchante fiction, il
     attribuait son système de la fonte des glaces polaires à un sage
     nommé M. Duval, cherchant à répandre sur l'ami qui avait inspiré
     son premier ouvrage les derniers rayons de sa gloire.

     M. Duval, instruit du départ prochain de M. de Saint-Pierre, fit
     tous ses efforts pour changer sa résolution; mais, ne pouvant y
     réussir, il lui ouvrit généreusement sa bourse; et le même jeune
     homme qui venait de refuser les dons d'un maréchal d'empire,
     parce qu'il ne pouvait voir en lui qu'un protecteur étranger,
     consentit à emprunter dix roubles (50 fr.) d'un simple
     particulier dans lequel son coeur voyait un ami.

     Cependant, le maréchal de Munnich le présenta au général sous les
     auspices duquel il devait paraître à la cour, et peu de temps
     après ils se mirent en route pour Moscou. On était alors au mois
     de janvier. Le général avait deux voitures bien chaudes, bien
     closes, l'une pour lui, l'autre pour ses adjudants. Un traîneau
     découvert était destiné à son domestique, et il donna ordre d'y
     faire placer le jeune Français. Dès la première nuit, le traîneau
     versa deux fois. Notre malheureux voyageur, exposé à toutes les
     injures de l'air, éprouvait un froid d'autant plus horrible qu'il
     n'avait pris aucune des précautions d'usage, et qu'avec son
     chapeau de feutre et son habit court, il lui semblait qu'il
     n'était pas vêtu. Le second jour, il eut une joue gelée, et sans
     un bonnet de laine que lui prêta son compagnon, il y eût sans
     doute laissé ses deux oreilles. Chaque fois qu'on arrivait dans
     une maison de poste, le général déballait lui-même les
     provisions, il distribuait à chacun un petit morceau de pain dur
     comme le marbre, puis la valeur d'un demi-verre de vin, qu'on
     coupait avec une hache. Après cette généreuse distribution, le
     général se mettait seul à table, pendant que ses aides de camp et
     son secrétaire se tenaient debout derrière lui. M. de
     Saint-Pierre ne crut pas devoir les imiter; à la grande confusion
     des autres officiers, il osa s'asseoir en présence du général,
     qui ne lui pardonna point ce qu'il appelait un excès de
     familiarité. L'espèce de mépris qu'on lui avait témoigné en le
     reléguant parmi les valets avait accru sa fierté et redoublé sa
     tristesse. Mais l'aspect de la nature aurait suffi pour le
     plonger dans la mélancolie. Il est impossible d'exprimer l'âpreté
     de l'air et du froid. Tout était couvert de neige: les bois, les
     champs, les plaines, les montagnes, les lacs et la mer même.
     Chaque matin le soleil, semblable à un globe de fer rouge, se
     levait au bord de l'horizon; sa lumière était pâle et sans
     chaleur, seulement elle agitait dans l'air une infinité de
     particules glacées qui étincelaient comme une poussière de
     diamants. La nuit ne présentait pas un spectacle moins étrange:
     les sapins, à travers lesquels murmurait un vent glacé, étaient
     comme autant de pyramides d'albâtre dont les avenues se
     prolongeaient à l'infini; tantôt la lune les éclairait de ses
     lueurs bleuâtres, tantôt les feux de l'aurore boréale semblaient
     les couvrir des reflets d'un vaste incendie. On eût dit alors les
     colonnades, les portiques d'une ville en ruine, au milieu
     desquels l'imagination frappée voyait se mouvoir des sphinx, des
     centaures, des harpies, le dieu Thor avec sa massue, et tous les
     fantômes de la mythologie du Nord.

     Emporté rapidement dans un traîneau découvert, il voyait ces
     êtres fantastiques s'agiter autour de lui, et il avait peine à ne
     pas croire à leur réalité. Les trois voitures couraient ainsi,
     sans autre espoir que celui d'arriver dans quelques pauvres
     villages dont rien n'annonçait les approches, car les coqs et les
     chiens même étaient tapis par le froid. Cependant on voyait des
     troupeaux de loups qui, pressés par la faim, suivaient les
     voyageurs comme une proie. Ces terribles animaux se partageaient
     en deux meutes sur les deux côtés du chemin; ils étaient guidés
     par un chef, qui s'élançait en avant, précédait la voiture, et
     s'arrêtait de temps à autre en poussant des cris plaintifs,
     auxquels les deux meutes répondaient par intervalles égaux. Après
     cet appel, on n'entendait plus que le bruit léger de leur course
     sur la neige, bruit qui avait quelque chose de plus sinistre
     encore que leurs gémissements. Ah! lorsqu'au milieu de ces
     déserts notre triste voyageur venait à se rappeler les champs
     fertiles de la France, ces riantes vallées, ces vertes collines
     où les animaux utiles à l'homme paraissent de toutes parts, où la
     terre est couverte de moissons, de vignobles et d'agréables
     vergers, où le champ du coq, les aboiements du chien, le carillon
     argentin du clocher rustique annoncent chaque jour le retour de
     l'aurore; ah! comme alors il sentait son coeur douloureusement
     oppressé! comme il se trouvait misérable d'errer si loin de sa
     patrie! C'est ainsi qu'exposé à la rigueur du froid le plus vif,
     n'ayant pas même un manteau pour se couvrir, il était réduit à
     envier le sort de ces malheureux paysans qu'il trouvait
     rassemblés dans de pauvres cabanes, mais qui au moins se
     consolaient entre eux de leur misère; il enviait, enfin, jusqu'au
     sort des chevaux attelés à sa voiture; car la Providence,
     prévoyante pour eux, les avait couverts de poils longs et chauds,
     semblables à d'épaisses toisons: comme pour témoigner, pensait-il
     alors avec amertume, que l'homme seul est abandonné sur cette
     terre: comme pour témoigner, pensait-il vingt ans plus tard avec
     admiration, qu'il n'est pas un seul être au monde qui soit livré
     à l'abandon: Dieu leur donnant à tous, suivant le besoin, ce que
     leur intelligence ne leur apprend pas à se donner.

     Enfin ils arrivèrent à Moscou. Rien n'est plus magnifique que
     l'aspect de cette ville, où tout annonce le voisinage de l'Asie.
     Au milieu des maisons bâties à la chinoise s'élèvent une
     multitude de dômes étincelants, à travers lesquels on voit
     briller les flèches dorées de plus de douze cents clochers
     terminées par des croissants surmontés d'une croix. Notre
     fondateur d'empires arriva dans cette ville, avec un écu dans sa
     poche: il est vrai qu'uniquement touché de sa grandeur future, il
     ne songeait guère à sa misère présente. Sa peine n'était pas de
     savoir comment il souperait, mais bien comment il approcherait de
     la grande Catherine: car la voir et la persuader était une même
     chose pour lui. Parmi ses compagnons de voyage, un seul, frappé
     de la dignité de sa conduite dans une situation si difficile,
     s'attacha vivement à son malheur. C'était un officier nommé
     Barasdine: jeune, bouillant, superbe, poussant la franchise
     jusqu'à la rudesse, il s'était fait une loi de penser tout haut,
     regardant comme une lâcheté de se taire devant le vice heureux,
     et l'attaquant en face avec toute l'âpreté de son caractère.
     Souvent il avait reproché au général son indifférence pour le
     jeune Français; mais ces reproches n'avaient fait que blesser
     plus profondément l'orgueil d'un homme pour qui rien n'était
     évident que son propre mérite. Arrivé à Moscou, le général fait
     arrêter ses voitures devant une grande auberge, et charmé de
     trouver une occasion de contrarier peut être même d'embarrasser
     M. de Saint-Pierre, il annonce froidement qu'il est temps de
     chercher un gîte. Il était nuit, et cette nouvelle répandit le
     trouble parmi les voyageurs. Aussitôt chacun songe à retrouver
     ses bagages, et les domestiques font approcher les
     yswoschtschiki, espèce de traîneaux qui rendent à Moscou les
     mêmes services que les fiacres rendent à Paris.

     M. de Saint-Pierre n'avait qu'un petit porte-manteau, et depuis
     un moment il faisait de vaines recherches pour le retrouver,
     lorsqu'il apprit que le général l'avait envoyé aux messageries
     sous prétexte que ses voitures étaient déjà surchargées. Pendant
     qu'il témoignait sa surprise d'un pareil procédé, Barasdine
     s'emportait contre ce qu'il appelait hautement une action
     indigne; mais le général, sans daigner lui répondre, ordonna au
     cocher de partir et laissa les deux jeunes gens exhaler leur
     colère. Cette circonstance ne fit que les unir davantage, et ils
     ne se séparèrent qu'après s'être promis de se revoir bientôt.
     Barasdine alla descendre chez son oncle, M. de Villebois, grand
     maître de l'artillerie; et M. de Saint-Pierre ayant loué un
     traîneau, se fit conduire chez le frère de son hôtesse de
     Pétersbourg, qui, sur la recommandation de Duval, devait lui
     donner un logement. Mais les contrariétés s'enchaînent souvent,
     comme les malheurs. Arrivé chez M. Lemaignan, un domestique lui
     apprend que son maître n'est point à Moscou, et qu'il ignore
     l'époque de son retour. Qu'on se figure l'embarras de notre
     voyageur: isolé au milieu de la nuit dans une ville immense,
     ignorant la langue du pays, ne pouvant ni s'orienter ni se faire
     entendre, il était devant son guide comme un homme muet. Enfin,
     ne sachant que devenir, il remonte machinalement dans le
     yswoschtschiki. Son conducteur ne le voit pas plutôt disposé à
     partir, qu'il met ses chevaux au galop, et le ramène comme par
     inspiration à l'auberge où il l'avait pris. Le payement de la
     voiture acheva d'épuiser sa bourse, et il entra dans la maison
     sans savoir comment il en sortirait le lendemain.

     À peine avait-il fait quelques pas dans la cour, qu'il vit
     accourir l'hôte, bon Allemand à ventre rebondi, à face rubiconde,
     qui, dans un jargon presque inintelligible, protestait de son
     innocence, de sa probité, de son honneur, et qui termina cette
     apologie inattendue en plaçant sur les épaules de notre voyageur
     une assez belle selle en velours qu'il tenait dans ses mains. Ce
     dernier argument dut lui paraître sans réplique, car il se tut
     soudain; on vit sa physionomie s'épanouir, et les yeux fixés sur
     M. de Saint-Pierre, il resta dans une espèce d'admiration de
     lui-même. Surpris de cette étrange réception, M. de Saint-Pierre
     prend froidement la selle, la remet entre les mains de l'hôte, et
     entre en explication. Enfin, après quelques discours, dont il
     parvint à saisir une ou deux phrases, il crut deviner que cette
     selle avait été oubliée par le jeune Barasdine, et qu'on le
     prenait pour un domestique de cet officier. Loin de se lâcher de
     ce quiproquo, l'idée lui vint d'en profiler pour passer la nuit
     dans cette auberge sans être obligé de payer son gîte. Il fit
     donc entendre à l'hôte qu'il était étranger, que la nuit était
     avancée, et que son intention était de ne repartir que le
     lendemain. L'hôte le comprit fort bien, car il ouvrit aussitôt
     une salle chauffée par un vaste poêle, et l'invita galamment à
     s'étendre sur une banquette, à la manière des Russes. La selle
     lui servit d'oreiller, et sans plus s'inquiéter des soucis du
     lendemain, il s'endormit bientôt du plus profond sommeil.

     Le jour commençait à peine à paraître, lorsque Barasdine entra
     dans la chambre où le pauvre voyageur dormait encore. Il ne fut
     pas peu surpris de le retrouver là, mollement couché sur une
     planche et la tête posée sur la selle qu'il venait réclamer. Son
     exclamation éveilla M. de Saint-Pierre, qui, quoique un peu
     étourdi de cette brusque apparition, se mit à raconter de la
     façon la plus comique sa mésaventure de la veille. Ce récit les
     mit en gaieté; ils résolurent de passer la matinée ensemble, et,
     pour la bien commencer, Barasdine fit apporter un déjeuner auquel
     ils s'empressèrent de faire honneur en philosophes dont le
     chagrin ne saurait troubler l'appétit. Au dessert, Barasdine
     voulut voir les lettres de recommandation de son ami. Dans le
     nombre, il en aperçut une adressée au général du Bosquet; elle
     était entièrement de la main du maréchal de Munnich. Barasdine
     s'en saisit avec vivacité, et dit: «Celle-ci ne sera pas inutile;
     le général est Français, et il n'a point oublié sa patrie; les
     accents de votre voix suffiront seuls pour le bien disposer. Il
     faut nous rendre de suite à son hôtel, car je pense que vous
     n'avez pas de temps à perdre, et le général n'en perdra point dès
     qu'il saura qu'il peut vous obliger.»

     Ils trouvèrent le général du Bosquet enveloppé dans une robe de
     chambre à fleurs, coiffé d'un bonnet de coton, et fumant sa pipe
     en se promenant à grands pas. Son air brusque, ses traits courts
     et ramassés, la rudesse de ses mouvements produisaient au premier
     abord une impression désagréable; mais, à mesure qu'il parlait,
     sa figure prenait une teinte plus douce; elle semblait
     s'embellir de je ne sais quoi d'aimable et de bienveillant, et
     l'on voyait peu à peu cette physionomie sombre s'éclairer, si
     l'on peut s'exprimer ainsi, d'un sourire de bonté qui attirait à
     lui.

     À peine eut-il appris que M. de Saint-Pierre était Français, que,
     perdant sa gravité, il se livra sans réserve au plaisir de voir
     un compatriote et de l'entendre parler de la patrie. Cette
     conversation, qu'il se plut à prolonger, lui fit aimer de suite
     notre jeune voyageur, qui ne le quitta pas sans avoir la promesse
     d'une sous-lieutenance dans le corps du génie. Cinq jours après
     il reçut son brevet, et le retour inopiné de M. Lemaignan acheva
     de le tirer d'embarras. Ce brave homme lui offrit non-seulement
     sa maison, mais, sur la recommandation de Duval, il lui avança
     tout l'argent qui fut nécessaire pour son équipement. Ainsi, tout
     allait au gré de ses désirs, et sans doute, lorsqu'il jetait ses
     regards sur le passé, il était bien excusable de se livrer à
     quelques illusions pour l'avenir. À peine quatre mois s'étaient
     écoulés depuis son départ: inconnu, sans argent, sans amis, sans
     protection, il avait traversé la France, la Hollande,
     l'Allemagne, la Prusse, la Russie, et tout à coup il se trouvait
     établi à Moscou, ayant un état, des amis, du crédit et un
     protecteur. Il dut sentir alors la vérité de cette pensée qu'il
     développa si bien dans la suite: _Où le secours humain fait
     défaut, Dieu produit le sien_.

     Jeune encore, il ne fut pas insensible à l'élégance de son
     nouveau costume. Un habit écarlate à revers noirs, un gilet
     ventre de biche, des bas de soie blancs, un beau plumet, une
     brillante épée, tel était à cette époque l'uniforme des
     ingénieurs russes. Barasdine fut si charmé de la tournure de son
     ami, qu'il voulut aussitôt le présenter à son oncle M. de
     Villebois, grand maître de l'artillerie. M. de Villebois était
     né Français, et ne démentait pas cette noble origine. Des
     manières pleines de dignité, une physionomie froide mais
     imposante, l'air supérieur que donne l'habitude du commandement
     n'ôtaient rien à la cordialité de son accueil, et semblaient même
     donner du prix à la manière flatteuse dont il savait encourager
     le mérite. Il devina celui de M. de Saint-Pierre; et, dès sa
     troisième visite, il l'admit dans sa familiarité, le pria
     d'accepter sa table, et, suivant la courtoisie des grands
     seigneurs russes, ne l'appela plus que son _cousin_. Il avait
     beaucoup vu, il racontait bien, et M. de Saint-Pierre écoutait à
     merveille. À cette époque l'impératrice Catherine était le sujet
     de toutes les conversations. On ne parlait que de son génie, de
     ses projets, de son ambition; on se taisait sur ses vertus.
     L'imagination de notre jeune législateur s'enflammait à tous ces
     récits; il brûlait de voir cette femme extraordinaire, et
     cependant il ne voulait ni l'adorer en esclave, ni marcher à ses
     côtés comme un instrument de ses plaisirs ou de ses volontés.
     S'il flatte l'ambition d'une femme, c'est pour la faire servir au
     plus noble projet qu'un mortel puisse concevoir: il vient lui
     demander, non des faveurs pour lui, mais de la gloire pour elle.
     Assise sur un des premiers trônes du monde, que ferait-elle des
     louanges d'une troupe d'esclaves? Les hommages d'un peuple chargé
     de chaînes ne sont que des marques d'ignorance et d'avilissement;
     mais les bénédictions d'un peuple libre sont des témoignages
     d'intelligence et de vertu; l'univers y applaudit, et la
     postérité les entend.

     M. de Villebois, ravi de l'enthousiasme de son protégé dont il
     ignorait cependant les brillantes rêveries, résolut de satisfaire
     ses désirs en le présentant à Catherine. Un motif secret semblait
     d'ailleurs le guider dans cette circonstance, et tout doit faire
     présumer qu'il avait conçu le dessein de renverser le pouvoir
     d'Orlof par celui d'un nouveau favori, et de s'emparer ainsi de
     la volonté de sa souveraine. Ce fut un soir, en sortant de table,
     qu'il annonça à M. de Saint-Pierre le bonheur dont il devait
     jouir le lendemain. Cette nouvelle pensa tourner la tête de notre
     philosophe. Pressé de se préparer, il s'échappe à la hâte du
     salon de M. de Villebois, court s'enfermer dans sa chambre,
     recommence vingt fois son mémoire, le lit, le relit, le déclame,
     ouvre son Plutarque, y cherche des souvenirs et des inspirations,
     et prépare un beau discours sur le bonheur des rois qui font des
     républiques. La nuit s'écoule ainsi dans les agitations et le
     délire de la fièvre. Vers le matin, il commence sa toilette,
     qu'il interrompt à chaque minute pour corriger une ligne,
     modifier une expression, ajouter une idée qui doit assurer le
     succès de son entreprise. Mais quelle était donc cette entreprise
     qui le faisait courir aux extrémités du monde? quelles étaient
     ces spéculations séduisantes qui, au milieu des glaces du Nord,
     avaient eu le pouvoir de lui faire oublier jusqu'à sa patrie?
     Près des rives orientales de la mer Caspienne, entre les Indes et
     l'empire de Russie, il existe, sous le plus beau ciel de
     l'univers, une heureuse contrée où la nature prodigue tous les
     biens. Les Tartares l'ont habitée; ils en ont fait un désert.
     C'est là que, sous le titre modeste de Compagnie, notre jeune
     législateur prétend fonder une république. L'impératrice de
     Russie, éclairée sur ses propres intérêts, protégera un
     établissement qui doit mettre dans ses mains les richesses de
     l'Inde et le commerce du monde. Cette république sera ouverte aux
     malheureux de toutes les nations; il suffira d'être pauvre ou
     persécuté pour y trouver un asile. Les Tartares eux-mêmes
     s'adouciront pour entrer dans cette grande confédération de
     l'infortune. La bonne foi, la liberté, la justice seront, avec la
     loi, les seules puissances régnantes. Enfin, le code de cette
     nouvelle Atlantide s'exprimera en termes clairs et précis. Comme
     celui de Guillaume Penn, il dira à tous ceux qui gémissent sur la
     terre: «Venez dans notre fertile contrée; celui qui y plantera un
     arbre en recueillera le fruit.» M. de Saint-Pierre se proposait
     surtout d'imiter ce législateur dans sa confiance en Dieu, la
     plus grande, à notre avis, qu'aucun fondateur de république ait
     jamais eue, puisqu'il osa établir une société d'hommes riches et
     sans armes, et que, par un miracle de la Providence, cette
     société n'a pas cessé de fleurir au milieu des Sauvages et des
     Européens. Tels étaient les nobles projets dont le jeune voyageur
     venait, avec la foi la plus vive, faire hommage à la grande
     Catherine; et c'est riche de ces brillantes illusions qu'il était
     arrivé aux portes de Moscou ayant dépensé son dernier écu.

     Enfin l'heure de l'audience approche; le mémoire est achevé, il
     le relit encore, court chez M. de Villebois, monte en voiture
     avec lui, et se voit bientôt dans une galerie magnifique, au
     milieu des plus grands seigneurs de la cour. Tous affectaient les
     manières et la politesse françaises. À l'air de franchise et de
     contentement qui brillait sur leur visage, on eût dit une réunion
     d'heureux. Chacun s'empressait de paraître ce qu'il n'était pas,
     de dire ce qu'il ne pensait pas, d'écouter ce qu'il ne croyait
     pas. Ne pas tromper, c'eût été manquer à l'usage. Il y avait là
     un échange de félonie dont personne n'était dupe, et dont
     cependant tout le monde paraissait satisfait. Les rubans, l'or,
     l'argent, les pierreries éblouissaient les yeux. À l'aspect de
     cette foule bigarrée, M. de Saint-Pierre perd tout à coup son
     assurance. Il s'étonne d'avoir pu concevoir la pensée d'apporter
     un projet de liberté au milieu de tant d'esclaves. Entendront-ils
     le langage de la vérité, ceux qui ne se plaisent que dans le
     mensonge? Voudront-ils protéger des hommes libres, ceux qui ne
     doivent leurs titres, leurs richesses qu'au joug qu'ils font
     peser sur de misérables serfs? Affligé, presque effrayé de ces
     réflexions, saisi d'une timidité qu'il ne pouvait plus combattre,
     l'idée lui vient de s'enfuir; et peut-être allait-il céder au
     sentiment qui l'oppressait, lorsque les portes de la galerie
     s'ouvrirent avec fracas: alors tout fut immobile et silencieux,
     il ne vit plus que l'impératrice. Elle s'avançait seule; son port
     était noble, son air doux et sérieux, sa démarche facile; tout en
     elle éloignait la crainte, inspirait le respect. Elle s'arrête
     pour écouter le grand maître. Tandis qu'il parle, les yeux de
     Catherine se fixent sur notre jeune législateur, qui s'avance à
     un signe de M. de Villebois, et qui, selon l'usage, met un genou
     en terre pour baiser la main que lui présentait l'impératrice.
     Après cette cérémonie, elle lui adressa plusieurs questions sur
     la France; il fut heureux dans ses réponses, et un souris
     charmant lui annonça qu'il pouvait se rassurer. Enfin elle lui
     dit, avec un grand air de bonté, qu'elle le voyait avec plaisir à
     son service, et qu'elle le priait d'apprendre le russe; puis
     saluant M. de Villebois, elle jeta sur son protégé le regard le
     plus gracieux, et continua de marcher avec les seigneurs qui
     l'environnaient. La rapidité de cette scène avait déconcerté les
     projets de M. de Saint-Pierre; son discours était resté sur le
     bord de ses lèvres et son mémoire dans sa poche. Lui, qui était
     venu pour dire la vérité, n'avait pu trouver que des flatteries.
     Par quel prestige avait-il donc cédé si vite à l'influence de la
     cour? Pourquoi n'avait-il pu vaincre une faiblesse dont il
     rougissait? Hélas! il voyait trop que sa république venait de
     s'évanouir, et qu'en tenant le langage d'un courtisan il s'était
     replongé dans la foule.

     Dès que l'impératrice se fut retirée, les courtisans
     environnèrent M. de Villebois, en le félicitant des succès de son
     jeune cousin, qui devint aussitôt l'objet de l'attention
     générale. On lui prodiguait les offres de services, on
     l'accablait de compliments, de protestations, de flatteries; le
     comte Orlof lui-même s'avança pour l'engager à déjeuner, et le
     baron de Breteuil, alors ambassadeur de France, le gronda
     familièrement d'avoir négligé ses compatriotes. Étourdi, et comme
     un homme enivré, notre pauvre sous-lieutenant ne pouvait deviner
     ce qui l'avait rendu si vite un personnage si important. Il
     s'approcha de Barasdine, qui, témoin de cette scène, le
     félicitait de loin et semblait assister à son triomphe. Dès
     qu'ils furent seuls, Barasdine lui expliqua l'empressement d'une
     cour toujours prête à se prosterner devant les idoles passagères
     de la fortune. «On croit, lui dit-il, que le grand maître a jeté
     les yeux sur vous pour ébranler le pouvoir d'Orlof et ressaisir
     la faveur dont il a connu l'espérance; on ajoute que
     l'impératrice, en s'éloignant, a loué votre figure.


IV

L'impératrice, instruite des dettes qu'il avait contractées à Moscou,
lui fit présent de deux cents louis et lui accorda le grade de
capitaine du génie militaire à son service. Il revint avec plus
d'égards à Pétersbourg. Il partit de là pour un voyage en Finlande.
Il en fit de touchantes descriptions; la solitude des lieux donnent le
champ libre à son imagination romanesque. On voit que c'est là qu'il
conçut le plan de son immortel ouvrage, _Paul et Virginie_. Le général
du Bosquet, dont il était aide de camp, le conduisit en Pologne. Son
coeur s'ouvrit à Varsovie, où il fut aimé d'une princesse polonaise.
Ses amours et ses aventures tiennent plus du roman que de l'histoire.
On voit qu'il joue avec le sentiment plus qu'il ne l'éprouve. À la
fin, la princesse l'abandonne; il part désespéré pour l'Autriche. M.
d'Hémine, ministre de France, lui prête deux mille francs pour revenir
à Paris. Une autre aventure amoureuse l'attache à Dresde, il se croit
l'objet de la passion d'une des maîtresses du comte de Brelh, ministre
tout-puissant et voluptueux du roi de Saxe. Bientôt heureux, puis
trahi, il passe à Berlin; il y voit le roi, qui lui propose un emploi
dans le génie militaire; il lui refuse dans son armée un grade plus
actif. Il revient à Paris et va au Havre pour rejoindre sa famille.

Elle était dissoute. La vieille maison ne renfermait que sa mémoire.

     C'était lui qui n'était plus le même, dit-il, et il s'affligeait
     de trouver tout changé. Il arrive dans la vie ce qui arrive sur
     un fleuve pendant qu'il vous entraîne: vous croyez que tout ce
     qui est autour de vous chemine, et que seul vous restez immobile.
     À peine eut-il quitté la voiture publique, que ses pas se
     dirigèrent vers la rue qu'avait habitée son père. Il la
     parcourait avec une tendre inquiétude, cherchant en vain à
     ressaisir les traits des gens du voisinage: il ne reconnaissait
     personne, personne ne le reconnaissait. Le coeur serré de son
     isolement dans le lieu même de sa naissance, il reprenait
     tristement le chemin de son auberge, lorsque ses yeux
     s'arrêtèrent sur une vieille femme qui filait devant la porte de
     sa maison. Ses traits, effacés par l'âge, lui rappelèrent
     cependant ceux de Marie Talbot, de cette bonne fille qui avait
     pris soin de son enfance. Frappé de cette ressemblance, il
     s'approche pour lui adresser la parole; mais à peine a-t-elle
     entendu le son de sa voix, qu'elle le regarde et s'écrie avec un
     accent de surprise et de tendresse que rien ne peut rendre: «Ah!
     mon maître, est-ce bien vous que je revois?» Et avec une vivacité
     inouïe à son âge, elle jette sa quenouille, renverse son rouet et
     se précipite dans ses bras. M. de Saint-Pierre l'embrasse, la
     presse contre son coeur, et croit un moment avoir retrouvé, avec
     cette bonne vieille, toutes les joies de son enfance. Mais que
     cet éclair de bonheur fut rapide! La pauvre Marie, devenue plus
     tranquille, lui disait tristement: «Ah! monsieur Henri, les temps
     sont bien changés! Votre père est mort! vos frères sont allés aux
     Indes! Je suis seule, seule ici!--Et ma soeur, dit M. de
     Saint-Pierre avec anxiété, vous a-t-elle aussi abandonnée?--Votre
     soeur a quitté la ville pour se retirer à Honfleur, dans un
     couvent sur les bords de la mer. Cela est triste, car elle est si
     jolie et si bonne! Mais est-il bien vrai, monsieur, que je vous
     revois? Vous avez été si loin! comment avez-vous pu revenir? On
     disait que vous étiez au service d'une impératrice, que le roi de
     Prusse vous menait à la guerre, que vous aviez fait fortune, et
     cela je l'ai toujours prédit, car vous aimiez tant les gros
     livres! Cependant, chaque jour, je priais Dieu pour vous, et je
     lui demandais de vous revoir avant de mourir.--Bonne Marie, je
     n'ai pas fait fortune, mais j'ai toujours eu le désir de vous
     faire du bien.--Oh! je n'ai besoin de rien, Dieu merci! Le bon
     Dieu ne m'a jamais abandonnée, et je ne suis pas si pauvre que je
     ne puisse aujourd'hui vous offrir à dîner.» Puis, de ses mains
     laborieuses et tremblantes, elle prit le bras de son jeune maître
     et dit, en le guidant vers la maison: «Ici, il n'y a plus que moi
     pour vous recevoir! Pourquoi avons-nous perdu votre bonne mère?
     c'était à elle de vivre, et à moi de mourir; elle eût été si
     heureuse de revoir son fils! mais Dieu l'a rappelée, il faut que
     sa volonté soit faite.» En disant ces mots, elle ouvrit la porte
     de sa pauvre demeure. Un lit de paille, une table, un vieux
     coffre et deux mauvaises chaises composaient tout son
     ameublement; il y régnait cependant un air de propreté qui
     écartait l'idée de la misère. M. de Saint-Pierre y entra avec un
     sentiment de joie et de respect que son coeur n'avait point
     encore éprouvé. Sa vieille bonne le fit asseoir, et, nouvelle
     Baucis, elle s'empressa de ranimer le feu et de couvrir sa table
     d'un linge blanc, mais un peu usé:

       «Il ne servait pourtant qu'aux fêtes solennelles!»

     On eût dit, à son zèle, à son activité, qu'elle avait recouvré sa
     jeunesse; et M. de Saint-Pierre croyait encore la voir aller et
     venir dans la maison de son père. Cette petite scène lui rappela
     les jours de son enfance. Cependant la pauvreté de cette bonne
     vieille l'affligeait, et il se mit à la questionner pour savoir
     comment elle se trouvait dans un pareil délaissement. «Oh! ce
     n'est pas la faute de monsieur votre père, dit-elle; il voulait
     que je restasse à la maison, mais je ne pouvais m'y résoudre à
     cause de sa nouvelle femme: ça me faisait trop mal de la voir à
     toutes les places où j'avais vu ma pauvre maîtresse. Un jour, je
     demandai mon compte, et je vins ici. Voilà que, dans les
     commencements, j'étais si triste que je ne pouvais me tenir au
     travail; je passais et repassais tout le jour devant la maison,
     comme si les pierres avaient pu me parler. Le reste du temps je
     ne faisais que pleurer; j'en avais presque perdu les yeux; mais
     maintenant, grâce à Dieu, je ne pleure plus...» Et en prononçant
     ces mots, elle essuyait, avec le coin d'un tablier de
     serpillière, de grosses larmes qu'elle ne pouvait retenir.
     Pendant qu'elle parlait ainsi, M. de Saint-Pierre avait bien de
     la peine à lui cacher les siennes; il admirait comment la seule
     confiance en Dieu empêchait cette bonne vieille de sentir son
     malheur, et il l'entendait avec surprise, du sein de la plus
     profonde misère, remercier la Providence de ses bienfaits. Un
     spectacle aussi touchant ne fut pas perdu pour notre voyageur.
     «C'est une pauvre fille, disait-il souvent, qui m'a éclairé sur
     les voies de la Providence: elle avait mis en Dieu la même
     confiance que j'avais mis dans les hommes, et jamais je n'ai vu
     une âme si tranquille dans une situation si malheureuse. Son
     exemple m'a été plus utile que celui de nos prétendus sages; et
     ses paroles, si simples, m'en ont plus appris que tous les livres
     des philosophes. En effet, les livres des philosophes nous
     apprennent à braver nos maux, mais non à vivre avec eux; comme si
     le destin des êtres les plus heureux de la terre n'était pas
     toujours de vivre avec la douleur!»

     Après quelques minutes d'entretien, Marie Talbot posa sur la
     table un morceau de gros pain, une cruche de cidre, une omelette
     et un peu de fromage. Ensuite elle ouvrit son coffre et en tira
     un verre ébréché, qu'elle posa doucement auprès de son hôte, en
     lui disant: «C'est celui de votre mère.» Il le reconnut en effet,
     et cette vue le remplit d'une telle émotion, qu'il ne pouvait
     manger et que des larmes involontaires venaient mouiller ses
     yeux. Alors, voyant que sa bonne se tenait debout pour le servir,
     il lui dit de se mettre à table à côté de lui; mais ce ne fut pas
     sans peine qu'il parvint à l'y décider. Enfin elle prit une
     chaise, et ils commencèrent à manger en parlant des temps passés.
     Peu à peu, leurs idées s'égayèrent; mille traits charmants
     revenaient à la mémoire de Marie Talbot; la vie de son petit
     Henri était comme une partie de la sienne: elle lui rappelait son
     admiration pour les hirondelles, sa fuite dans le désert pour se
     faire ermite; comment il aimait les livres, comment il les
     perdait.--«Oui, ma bonne Marie, lui dit M. de Saint-Pierre, je
     les perdais, et vous m'en achetiez de votre argent, je ne l'ai
     point oublié.--Dame, monsieur Henri, vous étiez si joli, si
     caressant, et vous aviez un si bon coeur! Lorsque je vous menais
     à l'école, vous n'étiez encore qu'en jaquette, si nous
     rencontrions un malheureux, vous me disiez: Marie, donne-lui mon
     déjeuner; et quand je ne le voulais pas, vous vous fâchiez contre
     moi. Un jour, vous vous avançâtes d'un air menaçant, et en
     fermant le poing, contre un charretier qui maltraitait son
     cheval: c'est que vous alliez l'attaquer tout de bon! Un autre
     jour, vous vouliez vous battre avec une troupe d'enfants qui
     avaient cassé la jambe d'un pauvre chat, et j'eus bien de la
     peine à les tirer de vos mains.» Ainsi cette bonne fille ramenait
     insensiblement la pensée de M. de Saint-Pierre vers une époque
     que le souci de vivre avait presque effacé de sa mémoire, et tous
     ses souvenirs venant à se réveiller à la fois, il l'accablait de
     questions sur ses anciens camarades, sur les amis de son père et
     sur tous ceux qui l'avaient aimé. Les uns avaient quitté le pays,
     les autres étaient morts, un petit nombre avaient fait fortune;
     mais la bonne Marie prétendait que ceux-là étaient devenus si
     fiers, qu'ils ne parlaient volontiers à personne. Enfin elle lui
     apprit la mort du frère Paul, cet aimable capucin qui faisait de
     si jolis contes, et M. de Saint-Pierre donna quelques larmes à sa
     mémoire. Après tous ces récits, Marie Talbot témoigna le désir
     d'apprendre à son tour ce que son maître avait fait dans ses
     voyages. Elle lui demandait si les gens de par-là étaient bons,
     s'il y faisait froid, si on y buvait du cidre, si le pain y était
     cher; et comme si cette dernière question eût fait retomber sa
     pitié sur elle-même, elle se reprit à pleurer amèrement. Ces
     pleurs émurent M. de Saint-Pierre jusqu'au fond de l'âme, et lui
     firent sentir d'une manière bien cruelle la folie de tant de
     courses inutiles qui l'avaient ramené plus pauvre que jamais sous
     le toit de la pauvre Marie. Assis à ses côtés, il ne regrettait
     ni les grandeurs de la Russie ni les délices de la Pologne; ce
     qu'il eût voulu ressaisir de lui-même, c'étaient les premières
     émotions de son enfance et les mouvements si purs d'une âme
     encore innocente. Au milieu de l'agitation de ces pensées, cédant
     tout à coup au sentiment qui le pénètre, il embrasse cette brave
     fille avec une grande effusion de coeur, et prend entre le ciel
     et lui l'engagement de ne jamais l'abandonner, quelles que
     fussent d'ailleurs sa position et sa fortune: engagement qu'il
     remplit avec une exactitude religieuse, dans le temps même où il
     n'avait d'autre revenu qu'une pension de mille francs; et pour
     commencer il tire sa bourse, la verse sur la table et partage sur
     l'heure avec sa bonne tout ce qu'il possédait. D'abord elle
     repoussa l'argent: «Je n'ai besoin de rien, disait-elle; je gagne
     six sous par jour, et je puis encore faire de petites économies.»
     M. de Saint-Pierre insista, elle fut obligée de céder; mais elle
     reçut l'argent avec indifférence, et l'on voyait que c'était
     uniquement pour complaire à son maître. Il faut avoir entendu
     raconter cette scène à M. de Saint-Pierre lui-même, pour se faire
     une idée de tout ce qu'elle lui fit éprouver. Il en avait retenu
     jusqu'aux plus petites circonstances, et les expressions si
     simples de la pauvre Marie ne sortirent jamais de sa mémoire.

     Pressé d'embrasser sa soeur, M. de Saint-Pierre s'embarqua pour
     Honfleur le même soir. Marie l'accompagna jusqu'au rivage, et il
     la vit longtemps les yeux attachés sur la chaloupe et cherchant
     par des signes à prolonger leurs adieux. La nuit étant venue, il
     s'enveloppa de son manteau, et, dans une situation d'âme
     difficile à comprendre, il ne voyait ni le ciel ni la mer, ni les
     voyageurs qui allaient et venaient autour de lui. Cependant un
     bruit formidable vint rompre tout à coup le charme de sa rêverie:
     il crut un moment que l'abîme s'ouvrait pour engloutir sa frêle
     embarcation; mais les matelots paraissaient tranquilles et se
     contentaient de se ranger à la côte. On était alors près de
     l'embouchure de la Seine: ayant jeté les yeux sur la vaste
     étendue de ce fleuve, il vit avec effroi ses eaux couvertes
     d'écumes se soulever comme une montagne, et remonter vers leur
     source avec une vitesse que l'oeil ne pouvait suivre; une seconde
     montagne, plus élevée, plus rapide, suivait en mugissant la
     première: et ces deux masses effroyables, repoussant le fleuve
     devant elles, semblaient le rejeter tout entier du sein de la
     mer. M. de Saint-Pierre a décrit ce phénomène dans le premier
     livre de _l'Arcadie_, où il est le sujet d'une fable charmante
     que les Grecs, comme il le dit lui-même, n'auraient pas
     désavouée.

     Il arriva à Honfleur au milieu du jour, et s'achemina aussitôt
     vers le couvent de sa soeur, dont on lui montra de loin le
     clocher gothique, qui s'élevait à mi-côte à l'entrée d'un bois.
     Quoiqu'il ne fût pas tard, le jour commençait à tomber. Le mois
     de novembre est, surtout en Normandie, l'époque la plus triste de
     l'année. L'air y est humide et froid, l'horizon chargé de
     brouillards; les ruisseaux ne roulent qu'une eau trouble et
     jaunâtre, les arbres achèvent de se dépouiller, et l'on entend
     sans cesse siffler les vents et bruire la mer qui ronge ses
     rivages. Ces effets de l'automne faisaient une impression
     d'autant plus profonde sur l'âme de M. de Saint-Pierre, qu'elle
     était déjà plus vivement ébranlée. Arrivé aux portes du couvent,
     il s'arrêta avec un saisissement pénible en songeant que cet
     asile était celui de sa soeur, et qu'après tant d'années
     d'absence, loin de lui apporter des consolations, il allait
     peut-être troubler son repos. Il se disait avec amertume:
     «Pourquoi n'ai-je pas appris à conduire une charrue, à cultiver
     un champ? je pourrais dire à ma soeur et à ma vieille bonne;
     Venez vivre avec moi, vous partagerez mon sort, vous jouirez de
     mes travaux. Mais je n'ai rien à leur offrir, et je dois les
     quitter encore.» En se livrant à ces réflexions, il arrive à la
     porte du couvent; mais il était trop tard pour entrer, et tout ce
     qu'il put obtenir, ce fut de passer la nuit dans la chambre des
     hôtes. Heureux d'être sous le même toit que sa soeur, il dormit
     peu, et vingt fois il ouvrit sa fenêtre pour épier les premiers
     rayons du jour. Enfin, après la prière du matin, il put faire
     annoncer son arrivée, et bientôt sa soeur fut dans ses bras. La
     première pensée de cette pauvre demoiselle fut de supplier son
     frère de ne plus quitter la France, et de lui permettre de vivre
     auprès de lui. M. de Saint-Pierre, touché de cette marque de
     tendresse, lui raconta une partie de ses aventures, et promit de
     tout tenter pour obtenir un emploi dans sa patrie, qui les mît à
     même de se réunir. En attendant, il céda à sa soeur plusieurs
     petites rentes sur son patrimoine; et après une semaine, dont
     tous les moments lui furent consacrés, il revint tristement
     chercher fortune à Paris.


V

Après ce triste retour, il vend ce qui lui revient de l'héritage
paternel et sollicite une place dans le génie de la marine. M. de
Breteuil lui en accorde une à l'Île de France. Mais le ministre oublie
de lui en donner le titre officiel; il s'embarque et arrive après des
tempêtes. Reçu comme un aventurier à cause de l'oubli de M. de
Breteuil, il se retire dans une métairie avec un seul nègre pour
serviteur. On l'en dépossède au moment où il allait la récolter; il
parcourt l'île entière pour en faire une géographie exacte. Ce voyage,
publié à son retour à Paris, eut un certain succès.

Son retour coïncidait avec le commencement de la Révolution française.
Elle était alors l'oeuvre des philosophes; il se lie avec eux.
Dalembert vend le manuscrit du _Voyage à l'Île de France_. Il y avait
beaucoup d'analogie entre le caractère de ces deux hommes. Le même
isolement devait les rapprocher; ils se rencontrèrent et se lièrent,
s'aimèrent et se brouillèrent fréquemment. Mais ils se réconciliaient
autant de fois pendant le séjour de Bernardin de Saint-Pierre à
Paris.


VI

Ce fut alors qu'il publia ce poëme de la Providence intitulé les
_Études de la nature_. Un libraire lui prêta 600 francs pour publier
ce grand ouvrage. Cela eut un succès vaste, long, sérieux. La religion
même sourit à ce livre. Au milieu des attaques qu'elle recevait de
toutes parts, il la respecta et la fit aimer. L'exposé des doctrines
socialistes et la fureur des révolutions qui allaient éclater ne lui
nuisirent pas en cela. On n'y vit que les rêves d'une âme pieuse; on
ne lui demanda pas compte des réalités. Le nom de l'auteur fut inscrit
au rang des sages qui adoptaient la maxime du philosophe le _Vicaire
savoyard_, de J. J. Rousseau. Les mères de famille chrétiennes le
firent lire à leurs fils; il fut le pressentiment du petit livre que
Bernardin de Saint-Pierre couvait dans son coeur et qui fit enfin
éclater son nom: nous voulons parler de _Paul et Virginie_. Ce poëme
suprême et tout philosophique était porté, à son insu, dans le coeur
de Bernardin de Saint-Pierre de mer en mer et de climat en climat: le
_Poëme de la nature_.


VII

Cela commence sans préambule aucun. Une conversation du soir, au coin
du feu en automne; le ton est un peu triste et semble participer
seulement de la mélancolie d'un souvenir.

     Sur le côté oriental de la montagne qui s'élève derrière le
     Port-Louis de l'Île de France, on voit, dans un terrain jadis
     cultivé, les ruines de deux petites cabanes. Elles sont situées
     presque au milieu d'un bassin, formé par de grands rochers, qui
     n'a qu'une seule ouverture tournée au nord. On aperçoit à gauche
     la montagne appelée le Morne-de-la-Découverte, d'où l'on signale
     les vaisseaux qui abordent dans l'île, et au bas de cette
     montagne, la ville nommée le Port-Louis; à droite, le chemin qui
     mène du Port-Louis au quartier des Pamplemousses; ensuite
     l'église de ce nom, qui s'élève, avec ses avenues de bambous, au
     milieu d'une grande plaine; et plus loin, une forêt qui s'étend
     jusqu'aux extrémités de l'île. On distingue devant soi, sur les
     bords de la mer, la baie du Tombeau; un peu sur la droite, le cap
     Malheureux; et au delà, la pleine mer, où paraissent à fleur
     d'eau quelques îlots inhabités, entre autres le Coin-de-Mire, qui
     ressemble à un bastion au milieu des flots.

     À l'entrée de ce bassin, d'où l'on découvre tant d'objets, les
     échos de la montagne répètent sans cesse le bruit des vents qui
     agitent les forêts voisines, et le fracas des vagues qui brisent
     au loin sur les récifs; mais au pied même des cabanes, on
     n'entend plus aucun bruit, et on ne voit autour de soi que de
     grands rochers escarpés comme des murailles. Des bouquets
     d'arbres croissent à leurs bases, dans leurs fentes, et jusque
     sur leurs cimes où s'arrêtent les nuages. Les pluies, que leurs
     pitons attirent, peignent souvent les couleurs de l'arc-en-ciel
     sur leurs flancs verts et bruns, et entretiennent à leur pied
     les sources dont se forme la petite rivière des Lataniers. Un
     grand silence règne dans leur enceinte où tout est paisible,
     l'air, les eaux et la lumière. À peine l'écho y répète le murmure
     des palmistes qui croissent sur leurs plateaux élevés, et dont on
     voit les longues flèches toujours balancées par les vents. Un
     jour doux éclaire le fond de ce bassin, où le soleil ne luit qu'à
     midi; mais dès l'aurore, ses rayons en frappent le couronnement,
     dont les pics, s'élevant au-dessus des spores de la montagne,
     paraissent d'or et de pourpre sur l'azur des cieux.

     J'aimais à me rendre dans ce lieu, où l'on jouit quelquefois
     d'une vue immense et d'une solitude profonde. Un jour que j'étais
     assis au pied de ces cabanes et que j'en considérais les ruines,
     un homme déjà sur l'âge vint à passer aux environs. Il était,
     suivant la coutume des anciens habitants, en petite veste et en
     long caleçon. Il marchait nu-pieds, et s'appuyait sur un bâton de
     bois d'ébène. Ses cheveux étaient tout blancs, et sa physionomie
     noble et simple. Je le saluai avec respect. Il me rendit mon
     salut; et m'ayant considéré un moment, il s'approcha de moi, et
     vint se reposer sur le tertre où j'étais assis. Excité par cette
     marque de confiance, je lui adressai la parole:

     «Mon père, lui dis-je, pourriez-vous m'apprendre à qui ont
     appartenu ces deux cabanes?»

     Il me répondit:

     «Mon fils, ces masures et ce terrain inculte étaient habités, il
     y a environ vingt ans, par deux familles qui y avaient trouvé le
     bonheur. Leur histoire est touchante; mais dans cette île, située
     sur la route des Indes, quel Européen peut s'intéresser au sort
     de quelques particuliers obscurs? Qui voudrait même y vivre
     heureux, mais pauvre et ignoré? Les hommes ne veulent connaître
     que l'histoire des grands et des rois, qui ne sert à personne.»

     «Mon père, repris-je, il est aisé de juger à votre air et à votre
     discours que vous avez acquis une grande expérience. Si vous en
     avez le temps, racontez-moi, je vous prie, ce que vous savez des
     anciens habitants de ce désert, et croyez que l'homme même le
     plus dépravé par les préjugés du monde aime à entendre parler du
     bonheur que donnent la nature et la vertu.»

     Alors, comme quelqu'un qui cherche à se rappeler diverses
     circonstances, après avoir appuyé quelque temps ses mains sur son
     front, voici ce que ce vieillard me raconta:

     «En 1726, un jeune homme de Normandie, appelé M. de la Tour,
     après avoir sollicité en vain du service en France et des secours
     dans sa famille, se détermina à venir dans cette île, pour y
     chercher fortune. Il avait avec lui une jeune femme qu'il aimait
     beaucoup, et dont il était également aimé. Elle était d'une
     ancienne et riche maison de sa province; mais il l'avait épousée
     en secret et sans dot, parce que les parents de sa femme
     s'étaient opposés à son mariage, attendu qu'il n'était pas
     gentilhomme. Il la laissa au Port-Louis de cette île, et il
     s'embarqua pour Madagascar, dans l'espérance d'y acheter quelques
     noirs et de revenir promptement ici former une habitation. Il
     débarqua à Madagascar vers la mauvaise saison, qui commence à la
     mi-octobre; et peu de temps après son arrivée il y mourut des
     fièvres pestilentielles, qui y règnent pendant six mois de
     l'année, et qui empêcheront toujours les nations européennes d'y
     faire des établissements fixes. Les secrets qu'il avait emportés
     avec lui furent dispersés après sa mort, comme il arrive
     ordinairement à ceux qui meurent hors de leur patrie. Sa femme,
     restée à l'Île de France, se trouva veuve, enceinte, et n'ayant
     pour tout bien au monde qu'une négresse, dans un pays où elle
     n'avait ni crédit ni recommandation. Ne voulant rien solliciter
     auprès d'aucun homme, après la mort de celui qu'elle avait
     uniquement aimé, son malheur lui donna du courage. Elle résolut
     de cultiver avec son esclave un petit coin de terre, afin de se
     procurer de quoi vivre.

     Dans une île presque déserte, dont le terrain était à discrétion,
     elle ne choisit point les cantons les plus fertiles, ni les plus
     favorables au commerce; mais, cherchant quelque gorge de
     montagne, quelque asile caché, où elle pût vivre seule et
     inconnue, elle s'achemina de la ville vers ces rochers, pour s'y
     retirer comme dans un nid. C'est un instinct commun à tous les
     êtres sensibles et souffrants, de se réfugier dans les lieux les
     plus sauvages et les plus déserts: comme si des rochers étaient
     des remparts contre l'infortune, et comme si le calme de la
     nature pouvait apaiser les troubles malheureux de l'âme. Mais la
     Providence, qui vient à notre secours lorsque nous ne voulons que
     les biens nécessaires, en réservait un à madame de la Tour, que
     ne donnent ni les richesses ni la grandeur; c'était une amie.

     Dans ce lieu, depuis un an, demeurait une femme vive, bonne et
     sensible; elle s'appelait Marguerite. Elle était née en Bretagne,
     d'une simple famille de paysans, dont elle était chérie, et qui
     l'aurait rendue heureuse, si elle n'avait eu la faiblesse
     d'ajouter foi à l'amour d'un gentilhomme de son voisinage, qui
     lui avait promis de l'épouser. Mais celui-ci, ayant satisfait sa
     passion, s'éloigna d'elle et refusa même de lui assurer une
     subsistance pour un enfant dont il l'avait laissée enceinte.
     Elle s'était déterminée alors à quitter pour toujours le village
     où elle était née, et à aller cacher sa faute aux colonies, loin
     de son pays où elle avait perdu la seule dot d'une fille pauvre
     et honnête, la réputation. Un vieux noir, qu'elle avait acquis de
     quelques deniers empruntés, cultivait avec elle un petit coin de
     ce canton.

     Madame de la Tour, suivie de sa négresse, trouva dans ce lieu
     Marguerite qui allaitait son enfant. Elle fut charmée de
     rencontrer une femme dans une position qu'elle jugea semblable à
     la sienne. Elle lui parla, en peu de mots, de sa condition passée
     et de ses besoins présents. Marguerite, au récit de madame de la
     Tour, fut émue de pitié; et, voulant mériter sa confiance plutôt
     que son estime, elle lui avoua, sans lui rien déguiser,
     l'imprudence dont elle s'était rendue coupable. «Pour moi,
     dit-elle, j'ai mérité mon sort; mais vous, madame... vous, sage
     et malheureuse!» Et elle lui offrit en pleurant sa cabane et son
     amitié. Madame de la Tour, touchée d'un accueil si tendre, lui
     dit en la serrant dans ses bras: «Ah! Dieu veut finir mes peines,
     puisqu'il vous inspire plus de bonté envers moi, qui vous suis
     étrangère, que jamais je n'en ai trouvé dans mes parents.»

     Je connaissais Marguerite, et, quoique je demeure à une lieue et
     demie d'ici, dans les bois, derrière la Montagne-Longue, je me
     regardais comme son voisin. Dans les villes d'Europe, une rue, un
     simple mur, empêchent les membres d'une même famille de se réunir
     pendant des années entières; mais dans les colonies nouvelles, on
     considère comme ses voisins ceux dont on n'est séparé que par des
     bois et des montagnes. Dans ce temps-là surtout, où cette île
     faisait peu de commerce aux Indes, le simple voisinage y était un
     titre d'amitié; et l'hospitalité envers les étrangers, un devoir
     et un plaisir. Lorsque j'appris que ma voisine avait une
     compagne, je fus la voir, pour tâcher d'être utile à l'une et à
     l'autre. Je trouvai dans madame de La Tour une personne d'une
     figure intéressante, pleine de noblesse et de mélancolie. Elle
     était alors sur le point d'accoucher. Je dis à ces deux dames
     qu'il convenait, pour l'intérêt de leurs enfants, et surtout pour
     empêcher l'établissement de quelque autre habitant, de partager
     entre elles le fond de ce bassin, qui contient environ vingt
     arpents. Elles s'en rapportèrent à moi pour ce partage. J'en
     formai deux portions à peu près égales. L'une renfermait la
     partie supérieure de cette enceinte, depuis ce piton de rocher
     couvert de nuages, d'où sort la source de la rivière des
     Lataniers, jusqu'à cette ouverture escarpée que vous voyez au
     haut de la montagne, et qu'on appelle l'Embrasure, parce qu'elle
     ressemble en effet à une embrasure de canon. Le fond de ce sol
     est si rempli de roches et de ravins, qu'à peine on y peut
     marcher; cependant il produit de grands arbres, et il est rempli
     de fontaines et de petits ruisseaux. Dans l'autre portion, je
     compris toute la partie intérieure qui s'étend le long de la
     rivière des Lataniers jusqu'à l'ouverture où nous sommes, d'où
     cette rivière commence à couler entre deux collines jusqu'à la
     mer. Vous y voyez quelques lisières de prairies, et un terrain
     assez uni, mais qui n'est guère meilleur que l'autre; car, dans
     la saison des pluies il est marécageux, et dans les sécheresses
     il est dur comme du plomb; quand on y veut alors ouvrir une
     tranchée, on est obligé de le couper avec des haches. Après avoir
     fait ces deux partages, j'engageai ces deux dames à les tirer au
     sort. La partie supérieure échut à madame de la Tour, et
     l'inférieure à Marguerite. L'une et l'autre furent contentes de
     leur lot; mais elles me prièrent de ne pas séparer leur demeure,
     «afin, me dirent-elles, que nous puissions toujours nous voir,
     nous parler et nous entr'aider.» Il fallait cependant à chacune
     d'elles une retraite particulière. La case de Marguerite se
     trouvait au milieu du bassin, précisément sur les limites de son
     terrain. Je bâtis tout auprès, sur celui de madame de la Tour,
     une autre case, en sorte que ces deux amies étaient à la fois
     dans le voisinage l'une de l'autre, et sur la propriété de leurs
     familles. Moi-même j'ai coupé des palissades dans la montagne;
     j'ai apporté des feuilles de latanier des bords de la mer, pour
     construire ces deux cabanes, où vous ne voyez plus maintenant ni
     porte ni couverture. Hélas! il n'en reste encore que trop pour
     mon souvenir! Le temps, qui détruit si rapidement les monuments
     des empires, semble respecter, dans ces déserts, ceux de
     l'amitié, pour perpétuer mes regrets jusqu'à la fin de ma vie.

     À peine la seconde de ces cabanes était achevée, que madame de la
     Tour accoucha d'une fille. J'avais été le parrain de l'enfant de
     Marguerite, qui s'appelait Paul. Madame de la Tour me pria aussi
     de nommer sa fille, conjointement avec son amie. Celle-ci lui
     donna le nom de Virginie. «Elle sera vertueuse, dit-elle, et elle
     sera heureuse. Je n'ai connu le malheur qu'en m'écartant de la
     vertu.»

     Lorsque madame de la Tour fut relevée de ses couches, ces deux
     petites habitations commencèrent à être de quelque rapport, à
     l'aide des soins que j'y donnais de temps en temps, mais surtout
     par les travaux assidus de leurs esclaves. Celui de Marguerite,
     appelé Domingue, était un noir iolof, encore robuste, quoique
     déjà sur l'âge. Il avait de l'expérience et un bon sens naturel.
     Il cultivait indifféremment, sur les deux habitations, les
     terrains qui lui semblaient les plus fertiles, et il y mettait
     les semences qui leur convenait le mieux. Il semait du petit mil
     et du maïs dans les endroits médiocres, un peu de froment dans
     les bonnes terres, du riz dans les fonds marécageux; et au pied
     des roches, des giraumons, des courges et des concombres, qui se
     plaisent à y grimper. Il plantait dans les lieux secs des
     patates, qui y viennent très-sucrées; des cotonniers sur les
     hauteurs, des cannes à sucre dans les terres fortes, des pieds de
     café sur les collines, où le grain est petit, mais excellent; le
     long de la rivière et autour des cases, des bananiers, qui
     donnent toute l'année de longs régimes de fruits, avec un bel
     ombrage; et enfin quelques plantes de tabac, pour charmer ses
     soucis et ceux de ses bonnes maîtresses. Il allait couper du bois
     à brûler dans la montagne, et casser des roches çà et là dans les
     habitations, pour en aplanir les chemins. Il faisait tous ces
     ouvrages avec intelligence et activité, parce qu'il les faisait
     avec zèle. Il était fort attaché à Marguerite; et il ne l'était
     guère moins à madame de la Tour, dont il avait épousé la
     négresse, à la naissance de Virginie. Il aimait passionnément sa
     femme, qui s'appelait Marie. Elle était née à Madagascar, d'où
     elle avait apporté quelque industrie, surtout celle de faire des
     paniers et des étoffes appelées pagnes, avec des herbes qui
     croissent dans les bois. Elle était adroite, propre et
     très-fidèle. Elle avait soin de préparer à manger, d'élever
     quelques poules, et d'aller de temps en temps vendre au
     Port-Louis le superflu de ces deux habitations, qui était bien
     peu considérable. Si vous y joignez deux chèvres élevées près des
     enfants, et un gros chien qui veillait la nuit au dehors, vous
     aurez une idée de tout le revenu et de tout le domestique de ces
     deux petites métairies.


VIII

Il n'y a point d'aventures. Le récit simple et naturel coule comme
l'haleine attiédie d'un vieillard sur la lèvre. On n'éprouve ni
émotion ni surprise. La nature seule parle et agit. Ces descriptions
sont les lieux mêmes. Les mots disent les sensations, mais n'exagèrent
point; la nature n'a pas besoin de rhétorique. Écoutez-la:

     Les devoirs de la maternité ajoutaient encore au bonheur de leur
     société. Leur amitié mutuelle redoublait à la vue de leurs
     enfants, fruits d'un amour également infortuné. Elles prenaient
     plaisir à les mettre ensemble dans le même bain et à les coucher
     dans le même berceau. Souvent elles les changeaient de lait: «Mon
     amie, disait madame de la Tour, chacune de nous aura deux
     enfants, et chacun de nos enfants aura deux mères.» Comme deux
     bourgeons qui, restés sur deux arbres de la même espèce dont la
     tempête a brisé toutes les branches, viennent à produire des
     fruits plus doux si chacun d'eux, détaché du tronc maternel, est
     greffé sur le tronc voisin: ainsi ces deux petits enfants, privés
     de tous leurs parents, se remplissaient de sentiments plus
     tendres que ceux de fils et de fille, de frère et de soeur, quand
     ils venaient à être changés de mamelle par les deux amies qui
     leur avaient donné le jour. Déjà leurs mères parlaient de leur
     mariage, sur leurs berceaux; et cette perspective de félicité
     conjugale, dont elles charmaient leurs propres peines, finissait
     bien souvent par les faire pleurer: l'une se rappelant que ses
     maux étaient venus d'avoir négligé l'hymen, et l'autre, d'en
     avoir subi les lois; l'une, de s'être élevée au-dessus de sa
     condition, et l'autre, d'en être descendue: mais elles se
     consolaient, en pensant qu'un jour leurs enfants, plus heureux,
     jouiraient à la fois, loin des cruels préjugés de l'Europe, des
     plaisirs de l'amour et du bonheur de l'égalité.

     Rien, en effet, n'était comparable à l'attachement qu'ils se
     témoignaient déjà. Si Paul venait à se plaindre, on lui montrait
     Virginie; à sa vue, il souriait et s'apaisait. Si Virginie
     souffrait, on en était averti par les cris de Paul; mais cette
     aimable fille dissimulait aussitôt son mal, pour qu'il ne
     souffrît pas de sa douleur. Je n'arrivais point de fois ici que
     je ne les visse tous deux tout nus, suivant la coutume du pays,
     pouvant à peine marcher, se tenant ensemble par les mains et sous
     les bras, comme on représente la constellation des Gémeaux. La
     nuit même ne pouvait les séparer: elle les surprenait souvent
     couchés dans le même berceau, joue contre joue, poitrine contre
     poitrine, les mains passées mutuellement autour de leurs cous, et
     endormis dans les bras l'un de l'autre.

     Lorsqu'ils surent parler, les premiers noms qu'ils apprirent à se
     donner furent ceux de frère et de soeur. L'enfance, qui connaît
     des caresses plus tendres, ne connaît point de plus doux noms.
     Leur éducation ne fit que redoubler leur amitié, en la dirigeant
     vers leurs besoins réciproques. Bientôt, tout ce qui regarde
     l'économie, la propreté, le soin de préparer un repas champêtre,
     fut du ressort de Virginie, et ses travaux étaient toujours
     suivis des louanges et des baisers de son frère. Pour lui, sans
     cesse en action, il bêchait le jardin avec Domingue, ou, une
     petite hache à la main, il le suivait dans les bois; et si, dans
     ces courses, une belle fleur, un bon fruit ou un nid d'oiseau se
     présentaient à lui, eussent-ils été au haut d'un arbre, il
     l'escaladait pour les apporter à sa soeur.

     Quand on en rencontrait un quelque part, on était sûr que l'autre
     n'était pas loin. Un jour que je descendais du sommet de cette
     montagne, j'aperçus, à l'extrémité du jardin, Virginie qui
     accourait vers la maison, la tête couverte de son jupon, quelle
     avait relevé par derrière pour se mettre à l'abri d'une ondée de
     pluie. De loin, je la crus seule; et m'étant avancé vers elle
     pour l'aider à marcher, je vis qu'elle tenait Paul par le bras,
     enveloppé presque en entier de la même couverture, riant l'un et
     l'autre d'être ensemble à l'abri sous un parapluie de leur
     invention. Ces deux têtes charmantes, renfermées sous ce jupon
     bouffant, me rappelèrent les enfants de Léda enclos dans la même
     coquille.

     Toute leur étude était de se complaire et de s'entr'aider. Au
     reste, ils étaient ignorants comme des créoles, et ne savaient ni
     lire ni écrire. Ils ne s'inquiétaient pas de ce qui s'était passé
     dans des temps reculés et loin d'eux; leur curiosité ne
     s'étendait pas au delà de cette montagne. Ils croyaient que le
     monde finissait où finissait leur île, et ils n'imaginaient rien
     d'aimable où ils n'étaient pas. Leur affection mutuelle et celle
     de leurs mères occupaient toute l'activité de leurs âmes. Jamais
     des sciences inutiles n'avaient fait couler leurs larmes; jamais
     les leçons d'une triste morale ne les avaient remplis d'ennui.
     Ils ne savaient pas qu'il ne faut pas dérober, tout chez eux
     étant commun; ni être intempérant, ayant à discrétion des mets
     simples; ni menteur, n'ayant aucune vérité à dissimuler. On ne
     les avait jamais effrayés en leur disant que Dieu réserve des
     punitions terribles aux enfants ingrats: chez eux, l'amitié
     filiale était née de l'amitié maternelle. On ne leur avait appris
     de la religion que ce qui la fait aimer; et s'ils n'offraient pas
     à l'église de longues prières, partout où ils étaient, dans la
     maison, dans les champs, dans les bois, ils levaient vers le ciel
     des mains innocentes et un coeur plein de l'amour de leurs
     parents.

     Ainsi se passa leur première enfance, comme une belle aube qui
     annonce un plus beau jour. Déjà ils partageaient avec leurs mères
     tous les soins du ménage. Dès que le chant du coq annonçait le
     retour de l'aurore, Virginie se levait, allait puiser de l'eau à
     la source voisine, et rentrait dans la maison pour préparer le
     déjeuner. Bientôt après, quand le soleil dorait les pitons de
     cette enceinte, Marguerite et son fils se rendaient chez madame
     de la Tour: alors ils faisaient tous ensemble une prière, suivie
     du premier repas; souvent ils le prenaient devant la porte, assis
     sur l'herbe sous un berceau de bananiers, qui leur fournissait à
     la fois des mets tout préparés dans leurs fruits substantiels et
     du linge de table dans leurs feuilles larges, longues et
     lustrées. Une nourriture saine et abondante développait
     rapidement les corps de ces deux jeunes gens, et une éducation
     douce peignait dans leur physionomie la pureté et le contentement
     de leur âme. Virginie n'avait que douze ans: déjà sa taille était
     plus qu'à demi formée; de grands cheveux blonds ombrageaient sa
     tête; ses yeux bleus et ses lèvres de corail brillaient du plus
     tendre éclat sur la fraîcheur de son visage: ils souriaient
     toujours de concert quand elle parlait; mais quand elle gardait
     le silence, leur obliquité naturelle vers le ciel leur donnait
     une expression d'une sensibilité extrême, et même celle d'une
     légère mélancolie. Pour Paul, on voyait déjà se développer en lui
     le caractère d'un homme au milieu des grâces de l'adolescence.
     Sa taille était plus élevée que celle de Virginie, son teint plus
     rembruni, son nez plus aquilin, et ses yeux, qui étaient noirs,
     auraient eu un peu de fierté, si les longs cils qui rayonnaient
     autour comme des pinceaux ne leur avaient donné la plus grande
     douceur. Quoiqu'il fût toujours en mouvement, dès que sa soeur
     paraissait, il devenait tranquille et allait s'asseoir auprès
     d'elle: souvent leur repas se passait sans qu'ils se dissent un
     mot. À leur silence, à la naïveté de leurs attitudes, à la beauté
     de leurs pieds nus, on eût cru voir un groupe antique de marbre
     blanc, représentant quelques-uns des enfants de Niobé. Mais à
     leurs regards qui cherchaient à se rencontrer, à leurs sourires
     rendus par de plus doux sourires, on les eût pris pour ces
     enfants du ciel, pour ces esprits bienheureux dont la nature est
     de s'aimer, et qui n'ont pas besoin de rendre le sentiment par
     des pensées et l'amitié par des paroles.

     Cependant, madame de la Tour, voyant sa fille se développer avec
     tant de charmes, sentait augmenter son inquiétude avec sa
     tendresse. Elle me disait quelquefois: «Si je venais à mourir,
     que deviendrait Virginie sans fortune?»

     Elle avait en France une tante, fille de qualité, riche, vieille
     et dévote, qui lui avait refusé si durement des secours
     lorsqu'elle se fut mariée à M. de la Tour, qu'elle s'était bien
     promis de n'avoir jamais recours à elle, à quelque extrémité
     qu'elle fût réduite.


IX

M. de la Bourdonnais, gouverneur de l'île, vient un jour visiter
madame de la Tour; il lui fait de graves reproches d'avoir abandonné
sa famille riche en France. Les enfants se révoltent contre ces
reproches.

     Le bon naturel de ces enfants se développait de jour en jour. Un
     dimanche, au lever de l'aurore, leurs mères étant allées à la
     première messe à l'église des Pamplemousses, une négresse
     marronne se présenta sous les bananiers qui entouraient leur
     habitation. Elle était décharnée comme un squelette, et n'avait
     pour vêtement qu'un lambeau de serpillière autour des reins. Elle
     se jeta aux pieds de Virginie, qui préparait le déjeuner de la
     famille, et lui dit: «Ma jeune demoiselle, ayez pitié d'une
     pauvre esclave fugitive; il y a un mois que j'erre dans ces
     montagnes, demi-morte de faim, souvent poursuivie par des
     chasseurs et par leurs chiens. Je fuis mon maître, qui est un
     riche habitant de la Rivière-Noire: il m'a traitée comme vous le
     voyez.» En même temps, elle lui montra son corps sillonné de
     cicatrices profondes, par les coups de fouet qu'elle en avait
     reçus. Elle ajouta: «Je voulais aller me noyer; mais sachant que
     vous demeuriez ici, j'ai dit: Puisqu'il y a encore de bons blancs
     dans ce pays, il ne faut pas encore mourir.» Virginie, tout émue,
     lui répondit: «Rassurez-vous, infortunée créature! Mangez,
     mangez;» et elle lui donna le déjeuner de la maison, qu'elle
     avait apprêté. L'esclave, en peu de moments, le dévora tout
     entier. Virginie, la voyant rassasiée, lui dit: «Pauvre
     misérable! j'ai envie d'aller demander grâce à votre maître; en
     vous voyant, il sera touché de pitié. Voulez-vous me conduire
     chez lui?--Ange de Dieu, repartit la négresse, je vous suivrai
     partout où vous voudrez.» Virginie appela son frère, et le pria
     de l'accompagner. L'esclave marronne les conduisit par des
     sentiers, au milieu des bois, à travers de hautes montagnes
     qu'ils grimpèrent avec bien de la peine, et de larges rivières
     qu'ils passèrent à gué. Enfin, vers le milieu du jour, ils
     arrivèrent au bas d'un morne, sur les bords de la Rivière-Noire.
     Ils aperçurent là une maison bien bâtie, des plantations
     considérables, et un grand nombre d'esclaves occupés à toutes
     sortes de travaux. Leur maître se promenait au milieu d'eux, une
     pipe à la bouche et un rotin à la main. C'était un grand homme
     sec, olivâtre, aux yeux enfoncés, et aux sourcils noirs et
     joints. Virginie, tout émue, tenant Paul par le bras, s'approcha
     de l'habitant, et le pria, pour l'amour de Dieu, de pardonner à
     son esclave, qui était à quelques pas de là derrière eux. D'abord
     l'habitant ne fit pas grand compte de ces deux enfants pauvrement
     vêtus; mais quand il eut remarqué la taille élégante de Virginie,
     sa belle tête blonde sous une capote bleue, et qu'il eut entendu
     le doux son de sa voix, qui tremblait, ainsi que tout son corps,
     en lui demandant grâce, il ôta sa pipe de sa bouche, et levant
     son rotin vers le ciel, il jura, par un affreux serment, qu'il
     pardonnait à son esclave, non pas pour l'amour de Dieu, mais pour
     l'amour d'elle. Virginie aussitôt fit signe à l'esclave de
     s'avancer vers son maître; puis elle s'enfuit, et Paul courut
     après elle.

     Ils remontèrent ensemble le revers du morne par où ils étaient
     descendus; et parvenus au sommet, ils s'assirent sous un arbre,
     accablés de lassitude, de faim et de soif. Ils avaient fait à
     jeun plus de cinq lieues depuis le lever du soleil. Paul dit à
     Virginie: «Ma soeur, il est plus de midi; tu as faim et soif;
     nous ne trouverons point ici à dîner; redescendons le morne, et
     allons demander à manger au maître de l'esclave.--Oh! non, mon
     ami, reprit Virginie, il m'a fait trop de peur. Souviens-toi de
     ce que dit quelquefois maman: Le pain du méchant remplit la
     bouche de gravier.--Comment ferons-nous donc? dit Paul; ces
     arbres ne produisent que de mauvais fruits; il n'y a pas
     seulement ici un tamarin ou un citron pour te rafraîchir.--Dieu
     aura pitié de nous, reprit Virginie; il exauce la voix des petits
     oiseaux qui lui demandent de la nourriture.» À peine avait-elle
     dit ces mots, qu'ils entendirent le bruit d'une source qui
     tombait d'un rocher voisin. Ils y coururent; et après s'être
     désaltérés avec ses eaux plus claires que le cristal, ils
     cueillirent et mangèrent un peu de cresson qui croissait sur ses
     bords. Comme ils regardaient de côté et d'autre s'ils ne
     trouveraient pas quelque nourriture plus solide, Virginie
     aperçut, parmi les arbres de la forêt, un jeune palmiste. Le chou
     que la cime de cet arbre renferme au milieu de ses feuilles est
     un fort bon manger; mais quoique sa tige ne fût pas plus grosse
     que la jambe, elle avait plus de soixante pieds de hauteur. À la
     vérité, le bois de cet arbre n'est formé que d'un paquet de
     filaments; mais son aubier est si dur, qu'il fait rebrousser les
     meilleures haches, et Paul n'avait pas même un couteau. L'idée
     lui vint de mettre le feu au pied de ce palmiste. Autre embarras:
     il n'avait point de briquet; et d'ailleurs, dans cette île si
     couverte de rochers, je ne crois pas qu'on puisse trouver une
     seule pierre à fusil. La nécessité donne de l'industrie, et
     souvent les inventions les plus utiles ont été dues aux hommes
     les plus misérables. Paul résolut d'allumer du feu à la manière
     des noirs. Avec l'angle d'une pierre, il fit un petit trou sur
     une branche d'arbre bien sèche, qu'il assujettit sous ses pieds;
     puis, avec le tranchant de cette pierre, il fit une pointe à un
     autre morceau de branche également sèche, mais d'une espèce de
     bois différente. Il posa ensuite ce morceau de bois pointu dans
     le petit trou de la branche qui était sous ses pieds, et le
     faisant rouler rapidement entre ses mains comme on roule un
     moulinet dont on veut faire mousser le chocolat, en peu de
     moments il vit sortir du point de contact de la fumée et des
     étincelles. Il ramassa des herbes sèches et d'autres branches
     d'arbres, et mit le feu au pied du palmiste, qui, bientôt après,
     tomba avec un grand fracas. Le feu lui servit encore à dépouiller
     le chou de l'enveloppe de ses longues feuilles ligneuses et
     piquantes. Virginie et lui mangèrent une partie de ce chou crue,
     et l'autre cuite sous la cendre, et ils les trouvèrent également
     savoureuses. Ils firent ce repas frugal, remplis de joie par le
     souvenir de la bonne action qu'ils avaient faite le matin, mais
     cette joie était troublée par l'inquiétude où ils se doutaient
     bien que leur longue absence de la maison jetterait leurs mères.
     Virginie revenait souvent sur cet objet. Cependant, Paul, qui
     sentait ses forces rétablies, l'assura qu'ils ne tarderaient pas
     à tranquilliser leurs parents.

     Après le dîner, ils se trouvèrent bien embarrassés; car ils
     n'avaient plus de guide pour les reconduire chez eux. Paul, qui
     ne s'étonnait de rien, dit à Virginie: «Notre case est vers le
     soleil du milieu du jour; il faut que nous passions, comme ce
     matin, par-dessus cette montagne que tu vois là-bas avec ses
     trois pitons. Allons, marchons, mon amie.» Cette montagne était
     celle des Trois-Mamelles, ainsi nommée parce que ses trois pitons
     en ont la forme. Ils descendirent donc le morne de la
     Rivière-Noire du côté du nord, et arrivèrent, après une heure de
     marche sur les bords d'une large rivière qui barrait leur chemin.
     Cette grande partie de l'île, toute couverte de forêts, est si
     peu connue, même aujourd'hui, que plusieurs de ses rivières et
     de ses montagnes n'y ont pas encore de nom. La rivière, sur le
     bord de laquelle ils étaient, coule en bouillonnant sur un lit de
     roches. Le bruit de ses eaux effraya Virginie; elle n'osa y
     mettre les pieds, pour la passer à gué. Paul alors prit Virginie
     sur son dos, et passa, ainsi chargé, sur les roches glissantes de
     la rivière, malgré le tumulte de ses eaux. «N'aie pas peur, lui
     disait-il, je me sens bien fort avec toi. Si l'habitant de la
     Rivière-Noire t'avait refusé la grâce de son esclave, je me
     serais battu avec lui.--Comment! dit Virginie, avec cet homme si
     grand et si méchant? À quoi t'ai-je exposé? Mon Dieu, qu'il est
     difficile de faire le bien! Il n'y a que le mal de facile à
     faire.» Quand Paul fut sur le rivage, il voulut continuer sa
     route, chargé de sa soeur, et il se flattait de monter ainsi la
     montagne des Trois-Mamelles, qu'il voyait devant lui à une
     demi-lieue de là; mais bientôt les forces lui manquèrent, et il
     fut obligé de la mettre à terre, et de se reposer auprès d'elle.
     Virginie lui dit alors: «Mon frère, le jour baisse; tu as encore
     des forces; et les miennes me manquent; laisse-moi ici; et
     retourne seul à notre case pour tranquilliser nos mères.--Oh!
     non, dit Paul, je ne te quitterai pas. Si la nuit nous surprend
     dans ces bois, j'allumerai du feu, j'abattrai un palmiste; tu en
     mangeras le chou, et je ferai avec ses feuilles un ajoupa pour te
     mettre à l'abri.» Cependant Virginie, s'étant un peu reposée,
     cueillit sur le tronc d'un vieux arbre penché sur le bord de la
     rivière de longues feuilles de scolopendre qui pendaient de son
     tronc: elle en fit des espèces de brodequins, dont elle s'entoura
     les pieds, que les pierres des chemins avaient mis en sang; car,
     dans l'empressement d'être utile, elle avait oublié de se
     chausser. Se sentant soulagée par la fraîcheur de ces feuilles,
     elle rompit une branche de bambou, et se mit en marche, en
     s'appuyant d'une main sur ce roseau et de l'autre sur son frère.

     Ils cheminaient ainsi doucement à travers les bois; mais la
     hauteur des arbres et l'épaisseur de leurs feuillages leur firent
     bientôt perdre de vue la montagne des Trois-Mamelles, sur
     laquelle ils se dirigeaient, et même le soleil qui était déjà
     près de se coucher. Au bout de quelque temps, ils quittèrent,
     sans s'en apercevoir, le sentier frayé dans lequel ils avaient
     marché jusqu'alors, et ils se trouvèrent dans un labyrinthe
     d'arbres, de lianes et de roches, qui n'avait plus d'issue. Paul
     fit asseoir Virginie, et se mit à courir çà et là, tout hors de
     lui, pour chercher un chemin hors de ce fourré épais; mais il se
     fatigua en vain. Il monta au haut d'un grand arbre, pour
     découvrir au moins la montagne des Trois-Mamelles; mais il
     n'aperçut autour de lui que les cimes des arbres, dont
     quelques-unes étaient éclairées par les derniers rayons du soleil
     couchant. Cependant l'ombre des montagnes couvrait déjà les
     forêts dans les vallées; le vent se calmait, comme il arrive au
     coucher du soleil: un profond silence régnait dans ces solitudes,
     et on n'y entendait d'autre bruit que le bramement des cerfs, qui
     venaient chercher leurs gîtes dans ces lieux écartés. Paul, dans
     l'espoir que quelque chasseur pourrait l'entendre, cria alors de
     toute sa force: «Venez, venez au secours de Virginie.» Mais les
     seuls échos de la forêt répondirent à sa voix, et répétèrent à
     plusieurs reprises: Virginie... Virginie...

     Paul descendit alors de l'arbre, accablé de fatigue et de
     chagrin: il chercha les moyens de passer la nuit dans ce lieu;
     mais il n'y avait ni fontaine, ni palmiste, ni même de branches
     de bois sec propres à allumer du feu. Il sentit alors, par son
     expérience, toute la faiblesse de ses ressources, et il se mit à
     pleurer. Virginie lui dit: «Ne pleure point, mon ami, si tu ne
     veux m'accabler de chagrin. C'est moi qui suis la cause de toutes
     tes peines, et de celles qu'éprouvent maintenant nos mères. Il ne
     faut rien faire, pas même le bien, sans consulter ses parents.
     Oh! j'ai été bien imprudente!» et elle se prit à verser des
     larmes. Cependant elle dit à Paul: «Prions Dieu, mon frère, et il
     aura pitié de nous.» À peine avaient-ils achevé leur prière,
     qu'ils entendirent un chien aboyer. «C'est, dit Paul, le chien de
     quelque chasseur, qui vient le soir tuer des cerfs à l'affût.»
     Peu après, les aboiements du chien redoublèrent. «Il me semble,
     dit Virginie, que c'est Fidèle, le chien de notre case. Oui, je
     reconnais sa voix: serions-nous si près d'arriver, et au pied de
     notre montagne?» En effet, un moment après, Fidèle était à leurs
     pieds, aboyant, hurlant, gémissant et les accablant de caresses.
     Comme ils ne pouvaient revenir de leur surprise, ils aperçurent
     Domingue qui accourait à eux. À l'arrivée de ce bon noir, qui
     pleurait de joie, ils se mirent aussi à pleurer, sans pouvoir lui
     dire un mot. Quand Domingue eut repris ses sens: «O mes jeunes
     maîtres, leur dit-il, que vos mères ont d'inquiétude! Comme elles
     ont été étonnées, quand elles ne vous ont plus retrouvés au
     retour de la messe, où je les accompagnais. Marie, qui
     travaillait dans un coin de l'habitation, n'a su nous dire où
     vous étiez allés. J'allais, je venais autour de l'habitation, ne
     sachant moi-même de quel côté vous chercher. Enfin, j'ai pris vos
     vieux habits à l'un et à l'autre, je les ai fait flairer à
     Fidèle; et sur-le-champ, comme si ce pauvre animal m'eût entendu,
     il s'est mis à quêter sur vos pas. Il m'a conduit, toujours en
     remuant la queue, jusqu'à la Rivière-Noire. C'est là où j'ai
     appris d'un habitant que vous lui aviez ramené une négresse
     marronne, et qu'il vous avait accordé sa grâce. Mais quelle
     grâce! Il me l'a montrée attachée, avec une chaîne au pied, à un
     billot de bois, et avec un collier de fer à trois crochets autour
     du cou. De là, Fidèle, toujours quêtant, m'a mené sur le morne de
     la Rivière-Noire, où il s'est arrêté encore en aboyant de toute
     sa force. C'était sur le bord d'une source, auprès d'un palmiste
     abattu, et près d'un feu qui fumait encore; enfin, il m'a conduit
     ici. Nous sommes au pied de la montagne des Trois-Mamelles, et il
     y a encore quatre bonnes lieues jusque chez nous. Allons, mangez
     et prenez des forces.» Il leur présenta aussitôt un gâteau, des
     fruits, et une grande calebasse remplie d'une liqueur composée
     d'eau, de vin, de jus de citron, de sucre et de muscade, que
     leurs mères avaient préparée pour les fortifier et les
     rafraîchir. Virginie soupira au souvenir de la pauvre esclave, et
     des inquiétudes de leurs mères. Elle répéta plusieurs fois: «Oh!
     qu'il est difficile de faire le bien!» Pendant que Paul et elle
     se rafraîchissaient, Domingue alluma du feu; et ayant cherché
     dans les rochers un bois tortu, qu'on appelle bois de ronde, et
     qui brûle tout vert en jetant une grande flamme, il en fit un
     flambeau qu'il alluma, car il était déjà nuit. Mais il éprouva un
     embarras bien plus grand quand il fallut se mettre en route: Paul
     et Virginie ne pouvaient plus marcher; leurs pieds étaient enflés
     et tout rouges. Domingue ne savait s'il devait aller bien loin de
     là leur chercher du secours, ou passer dans ce lieu la nuit avec
     eux. «Où est le temps, leur disait-il, où je vous portais tous
     deux à la fois dans mes bras? Mais maintenant vous êtes grands,
     et je suis vieux.» Comme il était dans cette perplexité, une
     troupe de noirs marrons se fit voir à vingt pas de là. Le chef
     de cette troupe s'approchant de Paul et de Virginie, leur dit:
     «Bons petits blancs, n'ayez pas peur; nous vous avons vus passer
     ce matin avec une négresse de la Rivière-Noire; vous alliez
     demander sa grâce à son mauvais maître. En reconnaissance, nous
     vous reporterons chez vous sur nos épaules.» Alors il fit un
     signe, et quatre noirs marrons des plus robustes firent aussitôt
     un brancard avec des branches d'arbres et des lianes, y placèrent
     Paul et Virginie, les mirent sur leurs épaules; et, Domingue
     marchant devant eux avec son flambeau, ils se mirent en route,
     aux cris de joie de toute la troupe qui les comblait de
     bénédictions. Virginie, attendrie, disait à Paul: «O mon ami,
     jamais Dieu ne laisse un bienfait sans récompense.»

     Ils arrivèrent vers le milieu de la nuit au pied de leur
     montagne, dont les croupes étaient éclairées de plusieurs feux. À
     peine ils la montaient, qu'ils entendirent des voix qui criaient:
     «Est-ce vous, mes enfants?» Ils répondirent avec les noirs: «Oui,
     c'est nous;» et bientôt ils aperçurent leurs mères et Marie qui
     venaient au-devant d'eux avec des tisons flambants. «Malheureux
     enfants, dit Madame de la Tour, d'où venez-vous? Dans quelles
     angoisses vous nous avez jetées!--Nous venons, dit Virginie, de
     la Rivière-Noire, demander la grâce d'une pauvre esclave
     marronne, à qui j'ai donné, ce matin, le déjeuner de la maison,
     parce qu'elle mourait de faim; et voilà que les noirs marrons
     nous ont ramenés.» Madame de la Tour embrassa sa fille sans
     pouvoir parler; et Virginie, qui sentait son visage mouillé des
     larmes de sa mère, lui dit: «Vous me payez de tout le mal que
     j'ai souffert.» Marguerite, ravie de joie, serrait Paul dans ses
     bras, et lui disait: «Et toi aussi, mon fils, tu as fait une
     bonne action.» Quand elles furent arrivées dans leurs cases avec
     leurs enfants, elles donnèrent bien à manger aux noirs marrons,
     qui s'en retournèrent dans leurs bois, en leur souhaitant toute
     sorte de prospérités.

     Chaque jour était pour ces familles un jour de bonheur et de
     paix. Ni l'envie ni l'ambition ne les tourmentaient. Elles ne
     désiraient point au dehors une vaine réputation que donne
     l'intrigue et qu'ôte la calomnie. Il leur suffisait d'être à
     elles-mêmes leurs témoins et leurs juges. Dans cette île, où,
     comme dans toutes les colonies européennes, on n'est curieux que
     d'anecdotes malignes, leurs vertus et même leurs noms étaient
     ignorés. Seulement, quand un passant demandait, sur le chemin des
     Pamplemousses, à quelques habitants de la plaine: «Qui est-ce qui
     demeure là-haut, dans ces petites cases?» ceux-ci répondaient,
     sans les connaître: «Ce sont de bonnes gens.» Ainsi des
     violettes, sous des buissons épineux, exhalent au loin leurs doux
     parfums, quoiqu'on ne les voie pas.


X

Le même bonheur existait dans la même simplicité: Paul avait planté un
terrain parmi le Repos de Virginie. Au pied du rocher est un
enfoncement d'où sort une fontaine qui forme une petite flaque d'eau
au milieu d'un pré d'herbe fine. Lorsque Marguerite eut mis Paul au
monde, je lui fis présent, dit le vieux colon, leur voisin, d'un coco.

     Je lui fis présent d'un coco des Indes, qu'on m'avait donné.
     Elle planta ce fruit sur le bord de cette flaque d'eau afin que
     l'arbre qu'il produirait servît un jour d'époque à la naissance
     de son fils. Madame de la Tour, à son exemple, y en planta un
     autre, dans une semblable intention, dès qu'elle fut accouchée de
     Virginie. Il naquit de ces deux fruits deux cocotiers, qui
     formaient toutes les archives de ces deux familles: l'un se
     nommait l'arbre de Paul, et l'autre, l'arbre de Virginie. Ils
     crûrent tous deux, dans la même proportion que leurs jeunes
     maîtres, d'une hauteur un peu inégale, mais qui surpassait, au
     bout de douze ans, celle de leurs cabanes. Déjà s'entrelaçaient
     leurs palmes, et ils laissaient pendre leurs jeunes grappes de
     cocos au-dessus du bassin de la fontaine. Excepté cette
     plantation, on avait laissé cet enfoncement du rocher tel que la
     nature l'avait orné. Sur ses flancs bruns et humides, rayonnaient
     en étoiles vertes et noires de larges capillaires, et flottaient
     au gré des vents des touffes de scolopendre, suspendues comme de
     longs rubans d'un vert pourpré. Près de là croissaient des
     lisières de pervenche, dont les fleurs sont presque semblables à
     celles de la giroflée rouge, et des piments, dont les gousses,
     couleur de sang, sont plus éclatantes que le corail. Aux
     environs, l'herbe de baume, dont les feuilles sont en coeur, et
     les basilics à odeur de girofle, exhalaient les plus doux
     parfums. Du haut de l'escarpement de la montagne pendaient des
     lianes semblables à des draperies flottantes, qui formaient sur
     les flancs des rochers de grandes courtines de verdure. Les
     oiseaux de mer, attirés par ces retraites paisibles, y venaient
     passer la nuit. Au coucher du soleil, on y voyait voler, le long
     des rivages de la mer, le corbigeau et l'alouette marine; et au
     haut des airs, la noire frégate, avec l'oiseau blanc du tropique,
     qui abandonnaient, ainsi que l'astre du jour, les solitudes de
     l'océan Indien. Virginie aimait à se reposer sur les bords de
     cette fontaine, décorée d'une pompe à la fois magnifique et
     sauvage. Souvent elle y venait laver le linge de la famille, à
     l'ombre des deux cocotiers. Quelquefois elle y menait paître ses
     chèvres. Pendant qu'elle préparait des fromages avec leur lait,
     elle se plaisait à leur voir brouter les capillaires sur les
     flancs escarpés de la roche, et se tenir en l'air sur une de ses
     corniches, comme sur un piédestal. Paul, voyant que ce lieu était
     aimé de Virginie y apporta de la forêt voisine des nids de toute
     sorte d'oiseaux. Les pères et les mères de ces oiseaux suivirent
     leurs petits, et vinrent s'établir dans cette nouvelle colonie.
     Virginie leur distribuait de temps en temps des grains de riz, de
     maïs et de millet. Dès qu'elle paraissait, les merles siffleurs,
     les bengalis, dont le ramage est si doux, les cardinaux, dont le
     plumage est couleur de feu, quittaient leurs buissons; des
     perruches, vertes comme des émeraudes, descendaient des lataniers
     voisins; des perdrix accouraient sous l'herbe: tous s'avançaient
     pêle-mêle jusqu'à ses pieds, comme des poules. Paul et elle
     s'amusaient avec transport de leurs jeux, de leurs appétits et de
     leurs amours.

     Aimables enfants, vous passiez ainsi dans l'innocence vos
     premiers jours, en vous exerçant aux bienfaits! Combien de fois,
     dans ce lieu, vos mères, vous serrant dans leurs bras,
     bénissaient le Ciel de la consolation que vous prépariez à leur
     vieillesse, et de vous voir entrer dans la vie sous de si heureux
     auspices! Combien de fois, à l'ombre de ces rochers, ai-je
     partagé avec elles vos repas champêtres, qui n'avaient coûté la
     vie à aucun animal! Des calebasses pleines de lait, des oeufs
     frais, des gâteaux de riz sur des feuilles de bananier, des
     corbeilles chargées de patates, de mangues, d'oranges, de
     grenades, de bananes, de dattes, d'ananas, offraient à la fois
     les mets les plus sains, les couleurs les plus gaies et les sucs
     les plus agréables.

     La conversation était aussi douce et aussi innocente que ces
     festins. Paul y parlait souvent des travaux du jour et de ceux du
     lendemain.


XI

Le tableau de l'innocence de la jeunesse et de l'amour, qui s'ignore
lui-même, continue en mille teintes sans jamais se lasser; il se
renouvelle comme la séve des arbustes à chaque saison.

     Les périodes de leur vie se réglaient sur celles de la nature.
     Ils connaissaient les heures du jour, par l'ombre des arbres; les
     saisons, par les temps où ils donnent leurs fleurs ou leurs
     fruits; et les années, par le nombre de leurs récoltes. Ces
     douces images répandaient les plus grands charmes dans leurs
     conversations. «Il est temps de dîner, disait Virginie à la
     famille, les ombres des bananiers sont à leurs pieds;» ou bien:
     «La nuit s'approche, les tamarins ferment leurs feuilles.--Quand
     viendrez-vous nous voir? lui disaient quelques amies du
     voisinage.--Aux cannes de sucre, répondait Virginie.--Votre
     visite nous sera encore plus douce et plus agréable, reprenaient
     ces jeunes filles.» Quand on l'interrogeait sur son âge et sur
     celui de Paul: «Mon frère, disait-elle, est de l'âge du grand
     cocotier de la fontaine, et moi de celui du plus petit. Les
     manguiers ont donné douze fois leurs fruits, et les orangers
     vingt-quatre fois leurs fleurs depuis que je suis au monde.» Leur
     vie semblait attachée à celle des arbres, comme celle des faunes
     et des dryades. Ils ne connaissaient d'autres époques historiques
     que celles de la vie de leurs mères, d'autre chronologie que
     celle de leurs vergers, et d'autre philosophie que de faire du
     bien à tout le monde, et de se résigner à la volonté de Dieu.

     Après tout, qu'avaient besoin ces jeunes gens d'être riches et
     savants à notre manière? Leurs besoins et leur ignorance
     ajoutaient encore à leur félicité. Il n'y avait point de jour
     qu'ils ne se communiquassent quelques secours ou quelques
     lumières; oui, des lumières: et quand il s'y serait mêlé quelques
     erreurs, l'homme pur n'en a point de dangereuses à craindre.
     Ainsi croissaient ces deux enfants de la nature. Aucun souci
     n'avait ridé leur front; aucune intempérance n'avait corrompu
     leur sang; aucune passion malheureuse n'avait dépravé leur coeur:
     l'amour, l'innocence, la piété, développaient chaque jour la
     beauté de leur âme en grâces ineffables, dans leurs traits, leurs
     attitudes et leurs mouvements. Au matin de la vie, ils en avaient
     toute la fraîcheur: tels dans le jardin d'Éden parurent nos
     premiers parents, lorsque, sortant des mains de Dieu, ils se
     virent, s'approchèrent, et conversèrent d'abord comme frère et
     comme soeur. Virginie, douce, modeste, confiante comme Ève; et
     Paul, semblable à Adam, ayant la taille d'un homme, avec la
     simplicité d'un enfant.

     Quelquefois, seul avec elle (il me l'a mille fois raconté), il
     lui disait, au retour de ses travaux: «Lorsque je suis fatigué,
     ta vue me délasse. Quand du haut de la montagne je t'aperçois au
     fond de ce vallon, tu me parais au milieu de nos vergers comme un
     bouton de rose. Si tu marches vers la maison de nos mères, la
     perdrix qui court vers ses petits a un corsage moins beau et une
     démarche moins légère. Quoique je te perde de vue à travers les
     arbres, je n'ai pas besoin de te voir pour te retrouver; quelque
     chose de toi, que je ne puis dire, reste pour moi dans l'air où
     tu passes, sur l'herbe où tu t'assieds. Lorsque je t'approche, tu
     ravis tous mes sens. L'azur du ciel est moins beau que le bleu de
     tes yeux; le chant des bengalis moins doux que le son de ta voix.
     Si je te touche seulement du bout du doigt, tout mon corps frémit
     de plaisir. Souviens-toi du jour où nous passâmes à travers les
     cailloux roulants de la rivière des Trois-Mamelles. En arrivant
     sur ses bords, j'étais déjà bien fatigué; mais quand je t'eus
     prise sur mon dos, il me semblait que j'avais des ailes comme un
     oiseau. Dis-moi par quel charme tu as pu m'enchanter. Est-ce par
     ton esprit? Mais nos mères en ont plus que nous deux. Est-ce par
     tes caresses? Mais elles m'embrassent plus souvent que toi. Je
     crois que c'est par ta bonté. Je n'oublierai jamais que tu as
     marché nu-pieds jusqu'à la Rivière-Noire, pour demander la grâce
     d'une pauvre esclave fugitive. Tiens, ma bien-aimée, prends cette
     branche fleurie de citronnier, que j'ai cueillie dans la forêt;
     tu la mettras, la nuit, près de ton lit. Mange ce rayon de miel;
     je l'ai pris pour toi au haut d'un rocher. Mais auparavant,
     repose-toi sur mon sein, et je serai délassé.»

     Virginie lui répondait: «O mon frère! les rayons du soleil au
     matin, au haut de ces rochers, me donnent moins de joie que ta
     présence. J'aime bien ma mère, j'aime bien la tienne; mais quand
     elles t'appellent mon fils, je les aime encore davantage. Les
     caresses qu'elles te font me sont plus sensibles que celles que
     j'en reçois. Tu me demandes pourquoi tu m'aimes; mais tout ce qui
     a été élevé ensemble s'aime. Vois nos oiseaux: élevés dans les
     mêmes nids, ils s'aiment comme nous; ils sont toujours ensemble
     comme nous. Écoute comme ils s'appellent et se répondent d'un
     arbre à l'autre. De même, quand l'écho me fait entendre les airs
     que tu joues sur ta flûte au haut de la montagne, j'en répète les
     paroles au fond de ce vallon. Tu m'es cher, surtout depuis le
     jour où tu voulais te battre pour moi contre le maître de
     l'esclave. Depuis ce temps-là, je me suis dit bien des fois: Ah!
     mon frère a un bon coeur; sans lui, je serais morte d'effroi. Je
     prie Dieu tous les jours pour ma mère, pour la tienne, pour toi,
     pour nos pauvres serviteurs; mais quand je prononce ton nom, il
     me semble que ma dévotion augmente. Je demande si instamment à
     Dieu qu'il ne t'arrive aucun mal! Pourquoi vas-tu si loin et si
     haut me chercher des fruits et des fleurs? n'en avons-nous pas
     dans le jardin? Comme te voilà fatigué! tu es tout en nage.» Et
     avec son petit mouchoir blanc, elle lui essuyait le front et les
     joues, et elle lui donnait plusieurs baisers.


XII

La puberté apporte à Virginie des souffrances dont on lui laisse
ignorer les causes. On propose à Paul un voyage de quelques mois aux
Indes voisines; il s'y refuse avec indignation.

Un vaisseau arrivé d'Amérique apporte à madame de la Tour une lettre
de son opulente tante, qui lui redemande Virginie pour achever son
éducation européenne et lui assurer sa fortune par un mariage. Madame
de la Tour frémit et hésite. M. de la Bourdonnais la décide. Elle
part; le désespoir de Paul est peint avec la simplicité et la force de
Théocrite. Une teinte sombre se répand sur les coeurs, les maisons, le
ciel et la terre de l'île.

Encore une lettre de Virginie qui annonce à sa mère que sa tante la
déshérite et la renvoie pour n'avoir pas consenti à épouser un riche
suranné qu'elle lui destinait. Joie de la famille. Mais le tonnerre
gronde; on annonce un vaisseau en vue à quatre lieues en mer. Paul va
chercher son ami le vieux colon pour aller au-devant de Virginie au
point le plus rapproché de la route du navire. L'ouragan des tropiques
l'avait poussé dans la fausse rade d'Aral; voici la fin des naufragés,
on ne peut l'abréger:

     À quelque distance de là, nous vîmes, à l'entrée du bois, un feu
     autour duquel plusieurs habitants s'étaient rassemblés. Nous
     fûmes nous y reposer en attendant le jour. Pendant que nous
     étions assis auprès de ce feu, un des habitants nous raconta que,
     dans l'après-midi, il avait vu un vaisseau en pleine mer, porté
     sur l'île par les courants; que la nuit l'avait dérobé à sa vue;
     que deux heures après le coucher du soleil, il l'avait entendu
     tirer du canon pour appeler du secours; mais que la mer était si
     mauvaise, qu'on n'avait pu mettre aucun bateau dehors pour aller
     à lui; que bientôt après, il avait cru apercevoir ses fanaux
     allumés, et que dans ce cas, il craignait que le vaisseau, venu
     si près du rivage, n'eût passé entre la terre et la petite île
     d'Ambre, prenant celle-ci pour le Coin-de-Mire, près duquel
     passent les vaisseaux qui arrivent au Port-Louis; que si cela
     était, ce qu'il ne pouvait toutefois affirmer, ce vaisseau était
     dans le plus grand péril. Un autre habitant prit la parole, et
     nous dit qu'il avait traversé plusieurs fois l'île d'Ambre de la
     côte; qu'il l'avait sondé; que la tenure et le mouillage en
     étaient très bons, et que le vaisseau y était en sûreté, comme
     dans le meilleur port. «J'y mettrais toute ma fortune,
     ajouta-t-il, et j'y dormirais aussi tranquillement qu'à terre.»
     Un troisième habitant dit qu'il était impossible que ce vaisseau
     pût entrer dans ce canal, où à peine les chaloupes pouvaient
     naviguer. Il assura qu'il l'avait vu mouiller au delà de l'île
     d'Ambre; en sorte que, si le vent venait à s'élever au matin, il
     serait le maître de pousser au large ou de gagner le port.
     D'autres habitants ouvrirent d'autres opinions. Pendant qu'ils
     contestaient entre eux, suivant la coutume des créoles oisifs,
     Paul et moi nous gardions un profond silence. Nous restâmes là
     jusqu'au petit point du jour; mais il faisait trop peu de clarté
     au ciel pour qu'on pût distinguer aucun objet sur la mer, qui
     d'ailleurs était couverte de brume: nous n'entrevîmes au large
     qu'un nuage sombre, qu'on nous dit être l'île d'Ambre, située à
     un quart de lieue de la côte. On n'apercevait dans ce jour
     ténébreux que la pointe du rivage où nous étions, et quelques
     pitons des montagnes de l'intérieur de l'île, qui apparaissaient
     de temps en temps au milieu des nuages qui circulaient autour.

     Vers les sept heures du matin, nous entendîmes dans les bois un
     bruit de tambours: c'était le gouverneur, M. de la Bourdonnais,
     qui arrivait à cheval, suivi d'un détachement de soldats armés de
     fusils, et d'un grand nombre d'habitants et de noirs. Il plaça
     les soldats sur le rivage, et leur ordonna de faire feu de leurs
     armes tous à la fois. À peine leur décharge fut faite, que nous
     aperçûmes sur la mer une lueur, suivie presque aussitôt d'un coup
     de canon. Nous jugeâmes que le vaisseau était à peu de distance
     de nous, et nous courûmes tous du côté où nous avions vu le
     signal. Nous aperçûmes alors, à travers le brouillard, le corps
     et les vergues d'un grand vaisseau. Nous en étions si près que,
     malgré le bruit des flots, nous entendîmes le sifflet du maître
     qui commandait la manoeuvre, et les cris des matelots, qui
     crièrent trois fois: «_Vive le roi!_» Car c'est le cri des
     Français dans les dangers extrêmes, ainsi que dans les grandes
     joies; comme si, dans les dangers, ils appelaient leur prince à
     leur secours, ou comme s'ils voulaient témoigner alors qu'ils
     sont prêts à périr pour lui.

     Depuis le moment où le _Saint-Géran_ aperçut que nous étions à
     portée de le secourir, il ne cessa de tirer du canon de trois
     minutes en trois minutes. M. de la Bourdonnais fit allumer de
     grands feux de distance en distance sur la grève, et envoya chez
     tous les habitants du voisinage, chercher des vivres, des
     planches, des câbles et des tonneaux vides. On en vit arriver
     bientôt une foule, accompagnée de leurs noirs chargés de
     provisions et d'agrès, qui venaient des habitations de la
     Poudre-d'Or, du quartier de Flacque et de la rivière du Rempart.
     Un des plus anciens de ces habitants s'approcha du gouverneur, et
     lui dit: «Monsieur, on a entendu toute la nuit des bruits sourds
     dans la montagne. Dans les bois, les feuilles des arbres remuent
     sans qu'il fasse de vent. Les oiseaux de marine se réfugient à
     terre: certainement tous ces signes annoncent un ouragan.--Eh
     bien! mes amis, répondit le gouverneur, nous y sommes préparés,
     et sûrement le vaisseau l'est aussi.»

     En effet, tout présageait l'arrivée prochaine d'un ouragan. Les
     nuages qu'on distinguait au zénith étaient à leur centre d'un
     noir affreux, et cuivrés sur leurs bords. L'air retentissait des
     cris des paille-en-queue, des frégates, des coupeurs d'eau, et
     d'une multitude d'oiseaux de marine, qui, malgré l'obscurité de
     l'atmosphère, venaient de tous les points de l'horizon chercher
     des retraites dans l'île.

     Vers les neuf heures du matin, on entendit du côté de la mer des
     bruits épouvantables, comme si des torrents d'eau, mêlés à des
     tonnerres, eussent roulé du haut des montagnes. Tout le monde
     s'écria: «Voilà l'ouragan!» et dans l'instant, un tourbillon
     affreux de vent enleva la brume qui couvrait l'île d'Ambre et son
     canal. Le _Saint-Géran_ parut alors à découvert avec son pont
     chargé de monde, ses vergues et ses mâts de hune amenés sur le
     tillac, son pavillon en berne, quatre câbles sur son avant, et un
     de retenue sur son arrière. Il était mouillé entre l'île d'Ambre
     et la terre, en deçà de la ceinture de récifs qui entoure l'Île
     de France, et qu'il avait franchie par un endroit où jamais
     vaisseau n'avait passé avant lui. Il présentait son avant aux
     flots qui venaient de la pleine mer, et à chaque lame d'eau qui
     s'engageait dans le canal, sa proue se soulevait tout entière, de
     sorte qu'on en voyait la carène en l'air; mais dans ce mouvement,
     sa poupe venant à plonger disparaissait à la vue jusqu'au
     couronnement, comme si elle eût été submergée. Dans cette
     position où le vent et la mer le jetaient à terre, il lui était
     également impossible de s'en aller par où il était venu, ou, en
     coupant ses câbles, d'échouer sur le rivage, dont il était séparé
     par de hauts-fonds semés de récifs. Chaque lame qui venait
     briser sur la côte s'avançait en mugissant jusqu'au fond des
     anses, et y jetait des galets à plus de cinquante pieds dans les
     terres; puis, venant à se retirer, elle découvrait une grande
     partie du lit du rivage, dont elle roulait les cailloux avec un
     bruit rauque et affreux. La mer, soulevée par le vent,
     grossissait à chaque instant, et tout le canal compris entre
     cette île et l'île d'Ambre n'était qu'une vaste nappe d'écumes
     blanches, creusées de vagues noires et profondes. Ces écumes
     s'amassaient dans le fond des anses à plus de six pieds de
     hauteur, et le vent qui en balayait la surface les portait
     par-dessus l'escarpement du rivage à plus d'une demi-lieue dans
     les terres. À leurs flocons blancs et innombrables qui étaient
     chassés horizontalement jusqu'au pied des montagnes, on eût dit
     d'une neige qui sortait de la mer. L'horizon offrait tous les
     signes d'une longue tempête; la mer y paraissait confondue avec
     le ciel. Il s'en détachait sans cesse des nuages d'une forme
     horrible, qui traversaient le zénith avec la vitesse des oiseaux,
     tandis que d'autres y paraissaient immobiles comme de grands
     rochers. On n'apercevait aucune partie azurée du firmament; une
     lueur olivâtre et blafarde éclairait seule tous les objets de la
     terre, de la mer et des cieux.

     Dans les balancements du vaisseau, ce qu'on craignait arriva. Les
     câbles de son avant rompirent; et, comme il n'était plus retenu
     que par une seule ansière, il fut jeté sur les rochers à une
     demi-encablure du rivage. Ce ne fut qu'un cri de douleur parmi
     nous. Paul allait s'élancer à la mer, lorsque je le saisis par le
     bras. «Mon fils, lui dis-je, voulez-vous périr?--Que j'aille à
     son secours, s'écria-t-il, ou que je meure!» Comme le désespoir
     lui ôtait la raison, pour prévenir sa perte, Domingue et moi lui
     attachâmes à la ceinture une longue corde dont nous saisîmes
     l'une des extrémités. Paul alors s'avança vers le _Saint-Géran_,
     tantôt en nageant, tantôt marchant sur les récifs. Quelquefois il
     avait l'espoir de l'aborder; car la mer, dans ses mouvements
     irréguliers, laissait le vaisseau à sec, de manière qu'on en eût
     pu faire le tour à pied; mais bientôt après, revenant sur ses pas
     avec une nouvelle furie, elle le couvrait d'énormes voûtes d'eau
     qui soulevaient tout l'avant de sa carène, et rejetaient bien
     loin sur le rivage le malheureux Paul, les jambes en sang, la
     poitrine meurtrie, et à demi noyé. À peine ce jeune homme
     avait-il repris l'usage de ses sens, qu'il se relevait, et
     retournait avec une nouvelle ardeur vers le vaisseau, que la mer
     cependant entr'ouvrait par d'horribles secousses. Tout
     l'équipage, désespérant alors de son salut, se précipitait en
     foule à la mer, sur des vergues, des planches, des cages à
     poules, des tables et des tonneaux. On vit alors un objet digne
     d'une éternelle pitié: une jeune demoiselle parut dans la galerie
     de la poupe du _Saint-Géran_, tendant les bras vers celui qui
     faisait tant d'efforts pour la joindre. C'était Virginie. Elle
     avait reconnu son amant à son intrépidité. La vue de cette
     aimable personne, exposée à un si terrible danger, nous remplit
     de douleur et de désespoir. Pour Virginie, d'un port noble et
     assuré, elle nous faisait signe de la main, comme nous disant un
     éternel adieu. Tous les matelots s'étaient jetés à la mer. Il
     n'en restait plus qu'un sur le pont, qui était tout nu et nerveux
     comme Hercule. Il s'approcha de Virginie avec respect: nous le
     vîmes se jeter à ses genoux, et s'efforcer même de lui ôter ses
     habits; mais elle, le repoussant avec dignité, détourna de lui sa
     vue. On entendit aussitôt ces cris redoublés des spectateurs:
     «Sauvez-la, sauvez-la! ne la quittez pas!» Mais dans ce moment,
     une montagne d'eau d'une effroyable grandeur s'engouffra entre
     l'île d'Ambre et la côte, et s'avança en rugissant vers le
     vaisseau, qu'elle menaçait de ses flancs noirs et de ses sommets
     écumants. À cette terrible vue, le matelot s'élança seul à la
     mer; et Virginie, voyant la mort inévitable, posa une main sur
     ses habits, l'autre sur son coeur, et levant en haut des yeux
     sereins, parut un ange qui prend son vol vers les cieux.

     O jour affreux! hélas! tout fut englouti. La lame jeta bien avant
     dans les terres une partie des spectateurs, qu'un mouvement
     d'humanité avait portés à s'avancer vers Virginie, ainsi que le
     matelot qui l'avait voulu sauver à la nage. Cet homme, échappé à
     la mort presque certaine, s'agenouilla sur le sable en disant: «O
     mon Dieu! vous m'avez sauvé la vie; mais je l'aurais donnée de
     bon coeur pour cette digne demoiselle qui n'a jamais voulu se
     déshabiller comme moi.» Domingue et moi, nous retirâmes des flots
     le malheureux Paul sans connaissance, rendant le sang par la
     bouche et par les oreilles. Le gouverneur le fit mettre entre les
     mains des chirurgiens; et nous cherchâmes de notre côté, le long
     du rivage, si la mer n'y apporterait point le corps de Virginie;
     mais le vent ayant tourné subitement, comme il arrive dans les
     ouragans, nous eûmes le chagrin de penser que nous ne pourrions
     pas même rendre à cette fille infortunée les devoirs de la
     sépulture. Nous nous éloignâmes de ce lieu, accablés de
     consternation, tous l'esprit frappé d'une seule perte, dans un
     naufrage où un grand nombre de personnes avaient péri, la plupart
     doutant, d'après une fin aussi funeste d'une fille si vertueuse,
     qu'il existât une Providence; car il y a des maux si terribles et
     si peu mérités, que l'espérance même du sage en est ébranlée.

     Cependant on avait mis Paul, qui commençait à reprendre ses sens,
     dans une maison voisine, jusqu'à ce qu'il fût en état d'être
     transporté à son habitation. Pour moi, je m'en revins avec
     Domingue, afin de préparer la mère de Virginie et son amie à ce
     désastreux événement. Quand nous fûmes à l'entrée du vallon de la
     rivière des Lataniers, des noirs nous dirent que la mer jetait
     beaucoup de débris du vaisseau dans la baie vis-à-vis. Nous y
     descendîmes; et un des premiers objets que j'aperçus sur le
     rivage fut le corps de Virginie. Elle était à moitié couverte de
     sable, dans l'attitude où nous l'avions vue périr. Ses traits
     n'étaient point sensiblement altérés. Ses yeux étaient fermés,
     mais la sérénité était encore sur son front; seulement, les pâles
     violettes de la mort se confondaient sur ses joues avec les roses
     de la pudeur. Une de ses mains était sur ses habits; et l'autre,
     qu'elle appuyait sur son coeur, était fortement fermée et roidie.
     J'en dégageai avec peine une petite boîte; mais quelle fut ma
     surprise, lorsque je vis que c'était le portrait de Paul, qu'elle
     lui avait promis de ne jamais abandonner tant qu'elle vivrait! À
     cette dernière marque de la constance et de l'amour de cette
     fille infortunée, je pleurai amèrement. Pour Domingue, il se
     frappait la poitrine, et perçait l'air de ses cris douloureux.
     Nous portâmes le corps de Virginie dans une cabane de pêcheurs,
     où nous le donnâmes à garder à de pauvres femmes malabares, qui
     prirent soin de le laver.

     Pendant qu'elles s'occupaient de ce triste office, nous montâmes,
     en tremblant, à l'habitation. Nous y trouvâmes madame de la Tour
     et Marguerite en prière, en attendant des nouvelles du vaisseau.
     Dès que madame de la Tour m'aperçut, elle s'écria: «Où est ma
     fille, ma chère fille, mon enfant?» Ne pouvant douter de son
     malheur à mon silence et à mes larmes, elle fut saisie tout à
     coup d'étouffements et d'angoisses douloureuses; sa voix ne
     faisait plus entendre que des soupirs et des sanglots. Pour
     Marguerite, elle s'écria: «Où est mon fils? Je ne vois point mon
     fils!» et elle s'évanouit. Nous courûmes à elle, et l'ayant fait
     revenir, je l'assurai que Paul était vivant, et que le gouverneur
     en faisait prendre soin. Elle ne reprit ses sens que pour
     s'occuper de son amie, qui tombait de temps en temps dans de
     longs évanouissements. Madame de la Tour passa toute la nuit dans
     ces cruelles souffrances; et par leurs longues périodes, j'ai
     jugé qu'aucune douleur n'était égale à la douleur maternelle.
     Quand elle recouvrait la connaissance, elle tournait des regards
     fixes et mornes vers le ciel. En vain, son amie et moi nous lui
     pressions les mains dans les nôtres, en vain nous l'appelions par
     les noms les plus tendres; elle paraissait insensible à ces
     témoignages de notre ancienne affection, et il ne sortait de sa
     poitrine oppressée que de sourds gémissements.

     Dès le matin, on apporta Paul couché dans un palanquin. Il avait
     repris l'usage de ses sens; mais il ne pouvait proférer une
     parole. Son entrevue avec sa mère et madame de la Tour, que
     j'avais d'abord redoutée, produisit un meilleur effet que tous
     les soins que j'avais pris jusqu'alors. Un rayon de consolation
     parut sur le visage de ces deux malheureuses mères. Elles se
     mirent l'une et l'autre auprès de lui, le saisirent dans leurs
     bras, le baisèrent; et leurs larmes, qui avaient été suspendues
     jusqu'alors par l'excès de leur chagrin, commencèrent à couler.
     Paul y mêla les siennes. La nature s'étant ainsi soulagée dans
     ces trois infortunés, un long assoupissement succéda à l'état
     convulsif de leur douleur, et leur procura un repos léthargique,
     semblable, à la vérité, à celui de la mort.

     M. de la Bourdonnais m'envoya avertir secrètement que le corps de
     Virginie avait été apporté à la ville par son ordre, et que de là
     on allait le transférer à l'église des Pamplemousses. Je
     descendis aussitôt au Port-Louis, où je trouvai des habitants de
     tous les quartiers, rassemblés pour assister à ses funérailles,
     comme si l'île eût perdu en elle ce qu'elle avait de plus cher.
     Dans le port, les vaisseaux avaient leurs vergues croisées, leurs
     pavillons en berne, et tiraient du canon par longs intervalles.
     Des grenadiers ouvraient la marche du convoi. Ils portaient leurs
     fusils baissés: leurs tambours, couverts de longs crêpes, ne
     faisaient entendre que des sons lugubres, et on voyait
     l'abattement peint dans les traits de ces guerriers, qui avaient
     tant de fois affronté la mort dans les combats sans changer de
     visage. Huit jeunes demoiselles des plus considérables de l'île,
     vêtues de blanc et tenant des palmes à la main, portaient le
     corps de leur vertueuse compagne, couvert de fleurs. Un choeur de
     petits enfants le suivait en chantant des hymnes: après eux
     venait tout ce que l'île avait de plus distingué dans ses
     habitants et dans son état-major, à la suite duquel marchait le
     gouverneur, suivi de la foule du peuple.

     Voilà ce que l'administration avait ordonné, pour rendre quelques
     honneurs à la vertu de Virginie. Mais quand son corps fut arrivé
     au pied de cette montagne, à la vue de ces mêmes cabanes dont
     elle avait fait si longtemps le bonheur, et que sa mort
     remplissait maintenant de désespoir, toute la pompe funèbre fut
     dérangée; les hymnes et les chants cessèrent; on n'entendit plus
     dans la plaine que des soupirs et des sanglots. On vit accourir
     alors des troupes de jeunes filles des habitations voisines, pour
     faire toucher au cercueil de Virginie des mouchoirs, des
     chapelets et des couronnes de fleurs, en l'invoquant comme une
     sainte. Les mères demandaient à Dieu une fille comme elle; les
     garçons, des amantes aussi constantes; les pauvres, une amie
     aussi tendre; les esclaves, une maîtresse aussi bonne.

     Lorsqu'elle fut arrivée au lieu de sa sépulture, des négresses de
     Madagascar et des Cafres de Mosambique déposèrent autour d'elle
     des paniers de fruits, et suspendirent des pièces d'étoffes aux
     arbres voisins, suivant l'usage de leur pays; des Indiennes du
     Bengale et de la côte Malabare apportèrent des cages pleines
     d'oiseaux, auxquels elles donnèrent la liberté sur son corps:
     tant la perte d'un objet aimable intéresse toutes les nations, et
     tant est grand le pouvoir de la vertu malheureuse, puisqu'elle
     réunit toutes les religions autour de son tombeau!

     Il fallut mettre des gardes auprès de sa fosse, et en écarter
     quelques filles de pauvres habitants, qui voulaient s'y jeter à
     toute force, disant qu'elles n'avaient plus de consolation à
     espérer dans le monde, et qu'il ne leur restait qu'à mourir avec
     celle qui était leur unique bienfaitrice.

     On l'enterra près de l'église des Pamplemousses, sur son côté
     occidental, au pied d'une touffe de bambous, où, en venant à la
     messe avec sa mère et Marguerite, elle aimait à se reposer,
     assise à côté de celui qu'elle appelait alors son frère.

     Au retour de cette pompe funèbre, M. de la Bourdonnais monta
     ici, suivi d'une partie de son nombreux cortége. Il offrit à
     madame de la Tour et à son amie tous les secours qui dépendaient
     de lui. Il s'exprima en peu de mots, mais avec indignation,
     contre sa tante dénaturée; et s'approchant de Paul, il lui dit
     tout ce qu'il crut propre à le consoler. «Je désirais, lui
     dit-il, votre bonheur et celui de votre famille: Dieu m'en est
     témoin. Mon ami, il faut aller en France; je vous y ferai avoir
     du service. Dans votre absence, j'aurai soin de votre mère comme
     de la mienne.» Et, en même temps, il lui présenta la main; mais
     Paul retira la sienne, et détourna la tête pour ne le pas voir.

     Pour moi, je restai dans l'habitation de mes amies infortunées,
     pour leur donner, ainsi qu'à Paul, tous les secours dont j'étais
     capable. Au bout de trois semaines, Paul fut en état de marcher;
     mais son chagrin paraissait augmenter à mesure que son corps
     reprenait des forces. Il était insensible à tout; ses regards
     étaient éteints, et il ne répondait rien à toutes les questions
     qu'on pouvait lui faire. Madame de la Tour, qui était mourante,
     lui disait souvent: «Mon fils, tant que je vous verrai, je
     croirai voir ma chère Virginie.» À ce nom de Virginie, il
     tressaillait et s'éloignait d'elle, malgré les invitations de sa
     mère, qui le rappelait auprès de son amie. Il allait seul se
     retirer dans le jardin, et s'asseyait au pied du cocotier de
     Virginie, les yeux fixés sur sa fontaine. Le chirurgien du
     gouverneur, qui avait pris le plus grand soin de lui et de ces
     dames, nous dit que, pour le tirer de sa noire mélancolie, il
     fallait lui laisser faire tout ce qu'il lui plairait, sans le
     contrarier en rien; qu'il n'y avait que ce seul moyen de vaincre
     le silence auquel il s'obstinait.

     Je résolus de suivre son conseil. Dès que Paul sentit ses forces
     un peu rétablies, le premier usage qu'il en fit fut de s'éloigner
     de l'habitation. Comme je ne le perdais pas de vue, je me mis en
     marche après lui, et je dis à Domingue de prendre des vivres et
     de nous accompagner. À mesure que le jeune homme descendait cette
     montagne, sa joie et ses forces semblaient renaître. Il prit
     d'abord le chemin des Pamplemousses; et quand il fut auprès de
     l'église, dans l'allée des bambous, il s'en fut droit au lieu où
     il vit de la terre fraîchement remuée: là, il s'agenouilla, et
     levant les yeux aux ciel, il fit une longue prière. Sa démarche
     me parut de bon augure pour le retour de sa raison, puisque cette
     marque de confiance envers l'Être suprême faisait voir que son
     âme commençait à reprendre ses fonctions naturelles. Domingue et
     moi, nous nous mîmes à genoux à son exemple, et nous priâmes avec
     lui. Ensuite il se leva, et prit sa route vers le nord de l'île,
     sans faire beaucoup d'attention à nous. Comme je savais qu'il
     ignorait non-seulement où on avait déposé le corps de Virginie,
     mais même s'il avait été retiré de la mer, je lui demandai
     pourquoi il avait été prier Dieu au pied de ces bambous; il me
     répondit: «Nous y avons été si souvent!»


XIII

La même vague avait noyé toutes ces existences, ils meurent tous en
peu de mois de la mort de Virginie. Le poëme finit par leur tombeau
sur la plage à l'ombre des lataniers des Pamplemousses. Une larme
silencieuse y tombe éternellement. On ramasse un grain de sable au
pied de ces arbres et on le rapporte en Europe, non comme un monument
de l'émigration, mais comme un souvenir personnel. Cette larme du
monde, toujours tiède, ne tarit pas et ne tarira jamais.

Bernardin de Saint-Pierre ne fut pas un historien, il fut une voix de
l'humanité, un Job du coeur. Dès que l'ouvrage eut paru il fut
immortel.

Mais le premier jour où il fit la lecture de son manuscrit à une
société d'hommes et de femmes de lettres à Paris, la société se vengea
de la nature en le méconnaissant: c'était chez M. Necker, l'homme à la
mode, mais le moins naturel des écrivains; sa femme, vertueuse mais
prétentieuse; sa fille, madame de Staël, capable de tout comprendre,
mais non de tout faire; Buffon, qui ne pouvait écrire qu'à l'ombre des
créneaux de la tour de Montbard, et qui rendait dans ce cénacle les
oracles de l'emphase; Thomas, esprit bon et pur, corrompu par la
rhétorique; l'abbé Galiani, Napolitain de sens exquis, mais qui se
nourrissait du sel de l'esprit au lieu de la substance du coeur; enfin
quelques grands artistes du temps, juges de forme plus que de fond,
tel que le fameux peintre de marine Vernet, faisaient partie de
l'auditoire. Après le dîner, on accorda audience à Bernardin de
Saint-Pierre. La lecture n'eut aucun succès. Tout le monde s'endormit
ou se retira à petit bruit tour à tour. L'auteur s'en alla consterné.

     Il était encore accablé de ce double échec, lorsqu'un homme de
     génie, le peintre Vernet, vint ranimer son courage, et le rendre
     à ses études chéries. Cet artiste célèbre montait souvent dans le
     petit donjon que M. de Saint-Pierre occupait alors, rue
     Saint-Étienne-du-Mont. Le hasard l'y avait conduit quelques jours
     après sa funeste lecture de _Paul et Virginie_: il trouva son ami
     dans un abattement extrême; et le pauvre solitaire, le coeur
     plein de sa mésaventure, ne se fit pas prier pour la raconter.
     Elle surprit Vernet, qui avait entendu plusieurs fragments des
     _Études_, et qui voulut juger un ouvrage sorti de la même plume.
     M. de Saint-Pierre ne cède qu'avec peine à ses instances, mais
     enfin il prend son manuscrit qui, depuis le jour fatal, était
     resté roulé sur le coin de sa table, et il commence sa lecture.
     Vernet l'écoute d'abord avec méfiance, mais le charme ne tarde
     pas à agir sur lui: à chaque page il se récrie. Jamais il
     n'entendit rien de si neuf, de si pur, de si touchant! La
     description de ces climats lointains développe à ses yeux une
     nature nouvelle! Les jardins d'Éden ont moins de fraîcheur; les
     amours d'Adam et d'Ève ont moins de grâce et d'innocence! C'est
     le pinceau de Virgile! C'est la morale de Platon! Bientôt il ne
     loue plus, il pleure. Il partage les transports de Paul au départ
     de Virginie; il ne trouve plus d'expressions assez fortes pour
     rendre ce qu'il éprouve. On arrive au dialogue du vieillard; M.
     de Saint-Pierre propose de passer outre, et raconte l'effet qu'il
     a produit sur madame Necker. Vernet ne veut rien perdre; il prête
     toute son attention, et bientôt son silence devient plus éloquent
     que ses larmes et ses éloges. Enfin la lecture s'achève; Vernet
     transporté, se lève, embrasse son ami, le presse sur sein:
     «Heureux génie! charmante créature! s'écriait-il; la beauté de
     votre âme a passé dans votre ouvrage. Ah! vous avez fait un
     chef-d'oeuvre! Gardez-vous bien de retrancher le dialogue du
     vieillard; il jette dans le poëme de la distance et du temps; il
     sépare les détails de l'enfance du récit de la catastrophe, et
     donne de l'air et de la perspective au tableau: c'est une
     inspiration de l'avoir placé là! Mais combien ce site étranger a
     de charmes par sa beauté naturelle! et avec quel art l'action se
     trouve liée au fond du paysage! Non-seulement on croit avoir vécu
     avec ces aimables enfants, mais on croit avoir entendu le ramage
     de leurs oiseaux, cultivé leur jardin, joui de la beauté de leur
     horizon, parcouru leur univers! Mon ami, vous êtes un grand
     peintre, et j'ose vous prédire la plus brillante renommée!» Ces
     éloges, qui faisaient entendre d'avance à M. de Saint-Pierre le
     jugement de la postérité, le pénétrèrent de joie, et lui
     rendirent cette confiance qu'un excès de modestie fait perdre
     quelquefois au talent, et qu'une conscience secrète lui rend
     toujours presque malgré lui. Il disait, du fond de son coeur:
     «Mon Dieu, pardonnez-moi de ne m'être point fié à vous.» Ce jour
     fut pour lui un jour de bonheur. Après s'être longtemps promené
     avec Vernet, il le quitta sur les boulevards, à l'entrée de la
     rue Saint-Victor. Il revenait seul dans cette rue, lorsqu'il fut
     surpris par une averse; comme il hâtait sa marche pour chercher
     un abri, de longs éclats de rire attirèrent son attention. Il ne
     voyait cependant qu'une petite fille qui accourait à lui, la tête
     couverte de son jupon, qu'elle avait relevé par dernière. Mais
     bientôt il s'aperçut que ce jupon servait d'abri à deux têtes
     charmantes animées par la course et par la joie. On voyait
     briller, sous ce parapluie de leur invention, des regards
     contents et des joues de roses. En rentrant chez lui, il ajouta
     cette jolie scène à sa pastorale; et ceci est un trait
     caractéristique de ce génie observateur: il ne savait décrire que
     ce qu'il avait vu; mais quelle riante imagination ne fallait-il
     pas pour voir dans les jeux de deux enfants du faubourg
     Saint-Marceau un tableau digne du pinceau de l'Albane!

     Le succès de _Paul et Virginie_ surpassa l'attente même de
     Vernet. Dans l'espace d'un an, on en fit plus de cinquante
     contrefaçons. Les éditions avouées par l'auteur furent moins
     nombreuses; mais elles suffirent pour le mettre en état d'acheter
     une petite maison avec un jardin, située rue de la Reine-Blanche,
     à l'extrémité du faubourg Saint-Marceau: véritable chartreuse,
     dont aucun bruit, aucun voisin ne troublait la solitude. C'est du
     fond de cette retraite que l'auteur assista, pour ainsi dire, aux
     premiers mouvements de cette révolution qui devait faire tant de
     mal à sa patrie et au genre humain. Il l'avait vue de loin sortir
     de l'antre de l'athéisme, s'élever autour du trône et des autels,
     et de là se répandre sur les chaumières, qu'elle remplit de ses
     ténèbres. Mais vainement il avait cherché à ramener sur la France
     quelques rayons de la lumière céleste; leurs clartés brillaient
     aux yeux innocents, et laissaient la multitude dans l'obscurité.
     Au moment où le royaume se divisait en deux partis, dont l'un
     voulait faire une république et l'autre conserver la monarchie,
     il se hâta de rappeler au peuple les anciennes obligations qu'il
     avait à son roi. Ces observations furent publiées dans les
     journaux; mais comment auraient-elles été entendues au milieu de
     tant de volontés coupables! Dans les jours de désordre, on ne
     vous demande pas de suivre votre conscience, mais de suivre un
     parti. Il faut penser comme les autres, sous peine d'être
     déshonoré. «Que me parlez vous de modération! s'écrie le soldat
     en marchant au combat; ma vertu, en ce moment, est de tuer mon
     ennemi.» Telle fut la réponse des factions à l'écrit de Bernardin
     de Saint-Pierre. Aussi disait-il que ce qui l'avait le plus
     étonné dans la révolution, c'est qu'on eût fait un crime de la
     modération. Cependant il persistait dans ses principes. Le duc
     d'Orléans, qui lui avait accordé une petite pension, voulant
     mettre sa reconnaissance à l'épreuve, le fit solliciter d'écrire
     en sa faveur; Bernardin de Saint-Pierre lui répondit en publiant
     les _Voeux d'un solitaire_, qu'il adressait à Louis XVI. La
     pension fut supprimée.


XIV

Pourquoi cette indifférence dans les classes lettrées, et cet
enchantement dans les classes ignorantes? car le livre n'eût pas
plutôt paru qu'il eut deux éditions immédiates et jusqu'à cinquante
contrefaçons en deux ans? La réponse est simple: c'est que les classes
lettrées cherchent l'art et que les classes ignorantes ne cherchent et
n'applaudissent que la nature. Elles la reconnurent dans _Paul et
Virginie_ et malgré l'engouement du moment pour la métaphysique
révolutionnaire qui commençait à fanatiser la France, c'était tout.
La passion d'esprit se tut; et le sentiment vrai fut vainqueur. Jamais
livre n'eut un pareil succès.

Bernardin de Saint-Pierre en recueillit en peu de mois assez de
bénéfice pour s'acheter dans un des faubourgs de Paris une petite
maison et un jardin au milieu des habitations les plus élémentaires du
pauvre peuple. Mais il ne pouvait plus se cacher. Son nom était écrit
avec des larmes dans le coeur de tous les Français.


XV

Et d'où venait ce succès inattendu et prodigieux qui arrivait si tard
et si laborieusement à ce père inconnu de tant d'ouvrages? C'est qu'il
avait oublié l'art, et écouté seul l'art des arts, c'est-à-dire la
nature. Il avait laissé parler son âme, et son âme, répondant à
l'universalité des coeurs de toutes les nations, avait étouffé à
l'instant toutes les chimères, toutes les fantaisies, tous les
systèmes, et donné la parole à Dieu qui parle par le sentiment.
L'évangile des coeurs était retrouvé. Ce style était évangélique
aussi; le pauvre comme le riche, le vieillard comme l'enfant avait
entendu ce langage.

On avait pleuré! on pleure encore, on pleurera toujours.

Voilà le triomphe de l'art sur l'esprit. Voltaire avait fait rire et
sourire; Bernardin de Saint-Pierre avait fait prier et pleurer. Le
siècle était à lui.

                                                            LAMARTINE.

FIN DE L'ENTRETIEN CXL.

Paris.--Typ. de Rouge frères, Dunon et Fresné, rue du
Four-St-Germain, 43.



CXLIe ENTRETIEN

L'HOMME DE LETTRES


BERNARDIN DE SAINT-PIERRE

(SUITE).


I

Ce fut après le succès de _Paul et Virginie_ que Bernardin de
Saint-Pierre, admis, sur sa réputation des _Études de la nature_, chez
M. Didot, épousa sa fille, et commença sa vie de père de famille; il
en eut deux enfants auxquels il donna les noms immortels de _Paul_ et
de _Virginie_. Indépendamment de ce que lui avait valu le prix des
_Études_ et surtout de _Paul et Virginie_, et de quelques modiques
pensions littéraires que Louis XVI et le duc d'Orléans lui avaient
données pour récompenser ses ouvrages et secourir sa pauvreté, il
avait reçu la dot de sa femme et il appartenait par elle à une famille
riche qui pouvait l'aider à tirer parti de ses oeuvres. Il fut
heureux, mais nous avons peu de détails sur cette époque de sa vie,
qui dura moins longtemps que ses jours agités; il perdit par la mort
cette femme, mère de ses deux enfants, avant qu'ils eussent l'âge de
connaître leur mère. Bernardin de Saint-Pierre, qui avait écrit tard,
touchait lui-même à ses jours avancés.--MM. Didot avaient imprimé, à
leurs frais, son premier livre à grand succès, les _Études de la
nature_, en 1784. Un prote distingué, nommé M. Bailly, avait lu avec
enthousiasme le manuscrit et avait garanti le succès de cette
publication à ses patrons: il ne s'était pas trompé.

Aimé Martin analyse ainsi, et avec trop de faveur peut-être, ce livre
de son maître:

     Les _Études_ parurent en 1784, et leur succès dédommagea l'auteur
     de tout ce qu'il avait souffert. C'est une chose digne de
     remarque, que dans un siècle où des hommes d'une haute éloquence
     s'efforçaient de chercher des idées nouvelles sur la morale et
     les sciences, dans un siècle où l'on croyait avoir tout dit, un
     solitaire inconnu ait publié un livre où tout était nouveau. À
     cette époque, une fausse philosophie avait tellement usé
     l'erreur, que, pour être neuf, il ne restait plus à dire que la
     vérité, aussi vieille que le monde, qui donna tant de charmes
     aux méditations de M. de Saint-Pierre. Beaux-arts, politique,
     histoire, voyages, langues, éducation, botanique, géographie,
     harmonies du globe, l'auteur traite de tout, et toujours il est
     original. Il révèle des abus, indique des remèdes, attaque
     l'injustice, soutient la cause du faible; et, soit qu'il se place
     sur la route du malheur ou sur celle de la science, il y paraît
     environné des plus riants tableaux de la nature.

     Il est rare que les ouvrages de génie ne renferment pas une idée
     dominante, qui est l'origine de toutes les autres. L'idée
     fondamentale de notre auteur est la Providence. Il reconnaît son
     pouvoir dans la cabane du pauvre comme dans l'ensemble du globe.
     Elle est partout, parce qu'elle est nécessaire: c'est une
     domination intelligente et bonne. Elle existe, car sans
     domination, il n'y a ni peuple, ni ville, ni famille qui puisse
     subsister; et si une famille a besoin d'un maître, il faut bien
     que l'univers en ait un. Plutarque dit[1] que lorsque les anciens
     géographes voulaient représenter la terre, ils laissaient sur
     leurs cartes de grands espaces vides où ils écrivaient au hasard:
     _Ici, des mers et des montagnes; là, des abîmes et des déserts_.
     Ce monde ou ce chaos des anciens géographes était à peu près
     celui des physiciens et des naturalistes modernes. Leur
     intelligence n'avait supposé aucune intelligence dans
     l'arrangement du globe; tout y était dispersé sans dessein, sans
     ordre, et les sublimes harmonies de l'univers échappaient à leur
     admiration. Éclairé par une profonde étude de la géographie, M.
     de Saint-Pierre resta confondu devant les merveilles que la
     raison humaine méconnaissait, sa pensée devina quelques-unes des
     pensées du Créateur; car la vérité est la pensée de Dieu même.

          [Note 1: Vie de Thésée.]

     Osons contempler un moment ces soleils lointains, ces zones
     lumineuses que la nuit nous découvre, et dont aucune intelligence
     humaine ne peut concevoir ni l'ensemble ni les limites. Un réseau
     de feu paraît lier entre elles ces constellations innombrables.
     Dieu y répand les attractions, les consonances, les contrastes,
     la grâce, la beauté et ces sentiments si doux et si variés des
     êtres sensibles, connus dans la langue des hommes sous le nom
     d'amour. Pour nous, jetés sur les rivages d'un de ces mondes,
     nous ne jouissons que d'une existence fugitive. Mais dès que le
     soleil, entouré d'une auréole de lumière, vient allumer
     l'atmosphère de notre planète, quel étonnant spectacle! quel
     harmonieux ensemble! Les montagnes s'élèvent pour diverser les
     vents et les eaux; les vents balayent les mers pour les reporter
     au sommet des montagnes; la rosée, les pluies, la fécondité
     naissent de ces grandes harmonies, et la terre se couvre de
     moissons, en se balançant sur ses pôles autour de l'astre qui
     l'attire. Voyez quelle influence céleste la pénètre! Le grain de
     sable se minéralise, la plante fleurit, l'animal se meut, l'homme
     adore. Lui seul s'anime des sentiments de la gloire et de la
     Divinité; et tandis que les éléments, les végétaux, les animaux
     sont ordonnés à la terre, et la terre au soleil, il sent qu'un
     Dieu l'attire par tous les points de l'univers.

     Tel est, d'après l'auteur des _Études_, le système général du
     monde. Non-seulement les sciences sont pour lui des avenues qui
     mènent toutes à Dieu, mais son livre nous ouvre une multitude de
     perspectives ravissantes où l'âme se repose des maux de la vie,
     en méditant ses espérances. On dit que le Tasse, voyageant avec
     un ami, gravissait un jour une montagne très-élevée. Parvenu à
     son sommet, il admire le riche tableau qui se déroule devant
     lui: «Vois-tu, dit-il, ces rochers escarpés, ces forêts sauvages,
     ce ruisseau bordé de fleurs qui serpente dans la vallée, ce
     fleuve majestueux qui court baigner les murs de cent villes? eh
     bien! ces rochers, ces monts, ces mers, ces cités, les dieux, les
     hommes, voilà mon poëme!» Ce que le génie du Tasse avait su
     reproduire, Bernardin de Saint-Pierre sut le peindre et
     l'expliquer, et il eût pu dire aussi en contemplant la nature:
     Voilà mon livre!

     Les anciens qui, dans presque tous les genres, sont restés nos
     maîtres après avoir été nos modèles, n'ont dû ni inspirer
     l'auteur des _Études_, ni lui servir de guides. Aristote, Pline
     et Sénèque écrivirent de longs traités de physique et d'histoire
     naturelle; mais en expliquant les phénomènes, ils n'avaient
     d'autre but que d'étaler les prodiges de la science humaine,
     tandis que Bernardin de Saint-Pierre ne voulait que faire éclater
     la prévoyance d'un Dieu. Pline, le plus éloquent de tous, a une
     sécheresse qui flétrit l'âme; son éloquence ostentatrice accable
     notre misère. Il ne voit que le désordre apparent du monde, et
     son génie ne peut s'élever jusqu'à l'ordre éternel qui le
     gouverne. Le livre de Bernardin de Saint-Pierre est la réponse au
     sien. Il console celui que Pline désespère; il relève celui que
     Pline foule aux pieds. Il adore la Providence que le naturaliste
     romain a méconnue, mais il l'adore en nous la faisant aimer. Que
     Pline représente l'homme jeté nu sur la terre nue, créature
     infirme, pleurant, se lamentant, ne sachant ni marcher, ni
     parler, ni se nourrir, et qu'il s'écrie d'un ton de triomphe:
     Voilà le futur dominateur du monde! Bernardin de Saint-Pierre
     montre ce roi naissant entre les bras de celle qui lui donna le
     jour; et devant cette touchante image, les déclamations de Pline
     s'évanouissent. Non, l'homme n'est point abandonné; la
     prévoyance et l'amour l'accueillent dans la vie. Quel asile plus
     sûr que le sein maternel! et, s'il verse des pleurs, quelles
     mains sauront mieux les essuyer que celles d'une mère!

     O puissance sublime des idées religieuses! tout ce qui, aux yeux
     de Pline, accuse l'imprévoyance des dieux devient, sous la plume
     de son rival, une preuve irrévocable de leur sagesse! C'est la
     vérité qui dissipe le mensonge. L'un veut humilier notre orgueil
     par le spectacle de nos infirmités, l'autre élever notre âme en
     lui révélant sa grandeur. L'éloquence de Pline est propre à
     inspirer la haine du vice; celle de Bernardin de Saint-Pierre à
     pénétrer d'amour pour la vertu. Ses observations sont si
     touchantes, les lois qu'il découvre si pleines de sagesse, qu'on
     se réjouit de ses victoires, et qu'on ne lui oppose qu'en
     tremblant les objections qui pourraient en arrêter le cours.
     Notre âme, au contraire, sent le besoin de résister aux
     raisonnements de Pline, et d'abattre cette raison si fière: il
     semble que le convaincre d'erreur, c'est restituer à l'homme tous
     ses droits, à la nature sa grâce et sa beauté, à Dieu sa justice
     et son pouvoir. Enfin, un dernier trait les distingue et les
     sépare. Pline a recueilli ce que savait son siècle; rien n'est à
     lui dans son livre que la parole. Au contraire, l'auteur des
     _Études_, sans rien emprunter des sciences qu'il connaît, les
     enrichit toutes de ses observations; et tandis que son rival
     reste attaché à la terre, il vole chercher dans le ciel
     l'explication des phénomènes qui l'environnent.

     On lui a reproché de n'être point assez méthodique; de peindre en
     amant de la nature, et de ne pas décrire en naturaliste: c'était
     lui reprocher de créer sa manière, et de rendre les voies de la
     science agréables et faciles. Il est douteux cependant qu'il eût
     obtenu ce succès en suivant la marche tracée, c'est-à-dire en
     composant des genres nouveaux, et en se retranchant dans les
     systèmes de classifications: toutes choses faciles à la mémoire,
     qu'il ne faut pas ignorer pour écrire, mais qu'il faut oublier
     quand on écrit. Ses vues étaient plus vastes, aussi furent-elles
     plus utiles. Le premier, il observa le globe dans son ensemble et
     les hommes dans leur généralité. Ce n'est point un peuple, ce
     n'est point un site qu'il représente, ce sont les nations et le
     monde. S'il peint les détails, c'est pour les rapporter au tout;
     s'il rapproche des faits isolés et stériles, c'est pour en faire
     ressortir des vérités générales et inattendues.

     Nous parlerons peu du style des _Études_, continue le disciple;
     les éloges à ce sujet sont épuisés. Mais comment ne
     remarquerions-nous pas l'adresse singulière avec laquelle
     l'auteur sait fondre à propos, dans son livre, des morceaux de
     Virgile et de Plutarque, de manière qu'ils ne forment qu'une
     seule pièce avec sa pensée? D'abord, il dispose ses tableaux, il
     en prépare les plans, puis, tout à coup, il les éclaire par une
     citation, avec un art semblable à celui des grands peintres qui
     jettent sur leur composition un rayon de lumière pour en relever
     les effets. Mais le but de M. de Saint-Pierre n'est pas seulement
     de s'enrichir de ces beautés antiques; il veut encore nous faire
     entrevoir, dans les auteurs cités, un sentiment exquis, une
     pensée profonde qui nous auraient échappé. Il nous apprend à lire
     Plutarque et Virgile; ses citations sont de véritables
     découvertes. Voilà, nous osons le dire, les seules obligations
     qu'il ait aux anciens; car ce n'est pas dans les livres qu'il
     étudie la nature, mais dans la nature elle-même: aussi se
     rapproche-t-il souvent de ces génies créateurs, qui n'avaient pas
     d'autre modèle. Voyez comme les plus petites circonstances sont
     pour lui l'origine des plus touchantes observations. Il ne faut
     ni machine, ni creuset, ni compas pour vérifier ses expériences;
     il suffit de regarder autour de soi. Les vains systèmes de la
     science lui apprennent à se méfier des savants; mais il converse
     avec les gens simples, s'arrête dans les champs, entre dans les
     cabanes, interroge les vieillards, s'instruit avec un enfant, et
     raconte naïvement ce qu'il vient d'apprendre avec eux. On voit
     qu'il aime à surprendre le peuple au moment de son travail et de
     ses jeux, à épier ses vertus et à les peindre; et cette multitude
     de petites scènes donnent un charme inexprimable à son ouvrage.
     Ses personnages savent tout ce que les savants ignorent: c'est
     une autre expérience, une autre sagesse. Souvent, au milieu des
     incertitudes de la science, les observations d'un simple
     villageois nous éclairent, et des vérités inconnues aux académies
     s'échappent de la bouche d'un berger.

     C'est ainsi qu'en écrivant sur les sciences naturelles comme
     Aristote, Pline et Sénèque, Bernardin de Saint-Pierre est resté
     original. Essayons de découvrir ce qu'il doit aux modernes. Cet
     examen nous servira peut-être à montrer le but et le résultat de
     ses ouvrages. C'est un point de vue qui nous semble avoir échappé
     à tous ses critiques.

     Parmi les écrivains du siècle, Buffon et J. J. Rousseau se
     présentent les premiers. Buffon ne peut offrir aucun point de
     comparaison. Trop souvent il suit les traces de Pline: sa force
     est en lui-même; il explique l'univers d'après les lois de sa
     physique, et les lois de la Providence lui restent inconnues. Son
     style, plein de pompe et d'harmonie, manque de nuances, de
     sensibilité et de douceur, tandis que celui de Bernardin de
     Saint-Pierre, simple comme la nature, semble destiné à la
     peindre dans sa grâce et dans sa sublimité. D'ailleurs, toute la
     force de l'auteur des _Études_ vient de conviction: c'est parce
     qu'il y a un Dieu qu'il est éloquent. Sa foi est dans tout ce
     qu'il écrit, et ce seul trait prouve, selon nous, que Buffon ne
     fui ni son maître ni son modèle. Reste donc J. J. Rousseau,
     auquel on l'a souvent comparé, peut-être parce qu'il fut son ami
     et que leurs destinées furent presque semblables.

     Tous deux nés dans une condition moyenne, et tous deux sans
     fortune, ils errèrent longtemps par le monde, et n'écrivirent que
     vers l'âge de quarante ans, lorsque l'expérience et le malheur
     eurent mûri leurs pensées. Mais le point de départ mit entre eux
     une grande différence. Jean-Jacques, n'ayant ni but ni principe
     arrêté, promena longtemps son oisive jeunesse entre l'opprobre et
     la misère. Dénué de toute prévoyance, ne suivant que sa
     fantaisie, il s'éloigna, par une sorte d'instinct, de tout ce qui
     aurait pu élever sa condition en lui imposant quelque gêne. Si la
     lecture de Plutarque lui fit répandre des pleurs sur d'héroïques
     souvenirs, elle ne le sauva pas toujours du vice, et il commit
     des fautes que la charité peut seule pardonner au repentir. Il
     aurait voulu être un Romain, et n'eut pas même la force d'être
     toujours un honnête homme. D'abord perdu dans les plus basses
     classes de la société, puis jeté au milieu d'un monde corrompu,
     il apprit à mépriser les grands et les petits; mais il ne put
     apprendre à se passer de leur estime. Il crut en Dieu sans y
     mettre sa confiance, il aima la vertu sans y croire, et la vérité
     en prêtant sa voix au mensonge. Malheureux de ne pouvoir accorder
     ses opinions et sa conduite, il éprouva, jusqu'à sa dernière
     heure, qu'il vaudrait mieux n'être pas né que de ne rien attendre
     de Dieu, et de ne pas oser se fier aux hommes. Combien le sort
     de M. de Saint-Pierre fut différent! Une éducation ambitieuse
     égara, il est vrai, sa jeunesse; mais ce fut en lui proposant un
     but sublime et d'honorables travaux. On sent que le désir de
     s'élever donnait des vertus à son âme, et de l'énergie à son
     caractère. Jeté seul dans le monde, il y commit des étourderies,
     mais point de fautes que l'honneur pût lui reprocher. Un
     sentiment vif d'indépendance et de dignité rendit sa probité si
     sûre, qu'un jour il vendit tout ce qu'il possédait, ses meubles,
     ses habits, son linge, pour acquitter une dette contractée en
     Pologne[2]. Toujours ferme dans ses principes, il fut éprouvé et
     non avili par ses passions. On s'étonne de la folie qui le
     conduit aux extrémités de l'Europe pour y fonder une république;
     mais on l'admire lorsqu'il refuse de se prêter à des projets
     ambitieux qui pouvaient le placer près du trône, et lorsqu'à la
     suite de ses refus on le voit rentrer en France, n'emportant de
     ses courses aventureuses que des regrets et des souvenirs. Sa
     confiance en Dieu s'accrut par le malheur, et l'abandon des
     hommes lui apprit à bénir la Providence, qui ne l'abandonnait
     pas. Enfin, quoique dévoré d'ambition, il ignora toute sa vie
     l'art de composer avec sa conscience pour arriver à la fortune,
     et celui de s'avilir pour arriver au pouvoir. Telles furent les
     destinées de ces deux grands écrivains.

          [Note 2: Les 2,000 francs que M. Henin lui avait prêtés à
          Varsovie.]

     Lorsqu'ils se rencontrèrent, Jean-Jacques vivait seul, et
     gémissait d'être devenu célèbre: Bernardin de Saint-Pierre ne
     l'était point encore, mais il brûlait de le devenir. L'amour de
     la solitude et de la nature les réunit, et dans les douces
     relations qui s'établirent entre eux, ils furent toujours
     d'accord sur les grands principes de la morale, et toujours
     divisés sur les opinions purement humaines. Bernardin de
     Saint-Pierre admirait l'éclat et la force entraînante des écrits
     de Jean-Jacques, mais il condamnait ses paradoxes, et l'on peut
     dire qu'il ne cessa de les combattre. L'un débuta dans la
     carrière par attaquer les sciences qui _dépravent_ l'homme, et
     par médire des lettres dont il faisait souvent un si sublime
     usage. L'autre, applaudissant aux découvertes du génie, montre
     que tous les maux viennent de notre orgueil, et que la véritable
     science ne peut être dangereuse, puisqu'elle est l'histoire des
     bienfaits de la nature. Jean-Jacques Rousseau ne veut pas qu'on
     parle de Dieu à son élève avant l'âge de quatorze ans; Bernardin
     de Saint-Pierre dit que rien n'est plus agréable à la Divinité
     que les prémices d'un coeur que les passions n'ont point encore
     flétri. L'un ramène fièrement l'homme à l'état sauvage, et pour
     lui rendre son innocence le dépouille de son génie; l'autre
     cherche les moyens d'assurer notre repos dans l'état de société,
     et ne veut nous dépouiller que de nos erreurs. Selon Rousseau,
     tout dégénère entre les mains de l'homme: la nature n'a songé
     qu'au bonheur des individus, elle n'a rien fait pour les nations.
     Bernardin de Saint-Pierre nous montre, au contraire, les plantes
     et les animaux se perfectionnant sous la main des peuples.
     L'expérience lui apprend que l'homme, réduit à lui-même, est
     comme un flambeau sans lumière; son génie s'éteint et tout périt
     autour de lui. Plus de moissons, plus de fruits savoureux:
     l'olive reprend son amertume, la pêche devient acide, le grain du
     blé disparaît dans son épi, il ne nous reste que des glands et
     des racines; car la nature n'a rien fait pour l'homme seul, elle
     a attaché notre existence à celle de la société. Enfin Rousseau
     s'indigne des vices de la civilisation, et la rejette; tandis que
     toutes les pensées de Bernardin de Saint-Pierre tendent à
     perfectionner les vertus sociales. Tous deux veulent, il est
     vrai, vivre au sein de la nature; mais le premier dans un désert,
     et le second dans un village et au milieu de sa famille.

     Quant à la raison, à la vérité, à la sagesse, j'en vois bien les
     noms dans les écrits de Rousseau, mais j'en cherche en vain les
     effets. Malheur à ceux qui lui donnent leur âme! car c'est notre
     âme qu'il nous demande, et pour la précipiter dans un abîme
     d'illusions et de contradictions. Ennemi de tout ce qui est, il
     faut le mettre d'accord avec lui-même avant de s'accorder avec
     lui; il le faut écouter, non le croire. Si vous êtes sage, songez
     donc en le lisant aujourd'hui à ce qu'il vous disait hier. Tant
     de propositions opposées, de paradoxes bizarres doivent éveiller
     vos doutes, et vous avertir du danger. L'écrivain qui vous
     enflamme pour le mensonge peut vous faire admirer la supériorité
     de son éloquence; mais il vous prouve en même temps la faiblesse
     de ses arguments et la nullité de votre raison.

     Il est des inspirations presque divines qui ne nous séparent
     jamais de la vertu, et qui sont entendues de tous les hommes. Si
     Jean-Jacques Rousseau subjugue la raison et la trompe, Bernardin
     de Saint-Pierre touche le coeur et cherche à l'éclairer. Chaque
     émotion lui fait découvrir une vérité, chaque objet de la nature
     un bienfait. Ce n'est pas la parole d'un maître qui vous reproche
     vos erreurs; c'est celle d'un ami qui craint lui-même de se
     tromper, qui vous prévient de son ignorance; qui doute, il est
     vrai, de la sagesse des philosophes, mais qui doute encore plus
     de la sienne. Son éloquence est une partie de son âme, elle en a
     la douceur, elle ne sert qu'à en exprimer les sentiments. Dans la
     guerre qu'il déclare aux incrédules, son unique but est de les
     conduire au bonheur: il ne veut pas écraser ses ennemis, il veut
     les émouvoir et les convaincre. On sent que ce n'est pas pour
     l'honneur de la victoire qu'il combat, mais qu'il éprouverait une
     joie infinie s'il ramenait un seul de ses adversaires à la
     vérité. Il dit: Étudiez la nature! aimez les infortunés! adorez
     la Providence! soyez heureux!

     Jean-Jacques, au contraire, méprise les hommes, que Bernardin de
     Saint-Pierre veut éclairer: ce qu'il soutient le mieux, c'est
     l'erreur: ce qu'il redoute le plus, c'est la vérité. La
     résistance blesse son orgueil; il ne sait rien apprendre d'elle.
     Il veut étonner, subjuguer, éblouir; l'ironie amère, l'invective
     éloquente, la véhémence, le mépris, voilà ses armes. Il faut que
     son adversaire tombe à ses pieds, qu'il reste muet d'admiration,
     ou qu'il meure de honte. Dans cette lutte, il vous repousse, il
     vous outrage, il vous écrase. Sa parole est un ordre, il faut lui
     céder ou être haï. Il dit: Aimez-moi, honorez-moi, croyez en moi,
     je suis la vérité!

     Le trait caractéristique de leur génie, c'est que Jean-Jacques
     s'isole, et rapporte toutes ses spéculations à un seul homme, qui
     est souvent lui-même, tandis que Bernardin de Saint-Pierre étend
     les siennes à la nature et au genre humain. S'il écrit de
     l'éducation, ce n'est pas de celle d'un enfant, c'est de celle
     des peuples; s'il parle de la science, c'est en généralisant ses
     bienfaits pour le bonheur de tous. Ses vues politiques embrassent
     le globe entier, qu'il réunit par le commerce, par l'intérêt et
     par l'amour. Il lui est démontré que les nations sont solidaires,
     que la sagesse d'une seule pourrait se répandre sur toutes les
     autres, et que sa patrie doit avoir un jour cette heureuse
     influence, parce qu'elle règne sur l'Europe, et l'Europe sur le
     monde. Son livre serait encore utile aux habitants des Indes et
     de la Chine, à ceux qui errent sur les bords de la Gambie et de
     l'Amazone. Il n'en est pas de même des ouvrages de Jean-Jacques
     Rousseau. Comment généraliserez-vous ses idées? Fonderez-vous des
     peuplades de sauvages et d'ignorants? Un homme peut renoncer aux
     sciences, et se croire sage; mais une nation ne renoncerait pas à
     ses lumières sans renoncer à sa prospérité. Osez proposer le
     _Contrat social_ à une ville plus grande que Genève, et ces lois
     si savamment méditées ne produiront que d'effroyables
     révolutions. Donnez à un peuple le plan d'éducation de l'_Émile_,
     et ce beau traité devient illusoire. Jean-Jacques n'a voulu
     élever qu'un homme, et ce sont les nations que Bernardin de
     Saint-Pierre voulait former.

     Ce n'est pas qu'il n'y ait dans les ouvrages de Rousseau quelques
     idées fondamentales qui peuvent servir au bonheur de tous, mais
     il les trouve en développant des systèmes qui ne peuvent servir
     qu'au bonheur d'un seul; au contraire, c'est toujours en partant
     d'une idée utile au genre humain que Bernardin de Saint-Pierre
     nous enrichit d'une multitude d'observations qui peuvent assurer
     le bonheur de chacun.

     Mais un dernier point de comparaison se présente. Tous deux ont
     beaucoup parlé des femmes, et tous deux, par des moyens opposés,
     ont captivé leurs suffrages. Rousseau attaque sans cesse leur
     frivolité, leur inconstance, leur coquetterie; personne n'en a
     dit plus de mal et n'en a été plus aimé: il les traite de grands
     enfants, il se plaît à les montrer faibles; les plus parfaites
     succombent dans ses écrits. Vainement il emploie des volumes pour
     former l'épouse d'Émile: à quoi bon tant d'apprêts, tant de
     soins, tant de sollicitudes? le fruit de ce chef-d'oeuvre
     d'éducation est l'infidélité de Sophie. Cependant toutes ses
     accusations ne peuvent éteindre l'enthousiasme qu'il inspire;
     les femmes lisent, malgré lui, au fond de son âme: ce sont les
     reproches de l'amour et non de la haine; il les décrie et les
     adore, il les blâme et les rend aimables, il les accable et les
     déifie, et, dans ses emportements les plus terribles, on
     reconnaît le langage d'un amant qui veut, mais en vain, rompre
     ses chaînes. Il est comme ce sauvage qui, voyant du feu pour la
     première fois, réjoui de sa chaleur et de sa lumière, s'en
     approcha pour le baiser; mais en ayant été brûlé, il le
     maudissait, le priait, l'adorait, ne sachant si c'était un démon
     ou un dieu.

     Bernardin de Saint-Pierre a plus de douceur sans avoir moins de
     passion. Les femmes apparaissent dans ses écrits telles que nous
     les voyons dans les rêves de notre adolescence, parées de leur
     beauté virginale, et ne tenant à la terre que par l'amour. C'est
     sous leur douce influence qu'il voudrait replacer l'homme pour le
     ramener à la vertu: il ne voit que leur pureté, il ne peint que
     leurs grâces, il n'aime que leur innocence. Rousseau consume
     notre âme par l'exemple de Julie oubliant tout dans les bras de
     son amant; Bernardin de Saint-Pierre nous pénètre d'un sentiment
     divin en nous offrant la douce image de Virginie. Aucun souffle
     ne ternit cette fleur délicate, qui répand les parfums du ciel.
     Elle aime de l'amour des anges, et sa dernière action est
     sublime, car au moment où elle peut espérer d'être heureuse, elle
     donne sa vie pour ne pas manquer à la pudeur. Ainsi, les tableaux
     de Bernardin de Saint-Pierre ont toujours quelque chose d'idéal,
     sans cependant jamais sortir de la nature; il est comme ces
     statuaires des temps antiques, qui reproduisaient la figure
     humaine avec des proportions si parfaites, que sous une forme
     mortelle on reconnaissait une divinité. Rousseau fut donc l'ami
     et non le maître de l'auteur des _Études_; et s'il eut plus de
     talent et plus d'éloquence, il eut aussi moins de naturel et
     moins de grâces.

Enfin, pour mieux caractériser les deux amours de Rousseau et de
Bernardin, l'un créa la _Nouvelle Héloïse_, l'autre _Virginie_: la
Nouvelle Héloïse qui se livre à son précepteur avant de se donner à
son époux; Virginie qui refuse la fortune pour se conserver fidèle à
Paul, et qui meurt volontairement pour ne pas manquer aux scrupules de
la pudeur. Voilà ces deux hommes se peignant dans leur idéal.


II

Bernardin de Saint-Pierre avait commencé, peu de temps auparavant, un
poëme en prose, _Constant Licardie_, dont il ne nous reste que des
fragments incomplets, et qu'il abandonna avant de les avoir terminés,
pour les rejeter dans les _Études_. Mais les _Études_ n'étaient pas
seulement sa poésie, c'était sa philosophie, un plaidoyer en faveur de
Dieu dont l'avocat était la Nature. Ce livre, évidemment né de Fénelon
ou de Jean-Jacques-Rousseau, était aussi religieux que la nature
elle-même; il était aussi chimérique en beaucoup de points pratiques,
mais infiniment plus moral; en outre, il était plus savant, malgré ce
qu'en ont dit depuis les savants de profession; la pensée générale
l'éclairait d'un instinct divin; il se trompait peut-être sur quelques
détails, comme la théorie des marées qu'on lui a tant reprochée sans
preuve contraire, mais il ne se trompait certainement pas sur
l'ensemble, qu'il interprétait mieux que les astronomes modernes qui,
en voyant l'oeuvre, ont nié l'ouvrier.

Ce livre, véritablement divin dans son but, plut infiniment aux
esprits pieux et droits, qui l'adoptèrent avec une consciencieuse
ivresse. C'est ce qu'il écrivit de mieux avant le merveilleux poëme de
_Paul et Virginie_. Cependant les _Études de la nature_ avaient été
pour Bernardin de Saint-Pierre ce que le _Génie du Christianisme_ fut,
trente ans plus tard, pour M. de Chateaubriand; on oublia le livre, on
se souvint éternellement de l'épisode, pourquoi? Parce que les livres
sont des systèmes et que les épisodes sont du sentiment.


III

Cependant la Révolution française, toute métaphysique dans ses
principes, marchait dans les esprits et croyait de bonne foi alors
pouvoir réaliser dans les faits les idées honnêtes, mais souvent
émanées des _Études de la nature_. Nous avons dit que _Paul et
Virginie_ ne contenait point d'idées, mais des vérités d'instinct et
de sentiment qui plaisent à tout le monde. Aussi Bernardin de
Saint-Pierre, mécontent de la lenteur avec laquelle le roi Louis XVI,
devenu révolutionnaire modéré, admettait dans les lois ses paradoxes
absolus de sa théorie de perfectionnement qui commençaient tous par
des destructions du pouvoir royal, s'impatientait contre son disciple
couronné. Bonaparte l'a dit plus tard, l'idéologie et la métaphysique
ont perdu la France. Les idéologues sont des rêveurs, mais on ne
gouverne pas les faits par des rêves. Il y avait dans Bernardin de
Saint-Pierre plus du rêveur que de l'homme d'État.

C'est une chose curieuse que de voir Bernardin de Saint-Pierre
s'approcher insensiblement de la révolution de 1789, à mesure que la
France, entraînée presque unanimement par l'esprit métaphysique, s'en
approche elle-même; puis s'en éloigner par la réaction de ses crimes
ou de ses fautes; d'abord juste et fidèle envers le roi Louis XVI,
dont il se déclare le partisan et le serviteur dévoué, puis associant
le peuple et le roi, puis enfin se dévouant au peuple seul; puis,
après le 20 août, assistant aux sections dans son faubourg, puis
abandonnant les sections à elles-mêmes quand elles ne sont plus
gouvernées que par la démagogie, et se retirant seul dans une campagne
ignorée pour déplorer les crimes du peuple. Il représente à lui seul
d'abord les erreurs honnêtes, puis l'action insensée, puis le
repentir, puis l'isolement contristé, jamais les crimes ni les fureurs
des partis. On lui reproche quelques condescendances d'opinions envers
les différents pouvoirs que ces partis élevaient tour à tour; c'est
malheureusement vrai, mais ces condescendances tenaient à sa
situation, jamais à la flatterie ou au crime.

Il était devenu époux et père de famille, il n'avait aucune fortune
que son travail et son talent; il était obligé de garder avec les
différentes phases de la révolution une certaine mesure pour conserver
le pain à sa femme et à ses enfants; c'est le secret de ces
publications, peu stoïques mais innocentes, qu'il fit tantôt pour être
employé dans l'instruction publique, tantôt pour occuper une place au
Jardin des plantes, afin d'avoir des appointements et un asile pour sa
famille, en s'occupant de sa science favorite, l'histoire naturelle.
Mais on ne lui reprocha jamais de faiblesse envers le crime puissant,
il ne désavoua jamais ses respects et ses hommages envers l'homme de
son coeur et de ses rêves, Louis XVI, son premier bienfaiteur. Ducis
et lui, quoique admirateurs, dès le Consulat de Bonaparte, refusèrent
la fortune et les honneurs qu'il leur offrit, ainsi qu'à l'honnête
Lemercier. Il fut, sous tous ces maîtres de la France, le maître de
lui-même, et ne demanda jamais que du pain à sa patrie sous ces
différents régimes. Laisser mourir de faim ses enfants eût été sans
doute plus romain, mais eût-ce été moins barbare?

Les riches sont injustes envers les misérables, parce qu'ils
s'abaissent pour leurs nécessités vulgaires; les pauvres ne
comprennent pas davantage les riches, parce qu'ils ne comprennent que
les besoins de pain. Ce sont deux races qui ne parlent pas la même
langue. Comment pourraient-ils être justes les uns envers les autres?
Les mêmes mots chez eux signifient des choses opposées, mais les mots
employés par Bernardin de Saint-Pierre étaient les mots: _Dieu_,
_Providence_ et _Religion_. Voici comment il qualifiait la religion
chrétienne:

     Ah! sans doute, en traçant l'apologie du christianisme dans un
     siècle où l'on n'applaudissait qu'aux blasphèmes de l'athéisme,
     il sentit toute la dignité de sa mission; aussi fut-il sublime,
     et c'est ainsi qu'il échappa à la condamnation que le siècle
     menaçait de porter contre lui. Il faut l'entendre parler de cette
     religion, qui «seule a connu que nos passions infinies étaient
     d'institution divine. Elle n'a pas, dit-il, borné, dans le coeur
     humain, l'amour à une femme et à des enfants, mais elle l'étend à
     tous les hommes; elle n'y a pas circonscrit l'ambition à la
     gloire d'un parti ou d'une nation, mais elle l'a dirigée vers le
     ciel et l'immortalité; elle a voulu que nos passions servissent
     d'ailes à nos vertus. Bien loin qu'elle nous lie sur la terre
     pour nous rendre malheureux, c'est elle qui y rompt les chaînes
     qui nous y tiennent captifs. Que de maux elle y a adoucis! que de
     larmes elle y a essuyées! que d'espérances elle a fait naître
     quand il n'y avait plus rien à espérer! que de repentirs ouverts
     au crime! que d'appuis donnés à l'innocence! Ah! lorsque ses
     autels s'élevèrent au milieu de nos forêts ensanglantées par les
     couteaux des druides, que les opprimés vinrent en foule y
     chercher des asiles, que des ennemis irréconciliables s'y
     embrassèrent en pleurant, les tyrans émus sentirent, du haut des
     tours, les armes tomber de leurs mains: ils n'avaient connu que
     l'empire de la terreur, et ils voyaient naître celui de la
     charité. Les amants y accoururent pour y jurer de s'aimer, et de
     s'aimer encore au delà du tombeau: elle ne donnait pas un jour à
     la haine, et elle promettait l'éternité aux amours. Ah! si cette
     religion ne fut faite que pour le bonheur des misérables, elle
     fut donc faite pour celui du genre humain!»[3]

          [Note 3: Études de la nature, t. I, p. 380.]

     Ne semble-t-il pas que l'âme du maître ait passé dans celle du
     disciple? et comment se refuserait-on à reconnaître l'influence
     de Fénelon dans un livre qui renferme une multitude de morceaux
     semblables? Aussi les philosophes ne pardonnèrent à l'auteur ni
     sa vertu, ni son éloquence, ni sa gloire. Ne pouvant réfuter ses
     principes, ils essayèrent d'en affaiblir l'effet en publiant que
     le clergé lui faisait une pension, voulant montrer une âme vénale
     où l'on voyait une âme religieuse. Il y avait bien quelque chose
     de vrai dans cette accusation. L'auteur aurait pu obtenir cette
     pension, s'il avait voulu la demander à l'assemblée générale du
     clergé. On le lui fit même proposer, et pour lui offrir cette
     honorable récompense on ne demandait que son aveu. Mais loin de
     le donner, cet aveu, il s'opposa aux démarches de l'archevêque
     d'Aix, qui jouissait alors d'une puissante influence. «Je ne
     veux, disait-il, ni qu'on puisse soupçonner ma plume d'être
     vénale, ni la mettre à la solde d'aucun corps.» Ainsi, chaque
     calomnie dont a tenté de flétrir ce grand écrivain nous fera
     découvrir une action honorable. Que les méchants n'espèrent rien
     de ce qui nous reste à dire! Caton, le plus sage des hommes, fut
     accusé quarante-quatre fois; et ces accusations n'eurent d'autre
     résultat que de forcer ses ennemis à reconnaître quarante-quatre
     fois sa vertu.

     . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

     Les tristes efforts de l'envie et de la sottise ne purent
     cependant détruire sa tranquillité. «Il me semble, disait
     quelquefois M. de Saint-Pierre, qu'il y ait en moi plusieurs
     étages où mon âme habite successivement. J'aime naturellement le
     fond de la vallée, je m'y repose des maux de la vie; mais,
     lorsqu'on vient m'y troubler, mon âme s'élève par degrés
     au-dessus de tout ce qui voudrait l'atteindre. Si le malheur
     augmente, je m'élance au sommet de la montagne, et, loin de la
     vue des hommes, je m'y réfugie dans un monde où je ne suis plus
     en leur pouvoir.»

     Parmi les lettres qu'on lui adressait de toutes parts, il y en
     avait de si romanesques, qu'on les croirait l'oeuvre de
     l'imagination. Telle est surtout celle d'une demoiselle de
     Lausanne, qui, se laissant charmer à la lecture des _Études_,
     écrivit aussitôt à l'auteur pour lui proposer sa main. Ce qu'il y
     a de plus singulier, c'est que sa mère autorisait sa démarche et
     joignait sa prière à la sienne. Cette demoiselle était jeune,
     belle et riche: elle le disait naïvement; mais elle était
     protestante et ne voulait point épouser un catholique, ce qu'elle
     disait avec la même naïveté. «Je veux, écrivait-elle, avoir un
     mari qui n'aime que moi et qui m'aime toujours. Il faut qu'il
     croie en Dieu et qu'il le serve à ma manière... Je ne voudrais
     pas être votre femme, si ce n'était pour faire ensemble notre
     salut.»

     Ce dernier sentiment avait quelque chose de délicat, que M. de
     Saint-Pierre ne manqua pas de remarquer dans sa réponse, mais
     sans s'expliquer sur l'objet principal. Il terminait sa lettre
     par ces mots: «Je pense comme vous; et, pour aimer, l'éternité ne
     me paraît pas trop longue. Mais avant tout, il faut se connaître
     et se voir dans ce monde.»

     L'article de la religion n'étant pas réglé, la jeune personne
     recommença ses sollicitations, en chargeant une de ses amies, qui
     habitait Paris, de faire expliquer M. de Saint-Pierre. Celle-ci
     traita la difficulté légèrement, comme si rien ne lui eût paru
     plus naturel. «Vous avez écrit, lui dit-elle, qu'il y avait douze
     portes au ciel.--Cela est vrai.--Vous avez dit que les oiseaux
     chantaient leurs hymnes, chacun dans son langage, et que tous ces
     hymnes étaient agréables au Créateur: ainsi, vous vous ferez
     protestant, et vous épouserez mon amie.--Ah! madame, reprit
     Bernardin de Saint-Pierre, vous avez beau vouloir me prendre par
     mes propres paroles, je n'ai jamais dit qu'un rossignol dût
     chanter comme un merle; je ne changerai donc ni de religion ni de
     ramage.» La négociation en demeura là.

La _Chaumière indienne_ est un beau plaidoyer pour l'existence, la
personnalité et la providence de Dieu; c'était une imitation de
_Voltaire_, attaquant l'intolérance par l'onction, au lieu de
l'attaquer par le ridicule, mais mettant toujours le _Dieu_ à part,
même avant de purifier son temple. Cela eut un grand succès auprès de
cette partie du public qui voulait croire au Dieu auteur et
conservateur des choses, mais attaquait l'abus du nom divin.


IV

Cependant il avait échappé aux dangers de la révolution; le 9
thermidor et le 18 brumaire avaient tari le sang et ramené l'ordre,
quand Bernardin, veuf de mademoiselle Didot et père de deux enfants,
nommé membre du premier Tribunat national, comme le premier écrivain
de sentiment de la France et investi d'une considération immense et
d'une aisance due à son logement du Louvre, à ses opérations
littéraires, à ses pensions, éprouva le désir d'assurer une seconde
mère à ses enfants. Voici comment ce mariage d'un doux, beau et
illustre vieillard et d'une jeune fille presque encore enfant fut
conclu, et ne trompa aucune de ses espérances.


V

Il y avait alors, auprès de Paris, une maison d'éducation
aristocratique et religieuse, dirigée par madame la comtesse L. G...,
que les malheurs de la révolution avait contrainte à cette condition,
à la fois humble et noble, de former des enfants à la science et à la
vertu. Bernardin de Saint-Pierre, qui l'avait autrefois connue,
fréquentait sa maison. Il y jouissait des égards que son âge et la
célébrité de l'auteur de _Paul et Virginie_ lui assuraient partout. Il
accompagnait souvent ce charmant troupeau d'adolescentes à la
campagne, quand madame la comtesse L. G... conduisait ses élèves dans
les champs. C'était lui qui, semblable à _Abélard_, dirigeait ses
jeunes _Héloïses_ dans leurs lectures et dans leurs études. Un
instinct plus doux l'attachait à cette maison; quoique la vieillesse
qui s'approchait eût donné de la gravité à ses goûts et imprimé
quelques lignes grises aux belles ondes de sa magnifique chevelure, il
pouvait plaire encore à l'innocente admiration du premier âge et
inspirer naïvement les sentiments qu'il rougissait de ressentir.

Parmi ces jeunes personnes, il y en avait une plus accomplie des dons
célestes que toutes ses compagnes. C'était mademoiselle de Pelleport,
fille de la marquise de Pelleport, d'une grande maison du midi de la
France. Cette famille, tombée dans l'adversité par suite de
l'émigration et de quelques désordres de jeunesse de son père, était
liée avec la mienne. Ma mère fut assez heureuse pour offrir à madame
de Pelleport, tante de celle qui devint madame de Saint-Pierre, des
services que l'amitié lui rendait chers et auxquels une liaison
d'enfance enlevait toute l'amertume des subsides.

Les hommes et les femmes de cette famille privilégiée étaient doués
d'une grâce et d'une séduction, vrai génie des races; le malheur
contre-balançait ce don. Celle qui inspira cette passion tardive à M.
de Saint-Pierre joignait, dès l'enfance, à ces séductions de la
jeunesse et de la beauté, les précoces inspirations de l'enthousiasme
et de la vertu. Sa figure était inexprimable au pinceau et à la
langue; il aurait fallu, pour la peindre, les yeux, les sens et comme
l'âme de l'auteur de _Paul et Virginie_. Le sort, qui lui avait été si
contraire jusque-là, lui réservait la plus belle des fleurs de la vie
pour la respirer et l'enivrer avant de mourir.

Elle n'avait pas encore dix-huit ans, son innocence révélait dans ses
yeux une tendresse qui n'était pas de l'amour, mais une sorte
d'admiration enthousiaste pour l'homme qui avait porté _Virginie_ dans
son coeur, cette _Virginie_ dont elle se croyait la soeur! Elle
ignorait la nature du sentiment qu'elle avait pour lui; était-ce un
dieu qui lui apparaissait sur la terre dans une forme qui n'avait
point d'âge et dont la chevelure blonde semblait parer l'immortalité?
Elle rougissait en le regardant, elle frissonnait à ses paroles; elle
n'osait pas s'avouer qu'elle l'aimait; mais il lui inspirait seul un
attrait sérieux qu'elle n'avait jusque-là imaginé pour aucun autre. Ce
fut cet attrait involontaire qui la révéla à Bernardin. Son coeur, que
l'infortune avait gardé pur, et qui était, pour ainsi dire, conservé
jeune dans la glace du malheur, avait la pudeur timide de l'âge et ne
s'avouait pas ce qu'il éprouvait pour cette enfant. Elle était pour
lui l'ombre de _Virginie_, mais _Virginie_ n'était qu'une ombre, et
mademoiselle de Pelleport était un idéal qui échauffait ses songes. Il
n'osait seulement y penser, mais quand, dans les leçons attentives
qu'il lui donnait, il venait à fixer ses regards sur cette taille
angélique, sur cette grâce chaste des mouvements, sur ces joues
rougissantes, sur ces yeux voilés par de longs cils, sur cette bouche
entr'ouverte par le soupir et refermée par la crainte, et quand il
entendait l'éclat de cette voix timbrée et sonore, et pourtant
tremblante, qui était la principale de ses séductions involontaires,
son âme lui échappait et il était prêt à tomber, pour l'adorer, aux
genoux de son élève.

Ce fut dans un de ces délires que leurs âmes se rencontrèrent, et
qu'ils se turent, ne pouvant plus parler, qu'ils se séparèrent sans
pouvoir recouvrer la parole, et qu'ils crurent ne pouvoir plus ni
parler ni se taire jamais ainsi.


VI

Le vieillard revint à Paris, s'enferma dans sa solitude et crut devoir
réfléchir longtemps sur ce qui se passait en lui. Il ne pouvait se
dissimuler qu'il aimait, et le silence, le frisson, la rougeur muette
de mademoiselle de Pelleport lui disaient qu'il était aimé. Après
quelques jours de recueillement, il prit la résolution honnête, mais
sévère, de revenir à la maison de campagne de la comtesse L. G..., et
de lui avouer ses sentiments pour son élève. Il lui demanda un
entretien confidentiel et lui parla ainsi:

«Je suis vieux; j'ai soixante-trois ans; j'ai deux enfants dans le
premier âge; et n'ai, pour toute fortune, qu'une célébrité dont je vis
médiocrement. Il est vrai que mon âme est jeune et que mon imagination
est malheureusement passée toute fervente dans mon coeur. Je viens
vous confesser une de ses fautes et vous demander un conseil que vous
seule pouvez me donner.»

Alors il lui avoua tout ce qu'il ressentait pour mademoiselle de
Pelleport, en lui cachant prudemment et honnêtement ce qu'il était
très-sûr d'avoir inspiré lui-même à cette jeune personne; mais il lui
demanda confidentiellement s'il se trompait en la croyant sensible à
sa tendresse et si elle répugnerait à son union avec un homme de son
âge, dont elle soignerait les enfants comme une mère, et dont elle
adoucirait les années avancées comme une chaste épouse? La comtesse
n'hésita pas à lui déclarer que mademoiselle de Pelleport était l'âme
la plus candide sous le plus bel extérieur qu'elle eût jamais
rencontrée, et qu'elle ne doutait pas que l'honneur de se dévouer au
premier écrivain de son temps ne fût apprécié par elle bien au-dessus
des jeunes gens que sa famille pourrait lui offrir; elle connaissait
assez la mère de cette enfant pour ne pas douter qu'une pareille
proposition serait agréée, si elle était autorisée à la lui faire. La
famille de Pelleport avait perdu toute sa fortune, et regarderait
comme la plus belle des fortunes l'union du plus grand philosophe
religieux et du plus sensible poëte du siècle.

Au premier mot qu'elle en dit à son élève, mademoiselle de Pelleport
s'évanouit d'émotion; elle ne cacha point l'attachement secret que ce
beau vieillard lui avait inspiré. L'amour avait remonté à sa source,
et Bernardin de Saint-Pierre retrouvait _Virginie_ en elle. Il s'unit
avec une généreuse imprudence, et la passion cette fois l'inspira
mieux que la sagesse. Il fut le plus aimé et le plus heureux des
maris. Ses enfants eurent la plus aimable des mères. Aucun nuage ne
troubla les beaux jours qui durèrent autant que leur vie. Ce temps-là,
la campagne d'Éragny, près de Paris, fut le théâtre de leur félicité.


VII

Bernardin de Saint-Pierre passait l'hiver à Paris, dans son logement
du Louvre, non loin du vieux poëte _Ducis_, son voisin et son ami.
Napoléon les honorait tous les deux, mais ils refusèrent l'un et
l'autre de recevoir le titre de sénateur. Ils se défiaient de
l'ambition de l'homme d'État, ils préféraient leur innocente
indépendance d'hommes de lettres aux engagements sans retour avec le
héros du temps. Napoléon les dédaigna, les oublia, mais ne les
persécuta pas. Il avait adoré _Paul et Virginie_ dans sa jeunesse,
l'auteur lui paraissait comme un dieu de l'Inde inspiré par la nature,
une voix des mers et des bois. Sa figure même avait la puissance
simple et douce des éléments, sa chevelure blonde et blanche tout à la
fois lui faisait comprendre la jeunesse éternelle ou le phénomène de
l'immortalité. Il lui donnait, par ses pensions littéraires et celles
de ses frères, tout ce qui pouvait lui enlever les soucis amers de la
vie.


VIII

Ce furent les jours heureux de la tardive adolescence de cet homme
unique. Il vivait solitaire dans le vallon d'Éragny, entre ces deux
_génies_, la mélancolie et l'amour; les personnes qui le rencontraient
ne pouvaient s'empêcher de s'arrêter devant ce sage conduit, précédé
et suivi par cette ravissante figure de jeune femme, jouant avec ses
deux enfants dont elle paraissait la soeur aînée. Il se penchait pour
cueillir des simples et les effeuillait pour leur en démontrer la
structure; l'histoire naturelle expliquée par un confident de la
Providence était l'échelle par laquelle il élevait ces coeurs naïfs à
Dieu. Rentré à la maison, il dictait à sa femme docile, et charmée, de
beaux passages de _l'Arcadie_, vaste églogue de Virgile, ou de
_Fénelon_, ou des _Harmonies de la nature_, suite de ces _Études de la
nature_ qui avaient commencé son nom, ce nom que _Paul et Virginie_
avait plus tard rendu populaire et impérissable.

En ce temps-là, un de ses disciples, M. _Aimé Martin_, venait
quelquefois le visiter dans sa retraite et lui servait de secrétaire.
Aimé Martin, qui le respectait comme un sage et qui l'admirait comme
un écrivain, l'aidait à préparer les éditions de ses oeuvres, le
patrimoine futur de sa femme et de ses enfants. L'habitude de vivre
dans la famille lui en donnait le coeur et l'esprit. Il devint
insensiblement comme un fils d'adoption de plus. La beauté de la jeune
femme pénétrait dans son âme, mais il la considérait comme un objet
sacré qu'il n'aurait pas permis à ses yeux de convoiter sans la
profaner et sans se flétrir lui-même.

C'était un ravissant spectacle que celui de ce vieillard encore vert
et beau dictant ses notes à ce disciple, de cette femme belle comme un
souvenir ressuscité des bananiers de l'Île de France sur le tombeau de
Virginie, prenant quelquefois la plume pour achever les peintures de
son mari, et de ces charmants enfants jouant entre eux, tandis que le
pieux disciple contemplait cette scène de famille et écrivait
gravement les dernières inspirations dictées par le maître.


IX

Ainsi se passaient les années de ce couple accompli d'Éragny; harmonie
suprême de la nature dont la vie de Bernardin de Saint-Pierre offrait
l'image en la dépeignant pour les autres; dans laquelle la belle
vieillesse réfléchissait et dictait, la jeunesse sérieuse écoutait et
écrivait, l'amour docile admirait et vénérait, et l'enfance heureuse
folâtrait, ne sachant lequel il fallait aimer comme un père, comme un
frère, comme une soeur ou comme une mère sur la tombe d'une autre
mère! Voilà les matinées d'Éragny.


X

Aimé Martin était un jeune homme de Lyon, fils unique d'un père qui
avait combattu contre la Convention au siége de cette ville. Après
l'apaisement de la Terreur, il était venu accomplir ses études à
Paris. Son caractère était pur, candide et enthousiaste. Amant de la
gloire de loin, comme des choses qui brûlent en éblouissant, sa figure
portait le témoignage de son caractère; il était grand, fort, élancé;
ses traits, pris séparément, n'étaient pas délicatement
irréprochables, mais vus de distance ils étaient imposants, doux et
fiers; ses membres souples, sa démarche libre et noble. Ses goûts
étaient d'un chevalier né dans un château des campagnes; il avait
l'instinct de l'épée; à peine celui des lettres et de la poésie
l'égalait-il?

Arrivé à Paris pendant les années du Directoire, il se mêla à la
jeunesse dorée qui frémissait à la vue d'un jacobin, et qui se
préparait aux duels, cette gymnastique de la vengeance contre les
meurtriers de ses pères. Il se fit présenter aux différentes salles
d'armes les plus célèbres d'alors; il devint en peu de temps le modèle
et le type de l'escrime.

On ne citait que M. de Bondy capable de lui disputer le palme de
l'assaut. Sa célébrité précoce ne coûta rien à sa modération: il
jouait avec l'épée et ne s'en servit jamais que pour désarmer son
adversaire. C'était en même temps l'époque où les lettres, longtemps
oubliées, renaissaient; on les retrouvait faciles, élégantes,
épistolaires, un peu maniérées, en prose et en vers, comme elles
étaient mortes. Desmoutiers, dans ses _Lettres à Émilie sur la
mythologie_, avait donné l'habitude et le goût de cette poésie
païenne; le jeune Aimé Martin lui donna, dans la même forme, plus de
sérieux, de science et de gravité, en traitant de même un autre sujet,
les phénomènes de la nature. Il eut un succès qui commença sa
renommée. C'était gracieux comme son âge et poétique comme son sujet.
L'abbé Delille et Bernardin de Saint-Pierre le traitèrent en enfant
chéri de leur maison; il préféra à tout l'auteur des _Études de la
nature_ et surtout de _Paul et Virginie_. Il se fit son disciple et
s'offrit à lui comme son secrétaire.

C'était l'époque où Bernardin, à qui la mort avait enlevé sa première
femme, mademoiselle Didot, choisissait la plus ravissante et la plus
vertueuse de ses élèves pour se donner une compagne et pour léguer à
ses enfants, après lui, une mère.

Aimé Martin la vit peu d'abord et ne lui plut que par son culte pour
son mari, mais insensiblement la familiarité et l'amitié naquirent de
l'habitude; il ne s'aperçut des charmes de la jeune veuve que quand il
eut pleuré avec elle son maître disparu. Les deux enfants, qui
l'aimaient comme un père, furent le lien qui les rapprocha quelques
jours. Ils sentirent bientôt sans se le dire que les convenances leur
commandaient de se séparer; mais, comme Bernardin de Saint-Pierre
avait légué toutes ses oeuvres imprimées, tous ses manuscrits et
toutes ses notes à mademoiselle de Pelleport, et qu'elle ne pouvait
les confier qu'à celui qui en avait la clef, elle les lui remit, avec
la mission de les recueillir et d'en tirer parti pour elle et pour sa
famille. Tout en se séparant de Martin pour vivre seule avec sa mère,
elle se réservait la possibilité de le revoir pour ses intérêts
littéraires. C'est ainsi que les deux amis se quittèrent sans s'avouer
leur penchant secret. Ils se revirent de temps en temps, toujours avec
un intérêt plus tendre, mais le silence qu'ils s'imposaient ne faisait
qu'accroître leur tendresse muette. Ce ne fut qu'au bout de deux ans
qu'ils se l'avouèrent l'un à l'autre à demi-voix, et qu'Aimé Martin
demanda mademoiselle de Pelleport en mariage à sa mère, et que cette
mère, attentive à donner à sa fille et à ses petits-enfants le plus
honnête et le plus aimé des tuteurs dans le plus fidèle des amants,
consentit à leur union.

Aimé Martin avait quelque fortune et mademoiselle de Pelleport
quelques pensions littéraires et quelque héritage de _Paul et
Virginie_, que le travail de son nouveau mari accréditait tous les
jours. Ainsi, la plus belle églogue de l'amour innocent servait à
favoriser l'innocent amour de deux coeurs purs sur nos propres
rivages. Tel aurait été certainement le voeu de Bernardin de
Saint-Pierre en quittant la vie; ses ouvrages, enrichis de ses notes
et achevés par l'amitié de son disciple, devinrent le patrimoine de
sa veuve et de ses enfants. Aimé Martin les compléta, les commenta,
les orna de préfaces, et de préambules curieux et intéressants, leur
donna un prix qui ajouta beaucoup à leur valeur primitive. Les
_Harmonies de la nature_, l'_Arcadie_, poëme animé du souffle de
_Télémaque_; les _Voeux d'un solitaire_, utopie émanée de J. J.
Rousseau, les huit volumes d'oeuvres diverses complétèrent sous sa
plume et encadrèrent _Paul et Virginie_, et furent couronnés par un
remarquable Essai sur la vie et les ouvrages du Platon de l'amour
moderne.


XI

1814 ramena en France la famille de Louis XVI. M. Lainé, le courageux
orateur de ce parti, qui était alors le parti de la France, adopta
Aimé Martin comme un des jeunes Français à la fois philosophes et
royalistes; il lui voua une affection paternelle et le fit choisir par
la Chambre du temps pour secrétaire de l'assemblée. Martin connut là
tous les hommes politiques du moment, mais il ne se lia d'une
éternelle amitié qu'avec le grand orateur qui avait été son protecteur
et son second maître.

M. Lainé ressemblait à Cicéron par la vertu, mais plus ferme, et par
le talent de la parole, aussi élégant, mais moins abondant. C'est par
Aimé Martin et par sa femme, dont j'étais devenu l'ami, que je connus
et que j'aimai M. Lainé au-dessus de tous les hommes politiques que
je connus dans les différentes phases de ma longue carrière publique.
C'était à mes yeux le saint du royalisme moderne. Le son seul de sa
voix et sa physionomie douce et ascétique ne pouvaient être exprimés
que par le mot dantique ou romain: Vertu. On ne pouvait le voir sans
rentrer en soi-même, ni l'entendre sans rougir de tout ce qui restait
d'humain ou d'intéressé en soi; si la Restauration avait trouvé en
France quelques hommes de cette nature et de ce talent, elle eût été
le gouvernement de Platon. Aucune utopie de Bernardin de Saint-Pierre
ou d'Aimé Martin ne pouvait égaler cette probité de vie publique. Tout
gouvernement devait devenir une religion dans ses mains: aussi les
sentiments qu'il nous inspirait dans notre jeunesse tenaient-ils d'une
religion; nous ne pouvions, en son absence, parler de lui sans que
notre physionomie prît le sérieux un peu sévère de sa figure, et son
nom nous est resté comme une relique de ce beau temps représentatif.

M. Lainé se retira dans une petite propriété qu'il avait au bord de la
mer, dans les _Landes_ de Bordeaux, et il y restait seul la plus
grande partie de l'année, entre ses amis des siècles passés, Moïse,
Platon et Cicéron. L'hiver, il revenait chez son frère, à Paris; il ne
voyait que quelques hommes impartiaux et retirés des affaires depuis
la révolution de 1830. Aimé Martin et sa charmante femme formaient le
fond de cette société de philosophes. Une maladie de poitrine nous
annonçait sa fin prochaine: il l'attendait avec cette religieuse
résignation à la nature qui laissait sa bouche sourire à la mort.
C'est là encore que je le vis quelque temps avant sa fin. Il lisait
souvent mes vers et il récitait par coeur mes _Harmonies_ à sa
belle-soeur. Il m'aimait comme un homme de même nature, je le vénérais
comme un modèle d'homme public et d'homme privé; enfin il mourut. La
France, depuis ce temps, eut des hommes qui lui ressemblèrent, aucun
qui l'égala. Il ne fit aucun bruit en s'en allant. Sa famille, Aimé
Martin, sa femme et moi nous nous aperçûmes seuls que la plus aimable
vertu s'était retirée du monde. Nous ne cessâmes de le pleurer, et
quant à moi je le pleurerai jusqu'à ma dernière heure, s'il est permis
de pleurer la perfection qui quitte ce séjour de misères pour habiter
le pays des vérités éternelles.


XII

Je m'attachai de plus en plus à Aimé Martin et à l'aimable veuve de
Bernardin de Saint-Pierre, qui me rendait l'amitié que je portais à
son mari. Je passais peu de jours sans la voir.

J'avais quitté, comme M. Lainé, avec douleur, mais sans colère, la
diplomatie, dans laquelle j'avais passé ma jeunesse. Je ne faisais
point de voeux pour la chute du gouvernement de Juillet que je ne
servais plus dans aucun emploi, mais dont je ne pressais pas la chute,
n'aimant pas la chute qui laisse longtemps un peuple se débattre sous
les ruines. Je voyais avec dégoût ces coalitions de partis opposés,
feignant de s'unir pour renverser un établissement politique
quelconque, qu'ils ne pouvaient pas remplacer. Ce gouvernement ne
méritait pas de regrets un jour, parce qu'il avait contribué lui-même
à la démolition du régime de ses parents; puisque ce régime avait été
vaincu et chassé, en se déclarant incompatible avec le régime
constitutionnel modéré, il fallait laisser le roi vaincu fuir dans
l'exil, mais garder son héritier innocent sous la tutelle du pays.
Louis-Philippe ne le voulut pas, ce fut sa faute, rudement, mais
lentement expiée par sa fuite à lui-même devant les émeutes de 1848.

C'est alors que j'entrai en scène et que, sans être républicain, je
proclamai la république comme le remède héroïque à l'anarchie. Sans la
république, il n'y avait plus de France alors; ce fut sa raison d'être
et son excuse, si elle en avait besoin. Le reste appartient à d'autres
temps et à d'autres hommes, il ne m'appartient pas d'en parler.


XIII

Peu de mois avant ces derniers événements, Aimé Martin était mort
d'une lente maladie qui ne nous donnait que des inquiétudes, mais
point d'alarmes. J'allai lui dire adieu sur son lit de souffrance. Il
mourait dans la religion de son maître, se conformant à la loi de la
nature et ne voulant d'autre médecin que la confiance en Dieu et la
résignation à la volonté suprême qui appelle les êtres à la vie et qui
les rappelle à son heure.

«Mon cher ami, me dit-il, je crois que je mourrai bientôt et que ma
femme chérie ne tardera pas à me suivre; je crois que vous êtes
destiné à avoir dans votre existence des fortunes diverses et des
besoins auxquels vous ne vous attendez pas; je laisserai des biens
divisés en trois paris: ce qui me vient de mon père d'abord et qui est
tout à moi, ce qui vient de mademoiselle de Pelleport ensuite, dont
les subsides généreux de votre famille ont soutenu et adouci
l'existence; enfin, ce que j'ai gagné par les ouvrages de mon maître
pendant tant d'années d'exploitation, ceci appartient tout entier à ma
veuve et à ses enfants, à qui je le laisse. Virginie, femme accomplie,
est mariée au général Q... et fait le bonheur de cet excellent homme.
Elle n'a pas d'enfants et sa santé nous inquiète pour son existence.
Son frère Paul est en Alsace, et son avenir est assuré par ces
dispositions. Il me reste une modique somme que je vous demande, au
nom de ma femme comme au mien, la permission de vous léguer:
promettez-moi de ne pas la refuser. Nous désirons que ce qui a
commencé par _Paul et Virginie_ finisse par les _Méditations
poétiques_. Le génie et la poésie ont aussi une famille qu'il n'est
pas permis de répudier.»

Je lui promis d'accepter et je lui dis adieu. Je ne croyais pas que
cet adieu fût le dernier. Je partis et ne revis plus ni lui ni sa
femme. Elle se retira, dans la forêt de Saint-Germain, chez une
famille de ses amis; elle ne survécut pas longtemps à celui sans
lequel elle ne voulait plus vivre. Je reçus avec la nouvelle de sa
mort l'héritage qu'elle m'avait légué. Ainsi je me trouvai légataire
d'une part dans le patrimoine que l'auteur de tant de chefs-d'oeuvre
avait transmis. Aimé Martin et sa femme étaient dignes de la confiance
que ce grand écrivain avait mise en eux; j'en fis l'usage qu'ils
m'avaient eux-mêmes dicté.

Voilà comment je touchai de près à la destinée de ce philosophe et de
ce poëte. Que n'ai-je hérité de même d'un atome de sa sensibilité et
de son talent?


XIV

En perdant Aimé Martin et sa femme, je perdis ces amis de toutes les
heures qui occupent, vivants ou morts, une place considérable dans
l'existence; c'étaient deux amours dans le même coeur; qui aimait l'un
aimait l'autre. Je ne puis pas plus les séparer dans mon souvenir de
tous les jours que _Paul_ ne put se séparer de _Virginie_, même au
tombeau; que Dieu nous réunisse sous les lataniers où l'on s'aime
éternellement.


XV

Voilà l'histoire vraie de Bernardin de Saint-Pierre. Il croyait en
Dieu au temps où l'on n'y croyait guère. Aimé Martin, qui y croyait
comme toute eau croit à sa source, rapporte ainsi le martyre
d'amour-propre que Bernardin eut à subir, en 1798, pour confesser sa
croyance devant ses premiers collègues de l'Institut. Voici un passage
de ses manuscrits où il raconte avec une âme brisée le fanatisme
d'impiété qui l'accueillit à l'Institut la première fois qu'il y
prononça le nom de Dieu. Il venait de lire sa profession de foi de
déisme providentiel. Les murs faillirent s'écrouler.

     «Que je me trouvai à plaindre! disait-il; mon sort était d'autant
     plus triste, que c'était des collègues dont je devais espérer le
     plus de support que j'éprouvais le plus de traverses. Comme les
     plus accrédités d'entre eux n'avaient pas rougi de se déclarer
     publiquement athées, je me suis trouvé dans la nécessité de
     combattre leur système destructeur de toute morale et de toute
     société. De leur côté, ils ont toujours empêché qu'on n'insérât
     aucun de mes rapports dans les Mémoires de l'Institut. Le nom de
     Dieu, dans tout ouvrage qui concourait à ses prix, était pour eux
     un signe de réprobation. Enfin l'athéisme, accroissant son audace
     par ses succès, faisait des prosélytes jusque parmi les gens de
     bien, effrayés de leur ruine future, et bannissait de toutes les
     grandes places de l'État ceux des académiciens qui osaient croire
     publiquement en Dieu.»

     Ici commence une des scènes les plus scandaleuses de la
     révolution. Que ne nous est-il permis de nous arrêter? Pourquoi
     sommes-nous entré dans cette fatale carrière, et ne devions-nous
     pas prévoir tout ce qu'il pouvait nous en coûter pour achever de
     la parcourir? Mais le choix du silence ne nous est pas laissé; et
     lors même qu'il nous serait permis d'arracher cette page de notre
     livre, nous ne pourrions l'effacer de notre histoire.

     On était alors en 1798. Bernardin de Saint-Pierre avait été
     chargé, par la classe de morale, de faire un rapport sur les
     mémoires qui avaient concouru pour le prix. Il s'agissait de
     résoudre cette question: «Quelles sont les institutions les plus
     propres à fonder la morale d'un peuple?» Tous les concurrents
     l'avaient traitée dans l'esprit de leurs juges. Effrayé d'une
     perversité qu'il ne pouvait croire sincère, l'auteur des _Études_
     voulut ramener le siècle à des idées plus justes et plus
     consolantes, et il termina son rapport par un de ces morceaux
     d'inspiration[4] où son âme répandait les douces lumières de
     l'Évangile. Au jour désigné, il se rend à l'Institut pour y faire
     approuver son travail. La plupart de ses collègues étaient
     assemblés autour d'un ministre qui avait à sa solde des écrivains
     mercenaires chargés de retrancher des poëtes latins tout ce qui
     concernait la Divinité, afin de les rendre classiques pour les
     écoles républicaines. C'est en présence de cet auditoire que
     Bernardin de Saint-Pierre commença la lecture de son rapport.
     L'analyse des mémoires fut écoutée assez tranquillement; mais,
     aux premières lignes de la déclaration solennelle de ses
     principes religieux, un cri de fureur s'éleva de toutes les
     parties de la salle. Les uns le persiflaient, en lui demandant où
     il avait vu Dieu, et quelle figure il avait; les autres
     s'indignaient de sa crédulité; les plus calmes lui adressaient
     des paroles méprisantes. Des plaisanteries on en vint aux
     insultes: on outrageait sa vieillesse; on le traitait d'homme
     faible et superstitieux; on menaçait de le chasser d'une
     assemblée dont il se rendait indigne, et l'on poussa la démence
     jusqu'à l'appeler en duel, afin de lui prouver, l'épée à la main,
     qu'il n'y avait pas de Dieu. Vainement, au milieu du tumulte, il
     cherchait à placer un mot: on refusait de l'entendre, et
     l'idéologue Cabanis (c'est le seul que nous nommerons), emporté
     par la colère, s'écria: «Je jure qu'il n'y a pas de Dieu! et je
     demande que son nom ne soit jamais prononcé dans cette enceinte!»
     Bernardin de Saint-Pierre n'en veut pas entendre davantage; il
     cesse de défendre son rapport, et se tournant vers ce nouvel
     adversaire, il lui dit froidement: «Votre maître Mirabeau eût
     rougi des paroles que vous venez de prononcer.» À ces mots il se
     retire sans attendre de réponse, et l'assemblée continue de
     délibérer, non s'il y a un Dieu, mais si elle permettra de
     prononcer son nom.

          [Note 4: Voyez ce morceau curieux, t. VII des Oeuvres.]

     Cependant M. de Saint-Pierre était entré dans la bibliothèque.
     Épouvanté d'une scène sans exemple dans l'histoire des sociétés
     humaines, il se persuade qu'il doit tenter un dernier effort, et
     se hâte d'écrire quelques pensées qui doivent porter la
     conviction dans l'âme de ses auditeurs. Cette espèce de mémoire
     fut fait d'inspiration; il n'y a que peu de mots d'effacés dans
     le brouillon, qui est sous nos yeux, et que l'auteur ne recopia
     jamais. C'est un mélange touchant de douceur et d'énergie, et un
     modèle de la plus haute éloquence. Il prie, il console, il
     cherche à ramener à lui; voilà toute sa réponse aux insultes dont
     on l'accable. Il ne veut pas se faire à lui-même l'injure de
     prouver un Dieu; il dédaigne d'en appeler au spectacle de la
     nature: ce spectacle ne serait pas aperçu de ses adversaires,
     flétris par l'aspect de la société; mais il espère les faire
     rougir de leur égarement, en les ramenant aux lois fugitives de
     cette époque. Il oppose à l'athéisme réfléchi de ses collègues
     l'assentiment involontaire des _représentants du peuple_, de ces
     hommes couverts de crimes, qui n'osèrent pas nier le Dieu vengeur
     qui les attendait. Il pousse enfin ce terrible argument jusqu'à
     invoquer ce nom que nul être ne prononce sans effroi,
     Robespierre, au-dessous duquel la classe de morale aspirait à
     descendre. Ainsi parlait le juste! et Dieu permit que ces lignes,
     inspirées par l'amour du genre humain, fussent au-dessus de tout
     ce que l'auteur de tant d'ouvrages éloquents avait écrit
     jusqu'alors, afin que, dans sa plus belle page, la postérité pût
     lire sa plus belle action.

     M. de Saint-Pierre rentre alors dans la salle des séances. Ses
     collègues, encore assis autour de la table verte, s'étonnent de
     le revoir; mais il reprend sa place malgré leurs clameurs, et
     demande à être entendu. Heureux d'obtenir un moment de silence,
     il rappelle tout son courage, et dit:

     «Après avoir porté votre jugement sur les mémoires qui ont
     concouru pour le prix de morale, vous examinerez sans doute la
     fin de mon rapport, qui a excité de si étranges réclamations. On
     vous a proposé de ne jamais prononcer le nom de Dieu à
     l'Institut. Je ne vous rappellerai point ce qu'on vous a dit
     personnellement d'injurieux à cette occasion; je ne désire ici
     que de rapprocher tous les esprits de leur intérêt commun; mais,
     en qualité de rapporteur de votre commission, de membre de votre
     section de morale, et de citoyen, je suis obligé de vous dire que
     dans un rapport public sur les institutions qui peuvent fonder la
     morale d'un peuple, il y va de votre devoir de manifester le
     principe d'où dérive toute morale privée ou publique. Je ne vous
     citerai point à ce sujet le consentement universel des nations,
     l'autorité des hommes de génie dans tous les temps, et notamment
     celle des législateurs. Je ne vous dirai point qu'il faut
     nécessairement une cause ordonnatrice et intelligente à tant de
     créatures organisées et intelligentes qui ne se sont rien donné.
     Si je voulais vous prouver l'existence de l'Auteur de la nature,
     je me croirais aussi insensé que si je voulais vous démontrer en
     plein midi l'existence du soleil. Il s'agit seulement de décider
     si, pour quelques ménagements particuliers, vous rejetterez de
     mon rapport sur la morale, dans une séance publique, l'idée d'un
     Être suprême rémunérateur et vengeur. Pour moi, je rougirais de
     voiler cette vérité, pour complaire à une faction qui flatte les
     puissants, en tâchant de leur persuader qu'ils n'ont point
     d'autres juges de leur conscience que les hommes, c'est-à-dire
     qu'ils n'en ont point. Je n'ai point été coupable d'une si
     criminelle complaisance sous le régime même de la Terreur.
     Robespierre, qui cherchait à couvrir le sang qu'il versait du
     manteau de la philosophie, sachant que je demandais à son comité
     la restitution d'une pension, mon unique revenu, me fit dire
     qu'il n'y avait point de fortune où je ne pusse prétendre, si je
     voulais représenter sa conduite comme le résultat d'une mesure
     philosophique. Je répondis à son agent que j'avais étudié les
     lois de la nature, mais que j'ignorais celles de la politique.
     Mon refus d'écrire en sa faveur pouvait être suivi de ma mort;
     mais j'étais résolu de perdre la tête plutôt que ma conscience:
     et si le pouvoir et les bienfaits de ce despote, qui voyait à ses
     pieds la république consternée le combler d'adulations, et qui
     avait entre ses mains ma fortune et ma vie, n'ont pu me faire
     parler pour manquer à l'humanité, il n'est aucune puissance qui
     pût me faire écrire pour manquer à la Divinité, qui m'a donné le
     courage de ne pas fléchir le genou devant un tyran.

     «Si je lis donc à la tribune de l'Institut mon rapport sur les
     mémoires du concours, j'y serai sans doute l'interprète de vos
     jugements; mais je ne changerai rien à sa péroraison. C'est ma
     profession de foi en morale, et ce doit être la vôtre. Elle est
     celle du genre humain; elle est celle des hommes que vous avez
     honorés par des fêtes publiques: de Jean-Jacques, qu'une faction
     vindicative a persécuté pendant sa vie, et poursuit encore
     aujourd'hui, après sa mort, jusque dans ses amis. Si vous
     redoutez son crédit, chargez quelque autre que moi de faire un
     discours qui lui convienne: je ne peux dissimuler sur de si
     grands intérêts. Ma morale est toute d'une pièce: je ne saurais
     ni contrefaire l'athée à l'Institut, ni le bigot dans un village.
     Rendez-moi à mes propres travaux, à ma solitude, à mon bonheur, à
     la nature; en rejetant le travail dont vous m'avez chargé, il y
     va non de mon honneur, mais du vôtre. Vous devez être certains
     que si vous flattez cette secte insensée, elle vous subjuguera,
     elle vous ôtera jusqu'à la liberté de vos élections, de vos
     choix, de vos opinions, comme elle a déjà tenté de le faire.
     Elle forcera chacun de vous de professer l'erreur sur laquelle
     elle fonde son ambition. Mais pourquoi la craindriez-vous? La
     république vous donne à tous la liberté de parler:
     l'accorderait-elle aux uns pour nier publiquement la Divinité? et
     la refuserait-elle aux autres pour en faire l'aveu? Nos
     gouvernants ne propagent-ils pas eux-mêmes la théophilanthropie?
     La déclaration de l'existence d'un Être suprême n'est-elle pas
     inscrite sur tous les anciens monuments religieux de la France?
     On vous a dit qu'elle était l'ouvrage du régime de Robespierre,
     et qu'elle avait été abrogée avec lui. Voyez comme l'esprit de
     parti aveugle les hommes, et leur fait méconnaître jusqu'aux
     faits qui sont sous leurs yeux: non-seulement cet hommage rendu à
     la Divinité existe au frontispice des anciennes églises qui
     servent aujourd'hui à rassembler les citoyens; mais il est à la
     tête même de notre Constitution; il en est le début, le
     témoignage, la sanction sacrée, c'est sous ses auspices qu'elle
     est faite. «Le peuple français, y est-il dit, proclame, _en
     présence de l'Être suprême_, la déclaration des droits et des
     devoirs de l'homme et du citoyen.» La classe des sciences morales
     et politiques rougirait-elle de terminer un rapport sur ces mêmes
     droits et ces mêmes devoirs, par un hommage dont l'Assemblée
     nationale s'est honorée à la tête de la Constitution?

     «Mais j'ai honte moi-même de vous exciter à votre devoir, chers
     confrères, vous dont les lumières m'éclairent et dont les vertus
     m'animent: décidez-vous donc à l'exemple des représentants du
     peuple, vous qui êtes les représentants permanents des lois et
     des moeurs. Il y va de la vérité fondamentale de toute société
     humaine, du frein à imposer aux méchants qui se feraient une
     autorité de votre silence, et du repos des gens de bien qui en
     frémiraient. Vous rappellerez par vos aveux des frères égarés,
     mais estimables même dans leur misanthropie, au centre commun de
     toutes les lumières et de tous les sentiments. C'est la
     méchanceté des hommes qui leur fait méconnaître une Providence
     dans la nature: ils sont comme les enfants qui repoussent leur
     mère parce qu'ils ont été blessés par leurs compagnons; mais ils
     ne se débattent qu'entre ses bras. Votre confiance ranimera leur
     confiance. Déclarez donc à l'Institut que vous regardez
     l'existence de Dieu comme la base de toute morale; si quelques
     intrigants en murmurent, le genre humain vous applaudira.»

     Je rends grâce au ciel, qui m'a permis de presser la main qui
     traça ces lignes courageuses! de contempler ces cheveux blancs,
     honorés des insultes de l'impiété! d'entendre enfin celui que les
     promesses ne purent séduire, que la pauvreté ne put corrompre, et
     que les menaces trouvèrent insensible!

     Cependant, qui le croirait? une si éloquente réclamation ne put
     triompher de l'endurcissement des coeurs: le nom de Dieu ne fut
     pas prononcé! Condamné au silence dans le sein de l'Institut, M.
     de Saint-Pierre fit imprimer la fin de son rapport; elle fut
     distribuée à la porte de la salle des séances; mais l'auteur,
     conservant cette modération, marque certaine de la force, ne
     voulut point faire connaître les motifs de sa publication. Il lui
     suffisait d'apprendre à sa patrie que ses opinions ne changeaient
     point avec les circonstances, et qu'il était resté immuable au
     milieu des bouleversements du siècle. Peu de temps après, la
     classe de morale fut supprimée, et l'Institut put aspirer à la
     gloire de redevenir le premier corps littéraire de l'Europe.


XVI

Telle fut la destinée terrestre de cet homme de lettres français qui
laissa dans les imaginations et dans les coeurs la trace indélébile de
son talent, parce qu'il fut l'homme de lettres de la nature, et qu'il
n'emprunta qu'à elle ses dessins et ses couleurs.

Montez des premiers jours de notre littérature jusqu'à nos jours
d'aujourd'hui, vous trouverez une échelle tantôt progressive, tantôt
descendante, de grands génies; mais tous vous laisseront des
admirations ou incomplètes ou contestables, ou sèches ou forcées.
Aucun ne vous laissera dans l'âme cette harmonie paisible du beau
antique que les _Grecs_, ou les _Latins_, ou les _Indous_ appelaient
la _beauté suprême_, parce qu'elle était à la fois vérité et volupté,
et qu'elle produisait sur le lecteur un effet divin et éternel
sentiment de l'âme à tout ce que l'on désire, qui la remplit sans la
laisser désirer rien de plus, ivresse tranquille où les rêves mêmes
sont accomplis, et où le style, où l'expression ne cherche plus rien à
peindre, parce que tout est au-dessus des paroles.

Le plus grand des écrivains de notre langue, Bossuet, a la force et
l'élévation, mais c'est la force écrasante du prophète plutôt que la
force persuasive de la vérité: il est terrible, il n'est pas bon; on
ne l'admire pas seulement, on le craint.

Fénelon est trop utopique. On sent qu'il rêve; sa ville de Salente est
construite de fantasmagories qui se détruisent les unes les autres.

Pascal est trop sec et trop railleur. C'est un insensé quand il
raisonne, c'est un méchant quand il argumente. D'ailleurs, que
reste-t-il dans l'âme quand on l'a lu? Ou de la piété pour sa sainte
démence, ou du sourire amer sur les lèvres.

Voltaire, qui a tout, n'a pas l'onction, le résumé de tout. Il n'a
fait naître que le sentiment du ridicule.

Rousseau n'est pas bon, il n'est qu'éloquent. Ses déclamations
charment l'esprit, mais ne touchent pas longtemps le coeur; le coeur
sent vite qu'il est dupé par un sophiste de sentiment.

Chateaubriand atteint quelquefois ce double terme de la beauté suprême
de l'expression et de la sensibilité de l'âme; mais il n'y reste pas.
Il se traverse lui-même, il s'exagère, il se ment, il devient un
rhéteur. Il n'est plus un prophète de Dieu, il est un homme qui veut
être plus qu'un homme. Ainsi des autres. Ils ont trop aspiré aux
choses humaines, ils ont fini par croire qu'il y avait quelque chose
de plus beau que la vérité; ils ont dit plus qu'ils ne sentaient.

Quant à Bernardin de Saint-Pierre, dans _Paul et Virginie_, il n'a pas
prétendu à dépasser la nature, mais à l'écouter et à l'égaler.

Aussi, lisez ses descriptions: elles sont simples comme le regard
d'un enfant qui ne cherche point d'images merveilleuses, mais qui
écrit sans prétention ce qu'il sent. C'est comme une eau limpide qui
réfléchit les objets, mais qui ne les colore pas plus que l'objet
lui-même. Il ne cherche ni à étonner, ni à briller. Dès qu'il a déposé
sur le papier ce qu'il a vu dans l'intérieur de sa conception, cela
suffit, il s'arrête, son oeuvre est accomplie, il ne se croit pas
capable d'embellir la nature; il se regarde comme un traducteur qui
ajouterait à son texte et qui mentirait en l'exagérant. En deux mots,
c'est l'écrivain français de la vérité. Il n'invente rien, il
rapporte. Aussi, quand on a pleuré en lisant _Paul et Virginie_, on ne
croit pas avoir lu un roman, on croit avoir écouté une histoire.

     Je demeure, comme je vous l'ai dit, à une lieue et demie d'ici,
     sur les bords d'une petite rivière qui coule le long de la
     Montagne-Longue. C'est là que je passe ma vie seul, sans femme,
     sans enfants et sans esclaves.

     Après le rare bonheur de trouver une compagne qui nous soit bien
     assortie, l'état le moins malheureux de la vie est sans doute de
     vivre seul. Tout homme qui a eu beaucoup à se plaindre des hommes
     cherche la solitude. Il est même très-remarquable que tous les
     peuples malheureux par leurs opinions, leurs moeurs ou leurs
     gouvernements ont produit des classes nombreuses de citoyens
     entièrement dévoués à la solitude et au célibat. Tels ont été les
     Égyptiens dans leur décadence, les Grecs du Bas-Empire; et tels
     sont, de nos jours, les Indiens, les Chinois, les Grecs modernes,
     les Italiens, et la plupart des peuples orientaux et méridionaux
     de l'Europe. La solitude ramène en partie l'homme au bonheur
     naturel, en éloignant de lui le malheur social. Au milieu de nos
     sociétés divisée par tant de préjugés, l'âme est dans une
     agitation continuelle; elle roule sans cesse en elle-même mille
     opinions turbulentes et contradictoires, dont les membres d'une
     société ambitieuse et misérable cherchent à se subjuguer les uns
     les autres. Mais dans la solitude, elle dépose ces illusions
     étrangères qui la troublent; elle reprend le sentiment simple
     d'elle-même, de la nature et de son Auteur. Ainsi l'eau bourbeuse
     d'un torrent qui ravage les campagnes, venant à se répandre dans
     quelque petit bassin écarté de son cours, dépose ses vases au
     fond de son lit, reprend sa première limpidité, et, redevenue
     transparente, réfléchit, avec ses propres rivages, la verdure de
     la terre et la lumière des cieux. La solitude rétablit aussi bien
     les harmonies du corps que celles de l'âme. C'est dans la classe
     des solitaires que se trouvent les hommes qui poussent le plus
     loin la carrière de la vie; tels sont les brames de l'Inde.
     Enfin, je la crois si nécessaire au bonheur dans le monde même,
     qu'il me paraît impossible d'y goûter un plaisir durable de
     quelque sentiment que ce soit, ou de régler sa conduite sur
     quelque principe stable, si l'on ne se fait une solitude
     intérieure, d'où notre opinion sorte bien rarement, et où celle
     d'autrui n'entre jamais. Je ne veux pas dire toutefois que
     l'homme doive vivre absolument seul: il est lié avec tout le
     genre humain par ses besoins; il doit donc ses travaux aux
     hommes; il se doit aussi au reste de la nature. Mais, comme Dieu
     a donné à chacun de nous des organes parfaitement assortis aux
     éléments du globe où nous vivons, des pieds pour le sol, des
     poumons pour l'air, des yeux pour la lumière, sans que nous
     puissions intervertir l'usage de ces sens, il s'est réservé pour
     lui seul, qui est l'auteur de la vie, le coeur, qui en est le
     principal organe.

     Je passe donc mes jours loin des hommes, que j'ai voulu servir,
     et qui m'ont persécuté. Après avoir parcouru une grande partie de
     l'Europe, et quelques cantons de l'Amérique et de l'Afrique, je
     me suis fixé dans cette île peu habitée, séduit par sa douce
     température et par ses solitudes. Une cabane que j'ai bâtie dans
     la forêt, au pied d'un arbre, un petit champ défriché de mes
     mains, une rivière qui coule devant ma porte, suffisent à mes
     besoins et à mes plaisirs. Je joins à ces jouissances celle de
     quelques bons livres, qui m'apprennent à devenir meilleur. Ils
     font encore servir à mon bonheur le monde même que j'ai quitté:
     ils me présentent des tableaux des passions qui en rendent les
     habitants si misérables; et, par la comparaison que je fais de
     leur sort au mien, ils me font jouir d'un bonheur négatif. Comme
     un homme sauvé du naufrage sur un rocher, je contemple de ma
     solitude les orages qui frémissent dans le reste du monde. Mon
     repos même redouble par le bruit lointain de la tempête. Depuis
     que les hommes ne sont plus sur mon chemin, et que je ne suis
     plus sur le leur, je ne les hais plus; je les plains. Si je
     rencontre quelque infortuné, je tâche de venir à son secours par
     mes conseils, comme un passant, sur le bord d'un torrent, tend la
     main à un malheureux qui s'y noie. Mais je n'ai guère trouvé que
     l'innocence attentive à ma voix. La nature appelle en vain à elle
     le reste des hommes; chacun d'eux se fait d'elle une image qu'il
     revêt de ses propres passions. Il poursuit toute sa vie ce vain
     fantôme qui l'égare, et il se plaint ensuite au ciel de l'erreur
     qu'il s'est formée lui-même. Parmi un grand nombre d'infortunés
     que j'ai quelquefois essayé de ramener à la nature, je n'en ai
     pas trouvé un seul qui ne fût enivré de ses propres misères. Ils
     m'écoutaient d'abord avec attention, dans l'espérance que je les
     aiderais à acquérir de la gloire ou de la fortune; mais, voyant
     que je ne voulais leur apprendre qu'à s'en passer, ils me
     trouvaient moi-même misérable de ne pas courir après leur
     malheureux bonheur; ils blâmaient ma vie solitaire; ils
     prétendaient qu'eux seuls étaient utiles aux hommes, et ils
     s'efforçaient de m'entraîner dans leur tourbillon. Mais si je me
     communique à tout le monde, je ne me livre à personne. Souvent il
     me suffit de moi pour me servir de leçon à moi-même. Je repasse
     dans le calme présent les agitations passées de ma propre vie,
     auxquelles j'ai donné tant de prix: les protections, la fortune,
     la réputation, les voluptés et les opinions qui se combattent par
     toute la terre. Je compare tant d'hommes que j'ai vus se disputer
     avec fureur ces chimères, et qui ne sont plus, aux flots de ma
     rivière, qui se brisent, en écumant, contre les rochers de son
     lit, et disparaissent pour ne revenir jamais. Pour moi, je me
     laisse entraîner en paix au fleuve du temps, vers l'océan de
     l'avenir, qui n'a plus de rivages; et par le spectacle des
     harmonies actuelles de la nature, je m'élève vers son Auteur, et
     j'espère dans un autre monde de plus heureux destins.

     Quoiqu'on n'aperçoive pas de mon ermitage, situé au milieu d'une
     forêt, cette multitude d'objets que nous présente l'élévation du
     lieu où nous sommes, il s'y trouve des dispositions
     intéressantes, surtout pour un homme qui, comme moi, aime mieux
     rentrer en lui-même que s'étendre au dehors. La rivière qui coule
     devant ma porte passe en ligne droite à travers les bois, en
     sorte qu'elle me présente un long canal ombragé d'arbres de
     toutes sortes de feuillages: il y a des tatamaques, des bois
     d'ébène, et de ceux qu'on appelle ici bois de pomme, bois d'olive
     et bois de cannelle; des bosquets de palmistes élèvent çà et là
     leurs colonnes nues, et longues de plus de cent pieds, surmontées
     à leurs sommets d'un bouquet de palmes, et paraissent au-dessus
     des autres arbres comme une forêt plantée sur une autre forêt. Il
     s'y joint des lianes de divers feuillages, qui, s'enlaçant d'un
     arbre à l'autre, forment ici des arcades de fleurs, là de longues
     courtines de verdure. Des odeurs aromatiques sortent de la
     plupart de ces arbres, et leurs parfums ont tant d'influence sur
     les vêtements mêmes, qu'on sent ici un homme qui a traversé une
     forêt quelques heures après qu'il en est sorti. Dans la saison où
     ils donnent leurs fleurs, vous les diriez à demi couverts de
     neige. À la fin de l'été, plusieurs espèces d'oiseaux étrangers
     viennent, par un instinct incompréhensible, de régions inconnues,
     au delà des vastes mers, récolter les graines des végétaux de
     cette île, et opposent l'éclat de leurs couleurs à la verdure des
     arbres rembrunie par le soleil. Telles sont, entre autres,
     diverses espèces de perruches, et les pigeons bleus, appelés ici
     pigeons hollandais. Les singes, habitants domiciliés de ces
     forêts, se jouent dans leurs sombres rameaux, dont ils se
     détachent par leur poil gris et verdâtre, et leur face toute
     noire; quelques-uns s'y suspendent par la queue et se balancent
     en l'air; d'autres sautent de branche en branche, portant leurs
     petits dans leurs bras. Jamais le fusil meurtrier n'y a effrayé
     ces paisibles enfants de la nature. On n'y entend que des cris de
     joie, des gazouillements et des ramages inconnus de quelques
     oiseaux des terres australes, que répètent au loin les échos de
     ces forêts. La rivière qui coule en bouillonnant sur un lit de
     roche, à travers les arbres, réfléchit çà et là dans ses eaux
     limpides leurs masses vénérables de verdure et d'ombre, ainsi que
     les jeux de leurs heureux habitants: à mille pas de là, elle se
     précipite de différents étages de rocher, et forme, à sa chute,
     une nappe d'eau unie comme le cristal, qui se brise, en tombant,
     en bouillons d'écume. Mille bruits confus sortent de ces eaux
     tumultueuses; et, dispersés par les vents dans la forêt, tantôt
     ils fuient au loin, tantôt ils se rapprochent tous à la fois, et
     assourdissent comme les sons des cloches d'une cathédrale. L'air,
     sans cesse renouvelé par le mouvement des eaux, entretient sur
     les bords de cette rivière, malgré les ardeurs de l'été, une
     verdure et une fraîcheur qu'on trouve rarement dans cette île,
     sur le haut même des montagnes.

     À quelque distance de là est un rocher, assez éloigné de la
     cascade pour qu'on n'y soit pas étourdi du bruit de ses eaux, et
     qui en est assez voisin pour y jouir de leur vue, de leur
     fraîcheur et de leur murmure. Nous allions quelquefois, dans les
     grandes chaleurs, dîner à l'ombre de ce rocher, madame de la
     Tour, Marguerite, Virginie, Paul et moi. Comme Virginie dirigeait
     toujours au bien d'autrui ses actions même les plus communes,
     elle ne mangeait pas un fruit à la campagne qu'elle n'en mît en
     terre les noyaux ou les pépins. «Il en viendra, disait-elle, des
     arbres qui donneront leurs fruits à quelque voyageur, ou au moins
     à un oiseau.» Un jour donc, qu'elle avait mangé une papaye au
     pied de ce rocher, elle y planta les semences de ce fruit.
     Bientôt après il y crut plusieurs papayers, parmi lesquels il y
     en avait un femelle, c'est-à-dire qui porte des fruits. Cet arbre
     n'était pas si haut que le genou de Virginie à son départ; mais,
     comme il croît vite, deux ans après il avait vingt pieds de
     hauteur, et son tronc était entouré, dans sa partie supérieure,
     de plusieurs rangs de fruits mûrs. Paul, s'étant rendu par hasard
     dans ce lieu, fut rempli de joie en voyant ce grand arbre sorti
     d'une petite graine qu'il avait vu planter par son amie; et, en
     même temps, il fut saisi d'une tristesse profonde parce
     témoignage de sa longue absence. Les objets que nous voyons
     habituellement ne nous font pas apercevoir de la rapidité de
     notre vie; ils vieillissent avec nous d'une vieillesse
     insensible: mais ce sont ceux que nous revoyons tout à coup,
     après les avoir perdus quelques années de vue, qui nous
     avertissent de la vitesse avec laquelle s'écoule le fleuve de nos
     jours. Paul fut aussi surpris et aussi troublé à la vue de ce
     grand papayer chargé de fruits, qu'un voyageur l'est, après une
     longue absence de son pays, de n'y plus retrouver ses
     contemporains, et d'y voir leurs enfants, qu'il avait laissés à
     la mamelle, devenus eux-mêmes pères de famille. Tantôt il voulait
     l'abattre, parce qu'il lui rendait trop sensible la longueur du
     temps qui s'était écoulé depuis le départ de Virginie; tantôt, le
     considérant comme un monument de sa bienfaisance, il baisait son
     tronc et lui adressait des paroles pleines d'amour et de regrets.


XVII

Le pathétique n'est pas moins simple: lisez encore la description des
morts successives, des douleurs de Paul, de Marguerite, de Domingo et
du chien _Fidèle_ lui-même. Voyez si les larmes y manquent et si
jamais on les fit couler avec des paroles moins ambitieuses. C'est le
vieillard lui-même qui parle et qui raconte leur agonie presque
muette.

Il cherchait à distraire le pauvre Paul en le suivant partout où
l'agitation du désespoir le poussait.

     Ensuite nous dormîmes sur l'herbe, au pied d'un arbre. Le
     lendemain, je crus qu'il se déterminerait à revenir sur ses pas.
     En effet, il regarda quelque temps dans la plaine l'église des
     Pamplemousses avec ses longues avenues de bambous, et il fil
     quelques mouvements comme pour y retourner; mais il s'enfonça
     brusquement dans la forêt, en dirigeant toujours sa route vers le
     nord. Je pénétrai son intention, et je m'efforçai en vain de l'en
     distraire. Nous arrivâmes sur le milieu du jour au quartier de la
     Poudre-d'Or. Il descendit précipitamment au bord de la mer,
     vis-à-vis du lieu où avait péri le _Saint-Géran_. À la vue de
     l'île d'Ambre, et de son canal alors uni comme un miroir, il
     s'écria: «Virginie! ô ma chère Virginie!» et aussitôt il tomba
     en défaillance. Domingue et moi nous le portâmes dans l'intérieur
     de la forêt, où nous le fîmes revenir avec bien de la peine. Dès
     qu'il eut repris ses sens, il voulut retourner sur les bords de
     la mer; mais l'ayant supplié de ne pas renouveler sa douleur et
     la nôtre par de si cruels ressouvenirs, il prit une autre
     direction. Enfin, pendant huit jours, il se rendit dans tous les
     lieux où il s'était trouvé avec la compagne de son enfance. Il
     parcourut le sentier par où elle avait été demander la grâce de
     l'esclave de la Rivière-Noire; il revit ensuite les bords de la
     rivière des Trois-Mamelles où elle s'assit ne pouvant plus
     marcher, et la partie du bois où elle s'était égarée. Tous les
     lieux qui lui rappelaient les inquiétudes, les jeux, les repas,
     la bienfaisance de sa bien-aimée; la rivière de la
     Montagne-Longue, ma petite maison, la cascade voisine, le papayer
     qu'elle avait planté, les pelouses où elle aimait à courir, les
     carrefours de la forêt où elle se plaisait à chanter, firent tour
     à tour couler ses larmes; et les mêmes échos qui avaient retenti
     tant de fois de leurs cris de joie communs ne répétaient plus
     maintenant que ces mots douloureux: «Virginie! ô ma chère
     Virginie!»

     Dans cette vie sauvage et vagabonde, ses yeux se cavèrent, son
     feint jaunit, et sa santé s'altéra de plus en plus. Persuadé que
     le sentiment de nos maux redouble par le souvenir de nos
     plaisirs, et que les passions s'accroissent dans la solitude, je
     résolus d'éloigner mon infortune ami des lieux qui lui
     rappelaient le souvenir de sa perte, et de le transférer dans
     quelque endroit de l'île où il y eut beaucoup de dissipation.
     Pour cet effet, je le conduisis sur les hauteurs habitées du
     quartier de Williams, où il n'avait jamais été. L'agriculture et
     le commerce répandaient dans cette partie de l'île beaucoup de
     mouvement et de variété. Il y avait des troupes de charpentiers
     qui équarrissaient des bois, et d'autres qui les sciaient en
     planches; des voitures allaient et venaient le long de ses
     chemins; de grands troupeaux de boeufs et de chevaux y paissaient
     dans de vastes pâturages, et la campagne y était parsemée
     d'habitations. L'élévation du sol y permettait en plusieurs lieux
     la culture de diverses espèces de végétaux de l'Europe. On y
     voyait çà et là des moissons de blé dans la plaine, des tapis de
     fraisiers dans les éclaircies des bois et des haies de rosiers le
     long des routes. La fraîcheur de l'air, en donnant de la tension
     aux nerfs, y était même favorable à la santé des blancs. De ces
     hauteurs situées vers le milieu de l'île, et entourées de grands
     bois, on n'apercevait ni la mer, ni le Port-Louis, ni l'église
     des Pamplemousses, ni rien qui pût rappeler à Paul le souvenir de
     Virginie. Les montagnes mêmes qui présentent différentes branches
     du côté du Port-Louis, n'offrent plus, du côté des plaines de
     Williams, qu'un long promontoire en ligne droite et
     perpendiculaire, d'où s'élèvent plusieurs longues pyramides de
     rochers où se rassemblent les nuages.

     Ce fut donc dans ces plaines que je conduisis Paul. Je le tenais
     sans cesse en action, marchant avec lui au soleil et à la pluie,
     de jour et de nuit, l'égarant exprès dans les bois, les
     défrichés, les champs, afin de distraire son esprit par la
     fatigue de son corps, et de donner le change à ses réflexions par
     l'ignorance du lieu où nous étions et du chemin que nous avions
     perdu. Mais l'âme d'un amant retrouve partout les traces de
     l'objet aimé. La nuit et le jour, le calme des solitudes et le
     bruit des habitations, le temps même qui emporte tant de
     souvenirs, rien ne peut l'en écarter. Comme l'aiguille touchée
     de l'aimant, elle a beau être agitée, dès qu'elle rentre dans son
     repos, elle se tourne vers le pôle qui l'attire. Quand je
     demandais à Paul, égaré au milieu des plaines de Williams: «Où
     irons-nous maintenant?» il se tournait vers le nord et me disait:
     «Voilà nos montagnes; retournons-y.»

     Je vis bien que tous les moyens que je tentais pour le distraire
     étaient inutiles, et qu'il ne me restait d'autre ressource que
     d'attaquer sa passion en elle-même, en y employant toutes les
     forces de ma faible raison. Je lui répondis donc: «Oui, voilà les
     montagnes où demeurait votre chère Virginie, et voilà le portrait
     que vous lui aviez donné, et qu'en mourant elle portait sur son
     coeur, dont les derniers mouvements ont encore été pour vous.» Je
     présentai alors à Paul le petit portrait qu'il avait donné à
     Virginie au bord de la fontaine des cocotiers. À cette vue, une
     joie funeste parut dans ses regards. Il saisit avidement ce
     portrait de ses faibles mains, et le porta sur sa bouche. Alors
     sa poitrine s'oppressa, et dans ses yeux à demi sanglants des
     larmes s'arrêtèrent sans pouvoir couler.

     Je lui dis: «Mon fils, écoutez-moi, qui suis votre ami, qui ai
     été celui de Virginie, et qui, au milieu de vos espérances, ai
     souvent tâché de fortifier votre raison contre les accidents
     imprévus de la vie. Que déplorez-vous avec tant d'amertume?
     Est-ce votre malheur? est-ce celui de Virginie?

     «Votre malheur? Oui, sans doute, il est grand. Vous avez perdu la
     plus aimable des filles, qui aurait été la plus digne des femmes.
     Elle avait sacrifié ses intérêts aux vôtres, et vous avait
     préféré à la fortune, comme la seule récompense digne de sa
     vertu. Mais que savez-vous si l'objet de qui vous deviez
     attendre un bonheur si pur n'eût pas été pour vous la source
     d'une infinité de peines? Elle était sans bien, et déshéritée;
     vous n'aviez désormais à partager avec elle que votre seul
     travail. Revenue plus délicate par son éducation, et plus
     courageuse par son malheur même, vous l'auriez vue chaque jour
     succomber, en s'efforçant de partager vos fatigues. Quand elle
     vous aurait donné des enfants, ses peines et les vôtres auraient
     augmenté, par la difficulté de soutenir seule avec vous de vieux
     parents, et une famille naissante.

     «Vous me direz: Le gouverneur nous aurait aidés. Que savez-vous
     si, dans une colonie qui change si souvent d'administrateurs,
     vous aurez souvent des la Bourdonnais? s'il ne viendra pas ici
     des chefs sans moeurs et sans morale? si, pour obtenir quelque
     misérable secours, votre épouse n'eût pas été obligée de leur
     faire sa cour? Ou elle eût été faible, et vous eussiez été à
     plaindre; ou elle eût été sage, et vous fussiez resté pauvre:
     heureux si, à cause de sa beauté et de sa vertu, vous n'eussiez
     pas été persécuté par ceux mêmes de qui vous espériez de la
     protection!

     «Il me fût resté, me direz-vous, le bonheur, indépendant de la
     fortune, de protéger l'objet aimé qui s'attache à nous à
     proportion de sa faiblesse même; de le consoler par mes propres
     inquiétudes; de le réjouir de ma tristesse, et d'accroître notre
     amour de nos peines mutuelles. Sans doute, la vertu et l'amour
     jouissent de ces plaisirs amers. Mais elle n'est plus; et il vous
     reste ce qu'après vous elle a le plus aimé, sa mère et la vôtre,
     que votre douleur inconsolable conduira au tombeau. Mettez votre
     bonheur à les aider, comme elle l'y avait mis elle-même. Mon
     fils, la bienfaisance est le bonheur de la vertu; il n'y en a
     point de plus assuré et de plus grand sur la terre. Les projets
     de plaisirs, de repos, de délices, d'abondance, de gloire, ne
     sont point faits pour l'homme, faible, voyageur et passager.
     Voyez comme un pas vers la fortune nous a précipités tous d'abîme
     en abîme. Vous vous y êtes opposé, il est vrai; mais qui n'eût
     pas cru que le voyage de Virginie devait se terminer par son
     bonheur et par le vôtre? Les invitations d'une parente riche et
     âgée, les conseils d'un sage gouverneur, les applaudissements
     d'une colonie, les exhortations et l'autorité d'un prêtre ont
     décidé du malheur de Virginie. Ainsi nous courons à notre perte,
     trompés par la prudence même de ceux qui nous gouvernent. Il eût
     mieux valu sans doute ne pas les croire, ni se fier à la voix et
     aux espérances d'un monde trompeur. Mais enfin, de tant d'hommes
     que nous voyons si occupés dans ces plaines, de tant d'autres qui
     vont chercher la fortune aux Indes, ou qui, sans sortir de chez
     eux, jouissent en repos, en Europe, des travaux de ceux-ci, il
     n'y en a aucun qui ne soit destiné à perdre un jour ce qu'il
     chérit le plus, grandeurs, fortune, femme, enfants, amis. La
     plupart auront à joindre à leur perte le souvenir de leur propre
     imprudence. Pour vous, en rentrant en vous-même, vous n'avez rien
     à vous reprocher. Vous avez été fidèle à votre foi. Vous avez eu,
     à la fleur de la jeunesse, la prudence d'un sage, en ne vous
     écartant pas du sentiment de la nature. Vos vues seules étaient
     légitimes, parce qu'elles étaient pures, simples, désintéressées,
     et que vous aviez sur Virginie des droits sacrés qu'aucune
     fortune ne pouvait balancer. Vous l'avez perdue; et ce n'est ni
     votre imprudence, ni votre avarice, ni votre fausse sagesse qui
     vous l'ont fait perdre; mais Dieu même, qui a employé les
     passions d'autrui pour vous ôter l'objet de votre amour; Dieu, de
     qui vous tenez tout, qui voit tout ce qui vous convient, et dont
     la sagesse ne vous laisse aucun lieu au repentir et au désespoir
     qui marchent à la suite des maux dont nous avons été la cause.

     «Voilà ce que vous pouvez vous dire dans votre infortune: Je ne
     l'ai pas méritée. Est-ce donc le malheur de Virginie, sa fin, son
     état présent que vous déplorez? Elle a subi le sort réservé à la
     naissance, à la beauté et aux empires mêmes. La vie de l'homme,
     avec tous ses projets, s'élève comme une petite tour dont la mort
     est le couronnement. En naissant, elle était condamnée à mourir.
     Heureuse d'avoir dénoué les liens de la vie avant sa mère, avant
     la vôtre, avant vous, c'est-à-dire de n'être pas morte plusieurs
     fois avant la dernière!

     «La mort, mon fils, est un bien pour tous les hommes; elle est la
     nuit de ce jour inquiet qu'on appelle la vie. C'est dans le
     sommeil de la mort que reposent pour jamais les maladies, les
     douleurs, les chagrins, les craintes, qui agitent sans cesse les
     malheureux vivants. Examinez les hommes qui paraissent les plus
     heureux, vous verrez qu'ils ont acheté leur prétendu bonheur bien
     chèrement: la considération publique, par des maux domestiques;
     la fortune, par la perte de la santé; le plaisir si rare d'être
     aimé, par des sacrifices continuels: et souvent, à la fin d'une
     vie sacrifiée aux intérêts d'autrui, ils ne voient autour d'eux
     que des amis faux et des parents ingrats. Mais Virginie a été
     heureuse jusqu'au dernier moment. Elle l'a été avec nous par les
     biens de la nature; loin de nous, par ceux de la vertu: et même
     dans le moment terrible où nous l'avons vue périr, elle était
     encore heureuse: car soit qu'elle jetât les yeux sur une colonie
     entière, à qui elle causait une désolation universelle, ou sur
     vous, qui couriez avec tant d'intrépidité à son secours, elle a
     vu combien elle nous était chère à tous. Elle s'est fortifiée
     contre l'avenir, par le souvenir de l'innocence de sa vie; et
     elle a reçu alors le prix que le ciel réserve à la vertu, un
     courage supérieur au danger. Elle a présenté à la mort un visage
     serein.

     «Mon fils, Dieu donne à la vertu tous les événements de la vie à
     supporter, pour faire voir qu'elle seule peut en faire usage, et
     y trouver du bonheur et de la gloire. Quand il lui réserve une
     réputation illustre, il l'élève sur un grand théâtre, et la met
     aux prises avec la mort; alors son courage sert d'exemple, et le
     souvenir de ses malheurs reçoit à jamais un tribut de larmes de
     la postérité. Voilà le monument immortel qui lui est réservé sur
     une terre où tout passe, et où la mémoire même de la plupart des
     rois est bientôt ensevelie dans un éternel oubli.

     «Mais Virginie existe encore. Mon fils, voyez que tout change sur
     la terre, et que rien ne s'y perd. Aucun art humain ne pourrait
     anéantir la plus petite particule de matière; et ce qui fut
     raisonnable, sensible, aimant, vertueux, religieux aurait péri,
     lorsque les éléments dont il était revêtu sont
     indestructibles!... Ah! si Virginie a été heureuse avec nous,
     elle l'est maintenant bien davantage. Il y a un Dieu, mon fils:
     toute la nature l'annonce; je n'ai pas besoin de vous le prouver.
     Il n'y a que la méchanceté des hommes qui leur fasse nier une
     justice qu'ils craignent. Son sentiment est dans votre coeur,
     ainsi que ses ouvrages sont sous vos yeux. Croyez-vous donc qu'il
     laisse Virginie sans récompense? Croyez-vous que cette même
     puissance, qui avait revêtu cette âme si noble d'une forme si
     belle, où vous sentiez un art divin, n'aurait pu la tirer des
     flots? que celui qui a arrangé le bonheur actuel des hommes par
     des lois que vous ne connaissez pas ne puisse en préparer un
     autre à Virginie par des lois qui vous sont également inconnues?
     Quand nous étions dans le néant, si nous eussions été capables de
     penser, aurions-nous pu nous former une idée de notre existence?
     Et maintenant que nous sommes dans cette existence ténébreuse et
     fugitive, pouvons-nous prévoir ce qu'il y a au delà de la mort,
     par où nous en devons sortir? Dieu a-t-il besoin, comme l'homme,
     du petit globe de notre terre pour servir de théâtre à son
     intelligence et à sa bonté; et n'a-t-il pu propager la vie
     humaine que dans les champs de la mort? Il n'y a pas dans l'Océan
     une seule goutte d'eau qui ne soit pleine d'êtres vivants qui
     ressortissent à nous; et il n'existerait rien pour nous parmi
     tant d'astres qui roulent sur nos têtes! Quoi! il n'y aurait
     d'intelligence suprême et de bonté divine précisément que là où
     nous sommes! et dans ces globes rayonnants et innombrables, dans
     ces champs infinis de lumière qui les environnent, que ni les
     orages ni les nuits n'obscurcissent jamais, il n'y aurait qu'un
     espace vain et un néant éternel! Si nous, qui ne nous sommes rien
     donné, osions assigner des bornes à la puissance de laquelle nous
     avons tout reçu, nous pourrions croire que nous sommes ici sur
     les limites de son empire, où la vie se débat avec la mort, et
     l'innocence avec la tyrannie!

     «Sans doute, il est quelque part un lieu où la vertu reçoit sa
     récompense. Virginie maintenant est heureuse. Ah! si du séjour
     des anges elle pouvait se communiquer à vous, elle vous dirait,
     comme dans ses adieux; O Paul! la vie n'est qu'une épreuve. J'ai
     été trouvée fidèle aux lois de la nature, de l'amour et de la
     vertu. J'ai traversé les mers pour obéir à mes parents; j'ai
     renoncé aux richesses pour conserver ma foi; et j'ai mieux aimé
     perdre la vie que de violer la pudeur. Le ciel a trouvé ma
     carrière suffisamment remplie. J'ai échappé pour toujours à la
     pauvreté, à la calomnie, aux tempêtes, au spectacle des douleurs
     d'autrui. Aucun des maux qui effrayent les hommes ne peut plus
     désormais m'atteindre, et vous me plaignez! Je suis pure et
     inaltérable comme une particule de lumière, et vous me rappelez
     dans la nuit de la vie! O Paul! ô mon ami! souviens-toi de ces
     jours de bonheur où dès le matin nous goûtions la volupté des
     cieux, se levant avec le soleil sur les pitons de ces rochers, et
     se répandant avec ses rayons au sein de nos forêts. Nous
     éprouvions un ravissement dont nous ne pouvions comprendre la
     cause. Dans nos souhaits innocents, nous désirions être tout vue,
     pour jouir des riches couleurs de l'aurore; tout odorat, pour
     sentir les parfums de nos plantes; tout ouïe, pour entendre les
     concerts de nos oiseaux; tout coeur, pour reconnaître ces
     bienfaits. Maintenant, à la source de la beauté d'où découle tout
     ce qui est agréable sur la terre, mon âme voit, goûte, entend,
     touche immédiatement ce qu'elle ne pouvait sentir alors que par
     de faibles organes. Ah! quelle langue pourrait décrire ces
     rivages d'un orient éternel que j'habite pour toujours? Tout ce
     qu'une puissance infinie et une bonté céleste ont pu créer pour
     consoler un être malheureux; tout ce que l'amitié d'une infinité
     d'êtres, réjouis de la même félicité, peut mettre d'harmonie dans
     des transports communs, nous l'éprouvons sans mélange. Soutiens
     donc l'épreuve qui t'est donnée, afin d'accroître le bonheur de
     ta Virginie par des amours qui n'auront plus de terme, par un
     hymen dont les flambeaux ne pourront plus s'éteindre. Là,
     j'apaiserai tes regrets; là, j'essuierai tes larmes. Ô mon ami!
     mon jeune époux! élève ton âme vers l'infini pour supporter les
     peines d'un moment.»

     Ma propre émotion mit fin à mon discours. Pour Paul, me regardant
     fixement, il s'écria: «Elle n'est plus! elle n'est plus!» et une
     longue faiblesse succéda à ces douloureuses paroles. Ensuite,
     revenant à lui, il dit: «Puisque la mort est un bien, et que
     Virginie est heureuse, je veux aussi mourir pour me rejoindre à
     Virginie.» Ainsi mes motifs de consolation ne servirent qu'à
     nourrir son désespoir. J'étais comme un homme qui veut sauver son
     ami, coulant à fond au milieu d'un fleuve sans vouloir nager. La
     douleur l'avait submergé. Hélas! les malheurs du premier âge
     préparent l'homme à entrer dans la vie; et Paul n'en avait jamais
     éprouvé.

     Je le ramenai à son habitation. J'y trouvai sa mère et madame de
     la Tour dans un état de langueur qui avait encore augmenté.
     Marguerite était la plus abattue. Les caractères vifs, sur
     lesquels glissent les peines légères, sont ceux qui résistent le
     moins aux grands chagrins.

     Elle me dit: «O mon bon voisin! il m'a semblé, cette nuit, voir
     Virginie vêtue de blanc, au milieu de bocages et de jardins
     délicieux. Elle m'a dit: Je jouis d'un bonheur digne d'envie.
     Ensuite, elle s'est approchée de Paul d'un air riant, et l'a
     enlevé avec elle. Comme je m'efforçais de retenir mon fils, j'ai
     senti que je quittais moi-même la terre et que je le suivais avec
     un plaisir inexprimable. Alors j'ai voulu dire adieu à mon amie;
     aussitôt je l'ai vue qui nous suivait avec Marie et Domingue.
     Mais ce que je trouve encore de plus étrange, c'est que madame
     de la Tour a fait, cette même nuit, un songe accompagné des mêmes
     circonstances.»

     Je lui répondis: «Mon amie, je crois que rien n'arrive dans le
     monde sans la permission de Dieu. Les songes annoncent
     quelquefois la vérité.»

     Madame de la Tour me fit le récit d'un songe tout à fait
     semblable qu'elle avait eu cette même nuit. Je n'avais jamais
     remarqué dans ces deux dames aucun penchant à la superstition; je
     fus donc frappé de la concordance de leur songe, et je ne doutai
     pas en moi-même qu'il ne vint à se réaliser. Cette opinion, que
     la vérité se présente quelquefois à nous pendant le sommeil, est
     répandue chez tous les peuples de la terre. Les plus grands
     hommes de l'antiquité y ont ajouté foi, entre autres Alexandre,
     César, les Scipions, les deux Catons et Brutus, qui n'étaient pas
     des esprits faibles. L'Ancien et le Nouveau Testament nous
     fournissent quantité d'exemples de songes qui se sont réalisés.
     Pour moi, je n'ai besoin à cet égard que de ma propre expérience;
     et j'ai éprouvé plus d'une fois que les songes sont des
     avertissements que nous donne quelque intelligence qui
     s'intéresse à nous. Que si l'on veut combattre ou défendre avec
     des raisonnements des choses qui surpassent la lumière de la
     raison humaine, c'est ce qui n'est pas possible. Cependant, si la
     raison de l'homme n'est qu'une image de celle de Dieu, puisque
     l'homme a bien le pouvoir de faire parvenir ses intentions
     jusqu'au bout du monde par des moyens secrets et cachés, pourquoi
     l'Intelligence qui gouverne l'univers n'en emploierait-elle pas
     de semblables pour la même fin? Un ami console son ami par une
     lettre qui traverse une multitude de royaumes, circule au milieu
     des haines des nations, et vient apporter de la joie et de
     l'espérance à un seul homme; pourquoi le souverain protecteur de
     l'innocence ne peut-il venir, par quelque voie secrète, au
     secours d'une âme vertueuse qui ne met sa confiance qu'en lui
     seul? A-t-il besoin d'employer quelque signe extérieur pour
     exécuter sa volonté, lui qui agit sans cesse dans tous ses
     ouvrages par un travail intérieur?

     Pourquoi douter des songes? La vie, remplie de projets passagers
     et vains, est-elle autre chose qu'un songe?

     Quoi qu'il en soit, celui de mes amies infortunées se réalisa
     bientôt. Paul mourut deux mois après la mort de sa chère
     Virginie, dont il prononçait sans cesse le nom. Marguerite vit
     venir sa fin, huit jours après celle de son fils, avec une joie
     qu'il n'est donné qu'à la vertu d'éprouver. Elle fit les plus
     tendres adieux à madame de la Tour, «dans l'espérance, lui
     dit-elle, d'une douce et éternelle réunion. La mort est le plus
     grand des biens, ajouta-t-elle; on doit la désirer. Si la vie est
     une punition, on doit en souhaiter la fin; si c'est une épreuve,
     on doit la demander courte.»

     Le gouvernement prit soin de Domingue et de Marie, qui n'étaient
     plus en état de servir, et qui ne survécurent pas longtemps à
     leurs maîtresses.

     Pour le pauvre Fidèle, il était mort de langueur à peu près dans
     le même temps que son maître.

     J'amenai chez moi madame de la Tour, qui se soutenait au milieu
     de si grandes pertes avec une grandeur d'âme incroyable. Elle
     avait consolé Paul et Marguerite jusqu'au dernier instant, comme
     si elle n'avait eu que leur malheur à supporter. Quand elle ne
     les vit plus, elle m'en parlait, chaque jour, comme d'amis chéris
     qui étaient dans le voisinage. Cependant, elle ne leur survécut
     que d'un mois. Quant à sa tante, loin de lui reprocher ses maux,
     elle priait Dieu de les lui pardonner, et d'apaiser les troubles
     affreux d'esprit où nous apprîmes qu'elle était tombée
     immédiatement après qu'elle eut renvoyé Virginie avec tant
     d'inhumanité.

     Cette parente dénaturée ne porta pas loin la punition de sa
     dureté. J'appris, par l'arrivée successive de plusieurs
     vaisseaux, qu'elle était agitée de vapeurs qui lui rendaient la
     vie et la mort également insupportables. Tantôt, elle se
     reprochait la fin prématurée de sa charmante petite-nièce, et la
     perte de sa mère qui s'en était suivie; tantôt, elle
     s'applaudissait d'avoir repoussé loin d'elle deux malheureuses
     qui, disait-elle, avaient déshonoré sa maison par la bassesse de
     leurs inclinations. Quelquefois, se mettant en fureur à la vue de
     ce grand nombre de misérables dont Paris est rempli: «Que
     n'envoie-t-on, s'écriait-elle, ces fainéants périr dans nos
     colonies?» Elle ajoutait que les idées d'humanité, de vertu, de
     religion, adoptées par tous les peuples, n'étaient que des
     inventions de la politique de leurs princes. Puis, se jetant tout
     à coup dans une extrémité opposée, elle s'abandonnait à des
     terreurs superstitieuses qui la remplissaient de frayeurs
     mortelles. Elle courait porter d'abondantes aumônes à de riches
     moines qui la dirigeaient, les suppliant d'apaiser la Divinité
     par le sacrifice de sa fortune: comme si des biens qu'elle avait
     refusés aux malheureux pouvaient plaire au Père des hommes!
     Souvent son imagination lui représentait des campagnes de feu,
     des montagnes ardentes, où des spectres hideux erraient en
     l'appelant à grands cris. Elle se jetait aux pieds de ses
     directeurs, et elle imaginait contre elle-même des tortures et
     des supplices; car le ciel, le juste ciel envoie aux âmes
     cruelles des religions effroyables.

     Ainsi elle passa plusieurs années, tour à tour athée et
     superstitieuse, ayant également en horreur la mort et la vie.
     Mais ce qui acheva la fin d'une si déplorable existence, fut le
     sujet même auquel elle avait sacrifié les sentiments de la
     nature. Elle eut le chagrin de voir que sa fortune passerait
     après elle à des parents qu'elle haïssait. Elle chercha donc à en
     aliéner la meilleure partie; mais ceux-ci, profitant des accès de
     vapeurs auxquels elle était sujette, la firent enfermer comme
     folle et mettre ses biens en direction. Ainsi ses richesses mêmes
     achevèrent sa perte; et comme elles avaient endurci le coeur de
     celle qui les possédait, elles dénaturèrent de même le coeur de
     ceux qui les désiraient. Elle mourut donc, et ce qui est le
     comble du malheur, avec assez d'usage de sa raison pour connaître
     qu'elle était dépouillée et méprisée par les mêmes personnes dont
     l'opinion l'avait dirigée toute sa vie.

     On a mis auprès de Virginie, au pied des mêmes roseaux, son ami
     Paul, et autour d'eux leurs tendres mères et leurs fidèles
     serviteurs. On n'a point élevé de marbres sur leurs humbles
     tertres ni gravé d'inscriptions à leurs vertus; mais leur mémoire
     est restée ineffaçable dans le coeur de ceux qu'ils ont obligés.
     Leurs ombres n'ont pas besoin de l'éclat qu'ils ont fui pendant
     leur vie; mais si elles s'intéressent encore à ce qui se passe
     sur la terre, sans doute elles aiment à errer sous les toits de
     chaume qu'habite la vertu laborieuse; à consoler la pauvreté
     mécontente de son sort; à nourrir dans les jeunes amants une
     flamme durable, le goût des biens naturels, l'amour du travail et
     la crainte des richesses.

     La voix du peuple, qui se tait sur les monuments élevés à la
     gloire des rois, a donné à quelques parties de cette île des noms
     qui éterniseront la perte de Virginie. On voit près de l'île
     d'Ambre, au milieu des écueils, un lieu appelé LA PASSE DU
     SAINT-GÉRAN, du nom de ce vaisseau qui y périt en la ramenant
     d'Europe. L'extrémité de cette longue pointe de terre que vous
     apercevez à trois lieues d'ici, à demi couverte des flots de la
     mer, que le _Saint-Géran_ ne put doubler, la veille de l'ouragan,
     pour entrer dans le port, s'appelle LE CAP MALHEUREUX; et voici
     devant nous, au bout de ce vallon, LA BAIE DU TOMBEAU, où
     Virginie fut trouvée ensevelie dans le sable: comme si la mer eût
     voulu rapporter son corps à sa famille, et rendre les derniers
     devoirs à sa pudeur sur les mêmes rivages qu'elle avait honorés
     de son innocence.

     Jeunes gens si tendrement unis! mères infortunées! chère famille!
     ces bois qui vous donnaient leurs ombrages, ces fontaines qui
     coulaient pour vous, ces coteaux où vous reposiez ensemble
     déplorent encore votre perte. Nul, depuis vous, n'a osé cultiver
     cette terre désolée ni relever ces humbles cabanes. Vos chèvres
     sont devenues sauvages; vos vergers sont détruits; vos oiseaux
     sont enfuis, et on n'entend plus que les cris des éperviers qui
     volent en rond au haut de ce bassin de rochers. Pour moi, depuis
     que je ne vous vois plus, je suis comme un ami qui n'a plus
     d'amis, comme un père qui a perdu ses enfants, comme un voyageur
     qui erre sur la terre, où je suis resté seul.

     En disant ces mots, ce bon vieillard s'éloigna en versant des
     larmes; et les miennes avaient coulé plus d'une fois pendant ce
     funeste récit.


XVIII

Essuyez vos yeux et demandez-vous d'où viennent vos larmes? Elles
coulent comme coulent les sources de la terre en été, quand la terre
est chaude et qu'aucun tonnerre n'annonce le déchirement des nuages.
Il n'y a pas un mot qui fasse ici plus de bruit qu'un autre; la
respiration même de l'âme ne s'y sent pas; tout finit par le silence
éternel et l'ombre des bananiers. Mais ce silence est plus éloquent
que des phrases: voilà le style sans style, le murmure du coeur muet
de paroles, mais qui n'a pas besoin de paroles pour être entendu.
Voilà Bernardin de Saint-Pierre! Depuis l'Évangile, qui avait ainsi
parlé? Son art est de sentir; il peint, parce qu'il ne cherche pas à
peindre.

Tel est l'homme de lettres accompli, le traducteur de l'âme humaine.
Il cherche longtemps son pain dans les travaux de son esprit, il
l'avait caché lui-même dans un pli de son coeur, il l'ouvre un jour;
il l'ouvre tard et le monde est pour jamais ravi: le pain, la gloire
et l'enthousiasme arrivent à la même heure, puis l'amour avec la femme
accomplie née pour éclairer ses vieux jours d'une seconde aurore,
aussi pure, aussi fraîche que celle du matin; puis un disciple
semblable au jeune disciple de Platon, consacrant sa vie à glorifier
son maître, et héritant de sa femme encore jeune et belle, de ses
enfants et de ses amis.

Voilà le sort du grand homme de lettres de la France, Bernardin de
Saint-Pierre, il vivra autant que l'amour.

                                                            LAMARTINE.

FIN DE L'ENTRETIEN CXLI.

Paris.--Typ. Rouge frères, Dunon et Fresné, rue du
Four-Saint-Germain, 43.



CXLIIe ENTRETIEN

LITTÉRATURE COSMOPOLITE

LES VOYAGEURS


VOYAGES EN PERSE ET EN ORIENT

PAR LE CHEVALIER CHARDIN.


I

Les voyages sont, après l'histoire ou les mémoires, la plus
intéressante partie de la littérature, parce qu'ils sont la
littérature en entier. S'ils sont en outre bien écrits, ils réunissent
tout ce qui charme l'homme. Ils participent de la science, de la
curiosité, de l'histoire, des mémoires et enfin de l'intérêt qui
s'attache à la vie privée du voyageur. C'est l'homme tout entier. Si
l'on y ajoute la géographie et la description pittoresque de
l'univers, c'est le monde peint par lui-même. J'avoue, pour moi, qu'un
grand voyageur, parcourant le globe et rapportant à son pays, dans un
style clair et précis, sans exagération comme sans déclamation, les
spectacles dont il a été témoin, les moeurs dont il a compris la
portée, les aventures dont il a été l'acteur, est le plus dramatique
des hommes. Il n'y aurait de plus intéressant que lui que les héros;
mais les héros écrivent peu ou ils n'écrivent qu'avec du sang humain,
et, de plus, ils mentent ou font mentir beaucoup pour eux; on ne peut
donc s'y fier. Demandez à César la vérité sur les massacres qui
suivirent la bataille de Munda, demandez à Alexandre les causes du
meurtre de Parménion, demandez à Napoléon le secret de l'empoisonnement
des pestiférés de Jaffa, de l'intrigue de Bayonne et des guerres
d'Espagne; ils ne vous répondront pas: les voyageurs sont des témoins,
les héros sont complices.


II

De tous les voyageurs français, le plus intéressant par le temps où il
écrit, par les pays qu'il visite, par les récits de moeurs qu'il
rapporte, c'est le chevalier Chardin. Son voyage de huit volumes en
Perse, au temps de Louis XIV, vous jette en plein Orient; il vous fait
visiter tout un monde nouveau et merveilleux que vous ne connaissiez
pas avant lui. La Perse, depuis le golfe Persique jusqu'au Pont-Euxin
et à la Turquie, est le pays intermédiaire entre l'Europe et la terre
des croisades. Les Persans sont les Italiens de l'Orient. L'Arioste
seul pourrait décrire leur poétique histoire. C'est le peuple des
merveilles, des poëtes, des héros, de la magnificence, des amours, des
fêtes, de la philosophie, des fables. Un Européen, qui, dans ce
temps-là, tombait d'Erzeroum à Tauris, à Comon, à Ispahan, en passant
par les ruines de Persépolis, croyait voyager à travers l'espace
inconnu sur l'aile des miracles.


III

Ce peuple compte, comme la France, environ quarante millions
d'habitants; originairement, il a été formé par la race des Tartares
civilisés, des mahométans sous les califes. Son génie belliqueux et
religieux vient de là; il a été depuis et constamment recruté par les
grandes et belles races caucasiennes des Géorgiens, des Abases, qui
vivent sur les racines de ces montagnes, tantôt soumis et tributaires
des Persans sur les bords de la mer Caspienne, et envoyant leurs plus
belles femmes au harem d'Ispahan pour régénérer leurs générations.
Deux cents ans de ce mélange du sang caucasien avec le sang tartare
ont créé la plus belle et la plus élégante nation qui soit sur le
globe.


IV

Le sang des Persans est naturellement grossier, dit Chardin, cela se
voit aux Guèbres qui sont le reste des anciens Perses.

     Ils sont laids, mal faits, pesants, ayant la peau rude et le
     teint coloré. Cela se voit aussi dans les provinces les plus
     proches de l'Inde, où les habitants ne sont guère moins mal faits
     que les Guèbres, parce qu'ils ne s'allient qu'entre eux; mais
     dans le reste du royaume, le sang persan est présentement devenu
     fort beau, par le mélange du sang géorgien et circassien, qui est
     assurément le peuple du monde où la nature forme les plus belles
     personnes, et un peuple brave et vaillant, de même que vif,
     galant et amoureux. Il n'y a presque aucun homme de qualité en
     Perse qui ne soit né d'une mère géorgienne ou circassienne, à
     compter depuis le roi, qui d'ordinaire est Géorgien ou
     Circassien, du côté féminin; et comme il y a plus de cent ans que
     ce mélange a commencé de se faire, le sexe féminin s'est embelli
     comme l'autre, et les Persanes sont devenues fort belles et fort
     bien faites, quoique ce ne soit pas au point des Géorgiennes.
     Pour les hommes, ils sont communément hauts, droits, vermeils,
     vigoureux, de bon air et de belle apparence. La bonne température
     de leur climat et la sobriété dans laquelle on les élève ne
     contribuent pas peu à leur beauté corporelle. Sans le mélange
     dont je viens de parler, les gens de qualité de Perse seraient
     les plus laids hommes du monde; car ils sont originaires de ces
     pays, entre la mer Caspienne et la Chine, qu'on appelle la
     Tartarie, dont les habitants, qui sont les plus laids hommes de
     l'Asie, sont petits et gros, ont les yeux et le nez à la
     chinoise, les visages plats et larges, et le teint mêlé de jaune
     et de noir fort désagréable.

     Pour l'esprit, les Persans l'ont aussi beau et aussi excellent
     que le corps. Leur imagination est vive, prompte et fertile. Leur
     mémoire est aisée et féconde. Ils ont beaucoup de dispositions
     aux sciences, aux arts libéraux et aux arts mécaniques. Ils en
     ont aussi beaucoup pour les armes. Ils aiment la gloire ou la
     vanité, qui en est la fausse image. Leur naturel est pliant et
     souple, leur esprit facile et intrigant. Ils sont galants,
     gentils, polis, bien élevés[5]. Leur pente est grande et
     naturelle à la volupté, au luxe, à la dépense, à la prodigalité,
     et c'est ce qui fait qu'ils n'entendent ni l'économie, ni le
     commerce; en un mot, ils apportent au monde des talents naturels
     aussi bons qu'aucun autre peuple; mais il n'y en a guère qui
     pervertissent ces talents autant qu'ils le font.

          [Note 5: «Les Persans, dit M. Will. Franklin, si on les juge
          d'après leur conduite extérieure, sont sans contredit les
          Parisiens de l'Asie. Des manières grossières et insolentes
          envers les étrangers et les chrétiens caractérisent les
          Turcs; celles des Persans, au contraire, honoreraient toute
          nation civilisée, etc.» _Voyage du Bengale en Perse_, t. II,
          p. 29 de ma traduction. Je regrette de ne pouvoir transcrire
          ici le portrait des Persans, tracé par ce voyageur et par M.
          Scott Waring, p. 101 et suiv. de son _Tour to Sheeraz_; ce
          serait un curieux supplément au texte de Chardin, mais qui
          excéderait les bornes d'une simple note. (L-s.)]

     Ils sont fort philosophes sur les biens et les maux de la vie,
     sur l'espérance et sur la crainte de l'avenir; peu entachés
     d'avarice, ne désirant d'acquérir que pour dépenser. Ils aiment à
     jouir du présent, et ils ne se refusent rien qu'ils puissent se
     donner, n'ayant nulle inquiétude de l'avenir, dont ils se
     reposent sur la Providence et sur leur destinée. Ils croient
     fortement qu'elle est certaine et inaltérable, et ils se
     conduisent là-dessus de bonne foi. Aussi, quand il leur arrive
     quelque disgrâce, ils n'en sont point accablés, comme la plupart
     des autres hommes. Ils disent tranquillement: _Mek toub est_.
     Cela est écrit[6], pour dire: il était ordonné que cela arrivât.

          [Note 6: Les Arabes disent: _Hadhâ mektsûb_, Cela est écrit.
          Tous les musulmans croient que les moindres circonstances de
          la vie de chaque homme sont écrites de toute éternité dans
          un livre déposé au ciel, où, suivant le texte même
          d'Al-Bédaouy, célèbre commentateur, «elles sont décrétées et
          écrites sur une table conservée avant leur existence.» Il
          est inutile d'accumuler les citations pour prouver que les
          musulmans nient toute espèce de libre arbitre; leur
          fatalisme absolu et sans bornes est connu de tous ceux qui
          connaissent l'existence de la religion musulmane. Les
          principaux passages du Coran et des commentateurs de ce
          livre, relativement à cette désolante et impolitique
          doctrine, ont été soigneusement recueillis dans une
          dissertation historico-critique, intitulée: _De fato Muha
          Medana_, Lipsiæ, 1759, in-4º de 40 pages (L-s.)]

     C'était l'opinion de bien des gens en Europe, il y a vingt à
     vingt-cinq ans, et des personnes des plus considérables et des
     plus habiles, que les Persans embrasseraient la belle occasion de
     toutes ces grandes défaites des Turcs pour recouvrer Babylone
     (_Baghdâd_) sur le Turc, et qu'ils lui feraient la guerre, le
     voyant dans un si grand désordre, battu partout et toujours, et
     perdant de si grands pays. Mais j'ai toujours dit, au contraire,
     qu'assurément ils ne s'en remueraient pas davantage. C'est que
     les Persans veulent par-dessus tout vivre et jouir. L'humeur
     guerrière les a quittés. Ils sont uniquement pour la volupté,
     qu'ils ne croient pas qu'on trouve dans le grand mouvement, et
     dans les entreprises douteuses et pénibles.

     Ces gens-là sont les plus grands dépensiers du monde, et qui
     songent le moins au lendemain, comme je viens de le dire. Ils ne
     sauraient garder de l'argent, et quelque fortune qui leur arrive,
     ils dépensent tout en très-peu de temps. Que le roi donne, par
     exemple, cinquante ou cent mille livres à quelqu'un, ou que
     quelque somme aussi bonne lui vienne d'autre part, il l'emploie
     en moins de quinze jours. Il achète des esclaves de l'un et de
     l'autre sexe; il loue de belles femmes; il fait un bel équipage;
     il se meuble ou s'habille somptueusement, et consomme le tout si
     vite, sans aucun égard à la suite, ou combien cela durera, que,
     s'il ne vient pas de nouveaux secours, en deux ou trois mois,
     l'on voit sûrement qu'au bout de ce court terme notre cavalier se
     remettra à revendre tout ce bien pièce à pièce, commençant par se
     défaire de ses chevaux, renvoyant après ses domestiques les moins
     nécessaires, puis ses concubines et ses esclaves, et enfin
     vendant jusqu'à ses habits. J'ai vu mille exemples de cette
     conduite, et un qui est étonnant, entre les autres, en la
     personne d'un eunuque, qui avait été longtemps _mehter_ ou _grand
     chambellan_[7], et durant deux ans le favori reconnu et
     tout-puissant, disposant et commandant, comme s'il eût été le
     roi de Perse, et qui par conséquent pouvait amasser des trésors
     immenses. Cet eunuque fut disgracié, sans néanmoins qu'on touchât
     à ses biens en aucune façon. Mais deux mois se furent à peine
     écoulés depuis sa disgrâce, qu'il se trouva réduit à emprunter
     sur gages, son crédit étant déjà fini et son argent. Ce n'est pas
     qu'il n'eût acquis une infinité de biens, mais c'est qu'il les
     avait dissipés à mesure qu'il les acquérait.

          [Note 7: Ce mot est le comparatif de _meh_, grand, et répond
          au mot _majordome_; cette charge est la même que celle de
          grand chambellan; il porte la bourse, l'anneau, la montre,
          etc., du roi, et ne le quitte jamais, pas même dans le
          harem, au milieu des femmes. Les fonctions de cet officier
          exigent donc qu'il ait cessé d'être homme. C'est
          ordinairement un eunuque blanc qui les remplit, et qui
          partage conséquemment l'espèce de culte que les flatteurs et
          les ambitieux rendent à son maître. Voyez Kaempfer,
          _Amoenitates exoticæ_, p. 81 et 82. (L-s.)]

     Ce qu'il y a de plus louable dans les moeurs des Persans, c'est
     leur humanité envers les étrangers, l'accueil qu'ils leur font et
     la protection qu'ils leur donnent; leur hospitalité envers tout
     le monde, et leur tolérance pour les religions qu'ils croient
     fausses, et qu'ils tiennent même pour abominables. Si vous en
     exceptez les ecclésiastiques du pays, qui sont, comme partout
     ailleurs et peut-être encore plus qu'ailleurs, pleins de haine et
     de fureur contre les gens qui ne professent pas leurs sentiments,
     vous trouverez les Persans fort humains et fort justes sur la
     religion, jusque-là qu'ils permettent aux gens qui ont embrassé
     la leur de la quitter et de reprendre celle qu'ils professaient
     auparavant; de quoi le _cèdre_ ou pontife leur donne un acte
     authentique pour leur sûreté, dans lequel ces sortes de convertis
     sont appelés _molhoud_[8], c'est-à-dire _apostat_, mot qui parmi
     eux est la plus grande injure. Ils croient que les prières de
     tous les hommes sont bonnes et efficaces; et ils acceptent, et
     même ils recherchent dans leurs maladies et en d'autres besoins,
     la dévotion des gens de différentes religions, chose que j'ai vu
     pratiquer mille fois. Je n'attribue pas cela au principe de leur
     religion, quoiqu'elle permette toute sorte de culte religieux,
     mais je l'attribue aux moeurs douces de ce peuple, qui sont
     naturellement opposées à la contestation et à la cruauté.

          [Note 8: _Repoussé_, _chassé_ par mépris, telle est la
          signification littérale du mot arabe employé par les Persans
          pour désigner un apostat. (L-s.)]

     Les Persans étant aussi luxurieux et aussi prodigues qu'ils le
     sont, on n'aura pas de peine à croire qu'ils sont aussi fort
     paresseux, car ce sont choses qui vont ensemble. Ils haïssent le
     travail, et c'est une des causes les plus ordinaires de leur
     pauvreté. On appelle en Perse, les paresseux et gens sans emploi,
     _serguerdan_, qui est le participe du verbe, qui signifie:
     _tourner la tête de côté et d'autre_. Leur langue a beaucoup de
     ces périphrases, comme, par exemple encore, pour dire: _un homme
     réduit à la mendicité_, ils disent: _gouch negui micoret_
     (_khouchenéguy mykhoréd_), _il mange sa faim_.

     Les Persans ne se battent jamais. Tout leur courroux, qui n'est
     pas pétulant et emporté comme dans nos pays, s'évapore en
     injures. Mais ce qu'il y a de fort louable, c'est que, quelque
     emportement qui leur arrive et parmi quelques débauchés ou gens
     perdus que ce soit, le nom de Dieu est toujours sacré et réservé.
     On ne l'entend jamais outrager. Le blasphème est non-seulement
     inouï, mais encore inconcevable à ce peuple-là. Ils ne peuvent
     pas comprendre que, parmi les Européens, on renie Dieu quand on
     est en colère. Mais on ne saurait les louer de même de ne prendre
     pas son saint nom en vain, l'ayant à toute heure à la bouche,
     sans sujet et sans nécessité. Leurs serments ordinaires sont:
     _par le nom de Dieu_, _par les esprits des prophètes_, _par les
     esprits ou le génie des morts_, comme les Romains faisaient _par
     le génie des vivants_. Les gens d'épée et les gens de cour jurent
     communément _par la tête sacrée du roi_, et ce serment est
     d'ordinaire ce qu'ils ont de plus inviolable. Les affirmations
     accoutumées sont: _sur ma tête_, _sur mes yeux_.

     Deux habitudes contraires se rencontrent communément dans les
     Persans: celle de louer Dieu sans cesse, et de parler de ses
     perfections; et celle de proférer des malédictions et des
     ordures. Soit qu'on les voie chez eux, soit qu'on les rencontre
     dans les rues, allant à leurs affaires ou à la promenade, on leur
     entend toujours pousser haut quelque bénédiction et quelque
     invocation, comme: _ô Dieu très-grand_, _ô Dieu très-louable_, _ô
     Dieu miséricordieux_, _ô Père nourricier des hommes_, _ô Dieu,
     pardonne ou aide-moi_! Les moindres choses à quoi ils mettent la
     main, ils les commencent en disant: Au nom de Dieu; et jamais ils
     ne parlent de rien faire qu'ils n'ajoutent: S'il plaît à Dieu.
     Enfin, ce sont des plus pieux et des plus assidus adorateurs de
     la Divinité; mais, en même temps, ces mêmes bouches sont aussi
     des sources d'où il sort mille ordures. Les gens de toute sorte
     de conditions sont infectés de ce sale vice. Leurs paroles sales
     sont toutes prises des parties du corps que la pudeur ne veut pas
     qu'on nomme; et quand ils se veulent injurier, c'est en se disant
     des ordures de leurs femmes, quoiqu'ils ne les aient jamais ni
     vues ni entendu nommer, ou en leur souhaitant qu'elles commettent
     des infamies. Il en est de même parmi les femmes; et quand ils
     ont épuisé cet impur amas d'injures, ils se mettent à
     s'entr'appeler _athées_, _idolâtres_, _juifs_, _chrétiens_;
     c'est-à-dire: _Les chiens des chrétiens valent mieux que toi_!
     _Puisses-tu servir de victime aux chiens des Francs!_

     C'est parmi les gens de toute sorte de conditions, comme je l'ai
     observé, qu'on entend dire de telles saletés; mais ce n'est pas
     aussi communément, et avec le même excès: car il faut avouer que
     le commun peuple en est comme infecté tout entier.

     Ils parlent, ils jurent et ils déposent faux pour le moindre
     intérêt. Ils empruntent et ne rendent point, et s'ils peuvent
     tromper, ils en perdent rarement l'occasion; étant sans sincérité
     dans le service et dans tous autres engagements; sans bonne foi
     dans le commerce, où ils trompent si finement, qu'on y est
     toujours attrapé; avides de bien et de vaine gloire, d'estime et
     de réputation, qu'ils recherchent par tous moyens. Destitués
     comme ils sont de la véritable vertu, ils s'attachent à se
     revêtir de son apparence, soit pour s'imposer à eux-mêmes, soit
     pour mieux parvenir aux fins de leur vaine gloire, de leur
     ambition et de leur volupté. L'hypocrisie est le déguisement
     ordinaire sous lequel ils marchent. Ils se détourneraient une
     lieue pour éviter une souillure corporelle, comme de frotter un
     homme d'une autre religion en passant; d'en recevoir quelqu'un
     chez soi en temps de pluie, parce que la moiteur de ses habits
     rend impur ce qu'il touche, soit les personnes, soit les meubles.
     Ils marchent gravement. Ils font leurs prières et leurs
     purifications aux temps marqués, et dans la dévotion la plus
     apparente: ils tiennent les plus sages discours et les plus pieux
     qu'il se puisse, parlant continuellement de la gloire et de la
     grandeur de Dieu dans les plus excellents termes, et avec tout
     l'extérieur de la foi la plus ardente.

Tel est le caractère de ce peuple le plus civilisé de tout l'Orient.


V

Chardin, fils d'une famille protestante riche de Paris, et parent des
plus opulents joailliers de la capitale, avait été envoyé très-jeune à
Ispahan pour nouer de grandes relations de commerce avec l'Orient. Il
vint pour la première fois en Perse par les Indes en 1665. Il passa
agréablement son temps à la cour du roi Soleyman, fit de belles
affaires pendant quelques mois de séjour à la cour du Louis XIV de la
Perse, le grand roi Sha-Abbas; puis, encouragé par ces succès et
provoqué par le roi de Perse, il revint à Paris chercher de nouveaux
objets de commerce, et rentra en Perse; mais Sha-Abbas était mort.

Chardin avait passé cette fois par Constantinople et par la mer Noire;
il débarqua ses marchandises et ses bijoux au pied du Caucase, et les
achemina par la Géorgie, la Mongolie, et tous ces petits royaumes,
moitié chrétiens, moitié barbares, qui bordent la Perse du côté du
Pont-Euxin. Protégé par quelques missionnaires qui y vivaient, il
échappa avec peine à la rapacité des brigands qui se disputaient ces
provinces, arriva en Géorgie, royaume tantôt moscovite, tantôt persan,
et s'arrêta à Tiflis, auprès du gouverneur envoyé là d'Ispahan pour
régir ce pays tributaire de la Perse. C'est à Tiflis qu'il jeta un
coup d'oeil sur l'ensemble du royaume qu'il venait de traverser avec
tant de périls, et qu'il peignit les gouvernements anarchiques
auxquels il échappait enfin. Cette peinture est aussi odieuse que
véridique. En voici quelques traits. Ils font connaître cette
civilisation soi-disant chrétienne, mais en réalité sans nom. Les
femmes y jouent le principal rôle.


VI

     Ces barbares tragédies arrivèrent l'an 1667. Depuis ce temps
     jusqu'à l'an 1672, il en est arrivé cent autres en ces mêmes
     pays, toutes pleines de turpitudes et d'inhumanité. Je les passe
     sous silence, parce que ce sont de trop horribles histoires; je
     dirai seulement que le traître Cotzia fut tué aussi en trahison,
     et que peu après ses assassins le furent aussi à la bataille de
     Chicaris, qui est un gros village à la vue de Scander, forteresse
     d'Imirette, où l'armée de ce pays et celle du prince de Mingrélie
     se rencontrèrent; et qu'il y a une Providence toute visible dans
     les histoires modernes de ces méchants peuples, en ce que Dieu y
     fait de rudes et brèves justices; les assassins y sont presque
     toujours assassinés, et avec des circonstances qui font bien
     connaître que c'est Dieu qui s'en mêle, et qui emploie ainsi les
     uns pour punir les autres.

     L'an 1672, le pacha d'Acalziké, voyant que la guerre ne finissait
     point entre ces deux petits souverains de Mingrélie et
     d'Imirette, ni par ses accommodements, ni par ses remontrances,
     ni par ses ordres, résolut de les exterminer et de donner à
     d'autres leurs pays. Il avait entre ses mains le véritable et
     légitime héritier de Mingrélie; car, lorsque Vomeki-Dadian fut
     établi prince en ce pays-là, la femme d'Alexandre, fils de Levan,
     ayant peur que l'ambitieuse Chilaké, mère de Vomeki, ne fît
     mourir le fils d'Alexandre, elle s'enfuit et l'emporta avec elle.
     Cette princesse était soeur du prince de Guriel, qui,
     appréhendant aussi que cette furie de Chilaké ne lui fît la
     guerre s'il retirait ce petit enfant, conseilla à sa soeur de le
     porter au pacha d'Acalziké. Elle le fit, et ce jeune enfant a été
     élevé en cette ville d'Acalziké, auprès des pachas. On ne l'a
     point fait changer de religion. On s'est contenté de lui donner
     une éducation qui lui laissât une forte teinture des coutumes et
     des moeurs des Turcs. Le pacha d'Acalziké résolut donc de mettre
     ce jeune prince en Mingrélie, parce que le pays lui appartenait
     de droit, comme on a dit, et parce qu'on pouvait espérer qu'il le
     gouvernerait bien et qu'il le purgerait des habitudes abominables
     dont il est tout couvert. Voilà le sujet de la venue des Turcs en
     Mingrélie. Le prince de Guriel joignit son armée à celle du
     pacha. Il était ravi qu'on allât faire son neveu prince. Cette
     entreprise offrait mille biens à son espérance. Le pacha vint
     d'abord en Imirette, se rendit maître du pays et de la personne
     du roi Bacrat. La reine son épouse ne fut point prise; son évêque
     Janatelle donna quinze mille écus au pacha pour avoir la liberté
     de se retirer avec elle où il voudrait, et afin qu'on ne brûlât
     rien sur ses terres. Quand le pacha fut à Cotatis, il envoya dire
     au dadian (j'ai dit que c'est le titre qu'on donne au prince de
     Mingrélie) de lui venir rendre obéissance. Le dadian, sachant le
     changement de maître qu'on voulait faire en Mingrélie, refusa
     d'obéir, et s'enferma dans la forteresse de Ruchs. Carzia, son
     vizir, s'enfuit à Lexicom (_Letchkom_), qui est une principauté
     dans les montagnes habitées des Soüanes, et manda de là aux Abcas
     de venir au secours du dadian. Ils vinrent en Mingrélie; mais au
     lieu de secours, ils pillèrent les lieux où ils passèrent, et se
     retirèrent après, comme j'ai dit. Le pacha, ayant attendu
     vainement pendant un mois que le dadian vînt se rendre et
     recevoir ses ordres, envoya son armée en Mingrélie. Ce fut le
     bruit de la marche de cette armée qui m'obligea à fuir.

     Le 27, avant le jour, le préfet des théatins nous laissa pour
     aller à sa maison tâcher d'emporter un peu de vaisselle et de
     provisions qui y étaient restées. J'avais fait dessein de
     l'accompagner pour un semblable sujet; mais il partit deux heures
     avant le jour. En entrant dans son logis, il le trouva plein de
     coureurs du pacha et du prince de Guriel, qui le maltraitèrent
     fort à coups de bâton et de masse d'armes. Ces coureurs voulaient
     qu'il leur ouvrît l'église, disant qu'il y avait caché les biens
     du logis. Le préfet en avait adroitement jeté la clef dans les
     broussailles lorsqu'il avait aperçu ces troupes; et quelque
     violence qu'on lui fît, il nia toujours qu'il l'eût, et ne la
     voulut jamais donner. Enfin, les Turcs ayant quelque
     considération pour son caractère, ils ne lui ôtèrent qu'une
     partie de ses habits, et n'emportèrent que les choses légères et
     de quelque valeur qu'ils trouvèrent dans la maison, sans toucher
     ni à mes livres, ni à mes papiers.

     Le 29, un gentilhomme de Mingrélie y vint de nuit avec une
     trentaine de gens et y mit tout en pièces. Il découvrit presque
     toute ma chambre, dans la pensée que j'y avais caché beaucoup de
     choses. Il emporta ce qui me restait de vaisselle, mes coffres et
     mes gros meubles, et enfin tout ce que les Turcs et moi y avions
     laissé pour être de trop peu de prix et trop pesant; il vint de
     nuit, comme j'ai dit. Ce tigre, n'ayant point de lumière, fait du
     feu de mes papiers et de mes livres, après en avoir arraché les
     couvertures, parce qu'elles étaient dorées et armoriées; car
     j'avais fait relier fort curieusement mes meilleurs livres en
     partant de Paris; il n'en resta pas un.

     Le 30 au matin, j'appris ce saccagement avec une douleur que je
     ne puis exprimer. Le soir, un chiaoux (_tchâoùch_) turc vint à la
     forteresse où j'étais, et fit savoir qu'il venait de la part du
     pacha. Sabatar (j'ai dit que c'était le nom du gentilhomme à qui
     elle appartenait) sortit dehors pour recevoir son message. Il
     portait que le lieutenant du pacha qui était devant la forteresse
     de Ruchs s'étonnait de ce qu'il ne venait point se soumettre à
     lui et lui rendre l'hommage, puisque la Mingrélie appartenait au
     Grand Seigneur; que le pacha avait ordonné d'en bien user avec
     ceux qui se joindraient aux Turcs, mais de traiter en ennemis
     ceux qui refuseraient de le faire; que s'il voulait sauver ses
     biens, sa vie, son château et tout ce qui était dedans, il eût à
     aller recevoir promptement les ordres du pacha. Sabatar fit la
     réponse qu'il reconnaissait le pacha pour son seigneur, et que de
     coeur il était Turc et non Mingrélien; qu'il avait résolu d'aller
     trouver le pacha dès qu'il avait appris qu'il devait venir; qu'à
     présent qu'il entendait que son lieutenant était à Ruchs, il
     irait le lendemain matin recevoir ses ordres.

     Le 31, ce gentilhomme, avec trente hommes armés, alla trouver le
     lieutenant du pacha; il lui porta un présent de quatre esclaves,
     d'une tasse d'argent, de quantité de soie, de cire et de
     rafraîchissements. Il arriva le soir au camp; il y trouva
     plusieurs seigneurs de Mingrélie, qui, comme lui, s'étaient
     venus rendre, de peur d'être assiégés et de voir le saccagement,
     tant de leurs châteaux que de leurs terres. Le lieutenant du
     pacha lui dit que l'ordre que son maître avait reçu du Grand
     Seigneur portait de détruire tous les lieux forts de Mingrélie;
     mais que toutefois il voulait bien conserver ceux des seigneurs
     qui se montreraient obéissants; que le Grand Seigneur ôtait la
     principauté à Levan, qui était à Ruchs, et la donnait au jeune
     prince qui avait été élevé à Acalziké; qu'il fallait qu'il lui
     fît serment de fidélité; qu'il donnât un de ses enfants pour
     otage de sa foi et fit un présent au pacha. Le présent que
     Sabatar convint de faire fut de dix jeunes esclaves d'un et
     d'autre sexe, et de trois cents écus, ou en argent ou en soie.

     Le 1er octobre, Sabatar revint, amenant une sauvegarde du Turc
     pour son château et pour toutes ses terres. Il fut sur pied toute
     la nuit, à amasser le présent qu'il devait porter. Il fit savoir
     à tous ceux qui s'étaient réfugiés en sa forteresse que les Turcs
     y avaient donné sauvegarde, moyennant vingt-cinq esclaves et huit
     cents écus; il leva cela sur tous les gens qui s'y étaient
     retirés. De chaque famille où il y avait quatre enfants, il en
     prenait un; c'était le plus pitoyable spectacle du monde, de voir
     arracher les pauvres enfants des bras de leurs mères, les lier
     deux à deux et les mener au Turc. Je fus taxé à vingt écus.

     Sabatar ne porta de tout cela au lieutenant du pacha que ce qui
     avait été accordé entre eux; il s'appropria le reste. Ses femmes,
     ses enfants et tout le château jetèrent bien des cris, lorsqu'ils
     le virent partir et emmener son plus jeune fils. Les enfants que
     l'on donne en otage au Turc ne sont pas moins ses esclaves; ils
     ne sortent jamais de ses mains; on les envoie d'ordinaire à
     Constantinople grossir la multitude des jeunes garçons bien
     faits, qu'on élève dans le sérail. Le lieutenant du pacha reçut
     le présent et l'otage, et retint Sabatar avec lui. Il somma trois
     fois le dadian de se rendre; ce prince n'en fit rien. Sa
     forteresse était bien gardée par des Soüanes, que son vizir y
     avait envoyés, et qui en étaient plus maîtres que lui-même. Le
     vizir lui mandait tous les jours de tenir bon, et qu'il était
     prêt à aller fondre sur l'ennemi. Enfin les Turcs, après avoir
     demeuré quatre jours devant Ruchs, et après avoir fait plus de
     deux mille esclaves et beaucoup de butin, se retirèrent. Ils
     n'avaient point d'artillerie: c'est ce qui les empêcha d'attaquer
     la place. Ils emmenèrent tous les seigneurs de Mingrélie qui
     étaient venus se rendre et qui avaient prêté serment au nouveau
     prince. Le catholicos était de ceux qui avaient prêté serment; le
     pacha manda qu'on le fit vizir du nouveau prince, et qu'on
     l'envoyât en son nom au prince des Abcas demander en mariage la
     princesse sa fille.

     On croyait que la venue du Turc en Mingrélie rétablirait l'ordre
     et ramènerait la paix, en faisant mettre bas les armes. Cela
     n'arriva point; ils vinrent, ils pillèrent et ils mirent le pays
     en plus de troubles qu'il n'était auparavant: car ils le
     divisèrent en deux partis, dont l'un s'était engagé par serment
     et par otages à un nouveau prince, et l'autre demeurait attaché à
     l'obéissance de l'ancien. Cette partialité mettait à chacun les
     armes à la main. Voyant les choses en ce misérable état, si
     éloignées d'accommodement, je pris la résolution de passer en
     Géorgie, de quelque manière et à quelque risque que ce pût être.
     J'en courais tant tous les jours en Mingrélie, que je ne doutais
     point que je n'en fusse bientôt accablé. Levan menaçait
     d'engloutir les châteaux, les biens et les terres des seigneurs
     qui avaient été rendre obéissance aux Turcs. Sabatar était encore
     avec eux; ses fils, qui commandaient dans son château, étaient
     les plus grands assassins du monde et des fripons achevés. Je
     périssais tous les jours d'angoisse et de disette. C'était une
     affaire que d'acheter une poignée de grain et une livre de
     viande; j'essuyais dans mon four toutes les injures du temps,
     comme en rase campagne. Le désespoir de mes valets m'accablait;
     enfin, je me sentais mourir. Cela me porta à tout hasarder pour
     me tirer de Mingrélie, tandis que j'avais encore assez de force
     pour le faire. Je fis chercher partout des guides; je promis, je
     conjurai, je donnai, rien ne me servit; personne ne me voulut
     conduire. Des armées occupaient, disait-on, tous les passages
     d'Imirette, pays entre la Mingrélie et la Géorgie, par où il
     fallait de nécessité passer; que c'était être fou que de s'y
     présenter, et qu'il était assuré qu'on y serait fait esclave.
     Voilà toutes les réponses qu'on me donnait. Je proposai de faire
     le tour, ou par le mont Caucase, ou par le bord de la mer; aucun
     ne me voulait conduire.

     C'est une chose incroyable combien les Mingréliens ont peur de
     mourir ou de se perdre; il n'y a point de récompense qui les
     puisse porter à courir un danger connu, quelque petit qu'il soit.
     Enfin, je fus réduit à prendre la voie de la mer et de la
     Turquie, c'est-à-dire à faire un tour de soixante-dix lieues. Je
     vins à Anarghie, village et petit port dont j'ai parlé. J'y
     trouvai une felouque de Turcs, je la frétai pour Gonié. Dès que
     j'eus donné les arrhes, je retournai à la maison des théatins et
     au château de Sabatar pour me préparer au voyage.

     Le 10 novembre, assez matin, je partis de ce château, étant
     convenu avec mon camarade des voies que je tiendrais pour le
     tirer de Mingrélie, s'il plaisait à Dieu de me donner un heureux
     voyage. J'emportai avec moi cent mille livres en pierreries et
     huit cents pistoles en or, avec le peu de hardes qui m'étaient
     restées. Les pierreries étaient enfermées dans une selle faite
     exprès pour cacher des bijoux, et dans un oreiller. Je pris un
     valet pour m'accompagner, celui-là même que j'avais racheté de
     l'esclavage. C'était un fripon caché, un traître dont la
     méchanceté ne m'était pas bien connue. On ne me conseillait pas
     de l'emmener, crainte d'avanie et de quelque méchant tour qu'il
     avait tout l'air de me jouer. Je n'étais pas moi-même bien résolu
     à m'en charger; mais la fortune voulait que je le prisse, et je
     ne pus l'empêcher. Les raisons qui me portèrent à l'emmener
     plutôt qu'un autre, c'est qu'il souffrait son mal en désespéré et
     en furieux, et que je craignais que le désespoir et l'ivrognerie,
     à quoi il était sujet, ne nous fît découvrir en Mingrélie. Le P.
     Zampi, préfet des théatins, m'accompagna, comme il avait toujours
     fait. Le frère laïque me voulut conduire à Anarghie. Nous
     marchâmes à pied, le préfet et moi, parce qu'on ne put trouver
     qu'un cheval de louage, quelque argent qu'on offrît pour en
     avoir, sur lequel je mis mes hardes et mon valet. Le frère laïque
     était à cheval; il pleuvait à verse depuis deux jours; le frère
     pensa se noyer à une lieue du château, dans un fossé large et
     débordé, où son cheval tomba, et dont nous le retirâmes à
     grand'peine et à demi mort. Je ne dirai point les fatigues que
     j'eus ce jour-là et les suivants; je fus obligé d'aller en divers
     lieux à pied, en une saison de pluie, dans des bois pleins d'eau
     et de fange, où j'en avais d'ordinaire par-dessus les genoux; je
     dirai seulement qu'on ne peut au monde avoir plus de peines que
     j'en eus. J'étais épuisé, en vérité; il ne me restait que le
     courage et la résolution de tout faire et de tout souffrir pour
     sauver le bien qu'on m'avait confié. Le soir, nous arrivâmes à
     Anarghie, percés de pluie jusqu'aux entrailles. Anarghie est à
     six lieues du château de Sabatar.

     Le 12, je devais m'embarquer; mais j'en fus empêché par une
     nouvelle qu'on eut que des barques de Circassiens et d'Abcas
     croisaient sur les côtes de Mingrélie. Cela était vrai; elles
     avaient enlevé des barques du pays, et une, entre autres, où
     j'avais intérêt. L'indicible ennui que ces retardements me
     causaient ne venait pas tant de ce qu'ils me tenaient en des
     dangers et en des maux continuels, que de ce qu'ils semblaient me
     menacer de n'en sortir jamais.

     Le 19, on vint donner avis au P. Zampi que le jour précédent, de
     nuit, on avait enfoncé la porte de son église, pris ce qui y
     était, ouvert le sépulcre qui était dedans et emporté tout ce
     qu'un père théatin, demeuré au logis pour le garder, comme on a
     dit, avait enfermé dans ce tombeau; qu'on avait fouillé partout,
     et qu'il ne restait rien d'entier que la muraille. On peut croire
     l'épouvante que je pris à cette nouvelle, ayant laissé plus de
     sept mille pistoles enterrées en cette église. Je dépêchai
     aussitôt à mon camarade. On ne le trouva point au château; il
     était déjà allé à la maison des théatins pour savoir quelle part
     nous devions prendre à la mauvaise aventure, laquelle il avait
     apprise aussitôt que moi. Il m'écrivit que, grâce à Dieu, l'on
     n'avait point touché à notre argent, et qu'il l'avait trouvé au
     même état où nous l'avions mis en terre. Cette nouvelle me releva
     merveilleusement le courage, je la regardai comme une nouvelle
     marque de l'assistance dont le Seigneur me favorisait, et j'allai
     encourager les Turcs, qui m'avaient loué leur felouque, à partir
     incessamment.

     Le 27, je partis d'Anarghie. Ma felouque était grande. Il y avait
     près de vingt personnes, la moitié esclaves et le reste Turcs. Je
     n'y avais laissé embarquer tant de gens qu'afin de me pouvoir
     défendre des corsaires qui couraient la côte. Après une heure de
     navigation, nous arrivâmes à la mer. Le Langur (_Engouri_), que
     nous descendîmes, est rapide. On le descend très-vite; mais il
     faut l'avoir bien pratiqué, quand on descend sur ce fleuve avec
     des barques chargées, parce qu'il y a quantité de bas-fonds où
     elles s'ensablent. Je demeurai tout le jour sur le bord de la
     mer: le patron de la chaloupe m'en pria; il attendait encore deux
     esclaves qui devaient arriver sur le soir.....


VII

L'évêque Lanatelle, amoureux de la reine de Mingrélie, princesse d'une
incomparable beauté, et aimé d'elle, quoique le roi son mari eût été
aveuglé et exilé par les complices de l'évêque, vivait avec elle, est
l'homme principal de ces machinations, Chardin le visite, et le
raconte; il n'y a pas de roman en Europe comparable à ce récit. Les
Turcs s'y mêlent par le pacha d'Acalziké, qui intervient et change par
ses forces les dynasties et les bornes de ces royaumes. Voici un
exemple de ces aventures:

Le fils de la reine d'Imirette vivait retiré, sous la protection du
pacha turc, mais ce jeune homme se souvenait de la beauté merveilleuse
de la princesse caucasienne, fille de la reine, qu'il avait vue dans
son enfance.

     Dès que Rustan-Kan fut mort, la princesse Marie, sa femme, apprit
     que, sur des relations trop avantageuses de sa beauté qu'on avait
     faites au roi de Perse, Sa Majesté avait commandé qu'on la lui
     envoyât. On lui conseillait de s'enfuir en Mingrélie ou de se
     cacher. Elle prit une voie contraire: car, étant bien assurée
     qu'il n'y avait point de lieu dans l'empire de Perse où le roi ne
     la découvrît, elle alla s'enfermer trois jours durant dans la
     forteresse de Tiflis: ce qui était proprement se livrer à la
     merci de celui qui la voulait avoir; elle se fit voir tout ce
     temps-là aux femmes du commandant; et, l'ayant mandé ensuite à
     son appartement, elle lui fit dire que, sur la foi de ses femmes
     qui l'avaient vue, il pouvait écrire au roi qu'elle n'était pas
     d'une beauté à se faire désirer; qu'elle était âgée, et même un
     peu contrefaite; qu'elle conjurait Sa Majesté de lui laisser
     achever ses jours dans son pays. En même temps, elle envoya au
     roi un présent de beaucoup d'or et d'argent, et de quatre jeunes
     demoiselles d'une extraordinaire beauté. Dès que le présent fut
     envoyé, cette princesse ne voulut plus voir personne; elle se
     jeta dans la dévotion, faisant de grandes aumônes aux pauvres,
     afin qu'ils priassent Dieu pour elle. Au bout de trois mois, il
     vint un ordre du roi, à Chanavas-Kan, de l'épouser. Ce prince
     reçut l'ordre avec joie, parce que Marie est fort riche; et il
     l'épousa, quoiqu'il eût déjà une autre femme. Il a toujours une
     extrême considération pour elle, à cause de ses grands biens. Son
     premier mari, prince de Guriel, vit encore, mais il est fort
     vieux et fort cassé. Il est en Géorgie. La princesse lui a donné
     une de ses demoiselles pour le consoler de l'avoir perdue, et le
     fait entretenir, à la vérité assez misérablement; elle témoigne
     pourtant d'avoir encore de la tendresse pour lui; car il y a
     quelques années qu'étant sur les frontières d'Imirette, elle le
     manda, et le retint huit jours. Chanavas-Kan en témoignant de la
     jalousie, la princesse se mit à l'en railler: elle lui dit qu'il
     avait bonne grâce d'être jaloux d'un pauvre vieillard, aveugle,
     dénué, misérable et tout aussi impuissant qu'il l'était lui-même.

     La plupart des seigneurs géorgiens sont extérieurement dans la
     religion mahométane. Les uns ont embrassé cette créance pour
     obtenir des emplois à la cour, et des pensions de l'État; les
     autres, pour avoir l'honneur de marier leurs filles au roi, ou
     seulement de les faire entrer au service de ses femmes. Il y a de
     cette lâche noblesse qui mène elle-même ses plus belles filles au
     roi. La récompense qu'on leur donne est une pension ou un
     emploi. La religion mahométane est toujours préalablement
     embrassée. La pension est selon la qualité des personnes, mais,
     d'ordinaire, ce n'est pas plus de deux mille écus. Il venait
     d'arriver à ce sujet, lorsque j'étais à Tiflis, une aventure fort
     pitoyable. Un seigneur géorgien avait fait savoir au roi qu'il
     avait une nièce d'une extraordinaire beauté. Sa Majesté commanda
     aussitôt qu'on la lui amenât. Ce méchant homme se chargea
     lui-même d'intimer l'ordre et de l'exécuter. Il vint chez sa
     soeur, qui était veuve, et lui dit que le roi de Perse voulait
     épouser sa fille, et qu'il fallait qu'elle la disposât à cela. La
     mère ayant fait savoir cette violence à sa pauvre demoiselle,
     elle pensa se désespérer; elle aimait un jeune seigneur qui
     demeurait en son voisinage, et en était extrêmement aimée. La
     mère le savait bien; elles prirent résolution de lui faire part
     de leur malheur. On le lui envoya dire par un domestique. Le
     cavalier arriva à minuit; il trouva la mère et la fille
     enfermées, qui déploraient à larmes communes et avec une vive
     douleur la dureté de leur sort. Il se jeta à leurs pieds, et leur
     dit que pour lui il ne craignait rien tant que de perdre sa
     maîtresse, et que tout le courroux du roi de Perse ne lui était
     rien au prix de cet accablement; qu'au reste, il n'y avait qu'une
     voie de se tirer d'affaire, qui était de se marier ensemble à
     l'heure même, et que le lendemain on déclarerait au perfide
     parent que la dame qu'on demandait n'était plus fille. Le parti
     fut accepté; et, la mère s'étant retirée, l'amant essuya les yeux
     de sa maîtresse et fit le mariage en un instant. L'oncle
     découvrit l'intrigue. On la fit savoir au roi. Sa Majesté en fut
     courroucée et donna des ordres exprès d'envoyer à la cour la
     mère, la fille et le mari. Ces personnes s'étaient cachées; elles
     fuirent çà et là durant quelques mois. Enfin, voyant qu'on les
     serrait de près et qu'elles ne pouvaient plus échapper, elles se
     sauvèrent à Acalziké, dont le pacha les prit sous sa protection.

     La crainte qu'on a en Géorgie de semblables accidents oblige ceux
     qui ont de belles filles à les marier le plus tôt qu'ils peuvent,
     et en leur enfance même. Les pauvres gens surtout marient les
     leurs de bonne heure, et quelquefois dès le berceau. C'est afin
     que les seigneurs dont ils sont sujets ne les enlèvent pas pour
     les vendre, ou pour en faire des concubines. Il est certain
     qu'ils ont grande retenue pour les personnes mariées, encore que
     ce ne soit que des enfants, et qu'ils ne se portent pas aisément
     à les arracher de leurs maisons.

     Sistan-Darejan était demeurée prisonnière à Acalziké. Les pachas
     l'y traitaient avec beaucoup de respect. Archyle avait toujours
     pensé à elle, depuis qu'il l'avait perdue de vue. Son père opéra
     tant, par ses présents et par ses intrigues auprès du pacha,
     qu'il la relâcha l'an 1660. Elle fut amenée en triomphe à Tiflis.
     Archyle l'épousa aussitôt, et acquit, par ce mariage, le droit au
     royaume de Caket, dont il était déjà vice-roi de fait; car cette
     princesse est fille de Taimuras-Kan et soeur d'Heracle, le seul
     fils que ce prince infortuné a laissé capable de lui succéder,
     tous les autres ayant été rendus aveugles. Cet Heracle s'est
     retiré en Moscovie, avec sa mère. On dit que le grand-duc leur
     entretient un train sortable à leur qualité.

     Il y a une autre aventure de cet Archyle, vice-roi de Caket,
     digne de curiosité. Il avait été fiancé durant sa jeunesse à une
     fille des premières maisons de Géorgie. La demoiselle s'attendait
     fort d'être sa femme, étant une chose inouïe en ce pays-là de
     rompre un contrat de mariage. Lorsqu'elle sut qu'il épousait
     Sistan-Darejan, elle lui envoya demander satisfaction du _meurtre
     qu'il commettait sur son honneur_: c'est ainsi qu'on appelle en
     Géorgie l'affront qu'on fait à une accordée, de la laisser pour
     se marier à une autre. Elle prétendit en tirer raison par la
     justice; mais cette voie n'ayant pu réussir, à cause de
     l'autorité et du rang de sa partie, elle vint, à la tête de
     quatre cents hommes, présenter le combat à son infidèle. Il le
     refusa, et lui fit dire qu'il ne se voulait point battre contre
     une fille; qu'au reste, elle ne fît pas de bruit davantage,
     autrement qu'il publierait les faveurs que Sizi (c'est un jeune
     seigneur de la cour) s'était vanté d'avoir reçues d'elle. La
     demoiselle, outrée davantage qu'on ajoutât au mépris la calomnie,
     tourna ses ressentiments contre Sizi; elle l'appela en duel, et
     n'ayant pu l'y attirer, elle lui dressa une embuscade, où elle le
     mit en fuite, le poursuivit et lui tua plus de vingt hommes. Elle
     avait un frère, il prit sa querelle contre Sizi. Le prince et
     toute la cour firent mille efforts pour les ajuster; mais cela ne
     s'étant pu faire, on leur permit de vider leur différend par les
     armes. C'est une coutume en Géorgie que, quand la justice ne
     saurait éclaircir une querelle entre des gentilshommes, ni
     l'ajuster, on leur permet de se battre en champ clos. Les
     adversaires se confessent et communient, et, ainsi préparés à la
     mort, ils entrent dans la lice. On appelle cela: _aller au
     tribunal de Dieu_, et les Géorgiens soutiennent que cette voie de
     remettre directement à Dieu la punition d'un crime est très-bonne
     et très-équitable, quand la justice humaine ne peut connaître si
     l'accusé est coupable, ou si l'accusateur le charge faussement,
     Sizi et sa partie arrivés au rendez-vous, une troupe de soldats
     les séparèrent comme ils mettaient les armes à la main; et la
     demoiselle étant morte peu après de honte et de douleur,
     l'autorité du prince obligea son frère à s'ajuster avec Archyle
     et avec Sizi.

Chardin, au sortir de Tiflis, traverse L'Arménie en longeant le pied
de l'Ararat et arrive en Perse. Com est la première ville sainte qu'il
y rencontre, il en décrit ainsi les merveilles:

     Com est une grande ville située en une plaine, le long d'un
     fleuve, et à demi-lieue d'une haute montagne. Sa figure est un
     carré long, sa longueur prend de l'orient à l'occident. Elle a
     quinze mille maisons, au dire des gens, car je ne les ai pas
     comptées. Elle est ceinte d'un fossé et d'un mur flanqué de tours
     à demi ruinées. Elle est entourée de jardins. Il y en a de grands
     de l'autre côté de l'eau. On voit, en un des plus beaux qu'il y
     ait, le mausolée de Rustan-Kan, prince de la race des derniers
     rois de Géorgie, qui embrassa la religion mahométane pour avoir
     le gouvernement de ce royaume-là. Ce jardin est une des plus
     ordinaires promenades de la populace de Com. Il y a deux beaux
     quais le long du fleuve, aussi longs que la ville, et au bout, à
     l'orient, un fort beau pont. Il y a aussi de beaux et de grands
     bazars, où se tiennent les marchés en gros et en détail. Com
     n'est pourtant pas un lieu de grand commerce. On en transporte
     des fruits frais et secs, principalement des grenades, beaucoup
     de savon, des lames d'épées et de la poterie blanche et
     vernissée. Il ne se fait point en toute la Perse de meilleur
     savon, ni de plus excellentes lames d'épées qu'en cette ville. Ce
     que la poterie blanche qu'on en transporte a de particulier est
     qu'en été, l'eau s'y rafraîchit merveilleusement bien et fort
     vite par le moyen de la transpiration continuelle. Des gens qui
     veulent boire frais et délicieusement ne se servent d'un même pot
     que cinq ou six jours, tout au plus. On l'humecte d'eau rose la
     première fois, pour ôter la senteur de la terre, et puis on le
     pend à l'air, plein d'eau et un linge mouillé autour. Un quart de
     l'eau transpire en six heures de temps la première fois, puis
     moins de jour en jour, tant qu'à la fin les pores se bouchent par
     la matière crasse et épaisse qui est dans l'eau, et qui s'arrête
     dans ses pores. Dès que la transpiration est empêchée dans ces
     pots, l'eau s'y empuantit, et il en faut prendre de neufs. Il y a
     en cette ville quantité de profondes caves, où le peuple va
     puiser l'eau à boire. La plupart de ces caves ont quarante à
     cinquante marches de descente, et fort hautes. L'eau en est aussi
     fraîche quand on la tire que celle qui est à la glace. Elle sort
     par des fontaines qui se ferment au robinet. C'est un grand régal
     que cette eau durant l'été, qui est furieusement chaud à Com et
     aux environs. Cette ville a quantité de beaux caravansérails et
     de belles mosquées. La plus belle est celle où sont enterrés les
     deux rois de Perse, derniers morts.

     Voici le dessin de cette célèbre mosquée, dont l'on parle par
     tout l'Orient. Elle a quatre cours. La première est plantée
     d'arbres et de fleurs comme un jardin. C'est un carré long.
     L'allée du milieu est pavée et séparée des parterres par une
     balustrade. Il y a deux terrasses carrelées aux deux côtés; elles
     sont de la longueur de la cour et hautes de trois pieds. Sur
     chacune, il y a vingt chambres voûtées de neuf pieds en carré,
     une cheminée et un portique. À l'entrée de cette cour, il y a à
     gauche une de ces profondes caves dont l'on a parlé, et à droite
     une volière. Le lieu est tout à fait récréatif. Un canal d'eau
     claire, qui en fait le tour, sort d'un bassin d'eau qui est à
     l'entrée, et se rend dans un autre qui est au bout. Dix distiques
     en lettres d'or, sur le haut du portail, font l'inscription de ce
     mausolée; en voici la traduction:

          La date du portail du tombeau de la très-vénérable et pure
          vierge de Com, sur qui soit le salut.

          Au temps de l'heureux règne du roi Abas II, soutien du
          monde, de qui les jours soient augmentés.

          Cette porte de miséricorde a été ouverte à la face des
          peuples. Quiconque jette les yeux dessus perd l'idée du
          paradis.

          Quiconque a traversé ses cours, dont l'aspect réjouit les
          coeurs, ne les a point passées vite comme le vent.

          Massoum, vicaire du grand pontife, des sages avis duquel le
          soleil apprend à régler son mouvement, a fait faire par Aga
          Mourad[9], l'un de ses substituts, ce portail, dont la
          hauteur et l'excellence surpassent le trône céleste.

               [Note 9: _Aghâ Mourâd._ Le dernier mot signifie
               _désir_. (_Note de Chardin._)]

          C'est l'entrée du palais royal de la très-vénérable vierge
          pure, qui tire son extraction de la maison du Prophète.

          Heureux et glorieux le fidèle qui, par révérence,
          prosternera sa tête sur le seuil de cette porte, à
          l'imitation du soleil et de la lune.

          Tout ce qu'il demandera avec foi, de dessus cette porte,
          sera comme la flèche qui atteint le but, c'est-à-dire il
          sera exaucé.

          Certes, jamais la fortune n'embarrassera les entreprises de
          celui qui, pour l'amour de Dieu, a élevé ce portail à la
          face du peuple.

          O fidèle! si tu demandes en quelle année a été construit ce
          portail, je te réponds: «De dessus le portail de Désir,
          demande tes désirs.»

     Pour entendre ce dernier distique, il faut savoir qu'au lieu que,
     dans notre alphabet, il n'y a que sept lettres numérales, ou qui
     servent de chiffres, comme le V qui vaut cinq, l'_X_ dix, l'_L_
     cinquante: l'alphabet, chez tous les Orientaux, a l'usage des
     nombres arithmétiques; ainsi, par un jeu d'esprit à quoi il faut
     beaucoup d'imagination, ils marquent l'année d'une chose par des
     mots qui y ont du rapport, et qui sont composés des lettres qui
     fassent juste, en leur valeur d'arithmétique, le nombre des
     années de leur époque. Celles-ci font mille soixante et un ans.
     Je vais en produire un autre exemple:

     Le feu roi de Perse fit faire une tente, qui coûta deux millions.
     On l'appelle la _Maison d'or_, parce que l'or y reluit partout.
     J'en donnerai ailleurs la description. On peut juger quelle riche
     pièce c'est, tant par le prix qu'elle coûte que par le nombre des
     chameaux qu'il faut pour la porter, qui est de deux cent
     quatre-vingts. L'antichambre est faite d'un velours à fond d'or,
     dont la corniche est ornée de vers qui finissent ainsi: «Si tu
     demandes en quel temps a été fait le trône de ce second Salomon,
     je te dirai: Regarde le trône du second Salomon.» Les lettres de
     ces derniers mots, prises pour chiffres, font mille
     cinquante-sept ans. Cela tient du galimatias en notre langue;
     mais dans les langues orientales, cela a sa beauté et ses grâces.

     La seconde cour n'est pas si belle que la première; mais la
     troisième ne l'est pas moins. Elle est entourée d'appartements,
     chacun à deux étages, d'une terrasse, d'un portique et d'un
     canal, tout de même que la première. Au milieu, il y a un grand
     bassin. Quatre gros arbres en marquent les coins et le couvrent
     de leurs feuillages. On entre de cette troisième cour dans la
     quatrième, par un escalier de marbre de douze marches. Le portail
     qui est au haut est tout à fait magnifique. Il est revêtu en bas
     de marbre blanc transparent, semblable à du porphyre et à de
     l'agate. Le haut, qui est un grand demi-dôme, est peint de
     moresques d'or et d'azur appliquées fort épais. Cette quatrième
     cour a des chambres en bas et aux côtés, avec des terrasses et
     des portiques comme les trois autres. Ce sont les logements des
     gens d'Église, des régents et des étudiants qui vivent des rentes
     de ce lieu sacré.

     En face est le corps de l'édifice. Il consiste en trois grandes
     chapelles sur une ligne. Celle du milieu a une entrée de dix-huit
     pieds de profondeur, tout à fait magnifique. C'est un portail de
     ce beau marbre blanc dont on a parlé. Le haut, qui est aussi un
     grand demi-dôme, est incrusté par dehors de grands carreaux de
     faïence peints de moresques, et, par-dedans, tout doré et azuré.
     La porte, qui a douze pieds de hauteur et six de largeur, est de
     marbre transparent. Les valves ou battants sont tout revêtus
     d'argent, avec des appliques rapportées, de vermeil doré, de
     ciselé et de lisse, qui font une mosaïque tout à fait riche et
     curieuse. La chapelle est octogone, couverte d'un haut dôme. Le
     bas, à la hauteur de six pieds, est revêtu de grandes tables de
     porphyre ondé, et peint de fleurs tirées avec de l'or et des
     couleurs, dont la vivacité et l'éclat sautent aux yeux. Le haut
     est de moresques d'or et d'azur, admirablement vives et
     éclatantes, et inscrites de sentences et d'aspirations mystiques
     sur l'amour divin. Le fond du dôme est fait tout de même. Ce
     dôme est fort gros et admirablement beau, incrusté en dehors
     comme le portail. Au-dessus, s'élève une grande aiguille ou
     colophon, surmonté d'un croissant, dont les pointes sont
     allongées et renversées. Ce colophon, qui est d'une notable
     grosseur, est composé de boules de diverses grosseurs, posées
     l'une sur l'autre, et paraît d'en bas avoir plus de vingt pieds
     de haut, avec le croissant. Le tout est d'or fin. Les Persans
     disent que tout est massif. S'il est véritable, cela vaut des
     millions. Quoi qu'il en soit, cet ornement ne peut être que de
     très-grand prix. Voici quelques-unes des inscriptions dont j'ai
     fait mention:

          Tout ce qui n'est pas Dieu, n'est rien.

          Dieu, et c'est assez.

          Toute louange non rapportée à Dieu est vaine; et tout le
          bien qui ne vient pas de lui n'est qu'une ombre de bien.

          Le dévot ne doit pas aimer Dieu en vue de la récompense.
          L'amant qui se plaint d'être séparé de son objet, et
          voudrait vivre toujours dans l'union et la jouissance, n'est
          pas véritable amant, puisqu'il ne se résigne pas au bon
          plaisir de ce qu'il aime.

          Le comble du plaisir est d'être uni à l'objet qu'on aime. Je
          ne travaille, pour moi, à autre chose qu'à me jeter à corps
          perdu dans cet abîme.

     Au milieu de cette chapelle est le tombeau de Fathmé, fille de
     Mousa-Cazem (_Mouça-Qâcem_), un de ces douze califes que les
     Persans croient avoir été les légitimes successeurs de Mahomed;
     après la mort d'Aly, son gendre, Mousa-Cazem était le septième en
     ordre. Ce tombeau est long de huit pieds, large de cinq et haut
     de six, revêtu de carreaux de faïence, peints de moresques et
     couvert d'un drap d'or qui tombe jusqu'en bas. Il est fermé d'une
     grille d'argent haute de dix pieds et massive, distante de
     demi-pied du tombeau, et couronnée aux coins de quatre grosses
     pommes de fin or. C'est afin que le peuple ne souille pas le
     tombeau par ses baisers et ses attouchements, car on tient le
     tombeau même une chose sainte. Des lés de velours vert, tendus
     sur la grille en dedans, en interdisent la vue au peuple, et ce
     n'est que par faveur, ou pour de l'argent, qu'on le voit. Le
     plancher est couvert de tapis de laine fort fins. On en étend
     par-dessus de soie et d'or, aux grandes fêtes. Au-dessus du
     tombeau, à dix pieds de hauteur, pendent plusieurs vases
     d'argent, qu'on appelle _candil_ (_qandyl_). C'est une espèce de
     lampe. Il y en a du poids de soixante marcs. Ils sont autrement
     faits que les lampes des églises. On n'y allume jamais de feu, et
     même il n'y en peut tenir, ni aucune liqueur, parce qu'ils n'ont
     point de fond. Je ne saurais dire la signification du mot de
     _candil_; mais je crois que c'est de ce terme qu'est venu celui
     de _candil laphti_ (_kandil-aphti_)[10], duquel les chrétiens
     grecs appellent ceux qui entretiennent le luminaire dans les
     églises, et qu'est aussi venu le mot _chandelle_, lequel se
     trouve en presque toutes les langues de l'Europe, dans une même
     signification. Les mahométans appellent _candilgi_ (_qandyldjy_),
     ces mêmes officiers que je viens de dire, que les Grecs appellent
     _candilaphty_.

          [Note 10: Lisez [Grec: kandêlanaphtês], _kandilanaphtis_
          (allumeur de chandelles); c'est un mot grec moderne et un
          titre des fonctionnaires dans les grandes églises. Ce mot
          est composé de [Grec: kandêli], _kandila_, chandelle,
          d'[Grec: anaptô], _anapto_, j'allume. Le premier est latin,
          le second grec ancien. On dit aussi, à Constantinople,
          [Grec: kandêlaphtês], _candilaftis_, en retranchant la
          troisième syllabe [Grec: na] (L-s.)]

     À la grille, il y a des inscriptions suspendues. Elles sont en
     lettres d'or.


VIII

Chardin arrive à Tauris, ville la plus commerçante de l'empire; il y
passe quelques jours, au couvent des capucins. Le gouverneur, fils
d'un des premiers seigneurs de la cour, le reçoit à sa maison de
campagne. La ville compte un million d'habitants. Enfin il continue
son voyage et arrive à Ispahan.

Le roi Abbas II étant mort en son absence, toutes ses espérances de
fortune étaient mortes avec lui, la cour avait changé de goût. Le roi
actuel méprisait les parures et les bijoux.

     J'employai le jour de mon arrivée à Ispahan, et le jour suivant,
     à recevoir les visites de tous les Européens du lieu, de
     plusieurs Persans et Arméniens avec qui j'avais fait amitié à mon
     premier voyage, et à prendre connaissance sur mes affaires. La
     cour était fort changée de ce que je l'avais vue à mon premier
     voyage, et dans une grande confusion. Presque tous les grands du
     temps du feu roi étaient ou morts ou disgraciés. La faveur se
     trouvait dans les mains de certains jeunes seigneurs, sans
     générosité et sans mérite. Le premier ministre, nommé
     Cheik-Ali-Kan, était depuis quatorze mois dans la disgrâce. Trois
     des premiers officiers de la couronne faisaient sa charge. Le pis
     pour moi était qu'on parlait de la lui rendre et de le rétablir,
     parce qu'étant, d'un côté, fort ennemi des chrétiens et des
     Européens, et qu'étant, d'un autre, inaccessible aux
     recommandations et aux présents, ayant toujours fait paraître
     durant son emploi qu'il n'avait rien plus à coeur que de grossir
     le trésor de son maître, je devais craindre qu'il ne l'empêchât
     d'acheter les pierreries que j'avais apportées par l'ordre exprès
     du feu roi son père, et sur les dessins qu'il m'en avait donnés
     de sa propre main. Cette considération me fit résoudre à faire
     incessamment savoir au roi mon retour. Ma peine était au choix
     d'un introducteur auprès du nazir, qui est le grand et suprême
     intendant de la maison du roi, de son bien, de ses affaires et de
     tous ceux qui y sont employés: je veux dire, qui je prendrais
     pour me donner les premières entrées. On me conseilla le
     Zerguer-Bachy, ou chef des joailliers et des orfèvres de Perse.
     D'autres me proposaient Mirza-Thaer, contrôleur général de la
     maison du roi. J'eusse mieux fait de me fier à la conduite du
     premier; je le reconnus ainsi dans la suite; mais, parce que je
     connaissais de longue main ce contrôleur général, ce fut à lui à
     qui je résolus de me remettre.

     Le 26, le supérieur des capucins prit la peine de l'aller voir de
     ma part. Je le suppliai de lui dire qu'une indisposition
     m'empêchait de l'aller saluer; mais que les bontés qu'il avait
     eues pour moi, il y avait six ans, me faisaient prendre la
     liberté de m'adresser à lui pour me produire au nazir ou
     surintendant, sûr que j'étais de n'y pouvoir aller par un
     meilleur canal; que je le suppliais très-humblement de
     représenter à ce ministre l'ordre que j'avais eu du feu roi,
     d'aller en mon pays faire faire de riches ouvrages de pierreries
     et de les apporter moi-même, ce que j'avais fait d'une manière à
     oser me persuader qu'il n'était pas possible de faire mieux.
     J'ajoutai à cela de grandes promesses de récompense, comme je
     savais qu'il fallait faire. La réponse que j'eus de ce seigneur
     fut que «j'étais le bienvenu; que je pouvais compter sur lui, et
     qu'il remplirait tout de son mieux l'attente que j'avais en ses
     bons offices; mais que je devais faire compte que le roi avait
     peu d'amour pour la pierrerie; que la cour était extrêmement
     dénuée d'argent, et que, pour mon malheur, le premier ministre,
     homme si contraire à ces sortes de dépenses et si dégagé de tout
     intérêt, rentrait en grâce; qu'il me faisait dire cela non pour
     me décourager, mais afin de me disposer à donner à bon marché, à
     faire bien des présents, à prendre bien de la peine et à avoir
     beaucoup de patience; qu'au reste, il ferait savoir ma venue au
     nazir de la meilleure manière qu'il pourrait, et que j'espérasse
     en la clémence de Dieu.» Les Persans finissent toujours leurs
     délibérations par ces mots, comme pour dire que Dieu donnera les
     ouvertures aux affaires qu'on est en peine de faire réussir.

     En même temps, j'appris une nouvelle qui confirmait ces avis.
     C'est que le jour précédent, le roi s'étant enivré, comme il
     avait de coutume de faire presque tous les jours depuis plusieurs
     années, il se mit en fureur contre un joueur de luth, qui, à son
     gré, n'en jouait pas bien, et commanda à _Nesr-Ali-Bec_, son
     favori, fils du gouverneur d'Irivan, _de lui couper les mains_.
     Le prince, en prononçant cette sentence, se jeta sur une pile de
     carreaux pour dormir. Le favori, qui n'était pas si ivre, ne
     reconnaissant nul crime dans le condamné, crut que le roi n'y en
     avait point trouvé non plus, et que ce cruel ordre était une pure
     fougue d'ivresse. Ainsi, il se contenta de réprimander sévèrement
     le joueur de luth de ce qu'il ne s'étudiait pas mieux à plaire à
     son maître. Le roi s'éveilla au bout d'une heure, et voyant ce
     musicien toucher du luth comme auparavant, il se souvint de
     l'ordre qu'il avait donné à son favori contre lui, et s'étant
     fort emporté contre ce jeune seigneur, il commanda au grand
     maître de leur couper à tous deux les mains et les pieds. Le
     grand maître se jeta aux pieds du roi pour avoir la grâce du
     favori. Le roi, extrêmement indigné et tout furieux, cria aux
     eunuques et aux gardes d'exécuter sa sentence sur tous les trois.
     Cheik-Ali-Kan, ce grand vizir hors de charge, se trouva là pour
     le bonheur de ces malheureux. Il se jeta aux pieds du roi, en les
     embrassant, et le supplia de leur faire grâce. Le roi, s'arrêtant
     un peu, lui dit: «Tu es bien téméraire d'espérer que je t'accorde
     ce que tu me demandes, moi qui ne saurais obtenir de toi que tu
     reprennes la charge de premier ministre.--Sire, répondit le
     suppliant, je suis votre esclave; je ferai toujours ce que Votre
     Majesté me commandera.» Le roi s'apaisa là-dessus, fit grâce à
     tous ces condamnés, et le lendemain matin envoya à Cheik-Ali-Kan
     un _calaat_ (_khala'at_). On appelle ainsi les habits que le roi
     donne par honneur. Il lui envoya, outre l'habit, un cheval avec
     la selle et le harnais d'or, chargé de pierreries, une épée et un
     poignard de même, avec l'écritoire, les patentes et les autres
     marques de la charge de premier ministre.

     Ce seigneur avait été, comme je l'ai dit, quatorze mois dans la
     disgrâce, et, durant ce temps-là, il n'y avait point eu de
     premier ministre, chose dont on n'avait point d'exemple en Perse.
     Trois des principaux officiers de la couronne faisaient sa
     charge. Il allait de temps en temps à la cour, le roi ne l'ayant
     ni exilé, ni chassé de sa présence. La cause de sa disgrâce était
     qu'il ne voulait point boire de vin, s'en excusant toujours sur
     sa vieillesse, sur la dignité de premier ministre, sur le nom de
     _Cheik_ qu'il porte, lequel revient à celui de _Kéat_, et marque
     un homme consacré à une étroite observance de la religion, et
     enfin sur le pèlerinage qu'il avait fait à la Mecque, qui
     l'engageait à vivre plus purement. Le roi, le voyant seul ferme à
     ne vouloir point boire de vin, le maltraitait souvent de paroles;
     il lui donna même une fois quelques coups pour cela. Il lui
     faisait jeter des pleines tasses de vin au visage, sur la tête et
     sur les habits, et lui faisait dans l'ivresse mille indignités de
     cette nature. Mais, hors de là, il le considérait infiniment pour
     le parfait dévouement qu'il avait aux intérêts de l'État, pour sa
     vertu et ses grandes qualités. En effet, c'est un ministre fort
     sage, tout plein d'esprit et fort intègre. Sa religion est
     coupable, plus que son naturel, des duretés qu'il a pour les
     chrétiens. C'est elle qu'il faut accuser des rigueurs avec
     lesquelles on les maltraite; sans les emportements de zèle
     aveugle qu'elle lui inspire, les chrétiens auraient sujet, comme
     les mahométans, de bénir son ministère. Il est vrai que ceux-ci
     même ne le bénissent pas, car il empêche le roi de faire des
     prodigalités et de dissiper ses trésors comme ses devanciers; ce
     qui ne plaît guère à la cour, qui est pauvre d'ordinaire quand le
     roi n'est pas libéral. Ce ministre était âgé de cinquante-cinq
     ans. Sa taille était bien prise et fort belle, et son visage
     aussi. Il avait la physionomie la plus avantageuse du monde. Un
     calme perpétuel et une douceur engageante régnaient dans ses yeux
     et sur son visage; et, bien loin d'y apercevoir aucune de ces
     marques d'un esprit occupé, qui couvrent celui de la plupart des
     grands ministres, on y voyait briller toutes celles d'un esprit
     débarrassé, tranquille et qui se possède parfaitement, de manière
     qu'à le regarder sans le connaître, on ne se serait douté ni de
     son rang ni de ses occupations.

     Le 16, sur les huit heures du matin, on vit la place Royale
     arrosée de bout en bout et ornée comme je vais le dire. À côté de
     la grande entrée du palais royal, à vingt pas de distance, il y
     avait douze chevaux des plus beaux de l'écurie du roi, six de
     chaque côté, couverts de harnais les plus superbes et magnifiques
     qu'on puisse voir au monde. Quatre harnais étaient d'émeraudes,
     deux de rubis, deux de pierres de couleurs mêlées avec des
     diamants, deux autres étaient d'or émaillé et deux autres de fin
     or lisse. Outre le harnais qui était de cette richesse, la selle,
     c'est-à-dire le devant et le derrière, le pommeau et les étriers,
     étaient couverts de pierreries assorties au harnais. Ces chevaux
     avaient de grandes housses pendant fort bas, les unes en
     broderies d'or et de perles relevées, les autres de brocart d'or
     très-fin et très-épais, entourées de houppes et de pommettes d'or
     parsemées de perles. Les chevaux étaient attachés aux pieds et à
     la tête avec de grosses tresses de soie et d'or à des clous d'or
     fin. Ces clous sont longs de quinze pouces environ et gros à
     proportion, ayant un gros anneau à la tête, par où l'on passe le
     licou ou les entraves. On ne peut, en vérité, rien voir de plus
     superbe ni de plus royal que cet équipage, à quoi il faut joindre
     douze couvertures de velours d'or frisé, qui servent à couvrir
     les chevaux de haut en bas, lesquelles étaient en parade sur le
     balustre qui règne le long de la face du palais royal. On n'en
     peut voir de plus belle, soit qu'on considère la richesse de
     l'étoffe, soit qu'on regarde l'artifice et la finesse du travail.

     Entre les chevaux et le balustre, on voyait quatre fontaines
     hautes de trois pieds et grosses à proportion, tout comme celles
     dont on se sert à Paris à garder l'eau dans les maisons. Deux
     étaient d'or, posées sur des trépieds, aussi d'or massif; deux
     autres étaient d'argent, posées sur des trépieds de même métal.
     Tout contre, il y avait deux grands seaux et deux gros maillets,
     des plus gros qu'on puisse voir, tout cela aussi d'or massif
     jusqu'au manche. On abreuve les chevaux dans ces seaux, et les
     maillets sont pour ficher en terre les clous auxquels on les
     attache. À trente pas des chevaux, il y avait des bêtes farouches
     dressées à combattre contre de jeunes taureaux: deux lions, un
     tigre et un léopard, attachés, et chacun étendu sur un grand
     tapis d'écarlate, la tête tournée vers le palais. Sur les bords
     des tapis, il y avait deux maillets d'or et deux bassins, aussi
     d'or, du diamètre des plus grandes cuvettes rondes. C'est pour
     donner à manger à ces belles bêtes lorsqu'on les fait paraître en
     public. Il faut remarquer que toute la vaisselle d'or qui est
     chez le roi est de ducat, comme je l'ai éprouvé. Vis-à-vis du
     grand portail, il y avait deux carrosses à l'indienne, fort
     jolis, attelés de boeufs, à la façon de ce pays-là, dont les
     cochers, aussi Indiens, étaient vêtus à la mode de leur pays. Au
     côté droit, il y avait deux gazelles (c'est une espèce de biches,
     de poil tout blanc, avec des cornes droites comme une flèche et
     fort longues); et, au côté gauche, étaient deux grands éléphants
     couverts de housses de brocart d'or, et chargés d'anneaux aux
     dents et de chaînes et d'anneaux d'argent aux pieds, et un
     rhinocéros. Ces animaux étaient l'un près de l'autre, sans
     aversion et sans peine, quoique les naturalistes disent, au
     contraire, que l'éléphant et le rhinocéros ont une invincible
     antipathie qui les tient perpétuellement en guerre. Aux deux
     bouts de la place, on promenait en laisse les taureaux et les
     béliers dressés au combat; et il y avait là aussi des troupes de
     gladiateurs, de lutteurs et d'escrimeurs, tout prêts à en venir
     aux mains au premier signal qui leur en serait donné. Enfin, il y
     avait, en huit ou dix endroits de la place, des brigades des
     gardes du roi rangés sous les armes.

     La salle préparée pour donner l'audience était ce beau et
     spacieux salon bâti sur le grand portail du palais, qui est le
     plus beau salon de cette sorte que j'aie vu au monde. Il est si
     haut élevé, qu'en regardant en bas dans la place, les hommes ne
     paraissent pas hauts de deux pieds, et regardant, au contraire,
     de la place dans le salon, on ne saurait reconnaître les gens. Le
     roi y étant entré sur les neuf heures, et toute la cour, au
     nombre de plus de trois cents personnes, on vit entrer dans la
     place, par le coin oriental, l'ambassadeur des Lesqui: c'est une
     nation tributaire de la Perse, qui habite un pays de montagnes,
     aux confins du royaume, vers la Moscovie, proche de la mer
     Caspienne. L'ambassadeur était un jeune seigneur fort beau et
     fort bien couvert. Il n'avait que deux cavaliers à sa suite et
     quatre valets de pied qui marchaient autour de lui. Un aide des
     cérémonies le conduisait. Il le fit descendre de cheval à cent
     pas environ du grand portail et le mena fort vite au salon où
     était le roi. Le capitaine de la porte, qu'on appelle
     _Ichic-Agasi-Bachi_, le prit là, et le conduisit _au baiser des
     pieds du roi_. On appelle ainsi le salut que lui font ses sujets
     et les étrangers qui ont l'honneur de l'approcher, de quelque
     qualité qu'ils soient. _Pabous_ est le terme persan qui signifie
     _baiser les pieds_. On l'appelle aussi _zemin bous_, c'est-à-dire
     _baiser la terre_, où _ravi zemin_, c'est-à-dire _le visage en
     terre_. Ce salut se fait en cette sorte. On mène l'ambassadeur à
     quatre pas du roi, vis-à-vis de lui, où on l'arrête; on le met à
     genoux, et on lui fait faire trois fois un prosternement du corps
     et de la tête en terre, si bas que le front y touche.
     L'ambassadeur se relève après, et délivre la lettre qu'il a pour
     le roi au capitaine de la porte, qui la met dans les mains du
     premier ministre, lequel la donne au roi, et le roi la met à son
     côté droit sans la regarder. On mène ensuite l'ambassadeur à la
     place qui lui est destinée.

     Celui de Moscovie parut un quart d'heure après. Il entra du même
     côté, amené sur les chevaux du roi par l'introducteur des
     ambassadeurs; car cet ambassadeur moscovite était un si grand
     misérable, qu'il n'entretenait pas un cheval. L'introducteur mit
     pied à terre à cent cinquante pas du palais, et dit à
     l'ambassadeur de descendre aussi de cheval. Je ne sais si le
     Moscovite avait été informé que l'ambassadeur des Lesqui n'était
     descendu de cheval que beaucoup plus proche de l'entrée, ou que,
     par grandeur et pour l'honneur de son maître, il voulût passer et
     aller plus avant, tant il y a qu'il fit résistance, et, donnant
     des talons à son cheval, il le fit avancer trois ou quatre pas,
     malgré l'opposition des valets de pied de l'introducteur, qui
     avaient mis la main à la bride de son cheval pour le retenir. On
     l'arrêta alors tout à fait; et, comme il faisait encore
     résistance et voulait avancer, les valets de pied donnèrent de
     leurs bâtons sur le nez du cheval pour le faire reculer, et
     l'ambassadeur fut forcé de descendre. Il mit donc pied à terre
     avec deux de ses gens, qui le suivaient à cheval, savoir: son
     interprète et son intendant. Les autres domestiques, au nombre de
     neuf ou dix, allaient à pied, en assez pauvre équipage pour une
     telle décoration. L'ambassadeur était vêtu d'une robe de satin
     jaune et, par-dessus, d'une grande veste de velours rouge fourrée
     de martre qui pendait jusqu'à terre. Il avait un bonnet aussi de
     martre, couvert de velours cramoisi, fort haut, brodé de petites
     perles sur le devant, avec deux tresses de perles qui tombaient
     du derrière sur le dos, jusqu'à la ceinture. C'était un vieillard
     tout blanc, de bonne mine et fort vénérable. Son interprète
     marchait à sa gauche, portant la lettre du grand-duc dans un sac
     de velours cacheté. On le conduisit au baiser des pieds du roi,
     comme on avait fait à l'ambassadeur des Lesqui, et on le plaça
     vis-à-vis de lui, à la gauche.

     L'envoyé de Basra vint ensuite. On le fit descendre à l'entrée de
     la place Royale, et on le mena dans le même ordre à l'audience du
     roi. Basra (_Bassorah_), que les Européens appellent aussi
     Balsura, est cette ville célèbre au fond du golfe de Perse, à
     l'endroit où le Tigre et l'Euphrate se rendent dans la mer.

     Les présents de ces ambassadeurs étaient cependant au bout de la
     place, près de la mosquée royale. C'est toujours là qu'en est
     l'entrepôt, et d'où on les fait marcher, lorsque le roi donne
     audience dans ce salon sur la place Royale. Les dévots disent
     qu'en faisant venir les présents du côté de l'orient et de devant
     la mosquée, on veut témoigner que Dieu est la source et le
     donateur de tous les biens temporels, tellement que tout ce que
     les hommes reçoivent de bien est un présent de Dieu. On fit
     passer ces présents un quart d'heure après que les ambassadeurs
     eurent pris séance.

     Ceux de l'ambassadeur de Moscovie passèrent les premiers, portés
     par soixante-quatorze hommes, consistant en ce qui suit: une
     grande lanterne de cristal, peinte; neuf petits miroirs de
     cristal, peints sur les bords; cinquante martres zibelines;
     vingt-six aunes de drap rouge et vert; vingt bouteilles
     d'eau-de-vie de Moscovie.

     Le présent de l'ambassadeur des Lesqui consistait en cinq beaux
     jeunes garçons, vêtus de brocart, en une chemise de maille et en
     une armure de cavalier complète.

     Celui de l'envoyé de Basra était une autruche, un jeune lion et
     trois beaux chevaux arabes.

     Il pensa arriver alors une plaisante bévue: c'est que les gens
     qui avaient été chargés le jour précédent du présent de l'envoyé
     de la Compagnie française, comme on a dit, n'ayant pas su que
     l'audience de cet envoyé avait été remise à une autre fois,
     l'avaient apporté dans la place et s'étaient mis à la suite des
     autres. Le receveur des présents, s'apercevant de cette lourde
     méprise, fit charger ces porteurs de coups de bâton, en leur
     commandant de reporter le tout jusqu'à la huitaine.

     Dès que les présents eurent passé, les tambours, les trompettes
     et plusieurs autres instruments commencèrent à jouer. C'était le
     signal pour les jeux et pour les combats, et, au même instant,
     les lutteurs, les gladiateurs et les escrimeurs se prirent
     ensemble. Les geôliers des bêtes féroces les lâchèrent sur de
     jeunes taureaux qu'on tenait assez proche, et les gens qui
     gouvernent les boucs et les taureaux dressés à s'entre-battre les
     mirent aux prises. C'est un carnage plutôt qu'un combat que ce
     que les bêtes féroces font avec les taureaux. Voici comment: Deux
     hommes tiennent la bête féroce par la laisse, à l'endroit du cou.
     Le taureau, dès qu'il l'aperçoit venir, se jette à la fuite; la
     bête le poursuit, et si vite, qu'en trois ou quatre sauts elle
     l'attache et l'accule. Les geôliers qui ont ces bêtes en garde se
     jettent alors sur le taureau, lui abattent la tête à coups de
     hache et donnent son sang à la bête. La raison pour laquelle on
     ne laisse pas la bête et le taureau se battre jusqu'à la mort, et
     qu'on se rue ainsi sur le taureau, c'est que le lion étant
     l'_hiéroglyphe_ des rois de Perse, les astrologues et les devins
     disent qu'il serait de mauvais augure que le lion qu'on lance sur
     le taureau n'en fût pas entièrement le vainqueur, peu après
     l'avoir attaqué. Le spectacle de ces diverses sortes de combats
     dura jusqu'à onze heures. Ceux qui suivirent étaient plus
     divertissants et plus naturels. Le premier fut de trois cents
     cavaliers environ, qui parurent des quatre côtés de la place,
     fort bien montés, et vêtus aussi richement et aussi galamment
     qu'il se puisse. C'étaient, la plupart, de jeunes seigneurs de la
     cour, qui avaient tous plusieurs chevaux de main. Ils
     s'exercèrent une heure au mail à cheval. On se partage, pour cet
     exercice, en deux troupes égales. On jette plusieurs boules au
     milieu de la place, et on donne un mail à chacun. Pour gagner, il
     faut faire passer les boules entre les piliers opposés qui sont
     aux bouts de la place et qui servent de passe. Cela n'est pas
     fort aisé, parce que la bande ennemie arrête les boules et les
     chasse à l'autre bout. On se moque de ceux qui la frappent au pas
     du cheval, ou le cheval étant arrêté. Le jeu veut qu'on ne la
     frappe qu'au galop, et les bons joueurs sont ceux qui, en courant
     à toute bride, savent renvoyer d'un coup sec une balle qui vient
     à eux.

     Le second spectacle fut des lanceurs de javelots. On l'appelle
     _girid-bas_, c'est-à-dire le _jeu du dard_, et voici comme on s'y
     exerce: Douze ou quinze cavaliers se détachent de la troupe et,
     serrés en un peloton, vont à toute bride, le dard à la main, se
     présenter pour combattre. Une pareille troupe qui se détache les
     vient rencontrer; ils se lancent le dard l'un à l'autre, et puis
     se rendent à leur gros, d'où il se fait un autre pareil
     détachement, et ainsi de suite tant que le jeu dure. Parmi cette
     belle noblesse, il y avait une quinzaine de jeunes Abyssins, de
     dix-huit à vingt ans, qui excellaient en adresse à lancer le dard
     ou le javelot, en dextérité à manier leurs chevaux, et en vitesse
     à la course. Ils ne mettaient jamais pied à terre pour ramasser
     des dards sur la lice, ni n'arrêtaient leurs chevaux pour cela;
     mais, en pleine course, ils se jetaient sur le côté du cheval et
     ramassaient des dards avec une dextérité et une bonne grâce qui
     charmaient tout le monde.

     Tous ces exercices, qui sont les carrousels des Persans, finirent
     à une heure après midi, après le congé donné aux ambassadeurs. Le
     roi ne leur dit point une parole, et ne les regarda seulement
     pas. Il passa le temps à voir les jeux, les combats et les
     exercices qui se faisaient dans la place, à entendre la symphonie
     qu'il y avait dans le salon, composée des meilleures voix et des
     plus excellents joueurs d'instruments qui soient à ses gages, à
     discourir avec les grands de son État, qui étaient dans
     l'assemblée, et à boire et manger. Dès que les ambassadeurs
     furent entrés, on servit devant tout le monde une collation de
     fruits verts et secs, et de confitures sèches et liquides de
     toute sorte. Ces collations sont servies ordinairement dans des
     bassins plus grands que ceux dont on se sert dans nos pays, faits
     de bois laqué et peint fort délicatement, contenant vingt-cinq ou
     trente assiettes de porcelaine. On sert de ces bassins devant
     chaque personne, et quelquefois deux ou trois, selon l'honneur
     que l'on lui veut faire. Au bout du salon, vis-à-vis de l'entrée,
     il y avait un buffet garni, d'une part, de cinquante grand
     flacons d'or de diverses sortes de vins; quelques-uns de ces
     flacons émaillés, les autres couverts de pierreries et
     quelques-uns de perles; et de l'autre, de soixante à
     quatre-vingts coupes, et de plusieurs soucoupes de même sorte. Il
     y a de ces coupes qui tiennent jusqu'à trois chopines; elles sont
     larges et épatées, montées sur un pied haut de deux doigts
     seulement. On ne peut voir en lieu du monde rien de plus pompeux,
     de plus riche et de plus brillant. Les ambassadeurs ne burent
     point de vin; on servit seulement à celui de Moscovie de
     l'eau-de-vie de son pays. Je m'étonnai qu'on ne donnât point de
     vin à cet ambassadeur, puisque le roi en buvait à longs traits,
     et la plupart des grands. J'en demandai le sujet à un seigneur
     qui était là présent. «C'est par grandeur, me répondit-il, et
     pour garder davantage le respect de la majesté royale; et puis,
     ajouta-t-il en riant, on se souvient de ce qu'un de ses
     compatriotes fit à une célèbre audience qu'il eut du feu roi.» Je
     demandai aussitôt ce que c'était. Il me répondit que l'an 64,
     deux ambassadeurs extraordinaires de Moscovie étant à l'audience
     du roi, ils burent si fort qu'ils s'enivrèrent jusqu'à perdre la
     connaissance.

     À midi, on servit le dîner. Chaque invité n'eut qu'un bassin,
     mais d'une grandeur au-dessus de tous ceux dont on se sert dans
     nos pays. Il y a dans ces grands plats du pilo de cinq ou six
     sortes, au chapon, à l'agneau, aux poulets, aux oeufs farcis avec
     de la viande, aux herbes, au poisson salé, et, par-dessus, du
     rôti de plusieurs façons en quantité. Quinze hommes, sans
     exagération, épuiseraient sur un tel plat la plus ardente faim.
     Le plat qu'on servit devant le roi fut apporté et posé devant lui
     sur une civière d'or. On servait avec chaque plat une grande
     écuelle de sorbet, une assiette de salade et de deux sortes de
     pain. Le roi se retira sans dire un mot aux ambassadeurs et sans
     tourner seulement la tête de leur côté. Celui des Lesqui sortit
     le premier, et trouva ses chevaux au même lieu où il avait mis le
     pied à terre. L'ambassadeur de Moscovie le suivait de si près
     qu'il le vit monter à cheval; il prétendit qu'on lui amenât son
     cheval au même endroit. L'introducteur des ambassadeurs, qui le
     reconduisait, lui dit qu'il avait ordre de le faire monter à
     cheval à la même place où il était descendu, et que la coutume
     était d'en user ainsi. Le Moscovite allégua l'exemple du Lesqui
     et protesta de se ressentir de l'affront qu'on lui faisait. Il
     menaça, il tempêta durant un quart d'heure, frappant des pieds
     et retroussant son bonnet avec un étrange emportement; mais,
     après tout, il fut contraint d'avancer à pied et d'aller prendre
     ses chevaux au lieu où il les avait laissés. Voilà comment les
     Persans en usent pour faire honneur à leur religion, et les
     égards qu'ils ont pour ceux qui la professent. Ils avaient
     sacrifié à un Moscovite, qui paraissait n'être qu'un simple
     marchand et n'avoir d'autres intérêts en Perse que ceux de son
     petit commerce particulier, les envoyés des compagnies de France
     et d'Angleterre, et cela sur des vues de politique que l'on a
     remarquées; ils sacrifièrent par un semblable égard, le rang du
     Moscovite à l'envoyé des Lesqui, qui sont leurs tributaires, des
     montagnards à demi sauvages. Ils ménagèrent pourtant les honneurs
     entre ces envoyés, faisant mener l'ambassadeur de Moscovie par
     l'introducteur des ambassadeurs, et l'autre par un aide de ces
     cérémonies seulement, et faisant passer les présents du Moscovite
     les premiers. Mais il est facile de voir que, dans ce partage
     d'honneurs, le Lesqui avait les plus essentiels; car il fut mis à
     la droite du roi, et quand l'ambassadeur de Moscovie voulut s'en
     plaindre, on lui répondit qu'on avait donné la droite au Lesqui,
     parce qu'il était venu le premier. À dire le vrai, c'était parce
     qu'il était mahométan.


IX

D'après ces magnificences du palais et des réceptions du roi de Perse,
on juge de l'impression qu'un pareil livre produisait sur les lecteurs
de Chardin. La cour de Louis XIV elle-même devait rougir d'une
civilisation qui dépassait la sienne.

Chardin raconte avec la même naïveté et la même grandeur les autres
somptuosités de l'empire. Il reprit ensuite ses négociations avec le
grand vizir et le nazir pour la vente de ses pierreries.

     La soeur du roi me fit montrer un fil de perles, un bijou et une
     paire de pendants, qui méritent bien qu'on leur donne un article
     dans ce journal. Ce fut à propos de mes bijoux qu'elle me fit
     cette faveur.

     On me fit voir à cette occasion une partie du trésor en vaisselle
     du roi de Perse. Les tasses ordinaires sont d'une pinte. Ce qui
     me parut le plus royal, ce fut une douzaine de cuillères longues
     d'un pied, grandes à proportion, faites pour boire du bouillon et
     des liqueurs. Le cuilleron était d'or émaillé; le manche était
     couvert de rubis; le bout était un gros diamant de quelque six
     carats. Cette douzaine de cuillères pouvait valoir seize mille
     écus. Il ne faut pas s'étonner qu'elles aient le manche long d'un
     pied, parce que, comme dans tout l'Orient, on mange à terre, et
     non sur des tables, il faudrait trop se baisser pour prendre du
     bouillon si les cuillères n'étaient aussi longues. La plupart de
     toutes ces pièces sont antiques. À moins de voir soi-même la
     quantité qu'il y en a, on ne saurait croire ce qui s'en peut
     dire. J'ai tâché plusieurs fois de savoir à combien tout cela se
     monte sur les registres, car il est marqué et on le sait
     très-exactement; mais je n'ai pu le découvrir. Toute la réponse
     que j'en pouvais tirer, c'est qu'il y en avait pour des sommes
     immenses, et que le compte en était infini. Je suis persuadé,
     après ce que j'en ai vu, qu'il y en a pour quelques millions. Le
     chef de gobelet m'a dit une fois que le buffet du roi contenait
     quatre mille pièces, ou ustensiles, toutes d'or, ou garnies d'or
     et de pierreries, comme je l'ai rapporté. Ce seigneur me donna à
     dîner, et me fit boire de plusieurs sortes de vins et
     d'eaux-de-vie, tant que la tête m'en tourna en un quart d'heure,
     car ces vins sont violents et les eaux-de-vie le sont encore
     plus. Si l'eau-de-vie n'est forte comme l'esprit-de-vin, elle ne
     plaît point en Perse, et le vin qu'on estime davantage est celui
     qui est très-violent et qui enivre le plus vite. Il me traitait
     en Persan, croyant que c'était bien me régaler que de m'enivrer
     d'abord. On appelle le vin en Perse, _cherab_, terme qui dénote
     en son étymologie toute sorte de liqueurs. Le nom de sorbet et
     celui de sirop viennent de ce terme de _cherab_, que les
     mahométans religieux ont en telle horreur, à cause que le vin
     enivre, qu'il est impoli de le proférer seulement en leur
     présence.

     Le 3, je conclus un marché de mille pistoles avec la femme du
     grand pontife, qui est soeur du feu roi. Le marché fait, elle
     m'envoya dire qu'étant du voyage du roi, elle avait besoin de son
     argent comptant, mais qu'elle me donnait le choix de prendre une
     assignation à deux mois de terme, ou de l'or en plat. J'acceptai
     de prendre de l'or, et on me remit au soir. Dès que j'eus comparu
     à l'assignation, un eunuque, intendant de la princesse, apporta
     un plat-bassin du poids de six cents onces, à fort peu près.
     J'avais amené avec moi un changeur indien, fort habile en or en
     argent. Il toucha le plat en divers endroits, et le jugea à
     vingt-trois carats et demi, et me dit qu'il le garantissait à ce
     titre. J'en fis le marché à cinquante-six francs l'once. J'eusse
     volontiers acheté tout le bassin à ce prix-là; mais on ne m'en
     voulut donner que ce qu'il me fallait pour mon payement.

     Le soir, étant allé chez le roi pour voir plusieurs qui me
     devaient de l'argent, le premier maître d'hôtel du roi, le
     capitaine de la porte et le receveur des présents, qui étaient du
     nombre, me prièrent de voir l'envoyé de la Compagnie française,
     et de lui dire «qu'on s'étonnait à la cour qu'il ne voulût pas
     payer la régale des présents qu'il avait faits au roi: qu'on
     l'informait mal en cela des coutumes de Perse, puisque tous les
     ambassadeurs, et généralement tous ceux qui font des présents au
     roi, de quelque part qu'ils vinssent, payaient cette régale, qui
     était un droit établi, et le principal émolument de leurs
     charges, et des autres officiers qui y avaient part; que c'était
     vainement qu'il se faisait une affaire de ne le payer pas, parce
     que sûrement il faudrait qu'il le payât.» Ces seigneurs me dirent
     la chose beaucoup plus fièrement que je ne la rapporte. D'autres
     intéressés dans ce même endroit me chargèrent aussi du même
     message, de manière que je crus être obligé de le rapporter à cet
     envoyé, afin qu'il pût prendre plus sûrement ses mesures. Je le
     trouvai prévenu pour sa conduite. Il me répondit «qu'il avait
     fait entendre à ces seigneurs, la première fois qu'on lui avait
     parlé de ce droit, qu'il était venu faire un présent au roi; mais
     qu'il n'avait rien apporté pour les officiers, qu'absolument il
     ne leur donnerait rien, et qu'il me priait de leur porter cette
     réponse à ma commodité.» On faisait parler l'envoyé de cette
     sorte, et on lui avait mis en tête que le nazir l'affranchirait
     du droit prétendu. Ce seigneur fit effectivement quelques
     démarches pour cela. Il lut au roi la requête que l'envoyé
     présenta à cet effet. Les grands, qui étaient intéressés,
     présentèrent aussi requête à l'encontre, et le différend fit du
     bruit. Le premier ministre ne se déclarait point. L'envoyé
     alléguait pour ses raisons que son collègue, qui avait des ordres
     libres, était mort; mais que lui n'avait point le pouvoir de rien
     donner, outre ce que portait sa commission. Les grands
     alléguaient la coutume, et que ce droit fait une partie de leurs
     appointements. Enfin, le conseil royal ordonna qu'on informerait
     la chose chez les Anglais, chez les Portugais et chez les
     Hollandais, et que s'il se trouvait qu'on eût jamais fait grâce
     de ce droit à quelque ambassadeur ou envoyé de ces nations-là,
     on la ferait aussi à cet envoyé. On fit venir les interprètes de
     ces nations, et on fit apporter les registres du receveur des
     présents. Ils demeurèrent tous d'accord que nul Européen n'avait
     jamais été affranchi de ce droit, et il fallut que l'envoyé
     français en passât par là. On lui fit pourtant grâce de quelque
     chose, et il en fut quitte pour dix mille huit cents livres.

     Ce droit est de quinze pour cent par constitution. Les abus qui
     s'y sont glissés l'ont fait monter à près de vingt-cinq. Le grand
     maître d'hôtel en prend dix, lesquels de droit il faudrait qu'il
     partageât avec les yessaouls, qui sont comme les gentilshommes
     ordinaires de chez le roi, lesquels sont au nombre de
     vingt-quatre; mais il ne leur en donne presque rien. Les autres
     quinze pour cent sont pour les intendants des galeries ou
     magasins où le présent est consigné, comme on l'a dit; ainsi les
     droits de la pierrerie dont on fait présent au roi sont pour le
     chef du trésor et le chef des orfèvres, et ainsi du reste.

     Le même jour, le grand maître vendit aux Arméniens, au nom du
     roi, un diamant de cinquante-trois carats, appartenant à la
     princesse sa mère, cent mille francs, à payer en dix-huit mois.
     Ce ministre avait fort tâché de le troquer avec moi contre une
     partie de ce que j'avais apporté; mais n'ayant pas voulu m'en
     charger, et la mère du roi en étant dégoûtée et s'en voulant
     défaire à quelque prix que ce fût, on obligea enfin le corps des
     marchands arméniens de l'acheter. Ils se défendirent de ce marché
     tant qu'ils purent; mais on les sollicita et pressa si fort de
     faire ce plaisir à la mère du roi, qu'ils furent enfin contraints
     de se rendre. Si, d'abord, ils eussent fait présent de sept ou
     huit cents pistoles au nazir, il les eût garantis de cette
     avanie. Ils m'offrirent, huit jours après, ce diamant à un tiers
     de perte.

     Le 4, l'envoyé de la Compagnie française eut une conférence avec
     le premier ministre. Il se rendit à dix heures à l'hôtel de ce
     seigneur. Le nazir y était et plusieurs autres ministres. On mit
     sur le tapis les lettres qu'il avait présentées et le mémoire de
     ses demandes, et on lui demanda ce qu'il offrait en échange des
     exemptions de droits et des autres grâces qu'il prétendait. Il se
     trouva empêché de répondre, et il supplia qu'on envoyât quérir le
     supérieur des capucins. On le fit, et ce capucin étant venu, il
     répondit, au nom de l'envoyé, «qu'il n'avait nul pouvoir de
     traiter, et qu'il n'était venu pour autre chose que pour faire un
     présent au roi, et pour demander la confirmation des priviléges
     accordés par le feu roi à la Compagnie, et confirmés par le roi
     régnant.»--Les ministres répondirent que «les premiers députés de
     la Compagnie, qui étaient venus l'an 1665, avaient donné parole,
     en recevant ces priviléges, qu'au bout de trois ans, il viendrait
     de nouveaux députés de la Compagnie, non-seulement apporter des
     présents, mais aussi faire un traité de commerce avec la Perse,
     et que c'était uniquement sur cette parole qu'on leur avait donné
     ces priviléges, et que le roi les avait confirmés au commencement
     de son règne.» Le premier ministre ajouta ces paroles: «Les
     Anglais ont les exemptions que vous demandez pour avoir mis Ormus
     dans les mains des Persans. Les Portugais en jouissent pour avoir
     cédé à la Perse les terres qu'ils tenaient dans le golfe. Les
     Hollandais les ont aussi en vertu de six cents balles de soie
     qu'ils prennent tous les ans du roi, à un tiers plus cher qu'elle
     ne vaut au marché. Les Français, que veulent-ils nous donner pour
     avoir les mêmes exemptions qu'eux?» Le supérieur des capucins
     répondit, pour l'envoyé, «qu'il n'avait point d'ordre de traiter
     aucune condition; que M. Gueston, qui était plénipotentiaire, en
     eût traité s'il fût venu; mais qu'étant mort, l'envoyé ici
     présent n'avait d'autre ordre que de faire au roi le présent
     qu'il avait fait, et demander la continuation de l'octroi
     accordé à la Compagnie.»--Le premier ministre, se retournant vers
     les autres ministres, leur dit, avec un faux sérieux, «qu'il
     croyait que cela était vrai, y ayant toute sorte d'apparence que
     la Compagnie n'aurait pas fait choix pour une négociation
     d'importance d'une personne si jeune que l'envoyé.»--Il se
     retourna ensuite vers le supérieur des capucins, et lui demanda
     comment il accordait la réponse qu'il venait de faire avec la
     lettre que l'envoyé avait rendue au roi, de la part de la
     Compagnie, où il y a que les sieurs Gueston et de Jonchères sont
     égaux en qualité et en pouvoir; et qu'elle envoie deux députés,
     afin que, si l'un meurt, l'autre puisse remplir la députation.»
     Le père capucin se trouva un peu embarrassé de cette
     Contradiction, et tâcha de l'éclaircir; mais le divan en fut si
     mal satisfait, qu'il ne daigna pas y répondre. Le premier
     ministre fit là-dessus une longue énumération «des bons
     traitements qu'on avait faits à tous les gens de la Compagnie et
     en faveur de leur commerce, depuis leur établissement en l'an
     1664, qu'on les avait laissés trafiquer sans leur faire payer
     aucun droit, et qu'au lieu de tenir la parole que les premiers
     députés de cette Compagnie avaient donnée par écrit en son nom,
     on venait leur demander la continuation de ces faveurs sans rien
     offrir en échange.»

     Le conseil de l'envoyé répondit en promesses et en bonnes
     paroles. Au bout d'un assez long entretien, le premier ministre
     dit «qu'on informerait le roi de ce qui s'était passé dans cette
     conférence, et que Sa Majesté, selon sa générosité ordinaire ne
     manquerait pas de répondre favorablement aux requêtes de
     l'envoyé, et qu'il pouvait l'espérer ainsi. Il le chargea aussi
     d'écrire à la Compagnie que le roi était tout à fait bien porté
     pour l'avancement de son négoce et tous ses ministres
     pareillement, et que l'on ferait toutes choses favorables en sa
     faveur. La négociation finie, on servit le dîner, qui fut tout à
     fait magnifique, et un quart d'heure après on donna congé à
     l'envoyé.

     «Le lendemain, l'agent de la Compagnie anglaise eut une pareille
     conférence avec le divan ou conseil, sur les affaires. Il
     représenta fort au long l'injustice que l'on rendait depuis
     quelques années à la Compagnie en la frustrant de la moitié
     qu'elle a dans la douane de Bander-Abassi, par le contrat
     solennel fait avec les rois de Perse derniers morts. Ensuite le
     peu d'égards qu'on avait pour les Anglais, depuis un certain
     temps, et les duretés qu'on leur faisait ressentir à certains
     péages, en visitant leurs valises et leurs meubles. Le premier
     ministre répondit que l'on avait fait cela sans ordre, et qu'il
     ferait faire justice, quoique ce ne fût pas tout à fait sans
     sujet, parce que les Anglais avaient la réputation d'emporter
     tous les ans de grosses sommes de ducats, contre les lois du
     royaume et avaient été surpris en le faisant. Il répondit ensuite
     sur le principal que pour ce qui regardait la douane de
     Bander-Abassi, les choses étaient fort changées depuis la prise
     d'Ormus, et que si les Persans faisaient des infractions au
     traité, c'était sur le modèle de la Compagnie anglaise; que cela
     paraissait, en ce que ce même traité portait qu'ils
     entretiendraient une escadre de navires dans le golfe de Perse,
     pour tenir la mer nette, et pour assurer le commerce, et que
     cependant il y avait plusieurs années qu'on n'y avait vu un seul
     vaisseau anglais pour ce dessein, que cela était cause que les
     Portugais, et les Arabes l'infestaient étrangement au dommage de
     la Perse, ceux-là entraînant les vaisseaux par force à d'autres
     ports que Bander-Abassi et leur faisant mille avanies. Cette
     conférence fut longue et le grand vizir y fit de rudes reproches
     aux Anglais, de ce qu'ils faisaient passer sous leur nom des
     marchandises qui ne leur appartenaient pas. L'envoyé assura que
     cela se faisait à l'insu et contre les ordres de la Compagnie et
     qu'il pourvoirait qu'à l'avenir cela ne se fît plus.» Il fut
     traité ensuite splendidement à dîner. Le même jour, la princesse,
     femme du grand pontife, me fit montrer un fil de perles, un bijou
     et une paire de pendants, qui méritent bien qu'on leur donne un
     article dans ce journal. Ce fut à propos de mes bijoux qu'elle me
     fit cette faveur.

     Elle m'avait fait demander les plus beaux qui me restaient, et
     j'avais fort estimé un collier de perles que je lui envoyai, qui
     était de dix mille écus. Quand la princesse l'eut vu, et tous mes
     autres bijoux, elle m'en fit remercier, et m'envoya son tour de
     perles. Je n'en ai jamais vu de si beau, ni de si gros. Il est de
     trente-huit perles orientales, de vingt-trois carats pièce,
     toutes bien formées, de même eau et de même grosseur. Ce n'est
     pas un fil pour le cou, mais pour le visage, à la mode de Perse.
     On l'attache au bandeau, à l'endroit des tempes; il passe sur les
     joues et sous le menton. Les deux pendants d'oreilles, qu'elle me
     fit voir aussi, sont deux rubis balais, cabochons, mal formés,
     mais nets et de bonne couleur, qui pèsent deux gros et demi
     chacun.

     L'eunuque me dit qu'un ambassadeur de Perse en Turquie, envoyé
     par le roi Sefi, père de cette princesse, les avait achetés six
     vingt mille écus à Constantinople. Le bijou était de rubis et de
     diamants, avec des pendeloques de diamants. Il ne s'en peut voir
     de plus beaux pour la netteté et la vivacité des pierres.

     Les bijoux de cette princesse montent à quarante mille tomans,
     qui font dix-huit cent mille livres. L'eunuque me dit que la
     princesse avait tant de bontés pour moi, qu'elle me les eût fait
     voir, s'ils n'eussent pas été cousus sur des habits, et
     accommodés en ceinture la plus grande partie; mais que, parmi
     eux, ce n'était pas la coutume que les dames fissent voir leurs
     habits. Cela est vrai, la chose passerait pour une espèce
     d'infamie; et de plus, ils disent qu'en voyant les habits d'une
     dame, on peut juger dessus de sa taille et de sa façon, et faire
     avec cela des sortiléges sur sa personne. Les Persanes ont
     l'esprit tout à fait faible sur le sujet de l'ensorcellement;
     elles y croient comme aux plus grandes vérités, et le craignent
     plus que l'enfer.

     Le 9, je fus à la maison des orfévres du roi, qui est dans le
     palais Royal, pour voir forger des plaques dorées en forme de
     tuile, qu'on faisait pour couvrir le dôme de la mosquée
     d'Imanreza, à Metched, qu'un tremblement de terre avait abattu,
     comme je l'ai rapporté. Mille hommes, à ce qu'on dit, étaient
     employés à rétablir cette mosquée, et ils y travaillaient avec
     tant d'application, qu'elle devait être achevée à la fin de
     décembre. Ces plaques étaient de cuivre, carrées, de dix pouces
     de largeur et de seize de longueur, épaisses de deux écus. Il y
     avait dessous deux lames larges de trois doigts, soudées en
     travers, pour enfoncer dans le plâtre, et servir de crampons pour
     tenir les tuiles. Le dessus était doré si épais, qu'on eût pris
     la tuile pour de l'or massif; chaque tuile consumait le poids de
     trois ducats et un quart de dorure, et revenait à près de dix
     écus. L'ordre était donné d'en faire trois mille d'abord, à ce
     que me dit le chef des orfévres, qui en avait l'intendance.

     Le 13, au matin, on porta des calates à tous les ambassadeurs et
     à tous les envoyés qui étaient à Ispahan. Ce sont ces habits que
     le roi donne par honneur, dont j'ai parlé diverses fois. Le
     premier ministre leur fit dire de les mettre et de venir recevoir
     leur audience de congé à la maison de plaisance où était la cour
     depuis son départ d'Ispahan.

     Nul ambassadeur ou envoyé n'a son audience de congé, autrement
     que revêtu de cet habit; et lorsqu'on le lui envoie, c'est une
     marque certaine qu'il va être congédié. Les calates sont de
     diverses sortes. Il y en a qui valent jusqu'à mille tomans, qui
     font quinze mille écus. Celles-là sont garnies de perles et de
     pierreries. Les calates, en un mot, n'ont point de prix limité,
     et on les donne plus ou moins riches, selon la qualité des gens.
     Il y en a qui contiennent tout l'habillement, jusqu'à la chemise
     et aux souliers. Il y en a qu'on prend dans la garde-robe
     particulière du roi, et entre les habits qu'il a mis. Les
     ordinaires sont composées de quatre pièces seulement, une veste,
     une surveste, une écharpe et un turban, qui est la coiffure du
     pays. Celles qui se donnent aux gens de considération, comme des
     ambassadeurs, valent d'ordinaire quatre-vingts pistoles; les
     autres, qu'on donne aux gens de moindre condition, ne valent que
     la moitié. On en donne quelquefois qui ne valent pas dix
     pistoles, et ne consistent qu'en une veste et une surveste.
     Enfin, la qualité de la personne règle entièrement le prix et la
     qualité des calates qu'on lui donne. J'en ai vu donner une l'an
     1666, à l'ambassadeur des Indes, qu'on estimait cent mille écus:
     elle consistait en un habit de brocart d'or, avec plusieurs
     vestes de dessus, doublées de martre, garnies d'agrafes de
     pierreries; en quinze mille écus comptant; en quarante très-beaux
     chevaux, qu'on estimait cent pistoles la pièce; en des harnais
     garnis de pierreries; en une épée et un poignard qui en étaient
     tous couverts; en deux grands coffres remplis de riches brocarts
     d'or et d'argent, et en plusieurs caisses de fruits secs, de
     liqueurs et d'essences. Tout cela s'appelait: _la calate_.

     On ne saurait croire la dépense que fait le roi de Perse pour ces
     présents-là. Le nombre des habits qu'il donne est infini. On en
     tient toujours ses garde-robes pleines. Le nazir les fait
     délivrer selon la volonté du roi. On les tient dans des magasins
     séparés par assortiment. Le nazir ne fait que marquer sur un
     billet le magasin dont l'habit que le roi donne doit être tiré.
     Les officiers de ces magasins et garde-robes ont un droit fixe
     et taxé sur ces habits, qui va à plus de la moitié de la valeur.
     Ce droit est le principal émolument de ces officiers; et lorsque
     le roi commande que quelque habit soit délivré gratis, et défend
     d'exiger ce droit, chose qui arrive fort rarement, il en fait bon
     aux officiers, de manière qu'ils ne le perdent jamais. Il en est
     de même de tous les présents que le roi fait. Si c'est en argent
     comptant, le surintendant du trésor prend cinq pour cent, qui se
     partagent en plusieurs officiers de la maison du roi. Le nazir en
     a seul deux pour cent pour sa part; si c'est de chevaux, le grand
     écuyer a un pareil droit dessus; si c'est de pierreries, le chef
     des orfévres s'en fait payer deux pour cent, et ainsi des autres
     choses. Au reste, le roi de Perse ne congédie jamais un étranger
     qu'après lui avoir envoyé une calate, et aux principaux de sa
     suite et à son interprète.

     La calate de l'ambassadeur de Moscovie consistait en un beau
     cheval, avec le harnais d'argent doré, la selle et la housse en
     broderie; en trois habits complets de brocart, l'un à fond d'or,
     l'autre à fond d'argent, l'autre à fond de soie; et en neuf cents
     pistoles, moitié comptant, moitié en étoffes. Celle de l'envoyé
     de la Compagnie des Indes orientales de France consistait en un
     cheval nu, sans harnais, en quatre habits de brocart, deux
     complets à fond d'or et à fond d'argent, deux à fond de soie non
     complets, et en cinq cents pistoles, moitié comptant, moitié en
     étoffes. L'agent de la Compagnie anglaise eut pour calate un
     cheval nu, comme celui de l'envoyé de la Compagnie française;
     trois habits comme ceux de l'ambassadeur de Moscovie, et une épée
     garnie de turquoises, de la valeur de trois cent cinquante
     pistoles.

     Ces messieurs se rendirent à la cour, l'après-midi. On y avait
     donné congé le matin aux ambassadeurs mahométans, dans le grand
     salon qui est au bout du jardin de ce beau palais. Les salles en
     étaient fort propres. Les cascades jouaient; les eaux faisaient
     un charmant murmure, et toute la cour y était dans un ordre et
     dans une pompe admirables. L'introducteur des ambassadeurs mena
     celui de Moscovie à l'audience. L'envoyé de la Compagnie
     française suivait, conduit par un aide des cérémonies. L'agent de
     la Compagnie anglaise venait après, conduit par un pareil
     officier. Ils se joignirent tous trois à l'entrée du salon où
     était le roi et toute la cour. L'ambassadeur de Moscovie entra
     avec son second et son interprète, revêtus de calates. Ils
     allèrent jusqu'à quatre pas du roi, et là l'ambassadeur et son
     second, s'étant mis à genoux, s'inclinèrent trois fois en terre
     et se relevèrent. En même temps, le nazir prit des mains du
     premier ministre la réponse du roi à la lettre du grand-duc, et
     la mit dans celles de l'ambassadeur. Il voulut par honneur se
     l'attacher au front comme un bandeau; mais elle ne tint pas et
     tomba. Il la releva aussitôt, et la porta sur ses mains. Cette
     lettre était enfermée dans un sac de brocart d'or fort épais,
     long d'un pied et demi, large comme la main, avec le sceau apposé
     à des cordons d'or dont le sac était lié. Pendant que
     l'ambassadeur se retirait, l'envoyé de la Compagnie française
     avança au même endroit, et fit une pareille révérence. Son second
     et son chirurgien, qui l'accompagnaient, en firent autant que
     lui. L'agent anglais s'avança ensuite à la même place; il fit sa
     révérence à l'européenne, et son second aussi, et il se retira.
     Comme il s'inclinait la troisième fois, le nazir lui passa dans
     les plis de son turban la réponse du roi à la lettre du roi
     d'Angleterre; elle était pliée, empaquetée et cachetée comme
     celle qu'on avait donnée à l'ambassadeur de Moscovie. L'envoyé de
     la Compagnie française fut le seul qu'on expédia sans réponse. On
     le remit à quelques jours. Le roi le regarda, et tous ces autres
     Européens, avec une grande envie de rire de leur voir porter si
     mal l'habit persan. En effet, on ne pouvait s'empêcher d'en rire,
     tant cet habit leur allait mal et les défigurait. Le roi donna
     congé ensuite à quantité de gens étrangers et du pays, qui
     étaient venus à la cour, et reçut divers présents.

     Le 14, le roi partit, sur le soir, et alla coucher dans une
     maison de plaisance, à deux lieues de celle-ci, à l'autre bout de
     la ville. Il passa par les dehors, les astrologues ayant trouvé
     dans le mouvement des étoiles qu'il ne fallait pas passer dans la
     ville; les Arméniens l'attendirent en corps sur le chemin, leur
     chef en tête, pour lui souhaiter un bon voyage; et parce qu'il ne
     se faut jamais présenter devant le roi les mains vides, ils lui
     firent un présent de quatre cent cinquante pistoles.

     Le 17, le nazir me mena parler au roi. Il était en robe de
     chambre, dans un petit jardin, appuyé contre un arbre, sur le
     bord d'un bassin d'eau. Le roi me dit de lui faire venir les
     pierreries mentionnées dans un mémoire que le nazir me donnerait,
     et que je serais content.

     Le 18, le roi partit pour continuer son voyage, et alla mettre
     pied à terre à deux lieues, à un gros bourg nommé _Deulet-Abad_,
     c'est-à-dire l'_Habitation de la grandeur_. Les traites du roi ne
     sont jamais plus longues que cela, et il trouve à chacune une
     maison qui lui appartient, dans toutes les provinces de son
     empire.


IX

Après avoir décrit ainsi la puissance, la magnificence, la richesse
territoriale et mobilière du roi de Perse, Chardin nous conduit dans
le harem, dépôt des voluptés de ce prince, et dans le fond du harem,
au centre de l'incomparable trésor en réserve de ce monarque. Voici en
peu de mots la description qu'il en fait:

     L'argent qui reste de net est porté au trésor royal, qui est un
     vrai gouffre; car tout s'y perd, et il en sort très-peu de chose.
     Je n'en ai jamais vu rien tirer que pour des présents que le roi
     fait sur-le-champ; mais il est très-rare que l'on en tire pour
     autre chose, les payements se faisant par assignations, si ce
     n'est en des cas extraordinaires et en faveur de quelque étranger
     de pays éloigné. Ainsi, l'an 1666, le roi Abas II me fit payer de
     cette manière cinquante mille écus de bijoux que je lui avais
     vendus, sur une requête que je lui présentai, dans laquelle
     j'exposais qu'étant étranger, une assignation me donnerait bien
     de la peine; et de plus, que Sa Majesté m'ayant donné des
     commissions, il était nécessaire que je partisse incessamment
     pour les exécuter. Le grand maître me donna le conseil de
     présenter cette requête, à laquelle il fut répondu comme je le
     désirais.

     On paye dix pour cent de droits au trésor, de tout ce qu'on y
     reçoit, à moins que le roi n'en exempte expressément, chose qui
     n'arrive guère; mais quelquefois on fait grâce de la moitié, et
     c'est de cette manière que l'on me traita.

     Le trésor est sous la garde d'un eunuque, et tous les officiers
     que l'on y fait entrer sont des eunuques aussi. La chambre des
     comptes ni le premier ministre ne prennent point connaissance de
     ce qui y est renfermé; c'est un bien hors de leur inspection. La
     chambre tait, à la vérité, ce qu'on y porte par an de la recette
     des provinces; mais elle n'est point informée de ce qui y entre
     provenant des présents. Le premier ministre le pourrait bien
     savoir; mais comme il n'a pas commission de le faire, il ne s'en
     donne pas le soin. Le nazir, ou grand intendant de la maison du
     roi, est contrôleur du trésor; il doit savoir tout ce qui y entre
     et tout ce qui en sort; mais il ne lui est pas permis de mettre
     le pied dans les diverses salles où il est réservé. J'y ai été
     une fois avec lui, par ordre du roi (car aucun ne se peut
     présenter à l'entrée s'il n'est mandé expressément): c'était pour
     faire des habits d'hommes à l'européenne, avec quoi je m'imaginai
     que quelques femmes du sérail voulaient faire une mascarade. Je
     fus bien une heure à la porte, avec le grand maître, à attendre
     le roi. L'eunuque, chef du trésor, allait et venait pendant tout
     ce temps-là dans les salles, me montrant des bijoux sans nombre
     et sans prix, ce qui me fit croire que c'était par ordre du roi;
     car, quand je fus sorti, le grand maître me dit: «On ne fait
     point une telle grâce à personne.» Je demandai à voir un rubis
     que j'avais déjà vu l'an 1666, la cour étant en Hyrcanie: ce que
     le chef du trésor m'accorda d'autant plus volontiers, qu'il me
     connaissait dès ce temps-là, et m'avait montré aussi alors les
     plus beaux bijoux de la couronne, par ordre du roi. Ce rubis est
     un cabochon, grand comme la moitié d'un oeuf, de la plus belle et
     de la plus haute couleur que j'aie jamais vue. On a gravé vers la
     pointe le nom de Cheik-Sephy, sans se soucier de gâter la
     pierre, et l'on ne me put dire si ce fut Cheik-Sephy lui-même ou
     ses successeurs qui le firent faire. On me montrait les choses si
     fort à la hâte, que je n'avais pas le loisir de les regarder. Les
     plus beaux bijoux du roi consistent en perles: il y en a des
     filets, au trésor, de demi-aune et de trois quartiers de long,
     pour porter en chaînes, et dont les perles sont de plus de dix à
     douze carats, parfaitement rondes et vives, mais dont l'eau est
     dorée comme sont toutes les perles d'Orient. On me fit voir,
     entre les autres, une quantité infinie de pierres de couleur, et
     beaucoup de diamants de cinquante à cent carats. Pour l'or et
     l'argent, je crois qu'on n'en saurait supputer la quantité, et je
     n'en saurais rien dire de positif; le grand Intendant et d'autres
     seigneurs me répondaient là-dessus comme sur les revenus du roi.
     Quand je le mettais adroitement sur ce sujet pour leur donner le
     moyen d'en parler, ils me répondaient: «Il y a beaucoup de
     richesses; Dieu seul en sait le compte; personne ne se voudrait
     donner la peine d'en lire le registre; cela est infini.»

     Lorsque j'étais au trésor, on tira un rideau de devant un mur,
     que je vis tout couvert de sacs, rangés l'un sur l'autre, jusqu'à
     la voûte; il y pouvait avoir quelque trois mille sacs, que je
     jugeai à leur forme être des sacs d'argent. Ces sacs d'argent
     contiennent cinquante tomans chacun, qui font sept cent cinquante
     écus de notre monnaie. On me disait que les murs partout étaient
     couverts de cette manière; et il faut observer que de temps en
     temps on change l'argent en ducats, le seul or qui vienne en
     Perse.

     Le lieu du trésor est tout joignant le sérail, grand d'environ
     quarante pas en carré, divisé en plusieurs chambres. Celles du
     dedans étant sans fenêtres, le roi y vient souvent avec les dames
     du sérail, surtout quand il y a quelque chose de nouveau à voir;
     mais il en coûte toujours au roi par les présents qu'il leur faut
     faire. Le garde du trésor s'appelle _Aga-Cafour_; c'est le plus
     brutal, le plus rude et le plus laid personnage qu'on puisse
     voir, toujours grondant, toujours en fureur, excepté en présence
     du roi. Il y a plusieurs coffres dans le trésor dont il n'a point
     le maniement, et qui sont scellés du sceau que le roi porte pendu
     à son cou.


X

Après avoir émerveillé et ébloui l'imagination de ses lecteurs par ce
panorama de puissance et de richesse du royaume dont on lui découvre
les entrailles, Chardin passe à la religion, à la politique, aux
moeurs, et nous introduit dans la vie publique et dans la vie privée
de ce peuple. Ni Montesquieu qui ricane, ni Chateaubriand qui déclame
n'ont compris l'Orient, parce qu'ils ont voyagé d'imagination
seulement, et qu'au lieu de voir et de raconter, ils ont imaginé
d'éloquentes caricatures. Ces grands écrivains ont été de mauvais
voyageurs; ils ont pensé à faire admirer leur esprit et leur style.
Leur glace ne réfléchissait rien, parce qu'elle était pleine
d'eux-mêmes. Chacun écrivait en l'honneur de son système, rien par
amour de la vérité; cela ressemblait à certains voyageurs modernes,
pleins de mérite d'ailleurs, mais plus pleins encore d'illusions, qui,
pour honorer la démocratie, nous peignaient les États-Unis de
l'Amérique comme des lieux saints, et les bazars cosmopolites de
New-York comme des sanctuaires de patriarches de la vertu.

Rien de cela n'était vrai. Chardin seul est admirable parce qu'il est
sincère, et intéressant parce qu'il est vrai; c'est le voyageur par
excellence, parce qu'il n'a d'autre système que la vérité.

Voyons ce qu'il écrit de la politique et des moeurs de l'Orient.

                                                            LAMARTINE.


(FIN DU CXLIIe ENTRETIEN)

Typ. de Rouge frères, Dunon et Fresné, rue du Four-St-Germain, 43.



CXLIIIe ENTRETIEN

LITTÉRATURE COSMOPOLITE

LES VOYAGEURS


VOYAGES EN PERSE ET EN ORIENT

PAR LE CHEVALIER CHARDIN

(SUITE)


I

Après que ce voyageur parfait a puissamment éveillé et satisfait la
curiosité de l'Europe sur ces merveilleuses terres des califes, des
contes et des _Mille et une Nuits_, il passe à la religion, à
l'histoire et aux moeurs. La religion, étudiée par lui dans ses
détails, est un code complet de l'islamisme persan et du schisme qui
le distingue du mahométisme orthodoxe des Turcs. Un volume entier n'y
suffit pas. C'est plutôt un livre de théologie à l'usage des
mahométans que des chrétiens. Mais, à cette époque, c'était moins
connu qu'aujourd'hui des Européens, et on lui pardonne cette longueur
sur un schisme qu'on connaissait mal de son temps.

Mais, revenant sur son sujet, il fait une description détaillée
d'Ispahan, capitale de la Perse, qu'il habita cinq ans; il donne pour
cela la parole à tous les quartiers et à tous les monuments de cette
grande ville, racontant leur histoire anecdotique comme s'ils vivaient
et parlaient encore. Aucune ville ne fut aussi complétement décrite
que celle-là. Son histoire est l'histoire de ses habitants; nous
allons en citer les plus remarquables passages. On pourrait après cela
se promener dans Ispahan, comme dans Paris ou Londres.


II

     La ville d'Ispahan, en y comprenant les faubourgs, est une des
     plus grandes villes du monde, et n'a pas moins de douze lieues,
     ou vingt-quatre milles de tour. Les Persans disent, pour exalter
     sa grandeur: _Sefahon nispe gehon_[11], c'est-à-dire, _Ispahan
     est la moitié du monde_: mot qui fait bien voir qu'ils ne
     connaissent guère le reste du monde, où il se trouve plus d'une
     ville de qui cela se pourrait dire avec encore plus de fondement.
     Plusieurs gens font monter le nombre de ses habitants à onze cent
     mille âmes. Ceux qui en mettent le moins assurent qu'il y en a
     six cent mille[12]. Les mémoires qu'on m'avait donnés étaient
     fort différents sur cela; mais ils étaient assez semblables sur
     le nombre des édifices, qu'ils faisaient monter à trente-huit
     mille deux à trois cents; savoir: vingt-neuf mille quatre cent
     soixante-neuf dans l'enceinte de la ville, et huit mille sept
     cent quatre-vingts au dehors, tout compris, les palais, les
     mosquées, les bains, les bazars, les caravansérais et les
     boutiques; car les boutiques, surtout les grandes et bien
     fournies, sont au coeur de la ville, séparées des maisons où l'on
     demeure. Il ne faut pas faire la preuve de ces comptes par nos
     manières de proportions européennes, en comptant le nombre des
     maisons par l'étendue du terrain, ni celui du peuple par le
     nombre des maisons: on s'y méprendrait fort; car les bazars, qui
     sont des rues couvertes qui traversent la ville d'un bout à
     l'autre en divers endroits, ne contiennent que des boutiques,
     lesquelles sont vides durant la nuit, sans que personne y habite,
     ni y fasse de garde: ce qui change beaucoup les choses. Après
     tout, je crois Ispahan autant peuplé que Londres, qui est la
     ville la plus peuplée de l'Europe. On y trouve toujours une telle
     foule dans les bazars, que les gens qui vont à cheval font
     marcher devant eux des valets de pied pour fendre la presse et se
     faire faire passage, parce qu'en cent endroits on y est les uns
     sur les autres. Il est vrai que ce n'est qu'en ces lieux-là
     qu'il se trouve une si grande affluence de peuple, et qu'on va
     fort à l'aise dans les autres endroits de la ville. Cependant, si
     l'on fait réflexion sur deux choses singulières, l'une que les
     femmes, en Perse, hors celles des pauvres gens, sont recluses et
     ne sortent que pour affaires, on trouvera que cette ville doit
     être effectivement des plus peuplées.

          [Note 11: _Sefâhâun nispé 'djihâun_. _Nisp_ est la
          corruption persane du mot arabe _nessf_, moitié. (L-s.)]

          [Note 12: M. Olivier n'en compte que 50,000; mais des
          renseignements très-positifs m'autorisent à croire
          qu'aujourd'hui cette ville contient encore près de 200,000
          âmes. (L-s.)]

     Elle est bâtie le long du fleuve de Zenderoud, sur lequel il y a
     trois beaux ponts, dont je ferai la description ci-dessous: l'un
     qui répond au milieu de la ville, et les deux autres aux deux
     bouts, à droite et à gauche. Ce fleuve de Zenderoud
     (_Zendéh-roùd_) prend sa source dans les montagnes de Jayabat, à
     trois journées de la ville, du côté du nord, et c'est un petit
     fleuve de soi-même; mais Abas le Grand y a fait entrer un autre
     fleuve beaucoup plus gros, en perçant, avec une dépense
     incroyable, des montagnes qui sont à trente lieues d'Ispahan,
     qu'on prétend être les monts Acrocerontes[13], de manière que le
     fleuve de Zenderoud est aussi gros à Ispahan, durant le
     printemps, que la Seine l'est à Paris durant l'hiver; mais c'est
     au printemps seulement que cela arrive, parce qu'alors ce fleuve
     grossit par les neiges qui fondent, au lieu que dans les saisons
     suivantes, on le saigne de toutes parts pour lui faire arroser
     par des rigoles les jardins et les terres. Ce fleuve se jette
     sous terre entre Ispahan et la ville de Kirman, où il reparaît,
     et d'où il va se rendre dans la mer des Indes[14]. L'eau en est
     fort légère et fort douce partout, et cependant on ne se donne
     pas la peine à Ispahan d'en aller quérir, quoique tout le monde,
     généralement parlant, ne boive que de l'eau pure, parce que
     chacun boit l'eau de son puits, qui est également douce et
     légère; assurément, on n'en saurait boire nulle part de plus
     excellente.

          [Note 13: Chardin a sans doute voulu écrire Acroceraunii;
          car aucun géographe ancien ne parle des monts Acrocerontes.
          Quant aux monts Acroceraunii, ils étaient situés en Epire;
          mais Paul Orose donne aussi ce nom à des montagnes qui
          séparent l'Arménie de l'Ibérie. _Historiar._ lib. I, cap.
          II, pag. 19, ex edit. Havercamp. (L-s.)]

          [Note 14: «Le Zendéh-roûd d'Issfahàn (certains manuscrits
          portent _Zâyendéh-roùd_) coule de la montagne Zerdéh
          (jaune), et autres montagnes du grand Lor, sur les confins
          de Djouycerd; il traverse le canton de Roùd-Bàr, dans le
          Loristàn; il arrose Feyroùzan et Issfahàn, et finit sous le
          terrain de Kâoù Khâny, dans le canton de Roùyd Chétyn. Son
          cours est de 70 (ou 80) farsangs. Ce fleuve a cela de
          particulier, que, lorsque l'on l'arrête tout entier dans un
          endroit, il s'en échappe encore assez d'eau par la
          filtration pour former un grand fleuve. Voilà pourquoi on le
          nomme _Zendéh_ ou _Zdyendéh_ (vivace) et, comme dans le
          temps des semailles, on emploie tellement toute son eau
          qu'il ne s'en perd pas une goutte, cette précieuse
          destination lui a valu le surnom de _Zéryn roùd_ (rivière
          d'or).

          «Le _Mêçâlik êl Mêmâlik_ (routes des royaumes), et
          l'_A'djaïb-al-Makhloùqât_ (merveilles de la création), nous
          apprennent qu'à la distance de 60 farsangs de Gâoù-Khâny, ce
          fleuve reparaît dans le Kermàn et va se jeter dans la mer
          Orientale (peut-être la mer des Indes). On dit que l'on fit
          autrefois un paquet de joncs facile à reconnaître, et qu'on
          le jeta dans l'eau à Gâoù-Khâny: il reparut dans le Kermàn.
          Cette petite expérience prouve que de Gâoù-Khâny, jusqu'au
          Kermàn, le sol est extrêmement escarpé et hérissé de
          montagnes, et surtout beaucoup plus élevé qu'à Gâoù-Khâny;
          de manière que l'eau passe sous la terre, plutôt que de se
          frayer un passage dessus. Du Kermàn à la mer Orientale, la
          distance est considérable, et toute cette étendue de pays
          est occupée par différents États. S'il en est ainsi, l'eau
          disparaît dans cette même étendue. C'est ce qu'on lit dans
          l'ouvrage intitulé: _Ouâq'à Mérïy_. Or, dans les années de
          sécheresse, où le pays de Gâoù-Khâny n'est pas arrosé, le
          passage ou l'expérience dont nous avons parlé ne peut pas
          avoir lieu.» _Nozahat âl qoloùb_, manuscrit persan de la
          Bibliothèque impériale, n. 127, pag. 286 et 287, et n. 139,
          pag. 747, 748. (L-s.)]

     Le fleuve qu'on a fait entrer dans celui de Zenderoud s'appelle
     _Mamhoud Kèr_[15]. Les montagnes dont il sort sont de roche vive,
     assez égales et assez unies, entr'ouvertes çà et là par des
     ventouses ou soupiraux pour donner passage aux vents, comme l'on
     en voit aux murs des bastions en quelques pays. L'eau, en
     plusieurs endroits, coule au travers des montagnes, entre autres,
     l'on voit une ouverture de la grosseur de quatre tonneaux en
     rond, par où elle sort comme par un tuyau, tombant dans un grand
     bassin, et très-profond, fait dans le roc, soit par la chute de
     l'eau même, soit par artifice, d'où elle se répand dans la
     plaine, et se rend dans le lieu qui la conduit à celui de
     Zenderoud. En montant au-dessus de la montagne, à l'endroit de
     cette grande ouverture, on voit, par un soupirail qu'a formé la
     nature, l'eau dans le sein de la montagne, semblable à un lac
     dormant, qui n'a point de fond: car en jetant des pierres dedans,
     on entend le retentissement du son répercuté dans les concavités
     avec un fort grand bruit. L'eau en fait aussi un fort grand en
     tombant le long du rocher, pour se rendre dans son canal; et
     c'est d'où est venu le nom de ce fleuve, qui signifie _Mahmoud le
     Sourd_, parce qu'on ne s'entend pas auprès de cette sortie et
     chute d'eau. On tient que ce n'est pas eau de source, mais eau de
     neige, qui en fondant distille à travers les rochers dans ce lac
     enfermé; et on le juge ainsi, parce qu'en mettant de cette eau
     sur la langue, on y trouve de l'acrimonie et que l'on n'en est
     pas désaltéré quand on en boit; mais elle perd cette qualité en
     se mêlant dans le fleuve de Zenderoud.

          [Note 15: _Mohhmoùd Ker_, Mahmoud le Sourd.]

     Avant d'entrer dans ce détail, il faut que je donne un avis que
     je crois nécessaire, pour empêcher de juger peu équitablement de
     cette description, sur ce que tout y est particularisé et mis en
     détail, au-dessus de ce qui semble qu'un voyageur ait pu la
     faire. Je ne dirai pas pour cet effet que, durant dix ans, j'ai
     passé la plupart du temps à Ispahan, et qu'il n'y avait guère de
     maison considérable où je n'eusse quelque habitude, soit parce
     que je parlais bien la langue, soit par le moyen de mon commerce,
     qui me donnait l'accès libre chez les grands, de même que je
     l'avais à la cour, en qualité de marchand du roi. Mais voici la
     manière dont je suis parvenu à la connaissance de tout ce détail.
     Je contractai, à Ispahan, l'an 1666, une amitié particulière avec
     le chef du commerce des Hollandais, qui était un très-savant
     homme, nommé _Herbert de Jager_. Il me suffira de dire, pour
     donner une idée de son mérite, que Golius, ce fameux professeur
     des langues orientales, le jugeait le plus digne de tous ses
     disciples de remplir sa chaire et de lui succéder. Une passion
     commune de connaître la Perse et d'en faire de plus exactes et
     plus amples relations qu'on n'avait encore faites nous lia
     d'abord d'amitié, et nous convînmes, l'année suivante, de faire
     aussi, à frais et à soins communs, une description de la ville
     capitale, où rien ne fût omis de ce qui serait digne d'être su.
     Nous commençâmes par faire travailler sur notre projet deux
     _molla_ (on appelle ainsi les prêtres et docteurs mahométans), et
     à intéresser tous nos amis dans notre dessein. Ces _molla_ nous
     écrivaient le nom des quartiers, des rues, des églises, des
     bâtiments publics, des palais et principaux édifices, avec le nom
     et les emplois de ceux qui les avaient construits, et qui y
     demeuraient, les antiquités et les fondations, la police des
     tribunaux, l'ordre qu'on tient dans les registres et dans les
     comptes de l'État. Nous mettions, jour par jour, les rôles en
     latin pour nous les communiquer; et quand nous vîmes nos docteurs
     épuisés, nous nous mîmes à examiner leurs mémoires sur les lieux,
     et à en composer une relation, chacun en particulier. Nous
     allâmes ensuite courir les dehors de la ville, dix lieues à la
     ronde. La fin de l'automne ayant prévenu celle de notre ouvrage,
     nous ne pûmes nous le communiquer achevé, parce que nous fûmes
     obligés de nous séparer; mais nous le fîmes deux ans après. La
     relation de mon illustre ami était de quatorze mains de papier,
     et cependant elle était abrégée en tant d'endroits, que c'était
     une pièce informe. Enfin, l'an 1676, me trouvant de loisir à
     Ispahan, je réduisis cette longue relation à une juste mesure,
     après l'avoir revue sur les lieux; et la voici presque au même
     état où je la mis dès lors.


III

Dès qu'un Persan peut se loger convenablement, il bâtit une maison
neuve. Une maison qui n'a pas été construite pour l'usage de son
maître ne peut pas plus lui convenir qu'un habit dont on n'aurait pas
pris la mesure.

Le premier beau palais que Chardin rencontra est celui de Saroutaki,
grand vizir du roi sous le dernier règne.

     Saroutaki était fils d'un boulanger de Tauris, capitale de la
     Médie, qui, n'ayant pas moyen de le pousser, l'envoya à Ispahan
     chercher fortune. Il y alla, et se fit soldat, pensant ne pouvoir
     mieux se placer pour faire paraître l'excellence de ses talents
     naturels. Ses premiers camarades se trouvèrent, pour son malheur,
     être de jeunes débauchés. Il arriva, au bout de deux ans, qu'un
     officier du roi, l'ayant reconnu capable de quelque chose de plus
     que de porter le mousquet, le prit pour son secrétaire; mais il
     n'eut pas été là trois mois, qu'un enfant du quartier, qui avait
     été perdu huit jours durant, fut trouvé dans sa chambre dans
     l'état des gens qu'on enlève violemment. Les parents de l'enfant,
     outrés du traitement qu'il lui avait fait, s'allèrent jeter aux
     pieds du roi, comme il était à la promenade, en lui demandant
     justice de cet horrible excès. Le roi, qui se trouva gai et de
     bonne humeur, leur dit en souriant: «Allez le punir.» Ces gens,
     emportés de fureur, n'entendirent point raillerie; ils coururent
     à son logis, et l'ayant rencontré comme il en sortait à cheval
     avec un laquais seulement, ils le renversèrent par terre, ils lui
     déchirèrent ses habits, et ils exécutèrent en un instant l'ordre
     du roi avec la rage qu'on peut s'imaginer en des gens irrités
     comme ils l'étaient: car c'est ainsi que souvent, en Perse,
     chacun venge de ses propres mains les torts qu'on lui a faits dès
     que la justice l'ordonne ou le permet.

     Le maître de Saroutaki était proche du roi lorsque la plainte fut
     faite et la punition ordonnée; et, comme il vit que le prince se
     mit à parler assez gaiement de l'arrêt qu'il venait de donner, et
     en souriait en le regardant, il prit la liberté de lui dire en
     riant: «En vérité, sire, c'est dommage que ce malheureux garçon
     meure; car il a infiniment d'esprit, et il pourrait rendre un
     jour d'importants services à Votre Majesté.» Le roi répondit: «Eh
     bien, qu'on le sauve, s'il est encore temps, ou qu'on le fasse
     panser.» Le pardon du roi arriva trop tard: sa sentence avait
     déjà été exécutée; mais elle l'avait été si heureusement, que le
     criminel n'en mourut pas, comme on en court le risque dès qu'on a
     dix-huit ans passés. Cependant, comme l'opération avait été faite
     avec un gros couteau et par des gens acharnés qui ne se
     souciaient pas de la bien faire, il ne fut jamais bien guéri. Le
     supplice de Saroutaki l'ayant rendu incapable de débauche, il
     s'attacha aux affaires, et, en dix ans de temps, il se rendit si
     habile dans les finances, qu'on le fit contrôleur général du
     vizir ou intendant de Mazenderan, qui est l'Hyreanie, lequel
     étant venu à mourir, Saroutaki fut mis à sa place. Il fut fait
     ensuite gouverneur de Guilan (_Guylân_) qui est une province
     voisine, et fut employé en qualité de général et de commissaire
     général en plusieurs emplois très-importants. Il parvint de là à
     la qualité de nazir (_nâzir_): on appelle ainsi le surintendant
     général, ou maître de la maison du roi et de tout son domaine, et
     enfin à celle de premier ministre d'État.

     L'histoire et les gens de son temps assurent qu'il n'y en a
     jamais eu de si éclairé dans l'exercice de cette charge suprême.
     Il savait jusqu'à un denier le revenu de l'État et celui du roi:
     car, en Perse, le revenu du roi et le revenu de l'État sont
     distingués et séparés, et il savait de même le revenu de tous les
     grands du royaume, ce qu'ils pillaient sur le peuple, et même ce
     qu'ils dépensaient et ce qu'ils amassaient. Le zèle de ce
     ministre était incomparable, tant pour le bien public que pour
     celui de son maître. Il haïssait tous ces présents dont l'usage
     est universel en Orient pour obtenir les grâces et les emplois,
     et il ne manquait point de faire entrer dans les coffres du roi
     tous ceux qu'il apprenait que les ministres recevaient ou se
     faisaient donner à cette fin. Sefi Ier (_Sséfy_), qui régnait
     alors, laissait faire ce sage et intègre vizir, étant ravi
     d'avoir un grand vizir de cette probité; mais, comme il ne
     voulait pas avoir part à la haine que ce ministre s'attirait par
     sa sévérité, il en raillait souvent lui-même en présence de la
     cour, disant, entre autres choses: «On parle tant d'Omar» (c'est
     le second successeur de Mohamed, un homme que les Persans
     détestent parfaitement, le tenant pour hérésiarque et pour
     tyran); «on l'appelle chien, cruel et maudit; le voilà ressuscité
     en la personne de mon vizir.» En effet, il était étrangement haï
     par les grands de l'État, qui l'immolèrent enfin à leur fureur.

     La chose arriva l'an 1643, qui était le troisième du règne d'Abas
     II, et voici comment: Un gouverneur de Guilan, nommé _Daoud-Kan_
     (_Dâoùd khân_), avait fait plus de deux millions d'extorsions
     durant la première année du règne de ce prince; lequel étant venu
     jeune à la couronne, les gouverneurs et les intendants
     s'imaginaient qu'on pouvait tout faire impunément. Saroutaki fit
     appeler Daoud-Kan à la cour, et le pressait de rendre compte de
     sa conduite. Daoud-Kan s'en excusait sur ce qu'on n'a pas
     accoutumé de faire venir des gouverneurs de province à compte.
     Janikan, général des courtchis[16], qui est le plus puissant
     corps de troupes qu'ait la Perse, proche parent de ce Daoud-Kan,
     le défendait de tout son pouvoir; mais, voyant qu'il ne gagnait
     rien auprès du premier ministre, et que son parent allait être
     poussé à bout, il en porta ses plaintes au roi, tant en
     particulier qu'en public, le suppliant de mettre à couvert le
     gouverneur de Guilan des recherches du premier ministre. Le roi,
     qui était jeune, écoutait tout et répondait à tout favorablement;
     mais sa mère retenait sa facilité, et l'empêchait de rien
     accorder qui allât contre le bien de l'État. Le crédit des mères
     des rois de Perse est grand, tandis qu'ils sont en bas âge, et la
     mère d'Abas II en avait aussi un fort grand, et qui était des
     plus absolus. Elle était en étroite confidence avec le premier
     ministre, et ils s'entr'aidaient tous deux mutuellement. Janikan
     (_Djâny-khân_) ne voyant, à cause de cela, aucun moyen de sauver
     son parent, rompit ouvertement avec le premier ministre et se
     déclara hautement son ennemi; mais le ministre se contentait de
     pousser sa pointe. Il arriva, au mois d'octobre, que, dans une
     audience d'ambassadeurs, Janikan trouvant le roi chagrin contre
     le premier ministre, sur un sujet qu'on raconte diversement, il
     commença à l'accuser de plusieurs choses, les unes vraies et les
     autres fausses, que le prince écouta assez aigrement. L'audience
     finie, le roi voulut monter à cheval, et, par malheur pour le
     premier ministre, il sortit par le grand portail du palais, par
     où il passe fort rarement, parce qu'il est le plus éloigné du
     sérail. Le prince trouva le cheval du premier ministre tout
     contre le sien. On le lui menait toujours le plus proche qu'il
     se pouvait du lieu où était le roi, à cause de son grand âge et
     de ses infirmités, et afin qu'il eût moins de pas à faire. Le
     roi, voyant ainsi un autre cheval près du sien, demanda à qui il
     appartenait. Janikan, qui était aux côtés du roi, trouvant cette
     belle occasion de donner un coup de dent au premier ministre,
     répondit: «Eh! qui pourrait, sire, avoir l'insolence de faire
     cela, que ce vieux chien de grand vizir: il ne se contente pas de
     maltraiter les serviteurs, il perd encore le respect pour le
     maître.»--«Je le sais bien, Janikan, repartit le roi; il y faut
     pourvoir.» Il n'est pas certain si c'est là tout ce que le roi
     lui dit, car on le raconte diversement; mais, quoi qu'il en soit,
     Janikan prit la réponse du roi pour un ordre de faire mourir le
     premier ministre, et il résolut de l'exécuter le lendemain matin.

          [Note 16: Djâny-Khân était général des qourtchy.]

     Ce jour-là, il fut de bonne heure au palais, et, tirant à part ce
     qu'il y trouva de gens qu'il savait être ennemis du grand vizir,
     entre lesquels le plus considérable était le grand maître de
     l'artillerie, il leur dit qu'il avait ordre du roi d'aller
     prendre la tête du premier ministre, et les pria de
     l'accompagner. Ils prirent encore avec eux d'autres gens de leur
     cabale qu'ils rencontrèrent sur le chemin, sans leur dire
     pourtant autre chose, sinon qu'ils allaient porter à ce ministre
     un ordre du roi de la dernière importance. Ce vieux seigneur
     était dans le sérail quand ils arrivèrent, et, en ayant été
     averti, il sortit en robe de chambre; et, entrant par une porte
     de derrière dans la salle où il les avait fait mener, il leur dit
     qu'il les priait de s'asseoir jusqu'à ce qu'il fût habillé, et
     qu'il les allait venir retrouver. Janikan s'approchant là-dessus
     avec sa troupe, et l'entourant, lui dit: «Chien maudit, nous ne
     sommes pas venus ici pour nous asseoir, mais pour te couper cette
     vieille méchante tête qui a rempli la Perse de malheurs, et a
     fait périr tant de grands seigneurs infiniment plus gens de bien
     que toi!» Et, en disant cela, il cria au grand maître de
     l'artillerie: «_Vour!_»[17], c'est-à-dire _Frappe!_ Celui-ci, en
     même temps, lui enfonça le poignard dans le corps, et, d'un coup
     de genou, le jeta à bas sur le bord d'un grand rond d'eau, à bord
     de jaspe, qui tient le milieu de la salle. Le coup ne l'avait pas
     tué; il leur dit d'une voix basse: «Que vous ai-je fait, mes
     princes, et que me faites-vous sur mes vieux jours?» Janikan,
     entendant sa voix, cria au grand maître: «Achève ce chien,» et,
     en même temps, il tira l'épée lui-même et s'avança pour se jeter
     dessus. Le grand maître le prévint et abattit la tête de cet
     infortuné, qui tomba aux pieds de Janikan, et d'un autre coup lui
     coupa le corps presque en deux. Janikan prit la tête par la
     moustache et, s'avançant sur le bord du rond d'eau pour y laver
     sa main qui était ensanglantée, il la porta ensuite trois ou
     quatre fois pleine d'eau à la bouche, en disant: «À présent,
     voilà ma soif apaisée.»

          [Note 17: _Vour_: ce mot est turc; c'est l'impératif du
          verbe _voùrmaq_, et plus correctement, _ôùrmaq_, frapper,
          tuer, poignarder. (L-s.)]

     Il mit ensuite une garnison de ses gens dans le palais du vizir,
     comme s'il eût eu un ordre fort précis de le faire, et remonta à
     cheval, tenant la tête d'une main et son épée nue de l'autre,
     prenant le chemin du palais. Sa suite se trouva en un instant
     grossie de plusieurs grands seigneurs, avec qui il alla se
     présenter au roi, et lui dit, selon les compliments du pays:
     «Sire, que votre tête soit toujours glorieuse et saine. Voici
     celle de ce vieux chien qui perdait le respect pour Votre
     Majesté, et qui était devenu traître, tant à sa personne qu'à son
     État, lequel il ruinait par son audace et par sa tyrannie: il
     tramait une révolte qui eût coûté la vie à Votre Majesté, et
     c'est ce qui m'a obligé de lui ôter la sienne par l'amour que
     j'ai pour la vôtre.» Le roi, fort effrayé et consterné du
     spectacle, ne perdit pourtant pas le jugement, mais lui répondit
     fort prudemment pour un jeune prince, quoique en tremblant:
     «Janikan! que ta main soit exaltée, tu as fort bien fait. Que ne
     m'avertissais-tu de la perfidie de ce méchant: il y a longtemps
     que j'aurais fait faire ce que tu as fait aujourd'hui. Je te
     donne sa charge et ce que tu voudras de ses biens.»

     Saroutaki était alors dans la treizième année de son ministère et
     dans la quatre-vingtième de sa vie.

     On sera sans doute bien aise d'apprendre la vengeance qui fut
     faite de la mort de ce vieux ministre, et je la raconterai
     d'autant plus volontiers, qu'elle n'est pas moins tragique ni
     moins exemplaire, et qu'on peut bien assurer qu'il n'a été jamais
     parlé de grande fortune sitôt faite et sitôt détruite. Janikan,
     applaudi du roi extérieurement, comme je viens de le dire, et de
     toute la cour, qui l'allait féliciter de son lâche assassinat
     comme d'un rare exploit de guerre, crut qu'il était monté en haut
     de la roue; et il y était effectivement monté, mais c'était pour
     rendre sa chute plus éclatante et plus terrible que la fortune
     l'avait comme guindé si haut. Tout le monde s'empressa d'abord à
     le suivre, et le jour même de cette vilaine action, il revint du
     palais, suivi de trois cents personnes à cheval. Deux jours
     après, il fut fait généralissime de la Perse, ce qui mettait
     trente mille hommes sous son commandement, qu'il pouvait
     assembler dans vingt-quatre heures; et, dans les cinq jours de
     temps que dura seulement sa faveur, on lui fit la valeur de vingt
     mille louis d'or de présents pour avoir seulement ses bonnes
     grâces ou sa recommandation.

     J'ai touché un mot du pouvoir que la reine mère avait sur
     l'esprit du roi, et combien d'ailleurs elle était unie d'amitié
     et d'intérêt avec le premier ministre; et j'ai dit aussi la
     consternation du roi, quand les assassins de ce seigneur lui
     présentèrent sa tête. La reine, le voyant revenu au sérail avec
     cette consternation sur le visage, appréhenda que le vizir n'en
     fût en partie cause, et, en approchant tendrement de sa personne,
     elle lui dit: «Mon cher prince, pourquoi êtes-vous troublé comme
     je vous vois? Ce vieux ministre, qui vous sert de père, serait-il
     bien assez malheureux pour avoir mérité votre indignation.
     Soixante années de bons services rendus à Votre Majesté et à ses
     prédécesseurs, et son extrême vieillesse, valent bien qu'on lui
     pardonne quelque faute; toutefois, s'il en a fait de telle nature
     qu'elle exige punition, ôtez-lui sa charge, et laissez à la mort,
     qui est si proche de lui, à lui ôter la vie.» Le roi lui
     répondit: «_Anâ kanum_[18], duchesse, ma mère, son affaire est
     faite; il vient de mourir.»

          [Note 18: _Anâ khânum_: ces deux mots sont turcs. On a déjà
          remarqué que le turc était et est encore aujourd'hui plus
          usité que le persan à la cour de Perse. (L-s.)]

     Les femmes, dans tout l'Orient, surtout celles de qualité, ne
     s'étudient point à réprimer les passions, ce qui fait qu'elles en
     sont toujours agitées avec fureur. Saroutaki était l'agent et le
     fidèle de la mère du roi; il lui amassait des biens immenses;
     elle gouvernait la Perse à son gré par son ministre: on peut
     penser là-dessus à quel excès elle fut irritée. Elle envoya sur
     le soir un des principaux eunuques à Janikan, lui demander pour
     quel sujet il avait été assassiner si cruellement le premier
     ministre, que ses services si longs et si importants devaient
     rendre sacré à tous les Persans. Janikan, ébloui de sa fortune et
     emporté de la haine qu'il avait pour la reine mère, à cause du
     défunt, répondit fièrement à l'eunuque: «Saroutaki était un chien
     et un voleur qu'il y a longtemps qu'on devait faire mourir. Dites
     cela à la grande-duchesse (c'est le titre qu'on donne à la mère
     du roi), et que c'était un franc larron. Julfa (c'est un faubourg
     d'Ispahan, peuplé d'Arméniens) ne doit payer que vingt-deux mille
     cinq cents livres de taille, et je prouverai qu'en cinq mois ce
     chien maudit en a arraché deux cent mille livres.» Il disait cela
     pour piquer davantage la reine mère, parce que le revenu de ce
     faubourg est dans l'apanage des mères du roi, et qu'on n'y peut
     lever un sou sans leur ordre.

     La princesse, poussée à bout par ces nouveaux outrages, anima
     toute cette nuit-là le roi à la vengeance. Il y était bien
     résolu, mais il ne savait comment s'y prendre. La princesse,
     désespérée de ce qu'il ne servait pas sa fureur sur-le-champ,
     conjura le lendemain avec une personne de qualité, qu'elle savait
     dans ses intérêts, pour faire assassiner Janikan; mais celui-ci,
     qui avait déjà semé d'espions la cour et la ville, découvrit la
     conjuration avant qu'elle fût formée. Il la communiqua à son
     parti, qui ne crut pas pouvoir se sauver qu'en faisant une
     conjuration opposée, qui était d'aller arracher la reine mère du
     milieu du sérail et de la faire mourir. Si ce que je rapporte
     n'était d'une notoriété publique en Perse, je ne l'aurais jamais
     pu croire, parce que les sérails sont des lieux si sacrés pour
     les Persans, particulièrement celui du roi, que c'est une
     impudence punissable de tourner seulement les yeux vers la porte.

     Le chirachi-bachi[19], qui est le chef de la sommellerie du roi,
     était un des conjurés de Janikan. Il était, à la vérité, un des
     grands ennemis du mort; mais, faisant réflexion sur le crime et
     sur le danger de l'entreprise, dont il était moralement
     impossible d'éviter la punition tôt ou tard, il résolut de la
     découvrir au roi, ne voyant point d'autre voie de se tirer du
     mauvais pas où il s'était engagé. Il va sur le soir au palais,
     s'adresse au capitaine de la porte du sérail, lui conte la
     conjuration avec les particularités qu'il en savait, et que le
     jour suivant était destiné à l'exécuter. On avait peine dans le
     sérail à croire le rapport de ce conjuré; toutefois, comme la
     chose était trop importante pour en négliger l'avis, et que la
     reine et les eunuques, que la conjuration regardait, croyaient à
     tout moment qu'on les venait mettre en pièces, le roi se laissa
     pousser à faire mourir le lendemain matin tout ce nombre
     d'assassins, sans autre forme de procès. Ce jour-là donc, qui
     était le cinquième de l'assassinat du premier ministre, le roi,
     vêtu tout de rouge, selon la manière du pays, qui fait que le roi
     s'habille de cette façon lorsqu'il doit faire mourir quelque
     grand seigneur; le roi, dis-je, se rendit le matin à la salle où
     tous les grands seigneurs étaient assis à l'ordinaire, et
     s'adressant à Janikan, Sa Majesté lui dit: «Perfide, rebelle, de
     quelle autorité avez-vous tué mon vizir?» Il voulut répondre,
     mais le roi ne lui en donna pas le loisir. Il se leva en disant
     tout haut: «Frappez!» et se retira dans un cabinet qui n'était
     séparé de la salle que par des vitres de cristal. Aussitôt, des
     gardes apostés se jetèrent sur les proscrits, et, à coups de
     hache, les mirent en pièces sur les beaux tapis d'or et de soie
     dont la salle était couverte, aux yeux du prince et de toute la
     cour. Dans le même temps, d'autres gardes, avec deux des
     principaux eunuques, coururent exécuter de même manière les
     autres proscrits, qui étaient les uns dans le bain, les autres
     dans leurs maisons. Le nombre des grands seigneurs qu'on mit en
     pièces était quatre gouverneurs de province, le grand maître de
     l'artillerie et trois autres. Au bout de deux heures, on jeta les
     corps ainsi coupés en pièces au milieu de la place Royale,
     vis-à-vis du grand portail du palais, où les crocheteurs les
     dépouillèrent jusqu'à la chemise, leur jetant seulement un peu de
     terre sur les parties viriles. On les y laissa trois jours en cet
     état (grand exemple de la justice céleste et des misères
     humaines), et après on les porta dans un cimetière hors de la
     ville, où ils furent enterrés pêle-mêle dans une même fosse.

          [Note 19: _Cherâbdjy bâchy_, dont il a été parlé déjà
          plusieurs fois.]

     La mère du roi, se voyant défaite de ses principaux ennemis,
     étendit sa vengeance sur la maison de Daoud-Kan, comme l'auteur
     de toute cette longue et cruelle tragédie. On ne se contenta pas
     de confisquer ses biens, comme aux autres, on ne laissa pas un
     sou à tous ses parents jusqu'au troisième degré. Ses filles
     furent vendues publiquement; ses fils furent faits eunuques, et
     donnés en qualité d'esclaves à un seigneur qui avait autrefois
     servi leur père.

     Tirant de là vers la place Royale, on trouve sur la gauche un des
     beaux caravansérais d'Ispahan. C'est un bâtiment carré à double
     étage, chacun de quelque vingt pieds de haut et de quelque
     soixante-dix toises de diamètre. On y entre par un portique assez
     long, sous lequel il y a des boutiques d'un et d'autre côté.
     Chaque face a vingt-quatre logements en bas et autant en haut,
     comme un dortoir de couvent, au milieu desquels il y en a un plus
     grand que les autres, bâti sous un haut portique semblable à
     celui où est l'entrée, lequel est fait en demi-dôme, plat sur le
     devant, orné de mosaïques. Les chambres d'en bas sont le long
     d'une galerie, ou _relais_ ou parapet, comme on voudra l'appeler,
     haut de terre d'environ cinq pieds, et profonds de dix-huit à
     vingt pieds, larges de quinze à seize et élevées de deux doigts
     sur la galerie. Les Persans appellent ces galeries ou rebords de
     pierre, qui règnent autour des caravansérais, _maatab_[20],
     c'est-à-dire _place à la lune_, parce que c'est où l'on couche
     environ huit mois de l'année, pour être plus fraîchement, et où
     l'on prend le frais à l'ombre durant le jour. Chaque chambre a,
     de plus, une place sur le devant, de la largeur de la chambre
     même, profonde de la moitié et couverte d'une arcade. Les
     chambres d'en haut ont chacune une antichambre et un balcon; et
     c'est d'ordinaire où les marchands logent avec leurs femmes,
     lorsqu'ils en mènent, le bas étage leur servant communément de
     boutique ou de magasin. Sur le derrière du caravansérai, il y a
     encore de grands magasins. Au milieu de la cour, qui est fort
     bien pavée, il y a un grand bassin d'eau, avec un jet et des
     puits au coin. C'est là à peu près la structure et la forme de
     tous les grands caravansérais d'Ispahan, qui sont bâtis de
     pierres ou de briques, si ce n'est que les uns ont un grand
     _relais_ carré, de quatre à cinq pieds de hauteur au milieu de la
     cour, au lieu de bassin d'eau. Les logements, qui sont séparés
     l'un de l'autre par un mur de deux à trois pieds d'épaisseur,
     consistent en une antichambre de quelque huit pieds de
     profondeur, toute ouverte par devant, avec une cheminée à côté,
     pratiquée dans le mur de séparation, et en une chambre qui est de
     moitié, ou d'une fois plus profonde que l'antichambre, dont la
     cheminée est au fond ou à côté. Les chambres ont toutes leurs
     portes, quoique assez faibles, mais elles n'ont point de
     fenêtres, recevant le jour par la porte et non autrement, ce qui
     rend le logement incommode. Derrière le caravansérai, et tout
     autour, sont des écuries, et dans quelques-uns il y a un côté des
     écuries accommodé en arcades, de quatre pieds de hauteur, avec
     des cheminées d'espace en espace, pour placer commodément les
     palefreniers et les autres valets, et pour faire la cuisine. Il
     ne demeure d'ordinaire dans ces grands caravansérais que des
     marchands en magasin. Celui dont je viens de faire la description
     rend seize mille livres par an au propriétaire, qui était, de mon
     temps, une cousine du feu roi. On nomme ce caravansérai: _Mac
     soud assar_[21], c'est-à-dire _le caravansérai de Mac soud
     l'huilier_, parce qu'il a été bâti, du temps d'Abas le Grand, par
     un épicier qui avait fait sa boutique vis-à-vis, laquelle
     subsiste encore. Lorsque ce grand roi vint établir sa cour à
     Ispahan, et qu'il conçut le dessein de rendre cette ville aussi
     magnifique qu'elle l'est devenue, il engageait non-seulement tous
     les grands seigneurs, mais encore tous les particuliers qu'il
     savait être gens riches, à construire quelque édifice public pour
     l'ornement et pour la commodité de la ville. Il apprit que cet
     épicier était des plus à l'aise; il l'alla voir un jour à sa
     boutique, avec la familiarité qui était naturelle à ce grand
     prince, et il lui dit: «Il y a longtemps que je vous connais de
     réputation pour homme de bien et pour homme riche. C'est sans
     doute à cause de votre probité que Dieu vous a béni si
     abondamment: je serais bien aise qu'un si vertueux vieillard
     m'adoptât. Je vous tiens pour mon père; vos fils sont mes frères,
     faites-moi votre héritier avec eux, je ferai en sorte qu'ils n'y
     perdent rien; ou bien, si vous l'aimez mieux, faites bâtir de
     votre vivant quelque édifice pour la commodité et pour
     l'embellissement de la ville.» Abas le Grand avait des manières
     engageantes, qui le faisaient venir à bout de tout. L'épicier lui
     dit qu'il consentait à la demande de Sa Majesté, et qu'il ne
     manquerait pas à ce qu'il souhaitait de lui. Il fit bâtir ce
     caravansérai, qui lui coûta trois mille tomans, qui sont
     quarante-cinq mille écus, et ensuite le donna au roi, qui en fut
     fort satisfait, et en récompensa bien ses enfants.

          [Note 20: Lisez _mâh-tâb_, clair de lune. (L-s.)]

          [Note 21: _Karvânseraï Massqoud a'ththâr_. Ce dernier mot
          _a'ththâr_ n'a aucun rapport avec l'huile, à moins qu'on
          n'entende l'huile essentielle, odoriférante. Il signifie un
          parfumeur, un droguiste, un fabricant et un marchand de
          _a'ther_, _a'thr_, ou _o'thr_, parfum en général; et, par
          excellence, l'essence de roses, qu'on désigne encore plus
          particulièrement par les mots _a'thrgul_. Voyez mes
          _Recherches sur l'essence de roses_, un petit volume in-12,
          imprimé en 1804, à l'Imprimerie impériale. (L-s.)]

     On raconte une chose admirable d'une mule que cet épicier avait
     (car les gens de cette condition, en Perse, montent la plupart
     des mules, comme les docteurs de la loi montent des ânes). Cette
     mule était si fidèle à son maître, qu'il la laissait toujours
     seule dans la place Royale, au coin qui donnait vers sa boutique.
     Elle ne bougeait du lieu où il mettait pied à terre, et si
     quelqu'un pensait d'en approcher, elle lui lançait de si rudes
     coups de pied, qu'il était contraint de se retirer bien vite. Il
     arriva la dernière fois que l'épicier fut alité, que sa pauvre
     bête devint aussi malade, et elle se démena et se tourmenta si
     furieusement jusqu'au jour de sa mort, qu'elle mourut aussi au
     même instant.


V

On arrive ensuite en face du palais royal.

Le roi entretient là trente-deux maisons ou ateliers de tous les
ouvrages qu'on fait pour son usage.

     J'oubliais de dire que le tour de la place, entre le canal et les
     maisons, est garni de platanes: c'est un arbre qui jette ses
     branches fort haut; ce qui fait que les maisons en sont couvertes
     comme d'un parasol, sans en être cachées. Cela augmente
     considérablement la beauté de la place, laquelle, en été, et
     surtout quand il n'y a rien d'étalé, qu'elle est arrosée et que
     l'eau court dans le canal jusqu'aux bords, est, à ce que je
     crois, la plus belle place du monde, et où la promenade est le
     plus agréable, car il y a toujours quelque endroit où l'on se
     peut retirer à l'ombre. Cette grande place se vide dans les fêtes
     et dans les solennités, comme aux audiences des ambassadeurs;
     mais, en d'autres temps, elle est pleine de quincailliers, de
     fripiers, de revendeurs, de petits artisans; en un mot, d'une
     infinité de petites boutiques, où l'on trouve les denrées les
     plus communes et les plus nécessaires. Ces marchands étalent à
     terre, sur une natte ou sur un tapis, se couvrant d'un parasol de
     natte, ou de laine, qui pirouette à leur gré sur un haut pivot.
     Ils n'emportent jamais leurs marchandises de la place, mais ils
     l'enferment la nuit dans des coffres qu'ils attachent l'un à
     l'autre, ou bien ils en font des ballots légèrement attachés
     ensemble par une grosse corde, qui passe tout autour, et ils
     laissent tomber dessus leur petit pavillon, et s'en vont sans
     laisser personne à la garde. Cependant, il n'en arrive jamais
     d'accident, par la sévère justice qu'on fait des voleurs en ce
     pays-là. Les gardes du chevalier du guet y passent de temps en
     temps durant la nuit: c'est proprement à eux d'en répondre, parce
     que c'est à eux qu'il s'en prend. Le soir, on voit dans cette
     place des charlatans, des marionnettes, des joueurs de gobelets,
     des conteurs de romances, en vers et en prose, des prédicateurs
     même; et enfin des tentes pleines de femmes débauchées, où l'on
     va en choisir à son gré. Abas II avait défendu toutes ces
     boutiques quatre ans avant sa mort, sur ce que l'envie lui ayant
     pris un jour de passer au travers de la place, sans en avoir
     averti la veille, il y trouva une telle foule et un tel embarras,
     causé par tout cet étalage, que ses gardes et son train ne lui
     pouvaient faire faire place; mais, étant parti peu après pour
     l'Hyrcanie, il donna permission d'en faire un marché comme
     auparavant, à cause du profit qu'on en tire: car cette place rend
     par jour environ cent francs, qu'on lève sur tous ceux qui y
     étalent, quoiqu'il y ait des boutiques qui ne donnent qu'un sou
     par jour. Cette rente appartient à l'Église. On la lève
     journellement, ou tout au plus par semaine, parce qu'on ne se
     fie pas à tout ce menu peuple qui y fait son trafic. Chaque sorte
     d'art et chaque sorte de denrée y a son quartier à part, et les
     gens du pays savent y trouver chaque chose, comme dans les autres
     lieux de la ville. On dit que du temps d'Abas le Grand, et de son
     successeur, la place donnait de rente cinquante écus par jour.

     Je crois qu'il ne sera pas mal à propos d'entrer un peu plus dans
     le détail de ce grand marché, qui est le plus universel que j'aie
     vu, et une vraie foire. Abas le Grand marqua l'endroit où se
     vendait chaque denrée. D'abord, on trouve près de la mosquée
     royale le marché aux ânes et au gros bétail, et à côté, celui aux
     chevaux, aux chameaux et aux mules. Ce marché ne se tient que le
     matin; l'après-midi, ce sont les menuisiers et les charpentiers
     qui étalent à la même place. Ils vendent, entre autres choses,
     tout ce qu'il faut de charpenterie et de menuiserie pour une
     maison, des portes, des fenêtres, des gouttières, des serrures de
     bois, avec des clefs de bois ou de fer. Après, on trouve une
     poulaillerie; ensuite, des vendeurs de fruits secs, dont il y a
     de beaucoup de sortes en Perse; puis, les vendeurs de coton filé;
     après, des quincailliers et des cordiers qui débitent des licous
     et des harnais de revente; après, se trouvent les vendeurs de
     bonnets fourrés, les vendeurs de gros feutres, pour couvrir les
     chevaux et les autres montures; les vendeurs de harnais neufs,
     les fourreurs, qui sont séparés en deux quartiers, celui des
     mahométans et celui des chrétiens: c'est parce que les Persans
     tiennent, dans leur religion, que la laine, entre toutes les
     autres choses, contracte de l'impureté en passant par la main des
     infidèles, parce qu'elle s'imbibe à la manière d'une éponge de ce
     qui transpire continuellement du corps; ainsi il ne faut pas que
     les mahométans puissent se méprendre, en achetant de ces
     marchandises-là de la main des chrétiens, sans le savoir.
     Ensuite, on trouve les marchés de gros cuir, et ceux de cuir fin;
     les fripiers de grosses hardes, les vendeurs de grosses toiles,
     les batteurs de coton, pour la doublure des habits; les
     chaudronniers, les changeurs, lesquels sont sur de petits établis
     de trois à quatre pieds en carré, ayant de petits coffres de fer
     à côté d'eux, et un cuir au devant pour compter; les médecins,
     qui ont leur étalage sur de petits échafauds semblables. Le bout
     de la place est occupé par des vendeurs de fruits et de légumes,
     par des bouchers et par des cuisiniers à juste prix. Il y en a
     qui portent vendre le manger, et des fruitiers aussi qui portent
     vendre le melon en pièces, et en donnent pour ce qu'on veut,
     jusqu'à un denier. Enfin, il y a parmi tout cela des revendeurs
     de toutes sortes de nippes, qu'ils offrent à tous les passants.
     Il faut observer encore qu'entre le canal et les galeries, il y a
     des artisans étalés, qui font et qui raccommodent les mêmes
     ouvrages qui se vendent dans la place, à l'opposite de leurs
     boutiques[22].

          [Note 22: Châh A'bbâs consacra cinq cents toùmâns à
          l'embellissement de cette place, l'an du Pourceau, qui fait
          partie des années 1020 et 1021 de l'hégire (1611-12 de l'ère
          vulgaire). Voyez le _Târykh à'âlem Arây_ fº 168 _verso_, du
          manuscrit de M. de Sacy, et f. 337 du manuscrit de la
          bibliothèque de l'Arsenal. (L-s.)]

     Voilà l'aspect du dedans de la place. Il faut présentement
     décrire les grands édifices qui sont bâtis dessus, comme je l'ai
     dit, et qui en font le plus bel ornement, savoir: la mosquée
     royale et la mosquée du grand pontife, le pavillon de l'horloge
     et le marché impérial; car pour le pavillon qui est sur le grand
     portail du palais royal, il entrera dans la description de ce
     palais.

     La mosquée royale est située au midi, ayant au devant un parvis
     en polygone, avec un bassin au milieu, aussi en polygone. La face
     de l'édifice est pentagone, et l'on y voit des deux côtés un
     balustre de pierre polie, à hauteur d'appui, qui s'étend jusque
     vis-à-vis de l'entrée. Les deux premières faces sont ouvertes en
     arcades, qui donnent sous les bazars, et sont traversées d'une
     chaîne pour empêcher les chevaux d'y passer. Les deux autres,
     au-dessus, sont de grandes boutiques d'apothicaires et de
     médecins: car à présent, en Orient, comme autrefois en Grèce, la
     plupart des médecins sont aussi apothicaires et droguistes, et
     vendent les drogues, comme je l'ai dit. Les étages supérieurs,
     qui sont à quelque vingt pieds du bas, ont des galeries qui
     ressemblent à des balcons. La face intérieure, qui forme le
     portail, est en demi-lune, enfoncée de treize pieds environ, fort
     élevée et toute revêtue de jaspe du rez-de-chaussée à dix pieds
     en haut, avec des perrons du même ouvrage. L'ornement en est
     merveilleux et inconnu dans notre architecture européenne. Ce
     sont des niches de mille figures, où l'or et l'azur se trouvent
     en abondance, avec de la parqueterie faite de carreaux d'émail,
     et une frise plate autour, de même matière, qui porte des
     passages du Coran, en lettres proportionnées à la hauteur de
     l'édifice. Ce portail est orné d'une galerie comme celle des
     côtés. Les linteaux sont de jaspe. La porte est de quelque douze
     pieds de large, fermée de deux valves ou battants revêtus de
     lames d'argent massif couvertes de larges pièces de rapport à
     jour, ciselé et doré, fort massives. Joignant le portail, en
     dedans, il y a deux hautes aiguilles ou tourelles, avec des loges
     ou galeries couvertes au-dessus des chapiteaux, le tout de même
     ouvrage que le contour du portail.

     En entrant par ce beau portail, on détourne tant soit peu vers
     l'occident, et ayant fait quinze pas, on trouve au milieu un beau
     bassin de jaspe, à godrons, de six pieds de diamètre, soutenu sur
     un piédestal de même matière, de huit pieds de haut, avec des
     marches. C'est pour donner à boire aux passants: car, dans les
     pays où l'on est souvent altéré et où l'on ne boit que de l'eau,
     c'est une des charités les plus ordinaires, et qu'on croit l'une
     des plus méritantes, que de donner à boire aux passants; et c'est
     pour cela que, dans toutes les bonnes villes, on trouve
     non-seulement de grandes urnes de terre pleines d'eau, à divers
     coins de rue, mais qu'aussi il y a des hommes gagés, qu'ils
     appellent _sacab_ (_sâqâb_) ou _porteurs d'eau_, qui vont dans
     les rues, surtout en été, une grosse outre pleine d'eau sur le
     dos et une tasse à la main, présentant à boire à tous les
     passants.

     Je vais faire ici tout de suite la description du palais royal.
     C'est sans doute un des plus grands palais qui se voient dans une
     ville capitale, car il n'a guère moins d'une lieue et demie de
     tour. Le grand portail donne, comme je l'ai dit, sur la place
     Royale. On l'appelle _Aly capi_ (_A'âly qâpi_), c'est-à-dire _la
     porte Haute_, ou _la porte Sacrée_, et non pas la _porte d'Aly_,
     comme quelques-uns pensent, trompés par la conformité du mot.
     Elle est toute de porphyre, et fort exhaussée. Le seuil est aussi
     de porphyre de couleur verte, haut de cinq à six pouces, fait en
     demi-rond. Les Persans le révèrent comme sacré, et qui marcherait
     dessus serait puni. Toute la porte même est sacrée. Les gens qui
     ont reçu quelque grâce du roi vont la baiser en pompe et en
     cérémonie, en mettant pied à terre, et se tenant debout contre,
     ils prient Dieu à haute voix pour la prospérité du prince. Le
     roi, par respect, ne la passe jamais à cheval. Au devant, à cinq
     ou six pas du portail, sont deux grandes salles, en l'une
     desquelles le président du Divan administre la justice, et
     expédie les requêtes présentées au roi; et dans l'autre, le grand
     maître d'hôtel, qu'on appelle, en Perse, _chef des maîtres de la
     porte_, tient son bureau public. À côté, il y a deux autres
     salles plus petites, qu'on appelle _salles des gardes_, parce
     qu'elles ont été faites pour un corps de garde; mais la personne
     du souverain est si sacrée en Perse, qu'on néglige cette garde;
     de sorte qu'il n'y a jamais là personne durant le jour, et ceux
     qu'on y met en faction la nuit y dorment dans leurs lits comme
     dans leur propre maison, sans fermer non plus le grand portail,
     par où chacun entre et sort comme il veut, sans qu'on crie: _Qui
     va là?_ ni qu'âme vivante y soit au guet. Ce portail est un asile
     sacré et inviolable, et dont il n'y a que le souverain en
     personne qui puisse tirer un homme. Tous les banqueroutiers et
     les malfaiteurs s'y retirent pendant qu'on accommode leurs
     affaires, les hommes et les femmes à part, dans deux grands
     jardins séparés, qui ont chacun un pavillon contenant une salle
     et plusieurs petites chambres et cabinets autour. Les mosquées ne
     sont point des asiles en Perse, ni les autres lieux sacrés. On
     n'y connaît d'autre asile que les tombeaux des grands saints,
     cette porte impériale, les cuisines et les écuries du roi; et ces
     derniers lieux sont des asiles partout, soit à la ville, soit à
     la campagne. Le roi seul en peut tirer, comme je le viens de
     dire, ou son ordre spécial; or, quand le roi donne cet ordre, ce
     n'est pas directement, mais en défendant de porter à manger au
     fugitif dans le lieu où il est, ce qui le réduit enfin à en
     sortir. Les sofis, qui ont la garde de la porte impériale, ont
     l'intendance de l'asile, et ils savent bien en tirer du profit.
     Les sofis[23] sont les gardes du corps du roi, lorsqu'il sort du
     palais, à moins qu'il ne sorte avec ses femmes; car, alors, ce
     sont les eunuques seulement qui gardent sa personne, de même
     qu'ils font dans tout le palais, soit aux lieux où les homme
     entrent, soit dans ceux où ils n'entrent pas. C'est par une
     ancienne constitution que les sofis sont les gardes de la
     personne du roi et du dehors de son palais, sans qu'il puisse
     entrer aucun dans leur corps, que de leur sang ou de leur race.
     Ces sofis ont leurs logements dans la grande allée où conduit le
     portail. Ils y ont aussi une petite mosquée dans laquelle ils
     s'assemblent tous les vendredis, qu'on appelle _taous cané_[24],
     comme qui dirait, _maison de culte_, ou _d'obéissance_. Vis-à-vis
     de ces jardins, à main gauche, est le pavillon qu'on appelle
     _Talaar tavileh_[25], c'est-à-dire _le salon de l'écurie_, qui
     est bâti au milieu d'un jardin dont les allées sont couvertes de
     platanes des plus hauts et des plus gros qu'on puisse voir. Il y
     a dans celle du milieu, qui fait face au salon, il y a, dis-je,
     de chaque côté neuf mangeoires de chevaux, auxquelles les jours
     de solennités, comme à des audiences d'ambassadeur, on attache
     avec des chaînes d'or autant de chevaux des plus beaux de
     l'écurie du roi, couverts et harnachés de pierreries, et l'on met
     auprès tous les ustensiles d'écurie, qui sont aussi d'or fin,
     jusqu'aux clous et aux marteaux. C'est par cette allée qu'on fait
     passer les ambassadeurs pour aller à l'audience, et les autres
     étrangers de qualité aussi, afin qu'ils voient cette pompe
     merveilleuse. Ce salon de l'écurie a cent quatre pas de face,
     vingt-six de profondeur et vingt-cinq pieds de hauteur: il est
     couvert d'un plafond de mosaïque, assis sur des colonnes de bois
     peint et doré; et il est séparé en trois salles, dont celle du
     milieu est élevée de neuf pieds du rez-de-chaussée et celles des
     côtés de trois pieds seulement; les séparations sont faites de
     châssis de cristal de Venise, de toutes couleurs, et le salon
     entier est garni de courtines tout alentour, doublées des plus
     fines indiennes, qu'on étend du côté du soleil, jusqu'à huit
     pieds de terre seulement, sans que cela empêche la vue. Un grand
     bassin de marbre, avec des jets d'eau autour et au centre, occupe
     le milieu de la grande salle. C'est celle où le successeur d'Abas
     II a été couronné.

          [Note 23: Les _ssòfy_ sont un corps d'élite parmi les
          _qourtchy_. Voyez, t. V, p. 309. (L-s.)]

          [Note 24: _Thâoùs khâunéh_ signifie la _maison, la volière
          des paons_. Peut-être Chardin a-t-il voulu écrire
          _thà'at-kháunéh_, ou _thà'ât khauneh_, mots qui ont, en
          effets la signification indiquée par notre voyageur. (L-s.)]

          [Note 25: Je doute fort de la justesse de la signification
          indiquée ici par Chardin, quoiqu'elle se retrouve encore
          dans sa _Relation du couronnement de Soliman_, cérémonie qui
          eut lieu dans cette même salle. Tàlâr désigne bien un grand
          salon à jour, soutenu sur des piliers, des poutres, ou des
          colonnes. _Thaoùyléh_, ou _thavyléh_, est un mot moghol
          adopté par les Persans, qui signifie, en effet, _écuries_.]

     Celui qui est à droite renferme la bibliothèque et les relieurs
     de livres. Un nommé _Mirza Mughim_ était alors bibliothécaire,
     qui est celui qu'Abas II envoya en qualité d'ambassadeur au roi
     de Golconde l'an 1657. La salle de la bibliothèque est bien
     petite pour un tel usage, car elle n'a que vingt-deux pas de long
     sur douze de large. Les murs, de bas en haut, sont percés de
     niches de quinze à seize pouces de profondeur, qui servent d'ais.
     Les livres y sont couchés à plat, les uns sur les autres, en
     pile, selon leur grandeur ou leur volume, sans aucun distinction
     des matières qu'ils traitent, comme on l'observe si bien dans nos
     bibliothèques. Les noms des auteurs sont écrits pour la plupart
     sur la tranche du livre. Des grands rideaux doubles, attachés au
     plafond, couvrent toutes ces niches, en sorte qu'on ne voit pas
     un livre en entrant dans la salle, mais seulement ces rideaux, et
     un double rang de coffres, hauts de quatre pieds, le long des
     murs, qui sont aussi pleins de livres. Ceux de cette bibliothèque
     royale sont persans, arabes, turquesques et cophtes[26].

          [Note 26: Je suis intimement persuadé que Chardin répète ici
          la même erreur que j'ai déjà relevée, et confond la langue
          et l'écriture qofthes ou égyptiennes modernes avec
          l'écriture kufyque, dont les Arabes se servaient autrefois.
          (L-s.)]

     Je suppliai le bibliothécaire de me faire voir les livres en
     langue occidentale. Il me fit réponse qu'il y en avait deux
     coffres, contenant chacun cinquante à soixante volumes, et il
     m'en fit voir les plus grands. C'étaient des Rituels romains, et
     des livres d'histoire et de mathématiques; les premiers pris
     apparemment au sac d'Ormus, et les autres ramassés du pillage de
     la maison de l'ambassadeur de Holstein, il y a soixante et dix à
     quatre-vingts ans, où Olearius, qui en était le secrétaire, avait
     une bibliothèque d'excellents livres[27].

          [Note 27: J'ai souvent occasion de citer dans mes notes la
          relation de ce voyageur exact et savant. (L-s.)]

     À côté de ces magasins de livres et des relieurs, est le magasin
     qu'on appelle _la grande garde-robe_, parce qu'on y renferme ces
     habits, ou _calaat_ (_khil'at_), comme on les appelle, que le roi
     donne pour faire honneur. Elle consiste en plusieurs grandes
     salles, les unes où l'on fait les habits, les autres où on les
     garde; et en celles-ci, de chaque espèce de vêtement et celle de
     chaque prix a sa chambre à part. Le roi donne tous les ans plus
     de huit mille calates, et on assure que la dépense en va à plus
     d'un million d'écus. Tout proche est le magasin des coffres, et
     celui qu'on appelle la _petite garde-robe_, où l'on ne travaille
     que pour la personne du roi. Ensuite, on trouve le magasin du
     café, le magasin des pipes, celui des flambeaux, qu'on appelle
     _la maison du suif_, parce que la plus commune lumière dont les
     Persans se servent dans leurs maisons est faite avec des lampes
     nourries de suif raffiné, lequel est blanc et ferme comme la cire
     vierge; et puis suit le magasin du vin. Comme les magasins sont
     presque tous faits d'une même symétrie, je ferai la description
     de celui-ci, pour donner une idée de tous les autres. C'est une
     manière de salon, haut de six à sept toises, élevé de deux pieds
     sur le rez-de-chaussée, construit au milieu d'un jardin, dont
     l'entrée est étroite et cachée par un petit mur bâti au devant, à
     deux pas de distance, afin qu'on ne puisse pas voir ce qui se
     fait au dedans. Quand on y est entré, on trouve, à la gauche du
     salon, des offices ou magasins; et à droite, une grande salle. Le
     salon, qui est couvert en voûte, a la forme d'un carré long ou
     d'une croix grecque, au moyen de deux portiques, ou arcades,
     profondes de seize pieds, qui sont aux côtés. Le milieu de la
     salle est orné d'un grand bassin d'eau à bords de porphyre.

     Près de ces magasins est le plus grand et le plus somptueux corps
     de logis de tout le palais royal. On l'appelle
     _Tchehel-seton_[28], c'est-à-dire le _Quarante Piliers_,
     quoiqu'il ne soit supporté que sur dix-huit; mais c'est la phrase
     persane de mettre le nombre de quarante pour un grand nombre:
     ainsi ils appellent nos lustres: _quarante lampes_, parce qu'ils
     ont beaucoup de branches; et le vieux temple de Persépolis:
     _quarante colonnes_, quoiqu'il n'y en ait à présent que la
     moitié. Ce corps de logis, qui est bâti au milieu d'un jardin,
     comme les autres, est un pavillon qui consiste en une salle
     élevée de cinq pieds sur le jardin, large de cinquante-deux pas
     de face et de huit de profondeur, à trois étages hauts de deux
     pieds l'un sur l'autre, dont le plafond, fait d'ouvrage mosaïque,
     est porté sur dix-huit piliers ou colonnes, comme je l'ai dit, de
     trente pieds de haut, tournées et dorées. Il consiste de plus en
     deux chambres qui sont à côté, et grandes à proportion, et en une
     autre salle, au dos de la grande, de trente pas de face et de
     quinze pas de profondeur, lambrissée de même que la grande, avec
     des petits cabinets aux coins. Les murs sont revêtus de marbre
     blanc, peint et doré, jusqu'à moitié de la hauteur, et le reste
     est fait de châssis de cristal de toutes couleurs. Au milieu du
     salon, il y a trois bassins de marbre blanc l'un sur l'autre, qui
     vont en apetissant, le premier étant fait en carré de dix pieds
     de diamètre et les autres étant de figure octogone. Le trône du
     roi est sur une quatrième estrade, longue de douze pas et large
     de huit. Il y a quatre cheminées dans le salon: deux à droite et
     deux à gauche, au-dessus desquelles il y a de grandes peintures
     qui tiennent tous les côtés, dont l'une représente une bataille
     d'Abas le Grand, contre les Yusbecs, et les trois autres des
     fêtes royales. Les autres endroits sont peints ou de figures dont
     la plupart sont lascives, ou de moresques d'or et d'azur
     appliquées fort épais. On n'y voit nul vide; tout est couvert de
     cette manière-là. Au haut du salon, tout alentour, sont attachés
     des rideaux de fin coutil, doublés de brocart d'or à fleurs,
     qu'on tire du côté du soleil en les étendant jusqu'à huit pieds
     de terre, comme une tente, ce qui rend le salon très-frais. On ne
     saurait voir de plus pompeuse audience que celle que le roi de
     Perse donne dans ce salon. Le trône du roi, qui est comme un
     petit lit de repos, est garni de quatre gros coussins brodés de
     perles et de pierreries. De petits eunuques blancs,
     merveilleusement beaux, font un demi-cercle autour de lui, et
     quatre ou cinq autres plus grands eunuques sont derrière, tenant
     ses armes, tout à fait riches et brillantes. Les plus grands
     seigneurs de l'État sont sur les côtés de l'estrade où est le
     trône. Les seigneurs inférieurs sont sur la seconde estrade. La
     jeune noblesse et tous ceux qui n'ont pas droit de séance sont
     debout au bas du placitre avec la musique; et les officiers
     servants sont debout dans le jardin, à quelques pas du placitre,
     sous les yeux du roi.

          [Note 28: _Tchehel sutoùn_. On donne le même nom aux ruines
          de Persépolis. (L-s.)]

     Dans le même enclos où est ce superbe salon, il y en a deux
     autres: l'un composé de cinq étages octogones, ouverts l'un sur
     l'autre en perspective ou en étrécissant, chacun soutenu sur
     quatre piliers tournés et dorés, et orné d'un bassin au milieu.
     L'autre salon est fait en carré avec plusieurs chambres et
     cabinets à côté.

     Il y a encore deux autres grands appartements pareils dans le
     palais du roi, qui sont chacun dans un jardin séparé: l'un est
     presque fait comme les précédents; l'autre est à deux étages,
     dont le premier est divisé en salles, et le second en chambres,
     en galeries, en cabinets, en balcons, avec des bassins et des
     jets d'eau dans toutes les chambres. Ce sont les appartements du
     palais où le roi tient ses assemblées. Chacun est, comme je l'ai
     dit, ou au milieu d'un jardin, ou ouvert sur un jardin. Les murs
     dont les jardins sont enfermés sont faits de terre, la plupart de
     la hauteur accoutumée de dix à douze pieds, couverts de haut en
     bas de petites lampes incrustées pour les illuminations, et
     surmontés d'un corridor dont le roi seul a l'usage, et par lequel
     il va partout sans être aperçu.

     Le reste du palais royal contient des magasins, des galeries
     d'ouvrage, et le quartier des femmes, que nous appelons _le
     sérail_, et que les Persans appellent _haram_ ou _lieu
     sacré_[29]. Ce sérail contient plus d'une lieue de tour. Je n'en
     saurais faire une description bien exacte, ne l'ayant pas tout
     vu; mais j'en ai vu assez pour faire comprendre ce que c'est. On
     n'entre dans ces sortes de lieux que par une très-grande faveur,
     et encore faut-il que ce soit en se déguisant en homme de métier,
     et par occasion, comme lorsqu'il y faut faire quelque réparation;
     car alors on fait passer tout le monde d'une partie du sérail
     dans l'autre, et les ouvriers entrent dans celle qui est vide et
     y travaillent, étant conduits et gardés par des eunuques, qui ne
     permettent pas qu'on regarde autre part que devant soi. Outre ce
     que j'ai vu du sérail d'Ispahan, j'en ai appris plusieurs fois
     des nouvelles par des eunuques du palais et par des femmes; car
     les femmes y entrent pour vendre des nippes et pour d'autres
     occasions.

          [Note 29: _Hharam_, sanctuaire, lieu où il est défendu de
          pénétrer. Sérail est la corruption du mot turc et persan
          _Séraï_, grande maison, hôtel, palais. Le _hharam_ ou
          _hharem_ est dans le séraï. Il ne faut pas confondre ces
          deux mots. (L-s.)]

     Tout le sérail est enfermé de murs si hauts qu'il n'y a aucun
     monastère en Europe qui en ait de semblables. Il a trois grandes
     avenues, une dans la place Royale, comme je l'ai dit, une autre
     vis-à-vis du petit arsenal; la troisième, qui est la principale,
     qu'on appelle la _porte des Cuisines_, et il y en a une autre, à
     demi-lieue de là, par laquelle il n'y a que le roi seul qui
     puisse passer. La première avenue est fermée d'un haut portail,
     contre lequel il y a trois grandes salles, chacune avec deux
     cabinets, qui sont des manières de corps de garde. Les officiers
     de l'État, et ceux qui ont affaire au roi, peuvent entrer dans
     les deux premières salles, mais les seuls eunuques entrent dans
     la troisième. Le portail est caché dans un détour, à côté d'une
     grande et haute tour; de manière qu'on ne le saurait voir qu'en
     mettant le pied dessus. Il est large et haut, fait en voûte,
     revêtu à dix pieds de terre de tables de marbre peint et doré,
     avec un perron tout autour, sur lequel les eunuques de garde se
     tiennent assis pour recevoir les messages des eunuques du dehors
     et les porter au dedans; car les eunuques ne vont pas tous
     indifféremment dans l'intérieur du sérail. Les jeunes y vont
     rarement; et s'ils sont blancs, ils n'y vont point du tout, à
     moins que d'être mandés expressément pour le roi. Ces eunuques,
     qui servent dans le sérail, ont leurs logements sur les dehors,
     et loin des femmes, et il n'y a que les eunuques vieux et noirs
     qui les fréquentent et qui les servent à faire leurs messages.
     Quand on a passé le portail, on découvre des jardins à perte de
     vue, couverts d'arbres de haute futaie, et quand on a fait
     environ six vingt pas de chemin, on trouve quatre grands corps de
     logis, qui ne sont point entourés de murs, parce qu'ils sont à
     cent cinquante pas de distance l'un de l'autre. L'un s'appelle
     _Méheemancané_ (_Méhmân-khâunéh_), c'est-à-dire _le palais des
     hôtes_, parce que c'est où on reçoit et où on loge les hôtesses,
     comme les femmes de qualité qui rendent visite, les princesses
     du sang royal qui sont mariées, et les femmes et les filles qu'on
     fait voir au roi pour leur beauté. Un autre s'appelle _Amarath
     ferdous_, comme qui dirait _le paradis_, le troisième _Divan
     hainé_[30], _la salle des miroirs_, parce que le salon de ce
     troisième corps de logis est tout revêtu de miroirs, et même la
     voûte. Le quatrième se nomme _Amarath deria cha_, _la mer
     royale_, parce qu'il est bâti au devant d'un étang de vingt pieds
     de diamètre. Les Persans appellent _mer royale_ les étangs et les
     bassins d'eau, qui sont d'une grandeur extraordinaire, comme est
     celui-ci, qu'on voit couvert de toutes sortes d'oiseaux de
     rivière, et au milieu duquel est un parterre vert d'environ
     trente pieds de diamètre, à six pouces seulement au-dessus de
     l'eau, entouré d'un balustre doré. Les bords de l'étang, à la
     largeur de quatre toises tout autour, sont couverts de grands
     carreaux de marbre. On y voit un petit bateau attaché, qui est
     garni d'écarlate en dedans, pour se promener sur l'étang et pour
     aller du parterre. Les quatre rois qui ont régné avant le dernier
     ont fait bâtir chacun de ces palais ou corps de logis. Ils sont à
     deux étages, le bas consistant en salons avec des chambres et des
     cabinets autour, et le haut en chambres, qui sont plus petites,
     en cabinets, en galeries, en niches de cent sortes de figures et
     de grandeurs, avec de petits degrés çà et là dans les murs. Ce
     sont de vrais labyrinthes que ces sortes d'édifices. J'en ai vu
     un tout garni; les meubles en paraissaient les plus voluptueux
     qu'on puisse imaginer. Les lits étaient à terre sur de riches
     tapis, étendus sur de gros feutres qu'on met par-dessus le
     plancher pour les conserver; et ces lits occupaient toute la
     largeur de l'endroit où ils étaient étendus. Les matelas étaient
     faits d'ouates et les couvertures aussi. Ces palais sont peints,
     dorés et azurés partout, excepté où les plafonds sont de rapport
     et où la boiserie est de senteur. Les vers et les sentences qu'on
     remarque de çà et de là, dans des cartouches d'or et d'azur, sont
     aussi sur différents sujets, les uns parlant d'amour, les autres
     traitant de morale. On voit dans l'un de ces palais un salon à
     trois étages, soutenu sur des colonnes de bois doré, qu'on
     pourrait appeler une grotte, car l'eau y est partout, coulant
     autour des étages dans un canal étroit qui la fait tomber en
     forme de nappe ou cascade, de manière qu'en quelque endroit du
     salon que l'on se trouve, on voit et on sent l'eau tout autour de
     soi. On fait aller l'eau là par une machine qui en est proche et
     y communique par un tuyau. Au delà de ces grands corps de logis,
     on trouve en face un long édifice qui contient un grand
     appartement, au milieu de trente autres plus petits, tous sur une
     ligne et à double étage, consistant chacun en deux chambres et un
     cabinet, avec un perron sur le devant, de dix pieds de profondeur
     et de quatre pieds de hauteur. Ces logis sont doubles, ouverts
     derrière et devant sur des jardins, l'un exposé au nord, l'autre
     au midi, pour les différentes saisons de l'année. C'est là que
     loge le roi, avec la femme favorite et vingt autres des plus
     considérées. Les logements du commun sont le long du mur de cet
     enclos. Ce sont de longues galeries comme les dortoirs des
     couvents. Le bas étage est pour les femmes, le haut pour les
     eunuques. Il y a bien cent cinquante à cent quatre-vingts
     appartements où habitent huit à neuf cents personnes. À cent pas
     de là sont les offices, les cuisines, les bains, divers magasins,
     et tout ce qui est nécessaire pour les besoins de la vie. C'est
     en quoi consiste le premier enclos. Il y en a encore trois, l'un
     plus grand que l'autre, dont le plus proche est un lieu enchanté
     et fait pour la volupté seulement. Ce ne sont que jardins
     embellis de ruisseaux, de bassins d'eau et de volières, avec des
     pavillons çà et là, ornés et meublés le plus somptueusement du
     monde. Le second enclos est pour les enfants du roi, ou régnant,
     ou décédé, qui sont trop grands pour converser sans danger avec
     les femmes. Le troisième, qui est le plus vaste, est pour le
     séjour des vieilles femmes, des femmes disgraciées et des femmes
     des rois défunts.

          [Note 30: Lisez _i'marat ferdoûs_, bâtiment, pavillon du
          paradis _Dyvan ayynéh_, et plus bas, _i'marat dêryaï chah_.
          Bâtiments, pavillons de la mer royale. Il y a, dans la
          description et la mesure des parterres et des étages, une
          incohérence que nous ne pouvons attribuer qu'à
          l'inexactitude de l'imprimeur ou à une distraction de
          l'auteur. La même faute se trouvant dans les deux formats de
          l'édition de 1711 et dans celle de 1735, nous ne pouvons la
          rectifier. (L-s.)]

     Il ne me reste plus qu'à parler des entrées du palais royal. Il y
     en a cinq principales: la première et la plus éminente est celle
     qu'on appelle _la porte haute_ ou _glorieuse_, qui est ce grand
     portail au-dessus duquel est un pavillon qui est si haut élevé,
     qu'en regardant de là dans la place, on ne reconnaît pas les gens
     qui passent et ils ne paraissent pas grands de deux pieds. Ce
     beau pavillon est soutenu sur trois rangs de hautes colonnes, et
     est orné au milieu d'un bassin de jaspe à trois jets d'eau. Des
     boeufs y font monter l'eau par trois machines, qui sont élevées
     l'une sur l'autre par étages. On n'est pas peu surpris de voir
     des jets d'eau dans un lieu si élevé. Je ne dis rien du riche
     plafond, ni du beau balustre, ni de la carrelure de ce
     merveilleux salon, parce que le plan en donne l'idée; la seconde
     entrée du palais royal est celle qui mène à la porte du sérail;
     la troisième est au nord, appelée _la porte des Quatre-Bassins_;
     la quatrième est à l'occident, vers la porte de la ville, qu'on
     appelle _Impériale_; la cinquième est vis-à-vis du petit arsenal,
     qu'on appelle _la porte de la Cuisine_, parce que les cuisines du
     roi en sont proches; la boulangerie en est proche aussi, qui est
     divisée en quatre magasins différents pour les diverses sortes de
     pain; le pain en feuilles, qui est mince comme du parchemin; le
     pain cuit sur les cailloux, qui est grand comme un grand bassin
     d'argent, et est très-blanc et très-bon; le petit pain, qui est
     au lait et aux oeufs, et le pain ordinaire, qui, comme les
     autres, n'est pas si épais que le petit doigt. Il y a encore, du
     côté de cette porte de la Cuisine, divers magasins du roi: celui
     des nappes où l'on garde tout le service de table, celui des
     provisions de bouche, celui de la porcelaine, où l'on comprend
     toute la vaisselle qui n'est pas d'or, parce que la vaisselle
     d'or a son office particulier, et celui qu'on appelle le magasin
     des Valets de pied, parce qu'on y distribue la ration aux petits
     officiers du palais.


VI

Voici une bizarre anecdote que Chardin raconte ici sur une femme
publique d'Ispahan, de laquelle il habitait alors la maison.

On y verra comment une femme pénitente mourut, par son repentir, avec
le courage de la vertu.

     Sur la main gauche de ce palais, il y a un autre grand chemin en
     ligne collatérale, par des rues assez belles, qui sont
     entrecoupées de bazars. On y passe le caravansérai surnommé: _du
     général des courtches_, qui est le plus ancien corps de milices
     de Perse; celui qui est nommé _Aberganiè_ (_Abergânyéh_), et le
     palais de Siahouch kan (_Tchâoùch khân_), autrefois Koullar agasi
     (_Qouller âghâcy_) ou général des esclaves, qui est un corps de
     troupes estimé en Perse, comme celui des janissaires en Turquie.

     Ces deux chemins se rencontrent à la place Royale, et en
     continuant sa route, on entre dans une belle rue, qu'on appelle
     la rue de _Gueda Alybec_ (_Guèdah A'ly-beyg_), qui était prévôt
     de la chambre des comptes. Son palais est au milieu, et tout
     joignant est celui d'un gouverneur de province, nommé
     _Rustan-Kan_, avec un bain et une mosquée qui en dépendent.

     Cette mosquée est près d'un carrefour, d'où, tournant à
     l'orient, on rencontre d'abord une maison fameuse, qu'on appelle
     _la maison de la Douze-Tomans_, comme qui dirait _la Cinquante
     louis d'or_, _toman_ étant une évaluation de monnaie de quinze
     écus. La Douze-Tomans était une courtisane, à qui on avait donné
     ce nom, parce qu'elle prenait cette somme la première fois qu'on
     venait chez elle. À mon premier voyage, l'an 1666, c'était une
     très-fameuse courtisane, tant par sa beauté que par ses
     richesses. Son logis, qui n'est pas grand, mais qui est un vrai
     bijou, consiste en une grande chambre, deux salles et trois
     petits pavillons, chacun avec deux degrés, en cabinets et en
     niches: tout cela de différentes figures, un endroit étant carré,
     l'autre triangulaire, un autre fait en croix, l'autre hexagone.
     Tous les plafonds sont aussi d'ouvrage différent. Il n'y a point
     d'endroit qui ne soit peint d'or et d'azur, et orné d'une manière
     à exciter aux plaisirs de l'amour. Je parle de ce logis comme
     bien instruit, l'ayant tenu l'an 1675 et 1676, par permission du
     roi; car les chrétiens ne sauraient loger dans la ville d'Ispahan
     sans cette permission. On les a relégués dans un faubourg au delà
     de la rivière, à cause du continuel désordre que causait leur
     mélange avec les mahométans. On les surprenait avec des
     mahométanes, ce qui attire la mort après soi, ou le changement de
     religion: les mahométans allaient boire et s'enivrer chez eux, ce
     qui est encore défendu et faisait répandre du sang. Tous les
     chrétiens furent donc mis hors de la ville, à la réserve des
     missionnaires et des gens des Compagnies d'Europe, qui étant, en
     quelque façon, personnes publiques, sont sous la protection
     immédiate du roi.

     L'envie que j'avais d'étudier la langue et les sciences m'avait
     toujours porté à demeurer à la ville, parmi le monde persan.
     J'avais logé deux fois chez les Capucins, et deux fois chez les
     Carmes; mais, comme j'avais peur de les incommoder, à cause que
     je voyais trop de monde, je fus contraint de prendre une maison.
     J'en demandai permission à la cour, l'an 1675; il fut ordonné au
     gouverneur d'Ispahan de m'en faire donner une, en tel endroit que
     je voudrais, en qualité de marchand du roi. Le gouverneur et les
     magistrats d'Ispahan, avec qui j'étais tous les jours, le firent
     volontiers, et je choisis ce logis-là, n'en trouvant point de
     plus commode, à cause de sa situation qui est proche du palais
     royal et de la place Royale, proche des Anglais et des
     Hollandais, des Capucins et des Carmes. C'était la première fois
     qu'un Européen particulier avait logé en maison à lui dans
     Ispahan: celle-ci était, comme je l'ai fait observer, un fort
     agréable séjour. Des seigneurs qui me venaient voir me disaient
     souvent: «Ah! si vous aviez vu comme nous ce logis-ci dans le
     temps qu'il était meublé si voluptueusement, et qu'il y avait
     cinq ou six jeunes filles admirablement belles, et leur maîtresse
     encore plus belle, vous l'auriez trouvé bien plus charmant qu'il
     ne vous paraît.» La porte du logis était couverte de grosses
     lames de fer, parce qu'une nuit, de jeunes seigneurs y ayant
     voulu entrer malgré la dame, et n'en pouvant venir à bout, ils
     firent apporter un tas de bois devant la porte et y mirent le
     feu, ce qui obligea la maîtresse de faire faire une porte de fer.
     On disait que c'était aussi pour servir d'enseigne. Cette femme
     eut un sort digne de son métier. Après avoir gagné beaucoup
     d'argent, elle fit _taubé_ (_taùbèh_), comme on parle en Perse,
     c'est-à-dire elle fit pénitence et changement de vie, et ne
     s'abandonna plus: elle alla en pèlerinage à la Mecque, d'où étant
     de retour, elle prit des filles qu'elle prostituait chez elle;
     car la fornication n'est pas un péché dans la religion
     mahométane, quoiqu'elle ne laisse pas d'être tenue pour
     déshonnête, et même infâme, aussi bien que le sont les lieux
     publics; mais comme cette femme était toujours belle, quoique
     âgée, il arriva qu'on en voulut jouir à toute force. C'étaient
     des petits-maîtres passionnée que rien ne pouvait retenir. Elle
     prit un poignard et en porta un coup au premier qui la voulut
     toucher; eux tirèrent les leurs, et la tuèrent sur la place.

     Tout joignant cette maison, il y en a une autre presque semblable
     qui avait été bâtie pour le même usage. Je me souviens que du
     temps que je demeurais là, la maîtresse du logis étant venue à
     mourir, les filles qu'elle tenait, qui étaient des esclaves
     géorgiennes, fort belles et fort bien faites, en menèrent le
     deuil le plus lamentable qui se puisse imaginer. C'étaient des
     cris et des gémissements, jour et nuit, qui fendaient l'air.
     Elles se battaient, se déchiraient et faisaient un bruit furieux,
     en criant: «Ana, ana, mère, mère, où es-tu allée? Pourquoi nous
     abandonner? Qu'avons-nous fait? Nous serons plus sages et plus
     obéissantes que ci-devant!» et cent sots discours semblables. Au
     bout de deux jours, le corps ayant été emporté, je crus que les
     cris cesseraient, ou qu'ils diminueraient du moins; mais point du
     tout, cela dura huit jours, et ne fit alors que se ralentir, car
     de temps en temps ce deuil épouvantable recommençait avec la même
     fureur. Je voulus voir qui étaient ces crieuses, et si c'était
     tout de bon qu'elles étaient affligées. Ma terrasse donnait sur
     le logis. Je me guindai un soir sur le mur de séparation, et je
     vis trois jeunes filles, qui me parurent très-belles, toutes
     découvertes par devant jusqu'à la ceinture, échevelées, assises à
     terre, qui versaient des larmes et se démenaient comme des
     possédées. Le deuil dura de cette force vingt et un jours, et
     puis chacune tira pays; car la défunte leur avait donné la
     liberté en mourant.


VII

Le beau faubourg arménien de Youlfa est décrit avec la même
splendeur.

     C'est là tout l'enclos d'Ispahan; il faut passer à la description
     des faubourgs, qui occupent encore plus de terrain que la ville.
     Je commencerai par la Grande Allée, qu'on peut appeler le _cours
     d'Ispahan_, et qui est la plus belle que j'ai vue et dont j'aie
     jamais ouï parler; sa longueur est de trois mille deux cents pas,
     et sa largeur de cent dix[31]. Les rebords du canal qui coule au
     milieu, d'un bout à l'autre, et qui sont faits de pierres de
     taille, sont élevés de neuf pouces, et sont si larges, que deux
     hommes à cheval peuvent se promener dessus de chaque côté. Les
     rebords des bassins sont de même largeur, et pour ceux des côtés
     de l'allée, entre les arbres et les murailles, ils ne sont pas
     plus hauts, mais ils sont plus larges. Les ailes de cette
     charmante allée sont de beaux et spacieux jardins, dont chacun a
     deux pavillons, l'un fort grand, situé au milieu du jardin,
     consistant en une salle ouverte de tous côtés, et en des chambres
     et des cabinets aux angles; l'autre élevé sur le portail du
     jardin, ouvert au devant et aux côtés, afin de voir plus aisément
     tous ceux qui vont et viennent dans l'allée. Ces pavillons sont
     de différente construction et figure; mais ils sont presque tous
     d'égale grandeur et tous peints et dorés fort matériellement, ce
     qui offre aux yeux l'aspect le plus éclatant et le plus agréable.
     Les murailles de ces jardins sont, pour la plupart, percées à
     jour, ressemblant à des rangées de mottes qu'on fait sécher; en
     sorte que, sans entrer dans les jardins, on voit de dehors toutes
     les personnes qui y sont, et ce qui s'y passe. Les bassins d'eau
     sont différents aussi, et en grandeur et en figure. Au contraire,
     on dirait qu'elle est en terrasses de quelque deux cents pas de
     longueur, plus basses l'une que l'autre d'environ trois pieds, en
     la partie de l'allée qui est en deçà de la rivière, et qui sont
     au contraire plus hautes l'une que l'autre par même proportion,
     en la partie qui est au delà; ce qui fait que, soit en allant,
     soit en venant, on a toujours devant les yeux une perspective,
     que ces jets d'eau, avec les bassins et les chutes d'eau qui sont
     aux bords des terrasses, embellissent merveilleusement. Ce n'est
     pas tout: à la moitié que la rivière traverse cette charmante
     allée, elle est plus longue au delà de l'eau qu'en deçà. Les
     rues, qui la traversent aussi en plusieurs endroits, sont de
     larges canaux d'eau, plantés de hauts platanes à double rang,
     l'un près des maisons, l'autre sur le bord du canal. L'allée
     finit à une maison de plaisance du roi, qui en occupe la largeur,
     et qui est si grande, qu'on la nomme Mille-Arpents.

          [Note 31: Cette allée, nommée _Tchéhâr bâgh_, les quatre
          Jardins, comme notre voyageur le dit lui-même, a été mesurée
          par Kaempfer, qui compta soixante-trois grands pas de large,
          seize cent vingt pas en deçà du pont, et deux mille deux
          cents au delà, lesquels, joints aux quatre cent
          quatre-vingt-dix pas du pont même, font une longueur de
          quatre mille trois cent dix pas. On nommait encore cette
          immense allée _Thaq sebz_, la Voûte verte. _Amoen._, p. 173.
          Elle fut plantée à Ispahan, et embellie d'un grand nombre
          d'édifices somptueux, par les ordres et sous l'inspection
          immédiate de Châh A'bbâs Ier, dans la onzième année de son
          règne, l'an 1006 de l'hégire (1597-8 de l'ère vulgaire). Les
          grands s'empressèrent d'imiter son exemple et de seconder
          ses vues: en peu de temps, on vit s'élever une infinité de
          palais, de mosquées, etc. _Tarykh A'alem araì A'bbacy_, fº
          58 du manuscrit de M. Silvestre de Sacy, et fº 110 et suiv.
          de celui de l'Arsenal. (L-s.)]

     On voit d'abord en entrant dans cette admirable allée un
     pavillon[32] carré, haut et grand, qui fait face à cette maison
     de mille arpents, que j'ai dit qui est à l'autre bout. Il est à
     trois étages, sans ouverture sur le derrière, ni au côté gauche,
     parce que ce sont les côtés qui donnent sur le sérail du roi, et
     aux deux autres faces, il n'y a que des jalousies au lieu de
     vitres. Elles sont faites de plâtre, peintes et dorées d'une
     manière fort agréable. Ce pavillon a été construit de cette sorte
     par Abas le Grand, afin que les dames du sérail y pussent voir
     les spectacles, comme les entrées d'ambassadeurs, et les
     promenades de la cour; mais depuis ce temps-là, l'humeur jalouse
     s'est accrue de plus de moitié, car non-seulement on ne s'est pas
     contenté, comme auparavant, que les femmes ne fussent plus vues
     des hommes, mais on a voulu qu'elles n'en pussent voir aucun. Ce
     fut Abas le Grand lui-même qui retrancha jusqu'à cette liberté
     aux femmes de son palais, par l'aventure étrange qui lui arriva
     comme il était en Hyrcanie. Les femmes du sérail ne vont guère
     que la nuit. On les mène d'ordinaire dans des espèces de cunes ou
     de berceaux qu'on appelle _cajavé_ (_kadjâbah_, ou _Kadjâvah_),
     qui est une machine large de deux pieds et profonde de trois,
     avec une haute impériale en arc, couverte de drap. Un chameau
     porte deux de ces grands berceaux, un de chaque côté. Les
     eunuques aident aux dames à monter dedans, et puis ils abattent
     les rideaux tout autour, et donnent les chameaux aux conducteurs,
     qui les attachent fi la queue l'un de l'autre par files de sept,
     et tirent le premier par le licou. Il arriva, durant une nuit
     obscure qu'Abas, qui allait avec le sérail, voulut prendre les
     devants. Il trouva une file de chameaux arrêtés un peu hors du
     chemin, et un berceau qui penchait tout d'un côté. Il s'en
     approcha pour le redresser, et il trouva le chamelier dedans avec
     la dame: de quoi étant également surpris et outré, il les fit
     enterrer tous deux tout vifs sur-le-champ.

          [Note 32: Kaempfer nomme ce pavillon _khiloùét_, chambre
          particulière, solitaire, et en donne la description, p.
          185-187 de ses _Amoenit. exoticæ_. (L-s.)]

     Au devant de ce pavillon de jalousies, il y a un bassin d'eau
     carré, de quinze pieds de face, et au coin est la porte
     Impériale, qui est une des portes de la ville, et une des entrées
     principales de cette merveilleuse allée. À l'autre coin, il y a
     une autre entrée, mais qui ne sert qu'aux femmes et aux eunuques
     du palais et au roi, parce qu'elle donne dans le sérail. Les
     bassins d'eau qui embellissent la partie de l'allée, entre la
     rivière et la ville, sont sept en nombre, dont quatre sont grands
     et à fond de cuve, et les trois autres sont plus petits. Le
     premier de ces bassins est carré, de quinze pieds de face. Le
     second, qui est carré aussi, est de cent vingt pas de tour, ayant
     au milieu un échafaud octogone, élevé d'un pied sur l'eau, avec
     un beau balustre autour où dix personnes peuvent être assises à
     l'aise pour prendre le frais. Les jardins qui sont à côté
     s'appellent le _jardin Octogone_ et le _Jardin de l'Âne_; et en
     ce dernier, il y a une grande place pour les tournois. Le
     troisième bassin est à huit faces, et de cent vingt-huit pas de
     tour, ayant à ses côtés le jardin du Trône et le jardin du
     Rossignol, dans lequel il y a un salon charmant. Le quatrième
     bassin, qui est à la chute de l'eau, n'a que vingt pas de tour. À
     sa gauche, on voit un grand portail, fort peint et fort doré, qui
     mène au faubourg; et l'on en voit un de même à droite, qui mène
     vers le palais royal. Le cinquième bassin, qui est sur le bord
     d'une semblable chute d'eau, est aussi petit que l'autre. Les
     jardins, qui sont aux côtés, s'appellent le _jardin des Vignes_
     et le _jardin des Mûriers_.

     On dit que le mari étant parvenu à l'âge de soixante-dix ans, on
     le faisait entrer dans le sérail, à l'occasion de quelques
     maladies difficiles et dangereuses, comme n'y ayant plus rien à
     craindre d'un vieillard de cet âge; mais sa femme, remarquant
     qu'on ne voulait plus recevoir que les ordonnances qu'il faisait,
     et qu'elle allait perdre son crédit, dit un jour au roi que son
     mari venait d'engrosser une jeune esclave de dix-huit ans, sur
     quoi il ne lui fut plus permis de voir les femmes du sérail. Le
     pont est au delà de ce septième bassin, et les jardins, qui
     terminent là l'allée, sont la volière du roi, dont le fil est
     doré, et la maison des lions, à l'autre coin; et là il y a des
     chaussées pour descendre à la rivière quand l'eau est basse. On
     trouve à droite et à gauche un long quai, qui s'étend jusqu'au
     bout des faubourgs. Le quai à droite est le plus beau. Il est
     bordé de palais de grands seigneurs, avec de spacieux jardins, de
     grandes entrées et de grands pavillons le long du quai. Il y a,
     entre autres, le palais du général des mousquetaires, et la
     vénerie[33], où sont les oiseaux de proie. L'été, que la rivière
     est basse, la jeune noblesse se rend là tous les soirs, pour
     faire les exercices, et tout le monde y vient monter des chevaux
     et des mules pour leur apprendre l'amble. L'autre partie de
     l'allée est presque semblable à celle-ci. Je ne m'arrêterai pas à
     nommer les maisons et les jardins des côtés, qui sont au nombre
     de quatorze, sept de chaque côté; chacun porte le nom du seigneur
     qui l'a fait construire. Il fait admirablement beau s'y promener
     le soir, durant neuf mois de l'année, parce que, durant ce temps,
     on arrose les parterres et les chaussées, et l'on couvre de
     fleurs les bassins d'eau. On y voit aussi alors, sur des
     échafaudages bas et tapissés, au devant de l'entrée des jardins,
     beaucoup de gens qui prennent du tabac, et beaucoup de beau monde
     qui va et qui vient à cheval. Cette allée s'appelle _Tchar-bag_
     (ou _Tchéhâr bâgh_), c'est-à-dire _Quatre jardins_, parce
     qu'autrefois c'étaient quatre vignobles. Elle a été faite par
     Abas le Grand; et, comme le fonds est un bien d'Église, le prince
     en prit un bail perpétuel à deux cents tomans de rente annuelle,
     qui font neuf mille francs. Ce prince prenait tant de plaisir à
     faire faire cette belle allée, qu'il ne voulait pas qu'on y
     plantât un arbre qu'en sa présence. On assure qu'il mit sous
     chacun une pièce d'or de huit francs de valeur et une pièce
     d'argent de dix-huit sols marquées à son coin. Les principaux
     seigneurs de sa cour firent bâtir à leurs dépens la plupart des
     jardins qui sont sur les côtés, avec les édifices dont j'ai fait
     mention.

          [Note 33: Que Kaempfer nomme _baghi goùch khauneh toùqdjy_,
          jardin et volière des faucons (hors de la porte) de Toqdjy,
          mentionnée tome VII, p. 9 et suiv. _Amoenitates exoticæ_, p.
          192. (L-s.)]

     Allaverdy-Kan[34], qui était le généralissime des armées de ce
     grand conquérant, son grand ami et favori, prit pour sa tâche le
     bâtiment du pont, qui est une très-belle pièce d'architecture. Ce
     beau pont se joint à l'allée par une chaussée de quatre-vingts
     pas à l'un et à l'autre bout, faite en pente insensible. Il a
     trois cent soixante pas de long, sur treize de large, étant bâti
     de pierres de taille, hormis les murs, qui servent de parapets ou
     rebords, lesquels sont de briques et étant flanqué de quatre
     tours rondes de pierre de taille de la hauteur des murs. Ces murs
     sont épais de six pieds, et hauts de quatorze à quinze, percés
     d'un bout à l'autre dans toute leur longueur, et munis au-dessus
     d'un rebord ou garde-fou à jour, haut de trois pieds, fait de
     briques disposées comme les mottes des tanneurs: ce qui fait
     comme des galeries ou plates-formes, où l'on monte par les tours
     qui sont aux coins. Ces murs, de plus, sont ouverts de neuf en
     neuf pas en fenêtres ou saillies, de toute la hauteur du mur,
     ressemblant à des arcades, par lesquelles on a vue sur la
     rivière, et où l'on prend le frais. Il y a quarante de ces
     ouvertures à chaque côté, vingt grandes et vingt petites. Tout au
     milieu du pont, il y a deux petits cabinets bâtis en dehors du
     côté de l'eau, où l'on descend par quatre marches, et d'où l'on
     peut puiser l'eau avec la main, quand elle est bien haute. On
     leur a donné un nom sale, qui marque l'effet que produisent
     communément sur ceux qui y entrent les peintures impudiques dont
     ils sont remplis. Abas II fut si honteux d'y avoir mis le pied,
     qu'il en fit condamner l'entrée.

          [Note 34: Allah-Veyrdy Kân: Kaempfer le nomme _Alay Verdy
          Khan_, et dit qu'il est célèbre par la conquête du pays de
          Lâr; mais j'ai, en faveur de ma rectification, la grande
          histoire intitulée: _Tarykh à'âlem arâi A'bbacy_, que j'ai
          déjà eu occasion de citer, et dans laquelle, fº 99, _verso_,
          du manuscrit de M. de Sacy. Allah-Veyrdy Khân, est mentionné
          comme généralissime (_Emyr at-Omra_) de la province de Fârs.
          Le pont qu'il fit bâtir se nomme aussi _pont de Djulfah_,
          parce qu'il conduit à ce faubourg. (L-s.)]

     Ce que je viens de représenter n'est proprement que le dessus de
     cet admirable pont, lequel est porté par trente-quatre arches[35]
     de belle pierre grisâtre, plus dure que le marbre, mais pas si
     polie, bâties sur un fondement de même pierre, lequel est plus
     large que le pont, et l'excède de dix pieds d'un et d'autre côté,
     avec des soupiraux aux bouts et au milieu, en sorte que, quand
     l'eau est basse, on peut se promener à sec sur ce fondement-là,
     l'eau passant toute par ces soupiraux ou ouvertures. Les arches
     sont percées dans l'épaisseur d'un bout à l'autre, et il y a, de
     deux en deux pas, de grosses pierres carrées, hautes de
     demi-toise, sur lesquelles on peut traverser la rivière en
     sautant de l'une à l'autre. Il y a par-dessus tout cela une
     petite galerie, pratiquée dans le sommet des arches sur le bord,
     de manière que huit personnes peuvent à la fois passer ce
     merveilleux pont par différentes routes. On l'appelle communément
     _le pont de Julfa_[36], parce qu'il joint la ville au bourg de
     Julfa, qui est la demeure de tous les chrétiens; et aussi _le
     pont d'Allaverdy-Kan_, lequel en est le fondateur. J'oubliais de
     dire qu'on descend du dessus du pont au-dessous, à fleur d'eau,
     par des degrés pratiqués dans les arches.

          [Note 35: Bembo et Kaempfer n'en comptent que trente-trois;
          le premier a trouvé vingt pas de large sur deux cent
          cinquante de long, et l'autre, douze de ses pas de large sur
          quatre cent quatre-vingt-dix de long. (L-s.)]

          [Note 36: Notre voyageur a donné déjà quelques détails sur
          Djulfah.]

     Le jardin, qui est au bout, est appelé _Mille-Arpents_, non pas
     qu'il contienne en effet mille arpents, mais pour faire entendre
     que sa grandeur est extraordinaire. Il est long d'un mille et
     large presque autant[37], fait en terrasses soutenues de murs de
     pierres: on y compte douze terrasses, élevées de six à sept pieds
     l'une sur l'autre, et qui vont de l'une à l'autre par des talus
     fort aisés à monter, et aussi par des degrés de pierre, qui
     joignent le canal. Il y a quinze allées dans ce jardin, autant
     que de terrasses, dont douze sont des allées de traverse; et de
     quatre en quatre de ces allées, on trouve un large canal d'eau à
     fond de cuve, qui traverse le jardin parallèlement, passant sous
     des voûtes de briques à l'endroit des trois allées longues, afin
     de ne les pas interrompre. Ces allées longues, qui sont tirées au
     niveau, mènent d'un bout à l'autre du jardin; celle du milieu est
     ornée d'un canal de pierre, profond de huit pouces et large de
     trois pieds, avec des tuyaux de dix en dix pieds, qui jettent
     l'eau fort haut. Au bas de chaque terrasse, à l'endroit de la
     chute du canal, laquelle est en talus et fait une nappe d'eau, il
     y a un bassin de dix pieds de diamètre, et au haut, il y en a un
     autre sans comparaison plus grand, profond de plus d'une toise,
     avec des jets d'eau au milieu et autour. Ces bassins sont tous de
     différentes figures, ronds, carrés et à plusieurs angles; celui
     de la troisième terrasse est dodécagone, de trois cents pas de
     tour. On voit proche de chaque bassin, sur les ailes, deux grands
     pavillons fort hauts, peints, dorés et azurés. Au milieu de la
     sixième terrasse, il y a un pavillon qui coupe l'allée, lequel
     est à trois étages, et si grand et si spacieux, qu'il peut
     contenir deux cents personnes assises en rond. Il y a un autre
     pavillon à l'entrée du jardin, et un autre au bout, qui sont
     semblables, à la figure et à l'ordonnance près. Quand les eaux
     jouent dans ce beau jardin, ce qui arrive fort souvent, on ne
     saurait rien voir de plus grand et de plus merveilleux, surtout
     au printemps, dans la saison des premières fleurs, parce que ce
     jardin en est couvert, particulièrement le long du canal et
     autour des bassins. On est surpris de tant de jets d'eau qu'on
     voit de toutes parts à perte de vue; et l'on est charmé, tant de
     la beauté des objets que de la senteur des fleurs et du ramage
     des oiseaux, qui sont dans les volières et parmi les arbres.

          [Note 37: Kaempfer donne à l'_Hezar Djéryb_ (Mille-Arpents),
          plus de mille trois cents pas en carré. Le sol, dit-il, en
          est sablonneux et stérile, mais a acquis une certaine
          fertilité, grâce au ruisseau Tchouhouchah qu'on a fait
          dériver du Zendéh-roùd à la distance de trois farsangs, et
          qu'on subdivise en un grand nombre de petits courants qui
          répandent la fraîcheur et favorisent la végétation dans ce
          jardin. _Amoenitates exoticæ_, p. 193-195. (L-s.)]


VIII

Chardin vous promène ainsi dans toute la ville et dans les environs,
jusqu'aux montagnes qui servaient de lieu de plaisance et de
divertissement au roi et à ses favorites.

Il revient ensuite aux ruines de Persépolis, qu'il visite et décrit en
philosophe et en historien, mais sans en découvrir le mystère.

Il quitte cinq fois Ispahan pour traverser, par Chiraz, jusqu'au golfe
Persique (Ormus) la Perse du Midi. Partout son voyage a le même
intérêt, sans phrases.

Pendant le dernier de ses voyages, le roi meurt à la campagne, et
voici la manière curieuse dont il raconte l'élévation et le
couronnement de Solyman, son successeur. La cour s'y dévoile avec un
magique intérêt; lisez:

     Les eunuques s'étant présentés au logis des ministres, comme
     venant de la part de Sa Majesté, les obligèrent de sortir de
     l'appartement de leurs femmes, et alors ils les informèrent
     également tous deux de la mort d'Abas II (_A'bbâs_), et leur en
     firent un rapport assez exact, qui était que le jour précédent,
     vers le soir, après que ces ministres se furent retirés, ce
     monarque avait mangé de bon appétit des confitures que ses femmes
     lui avaient apprêtées; ensuite de quoi il avait paru se porter
     mieux qu'à l'ordinaire, jusque sur les neuf heures du soir, qu'il
     était tout à coup tombé en pâmoison; qu'eux y étaient accourus,
     et l'avaient mis sur son lit; qu'il était revenu à soi sur les
     onze heures, mais avec quelque altération de sa raison; que sa
     douleur après cela s'était augmentée, et que deux remèdes
     réitérés qu'il avait pris par l'ordonnance des médecins ne
     l'avaient point soulagé; que, vers les deux heures après minuit,
     la violence de son mal sembla s'être un peu apaisée, mais qu'elle
     l'avait ressaisi sur les trois heures et lui avait causé une
     frénésie demi-heure durant; qu'une autre demi-heure il avait joui
     de quelque repos; mais que, enfin, vers les quatre heures, ses
     yeux, par de tristes roulements, avaient fait connaître les
     approches de sa mort; qu'en même temps, il avait rendu l'esprit
     sans autre agitation, et l'on peut dire sans s'être senti mourir.
     Aussi n'avait-il témoigné, pendant tout le cours de sa maladie,
     qu'il s'y attendît ni qu'il en eût la moindre pensée; et cette
     dernière nuit, il n'avait même rien ordonné touchant sa personne,
     sa maison ni son successeur: seulement, dans la force de son
     dernier accès, un peu avant d'expirer, se tournant du côté de
     l'appartement public, il avait prononcé avec quelque fureur ces
     paroles: «Je sais bien que vous m'avez empoisonné; mais vous
     boirez votre bonne part du poison, puisque je laisse un fils qui,
     après ma mort, vous mangera à tous le coeur!»

     Les médecins allèrent donc rendre visite au premier ministre; et,
     sous prétexte de lui donner avis de la mort du roi et de lui
     déclarer la qualité des deux derniers médicaments qu'ils lui
     avaient fait prendre, ils entrèrent dans des matières plus
     importantes: ils parlèrent de l'élection, et lui remontrèrent que
     lui et tous les grands du conseil avaient bien sujet de prendre
     garde à eux; que le prince, quelques moments avant sa mort,
     s'était plaint à haute voix que ses ministres lui avaient fait
     donner du poison; mais qu'il laissait un fils qui leur mangerait
     le coeur; que ces paroles ni ces plaintes ne pouvaient demeurer
     cachées au successeur; que si l'on donnait la couronne à l'aîné,
     qui était déjà dans un âge assez avancé pour se rendre
     indépendant, et qui d'ailleurs avait l'esprit fort fier, il ne
     manquerait jamais de se servir de ce prétexte pour se défaire de
     tous les grands et de tous les ministres, dans la pensée de se
     rendre absolu par ce moyen et se mettre en état de faire de
     nouvelles créatures, vu principalement qu'il devait se ressentir
     du mauvais traitement que son père lui avait fait depuis deux
     ans, qu'il attribuerait toujours au conseil de ses ministres.
     Leur conclusion fut que, comme ils voyaient que le prince aîné ne
     pouvait pas vouloir du bien aux grands, que c'était à eux une
     imprudence de lai en faire, particulièrement un bien de cette
     nature, qui le mettait en pouvoir de leur faire tout le mal qu'il
     lui plairait; et dans cette conjoncture, le parti le plus assuré
     était de faire tomber leur élection sur le puîné, _Hamzeh-Mirza_;
     que ce jeune prince promettait beaucoup et donnait pour l'avenir
     de grandes espérances pour la grandeur de l'empire des Perses, et
     pour le présent il leur donnait sujet à tous de s'attendre à un
     doux repos, puisque, étant incapable des affaires, il leur en
     laisserait le maniement un fort long temps, qui ne pouvait être
     moindre que de douze ou quinze ans.

     Ces paroles, portées par ces deux seigneurs au premier ministre,
     et ensuite au second, auquel, sous ce même prétexte, ils tinrent
     un semblable discours, firent tout l'effet qu'ils en osaient
     désirer.

     L'un et l'autre s'y rendirent, et ils résolurent d'élever sur le
     trône le plus jeune des enfants du feu roi au préjudice de
     l'aîné. Ils se figurèrent que si cet aîné venait à régner, leur
     perte était infaillible; qu'il y avait tout à craindre d'un
     esprit hautain comme le sien, qui, à l'âge de vingt ans, se
     verrait, de captif, tout à coup devenu souverain; que, quand il
     ne se croirait pas avoir été offensé par eux, le plaisir qu'il
     prendrait à faire le maître le porterait à d'étranges
     résolutions, dont la moindre serait de changer la face de la
     cour. «Et qui sait, disaient-ils en eux-mêmes, s'il n'attentera
     point à nos vies?» Surtout le reproche d'empoisonnement les
     mettait à la gêne; car, bien que peut-être ils en fussent
     innocents, le soupçon en était si plausible, que cette
     accusation, toute fausse qu'elle était à leur égard, ne leur
     présentait pas une image de mort moins horrible que si elle eût
     été véritable, lorsque le prince qui succéderait à l'empire
     voudrait l'appuyer; qu'au contraire, si l'on élisait le puîné,
     ils se maintiendraient sans peine dans le poste glorieux que
     leurs charges leur donnaient; qu'ils auraient le loisir d'élever
     leurs familles et de faire des créatures; qu'ils gouverneraient
     avec un pouvoir presque absolu, sous un enfant, un des plus
     grands empires de l'univers.

     Au reste, je n'ai point entendu dire que d'autres seigneurs que
     ceux-ci se soient trouvés en cette assemblée.

     Le premier ministre y prit le premier la parole, et leur exposa
     ce que le grand chambellan lui avait rapporté de la mort du roi,
     qui lui avait été confirmée par les deux premiers médecins. Il
     leur dit «qu'il ne doutait pas qu'ils ne l'eussent tous appris
     d'eux de la même sorte, et qu'ainsi ils auraient connu comment
     leur défunt monarque avait rendu l'esprit, sans avoir déclaré par
     écrit ni de vive voix auquel de ses deux fils il laissait le
     sceptre, et que, par cela, il était de leur devoir de procéder à
     cette élection au plus tôt, tant pour ne laisser davantage dans
     une condition privée celui des princes à qui la Providence avait
     destiné la couronne, que pour mettre l'État en sûreté, qui
     courait toujours fortune tandis qu'il n'aurait point de maître,
     vu qu'il en était des monarchies comme des corps animés, qu'un
     corps cesse de vivre au moment qu'il demeure sans tête, un
     royaume tombait dans le désordre au moment qu'il n'avait plus de
     roi; que, pour éviter ce malheur, il fallait, avant de se
     séparer, élire de la sacrée race imamique un rejeton glorieux qui
     s'assît au trône qu'Abas II venait de quitter pour aller prendre
     place dans le ciel; que ce monarque, de triomphante mémoire,
     avait laissé deux fils, comme il s'assurait que personne de ceux
     devant qui il parlait ne le révoquait en doute, l'un,
     Sefie-Mirza, qui était venu au monde il y avait environ vingt
     ans, et avait été laissé dans le palais de la Grandeur en la
     garde d'Aga-Nazir; l'autre, Hamzeh-Mirza, âgé de quelque sept
     ans, qui se trouvait ici près d'eux à la cour, sous la garde
     d'Aga-Mubarik, présent en leur assemblée; que, de ces deux, après
     avoir invoqué le nom très-haut, ils choisissent celui que le vrai
     roi avait préparé pour le lieutenant du successeur à attendre.»

     Par ce successeur à attendre, les Perses veulent dire _le dernier
     des imaans_ (_îmâm_), qui est dans leur opinion comme leur
     Messie, dont ils attendent à tout moment le retour. Ce n'est pas
     ici le lieu d'expliquer ceci plus au long, non plus que quelques
     façons de parler persiennes, que nous avons exprimées en leur
     naturel, dans la croyance que nous avons eue que les savants y
     prendraient plaisir.

     Ce premier ministre ayant prononcé ces paroles avec une grande
     démonstration de douleur, et avec un air plein de majesté, qu'à
     l'âge de soixante ans il a merveilleuse et insinuante, se tut,
     comme attendant que quelqu'un parlât et donnât son avis. Mais,
     lorsqu'il vit que tous ceux de l'assemblée lui déféraient (car en
     effet cet honneur, à cause de sa dignité, lui appartenait), et
     qu'applaudissant à son discours, et levant les yeux au ciel, ils
     ne faisaient que répéter le _Bism allah'_ (_Bismîllah_), _Ainsi
     soit-il! Au nom de Dieu_! il reprit ainsi modestement la parole,
     en regardant tous les grands l'un après l'autre: «Que, dans le
     besoin où ils se trouvaient, et dans la résolution qu'ils avaient
     prise d'élire pour monarque un de ces deux princes, son sentiment
     était qu'ils devaient céder à une fâcheuse mais pressante
     nécessité, qui les obligeait de préférer Hamzeh-Mirza, quoique le
     plus jeune, et l'élever au trône au préjudice de son aîné; que la
     raison de cela était que tout le monde ne savait que trop la
     rigueur qu'Abas avait toujours tenue à celui-ci; qu'il y avait à
     craindre que ce jeune prince ne fût du moins privé de la vue; que
     le bruit en avait couru dès lors que le défunt monarque, au
     sortir d'Ispahan, fit paraître sur son visage une consternation
     qui ne marquait rien que de funeste; qu'on avait eu encore plus
     de sujet de le croire depuis que le roi, au commencement de sa
     maladie, avait envoyé en poste, sans aucune participation de pas
     un des grands, un eunuque en cette même ville avec quelques
     ordres secrets; que ces ordres ne pouvaient aller qu'à faire
     trancher la tête au prince son fils, ou lui arracher les yeux
     pour le rendre incapable de succéder à la couronne après lui,
     s'il venait à mourir; car, pour toute autre chose, ce monarque
     n'eût pas manqué d'en faire part à quelques-uns de son conseil,
     et particulièrement à lui, premier ministre, qui avait accoutumé,
     dans la conduite ordinaire, de sceller de son sceau tous les
     commandements et les ordres où Sa Majesté mettait le sien; que si
     cela était ainsi, ils ne pouvaient l'élire qu'ils n'en reçussent
     une grande confusion, non-seulement s'il était mort, mais encore
     s'il était privé de la vue. Car vous savez, dit-il, que les
     sacrées lois de l'élu de Dieu ne permettent pas qu'une personne
     à qui cette sorte de disgrâce est arrivée obtienne le souverain
     commandement sur nous; après cela, nous serons contraints de
     recourir à Hamzeh-Mirza; et de quelle grâce, je vous prie,
     recevra-t-il notre élection? N'aura-t-il pas sujet de se plaindre
     du peu d'affection que nous aurions témoigné à devenir ses
     esclaves, et que nous ne l'avons reconnu pour notre roi qu'après
     que son frère n'a pu le devenir? Prendra-t-il plaisir à recevoir
     de nos mains une couronne que nous aurions offerte à un autre? Il
     se persuadera de ne devoir rien à nos suffrages, qui ne lui
     auront pas été donnés pour une inclination pleine d'amour, mais
     qu'une invincible nécessité aura exigés de nous. Et Dieu veuille
     qu'il en demeure là et qu'il se contente de ne nous en pas savoir
     gré! Qui sait s'il ne se vengera pas, et si les froideurs que
     nous avons eues pour lui n'allumeront pas en son âme un feu de
     colère contre nous, qui ne s'éteindra que par notre ruine et la
     désolation de nos familles? Mais ce n'est pas ce que nous devons
     considérer. Quand il s'agit du salut de l'État, celui des
     particuliers est peu de chose. Songez, seigneurs, à ce que j'ai
     marqué au commencement de ce discours: il faut éviter un
     interrègne dangereux, qui durerait longtemps dans les allées et
     venues d'ici à la ville capitale. La Providence nous a mis entre
     les mains Hamzeh-Mirza; que nous reste-t-il plus, que suivre ses
     ordres, et d'aller dès ce moment élever ce favori du ciel au
     trône sacré du prince du monde.»

     Après que le premier ministre eut prononcé ces paroles, il ne
     laissa pas peu à penser aux autres seigneurs d'où lui pouvait
     être venu ce sentiment; néanmoins, comme c'était une personne qui
     avait toujours vécu dans une haute estime de probité, et que son
     âge déjà avancé et sa longue expérience dans les affaires le
     rendaient très-considérable, on ne soupçonna point que l'avis
     qu'il donnait fût intéressé, ni qu'il y fût porté par d'autres
     motifs que ceux qui regardaient le bien de l'État, vu
     principalement qu'il n'avait rien avancé que toute la compagnie
     n'estimât très-véritable.

     Cet enfant royal allait être de cette sorte élevé sur le trône, à
     l'exclusion de son aîné. Tous les grands donnaient les mains à
     cette élection, et pas un de ceux qui avaient droit de parler ne
     lui avait refusé son suffrage. Il ne restait plus que deux
     eunuques qui n'avaient rien dit; mais qui eût pensé qu'ils
     eussent jamais osé rien dire, et encore le moins considéré de ces
     deux? Vu que l'un ni l'autre n'ayant ni droit, ni titre, ni
     autorité pour ce faire, aurait-on pu s'imaginer qu'ils auraient
     été capables de concevoir des sentiments contraires à ceux que
     cette illustre assemblée faisait paraître? Et quand ils en
     auraient été capables, y avait-il apparence qu'ils eussent eu
     l'audace de le déclarer, et, en le déclarant, de l'emporter
     contre tant de voix?

     Cela arriva néanmoins d'une façon que l'on peut appeler
     miraculeuse, tant pour les circonstances que nous avons déjà
     observées, que pour celles que nous allons marquer, et qui font
     dire qu'il y a une puissance supérieure qui se mêle
     souverainement dans les affaires humaines, qui se rend maîtresse
     des événements, et qui fait réussir les choses bien souvent
     contre notre attente, comme il arriva ici, où Sefie fut élu
     malgré le complot des personnes intéressées, et les dispositions
     favorables qu'ils avaient données à leur entreprise.

     Cet eunuque, qui rompit toutes les mesures qu'avaient prises ces
     seigneurs, fut Aga-Mubarek, fort considéré en cette cour-là,
     comme nous l'avons marqué, auquel l'éducation du second fils du
     monarque avait été commise. Il était, dis-je, le gouverneur de
     Hamzeh-Mirza, celui que les grands voulaient élever sur le trône;
     et, par conséquent, il devait plus qu'aucun autre appuyer leurs
     suffrages, puisque, apparemment, la grandeur de son illustre
     nourrisson allait augmenter infiniment son crédit, et lui
     présentait une fortune la plus éclatante qu'un homme de sa
     condition pouvait espérer.

     Cependant l'amour de la justice prévalut dans son âme, et ce fut
     avec horreur qu'il entendit la proposition qu'avait faite le
     premier ministre de préférer le cadet à l'aîné, qui s'augmenta à
     mesure que les autres du conseil y prêtaient leur consentement.
     Sur quoi il prit une résolution digne de cette ancienne et
     constante fidélité dont on a toujours vanté les eunuques. Il crut
     qu'il y allait de son devoir d'empêcher ce désordre autant qu'il
     pourrait; et qu'encore qu'il n'eût pas de droit de parler en
     cette assemblée, il lui était permis de violer ce droit, qui
     n'était que de pure cérémonie, pour remettre dans le bon chemin
     ceux qui violaient une loi que la nature semblait avoir établie
     et que la religion favorisait.

     Il attendit néanmoins que tout le monde eût parlé, tant parce
     qu'il devait cette déférence aux seigneurs qui tenaient un rang
     au-dessus de lui, que parce qu'il espérait toujours que quelqu'un
     d'eux, plus éclairé ou mieux intentionné que les autres,
     proposerait des sentiments plus légitimes, et le délivrerait de
     l'embarras où une rencontre si fâcheuse l'allait engager; mais,
     lorsqu'il vit que, tout d'une voix, ils avaient conclu à
     l'élection du cadet, au préjudice de l'aîné, sur des prétextes
     qui, quelque spécieux qu'ils fussent, paraissaient affectés, et
     sur des conjectures trop faibles au fond pour être assez
     considérables dans une si grande affaire; d'un ton de voix qui,
     sans perdre le respect, avait beaucoup de vigueur, il leur parla
     en ces termes:

     «Cette proposition que vous venez de faire, princes, seigneurs
     des seigneurs, d'exclure de la couronne Sefie, fils aîné d'Abas
     II, à qui elle appartient légitimement, et de mettre en sa place
     le cadet Hamzeh-Mirza, choque trop visiblement la justice et les
     lois de l'envoyé élu, pour croire que vous vous y soyez portés
     par quelque éblouissement qui vous ait surpris. J'oserais bien
     vous assurer que nul des motifs qui ont été allégués n'est estimé
     assez puissant de pas un de vous. Non: le prétexte que vous avez
     emprunté pour élire Hamzeh-Mirza n'est pas raisonnable. Le
     véritable sujet qui vous y porte, si vous voulez que je vous le
     dise, encore que vous le sachiez aussi bien que moi, c'est le
     désir que vous avez de gouverner la Perse, et longtemps et à
     votre gré; c'est pour cela que vous voulez élire un enfant, sous
     la minorité duquel tout vous sera permis, et vous pourrez exercer
     une puissance absolue: car ce que l'on allègue du prince aîné,
     que sans doute il est privé de la vie ou de la vue, ne peut
     passer pour autre chose que pour une pure illusion. Si cela
     était, n'en aurais-je rien appris, moi qui, depuis le départ du
     roi de la capitale, ai toujours su précisément tout ce qui s'est
     passé dans le palais des femmes, qui l'ai toujours suivi partout,
     et qui ai, outre cela, la conduite du jeune prince? Si cet
     eunuque qui fut envoyé en poste, il n'y a pas longtemps, à
     Ispahan, eût eu des ordres secrets contre Sefie-Mirza, dans le
     dessein de le rendre incapable de succéder à l'empire, n'en
     aurais-je rien découvert; et le feu roi n'eût-il pas changé
     quelque chose à la condition de son second fils, qu'il eût
     désigné en ce cas-là pour monter sur le trône après lui? N'eût-il
     pas augmenté son apanage et son éclat? Me l'eût-il celé à moi et
     à la lumière des femmes, à la duchesse, dis-je, mère du jeune
     prince? Et quand il me l'aurait voulu celer, ne m'aurait-il pas
     été plus aisé qu'à vous d'en découvrir quelque chose, puisque je
     demeure dans le palais intérieur, et que je sais tout ce qui s'y
     passe de plus secret; que vous n'y entrez jamais, et que vous ne
     le pouvez regarder que par dehors? Il n'est rien, en un mot, de
     tout ce que vous feignez de craindre. Sefie-Mirza est vivant et
     voyant, Dieu en est ma caution; et, s'il n'en est pas ainsi,
     voilà ma tête. Vous ne pouvez donc pas sans injustice ou, pour
     mieux dire, sans une noire trahison, oublier l'aîné et le
     sacrifier et à vos passions et aux intérêts de son cadet. Que
     plutôt le cadet soit sacrifié à lui et aux intérêts de l'État! Ne
     voyez-vous pas que vous allez jeter le royaume dans une confusion
     épouvantable et le remplir de divisions? Pensez-vous que les
     autres grands veuillent passer pour des gens sans loi et
     approuvent vos suffrages? Croyez-vous que les peuples veuillent
     se charger de votre crime, et souffrir sur le trône des fidèles
     le plus jeune frère, que vous ne pourrez y avoir mis qu'en
     foulant aux pieds les plus saints devoirs que la religion nous
     inspire? Au contraire, tout le monde s'élèvera contre vous pour
     soutenir le parti de l'héritier légitime; et quand il ne le
     ferait pas, vous serez chargés de malédictions et toujours
     regardés comme les auteurs d'un attentat exécrable; vous en
     rougirez de honte toute votre vie et en aurez un regret perpétuel
     dans l'âme. Hamzeh-Mirza lui-même, pour qui vous avez prostitué
     vos consciences, ne vous en saura pas de gré un jour; il vous
     regardera comme des chiens, qui ne lui auront procuré cet honneur
     que dans le désir de faire curée, et qui, dans l'espérance de
     s'engraisser pendant son bas âge, auront laissé Dieu et la loi,
     le Prophète et le livre, l'explication, la droite raison et la
     justice. Je m'assure qu'il vous punira, et que le moindre
     châtiment que vous en devez attendre est d'être envoyés nus en
     quelque désert, prier Dieu pour lui de ce qu'il vous aura laissé
     la vie.» Là-dessus, il s'arrêta tout court, le visage un peu ému;
     puis reprenant la parole au même instant avec une exclamation
     subite: «Hamzeh-Mirza, s'écria-t-il, Hamzeh-Mirza! à quelle
     extrémité vois-je que vous le réduisez? Voulez-vous, seigneurs,
     que je l'aille étrangler de mes mains et que je vous le vienne
     apporter mort en votre présence? J'en ai le pouvoir, il est sous
     ma charge. C'est par là que je saurai vous ôter le moyen de ne
     pouvoir plus faire de mauvais choix; vous serez bien alors
     contraints de porter la couronne à l'aîné, et je vous laisse à
     penser de quelle manière il la recevra de vous, quand il verra
     que vous ne vous serez rendus à votre devoir qu'après une
     extrémité si fâcheuse.»

     Il finit son discours avec cette menace, et laissa les seigneurs
     de l'assemblée tellement surpris, que si une montagne fût tombée
     à leurs pieds, comme on parle en Perse, ils n'eussent pas
     témoigné tant d'étonnement. Ils ne devinaient point le motif qui
     avait porté cet eunuque à une résolution si déterminée: il n'y
     était poussé ni par la haine, ni par la crainte, ni par
     l'espérance. Il n'était point ému par la haine, puisqu'il
     chérissait tendrement son aimable nourrisson; moins encore par la
     crainte, puisqu'il ne pouvait attendre qu'une douce complaisance
     à son égard de celui qui avait été élevé entre ses bras. Il ne
     pouvait non plus rien espérer d'aussi avantageux du côté de
     l'aîné dont il ignorait l'inclination; car, quand il en aurait eu
     pour lui, elle aurait toujours été moindre que celle du plus
     jeune, qui l'avait sucée avec le lait. Ils voyaient tous qu'il
     parlait contre ses propres intérêts, et que ce ne pouvait être
     que le zèle pour la justice et pour le bien de l'État, le désir
     de contenter les peuples et la fidélité qu'il devait à son défunt
     maître qui le faisaient agir. C'est ce qui leur donna du respect
     pour lui, et qui les obligea d'admirer des sentiments si
     généreux, quoiqu'ils fussent contraires à leurs intentions et
     qu'ils accusassent leur conduite.

     Un demi-quart d'heure se passa sans que pas un d'eux ouvrît la
     bouche: ils se regardaient l'un l'autre, sans dire mot, dans
     l'embarras que leur donnait ou la honte de se dédire, ou la
     crainte du péril qu'ils couraient s'ils osaient s'obstiner à
     maintenir le sentiment qu'ils avaient témoigné d'abord. Enfin, le
     premier ministre, soit qu'il fût plus ami de l'équité que les
     autres, comme cette manière d'agir noble et désintéressée qu'il
     avait toujours fait paraître auparavant le donnait à conjecturer,
     soit qu'il craignît qu'à son défaut quelque autre prît la parole,
     ce qui l'eût rendu criminel, puisqu'il lui appartenait de parler
     le premier, et qu'il le venait de faire lorsqu'il avait opiné si
     fort au désavantage de Sefie-Mirza; ce premier ministre, dis-je,
     rompit le silence et commença à dire: «que véritablement, sur
     l'assurance infaillible que l'on aurait que le fils aîné d'Abas
     II ne serait plus en état de recevoir la couronne, l'assemblée
     pourrait, sans injustice, passer à l'élection du second fils;
     mais, puisque maintenant Aga-Mubarik les assurait fortement que
     Sefie-Mirza n'avait perdu ni la vie, ni la vue, sans délibérer
     davantage, il le fallait élire: c'est pourquoi il lui donnait de
     tout son coeur sa voix et ses voeux, et protestait qu'il fallait
     tout de ce pas lui aller présenter le diadème et l'empire.»

     Les autres seigneurs, à ces paroles, perdirent courage, et
     n'eurent plus la force de soutenir bien ce qu'ils avaient
     commencé mal. La condition de ces seigneurs les rend
     naturellement timides; tout illustres et tout princes qu'ils
     paraissent, ils ne sont en effet que des esclaves: leur vie, leur
     liberté, leur honneur et leurs biens dépendent absolument du
     souverain. Ainsi, bien loin qu'aucun d'eux voulût tenir ferme sur
     son premier sentiment, ils se hâtèrent à l'envi l'un de l'autre
     de se rétracter; et dissimulant leur mécontentement, ils
     arrêtèrent, tout d'une voix, «qu'attendu que l'aîné se trouvait
     en état de recevoir la couronne qui lui appartenait par la loi,
     il fallait sans délai l'aller tirer du palais de la Grandeur pour
     le porter sur le trône.» Voilà comme Sefie-Mirza (_Sséfy-Myrzâ_)
     fut élu monarque des Perses, contre la volonté de ceux mêmes qui
     lui donnaient leurs suffrages.


IX

Ainsi, celui qui avait été nommé pour assurer l'élection du cadet fit
prévaloir l'aîné. La conscience de l'eunuque, ou sa profonde habileté,
l'emporta contre le conseil tout entier.

Le fils aîné fut nommé, et l'ombre du harem couvrit le sort du second
fils.

                                                            LAMARTINE.

FIN DE L'ENTRETIEN CXLIII.

Paris.-Typ. Rouge frères, Dunon et Fresné, rue du Four-St-Germain,
43.



CXLIVe ENTRETIEN

MÉLANGES


M. DE GENOUDE ET SES FILS


I

C'est vers 1820 que je connus très-intimement un assez grand nombre
d'hommes et de femmes, ou illustres, ou célèbres, qui eurent par la
suite une certaine influence sur ma vie. J'aime à me les rappeler et à
revivre avec eux, comme si toutes les années qui se sont écoulées
entre ces moments et ceux où j'écris ressuscitaient tout à coup pour
eux et pour moi, et nous replaçaient dans les mêmes rapports. C'est
vivre deux fois; admirable effet des dons de la mémoire, qui nous
permet de revivre les temps que nous avons déjà vécus!

Il faut dire d'abord, pour expliquer l'empressement que tant de
personnages, si au-dessus de moi par l'âge, le rang, la naissance,
l'illustration, mettaient à me connaître, que, grâce au comte de
Virieu, mon camarade des gardes du corps, et à quelques pièces de vers
rapportées de Milly et récitées par mes amis dans les sociétés de
Paris, je jouissais déjà d'une sorte de renommée à demi-voix dans le
monde. Mon extérieur distingué et ma figure agréable, quoique
mélancolique, n'y gâtaient rien; on parlait de moi comme d'un jeune
homme bien né et bien pensant, venu à Paris avec les jeunes
gentilshommes de sa province pour servir le roi, mais que les dons de
Dieu, dont il paraissait comblé, ne tarderaient pas, malgré sa
modestie, à tirer de l'obscurité et à faire éclater au grand jour.
Cette fleur de renommée dont on ne voit pas l'éclat, mais dont on
devine le parfum comme un mystère, semble être la possession secrète
de tous ceux qui la respirent; on se passionne pour elle comme pour
un trésor secret qui mettra bientôt dans l'ombre tous les talents
alors en lumière. Telle était au juste ma demi-célébrité dans un monde
où elle m'avait pour ainsi dire devancée; cela me valait un accueil
peu répandu, mais charmant.

M. de Genoude fut un des premiers à se faire présenter à moi par un
beau et excellent jeune homme de son pays, qui faisait avant moi des
vers très-agréables: c'était M. Rocher, de la Côte-Saint-André, que
j'avais connu dans mes courses en Dauphiné; il débutait à Paris dans
la magistrature et dans les lettres; il devint plus tard
sous-secrétaire d'État du ministère de la justice, sous la République.
Je le retrouvai à Bourges, président du jury national chargé de juger
l'insurrection étourdie à laquelle on a donné le nom de M.
Ledru-Rollin. J'y fus appelé comme témoin.

M. Rocher m'amena donc un matin son compatriote, qui traduisait alors
les magnifiques Psaumes de David de l'hébreu en français; il savait
par coeur quelques vers de moi, qu'il avait entendu réciter par
hasard; il en était ou en paraissait enthousiaste. Il me témoigna une
bienveillance et un dévouement extrêmes. Il était d'une figure
prévenante et empressée, comme ces hommes heureux de rendre service.
Né à Grenoble, d'une honorable famille qui tenait une petite auberge
où l'on vendait de la bière aux jeunes gens du pays, sa mère, femme
pieuse et intelligente, lui avait fait donner par les ecclésiastiques
de Grenoble une éducation lettrée, dont elle espérait un jour tirer
parti pour son avancement dans le monde. Elle ne s'était point
trompée. Il ne rougissait point de sa médiocrité en entrant dans la
vie. Un de mes anciens amis, M. de Mareste, homme d'esprit,
très-au-dessus des préjugés vulgaires, le rencontrait quelquefois chez
moi. Il lui témoignait estime et bienveillance. Il me racontait que,
quelques années auparavant, cet enfant, faisant ses études à Grenoble,
d'une figure agréable et spirituelle, en aidant sa mère dans les soins
de sa petite hôtellerie, servait souvent la chopine de bière mousseuse
et le petit verre de ratafia de Grenoble à lui et à ses amis, sans que
cette modeste apparence de servilité banale nuisît en rien à l'estime
que la jeunesse de Grenoble témoignait à ce jeune homme dévoué à sa
famille. Après avoir terminé ses études en Dauphiné, il fut recueilli
à Paris, je ne sais sous quelle dénomination, dans la maison de M.
Lenoir-Laroche, sénateur de l'Empire, qui lui donna asile et
protection. M. de Genoude y fit connaissance de M. de Chateaubriand,
de M. de Lamennais et de la plupart des hommes de lettres de l'époque
appartenant alors au parti religieux et royaliste, auquel sa mère lui
avait recommandé d'être fidèle; il semblait se destiner à la prêtrise.
La décence de sa conduite, ses traductions de la Bible, ses liaisons
particulières avec les hommes pieux, la modestie de sa physionomie,
les habitudes régulières de sa vie avaient quelque chose des jeunes
lévites. Il ne se cachait pas du penchant qu'il avait pour cette
profession, même parmi nous, jeunes gens très-profanes, et cela le
faisait accepter par les hautes notabilités de Paris comme un futur
ministre de l'Église. Mais, soit nature, soit habileté politique, il
ne se prononçait pas nettement encore avec le parti des saints de ses
amis. Il se bornait à leur donner _de l'espérance_. On vit bientôt
pourquoi.


II

Quelques jours après cette connaissance sommaire, il vint un matin me
revoir en sortant de chez l'abbé de Lamennais. Je ne connaissais
l'abbé de Lamennais que par l'enthousiasme que m'avait inspiré, pour
son style véritablement supérieur, son premier volume de l'_Essai sur
l'Indifférence en matière de religion_. Je l'avais reçu à Milly
pendant l'été précédent. J'y étais seul, pendant un séjour que mon
père, ma mère et mes soeurs étaient allés faire en Bourgogne, chez
l'abbé de Lamartine, dans sa terre auprès de Dijon. Ma solitude me
prédisposait à l'admiration. Le volume m'était arrivé, sans nom
d'auteur, par la poste. Les premières pages me transportèrent à
d'autres temps, et, bien que je ne fusse pas dévot à la manière de
l'auteur, ses doctrines exaltées et passionnées, la nouveauté et la
perfection de son style me firent croire pendant quelques jours que
l'auteur anonyme de ce livre, encore inconnu pour tout le monde, ne
l'était pas pour moi. Je me figurai que ce volume était le coup
d'essai du baron Louis de Vignet, neveu du comte de Maistre. Louis de
Vignet était mon camarade de collége chez les jésuites de Belley. Plus
je lisais, plus je me confirmais dans cette supposition. Il aura
voulu, me disais-je, essayer sur moi la portée de son génie. Il en
avait; c'étaient les mêmes idées violentes et hardies, les _idées
inflexibles_, me disais-je, exprimées avec cette hauteur de parole et
cette insolence de conviction du prophète de Chambéry, qui n'admettait
le doute que comme une impiété. Supposer que Dieu lui-même eût pu
avoir une autre idée que celle d'un montagnard de Savoie lui eût paru
un blasphème impardonnable de notre risible orgueil. Je lus avec
admiration les phrases, avec douleur les principes; le radicalisme
insultant à la bonne foi ne m'allait pas, mais la forme de ce style
m'enchantait.

Quand j'eus fini, j'écrivis à Louis de Vignet que je l'avais reconnu
et que je le priais de m'avouer son subterfuge; on m'écrivit de Paris
quelques jours après, pour me nommer l'auteur de cette belle diatribe.
C'était un jeune ecclésiastique récemment converti, né à Saint-Malo,
pays de M. de Chateaubriand, et qui était égal à son compatriote, non
en sensibilité, mais en éloquence. M. de Genoude, lui ayant parlé à
Paris de mon admiration pour son talent, lui inspira le désir de me
connaître; un matin, la conversation étant tombée entre eux sur la
poésie, à propos des _Psaumes_, Genoude se prit à lui réciter une
Méditation, de moi, sur le même sujet, que je venais de lui adresser à
lui-même à propos de sa traduction. J'y prenais tour à tour le ton de
tous les prophètes, et je finissais par Job, le plus poëte de tous.
L'abbé de Lamennais, qui était encore dans son lit, fut tellement ravi
de cet essai de mon talent, qu'il jeta à terre sa couverture et ses
draps, et s'écria que ce jeune garde du corps était le barde sacré de
ce temps-ci, et qu'il voulait que Genoude, sans perdre un moment, le
conduisît immédiatement chez lui. Je les vis entrer, peu d'instants
après, l'un et l'autre dans ma chambre, et de ce jour l'abbé et moi
nous fûmes liés. Cette liaison, toutefois, qui fut assez constante, ne
fut jamais tendre: le goût de la haute littérature nous unissait, la
différence de nos caractères tendait sans cesse à nous désunir.


III

L'abbé de Lamennais, devenu depuis si célèbre, n'avait rien à mes yeux
d'attachant. Son extérieur était celui d'un séminariste enragé de
théologie, plutôt que d'un saint nourri de piété tolérante. Il
paraissait plus haineux que sensible. Son costume de prêtre étriqué ne
relevait pas son extérieur. Ses gros souliers, ses bas de laine noire
mal étirés sur ses jambes grêles, sa redingote étroite et râpée
suivait et dessinait la charpente de ses côtes. Sa tête, constamment
penchée en avant et un peu de côté, s'harmoniait bien avec son regard
mobile et indirect. Il était de la taille d'un enfant de choeur,
petit, maigre, chancelant sur ses pieds, une ébauche d'homme. Mais le
feu de ses yeux et l'ardeur de son soliloque quand il parlait, et il
parlait presque toujours sans écouter les réponses, fixaient sur lui
tous les regards. Alors il se levait tout à coup et se mettait à
marcher en zigzag dans son appartement avec une volubilité passionnée,
mais monotone, qui interdisait la possibilité et même l'idée de le
contredire. Ses paroles, entrecoupées d'un rire nerveux et hostile,
étaient presque toujours des plaisanteries sarcastiques très-amères
contre les absents, auxquels il ne pardonnait pas le moindre
dissentiment avec lui ou avec le parti dont il était alors; puis il
lançait, en regardant ses auditeurs, un éclat de rire saccadé et
bruyant qui ressemblait à l'écho de son âme. Rien de tout cela ne me
plaisait, mais je le regardais comme un homme d'une autre chair et
d'une autre âme, destiné à jouer un grand rôle dans un monde à part;
ce monde de la haine et de la colère, le _jacobin noir_ de la
révolution posthume du dix-neuvième siècle. Car, quand on a lu comme
moi avec attention les diatribes des premiers jacobins et les
incroyables absurdités qu'ils vociféraient dans les séances de 1791,
contre la cour et l'aristocratie, on les retrouve toutes dans les
conversations de l'abbé de Lamennais contre les démocrates de 1818 et
de 1820. C'était sur eux alors que tombaient ses sarcasmes.

Il ne tarda pas, moitié par la passion de la propagande religieuse,
moitié par l'autorité de son talent royaliste, à se former, dans un
petit appartement d'un faubourg de Paris, une espèce de cour de jeunes
gens fanatiquement dévoués à ses opinions changeantes, mais toujours
extrêmes, qui lui faisait un cénacle. Il les menait l'été à la
Chesnaye, maison de campagne solitaire où il composait ses ouvrages en
tenant ses jeunes acolytes dans une espèce de couvent rural et
religieux; il revenait à Paris l'hiver. Il n'était rien moins que
partisan de l'Église gallicane à cette date de sa vie; car, en 1820,
quelques jours avant mon départ pour Naples, il me fit prier par M. de
Genoude de me rendre à une conférence secrète qui devait avoir lieu
chez M. de Bonald pour fonder une Revue littéraire. Le but était de
m'offrir des articles purement politiques à rédiger; mais le sens
principal de cette Revue était de combattre les principes de l'Église
gallicane comme attentatoires à la liberté du souverain pontife et à
la spontanéité de la foi catholique en France. Je m'y rendis, car bien
qu'éloigné des sentiments de Lamennais en matière religieuse, j'étais
et je suis toujours très-ennemi du concordat de Bonaparte
assujettissant le prince aux volontés du pape, et le pape aux ordres
du prince. L'abbé de Lamennais parla dans le sens contraire, ainsi que
M. de Bonald et M. de Genoude. Je fus chargé, en dehors de toute
controverse religieuse, de faire un article sur Voltaire dans un des
premiers numéros de la _Revue_. Je le commençai très-modéré; blâmant
les excès de plume de ce grand artiste et louant son merveilleux
talent. Mais, forcé de partir inopinément, je laissai à Genoude cet
article à peine commencé. Il le finit, ou il le fit finir par une main
inconnue, et je fus très-étonné, en arrivant de Naples, de le lire
tout autrement conçu et autrement rédigé qu'il n'était dans mon esprit
et signé de moi. Je ne réclamai pas contre une erreur qui ne venait
que d'une complaisance, et ayant fait paraître moi-même alors les
premières pages de mes poésies, attaquées et défendues avec
acharnement, j'abandonnai la _Revue_ à elle-même avant de l'avoir
commencée. J'écrivis seulement à Genoude de ne plus compromettre mon
nom dans des causes qui n'étaient pas selon mes opinions, et tout fut
dit.


IV

Mais il m'avait rendu un grand service quelques semaines avant
l'apparition de mes premières poésies. Je lui devais de l'amitié et de
la reconnaissance. Je ne l'oubliai jamais. Enthousiaste passionné de
mes vers, il se chargea, par pur dévouement pour moi, de la recherche
d'un éditeur et de toutes les fastidieuses démarches qui précèdent
l'apparition d'un livre de vers; il s'adressa à M. Charles Gosselin,
éditeur des traductions françaises de Walter Scott qui commencèrent sa
brillante fortune. M. Gosselin lui remit pour moi la modique somme de
six cents francs, prix de ma première édition. Elle fut écoulée en
deux ou trois jours, et M. Gosselin continua à des prix tout
différents à éditer pendant plusieurs années l'auteur qu'il avait
créé. Je contribuai à sa fortune et on voit qu'il l'avait mérité. Le
deuxième volume des _Méditations_ confirma le succès du premier.
Quelques semaines avant 1830, je lui vendis à un prix considérable les
deux volumes des _Harmonies religieuses et poétiques_. L'ouvrage parut
au tocsin de la révolution de Juillet. Je n'étais pas à Paris. Rentré
en France quelques jours après, je me hâtai, en passant à Paris pour
me rendre en Angleterre, de remettre à M. Gosselin une partie du prix
considérable des _Harmonies_ qu'il m'avait payé. Je lui demandai
seulement sur sa seule parole de me rendre ce qu'il voudrait de cette
somme importante, quand le mauvais effet de la révolution de Juillet
aurait laissé mon ouvrage reprendre son cours naturel; deux ans après,
il me rapporta de lui-même les 25,000 francs dont j'avais cru devoir
l'indemniser. Nous n'avons jamais eu ensemble que des rapports pleins
de loyauté et de délicatesse. Nous en avons été récompensés l'un et
l'autre par une honorable fortune et une honorable amitié. Sa femme
très-distinguée, et ses enfants, étaient dignes de lui. Mais revenons
à M. de Lamennais.


V

Il resta quelque temps le coryphée du parti légitimiste et
ultra-religieux; puis, après la révolution de 1830, il alla à Rome
avec M. de Montalembert et quelques autres jeunes gens de ce parti,
offrir au souverain pontife on ne sait quelle alliance équivoque. Le
pape déclina tout pacte avec ces hommes de talent, qui pouvaient
compromettre l'Église dans des factions humaines. Ils reculèrent tous,
avec M. de Montalembert, devant la résistance du sacré-collége. L'abbé
de Lamennais espérait, dit-on, rapporter de Rome la dignité de
cardinal; il n'en rapporta que le mécontentement du peu de
considération qu'on lui avait montré. Aigri et humilié, il écrivit, à
son retour à Paris, une brochure irritée et irritante contre le
catholicisme. C'était le signal de sa rupture avec l'Église. Ses amis
lui firent des représentations, s'affligèrent et le quittèrent, mais
sans éclat et sans reproche; la prudence et la décence furent de leur
côté, il faut en convenir. Quant à lui, une fois lancé, il ne s'arrêta
plus. Pour moi, membre alors de la Chambre des députés, je ne lui
témoignai ni affection, ni plaisir; ses tergiversations ne
m'étonnaient plus. Je le voyais très-rarement.

Un jour, cependant, on me l'annonça de bonne heure, et, avant d'ouvrir
la bouche pour m'entretenir du motif de sa visite extraordinaire, il
me dit qu'il mourait de faim et qu'il me priait de lui faire servir un
morceau de pain et un verre de vin pour reprendre des forces.

Quand nous fûmes assis; il tira de sa poche un petit rouleau de papier
écrit en très-mince caractère et me dit: «J'ai confiance en vous,
voici un ouvrage manuscrit de moi qui, dans l'état actuel des
affaires, pourrait produire une émotion dangereuse dans le peuple, et
renverser peut-être ce misérable gouvernement. Je vous prie de le lire
et de me dire votre avis d'ici à trois jours; je pars le quatrième
jour et je me conduirai d'après ce que vous m'aurez dit. Vous ne tenez
pas plus que moi à l'ordre de choses sous lequel nous avons le bonheur
de vivre; mais vous ne voudriez pas, je le sais, jeter le pays dans
une révolution mal préparée et dangereuse, qui retomberait sur votre
responsabilité. Ni moi non plus, ajouta-t-il. Ainsi lisez-moi. Si le
livre vous semble dangereux, vous ne me dénoncerez pas. S'il vous
semble utile, nous le corrigerons ensemble. Adieu donc; je vous
reverrai le jour indiqué.»

Il dit, et me laissa le manuscrit du _Livre du peuple_.


VI

Il ne fut pas plutôt sorti que je m'empressai de lire. C'était aisé,
son écriture était très-belle et très-lisible; elle ressemblait à
celle de Voltaire, quoiqu'un peu plus fine. Dans ce manuscrit, chaque
pensée principale formait un chapitre, chaque phrase un alinéa. On
voyait du premier coup d'oeil que c'était écrit à la manière
hébraïque, où chaque verset porte avec lui son idée ou son image. Cela
pouvait être très-beau, mais la forme indiquait une imitation.
C'était, en effet, le défaut du livre. Nous n'étions pas dans le temps
des prophètes; l'abbé de Lamennais en avait le style, mais le temps
n'en avait pas l'esprit. Je compris tout de suite que c'était un peu
biblique et que la parodie dans la forme lui ôtait du sérieux dans le
fond.

Je lus et je me confirmai dans ma pensée; c'était superbe, mais cela
ne portait que sur l'imagination.

Ce jacobinisme par versets bibliques, c'était Babeuf en _Ephod_
hébraïque, Proudhon socialiste faisant un tremblement de terre pour
égaliser tout le monde par la ruine de tout ce qu'on appelait société,
un chaos de débris pour un monde réformé par le radicalisme. Rien
n'est plus facile au radicalisme, avec l'ombre du talent, que la
réforme imaginaire de l'univers. Tout le monde sent les vices de la
société, il n'y a qu'à ouvrir les yeux pour les voir et les montrer,
et un coeur pour les sentir. Mais trouver le moyen de les corriger
sans détruire du même coup, par l'impraticable utopie, toutes les
réalités nécessaires à la vie sociale, l'abbé de Lamennais n'y avait
jamais pensé, et le _Livre du peuple_ en était la preuve.

Je remis le livre dans mon tiroir et j'attendis son retour. Il revint
le matin du quatrième jour. «Voilà votre roman, lui dis-je. Je n'ai
pas besoin de vous dire avec quelle admiration je l'ai lu, mais aussi
avec quelle sévérité de jugement je vous le rends. C'est un baril de
poudre qui ferait sauter en l'air tout l'établissement social. Je ne
doute pas que vous ne le sentiez vous-même et que vous n'ayez jamais
songé à l'imprimer sans lui avoir enlevé tout le venin d'une
publication pareille.

«--Oh! certainement, me répondit-il, jamais une pareille idée ne s'est
présentée à mon esprit. Je me regarderais comme aussi insensé que
coupable s'il en était autrement. Ceci n'est que l'ébauche d'une
critique générale de l'oeuvre sociale écrite au courant de la plume,
et destinée à être revue et corrigée à loisir avant de permettre qu'on
l'imprime. C'est pour cela même que j'ai voulu vous la soumettre.
Soyez bien persuadé que pas une ligne n'en paraîtra avant d'avoir subi
les retouches que ma conscience et vos conseils jugeront propres à
enlever à ce livre les dangers qui vous ont frappé.

«--Rien n'est plus facile, lui dis-je alors, sans rien sacrifier des
magnificences de détail dont votre livre est plein. Vous n'ayez qu'à
changer l'adresse du livre, et tout le venin dont il est rempli
deviendra à l'instant vertu. Au lieu de l'appeler le _Livre du peuple_
et de le lancer à cette partie déshéritée, souffrante et irritée de la
société, adressez-le, sous un autre titre, à la partie aisée,
privilégiée, heureuse et jouissante de l'humanité, et montrez-lui les
moyens pratiques d'améliorer sans le renverser l'état social. Au lieu
d'appeler le peuple à la colère et la vengeance contre une partie de
lui-même, qui sont les riches et les heureux du siècle, vous le
porterez à respecter dans les uns ce qui sera un jour leur propre
sort; vous montrerez à ces riches et à ces heureux du siècle la
nécessité de pourvoir par bonne volonté au bien-être physique et moral
de toutes les classes. En un mot, au lieu de faire une révolution par
la haine et par l'envie, vous ferez la révolution sociale par la
charité. Ce sera la seule révolution durable, la révolution de la
vertu!»

L'abbé de Lamennais parut convaincu, me promit de suivre ces conseils
et me laissa parfaitement persuadé qu'il était résolu à les suivre à
son retour de la campagne. Nous nous séparâmes en paix.


VII

Je partis pour l'Italie quelques jours après, et, à mon retour à Paris,
au mois de novembre, j'entendis beaucoup parler d'un nouvel écrit de
lui qui devait paraître incessamment et dont on craignait l'effet
incendiaire sur la population déjà agitée. «Tranquillisez-vous, dis-je
aux conservateurs qui m'en parlaient, je connais l'ouvrage, je l'ai eu
dans mon secrétaire. J'ai fait à l'auteur les observations que vous
faites vous-mêmes, il les a consenties et vous pouvez être rassurés.
Les beaux morceaux de style prophétique dont il est plein ne sont que
des allusions éloquentes à la longanimité du peuple et à la
bienfaisance du riche. C'est un livre de _concorde_ et nullement de
_guerre civile_.


VIII

Je le croyais sincèrement ainsi. L'idée ne me venait pas qu'un l'homme
qui portait encore l'habit sacerdotal eût pu donner l'autorité de son
génie, de ses principes et de son habit à des pages qui ne pouvaient
produire que du sang.

Quelle ne fut pas ma surprise, quand l'abbé de Lamennais étant venu me
voir le lendemain: «Eh bien, lui dis-je, votre livre paraît
donc?--Oui, me répondit-il avec un air d'embarras et en détournant les
yeux.--Mais vous m'aviez promis qu'il ne paraîtrait qu'après que vous
me l'auriez fait relire à moi-même, et sans doute vous l'avez rendu
aussi inoffensif que nous en étions convenus et vous en avez changé
l'adresse et le titre?--Hélas! non, reprit-il; vous connaissez les
exigences des libraires et combien il est difficile d'y échapper. Le
livre était resté dans les mains d'un éditeur qui n'a pas attendu mon
retour, et j'ai été obligé de consentir à sa publication telle
quelle.--Ainsi, lui répliquai-je avec un peu d'amertume, des
convenances de librairie vont être la cause que la société aura reçu
par votre génie un des coups les plus mortels que vous puissiez lui
porter! Je comprends votre prétendue nécessité, mais je ne puis vous
dire que je l'excuse.»

Il s'éloigna sans me répondre, et je le laissai partir sans le
rappeler et sans croire à ces prétendues nécessités de librairie. Je
ne crus qu'à des nécessités d'amour-propre et de respect humain qui
lui faisaient augurer de la publication telle quelle du _Livre du
peuple_ un effet plus entier et plus bruyant sous sa première forme
que sous une forme innocente. Je le revis très-rarement avant les
événements de 1848. Il s'était plongé de plus en plus dans le
radicalisme révolutionnaire. Ma répugnance à la _coalition_ qui avait
réuni tous ces tronçons pour attaquer le gouvernement qu'elle avait
elle-même constitué, m'en éloignait de plus en plus. Je ne m'en
rapprochai, par la nécessité de diriger et de modérer la révolution
triomphante, qu'après qu'elle fut consommée, et que le départ de la
famille royale lui eut livré en quelques minutes le terrain des
affaires.


IX

Mais alors je cherchai de l'oeil avec anxiété tous les hommes de
popularité honnête et de confiance libérale, capables d'influencer le
peuple par leurs exemples et par leurs écrits dans le sens de la
modération et de l'ordre. L'abbé de Lamennais se présenta le premier.
Il rédigeait alors, sous le nom du _Peuple constituant_, un journal
auquel son nom et son talent devaient donner une influence décisive
sur l'opinion républicaine. Les doctrines du socialisme y étaient
combattues avec une ironie puissante. Je ne comprenais pas pourquoi.
L'abbé de Lamennais me paraissait un homme versatile et ambitieux de
bruit, tout prêt à profiter de la circonstance pour lancer le peuple
dans le désordre à tout risque, pourvu qu'il eût son nom dans les
bouches. Je fus prodigieusement étonné en lisant quelques-uns de ses
numéros de le trouver au contraire aussi ferme que raisonnable dans
ses principes, tout à fait dans mes idées, et persuadant de toute son
éloquence au peuple agité que pousser la révolution à la guerre à
l'extérieur et à la terreur au dedans, c'était la perdre par une
réaction prompte et inévitable, et que les hommes d'ordre étaient les
vrais révolutionnaires. Je rendis grâces à Dieu du secours inespéré
qu'il m'envoyait dans le péril. Je désirai voir M. de Lamennais pour
le féliciter et pour m'entendre avec lui. Je le vis, je fis quelques
sacrifices d'argent pour soutenir son journal, et je lui donnai
rendez-vous secret à dîner une fois par semaine chez une femme de
beaucoup d'esprit et de beauté, déjà célèbre, madame d'***, avec
laquelle j'avais été lié plusieurs années avant la révolution et qu'il
voyait assidûment lui-même. J'allai de nouveau chez cette
intermédiaire, si heureusement trouvée, pour lui faire part du désir
que j'avais de dîner confidentiellement avec M. de Lamennais chez elle
un soir de la semaine. Elle y consentit avec bonté, bien aise, sans
doute, de fortifier, par cette rencontre, les chances de la république
acceptable et sage qui était à elle-même sa pensée.


X

L'Assemblée nationale que nous étions parvenus à atteindre, étant
heureusement réunie, s'occupait de choisir parmi ses membres les
hommes les plus réfléchis pour lui préparer un plan de Constitution.
Ce n'était pas mon avis, je sentais le danger de discuter indéfiniment
un plan de Constitution dans un mouvement démocratique et de donner à
des passions qu'on ne pouvait pas satisfaire des solutions qu'on ne
pouvait pas accepter. Mon idée, que j'avais communiquée à l'Assemblée
à la fin de mon discours en lui remettant la dictature, était que je
pensais et je pense encore qu'il fallait voter cinq ou six articles
d'un régime provisoire, comme nous nous étions si bien trouvés d'être
nous-mêmes un gouvernement exécutif provisoire, avec l'espérance de
plus et les discussions de moins, et remettre à un temps plus éloigné
la Constitution définitive à voter de sang-froid. Chaque article de
cette Constitution serait, selon moi, un texte de division dans un
moment où l'essentiel était d'agir d'accord. Les dispositions de
l'Assemblée étaient excellentes, il fallait en profiter pour fonder
une république forte et raisonnable. Mais les corps collectifs sont
toujours poussés à prendre dans leurs antécédents les règles de leur
avenir, M. de Lamennais fut nommé membre de la commission de
Constitution: il se mit à l'ouvrage et chercha par la logique brutale
du nombre à fonder sa société comme une troupe de sauvages sortis des
bois; il fonda les communes, puis il réunit toutes ces communes, et de
leur réunion il fonda l'État, en sorte que l'État social matérialiste
et se comptant par chiffre, et non par capacité ni par droits
héréditaires et acquis, était l'expression seule du nombre et de
l'impôt, abstraction faite de tout le reste, c'est-à-dire de la
société tout entière.

En entendant chez madame d'*** la lecture de ce rêve de démagogie, je
ne doutai pas qu'il ne fût rejeté à l'unanimité par des hommes sortis
d'un autre oeuf que de celui de ce rêve; je ne voulais pas en
décourager trop vite l'auteur, et je me bornai à lui faire quelques
critiques sommaires sur son système, en lui présentant le nombre
innombrable d'exceptions que la société bien constituée pouvait
opposer à cette comptabilité absurde des droits numériques de tous les
hommes; mais je n'insistai pas trop pour lui laisser l'illusion de son
système. Je n'en avais pas besoin, ce système fut écarté par tous; à
la première lecture, on reconnut que ce législateur en phrases était
le dernier en sens commun. Il sortit furieux et disposé à la plus
radicale opposition à toute autre organisation. Cela ne rompit pas
cependant nos entrevues politiques. Je me flattai encore quelques
jours de le ramener à la raison, aidé par le discrédit qui commençait
à atteindre son nom. Mais, soit qu'il voulût trouver dans un parti
contraire l'appui qu'il cherchait vainement dans le mien et qu'il
désirât se lier avec M. Ledru-Rollin, soit que madame d'*** désirât
elle-même réunir chez elle les deux membres du gouvernement provisoire
qui lui paraissaient les plus capables de fonder un système mixte de
république, j'appris, le dimanche suivant, qu'elle avait invité M.
Ledru-Rollin à notre dîner hebdomadaire; il n'y était pas venu par
délicatesse, je lui en sus gré, mais comme M. Ledru-Rollin avait, de
son côté, chez lui un conciliabule de républicains extrêmes qui
tâchaient de l'engager dans un parti opposé au mien, je sentis
l'inconvenance de faire partie d'un cénacle confidentiel dans lequel
le feu et l'eau délibéreraient ensemble l'un contre l'autre. Je ne dis
pas à madame d'*** les vrais motifs de mon mécontentement, pour ne pas
lui confier mes sentiments de réserve envers mon collègue, et je
cessai de me rendre chez elle. Elle dut comprendre de même mes motifs.
Le silence et l'abstention m'étaient d'autant plus commandés, que je
passais alors (ce qui était faux) pour avoir conclu avec Ledru-Rollin
un traité secret d'action commune pour nous partager le gouvernement
de la république sous le titre de deux consuls, l'un de l'extérieur,
l'autre de l'intérieur, s'entendant ensemble pour administrer les
ressorts de l'État. Je ne voulais pas donner de la vraisemblance à
cette supposition par des rapports intimes avec lui.

Ce qu'il y a avait de vrai était qu'ayant été depuis le 27 février en
position et en mesure de connaître M. Ledru-Rollin, chef des
journalistes radicaux, et ayant, malgré ses amis, reconnu en lui des
facultés de parole et des puissances de conception très-grandes avec
des intentions non déguisées contre le socialisme subversif, notre
ennemi commun, j'avais conçu pour lui une secrète estime, et je
n'étais pas loin d'espérer que le concours d'un homme aussi bien doué
ne pût être, sous une forme ou sous une autre, très-utile à la
république; depuis, il suivit légèrement une émeute sans portée qu'il
devait répudier courageusement ou conduire; il se réfugia en
Angleterre par une fausse porte, mais il parut de ce jour-là se
retirer de la politique, et il vécut en mort de ses souvenirs, de ses
regrets et peut-être de son mépris pour les vivants. Nous n'eûmes plus
un seul rapport ensemble, soit en Angleterre, soit en France. Je ne
m'occupai, après le coup d'État, que de payer mes dettes, que je puis
appeler honorables.


XI

M. de Lamennais, mécontent sans doute du refus de la commission
parlementaire d'accepter son plan inacceptable de Constitution,
changea subitement de conduite et de politique. Une nuit, quelques
vociférateurs allèrent crier sous ses fenêtres, dans la rue de
l'Université: _Vive Ledru-Rollin!_ Il prit ces vociférations pour une
menace personnelle; et sortit en sursaut de sa demeure. Quand il y
rentra, le ton de sa polémique était changé: les doctrines
conservatrices qui l'avaient signalé avaient fait place aux doctrines
radicales et socialistes. Il disparut bientôt après. Il voulut
s'essayer devant l'Assemblée, son éloquence ne put supporter le
tumulte d'une mêlée. Il quitta la Chambre et il suivit dans tous ses
excès les différentes phases de l'opinion qu'il avait adoptée. On sait
comment il mourut, luttant contre les opinions religieuses pour
lesquelles il avait écrit plus jeune, martyr du doute pour avoir trop
affirmé dans tous les sens; on ne put l'accuser, du moins, d'une mort
intéressée, car il mourut avec constance dans son incrédulité. Il
avait fait le tour des idées sans s'arrêter jamais dans la modération.
Juif errant de la foi et de la politique, il ne restera rien de lui
qu'un nom illustré par des versatilités illustres et des essais
démentis par des essais contraires. Homme de recherches qui avait
marché toujours sans rien trouver que le doute.

Parlons maintenant de M. de Genoude.


XII

Le bruit se répandit tout à coup dans Paris qu'il avait renoncé au
sacerdoce et qu'il allait épouser la fille d'une princesse de l'ancien
régime; dotée par elle, et élevée par une honorable famille de la
Touraine, cette jeune personne était accomplie. Ses parents putatifs
étaient liés avec la maison de la Roche-Jaquelein, qui lui montrait
une grande amitié. Je n'en ai jamais su plus long sur sa naissance. La
duchesse de B*** passait pour sa mère. Elle l'avait eue d'un mariage
secret dans le temps où elle était exilée, comme membre de la famille
royale, en Espagne. La famille qui lui avait donné ou prêté son nom
était digne de ce patronage. Le mariage se fit à Paris. Dès ce jour,
M. de Genoude fut considéré comme un transfuge qui passait des bras
de la Piété dans les bras de l'Amour. Ses premiers amis, tels que le
duc de Rohan et ses fidèles, le répudièrent et se plaignirent d'avoir
été trompés dans leurs espérances. Genoude, pourtant, n'avait trompé
personne; mais, cherchant fortune sur la route du monde, il avait
d'abord été lié avec des groupes d'ecclésiastiques; puis, ayant
rencontré des groupes de royalistes qui lui offraient la naissance, la
fortune et l'amour dans l'union d'une jeune personne inespérée, il
s'était laissé séduire et avait abandonné ses premiers patrons, mais
il avait gardé l'estime de ceux qui étaient plus sensibles à l'amitié
qu'à l'esprit de parti. Il me présenta à sa femme, que je trouvai
charmante. Celle-ci me fit faire connaissance avec la marquise de
L..., qui était la fille aînée de la duchesse de D..., amie de M. de
Chateaubriand. Elle avait épousé le prince de T..., dont elle fut
veuve de très-bonne heure. Le général marquis de L..., ancien
sous-officier de l'armée de Bonaparte, puis colonel des gendarmes de
la garde, fut choisi par elle pour son second mari. Un coup de sabre
qu'il avait reçu en Russie l'avait balafré à la façon d'un héros;
cette éclatante blessure relevait sa mâle beauté. J'avais connu son
frère en 1805; il était mort en 1815 dans le premier combat de la
Vendée essayant de renaître; il commandait l'armée royaliste. Son sang
éteignit la guerre.

Madame la marquise de L... me présenta à la vieille princesse de T...,
sa première belle-mère, pour laquelle elle avait conservé les sentiments
d'une fille. J'y connus les hommes principaux du parti royaliste. Je
restai jusqu'en 1830 respectueusement lié avec la marquise de L...,
une des plus belles et des plus aimables femmes du siècle. À l'époque
de la malheureuse expédition de madame la duchesse de Berri en Vendée,
elle alla combattre avec la princesse. Elle avait emmené une jeune
personne, mademoiselle de Fauveau, célèbre pour son rare talent de
sculpteur, qu'elle continua de perfectionner à Florence. J'étais alors
en Orient, où je passai deux ans séparé de la France. Je lus un jour,
en Syrie, dans les journaux français, que nos troupes s'étaient
emparées de deux femmes errantes qui paraissaient être du parti de la
duchesse de Berri, mais dont on n'avait pu encore découvrir le nom,
qu'elles cachaient avec soin à leurs persécuteurs; que l'une de ces
femmes inconnues portait un poignard attaché à sa jarretière, avec
lequel elle s'était défendue. «Oh! dis-je à mes amis, M. de Parseval,
M. de Capmas et M. de Laroyère, qui m'accompagnaient, quoique nous
soyons si loin des nouvelles de Nantes et de Paris, je puis par hasard
vous dire le nom de ces deux héroïnes: l'une est la marquise de L...,
et celle qui portait un poignard passé dans sa jarretière est
mademoiselle de Fauveau.--Et comment le savez-vous, me répondirent mes
trois amis, puisque nous n'avons depuis trois mois d'autres nouvelles
de France que ces feuilles de journaux dont les auteurs ignorent
eux-mêmes les noms de ces héroïques aventurières?--Voici pourquoi je
le suppose, repris-je avec assurance: quelque temps après la
révolution de Juillet, j'allai, à mon retour d'Angleterre, visiter
l'atelier de mademoiselle de Fauveau, déjà célèbre, et que j'avais
quelque temps auparavant présentée à la marquise de L... sur la
demande de M. de Beauregard, son cousin, un des amis de M. de Genoude.
Ces dames se lièrent intimement. En repassant à Paris, il y a deux
ans, mademoiselle de Fauveau, ardente royaliste, me dit en
plaisantant, en présence de son oncle, qu'elle ne craignait rien des
orléanistes, et qu'elle ne marchait jamais sans précaution contre leur
police et leurs gendarmes. En parlant ainsi, elle releva légèrement le
bord de son tablier de sculpteur et me laissa entrevoir la pointe d'un
poignard dont le manche était passé sous sa jarretière et qui pendait
jusqu'à son cou-de-pied. Nous rîmes de la précaution. Ne trouvez donc
pas étrange que je la reconnaisse à son armure, et qu'en voyant sa
belle compagne anonyme, j'y devine madame la marquise de L... Notre
reconnaissance dans ce désert ne peut leur faire aucun tort en
France.» Les journaux suivants que nous trouvâmes à notre retour de
Balbek, nous apprirent que j'avais eu raison. Voilà comment une
plaisanterie devenait un indice.


XIII

Un long emprisonnement et un procès mémorable, où l'illustre avocat et
député M. Janvier plaida en chevalier plus qu'en avocat pour ces
dames, rendit leur cause retentissante. Madame de L... revint à Paris.
J'y étais alors et je l'appris par Janvier, à la Chambre. Je n'eus
rien de plus pressé que d'aller avec lui la féliciter de sa
libération; nous allâmes à un hôtel garni des Champs-Élysées, nous
donnâmes nos noms et nous demandâmes à voir madame de L... Après avoir
attendu longtemps dans l'antichambre, une femme vint prier M. Janvier
d'entrer seul, et quant à moi elle m'annonça que sa maîtresse ne
pouvait pas me recevoir. Je me retirai et je me promis de ne jamais
revenir dans une maison où l'homme qui avait protesté le plus
énergiquement contre l'usurpation de Juillet, et qui venait de passer
deux ans en Orient pour n'avoir aucun rapport avec le gouvernement,
était apparemment regardé comme un transfuge, pour avoir été nommé
député par la nation, et pour avoir refusé au roi la moindre
concession à son nouveau titre. C'est la seule blessure que j'aie
jamais reçue dans ma vie, et par une femme à qui je venais offrir mes
services. Depuis ce jour, je ne me présentai plus chez madame de L...

J'avais continué à voir M. de Genoude à chacun de mes retours en
France. Il avait eu quatre fils de son mariage; l'aîné mourut en bas
âge pendant que j'étais à Paris. C'est la sensibilité plus qu'humaine
d'une chienne danoise qui a fixé cette date dans ma mémoire. J'entrai
chez madame de Genoude peu de jours après la perte qu'elle avait
faite. Elle pleurait au coin de sa cheminée. Cette belle chienne,
assise devant elle, les yeux sur ses yeux, la regardait avec un air
d'attendrissement et de pitié qui n'est jamais sorti de mon âme. Elle
ne vint point quand j'entrai me flairer et me caresser gaiement,
comme d'ordinaire, mais en regardant pleurer sa maîtresse à côté du
berceau vide de son enfant, elle posa la tête sur les genoux de la
pauvre mère, et en contemplant le berceau, elle se mit elle-même à
verser de grosses larmes qui mouillèrent mes mains étonnées. La pauvre
bête semblait dire: Ce berceau, vide pour vous, l'est aussi pour moi!


XIV

J'avais indirectement contribué à faciliter le mariage de M. de
Genoude. La famille chez laquelle la prétendue fille de la duchesse de
B... avait été élevée répudiait à l'accorder à un homme d'une
naissance inconnue. On voulait des preuves de noblesse, M. de Genoude
ne pouvait pas en fournir. Il vint un matin chez moi et m'avoua
l'embarras où il se trouvait. «N'êtes-vous pas lié, me dit-il, avec
Pastoret, qui est poëte distingué aussi et directeur du sceau des
titres au ministère de la justice?--Oui, lui dis-je, et si vous me
chargez de lui demander quelque chose qui puisse favoriser votre
mariage, je suis certain qu'il se fera un plaisir de vous l'obtenir,
si cela lui est possible.--Eh bien, reprit-il, je regarderais mon
mariage comme assuré, s'il pouvait me faire obtenir du roi des lettres
de noblesse.--À cela ne tienne,» lui répliquai-je; et j'écrivis à
l'instant à Pastoret le désir de Genoude et les circonstances qui le
rendaient intéressant. Avant que la journée fût achevée, Pastoret me
répondit que c'était fait et que le roi Charles X ajoutait à cette
grâce la dispense de payer au sceau des titres les douze ou quinze
mille francs qu'on payait ordinairement pour la noblesse. Genoude
reçut le soir même la lettre qui le faisait noble, et le mariage
n'éprouva plus d'obstacle de ce côté.

Mais, quelque temps après, il voulut encore confirmer dans le passé
féodal la possession de son nom par la possession d'une terre d'un nom
à peu près pareil; il me demanda si je ne connaissais point quelque
terre de ce genre qu'il pût acheter dans un pays voisin du Dauphiné,
sa patrie. Je lui répondis que je connaissais, en effet, auprès de
Mâcon et de Pont-de-Veyle, en Bresse, la terre de Genou possédée par
un gentilhomme de bonne maison et de médiocre fortune qui serait
peut-être heureux de la vendre à l'amiable pour cet usage. J'écrivis,
en effet, à ce gentilhomme; mais il me répondit qu'il ne se déferait
jamais de sa terre paternelle pour donner à une autre famille
l'illustration qui appartenait à la sienne. Tout en resta là, et
Genoude fut obligé de renoncer à la noblesse héréditaire pour se
contenter de la noblesse de convention.


XV

Après la naissance de ses quatre fils, il perdit sa jeune femme. Cette
mort prématurée m'inspira les vers suivants:

AUX ENFANTS DE MADAME L. DE GENOUDE.

  Pauvres petits enfants, qui demandez sans cesse
  À votre père en deuil ce que c'est que la mort,
  Et pourquoi vos berceaux s'éveillent sans caresse,
  Et quand donc finira le sommeil qu'on y dort;

  Taisez-vous, grandissez! Vous n'aurez plus qu'en songe
  Ces baisers sur le front, ces doigts dans vos cheveux,
  Ce nid sur deux genoux où votre cou se plonge,
  Ce coeur contre vos coeurs, et ces yeux dans vos yeux.

  L'amour qui vous sevra vous fait la vie amère;
  Votre lait s'est tari, comme à ce pauvre agneau
  Qu'un pasteur vigilant sépare de sa mère
  Pour lui faire brouter l'herbe, avec le troupeau.

  Vous n'aurez qu'une vague et lointaine mémoire
  De tout ce qu'au matin la vie a de plus doux,
  Et l'amour maternel ne sera qu'une histoire
  Qu'un père vous dira, seul et pleurant sur vous!

  Quand vous voudrez, enfants, retrouver dans votre âme
  Ces souvenirs scellés sous le marbre étouffant.
  Ces sons de voix, ces mots, ces sourires de femme
  Où l'âme d'une mère est visible à l'enfant;

  Quand vous voudrez rêver du ciel sur cette terre,
  Que de pleurs sans motif vos yeux déborderont;
  Quand vous verrez des fils sur le sein de leur mère,
  Qu'un père entre ses mains vous cachera le front,

  Venez sur cette tombe, où l'herbe croît si vite,
  Vous asseoir à ses pieds pour prier en son nom,
  Appeler Léontine, et du ciel qu'elle habite
  Implorer son regard, dont Dieu fasse un rayon!

  De l'éternel séjour, le regard de son âme
  Est un astre toujours sur ses enfants levé.
  Ainsi l'aigle est au ciel; mais son regard de flamme
  Veille encor de si haut le nid qu'elle a couvé.

M. de Villèle, ministre tout-puissant, avait donné à Genoude le
privilége du journal l'_Étoile_, dont il joignait la propriété à celle
de la _Gazette de France_. Il m'écrivit en Italie pour me proposer
gratuitement la moitié de ce don du ministre. Je le remerciai et je
refusai, ne voulant pas m'enchaîner par un intérêt quelconque au
gouvernement que cependant j'aimais. «Je suis fâché, lui répondis-je,
de vous voir entrer dans cette voie, et _je crains que cette Étoile ne
soit jamais l'astre de votre fortune et de votre bonheur_.» Elle ne le
fut pas, en effet, mais la réunion de ces deux journaux dans sa main
le rendit pendant longtemps l'organe le plus puissant de la politique
de M. de Villèle et de l'opinion royaliste.

Il acheta alors une magnifique terre dans les environs de Provins; et
il pensa à reprendre sa vocation ecclésiastique, qu'il avait
abandonnée pour son mariage. Il entreprit aussi, grâce aux annonces
perpétuelles et sans frais de ses journaux, le monopole de la
traduction de la Bible et l'édition de plusieurs ouvrages mystiques.
Il prétendit fonder dans son château de Plessy-les-Tournelles une
école d'élèves du sacerdoce, qui n'exista jamais qu'en projet. Enfin,
il rentra pour quelque temps au séminaire et reprit l'habit
ecclésiastique. Je suivais alors ma carrière diplomatique. Je cessai
tout rapport avec lui. Ce mélange de la sainteté sacerdotale avec les
oeuvres industrielles ne me plaisait pas. Le prêtre, selon moi, ne
devait être que prêtre. Il ne pensait pas ainsi, car il donna en ce
temps-là un dîner célèbre de _coalition_ aux députés les plus
illustres par leur éloquence, tels que Berryer, Mauguin, etc., et il
porta un toast au dessert dans lequel il dévoila sa pensée. «Du reste,
dit-il en terminant, et en buvant à la santé du cardinal de Richelieu,
tout ceci finira bientôt, non par un militaire, non par un orateur,
mais par un cardinal.» C'était se désigner lui-même comme le terme de
la révolution. Un homme de beaucoup d'esprit, M. de Lourdoueix, qui
avait commencé sa carrière littéraire en 1825 par une oeuvre satirique
contre les excès et les ridicules du royalisme, le soutenait dans une
illusion de bonne foi et rédigeait sous son inspiration la _Gazette de
France_. Genoude et lui commençaient leur journée en commun par la
messe, que l'un disait à l'autre, et par la communion que Genoude
donnait à Lourdoueix. Ce mysticisme et ce fanatisme réunis, qui
protégeaient son ambition crédule, ne protégeaient pas ses affaires.
Il avait cependant marié richement ses fils, mais les revenus de la
_Gazette_ ne suffisant pas à ses dépenses, il se fit nommer député.

Quand la révolution de 1848 éclata, il voulut malheureusement se
signaler par un coup d'éclat à la tribune. Son habit et son caractère
de prêtre auraient dû l'en détourner. On se souvient que, pour presser
le dénoûment de la catastrophe, un certain nombre de membres de la
gauche demandèrent que les ministres du roi fussent décrétés
d'accusation. C'était une motion de sang, de sang odieux à
l'opposition peut-être, mais innocent. Ils m'offrirent de signer cette
demande, je la repoussai avec indignation. M. de Genoude monta alors à
la tribune et la soutint. Il n'y gagna rien que la répugnance visible
de l'Assemblée à entendre un prêtre emporté par la rancune politique
se mêler à une proposition téméraire qui pouvait, si elle eût prévalu,
compromettre des têtes d'hommes. Ce furent ses dernières paroles.
Quelques heures après, la république innocente était accomplie de
nécessité, sans avoir porté à la France d'autres paroles que des
paroles de paix. Le roi et sa famille partaient sans être poursuivis.
Les mouvements d'un grand peuple bien compris sont presque toujours
plus humains que les passions d'un parti; il n'a personne à craindre
et personne à flatter. M. de Genoude rentra dans l'ombre et chercha à
s'abriter dans le suffrage universel, qu'il avait le premier et le
plus énergiquement soutenu. Mais sa politique et sa vie eurent bientôt
le même terme, il mourut en 1849, aux îles d'Hyères, et laissa ses
fils sans fortune. Avant peu de mois, tout fut vendu en justice. Cette
prodigieuse existence ne laissa point de trace.


XVIII

Il y a quelque temps, je cherchais à découvrir ce qui pouvait en
subsister encore. Rien. Les biens étaient évanouis, les fils étaient
morts dans le dénûment. Un brave homme, M. Aubry-Foucault, qui avait
été la victime expiatoire des nombreux procès de la _Gazette_ et qui
l'était encore, vint me voir à sa sortie de prison. Il avait conservé
pour M. de Genoude le dévouement qui était son métier, et la
reconnaissance qui était son caractère.

«Et que sont devenus ses enfants? lui demandai-je.--Hélas! me dit-il,
ils sont tous morts, et morts dans le plus complet dénûment!--Mais quoi!
lui répondis-je, cette magnifique terre de Plessis-les-Tournelles?--Elle
n'était pas payée et on en a vendu les pierres pour en solder les
murs.--Et ses fils, si richement mariés?--Tous morts ruinés, monsieur,
pour rendre les dots à leurs femmes.--Mon Dieu! m'écriai-je, quelle
destinée! Quoi! il ne reste rien de cette immense existence de parvenu
qui faisait envie à tout ce qui tenait une plume?--Rien, me
répondit-il en pleurant, excepté un pauvre jeune homme, le cadet de
ses fils, à qui ma femme et moi nous donnons la soupe tous les soirs,
et que nous vêtons de temps en temps pour lui donner le courage de
porter son nom sous ses haillons dans les rues de Paris.--Et que
fait-il? repris-je avec une tendre pitié.--Rien non plus, me répondit
M. Aubry-Foucault; il a essayé de tout et tout s'est brisé dans sa
main; il est depuis six mois abandonné de tout le monde, excepté de ma
femme qui lui raccommode ses habits, et de moi qui lui fais partager
mon pauvre repas, et de temps en temps les misérables économies que je
tiens de son respectable père.--Et n'y a-t-il personne qui s'intéresse
à lui et qui vous aide?--Personne, monsieur, sauf quelques amis de son
enfance, qui vivent en Auvergne et qui l'invitent quelquefois à aller
passer une semaine ou deux dans leur désert.--Envoyez-le chez moi, je
vais tenter un moyen de lui être utile. Je ne puis pas écrire au duc
de Bordeaux, bien que nous ayons chanté sa naissance et conservé nos
fidèles respects à son exil dans quelque situation où nous nous soyons
trouvés depuis 1830. Mais j'ai un généreux ami à Paris dont je puis
emprunter la main pour recommander le fils de M. de Genoude, si dévoué
à la légitimité, à son dernier survivant en Europe. Allez, et revenez
dans cinq ou six jours.» La reconnaissance est la vertu des
malheureux, parce qu'ils savent l'amertume des pleurs et la joie de
les essuyer. J'étais touché jusqu'aux larmes de la compassion de ce
vieux serviteur partageant son morceau de pain avec le fils déshérité
de son maître. Il sortit, et j'allai chez M. de Marcellus. Au premier
mot d'un service à rendre au fils de M. de Genoude, il fut à ma
disposition; il écrivit et me remit une lettre pressante pour ce jeune
homme à M. de Lévis, ministre des bienfaits du prince. Le jeune fils
de M. de Genoude vint la prendre. «Allez, lui dis-je, à la cour exilée
de ce jeune prince, dont votre père et moi nous avons célébré la
naissance et déploré les catastrophes. Il pourra peut-être, par
quelque emploi près de lui, donner une miette de pain à l'orphelin de
ceux qui ont tant aimé sa famille. La somme pour le voyage ne vous
manquera pas.» Il me remercia, il fut touché, il partit. Quelques
semaines après, il revint.

«Auriez-vous de la répugnance, lui demandai-je, à entrer dans la
diplomatie secondaire sous le gouvernement de l'empereur? Mon passé
s'oppose à ce que j'aie des rapports avec lui. L'honneur est une loi
que je ne dois pas enfreindre. Je ne puis donc rien vous promettre de
sollicitations directes près de lui. Mais, en passant par le ministère
des affaires étrangères, j'ai conquis des amis qui, sans manquer à
leur devoir vis-à-vis du gouvernement monarchique, sont restés fidèles
à leur sentiment. Pour moi, ils s'estimeront heureux de vous être
utile, et je vais les en prier, si vous le permettez.--Rien ne s'y
oppose,» me répondit ce malheureux jeune homme. Je m'adressai à M.
Cintrat, le chef des archives, en le priant de chercher avec
bienveillance un emploi de chancelier consulaire, fût-ce même dans la
cinquième partie du monde, dans cette Océanie où l'Angleterre avait
appelé à Sidney des consuls européens. Dans peu de jours, l'admirable
sollicitude de M. Cintrat eut instruit et intéressé le ministre, et M.
de Genoude fut nommé, pour partir à l'instant, chancelier du consulat
de France à Sidney. Son existence était assurée. Il partit en
remerciant Aubry-Foucault, qui s'était fait son second père. En
arrivant, six mois après, à Sidney, il trouva le consul mort la
veille. C'était M. de Chabrillant, gentilhomme de mon pays, ruiné par
quelque folie de jeunesse à Paris. Il avait épousé l'actrice d'un
petit théâtre, objet de sa passion, et elle n'avait pas hésité à
suivre au bout d'un autre monde la destinée qui s'était perdue pour
elle dans ce monde-ci. M. de Genoude, en arrivant, succéda dans ses
fonctions et dans ses appointements à M. de Chabrillant. Il m'écrivit
de prolonger, s'il m'était possible, ce provisoire inattendu,
secourable pour lui. Je le fis et je lui en donnai la nouvelle quand
je reçus celle de sa mort. La destinée n'avait pas voulu qu'il restât
rien sur la terre de sa charmante mère et de son infortuné père. Mais
il resta au pauvre et généreux Aubry-Foucault le souvenir de sa
fidélité jusqu'après la mort et d'une reconnaissance qui mesure ses
bienfaits non à ses actes, mais aux bons sentiments de son âme. Que
Dieu le récompense, ainsi que sa pauvre femme, du bien non qu'ils ont
fait, mais qu'ils ont voulu! Quant à moi, je n'ai eu que des larmes
stériles données trop tard au nom de mes premiers amis.

                                                            LAMARTINE.

FIN DE L'ENTRETIEN CXLIV.

FIN DU VINGT-QUATRIÈME VOLUME.

Paris.--Typ. de Rouge frères, Dunon et Fresné, rue du Four-St-Germain,
43.


[Note au lecteur de ce fichier numérique:

Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été
corrigées. L'orthographe de l'auteur a été conservée.]





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