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Title: Contes de lundi
Author: Daudet, Alphonse
Language: French
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http://www.freeliterature.org (Images generously made
available by Gallica, Bibliothèque nationale de France.)



CONTES DU LUNDI

Par

ALPHONSE DAUDET

NOUVELLE ÉDITION

REVUE ET CONSIDÉRABLEMENT AUGMENTÉE

PARIS

CHARPENTIER ET Cie

13, RUE DE GRENELLE-SAINT-GERMAIN


1876



A MON CHER

ERNEST DAUDET



    TABLE

    PREMIÈRE PARTIE

    LA FANTAISIE ET L'HISTOIRE


    La dernière classe
    La partie de billard
    La vision du juge de Colmar
    L'enfant espion
    Les mères
    Le siège de Berlin
    Le mauvais zouave
    La pendule de Bougival
    La défense de Tarascon
    Le Prussien de Bélisaire
    Les paysans à Paris
    Aux avant-postes
    Paysages d'insurrection
    Le bac
    Le porte-drapeau
    La mort de Chauvin
    Alsace! Alsace!
    Le caravansérail
    Un décoré du 15 août
    Mon képi
    Le turco de la Commune
    Le concert de la huitième
    La bataille du Père-Lachaise
    Les petits pâtés
    Monologue à bord
    Les fées de France


    DEUXIÈME PARTIE

    CAPRICES ET SOUVENIRS


    Un teneur de livres
    Avec trois cent mille francs que m'a promis Girardin!
    Arthur
    Les trois sommations
    Un soir de première
    La soupe au fromage
    Le dernier livre
    Maison a vendre
    Contes de Noël
        --Un réveillon dans le Marais
        --Les trois messes basses
    Le Pape est mort
    Paysages gastronomiques
    La moisson au bord de la mer
    Les émotions d'un perdreau rouge
    Le miroir
    L'empereur aveugle



PREMIÈRE PARTIE


LA FANTAISIE ET L'HISTOIRE



LA DERNIÈRE CLASSE


RÉCIT D'UN PETIT ALSACIEN


Ce matin-là j'étais très en retard pour aller à l'école, et j'avais
grand'peur d'être grondé, d'autant que M. Hamel nous avait dit qu'il
nous interrogerait sur les participes, et je n'en savais pas le premier
mot. Un moment l'idée me vint de manquer la classe et de prendre ma
course à travers champs.

Le temps était si chaud, si clair!

On entendait les merles siffler à la lisière du bois, et dans le pré
Rippert, derrière la scierie, les Prussiens qui faisaient l'exercice.
Tout cela me tentait bien plus que la règle des participes; mais j'eus
la force de résister, et je courus bien vite vers l'école.

En passant devant la mairie, je vis qu'il y avait du monde arrêté près
du petit grillage aux affiches. Depuis deux ans, c'est de là que nous
sont venues toutes les mauvaises nouvelles, les batailles perdues,
les réquisitions, les ordres de la commandature; et je pensai sans
m'arrêter:

«Qu'est-ce qu'il y a encore?»

Alors, comme je traversais la place en courant, le forgeron Wachter,
qui était là avec son apprenti en train de lire l'affiche, me cria:

«Ne te dépêche pas tant, petit; tu y arriveras toujours assez tôt à ton
école!»

Je crus qu'il se moquait de moi, et j'entrai tout essoufflé dans la
petite cour de M. Hamel.

D'ordinaire, au commencement de la classe, il se faisait un grand
tapage qu'on entendait jusque dans la rue, les pupitres ouverts,
fermés, les leçons qu'on répétait très haut tous ensemble en se
bouchant les oreilles pour mieux apprendre, et la grosse règle du
maître qui tapait sur les tables:

«Un peu de silence!»

Je comptais sur tout ce train pour gagner mon banc sans être vu; mais
justement ce jour-là tout était tranquille, comme un matin de dimanche.
Par la fenêtre ouverte, je voyais mes camarades déjà rangés à leurs
places, et M. Hamel, qui passait et repassait avec la terrible règle en
fer sous le bras. Il fallut ouvrir la porte et entrer au milieu de ce
grand calme. Vous pensez, si j'étais rouge et si j'avais peur!

Eh bien, non. M. Hamel me regarda sans colère et me dit très doucement:

«Va vite à ta place, mon petit Frantz; nous allions commencer sans toi.»

J'enjambai le banc et je m'assis tout de suite à mon pupitre. Alors
seulement, un peu remis de ma frayeur, je remarquai que notre maître
avait sa belle redingote verte, son jabot plissé fin et la calotte de
soie noire brodée qu'il ne mettait que les jours d'inspection ou de
distribution de prix. Du reste, toute la classe avait quelque chose
d'extraordinaire et de solennel. Mais ce qui me surprit le plus, ce
fut de voir au fond de la salle, sur les bancs qui restaient vides
d'habitude, des gens du village assis et silencieux comme nous, le
vieux Hauser avec son tricorne, l'ancien maire, l'ancien facteur, et
puis d'autres personnes encore. Tout ce monde-là paraissait triste;
et Hauser avait apporté un vieil abécédaire mangé aux bords qu'il
tenait grand ouvert sur ses genoux, avec ses grosses lunettes posées en
travers des pages.

Pendant que je m'étonnais de tout cela, M. Hamel était monté dans sa
chaire, et de la même voix douce et grave dont il m'avait reçu, il nous
dit:

«Mes enfants, c'est la dernière fois que je vous fais la classe.
L'ordre est venu de Berlin de ne plus enseigner que l'allemand dans
les écoles de l'Alsace et de la Lorraine ... Le nouveau maître arrive
demain. Aujourd'hui c'est votre dernière leçon de français. Je vous
prie d'être bien attentifs.»

Ces quelques paroles me bouleversèrent. Ah! les misérables, voilà ce
qu'ils avaient affiché à la mairie.

Ma dernière leçon de français!...

Et moi qui savais à peine écrire! Je n'apprendrais donc jamais! Il
faudrait donc en rester là! Comme je m'en voulais maintenant du temps
perdu, des classes manquées à courir les nids ou à faire des glissades
sur la Saar! Mes livres que tout à l'heure encore je trouvais si
ennuyeux, si lourds à porter, ma grammaire, mon histoire sainte me
semblaient à présent de vieux amis qui me feraient beaucoup de peine à
quitter. C'est comme M. Hamel. L'idée qu'il allait partir, que je ne le
verrais plus, me faisait oublier les punitions, les coups de règle.

Pauvre homme!

C'est en l'honneur de cette dernière classe qu'il avait mis ses beaux
habits du dimanche, et maintenant je comprenais pourquoi ces vieux du
village étaient venus s'asseoir au bout de la salle. Cela semblait
dire qu'ils regrettaient de ne pas y être venus plus souvent, à cette
école. C'était aussi comme une façon de remercier notre maître de ses
quarante ans de bons services, et de rendre leurs devoirs à la patrie
qui s'en allait...

J'en étais là de mes réflexions, quand j'entendis appeler mon nom.
C'était mon tour de réciter. Que n'aurais-je pas donné pour pouvoir
dire tout au long cette fameuse règle des participes, bien haut, bien
clair, sans une faute; mais je m'embrouillai aux premiers mots, et je
restai debout à me balancer dans mon banc, le cœur gros, sans oser
lever la tête. J'entendais M. Hamel qui me parlait:

«Je ne te gronderai pas, mon petit Frantz, tu dois être assez puni...
voilà ce que c'est. Tous les jours on se dit: Bah! j'ai bien le temps.
J'apprendrai demain. Et puis tu vois ce qui arrive... Ah! ç'a été le
grand malheur de notre Alsace de toujours remettre son instruction à
demain. Maintenant ces gens-là sont en droit de nous dire: Comment Vous
prétendiez être Français, et vous ne savez ni parler ni écrire votre
langue!... Dans tout ça, mon pauvre Frantz, ce n'est pas encore toi le
plus coupable. Nous avons tous notre bonne part de reproches à nous
faire.

«Vos parents n'ont pas assez tenu à vous voir instruits. Ils aimaient
mieux vous envoyer travailler à la terre ou aux filatures pour avoir
quelques sous de plus. Moi-même n'ai-je rien à me reprocher? Est-ce
que je ne vous ai pas souvent fait arroser mon jardin au lieu de
travailler? Et quand je voulais aller pêcher des truites, est-ce que je
me gênais pour vous donner congé?...»

Alors d'une chose à l'autre, M. Hamel se mit à nous parler de la langue
française, disant que c'était la plus belle langue du monde, la plus
claire, la plus solide: qu'il fallait la garder entre nous et ne jamais
l'oublier, parce que, quand un peuple tombe esclave, tant qu'il tient
bien sa langue, c'est comme s'il tenait la clef de sa prison[1]...
Puis il prit une grammaire et nous lut notre leçon. J'étais étonné de
voir comme je comprenais. Tout ce qu'il disait me semblait facile,
facile. Je crois aussi que je n'avais jamais si bien écouté, et que lui
non plus n'avait jamais mis autant de patience à ses explications. On
aurait dit qu'avant de s'en aller le pauvre homme voulait nous donner
tout son savoir, nous le faire entrer dans la tête d'un seul coup.

La leçon finie, on passa à l'écriture. Pour ce jour-là, M. Hamel nous
avait préparé des exemples tout neufs, sur lesquels était écrit en
belle ronde: _France, Alsace, France, Alsace_. Cela faisait comme des
petits drapeaux qui flottaient tout autour de la classe pendus à la
tringle de nos pupitres. Il fallait voir comme chacun s'appliquait,
et quel silence! On n'entendait rien que le grincement des plumes sur
le papier. Un moment des hannetons entrèrent; mais personne n'y fit
attention, pas même les tout petits qui s'appliquaient à tracer leurs
_bâtons_, avec un cœur, une conscience, comme si cela encore était du
français... Sur la toiture de l'école, des pigeons roucoulaient tout
bas, et je me disais en les écoutant:

«Est-ce qu'on ne va pas les obliger à chanter en allemand, eux aussi?»

De temps en temps, quand je levais les yeux de dessus ma page, je
voyais M. Hamel immobile dans sa chaire et fixant les objets autour
de lui, comme s'il avait voulu emporter dans son regard toute sa
petite maison d'école... Pensez! depuis quarante ans, il était là à la
même place, avec sa cour en face de lui et sa classe toute pareille.
Seulement les bancs, les pupitres s'étaient polis, frottés par l'usage;
les noyers de la cour avaient grandi, et le houblon qu'il avait planté
lui-même enguirlandait maintenant les fenêtres jusqu'au toit. Quel
crève-cœur ça devait être pour ce pauvre homme de quitter toutes ces
choses, et d'entendre sa sœur qui allait, venait, dans la chambre
au-dessus, en train de fermer leurs malles! car ils devaient partir le
lendemain, s'en aller du pays pour toujours.

Tout de même il eut le courage de nous faire la classe jusqu'au
bout. Après l'écriture, nous eûmes la leçon d'histoire; ensuite les
petits chantèrent tous ensemble le BA BE BI BO BU. Là-bas au fond
de la salle, le vieux Hauser avait mis ses lunettes, et, tenant son
abécédaire à deux mains, il épelait les lettres avec eux. On voyait
qu'il s'appliquait lui aussi; sa voix tremblait d'émotion, et c'était
si drôle de l'entendre, que nous avions tous l'envie de rire et de
pleurer. Ah! je m'en souviendrai de cette dernière classe...

Tout à coup l'horloge de l'église sonna midi, puis l'Angelus. Au même
moment, les trompettes des Prussiens qui revenaient de l'exercice
éclatèrent sous nos fenêtres... M. Hamel se leva, tout pâle, dans sa
chaire. Jamais il ne m'avait paru si grand.

«Mes amis, dit-il, mes amis, je... je...»

Mais quelque chose l'étouffait. Il ne pouvait pas achever sa phrase.

Alors il se tourna vers le tableau, prit un morceau de craie, et, en
appuyant de toutes ses forces, il écrivit aussi gros qu'il put:

    «VIVE LA FRANCE!»

Puis il resta là, la tête appuyée au mur, et, sans parler, avec sa main
il nous faisait signe:

«C'est fini... allez-vous-en.»


[Footnote 1: «S'il tient sa langue,--il tient la clé qui de ses chaînes
le délivre.» F. MISTRAL.]



LA PARTIE DE BILLARD


Comme on se bat depuis deux jours et qu'ils ont passé la nuit sac au
dos sous une pluie torrentielle, les soldats sont exténués. Pourtant
voilà trois mortelles heures qu'on les laisse se morfondre, l'arme au
pied, dans les flaques des grandes routes, dans la boue des champs
détrempés.

Alourdis par la fatigue, les nuits passées, les uniformes pleins d'eau,
ils se serrent les uns contre les autres pour se réchauffer, pour
se soutenir. Il y en a qui dorment tout debout, appuyés au sac d'un
voisin, et la lassitude, les privations se voient mieux sur ces visages
détendus, abandonnés dans le sommeil. La pluie, la boue, pas de feu,
pas de soupe, un ciel bas et noir, l'ennemi qu'on sent tout autour.
C'est lugubre...

Qu'est-ce qu'on fait là? Qu'est-ce qui se passe?

Les canons, la gueule tournée vers le bois, ont l'air de guetter
quelque chose. Les mitrailleuses embusquées regardent fixement
l'horizon. Tout semble prêt pour une attaque. Pourquoi n'attaque-t-on
pas? Qu'est-ce qu'on attend?...

On attend des ordres, et le quartier général n'en envoie pas.

Il n'est pas loin cependant le quartier général. C'est ce beau château
Louis XIII dont les briques rouges, lavées par la pluie, luisent à
mi-côte entre les massifs. Vraie demeure princière, bien digne de
porter le fanion d'un maréchal de France. Derrière un grand fossé et
une rampe de pierre qui les séparent de la route, les pelouses montent
tout droit jusqu'au perron, unies et vertes, bordées de vases fleuris.
De l'autre côté, du côté intime de la maison, les charmilles font des
trouées lumineuses, la pièce d'eau où nagent des cygnes s'étale comme
un miroir, et sous le toit en pagode d'une immense volière, lançant des
cris aigus dans le feuillage, des paons, des faisans dorés battent des
ailes et font la roue. Quoique les maîtres soient partis, on ne sent
pas là l'abandon, le grand lâchez-tout de la guerre. L'oriflamme du
chef de l'armée a préservé jusqu'aux moindres fleurettes des pelouses,
et c'est quelque chose de saisissant de trouver, si près du champ
de bataille, ce calme opulent qui vient de l'ordre des choses, de
l'alignement correct des massifs, de la profondeur silencieuse des
avenues.

La pluie, qui tasse là bas de si vilaine boue sur les chemins et creuse
des ornières si profondes, n'est plus ici qu'une ondée élégante,
aristocratique, avivant la rougeur des briques, le vert des pelouses,
lustrant les feuilles des orangers, les plumes blanches des cygnes.
Tout reluit, tout est paisible. Vraiment, sans le drapeau qui flotte à
la crête du toit, sans les deux soldats en faction devant la grille,
jamais on ne se croirait au quartier général. Les chevaux reposent dans
les écuries. Çà et là on rencontre des brosseurs, des ordonnances en
petite tenue flânant aux abords des cuisines, ou quelque jardinier en
pantalon rouge promenant tranquillement son râteau dans le sable des
grandes cours.

La salle à manger, dont les fenêtres donnent sur le perron, laisse voir
une table à moitié desservie, des bouteilles débouchées, des verres
ternis et vides, blafards sur la nappe froissée, toute une fin de
repas, les convives partis. Dans la pièce à côté, on entend des éclats
de voix, des rires, des billes qui roulent, des verres qui se choquent.
Le maréchal est en train de faire sa partie, et voilà pourquoi l'armée
attend des ordres. Quand le maréchal a commencé sa partie, le ciel
peut bien crouler, rien au monde ne saurait l'empêcher de la finir.

Le billard!

C'est sa faiblesse à ce grand homme de guerre. Il est là, sérieux comme
à la bataille, en grande tenue, la poitrine couverte de plaques, l'œil
brillant, les pommettes enflammées, dans l'animation du repas, du jeu,
des grogs. Ses aides de camp l'entourent, empressés, respectueux, se
pâmant d'admiration à chacun de ses coups. Quand le maréchal fait un
point, tous se précipitent vers la marque; quand le maréchal a soif,
tous veulent lui préparer son grog. C'est un froissement d'épaulettes
et de panaches, un cliquetis de croix et d'aiguillettes; et de voir
tous ces jolis sourires, ces fines révérences de courtisans, tant de
broderies et d'uniformes neufs, dans cette haute salle à boiseries de
chêne, ouverte sur des parcs, sur des cours d'honneur, cela rappelle
les automnes de Compiègne et repose un peu des capotes souillées qui
se morfondent là-bas au long des routes et font des groupes si sombres
sous la pluie.

Le partenaire du maréchal est un petit capitaine d'état-major, sanglé,
frisé, ganté de clair, qui est de première force au billard et capable
de rouler tous les maréchaux de la terre, mais il sait se tenir à une
distance respectueuse de son chef, et s'applique à ne pas gagner, à ne
pas perdre non plus trop facilement. C'est ce qu'on appelle un officier
d'avenir...

Attention, jeune homme, tenons-nous bien. Le maréchal en a quinze, et
vous dix. Il s'agit de mener la partie jusqu'au bout comme cela, et
vous aurez plus fait pour votre avancement que si vous étiez dehors
avec les autres, sous ces torrents d'eau qui noient l'horizon, à salir
votre bel uniforme, à ternir l'or de vos aiguillettes, attendant des
ordres qui ne viennent pas.

C'est une partie vraiment intéressante. Les billes courent, se
frôlent, croisent leurs couleurs. Les bandes rendent bien, le tapis
s'échauffe... Soudain la flamme d'un coup de canon passe dans le ciel.
Un bruit sourd fait trembler les vitres. Tout le monde tressaille; on
se regarde avec inquiétude. Seul le maréchal n'a rien vu, rien entendu:
penché sur le billard, il est en train de combiner un magnifique effet
de recul; c'est son fort, à lui, les effets de recul!...

Mais voilà un nouvel éclair, puis un autre. Les coups de canon se
succèdent, se précipitent. Les aides de camp courent aux fenêtres.
Est-ce que les Prussiens attaqueraient?

«Eh bien, qu'ils attaquent! dit le maréchal en mettant du blanc... A
vous de jouer, capitaine.»

L'état-major frémit d'admiration. Turenne endormi sur un affût n'est
rien auprès de ce maréchal, si calme devant son billard au moment de
l'action... Pendant ce temps le vacarme redouble. Aux secousses du
canon se mêlent les déchirements des mitrailleuses, les roulements
des feux de peloton. Une buée rouge, noire sur les bords, monte au
bout des pelouses. Tout le fond du parc est embrasé. Les paons, les
faisans effarés clament dans la volière; les chevaux arabes, sentant la
poudre, se cabrent au fond des écuries. Le quartier général commence
à s'émouvoir. Dépêches sur dépêches. Les estafettes arrivent à bride
abattue. On demande le maréchal.

Le maréchal est inabordable. Quand je vous disais que rien ne pourrait
l'empêcher d'achever sa partie.

«A vous de jouer, capitaine.»

Mais le capitaine a des distractions. Ce que c'est pourtant que d'être
jeune! Le voilà qui perd la tête, oublie son jeu et fait coup sur
coup deux séries, qui lui donnent presque partie gagnée. Cette fois
le maréchal devient furieux. La surprise, l'indignation éclatent sur
son mâle visage. Juste à ce moment, un cheval lancé ventre à terre
s'abat dans la cour. Un aide de camp couvert de boue force la consigne,
franchit le perron d'un saut: «Maréchal! maréchal!...» Il faut voir
comme il est reçu... Tout bouffant de colère et rouge comme un coq, le
maréchal paraît à la fenêtre, sa queue de billard à la main:

«Qu'est-ce qu'il y a?... Qu'est-ce que c'est?... Il n'y a donc pas de
factionnaire par ici?

--Mais, maréchal...

--C'est bon ... Tout à l'heure ... Qu'on attende mes ordres, nom d...
D...!»

Et la fenêtre se referme avec violence.

Qu'on attende ses ordres!

C'est bien ce qu'ils font, les pauvres gens. Le vent leur chasse la
pluie et la mitraille en pleine figure. Des bataillons entiers sont
écrasés, pendant que d'autres restent inutiles, l'arme au bras, sans
pouvoir se rendre compte de leur inaction. Rien à faire. On attend des
ordres... Par exemple, comme on n'a pas besoin d'ordres pour mourir,
les hommes tombent par centaines derrière les buissons, dans les
fossés, en face du grand château silencieux. Même tombés, la mitraille
les déchire encore, et par leurs blessures ouvertes coule sans bruit le
sang généreux de la France... Là-haut, dans la salle de billard, cela
chauffe aussi terriblement: le maréchal a repris son avance; mais le
petit capitaine se défend comme un lion...

Dix-sept! dix-huit! dix-neuf!...

A peine a-t-on le temps de marquer les points. Le bruit de la bataille
se rapproche. Le maréchal ne joue plus que pour un. Déjà des obus
arrivent dans le parc. En voilà un qui éclate au-dessus de la pièce
d'eau. Le miroir s'éraille; un cygne nage, épeuré, dans un tourbillon
de plumes sanglantes. C'est le dernier coup...

Maintenant, un grand silence. Rien que la pluie qui tombe sur les
charmilles, un roulement confus au bas du coteau, et, par les chemins
détrempés, quelque chose comme le piétinement d'un troupeau qui se
hâte... L'armée est en pleine déroute. Le maréchal a gagné sa partie.



LA VISION DU JUGE DE COLMAR


Avant qu'il eût prêté serment à l'empereur Guillaume, il n'y avait
pas d'homme plus heureux que le petit juge Dollinger, du tribunal de
Colmar, lorsqu'il arrivait à l'audience avec sa toque sur l'oreille,
son gros ventre, sa lèvre en fleur et ses trois mentons bien posés sur
un ruban de mousseline.--«Ah! le bon petit somme que je vais faire»,
avait-il l'air de se dire en s'asseyant, et c'était plaisir de le voir
allonger ses jambes grassouillettes, s'enfoncer sur son grand fauteuil,
sur ce rond de cuir frais et moelleux auquel il devait d'avoir encore
l'humeur égale et le teint clair, après trente ans de magistrature
assise.

Infortuné Dollinger!

C'est ce rond de cuir qui l'a perdu. Il se trouvait si bien dessus, sa
place était si bien faite sur ce coussinet de moleskine, qu'il a mieux
aimé devenir Prussien que de bouger de là. L'empereur Guillaume lui
a dit: «Restez assis, monsieur Dollinger!» et Dollinger est resté
assis; et aujourd'hui le voilà conseiller à la cour de Colmar, rendant
bravement la justice au nom de Sa Majesté berlinoise.

Autour de lui, rien n'est changé: c'est toujours le même tribunal fané
et monotone, la même salle de catéchisme avec ses bancs luisants, ses
murs nus son bourdonnement d'avocats, le même demi-jour tombant des
hautes fenêtres à rideaux de serge, le même grand christ poudreux qui
penche la tête, les bras étendus. En passant à la Prusse, la cour de
Colmar n'a pas dérogé: il y a toujours un buste d'empereur au fond
du prétoire... Mais c'est égal! Dollinger se sent dépaysé. Il a beau
se rouler dans son fauteuil, s'y enfoncer rageusement; il n'y trouve
plus les bons petits sommes d'autrefois, et quand par hasard il lui
arrive encore de s'endormir à l'audience, c'est pour faire des rêves
épouvantables...

Dollinger rêve qu'il est sur une haute montagne, quelque chose comme
le Honeck ou le ballon d'Alsace... Qu'est-ce qu'il fait là, tout seul,
en robe de juge, assis sur son grand fauteuil à ces hauteurs immenses
où l'on ne voit plus rien que des arbres rabougris et des tourbillons
de petites mouches?... Dollinger ne le sait pas. Il attend, tout
frissonnant de la sueur froide et de l'angoisse du cauchemar. Un grand
soleil rouge se lève de l'autre côté du Rhin, derrière les sapins de
la forêt Noire, et, à mesure que le soleil monte, en bas, dans les
vallées de Thann, de Munster, d'un bout à l'autre de l'Alsace, c'est
un roulement confus, un bruit de pas, de voitures en marche, et cela
grossit, et cela s'approche, et Dollinger a le cœur serré! Bientôt, par
la longue route tournante qui grimpe aux flancs de la montagne, le juge
de Colmar voit venir à lui un cortège lugubre et interminable, tout le
peuple d'Alsace qui s'est donné rendez-vous à cette passe des Vosges
pour émigrer solennellement.

En avant montent de longs chariots attelés de quatre bœufs, ces longs
chariots à claire-voie que l'on rencontre tout débordants de gerbes au
temps des moissons, et qui maintenant s'en vont chargés de meubles,
de hardes, d'instruments de travail. Ce sont les grands lits, les
hautes armoires, les garnitures d'indienne, les huches, les rouets,
les petites chaises des enfants, les fauteuils des ancêtres, vieilles
reliques entassées, tirées de leurs coins, dispersant au vent de la
route la sainte poussière des foyers. Des maisons entières partent
dans ces chariots. Aussi n'avancent-ils qu'en gémissant, et les bœufs
les tirent avec peine, comme si le sol s'attachait aux roues, comme
si ces parcelles de terre sèche restées aux herses, aux charrues, aux
pioches, aux râteaux, rendant la charge encore plus lourde, faisaient
de ce départ un déracinement. Derrière se presse une foule silencieuse,
de tout rang, de tout âge, depuis les grands vieux à tricorne qui
s'appuient en tremblant sur des bâtons, jusqu'aux petits blondins
frisés, vêtus d'une bretelle et d'un pantalon de futaine, depuis
l'aïeule paralytique que de fiers garçons portent sur leurs épaules,
jusqu'aux enfants de lait que les mères serrent contre leurs poitrines;
tous, les vaillants comme les infirmes, ceux qui seront les soldats
de l'année prochaine et ceux qui ont fait la terrible campagne, des
cuirassiers amputés qui se traînent sur des béquilles, des artilleurs
hâves, exténués, ayant encore dans leurs uniformes en loque la
moisissure des casemates de Spandau; tout cela défile fièrement sur la
route, au bord de laquelle le juge de Colmar est assis, et, en passant
devant lui, chaque visage se détourne avec une terrible expression de
colère et de dégoût...

Oh! le malheureux Dollinger! il voudrait se cacher, s'enfuir; mais
impossible. Son fauteuil est incrusté dans la montagne, son rond de
cuir dans son fauteuil, et lui dans son rond de cuir. Alors il comprend
qu'il est là comme au pilori, et qu'on a mis le pilori aussi haut pour
que sa honte se vît de plus loin ... Et le défilé continue, village
par village, ceux de la frontière suisse menant d'immenses troupeaux,
ceux de la Saar poussant leurs durs outils de fer dans des wagons à
minerais. Puis les villes arrivent, tout le peuple des filatures, les
tanneurs, les tisserands, les ourdisseurs, les bourgeois, les prêtres,
les rabbins, les magistrats, des robes noires, des robes rouges...
Voilà le tribunal de Colmar, son vieux président en tête. Et Dollinger,
mourant de honte, essaye de cacher sa figure, mais ses mains sont
paralysées; de fermer les yeux, mais ses paupières restent immobiles et
droites. Il faut qu'il voie et qu'on le voie, et qu'il ne perde pas un
des regards de mépris que ses collègues lui jettent en passant...

Ce juge au pilori, c'est quelque chose de terrible! Mais ce qui est
plus terrible encore, c'est qu'il a tous les siens dans cette foule, et
eue pas un n'a l'air de le reconnaître. Sa femme, ses enfants passent
devant lui en baissant la tête. On dirait qu'ils ont honte, eux aussi!
Jusqu'à son petit Michel qu'il aime tant, et qui s'en va pour toujours
sans seulement le regarder. Seul, son vieux président s'est arrêté une
minute pour lui dire à voix basse:

«Venez avec nous, Dollinger. Ne restez pas là, mon ami...»

Mais Dollinger ne peut pas se lever. Il s'agite, il appelle, et le
cortège défile pendant des heures; et lorsqu'il s'éloigne au jour
tombant, toutes ces belles vallées pleines de clochers et d'usines
se font silencieuses. L'Alsace entière est partie. Il n'y a plus que
le juge de Colmar qui reste là-haut, cloué sur son pilori, assis et
inamovible...

       *       *       *       *       *

... Soudain la scène change. Des ifs, des croix noires, des rangées de
tombes, une foule en deuil. C'est le cimetière de Colmar, un jour de
grand enterrement. Toutes les cloches de la ville sont en branle. Le
conseiller Dollinger vient de mourir. Ce que l'honneur n'avait pas pu
faire, la mort s'en est chargée. Elle a dévissé de son rond de cuir le
magistrat inamovible, et couché tout de son long l'homme qui s'entêtait
à rester assis...

Rêver qu'on est mort et se pleurer soi-même, il n'y a pas de sensation
plus horrible. Le cœur navré, Dollinger assiste à ses propres
funérailles; et ce qui le désespère encore plus que sa mort, c'est
que dans cette foule immense qui se presse autour de lui, il n'a pas
un ami, pas un parent. Personne de Colmar, rien que des Prussiens! Ce
sont des soldats prussiens qui ont fourni l'escorte, des magistrats
prussiens qui mènent le deuil, et les discours qu'on prononce sur sa
tombe sont des discours prussiens, et la terre qu'on lui jette dessus
et qu'il trouve si froide est de la terre prussienne, hélas!

Tout à coup la foule s'écarte, respectueuse; un magnifique cuirassier
blanc s'approche, cachant sous son manteau quelque chose qui a l'air
d'une grande couronne d'immortelles. Tout autour on dit:

«Voilà Bismarck... voilà Bismarck...» Et le juge de Colmar pense avec
tristesse:

«C'est beaucoup d'honneur que vous me faites, monsieur le comte, mais
si j'avais là mon petit Michel...»

Un immense éclat de rire l'empêche d'achever, un rire fou, scandaleux,
sauvage, inextinguible.

«Qu'est-ce qu'ils ont donc?» se demande le juge épouvanté. Il se
dresse, il regarde... C'est son rond, son rond de cuir que M. de
Bismarck vient de déposer religieusement sur sa tombe avec cette
inscription en entourage dans la moleskine:

                           AU JUGE DOLLINGER
                   HONNEUR DE LA MAGISTRATURE ASSISE
                         SOUVENIRS ET REGRETS

D'un bout à l'autre du cimetière tout le monde rit, tout le monde
se tord, et cette grosse gaieté prussienne résonne jusqu'au fond du
caveau, où le mort pleure de honte, écrasé sous un' ridicule éternel...



L'ENFANT ESPION


Il s'appelait Stenne, le petit Stenne.

C'était un enfant de Paris, malingre et pâle, qui pouvait avoir dix
ans, peut-être quinze; avec ces moucherons-là, on ne sait jamais. Sa
mère était morte; son père, ancien soldat de marine, gardait un square
dans le quartier du Temple. Les babies, les bonnes, les vieilles dames
à pliants, les mères pauvres, tout le Paris trotte-menu qui vient se
mettre à l'abri des voitures dans ces parterres bordés de trottoirs,
connaissaient le père Stenne et l'adoraient. On savait que, sous
cette rude moustache, effroi des chiens et des traîneurs de bancs, se
cachait un bon sourire attendri, presque maternel, et que, pour voir ce
sourire, on n'avait qu'à dire au bonhomme:

«Comment va votre petit garçon?...»

Il l'aimait tant son garçon, le père Stenne! Il était si heureux, le
soir, après la classe, quand le petit venait le prendre et qu'ils
faisaient tous deux le tour des allées, s'arrêtant à chaque banc pour
saluer les habitués, répondre à leurs bonnes manières.

Avec le siège malheureusement tout changea. Le square du père Stenne
fut fermé, on y mit du pétrole, et le pauvre homme, obligé à une
surveillance incessante, passait sa vie dans les massifs déserts et
bouleversés, seul, sans fumer, n'ayant plus son garçon que le soir,
bien tard, à la maison. Aussi il fallait voir sa moustache, quand il
parlait des Prussiens... Le petit Stenne, lui, ne se plaignait pas trop
de cette nouvelle vie.

Un siège! C'est si amusant pour les gamins. Plus d'école! plus de
mutuelle! Des vacances tout le temps et la rue comme un champ de
foire...

L'enfant restait dehors jusqu'au soir, à courir. Il accompagnait
les bataillons du quartier qui allaient au rempart, choisissant de
préférence ceux qui avaient une bonne musique; et là-dessus petit
Stenne était très ferré. Il vous disait fort bien que celle du 96e ne
valait pas grand'chose, mais qu'au 55e ils en avaient une excellente.
D'autres fois, il regardait les mobiles faire l'exercice; puis il y
avait les queues...

Son panier sous le bras, il se mêlait à ces longues files qui se
formaient dans l'ombre des matins d'hiver sans gaz, à la grille des
bouchers, des boulangers. Là, les pieds dans l'eau, on faisait des
connaissances, on causait politique, et comme fils de M. Stenne, chacun
lui demandait son avis. Mais le plus amusant de tout, c'était encore
les parties de bouchon, ce fameux jeu de _galoche_ que les mobiles
bretons avaient mis à la mode pendant le siège. Quand le petit Stenne
n'était pas au rempart ni aux boulangeries, vous étiez sûr de le
trouver à la partie de _galoche_ de la place du Château-d'Eau. Lui ne
jouait pas, bien entendu; il faut trop d'argent. Il se contentait de
regarder les joueurs avec des yeux!

Un surtout, un grand en cotte bleue, qui ne misait que des pièces de
cent sous, excitait son admiration. Quand il courait, celui-là, on
entendait les écus sonner au fond de sa cotte...

Un jour, en ramassant une pièce qui avait roulé jusque sous les pieds
du petit Stenne, le grand lui dit à voix basse:

«Ça te fait loucher, hein?... Eh bien, si tu veux, je te dirai où on en
trouve.»

La partie finie, il l'emmena dans un coin de la place et lui proposa de
venir avec lui vendre des journaux aux Prussiens, on avait 30 francs
par voyage. D'abord Stenne refusa, très indigné; et du coup, il resta
trois jours sans retourner à la partie. Trois jours terribles. Il
ne mangeait plus, il ne dormait plus. La nuit, il voyait des tas de
galoches dressées au pied de son lit, et des pièces de cent sous qui
filaient à plat, toutes luisantes. La tentation était trop forte. Le
quatrième jour, il retourna au Château-d'Eau, revit le grand, se laissa
séduire...

       *       *       *       *       *

Ils partirent par un matin de neige, un sac de toile sur l'épaule, des
journaux cachés sous leurs blouses. Quand ils arrivèrent à la porte de
Flandres, il faisait à peine jour. Le grand put Stenne par la main,
et, s'approchant du factionnaire--un brave sédentaire qui avait le nez
rouge et l'air bon--il lui dit d'une voix de pauvre:

«Laissez-nous passer, mon bon monsieur... Notre mère est malade, papa
est mort. Nous allons voir avec mon petit frère à ramasser des pommes
de terre dans le champ.»

Il pleurait. Stenne, tout honteux, baissait la tête. Le factionnaire
les regarda un moment, jeta un coup d'œil sur la route déserte et
blanche.

«Passez vite», leur dit-il en s'écartant; et les voilà sur le chemin
d'Aubervilliers. C'est le grand qui riait!

Confusément, comme dans un rêve, le petit Stenne voyait des usines
transformées en casernes, des barricades désertes, garnies de chiffons
mouillés, de longues cheminées qui trouaient le brouillard et montaient
dans le ciel, vides, ébréchées. De loin en loin, une sentinelle, des
officiers encapuchonnés qui regardaient là-bas avec des lorgnettes,
et de petites tentes trempées de neige fondue devant des feux qui
mouraient. Le grand connaissait les chemins, prenait à travers champ
pour éviter les postes. Pourtant ils arrivèrent, sans pouvoir y
échapper, à une grand'garde de francs-tireurs. Les francs-tireurs
étaient là avec leurs petits cabans, accroupis au fond d'une fosse
pleine d'eau, tout le long du chemin de fer de Soissons. Cette fois
le grand eut beau recommencer son histoire, on ne voulut pas les
laisser passer. Alors, pendant qu'il se lamentait, de la maison du
garde-barrière sortit sur la voie un vieux sergent, tout blanc, tout
ridé, qui ressemblait au père Stenne:

«Allons! mioches, ne pleurons plus! dit-il aux enfants, on vous
y laissera aller, à vos pommes de terre; mais, avant, entrez vous
chauffer un peu... Il a l'air gelé ce gamin-là!»

Hélas! Ce n'était pas de froid qu'il tremblait le petit Stenne,
c'était de peur, c'était de honte... Dans le poste, ils trouvèrent
quelques soldats blottis autour d'un feu maigre, un vrai feu de veuve,
à la flamme duquel ils faisaient dégeler du biscuit au bout de leurs
baïonnettes. On se serra pour faire place aux enfants. On leur donna la
goutte, un peu de café. Pendant qu'ils buvaient, un officier vint sur
la porte, appela le sergent, lui parla tout bas et s'en alla bien vite.

«Garçons! dit le sergent en rentrant radieux... _y aura du tabac_ cette
nuit ... On a surpris le mot des Prussiens... Je crois que cette fois
nous allons le leur reprendre, ce sacré Bourget!»

Il y eut une explosion de bravos et de rires. On dansait, on chantait,
on astiquait les sabres-baïonnettes; et, profitant de ce tumulte, des
enfants disparurent.

Passé la tranchée, il n'y avait plus que la plaine, et au fond un long
mur blanc troué de meurtrières. C'est vers ce mur qu'ils se dirigèrent,
s'arrêtant à chaque pas pour faire semblant de ramasser des pommes de
terre.

«Rentrons... N'y allons pas», disait tout le temps le petit Stenne.

L'autre levait les épaules et avançait toujours. Soudain ils
entendirent le tric-trac d'un fusil qu'on armait.

«Couche-toi!» fit le grand, en se jetant par terre.

Une fois couché, il siffla. Un autre sifflet répondit sur la neige.
Ils s'avancèrent en rampant... Devant le mur, au ras du sol, parurent
deux moustaches jaunes sous un béret crasseux. Le grand sauta dans la
tranchée, à côté du Prussien:

«C'est mon frère», dit-il en montrant son compagnon.

Il était si petit, ce Stenne, qu'en le voyant le Prussien se mit à rire
et fut obligé de le prendre dans ses bras pour le hisser jusqu'à la
brèche.

De l'autre côté du mur, c'étaient de grands remblais de terre, des
arbres couchés, des trous noirs dans la neige, et dans chaque trou le
même béret crasseux, les mêmes moustaches jaunes qui riaient en voyant
passer les enfants.

Dans un coin, une maison de jardinier casematée de troncs d'arbres. Le
bas était plein de soldats qui jouaient aux cartes, faisaient la soupe
sur un grand feu clair. Cela sentait bon les choux, le lard; quelle
différence avec le bivouac des francs-tireurs! En haut, les officiers.
On les entendait jouer du piano, déboucher du vin de Champagne.
Quand les Parisiens entrèrent, un hurrah de joie les accueillit. Ils
donnèrent leurs journaux; puis on leur versa à boire et on les fit
causer. Tous ces officiers avaient l'air fier et méchant; mais le grand
les amusait avec sa verve faubourienne, son vocabulaire de voyou. Ils
riaient, répétaient ses mots après lui, se roulaient avec délice dans
cette boue de Paris qu'on leur apportait.

Le petit Stenne aurait bien voulu parler, lui aussi, prouver qu'il
n'était pas une bête; mais quelque chose le gênait. En face de lui se
tenait à part un Prussien plus âgé, plus sérieux que les autres, qui
lisait, ou plutôt faisait semblant, car ses yeux ne le quittaient pas.
Il y avait dans ce regard de la tendresse et des reproches, comme si
cet homme avait eu au pays un enfant du même âge que Stenne, et qu'il
se fût dit:

«J'aimerais mieux mourir que de voir mon fils faire un métier pareil...»

A partir de ce moment, Stenne sentit comme une main qui se posait sur
son cœur et l'empêchait de battre.

Pour échapper à cette angoisse, il se mit à boire. Bientôt tout tourna
autour de lui. Il entendait vaguement, au milieu de gros rires, son
camarade qui se moquait des gardes nationaux, de leur façon de faire
l'exercice, imitait une prise d'armes au Marais, une alerte de nuit
sur les remparts. Ensuite le grand baissa la voix, les officiers se
rapprochèrent et les figures devinrent graves. Le misérable était en
train de les prévenir de l'attaque des francs-tireurs...

Pour le coup, le petit Stenne se leva furieux, dégrisé:

«Pas cela, grand... Je ne veux pas.»

Mais l'autre ne fit que rire et continua. Avant qu'il eût fini, tous
les officiers étaient debout. Un d'eux montra la porte aux enfants:

«F... le camp!» leur dit-il.

Et ils se mirent à causer entre eux, très vite, en allemand. Le grand
sortit, fier comme un doge, en faisant sonner son argent. Stenne le
suivit, la tête basse; et lorsqu'il passa près du Prussien dont le
regard l'avait tant gêné, il entendit une voix triste qui disait: «_Bas
chôli, ça... Bas chôli_.»

Les larmes lui en vinrent aux yeux.

Une fois dans la plaine, les enfants se mirent à courir et rentrèrent
rapidement. Leur sac était plein de pommes de terre que leur avaient
données les Prussiens; avec cela ils passèrent sans encombre à la
tranchée des francs-tireurs. On s'y préparait pour l'attaque de la
nuit. Des troupes arrivaient silencieuses, se massant derrière les
murs. Le vieux sergent était là, occupé à placer ses hommes, l'air si
heureux. Quand les enfants passèrent, il les reconnut et leur envoya un
bon sourire...

Oh! que ce sourire fit mal au petit Stenne! un moment il eut envie de
crier:

«N'allez pas là-bas... nous vous avons trahis.»

Mais l'autre lui avait dit: «Si tu parles, nous serons fusillés», et la
peur le retint...

A la Courneuve, ils entrèrent dans une maison abandonnée pour
partager l'argent. La vérité m'oblige à dire que le partage fut fait
honnêtement, et que d'entendre sonner ces beaux écus sous sa blouse, de
penser aux parties de _galoche_ qu'il avait là en perspective, le petit
Stenne ne trouvait plus son crime aussi affreux.

Mais, lorsqu'il fut seul, le malheureux enfant! Lorsque après les
portes le grand l'eut quitté, alors ses poches commencèrent à devenir
bien lourdes, et la main qui lui serrait le cœur le serra plus fort que
jamais. Paris ne lui semblait plus le même. Les gens qui passaient le
regardaient sévèrement, comme s'ils avaient su d'où il venait. Le mot
espion, il l'entendait dans le bruit des roues, dans le battement des
tambours qui s'exerçaient le long du canal. Enfin il arriva chez lui,
et, tout heureux de voir que son père n'était pas encore rentré, il
monta vite dans leur chambre cacher sous son oreiller ces écus qui lui
pesaient tant.

Jamais le père Stenne n'avait été si bon, si joyeux qu'en rentrant ce
soir-là. On venait de recevoir des nouvelles de province t les affaires
du pays allaient mieux. Tout en mangeant, l'ancien soldat regardait son
fusil pendu à la muraille, et il disait à l'enfant avec son bon rire:

«Hein, garçon, comme tu irais aux Prussiens, si tu étais grand!»

Vers huit heures, on entendit le canon.

«C'est Aubervilliers... On se bat au Bourget». fit le bonhomme, qui
connaissait tous ses forts. Le petit Stenne devint pâle, et, prétextant
une grande fatigue, il alla se coucher, mais il ne dormit pas. Le
canon tonnait toujours. Il se représentait les francs-tireurs arrivant
de nuit pour surprendre les Prussiens et tombant eux-mêmes dans une
embuscade. Il se rappelait le sergent qui lui avait souri, le voyait
étendu là-bas dans la neige, et combien d'autres avec lui!... Le prix
de tout ce sang se cachait là sous son oreiller, et c'était lui, le
fils de M. Stenne, d'un soldat... Les larmes l'étouffaient. Dans la
pièce à côté, il entendait son père marcher, ouvrir la fenêtre. En
bas, sur la place, le rappel sonnait, un bataillon de mobiles se
numérotait pour partir. Décidément, c'était une vraie bataille. Le
malheureux ne put retenir un sanglot.

«Qu'as-tu donc?» dit le père Stenne en entrant.

L'enfant n'y tint plus, sauta de son lit et vint se jeter aux pieds de
son père. Au mouvement qu'il fit, les écus roulèrent par terre.

«Qu'est-ce que cela? Tu as volé?» dit le vieux en tremblant.

Alors, tout d'une haleine, le petit Stenne raconta qu'il était allé
chez les Prussiens et ce qu'il y avait fait. A mesure qu'il parlait, il
se sentait le cœur plus libre, cela le soulageait de s'accuser... Le
père Stenne écoutait, avec une figure terrible. Quand ce fut fini, il
cacha sa tête dans ses mains et pleura.

«Père, père...» voulut dire l'enfant.

Le vieux le repoussa sans répondre, et ramassa l'argent.

«C'est tout?» demanda-t-il.

Le petit Stenne fit signe que c'était tout. Le vieux décrocha son
fusil, sa cartouchière, et méfiant l'argent dans sa poche:

«C'est bon, dit-il, je vais le leur rendre.»

Et, sans ajouter un mot, sans seulement retourner la tête, il descendit
se mêler aux mobiles qui partaient dans la nuit. On ne l'a jamais revu
depuis.



LES MÈRES


SOUVENIR DU SIÈGE


Ce matin-là, j'étais allé au mont Valérien voir notre ami le peintre
B...., lieutenant aux mobiles de la Seine. Justement le brave garçon se
trouvait de garde. Pas moyen de bouger. Il fallut rester à se promener
de long en large, comme des matelots de quart, devant la poterne du
fort, en causant de Paris, de la guerre et de nos chers absents... Tout
à coup mon lieutenant qui, sous sa tunique de mobile, est toujours
resté le féroce rapin d'autrefois, s'interrompt, tombe en arrêt, et me
prenant le bras:

«Oh! le beau Daumier», me dit-il tout bas, et du coin de son petit œil
gris allumé subitement comme l'œil d'un chien de chasse, il me montrait
les deux vénérables silhouettes qui venaient de faire leur apparition
sur le plateau du mont Valérien.

Un beau Daumier en effet. L'homme en longue redingote marron, avec
un collet de velours verdâtre qui semblait fait de vieille mousse des
bois, maigre, petit, rougeaud, le front déprimé, les yeux ronds, le
nez en bec de chouette. Une tête d'oiseau ridé, solennelle et bête.
Pour l'achever, un cabas en tapisserie à fleurs, d'où sortait le
goulot d'une bouteille, et sous l'autre bras une boîte de conserves,
l'éternelle boîte en fer-blanc que les Parisiens ne pourront plus voir
sans penser à leurs cinq mois de blocus... De la femme, on n'apercevait
d'abord qu'un chapeau-cabriolet gigantesque et un vieux châle qui la
serrait étroitement du haut en bas comme pour bien dessiner sa misère;
puis, de temps en temps, entre les ruches fanées de la capote, un bout
de nez pointu qui passait, et quelques cheveux grisonnants et pauvres.

En arrivant sur le plateau, l'homme s'arrêta pour prendre haleine et
s'essuyer le front. Il ne fait pourtant pas chaud là-haut, dans les
brumes de fin novembre; mais ils étaient venus si vite...

La femme ne s'arrêta pas, elle. Marchant droit à la poterne, elle nous
regarda une minute en hésitant, comme si elle voulait nous parler;
mais, intimidée sans doute par les galons de l'officier, elle aima
mieux s'adresser à la sentinelle, et je l'entendis qui demandait
timidement à voir son fils, un mobile de Paris de la sixième du
troisième.

«Restez là, dit l'homme de garde, je vais le faire appeler.»

Toute joyeuse, avec un soupir de soulagement, elle retourna vers son
mari; et tous deux allèrent s'asseoir à l'écart sur le bord d'un talus.

Ils attendirent là bien longtemps. Ce mont Valérien est si grand,
si compliqué de cours, de glacis, de bastions, de casernes, de
casemates! Allez donc chercher un mobile de la sixième dans cette
ville inextricable, suspendue entre terre et ciel, et flottant en
spirale au milieu des nuages comme l'île de Laputa. Sans compter
qu'à cette heure-là le fort est plein de tambours, de trompettes,
de soldats qui courent, de bidons qui sonnent. C'est la garde qu'on
relève, les corvées, la distribution, un espion tout sanglant que des
francs-tireurs ramènent à coups de crosse, des paysans de Nanterre
qui viennent se plaindre au général, une estafette arrivant au galop,
l'homme transi, la bête ruisselante, des cacolets revenant des
avant-postes avec les blessés qui se balancent aux flancs des mules et
geignent doucement comme des agneaux malades, des matelots hâlant une
pièce neuve au son du fifre et des «hissa! ho!», le troupeau du fort
qu'un berger en pantalon rouge pousse devant lui, la gaule à la main,
le chassepot en bandoulière; tout cela va, vient, s'entre-croise dans
les cours, s'engouffre sous la poterne comme sous la porte basse d'un
caravansérail d'Orient.

«Pourvu qu'ils n'oublient pas mon garçon!» disaient pendant ce temps
les yeux de la pauvre mère; et toutes les cinq minutes elle se levait,
s'approchait de l'entrée discrètement, jetait un regard furtif dans
l'avant-cour en se garant contre la muraille; mais elle n'osait
plus rien demander de peur de rendre son enfant ridicule. L'homme,
encore plus timide qu'elle, ne bougeait pas de son coin; et chaque
fois qu'elle revenait s'asseoir le cœur gros, l'air découragé, on
voyait qu'il la grondait de son impatience et qu'il lui donnait force
explications sur les nécessités du service avec des gestes d'imbécile
qui veut faire l'entendu.

J'ai toujours été très curieux de ces petites scènes silencieuses et
intimes qu'on devine encore plus qu'on ne les voit, de ces pantomimes
de la rue qui vous coudoient quand vous marchez et d'un geste vous
révèlent toute une existence; mais ici ce qui me captivait surtout,
c'était la gaucherie, la naïveté de mes personnages, et j'éprouvais
une véritable émotion à suivre à travers leur mimique, expressive et
limpide comme l'âme de deux acteurs de Séraphin, toutes les péripéties
d'un adorable drame familial...

Je voyais la mère se disant un beau matin:

«Il m'ennuie, ce M. Trochu, avec ses consignes... Il y a trois mois que
je n'ai pas vu mon enfant... Je veux aller l'embrasser.»

Le père, timide, emprunté dans la vie, effaré à l'idée des démarches à
faire pour se procurer un permis, a d'abord essayé de la raisonner:

«Mais tu n'y penses pas, chérie. Ce mont Valérien est au diable...
Comment feras-tu pour y aller, sans voiture? D'ailleurs c'est une
citadelle! les femmes ne peuvent pas entrer.

--«Moi, j'entrerai», dit la mère, et comme il fait tout ce qu'elle veut,
l'homme s'est mis en route, il est allé au secteur, à la mairie, à
l'état-major, chez le commissaire, suant de peur, gelant de froid, se
cognant partout, se trompant de porte, faisant deux heures de queue
à un bureau, et puis ce n'était pas celui-là. Enfin, le soir, il est
revenu avec un permis du gouverneur dans sa poche... Le lendemain on
s'est levé de bonne heure, au froid, à la lampe. Le père casse une
croûte pour se réchauffer, mais la mère n'a pas faim. Elle aime mieux
déjeuner là-bas avec son fils. Et pour régaler un peu le pauvre
mobile, vite, vite on empile dans le cabas le ban et l'arrière-ban des
provisions de siège, chocolat, confitures, vin cacheté, tout jusqu'à
la boîte, une boîte de huit francs qu'on gardait précieusement pour
les jours de grande disette. Là-dessus les voilà partis. Comme ils
arrivaient aux remparts, on venait d'ouvrir les portes. Il a fallu
montrer le permis. C'est la mère qui avait peur... Mais non! Il paraît
qu'on était en règle.

«Laissez passer!» dit l'adjudant de service. Alors seulement elle
respire:

«Il a été bien poli, cet officier.»

Et leste comme un perdreau, elle trotte, elle se dépêche. L'homme a
peine à lui tenir pied:

«Comme tu vas vite, chérie!»

Mais elle ne l'écoute pas. Là-haut, dans les vapeurs de l'horizon, le
mont Valérien lui fait signe:

«Arrivez vite... il est ici.»

Et maintenant qu'ils sont arrivés, c'est une nouvelle angoisse.

Si on ne le trouvait pas! S'il allait ne pas venir!...

       *       *       *       *       *

Soudain, je la vis tressaillir, frapper sur le bras du vieux et se
redresser d'un bond ... De loin, sous la voûte de la poterne, elle
avait reconnu son pas.

C'était lui!

Quand il parut, la façade du fort en fut toute illuminée.

Un grand beau garçon, ma foi! bien planté, sac au dos, fusil au
poing... Il les aborda, le visage ouvert, d'une voix mâle et joyeuse:

«Bonjour, maman.»

Et tout de suite sac, couverture, chassepot, tout disparut dans le
grand chapeau-cabriolet. Ensuite le père eut son tour, mais ce ne fut
pas long. Le cabriolet voulait tout pour lui. Il était insatiable...

«Comment vas-tu?... Es-tu bien couvert?... Où en es-tu de ton linge?»

Et, sous les ruches de la capote, je sentais le long regard d'amour
dont elle l'enveloppait des pieds à la tête, dans une pluie de baisers,
de larmes, de petits rires; un arriéré de trois mois de tendresse
maternelle qu'elle lui payait tout en une fois. Le père était, très
ému, lui aussi, mais il ne voulait pas en avoir l'air. Il comprenait
que nous le regardions et clignait de l'œil de notre côté comme pour
nous dire:

«Excusez-la... c'est une femme.»

Si je l'excusais!

Une sonnerie de clairon vint souffler subitement sur cette belle joie.

«On rappelle... dit l'enfant. Il faut que je m'en aille.

--Comment! tu ne déjeunes pas avec nous?

--Mais non! je ne peux pas... Je suis de garde pour vingt-quatre
heures, tout en haut du fort.

--Oh!» fit la pauvre femme; et elle ne put pas en dire davantage.

Ils restèrent un moment à se regarder tous les trois d'un air
consterné. Puis le père, prenant la parole:

«Au moins emporte la boîte», dit-il d'une voix déchirante, avec une
expression à la fois touchante et comique de gourmandise sacrifiée.
Mais voilà que, dans le trouble et l'émotion des adieux, on ne la
trouvait plus cette maudite boîte; et c'était pitié de voir ces mains
fébriles et tremblantes qui cherchaient, qui s'agitaient; d'entendre
ces voix entre-coupées de larmes qui demandaient: «la boîte! où est
la boîte!» sans honte de mêler ce petit détail de ménage à cette
grande douleur... La boîte retrouvée, il y eut une dernière et longue
étreinte, et l'enfant rentra dans le fort en courant.

Songez qu'ils étaient venus de bien loin pour ce déjeuner, qu'ils
s'en faisaient une grande fête, que la mère n'en avait pas dormi de
la nuit; et dites-moi si vous savez rien de plus navrant que cette
partie manquée, ce coin de paradis entrevu et refermé tout de suite si
brutalement.

Ils attendirent encore quelque temps, immobiles à la même place,
les yeux toujours cloués sur cette poterne où leur enfant venait de
disparaître. Enfin l'homme se secoua, fit un demi-tour, toussa deux ou
trois coups d'un air très brave, et sa voix une fois bien assurée:

«Allons! la mère, en route!» dit-il tout haut et fort gaillardement.
Là-dessus il nous fit un grand salut et prit le bras de sa femme... Je
les suivis de l'œil jusqu'au tournant de la route. Le père avait l'air
furieux. Il brandissait le cabas avec des gestes désespérés... La mère,
elle, paraissait plus calme. Elle marchait à ses côtés la tête basse,
les bras au corps. Mais par moments, sur ses épaules étroites, je
croyais voir son châle frissonner convulsivement.



LE SIÈGE DE BERLIN


Nous remontions l'avenue des Champs-Élysées avec le docteur V....,
demandant aux murs troués d'obus, aux trottoirs défoncés par la
mitraille, l'histoire de Paris assiégé, lorsqu'un peu avant d'arriver
au rond-point de l'Étoile, le docteur s'arrêta, et me montrant une de
ces grandes maisons de coin si pompeusement groupées autour de l'Arc de
Triomphe:

«Voyez-vous, me dit-il, ces quatre fenêtres fermées là-haut sur ce
balcon? Dans les premiers l'ours du mois d'août, ce terrible mois
d'août de l'an dernier, si lourd d'orages et de désastres, je fus
appelé là pour un cas d'apoplexie foudroyante. C'était chez le colonel
Jouve, un cuirassier du premier Empire, vieil entêté de gloire et de
patriotisme, qui dès le début de la guerre était venu se loger aux
Champs-Élysées, dans un appartement à balcon... Devinez pourquoi? Pour
assister à la rentrée triomphale de nos troupes... Pauvre vieux! La
nouvelle de Wissembourg lui arriva comme il sortait de table. En lisant
le nom de Napoléon au bas de ce bulletin de défaite, il était tombé
foudroyé.

«Je trouvai l'ancien cuirassier étendu de tout son long sur le tapis
de la chambre, la face sanglante et inerte comme s'il avait reçu
un coup de massue sur la tête. Debout, il devait être très grand;
couché, il avait l'air immense. De beaux traits, des dents superbes,
une toison de cheveux blancs tout frisés, quatre-vingts ans qui en
paraissaient soixante... Près de lui sa petite-fille à genoux et tout
en larmes. Elle lui ressemblait. A les voir l'un à côté de l'autre, on
eût dit deux belles médailles grecques frappées à la même empreinte,
seulement l'une antique, terreuse, un peu effacée sur les contours,
l'autre resplendissante et nette, dans tout l'éclat et le velouté de
l'empreinte nouvelle.

«La douleur de cette enfant me toucha. Fille et petite-fille de soldat,
elle avait son père à l'état-major de Mac-Mahon, et l'image de ce
grand vieillard étendu devant elle évoquait dans son esprit une autre
image non moins terrible. Je la rassurai de mon mieux; mais, au fond,
je gardais peu d'espoir. Nous avions affaire à une belle et bonne
hémiplégie, et, à quatre-vingts ans, on n'en revient guère. Pendant
trois jours, en effet, le malade resta dans le même état d'immobilité
et de stupeur... Sur ces entrefaites, la nouvelle de Reichshoffen
arriva à Paris. Vous vous rappelez de quelle étrange façon. Jusqu'au
soir, nous crûmes tous à une grande victoire, vingt mille Prussiens
tués, le prince royal prisonnier... Je ne sais par quel miracle, quel
courant magnétique, un écho de cette joie nationale alla chercher notre
pauvre sourd-muet jusque dans les limbes de sa paralysie; toujours
est-il que ce soir-là, en m'approchant de son lit, je ne trouvai plus
le même homme. L'œil était presque clair, la langue moins lourde. Il
eut la force de me sourire et bégaya deux fois:

«Vic...toi...re!

«--Oui, colonel, grande victoire!...»

«Et à mesure que je lui donnais des détails sur le beau succès de
Mac-Mahon, je voyais ses traits se détendre, sa figure s'éclairer...

«Quand je sortis, la jeune fille m'attendait, pâle et debout devant la
porte. Elle sanglotait.

«Mais il est sauvé!» lui dis-je en lui prenant les mains.

«La malheureuse enfant eut à peine le courage de me répondre. On
venait d'afficher le vrai Reichshoffen, Mac-Mahon en fuite, toute
l'armée écrasée... Nous nous regardâmes consternés. Elle se désolait
en pensant à son père. Moi, je tremblais en pensant au vieux. Bien
sûr, il ne résisterait pas à cette nouvelle secousse... Et cependant
comment faire?... Lui laisser sa joie, les illusions qui l'avaient fait
revivre!... Mais alors il fallait mentir...

«Eh bien, je mentirai!» me dit l'héroïque fille en essuyant vite ses
larmes, et, toute rayonnante, elle rentra dans la chambre de son
grand-père.

«C'était une rude tâche qu'elle avait prise là. Les premiers jours
on s'en tira encore. Le bonhomme avait la tête faible et se laissait
tromper comme un enfant. Mais avec la santé ses idées se firent plus
nettes. Il fallut le tenir au courant du mouvement des armées, lui
rédiger des bulletins militaires. Il y avait pitié vraiment à voir
cette belle enfant penchée nuit et jour sur sa carte d'Allemagne,
piquant de petits drapeaux, s'efforçant de combiner toute une campagne
glorieuse: Bazaine sur Berlin, Froissart en Bavière, Mac-Mahon sur la
Baltique. Pour tout cela elle me demandait conseil, et je l'aidais
autant que je pouvais; mais c'est le grand-père surtout qui nous
servait dans cette invasion imaginaire. Il avait conquis l'Allemagne
tant de fois sous le premier Empire! Il savait tous les coups d'avance:
«Maintenant voilà où ils vont aller ... Voilà ce qu'on va faire...» et
ses prévisions se réalisaient toujours, ce qui ne manquait pas de le
rendre très fier.

«Malheureusement nous avions beau prendre des villes, gagner des
batailles, nous n'allions jamais assez vite pour lui. Il était
insatiable, ce vieux!... Chaque jour, en arrivant, j'apprenais un
nouveau fait d'armes:

«Docteur, nous avons pris Mayence», me disait la jeune fille en venant
au-devant de moi avec un sourire navré, et j'entendais à travers la
porte une voix joyeuse qui me criait:

«Ça marche! ça marche!... Dans huit jours nous entrerons à Berlin.»

«A ce moment-là, les Prussiens n'étaient plus qu'à huit jours de
Paris... Nous nous demandâmes d'abord s'il ne valait pas mieux le
transporter en province; mais, sitôt dehors, l'état de la France lui
aurait tout appris, et je le trouvais encore trop faible, trop engourdi
de sa grande secousse pour lui laisser connaître la vérité. On se
décida donc à rester.

«Le premier jour de l'investissement, je montai chez eux--je me
souviens--très ému, avec cette angoisse au cœur que nous donnaient
à tous les portes de Paris fermées, la bataille sous les murs, nos
banlieues devenues frontières. Je trouvai le bonhomme assis sur son
lit, jubilant et fier:

«Eh bien, me dit-il, le voilà donc commencé ce «siège!»

«Je le regardai stupéfait:

«Comment, colonel, vous savez?...»

«Sa petite-fille se tourna vers moi:

«Eh! oui, docteur ... C'est la grande nouvelle ... «Le siège de Berlin
est commencé.»

«Elle disait cela en tirant son aiguille, d'un petit air si posé, si
tranquille... Comment se serait-il douté de quelque chose? Le canon des
forts, il ne pouvait pas l'entendre. Ce malheureux Paris, sinistre et
bouleversé, il ne pouvait pas le voir. Ce qu'il apercevait de son lit,
c'était un pan de l'Arc de Triomphe, et, dans sa chambre, autour de
lui, tout un bric-à-brac du premier Empire bien fait pour entretenir
ses illusions. Des portraits de maréchaux, des gravures de batailles,
le roi de Rome en robe de baby; puis de grandes consoles toutes raides,
ornées de cuivres à trophées, chargées de reliques impériales, des
médailles, des bronzes, un rocher de Sainte-Hélène sous globe, des
miniatures représentant la même dame frisottée, en tenue de bal, en
robe jaune, des manches à gigots et des yeux clairs,--et tout cela,
les consoles, le roi de Rome, les maréchaux, les dames jaunes, avec la
taille montante, la ceinture haute, cette raideur engoncée qui était la
grâce de 1806... Brave colonel! c'est cette atmosphère de victoires et
conquêtes, encore plus que tout ce que nous pouvions lui dire, qui le
faisait croire si naïvement au siège de Berlin.

«A partir de ce jour, nos opérations militaires se trouvèrent bien
simplifiées. Prendre Berlin, ce n'était plus qu'une affaire de
patience. De temps en temps, quand le vieux s'ennuyait trop, on lui
lisait une lettre de son fils, lettre imaginaire bien entendu, puisque
rien n'entrait plus dans Paris, et que, depuis Sedan, l'aide de camp
de Mac-Mahon avait été dirigé sur une forteresse d'Allemagne. Vous
figurez-vous le désespoir de cette pauvre enfant sans nouvelle de
son père, le sachant prisonnier, privé de tout, malade peut-être, et
obligée de le faire parler dans des lettres joyeuses, un peu courtes,
comme pouvait en écrire un soldat en campagne, allant toujours en avant
dans le pays conquis. Quelquefois la force lui manquait; on restait des
semaines sans nouvelles. Mais le vieux s'inquiétait, ne dormait plus.
Alors vite arrivait une lettre d'Allemagne qu'elle venait lui lire
gaiement près de son lit, en retenant ses larmes. Le colonel écoutait
religieusement, souriait d'un air entendu, approuvait, critiquait, nous
expliquait les passages un peu troubles. Mais où il était beau surtout,
c'est dans les réponses qu'il envoyait à son fils: «N'oublie jamais
que tu es Français, lui disait-il... Sois généreux pour ces pauvres
gens. Ne leur fais pas l'invasion trop lourde...» Et c'étaient des
recommandations à n'en plus finir, d'adorables prêchi-prêcha sur le
respect des propriétés, la politesse qu'on doit aux dames, un vrai
code d'honneur militaire à l'usage des conquérants. Il y mêlait aussi
quelques considérations générales sur la politique, les conditions de
la paix à imposer aux vaincus. Là-dessus, je dois le dire, il n'était
pas exigeant:

«L'indemnité de guerre, et rien de plus... A quoi bon leur prendre
des provinces?... Est-ce qu'on peut faire de la France avec de
l'Allemagne?...»

«Il dictait cela d'une voix ferme, et l'on sentait tant de candeur dans
ses paroles, une si belle foi patriotique, qu'il était impossible de ne
pas être ému en l'écoutant.

«Pendant ce temps-là, le siège avançait toujours, pas celui de Berlin,
hélas!... C'était le moment du grand froid, du bombardement, des
épidémies, de la famine. Mais, grâce à nos soins, à nos efforts, à
l'infatigable tendresse qui se multipliait autour de lui, la sérénité
du vieillard ne fut pas un instant troublée. Jusqu'au bout je pus lui
avoir du pain blanc, de la viande fraîche. Il n'y en avait que pour
lui, par exemple; et vous ne pouvez rien imaginer de plus touchant
que ces déjeuners de grand-père, si innocemment égoïstes,--le vieux
sur son lit, frais et riant, la serviette au menton, près de lui sa
petite-fille, un peu pâlie par les privations, guidant ses mains, le
faisant boire, l'aidant à manger toutes ces bonnes choses défendues.
Alors animé par le repas, dans le bien-être de sa chambre chaude, la
bise d'hiver au dehors, cette neige qui tourbillonnait à ses fenêtres,
l'ancien cuirassier se rappelait ses campagnes dans le Nord, et nous
racontait pour la centième fois cette sinistre retraite de Russie où
l'on n'avait à manger que du biscuit gelé et de la viande de cheval.

«Comprends-tu cela, petite? nous mangions «du cheval!»

«Je crois bien qu'elle le comprenait. Depuis deux mois, elle ne
mangeait pas autre chose... De jour en jour cependant, à mesure que la
convalescence approchait, notre tâche autour du malade devenait plus
difficile. Cet engourdissement de tous ses sens, de tous ses membres,
qui nous avait si bien servis jusqu'alors, commençait à se dissiper.
Deux ou trois fois déjà, les terribles bordées de la porte Maillot
l'avaient fait bondir, l'oreille dressée comme un chien de chasse; on
fut obligé d'inventer une dernière victoire de Bazaine sous Berlin, et
des salves tirées en cet honneur aux Invalides. Un autre jour qu'on
avait poussé son lit près de la fenêtre--c'était, je crois, le jeudi de
Buzenval--il vit très bien des gardes nationaux qui se massaient sur
l'avenue de la Grande-Armée.

«Qu'est-ce que c'est donc que ces troupes-là?» demanda le bonhomme, et
nous l'entendions grommeler entre ses dents:

«Mauvaise tenue! mauvaise tenue!»

«Il n'en fut pas autre chose; mais nous comprîmes que dorénavant il
fallait prendre de grandes précautions. Malheureusement on n'en prit
pas assez.

«Un soir, comme j'arrivais, l'enfant vint à moi toute troublée:

«C'est demain qu'ils entrent», me dit-elle.

«La chambre du grand-père était-elle ouverte? Le fait est que depuis,
en y songeant, je me suis rappelé qu'il avait, ce soir-là, une
physionomie extraordinaire. Il est probable qu'il nous avait entendus.
Seulement, nous parlions des Prussiens, nous; et le bonhomme pensait
aux Français, à cette entrée triomphale qu'il attendait depuis si
longtemps,--Mac-Mahon descendant l'avenue dans les fleurs, dans les
fanfares, son fils à côté du maréchal, et lui, le vieux, sur son
balcon, en grande tenue comme à Lutzen, saluant les drapeaux troués et
les aigles noires de poudre...

«Pauvre père Jouve! Il s'était sans doute imaginé qu'on voulait
l'empêcher d'assister à ce défilé de nos troupes, pour lui éviter une
trop grande émotion. Aussi se garda-t-il bien de parler à personne;
mais le lendemain, à l'heure même où les bataillons prussiens
s'engageaient timidement sur la longue voie qui mène de la porte
Maillot aux Tuileries, la fenêtre de là-haut s'ouvrit doucement, et le
colonel parut sur le balcon avec son casque, sa grande latte, toute
sa vieille défroque glorieuse d'ancien cuirassier de Milhaud. Je me
demande encore quel effort de volonté, quel sursaut de vie l'avait
ainsi mis sur pied et harnaché. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il était
là, debout derrière la rampe, s'étonnant de trouver les avenues si
larges, si muettes, les persiennes des maisons fermées, Paris sinistre
comme un grand Lazaret, partout des drapeaux, mais si singuliers, tout
blancs avec des croix rouges, et personne pour aller au-devant de nos
soldats.

«Un moment il put croire qu'il s'était trompé...

«Mais non! là-bas, derrière l'Arc de Triomphe, c'était un bruissement
confus, une ligne noire qui s'avançait dans le jour levant... Puis,
peu à peu, les aiguilles des casques brillèrent, les petits tambours
d'Iéna se mirent à battre, et sous l'arc de l'Étoile, rhythmée par
le pas lourd des sections, par le heurt des sabres, éclata la marche
triomphale de Schubert!...

«Alors, dans le silence morne de la place, on entendit un cri, un cri
terrible: «Aux armes!... aux armes!... les Prussiens.» Et les quatre
uhlans de l'avant-garde purent voir là-haut, sur le balcon, un grand
vieillard chanceler en remuant les bras, et tomber raide. Cette fois,
le colonel Jouve était bien mort.»



LE MAUVAIS ZOUAVE


Le grand forgeron Lory de Sainte-Marie-aux-Mines n'était pas content ce
soir-là.

D'habitude, sitôt la forge éteinte, le soleil couché, il s'asseyait sur
un banc devant sa porte pour savourer cette bonne lassitude que donne
le poids dû travail et de la chaude journée, et avant de renvoyer les
apprentis il buvait avec eux quelques longs coups de bière fraîche en
regardant la sortie des fabriques. Mais, ce soir-là, le bonhomme resta
dans sa forge jusqu'au moment de se mettre à table; et encore y vint-il
comme à regret. La vieille Lory pensait en regardant son homme:

«Qu'est-ce qu'il lui arrive?... Il a peut-être reçu du régiment quelque
mauvaise nouvelle qu'il ne veut pas me dire?... L'aîné est peut-être
malade...»

Mais elle n'osait rien demander et s'occupait seulement à faire taire
trois petits blondins couleur d'épis brûlés, qui riaient autour de la
nappe en croquant une bonne salade de radis noirs à la crème.

A la fin, le forgeron repoussa son assiette en colère:

«Ah! les gueux! ah! les canailles!...

--«A qui en as-tu, voyons, Lory?»

Il éclata:

«J'en ai, dit-il, à cinq ou six drôles qu'on voit rouler depuis ce
matin dans la ville en costume de soldats français, bras dessus bras
dessous avec les Bavarois... C'est encore de ceux-là qui ont... comment
disent-ils ça?... opté pour la nationalité de Prusse... Et dire que
tous les jours nous en voyons revenir de ces faux Alsaciens!...
Qu'est-ce qu'on leur a donc fait boire?»

La mère essaya de les défendre:

«Que veux-tu, mon pauvre homme, ce n'est pas tout à fait leur faute
à ces enfants... C'est si loin cette Algérie d'Afrique où on les
envoie!... Ils ont le mal du pays là-bas; et la tentation est bien
forte pour eux de revenir, de n'être plus soldats.»

Lory donna un grand coup de poing sur la table:

«Tais-toi, la mère!... vous autres, femmes, vous n'y entendez rien. A
force de vivre toujours avec les enfants et rien que pour eux, vous
rapetissez tout à la taille de vos marmots... Eh bien, moi, je te
dis que ces hommes-là sont des gueux, des renégats, les derniers des
lâches, et que si par malheur notre Christian était capable d'une
infamie pareille, aussi vrai que je m'appelle Georges Lory et que j'ai
servi sept ans aux chasseurs de France, je lui passerais mon sabre à
travers le corps.»

Et terrible, à demi levé, le forgeron montrait sa longue latte de
chasseur pendue à la muraille au-dessous du portrait de son fils, un
portrait de zouave fait là-bas en Afrique; mais de voir cette honnête
figure d'Alsacien, toute noire et hâlée de soleil, dans ces blancheurs,
ces effacements que font les couleurs vives à la grande lumière, cela
le calma subitement, et il se mit à rire:

«Je suis bien bon de me monter la tête... Comme si notre Christian
pouvait songer à devenir Prussien, lui qui en a tant descendu pendant
la guerre!...»

Remis en belle humeur par cette idée, le bonhomme acheva de dîner
gaiement et s'en alla sitôt après vider une couple de chopes à la
_Ville de Strasbourg_.

Maintenant la vieille Lory est seule. Après avoir couché ses trois
petits blondins qu'on entend gazouiller dans la chambre à côté, comme
un nid qui s'endort, elle prend son ouvrage et se met à repriser
devant la porte, du côté des jardins. De temps en temps elle soupire et
pense en elle-même:

«Oui, je veux bien. Ce sont des lâches, des renégats... mais c'est
égal! Leurs mères sont bien heureuses de les ravoir.»

Elle se rappelle le temps où le sien, avant de partir pour l'armée,
était là à cette même heure du jour, en train de soigner le petit
jardin. Elle regarde le puits où il venait remplir ses arrosoirs, en
blouse, les cheveux longs, ses beaux cheveux qu'on lui a coupés en
entrant aux zouaves...

Soudain elle tressaille. La petite porte du fond, celle qui donne sur
les champs, s'est ouverte. Les chiens n'ont pas aboyé; pourtant celui
qui vient d'entrer longe les murs comme un voleur, se glisse entre les
ruches...

«Bonjour, maman!»

Son Christian est debout devant elle, tout débraillé dans son uniforme,
honteux, troublé, la langue épaisse. Le misérable est revenu au pays
avec les autres, et, depuis une heure, il rôde autour de la maison,
attendant le départ du père pour entrer. Elle voudrait le gronder, mais
elle n'en a pas le courage. Il y a si longtemps qu'elle ne l'a vu,
embrassé! Puis il lui donne de si bonnes raisons, qu'il s'ennuyait du
pays, de la forge, de vivre toujours loin d'eux, avec ça la discipline
devenue plus dure, et les camarades qui l'appelaient «Prussien» à cause
de son accent d'Alsace. Tout ce qu'il dit, elle le croit. Elle n'a qu'à
le regarder pour le croire. Toujours causant, ils sont entrés dans la
salle basse. Les petits réveillés accourent pieds nus, en chemise, pour
embrasser le grand frère. On veut le faire manger, mais il n'a pas
faim. Seulement il a soif, toujours soif, et il boit de grands coups
d'eau par-dessus toutes les tournées de bière et de vin blanc qu'il
s'est payées depuis le matin au cabaret.

Mais quelqu'un marche dans la cour. C'est le forgeron qui rentre.

«Christian, voilà ton père. Vite, cache-toi que j'aie le temps de lui
parler, de lui expliquer...» et elle le pousse derrière le grand poêle
en faïence, puis se remet à coudre, les mains tremblantes. Par malheur,
la chéchia du zouave est restée sur la table, et c'est la première
chose que Lory voit en entrant. La pâleur de la mère, son embarras...
Il comprend tout.

«Christian est ici!...» dit-il d'une voix terrible, et, décrochant son
sabre avec un geste fou, il se précipite vers le poêle où le zouave est
blotti, blême, dégrisé, s'appuyant au mur, de peur de tomber.

La mère se jette entre eux:

«Lory, Lory, ne le tue pas... C'est moi qui lui ai écrit de revenir,
que tu avais besoin de lui à la forge...»

Elle se cramponne à son bras, se traîne, sanglote. Dans la nuit de leur
chambre, les enfants crient d'entendre ces voix pleines de colère et
de larmes, si changées qu'ils ne les reconnaissent plus... Le forgeron
s'arrête, et regardant sa femme:

«Ah! c'est toi qui l'as fait revenir... Alors, c'est bon, qu'il aille
se coucher. Je verrai demain ce que j'ai à faire.»

Le lendemain Christian, en s'éveillant d'un lourd sommeil plein de
cauchemars et de terreurs sans cause, s'est retrouvé dans sa chambre
d'enfant. A travers les petites vitres encadrées de plomb, traversées
de houblon fleuri, le soleil est déjà chaud et haut. En bas, les
marteaux sonnent sur l'enclume... La mère est à son chevet; elle ne l'a
pas quitté de la nuit, tant la colère de son homme lui faisait peur.
Le vieux non plus ne s'est pas couché. Jusqu'au matin il a marché dans
la maison, pleurant, soupirant, ouvrant et fermant des armoires, et
à présent voilà qu'il entre dans la chambre de son fils, gravement,
habillé comme pour un voyage, avec de hautes guêtres, le large chapeau
et le bâton de montagne solide et ferré au bout. Il s'avance droit au
lit: «Allons, haut!... lève-toi.»

Le garçon un peu confus veut prendre ses effets de zouave.

«Non, pas ça...» dit le père sévèrement.

Et la mère toute craintive: «Mais, mon ami, il n'en a pas d'autres.

--Donne-lui les miens... Moi je n'en ai plus besoin.»

Pendant que l'enfant s'habille, Lory plie soigneusement l'uniforme,
la petite veste, les grandes braies rouges, et, le paquet fait, il se
passe autour du cou l'étui de fer-blanc où tient la feuille de route...

«Maintenant descendons», dit-il ensuite, et tous trois descendent
à la forge sans se parler... Le soufflet ronfle; tout le monde est
au travail. En revoyant ce hangar grand ouvert, auquel il pensait
tant là-bas, le zouave se rappelle son enfance et comme il a joué là
longtemps entre la chaleur de la route et les étincelles de la forge
toutes brillantes dans le poussier noir. Il lui prend un accès de
tendresse, un grand désir d'avoir le pardon de son père; mais en levant
les yeux il rencontre toujours un regard inexorable.

Enfin le forgeron se décide à parler:

«Garçon, dit-il, voilà l'enclume, les outils... tout cela est à toi...
Et tout cela aussi!» ajoute-t-il en lui montrant le petit jardin
qui s'ouvre là-bas au fond plein de soleil et d'abeilles, dans le
cadre enfumé de la porte... «Les ruches, la vigne, la maison, tout
t'appartient... Puisque tu as sacrifié ton honneur à ces choses, c'est
bien le moins que tu les gardes. Te voilà maître ici... Moi, je pars...
Tu dois cinq ans à la France, je vais les payer pour toi.

--Lory, Lory, où vas-tu? crie la pauvre vieille.

--Père!...» supplie l'enfant... Mais le forgeron est déjà parti,
marchant à grands pas, sans se retourner...

       *       *       *       *       *

A Sidi-bel-Abbés, au dépôt du 3e zouaves, il y a depuis
quelques jours un engagé volontaire de cinquante-cinq ans.



LA PENDULE DE BOUGIVAL



DE BOUGIVAL A MUNICH

C'était une pendule du second Empire, une de ces pendules en onyx
algérien, ornées de dessins Campana, qu'on achète boulevard des
Italiens avec leur clef dorée pendue en sautoir au bout d'un ruban
rose. Tout ce qu'il y a de plus mignon, de plus moderne, de plus
article de Paris. Une vraie pendule des Bouffes, sonnant d'un joli
timbre clair, mais sans un grain de bon sens, pleine de lubies, de
caprices, marquant les heures à la diable, passant les demies, n'ayant
jamais su bien dire que l'heure de la Bourse à Monsieur et l'heure du
berger à Madame. Quand la guerre éclata, elle était en villégiature à
Bougival, faite exprès pour ces palais d'été si fragiles, ces jolies
cages à mouches en papier découpé, ces mobiliers d'une saison, guipure
et mousseline flottant sur des transparents de soie claire. A l'arrivée
des Bavarois, elle fut une des premières enlevées; et, ma foi! il faut
avouer que ces gens d'outre-Rhin sont des emballeurs bien habiles, car
cette pendule-joujou, guère plus grosse qu'un œuf de tourterelle, put
faire au milieu des canons Krupp et des fourgons chargés de mitraille
le voyage de Bougival à Munich, arriver sans une félure, et se montrer
dès le lendemain, Odeon-platz, à la devanture d'Augustus Cahn, le
marchand de curiosités, fraîche, coquette, ayant toujours ses deux
fines aiguilles, noires et recourbées comme des cils, et sa petite clef
en sautoir au bout d'un ruban neuf.



L'ILLUSTRE DOCTEUR-PROFESSEUR OTTO DE SCHWANTHALER

Ce fut un événement dans Munich. On n'y avait pas encore vu de pendule
de Bougival, et chacun venait regarder celle-là aussi curieusement
que les coquilles japonaises du musée de Siebold. Devant le magasin
d'Augustus Cahn, trois rangs de grosses pipes fumaient du matin
au soir, et le bon populaire de Munich se demandait avec des yeux
ronds et des «_Mein Gott_» de stupéfaction à quoi pouvait servir
cette singulière petite machine. Les journaux illustrés donnèrent
sa reproduction. Ses photographies s'étalèrent dans toutes les
vitrines; et c'est en son honneur que l'illustre docteur-professeur
Otto de Schwanthaler composa son fameux _Paradoxe sur les Pendules_,
étude philo-sophico-humoristique en six cents pages où il est traité
de l'influence des pendules sur la vie des peuples, et logiquement
démontré qu'une nation assez folle pour régler l'emploi de son temps
sur des chronomètres aussi détraqués que cette petite pendule de
Bougival devait s'attendre à toutes les catastrophes, ainsi qu'un
navire qui s'en irait en mer avec une boussole désorientée. (La phrase
est un peu longue, mais je la traduis textuellement.)

Les Allemands ne faisant rien à la légère, l'illustre
docteur-professeur voulut, avant d'écrire son Paradoxe, avoir le
sujet sous les yeux pour l'étudier à fond, l'analyser minutieusement
comme un entomologiste; il acheta donc la pendule, et c'est ainsi
qu'elle passa de la devanture d'Augustus Cahn dans le salon de
l'illustre docteur-professeur Otto de Schwanthaler, conservateur de la
Pinacothèque, membre de l'Académie des sciences et beaux-arts, en son
domicile privé, Ludwigstrasse, 24.



LE SALON DES SCHWANTHALER

Ce qui frappait d'abord en entrant dans le salon des Schwanthaler,
académique et solennel comme une salle de conférences, c'était une
grande pendule à sujet en marbre sévère, avec une Polymnie de bronze
et des rouages très compliqués. Le cadran principal s'entourait de
cadrans plus petits, et l'on avait là les heures, les minutes, les
saisons, les équinoxes, tout, jusqu'aux transformations de la lune dans
un nuage bleu clair au milieu du sodé. Le bruit de cette puissante
machine remplissait toute la maison. Du bas de l'escalier, on entendait
le lourd balancier s'en allant d'un mouvement grave, accentué, qui
semblait couper et mesurer la vie en petits morceaux tout pareils; sous
ce tic-tac sonore couraient les trépidations de l'aiguille se démenant
dans le cadre des secondes avec la fièvre laborieuse d'une araignée qui
connaît le prix du temps.

Puis l'heure sonnait, sinistre et lente comme une horloge de collège,
et chaque fois que l'heure sonnait, il se passait quelque chose dans la
maison des Schwanthaler. C'était M. Schwanthaler qui s'en allait à la
Pinacothèque, chargé de paperasses, ou la haute dame de Schwanthaler
revenant du sermon avec ses trois demoiselles, trois longues filles
enguirlandées qui avaient l'air de perches à houblon; ou bien les
leçons de cithare, de danse, de gymnastique, les clavecins qu'on
ouvrait, les métiers à broderies, les pupitres à musique d'ensemble
qu'on roulait au milieu du salon, tout cela si bien réglé, si compassé,
si méthodique, que d'entendre tous ces Schwanthaler se mettre en branle
au premier coup de timbre, entrer, sortir par les portes ouvertes à
deux battants, on songeait au défilé des apôtres dans l'horloge de
Strasbourg, et l'on s'attendait toujours à voir sur le dernier coup la
famille Schwanthaler rentrer et disparaître dans sa pendule.



SINGULIÈRE INFLUENCE DE LA PENDULE DE BOUGIVAL SUR UNE HONNÊTE FAMILLE
DE MUNICH

C'est à côté de ce monument qu'on avait mis la pendule de Bougival,
et vous voyez d'ici l'effet de sa petite mine chiffonnée. Voilà
qu'un soir les dames de Schwanthaler étaient en train de broder dans
le grand salon et l'illustre docteur-professeur lisait à quelques
collègues de l'Académie des sciences les premières pages du _Paradoxe_,
s'interrompant de temps en temps pour prendre la petite pendule et
faire pour ainsi dire des démonstrations au tableau--... Tout à coup,
Éva de Schwanthaler, poussée par je ne sais quelle curiosité maudite,
dit à son père en rougissant:

«O papa, faites-la sonner.»

Le docteur dénoua la clef, donna deux tours, et aussitôt on entendit un
petit timbre de cristal si clair, si vif, qu'un frémissement de gaieté
réveilla la grave assemblée. Il y eut des rayons dans tous les yeux:

«Que c'est joli! que c'est joli!» disaient les demoiselles de
Schwanthaler, avec un petit air animé et des frétillements de nattes
qu'on ne leur connaissait pas.

Alors M. de Schwanthaler, d'une voix triomphante:

«Regardez-la, cette folle de française! elle sonne huit heures, et elle
en marque trois!»

Cela fit beaucoup rire tout le monde, et, malgré l'heure avancée, ces
messieurs se lancèrent à corps perdu dans des théories philosophiques
et des considérations interminables sur la légèreté du peuple français.
Personne ne pensait plus à s'en aller. On n'entendit même pas sonner
au cadran de Polymnie ce terrible coup de dix heures, qui dispersait
d'ordinaire toute la société. La grande pendule n'y comprenait rien.
Elle n'avait jamais tant vu de gaieté dans la maison Schwanthaler, ni
du monde au salon si tard. Le diable c'est que lorsque les demoiselles
de Schwanthaler furent rentrées dans leur chambre, elles se sentirent
l'estomac creusé par la veille et le rire, comme des envies de souper;
et la sentimentale Minna, elle-même, disait en s'étirant les bras:

«Ah! je mangerais bien une patte de homard.»



DE LA GAIETÉ, MES ENFANTS, DE LA GAIETÉ!

Une fois remontée, la pendule de Bougival reprit sa vie déréglée, ses
habitudes de dissipation. On avait commencé par rire de ses lubies;
mais peu à peu, à force d'entendre ce joli timbre qui sonnait à tort et
à travers, la grave maison de Schwanthaler perdit le respect du temps
et prit les jours avec une aimable insouciance. On ne songea plus qu'à
s'amuser; la vie paraissait si courte, maintenant que toutes les heures
étaient confondues! Ce fut un bouleversement général. Plus de sermon,
plus d'études! Un besoin de bruit, d'agitation. Mendelssohn et Schumann
semblèrent trop monotones; on les remplaça par la _Grande Duchesse_, le
_Petit Faust_, et ces demoiselles tapaient, sautaient, et l'illustre
docteur-professeur, pris lui aussi d'une sorte de vertige, ne se
lassait pas de dire: «De la gaieté, mes enfants, de la gaieté!..»
Quant à la grande horloge, il n'en fut plus question. Ces demoiselles
avaient arrêté le balancier, prétextant qu'il les empêchait de dormir,
et la maison s'en alla toute au caprice du cadran désheuré.

C'est alors que parut le fameux _Paradoxe sur les Pendules_. A cette
occasion, les Schwanthaler donnèrent une grande soirée, non plus une
de leurs soirées académiques d'autrefois, sobres de lumières et de
bruit, mais un magnifique bal travesti, où madame de Schwanthaler et
ses filles parurent en canotières de Bougival, les bras nus, la jupe
courte, et le petit chapeau plat à rubans éclatants. Toute la ville en
parla, mais ce n'était que le commencement. La comédie, les tableaux
vivants, les soupers, le baccarat; voilà ce que Munich scandalisé vit
défiler tout un hiver dans le salon de l'académicien.--«De la gaieté,
mes enfants, de la gaieté!...» répétait le pauvre bonhomme de plus
en plus affolé, et tout ce monde-là était très gai en effet. Madame
de Schwanthaler, mise en goût par ses succès de canotière, passait
sa vie sur l'Isar en costumes extravagants. Ces demoiselles, restées
seules au logis, prenaient des leçons de français avec des officiers
de hussards prisonniers dans la ville; et la petite pendule, qui avait
toutes raisons de se croire encore à Bougival, jetait les heures à la
volée, en sonnant toujours huit quand elle en marquait trois... Puis,
un matin, ce tourbillon de gaieté folle emporta la famille Schwanthaler
en Amérique, et les plus beaux Titien de la Pinacothèque suivirent dans
sa fuite leur illustre conservateur.



CONCLUSIONS

Après le départ des Schwanthaler, il y eut dans Munich comme une
épidémie de scandales. On vit successivement une chanoinesse enlever
un baryton, le doyen de l'Institut épouser une danseuse, un conseiller
aulique faire sauter la coupe, le couvent des dames nobles fermé pour
tapage nocturne...

O malice des choses! Il semblait que cette petite pendule était fée,
et qu'elle avait pris à tâche d'ensorceler toute la Bavière. Partout
où elle passait, partout où sonnait son joli timbre à l'évent, il
affolait, détraquait les cervelles. Un jour, d'étape en étape, elle
arriva jusqu'à la résidence; et depuis lors, savez-vous quelle
partition le roi Louis, ce wagnérien enragé, a toujours ouverte sur
son piano?...

--Les _Maîtres chanteurs_?

--Non!... Le _Phoque à ventre blanc_!!

Ça leur apprendra à se servir de nos pendules.



LA DÉFENSE DE TARASCON


Dieu soit loué! J'ai enfin des nouvelles de Tarascon. Depuis cinq
mois, je ne vivais plus, j'étais d'une inquiétude!... Connaissant
l'exaltation de cette bonne ville et l'humeur belliqueuse de ses
habitants, je me disais: «Qui sait ce qu'a fait Tarascon? S'est-il rué
en masse sur les barbares? S'est-il laissé bombarder comme Strasbourg,
mourir de faim comme Paris, brûler vif comme Châteaudun? ou bien, dans
un accès de patriotisme farouche, s'est-il fait sauter comme Laon et
son intrépide citadelle?...» Rien de tout cela, mes amis. Tarascon
n'a pas brûlé, Tarascon n'a pas sauté. Tarascon est toujours à la même
place, paisiblement assis au milieu des vignes, du bon soleil plein
ses rues, du bon muscat plein ses caves, et le Rhône qui baigne cette
aimable localité emporte à la mer, comme par le passé, l'image d'une
ville heureuse, des reflets de persiennes vertes, de jardins bien
ratissés et de miliciens en tuniques neuves faisant l'exercice tout le
long du quai.

Gardez-vous de croire pourtant que Tarascon n'ait rien fait pendant la
guerre. Il s'est au contraire admirablement conduit, et sa résistance
héroïque, que je vais essayer de vous raconter, aura sa place dans
l'histoire comme type de résistance locale, symbole vivant de la
défense du Midi.



LES ORPHÉONS

Je vous dirai donc que, jusqu'à Sedan, nos braves Tarasconnais
s'étaient tenus chez eux bien tranquilles. Pour ces fiers enfants des
Alpilles, ce n'était pas la patrie qui mourait là-haut; c'étaient les
soldats de l'empereur, c'était l'Empire. Mais une fois le 4 septembre,
la République, Attila campé sous Paris, alors, oui! Tarascon se
réveilla, et l'on vit ce que c'est qu'une guerre nationale... Cela
commença naturellement par une manifestation d'orphéonistes. Vous
savez quelle rage de musique ils ont dans le Midi. A Tarascon surtout,
c'est du délire. Dans les rues, quand vous passez, toutes les fenêtres
chantent, tous les balcons vous secouent des romances sur la tête.

N'importe la boutique où vous entrez, il y a toujours au comptoir
une guitare qui soupire, et les garçons de pharmacie eux-mêmes
vous servent en fredonnant: _Le Rossignol_--_et le Luth espagnol_
--_Tralala_--_lalalala_. En dehors de ces concerts privés, les
Tarasconnais ont encore la fanfare de la ville, la fanfare du collège,
et je ne sais combien de sociétés d'orphéons.

C'est l'orphéon de Saint-Christophe et son admirable chœur à trois
voix: _Sauvons la France_, qui donnèrent le branle au mouvement
national.

«Oui, oui, sauvons la France!» criait le bon Tarascon en agitant des
mouchoirs aux fenêtres, et les hommes battaient des mains, et les
femmes envoyaient des baisers à l'harmonieuse phalange qui traversait
le cours sur quatre rangs de profondeur, bannière en tête et marquant
fièrement le pas.

L'élan était donné. A partir de ce jour, la ville changea d'aspect:
plus de guitare, plus de barcarolle. Partout le _Luth espagnol_ fit
place à la _Marseillaise_, et, deux fois par semaine, on s'étouffait
sur l'Esplanade pour entendre la fanfare du collège jouer le _Chant du
départ_. Les chaises coûtaient des prix fous!...

Mais les Tarasconnais ne s'en tinrent pas là.



LES CAVALCADES

Après la démonstration des orphéons, vinrent les cavalcades historiques
au bénéfice des blessés. Rien de gracieux comme de voir, par un
dimanche de beau soleil, toute cette vaillante jeunesse tarasconnaise,
en bottes molles et collants de couleur tendre, quêter de porte en
porte et caracoler sous les balcons avec de grandes hallebardes et des
filets à papillons; mais le plus beau de tout, ce fut un carrousel
patriotique--François Ier à la bataille de Pavie--que ces messieurs
du cercle donnèrent trois jours de suite sur l'Esplanade. Qui n'a
pas vu cela n'a jamais rien vu. Le théâtre de Marseille avait prêté
les costumes; l'or, la soie, le velours, les étendards brodés, les
écus d'armes, les cimiers, les caparaçons, les rubans, les nœuds, les
bouffettes, les fers de lance, les cuirasses faisaient flamber et
papilloter l'Esplanade comme un miroir aux alouettes. Par là-dessus, un
grand coup de mistral qui secouait toute cette lumière. C'était quelque
chose de magnifique. Malheureusement, lorsque après une lutte acharnée,
François Ier,--M. Bompard, le gérant du cercle,--se voyait enveloppé
par un gros de reîtres, l'infortuné Bompard avait, pour rendre son
épée, un geste d'épaules si énigmatique, qu'au lieu de «tout est perdu
fors l'honneur», il avait plutôt l'air de dire: _Digo-li que vengue,
moun bon_! mais les Tarasconnais n'y regardaient pas de si près, et des
larmes patriotiques étincelaient dans tous les yeux.



LA TROUÉE

Ces spectacles, ces chants, le soleil, le grand air du Rhône, il n'en
fallait pas plus pour monter les têtes. Les affiches du Gouvernement
mirent le comble à l'exaltation. Sur l'Esplanade, les gens ne
s'abordaient plus que d'un air menaçant, les dents serrées, mâchant
leurs mots comme des balles. Les conversations sentaient la poudre. Il
y avait du salpêtre dans l'air. C'est surtout au café de la Comédie,
le matin en déjeunant, qu'il fallait les entendre, ces bouillants
Tarasconnais: «Ah çà! qu'est-ce qu'ils font donc, les Parisiens
avec leur tron de Dieu de général Trochu? Ils n'en finissent pas de
sortir... Coquin de bon sort! Si c'était Tarascon!... Trrr!... Il y
a longtemps qu'on l'aurait faite, la trouée!» Et pendant que Paris
s'étranglait avec son pain d'avoine, ces messieurs vous avalaient de
succulentes bartavelles arrosées de bon vin des Papes, et luisants,
bien repus, de la sauce jusqu'aux oreilles, ils criaient comme des
sourds en tapant sur la table: «Mais faites-la donc, votre trouée...»
et qu'ils avaient, ma foi, bien raison!



LA DÉFENSE DU CERCLE

Cependant l'invasion des barbares gagnait au sud de jour en jour.
Dijon rendu, Lyon menacé, déjà les herbes parfumées de la vallée du
Rhône faisaient hennir d'envie les cavales des uhlans. «Organisons
notre défense!» se dirent les Tarasconnais, et tout le monde se mit
à l'œuvre. En un tour de main, la ville fut blindée, barricadée,
casematée. Chaque maison devint une forteresse. Chez l'armurier
Costecalde, il y avait devant le magasin une tranchée d'au moins deux
mètres, avec un pont-levis, quelque chose de charmant. Au cercle, les
travaux de défense étaient si considérables qu'on allait les voir par
curiosité. M. Bompard, le gérant, se tenait en haut de l'escalier, le
chassepot à la main, et donnait des explications aux dames: «S'ils
arrivent par ici, pan! pan!... Si au contraire ils montent par là, pan!
pan!» Et puis, à tous les coins de rues, des gens qui vous arrêtaient
pour vous dire d'un air mystérieux: «Le café de la Comédie est
imprenable», ou bien encore: «On vient de torpiller l'Esplanade.» Il y
avait de quoi faire réfléchir les barbares.



LES FRANCS-TIREURS

En même temps, des compagnies de francs-tireurs s'organisaient avec
frénésie. _Frères de la mort, Chacals du Narbonnais, Espingoliers du
Rhône_, il y en avait de tous les noms, de toutes les couleurs, comme
des centaurées dans un champ d'avoine; et des panaches, des plumes de
coq, des chapeaux gigantesques, des ceintures d'une largeur!... Pour
se donner l'air plus terrible, chaque franc-tireur laissait pousser
sa barbe et ses moustaches, si bien qu'à la promenade le monde ne se
connaissait plus. De loin vous voyiez un brigand des Abruzzes qui
venait sur vous la moustache en croc, les yeux flamboyants, avec un
tremblement de sabres, de revolvers, de yatagans; et puis quand on
s'approchait, c'était le receveur Pégoulade. D'autres fois, vous
rencontriez dans l'escalier Robinson Crusoé lui-même avec son chapeau
pointu, son coutelas en dents de scie, un fusil sur chaque épaule; au
bout du compte, c'était l'armurier Costecalde qui rentrait de dîner en
ville. Le diable, c'est qu'à force de se donner des allures féroces,
les Tarasconnais finirent par se terrifier les uns les autres, et
bientôt personne n'osa plus sortir.



LAPINS DE GARENNE ET LAPINS DE CHOUX

Le décret de Bordeaux sur l'organisation des gardes nationales mit
fin à cette situation intolérable. Au souffle puissant des triumvirs,
prrrt! les plumes de coq s'envolèrent, et tous les francs-tireurs
de Tarascon--chacals, espingoliers et autres--vinrent se fondre en
un bataillon d'honnêtes miliciens, sous les ordres du brave général
Bravida, ancien capitaine d'habillement. Ici, nouvelles complications.
Le décret de Bordeaux faisait, comme on sait, deux catégories dans la
garde nationale: les gardes nationaux de marche et les gardes nationaux
sédentaires; «lapins de garenne et lapins de choux», disait assez
drôlement le receveur Pégoulade. Au début de la formation, les gardes
nationaux de garenne avaient naturellement le beau rôle. Tous les
matins, le brave général Bravida les menait sur l'Esplanade faire
l'exercice à feu, l'école de tirailleurs.--Couchez-vous! levez-vous!
et ce qui s'ensuit. Ces petites guerres attiraient toujours beaucoup
de monde. Les dames de Tarascon n'en manquaient pas une, et même les
dames de Beaucaire passaient quelquefois le pont pour venir admirer
nos lapins. Pendant ce temps, les pauvres gardes nationaux de choux
faisaient modestement le service de la ville et montaient la garde
devant le musée, où il n'y avait rien à garder qu'un gros lézard
empaillé avec de la mousse et deux fauconneaux du temps du bon roi
René. Pensez que les dames de Beaucaire ne passaient pas le pont pour
si peu... Pourtant, après trois mois d'exercice à feu, lorsqu'on
s'aperçut que les gardes nationaux de garenne ne bougeaient toujours
pas de l'Esplanade, l'enthousiasme commença à se refroidir.

Le brave général Bravida avait beau crier à ses lapins: «Couchez-vous!
levez-vous!» personne ne les regardait plus. Bientôt ces petites
guerres furent la fable de la ville. Dieu sait cependant que ce n'était
pas leur faute à ces malheureux lapins si on ne les faisait pas partir.
Ils en étaient assez furieux. Un jour même ils refusèrent de faire
l'exercice.

«Plus de parade! crient-ils en leur zèle patriotique; nous sommes de
marche; qu'on nous fasse marcher!

--Vous marcherez, ou j'y perdrai mon nom!» leur dit le brave général
Bravida; et tout bouffant de colère, il alla demander des explications
à la mairie.

La mairie répondit qu'elle n'avait pas d'ordre et que cela regardait la
préfecture.

«Va pour la préfecture!» fit Bravida; et le voilà parti sur l'express
de Marseille à la recherche du préfet, ce qui n'était pas une petite
affaire, attendu qu'à Marseille il y avait toujours cinq ou six préfets
en permanence, et personne pour vous dire lequel était le bon. Par
une fortune singulière, Bravida lui mit la main dessus tout de suite,
et c'est en plein conseil de préfecture que le brave général porta la
parole au nom de ses hommes, avec l'autorité d'un ancien capitaine
d'habillement.

Dès les premiers mots, le préfet l'interrompit:

«Pardon, général... Comment se fait-il qu'à vous vos soldats vous
demandent de partir, et qu'à moi ils me demandent de rester?... Lisez
plutôt.»

Et, le sourire aux lèvres, il lui tendit une pétition larmoyante, que
deux lapins de garenne--les deux plus enragés pour marcher--venaient
d'adresser à la préfecture avec apostilles du médecin, du curé, du
notaire, et dans laquelle ils demandaient à passer aux lapins de choux
pour cause d'infirmités.

«J'en ai plus de trois cents comme cela, ajouta le préfet toujours en
souriant. Vous comprenez maintenant, général, pourquoi nous ne sommes
pas pressés de faire marcher vos hommes. On en a malheureusement trop
fait partir de ceux qui voulaient rester. Il n'en faut plus... Sur ce,
Dieu sauve la République, et bien le bonjour à vos lapins!»



LE PUNCH D'ADIEU

Pas besoin de dire si le général était penaud en retournant à Tarascon.
Mais voici bien une autre histoire. Est-ce qu'en son absence les
Tarasconnais ne s'étaient pas avisés d'organiser un punch d'adieu par
souscription pour les lapins qui allaient partir! Le brave général
Bravida eut beau dire que ce n'était pas la peine, que personne ne
partirait; le punch était souscrit, commandé; il ne restait plus
qu'à le boire, et c'est ce qu'on fit... Donc, un dimanche soir,
cette touchante cérémonie du punch d'adieu eut heu dans les salons
de la mairie, et, jusqu'au petit jour blanc, les toasts, les vivats,
les discours, les chants patriotiques, firent trembler les vitres
municipales. Chacun, bien entendu, savait à quoi s'en tenir sur ce
punch d'adieu; les gardes nationaux de choux qui le payaient avaient
la ferme conviction que leurs camarades ne partiraient pas, et ceux
de garenne qui le buvaient avaient aussi cette conviction, et le
vénérable adjoint, qui vint d'une voix émue jurer à tous ces braves
qu'il était prêt à marcher à leur tête, savait mieux que personne qu'on
ne marcherait pas du tout; mais c'est égal! Ces méridionaux sont si
extraordinaires, qu'à la fin du punch d'adieu tout le monde pleurait,
tout le monde s'embrassait, et, ce qu'il y a de plus fort, tout le
monde était sincère, même le général!...

A Tarascon, comme dans tout le midi de la France, j'ai souvent observé
cet effet de mirage.



LE PRUSSIEN DE BÉLISAIRE


Voici quelque chose que j'ai entendu raconter, cette semaine, dans
un cabaret de Montmartre. Il me faudrait, pour bien vous dire cela,
le vocabulaire faubourien de maître Bélisaire, son grand tablier de
menuisier, et deux ou trois coups de ce joli vin blanc de Montmartre,
capable de donner l'accent de Paris, même à un Marseillais. Je serais
sûr alors de vous faire passer dans les veines le frisson que j'ai eu
en écoutant Bélisaire raconter, sur une table de compagnons, cette
lugubre et véridique histoire:

       *       *       *       *       *

«... C'était le lendemain de l'amnistie (Bélisaire voulait dire de
l'armistice). Ma femme nous avait envoyés nous deux l'enfant faire un
tour du côté de Villeneuve-la-Garenne, rapport à une petite baraque que
nous avions là-bas au bord de l'eau et dont nous étions sans nouvelles
depuis le siège. Moi, ça me chiffonnait d'emmener le gamin. Je savais
que nous allions nous trouver avec les Prussiens, et comme je n'en
avais pas encore vu en face, j'avais peur de me faire arriver quelque
histoire. Mais la mère en tenait pour son idée: «Va donc! va donc! ça
lui fera prendre l'air, à cet enfant.»

«Le fait est qu'il en avait besoin, le pauvre petit, après ses cinq
mois de siège et de moisissure!

«Nous voilà donc partis tous les deux à travers champs. Je ne sais pas
s'il était content, le mioche! de voir qu'il y avait encore des arbres,
des oiseaux, et de s'en donner de barboter dans les terres labourées.
Moi, je n'y allais pas d'aussi bon cœur; il y avait trop de casques
pointus sur les routes. Depuis le canal jusqu'à l'île on ne rencontrait
que de ça. Et insolents!... Il fallait se tenir à quatre pour ne pas
taper dessus... Mais où je sentis la colère me monter, là, vrai! c'est
en entrant dans Villeneuve, quand je vis nos pauvres jardins tout en
déroute, les maisons ouvertes, saccagées, et tous ces bandits installés
chez nous, s'appelant d'une fenêtre à l'autre et faisant sécher leurs
tricots de laine sur nos persiennes, nos treillages. Heureusement que
l'enfant marchait près de moi, et chaque fois que la main me démangeait
trop, je me pensais en le regardant: «Chaud là, Bélisaire!... Prenons
garde qu'il n'arrive pas malheur au moutard.» Rien que ça m'empêchait
de faire des bêtises. Alors je compris pourquoi la mère avait voulu que
je l'emmène avec moi.

«La baraque est au bout du pays, la dernière à main droite, sur le
quai. Je la trouvai vidée du haut en bas, comme les autres. Plus un
meuble, plus une vitre. Rien que quelques bottes de paille, et le
dernier pied du grand fauteuil qui grésillait dans la cheminée. Ça
sentait le Prussien partout, mais on n'en voyait nulle part... Pourtant
il me semblait que quelque chose remuait dans le sous-sol. J'avais là
un petit établi, où je m'amusais à faire des bricoles le dimanche. Je
dis à l'enfant de m'attendre, et je descendis voir.

«Pas plutôt la porte ouverte, voilà un grand cheulard de soldat à
Guillaume qui se lève en grognant de dessus les copeaux, et vient
vers moi, les yeux hors de la tête, avec un tas de jurements que je
ne comprends pas. Faut croire qu'il avait le réveil bien méchant, cet
animal-là; car, au premier mot que j'essayai de lui dire, il se mit à
tirer son sabre...

«Pour le coup, mon sang ne fit qu'un tour. Toute la bile que j'amassais
depuis une heure me sauta à la figure... J'agrippe le valet de
l'établi et je cogne... Vous savez, campagnons, si Bélisaire a le
poignet solide à l'ordinaire; mais il paraît que ce jour-là j'avais le
tonnerre de Dieu au bout de mon bras... Au premier coup, mon Prussien
fait bonhomme et s'étale de tout son long. Je ne le croyais qu'étourdi.
Ah! ben, oui... Nettoyé, mes enfants, tout ce qu'il y a de mieux comme
nettoyage. Débarbouillé à la potasse, quoi!

«Moi, qui n'avais jamais rien tué dans ma vie, pas même une alouette,
ça me fit tout de même drôle de voir ce grand corps devant moi... Un
joli blond, ma foi, avec une petite barbe follette qui frisait comme
des copeaux de frêne. J'en avais les deux jambes qui me tremblaient en
le regardant. Pendant ce temps-là, le gamin s'ennuyait là-haut, et je
l'entendais crier de toutes ses forces: «Papa! papa!»

«Des Prussiens passaient sur la route, on voyait leurs sabres et leurs
grandes jambes par le soupirail du sous-sol. Cette idée me vint tout
d'un coup...» S'ils entrent, l'enfant est perdu... ils vont «tout
massacrer.» Ce fut fini, je ne tremblai plus. Vite, je fourrai le
Prussien sous l'établi. Je lui mis dessus tout ce que je pus trouver de
planches, de copeaux, de sciure, et je remontai chercher le petit.

«--Arrive...

«--Qu'est-ce qu'il y a donc, papa? Comme tu es pâle!...

«--Marche, marche.»

«Et je vous réponds que les Cosaques pouvaient me bousculer, me
regarder de travers, je ne réclamais pas. Il me semblait toujours qu'on
courait, qu'on criait derrière nous. Une fois j'entendis un cheval
nous arriver dessus à la grande volée; je crus que j'allais tomber, du
saisissement. Pourtant, après les ponts, je commençai à me reconnaître.
Saint-Denis était plein de monde. Il n'y avait pas de risque qu'on nous
repêche dans le tas. Alors seulement je pensai à notre pauvre baraque.
Les Prussiens, pour se venger, étaient dans le cas d'y mettre le feu,
quand ils retrouveraient leur camarade, sans compter que mon voisin
Jacquot, le garde-pêche, était seul de Français dans le pays et que ça
pouvait lui faire arriver de la peine ce soldat tué près de chez lui.
Vraiment ce n'était guère crâne de se sauver de cette façon-là.

«J'aurais dû m'arranger au moins pour le faire disparaître... A mesure
que nous arrivions vers Paris, cette idée me tracassait davantage. Il
n'y a pas, ça me gênait de laisser ce Prussien dans ma cave. Aussi, au
rempart, je n'y tins plus:

«--Va devant, que je dis au mioche. J'ai encore «une pratique à voir à
Saint-Denis.»

«Là-dessus je l'embrasse et je m'en retourne. Le cœur me battait bien
un peu; mais c'est égal, je me sentais tout à l'aise de n'avoir plus
l'enfant avec moi.

«Quand je rentrai dans Villeneuve, il commençait à faire nuit.
J'ouvrais l'œil, vous pensez, et je n'avançais qu'une patte après
l'autre. Pourtant le pays avait l'air assez tranquille. Je voyais la
baraque toujours à sa place, là-bas, dans le brouillard. Au bord du
quai, une longue palissade noire; c'étaient les Prussiens qui faisaient
l'appel. Bonne occasion pour trouver la maison vide. En filant le long
des clôtures, j'aperçus le père Jacquot dans la cour en train d'étendre
ses éperviers. Décidément on ne savait rien encor... J'entre chez nous.
Je descends, je tâte. Le Prussien était toujours sous ses copeaux; il y
avait même deux gros rats en train de lui travailler son casque, et ça
me fit une fière souleur de sentir cette mentonnière remuer. Un moment
je crus que le mort allait revenir... mais non! sa tête était lourde,
froide. Je m'accouvai dans un coin, et j'attendis; j'avais mon idée de
le jeter à la Seine, quand les autres seraient couchés...

«Je ne sais pas si c'est le voisinage du mort, mais elle m'a paru
joliment triste ce soir-là la retraite des Prussiens. De grands coups
de trompette qui sonnaient trois par trois: Ta! ta! ta! Une vraie
musique de crapaud. Ce n'est pas sur cet air-là que nos lignards
voudraient se coucher, eux...

«Pendant cinq minutes, j'entendis traîner des sabres, taper des portes;
puis des soldats entrèrent dans la cour, et ils se mirent à appeler:

«Hofmann! Hofmann!»

«Le pauvre Hofmann se tenait sous ses copeaux, bien tranquille... Mais
c'est moi qui me faisais vieux!... A chaque instant je m'attendais à
les voir entrer dans le sous-sol. J'avais ramassé le sabre du mort, et
j'étais là sans bouger, à me dire dans moi-même: «Si tu en réchappes,
mon petit père... tu devras un fameux cierge à saint Jean-Baptiste de
Belleville!...»

«Tout de même, quand ils eurent assez appelé Hofmann, mes locataires se
décidèrent à rentrer. J'entendis leurs grosses bottes dans l'escalier,
et au bout d'un moment, toute la baraque ronflait comme une horloge de
campagne. Je n'attendais que cela pour sortir.

«La berge était déserte, toutes les maisons éteintes. Bonne affaire.
Je redescends vivement. Je tire mon Hofmann de dessous l'établi,
je le mets debout, et le hisse sur mon dos, comme un crochet de
commissionnaire... C'est qu'il était lourd, le brigand!... Avec ça
la peur, rien dans le battant depuis le matin... Je croyais que je
n'aurais jamais la force d'arriver. Puis, voilà qu'au milieu du quai
je sens quelqu'un qui marche derrière moi. Je me retourne. Personne...
C'était la lune qui se levait... Je me dis: «Gare, tout à l'heure...
les factionnaires «vont tirer.»

«Pour comble d'agrément, la Seine était basse. Si je l'avais jeté là
sur le bord, il y serait resté comme dans une cuvette... J'entre,
j'avance... Toujours pas d'eau... Je n'en pouvais plus: j'avais les
articulations grippées... Finalement, quand je me crois assez avant, je
lâche mon bonhomme... Va te promener, le voilà qui s'envase. Plus moyen
de le faire bouger. Je pousse, je pousse... hue donc!... Par bonheur
il arrive un coup de vent d'est. La Seine se soulève, et je sens le
machabée qui démare tout doucement. Bon voyage! j'avale une potée
d'eau, et je remonte vite sur la berge.

«Quand je repassai le pont de Villeneuve, on voyait quelque chose
de noir au milieu de la Seine. De loin, ça avait l'air d'un bachot.
C'était mon Prussien qui descendait du côté d'Argenteuil, en suivant le
fil de l'eau.»



LES PAYSANS A PARIS


PENDANT LE SIÈGE


A Champrosay, ces gens-là étaient très heureux. J'avais leur basse-cour
juste sous mes fenêtres, et pendant six mois de l'année leur existence
se trouvait un peu mêlée à la mienne. Bien avant le jour, j'entendais
l'homme entrer dans l'écurie, atteler sa charrette et partir pour
Corbeil, où il allait vendre ses légumes; puis la femme se levait,
habillait les enfants, appelait les poules, trayait la vache, et toute
la matinée c'était une dégringolade de gros et de petits sabots dans
l'escalier de bois... L'après-midi tout se taisait. Le père était aux
champs, les enfants à l'école, la mère occupée silencieusement dans la
cour à étendre du linge ou à coudre devant sa porte en surveillant le
tout petit... De temps en temps quelqu'un passait dans le chemin, et on
causait en tirant l'aiguille...

Une fois, c'était vers la fin du mois d'août, toujours le mois d'août,
j'entendis la femme qui disait à une voisine:

«Allons donc, les Prussiens!... Est-ce qu'ils sont en France, seulement?

--Ils sont à Châlons, mère Jean!...» lui criai-je par ma fenêtre.
Cela la fit rire beaucoup... Dans ce petit coin de Seine-et-Oise, les
paysans ne croyaient pas à l'invasion.

Tous les jours, cependant, on voyait passer des voitures chargées de
bagages. Les maisons des bourgeois se fermaient, et dans ce beau mois
où les journées sont si longues, les jardins achevaient de fleurir,
déserts et mornes derrière leurs grilles closes... Peu à peu mes
voisins commencèrent à s'alarmer. Chaque nouveau départ dans le pays
les rendait tristes. Ils se sentaient abandonnés... Puis un matin,
roulement de tambour aux quatre coins du village! Ordre de la mairie.
Il fallait aller à Paris vendre la vache, les fourrages, ne rien
laisser pour les Prussiens... L'homme partit pour Paris, et ce fut
un triste voyage. Sur le pavé de la grand'route, de lourdes voitures
de déménagement se suivaient à la file, pêle-mêle avec des troupeaux
de porcs et de moutons qui s'effaraient entre les roues, des bœufs
entravés qui mugissaient sur des charrettes; sur le bord, au long des
fossés, de pauvres gens s'en allaient à pied derrière de petites
voitures à bras pleines de meubles de l'ancien temps, des bergères
fanées, des tables empire, des miroirs garnis de perse, et l'on sentait
quelle détresse avait dû entrer au logis pour remuer toutes ces
poussières, déplacer toutes ces reliques et les traîner à tas par les
grands chemins.

Aux portes de Paris, on s'étouffait. Il fallut attendre deux heure...
Pendant ce temps, le pauvre homme, pressé contre sa vache, regardait
avec effarement les embrasures des canons, les fossés remplis d'eau,
les fortifications qui montaient à vue d'œil et les longs peupliers
d'Italie abattus et flétris sur le bord de la route... Le soir, il s'en
revint consterné, et raconta à sa femme tout ce qu'il avait vu. La
femme eut peur, voulut s'en aller dès le lendemain. Mais d'un lendemain
à l'autre, le départ se trouvait toujours retardé... C'était une
récolte à faire, une pièce de terre qu'on voulait encore labourer...
Qui sait si on n'aurait pas le temps de rentrer le vin?... Et puis,
au fond du cœur, une vague espérance que peut-être les Prussiens ne
passeraient pas leur endroit.

Une nuit, ils sont réveillés par une détonation formidable. Le pont de
Corbeil venait de sauter. Dans le pays, des hommes allaient, frappant
de porte en porte:

«Les uhlans! les uhlans! sauvez-vous.»

Vite, vite, on s'est levé, on a attelé la charrette, habillé les
enfants à moitié endormis, et l'on s'est sauvé par la traverse avec
quelques voisins. Comme ils achevaient de monter la côte, le clocher
a sonné trois heures. Ils se sont retournés une dernière fois.
L'abreuvoir, la place de l'Église, leurs chemins habituels, celui qui
descend vers la Seine, celui qui file entre les vignes, tout leur
semblait déjà étranger, et dans le brouillard blanc du matin le petit
village abandonné serrait ses maisons l'une contre l'autre, comme
frissonnant d'une attente terrible.

       *       *       *       *       *

Ils sont à Paris maintenant. Deux chambres au quatrième dans une rue
triste... L'homme, lui, n'est pas trop malheureux. On lui a trouvé
de l'ouvrage; puis il est de la garde nationale, il a le rempart,
l'exercice, et s'étourdit le plus qu'il peut pour oublier son grenier
vide et ses prés sans semence. La femme, plus sauvage, se désole,
s'ennuie, ne sait que devenir. Elle a mis ses deux aînées à l'école,
et dans l'externat sombre, sans jardin, les fillettes étouffent en se
rappelant leur joli couvent de campagne, bourdonnant et gai comme une
ruche, et la demi-lieue à travers bois qu'il fallait faire tous les
matins pour aller le chercher. La mère souffre de les voir tristes,
mais c'est le petit surtout qui l'inquiète.

Là-bas il allait, venait, la suivant partout, dans la cour, dans
la maison, sautant la marche du seuil autant de fois qu'elle-même,
trempant ses petites mains rougies dans le baquet à lessive, s'asseyant
près de la porte quand elle tricotait pour se reposer. Ici quatre
étages à monter, l'escalier noir où les pieds bronchent, les maigres
feux dans les cheminées étroites, les fenêtres hautes, l'horizon de
fumée grise et d'ardoises mouillées...

Il y a bien une cour où il pourrait jouer; mais la concierge ne veut
pas. Encore une invention de la ville, ces concierges! Là-bas, au
village, on est maître chez soi, et chacun a son petit coin qui se
garde de lui-même. Tout le jour, le logis reste ouvert; le soir, on
pousse un gros loquet de bois, et la maison entière plonge sans peur
dans cette nuit noire de la campagne où l'on trouve de si bons sommes.
De temps en temps le chien aboie à la lune, mais personne ne se
dérange... A Paris, dans les maisons pauvres, c'est la concierge qui
est la vraie propriétaire. Le petit n'ose pas descendre seul, tant il
a peur de cette méchante femme qui leur a fait vendre leur chèvre, sous
prétexte qu'elle traînait des brins de paille et des épluchures entre
les pavés de la cour.

Pour distraire l'enfant qui s'ennuie, la pauvre mère ne sait plus
qu'inventer; sitôt le repas fini, elle le couvre comme s'ils allaient
aux champs et le promène par la main dans les rues, le long des
boulevards. Saisi, heurté, perdu, l'enfant regarde à peine autour de
lui. Il n'y a que les chevaux qui l'intéressent; c'est la seule chose
qu'il reconnaisse et qui le fasse rire. La mère non plus ne prend
plaisir à rien. Elle s'en va lentement, songeant à son bien, à sa
maison, et quand on les voit passer tous les deux, elle avec son air
honnête, sa mise propre, ses cheveux lisses, le petit avec sa figure
ronde et ses grosses galoches, on devine bien qu'ils sont dépaysés, en
exil, et qu'ils regrettent de tout leur cœur l'air vif et la solitude
des routes de village.



AUX AVANT-POSTES


SOUVENIRS DU SIÈGE


Les notes qu'on va lire ont été écrites au jour le jour en courant les
avant-postes. C'est une feuille de mon carnet que je détache, pendant
que le siège de Paris est encore chaud. Tout cela est haché, heurté,
bâclé sur le genou, déchiqueté comme un éclat d'obus; mais je le donne
tel quel, sans rien changer, sans même me relire. J'aurais trop peur de
vouloir inventer, faire intéressant, et de gâter tout.



A LA COURNEUVE, UN MATIN DE DÉCEMBRE

Une plaine blanche de froid, sonore, âpre, crayeuse. Sur la boue
gelée de la route, des bataillons de ligne défilent pêle-mêle avec
l'artillerie. Défilé lent et triste. On va se battre. Les hommes,
trébuchant, marchent la tête basse, en grelottant, le fusil à la
bricole, les mains dans leurs couvertures comme dans des manchons. De
temps en temps on crie:

«Halte!»

Les chevaux s'effarent, hennissent. Les caissons tressautent. Les
artilleurs se hissent sur leurs selles et regardent, anxieux, par delà
le grand mur blanc du Bourget.

«Est-ce qu'on les voit?» demandent les soldats en battant la semelle...

Puis, en avant!... Le flot humain un moment refoulé s'écoule toujours
lentement, toujours silencieux.

A l'horizon, sur l'avancée du fort d'Aubervilliers, dans le ciel
froid qu'illumine un soleil levant d'argent mat, le gouverneur et
son état-major, petit groupe fin, se détachant comme sur une nacre
japonaise. Plus près de moi, un grand vol de corneilles noires posées
au bord du chemin; ce sont des chers frères ambulanciers. Debout, les
mains croisées sous leurs capes, ils regardent défiler toute cette
chair à canon d'un air humble, dévoué et triste.

_Même journée_,--Villages déserts, abandonnés, maisons ouvertes,
toits crevés, fenêtres sans auvents qui vous regardent comme des yeux
morts. Par moments, dans une de ces ruines où tout sonne, on entend
quelque chose qui remue, un bruit de pas, une porte qui grince; et
quand vous avez passé, un lignard vient sur le seuil, l'œil cave,
méfiant,--maraudeur qui fait des fouilles ou déserteur qui cherche à se
terrer...

Vers midi, entré dans une de ces maisons de paysans. Elle était vide et
nue, comme raclée avec les ongles. La pièce du bas, grande cuisine sans
portes ni fenêtres, ouvrait sur une basse-cour; au fond de la cour une
haie vive, et derrière, la campagne à perte de vue. Il y avait dans un
coin un petit escalier de pierre en colimaçon. Je me suis assis sur une
marche et je suis resté là bien longtemps. C'était si bon ce soleil et
ce grand calme de tout. Deux ou trois grosses mouches de l'été d'avant,
ranimées par la lumière, bourdonnaient au plafond contre les solives.
Devant la cheminée, où se voyaient des traces de feu, une pierre rouge
de sang gelé. Ce siège ensanglanté au coin de ces cendres encore
chaudes racontait une veillée lugubre.



LE LONG DE LA MARNE

Sorti le 3 décembre par la porte de Montreuil. Ciel bas, bise froide,
brouillard.

Personne dans Montreuil. Portes et fenêtres closes. Entendu derrière
une palissade un troupeau d'oies qui piaillait. Ici le paysan n'est pas
parti, il se cache. Un peu plus loin, trouvé un cabaret ouvert. Il fait
chaud, le poêle ronfle. Trois mobiles de province déjeunent presque
dessus. Silencieux, les yeux bouffis, le visage enflammé, les coudes
sur la table, les pauvres moblots dorment et mangent en même temps...

En sortant de Montreuil, traversé le bois de Vincennes tout bleu de
la fumée des bivouacs. L'armée de Ducrot est là. Les soldats coupent
des arbres pour se chauffer. C'est pitié de voir les trembles, les
bouleaux, les jeunes frênes qu'on emporte la racine en l'air, avec leur
fine chevelure dorée qui traîne derrière eux sur la route.

A Nogent, encore des soldats. Artilleurs en grands manteaux, mobiles
de Normandie joufflus et ronds de partout comme des pommes, petits
zouaves encapuchonnés et lestes, lignards voûtés, coupés en deux, leurs
mouchoirs bleus sous le képi autour des oreilles, tout cela grouille
et flâne par les rues, se bouscule à la porte de deux épiciers restés
ouverts. Une petite ville d'Algérie.

Enfin voici la campagne. Longue route déserte qui descend vers
la Marne. Admirable horizon couleur de perle, arbres dépouillés
frissonnant dans la brume. Au fond, le grand viaduc du chemin de
fer, sinistre à voir avec ses arches coupées, comme des dents qui lui
manquent. En traversant le Perreux, dans une des petites villas du bord
du chemin, jardins saccagés, maisons dévastées et mornes, vu derrière
une grille trois grands chrysanthèmes blancs échappés au massacre et
tout épanouis. J'ai poussé la grille, je suis entré; mais ils étaient
si beaux que je n'ai pas osé les cueillir.

Pris à travers champs et descendu à la Marne. Comme j'arrive au bord
de l'eau, le soleil débarbouillé tape en plein sur la rivière. C'est
charmant. En face, Petit-Bry, où l'on s'est tant battu la veille,
étage paisiblement ses maisonnettes blanches sur la côte au milieu
des vignes. De ce côté-ci de la rivière, une barque dans les roseaux.
Sur la rive, un groupe d'hommes qui causent en regardant le coteau
vis-à-vis. Ce sont des éclaireurs que l'on envoie à Petit-Bry voir si
les Saxons y sont revenus. Je passe avec eux. Pendant que le bachot
traverse, un des éclaireurs assis à l'arrière me dit tout bas:

«Si vous voulez des chassepots, la mairie de Petit-Bry en est pleine.
Ils y ont laissé aussi un colonel de la ligne, un grand blond, la peau
blanche comme une femme, et des bottes jaunes toutes neuves.»

Ce sont les bottes du mort qui l'ont surtout frappé. Il y revient
toujours:

«Vingt dieux! les belles bottes!» et ses yeux brillent en m'en parlant.

Au moment d'entrer dans Petit-Bry, un marin chaussé d'espadrilles,
quatre ou cinq chassepots sur les bras, déboule d'une ruelle et vient
vers nous en courant:

«Ouvrez l'œil, voilà les Prussiens.»

On se blottit derrière un petit mur et on regarde.

Au-dessus de nous, tout en haut des vignes, c'est d'abord un cavalier,
silhouette mélodramatique, penché en avant sur sa selle, le casque en
tête, le mousqueton au poing. D'autres cavaliers viennent ensuite, puis
des fantassins qui se répandent dans les vignes en rampant.

Un d'eux--tout près de nous--a pris position derrière un arbre et n'en
bouge plus, un grand diable à longue capote brune, un mouchoir de
couleur serré autour de la tête. De la place où nous sommes, ce serait
un joli coup de fusil. Mais à quoi bon?... Les éclaireurs savent ce
qu'ils voulaient. Maintenant vite à la barque; le marinier commence à
jurer. Nous repassons la Marne sans encombre... Mais à peine abordés,
voilà des voix étouffées qui nous appellent de l'autre rive:

«Ohé! du bateau!...»

C'est mon amateur de bottes de tout à l'heure et trois ou quatre de ses
camarades qui ont essayé de pousser jusqu'à la mairie et qui reviennent
précipitamment. Par malheur, il n'y a plus personne pour aller les
chercher. Le marinier a disparu:

«Je ne sais pas ramer», me dit assez piteusement le sergent des
éclaireurs blotti avec moi dans un trou du bord de l'eau. Pendant ce
temps, les autres s'impatientent:

«Mais venez donc! mais venez donc!»

Il faut y aller. Rude corvée. La Marne est lourde et dure. Je rame de
toutes mes forces, et tout le temps je sens dans mon dos le Saxon de
là-haut qui me regarde, immobile derrière son arbre...

En abordant, un des éclaireurs saute avec tant de précipitation, que la
barque se remplit d'eau. Impossible de les emmener tous, sans s'exposer
à couler. Le plus brave reste sur la berge, à attendre. C'est un
caporal de francs-tireurs, gentil garçon, en bleu, avec un petit oiseau
piqué sur le devant de sa casquette. J'aurais bien voulu retourner le
prendre, mais on commençait à se fusiller d'un bord à l'autre. Il a
attendu un moment, sans rien dire; puis il a filé du côté de Champigny,
en rasant les murs. Je ne sais pas ce qu'il est devenu.

_Même journée_.--Quand le dramatique se mêle au grotesque, dans les
choses aussi bien que dans les êtres, il arrive à des effets de terreur
ou d'émotion d'une singulière intensité. Est-ce qu'une grande douleur
sur une face ridicule ne vous émeut pas plus profondément qu'ailleurs?
Vous figurez-vous un bourgeois de Daumier dans les épouvantes de la
mort, ou pleurant toutes ses larmes sur le cadavre d'un fils tué qu'on
lui rapporte? N'y a-t-il pas là quelque chose de particulièrement
poignant?... Eh bien! toutes ces villas bourgeoises du bord de la
Marne, ces chalets coloriés et burlesques, rose tendre, vert-pomme,
jaune-serin, tourelles moyen âge coiffées de zinc, kiosques en fausse
brique, jardinets rococos où se balancent des boules de métal blanc,
maintenant que je les vois dans la fumée de la bataille, avec leurs
toits crevés par les obus, leurs girouettes cassées, leurs murailles
toutes crénélées, de la paille et du sang partout, je leur trouve cette
physionomie épouvantable...

La maison où je suis entré pour me sécher était bien le type d'une de
ces maisons-là. Je suis monté au premier étage dans un petit salon,
rouge et or. On n'avait pas fini de poser la tapisserie. Il y avait
encore par terre des rouleaux de papier et des bouts de baguettes
dorées; du reste, pas trace de meubles, rien que des tessons de
bouteilles, et dans un coin une paillasse où donnait un homme en
blouse. Sur tout cela, une vague odeur de poudre, de vin, de chandelle,
de paille moisie... Je me chauffe avec un pied de guéridon devant une
cheminée bête, en nougat rose. Par moment, quand je la regarde, il me
semble que je passe une après-midi de dimanche à la campagne chez de
bons petits bourgeois. Est-ce qu'on ne joue pas au jacquet derrière
moi, dans le salon?... Non! ce sont des francs-tireurs qui chargent et
déchargent leurs chassepots. Détonation à part, c'est tout à fait le
bruit du tric-trac... A chaque coup de feu, on nous répond de la rive
en face. Le son porté sur l'eau ricoche et roule sans fin entre les
collines.

Par les meurtrières du salon, on voit la Marne qui reluit, la berge
pleine de soleil, et des Prussiens qui détalent comme de grands
lévriers à travers les échalas de vignes.



SOUVENIR DU FORT MONTROUGE

Tout en haut du fort, sur le bastion, dans rembrasure des sacs de
terre, les longues pièces de marine se dressaient fièrement, presque
droites sur leurs affûts, pour faire tête à Châtillon. Ainsi pointées,
la gueule en l'air, avec leurs anses des deux côtés comme des oreilles,
on aurait dit de grands chiens de chasse aboyant à la lune, hurlant à
la mort... Un peu plus bas, sur un terre-plein, les matelots, pour se
distraire, avaient fait comme en un coin de navire une miniature de
jardin anglais. Il y avait un banc, une tonnelle, des pelouses, des
rocailles, et même un bananier. Pas bien grand par exemple, guère plus
haut qu'une jacinthe; mais c'est égal! Il venait bien tout de même, et
son panache vert faisait frais à l'œil, au milieu des sacs de terre et
des piles d'obus.

Oh! le petit jardin du fort Montrouge! Je voudrais le voir entouré
d'une grille, et qu'on y mît une pierre commémorative où seraient les
noms de Carvès, de Desprez, de Saisset, et de tous les braves marins
qui sont tombés là, sur ce bastion d'honneur.



A LA FOUILLEUSE

Le matin du 20 janvier.

Joli temps doux et voilé. Grandes terres de labour ondulant au loin
comme la mer. Sur la gauche, les hautes collines sablonneuses qui
servent de contrefort au mont Valérien. A droite, le moulin Gibet,
petit moulin de pierre aux ailes fracassées, avec une batterie sur la
plate-forme. Suivi pendant un quart d'heure la longue tranchée qui mène
au moulin, et sur laquelle flotte comme un petit brouillard de rivière.
C'est la fumée des bivouacs. Les soldats accroupis font le café, et
soufflent le bois vert qui les aveugle et les fait tousser. D'un bout à
l'autre de la tranchée court une longue toux creuse...

La Fouilleuse. Une ferme horizonnée de petits bois. Arrivé juste à
temps pour voir nos dernières lignes battre en retraite. C'est, le
troisième mobile de Paris. Il défile, en bon ordre, au grand complet,
commandant en tête. Après l'incompréhensible débandade à laquelle
j'assiste depuis hier soir, cela me remonte un peu le cœur. Derrière
eux, deux hommes à cheval passent près de moi, un général et son aide
de camp. Les chevaux vont au pas; les hommes causent, les voix sonnent.
On entend celle de l'aide de camp, voix jeune, un peu obséquieuse:

«Oui, mon général... Oh! non, mon général... Sans doute, mon général.»

Et le général d'un ton doux et navré:

«Comment! il a été tué! Oh! le pauvre enfant... le pauvre enfant!...»

Puis un silence et le piétinement des chevaux dans la terre grasse...

Je reste seul un moment à regarder ce grand paysage mélancolique, qui
a quelque chose des plaines du Chélif ou de la Mitidja. Des files de
brancardiers en blouses grises montent d'un chemin creux, avec leur
drapeau blanc à croix rouge. On peut se croire en Palestine, au temps
des croisades.



PAYSAGES D'INSURRECTION



AU MARAIS

Dans l'ombre humide et provinciale de ces longues rues tortueuses où
flottent des odeurs de droguerie et de bois de Campêche, parmi ces
anciens hôtels du temps de Henri II et de Louis XIII, que l'industrie
moderne a travestis en fabriques d'eau de seltz, de bronzes, de
produits chimiques, ces jardinets moisis remplis de caisses, ces
cours d'honneur à larges dalles où roulent les lourds camions, sous
ces balcons ventrus, ces hautes persiennes, ces pignons vermoulus,
enfumés comme des éteignoirs d'église, l'émeute avait, surtout aux
premiers jours, une physionomie très particulière, quelque chose
de bonhomme et de primitif. Des ébauches de barricades à tous les
coins de rue, mais personne pour les garder. Pas de canons, pas de
mitrailleuses. Des pavés empilés sans art, sans conviction, seulement
pour le plaisir d'intercepter la voie et de faire de grandes mares
d'eau où barbotaient des volées de gamins et des flottilles de bateaux
en papier... Toutes les boutiques ouvertes, les boutiquiers sur leurs
portes, riant et politiquant d'un trottoir à l'autre. Ce n'était
pas ces gens-là qui faisaient l'émeute; mais on sentait qu'ils la
regardaient faire avec plaisir, comme si, en remuant les pavés de ces
quartiers pacifiques, on avait réveillé l'âme du vieux Paris bourgeois,
gouailleur, tapageur.

Ce qu'on appelait jadis le vent de Fronde courait dans le Marais. Sur
le fronton des grands hôtels, la grimace joyeuse des mascarons de
pierre avait l'air de dire: «Je connais ça.» Et malgré moi, dans ma
pensée, j'affublais de jaquettes à fleurs, de culottes courtes, de
larges feutres à retroussis, tout ce brave petit monde de droguistes,
doreurs, marchands d'épices qui se tenaient les côtes à regarder
dépaver leurs rues et paraissaient si fiers d'avoir une barricade
devant leur magasin.

Par moments, au bout d'une longue ruelle noire, je voyais des
baïonnettes luire sur la place de Grève, avec un pan de la vieille
maison de ville toute dorée par le soleil. Des cavaliers passaient au
galop dans ce coin de lumière, longs manteaux gris, plumes flottantes.
La foule courait, criait; on agitait les chapeaux. Était-ce
mademoiselle de Montpensier ou le général Cremer?... Les époques se
brouillaient dans ma tête. De loin, dans le soleil, une chemise rouge
d'estafette garibaldienne qui filait ventre à terre me faisait l'effet
de la simarre du cardinal de Retz. Ce malin des malins dont on parlait
dans tous les groupes, je ne savais plus si c'était M. Thiers ou
Mazarin... Je me figurais vivre il y a trois cents ans.



A MONTMARTRE

En montant la rue Lepic, je voyais l'autre matin, dans une boutique de
savetier, un officier de la garde nationale, galonné jusqu'aux coudes
et le sabre au côté, qui ressemelait une paire de bottes, son tablier
de cuir devant lui pour ne pas salir sa tunique. Tout le tableau de
Montmartre insurgé tient dans l'encadrement de cette fenêtre d'échoppe.

Figurez-vous un grand village armé jusqu'aux dents, des mitrailleuses
au bord d'un abreuvoir, la place de l'Église hérissée de baïonnettes,
une barricade devant l'école, les boîtes à mitraille à côté des
boîtes à lait, toutes les maisons transformées en casernes, à toutes
les fenêtres des guêtres d'uniforme qui sèchent, des képis qui se
penchent pour écouter le rappel, des crosses de fusil sonnant au fond
des petites boutiques de fripiers, et, du haut en bas de la butte, une
dégringolade de bidons, de sabres, de gamelles. Malgré tout, ce n'est
plus ce Montmartre farouche, défilant sur le boulevard des Italiens,
l'arme haute, la jugulaire au menton et marquant férocement le pas en
ayant l'air de se dire: «Tenons-nous bien. La réaction nous regarde!»
Ici les insurgés sont chez eux, et, en dépit des canons et des
barricades, on sent planer sur leur révolte je ne sais quoi de libre,
de paisible et de familial.

Une seule chose pénible à voir, c'est ce grouillement de pantalons
rouges, ces déserteurs de toutes armes: zouaves, lignards, mobiles,
qui encombrent la place de la Mairie, couchés sur des bancs, vautrés
au long des trottoirs, ivres, sales, en lambeaux, avec des barbes de
huit jours... Au moment où je passe, un de ces malheureux, grimpé sur
un arbre, harangue la foule en bégayant, au milieu des rires et des
huées. Dans un coin de la place, un bataillon s'ébranle pour monter aux
remparts:

«En avant!» crient les officiers en agitant leurs sabres. Les tambours
battent la charge, et les bons miliciens, enflammés d'ardeur,
s'élancent à l'assaut d'une longue rue déserte, au bout de laquelle on
voit quelques poules qui s'effarent en criant.

...Tout en haut, dans une échappée de jardins verts et de pentes
jaunâtres, c'est le moulin de la Galette transformé en poste militaire,
des silhouettes de gardes nationaux, des tentes alignées, de petits
bivouacs qui fument, tout cela se détachant net et fin, comme au fond
d'une longue-vue, entre un ciel pluvieux et noir et l'ocre étincelant
de la butte.



AU FAUBOURG SAINT-ANTOINE

Une nuit de janvier, pendant le siège de Paris, j'étais sur la place de
Nanterre, au milieu d'un bataillon de francs-tireurs. L'ennemi venait
d'attaquer nos grand'gardes, et l'on s'armait en hâte pour aller à leur
secours. Pendant que les hommes se numérotaient à tâtons, dans le vent,
dans la neige, nous vîmes déboucher d'un coin de rue une patrouille,
précédée d'un falot.

«Halte-là! Qui vive?

--Mobiles de 48», répondit une voix chevrotante.

C'étaient de tout petits bonshommes en manteaux courts, le képi sur
l'oreille et l'allure jeunette. A deux pas, on les eût pris pour des
enfants de troupe; mais quand le sergent s'approcha pouf se faire
reconnaître, nos lanternes éclairèrent un petit vieux fané, ridé, des
yeux clignotants, une barbiche blanche. L'enfant de troupe avait cent
ans. Les autres n'étaient guère plus jeunes. Avec cela l'accent de
Paris, et un air casse-assiettes! De vieux gamins.

Arrivés de la veille aux avant-postes, les malheureux mobiles s'étaient
égarés en faisant leur première patrouille. On les remit bien vite sur
leur chemin:

«Dépêchez-vous, camarades; les Prussiens nous attaquent.

--Ah! ah!... les Prussiens nous attaquent», disaient les pauvres vieux
tout affolés, et, faisant demi-tour, ils se perdirent dans la nuit,
avec leur falot qui dansait secoué par la fusillade...

Je ne saurais vous dire l'impression fantastique que me firent ces
petits gnomes; ils paraissaient si vieux, si las, si éperdus! Ils
avaient l'air de venir de si loin! Je me figurais une patrouille
fantôme errant à travers champs depuis 1848, et cherchant son chemin
depuis vingt-trois ans.

Les insurgés du faubourg Saint-Antoine m'ont rappelé cette apparition.
J'ai trouvé là les anciens de 48, égarés éternels, vieillis mais
incorrigibles, l'émeutier en cheveux blancs, et avec lui le vieux jeu
de la bataille civile, la barricade classique à deux et à trois étages,
le drapeau rouge flottant au sommet, les poses mélodramatiques sur la
culasse des canons, les manches retroussées, les mines rébarbatives:

«Circulez, citoyens!» et tout de suite la baïonnette croisée...

Et quel train, quelle agitation dans ce grand faubourg de Babel!
Du Trône à la Bastille, ce ne sont qu'alertes, prises d'armes,
perquisitions, arrestations, clubs en plein vent, pèlerinages à la
colonne, patrouillards en goguette qui ont perdu le mot d'ordre,
chassepots qui partent tout seuls, ribaudes qu'on emmène au comité
de la rue Bas-froid, et le rappel, et la générale, et le tocsin. Oh!
le tocsin; s'en donnent-ils, ces enragés, de secouer leurs cloches!
Dès que le jour tombe, les clochers deviennent fous et font danser
leurs carillons comme des grelots de marottes. Il y a le tocsin de
l'ivrogne, haletant, fantaisiste, irrégulier, entrecoupé de hoquets
et de défaillances. Le tocsin convaincu, féroce, à tours de bras, qui
sonne, sonne jusqu'à ce que la corde casse; puis le tocsin mou, sans
enthousiasme, dont les notes ensommeillées tombent lourdement, comme
celles d'un couvre-feu...

Au milieu de tout ce vacarme, dans cet affolement de cloches et de
cervelles, une chose m'a frappé, c'est la tranquillité de la rue Lappe
et des ruelles et passages qui rayonnent autour. Il y a là comme
une espèce de ghetto auvergnat, où les enfants du Cantal trafiquent
paisiblement sur leurs vieilles ferrailles, sans plus s'occuper de
l'insurrection que si elle était à mille lieues. En passant, je voyais
tous ces braves Rémonencq très affairés dans leurs boutiques noires.
Les femmes charabiaient en tricotant sur la pierre de la porte, et
les petits enfants se roulaient dans le milieu du passage, avec leurs
cheveux crépus, tout pleins de limaille de fer.



LE BAC


Avant la guerre il y avait là un beau pont suspendu, deux hautes piles
de pierre blanche et des cordages goudronnés qui filaient sur les
horizons de la Seine avec cette apparence aérienne qui rend si beaux
les ballons et les navires. Sous les grandes arches du milieu, la
_chaîne_ passait deux fois par jour dans des tourbillons de fumée, sans
même avoir besoin d'abaisser ses tuyaux; sur les côtés, on abritait les
battoirs, les escabeaux des laveuses, et des petits bateaux de pêche
retenus par des anneaux. Une allée de peupliers, tendue entre les prés
comme un grand rideau vert agité à la fraîcheur de l'eau, conduisait au
pont. C'était charmant...

Cette année, tout est changé. Les peupliers, toujours debout, mènent
au vide. Il n'y a plus de pont. Les deux piles ont sauté, éparpillant
tout autour les pierres qui sont restées là. La petite maison blanche
du péage, à moitié détruite par la secousse, a l'air d'une ruine toute
neuve, barricade ou démolition. Les cordes, les fils de fer trempent
tristement; le tablier affaissé dans le sable forme, au milieu de
l'eau, comme une grande épave surmontée d'un drapeau rouge pour avertir
les mariniers, et tout ce que la Seine emporte d'herbes coupées, de
planches moisies s'arrête là en un barrage tout plein de remous et
de tourbillons. Il y a une déchirure dans le paysage, quelque chose
d'ouvert et qui sent le désastre. Pour achever d'attrister l'horizon,
l'allée qui menait au pont s'est éclaircie. Tous ces beaux peupliers si
touffus, dévorés jusqu'au faîte par les larves,--les arbres ont leurs
invasions eux aussi,--étendent leurs branches sans bourgeons, amincies,
déchiquetées; et dans la grande avenue, inutile et déserte, les gros
papillons blancs volent lourdement...

En attendant que le pont soit reconstruit, on a installé près de là
un bac, un de ces immenses radeaux où l'on embarque les voitures
tout attélées, des chevaux de labour avec leur charrue et des vaches
qui arrondissent leurs yeux tranquilles à la vue et au mouvement de
l'eau. Les bêtes et les attelages tiennent le milieu; sur le côté, des
passagers, des paysans, des enfants qui vont à l'école du bourg, des
Parisiens en villégiature. Des voiles, des rubans flottent auprès des
longes de chevaux. On dirait un radeau de naufragés. Le bac s'avance
lentement. La Seine, si longue à traverser, paraît bien plus large
qu'autrefois, et derrière les ruines du pont écroulé, entre ces deux
rives presque étrangères l'une à l'autre, l'horizon s'agrandit avec une
sorte de solennité triste.

       *       *       *       *       *

Ce matin-là, j'étais arrivé de très bonne heure pour traverser l'eau.
Il n'y avait encore personne sur la plage. La petite maison du passeur,
un vieux wagon immobilisé dans le sable humide, était fermée, toute
ruisselante de brouillard; dedans, on entendait des enfants qui
toussaient.

«Ohé! Eugène!

--Voilà! voilà!» fit le passeur, qui arrivait en se traînant. C'est un
beau marinier, encore assez jeune, mais il a servi comme artilleur dans
la dernière guerre, et il en est revenu perclus de rhumatismes avec un
éclat d'obus à la jambe et la figure toute balafrée. Le brave homme
sourit en me voyant: «Nous ne serons pas gênés, ce matin, monsieur.»

En effet, j'étais seul sur le bac; mais avant qu'il eût détaché son
amarre, il nous arriva du monde. D'abord une grosse fermière aux yeux
clairs, s'en allant au marché de Corbeil, avec deux grands paniers
passés sous les bras, qui mettaient d'aplomb sa taille rustique, et la
faisaient marcher ferme et droit; puis derrière elle, dans le chemin
creux, d'autres voyageurs qu'on apercevait vaguement à travers la
brume, et dont nous entendions les voix. C'était une voix de femme,
douce, pleine de larmes:

«Oh! monsieur Chachignot, je vous en prie, ne nous faites pas avoir
de la peine... Vous voyez qu'il travaille maintenant... Donnez-lui du
temps pour payer... c'est tout ce qu'il demande.

--J'en ai assez donné, du temps... j'en donne plus», répondait une
voix de vieux paysan, édentée et cruelle; «ça regarde l'huissier à
cette heure. Il fera ce qu'il voudra... Ohé! Eugène!»

«C'est ce gueux de Chachignot, me dit le passeur à voix basse... Voilà!
voilà!»

A ce moment, je vis arriver sur la plage un grand vieux, affublé d'une
redingote de gros drap et d'un chapeau de soie, tout neuf, très haut
de forme. Ce paysan hâlé, crevassé, dont les mains noueuses étaient
déformées par la pioche, paraissait encore plus noir, plus brûlé, dans
son vêtement de monsieur. Un front têtu, un grand nez crochu d'Indien
apache, une bouche pincée, aux rides pleines de malice, lui donnaient
une physionomie féroce oui allait bien avec ce nom de Chachignot.

«Allons, Eugène, vite en route», fit-il en sautant dans le bac, et sa
voix tremblait de colère. La fermière s'approcha de lui pendant que le
passeur démarrait: «A qui en avez-vous donc, père Chachignot?

--Tiens! c'est toi, la Blanche?... M'en parle pas... Je suis furieux...
c'est ces canailles de Mazilier!» Et il montrait du poing une petite
ombre chétive, qui remontait le chemin creux en sanglotant.

«--Qu'est-ce qu'ils vous ont fait, ces gens-là?

--Ils m'ont fait qu'ils me doivent quatre termes et tout mon vin, et
que je ne peux pas en avoir un sou!... Aussi je vas chez l'huissier de
ce pas, pour faire flanquer tous ces gueux-là dans la rue.

--C'est pourtant un brave homme ce Mazilier. Il n'y a peut-être pas de
sa faute s'il ne vous paye pas... Il y en a tant qui ont perdu pendant
cette guerre.»

Le vieux paysan eut une explosion:

«C'est _eun_' bête!... Il pouvait faire sa fortune avec les Prussiens,
C'est lui qui n'a pas voulu... Du jour qu'ils sont arrivés, il a
fermé son cabaret et décroché son enseigne... Les autres cafetiers ont
fait des affaires d'or pendant la guerre; lui n'a pas seulement vendu
pour un sou... Pis que cela. Il s'est fait mettre en prison avec ses
insolences... C'est _eun_' bête, que je te dis... Est-ce que ça le
regardait, lui, toutes ces histoires! Est-ce qu'il était militaire!...
Il n'avait qu'à fournir du vin et de l'eau-de-vie à la pratique;
maintenant il pourrait me payer... Canaille, va! je t'apprendrai à
faire le patriote!»

Et, rouge d'indignation, il se démenait dans sa grande redingote, avec
les gestes balourds des gens de campagne habitués au bourgeron.

A mesure qu'il parlait, les yeux clairs de la fermière, tout à l'heure
si pleins de compassion pour les Mazilier, devenaient secs, presque
méprisants. C'était une paysanne, elle aussi, et ces gens-là n'estiment
guère ceux qui refusent de gagner de l'argent. D'abord elle disait: «
C'est ben malheureux pour la femme», puis un moment après: «Ça! c'est
vrai... Il ne faut pas tourner le dos à la chance...» Sa conclusion
fut: «Vous avez raison, mon vieux père, quand on doit, il faut payer.»
Chachignot, lui, répétait toujours entre ses dents serrées:

«C'est _eun_' bête... C'est _eun_' bête...»

Le passeur, qui les écoutait tout en manœuvrant sa perche le long du
bac, crut devoir s'en mêler:

«Ne faites donc pas le méchant comme ça, père Chachignot... A quoi ça
vous servira-t-il d'aller chez l'huissier?... Vous serez bien avancé
quand vous aurez fait vendre ces pauvres gens. Attendez donc encore un
peu, puisque vous en avez le moyen.»

Le vieux se retourna comme si on l'avait mordu:

«Je te conseille de parler, toi, propre à rien! Tu en es encore un de
ces patriotes... Si ça ne fait pas pitié! Cinq enfants, pas le sou, et
ça s'en va s'amuser à tirer des coups de canon sans y être forcé... Et
je vous demande un peu, monsieur (je crois qu'il s'adressait à moi,
le misérable!), à quoi tout ça nous a servi? Lui, par exemple, il y
a gagné de s'être fait casser la figure, de perdre une bonne place
qu'il avait... Et maintenant le voilà logé comme un bohémien, dans une
baraque à tous les vents avec ses enfants qui prennent du mal, et sa
femme qui s'éreinte à lessiver... C'est-il pas _eun_' bête, celui-là
aussi?»

Le passeur eut un éclair de colère, et au milieu de sa figure blême je
vis sa balafre se creuser profonde et blanche; mais il eut la force
de se contenir et passa sa rage sur la perche, qu'il enfonça dans le
sable jusqu'à la tordre. Un mot de trop pouvait lui faire perdre encore
cette place; car M. Chachignot a de l'autorité dans le pays:

Il est du conseil municipal.



LE PORTE-DRAPEAU



I

Le régiment était en bataille sur un talus du chemin de fer, et
servait de cible à toute l'armée prussienne massée en face, sous le
bois. On se fusillait à quatre-vingts mètres. Les officiers criaient:
«Couchez-vous!...» mais personne ne voulait obéir, et le fier régiment
restait debout, groupé autour de son drapeau. Dans ce grand horizon de
soleil couchant, de blés en épis, de pâturages, cette masse d'hommes,
tourmentée, enveloppée d'une fumée confuse, avait l'air d'un troupeau
surpris en rase campagne dans le premier tourbillon d'un orage
formidable.

C'est qu'il en pleuvait du fer sur ce talus! On n'entendait que le
crépitement de la fusillade, le bruit sourd des gamelles roulant
dans le fossé, et les balles qui vibraient longuement d'un bout à
l'autre du champ de bataille, comme les cordes tendues d'un instrument
sinistre et retentissant. De temps en temps le drapeau qui se dressait
au-dessus des têtes, agité au vent de la mitraille, sombrait dans la
fumée: alors une voix s'élevait grave et fière, dominant la fusillade,
les râles, les jurons des blessés: «Au drapeau, mes enfants, au
drapeau!...» Aussitôt un officier s'élançait vague comme une ombre dans
ce brouillard rouge, et l'héroïque enseigne, redevenue vivante, planait
encore au-dessus de la bataille.

Vingt-deux fois elle tomba!... Vingt-deux fois sa hampe encore tiède,
échappée à une main mourante, fut saisie, redressée; et lorsqu'au
soleil couché, ce qui restait du régiment--â peine une poignée
d'hommes--battit lentement en retraite, le drapeau n'était plus qu'une
guenille aux mains du sergent Hormis, le vingt-troisième porte-drapeau
de la journée.



II

Ce sergent Hornus était une vieille bête à trois brisques, qui
savait à peine signer son nom, et avait mis vingt ans à gagner ses
galons de sous-officier. Toutes les misères de l'enfant trouvé, tout
l'abrutissement de la caserne se voyaient dans ce front bas et buté, ce
dos voûté par le sac, cette allure inconsciente de troupier dans le
rang. Avec cela il était un peu bègue, mais, pour être porte-drapeau,
on n'a pas besoin d'éloquence. Le soir même de la bataille, son colonel
lui dit: «Tu as le drapeau, mon brave; eh bien, garde-le.» Et sur sa
pauvre capote de campagne, déjà toute passée à la pluie et au feu, la
cantinière surfila tout de suite un liséré d'or de sous-lieutenant.

Ce fut le seul orgueil de cette vie d'humilité. Du coup la taille du
vieux troupier se redressa. Ce pauvre être habitué à marcher courbé,
les yeux à terre, eut désormais une figure fière, le regard toujours
levé pour voir flotter ce lambeau d'étoffe et le maintenir bien droit,
bien haut, au-dessus de la mort, de la trahison, de la déroute.

Vous n'avez jamais vu d'homme si heureux qu'Hornus les jours de
bataille, lorsqu'il tenait sa hampe à deux mains, bien affermie dans
son étui de cuir. Il ne parlait pas, il ne bougeait pas. Sérieux comme
un prêtre, on aurait dit qu'il tenait quelque chose de sacré. Toute sa
vie, toute sa force était dans ses doigts crispés autour de ce beau
haillon doré sur lequel se ruaient les balles, et dans ses yeux pleins
de défi qui regardaient les Prussiens bien en face, d'un air de dire:
«Essayez donc de venir me le prendre!...»

Personne ne l'essaya, pas même la mort. Après Borny, après Gravelotte,
les batailles les plus meurtrières, le drapeau s'en allait de partout,
haché, troué, transparent de blessures; mais c'était toujours le vieil
Hornus qui le portait.



III

Puis septembre arriva, l'armée sous Metz, le blocus, et cette longue
halte dans la boue où les canons se rouillaient, où les premières
troupes du monde, démoralisées par l'inaction, le manque de vivres, de
nouvelles, mouraient de fièvre et d'ennui au pied de leurs faisceaux.
Ni chefs ni soldats, personne ne croyait plus; seul, Hornus avait
encore confiance. Sa loque tricolore lui tenait heu de tout, et
tant qu'il la sentait là, il lui semblait que rien n'était perdu.
Malheureusement, comme on ne se battait plus, le colonel gardait le
drapeau chez lui dans un des faubourgs de Metz; et le brave Hornus
était à peu près comme une mère qui a son enfant en nourrice. Il y
pensait sans cesse. Alors, quand l'ennui le tenait trop fort, il s'en
allait à Metz tout d'une course, et rien que de l'avoir vu toujours à
la même place, bien tranquille contre le mur, il s'en revenait plein de
courage, de patience, rapportant, sous sa tente trempée, des rêves de
bataille, de marche en avant, avec les trois couleurs toutes grandes
déployées flottant là-bas sur les tranchées prussiennes.

Un ordre du jour du maréchal Bazaine fit crouler ces illusions. Un
matin, Hornus, en s'éveillant, vit tout le camp en rumeur, les soldats
par groupes, très animés, s'excitant, avec des cris de rage, des poings
levés tous du même côté de la ville, comme si leur colère désignait
un coupable. On criait: «Enlevons-le!... Qu'on le fusille!...» Et les
officiers laissaient dire... Ils marchaient à l'écart, la tête basse,
comme s'ils avaient eu honte devant leurs hommes. C'était honteux, en
effet. On venait de lire à cent cinquante mille soldats, bien armés,
encore valides, l'ordre du maréchal qui les livrait à l'ennemi sans
combat.

«Et les drapeaux?» demanda Hornus en pâlissant... Les drapeaux étaient
livrés avec le reste, avec les fusils, ce qui restait des équipages,
tout...

«To... To... Tonnerre de Dieu!... bégaya le pauvre homme. Ils n'auront
toujours pas le mien...» et il se mit à courir du côté de la ville.



IV

Là aussi il y avait une grande animation. Gardes nationaux, bourgeois,
gardes mobiles criaient, s'agitaient. Des députations passaient,
frémissantes, se rendant chez le maréchal. Hornus, lui, ne voyait rien,
n'entendait rien. Il parlait seul, tout en remontant la rue du Faubourg.

«M'enlever mon drapeau!... Allons donc! Est-ce que c'est possible?
Est-ce qu'on a le droit? Qu'il donne aux Prussiens ce qui est à lui,
ses carrosses dorés, et sa belle vaisselle plate rapportée de Mexico!
Mais ça, c'est à moi... C'est mon honneur. Je défends qu'on y touche.»

Tous ces bouts de phrase étaient hachés par la course et sa parole
bègue; mais au fond il avait son idée, le vieux! Une idée bien nette,
bien arrêtée: prendre le drapeau, l'emporter au milieu du régiment, et
passer sur le ventre des Prussiens avec tous ceux qui voudraient le
suivre.

Quand il arriva là-bas, on ne le laissa pas même entrer. Le colonel,
furieux lui aussi, ne voulait voir personne... mais Hornus ne
l'entendait pas ainsi.

Il jurait, criait, bousculait le planton: «Mon drapeau... je veux mon
drapeau...» A la fin une fenêtre s'ouvrit:

«C'est toi, Hornus?

--Oui, mon colonel, je...

--Tous les drapeaux sont à l'Arsenal..., tu n'as qu'à y aller, on te
donnera un reçu...

--Un reçu?... Pourquoi faire?...

--C'est l'ordre du maréchal...

--Mais, colonel...

--«F...-moi la paix!...» et la fenêtre se referma.

Le vieil Hornus chancelait comme un homme ivre.

«Un reçu..., un reçu...», répétait-il machinalement... Enfin il se
remit à marcher, ne comprenant plus qu'une chose, c'est que le drapeau
était à l'Arsenal et qu'il fallait le ravoir à tout prix.



V

Les portes de l'Arsenal étaient toutes grandes ouvertes pour laisser
passer les fourgons prussiens qui attendaient rangés dans la cour.
Hornus en entrant eut un frisson. Tous les autres porte-drapeaux
étaient là, cinquante ou soixante officiers, navrés, silencieux; et ces
voitures sombres sous la pluie, ces hommes groupés derrière, la tête
nue: on aurait dit un enterrement.

Dans un coin, tous les drapeaux de l'armée de Bazaine s'entassaient,
confondus sur le pavé boueux. Rien n'était plus triste que ces lambeaux
de soie voyante, ces débris de franges d'or et de hampes ouvragées,
tout cet attirail glorieux jeté par terre, souillé de pluie et de
boue. Un officier d'administration les prenait un à un, et, à l'appel
de son régiment, chaque porte-enseigne s'avançait pour chercher un
reçu. Raides, impassibles, deux officiers prussiens surveillaient le
chargement.

Et vous vous en alliez ainsi, ô saintes loques glorieuses, déployant
vos déchirures, balayant le pavé tristement comme des oiseaux aux ailes
cassées! Vous vous en alliez avec la honte des belles choses souillées,
et chacune de vous emportait un peu de la France. Le soleil des longues
marches restait entre vos plis passés. Dans les marques des balles
vous gardiez le souvenir des morts inconnus, tombés au hasard sous
l'étendard visé...

«Hornus, c'est à toi... On t'appelle... va chercher ton reçu...»

Il s'agissait bien de reçu!

Le drapeau était là devant lui. C'était bien le sien, le plus beau, le
plus mutilé de tous... Et en le revoyant il croyait être encore là-haut
sur le talus. Il entendait chanter les balles, les gamelles fracassées
et la voix du colonel: «Au drapeau, mes enfants!...» Puis ses
vingt-deux camarades par terre, et lui vingt-troisième se précipitant à
son tour pour relever, soutenir le pauvre drapeau qui chancelait faute
de bras. Ah! ce jour-là il avait juré de le défendre, de le garder
jusqu'à la mort. Et maintenant...

De penser à cela, tout le sang de son cœur lui sauta à la tête.
Ivre, éperdu, il s'élança sur l'officier prussien, lui arracha son
enseigne bien-aimée qu'il saisit à pleines mains; puis il essaya de
l'élever encore, bien haut, bien droit en criant: «Au dra...» mais
sa voix s'arrêta au fond de sa gorge. Il sentit la hampe trembler,
glisser entre ses mains. Dans cet air las, cet air de mort qui pèse
si lourdement sur les villes rendues, les drapeaux ne pouvaient plus
flotter, rien de fier ne pouvait plus vivre... Et le vieil Hornus tomba
foudroyé.



LA MORT DE CHAUVIN


C'est un dimanche d'août en wagon, dans tout le commencement de ce
qu'on appelait alors l'incident hispano-prussien, que je le rencontrai
pour la première fois. Je ne l'avais jamais vu, et pourtant je le
reconnus tout de suite. Grand, sec, grisonnant, le visage enflammé,
le nez en bec de buse, des yeux ronds, toujours en colère, qui ne se
faisaient aimables que pour le monsieur décoré du coin; le front bas,
étroit, obstiné, un de ces fronts où la même pensée, travaillant sans
cesse à la même place, a fini par creuser une seule ride très profonde,
quelque chose dans la tournure de bonasse et de ratapoil, par-dessus
tout, la terrible façon dont il roulait les _rr_ en parlant de la
«Frrance» et du «drapeau frrançais...» Je me dis: «Voilà Chauvin!»

C'était Chauvin en effet, et Chauvin dans son beau, déclamant,
gesticulant, souffletant la Prusse avec son journal, entrant à Berlin,
la canne haute, ivre, sourd, aveugle, fou furieux. Pas d'atermoiement,
pas de conciliation possible. La guerre! il lui fallait la guerre à
tout prix!

«Et si nous ne sommes pas prêts, Chauvin?...

--Monsieur, les Français sont toujours prêts!...» répondait Chauvin en
se redressant, et sous sa moustache hérissée, les _rr_ se précipitaient
à faire trembler les vitres... Irritant et sot personnage! Comme je
compris toutes les moqueries, toutes les chansons qui vieillissent
autour de son nom et lui ont fait une célébrité ridicule!

Après cette première rencontre, je m'étais bien juré de le fuir;
mais une fatalité singulière le mit presque constamment sur mon
chemin. D'abord au Sénat, le jour où M. de Grammont vint annoncer
solennellement à nos pères conscrits que la guerre était déclarée. Au
milieu de toutes ces acclamations chevrotantes, un formidable cri de
«Vive la France!» partit des tribunes, et j'aperçus là-haut, dans
les frises, les grands bras de Chauvin qui s'agitaient. Quelque temps
après, je le retrouvai à l'Opéra, debout dans la loge de Girardin,
demandant le _Rhin allemand_, et criant aux chanteurs qui ne le
savaient pas encore: «Il faudra donc plus de temps pour l'apprendre
que pour le prendre!...»

Bientôt ce fut comme une obsession. Partout à l'angle des rues, des
boulevards, toujours perché sur un banc, sur une table, cet absurde
Chauvin m'apparaissait au milieu des tambours, des drapeaux flottants,
des _Marseillaises_, distribuant des cigares aux soldats qui partaient,
acclamant les ambulances, dominant la foule de toute sa tête enflammée,
et si bruyant, si ronflant, si envahissant, qu'on aurait dit qu'il y
avait six cent mille Chauvins dans Paris. Vraiment c'était à s'enfermer
chez soi, à clore portes et fenêtres pour échapper à cette vision
insupportable ...

Mais le moyen de tenir en place après Wissembourg, Forbach et toute la
série de désastres qui nous faisaient de ce triste mois d'août comme un
long cauchemar à peine interrompu, cauchemar d'été fiévreux et lourd!
Comment ne pas se mêler à cette inquiétude vivante qui courait aux
nouvelles et aux affiches, promenant toute la nuit sous les becs de gaz
des visages effarés, bouleversés? Ces soirs-là encore, je rencontrai
Chauvin. Il allait sur les boulevards, de groupe en groupe, pérorait au
milieu de la foule silencieuse, plein d'espoir, de bonnes nouvelles,
sûr du succès, malgré tout, vous répétant vingt fois de suite que «les
cuirassiers blancs de Bismarck avaient été écrasés jusqu'au dernier...»

Chose singulière! Déjà Chauvin ne me semblait plus si ridicule. Je ne
croyais pas un mot de ce qu'il disait, mais c'est égal, cela me faisait
plaisir de l'entendre. Avec tout son aveuglement, sa folie d'orgueil,
son ignorance, on sentait dans ce diable d'homme une force vive et
tenace, comme une flamme intérieure qui vous réchauffait le cœur.

Nous en eûmes bien besoin de cette flamme pendant les longs mois du
siège, et ce terrible hiver de pain de chien, de viande de cheval. Tous
les Parisiens sont là pour le dire: sans Chauvin, Paris n'aurait pas
tenu huit jours. Dès le commencement, Trochu disait: «Ils entreront
quand ils voudront.»

«Ils n'entreront pas», disait Chauvin. Chauvin avait la foi, Trochu
ne l'avait pas. Chauvin croyait à tout, lui, il croyait aux plans
notariés, à Bazaine, aux sorties; toutes les nuits il entendait le
canon de Chanzy du côté d'Étampes, les tirailleurs de Faidherbe
derrière Enghien, et ce qu'il y a de plus fort, c'est que nous les
entendions, nous aussi, tellement l'âme de ce jocrisse héroïque avait
fini par se répandre en nous.

Brave Chauvin!

C'est toujours lui qui, le premier, apercevait dans le ciel jaune
et bas, rempli de neige, la petite aile blanche des pigeons. Quand
Gambetta nous envoyait une de ses éloquentes tarasconnades, c'est
Chauvin qui, de sa voix retentissante, la déclamait à la porte des
mairies. Par les dures nuits de décembre, quand les longues queues
grelottantes se morfondaient devant les boucheries, Chauvin prenait
bravement la file; et grâce à lui tous ces affamés trouvaient encore la
force de rire, de chanter, de danser des rondes dans la neige...

_Le, lon, la, laissez-les passer, les Prussiens dans la Lorraine_,
entonnait Chauvin, et les galoches claquaient en mesure, et sous
les capelines de laine les pauvres figures pâlies avaient pour une
minute des couleurs de santé. Hélas! tout cela ne servit de rien. Un
soir, en passant devant la rue Drouot, je vis une foule anxieuse se
presser en silence autour de la mairie, et j'entendis dans ce grand
Paris sans voitures, sans lumières, la voix de Chauvin qui se gonflait
solennellement: «Nous occupons les hauteurs de Montretout.» Huit jours
après, c'était la fin.

A partir de ce moment, Chauvin ne m'apparut plus qu'à de longs
intervalles. Deux ou trois fois je l'aperçus sur le boulevard,
gesticulant, parlant de la revanche,--encore un _r_ à faire vibrer;
mais personne ne l'écoutait plus. Paris gandin languissait de retourner
à ses plaisirs, Paris ouvrier a ses colères, et le pauvre Chauvin
avait beau faire ses grands bras, les groupes, au lieu de se serrer, se
dispersaient à son approche.

«Gêneur», disaient les uns.

«Mouchard!» disaient les autres... Puis, les jours d'émeute arrivèrent,
le drapeau rouge, la Commune, Paris au pouvoir des nègres. Chauvin,
devenu suspect, ne put plus sortir de chez lui. Pourtant, le fameux
jour du déboulonnage, il devait être là, dans un coin de la place
Vendôme. On le devinait au milieu de la foule. Les voyous l'insultaient
sans le voir.

«Ohé, Chauvin!...» criaient-ils; et lorsque la colonne tomba, des
officiers prussiens, qui buvaient du champagne à une fenêtre de
l'état-major, levèrent leurs verres en ricanant: «Ah! ah! ah! Mossié
Chaufin.»

Jusqu'au 23 mai, Chauvin ne donna plus signe de vie. Blotti au fond
d'une cave, le malheureux se désespérait d'entendre les obus français
siffler sur les toits de Paris. Un jour enfin, entre deux canonnades,
il se hasarda à mettre le pied dehors. La rue était déserte et comme
agrandie. D'un côté, la barricade se dressait menaçante avec ses canons
et son drapeau rouge, à l'autre bout deux petits chasseurs de Vincennes
s'avançaient en rasant le mur, courbés, le fusil en avant: les troupes
de Versailles venaient d'entrer dans Paris...

Le cœur de Chauvin bondit: «Vive la France!» cria-t-il en s'élançant
au-devant des soldats. Sa voix mourut dans une double fusillade. Par
un sinistre malentendu, l'infortuné s'était trouvé pris entre ces deux
haines qui le tuèrent en se visant. On le vit rouler au milieu de la
chaussée dépavée, et il resta là, pendant deux jours, les bras étendus,
la face inerte.

Ainsi mourut Chauvin, victime de nos guerres civiles. C'était le
dernier Français.



ALSACE! ALSACE!


J'ai fait, il y a quelques années, un voyage en Alsace qui est un de
mes meilleurs souvenirs. Non pas cet insipide voyage en chemin de fer
dont on ne garde rien que des visions de pays découpé par des rails et
des fils télégraphiques, mais un voyage à pied, le sac sur le dos, avec
un bâton bien solide et un compagnon pas trop causeur... La belle façon
de voyager, et comme tout ce qu'on a vu ainsi vous reste bien!

Maintenant surtout que l'Alsace est murée, il me revient de ce pays
perdu toutes mes impressions d'autrefois avec cette saveur d'imprévu
des longues courses dans une campagne admirable, où les bois se lèvent
comme de grand rideaux verts sur des villages paisibles, inondés de
soleil, où l'on voit à un tournant de montagne les clochers, les usines
traversées de ruisseaux, les scieries, les moulins, la note éclatante
d'un costume inconnu sortir tout à coup des fraîcheurs vertes de la
plaine... Tous les matins, au petit jour, nous étions sur pied.

«Mossié!... Mossié!... c'est quatre heures!» nous criait le garçon
d'auberge. Vite, on sautait du lit, et, le sac bouclé, on descendait à
tâtons le petit escalier de bois résonnant et fragile. En bas, avant
de partir, nous prenions un verre de kirsch dans ces grandes cuisines
d'hôtellerie où le feu s'allume de bonne heure, avec ces frissonnements
de sarments qui font rêver de brouillards et de vitres humides. Puis en
route!

C'était dur au premier moment. A cette heure-là, toutes les fatigues
de la veille vous reviennent. Il y a encore du sommeil dans les yeux
et dans l'air. Peu à peu cependant la rosée froide se dissipe, la
brume s'évapore au soleil... On va, on marche... Quand la chaleur
devenait trop lourde, nous nous arrêtions pour déjeuner près d'une
source, d'un ruisseau, et l'on s'endormait dans les herbes au bruit
de l'eau courante pour être éveillé par l'élan d'un gros bourdon qui
vous frôlait en vibrant comme une balle ... La chaleur tombée, on se
remettait en route. Bientôt le soleil baissait, et à mesure le chemin
semblait se raccourcir. On cherchait un but, un asile, et l'on se
couchait harassé soit dans un lit d'auberge, soit dans une grange
ouverte, ou bien au pied d'une meule, à la belle étoile, parmi des
murmures d'oiseaux, des fourmillements d'insectes sous les feuilles,
des bonds légers, des vols silencieux, tous ces bruits de la nuit qui
dans la grande fatigue semblent des commencements de rêve...

Comment s'appelaient-ils tous ces jolis villages alsaciens que nous
rencontrions espacés au bord des routes? Je ne me rappelle plus aucun
nom maintenant, mais ils se ressemblent tous si bien, surtout dans le
Haut-Rhin, qu'après en avoir tant traversé à différentes heures, il
me semble que je n'en ai vu qu'un: la grande rue, les petits vitraux
encadrés de plomb, enguirlandés de houblon et de roses, les portes à
claire-voie où les vieux s'appuyaient en fumant leurs grosses pipes, où
les femmes se penchaient pour appeler les enfants sur la route... Le
matin, quand nous passions, tout cela dormait. A peine entendions-nous
remuer la paille des étables ou le souffle haletant des chiens sous
les portes. Deux lieues plus loin, le village s'éveillait. Il y avait
un bruit de volets ouverts, de seaux heurtés, de ruisseaux emplis;
lourdement les vaches allaient à l'abreuvoir en chassant les mouches
avec leurs longues queues. Plus loin encore, c'était toujours le
même village, mais avec le grand silence des après-midi d'été, rien
qu'un bourdonnement d'abeilles qui montaient en suivant les branches
grimpantes jusqu'au faîte des chalets, et la mélopée traînante de
l'école. Parfois, tout au bout du pays, un petit coin non plus de
village, mais de province, une maison blanche à deux étages avec
une plaque d'assurance toute neuve et reluisante, des panonceaux de
notaire ou une sonnette de médecin. En passant on entendait une valse
au piano, un air un peu vieilli tombant des persiennes vertes sur la
route ensoleillée. Plus tard, au crépuscule, les bestiaux rentraient,
on revenait des filatures. Beaucoup de bruit, de mouvement. Tout le
monde sur les portes, des bandes de petits blondins dans la rue, et les
vitres allumées par un grand rayon du couchant, venu on ne sait d'où...

Ce que je me rappelle encore avec bonheur, c'est le village alsacien,
le dimanche matin, à l'heure des offices: les rues désertes, les
maisons vides avec quelques vieux qui se chauffent au soleil devant
leur porte; l'église pleine, les vitraux colorés par ces jolis tons
mourants et roses qu'ont les cierges au grand jour, le plain-chant
entendu par bouffées au passage, et un enfant de chœur en soutane
écarlate traversant lestement la place, tête nue, l'encensoir à la
main, pour aller chercher du feu chez le boulanger...

Quelquefois aussi nous restions des journées entières sans entrer dans
un village. Nous cherchions les taillis, les chemins couverts, ces
petits bois grêles qui bordent le Rhin et où sa belle eau verte vient
se perdre dans des coins de marécage tout bourdonnant d'insectes.
De loin en loin, à travers le mince réseau des branches, le grand
fleuve nous apparaissait chargé de radeaux, de barques toutes pleines
d'herbages coupés dans les îles, et qui semblaient elles-mêmes de
petites îles éparpillées, emportées par le courant. Puis c'était le
canal du Rhône au Rhin avec sa longue bordure de peupliers joignant
leurs pointes vertes dans cette eau familière et comme privée,
emprisonnée d'étroites rives. Çà et là sur la berge une cabane
d'éclusier, des enfants courant pieds nus sur les barres de l'écluse,
et, dans les jaillissements d'écume, de grands trains de bois qui
s'avançaient lentement en tenant toute la largeur du canal.

Après, quand nous avions assez de zigzags et de flâneries, nous
reprenions la grande route droite et blanche, plantée de noyers aux
ombres fraîches et qui monte vers Bâle, la chaîne des Vosges à sa
droite, le Schwartzwald de l'autre côté.

Oh! par les lourds soleils de juillet, les bonnes haltes que j'ai
faites au bord de ce chemin de Bâle, couché de tout mon long dans
l'herbe sèche des fossés, avec les perdrix qui s'appelaient d'un
champ à l'autre et la grande route qui faisait son train mélancolique
au-dessus de nos têtes. C'était un juron de roulier, un grelot, un
bruit d'essieu, le pic d'un casseur de pierres, le galop pressé d'un
gendarme effarant un grand troupeau d'oies en marches, des colporteurs
harassés sous leur balle, et le facteur en blouse bleue passementée
de rouge quittant tout à coup le grand chemin pour s'enfiler dans une
petite traverse bordée de haies sauvages, où l'on sentait un hameau,
une ferme, une vie isolée tout au bout...

Et ces jolis imprévus du voyage à pied, les raccourcis qui allongent,
les sentiers trompeurs que font les roues des charrettes, les
piétinements des chevaux, et qui vous conduisent au beau milieu d'un
champ, les portes sourdes qui ne veulent pas s'ouvrir, les auberges
pleines, et l'averse, cette bonne averse des jours d'été, si vite
évaporée dans l'air chaud, qui fait fumer les plaines, la laine des
troupeaux et jusqu'à la houppelande du berger.

Je me souviens d'un orage terrible qui nous surprit ainsi à travers
bois en descendant du Ballon d'Alsace. Quand nous quittâmes l'auberge
d'en haut, les nuages étaient au-dessous de nous. Quelques sapins les
dépassaient du faite; mais à mesure que nous descendions, nous entrions
positivement dans le vent, dans la pluie, dans la grêle. Bientôt nous
fûmes pris, enlacés dans un réseau d'éclairs. Tout près de nous un
sapin roula foudroyé, et tandis que nous dégringolions un petit chemin
de _schlitage_, nous vîmes à travers un voile d'eau ruisselante un
groupe de petites filles abritées dans un creux de roches. Épeurées,
serrées les unes contre les autres, elles tenaient à pleines mains
leurs tabliers d'indienne et de petits paniers d'osier remplis de
_mirtilles_ noires, fraîches cueillies. Les fruits luisaient avec des
points de lumière, et les petits yeux noirs qui nous regardaient du
fond du rocher ressemblaient aussi à des mirtilles mouillées. Ce grand
sapin étendu sur la pente, ces coups de tonnerre, ces petits coureurs
de forêts déguenillés et charmants, on aurait dit un conte du chanoine
Schmidt...

Mais aussi quelle bonne flambée en arrivant à Rougegoutte! Quel beau
feu de foyer pour sécher nos hardes, pendant que l'omelette sautait
dans la flamme, l'inimitable omelette d'Alsace craquante et dorée comme
un gâteau.

C'est le lendemain de cet orage que je vis une chose saisissante:

Sur le chemin de Dannemarie, à un tournant de haie, un champ de blé
magnifique, saccagé, fauché, raviné par la pluie et la grêle, croisait
par terre dans tous les sens ses tiges brisées. Les épis lourds et mûrs
s'égrenaient dans la boue, et des volées de petits oiseaux s'abattaient
sur cette moisson perdue, sautant dans ces ravins de paille humide et
faisant voler le blé tout autour. En plein soleil, sous le ciel pur,
c'était sinistre, ce pillage... Debout devant son champ ruiné, un grand
paysan long, voûté, vêtu à la mode de la vieille Alsace, regardait cela
silencieusement. Il y avait une vraie douleur sur sa figure, mais en
même temps quelque chose de résigné et de calme, je ne sais quel espoir
vague, comme s'il s'était dit que sous les épis couchés sa terre lui
restait toujours, vivante, fertile, fidèle, et que, tant que la terre
est là, il ne faut pas désespérer.



LE CARAVANSÉRAIL


Je ne peux pas me rappeler sans sourire le désenchantement que j'ai
eu en mettant le pied pour la première fois dans un caravansérail
d'Algérie. Ce joli mot de caravansérail, que traverse comme un
éblouissement tout l'Orient féerique des _Mille et une Nuits_, avait
dressé dans mon imagination des enfilades de galeries découpées en
ogives, des cours mauresques plantées de palmiers, où la fraîcheur d'un
mince filet d'eau s'égrenait en gouttes mélancoliques sur des carreaux
de faïence émaillée; tout autour, des voyageurs en babouches, étendus
sur des nattes, fumaient leurs pipes à l'ombre des terrasses, et de
cette halte montait sous le grand soleil des caravanes une odeur lourde
de musc, de cuir brûlé, d'essence de rose et de tabac doré...

Les mots sont toujours plus poétiques que les choses. Au lieu du
caravansérail que je m'imaginais, je trouvai une ancienne auberge de
l'île-de-France, l'auberge du grand chemin, station de rouliers,
relai de poste, avec sa branche de houx, son banc de pierre à côté du
portail, et tout un monde de cours, de hangars, de granges, d'écuries.

Il y avait loin de là à mon rêve des _Mille et une Nuits_; pourtant
cette première désillusion passée, je sentis bien vite le charme et le
pittoresque de cette hôtellerie franque perdue, à cent lieues d'Alger,
au milieu d'une immense plaine qu'horizonnait un fond de petites
collines pressées et bleues comme des vagues. D'un côté, l'Orient
pastoral, des champs de maïs, une rivière bordée de lauriers-roses, la
coupole blanche de quelque vieux tombeau; de l'autre, la grand'route,
apportant dans ce paysage de l'Ancien Testament le bruit, l'animation
de la vie européenne. C'est ce mélange d'Orient et d'Occident, ce
bouquet d'Algérie moderne, qui donnait au caravansérail de madame
Schontz une physionomie si amusante, si originale.

Je vois encore la diligence de Tlemcen entrant dans cette grande cour,
au milieu des chameaux accroupis, tout chargés de bournous et d'œufs
d'autruche. Sous les hangars, des nègres font leur kousskouss, des
colons déballent une charrue modèle, des Maltais jouent aux cartes sur
une mesure à blé. Les voyageurs descendent, on change de chevaux; la
cour est encombrée. C'est un spahi à manteau rouge qui fait la fantasia
pour les filles de l'auberge, deux gendarmes arrêtés devant la cuisine,
buvant un coup sans quitter l'étrier; dans un coin, des juifs algériens
en bas bleus, en casquette, qui dorment sur des ballots de laine, en
attendant l'ouverture du marché; car deux fois par semaine un grand
marché arabe se tenait sous les murs du caravansérail.

Ces jours-là, en ouvrant ma fenêtre le matin, j'avais en face de
moi un fouillis de petites tentes, une houle bruyante et colorée où
les chéchias rouges des Kabyles éclataient comme des coquelicots
dans un champ, et c'était jusqu'au soir des cris, des disputes, un
fourmillement de silhouettes au soleil. Au jour tombant, les tentes
se pliaient; hommes, chevaux, tout disparaissait, s'en allait avec la
lumière, comme un de ces petits mondes tourbillonnants que le soleil
emporte dans ses rayons. Le plateau restait nu, la plaine redevenait
silencieuse, et le crépuscule d'Orient passait dans l'air avec ses
teintes irisées et fugitives comme des bulles de savon... Pendant dix
minutes, tout l'espace était rose. Il y avait, je me rappelle, à la
porte du caravansérail, un vieux puits si bien enveloppé dans ces
lueurs du couchant, que sa margelle usée semblait de marbre rose; le
seau ramenait de la flamme, la corde ruisselait de gouttes de feu...

Peu à peu cette belle couleur de rubis s'éteignait, passait à
la mélancolie du lilas. Puis le lilas lui-même s'étalait en
s'assombrissant. Un bruissement confus courait jusqu'au bout de
l'immense plaine; et tout à coup, dans le noir, dans le silence,
éclatait la musique sauvage des nuits d'Afrique, clameurs éperdues des
cigognes, aboiements des chacals et des hyènes, et de loin en loin un
mugissement sourd, presque solennel, qui faisait frissonner les chevaux
dans les écuries, les chameaux sous les hangars des cours...

Oh! comme cela semblait bon, en sortant tout transi de ces flots
d'ombre, de descendre dans la salle à manger du caravansérail, et d'y
trouver le rire, la chaleur, les lumières, ce beau luxe de linge frais
et de cristaux clairs qui est si français! Il y avait là, pour vous
faire les honneurs de la table, madame Schontz, une ancienne beauté
de Mulhouse, et la jolie mademoiselle Schontz que sa joue en fleur un
peu hâlée et sa coiffe alsacienne aux ailes de tulle noir faisaient
ressembler à une rose sauvage de Guebviller ou de Rougegoutte sur
laquelle se serait posé un papillon... Étaient-ce les yeux de la
fille, ou le petit vin d'Alsace que la mère vous versait au dessert,
mousseux et doré comme du champagne? Toujours est-il que les dîners
du caravansérail avaient un grand renom dans les camps du sud... Les
tuniques bleu de ciel s'y pressaient à côté des vestons de hussards
galonnés de soutaches et de brandebourgs; et bien avant dans la nuit,
la lumière s'attardait aux vitres de la grande auberge.

Le repas fini, la table enlevée, on ouvrait un vieux piano qui
dormait là depuis vingt ans et l'on se mettait à chanter des airs de
France; ou bien, sur une Lauterbach quelconque, un jeune Werther à
sabretache faisait faire un tour de valse à mademoiselle Schontz. Au
milieu de cette gaieté militaire un peu bruyante, dans ce cliquetis
d'aiguillettes, de grands sabres et de petits verres, ce rhythme
langoureux qui passait, ces deux cœurs qui battaient en mesure,
enfermés dans le tournoiement de la valse, ces serments d'amour éternel
qui mouraient sur un dernier accord, vous ne pouvez rien vous figurer
de plus charmant.

Quelquefois, dans la soirée, la grosse porte du caravansérail s'ouvrait
à deux battants, des chevaux piaffaient dans la cour. C'était un
aga du voisinage qui, s'ennuyant avec ses femmes, venait frôler
la vie occidentale, écouter le piano des roumis et boire du vin de
France. _Une seule goutte de vin est maudite_, dit Mahomet dans son
Coran; mais il y a des accommodements avec la Loi. A chaque verre
qu'on lui versait, l'aga prenait, avant de boire, une goutte au bout
de son doigt, la secouait gravement, et, cette goutte maudite une
fois chassée, il buvait le reste sans remords. Alors, tout étourdi
de musique et de lumières, l'Arabe se couchait par terre dans ses
bournous, riait silencieusement en montrant ses dents blanches et
suivait les ronds de la valse avec des yeux enflammés.

...Hélas! maintenant où sont-ils les valseurs de mademoiselle Schontz?
où sont les tuniques bleu de ciel, les jolis hussards à taille de
guêpe? Dans les houblonnières de Wissembourg, dans les sainfoins de
Gravelotte... Personne ne viendra plus boire le petit vin d'Alsace au
caravansérail de madame Schontz. Les deux femmes sont mortes, le fusil
au poing, en défendant contre les Arabes leur caravansérail incendié.
De l'ancienne hôtellerie si vivante, les murs seuls--ces grands
ossements des bâtisses--restent debout, tout calcinés. Les chacals
rôdent dans les cours. Çà et là un bout d'écurie, un hangar épargné
par la flamme se dresse comme une apparition de vie; et le vent, ce
vent de désastre qui souffle depuis deux ans sur notre pauvre France
des bords du Rhin jusqu'à Laghouat, de la Saar au Sahara, passe chargé
de plaintes dans ces ruines et fait battre les portes tristement.



UN DÉCORÉ DU 15 AOÛT


Un soir, en Algérie, à la fin d'une journée de chasse, un violent orage
me surprit dans la plaine du Chélif, à quelques lieues d'Orléansville.
Pas l'ombre d'un village ni d'un caravansérail en vue. Rien que
des palmiers nains, des fourrés de lentisques et de grandes terres
labourées jusqu'au bout de l'horizon. En outre, le Chélif, grossi par
l'averse, commençait à ronfler d'une façon alarmante, et je courais
risque de passer ma nuit en plein marécage. Heureusement l'interprète
civil du bureau de Milianah, qui m'accompagnait, se souvint qu'il y
avait tout près de nous, cachée dans un pli de terrain, une tribu dont
il connaissait l'aga, et nous nous décidâmes à aller lui demander
l'hospitalité pour une nuit.

Ces villages arabes de la plaine sont tellement enfouis dans les cactus
et les figuiers de Barbarie, leurs gourbis de terre sèche sont bâtis
si ras du sol, que nous étions au milieu du douar avant de l'avoir
aperçu. Était-ce l'heure, la pluie, ce grand silence?... Mais le pays
me parut bien triste et comme sous le poids d'une angoisse qui y avait
suspendu la vie. Dans les champs, tout autour, la récolte s'en allait
à l'abandon. Les blés, les orges, rentrés partout ailleurs, étaient
là couchés, en train de pourrir sur place. Des herses, des charrues
rouillées traînaient, oubliées sous la pluie. Toute la tribu avait ce
même air de tristesse délabrée et d'indifférence. C'est à peine si les
chiens aboyaient à notre approche. De temps en temps, au fond d'un
gourbi, on entendait des cris d'enfant, et l'on voyait passer dans le
fourré la tête rase d'un gamin, ou le haïck troué de quelque vieux.
Çà et là, de petits ânes, grelottant sous les buissons. Mais pas un
cheval, pas un homme... comme si on était encore au temps des grandes
guerres, et tous les cavaliers partis depuis des mois.

La maison de l'aga, espèce de longue ferme aux murs blancs, sans
fenêtres, ne paraissait pas plus vivant que les autres. Nous trouvâmes
les écuries ouvertes, les box et les mangeoires vides, sans un
palefrenier pour recevoir nos chevaux.

«Allons voir au café maure», me dit mon compagnon.

Ce qu'on appelle le café maure est comme le salon de réception des
châtelains arabes; une maison dans la maison, réservée aux hôtes de
passage, et où ces bons musulmans si polis, si affables, trouvent
moyen d'exercer leurs vertus hospitalières tout en gardant l'intimité
familiale que commande la loi. Le café maure de l'aga Si-Sliman était
ouvert et silencieux comme ses écuries. Les hautes murailles peintes à
la chaux, les trophées d'armes, les plumes d'autruche, le large divan
bas cornant autour de la salle, tout cela ruisselait sous les paquets
de pluie que la rafale chassait par la porte ... Pourtant il y avait
du monde dans le café. D'abord le cafetier, vieux Kabyle en guenilles,
accroupi la tête entre ses genoux, près d'un brasero renversé. Puis
le fils de l'aga, un bel enfant fiévreux et pâle, qui reposait sur le
divan, roulé dans un bournous noir, avec deux grands lévriers à ses
pieds.

Quand nous entrâmes, rien ne bougea; tout au plus si un des lévriers
remua la tête, et si l'enfant daigna tourner vers nous son bel œil
noir, enfiévré et languissant.

«Et Si-Sliman?» demanda l'interprète.

Le cafetier fit par-dessus sa tête un geste vague qui montrait
l'horizon, loin, bien loin... Nous comprîmes que Si-Sliman était parti
pour quelque grand voyage; mais, comme la pluie ne nous permettait pas
de nous remettre en route, l'interprète, s'adressant au fils de l'aga,
lui dit en arabe que nous étions des amis de son père, et que nous lui
demandions un asile jusqu'au lendemain. Aussitôt l'enfant se leva,
malgré le mal qui le brûlait, donna des ordres au cafetier, puis, nous
montrant les divans d'un air courtois, comme pour nous dire: «Vous êtes
mes hôtes», il salua à la manière arabe, la tête inclinée, un baiser
du bout des doigts, et, se drapant fièrement dans ses bournous, sortit
avec la gravité d'un aga et d'un maître de maison.

Derrière lui, le cafetier ralluma son brasero, posa dessus deux
bouilloires microscopiques, et, tandis qu'il nous préparait le café,
nous pûmes lui arracher quelques détails sur le voyage de son maître
et l'étrange abandon où se trouvait la tribu. Le Kabyle parlait vite,
avec des gestes de vieille femme, dans un beau langage guttural,
tantôt précipité, tantôt coupé de grands silences pendant lesquels on
entendait la pluie tombant sur la mosaïque des cours intérieures, les
bouilloires qui chantaient, et les aboiements des chacals répandus par
milliers dans la plaine.

Voici ce qui était arrivé au malheureux Si-Sliman. Quatre mois
auparavant, le jour du 15 août, il avait reçu cette fameuse décoration
de la Légion d'honneur qu'on lui faisait attendre depuis si longtemps.
C'était le seul aga de la province qui ne l'eût pas encore. Tous les
autres étaient chevaliers, officiers; deux ou trois même portaient
autour de leur haïck le grand cordon de commandeur et se mouchaient
dedans en toute innocence, comme je l'ai vu faire bien des fois au
Bach'Aga Boualem. Ce qui jusqu'alors avait empêché Si-Sliman d'être
décoré, c'est une querelle qu'il avait eue avec son chef de bureau
arabe à la suite d'une partie de bouillotte, et la camaraderie
militaire est tellement puissante en Algérie, que, depuis dix ans,
le nom de l'aga figurait sur des listes de proposition, sans jamais
parvenir à passer. Aussi vous pouvez vous imaginer la joie du brave
Si-Sliman, lorsqu'au matin du 15 août, un spahi d'Orléansville était
venu lui apporter le petit écrin doré avec le brevet de légionnaire,
et que Baïa, la plus aimée de ses quatre femmes, lui avait attaché
la croix de France sur son bournous en poils de chameau. Ce fut pour
la tribu l'occasion de diffas et de fantasias interminables. Toute
la nuit, les tambourins, les flûtes de roseau retentirent. Il y eut
des danses, des feux de joie, je ne sais combien de moutons de tués;
et pour que rien ne manquât à la fête, un fameux improvisateur du
Djendel composa, en l'honneur de Si-Sliman, une cantate magnifique qui
commençait ainsi: «_Vent, attelle les coursiers pour porter la bonne
nouvelle_...»

Le lendemain, au jour levant, Si-Sliman appela sous les armes le ban
et l'arrière-ban de son goum, et s'en alla à Alger avec ses cavaliers
pour remercier le gouverneur. Aux portes de la ville, le goum s'arrêta,
selon l'usage. L'aga se rendit seul au palais du gouvernement, vit le
duc de Malakoff et l'assura de son dévouement à la France, en quelques
phrases pompeuses de ce style oriental qui passe pour imagé, parce
que, depuis trois mille ans, tous les jeunes hommes y sont comparés
à des palmiers, toutes les femmes à des gazelles. Puis, ces devoirs
rendus, il monta se faire voir dans la ville haute, fit, en passant,
ses dévotions à la mosquée, distribua de l'argent aux pauvres, entra
chez les barbiers, chez les brodeurs, acheta pour ses femmes des eaux
de senteur, des soies à fleurs et à ramages, des corselets bleus tout
passementés d'or, des bottes rouges de cavalier pour son petit aga,
payant sans marchander et répandant sa joie en beaux douros. On le vit
dans les bazars, assis sur des tapis de Smyrne, buvant le café à la
porte des marchands maures, qui le félicitaient. Autour de lui la foule
se pressait, curieuse. On disait: «Voilà Si-Sliman... _l'emberour_
vient de lui envoyer la croix.» Et les petites mauresques qui
revenaient du bain, en mangeant des pâtisseries, coulaient sous leurs
masques blancs de longs regards d'admiration vers cette belle croix
d'argent neuf si fièrement portée. Ah! l'on a parfois de bons moments
dans la vie...

Le soir venu, Si-Sliman se préparait à rejoindre son goum, et déjà il
avait le pied dans l'étrier, quand un chaouch de la préfecture vint à
lui tout essoufflé:

«Te voilà, Si-Sliman, je te cherche partout... Viens vite, le
gouverneur veut te parler!»

Si-Sliman le suivit sans inquiétude. Pourtant, en traversant la grande
cour mauresque du palais, il rencontra son chef de bureau arabe qui lui
fit un mauvais sourire. Ce sourire d'un ennemi l'effraya, et c'est en
tremblant qu'il entra dans le salon du gouverneur. Le maréchal le reçut
à califourchon sur une chaise:

«Si-Sliman, lui dit-il avec sa brutalité ordinaire et cette fameuse
voix de nez qui donnait le tremblement à tout son entourage, Si-Sliman,
mon garçon, je suis désolé.. il y a eu erreur... Ce n'est pas toi qu'on
voulait décorer; c'est le kaïd des Zoug-Zougs... il faut rendre ta
croix.»

La belle tête bronzée de l'aga rougit comme si on l'avait approchée
d'un feu de forge. Un mouvement convulsif secoua son grand corps. Ses
yeux flambèrent... Mais ce ne fut qu'un éclair. Il les baissa presque
aussitôt, et s'inclina devant le gouverneur.

«Tu es le maître, seigneur», lui dit-il, et arrachant la croix de sa
poitrine, il la posa sur une table. Sa main tremblait; il y avait des
larmes au bout de ses longs cils. Le vieux Pélissier en fut touché:

«Allons, allons, mon brave, ce sera pour l'année prochaine.»

Et il lui tendait la main d'un air bon enfant.

L'aga feignit de ne pas la voir, s'inclina sans répondre et sortit. Il
savait à quoi s'en tenir sur la promesse du maréchal, et se voyait à
tout jamais déshonoré par une intrigue de bureau.

Le bruit de sa disgrâce s'était déjà répandu dans la ville. Les Juifs
de la rue Bab-Azoun le regardaient passer en ricanant. Les marchands
maures, au contraire, se détournaient de lui d'un air de pitié; et
cette pitié lui faisait encore plus de mal que ces rires. Il s'en
allait, longeant les murs, cherchant les ruelles les plus noires. La
place de sa croix arrachée le brûlait comme une blessure ouverte. Et
tout le temps, il pensait:

«Que diront mes cavaliers? que diront mes femmes?»

Alors il lui venait des bouffées de rage. Il se voyait prêchant la
guerre sainte, là-bas, sur les frontières du Maroc toujours rouges
d'incendies et de batailles; ou bien courant les rues d'Alger à la tête
de son goum, pillant les Juifs, massacrant les chrétiens, et tombant
lui-même dans ce grand désordre où il aurait caché sa honte. Tout lui
paraissait possible plutôt que de retourner dans sa tribu... Tout à
coup, au milieu de ses projets de vengeance, la pensée de l'_Emberour_
jaillit en lui comme une lumière.

L'_Emberour_!... Pour Si-Sliman, comme pour tous les Arabes, l'idée de
justice et de puissance se résumait dans ce seul mot. C'était le vrai
chef des croyants de ces musulmans de la décadence; l'autre, celui de
Stamboul, leur apparaissait de loin comme un être de raison, une sorte
de pape invisible qui n'avait gardé pour lui que le pouvoir spirituel,
et dans l'hégire où nous sommes on sait ce que vaut ce pouvoir-là.

Mais _l'Emberour_ avec ses gros canons, ses zouaves, sa flotte en
fer!... Dès qu'il eut pensé à lui, Si-Slîman se crut sauvé. Pour
sûr l'empereur allait lui rendre sa croix. C'était l'affaire de huit
jours de voyage, et il le croyait si bien qu'il voulut que son goum
l'attendît aux portes d'Alger. Le paquebot du lendemain l'emportait
vers Paris, plein de recueillement et de sérénité, comme pour un
pèlerinage à la Mecque.

Pauvre Si-Sliman! il y avait quatre mois qu'il était parti, et les
lettres qu'il envoyait à ses femmes ne parlaient pas encore de retour.
Depuis quatre mois, le malheureux aga était perdu dans le brouillard
parisien, passant sa vie à courir les ministères, berné partout, pris
dans le formidable engrenage de l'administration française, renvoyé de
bureau en bureau, salissant ses bournous sur les coffres à bois des
antichambres, à l'affût d'une audience qui n'arrivait jamais; puis,
le soir, on le voyait, avec sa longue figure triste, ridicule à force
de majesté, attendant sa clef dans un bureau d'hôtel garni, et il
remontait chez lui, las de courses, de démarches, mais toujours fier,
cramponné à l'espoir, s'acharnant comme un décavé à courir après son
honneur...

Pendant ce temps-là, ses cavaliers, accroupis à la porte Bab-Azoun,
attendaient avec le fatalisme oriental; les chevaux, au piquet,
hennissaient du côté de la mer. Dans la tribu, tout était en suspens.
Les moissons mouraient sur place, faute de bras. Les femmes, les
enfants comptaient les jours, la tête tournée vers Paris. Et c'était
pitié de voir combien d'espoirs, d'inquiétudes et de ruines traînaient
déjà à ce bout de ruban rouge... Quand tout cela finirait-il?

--«Dieu seul le sait», disait le cafetier en soupirant, et par la
porte entr'ouverte, sur la plaine violette et triste, son bras nu nous
montrait un petit croissant de lune blanche qui montait dans le ciel
mouillé...



MON KÉPI


Ce matin, je l'ai retrouvé, oublié au fond d'une armoire, tout fané
de poussière, frangé aux bords, rouillé aux chiffres, sans couleur et
presque sans forme. En le voyant, je n'ai pu m'empêcher de rire...

«Tiens! mon képi...»

Et tout de suite je me suis rappelé cette journée de fin d'automne,
chaude de soleil et d'enthousiasme, où je descendis dans la rue, tout
fier de ma nouvelle coiffure, cognant mon fusil dans les vitrines pour
rejoindre les bataillons du quartier et faire mon devoir de soldat
citoyen. Ah! celui qui m'aurait dit que je n'allais pas sauver Paris,
délivrer la France à moi seul, celui-là se serait certainement exposé à
recevoir dans l'estomac tout le fer de ma baïonnette...

On y croyait si bien à cette garde nationale! Dans les jardins publics,
dans les squares, les avenues, aux carrefours, les compagnies se
rangeaient, se numérotaient, alignant des blouses parmi les uniformes,
des casquettes parmi les képis; car la hâte était grande. Nous autres,
chaque matin, nous nous réunissions sur une place aux arcades basses,
aux larges portes, toute pleine de brouillards et de courants d'air.
Après les appels, ces centaines de noms enfilés dans un chapelet
grotesque, l'exercice commençait. Les coudes au corps, les dents
serrées, les sections partaient au pas de course, _gauche, droite!
gauche, droite_! Et tous, les grands, les petits, les poseurs, les
infirmes, ceux qui portaient l'uniforme avec des souvenirs d'Ambigu,
les naïfs empêtrés de hautes ceintures bleues qui leur faisaient des
tournures d'enfants de chœur, nous allions, nous virions tout autour de
notre petite place, avec un entrain, une conviction.

Tout cela eût été bien ridicule, sans cette basse profonde du canon,
cet accompagnement continuel qui donnait de l'aisance et de l'ampleur
à nos manœuvres, étoffait les commandements trop grêles, atténuait
les gaucheries, les maladresses, et dans ce grand mélodrame de Paris
assiégé tenait l'emploi de ces musiques de scène dont on se sert au
théâtre pour donner du pathétique aux situations.

Le plus beau, c'est quand nous montions au rempart... Je me vois
encore, par ces matins brumeux, passant fièrement devant la colonne de
Juillet et lui rendant les honneurs militaires. Portez, armes!... Et
ces longues rues de Charonne pleines de peuple, ces pavés glissants
où l'on avait tant de peine à marquer le pas; puis, en approchant
des bastions nos tambours qui battaient la charge. _Ran! ran_!... Il
me semble que j'y suis... C'était si saisissant, cette frontière de
Paris, ces talus verts creusés pour les canons, animés par les tentes
déployées, la fumée des bivouacs, et ces silhouettes diminuées qui
erraient tout en haut, dépassant l'entassement des sacs du bout des
képis et de la pointe des baïonnettes.

Oh! ma première garde de nuit, cette course à tâtons dans le noir,
dans la pluie, la patrouille roulant, se bousculant le long des talus
mouillés, s'égrenant en chemin, et me laissant, moi dernier, perché sur
la porte Montreuil, à une hauteur formidable. Quel temps de chien cette
nuit-là! Dans le grand silence étendu sur la ville et sur la campagne,
on n'entendait que le vent qui courait autour des remparts, courbait
les sentinelles, emportait les mots d'ordre et faisait claquer les
vitres d'un vieux réverbère en bas sur le chemin de ronde. Le diable
soit du réverbère! Je croyais chaque fois entendre traîner le sabre
d'un uhlan et je restais là, l'arme haute, et le qui vive! aux dents...
Tout à coup la pluie devenait plus froide. Le ciel blanchissait sur
Paris. On voyait monter une tour, une coupole. Un fiacre roulait au
loin, une cloche sonnait. La ville géante s'éveillait, et dans son
premier frisson matinal secouait un peu de vie autour d'elle. Un coq
chantait de l'autre côté du talus... A mes pieds, dans le chemin de
ronde encore noir, passait un bruit de pas, un cliquetis de ferraille;
et à mon «halte-là! qui vive?» lancé d'une voix terrible, une petite
voix, timide et grelottante montait vers moi dans le brouillard:

«Marchande de café!»

Que voulez-vous! On en était alors aux premiers jours du siège, et
nous nous imaginions, pauvres miliciens naïfs, que les Prussiens,
passant sous le feu des forts, allaient arriver jusqu'au pied du
rempart, appliquer leurs échelles et grimper une belle nuit au milieu
des hourras et des lances à feu agitées dans les ténèbres... Avec
ces imaginations-là, vous pensez si on s'en donnait des alertes...
Presque toutes les nuits, c'était des: «Aux armes! aux armes!» des
réveils en sursaut, des bousculades à travers les faisceaux renversés,
des officiers effarés qui nous criaient: «Du sang-froid! du
sang-froid!» pour essayer de s'en donner à eux-mêmes; et puis, le jour
venu, on apercevait un malheureux cheval échappé, gambadant sur les
fortifications et broutant l'herbe du talus, sans se douter qu'à lui
seul il avait figuré un escadron de cuirassiers blancs, et servi de
cible à tout un bastion en armes...

C'est tout cela que mon képi me rappelle; une foule d'émotions,
d'aventures, de paysages, Nanterre, la Courneuve, le Moulin-Saquet et
ce joli coin de Marne où l'intrépide 96e a vu le feu pour la première
et la dernière fois. Les batteries prussiennes étaient en face de nous,
installées au bord d'une route derrière un petit bois, comme un de
ces hameaux tranquilles dont on voit la fumée à travers les branches;
sur la ligne ferrée, à découvert, où nos chefs nous avaient oubliés,
les obus pleuvaient avec des chocs retentissants et des étincelles
sinistres... Ah! mon pauvre képi, tu n'étais pas trop crâne ce jour-là,
et tu as bien des fois fait le salut militaire, plus bas même qu'il ne
convenait.

N'importe! ce sont là de jolis souvenirs, un peu grotesques, mais avec
un petit pompon d'héroïsme; et si tu ne m'en rappelais pas d'autres...
Malheureusement il y a aussi les nuits de garde dans Paris, les postes
dans les boutiques à louer, le poêle étouffant, les bancs cirés, les
factions monotones aux portes des mairies devant la place mouillée de
ce gâchis d'hiver qui reflète la ville dans ses ruisseaux, la police
des rues, les patrouilles dans les flaques d'eau, les soldats qu'on
ramassait ivres, errants, les filles, les voleurs, et ces matins
blafards où l'on rentrait avec un masque de poussière et de fatigue,
des odeurs de pipe, de pétrole, de vieux varech, collées aux vêtements.
Et les longues journées bêtes, les élections d'officiers pleines
de discussions, de papotages de compagnie, les punchs d'adieu, les
tournées de petits verres, les plans de bataille expliqués sur des
tables de café avec des allumettes, les votes, la politique et sa sœur
la sainte flâne, cette inaction qu'on ne savait comment remplir, ce
temps perdu qui vous enveloppait d'une atmosphère vide où l'on avait
envie de s'agiter, de gesticuler. Et les chasses à l'espion, les
défiances absurdes, les confiances exagérées, la sortie en masse, la
trouée, toutes les folies, tous les délires d'un peuple emprisonné...
Voilà ce que je retrouve, affreux képi, en te regardant. Tu les as eues
toutes, toi aussi, ces folies-là. Et si le lendemain de Buzenval je
ne t'avais pas jeté en haut d'une armoire, si j'avais fait comme tant
d'autres qui se sont obstinés à te garder, à t'orner d'immortelles,
de galons d'or, à rester des numéros dépareillés de bataillons épars,
qui sait sur quelle barricade tu aurais fini par m'entraîner... Ah!
décidément, képi de révolte et d'indiscipline, képi de paresse,
d'ivresse, de club, de radotages, képi de la guerre civile, tu ne vaux
pas même le coin de rebut que je t'avais laissé chez moi.

A la hotte!...



LE TURCO DE LA COMMUNE


C'était un petit timbalier de tirailleurs indigènes. Il s'appelait
Kadour, venait de la tribu du Djendel, et faisait partie de cette
poignée de turcos qui s'étaient jetés dans Paris à la suite de l'armée
de Vinoy. De Wissembourg jusqu'à Champigny, il avait fait toute la
campagne, traversant les champs de bataille comme un oiseau de tempête,
avec ses cliquettes de fer et sa _derbouka_ (tambour arabe); si vif, si
remuant, que les balles ne savaient où le prendre. Mais quand l'hiver
fut venu, ce petit bronze africain rougi au feu de la mitraille ne put
supporter les nuits de grand'garde, l'immobilité dans la neige; et un
matin de janvier, on le ramassa au bord de la Marne, les pieds gelés,
tordu par le froid. Il resta longtemps à l'ambulance. C'est là que je
le vis pour la première fois.

Triste et patient comme un chien malade, le turco regardait autour
de lui avec un grand œil doux. Quand on lui parlait, il souriait
et montrait ses dents. C'est tout ce qu'il pouvait faire; car notre
langue lui était inconnue, et à peine s'il parlait le _sabir_, ce
patois algérien composé de provençal, d'italien, d'arabe, fait de mots
bariolés ramassés comme des coquillages tout le long des mers latines.

Pour se distraire, Kadour n'avait que sa _derbouka_. De temps en temps,
quand il s'ennuyait trop, on la lui apportait sur son lit, et on lui
permettait d'en jouer, mais pas trop fort, à cause des autres malades.
Alors sa pauvre figure noire, si terne, si éteinte dans le jour
jaune et ce triste paysage d'hiver qui montait de la rue, s'animait,
grimaçait, suivait tous les mouvements du rhythme. Tantôt il battait la
charge, et l'éclair de ses dents blanches passait dans un rire féroce;
ou bien ses yeux se mouillaient à quelque aubade musulmane, sa narine
se gonflait, et dans l'odeur fade de l'ambulance, au milieu des fioles
et des compresses, il revoyait les bois de Blidah chargés d'oranges, et
les petites Moresques sortant du bain, masquées de blanc et parfumées
de verveine.

Deux mois se passèrent ainsi. Paris, en ces deux mois, avait bien
fait des choses; mais Kadour ne s'en doutait pas. Il avait entendu
passer sous ses fenêtres le troupeau las et désarmé qui rentrait, plus
tard les canons promenés, roulés du matin au soir, puis le tocsin, la
canonnade, A tout cela, il ne comprit rien, sinon qu'on était toujours
en guerre, et qu'il allait pouvoir se battre, puisque ses jambes
étaient guéries. Le voilà parti, son tambour sur le dos, en quête de
sa compagnie. Il ne chercha pas longtemps. Des fédérés qui passaient
l'emmenèrent à la Place. Après un long interrogatoire, comme on n'en
pouvait rien tirer que des _bono bezef, macach bono_, le général de
ce jour-là finit par lui donner dix francs, un cheval d'omnibus, et
l'attacha à son état-major.

Il y avait un peu de tout dans ces états-majors de la Commune, des
souquenilles rouges, des mantes polonaises, des justaucorps hongrois,
des vareuses de marin, et de l'or, du velours, des paillons, des
chamarrures. Avec sa veste bleue, brodée de jaune, son turban, sa
_derbouka_, le turco vint compléter la mascarade. Tout joyeux de se
trouver en si belle compagnie, grisé par le soleil, la canonnade,
le train des rues, cette confusion d'armes et d'uniformes, persuadé
d'ailleurs que c'était la guerre contre la Prusse qui continuait
avec je ne sais quoi de plus vivant, de plus libre, ce déserteur
sans le savoir se mêla naïvement à la grande bacchanale parisienne,
et fut une célébrité du moment. Partout sur son passage, les fédérés
l'acclamaient, lui faisaient fête. La Commune était si fière de
l'avoir, qu'elle le montrait, l'affichait, le portait comme une
cocarde. Vingt fois par jour la Place l'envoyait à la Guerre, la Guerre
à l'Hôtel de Ville. Car enfin on leur avait tant dit que leurs marins
étaient de faux marins, leurs artilleurs de faux artilleurs!... Au
moins, celui-là était bien un vrai turco. Pour s'en convaincre, on
n'avait qu'à regarder cette frimousse éveillée de jeune singe, et toute
la sauvagerie de ce petit corps s'agitant sur son grand cheval, dans
les voltiges de la fantasia.

Quelque chose pourtant manquait au bonheur de Kadour. Il aurait voulu
se battre, faire parler la poudre. Malheureusement, sous la Commune,
c'était comme sous l'Empire, les états-majors n'allaient pas souvent au
feu. En dehors des courses et des parades, le pauvre turco passait son
temps sur la place Vendôme ou dans les cours du ministère de la guerre,
au milieu de ces camps désordonnés pleins de barils d'eau-de-vie
toujours en perce, de tonnes de lard défoncées, de ripailles en plein
vent où l'on sentait encore tout l'affamement du siège. Trop bon
musulman pour prendre part à ces orgies, Kadour se tenait à l'écart,
sobre et tranquille, faisait ses ablutions dans un coin, son kousskouss
avec une poignée de semoule; puis, après un petit air de _derbouka_, il
se roulait dans son burnous et s'endormait sur un perron, à la flamme
des bivouacs.

Un matin du mois de mai, le turco fut réveillé par une fusillade
terrible. Le ministère était en émoi; tout le monde courait,
s'enfuyait. Machinalement il fit comme les autres, sauta sur son cheval
et suivit l'état-major. Les rues étaient pleines de clairons affolés,
de bataillons en débandade. On dépavait, on barricadait. Évidemment il
se passait quelque chose d'extraordinaire... A mesure qu'on approchait
du quai, la fusillade était plus distincte, le tumulte plus grand. Sur
le pont de la Concorde, Kadour perdit l'état-major. Un peu plus loin,
on lui prit son cheval; c'était pour un képi à huit galons très pressé
d'aller voir ce qui se passait à l'Hôtel de Ville. Furieux, le turco
se mit à courir du côté de la bataille. Tout en courant, il armait son
chassepot et disait entre ses dents: _Macach bono, Brissien_... car
pour lui c'étaient les Prussiens qui venaient d'entrer. Déjà les balles
sifflaient autour de l'Obélisque, dans le feuillage des Tuileries. A la
barricade de la rue de Rivoli, des vengeurs de Flourens l'appelèrent:
«Hé! turco! turco!...» Ils n'étaient plus qu'une douzaine, mais Kadour
à lui seul valait toute une armée.

Debout sur la barricade, fier et voyant comme un drapeau, il se battait
avec des bonds, des cris, sous une grêle de mitraille. A un moment,
le rideau de fumée qui s'élevait de terre s'écarta un peu entre deux
canonnades et lui laissa voir des pantalons rouges massés dans les
Champs-Élysées. Ensuite tout redevint confus. Il crut s'être trompé, et
fit parler la poudre de plus belle.

Tout à coup la barricade se tut. Le dernier artilleur venait de
s'enfuir en lâchant sa dernière volée. Le turco, lui, ne bougea pas.
Embusqué, prêt à bondir, il ajusta solidement sa baïonnette et attendit
les casques à pointe... C'est la ligne qui arriva!... Dans le bruit
sourd du pas de charge, les officiers criaient:

«Rendez-vous!...»

Le turco eut une minute de stupeur, puis s'élança, le fusil en l'air:

_Bono, bono, Francèse!..._

Vaguement, dans son idée de sauvage, il se figurait que c'était là
cette armée de délivrance, Faidherbe ou Chanzy, que les Parisiens
attendaient depuis si longtemps. Aussi comme il était heureux, comme
il leur riait de toutes ses dents blanches!... En un clin d'œil, la
barricade fut envahie. On l'entoure, on le bouscule.

«Fais voir ton fusil.»

Son fusil était encore chaud.

«Fais voir tes mains.»

Ses mains étaient noires de poudre. Et le turco les montrait fièrement,
toujours avec son bon rire. Alors on le pousse contre un mur, et ran!...

Il est mort sans y avoir rien compris.



LE CONCERT DE LA HUITIÈME


Tous les bataillons du Marais et du faubourg Saint-Antoine campaient
cette nuit-là dans les baraquements de l'avenue Daumesnil. Depuis trois
jours l'armée de Ducrot se battait sur les hauteurs de Champigny; et
nous autres, on nous faisait croire que nous formions la réserve.

Rien de plus triste que ce campement de boulevard extérieur, entouré de
cheminées d'usines, de gares fermées, de chantiers déserts, dans ces
quartiers mélancoliques qu'éclairaient seulement quelques boutiques
de marchands de vins. Rien de plus glacial, de plus sordide que ces
longues baraques en planches, alignées sur le sol battu, sec et dur
de décembre, avec leurs fenêtres mal jointes, leurs portes toujours
ouvertes, et ces quinquets fumeux tout obscurcis de brume, comme des
falots en plein vent. Impossible de lire, de dormir, de s'asseoir.
Il fallait inventer des jeux de gamins pour se réchauffer, battre la
semelle, courir autour des baraques. Cette inaction bête, si près
de la bataille, avait quelque chose de honteux et d'énervant, cette
nuit-là surtout. Bien que la canonnade eût cessé, on sentait qu'une
terrible partie se préparait là-haut, et, de temps en temps, quand les
feux électriques des forts atteignaient ce côté de Paris dans leur
mouvement circulaire, on voyait des troupes silencieuses, massées au
bord des trottoirs, d'autres qui remontaient l'avenue en nappes sombres
et semblaient ramper à terre, rapetissées par les hautes colonnes de la
place du Trône.

J'étais là tout glacé, perdu dans la nuit de ces grands boulevards.
Quelqu'un me dit:

«Venez donc voir à la huitième... Il paraît qu'il y a un concert.»

J'y allai. Chacune de nos compagnies avait sa baraque; mais celle de la
huitième était bien mieux éclairée que les autres et bourrée de monde.
Des chandelles piquées au bout des baïonnettes allongeaient de grandes
flammes ombrées de fumées noires, qui frappaient en plein sur toutes
ces têtes d'ouvriers, vulgaires, abruties par l'ivresse, le froid,
la fatigue et ce mauvais sommeil debout qui fane et qui pâlit. Dans
un coin la cantinière dormait, la bouche ouverte, pelotonnée sur un
banc devant sa petite table chargée de bouteilles vides et de verres
troubles.

On chantait.

A tour de rôle, messieurs les amateurs montaient sur une estrade
improvisée au fond de la salle, et se posaient, déclamaient, se
drapaient dans leurs couvertures avec des souvenirs de mélodrames. Je
retrouvai là ces voix ronflantes, roulantes, qui résonnent au fond des
passages, des cités ouvrières toutes pleines de tapages d'enfants, de
cages pendues, d'échoppes bruyantes. Cela est charmant à entendre, mêlé
au bruit des outils, avec l'accompagnement du marteau et de la varlope;
mais là, sur cette estrade, c'était ridicule et navrant.

Nous eûmes d'abord l'ouvrier penseur, le mécanicien à longue barbe,
chantant les douleurs du prolétaire: _Pauvro prolétairo... O... O_...
avec une voix de gorge, où la sainte Internationale avait mis toutes
ses colères. Puis il en vint un autre, à moitié endormi, qui nous
chanta la fameuse chanson de la _Canaille_, mais d'un air si ennuyé, si
lent, si dolent, qu'on aurait dit une berceuse... _C'est la canaille...
Eh bien!... j'en suis_... Et pendant qu'il psalmodiait, on entendait
les ronflements des dormeurs obstinés qui cherchaient les coins, se
retournaient contre la lumière en grognant.

Soudain un éclair blanc passa entre les planches et fit pâlir la flamme
rouge des chandelles. En même temps un coup sourd ébranla la baraque,
et presque aussitôt d'autres coups, plus sourds, plus lointains,
roulèrent là-bas sur les coteaux de Champigny, en saccades diminuées.
C'était la bataille qui recommençait.

Mais MM. les amateurs se moquaient bien de la bataille!

Cette estrade, ces quatre chandelles avaient remué dans tout ce peuple
je ne sais quels instincts de cabotinage. Il fallait les voir guetter
le dernier couplet, s'arracher les romances de la bouche. Personne ne
sentait plus le froid. Ceux qui étaient sur l'estrade, ceux qui en
descendaient, et aussi ceux qui attendaient leur tour, la romance au
bord du gosier, tous étaient rouges, suants, l'œil allumé. La vanité
leur tenait chaud.

Il y avait là des célébrités de quartier, un tapissier poète qui
demanda à dire une chansonnette de sa composition, l'_Égoïste_, avec
le refrain: _Chacun pour soi_. Et comme il avait un défaut de langue,
il disait: l'_égoïfte_ et _facun pour foi_. C'était une satire contre
les bourgeois ventrus qui aiment mieux rester au coin de leur feu que
d'aller aux avant-postes; et je verrai toujours cette bonne tête de
fabuliste, son képi sur l'oreille et sa jugulaire au menton, soulignant
tous les mots de sa chansonnette, et nous décochant son refrain d'un
air malicieux:

_Facun pour foi... facun pour foi_.

Pendant ce temps, le canon chantait, lui aussi, mêlant sa basse
profonde aux roulades des mitrailleuses. Il disait les blessés mourant
de froid dans la neige, l'agonie aux revers des routes dans des mares
de sang gelé, l'obus aveugle, la mort noire arrivant de tous côtés à
travers la nuit...

Et le concert de la huitième allait toujours son train!

Maintenant nous en étions aux gaudrioles. Un vieux rigolo, l'œil
éraillé et le nez rouge, se trémoussait sur l'estrade, dans un délire
de trépignements, de bis, de bravos. Le gros rire des obscénités dites
entre hommes épanouissait toutes les figures. Du coup, la cantinière
s'était réveillée, et serrée dans la foule, dévorée par tous ces yeux,
se tordait de rire elle aussi, pendant que le vieux entonnait de sa
voix de rogomme: _Le bon Dieu, saoûl comme un_...

Je n'y tenais plus; je sortis. Mon tour de faction allait venir; mais
tant pis! il me fallait de l'espace et de l'air, et je marchai devant
moi, longtemps, jusqu'à la Seine. L'eau était noire, le quai désert.
Paris sombre, privé de gaz, s'endormait dans un cercle de feu; les
éclairs des canons clignotaient tout autour, et des rougeurs d'incendie
s'allumaient de place en place sur les hauteurs. Tout près de moi,
j'entendais des voix basses, pressées, distinctes dans l'air froid. On
haletait, on s'encourageait ...

«Oh! hisse!...»

Puis les voix s'arrêtaient tout à coup, comme dans l'ardeur d'un grand
travail qui absorbe toutes les forces de l'être. En m'approchant du
bord, je finis par distinguer dans cette vague lueur qui monte de l'eau
la plus noire une canonnière arrêtée au pont de Bercy et s'efforçant
de remonter le courant. Des lanternes secouées au mouvement de l'eau,
le grincement des câbles que halaient les marins, marquaient bien les
ressauts, les réculs, toutes les péripéties de cette lutte contre
la mauvaise volonté de la rivière et de la nuit... Brave petite
canonnière, comme tous ces retards l'impatientaient!... Furieuse, elle
battait l'eau de ses roues, la faisait bouillonner sur place... Enfin
un effort suprême la poussa en avant. Hardi, garçons!... Et quand elle
eut passé et qu'elle s'avança toute droite dans le brouillard, vers la
bataille qui l'appelait, un grand cri de: «Vive la France!» retentit
sous l'écho du pont.

Ah! que le concert de la huitième était loin!



LA BATAILLE DU PÈRE-LACHAISE


Le gardien se mit à rire:

«Une bataille ici?... mais il n'y a jamais eu de bataille. C'est une
invention des journaux ... Voici tout simplement ce qui s'est passé.
Dans la soirée du 22, qui était donc un dimanche, nous avons vu arriver
une trentaine d'artilleurs fédérés avec une batterie de pièces de sept
et une mitrailleuse nouveau système. Ils ont pris position tout en
haut du cimetière; et comme justement j'ai cette section-là sous ma
surveillance, c'est moi qui les ai reçus. Leur mitrailleuse était à ce
coin d'allée, près de ma guérite; leurs canons, un peu plus bas, sur
ce terre-plein. En arrivant, ils m'ont obligé à leur ouvrir plusieurs
chapelles. Je croyais qu'ils allaient tout casser, tout piller là
dedans; mais leur chef y mit bon ordre, et, se plaçant au milieu d'eux,
leur fit ce petit discours: «Le premier cochon qui touche quelque
chose, je lui brûle la gueule... Rompez les rangs!...» C'était un
vieux tout blanc, médaillé de Crimée et d'Italie, et qui n'avait pas
l'air commode. Ses hommes se le tinrent pour dit, et je dois leur
rendre cette justice qu'ils n'ont rien pris dans les tombes, pas même
le crucifix du duc de Morny, qui vaut à lui seul près de deux mille
francs.

«C'était pourtant un ramassis de bien vilain monde, ces artilleurs de
la Commune. Des canonniers d'occasion, qui ne songeaient qu'à siffler
leurs trois francs cinquante de haute paye... Il fallait voir la vie
qu'ils menaient dans ce cimetière! Ils couchaient à tas dans les
caveaux, chez Morny, chez Favronne, ce beau tombeau Favronne où la
nourrice de l'empereur est enterrée. Ils mettaient leur vin au frais
dans le tombeau Champeaux, où il y a une fontaine; puis ils faisaient
venir des femmes. Et toute la nuit ça buvait, ça godaillait. Ah! je
vous réponds que nos morts en ont entendu de drôles.

«Tout de même, malgré leur maladresse, ces bandits-là faisaient
beaucoup de mal à Paris. Leur position était si belle. De temps en
temps il leur arrivait un ordre:

«Tirez sur le Louvre... tirez sur le Palais-Royal.»

«Alors le vieux pointait les pièces, et les obus à pétrole s'en
allaient sur la ville à toute volée. Ce qui se passait en bas, personne
de nous ne le savait au juste. On entendait la fusillade se rapprocher
petit à petit; mais les fédérés ne s'en inquiétaient pas. Avec les
feux croisés de Chaumont, de Montmartre, du Père-Lachaise, il ne leur
paraissait pas possible que les Versaillais pussent avancer. Ce qui les
dégrisa, c'est le premier obus que la marine nous envoya en arrivant
sur la butte Montmartre.

«On s'y attendait si peu!

«Moi-même j'étais au milieu d'eux, appuyé contre Momy, en train de
fumer ma pipe. En entendant venir les bombes, je n'eus que le temps
de me jeter par terre. D'abord nos canonniers crurent que c'était une
erreur de tir, ou quelque collègue en ribotte... Mais va te promener!
Au bout de cinq minutes, voilà Montmartre qui éclaire encore, et un
autre pruneau qui nous arrive, aussi d'aplomb que le premier. Pour le
coup, mes gaillards plantèrent là leurs canons et leur mitrailleuse, et
se sauvèrent à toutes jambes. Le cimetière n'était pas assez large pour
eux. Ils criaient:

«Nous sommes trahis... Nous sommes trahis.»

«Le vieux, lui, resté tout seul sous les obus, se démenait comme un
beau diable au milieu de sa batterie, et pleurait de rage de voir que
ses canonniers l'avaient laissé.

«Cependant vers le soir il lui en revint quelques-uns, à l'heure de la
paye. Tenez! monsieur, regardez sur ma guérite. Il y a encore les noms
de ceux qui sont venus pour toucher ce soir-là. Le vieux les appelait
et les inscrivait à mesure:

«_Sidaine, présent; Choudeyras, présent; Billot, Vollon_...»

«Comme vous voyez, ils n'étaient plus que quatre ou cinq; mais ils
avaient des femmes avec eux... Ah! je ne l'oublierai jamais ce soir de
paye. En bas, Paris flambait, l'Hôtel de Ville, l'Arsenal, les greniers
d'abondance. Dans le Père-Lachaise, on y voyait comme en plein jour.
Les fédérés essayèrent encore de se remettre aux pièces; mais ils
n'étaient pas assez nombreux, et puis Montmartre leur faisait peur.
Alors ils entrèrent dans un caveau et se mirent à boire et à chanter
avec leurs gueuses.

«Le vieux s'était assis entre ces deux grandes figures de pierre qui
sont à la porte du tombeau Favronne, et il regardait Paris brûler avec
un air terrible. On aurait dit qu'il se doutait que c'était sa dernière
nuit.

«A partir de ce moment, je ne sais plus bien ce qui est arrivé. Je
suis rentré chez nous, cette petite baraque que vous voyez là-bas
perdue dans les branches. J'étais très fatigué. Je me suis mis sur mon
lit, tout habillé, en gardant ma lampe allumée comme dans une nuit
d'orage... Tout à coup on frappe à la porte brusquement. Ma femme va
ouvrir, toute tremblante. Nous croyions voir encore les fédérés...
C'était la marine. Un commandant, des enseignes, un médecin. Ils m'ont
dit:

«Levez-vous... faites-nous du café.»

«Je me suis levé, j'ai fait leur café. On entendait dans le cimetière
un murmure, un mouvement confus comme si tous les morts s'éveillaient
pour le dernier jugement. Les officiers ont bu bien vite, tout debout,
puis ils m'ont emmené dehors avec eux.

«C'était plein de soldats, de marins. Alors on m'a placé à la tête
d'une escouade, et nous nous sommes mis à fouiller le cimetière,
tombeau par tombeau. De temps en temps, les soldats, voyant remuer les
feuilles, tiraient un coup de fusil au fond d'une allée, sur un buste,
dans un grillage. Par-ci par-là on découvrait quelque malheureux caché
dans un coin de chapelle. Son affaire n'était pas longue... C'est ce
qui arriva pour mes artilleurs. Je les trouvai tous, hommes et femmes,
en tas devant ma guérite, avec le vieux médaillé par-dessus. Ce n'était
pas gai à voir dans le petit jour froid du matin... Brrr... Mais ce
qui me saisit le plus, c'est une longue file de gardes nationaux qu'on
amenait à ce moment-là de la prison de la Roquette, où ils avaient
passé la nuit. Ça montait la grande allée, lentement, comme un convoi.
On n'entendait pas un mot, pas une plainte. Ces malheureux étaient
si éreintés, si aplatis! il y en avait qui dormaient en marchant, et
l'idée qu'ils allaient mourir ne les réveillait pas. On les fit passer
dans le fond du cimetière, et la fusillade commença. Ils étaient cent
quarante-sept. Vous pensez si ça a duré longtemps... C'est ce qu'on
appelle la bataille du Père-Lachaise...»

Ici le bonhomme, apercevant son brigadier, me quitta brusquement, et
je restai seul à regarder sur sa guérite ces noms de la dernière paye
écrits à la lueur de Paris incendié. J'évoquais cette nuit de mai,
traversée d'obus, rouge de sang et de flammes, ce grand cimetière
désert éclairé comme une ville en fête, les canons abandonnés au milieu
du carrefour, tout autour les caveaux ouverts, l'orgie dans les tombes,
et près de là, dans ce fouillis de dômes, de colonnes, d'images de
pierre que les soubresauts de la flamme faisaient vivre, le buste au
large front, aux grands yeux, de Balzac qui regardait.



LES PETITS PÂTÉS



I

Ce matin-là, qui était un dimanche, le pâtissier Sureau de la rue
Turenne appela son mitron, et lui dit:

«Voilà les petits pâtés de M. Bonnicar... va les porter et reviens
vite... Il parait que les Versaillais sont entrés dans Paris.»

Le petit, qui n'entendait rien à la politique, mit les pâtés tout
chauds dans sa tourtière, la tourtière dans une serviette blanche
et, le tout d'aplomb sur sa barrette, partit au galop pour l'île
Saint-Louis, où logeait M. Bonnicar. La matinée était magnifique, un
de ces grands soleils de mai qui emplissent les fruiteries de bottes
de lilas et de cerises en bouquets. Malgré la fusillade lointaine et
les appels des clairons au coin des rues, tout ce vieux quartier du
Marais gardait sa physionomie paisible. Il y avait du dimanche dans
l'air, des rondes d'enfants au fond des cours, de grandes filles
jouant au volant devant les portes; et cette petite silhouette blanche,
qui trottait au milieu de la chaussée déserte dans un bon parfum de
pâte chaude, achevait de donner à ce matin de bataille quelque chose
de naïf et d'endimanché. Toute l'animation du quartier semblait s'être
répandue dans la rue de Rivoli. On traînait des canons, on travaillait
aux barricades; des groupes à chaque pas, des gardes nationaux qui
s'affairaient. Mais le petit pâtissier ne perdit pas la tête. Ces
enfants-là sont si habitués à marcher parmi les foules et le brouhaha
de la rue! C'est aux jours de fête et de train, dans l'encombrement
des premiers de l'an, des dimanches gras, qu'ils ont le plus à courir;
aussi les révolutions ne les étonnent guère.

Il y avait plaisir vraiment à voir la petite barrette blanche se
faufiler au milieu des képis et des baïonnettes, évitant les chocs,
balancée gentiment, tantôt très vite, tantôt avec une lenteur forcée
où l'on sentait encore la grande envie de courir. Qu'est-ce que cela
lui faisait à lui, la bataille! L'essentiel était d'arriver chez
les Bonnicar pour le coup de midi, et d'emporter bien vite le petit
pourboire qui l'attendait sur la tablette de l'antichambre.

Tout à coup il se fit dans la foule une poussée terrible; et des
pupilles de la République défilèrent au pas de course, en chantant.
C'étaient des gamins de douze à quinze ans, affublés de chassepots,
de ceintures rouges, de grandes bottes, aussi fiers d'être déguisés
en soldats que quand ils courent, les mardis gras, avec des bonnets
en papier et un lambeau d'ombrelle rose grotesque dans la boue du
boulevard. Cette fois, au milieu de la bousculade, le petit pâtissier
eut beaucoup de peine à garder son équilibre; mais sa tourtière et
lui avaient fait tant de glissades sur la glace, tant de parties de
marelle en plein trottoir, que les petits pâtés en furent quittes pour
la peur. Malheureusement cet entrain, ces chants, ces ceintures rouges,
l'admiration, la curiosité, donnèrent au mitron l'envie de faire un
bout de route en si belle compagnie; et dépassant sans s'en apercevoir
l'Hôtel de Ville et les ponts de l'île Saint-Louis, il se trouva
emporté je ne sais où, dans la poussière et le vent de cette course
folle.



II

Depuis au moins vingt-cinq ans, c'était l'usage chez les Bonnicar de
manger des petits pâtés le dimanche. A midi très précis, quand toute
la famille--petits et grands--était réunie dans le salon, un coup de
sonnette vif et gai faisait dire à tout le monde:

«Ah!... voilà le pâtissier.»

Alors avec un grand remuement de chaises, un froufrou d'endimanchement,
une expansion d'enfants rieurs devant la table mise, tous ces bourgeois
heureux s'installaient autour des petits pâtés symétriquement empilés
sur le réchaud d'argent.

Ce jour-là la sonnette resta muette. Scandalisé, M. Bonnicar regardait
sa pendule, une vieille pendule surmontée d'un héron empaillé, et qui
n'avait jamais de la vie avancé ni retardé. Les enfants bâillaient aux
vitres, guettant le coin de rue où le mitron tournait d'ordinaire. Les
conversations languissaient; et la faim, que midi creuse de ses douze
coups répétés, faisait paraître la salle à manger bien grande, bien
triste, malgré l'antique argenterie luisante sur la nappe damassée, et
les serviettes pliées tout autour en petits cornets raides et blancs.

Plusieurs fois déjà la vieille bonne était venue parler à l'oreille
de son maître... rôti brûlé... petits pois trop cuits... Mais M.
Bonnicar s'entêtait à ne pas se mettre à table sans les petits pâtés;
et, furieux contre Sureau, il résolut d'aller voir lui-même ce que
signifiait un retard aussi inouï. Comme il sortait, en brandissant sa
canne, très en colère, des voisins l'avertirent:

«Prenez garde, M. Bonnicar... on dit que les Versaillais sont entrés
dans Paris.»

Il ne voulut rien entendre, pas même la fusillade qui s'en venait de
Neuilly à fleur d'eau, pas même le canon d'alarme de l'Hôtel de Ville
secouant toutes les vitres du quartier.

«Oh! ce Sureau... ce Sureau!...»

Et dans l'animation de la course il parlait seul, se voyait déjà
là-bas au milieu de la boutique, frappant les dalles avec sa canne,
faisant trembler les glaces de la vitrine et les assiettes de babas. La
barricade du pont Louis-Philippe coupa sa colère en deux. Il y avait là
quelques fédérés à mine féroce, vautrés au soleil sur le sol dépavé.

«Où allez-vous, citoyen?»

Le citoyen s'expliqua; mais l'histoire des petits pâtés parut suspecte,
d'autant que M. Bonnicar avait sa belle redingote des dimanches, des
lunettes d'or, toute la tournure d'un vieux réactionnaire.

«C'est un mouchard, dirent les fédérés, il faut l'envoyer à Rigault.»

Sur quoi, quatre hommes de bonne volonté, qui n'étaient pas fâchés de
quitter la barricade, poussèrent devant eux à coups de crosse le pauvre
homme exaspéré.

Je ne sais pas comment ils firent leur compte, mais une demi-heure
après, ils étaient tous raflés par la ligne et s'en allaient rejoindre
une longue colonne de prisonniers prête à se mettre en marche pour
Versailles. M. Bonnicar protestait de plus en plus, levait sa canne,
racontait son histoire pour la centième fois. Par malheur cette
invention de petits pâtés paraissait si absurde, si incroyable au
milieu de ce grand bouleversement, que les officiers ne faisaient qu'en
rire.

«C'est bon, c'est bon, mon vieux... Vous vous expliquerez à Versailles.»

Et par les Champs-Élysées, encore tout blancs de la fumée des coups de
feu, la colonne s'ébranla entre deux files de chasseurs.



III

Les prisonniers marchaient cinq par cinq, en rangs pressés et
compactes. Pour empêcher le convoi de s'éparpiller, on les obligeait
à se donner le bras; et le long troupeau humain faisait en piétinant
dans la poussière de la route comme le bruit d'une grande pluie d'orage.

Le malheureux Bonnicar croyait rêver. Suant, soufflant, ahuri de
peur et de fatigue, il se traînait à la queue de la colonne entre
deux vieilles sorcières qui sentaient le pétrole et l'eau-de-vie;
et d'entendre ces mots de: «Pâtissier, petits pâtés» qui revenaient
toujours dans ses imprécations, on pensait autour de lui qu'il était
devenu fou.

Le fait est que le pauvre homme n'avait plus sa tête. Aux montées,
aux descentes, quand les rangs du convoi se desserraient un peu,
est-ce qu'il ne se figurait pas voir, là-bas, dans la poussière qui
remplissait les vides, la veste blanche et la barrette du petit garçon
de chez Sureau? Et cela dix fois dans la route! Ce petit éclair blanc
passait devant ses yeux comme pour le narguer, puis disparaissait au
milieu de cette houle d'uniformes, de blouses, de haillons.

Enfin, au jour tombant, on arriva dans Versailles; et quand la foule
vit ce vieux bourgeois à lunettes, débraillé, poussiéreux, hagard, tout
le monde fut d'accord pour lui trouver une tête de scélérat. On disait:

«C'est Félix Pyat... Non! c'est Delescluze.»

Les chasseurs de l'escorte eurent beaucoup de peine à l'amener sain et
sauf jusqu'à la cour de l'Orangerie. Là seulement le pauvre troupeau
put se disperser, s'allonger sur le sol, reprendre haleine. Il y en
avait qui donnaient, d'autres qui juraient, d'autres qui toussaient,
d'autres qui pleuraient; Bonnicar lui, ne dormait pas, ne pleurait
pas. Assis au bord d'un perron, la tête dans ses mains, aux trois
quarts mort de faim, de honte, de fatigue, il revoyait en esprit cette
malheureuse journée, son départ de là-bas, ses convives inquiets,
ce couvert mis jusqu'au soir et qui devait l'attendre encore, puis
l'humiliation, les injures, les coups de crosse, tout cela pour un
pâtissier inexact.

«Monsieur Bonnicar, voilà vos petits pâtés!...» dit tout à coup une
voix près de lui; et le bonhomme en levant la tête fut bien étonné de
voir le petit garçon de chez Sureau, qui s'était fait pincer avec les
pupilles de la République, découvrir et lui présenter la tourtière
cachée sous son tablier blanc. C'est ainsi que, malgré l'émeute et
l'emprisonnement, ce dimanche-là comme les autres, M. Bonnicar mangea
des petits pâtés.



MONOLOGUE A BORD


Depuis deux heures, tous les feux sont éteints, tous les sabords
fermés. Dans la batterie basse, qui nous sert de dortoir, il fait noir
et lourd, on étouffe. J'entends les camarades qui se retournent dans
leurs hamacs, rêvent tout haut, gémissent en dormant. Ces journées sans
travail, où la tête seule marche et se fatigue, vous font un mauvais
sommeil, plein de fièvres et de soubresauts. Mais même ce sommeil-là,
moi je suis long à le trouver. Je ne peux pas dormir; je pense trop.

En haut, sur le pont, il pleut. Le vent souffle. De temps en temps,
quand le quart change, il y a une cloche qui sonne dans le brouillard,
tout au bout du navire. Chaque fois que je l'entends, ça me rappelle
mon Paris et le coup de six heures dans les fabriques;--il n'en manque
pas des fabriques autour de chez nous! Je vois tout notre petit
logement, les enfants qui reviennent de l'école, la mère au fond de
l'atelier en train de finir quelque chose contre la croisée, et
s'efforçant de retenir ce brin de jour qui baisse, jusqu'à la fin de
son aiguillée.

Ah! misère, qu'est-ce que tout ça va devenir, maintenant?

J'aurais peut-être mieux fait de les emmener avec moi, puisqu'on me
le permettait. Mais qu'est-ce que vous voulez! C'est si loin. J'avais
peur du voyage, du climat pour les enfants. Puis il aurait fallu
vendre notre fonds de passementerie, ce petit avoir si péniblement
gagné, monté pièce à pièce en dix ans. Et mes garçons, qui n'auraient
plus été à l'école! Et la mère, obligée de vivre au milieu d'un tas
de traînées!... Ah! ma foi, non. J'aime mieux souffrir tout seul...
C'est égal! quand je monte là-haut sur le pont, et que je vois toutes
ces familles installées là comme chez elles, les mères cousant des
chiffons, les enfants dans leurs jupes, ça me donne toujours envie de
pleurer.

Le vent grandit, les vagues s'enflent. La frégate file, penchée sur
le côté. On entend crier ses mâts, craquer ses voiles. Nous devons
aller très vite. Tant mieux, on sera plus vite arrivé... Cette île
des Pins, qui m'effrayait tant au moment du procès, à présent elle
me fait envie. C'est un but, un repos. Et je suis si las! Il y a des
moments où tout ce que j'ai vu depuis vingt mois me tourne devant
les yeux, à me donner le vertige. C'est le siège des Prussiens, les
remparts, l'exercice; ensuite les clubs, les enterrements civils avec
des immortelles à la boutonnière, les discours au pied de la Colonne,
les fêtes de la Commune à l'Hôtel de Ville, les revues de Cluseret,
les sorties, la bataille, la gare de Clamart et tous ces petits murs
où l'on s'abritait pour tirer sur les gendarmes; ensuite Satory, les
pontons, les commissaires, les transbordements d'un navire à l'autre,
ces allées et venues qui vous faisaient dix fois prisonniers par les
changements de prisons; enfin la salle des conseils de guerre, tous ces
officiers en grand costume assis au fond en fer à cheval, les voitures
cellulaires, l'embarquement, le départ, tout cela confondu dans le
tangage et l'abasourdissement des premiers jours de mer.

Ouf!

J'ai comme un masque de fatigue, de poussière, de je ne sais pas quoi
collé sur la figure. Il me semble que je ne me suis pas lavé depuis dix
ans.

Oh! oui, ça va me sembler bon de prendre pied quelque part, de faire
halte. Ils disent que là-bas j'aurai un bout de terrain, des outils,
une petite maison... Une petite maison! Nous en avions rêvé une, ma
femme et moi, du côté de Saint-Mandé: basse, avec un petit jardin
étalé devant, comme un tiroir ouvert plein de légumes et de fleurs.
On serait venu là le dimanche, du matin au soir, prendre de l'air et
du soleil pour toute la semaine. Puis les enfants grandis, mis au
commerce, on s'y serait retiré bien tranquille. Pauvre bête, va, te
voilà retiré maintenant, et tu vas l'avoir ta maison de campagne!

Ah! malheur, quand je pense que c'est la politique qui est la cause de
tout. «Je m'en défiais pourtant de cette sacrée politique. J'en avais
toujours eu peur. D'abord je n'étais pas riche, et, avec mon fonds
à payer, je n'avais pas beaucoup le temps de lire les journaux, ni
d'aller entendre les beaux parleurs dans les réunions. Mais le maudit
siège est arrivé, la garde nationale, rien à faire qu'à brailler et à
boire. Ma foi! je suis allé aux clubs avec les autres, et tous leurs
grands mots ont fini par me griser.

Les droits de l'ouvrier! le bonheur du peuple!

Quand la Commune est venue, j'ai cru que c'était l'âge d'or des pauvres
gens qui arrivait. D'autant qu'on m'avait nommé capitaine, et que tous
ces états-majors habillés de frais, ces galons, ces brandebourgs, ces
aiguillettes donnaient beaucoup d'ouvrage à la maison. Plus tard, quand
j'ai vu comment tout cela marchait, j'aurais bien voulu m'en aller,
mais j'avais peur de passer pour un lâche.

Qu'est-ce qu'il y a donc là-haut? Les porte-voix ronflent. Des grosses
bottes courent sur le pont mouillé... Ces matelots, pourtant quelle
dure existence ça mène. En voilà que le sifflet du quartier-maître
vient de prendre en plein sommeil. Ils montent sur le pont encore tout
endormis, tout suants. Il faut courir dans le noir, dans le froid. Les
planches glissent, les cordages sont gelés et brûlent les mains qui
s'y accrochent. Et pendant qu'ils sont pendus là-haut, au bout des
vergues, ballottés entre le ciel et l'eau, à rouler de grandes toiles
toutes raides, un coup de vent arrive qui les arrache, les emporte, les
éparpille en pleine mer comme un vol de mouettes. Ah! c'est une vie
autrement rude que celle de l'ouvrier parisien, et autrement mal payée.
Cependant ces gens-là ne se plaignent pas, ne se révoltent pas. Ils
vous ont des airs tranquilles, des yeux clairs bien décidés, et tant de
respect pour leurs chefs! On voit bien qu'ils ne sont pas venus souvent
dans nos clubs.

Décidément c'est une tempête. La frégate est secouée horriblement.
Tout danse, tout craque. Des paquets d'eau s'abattent sur le pont avec
un bruit de tonnerre; puis pendant cinq minutes ce sont de petites
rigoles qui s'écoulent de tous côtés. Autour de moi, on commence à se
secouer. Il y en a qui ont le mal de mer, d'autres qui ont peur. Cette
immobilité forcée dans le danger, c'est bien la pire des prisons... Et
dire que pendant que nous sommes là parqués comme un bétail, ballottés
à tâtons dans ce vacarme sinistre qui nous entoure, tous ces beaux fils
de la Commune à écharpes d'or, à plastrons rouges, tous ces poseurs,
tous ces lâches qui nous poussaient en avant, sont bien tranquilles
dans des cafés, dans des théâtres, à Londres, à Genève, tout près de
France. Quand j'y songe, il me vient des rages!

Toute la batterie est réveillée. On s'appelle d'un hamac à l'autre; et
comme on est tous Parisiens, on commence à blaguer, à ricaner. Moi, je
fais semblant de dormir, pour qu'on me laisse tranquille. Quel horrible
supplice de n'être jamais seul, de vivre à tas! Il faut se monter à
la colère des autres, dire comme eux, affecter des haines qu'on n'a
pas, sous peine de passer pour un mouchard. Et toujours la blague, la
blague... Quelle mer, bon Dieu! On sent que le vent creuse de grands
trous noirs où la frégate plonge et tourbillonne... Allons, j'ai bien
fait de ne pas les emmener. C'est si bon de penser à cette heure
qu'ils sont là-bas bien abrités dans notre petite chambre! Du fond de
la batterie noire, il me semble que je vois le rayon de lampe abaissé
sur tous ces fronts, les enfants endormis et la mère penchée qui songe
et qui travaille...



LES FÉES DE FRANCE


CONTE FANTASTIQUE


--Accusée, levez-vous, dit le président.

Un mouvement se fit au banc hideux des pétroleuses, et quelque chose
d'informe et de grelottant vint s'appuyer contre la barre. C'était
un paquet de haillons, de trous, de pièces, de ficelles, de vieilles
fleurs, de vieux panaches, et là-dessous une pauvre figure fanée,
tannée, ridée, crevassée, où la malice de deux petits yeux noirs
frétillait au milieu des rides comme un lézard à la fente d'un vieux
mur.

«Comment vous appelez-vous? lui demanda-t-on.

--Mélusine.

--Vous dites?...»

Elle répéta très gravement:

«Mélusine.»

Sous sa forte moustache de colonel de dragons, le président eut un
sourire, mais il continua sans sourciller:

«Votre âge?

--Je ne sais plus.

--Votre profession?

--Je suis fée!...»

Pour le coup l'auditoire, le conseil, le commissaire du gouvernement
lui-même, tout le monde partit d'un grand éclat de rire; mais cela
ne la troubla point, et de sa petite voix claire et chevrotante, qui
montait haut dans la salle et planait comme une voix de rêve, la
vieille reprit:

«Ah! les fées de France, où sont-elles? Toutes mortes, mes bons
messieurs. Je suis la dernière; il ne reste plus que moi... En vérité,
c'est grand dommage, car la France était bien plus belle quand elle
avait encore ses fées. Nous étions la poésie du pays, sa foi, sa
candeur, sa jeunesse. Tous les endroits que nous hantions, les fonds
de parc embroussaillés, les pierres des fontaines, les tourelles des
vieux châteaux, les brumes d'étangs, les grandes landes marécageuses
recevaient de notre présence je ne sais quoi de magique et d'agrandi.
A la clarté fantastique des légendes, on nous voyait passer un peu
partout traînant nos jupes dans un rayon de lune, ou courant sur
les prés à la pointe des herbes. Les paysans nous aimaient, nous
vénéraient.

«Dans les imaginations naïves, nos fronts couronnés de perles, nos
baguettes, nos quenouilles enchantées mêlaient un peu de crainte à
l'adoration. Aussi nos sources restaient toujours claires Les charrues
s'arrêtaient aux chemins que nous gardions; et comme nous donnions le
respect de ce qui est vieux, nous, les plus vieilles du monde, d'un
bout de la France à l'autre on laissait les forêts grandir, les pierres
crouler d'elles-mêmes.

«Mais le siècle a marché. Les chemins de fer sont venus. On a creusé
des tunnels, comblé les étangs, et fait tant de coupes d'arbres, que
bientôt nous n'avons plus su où nous mettre. Peu à peu les paysans
n'ont plus cru à nous. Le soir, quand nous frappions à ses volets,
Robin disait: «C'est le vent» et se rendormait. Les femmes venaient
faire leurs lessives dans nos étangs. Dès lors ç'a été fini pour nous.
Comme nous ne vivions que de la croyance populaire, en la perdant,
nous avons tout perdu. La vertu de nos baguettes s'est évanouie, et
de puissantes reines que nous étions, nous nous sommes trouvées de
vieilles femmes, ridées, méchantes comme des fées qu'on oublie; avec
cela notre pain à gagner et des mains qui ne savaient rien faire.
Pendant quelque temps, on nous a rencontrées dans les forêts traînant
des charges de bois mort, ou ramassant des glanes au bord des routes.
Mais les forestiers étaient durs pour nous, les paysans nous jetaient
des pierres. Alors, comme les pauvres qui ne trouvent plus à gagner
leur vie au pays, nous sommes allées la demander au travail des grandes
villes.

«Il y en a qui sont entrées dans des filatures. D'autres ont vendu des
pommes l'hiver, au coin des ponts, ou des chapelets à la porte des
églises. Nous poussions devant nous des charrettes d'oranges, nous
tendions aux passants des bouquets d'un sou dont personne ne voulait,
et les petits se moquaient de nos mentons branlants, et les sergents
de ville nous faisaient courir, et les omnibus nous renversaient. Puis
la maladie, les privations, un drap d'hospice sur la tête... Et voilà
comme la France a laissé toutes ses fées mourir. Elle en a été bien
punie!

«Oui, oui, riez, mes braves gens. En attendant, nous venons de voir
ce que c'est qu'un pays qui n'a plus de fées. Nous avons vu tous ces
paysans repus et ricaneurs ouvrir leurs huches aux Prussiens et leur
indiquer les routes. Voilà! Robin ne croyait plus aux sortilèges;
mais il ne croyait pas davantage à la patrie... Ah! si nous avions été
là, nous autres, de tous ces Allemands qui sont entrés en France pas
un ne serait sorti vivant. Nos draks, nos feux follets les auraient
conduits dans des fondrières. A toutes ces sources pures qui portaient
nos noms, nous aurions mêlé des breuvages enchantés qui les auraient
rendus fous; et dans nos assemblées, au clair de lune, d'un mot
magique, nous aurions si bien confondu les routes, les rivières, si
bien enchevêtré de ronces, de broussailles, ces dessous de bois où ils
allaient toujours se blottir, que les petits yeux de chat de M. de
Moltke n'auraient jamais pu s'y reconnaître. Avec nous, les paysans
auraient marché. Des grandes fleurs de nos étangs nous aurions fait des
baumes pour les blessures, les fils de la Vierge nous auraient servi
de charpie; et sur les champs de bataille, le soldat mourant aurait vu
la fée de son canton se pencher sur ses yeux à demi fermés pour lui
montrer un coin de bois, un détour de route, quelque chose qui lui
rappelle le pays. C'est comme cela qu'on fait la guerre nationale, la
guerre sainte. Mais hélas! dans les pays qui ne croient plus, dans les
pays qui n'ont plus de fées, cette guerre-là n'est pas possible.»

Ici la petite voix grêle s'interrompit un moment, et le président prit
la parole:

«Tout ceci ne nous dit pas ce que vous faisiez du pétrole qu'on a
trouvé sur vous quand les soldats vous ont arrêtée.

--Je brûlais Paris, mon bon monsieur, répondit la vieille très
tranquillement. Je brûlais Paris parce que je le hais, parce qu'il rit
de tout, parce que c'est lui qui nous a tuées. C'est Paris qui a envoyé
des savants pour analyser nos belles sources miraculeuses, et dire au
juste ce qu'il entrait de fer et de soufre dedans. Paris s'est moqué de
nous sur ses théâtres. Nos enchantements sont devenus des trucs, nos
miracles des gaudrioles, et l'on a vu tant de vilains visages passer
dans nos robes roses, nos chars ailés, au milieu de clairs de lune
en feu de Bengale, qu'on ne peut plus penser à nous sans rire... Il
y avait des petits enfants qui nous connaissaient par nos noms, nous
aimaient, nous craignaient un peu; mais au lieu des beaux livres tout
en or et en images, où ils apprenaient notre histoire, Paris maintenant
leur a mis dans les mains la science à la portée des enfants, de
gros bouquins d'où l'ennui monte comme une poussière grise et efface
dans les petits yeux nos palais enchantés et nos miroirs magiques...
Oh! oui, j'ai été contente de le voir flamber, votre Paris... C'est
moi qui remplissais les boîtes des pétroleuses, et je les conduisais
moi-même aux bons endroits: «Allez, mes filles, brûlez tout, brûlez,
brûlez!...»

«--Décidément cette vieille est folle, dit le président. Emmenez-la.»



DEUXIÈME PARTIE


CAPRICES ET SOUVENIRS



UN TENEUR DE LIVRES


«Brr... quel brouillard!...» dit le bonhomme en mettant le pied dans la
rue. Vite il retrousse son collet, ferme son cache-nez sur sa bouche,
et la tête baissée, les mains dans ses poches de derrière, il part pour
le bureau en sifflotant.

Un vrai brouillard, en effet. Dans les rues, ce n'est rien encore; au
cœur des grandes villes le brouillard ne tient pas plus que la neige.
Les toits le déchirent, les murs l'absorbent; il se perd dans les
maisons à mesure qu'on les ouvre, fait les escaliers glissants, les
rampes humides. Le mouvement des voitures, le va-et-vient des passants,
ces passants du matin, si pressés et si pauvres, le hache, l'emporte,
le disperse. Il s'accroche aux vêtements de bureau, étriqués et minces,
aux waterproofs des fillettes de magasin, aux petits voiles flasques,
aux grands cartons de toile cirée. Mais sur les quais encore déserts,
sur les ponts, la berge, la rivière, c'est une brume lourde, opaque,
immobile, où le soleil monte, là-haut, derrière Notre-Dame, avec des
lueurs de veilleuse dans un verre dépoli.

Malgré le vent, malgré la brume, l'homme en question suit les quais,
toujours les quais, pour aller à son bureau. Il pourrait prendre un
autre chemin, mais la rivière paraît avoir un attrait mystérieux pour
lui. C'est son plaisir de s'en aller Je long des parapets, de frôler
ces rampes de pierre usées aux coudes des flâneurs. A cette heure, et
par le temps qu'il fait, les flâneurs sont rares. Pourtant, de loin en
loin, on rencontre une femme chargée de linge qui se repose contre te
parapet, ou quelque pauvre diable accoudé, penché vers l'eau d'un air
d'ennui. Chaque fois l'homme se retourne, les regarde curieusement et
l'eau après eux, comme si une pensée intime mêlait dans son esprit ces
gens à la rivière.

Elle n'est pas gaie, ce matin, la rivière. Ce brouillard qui monte
entre les vagues semble l'alourdir. Les toits sombres des rives, tous
ces tuyaux de cheminée inégaux et penchés qui se reflètent, se croisent
et fument au milieu de l'eau, font penser à je ne sais quelle lugubre
usine qui, du fond de la Seine, enverrait à Paris toute sa fumée en
brouillard. Notre homme, lui, n'a pas l'air de trouver cela si triste.
L'humidité le pénètre de partout, ses vêtements n'ont pas un fil de
sec; mais il s'en va tout de même en sifflotant avec un sourire heureux
au coin des lèvres. Il y a si longtemps qu'il est fait aux brumes de la
Seine! Puis il sait que là-bas, en arrivant, il va trouver une bonne
chancelière bien fourrée, son poêle qui ronfle en l'attendant, et la
petite plaque chaude où il fait son déjeuner tous les matins. Ce sont
là de ces bonheurs d'employé, de ces joies de prison que connaissent
seulement ces pauvres êtres rapetissés dont toute là vie tient dans une
encoignure.

«Il ne faut pas que j'oublie d'acheter des pommes», se dit-il de
temps en temps, et il siffle, et il se dépêche. Vous n'avez jamais vu
quelqu'un aller à son travail aussi gaiement.

Les quais, toujours les quais, puis un pont. Maintenant le voilà
derrière Notre-Dame. A cette pointe de l'île, le brouillard est plus
intense que jamais. Il vient de trois côtés à la fois, noie à moitié
les hautes tours, S'amasse à l'angle du pont, comme s'il voulait cacher
quelque chose. L'homme s'arrête; c'est là.

On distingue confusément des ombres sinistres, des gens accroupis sur
le trottoir qui ont l'air d'attendre, et comme aux grilles des hospices
et des squares, des éventaires étalés, avec des rangées de biscuits,
d'oranges, de pommes. Oh! les belles pommes si fraîches, si rouges sous
la buée... Il en remplit ses poches, en souriant à la marchande qui
grelotte, les pieds sur sa chaufferette; ensuite il pousse une porte
dans le brouillard, traverse une petite cour où stationne une charrette
attelée.

«Est-ce qu'il y a quelque chose pour nous?» demande-t-il en passant. Un
charretier, tout ruisselant, lui répond:

«Oui, monsieur, et même quelque chose de gentil.»

Alors il entre vite dans son bureau.

C'est là qu'il fait chaud, et qu'on est bien. Le poêle ronfle dans
un coin. La chancelière est à sa place. Son petit fauteuil l'attend,
bien au jour, près de la fenêtre. Le brouillard en rideau sur les
vitres fait une lumière unie et douce, et les grands livres à dos vert
s'alignent correctement sur leurs casiers. Un vrai cabinet de notaire.

L'homme respire; il est chez lui.

Avant de se mettre à l'ouvrage, il ouvre une grande armoire, en tire
des manches de lustrine qu'il passe soigneusement, un petit plat de
terre rouge, des morceaux de sucre qui viennent du café, et il commence
à peler ses pommes, en regardant autour de lui avec satisfaction. Le
fait est qu'on ne peut pas trouver un bureau plus gai, plus clair,
mieux en ordre. Ce qu'il y a de singulier, par exemple, c'est ce bruit
d'eau qu'on entend de partout, qui vous entoure, vous enveloppe, comme
si on était dans une chambre de bateau. En bas la Seine se heurte en
grondant aux arches du pont, déchire son flot d'écume à cette pointe
d'île toujours encombrée de planches, de pilotis, d'épaves. Dans la
maison même, tout autour du bureau, c'est un ruissellement d'eau jetée
à pleines cruches, le fracas d'un grand lavage. Je ne sais pas pourquoi
cette eau vous glace rien qu'à l'entendre. On sent qu'elle claque sur
un sol dur, qu'elle rebondit sur de larges dalles, des tables de marbre
qui la font paraître encore plus froide.

Qu'est-ce qu'ils ont donc tant à laver dans cette étrange maison?
Quelle tache ineffaçable?

Par moments, quand ce ruissellement s'arrête, là-bas, au fond, ce sont
des gouttes qui tombent une à une, comme après un dégel ou une grande
pluie. On dirait que le brouillard, amassé sur les toits, sur les murs,
se fond à la chaleur du poêle et dégoutte continuellement.

L'homme n'y prend pas garde. Il est tout entier à ses pommes qui
commencent à chanter dans le plat rouge avec un petit parfum de
caramel, et cette jolie chanson l'empêche d'entendre le bruit d'eau, le
sinistré bruit d'eau.

«Quand vous voudrez, greffier!...» dit une voix enroulée dans là pièce
du fond. Il jette un regard sur ses pommes, et s'en va bien à regret.
Où va-t-il? Par la porte entr'ouverte une minute, il vient un air
fade et froid qui sent les roseaux, le marécage, et comme une vision
de hardes en train de sécher sur des cordes, des blouses fanées,
des bourgerons, une robe d'indienne pendue tout de son long par les
manches, et qui s'égoutte, qui s'égoutte.

C'est fini. Le voilà qui rentre. Il dépose sur sa table de menus objets
tout trempés d'eau, et revient frileusement vers le poêle dégourdir ses
mains rouges de froid.

«Il faut être enragé vraiment, par ce temps-là..., se dit-il en
frissonnant; qu'est-ce qu'elles ont donc toutes?»

Et comme il est bien réchauffé, et que son sucre commence à faire
la perle aux bords du plat, il se met à déjeuner sur un coin de son
bureau. Tout en mangeant, il a ouvert un de ses registres, et le
feuillette avec complaisance. Il est si bien tenu ce grand livré! Des
lignes droites, des entêtes à l'encre bleue, des petits reflets de
poudre d'or, des buvards à chaque page, un soin, un ordre...

Il paraît que les affaires vont bien. Le brave homme a l'air satisfait
d'un comptable en face d'un bon inventaire de fin d'année. Pendant
qu'il se délecte à tourner les pages de son livre, les portes s'ouvrent
dans la salle à côté, les pas d'une foule sonnent sur les dalles; on
parle à demi-voix comme dans une église.

«Oh! qu'elle est jeune... Quel dommage!...»

Et l'on se pousse et l'on chuchotte...

Qu'est-ce que cela peut lui faire à lui qu'elle soit jeune?
Tranquillement, en achevant ses pommes, il attire devant lui les objets
qu'il a apportés tout à l'heure. Un dé plein de sable, un porte-monnaie
avec un sou dedans, de petits ciseaux rouillés, si rouillés qu'on ne
pourra plus jamais s'en servir--oh! plus jamais;--un livret d'ouvrière
dont les pages sont collées entre elles; une lettre en loques, effacée,
où l'on peut lire quelques mots: «_L'enfant... pas d'arg... mois de
nourrice_...»

Le teneur de livre hausse les épaules avec l'air de dire:

«Je connais ça...»

Puis il prend sa plume, souffle soigneusement les mies de pain tombées
sur son grand livre, fait un geste pour bien poser sa main, et de
sa plus belle ronde il écrit le nom qu'il vient de déchiffrer sur le
livret mouillé:

_Félicie Rameau, brunisseuse, dix-sept ans_.



AVEC TROIS CENT MILLE FRANCS


QUE M'A PROMIS GIRARDIN!...


Ne vous est-il jamais arrivé de sortir de chez vous, le pied léger et
l'âme heureuse, et après deux heures de courses dans Paris, de rentrer
tout mal en train, affaissé par une tristesse sans cause, un malaise
incompréhensible? Vous vous dites: «Qu'est-ce que j'ai donc?...» Mais
vous avez beau chercher, vous ne trouvez rien. Toutes vos courses
ont été bonnes, le trottoir sec, le soleil chaud; et pourtant vous
vous sentez au cœur une angoisse douloureuse, comme l'impression d'un
chagrin ressenti.

C'est qu'en ce grand Paris, où la foule se sent inobservée et libre, on
ne peut faire un pas sans se heurter à quelque détresse envahissante
qui vous éclabousse et vous laisse sa marque en passant. Je ne parle
pas seulement des infortunes qu'on connaît, auxquelles on s'intéresse,
de ces chagrins d'ami qui sont un peu les nôtres et dont la rencontre
subite vous serre le cœur comme un remords; ni même de ces chagrins
d'indifférents, qu'on n'écoute que d'une oreille, et qui vous navrent
sans qu'on s'en doute. Je parle de ces douleurs tout à fait étrangères,
qu'on n'entrevoit qu'au passage, en une minute, dans l'activité de la
course et la confusion de la rue.

Ce sont des lambeaux de dialogues saccadés au train des voitures, des
préoccupations sourdes et aveugles qui parlent toutes seules et très
haut, des épaules lasses, des gestes fous, des yeux de fièvre, des
visages blêmes gonflés de larmes, des deuils récents mal essuyés aux
voiles noirs. Puis des détails furtifs, et si légers! Un collet d'habit
brossé, usé, qui cherche l'ombre, une serinette sans voix tournant
à vide sous un porche, un ruban de velours au cou d'une bossue,
cruellement noué bien droit entre les épaules contrefaites... Toutes
ces visions de malheurs inconnus passent vite, et vous les oubliez en
marchant, mais vous avez senti le frôlement de leur tristesse, vos
vêtements se sont imprégnés de l'ennui qu'ils traînaient après eux, et
à la fin de la journée vous sentez remuer tout ce qu'il y a en vous
d'ému, de douloureux, parce que sans vous en apercevoir vous avez
accroché au coin d'une rue, au seuil d'une porte, ce fil invisible qui
lie toutes les infortunes et les agite à la même secousse.

Je pensais à cela l'autre matin--car c'est surtout le matin que Paris
montre ses misères--en voyant marcher devant moi un pauvre diable
étriqué dans un paletot trop mince qui faisait paraître ses enjambées
plus longues, et exagérait férocement tous ses gestes. Courbé en deux,
tourmenté comme un arbre en plein vent, cet homme s'en allait très
vite. De temps en temps, sa main plongeait dans une de ses poches de
derrière, et y cassait un petit pain qu'il dévorait furtivement, comme
honteux de manger dans la rue.

Les maçons me donnent appétit, quand je les vois, assis sur les
trottoirs, mordre au beau mitan de leur miche fraîche. Les petits
employés aussi me font envie, lorsqu'ils reviennent en courant de la
boulangerie au bureau, la plume à l'oreille, la bouche pleine, tout
réjouis de ce repas au grand air. Mais ici on sentait la honte de la
vraie faim, et c'était pitié de voir ce malheureux n'osant manger que
par miettes le pain qu'il broyait au fond de sa poche.

Je le suivais depuis un moment quand tout à coup, comme il arrive
souvent dans ces existences déroutées, il changea brusquement de
direction et d'idée, et en se retournant se trouva face à face avec
moi.

«Tiens! vous voilà...» Par hasard, je le connaissais un peu. C'était
un de ces brasseurs d'affaires comme il en pousse tant entre les pavés
de Paris, homme à inventions, fondateur de journaux Impossibles,
autour duquel il s'était fait pendant un certain temps beaucoup de
réclames et de bruit imprimé, et qui depuis trois mois avait disparu
dans un formidable plongeon. Après un bouillonnement de quelques jours
à l'endroit de sa chute, le flot s'était uni, refermé, et il n'avait
plus été question de lui. En me voyant, il se troubla, et pour couper
court à toute question, sans doute aussi pour détourner mon regard de
sa tenue sordide et de son sou de pain, il se mit à me parler très
vite, d'un ton faussement joyeux... Ses affaires allaient bien, très
bien... Ça n'avait été qu'un temps d'arrêt. En ce moment, il tenait une
affaire magnifique... Un grand journal industriel à images... Beaucoup
d'argent, un traité d'annonces superbe!... Et sa figure s'animait en
parlant. Sa taille se redressait. Peu à peu il prit un ton protecteur,
comme s'il était déjà dans son bureau de rédaction, me demanda même des
articles.

«Et vous savez, ajouta-t-il, d'un air de triomphe, c'est une affaire
sûre... je commence avec trois cent mille francs que m'a promis
Girardin!»

Girardin!

C'est bien le nom qui vient toujours à la bouche de ces visionnaires.
Quand on le prononce devant moi, ce nom, il me semble voir des
quartiers neufs, de grandes bâtisses inachevées, des journaux tout
frais imprimés, avec des listes d'actionnaires et d'administrateurs.
Que de fois j'ai entendu dire, à propos de projets insensés: «Il
faudra parler de ça à Girardin!...»

Et lui aussi, le pauvre diable, cette idée lui était venue de parler de
ça à Girardin. Toute la nuit, il avait dû préparer son plan, aligner
des chiffres; puis il était sorti, et en marchant, en s'agitant,
l'affaire était devenue si belle, qu'au moment de notre rencontre il
lui paraissait impossible que Girardin lui refusât ses trois cent mille
francs. En disant qu'on les lui avait promis, le malheureux ne mentait
pas, il ne faisait que continuer son rêve.

Pendant qu'il me parlait, nous étions bousculés, poussés contre le mur.
C'était sur le trottoir d'une de ces rues si agitées qui vont de la
Bourse à la Banque, pleines de gens pressés, distraits, tout à leurs
affaires, boutiquiers anxieux courant retirer leurs billets, petits
boursiers à figures basses qui se jettent des chiffres à l'oreille en
passant. Et d'entendre tous ces beaux projets au milieu de cette foule,
dans ce quartier de spéculateurs où l'on sent comme la hâte et la
fièvre des jeux de hasard, cela me donnait le frisson d'une histoire de
naufrage racontée en pleine mer. Je voyais réellement tout ce que cet
homme me disait, ses catastrophes sur d'autres visages, et ses espoirs
rayonnants dans d'autres yeux égarés. Il me quitta brusquement, comme
il m'avait abordé, jeté à corps perdu dans ce tourbillon de folies, de
rêves, de mensonges, ce que ces gens-là appellent d'un ton sérieux «
les affaires».

Au bout de cinq minutes, je l'avais oublié, mais le soir, rentré chez
moi, quand je secouai avec la poussière des rues toutes les tristesses
de la journée, je revis cette figure tourmentée et pâle, le petit pain
d'un sou, et le geste qui soulignait ces paroles fastueuses: «Avec
trois cent mille francs que m'a promis Girardin!...»



ARTHUR


Il y a quelques années, j'habitais un petit pavillon aux
Champs-Élysées, dans le passage des Douze-Maisons. Figurez-vous
un coin de faubourg perdu, niché au milieu de ces grandes avenues
aristocratiques, si froides, si tranquilles, qu'il semble qu'on n'y
passe qu'en voiture. Je ne sais quel caprice de propriétaire, quelle
manie d'avare ou de vieux laissait traîner ainsi au cœur de ce beau
quartier ces terrains vagues, ces petits jardins moisis, ces maisons
basses, bâties de travers, avec l'escalier en dehors et des terrasses
de bois pleines de linge étendu, de cages à lapins, de chats maigres,
de corbeaux apprivoisés. Il y avait là des ménages d'ouvriers, de
petits rentiers, quelques artistes,--on en trouve partout où il reste
des arbres,--et enfin deux ou trois garnis d'aspect sordide, comme
encrassés par des générations de misères. Tout autour, la splendeur et
le bruit des Champs-Élysées, un roulement continu, un cliquetis de
harnais et de pas fringants, les portes cochères lourdement refermées,
les calèches ébranlant les porches, des pianos étouffés, les violons de
Mabille, un horizon de grands hôtels muets, aux angles arrondis, avec
leurs vitres nuancées par des rideaux de soie claire et leurs hautes
glaces sans tain, où montent les dorures des candélabres et les fleurs
rares des jardinières...

Cette ruelle noire des Douze-Maisons, éclairée seulement d'un réverbère
au bout, était comme la coulisse du beau décor environnant. Tout ce
qu'il y avait de paillons dans ce luxe venait se réfugier là, galons de
livrées, maillots de clowns, toute une bohème de palefreniers anglais,
d'écuyers du Cirque, les deux petits postillons de l'Hippodrome avec
leurs poneys jumeaux et leurs affiches-réclames, la voiture aux
chèvres, les guignols, les marchandes d'oublies, et puis des tribus
d'aveugles qui revenaient le soir, chargés de pliants, d'accordéons, de
sébiles. Un de ces aveugles se maria pendant que j'habitais le passage.
Cela nous valut toute la nuit un concert fantastique de clarinettes, de
hautbois, d'orgues, d'accordéons, où l'on voyait très bien défiler tous
les ponts de Paris avec leurs psalmodies différentes... A l'ordinaire
cependant, le passage était assez tranquille. Ces errants de la rue
ne rentraient qu'à la brune, et si las! Il n'y avait de tapage que le
samedi, lorsque Arthur touchait sa paye.

C'était mon voisin, cet Arthur. Un petit mur allongé d'un treillage
séparait seul mon pavillon du garni qu'il habitait avec sa femme.
Aussi, bien malgré moi, sa vie se trouvait-elle mêlée à la mienne; et
tous les samedis j'entendais, sans en rien perdre, l'horrible drame
si parisien qui se jouait dans ce ménage d'ouvriers. Cela commençait
toujours de la même façon. La femme préparait le dîner; les enfants
tournaient autour d'elle. Elle leur parlait doucement, s'affairait.
Sept heures, huit heures: personne... A mesure que le temps se passait,
sa voix changeait, roulait des larmes, devenait nerveuse. Les enfants
avaient faim, sommeil, commençaient à grogner. L'homme n'arrivait
toujours pas. On mangeait sans lui. Puis, la marmaille couchée,
le poulailler endormi, elle venait sur le balcon de bois, et je
l'entendais dire tout bas en sanglotant:

«Oh! la canaille! la canaille!»

Des voisins qui rentraient la trouvaient là. On la plaignait.

«Allez donc vous coucher, madame Arthur. Vous savez bien qu'il ne
rentrera pas, puisque c'est le jour de paye.»

Et des conseils, des commérages.

«A votre place, voilà comme je ferais... Pourquoi ne le dites-vous pas
à son patron?»

Tout cet apitoiement la faisait pleurer davantage; mais elle persistait
dans son espoir, dans son attente, s'y énervait, et les portes fermées,
le passage muet, se croyant bien seule, restait accoudée là, ramassée
toute dans une idée fixe, se racontant à elle-même et très haut ses
tristesses avec ce laisser-aller du peuple qui a toujours une moitié de
sa vie dans la rue. C'étaient des loyers en retard, les fournisseurs
qui la tourmentaient, le boulanger qui refusait le pain... Comment
ferait-elle, s'il rentrait encore sans argent? A la fin, la lassitude
la prenait de guetter les pas attardés, de compter les heures. Elle
rentrait; mais longtemps après, quand je croyais tout fini, on toussait
près de moi sur la galerie. Elle était encore là, la malheureuse,
ramenée par l'inquiétude, se tuant les yeux à regarder dans cette
ruelle noire, et n'y voyant que sa détresse.

Vers une heure, deux heures, quelquefois plus tard, on chantait au
bout du passage. C'était Arthur qui rentrait. Le plus souvent, il se
faisait accompagner, traînait un camarade jusqu'à sa porte: «Viens
donc ... viens donc...» et même là, il flânait encore, ne pouvait
se décider à rentrer, sachant bien ce qui l'attendait chez lui...
En montant l'escalier, le silence de la maison endormie qui lui
renvoyait son pas lourd le gênait comme un remords. Il parlait seul,
tout haut, s'arrêtant devant chaque taudis: «Bonsoir, ma'me Weber...
bonsoir, ma'me Mathieu.» Et si on ne lui répondait pas, c'était une
bordée d'injures, jusqu'au moment où toutes les portes, toutes les
fenêtres s'ouvraient pour lui renvoyer ses malédictions. C'est ce qu'il
demandait. Son vin aimait le train, les querelles. Et puis, comme cela,
il s'échauffait, arrivait en colère, et sa rentrée lui faisait moins
peur.

Elle était terrible, cette rentrée...

«Ouvre, c'est moi...»

J'entendais les pieds nus de la femme sur le carreau, le frottement des
allumettes, et l'homme qui, dès en entrant, essayait de bégayer une
histoire, toujours la même: les camarades, l'entraînement... Chose,
tu sais bien... Chose qui travaille au chemin de fer. La femme ne
l'écoutait pas:

«Et l'argent?

--J'en ai plus, disait la voix d'Arthur.

--Tu mens!...»

Il mentait en effet. Même dans l'entraînement du vin, il réservait
toujours quelques sous, pensant d'avance à sa soif du lundi; et
c'est ce restant de paye qu'elle essayait de lui arracher. Arthur se
débattait:

«Puisque je te dis que j'ai tout bu!» criait-il. Sans répondre, elle
s'accrochait à lui de toute son indignation, de tous ses nerfs, le
secouait, le fouillait, retournait ses poches. Au bout d'un moment,
j'entendais l'argent qui roulait par terre, la femme se jetant dessus
avec un rire de triomphe.

«Ah! tu vois bien.»

Puis un juron, des coups sourds..., c'est l'ivrogne qui se vengeait.
Une fois en train de battre; il ne s'arrêtait plus. Tout ce qu'il y
a de mauvais, de destructeur dans ces affreux vins de barrière lui
montait au cerveau et voulait sortir. La femme hurlait, les derniers
meubles du bouge volaient en éclats, les enfants réveillés en sursaut
pleuraient de peur. Dans le passage, les fenêtres s'ouvraient. On
disait;

«C'est Arthur! c'est Arthur!...»

Quelquefois aussi le beau-père, un vieux chiffonnier qui logeait dans
le garni voisin, venait au secours de sa fille; mais Arthur s'enfermait
à clef pour ne pas être dérangé dans son opération. Alors, à travers
la serrure, un dialogue effrayant s'engageait entre le beau-père et le
gendre, et nous en apprenions de belles:

«T'en as donc pas assez de tes deux ans de prison, bandit?» criait le
vieux. Et l'ivrogne, d'un ton superbe:

«Eh bien oui, j'ai fait deux ans de prison... Et puis après?... Au
moins, moi, j'ai payé ma dette à la société... Tâche donc de payer la
tienne!...»

Cela lui paraissait tout simple: j'ai volé, vous m'avez mis en prison.
Nous sommes quittes... Mais tout de même, si le vieux insistait
trop là-dessus, Arthur impatienté ouvrait sa porte, tombait sur le
beau-père, la belle-mère, les voisins, et battait tout le monde, comme
Polichinelle.

Ce n'était pourtant pas un méchant homme. Bien souvent le dimanche,
au lendemain d'une de ces tueries, l'ivrogne apaisé, sans le sou pour
aller boire, passait la journée chez lui. On sortait les chaises des
chambres. On s'installait sur le balcon, ma'me Weber, ma'me Mathieu,
tout le garni, et l'on causait. Arthur faisait l'aimable, le bel
esprit; vous auriez dit un de ces ouvriers modèles qui suivent les
cours du soir. Il prenait pour parler une voix blanche, doucereuse,
déclamait des bouts d'idées ramassées un peu partout, sur les droits
de l'ouvrier, la tyrannie du capital. Sa pauvre femme, attendrie par
les coups de la veille, le regardait avec admiration, et ce n'était pas
la seule.

«Cet Arthur pourtant, s'il voulait!» murmurait ma'me Weber en
soupirant. Ensuite ces dames le faisaient chanter... Il chantait _les
Hirondelles_, de M. de _Bélanger_... Oh! cette voix de gorge, pleine
de fausses larmes, le sentimentalisme bête de l'ouvrier!... Sous la
vérandah moisie, en papier goudronné, les guenilles étendues laissaient
passer un coin du ciel bleu entre les cordes, et toute cette crapule,
affamée d'idéal à sa manière, tournait là-haut ses yeux mouillés.

Tout cela n'empêchait pas que, le samedi suivant, Arthur mangeait sa
paye, battait sa femme; et qu'il y avait là, dans ce bouge, un tas
d'autres petits Arthur, n'attendant que d'avoir l'âge de leur père pour
manger leur paye, battre leurs femmes... Et c'est cette race-là qui
voudrait gouverner le monde!... Ah! maladie! comme disaient mes voisins
du passage.



LES TROIS SOMMATIONS


Aussi vrai que je m'appelle Bélisaire et que j'ai mon rabot dans la
main en ce moment, si le père Thiers s'imagine que la bonne leçon qu'il
vient de nous donner aura servi à quelque chose, c'est qu'il ne connaît
pas le peuple de Paris. Voyez-vous, monsieur, ils auront beau nous
fusiller en grand, nous déporter, nous exporter, mettre Cayenne au bout
de Satory, bourrer les pontons comme des barils à sardines, le Parisien
aime l'émeute, et rien ne pourra lui enlever ce goût-là! On a ça dans
le sang. Qu'est-ce que vous voulez? Ce n'est pas tant la politique,
qui nous amuse, c'est le train qu'elle fait: les ateliers fermés, les
rassemblements, la flâne, et puis encore quelque chose en plus que je
ne saurais vous dire.

Pour bien comprendre cela, il faut être né, comme moi, rue de
l'Orillon, dans un atelier de menuisier, et depuis huit ans jusqu'à
quinze qu'on m'a mis en apprentissage, avoir roulé le faubourg avec
une voiture à bras pleine de copeaux. Ah! dame! je peux dire que je
m'en suis payé des révolutions, dans ce temps-là. Tout petit, pas plus
haut qu'une botte, dès qu'il y avait du bruit dans Paris, vous étiez
sûr de m'y voir par un bout. Presque toujours je savais ça d'avance.
Quand je voyais les ouvriers s'en aller bras dessus, bras dessous, dans
le faubourg, en prenant le trottoir tout en large, les femmes sur les
portes causant, gesticulant, et tous ces tas de monde qui descendaient
des barrières, je me disais en charriant mes copeaux: «Bonne affaire!
il va y avoir quelque chose...»

En effet, ça ne manquait pas. Le soir, en rentrant chez nous, je
trouvais la boutique pleine; des amis du père causaient politique
autour de l'établi, des voisins lui apportaient le journal; car dans
ce temps-là il n'y avait pas de feuilles à un sou comme maintenant.
Ceux qui voulaient recevoir le journal se cotisaient à plusieurs dans
la même maison et se le passaient d'étage en étage ... Papa Bélisaire,
qui travaillait toujours malgré tout, poussait son rabot avec colère en
entendant les nouvelles; et je me rappelle que ces jours-là, au moment
de se mettre à table, la mère ne manquait jamais de nous dire:

«Tenez-vous tranquilles, les enfants... Le père n'est pas content,
rapport aux affaires de la politique.»

Moi, vous pensez, je n'y comprenais pas grand'chose, à ces sacrées
affaires. Tout de même, il y avait des mots qui m'entraient dans la
tête à force de les entendre, comme, par exemple:

«Cette canaille de Guizot, qui est allé à Gand!»

Je ne savais pas bien ce que c'était que ce Guizot, ni ce que cela
voulait dire d'être allé à Gand; mais c'est égal! je répétais avec les
autres:

«Canaille de Guizot!... Canaille de Guizot!...»

Et j'y allais d'autant plus de bon cœur à l'appeler canaille, ce pauvre
M. Guizot, que, dans ma tête, je le confondais avec un grand coquin de
sergent de ville qui se tenait au coin de la rue de l'Orillon et me
faisait toujours des misères, par rapport à ma charrette de copeaux
... Personne ne l'aimait dans le quartier, ce grand rouge-là! Les
chiens, les enfants, tout le monde lui était après; il n'y avait que le
marchand de vin qui, de temps en temps, pour l'amadouer, lui glissait
un verre de vin dans l'entre-bâillement de sa boutique. Le grand rouge
s'approchait sans avoir l'air de rien, regardait à droite et à gauche
s'il n'y avait pas de chefs, puis, en passant, _uit_!... Je n'ai jamais
vu siffler un verre de vin si lestement. Le malin, c'était de guetter
le moment où il avait le coude en l'air, et d'arriver derrière en
criant:

«Gare, sergo!... voilà l'officier.»

On est comme ça dans le peuple de Paris, c'est le sergent de ville qui
porte la peine de tout. On s'habitue à les haïr, les pauvres diables,
à les regarder comme des chiens. Les ministres font des bêtises, c'est
aux sergents de ville qu'on les fait payer, et quand une fois il arrive
une bonne révolution, les ministres s'en vont à Versailles, et les
sergents de ville dans le canal...

Pour en revenir donc à ce que je vous disais, dès qu'il y avait quelque
chose dans Paris, j'étais un des premiers à le savoir. Ces jours-là,
on se donnait rendez-vous, tous les petits du quartier, et nous
descendions ensemble le faubourg. Il y avait des gens qui criaient:

«C'est rue Montmartre... non!... à la porte Saint-Denis.»

D'autres qui s'étaient trouvés en course de ce côté-là, revenaient
furieux de n'avoir pas pu passer. Les femmes couraient chez les
boulangers. On fermait les portes cochères. Tout cela nous montait.
Nous chantions, nous bousculions en passant les petits marchands des
rues qui relevaient bien vite leurs étalages, leurs éventaires comme
les jours de grand vent. Quelquefois, en arrivant au canal, les ponts
des écluses étaient déjà tournés. Des fiacres, des camions s'arrêtaient
là. Les cochers juraient, le monde s'inquiétait. Nous escaladions en
courant cette grande passerelle toute en marches qui séparait alors le
faubourg de la rue du Temple, et nous arrivions sur les boulevards.

C'est ça qui est amusant, le boulevard, les mardis gras et les jours
d'émeute. Presque pas de voitures; on pouvait galoper à son aise sur
cette grande chaussée. En nous voyant passer, les boutiquiers de ces
quartiers savaient bien ce que cela voulait dire, et fermaient vite
leurs magasins. On entendait claquer les volets; mais tout de même, une
fois la boutique fermée, ces gens-là se tenaient sur le trottoir devant
leurs portes, parce que chez les Parisiens la curiosité est plus forte
que tout.

Enfin nous apercevions une masse noire, la foule, l'encombrement.
C'était là!... Seulement pour bien voir, il s'agissait d'être au
premier rang; et dame! on en recevait de ces taloches... Pourtant, à
force de pousser, de bousculer, de se glisser entre les jambes, nous
finissions par arriver... Une fois bien placés, en avant de tout le
monde, on respirait et on était fier. Le fait est que le spectacle en
valait la peine.

Non, voyez-vous, jamais M. Bocage, jamais M. Mélingue ne m'ont donné un
battement de cœur pareil à celui que j'avais en voyant là-bas, au bout
de la rue, dans l'espace resté vide, le commissaire s'avancer avec son
écharpe... Les autres criaient:

«Le commissaire! le commissaire!»

Moi je ne disais rien. J'avais les dents serrées de peur, de plaisir,
de je ne sais pas quoi; en moi-même je pensais:

«Le commissaire est là... gare tout à l'heure les coups de trique...»

Ce n'était pas encore tant les coups de trique qui m'impressionnaient,
mais ce diable d'homme avec son écharpe sur son habit noir, et ce
grand chapeau de monsieur qui lui donnait l'air d'être en visite au
milieu des schakos et des tricornes, ça me faisait un effet...! Après
un roulement de tambour, le commissaire commençait à marmotter quelque
chose. Comme il était loin de nous, malgré le grand silence, sa voix
s'en allait dans l'air, et on n'entendait que ça:

«Mn...mn... mn...»

Mais nous la connaissions aussi bien que lui la loi sur les
attroupements. Nous savions que nous avions droit à trois sommations
avant d'arriver aux coups de trique. Aussi la première fois, personne
ne bougeait. On restait là, bien tranquille, les mains dans les
poches... Par exemple, au second roulement, on commençait à devenir
vert, et à regarder de droite et de gauche par où il faudrait passer...
Au troisième roulement, prrt! c'était comme un départ de perdreaux, et
des cris, des miaulements, un envolement de tabliers, de chapeaux, de
casquettes, et puis là-bas derrière, les triques qui commençaient à
taper. Non, vrai! il n'y a pas de pièces de théâtre capables de vous
donner de ces émotions-là. On en avait pour huit jours à raconter cela
aux autres, et comme ils étaient fiers ceux qui pouvaient dire:

«J'ai entendu la troisième sommation!...»

Il faut dire aussi qu'à ce jeu on risquait quelquefois des morceaux de
sa peau. Figurez-vous qu'un jour, à la pointe Saint-Eustache, je ne
sais comment le commissaire fit son compte; mais pas plutôt le second
roulement, voilà les municipaux qui partent, la trique en l'air. Je
ne restai pas là à les attendre, vous pensez bien. Mais j'avais beau
allonger mes petites jambes, un de ces grands diables s'était acharné
sur moi et me serrait de si court, de si court, qu'après avoir senti
deux ou trois fois le vent de sa trique, je finis par la recevoir en
plein sur la tête. Dieu de Dieu, quelle décharge! je n'ai jamais vu
pareille illumination... On me rapporta chez nous la figure fendue, et
si vous croyez que ça m'avait corrigé... Ah! ben oui, tout le temps que
la pauvre maman Bélisaire me mettait des compresses, je ne cessais pas
de crier:

«Ce n'est pas ma faute... C'est ce gueux de commissaire qui nous a
trichés... il n'a fait que deux sommations!»



UN SOIR DE PREMIÈRE


IMPRESSIONS DE L'AUTEUR


C'est pour huit heures. Dans cinq minutes, la toile va se lever.
Machinistes, régisseur, garçon d'accessoires, tout le monde est à son
poste. Les acteurs de la première scène se placent, prennent leurs
attitudes. Je regarde une dernière fois par le trou du rideau. La
salle est comble; quinze cents têtes rangées en amphithéâtre, riant,
s'agitant dans la lumière. Il y en a quelques-unes que je reconnais
vaguement; mais leur physionomie me parait toute changée. Ce sont
des mines pincées, des airs rogues, dogmatiques, des lorgnettes déjà
braquées qui me visent comme des pistolets. Il y a bien dans un coin
quelques visages chers, pâlis par l'angoisse et l'attente: mais combien
d'indifférents, de mal disposés! Et tout ce que ces gens apportent du
dehors, cette masse d'inquiétudes, de distractions, de préoccupations,
de méfiances... Dire qu'il va falloir dissiper tout cela, traverser
cette atmosphère d'ennui, de malveillance, faire à ces milliers d'êtres
une pensée commune, et que mon drame ne peut exister qu'en allumant
sa vie à toutes ces paires d'yeux inexorables... Je voudrais attendre
encore, empêcher le rideau de se lever. Mais non! il est trop tard.
Voilà les trois coups frappés, l'orchestre qui prélude... puis un grand
silence, et une voix que j'entends des coulisses, sourde, lointaine,
perdue dans l'immensité de la salle. C'est ma pièce qui commence. Ah!
malheureux, qu'est-ce que j'ai fait?...

Moment terrible. On ne sait où aller, que devenir. Rester là, collé
contre un portant, l'oreille tendue, le cœur serré; encourager les
acteurs quand on aurait tant besoin d'encouragements soi-même, parler
sans savoir ce qu'on dit, sourire en ayant dans les yeux l'égarement de
la pensée absente... Au diable! J'aime encore mieux me glisser dans la
salle et regarder le danger en face.

Caché au fond d'une baignoire, j'essaye de me poser en spectateur
détaché, indifférent, comme si je n'avais pas vu pendant deux mois
toutes les poussières de ces planches flotter autour de mon œuvre,
comme si je n'avais pas réglé moi-même tous ces gestes, toutes ces voix
et les moindres détails de la mise en scène, depuis le mécanisme des
portes jusqu'à la montée du gaz. C'est une impression singulière. Je
voudrais écouter, mais je ne peux pas. Tout me gêne, tout me dérange.
Ce sont des clefs brusques aux portes des loges, des tabourets qu'on
remue, des quintes de toux qui s'encouragent, se répondent, des
chuchotements d'éventails, des étoffes froissées, un tas de petits
bruits qui me paraissent énormes; puis des hostilités de gestes,
d'attitudes, des dos qui n'ont pas l'air content, des coudes ennuyés
qui s'étalent, semblent barrer tout le décor.

Devant moi, un tout jeune homme à binocle prend des notes d'un air
grave, et dit:

«C'est enfantin.»

Dans la loge à côté, on cause à voix basse:

«Vous savez que c'est pour demain.

--Pour demain?

--Oui, demain, sans faute.»

Il paraît que demain est très important pour ces gens-là, et moi qui
ne pense qu'à aujourd'hui!... A travers cette confusion, pas un de mes
mots ne porte, ne fait flèche. Au lieu de monter, d'emplir la salle,
les voix des acteurs s'arrêtent au bord de la rampe et retombent
lourdement dans le trou du souffleur, au fracas bête de la claque...
Qu'est-ce qu'il a donc à se fâcher, ce monsieur, là-haut? Décidément
j'ai peur. Je m'en vais.

Me voilà dehors. Il pleut, il fait noir; mais je ne m'en aperçois
guère. Les loges, les galeries tournent encore devant moi avec leurs
rangées de têtes lumineuses, et la scène au milieu, comme un point
fixe, éclatant, qui s'obscurcit à mesure que je m'éloigne. J'ai
beau marcher, me secouer, je la vois toujours cette scène maudite,
et la pièce que je sais par cœur, continue à se jouer, à se traîner
lugubrement au fond de mon cerveau. C'est comme un mauvais rêve que
j'emporte avec moi, et auquel je mêle les gens qui me heurtent, le
gâchis, le bruit de la rue. Au coin du boulevard, un coup de sifflet
m'arrête, me fait pâlir. Imbécile! c'est un bureau d'omnibus... Et je
marche, et la pluie redouble. Il me semble que là-bas aussi il pleut
sur mon drame, que tout se décolle, se détrempe, et que mes héros,
honteux et frippés, barbottent à ma suite sur les trottoirs luisants de
gaz et d'eau.

Pour m'arracher à ces idées noires, j'entre dans un café. J'essaye
de lire; mais les lettres se croisent, dansent, s'allongent,
tourbillonnent. Je ne sais plus ce que les mots veulent dire; ils me
semblent tous bizarres, vides de sens. Cela me rappelle une lecture
que j'ai faite en mer, il y a quelques années, un jour de très gros
temps. Sous le rouf inondé d'eau où je m'étais blotti, j'avais trouvé
une grammaire anglaise, et là, dans le train des vagues et des mâts
arrachés, pour ne pas penser au danger, pour ne pas voir ces paquets
d'eau verdâtre qui croulaient sur le pont en s'étalant, je m'absorbais
de toutes mes forces dans l'étude du _th_ anglais; mais j'avais beau
lire à haute voix, répéter et crier les mots, rien ne pouvait entrer
dans ma tête pleine des huées de la mer et des sifflements aigus de la
bise en haut des vergues.

Le journal que je tiens à ce moment me paraît aussi incompréhensible
que ma grammaire anglaise. Pourtant à force de fixer cette grande
feuille dépliée devant moi, je vois s'y dérouler, entre les lignes
courtes et serrées, les articles de demain, et mon pauvre nom se
débattre dans des buissons d'épines et des flots d'encre amère... Tout
à coup le gaz baisse, on ferme le café.

Déjà?

Quelle heure est-il donc?

... Les boulevards sont pleins de monde. On sort des théâtres. Je
me croise sans doute avec des gens qui ont vu ma pièce. Je voudrais
demander, savoir, et en même temps je passe vite pour ne pas entendre
les réflexions à haute voix et les feuilletons en pleine rue. Ah!
comme ils sont heureux tous ceux-là qui rentrent chez eux et qui n'ont
pas fait de pièces... Me voici devant le théâtre. Tout est fermé,
éteint. Décidément, je ne saurai rien ce soir; mais je me sens une
immense tristesse devant les affiches mouillées et les ifs à lampions
qui clignotent encore à la porte. Ce grand bâtiment que j'ai vu tout
à l'heure s'étaler en bruit et en lumière à tout ce coin de boulevard
est sourd, noir, désert, ruisselant comme après un incendie ... Allons!
c'est fini. Six mois de travail, de rêves, de fatigues, d'espérances,
tout cela s'est brûlé, perdu, envolé à la flambée de gaz d'une soirée.



LA SOUPE AU FROMAGE


C'est une petite chambre au cinquième, une de ces mansardes où la pluie
tombe droite sur les vitres à tabatière, et qui--la nuit venue comme
maintenant--semblent se perdre avec les toits dans le noir et dans la
rafale. Pourtant la pièce est bonne, confortable, et l'on éprouve en y
entrant je ne sais quel sentiment de bien-être qu'augmentent encore le
bruit du vent et les torrents de pluie ruisselant aux gouttières. On se
croirait dans un nid bien chaud, tout en haut d'un grand arbre. Pour
le moment, le nid est vide. Le maître du logis n'est pas là; mais on
sent qu'il va rentrer bientôt, et tout chez lui a l'air de l'attendre.
Sur un bon feu couvert, une petite marmite bout tranquillement avec
un murmure de satisfaction. C'est un peu tard veiller pour une
marmite; aussi quoique celle-là semble faite au métier, à en juger
par ses flancs roussis, passés à la flamme, de temps en temps elle
s'impatiente, et son couvercle se soulève, agité par la vapeur. Alors
une bouffée de chaleur appétissante monte et se répand dans toute la
chambre.

Oh! la bonne odeur de soupe au fromage...

Parfois aussi le feu couvert se dégage un peu. Un écroulement de
cendres se fait entre les bûches, et une petite flamme court sur
le parquet, éclairant le logis par le bas, comme pour faire son
inspection, s'assurer que tout est en ordre. Oui, ma foi! tout est
bien en ordre, et le maître peut venir quand il voudra. Les rideaux
d'algérienne sont tirés devant les fenêtres, drapés confortablement
autour du lit. Voilà là-bas le grand fauteuil qui s'allonge auprès de
la cheminée; la table, dans un coin toute dressée, avec la lampe prête
à allumer, le couvert mis pour un seul, et à côté du couvert le livre,
compagnon du repas solitaire... Et de même que la marmite a un coup
de feu, les fleurs de la vaisselle ont pâli dans l'eau, le livre est
froissé aux bords. Il y a sur tout cela l'air attendri, un peu fatigué,
d'une habitude. On sent que le maître du logis doit rentrer très tard
toutes les nuits, et qu'il aime à trouver en rentrant ce petit souper
qui mijote, et tient la chambre parfumée et chaude jusqu'à son retour.

Oh! la bonne odeur de soupe au fromage.

A voir la netteté de ce logement de garçon, je m'imagine un employé, un
de ces êtres minutieux qui installent dans toute leur vie l'exactitude
de l'heure du bureau et l'ordre des cartons étiquetés. Pour rentrer si
tard, il doit avoir un service de nuit à la poste ou au télégraphe. Je
le vois d'ici derrière un grillage, en manches de lustrine et calotte
de velours, triant, timbrant des lettres, dévidant les banderoles
bleues des dépêches, préparant à Paris qui dort ou qui s'amuse toutes
ses affaires de demain. Eh bien, non. Ce n'est pas cela. Voici qu'en
furetant dans la chambre, la petite lueur du foyer vient éclairer de
grandes photographies accrochées au mur. Aussitôt l'on voit sortir
de l'ombre, encadrés d'or et majestueusement drapés, l'empereur
Auguste, Mahomet, Félix, chevalier romain, gouverneur d'Arménie, des
couronnes, des casques, des tiares, des turbans, et sous ces coiffures
différentes, toujours la même tête solennelle et droite, la tête du
maître de céans, l'heureux seigneur pour qui cette soupe embaumée
mijote et bout doucement sur la cendre chaude...

Oh! la bonne odeur de soupe au fromage...

Certes, non! celui-là n'est pas un employé des postes. C'est un
empereur, un maître du monde, un de ces êtres providentiels qui tous
les soirs de répertoire font trembler les voûtes de l'Odéon et n'ont
qu'à dire: «Gardes, saisissez-le!» pour que les gardes obéissent. En
ce moment, il est là-bas dans son palais, de l'autre côté de l'eau.
Le cothurne aux talons, la chlamyde à l'épaule, il erre sous les
portiques, déclame, fronce le sourcil, se drape d'un air ennuyé dans
ses tirades tragiques. C'est si triste en effet de jouer devant les
banquettes! Et la salle de l'Odéon est si grande, si froide, les soirs
de tragédie!... Tout à coup l'empereur, à demi gelé sous sa pourpre,
sent un frisson de chaleur lui courir par tout le corps. Son œil
s'allume, sa narine s'ouvre... Il songe qu'en rentrant, il va trouver
sa chambre encore chaude, le couvert mis, la lampe prête et tout son
petit chez lui bien rangé, avec ce soin bourgeois des comédiens qui
se vengent dans la vie privée des allures un peu désordonnées de la
scène... Il se voit découvrant la marmite, remplissant son assiette à
fleurs...

Oh! la bonne odeur de soupe au fromage!...

A partir de ce moment, ce n'est plus le même homme. Les plis droits de
sa chlamyde, les escaliers de marbre, la roideur des portiques n'ont
plus rien qui le gêne. Il s'anime, presse son jeu, précipite l'action.
Pensez donc! si le feu allait s'éteindre là-bas... A mesure que la
soirée s'avance, sa vision se rapproche et lui donne de l'entrain.
Miracle! l'Odéon dégèle. Les vieux habitués de l'orchestre, réveillés
de leur torpeur, trouvent que ce Marancourt est vraiment magnifique,
surtout aux dernières scènes. Le fait est qu'au dénoûment, à l'heure
décisive où l'on poignarde les traîtres, où l'on marie les princesses,
la physionomie de l'empereur vous a une béatitude, une sérénité
singulières. L'estomac creusé par tant d émotions, de tirades, il lui
semble qu'il est chez lui, assis à sa petite table, et son regard va de
Cinna à Maxime avec un bon sourire d'attendrissement, comme s'il voyait
déjà les jolis fils blancs qui s'allongent au bout de la cuillère,
quand la soupe au fromage est cuite à point, bien mijotée et servie
chaud...



LE DERNIER LIVRE


«Il est mort!...» me dit quelqu'un dans l'escalier.

Depuis plusieurs jours déjà, je la sentais venir la lugubre nouvelle.
Je savais que d'un moment à l'autre j'allais la trouver à cette porte;
et pourtant elle me frappa comme quelque chose d'inattendu. Le cœur
gros, les lèvres tremblantes, j'entrai dans cet humble logis d'homme
de lettres où le cabinet de travail tenait la plus grande place, où
l'étude despotique avait pris tout le bien-être, toute la clarté de la
maison.

Il était là couché sur un petit lit de fer très bas, et sa table
chargée de papiers, sa grande écriture interrompue au milieu des
pages, sa plume encore debout dans l'encrier disaient combien la mort
l'avait frappé subitement. Derrière le lit, une haute armoire de chêne,
débordant de manuscrits, de paperasses, s'entr'ouvrait presque sur
sa tête. Tout autour, des livres, rien que des livres: partout, sur
des rayons, sur des chaises, sur le bureau, empilés par terre dans
des coins, jusque sur le pied du lit. Quand il écrivait là, assis
à sa table, cet encombrement, ce fouillis sans poussière pouvait
plaire aux yeux: on y sentait la vie, l'entrain du travail. Mais dans
cette chambre de mort, c'était lugubre. Tous ces pauvres livres, qui
croulaient par piles, avaient l'air prêts à partir, à se perdre dans
cette grande bibliothèque du hasard, éparse dans les ventes, sur les
quais, les étalages, feuilletée par le vent et la flâne.

Je venais de l'embrasser dans son lit, et j'étais debout à le regarder,
tout saisi par le contact de ce front froid et lourd comme une pierre.
Soudain la porte s'ouvrit. Un commis en librairie, chargé, essoufflé,
entra joyeusement et poussa sur la table un paquet de livres, frais
sortis de la presse.

«Envoi de Bachelin», cria-t-il; puis, voyant le lit, il recula, ôta sa
casquette et se retira discrètement.

Il y avait quelque chose d'effroyablement ironique dans cet envoi du
libraire Bachelin, retardé d'un mois, attendu par le malade avec tant
d'impatience et reçu par le mort... Pauvre ami! C'était son dernier
livre, celui sur lequel il comptait le plus. Avec quel soin minutieux
ses mains, déjà tremblantes de fièvre, avaient corrigé les épreuves!
quelle hâte il avait de tenir le premier exemplaire! Dans les derniers
jours, quand il ne parlait plus, ses yeux restaient fixés sur la porte;
et si les imprimeurs, les protes, les brocheurs, tout ce monde employé
à l'œuvre d'un seul, avaient pu voir ce regard d'angoisse et d'attente,
les mains se seraient hâtées, les lettres se seraient bien vite mises
en pages, les pages en volumes pour arriver à temps, c'est-à-dire un
jour plus tôt, et donner au mourant la joie de retrouver, toute fraîche
dans le parfum du livre neuf et la netteté des caractères, cette pensée
qu'il sentait déjà fuir et s'obscurcir en lui.

Même en pleine vie, il y a là en effet pour l'écrivain un bonheur dont
il ne se blase jamais. Ouvrir le premier exemplaire de son œuvre, la
voir fixée, comme en relief, et non plus dans cette grande ébullition
du cerveau où elle est toujours un peu confuse, quelle sensation
délicieuse! Tout jeune, cela vous cause un éblouissement: les lettres
miroitent, allongées de bleu, de jaune, comme si l'on avait du soleil
plein la tête. Plus tard, à cette joie d'inventeur se mêle un peu de
tristesse, le regret de n'avoir pas dit tout ce que l'on voulait dire.
L'œuvre qu'on portait en soi paraît toujours plus belle que celle
qu'on a faite. Tant de choses se perdent en ce voyage de la tête à la
main! A voir dans les profondeurs du rêve, l'idée du livre ressemble à
ces jolies méduses de la Méditerranée qui passent dans la mer comme des
nuances flottantes; posées sur le sable, ce n'est plus qu'un peu d'eau,
quelques gouttes décolorées que le vent sèche tout de suite.

Hélas! ni ces joies ni ces désillusions, le pauvre garçon n'avait
rien eu, lui, de sa dernière œuvre. C'était navrant à voir, cette
tête inerte et lourde, endormie sur l'oreiller, et à côté ce livre
tout neuf, qui allait paraître aux vitrines, se mêler aux bruits de
la rue, à la vie de la journée, dont les passants liraient le titre
machinalement, l'emporteraient dans leur mémoire, au fond de leurs
yeux, avec le nom de l'auteur, ce même nom inscrit à la page triste
des mairies, et si riant, si gai sur la couverture de couleur claire.
Le problème de l'âme et du corps semblait tenir là tout entier, entre
ce corps rigide qu'on allait ensevelir, oublier, et ce livre qui
se détachait de lui, comme une âme visible, vivante, et peut-être
immortelle...

...«Il m'en avait promis un exemplaire...» dit tout bas près de moi
une voix larmoyante. Je me retournai, et j'aperçus, sous des lunettes
d'or, un petit œil vif et fureteur de ma connaissance et de la vôtre
aussi, vous tous mes amis qui écrivez. C'était l'amateur de livres,
celui qui vient, dès qu'un volume de vous est annoncé, sonner à votre
porte deux petits coups timides et persistants qui lui ressemblent. Il
entre, souriant, l'échine basse, frétille autour de vous, vous appelle
«cher maître», et ne s'en ira pas sans emporter votre dernier livre.
Rien que le dernier! Il a tous les autres, c'est celui-là seul qui lui
manque. Et le moyen de refuser? Il arrive si bien à l'heure, il sait
si bien vous prendre au milieu de cette joie dont nous parlions, dans
l'abandon des envois, des dédicaces. Ah! le terrible petit homme que
rien ne rebute, ni les portes sourdes, ni les accueils gelés, ni le
vent, ni la pluie, ni les distances. Le matin, on le rencontre dans
la rue de la Pompe, grattant au petit huis du patriarche de Passy; le
soir, il revient de Marly avec le nouveau drame de Sardou sous le bras.
Et comme cela, toujours trottant, toujours en quête, il remplit sa vie
sans rien faire, et sa bibliothèque sans payer.

Certes, il fallait que la passion des livres fût bien forte chez cet
homme pour l'amener ainsi jusqu'à ce lit de mort.

«Eh! prenez-le, votre exemplaire», lui dis-je impatienté. Il ne le
prit pas, il l'engloutit. Puis, une fois le volume bien approfondi
dans sa poche, il resta sans bouger, sans parler, la tête penchée sur
l'épaule, essuyant ses lunettes d'un air attendri ... Qu'attendait-il?
qu'est-ce qui le retenait? Peut-être un peu de honte, l'embarras de
partir tout de suite, comme s'il n'était venu que pour cela?

Eh bien, non!

Sur la table, dans le papier d'emballage à moitié enlevé, il venait
d'apercevoir quelques exemplaires d'amateur, la tranche épaisse, non
rognés, avec de grandes marges, fleurons, culs-de-lampe; et malgré
son attitude recueillie, son regard, sa pensée, out était là... Il en
louchait, le malheureux!

Ce que c'est pourtant que la manie d'observer!... Moi-même je m'étais
laissé distraire de mon émotion, et je suivais, à travers mes larmes,
cette petite comédie navrante qui se jouait au chevet du mort.
Doucement, par petites secousses invisibles, l'amateur se rapprochait
de la table. Sa main se posa comme par hasard sur un des volumes; il le
retourna, l'ouvrit, palpa le feuillet. A mesure son œil s'allumait, le
sang lui montait aux joues. La magie du livre opérait en lui... A la
fin, n'y tenant plus, il en prit un:

«C'est pour M. de Sainte-Beuve», me dit-il à demi-voix, et dans sa
fièvre, son trouble, la peur qu'on ne le lui reprît, peut-être aussi
pour bien me convaincre que c'était pour M. de Sainte-Beuve, il ajouta
très gravement avec un accent de componction intraduisible: «De
l'Académie française!...» et il disparut.



MAISON A VENDRE


Au-dessus de la porte, une porte de bois mal jointe, qui laissait se
mêler, dans un grand intervalle, le sable du jardinet et la terre de la
route, un écriteau était accroché depuis longtemps, immobile dans le
soleil d'été, tourmenté, secoué au vent d'automne: _Maison à vendre_,
et cela semblait dire aussi maison abandonnée, tant il y avait de
silence autour.

Quelqu'un habitait là pourtant. Une petite fumée bleuâtre, montant
de la cheminée de brique qui dépassait un peu le mur, trahissait
une existence cachée, discrète et triste comme la fumée de ce feu
de pauvre. Puis à travers les ais branlants de la porte, au Heu de
l'abandon, du vide, de cet en-l'air qui précède et annonce une vente,
un départ, on voyait des allées bien alignées, des tonnelles arrondies,
les arrosoirs près du bassin et des ustensiles de jardinier appuyés à
la maisonnette. Ce n'était rien qu'une maison de paysan, équilibrée
sur ce terrain en pente par un petit escalier, qui plaçait le côté de
l'ombre au premier, celui du midi au rez-de-chaussée. De ce côté-là,
on aurait dit une serre. Il y avait des cloches de verre empilées sur
les marches, des pots à fleurs vides, renversés, d'autres rangés avec
des géraniums, des verveines sur le sable chaud et blanc. Du reste, à
part deux ou trois grands platanes, le jardin était tout au soleil. Des
arbres fruitiers en éventail sur des fils de fer, ou bien en espalier,
s'étalaient à la grande lumière, un peu défeuillés, là seulement pour
le fruit. C'était aussi des plants de fraisiers, des pois à grandes
rames: et au milieu de tout cela, dans cet ordre et ce calme, un
vieux, à chapeau de paille, qui circulait tout le jour par les allées,
arrosait aux heures fraîches, coupait, émondait les branches et les
bordures.

Ce vieux ne connaissait personne dans le pays. Excepté la voiture du
boulanger, qui s'arrêtait à toutes les portes dans l'unique rue du
village, il n'avait jamais de visite. Parfois, quelque passant, en
quête d'un de ces terrains à mi-côte qui sont tous très fertiles et
font de charmants vergers, s'arrêtait pour sonner en voyant l'écriteau.
D'abord la maison restait sourde. Au second coup un bruit de sabots
s'approchait lentement du fond du jardin, et le vieux entre-bâillait
sa porte d'un air furieux:

«Qu'est-ce que vous voulez?

--La maison est à vendre?

--Oui, répondait le bonhomme avec effort, oui... elle est à vendre,
mais je vous préviens qu'on en demande très cher...» Et sa main,
toute prête à la refermer, barrait la porte. Ses yeux vous mettaient
dehors, tant ils montraient de colère, et il restait là, gardant comme
un dragon ses carrés de légumes et sa petite cour sablée. Alors les
gens passaient leur chemin, se demandant à quel maniaque ils avaient
affaire, et quelle était cette folie de mettre sa maison en vente avec
un tel désir de la conserver.

Ce mystère me fut expliqué. Un jour, en passant devant la petite
maison, j'entendis des voix animées, le bruit d'une discussion.

«Il faut vendre, papa, il faut vendre... vous l'avez promis...»

Et la voix du vieux, toute tremblante:

«Mais, mes enfants, je ne demande pas mieux que de vendre... voyons!
Puisque j'ai mis l'écriteau.»

J'appris ainsi que c'étaient ses fils, ses brus, de petits boutiquiers
parisiens, qui l'obligeaient à se défaire de ce coin bien-aimé.
Pour quelle raison? je l'ignore. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'ils
commençaient à trouver que la chose traînait trop, et à partir de
ce jour, ils vinrent régulièrement tous les dimanches pour harceler
le malheureux, l'obliger à tenir sa promesse. De la route, dans ce
grand silence du dimanche, où la terre elle-même se repose d'avoir
été labourée, ensemencée toute la semaine, j'entendais cela très
bien. Les boutiquiers causaient, discutaient entre eux en jouant au
tonneau, et le mot argent sonnait sec dans ces voix aigres comme les
palets qu'on heurtait. Le soir, tout le monde s'en allait; et quand le
bonhomme avait fait quelques pas sur la route pour les reconduire, il
rentrait bien vite, et refermait tout heureux sa grosse porte, avec une
semaine de répit devant lui. Pendant huit jours, la maison redevenait
silencieuse. Dans le petit jardin brûlé de soleil, on n'entendait rien
que le sable écrasé d'un pas lourd, ou traîné au râteau.

De semaine en semaine cependant, le vieux était plus pressé, plus
tourmenté. Les boutiquiers employaient tous les moyens. On amenait
les petits enfants pour le séduire. «Voyez-vous, grand-père, quand
la maison sera vendue, vous viendrez habiter avec nous. Nous serons
si heureux tous ensemble!...» Et c'étaient des aparté dans tous les
coins, des promenades sans fin à travers les allées, des calculs faits
à haute voix. Une fois j'entendis une des filles qui criait:

«La baraque ne vaut pas cent sous... elle est bonne à jeter à bas.»

Le vieux écoutait sans rien dire. On parlait de lui comme s'il était
mort, de sa maison comme si elle était déjà abattue. Il allait, tout
voûté, des larmes dans les yeux, cherchant par habitude une branche
à émonder, un fruit à soigner en passant; et l'on sentait sa vie si
bien enracinée dans ce petit coin de terre, qu'il n'aurait jamais la
force de s'en arracher. En effet, quoi qu'on pût lui dire, il reculait
toujours le moment du départ. En été, quand mûrissaient ces fruits
un peu acides qui sentent la verdeur de l'année, les cerises, les
groseilles, les cassis, il se disait:

«Attendons la récolte... Je vendrai tout de suite après.»

Mais la récolte faite, les cerises passées, venait le tour des pêches,
puis les raisins, et après les raisins ces belles nèfles brunes qu'on
cueille presque sous la neige. Alors l'hiver arrivait. La campagne
était noire, le jardin vide. Plus de passants, plus d'acheteurs. Plus
même de boutiquiers le dimanche. Trois grands mois de repos pour
préparer les semences, tailler les arbres fruitiers, pendant que
l'écriteau inutile se balançait sur la route, retourné par la pluie et
le vent.

A la longue, impatientés et persuadés que le vieux faisait tout pour
éloigner les acheteurs, les enfants prirent un grand parti. Une des
brus vint s'installer près de lui, une petite femme de boutique, parée
dès le matin, et qui avait bien cet air avenant, faussement doux, cette
amabilité obséquieuse des gens habitués au commerce. La route semblait
lui appartenir. Elle ouvrait la porte toute grande, causait fort,
souriait aux passants comme pour dire:

«Entrez... voyez... la maison est à vendre!»

Plus de répit pour le pauvre vieux. Quelquefois, essayant d'oublier
qu'elle était là, il bêchait ses carrés, les ensemençait à nouveau,
comme ces gens tout près de la mort qui aiment à faire des projets pour
tromper leurs craintes. Tout le temps, la boutiquière le suivait, le
tourmentait:

«Bah! à quoi bon?... c'est donc pour les autres que vous prenez tant
de peine?»

Il ne lui répondait pas, et s'acharnait à son travail avec un
entêtement singulier. Laisser son jardin à l'abandon, c'eût été le
perdre un peu déjà, commencer à s'en détacher. Aussi les allées
n'avaient pas un brin d'herbe; pas de gourmand aux rosiers.

En attendant, les acquéreurs ne se présentaient pas. C'était le moment
de la guerre, et la femme avait beau tenir sa porte ouverte, faire des
yeux doux à la route, il ne passait que des déménagements, il n'entrait
que de la poussière. De jour en jour, la dame devenait plus aigre. Ses
affaires de Paris la réclamaient. Je l'entendais accabler son beau-père
de reproches, lui faire de véritables scènes, taper les portes. Le
vieux courbait le dos sans rien dire, et se consolait en regardant
monter ses petits pois, et l'écriteau, toujours à la même place:
_Maison à vendre_.

... Cette année, en arrivant à la campagne, j'ai bien retrouvé la
maison; mais, hélas! l'écriteau n'y était plus. Des affiches déchirées,
moisies, pendaient encore au long des murs. C'est fini; on l'avait
vendue! A la place du grand portail gris une porte verte, fraîchement
peinte, avec un fronton arrondi, s'ouvrait par un petit jour grillé
qui laissait voir le jardin. Ce n'était plus le verger d'autrefois,
mais un fouillis bourgeois de corbeilles, de pelouses, de cascades, le
tout reflété dans une grande boule de métal qui se balançait devant le
perron. Dans cette boule, les allées faisaient des cordons de fleurs
voyantes, et deux larges figures s'étalaient, exagérées: un gros homme
rouge, tout en nage, enfoncé dans une chaise rustique, et une énorme
dame essoufflée, qui criait en brandissant un arrosoir:

«J'en ai mis quatorze aux balsamines!»

On avait bâti un étage, renouvelé les palissades; et dans ce petit coin
remis à neuf, sentant encore la peinture, un piano jouait à toute volée
des quadrilles connus et des polkas de bals publics. Ces airs de danse,
qui tombaient sur la route et faisaient chaud à entendre, mêlés à la
grande poussière de juillet, ce tapage de grosses fleurs, de grosses
dames, cette gaieté débordante et triviale me serraient le cœur. Je
pensais au pauvre vieux qui se promenait là si heureux, si tranquille;
et je me le figurais à Paris, avec son chapeau de paille, son dos de
vieux jardinier, errant au fond de quelque arrière-boutique, ennuyé,
timide, plein de larmes, pendant que sa bru triomphait dans un comptoir
neuf, où sonnaient les écus de la petite maison.



CONTES DE NOËL


I

UN RÉVEILLON DANS LE MARAIS


Monsieur Majesté, fabricant d'eau de Seltz dans le Marais, vient de
faire un petit réveillon chez des amis de la place Royale, et regagne
son logis en fredonnant... Deux heures sonnent à Saint-Paul. «Comme
il est tard!» se dit le brave homme, et il se dépêche; mais le pavé
glisse, les rues sont noires, et puis dans ce diable de vieux quartier,
qui date du temps où les voitures étaient rares, il y a un tas de
tournants, d'encoignures, de bornes devant les portes à l'usage des
cavaliers. Tout cela empêche d'aller vite, surtout quand on a déjà
les jambes un peu lourdes, et les yeux embrouillés par les toasts du
réveillon... Enfin M. Majesté arrive chez lui. Il s'arrête devant un
grand portail orné, où brille au clair de lune un écusson, doré de
neuf, d'anciennes armoiries repeintes dont il a fait sa marque de
fabrique:

                      HÔTEL CI-DEVANT DE NESMOND
                             MAJESTÉ JEUNE
                       FABRICANT D'EAU DE SELTZ

Sur tous les siphons de la fabrique, sur les bordereaux, les têtes
de lettres, s'étalent ainsi et resplendissent les vieilles armes des
Nesmond.

Après le portail, c'est la cour, une large cour aérée et claire, qui
dans le jour en s'ouvrant fait de la lumière à toute la rue. Au fond
de la cour, une grande bâtisse très ancienne, des murailles noires,
brodées, ouvragées, des balcons de fer arrondis, des balcons de pierre
à pilastres, d'immenses fenêtres très hautes, surmontées de frontons,
de chapiteaux qui s'élèvent aux derniers étages comme autant de petits
toits dans le toit, et enfin sur le faîte, au milieu des ardoises, les
lucarnes des mansardes, rondes, coquettes, encadrées de guirlandes
comme des miroirs. Avec cela un grand perron de pierre, rongé et
verdi par la pluie, une vigne maigre qui s'accroche aux murs, aussi
noire, aussi tordue que la corde qui se balance là-haut à la poulie du
grenier, je ne sais quel grand air de vétusté et de tristesse... C'est
l'ancien hôtel de Nesmond.

En plein jour, l'aspect de l'hôtel n'est pas le même. Les mots:
_Caisse, Magasin, Entrée des ateliers_ éclatent partout en or sur les
vieilles murailles, les font vivre, les rajeunissent. Les camions des
chemins de fer ébranlent le portail: les commis s'avancent au perron
la plume à l'oreille pour recevoir les marchandises. La cour est
encombrée de caisses, de paniers, de paille, de toile d'emballage. On
se sent bien dans une fabrique... Mais avec la nuit, le grand silence,
cette lune d'hiver qui, dans le fouillis des toits compliqués, jette
et entremêle des ombres, l'antique maison des Nesmond reprend ses
allures seigneuriales. Les balcons sont en dentelle; la cour d'honneur
s'agrandit, et le vieil escalier, qu'éclairent des jours inégaux, vous
a des recoins de cathédrale, avec des niches vides et des marches
perdues qui ressemblent à des autels.

Cette nuit-là surtout, M. Majesté trouve à sa maison un aspect
singulièrement grandiose. En traversant la cour déserte, le bruit de
ses pas l'impressionne. L'escalier lui paraît immense, surtout très
lourd à monter. C'est le réveillon sans doute... Arrivé au premier
étage, il s'arrête pour respirer, et s'approche d'une fenêtre. Ce que
c'est que d'habiter une maison historique! M. Majesté n'est pas poète,
oh! non; et pourtant, en regardant cette belle cour aristocratique,
où la lune étend une nappe de lumière bleue, ce vieux logis de grand
seigneur qui a si bien l'air de dormir avec ses toits engourdis sous
leur capuchon de neige, il lui vient des idées de l'autre monde:

«Hein?... tout de même, si les Nesmond revenaient...»

A ce moment, un grand coup de sonnette retentit. Le portail s'ouvre à
deux battants, si vite, si brusquement, que le réverbère s'éteint; et
pendant quelques minutes il se fait là-bas, dans l'ombre de la porte,
un bruit confus de frôlements, de chuchotements. On se dispute, on se
presse pour entrer. Voici des valets, beaucoup de valets, des carrosses
tout en glaces miroitant au clair de lime, des chaises à porteurs
balancées entre deux torches qui s'avivent au courant d'air du portail.
En rien de temps, la cour est encombrée. Mais au pied du perron, la
confusion cesse. Des gens descendent des voitures, se saluent, entrent
en causant comme s'ils connaissaient la maison. Il y a là, sur ce
perron, un froissement de soie, un cliquetis d'épées. Rien que des
chevelures blanches, alourdies et mates de poudre; rien que des petites
veux claires, un peu tremblantes, des petits rires sans timbre, des
pas légers. Tous ces gens ont l'air d'être vieux, vieux. Ce sont des
yeux effacés, des bijoux endormis, d'anciennes soies brochées, adoucies
de nuances changeantes, que la lumière des torches fait briller d'un
éclat doux; et sur tout cela flotte un petit nuage de poudre, qui monte
des cheveux échafaudés, roulés en boucles, à chacune de ces jolies
révérences, un peu guindées par les épées et les grands paniers...
Bientôt toute la maison à l'air d'être hantée. Les torches brillent
de fenêtre en fenêtre, montent et descendent dans le tournoiement des
escaliers, jusqu'aux lucarnes des mansardes qui ont leur étincelle de
fête et de vie. Tout l'hôtel de Nesmond s'illumine, comme si un grand
coup de soleil couchant avait allumé ses vitres.

«Ah! mon Dieu! ils vont mettre le feu!...» se dit M. Majesté. Et,
revenu de sa stupeur, il tâche de secouer l'engourdissement de ses
jambes et descend vite dans la cour, où les laquais viennent d'allumer
un grand feu clair. M. Majesté s'approche; il leur parle. Les laquais
ne lui répondent pas, et continuent de causer tout bas entre eux, sans
que la moindre vapeur s'échappe de leurs lèvres dans l'ombre glaciale
de la nuit. M. Majesté n'est pas content, cependant une chose le
rassure, c'est que ce grand feu qui flambe si haut et si droit est un
feu singulier, une flamme sans chaleur, qui brille et ne brûle pas.
Tranquillisé de ce côté, le bonhomme franchit le perron et entre dans
ses magasins.

Ces magasins du rez-de-chaussée devaient faire autrefois de beaux
salons de réception. Des parcelles d'or terni brillent encore à tous
les angles. Des peintures mythologiques tournent au plafond, entourent
les glaces, flottent au-dessus des portes dans des teintes vagues, un
peu ternes, comme le souvenir des années écoulées. Malheureusement
il n'y a plus de rideaux, plus de meubles. Rien que des paniers, de
grandes caisses pleines de siphons à têtes d'étain, et les branches
desséchées d'un vieux lilas qui montent toutes noires derrière les
vitres. M. Majesté, en entrant, trouve son magasin plein de lumière et
de monde. Il salue, mais personne ne fait attention à lui. Les femmes
aux bras de leurs cavaliers continuent à minauder cérémonieusement
sous leurs pelisses de satin. On se promène, on cause, on se disperse.
Vraiment tous ces vieux marquis ont l'air d'être chez eux. Devant un
trumeau peint, une petite ombre s'arrête, toute tremblante: «Dire que
c'est moi, et que me voilà!» et elle regarde en souriant une Diane
qui se dresse dans la boiserie,--mince et rose, avec un croissant au
front.

«Nesmond, viens donc voir tes armes!» et tout le monde rit en regardant
le blason des Nesmond qui s'étale sur une toile d'emballage, avec le
nom de Majesté au-dessous.

«Ah! ah! ah!... Majesté!... Il y en a donc encore des Majestés en
France?»

Et ce sont des gaietés sans fin, de petits rires à son de flûte, des
doigts en l'air, des bouches qui minaudent...

Tout à coup quelqu'un crie:

«Du champagne! du champagne!

--Mais non!...

--Mais si!... si, c'est du champagne... Allons, comtesse, vite un petit
réveillon.»

C'est de l'eau de Seltz de M. Majesté qu'ils ont prise pour du
champagne. On le trouve bien un peu éventé; mais bah! on le boit tout
de même, et comme ces pauvres petites ombres n'ont pas la tête bien
solide, peu à peu cette mousse d'eau de Seltz les anime, les excite,
leur donne envie de danser. Des menuets s'organisent. Quatre fins
violons que Nesmond a fait venir commencent un air de Rameau, tout
en triolets, menu et mélancolique dans sa vivacité. Il faut voir
toutes ces jolies vieilles tourner lentement, saluer en mesure d'un
air grave. Leurs atours en sont rajeunis, et aussi les gilets d'or,
les habits brochés, les souliers à boucles de diamants. Les panneaux
eux-mêmes semblent revivre en entendant ces anciens airs. La vieille
glace, enfermée dans le mur depuis deux cents ans, les reconnaît aussi,
et tout éraflée, noircie aux angles, elle s'allume doucement et renvoie
aux danseurs leur image, un peu effacée, comme attendrie d'un regret.
Au milieu de toutes ces élégances, M. Majesté se sent gêné. Il s'est
blotti derrière une caisse et regarde...

Petit à petit cependant le jour arrive. Par les portes vitrées du
magasin, on voit la cour blanchir, puis le haut des fenêtres, puis
tout un côté du salon. A mesure que la lumière vient, les figures
s'effacent, se confondent. Bientôt M. Majesté ne voit plus que deux
petits violons attardés dans un coin, et que le jour évapore en les
touchant. Dans la cour, il aperçoit encore, mais si vague, la forme
d'une chaise à porteurs, une tête poudrée semée d'émeraudes, les
dernières étincelles d'une torche que les laquais ont jetée sur le
pavé, et qui se mêlent avec le feu des roues d'une voiture de roulage
entrant à grand bruit par le portail ouvert...



II


LES TROIS MESSES BASSES



I

«Deux dindes truffées, Garrigou?...

--Oui, mon révérend, deux dindes magnifiques bourrées de truffes. J'en
sais quelque chose, puisque c'est moi qui ai aidé à les remplir. On
aurait dit que leur peau allait craquer en rôtissant, tellement elle
était tendue...

--Jésus-Maria! moi qui aime tant les truffes!... Donne-moi vite mon
surplis, Garrigou... Et avec les dindes, qu'est-ce que tu as encore
aperçu à la cuisine?...

--Oh! toutes sortes de bonnes choses... Depuis midi nous n'avons
fait que plumer des faisans, des huppes, des gelinottes, des coqs de
bruyère. La plume en volait partout... Puis de l'étang on a apporté
des anguilles, des carpes dorées, des truites, des...

--Grosses comment, les truites, Garrigou?

--Grosses comme ça, mon révérend... Énormes!...

--Oh! Dieu, il me semble que je les vois!... As-tu mis le vin dans les
burettes?

--Oui, mon révérend, j'ai mis le vin dans les burettes... Mais dame!
il ne vaut pas celui que vous boirez tout à l'heure en sortant de
la messe de minuit. Si vous voyiez cela dans la salle à manger du
château, toutes ces carafes qui flambent pleines de vins de toutes
les couleurs... Et la vaisselle d'argent, les surtouts ciselés, les
fleurs, les candélabres!... Jamais il ne se sera vu un réveillon
pareil. Monsieur le marquis a invité tous les seigneurs du voisinage.
Vous serez au moins quarante à table, sans compter le bailli ni le
tabellion... Ah! vous êtes bien heureux d'en être, mon révérend ...
Rien que d'avoir flairé ces belles dindes, l'odeur des truffes me suit
partout... Meuh!...

--Allons, allons, mon enfant. Gardons-nous du péché de gourmandise,
surtout la nuit de la Nativité... Va bien vite allumer les cierges et
sonner le premier coup de la messe; car voilà que minuit est proche et
il ne faut pas nous mettre en retard...»

Cette conversation se tenait une nuit de Noël de l'an de grâce mil
six cent et tant, entre le révérend dom Balaguère, ancien prieur des
Barnabites, présentement chapelain gagé des sires de Trinquelague, et
son petit clerc Garrigou, ou du moins ce qu'il croyait être le petit
clerc Garrigou, car vous saurez que le diable, ce soir-là, avait
pris la face ronde et les traits indécis du jeune sacristain pour
mieux induire le révérend père en tentation et lui faire commettre un
épouvantable péché de gourmandise. Donc, pendant que le soi-disant
Garrigou (hum! hum!) faisait à tour de bras carillonner les cloches de
la chapelle seigneuriale, le révérend achevait de revêtir sa chasuble
dans la petite sacristie du château; et, l'esprit déjà troublé par
toutes ces descriptions gastronomiques, il se répétait à lui-même en
s'habillant:

«Des dindes rôties... des carpes dorées... des truites grosses comme
ça!...»

Dehors, le vent de la nuit soufflait en éparpillant la musique des
cloches, et à mesure des lumières apparaissaient dans l'ombre aux
flancs du mont Ventoux, en haut duquel s'élevaient les vieilles tours
de Trinquelague. C'étaient des familles de métayers qui venaient
entendre la messe de minuit au château. Ils grimpaient la côte en
chantant par groupes de cinq ou six, le père en avant la lanterne en
main, les femmes enveloppées dans leurs grandes mantes brunes où les
enfants se serraient et s'abritaient. Malgré l'heure et le froid, tout
ce brave peuple marchait allègrement, soutenu par l'idée qu'au sortir
de la messe il y aurait, comme tous les ans, table mise pour eux en bas
dans les cuisines. De temps en temps, sur la rude montée, le carrosse
d'un seigneur, précédé de porteurs de torches, faisait miroiter ses
glaces au clair de lime, ou bien une mule trottait en agitant ses
sonnailles, et à la lueur des falots enveloppés de brume, les métayers
reconnaissaient leur bailli et le saluaient au passage:

«Bonsoir, bonsoir, maître Arnoton!

--Bonsoir, bonsoir, mes enfants!»

La nuit était claire, les étoiles avivées de froid; la bise piquait, et
un fin grésil, glissant sur les vêtements sans les mouiller, gardait
fidèlement la tradition des Noëls blancs de neige. Tout en haut de la
côte, le château apparaissait comme le but, avec sa masse énorme de
tours, de pignons, le clocher de sa chapelle montant dans le ciel bleu
noir, et une foule de petites lumières qui clignotaient, allaient,
venaient, s'agitaient à toutes les fenêtres, et ressemblaient, sur le
fond sombre du bâtiment, aux étincelles courant dans des cendres de
papier brûlé... Passé le pont-levis et la poterne, il fallait, pour se
rendre à la chapelle, traverser la première cour, pleine de carrosses,
de valets, de chaises à porteurs, toute claire du feu des torches et de
la flambée des cuisines. On entendait le tintement des tournebroches,
le fracas des casseroles, le choc des cristaux et de l'argenterie
remués dans les apprêts d'un repas; par là-dessus, une vapeur tiède,
qui sentait bon les chairs rôties et les herbes fortes des sauces
compliquées, faisait dire aux métayers, comme au chapelain, comme au
bailli, comme à tout le monde:

«Quel bon réveillon nous allons faire après la messe!»



II

Drelindin din!... Drelindin din!...

C'est la messe de minuit qui commence. Dans la chapelle du château,
une cathédrale en miniature, aux arceaux entrecroisés, aux boiseries
de chêne, montant jusqu'à hauteur des murs, toutes les tapisseries
ont été tendues, tous les cierges allumés. Et que de monde! Et que
de toilettes! Voici d'abord, assis dans les stalles sculptées qui
entourent le chœur, le sire de Trinauelague, en habit de taffetas
saumon, et près de lui tous les nobles seigneurs invités. En face, sur
des prie-Dieu garnis de velours, ont pris place la vieille marquise
douairière dans sa robe de brocart couleur de feu, et la jeune dame
de Trinquelague, coiffée d'une haute tour de dentelle gaufrée à la
dernière mode de la cour de France. Plus bas, on voit, vêtus de noir
avec de vastes perruques en pointe et des visages rasés, le bailli
Thomas Arnoton et le tabellion maître Ambroy, deux notes graves parmi
les soies voyantes et les damas brochés. Puis viennent les gras
majordomes, les pages, les piqueurs, les intendants, dame Barbe, toutes
ses clefs pendues sur le côté à un clavier d'argent fin. Au fond, sur
les bancs, c'est le bas office, les servantes, les métayers avec leurs
familles; et enfin, là-bas, tout contre la porte qu'ils entr'ouvrent et
referment discrètement, messieurs les marmitons qui viennent entre deux
sauces prendre un petit air de messe et apporter une odeur de réveillon
dans l'église toute en fête et tiède de tant de cierges allumés.

Est-ce la vue de ces petites barrettes blanches qui donne des
distractions à l'officiant? Ne serait-ce pas plutôt la sonnette de
Garrigou, cette enragée petite sonnette qui s'agite au pied de l'autel
avec une précipitation infernale et semble dire tout le temps:
«Dépêchons-nous, dépêchons-nous... Plus tôt nous aurons fini, plus tôt
nous serons à table.» Le fait est que chaque fois qu'elle tinte, cette
sonnette du diable, le chapelain oublie sa messe et ne pense plus qu'au
réveillon. Il se figure les cuisines en rumeur, les fourneaux où brûle
un feu de forge, la buée qui monte des couvercles entr'ouverts, et dans
cette buée deux dindes magnifiques, bourrées, tendues, marbrées de
truffes...

Ou bien encore il voit passer des files de petits pages portant des
plats enveloppés de vapeurs tentantes, et avec eux il entre dans la
grande salle déjà prête pour le festin. O délices! voilà l'immense
table toute chargée et flamboyante, les paons habillés de leurs
plumes, les faisans écartant leurs ailes mordorées, les flacons
couleur de rubis, les pyramides de fruits éclatant parmi les branches
vertes, et ces merveilleux poissons dont parlait Garrigou (ah! bien
oui, Garrigou!) étalés sur un lit de fenouil, l'écaille nacrée comme
s'ils sortaient de l'eau, avec un bouquet d'herbes odorantes dans
leurs narines de monstres. Si vive est la vision de ces merveilles
qu'il semble à dom Balaguère que tous ces plats mirifiques sont
servis devant lui sur les broderies de la nappe d'autel, et deux ou
trois fois, au lieu de _Dominas vobiscum_, il se surprend à dire le
_Benedicite_. A part ces légères méprises, le digne homme débite son
office très consciencieusement, sans passer une ligne, sans omettre une
génuflexion, et tout marche assez bien jusqu'à la fin de la première
messe; car vous savez que le jour de Noël le même officiant doit
célébrer trois messes consécutives.

«Et d'une!» se dit le chapelain avec un soupir de soulagement; puis,
sans perdre une minute, il fait signe à son clerc ou celui qu'il croit
être son clerc, et...

Drelindin din!... Drelindin din!...

C'est la seconde messe qui commence, et avec elle commence aussi le
péché de dom Balaguère. «Vite, vite, dépêchons-nous», lui crie de
sa petite voix aigrelette la sonnette de Garrigou, et cette fois le
malheureux officiant, tout abandonné au démon de gourmandise, se
rue sur le missel et dévore les pages avec l'avidité de son appétit
en surexcitation. Frénétiquement il se baisse, se relève, esquisse
les signes de croix, les génuflexions, raccourcit tous ses gestes
pour avoir plus tôt fini. A peine s'il étend ses bras à l'évangile,
s'il frappe sa poitrine au confiteor. Entre le clerc et lui c'est à
qui bredouillera le plus vite. Versets et répons se précipitent, se
bousculent. Les mots à moitié prononcés, sans ouvrir la bouche, ce qui
prendrait trop de temps, s'achèvent en murmures incompréhensibles.

_Oremus ps... ps... ps_...

_Meâ culpâ...pâ...pâ_...

Pareils à des vendangeurs pressés foulant le raisin de la cuve, tous
deux barbotent dans le latin de la messe, en envoyant des éclaboussures
de tous les côtés.

_Dom ... scum_!... dit Balaguère.

..._Stutuo_!... répond Garrigou; et tout le temps la damnée petite
sonnette est là qui tinte à leurs oreilles, comme ces grelots qu'on met
aux chevaux de poste pour les faire galoper à la grande vitesse. Pensez
que de ce train-là une messe basse est vite expédiée.

«Et de deux!» dit le chapelain tout essoufflé; puis, sans prendre le
temps de respirer, rouge, suant, il dégringole les marches de l'autel
et ...

Drelindin din!... Drelindin din!...

C'est la troisième messe qui commence. Il n'y a plus que quelques
pas à faire pour arriver à la salle à manger; mais, hélas! à mesure
que le réveillon approche, l'infortuné Balaguère se sent pris d'une
folie d'impatience et de gourmandise. Sa vision s'accentue, les carpes
dorées, les dindes rôties sont là, là. Il les touche;... il les... Oh!
Dieu... Les plats fument, les vins embaument; et secouant son grelot
enragé, la petite sonnette lui crie:

«Vite, vite, encore plus vite!...»

Mais comment pourrait-il aller plus vite? Ses lèvres remuent à peine.
Il ne prononce plus les mots... A moins de tricher tout à fait le
bon Dieu et de lui escamoter sa messe... Et c'est ce qu'il fait, le
malheureux!... De tentation en tentation, il commence par sauter un
verset, puis deux. Puis l'épître est trop longue, il ne la finit pas,
effleure l'évangile, passe devant le credo sans entrer, saute le pater,
salue de loin la préface, et par bonds et par élans se précipite ainsi
dans la damnation éternelle, toujours suivi de l'infâme Garrigou (_vade
rétro, Satanas!_), qui le seconde avec une merveilleuse entente, lui
relève sa chasuble, tourne les feuillets deux par deux, bouscule
les pupitres, renverse les burettes, et sans cesse secoue la petite
sonnette de plus en plus fort, de plus en plus vite.

Il faut voir la figure effarée que font tous les assistants! Obligés
de suivre à la mimique du prêtre cette messe dont ils n'entendent pas
un mot, les uns se lèvent quand les autres s'agenouillent, s'asseyent
quand les autres sont debout, et toutes les phases de ce singulier
office se confondent sur les bancs dans une foule d'attitudes
diverses. L'étoile de Noël en route dans les chemins du ciel, là-bas
vers la petite étable, pâlit d'épouvante en voyant cette confusion...

«L'abbé va trop vite... On ne peut pas suivre», murmure la vieille
douairière en agitant sa coiffe avec égarement. Maître Arnoton, ses
grandes lunettes d'acier sur le nez, cherche dans son paroissien où
diantre on peut bien en être. Mais au fond, tous ces braves gens, qui
eux aussi pensent à réveillonner, ne sont pas fâchés que la messe aille
ce train de poste; et quand dom Balaguère, la figure rayonnante, se
tourne vers l'assistance en criant de toutes ses forces: _Ite missa
est_, il n'y a qu'une voix dans la chapelle pour lui répondre un _Deo
gratias_ si joyeux, si entraînant, qu'on se croirait déjà à table au
premier toast du réveillon.



III

Cinq minutes après, la foule des seigneurs s'asseyait dans la grande
salle, le chapelain au milieu d'eux. Le château, illuminé du haut
en bas, retentissait de chants, de cris, de rires, de rumeurs; et
le vénérable dom Balaguère plantait sa fourchette dans une aile de
gelinotte, noyant le remords de son péché sous des flots de vin du
pape et de bon jus de viandes. Tant il but et mangea, le pauvre saint
homme, qu'il mourut dans la nuit d'une terrible attaque, sans avoir eu
seulement le temps de se repentir; pins au matin il arriva dans le ciel
encore tout en rumeur des fêtes de la nuit, et je vous laisse à penser
comme il y fut reçu:

«Retire-toi de mes yeux, mauvais chrétien! lui dit le souverain Juge,
notre maître à tous; ta faute est assez grande pour effacer toute une
vie de vertu... Ah! tu m'as volé une messe de nuit... Eh bien! tu m'en
payeras trois cents en place, et tu n'entreras en paradis que quand tu
auras célébré dans ta propre chapelle ces trois cents messes de Noël en
présence de tous ceux qui ont péché par ta faute et avec toi...»

... Et voilà la vraie légende de dom Balaguère comme on la raconte
au pays des olives. Aujourd'hui le château de Trinquelague n'existe
plus, mais la chapelle se tient encore droite tout en haut du mont
Ventoux, dans un bouquet de chênes verts. Le vent fait battre sa porte
disjointe, l'herbe encombre le seuil; il y a des nids aux angles de
l'autel et dans l'embrasure des hautes croisées dont les vitraux
coloriés ont disparu depuis longtemps. Cependant il paraît que tous
les ans, à Noël, une lumière surnaturelle erre parmi ces ruines, et
qu'en allant aux messes et aux réveillons, les paysans aperçoivent ce
spectre de chapelle éclairé de cierges invisibles qui brûlent au grand
air, même sous la neige et le vent. Vous en rirez si vous voulez, mais
un vigneron de l'endroit, nommé Garrigue, sans doute un descendant
de Garrigou, m'a affirmé qu'un soir de Noël, se trouvant un peu en
ribotte, il s'était perdu dans la montagne du côté de Trinquelague;
et voici ce qu'il avait vu... Jusqu'à onze heures, rien. Tout était
silencieux, éteint, inanimé. Soudain, vers minuit, un carillon sonna
tout en haut du clocher, un vieux, vieux carillon qui avait l'air
d'être à dix lieues. Bientôt, dans le chemin qui monte, Garrigue vit
trembler des feux, s'agiter des ombres indécises. Sous le porche de la
chapelle on marchait, on chuchotait:

«Bonsoir, maître Arnoton!

--Bonsoir, bonsoir, mes enfants!...»

Quand tout le monde fut entré, mon vigneron, qui était très brave,
s'approcha doucement, et regardant par la porte cassée eut un singulier
spectacle. Tous ces gens qu'il avait vus passer étaient rangés autour
du chœur, dans la nef en ruine, comme si les anciens bancs existaient
encore. De belles dames en brocart avec des coiffes de dentelles,
des seigneurs chamarrés du haut en bas, des paysans en jaquettes
fleuries ainsi qu'en avaient nos grands-pères, tous l'air vieux, fané,
poussiéreux, fatigué. De temps en temps des oiseaux de nuit, hôtes
habituels de la chapelle, réveillés par toutes ces lumières, venaient
rôder autour des cierges dont la flamme montait droite et vague comme
si elle avait brûlé derrière une gaze; et ce qui amusait beaucoup
Garrigue, c'était un certain personnage à grandes lunettes d'acier, qui
secouait à chaque instant sa haute perruque noire sur laquelle un de
ces oiseaux se tenait droit tout empêtré en battant silencieusement des
ailes...

Dans le fond, un petit vieillard de taille enfantine, à genoux au
milieu du chœur, agitait désespérément une sonnette sans grelot et sans
voix, pendant qu'un prêtre, habillé de vieil or, allait, venait devant
l'autel en récitant des oraisons dont on n'entendait pas un mot... Bien
sûr c'était dom Balaguère, en train de dire sa troisième messe basse.



LE PAPE EST MORT


J'ai passé mon enfance dans une grande ville de province coupée en deux
par une rivière très encombrée, très remuante, où j'ai pris de bonne
heure le goût des voyages et la passion de la vie sur l'eau. Il y a
surtout un coin de quai, près d'une certaine passerelle Saint-Vincent,
auquel je ne pense jamais, même aujourd'hui, sans émotion. Je revois
l'écriteau cloué au bout d'une vergue: _Cornet, bateaux de louage_, le
petit escalier qui s'enfonçait dans l'eau, tout glissant et noirci de
mouillure, la flottille de petits canots fraîchement peints de couleurs
vives s'alignant au bas de l'échelle, se balançant doucement bord à
bord, comme allégés par les jolis noms qu'ils portaient à leur arrière
en lettres blanches: _l'Oiseau-Mouche, l'Hirondelle_.

Puis, parmi les longs avirons reluisants de céruse qui étaient en train
de sécher contre le talus, le père Cornet s'en allant avec son seau
à peinture, ses grands pinceaux, sa figure tannée, crevassée, ridée
de mille petites fossettes comme la rivière un soir de vent frais...
Oh! ce père Cornet. Ç'a été le satan de mon enfance, ma passion
douloureuse, mon péché, mon remords. M'en a-t-il fait commettre des
crimes avec ses canots! Je manquais l'école, je vendais mes livres.
Qu'est-ce que je n'aurais pas vendu pour une après-midi de canotage!

Tous mes cahiers de classe au fond du bateau, la veste à bas, le
chapeau en arrière, et dans les cheveux le bon coup d'éventail de la
brise d'eau, je tirais ferme sur mes rames, en fronçant les sourcils
pour bien me donner la tournure d'un vieux loup de mer. Tant que
j'étais en ville, je tenais le milieu de la rivière, à égale distance
des deux rives, où le vieux loup de mer aurait pu être reconnu. Quel
triomphe de me mêler à ce grand mouvement de barques, de radeaux, de
trains de bois, de mouches à vapeur qui se côtoyaient, s'évitaient,
séparés seulement par un mince liséré d'écume! Il y avait de lourds
bateaux qui tournaient pour prendre le courant, et cela en déplaçait
une foule d'autres.

Tout à coup les roues d'un vapeur battaient l'eau près de moi; ou bien
une ombre lourde m'arrivait dessus, c'était l'avant d'un bateau de
pommes.

«Gare donc, moucheron!» me criait une voix enrouée; et je suais, je
me débattais, empêtré dans le va-et-vient de cette vie du fleuve que
la vie de la rue traversait incessamment par tous ces ponts, toutes
ces passerelles qui mettaient des reflets d'omnibus sous la coupe des
avirons. Et le courant si dur à la pointe des arches, et les remous,
les tourbillons, le fameux trou de la _Mort-qui-trompe!_ Pensez que ce
n'était pas une petite affaire de se guider là dedans avec des bras de
douze ans et personne pour tenir la barre.

Quelquefois j'avais la chance de rencontrer la _chaîne_. Vite je
m'accrochais tout au bout de ces longs trains de bateaux qu'elle
remorquait, et, les rames immobiles, étendues comme des ailes qui
planent, je me laissais aller à cette vitesse silencieuse qui coupait
la rivière en longs rubans d'écume et faisait filer des deux côtés les
arbres, les maisons du quai. Devant moi, loin, bien loin, j'entendais
le battement monotone de l'hélice, un chien qui aboyait sur un des
bateaux de la remorque, où montait d'une cheminée basse un petit filet
de fumée; et tout cela me donnait l'illusion d'un grand voyage, de la
vraie vie de bord.

Malheureusement, ces rencontres de la _chaîne_ étaient rares. Le plus
souvent il fallait ramer et ramer aux heures de soleil. Oh! les pleins
midis tombant d'aplomb sur la rivière, il me semble qu'ils me brûlent
encore. Tout flambait, tout miroitait. Dans cette atmosphère aveuglante
et sonore qui flotte au-dessus des vagues et vibre à tous leurs
mouvements, les courts plongeons de mes rames, les cordes des haleurs
soulevées de l'eau toutes ruisselantes faisaient passer des lumières
vives d'argent poli. Et je ramais en fermant les yeux. Par moment, à
la vigueur de mes efforts, à l'élan de l'eau sous ma barque, je me
figurais que j'allais très vite; mais en relevant la tête, je voyais
toujours le même arbre, le même mur en face de moi sur la rive.

Enfin, à force de fatigues, tout moite et rouge de chaleur, je
parvenais à sortir de la ville. Le vacarme des bains froids, des
bateaux de blanchisseuses, des pontons d'embarquement diminuait. Les
ponts s'espaçaient sur la rive élargie. Quelques jardins de faubourg,
une cheminée d'usine, s'y reflétaient de loin en loin. A l'horizon
tremblaient des îles vertes. Alors, n'en pouvant plus, je venais me
ranger contre la rive, au milieu des roseaux tout bourdonnants; et
là, abasourdi par le soleil, la fatigue, cette chaleur lourde qui
montait de l'eau étoilée de larges fleurs jaunes, le vieux loup de
mer se mettait à saigner du nez pendant des heures. Jamais mes voyages
n'avaient un autre dénoûment. Mais que voulez-vous? Je trouvais cela
délicieux.

Le terrible, par exemple, c'était le retour, la rentrée. J'avais beau
revenir à toutes rames, j'arrivais toujours trop tard, longtemps après
la sortie des classes. L'impression du jour qui tombe, les premiers
becs de gaz dans le brouillard, la retraite, tout augmentait mes
transes, mon remords. Les gens qui passaient, rentrant chez eux bien
tranquilles, me faisaient envie; et je courais la tête lourde, pleine
de soleil et d'eau, avec des ronflements de coquillages au fond des
oreilles, et déjà sur la figure le rouge du mensonge que j'allais dire.

Car il en fallait un chaque fois pour faire tête à ce terrible «
d'où viens-tu?» qui m'attendait en travers de la porte. C'est cet
interrogatoire de l'arrivée qui m'épouvantait le plus. Je devais
répondre là, sur le palier, au pied levé, avoir toujours une histoire
prête, quelque chose à dire, et de si étonnant, de si renversant, que
la surprise coupât court à toutes les questions. Cela me donnait le
temps d'entrer, de reprendre haleine; et pour en arriver là, rien ne
me coûtait. J'inventais des sinistres, des révolutions, des choses
terribles, tout un côté de la ville qui brûlait, le pont du chemin de
fer s'écroulant dans la rivière. Mais ce que je trouvai encore de plus
fort, le voici:

Ce soir-là, j'arrivai très en retard. Ma mère, qui m'attendait depuis
une grande heure, guettait, debout, en haut de l'escalier.

«D'où viens-tu?» me cria-t-elle.

Dites-moi ce qu'il peut tenir de diableries dans une tête d'enfant. Je
n'avais rien trouvé, rien préparé. J'étais venu trop vite... Tout à
coup il me passa une idée folle. Je savais la chère femme très pieuse,
catholique enragée comme une Romaine, et je lui répondis dans tout
l'essoufflement d'une grande émotion:

«O maman... Si vous saviez!...

--Quoi donc?... Qu'est-ce qu'il y a encore?...

--Le pape est mort.

--Le pape est mort!...» fit la pauvre mère, et elle s'appuya toute pâle
contre la muraille. Je passai vite dans ma chambre, un peu effrayé de
mon succès et de l'énormité du mensonge; pourtant, j'eus le courage
de le soutenir jusqu'au bout. Je me souviens d'une soirée funèbre et
douce; le père très grave, la mère atterrée... On causait bas autour de
la table. Moi, je baissais les yeux; mais mon escapade s'était si bien
perdue dans la désolation générale que personne n'y pensait plus.

Chacun citait à l'envi quelque trait de vertu de ce pauvre Pie IX;
puis, peu à peu, la conversation s'égarait à travers l'histoire
des papes. Tante Rose parla de Pie VII, qu'elle se souvenait très
bien d'avoir vu passer dans le Midi, au fond d'une chaise de poste,
entre des gendarmes. Or, rappela la fameuse scène avec l'empereur:
_Commediante!... tragediante!..._ C'était bien la centième fois que je
l'entendais raconter, cette terrible scène, toujours avec les mêmes
intonations, les mêmes gestes, et ce stéréotypé des traditions de
famille qu'on se lègue et qui restent là, puériles et locales, comme
des histoires de couvent.

C'est égal, jamais elle ne m'avait paru si intéressante.

Je l'écoutais avec des soupirs hypocrites, des questions, un air de
faux intérêt, et tout le temps je me disais:

«Demain matin, en apprenant que le pape n'est pas mort, ils seront si
contents que personne n'aura le courage de me gronder.»

Tout en pensant à cela, mes yeux se fermaient malgré moi, et j'avais
des visions de petits bateaux peints en bleu, avec des coins de Saône
alourdis par la chaleur, et de grandes pattes d'_argyronètes_ courant
dans tous les sens et rayant l'eau vitreuse, comme des pointes de
diamant.



PAYSAGES GASTRONOMIQUES



LA BOUILLABAISSE

Nous longions les côtes de Sardaigne, vers l'île de la Madeleine. Une
promenade matinale. Les rameurs allaient lentement, et penché sur le
bord je voyais la mer, transparente comme une source, traversée de
soleil jusqu'au fond. Des méduses, des étoiles de mer s'étalaient
parmi les mousses marines. De grosses langoustes donnaient immobiles
en abaissant leurs longues cornes sur le sable fin. Tout cela vu à
dix-huit ou vingt pieds de profondeur, dans je ne sais quelle facticité
d'aquarium en cristal. A l'avant de la barque, un pêcheur debout, un
long roseau fendu à la main, faisait signe aux rameurs: «piano...
piano...» et tout à coup, entre les pointes de sa fourche, tenait
suspendue une belle langouste qui allongeait ses pattes avec un effroi
encore plein de sommeil. Près de moi, un autre marin laissait tomber sa
ligne à fleur d'eau dans le sillage et ramenait des petits poissons
merveilleux qui se coloraient en mourant de mille nuances vives et
changeantes. Une agonie vue à travers un prisme.

La pêche finie, on aborda parmi les hautes roches grises. Le feu fut
vite allumé, pâle dans le grand soleil; de larges tranches de pain
coupées sur de petites assiettes de terre rouge, et l'on était là
autour de la marmite, l'assiette tendue, la narine ouverte... Était-ce
le paysage, la lumière, cet horizon de ciel et d'eau? Mais je n'ai
jamais rien mangé de meilleur que cette bouillabaisse de langoustes.
Et quelle bonne sieste ensuite sur le sable! un sommeil tout plein du
bercement de la mer, où les mille écailles luisantes des petites vagues
papillotaient encore aux yeux fermés.



L' AIOLI

On se serait cru dans la cabane d'un pêcheur de Théocrite, au bord
de la mer de Sicile. C'était simplement en Provence, dans l'île de
Camargue, chez un garde-pêche. Une cabane de roseaux, des filets pendus
au mur, des rames, des fusils, quelque chose comme l'attirail d'un
trappeur, d'un chasseur de terre et d'eau. Devant la porte, encadrant
un grand paysage de plaine, agrandi encore par le vent, la femme du
garde dépouillait de belles anguilles toutes vives. Les poissons se
tordaient au soleil; et là-bas, dans la lumière blanche des coups de
vent, des arbres grêles se courbaient, avaient l'air de fuir, montrant
le côté pâle de leurs feuilles. Des marécages luisaient de place en
place entre les roseaux, comme les fragments d'un miroir brisé. Plus
loin encore, une grande ligne étincelante fermait l'horizon; c'était
l'étang de Vaccarès.

Dans l'intérieur de la cabane où brillait un feu de sarments tout en
pétillement et en clarté, le garde pilait religieusement les gousses
d'ail dans un mortier en y laissant tomber l'huile d'olive goutte à
goutte. Nous avons mangé _l'aioli_ autour de nos anguilles, assis sur
de hauts escabeaux devant la petite table de bois, dans cette étroite
cabane où la plus grande place était tenue par l'échelle montant à la
soupente. Autour de la chambre si petite on devinait un horizon immense
traversé de coups de vent, de vols hâtés d'oiseaux en voyage; et
l'espace environnant pouvait se mesurer aux sonnailles des troupeaux de
chevaux et de bœufs, tantôt retentissantes et sonores, tantôt diminuées
dans l'éloignement et n'arrivant plus que comme des notes perdues,
enlevées dans un coup de mistral.



LE KOUSSKOUSS

C'était en Algérie, chez un aga de la plaine du Chélif. De la grande
tente seigneuriale installée pour nous devant la maison de l'aga,
nous voyions descendre une nuit de demi-deuil, d'un noir violet où se
fonçait la pourpre d'un couchant magnifique; dans la fraîcheur de la
soirée, au milieu de la tente entr'ouverte, un chandelier kabyle en
bois de palmier levait au bout de ses branches une flamme immobile
qui attirait des insectes de nuit, des frôlements d'ailes peureuses.
Accroupis tout autour sur des nattes, nous mangions silencieusement:
c'étaient des moutons entiers, tout ruisselants de beurre, qu'on
apportait au bout d'une perche, des pâtisseries au miel, des confitures
musquées, et enfin un grand plat de bois où des poulets s'étalaient
dans la semoule dorée du kousskouss.

Pendant ce temps-là, la nuit était venue. Sur les collines
environnantes, la lune se levait, un petit croissant oriental où
s'enfermait une étoile. Un grand feu flambait en plein air devant la
tente, entouré de danseurs et de musiciens. Je me souviens d'un nègre
gigantesque, tout nu sous une ancienne tunique des régiments de léger,
qui bondissait en faisant courir des ombres sur toute la toile...
Cette danse de cannibale, ces petits tambours arabes haletant sous la
mesure précipitée, les aboiements aigus des chacals qui se répondaient
de tous les coins de la plaine; on se sentait en plein pays sauvage.
Cependant à l'intérieur de la tente,--cet abri des tribus nomades
qui ressemble à une voile fixe sur un élément immobile,--l'aga dans
ses bournous de laine blanche me semblait une apparition des temps
primitifs, et pendant qu'il mangeait son kousskouss gravement, je
pensais que le plat national arabe pourrait bien être cette manne
miraculeuse des Hébreux dont il est parlé dans la Bible.



LA POLENTA

La côte Corse, un soir de novembre.--Nous abordons sous la grande pluie
dans un pays complètement désert. Des charbonniers Lucquois nous font
une place à leur feu; puis un berger indigène, une espèce de sauvage
tout habillé de peau de bouc, nous invite à venir manger la _polenta_
dans sa cabane. Nous entrons, courbés, rapetissés, dans une hutte
où l'on ne peut se tenir debout. Au milieu, des brins de bois vert
s'allument entre quatre pierres noires. La fumée qui s'échappe de là
monte vers le trou percé à la hutte, puis se répand partout, rabattue
par la pluie et le vent. Une petite lampe--le _caleil_ provençal--ouvre
un œil timide dans cet air étouffé. Une femme, des enfants apparaissent
de temps en temps quand la fumée s'éclaircit, et tout au fond un porc
grogne. On distingue des débris de naufrage, un banc fait de morceaux
de navires, une caisse de bois avec des lettres de roulage, une tête de
sirène en bois peint arrachée à quelque proue, toute lavée d'eau de mer.

La _polenta_ est affreuse. Les châtaignes mal écrasées ont un goût
moisi; on dirait qu'elles ont séjourné longtemps sous les arbres, en
pleine pluie. Le _bruccio_ national vient après, avec son goût sauvage
qui fait rêver de chèvres vagabondes ... Nous sommes ici en pleine
misère italienne. Pas de maison, l'abri. Le climat est si beau, la vie
si facile! Rien qu'une niche pour les jours de grande pluie. Et alors
qu'importe la fumée, la lampe mourante, puisqu'il est convenu que le
toit c'est la prison et qu'on ne vit bien qu'en plein soleil?



LA MOISSON AU BORD DE LA MER


Nous courions depuis le matin à travers la plaine, cherchant la mer qui
nous fuyait toujours dans ces méandres, ces caps, ces presqu'îles que
forment les côtes de Bretagne.

De temps en temps un coin bleu-marine s'ouvrait à l'horizon, comme
une échappée de ciel plus sombre et plus mouvant; mais le hasard de
ces routes tortueuses qui font rêver d'embuscades et de chouannerie
refermait vite la vision entrevue. Nous étions arrivés ainsi dans
un petit village vieux et rustique, aux rues sombres, étroites à la
façon des rues algériennes, encombrées de fumier, d'oies, de bœufs, de
pourceaux. Les maisons ressemblaient à des huttes avec leurs portes
basses, ogivales, encerclées de blanc, marquées de croix à la chaux,
et leurs volets assujettis par cette longue barre transversale qu'on
ne voit que dans les pays de grand vent. Il avait pourtant l'air
bien abrité, bien étouffé, bien calme, le petit bourg breton. On se
serait cru à vingt lieues dans l'intérieur des terres. Tout à coup, en
débouchant sur la place de l'église, nous nous trouvons entourés d'une
lumière éblouissante, d'une prise d'air gigantesque, d'un bruit de
flots illimité. C'était l'Océan, l'Océan immense, infini, et son odeur
fraîche et salée, et ce grand coup d'éventail que la marée montante
dégage de chaque vague dans son élan. Le village s'avance, se dresse au
bord du quai, la jetée continuant la rue jusqu'au bout d'un petit port
où sont amarrées quelques barques de pêche. L'église dresse son clocher
en vigie près des flots, et autour d'elle, dernière limite de ce coin
de terre, le cimetière met des croix penchées, des herbes folles, et
son mur bas tout effrité où s'appuient des bancs de pierre.

On ne peut vraiment rien trouver de plus délicieux, de plus retiré
que ce petit village perdu au milieu des roches, intéressant par son
double côté marin et pastoral. Tous pêcheurs ou laboureurs, les gens
d'ici ont l'abord rude, peu engageant. Ils ne vous invitent pas à
rester chez eux, au contraire. Peu à peu pourtant ils s'humanisent,
et l'on est étonné de voir sous ces durs accueils des êtres naïfs
et bons. Ils ressemblent bien à leur pays, à ce sol rocailleux et
résistant, si minéral, que les routes--même au soleil--prennent une
teinte noire pailletée d'étincelles de cuivre ou d'étain. La côte qui
met à nu ce terrain pierreux est austère, farouche, hérissée. Ce sont
des éboulements, des falaises à pic, des grottes creusées par la lame,
où elle s'engouffre et mugit. Lorsque la marée se retire, on voit
des écueils à perte de vue sortant des flots leurs dos de monstres,
tout reluisants et blanchis d'écume, comme des cachalots gigantesques
échoués.

Par un contraste singulier, à deux pas seulement du rivage, des champs
de blé, de vigne ou de luzerne, s'étendent coupés, séparés par des
petits murs hauts comme des haïes et verts de ronces. L'œil fatigué
du vertige des hautes falaises, de ces abîmes où l'on descend avec
des cordes scellées dans la pierre, des brisants écumeux, trouve un
repos au milieu de l'uniformité des plaines, de la nature intime et
familière. Le moindre détail rustique s'agrandit sur le fond glauque de
la mer toujours présente au détour des sentiers, dans l'entre-deux des
toits, l'ébréchement des murs, au fond d'une ruelle. Le chant des coqs
semble plus clair, entouré de plus d'espace. Mais ce qui est vraiment
beau, c'est l'amoncellement des moissons au bord de la mer, les meules
dorées au-dessus des flots bleus, les aires où tombent les fléaux
en mesure, et ces groupes de femmes sur les rochers à pic, prenant
la direction de l'air et vannant le blé entre leurs mains levées,
avec des gestes d'évocation. Les grains tombent en pluie régulière
et drue, tandis que le vent de la mer emporte la paille et la fait
tourbillonner. On vanne sur la place de l'église, sur le quai, jusque
sur la jetée, où de grands filets de pêche sont étendus, en train de
sécher leurs mailles entremêlées de plantes d'eau.

Pendant ce temps-là une autre moisson se fait aussi, mais au bas des
roches, dans cet espace neutre que la marée envahit et découvre tour
à tour. C'est la récolte du goémon. Chaque lame, en déferlant sur le
rivage, laisse sa trace en une ligne ondulée de végétations marines,
goémon ou varech. Lorsque le vent souffle, les algues courent en
bruissant le long de la plage, et aussi loin que la mer se retire sur
les roches, ces longues chevelures mouillées se plaquent et s'étalent.
On les recueille par lourdes gerbes et on les amoncelle sur la côte en
meules sombres, violacées, gardant toutes les teintes du flot, avec
des irisements bizarres de poisson qui meurt ou de plante qui se fane.
Quand la meule est sèche, on la brûle et on en tire de la soude.

Cette moisson singulière se fait les jambes nues, à la marée
descendante, parmi ces mille petits lacs si limpides que la mer en
se retirant laisse à sa place. Hommes, femmes, enfants s'engagent
entre les roches glissantes, armés d'immenses râteaux. Sur leur
passage, les crabes effarés se sauvent, s'embusquent, s'aplatissent,
tendent leurs pinces, et les chevrettes transparentes se perdent dans
la couleur de l'eau troublée. Le goémon ramené, amassé, est chargé
sur des charrettes attelées de bœufs sous le joug, qui traversent
péniblement, la tête basse, le terrain accidenté. De quelque côté
qu'on se tourne, on aperçoit de ces attelages. Parfois, à des endroits
presque inaccessibles, où on arrive par des sentiers abrupts, un
homme apparaît conduisant par la bride un cheval chargé de plantes
tombantes et ruisselantes. Vous voyez aussi des enfants transporter sur
des bâtons croisés en brancards leur glane de cette moisson marine.
Tout cela forme un tableau mélancolique et saisissant. Les goélands
épouvantés volent en criant autour de leurs œufs. La menace de la mer
est là, et ce qui achève de solenniser ce spectacle, c'est que, pendant
cette récolte faite aux sillons de la vague comme pendant la moisson
de terre, le silence plane, un silence actif, plein de l'effort d'un
peuple en face de la nature avare et rebelle. Un appel aux bœufs, un
«trrr» aigu qui sonne dans les grottes, voilà tout ce qu'on entend. Il
semble qu'on traverse une communauté de trappistes, un de ces couvents
où l'on travaille en plein air avec une loi de silence perpétuel. Les
conducteurs ne se retournent pas même pour vous regarder passer, et
les bœufs seuls vous fixent d'un gros œil immobile. Pourtant ce peuple
n'est pas triste, et, le dimanche venu, il sait bien s'égayer et danser
les vieilles rondes bretonnes. Le soir, vers huit heures, on se réunit
au bord du quai devant l'église et le cimetière. Ce mot de cimetière
a quelque chose d'effrayant, mais l'endroit, si vous le voyiez, ne
vous effraierait pas. Pas de buis, ni d'ifs, ni de marbres; rien de
convenu ni de solennel. Seulement des croix dressées où les mêmes noms
se répètent plusieurs fois comme dans tous les petits pays dont les
habitants sont alliés, l'herbe haute partout pareille, et des murs
si bas, que les enfants y grimpent dans leurs jeux et que les joins
d'enterrement on voit du dehors l'assistance agenouillée.

Au pied de ces petits murs, les vieux viennent s'asseoir au soleil
pour filer ou dormir entre l'enclos inculte et silencieux et l'éternité
voyageuse de la mer...

C'est là devant que la jeunesse vient danser le dimanche soir. Pendant
qu'un peu de lumière monte encore des vagues au long de la jetée, les
groupes de filles et de garçons se rapprochent. Les rondes se forment,
et une voix grêle part d'abord toute seule sur un rhythme simple qui
appelle le chœur après lui:

    C'est dans la cour du Plat-d'Étain...

    Toutes les voix redisent ensemble:

    C'est dans la cour du Plat-d'Étain...

La ronde s'anime, les cornettes blanches tournoient, s'entr'ouvrant sur
les côtés comme des ailes de papillon. Presque toujours le vent de la
mer emporte la moitié des paroles:

    ...perdu mon serviteur...
    ...portera mes couleurs...

La chanson en paraît encore plus naïve et charmante, entendue par
fragments, avec des élisions bizarres telles qu'en renferment les
chansons de pays composées en dansant, plus soucieuses du rhythme
que du sens des mots. Sans autre lumière qu'un vague rayon de lune,
la danse semble fantastique. Tout est gris, noir ou blanc, dans une
neutralité de teinte qui accompagne les choses rêvées plutôt que
les choses vues. Peu à peu, à mesure que la lune monte, les croix
du cimetière, celle du grand calvaire qui est au coin, s'allongent,
rejoignent la ronde et s'y mêlent... Enfin dix heures sonnent. On se
sépare. Chacun rentre chez soi par les ruelles du village d'un aspect
étrange en ce moment. Les marches ébréchées des escaliers extérieurs,
les coins de toit, les hangars ouverts où la niait entre toute noire et
compacte se penchent, se contournent, se tassent. On longe de vieilles
murailles frôlées de figuiers énormes; et pendant qu'on écrase en
marchant la paille vide du blé battu, l'odeur de la mer se mêle au
parfum chaud de la moisson et des étables endormies.

La maison que nous habitons est dans la campagne, un peu hors du
village. Sur la route, en revenant, nous apercevons à la pointe des
haies des lumières de phares luire de tous les côtés de la presqu'île,
un phare à éclat, un feu tournant, un feu fixe; et comme on ne voit pas
l'Océan, toutes ces vigies des noirs écueils semblent perdues dans la
campagne paisible.



LES ÉMOTIONS D'UN PERDREAU ROUGE


Vous savez que les perdreaux vont par bandes, se nichent ensemble aux
creux des sillons pour s'enlever à la moindre alerte, éparpillés dans
la volée comme une poignée de grains qu'on sème. Notre compagnie à nous
est gaie et nombreuse, établie en plaine sur la lisière d'un grand
bois, ayant du butin et de beaux abris de deux côtés. Aussi, depuis que
je sais courir, bien emplumé, bien nourri, je me trouvais très heureux
de vivre. Pourtant quelque chose m'inquiétait un peu, c'était cette
fameuse ouverture de la chasse dont nos mères commençaient à parler
tout bas entre elles. Un ancien de notre compagnie me disait toujours à
ce propos:

«N'aie pas peur, Rouget--on m'appelle Rouget à cause de mon bec et de
mes pattes couleur de sorbe--n'aie pas peur, Rouget. Je te prendrai
avec moi le jour de l'ouverture et je suis sûr qu'il ne t'arrivera
rien.»

C'est un vieux coq très malin et encore alerte, quoiqu'il ait le _fer
à cheval_ déjà marqué sur la poitrine et quelques plumes blanches
par-ci par-là. Tout jeune, il a reçu un grain de plomb dans l'aile, et
comme cela l'a rendu un peu lourd, il y regarde à deux fois avant de
s'envoler, prend son temps, et se tire d'affaire. Souvent il m'emmenait
avec lui jusqu'à l'entrée du bois. Il y a là une singulière petite
maison, nichée dans les châtaigniers, muette comme un terrier vide, et
toujours fermée.

--«Regarde bien cette maison, petit, me disait le vieux; quand tu
verras de la fumée monter du toit, le seuil et les volets ouverts, ça
ira mal pour nous.»

Et moi je me fiais à lui, sachant bien qu'il n'en était pas à sa
première ouverture.

En effet, l'autre matin, au petit jour, j'entends qu'on rappelait tout
bas dans le sillon...

«Rouget, Rouget.»

C'était mon vieux coq. Il avait des yeux extraordinaires.

«Viens vite, me dit-il, et fais comme moi.»

Je le suivis, à moitié endormi, en me coulant entre les mottes de
terre, sans voler, sans presque sauter, comme une souris. Nous allions
du côté du bois; et je vis, en passant, qu'il y avait de la fumée à
la cheminée de la petite maison, du jour aux fenêtres, et devant la
porte grande ouverte des chasseurs tout équipés, entourés de chiens qui
sautaient. Comme nous passions, un des chasseurs cria:

«Faisons la plaine ce matin, nous ferons le bois après déjeuner.»

Alors je compris pourquoi mon vieux compagnon nous emmenait d'abord
sous la futaie. Tout de même le cœur me battait, surtout en pensant à
nos pauvres amis.

Tout à coup, au moment d'atteindre la lisière, les chiens se mirent à
galoper de notre côté...

«Rase-toi, rase-toi», me dit le vieux en se baissant; en même temps,
à dix pas de nous, une caille effarée ouvrit ses ailes et son bec tout
grands, et s'envola avec un cri de peur. J'entendis un bruit formidable
et nous fûmes entourés par une poussière d'une odeur étrange, toute
blanche et toute chaude, bien que le soleil fût à peine levé. J'avais
si peur que je ne pouvais plus courir. Heureusement nous entrions dans
le bois. Mon camarade se blottit derrière un petit chêne, je vins me
mettre près de lui, et nous restâmes là cachés, à regarder entre les
feuilles.

Dans les champs, c'était une terrible fusillade. A chaque coup, je
fermais les yeux, tout étourdi; puis, quand je me décidais à les
ouvrir, je voyais la plaine grande et nue, les chiens courant, furetant
dans les brins d'herbe, dans les javelles, tournant sur eux-mêmes comme
des fous. Derrière eux les chasseurs juraient, appelaient; les fusils
brillaient au soleil. Un moment, dans un petit nuage de fumée, je crus
voir--quoiqu'il n'y eût aucun arbre alentour--voler comme des feuilles
éparpillées. Mais mon vieux coq me dit que c'était des plumes; et en
effet, à cent pas devant nous, un superbe perdreau gris tombait dans le
sillon en renversant sa tête sanglante.

Quand le soleil fut très chaud, très haut, la fusillade s'arrêta
subitement. Les chasseurs revenaient vers la petite maison, où l'on
entendait pétiller un grand feu de sarments. Ils causaient entre eux,
le fusil sur l'épaule, discutaient les coups, pendant que leurs chiens
venaient derrière, harassés, la langue pendante...

«Ils vont déjeuner, me dit mon compagnon, faisons comme eux.»

Et nous entrâmes dans un champ de sarrasin qui est tout près du bois,
un grand champ blanc et noir, en fleur et en graine, sentant l'amande.
De beaux faisans au plumage mordoré picotaient là, eux aussi, en
baissant leurs crêtes rouges de peur d'être vus. Ah! ils étaient moins
fiers que d'habitude. Tout en mangeant, ils nous demandèrent des
nouvelles et si l'un des leurs était déjà tombé. Pendant ce temps, le
déjeuner des chasseurs, d'abord silencieux, devenait de plus en plus
bruyant; nous entendions choquer les verres et partir les bouchons des
bouteilles. Le vieux trouva qu'il était temps de rejoindre notre abri.

A cette heure on aurait dit que le bois dormait. La petite mare où
les chevreuils vont boire n'était troublée par aucun coup de langue.
Pas un museau de lapin dans les serpolets de la garenne. On sentait
seulement un frémissement mystérieux, comme si chaque feuille, chaque
brin d'herbe abritait une vie menacée. Ces gibiers de forêt ont tant
de cachettes, les terriers, les fourrés, les fagots, les broussailles,
et puis des fossés, ces petits fossés de bois qui gardent l'eau si
longtemps après qu'il a plu. J'avoue que j'aurais aimé être au fond
d'un de ces trous-là; mais mon compagnon préférait rester à découvert,
avoir du large, voir de loin et sentir l'air ouvert devant lui. Bien
nous en prit, car les chasseurs arrivaient sous le bois.

Oh! ce premier coup de feu en forêt, ce coup de feu qui trouait les
feuilles comme une grêle d'avril et marquait les écorces, jamais je
ne l'oublierai. Un lapin détala au travers du chemin en arrachant
des touffes d'herbe avec ses griffes tendues. Un écureuil dégringola
d'un châtaignier en faisant tomber les châtaignes encore vertes. Il y
eut deux ou trois vols lourds de gros faisans et un tumulte dans les
branches basses, les feuilles sèches, au vent de ce coup de fusil qui
agita, réveilla, effraya tout ce qui vivait dans le bois. Des mulots
se coulaient au fond de leurs trous. Un cerf-volant, sorti du creux de
l'arbre contre lequel nous étions blottis, roulait ses gros yeux bêtes,
fixes de terreur. Et puis des demoiselles bleues, des bourdons, des
papillons, pauvres bestioles s'effarant de tous côtés. Jusqu'à un petit
criquet aux ailes écarlates qui vint se poser tout près de mon bec;
mais j'étais trop effrayé moi-même pour profiter de sa peur.

Le vieux, lui, était toujours aussi calme. Très attentif aux aboiements
et aux coups de feu, quand ils se rapprochaient il me faisait signe,
et nous allions un peu plus loin, hors de la portée des chiens et bien
cachés par le feuillage. Une fois pourtant je crus que nous étions
perdus. L'allée que nous devions traverser était gardée de chaque bout
par un chasseur embusqué. D'un côté un grand gaillard à favoris noirs
qui faisait sonner toute une ferraille à chacun de ses mouvements,
couteau de chasse, cartouchière, boîte à poudre, sans compter de
hautes guêtres bouclées jusqu'aux genoux et qui le grandissaient
encore; à l'autre bout un petit vieux, appuyé contre un arbre, fumait
tranquillement sa pipe, en clignant des yeux comme s'il voulait dormir.
Celui-là ne me faisait pas peur; mais c'était ce grand là-bas...

--«Tu n'y entends rien, Rouget», me dit mon camarade en riant; et sans
crainte, les ailes toutes grandes, il s'envola presque dans les jambes
du terrible chasseur à favoris.

Et le fait est que le pauvre homme était si empêtré dans tout son
attirail de chasse, si occupé à s'admirer du haut en bas, que lorsqu'il
épaula son fusil nous étions déjà hors de portée. Ah! si les chasseurs
savaient, quand ils se croient seuls à un coin de bois, combien de
petits yeux fixes les guettent des buissons, combien de petits becs
pointus se retiennent de rire à leur maladresse!...

Nous allions, nous allions toujours. N'ayant rien de mieux à faire qu'à
suivre mon vieux compagnon, mes ailes battaient au vent des siennes
pour se replier immobiles aussitôt qu'il se posait. J'ai encore dans
les yeux tous les endroits où nous avons passé: la garenne rose de
bruyères, pleine de terriers au pied des arbres jaunes, avec ce grand
rideau de chênes où il me semblait voir la mort cachée partout, la
petite allée verte où ma mère Perdrix avait promené tant de fois sa
nichée au soleil de mai, où nous sautions tout en piquant les fourmis
rouges qui nous grimpaient aux pattes, où nous rencontrions des petits
faisans farauds, lourds comme des poulets, et qui ne voulaient pas
jouer avec nous.

Je la vis comme dans un rêve ma petite allée, au moment où une biche
la traversait, haute sur ses pattes menues, les yeux grands ouverts
et prête à bondir. Puis la mare où l'on vient en partie par quinze ou
trente, tous du même vol, levés de la plaine en une minute, pour boire
à l'eau de la source et s'éclabousser de gouttelettes qui roulent sur
le lustre des plumes... Il y avait au milieu de cette mare un bouquet
d'aulnettes très fourré, c'est dans cet îlot que nous nous réfugiâmes.
Il aurait fallu que les chiens eussent un fameux nez pour venir nous
chercher là. Nous y étions depuis un moment, lorsqu'un chevreuil
arriva, se traînant sur trois pattes et laissant une trace rouge sur
les mousses derrière lui. C'était si triste à voir que je cachai ma
tête sous les feuilles; mais j'entendais le blessé boire dans la mare
en soufflant, brûlé de fièvre...

Le jour tombait. Les coups de fusil s'éloignaient, devenaient plus
rares. Puis tout s'éteignit... C'était fini. Alors nous revînmes tout
doucement vers la plaine, pour avoir des nouvelles de notre compagnie.
En passant devant la petite maison du bois, je vis quelque chose
d'épouvantable.

Au rebord d'un fossé, les lièvres au poil roux, les petits lapins
gris à queue blanche, gisaient à côté les uns des autres. C'était des
petites pattes jointes par la mort, qui avaient l'air de demander
grâce, des yeux voilés qui semblaient pleurer; puis des perdrix rouges,
des perdreaux gris, qui avaient le _fer à cheval_ comme mon camarade,
et des jeunes de cette année qui avaient encore comme moi du duvet
sous leurs plumes. Savez-vous rien de plus triste qu'un oiseau mort?
C'est si vivant, des ailes! De les voir repliées et froides, ça fait
frémir... Un grand chevreuil superbe et calme paraissait endormi, sa
petite langue rose dépassant la bouche comme pour lécher encore.

Et les chasseurs étaient là, penchés sur cette cuerie, comptant et
tirant vers leurs carniers les pattes sanglantes, les ailes déchirées,
sans respect pour toutes ces blessures fraîches. Les chiens, attachés
pour la route, fronçaient encore leurs babines en arrêt, comme s'ils
s'apprêtaient à s'élancer de nouveau dans les taillis.

Oh! pendant que le grand soleil se couchait là-bas et qu'ils s'en
allaient tous, harassés, allongeant leurs ombres sur les mottes
de terre et les sentiers humides de la rosée du soir, comme je
les maudissais, comme je les détestais, hommes et bêtes, toute la
bande!... Ni mon compagnon ni moi n'avions le courage de jeter comme à
l'ordinaire une petite note d'adieu à ce jour qui finissait.

Sur notre route nous rencontrions de malheureuses petites bêtes,
abattues par un plomb de hasard, et restant là abandonnées aux fourmis,
des mulots, le museau plein de poussière, des pies, des hirondelles
foudroyées dans leur vol, couchées sur le dos et tendant leurs petites
pattes roides vers la nuit qui descendait vite comme elle fait en
automne, claire, froide et mouillée. Mais le plus navrant de tout,
c'était d'entendre, à la lisière du bois, au bord du pré, et là-bas
dans l'oseraie de la rivière, les appels anxieux, tristes, disséminés,
auxquels rien ne répondait.



LE MIROIR


Dans le Nord, au bord du Niémen, est arrivée une petite créole de
quinze ans, blanche et rose comme une fleur d'amandier. Elle vient du
pays des colibris, c'est le vent de l'amour qui l'apporte... Ceux de
son île lui disaient: «Ne pars pas, il fait froid sur le continent...
L'hiver te fera mourir.» Mais la petite créole ne croyait pas à l'hiver
et ne connaissait le froid que pour avoir pris des sorbets; puis elle
était amoureuse, elle n'avait pas peur de mourir... Et maintenant la
voilà qui débarque là-haut dans les brouillards du Niémen, avec ses
éventails, son hamac, ses moustiquaires et une cage en treillis doré
pleine d'oiseaux de son pays.

Quand le vieux père Nord a vu venir cette fleur des îles que le Midi
lui envoyait dans un rayon, son cœur s'est ému de pitié; et comme il
pensait bien que le froid ne ferait qu'une bouchée de la fillette et
de ses colibris, il a vite allumé son gros soleil jaune et s'est
habillé d'été pour les recevoir... La créole s'y est trompée; elle a
pris cette chaleur du Nord, brutale et lourde, pour une chaleur de
durée, cette éternelle verdure noire pour de la verdure de printemps,
et suspendant son hamac au fond du parc entre deux sapins, tout le jour
elle s'évente, elle se balance.

«Mais il fait très chaud dans le Nord», dit-elle en riant. Pourtant
quelque chose l'inquiète. Pourquoi, dans cet étrange pays, les maisons
n'ont-elles pas de vérandahs? Pourquoi ces murs épais, ces tapis, ces
lourdes tentures? Ces gros poêles en faïence, et ces grands tas de
bois qu'on empile dans les cours, et ces peaux de renards bleus, ces
manteaux doublés, ces fourrures qui dorment au fond des armoires; à
quoi tout cela peut-il servir?... Pauvre petite, elle va le savoir
bientôt.

Un matin, en s'éveillant, la petite créole se sent prise d'un grand
frisson. Le soleil a disparu, et du ciel noir et bas, qui semble dans
la nuit s'être rapproché de terre, il tombe par flocons une peluche
blanche et silencieuse comme sous les cotonniers... Voilà l'hiver!
voilà l'hiver! Le vent siffle, les poêles ronflent. Dans leur grande
cage en treillis doré, les colibris ne gazouillent plus. Leurs petites
ailes bleues, roses, rubis, vert de mer, restent immobiles, et c'est
pitié de les voir se serrer les uns contre les autres, engourdis et
bouffis par le froid, avec leurs becs fins et leurs yeux en tête
d'épingle. Là-bas, au fond du parc, le hamac grelotte plein de givre,
et les branches des sapins sont en verre filé... La petite créole a
froid, elle ne veut plus sortir.

Pelotonnée au coin du feu comme un de ses oiseaux, elle passe son temps
à regarder la flamme et se fait du soleil avec ses souvenirs. Dans
la grande cheminée lumineuse et brûlante, elle revoit tout son pays:
les larges quais pleins de soleil avec le sucre brun des cannes qui
ruisselle, et les grains de maïs flottant dans une poussière dorée,
puis les siestes d'après-midi, les stores clairs, les nattes de paille,
puis les soirs d'étoiles, les mouches enflammées, et des millions de
petites ailes qui bourdonnent entre les fleurs et dans les mailles de
tulle des moustiquaires.

Et tandis qu'elle rêve ainsi devant la flamme, les jours d'hiver se
succèdent toujours plus courts, toujours plus noirs. Tous les matins
on ramasse un colibri mort dans la cage; bientôt il n'en reste plus
que deux, deux flocons de plumes vertes qui se hérissent l'un contre
l'autre dans un coin...

Ce matin-là, la petite créole n'a pas pu se lever. Comme une
balancelle mahonnaise prise dans les glaces du Nord, le froid
l'étreint, la paralyse. Il fait sombre, la chambre est triste. Le givre
a mis sur les vitres un épais rideau de soie mate. La ville semble
morte, et, par les rues silencieuses, le chasse-neige à vapeur siffle
lamentablement... Dans son lit, pour se distraire, la créole fait luire
les paillettes de son éventail et passe son temps à se regarder dans
des miroirs de son pays, tout frangés de grandes plumes indiennes.

Toujours plus courts, toujours plus noirs, les jours d'hiver se
succèdent. Dans ses courtines de dentelles, la petite créole languit,
se désole. Ce qui l'attriste surtout, c'est que de son lit elle ne
peut pas voir le feu. Il lui semble qu'elle a perdu sa patrie une
seconde fois... De temps en temps elle demande: «Est-ce qu'il y a
du feu dans la chambre?--Mais oui, petite, il y en a. La cheminée
est tout en flammes. Entends-tu pétiller le bois, et les pommes de
pin qui éclatent?--Oh! voyons, voyons.» Mais elle a beau se pencher,
la flamme est trop loin d'elle; elle ne peut pas la voir, et cela la
désespère. Or, un soir qu'elle est là, pensive et pâle, sa tête au bord
de l'oreiller et les yeux toujours tournés vers cette belle flamme
invisible, son ami s'approche d'elle, prend un des miroirs qui sont
sur le lit: «Tu veux voir le feu, mignonne... Eh bien! attends...» Et
s'agenouillant devant la cheminée, il essaye de lui envoyer avec son
miroir un reflet de la flamme magique: «Peux-tu le voir?--Non! Je
ne vois rien.--Et maintenant?--Non! pas encore...» Puis tout à coup,
recevant en plein visage un jet de lumière qui l'enveloppe: «Oh! je le
vois!» dit la créole toute joyeuse, et elle meurt en riant avec deux
petites flammes au fond des yeux.



L'EMPEREUR AVEUGLE


OU

LE VOYAGE EN BAVIÈRE A LA RECHERCHE D'UNE TRAGÉDIE JAPONAISE



I

M. LE COLONEL DE SIEBOLDT

Au printemps de 1866, M. de Sieboldt, colonel bavarois au service
de la Hollande, bien connu dans le monde scientifique par ses beaux
ouvrages sur la flore japonaise, vint à Paris soumettre à l'empereur
un vaste projet d'association internationale pour l'exploitation de ce
merveilleux Nipon-Jepen--Japon (Empire-au-Lever-du-Soleil) qu'il avait
habité pendant plus de trente ans. En attendant d'avoir une audience
aux Tuileries, l'illustre voyageur--resté très Bavarois malgré son
séjour au Japon--passait ses soirées dans une petite brasserie du
faubourg Poissonnière, en compagnie d'une jeune demoiselle de Munich
qui voyageait avec lui et qu'il présentait comme sa nièce. C'est là que
je le rencontrai. La physionomie de ce grand vieux, ferme et droit sous
ses soixante et douze ans, sa longue barbe blanche, son interminable
houppelande, sa boutonnière enrubannée où toutes les académies des
sciences avaient mis leurs couleurs, cet air étranger, où il y a à la
fois tant de timidité et de sans-gêne, faisait toujours retourner les
têtes quand il entrait. Gravement le colonel s'asseyait, tirait de sa
poche un gros radis noir; puis la petite demoiselle qui l'accompagnait,
tout Allemande dans sa jupe courte, son châle à franges, son petit
chapeau de voyage, coupait ce radis en tranches minces à la mode du
pays, le couvrait de sel, l'offrait à son «ounclé!» comme elle disait
de sa petite voix de souris, et tous deux se mettaient à grignoter
l'un en face de l'autre, tranquillement et simplement, sans paraître
se douter qu'il pût y avoir le moindre ridicule à faire à Paris comme
à Munich. Vraiment c'était un couple original et sympathique, et nous
eûmes bientôt fait de devenir grands amis. Le bonhomme, voyant le goût
que je prenais à l'entendre parler du Japon, m'avait demandé de revoir
son mémoire, et je m'étais empressé d'accepter autant par amitié pour
ce vieux Sinbad que pour m'enfoncer plus avant dans l'étude du beau
pays dont il m'avait communiqué l'amour. Ce travail de révision ne
se fit pas sans peine. Tout le mémoire était écrit dans le français
bizarre que parlait M. de Sieboldt: «Si j'aurais des actionnaires...,
si je réunirais des fonds...», et ces renversements de prononciation
qui lui faisaient dire régulièrement: «les grandes boîtes de l'Asie»
pour «les grands poètes de l'Asie», et «le Chabon» pour «le Japon»...
joignez à cela des phrases de cinquante lignes, sans un point, sans
une virgule, rien pour respirer, et cependant si bien classées dans
la cervelle de l'auteur, qu'en ôter un seul mot lui paraissait
impossible, et que s'il m'arrivait d'enlever une ligne d'un côté, il
la transportait bien vite un peu plus loin... C'est égal! ce diable
d'homme était si intéressant avec son Chabon, que j'oubliais l'ennui du
travail; et lorsque la lettre d'audience arriva, le mémoire tenait à
peu près sur ses pieds.

Pauvre vieux Sieboldt! Je le vois encore s'en allant aux Tuileries,
toutes ses croix sur la poitrine, dans ce bel habit de colonel rouge
et or qu'il ne tirait de sa malle qu'aux grandes occasions. Quoi-qu'il
en fît: «brum! brum!» tout le temps en redressant sa longue taille, au
tremblement de son bras sur le mien, surtout à la pâleur insolite de
son nez, un bon gros nez de sa vantasse, cramoisi par l'étude et la
bière de Munich, je sentais combien il était ému... Le soir, quand je
le revis, il triomphait: Napoléon III l'avait reçu entre deux portes,
écouté pendant cinq minutes et congédié avec sa phrase favorite: «Je
verrai... je réfléchirai.» Là-dessus, le naïf Japonais parlait déjà de
louer le premier étage du Grand-Hôtel, d'écrire aux journaux, de lancer
des prospectus. J'eus beaucoup de mal à lui faire comprendre que Sa
Majesté serait peut-être longue à réfléchir, et qu'il ferait mieux,
en attendant, de retourner à Munich, où la Chambre était justement en
train de voter des fonds pour l'achat de sa grande collection. Mes
observations finirent par le convaincre, et il partit en me promettant
de m'envoyer, pour la peine que j'avais prise au fameux mémoire, une
tragédie japonaise du seizième siècle, intitulée _l'Empereur aveugle,_
précieux chef-d'œuvre absolument inconnu en Europe et qu'il avait
traduit exprès pour son ami Meyerbeer. Le maître, quand il mourut,
était en train d'écrire la musique des chœurs. C'est, comme vous voyez,
un vrai cadeau que le brave homme voulait me faire.

Malheureusement, quelques jours après son départ, la guerre éclatait
en Allemagne, et je n'entendis plus parler de ma tragédie. Les
Prussiens ayant envahi le Wurtemberg et la Bavière, il était assez
naturel que dans son émoi patriotique et le grand désarroi d'une
invasion, le colonel eût oublié mon _Empereur aveugle_. Mais moi, j'y
pensais plus que jamais; et, ma foi! un peu l'envie de ma tragédie
japonaise, un peu la curiosité de voir de près ce que c'était que la
guerre, l'invasion,--ô Dieu! j'en ai maintenant toute l'horreur dans la
mémoire,--je me décidai un beau matin à partir pour Munich.



II

L'ALLEMAGNE DU SUD

Parlez-moi des peuples à sang lourd! En pleine guerre, sous ce grand
soleil d'août, tout le pays d'outre-Rhin, depuis le pont de Kehl
jusqu'à Munich, avait l'air aussi froid, aussi tranquille. Par les
trente fenêtres du wagon wurtembergeois qui m'emmenait lentement,
lourdement, à travers la Souabe, des paysages se déroulaient, des
montagnes, des ravins, des écroulements de riche verdure où l'on
sentait la fraîcheur des ruisseaux. Sur les pentes qui disparaissaient
en tournant, au mouvement des wagons, des paysannes se tenaient toutes
roides au milieu de leurs troupeaux, vêtues de jupes rouges, de
corsages de velours, et les arbres étaient si verts autour d'elles,
qu'on eût dit une bergerie tirée d'une de ces petites boîtes de sapin
qui sentent bon la résine et les forêts du Nord. De loin en loin, une
douzaine de fantassins habillés de vert emboîtaient le pas dans un
pré, la tête droite, la jambe en l'air, portant leurs fusils comme des
arbalètes: c'était l'armée d'un prince de Nassau quelconque. Parfois
aussi des trains passaient, avec la même lenteur que le nôtre, chargés
de grands bateaux, où des soldats wurtembergeois, entassés comme dans
un char allégorique, chantaient des barcarolles à trois voix, en fuyant
devant les Prussiens. Et nos haltes à tous les buffets, le sourire
inaltérable des majordomes, ces grosses faces allemandes, épanouies,
la serviette sous le menton devant d'énormes quartiers de viande aux
confitures, et le parc royal de Stuttgart plein de carrosses, de
toilettes, de cavalcades, la musique autour des bassins jouant des
valses, des quadrilles, pendant qu'on se battait à Kissingen; vraiment,
quand je me rappelle tout cela et que je pense à ce que j'ai vu, quatre
ans après, dans ce même mois d'août, ces locomotives en délire s'en
allant sans savoir où, comme si le grand soleil avait affolé leurs
chaudières, les wagons arrêtés en plein champ de bataille, les rails
coupés, les trains en détresse, la France diminuée de jour en jour
à mesure que la ligne de l'Est devenait plus courte, et sur tout le
parcours des voies abandonnées, l'encombrement sinistre de ces gares,
qui restaient seules, en pays perdu, pleines de blessés oubliés là
comme des bagages, je commence à croire que cette guerre de 1866 entre
la Prusse et les États du Sud n'était qu'une guerre pour rire, et qu'en
dépit de tout ce qu'on a pu nous dire, les loups de Germanie ne se
mangent jamais entre eux.

Il n'y avait qu'à voir Munich pour s'en convaincre. Le soir où
j'arrivai, un beau soir de dimanche plein d'étoiles, toute la ville
était dehors. Une joyeuse rumeur confuse, aussi vague sous la lumière
que la poussière soulevée aux pas de tous ces promeneurs, flottait
dans l'air. Au fond des caves à bière voûtées et fraîches, dans les
jardins des brasseries, où des lanternes de couleur balançaient leurs
lueurs sourdes, partout on entendait, mêlés au bruit des lourds
couvercles retombant sur les chopes, les cuivres qui sonnaient en notes
triomphales, et les soupirs des instruments de bois...

C'est dans une de ces brasseries harmoniques que je trouvai le colonel
de Sieboldt, assis avec sa nièce, devant son éternel radis noir.

A la table à côté, le ministre des affaires étrangères prenait un bock,
en compagnie de l'oncle du roi. Tout autour, de bons bourgeois avec
leurs familles, des officiers en lunettes, des étudiants à petites
casquettes rouges, bleues, vert de mer, tous graves, silencieux,
écoutaient religieusement l'orchestre de M. Gungel, et regardaient
monter la fumée de leurs pipes, sans plus se soucier de la Prusse que
si elle n'existait pas. En me voyant, le colonel parut un peu gêné, et
je crus m'apercevoir qu'il baissait la voix pour m'adresser la parole
en français. Autour de nous, on chuchotait: «Franzose... Franzose...»
Je sentais de la malveillance dans tous les yeux.--«Sortons!» me dit
M. de Sieboldt, et une fois dehors, je retrouvai son bon sourire
d'autrefois. Le brave homme n'avait pas oublié sa promesse, mais il
était très absorbé par le rangement de sa collection japonaise qu'il
venait de vendre à l'État. C'est pour cela qu'il ne m'avait pas écrit.
Quant à ma tragédie, elle était à Wurtzbourg, entre les mains de madame
de Sieboldt, et pour arriver jusque-là il me fallait une autorisation
spéciale de l'ambassade française, car les Prussiens approchaient de
Wurtzbourg, et l'on n'y entrait plus que très difficilement. J'avais
une telle envie de mon _Empereur aveugle_, que je serais allé à
l'ambassade le soir même, si je n'avais pas craint de trouver M. de
Trévise couché...



III

EN DROSCHKEN

De bonne heure, le lendemain, l'hôtelier de la _Grappe-Bleue_ me
faisait monter dans une de ces petites voitures de louage que les
hôtels ont toujours dans leurs cours pour montrer aux voyageurs les
curiosités de la ville, et d'où les monuments, les avenues vous
apparaissent comme entre les pages d'un guide. Cette fois il ne
s'agissait pas de me faire voir la ville, mais seulement de me conduire
à l'ambassade française: «_Franzôsische Ambassad!...»_ répéta deux
fois l'hôtelier. Le cocher, petit homme habillé de bleu et coiffé d'un
chapeau gigantesque, semblait très étonné de, la nouvelle destination
qu'on donnait à son fiacre, à son _droschken_, pour parler comme à
Munich. Mais je fus bien plus étonné que lui, quand je le vis tourner
le dos au quartier noble, prendre un long faubourg, plein d'usines, de
maisons ouvrières, de petits jardins, passer les portes, et m'emmener
hors de la ville...

--_Ambassad Franzôsische_? lui demandais-je de temps en temps avec
inquiétude.

-_Ya, ya_, répondait le petit homme, et nous continuions à rouler.
J'aurais bien voulu avoir quelques renseignements de plus; mais le
diable, c'est que mon conducteur ne parlait pas français, et moi-même,
à cette époque, je ne connaissais de la langue allemande que deux ou
trois phrases très élémentaires, où il était question de pain, de lit,
de viande et pas du tout d'ambassadeur. Encore, ces phrases-là, ne
savais-je les dire qu'en musique, et voici pourquoi:

Quelques années auparavant, avec un camarade presque aussi fou que moi,
j'avais fait à travers l'Alsace, la Suisse, le duché de Bade, un vrai
voyage de colporteur, le sac bouclé aux épaules, arpentant les lieues
à la douzaine, tournant les villes dont nous ne voulions voir que les
portes, et prenant toujours les tout petits chemins sans savoir où ils
nous mèneraient. Cela nous donnait souvent l'imprévu de nuits passées
en plein champ, ou sous le toit ouvert d'une grange; mais ce qui
achevait d'incidenter notre excursion, c'est que ni l'un ni l'autre
nous ne savions un mot d'allemand. A l'aide d'un petit dictionnaire
de poche acheté en passant à Bâle, nous étions bien parvenus à
construire quelques phrases toutes simples, toutes naïves comme: _Vir
vollen trinken bier._--nous voulons boire de la bière... _Vir vollen
essen kaese_,--nous voulons manger du fromage: malheureusement, si
peu compliquées qu'elles vous paraissent, ces maudites phrases nous
coûtaient beaucoup de peine à retenir. Nous ne les avions pas dans
la bouche, comme disent les comédiens. L'idée nous vint alors de les
mettre en musique, et le petit air que nous avions composé s'adaptait
si bien dessus, que les mots nous entrèrent dans la mémoire à la suite
des notes, et que les uns ne pouvaient plus sortir sans entraîner les
autres. Il fallait voir la figure des hôteliers badois, le soir, quand
nous entrions dans la grande salle du Gasthaus et que, sitôt nos sacs
débouclés, nous entonnions d'une voix retentissante:

    Vir vollen trinken bier (_bis_)
    Vir vollen, ya, vir vollen
                Ya!
    Vir vollen trinken bier.

Depuis ce temps-là je suis devenu très fort en allemand. J'ai eu tant
d'occasions de l'apprendre!... Mon vocabulaire s'est enrichi d'une
foule de locutions, de phrases. Seulement je les parle, je ne les
chante plus... Oh! non, je n'ai pas envie de les chanter...

Mais revenons à mon droschken.

Nous allions d'un petit pas reposé, sur une avenue bordée d'arbres et
de maisons blanches. Tout à coup le cocher s'arrêta.

«_Da!_...» me dit-il en me montrant-une maisonnette enfouie sous les
acacias, et qui me parut bien silencieuse, bien retirée pour une
ambassade. Trois boutons de cuivre superposés luisaient dans un coin du
mur, à côté de la porte. J'en tire un au hasard, la porte s'ouvre, et
j'entre dans un vestibule élégant, confortable; des fleurs, des tapis
partout. Sur l'escalier, une demi-douzaine de chambrières bavaroises,
accourues à mon coup de sonnette, s'échelonnaient avec cette tournure
disgracieuse d'oiseaux sans ailes qu'ont toutes les femmes au delà du
Rhin.

Je demande: «_Ambassad Franzôsische_?» Elles me font répéter deux
fois, et les voilà parties à rire, à rire en secouant la rampe.
Furieux, je reviens vers mon cocher et tâche de lui faire comprendre,
à grand renfort de gestes, qu'il s'est trompé, que l'ambassade n'est
pas là. «_Ya, ya_.» répond le petit homme sans s'émouvoir, et nous
retournons vers Munich.

Il faut croire que notre ambassadeur de ce temps-là changeait souvent
de domicile, ou bien que mon cocher, pour ne pas déroger aux habitudes
de son droschken, s'était mis dans l'idée de me faire visiter quand
même la ville et ses environs. Toujours est-il que notre matinée se
passa à courir Munich dans tous les sens, à la recherche de cette
ambassade fantastique. Après deux ou trois autres tentatives, j'avais
fini par ne plus descendre de voiture. Le cocher allait, venait,
s'arrêtait à certaines rues, faisait semblant de s'informer. Je me
laissais conduire, et ne m'occupais plus que de regarder autour de
moi... Quelle ville ennuyeuse et froide que ce Munich, avec ses grandes
avenues, ses palais alignés, ses rues trop larges où le pas résonne,
son musée en plein vent de célébrités bavaroises si mortes dans leurs
statues blanches!

Que, de colonnades, d'arcades, de fresques, d'obélisques, de temples
grecs, de propylées, de distiques en lettres d'or sur les frontons!
Tout cela s'efforce d'être grand; mais il semble qu'on sente le vide
et l'emphase de cette apparente grandeur, en voyant à tous les fonds
d'avenue les arcs de triomphe où l'horizon passe seul, les portiques
ouverts sur le bleu. C'est bien ainsi que je me représente ces villes
imaginaires, Italie mêlée d'Allemagne, où Musset promène l'incurable
ennui de son _Fantasio_ et la perruque solennelle et niaise du prince
de Mantoue.

Cette course en droschken dura cinq ou six heures; après quoi le
cocher me ramena triomphalement dans la cour de la _Grappe-Bleue_, en
faisant claquer son fouet, tout fier de m'avoir montré Munich. Quant
à l'ambassade, je finis par la découvrir à deux rues de mon hôtel,
mais cela ne m'avança guère. Le chancelier ne voulut pas me donner
de passe-port pour Wurtzbourg. Nous étions, paraît-il, très mal vus
en Bavière à ce moment-là; un Français n'aurait pas pu sans danger
s'aventurer jusqu'aux avant-postes. Je fus donc obligé d'attendre à
Munich que madame de Sieboldt eût trouvé une occasion de me faire
parvenir la tragédie japonaise...



IV

LE PAYS DU BLEU

Chose singulière! Ces bons Bavarois, qui nous en voulaient tant de
n'avoir pas pris parti pour eux dans cette guerre, n'avaient pas la
moindre animosité contre les Prussiens. Ni honte des défaites, m haine
du vainqueur.--«Ce sont les premiers soldats du monde!...» me disait
avec un certain orgueil l'hôtelier de la _Grappe-Bleue_, le lendemain
de Kissingen, et c'était bien le sentiment général à Munich. Dans les
cafés on s'arrachait les journaux de Berlin. On riait à se tordre aux
plaisanteries du _Kladderadatsch_, ces grosses charges berlinoises
aussi lourdes que le fameux marteau-pilon de l'usine Krupp, qui pèse
cinquante mille kilogrammes. L'entrée prochaine des Prussiens n'étant
plus un doute pour personne, chacun se disposait à les bien recevoir.
Les brasseries s'approvisionnaient de saucisses, de quenelles. Dans les
maisons bourgeoises on préparait des chambres d'officiers...

Seuls, les musées manifestaient quelque inquiétude. Un jour, en
entrant à la Pinacothèque, je trouvai les murs nus et les gardiens en
train de clouer les tableaux dans de grandes caisses prêtes à partir
pour le Sud. On craignait que le vainqueur, très scrupuleux pour les
propriétés particulières, ne le fût pas autant pour les collections
de l'État. Aussi, de tous les musées de la ville, il n'y avait que
celui de M. de Sieboldt qui restât ouvert. En sa qualité d'officier
hollandais, décoré de l'Aigle de Prusse, le colonel pensait que, lui
présent, personne n'oserait toucher à sa collection; et en attendant
l'arrivée des Prussiens, il ne faisait plus que se promener avec son
grand costume, à travers les trois longues salles que le roi lui avait
données au jardin de la cour, espèce de Palais-Royal, plus vert et plus
triste que le nôtre, entouré de murs de cloître peints à fresque.

Dans ce grand palais morne, ces curiosités étalées, étiquetées,
constituaient bien le musée, cet assemblage mélancolique de choses
venues de loin, dégagées de leur milieu. Le vieux Sieboldt lui-même
avait l'air d'en faire partie. Je venais le voir tous les jours, et
nous passions ensemble de longues heures a feuilleter ces manuscrits
japonais ornés de planches, ces livres de science, d'histoire, les uns
si immenses, qu'il fallait les étaler à terre pour les ouvrir, les
autres hauts comme l'ongle, lisibles seulement à la loupe, dorés, fins,
précieux. M. de Sieboldt me faisait admirer son encyclopédie japonaise
en quatre-vingt-deux volumes, ou bien il me traduisait une ode du
_Hiak-nin_, merveilleux ouvrage publié par les soins des empereurs
japonais, et où l'on trouve les vies, les portraits et des fragments
lyriques des cent plus fameux poètes de l'empire. Puis nous rangions
sa collection d'armes, les casques d'or à larges mentonnières, les
cuirasses, les cottes de maille, ces grands sabres à deux mains qui
sentent leur chevalier du Temple et avec lesquels on s'ouvre si bien le
ventre.

Il m'expliquait les devises d'amour peintes sur les coquilles dorées,
m'introduisait dans les intérieurs japonais en me montrant le modèle
de sa maison de Yédo, une miniature de laque où tout était représenté,
depuis les stores de soie des fenêtres jusqu'aux rocailles du jardin,
jardinet de Lilliput, orné des plantes mignonnes de la flore indigène.
Ce qui m'intéressait aussi beaucoup, c'était les objets du culte
japonais, leurs petits dieux en bois peint, les chasubles, les vases
sacrés, et ces chapelles portatives, vrais théâtres de pupazzi, que
chaque fidèle a dans un coin de sa maison. Les petites idoles rouges
sont rangées au fond; une mince corde à nœuds pend sur le devant. Avant
de commencer sa prière, le Japonais s'incline et frappe de cette corde
un timbre qui brille au pied de l'autel; c'est ainsi qu'il appelle
l'attention de ses dieux. Je prenais un plaisir d'enfant à faire
sonner ces timbres magiques, à laisser mon rêve s'en aller, roulé dans
cette onde sonore, jusqu'au fond de ces Asies d'Orient où le soleil
levant semble avoir tout doré, depuis les lames de leurs grands sabres
jusqu'aux tranches de leurs petits livres...

Quand je sortais de là, les yeux pleins de tous ces reflets de laque,
de jade, de couleurs éclatantes des cartes géographiques, les jours
surtout où le colonel m'avait lu une de ces odes japonaises d'une
poésie chaste, distinguée, originale, si profonde, les rues de Munich
me faisaient un singulier effet. Le Japon, la Bavière, ces deux pays
nouveaux pour moi, que je connaissais presque en même temps, que je
voyais l'un à travers l'autre, se brouillaient, se confondaient dans
ma tête, devenaient une espèce de pays vague, de pays du bleu... Cette
ligne bleue des voyages que je venais de voir sur les tasses japonaises
dans le trait des nuages et l'esquisse de l'eau, je la retrouvais sur
les fresques bleues des murailles... Et ces soldats bleus qui faisaient
l'exercice sur les places, coiffés de casques japonais, et ce grand
ciel tranquille d'un bleu de _Vergiss-mein-nicht_, et ce cocher bleu
qui me ramenait à l'hôtel de la _Grappe-Bleue_!...



V

PROMENADE SUR LE STARNBERG

Il était bien du pays bleu aussi, ce lac étincelant qui miroite au fond
de ma mémoire. Rien que d'écrire ce nom de Starnberg, j'ai revu tout
près de Munich la grande nappe d'eau, unie, pleine de ciel, rendue
familière et vivante par la fumée d'un petit steamer qui longeait les
bords. Tout autour les masses sombres des grands parcs, séparées de
place en place, comme ouvertes par la blancheur des villas. Plus haut,
des bourgs aux toits serrés, des nids de maisons posés sur les pentes;
plus haut encore les montagnes du Tyrol, lointaines, couleur de l'air
où elles flottent; et dans un coin de ce tableau un peu classique, mais
si charmant, le vieux, vieux batelier, avec ses longues guêtres et son
gilet rouge à boutons d'argent, qui me promena tout un dimanche, et
paraissait si fier d'avoir un Français dans son bateau.

Ce n'était pas la première fois que pareil honneur lui arrivait. Il
se souvenait très bien d'avoir, dans sa jeunesse, fait passer le
Starnberg à un officier. Il y avait soixante ans de cela, et à la façon
respectueuse dont le bonhomme me parlait, je sentais l'impression
qu'avait dû lui faire ce Français de 1806, quelque bel Oswald du
premier empire en collant et bottes molles, un schapska gigantesque et
des insolences de vainqueur!... Si le batelier de Starnberg vit encore,
je doute qu'il ait autant d'admiration pour les Français.

C'est sur ce beau lac et dans les parcs ouverts des résidences qui
l'entourent que les bourgeois de Munich promènent leurs gaietés du
dimanche. La guerre n'avait rien changé à cet usage. Au bord de
l'eau, quand je passai, les auberges étaient pleines; de grosses
dames assises en rond faisaient bouffer leurs jupes sur les pelouses.
Entre les branches qui se croisaient sur le bleu du lac, des groupes
de Gretchen et d'étudiants passaient, auréolés d'une fumée de pipe.
Un peu plus loin, dans une clairière du parc Maximilien, une noce
de paysans, bruyante et voyante, buvait devant de longues tables en
tréteaux, tandis qu'un garde-chasse en habit vert, campé, le fusil au
poing, dans l'attitude d'un homme qui tire, faisait la démonstration
de ce merveilleux fusil à aiguille dont les Prussiens se servaient
avec tant de succès. J'avais besoin de cela pour me rappeler qu'on se
battait à quelques lieues de nous. On se battait pourtant, il faut
bien le croire, puisque ce soir-là, en rentrant à Munich, je vis sur
une petite place abritée et recueillie comme un coin d'église, des
cierges qui brûlaient tout autour de la _Marien-Saule_, et des femmes
agenouillées, dont un long sanglot secouait la prière...



VI

LA BAVARIA

Malgré tout ce qu'on a écrit depuis quelques années sur le chauvinisme
français, nos sottises patriotiques, nos vanités, nos fanfaronnades,
je ne crois pas qu'il y ait en Europe un peuple plus vantard, plus
glorieux, plus infatué de lui-même que le peuple de Bavière. Sa toute
petite histoire, dix pages détachées de l'histoire de l'Allemagne,
s'étale dans les rues de Munich, gigantesque, disproportionnée, tout
en peintures et en monuments, comme un de ces livres d'étrennes
qu'on donne aux enfants: peu de texte et beaucoup d'images. A Paris,
nous n'avons qu'un arc de triomphe; là-bas ils en ont dix: la porte
des Victoires, le portique des Maréchaux, et je ne sais combien
d'obélisques élevés: _à la vaillance des guerriers bavarois_.

Il fait bon être grand homme dans ce pays-là; on est sûr d'avoir son
nom gravé partout dans la pierre, dans le bronze, et au moins une fois
sa statue au milieu d'une place, ou tout au haut de quelque frise parmi
des victoires de marbre blanc. Cette folie des statues, des apothéoses,
des monuments commémoratifs est poussée à un tel point chez ces bonnes
gens, qu'ils ont, au coin des rues, des socles vides tout dressés, tout
préparés pour les célébrités inconnues du lendemain. En ce moment,
toutes les places doivent être prises. La guerre de 1870 leur a fourni
tant de héros, tant d'épisodes glorieux!...

J'aime à me figurer, par exemple, l'illustre général von der Thann
déshabillé à l'antique au milieu d'un square verdoyant, avec un beau
piédestal orné de bas-reliefs représentant d'un côté _les Guerriers
bavarois incendiant le village de Bazeilles_, de l'autre _les Guerriers
bavarois assassinant des blessés français à l'ambulance de Woerth._
Quel splendide monument cela doit faire!

Non contents d'avoir leurs grands hommes éparpillés ainsi par la
ville, les Bavarois les ont réunis dans un temple situé aux portes de
Munich, et qu'ils appellent la _Ruhmeshalle_ (la salle de la gloire).
Sous un vaste portique de colonnes de marbre, qui s'avancent en retour
en formant les trois côtés d'un carré, sont rangés sur des consoles
les bustes des Électeurs, des rois, des généraux, des jurisconsultes,
etc... (On trouve le catalogue chez le gardien.)

Un peu en avant se dresse une statue colossale, une Bavaria de
quatre-vingt-dix pieds, debout au sommet d'un de ces grands escaliers
si tristes qui montent à découvert dans la verdure des jardins publics.
Avec sa peau de lion sur les épaules, son glaive serré dans une main,
dans l'autre la couronne de la gloire (toujours la gloire!), cette
immense pièce de bronze, à l'heure où je la vis, sur la fin d'une de
ces journées d'août où les ombres s'allongent démesurément, remplissait
la plaine silencieuse de son geste emphatique. Tout autour, le long
des colonnes, les profils des hommes célèbres grimaçaient au soleil
couchant. Tout cela si désert, si morne! En entendant mes pas sonner
sur les dalles, je retrouvais bien cette impression de grandeur dans le
vide qui me poursuivait depuis mon arrivée à Munich.

Un petit escalier en fonte grimpe en tournant dans l'intérieur de la
Bavaria. J'eus la fantaisie de monter jusqu'en haut et de m'asseoir un
moment dans la tête du colosse, un petit salon en rotonde éclairé par
deux fenêtres qui sont les yeux. Malgré ces yeux ouverts sur l'horizon
bleu des Alpes, il faisait très chaud là dedans. Le bronze, chauffé par
le soleil, m'enveloppait d'une chaleur alourdissante. Je fus obligé
de redescendre bien vite... Mais, c'est égal, cela m'avait suffi pour
se connaître, ô grande Bavaria boursouflée et sonore! J'avais vu ta
poitrine sans cœur, tes gros bras de chanteuse, enflés, sans muscles,
ton glaive en métal repoussé, et senti dans ta tête creuse l'ivresse
lourde et la torpeur d'un cerveau de buveur de bière... Et dire qu'en
nous embarquant dans cette folle guerre de 1870, nos diplomates avaient
compté sur toi. Ah! s'ils s'étaient donné la peine de monter dans la
Bavaria, eux aussi!



VII

L'EMPEREUR AVEUGLE!...

Il y avait dix jours que j'étais à Munich, et je n'avais encore
aucune nouvelle de ma tragédie japonaise. Je commençais à désespérer,
lorsqu'un soir, dans le petit jardin de la brasserie où nous prenions
nos repas, je vis arriver mon colonel avec une figure rayonnante.
«Je l'ai! me dit-il; venez demain matin au musée... Nous la lirons
ensemble, vous verrez si c'est beau.» Il était très animé ce soir-là.
Ses yeux brillaient en parlant. Il déclamait à haute voix des passages
de la tragédie, essayait de chanter les chœurs. Deux ou trois fois sa
nièce fut obligée de le faire taire: «Ounclé..., ounclé...» J'attribuai
cette fièvre, cette exaltation à un pur enthousiasme lyrique. En effet,
les fragments qu'il me récitait me paraissaient très beaux, et j'avais
hâte d'entrer en possession de mon chef-d'œuvre.

Le lendemain, quand j'arrivai au jardin de la cour, je fus très surpris
de trouver la salle des collections fermée. Le colonel absent de son
musée, c'était si extraordinaire que je courus chez lui avec une vague
inquiétude. La rue qu'il habitait, une rue de faubourg paisible et
courte, des jardins, des maisons basses, me parut plus agitée que
d'habitude. On causait par groupes devant les portes. Celle de la
maison Sieboldt était fermée, les persiennes ouvertes.

Des gens entraient, sortaient d'un air triste. On sentait là une de
ces catastrophes trop grandes pour le logis, et qui débordent jusque
dans la rue... En arrivant, j'entendis des sanglots. C'était au fond
d'un petit couloir, dans une grande pièce encombrée et claire comme
une salle d'étude. Il y avait là une longue table en bois blanc, des
livres, des manuscrits, des vitrines à collections, des albums couverts
en soie brochée; au mur, des armes japonaises, des estampes, de grandes
cartes géographiques; et dans ce désordre de voyages, d'études, le
colonel étendu sur son lit, sa longue barbe droite sur sa poitrine,
avec la pauvre petite «_Ounclé_» qui pleurait à genoux dans un coin.
M. de Sieboldt était mort subitement pendant la nuit.

Je partis de Munich le soir même, n'ayant pas le courage de troubler
toute cette désolation à propos d'une fantaisie littéraire, et c'est
ainsi que de la merveilleuse tragédie japonaise, je ne connus jamais
que le titre: _l'Empereur aveugle_!... Depuis, nous avons vu jouer
une autre tragédie, à qui ce titre rapporté d'Allemagne aurait bien
convenu: sinistre tragédie, pleine de sang et de larmes, et qui n'était
pas japonaise celle-là.


FIN





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