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Title: Spicilège
Author: Schwob, Marcel
Language: French
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SPICILÈGE

Par

MARCEL SCHWOB


FRANÇOIS VILLON--SAINT JULIEN L'HOSPITALIER

PLANGÔN ET BACCHIS

DIALOGUES SUR L'AMOUR, L'ART ET L'ANARCHIE



PARIS

SOCIÉTÉ DU MERCURE DE FRANCE

XV, RUE DE L'ÉCHAUDÉ-SAINT-GERMAIN, XV

M DCCC XCVI



I


FRANÇOIS VILLON


Les poèmes de François Villon étaient célèbres dès la fin du XVe
siècle. On savait par cœur le _Grand_ et le _Petit Testament_. Bien
qu'au XVIe siècle la plupart des allusions satiriques des legs
fussent devenues inintelligibles, Rabelais appelle Villon «le bon
poète parisien». Marot l'admirait tellement qu'il corrigea son œuvre
et l'édita. Boileau le considéra comme un des précurseurs de la
littérature moderne. De notre temps, Théophile Gautier, Théodore de
Banville, Dante Gabriel Rossetti, Robert Louis Stevenson, Algernon
Charles Swinburne ont passionnément aimé. Ils ont écrit des essais sur
sa vie, et Rossetti a traduit plusieurs de ses poèmes. Mais jusqu'aux
travaux de MM. Auguste Longnon et Byvanck, qui parurent de 1873 à 1892,
on ne savait rien de positif sur le texte de ses œuvres ou sur sa
véritable biographie. On peut aujourd'hui étudier l'homme et son milieu.

Quoique François Villon ait emprunté à Alain Chartier la plupart de
ses idées morales, à Eustache Deschamps le cadre de ses poèmes et
sa forme poétique; bien que, près de lui, Charles d'Orléans ait été
un poète de grâce infinie et que Coquillart ait exprimé la nuance
satirique et bouffonne du caractère populaire, c'est l'auteur des
_Testaments_ qui a pris la grande part de gloire poétique de son
siècle. C'est parce qu'il a su donner un accent si personnel à ses
poèmes que le style et l'expression littéraire cédaient au frisson
nouveau d'une âme «hardiment fausse et cruellement triste». Il faisait
parler et crier les choses, dit M. Byvanck, jusque-là enchâssées dans
de grandes machines de rhétorique qui branlaient sans cesse leur tête
somnolente. Il transformait tout le legs du moyen âge en l'animant de
son propre désespoir et des remords de sa vie perdue. Tout ce que les
autres avaient inventé comme des exercices de pensée ou de langage, il
l'adaptait à des sentiments si intenses qu'on ne reconnaissait plus la
poésie de la tradition. Il avait la mélancolie philosophique d'Alain
Chartier devant la vieillesse et la mort; la tendre grâce et les doux
pensers d'exil du pauvre Charles d'Orléans, qui vit si longtemps éclore
les fleurs des prairies d'Angleterre au jour de la Saint-Valentin; le
réalisme cynique d'Eustache Deschamps; la bouffonnerie et la satire
dissimulée de Guillaume Coquillart; mais les expressions qui, chez les
autres; étaient des modes littéraires, paraissent devenir chez Villon
des nuances d'âme; lorsqu'on songe qu'il fut pauvre, fuyard, criminel,
amoureux et pitoyable, condamné à une mort honteuse, emprisonné de
longs mois, on ne peut méconnaître l'accent douloureux de son œuvre.
Pour la bien comprendre et juger de la sincérité du poète, il faut
rétablir, avec autant de vérité qu'il est possible, l'histoire de
cette vie si mystérieusement compliquée.



I


Il est impossible d'arriver à une certitude sur l'endroit où naquit
François Villon, non plus que sur la condition de ses parents. Quant à
son nom, il est probable qu'il faut accepter définitivement celui de
François de Montcorbier. C'est ainsi qu'il figure sur les registres
de l'Université de Paris. Une lettre de rémission lui donne le nom de
François des Loges, et il devint connu sous celui de François Villon.

On sait aujourd'hui que ce nom de Villon fut donné au poète par son
père d'adoption, maître Guillaume de Villon, chapelain de l'église
Saint-Benoît-le-Bétourné. Ce chapelain, suivant un usage du temps,
portait le surnom de la petite ville d'où il était originaire, Villon,
située à cinq lieues de Tonnerre. Sa nièce, Étiennette Flastrier, y
demeurait encore après sa mort, en 1481.

Villon nous dit qu'il était lui-même pauvre, de petite naissance; si
l'on en juge par la ballade qu'il composa pour sa mère, c'était une
bonne femme pieuse et illettrée. Il naquit en 1431, pendant que Paris
était encore sous la domination anglaise. On ne sait à quelle époque
maître Guillaume de Villon le prit sous sa protection et le fit étudier
à l'Université; en mars 1449, il était reçu bachelier ès-arts et,
vers le mois d'août 1452, il passa l'examen de licence et fut admis
à la maîtrise. On peut, entre 1438 et 1452, se faire une idée assez
juste de la manière de vivre et des relations du jeune homme. Il avait
sa chambre dans l'hôtel de maître Guillaume de Villon, à la _Porte
Bouge_, au cloître de Saint-Benoît-le-Bétourné. Probablement, malgré
les accidents de son existence, il la conserva jusqu'à la fin de sa
vie; car le dernier document qui nous ait transmis un détail de sa vie
intime nous montre qu'en 1463 il pouvait encore recevoir des amis dans
cette chambre de la Porte Rouge, sons le cadran de Saint-Benoît.

Ce fut un triste temps pour les Parisiens, après l'entrée du roi
Charles VII, en 1437. Ils venaient de subir l'occupation des Anglais;
et l'hiver qui suivit, en 1438, fut terrible. La peste éclata dans la
cité, et la famine fut si dure que les loups erraient par les rues et
attaquaient les hommes. On a conservé de curieux mémoires qui nous
renseignent sur un petit cercle de la société à cette époque. C'est le
registre des dépenses de table du prieur de Saint-Martin-des-Champs,
Jacques Seguin, du 16 août 1438 au 21 juin 1439. Jacques Seguin
était un pieux homme, simple et frugal, faisant parfois lui-même ses
achats, car il était friand de poisson et il aimait le choisir. Son
receveur tenait un compte exact de ses dépenses. D'ailleurs, le prieur
de Saint-Martin-des-Champs était un grand seigneur ecclésiastique,
et pendant cette famine de l'hiver 1438-1439, il invita souvent ses
amis à dîner. Nous connaissons les noms des convives, grâce aux notes
consciencieuses du receveur Gilles de Dainery. C'étaient des gens
de marque, prélats, capitaines, bouteillers, procureurs et avocats.
Entre autres, maître Guillaume de Villon apparaît comme un commensal
ordinaire du prieur de Saint-Martin-des-Champs. On peut supposer sans
trop de hardiesse qu'il avait des relations communes avec le prieur,
et que les convives de Jacques Seguin étaient pour la plupart choisis
dans le cercle de ses amis. Les dîners n'étaient point très graves,
puisque deux femmes y assistaient, que le receveur appelle la Davie et
Regnaulde. Mais ce qui frappe d'abord, c'est le nombre de procureurs
et d'avocats au Châtelet. Il y a là maîtres Jacques Charmolue,
Germain Rapine, Guillaume de Bosco, Jean Tillart, examinateur à la
chambre criminelle, Raoul Crochetel, Jean Chouart, Jean Douxsire et
d'autres encore, jusqu'à Jean Truquan, lieutenant criminel du prévôt
de Paris. Voilà quelle était la société habituelle du chapelain de
Saint-Benoît-le-Bétourné. On comprend dès lors que François Villon
ait connu nombre de gens du Châtelet, outre ceux avec qui il eut
relation par force, et qu'il ait entretenu commerce d'amitié avec le
prévôt Robert d'Estouteville. On est moins surpris que le chapelain de
Saint-Benoît ait pu tirer son fils adoptif «de maint-bouillon»; on
apprend par quelles influences François Villon put se faire accorder
deux lettres de rémission pour le même crime, sollicitées sous deux
noms différents, et comment il obtint gain de cause par un appel au
parlement, dans un temps où l'appel était d'institution si récente et
où les appelants réussissaient si rarement. Il est possible que Jean
de Bourbon, Ambroise de Loré, peut-être même Charles d'Orléans aient,
intercédé pour lui; mais sans doute, le plus souvent, il eut recours
aux amis de Guillaume de Villon parmi lesquels il fut élevé.

Ainsi il entendit de fort bonne heure les conversations des gens de
robe et il fut marqué pour être clerc, peut-être suivant ses goûts, et
envoyé à l'Université, où sa bourse, qu'il versait toutes les semaines
entre les mains de l'économe, était de deux sous parisis. Il y étudia
sous maître Jean de Conflans. Aristote et la Logique ne paraissent pas
l'avoir attiré, car il les raille sans pitié dans sa première œuvre.
Mais les légendes de l'Ancien et du Nouveau Testament, l'histoire
d'Ammon, celle de Samson, le conte grec d'Orphée, la vie de Thaïs,
les touchantes aventures d'Hélène et de Didon lui laissèrent de vifs
souvenirs. Il eut assez tôt le goût des vieux romans français et des
héros de nos traditions. En fait, son premier poème, la première
ébauche qu'il esquissa, encore écolier, et que nous avons perdue, fut
un roman héroï-comique. L'histoire de ce roman est liée si intimement
à l'existence même de François Villon pendant cette période qu'il faut
l'exposer succinctement ici.

L'Université en 1452 était dans un désordre très grand, et François
Villon y entra au moment où les écoliers y devenaient rebelles et
tumultueux. Les troubles duraient depuis l'année 1444. Le recteur,
sous prétexte qu'il avait été insulté pour son refus de payer une
imposition, fit cesser les prédications du 4 septembre 1444 au 14
mars 1445, dimanche de la Passion, Il y avait des précédents, et dans
une affaire de ce genre l'Université avait eu gain de cause en 1408.
Cependant la justice laïque devint sévère; quelques écoliers furent
emprisonnés, et malgré les réclamations de l'Université, le roi Charles
VII fit juger le procès au parlement et menaça de poursuites les
auteurs de la cessation des leçons et sermons. Le cardinal Guillaume
d'Estouteville fut délégué parle pape Nicolas V, afin de rédiger un
acte de réformation (1er juin 1452). Mais les écoliers n'acceptèrent
pas les nouveaux règlements. Ils s'étaient habitués à la licence. Le
procureur du roi, Popaincourt, plaidant au parlement en juin 1453,
dit «que depuis _quatre_ ans ençà est venu à notice qu'aucuns de
l'Université faisoient plusieurs excès dont on murmuroit à Paris,
comme d'avoir arrachié bornes et estre venuz à l'Ostel du Roy[1] à
port d'armes et comment depuis naguère ils s'estoient transportés à la
Porte Baudet avec des échelles et y avoient arrachié enseignes d'hôtel
attachiées à crampons de fer et s'estoient vantez avoir d'autres
enseignes».

Parmi les bornes qu'ils arrachèrent ainsi, se trouvait une pierre très
remarquable, située devant l'hôtel de Mlle de Bruyères, dans la rue
du Martelet-Saint-Jean, en face de Saint-Jean en Grève[2]. On trouve
cet hôtel mentionné dès 1322; sous le nom d'Hôtel du Pet-au-Diable.
La borne qui était plantée devant sa façade était une des curiosités
de Paris. Sans doute elle était sculptée et couverte d'ornements.
Elle fut volée en 1451 et le parlement commit au mois de novembre de
la même année Jean Bezon, lieutenant criminel, pour s'informer de son
transport, avec ordre de se saisir de tous ceux qui seraient trouvés
coupables. Jean Bezon la fit reprendre, et, en attendant le procès,
apporter à l'Hôtel du Roi ou Palais de Justice. Mais elle disparut
de nouveau et on ne la retrouva que le 9 mai 1453. D'ailleurs, Mlle
de Bruyères, qui était une vieille personne quinteuse, aimant à
plaider, fière de son hôtel et de la tour qui en faisait une sorte de
construction féodale, et refusant à cause de cela depuis de longues
années de payer le cens à la Commanderie du Temple, se lassa d'attendre
et fit remplacer sa borne. A peine la nouvelle pierre fut-elle plantée
devant l'hôtel de la rue du Martelet-Saint-Jean, qu'elle fut enlevée
comme la première.

On n'ignorait pas que les coupables étaient les écoliers de
l'Université. Ils avaient apporté les pierres, l'une sur la montagne
Sainte-Geneviève, l'autre sur le mont Saint-Hilaire, un peu plus bas, à
remplacement du Collège de France. Là, avec des cérémonies burlesques,
ils avaient marié les deux bornes et consacré leurs privilèges. Tous
les passants, et surtout les officiers du roi, étaient tenus de tirer
leur chaperon aux pierres et de respecter leurs prérogatives. Les
dimanches et fêtes, on couronnait ces bornes avec des «chapeaux» de
romarin, et la nuit les écoliers dansaient autour «à son de fleutes et
de bedons». Ceux de la basoche s'étaient unis dans ces réjouissances
avec les autres. Ils rompaient la nuit les enseignes à grand tumulte,
en criant: «Tuez! tuez!» pour faire mettre les bourgeois aux fenêtres.
Ils étaient allés aux Halles pour décrocher l'enseigne de la Truie
Qui File, et l'un d'eux, tombant de l'échelle qui était trop courte,
se tua sur le coup. A la porte Baudet, ils avaient pris l'enseigne
de l'Ours, ailleurs le Cerf et le Papegault. Ils se proposaient de
célébrer le mariage de la Truie et de l'Ours par-devant le Cerf, et
d'offrir le Perroquet à la nouvelle mariée, en manière de présent de
noces. A Vanves, ils avaient enlevé une jeune femme qu'ils maintenaient
depuis dans leur forteresse. A Saint-Germain-des-Prés, ils avaient volé
trente poules et poulets. Les bouchers de la montagne Sainte-Geneviève
portaient plainte à la prévôté: les écoliers leur avaient emporté les
crochets de fer où ils pendaient leurs pièces de viande. Enfin, ils
s'étaient retranchés sur la montagne, dans l'hôtel Saint-Étienne, où
ils avaient les enseignes, deux leviers pleins de sang, les crochets de
fer, un petit canon et de grandes épées.

Cette étrange turbulence dura jusqu'au mois de mai 1453. Les écoliers
«pullulaient», disent les témoins, sur la montagne Sainte-Geneviève.
Les bourgeois se lamentaient, et les marchands se complaignaient. Il
est probable que François Villon, qui était encore à l'Université dans
l'été de 1452, prit quelque part à ces réjouissances. Une tradition
constante lui attribue de fameux tours qu'il fit saris doute pendant
ces années joyeuses. Quelques-uns de ses compagnons composèrent
là-dessus des contes en vers, qu'on nomme _Repues franches_, et qui ont
été publiés sous le nom de François Villon jusqu'à ce que M. Longnon
les ait résolument classés parmi les pièces justificatives. On voit par
ces contes que Villon et ses amis escroquaient, pour dîner, du poisson
à la poissonnerie, des tripes chez une tripière du Petit-Pont, du pain
chez le boulanger, des pièces de viande à la rôtisserie, et du vin de
Beau ne à la taverne de la Pomme de Pin. Ce fameux «trou» de la Pomme
de Pin était un cabaret de la Cité, dans la rue de la Juiverie, avec
une double entrée dans la rue aux Fèves, non des mieux renommés, car,
dès 1389, un commun larron, Jeannin la Grève, venait y faire, avec un
sien camarade, la répartition d'une douzaine d'écuelles volées. Il
demeura célèbre jusqu'au temps de Rabelais, et plus tard, avec toutes
ses traditions de vie de bohème. Au temps où François Villon fréquenta
cette taverne, elle était tenue par Robin Turgis. Villon parle de
Robin Turgis, à plusieurs reprises, dans le _Grand Testament_, et
avoue ce larcin, qui devint si connu par les _Repues franches_. On
sait d'ailleurs que Villon quitta Paris en 1456, et qu'il n'y rentra
qu'après la publication du _Grand Testament_, en 1461. On ne peut donc
placer l'escroquerie du broc de vin de Beau ne que dans les années qui
précèdent le départ de Villon, c'est-à-dire en 1452 et 1453, quand les
écoliers prenaient des poules à Saint-Germain-des-Prés et des crochets
de fer aux bouchers de la montagne Sainte-Geneviève.

Voilà le temps que Villon déplore:

    Je plaings le temps de ma jeunesse,
    Ouquel j'ay plus qu'autre gallé...
      .   .   .   .   .   .   .
    Hé Dieu! se j'eusse estudié
    Au temps de ma jeunesse folle,
    Et à bonnes meurs dédie,
    J'eusse maison et couche molle!
    Mais quoy? je fuyoie l'escolle,
    Comme fait le mauvais enfant...
    En escripvant ceste parolle,
    A peu que le cueur ne me fent.

C'est quand il avait ainsi la vie facile, logeant chez le chapelain,
vivant sur l'habitant, et plein de «nonchaloir», que François Villon
put regarder autour de lui et prendre goût à la peinture réaliste
du vrai Paris. Au coin d'une rue, entre Isabeau et Jehanneton, il
rencontra «la belle qui fut heaulmière», vieille, chenue, et dont le
rusé garçon était mort passé trente ans. Elle était parvenue à un âge
extraordinaire: car dès 1410 elle avait fait scandale à Paris avec le
fameux Nicolas d'Orgemont. Il en eut pitié. Comme Mlle de Bruyères,
dont le caractère semble avoir été difficile, devait injurier les
étudiants, avec ses chambrières «qui ont le bec si affilé», quand
ils venaient en tumulte déterrer les bornes à l'hôtel de la rue du
Martelet-Saint-Jean, Villon fit sur elle la ballade:

    Il n'est bon bec que de Paris.

Enfin il se lia, pendant ces années, avec deux clercs de mauvaise
vie, Regnier de Montigny et Colin de Cayeux. En août 1402, Regnier de
Montigny, qui était d'une famille noble de Bourges, fut condamné au
bannissement pour avoir rossé une nuit deux sergents du guet à la porte
de «l'ostel de la Grosse Margot». Regnier de Montigny était avec deux
compagnons, Jehan Rosay, et un nommé Taillelamine. Rosay fut pris avec
lui, et nous les retrouverons, plus tard encore, signalés ensemble dans
un terrible procès. Là il faut convenir qu'il ne s'agissait que d'une
lourde frasque d'écolier. L'un des sergents, qui était de service,
ayant tiré sa dague, Montigny la lui arracha et frappa du manche
le bourrelet de son chaperon. Il ne paraît pas que François Villon
ait aidé ses camarades cette nuit-là. Mais il connaissait fort bien
l'hôtel à l'enseigne de la Grosse Margot, qu'il fréquentait sans doute
avec Montigny. La peinture de la planche dressée au-dessus du porche,
«très douce face et pourtraicture,» lui donna l'idée d'une ballade
cynique. Ce n'est pas à dire que ce poème ne retrace un épisode vrai de
l'existence irrégulière du poète: le procès de ceux qui devaient être
ses compagnons quelques années après laisse peu de doute à cet égard;
mais il y a une équivoque littéraire. Si on réfléchit d'ailleurs que le
premier vers de l'envoi, si horriblement désabusé,

    Vente, gresle, gelle, j'ai mon pain cuit!

a été choisi pour faire la première lettre de l'acrostiche du nom de
Villon, il sera clair que cette ballade est surtout un tour de force en
poésie. Mais rien n'y semble contraint ni ajusté, et c'est en cela que
consiste l'art supérieur de ce pocte.

Colin de Cayeux était fils d'un serrurier qui paraît avoir habité
dans le quartier de Saint-Benoît-le-Bétourné, près de la Sorbonne.
Il y connut probablement de bonne heure François Villon. Ce Colin
était clerc, et, en 1452, il avait eu déjà deux fois maille à partir
avec la justice pour piperie. On l'avait rendu à révoque de Paris.
C'était donc, dès ce temps, un homme de fort mauvaises mœurs. Nous
le retrouverons aussi plus tard, en compagnie de François Villon et
de Regnier de Montigny. Ces deux amis donnèrent à Villon le moyen
de passer sur-le-champ de la vie universitaire et collégiale à une
existence de crime et de vagabondage. En même temps, ses relations avec
eux lui créaient une manière de seconde existence, obscure et basse,
qui devait plaire à une nature déjà perverse. C'est pendant des courses
nocturnes, où il fréquentait des gens de toute espèce, qu'il dut
connaître des voituriers par eau, des égoutiers de fossés, comme Jehan
le Loup, ou des meneurs de hulin, comme Casin Cholet, avec lesquels il
allait voler des canards qu'on mettait en sac au revers des murs de
Paris. Ce Casin Cholet était grand querelleur, se battit avec un autre
compagnon de Villon, Guy Tabarie, avant 1456, et plus tard, en 1465,
le 8 juillet, s'amusa à donner faussement l'alarme aux Parisiens, la
nuit, criant: «Boutez-vous tous en vos maisons, et fermez vos huis,
car les Bourguignons sont entrez dedans Paris!» Pour ce méfait, il
fut emprisonné au mois d'août suivant, et fustigé de verges par les
carrefours. Il était alors sergent au Châtelet, et Villon eut plusieurs
compagnons parmi ces Unze-Vingts, comme on les appelait: Denis Richier,
Jehan Valette, Michault du Four, et Hutin du Moustier, tous gens de
mauvaise vie, tapageurs et ivrognes; il fréquenta Mutin du Moustier au
moins jusqu'en 1463. Quant à Guy Tabarie, nous le retrouverons tout à
l'heure mêlé à une affaire criminelle.

Cependant, les habitants des montagnes Sainte-Geneviève et
Saint-Hilaire, ainsi que Mlle de Bruyères, continuaient à se plaindre
de la licence des écoliers à la prévôté de Paris. Le matin de la
Saint-Nicolas (9 mai 1453), le prévôt de Paris, Robert d'Estouteville,
le lieutenant-criminel, Jean Bezon, quelques examinateurs au Châtelet,
avec des sergents à verge, se rendirent au quartier des Écoles.

Les étudiants avaient annoncé qu'il y aurait des «têtes battues»
si on les troublait: mais ce matin-là un grand nombre d'entre eux
assistaient à la messe de leurs «nations». Les sergents forcèrent
les portes de trois hôtels de la rue Saint-Jacques, où ils avaient
enfermé les enseignes décrochées, arrachèrent les bornes et les mirent
dans une charrette. Puis ils défoncèrent une «queue» devin dans Lune
des maisons, et burent et mangèrent les provisions des écoliers pour
déjeuner, étant en service extraordinaire. Après boire, ils trouvèrent
la jeune femme enlevée à Vanves, qui hachait de la porée, et la
mirent aussi dans la charrette, coiffée de la chape d'un étudiant.
Un des sergents s'affubla plaisamment d'une robe d'écolier et d'un
chaperon; et les autres le menaient, par dérision, sous les bras,
comme représentant les étudiants de l'Université, le frappant de droite
et de gauche et lui criant: «Où sont tes compagnons?» Sans doute le
lieutenant-criminel avait abandonné l'exécution des ordres à ses
sergents, après avoir fait saisir les bornes et les enseignes. Enfin,
dans l'hôtel du prévôt d'Amiens, où logeaient beaucoup d'écoliers sous
la direction d'un pédagogue, on en arrêta une quarantaine qu'on mena
au Châtelet. L'aventure leur sembla plaisante, et ils en rirent. Le
lieutenant-criminel s'indigna, et comme un écolier était venu voir
son camarade prisonnier, il le retint au Châtelet. Tandis qu'il, les
interrogeait, ils éclatèrent encore de rire. Le lieutenant donna deux
soufflets à l'un d'eux et s'écria: «Mort-Dieu! si j'avois été en la
place, j'aurois fait tuer!»

C'est ce qui arriva l'après-midi. En effet, le recteur, à la
tête de huit cents étudiants, en colonne par neuf, vint réclamer
ses prisonniers chez le prévôt, Robert d'Estouteville, qui
habitait rue de Jouy. Le prévôt consentit à rendre les écoliers.
Malheureusement, Robert d'Estouteville ayant mandé, par son barbier,
le lieutenant-criminel elles sergents, il y eut des insultes entre
écoliers et gens du guet. Une terrible bagarre suivit. Les écoliers
attaquèrent à coups de pierre, et les sergents se défendirent avec
leurs masses et des arcs. Un jeune étudiant en droit fut tué sur place.
L'archer Clouet avait visé déjà le recteur; on détourna la flèche.
Un pauvre prêtre fut jeté dans le ruisseau; plus de quatre-vingts
personnes lui passèrent sur le corps; il perdit son chaperon et son
bonnet; rencontrant un sergent vêtu d'une cotte violette, il fit voir
qu'il était prêtre,--mais le sergent lui envoya un coup de dague. Il
courut chez un bourrelier, en fut chassé, et s'enfuit devant des gens
armés de pelles et de bûches. Deux fillettes lui offrirent asile; mais
il n'osa, par honnêteté. Enfin il se traîna chez un barbier, et là
trouva nombre d'étudiants blottis dans les huches et sous les lits;
lui-même se réfugia sous l'étal, et cria pour avoir à boire.

Telle fut cette querelle, jugée au Parlement à la requête de
l'Université, qui obtint gain--de cause, comme d'ordinaire, le 12
septembre 1453. L'origine de la guerre avait été la pierre du
Pet-au-Diable, enlevée devant l'hôtel de Mlle de Bruyères. L'aventure
inspira Villon, et, en 1461, il léguait à maître Guillaume de Villon le
manuscrit de son premier poème:

    Je luy donne ma librairie
    Et le _Rommant du Pet-au-Diable_
    Lequel maistre Guy Tabaric,
    Grossa qui est homs véritable.
    Par cayers est soubz une table.
    Combien qu'il soit rudement fait,
    La matière est si tres notable
    Qu'elle amende tout le mettait.

Ce roman du _Pet-au-Diable_, qui ne nous est pas parvenu, devait
être une œuvre héroï-comique où Villon racontait la vie joyeuse des
écoliers et leur déconvenue. Elle contenait probablement des ballades
intercalaires, comme le _Roman de la Rose,_ de Guillaume de Dol, le
_Roman de la Violette_, de Gérard de Nevers, ou le roman de _Meliador,_
de Froissard. Parmi celles-là on peut désigner en toute sûreté la
_Ballade des femmes de Paris_. D'ailleurs, le jeu des enseignes donnait
«notable matière» à plaisanteries. Ces équivoques restèrent familières
à François Villon. Elles étaient dans le goût de son temps. A la
même époque on écrivit une facétie en prose, le _Mariage des IV fils
Hemon_, que l'on fiance à une autre enseigne, les _Trois filles Dan
Simon_. Les _Trois Pucelles_, devant l'hôtel de Jean Truquan, devaient
tenir compagnie aux épousées, et le _Chevalier au Cygne_ de la rue des
Lavandières les conduirait au moustier. On voyait sans doute, dans le
roman de François Villon, un mariage tout pareil entre l'_Ours_ de la
Porte-Baudet et la _Truie qui file_ des Halles, avec le _Papegault_
pour amuser la mariée et le _Cerf_ pour célébrer les noces. Ailleurs,
François Villon parlait peut-être des brocs de vin d'Aulnis que
buvaient les écoliers à la Pomme de Pin, et des mauvais tours qu'ils
firent rue Saint-Jacques, rue de la Juiverie et au Petit-Pont. Ce sont
les fragments de tout cela que nous avons dans les _Repues franches_.

Villon prit-il lui-même une part active aux désordres de l'Université?
Rien ne le démontre, et il était plutôt de caractère à regarder faire.
Quand il fut mêlé directement aux choses, il garda toujours, dans
l'action, une mine d'attente. Puis les relations qu'il avait dans
ce temps avec le prévôt de Paris lui auraient rendu difficile une
opposition ouverte. Tout fait supposer, en effet, qu'il était reçu, en
1452, chez Ambroise de Loré, femme de Robert d'Estouteville, dans son
hôtel de la rue de Jouy. C'était une charmante personne, affable et
intelligente. Quand Robert d'Estouteville tomba en disgrâce, en 1460,
Jehan Advin, conseiller au Parlement, fit une perquisition chez lui; on
fouilla les boîtes et les coffres; «et fist plusieurs rudesses audit
hostel, écrit l'auteur de la _Chronique scandaleuse_, à dame Ambroise
de Loré, femme du dit d'Estouteville, qui estoit moult sage, noble
et honneste dame. Dieu de ses exploicts le vueille pugnir, car il le
a bien desservy!» Le même chroniqueur, rapportant la mort d'Ambroise
de Loré, le 5 mai 1468, répète qu'elle était «noble dame, bonne et
honneste, et en l'hostel de laquelle toutes nobles et honnestes
personnes estoient honorablement receuës». Il y avait peut-être des
poètes qui étaient accueillis auprès d'Ambroise de Loré. La fortune et
la haute naissance de son mari permettent de le croire. Les œuvres
d'Alain Chartier contiennent une complainte de quatorze huitains
«présentée à Paris l'an 1452». Les premières lettres de chaque huitain
donnent le nom d'Ambroise de Loré. La complainte n'est pas d'Alain
Chartier; elle fut recueillie dans ses œuvres par erreur. Les poètes
composaient donc des vers pour cette dame, qui les recevait. François
Villon adressa aussi à Robert d'Estouteville une ballade qui porte
en acrostiche le nom d'Ambroise de Loré. On a cru jadis que c'était
à l'occasion de son mariage. Mais il y a une allusion très claire à
l'enfant, qui ressemble à Robert d'Estouteville. La ballade fut donc
écrite probablement dans cette année 1452, où un autre poète chantait
aussi Ambroise de Loré.

Nous ne savons pas quelles furent les occupations sérieuses de François
Villon quand il quitta l'Université, au début de l'année 1453. Il
demeurait toujours au cloître Saint-Benoît. Peut-être qu'il obtint,
par l'entremise du chapelain, l'autorisation de tenir une petite
école. C'est vers ce temps qu'il dut avoir pour élèves les trois
«pauvres orphelins»: Colin Laurens, Girard Gossouin et Jean Marceau.
On peut juger de ce qu'il leur enseignait par la liste des livres que
la reine Marie d'Anjou fit acheter pour le dauphin Louis XI, quand
il avait environ l'âge de onze ans. Ces livres de classe étaient «le
Donat», traité de grammaire du IVe siècle d'Ælius Donatus; «ung sept
pseaumes,» c'est-à-dire les psaumes de la pénitence, qu'on faisait
apprendre aux enfants avant les _Heures_; «ung accidens,» sans doute
une grammaire traitant des déclinaisons et conjugaisons; «ung Caton»
ou les Distiques moraux de Dionysius Cato; enfin «ung doctrinal», le
_Doctrinale puerorum_ d'Alexandre de Villedieu. Un peu plus tard, on
passait à la _Logique_ d'Okam. Villon paraît avoir bien connu le Donat,
et c'était pour l'avoir appris à ces trois petits enfants pendant les
années 1453 et 1454. D'ailleurs on peut penser qu'il continuait de
fréquenter à l'hôtel d'Ambroise de Loré, en même temps qu'il nouait de
plus étroites relations avec les mauvais compagnons qui l'entraînèrent
dans les aventures. Ce doit être pour une intrigue amoureuse qu'il eut
la triste querelle du 5 juin 1455. Ce jour-là, il prenait le frais,
après souper, assis sur une pierre, sous le cadran de l'horloge de
Saint-Benoît-le-Bétourné, dans la rue Saint-Jacques. Il causait avec
un prêtre, du nom de Gilles, et une demoiselle nommée Isabeau. La
soirée d'été s'avançait; il était neuf heures. François Villon avait
jeté, de crainte du froid, un petit manteau sur ses épaules. Comme
ils devisaient, survint un prêtre, Philippe Sermoise, accompagné
d'un étudiant de Tréguier, maître Jehan le Mardi. Philippe semblait
excité. A peine aperçut-il Villon qu'il cria: «Je renie Dieu! maître
François, je vous ai trouvé!» Sur quoi Villon se leva doucement et
lui offrit de s'asseoir auprès de lui. Mais Philippe refusa, avec de
mauvaises paroles. Et Villon lui dit avec étonnement: «Beau sire,
de quoi vous courroucez-vous?» Le ton vexa sans doute Philippe, non
moins que la calme insolence des paroles. Il repoussa durement Villon
et le fit rasseoir. Les assistants, voyant qu'une rixe se préparait,
s'esquivèrent prudemment, tandis que Philippe, tirant une grande dague,
en frappait Villon à la lèvre supérieure. Villon, la lèvre fendue, la
bouche pleine de sang, sortit sa dague de sa ceinture, sous son petit
manteau, et blessa Philippe à Taine; mais Jehan le Mardi, qui était
revenu, lui arracha la dague, qu'il tenait de la main gauche. Alors
Villon ramassa une pierre et la lança au visage de Philippe, qui tomba
aussitôt. A peine Villon eut-il vu le prêtre à terre qu'il s'enfuit
chez un barbier pour se faire panser. Le barbier, devant faire un
rapport, lui demanda son nom et celui de l'homme qui l'avait blessé.
Et Villon lui donna le nom de Sermoise «afin que le lendemain il fut
atteint et constitué prisonnier»; mais lui-même déclara se nommer
Michel Mouton. Il est impossible de ne pas remarquer dans cette scène,
racontée par deux lettres de rémission qui furent rédigées sur les
propres notes de François Villon, quelques traits qui caractérisent
l'homme. On ne peut douter qu'il savait avoir irrité Philippe Sermoise.
Pourtant il se lève à son arrivée, et l'invite à s'asseoir au frais;
lui donne du «beau sire», fait l'étonné; et, quand il se défend, frappe
au bas-ventre et de la main gauche. Il y a quelque traîtrise dans
le coup de pierre de la fin. Et, après avoir blessé grièvement son
adversaire, il se hâte de le dénoncer pour le faire arrêter. Quant à
lui, il craint les démêlés avec la justice. Il trouve sur-le-champ ce
nom de «Michel Mouton», comme s'il l'eut préparé dès longtemps pour de
semblables aventures. C'était la première affaire grave où il était
compromis; mais son attitude restera la même, dans les circonstances
pareilles, jusqu'en 1463. Il aura la même crainte d'être poursuivi,
essaiera, comme ici, de dissimuler, aimera mieux préparer les affaires
et en profiter que les mettre à exécution; et, dans la rixe de 1463,
il ira jusqu'à pousser ses compagnons dans une bagarre, pour certaines
raisons qu'il a, en se gardant de s'y mêler, et en prenant la fuite
aux premiers coups de dague. Le mensonge reste un des traits les mieux
fixés de son caractère, et on verra, au cours du séjour qu'il fit à
Blois, que Charles d'Orléans semble l'avoir noté.

Cependant on porta d'abord Philippe Sermoise aux prisons du cloître
Saint-Benoît, où il fut interrogé par un examinateur au Châtelet. Là
il aurait déclaré qu'il pardonnait à son meurtrier «pour certaines
causes qui à ce le mouvoient». Mais c'est la lettre de rémission
rédigée sur les indications de François Villon qui l'affirme. Puis on
le transporta à l'Hôtel-Dieu, où il mourut le samedi suivant. Malgré
les protections de maître Guillaume, et le prétendu pardon du prêtre,
François Villon fut arrêté, mené au Châtelet et jugé par la prévôté.
Le meurtre d'un prêtre était chose fort grave, et on n'admettait guère
l'escrime de la dague dans la ligne basse. Villon fut condamné à être
pendu. On n'a aucun détail sur son procès. Mais il crut être en grand
danger de supplice. Suivant la coutume, les meurtriers devaient être
traînés avant d'être pendus. Il y a des obscurités dans cette question
du procès de Villon. On ne s'explique pas comment il ne se réclama pas
de sa qualité de clerc pour se soumettre a la juridiction de l'évêque
de Paris. La justice ecclésiastique était en général plus douce, et
la plus grave condamnation y était la prison perpétuelle au pain et à
l'eau. Aussi les malfaiteurs se faisaient faire de fausses tonsures et
s'apprenaient la cérémonie d'initiation, la récitation des psaumes,
et les deux soufflets de l'évêque. Mais les juges laïques exigeaient,
pour accorder le privilège de clergie, une lettre de tonsure ou la
déposition des témoins de la cérémonie. D'ailleurs, l'évêque se
montrait jaloux de ses prérogatives: on dut condamner, en 1390, un
greffier qui dressait pour les tribunaux ecclésiastiques la liste
des prisonniers du Châtelet qui se disaient clercs. Il faut supposer
que Villon usa de ce moyen. Mais il était facile de démontrer qu'il
fréquentait des femmes, sans doute cette Isabeau qui était près de lui
le soir du meurtre. Alors le clerc était dit _bigame_, ayant épousé
une femme en dehors de l'Église, et il retombait sous la juridiction
laïque. Le prévôt le condamnait à avoir la tête entièrement rasée,
«être rez tous jus,» afin de faire disparaître la tonsure. Puis on
procédait contre lui, comme de coutume. Villon dut être «rez tout jus»,
puisqu'il écrit de lui-même, dans le _Grand Testament_, et à propos de
son appel:

    Il fut rez, chief, barbe et sourcil.
    Comme ung navet qu'on ret ou pelle.

La prévôté, l'ayant ainsi condamné à être rasé, le traita en pur
homme lay. On le mit à la question du petit et du grand tréteau, et on
lui fit boire de l'eau à travers des linges. Alors Villon eut l'idée
d'en appeler au Parlement. Il fut transporté, ainsi qu'on faisait
d'ordinaire pour les appelants, dans les prisons de la Conciergerie du
Palais. En tout cela, on peut supposer que Robert d'Estouteville montra
quelque indulgence pour un poète ami de sa femme. Il n'opposa pas de
difficultés à l'appel de Villon, bien que le prévôt se souciât peu des
demandes de ce genre. Elles réussissaient rarement. Étienne Garnier,
qui était geôlier à cette Conciergerie, regarda le nouveau prisonnier
avec quelque scepticisme. Il ne pensait pas que le Parlement dût juger
que Villon «avait bien appelé». Nous ignorons comment cet appel fut
plaidé, car les registres du Parlement ne le mentionnent pas. Mais on
le prit en considération, et la peine de Villon fut transformée en
bannissement. Il devait vider Paris sur l'heure. Là, Villon se retrouva
poète. Il remercia le Parlement par une ballade où ses cinq sens
étaient chargés de rendre grâces pour la vie qu'on leur avait donnée.
Dans renvoi, il demandait trois jours pour se pourvoir, dire adieu aux
siens et les prier de lui donner un peu d'argent. Pour Étienne Garnier,
il le raille:

    Que vous semble de mon appel,
    Garnier? feis-je sens ou folie?
       .   .   .   .   .   .   .
    Cuidiez-vous que soubz mon cappel
    Y eust tant de philosophie,
    Comme de dire: «J'en appel?»
    S'y avoit, je vous certifie,
    Combien que point trop ne m'y fie.
    Quand on me dit, présent notaire:
    «Pendu serez!» je vous affie,
    Estoit-il lors temps de me taire?

C'est grâce à cette pièce que l'on peut fixer la date de la
condamnation de Villon. Étienne Garnier était geôlier de la
Conciergerie en 1453. Mais, le 10 février 1456, il était remplacé par
Jean Papin, qui garda ces fonctions jusqu'en 1470. Dans un des bons
manuscrits du _Grand Testament_ (celui qui appartint au président
Fauchet), la _Ballade de l'Appel_ avait pour titre: _la Question que
fit Villon au clerc du guichet_. Garnier, à qui s'adressa Villon, est
donc bien Étienne Garnier. Seulement il faut que la condamnation de
Villon soit antérieure à février 1456. Comme il était à l'Université
en 1452, et que son seul crime, suivant les lettres de rémission de
janvier 1455, était le meurtre de Philippe Sermoise, on est amené à
conclure qu'il fut condamné à être pendu et banni pour cette affaire
de juin 1455, D'ailleurs la seconde lettre de rémission mentionne le
bannissement. L'histoire ainsi rétablie fait voir la célèbre _Ballade
des Pendus_ sous un jour différent. Le titre disait que Villon la fit
pour lui et ses compagnons, s'attendant à être pendu avec eux. Parlant
du haut du gibet de Montfaucon, Villon criait:

    Vous nous voiez cy atachez cinq, six.

Comme Villon commit plus tard des crimes d'association, il était facile
d'imaginer qu'il parlait au nom de plusieurs condamnés. Mais cette
ballade fut composée après la rixe de juin 1455, où Villon n'avait pas
de complices. Les compagnons dont il parle ne sont que des voisins de
potence. L'effort littéraire est plus grand, et la vue de l'imagination
plus forte. Villon se plaint au gibet avec les camarades que le hasard
a accrochés près de lui, pour des crimes bien différents. Et cependant
il se sent lié à eux par une sorte de solidarité. Il semble qu'il n'ait
commis qu'un acte de violence, et déjà il a éprouvé la fraternité du
crime.

Vers la fin du mois de juin 1455, Villon quitta donc Paris, banni par
la justice. Il y laissait le bon gîte de Saint-Benoît, les relations de
maître Guillaume de Villon, Ambroise de Loré et les causeries à l'Hôtel
de la rue de Jouy. Il entrait dans une vie de vagabond, presque sans
argent, ne sachant d'autre métier que celui de clerc. Rien ne devait
lui servir parmi tout ce qui avait fait jusque-là l'existence qu'il
pouvait reconnaître. Mais il avait d'autres amis; et si Casin Cholet
et Jehan le Loup n'avaient que la courte expérience de l'enceinte
immédiate de Paris, Regnier de Montigny et Colin de Cayeux pouvaient
indiquer à François Villon des moyens de vivre et des relations rapides
sur toutes les grand'routes du royaume.


[Footnote 1: Palais royal ou de justice.]

[Footnote 2: A l'emplacement de la caserne Lobau.]



II


Les gens du moyen âge ont beaucoup vagabondé. Un grand nombre de clercs
allaient de ville en ville; ce leur était une manière de vivre après
qu'ils en eurent fait un prétexte à s'instruire. Certains écoliers
traversaient les frontières, passaient en Espagne, en Italie, en
Flandre, en Allemagne. Ils discutaient solennellement avec les docteurs
étrangers et les défiaient à des joutes de connaissances. Ainsi ce
singulier étudiant espagnol, Fernand de Cordoue, qui vint à Paris
vers le milieu du XVe siècle, étonna les docteurs de Sorbonne par son
érudition dans les langues anciennes, l'hébreu, les langues vivantes et
sa subtilité dans les sciences, puis disparut et passa en Allemagne. On
crut qu'il avait fait un pacte avec le démon et qu'il usait de magie.
Mais la plupart du temps les clercs vagabonds et mendiants étaient
moins instruits. Dès le XIe siècle, ils se mirent à fréquenter les
grand'routes de France et d'Allemagne. Ceux qui allaient d'abbaye
en abbaye transportaient des rouleaux de parchemins où les moines
inscrivaient le nom du dernier mort de leur confrérie, avec des
pensées pieuses. Les clercs vagabonds qui avaient reçu l'hospitalité
d'un couvent étaient chargés d'annoncer ainsi la mort d'un frère en
religion aux moines des couvents du même ordre. Ils payaient de ce prix
l'hospitalité qu'on leur dormait. C'étaient de sinistres messagers qui
arrivaient dans les abbayes, à la nuit tombante, avec le rouleau des
morts. On ajoutait des noms à la liste, et ils promettaient de prier
pour les âmes pendant leur route. Quelques-uns de ces rouleaux des
morts ont plus de vingt mètres de long, tant les clercs y avaient fait
inscrire de décès, tant ils avaient été hébergés dans les couvents
de tous les pays. On donna à ces vagabonds le nom de _goliards>_ qui
fut très rapidement pris dans un mauvais sens. Déjà, au XIe siècle et
au XIIe les goliards d'Allemagne composaient des chansons en latin
et en allemand. Un manuscrit les a conservés sous le nom de _Carmina
Burana._ Ce sont souvent de véritables chansons de route, où les
vagabonds se réjouissent du printemps, des prairies vertes pleines
de fleurs, et des auberges où on leur donne du vin à boire. D'autres
sont extrêmement licencieuses et justifient pleinement le mépris où
tomba le nom de goliard. Au XVe siècle, la goliardise faisait perdre
le privilège de clerc, comme la bigamie ou l'exercice de certains
métiers. Entre 1450 et 1460, lorsque Regnier de Montigny et Colin de
Cayeux se réclamèrent de la justice ecclésiastique, on leur opposa au
Parlement qu'ils étaient pipeùrs et goliards. Les écoliers errants
répandirent partout leur mauvais renom. Dans une liste de proverbes
qui fut ajoutée à une des plus anciennes éditions de Villon figure
celui-ci: «Pire ne trouverez que escouliers.» Le _Liber vagatorum_,
qui parut d'abord à Bâle entre 1494 et 1499 catalogue les goliards
parmi les classes dangereuses. Ce _Liber vagatorum_ n'est d'ailleurs
que le développement d'une enquête sur les vagabonds que le conseil
de Bâle fit faire au commencement du XVe siècle et qui fut insérée
dans les annales de Johannes Knebel en 1475. «La sixième classe,
lit-on dans le _Liber vagatorum_ est celle des _Kammesierer._ Ce sont
des mendiants ou jeunes écoliers, jeunes étudiants, qui ne suivent ni
père, ni mère, n'obéissent plus à leurs maîtres, tombent en apostasie
et fréquentent la mauvaise société. Ils sont fort instruits dans
l'art du vagabondage, par lequel ils boivent, gaspillent, jouent,
et perdent leur argent en débauches. Ils se font faire de fausses
tonsures, quoiqu'ils n'aient souvent pas reçu les ordres et ne
possèdent aucune lettre de confirmation.» La septième classe est celle
des _Vagierer_, qui sont aussi des mendiants, et se disent écoliers
voyageurs (_farnder Schuler_), maîtres de magie et conjurateurs du
diable. On reconnaît là le _Fahrender scolasticus,_ sous l'habit duquel
Méphistophélès apparaît à Faust dans le drame de Gœthe. Les clercs
vagabonds étaient souvent aussi ménétriers ou vielleurs, allaient jouer
«par les festes de menestrerie et portoient les poupetes». D'autres
étaient «pardonneurs», comme ceux dont parle Chaucer en Angleterre ou
«porteurs de bulles», comme ceux que cite Villon dans la Ballade de
bonne doctrine. Ils étaient faux pèlerins et montraient des lettres
attestant qu'ils revenaient de Rome ou de Saint-Jacques de Compostelle,
ou ils «contrefaisoient l'homme de guerre», portant vouges, crancquins
et plançons crêtelés à la ceinture.

En effet, les routes étaient infestées d'hommes armés. La guerre
de cent ans avait désorganisé la société. A la fin du XIVe siècle,
certaines bandes, qui s'étaient formées avec les débris des grandes
compagnies, continuèrent à tenir le pays, «échellant» les villes et
les «appâtissant», vivant des provisions qu'ils obtenaient par force
des habitants du plat pays, détroussant ou rançonnant les marchands.
A l'ouest, la Normandie fut désolée par une bande de criminels qu'on
appelait Faux-Visages, parce qu'ils portaient des masques. Ils
arrêtaient les convois de marchands qui circulaient de nouveau dans un
pays à peu près pacifié. A l'est, après la bataille de Saint-Jacques,
les bandes des Écorcheurs se rompirent et vécurent sur le pays autour
de Dijon et de Mâcon. Il y avait là de vieux routiers qui avaient fait
campagne avec les capitaines espagnols, comme Rodrigue de Villandrando
et Salazar, jusque sur les marches de Gascogne; des Écossais, des
Lombards et des Bretons, qui gardaient la terrible tradition de chefs
tels que Fortépice et Tempête. Ils errèrent entre Langres, Toul et
Auxonne, et passèrent souvent en Alsace. Les villes étaient si pleines
de terreur qu'elles refusaient même de recevoir les soldats réguliers
qui devaient les protéger contre ces invasions. Les Écorcheurs avaient
coutume de ravager en été les pays situés plus au sud, et d'attaquer
les villes du Dijonnais pendant le froid, afin d'y hiverner. Ainsi,
cette population errante des routes de France, faite de mendiants,
de faux clercs, de pillards et de traîneurs d'armée, était prête à
accueillir les gens qui fuyaient la justice; et on comprend aisément
que ces éléments variés aient pu constituer une grand association
criminelle qui tint le pays pendant plus de sept ans, de 1453 à 1461,
dont faisaient partie presque tous les malfaiteurs de profession, et ou
François Villon allait entrer pendant sa vie vagabonde.

A sa sortie de Paris, Villon erra d'abord dans les environs. Il nous
dit lui-même qu'il resta huit jours à Bourg-la-Reine, où Perrot Girard,
barbier juré, le nourrit de cochons gras. L'abbesse de Pourras,
c'est-à-dire du Port-Royal, comme l'a fort judicieusement reconnu M.
Longnon, assista à ces franches repues. Les legs de Villon sont si
satiriques, et la compagnie de l'abbesse de Port-Royal si étrange,
qu'on est tenté d'imaginer que ces cochons gras furent pris la nuit
dans le parc du bon Perrot Girard et mangés dans l'abbaye à grande
réjouissance.

On ne sait pas vers quelle province François Villon se dirigea après
avoir quitté Bourg-la-Reine. Mais précisément en juin 1455 on trouvait
sur toutes les routes entre Lyon, Dijon, Auxonne, Toul, Mâcon, Salins
et Langres, des malfaiteurs qui appartenaient à la compagnie de la
Coquille. Il est hors de doute que Villon entra en relation avec ces
compagnons coquillards. Deux ballades en jargon leur sont adressées.
Regnier de Montigny faisait partie de l'association. Jouant sur le
nom de Colin de Cayeux, François Villon écrit Colin l'Escailler,
c'est-à-dire le Coquillart. C'est dans la ballade où il donne comme
exemple tragique la mort de Regnier de Montigny et de Colin de Cayeux.
Le jargon dans lequel sont écrites les six ballades de Villon est le
même que le jargon des compagnons de la Coquille. Enfin, Jehan Rosay,
Jehan le Sourd de Tours, Petit-Jehan, tous trois coquillards, furent à
Paris ou à Poitiers compagnons de Regnier de Montigny et complices de
François Villon dans le vol du collège de Navarre en 1456? Quand Villon
quitta Paris, au mois de juin, il est probable que Regnier de Montigny
l'avait préparé à rencontrer ses amis de la Coquille. Le poète dut
gagner le Dijonnais; il parle dans ses poèmes de Dijon et de Salins.
On peut bien croire qu'il n'aurait pas connu la petite ville de Salins
s'il n'y avait passé. Les coquillards fréquentaient Salins; mais leur
capitale était alors Dijon.

C'est vers 1453 qu'arriva dans la ville de Dijon cette compagnie de
gens inconnus, oisifs et vagabonds. Ils firent bientôt connaissance
avec un carrier du duc de Bourgogne, Régnault Daubourg, qui les
conduisait dans la campagne. «Il étoit, dit un témoin, le père
conduiseur des coquillards ès foires et marchés de Bourgogne,» comme
Villon avait été à Paris «la mère nourricière de ceux qui n'avoient
point d'argent». A Dijon, ils passaient leur temps dans le bordel
tenu par un sergent de la mairie, Jaquot de la Mer. On ne savait de
quoi ils vivaient. Ils allaient et venaient dans la boutique d'un
barbier, Perrenet le Fournier, où ils jouaient aux dés, aux tables
et aux marelles, après s'être fait peigner et couper la barbe. Ils
s'étaient liés aussi avec des filles communes de Dijon, et certains en
avaient amené avec eux de Paris. Quand ils n'avaient plus d'argent,
ils disparaissaient pendant quinze jours, un mois ou six semaines.
Revenant à Dijon, ils étaient les uns à cheval, les autres à pied,
«bien vestuz et habilliez, bien garnis d'or et d'argent et recommencent
à mener avec aulcuns aultres qui les ont attenduz ou aultres qui sont
venuz de nouvel leurs jeux et dissolucions accoustumez». Souvent ils
se disputaient, ivres, dans la boutique du barbier. Ils criaient:
_Estoffe! ou je faugeray!_ et se donnaient des noms extraordinaires
qu'ils prononçaient à la manière des injures, tels que _beffleurs,
vendengeurs, planteurs, basisseurs, desbochilleurs, dessarqueurs,
baladeurs, blancs coulons, esteveurs._ Puis, furieux, ils se battaient
à coups de dague. Quelques-uns marchandaient chez les orfèvres
des gobelets d'argent, et on ne savait pour quel usage. D'autres
négociaient la vente de chevaux, sans oser sortir de l'hôtel de Jaquot
de la Mer. Le prix qu'ils en demandaient était si bas que les acheteurs
devinaient des chevaux volés. D'autres se promenaient au bras de
Jaquot de la Mer, jour et nuit, riant, chantant, et ne faisant rien.
Un cordelier apostat, nommé Johannes, achetait les provisions pour ses
compagnons à l'hôtel de Jaquot; et quand il donnait un écu au boucher,
il escroquait subtilement le change, et reprenait trop de monnaie.
Certains mettaient engage de belles robes et de riches manteaux, des
anneaux à pierre et des chaînes d'or. On s'apercevait bientôt que les
chaînes étaient de cuivre doré, aussi bien que les anneaux, et les
pierreries fausses. Enfin, sous prétexte de faire faire une targette à
verrouiller, ils avaient porté un patron en bois chez un maréchal, qui
reconnut aussitôt le modèle d'un crochet à ouvrir les serrures.

Cependant, la ville de Dijon ne paraissait plus sûre la nuit. Lemaire
fit faire des rondes, et lui-même en commanda. Une nuit Jaquot courut
prévenir ses compagnons que le maire allait arriver. Ils étaient
douze environ qui jouaient dans son hôtel. Les chandelles furent
soufflées; ils sortirent doucement, gagnèrent le quarroy de la rue
des Petits-Champs et la boutique de Perrenet le Fournier, où ils se
couchèrent, immobiles, dans l'obscurité, l'un çà, l'autre là, jusqu'à
ce que le maire fût passé. Pourtant, le maire avait été informé, ainsi
que Jehan Rabustel, procureur syndic de la vicomté mairie de Dijon,
et on avait fait des dénonciations précises. Le 1er octobre 1455,
Jehan Rabustel interrogea Régnault Daubourg, déjà détenu dans les
prisons de Dijon. Les réponses lui parurent si graves que deux jours
après il commença une information régulière contre les compagnons de
la Coquille. Il fit venir d'abord Perrenet le Fournier, qui semblait
connaître les noms de tous les malfaiteurs, leurs habitudes et leurs
projets. Ce barbier, qui avait reçu et caché les coquillards pendant
deux ans, faisait probablement partie de la bande. Il laissait jouer
chez lui à des jeux de fraude et vendait aux compagnons des «dés
d'advantaige et de forte cire», c'est-à-dire des dés pipés. Il recélait
et recevait en gage des vêtements et des faux bijoux. Enfin, il
savait les noms de la plupart des associés et il parlait leur jargon
avec une science rare. Perrenet le Fournier s'excusa d'abord sur ce
qu'ayant appris dans sa jeunesse quelques mots de «jargon ancien»,
et joué aux dés, aux cartes et aux marelles, la vie des coquillards
l'avait intéressé. Puis il révéla les noms des principaux compagnons
et l'organisation de la bande; enfin, il dicta un vocabulaire de leur
langage. Il tenait tous les détails, disait-il, d'un coquillard du nom
de Jehanin Cornet, d'Arras.

Ainsi que l'association criminelle qui porte aujourd'hui en Italie le
nom de _Camorra_, la société de la Coquille était disposée comme une
corporation, et elle avait ses apprentis, ses maîtres et son chef. Le
nombre des affiliés, suivant Perrenet, était de mille, et, d'après des
documents de 1459, de cinq cents seulement. Ils avaient un roi qui se
nommait le Roi de la Coquille. Ceux qui entraient dans la bande comme
apprentis s'appelaient _gascâtres._ Une fois instruits, ils devenaient
_maîtres;_ et quand ils étaient «bien subtils en toutes les sciences,
ou aucune d'icelles», on les nommait _longs_. Car les coquillards
avaient différentes professions. Les _vendengeurs_ coupaient les
bourses; les _beffleurs_ escroquaient aux dés (_gourds_), aux cartes
(_la taquinade_), aux marelles (_Saint-Marry_) ou (_Saint-Joyeux_),
au jeu de la courroie (_queue de chien_). Les _envoyeurs_ et les
_basisseurs_ assassinaient. Les _desrocheurs_ dépouillaient entièrement
l'homme qu'ils volaient, et les _desbochilleurs_ ne laissaient rien
aux niais qui se laissaient entraîner à jouer avec eux. Quand il
s'agissait de vendre de faux bijoux ou des lingots fraudés, chacun
avait son rôle particulier. Le _dessarqueur_ allait examiner l'endroit
et causer avec la dupe pour préparer l'affaire. Le _baladeur_ venait
parler à l'homme d'église ou au paysan qu'on voulait tromper, et
engager la négociation. Le _confermeur de la balade_ était chargé
d'affirmer l'honnêteté de la vente et l'intégrité de la marchandise.
Enfin, c'était le _planteur_ qui apportait les fausses chaînes, les
pierres contrefaites ou les lingots. On appelait les bijoux falsifiés
des _plants_. Les _blancs coulons_ ou pigeons blancs allaient coucher
dans les hôtelleries avec les marchands de passage. Ils les volaient,
se volaient eux-mêmes et jetaient le butin par la fenêtre aux _fourbes_
qui l'attendaient. Puis ils se lamentaient et se plaignaient avec le
marchand dérobé.

Pour le jargon des coquillards, il' est de tous points semblable à
celui des ballades de François Villon. Ils appelaient la justice
_marine_ ou _roue_. Tromper la justice, c'était _blanchir la marine._
L'homme qu'on décevait était _blanc, sire, dupe_ ou _cornier_. Ils
nommaient les sergents _gaffres_ et les prêtres _ras_; le crochet
à ouvrir les coffres était le _roi David_. Une bourse, c'était une
_feullouze_, et de l'argent de l'_aubert_ ou du _caire;_ le pain,
_arton_, et le feu Saint-Antoine _rufle_. Ils avaient donné au jour
le nom de _torture_; et inversement la torture, c'était le _jour._
L'un des témoins dit qu'on ne pourra rien obtenir des accusés «se-non
à grand'force du jour». _Estoffe_ était la part du butin. Quand ils se
criaient: _Estoffe! ou je faugeray!_ cela signifiait: «Ma part, ou je
dénoncerai!» Une robe se nommait _jarte;_ un cheval _galier_; l'_ance_
était l'oreille, les _quilles_ les jambes, et la _serre_ la main. S'ils
étaient poursuivis par le guet, en faisant un crochet pour s'échapper,
ils disaient qu'ils _baillaient la cantonade_. Un homme résolu à battre
ceux qui voudraient l'arrêter était _ferme à la louche_[1] (ferme à la
main). Celui qui refusait de confesser ses crimes quand on le mettait à
la question était _ferme en ta mauhe_[2] (ferme en la bouche).

Parmi les noms que dicta Perrenet le Fournier, on renonnait des
Picards, des Gascons, des Provençaux, des Normands, des Savoyards, des
Bretons, des Espagnols et des Écossais, sans compter les Bourguignons,
qui sont en nombre supérieur. Ainsi on peut voir que la société de la
Coquille fut formée des débris de bandes d'écorcheurs revenus de la
bataille de Saint-Jacques et qui vivaient sur le pays depuis 1445.

La bande avait ses recéleurs et ses fabricants de faux bijoux et
de faux lingots à Paris, bien qu'elle comptât plusieurs ouvriers
orfèvres comme Denisot Leclerc et Christophe Turgis. L'un deux était
Jaquet Legrant, âgé de cinquante-six ans, emprisonné cinq fois depuis
1448 pour dorer des anneaux de cuivre. Ce Jaquet Legrant avait deux
filles de seize ou dix-sept ans, ce qui rendit la justice indulgente.
On trouva dans sa boutique un anneau de cuivredoré avec une pierre
vermeille, un grand nombre de «signets et verges» en cuivre doré, et
une chaîne de laiton qu'il se préparait à dorer en même temps qu'un écu
d'argent. Regnier de Montigny connaissait fort la boutique de Jaquet
Legrant, où il devait aller souvent pour ses compagnons de la Coquille.
Une nuit, avec Nicolas de Launay, il vola dans l'église de Saint-Jean
en Grève un calice d'argent. Ils le mirent en pièces et apportèrent
le tout à Jaquet Legrant. Il y avait là 2 marcs 6 «esterlins» d'argent
que Jaquet leur prit à raison de 8 francs le marc. D'ailleurs l'orfèvre
avoua qu'il avait déjà acheté à Regnier de Montigny 4 onces d'argent
cassé, fondu, et qui provenait d'une burette. On peut supposer que
les coquillards apportèrent souvent à Jaquet Legrand de l'argenterie
fondue, en échange de laquelle il leur donnait les faux anneaux
à pierres contrefaites, et les chaînes de cuivre doré, que les
«planteurs» allaient vendre par les villes et les campagnes.

Une compagnie comme celle des coquillards ne pouvait se développer et
se suffire que sur les grands chemins. Aussi passaient-ils de province
en province; ils volaient des chevaux à Salins et les ramenaient à
Dijon; Régnault Daubourg allait de Genève à Besançon avec des tissus
volés et trois livres de safran, passait à Mâcon où il rencontrait un
autre coquillard, Philippot de Marigny, auquel il donnait rendez-vous
à Dijon. Puis avec Dimanche le Loup, dit Bar-sur-Aube, le cordelier
Johannes et Jehanin Cornet, d'Arras, ils préparaient un voyage en
Lorraine pour «aller à l'estève», «faire un coup de roi,» et on les
arrêtait à Toul. Là, Régnault Daubourg se réclama de sa qualité de
«pierrier» du duc de Bourgogne; Johannes et Bar-sur-Aube s'échappèrent;
et Jehanin Cornet contrefit l'homme de guerre. Pour des bandes ainsi
organisées la grand'route était la liberté, puis-qu'il n'y avait ni
surveillance, ni gendarmerie. Le danger n'était que dans les villes où
la police avait quelques rigueurs. La bande de la Coquille comptait à
peu près toutes les professions de malfaiteurs qui se sont perpétuées
jusqu'à notre société; mais elles ont sans exception cette nuance
particulière qu'elles s'exerçaient sur les routes et non dans les
cités. Les coquillards quittaient Dijon pour se fournir d'argent: ils y
revenaient pressurer les fillettes du bordel, mener joyeuse vie, jouer
aux marelles et aux dés. Voilà pourquoi leur établissement à demeure
dans la ville de Dijon causa la perte de leur association, Dénoncés
par un informateur, Régnault Daubourg arreté, Perrenet le Fournier
ayant livré tous les secrets, les coquillards furent très rapidement
traqués. Avant le 7 novembre 1455, le maire fit prendre Bar-sur-Aube,
l'un des chefs de la bande, qui était couché avec Philippot de Marigny
à l'hôtel du Veau, dans la rue Saint-Nicolas. Comme les sergents
saisissaient Philippot, il fouilla dans son sein et en tira des objets
qu'il cacha dans la paille au chevet du lit. C'étaient des crochets
de l'espèce que les coquillards appelaient «roi David et roi Davyot».
Malgré la torture Bar-sur-Aube ne voulut rien avouer. Finalement, on
le confronta avec Perrenet le Fournier, et il reconnût presque toutes
les charges qu'on avait assemblées contre lui. Le 18 décembre 1455[3],
trois coquillards furent bouillis vivants dans une chaudière sur la
place du Morimont, à Dijon, comme faux-monnayeurs, et six autres
traînés et pendus aux fourches de la ville. Parmi ces derniers était
Jaquot de la Mer. Le procureur, Jehan Rabustel, ne se contenta pas de
cette exécution. Il nota de sa main les noms de plus de soixante-dix
affiliés de la Coquille et les signala aux justices des villes de
France. Ainsi Christophe Turgis fut emprisonné à Sens et interrogé par
commission rogatoire de Dijon. Plus tard, à mesure que Jehan Rabustel
reçut la nouvelle de l'exécution des criminels qu'il avait dénoncés,
il inscrivit en face de leurs noms leur mort et le genre du supplice:
_bouilli, pendu, jeté en un puits_, etc., suivant la coutume du royaume
ou des provinces. Il y en eut de suppliciés à Lyon, à Grenoble, à
Amiens, à Avignon. Près du nom de Regnier de Montigny figure la
mention: _mort et pendu_. Pourtant la procédure de 1455 ne paraît pas
avoir détruit la société de la Coquille. Certains malfaiteurs, Tassin
et Andet de Durax, ne furent pris et exécutés à Dijon même que dans
les années 1456 et 1457. En juillet 1458, Jehan Rabustel demanda au
maire de Dijon un édit sévère contre plusieurs «compaignons incognuz
qui sont oyseulx, lesquels ne font que aler et venir parmi cestedite
ville par nuyt et par jour; et ne savent les aucuns que de jouer les
ungs aux dez, les autres à la paume et à plusieurs aultres jeux et les
aultres que de ruffianaige». Ces vagabonds se retiraient aussi dans
l'ancien bordel de Jaquot de la Mer. Ils avaient les mêmes mœurs que
les coquillards, et sans doute cette nouvelle compagnie de 1458 n'était
qu'une autre partie de la bande. En effet, un document[4] conservé
aux archives de Dijon montre que les coquillards circulaient encore
librement dans la ville et les environs en juillet 1469. On disait que
les clercs chantant au chœur de la Sainte-Chapelle du duc de Bourgogne
étaient affiliés à la Coquille. Ils menaient une vie dissolue et se
mêlaient aux compagnons inconnus qui troublaient Dijon la nuit. Le 25
juillet 1459, une douzaine de ces clercs de la Sainte-Chapelle, étant
en gaîté, sortirent à dix heures du soir, affublés de draps blancs, de
«couvrechiefz et autres desguisemens», prirent dans une taverne un gros
fagot de branches sèches qu'ils traînèrent par la ville en criant et
chantant. Près de la porte Saint-Pierre, ils virent l'huis de l'hôtel
d'un boulanger encore ouvert. Il y avait une chandelle allumée dans
l'ouvroir, et le valet tirait de l'eau à un puits dans la rue. Les
clercs crièrent au valet d'aller se coucher et lui jetèrent une grosse
pierre qui frappa contre l'ouvroir et fit un tel bruit que le boulanger
se leva et sortit de son hôtel. Les clercs lui souhaitèrent «le maul
soir». Sur quoi le boulanger alla quérir un huissier d'armes du duc de
Bourgogne, échevin de Dijon, Ogier Nauldin, qui mit sa robe et vint
faire remontrance aux clercs de la chapelle. Ceux-ci lui répondirent
que s'il «ne se aloit couchier, ils lui bouteroient le doigt en l'œil».
Ogier Nauldin, jugeant que les clercs étaient rebelles, rentra dans
son hôtel et y prit un «bâton d'armes». Puis il s'avança vers eux et
demanda qui l'avait menacé. Ils lui crièrent qu'on allait lui faire
«le droit du jeu», lui ôter son «bâton», et le lui faire manger par
la pointe. Comme deux des clercs l'attaquaient, l'huissier d'armes
se débattit et essaya de les saisir; mais il ne put en approcher et
ils s'enfuirent dans la nuit. Peu de jours après, Ogier Nauldin fut
cité à comparaître devant le doyen de Mâcon, accusé d'avoir violé
les privilèges des clercs de la Sainte-Chapelle. On a les éléments
de sa défense dans le mémoire qu'il fit établir; mais, sans doute,
le chapitre de la Sainte-Chapelle eut gain de cause. Toutefois,
Ogier Nauldin prouva que les clercs du chœur étaient affiliés aux
coquillards, et que, malgré l'exécution de 1455, la bande troublait
encore la ville. «_Item_ est vray que depuis environ quatre ans se
sont mis sus une grant compaignie de gens estrangiers qui se nomment
en leur jargon les Enfans de la Coquille, lesquels sont par ce royalme
ou nombre de cinq cens ou plus, qui vont de bonne ville à aultre et
commettent plusieurs larcins et sacrilèges, ainsi qu'il est assez
notoire. Pour obvier aux malices desquels et à fin d'empescher leurs
damnables entreprises, le Mayeur et ses eschevins ont establi et mis
sus de faire guet chacun soir de nuyt parmi les quarrefours de la
ville et par tout icelle assez tost après la dite heure de huit heures
sonnées et meismement tantost qu'il est nuyt.» Ainsi la compagnie de la
Coquille existait encore en 1459. François Villon ne l'ignorait pas,
car il entretint des relations avec les deux bons coquillards Regnier
de Montigny et Colin de Cayeux jusqu'en 1460 au moins, et prit part
avec eux à l'affaire de Montpipeau, qui fit pendre Colin et emprisonner
Villon à Meung-sur-Loire. Ce n'est qu'après le mois de juillet 1461
qu'il proposa ses amis en exemple aux enfants perdus. Peut-être qu'il
eut alors quelque regret d'avoir si longtemps vécu dans la Coquille.

Ces informations criminelles donnent une idée assez juste du genre
de vie que mena Villon depuis le mois de juin 1455 jusqu'au mois
de janvier 1456. Cependant ses protecteurs, à Paris, s'occupaient
de lui. Maître Guillaume de Villon et ses amis les procureurs du
Châtelet, Ambroise de Loré, peut-être le prévôt Robert d'Estouteville
intercédèrent et payèrent à la chancellerie royale pour avoir des
lettres de rémission. Avec sa prudence habituelle, François Villon
fit présenter deux requêtes, sous deux noms différents, à Paris et
à Saint-Pourçain. La chancellerie délivra, au mois de janvier 1456,
deux lettres de rémission pour le meurtre du prêtre Philippe Sermoise,
aux noms de François des Loges, dit de Villon, et de François de
Montcorbier. La seconde relevait Villon de la peine de bannissement
prononcée contre lui par le parlement et le poète put regagner Paris.
Il ne semble pas qu'il ait changé de conduite pendant cette année.
Le vagabondage et la vie des coquillards avaient laissé en lui une
forte impression. On peut penser qu'il fréquenta beaucoup avec ses
mauvais amis le Trou Perrette, qui était une maison de jeu de paume
ou un tripot, dans la rue aux Fèves, en face de la Pomme de Pin. Il
avait besoin de beaucoup d'argent. Les gains faciles de la Coquille
lui avaient donné l'habitude de la dépense, et il s'était épris de
Catherine de Vaucelles, qui était insatiable. Il semble bien que cette
Catherine est la même que Rose, à qui Villon lègue une bourse de
soie pleine d'écus, «combien qu'elle ait assez monnoye». Mais il est
difficile de rien affirmer à cet égard. Il eut avec elle une triste
aventure, où il fut battu «comme la toile au ruisseau», et on le railla
publiquement, puisqu'on l'appelait partout «l'amant remis et renyé».
Cependant, à Noël 1456, lorsqu'il se plaint de sa maîtresse, dont il
a pris «en sa faveur les doux regards et beaux semblants», mais qui
lui a été «félonne et dure», il est peu probable qu'il dise la vérité.
Il invoque avec douleur celle qui veut sa mort; il déclare qu'il va la
fuir, n'ayant plus la force de supporter ses feintes, et qu'il part
pour Angers afin de se séparer d'elle. Son voyage à Angers avait, comme
ou va le voir, d'autres raisons; si bien qu'on est tenté d'admettre que
la cruelle amoureuse n'exista guère qu'à la façon de la Dame d'amour
dont se plaignaient si assidûment les poètes de ce temps. Villon
dessina cette figure avec des traits plus réalistes, comme il convenait
à son talent; mais il tint sans doute à employer un procédé poétique
dont s'étaient servis tous ses prédécesseurs, dans cette satire du
_Petit Testament_ où il essayait de railler la manière d'Alain Chartier.

Au mois de décembre 1456, Villon errait à travers la cité avec Colin
de Cayeux. Ils passaient de la taverne de la Chaire au Petit-Pont,
à l'hôtellerie de la Mule, en face de l'église des Mathurins. Ils
soupaient au Trou de la Pomme de Pin, «le dos aux rais, au feu la
plante,» car le Noël est «morte saison, où les loups se vivent de
vent», où les gens se tiennent cois, enfermés et tisonnent l'âtre. On
voyait avec eux maître Guy Tabarie, clerc, qui avait copié le roman
du _Pet-au-Diable,_ Petit Jehan, un bon crocheteur, aussi «maître de
l'épée», Petit Thibaud, qui savait forger des «rois David», et un
religieux picard, dom Nicolas. Une après-midi, Guy Tabarie rencontra
Villon avec Colin, et Villon lui dit d'acheter des provisions pour
dîner, à la taverne de la Mule. Là ils se retrouvèrent tous les six
et dînèrent jusque vers neuf heures du soir. Après le dîner, François
Villon, Colin de Cayeux et dom Nicolas adjurèrent Guy Tabarie de ne
rien dire de ce qu'il allait voir ou entendre, ce qu'il promit. Puis
ils passèrent tous dans la maison de maître Robert de Saint-Simon,
en escaladant un petit mur bas; où ils se dépouillèrent de leurs
_gippons_, c'est-à-dire de leurs tuniques à manches. Guy Tabarie resta
pour garder les vêtements et faire le guet. Les autres emperlèrent un
râtelier de la maison de maître Robert, à l'aide duquel ils franchirent
le grand mur de la cour du collège de Navarre. Il était dix heures
quand ils disparurent sur la crête de la muraille. Guy Tabarie les
attendit jusqu'à minuit. Ils revinrent, portant un sac de grosse toile
et lui dirent qu'ils avaient «gagné» 100 écus d'or, dont ils lui
donnèrent 10 aussitôt afin d'être sûrs de son silence. Après quoi ils
le mirent à l'écart et firent le partage entre eux; d'où Tabarie se
douta qu'il y avait plus de 100 écus. Enfin, ils le rappelèrent et lui
dirent qu'il y avait encore «2 écus de bon» dont ils pourraient bien
tous dîner le lendemain,--car Guy Tabarie, qui copiait les manuscrits,
était aussi l'intendant débouché de la petite bande. Le jour suivant,
ils avouèrent à Tabarie que chacun d'eux avait eu pour sa part 100 écus
d'or. Pour François Villon, il annonça presque aussitôt à ses complices
qu'il partait pour Angers. Il y avait, disait-il, un oncle religieux
dans une abbaye. Là il voulait se renseigner sur «l'estat» d'un autre
vieux moine qui devait avoir 500 ou 600 écus. Après avoir étudié
l'affaire, il reviendrait en parler à ses compagnons, et ils iraient
tous à Angers pour «desbourser» le moine. Ce mot «desbourser», dont
se servait Villon, est l'un de ceux qui figurent dans ses ballades en
jargon. De sorte que la petite bande parisienne «devoit quelque jour
apprester toute son artillerie pour destrousser quelque homme et ils
n'attendoient autre chose qu'ils peussent trouver quelque bon _plant_
pour frapper dessus».

Il paraît bien que le départ de Villon pour Angers n'était pas une
fuite pour l'amour de Rose ou de Catherine de Vaucelles. Ce sont là de
belles raisons littéraires qu'il donna dans le _Petit Testament_. Il
ne dit pas plus vrai, quand il parle de ses vieux habits, ses pauvres
châssis tissus d'araignées, son encre gelée, faute de feu, par la bise
de décembre, ou quand il cherche à nous attendrir:

    Fait au temps de ta dicte date
    Par le bien renommé Villon,
    Qui ne mengue figue ni date.
    Sec et noir comme escouvillon,
    Il n'a tente ne pavillon
    Qu'il n'ait laissé à ses amis
    Et n'a mais qu'un peu de billon
    Oui sera tantost à fin mis.

Car il avait eu 100 écus d'or du petit sac de grosse toile volé au
collège de Navarre; 100 écus d'or étaient une somme importante en
1456 et qui aurait suffi à lui assurer une vie aisée pendant deux ou
trois ans. Il voulut peut-être les mettre en sûreté, ou il craignit
les poursuites et laissa ses compagnons se tirer d'affaire, ou il
essaya véritablement de préparer un nouveau vol à Angers. En effet,
le 16 décembre 1456, un nommé Chevalier appela au parlement du juge
d'Angers, sous prétexte qu'il avait été injustement emprisonné. A quoi
le juge d'Angers fit répondre «que, à Angiers, ont esté faiz puis
naguères plusieurs larrecins, pilleries et roberies ... et fut sceu
que a voient esté fais par Jehan Double et Jehan Chevalier qui sont
compaignons vagabondes; et aprez information sur ce faitte, furent pris
Doubte et Chevalier se mit en franchise. Dit que les appelans estoient
cause de tous les dicts larrecins et pilleries et recevoient en leur
hostel les dicts larrecins et les robeurs et toutes gens de mauvais
gouvernement». Il serait peu étonnant que cette bande, qui volait à
Angers entre août et décembre 1456, se fût composée de coquillards et
que Villon eût été tenté de préparer des affaires pour eux, puisqu'il
en connaissait de bonnes dans le pays.

Il est certain que François Villon partit pour Angers à la fin de
Tannée 1456. Avant de quitter Paris, il avait laissé à ses amis un
poème satirique, auquel il donnait le titre de _Lays_, où il voyait
le double sens de _Legs_, puisque c'était un testament. Le poème
eut beaucoup de succès aussitôt, et fut copié et répandu, mais avec
le titre nouveau de _Testament,_ que Villon n'approuva point. Il ne
devait, d'ailleurs, rentrer à Paris qu'à la fin de l'année 1461,
avec le manuscrit du _Grand Testament_, qui fut composé en province.
Il craignait d'être poursuivi dans l'affaire du collège de Navarre,
et n'ignorait point qu'il avait été dénoncé à l'officialité. On ne
découvrit le vol qu'au mois de mais 1457. La somme dérobée appartenait
à la communauté des doyen, maîtres, régents et écoliers de la Faculté
de théologie, et elle avait été placée dans un petit coffre de noyer,
à trois serrures, enfermé dans un grand coffre bandé de fer, à quatre
serrures. Toutes ces serrures avaient été crochetées. Voilà pourquoi
les compagnons mirent deux heures à leur vol. L'un des sergents qui
assistèrent à l'enquête fut Michault du Four, que Villon connaissait
bien. Les serruriers jurés firent un rapport très détaillé sur le
crochetage des serrures, furent d'avis qu'on y avait employé «crochets,
marteaux, ciseaux et truquoises» et que le vol remontait au moins
à deux ou trois mois. Mais on n'eut d'information sur les voleurs
que le 17 mai 1457. Ce fut par une déposition de Pierre Marchand,
prieur, curé à Paray-lez-Ablis, près de Chartres. Pierre Marchand,
de passage à Paris, se trouva déjeuner à la taverne de la Chaire,
au Petit-Pont, avec un autre prêtre et Guy Tabarie, qui sortait des
prisons de l'official. Pendant le déjeuner, comme Guy Tabarie racontait
qu'on l'avait accusé d'être crocheteur, le curé de Paray essaya de
le faire causer, ayant appris qu'on venait de voler 600 écus à un
religieux des Augustins, frère Guillaume Coiffier. Il feignit même de
vouloir prendre part à un vol. Sur quoi Guy Tabarie lui parla de Petit
Thibault, qui savait fabriquer des crochets, le mena à Notre-Dame et
lui montra quatre ou cinq jeunes compagnons qui y tenaient franchise,
s'étant échappés des prisons de l'évèque de Paris. Il lui désigna l'un
d'eux, «qui estoit petit homme et jeune de vingt-six ans ou environ,
lequel avoit longs cheveux par derrière et lui dit que c'estoit le plus
soutil de toute la compaignie et le plus habile à crocheter et que
rien ne lui estoit impossible en tel cas». Les compagnons qui tenaient
franchise causèrent très bien avec le curé de Paray, qui les laissa
dans Notre-Dame. Ensuite Guy Tabarie, prenant confiance, raconta au
curé le vol du collège de Navarre, une entreprise à Saint-Mathurin, où
les chiens, aboyant de nuit, les avaient fait enfuir, et l'affaire de
Guillaume Coiffier. Enfin, il parla de François Villon et du rapport
qu'on attendait de lui pour aller à Angers. Le curé de Paray fit bonne
mine à Tabarie, mais alla le dénoncer. Pourtant on ne put l'arrêter
qu'en juillet 1458, un an après. Mis à la question de la courte-pointe
et du petit tréteau, Guy Tabarie reconnut tout, en présence des
docteurs en décrets et des licenciés en droit canon. Parmi ces derniers
étaient François de La Vacquerie et François Ferrebouc.

On ne sait quelle fut la condamnation de Guy Tabarie, ni les poursuites
que l'officialité ordonna contre ses complices. Mais François Villon
apprit la dénonciation. Il ne la pardonna pas à Guy Tabarie, ni la
procédure aux juges de l'official. Dans le _Grand Testament_, il raille
Guy Tabarie sur l'habitude qu'il a de dire la vérité, Guy Tabarie, «qui
est hom véritable»; il lègue à François, promoteur de La Vacquerie, «un
hautgorgerin d'Écossois,» c'est-à-dire sans doute une corde de chanvre
pour le faire pendre; pour François Ferrebouc, il devait le retrouver
cinq ans après, en 1463, et se venger de lui plus sérieusement. Ainsi
Villon quittait Paris une seconde fois, en hiver, allant vers l'Ouest,
mais avec 100 écus d'or dans sa poche. C'était sa véritable vie errante
qui commençait. La fuite de 1455 n'en avait été que la préparation. Il
savait qu'on lui pardonnerait bien difficilement un vol comme celui
du collège de Navarre. Il ne comptait plus sur Guillaume de Villon, ni
sur les amis de madame Ambroise de Loré. L'exil dont il s'est plaint
fut volontaire, et il s'imposa son bannissement. Les coquillards lui
avaient enseigné toutes les façons de vivre sur la route. Il espérait
peut-être, dans les villes où il passerait, composer quelque «farce,
faincte ou moralité», qui lui donnerait un peu d'argent. Enfin il avait
l'intention de gagner les domaines de la Loire pour faire un séjour
à la cour de Charles d'Orléans et probablement d'aller vivre auprès
de Jean II de Bourbon qui pourrait l'entretenir d'une pension. Car il
devait savoir composer sa figure, changer de manières pour se conformer
à l'étiquette, rire à ceux qui lui riaient, bouffonner pour gagner
son pain et recevoir les plaisanteries et les brocards à la table des
grands, pourvu qu'on lui donnât de l'hospitalité et de l'admiration
pour son extraordinaire talent de poète.


[Footnote 1: Dans le petit livre de jargon, de Pechon de Ruby (1596)
_louche_ (cuiller) signifie main.]

[Footnote 2: _Mauhe_ (mohe, mowe, moe, moue), bouche, dans la langue
vulgaire du XVe siècle.]

[Footnote 3: Date donnée par M. Joseph Garnier, archiviste de la
Côte-d'Or; mais il est impossible de retrouver les documents d'où elle
a été tirée.]

[Footnote 4: Cette pièce m'a été signalée par M. Bernard Prost, et elle
a été copiée par M. George Dottin, maître de conférences à la Faculté
des lettres de Dijon.]



III


La partie de la vie de François Villon qui s'étend de janvier 1467
à octobre 1461 est encore très mal connue. On peut espérer que des
découvertes dans les archives de province, à Angers, à Bourges, à
Orléans, à Dijon, nous apprendront un jour comment il vécut et où
il alla. Il est impossible de déterminer s'il a visité Angers ou
s'il y a été mêlé à l'affaire criminelle qu'il projetait. Mais il
parcourut l'ouest de la France. C'est à Saint-Géneroux, dans les
Deux-Sèvres, ainsi que l'a reconnu M. Longnon, qu'il devint l'ami de
deux dames très belles et gentes qui lui apprirent à parler poitevin
et auxquelles il fait allusion bien discrètement dans ses vers.
Il passa par Saint-Julien-de-Vouventes, dans la Loire-Inférieure.
Sans doute remontant le cours de la Loire, il arriva vers la fin de
l'année 1467 dans un des châteaux du duc d'Orléans. Charles d'Orléans
avait alors soixante-six ans; mais moralement il était encore plus
âgé. Depuis Azincourt, pendant vingt-cinq ans, il avait traîné en
Angleterre une douloureuse captivité. Rien n'avait pu l'en distraire
que la composition de poèmes charmants, doux et résignés. Il avait
appris l'anglais pour écrire des rondeaux d'une exquise fraîcheur,
quoique les critiques anglais pensent qu'il en fit seulement trois et
que les autres furent traduits par des poètes de ce temps. Des l'âge
de quarante-trois ans, il fut infirme, avec quelque coquetterie, et,
déclara qu'il abandonnait le dieu d'Amours. Étant vieux, grave, estimé
pour ses souffrances et la noblesse de son esprit, il avait de par son
état de prince du sang une situation haute et imposante. Son cou était
long, sa figure maigre et sèche avec la bouche grande, le nez fin un
peu retroussé et tout l'air de son visage était austère et timide. En
1457, il devait être déjà bien las, car il ne put plus écrire ni même
signer à partir de l'an 1463. Pourtant, l'année d'avant, en 1456, au
conseil du roi, il demandait une croisade, peut-être désireux d'aller
mourir en Terre Sainte. Toutes les semaines, le vendredi, il donnait
à dîner à treize pauvres et les servait lui-même. Il était pieux et
indulgent. Sa cour de Blois fut à la fois paisible et brillante.
Charles d'Orléans désirait de plus en plus ce royaume de Nonchaloir,
où il parut entrer enfin vers 1462. Le nonchaloir est un peu ce que
les stoïciens et les épicuriens appelaient l'ataraxie. Le vieux duc
voulait le calme moral, sans souci. Et il ne prenait plaisir qu'à une
société raffinée, artistique, qu'il recevait à Blois et gardait le plus
longtemps possible. Mais un homme si grave ne pouvait supporter les
élégants de la cour et les minauderies des jeunes gens délicats.

Il raille les nouvelles modes, les pourpoints déchiquetés et crevés,
les souliers à longue pointe. Ce n'est pas là ce qu'il demandait aux
gens de goût avec lesquels il aimait à vivre. Il les voulait surtout
poètes, avec un esprit soudain qui leur permît d'improviser une réponse
à un problème d'amour. Les bouts-rimés étaient en honneur, autant
que les concours de ballades ou de rondeaux où le premier vers était
proposé à plusieurs poètes. Charles d'Orléans correspondait ainsi avec
Olivier de La Marche, Meschinot, Jean de Lorraine, Jean de Bourbon,
Jacques de la Trémoille; Robertet vint à la cour de Blois; enfin il
avait dans sa maison Guiot, Philippe Pot, Boulainvilliers, Blosseville,
Fredet, Gilles des Ormes, Simonet Caillau et Jehan Caillau, qui était
son médecin. Entre ceux-là, il y avait comme des tournois de poésie,
auxquels le duc d'Orléans prenait part. Cependant il jouait aux
échecs, et la duchesse aux dames, aux marelles et au glic, avec les
officiers du duc. Les états de dépenses de la maison d'Orléans pour
ce temps montrent qu'il passa souvent à la cour des ménestrels, que
l'on traitait avec de l'argent. Charles d'Orléans aimait les fêtes
traditionnelles, même un peu libres. Il fit faire des cadeaux aux
enfants de chœur de Saint-Sauveur à Blois, pour fêter l'évêque qu'ils
nommaient par plaisanterie le jour des Innocents. Les réjouissances de
ces clercs du chœur de Saint-Sauveur durent ressembler aux plaisirs un
peu violents que prenaient les clercs du chœur de la Sainte-Chapelle à
Dijon. Le duc d'Orléans fit aussi des cadeaux à l'évêque des Fous, et
au roi que nommaient les pages le jour des Rois.

Comment François Villon fut-il reçu dans cette société? Il est probable
que Charles d'Orléans prit d'abord un grand plaisir à une conversation
qui devait être fort spirituelle. Le 14 décembre 1467 naquit sa fille
Marie, et Villon composa pour elle un _Dit_. Ce n'est pas un de ses
bons poèmes; mais il y demande à la petite princesse de donner au monde
la paix. Le _Problème ou ballade au nom de la Fortune_ fut écrit aussi
sous l'influence de Charles d'Orléans et composé probablement à la cour
de Blois. Enfin il y eut un concours de ballades entre plusieurs poètes
de l'entourage du duc. Le premier vers proposé était;

    Je meurs de soif auprès de la fontaine.

Robertet, Simonet Caillau et Charles d'Orléans composèrent leurs
ballades. Villon fit aussi la sienne. Elle est incontestablement
supérieure. A travers la contradiction qu'on lui imposait dans chaque
vers, il a montré le malheur de sa nature. «Je riz en pleurs,» dit-il.
Deux vers de cette ballade font croire que le poète fut pensionné par
Charles d'Orléans.

    Que fais-je plus? Quoy? Les gaiges ravoir,
    Bien recueully, débouté de chascun.

Mais les comptes de la maison d'Orléans qui sont conservés pour
cette période ne mentionnent pas de dépense en faveur de François
Villon. D'ailleurs l'amitié de Charles d'Orléans pour lui eut peu de
durée, si l'on en croit le témoignage d'un manuscrit des poésies de
Charles d'Orléans, le n° 25.458 du fonds français à la Bibliothèque
Nationale. C'est un petit volume sur parchemin composé de cahiers de
huit feuilles, qui furent reliés ensemble plus tard. Il a été étudié de
près par M. Byvanck; et le savant hollandais y a fait une importante
découverte qu'il justifiera dans la _Romania._ Ce petit manuscrit,
très personnel à Charles d'Orléans, contient deux poésies écrites de
la main même de François Villon. Voici comment on peut établir ce
point. M. Byvanck a remarqué que certaines poésies de ce manuscrit
avaient été transcrites de la main propre de Charles d'Orléans, et
que les ballades du concours _Je meurs de soif_ ... sont chacune d'une
écriture différente et bien caractérisée. Au-dessus de ces ballades un
scribe a noté les noms des auteurs: Robertet, Caillau, Villon, etc. On
ne retrouve l'écriture de la ballade de Villon qu'une autre fois dans
le manuscrit: et c'est l'écriture du _Dit de la naissance Marie_, qui
est signé: «Votre povre escolier Françoys.» D'ailleurs l'orthographe
de ces deux pièces est de tous points conforme à celle de Villon,
qu'on avait rétablie à l'aide de la méthode critique. Tandis que les
autres poètes écrivaient _soif_ Villon note _seuf,_ à la parisienne. Il
orthographie _je pourré_ pour _je pourrai_, _perdent_ pour _perdant._
Quand M. Byvanck aura apporté l'ensemble de preuves philologiques
qu'il se propose de donner, le petit manuscrit 25.458 deviendra bien
célèbre. L'encre avec laquelle sont écrites les deux pièces est la même
aussi, différente des autres encres du manuscrit, qui ont un ton plus
noir. Elle est jaune, fine et pâle. En effet, chacun portait alors
son encrier à la ceinture, un galimart avec les plumes et l'encre
que l'on préférait. L'écriture est petite, serrée, ronde et nette,
peu gothique d'aspect et assez analogue à celle de Rabelais dans la
minuscule. Mais les grandes lettres sont gothiques, quoique Villon en
ait simplifié quelques-unes par un procédé tout à fait personnel. Elles
sont disposées en colonne, avec soin, au début des vers, séparées par
un blanc du mot qu'elles commencent. On voit très bien que le poète
avait la grande habitude des acrostiches, et qu'il mettait les lettres
initiales de ses vers en lumière. Enfin il traçait au-dessus de tous
les _y_ un petit signe courbe très délicat.

Voici maintenant la conjecture que l'on peut faire, d'après ce
manuscrit, sur les relations de Charles d'Orléans et de François
Villon. Le _Dit de la naissance Marie_ est copié sur le premier
feuillet des cahiers reliés qui composent le manuscrit. Mais les
quatorze pages qui suivent sont restées en blanc. Peut-être que
le cahier avait été remis à Villon et que le poète fut paresseux
ou qu'il cessa de plaire à la cour. Rien ne peut être fixé à cet
égard. Toutefois, M. Byvanck a pu constater, au moyen de remarques
philologiques qu'il exposera tout au long, que Charles d'Orléans a
écrit de sa main, au recto de la page qui contient le poème sur la
_Naissance Marie_ et peu après, une réponse indirecte au _Dit_ de
Villon, où il demandait la paix.

    Chascun s'esbat au mieulx mentir
    Et voulentiers je l'apprendroye,
    Mais maint mal j'en voy advenir,
    Parquoy savoir ne le vouldroye...
    .   .   .   .   .   .   .   .   .
    Paix crie; Dieu la nous ottroye!
    C'est ung trésor qu'on doit chérir,
    Tous bien s'en peuvent ensuir,
    Si faulceté ne s'y employé.

On serait moins tenté d'appliquer ces vers à François Villon, si l'on
ne savait qu'il fut menteur en attitude et en action, littérairement et
avec ses compagnons. Il paraît peu douteux que Charles d'Orléans ait
esquissé son portrait dans ce rondeau, qui fait nettement allusion aux
deux premiers vers du _Grand Testament_.

    En l'an de mon trentiesme nage,
    Que toutes mes hontes j'eus beucs...

Voici la pièce du duc d'Orléans:

    Qui a toutes ses hontes beues,
    Il ne lui chault que l'on lui die.
    Il laisse passer mocquerie
    Devant ses yeulx, comme les nues.

    S'on le hue par my les rues,
    La teste hoche à chiere lie.
    Qui a toutes ses hontes beues,
    Il ne lui chault que l'on lui die.

    Truffes sont vers lui bien venues;
    Quant gens rient, il faut qu'il rie;
    Rougir on ne le feroit mie;
    Contenances n'a point perdues
    Qui a toutes ses hontes beues.

Ce portrait est grave et triste. On n'est point surpris que le prince
austère ait été choqué par la bouffonnerie forcée de François Villon.
Deux esprits si différents ne pouvaient guère se comprendre ni s'aimer.
Puis nous ne savons pas si Villon ne provoqua pas la mésestime du duc
d'Orléans.

Il ne put rester à Blois, bien qu'y ayant à la maison ducale «les
gages». Il se dirigea vers le Bourbonnais. Nous savons qu'il passa
à Saint-Satur, sous Sancerre, parce qu'il y releva une inscription
tombale très naïve, qu'il replaça dans le _Grand Testament_.
L'indication topographique, ainsi que l'a montré M. Longnon, est
rigoureusement exacte, puisque Saint-Satur est au pied de la montagne
où s'élève Sancerre. Puis il vint auprès du duc Jean II de Bourbon, qui
aimait les poètes, puisqu'il correspondait avec Charles d'Orléans. Les
comptes de la maison de Bourbon sont malheureusement détruits, pour
cette période. Nous y aurions trouvé à coup sûr note de la pension
que Villon reçut de Jean II. La _Requête_ en vers que le poète lui
adressa pour avoir de l'argent montre bien que Villon en recevait
habituellement. Mais il ne resta pas à la cour de Bourbon. Il alla,
comme l'a reconnu M. Longnon, jusque dans le Dauphiné, à Roussillon, en
dehors du royaume de France. Et il revint, toujours errant, incertain,
ne sachant où se reposer. Dans l'été de 1461 il était prisonnier
depuis de longs mois à Meung-sur-Loire, dans les prisons de l'évêque
d'Orléans, Thibault d'Aussigny. Villon conseille aux enfants perdus
dans sa ballade d'éviter Montpipeau, où fut compromis Colin de Cayeux.
Montpipeau est une forteresse isolée, à dix kilomètres au nord de
Meung. Probablement les coquillards, et François Villon avec eux,
firent près de Montpipeau quelque vol ou quelque meurtre. L'affaire
devait être grave, car Villon fut mis à l'oubliette, au pain et à
l'eau, et enferré. Jamais il ne pardonna à l'évêque d'Orléans. Il lui
parut qu'on l'avait traité d'horrible façon. Il prétendit avoir subi
dans ce cachot de Meung toutes les peines de sa vie. Il s'attendait à
la prison perpétuelle, et il maudissait Thibault d'Aussigny.

    Large ou estroit, moult me fut chiche.
    Tel lui soit Dieu qu'il m'a esté.

Mais Charles VII, heureusement pour Villon, mourut le 22 juillet
1461. Pour le droit de joyeux avènement, Louis XI donna des lettres
de rémission aux prisonniers des villes où il passa après son sacre.
Ainsi, à Reims, à Meaux, à Paris, à Bordeaux. Il passa à Meung le 2
octobre 1461. Nous n'avons pas la lettre de rémission qu'il accorda
à François Villon. Elle nous aurait appris la série de ses délits
et son dernier crime. Parmi les notes que le suppliant remit à la
chancellerie royale, il dut indiquer l'affaire du collège de Navarre,
pour laquelle il eut rémission, comme pour les autres. Villon ne se
connaît plus de joie. Il remercie Jésus:

    Loué soit-il, et Nostre-Dame,
    Et Loys, le bon roy de France!

Il allait pouvoir rentrer à Paris et reprendre sa chambre au cloître
Saint-Benoît. Pourtant il écrivit le _Grand Testament_ avant de revenir
auprès de maître Guillaume de Villon. Beaucoup des pièces qu'il y
inséra avaient été composées depuis longtemps. Mais divers indices
montrent que, contrairement au témoignage de son contemporain Éloy
d'Amerval, ce n'est pas à Paris qu'il termina son poème. Il croit
d'abord que Robert d'Estouteville est encore prévôt de Paris en 1461,
quoique le roi Charles VII lui eût retiré ses fonctions dès 1460, et
que Louis XI eût confirmé sa disgrâce. Il ne fut rétabli à la charge
de prévôt qu'en 1465. Villon parle aussi de la Maschecroüe, comme si
elle était encore vendeuse de volailles près de la porte du Grand
Châtelet. M. Longnon a retrouvé cette poulaillière dans les censiers du
Temple. Elle se nommait vraiment Machico, veuve d'Arnoul Machico, et au
moins depuis 1443 elle habitait cette maison de la Porte de Paris. Sa
réputation était ancienne. Mais, en 1461, la Machico était morte, et
sans doute depuis une année; sa maison était inhabitée, et personne ne
lui avait succédé dans son commerce. François Villon l'ignorait aussi,
et certes, s'il avait été à Paris, il aurait souvent passé devant la
Machico, à la porte du Grand Châtelet.

Sa dernière captivité Pavait impressionné plus fortement. Il y a
dans le _Grand Testament_ de sérieuses préoccupations morales, et
la tentative évidente de composer un traité édifiant. Comme il
fallait nécessairement dans une œuvre de ce genre placer l'invocation
traditionnelle à Notre-Dame, François Villon inséra dans le _Grand
Testament_ la ballade qu'il fit pour sa mère. Il parle à la sainte
Vierge au nom de sa pauvre mère illettrée. Le poème est admirable.
Villon a su merveilleusement adapter ses sentiments et leur
expression. Là, comme ailleurs, il a fait œuvre littéraire. On ne
saurait demander tant de foi naïve à l'homme qui avait écrit, pourtant
dans un moment de haute sincérité, pour éloigner ses amis du vol et du
meurtre:

    Ce n'est pas ung jeu de trois mailles,
    Où va corps, et _peut-estre_ l'âme,

et qui terminait son œuvre, en parlant de sa propre mort, par cet envoi:

    Prince, gent comme esmerillon,
    Sachez qu'il fist, au départir:
    Ung traict but de vin morillon,
    Quant de ce monde voult partir.

Enfin, après avoir terminé le _Grand Testament_, François Villon rentra
à Paris. On dut aussitôt copier et répandre son poème. Mais Villon,
ayant retrouvé le chapelain de Saint-Benoît, et sa chambre au cloître,
reprit son ancienne vie. Quoiqu'il eût «toutes ses hontes bues», il ne
s'était pas amendé. Ce petit homme sec, noir, futé et prudent, ayant
repris sa tonsure depuis que la justice laïque l'avait fait entièrement
raser, continuait à errer dans la cité, et n'oubliait pas ses vieilles
haines. La rancune est son moindre défaut. M. Lommon a eu le bonheur de
le retrouver en novembre 1463.

François Villon vint visiter un soir, vers six heures, Robin
Dogis, à un hôtel où pendait renseigne du Chariot, dans la rue des
Parcheminiers. Il demanda à Robin Dogis de lui donner à souper. Avec
eux mangèrent Rogier Pichart et Hutin du Moustier, qui fut plus tard
sergent à verge au Châtelet. Pendant le souper, ils convinrent, tous
qu'ils iraient passer la soirée dans la chambre de maître François
Villon. Vers sept ou huit heures donc, ils quittèrent l'hôtel du
Chariot, et s'en allèrent à Saint-Benoît, par la rue Saint-Jacques.
On ne sait si François Villon conseilla à ses compagnons une mauvaise
plaisanterie, mais il y a tout lieu de le croire. Car ils s'arrêtèrent
devant la fenêtre de l'écritoire de maître François Ferrebourg (qui
est le même que le François Ferrebouc, licencié en droit canon,
examinateur dans l'affaire du collège de Navarre). Là, Rogier Pichart
se mit à railler les clercs de François Ferrebourg, les insulta et
cracha dans leur écritoire par la fenêtre. Les clercs sortirent, la
chandelle allumée au poing, criant: «Quels paillards sont-ce là?»
Et Rogier Pichart leur demanda s'ils voulaient acheter des flûtes,
entendant qu'il leur donnerait des coups de bâton. Il y eut une
bagarre. Les clercs saisirent Hutin du Moustier et l'entraînèrent
dans l'hôtel de Ferrebourg, tandis qu'il hurlait: «Au meurtre! on me
tue! je suis mort!» Les cris firent sortir François Ferrebourg, qui
heurta Robin Dogis, et en reçut un coup de dague. Puis Robin laissa
Ferrebourg à terre et remonta la rue Saint-Jacques. Il retrouva Rogier
Pichart devant l'église Saint-Benoît. François Villon était rentré,
et Rogier s'était enfui, la rixe devenant sérieuse. Robin Dogis dit à
Rogier Pichart «qu'il estoit ung très mauvais paillart» et rentra se
coucher à l'hôtel du Chariot. Plus tard, Dogis, étant sujet savoyard,
obtint rémission pour l'entrée à Paris du duc de Savoie. On voit
bien que, dans cette affaire, Rogier Pichart fut l'agresseur, et
que François Villon disparut aussitôt qu'on se battit. Dogis appela
Pichart «paillard» pour l'avoir laissé seul aux prises avec les clercs
après avoir été la cause du tumulte. Mais le véritable instigateur
de l'injure dut être François Villon. Il avait de la rancune contre
François Ferrebourg, comme il en avait contre François de La Vacquerie.
Tous deux avaient ordonné contre lui des poursuites pour le vol du
collège de Navarre. C'étaient des griefs que Villon n'oubliait pas.
Ainsi il ne reçut pas ses compagnons dans sa chambre de Saint-Benoît,
après la rixe. Il craignait probablement d'être encore une fois 'accusé.

Cette date de novembre 1463 est la dernière où l'on trouve la preuve
de l'existence de François Villon. Il nous dit, en 1461, qu'il était
malade, qu'il toussait. Peut-être qu'il mourut vers l'année 1464.
Le testament de maître Guillaume de Villon, dressé en 1468, est
malheureusement perdu. On y aurait eu des détails sur François Villon,
s'il était encore vivant. Suivant Rabelais, il se serait retiré sur
ses vieux jours à Saint-Maixent, en Poitou; mais les autres anecdotes
que conte Rabelais sur Villon sont apocryphes, et il est difficile
d'admettre que Rabelais ait reçu celle-là par une tradition orale de
Saint-Maixent. Il est plus probable que François Villon mourut, encore
jeune, à Saint-Benoît-le-Bétourné. Si sa vie s'était prolongée bien
au-delà de 1463, il aurait laissé d'autres œuvres pour la première
édition de ses poèmes en 1489.

Telle est donc la biographie de François Villon, encore imparfaite
sans doute et pleine de lacunes; mais elle permet de juger plus
sérieusement l'homme à côté de son œuvre. Il passa dans des sociétés
bien différentes, fut écolier de l'Université, ami des procureurs,
du prévôt de Paris et reçu chez sa femme, et mena une vie paisible
avec le chapelain de Saint-Benoît. En même temps, il fréquentait les
écoliers turbulents et les compagnons de la Coquille. Devenu criminel,
il sut pourtant se faire accueillir chez Charles d'Orléans et Jean de
Bourbon. Deux ans après qu'il avait écrit une œuvre de repentir, il
se faisait encore venger par ses compagnons d'un souvenir rancunier
de sa mauvaise vie. La complication d'une pareille existence, la
difficulté de composer des attitudes pour ces différentes sociétés,
le goût même pour une mascarade continuelle, font voir que François
Villon n'avait pas Famé naïve. Il posséda au plus haut point la belle
expression littéraire. C'était un grand poète. Dans un siècle où la
force, le pouvoir et le courage avaient seuls quelque valeur, il fut
petit, faible, lâche, il eut l'art du mensonge. S'il fut subtil par
perversité, c'est de sa perversité même que sont nés ses plus beaux
vers.



II


ROBERT LOUIS STEVENSON


Je me souviens clairement de l'espèce d'émoi d'imagination où me jeta
le premier livre de Stevenson que je lus. C'était _Treasure Island_. Je
l'avais emporté pour un long voyage vers le Midi. Ma lecture commença
sous la lumière tremblotante d'une lampe de chemin de fer. Les vitres
du wagon se teignaient du rouge de l'aurore méridionale quand je
m'éveillai du rêve de mon livre, comme Jim Hawkins, au glapissement du
perroquet: «_Pièces of eight! pièces of eight!_»

J'avais devant les yeux John Silver, _with a face as big as a ham--his
eye a mere pinpoint in his big face, but gleaming like a crumb of
glass._ Je voyais le visage bleu de Flint, râlant, ivre de rhum, à
Savannah, par une journée chaude, la fenêtre ouverte; la petite pièce
ronde de papier, découpée dans une Bible, noircie à la cendre, dans la
paume de Long John; la figure couleur de chandelle de l'homme à qui
manquaient deux doigts; la mèche de cheveux jaunes flottant au vent de
la mer sur le crâne d'Allardyce. J'entendais les deux ahans de Silver
plantant son couteau dans le dos de la première victime; et le chant
vibrant de la lame d'Israël Hands clouant au mât l'épaule du petit Jim;
et le tintement des chaînes des pendus sur Execution Dock; et la voix
mince, haute, tremblante, aérienne et douce s'élevant parmi les arbres
de l'île pour chanter plaintivement: «_Darby McGraw! Darby McGraw!_»

Alors je connus que j'avais subi le pouvoir d'un nouveau créateur de
littérature et que mon esprit serait hanté désormais par des images
de couleur inconnue et des sons point encore entendus. Et cependant
ce trésor n'était pas plus attirant que les coffres d'or du Capitaine
Kidd; je connaissais le crâne cloué sur l'arbre dans _The Gold Bug_;
j'avais vu Blackbeard boire du rhum, comme le Capitaine Flint, dans
le récit d'Oexmelin; je retrouvais Ben Gunn, changé en homme sauvage,
comme Ayrton dans l'île Tabor; je me souvenais de la mort de Falstaff,
agonisant comme le vieux pirate, et des paroles de Mrs. Quickly:--

«_A parted even just betwen twelve and one, e'en at the turning o'
the tide; for after I saw him fumble with the sheets, and play with
flowers, and smile upon his fingers' ends, I knew there was but one
way; for his nose was as sharp as a pen and 'a babbled of green
fields_»....«_They say, he cried out of sack._»--«_Ay, that 'a did._»

J'avais entendu ce même ballottement des pendus noircis par le
hâle, dans la ballade de François Villon; et l'attaque de la maison
solitaire, au milieu de la nuit, me rappelait le conte populaire, _The
Hand of Glory_. «Tout est dit, depuis six mille ans qu'il y a des
hommes, et qui pensent.» Mais ceci était dit avec un accent nouveau.
Pourquoi, et quelle était l'essence de ce pouvoir magique? C'est ce que
je voudrais tâcher de montrer dans ces quelques pages.

On pourrait caractériser la différence de l'ancien régime en
littérature et de nos temps modernes par le mouvement inverse du style
et de l'orthographe. Il nous paraît que tous les écrivains du quinzième
et du seizième siècle usaient d'une langue admirable, alors qu'ils
écrivaient les mots chacun à leur manière, sans se soucier de leur
forme. Aujourd'hui que les mots sont fixés et rigides, vêtus de toutes
leurs lettres, corrects et polis, dans leur orthographe immuable,
comme des invités de soirée, ils ont perdu leur individualisme de
couleur. Les gens s'habillaient d'étoffes différentes: maintenant les
mots, comme les gens, sont habillés de noir. On ne les distingue plus
beaucoup. Mais ils sont tous correctement orthographiés. Les langues,
comme les peuples, parviennent à une organisation de société raffinée
d'où on a banni les bariolages indécents. Il n'en est pas autrement des
histoires ou des romans. L'orthographe de nos contes est parfaitement
régulière; nous les façonnons suivant des modèles exacts.

_The actors are, it seems; the usual three_,

dit George Meredith. Il y a une _manière_ de raconter et de décrire.
L'humanité littéraire suit si volontiers les routes tracées par
les premiers découvreurs que la comédie n'a guère changé depuis la
«maquette» fabriquée par Ménandre, ni le roman d'aventures depuis
l'esquisse que Pétrone a dessinée. L'écrivain qui rompt l'orthographe
traditionnelle prouve véritablement sa force créatrice: Or il faut bien
se résigner: on ne peut jamais changer que l'orthographe des phrases
et la direction des lignes. Les idées et les faits restent les mêmes,
comme le papier et l'encre. Ce qui fait la gloire de Hans Holbein dans
le dessin de la famille de Thomas Morus, ce sont les courbes qu'il a
imaginé de faire décrire à son calame. La matière de la Beauté est
restée identique depuis le Chaos. Le poète et le peintre sont des
inventeurs de formes: ils se servent des idées communes et des visages
de tout le monde.

Prenez maintenant le livre de Robert Louis Stevenson. Qu'est-ce? Une
île, un trésor, des pirates. Oui raconte? Un enfant à qui arriva
l'aventure. Odysseus, Robinson Crusoe, Arthur Gordon Pymne s'en
seraient pas tirés d'autre manière. Mais ici il y a un entrecroisement
de récits. Les mêmes faits sont exposés par deux narrateurs--Jim
Hawkins et le docteur Livesey. Robert Browning avait déjà imaginé
quelque chose de semblable dans _the Ring and the Book_. Stevenson
fait jouer en même temps le drame par ses récitants; et au lieu de
s'appesantir sur les mêmes détails saisis par d'autres personnes, il
ne nous présente que deux ou trois points de vue différents. Puis
l'obscurité est faite à l'arrière-plan, pour nous donner l'incertitude
du mystère. Nous ne savons pas exactement ce qu'avait fait Billy Bones.
Deux ou trois touches de Silver suffisent pour nous inspirer le regret
ardent d'ignorer à jamais la vie de Captain Flint et de ses compagnons
de fortune. Qu'était-ce que la négresse de Long John, et dans quelle
auberge de quelle ville d'Orient retrouverons-nous, avec un tablier
de cuisinier, _the seafaring man with one leg?_ L'art, ici, consiste
à ne point dire. J'ai eu une triste déception le jour où j'ai lu dans
Charles Johnson la vie de Captain Kidd: j'aurais préféré ne la lire
jamais. Je suis sûr de ne jamais lire la vie de Captain Flint ou de
Long John. Elles reposent, informulées, dans le tombeau du Mont Pala,
dans l'île d'Apia.

                            _And may I_
    _And all my pirates share the grave_
    _Where these and their creations lie!_

Ces espèces de silences du récit, qui sont peut-être ce qu'il y a de
plus passionnant dans les fragments du _Satiricon_, Stevenson a su
les employer avec une extraordinaire maîtrise. Ce qu'il ne nous dit
pas de la vie d'Alan Breck, de Secundra Dass, d'Olalla, d'Attwater,
nous attire plus que ce qu'il nous en dit. Il sait faire surgir les
personnages des ténèbres qu'il a créées autour d'eux.

Mais pourquoi le récit même, en dehors de la composition, et des
coupures de silence qui y sont ménagées, a-t-il cette intensité
particulière qui ne vous permet pas de déposer un livre de Stevenson
quand vous l'avez pris en main? J'imagine que le secret de ce pouvoir
a été transmis de Daniel De Foe à Edgar Poe et à Stevenson, et que
Charles Dickens en a eu quelques lueurs dans _Two Ghost Stories_. C'est
essentiellement l'application des moyens les plus simples et les plus
réels aux sujets les plus compliqués et les plus inexistants. Le récit
minutieux de l'apparition de Mrs. Veal, le compte-rendu scrupuleux du
cas de M. Valdemar, l'analyse patiente de la faculté monstrueuse de Dr.
Jekyll, sont les exemples les plus frappants de ce procédé littéraire.
L'illusion de réalité naît de ce que les objets qu'on nous présente
sont ceux que nous voyons tous les jours, auxquels nous sommes bien
accoutumés; la puissance d'impression, de ce que les rapports entre ces
objets familiers sont soudainement modifiés. Faites croiser à un homme
l'index par-dessus le médius et mettez une bille entre les extrémités
des doigts croisés: il en sentira deux, et sa surprise sera beaucoup
plus grande que lorsque M. Robert-Houdin fait jaillir une omelette ou
cinquante mètres de ruban d'un chapeau préparé à l'avance. C'est que
cet homme connaît parfaitement ses deux doigts et la bille: il ne doute
donc point de la réalité de ce qu'il essaie. Mais les rapports de ses
sensations sont changés: voilà où il est touché par l'extraordinaire.
Ce qu'il y a de plus saisissant dans _The Journal of the Plague_, ce ne
sont ni les fosses prodigieuses creusées dans les cimetières, ni les
entassements de cadavres, ni les portes marquées de croix rouges, ni
les appels de cloche des enterreurs des morts, ni les affres solitaires
des fuyards, ni même _the blazing star, of a faint dull, languid
colour, and its motion very heavy, solemn and slow_. Mais l'épouvante
est extrême dans ce récit: le sellier, parmi le profond silence des
rues, entre dans la cour de la maison de poste. Un homme est au coin;
un autre à la fenêtre; un autre à la porte du bureau. Tous trois
regardent, au centre de la cour, une petite bourse de cuir, avec deux
clefs qui y pendent; personne _n'ose_ y toucher. Enfin l'un d'eux se
décide, saisit la bourse avec des pincettes rougies au feu, et l'ayant
brûlée fait tomber le contenu dans un seau plein d'eau.

_The money, as I remember_, dit De Foe, _was about thirteen shillings,
and some smooth groats and brass farthings_. Voilà une pauvre aventure
des rues--une bourse abandonnée--mais toutes les conditions d'action
sont modifiées, et aussitôt l'horreur de la peste nous entoure. Deux
des incidents les plus terrifiants en littérature sont la découverte
par Robinson de l'empreinte d'un pied inconnu dans le sable de son
île, et la stupeur de Dr. Jekyll, reconnaissant, à son réveil, que
sa propre main, étendue sur le drap de son lit, est devenue la main
velue de M. Hyde. Le sentiment du mystère dans ces deux événements
est insurmontable. Et pourtant aucune force psychique n'y paraît
intervenir: l'île de Robinson est inhabitée--il ne devrait y avoir, là
d'empreinte d'autre pied que du sien; le docteur Jekyll n'a pas au bout
du bras, dans l'ordre naturel des choses, la main velue de M. Hyde. Ce
sont de simples oppositions de fait.

Je voudrais en arriver maintenant à ce que cette faculté a de spécial
chez Stevenson. Si je ne me trompe, elle est plus saisissante et
plus magique chez lui que chez tous les autres. La raison m'en paraît
être dans le romantisme de son réalisme. Autant vaudrait écrire que
le réalisme de Stevenson est parfaitement irréel, et que c'est pour
cela qu'il est tout-puissant. Stevenson n'a jamais regardé les choses
qu'avec les yeux de son imagination. Aucun homme n'a la figure comme un
jambon; l'étincellement des boutons d'argent d'Alan Breck, lorsqu'il
saute sur le vaisseau de David Balfour, est hautement improbable; la
rigidité de la ligne de lumière et de fumée des flammes de chandelles
dans le duel du _Master of Ballantræ_ ne pourrait s'obtenir dans une
chambre d'expériences; jamais la lèpre n'a ressemblé à la tache de
lichen que Keawe découvre sur sa chair; quelqu'un croira-t-il que
Cassilis, dans _the Pavillon on the Links_, ait pu voir luire dans les
prunelles d'un homme la clarté de la lune, _though he was a good many
yards distant?_ Je ne parle point d'une erreur que Stevenson avait
reconnue lui-même, et par laquelle il fait accomplir à Alison une chose
impraticable: «_She spied the sword, picked it up ... and thrust it to
the hilt into the_ frozen _ground._»

Mais ce ne sont pas là, en vérité, des erreurs: ce sont des images
plus fortes que les images réelles. Nous avions trouvé chez bien des
écrivains le pouvoir de hausser la réalité par la couleur des mots;
je ne sais pas si on trouverait ailleurs des images qui, sans l'aide
des mots, sont plus violentes que les images réelles. Ce sont des
images romantiques, puis-qu'elles sont destinées à accroître l'éclat
de l'action par le décor; ce sont des imagés irréelles, puisqu'aucun
œil humain ne saurait les voir dans le monde que nous connaissons.
Et cependant elles sont, à proprement parler, la quintessence de la
réalité.

En effet, ce qui reste en nous d'Alan Breck, de Keawe, de Thevenin
Pensete, de John Silver, c'est ce pourpoint aux boutons d'argent, cette
tache irrégulière de lichen, stigmate de la lèpre, ce crâne chauve
avec sa double touffe de cheveux rouges, cette face large comme un
jambon, avec les yeux scintillants comme des éclats de verre. N'est-ce
pas là ce qui les dénote dans notre mémoire? ce qui leur donne cette
vie factice qu'ont les cires littéraires, cette vie qui dépasse
tellement en énergie la vie que nous percevons avec nos yeux corporels
qu'elle anime les personnes qui nous entourent? Car l'agrément et
l'intérêt que nous éprouvons dans les autres est excité, la plupart
du temps, par leur degré de ressemblance avec ces êtres littéraires,
par la teinte romantique qui se répand sur eux. Nos contemporains
existent avec d'autant plus de force, nous apparaissent avec d'autant
plus d'individualité, que nous les attachons plus étroitement à ces
créations irréelles des temps anciens. Cette haleine littéraire fait
fleurir toutes nos affections en beauté. Nous vivons rarement avec
plaisir de notre vraie vie. Nous essayons presque toujours de mourir
d'une autre mort que de la nôtre. C'est une sorte de convention
héroïque qui donne de l'éclat à nos actions. Quand Hamlet saute dans la
tombe d'Ophélie, il songe à sa propre saga, et s'écrie:

    _It is I, Hamlet the Dane!_

Et combien se sont enorgueillis de vivre de la vie d'Hamlet, qui
voulait vivre de la vie d'Hamlet le Danois. Souvenez-vous de Peer
Gynt, qui ne peut pas vivre de sa propre vie, et qui, revenu dans son
pays, vieux et inconnu, voit vendre à l'encan les accessoires de sa
propre légende. Nous devrions être reconnaissants à Stevenson pour
avoir élargi le cercle de ces amis de l'irréel. Ceux qu'il nous a
donnés sont stigmatisés si vivement par son réalisme romantique que
nous risquons fort de ne jamais les rencontrer ici-bas. Souvent nous
voyons Don Quichotte, _de complexion recia, seco de carnes, enjuto de
rostro;_ ou Frère Jean des Entommeures, _hault, maigre, bien fendu de
gueulle, bien advantaigé en nez;_ ou le prince Hal, avec _a villainous
trick of his eye and a foolish hanging of his nether-lip:_ tous traits
de visage et de corps que la nature a mis en réserve pour nous, et
qu'elle nous montrera souvent encore. La valeur imaginative résulte du
choix et de la couleur des mots, de la coupure de la phrase, de leur
appropriation au personnage qu'ils décrivent; et cette combinaison
artistique est si miraculeuse que ces traits communs et fréquents
dénotent pour l'éternité Don Quichotte, Frère Jean, le Prince Hal: ils
leur appartiennent, c'est à eux que nous sommes obligés d'aller les
demander.

Rien de pareil pour ceux que nous a créés Stevenson. Nous ne pouvons
modeler personne à leur image, parce qu'elle est trop vive et trop
singulière, ou qu'elle est liée au costume, à un jeu de lumière, à un
accessoire de théâtre, pourrait-on dire. Je me souviens que lors-qu'on
fit jouer ici la pièce de John Ford, _'T is pity she's a whore_, nous
supposâmes qu'il, faudrait piquer sur le poignard de Giovanni un vrai
cœur sanglant. A la répétition, l'acteur entra, brandissant au bout
de sa dague un cœur de mouton frais. Nous demeurâmes stupéfaits. Au
delà de la rampe, sur la scène, parmi les décors, rien ne ressemblait
moins à un cœur qu'un vrai cœur. Ce morceau de viande avait l'air d'une
pièce de boucherie, toute violette. Ce n'était point le cœur saignant
de la belle Annabella. Nous pensâmes alors que, puisqu'un vrai cœur
paraissait faux en scène, un faux cœur devait paraître vrai. On fit le
cœur d'Annabella avec un morceau de flanelle rouge. La flanelle était
découpée selon la forme qu'on voit sur les images saintes. Le rouge
était d'un éclat incomparable, tout à fait différent de la couleur
du sang. Quand nous vîmes paraître une seconde fois Giovanni avec sa
dague, nous eûmes tous un petit frémissement d'angoisse, car estait
bien là, à n'en pas douter, le cœur sanglant de la belle Annabella. Il
me semble que les personnages de Stevenson ont justement cette espèce
de réalisme irréel. La large figure luisante de Long John, la couleur
blême du crâne de Thevenin Pensete s'attachent à la mémoire de nos yeux
en vertu de leur irréalité même. Ce sont des fantômes de la vérité,
hallucinants comme de vrais fantômes. Notez en passant que les traits
de John Silver hallucinent Jim Hawkins, et que François Villon est
hanté par l'aspect de Thevenin Pensete.

J'ai essayé de montrer jusqu'ici comment la puissance de Stevenson et
de quelques autres résultait du contraste entre l'ordinaire des moyens
et l'extraordinaire de la chose signifiée; comment le réalisme des
moyens chez Stevenson a une vivacité spéciale; comment cette vivacité
naît de l'irréalité du réalisme de Stevenson. Je voudrais aller encore
un peu plus loin. Ces images irréelles de Stevenson sont l'essence de
ses livres. Comme le fondeur de cire perdue coule le bronze autour
du «noyau» d'argile, Stevenson coule son histoire autour de l'image
qu'il a créée. La chose est très visible dans _The Sire de Malétroit's
Door_. Le conte n'est qu'un essai d'explication de cette vision: une
grosse porte de chêne, qui semble encastrée dans le mur, cède au dos
d'un homme qui s'y appuie, tourne silencieusement sur des gonds huilés
et l'enferme automatiquement dans des ténèbres inconnues. C'est encore
une porte qui hante d'abord l'imagination de Stevenson au début de _Dr.
Jekyll and Mr. Hyde._ Dans _The Pavillon on the Links_ le seul intérêt
du récit c'est le mystère d'un pavillon fermé, solitaire au milieu des
dunes, avec des lumières errantes derrière ses volets clos. _The New
Arabian Nights_ sont construites autour de l'image d'un jeune homme,
qui entre la nuit dans un bar avec un plateau de tartes à la crème. Les
trois parties de _Will o' the Mill_ sont essentiellement faites avec
une file de poissons argentés qui descendent le courant d'une rivière,
une fenêtre éclairée dans la nuit bleue (_one little oblong patch of
orange_) et le profil d'une voiture, _and above that a few black pine
tops, like so many plumes_. Le danger d'un tel procédé de composition,
c'est que le récit n'ait pas l'intensité de l'image. Dans _The Sire
de Malétroit's Door_, l'explication est fort au-dessous de la vision.
Quant aux tartes à la crème de _Suicide Club_, Stevenson a renoncé
à dire pourquoi elles étaient là. Les trois parties de _Will o' the
Mill_ sont juste à la hauteur de leurs images, qui semblent ainsi être
de véritables symboles. Enfin, dans les romans, _Kidnapped, Treasure
Island, The Master of Ballantræ,_ etc., le récit est incontestablement
très supérieur à l'image, qui cependant a été son point de départ.

Maintenant le créateur de tant de visions repose dans l'île fortunée
des mers australes.

    Ἐν νήσοις μακαρῶν σέ φάσιν εἷναι

Hélas! nous ne verrons plus rien avec _his mind's eye._ Toutes les
belles fantasmagories qu'il avait encore en puissance sommeillent
dans un étroit tombeau polynésien, non loin d'une frange étincelante
d'écume: dernière imagination, peut-être aussi irréelle, d'une vie
douce et tragique. _«I do not see much chance of our meeting in the
flesh_,» m'écrivait-il. C'était tristement vrai. Il reste entouré pour
moi d'une auréole de rêve. Et ces quelques pages ne sont que l'essai
d'explication que je me suis donnée des rêves que m'inspirèrent les
images de _Treasure Island_ par une radieuse nuit d'été.



III


GEORGE MEREDITH


Je sens bien qu'il faut présenter M. Meredith au public français, et
j'y trouve une grande difficulté. Les œuvres du comte Tolstoï sont dans
toutes les mains; les drames de Henrik Ibsen ont été joués et acclamés
à Paris; il est facile au lecteur de se reporter à des traductions.
Rien de pareil pour les livres de M. Meredith. On ne les connaît point
ici. Il y a sept ans, on ne les connaissait point en Angleterre.
J'entends que le public des romans ne trouvait pas encore d'intérêt
à ceux de George Meredith. Mais les plus nobles écrivains anglais,
Swinburne, Henley, Robert Louis Stevenson, s'inclinaient dès longtemps
devant lui avec déférence. Car George Meredith publie depuis 1849, et
on peut dire que son premier chef-d'œuvre date de 1856.

Les raisons de l'indifférence de la masse à l'égard de tels livres
sont aisées à dire. Le langage de George Meredith est d'une extrême
difficulté, par suite de la complexité des idées qui se pressent dans
ses phrases. Toutes les nuances de sentiment, toutes les antinomies
d'esprit, toutes les constructions d'imagination sont exprimées avec
une richesse de métaphores qu'on retrouverait seulement dans les
œuvres de l'époque d'Élisabeth. Ses personnages parlent une langue si
individuelle qu'on reconnaît le mode de la pensée française dans le
babil de l'exquise Renée (_Beauchamp's Career_), et la gauche lourdeur
de la réflexion allemande dans les balbutiements mignons de la petite
princesse Ottilia (_Harry Richmond_). Le mécanisme de l'intelligence
est si minutieusement étudié dans _One of our Conquerors_ que les
cinquante premières pages sont consacrées à nous énumérer toutes les
associations d'idées qui naissent dans la tête de M. Victor Radnor à la
vue d'une tache de boue sur son gilet blanc. Enfin, et pour en venir
à l'essence même de son œuvre, George Meredith a traité les problèmes
du radicalisme dans _Beauchamp's Career,_ du socialisme dans _The
Tragic Comedians_ (l'histoire de Ferdinand de Lassalle), de l'esprit
révolutionnaire dans _Vittoria_, des années d'apprentissage d'un jeune
homme dans _Richard Feverel et Harry Richmond_; et dans _l'Égoïste,_
qui est un livre unique au monde, il a exploré le plus terrible mystère
du cœur humain. Tout cela était bien ardu pour des lecteurs accoutumés
aux émotions plus simples et plus faciles que leur donnaient les romans
de Charles Dickens et de George Eliot.

Comment donc M. Meredith a-t-il été accepté du public? D'abord, par les
efforts et les articles répétés de Swinburne, de Henley, de Stevenson,
et de beaucoup d'autres encore; ensuite, parla force des conflits
enjeu dans son œuvre, par la puissance passionnelle de ses héros qui
égalent les plus fortes créations des poètes du XVIe siècle, par le
charme pénétrant de ses femmes: Rose Jocelyn, Lucy Desborougli, Clara
Middleton, «douces créatures aux doux noms, écrit Stevenson, les filles
de George Meredith»; et surtout parce que la poussée d'un génie qui ne
cesse de se développer durant plus de trente ans à travers douze grands
romans et quatre volumes de poèmes doit être finalement irrésistible.



II


Tandis que le train m'emportait assez lentement vers Dorking, je
cherchais le mot caractéristique dans l'œuvre de George Meredith et la
tendance générale de ses livres. Et je me rappelai ce cri à la fin des
cinquante sonnets qui composent le poème de _l'Amour moderne_:

    _More brain, o Lord, more brain!_

La femme n'a pas assez de cerveau. Elle ne peut pas comprendre l'homme.
Il faut qu'elle se hausse jusqu'à son intellectualisme. Les cordes
de la lyre sur laquelle jouait l'Amour ne rendent plus qu'un son
discordant.

Concevons une nouvelle corde «ajoutée dans la pensée»: alors,
l'harmonie sera rétablie, et l'amour pénétrera dans l'intelligence;
deviendra, en vérité, un bien commun à la femme et à l'homme. Mais
«le sens des femmes est encore tout mêle de leurs sens». Que la femme
augmente son cerveau pour comprendre l'homme; que l'homme augmente
son cerveau pour comprendre la Nature. «Je joue pour des saisons,
non des éternités, dit la nature, souriant sur son chemin... Vers sa
rose mourante elle laisse tomber un regard de tendresse et passe, à
peine une lueur de souvenir dans la prunelle... Car elle connaît très
profondément les lois de la croissance, elle dont les mains portent
ici un sac de graines, là une urne... Cette leçon de notre seule
amie visible, ne pouvons-nous pas l'apprendre à nos cœurs insensés?»
Mais «nous ne nous nourrissons pas des heures qui s'avancent et nos
cœurs désirent les jours enterrés». Nous résistons à la Nature parce
que nous ne la comprenons pas assez. _More brain, o Lord, more
brain!_ L'activité exaltée du cerveau fera cesser l'éternel conflit,
l'incompréhension entre l'homme et la femme, entre les sociétés
factices et les passions de la nature.



III


Et l'homme que j'allais voir a exalté son activité cérébrale au delà de
toutes les limites humaines.

Près de Dorking, au pied de la colline de Box-Hill, en face des
prairies blondissantes de Surrey, semées d'arbres trapus, mamelonnés,
d'un doux vert d'émeraude, entre des ormes et des frênes, la maison
de George Meredith est nichée contre la pente fertile du sol. Plus
haut, sur le versant de la colline, après des massifs de bleuets et de
coquelicots, un cottage de bois, à deux pièces seulement. C'est là que
M. Meredith travaille. Jadis, il y couchait. Il s'y enferme depuis dix
heures du matin jusqu'à six heures du soir. Il interdit, sous peine
de son plus sévère déplaisir, qu'on le dérange pendant cette période
de la journée. Même son fidèle Cole, son domestique, «le meilleur de
l'Angleterre,» qui le sert depuis quatorze ans, n'oserait affronter
forage. S'il y a urgence, on communique de la maison avec M. Meredith
par une sonnerie électrique et un appareil téléphonique.

Je fus d'abord frappé du résultat d'une telle surchauffe cérébrale,
quand je vis s'avancer M. Meredith, qui venait de quitter la page
commencée. M. Meredith est de haute taille; les cheveux et la barbe
sont gris; la figure droite, belle, imposante, les yeux d'un bleu
profond; mais ces yeux, pendant les premières minutes où il me parla,
étaient littéralement _ivres de pensée_.

En me conduisant vers sa cellule, M. Meredith me dit: «On prétend que
le cerveau se fatigue. N'en croyez rien. Le cerveau ne se lasse jamais.
C'est l'estomac qu'on surmène. Et moi, je suis né avec un mauvais
estomac,» ajouta-t-il en souriant.

Dans le cabinet de travail, une grande baie vitrée s'ouvre sur les
larges pâturages et les bouquets de grands arbres bas du gras pays de
Surrey; une autre petite fenêtre donne sur un taillis noir de pins qui
gravissent la colline. C'est là qu'est la table où écrit M. Meredith.
«Le cerveau a besoin d'obscurité pour que les pensées puissent jaillir
et se mouvoir librement,» m'a-t-il dit.

Il ne cessait de regarder un oiseau qui volait, infatigable, çà et là,
à travers le ciel. «Voyez vous cet oiseau», me dit M. Meredith, «il
m'intéresse extraordinairement; tout le jour, il voleté sans jamais se
poser, sans jamais s'arrêter: nous l'appelons _swift_ (martinet); et
chaque fois que je le regarde, je pense que son mouvement éternel est
semblable au mouvement inlassable de notre cerveau qui ne se pose et ne
s'arrête jamais (_Just like the flitting of the brain._)»

Je ne sais comment je vins à parler de la vieille tour d'Utrecht, dont
la grosse cloche ne sonne qu'à la mort du roi.--«Et je ne voudrais pas
qu'elle sonnât même alors, s'écria M. Meredith. Je hais le son des
cloches (_loathe the bells_), avec leur rythme persistant; à Bruges, je
m'en souviens, elles m'empêchaient de _penser_ pendant la nuit; oh! je
les hais!»

A une intelligence si constamment tendue, on voit bien que les figures
et les voix doivent se présenter avec une intensité hallucinatoire.
Balzac annonçait à ses visiteurs la mort de Lucien de Rubempré, les
larmes aux yeux. M. Meredith a vécu dans son collage de bois avec tous
les personnages qui sont sortis de son imagination.

Parmi cette solitude de cloître, devant la petite fenêtre obscure, il
a écrit sous leur dictée. «Quand le père de Harry Richmond est venu me
trouver d'abord, m'a-t-il dit, quand j'ai entendu la pompeuse parole de
ce fils d'un duc de sang royal et d'une actrice de dix-sept ans, je me
souviens d'avoir ri aux éclats.» (_I perfectly roared with laughter_.)
Puis, comme nous causions de Renée dans _Beauchamp's Career:_ «N'est-ce
pas que c'était une délicieuse créature? Je crois que je suis encore un
peu amoureux d'elle.» (_Was she not a sweet girl? I think I am a little
in love with her yet._)

Et c'est ici le lieu de fixer le caractère le plus étrange et le
plus frappant de la conversation de M. Meredith. Son langage est
semblable à celui de ses personnages qui traduisent en anglais ce
qu'ils ont pensé en italien, en allemand ou en français. On éprouve
vivement que M. Meredith traduit ce qu'il dit, et que ses métaphores
sont le résultat d'une transposition de signes. En d'autres termes,
de même que le calculateur Jacques Inaudi ne se sert pas déchiffrés
pour son travail mental, mais de symboles qui lui sont propres, M.
Meredith ne pense ni en anglais, ni en aucune langue connue: il pense
en _meredith_. Et comme Inaudi transcrit en chiffres le résultat de
ses opérations, M. Meredith traduit en paroles son mouvement cérébral,
donnant ainsi le spectacle de la fonction intellectuelle la plus
prodigieuse de ce siècle.



IV


La substance de ce qu'il m'a dit? Comment pourrais-je la donner?
L'évolution du génie mène à un point où les paroles n'ont plus pour
celui qui les emploie le sens qu'on leur prête. Pour des hommes
tels que Tolstoï, Ibsen, Meredith, les mots _intelligence, amour,
nature_, enveloppent beaucoup plus d'idées que nous ne saurions
concevoir. La dernière simplicité de l'art et de la philosophie
dissimule un _nexus_ d'expériences et de méditations que leur première
simplicité ne soupçonnait pas. Renan, à la fin de sa vie, se rencontre
mélancoliquement avec un pauvre Gavroche qui dit les mêmes choses,
presque avec les mêmes mots. M. Meredith m'a parlé de la leçon que
donnait la nature à ceux qui avaient appris à la voir, du conflit de
l'homme avec la femme qui ne comprend encore que «l'épiderme de la
paume du mâle», et de l'incessant vol du martinet à travers le ciel.
Invinciblement, je me souvenais des paroles d'Agur, fils d'Iaké,
au livre des _Proverbes_, et des choses qu'il déclare les plus
incompréhensibles et les plus merveilleuses: la trace de l'oiseau
dans l'air, et la trace de l'homme dans la vierge. Et je me souvenais
aussi de la préface que fit le vieil Hokusaï pour les _Cent vues du
Fousiyama_: «C'est à l'âge de soixante-treize ans que j'ai compris à
peu près la forme et la nature vraie des oiseaux, des poissons et des
plantes.»

--La mort? m'a dit M. Meredith. J'ai assez vécu; je ne la crains pas:
ce n'est que l'antre côté de cette porte (_the inside and the outside
of the door_).

Et je garde dans les yeux l'image de la haute taille de George
Meredith, avec sa noble figure entourée de cheveux gris, tandis que,
debout sous la porte de sa maison fleurie, il suivait du regard la
voiture qui m'emmenait par la route verte de Box-Hill.



IV


PLANGÔN ET BACCHIS


Voici l'aventure de _la Chaîne d'or_ telle qu'on la lit dans Athénée,
livre XIII, chapitre LXVI.

«Une célèbre hétaïre fut aussi Plangôn la Milésienne. Sa beauté était
si parfaite qu'un jeune homme de Kolophôn devint amoureux d'elle,
bien qu'il eût pour maîtresse la Samienne Bacchis. Il la pressa de
supplications. Mais Plangôn apprit la beauté de Bacchis, et voulut
détourner le jeune homme de cet amour. Comme cela semblait impossible,
elle exigea pour prix de sa faveur le collier de Bacchis, qui était
très célèbre. L'amant, enflammé, jugea que Bacchis ne souffrirait pas
de le voir périr. Et Bacchis eut pitié de sa passion et lui donna le
joyau. Alors Plangôn, émue de voir que Bacchis n'était point jalouse,
lui renvoya le collier et reçut le jeune homme dans ses bras. Et à
partir de ce temps elles devinrent amies et choyèrent leur amant
ensemble. Pleins d'admiration, les Ioniens, ainsi que le dit Ménétôr
dans le _Livre des Offrandes_, donnèrent à Plangôn le nom de Pasiphilê.
C'est elle qu'Archiloque[1] a citée dans ces vers:

    Figuier des roches becqueté par les volées de corneilles,
    Charmante accueilleuse d'étrangers, Pasiphilê.

Plangôn était de Milet, son ami de Kolophôn, et Bacchis de Samos.
L'histoire du collier est une histoire d'Ionie. Ce furent les
Ioniens qui inventèrent le nom de Pasiphilê. L'Ionie est un pays
de merveilles. Tout notre trésor des contes a été pillé dans Milet.
C'était une cité entourée de pins odorants et remplie de laine et de
roses. Elle s'allongeait sur une des pointes de la baie de Latmos, en
face de l'embouchure du Méandre. Les petites îles de Ladé, de Dromiskos
et de Perné abritaient ses quatre ports. Les Milésiens vivaient dans le
même luxe que les Sybarites, dont ils étaient les amis. Ils portaient
des tuniques amorgines transparentes, des robes de lin couleur de
violette, de pourpre, et de crocos, des sarapides blanches et rouges,
des robes d'Égypte qui avaient la nuance de l'hyacinthe, du feu et
de la mer, et des calasiris de Perse toutes semées de grains d'or.
Leurs couvertures, dit Théocrite, étaient plus molles que le sommeil.
C'était là que des pêcheurs avaient tiré dans leur filet, sur la
grève, le trépied d'or d'Apollon; là aussi que les vierges, lasses de
vivre, n'avaient cessé de se pendre jusqu'au jour ou les magistrats
ordonnèrent de les enterrer nues, la cordelette au cou; là encore que
les femmes, au témoignage d'un scoliaste de Lysistrata, usaient de
spéciales débauches. Cité de voluptés, d'étoffes précieuses, de fleurs,
de courtisanes et de légendes! Sa trace est effacée de la terre; de
l'extrémité de Samos on ne voit plus ses maisons peintes, et la baie
même de Latmos a disparu depuis que les alluvions ont changé le rivage.

Et comme la cité parfumée de rôdeur des roses et des pins, la tendre
histoire de Bacchis et de Plangôn aurait été effacée de la terre si
Théophile Gautier ne l'eût amoureusement recueillie. Il la transplanta
pour la faire refleurir; il précisa les contours un peu frustes de
ses personnages, et les éclaira de lumières magnifiques et vivantes.
Il supposa que Plangôn quitta les rives fabuleuses de l'Ionie, comme
Aspasie, qui, elle aussi, était née à Milet; il en fit la contemporaine
de Périklès et d'Alcibiade, un si délicat admirateur de la beauté du
corps qu'il brisa la flûte de son maître de musique, Antigenidas, parce
que la distorsion de la bouche du joueur lui semblait peu gracieuse. Il
donna au jeune homme de Kolophôn le nom de Ctésias, et ne laissa sans
doute Bacchis dans son île de Samos que pour faire voguer vers elle
l'amant éploré sur la superbe trirème _l'Argo._ Il rendit le sacrifice
de Bacchis plus grave en nous disant que son collier fameux était une
grosse chaîne d'or, qui faisait toute sa fortune, et il inspira au cœur
de Plangôn une délicieuse émotion où sa jalousie se fond pour consentir
au partage de l'amour.

Nous savons peu de chose sur Plangôn de Milet. Timoklès la nomme, déjà
vieille, entre Nannion et Lykè. Anaxilas, un autre poète comique,
l'invective dans _Neottis:_

    Il faut voir, pour commencer, d'abord Plangôn;
    Semblable à la Chimère, elle incendie les barbares.
    Mais un seul chevalier lui a ôte la vie:
    Il a emporté tous ses meubles et a quitté sa maison.

L'aventure du chevalier n'est pas surprenante, si Plangôn l'avait aimé.
Seulement il ne faut pas croire Anaxilas. Il n'avait aucune indulgence
pour les hétaïres. A ses yeux, Sinôpê, c'est l'Hydre; Gnathaina, la
Peste; Phrynê, Kharybde; et Nannion, Skylla; elles sont toutes bien
vieilles, et semblent des «sirènes épilées». Tenons-nous en plutôt
au récit d'Athénée, où Plangôn est charmante. Plangôn devait être son
surnom. C'est ainsi qu'on appelait des poupées de cire faites à l'image
d'Aphrodite.

Il est plus aisé de deviner l'histoire de la Samienne Bacchis. Elle
était joueuse de flûte et elle avait été esclave de la grande hétaïre
Sinôpê. Affranchie et devenue riche, elle eut pour esclave Pythioniké,
qui devint hétaïre à son tour, et ruina l'opulent Macédonien Harpale.
Sinôpê tenait une espèce d'école d'hétaïres, à la manière d'Aspasie.
Elle était Thrace, et elle amena toutes ces femmes qu'elle avait
instruites d'Égine à Athènes. Voilà ce que rapporte l'historien
Théopompe dans une lettre qu'il écrivit au roi Alexandre. Sinôpê avait
deux filles. L'une, Gnathaina, devint hétaïre aussi. L'autre (elle
n'a pas laissé de nom) eut une fillette, Gnathainion, à qui sa tante
servit de marraine et d'éducatrice. Il faut penser que Bacchis, tandis
qu'elle était l'esclave de Sinôpê, fut la compagne de Gnathaina. Cette
Gnathaina avait une grande réputation d'esprit. On a conservé beaucoup
de ses bons mots. Elle fut l'amie du poète comique Diphile, rival de
Ménandre et de Philémon. Ceci nous permet de fixer l'époque où vécurent
Bacchis et Plangôn. Elles durent se connaître et s'aimer vers la fin
du IVe siècle avant Jésus-Christ. On ne put conter leur histoire dans
les soupers du temps de Périklès, et Alcibiade ne les vit point: elles
naquirent seulement cent ans après.

Les histoires des courtisanes sont toutes pleines d'anecdotes sur
Gnathaina. Car les courtisanes d'Athènes ont eu leurs poètes, leurs
historiens et leurs peintres. D'abord elles donnèrent leur nom à des
comédies: _Koriannô_, de Phérécrate; _Thaïs_ et _Phanion_, de Ménandre;
_Opora_, d'Alexis. Ensuite Machon, de Sicyone, qui vécut à Alexandrie,
composa sur elles des contes en vers. Machon lit jouer des pièces et
fut le maître du grammairien Aristophane de Byzance. Ce grammairien,
qui rythma les arguments des comédies de son grand homonyme, reçut
sans doute de Machon l'idée d'écrire une histoire des hétaïres. Il
recueillit les vies de cent trente-cinq d'entre elles; mais Apollodore,
Ammônios, Antiphane et Gorgias en ont nommé davantage et on assure
qu'ils en oublièrent. Aristophane de Byzance négligea de mentionner une
fille qu'on appelait Paroinos, et qui buvait immodérément; Euphrosynê,
dont le père était foulon; Theokleia la Corneille et Synoris la
Lanterne, et la Grande, et Mouron, et le Petit Miracle, et Silence, et
la Mèche, et la Lampe, et Torchon. Dans le livre d'Apollodore on trouve
que deux sœurs, Stagônion et Anthis, étaient connues sous le nom de
«loches», parce qu'elles étaient blanches, minces, et qu'elles avaient
de grands yeux. Antiphane nous apprend que Nannion était surnommée
«Avant-scène» parce qu'elle portait des robes magnifiques et des bijoux
splendides, mais qu'elle était laide quand elle se déshabillait. Un
autre de leurs historiens n'a laissé que son nom: Kallistratos. Lyncée
de Samos collectionna leurs traits d'esprit, il parle de Kalliction,
qu'on appelait «la pauvre Hélène», et de Leontion, qui fut la maîtresse
d'Épicure. Les peintres des courtisanes furent Pausanias, Aristide et
Nicophanês. La plupart de leurs tableaux étaient dans la galerie de
Sicyone, où les vit le voyageur Polémôn. Sicyone était une cité de
peintres, au milieu d'une terre boisée, fertile et charmante, sur la
mer Corinthienne, entourée de champs de courges et de pavots. Sitôt que
les hétaïres se furent établies à Corinthe, leur légende dut venir se
fixer près des lourdes fleurs du sommeil. Plus tard, Machon en reçut
les derniers échos, et les porta jusque dans Alexandrie. Et ce sont les
_Chries_ de Machon de Sicyone qui nous donnent la juste impression des
courtisanes grecques.

Machon n'était pas un poète de talent. On se demande comment il put
même réussir à nouer des intrigues de comédie. Ses vers sont fort
loin d'égaler des pièces du même genre qui abondèrent en France et en
Angleterre au siècle dernier. Mais ils ressemblent plutôt aux poésies
un peu grossières de notre moyen âge: le recueil des _Repues franches_
en donnerait une assez bonne idée. Il faut avouer que les contes de
Machon ne sont point délicats. Les plaisanteries y sont remplies
d'équivoques et les quolibets des halles sont bien au-dessus de la
bassesse d'une conversation entre Lamia et Démétrios de Phalère.
Machon a choisi pour héroïne Gnathaina. C'est à elle qu'il attribue
presque tous les mots qu'on trouvait spirituels. Ce sont en général
des injures de filles. Il paraît que Diphile ne pouvait se passer de
la société de Gnathaina, et de son côté elle semble avoir eu quelque
sentiment pour lui. Les jours d'insuccès au théâtre, Diphile courait
se faire consoler chez son amie. Mais, à en juger par les récits de
Machon, elle ne lui apprenait pas la poésie, comme Aspasie avait
enseigné la rhétorique à Périklès. Gnathaina, élevée avec l'esclave
de sa mère, dut avoir sur Bacchis quelque influence. Nous devons
donc nous résigner à voir dans Bacchis de Samos une femme un peu
vulgaire. Ce n'est pas pour déprécier sa bonté. Au contraire, elle
dut se sacrifier franchement à Plangôn comme une brave fille qui a le
cœur sur la main. Mais on aurait tort d'évoquer, pour l'histoire de
la Poupée et de cette joueuse de flûte, les noms d'Aspasie, de Phrynê
ou de Laïs. Il est vrai que ces grands noms sont bien enveloppés
de fictions. Nous ne saurions oublier qu'elles furent les amies de
Périklès, d'Hypéride, d'Aristippe, de Diogène et de Démosthène.
Pourtant, à en croire Aristophane, la savante Aspasie entretenait dans
sa maison non pas des hétaïres, mais des filles de condition plus vile,
qu'il appelle _pornaï._ Epikratès, dans son _Anti-Laïs,_ montrait
une vieille courtisane devenue oisive et aimant à boire. Phrynê fut
vieille aussi, avec Plangôn et Gnathaina, au témoignage de Timoklès.
Ce ne sont pas là des images gracieuses. Mais il est bien difficile
d'avoir quelque certitude sur tout cela. En effet, un scoliaste du
_Plutus_ et Athénée (XIII, lv) sont en contradiction avec Epikratès.
Ils content la mort tragique de Laïs, encore jeune et belle. Laïs était
née à Hykkares, en Sicile. Les uns disent qu'elle y fut prise, âgée de
sept ans, pendant l'expédition de Nikias, et qu'un Corinthien l'acheta
pour l'envoyer à sa femme; d'autres, que sa mère Timandre fut donnée
au poète dithyrambique Philoxène par Denis le Tyran, vint à Corinthe
avec Philoxène et y fut célèbre, mais que Laïs devint plus fameuse
qu'elle. On connaît d'ailleurs la vie de Laïs à Corinthe. Mais elle
s'éprit d'un certain Euryloque, Aristonikos (ou Pausanias) elle suivit
en Thessalie. D'autres Thessaliens devinrent amoureux d'elle: ils
arrosaient de vin les marches de sa porte. Les femmes thessaliennes,
jalouses, s'indignèrent. Le jour de la fête d'Aphrodite, où les hommes
n'ont point accès au temple, elles se ruèrent sur Laïs et l'écrasèrent
avec les escabeaux en bois du sanctuaire. Ainsi fut tuée, devant sa
déesse, Laïs qui avait introduit à Corinthe le service des hiérodoules,
esclaves sacrées d'Aphrodite. On voit combien toutes ces aventures des
courtisanes sont contradictoires et vagues. Il est malaisé de dégager
nettement leur personnalité parmi tant de confusion. Cependant, les
récits de Machon doivent peindre assez exactement le genre de vie et
l'esprit des femmes qui entouraient Gnathaina. Et nous ne risquons
guère de nous tromper en pensant que Plangôn et Bacchis n'étaient point
très différentes. C'étaient de jolies filles grossières, aux élans
généreux, un peu bestiales, sans doute, comme d'autres qui vivaient
dans le même temps, Kallistô la Truie, Nikô la Chèvre, et Hippè la
Jument.



II


Si Bacchis et Plangôn n'eurent pas l'esprit relevé, elles furent du
moins capables d'abnégation et de tendresse. Elles en avaient eu de
grands exemples. L'hétaïre Leaina, qui fut amoureuse d'Harmôdios, se
laissa mettre à la torture par les bourreaux d'Hippias, et se coupa
la langue, dit-on, afin de ne pas déclarer le nom de son amant parmi
ses cris de douleur. Mais il y a une femme mieux connue et dont
l'histoire fait songer davantage à celle des deux hétaïres de Samos et
de Milet. C'est Théodota, qui fut Ta mie d'Alcibiade. Théodota était
Athénienne, et elle connut Socrate. Xénophon nous fait là-dessus, dans
les _Mémorables_, un précieux récit où il montre très bien ce qu'était
une courtisane grecque de son temps. Quoique Plangôn et Bacchis aient
vécu plus tard, elles ne durent pas être différentes. Le portrait de
Théodota nous servira pour nous les représenter.

Ainsi qu'on l'a vu, la fille d'une hétaïre devenait souvent courtisane
elle-même, aussi bien que les jeunes esclaves de la maison. Il y
avait là une sorte de tradition qui dura près d'un siècle. L'origine
de leurs mœurs était presque divine, et le souvenir religieux les
maintint dans une caste assez uniforme. Diverses traditions prétendent
que ce fut Solon qui les fit venir à Athènes. Mais auparavant elles se
consacraient au service d'Aphrodite dans les cités ioniennes. On avait
élevé des temples d'Aphrodite Hétaïre à Magnésie, à Abydos, à Milet, à
Éphèse, et on y célébrait annuellement sa fête. En Grèce, ces fonctions
sacrées furent établies d'abord à Corinthe où les hétaïres hiérodoules
étaient des esclaves affranchies qui se vouaient au culte de la
déesse. Voilà d'où vint sans doute la grande renommée des courtisanes
corinthiennes. Quant à l'aspect religieux que les hétaïres conservèrent
si longtemps, il devait être extrêmement ancien. Pythagore, qui
fut l'initiateur d'un dogme, semble avoir admiré dès le vie siècle
les hiérodoules de Samos, où on adorait Aphrodite sous deux noms,
«l'Aphrodite des roseaux» et «l'Aphrodite des marécages En effet,
lorsqu'il fit à ses disciples le récit de ses métamorphoses passées,
il prétendit qu'il avait été d'abord Euphorbe, puis Pyrandre, ensuite
Kallikléë, mais que, dans sa quatrième vie, il était apparu sous la
forme d'une courtisane au beau visage, nommée Alkê. Ces souvenirs
sacrés donnèrent aux hétaïres un privilège qu'elles se transmettaient
de mère en fille, d'éducatrice en esclave; et à part les grandes
amoureuses qui allumèrent les guerres ou qui troublèrent la République,
il faut s'attendre à trouver chez la plupart d'entre elles les mêmes
traits de caractère. Or la manière dont Bacchis vécut avec Plangôn et
son amant de Kolophôn ressemble tout à fait à la vie que mena Théodota
auprès d'Alcibiade et de Timandre.

Alcibiade eut toujours infiniment de goût pour les courtisanes.
Le fameux rapt que firent les gens de Mégare de deux filles qui
appartenaient à Aspasie n'était qu'une vengeance dont Alcibiade
était la cause. Il avait fait enlever une courtisane de Mégare,
nommée Simaitha. Mais il ne la garda pas longtemps. Au contraire la
Sicilienne Timandre, mère de Laïs, ne le quitta plus, dès qu'il l'eut
aimée. Une note très brève nous apprend qu'Alcibiade emmenait toujours
avec lui Timandre et Théodota. Elles acceptèrent; comme Plangôn et
Bacchis, un amour en commun. L'Athénienne et la Sicilienne sacrifièrent
toute jalousie à leur amant. Mais la fin de leur histoire fut plus
tragique que celle de la Milésienne et de la fille de Samos. Après la
prise d'Athènes par Lysandre, Alcibiade, redoutant le gouvernement
des Trente, se réfugia en Phrygie, où il se logea dans une maison du
petit bourg de Mélissa. Il y vivait paisiblement entre Timandre et
Théodota. Cependant Lysandre obtint de Pharnabase, satrape de Phrygie,
la promesse qu'il ferait tuer Alcibiade. Une nuit, des soldats barbares
cernèrent la maison. Alcibiade rêvait, dans les bras de Timandre,
qu'elle venait de lui passer une robe de femme, et qu'elle le coiffait
et le fardait. Puis une odeur de fumée Acre l'éveilla. Les barbares
avaient mis le feu aux quatre coins des murs. Alcibiade, à moitié nu,
roula son manteau autour de son bras gauche, et se rua au milieu des
assaillants, l'épée au poing. Ils n'osèrent approcher et l'abattirent
à coups de flèche. Le corps gisait devant la maison fumante. Timandre
et Théodota le soulevèrent, le lavèrent, le roulèrent dans un linceul
et l'ensevelirent de leurs mains. Plutarque attribue cette action à
Timandre; Athénée à Théodota; c'est la preuve qu'elles l'accomplirent
toutes deux. Elles restèrent unies pour honorer leur amant mort. Il
était dangereux de donner la sépulture à ceux qui étaient tués par
ordre politique. Ces deux simples filles bravèrent le danger. On
s'imagine volontiers qu'après de longues années d'amour le jeune homme
de Kolophôn fut couché dans son sarcophage entre les corps aimés de sa
chère Bacchis et de sa chère Plangôn. Il n'y eut rien pour interrompre
leur félicité jusqu'au jour où la Moïre les réclama. Tel ne fut pas
le sort d'Alcibiade. Des mains tendres et chéries l'allongèrent seul
dans sa tombe à Mélissa, et on ne sait ce que devinrent Timandre et
Théodota. Une statue en marbre de Paros marquait encore, au temps
d'Athénée, dans l'humble bourg de Phrygie, leur œuvre de pieux
dévouement et d'amour sans jalousie.

Or cette Théodota, dont le dévouement passa la mort d'Alcibiade,
n'était pas une fille d'intelligence ou d'esprit. Athénée dit que la
forme de sa gorge était parfaite. Xénophon, qui l'avait vue, ne la
décrit point, mais assure que sa beauté excédait toute expression, et
que les peintres venaient la supplier de leur servir de modèle. C'est
ainsi que la curiosité de Socrate fut excitée. Il voulut la voir.
Il la trouva qui posait justement devant un peintre. Sa mère était
assise près d'elle, fort convenablement habillée par ses soins, et il
y avait de jolies servantes dans la chambre. La pauvre fille répondit
à Socrate avec beaucoup de simplicité. Il lui demanda si elle avait
des champs, des revenus, ou des ouvrières. Théodota, surprise, dit que
non. Alors Socrate la pria de lui expliquer de quoi elle payait son
train de maison. «Quand je trouve un ami,» dit bonnement Théodota,
«qui veut bien être gentil, voilà comment je vis.» Aussitôt Socrate
lui démontra qu'il ne fallait point attendre qu'un ami vînt«au vol,
comme une mouche», mais que son artifice devait s'appliquer à chasser
les amis, à les faire tomber dans ses filets, à se refuser pour se
faire désirer, à leur donner faim pour qu'ils eussent envie d'elle.
«Quels artifices,»disait Théodota, «quelle chasse, quels filets, quelle
faim?» Elle ne comprenait rien à toutes ces subtilités. Elle crut que
Socrate lui proposait de lui aider à trouver des amis. Elle l'en pria
ingénument. Elle ne voyait pas qu'elle servait au philosophe de texte à
apologue. «Veux-tu m'aider à chercher des amis?» lui dit-elle.--«Si tu
me le persuades,» répondit Socrate.--«Mais comment faire?»--«Cherche,
et tu trouveras.» Théodota réfléchit. Elle ne put imaginer d'autre
réponse que celle dont elle avait une grande expérience. «Il faut venir
souvent me voir,» lui dit-elle.--«Ah!» répondit Socrate, «c'est que
je ne suis pas très libre; j'ai mes occupations, et puis les affaires
publiques; et puis j'ai des amies, moi aussi, qui ne me permettent de
les quitter ni le jour, ni la nuit, parce que je leur apprends des
philtres et des incantations.» Ici la bonne fille eut l'idée, à sa
manière, de la science du philosophe. «C'est vrai,» dit-elle, «que tu
connais ces choses, Socrate?»--«Mais comment donc penses-tu que je m'y
prendrais pour garder mon ami Apollodore ou Antisthène, ou pour faire
venir de Thèbes Cébès et Simmias? Sois sure que je n'y parviens pas
sans beaucoup de philtres et d'incantations et de torcols magiques.»--
«Alors, prête-moi ton torcol magique pour que je t'attire.»--«Non, je
ne veux pas être attiré, je veux que tu viennes me trouver.»--«Mais je
viendrai bien,»dit la simple Théodota: «seulement me recevras-tu?»--«Je
te recevrai,» dit Socrate, «si je n'ai pas là dedans quelque amie plus
chère.»

La pauvre Théodota dut être bien mystifiée. Elle crut assurément que
Socrate avait chez lui une courtisane plus jolie qu'elle. Elle ne
sut point que Socrate parlait de son âme. Et le railleur impitoyable
n'essaya pas de la détromper. Quelquefois Socrate s'amusait à faire
jaillir l'idée divine qu'il croyait innée aux plus ignorants. On voit
dans le _Ménon_ comment il prétendait avoir fait démontrer à un esclave
qui ne savait rien le théorème du carré de l'hypoténuse. Mais il quitta
la courtisane sans lui avoir révélé l'idée de l'amour. Peut-être il
vit que c'était inutile. Théodota la connaissait par instinct bien
mieux que Socrate par dialectique. Elle n'eut besoin d'aucun artifice
pour rester fidèle à Alcibiade et à sa dépouille. Toutes les subtilités
du moraliste n'auraient pu lui apprendre à rouler tendrement dans un
linceul le corps sanglant de son ami. Elles n'auraient point appris
davantage à Bacchis qu'il fallait sacrifier son beau collier d'or
à une rivale pour que le jeune homme de Kolophôn ne mourut pas de
douleur. Car Bacchis et Plangôn durent être semblables à Théodota.
Élevées grossièrement, n'ayant pas l'esprit plus raffiné que cette
simple fille, elles furent bonnes comme elle, et comprirent l'amour de
même. Elles sont plus touchantes dans cette innocence que la savante
politicienne Aspasie.


[Footnote 1: Cet Archiloque ne peut pas être le célèbre auteur des
_Iambes,_ qui vivait au commencement du VIIe siècle--ou on doit
comprendre que les Ioniens du temps de Plangôn lui appliquèrent un
ancien distique.]



V


SAINT JULIEN L'HOSPITALIER


On ne connaît ni le pays de Julien ni le temps où il vivait. Jacques
de Voragine fixe sa fête au 27 janvier, tandis que d'ordinaire on la
célèbre le 20; mais en Italie, en Sicile et en Belgique, elle tombe le
12 février, près de Barcelone, le 28 août.

Ferrarius, dans le catalogue des saints d'Italie, affirme qu'on honore
saint Julien dans le diocèse d'Aquilée, en Istrie; Domeneccus, dans
_l'Histoire des saints de Catalogne_, cite la vénération qu'on a pour
lui au bourg de Del Fou, qui fait partie du diocèse de Barcelone;
en Belgique, les hôpitaux étaient placés sous son invocation, et on
l'adorait pareillement à la bonne _Landgraefin_ sainte Élisabeth; enfin
on a imaginé qu'il aurait pu vivre chez les Carnes, en Vénétie, parce
que les fleuves y sont tumultueux et dangereux au passage.

Maurolycus rapporte qu'on le représentait en Sicile sous les vêtements
et l'attirail d'un chasseur; tandis qu'en Belgique les peintres en
faisaient un chevalier ou un seigneur, avec une petite barque à la main
et un cerf à son côté; on trouve enfin son histoire, «telle a peu près»
que l'écrivit Flaubert, sur un vitrail de la cathédrale de Rouen.

La vie de Julien a été recueillie dans la Légende Dorée, par Jacques de
Voragine, évêque de Gênes (mort en 1298), et c'est le même texte, sauf
d'insignifiantes variations, qu'on pouvait lire dans saint Antonin et
dans le _Spéculum historiale_ de Vincent de Beauvais (mort vers 1264).
Nous n'avons pas d'autres documents sur saint Julien; et la diversité
de ses insignes et de ses fêtes ne permet pas de conjectures sur sa
patrie, sur le siècle où il vécut, sur la noblesse de sa race. La
tradition religieuse, pour lui, est brève et obscure.

Voici la légende, telle qu'on la trouve dans saint Antonin:


Vie de saint Julien l'Hospitalier tirée de saint Antonin


Un jour que Julien allait à la chasse, étant jeune homme et noble, il
rencontra un cerf et se mit à le poursuivre.

Soudain le cerf se retourna vers lui et dit:--Pourquoi me poursuis-tu,
toi qui seras meurtrier de ton père et de ta mère?

A ces paroles, Julien fut frappé de stupeur. Et afin qu'il ne lui
arrivât pas ce que le cerf avait prédit, il s'enfuit et abandonna tout.
Il alla vers une région très lointaine, où il s'attacha au service d'un
prince. Là il se conduisit avec tant de vaillance à la guerre et au
palais que le prince le fit chevalier et lui donna pour femme une noble
veuve châtelaine, qui lui apporta son château en dot.

Cependant les parents de Julien, éplorés d'amour pour leur fils,
erraient, vagabonds, à sa recherche. Ils parvinrent enfin au château
fort que commandait Julien. Mais Julien se trouvait absent. Sa femme
les vit et leur demanda qui ils étaient. Et eux lui racontèrent ce qui
était arrivé à leur fils et comment ils voyageaient pour le chercher.
Alors elle comprit que c'étaient les parents de Julien, d'autant que
son mari lui avait souvent dit les mêmes choses. Et elle les reçut avec
honneur et leur donna sa propre couche pour s'y reposer, et se fit
préparer un autre lit. Le matin venu, la châtelaine alla à l'église,
laissant dormir dans son lit les parents de Julien, lassés. Cependant
Julien, rentrant chez lui, et, pénétrant dans la chambre nuptiale afin
de réveiller sa femme, y trouva ses parents qui dormaient. Mais il ne
savait pas que c'étaient ses parents: et ayant soupçonné tout d'un coup
que sa femme était couchée là avec un amant, il tira silencieusement
son glaive et les égorgea tous deux.

Puis il sortit du château et rencontra sa femme qui revenait de
l'église. Et il lui demanda qui étaient ces gens qu'il avait trouvés
dans son lit. Elle lui dit que c'étaient ses parents qui très
doucement le cherchaient et qu'elle avait avec grand honneur reçus dans
sa propre chambre.

Alors Julien manqua de se pâmer et commença à pleurer très amèrement,
disant: «Malheur à moi, qui viens d'égorger mes très doux parents!
Que ferai-je? Voici qu'elle est accomplie, la parole du cerf; et j'ai
trouvé ici le crime dont la peur m'a fait fuir ma maison et ma patrie.
Adieu donc, ma très douce sœur; car je ne prendrai plus de repos que je
ne sache si Dieu a agréé mon repentir.»

Et la femme de Julien lui dit: «Oh! non, mon très doux frère, je ne
t'abandonnerai pas; mais puisque j'ai pris ma part de tes joies, je
prendrai ma part de tes douleurs et de ta pénitence.»

Ils quittèrent le pays. Près d'un grand fleuve très périlleux à
traverser, ils construisirent un grand hôpital. Et là ils restèrent
leur temps de pénitence, et ils servaient de passeurs à ceux qui
voulaient traverser le fleuve, et ils donnaient l'hospitalité aux
pauvres.

Et beaucoup de temps après, une nuit que Julien, lassé, reposait (la
gelée dehors était intense), il entendit une voix qui pleurait et se
lamentait et criait: «Julien! Fais-moi passer le fleuve!» Julien,
réveillé, se leva et trouva un homme qui déjà défaillait de froid.
Il le porta dans sa maison, alluma du feu pour le réchauffer, et le
fit coucher dans son lit, sous ses propres couvertures. Et un peu
après, celui qui avait paru d'abord si faible et comme lépreux devint
rayonnant et s'éleva vers le ciel. Et il dit à son hôte:

--Julien, le Seigneur m'a envoyé vers toi pour te montrer qu'il a
accepté ta pénitence (c'était un ange du Seigneur) et dans peu de temps
vous reposerez tous deux dans le Seigneur.

Et ainsi il disparut.

Et peu de temps après, Julien et sa femme, pleins d'aumônes et de
bonnes œuvres, rendirent leurs âmes au Seigneur.

       *       *       *       *       *

Telle est la vie de saint Julien consacrée par la religion. Petrus, _De
natalibus,_ liv. III, c. 116, ajoute:

«Et parce qu'il fut l'hôte des pauvres et des pèlerins, les voyageurs
l'invoquent pour trouver bon gîte sous le nom de Julien l'Hospitalier.»

Et saint Antonin:

«On récite donc en son honneur le _Notre Père_ ou une autre oraison
quand on demande bon gîte et protection contre les périls.» C'est
l'oraison de saint Julien. On la récitait ordinairement au temps de
Boccace, ainsi qu'il apparaît d'un conte équivoque du _Decamerone_ que
La Fontaine a imité.



II


La tradition religieuse ne nous donne rien de précis sur Julien
l'Hospitalier. Ce n'est pas un saint martyr. Ce n'est pas un saint
local, et nous ignorons près de quel fleuve dangereux il put construire
son hôpital. Car l'invention de Ferrarius, où il suppose que peut-être
Julien aurait vécu en Vénétie parmi les Carnes, est réfutée parles
Bollandistes. Et si on l'a adoré en Belgique, en Istrie, en Sicile
et en Catalogne, il ne paraît pas qu'aucun récit affirme sa présence
en ces pays. Tantôt il est peint comme un chasseur, tantôt comme un
passeur de rivière, tantôt avec le cerf qui lui annonça son crime.
Il ne faut pas s'attacher davantage aux termes de _Chevalier_, de
_Château fort_ et de _Châtelaine_, qui nous fixent tout au plus la date
approximative à laquelle son histoire fut rédigée. S'il avait vécu près
de l'époque de saint Antonin ou de Vincent de Beauvais, dans le temps
ou la féodalité était établie, nous saurions son pays et le nom du
prince au service duquel il entra.

Mais les vies des saints ont été composées souvent avec des éléments
étrangers à l'hagiographie. La légende des saints Barlaam et Josaphat,
qui figure avec celle de Julien dans le _Spéculum historiale_ de
Vincent de Beauvais et dans la _Legenda Aurea_ de Jacques de Voragine,
est l'adaptation de la vie de Siddârtha, ou de Bouddha, ainsi qu'il a
été reconnu par Laboulaye, Liebrecht, Max Müller et Yule. M. Amélineau
a pu extraire de l'hagiographie copte deux volumes de contes chrétiens
d'Égypte. Les histoires populaires qui servaient à Aristophane se
retrouvent encore partiellement dans les vies des saints russes.

Si on examine à ce point de vue la légende de Julien, on y reconnaît
aussitôt les caractères déterminants d'un conte populaire. Le thème
général est l'histoire d'un homme qui accomplit par destinée un
meurtre involontaire, et dans ce thème général sont compris trois
thèmes épisodiques: un oracle est prononcé par un animal; le héros est
condamné, en expiation de son crime, à devenir passeur sur une rivière;
un ange vient éprouver sa charité sous la forme d'un pauvre ou d'un
lépreux.

On sait que l'idée générale d'un conte populaire est exprimée par
différents thèmes épisodiques qui varient et se combinent diversement
suivant les temps, les nations ou les provinces.

Or, parmi les contes populaires que nous connaissons, aucun ne
reproduit la combinaison de thèmes qui se trouve dans l'histoire de
Julien. Mais il arrive souvent qu'un conte emprunte des thèmes à un
conte qui appartient à un autre cycle. M. Cosquin en a donné des
exemples dans sa belle étude du _folklore_ de Lorraine.

Il suffira donc de comparer les épisodes de l'histoire de Julien à
d'autres épisodes recueillis parmi les cycles du _folklore_ pour
s'assurer de l'origine populaire de cette admirable légende. Peut-être
trouvera-t-on plus tard dans la littérature orale une construction
où les épisodes du conte seront disposés dans le même ordre. Et
comme l'histoire de Julien devait être fort ancienne déjà, puisque
son origine était oubliée lorsqu'elle entra, au XIIIe siècle, dans
le _Spéculum historiale,_ on peut imaginer qu'elle représente pour
nous un type archaïque dont les éléments ont été plus tard démembrés.
Elle faisait sans doute partie d'un cycle d'autres contes analogues.
Enclavée dans la littérature religieuse, c'est Tunique variante qui
nous reste.

Le thème général du conte est absolument identique aux thèmes de
l'histoire d'Œdipe, du prince Agib, du troisième calandar des _Mille
et une Nuits_, et de la _Belle au Bois dormant_. Œdipe est contraint
par un oracle à tuer son père Laïos; on l'expose; on l'écarte du pays;
malgré toutes les précautions, il accomplit la prédiction à son insu.
Les astrologues ont annoncé au père d'un jeune homme que son fils
serait assassiné à l'âge de quinze ans par le prince Agib. Le vieillard
fait enfermer son enfant dans un souterrain, au milieu d'une île.
Agib aborde dans l'île, découvre la cachette, devient l'ami du jeune
homme; et, à l'heure assignée, le cinquantième jour, au moment où il va
prendre un couteau pour découper un melon au sucre, son pied glisse,
et il frappe l'enfant au cœur. Enfin, dans le conte de Perrault, une
fée prédit que la petite princesse se percera la main d'un fuseau, et
qu'il y aura de cruelles conséquences. Le roi interdit de filer dans
son royaume. Pourtant, la belle trouve une vieille femme au rouet, dans
un donjon, joue avec le fuseau, se blesse, et l'oracle s'accomplit
fatalement. C'est la forme affaiblie du même thème de _folklore:_ et
on se souvient que la première fée annonce que la belle mourra de sa
blessure.

Dans l'histoire de Julien, l'oracle est prononcé par un animal et c'est
la caractéristique du premier épisode. Ici les rapprochements seraient
innombrables et oiseux. C'est l'inverse du thème que les folkloristes
ont coutume d'appeler le «thème des animaux reconnaissants». Nous
sentons bien que l'histoire de Julien est mutilée à cet endroit, sous
sa forme primitive. On ne nous dit point que Julien commit une mauvaise
action en allant à la chasse. Au contraire, le texte sacré explique:
_cum Julianus quâdam die venationi insisteret, ut juvenis et nobilis._
Le cerf ne se plaint pas. Il se retourne simplement, et dit: _Tu me
sequeris, qui patris et matris tuæ occisor eris?_

Il faut donc supposer--puisque la cruauté de Julien ne saurait être
mise en cause--que dans le type archaïque du conte le cerf était un
homme métamorphosé. Car telle est l'apparence de tous les animaux qui
font de semblables prédictions dans les contes populaires. Et on trouve
là probablement l'influence d'une tradition indoue et de nombreux
apologues religieux qui illustrent la doctrine de la métempsychose.

Après l'oracle, Julien se cache et s'enfuit, pour échapper au destin.
C'est l'épisode des précautions; qu'on retrouve avec des variantes dans
les contes grec, arabe et français.

L'oracle s'accomplit et Julien devient, par pénitence, passeur sur
une rivière. Nous reconnaissons là un épisode que nous retrouvons non
seulement dans la légende de saint Christophe, mais encore dans un
conte recueilli par les frères Grimm, _le Diable aux trois cheveux
d'or_. Le héros du conte trouve sur son chemin une grosse rivière
qu'il lui faut traverser. Le passeur lui explique qu'il est contraint
de mener incessamment sa barque de l'un à l'autre bord et le supplie
de vouloir bien le délivrer. Le héros fait interroger à ce sujet le
diable. La réponse, c'est qu'il suffira au passeur de placer sa gaffe
dans la main de son premier passager: alors il sera libre, et l'autre
sera damné à son tour. Grâce aux péripéties du conte, le premier
passager se trouve être un méchant roi. Le passeur fait ainsi qu'on lui
a dit; et «désormais, dit le conte, le roi est passeur sur la rivière
en punition de ses péchés».

Quant à la légende de saint Christophe, elle est formée d'éléments si
semblables à ceux dont fut composée celle de Julien qu'il faut citer
toute la partie commune. Voici l'admirable traduction de frère Jehan du
Vignay, publiée en 1554.

«L'hermite dit à Christofle:

--Sçais-tu tel fleuve?

Et Christofle lui dist:

--Moult de gens y passent qui y périssent.

Et l'hermite lui dist:

--Tu es de noble stature et fort vertueux; se tu demouroys delez ce
fleuve et passoys tous les gens, ce seroit moult aggreable chose
à Dieu. Et i'ay esperance à celluy que tu convoites servir qu'il
s'apparoistra à toy.

Et Christofle luy dit:

--Certes ce service puis-ie bien faire, et si te promets que ie le
feray.

Adonc s'en alla Christofle à ce fleuve et feit là un habitacle pour
luy; et portoit une grande perche en lieu de baston et s'apuyoit en
l'eaue d'icelle, et portoit oultre toutes gens sans cesser et là fut
plusieurs iours.

Et si comme il se dormoit en sa maisonnette, il ouït la voix d'un
enfant qui l'appelloit et disoit:

--Christofle, viens hors, et me porte oultre.

Et lors s'esveilla, et il yssit hors, mais ne trouva âme. Et quant il
fut en la maison, il ouyt arriéré une mesme voix et courut hors et ne
trouva nul. Tiercement il fut appelé et vint là; si trouva un enfant
delez la rive du fleuve qui luy pria doulcement qu'il le portast outre
l'eaue. Et lors Christofle leva l'enfant sur ses espaules et print son
baston et entra au fleuve pour le passer oultre; et l'eaue s'enfla
petit à petit, et l'enfant pesoit griefvement comme plomb. Et tant
comme il alloit plus avant, de tant croissoit plus l'eaue et l'enfant
pesoit de plus en plus sur ses espaules, si que Christofle avoit moult
grans angoisses, et se doubtoit fort de noyer. Et quant il fut eschappé
à grand'peine et il fut passé oultre, il mit l'enfant sur la rive et
lui dist:

--Enfant, tu m'as mis en grant péril et pesois tant que si i'eusse eu
tout le monde sur moy, ie ne sentisse à peine greigneur faix.

Et l'enfant respondit:

--Christofle, ne te esmerveille pas: car tu n'as pas seulement eu tout
le monde sur toy--mais celluy qui créa tout le monde tu as porté sur
tes espaules. Je suis Christ ton roy à qui tu sers en ceste œuvre. Et
affin que tu saches que ie dis vray, quand tu seras passé, fische ton
baston en terre delez la maisonnette, et tu verras demain qu'il portera
fleur et fruictz.

Et tantost il se esvanouit de ses yeulx.

Lors Christofle alla et fischa son baston en terre, et quand il se leva
au matin, il le trouva ainsi comme un palmier, portant fueilles et
fruict.»

       *       *       *       *       *

C'est là essentiellement la même combinaison thématique que dans la
seconde partie de l'histoire de Julien. Mais l'épisode du passeur y
est joint à l'épisode de l'inconnu qui se trouve être un ange ou le
Seigneur. Dans les _Contes populaires de la Gascogne_, l'épisode du
pauvre ressemble vivement à la variante de l'histoire de Julien[1].

C'est un fils de roi qui cherche l'épée de saint Pierre.

«A minuit il s'arrête tout proche d'une rivière. Au bord de l'eau
grelottait un vieux pauvre à barbe grise.

--Bonsoir, pauvre. Mauvais temps pour voyager. Tu grelottes. Tiens:
bois un coup à ma gourde, cela te réchauffera.

Le vieux pauvre but un coup à la gourde, et ne grelotta plus.

--Merci, mon ami. Maintenant porte-moi de l'autre côté de l'eau.

--Avec plaisir, pauvre. Monte sur mon dos et tiens-toi ferme. Jésus! tu
ne pèses pas plus qu'une plume.

--Patience, je pèserai davantage au milieu de l'eau.

--C'est vrai. Jésus! tu m'écrases!

--Patience, sur l'autre bord je ne pèserai pas plus qu'une plume.

--C'est vrai. Tiens, pauvre, te voilà passé. Bois encore un coup à ma
gourde et que le bon Dieu te conduise!

--Jeune homme, je ne suis pas un pauvre, je suis saint Pierre. Jeune
homme, tu m'as fait un grand service. Je te paierai selon mon
pouvoir...»

Dans un autre conte de la même collection[2], la belle Madeleine
rencontre trois vieux pauvres au bord d'une rivière, elle les passe
sur son dos. Puis les trois vieux pauvres se trouvent être saint Jean,
saint Pierre et le bon Dieu. Ils promettent à là belle Madeleine de
récompenser sa charité.

Malheureusement, pour ces deux derniers exemples, nous nous trouvons
dans une grande incertitude. Il est impossible d'assurer que les deux
contes de Gascogne n'ont pas été influencés par l'hagiographie. C'est
peut-être là tout simplement une variante de la légende de saint
Christophe, redevenue populaire. Il ne faut pas omettre de remarquer
pourtant que saint Christophe lui-même n'a d'existence qu'en vertu de
cet épisode de sa légende, puisque son nom est Χριστόφορος;--celui qui
porte le Christ. C'est là une forte présomption pour croire que ce
personnage a été véritablement créé dans le domaine du _folklore_.

Et l'histoire de Julien n'a sans doute point d'autre origine. Gustave
Flaubert, qui en fit un conte si riche, la recueillit à peine
entrouverte, comme une timide fleur du peuple. C'est une églantine
sauvage près de la somptueuse chair de velours d'une rose cultivée. Il
faut se pencher très bas pour ne pas perdre son parfum. Elle naquit
parmi d'autres contes qui ne sont pas chrétiens, où les bêtes et les
prêtres prononcent des oracles, où les fils de rois sont enfermés
dans des tours solitaires pour échapper aux prédictions, où les
héros criminels sont condamnés à passer éternellement les voyageurs
sur des rivières tumultueuses, où les pauvres et les lépreux sont
reconnaissants et divins. Elle est si lointaine et si humble que tout y
est incertain.



III


«Et voilà l'histoire de saint Julien l'Hospitalier, dit Gustave
Flaubert, telle à peu près qu'on la trouve sur un vitrail d'église,
dans mon pays.»

C'est un vitrail de la cathédrale de Rouen, et M. Langlois en a publié
un dessin dans ses collections. Lorsque Flaubert donna la _Légende
de Saint Julien_ à son éditeur, il lui écrivit pour lui demander de
reproduire à la fin du livre la pieuse composition normande. Mais il
avait peu d'estime pour le vitrail de Rouen, Il voulait faire admirer
au lecteur l'extraordinaire différence qu'on trouve entre le conte orné
splendidement et la naïve image provinciale. L'éditeur ne put réaliser
le désir de Flaubert. Aujourd'hui encore, nous avons peine à imaginer
la miraculeuse transformation d'art et de style qui habilla de pourpre
et d'or ces simples figures, qui suspendit à des parois de palais les
sanglantes tapisseries de chasses et de batailles, qui fit d'un lépreux
aux lèvres bleuâtres un saint aux yeux d'étoiles, dont les narines
soufflaient l'odeur de la rose.

       *       *       *       *       *

Il faut lire le conte de Julien dans la _Légende dorée_ pour apprécier
le génie de transformation de Gustave Flaubert.

Julien, clans le récit du _folklore_, n'a aucun caractère personnel.
C'est un homme soumis au destin, et qui n'est point coupable. Il
n'éprouve pas l'impérieux besoin de solitude de ceux qui ont l'âme
criminelle. Voilà pourquoi il accepte de partager la pénitence avec
sa femme, «sa très douce sœur,» qui ne l'abandonne pas et qui meurt
saintement avec lui. Julien, dans le conte de Flaubert, se présente
devant sa femme après le meurtre: «Et d'une voix différente de la
sienne, il lui commanda premièrement de ne pas lui répondre, de ne pas
l'approcher, de ne plus même le regarder.» Seul, il subit un châtiment
qui n'est pas immérité.

Car Julien, ainsi que l'a conçu Flaubert, a la passion voluptueuse
du sang. Elle le saisit tout jeune. Il commence par le meurtre d'une
souris pendant la messe. «Chaque dimanche il l'attendait, en était
importuné, _fut pris de haine contre elle et résolut de s'en défaire_.»
Il l'épie, une baguette à la main. «Il frappa un coup léger, et demeura
stupéfait devant ce petit corps qui ne bougeait plus.»

Un peu plus tard, Julien tue un pigeon à coups de pierres. «Le pigeon,
les ailes cassées, palpitait, suspendu aux branches d'un troène. _La
persistance de la vie irrita l'enfant_. Il se mit à l'étrangler, et les
convulsions de l'oiseau _faisaient battre son cœur_, l'emplissaient
d'une _joie tumultueuse et sauvage_. Au dernier raidissement, il se
_sentit défaillir_.»

Dès lors l'amour de tuer s'élève en lui. Il a une sorte de foi
destructrice. Il touche véritablement au mystère sacré qui fera de lui
un saint; car la destruction et la création ne sont-elles point sœurs?
Hanté par les spectres de ses victimes, il ira jusqu'au meurtre le plus
affreux. C'est un assassinat involontaire. Et cependant il y a une
seconde où il se dit: «Si je le voulais pourtant!--Et il avait peur que
le diable ne lui en inspirât l'envie.»

L'oracle du cerf devient ici une punition prononcée avec une autorité
terrible:

«Le prodigieux animal s'arrêta; et les yeux flamboyants, solennels
comme un patriarche et comme un justicier, pendant qu'une cloche au
loin tintait, il répéta trois fois:

«Maudit! maudit! maudit! Un jour, _cœur féroce_, tu assassineras ton
père et ta mère!»

Le conte de Flaubert est plein d'apparitions. Les pauvres victimes
muettes viennent reprocher à Julien sa voluptueuse cruauté. On croirait
que Flaubert est allé puiser aux sources mêmes de la légende l'horreur
sacrée du meurtre des animaux.

       *       *       *       *       *

De même que l'âme de Julien a été faite humaine, le décor du conte
s'est précisé. Julien vit en fils de seigneur dans un château à
quatre tours avec des toits pointus recouverts d'écailles de plomb.
Son père est «toujours enveloppé d'une pelisse de renard»; quant à
sa mère, «les cornes de son hennin frôlaient le linteau des portes».
Nous sommes à une époque imprécise, mais entre le Xe et le XVe
siècle. Le Prince de la légende devient «empereur d'Occitanie». La
Châtelaine a de grands yeux noirs qui «brillaient comme deux lampes
très douces. Un sourire charmant écartait ses lèvres. Les anneaux de
sa chevelure s'accrochaient aux pierreries de sa robe entr'ouverte,
et sous la transparence de sa tunique, on devinait la jeunesse du
corps». Le Château qu'elle apporte en dot à Julien «était un palais
de marbre blanc, bâti à la moresque, sur un promontoire, dans un
bois d'orangers... Les chambres, pleines de crépuscule, se trouvaient
éclairées par les incrustations des murailles. De hautes colonnettes,
minces comme des roseaux, supportaient la voûte des coupoles, décorées
de reliefs imitant les stalactites des grottes. Il y avait des jets
d'eau dans les salles, des mosaïques dans les cours, des cloisons
festonnées, mille délicatesses d'architecture, et partout un tel
silence que l'on entendait le frôlement d'une écharpe ou l'écho d'un
soupir.» Flaubert nous décrit tous les chiens de la meute de Julien,
les bêtes qu'il chassait, la manière dont il «volait le héron, le
milan, la corneille et le vautour». Au lieu que saint Antonin nous dit
qu'il «se conduit avec vaillance à la guerre», nous apprenons ici qu'il
combat «les templiers de Jérusalem, le suréna des Parthes, le négud
d'Abyssinie et l'empereur de Calicut, les Scandinaves, des Nègres, des
Indiens, des Troglodytes», et que «c'est lui, et pas un autre, qui
assomma la guivre de Milan et le dragon d'Oberbirbach».

A l'aide de ces moyens, Flaubert nous transporte parmi le luxe fabuleux
du monde de la chevalerie. Cependant il n'oublie jamais que l'histoire
de Julien est un conte populaire. Il y a introduit des épisodes
empruntés à des contes semblables.

L'aventure qui arrive à Julien avec une épée sarrasine est toute
pareille à celle du prince Agib, qui fait tomber un couteau pointu
d'une haute étagère.

«Son père, le voulant réjouir, lui fit cadeau d'une grande épée
sarrasine.

«Elle était au haut d'un pilier, dans une panoplie. Pour l'atteindre,
il fallut une échelle. Julien y monta. L'épée trop lourde lui échappa
des doigts, et en tombant frôla le bon seigneur de si près que
sa houppelande en fut coupée. Julien crut avoir tué son père, et
s'évanouit.»

       *       *       *       *       *

De même que les pauvres des _Contes de Gascogne_, le Lépreux a une
extraordinaire lourdeur:

«Dès qu'il entra dans la barque, elle enfonça prodigieusement, écrasée
par son poids; une secousse la remonta, et Julien se mit à ramer.»

La gradation des demandes du misérable est triple, ainsi que dans
le _folklore_; J'ai faim, j'ai soif, j'ai froid! Et il y a comme un
vague souvenir de la cruauté du Loup dans le _Petit Chaperon ronge_,
sous l'insistance du Lépreux: «Viens près de moi... Déshabille-toi...
Réchauffe-moi; pas avec tes mains--non--toute ta personne.»

       *       *       *       *       *

Ainsi Gustave Flaubert a réussi à fondre et à unir dans un miraculeux
émail littéraire tout l'appareil de la chevalerie avec le plus simple
des contes pieux du peuple. Et parmi cette éblouissante fusion, nous
voyons se dessiner les attitudes d'un Julien cruellement passionné,
dont l'âme est tout près de la nôtre. C'est ainsi que les nobles poètes
de l'âge d'Élisabeth créaient avec les ballades des pauvres gens de
la campagne les héros que nous admirons dans leurs drames. Une des
gloires de Flaubert sera d'avoir senti si vivement que la grande
force de création vient de l'imagination obscure des peuples et que
les chefs-d'œuvre naissent de la collaboration d'un génie avec une
descendance d'anonymes.


[Footnote 1: J.-F. BLADÉ, _Contes pop. de la Gascojne_, I, 6.]

[Footnote 2: J.-F. BLADÉ, _Contes pop. de la Gascojne,_ II, iii; 3.]



VI


LA TERREUR ET LA PITIÉ


La vie humaine est d'abord intéressante pour elle-même; mais, si
l'artiste ne veut pas représenter une abstraction, il faut qu'il la
place dans son milieu. L'organisme conscient a des racines personnelles
profondes; mais la société a développé en lui tant de fonctions
hétérogènes qu'on ne saurait trancher ces milliers de suçoirs par où
il se nourrit sans le faire mourir. Il y a un instinct égoïste de la
conservation de l'individu; il y a aussi le besoin des autres êtres,
parmi lesquels l'individu se meut.

Le cœur de l'homme est double; l'égoïsme y balance la charité; la
personne y est le contre-poids des masses; la conservation de l'être
compte avec le sacrifice aux autres; les pôles du cœur sont au fond du
moi et au fond de l'humanité.

Ainsi l'âme va d'un extrême à l'autre, de l'expansion de sa propre vie
à l'expansion de la vie de tous. Mais il y a une route à faire pour
arriver à la pitié, et voici comment on pourrait en marquer les étapes.

L'égoïsme vital éprouve des craintes personnelles: c'est le sentiment
que nous appelons TERREUR. Le jour où la personne se représente, chez
les autres êtres, les craintes dont elle souffre, elle est parvenue à
concevoir exactement ses relations sociales.

Or, la marche de l'âme est lente et difficile, pour aller de la terreur
à la pitié.

Cette terreur est d'abord extérieure à l'homme. Elle naît de causes
surnaturelles, de la croyance aux puissances magiques, de la foi au
destin que les anciens ont si magnifiquement représentée; mais une
rencontre fortuite d'accidents réels peut exciter une terreur intense
causée par des circonstances indépendantes de l'homme.

La terreur est intérieure à l'homme, bien que déterminée encore par
des causes qui ne dépendent pas de nous, dans la folie, la double
personnalité, la suggestion; mais elle peut être provoquée par
l'homme lui-même, et par sa recherche de sensations--que ce soit la
quintessence de l'amour, de la littérature, ou de l'étrangeté qui le
conduise à l'au-delà.

Quand la vie intérieure l'a mené jusqu'au néant de ces excitations,
il considère les choses terribles avec une certaine ironie, mais
où l'énervement se traduit encore par une excessive acuité de
sensations. La placidité béate de l'existence s'oppose vivement dans
son esprit à l'influence des terreurs provoquées, extérieures, ou
surnaturelles,--mais cette existence matérielle ne semble pas le
dernier but de l'activité humaine et on peut encore y être troublé par
la superstition.

A cet extrême, l'homme entrevoit le terme inférieur de la terreur,
pénètre dans l'autre moitié de son cœur, essaye de se représenter dans
les autres êtres la misère, la souffrance et la crainte, chasse de lui
toutes terreurs humaines ou surhumaines pour ne plus connaître que la
pitié.

Or, toutes les terreurs que l'homme a pu éprouver, la longue série des
criminels les a reproduites d'âge en âge jusqu'à nos jours. Les actions
des simples et des gueux sont des effets de la terreur et répandent la
terreur. La superstition et la magie, la soif de l'or, la recherche
de la sensation, la vie brutale et inconsciente, autant de causes des
crimes qui mènent à la vision de l'échafaud futur, ou à l'échafaud
lui-même, avec son horrible réalité.

L'homme devient pitoyable, après avoir ressenti toutes les terreurs,
après les avoir rendues concrètes en les incarnant dans ces pauvres
êtres qui en souffrent.

On a pitié de cette misère, et on tente de recréer la société, d'en
bannir toutes les terreurs par la Terreur, de faire un monde neuf où
il n'y ait plus ni pauvres, ni gueux. L'incendie devient mathématique,
l'explosion raisonnée, la guillotine volante. On tue pour le principe;
sorte d'homéopathie du meurtre. Le ciel noir est plein d'étoiles
rouges. La fin de la nuit sera une aurore sanglante.

Tout cela serait bon, serait juste, si l'extrême terreur n'entraînait
autre chose; si la pitié présente de ce qu'on supprime n'était plus
forte que la pitié future de ce qu'on veut créer; si le regard d'un
enfant ne faisait chanceler les meurtriers des générations d'hommes; si
le cœur n'était double, enfin, même dans les poitrines des ouvriers de
la terreur future.

Ainsi est atteint le but et nous sommes venus par le chemin du cœur
et par le chemin de l'histoire de la terreur à la pitié; nous avons
compris que les événements du monde extérieur peuvent être parallèles
aux émotions du monde intérieur; nous avons pressenti que dans une
seconde de vie intense nous revivons virtuellement et actuellement
l'univers.



II


Les anciens ont saisi le double rôle de la terreur et de la pitié dans
la vie humaine. L'intérêt des autres passions semblait inférieur,
tandis que ces deux émotions extrêmes emplissaient Pâme entière. L'âme
devait être en quelque manière une harmonie, une chose symétrique
et équilibrée. Il ne fallait pas la laisser en état de trouble; on
cherchait à balancer la terreur par la pitié. L'une de ces passions
chassait l'autre, et Pâme redevenait calme; le spectateur sortait
satisfait. Il n'y avait pas de moralité dans l'art; il y avait à faire
l'équilibre dans Pâme. Le cœur, sous l'empire d'une seule émotion, eût
été trop peu artistique à leurs yeux.

La purgation des passions, ainsi que l'entendait Aristote, cette
purification de Pâme, n'était peut-être que le calme ramené dans un
cœur palpitant. Car il n'y avait dans le drame que deux passions,
la terreur et la pitié, qui devaient se faire contre-poids, et leur
développement intéressait l'artiste à un point de vue bien différent du
nôtre. Le spectacle que cherchait le poète n'était pas sur la scène,
mais dans la salle. Il se préoccupait moins de l'émotion éprouvée par
l'acteur que de ce que sa représentation soulevait dans le spectateur.
Les personnages étaient vraiment de gigantesques marionnettes
terrifiantes ou pitoyables. On ne raisonnait pas sur la description des
causes, mais on percevait l'intensité des effets.

Or, les spectateurs n'éprouvaient que les deux sentiments extrêmes
qui emplissent le cœur. L'égoïsme menacé leur donnait la terreur; la
souffrance partagée leur donnait la pitié. Ce n'était pas la fatalité
dans l'histoire d'Œdipe ou des Atrides qui occupait le poète, mais
l'impression de cette fatalité sur la foule.

Le jour où Euripide analysa l'amour sur la scène, ou put l'accuser
d'immoralité; car on ne lui reprochait pas le développement de la
passion chez ses personnages, mais celle qui pourrait se développer
chez ceux qui les voyaient.

On aurait pu concevoir l'amour comme un mélange de ces deux passions
extrêmes qui se partageaient le théâtre. Car il y a en lui de
l'admiration, de l'attendrissement et du sacrifice, un sentiment du
sublime qui participe de la terreur, une commisération délicate, et
un désintéressement suprême qui viennent de la pitié; si bien que
peut-être les deux moitiés de l'amour se joignent avec une force
supérieure là où d'un côté il y a l'admiration la plus effrayée, où de
l'autre il y a la pitié qui se sacrifie le plus sincèrement.

Ainsi, l'amour perd son égoïsme exclusif qui fait des amants deux
centres d'attraction tour à tour: car l'amant doit être tout pour son
amante, comme l'amante doit être tout pour son amant. Il est devenu
l'alliance la plus noble d'un cœur plein de sublime avec un cœur plein
de désintéressement. Les femmes ne sont plus Phèdre ni Chimène, mais
Desdémone, Imogène, Miranda, ou Alceste.

L'amour a sa place entre la terreur et la pitié. Sa représentation est
le plus délicat passage d'une de ces passions à l'autre; et elle les
soulève toutes deux dans le spectateur, dont l'âme prend ainsi plus
d'intérêt que celle du personnage qui joue.

L'analyse des passions dans la description des héros ou dans le rôle
des acteurs est déjà une pénétration de l'art par la critique. L'examen
que la personne représentée fait d'elle-même provoque un examen imité
chez le spectateur. Il perd la sincérité de ses impressions; il
ratiocine, discute, compare; les femmes cherchent parfois dans ces
développements des moyens matériels pour tromper, et les hommes des
moyens moraux pour découvrir; la déclamation rhétorique est vide; la
déclamation psychologique est pernicieuse.

Les passions représentées non plus pour Facteur, mais pour le
spectateur, ont une haute portée morale. En entendant les _Sept contre
Thèbes_, dit Aristophane, on était plein d'Arès. La fureur guerrière
et la terreur des armes ébranlait tous les assistants. Puis les deux
frères se tuant, les deux sœurs les enterrant, malgré des ordres
cruels et une mort imminente, la pitié chassait la terreur; le cœur se
calmait, l'âme reprenait de l'harmonie.

A de semblables effets une composition spéciale est nécessaire.
Le drame implexe diffère systématiquement du drame complexe. La
situation dramatique tout entière est dans l'exposition d'un état
tragique, qui contient en puissance le dénouement. Cet état est exposé
symétriquement, avec une mise en place rigoureuse et définie du sujet
et de la forme. D'un côté ceci; de l'autre cela.

Il suffit de lire Eschyle avec quelque attention pour percevoir cette
permanente symétrie qui est le principe de son art. La fin des pièces
est pour lui une rupture de l'équilibre dramatique. La tragédie est une
crise, et sa solution une accalmie. En même temps, à Égine, un peu plus
tard à Olympie, des sculpteurs de génie, obéissant aux mêmes principes
d'art, ornaient les frontons des temples de figures humaines et de
compositions scéniques symétriquement groupées des deux côtés d'une
rupture d'harmonie centrale. Les crises des attitudes, réelles mais
immobiles, sont placées dans une composition dont le total explique
chacune des parties.

Phidias et Sophocle furent en art des révolutionnaires réalistes. Le
type humain qui nous paraît idéalisé dans leurs œuvres est la nature
même, telle qu'ils la concevaient. Le mouvement de la vie fut suivi
jusque dans ses courbes les plus molles. Au témoignage d'Aristote,
un acteur d'Eschyle reprochait à un acteur de Sophocle de _singer_
la nature, au lieu de l'imiter. Le drame implexe avait disparu de la
scène artistique. Le mouvement réaliste devait encore s'accentuer avec
Euripide.

La composition d'art cessa d'être la représentation d'une crise. La vie
humaine intéressa par son développement. _Œdipe_ de Sophocle est une
sorte de roman. Le drame fut découpé en tranches successives; la crise
devint finale, au lieu d'être initiale; l'exposition, qui était dans
l'art antérieur la pièce elle-même, fut réduite pour permettre le jeu
de la vie.

Ainsi naquit l'art postérieur à Eschyle, à Polygnote, et aux maîtres
d'Égine et d'Olympie. C'est l'art qui est venu jusqu'à nous par le
théâtre et le roman.

Comme toutes les manifestations vitales, l'action, l'association et le
langage, l'art a passé par des périodes analogues qui se reproduisent
d'âge en âge. Les deux points extrêmes entre lesquels l'art oscille
semblent être la Symétrie et le Réalisme. Dans la Symétrie, la vie est
assujettie à des règles artistiques conventionnelles; dans le Réalisme,
la vie est reproduite avec toutes ses inflexions les plus inharmoniques.

De la période symétrique du XIIe et du XIIIe siècle, l'art a passé
à la période psychologique, réaliste et naturiste des XIVe, XVe et
XVIe siècles. Sous l'influence des règles antiques au XVIIe, il s est
développé un art conventionnel que le mouvement du XVIIIe et du XIXe
siècle a rompu. Nous touchons aujourd'hui, après le romantisme et le
naturalisme, à une nouvelle période de symétrie. L'Idée qui est fixe et
immobile semble devoir se substituer de nouveau aux Formes Matérielles,
qui sont changeantes et flexibles.

Au moment où se crée un art nouveau, il est utile de ne pas s'attacher
uniquement à la considération de la floraison indépendante des
Primitifs et des Préraphaélites; il ne faut pas négliger les belles
constructions des crises de Pâme et du corps qu'ont exécutées Eschyle
et les maîtres d'Égine et d'Olympie.



III


Avant d'examiner le rôle que peuvent jouer dans Part ces crises de Pâme
et du corps, il n'est pas inutile de regarder derrière nous et autour
de nous la forme littéraire prépondérante dans les temps modernes,
c'est-à-dire le roman.

Sitôt que la vie humaine parut intéressante par son développement
même, qu'il fut intérieur ou extérieur, le roman était né. Le roman
est l'histoire d'un individu, qu'il soit Encolpe, Lucius, Pantagruel,
Don Quichotte, Gil Blas ou Tom Jones. L'histoire était extérieure
plutôt avant la fin du siècle dernier et Clarisse Harlowe; mais pour
être devenue intérieure, la trame de la composition n'a pas changé.
_Historiola animæ, sed historiola._

Les tourments de l'âme avec Gœthe, Stendhal, Benjamin Constant, Alfred
de Vigny, devinrent prédominants. La liberté personnelle avait été
dégagée par la révolution américaine, par la révolution française.
L'homme libre avait toutes les aspirations. On sentait plus qu'on ne
pouvait. Un élève notaire se tua en 1810, et laissa une lettre où il
annonçait sa résolution, parce qu'à la suite de sérieuses réflexions
il avait reconnu qu'il était incapable de devenir aussi grand que
Napoléon. Tous éprouvaient ceci dans tous les rayons de l'activité
humaine. Le bonheur personnel devait être au fond des bissacs que
chacun de nous porte devant et derrière lui.

La maladie du siècle commença. On voulut être aimé pour soi-même. Le
cocuage devint triste. La vie aussi: c'était un tissu d'aspirations
excessives que chaque mouvement déchirait. Les uns se jetèrent dans
des mysticismes singuliers, chrétiens, extravagants, ou immondes; les
autres, poussés du démon de la perversité, se scarifièrent le cœur,
déjà si malade, comme on taquine une dent gâtée. Les autobiographies
vinrent au jour sous toutes les formes.

Alors la science du XIXe siècle, qui devenait géante, se mit à envahir
tout. L'art se fit biologique et psychologique. Il devait prendre ces
deux formes positives, puisque Kant avait tué la métaphysique. Il
devait prendre une apparence d'érudition. Le XIXe siècle est gouverné
par la naissance de la chimie, de la médecine et de la psychologie,
comme le XVIe est mené par la renaissance de Rome et d'Athènes. Le
désir d'entasser des faits singuliers et archéologiques y est remplacé
par l'aspiration vers les méthodes de liaison et de généralisation.
Mais, par un recul étrange, les généralisations des esprits artistiques
ayant été trop hâtives, les lettres marchèrent vers la déduction,
tandis que la science marchait vers l'induction.

Il est singulier que, dans le temps où on parle synthèse, personne ne
sache en faire. La synthèse ne consiste pas à rassembler les éléments
d'une psychologie individuelle, ni à réunir les détails de description
d'un chemin de fer, d'une mine, de la Bourse ou de l'armée.

Ainsi entendue, la synthèse est de l'énumération; et si des
ressemblances que présentent les moments de la série l'auteur cherche à
tirer une idée générale, c'est une banale abstraction, qu'il s'agisse
de l'amour des salons ou du ventre de Paris. La vie n'est pas dans
le général, mais dans le particulier; l'art consiste à donner au
particulier l'illusion du général.

Présenter ainsi la vie des entités partielles de la société, c'est
faire de la science moderne à la façon d'Aristote. La généralité
engendrée par l'énumération complète des parties est une variété du
syllogisme. «L'homme, le cheval, le mulet vivent longtemps, écrit
Aristote.--Or, l'homme, le cheval et le mulet sont tous les animaux
sans fiel.--Donc tous les animaux sans fiel vivent longtemps.»

Ceci n'est pas une désespérante tautologie, mais c'est le syllogisme
énumératif, qui n'a aucune rigueur scientifique. Il repose en effet
sur une énumération complète; et il est impossible, dans la nature, de
parvenir à un tel résultat.

La monotone nomenclature des détails psychologiques ou physiologiques
ne peut pas servir à donner les idées générales de l'âme et du monde;
et cette manière d'entendre et d'appliquer la synthèse est une forme de
la déduction.

Ainsi le roman analyste et le roman naturaliste, en faisant usage de ce
procédé, pèchent contre la science qu'ils invoquent tous deux.

Mais s'ils emploient faussement la synthèse, ils appliquent aussi la
déduction en plein développement de la science expérimentale.

Le roman analyste pose la psychologie du personnage, la commente
finement et déduit de là une vie entière.

Le roman naturaliste pose la physiologie du personnage, décrit ses
instincts, son hérédité, et déduit de là l'ensemble de ses actions.

Cette déduction unie à la synthèse énumérative constitue la méthode
propre des romans analystes et naturalistes.

Car le romancier moderne prétend avoir une méthode scientifique,
réduire les lois naturelles et mathématiques en formules littéraires,
observer comme un naturaliste, expérimenter comme un chimiste, déduire
comme un algébriste.

L'art véritablement entendu semble au contraire se séparer de la
science par son essence même.

Dans la considération d'un phénomène de la nature, le savant suppose
le déterminisme, cherche les causes de ce phénomène et ses conditions
de détermination; il l'étudie au point de vue de l'origine et des
résultats; il se l'asservit à lui-même, pour le reproduire, et
l'asservit à l'ensemble des lois du monde pour l'y lier; il en fait un
déterminable et un déterminé.

L'artiste suppose la liberté, regarde le phénomène comme un tout, le
fait entrer dans sa composition avec ses causes rapprochées, le traite
comme s'il était libre, lui-même libre dans sa manière de le considérer.

La science cherche le général par le nécessaire; l'art doit chercher
le général par le contingent; pour la science, le monde est lié et
déterminé; pour l'art, le monde est discontinu et libre; la science
découvre la généralité extensive; l'art doit faire sentir la généralité
intensive; si le domaine de la science est le déterminisme, le domaine
de Part est la liberté.

Les êtres vivants, spontanés, libres, dont la synthèse psychologique
et physiologique, malgré certaines conditions déterminées, dépendra
des séries qu'ils rencontreront, des milieux qu'ils traverseront,
tels seront les objets de l'art. Ils ont des facultés de nutrition,
d'absorption et d'assimilation; mais il faut tenir compte du jeu
compliqué des lois naturelles et sociales, que nous appelons hasard,
que l'artiste n'a pas à analyser, qui est véritablement pour lui le
Hasard, et qui amène à l'organisme physique et conscient les choses
dont il peut se nourrir, qu'il peut absorber et s'assimiler.

Ainsi la synthèse sera celle d'un être vivant.

Si toutes les conditions de la vie humaine pouvaient être déterminées
ou prévues, a écrit Kant, on calculerait les actions des hommes comme
des éclipses.

La science des choses humaines n'a pas encore atteint la science des
choses célestes.

La physiologie et la psychologie ne sont malheureusement pas beaucoup
plus avancées que la météorologie; et les actions que prédit la
psychologie de nos romans sont d'ordinaire aussi faciles à prévoir que
la pluie pendant l'orage.

Mais il faut trouver le moyen de nourrir artistiquement l'être physique
et conscient des événements que le Hasard lui offre. On ne peut pas
donner de règles pour cette synthèse vivante. Ceux qui n'en ont pas
d'idée, et qui clament sans cesse _à la synthèse_, retardent en art,
comme Platon retardait en science.

«Quand j'ajoute _un_ à _un,_ disait Platon dans sa _République_,
qu'est-ce qui devient _deux_, l'unité à laquelle j'ajoute, ou celle qui
est ajoutée?»

Pour un esprit aussi profondément déductif, la série des nombres devait
naître analytiquement; le nouvel être _deux_ devait être enveloppé dans
l'une des unités dont la jonction l'engendrait.

Nous disons que le nombre _deux_ est produit synthétiquement, qu'il
intervient dans l'addition un principe différent de l'analyse; et Kant
a montré que la sériation des nombres était le résultat d'une synthèse
_à priori._

Or, dans la vie la synthèse qui s'opère est aussi radicalement
différente de l'énumération générale des détails psychologiques et
physiologiques ou du système déductif.

Il y a peu d'exemples meilleurs de la représentation de la vie qu'un
passage d'_Hamlet_.

Deux actions dramatiques se partagent la pièce, l'une extérieure à
Hamlet, l'autre intérieure. A la première se rattache le passage des
troupes de Fortinbras (act. IV, sc. v) qui traversent le Danemark
pour attaquer la Pologne. Hamlet les voit passer. Comment l'action
intérieure à Hamlet se nourrira-t-elle de cet événement extérieur?
Voici; Hamlet s'écrie:


        Comment, je reste immobile,
    Moi qui ai, par mon père tué, ma mère souillée,
    Des excitations de la raison et du sang,
    Et je laisse tout dormir? Quand, à ma honte, je vois
    L'imminente mort de vingt mille hommes
    Qui, pour une fantaisie et un jeu de gloire,
    Vont vers leurs tombes!

Ainsi la synthèse est accomplie; et Hamlet s'est assimilé pour sa vie
intérieure un fait de la vie extérieure. Claude Bernard distinguait
dans les êtres vivants le milieu intérieur et le milieu extérieur;
l'artiste doit considérer en eux la vie intime et la vie externe,
et nous faire saisir les actions et les réactions, sans décrire ni
discuter.

Or, les émotions ne sont pas continues; elles ont un point extrême et
un point mort. Le cœur éprouve, au moral, une systole et une diastole,
une période de contraction, une période de relâchement. On peut
appeler _crise_ ou _aventure_ le point extrême de l'émotion. Chaque
fois que la double oscillation du monde extérieur et du monde intérieur
amène une rencontre, il y a une «aventure» ou une «crise». Puis les
deux vies reprennent leur indépendance, chacune fécondée par l'autre.

Depuis la grande renaissance romantique, la littérature a parcouru tous
les moments de la période de relâchement du cœur, toutes les émotions
lentes et passives. A cela devaient aboutir les descriptions de la vie
psychologique et de la vie physiologique déterminées. A cela aboutira
le roman des masses, si on y fait disparaître l'individu.

Mais la fin du siècle sera peut-être menée par la devise du poète Walt
Whitman: _Soi-Même et en Masse_. La littérature célébrera les émotions
violentes et actives. L'homme libre ne sera pas asservi au déterminisme
des phénomènes de l'âme et du corps. L'individu n'obéira pas au
despotisme des masses, ou il les suivra volontairement. Il se laissera
aller à l'imagination et à son goût de vivre.

Si la forme littéraire du roman persiste, elle s'élargira sans doute
extraordinairement. Les descriptions pseudo-scientifiques, l'étalage
de psychologie de manuel et de biologie mal digérée en seront bannis.
La composition se précisera dans les parties, avec la langue; la
construction sera sévère; l'art nouveau devra être net et clair.

Alors le roman sera peut-être un roman d'_aventures_ dans le sens le
plus large du mot, le roman des crises du monde intérieur et du monde
extérieur, l'histoire des émotions de l'individu et des masses, soit
que les hommes cherchent du nouveau dans leur cœur, dans l'histoire,
dans la conquête de la terre et des choses, ou dans l'évolution
sociale.



VII


LA PERVERSITÉ


«Vivre, a écrit Ibsen, c'est combattre avec les êtres fantastiques qui
naissent dans les chambres secrètes de notre cœur et de notre cerveau;
être poète, c'est tenir jugement sur soi-même.»

Ces vers sont terribles. Ils disent toute la perversité qui hante les
têtes de notre temps. Je voudrais esquisser ce que; j'y vois, et dire
quelques mots sur cette perversité.

Le premier aspect du monde, centralisateur, égoïste et logique, est la
continuité.

L'expérience de Weber pourrait se formuler ainsi: la notion de
continuité croît en raison inverse de la spécialisation tactile. Nous
mettons la continuité dans les choses par la centralisation nerveuse,
qui nous donne le continu dans la quantité et par la généralisation
logique, qui nous donne le continu dans la qualité. Tel est l'aspect
simple et extérieur de l'univers, qui résulte de la position de notre
unité au milieu d'une multiplicité que nous coordonnons.

La spécialisation tactile, la science qui en est comme le prolongement
instrumental, nous apprennent que le monde est en réalité discontinu.
L'espace interstellaire ne diffère de l'espace intermoléculaire que
parce que nous sommes placés entre les deux et que nous mesurons
leurs rapports. La notion de temps qui est engendrée par celle de
l'espace n'est pas plus exacte sous son premier aspect continu.
Il peut y avoir de l'infini entre les moments d'un temps divisé à
l'infini. On perçoit très bien que le temps psychologique (et le temps
astronomique se mesure par des différences de position dans l'espace)
est essentiellement variable. Notre notion du temps se transforme du
sauvage à l'homme civilisé, de l'enfant à l'adulte, du rêve à la veille.

Ainsi l'aspect dernier du monde, après le perfectionnement des sens et
de la connaissance, est la discontinuité. (Il serait facile de montrer
que qualitativement c'est aussi la notion de ressemblance qui précède
la notion de l'extrême différenciation, et que là encore s'affirme la
loi du passage de l'homogène à l'hétérogène.)

La vision passionnelle et morale de l'univers s'adapte successivement
aux mêmes points de vue. L'âme est une d'abord, et qu'elle regarde,
raisonne ou désire, elle s'applique tout entière. La notion de la
diversité des objets et de la diversité de ses propres parties ne lui
vient que plus tard. Elle se conçoit alors sous forme de sensation, de
raison, ou de volonté, et accorde une prépondérance à ses espèces. Si
elle réalise des créations esthétiques, elle les sépare et leur donne à
chacune leur domaine; elle ne produit pas l'homme tout entier, fin et
courageux, aventureux et prudent, comme Odysseus; elle jette sur la
scène un ambitieux, un jaloux, un irrésolu, Macbeth, Othello, Hamlet.
De même que les modernes distinguent dans la gamme des couleurs des
nuances que les anciens n'apercevaient pas, l'âme a fait aussi son
éducation des nuances: là où elle était pourpre, elle se voit violette,
et mauve, et cerise, et orange, et plus elle se différencie, plus elle
donne de valeur à ses molécules.

Le point de départ moral de l'homme est l'égoïsme. C'est le reflet
sentimental de la loi de l'existence, par laquelle l'être tend à
persister dans son être. La perversité morale (et j'entends perversité
en me plaçant au point de vue de la nature) naît au moment même où
l'homme conçoit qu'il y a d'autres êtres semblables à lui et leur
sacrifie une part de son moi. La fleur douloureuse de cette perversité
est le plaisir du sacrifice. Et si le sacrifice n'est accompli que pour
lui-même cette perversité est absolue: car l'être s'annule dans le but
positif du plaisir, au lieu que l'hédoniste ne se tuait que pour éviter
la négation douleur. Mais si le sacrifice est accompli en vue des
antres hommes, au profit de la masse, si l'être tend à persister dans
d'autres êtres, de la perversité première est sortie une moralité plus
haute, supérieure à la nature même.



II


«Ces êtres fantastiques qui naissent dans les chambres de notre cœur
et de notre cerveau» sont des créations ou des fantômes. Je vois que
l'effroyable perversité de Shakespeare a engendré dans sa tête Lear,
Richard III, Antoine, Caliban, Falstaff, Miranda, et tant d'autres si
divers, qu'il avait voulus tels, et que l'extrême différenciation de
ses passions lui a permis de projeter tous, après avoir lutté contre
eux. Mais je vois que dans les _Revenants_ le fantôme du père d'Oswald
Alving germe dans le cerveau du fils et l'opprime et le terrifie,
et que le fils succombe à la lutte. Je vois tous les pauvres êtres
romantiques éclos dans la tête de Madame Bovary ou de Frédéric Moreau
les assujettir et les mener à la mort ou au lamentable ennui de la vie.

Car ceux qui ont pu se différencier et cesser d'être eux-mêmes savent
appliquer leur volonté à la création esthétique, ou l'ignorent, ont
engendré les cires fantastiques, ou sont leur proie. Le plus terrible
fantôme, sans apparence, sans forme, que rencontre Peer Gynt, le héros
d'Ibsen, qui se conçoit sous un nombre infini de formes imaginaires
aussitôt réalisées, répond quand Peer Gynt lui demande son nom: «Je
m'appelle Moi-même.»

On voit très clairement que dans la période que nous traversons nous
sommes _soumis_ aux fantômes de l'hérédité ou de l'extrême littérature.
Car notre volonté ne sait plus s'appliquer aux choses extérieures,
ni projeter les êtres qui naissent en nous. Les poètes regardent
passer l'action, et la regrettent,--mais ils n'agissent pas. Le prince
Florimond voyait s'enfuir le char où se rouillaient ses glaives; la
Belle au Bois Dormant sommeille sous des berceaux d'épines neuf fois
entrelacés; le plongeur regarde passer le long des parois de sa cloche
de verre, tiédie par la vie ambiante, les pendules vivants de la mer.
Et Florimond reste prisonnier des fleurs victorieuses; et les haies de
ronces empêchent la Belle d'allonger sa main; et la vitre des serres
chaudes et des cloches de verre arrête en buée l'haleine de ceux qui
voudraient galoper parla forêt ou secouer les vagues. Et M. Maurice
Maeterlinck nous dit: «J'aurais voulu agir--mais à quoi bon--la mort
est là, tout de suite, qui anéantit l'activité. Voyez, elle est parmi
les aveugles, dans cette île de la vie, entourée par la mer inconnue
et montante, où ils sont arrivés d'étranges pays; et quand l'action
humaine est partie (--nous ne reviendrons plus--) sur le vaisseau de
guerre, l'intruse est venue au milieu des sept princesses. Ayez pitié
de nous! car la mort est proche, et nous n'osons étendre la main, de
peur de la toucher.»



III


Imaginons donc un être dont le cerveau soit hanté de fantômes qui
ont une tendance à la réalité, comme les images ont une tendance
hallucinatoire, et qui, en même temps, ne soit pas encore doué de la
volonté nécessaire pour agir, ou pour projeter ses fantômes après
avoir lutté contre eux. Je pense que cet être n'est pas rare, et qu'il
représente même un moment de révolution intellectuelle de beaucoup
d'artistes de notre temps. L'intelligence et l'esthétique intérieure se
forment bien plus tôt que la volonté. Pour produire une œuvre d'art,
il faut que la volonté ait atteint son développement. Auparavant les
créations ou les fantômes de l'artiste, puis-qu'il ne peut pas encore
les réaliser esthétiquement, s'interposeront entre lui et la société,
l'isoleront du monde, ou il les introduira dans l'univers, à la manière
de Don Quichotte, qui n'a point d'autre folie que celle-là.

Cet être m'apparaît nettement dans l'_Écornifleur_ de Jules Renard.

L'Écornifleur est un jeune homme dont le cerveau est peuplé de
littérature. Rien pour lui ne se présente comme un objet normal. 11
voit le XVIIIe siècle à travers Goncourt, les ouvriers à travers
Zola, la société à travers Daudet, les paysans à travers Balzac et
Maupassant, la mer à travers Michelet et Richepin. Il a beau regarder
la mer, il n'est jamais au niveau de la mer. S'il aime, il se rappelle
les amours littéraires. S'il viole, il s'étonne de ne pas violer comme
en littérature. Sa tête est pleine de fantômes.

Il apporte ces fantômes dans un ménage bourgeois. Jamais il ne sera au
niveau de ce ménage, ni le ménage au sien. Il veut intéresser des gens
qu'il voit déformés, et il les déforme pour les obliger à l'intéresser.
Il se doit à sa littérature de traiter le mari en Homais, la femme en
madame Bovary, et de violer la nièce par un beau jour d'été. Entre
temps, il vit aux crochets de la famille--car l'Écornifleur est pauvre
de nature.

Mais la volonté manque à ses créations. Il est encore trop lui-même.
Il rencontre le même être que Peer Gynt. Il a pitié et peur du mari.
Le baiser soudain de la femme l'effare, et il se sent dans une action
réelle sans soutien littéraire. La jeune fille forcée pousse des cris,
souffre, se lamente--et les fantômes de son cerveau n'étaient pas
ainsi. L'Écornifleur cède devant lui-même; il ne sait pas réaliser dans
la vie les êtres fantastiques qui ont poussé dans sa tête; il faut
qu'il attende le jouroù sa volonté formée les projettera dans l'art.

Un pouce de plus à son vouloir, et c'est Chambige. Un pouce de moins,
et c'est Poil-de-Carotte. Un peu plus d'énergie dans l'action, et il
est criminel. Un peu moins d'extériorisation, et le pauvre enfant se
plaint de ne pas être compris.

Et comme ce roman est bien celui des _crises!_ L'être fantastique
conçu par l'Écornifleur est arrivé à sa pleine croissance, il voit la
femme qu'il se doit d'aimer; il va descendre à sa chambre, au milieu
de la nuit; déjà elle a les jambes levées. Mais l'_aventure_ ne se
produit pas; la femme ne l'attend pas--elle dort--les portes seront
fermées--l'Écornifleur sera pieds nus et ridicule.--Il lit des vers
en élevant son âme jusqu'au fumivore; le miracle va se produire; on
écoutera ses poèmes comme il conçoit qu'on les écoute: le mari fait
vibrer son couteau dans une rainure de la table et dit: «C'est fini?»

Dans un roman fantastique coin me Macbeth ou Hamlet, la crise appelle
l'aventure; l'état intérieur du personnage projette le fantôme ou
l'événement extérieur. Le pauvre Écornifleur ne trouve jamais les
aventures qu'il s'imaginait, quand elles étaient des crises.

Ainsi la perversité de l'Écornifleur ne va pas jusqu'à pousser ses
fantômes dans la vie, ni son esthétique à se contenter de les créer
dans l'art. Il est heureusement égoïste. Il se rencontre sur son chemin
et recule. Il n'a pas encore pour ses créations assez de pitié pour se
soumettre à elles, et souffrir pour qu'elles vivent.

La littérature a fait naître des êtres terribles dans les chambres
secrètes de son cœur et de son cerveau. Mais il est devenu poète; et
dans ce livre il a tenu jugement sur lui-même.



VIII


LA DIFFÉRENCE ET LA RESSEMBLANCE


J'ai fait un livre où il y a des masques et des figures couvertes; un
roi masqué d'or, un sauvage au mufle de fourrure, des routiers italiens
à la face pestiférée et des routiers français avec des faux visages,
des galériens heaumés de rouge, des jeunes filles subitement vieillies
dans un miroir, et une singulière foule de lépreux, d'embaumeuses,
d'eunuques, d'assassins, de démoniaques et de pirates, entre lesquels
je prie le lecteur dépenser que je n'ai aucune préférence, étant
certain qu'ils ne sont point si divers. Et afin de le montrer plus
clairement je n'ai pris nulle garde à leur mascarade pour les accoupler
dans la chaîne de leurs histoires: car on les trouve liées parce
qu'elles furent semblables ou contraires. Si vous en ôtes étonnés
je dirai volontiers que la différence et la ressemblance sont des
points de vue. Nous ne savons pas distinguer un Chinois d'un autre
Chinois, mais les bergers retrouvent leurs moutons à des signes qui
nous sont invisibles. Et pour une fourmi les autres fourmis paraissent
aussi diverses que nos prêtres, nos soldats et nos marchands. Si les
microbes sont doués de la plus faible conscience, ils ont des nuances
par où ils se connaissent. Nous ne sommes par les seuls individus de
cet univers. Ainsi que dans le langage, les phrases se séparent peu
à peu des périodes, et les mots se libèrent des phrases pour prendre
leur indépendance et leur couleur, nous nous sommes graduellement
différenciés en une série de _moi_ de valeur bien relative. Car une
couple de siècles effacent tout cela, et nous ne saurions dire les
marques dont se servaient les Athéniens pour comparer le style
d'Aristophane à la manière d'Eupolis. Pour un observateur venu d'un
autre monde, mes embaumeuses et mes pirates, mon sauvage et mon roi
n'auraient aucune variété. Si par une certaine convention on supposait
à ce visiteur supérieur la vue bornée d'un artiste en même temps que la
généralisation d'un savant, voici probablement ce qu'il dirait après
avoir pris une connaissance exacte de nos sociétés d'êtres animés:

«Je remarque chez les hommes un nombre d'actes instinctifs et
imperfectibles puisqu'ils les accomplissent depuis une dizaine de
milliers d'années. Vous avez coutume de broyer le grain, de pétrir la
farine avec de l'eau, d'y mêler de la levure de bière et d'en faire une
pâte que vous rôtissez jusqu'à ce qu'elle soit dorée. Depuis qu'il y a
des hommes, ils mangent du pain et le goût n'en est pas devenu amer.
Vous appliquez avec persistance le feu à la plupart de vos aliments.
Les abeilles ne construisent pas avec moins d'obstination leurs rayons
géométriques de cire et c'est ainsi que les fourmis portent à des
heures fixées leurs œufs transparents au soleil. Je ne saisis pas
très bien la nuance qu'il peut y avoir entre le char de guerre du roi
Agamemnôn et un fiacre de la Compagnie des Petites-Voitures. Il faut
classer dans la même catégorie les feux successifs qui annoncèrent
en Grèce l'incendie de Troie avec le télégraphe de M. Hughes. Le
fusil à répétition et la flèche à pointe de silex sont des moyens
bien semblables d'un même instinct. J'estime infiniment au-dessus des
exceptions pratiques ou intellectuelles que vous pouvez apercevoir un
morceau de pain à croûte brune retrouvé dans un sarcophage d'Égypte ou
une humble écuelle phénicienne, pareille à celles que tournent encore
pour vous les potiers de Provence. Une telle force de tradition et
d'instinct représente peut-être l'unique chance qu'a la race humaine
de laisser d'elle quelque souvenir à travers l'universelle destruction
des choses; car la terre n'a même pas conservé les monuments de vos
anthropopithèques.

«Malgré le sens exquis des différences que vous entretenez avec
un souci d'artiste, l'un de vous a dit que l'homme est un animal
sociable. Votre congrégation en cités, provinces et nations n'a donc
rien de bien spécialisé; car les monères, qui sont les plus simples
des êtres faits de protoplasma, n'ont pas d'autres habitudes. Et ces
monères entretiennent une grande justice dans la distribution de leur
nourriture. Tout ce que mange l'une d'elles est également réparti
entre les autres. Lors-qu'une monère est lassée de la colonie, il lui
suffit de couper les filaments qui la réunissaient à son peuple. Les
autres individus ne la poursuivent et ne la punissent jamais. Elle
va flotter vers des eaux nouvelles, parmi les monères libres que vos
savants nomment, je crois, _saprophytes_. Je respecte infiniment ces
vénérables monères, dont l'organisation primitive réalise le type de la
vie parfaite dans une société.

«Quoique vos psychologues aient divisé vos passions en des bandelettes
légères de nuances extrêmement délicates, leur jeu me semble borné, en
somme, au peu d'actes nécessaires à la conservation de vos espèces.

«En adoptant le point de vue moral, que vous affectionnez, on ne
saurait donner de réelle supériorité au plus subtil de vos philosophes
sur un petit globule de pus. Ces globules blancs sont des éléments
libres qui ont autant de facultés de choix. Ils préfèrent les
substances chimiques selon les mêmes lois que vous trouvez plus
d'agrément aux choses. Si la sensation humaine est comme le logarithme
de l'excitation, le goût des globules blancs pour les proportions
différentes des cultures ou des solutions qu'on leur présente varie
dans la même mesure. Vos globules ont des individualités très fines, et
il est possible d'en faire, grâce à votre belle faculté de l'habitude
qui les mithridatise pour certains poisons, des automates bien
semblables à ceux que votre Pascal voulait construire en donnant la foi
aux êtres rationnels. La spécialisation de vos connaissances inspire
beaucoup de respect pour les individus qui vous composent. Il faut
tenir en considération l'idiosyncrasie d'un bâtonnet nerveux de votre
rétine ou d'un corpuscule de Paccini. Les fibres de Corti sont les
dégustatrices de vos affections musicales; et vos cellules bipolaires
ont droit d'interdiction sur les vibrations qui leur déplaisent. Vous
n'aimez les choses et vous ne les haïssez qu'en raison de l'élection
d'une majorité de petites individualités dissemblables. Vos actions
sont soumises à un infini d'intermédiaires.

«Ces dernières réflexions, qui me coûtent un peu d'effort, puisque
je ne saisis guère bien que l'unité, le continu et le général,
peuvent vous être de quelque utilité. Par un retour aisé, vous
apprécierez mieux le rôle des éléments de vos associations. Dans la
ville d'Athènes, les sycophantes et les gardiens des mœurs, avec
les marchands de femmes, détenaient assez noblement les fonctions
d'élimination d'une cité où les habitants montraient toutes les
parties de leur corps. On pouvait librement se destiner à de telles
professions. Il n'était pas impossible aux chefs du peuple de s'y
adapter. C'est pourquoi Aristophane nous montre Cléon, après son
passage aux affaires publiques, vêtu d'une robe verte et vendant des
boudins parmi les garçons baigneurs. Je suis enchanté de ce crieur de
saucisses près d'une maison infâme d'Athènes, et des filles de joie
qui trempaient leurs doigts au Pirée dans la sauce de ses tripes. A
un tel point de vue, vos ruffians ne semblent ni moins utiles ni moins
respectables que le chef de l'État.

«Saisissez donc les différences charmantes par votre imagination,
mais apprenez à les confondre en la continuité des ressemblances, qui
font les lois explicatives, par l'exercice de votre raison. Ne donnez
pas plus de foi à ceux qui vous montrent la discontinuité, ou les
différences individuelles, ou la liberté dans l'univers, qu'à ceux qui
vous exposent sa continuité ou ses lois nécessaires. Souvenez-vous que
vos mathématiques, fondées sur la continuité dans le temps, l'espace et
le nombre, suffisent à calculer des mouvements d'atomes, qui sont des
tourbillons discontinus. Imaginez que la ressemblance est le langage
intellectuel des différences, que les différences sont le langage
sensible de la ressemblance. Sachez que tout en ce monde n'est que
signes, et signes de signes.

«Si vous pouvez supposer un Dieu qui ne soit pas votre personne et
une parole qui soit bien différente de la vôtre, concevez que Dieu
parle: alors l'univers est son langage. Il n'est pas nécessaire qu'il
nous parle. Nous ignorons à qui il s'adresse. Mais ses choses tentent
de nous parler à leur tour, et nous, qui en faisons partie, nous
essayons de les comprendre sur le modèle même que Dieu a imaginé de
les proférer. Elles ne sont que des signes, et des signes de signes.
Ainsi que nous-mêmes, ce sont les masques de visages éternellement
obscurs. Comme les masques sont le signe qu'il y a des visages, les
mots sont le signe qu'il y a des choses. Et ces choses sont des signes
de l'incompréhensible. Nos sens perfectionnés nous permettent de les
disjoindre et notre raisonnement les calcule sous une forme continue,
sans doute parce que notre grossière organisation centralisatrice est
une sorte de symbole de la faculté d'unir du Centre Suprême. Et comme
tout ici-bas n'est que collection d'individus, cellules, ou atomes,
sans doute l'Être qu'on peut supposer n'est que la parfaite collection
des individus de l'Univers. Lorsqu'il raisonne les choses, il les
conçoit sous la ressemblance; lorsqu'il les imagine, il les exprime
sous la diversité.

«S'il est vrai que Dieu calcule des possibles, on doit ajouter qu'il
parle des réels; nous sommes ses propres mots arrivés à la conscience
de ce qu'ils portaient en eux, essayant de nous répondre, de lui
répondre; désunis, puisque nous sommes des mots, mais joints dans la
phrase de l'univers, jointe elle-même à la glorieuse période qui est
une en Sa pensée.»

Telle serait peut-être la péroraison de cet observateur, dont l'examen
et le langage sont des hypothèses, mais qui suffisent à excuser la
composition de mon livre.



IX


LE RIRE


Edgar Poe a écrit dans un conte que personne n'a voulu traduire:
«Savez-vous qu'à Sparte (qui est aujourd'hui Palacochori), à l'ouest
de la citadelle, parmi un chaos de ruines à peine visibles, émerge un
socle où on peut encore lire les lettres ΛΑΣΜ? C'est évidemment la
mutilation de ΓΕΛΑΣΜΑ. Or à Sparte, mille temples et autels étaient
consacrés à mille divinités diverses. N'est-il pas étrange que la stèle
du RIRE ait survécu à toutes les autres?»

J'imaginerais volontiers que la lointaine postérité ne retiendra,
au milieu des décombres littéraires de notre temps, que deux ou
trois excellentes plaisanteries. On ne retrouve plus sur les rives
de l'Eurotas cette lourde et lugubre monnaie de fer dont les
Lacédémoniens se servaient pesamment. Leurs dieux ont disparu, et il
devait y en avoir de fort célèbres. Sans doute, les offrandes que les
Doriens firent au dieu Rire étaient payées avec ces pièces graves.
Semblablement de quelle grosse monnaie de romans aurons-nous acheté les
petits livres qui émergeront peut-être de notre océan de papier noirci.
Quand les dieux septentrionaux se seront écroulés, quelques milliers
d'années après les dieux de Grèce et d'Italie, on ne retirera même pas
de nos ruines le socle du dieu Rire, et il faudra s'en aller en Chine
pour admirer l'idole en bois de la Miséricorde.



II


Le rire est probablement destiné à disparaître. Ou ne voit pas bien
pourquoi, entre tant d'espèces animales éteintes, le tic de l'une
d'elles persisterait. Cette grossière preuve physique du sens qu'on
a d'une certaine inharmonie dans le monde devra s'effacer devant le
scepticisme complet, la science absolue, la pitié générale et le
respect de toutes choses.

Rire, c'est se laisser surprendre par une négligence des lois: on
croyait donc à l'ordre universel et à une magnifique hiérarchie de
causes finales? Et quand on aura attaché toutes les anomalies à un
mécanisme cosmique, les hommes ne riront plus. On ne peut rire que des
individus. Les idées générales n'affectent pas la glotte.

Rire, c'est se sentir supérieur. Quand nous ferons à genoux, dans les
carrefours, des confessions publiques, quand nous nous humilierons
pour mieux pouvoir aimer, le grotesque sera au-dessus de nous. Et ceux
qui auront apprécié l'identique valeur, en dehors de toute relativité,
de leur moi et d'une cellule composante ou solitaire, sans comprendre
les choses, les respecteront. La reconnaissance de l'égalité entre
tous les individus de l'univers ne fera pas hausser les lèvres sur les
canines.

Voici comment on pourra interpréter dans ce temps un jeu aboli du
visage:

«Cette espèce de contraction des muscles zygomatiques était le
propre de l'homme. Elle lui servait a indiquer en même temps son peu
d'intelligence pour le système du monde et sa persuasion qu'il était
supérieur au reste.»

La religion, la science et le scepticisme du temps futur ne
contiendront qu'une faible partie de nos pénibles idées sur ces
matières. Il est certain toutefois que la contraction des muscles
zygomatiques n'y aura point de place. J'aimerais donc à désigner à ceux
qui s'éprendront des choses d'autrefois l'œuvre qui excita dans notre
époque barbare la plus grande somme de ce rire disparu. Je sais qu'on
s'étonnera de la bouche convulsée, des yeux larmoyants, des épaules
secouées, du ventre saccadé, ainsi que nous nous étonnons nous-mêmes
pour les singuliers usages des premiers hommes; mais je supplie les
personnes éclairées de réfléchirai! grand intérêt que présente un
document historique, de quelque ordre qu'il soit.



III


Quand le rire, donc, aura disparu, on en trouvera une représentation
complète dans les œuvres de Georges Courteline.

Cette représentation du rire sera complète, car elle unit le comique
des anciens à la variété d'hilarité qui fut spéciale au dix-neuvième
siècle.

Nous ne savons pas depuis quand l'incohérence dans la vision des choses
amenée par la confusion du langage ou de l'intelligence excite la
gaieté des hommes.

Avant l'ère chrétienne déjà le Carthaginois de Plaute réjouissait le
public quand les deux Romains jugeaient par son baragouin _Mebarbocca_
qu'il devait se plaindre d'avoir mal à la bouche. Il n'est pas moins
plaisant d'entendre Piégelé, dans le rôle de Roland, répéter: _Salut
aux nez creux_, lorsqu'on lui souffle: _Salut, ô mes preux_. La farce
des deux esclaves qui interprètent un oracle inintelligible dans les
_Chevaliers_, d'Aristophane, n'est pas très différente de celle des
deux dragons qui examinent sur le quai d'Orsay l'obscur problème du
numéro 26, où demeure Marabout. Le père Soupe fait cuire son chocolat,
se lave les pieds, va accomplir ses petits besoins avec l'innocente
naïveté de Strepsiade, et raisonne un peu comme lui.

Cependant la distinction essentiellement moderne entre le sujet et
l'objet nous permet un rire particulier. Le dialogue qu'imaginait Ésope
entre un renard et un masque de théâtre n'était pas comique. On pouvait
supposer, même avec mélancolie, que des pierres et des arbres suivaient
un musicien qui jouait de la lyre. Mais les gens du dix-neuvième siècle
rient du Jack, de Mark Twain, qui attend sous un soleil brûlant qu'une
tortue de Palestine veuille bien se mettre à chanter. Ils rient encore
si Courteline leur raconte qu'un fou essaie de faire de mauvaises
plaisanteries à des fromages mous. Ils rient toujours du récit suivant:

_Voyage aux îles Bermudes_.--Aux îles Bermudes on ne trouve pas
d'insecte ou de quadrupède digne d'être mentionné. Les habitants
prétendent que leurs araignées sont grandes. Je n'en ai pas vu qui
dépassât les dimensions d'une assiette à soupe ordinaire.--Un matin,
le révérend L..., qui voyageait avec moi entra dans ma chambre, une
bottine à la main.

--Cette bottine est à vous? dit-il.

--Oui, répondis-je.

--J'en suis heureux, reprit-il. Figurez-vous que je viens de rencontrer
une araignée qui l'emportait.

Le lendemain, au point du jour, cette même araignée soulevait ma
fenêtre à tabatière afin de venir prendre ma chemise.

--Elle a emporté votre chemise?

--Non.

--Comment avez-vous pu voir qu'elle venait l'emporter?

-Je l'ai vu dans son œil.

J'ai cité cette simple anecdote parce qu'elle semble révéler les deux
faces du rire.

Première face: Nous nous étonnons de voir un insecte classé avec des
quadrupèdes et nous sommes vivement frappés de la contradiction qu'il y
a entre la grandeur des araignées que nous connaissons et celle d'une
paire de bottines ordinaires.

Deuxième face: L'absurdité de supposer dans une araignée l'intention
préméditée de prendre des objets dont nous nous servons seuls, et
d'imaginer qu'on a vu cette disposition dans son œil (ce qui nous
ramène à la première face) excite notre hilarité.

Et je dis que dans notre temps cette seconde forme du comique nous
affecte spécialement. Les hommes ont pris conscience de leur moi avec
excès. La simple idée qu'on pourrait attribuer à un objet ou aune bête
les habitudes personnelles de l'âme humaine leur apparaît grotesque.
Courteline nous a montré le capitaine Hurluret, qui menace de se
changer en moulin à café ou en saladier; et Lahrier promet à Soupe
d'opérer sur lui une vague métamorphose du même genre. Les personnages
des _Mille et une nuits_ craignaient ces choses qui se produisaient
volontiers aune époque où la personnalité de l'homme n'avait pas été
violemment séparée des objets par Kant. Aujourd'hui le moi glorieux se
moque de cette vaine parodie.

Fréquemment on trouvait autrefois, dans les asiles, des fous accroupis,
qui se croyaient pots d'argile et d'autres qui, s'imaginant fromages
de Cordoue, vous offraient, le couteau à la main, une tranche de leur
mollet; d'autres encore, qui fumaient comme des théières, moussaient
comme des bouteilles de champagne, se pliaient comme une chemise
fraîchement blanchie. Les statistiques nous apprennent que cette folie
est devenue extrêmement rare. Il n'en faut pas chercher d'autre cause
que le progrès de la conscience. Même les fous ont de la personnalité
une trop haute idée.



IV


Les biographes du poète américain Walt Whitman disent que personne ne
le vit rire une seule fois dans sa vie. C'était un homme doux et gai,
qui comprenait toutes choses. Les anomalies n'étaient pas pour lui des
miracles de l'absurde. Il ne se croyait supérieur à aucun être. On peut
mettre aux deux termes de l'humanité Philémon, qui mourut de rire en
voyant un âne manger des figues, et ce grand poète Walt Whitman. Notez
que Philémon ne rit avec tant d'excès que parce qu'il était certain
d'être supérieur à un âne, étant poète, et que cet âne, si différent
de Philémon, mangeait le même dessert que lui. Nous avons un portrait
de Walt Whitman où ce vieux poète paralysé, le visage grave, seconde
l'erreur d'un papillon qui s'est posé sur son bras comme sur un tronc
d'arbre mort.

Les tics de l'humanité ne sont pas immuables. Même les dieux changent
quelquefois. On a déjà changé de manière de rire; sachez avec constance
prévoir un âge où l'on ne rira plus. Ceux qui voudront modeler leur
visage sur cette contraction s'imagineront très bien ce que pouvait
être une habitude disparue en lisant les livres de Georges Courteline.
Que ceux qui veulent rire maintenant se hâtent de se réjouir. Nous
n'en sommes pas encore à chercher le socle du dieu Rire au milieu
des raines. Le dieu Rire habite parmi nous. Quand nos statues seront
tombées, nos coutumes abolies, quand les hommes compteront les années
dans une ère nouvelle, ils se diront de celui qui sut nous rendre si
joyeux cette simple légende:

«C'était une charmante petite divinité, fine et bonne, qui vivait dans
Montmartre. Elle avait tant de grâce que les gros mots, cherchant un
sanctuaire indestructible, le trouvèrent dans son œuvre.»



X


L'ART DE LA BIOGRAPHIE


La science historique nous laisse dans l'incertitude sur les individus.
Elle ne nous révêle que les points par où ils furent attachés aux
actions générales. Elle nous dit que Napoléon était souffrant le jour
de Waterloo, qu'il faut attribuer l'excessive activité intellectuelle
de Newton à la continence absolue de son tempérament, qu'Alexandre
était ivre lorsqu'il tua Klitos et que la fistule de Louis XIV put être
la cause de certaines de ses résolutions. Pascal raisonne sur le nez
de Cléopâtre, s'il eut été plus court, ou sur un grain de sable dans
l'urèthre de Cromwell. Tous ces faits individuels n'ont de valeur que
parce qu'ils ont modifié les événements ou qu'ils auraient pu en dévier
la série. Ce sont des causes réelles ou possibles. Il faut les laisser
aux savants.

L'art est à l'opposé des idées générales, ne décrit que l'individuel,
ne désire que l'unique. Il ne classe pas; il déclasse. Pour autant
que cela nous occupe, nos idées générales peuvent être semblables
à celles qui ont cours dans la planète Mars et trois lignes qui se
coupent forment un triangle sur tous les points de l'univers. Mais
regardez une feuille d'arbre, avec ses nervures capricieuses, ses
teintes variées par l'ombre et le soleil, le gonflement qu'y a soulevé
la chute d'une goutte de pluie, la piqûre qu'y a laissée un insecte,
la trace argentée du petit escargot, la première dorure mortelle qu'y
marque l'automne; cherchez une feuille exactement semblable dans toutes
les grandes forêts de la terre: je vous mets au défi. Il n'y a pas de
science du tégument d'une foliole, des filaments d'une cellule, de la
courbure d'une veine, de la manie d'une habitude, des crochets d'un
caractère. One tel homme ait eu le nez tordu, un œil plus haut que
l'autre, l'articulation du bras noueuse; qu'il ait eu coutume de manger
à telle heure un blanc de poulet, qu'il ait préféré le Malvoisie au
Château-Margaux, voilà qui est sans parallèle dans le monde. Aussi bien
que Socrate Thalès aurait pu dire ΓΝΩΘΙ ΣΕΑΥΤΟΝ; mais il ne se serait
pas frotté la jambe dans la prison de la même manière, avant de boire
la ciguë. Les idées des grands hommes sont le patrimoine commun de
l'humanité: chacun d'eux ne posséda réellement que ses bizarreries. Le
livre qui décrirait un homme en toutes ses anomalies serait une œuvre
d'art comme une estampe japonaise ou on voit éternellement l'image
d'une petite chenille aperçue une fois à une heure particulière du jour.

Les histoires restent muettes sur ces choses. Dans la rude collection
de matériaux qui fournissent les témoignages, il n'y a pas beaucoup de
brisures singulières et inimitables. Les biographes anciens surtout
sont avares. N'estimant guère que la vie publique ou la grammaire, ils
nous transmirent sur les grands hommes leurs discours et les titres de
leurs livres. C'est Aristophane lui-même qui nous a donné la joie de
savoir qu'il était chauve, et si le nez camarade Socrate n'eût servi
à des comparaisons littéraires, si son habitude de marcher les pieds
déchaussés n'eût fait partie de son système philosophique de mépris
pour le corps, nous n'aurions conservé de lui que ses interrogatoires
de morale. Les commérages de Suétone ne sont que des polémiques
haineuses. Le bon génie de Plutarque fit parfois de lui un artiste;
mais il ne sut pas comprendre l'essence de son art, puisqu'il imagina
des «parallèles»--comme si deux hommes proprement décrits en tous leurs
détails prouvaient se ressembler! On est réduit à consulter Athénée,
Aulu-Gelle, des scoliastes, et Diogène Laërce, qui crut avoir composé
une espèce d'histoire de la philosophie.

Le sentiment de l'individuel s'est développé davantage dans les
temps modernes. L'œuvre de Boswell serait parfaite s'il n'avait jugé
nécessaire d'y citer la correspondance de Johnson et des digressions
sur ses livres. Les «Vies des personnes éminentes» par Aubrey sont
plus satisfaisantes. Aubrey eut, sans aucun doute, l'instinct de
la biographie. Comme il est fâcheux que le style de cet excellent
antiquaire ne soit pas à la hauteur de sa conception! Son livre eût été
la récréation éternelle des esprits avisés. Aubrey n'éprouva jamais
le besoin d'établir un rapport entre des détails individuels et des
idées générales. Il lui suffisait que d'autres eussent marqué pour la
célébrité les hommes auxquels il prenait intérêt. On ne sait point la
plupart du temps s'il s'agit d'un mathématicien, d'un homme d'État,
d'un poète, ou d'un horloger. Mais chacun d'eux a son trait unique, qui
le différencie pour jamais parmi les hommes.

Le peintre Hokusaï espérait parvenir, lorsqu'il aurait cent dix ans,
à l'idéal de son art. A ce moment, disait-il, tout point, toute
ligne tracés par son pinceau seraient vivants. Par vivants, entendez
individuels. Rien de plus semblable que des points et des lignes: la
géométrie se fonde sur ce postulat. L'art parfait de Hokusaï exigeait
que rien ne fût plus différent. Ainsi l'idéal du biographe serait de
différencier infiniment l'aspect de deux philosophes qui ont inventé
à peu près la même métaphysique. Voilà pourquoi Aubrey, qui s'attache
uniquement aux hommes, n'atteint pas la perfection, puisqu'il n'a pas
su accomplir la miraculeuse transformation qu'espérait Hokusaï de la
ressemblance en la diversité. Mais Aubrey n'était pas parvenu à l'âge
de cent dix ans. Il est fort estimable néanmoins, et il se rendait
compte de la portée de son livre. «Je me souviens, dit-il, dans sa
préface à Anthony Wood, d'un mot du général Lambert--_that the best of
men are but men at the best_--ce dont vous trouverez divers exemples
dans cette rude et hâtive collection. Aussi ces arcanes ne devront-ils
être exposés au jour que dans environ trente ans. Il convient en effet
que l'auteur et les personnages (semblables à des nèfles) soient
pourris auparavant.»

On pourrait découvrir chez les prédécesseurs d'Aubrey quelques
rudiments de son art. Ainsi Diogène Laërce nous apprend qu'Aristote
portait sur l'estomac une bourse de cuir pleine d'huile chaude, et
qu'on trouva dans sa maison, après sa mort, quantité de vases de
terre. Nous ne saurons jamais ce qu'Aristote faisait de toutes ces
poteries. Et le mystère en est aussi agréable que les conjectures
auxquelles Boswell nous abandonne sur l'usage que faisait Johnson des
pelures sèches d'orange qu'il avait coutume de conserver dans ses
poches. Ici Diogène Laërce se hausse presque au sublime de l'inimitable
Boswell. Mais ce sont là de rares plaisirs. Tandis qu'Aubrey nous en
donne à chaque ligne. Milton, nous dit-il, «prononçait la lettre R
très dure». Spenser «était un petit homme, portait les cheveux courts,
une petite collerette et des petites manchettes». Barclay «vivait en
Angleterre à quelque époque _tempore R. Jacobi_. C'était alors un
homme vieux, à barbe blanche, et il portait un chapeau à plume, ce
qui scandalisait quelques personnes sévères». Érasme «n'aimait pas le
poisson, quoique né dans une ville poissonnière». Pour Bacon, «aucun
de ses serviteurs n'osait apparaître devant lui sans bottes en cuir
d'Espagne; car il sentait aussitôt l'odeur du cuir de veau, qui lui
était désagréable». Le docteur Fuller «avait la tête si fort en
travail que, se promenant et méditant avant dîner, il mangeait un pain
de deux sous sans s'en apercevoir». Sur Sir William Davenant il fait
cette remarque: «J'étais à son enterrement; il avait un cercueil de
noyer. Sir John Denham assura que c'était le plus beau cercueil qu'il
eût jamais vu.» Il écrit à propos de Ben Jonson: «J'ai entendu dire à
M. Lacy, l'acteur, qu'il avait coutume de porter un manteau pareil à un
manteau de cocher, avec des fentes sous les aisselles.» Voici ce qui le
frappe chez William Prinne: «Sa manière de travailler était telle. Il
mettait un long bonnet piqué qui lui tombait d'au moins 2 ou 3 pouces
sur les yeux et qui lui servait d'abat-jour pour protéger ses yeux
de la lumière, et toutes les 3 heures environ, son domestique devait
lui apporter un pain et un pot d'ale pour lui refociller ses esprits;
de sorte qu'il travaillait, buvait, et mâchonnait son pain, et ceci
l'entretenait jusqu'à la nuit où il faisait un bon souper.» Hobbes
«devint très chauve dans sa vieillesse; pourtant, dans sa maison, il
avait coutume d'étudier nu-tête, et disait qu'il ne prenait jamais
froid, mais que son plus grand ennui était d'empêcher les mouches de
venir se poser sur sa calvitie. Il ne nous dit rien de _l'Oceana_ de
John Harrington, mais nous raconte que l'auteur. «Ao Dni 1660, fut
envoyé prisonnier à la Tour, où on le garda, puis à Portsey Castle. Son
séjour dans ces prisons (étant un gentilhomme de haut esprit et de tête
chaude) fut la cause procatarctique de son délire ou de sa folie qui ne
fut pas furieuse--car il causait assez raisonnablement et il était de
société fort plaisante; mais il lui vint la fantaisie que sa sueur se
changeait en mouches et parfois en abeilles, _ad cetera sobrius;_ et
il fit construire une maisonnette versatile en planches dans le jardin
de Mr. Hart (en face St. James's Parle) pour en faire l'expérience. Il
la tournait au soleil et s'asseyait en face; puis il faisait apporter
ses queues de renard pour chasser et massacrer toutes les mouches et
abeilles qu'on y découvrirait; ensuite il fermait les châssis. Or
il ne faisait cette expérience que dans la saison chaude, de façon
que quelques mouches se dissimulaient dans les fentes et dans les
plis des draperies. Au bout d'un quart d'heure peut-être, la chaleur
faisait sortir de leur trou une mouche, ou deux, ou davantage. Alors il
s'écriait: «Ne voyez-vous pas clairement qu'elles sortent de moi?»

Voici tout ce qu'il nous dit de Meriton. «Son vrai nom était Head. M.
Bovey le connaissait bien. Né en... Était libraire dans Little Britain.
Il avait été parmi les bohémiens. Il avait l'air d'un coquin avec ses
yeux goguelus. Il pouvait se changer en n'importe quelle forme. Fit
banqueroute 2 ou 3 fois. Fut enfin libraire, ou vers sa fin. Il gagnait
sa vie par ses griffonnages. Il était payé 20 sh. la feuille. Il
écrivit plusieurs livres: _the English Rogue_, _the Art of Wheadling_,
etc. Il fut noyé en allant à Plymouth par la pleine mer vers 1676,
étant âgé d'environ 50 ans.»

Enfin il faut citer sa biographie de Descartes:


Meur RENATUS DES CARTES


«Nobilis Gallus, Perroni Dominus, summus Mathematicus et Philosophus,
natus Turonum, pridie Calendas Aprilis 1596. Denatus Holmiæ, Calendis
Februarii, 1650. (Je trouve cette inscription sous son portrait par
C. V. Dalen.) Comment il passa son temps en sa jeunesse et par quelle
méthode il devint si savant, il le raconte au monde en son traité
intitulé de la Méthode. La Société de Jésus se glorifie que l'ordre
ait eu l'honneur de son éducation. Il vécut plusieurs années à Egmont
(près la Haye), d'où il data plusieurs de ses livres. C'était un homme
trop sage pour s'encombrer d'une femme; mais, étant homme, il avait les
désirs et appétits d'un homme; il entretenait donc une belle femme de
bonne condition qu'il aimait, et dont il eut quelques enfants (je crois
2 ou 3). Il serait fort surprenant qu'issus des reins d'un tel père
ils n'eussent point reçu une belle éducation. Il était si éminemment
savant que tous les savants lui rendaient visite et beaucoup d'entre
eux le priaient de leur montrer ses ... d'instruments (à cette époque,
la science mathématique était fortement liée à la connaissance des
instruments, et, ainsi que le disait Sr. H. S., à la pratique des
tours). Alors il tirait un petit tiroir sous la table et leur montrait
un compas dont l'une des branches était cassée; et puis, pour règle, il
se servait d'une feuille de papier pliée en double.»

Il est clair qu'Aubrey a eu la conscience parfaite de son travail.
Ne croyez pas qu'il ait méconnu la valeur des idées philosophiques
de Descartes ou de Hobbes. Ce n'est pas là ce qui l'intéressait. Il
nous dit fort bien que Descartes lui-même a exposé sa méthode au
monde. Il n'ignore pas que Harvey découvrit la circulation du sang;
mais il préfère noter que ce grand homme passait ses insomnies à se
promener en chemise, qu'il avait une mauvaise écriture, et que les plus
célèbres médecins de Londres n'auraient pas donné six sous d'une de
ses ordonnances. Il est sûr de nous avoir éclairé sur Francis Bacon,
lorsqu'il nous a expliqué qu'il avait l'œil vif et délicat, couleur
noisette, et pareil à l'œil d'une vipère. Mais ce n'est pas un aussi
grand artiste que Holbein. Il ne sait pas fixer pour l'éternité un
individu par ses traits spéciaux sur un fond de ressemblance avec
l'idéal. Il donne la vie à un œil, au nez, à la jambe, à la moue de
ses modèles: il ne sait pas animer la figure. Le vieil Hokusaï voyait
bien qu'il fallait parvenir à rendre individuel ce qu'il y a de plus
général. Aubrey n'a pas eu la même pénétration. Si le livre de Boswell
tenait en dix pages, ce serait l'œuvre d'art attendue. Le bon sens
du docteur Johnson se compose des lieux communs les plus vulgaires;
exprimé avec la violence bizarre que Boswell a su peindre, il a une
qualité unique dans ce monde. Seulement ce catalogue pesant ressemble
aux dictionnaires mêmes du docteur: on pourrait en tirer une _Scientia
Johnsoniana,_ avec un index. Boswell n'a pas eu le courage esthétique
de choisir.

L'art du biographe consiste justement dans le choix. Il n'a pas à se
préoccuper d'être vrai; il doit créer dans un chaos de traits humains.
Leibnitz dit que pour faire le monde Dieu a choisi le meilleur parmi
les possibles. Le biographe, comme une divinité inférieure, sait
choisir parmi les possibles humains, celui qui est unique. Il ne doit
pas plus se tromper sur l'art que Dieu ne s'est trompé sur la bonté.
Il est nécessaire que leur instinct à tous deux soit infaillible.
De patients démiurges ont assemblé pour le biographe des idées, des
mouvements de physionomie, des événements. Leur œuvre se trouve dans
les chroniques, les mémoires, les correspondances et les scolies. Au
milieu de cette grossière réunion, le biographe trie de quoi composer
une forme qui ne ressemble à aucune autre. Il n'est pas utile qu'elle
soit pareille à celle qui fut créée jadis par un dieu supérieur, pourvu
qu'elle soit unique, comme toute autre création.

Les biographes ont malheureusement cru d'ordinaire qu'ils étaient
historiens. Et ils nous ont privés ainsi de portraits admirables. Ils
ont supposé que seule la vie des grands hommes pouvait nous intéresser.
L'art est étranger à ces considérations. Aux yeux du peintre le
portrait d'un homme inconnu par Cranach a autant de valeur que le
portrait d'Érasme. Ce n'est pas grâce au nom d'Érasme que ce tableau
est inimitable. L'art du biographe serait de donner autant de prix
à la vie d'un pauvre acteur qu'à la vie de Shakespeare. C'est un bas
instinct qui nous fait remarquer avec plaisir le raccourcissement du
sterno-mastoïdien dans le buste d'Alexandre, ou la mèche au front dans
le portrait de Napoléon. Le sourire de Monna Lisa, dont nous ne savons
rien (c'est peut-être un visage d'homme) est plus mystérieux. Une
grimace dessinée par Hokusaï entraîne à de plus profondes méditations.
Si l'on tentait l'art où excellèrent Boswell et Aubrey, il ne faudrait
sans doute point décrire minutieusement le plus grand homme de son
temps, ou noter la caractéristique des plus célèbres dans le passé,
mais raconter avec le même souci les existences _uniques_ des hommes,
qu'ils aient été divins, médiocres, ou criminels.



XI


L'AMOUR


        _Dialogue entre_

        L'ACTEUR
        HERR BACCALAUREUS
        HYLAS
        SIR WILLOUGHBY
        RODION RASKOLNIKOFF

      Ainsi que d'ordinaire, à la fin des déjeuners sans
      femmes, le café et la cigarette ont amené au-dessus de
      la nappe l'éternel sujet de conversation entre hommes:
      l'amour et les interprètes de l'amour. La discussion
      s'est prolongée. C'est une claire après-midi d'été.
      On a pris place sur la pelouse dont la pente descend
      jusqu'à la Marne luisante comme un couperet d'argent. Les
      convives ont décidé qu'ils perdraient leur journée.

LE MAÎTRE DE LA MAISON.--Puisque nous avons convenu de nous livrer
éperdument au bavardage, voulez-vous que nous choisissions chacun
notre rôle? Vous, mon cher helléniste...

HYLAS.--Je suis si enfoncé dans l'admirable matérialisme antique et si
disposé à me montrer polymorphe et dialecticien, que je vous demanderai
de jouer ici un personnage vague dont les idées générales seules
auraient quelque précision. Je prendrai donc le nom de Hylas.

LE MAÎTRE DE LA MAISON.--Quant à vous, je n'ai point de doute sur votre
préférence,--vous aimez trop Dostoïewski...

RODION.--Pour ne pas désirer parler au nom de Rodion.

LE MAÎTRE DE LA MAISON.--Et vous, qui m'avez fait connaître le grand
George Meredith...

WILLOUGHBY.--J'essayerai d'être ici le héros de l'égoïsme, sir
Willoughby.

BACCALAUREUS.--Pour moi, je fixerai humblement quelques citations,
et je rappellerai à la logique, si vous me le permettez: mes leçons
méphistophéliques sont encore toutes fraîches dans ma mémoire.

LE MAÎTRE DE LA MAISON.--Et moi qui, à l'exemple de mon cher Panurge,
interrogerai tour à tour le philosophe Trouillogan, le vieil poète
françois Raminagrobis et l'Oracle, je ne veux point d'autre titre que
celui du protagoniste de nos ballades et monologues du moyen âge; je
parlerai tout ensemble pour moi, et pour vous faire parler; je serai
l'ACTEUR.

BACCALAUREUS.--Et donc, monsieur l'Acteur, puisqu'en toute
argumentation _pro et contra_ il est nécessaire de bien déterminer
l'objet et de le définir, c'est-à-dire le borner et le limiter,
voulez-vous nous rappeler ce que vous disiez tout à l'heure
grossièrement, c'est-à-dire _confusè,_ et nous l'énoncer maintenant
clairement et dans l'ordre, _distributé?_

L'ACTEUR.--Je disais, Herr Baccalaureus, _confusè_ (puisqu'il vous
plaît), que la plupart des hommes ressemblent à Don Quichotte assis
devant les marionnettes de _maese_ Pedro, et protestant que le
spectacle qu'il contemple était vrai: «Réellement et en vérité je
vous le dis, Messeigneurs qui m'ouïssez, il m'a paru que tout ce qui
s'est passé ici se passait au pied de la lettre, que Melisendre
était Melisendre, D. Gaiferos D. Gaiferos, Marsilio Marsilio, et
Charlemagne Charlemagne.» Et voilà pourquoi il a grièvement meurtri
le roi Marsile et fendu en deux la couronne et le crâne de l'empereur
à la barbe chenue. Car les marionnettes lui semblaient les êtres
mêmes, avec leurs passions et leurs souffrances. Pareillement, nous
nous intéressons profondément au spectacle de l'amour; et, voyant les
gestes des femmes, et écoutant leurs paroles, nous croyons que les
marionnettes sont réelles, et elles nous font pleurer, et nous tâchons
de les punir; cependant qu'animés d'une noble folie, nous ne nous
sommes pas aperçus que l'âme et la chair de nos amantes étaient jouées
et que _maese_ Pedro restait accroupi derrière la toile. Je disais
encore que moins fou est celui qui demeure plongé dans son illusion,
que l'autre qui tâche à en sortir, et qui inutile son jeu à grands
coups d'épée. D'autant que lorsqu'il faudra payer la casse le montreur
de marionnettes risque fort de se tirer le bandeau de l'œil pour
faire reconnaître l'ancien ruffian, ce qu'il eût mieux valu ignorer.
Et je ne parle point seulement des gestes spéciaux de l'amour qui,
de l'aveu même des marionnettes, sont presque toujours parfaitement
imités d'un modèle sensible qu'elles ont toutes copié, mais de tout
l'attirail sentimental, depuis la rougeur de l'aveu jusqu'au brisement
jaloux de l'éventail, depuis le furtif battement de cils et les petits
soubresauts de la gorge émus jusqu'au coup de sonnette irrité qui nous
donne notre congé.

BACCALAUREUS.--Toutes métaphores peu claires, et teintes de littérature
imaginative, en sorte qu'elles ne sont nullement propres à un dialogue
philosophique ni à une enquête de définitions comme celles qu'on trouve
dans les entretiens dogmatiques de Platon; bien loin même de pouvoir
se prêter à une argumentation plus concrète telle que nous pouvons en
lire dans les conversations philosophiques de M. Ernest Renan, un peu
alourdies par l'étude de la théologie.

HYLAS.--Je vous arrêterai ici, Herr Baccalaureus. Car notre ami
l'Acteur n'a point fait autre chose qu'exprimer à la mode de la
Renaissance un mythe inventé dès longtemps par le divin Platon que vous
venez de citer. Les marionnettes de _maese_ Pedro ne sont-elles pas
toutes pareilles aux statues et aux images d'objets et d'êtres vivants
faites de bois et de pierre qu'on transporte sans cesse diligemment
devant la petite muraille de la caverne où nous sommes enchaînés; et,
déçus par la lueur du grand feu qui brûle devant la gueule de l'antre,
nous prenons les ombres des statues et des images qui dansent sur la
muraille pour les hommes et les objets réels: car nos cous et nos
cuisses sont enserrés de chaînes, et nous sommes astreints à garder
les yeux fixés sur le jeu d'ombres de la muraille, et nous ne pouvons
tourner la tête vers la vraie lumière qui nous éblouirait. Et le monde
des hommes n'est pas plus différent du monde des marionnettes que le
monde des idées du monde des images et des ombres. En sorte que si don
Quichotte s'indigne ridiculement contre les poupées du roi Marsile
et de l'Empereur Charlemagne, nous ne sommes pas moins fous de nous
irriter contre les ombres de l'amour. Voilà ce qu'a écrit Platon, mon
cher Baccalaureus, et vous n'ignorez pas que c'est...

BACCALAUREUS.--A la première page du septième livre de la
_République_. Mais, Hylas, comment se peut-il que vous exposiez un
mythe aussi idéaliste?

HYLAS.--Aussi n'est-ce point mon opinion, mais celle d'un rêveur.
Je tiens que l'Acteur est parti d'une pétition de principes, en ce
qu'il suppose accordé qu'il y a dans l'univers autre chose que des
marionnettes adroitement combinées. Il insinue ainsi dès le début
qu'il y a quelque part une Amoureuse parfaite dont les femmes imitent
les mouvements et les passions. Or, cette Amoureuse n'existe point
réellement: ou bien nous pourrions la voir, et toutes les femmes
ne seraient pas d'adroites poupées. Donc, elle est inexistante et
immatérielle; c'est une idée platonicienne et je la nie. Car je ne
prêterai pas à l'Acteur une invention d'automatisme semblable à celle
qu'imagina Démocrite et longtemps après lui Villiers de l'Isle-Adam.
L'Acteur n'entend point, j'en suis sûr, lorsqu'il nous parle de
marionnette, une statue de bois creuse docile au glissement d'une bille
de vif argent, ni même une Ève future, mue à l'électricité par le
docteur Edison.

WILLOUGHBY.--Vous n'avez tenu compte jusqu'ici, mon cher Hylas, que
de la femme imitant la Femme, ou construite comme une poupée par un
fabricant de pièces matérielles. Et, afin de satisfaire l'esprit
classificateur de notre Baccalaureus, je dirais volontiers que vous
êtes resté dans le domaine purement objectif. Que faites-vous donc du
Sujet, je vous prie; que faites-vous de l'Homme? L'Acteur nous dit que
la femme joue le rôle d'une amoureuse, sans éprouver ses sentiments;
vous niez qu'il y ait dans ce monde autre chose que des rôles; ici
Willoughby vous interrompt tous deux et déclare: il y a Moi. Je veux
bien que la femme soit une marionnette; j'admets qu'elle exécute
des gestes sans éprouver d'émotions et qu'elle mime des sentiments
qu'on lui a appris. Mais vous êtes bien étranges d'aller chercher
pour expliquer son imitation une Amoureuse idéale ou une initiatrice
immatérielle de l'amour; où les petites femmes l'auraient-elles connue,
je vous le demande? Ce n'est pas dans le monde supérieur fait de jaspe,
d'or et de porphyre dont Socrate nous parle (comme vous le savez,
Hylas) au dialogue du Phédon. Car elles n'y sont jamais allées. Mais
vous vous souvenez, sans doute, mon cher Baccalaureus, du mythe des
Mères auquel Gœthe a fait allusion dans _Faust?_

BACCALAUREUS.--Elles ne sont ni en haut, ni en bas.

WILLOUGHBY.--Et Gœthe a bien raison. Elles ne sont pas plus situées
que les Idées de Platon. Mais ce sont les matrices éternelles de
toutes choses. D'elles jaillissent les générations immuables d'êtres
et d'objets. Elles sont ce qu'il y a de féminin dans la création.
Cependant elles produisent, mais passivement. Elles forment les formes,
mais elles ont reçu leur forme. C'est ainsi que je veux m'imaginer les
amoureuses. Semblables aux Mères de Gœthe, elles font jaillir d'elles
éternellement les mêmes formules d'amour. Voilà ce qu'entend l'Acteur
lorsqu'il nous dit qu'elles sont les marionnettes, ou Hylas quand il
nous explique qu'elles sont les ombres de l'amour. Mais elles en sont
aussi les créatrices perpétuelles, et elles le reproduisent toujours
semblable à lui-même. Sur quel modèle? Oui donc imposa leur forme aux
Mères? Qui imposa aux femmes la forme de l'Amour? Le Dieu créateur fixa
pour toujours les matrices perpétuelles des choses. L'homme intelligent
imagina l'apparence de l'amour. C'est l'amoureux qui tend aux yeux des
femmes l'image qu'il s'est faite de l'amante. C'est sur cette image
créée par le Moi que la femme essaye de se modeler. C'est dans l'esprit
de son amant que réside l'amoureuse idéale dont les gestes sont imités
par l'amoureuse. Et si l'homme, déçu, s'aperçoit que les mouvements
sont des motions de marionnette et que les sentiments ont la fluidité
des ombres, c'est lui-même qui se trompe lui-même, car il n'étudie que
l'image qu'il a projetée. Hélas! moi seul j'existe, et il faut bien que
mes illusions dépendent de moi.

BACCALAUREUS.--Voir Fichte, _Doctrine de la science_. Mais de là
suivent...

L'ACTEUR.--Des considérations de philosophie allemande que vous nous
exposerez, Baccalaureus, une autre fois. Je ne croyais pas m'être
engagé dans un sentier aussi méditatif. Il est vrai que tous les
chemins mènent à la métaphysique. La clarté du soleil d'aujourd'hui
est trop vive pour y promener les êtres en soi. Si vous voulez,
Willoughby, nous attendrons un temps de brume. Je me serai sans doute
mal exprimé; oui, Baccalaureus, avec trop de métaphores. En disant que
les femmes étaient les marionnettes de l'amour, j'entendais seulement
qu'elles ont la dangereuse faculté de le mimer avec une perfection
telle que nous le supposons où il n'y en a point. Elles s'accordent
toutes à avouer qu'elles simulent le plaisir; je voulais vous faire
reconnaître qu'elles simulent avec une égale aptitude l'intention de le
donner. Je ne me plaignais pas; je constatais. Nous jouons tous ici-bas
quelque rôle. Le nom même de «personne» vient de ce masque de comédie à
travers lequel sonnaient les voix de théâtre. On pourrait imaginer un
conte semblable à celui que fit Her le Pamphylien, fils d'Armenios...

BACCALAUREUS.--Et que Platon rapporte au chapitre treizième du dixième
livre de la _République_.

L'ACTEUR.--Baccalaureus doit avoir raison. Donc Her le Pamphylien,
ayant été tué dans une bataille, demeura mort pendant dix jours parmi
les cadavres; et le douzième jour, comme on allait l'enterrer, revécut
soudain et parla de l'autre monde. Il avait vu l'enfer et les tortures,
et les huit cercles colorés des planètes, sur lesquels étaient assises
autant de sirènes. Il avait vu aussi les âmes innocentes qui avaient bu
l'eau du Léthé et qui s'étaient attroupées autour de Lachésis. Et au
giron de la Parque une espèce de prophète saisissait des sorts qu'il
jetait au hasard sur les âmes. Chacune ramassait le sort qui était
tombé près d'elle et s'y conformait. C'est ainsi que Her le Pamphylien
vît distribuer les rôles de l'humanité. Et le prophète joint sans doute
des masques à ses sorts. Mais toutes les femmes, quel que soit le sort
qu'elles relèvent, prennent le masque de l'amour.

HYLAS.--Le récit est parfait: seulement Platon ne le termine pas de
même.

L'ACTEUR.--Je m'en doute. Or ce masque devient leur propre visage,
en sorte qu'elles arrivent à prendre conscience de son expression
qu'elles n'avaient point consciemment composée. Souvenez-vous du trait
charmant que nota l'exquis philosophe qui écrivit les _Quinze joies de
Mariage_...

BACCALAUREUS.--Ce n'était autre qu'Anthoine de la Sale, ainsi que le
démontra en 1836 M. André Pottier, bibliothécaire de Rouen.

L'ACTEUR.--Anthoine de la Sale, secrétaire de Louis III, roi de Sicile,
esquisse donc ce tableau du «déduit» forcé d'une femme avec son mari.
«Lors il la baise et l'accolle, et faict ce qui luy plest: et la dame,
à qui il souvient d'aultre chose, voulsist estre ailleurs, et le laisse
faire, et se tient pesantement, et ne se aide point ne mais ne se hobe
qu'une pierre. Et le bon home travaille bien, qui est lourd et pesant,
et ne se scet pas si bien aider comme d'aultres feroient. _La dame
tourne ung pou la chiere à cousté_: car ce n'est pas le bon ypocras que
elle a autresfois eu, et pour ce li ennuye, et lui dit: «Mon amy, vous
me affolez toute, et aussi, mon amy, vous en vauldrés moins.» La dame
savait bien que son visage exprimait mal l'amour: voilà pourquoi elle
le tourne «ung pou à cousté». Cette marionnette a pris conscience de
ses mouvements.

HYLAS.--Vous traitez bien subtilement de simples réflexes.

BACCALAUREUS.--Je ne savais pas que l'acte d'amour fût un réflexe.

HYLAS.--C'est le meilleur. Nous connaissons aussi les demoiselles
qui se livrent en fumant des cigarettes, et De Foe conte dans _Moll
Flanders_ l'histoire d'une jeune fille qui avait coutume de retourner
pendant ce temps les poches de ses amis et d'y glisser même des jetons
de cuivre à la place des pièces d'or.

L'ACTEUR.--Ces marionnettes-là se soucient peu de jouer mal. La grosse
Margot, de la ballade, répétant son rôle avec Villon, était plus
curieuse de sa réputation. Mais nous n'avons que faire de deviser
sur les prostituées. Ce sont les véritables poupées de l'Aphrodite
populaire. Et je ne songeais point à elles lorsque je parlais comme je
faisais. Elles sont marionnettes peintes, habillées, exposées, louées
et estampillées.

RODION.--Mais je vous défie, mon ami l'Acteur, et vous, cynique Hylas,
et vous, Willoughby le dandy, et vous, trop savant Baccalaureus,
de me prouver qu'elles soient des marionnettes de l'amour. Ou plu
loi je renverserais la proposition. Quand vous dites que les femmes
exécutent les gestes de l'amour sans le ressentir, vous entendez
qu'elles imitent une amoureuse réelle. Vous, Hylas, vous avez placé
cette image de l'amoureuse dans le domaine objectif, avec les idées
platoniciennes; vous, Willoughby, après nous avoir railleusement
demandé où les petites femmes auraient fréquenté une si belle idée,
vous avez placé l'amoureuse idéale dans le domaine subjectif, puisque
c'est l'imagination de l'amant qui la crée. Hylas m'accordera bien que
les pauvres courtisanes sont tombées trop bas pour jamais connaître
l'Amoureuse assise dans le monde supérieur, sur un trône de porphyre
et d'or; et Willoughby n'osera soutenir que c'est sur l'imagination
de leurs amants qu'elles modèlent les mouvements de leurs corps et de
leurs âmes. Il faut donc que «ces poupées de l'Aphrodite populaire»
soient des marionnettes différentes de celles que vous disiez. O Hylas!
celles qui baisent le pan de la robe de l'Aphrodite des carrefours
sont bien les poupées de l'amour, mais non point telles que vous
l'entendiez. Vos autres marionnettes sont imitatrices et vivantes;
ce sont des actrices qui n'éprouvent rien, mais qui ont étudié; ces
pauvres marionnettes-là ne savent point imiter ni vivre; elles n'ont
rien appris et n'éprouvent pas plus que les autres; et elles sont
vides, Hylas, tout à fait vides. Ce qui soutient les autres, les
gonfle et les fait paraître vraies, c'est l'espoir d'imiter l'idéal,
ou l'amour créateur de l'homme; mais celles-ci, ô Hylas, n'ont rien
de tout cela, et elles ne sont soutenues ni par elles-mêmes ni par
nous. Il faut donc que ce soit un dieu qui les inspire. Ne voyez-vous
pas, Willoughby et Hylas, qu'elles sont toutes pleines du souffle
de l'Amour? En vérité, elles sont les poupées d'Éros; c'est lui qui
les gonfle et qui les anime; et leurs jeux sont ses jeux. Mais sitôt
qu'elles ont cessé de lui plaire, il les rejette impitoyablement;
et voilà pourquoi il y en a tant de vieilles et de fanées. Car Éros
ne se plaît à caresser de son haleine que les lèvres neuves et les
seins frais. Sans doute, elles sont les poupées de l'Aphrodite
populaire--mais quelles? Ce sont, vous le voyez, les poupées
qu'Aphrodite donne à son enfant pour qu'il s'en amuse à son plaisir.
Et si ces poupées ne sentent point l'affection qu'elles jouent, ne
vous en irritez pas et ne vous affligez pas; car le jeu n'est pas le
leur, et c'est un autre qui joue en elles, dont le souffle s'échappe
de leurs bouches et dont les doigts agitent leurs membres; en sorte
qu'il est impossible qu'elles éprouvent, puisque c'est un dieu qui les
fait agir. Les peuples anciens qui consacrèrent les prostituées et les
firent saintes eurent quelque sentiment de ces choses. Ils devinèrent
qu'elles n'étaient que les intermédiaires du dieu qui se manifestait
à lui-même, et comme les prêtresses qui exécutaient ses gestes ainsi
que les prophétesses parlaient avec sa voix. Et celle qui vint dans
la maison de Simon et qui mouilla de larmes les pieds du Seigneur et
les lui essuya avec ses cheveux ne fut point autre qu'une mandatrice
de l'Amour tout-puissant qui adorait l'Amour. Je vois que notre hôte,
l'Acteur, me considère en souriant, et qu'il me montre du doigt ce
livre de Dostoïewski que je porte partout avec moi. Cependant, je ne
vous parlerai ni de Sonia ni de la petite Nelly. Ces pauvres filles
divines furent aussi les marionnettes du Seigneur. Mais elles jouèrent
le rôle de la Pitié après avoir exécuté les gestes de l'Amour. Car les
dieux se servent d'elles tour à tour.

HYLAS.--J'admire vraiment l'éloquence persuasive de Rodion, qui n'est
point pour me déplaire, car il n'est pas le premier qui ait songé à
tirer de l'art des prostituées des enseignements divins.

BACCALAUREUS.--Je prévois que Hylas va nous citer le troisième chapitre
du _Banquet_ de Xénophon et peut-être le chapitre onzième du livre III
des _Mémorables_.

HYLAS.--Baccalaureus a la mémoire divinatrice. Il se souvient donc que
Critoboulos, Antisthène, Charmide et Socrate s'interrogent mutuellement
afin de savoir ce qu'ils désireraient le plus au monde. Critoboulos
voudrait être beau, Antisthène riche, Charmide pauvre. Quand vient le
tour de Socrate, il prend fair grave et son front se fait solennel:
«Moi, je voudrais être entremetteur, dit-il. Les autres rient: «Vous
pouvez rire, continue Socrate; mais je deviendrais bien vite riche à
ce métier, si je voulais l'exercer.» Chacun explique ses raisons. Le
tour de Socrate venu: «N'est-ce point le parfait entremetteur, dit-il,
qui est capable de reconnaître ceux qui se seront utiles les uns aux
autres et qui sait leur inspirer le désir de s'aimer; n'est-ce pas lui
qui fera les villes amies et les fidèles mariages, et les indissolubles
unions? Et quel plus beau métier peut-il y avoir que d'unir ceux qui
sont faits pour s'aimer?» Ainsi, mon cher Rodion, même l'entremetteur a
pour Socrate quelque chose de divin.

RODION.--Hylas, vous raillez.

HYLAS.--Pas plus que Socrate ni que vous-même tout à l'heure.
Baccalaureus s'est souvenu aussi de la visite que rendit le philosophe
à la belle courtisane Théodota, celle même qui fut l'amie d'Alcibiade
jusqu'à sa triste fin et qui l'ensevelit de ses propres mains, suivant
le récit d'Athénée, au bourg de Mélissa, en Phrygie. Elle était belle
au point que les sculpteurs venaient mouler ses seins afin de modeler
sur la sienne les gorges de leurs statues. Socrate l'interrogea et
lui parla doucement, en la louant de sa beauté, puis lui demanda par
quels moyens elle trouvait ses amis. Et comme Théodota ne savait lui
répondre, il lui enseigna qu'elle portait dans son corps une âme
divine, qui était sa meilleure amie, et qui lui aiderait à trouver
des fidèles, si elle apprenait à la consulter. Socrate raillait-il ce
jour-là? Il se peut; mais nous devons croire que Théodota sut entendre
même la leçon de cette raillerie, puisqu'elle aima Alcibiade à travers
le malheur jusque dans la mort.

ROMOX.--Mais, Hylas, n'avez-vous donc point d'avis?

HYLAS.--Mon cher Rodion, je ne vois pas pourquoi vous n'auriez pas
raison, comme Willoughby, notre hôte l'Acteur, et même Baccalaureus,
qui croit à la logique, et qui jure selon les modes de _baroko_,
_bocardo_ et _fresison._ Le hasard qui fait rencontrer les atomes,
monades ou tourbillons est infini. Nous ignorons profondément la raison
de leurs mouvements et de leur rencontre. C'est ici que s'arrête mon
matérialisme, et voilà pourquoi je puis vous donner raison à tous
trois. Notre hôte l'Acteur (qui est resté un peu, malgré lui, du moyen
âge) est tout imbu du réalisme, sans qu'il s'en doute, et il aime
Platon. Aussi nous a-t-il dit que les mouvements de la marionnette
étaient causés par une Amoureuse idéale. Willoughby est plus moderne;
il est égotiste; il a enfermé l'univers dans son moi, et il veut que
ce moi soit la cause des mouvements de la poupée. Vous, Rodion, dans
votre profond sentiment de religion, vous ne pouvez attribuer d'autre
origine aux rencontres de l'univers que Dieu même; aussi soutenez-vous
que c'est l'être divin qui inspire tous les gestes du jouet. Quant à
moi, Hylas, j'avoue humblement que je ne sais pas, et que je m'en tiens
à la matière, puisque je ne peux rien voir au-delà. Et d'ailleurs,
marionnette pour marionnette, j'ignore autant les raisons de mes gestes
que les femmes que j'aime, quoique mon ignorance ne soit pas du même
degré.

Seulement, pour faire plaisir à Willoughby, qui est bien digne de cette
histoire, je vous conterai l'aventure d'un fou qui fut roi de Thrace
et qui peut-être était plus sage que nous. Il se nommait Cotys; son
orgueil était arrivé à un point extrême, ainsi que son opulence et
l'organisation voluptueuse de sa vie. Il parcourait les forêts de la
Thrace, et, dans les endroits qui lui plaisaient, il faisait dresser
d'avance des tables pour l'instant où il aurait l'envie d'y dîner
avec ses amis. Ce Cotys s'imagina de devenir amoureux de la déesse
Athéné, et se décida à l'épouser. Il fit préparer un grand festin et
dresser à l'écart un lit splendide incrusté d'or et de pierreries.
Puis il s'attabla et se mit à boire avec ceux qu'il avait invités à
la cérémonie. Il vida des cratères de vin mêlé et de vin pur. Ses
courtisans le félicitaient. Déjà hors de lui, il envoya un garde afin
de voir si la déesse ne l'attendait point encore sur sa couche. Le
garde revint, et, s'inclinant, dit au roi que le lit était vide. Cotys
le tua roide d'un coup de javelot et envoya un second garde. Le garde
retourna, rampant, et dit au roi qu'il n'avait vu personne. Un second
javelot le cloua sur le sol. Puis Cotys envoya un troisième garde. Et
celui-ci, se prosternant devant le roi, lui dit: «Seigneur, voici
longtemps déjà que la déesse vous attend.»

WILLOUGHBY.--Et lorsque le roi s'avança vers le lit splendide, il y
trouva, n'est-ce pas, toute nue et souriante, la déesse Athéné?

HYLAS.--Mon cher Willoughby, je n'en sais rien, mais nous pouvons le
supposer. Et Cotys ne vous déplaît pas pour avoir imaginé et créé
par sa volonté une marionnette divine qui pouvait exécuter tous les
gestes et répondre à tous ses désirs, puisqu'elle n'existait que dans
sa folie. Car le roi Cotys était fou, Willoughby, et on le vit bien,
plus tard, lorsque, dans un accès de jalousie furieuse, il déchira de
ses ongles une femme qu'il aimait, en commençant par le bas-ventre.
Cependant la marionnette du roi Cotys ne nous satisferait-elle pas
tous? C'était une marionnette, et c'était l'amoureuse idéale, mon cher
hôte; le roi Cotys l'avait créée par son imagination, Willoughby; et,
ami Rodion, elle était divine, étant déesse.

BACCALAUREUS.--Mais elle n'existait pas.

HYLAS.--Si, dans Athénée, liv. XII, ch. XLII. Vous l'y trouverez,
Baccalaureus, pour peu que voire édition ait un index. Et, comme le
jour tombe déjà, nous pouvons même rentrer, s'il plaît à notre hôte,
afin que Baccalaureus puisse apaiser la soif d'exactitude qui doit le
posséder.



XII


L'ART


    _Dialogue entre_

        DANTE ALIGHIERI
        CIMABUE
        GUIDO CAVALCANTI
        CINO DA PISTOIA
        CECCO ANGIOLIERI
        ANDREA ORGAGNA
        FRA FILIPPO LIPPI
        SANDRO BOTTICELLI
        PAOLO UCCELLO
        DONATELLO
        JAN VAN SCOREL


En l'année 1622, le pape Adrien VI, qui était d'Utrecht, nomma
conservateur du Belvédère de Rome le peintre Jan van Scorel. C'était
un jeune homme de vingt-six ans; il revenait de Palestine où il avait
accompagné une confrérie de pèlerins hollandais. Jan van Scorel fit le
portrait du pape Adrien et considéra diligemment tous les tableaux de
Raphaël et de Michel-Ange, qui le transportaient. Dans le printemps de
cette année, il eut une aventure.

Il était sorti pendant la nuit de l'enceinte de la capitale pour
errer à travers la campagne romaine. La terre aride et ses pierres
sèches étincelaient sous la lune. Des tombes anciennes, très blanches,
tachaient les ténèbres. Et sur l'un des côtés de la vieille route
latine qui menait à Ostie, Jan van Scorel aperçut une tranchée obscure.
Quelques grandes dalles semblaient avoir glissé. Il espéra aussitôt que
c'était une niche à sculptures, froissa les orties qui jaillissaient
entre les pierres et pénétra dans le couloir. D'abord il avança parmi
l'obscurité; puis il se fit une sorte de lueur qui n'était point la
lueur lunaire. Le chemin creux était pavé de carreaux de marbre lisse.
Tout à coup Jan van Scorel se trouva sous une coupole soutenue par des
piliers, et il lui sembla qu'il était revenu à la surface de la terre
dans la rase campagne. Mais il vit bientôt qu'il devait se tromper.
La coupole était à l'entrée d'une sorte de cirque largement assis et
illuminé doucement. Tout le sol était tapissé d'une herbe longue et
tendre. La brise était parfumée. Et au milieu de cette prairie enclavée
dans un lieu inconnu, où il n'y avait point d'horizon, Jan van Scorel
remarqua de grands sièges candides où se tenaient des personnages
vêtus de robes tombantes. Ils portaient des chaperons de diverses
couleurs, mais la plupart avaient la tête couverte de l'aumusse rouge
des citoyens de Florence. A l'apparition de Jan van Scorel, ils se
levèrent, et lui firent gravement signe d'approcher. Et quand il fut
plus près, Jan comprit bien qu'il était en présence d'une illusion de
la nuit. Car il reconnut les traits de morts illustres. Celui qui se
tenait au milieu semblait être Dante Alighieri, tel que le peignit
Giotto. Et auprès de lui étaient Guido Cavalcanti et Cino da Pistoia.
Et plus loin, Jan aperçut la face ricaneuse de Cecco Angiolieri.
Semblablement il vit Cimabue, tout roidi par l'âge, et Andrea Orgagna,
puis Paolo Uccello, le grand Donato, Sandro Botticelli, et un moine
carmélite, Fra Filippo Lippi. Ils semblaient paisibles, debout parmi le
pré nocturne.

Alors DANTE prit la parole et dit:

--Sois le bienvenu, Jan van Scorel, et ne crains pas de troubler notre
paix séculaire; car nous bavons voulu. La divine conductrice élue qui
demeure dans le Grand Cycle et qui contemple éternellement le visage
de Celui _qui est per omnia sæcula benedictus_ a intercédé pour nous
auprès du Maître de la Grâce. Il nous est permis de nous réunir en des
temps fixés, et de nous considérer tels que nous fumes, et d'entendre
nos voix telles qu'elles résonnèrent, et de nous entretenir des choses
que nous avons aimées. Et cette nuit une grande controverse s'est
élevée entre nous; s'il te plaît, nous te la soumettrons, puisque tu es
né dans les temps postérieurs, et tu seras notre juge.

Et JAN VAN SCOREL répondit en tremblant:

--Maître, je n'oserai.

Mais DANTE reprit:

--Tu le dois: car le Destin t'a marqué du sceau; et tu répondras en
toute innocence; puis je t'avertirai; cependant, sache que mes paroles
ne te serviront pas. J'ai dit et je prétends que les peintres, les
sculpteurs et les poètes sont soumis aux femmes qui leur révélèrent
l'amour, et que tout leur art ne consiste qu'à se laisser guider parla
forme qui leur persuada de l'imiter dans les chansons, ballades et
assemblages de vers, ou sur les murailles sacrées, ou dans le cœur du
marbre étincelant. Et lorsque je parle ainsi, mes compagnons Guido et
Cino se taisent; mais le méchant railleur Cecco éclate de rire; Cimabue
demeure grave; Donato réfléchit; Sandro a un sourire douteux; Orgagna
et l'Oiseau rient en secouant la tête, et je ne suis approuvé que par
Fra Filippo; mais je crains que nous n'entendions point la même chose.

Or écoute-moi, Jan van Scorel, et pèse ce que je dirai. La vie
nouvelle commence, pour moi, dans le livre de ma mémoire, à la fin
de ma neuvième année, le jour où j'aperçus la très gracieuse dame
que certains nommèrent ici Béatrice. Elle avait une robe de couleur
cramoisie, soutenue par une ceinture; et dès que mes yeux tombèrent
sur elle, Amour gouverna mon âme et je désirai être conduit par
Béatrice durant ma vie. Et quand elle fut entrée dans la cité de vie
éternelle, je m'appliquai à la revoir dans les chambres secrètes de
mon intelligence et elle me prit par la main et me mena parmi l'enfer,
et dans les routes intermédiaires, et parmi le ciel. D'abord, à la
première heure du neuvième jour de juin, en l'année 1290, je fus frappé
de stupeur; car la Douleur entra et me dit: «Je suis venue demeurer
avec toi,» et je m'aperçus qu'elle avait amené en sa compagnie la
Peine et la Bile. Et je lui criai: «Va-t-en, éloigne-toi!» Mais,
comme une Grecque, elle me répondit, pleine de ruse, et argumenta
souplement. Puis voici que j'aperçus venir Amour silencieux, vêtu
de vêtements noirs, doux et nouveaux, avec un chapeau noir sur les
cheveux; et certes, les larmes qu'il versait étaient véritables. Alors
je lui demandai: «Qu'as-tu, joueur de bagatelles?» Et me répondant,
il dit: «Une angoisse à traverser; car _notre_ dame est mourante,
mon cher frère.» Alors tout se voilà pour moi dans ce monde, et mes
yeux devinrent las de pleurs, et voici que le jour qui accomplissait
l'année que ma dame avait été élue dans la cité de la vie éternelle, me
souvenant d'elle tandis que j'étais assis seul, je me pris à dessiner
la semblance d'un ange sur certaines tablettes. Et cependant que je
dessinais, comme je tournais la tête, je perçus qu'il y avait auprès de
moi des gens que je devais courtoisement saluer et qui observaient ce
que je faisais. Et je me levai, par respect, et je leur dis: «Une autre
était avec moi.»

Et depuis ce jour, Jan van Scorel, elle ne m'a point quitté. Quand
j'envoyai mon livre au temps de Pâques à mon maître Brunetto Latini, ce
fut ma fillette que je chargeai de le lui apporter. Et quand, au milieu
du chemin de ma vie, je traversai deux mondes douloureux pour parvenir
à entrevoir les gloires éternelles, Béatrice était devant moi, Béatrice
tendait le doigt vers les choses que je devais voir.

Je me souviens, Guido, que je t'envoyai jadis un sonnet au sujet de
celles que nous aimions. O mon cher Guido, j'y nommais Monna Giovanna,
qui fut la compagne de ma chère Béatrice: les gens de Florence, à cause
de sa grâce, la surnommaient Primavera, et ainsi que le printemps
précède l'année, je la vis un jour marcher devant ma divine dame. Or,
dans mon sonnet, j'exprimais le souhait d'un voyage. Il me semblait
que je serais parfaitement heureux si le temps de ma vie coulait au
balancement d'une barque errante où nous aurions été trois, Lapo Gianni
et toi, Guido, et moi Dante. Nous, compagnons anciens, nous nous
serions tenus les mains. Et notre barque aurait été guidée par la dame
Giovanna, la dame Béatrice, et celle qui était la trentième parmi les
soixante beautés de Florence, la dame Lagia. Et tout le temps de notre
vie se serait passé à deviser d'amour; car, en vérité, Guido, la vie
n'est faite que d'amour, et l'art, qui est une purification de la vie,
n'est que d'amour transfiguré. Et je ne crois pas, Guido Cavalcanti,
que tu puisses me contredire; car c'est toi qui me donnas l'explication
du cœur enflammé.

Alors GUIDO CAVALCANTI se mit à sourire et dit:

--Ce rêve t'avait troublé étrangement, Dante. Et, en effet, c'était
un inquiétant présage. Amour tenait ta dame endormie, roulée dans
un manteau; puis il la contraignait à manger ton cœur; puis il
disparaissait en pleurant. J'interprétai ton songe par son contraire,
sachant que douleur pendant le sommeil signifie joie. Et dans ce
temps tu fus heureux; mais il s'est trouve qu'Amour ne t'avait point
trompé par ses larmes. A cause de ce rêve où tu as nourri de ton cœur
celle qui devait mener ta vie, je ne dirai pas le contraire de tes
paroles. Mais, Dante, tu nous as représentés tous trois, Lapo, toi et
moi, dans une barque guidée par Lagia, Béatrice et Giovanna. Crois-tu
que la barque ait été guidée par les trois dames durant toute notre
vie? J'étais assis à la poupe, et je regardais le sillage; voici que
je tournai la tête, et Monna Giovanna n'était plus là. A sa place,
je vis une autre dame qui avait les mêmes yeux, et le même regard de
printemps; mais elle se nommait Mandetta, et elle était de Toulouse.
Et Lapo considérait la crête d'une vague; voici qu'il tourna la tête,
et Monna Lagia n'était plus là. A sa place, il vit une autre dame,
dont les cheveux étaient ceints d'une guirlande, et qui montrait ses
dents entre des lèvres très rouges; et elle n'avait même pas de nom.
Et toi, Dante, tu scrutais le fond ténébreux de l'Océan; voici que tu
tournas la tête, et Béatrice, oui, Béatrice, n'était plus là. Dante,
tu te frappas la poitrine, et tu gémis, et tu te maudis toi-même; mais
à la place de Béatrice était une dame froide et blanche et dure comme
la pierre, dont la tête était ceinte d'herbe verte mêlée de fleurs;
et sa robe était de couleur verte, non pas cramoisie, et le blond de
ses cheveux était uni au vert de l'herbe fraîche; et cette dame était
de Padoue, et son nom était Pietra degli Scrovigni; et souviens-toi,
Dante: sitôt que tu l'eus aperçue, lu composas pour elle et tu récitas
dans la barque une admirable sextine. La barque semblait donc être
conduite parles trois dames; mais la force qui la menait était dans nos
cœurs, Dante, et c'était la force de l'Amour.

Mais CINO DA PISTOIA prit la parole:

--Tu accuses faussement Dante, dit-il. De Lapo Gianni je ne dirai rien
puisqu'il n'est pas là; et peut-être qu'il eut su défendre ses obscures
amours. Pour toi, Guido, s'il est vrai que tu aies cessé d'adorer
Giovanna de Firenze pour invoquer Mandetta de Toulouse, n'est-ce pas
parce que celle-ci avait les mêmes yeux? Et n'est-il pas vrai que c'est
la ressemblance qui t'a attiré vers Mandetta, et que tu n'as pas cessé
de te laisser conduire par l'image de Monna Giovanna? N'est-ce pas
cette image qui s'est emparée de ton esprit et qui règne sur tes yeux
et qui règne sur ton cœur? Ainsi elle a mérité une fois de plus de
porter le nom de Giovanna, selon celui de saint Giovanno le Précurseur;
car elle a été l'Annonciatrice et véritablement la Prima-Vera, la
première saison. Et si Dieu eut voulu te donner, à l'égal de la
noblesse, le don de la poésie suprême, c'est Giovanna, la Prima vera,
qui t'eût mené sur la route que suivit Homère ainsi que l'a fait pour
Dante la divine Béatrice. Maintenant que nous parles-tu de Monna
Pietra, de la sextine, et du caprice de Dante? Il ne s'est point laissé
conduire par cette Pietra, et c'est la même Béatrice qui lui a montré
les dames au Paradis. Ah! pourquoi ne lui a-t-elle pas fait voir, au
sommet de l'escalier sacré, ma chère Selvaggia, dont le corps repose
tristement sur le mont della Sambucca, dans le sauvage Apennin?

CIMABUE interrompit Cino, d'une voix grave et comme lointaine.

--Béatrice n'a pas montré ta Selvaggia an Dante, parce que toi seul,
Cino, tu pouvais la voir. Il ne suffit pas de tendre la main à la femme
et de se laisser mener, les yeux bandés. J'ai du longtemps regarder
celle que j'aimais pour y voir la sainte Mère de Dieu; mais enfin je
l'ai vue, et, avec l'aide divin, j'ai essayé de la peindre.

Ici, CECCO ANGIOLIERI se mit à ricaner. Et tous se tournèrent vers lui:
car il semblait que la paix de la nuit fût troublée.

CIMABUE lui dit:

--Cecco, que nous veux-tu?

CECCO ANGIOLIERI répondit en grinçant des dents:

--Ce n'est pas à toi que je veux parler, mais à Dante Alighieri, qui
est trop fier. Je lui ai déjà crié de venir à mon école y prendre des
leçons; il ne vaut pas mieux que moi; j'ai menti, et il ment encore;
il a mangé la graisse, moi j'ai rongé les os; il a jeté la navette,
moi j'ai tondu le drap; et je le défie--car je suis l'aiguillon, et il
est le taureau. Que parle-t-il de Béatrice, et des femmes qui l'ont
conduit par la main? Moi aussi, j'ai aimé--je vaux autant que lui.
Et ma Becchina, la fille du savetier, était aussi jolie que sa Bice
Portarini. Mais j'étais nu comme une pierre d'église; et mon plus haut
souhait allait jusqu'à désirer être souillon de cuisine, pour renifler
l'eau grasse de la vaisselle. Je n'avais pas un florin, non, pas la
millième partie d'un florin. Et à cause de cela le mari de Becchina,
qui était orgueilleux de ses sacs d'or, me méprisait, et je ne pouvais
la voir. N'est-ce point misérable? Car j'avais un père vieux et riche,
qui possédait de vastes domaines, et qui ne me donnait rien. Ainsi j'ai
vécu dans la boue du fossé. Un jour le vieillard me refusa même un
verre de vin maigre. Et j'écouterais parler cet orgueilleux qui fait
des fautes de poésie? Car dans le dernier sonnet de la _Vie Nouvelle_
il commence par dire qu'il n'a point compris le doux langage qu'un
ange lui adressait au sujet de Béatrice (c'est à l'endroit où les
vers changent de mesure); puis dans l'envoi, il dit aux dames qu'il a
compris. C'est une indigne contradiction; et je ne veux point continuer
à souffrir que tout le monde porte respect à un mauvais poète qui a
été heureux.

CIMABUE reprit la parole et dit:

--O Cecco, pourquoi donc es-tu parmi nous?

Et Cecco ne répondit rien.

--Je parlerai pour toi, dit CIMABUE. Tu es avec nous parce que malgré
ta misère et l'affreux désir que tu avais de voir mourir ton vieux
père, l'amour de Becchina, la fille du savetier, t'inspira de heaux
vers, et que lu fus poète. Et nous n'avons point à comparer ta Becchina
à Béatrice; mais sache que c'est sa petite main qui t'a tiré du fossé
où tu croupissais pendant ta vie pour t'amener dans le cycle heureux où
Dieu t'a permis de reposer.

Alors il y eut un silence. Puis le moine carmélite se mit à rire. CECCO
se retourna vers lui, la bouche tordue, et cria:

--Ris-tu de moi, face encapuchonnée, faux dévot?

--O Cecco Angiolieri, dit FRA FILIPPO LIPPI, je ne me querellerai pas
avec toi; j'aime trop la bonne humeur. Ce n'est pas de toi que je
me moquais; mais je riais en songeant aux belles pensées de Cino da
Pistoia, avec son invention des images. Vois-tu pas qu'il a excusé
Guido Cavalcanti en le faisant convenir que Mandetta de Toulouse
ressemblait à Giovanna de Florence? Et n'a-t-il pas tiré une admirable
conclusion, lorsqu'il a dit que c'était toujours la même image qui
inspirait les vers de Guido? Pardieu, je ne suis pas si subtil, et je
n'y entends qu'une chose, c'est que Messer Cavalcanti doit être bien
peu capable d'aimer, pour aimer toujours la même image. Moi j'en ai
aimé beaucoup, et elles étaient toutes bien différentes. Dante et Cino,
vous aimiez des mortes, et vous vous enfermiez dans des cellules. J'ai
aimé des femmes vivantes, et il aurait fallu être bien habile pour
m'enfermer. Cosimo de Medici a essayé pendant deux jours. La troisième
nuit, j'étais las de peindre l'Annonciation; j'ai fait une corde avec
mes draps de lit, et je suis allé rejoindre une belle fille qui devait
m'attendre juste au coin du Palazzo Medici. Du reste, elle m'a servi et
je l'ai figurée au moins dans deux tableaux; c'est un ange dans l'un,
et dans l'autre une sainte. Mes saintes ont tous les visages, et ce
sont les visages de filles dont je ne me rappelle même pas les noms.
Je les ai bien aimées, au moins; mais j'en changeais. Et elles ne se
ressemblaient aucunement, Cino, aucunement.

CINO dit gaiement:

--Mais Lucrezia?

--Crois-tu donc que je lui aie été fidèle? répondit FRA FILIPPO
LIPPI, en éclatant de rire. On peut dire que celle-là était jolie,
pourtant. J'en ai été très amoureux. Je venais de quitter mon frère
carmélite Fra Diamante, qui avait été novice avec moi. Les nonnes de
Sainte-Marguerite me demandèrent un tableau pour leur maître autel.
Et je vis parmi elles une novice, qui était fille de Francesco Buti,
citoyen de Florence. C'était l'image parfaite d'une sainte. C'était
Lucrezia. Il me la fallut pour modèle de la Vierge; les stupides
nonnes me permirent de la peindre. Ah! que Lucrezia est belle dans ce
tableau de la Nativité! Pouvais-je ne point être amoureux d'elle? Le
jour qu'elle alla en procession visiter la Ceinture de Notre-Dame que
l'on conserve au Prato, je l'enlevai et je m'enfuis avec elle. Son
père, Francesco, essaya par tous les moyens de la reprendre, mais elle
voulut rester avec moi. Cependant, tu peux regarder mes vierges et mes
saintes, Cino: elles ne ressemblent pas toutes à Monna Lucrezia. Les
femmes qu'on aime sont bonnes à peindre: voilà ce que je pense.

Là SANDRO BOTTICELLI, qui souriait mystérieusement, parla, et
s'adressant à Fra Filippo:

--Mais n'est-il pas vrai, ô Maître, dit-il, que tu n'as point possédé
toutes les saintes qui sont dans tes peintures!

--C'est vrai, répondit FRA FILIPPO; je ne plaisais pas à toutes; mais
j'ai été amoureux d'elles toutes.

--Et n'ai-je point ouï dire, continua BOTTICELLI, que, lorsque tu
n'obtenais pas celles que tu désirais, tu t'appliquais à les peindre,
et que ta passion avait disparu lorsque tu les avais représentées sur
tes fresques?

--C'est vrai aussi, avoua FRA FILIPPO; mais Sandro, tu ne dois pas
trahir ton maître.

--Je ne te trahis pas, ô peintre divin, reprit SANDRO; je veux
seulement te montrer que tu mes point différent de Dante ou de Cino.
Puisque ta passion cessait entièrement, sitôt que la femme que tu
aimais avait été transfigurée dans ton art, c'est que cette femme
gouvernait ton art, ou, si tu veux, que l'Amour t'attirait vers l'art
et que l'art suffisait à satisfaire ton amour. Si donc tu te plaisais à
peindre des créatures que tu ne pouvais point toucher, et si ta passion
parvenait ainsi à se repaître, tu n'es nullement différent de Dante, ou
de Cino qui ont aimé des mortes et qui les ont chantées.

--Mais toi, dit FRA FILIPPO, Sandro, que penses-tu toi-même?

--Mon maître, dit SANDRO BOTTICELLI en souriant toujours, je ne veux
point avoir d'avis et j'écoute parler les autres. Voici Andrea Orgagna
qui vous instruira mieux que moi; je suis fort illettré, ainsi que le
déclara le vicaire de ma paroisse, lorsqu'il me reprocha d'avoir gravé
des estampes pour _l'Enfer_ de Dante, puisque mon ignorance ne me
permettait point de comprendre ses vers. C'est ce que le vicaire n'eût
pas osé dire au grand Orgagna qui a devisé les mêmes scènes que peignit
son frère au Campo Santo; je le laisserai donc parler pour moi; il est
plus ancien et plus digne.

ORGAGNA prit alors la parole; il avait la barbe rase; un grand chaperon
lui entourait la tête, et son visage était arrondi et plat.

--Je ne connais point l'amour, dit-il abruptement; je n'ai été amoureux
que d'une femme, et j'ai peint son triomphe. C'est la Mort. Elle est
enrobée de noir, et elle vole dans l'air, tenant une faux, et elle
épouvante les rois. Il y en a trois, couchés dans trois sarcophages
dorés, et ils pourrissent: et trois rois à cheval les contemplent. Les
chevaux eux-mêmes s'effarent et l'un des rois vivants se bouche le
nez. Cependant de l'autre côté d'une haute montagne, au milieu d'une
prairie, sous l'ombre des orangers, de joyeuses jeunes filles sont
assises, et des chevaliers leur font l'amour. Le plus beau est coiffé
d'un chaperon azuré et un faucon est perché sur son poing. Monarques
et amoureux, ils sont tous soumis à la triomphatrice; car la mort est
plus forte que la puissance et que l'amour.

--Et le temps est plus fort que l'art qui s'inspire de la mort, dit
DONATELLO; car je t'instruirai, Orgagna, sur le sort de la fresque du
Campo Santo, dont tu sembles si fier. Elle est entièrement détruite,
et nous ne la connaissons que par de mauvaises copies et le récit des
écrivains. Au lieu que l'art de Fra Filippo et de Sandro Botticelli,
qui se laissèrent guider par des femmes amoureuses, n'a pas péri.
Ainsi tu avais raison de peindre le triomphe de la Mort; car la Mort a
triomphé de ton œuvre.

Orgagna, triste, détourna la tête, enfonça son chaperon sur son visage,
et garda le silence.

Mais CIMABUE s'avança vers lui et lui toucha l'épaule.

--Ne t'afflige pas, Andrea, dit-il, car le peuple admire encore ta
composition de _l'Enfer,_ sur la muraille de l'église de Santa-Croce;
et si elle n'arrive pas jusqu'aux âges futurs, du moins la mémoire en
sera éternelle. Car tu y as flagellé les méchants, à l'exemple de notre
Maître dans sa Comédie. Et par là tu t'es soumis à la règle de celle
qui le mena dans son douloureux voyage; et tu vois que l'amour, malgré
toi, a triomphé de toi, et que Béatrice, par le moyen de Dante, t'a
inspiré ton art.

CECCO ANGIOLIERI murmura:

--C'est sans doute de l'art que d'avoir placé ses amis au milieu des
élus, tels que le médecin Messer Dino del Garbo, avec son chaperon
rouge doublé de petit-gris, ou d'avoir envoyé ses ennemis chez les
damnés ainsi que Guardi, sergent de la commune de Florence, qu'un
diable traîne à son crochet, coiffé de son bonnet blanc à trois lys
rouges. Peut-être que la divine Béatrice a ordonné tout cela; pour moi,
même Becchina ne m'eût point fait loger en enfer comme magicien le
grand savant Cecco d'Ascoli, que les cruels Florentins eurent l'audace
de brûler. Mais patience et écoutons. Voici l'Oiseau qui va gazouiller.

Et en effet, PAOLO DI DONO, que les Florentins nommèrent UCCELLO,
élevait timidement la voix. Il était très vieux et ses yeux
paraissaient troubles.

--Je m'étonne, dit-il, d'entendre de grands peintres disserter sur
l'art en cette façon. Pour ce qui est des poètes, ils ne considèrent
point de même que nous la nature et les hommes, et je ne puis
comprendre exactement ce qu'ils pensent. Sans doute, Orgagna se trompe,
lorsqu'il méprise tout ce qui vit, en nous proposant la Mort pour
divinité de la peinture; mais il n'est pas juste non plus de prétendre
que la femme règne sur notre art, même si elle n'est, comme certains
l'ont fait entendre, que l'intermédiaire de l'Amour. La peinture est
la science d'assembler des lignes et de placer des couleurs selon
les lois de la perspective. Il faut étudier Euclide. Il faut écouter
Giovanni Manetti, qui connaît les mathématiques. Il faut examiner
attentivement les inventions d'architecture de Filippo Brunelleschi.
J'ai peint sur un tableau oblong les portraits des cinq hommes qui,
après Dieu, ont recréé l'univers. Et d'abord j'ai placé l'image de
Giotto, qui a inventé la peinture telle que nous la connaissons; puis
vient Filippo di Ser Brunellesco, pour l'architecture; le troisième
est Donatello, pour la sculpture; le quatrième, c'est moi, Paolo,
pour la perspective et les animaux; le cinquième est Giovanni Manetti,
pour les mathématiques. Il n'existe rien en dehors de cela. Ce tableau
résume tous les aspects du monde. Car la seule réalité consiste dans
les lignes et dans la mesure des lignes, et les objets représentés
n'ont point d'importance. Et moi, Paolo Uccello, j'ai passé de longs
jours à dessiner des chaperons à plis, carrés ou coniques, ou ronds ou
cubiques, des _mazocchi_ dont certains se sont moqués. En quoi ils se
trompent: car il y a plus d'avantage pour l'art de la peinture à faire
voir les différents aspects de cent _mazocchi_ qu'à creuser au hasard
le sourire d'une Florentine. Ainsi m'aide Dieu, donnez-moi trois beaux
_mazocchi,_ dont j'ignore les plis, et je vous abandonne les femmes
pour vous inspirer.

Alors SANDRO BOTTICELLI lui dit, railleusement:

--Te souviens-tu, l'Oiseau, de ta dernière peinture, qui devait être un
chef-d'œuvre et que tu avais entourée d'un enclos de planches? Un jour,
Donato te rencontra et le demanda:

«L'Oiseau, quelle est donc cette œuvre que tu enfermes si
soigneusement?» Et tu lui répondis: «Tu la verras un jour.» Et lorsque
tu l'eus terminée, il se trouva que Donatello achetait des fruits au
Vieux Marché dans le moment que tu la découvrais; et il considéra ton
tableau et te dit: «O Paolo, tu découvres ton œuvre à l'instant même
où tu devrais la cacher aux yeux de tous!» Et Donatello ne se trompait
nullement, l'Oiseau, car il n'y avait dans ta peinture que des lignes.
Tu n'en fis point d'autres après celle-là. J'aimerais mieux pour ma
part avoir dessiné le sourire d'une fille.

Mais Donato, s'approchant de Paolo, l'embrassa en lui assurant qu'il
avait peint bien d'autres tableaux dont la renommée serait immortelle.

Et voici que la nuit se faisait plus claire. Et DANTE parla de nouveau
à Jan van Scorel, et il lui dit:

--Juge-nous.

Et JAN VAN SCOREL répondit:

--J'ai été conduit par l'amour, et je le suivrai partout où il me mène.
Je suis né au bord d'une mer grise, dans un village des dunes, et j'ai
travaillé à Amsterdam chez mon maître Jacob Kornelisz. Il avait une
fillette de douze ans, modeste et blanche. Je l'aime, et je suis parti
au loin afin de gagner de l'argent pour l'épouser. Et j'ai vu Spire et
Strasbourg et Bâle, et à Nuremberg j'ai visité Albert Dürer, et j'ai
traversé la Styrie et la Carinthie. Or, il y avait dans cette contrée
un grand baron qui s'est épris de ma peinture. Il a une fille, ardente
et belle. Il m'a offert de l'épouser. Mais j'avais au cœur l'image de
la fillette de mon pays, si douce, si pure. J'ai refusé la tentatrice.
Et je suis allé à Venise, où un père des béguines m'a emmené à
Jérusalem, pour voir le Saint-Sépulcre. Là j'ai connu la religion. Puis
je suis revenu par Rhodes et Malte jusqu'à Venise. Et de là je suis
arrivé à Rome, où le pape me tient en faveur. Et je souffre, car mon
amour est attiré vers ma tendre fillette; mais mon désir va vers la
tentatrice de Carinthie. Et je ne puis peindre la Vierge sans la faire
à la ressemblance de ma petite fiancée; et je ne puis imaginer Ève et
Madeleine qu'à la ressemblance de celle dont les yeux solliciteurs
m'invitèrent à rompre mon serment. Telle est mon histoire: mais, ô
Maître, je tends la main à mon amour.

Et DANTE lui dit:

--Tu nous a donc jugés, car tu n'as point abandonné ta conductrice.
Et elle te mènera plus haut que tu ne penses, ainsi que la mienne m'a
menée. O Jan van Scorel, tu seras malheureux et déçu! Celle que tu
aimes est mariée à un marchand d'or; et tu ne retrouveras point la
tentatrice. Alors tu entreras en religion, et tu proclameras ton art
par elle et en elle. Car la religion est le terme de l'amour, soit que
la conductrice nous tienne par la main pour gravir l'escalier sacré,
soit qu'elle nous abandonne devant la première marche.

Et DANTE, levant les yeux au ciel, aperçut une constellation limpide
comme de l'eau tremblante:

--Béatrice nous appelle, dit-il, et nous devons retourner. Souviens-toi
de la parole divine: «Cherche, et tu trouveras.»

La prairie secrète disparut avec ses formes dans la nuit blanche. Et
le peintre Jan van Scorel reconnut qu'il était sur l'ancienne route
latine; et, les yeux baissés, il rentra dans Rome.



XIII


L'ANARCHIE


    _Dialogue entre_

        PHÉDON
        CÉBÈS


CÉBÈS.--Phédon, étais-tu toi-même auprès de Démochole, le jour où il
fut mené de la prison au supplice, ou tiens-tu le récit de quelqu'un?

PHÉDON.--Je n'y étais point, Cébès, car les magistrats avaient interdit
aux disciples de Démochole de se rendre auprès de lui, et des gardes se
tenaient sur les routes afin de nous éloigner de la cité. Mais Xanthos,
qui était chargé de la surveillance de la prison, et qui d'ailleurs est
un homme doux et juste, m'a raconté très exactement ce qui se passa.

CÉBÈS.--Que dit Démochole avant de mourir, et de quelle manière
mourut-il? Je l'apprendrais avec plaisir.

PHÉDON.--Il me sera facile de te satisfaire, car je me souviens des
paroles mêmes de Xanthos. Voici donc ce qu'il m'a rapporté. Avant
le point du jour, me dit-il (car la coutume est que les condamnés
meurent au soleil levant), j'entrai dans la prison et je m'avançai
vers le lit de Démochole, qui s'était voilé la tête pour dormir. Je
lui frappai doucement sur l'épaule. «Tu sais, lui dis-je, ce que je
viens t'annoncer. Adieu; tâche de supporter avec courage ce qui est
inévitable.» Démochole, me regardant, répondit: «Il serait malheureux,
mon ami, que le courage m'abandonnât dans une pareille circonstance.
Mais n'aie point de craintes: je ferai ce que tu dis.» En même temps,
il s'assit sur son lit, et pliant la jambe d'où on venait d'ôter
l'entrave: «Quelle chose étrange», dit-il...

CÉBÈS.--Mais, mon cher, ne te trompes-tu pas, et n'est-ce point la mort
de Socrate que tu nous racontes une seconde fois?

PHÉDON.--Nullement, ô Cébès, bien qu'en effet il est possible que tu
trouves dans mon récit quelque ressemblance. Mais laisse-moi achever;
ensuite, si tu veux, nous examinerons ensemble par où différa le
langage de Démochole. Ainsi premièrement Démochole ne fit point, à
propos de sa jambe, un discours sur le plaisir et la douleur, mais il
remarqua simplement que ses pieds étaient gonflés, et qu'il ne pourrait
mettre ses chaussures pour marcher jusqu'au lieu du supplice.

Ensuite, continua Xanthos, Démochole se leva et prit ses vêtements
en souriant, sans permettre qu'on l'aidât. «Je me ferai beau parmi
les beaux, dit-il, pour ce jour de fête.» On lui apporta une coupe
d'eau fraîche. Il la but d'un trait; se tourna vers ceux qui étaient
là et demanda: «Y a-t-il quelqu'un parmi vous qui veuille causer et
discuter avec moi? Par le nom de la Divinité, jamais je ne me suis
senti mieux disposé aux entretiens philosophiques!» Mais ses disciples
n'étaient point près de lui et personne ne put répondre. Le serviteur
des Magistrats, qui était un Scythe nommé Teippeleros, s'approcha
alors pour lui attacher les mains. Démochole, le voyant: «Fort bien,
mon ami, lui dit-il; mais que faut-il que je fasse? Car c'est à toi
de m'instruire. On voit, en effet, que tu es habile dans ton art.» Le
serviteur garda le silence. «Voyez, dit Démochole, quelle honnêteté
dans cet homme: il a conscience de la laideur de sa fonction!» Puis
il ajouta: «Si j'étais parmi les sages, il me serait facile de parler
du progrès et de la civilisation. Mais je n'ai d'autre science que
d'aimer les hommes et j'ignore pourquoi ils respectent la Divinité
plutôt qu'eux-mêmes.» Tandis qu'on le menait au supplice, il chanta des
imprécations contre les riches et la Divinité afin qu'on les précipitât
dans le Tartare. Les aides s'emparèrent de lui et le couchèrent. Il
releva la tête et (ce furent ses dernières paroles) il souhaita à haute
voix le salut de la République.

CÉBÈS.--Ainsi, mon cher Phédon, il est impossible de conjecturer
quelles furent les occupations et les pensées de Démochole depuis qu'il
entra dans sa prison? Car, pour Socrate, nous avons pu le voir tous les
jours, tandis qu'on attendait le retour du vaisseau que les Athéniens
avaient envoyé à Délos.

PHÉDON.--Mais, Cébès, Démochole a laissé des traités de philosophie
qu'il s'amusa à composer dans la solitude, où il parle de la vie et de
l'association des citoyens, du travail et de l'amour. Entre autres,
il a écrit un très beau mythe, dans lequel il imagine que les hommes,
parvenus à l'existence parfaite, renverseront les haies, les murailles
et les bornes, mettront les femmes en commun, cesseront de travailler,
et mangeront à leur fantaisie tous les jours du fromage de montagne,
dû poisson salé, des pâtes bouillies à l'huile, des fruits mûrs et des
herbes confites dans le vinaigre. Telle est la vie que Démochole se
proposait de nous faire mener sur la terre.

CÉBÈS.--Et, par Héraklès, ne te souviens-tu pas que Socrate, le dernier
jour de sa vie, nous parla du monde supérieur, où les montagnes sont
couleur d'or, et les rochers de jaspe et d'émeraude; en quoi il ne
paraît nullement avoir entendu autre chose que Démochole. Car les
poètes comiques Téléclide et Phérécrate ont aussi décrit cet âge
heureux où les arbres portent des saucisses et des boudins, où les
fleuves roulent des quartiers de viande chaude parmi la sauce, où les
poissons, de leur propre mouvement, viennent se griller, et répondent,
quand on les appelle: «Attends encore, je ne suis cuit que d'un côté!»

PHÉDON.--Tu pourrais dire aussi bien que Socrate, comme Démochole,
n'ayant jamais écrit, s'amusa dans sa prison à mettre en vers moraux
les fables d'Ésope; et qu'il désira de même discuter sur la philosophie
avant sa mort; et qu'on l'accusa aussi d'avoir insulté les dieux; et
qu'il causa doucement avec le serviteur des Onze, en l'interrogeant
sur le poison, comme fit Démochole pour le Scythe. Mais, mon cher
Cébès, Socrate avait un esprit subtil et il raillait doucement, s'étant
comparé à un entremetteur qui réunit, par de belles paroles, les gens
faits pour s'aimer. Et il est vrai qu'il dédaigna les recherches
divines et les mythes sur Borée, La Gorgone et Typhon, estimant qu'il
n'avait point encore assez étudié la maxime du temple de Delphes et
ne sachant s'il n'était point lui-même un monstre plus compliqué
que ce Typhon des mythologues. Nous savons qu'il chercha aussi le
bonheur des hommes, quoiqu'il préférât le placer dans une autre vie,
et qu'il discutait volontiers avec les gens du commun pour les amener
à connaître la vérité. Cependant, ô Cébès, son ironie était cachée; il
ne disait point directement les choses, comme Démochole, et son amour
n'était ni violent, ni désordonné, en sorte qu'il n'eut pas détruit
les cités pour parvenir à la vie idéale, mais qu'il se contentait
d'instruire et de persuader les jeunes gens.

CÉBÈS.--Il me semble, Phédon, que tu mets un peu de hâte dans ta
distinction; car je me souviens d'avoir entendu Socrate essayer de
démontrer à Callias que la richesse était une chose pernicieuse; et il
marchait lui-même pieds nus, buvant comme chacun l'ordonnait; et il
répondit directement aux juges qu'il se condamnait à être nourri aux
frais de la cité. Et, par Héraklès, n'est-il pas clair que le souhait
pour le salut de la République est en tout semblable au sacrifice du
coq à Esculape? Car Socrate ne respectait point ce demi-dieu d'Athènes,
non plus que Démochole la République. Mais ils moururent tous deux,
affectant de révérer ce qui les avait fait condamner par le mépris
qu'ils en avaient, et ce quiles guérissait du pire des maux, la vie.

PHÉDON.--Si je jurais que je ne te crois point Cébès, il me faudrait
dire, avec Euripide, que la _bouche a juré, non le cœur._ Toutefois,
avant de rien décider, nous ferons sagement de demander à Platon...



II


.... L'esclave nous accompagna jusqu'au port de l'île des Bons Tyrans,
où quelques oliviers agitent leurs feuilles grises et luisantes. Il
nous souhaita un heureux voyage et retourna vers ses maîtres. Nous
vîmes encore un peu de temps sa tête qui semblait avancer seule dans
le chemin creux, entre les dunes, parmi les roseaux. Puis nous nous
embarquâmes; et toute la journée suivante le navire fut enveloppé dans
la brume. Pendant la nuit, le ciel s'éclaircit et le pilote nous guida
à la lueur des étoiles pâles. Ainsi nous, naviguâmes douze jours, et,
le treizième, nous aperçûmes une ligne brune à l'horizon et de minces
colonnes fumeuses qui montaient isolément dans l'air. Le pilote nous
dit que c'était l'île des Éleuthéromanes, et nous eûmes le désir de la
visiter. Il voulut nous persuader de ne point y atterrir; mais nous
étions lassés de la mer et curieux de ces hommes sauvages. Notre proue
fut donc tournée vers l'île nouvelle, où nous arrivâmes deux heures
après le lever du soleil.

Le débarquement fut pénible; je ne sais si les Éleuthéromanes s'étaient
avertis (car ils ont très peu de rapports les uns avec les autres);
mais ils coururent en foule sur le rivage, chacun tenant une longue
perche, au moyen desquelles ils s'efforcèrent de nous écarter de la
côte, imaginant que nous venions de l'île des Bons-Tyrans qu'ils
redoutent extrêmement. A peine eûmes-nous tiré notre bateau sur le
sable, qu'ils s'enfuirent de tous les côtés laissant seulement un
vieillard, qui agitait une branche d'arbre autour de lui afin de se
protéger. Nous essayâmes de lui parler: mais il nous fit signe qu'il
n'entendait pas--et, en effets il n'avait pas d'oreilles. Comme nous
en témoignions notre surprise, le pilote nous expliqua le genre de vie
des Éleuthéromanes ainsi qu'il suit.

On ne sait d'où ils viennent, ni s'ils furent semblables jadis aux
autres hommes; mais il y a des traditions parmi eux suivant lesquelles
on pense que les premiers Éleuthéromanes furent gouvernés d'abord
par des tyrans aristocratiques, et, en second lieu, par des chefs
démocratiques choisis par le peuple. Ils eurent aussi un code de
lois, des usages et des mœurs, dont il ne subsiste aucune trace
actuellement. En effet, ils sont possédés depuis de longues années
d'une certaine manie libre qui les porte à vivre chacun à leur guise.
Dans ce but, sitôt qu'ils sont parvenus à l'âge de raison, ils se
coupent à eux-mêmes les oreilles, et en bouchent l'orifice à l'aide
d'une certaine terre d'argile qui acquiert la dureté de l'os des
tempes. En effet, les premiers qui s'étaient délivrés des lois et des
usages anciens choisirent leurs amis et se réunirent entre eux afin
de vivre agréablement. Ils se dispersèrent ainsi par cinq ou par dix.
Mais au bout de peu de temps certains de ces groupes en méprisèrent
d'autres, comme il arrive dans les sociétés, et les raillèrent par des
chansons ou des discours. Ils se décidèrent alors, pour détruire celte
hiérarchie nouvelle, à la mutilation volontaire qu'ils pratiquent. Ils
s'y résolurent aussi par d'autres raisons; car ils avaient remarqué
combien la persuasion d'un homme par un autre homme peut être funeste.
Ainsi nul ne parvient ni à les convaincre, ni à leur donner un ordre,
ni à prendre aucune puissance sur leur volonté. Quelques-uns d'entre
eux, qui avaient la cervelle faible, et qu'on pouvait contraindre à de
certaines décisions au moyen de gestes ou de regards, se couvrent les
yeux avec des valves de coquillage, ce qui a amené, chez les enfants de
plusieurs familles où cet usage s'était perpétué, la perte complète des
organes de la vue.

A partir du moment où ils eurent conçu un tel mode d'existence,
l'éleuthéromanie se tourna en monomanie: car ils vivent par unités.
Leur nourriture est de racines qu'ils vont arracher et dont ils
rejettent aussitôt la graine en terre, ne connaissant ni temps de
semailles ni époque de moissons. Us boivent à un étang où ils peuvent
plonger la bouche en se couchant sur la rive. Personne ne tourne pour
eux de poterie, et ils ont très peu d'outils. Chacun entretient son
propre feu dans un petit creux du sol, et le couvre à demi avec une
pierre plate. D'ordinaire ils vont nus; l'hiver même est assez doux
dans leur île. Rien ne les étonne plus que l'ordre, la suite et la
discipline. Ils permettent les vols, les assauts de jeunes filles et
les meurtres, et ils ne reconnaissent aucune solidarité. Ceux d'entre
eux qui sont gais tournent parfois leur derrière vers le ciel et
jettent leurs excréments à la figure des autres hommes: puis ils se
frappent légèrement le ventre. En effet, ils méprisent l'autorité
divine, et ils se rappellent continuellement entre eux qu'un homme n'a
droit sur aucun autre homme, la mesure commune de toutes choses étant
l'individu.

Voici maintenant comment les Ëleuthéromanes s'y prennent pour qu'il ne
s'élève dans leur île aucun tyran. Chacun a transmis aux jeunes depuis
l'origine une certaine quantité d'une substance qui leur sert à se
défendre. Cette substance fut autrefois composée par celui qui les
délivra de la tyrannie des élus du peuple, et elle fut équitablement
partagée entre tous les Éleuthéromanes. Elle a l'aspect de l'argile et
sa couleur est entre le jaune et le blanc. Aussitôt qu'on en approche
un tison enflammé, elle se précipite avec un bruit effroyable, renverse
les arbres, crevasse la terre et la fait trembler. Aucun homme ne peut
résister au pouvoir de cette substance; chaque Éleuthéromane y est
soumis également et en possède une quantité égale; en sorte qu'ils ne
vivent pas en état de guerre. Ils ont donné à cette matière le nom de
«Puissance» ou d'«Énergie», que nous appelons _dynamis_.

Après que le pilote eut terminé son discours, nous nous dirigeâmes vers
l'intérieur du pays, où nous vîmes plusieurs jeunes Éleuthéromanes qui
faisaient chauffer séparément de l'eau sur leurs feux dans de grandes
coquilles non façonnées. Ils consentirent à répondre au pilote, car
tous les Éleuthéromanes ont conservé l'usage de la bouche, de la langue
et de la parole pour chanter des hymnes à la Liberté. Parmi ceux-là
on nous en montra qui s'efforçaient de changer leurs décisions d'un
instant à l'autre, afin de ne dépendre même pas d'eux-mêmes; d'autres
versaient de l'eau sur la partie convexe des coquilles, ou marchaient
sur les mains, ou délayaient la poudre de racines avec du feu, ou
enfonçaient leur nourriture dans l'extrémité inférieure de leur
intestin côlon, ou tentaient d'uriner derrière eux, ou mangeaient leurs
excréments bouillis, afin de modifier continuellement les habitudes de
leur corps ou les instincts et de ne pas se soumettre à la nature.

L'un d'eux était le fils du vieillard que nous avions aperçu le long
de la côte. Quand nous lui fîmes signifier par le pilote que ses
traits ressemblaient à ceux de son père, il entra en fureur et voulut
se jeter sur nous. Les autres Éleuthéromanes limitèrent et chantèrent
à pleine voix l'hymme de la Liberté. Soit parce qu'ils sont privés
d'oreilles, soit pour manifester leur haine de l'harmonie universelle,
ils commencèrent l'un çà, l'autre là, le premier au milieu, l'autre à
la fin, le troisième à rebours, si bien que nous manquâmes avoir l'ouïe
rompue.

Nous nous enfuîmes au plus tôt vers notre bateau, et nous le lançâmes à
la mer; car il nous semblait que les Éleuthéromanes allaient déterrer
leur «puissance» jaune et nous anéantir. Le pilote reprit le gouvernail
et nous exposa notre imprudence. Les Éleuthéromanes craignent
par-dessus tout de ressembler à quelque autre homme, sachant bien que
c'est une manière de contrainte qui leur serait imposée à leur insu. De
la pleine mer nous les regardâmes encore plusieurs heures sur la côte,
et tous faisaient des gestes divers.



    TABLE


    FRANÇOIS VILLON
    ROBERT LOUIS STEVENSON
    GEORGE MEREDITH
    PLANGÔN ET BACCHIS
    SAINT JULIEN L'HOSPITALIER
    LA TERREUR ET LA PITIÉ
    LA PERVERSITÉ
    LA DIFFÉRENCE ET LA RESSEMBLANCE.
    LE RIRE
    L'ART DE LA BIOGRAPHIE.
    AMOUR
    L'ART
    L'ANARCHIE





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