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Title: Barbe-bleue Author: Méténier, Oscar Language: French As this book started as an ASCII text book there are no pictures available. *** Start of this LibraryBlog Digital Book "Barbe-bleue" *** Au lecteur Les mots en italiques sont _soulignés_. Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. La ponctuation d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. L'orthographe a été conservée avec les exceptions mentionnées à la fin du texte. BARBE-BLEUE OUVRAGES DU MÊME AUTEUR La Chair. 1 vol. Outre-Rhin. -- Myrrha-Maria. -- Madame la Boule. -- La Lutte pour l'Amour. -- Zézette. -- Les Cabots. -- Le Policier. -- Le Beau Monde. -- La Nymphomane. -- EN PRÉPARATION Demi-Castors. Histoires Saintes. Le 40e d'artillerie. OSCAR MÉTÉNIER BARBE-BLEUE PARIS E. DENTU, ÉDITEUR 3, PLACE DE VALOIS, 3 1893 (Tous droits réservés) BARBE-BLEUE PREMIÈRE PARTIE I --Ainsi, monsieur de Charaintru, c'est bien entendu, vous nous faussez compagnie demain matin? demanda Mme de Guermanton. --Oh! pas pour longtemps! Et je serai de retour dans la soirée même, répliqua le vicomte. Mais je ne puis réellement pas refuser une invitation aussi courtoisement faite. A combien sommes-nous ici de Bois-Peillot? --A trois petites lieues, dit M. de Guermanton. Je ferai atteler demain à dix heures et vous serez arrivé à Bois-Peillot vers onze heures et demie, juste pour l'heure du déjeuner. --Non, interrompit le vicomte. Je suis à la campagne, je veux en profiter. Je me rendrai chez mon ami Pottemain, à cheval, si toutefois vous le permettez. Je partirai de bonne heure et cela me procurera ainsi l'occasion d'une longue promenade à travers la forêt. --A votre aise! Je donnerai des ordres pour qu'on vous tienne sellé le cob que vous avez monté hier. Savez-vous, continua M. de Guermanton en souriant, que vous allez faire des envieux et que je connais ici pas mal de gens qui voudraient bien pouvoir vous suivre et passer, derrière vous, la grille du mystérieux manoir de Bois-Peillot. --Comment cela? demanda Charaintru. Je ne comprends pas. --Je crois bien, expliqua le châtelain, que vous serez depuis plusieurs années le premier étranger admis à pénétrer chez le baron Pottemain. Le baron vit absolument retiré. Bien que voisins, nous n'avons jamais eu ensemble la moindre relation... Si, une fois, nous nous sommes rencontrés chez le notaire de Souvigny où nous avions à régler une question de délimitation de propriété. M. Pottemain m'a paru un homme d'humeur taciturne, mais bien élevé. Depuis, nous nous saluons, lorsque d'aventure nous nous trouvons face à face au cours d'une promenade, ou à la chasse. Cela nous arrive assez fréquemment, car j'ai une terre enclavée dans sa propriété, mais jamais nous n'avons depuis échangé un seul mot. --C'est curieux, fit Charaintru; il y a fort longtemps que je connais Pottemain, bien que je l'aie perdu de vue depuis pas mal d'années, mais autant que je puis m'en souvenir, sans être un gai compagnon, il était plus sociable. --Il ne voit absolument personne et je crois bien que, depuis la mort de sa femme, il ne s'est jamais absenté de Bois-Peillot. Dans tout le pays, il inspire une sorte de crainte mêlée de curiosité. Une seule personne pourrait peut-être donner quelques renseignements sur ce singulier personnage, c'est le docteur Marsay, médecin à Souvigny, qui a été appelé à soigner la baronne durant sa dernière maladie, mais le brave docteur est muet comme une carpe... Si on l'interroge, il se retranche derrière le secret professionnel. Ajoutez à cela qu'on n'a aucun détail sur les antécédents du baron... La terre de Bois-Peillot appartenait à Mme Maslet, veuve d'un grand industriel. Cette dame passait tous ses hivers à Paris. Un beau matin elle arriva, accompagnée du baron Pottemain, dont on n'avait jamais entendu parler, et qu'elle venait d'épouser. Les nouveaux mariés ne firent aucune visite et restèrent confinés dans leur château. Les méchantes langues du pays eurent beau jeu, car le baron était de douze années plus jeune que sa femme. Mais le couple laissa dire, et l'incident était oublié lorsqu'on apprit subitement le décès de la châtelaine. --Pardon! interrompit Charaintru, le bruit ne courut-il pas... --Que la baronne avait été victime d'un accident? termina M. de Guermanton. Oui, mais le docteur Marsay resta impénétrable et il fut impossible d'apprendre comment était morte Mme Pottemain. On sut seulement que le baron qui, paraît-il, adorait sa femme, avait été pris d'un accès violent de désespoir... Il fit construire au fond de son parc un admirable mausolée, surmonté d'un buste... --Oui, je sais, dû à mon ami le sculpteur Romagny. --Et on ne le vit plus désormais que vêtu de noir de la tête aux pieds, portant un deuil éternel... Voilà tout ce qu'a jamais pu nous apprendre la chronique, même la plus malveillante... Quand je vous aurai dit que ses tenanciers le craignent comme le feu et qu'on l'a surnommé dans la contrée le _sournois_, vous en saurez autant que moi... --J'en saurai plus, dit Charaintru, car, ainsi que je vous l'ai dit tout à l'heure, j'ai connu le baron Pottemain avant son mariage. A mon tour donc de vous renseigner... Pottemain passait pour posséder une assez belle fortune. Il avait des chevaux, une installation charmante et appartenait à cette catégorie de désœuvrés qu'on trouve l'après-midi au Bois, conduisant leur buggy plus ou moins bien attelé, le soir, au cercle ou au théâtre et dans les endroits où l'on s'amuse. Toutefois, il ne se fit jamais remarquer par aucune folie, ni aucune excentricité. On le considérait comme un garçon sérieux. Il jouait, racontait-on, beaucoup à la Bourse. Un beau jour, on apprit qu'il était ruiné, mais il n'était pas homme à se laisser abattre. Après quelques mois d'absence, il reparut, paya ses créanciers et annonça son prochain mariage avec une veuve fort riche, qu'il ne présenta à personne. Depuis je n'ai eu de ses nouvelles que deux fois: la première fois, je fus chargé par lui de négocier avec le sculpteur Romagny, mon ami, le prix d'un buste que Pottemain avait l'intention de lui demander. Romagny fit le voyage, exécuta la commande et c'est sans doute son œuvre qui orne le mausolée de la défunte baronne. Venant passer quelques jours auprès de vous, à trois lieues de mon ex-ami, je ne pouvais moins faire que de lui signaler ma présence à Guermanton. Il répond par une invitation à déjeuner... Demain, je serai son hôte, mais je vous avoue que tout ce que vous m'avez raconté a piqué vivement ma curiosité et que demain j'ouvrirai tout grands mes yeux et mes oreilles. En ce moment, la pendule du salon sonna dix heures. --Votre récit, dit en riant le châtelain au vicomte de Charaintru, a si vivement intéressé vos auditeurs, que nous avons tous oublié l'heure... --En effet, fit Mme de Guermanton, les enfants devraient être couchés. Mademoiselle Pauline, ajouta-t-elle en se tournant vers une grande jeune fille, voulez-vous les emmener... Allez dormir, mes chers petits... Georges et Berthe, âgés l'un de dix ans et l'autre de huit ans, se levèrent aussitôt et coururent embrasser leurs parents, puis quand ils furent sortis, suivis de leur institutrice: --Ces enfants sont charmants, fit observer M. de Charaintru, et je vous fais mon compliment pour la façon dont ils sont élevés. --Tout le mérite en revient à Mlle Marzet, se hâta de répondre M. de Guermanton. C'est une jeune personne accomplie, d'une excellente famille. J'ai beaucoup connu son père et elle est pour nous d'un dévouement... Une amie plutôt qu'une institutrice... --Qui n'a que le défaut d'oublier parfois un peu trop que, si nous l'aimons beaucoup, elle n'est néanmoins pas chez elle ici, interrompit d'un ton très sec Mme de Guermanton. Mais le châtelain se hâta de couper court: --Ne sois pas injuste, ma chère Jeanne, nous devons beaucoup de reconnaissance à Mlle Marzet... Maintenant, mon cher hôte, à quelle heure monterez-vous le cob demain matin? --A huit heures et demie, répondit le vicomte. --Vous le trouverez tout sellé à l'heure dite, au bas du perron... Et maintenant, bonne nuit! Les deux hommes se serrèrent la main, et le vicomte de Charaintru regagna sa chambre, cherchant dans son esprit une raison à l'animosité de Mme de Guermanton contre une institutrice si pleine de qualités. II A neuf heures, M. de Charaintru descendit, botté et éperonné. M. de Guermanton, coiffé d'un vaste chapeau de paille et en tenue de jardin, l'attendait, examinant le cob qu'un valet tenait en main. --Avez-vous bien dormi? demanda-t-il en apercevant son hôte. --Très bien! Il ne me reste plus qu'à apprendre de vous le chemin de Bois-Peillot. --C'est assez difficile à expliquer, car Bois-Peillot est perdu au milieu d'une véritable savane. Mais prenez la grande route qui passe devant le château et suivez-la jusqu'à Besson, puis vous pousserez jusqu'à Souvigny. Vous quitterez la route un peu avant d'y arriver, car vous serez là à quelques kilomètres seulement du manoir de votre ami et le premier passant venu vous indiquera le chemin. Sur ce, bon voyage et revenez-nous vite! M. de Charaintru enfourcha le cob et piqua des deux. Il parcourut rapidement la distance qui séparait le château du village de Besson et tout alla bien jusqu'au moment où, parvenu au sommet d'une côte, il se trouva en vue de Souvigny. Il mit alors son cheval au pas et accosta un paysan à qui il demanda le Bois-Peillot. --Le Bois-Peillot? Par ici... toujours tout droit, le deuxième chemin à gauche... au ras du bourg et la chaussée qui pique à la rencontre des bois... Le vicomte de Charaintru, à cette explication, resta bouche bée. --C'est bientôt dit cela! Le deuxième chemin à gauche... au ras du village... Mais combien de temps environ pour faire ce trajet? --Oh! çà... comme qui dirait... une bonne petite heure... A la campagne, au dire des paysans, tout est distant d'une heure de marche de l'endroit où la question leur est posée. Le vicomte comprit que son interlocuteur appartenait à cette école et il remercia sans insister, mais le paysan le rappela: --Ça dépend si votre bidet va bien, cria-t-il. M. de Charaintru ne se retourna pas. Il y avait près de là une femme en jupon et en tablier qui, un madras rouge en capuchon sur la tête, déterrait courageusement des pommes de terre, tandis que son homme allumait une pipe à vingt pas. --Pardon, madame, connaissez-vous le Bois-Peillot? Comment peut-on s'y rendre? --Le Bois-Peillot? Je connaissons pas ce nom-là... Dis donc, Félix, sais-tu où que c'est, toi, le Bois-Peillot? --Ma fi non, répliqua le rustre. Il se gratta un instant la tête, puis: --Demandez voir au berger _communau_, fit-il enfin, en désignant à une portée de fusil un solitaire enfoui dans une vieille capote de soldat et occupé, sous une haie, à épucer un chien, tandis qu'un autre chien pareil battait la plaine pour assembler des moutons épars. Le vicomte s'étant rendu à cet avis et ayant posé la même question au berger, celui-ci, sans remuer, considéra un instant son interlocuteur des pieds à la tête, d'un air sournois, puis: --C'est pour rire, fit-il, et monsieur sait bien où c'est... puisqu'il y va! --Si je le savais, repartit Charaintru impatienté, je ne le demanderais pas... Je n'ai nullement envie de rire. Alors le berger qui semblait regretter ses paroles et qui les laissait tomber une à une comme des gouttes de liquide précieux, dit au voyageur: --Y a deux routes..., une qu'était pavée dans les temps et qu'est pour les voitures... Quant à vous, prenez le sentier que voici. Y vous conduira core plus vite que le pavé à Bois-Peillot. Puis il daigna entrer dans quelques explications presque nettes sur la façon de se diriger dans ce nouveau labyrinthe et le vicomte se remit en marche, maudissant chez son ancien ami une sauvagerie qui faisait ignorer sa demeure, même des habitants du pays. Plus M. de Charaintru approchait du but, moins, à vrai dire, il en devinait l'existence, mais il ne pouvait plus interroger personne. Sans autre guide que les explications du berger, il lui fallut suppléer par induction à leur insuffisance. Il eut de grands découragements, puis aussi de grands ravissements soudains quand il atteignait des _replats_ élevés plantés de grands chênes, d'où il apercevait des oiseaux de proie planant dans les nues et quelques lapins fuyards sur les mousses luxuriantes qui veloutaient les roches. Le lierre et le chèvrefeuille s'y donnaient carrière; les sentiers se perdaient sous les ronces et les fougères pour se retrouver ensuite et se perdre encore. Puis, c'était, dans un site inattendu, une nappe d'eau sautillant contre les roches, auxquelles s'adossaient des cabanes abandonnées de charbonniers. C'est ainsi que de futaie en futaie, de taillis en taillis, et bien que le site devînt de plus en plus désert et sauvage, ce qui s'alliait mal avec la proximité d'une habitation, il fut tout à coup arrêté par un amas de pierres, formant un bastion de haute mine, qui n'était lui-même que la base d'un antique château ruiné. Ayant contourné cet obstacle, le vicomte se trouva devant un parc dont la grille paraissait depuis si longtemps close et rouillée qu'il ne put comprendre la facilité avec laquelle elle roula sur ses gonds dès que son arrivée fut signalée. Chose surprenante, l'allée principale avait été sarclée et ratissée récemment. Le château présentait son flanc du côté de l'avenue et faisait face en retour sur une terrasse dominant les bois et si haut perchée que les chênes, en secouant leurs têtes, semblaient, de là, une prairie accidentée, moutonnée par le vent. Cette terrasse était vaste, bordée de balustres enfouis sous les pariétaires et remplis de buissons parasites, partout où elle n'était pas dallée. Vu en son entier, le castel n'était qu'un assemblage de constructions de diverses époques dont la plus ancienne datait de Henri II. Les persiennes, lasses d'être closes, commençaient à pendre et à pourrir. Les tuiles enlevées par les ouragans jonchaient la cour. Des lézardes attristaient les murs. Tout cela était solide encore et pouvait être réparé, mais autant il y a de grâce dans certaines ruines, autant il y avait d'austérité farouche dans ce repaire de hiboux et de chauves-souris. Il y a une période longue de dissolution qui s'écoule entre le moment où une maison cesse d'être habitable et celui où le jour se fait dans les toitures, où les planches s'effondrent, où les salles deviennent des parterres de fleurs sauvages et les murs des rochers moussus se confondant avec les véritables rochers. Charaintru, qui ne comprenait que les châteaux pimpants, faits ou restaurés de la veille, vernis de haut en bas comme des tableaux neufs et entourés de corbeilles ajustées et de gazons taillés, riait mentalement de la folie d'un avare qui avait mieux aimé faire l'économie de l'entretien que d'empêcher une résidence superbe de se métamorphoser en masure. En ce moment, et tandis qu'un valet portant une livrée de garde-chasse s'empressait auprès du nouveau venu et saisissait le cheval par la bride, le baron Pottemain parut au haut du perron, tout de noir vêtu, comme si son deuil eût été récent, et descendit d'un pas majestueux au-devant du vicomte, auquel il serra longuement les mains. --Que je vous suis donc reconnaissant, mon cher ami, s'écria-t-il, d'avoir bien voulu venir me trouver au fond de ma retraite! --Retraite est le mot, dit Charaintru en riant, car c'est le diable pour parvenir jusque chez vous. --Et encore, répliqua le baron, n'est-on guère récompensé à l'arrivée, lorsqu'au lieu de découvrir une coquette maison de campagne on se trouve en face de ruines désolées... Hélas! voilà ce que deviennent les maisons où il n'y a pas de femmes et d'où nous exile la douleur d'avoir perdu celle qui en était l'ornement! Ce commentaire explicatif fut accepté par Charaintru sans réclamation. --Pourtant, hasarda-t-il, c'est un crime de laisser tout ceci en l'état... et peut-être serait-ce le moment de renouveler un peu la façade de la propriété? --Peut-être en effet! fit le baron, en introduisant son commensal dans une pièce du rez-de-chaussée, de la dimension d'un boudoir et dont une boiserie de sapin, entamée çà et là par les rats, servait de cadre à une manière de bureau de bois noirci, chargé de paperasses jaunes, et à deux fauteuils de cuir dont le crin s'échappait en flocons poudreux. --Diable! il fait frais ici, dit Charaintru en secouant les épaules. --Patience! fit le baron. La salle à manger vous consolera tout à l'heure de ce cabinet transitoire. Le vicomte considéra un instant son interlocuteur. C'est à peine si, après quatre années de séparation, il retrouvait les traits de son ancien ami, tant il avait changé et pris l'allure d'un gentilhomme campagnard. Les joues carrées du baron s'encadraient entre deux accents circonflexes, formés, l'un par des sourcils épais relevés sur les tempes, l'autre par les plis de la bouche allant se perdre dans de gros favoris presque roux. Charaintru remarqua en outre que l'accent du baron s'était modifié. On reconnaissait dans ses paroles l'intonation familière du Normand. Si ses _é_ et ses _i_ étaient des croches, ses _o_ et ses _a_ étaient des blanches. Presque aussitôt une domestique annonça que ces messieurs étaient servis et l'on passa dans la salle à manger. Charaintru fut littéralement stupéfait. A l'humidité près qui avait détaché par endroits les tentures, c'était merveille que cette pièce attiédie par un feu de cheminée et comme il n'en existe que dans les ballades. Sur deux chenets fantastiques en fer forgé, trois billes d'ormes centenaires rougeoyaient comme un véritable incendie, allumant çà et là des paillettes de pourpre sur les cristaux, les faïences et l'argenterie, pêle-mêle avec les paillettes bleues dont les parsemait le jour pâle et doux, tombant d'un ciel d'automne, par deux fenêtres à haut cintre qui s'ouvraient sur la cour du château. Sur la nappe opulente aux armes du baron brodées en rouge, deux couverts avec leurs serviettes damassées tordues en spirales; une pyramide d'huîtres avec de gros citrons épars; un sauterne d'ambre dans des flacons trentenaires; des réchauds fumants où des cailles au raisin faisaient vis-à-vis à des ris de veau piqués de truffes, et sur une étagère émaillée de plateaux hispano-mauresques et flanquée de corbeilles en porcelaine de vieux Saxe, des éboulements de chasselas de Thomery et de Muscat violet des tropiques avec des poires fondantes et des sucreries de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel. On se mit à table, et le Normand donna à son hôte l'exemple d'un appétit pantagruélique jusqu'au moment où, se renversant sur son siège de Cordoue, aux bras d'ébène, il lui dit après avoir porté la santé de tous les Charaintru passés, présents et à venir: --Mon cher ami, je passe à bon droit ici pour avare, car il y a trois mortelles années que je n'y ai dépensé trois écus de cent sous; j'ai eu tort, je le reconnais et je m'en repens, mais il a fallu ces trois années pour me reconnaître; la douleur m'avait abruti. Tout me rebutait, ma _regrettable_ épouse ne m'avait pas donné d'enfants; elle m'a laissé en échange la chose désormais la plus inutile pour moi, la fortune. Votre venue aujourd'hui m'a rappelé mes années de Paris, je veux me ressaisir et vous m'en avez fourni l'occasion. Je bénis le hasard qui, vous amenant chez les de Guermanton, tout près de Bois-Peillot, m'a permis de me ressouvenir que j'avais encore quelques amis sur terre. Mais Charaintru avait retrouvé son franc-parler et son assurance dans les libations répétées. Il choqua à son tour son verre contre celui de son hôte et demanda: --Mais enfin m'expliquerez-vous votre obstination à vivre ainsi retiré, sans chercher à vous créer des relations? --Je vous l'ai dit. Mon deuil m'avait fait prendre le monde en horreur; puis, une fois l'habitude prise, je ne trouvais plus de prétexte suffisant pour me rapprocher des gens que j'avais tenus systématiquement éloignés. J'ai regretté souvent la situation que je m'étais créée, mais ma réputation de sauvage était déjà trop bien établie... --Les Guermanton, par exemple, sont de charmantes gens, fit Charaintru, qui eussent été heureux de vous recevoir. --Eh bien, fit vivement le baron Pottemain, je vous prends au mot, ménagez-moi une entrevue... Je savais, du reste, que M. de Guermanton était un homme fort affable et très courtois. Nous avons eu jadis une petite affaire à régler ensemble et j'en aurai peut-être une plus importante à traiter avec lui quand vous m'aurez présenté. Du reste, je puis vous dire de quoi il s'agit. Connaissez-vous l'enclave de M. de Guermanton sur mes terres? --Non, dit Charaintru, mais je sais qu'elle existe. --Imaginez-donc que vous avez le Bois-Peillot, c'est-à-dire une propriété de plus de cinq cents hectares, moins vingt mille mètres entrant chez vous comme un fer de hache et où le voisin va attendre en plaine, au débucher, vos chevreuils dont vous n'êtes plus que le rabatteur. --Je conçois. C'est ennuyeux... Et vous traiteriez volontiers avec M. de Guermanton pour l'achat de cette enclave? --Parfaitement. A combien l'estimez-vous? Pensez-vous que votre ami soit fort exigeant? --C'est une valeur de convenance, dit le vicomte. Pour de Guermanton, à un franc le mètre, cela vaut vingt mille francs; pour vous, cela en vaut soixante mille. --Vous croyez que c'est là ce qu'il me demandera? --Non, mais je les demanderais à sa place. --Vous êtes un ami bien dévoué, fit le baron Pottemain en riant, et je ne vous prendrai pas pour intermédiaire, je ferai ma commission moi-même. Je serai ainsi plus sûr de réussir et à meilleur compte, car, sans que j'en aie l'air, je suis très documenté sur le compte de mon voisin. Il peut se vanter d'être un homme heureux, car il possède trois choses rares sur la terre: un ami sans pareil, vous..., une femme vertueuse et une institutrice modèle... --Vous connaissez Mlle Pauline? demanda Charaintru au comble de l'étonnement. --Oui, et je vais vous l'avouer, puisque j'en suis au chapitre des confidences, je la connais non seulement pour en avoir beaucoup entendu parler, mais aussi pour l'avoir entrevue... oh! sans qu'elle s'en doute! Et je la trouve charmante! --Ah! par exemple! Pottemain amoureux! Et amoureux de l'institutrice de Guermanton! Voilà une surprise à laquelle je ne m'attendais guère! Mais, mon cher, où cela vous mènera-t-il? Mlle Pauline n'a pas le sou... Et d'ailleurs elle est honnête... Vous n'avez pas l'intention, par hasard, de demander sa main? --Pourquoi pas? répliqua simplement le baron. Et s'il me plaisait, pour faire taire les mauvaises langues et dérouter les gens qui m'accusent de ladrerie, de me marier avec une fille riche de sa seule beauté et de sa seule vertu. J'ai de l'argent pour deux. --En voilà une sévère! s'écria Charaintru, dont les crus que lui versait incessamment son hôte avaient délié la langue. Écoutez-moi. Je suis franc et je vous dis tout net que vous feriez là une fameuse sottise. --Diable! s'écria le baron, comme vous y allez! Vous êtes carré au moins! --_In vino veritas!_ reprit Charaintru, dont la tête dodelinait de ci, de là. Je suis connu pour mettre à tout bout de champ les pieds dans le plat. On me demande un avis... Je le donne sans m'inquiéter de flatter le goût de celui qui m'entend! --Ce n'est pas de cela que je puis vous blâmer, je vous blâme de ne pas me donner vos raisons. Alors, selon vous, il ne faut pas épouser. --Jamais! fit le vicomte, qui frappa solennellement du poing sur la table, attendu que toute femme pauvre se tient pour une reine détrônée et que, en l'enrichissant, on lui persuade qu'il s'agit d'une simple restitution. Et alors, quand elle se dit, comme elles se le disent toutes: «Cette fortune est bien à moi, car elle aurait toujours dû être à moi,» elle tient déjà le riche épouseur pour un voleur qui va rendre gorge, et elle sourit de pitié et de rage quand son mari se permet de lui rappeler qu'il a tout apporté avec lui. --Voilà, dit le baron, qui est raisonné, mais je vais un peu raisonner à mon tour. Vous m'accorderez bien qu'il y a quelques femmes sensées dans ce monde, et celle dont nous parlons doit être, au portrait qu'on m'en a fait, une consolante exception. Passons du général au particulier. Que peut-on dire sur elle? --On n'en parle pas. --C'est beaucoup. Comment la trouvez-vous physiquement? Vous m'accorderez bien qu'elle est jolie? --Je ne l'ai pas regardée... Je ne regarde que les femmes riches. --Et celles que vous enrichissez sans les épouser? dit le Normand avec une grosse malice. --Celles-là, passe! Mais voyons, y pensez-vous sérieusement? Une institutrice! --Elle est, paraît-il, d'une excellente famille. --C'est toujours une employée à gages... Et dans cette caste pas d'honnêteté possible. Je n'admettrai jamais une institutrice honnête, déclara Charaintru, qui commençait à être tout à fait gris, que si vous admettez les intendants honnêtes... et vous savez comme moi qu'il n'y en a pas... qu'il ne peut pas y en avoir! --Ah! cette fois, mon ami, fit le Normand, j'ai le regret de vous arrêter en plein paradoxe et vous êtes pris à votre propre piège. Je vous affirme qu'il existe des intendants honnêtes... Je possède ce merle blanc. Il se nomme Pastouret et, si j'avais toujours suivi ses conseils, le Bois-Peillot serait à la fois une mine d'or et un vrai jardin d'Armide. Charaintru, ne trouvant rien à répliquer, se versa un verre de vieille eau-de-vie et le baron continua: --Avez-vous remarqué l'homme qui est venu prendre à votre arrivée la bride de votre cheval? C'est lui. Il cumule à la fois les fonctions de majordome et de garde-chasse. Il mourrait à côté d'un morceau de pain sans y toucher. Du temps où je m'occupais encore de mes affaires, il entrait dans mes vues avec un mélange de lucidité et de fanatisme. Depuis, je l'ai laissé maître de mon domaine et si je ne suis pas ruiné, c'est à lui que je le dois... Il sait faire suer à mes coupes des bénéfices inconnus. Il vendrait le même arbre en charpente, en bois de brûle et en merrain à trois personnes différentes! Et une écriture! Il faut voir son écriture! Il a été jadis fourrier au régiment... La ronde, la coulée, la gothique, cela se lit à portée de pistolet... Des comptes perlés comme un manuscrit du moyen âge... --Mlle Pauline, fit en gouaillant Charaintru, doit avoir aussi une fort belle écriture et être très forte en arithmétique... Mais le baron, tout à son sujet, ne releva pas cette raillerie. --Êtes-vous content de la façon dont je vous ai reçu? --Certes! fit Charaintru. --Eh bien, je ne me suis occupé de rien. C'est Pastouret, qui a tout préparé, sur le simple avis que j'attendais un ami. --Où est-il, Pastouret... que je l'embrasse! s'écria le vicomte. --Pastouret habite le petit cabinet où je vous ai reçu. Le jour, il y travaille et je ne suis pas sûr qu'il ne se relève pas la nuit pour voir, s'il n'y a pas quelque chose à faire... Il est navré de mon apathie et de mon désintéressement de toutes choses... Je reconnais qu'il a raison... Enfin c'est un homme qui est à ce point dévoué à mes intérêts que, ayant remarqué que la chandelle coûtait moins cher que l'huile, il n'emploie pour son usage, et malgré moi, que de la chandelle! Rien ne le rebute. Un jour de mauvaise humeur, ayant congédié brusquement un domestique, je trouvai néanmoins le matin mes bottes cirées à ma porte et cirées par Pastouret lui-même! --Vous n'épouserez pas, je suppose, Mlle Pauline pour qu'elle vous cire vos bottes? demanda Charaintru cette fois tout à fait ivre. --Ne rions pas! dit le Normand. A elle, nous donnerons au contraire, s'il le faut, dix caméristes au lieu d'une... Elle me sera une raison de me ressaisir... Qu'elle accepte ma proposition... Elle entrera ici en maîtresse et aussitôt, comme dans le vieux conte de Perrault, le Bois-Peillot, nouveau Bois-Dormant, se réveillera... Et valets, piqueurs, bûcherons, dames d'atours, réveillés aussi, se mettront à l'ouvrage. On mettra des carreaux aux fenêtres, du badigeon partout... On verra ce qu'on n'a pas vu depuis longtemps, des fleurs dans les parterres, des eaux dans les fontaines, du sable dans les allées... Bref, le vieux Parisien que je suis au fond saura prouver que, chez lui, on ne sait pas seulement déjeuner... on sait vivre! --Mais vous êtes poète, mon cher sauvage! s'écria Charaintru, et je dois reconnaître que l'on vous a calomnié... Heureuse, Mlle Pauline, de provoquer de semblables enthousiasmes chez un homme comme vous... Eh bien, écoutez! Vous m'avez si bien reçu que je vous dois une compensation. Bien que vous ne m'ayez pas converti à vos idées, je fais litière de mes préventions et m'institue votre avocat! En rentrant, je pose votre candidature. Puis, comme le baron esquissait un geste: --Ne craignez rien, ajouta le vicomte, ce sera fait avec la discrétion d'un homme bien élevé et d'un ami dévoué... puis je vous ménagerai une entrevue avec la famille de Guermanton... Après, mon rôle sera terminé... Vous serez, ce n'est pas douteux, très bien reçu... A vous de faire le reste... --Merci, je n'attendais pas moins de vous. Le baron accompagna le vicomte jusqu'à la grille du parc où se tenait Pastouret, tenant en main le cob tout sellé. Un instant, il s'écarta de la grande allée pour montrer à son hôte le mausolée monumental qu'il avait fait élever au milieu d'un épais massif. --Voici, dit-il d'un ton pénétré, l'image de celle dont le souvenir restera éternellement gravé au fond de mon cœur. Charaintru se découvrit et s'approcha du socle sur lequel reposait le buste en marbre de la baronne, et il considéra un instant l'œuvre de Romagny. --Un chef-d'œuvre de ressemblance! Et c'est à vous que je le dois, continua le baron, vous, qui m'avez fait connaître M. Romagny, un bien grand artiste... Pas de jour, depuis trois ans, que je ne sois venu ici donner une pensée à celle que j'ai perdue et à qui je dois tout! --Décidément, fit Charaintru en s'éloignant, vous êtes un sentimental et je ne plains pas la belle Pauline! Il serra une dernière fois avec effusion les mains que lui tendait le baron et sauta en selle. --Merci encore de votre aimable réception. Comptez sur moi! Et à bientôt! Puis, apercevant Pastouret toujours debout, à la tête de son cheval, il mit vivement la main à sa poche. --Tenez, mon brave homme, pour votre peine! Mais Pastouret le prévint: --Je remercie monsieur le vicomte! dit-il froidement, en reculant d'un pas. Je n'ai besoin de rien. --C'est miraculeux! exclama Charaintru. Mais je vous revaudrai tout cela... Au revoir, Cincinnatus! Le baron Pottemain regarda le vicomte de Charaintru s'éloigner au galop, puis haussant les épaules: --Quel imbécile! fit-il à mi-voix. Et, suivi de son intendant, il reprit à pas lents le chemin du château. III A égale distance entre Moulins et Souvigny se trouve un canton boisé que l'on prendrait volontiers pour un coin de l'ancienne Gaule. C'est un continent de verdure haute et profonde où les champs labourés ne forment que des golfes épars. Il y a là une propriété moins agricole que forestière, connue sous le nom de _Coupes de Guermanton_, où, sur les rares débris d'un château qui fut brûlé à l'époque de la Révolution, s'élève un cottage pimpant, confortable, faisant face au levant et au couchant et dont on n'aperçoit rien de la grande route, que les girouettes. Derrière une grille flanquée de deux pavillons de garde, le passant voit fuir une large et sinueuse allée, qui disparaît derrière un massif de grands pins. Cette aimable retraite était l'habitation d'une famille composée de quatre personnes et d'une domesticité plus fidèle que nombreuse. M. de Guermanton, ancien officier, avait épousé par raison sa cousine Jeanne dont il avait deux enfants, un garçon et une fille. La solitude qui n'est saine pour personne n'est tolérable que pour la nullité ou le génie. Ces quatre personnes auraient eu le droit de s'ennuyer prodigieusement, dans un tête-à-tête de dix mois par an, qu'interrompaient à peine quelques visites, sans une particularité assez rare aujourd'hui. M. de Guermanton s'était fait un plan d'existence laborieuse auquel il se soumettait avec la ponctualité d'un soldat. L'ayant été, il avait gardé de ce genre de vie le culte de l'heure sonnante et de l'ordre. Fort actif, il avait pris par contre en horreur la vie de garnison. Indifférent au turf, au jeu, à l'opéra, il n'avait que deux passions: la philanthropie et l'agriculture. Il menait au besoin la charrue, maniait la cognée et plus qu'aux trois quarts médecin, il visitait les malades et les pauvres. Mais l'amour de l'agriculture et la philanthropie n'étaient pas les qualités exclusives de l'homme. Père attentif et tendre, il avait pour Jeanne l'estime que mérite une femme correcte et irréprochable. Mais l'indifférence de Mme de Guermanton pour tout ce qui n'était pas le ménage, ainsi qu'une certaine étroitesse d'esprit qui l'empêchait de s'associer aux vues très hautes de celui qu'elle appelait, avec une nuance d'ironie, son philosophe, faisait de cette femme la matrone romaine plutôt que la compagne d'un penseur qui, tout en comptant des pieds d'arbres ou des mesures d'avoine, brassait des idées. Mme de Guermanton, femme de taille moyenne et replète, était jolie, blonde, plutôt gaie que triste, mais tranquille et unie comme l'eau de son étang, où de nombreuses carpes rappelaient encore, par leur immobilité béate, l'humeur sans variété de leur châtelaine. Elle avait un compartiment pour tout; le plus spacieux pour les questions culinaires. En dehors de ce luxe, elle était parcimonieuse, et si le latin eût fait partie de ses études restreintes, elle eût pu prendre cette devise: _Pro domo meâ_. Elle surveillait tout de la même attention, le poli de ses marbres, le brillant de ses parquets, le mouvement de la basse-cour et de la cave, les faits et gestes de ses valets et de son époux. Douce et têtue, elle attachait à tous les détails la même importance. Avec Jeanne, il n'y avait pas de péchés véniels. Cette tournure d'esprit et la résolution de trouver excessif tout ce qui n'était pas à sa mesure la rendaient ennuyeuse, absolue et sereine comme le chapelain d'une douairière. Quand elle éprouvait la moindre résistance, elle avait une voix de tête qui faisait songer au caquetage d'une poule chassée par un passant de dessus ses œufs. Cela ne durait point, mais on en gardait le souvenir et l'on évitait tout ce qui aurait pu en provoquer le retour. Son mari n'était pas le dernier à se soumettre. Jamais il ne cherchait à briser l'obstacle. Tout au plus se donnait-il la peine de le tourner. Il avait si nettement défini les deux sphères différentes de la double activité conjugale que les compétitions étaient rares. Toutefois, ce tête-à-tête perpétuel avec Jeanne eût été réellement insupportable pour un esprit aussi élevé que le châtelain, mais il y avait heureusement dans la maison quelqu'un pour sentir, sans en parler, l'admiration méritée par Jacques de Guermanton. C'était Pauline Marzet, l'institutrice. Elle n'avait qu'une façon de le lui témoigner: c'était de se prodiguer aux enfants. Aussi la recherchaient-ils et l'aimaient-ils comme une grande sœur. Le grand art de la jeune fille consistait à remplir les longues soirées d'hiver. Elle avait sur le piano un talent de réminiscence ou d'improvisation qui équivalait, pour Jacques, à tout un orchestre. Cet art, qui ne s'apprend point, tenait à une organisation supérieure. Au demeurant, Pauline Marzet était presque de la famille. M. de Guermanton avait servi sous les ordres de son père, ancien officier supérieur. Le commandant Marzet était d'un caractère aventureux. La monotonie de la vie de garnison ne pouvant convenir à son tempérament, il avait donné sa démission et sollicité du gouvernement une mission à l'étranger. Successivement, il s'était trouvé en des pays lointains à la tête d'entreprises qui n'avaient pas eu des résultats heureux et il était mort, laissant sa famille dans une situation fort précaire. C'est alors que le hasard fit retrouver à M. de Guermanton la petite fille qu'il avait fait bien souvent sauter sur ses genoux alors qu'il était sous-lieutenant. La pauvre enfant, orpheline à dix-sept ans, avait remis son sort entre les mains de l'ancien officier, et celui-ci lui avait ouvert toutes grandes les portes de sa maison. Jeanne avait approuvé la décision de son mari et c'est ainsi que Pauline Marzet avait trouvé une nouvelle famille. Dans son besoin de reconnaissance pour le bienfaiteur que le ciel avait mis sur son chemin, Pauline s'était consacrée entièrement à l'éducation de Georges et de Berthe, dont on pouvait dire qu'elle était la véritable mère. On s'était habitué à elle et, dans cet intérieur uni et calme, elle était la vie et la gaieté. Sa conversation était variée et intarissable. Elle lisait beaucoup et surtout elle avait gardé un souvenir très vif des longs voyages qu'elle avait faits au temps de ses années heureuses. Car elle avait, en compagnie de ses parents, parcouru l'Asie tout entière. Tout l'avait frappée dans ces pérégrinations lointaines. Aussi, lorsque la théière fumait, le soir, sur le guéridon du salon, M. de Guermanton n'était-il pas le dernier à dire: --Pauline, dans quel coin de l'Orient allez-vous nous promener aujourd'hui? Mme de Guermanton n'interrompait guère ces récits que pour s'écrier: --Mais, c'est vraiment par trop extraordinaire! Même certains points de détail lui étaient fort suspects. Ainsi, jamais Pauline ne put faire accepter par Jeanne l'histoire de ces fleurettes, que les filles hindoues font pousser et s'épanouir à vue d'œil, autour de leurs pieds nus, après en avoir répandu les graines sur le sol. Jacques, qui connaissait ce prodige et qui souffrait pour Pauline de l'incrédulité de sa femme, s'efforça en vain de la convaincre à son tour, il n'en obtint jamais que l'unique réponse: --C'est vraiment trop extraordinaire! Au demeurant, Pauline étonnait et inquiétait Mme de Guermanton sans la charmer. La châtelaine avait souvent sur le bord des lèvres le mot des sceptiques: --A beau mentir qui vient de loin. De plus, l'institutrice avait dépassé la vingtième année et elle était devenue une superbe jeune fille. Jacques lui paraissait animé à son égard d'une sympathie bien vive... M. de Guermanton ne fut pas long à trouver le fin mot des réticences et des résistances de sa femme. Il comprit que la jalousie s'était emparée de l'âme de Jeanne et y était à l'état latent. N'étant pas homme à souffrir dans sa maison les péripéties d'un roman vulgaire, il ne ménagea rien pour l'empêcher d'éclore. On avait l'habitude, à Guermanton, de faire chaque jour une promenade à cheval. Trois poneys procuraient aux trois habitants du cottage ce salutaire plaisir. Un beau jour, Mme de Guermanton se plaignit brusquement de la fatigue que lui causait l'équitation. Jacques aurait voulu et aurait pu continuer ses promenades avec Pauline, intrépide cavalière. Il n'en fit pas une seule dans ce tête-à-tête. Lorsqu'il fut avéré positivement que Jeanne se récusait, les trois poneys furent vendus et Jacques, monté sur un grand cheval de sang, continua seul à arpenter le pays au lever du soleil, franchissant haies et barrières. De la même brusque façon, il élimina tout ce qui, entre Pauline et lui, pouvait être taxé d'intimité. Mais il restait l'échange des pensées et il eût été bizarre que l'on ne causât de rien, parce que Jeanne ne prenait aucune part aux causeries d'une certaine portée. Jacques tenait à parler de tout et même de ce qui n'intéressait nullement sa femme, alors justement qu'elle était présente. Il n'aurait pas voulu que même les domestiques pussent dire que monsieur et mademoiselle s'entretenaient à part. Malheureusement, ces sages précautions ne servirent à rien. Jeanne châtiait doucement son mari et la jeune fille en s'endormant après dîner dans son fauteuil. C'était signifier assez nettement que toute conversation l'ennuyait. Or, un soir d'automne, et comme une pluie réglée avait un peu détendu la fibre de tout le monde, les enfants dégoûtés de leur damier, et pour conjurer l'heure du sommeil, toujours trop prompte à sonner, s'étaient logés sur les genoux paternels, demandant à cor et à cri une histoire. Jacques transmit la supplique à Pauline; et Pauline, les yeux attachés à un dernier bouquet de roses, répéta d'un air distrait et rêveur: --Une histoire? --Une belle histoire de l'Inde! dirent les enfants. --En fait d'histoire, reprit Pauline, je préférerais à toutes les miennes celle que pourraient nous raconter ces fleurs; on croirait, en cette saison surtout, que les dernières fleurs épanouies ont quelque chose à nous dire. Elles semblent regarder, attendre et chercher une voix pour nous jeter un adieu! --Est-ce qu'il y a des fleurs qui parlent? demanda l'espiègle de huit ans qui était parvenu à enfourcher un des genoux de son père. --Tu sais bien, répliqua sa petite sœur, qu'il y a des plantes à qui l'on fait mal en les touchant: ainsi les sensitives... --Il y a aussi, dit le petit garçon, le baguenaudier qui craque comme un pistolet, quand on le presse dans la main. --Il faut, dit la mère assoupie, demander à Mlle Pauline s'il n'y a pas aussi des fleurs qui parlent dans l'île de Ceylan. --Il y a, sans aller si loin, dit Jacques en riant, les _Mandragores qui chantent_. Il est vrai que paroles et musique sont de Charles Nodier. --Je ne connais à Ceylan, répondit Pauline, que les plantes qui tuent quand on dort à leur ombre. --Mais, dit la petite fille, il ne pousse pas de ces fleurs-là à Guermanton. --Et pourtant, dit le petit Georges, maman a défendu de laisser jamais des fleurs dans notre chambre à coucher, parce que cela nous ferait mourir. C'est égal, je voudrais bien trouver une fleur qui parle! --Allez dormir, mes enfants, dit alors M. de Guermanton, il est huit heures. Vous rencontrerez peut-être de ces fleurs-là dans vos rêves. --Nous n'avons pas eu notre histoire, fit Georges en appuyant lourdement sa tête contre le gilet de son père. On ne peut pas dormir sans histoire. --Tu vas voir que tu dormiras parfaitement sans cela, répliqua le père en se levant doucement et emportant son fils dans ses bras. La petite Berthe, un peu désappointée aussi, recueillit les baisers du soir et suivit son frère, en tenant l'habit de M. de Guermanton comme un refuge contre l'obscurité du corridor. Quand les dames furent seules: --Voilà maintenant mon fils entêté des fleurs qui parlent, dit Mme de Guermanton, avec une nuance d'aigreur. Si l'on continue à farcir la tête de ces enfants de toutes ces fadaises, on court grand risque d'en faire des rêveurs comme leur père. Pauline tressaillit imperceptiblement: --Je suis la coupable, murmura-t-elle, un peu émue; mais il me semblait que l'avantage de l'éducation de famille consiste justement à laisser aux enfants tremper leurs lèvres à la coupe d'intelligence et de sentiments où l'on boit soi-même, et, si les fleurs ont un langage pour nous, il n'est point déplacé de le leur faire entendre. --Passe encore pour les fleurs, dit Mme de Guermanton, mais je suis épouvantée pour eux de ces veuves du Malabar qui se font rôtir, de ces sournois cuivrés qui vous étranglent avec un mouchoir, sans vous crier gare, de toute cette vie de fièvre, d'embuscades, de poisons, à laquelle vous avez eu le malheur d'assister toute jeune et qui, Dieu merci, est étrangère à nos climats pluvieux et tempérés. Tout cela a déteint sur vous d'une façon incurable. Je commence à croire que vous ne vous corrigerez jamais de la passion du drame asiatique, bien que vous en soyez la première victime. Vous marchez à la journée sur des chausses et des serpents. Ici, dans nos taillis, c'est tout au plus si en avril on rencontre au soleil une couleuvre inoffensive. Les besaciers qui viennent réclamer à la grille leur morceau de pain ne combinent point en secret de nous assassiner. Notre vie est unie. Nos enfants la continueront, j'espère; et puissent-ils ne point trouver dans sa paix monotone une raison de changer. Cette sortie inattendue de la mère, articulée sur un ton d'impatience, stupéfia positivement Pauline; la broderie qu'elle tenait lui échappa des mains; elle les joignit en pâlissant, comme à l'ouïe d'un coup de tonnerre lointain dans un ciel sans nuages. Elle regardait Mme de Guermanton sans rien trouver à lui répondre et quand, sur ces entrefaites, M. de Guermanton rentra le sourire aux lèvres, après avoir assisté à la prière du soir de ses enfants, il se demanda, voyant ces deux figures immobiles, s'il interrompait une conversation dans laquelle il était de trop. La physionomie de Pauline lui parut altérée, celle de sa femme à la fois animée et contrainte. --Puis-je savoir, demanda-t-il avec un enjouement feint, de quelle espèce de fleurs il est à présent question? --D'une terreur folle que j'ai pour mes enfants, de certaines fleurs des tropiques, répondit Mme de Guermanton, avec un sourire qui voulait tempérer l'amertume de son premier discours. Je disais à Pauline que Georges et sa sœur prennent insensiblement un tour d'esprit si... tropical que bientôt ils penseront en _zend_ ou en _cingali_. --Plût à Dieu qu'ils parlassent le persan comme le français! dit gaiement M. de Guermanton; mais ils n'en sont pas encore là. --Quant à moi, dit Pauline, je ne saurais me charger de leur apprendre; mais Mme de Guermanton faisait tout à l'heure une réflexion qui m'a frappée... --Et laquelle? demanda le mari. --Elle n'avait pourtant rien de bien extraordinaire, dit Mme de Guermanton. --Enfin la connaîtrai-je? répéta-t-il en remarquant le silence gardé par Mlle Marzet. --Que ne parlez-vous à ma place? dit à Pauline Mme de Guermanton, qui ne se souciait apparemment point de se répéter. --C'est bien simple, dit la jeune fille avec un pénible effort: j'ai quitté la patrie à l'âge de Georges, avec mon père et ma mère, qui, attirés par les souvenirs d'une ancienne fortune, allaient demander à un sol plus fécond une fortune nouvelle pour leur pauvre petite fille. Ballottés de l'Inde française, qui n'existe plus, à l'Inde anglaise, qui envahit tout, ils crurent vingt fois toucher au succès et perdirent vingt fois l'espérance. A Ceylan, sous les grands bois de teck de l'île Centrale, dont il suffirait d'abattre et de transporter quelques centaines de pieds d'arbres pour être riche, mon père contracta au milieu des miasmes la maladie qui l'emporta et qui m'a faite orpheline. Des débris de ce naufrage, ma mère recueillit en pleurant quelques poignées d'or avec lesquelles elle voulut ramener son enfant dans cette Europe, que nous pensions ne revoir jamais! Se défiant de toutes les spéculations et de tous les placements après la dure expérience qu'elle en avait faite, elle dépensa, pièce à pièce, le trésor de la veuve, pour achever mon instruction, aimant mieux me laisser, en mourant, institutrice d'une école primaire, que femme incomprise et cherchant aventure! Vous m'avez rencontrée ayant pour tout bien un diplôme d'institutrice et ce deuil qu'après trois ans je porte encore... Vous m'avez accueillie, vous m'avez tenu lieu du père et de la mère que j'avais perdus. En me confiant vos enfants, vous m'avez laissé croire que je leur étais utile; mais si les souvenirs de mon enfance remplissent malgré moi mes discours, si je parle trop devant ces chers petits de choses qui peuvent tourmenter leur esprit et les agiter, si, en un mot, et bien malgré moi, je ne suis plus pour eux bienfaisante et bien disante, pourquoi ne songerais-je point à la retraite? Ah! si j'ai gardé si chers les souvenirs d'une enfance orageuse, de quelle tendresse n'entourerai-je point le souvenir des jours que j'ai passés ici? Monsieur de Guermanton, vous ne me dites rien? Mais, madame a parlé; j'ai compris... et j'abdique. Pauline, dont la voix avait souvent tremblé en parlant ainsi, mais qui avait fait taire toute faiblesse, essuya deux larmes furtives, en femme qui ne veut pas les montrer. Un coup d'œil qu'elle jeta sur M. de Guermanton, à la dérobée, le lui montra sérieux, pensif, interrogeant sa femme du regard, mais voulant paraître impassible. --Une semblable détermination me semble un peu soudaine, dit Mme de Guermanton que la figure de son mari inquiétait et dont le ton avait fléchi. --Vous m'atterrez, dit enfin le père de famille à l'institutrice. Mais vous êtes libre. Si vous nous quittez, vous emporterez des regrets que vous n'imaginez pas. --Je les jugerai d'après les miens, répondit Pauline attendrie. Elle se leva, salua et sortit à pas lents, sans bruit, comme une ombre. Dès que Pauline Marzet eut refermé la porte, Jacques de Guermanton entra dans une de ces franches colères qui se déchaînent parfois chez les hommes les plus maîtres d'eux-mêmes, quand on les frappe au plus sensible de leur cœur. Les préoccupations domestiques et les confitures de Mme de Guermanton ne l'avaient jamais amusé. En faisant le plus raisonnable des mariages, comme on l'entend, il avait épousé l'uniformité et l'ennui; et, comme avant d'accepter le joug conjugal, il avait connu les plaisirs d'une vie aventureuse, celle des camps et des voyages, il n'avait pas tardé à s'apercevoir que le pot-au-feu n'était point son fait. Or, la vie, si courte quand elle est remplie, est d'une longueur désespérante quand elle est vide. On peut bien se jeter à la nage pour traverser un détroit; mais on est bien aise de rencontrer, chemin faisant, une barque où se reposer, quand le courage du nageur est trahi par ses forces. C'est ainsi que Pauline, avec le tour original de son caractère, sa beauté expressive, son passé voyageur, sa saveur méridionale, avait semblé à Jacques une distraction nécessaire dans une vie monotone. En vivant en frère avec elle, il s'était épris d'elle, sans le vouloir, au point de considérer le _riant exil des bois_, comme le temple de Pauline dont Jeanne n'ornait qu'une niche, tandis que l'autre divinité trônait sur le maître autel. On comprend dès lors la colère de Jacques en voyant, d'un coup sec et imprévu, Jeanne renverser avec sa main mignonne et perfide la divinité du temple et se figurer que dans la vie solitaire de Guermanton, Pauline ôtée, il n'y aurait qu'une institutrice de moins. --Ma chère, dit l'ancien officier de dragons, vous venez, en congédiant Mlle Marzet sans mon avis, de me causer un désappointement que vous n'imaginez guère. Ah! ça, dites-moi, je vous prie, ce que vont devenir nos enfants, quand elle n'y sera plus! Vous figurez-vous que le spectacle de vos occupations, que l'examen des légumes apportés chaque matin par votre jardinier, que le rangement des fruits dans le fruitier, que les supputations arithmétiques avec votre cuisinière tiendront lieu à vos enfants de l'étude de la nature, des sciences élémentaires et des langues vivantes? Êtes-vous polyglotte comme Mlle Marzet? Êtes-vous musicienne comme Mlle Marzet? Êtes-vous... amusante comme Mlle Marzet? --Il y a longtemps, murmura Mme de Guermanton, que je trouve Mlle Marzet beaucoup trop amusante! Je crois que les enfants y perdront sous un rapport; mais le mal est réparable, il y a d'autres institutrices. Seulement, tout en vous voyant fort occupé de Pauline, je n'imaginais pas que vous en fussiez arrivé à trouver le vide irréparable à compter du jour où il n'y aurait plus que votre femme pour le combler. --Ainsi, c'est à une risible jalousie que vous sacrifiez les intérêts les plus sérieux? --Oui, je suis jalouse de cette demoiselle: j'ai ce vice, de toutes les femmes: tenir au cœur de mon mari! --Si vous aviez quelque motif sérieux de jalousie, croiriez-vous donc, dans votre myopie, remédier à tout cela en éloignant votre rivale? Croyez-vous tout conjurer en cachant, comme l'autruche à l'heure du danger, votre tête dans le sable? Mais en vérité, ma chère, je n'aurais point attendu jusqu'ici et je n'aurais point adopté la vie que je mène si j'avais voulu vous tromper! Paris est grand et, si je l'avais exigé, vous auriez consenti à y vivre! Or, vous savez sans doute que les distractions n'y manquent ni pour l'esprit ni pour le cœur. Cette Babylone a toutes sortes de petits jardins suspendus près des toits où l'on peut aller s'asseoir sans la permission de sa femme et tout à fait à son insu. La polygamie orientale y est poussée aux derniers raffinements. Ici, dans une maison de verre, sous la surveillance implacable de mes gens, je mène austèrement une vie austère. Une femme aimable, dont la présence est justifiée par une mission évidente, celle d'enseigner à nos enfants ce que--franchement--nous ne savons plus guère, cette femme, cette jeune fille, se trouve être de plus, pour nous, une compagnie agréable; et, par un coup de tête, vous la supprimez! --Vous êtes le maître, monsieur, dit Jeanne entêtée dans sa résolution, mais en revenant sur ce qui a été dit ce soir, vous outrageriez la mère de famille. Faites maintenant ce qu'il vous plaira. --Un retour aimable, un repentir ne peuvent émaner que de vous. Ainsi le veulent les convenances. --Ne comptez pas sur moi pour me dégager, mon ami. Je ne saurais que me taire et vous obéir. --Un tiers imposé par ma volonté, dans le ménage, deviendrait un perpétuel sujet de discorde. Or, je veux la paix! Jeanne sourit imperceptiblement. Elle avait bien songé à cela et elle connaissait le respect classique de son mari pour la dignité conjugale. --Après tout, dit-elle, ce n'est pas un sort si digne d'envie que celui de Mlle Marzet. Que voulez-vous que devienne à la longue une fille de vingt ans pleine d'idées romanesques, de passions inassouvies, de diables bleus, en face de deux enfants faisant des gammes et traçant des bâtons sur du papier réglé? Si vous êtes l'ami de Mlle Marzet, vous devez avoir pitié d'elle et désirer pour elle autre chose. Si vous n'êtes que son ami désintéressé, vous devez désirer qu'elle se marie. Cherchons ensemble, aidons-la à trouver un époux. Nous aurons travaillé tous deux à une bonne action et votre attachement pour elle y trouvera son compte. --Ah! vous croyez, dit Jacques d'un ton de persifflage, avoir tout fait pour le prochain en lui mettant la corde au cou? Epousez donc n'importe qui, et tout sera dit sur votre destin! C'est ainsi que finissent les romans et les pièces de théâtre, il est vrai, mais le moment où la toile tombe est celui où commence, bien souvent, le vrai drame, le drame sans témoins, le drame sans littérature où l'on conjugue en tournant les pouces: Je m'ennuie, tu t'ennuies, il s'ennuie, nous nous ennuyons... --Vous devenez tout à fait galant! s'écria Jeanne, de sa voix de tête. Vous me feriez aussi à la longue conjuguer ce verbe-là! Jacques revint-il à de meilleurs sentiments, ou persévéra-t-il dans sa colère? Patiente et froide, Jeanne triompha-t-elle de son emportement de femme dont on brise une habitude chère? Les caractères les plus entiers font à la paix des sacrifices proportionnés à leur force même. Peut-être aussi Jacques comprit-il qu'il aimait Pauline Marzet beaucoup plus qu'il ne l'avait pensé. Or, il n'est pas de supplice comparable à une observation perpétuelle de soi dans ces relations où tout sollicite à la fois la raison de s'abstenir et un cœur tendre et chaleureux de passer outre. Jacques avait sacrifié ses inclinations à ses intérêts et à une foi prématurée dans sa maturité, en épousant sa cousine moins pour ses beaux yeux que par esprit de famille et par convenance. Il avait partagé l'erreur exprimée dans la maxime vulgaire: «Il faut faire une fin», comme si le cœur de certaines gens en avait jamais fini! Il rongea son frein et chercha peut-être désormais d'autres distractions que ses platoniques entretiens avec Pauline... De son côté Mlle Marzet, retirée chez elle, s'y était enfermée vivement. Puis, avec l'instinct de ceux dont la circulation s'arrête dans le paroxysme d'une émotion soudaine, elle dénoua tous les liens de ses vêtements, se mouilla les tempes avec de l'eau froide et se jeta sur son lit en sanglotant. --Que leur ai-je fait? fut sa première exclamation. Par quelque revers que l'on ait passé, les revers nouveaux confondent les calculs de la pensée au point de nous faire croire que nous rêvons. L'idée du mutisme de M. de Guermanton, dans un moment où il avait semblé à Pauline que l'estime et la sympathie de cet homme dussent être son égide, l'avait frappée plus que tout le reste et elle le diminuait dans son estime au point d'effacer presque le souvenir de ses bienfaits. Il s'écoula un temps long, sans qu'il lui fût possible de coordonner les faits ni de les rattacher à une logique quelconque. Alors elle remonta le cours des trois années écoulées, cherchant dans les souvenirs plus anciens et dans les moindres, un indice, une origine, une cause à ce désastre impossible à prévoir. Jamais Mme de Guermanton ne lui avait fait une observation pénible, jamais elle ne l'avait blâmée que dans cette forme délicate qui consiste à dire: --Ne pensez-vous pas que... Ne trouvez-vous pas qu'il serait préférable...? Questions auxquelles Pauline avait toujours répondu par: --Il se pourrait... Vous avez certainement raison... Le sujet des _Contes orientaux_ était assurément ce dont Pauline se préoccupait le moins. Elle sentait que ce n'était là qu'un prétexte; mais alors... elle avait péché d'une manière plus grave! Et laquelle? Chemin faisant dans ce dédale, elle considéra tout à coup son propre portrait, une petite carte photographique suspendue dans un cadre de cinquante centimes, à côté d'un portrait de Mme de Guermanton, suspendu dans un cadre pareil. C'était l'œuvre d'un artiste de passage, de ceux qui, dans les fêtes de village, vous bâclent une épreuve, avec ressemblance garantie, pour vingt sous. Il y avait trois ans que ces photographies étaient faites. Pauline avait alors dix-huit ans. Elle était maigre, toutes ses forces vives s'étant, jusque-là, concentrées dans son cerveau. Cet organe avait fait tort aux autres. La jeune fille n'était encore faite pour inspirer, presque enfant, de jalousie à personne. Il n'y avait point jusqu'à ses cheveux en bandeaux plats qui ne lui donnassent un peu l'air d'une pensionnaire. Par contre Mme de Guermanton, déjà mère, était dans la plénitude de sa beauté; ses cheveux blonds formaient, autour de son visage aquilin, une auréole de boucles et de nattes, qui en corrigeaient la placide sécheresse en donnant un cadre gracieux à ses yeux arrondis. Nulle comparaison à établir entre la jeune femme à son apogée et Pauline à l'aube des floraisons premières, et dans cette comparaison, si elle venait à l'esprit de quelqu'un, tout marquait que l'une était le centre et l'autre la satellite. Mais il y avait trois ans de cela! Soudain Pauline se releva; elle prit la bougie et vint s'accouder devant le miroir ovale de sa petite toilette en noyer. Non! Elle n'était plus le petit magister en jupons chargé d'enseigner l'écriture à Berthe et à Georges! En trois ans, la fleur s'était épanouie au soleil d'une vie large, au grand air et dans cette liberté relative que procurent l'aisance et les soins prévenants. Le deuil perpétuel de Pauline s'était tempéré; les caprices de la mode en avaient fait une parure et, tandis que ses cheveux d'un noir d'encre avaient pris le tour onduleux des statues de Coustou, ses lèvres framboisées accompagnaient d'une touche vive l'éclat de ses prunelles ardentes. L'étoffe légère de ses manches laissait deviner, à travers leur réseau noir, un bras d'albâtre qui n'avait plus rien des sécheresses étiolées de la première adolescence. Elle avait enfin, ce je ne sais quoi qui commande la sympathie, qui occupe, qui fascine la pensée et qui confond tous les jours les calculs de la raison pour laisser libre cours aux surprises du cœur. Il n'était que faire d'aller chercher ailleurs que dans ce changement, l'amertume trahie par les paroles de Mme de Guermanton; et bien que Pauline fût à cent lieues de se trouver décidément plus belle et plus aimable que l'épouse de son hôte, un éclair lui révéla que peut-être elle avait perdu dans l'esprit de Mme de Guermanton, ce qu'elle-même avait gagné à tous les yeux. Jacques aimait Pauline et Jeanne puisait dans cette certitude tous les motifs de son aversion contre la jeune fille. Et Pauline aussi n'avait-elle point cent fois pensé avec émotion au bonheur que Jeanne devait trouver dans la tendresse d'un époux comme le sien? Un rien lui avait révélé l'âme de feu de cet homme encore jeune, si ce n'était plus un jeune homme. Il avait l'habitude de noter sur de petites bandes de papier qu'il laissait ensuite, comme des marques dans les livres eux-mêmes, les pensées saillantes ou les mots frappants recueillis dans ses lectures. C'est ainsi qu'une fois, lisant après lui un livre charmant, la _Bêtise humaine_ de Noriac, elle y avait trouvé et elle avait gardé avec prédilection un petit papier de cette espèce, sur lequel Jacques avait, de sa main, écrit ce mot de l'héroïne du roman reprochant au héros des préoccupations philosophiques: «Mon ami, ce que tu dis là est beaucoup bête: le faux, c'est tout; le vrai, c'est l'amour.» Cette citation avait décelé à Pauline l'âme de Jacques. A compter du jour où cette confidence involontaire d'un homme contenu et sévère dans ses allures, était devenue la proie de l'ardente jeune fille, elle en avait fait son talisman. Elle l'avait cachée dans un livre à elle; elle la relisait souvent. Et, si quelque recherche exquise de sa part pour le bien des enfants confiés à sa tutelle était payée d'un regard affectueux, ou d'un serrement de main par son hôte, elle avait envie de lui répondre: --Si je chéris vos enfants, c'est que le vrai... c'est l'amour! Comme elle y songeait, elle ouvrit le livre où la brûlante maxime était serrée, voulant y chercher un contre-poison à la haine que Mme de Guermanton lui avait marquée le soir même et elle ne l'y trouva plus. Elle frémit, étonnée, chercha feuille à feuille, regarda à terre... Le petit papier avait disparu. Plus de doute; une main indiscrète l'avait trouvé et repris!... La main de Jeanne, peut-être? Ce petit fait pouvait expliquer bien des choses. La nuit de Pauline fut fiévreuse, et le peu de sommeil qu'elle goûta fut pire que l'insomnie. Quoi qu'il en fût, son premier soin, en se retrouvant avec ses hôtes, le lendemain, fut d'être comme à l'ordinaire, tout en cherchant dans leurs physionomies les traces d'une émotion qu'ils n'avaient pu manquer de mettre en commun, d'une discussion qui s'en était suivie peut-être, d'une lutte quelconque dans laquelle la femme ou le mari avait triomphé. Rien de visible; et il ne fut d'abord question de rien. Mais Pauline, après s'être contenue devant les enfants, rechercha un tête-à-tête avec leur mère et elle lui dit résolument: --Madame, vous m'avez témoigné hier que nous devions nous séparer; la séparation aura donc lieu, mais daignez m'en indiquer l'époque, car ma carrière ne fait que commencer, à en juger par le peu de temps que je l'ai fournie et par l'état de ma fortune, je dois, n'est-ce pas me pourvoir? Combien de temps me laisserez-vous pour cela? --Mais... le temps indispensable, répondit Mme de Guermanton d'un ton glacé. Et même, ajouta-t-elle pour tempérer la dureté de cette réponse, vous n'échangerez, si vous m'en croyez, votre position actuelle contre une position analogue qui si vous repoussez mes conseils et notre appui dans la recherche d'une condition meilleure! --Mais quelle condition meilleure pourrais-je obtenir? s'écria Pauline, impatientée de cet implacable sang-froid. --Toutes seront meilleures pour une femme de votre caractère, dit Jeanne, que la vie d'institutrice en face du bonheur des autres, lorsque vous n'êtes pas appelée à le partager. --Je n'ai rien fait pour troubler le vôtre, dit Pauline avec une conviction sincère. --Et l'eussiez-vous tenté, ajouta ironiquement la femme de Jacques, vous n'auriez pu y réussir! Mais pourquoi une situation fausse et pleine de dangers? Une femme bien née, jeune et jolie comme vous l'êtes, ne saurait trouver éternellement son bonheur à soigner les enfants d'autrui. Les mères, toujours très jalouses de leur influence sur leurs enfants, ne la voient pas volontiers partagée par une autre personne. Il n'y a, tout compte fait, qu'un système rationnel, mettre ses garçons au lycée et ses filles au couvent. Mariez-vous, ma chère, et ayez aussi des enfants; vous comprendrez alors tout cela! Un sourire mélancolique crispa les lèvres de Pauline, quand elle répondit à Mme de Guermanton: --Il ne me manque qu'une toute petite chose pour fonder une dynastie, c'est le royaume! --Qui sait? répliqua énigmatiquement la châtelaine. Tout arrive. IV Ce fut vers cette époque que la famille de Guermanton reçut la visite de M. de Charaintru. Le vicomte était une vieille connaissance de Jacques. Il appartenait à cette catégorie d'hommes inutiles, frivoles, mais bons enfants et incapables d'une méchanceté préméditée, qu'on tolère à cause de leur insignifiance même. --Charaintru n'est pas toujours amusant, disait plaisamment de lui M. de Guermanton, mais comme il change beaucoup de place, il sait toujours du nouveau. On ne se souvient pas de ce qu'il a dit, mais on trouve parfois à l'entendre un assez vif plaisir. Il est du reste au courant de tout; c'est sa fonction. Il sait le nom de l'étoile qui se lève, du cheval de courses qui gagnera le Grand-Prix l'an prochain, du jockey qui se tuera demain. Il est le canal naturel de tous les cancans et de tous les potins. Bref, insupportable à Paris, on le recherche presque à la campagne, car il fait contraste avec la majestueuse monotonie des bois! A Guermanton, Charaintru s'était souvenu de la proximité de la résidence de son ancien ami, le baron Pottemain. Ce qu'on lui avait appris concernant le mystère dont s'entourait le bizarre personnage avait piqué vivement sa curiosité. A tout hasard, il avait écrit et il avait été ravi de l'invitation qu'il avait reçue. Par là, il était assuré, sinon de pénétrer le secret de cette énigme vivante, au moins de voir ce que ni M. de Guermanton, ni les gens du pays n'avaient jamais vu: l'intérieur du château de Bois-Peillot. Maintenant, quelle pouvait être la pensée du baron en recherchant la visite d'un ami oublié et lui montrant ce qu'il ne montrait à personne? C'est ce que Charaintru se promit d'éclaircir. Si l'on en juge par les ouvertures que lui fit le Normand, l'événement l'avait servi à souhait. Aussi rentra-t-il à Guermanton, radieux et triomphant. Avec une exubérance de termes et de gestes extraordinaires, il raconta les péripéties de son voyage, la réception princière qu'on lui avait faite, mais il insista surtout sur l'impression étrange qu'il avait ressentie quand il avait vu surgir au milieu de ce site désolé, sur le perron du manoir délabré, la silhouette du baron, tout de noir vêtu, dans lequel il avait eu toutes les peines du monde à reconnaître l'ancien clubman. Et comme le portrait physique qu'il faisait de son hôte tournait à la satire, Mme de Guermanton l'interrompit: --Mais M. Pottemain, dit-elle, est très distingué par ses sentiments, à ce qu'on assure. Et à défaut des grâces de nos jeunes gens à la mode, dont il manque peut-être un peu, il est intéressant par ce veuvage prématuré qui a fait, de sa vie, un tête-à-tête avec un tombeau. --On ne s'en douterait pas à l'entendre, reprit en riant M. de Charaintru; il doit avoir récemment chargé son cœur sur son dos, las qu'il était de le porter en écharpe, et je ne serais pas surpris que la besace de devant fût ouverte et prête à accueillir de nouveaux sentiments. J'en juge par la question la plus extraordinaire qu'un veuf puisse poser, s'il n'a pas le projet de convoler en secondes noces. --Racontez-nous cela bien vite! s'écria Mme de Guermanton. --Voici, reprit le vicomte. Pottemain m'a demandé si je connaissais Mlle Pauline Marzet, quels étaient son origine, ses tenants et ses aboutissants. J'avoue avoir été tout d'abord assez embarrassé et il m'a fallu un instant pour comprendre qu'il s'agissait de mademoiselle, dont les traits aimables sont mille fois mieux gravés dans ma mémoire que son nom et sa généalogie. --Voilà, dit Pauline, qui avait changé de couleur, un récit qui pèche contre la vraisemblance. Ce monsieur ne m'a jamais vue! Pour ma part, je serais curieuse de connaître le visage et l'histoire d'un homme assez fou pour songer à moi. --Il prétend, au contraire, repartit Charaintru, vous avoir aperçue une fois, mademoiselle, et avoir conservé de cette vision une impression très vive. Quant à lui, si vous me demandez mon avis, il n'est pas très beau, comme je vous le disais tout à l'heure. D'autre part, puisque vous paraissez désirer être renseignée sur lui, Pottemain serait un baron d'assez fraîche date, si l'on en croit la chronique qui le donne pour arrière-petit-fils du citoyen Pottemain, sans-culotte normand redoutable, ayant mangé sous la Terreur de la chair fraîche d'aristocrate et du bien national à pleines dents. --Encore vos médisances qui vont leur train! fit Mme de Guermanton. Mon Dieu, comme vous êtes inconsidéré dans vos propos! --Allons, bon! dit Charaintru, j'ai encore mis, sans le savoir, les pieds dans un jeu de quilles. Au surplus, c'est mon habitude. Je passe pour n'avoir fait que ça toute ma vie. Il faut en accuser seulement ma sincérité. On peut la maudire, mais quand on m'a entendu, on sait le menu des choses. --Permettez, dit Jacques, on le sait dans la mesure où vous le savez vous-même. --Soit! Puisqu'il vous déplaît de voir ces dames aussi bien informées que moi, n'en parlons plus! Il me reste à remplir la seconde partie de ma mission... Du diable si je me doutais ce matin revenir de Bois-Peillot chargé d'une ambassade! Mon ami Pottemain aurait une offre à faire à M. de Guermanton et il m'a prié de vous demander officiellement s'il vous serait agréable de le recevoir? --Mais sans aucun doute, repartit le châtelain. Pourquoi pas? --J'avais pensé, continua Charaintru, à une partie de chasse que nous organiserions et au cours de laquelle nous pourrions rencontrer le baron, ceci pour masquer la solennité gênante d'une première entrevue. --Soit, dit M. de Guermanton. Ce projet me paraît sage et nous le mettrons cette semaine à exécution. --Maintenant, je vous demande la permission d'aller quitter mon costume de cheval. M. de Guermanton sortit derrière le vicomte. Les deux dames, restées seules, gardèrent un instant le silence. Tout à coup Pauline, rassemblant son courage, dit à brûle-pourpoint à la châtelaine: --Le baron Pottemain serait-il par hasard le mari que vous me destinez? --Pourquoi pas? répliqua tranquillement Mme de Guermanton. --C'est aller un peu vite, hasarda Pauline, car enfin la réputation du baron et le portrait que vient d'en faire M. de Charaintru... --Que dites-vous? répliqua vivement Jeanne. Quelle réputation a-t-il? Le connaissez-vous? Que son aïeul ait été un ogre, quelle influence cela peut-il exercer sur son caractère? Et de quel droit un bavard inutile, qui parle de tout à tort et à travers, vous imposerait-il une opinion toute faite, lui qui jamais n'a pu s'en faire une raisonnable sur quoi que ce soit? Quant au physique..., je prétends pour ma part que ces questions de figure, dont vous faites si grand cas, n'ont pas l'importance qu'on leur prête... Pour ma part, je reprocherai toujours à Bossuet d'avoir fait dépendre le sort de l'empire romain du nez de Cléopâtre... Pour un théologien, c'était outrager la Providence. On gagnerait gros, si l'on connaissait toujours l'humeur et la position des gens avant leur visage et l'on apprendrait plus à causer avec un inconnu pendant six mois à travers une porte qu'à le prendre pour mari sur la foi de la frisure, des gants glacés et des bottes vernies d'une première entrevue... --Cependant, dit Pauline, l'impression première qu'on ressent à la vue de quelqu'un trompe rarement... --Ces impressions s'évanouissent à l'user, dans la pratique de la vie... On finit par ne plus voir les figures. Le caractère lui-même s'en va aussi en fumée. Il ne reste de tout cela que des conditions générales plus ou moins bonnes d'existence commune. Le bien-être devient plus cher que les personnes, et le sentiment du devoir accompli éclipse l'amour... --Me ferez-vous croire, madame, s'écria Pauline, que l'on ne se marie jamais en somme qu'en vue de se créer un avenir? Me ferez-vous croire que vous, à qui le ciel a départi le meilleur, le plus beau et le plus chevaleresque des époux, vous n'ayez vu en lui que la jonction de deux fortunes? Laissez-moi penser que vous avez commencé par le préférer à tous et par l'aimer! --Je comprends, riposta ironiquement Mme de Guermanton, que vous préjugiez mal du baron sans le connaître. Règle générale, vous trouvez tous les hommes moins bien que mon mari! --Je ne préjuge de rien, fit Pauline blessée par cette allusion, et j'ai hâte de me rencontrer avec le châtelain de Bois-Peillot, afin de me former une idée de son mérite extraordinaire. J'ai le cœur si libre, ajouta-t-elle avec hauteur, que si votre homme n'est pas un monstre, et à supposer qu'il soit exact que je lui plaise, je vous promets de l'épouser avec le plus grand empressement. --A la bonne heure, dit Mme de Guermanton. --Seulement, poursuivit Pauline, comme je me défie de mon propre jugement en cette grave matière, plutôt que de causer avec lui pendant six mois à travers une porte, j'essaierai de me faire une opinion sur son compte dans un plus bref délai et en le voyant, à l'œil nu, s'il se peut. L'annonce d'un événement aussi inattendu et sa conversation avec la châtelaine avaient profondément troublé Pauline Marzet. L'idée qu'on prêtait au baron Pottemain d'épouser une institutrice qu'il avait à peine entrevue, lui semblait à ce point invraisemblable qu'elle se demandait si tout ceci n'était pas le résultat des intrigues de Jeanne, qui voyait là assurément une occasion de l'éloigner définitivement de Guermanton. Pour en avoir le cœur net, elle conçut le projet d'interroger M. de Guermanton. L'occasion de l'entretenir seule à seul se présenta le lendemain dans l'après-midi. Elle donnait au fond du parc une leçon de botanique à Berthe et à Georges, lorsque subitement Jacques apparut au détour d'une allée. Elle s'approcha et aborda carrément la question. Était-ce bien sérieusement que, depuis la veille, Mme de Guermanton lui parlait de mariage comme d'une chose possible? Quelle espèce d'intérêt pouvait bien avoir la châtelaine à l'entretenir d'un projet aussi invraisemblable, elle qui n'était qu'une orpheline pauvre? Comme Jacques gardait le silence: --Parlez-moi franchement, reprit-elle, vous qui ne m'avez jamais trompée. Servez-moi une dernière fois, vous que j'ai toujours loyalement servi! Dans quel dessein un homme aussi riche pourrait-il se décider à épouser une fille pauvre? Comment même y a-t-il pu songer? Et y songe-t-il seulement? M. de Guermanton, tout en affectant dans sa marche lente et régulière de jouer avec les cheveux d'or de sa petite fille, se contenta de répondre: --Vous me demandez un conseil? Eh bien, en conscience, si vous trouvez à vous marier, je vous conseille de vous marier. --C'est bref, fit Pauline avec dépit. Depuis quelque temps vous me parlez beaucoup moins qu'à l'ordinaire. Je puis à peine vous arracher un mot sur les sujets qui me touchent le plus. --Pauline, vous me faites beaucoup de peine! fit M. de Guermanton sur un ton d'affectueux reproche. Pauline tressaillit et leva les yeux avec inquiétude. Elle vit que Jacques la regardait avec une fixité pleine de tendresse. --Je vous en supplie, reprit-elle, expliquez-moi ce que je dois faire... et pourquoi je dois le faire. --S'il le faut, je vous répondrai, repartit résolument M. de Guermanton, mais ce ne sera point devant mes enfants. --Soit... il est aisé de les éloigner. --Oh! non, pas à présent, dit Jacques avec une intention prudente, un peu plus tard, en présence de Mme de Guermanton. --Mais Mme de Guermanton me hait! s'écria Pauline. --Laissez-moi vous assurer que vous vous méprenez sur ses sentiments... Ils sont tout autres... Quant à l'explication que vous désirez, vous l'aurez, je vous le promets... Elle eut en effet lieu, le soir après dîner, entre Jacques, la châtelaine et Pauline. Elle fut assez vive, mais concluante. --En résumé, dit Jacques, après quelques escarmouches entre les deux dames, un veuf riche qui passe pour avoir rendu sa première femme heureuse, pense à vous, ne pouvant prétendre à trouver à la fois chez une seconde femme et les grâces que vous avez et la fortune que vous avez perdue. Je comprends, si vous voulez, que la proposition vous surprenne, car un veuf riche, sans enfants, trouve toujours à épouser la fortune en secondes noces. Mais il ne lui est pas défendu de préférer vos mérites à une seconde fortune qui lui est superflue. C'est donc affaire à votre modestie. Vous vous dites: --La préférence de cet homme n'est pas justifiée. Pour moi je ne la trouve que trop justifiée par les qualités que je vous reconnais et je m'explique facilement sa préférence. Ah! si c'était le contraire, si c'était vous qui eussiez songé la première à ce mariage, c'est lui qui aurait le droit de se défier. Car, soit dit entre nous, qu'y a-t-il de plus venimeux que la politique des filles pauvres? Mais vous qu'injustement, et depuis votre naissance, le destin a ruinée, vous qui, par tradition, saurez demain être riche sans que la tête vous tourne, je ne vois pas ce que vous appréhendez... Maintenant, Pauline, qu'il ne soit plus question entre nous de ce mariage... Je ne l'ai pas inventé, moi! Du moment que vous nous quittez, je n'accepte pas la responsabilité de votre bonheur. Et croyez pourtant qu'il m'est aussi cher que le mien... --Une seule question, dit simplement Pauline. Vous qui me le souhaitez pour époux, le choisiriez-vous pour ami? Et encore des amis qui ne se conviennent plus peuvent se quitter, mais des époux... --Je vous le dirai dans deux jours, quand nous l'aurons vu, fit avec hésitation le châtelain que cette question semblait embarrasser. V La partie de chasse projetée fut organisée deux jours après. M. de Guermanton et M. de Charaintru partirent de grand matin, à pied, le fusil sur l'épaule. Un break devait un peu plus tard conduire les deux dames et les enfants à une ferme située à la limite des deux communes de Besson et de Souvigny. Vers quatre heures, Mme de Guermanton décida de se porter à la rencontre des chasseurs. La petite troupe se mit en marche, côtoyant, par un sentier plein d'herbe, le saut-de-loup qui, pendant un quart de lieue, séparait du domaine de Bois-Peillot la propriété de M. de Guermanton. Parvenue à un petit pont de bois rustique qui enjambait le saut-de-loup et donnait accès dans un vallon boisé, Jeanne fit signe aux enfants de s'arrêter et montra du doigt à Pauline un groupe de quatre personnes qui s'avançait de leur côté en causant tranquillement. --Papa et M. le curé! s'écria Georges en reconnaissant M. de Guermanton. Mais Jeanne imposa d'un geste impérieux silence au petit garçon. C'étaient, en effet, M. de Guermanton et M. de Charaintru qu'accompagnaient le curé de Besson, rencontré fortuitement, et un inconnu. Un de ces coups décisifs que la destinée fait entendre au seuil de l'existence comme pour nous avertir, sinon pour nous éclairer, vint retentir de la tête au cœur de la jeune fille. Ce profil qu'elle apercevait à peine, dans lequel elle n'avait encore rien lu, cette silhouette inconnue, c'était le baron Pottemain. Le baron était de taille moyenne et semblait d'une force athlétique. Il avait le type aquilin, l'œil à fleur de tête comme les Slaves, le front bas, très bombé, le menton droit et saillant, la lèvre supérieure très courte, à peine estampée par une moustache claire. Il était bien rasé et il avait donné aux broussailles de ses favoris le dernier coup que les jardiniers savent donner aux pelouses après la fauchée. Le nez était un peu gros; l'air de tête marquait l'audace et le regard la curiosité et ce genre d'inquiétude des gens qui veulent tout voir et ne se laissent pas regarder. Il était vêtu d'un élégant costume de chasse et il y avait en lui une recherche de formes qui veut corriger une brutalité native. Ses mains étaient puissantes et courtes, ses doigts carrés, mais son pied était cambré et petit. Aucun de ces détails n'échappa à Pauline que le baron étonna en somme un peu par sa tenue et sa bonne façon. Le curé de Besson était un vénérable vieillard aux longs cheveux blancs floconneux, sorte d'abbé Constantin à la physionomie fine et souriante. M. de Guermanton et le baron marchaient en tête et, bien que, ne s'étant qu'entrevus autrefois, ils causaient avec cette familiarité du grand monde qui laisse toute latitude aux réticences, au fil même d'une conversation animée. M. de Guermanton qui était approchant du même âge que M. Pottemain paraissait plus jeune et en même temps plus franc. Mais c'était là une impression de Pauline pouvant se rattacher à sa prédilection pour Jacques. A dix pas du pont, ces messieurs aperçurent les deux dames. A leur aspect, le baron se découvrit et mit au jour une de ces calvities qui trompent souvent sur leurs causes, étant portées par les viveurs et les penseurs. Le groupe n'était pas formé que déjà une étrange opposition entre l'aspect du baron et le miel de sa parole avait frappé la jeune fille. Elle ne saisit pas précisément le sens du compliment qu'il lui adressa, même elle y entrevit quelque chose d'ingénieux et de spirituel, débité sur le ton d'une simplicité presque bonhomme. --Nous avons, dit Jacques, rencontré M. le curé qui venait de visiter ses malades, et nous l'avons forcé de se détourner de son chemin pour nous accompagner. --Croyez, madame, fit le prêtre, que M. de Guermanton n'a pas eu beaucoup à insister. --Dans tous les cas, déclara le baron, mon voisin a parfaitement fait. Nous avons, monsieur le curé, un compte très vieux à régler ensemble... Je suis bien en retard avec vous. Eh bien, tenez, j'entends profiter de l'occasion qui nous rassemble pour vous confier un grand intérêt et mériter votre faveur par un acte de vrai paroissien. --Voyons donc, fit le prêtre. --Il y a deux écueils dans la vie, poursuivit le baron, le mal qu'on fait sans le vouloir et le bien que l'on pourrait faire et que l'on ne fait pas. Depuis trop longtemps je me suis désintéressé de toutes choses. Je ne veux plus laisser languir ma propriété entre mes mains. L'abandon d'un élément de richesse est aussi funeste que l'avarice. Il vaudrait bien mieux que les bûcherons gagnassent leurs journées à tailler mes arbres que de les laisser oisifs ou occupés à piller mon bois vert avec mon bois mort. Tout souffre chez moi. Il faut y faire pénétrer l'activité, la chaleur, la lumière; mais seul, ajouta-t-il avec une nuance exquise de sentiment, qu'a-t-on le courage d'entreprendre? --Je ne comprends pas où vous voulez en venir, fit le prêtre. --C'est bien simple, fit le baron. Il fit une pause, puis désignant Pauline par un sourire discret: --Vous voyez, poursuivit-il, cette aimable jeune personne. J'ai arrêté le projet de lui offrir la suzeraineté de Bois-Peillot. Mais pour toutes sortes de causes, il pourrait bien advenir qu'elle la refusât. Mon extérieur n'est guère séduisant et, quant à mes qualités, je n'en ai vraiment pas grande idée. Avant de commencer ma cour, il faut que j'obtienne naturellement la permission de la faire. J'ai besoin d'un avocat. J'ai donc pensé à vous, mais comme vous ne devez guère m'aimer, je suis obligé de commencer par vous corrompre. Le mot est lâché! oui, mais comment s'y prendre pour corrompre un juge de votre sorte? Votre religion ne doit pas être aisée à surprendre. Moi, je ne pratique malheureusement point, comme on l'entend. Je ne suis donc point digne de votre intérêt. Et il me faut pourtant le mériter. Comment faire? --Y aurait-il beaucoup d'ouvrage pour vous convertir? demanda le prêtre de son air le plus simple. --Oui. Pourquoi? --Parce que le meilleur moyen de me subjuguer serait de remplir votre devoir pascal, fût-ce à la Toussaint. --La proposition est tentante, dit le baron, mais j'avais songé à remplacer le clocher de votre église. Ce moyen de vous agréer me semblait très édifiant. --Rien ne serait plus édifiant que votre conversion, répliqua le prêtre avec un recueillement grave. --Vous l'aurez peut-être pour le bouquet. Voyons, suis-je assez coulant? --Vous voudriez que je le fusse davantage, dit le curé. Maintenant, si je résiste, c'est que je ne suis pas M. de Foy. A chacun sa profession. Je confesse les gens qui se marient, je console les mal mariés en leur conseillant la patience, mais conclure les mariages n'est pas mon affaire. Et je ne pousse personne à se lier, n'ayant que peu d'exemples à citer aussi beaux que celui de la famille de Guermanton. L'apôtre n'a-t-il pas dit: «--Mariez-vous, vous ferez bien! Ne vous mariez pas, vous ferez encore mieux! Ce que vous disant, je vous épargne!» C'est donc épargner les gens, ajouta le curé en regardant Pauline, que de leur parler comme je fais. C'est leur éviter peut-être des épreuves cruelles, des déceptions inattendues, des détresses, des naufrages!... --Mais un clocher! insista le baron, sans se déconcerter. Un curé peut-il faire mépris d'une offre pareille? Cherchez bien autour de vous un particulier même pratiquant, même généreux, qui vous fasse venir à ses frais de Paris un clocher en zinc, agrémenté, neuf, et muni de son coq et de son paratonnerre. Je vous dis que vous ne le trouverez point. --Sous la Terreur, objecta le prêtre, on disait la messe avec ferveur dans une grange ou dans une chambre; il n'y avait point de clocher alors. On avait fondu les cloches et on en avait fait des canons: la dévotion sincère n'y perdait rien. --Tenez, dit bonnement le baron, vous aurez une cloche neuve par-dessus le marché. Puis, se tournant vers Pauline qui, troublée mais souriante, assistait à cette lutte: --Ce qui me perd, ajouta le Normand, c'est que personne ici ne jette le moindre petit mot dans la balance... --M. le curé, dit finement Jacques, pense peut-être qu'une plaidoirie en votre faveur serait superflue. --Ah! s'il en était ainsi, soupira le baron, en regardant Pauline. Mais il n'y a pas de procès, fût-il bon, où l'on puisse se passer d'un avocat, fût-il mauvais, dit-il en riant. --Si vous êtes sûr de rendre mademoiselle heureuse, dit gaiement le prêtre, nous vous prêterons main-forte. --Cela peut-il se demander, s'exclama le baron. Et, ajouta-t-il avec une nuance de tristesse, quel autre dessein pourrait-on prêter à un homme de mon âge et de ma position qui, franchement, n'est plus à faire. --Voyons, dit Jeanne de Guermanton, si j'essayais, moi qui n'ai rien dit jusqu'à ce moment, de vous mettre tous d'accord. Premièrement, le baron fera ses Pâques; deuxièmement, M. le curé demandera pour lui la main de Mlle Pauline; troisièmement, Mlle Pauline autorisera le baron à lui faire la cour; quatrièmement, le clocher se bâtira pendant ce temps-là; cinquièmement, il sera fini pour la cérémonie du mariage. --Soit! répliqua le prêtre. Eh bien, si le pacte est conclu, commençons tout de suite. Vous croyez en Dieu, monsieur le baron? --Si Dieu n'existait pas, a dit Voltaire, il faudrait l'inventer. A cette saillie, gravement débitée par le baron Pottemain, Jacques dit: --L'inventeur serait difficile à trouver, car alors nous ne serions là ni les uns ni les autres pour procéder à l'invention. --Je suis sur la sellette, dit le baron, ne me troublez pas, je vous en prie! --Récitez maintenant votre _Credo_, poursuivit le curé. --Inutile, dit le baron; je voulais rire en vous laissant dans le doute au sujet de mes sentiments religieux; s'il ne sont point corrects, ils trouveront dans la compagnie d'une vraie croyante les amendements nécessaires. Et si mademoiselle voulait accepter cette délicate mission? --De grand cœur, si j'en étais capable! dit Pauline avec ardeur. Mais en serais-je capable? Voilà la question. --Merci toujours! dit le baron Pottemain, feignant l'attendrissement. De cette façon, je ne risque plus de mourir dans l'impénitence. Il sembla à la jeune fille qu'elle s'était avancée un peu trop vivement. Mais comment s'en dédire? --Si mademoiselle se charge de la conversion, dit en riant l'ecclésiastique, je me charge volontiers du mariage et j'accepte aussi le clocher. --A la bonne heure, dit vivement le baron. Il y eut un silence que Mme de Guermanton rompit la première. --Vous savez, messieurs, dit-elle aux chasseurs en désignant la ferme voisine, qu'une collation vous attend. Le baron et le curé, sur un signe de Mme de Guermanton, s'engagèrent les premiers sur le petit pont rustique. Dès qu'ils furent éloignés de quelques pas: --Comment trouvez-vous votre prétendu? demanda Jeanne à son institutrice avec un air de triomphe. --Presque charmant, repartit Pauline. --En conséquence, prononça Jacques avec une nuance de mélancolie, voilà mademoiselle presque baronne! VI On était dans la saison où, chaque année, les gens qui forment ce qu'on est convenu d'appeler en province la _société_ du pays, avaient coutume de se réunir à Guermanton pour y chasser sous bois avec Jacques et jouir dans l'aimable manoir d'une hospitalité sans morgue et que l'on eût crue sans apprêts. L'influence de M. de Guermanton dans la contrée tenait en partie à ces réunions peu nombreuses, mais auxquelles il attachait du prix. Tantôt, c'était le juge de paix du canton de Souvigny qui prenait, avec son cabriolet antédiluvien, le chemin de Guermanton et qui venait tâter l'opinion publique dans la personne d'un des hommes qui méritaient de la former. Tantôt, c'était le secrétaire général de la Préfecture qui essayait de se consoler, en tirant un chevreuil dans les coupes de Guermanton et en faisant ensuite grand'chère avec la famille du châtelain, de sa résidence forcée à Moulins-sur-Allier, qu'il trouvait décidément trop loin de Paris. Tantôt c'étaient de jeunes magistrats plus épris du culte de Diane que de celui de Thémis, qui venaient promener leurs guêtres et leurs armes neuves dans les fourrés et chercher dans la liste des belles relations de Jacques un point d'appui pour leur avancement. Il y avait encore un vieux médecin polonais réfugié en France depuis 1863 et fier de la préférence que M. de Guermanton lui donnait sur Marsay, le médicastre, un colonel retraité qui s'adonnait à l'élevage des vers à soie, et une demi-douzaine de curés des environs, venant au château se livrer après dîner aux délices de la _Bête ombrée_, puis remportant des largesses pour leurs pauvres et parfois pour eux-mêmes. Cette année-là, Pauline fit tomber adroitement la conversation de chacun de ces hôtes sur le Bois-Peillot. Le juge de paix ne connaissait le baron Pottemain qu'au point de vue de ses hautes connaissances en procédure et de l'aplomb avec lequel il avait toujours plaidé les causes portées devant le tribunal de la conciliation. --Un habile homme! assurait le juge de paix. Le secrétaire général déplorait l'indifférence politique du baron, grand terrien, dont la retraite volontaire depuis la mort d'une femme trop aimée était une véritable calamité pour le pays. --Un personnage considérable d'ailleurs, qui jadis votait et faisait voter ses métayers pour le gouvernement comme un seul homme! Le substitut considérait l'heureux propriétaire de quinze fermes et de bois giboyeux comme une des colonnes de l'ordre social. --A cheval sur le droit et la justice, le baron entourait de respect la magistrature de son ressort, et il s'était souvent signalé par des dénonciations courageuses contre des braconniers, des malfaiteurs de toute espèce. Aussi brave qu'un gendarme pour livrer les coupables au glaive de la loi, c'est à lui qu'on devait la découverte d'une bande d'incendiaires, fléaux des récoltes, etc., etc. Aussi n'avait-il qu'à parler pour être écouté dans le monde judiciaire, dont il eût pu être un des ornements, s'il avait eu de l'ambition. Le médecin polonais ne lui reprochait que «sa faiblesse pour Marsay l'empirique», mais il tempérait toutefois ce reproche par cette réflexion que le baron Pottemain n'était jamais malade. --Quel malheur que la baronne Pottemain ait été victime de cette fâcheuse préférence! Mme de Guermanton l'avait à peine connue, car Mme Pottemain ne voyait personne et, bien qu'il n'y eût que trois lieues de Guermanton à Bois-Peillot, l'état des routes qui séparaient les deux résidences était un obstacle naturel, mais qu'on eût cru conservé à dessein par ces sauvages de Bois-Peillot pour ôter à leurs voisins jusqu'à la pensée de les fréquenter. --Il aurait fallu, disait plaisamment Jeanne, pour suivre le grand chemin, qui était le plus long, prendre des provisions et atteler en poste! --Moi, répondait le Polonais à Mme de Guermanton, j'ai assez connu la baronne Pottemain pour être sûr que c'est l'odieux Marsay qui l'a tuée. La question devenant ainsi une affaire entre médecins, Jacques changeait volontiers la conversation. Bref, on faisait chorus pour louer le futur de Pauline, dont pas un des panégyristes ne soupçonnait, quant à présent, le mariage projeté. Et comme tous concluaient à ce que le baron se remariât avec une femme moins sauvage que la trépassée, Pauline devait en conclure à son tour que le Bois-Peillot deviendrait un paradis véritable, quand elle y serait la reine et que tout renaîtrait par ses soins. Il y avait là de quoi l'éblouir et la charmer. Plus elle se réconciliait avec l'idée du mariage, plus elle s'inquiétait du regret que le baron pourrait un jour éprouver d'avoir pris pour femme une pauvre fille qui ne lui apportait en dot que son trousseau et son diplôme d'institutrice. Mais plus aussi le front de Jeanne de Guermanton s'éclaircissait. Il semblait que la certitude de marier Pauline lui fit l'effet d'une victoire personnelle et que l'union ne pût être consommée assez tôt. Mais comme il fallait apaiser l'inquiétude que Pauline se forgeait en songeant à sa pauvreté, Jacques et Jeanne l'emmenèrent un jour à la promenade, par une de ces belles matinées d'hiver où le soleil brille sur les carreaux de givre et où l'herbe reverdie déjà pointe parmi les glaçons et ils la conduisirent dans ce petit vallon, enclavé, au grand chagrin du baron Pottemain, dans les futaies de Bois-Peillot. Quand ils en eurent fait le tour, Pauline admirant les arbres, qui semblaient avec leurs ramilles d'argent mat sur le fin azur du ciel, le caprice d'un aquafortiste de génie, Jacques lui dit: --Ce site vous paraît joli, malgré l'hiver? --Enchanteur! répondit-elle avec effusion. --Eh bien, Pauline, lui dit le gentilhomme, en souriant, après avoir, d'un coup d'œil, consulté sa femme, ce petit coin de terre est à vous! --Comment! s'écria la jeune fille, de quel droit serait-il à moi? M. de Guermanton s'était parfaitement attendu à une résistance. --Vous vous demandez de quel droit, Pauline? Le droit du plus fort, répliqua-t-il gaiement. Vous avez conquis cette terre à force d'amour et de soins dévoués pour Berthe et pour Georges. Vous allez conquérir le domaine entier, auquel elle appartiendra désormais, par vos grâces et vos vertus. Voilà des moyens d'envahissement dont ne s'était avisé aucun des conquérants célèbres et qui peut-être ne leur auraient pas réussi. --Ainsi, dit Pauline, émue de tant de bonté, tout ceci est bien à moi dorénavant? --Vous êtes tout à fait chez vous ici et il en sera parlé dans votre contrat de mariage,--au grand contentement, je pense, du baron Pottemain, qui m'avait déjà pressenti pour savoir si je serais disposé à lui faire la cession de ce terrain. --S'il en est ainsi, je puis donc en disposer? --Pleinement et dès aujourd'hui. --Alors permettez-moi de vous le rendre. S'il est vrai de prétendre que les petits cadeaux entretiennent l'amitié, il ne l'est pas moins que les grands cadeaux risquent de la détruire. Je consentirais même plutôt à vous devoir la vie que la fortune. Vous avez des enfants... --Appelez-vous cette langue de terrain une fortune? demanda M. de Guermanton. --Comparée à zéro, c'est tout un pays. --Jeanne et moi en avons disposé d'un commun accord et maintenant nous aimerions mieux le doubler que de le reprendre, dit Jacques avec force, n'est-ce pas, Jeanne? --Certainement, dit Mme de Guermanton, ce que mon mari fait est bien fait. --Il me reste alors, repartit Pauline, à vous bénir et à vous exprimer ma profonde reconnaissance en vous priant de me pardonner les offenses bien involontaires dont j'ai pu me rendre coupable envers vous! M. et Mme de Guermanton serrèrent avec effusion la main que leur tendait la jeune fille. --Considérez simplement, dit le gentilhomme, l'offre que nous vous prions d'accepter comme un remerciement et la marque de notre gratitude. Le reste de l'hiver se passa d'une façon assez unie, bien que l'humeur de Pauline se ressentit de grands combats intérieurs. Son âme franche ne savait rien garder. Tantôt elle se réjouissait, tantôt elle s'inquiétait et regrettait la liberté relative de la servitude pédagogique, servitude qui, après tout, n'est pas cimentée par le sacrement. Cependant, le baron Pottemain écrivait de temps à autre à M. de Guermanton des lettres visiblement adressées à Pauline Marzet, mais qu'un excès de circonspection l'empêchait sans doute d'envoyer directement à la jeune fille. Ces lettres, fort courtes et assurément très étudiées, étaient conçues avec une simplicité et une bonhomie apparentes qui intéressaient Pauline comme la correspondance d'un père ou d'un vieux parent. Il lui restait à s'accuser du désappointement qu'elle éprouvait de ne pas y découvrir la passion, ce quelque chose qui fait vibrer la tête et le cœur. --Voilà, pensait-elle, en quoi je suis folle; je voudrais trouver les transports d'un amoureux classique dans des missives dictées à un veuf de plus de quarante ans par une touchante et paisible amitié! Pourquoi gâter, en songeant au vin de Malaga, le goût piquant et sucré d'un verre de cidre? Le mois de mars arriva; les bans étaient publiés, et l'expiration du délai de six semaines, accordé pour la célébration du mariage, tombait le 15 avril. La correspondance du baron, après avoir été très active, cessa tout à coup pendant la dernière quinzaine de carême et Pauline resta sans nouvelles. Un jour la femme de chambre lui demanda si elle était au courant de ce qui se passait à Bois-Peillot. Pauline ignorait qu'il s'y passât quelque chose. --Comment mademoiselle, reprit la camériste, peut-elle ne pas être au courant? Pauline insista pour savoir ce dont il s'agissait et la servante lui répondit qu'elle ne saurait le lui expliquer, qu'il fallait le voir pour le croire. M. de Guermanton, questionné par Pauline et peut-être mieux informé que personne, fit signe qu'il ne s'en doutait pas. Pauline, aiguillonnée par la curiosité, allait tenter un pèlerinage discret du côté de son futur manoir, au risque d'y sacrifier une robe et une paire de bottines, lorsque le baron lui-même reparut à l'horizon. Il aborda Guermanton dans un landau à la dernière mode et, chose étrange, le sabot des chevaux et l'essieu des roues étaient aussi nets que s'ils eussent été promenés sur le sable. Il offrit à la famille une excursion sur ses terres et, à la stupéfaction de ses invités, on trouva toutes les voies rouvertes, alignées et sarclées... Mais ce fut bien autre chose quand on eut atteint cette fameuse terrasse située devant le château et qui semblait naguère un vrai passage abandonné aux chèvres. On eût dit que l'élégant Charaintru en personne avait inspiré les courbes moelleuses des pelouses et la composition des corbeilles. Le château était recrépi à neuf; il y avait des vitres à toutes les fenêtres. Il n'y avait pas jusqu'aux girouettes qui ne parussent avoir été passées au papier de verre et au tripoli. Il conduisit ensuite ses hôtes sous un berceau aménagé dans un frais bosquet. Un goûter était servi, dont Pauline fit les honneurs. --Je m'excuse, dit le baron, de ne pas vous introduire dans le château. Il est malheureusement encore tout entier aux mains des tapissiers qui s'efforcent de le rendre digne de sa future maîtresse. Telle fut la connaissance que fit Pauline avec sa future habitation. Mais à en juger par les dehors somptueux, ce devait être un manoir féerique... Le luxe de l'intérieur annonçait, pour le moins, des plafonds dorés, des meubles rares et des tapis de Smyrne. Le baron Pottemain reconduisit la famille de Guermanton, mais il fit halte devant le presbytère de Besson, envahi, ainsi que l'église, par une nuée de maçons et de charpentiers. On visita le bon curé qui reçut tout radieux ses nouveaux paroissiens et l'on arrêta avec lui la date de la cérémonie. Quinze jours plus tard, une cloche nouvelle, baptisée le matin sous le nom de «Sophie-Pauline», tintait pour la première fois dans le clocher neuf surmontant le toit de la vieille église romane et annonçait aux populations accourues de toutes parts le mariage de sa marraine Sophie-Pauline Marzet avec M. le baron Alexandre Pottemain, de Bois-Peillot. DEUXIÈME PARTIE I Le séjour de la baronne Pottemain à Bois-Peillot fut de courte durée. Dès le lendemain du mariage, le baron pressa les préparatifs du voyage de noces qu'il se proposait de faire en compagnie de sa jeune femme. Il avait décidé de passer sa lune de miel à Paris qu'il avait déserté depuis quatre années et dans lequel il rêvait de faire une rentrée triomphale. Il comptait d'ailleurs sur l'agitation de la grande ville, pour l'aider à rompre plus vite la contrainte forcée des premiers jours et à établir entre lui et Pauline une intimité plus grande. Il tint toutefois, avant son départ, à lui faire visiter le manoir dans tous ses détails. Ce fut pour Pauline comme une prise de possession à laquelle elle prit le plus grand plaisir. Elle voulut tout voir, jusqu'à la chambre où était morte la première baronne. Sur la cheminée se trouvait une réduction du buste de la défunte, pareil à celui qui ornait le mausolée du parc. Pauline s'arrêta un instant, pensive; elle considéra cette tête de marbre, dont les traits lui semblaient avoir gardé une expression de tristesse en dépit du sourire factice dont l'artiste avait voulu animer les yeux et les lèvres. --Fut-elle heureuse? se demanda Pauline. Et elle passa sans oser formuler tout haut la question qu'elle se posait à elle-même, non sans une secrète et indéfinissable angoisse. Puis, quand elle eut parcouru du grenier à la cave toutes les dépendances du château, le baron lui présenta le personnel de la domesticité qu'avait rassemblé le diligent Pastouret. L'attention de Pauline se porta principalement sur ce dernier, sorte d'Hercule à la face sournoise, et sur Victorine, robuste Bourbonnaise de vingt-huit ans à qui incombaient le soin de la lingerie et la surveillance générale du service intérieur. L'importance de cette fille dans la maison était écrite dans sa personne. Son bonnet garni de dentelles, ses riches boucles d'oreilles, un certain tour donné à sa robe, son attitude impérieuse et hardie auraient pu suffire pour signalement. Mais Pauline n'était ni d'âge, ni d'expérience à juger d'après ces détails que c'était là une servante-maîtresse, ayant joué tous les rôles impliqués par ce mot significatif. Toutefois, elle éprouva à la vue de Victorine une sorte de répulsion instinctive, le sentiment que cette femme commune la haïssait sans la connaître, un mélange confus de mépris et de jalousie rétrospective. C'était pour Victorine l'occasion de se recommander à la haute bienveillance de celle qui serait désormais l'arbitre de sa destinée; elle se fit humble et courba l'échine. La nouvelle baronne coupa court à ces manifestations, sans même prendre la peine de dissimuler son dédain. Et le soir même, une voiture conduisait à la gare de Moulins les nouveaux mariés. Deux heures après le départ des maîtres, il y eut grande conférence dans le réduit qui servait à Pastouret de cabinet de travail. Réunis après dîner, le garde-chasse et Victorine tenaient conseil. Tous deux paraissaient soucieux. --Comment trouves-tu la nouvelle patronne? demanda enfin Victorine. --Jolie femme, répondit Pastouret, mais elle n'a pas l'air commode. --Faudra voir, répartit la servante, à lui rabattre un peu son caquet, si elle se permet de faire trop la maligne... Après tout, nous sommes aussi chez nous... nous autres... à Bois-Peillot! --Le Sournois a l'air de tenir à elle... As-tu vu comme il filait doux? --Je lui laisse passer son premier temps... à celui-là... puisqu'il n'y a pas eu moyen de l'empêcher de faire la bêtise!... Aller chercher une fille de rien! C'est trop fort!... Mais aie pas peur, mon tour reviendra... --En attendant, c'est lui qu'a repris le dessus et au jour d'aujourd'hui, il ne nous regarde quasiment plus... --Pourtant... si on voulait? fit Victorine avec un rire méchant. --Si on voulait, c'est bientôt dit? repartit Pastouret, m'est avis, à moi, que ça serait cracher en l'air... Et que ça pourrait ben nous retomber sur le nez... --Allons donc! on n'est que des domestiques... Lui, c'est le maître! C'est sur lui que ça retomberait tout! --Oui, mais c'est un moyen dont il ne faudra user qu'en dernier... --Parfait! et seulement si l'autre fait trop sa maîtresse... et si lui l'écoute de trop! Parce que ça serait vraiment trop bête de s'être compromis pour rien... Les deux interlocuteurs firent une pause. Victorine renoua la première le fil de cette incompréhensible conversation: --C'est de ta faute aussi et t'as été trop bon garçon! reprit-elle. Faut jamais se laisser manger la laine sur le dos... --Le vin est tiré, y a pus qu'à le boire! répliqua philosophiquement Pastouret, mais ça m'a servi de leçon... Tu verras que j'aurai ma revanche... --Et qu'on reviendra comme avant les maîtres à Bois-Peillot. --Je te le promets! --Moi, je t'aiderai, crains rien, mon gars! Charge-toi du Sournois! Moi, je me charge de la donzelle... Victorine Ledoussat était une enfant du pays. Née dans une ferme dépendant du domaine de Bois-Peillot, elle avait été distinguée toute jeune par feu Mme Maslet et attachée à son service, dès l'âge de quatorze ans. Depuis lors, elle n'avait jamais quitté le manoir. La châtelaine, frappée de l'intelligence précoce de sa protégée, l'avait prise à ce point en affection qu'elle n'avait pas tardé à mettre en elle toute sa confiance. Elle avait l'habitude de passer l'hiver à Paris et c'est à Victorine qu'elle confiait chaque saison la direction générale du personnel du château. La jeune fille avait pris rapidement une importance énorme dans la maison. Ambitieuse et rouée, elle avait trouvé le moyen de se rendre indispensable, à ce point qu'elle ne prenait plus même la peine de prévenir sa maîtresse des changements qu'elle opérait à Bois-Peillot. C'est ainsi qu'elle avait, de sa propre autorité, engagé comme jardinier, remplissant également les fonctions de garde-chasse et au besoin de cocher, le beau Pastouret, retour du régiment. Mme Maslet avait, selon sa coutume, ratifié le choix de la jeune gouvernante, sans se demander à quel mobile celle-ci avait obéi. La vérité était que Victorine, qui à ce moment-là était devenue une fille superbe, dans tout l'épanouissement de la vingtième année, avait voulu introduire son amoureux dans la place. Pastouret était né au même hameau qu'elle, dans une chaumière voisine de celle de ses parents. De quelques années plus âgé que Victorine, il l'avait le premier fait danser aux fêtes de village, puis il avait tiré au sort et lorsque, après cinq ans d'absence, il était revenu au pays avec les galons de maréchal des logis d'artillerie, son retour avait fait sensation parmi les filles à marier d'alentour. Mais Pastouret était un garçon pratique. Et il n'avait eu d'yeux que pour la belle Victorine, qui représentait pour lui, de par la situation qu'elle occupait à Bois-Peillot et la protection de la châtelaine, le plus riche parti de la contrée. Il était dès lors devenu le bras droit de Victorine et le factotum de Mme Maslet qui, sur la recommandation de la gouvernante, avait fini par le charger de ses intérêts extérieurs. C'est lui qui s'occupait de la vente des coupes, de l'achat des bestiaux, de la rentrée des fermages. C'est à lui qu'avaient affaire les métayers et les bûcherons. Jamais avant l'arrivée de Pastouret, les terres, sur le domaine, n'avaient produit un tel rendement et Mme Maslet se félicitait de son heureux choix. Maintenant, elle ne faisait plus au château que de rares apparitions et l'on put dire pendant quelques années que Pastouret et Victorine Ledoussat étaient les vrais maîtres de Bois-Peillot. Mme Maslet récompensait largement de leur zèle ses deux intendants, qui, trouvant leur intérêt à demeurer honnêtes, ne cherchaient pas à augmenter leur pécule par des malversations. Victorine était la maîtresse de Pastouret, mais par crainte de perdre le fruit de leur travail s'il en résultait quelque scandale, tous deux apportaient dans leur rapports intimes la plus extrême discrétion. Ils se savaient enviés de leurs voisins, espionnés par les gens d'alentour et il importait qu'un bruit malveillant ne parvînt jamais aux oreilles de la châtelaine. Victorine avait fixé un chiffre déterminé à sa dot. --Nous nous marierons quand je l'aurai atteint, avait-elle déclaré à Pastouret. En attendant, travaillons tranquillement et laissons dire! Mais un événement imprévu était venu subitement renverser ses prévisions bien avant qu'elle eût atteint le but qu'elle s'était proposé. Un beau matin, Mme Maslet était tombée à Bois-Peillot, accompagnée d'un étranger n'apportant que deux malles pour tout bagage, et elle l'avait présenté comme son mari. Sans prendre la peine d'instruire ses gens de son changement de position, elle était devenue la baronne Pottemain. Certes, Mme Maslet, âgée alors de cinquante-deux ans, avait habitué Pastouret et Victorine à bien des excentricités--dont ils ne s'étaient jamais plaint--mais jamais ils ne se fussent attendus de la part de la vieille dame à un pareil dénouement. Ce fut pour eux une véritable déception lorsque celle-ci leur annonça qu'elle et son mari choisissaient Bois-Peillot pour leur résidence habituelle et que dorénavant c'est au baron que tous les deux auraient à rendre les comptes de leur gestion. Ce fut fait dès lors de la liberté à laquelle les avait accoutumés l'insouciance de Mme Maslet. Le baron prit en mains les rênes de l'administration des biens de sa femme et sut montrer dès le début, malgré la résistance de Pastouret, qu'il entendait désormais être le seul maître. Le baron Pottemain était un homme de trente-six à trente-huit ans, à l'aspect dur, au parler bref. Sa façon de regarder en dessous le fit bientôt surnommer le Sournois. Quant à se plaindre à la nouvelle baronne de la façon d'agir autoritaire de son mari, il n'y fallait pas songer. Il était visible pour tous que la vieille dame n'avait épousé M. Pottemain, pourtant de douze ans plus jeune qu'elle, que mue par un sentiment commun aux femmes sur le retour, lorsqu'elles se sentent incapables de résister aux ardeurs tardives de l'été de la Saint-Martin. Victorine ne fut pas longue à comprendre que, pour regagner le terrain perdu et ressaisir son autorité, il lui fallait changer sa ligne de conduite. Rien ne lui coûtait pour parvenir à ses fins. Aussi, d'accord avec Pastouret, entreprit-elle de s'attirer les bonnes grâces de son nouveau maître. C'était chose difficile en apparence, le Sournois paraissant d'humeur assez peu folâtre, mais elle sut si bien mettre en œuvre toutes ses séductions de femme que Pottemain se laissa prendre à son manège. La fine mouche s'était rendu compte qu'un homme de l'âge du baron ne peut épouser une femme de cinquante ans que par intérêt et que la monotonie d'un tête-à-tête perpétuel, dans un château isolé, avec une matrone aussi respectable, devait rapidement devenir intolérable. De là à chercher une compensation dans les bras d'une commère aussi plantureuse et aussi pleine de bonne volonté que la belle Bourbonnaise, il n'y avait qu'un pas. En effet, six mois ne s'étaient pas écoulés depuis la prise de possession de Bois-Peillot par le baron Pottemain que Victorine était devenue sa maîtresse. Pastouret, qui se tenait modestement à l'écart, avait été récompensé de sa discrétion et peu à peu il avait reconquis son indépendance d'autrefois. Pour éloigner tout soupçon, le baron redoublait pour sa femme d'égards et de prévenances. C'est à cette époque que, par l'entremise de son ami Charaintru, il avait fait venir à Bois-Peillot le sculpteur Romagny, à qui il avait commandé le buste en marbre de la châtelaine. Bref, tout allait pour le mieux, dans ce coin mystérieux et retiré, où nul n'avait accès, lorsqu'une indiscrétion, partie on ne sait d'où, vint éveiller les soupçons de la baronne. Rien de terrible comme la jalousie d'une vieille femme qui se sent supplantée par une jeune rivale. Il y eut entre les deux époux une scène abominable dont les échos du manoir gardèrent le souvenir. En dépit de ses dénégations, le renvoi de Victorine fut décidé par la châtelaine... Et comme le baron osait prendre le parti de la servante, alléguant son innocence, le mot de séparation fut prononcé, mot dangereux et plein de menaces si l'on songe que Pottemain était ruiné, quand le hasard lui avait fait rencontrer Mme Maslet, et que celle-ci était millionnaire... Nul ne sut jamais ce qu'il advint de cette discussion orageuse. Toujours est-il que quelques jours plus tard, à quatre heures du matin, Pastouret reçut l'ordre de monter à cheval et de galoper jusqu'à Souvigny, d'où il devait ramener le docteur Marsay. Quand celui-ci arriva, la baronne venait de rendre le dernier soupir et il ne put que constater le décès, _dû sans aucun doute_, ajouta-t-il, _à une congestion pulmonaire_. La douleur du baron fut navrante, atténuée à peine par la nouvelle que vint lui annoncer le notaire de Souvigny, chez qui Mme Pottemain avait rédigé son contrat et déposé son testament. La défunte, qui n'avait pas d'héritiers naturels, laissait à son mari la totalité de ses biens. Le veuf inconsolable obtint la permission d'inhumer la baronne dans la propriété et il lui fit construire, en témoignage de ses regrets, un magnifique mausolée surmonté du buste sculpté par Romagny. Tout à sa douleur, le baron Pottemain se voua à un deuil éternel, mais il négligea d'obéir au dernier désir de la mourante. Victorine resta dans la place et dès lors Bois-Peillot retomba sous la domination du couple Pastouret. Après trois ans de calme et d'une apathie telle que Victorine pouvait cette fois se croire absolument maîtresse de la situation, le baron se réveilla. Tant il est vrai qu'on se lasse de tout en ce bas monde, même des meilleures choses! Et il déclara tranquillement, au lendemain de la visite que lui fit le vicomte de Charaintru, que décidément la solitude lui pesait et qu'il songeait à donner à Bois-Peillot une nouvelle maîtresse. Il s'agissait, cette fois, d'une jeune fille pauvre, mais jolie et fort bien élevée, sur laquelle il avait recueilli les meilleurs renseignements. Ce fut un coup de massue pour la servante. Elle mit, ainsi que Pastouret, tout en œuvre pour détourner le baron de ce projet de mariage, mais il se borna à répondre qu'il avait assez vécu dans l'isolement et qu'il était temps pour lui, s'il ne voulait pas se préparer une vieillesse triste et désolée, de songer à se remarier. Victorine comprit qu'il était inutile d'insister, qu'elle se heurterait sans profit à une résolution bien arrêtée. Elle se résigna. Il était dit qu'avec ce baron de malheur elle échouerait chaque fois qu'elle croyait toucher au but. Mais aujourd'hui plus qu'autrefois, elle se sentait armée pour la lutte et elle attendit de pied ferme. Pastouret lui-même dut obéir aux ordres de son maître et présider à la transformation du manoir. Victorine, la rage au cœur, sentait chaque jour son maître lui échapper davantage et, en voyant les embellissements qu'il ne cessait d'apporter au château, elle comprit que le baron était amoureux de sa fiancée comme il ne l'avait jamais été de personne. Le mariage se fit et la vue de la nouvelle baronne, plus jeune et plus jolie qu'elle, ne put qu'augmenter l'irritation et la haine de la servante. Désormais, il allait falloir user des grands moyens et peut-être avoir recours à l'intimidation... Tant pis! Elle et Pastouret étaient décidés à ne rien négliger pour jeter le trouble et la désunion dans le jeune ménage. Telles étaient les dispositions des deux complices quand Pauline et son mari, après leur voyage de noces, revinrent s'installer définitivement à Bois-Peillot. Ils purent remarquer qu'une profonde mélancolie se lisait sur le visage de la jeune femme. Pauline n'avait pas trouvé dans le mariage toute la félicité qu'elle eût pu être en droit de se promettre. En dépit des prévenances du baron et du soin qu'il avait pris de lui procurer toutes les distractions et de lui faire goûter tous les plaisirs de la capitale, en dépit de l'amour qu'il s'était efforcé de lui témoigner et de l'effort qu'elle avait fait sur elle-même pour y répondre, Pauline n'avait pu vaincre l'instinctif sentiment d'antipathie que lui inspirait son mari. Dans le regard assez peu franc du baron, ce regard qui lui avait valu du reste le surnom de Sournois, elle n'avais jamais pu s'habituer à lire la sincérité. Les protestations les plus tendres de son mari lui semblaient une leçon apprise et, comme en somme elle n'avait rien à lui reprocher, elle s'en voulait à elle-même de ne pouvoir assez commander à sa nature pour répondre à l'affection par l'affection. Elle s'accusait comme d'une faute de cette répulsion sans motif qui lui faisait maudire les embrassements auxquels la condamnait sa situation d'épouse. Le baron s'étonnait de cette froideur, sans s'en plaindre; il la mettait sur le compte de la différence d'âge et du changement trop brusque d'existence. Il comptait sur le temps et l'habitude pour arrondir les angles et établir enfin entre lui et la jeune femme un courant de sympathie. En attendant, il redoublait de soins et de prévenances. Pendant le voyage, Pauline, toute à sa tristesse, n'avait eu aucune initiative à prendre. De retour à Bois-Peillot, où elle allait avoir une maison à conduire, elle comptait sur ses multiples occupations pour dissiper un peu sa mélancolie en donnant un autre cours à ses pensées. Elle trouva du reste son mari plus attentif que jamais à combler ses désirs. Elle aimait à monter à cheval. Elle eut chaque jour à l'écurie, toute sellée, à l'heure où elle le désirait, une bête merveilleusement dressée. Elle avait de son enfance conservé le goût des armes à feu que son père, durant son voyage aux Indes, lui avait appris à manier admirablement. Elle eut à sa disposition carabine, revolvers et pistolets de tir, avec un stand spécialement établi pour son usage. Le baron Pottemain s'ingéniait à trouver chaque jour de nouvelles distractions, afin de chasser l'humeur noire de sa femme. Chacun de ses efforts était récompensé par un sourire de Pauline, mais bientôt reparaissait cette teinte de mélancolie persistante dont ni lui ni elle ne pouvaient imaginer la cause. Quelques jours s'étaient à peine écoulés depuis son retour à Bois-Peillot, lorsqu'un premier incident vint rompre la monotonie de cette existence si calme et légitimer dans une certaine mesure l'inquiétude latente de la jeune femme. Pauline avait retrouvé, dans le regard et l'attitude générale de Victorine à son égard, la même hardiesse un peu provocante qui l'avait si fort choquée le jour de sa première entrevue avec la servante-maîtresse. Et la mauvaise impression qu'elle en avait ressentie tout d'abord avait été loin de se modifier. Au contraire, elle avait rencontré chez la paysanne, chaque fois qu'elle avait eu à lui donner un ordre, une résistance incompréhensible, qui ne s'était pourtant jamais manifestée par aucun éclat. Elle attribua tout d'abord cette façon d'être à l'ennui que devait éprouver Victorine de se voir obligée d'obéir, lorsque depuis tant d'années, la confiance du baron l'avait laissée maîtresse absolue. Puis peu à peu elle se prit à penser que peut-être, durant le long isolement auquel s'était condamné M. Pottemain, la Bourbonnaise avait bien pu être pour son maître autre chose qu'une simple servante, mais une sorte de bonne à tout faire, à laquelle la faiblesse du châtelain avait donné quelques droits... Toutefois, dans l'incertitude, elle n'osa pas tout d'abord soulever une question qu'elle sentait irritante au premier chef. Elle se contenta d'observer, tout en imposant sa volonté à Victorine, chaque fois que l'occasion s'en présentait. La servante-maîtresse se sentit devinée et dès lors entre les deux femmes, ce fut une sorte de duel inégal où l'avantage, d'ailleurs, devait fatalement rester à la baronne. Se sentant vaincue, obligée de plier sous le joug de la jeune femme, Victorine, furieuse, cessa de dissimuler. Elle s'oublia jusqu'à répondre sur un ton insolent aux observations qui lui étaient faites et Pauline la surprit un soir se plaignant d'elle au baron sur un ton qui ne lui laissa aucune incertitude sur la nature des rapports qui avaient dû exister entre elle et son maître. Le soir même, Pauline signifia au baron sa volonté de voir Victorine quitter le château, sans d'ailleurs lui adresser aucun reproche rétrospectif sur des faits antérieurs à son mariage. Elle émit seulement avec discrétion cette opinion que la plus simple convenance aurait dû suggérer à M. Pottemain la pensée d'éloigner son ancienne maîtresse avant sa prise de possession, à elle, de Bois-Peillot. Pottemain avoua ses torts, mais il se sentait tenu vis-à-vis de Victorine et de Pastouret à une certaine réserve et il chercha le moyen de concilier les choses sans rompre tout à fait et en évitant tout scandale. Le lendemain, à la première heure, il fit appeler Pastouret et lui fit comprendre que, la présence de Victorine au château étant devenue impossible à l'avenir, il avait songé à une combinaison qui devait assurer la tranquillité de tout le monde. A l'extrémité de Bois-Peillot, en plein bois, se trouvait une maison de garde. Il la donnait en toute propriété à lui, Pastouret, qui continuerait ainsi sur place à surveiller les coupes. De plus, comme depuis longtemps, lui et Victorine projetaient de se marier, le baron s'engageait, pour reconnaître les bons offices de sa servante, à lui constituer une dot, ce qui leur permettrait de vivre tranquillement et de se créer une famille. Pastouret avait écouté sans mot dire le discours de son maître. Quand celui-ci eut fini, il secoua la tête: --Alors, fit-il, vous nous chassez? Victorine a cessé de plaire à la dame que vous avez amenée à Bois-Peillot... et vous nous mettez à la porte, comme cela, sans autre motif?... --Que dites-vous? s'écria le baron, outré du ton insolent de son valet. Vous vous permettez, je crois, d'insulter la baronne? --Je n'insulte personne, riposta Pastouret, mais, m'est avis que nous sommes, Victorine et moi, autre chose que des domestiques à Bois-Peillot. Sans compter les services que nous avons rendus... il s'est passé ici quelque chose, dont le souvenir devrait vous faire réfléchir avant de nous jeter dehors comme des chiens galeux... Les deux hommes se regardèrent un instant dans les yeux. --Ainsi, reprit lentement le baron, vous refusez mes offres? Vous refusez d'épouser Victorine? --Pour épouser Victorine, je l'épouserai... Quant à ce qui est d'accepter vos offres, c'est autre chose... Vous êtes bien maître de vous débarrasser de nous et alors nous partirons... Mais si nous partons, je ne réponds plus de ce qui arrivera... --C'est votre dernier mot, Pastouret? --C'est mon dernier mot, not'maître! --Bien! Vous attendrez mes ordres. --J'attendrai... je ne bougerai point que vous ne me l'ayez dit... Faut bien vous laisser le temps de réfléchir... Le baron, blême de colère, se demanda s'il ne devait pas étrangler sur l'heure l'insolent, mais il se contint, rentra et s'enferma dans son cabinet. Il en sortit deux heures plus tard. Son visage tout à l'heure décomposé avait retrouvé son calme et il paraissait avoir pris son parti. Après déjeuner, il proposa à sa femme de faire avec lui un tour de jardin. --J'ai un service à vous demander, ma chère, dit-il à Pauline. --Lequel? --Celui de patienter encore quelque temps. Je ne puis renvoyer du jour au lendemain Victorine ni Pastouret, pour des raisons que je vous expliquerai et que vous comprenez peut-être déjà. Je vais les marier, assurer leur existence. Ce sera, je crois, le seul moyen de me débarrasser honnêtement d'eux. Vous plaît-il de m'accorder le crédit d'un ou deux mois? --Puisque ce n'est qu'un retard, dit Pauline, et que leur renvoi est en principe décidé, j'y souscris volontiers. --Je vous remercie, fit galamment le baron, en baisant la main de sa femme. Et il changea de conversation. Des jours et des semaines s'écoulèrent sans que le baron reparlât jamais à Pastouret de son projet, ni sans que Victorine eût à reprocher à sa maîtresse la moindre observation. Ils crurent avoir gagné leur procès. --Tu vois, dit Victorine au garde-chasse, je te le disais bien, nous le tenons, le bourgeois! Y avait qu'à montrer les dents! N'aie pas peur! Maintenant que nous savons le moyen... je te promets que la petite fera pas long feu!... Mais ne brusquons rien!... Le principal, c'est que le Sournois ait cané! Le reste viendra tout seul... II Cependant la saison des chasses était arrivée. Fidèle au programme qu'il s'était tracé de ne négliger aucune occasion de fournir à sa femme le plus de distraction possible, le baron Pottemain organisa des parties auxquelles il convia les châtelains du voisinage et les fonctionnaires de Moulins. C'est ainsi que Bois-Peillot, autrefois si triste, devint le rendez-vous élégant de la contrée. Pauline faisait avec une bonne grâce parfaite les honneurs de ces petites fêtes qui se renouvelaient souvent. Les habitants de Guermanton n'avaient pas été oubliés, mais Jacques, qui connaissait l'humeur ombrageuse de sa femme, se borna à répondre aux seules invitations, qui s'adressaient à sa famille entière et que la stricte politesse lui faisait un devoir d'accepter. Vers le milieu de septembre, et comme les fermiers se plaignaient beaucoup de l'invasion des lapins qui pullulaient dans les taillis, le baron organisa une battue générale à laquelle trente fusils furent conviés. De toutes parts on avait répondu à l'appel du baron et toutes les autorités du pays s'étaient trouvées réunies à Bois-Peillot. On préluda par un plantureux déjeuner, présidé par Pauline. Parmi les convives, on remarquait le secrétaire général de la préfecture, l'inspecteur des forêts, le trésorier-payeur, M. de Morvins, procureur de la République, le docteur Marsay, quelques officiers de la garnison et la société des environs. M. de Guermanton s'était excusé. A onze heures, les chasseurs prirent position. Ils furent échelonnés dans toutes les _lignes_ du bois et les rabatteurs, sous la direction de Pastouret, commencèrent leur office. Ce fut dès lors un crépitement de fusillade ininterrompu qui ne prit fin que vers le soir. De toutes parts débouchaient les lapins refoulés sous le feu des tireurs, qui firent une véritable hécatombe. Un incident se produisit qui pouvait avoir une issue funeste et qui amena une sueur froide sur le front de M. de Morvins. Le baron, prévoyant que quelques chevreuils affolés pourraient passer à portée des chasseurs, les avait prévenus de tenir en réserve quelques cartouches de gros plomb. A un moment donné, M. de Morvins, croyant voir s'agiter dans un fourré une masse de couleur fauve, tira au jugé. Presque aussitôt, et au moment où il allait redoubler, un être bizarre écarta les branches du hallier et sauta sur la route en poussant un éclat de rire. C'était un de ces enfants abandonnés qu'on nomme des _berdins_ dans le patois du pays et qu'on emploie, faute de mieux, à garder les troupeaux. Le procureur frémit, bénissant sa maladresse qui lui avait fait rater le pauvre garçon. Quand il fut revenu de son émotion et qu'il voulut admonester le _berdin_, celui-ci avait déjà disparu. A cinq heures, les chasseurs se réunirent au carrefour de l'Étang Maudit. Trois cents pièces figuraient au tableau. Le baron appela Pastouret pour le charger de la répartition du gibier. On remarqua alors seulement que Pastouret n'était pas là. On courut au château. Pastouret n'y était pas. Qu'était-il devenu? Les rabatteurs affirmaient l'avoir vu constamment à leurs côtés. Ils rentrèrent alors sous bois et fouillèrent les halliers. Tout à coup l'un d'eux reparut, les traits bouleversés. Il venait de trouver Pastouret, étendu sous un gros chêne, presque sans vie, et le visage couvert de sang. Ce fut une véritable consternation. Les chasseurs se regardèrent entre eux. Quel était l'auteur de cet accident, car les premières constatations du docteur Marsay ne pouvaient laisser aucun doute à cet égard, il y avait eu accident... ou meurtre. Il fallait de prime abord écarter l'idée d'un suicide ou d'une imprudence du garde. Pastouret avait reçu en pleine figure une charge de gros plomb à chevreuil. Il avait les deux yeux crevés et sa face ne formait plus qu'une plaie hideuse. C'était miracle qu'il ne fût pas mort sur le coup. On improvisa rapidement une claie à l'aide de branchages, et on transporta le blessé à Bois-Peillot. M. de Morvins, à l'annonce de la catastrophe, était devenu blême. Il s'était souvenu de son coup de feu tiré au jugé, mais Pastouret avait été trouvé à une distance considérable de la place qu'il occupait. Il ne pouvait donc avoir été atteint par lui et le magistrat respira plus à l'aise. Néanmoins, il ne souffla pas mot de l'incident qui avait failli coûter la vie au petit pâtre. Le plus affecté de cette pénible aventure était assurément le baron. --Mon pauvre Pastouret! gémissait-il, un homme si dévoué et que j'aimais tant! M. de Morvins s'employa, autant qu'il put, à consoler son hôte. --Ce sont des accidents, dit-il d'un ton pénétré, trop fréquents malheureusement dans ces sortes de battues et il est impossible, dans de semblables circonstances, de dégager les responsabilités. --Enfin, vous étiez là, monsieur le procureur, et vous avez été témoin que tout s'est cependant passé correctement. --La partie eût été charmante, répliqua le procureur, sans ce douloureux événement. Je vais néanmoins, pour la forme et pendant que tout le monde est réuni, procéder à un commencement d'enquête. Cependant les chasseurs, suivant le corps, étaient arrivés au château. Pastouret fut déposé dans sa chambre, sur son lit. Le docteur Marsay commença un premier pansement. A ce moment, le garde fit un mouvement; sa bouche s'entr'ouvrit. Il se raidit, murmura: --Victorine!... Victorine!... Tu sais... Tu sais... Puis sa tête roula sur l'oreiller. Pastouret était mort. Victorine et la châtelaine, accourues dès le premier moment, avaient eu le temps de recueillir le dernier soupir du moribond. --Il vous a appelée! dit Pauline à la servante. --J'ai entendu, répliqua d'un ton farouche la paysanne, et je sais ce qu'il a voulu me dire. Elle se pencha vers le défunt, l'œil sec, mais les traits contractés, et elle le baisa au front, puis elle recouvrit d'un linge la face ensanglantée du cadavre. Le docteur Marsay, dont les soins étaient désormais inutiles, courut retrouver le procureur. --Tout est fini, monsieur le procureur, dit-il, Pastouret vient de mourir entre mes bras. --Et vous concluez? demanda le magistrat. --A un accident (vous l'avez vu comme moi), à un accident dont l'auteur est bien difficile à découvrir. Il a été tiré cinq cents coups de fusil aujourd'hui et à plusieurs reprises, chacun des tireurs a changé de position... On ne peut rien inférer... Le meurtrier s'ignore lui-même, c'est évident! Quel est celui de nous qui pourrait répondre de tous les coups de fusil qu'il a tirés aujourd'hui?... M. de Morvins ne répondit pas à cette question. Il se mordit les lèvres, puis, brusquement: --Envoyez-moi demain au parquet votre rapport, docteur, je délivrerai le permis d'inhumer. Il tourna le dos, rejoignit le groupe des chasseurs consternés, prit quelques notes, le nom des invités, recueillit la déclaration du rabatteur qui avait découvert Pastouret, puis il se rendit près du baron, dont le chagrin faisait peine à voir: --Consolez-vous, mon cher baron! que voulez-vous, la vie est faite de ces choses-là... --Mais vous allez prescrire une enquête, monsieur le procureur, j'espère bien! --A quoi bon! fit le magistrat en haussant doucement les épaules. Je n'apprendrais rien de plus... Et ma conviction est faite... Accident... Il n'y a là qu'un accident... C'est une affaire classée d'avance... Le malheureux est-il marié, père de famille? --Non, c'est un garçon qui est à mon service depuis des années et il allait épouser ma gouvernante. Pauvre femme! sa douleur est navrante... J'aurai soin d'elle, monsieur le procureur! --Je reconnais là votre cœur! fit le magistrat. --Il était presque de la famille! gémit le baron Pottemain. Ah! je ne retrouverai jamais un dévouement semblable. Quelques instants plus tard, tous les invités avaient quitté Bois-Peillot. Dès qu'il fut seul, le baron se rendit dans le cabinet où son intendant renfermait ses papiers. Il n'en sortit que deux heures après. Les formalités relatives au décès de Pastouret furent remplies dès le lendemain par le docteur Marsay, qui en consigna la cause et les circonstances dans le rapport nécessaire pour obtenir le permis d'inhumer. L'instituteur communal de Besson ayant reçu la déclaration en sa qualité de secrétaire de la mairie, on prépara tout pour la cérémonie. Le curé avait voulu revoir son ex-paroissien une dernière fois, et il s'était rendu au château en habit d'officiant, un peu avant l'heure où on cloua le cercueil. Puis, la croix en tête, tandis qu'au loin, dans le clocher neuf, tintait le glas funèbre, l'humble convoi se mit en route, suivi par le baron, à pied et tête nue, par le personnel de Bois-Peillot et quelques voisins, enfin par Jacques de Guermanton, qui payait toujours de sa personne dans les occasions où il y avait quelque bon exemple à donner aux riches et quelques consolations à offrir aux pauvres. Au champ d'asile, quand la bière fut à sa place et que le moment de rejeter la terre fut venu, le baron s'approcha du bord de la fosse et dit: --En face des quelques personnes présentes et surtout des travailleurs de cette commune, dont plusieurs se sont associés spontanément à cette triste réunion, je voudrais dire ce qu'a été Pastouret et quels regrets il emporte... Mais une émotion comprise par tous me gagne au souvenir du deuil que j'ai conduit, il y a trois ans, et auquel Pastouret assistait en larmes... Une pierre que je fais préparer relatera la probité de cet obscur serviteur et perpétuera sa mémoire... Adieu, pauvre Pastouret! Tout le monde pleurait et le baron se détourna pour cacher son visage dans son mouchoir. Après quoi, ayant salué le curé et les assistants qu'il remercia, il rejoignit Pauline, qui l'avait accompagné en voiture, et rentra à Bois-Peillot. Il était à peine de retour, quand un homme couvert de sueur arriva en courant dans la cour du château: --Monsieur le baron, le feu est à votre grange de Sainclair! --Quoi! fit Pottemain, à Sainclair! Mais il y a là quarante mille gerbes? A-t-on fait battre la générale? A-t-on couru aux cloches? Y a-t-il des pompiers? Le soldat de Marathon était moins abruti en arrivant, son rameau de victoire à la main, que ne le fut le pauvre paysan à ces questions auxquelles il ne savait que répondre. --Courons! dit Pauline, dont le cœur battait avec force et qui avait pâli. --Gardez-vous d'un pareil spectacle... C'est donc décidément le jour des malheurs! répliqua le baron. Qu'on me selle un cheval, j'irai seul! Il fit brusquement rentrer sa femme au salon et, un instant après, il disparaissait au galop, tandis qu'une épaisse colonne de fumée noirâtre montait à l'horizon, au-dessus de la cime des arbres. Pauline était seule depuis quelques instants, lorsque Victorine entra sans frapper. --Je demande pardon à madame de la déranger, fit la servante d'un ton ferme, mais j'ai un devoir à remplir vis-à-vis d'elle. --Quel devoir? demanda Pauline d'un air hautain. --J'aimais beaucoup le pauvre Pastouret, qui vient de mourir,--Que le bon Dieu ait son âme!--et nous devions même nous épouser... Eh bien, ce que j'ai à vous dire, c'est que Pastouret n'est pas mort de sa bonne mort... --Eh bien... oui, fit la baronne, un malheureux accident... Victorine hocha la tête et reprit: --Un accident fait exprès, madame... Pastouret en savait trop long!... Alors on l'a tué... Pauline se leva, frémissante: --Je ne permettrai pas... balbutia-t-elle. --Je vous en prie, madame, interrompit tranquillement Victorine, écoutez-moi... Le pauvre avait quasiment l'idée de ce qui lui arriverait et il avait consigné ce qu'il savait dans un papier que voici... Il y a là l'explication de tout... ajouta-t-elle en tendant à sa maîtresse une enveloppe fermée qu'elle tira de sa poche. Pauline rompit vivement le cachet et jeta les yeux sur un papier couvert d'une écriture moulée admirable qu'elle reconnut aussitôt. C'était bien l'écriture de Pastouret. Un instant, elle hésita avant de lire. --Je sais tout ce qu'il y a là-dedans, reprit l'impitoyable servante, et j'aurais pu porter tout cela à son adresse, au procureur... Mais j'aime pas mettre les gens de justice dans mes affaires... Je préfère vous donner cela à vous... Vous verrez là-dedans ce que le Sournois a fait de sa première femme... ce qu'il ferait de moi, si je ne me tiens pas sur mes gardes, ce qu'il fera de vous... quand il en aura assez... Vous comprendrez aussi pourquoi Pastouret est mort... Ah! il se doutait, le Sournois, que Pastouret lui avait préparé un plat de sa façon... Depuis hier, il a retourné tout le petit cabinet où le pauvre garçon serrait ses papiers... Il n'a rien trouvé... moi, je reste pour venger le mort... et je vous jure que je le vengerai... Quant à vous, madame, vous ne m'aimez pas, puisque vous avez voulu me renvoyer, ça m'est égal, je ne vous en veux pas et la preuve, c'est que je vous rends service en vous prévenant... Que madame la baronne fasse maintenant ce qu'elle jugera à propos! Et Victorine sortit, fière d'avoir rempli une mission qui la faisait désormais l'unique maîtresse de Bois-Peillot. Elle savait d'avance que Pauline ne dénoncerait pas son mari, mais elle venait de rendre désormais impossible l'existence commune entre les deux époux. Quant à elle, elle regrettait assurément Pastouret, mais la connaissance du passé de son maître mettait désormais le baron à sa merci... Une fois Pauline écartée, elle se chargeait d'enlever au Sournois la tentation de la traiter comme il venait _assurément_ de traiter le malheureux Pastouret... --Et restant le témoin unique, se disait-elle, part à deux, ou sinon!... Cependant Pauline, atterrée, considérait le papier accusateur d'un œil hagard, sans oser en prendre connaissance... Enfin, lorsque Victorine eut disparu, elle se décida... Mais à mesure qu'elle poursuivait sa lecture, il lui semblait que les caractères étaient rouges comme du sang et qu'ils étaient tracés dans le vide. Elle avait horreur de ce qu'elle lisait, sans pouvoir en détacher ses regards. Sa main tournait machinalement la page dévorée et d'un geste si absolument involontaire qu'elle croyait sentir une invisible force conduire, en la meurtrissant, sa propre main! Ce n'est plus une lecture, c'était Pastouret, Pastouret le mort, qui se dressait devant elle avec sa face ensanglantée et qui parlait! Elle étouffait en finissant. Elle se leva, courut à travers la chambre, reprit sa lecture, ne put la continuer, se crut folle, regarda par la fenêtre si personne ne la voyait, ne venait, serra le papier dans son sein, l'en retira comme s'il la brûlait, le cacha dans sa poche, ouvrit la porte, gagna l'escalier, puis le perron, à pas légers, tourna l'angle de la terrasse, dans l'espoir de n'avoir été ni remarquée, ni entendue: --De quel côté Guermanton? Elle s'orienta, crut reconnaître la direction de Guermanton à travers bois et se mit à courir parmi les arbres en poussant de temps en temps une clameur étouffée: --Jacques! Jacques! Elle ne voulait suivre aucun chemin battu, mais elle voulait arriver à Guermanton avant de mourir,--ou de revoir son mari, ce qui pour elle était la même chose! Elle tomba plus d'une fois. Sa robe déchirée, embarrassant sa marche, elle la releva jusqu'au genou et d'une main la tenant, de l'autre écartant les branches qui obstruaient son passage, elle continua, elle avança, répétant toujours: --Jacques! Jacques! Enfin, elle atteignit la lisière de Bois-Peillot, dessinée par une allée, qui aurait de beaucoup abrégé le trajet, si elle eût pensé à la suivre. Juste à ce moment arrivait au grand galop, sur son cheval couvert de sueur, le terrible Normand, l'exécrable Pottemain. Il aperçut Pauline le premier et il lui adressa la parole avant qu'elle eût le temps de se reconnaître et de se recueillir: --Eh bien, ma chère belle, que faites-vous en pareil lieu? Ah! votre robe est déchirée? Vous courez donc à travers bois? Je devine... C'était l'impatience de me revoir, bien partagée, n'en doutez pas!... Cet incendie est pour moi une bien mauvaise affaire... Les quarante mille gerbes y ont passé... Les pompiers de ce pays sont introuvables et imbéciles... Mais en quel état êtes-vous? Vous êtes troublée?... Vos traits respirent la terreur... Serais-je l'heureux objet de votre angoisse?... --Évidemment, répliqua Pauline en se contraignant par un suprême effort. Mais elle demeurait à quelque distance du cavalier, le sein haletant, la main crispée autour d'un jeune bouleau; l'autre main avait laissé tomber les plis déchirés de la robe qui balayait la mousse du talus et l'infortunée avait la tête basse et l'œil en terre. --Vous ne me tendez pas la main? dit le baron, qui ne pouvait accorder tant d'impatience amoureuse avec tant d'accablement. --C'est que j'ai souffert! murmura la jeune femme. Et se cramponnant à un mensonge avec l'ardeur du forçat évadé se cramponnant à la corde par laquelle il peut encore tromper la sentinelle et gagner la rase campagne: --Racontez-moi, dit-elle, ce qui s'est passé dans cet incendie... --Regagnons le château, répondit Pottemain, je vous raconterai cela en cheminant au pas. Et, joignant le geste à la parole, il rendit la main à sa monture et raconta le sinistre à Pauline qui marchait au bord du chemin. Le Normand, tout en parlant, considérait sa femme et il se rendait vaguement compte d'un trouble auquel la pensée de son mari, des dangers qu'il avait pu courir, du récit même qu'il lui faisait, était tout à fait étrangère; mais il aimait mieux étudier les allures de son interlocutrice et deviner sa préoccupation que de lui poser une question plus directe, à laquelle elle pouvait ne pas répondre. Comme ils approchaient du château, Pauline ralentissait de plus en plus le pas; mais le baron ayant plus de peine à retenir sa monture aux abords de l'écurie, renonça tout à coup à cette situation qui l'impatientait et sautant à bas de son cheval, il lui lâcha la bride et lui asséna un coup de cravache. Le cheval bondit, s'élança au galop dans la direction du râtelier et Pottemain offrit à Pauline, pour gravir le perron, son bras qui fut machinalement accepté. Il la quitta quelques instants après l'avoir conduite à la porte de sa chambre à coucher, afin de réparer le désordre de ses habits et de faire disparaître les traces de la scène lugubre à laquelle il venait d'assister. Pauline, rentrée dans son appartement, se fit peur à elle-même en voyant dans la glace l'altération de ses traits. A présent, elle s'expliquait l'aversion instinctive et irraisonnée qu'elle s'était sentie, dès le premier jour, pour son mari. Elle sentit que l'heure suprême allait sonner. Tout à l'heure Pottemain allait reparaître... et cet homme était à présent l'objet d'une telle horreur de la part de Pauline, qu'elle se sentait décidée à tout pour se soustraire, non pas seulement à ses caresses, mais même à son regard... Alors, en proie à une exaltation sans cesse grandissante, sans plus songer à sa toilette, ni à sa beauté que s'il se fût agi de lutter avec une bête fauve, elle courut tirer le verrou. Puis, comprenant la faiblesse de ce rempart, elle ouvrit l'armoire, dans laquelle étaient enfermées les armes avec lesquelles elle se plaisait à s'exercer dans le stand construit pour elle. Elle choisit un revolver qu'elle chargea. En ce moment un bruit de pas, un coup frappé à sa porte et le son d'une voix connue et désormais odieuse se firent entendre. Le baron voulait entrer, et il s'attendait si peu à une objection qu'il tourna le bouton de la porte comme si cette porte ne dût lui opposer aucune résistance. Pauline frissonna, mais elle se tut; sa main crispée serrait la crosse de son revolver. Alors, Pottemain frappa plus fort, demandant d'une voix très nette et très accentuée si madame était là. Nulle réponse. Il secoua alors une dernière fois la porte et la jeune femme l'entendit s'éloigner. Moins d'une minute après, une autre porte plus petite, noyée dans la tapisserie, qui s'ouvrait sur un cabinet de toilette et à laquelle Pauline n'avait pas pensé, s'ouvrait sans bruit et encadrait la figure stupéfaite et irritée du baron. Le Normand porta la main à son front avec ce geste de l'homme qui se recueille avant d'éclater et son mutisme témoigna que, s'il se taisait, c'était de crainte d'en trop dire. --Eh bien? dit-il enfin, à quoi songez-vous donc? Puis apercevant le revolver: --Une arme dans vos mains?... Et pourquoi faire? --Enfin... qu'espérez-vous de moi? dit Pauline fermement. --Comment... fit Pottemain stupéfait, ce que j'espère de vous?... Mais tout... --Tout? répéta lentement la jeune femme. C'est beaucoup trop pour un assassin! --Qu'osez-vous dire? --Que je vous ordonne de quitter cette chambre! --Ce n'est pas possible, murmura le Normand, abasourdi, vous avez perdu la raison! --Presque... il est vrai! articula Pauline, mais ne craignez rien, il m'en reste heureusement assez pour vous connaître et vous apprécier à votre juste valeur... --Voyons, Pauline, je vous en prie, remettez-vous et donnez-moi cette arme. Et en s'avançant peu à peu, l'œil caressant et la main tendue, il semblait espérer de désarmer la jeune femme. --Je vous l'ai dit! répéta-t-elle, éloignez-vous, sortez, vous me faites horreur. --Mais enfin... de quoi m'accusez-vous? --Interrogez votre conscience... Elle vous le dira. --Voyons! n'êtes-vous plus ma femme... ma femme que j'adore? --Ah! oui, c'est vrai! fit Pauline en riant nerveusement, en effet, je suis votre femme! Je suis venue à vous pleine d'espoir et de confiance... A présent, je vous dis: «Plus un pas! Pas un mot! Sortez, ou je vous brûle la cervelle!» Le baron sembla hésiter un instant... Il jeta autour de la chambre un regard plein de défiance, puis il sortit, la face blême et décomposée par la colère. III La position du baron Pottemain était embarrassante. Eût-il été seul à Bois-Peillot, en face de Pauline, passée tout à coup d'une apparente sympathie au comble de la haine, il n'aurait eu que le problème de cette métamorphose à résoudre. Mais, vis-à-vis de ses gens, son attitude de mari éconduit était ridicule. Allait-il passer le reste du jour à y songer, en arpentant le parquet d'un salon ou les allées du parc, lui déjà si las d'une journée orageuse et énervante? Allait-il se voir forcé de dîner seul si Pauline se refusait à descendre? Il n'y avait pas moyen d'en rester là, il fallait négocier lestement, s'il tenait à sauver la situation et les apparences. Et par-dessus tout il fallait, si Pauline n'était pas folle, qu'elle s'expliquât clairement. Il courut s'enfermer dans son cabinet et il écrivit à sa femme. Puis il alla poser lui-même sa lettre sur le coin du meuble le plus rapproché de la petite porte de communication qui lui avait servi à s'introduire, quelques instants avant, dans la chambre de Pauline. Un fugitif regard qu'il jeta dans cette chambre en poussant la lettre, lui montra Pauline passée de son apparent accès de fièvre chaude à une prostration dont tout autre que lui aurait interprété l'excès par l'excès de la folie même. Elle était assise, repliée sur elle-même, le front appesanti, ses mains jointes, mais à côté d'elle, à sa portée, sur une causeuse, se trouvait encore le revolver. Au bruit, quelque léger qu'il fût, du baron entre-bâillant la porte, la main de Pauline s'allongea sur l'arme et son œil lança des éclairs. Pottemain secoua la tête d'un air de commisération, comme pour dire: --Elle est bien décidément folle! Puis, d'une voix contenue, il lui adressa ces simples mots: --Calmez-vous un peu et répondez à ce billet! --C'est juste, répliqua-t-elle, vous ne savez pas... Vous ne comprenez pas! Eh bien, la réponse ne se fera pas longtemps attendre... Vous allez être édifié... --Tant mieux! c'est mon plus vif désir! répartit Pottemain d'un ton où vibrait la volonté et où éclatait, malgré lui, l'impatience, vous conviendrez qu'une semblable plaisanterie ne peut durer... --Une autre plaisanterie plus atroce, répliqua Pauline, n'aurait jamais dû se produire! --Je saurai de quoi il s'agit, n'est-ce pas? --A merveille! --J'attends dans la pièce voisine. Et il referma la porte. Pauline se leva, saisit le billet et lut ce qui suit: «Je vous ai épousée il y a six mois. Pas un nuage ne s'est jamais élevé entre nous. Aujourd'hui sans aucun motif, vous saluez mon retour par des outrages, par des menaces! Je n'y comprends rien... Je m'y perds! Répondez! que vous ai-je fait?» Pauline prit une plume et traça ces mots: «Un hasard m'a tout appris!... Je sais qui vous êtes _et ce que vous avez fait_... Je ne puis plus être à vous. Ne voulant rien vous devoir, je ne vous serai point à charge... Le scandale et le bruit sont partout de trop. D'ici à une heure trouvez donc un prétexte honnête et plausible pour nous séparer.» Et elle fit passer la lettre au baron par le moyen que le baron avait employé lui-même. Pottemain, qui attendait, fondit sur le papier, déchira l'enveloppe en l'ouvrant, puis après en avoir lu rapidement le contenu, il froissa la lettre avec colère et la mit dans sa poche. Un instant, il rêva; enfin, d'un visage un peu rasséréné et comme si une inspiration soudaine lui venait, il traça la réponse: «Il a dû y avoir des fous dans votre famille et vous savez que la folie est héréditaire. «Désirant éviter toute espèce de trouble, n'aimant ni le bruit, ni le scandale, je me range à votre avis et je souscris à votre proposition. «Possédez-vous donc! Dissimulez devant nos gens... Je serai, je vous le promets, impénétrable pour vous donner l'exemple.» Il porta la réponse, puis sonna. Un instant après, tintait la cloche du dîner. La résolution de Pauline fut rapidement prise, car dix minutes plus tard, elle apparaissait sur le seuil de sa chambre, ayant changé de robe et rattaché ses cheveux. Il faisait presque nuit. Tandis qu'un valet se tenait prêt, un flambeau à deux branches à la main, à descendre devant son maître en éclairant l'escalier, Pottemain tendit en souriant son bras à sa jeune épouse, qui, muette et sans trouble apparent, y posa sa main gantée et descendit avec lui. Un seul détail trahissait en elle une recherche étrange; elle ne s'était parée d'aucun des bijoux de sa corbeille et ses boucles d'oreilles étaient celles que Berthe et Georges lui avaient offertes. La galerie donna des forces aux acteurs pour jouer leurs rôles. Pauline plus encore que Pottemain en avait besoin. Ils dînèrent sans manger, comme au théâtre, et comme au théâtre, ils se parlèrent sans penser. A peine au dessert, le baron dit tout haut: --Les tristes émotions de cette journée paraissent, mon amie, vous avoir éprouvée autant que moi-même. Peut-être désireriez-vous goûter de suite un peu de repos? Pauline ayant fait un signe d'assentiment, il continua, s'adressant au valet: --Qu'on s'assure de la clôture des portes et des barrières et qu'on m'apporte les clefs dans ma chambre. Madame va se retirer dans la sienne... Veillez à ce qu'il y ait grand feu dans l'une et l'autre et que le jardinier lâche les chiens avant d'aller dormir! Là-dessus, il se leva, offrit son bras à la baronne avec autant d'empressement et de grâce que pour l'amener dans la salle à manger. Du tour encore ouvert par lequel on passait les plats, Victorine lança au couple déjà désuni un regard de haine et de triomphe. Peu après, il se fit un grand silence, à peine troublé par le tic tac d'une vieille horloge à poids, aux rouages énormes, dont la dent rongea lentement les heures de cette nuit sans sommeil et sans amour. Pauline la passa sans se déshabiller, accoudée plutôt que couchée sur son lit et l'oreille au guet en dépit des assurances que lui avait réitérées le baron en lui souhaitant bonne nuit. La pauvre fille avait lu des romans où des forçats du temps de la marque se trahissaient, après des années de _bonheur_ conjugal, par quelque accident dramatique ou vulgaire, comme la soudaine invasion d'un gendarme ou la déchirure d'une chemise qui mettait leur épaule à nu... Comment la pauvre institutrice se trouvait-elle transportée réellement en un clin d'œil au beau milieu d'une de ces situations tragiques, écloses dans l'esprit des romanciers? Comment ses protecteurs avaient-ils été aussi aveugles? Mais il fallait sortir de là. Il fallait au risque de passer décidément pour folle, et même en affectant de l'être tout à coup devenue, recourir dès l'aube à Jacques de Guermanton et obtenir de lui une voiture et un cheval pour aller en courant s'ensevelir dans le premier cloître venu. On laisserait Jeanne s'écrier une fois de plus: --Mais c'est par trop extraordinaire! Et Pauline, de peur d'être retenue par les petits bras des deux enfants, s'esquiverait avant le réveil. Mais le couvent n'est pas une retraite pour une femme en puissance de mari, si elle ne plaide point en séparation et si elle ne veut articuler aucune plainte. Le premier commissaire venu peut, au nom de la loi, la sommer de réintégrer le domicile conjugal. La femme est la chose du mari, bien plus que ses domestiques qui donnent huit jours quand ils veulent se faire remplacer. En paraissant céder provisoirement, le baron Pottemain n'avait pas dit qu'il abdiquât. Jusqu'ici il n'avait rien avoué. Il avait même le beau rôle, ayant subi d'assez bonne grâce, en somme, ce qui ne pouvait être dans l'esprit de tous, que le caprice d'une exaltée. Comment faire, alors? Obtenir une séparation en règle, le divorce, c'était faire intervenir la loi. Et la loi française, qui ne veut pas connaître l'incompatibilité d'humeur ne pouvait être invoquée que si Pottemain, dénoncé pour ses crimes, était traduit en cour d'assises! La mort! Il n'y avait donc, au fond, pour la pauvre abandonnée, que la mort! La mort seule, acceptée par Pauline, dénouait la situation d'une façon bizarre, mais muette... Elle y songeait... elle en cherchait le moyen quand apparurent les premiers feux du jour, salués par le concert des oiseaux peuplant les bosquets. Elle ouvrit sa fenêtre et éprouva une sorte de soulagement, comme si ce réveil de la nature entière lui était un encouragement à vivre. L'horizon qu'elle découvrait de là était prestigieux. Les coupoles vertes des grands arbres s'étageaient devant elle aux flancs du coteau, et plus loin, les plans contrariés de la forêt se perdaient dans l'azur. A gauche, à près d'un kilomètre, sur une sorte de promontoire, également chargé d'arbres, il y avait un point blanc, et ce point blanc était surmonté d'une aiguille terminée par une petite croix. Ce qu'elle avait entendu, que les restes de la première baronne Pottemain étaient ensevelis dans le parc, lui revint en mémoire et une curiosité maladive attira son attention de ce côté. --Faisons connaissance, dit-elle, avec le port d'où elle s'est embarquée pour l'autre monde. Il faisait un beau temps, presque tiède. Elle se vêtit d'une matinée, jeta sur ses épaules une mantille de guipure blanche et dissimula dans sa poche le revolver qu'elle avait gardé toute la nuit à sa portée et dont elle ne voulait plus se séparer. Mais au moment de sortir pour accomplir ce pèlerinage, elle se souvint de l'ordre donné la veille et probablement tous les jours par l'ogre du château, de lui apporter les clés à l'heure du couvre-feu. Les portes devaient être closes et verrouillées et plutôt que de demander les clés, elle serait restée prisonnière. Elle attendit donc patiemment que les domestiques fussent levés et dès que de sa fenêtre elle eut reconnu aux allées et venues du personnel, que la consigne était levée, elle descendit sur le perron et se dirigea à pas lents vers le parc. La marche à l'air pur et au soleil naissant rendit des forces à Pauline qui, après s'être orientée, s'achemina vers le mausolée. Après l'avoir souvent perdu de vue, elle atteignit enfin la pente qui y conduisait en zigzags parmi les hêtres. Là on entendait le bruit argentin des clochettes. C'étaient les vaches du prochain domaine broutant avec volupté des herbes fleuries dans la futaie. Comme elle avait envié le sort des fauvettes des buissons, elle envia le sort de ces animaux, qui ne connaissent de la vie que le présent et qui ne meurent qu'une fois... tandis que, harcelé par l'attente ou par la mémoire, l'homme regrette ce qu'il n'aura plus ou redoute ce qui l'attend! Encore quelques pas et elle allait toucher le but. Le tombeau était une chapelle en pierre blanche, déjà verdie par l'humidité et dont chaque extrémité ouverte et bordée par un arceau, était close par une petite grille. Par la première de ces grilles, elle vit un autel dont les vases contenaient encore quelques tiges de fleurs desséchées. Puis élevé sur une stèle adossée à l'autel, elle considéra le buste de la défunte, qui semblait, par l'expression de son visage, lancer aux vivants un regard inexprimable de défi et leur dire: --Réfugiée dans la mort, je suis désormais à l'abri de vos coups! Cette composition ne pouvait être que l'œuvre d'un grand artiste, inspiré à coup sûr par une pensée singulière. Car pour donner à cette figure l'air de se réjouir d'être morte, il fallait qu'il l'eût connue vivante et qu'il eût pénétré son secret. Mais Pauline attribua l'idée que la vue de cette statue faisait naître en elle à l'état d'esprit particulier où elle se trouvait. Elle se recueillit un instant et avança vers l'autre extrémité de la chapelle. Comme elle l'atteignait presque, une voix s'éleva de derrière le monument: --Hé!... Bas-Rouge!... Va... va!... Tou! tou! tou! Et aussitôt, Pauline entendit l'aboiement d'un chien dans le fourré, puis le trot de quelques vaches surprises en maraude au milieu d'un taillis. Un instant après, le chien parut, laissant pendre hors de sa gueule sa longue langue rose. C'était un mâtin de haute taille, au poil hérissé comme un loup. --Couche ici, Bas-Rouge, reprit la voix. Pauline, une main au mur, l'autre sur sa mantille croisée, se pencha légèrement pour découvrir l'être qui parlait et elle aperçut un pâtre de quatorze ans, déguenillé comme un mendiant, mais au visage doux, comme un berger de Théocrite, à moitié caché par une forêt de longs cheveux blonds épars. Bien que la jeune femme ne fit aucun bruit, Bas-Rouge, averti par son instinct, tressaillit, gronda sourdement et l'enfant leva la tête. A l'aspect de l'étrangère, il eut un petit geste de frayeur, et Pauline, pour le rassurer, lui dit: --Ne crains rien, mon ami! je suis la baronne Pottemain, ta maîtresse... Après un court silence, l'enfant secoua la tête lentement, puis: --Non... Vous n'êtes pas Mme la baronne... Mme la baronne, elle est là! Et du doigt, il désignait le monument. --Oui, la première baronne, qui est morte, repose là en effet... Mais je suis la seconde baronne. --Ah! fit simplement le pâtre. --Comment t'appelles-tu? reprit Pauline. --Jeannolin. --Qu'est-ce que tu fais? --Je garde les bêtes du domaine de Bois-Peillot... tiens! Et l'enfant tourna la tête d'un air maussade comme s'il n'eût répondu qu'à regret et qu'il fût décidé à ne pas continuer la conversation. Mais cet être bizarre intéressait Pauline. Elle s'approcha et d'un ton caressant: --Pourquoi me boudes-tu? demanda-t-elle. Je ne t'ai rien fait. --Non!... Mais j'ai rien à dire... puisque vous êtes la femme du Sournois! répliqua le pâtre d'une voix bourrue. Pauline ne se tint pas pour battue. --Je ne suis pas méchante... moi! Voyons... pourquoi ne me réponds-tu pas? Tu n'aimes donc pas ton maître, le Sournois, comme tu l'appelles? --Non! --Pourquoi? --Parce qu'il a fait du mal à ma bonne maîtresse, la baronne... L'enfant regarda un instant la jeune femme, puis comme si cet examen eût tout à coup provoqué chez lui une subite sympathie pour son interlocutrice, il reprit: --Il a fait du mal... beaucoup de mal à ma bonne maîtresse... et il vous en fera aussi à vous... vous verrez,.. Le Sournois est méchant pour tout le monde... Pauline frissonna en entendant cette prophétie et l'enfant continua: --Ils disent comme cela dans le pays que je suis _berdin_... mais je ne le suis point!... Mais dâ--non!,.. et je vois clair... Je l'aimais bien, ma bonne maîtresse, elle me donnait des habits, des gâteaux... et des sous... Le Sournois l'a fait mourir... Elle est là... Pastouret aussi était un bon garçon... Il m'emmenait à la chasse... Le Sournois l'a tué, l'autre jour... Je le sais bien... Et même qu'un ami du Sournois m'a tiré dessus... --Tu dis que tu as vu?,.. interrompit Pauline suffoquée. --Tiens! pardine, j'étais tout à côté de lui... quand le pauvre Pastouret est tombé... Pan! pan!... comme sur un lapin... Il me faisait peur, le Sournois! Alors, je me suis ensauvé et c'est là qu'un de ses amis m'a tiré dessus... Il m'a manqué, par exemple... Pauline resta atterrée en écoutant cette confession inattendue. --Ça m'est égal, reprit le petit pâtre, après une minute de réflexion, je me suis bien vengé du Sournois, et la baronne doit être contente. --Qu'as-tu fait? demanda Pauline. --Oh! pas vous... répliqua Jeannolin, l'autre baronne qui est là,.. dans la chapelle. --Voyons, aie confiance en moi, qu'as-tu fait? demanda de nouveau la jeune femme. Mais l'enfant secoua la tête. --Non, pas vous! Vous, vous iriez le répéter au Sournois... --Par l'âme de la morte, je te jure qu'il n'en saura rien... Aie confiance... et comme ton ancienne maîtresse que tu aimais tant, je te promets d'avoir soin de toi. --Eh bien, puisque vous m'avez promis... de garder pour vous ce que je vous dirai... écoutez... Il a été bien attrapé, le Sournois, hier!... C'est moi qui ai mis le feu aux gerbes de blé... Et le _berdin_ éclata d'un rire nerveux et strident. --Tais-toi! tais-toi! fit Pauline épouvantée en apercevant au loin, sur le perron, la silhouette de Victorine. Tous les jours, tu reviens faire paître tes vaches par ici?... --Tous les jours... et je viens m'asseoir là, contre la chapelle de la baronne... --Je reviendrai... à demain!... Et Pauline s'éloigna, l'âme bouleversée de ce qu'elle venait d'apprendre, tandis que le _berdin_ lançait Bas-Rouge de nouveau à la poursuite des bêtes qui s'éloignaient trop du pacage. --Tou! tou! tou! Bas-Rouge! Ramène! ramène! IV Cependant le baron Pottemain n'avait pas mieux dormi que Pauline. Il avait passé sa nuit à former des conjectures sur ce mot plein de menaces que lui avait jeté la jeune femme indignée: --_Je sais tout!_ Tout? Quoi? Et ce qu'il pouvait y avoir d'affreux et de compromettant sur son compte, de quelle source le tenait-elle? Le jour parut avant qu'il eût pu résoudre cet irritant problème. Pottemain se leva et, à l'heure même où Pauline accomplissait son pèlerinage au mausolée de la défunte baronne, il commença sa toilette. Par un caprice bizarre et inexplicable, il abattit ses moustaches et tailla ses favoris à pleins ciseaux. Sans doute trouvait-il qu'il s'était trop fait de violence aux jours de sa poursuite amoureuse, c'est-à-dire durant plusieurs mois, en sacrifiant, contre son habitude, au fer à friser et aux cosmétiques. Victorine, qui, à cet instant même, apportait de l'eau chaude, resta stupéfaite. Toutefois, elle crut utile d'annoncer à son maître qu'on avait déjà vu Mme la baronne en course dans le parc, bien qu'il ne fût pas sept heures du matin. --Madame sort de bien bonne heure! glissa sournoisement à l'oreille du baron l'ex-servante-maîtresse. --C'est qu'elle aime la nature! répliqua le Normand, qui ne voulait pas paraître étonné. Sans ajouter un mot, au grand étonnement de Victorine, il continua à se savonner le menton d'un geste ample et symétrique, se bouchant les lèvres avec la mousse du pinceau à barbe, ce qui lui donnait l'air d'un masque de plâtre fendu d'un coup de sabre. Victorine pensa que son maître devait être bien préoccupé pour qu'il ne lui prît pas la taille, comme il le faisait aux bons jours. --Oh! fit-elle d'un air pincé, comme vous voilà grave et sage, aujourd'hui! Cette fois Pottemain se fâcha. Il interrompit son opération et, se retournant vers sa servante: --J'en ai assez, s'écria-t-il, de tes observations et de tes familiarités. Tu sais à quelles conditions je t'ai gardée à mon service? --Vous ne pouviez guère faire autrement... riposta aigrement Victorine, à moins de vous conduire avec moi comme avec ce pauvre Pastouret. --Que veux-tu dire? cria le baron, menaçant. --Moi? Oh! rien! --Tant mieux! Mais tu sauras que je ne crains personne... et j'entends être le maître chez moi et savoir tout ce qui s'y passe... Je t'ai chargée du soin de me renseigner... Or, hier, en mon absence, pendant que j'étais à l'incendie de Sainclair... on a causé... quelque chose s'est passé que j'ignore... Qui la baronne a-t-elle vu après mon départ et qu'a-t-elle fait? Victorine sourit imperceptiblement. Elle comprit que sa trahison avait porté ses fruits, que la rupture entre les époux était sinon accomplie, du moins près de s'accomplir, et elle triompha. Mais elle sut cacher le contentement intérieur qu'elle éprouvait. --Ce qui s'est passé hier? fit-elle, mais rien... rien du tout, sinon que madame, à qui j'offrais mes services après votre départ, m'a paru étrange, bizarre. Elle m'a renvoyée, puis elle a jeté un châle sur ses épaules et est partie toute seule, à travers bois... Je lui ai trouvé l'air un peu fou... Une heure après je l'ai vue revenir avec vous... Je ne sais rien de plus... --Et tu n'as pas parlé? insista Pottemain, en regardant fixement dans les yeux la servante-maîtresse. --Moi? que lui aurais-je dit? fit Victorine en soutenant hardiment le regard étincelant de son maître. --Personne ne l'a approchée après mon départ?... Tu peux l'affirmer? --J'affirme que je n'ai vu personne. --Tout cela est bien extraordinaire, grommela Pottemain entre ses dents. Et ce matin, qu'a fait la baronne? Tu dis qu'elle est sortie? --Oui... dès que les portes ont été ouvertes, elle est descendue au parc et s'est rendue du côté du monument de la défunte baronne. Je croyais que vous le saviez, ajouta-t-elle, d'un petit ton sarcastique. Mais le baron ne releva pas cette pointe. --Où est-elle à présent? --Tenez, écoutez! fit Victorine, en étendant sa main vers la fenêtre. On entendit à ce moment plusieurs détonations successives. --Elle est au stand en train de se faire la main... Et, vous savez, en voilà une qui s'entend à tirer... Elle fait mouche à tout coup... --C'est bon! fit Pottemain impatienté, tu peux te retirer, mais je te préviens que j'entends être tenu au courant de tout ce que fera et dira la baronne en mon absence. Arrange-toi pour qu'elle reste continuellement sous ta surveillance. J'ai mes raisons... Tu as compris? C'est entendu? --C'est entendu! --C'est bien! Victorine sortit, fière de ce premier résultat qu'elle venait d'obtenir. Cette femme chez qui n'était accessible nul autre sentiment que l'intérêt personnel, trouvait un plaisir âpre à braver le danger. Elle regrettait modérément Pastouret, surtout à la pensée que, si le succès couronnait ses efforts, à elle seule reviendrait la toute-puissance. C'était un duel engagé entre elle et le baron, et elle était décidée à ne pas reculer d'un pas, à tout oser, même, au prix de sa sécurité propre. Bois-Peillot méritait bien qu'on se compromît un peu et, après tout, qu'avait-elle à craindre? Rien ne serait plus difficile à prouver que sa complicité dans le cas où les affaires tourneraient mal. Donc ayant tout à gagner, pas grand'chose à perdre, elle n'avait pas hésité à mettre le feu aux poudres et elle était résolue à poursuivre son œuvre. Une fois sa toilette terminée, le baron descendit au jardin et s'achemina vers le stand où Pauline continuait à s'escrimer. Il salua poliment sa femme, l'appelant de son prénom, de l'air le plus dégagé du monde. A son approche, Pauline avait frémi. Elle lui répondit, néanmoins, sur le même ton et sans se déranger, quoique avec moins d'aisance. --Oh! mais, vous tirez à ravir! fit le baron. Vous chassez volontiers... je parierais. --Mon père, repartit Pauline, m'a donné l'habitude des armes à feu et je me suis fréquemment exercée, à Guermanton, avec une carabine de salon; mais je ne chasse pas... ayant horreur d'ôter aux êtres vivants ce que je ne puis leur rendre. Ces paroles furent prononcées avec un accent net et cassant auquel le baron affecta de ne pas prendre garde. Il reprit sans aucune ironie: --Seriez-vous donc membre de la Société protectrice des animaux? --Non, répliqua Pauline, et je sais à peine ce que c'est; mais j'ai, pour les animaux comme pour les humains, les sentiments de la nature. --De quelques natures à part, devriez-vous dire, car la nature est essentiellement féroce et l'antagonisme est sa loi. Elle ne crée que pour détruire et tout ce qu'elle anime souffre... Mais pardon! la nature vous est chère et j'ai tort de parler ainsi, car, pour la contempler, vous sortez, paraît-il, d'assez bonne heure... --Il est vrai, dit la jeune femme, sa vue console et raffermit mon cœur. Pottemain écouta sans rien dire cette réponse, s'occupant à tracer sur le sable des arabesques avec le bout de sa canne. Enfin, il soupira: --Vous possédez à un degré très louable le respect du bien des autres... Que ce sentiment ne s'étend-il jusqu'au bonheur de votre mari!... --Vous?... mon mari?... Ah! c'est vrai! Et Pauline regarda le baron d'un air de telle hauteur et de tel mépris qu'il en frissonna, lui que rien n'effrayait trop sur la terre. Dans ce coup d'œil, elle remarqua qu'il n'avait plus de barbe et que cette métamorphose mettait au jour la brutalité de ses traits. C'était un autre homme et comme la mise à nu de l'homme intérieur. --Vous êtes changé, dit-elle involontairement. --Mais prêt à recouvrer mes avantages, s'ils doivent me faire recouvrer votre sympathie. La barbe pousse vite. Seulement c'était un soin de plus et cela m'ennuyait. Cependant, je vous le répète, pour vous plaire... --N'y songez plus, répliqua simplement Pauline. --Voyons, dit tout à coup le baron, combien de temps cette triste plaisanterie durera-t-elle? Croyez-vous que je vous aie épousée avec la perspective d'être traité par vous comme un chenapan? --Veuillez me dire, monsieur, qui de nous deux a trompé l'autre? --Franchement, je ne puis m'expliquer l'horreur subite que je vous inspire depuis hier... Voyons, de quel manquement grave s'est rendu coupable, à votre endroit, ce pauvre baron? Racontez-lui cela comme s'il était un autre... et ne lui tenez pas plus longtemps rigueur. Ce disant, il s'avança vers sa femme. --Demeurez à distance, fit Pauline en reculant d'un pas. Mais sans qu'elle s'en rendît exactement compte, par sa phrase empreinte en apparence d'une franche bonhomie, le baron venait de recouvrer une partie de son avantage. A cet instant précis, un doute et la crainte vague d'une injustice criante envers un innocent calomnié traversèrent comme une étincelle électrique, et en dépit des témoignages accumulés, le cœur de Pauline, qui ne haïssait au fond que de désespoir de ne pouvoir aimer. Quelque légère que fût la détente, le baron Pottemain en profita, en stratégiste de premier ordre, pour démasquer une nouvelle batterie. Il s'approcha de nouveau de sa femme, la fit asseoir sur un banc de mousse et s'assit près d'elle. --Je le sais, continua-t-il, j'en suis sûr... Hier, quelqu'un m'a calomnié auprès de vous... J'ai des ennemis, autour de moi peut-être, et dont je ne me doute pas... Nommez-les moi... Dites-moi ce qu'on vous a rapporté... que je puisse au moins me justifier... Pauline se recueillit un instant, passant rapidement en revue, avec cette lucidité de conscience familière aux gens d'honneur, les dangers qu'elle ferait courir aux dénonciateurs par l'aveu de la dénonciation. Ces dénonciateurs étaient au nombre de trois: Pastouret, Victorine, Jeannolin. Le premier avait écrit la dénonciation. Il était mort, et dès lors à l'abri. La seconde avait apporté la dénonciation et elle était bien vivante, celle-là. Mais elle connaissait des secrets terribles et elle était femme à s'en servir, comme d'une arme empoisonnée. La nommer c'était la désigner à la colère et à la vengeance du baron. A moins d'un nouveau crime qui fermerait la bouche de la servante-maîtresse, l'éclat et le scandale étaient inévitables, et un scandale dans lequel sombreraient sa fortune et son avenir à elle, un scandale qui marquerait d'une tache ineffaçable le nom qu'elle était condamnée à porter à jamais. Elle ne se sentit pas la force de reconquérir peut-être sa liberté à ce prix. Quant au troisième, Jeannolin, qui, avec l'abandon et l'innocence de son âge, avait confirmé la dénonciation, Jeannolin qui avait vu, qui avait incendié Sainclair, il était perdu, si Pauline attachait un simple soupçon à sa trace. En conséquence, la jeune femme restreignit son thème. --Vous vous souvenez, dit-elle, que nous avons arrêté, hier, les bases de notre séparation. Vous m'avez demandé de feindre pour éviter le scandale. Ainsi donc, vous tenez à l'éviter. Je m'y suis prêtée, m'y prête encore. Si vous respectez ma liberté absolue vis-à-vis de vous, je respecterai la vôtre. Donnant, donnant. Vous ne gagnerez rien au delà, ni par menaces, ni par promesses, ni par soumission. Si vous insistez, pour gagner un pouce de terrain, je regarderai le pacte comme rompu et alors commenceront le scandale et ses suites. Si vous me persécutez dans l'ombre, je crierai ce que vous êtes... et je le crierai sur les toits. Vous pourriez me tuer, pour m'imposer silence, j'en conviens, mais le silence ne se ferait point sur ma tombe. Dussé-je--et retenez bien mes paroles!--dussé-je, par l'effet de quelque subtil poison, ou tout autrement, sembler morte de mort naturelle, mes précautions sont déjà prises. J'ai mis quelque part les faits de ma cause et de la vôtre en sûreté! Pauline mentait pour la première fois de sa vie. Mais elle mentait, comme on use, sur un champ de bataille, d'une ruse de guerre pour sauver une armée, c'est-à-dire avec l'aplomb et le courage du désespoir. Le baron considéra sa femme d'un air d'étonnement stupide. Il se contraignit d'abord pour ne pas éclater. Puis il finit par sourire avec une ironie triste et contenue: --J'avais deviné juste, dit-il d'une voix parfaitement calme. Pauvre amie! Voulez-vous m'accorder la faveur de vous tâter le pouls? --Faites! répondit Pauline d'un ton de défi. --Il paraît, reprit le Normand en lui palpant le poignet d'une main douce et légère, que le climat des tropiques n'est pas sain à de trop jeunes cerveaux. A quel âge avez-vous quitté Ceylan? Avez-vous eu les fièvres de l'Inde? Avez-vous avalé, dans votre enfance, quelques-uns de ces subtils poisons dont vous parliez tout à l'heure? --Je suis, repartit Pauline, aussi saine d'esprit que de corps. --Trop arrêtée, dit Pottemain, cette opinion ne serait chez vous qu'un symptôme de plus, songez-y. Pauline comprit, se troubla en pensant à certaine statistique qui range et dénombre, à côté des erreurs judiciaires, les erreurs volontaires ou non de quelques médicastres, prompts à enfermer des gens raisonnables, mais incommodes, dans des maisons d'aliénés. --Ah! dit-elle en s'affermissant contre son émotion, ce serait là votre plan de campagne? --Oh! certainement, dit le baron, je dépenserais jusqu'à ma dernière pistole plutôt que de laisser une maladie aussi grave, compromettre une santé--malgré tout--aussi chère, sans épuiser tous les moyens de la science, toutes les ressources de l'art!... Mais, voyez, il suffit souvent de la volonté, au début de ces affections funestes, pour en triompher pleinement. Essayez de vous raidir contre une aberration dangereuse. Quand cette malheureuse idée d'avoir en face de vous un étrangleur de l'Inde vous assiège, faites effort pour penser à autre chose. Vous parlez de la nature, vous l'aimez, fiez-vous à ses inspirations. Elle doit vous rapprocher d'un homme qui vous aime et qui vous en a donné la plus rare et la plus éclatante preuve, dans un siècle où le secret ressort de tous les actes n'est que l'intérêt. Venez alors à moi, rassurez-vous, en vous appuyant sur moi, contre vous-même. Tenez, je vous plains: je ne vous en veux pas. A force de me voir vivre à côté de vous en paix et en bonne amitié, à force de trouver en moi une obligeance continuelle et une inaltérable bienveillance, vous surmonterez votre mal et vous bannirez loin de vous les diables bleus!... Cela vous va-t-il? Que vous coûte un essai? Je vous défierais bien de me haïr et de me soupçonner, si vous aviez vécu un ou deux ans avec moi. Tenez, un exemple: quand aujourd'hui on viendrait vous dire que M. Jacques de Guermanton a fait cuire un petit enfant pour le manger, vous ririez au nez du dénonciateur... Si vous étiez un peu médecin, comme moi, vous connaîtriez l'influence occulte de certains viscères sur l'état cérébral. La femme plus que l'homme est en butte à ces influences et la jeune fille plus que la femme. Bien souvent sur la déclaration du médecin le criminaliste lui pardonne. Hé bien! vous sentez-vous un peu réconfortée et rassurée? Promenez-vous, prenez de la distraction, mangez et buvez largement, car les fonctions de l'estomac influent aussi sur la tête. Suppliez-vous d'être heureuse comme je vous en supplie moi-même et, pour y parvenir ne causez pas sans fin avec votre propre manie et votre propre douleur... Ces paroles, qu'elles fussent hypocrites ou sincères, offraient à l'infortunée la seule chose qu'elle pût souhaiter à cette heure: le moyen de gagner du temps. Appelant alors à son aide une diplomatie aussi contraire à son habitude de penser tout haut qu'à sa loyale humeur, elle dit à son geôlier: --Si je suis folle, c'est de honte, de dépit, de chagrin!... Mais puisque vous m'offrez le temps de me guérir, j'accepte la proposition. Je vous prends au mot: je jouirai désormais de la plus complète indépendance. Cette porte de séparation de nos deux chambres sera exactement close. Je m'appliquerai à recouvrer le calme. Vous m'y aiderez par une humeur égale et par un respect absolu de mes caprices. A ce prix, je m'engage sur l'honneur à me conformer à tous mes devoirs apparents, à faire honneur à la maison qui m'abrite. A la première infraction de votre part, je saurai que tout est fini entre nous! --Vous avez ma parole, comme je prends acte de la vôtre, répondit le baron d'un air de triomphe. A l'œuvre, maintenant!... Ce fut paisiblement que l'on déjeuna. Mais, aussitôt après, Pottemain courut, sans rien dire, chez M. de Guermanton. L'apparition de Pottemain à Guermanton fut saluée, par la famille, avec tout l'intérêt qu'inspirent les existences nouvelles. Et, bien que les sentiments qui s'attachaient au départ de Pauline fussent très opposés chez Jacques et sa femme, tous deux confondirent les marques du plus vif attachement pour elle, dans les politesses qu'ils firent au baron. Les enfants réclamaient déjà hautement Mlle Marzet, ne comprenant point qu'en devenant Mme Pottemain elle cessât d'être à eux. L'air penché du nouveau marié n'échappa à personne. Il s'était avancé souriant avec effort et comme affaissé légèrement sous le fardeau de la destinée. La récente métamorphose de ses traits fut aussi remarquée, et elle ne parut point à son avantage. Et--que les pressentiments soient des courants véritables, ou que le changement survenu dans la figure de Pottemain mît plus en évidence son caractère réel--Jacques ne présagea rien de bon de cette visite. Il devina un serpent sous l'herbe et il n'avança qu'avec précaution dans la voie des épanchements. --Peut-on causer avec vous? demanda Pottemain en regardant Berthe et Georges avec embarras. Sur un signe de leur mère, les deux mignons diablotins partirent en recommandant qu'on leur amenât Pauline une autre fois. --Dites-moi, chers voisins, dit le baron en formant avec eux sur trois sièges rapprochés un triangle étroit dont il occupait le sommet, avez-vous remarqué que notre chère amie fût sujette à des accès bizarres de mélancolie ou de fièvre? --Non, répondirent le mari et la femme d'une seule voix. --Hé! pourtant, reprit Pottemain d'un air soucieux, le séjour d'un climat extrême comme celui de la presqu'île asiatique doit avoir exercé sur son enfance une influence néfaste! Et il regardait le plafond, attendant une réponse. --Pauline est très romanesque! dit enfin Jeanne. C'est une fleur animée pour ainsi dire, sujette à toutes les variations de l'atmosphère et du jour... C'est une de ses grâces! ajouta la jeune femme en voyant se froncer légèrement le front de son mari. --Mais enfin est-elle parfois en proie à des hallucinations? Croit-elle tout à coup, par exemple, qu'on veut lui nuire... l'assassiner?... --Elle a eu des terreurs folles dans son enfance, dit Jacques; elle a failli, toute petite, mourir de mort violente avec ses parents, dans les jungles de l'Asie méridionale; mais ici, en pleine sécurité, entourée d'égards et de soins affectueux, comment croirait-elle?... --L'entendait-on tout à coup traverser les taillis avec les cheveux en désordre, en criant... que sais-je? «Jacques! Jacques!» Non, à Guermanton, elle ne faisait pas cela? Pottemain regarda tour à tour Jacques, qui devint très sérieux, et Jeanne, qui rougit excessivement, mais qui ne répondirent ni l'un ni l'autre. --Voyons, reprit bonnement Pottemain, aidez-moi, cette pauvre Pauline a quelque chose de dérangé dans le cerveau. Le Normand avait bien pesé le mot abominable qu'il venait de jeter dans la conversation. Il examina en dessous M. et Mme de Guermanton. --Expliquez-vous plus nettement, dit Jacques impatienté, ou laissez ces particularités dans l'ombre! --J'y viens, reprit le baron. Hier un sinistre dont vous avez sans doute entendu parler... --Oui, dit vivement Mme de Guermanton, un incendie à deux lieues d'ici. Mais nous n'avons encore aucun détail. --L'incendie, madame, c'était quarante mille gerbes de froment à moi qui brûlaient! J'y volai, défendant à Pauline de me suivre. Pourquoi l'affliger d'un pareil spectacle? Pourquoi lui faire courir avec moi quelque danger? Bref, quand je revins, triste, impatient de la revoir, elle courait dans le bois. Je pensai que c'était à ma rencontre... Mais ce n'était pas moi qu'elle appelait... J'ai mal entendu, peut-être! --Vous aurez mal entendu et cela pour deux raisons, dit froidement le père de famille: la première est que, jamais ici, Mlle Marzet n'a été avec nous sur le pied d'une semblable familiarité; la seconde est qu'aucune explication de cette course à travers bois et de cette impatience n'est admissible, à moins que votre absence prolongée n'en fût la cause? --C'est vrai, c'est bien vrai! dit Pottemain, comme se conseillant à lui-même de se rassurer. --Est-ce là, poursuivit Jacques sur le ton d'un aimable persiflage, le seul nuage qui se soit élevé entre vous depuis que vous êtes unis? Le baron répondit d'un ton bas, mystérieux, péniblement résigné: --Hélas non! --C'est singulier, dit Jeanne d'un air étrangement contrit. --Des vapeurs! dit le baron, il faudra peut-être voyager!... Mais je voulais vous parler à cœur ouvert auparavant, vous consulter... --Il faudrait voyager, en effet, s'écria Jeanne, poussée à bout par des préoccupations nouvelles, aggravées de sa jalousie conjugale. --C'est votre sentiment? dit Pottemain. Et vous, mon bon voisin? demanda-t-il à Jacques. --C'est aussi mon sentiment! répéta Jacques d'un ton bref et sévère qui ne lui était pas habituel. --J'avais pensé à autre chose, reprit le baron. J'avais pensé à vous prier de provoquer une explication, des confidences. Je ne connais pas assez le terrain: vous l'auriez sondé pour moi! --Je m'y refuse, dit M. de Guermanton sur le même ton. Entre l'arbre et l'écorce, il ne faut pas mettre le doigt. --Moi, dit Jeanne, je n'offrirais mon intervention qu'à regret, surtout après le refus de mon mari. Je connais Pauline: elle n'avait point de secret pour moi; toute ombre d'investigation pourrait la blesser!... C'est une âme claire, habituellement joyeuse, que d'amers souvenirs ont pourtant le droit d'attrister quelquefois!... Mais votre confiance en elle est bien placée. Croyez-en la mère de famille. L'exquise délicatesse de cette réponse charma Jacques, qui remercia sa femme d'un long regard et qui toisa ensuite Pottemain d'un coup d'œil froid et altier. --Ce que vous cherchiez n'est pas ici! lui dit-il en s'efforçant de sourire. --Vous entendez: _le mot de l'énigme_, n'est-ce pas? --Oui, j'entends cela! répliqua M. de Guermanton. Soyez heureux avec votre charmante femme. Restez, vous ferez bien. Voyagez, vous ferez encore mieux. Mais nous n'interviendrons jamais, par respect pour Pauline, pour vous, pour nous-mêmes. --C'est ce que je craignais! dit le Normand. Vous auriez pu me bien aider! Mais... je conçois certains scrupules, la prudence... Ah! si je savais que Pauline ne fût pas heureuse... Car je ne l'ai épousée que pour être la source du bonheur de quelqu'un!... Il s'attendrit et, comme dans le cimetière, en prononçant l'oraison funèbre de feu Pastouret, il cacha son visage dans un mouchoir. Cet attendrissement toucha Jeanne et laissa Jacques impassible. La visite ne pouvait se terminer que par une invitation à l'adresse de Pauline et de son mari, invitation d'autant plus urgente, que le départ du baron pouvait être plus proche. M. de Guermanton la fit d'une manière trop succincte pour ne pas laisser à Pottemain toute latitude de refuser. Il refusa en effet et, se contentant d'annoncer une visite d'adieux que peut-être il ne voulait pas faire, il se retira bien assuré que le cercle était fermé de nouveau autour de Bois-Peillot et que, de dépit d'une allusion faite par le baron à quelque secrète sympathie pour Pauline, M. de Guermanton ne remettrait pas les pieds au château. C'était peut-être ce qu'il souhaitait! V Le baron, de retour à Bois-Peillot, trouva sa femme occupée dans la lingerie à ajuster de vieux vêtements à la taille d'un jeune garçon. --Que faites-vous? dit-il d'un air qu'il voulut rendre aimable. Vous voilà tailleur à présent? --Je désire simplement, repartit Pauline, si toutefois vous m'y autorisez, habiller un petit pauvre. --Oh! rien de mieux, ma chère amie... dit Pottemain. Serait-ce lui, par hasard, qui s'appelle Jacques! Pauline se pencha sur son travail en changeant de couleur et répondit: --Il s'appelle Jeannolin. C'est un de vos bergers, et vous le connaissez sans doute. --Peut-être! fit le baron. Et à propos, continua-t-il, j'ai deux mauvaises nouvelles à vous apprendre. Je viens de Guermanton, où j'ai été reçu fraîchement, je n'imagine pas pourquoi. J'espérais que des relations suivies avec vos amis vous seraient agréables... Ils se dérobent. Vous voilà, malgré moi, bien isolée... L'autre nouvelle est que décidément le feu a été mis _exprès_ à ma grange de Sainclair. Décidément, nous excitons des sympathies partout!... Ah! il est vrai que votre amour me reste pour me consoler... C'est quelque chose... Habillez les pâtres, ma chère! Quant à moi, je vais m'occuper à faire prendre et à faire pendre l'auteur du méfait. Je mets la maréchaussée sur pied à dix lieues à la ronde. Cela va m'occuper huit jours. Après quoi, si vous n'allez décidément pas mieux, nous bouclerons les malles et nous jetterons une plume au vent... Et, après ce petit discours, empreint d'un léger persifflage, le baron Pottemain tourna les talons, laissant Pauline à son travail. La jeune femme, si seule dans ce manoir plein de visages louches, s'était prise pour Jeannolin d'une affection singulière. Elle avait résolu de conquérir l'amitié de ce petit sauvage, bien moins _berdin_ qu'on ne voulait le dire, mais dont l'intelligence fruste avait besoin d'être développée et cultivée. Elle continuerait ainsi la tâche de la défunte châtelaine, à laquelle le pauvre être avait gardé un souvenir si reconnaissant. Aussi le danger couru par Jeannolin, auteur de l'incendie de Sainclair, fit, s'il se peut, plus de peine à Pauline que l'abandon de la famille de Guermanton. Le premier de ces malheurs était pressant et pouvait devenir tragique. Le second était tempéré, dans l'esprit de la jeune femme, par l'indignation que lui causait la pensée d'avoir été livrée par ses hôtes à un scélérat et de ne pouvoir plus désormais trouver auprès d'eux aucun appui. Le silence était même imposé d'avance à toute plainte. Eux qui ne lui devaient rien que des égards avaient fait, pour la marier et se séparer d'elle, un sacrifice qui pesait maintenant à sa délicatesse et auquel mille fois elle aurait préféré un sourire ou une poignée de main. Le baron, tandis que Pauline travaillait avec une douce charité à vêtir le vrai coupable, adressa une plainte au parquet. C'est toujours une bonne fortune pour un parquet de province qu'une ténébreuse affaire et c'est tout naturel. De quoi serviraient, sans la guerre, les officiers et les soldats? Une enquête eut lieu. Ce même substitut, qui tenait les chevreuils de Guermanton en si haute estime, se trouva chargé des préliminaires. Il vint à Bois-Peillot, assisté de son greffier, dans une voiture de louage. Cette circonstance lui permit de voir Pauline, transformée en baronne Pottemain. Jusque-là, pour lui, elle n'avait été personne, mais maintenant elle était riche et par conséquent elle était quelqu'un. --Ah! c'est pour cela, madame, lui dit le jeune magistrat d'un ton malin, qu'il y a six mois, à Guermanton, vous vous informiez si volontiers de Bois-Peillot et du château un peu délabré alors, mais magnifique aujourd'hui... grâce à vous. Tous mes compliments, madame la baronne!... Tandis que parlait le substitut, dont les épaules hautes et maigres faisaient l'effet d'un porte-manteau, tandis que, la tête rejetée en arrière comme ses cheveux, il cherchait à résoudre le problème d'apercevoir les objets à travers le pince-nez juché sur les tendons extrêmes de son appareil olfactif, Pauline cherchait, dans son cœur meurtri et saignant, comment elle pourrait dérober un pauvre enfant, coupable d'un gros forfait, aux menottes de la prévention criminelle. Le substitut, lui aussi, avait trempé dans l'espèce de conspiration qui avait donné à Pauline Pottemain pour époux. Raison de plus pour le dépister dans des recherches et même pour croire qu'il serait possible de le dépister, car il ne brillait pas par la judiciaire, à en juger par la façon dont il appréciait les physionomies. Mais Pauline comptait peut-être sans cette habitude contractée dès l'abord au parquet par les jeunes magistrats, de voir partout des coupables et de spéculer à perte de vue sur les antécédents et sur l'attitude des malheureux, comme si rien faisait foi d'un fait, comme le fait lui-même, et comme si une induction devait jamais servir à faire tomber une tête. Quoi qu'il en soit, elle sentit, de prime abord, que la lutte, à l'occasion de Jeannolin, était entre le substitut et elle. Et comme elle était brave, elle marcha de l'avant, l'oreille et l'œil bien ouverts. La mort de Pastouret créait une vacance dans le personnel domestique de Bois-Peillot. Le plus profond taillis n'était pas sûr pour le pauvre Jeannolin, que ses stations avec son troupeau avaient conduit et conduiraient encore sur le théâtre de l'incendie. Elle eut un éclair de génie féminin, elle demanda Jeannolin au baron pour tenir provisoirement l'emploi de valet au château et, de peur de se voir opposer un refus, elle travailla toute la nuit de façon à ne produire son candidat que proprement vêtu des pieds à la tête. Jeannolin était de ces enfants de l'amour, qui, n'ayant ni père ni mère, ont, par exception, obtenu grâce, dès leurs premières années, par leur gentillesse. Le fermier de Bois-Peillot lui avait servi de tuteur et il était couché et nourri (Dieu sait comme!) à charge par lui de garder les troupeaux. Livré à lui-même, personne ne s'étant jamais avisé de son éducation, il s'était élevé solitairement et sa nature restée fruste avait fait croire dans le pays qu'on était en présence d'un simple d'esprit, un innocent, un _berdin_... De son vivant, la première baronne l'avait aimé et choyé de son mieux. Mais depuis trois ans, il avait subi le sort commun des choses à Bois-Peillot; il allait pieds nus parce que Mme Pottemain était morte, que les murs avaient des lézardes et que les ronces avaient poussé partout. Quand Pauline le présenta timidement au baron avec sa supplique, celui-ci ne le reconnut pas, tant il était changé. Pauline l'avait peigné et attifé elle-même après lui avoir prescrit les ablutions nécessaires. Jeannolin était vêtu de gris des pieds à la tête; il avait de bons bas bleus des souliers neufs et un vieux ruban rouge, trouvé par Pauline au fond de sa toilette, formait au col de l'adolescent un petit nœud qui éclatait comme un corail sur une chemise de grosse toile d'une blancheur éblouissante. Le baron examina le petit berger d'un œil assez narquois et dit à Pauline: --Il vous plaît, madame, d'avoir pour page ce Jeannolin? Soit, essayez-en, mais conseillez-lui de ne pas fracasser ma vaisselle, car il doit être moins habitué à servir un thé qu'à gauler des noix... --Je me charge de son éducation, dit la jeune femme. Vous n'accuserez que moi de ses fautes. Le pauvre criminel n'avait pas osé lever les yeux sur le Sournois. Toutefois, c'était déjà une première victoire. Pauline s'occupa de suite d'initier le nouveau domestique aux détails de son service. --C'est toi, lui dit-elle, qui serviras à table et voici comment tu devras t'y prendre. Il faut avoir la serviette sous le bras gauche avec l'assiette à donner. Tu prends l'assiette à enlever de la main droite, tu la passes comme ceci dans la gauche, et tu présentes la nouvelle assiette que tu tenais sous ton bras. Marche sans bruit pour faire ton service. Glisse comme une ombre autour de la table. Offre du pain sans que l'on t'en demande et nomme d'une voix brève, à demi-basse et très nette, près de l'oreille droite du convive, le cru dont tu vas remplir son verre. L'important est de ne pas se tromper de verre. Il y en a plusieurs pour chaque personne. --Jamais je ne me reconnaîtrai là-dedans, soupirait Jeannolin, surtout si M. le baron me regarde... Ça me trouble, voyez-vous... --Ne le regarde pas... --Mais s'il me parle? --Préviens ses ordres, il ne te parlera pas. --J'ai peur... --Il faut t'armer de courage... Tu ne seras en sûreté qu'ici. Deux jours, trois jours se passèrent, d'une longueur mortelle pour les deux complices, car Pauline s'était faite la complice du petit incendiaire en épousant sa cause. Et l'enquête se poursuivait toujours. L'assurance ne couvrant pas le sinistre, l'idée de la culpabilité du fermier avait été rapidement écartée. De tous les gens soupçonnés, pas un n'avouait. Pauline ne perdait pas un mot des rapports, ni des rumeurs, tout en feignant de ne songer qu'au ménage. Enfin, un soir, le baron, le substitut et le greffier arrivèrent de la ferme de Sainclair avec une satisfaction visible. Le greffier ployait sous le faix des dossiers déjà formés par de volumineux interrogatoires. Intervenu comme expert, le docteur Marsay était de la partie. On se mit à table aussitôt et le baron invita ses hôtes à considérer Bois-Peillot comme leur propre demeure. --Vous paraissez triomphants, messieurs, leur dit Pauline, pleine d'anxiété. Avez-vous trouvé quelque chose? --J'ai, dit le substitut d'un air de suffisance et de mystère, mis, je crois, la main sur un garçon suspect et je l'ai expédié en prison à tout événement. --Et vous le croyez coupable? demanda Mme Pottemain, en feignant de s'occuper beaucoup moins de la conversation que du potage. --Madame la baronne, répondit le substitut avec une pédanterie enjouée, ceci est le secret de Dieu. Notre rôle consiste à interroger, selon notre sagacité, Pierre, Paul ou Jacques sur le fait délictueux. Celui qui se coupe, se trouble, s'enferre et ne peut prouver immédiatement son alibi, passe à l'état de prévenu. On l'écroue. Puis le ministère public le tenaille et, s'il passe, par sa faute, de l'état de prévenu à celui d'inculpé, il est renvoyé devant la chambre des mises en accusation. Si la chambre confirme, l'inculpé devient accusé et comparaît devant les tribunaux. --Et ainsi, repartit Pauline, vous tenez le prévenu? --Et nous le tenons bien! dit gaiement l'homme de justice, en laissant tomber son pince-nez pour déguster son madère. --Et pourrait-on savoir son nom? --Facile! dit le substitut. C'est un pâtre, le nommé Bertrand Cassecou... Jeannolin, qui, à ce moment, offrait du poisson au substitut, laissa tomber le plat qui se brisa sur les dalles. Le magistrat, éclaboussé, se retourna d'un air très contrarié et toisa Jeannolin des pieds à la tête. Pauline avait poussé un cri. Il résulta de la chute du turbot un certain trouble et un mélange confus d'exclamations, de plaintes et d'excuses. --Voilà ce que c'est, murmura Victorine en réparant le désordre, tandis que l'enfant, plus mort que vif, la regardait faire en songeant à Bertrand Cassecou, au turbot et à d'autres calamités encore. Voilà ce que c'est que de se faire servir à table par un berger! Cette critique adressée au pauvre Jeannolin n'échappa pas au substitut et, pour rompre les chiens,--car le mécontentement du baron menaçait d'éclater--il dit: --Y a-t-il longtemps, mon ami, que vous ne gardez plus les troupeaux? S'il n'y a pas longtemps, vous êtes excusable. Jeannolin regarda Pauline, transie de peur en songeant à la réponse probable de l'enfant et il puisa, dans ce regard, plus de force qu'elle n'en avait elle-même. --Depuis pas assez de temps, répliqua-t-il hardiment, pour n'être pas sûr que Bertrand Cassecou n'est pas coupable... --Vous le savez? dit vivement le magistrat. --Je suis sûr que Cassecou n'a rien fait... j'en mettrais ma main dans le feu... --C'est un de vos camarades? demanda le substitut. --Oui, dit Jeannolin, nous avons gardé les bêtes ensemble... Pas méchant du tout... _Berdin_ si l'on veut, mais faire du mal à qui que ce soit, jamais! --Mais, enfin, sur quoi bases-tu cette opinion qu'il n'est que _berdin_, puisque _berdin_ il y a? demanda le baron intrigué. Jeannolin essaya, sans y réussir, de regarder le baron en face; il se recueillit, puis: --Oh! nous autres, dans les bois, ça nous connaît! Les personnes des villes peuvent pas savoir cela, mais le feu prend souvent tout seul dans les champs... Essayez de mettre de l'herbe verte en meule avec une clef dedans... et vous verrez! --Ce serait bienheureux, s'écria Pauline, si l'on découvrait que le pauvre Cassecou est innocent, que tout le monde est innocent... Le docteur Marsay, qui avait des raisons de complaire à la nouvelle baronne, jugea qu'elle tenait à ce que personne ne fût coupable et il parla: --C'est précisément, fit-il d'une voix insinuante, ce que, sur le terrain, il n'y a pas deux heures, j'avais l'avantage d'exposer, en ma qualité d'expert, à ces messieurs... Ainsi, je me charge d'allumer un incendie à quinze lieues de l'endroit où il éclatera une heure après... --Une heure après quoi? dit en riant le baron qui se moquait volontiers du médecin, bien qu'il lui témoignât d'ailleurs, en toutes autres circonstances, une confiance à toute épreuve. --Une heure après mon départ, dit Marsay. --Mais alors vous ne serez pas à quinze lieues. --Mettons-en dix par le chemin de fer, répliqua le docteur, et n'en parlons plus. Je continue ma démonstration: Soit un débris lenticulaire de carafe, n'importe quel fragment de verre concave jeté au hasard sur le sol et une allumette jetée aussi par hasard, de telle façon que le foyer de la lentille... --Permettez, monsieur le docteur, interrompit le substitut, qui tenait à son prévenu, vos suppositions sont gratuites et si vous aviez raison, il n'y aurait plus que le hasard... --Ce sont ces _hasards_, répliqua l'officier de santé, qui expliquent la plupart des erreurs judiciaires. Et l'éperon de Lesurques? Et tant d'autres circonstances aggravantes, qui ont fait porter à des innocents leur tête sur l'échafaud? Tout est possible et même ce qui semble souvent impossible... --Dites-nous de suite, conclut le substitut, que nous aurions dû chercher le coupable dans le château. --Ah! pour cela, dit Pauline, ce serait peine perdue, puisqu'ici tout le monde s'intéresse à la prospérité de nos affaires, nous, parce que ce sont les nôtres, nos serviteurs parce qu'ils en bénéficient, et pourquoi aussi ne pas ajouter: parce qu'ils nous aiment! A l'ouïe de ces paroles, le petit Jeannolin trouva du génie à sa maîtresse et il la plaça incontinent, dans son cœur reconnaissant, à la hauteur de la baronne trépassée. Le repas ne fut signalé par aucun incident nouveau. Quand la maîtresse de maison se leva et que le substitut lui offrit son bras pour la conduire au salon, les autres convives suivirent. Seul, le baron, demeuré en arrière, dit à Jeannolin, qui respirait d'aise à voir les gens de justice s'éloigner, mais que préoccupait fort le destin du pauvre Bertrand: --Je parie que c'est toi, polisson, qui a mis le feu au bâtiment, en allumant quelque pipe. A ton âge, on veut déjà fumer dans une pipe! Ce n'était qu'une plaisanterie du baron, mais l'enfant devint excessivement pâle en l'entendant. Le Normand remarqua cette pâleur, fronça le sourcil et passa outre. A dix heures, les visiteurs prirent congé de leurs hôtes, et repartirent, le docteur Marsay à Souvigny, le substitut et son greffier à Moulins. Demeuré en tête-à-tête avec sa femme, le baron lui dit à brûle-pourpoint: --Oui, décidément Bertrand Cassecou n'est vraisemblablement pas l'auteur du méfait. --Ah! --Non, mais il faut néanmoins laisser s'instruire l'affaire afin d'avoir une certitude au lieu d'un soupçon. --Quel soupçon? --Le soupçon de l'innocence de Bertrand et de la culpabilité d'un autre. --Quel autre? --Le feu a été mis aux bruyères, n'est-ce pas? De là, il s'est communiqué à l'aire de la grange où il y avait de la paille. De la paille, l'incendie a gagné le blé en gerbes qui était à l'étage au-dessus. --J'entends... Alors? --Alors, il ne s'agit plus que de savoir qui a mis le feu aux bruyères. Marsay, consulté, dit: «Il a bien pu prendre tout seul...» C'est aussi l'avis de Jeannolin, ajouta le Normand avec un rire sardonique, de Jeannolin qui était bien placé pour voir, puisque, ainsi qu'il vient de nous l'avouer, il gardait les bêtes en compagnie de Bertrand. Jeannolin, votre protégé, a opiné, vous aussi du reste et dans le même sens... Il n'y a plus guère pour moi d'hésitation possible... --Que voulez-vous dire? Que c'est le contraire qui est vrai? demanda Pauline d'un ton altier. --Oui et non, répliqua le Normand. Eh bien, écoutez, faisons un marché. Depuis quelques jours, un différend qui me pèse et me cause une peine profonde nous sépare... Je donnerais tout au monde pour lui voir prendre fin... En ce qui concerne Jeannolin, j'ai, comme je viens de vous le faire entendre, de fortes raisons pour le soupçonner; vous, mue par un mobile que j'ignore, vous avez entrepris de l'innocenter... Voici ce que je vous propose... J'aimerai qui vous aimerez et je croirai ce qu'il vous plaira... Je m'en remets à vous de fixer mon opinion, elle sera la vôtre... Admirez ma docilité et mon désir de vous plaire... Je n'y mets qu'une condition, c'est que le passé sera de part et d'autre oublié... et la communication que vous aurez à me faire à ce sujet... j'irai vous la demander cette nuit même... chez vous... --Mais, dit Pauline, qui commençait à comprendre, si je ne parviens moi-même à me former aucune opinion sur un sujet qui m'est d'ailleurs absolument étranger... si, en définitive, je n'ai aucune communication à vous faire?... --Alors, dit le baron froidement, dans ce cas, je me formerai une opinion tout seul et d'après certains indices que voici. Primo: Jeannolin n'appartenait pas encore au personnel du château quand ma grange a brûlé. Il gardait, au contraire, ce jour-là, en compagnie de Bertrand, les troupeaux à proximité de Sainclair. Secundo: Il s'est troublé et a laissé échapper le plat, quand il a ouï dire que Bertrand Cassecou était en prison. Tertio: Il a fait grise mine quand je lui ai dit tout à l'heure, en manière de plaisanterie: «--L'incendiaire, c'est toi!» Je crains de conclure... Sur ce, Pauline, bonsoir! Je vous souhaite un sommeil plein d'agréables rêves... à moins que vous ne préfériez ma compagnie pour une fois... Ce marché, si lestement proposé, jeta Pauline dans une perplexité terrible. La mise en accusation de son favori tenait à un cheveu. Sauverait-elle l'enfant au prix de l'humiliation la plus épouvantable qu'une femme puisse subir: se livrer à un scélérat? Non! Après tout, quel grand risque Jeannolin courait-il? Tout au plus d'être accusé d'un incendie par imprudence, car nul témoin, nulle preuve ne viendraient l'accabler! Y avait-il seulement une pénalité pour ce crime? Et le crime n'était peut-être en somme, aux yeux de la loi, qu'un simple délit. Ah! quel malheur pour elle de ne pas connaître le Code pénal! Comment se renseigner sur ce qu'elle ignorait? Avait-elle lu dans quelque journal, avait-elle ouï dire que l'on fût sévèrement puni pour un malheur que l'on n'avait pu ni empêcher, ni prévoir? Mais, en attendant, elle avait juré à Jeannolin qu'elle ne le trahirait jamais. Et ne pas le disculper cette nuit même, c'était le trahir! Ne pas le sauver, c'était le livrer à l'inconnu... à la griffe juridique! Pauline sentait augmenter son anxiété à mesure que l'heure s'avançait. Un instant, elle se demanda si ce n'était pas folie à elle de tenir autant à la libre disposition de soi-même, de ne pas accepter ce suprême et douloureux sacrifice, quand, en livrant son corps à ce qu'elle considérait comme un outrage, elle pouvait sauver l'honneur et la vie d'un malheureux! Oui, mais céder, c'était pour elle-même perdre tout le terrain si âprement conquis depuis quelques jours... C'était le renoncement définitif, l'oubli du passé et pour l'avenir l'obligation de reprendre sa place d'épouse au foyer du misérable. A la façon dont Pottemain venait de lui proposer ce marché, elle avait compris la résolution bien arrêtée du Sournois d'en finir avec cette contrainte qu'on lui imposait et qui l'exaspérait. Il avait choisi ce moyen de faire rentrer Pauline sous le joug, et en dépit de ses promesses et de sa crainte du scandale, il était homme à ne reculer devant rien--il l'avait bien prouvé--pour reconquérir son indépendance et faire triompher sa volonté. Et quelle résistance pouvait opposer la malheureuse Pauline? Abandonnée par les de Guermanton, sans famille, sans amis, sans relations, sans argent, au fond de Bois-Peillot, elle était à la merci de cet homme, qui lui faisait horreur. Elle avait beau chercher dans sa tête par quel moyen elle pouvait échapper à cette alternative qui la torturait... à l'existence affreuse qui la menaçait, si elle avait le malheur de céder... elle ne trouvait aucune solution pratique. Sa seule ressource était la dénonciation posthume de Pastouret, la preuve de l'infamie de Pottemain, mais elle devait réserver cette arme pour un cas désespéré, alors qu'elle ne pourrait plus compter sur aucune défense. Elle ouvrit un coffret, s'assura que la lettre vengeresse était toujours là... Puis une pensée traversa son cerveau. Pottemain pouvait, par une indiscrétion, apprendre l'existence de cette pièce. Il importait qu'elle ne pût tomber entre ses mains... Où cacher ce papier d'où dépendait peut-être sa vie? Elle s'arma d'une paire de ciseaux, et renferma le témoignage de Pastouret dans la doublure de sa robe qu'elle recousut aussitôt avec soin. Puis elle se plongea de nouveau dans ses réflexions. Toujours nulle issue à cette condition effroyable. Elle était bien décidément dans la main de son bourreau. Et cet être qui lui dictait la loi, armé qu'il était de la loi elle-même, cet être était un assassin déguisé en honnête homme, en soutien de l'ordre social! Il donnait à dîner à la magistrature et il jouissait de la considération générale! Ah! non, elle résisterait jusqu'à la fin, ou au moins jusqu'à ce qu'elle eût trouvé une issue à cette situation abominable! Et dans le désordre de ses idées, elle en vint jusqu'à rêver sinistrement aux Judith et aux Charlotte Corday. Elle se voyait frappant Pottemain le tueur, comme il méritait d'être surnommé, dans le moment où, abusant de la terreur et de la faiblesse d'une pauvre fille, et sûr de l'impunité légale, il la coucherait de force sur le lit nuptial, comme sur un chevalet... Comme elle agonisait sur son fauteuil, éclairé par la lueur indécise d'une bougie prête à s'éteindre, cherchant sans la trouver, pour sauver le petit berger et elle-même, une inspiration d'en haut, elle entendit tout à coup un ronflement de rouages et l'horloge séculaire du château sonna lentement minuit... Presque aussitôt des pas se firent entendre dans le couloir de sa chambre. On frappa à la porte qu'elle avait eu soin de fermer à double tour. Comme elle ne répondait pas, le baron demanda d'une voix narquoise: --Le jury sortira-t-il bientôt de la chambre des délibérations? Oui ou non, l'accusé Jeannolin est-il coupable? Pauline sentit le frisson de la mort lui courir de la racine des cheveux à la plante des pieds. --Non, répliqua-t-elle résolument, il est innocent. --Et la preuve? repartit le baron. --C'est, répliqua Pauline, que j'affirme son innocence! --L'affirmeriez-vous devant la justice? Car il faudra y aller peut-être. --Hardiment! dit la jeune femme, si vous y allez vous-même pour répondre de vos actes. --Dites tout de suite que c'est moi qui ai mis le feu à ma grange, fit Pottemain en riant avec affectation. Pauline se leva et, s'approchant de la porte: --Pas tant de bruit! murmura-t-elle d'une voix faible, ou vous allez réveiller Pastouret! Il se fit un silence profond, pendant lequel elle eût entendu le vol d'une mouche. --J'entre, dit soudainement Pottemain en poussant la porte d'un si rude coup d'épaule qu'il disloqua la serrure. Le baron était en costume de nuit. Il était pâle et les yeux lui sortaient de la tête. Pauline avait vivement couru au fond de la chambre. Elle ouvrit la fenêtre toute grande. --Un pas de plus et je me tue! dit-elle d'une voix étranglée. --Eh bien, tuez-vous! dit Pottemain exaspéré, en croisant ses mains derrière son dos. Que m'importe! En même temps, il fit un pas en avant. --Vous marchez, dit Pauline, mais prenez garde! votre châtiment marche du même pas et peut-être plus vite... --Ah! ma chère amie! dit le baron, j'ai assez de vos rébus et de vos caprices absurdes. Je vous ai épousée sans fortune, parce que je vous aimais; je n'ai rien négligé pour vous rendre la vie douce et heureuse; vous ne m'en avez récompensé qu'en affectant pour moi un mépris et une haine incompréhensibles, en m'accusant de crimes aussi ridicules qu'imaginaires... J'en ai assez et il faut en finir!... Si vous êtes réellement folle... on vous enfermera et tout sera dit... Je veux... j'exige des explications, ou bien... Et son bras s'éleva lentement... Sa face décomposée avait un aspect horrible... Pauline rassembla ses forces et, appuyée sur le rebord de la fenêtre: --Vous êtes un assassin! fit-elle, entendez-vous, un assassin... Je le sais... Je ne veux être ni votre victime, ni votre complice... --Allez-vous continuer à m'outrager de la sorte! hurla le baron, hors de lui. --L'outrage n'est rien, dit Pauline. Le crime est tout!... Ce sera le troisième. Et elle se pencha dans le vide... --Votre mort, entendez-vous bien, ne m'accuserait pas... Elle n'accuserait que votre folie. --Soit! Mais la plainte de Pastouret sera aussitôt déposée... je vous l'ai dit... Et la justice aura son cours... --Appelez donc Jacques... Jacques! s'écria le baron en bondissant et en saisissant Pauline par un bras. Il ne viendra plus à votre secours! Mais, avec une force plus qu'humaine, elle dégagea son bras meurtri et se jeta par la fenêtre. VI Le baron ne croyait pas volontiers aux femmes qui se jettent par la fenêtre. Il n'avait été, de sa vie, dupe de ces menaces. Aussi fut-il plus que surpris d'avoir vu Pauline passer soudainement de la menace à l'exécution. Il eut même une peur véritable des suites de l'accident, car il y avait du premier étage au sol du jardin, une hauteur de dix bons mètres--plus de distance peut-être que du baron Pottemain à la cour d'assises! Pauline n'avait pas poussé un cri en tombant. Ou elle s'était tuée sur le coup, ou ses blessures n'étaient que légères. Dans l'un comme dans l'autre cas, elle passerait pour avoir subi des violences. Le baron était l'homme des décisions promptes; il eut vite fait de prendre son parti. Il se pendit aussitôt aux sonnettes, et, serrant sa robe de chambre autour de sa taille, il descendit en courant l'escalier, son trousseau de clés à la main. Victorine arriva la première au secours de sa maîtresse. Puis parurent successivement les valets couchant dans les parties éloignées du bâtiment: le cocher, le jardinier, les palefreniers et enfin Jeannolin, dont le jeune sommeil semblait à l'épreuve du tambour et du canon, mais que le nom de la baronne prononcé dans le corridor des combles où il couchait avait suffi pour tirer de sa léthargie. Lorsque cinq ou six lanternes s'approchèrent de l'endroit où Pottemain avait couru, elles éclairèrent de leurs feux croisés une scène singulière, mais moins effrayante qu'on pouvait le redouter. Pauline était vivante, mais à demi enfouie dans une corbeille de giroflées; les tiges pressées et le sol fraîchement remué avaient amorti sa chute. Quant au baron, il poussait des soupirs à fendre les rochers et couvrait de baisers les petites mains blanches de sa femme. --Ah! Dieu merci, chère amie!... Vous êtes saine et sauve, répétait-il avec effusion... Vous sentez-vous la force de vous lever? --Non! répétait Pauline, je dois avoir le pied démis! Hélas! ajouta-t-elle avec un sourire amer, j'ai la vie dure! L'explication de cet événement pour le petit public admis à y assister, c'était la fenêtre ouverte au-dessus de l'endroit où la baronne venait d'être retrouvée et c'était cette parole: --J'ai la vie dure! Il s'agissait maintenant, pour Pottemain, d'expliquer la chute de façon à ne point pouvoir être démenti, ni incriminé; c'était difficile. Mais le gaillard avait une imagination fertile en expédients. Dès que l'on eut transporté la baronne dans la maison, et comme on lui donnait, dans le salon du rez-de-chaussée, les premiers soins, le baron prit à part ses domestiques dans le vestibule et leur dit: --Mes enfants, vous me voyez désolé! Vous avez pu remarquer que ma bien-aimée femme, votre maîtresse, a quelque chose là... (et il se frappa le front du doigt). Eh bien, pour le nom et l'honneur de ma maison, je vous demande de ne pas en répandre le bruit... Faites ce qu'il vous plaira, mais ne dites pas la vérité... Ne dites pas au dehors que Mme la baronne Pottemain est folle!... Cela me poignarderait!... Par cette recommandation, il fut bien assuré que, dans moins de quarante-huit heures, tout le canton répéterait en chœur que la nouvelle baronne avait perdu le jugement. Puis il fit chercher le docteur Marsay. Tandis que Jeannolin y courait à cheval, Victorine montait au premier étage, et elle constatait à sa manière l'état des deux appartements contigus: le lit de Pauline intact, le lit du baron défait. La porte de communication fracturée et grande ouverte... Point de traces d'une lutte, car les meubles étaient à peine dérangés. Seulement,--chose étrange pour une femme sortant du lit conjugal,--Pauline avait été trouvée au-dessous de sa fenêtre, à elle, en habit de nuit, il est vrai, mais avec son corset, des bas et des bottines, tandis que, à en juger par le désordre de Pottemain, celui-ci était couché et il dormait peut-être quand il fut attiré par le bruit d'une fenêtre que l'on ouvre ou par la chute de sa femme. --Il y a progrès, pensa la maritorne, puisqu'ils ont fait chambre à part... Néanmoins il a dû y avoir dispute... A moins que la petite dame ne soit somnambule! Ça s'est vu, des malheurs comme ça, dans les familles!... Ça ne fait rien... C'est bien fait et ça lui apprendra, au patron... à aller chercher des demoiselles de l'Inde pour faire des traits à Victorine!... Il en reviendra... Ça commence bien! A l'arrivée du médecin, Pauline était installée dans son propre lit. Elle paraissait souffrir beaucoup. Mais cela ne se voyait qu'aux battements de sa poitrine et à ses sourcils froncés, car elle n'articulait pas une plainte. Le baron l'appelait des noms les plus doux. Il se mettait en quatre pour la soulager et pour lui plaire. Elle y répondait par des paroles douces, résignées, n'exprimant aucune rancune, n'accusant personne. Était-ce prudence? Était-ce générosité? Elle n'avoua ni une discussion, ni un accès de folie devant ses gens, mais elle prononça elle-même le mot de somnambule. Son pied gauche était réellement démis. Il gonflait à vue d'œil. Ce fut beaucoup pour la science de Marsay que de le lui remettre. Pauline parut très affectée de la visite de ce pédant imbécile qu'elle considérait en secret comme le complice du baron. Dès que la douloureuse opération fut terminée, elle demanda à boire à Jeannolin, de préférence à tout autre, et lui désigna un verre et une carafe qui se trouvaient sur sa propre cheminée, mais elle refusa les autres breuvages. Jacques de Guermanton et sa femme, accompagnés de leurs enfants, accoururent dès le lendemain, quand ils surent que Pauline était blessée. A leur aspect, elle fondit en larmes. Le baron ne perdit de vue ni Jacques, ni Pauline. Jeanne lui sembla en faire autant de son côté. Les enfants étaient consternés. Le visage de leur bonne amie les avait frappés tout d'abord et ils n'avaient pas été seuls à remarquer sa pâleur, car Jacques avait, en parlant à la baronne, des larmes dans la voix, tout ancien officier de cavalerie qu'il était. Quant au baron, dans quelques a-parte, il reprit et accrédita de son mieux la question d'aliénation légère, mais croissante. Les visiteurs se retirèrent très attristés, mais pensant qu'il y avait de la faute de Pauline, si elle n'était pas heureuse. Jeanne, sans oser le dire, la trouvait presque ridicule, quoiqu'elle la plaignît de son accident: --C'est pensait-elle, une fille d'une exaltation, d'un romanesque insupportables! En attendant, Pauline était condamnée à garder le lit. Il en résulta entre les deux époux une sorte de trêve et d'accalmie. L'état de la blessée, du reste, la mettait à l'abri de toute nouvelle entreprise de la part de Pottemain. Si elle évita soigneusement toute allusion au passé, le baron de son côté affecta de ne se souvenir de rien. Il se montra vis-à-vis de sa femme plein d'attentions et de prévenances, et Victorine put croire un instant que son plan avait échoué et que cet incident, qui aurait pu être funeste, avait au contraire servi à sceller la réconciliation des deux époux. Quels étaient le but et la pensée secrète du baron, et que signifiait ce brusque changement d'allures? Regrettait-il sincèrement sa brutalité et était-ce de sa part une suprême tentative pour regagner l'estime de cette femme qu'il avait choisie, qu'il aimait peut-être et que dans tous les cas il désirait? Ou bien agissait-il en vue simplement de prendre ses précautions vis-à-vis de cette créature énigmatique et courageuse, qui l'avait pénétré d'un coup d'œil, qui semblait tout savoir sur lui par simple intuition? Pauline était-elle l'amie qu'on cherchait à se concilier de nouveau... ou l'ennemie dont on désirait la mort au fond du cœur? Sans oser résoudre ce problème redoutable, la jeune femme penchait plutôt vers la dernière hypothèse. Elle devinait la griffe acérée du tigre sous cette patte de velours. Tout en feignant de se laisser prendre à cette apparente soumission, elle en profita pour manifester quelques petites exigences auxquelles Pottemain accéda aussitôt. Comme elle se défiait du personnel qui l'entourait, et en particulier de Victorine, elle voulut que Jeannolin fût chargé de son service particulier. Les événements tragiques qui s'étaient succédé l'avaient empêchée de demander à nouveau le renvoi de cette fille, et pour la remercier de cette discrétion, Pottemain n'avait plus parlé de déférer aux tribunaux le petit pâtre. Grâce à cette convention tacite, Jeannolin resta le compagnon et le garde-malade de sa maîtresse. C'était pour la pauvre blessée, qui se sentait espionnée et sans défense, une sorte de sauvegarde que la présence presque constante de l'enfant. Dès que le docteur Marsay lui permit de se lever, c'est appuyée sur l'épaule de Jeannolin qu'elle descendait à grand'peine les marches du perron et qu'elle atteignait un de ces fauteuils roulants, très légers, dans lequel elle s'installait. Puis l'ancien berger la conduisait à l'ombre d'un bosquet, et là, Pauline passait les longues heures de l'après-midi à instruire son protégé dont l'intelligence s'éveillait tous les jours davantage, ou bien elle s'occupait à travailler pour les pauvres de la contrée, et c'était encore Jeannolin qu'elle chargeait de répartir ses aumônes. Ainsi s'écoulait la triste existence de la baronne. Une vie aussi réglée, mais aussi sévère, sans récréation, ni compensation terrestre et au fond sans sécurité, était bien faite pour user rapidement une nature pleine de vivacité et d'exigences. La rieuse, ardente et mobile jeune fille, condamnée qu'elle était à vivre dans une contrainte et une terreur perpétuelles, à marcher le moins possible, semblait subir ce supplice inventé par la barbarie persane, qui consiste à être murée vivante. En dehors de ces heures de repos où elle se consacrait à la charité ou à l'éducation de Jeannolin, elle devait subir la présence de Pottemain, qui, même lorsqu'il la quittait, ne s'absentait jamais longtemps. Elle s'effrayait parfois de cette surveillance incessante. Quel projet cachait le baron sous cette bienveillance hypocrite? Ne se recueillait-il pas en attendant l'heure propice de se délivrer à tout jamais de la femme qui possédait son secret? Un soir, comme le soleil allait se coucher en face des fenêtres de Bois-Peillot, dans sa lave de pourpre, un humble capucin parut à la grille du parc et demanda l'hospitalité. Le jardinier, qui savait quels honneurs apparents le baron rendait en toute occasion aux gens d'église, comme à toutes les puissances de ce monde, lui fit révérences sur révérences et le conduisit au château. --Attardé en route, dit le capucin, et connaissant de réputation le propriétaire de ces domaines, j'ai pensé que je trouverais pour une nuit une botte de paille dans une de ses granges... --L'hôte envoyé par Dieu, répliqua Pottemain avec onction, ne couche pas chez moi sur une botte de paille, j'y coucherais plutôt moi-même pour lui céder mon lit. Entrez, mon père, soupez, si le cœur vous en dit, comme je l'imagine en vous voyant couvert de poussière et de sueur. Soyez le très bien venu! Puis il lui présenta Pauline, qui assistait à l'entrevue, étendue dans un fauteuil. --Mme la baronne, dit-il, qu'un accident récent prive du plaisir de vous faire les honneurs de sa maison. Le capucin s'inclina profondément. C'était un homme jeune encore, assez chétif, d'une haute taille et dont la barbe rousse était la seule chose abondante et forte qui parût en lui. La ferveur et la simplicité du dévouement chrétien luisaient dans ses yeux limpides, et ses pommettes saillantes, sur ses joues creuses et pâles, donnaient à son visage aquilin le type des anciens solitaires. --C'est une bonne fortune pour moi, mon père, dit Mme Pottemain, que votre arrivée sous notre toit. Depuis longtemps je souhaitais de me confesser et je profiterai, si vous le voulez bien, dès demain, de votre présence. --Je le voudrais sincèrement, dit le capucin, mais je suis attendu de bien bonne heure, à trois lieues d'ici, par le prêtre malade dont je dois dire la messe à huit heures et je ne saurais, sans manquer à mon devoir, m'attarder le long du chemin. --J'insiste, repartit Pauline, je me fais fort d'être prête aussi matin que vous le voudrez. Notre curé demeure loin d'ici... Il est d'ailleurs souffrant, et moi, je ne puis, dans l'état de santé où je suis, faire de longs trajets... Ainsi, ne me refusez pas cette grâce... --Donc à six heures du matin, si vous le voulez bien, madame, dit le moine en se levant. Puis, ayant achevé la collation qu'on lui avait fait servir, il porta la santé de ses hôtes, pria un instant et se fit conduire par Jeannolin à la chambre qui lui avait été préparée. Cette scène courte avait eu lieu devant le baron, qui ne pouvait rien y blâmer et à qui nulle considération ne devait la rendre suspecte. Cependant cette confession générale lui déplaisait en pareille situation. Toutefois, il réfléchit qu'il valait mieux avoir pour confident un capucin en voyage que le pasteur permanent de la paroisse et il dissimula son dépit. Craignant sinon une opposition, du moins une observation, Pauline prit les devants: --Je suis heureuse, dit-elle, de pouvoir profiter du passage de ce bon père pour me réconcilier avec Dieu. Et vous, ajouta-t-elle sur un ton de discrète raillerie, pourquoi n'en feriez-vous pas autant? --Confessez-vous, ma chère, répliqua Pottemain d'un ton sec, je trouve cela naturel... Quant à moi, je mentirais à Dieu si je lui disais que je puis vous pardonner l'état où vous m'avez réduit! Seule dans sa chambre, Pauline passa une partie de la nuit à écrire. Le lendemain, au coup de six heures, elle était sur pied et habillée; Jeannolin, debout également, conduisit sa maîtresse au salon, où le capucin l'attendait, son bréviaire à la main. Presque à la porte, la jeune femme rencontra Victorine. --Avez-vous vu monsieur? demanda-t-elle. --Monsieur dort encore, répliqua la servante, qui paraissait le savoir. Pauline ferma les portes avec soin, poussa un écran près d'un fauteuil qu'elle désigna au capucin et elle s'assit elle-même péniblement aux côtés du prêtre. Puis elle prit la parole: --Je vous remercie, mon père, d'avoir bien voulu m'entendre et de venir ainsi au secours d'une pauvre âme aux abois... Je suis en danger de mort, mon père, et je ne puis ici me confier à personne... Les seules armes que j'aie contre mes ennemis, armes qui peuvent m'être ravies d'un moment à l'autre, sont ces deux lettres... L'une est signée de moi et d'un témoin qui pourra confirmer les faits graves que j'énonce... l'autre est une dénonciation posthume... Ces lettres demeureront closes jusqu'au jour où vous recevrez de moi, au couvent où vous résidez habituellement, l'avis que le danger menace... Cela signifiera que vous devez porter vous-même ces deux lettres au Procureur de la république. Jurez sur votre âme et sur Dieu que vous accomplirez ma volonté dernière et qu'à votre défaut... si Dieu vous rappelait à lui, mon père, avant le temps... un autre soldat du Christ vous remplacerait sur la brèche...! --Pouvez-vous me jurer auparavant, ma fille, que ces lettres renferment la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, et qu'en me confiant cette mission vous n'accomplissez point quelque projet de vengeance? --Il est aisé de vous répondre, mon père, car ces lettres ne renferment que ce je que crois être fermement la vérité. Quant à des projets de vengeance, il y a, il est vrai, en ceci des représailles contre un meurtrier, mais ce n'est pas moi qui suis sa victime. Seulement, je pourrais le devenir à mon tour et je n'ai d'autre arme contre ses entreprises que la certitude où il est, que le glaive se lèvera sur lui le jour où il me frappera... C'est donc un acte de simple défense pour ma part et de réparation pour les autres. --Mais enfin, dit le capucin, il est sans doute un cas prévu où, venant à résipiscence, le coupable obtiendrait de vous le pardon, la remise pleine et entière de sa peine. Dieu lui-même ne procède pas différemment à l'égard du repentir. --Oui, ce cas est prévu. Et dans ce cas ce sera vous qui, sur mon avis, jetterez ces deux lettres au feu! --Soit, repartit le moine, mais supposez que des circonstances que nous n'imaginons pas vous empêchent de me faire parvenir un message... quelle conduite dois-je tenir? Et quelle durée assignez-vous au dépôt de ces pièces entre mes mains? Pauline réfléchit un moment, puis fermement: --Si, d'ici à un an, à partir de ce jour, vous n'aviez reçu de moi nul avis dans aucun sens, faites parvenir ces lettres au Procureur. Il y eut un instant de silence solennel entre les deux interlocuteurs. Pénétré de la gravité de la mission qu'on lui confiait, le capucin tournait et retournait entre les mains cette enveloppe qui contenait un si terrible secret. Enfin il reprit: --Chaque année, vers cette époque, je prêche une mission à l'église de Souvigny... Dans un an, si je n'ai, d'ici là, rien reçu de vous, je passerai au château et c'est à vous-même que je remettrai ce dépôt que j'accepte aujourd'hui... Si vous n'étiez pas ici... --C'est que je serais morte! fit Pauline d'un ton vibrant, alors n'hésitez pas! Et que justice se fasse! --Dans ces conditions expresses, prononça alors le moine, et en présence de Dieu, qui lit dans votre âme comme dans la mienne, je consens à mettre en sécurité cette enveloppe et je promets d'en disposer selon votre volonté. --Merci, mon père, et à présent, daignez recevoir ma confession. Quelques instants à peine s'étaient écoulés depuis que le capucin, pressé par l'heure, avait pris place dans la voiture qu'on avait mise à sa disposition et s'était éloigné dans la direction de Souvigny, lorsque le baron Pottemain parut, l'air soucieux et préoccupé. Le visage de Pauline était radieux. --Vous paraissez bien gaie, ce matin? dit-il à la jeune femme. --En effet, répliqua-t-elle, j'éprouve une paix intérieure profonde depuis que je suis réconciliée avec Dieu! Que ne m'avez-vous imitée? Vous auriez à présent comme moi la conscience tranquille. Le baron haussa les épaules sans répondre. En réalité, ce qui remplissait de joie l'âme de la jeune femme, c'était moins les consolations qu'elle venait de demander à la religion et l'absolution de ses fautes que l'assurance où elle était à présent de pouvoir opposer une défense efficace aux tentatives de son mari, de quelque nature qu'elles pussent être. Il lui semblait maintenant qu'elle n'était plus seule, ni abandonnée et qu'une puissance invisible veillait sur elle... Aucun incident nouveau ne vint troubler la monotonie des jours qui suivirent, sinon que Pauline crut s'apercevoir que plus que jamais ses actes étaient surveillés. Elle sentait autour d'elle, à mesure que les forces lui revenaient, un espionnage occulte qui ne lui permettait pas de faire un mouvement, de prononcer une parole sans que le baron en fût aussitôt informé. Elle se résigna donc à poursuivre le cours de son existence triste et solitaire, au milieu de ses geôliers, en attendant que son horizon s'éclaircît, s'il devait jamais s'éclaircir, ou qu'elle en changeât... en quittant ce monde. Les Guermanton n'avaient plus reparu. Et elle ne songeait pas même à accuser Jacques d'inintelligence ni de dureté. Le gentilhomme avait parfaitement compris, dans les deux ou trois visites qu'il avait faites devant témoins avec sa femme, à la baronne alitée, que celle-ci souffrait d'autre chose que d'une entorse et qu'elle avait une plaie au cœur depuis le jour de son mariage. Mais la question avait été posée devant Jacques, au sujet de Pauline, dans de tels termes, par Jeanne et par le baron, et Pauline, paraissait-il, avait aggravé elle-même le soupçon par de telles imprudences, qu'il n'était plus possible à Jacques de s'occuper d'elle, ni ouvertement, ni en secret. La raideur militaire de ses principes lui avait dicté de se conduire à l'égard de son ancienne institutrice, précisément comme si elle était morte. Mais ce n'était pas à dire pour cela qu'il ne souffrît point de ce qu'elle semblait souffrir? Bien au contraire! Pauline elle-même reconnaissait la nécessité de cet apparent abandon et le lui pardonnait volontiers. Mais ce quelle ne lui pardonnait pas plus qu'à Jeanne, c'était de l'avoir précipitée dans l'horrible vie qu'elle menait à cette heure, par une folle confiance dans la réputation usurpée de Pottemain et par l'éblouissement que leur avait causé la fortune du baron. VII Quinze jours environ après le passage du capucin parut à Bois-Peillot un visiteur inattendu. M. de Charaintru, que la saison des chasses avait ramené à Guermanton, débarqua un beau matin au château, sans se faire annoncer. Tout d'abord le nouveau venu, qu'avait poussé là le désœuvrement et la curiosité, trouva que le manoir présentait un assez triste tableau. De cette vaste et peu riante demeure, restée ou redevenue morne, malgré les efforts et les dépenses d'un propriétaire amoureux, il n'y avait d'habité qu'une petite aile. Tout s'était concentré là. Condamné, soit par sa tendresse pour sa femme ou pour tout autre motif--la jalousie peut-être, pensa Charaintru--à servir de garde-malade ou de geôlier à la baronne, Pottemain passait sa vie entre les quatre murs du château, auprès de Pauline dont, après quarante jours, le pied refusait encore de la porter. La conversation s'engagea sur les événements de la saison ou du pays, sur Paris, sur la Chine, sur l'incendie de la grange aux quarante mille gerbes, sur le procès qui s'en était suivi, sur l'acquittement du prévenu--car Bertrand Cassecou, dans l'intervalle, avait été remis en liberté, faute de preuves,--enfin, sur la cause probable et purement accidentelle du sinistre. --Après tout, dit Charaintru, il suffit pour cela d'un bout de cigare dans un chaume. --Oh! dit Pottemain, comme vous y allez... il n'y a pas, mon bon ami, de bouts de cigares dans les champs!... Vous vous croyez toujours au boulevard des Italiens! --Sans croire que l'écrevisse soit rouge avant le court-bouillon, dit Charaintru, j'admets volontiers qu'un feu de paille soit chose involontaire et fortuite. --N'est-ce pas? dit Pauline. Et pourquoi toujours soupçonner le mal? --A l'endroit des soupçons, grommela Pottemain, j'admire votre charité, ma chère! Mais à part cette allusion quelque peu amère, il fut constamment aimable pour Pauline, devant Charaintru. Le vicomte remarqua aussi aller et venir dans la maison et entrer souvent, à l'appel d'un petit timbre que la baronne avait sous la main, un gamin de moins de quinze ans, qui était bien le plus joli adolescent qui se puisse voir. Pottemain souffrait cette intimité de la convalescente, comme une de ces fantaisies qu'on irriterait en les contrariant. Quant aux de Guermanton, leur nom fut à peine prononcé. Et Charaintru, qui s'était déjà la veille aperçu de la réserve de ses hôtes à l'égard des châtelains de Bois-Peillot, en conclut qu'il devait y avoir du froid de ce côté-là. Quelque indifférent que le vicomte fût à Pauline, une visite semblait à la jeune femme une consolation et une sorte de sécurité. Aussi ne cherchait-elle qu'à prolonger cette visite, comme l'aurait fait à sa place tout prisonnier. Tout à coup une idée lui traversa la tête. --Avez-vous rencontré à Paris ou ailleurs, demanda-t-elle à brûle-pourpoint, un sculpteur du nom de Romagny? --Oui, madame, et non pas rencontré seulement, mais fréquenté, car je vois quelques artistes. Ce sont des toqués qui m'amusent, pourvu que cela ne dure pas trop longtemps! Romagny est un fort aimable garçon, et qui serait bien partout, s'il était moins fantasque. --J'en sais quelque chose, dit Pottemain, à une fatale époque de ma vie, voulant éterniser une figure qui m'était chère, je l'appelai ici... --Je sais bien... par mon entremise... Et il a exécuté, pour la chapelle du parc, la statue de votre pauvre amie... Une merveille! --Eh bien, vicomte, Romagny passa tout son temps... devinez où? --Je ne l'imagine point. --Au milieu des bois, dans une masure, sorte de hutte de charbonnier qui existe encore à quelque distance d'ici... Il y couchait, il y vivait, il s'y faisait apporter à manger... Il s'y trouvait si bien qu'il fallut la saison des pluies pour l'en chasser. --Il y resta longtemps? demanda le gommeux. --Deux mois environ! --Je regrette beaucoup de ne pas le connaître, dit Pauline. Pour moi, pauvre impotente, ce serait une distraction de faire faire mon portrait. Quel artiste! --N'est-ce que cela? demanda Charaintru. Vous n'avez qu'un mot à dire et je fais venir, et je vous amène Romagny mort ou vif... Il serait homme, s'il vous connaissait, madame, à payer pour avoir la bonne fortune de modeler vos traits charmants! --Qui ne le sont plus, s'ils l'ont jamais été, mais dont j'ai la folie de vouloir laisser la mémoire... à l'exemple de la personne plus aimable sans doute, qui m'a précédée dans ce château. --Qu'à cela ne tienne! dit gracieusement Pottemain. Vos désirs sont des ordres, madame, et vous aurez Romagny... puisque telle est votre fantaisie. On n'a rien à refuser à la personne de qui l'on tient la félicité sur la terre. --Voyez, dit Pauline au vicomte sur un ton dont celui-ci ne soupçonna pas l'ironie, voyez comme nous nous aimons! Cela ne vous donne-t-il pas l'envie de vous marier? --Pas encore, repartit Charaintru, pas encore! Le mariage, c'est sévère en diable! Je ne me vois pas marié, moi! C'est drôle, hein? Je constate que vous êtes heureux, mais je ne voudrais pas être aussi heureux que cela! C'est trop magistral! --Vous avez le mérite de ne l'être pas, vous! dit Pauline, qui riait d'assez bon cœur pour la première fois depuis longtemps. --Si vous saviez, dit le baron, comme mon cœur s'épanouit à l'entendre rire. Cette simple parole révéla à Charaintru que l'on ne riait pas tous les jours à Bois-Peillot. Aussi ne fit-elle pas éclore en lui le désir d'y revenir fréquemment. Sa philanthropie n'allait pas jusque-là. Une seule chose l'aurait décidé, un déjeuner comme le déjeuner d'autrefois. Ce fut à cette considération que Pauline dut de le retenir un peu plus longtemps. A deux heures, le gommeux prit congé de ses hôtes: --Vous n'oubliez pas M. Romagny? dit la jeune femme en lui serrant la main. --Aujourd'hui même, je lui écris... --J'espère que vous ne vous plaindrez plus de moi... dit le baron à Pauline, quand Charaintru fut parti. Pourriez-vous trouver amant ou serviteur plus obéissant que moi? --Je vous remercie, répondit simplement Pauline. De ce jour, elle sembla moins triste. On eût dit qu'elle était soutenue par un espoir qu'elle n'avouait pas et une résolution désormais bien arrêtée. En même temps, ses forces revenaient peu à peu. Elle pouvait maintenant faire à pied de courtes promenades, appuyée sur le bras de Jeannolin. Son but favori était le mausolée de la première baronne. Une après-midi qu'elle s'était rendue auprès du monument et que, assise sur le pliant qu'avait apporté Jeannolin, elle lui faisait répéter une leçon, un inconnu portant une blouse légère sur une veste de velours gris, salua Mme Pottemain en s'approchant de la grille qui la séparait de la statue. Après quelques instants de silencieux examen: --C'est sans doute, demanda l'étranger, à madame la baronne Pottemain, que j'ai l'honneur de parler? --Oui, monsieur, dit Pauline, frappée du ton d'exquise courtoisie de ces quelques mots. --Vous aimez cet asile et vous y venez quelquefois, peut-être? --Quelquefois, monsieur. --Moi, madame, j'ai passé ici deux mois dont je me souviendrai toujours. --Et vous êtes? --Le tailleur de pierres! s'écria Jeannolin qui depuis un instant regardait fixement le nouveau venu. Vous ne me reconnaissez donc plus? --Ah! Jeannolin! C'est vrai! fit l'artiste en tendant la main à l'enfant. Puis se retournant vers Pauline: --Oui, madame, le tailleur de pierres, l'auteur de cette statue que nul ne visiterait peut-être... si vous ne veniez point ici quelquefois... --Monsieur Romagny? dit la jeune femme. --Lui-même qui vous demande humblement pardon, madame, d'avoir été indiscret en pénétrant dans ce parc, sans la permission de ses propriétaires et en vous abordant sans vous avoir été présenté... Agréez donc mes excuses... C'est la faute de mon ami Charaintru avec qui j'avais rendez-vous à la grille de Bois-Peillot et qui s'est attardé en battant, le fusil à la main, les champs d'alentour. --Vous n'êtes nullement indiscret, monsieur, repartit Pauline et je le serai en tout cas plus que vous en vous adressant une question. Nous avons beaucoup parlé de vous, mon mari et moi, ces temps derniers, avec M. le vicomte de Charaintru à qui je disais que je désirais beaucoup avoir un buste de votre main. Est-ce à un hasard que je dois de vous rencontrer dans le pays, au moment où j'émettais le désir de vous y voir? --Non, madame, poursuivit le sculpteur, mais simplement à la lettre que m'a récemment adressée Charaintru. Et Romagny tira de son portefeuille la lettre suivante qu'il présenta à la baronne: «Veux-tu, mon vieux Romagny, faire le buste d'une femme aimable, distinguée et ennuyée? Prends tes outils, un sac de plâtre et un ballon de terre à modeler et amène-toi!... «On donne à boire et à manger à juste prix. «H. DE CHARAINTRU.» --De quel droit, demanda Pauline en remettant le billet à l'artiste, votre vicomte me traite-t-il de femme ennuyée? --Vous le savez sans doute mieux que moi! répliqua Romagny d'un air candide. Pauline se tut. Puis, se ravisant, elle dit: --Nous aurons sans doute l'honneur, le baron et moi, de vous recevoir prochainement? --Tout à l'heure, dès que Charaintru aura donné signe de vie, nous nous présenterons officiellement au château et je me mettrai à vos ordres, madame! --Donc, à tout à l'heure, monsieur Romagny! Elle tendit gentiment sa main à l'artiste et elle s'éloigna, lentement, la main appuyée sur l'épaule de Jeannolin. Comme elle parvenait au détour d'une allée, elle vit une ombre glisser derrière les massifs qui avoisinaient le perron et elle ne put s'empêcher de pousser un soupir. --Encore quelques jours, murmura-t-elle tout bas, et je serai libre, si Dieu me protège! Une heure plus tard, Charaintru présentait son ami aux châtelains. Le baron fit au sculpteur, «son ancienne connaissance» comme il disait, l'accueil le plus gracieux et le plus empressé. Il s'estima heureux que l'artiste eût consenti à faire trêve quelques jours à ses nombreuses occupations pour venir s'enterrer de nouveau au fond d'une campagne désolée et il lui offrit une chambre au château. Mais Romagny était resté l'original d'autrefois et il déclara vouloir se contenter cette fois encore de sa hutte de charbonnier, dans laquelle il avait passé des heures si tranquilles et si heureuses. Puis l'on parla du portrait de la baronne et il fut entendu que le sculpteur se mettrait à l'œuvre dès le lendemain. On se sépara fort tard. Charaintru, qui s'intéressait fort au travail de son ami, promit de venir fréquemment surveiller l'exécution du buste et Pauline rentra chez elle, radieuse. Elle n'était plus seule... Tout concordait pour favoriser le plan secret qu'elle avait conçu... Jamais depuis son retour à Bois-Peillot elle n'avait dormi d'un sommeil aussi calme... Dès le lendemain, Romagny prit possession du grand salon à baie vitrée qui donnait sur la terrasse. C'est là que devaient avoir lieu les séances. Romagny était un grand garçon d'humeur très franche, quoiqu'un peu enclin aux excentricités. Il plut tout de suite à Pauline par son allure bon enfant et sa gaieté de bon aloi. Le baron affecta de laisser la châtelaine en tête à tête avec le sculpteur, de crainte, disait-il, d'empêcher sa femme de poser et de troubler l'artiste. Quand d'aventure, il traversait la pièce où se tenaient les deux jeunes gens, il ne manquait pas de dire: --Ne vous dérangez pas, je vous en prie! Ce qui avait le don de porter sur les nerfs de Romagny, car, comme un fait exprès, pendant tout le temps que duraient les séances, les détails du service amenaient continuellement sur la terrasse, soit Victorine, soit quelqu'un de la domesticité. Cette surveillance et le souci de son travail n'empêchaient pas l'artiste et son modèle de parler, et c'étaient de longues causeries auxquelles se complaisait Pauline et qui prenaient toujours trop vite fin à son gré. La conversation de Romagny était amusante, pleine d'à-propos, et la jeune femme lui donnait la réplique avec esprit. Il en résulta une familiarité et une sorte d'abandon, qui étaient pleins de charme pour la pauvre châtelaine, depuis si longtemps recluse. Parfois même elle laissait échapper des demi-confidences qui faisaient froncer le sourcil au bon Romagny. --Vous avez dit une fois à Charaintru, lui déclara-t-il un jour, une chose qu'il m'a répétée et qui m'a fait beaucoup de peine... pour vous. --Quoi donc? demanda Pauline. Que je désirais avoir mon buste de votre main? Je n'ai pas dit autre chose! Quelle peine alors? Je ne comprends pas! --Pensez-vous donc à la postérité, à votre âge? --Oui, dit Pauline, quoique n'ayant à lui laisser que le plus stérile des souvenirs. --Enfin, vous songez parfois à la mort? --Sans terreur et sans peine. --Et vous n'avez pas vingt-cinq ans! --Non... il est vrai! --Alors, vous n'êtes donc pas heureuse? Pauline parut ébranlée par la question de l'artiste. Mais elle rappela sa fermeté et, d'un air enjoué, lui dit: --Nous ne nous entendons pas, monsieur Romagny, je suis coquette, je me trouve assez jolie, je ne suis pas sûre de l'être longtemps, voilà tout! Le sculpteur jeta à Pauline un regard profond et garda le silence. --Vous avez connu la défunte? poursuivit Pauline. --Oui, très peu de temps. C'était une excellente dame qui n'eut, à mon avis, qu'un tort dans sa vie, celui de se remarier... Elle s'en aperçut trop tard... J'ai sculpté le buste qui orne son tombeau. --Vous en avez sculpté un autre qui est demeuré sur la cheminée de sa chambre. --Il est vrai. --Là-bas, elle sourit tristement. Ici, elle semble défier l'humanité de la suivre. --L'inhumanité... voulez-vous dire. L'artiste articula ces mots de façon très nette. --Vous savez quelque chose, monsieur Romagny, s'écria Pauline, quelque chose que j'ignore peut-être... Parlez, je vous en prie! --Permettez, madame, j'entendais par inhumanité tout ce qui blesse la délicatesse des sentiments, la tendresse du cœur. Qui de nous ne porte ici quelque flèche acérée, décochée par une main brutale, indifférente ou sceptique? Je n'ai voulu désigner personne en particulier. --Et vous ne pensiez à personne en particulier quand vous avez inscrit sous la paupière de ce beau marbre un regard de défiance et de mépris? --Vous avez voulu y lire trop avant! Vous auriez mieux pénétré ma pensée peut-être en y lisant la joie de rompre avec la terre. --Vous aviez du moins aperçu cette joie dans la physionomie de votre modèle? --Aperçu, non, mais peut-être deviné! --Moi, dit Pauline, en se raidissant contre l'attention soutenue dont elle était l'objet de la part de l'artiste, c'est tout le contraire, je voudrais vivre et je me sens mourir... --Si jeune! Que vous sentez-vous donc? Vous avez sous la main tous les secours de l'art. N'avez-vous point pour ami l'excellent docteur Marsay? --Ah! vous pensez? demanda Pauline en regardant fixement Romagny, qui avait cessé son travail et qui s'était rapproché d'elle. Ce regard d'interrogation fit baisser celui de l'honnête homme. Il ne savait pas mentir. Pour changer la conversation, le sculpteur revint à sa maquette et pria Pauline de dégrafer le haut de sa robe, pour faciliter son travail. Comme la jeune femme s'exécutait, le visage de Victorine s'encadra dans la baie vitrée et Romagny fut frappé du coup d'œil narquois de la servante. Il dit alors à Pauline: --Remarquez-vous l'insolence de cette fille? Je suis bien content de n'avoir pas accepté l'hospitalité que l'on m'offrait ici... Presque au même instant le baron entra suivi de Charaintru, qui venait presque chaque jour constater les progrès du travail. --Que disiez-vous quand nous sommes entrés? demanda Pottemain en riant. --M. Romagny disait du mal du docteur Marsay, répondit Pauline. --Le docteur Marsay, s'écria Charaintru, cet officier de santé, qui, à ce qu'on me racontait l'autre jour à Guermanton, a voulu, il y a quelque temps, opérer d'une hydropisie une femme enceinte! --Mais non! mais non! reprit Romagny, je ne disais nul mal de M. Marsay, que je ne connais que par sa renommée, c'est un excellent médecin, n'est-ce pas monsieur le baron? --Parfaitement, dit froidement le baron, Marsay a ma confiance, et la preuve est que je l'ai chargé de soigner la baronne... Quand j'ai donné ma confiance à un galant homme, je ne la reprends jamais! Ceci fut dit d'un ton sec, qui coupa court à toute réplique. La nuit tombait; Romagny étendit un linge mouillé sur sa maquette, rangea ses outils et l'on passa dans la salle à manger. Au dessert, Pauline dit au baron: --Mon ami, je vais vous faire une concession. Je sais que vous ne conservez Jeannolin au château que pour m'être agréable et que sa présence vous pèse... Or, maintenant que je vais mieux et que je puis désormais pour marcher me passer de son aide, je vais dès demain le renvoyer à la ferme. --Vous commencez donc enfin à devenir raisonnable? dit le baron. --Si vous voulez!... dit Pauline sans insister. Et l'on commença le whist, qui terminait toutes les soirées, depuis que Romagny était au château. Le lendemain de ce jour, et avant l'heure à laquelle le sculpteur avait coutume d'arriver, Pauline descendit au jardin en compagnie de Jeannolin. --Mon enfant, lui dit-elle, j'ai une nouvelle, bonne ou mauvaise, à t'apprendre. Écoute-moi bien! Je t'ai arraché à la vie des bois dans un moment où tu courais dans les bois un plus grand danger qu'au château. Maintenant, l'affaire de l'incendie est terminée; Bertrand Cassecou est acquitté; la grange est en pleine reconstruction et la nature a jeté un tapis de verdure sur la cendre des bruyères que tu as incendiées... Ainsi nul ne songe plus à toi... --M. le baron me regarde pourtant toujours avec des yeux... --Non! C'est un enfantillage... D'ailleurs, le meilleur moyen d'être oublié par le baron, c'est de ne plus demeurer sous son toit... La servitude n'est ni de ton goût, ni de ton âge... Tu vas rentrer à la ferme et retrouver le pauvre Bas-Rouge qui te regrette toujours... Je vais te donner du linge, de bons vêtements et des livres, afin que tu n'oublies pas ce que je t'ai appris. Jeannolin resta confondu et atterré. Il devint pourpre, puis blême; il prit enfin la main de la baronne qu'il couvrit de baisers, comme un sujet implorant de sa souveraine la grâce de la vie. --D'abord, fit-il, la voix pleine de sanglots, vous ne sauriez marcher sans moi... Vous voyez bien qu'il faut que je reste avec vous... Il n'y a pas moyen de faire ce que vous dites... Est-ce que vous pourriez vivre sans mon service à présent, au milieu de ces méchantes gens?... Mais, moi, je vais mourir, si je ne vous vois plus! Que vous ai-je fait? Voulez-vous que je meure? Oh! madame la baronne, pour Dieu! ne me renvoyez pas! Pauline sentit des larmes mouiller ses paupières. --Non, Jeannolin, fit-elle tristement, il faut nous séparer... Je t'aime bien!... Mais il y a un danger... un danger réel... Le baron... --C'est le baron qui vous a commandé de me renvoyer? interrompit l'enfant. --Non, mais la prudence l'ordonne, dans ton intérêt... Écoute, il va se passer d'ici à quelque temps, quelque chose de très grave... Il vaut mieux que tu sois à la ferme... Si tu m'aimes, tu n'insisteras pas et tu retourneras à tes bêtes! --C'est bien, j'irai! dit Jeannolin atterré, mais je vous reverrai, n'est-ce pas, madame la baronne? --Peut-être! répliqua énigmatiquement la baronne en levant les yeux au ciel, j'aurai dans tous les cas encore besoin de toi ce soir. Trouve-toi à dix heures à la grille du parc et arrange-toi pour qu'on ne puisse la fermer. C'est entendu? --C'est bien, vous serez obéie, dit l'enfant un peu consolé. Romagny paraissait à ce moment à la grille du parc. Pauline congédia Jeannolin et marcha au-devant du sculpteur. --Monsieur Romagny, lui dit-elle à brûle-pourpoint, vous m'avez inspiré la plus entière sympathie... C'est pourquoi je n'hésite pas à vous demander un grand service. --Parlez, madame! fit l'artiste, stupéfait d'une pareille entrée en matière. --Ne faites pas de gestes, on nous observe! continua Pauline. Vous n'êtes pas sans avoir remarqué que je vis dans une contrainte perpétuelle, que mes paroles et mes moindres actes sont épiés... C'est un secret que je veux vous confier et qui ne doit être entendu que de vous... Tout à l'heure, dans le salon, pendant la séance, placez-vous de façon à ce que je puisse vous parler sans élever la voix... Vous m'écouterez en travaillant... Avec toute la liberté dont je parais jouir, les prévenances dont je parais entourée, je ne suis ici qu'une prisonnière et d'autant plus surveillée aujourd'hui que me voilà guérie et que j'ai de nouveau repris la liberté de mes mouvements... Je vous ai paru gaie peut-être... Et cependant j'ai la mort dans l'âme... Promettez-moi de faire ce que je vous demanderai... --Mais tout ce qu'il me sera possible! fit Romagny au comble de l'étonnement. En cet instant, les deux interlocuteurs arrivaient au salon. Romagny prit la position que lui avait indiquée Pauline. La jeune femme s'assit dans son fauteuil comme à l'ordinaire. --Maintenant, dit-elle, quoi que je vous dise, souriez sans affectation, et répondez par monosyllabes. Et lentement, à voix basse, elle commença un récit, qui à en juger par les fréquentes distractions de l'artiste et la stupéfaction peinte sur son visage, devait être d'un puissant intérêt. Elle parla une demi-heure environ. --Vous savez désormais, conclut-elle, pourquoi je souffre et pourquoi la vie que je mène ici m'est odieuse. Eh bien, voici ce que j'attends de vous... Durant tout le jour, je suis épiée... L'espionnage ne cesse qu'à la nuit tombante, à l'heure où les domestiques sont à la cuisine ou retirés dans leurs chambres... à l'heure enfin où je suis sous la surveillance directe du baron... qui ne s'en remet à personne, après votre départ, du soin de verrouiller exactement toutes les portes... J'ai besoin de quelques heures de liberté cette nuit... deux heures au moins, plus, si vous pouvez... Ce soir, en jouant au whist, vous chercherez querelle au baron... --Hein? --Pour un motif futile, de telle façon que vous puissiez ensuite vous raccommoder. --Peste! --Cette querelle provoquera une explication dont vous prierez le vicomte, qui viendra ce soir, d'être l'arbitre. --Diable! --Vous sortirez tous les trois, en me dissimulant, si vous pouvez, la cause de votre absence... de telle façon que je reste seule, et vous emmènerez le baron avant qu'il ait pu donner l'éveil à ses gens... --Oh! --Et la difficulté ne s'aplanira que le plus tard possible, de façon que M. Pottemain ne remette les pieds au château que lorsqu'il ne sera plus en votre pouvoir de le garder au dehors. Riez-donc! Vous ne riez pas! On nous regarde! --C'est vrai! dit Romagny en éclatant de rire. --Pouvez-vous faire cela pour moi? --Non, dit le sculpteur, je ne puis que le tenter. La réconciliation peut être prompte ou l'affaire peut mal tourner. --Il faut qu'elle tourne bien! --Vous avez quelque chose à lui cacher cette nuit? --J'ai besoin d'être libre et à l'abri de toute surveillance... Mais si je ne vous donnais aucune explication de ma conduite, il resterait dans votre esprit un nuage que je tiens à dissiper... car où peut aller une femme qui sort nuitamment de chez elle à l'insu de son mari? --Ceci n'est pas mon affaire, reprit Romagny, et après ce que vous m'avez confié, je conçois qu'il est ici-bas telle situation où toutes les démarches deviennent légitimes. --Peut-être pas à mes yeux comme vous l'entendez, reprit Pauline. Sachez seulement de ma bouche, qui n'a jamais menti, que j'ai certaines dispositions à prendre en vue d'un événement prochain et que je tiens à les prendre en toute liberté... Mais j'aurai soin de me donner un témoin qui restera après moi, s'il en est besoin, pour laver ma mémoire... --Eh quoi! toujours la mort! dit tristement l'artiste. --Brisons-là! Ai-je votre parole? --Mais enfin... Vous fuyez le baron? --Oui... --Pourquoi? --Vous le savez, si vous avez connu l'histoire de feue Mme Pottemain. --Hélas! --Vous voyez que j'apprécie votre noble cœur et votre discrétion... Je compte sur vous. --Vous me prenez au dépourvu! --Il y va pour moi... de la vie! --Quelque funeste projet de sa part?... --Oui... Votre parole d'honneur? --Vous l'avez! --Merci! Plus un mot! On vient! Le soir de ce jour, après dîner, et sur l'invitation du baron Pottemain, on se mit à la table de whist. Charaintru, qu'on avait retenu, était assis près de Pauline. Vers dix heures, Romagny consulta sa montre. --Décidément, baron, vous abusez de mon innocence, fit-il tout à coup en riant. --Quoi! repartit Pottemain, c'est le dépit de perdre qui vous fait pester ainsi? Le sculpteur ne répondit pas tout d'abord et la partie continua; mais deux minutes après, l'artiste se leva en jetant ses cartes sur la table: --Je ne joue plus avec vous! dit-il d'un ton qu'il voulait cette fois rendre bourru. --Ah ça! A qui diable en as-tu? demanda Charaintru, aussi stupéfait que le baron de cette inconvenante sortie. --Je dis... ce que je dis! --Monsieur, s'écria Pottemain, si je n'étais chez moi... --Et que feriez-vous? --Je vous rappellerais à l'ordre! --Faites! --Mais pour Dieu! sur quelle herbe as-tu marché, Romagny? dit Charaintru. --Enfin, monsieur, de quoi vous plaignez-vous? demanda le baron. --N'insistez pas, monsieur! répliqua le sculpteur. Et il prit son chapeau comme pour se retirer. Charaintru courut après lui. --Enfin veux-tu me dire quelle mouche te pique? --Je le dirai à monsieur en ta présence, si monsieur le désire! répondit Romagny en désignant le baron. --A vos ordres, grommela Pottemain. --Madame, dit Romagny à la baronne, je vous présente le bonsoir. Puis il fit signe aux deux messieurs de le suivre. Ils sortirent derrière lui sans articuler une parole. Pauline resta seule dans le salon, le front et les mains inondés de sueur. Au bout d'un moment, n'entendant plus marcher, elle se leva, se dirigea vers les communs, puis, s'étant assurée que le personnel de la domesticité, réuni autour de la grande table de la cuisine, n'avait pas eu vent de la discussion et que, par conséquent, l'éveil n'ayant pas été donné, elle ne pouvait être espionnée, elle prit une bougie et monta rapidement dans sa chambre. Là, elle se vêtit d'une robe noire, jeta sur sa tête une capeline de même couleur, déposa sur la table une enveloppe cachetée et descendit au parc, après avoir soufflé sa lumière. Elle marcha dans la direction de la grille, ayant soin de prendre par les allées les plus sombres, se guidant sur les éclats de voix de Romagny pour ne pas se trouver subitement en face de son mari. Comme elle parvenait au but qu'elle s'était assigné, une ombre se dressa devant elle, qui demanda à voix basse: --C'est vous, madame la baronne? --Oui, répliqua Pauline. --Venez... le chemin est libre. Pauline s'arrêta, regarda une dernière fois la silhouette noire du château qui se dessinait sur le ciel, puis, la main appuyée sur l'épaule de son guide, elle disparut dans l'ombre de la nuit. VIII M. de Charaintru ne se trouvait mêlé qu'avec le plus vif déplaisir à cette inexplicable querelle qui venait d'éclater entre Romagny et le baron Pottemain. Son premier soin fut de laisser aller le débat, se contentant d'interjections telles que celle-ci: --Mes amis!... Voyons!... Mes bons amis! Il avait peine à croire que Romagny, ordinairement si poli et si doux, fût sérieux dans son incartade. Vu les excentricités dont l'artiste était coutumier, ce n'était peut-être, après tout, qu'une scie d'atelier... Mais dans ce cas Charaintru la trouvait d'un goût déplorable. Le baron n'était pas plus curieux que Charaintru d'envenimer l'affaire, mais que dire? Romagny s'exaltait en parlant, prétendant que, si Pottemain avait brouillé le jeu, cela devait dénoter une habitude vicieuse; que jamais, même en jouant à deux sous la fiche, un homme du monde ne devrait se permettre d'aussi détestables plaisanteries; qu'il se croyait d'autant plus le droit de prendre la chose au tragique qu'aucun intérêt d'argent n'était sur le tapis; qu'enfin, lui, Romagny, mourrait de honte s'il était convaincu d'avoir regardé une seule carte à contre-jour. Le baron jurait ses grands dieux qu'il n'avait rien fait de pareil et que Romagny rêvait tout éveillé; qu'ainsi l'insulte venait de la supposition de Romagny, nullement de ce qu'il avait fait lui-même. Le sculpteur s'entêtant à dire qu'il ne remettrait plus les pieds à Bois-Peillot et marchant le premier, à grands pas, comme un obstiné qui ne veut rien entendre, le baron le suivait pour l'envoyer à tous les diables et Charaintru emboîtait le pas, en maudissant la sottise qu'il avait faite de reparaître dans ce damné château. --Mes bons amis, fit-il enfin, essoufflé par cette course sans but, permettez-moi de vous dire que cette discussion stupide n'a pas le sens commun! --Stupide! s'écria le sculpteur d'une voix tonnante. --Si tu m'interromps encore, dit Charaintru, je vais me taire. --Après un tel exorde, reprit Romagny, tu n'as désormais plus le droit de te taire. --Eh bien, s'écria le vicomte, je maintiens le mot stupide! Car enfin, si tu prétends avoir vu faire au baron une chose qu'il prétend, lui, n'avoir point faite, pourquoi ne pas prendre sa dénégation pour excuse et ne pas émettre simplement l'avis que tu t'es trompé? --Pourquoi t'arrêtes-tu? dit tout bas le sculpteur à Charaintru. Tu peux aussi bien parler en marchant! Marche donc! --Ah ça! il est fou! que veut-il dire? pensa le gommeux. --Tout mauvais cas est niable, repartit Romagny, M. Pottemain ne peut pas convenir de ce que je lui reproche. Cela aggraverait sa situation. --Mais enfin, dit le baron, que l'acharnement de l'artiste finissait par exaspérer, vous entrez dans une maison et vous dites à la première personne que vous rencontrez: «--Pourquoi avez-vous volé les tours Notre-Dame?» On vous répond: «--Je n'ai pas volé les tours Notre-Dame!» Et sur ce, vous jetez les yeux au ciel et vous vous écriez: «--Je ne veux plus jamais remettre les pieds dans cette maison!» Vous conviendrez que cela n'a pas de sens, monsieur Romagny! Voyons, avouez donc franchement que vous avez cédé à une fantaisie bizarre, à un moment d'humeur ou d'absence... et n'en parlons plus! Charaintru attendit le bon effet de cette ouverture conciliatrice et suspendit de nouveau sa marche. --Mais marche donc! répéta tout bas le sculpteur. Le gommeux ne pouvant comprendre quel rôle devait jouer la marche dans ce débat, se remit à emboîter le pas derrière Romagny, qui s'enfonçait de préférence dans les allées les plus sombres du parc. Ce fut le tour du Normand de s'arrêter. --Allons, bon! Voilà qu'il nous laisse en route, présuma l'artiste. --Mais... il faut donc qu'il nous suive, demanda Charaintru tout bas. --Mais oui... répliqua Romagny. --Ah! ça... une fois pour toutes... déclara le baron qui décidément regimbait, se demandant s'il n'avait pas affaire à un fou, m'expliquerez-vous où vous voulez en venir? --Parfaitement, dit le sculpteur, et nous allons sur l'heure donner à Charaintru la mission de nous concilier... Il va nous entendre et prononcera en qualité d'arbitre... --Messieurs, dit Pottemain en haussant les épaules et en faisant mine de retourner, je vous demande pardon, mais ma femme m'attend... --Elle vous attendra encore, dit l'artiste... Soutiens le pas! ajouta-t-il en sourdine, en s'adressant au vicomte. --Messieurs, dit Charaintru, une dernière fois je vous exhorte à une franche réconciliation. --Moi, fit le baron, je ne demande que cela... si monsieur veut bien m'exprimer le moindre regret des choses désagréables qu'il m'a dites... --L'expression de ce regret, repartit Romagny, doit être le résultat d'un mûr examen. Un tribunal d'honneur est constitué... qu'il fonctionne! --La nuit est belle, assurément, fit le baron, mais le tribunal d'honneur, représenté par M. de Charaintru, ne trouvera pas plus de solution dans le parc que dans mon château... Libre à vous de me suivre... mais je rentre chez moi... D'ailleurs, les meilleures plaisanteries deviennent mauvaises quand elles durent trop... J'ai montré jusqu'ici beaucoup trop de patience, à mon gré... Que M. Romagny me fasse ou non des excuses... que M. Charaintru les rédige ou non par écrit... cela m'importe guère... Pour ma part... J'oublie volontiers ce qui s'est passé et je m'en tiens-là... Bonsoir! --Un moment, monsieur le baron, dit alors le sculpteur, il est enfin temps de vous détromper sur mes véritables intentions... --Ah! vous avouez que vous avez voulu plaisanter... --En effet, la querelle que je vous ai cherchée n'était qu'une feinte et je vous en fais toutes mes excuses... Je ne me suis proposé qu'une chose... Vous faire sortir de chez vous sous un prétexte qu'il fût impossible à qui que ce soit de suspecter. Je me suis donné l'air d'un malotru, pour vous rendre un signalé service... --Je ne comprends pas, dit le baron étonné. --J'ai remarqué, continua le sculpteur en raillant, depuis que je fréquente Bois-Peillot, que les gens sont chez vous d'une indiscrétion rare... Il m'a été jusqu'à cet instant impossible de parler soit à vous, soit à madame la baronne, sans sentir braquer sur moi des regards indiscrets... C'est le château enchanté et l'on jurerait que les murs ont des oreilles. Ayant donc le projet de vous entretenir, seul à seul, de choses fort importantes pour vous... je n'ai pas trouvé de meilleur moyen que cette petite comédie... Vous allez maintenant connaître le motif de ma ridicule provocation et vous me remercierez sans doute. --Parlez donc, fit le Normand, qui venait de comprendre que son manège vis-à-vis de sa femme avait été sinon deviné, au moins dévoilé par Pauline. Charaintru, non moins surpris que le baron, s'approcha diligemment de Romagny pour ne pas perdre une seule syllabe de cette grande affaire. --Ah! mille pardons, vicomte! ajouta l'artiste, mais tu serais de trop maintenant... Si j'ai pris de semblables précautions pour n'avoir aucun témoin de ce que je vais dire à monsieur, si je l'ai amené la nuit dans l'endroit le plus retiré de son parc, où il ne peut passer personne à cette heure, où le plus rusé laquais du château ne peut m'entendre, ce n'est pas pour affliger monsieur de l'intervention d'une oreille, même honnête et discrète comme la tienne... Fume donc un cigare un peu à l'écart... Nous allons parler seul à seul. --Qu'à cela ne tienne, dit le vicomte un peu blessé de cette défiance. Combien de temps cela va-t-il durer? --Tu en jugeras, vicomte, mais ne nous interromps plus! Là-dessus, Romagny entraîna Pottemain sur un petit banc de mousse qui se trouvait à l'entrée d'un bosquet et il demanda brusquement: --Êtes-vous communicatif? Avez-vous l'habitude de raconter vos affaires? --Rarement! fit le baron, qui ne comprenait rien à ce préambule. --Cependant vous avez dû vous trahir... je vous demande pardon de ma question, mais vraiment l'aventure que j'ai à vous raconter est si bizarre... --Venez au fait! dit le baron impatienté. --Il y a peu de semaines que vous avez pour la seconde fois fait appel à mon concours... et que par Charaintru vous m'avez prié de venir faire le buste de Mme la baronne... Eh bien, si je vous disais que depuis plusieurs mois j'étais prévenu qu'après trois années d'intervalle, nous allions nouer de nouvelles relations... --Un pressentiment? --Non, une prédiction... Écoutez-moi... Cela en vaut la peine... L'hiver dernier, j'étais au bal de l'Opéra... Un domino m'accosta, m'entraîna dans un coin et m'adressa ce petit discours: «--Eh bien, artiste en cippes funéraires, sculpteur de la rue des Amandiers-Popincourt, continues-tu à travailler pour les _belles_ pas du _Bois-Dormant_, mais du _Bois-Peillot_?» Et comme j'ouvrais de grands yeux étonnés, l'inconnue continua: «--Oui... Tu sais que le Barbe-Bleue de l'endroit va se remarier... Cela te donnera de l'ouvrage! A la septième tombe, creusée pour la septième épouse, on fera une croix, ou plutôt tu feras la croix, car c'est ton affaire!» --Vous avez entendu cette sottise? fit Pottemain, et vous y avez répondu quoi? --J'ai répondu: «Tu es folle!» Mais alors le domino insista. C'est du reste ce que je voulais... --Ah! Eh bien? «--Tu dis que je suis folle, reprit l'inconnue, mais tu voudrais bien savoir comment et pourquoi le baron a expédié sa première femme...» --Moi aussi, je voudrais bien le savoir, répéta assez gaiement le baron Pottemain, qui s'était rapidement ressaisi et qui affectait maintenant la plus complète tranquillité... «--Voici, mon vieux tailleur de pierres! continua le domino. Tu sais qu'il existe diverses façons de s'enrichir et d'abord de payer ses dettes. Le baron a choisi le mariage et avec une espèce de titre, il a fait une dupe. Il est entré dans la chambre nuptiale d'une femme riche, le soir même du jour où, sans cela, il aurait peut-être couché sous les ponts...» Le baron Pottemain fit un mouvement de colère. --Oh! dit Romagny, c'était là sans doute simplement une façon pittoresque de s'exprimer! --Mais, demanda Pottemain, cette femme qui vous parlait, quel intérêt pouvait-elle avoir à me diffamer? --Est-ce qu'on connaît les dominos? fit Romagny d'un air dégagé. Un domino a bien prédit à mon grand-père, en 1814, le retour de Napoléon de l'île d'Elbe! --Cela était plus facile à prédire que la mort de Mme Pauline Pottemain, objecta ironiquement le baron, qui haussait les épaules. --Voyons, dit l'artiste, vous n'êtes pas sans avoir parlé, l'hiver dernier, de votre mariage prochain à quelque femme de vos relations. Vous le rappelez-vous? --Cela se peut, dit Pottemain, mais à laquelle de ces femmes?... --Et cela peut avoir déplu à quelqu'une d'entre elles ayant fondé des espérances sur votre fidélité. --Cela se peut aussi... --Eh bien alors... ne me questionnez plus! Je poursuis... De la première baronne vous n'eûtes pas d'enfant, mais vous vous étiez fait mutuellement l'abandon de votre fortune... au dernier survivant. Cette générosité, ajoutait-on, ne vous coûtait pas cher, à vous, qui n'aviez pu conjurer la vente de Bois-Peillot par vos créanciers qu'avec les espèces sonnantes de votre femme... Toujours la suite de cette calomnie!... Bref, ce fut la baronne qui mourut la première, soignée et dépêchée dans l'autre monde par un officier de santé, d'une crasse ignorance et pourtant le docteur de votre choix... celui qu'on nomme M. le docteur Marsay! --Mais c'est odieux! s'écria le baron furieux, je n'ai jamais eu d'autre médecin que cet excellent Marsay... et voyez comme je me porte! --Vous omettez la nature, cette bonne mère! dit Romagny en pinçant la taille du baron, de l'air de le congratuler. Avec votre corpulence... --Ma nature en effet a résisté à de cruels assauts, répliqua, mélancoliquement cette fois, le baron Pottemain. Mais que voulez-vous que je fasse des sornettes de ce domino? --Votre profit! dit le sculpteur. Un homme averti d'une trame ourdie contre sa réputation... --En vaut deux! acheva le Normand. Continuez donc. --Je vous portais trop d'intérêt pour interrompre la causeuse en si beau chemin et je fis ce que commandait votre intérêt. Je lui offris à souper... Je voulais connaître son visage, son nom, trouver des armes pour votre défense... --Fort bien! dit Pottemain. Et cette mesure de précaution, dont je vous rends grâces, fut couronnée de succès? --Écoutez ceci. Mon invitation est accueillie avec empressement, je reprends mon manteau au vestiaire. Je fais avancer une voiture, j'y fais monter le domino... Je me retourne pour donner une adresse au cocher, je monte ensuite et je ne trouve plus personne, mais l'autre portière était ouverte. Il y eut entre les deux hommes un silence comparable au temps d'arrêt que prennent deux duellistes avant une reprise. Le baron n'était pas dupe de la fausse bonhomie de Romagny, mais quel intérêt pouvait avoir ce dernier à le torturer ainsi? Il reprit le premier la parole: --Au fait, qu'importe ce que cette femme a pu vous dire de moi? Quelle prise pourrait avoir ce tissu de ridicules calomnies sur une vie honorable comme la mienne? --Eh! eh! dit l'artiste, je ne pense pas comme vous... car la calomnie est la calomnie... et il en reste toujours quelque chose. J'en veux pour preuve ce qui m'arriva par la suite... --Ce n'est pas fini? dit Pottemain impatienté. Qu'y a-t-il encore? --Après la conversation aussi bizarre qu'inattendue que je viens de vous rapporter, je ne fus pas étonné du tout, ainsi que je vous l'ai déjà dit, de recevoir, par l'entremise de Charaintru, votre nouvelle invitation. L'empressement que j'ai mis à y répondre m'est un garant du plaisir qu'elle me fit éprouver et du peu de foi que j'ajoutais aux racontars de mon inconnue. Avant mon arrivée ici, je passai un jour à Moulins. Le hasard des choses me fit rencontrer des visages de connaissance que j'avais perdus de vue naturellement depuis mon dernier voyage et je fus amené à parler de Bois-Peillot... --Et alors? --Et alors je pus me rendre compte que mon domino n'avait pas dû me prendre pour unique confident... Et, indépendamment des choses que je savais déjà, je compris, à travers les réticences de mes interlocuteurs, que la mort par accident d'un de vos plus anciens serviteurs, nommé Pastouret, je crois, faisait dans le pays l'objet des commentaires les plus désobligeants... Cette fois, Pottemain bondit comme un lièvre atteint par le plomb du chasseur: --Ah! c'est trop fort!... Parlez nettement, je vous prie, monsieur Romagny!... --Je ne voulais que vous prévenir, dit le sculpteur tranquillement, mais puisque vous tenez à tout apprendre... On disait carrément que Pastouret savait trop de choses... qu'il était devenu gênant... et que vous deviez à une nouvelle obligeance du docteur Marsay... --Le nom de ces misérables? dit le baron d'une voix étranglée par la colère. --Je l'ignore, dit froidement l'artiste, du ton de l'homme bien résolu à ne pas parler, je ne les connais que de vue! --Je m'y perds! fit le Normand accablé. Mais à quels ennemis ai-je donc affaire? Voilà comment se font les réputations! Heureusement qu'en ce qui concerne cette dernière catastrophe, qui m'a atteint bien cruellement, car Pastouret était plutôt mon ami que mon serviteur, j'ai pour moi le témoignage de M. le Procureur de la République en personne. Et il attendit en silence l'effet de cette déclaration. Mais Romagny ne répondit pas. Il tira sa montre et la fit sonner. Il était près de deux heures du matin... Le sculpteur respira plus librement. Charaintru attendait toujours, en pénitence, à cinquante pas plus loin. Il était navré d'avoir été laissé à l'écart; il perdait là l'avantage d'avoir quelque chose d'extraordinaire à raconter à son cercle, à son retour à Paris. Comme l'entretien se prolongeait et qu'il commençait à se trouver très mal sur ses jambes, il s'assit philosophiquement au pied d'un arbre et alluma un second cigare. Cependant Romagny ne se décidant pas à relever la dernière phrase de Pottemain, ce dernier reprit: --Récapitulons un peu, mon cher ami, et bien qu'il soit entendu que votre inconnue en domino n'est qu'une saltimbanque, traitons la question comme si elle en valait la peine. Sachant que vous me connaissiez, elle vous a raconté sa petite histoire pour me faire du tort... Elle s'est dérobée, dites-vous, à vos investigations... C'est qu'apparemment elle ne se souciait pas de signer le procès-verbal... Or, par ce qui est arrivé au pauvre Pastouret, vous voyez le cas qu'il faut faire des dénonciations anonymes... --La justice a parfois un bandeau sur les yeux... --Oh! ne disons pas mal de la justice! Maintenant, voici le danger: ce que cette drôlesse vous a dit, elle peut l'avoir dit à cent personnes; cinquante ont pu y ajouter foi... Un petit bruit rasant la terre... Et me voilà diffamé et demain on criera sur les grands boulevards: «_Demandez les crimes du baron Pottemain!_» --Je le reconnais, répondit le sculpteur d'un ton convaincu, une pareille accusation peut entamer votre existence; on n'ira pas jusqu'à dire que vous avez tué la seconde baronne, surtout si elle survit, mais dans l'esprit d'une foule de gens, vous passerez pour avoir assassiné la première. --Je l'ai fait embaumer, repartit le baron, cela répond à tout. Quand on veut se défaire de la dépouille des gens, on les met dans la chaux vive. --C'est un acte de prévoyance, répondit Romagny. --Reste donc l'affaire Pastouret. --Une mauvaise affaire, murmura l'artiste. --Voyons, reprit le Normand, avec celle-là aussi, il faut en finir... Quand on a tué sa femme, on ne dépense pas dix mille francs pour lui ériger un tombeau, et on ne fait pas venir le plus grand sculpteur des temps modernes. Quand on a tué son intendant, on ne va pas, tête nue et pleurant, l'accompagner à sa dernière demeure... Je n'ai pas beaucoup de cheveux et, après la cérémonie, j'ai éternué pendant huit jours. Pouvez-vous remettre la main sur votre domino? Avez-vous conservé son signalement? --Impossible, dit Romagny, tous les dominos se ressemblent. --Mais vous, monsieur, dit le baron, n'êtes-vous pas répandu dans le monde et dans le meilleur? Soyez mon avocat... Dépeignez-moi en toutes occasions sous mes véritables couleurs... --Avec plaisir, dit Romagny, mais vous avez près de vous le meilleur de tous les avocats, une femme charmante épousée par vous sans intérêt et dont le bonheur réfute toutes les suppositions malveillantes... Le Normand se gratta la tête; il n'était pas convaincu. --Quoiqu'il advienne, dit enfin le baron, je vous remercie de la peine que vous avez prise. Je trouve pourtant que, pour dérober à toute curiosité le secret de cet entretien, vous avez employé des moyens un peu bien extraordinaires... --La confidence en valait la peine, avouez-le! dit Romagny. --En effet... Eh bien, soyons donc plus que jamais bons amis! Continuez à venir librement chez moi et tenez désormais Bois-Peillot pour un domaine à vous... Là-dessus, Pottemain prit les mains du sculpteur dans les siennes, puis il marcha résolument du côté du château. --Ah! ce n'est pas malheureux! fit Charaintru en les voyant revenir, un peu plus et je m'endormais sous mon arbre... Ah! ça, quelle espèce de conversation avez-vous pu avoir jusqu'à deux heures du matin, par une nuit sans lune? Je me sens transi! Il est ennuyeux que nous ne puissions rien boire de chaud! La provocation était directe et, bien que le baron eût tout autre chose en tête que de régaler les deux jeunes gens, il ne put se dispenser de leur dire: --Rentrons alors au château! Je vais commander un punch et si mes valets ont par hasard pu s'apercevoir que nous sommes sortis brouillés, ils pourront constater que nous rentrons excellents amis! --Pour rien au monde, répondit le sculpteur, je ne voudrais qu'on réveillât la baronne. --Je n'y songe pas, dit Pottemain. Il conduisit ses hôtes à la salle à manger, fit lever son valet de chambre et la nuit s'acheva sans que de la conversation qui se tint autour des flammes bleues d'un punch gigantesque, Charaintru, très intrigué, put tirer le moindre indice de nature à lui faire pénétrer le secret mystérieux qui liait ses deux amis. Romagny, tout heureux d'avoir pu être utile à Pauline, riait dans sa barbe et se disait que sans doute, grâce à son stratagème, Pottemain salutairement averti par lui de ce que pensaient d'honnêtes gens sur son compte, ferait désormais pour être le modèle des époux, les frais d'imagination qu'il avait faits pour n'être pas considéré par lui comme le dernier des hommes. Vers sept heures du matin et, comme les deux jeunes gens s'apprêtaient à prendre congé de Pottemain, Victorine entra et prit le baron à part: --Monsieur sait-il où a été madame? demanda-t-elle avec mystère. --Mais... madame doit être dans sa chambre... Elle n'était pas avec nous... Nous l'avons laissée au salon hier soir... --Et les portes n'étaient pas encore fermées? --Non... Elles ne l'ont même pas été, cette nuit... puisque nous ne nous sommes pas couchés... --Eh bien, répliqua la servante-maîtresse, madame a filé... Personne ne la surveillait... Elle en a profité! --Tu dis? --Je dis qu'elle a disparu... Et son lit n'est pas même défait... Sans prendre la peine de s'excuser, Pottemain sortit et courut à la chambre de sa femme... Elle était vide... Rien n'était dérangé. On voyait seulement sur un meuble les vêtements qu'avait portés Pauline la veille... Tout à coup Pottemain aperçut une lettre sur la table... Il la saisit et lut la suscription: _A Monsieur le baron Pottemain._ Il l'ouvrit fébrilement et pâlit, puis il revint à la salle à manger. --Messieurs, dit-il d'une voix étranglée par l'émotion, un grand malheur vient de me frapper... A cette heure la baronne Pauline n'est plus!... Charaintru et Romagny se levèrent brusquement. Pottemain regarda fixement le sculpteur, qui devint blême. Il cherchait évidemment à lire dans le regard de l'artiste s'il n'y avait pas entre l'aventure extraordinaire de la veille qui l'avait fait déserter tout une nuit le domicile conjugal et la disparition de sa femme une secrète concordance. Pauline avait-elle profité, par hasard, du premier instant où elle se sentait à l'abri de toute surveillance pour se soustraire à une vie qui lui pesait, ou Romagny était-il son complice? Mais le sculpteur soutint hardiment son regard, sans baisser les yeux. --Expliquez-vous, mon cher ami, dit enfin Charaintru, qui ne comprenait décidément rien à cette série d'événements bizarres. Pottemain tendit en silence au gommeux la lettre qu'il tenait toute froissée dans sa main et Charaintru lut ce qui suit: «Mon ami, «Quand vous trouverez cette lettre, j'aurai cessé de vivre... N'accusez que moi de ma fin... J'en suis le _libre_, _unique_ et _volontaire auteur_. «La nature,--je le sais aujourd'hui,--ne m'avait pas façonnée pour la vie conjugale. Je déserte mon poste et je me punis moi-même du supplice des déserteurs... «Votre sollicitude avait surpris mon secret et la surveillance dont j'étais l'incessant objet m'avait déjà une fois empêchée d'en finir avec l'existence... «Je profite aujourd'hui du premier instant de liberté que le hasard me fournit pour mettre mon projet à exécution... «Je vous pardonne... ou plutôt je n'ai pas même à me plaindre de vous! «Comme la sympathie, l'incompatibilité d'humeur est un secret de Dieu; mais cette incompatibilité est souvent la cause de bien des crimes. «Il faut avoir le courage de briser à temps sa chaîne... quand elle est trop lourde... Je vous rends une liberté qui doit vous être chère... «Les suicidés n'ont pas toujours la délicatesse d'obvier pour les vivants, aux tracas de leur inhumation. «J'ai songé à tout... Le secret et les circonstances de ma mort seront bien gardés... Ne cherchez même pas à retrouver mon cadavre... Ce serait inutile. «J'ai veillé du mieux que j'ai pu à ce que ma fin ne vous causât aucun dommage matériel!... «Je n'ai disposé de rien... «Le peu que j'avais apporté avec moi est bien à vous et compense à peine les dépenses de toutes sortes que mon court séjour à Bois-Peillot a occasionnées... «Tout le monde ignore ma résolution fatale... «Ce n'est après tout sur la terre qu'une âme envolée et qu'une pauvre folle de moins... «Mais les folies les plus courtes sont les meilleures! «Adieu pour jamais! «Baronne Pauline POTTEMAIN.» Romagny demeura altéré. Il avait conscience que le rôle qu'on lui avait fait jouer la veille avait permis à Pauline d'accomplir son abominable projet, impraticable sans lui. Il s'en voulait d'avoir accédé au désir de la désespérée. Il essaya d'apporter au baron quelques consolations, mais le Normand ne voulait rien entendre. Il restait accablé, sanglotant, la tête dans ses mains: --Pauline! Pauline! une femme si jeune... si belle! Que dira-t-on de moi dans le pays... répétait sans cesse Pottemain. Cette dernière phrase éclaira le sculpteur et lui permit d'atténuer l'amertume de ses regrets, en le fixant sur la sincérité du désespoir de son hôte. --Enfin, dit Charaintru, il faut s'enquérir... Comment a-t-elle mis fin à ses jours? Où est-elle? Il est peut-être encore temps de lui porter secours! --Oui, vous avez raison! dit Pottemain en sortant de sa torpeur. Il donna des ordres. Quelques instants après, toute la domesticité était sur pied. On parcourut toutes les chambres du château, de la cave au grenier; on fouilla le parc... Au dehors, les rares laboureurs ne purent donner aucun renseignement. Ils n'avaient rien vu... rien entendu dire. Et l'on rentra au château sans avoir pu recueillir un indice utile. --M'est avis, dit Victorine, qu'elle se sera jetée dans l'Étang maudit. C'était une pièce d'eau alimentée par une source vive au milieu de la forêt prochaine et dans laquelle de nombreux désespérés avaient souvent cherché un terme à leurs maux... Et jamais le gouffre sans fond n'avait rendu leurs cadavres... --Alors je n'aurai même pas la triste consolation d'ensevelir les restes de ma pauvre Pauline! murmura Pottemain. Charaintru et Romagny prirent congé du châtelain, lui promettant de revenir chercher de ses nouvelles le jour prochain. Dès qu'ils furent seuls: --Enfin, dit Charaintru, m'expliqueras-tu une bonne fois ce que tout cela signifie... --Ne me demande rien pour le moment, dit le sculpteur, je t'expliquerai tout plus tard. Mais le diable m'emporte si je me refourre jamais dans de pareilles histoires! Soyez donc aimable avec ces péronnelles de femmes! --Allons, il est dit que jusqu'au bout je ne comprendrai rien à tout cela! répéta Charaintru abasourdi. --Plus tard! plus tard! Je te le promets! Pour le moment n'insiste pas, je t'en prie! fit Romagny impatienté. TROISIÈME PARTIE I Un soir d'octobre, vers quatre heures, une dame vêtue de noir et exactement voilée, montait lentement la rue Caulaincourt, qui contourne le côté ouest de la butte Montmartre. Parvenue à hauteur de la rue Fontaine-du-But, elle gravit la pente rapide qui conduit au sommet de la colline. Là, elle s'arrêta et parut hésiter. A sa droite, juchée sur un remblai d'où elle dominait tout Paris, se dressait la villa Girardon. A sa gauche s'élevait une riante habitation, à demi cachée par un rideau de verdure. L'étrangère se décida enfin; elle se dirigea vers la porte de la maisonnette et sonna. On entendit crier le sable des allées et une femme vint ouvrir. --Mme Verdalle, s'il vous plaît? --Ce n'est pas ici, madame. --Comment, repartit vivement l'inconnue, ce n'est pas ici que demeure Mme Verdalle... qui tient une pension de famille... --Vous voulez parler de l'ancienne propriétaire, sans doute, dit la servante, la pauvre dame est morte, il y a tantôt deux ans et c'est mon maître, un artiste du Palais-Royal, M. Vertellier, qui a acheté la maison... et qui y demeure... --Je vous remercie, balbutia la dame en noir dont la voix s'étranglait, je vous remercie... et je vous demande pardon de vous avoir dérangée... --Y a pas d'offense! fit la servante, en refermant la porte. De son même pas accablé et pesant, l'inconnue reprit le chemin qu'elle venait de parcourir, mais, arrivée à la rue Caulaincourt, ses forces parurent l'abandonner et elle se laissa tomber sur un banc. Elle resta là, comme abîmée dans une muette douleur, la poitrine soulevée par les sanglots qui l'oppressaient. Dans le lointain se faisaient entendre, atténués par la distance, les sons criards de l'orchestre du Moulin de la Galette. Au bout de la voie large et plantée d'arbres on apercevait, en dépit de l'obscurité naissante de la nuit qui tombait lentement, le sommet des monuments du cimetière Montmartre et plus loin encore la grande cité des vivants allumait ses milliers de feux, aux pieds de la cité des morts, noire et muette. Il y a quelque douceur dans la contemplation de ce grand spectacle quand on a la certitude d'être attendu sur quelque point de cet océan de maisons, dans une demeure riche ou pauvre, où brille une de ces lumières sans nombre, car alors on sait où reposer sa tête... Mais quitter cet horizon de tombes pour rentrer dans Paris, quand on n'a rien à soi dans la ville animée... à quoi bon? C'était là sans doute le sujet des tristes réflexions de l'inconnue, car elle laissa tomber sa tête avec un mouvement de découragement et de désespoir, sur son bras appuyé au dossier du banc... Tout à coup une voix retentit à son oreille: --Vous souffrez, madame? La dame noire releva brusquement la tête. Près d'elle venait de s'asseoir un jeune homme d'une mise irréprochable, quoique modeste, et dont le visage très doux exprimait une compassion sincère. --Monsieur... monsieur! balbutia l'étrangère avec un geste d'effroi. --Remettez-vous, madame, je vous en prie, repartit le jeune homme, et n'ayez crainte... Depuis un instant je vous observe et, si j'ai pris la liberté de vous adresser la parole, c'est que j'ai acquis la certitude que vous souffriez... Permettez-moi donc de vous demander si je puis vous être utile en quelque chose... Le ton discret et poli de son interlocuteur parut inspirer un peu de confiance à la jeune femme. Néanmoins elle secoua la tête et répondit: --Hélas! monsieur, vous ne pouvez rien pour moi! --La nuit tombe, repartit le jeune homme, vous êtes sinon malade... du moins fatiguée... permettez-moi au moins, si vous n'êtes pas du quartier, de vous remettre sur votre route et de vous accompagner à votre porte. --Je ne vais nulle part! soupira l'étrangère. Le jeune homme eut un geste d'étonnement. Il se tut un instant et considéra curieusement son étrange voisine. Un voile épais, une capeline noire rendaient du côté du visage toute investigation impossible. Les mains, gantées de noir, étaient trop petites pour appartenir à une femme du peuple. D'ailleurs, la voix de l'inconnue et son langage avaient déjà révélé en elle une personne cultivée. La coupe et l'étoffe de la robe ne marquaient rien que la pauvreté. Quant aux pieds, ils dépassaient à peine le bord de la robe et il n'était donc pas possible de porter un jugement sur la façon dont ils étaient chaussés. La bizarrerie de la réponse que lui avait faite l'inconnue ne fit qu'augmenter la curiosité du jeune homme. --Enfin, reprit-il, vous ne comptez pas passer la nuit sur ce banc? --Monsieur, dit tout à coup la dame qui parut avoir pris un grand parti, puisque vous voulez bien insister, je vais vous répondre... Je n'ai aucune raison de vous tromper et d'ailleurs le mensonge est antipathique à ma nature... Je suis tout simplement ce qu'on appelle en allemand _Heimathlos_, c'est-à-dire de ces gens sans patrie, sans famille, sans nom, que ballotte à droite et à gauche la destinée, toujours muette sur les desseins qu'elle a pu former, en vouant au malheur de pauvres humains qui n'avaient point demandé à naître. Que je m'appelle Clémentine ou Julie... peu importe... Mon véritable nom ne vous apprendrait rien... Je suis aujourd'hui sans ressource aucune. Il me restait un seul espoir... qui vient de m'être enlevé tout à l'heure... Une dame qui jadis connut ma famille, qui m'a, à une certaine époque de mon enfance, un peu servi de mère pouvait venir à mon secours. Je viens d'apprendre qu'elle repose depuis deux ans là-bas... au cimetière. Vous savez tout ce que je puis vous dire... L'étrangeté de cette déclaration, faite dans une langue irréprochable et avec toute la grâce d'une personne distinguée, quoique l'inconnue confessât naïvement n'avoir ni nom, ni naissance, plut au jeune homme, autant que lui aurait déplu la classique histoire de toutes les aventurières, qui se résume à dire: --Je suis Mme de X... J'ai dû me séparer d'un mari brutal et jaloux qui me maltraitait. Jeune, ne pouvant me suffire par le travail, auquel ma naissance ne m'avait pas destinée, j'ai trouvé d'abord dans l'amour d'un homme généreux un appui passager que les rigueurs de sa famille m'ont fait perdre, etc., etc... Et ce refrain: --Je cherche un cœur... et quelqu'un qui me mette dans mes meubles!... --Madame, dit-il avec une douceur affectueuse, il y a plus d'une similitude entre votre sort et le mien. Je ne suis point _Heimathlos_, il est vrai... Je m'appelle Raymond Darcy et je possède un état civil en règle... mais je suis, pour le reste, aussi déshérité que vous, de telle sorte que je vous plains et que je vous supplie d'accepter, sans scrupule et sans appréhension, l'aide provisoire et désintéressée qu'un honnête homme vous offre... Il fait tout à fait nuit... Vous avez froid... Vous avez faim peut-être? --Merci de la compassion que vous montrez à une pauvre femme découragée et exténuée, et, faut-il l'avouer? n'ayant ni dormi, ni mangé depuis quinze heures... Mais un peu de pain est tout ce que je veux prendre... Seriez-vous assez bon pour m'en procurer?... Avec cela et un verre d'eau, je serai tout à fait mieux... --Mais pas du tout, reprit Raymond, c'est l'heure où moi-même je vais prendre mon repas... Et je dînerais mal en songeant au triste souper que vous souhaitez faire... Voyons, ayez un peu de confiance en moi... Acceptez mon bras... Oh! je ne vous conduirai pas dans un grand restaurant tout doré, mais dans une humble gargote, telle que peut la choisir un pauvre employé à deux mille francs par an... La dame noire sourit à travers ses pleurs et elle fut sans doute subjuguée par l'accent plein de franchise de son interlocuteur, car, sans répondre, elle se leva et appuya son bras sur celui de Raymond. --Je suis content de vous voir enfin raisonnable! dit le jeune homme. Un instant après, ils étaient attablés tous les deux au fond de la salle commune d'un petit restaurant de la rue Lepic. Raymond fit les honneurs de son maigre dîner à la pauvre affamée qui mangea, tête baissée, après avoir à demi relevé son voile. Toutefois, en enlevant ses gants, au moment de s'asseoir, elle avait mis en évidence des mains d'enfant d'une éclatante blancheur. Fasciné par cet aspect, Raymond se pencha galamment vers l'étrangère, cherchant un prétexte pour prendre une de ses jolies mains. N'en ayant pas trouvé, il s'en passa et il en saisit une et la porta à ses lèvres. --Oh! que faites-vous? fit l'inconnue en se retirant vivement, ne dirait-on pas que vous n'avez jamais vu de mains? --Jamais d'aussi jolies! dit Raymond d'un ton convaincu. Mais voyons, reprit-il hardiment, je n'irai pas avec vous par quatre chemins... Puisque vous m'avez fait l'honneur de partager mon modeste repas, nous ne pouvons pas demeurer étrangers l'un à l'autre. Me ferez-vous longtemps encore un mystère de vos traits? --Si c'est là le prix que vous mettez à votre complaisance, dit en souriant la dame noire, j'aurais mauvaise grâce à vous cacher plus longtemps ma figure... Ce disant, elle retira son voile. Raymond jeta un avide coup d'œil sur sa compagne, et grande fut sa surprise à la vue de la physionomie la plus expressive, la plus pénétrante et aussi la plus pâle qu'il eût jamais vue. C'était une de ces têtes qu'en parcourant une galerie de tableaux on remarque, pour ainsi dire, malgré soi, pour ne plus l'oublier et qui vous suivent ensuite partout comme si, pour vous, elles s'étaient détachées de leur cadre. --Et maintenant, reprit-il après un silence, ne me ferez-vous pas aussi le confident de vos inquiétudes et de vos peines... J'ai cru comprendre que vous étiez sans argent... Mais alors, qu'allez-vous faire à Paris? --Je voudrais moi-même le savoir! soupira l'inconnue. --Mais enfin, vous avez un plan? --Celui de travailler pour gagner ma vie. --Travailler à quoi? --Mais à n'importe quoi! --Tout le monde vous refusera du travail... Dans tous les cas, ça ne se trouve pas du jour au lendemain... Ah! vous ne connaissez donc pas la grande ville? Il faut avoir l'air de ne manquer de rien pour y obtenir quelque chose. --J'avoue que je la connais peu sous ce rapport. --Quel âge avez-vous? --L'âge du travail, monsieur... --Il est vrai que jolie comme vous l'êtes... hasarda Raymond. Le visage de l'étrangère prit subitement une expression de mécontentement. --Oh! pardon, reprit le jeune homme, je disais cela, parce que la beauté... --L'observation est blessante et inutile, riposta la dame noire. Je ne suis pas... je n'ai jamais été de celles qui comptent sur leur figure... --Mille excuses, madame, mais vous ne m'entendez point. Dans les beaux magasins de Paris, une belle personne bien élevée et bien mise est aujourd'hui de rigueur... Etre demoiselle de comptoir, c'est encore un emploi... Hors de là, je ne vois rien qui procure de quoi vivre, à moins d'un de ces talents innés qui poussent au théâtre, ou de ces études qui permettent de se livrer à l'enseignement... et encore pour l'enseignement vaut-il mieux être plus laide et moins distinguée que la mère des enfants que l'on instruit, parfois une grotesque parvenue... --Vous êtes privilégiés, vous autres, hommes! soupira l'inconnue, vous avez au moins un refuge, les administrations! --Quel refuge! soupira Raymond, non moins tristement. --Mais enfin, reprit la dame, ne croyez-vous pas sincèrement qu'avec de l'honneur, quelques talents, du travail, une femme puisse se tirer d'affaire? Parlez franchement! --Un homme, pas toujours! Une femme, je ne sais pas... Je n'ai pas remarqué, je doute même... --Vous êtes Parisien, vous, monsieur, sans doute? Vous savez, dans tous les cas, l'enfer de Paris par cœur... Tenez, pour m'éclairer, dites-moi votre histoire... --Soit, je vais vous raconter une biographie que ne sait personne... Écoutez-moi donc si vous en avez la patience... Je suis né en province d'une famille très honorable d'industriels... Par malheur j'ai apporté en naissant une vocation maudite... je dis maudite, parce qu'elle ne correspond à aucune carrière positive... Nommerai-je cette vocation? Les voleurs eux-mêmes trouvent ici-bas les choses prêtes pour eux... Ils ont des hôtels à Poissy et à Clairvaux... Ils ont leurs voitures cellulaires, leurs cuisiniers, leurs médecins, leur escorte en grand uniforme, leurs tribunaux particuliers... Enfin, s'ils ne mènent pas sur terre une vie de sardanapales, du moins ne les laisse-t-on mourir ni de faim, ni sans confession... D'excellents prêtres accompagnent les criminels à l'échafaud quand ils y montent et, tout comme s'ils étaient MM. de Thou et de Cinq-Mars, ils peuvent donner le spectacle d'une belle mort! Finalement, comme disait je ne sais quel assassin de marque, «il vaut mieux mourir en état de grâce après un crime que de risquer l'impénitence finale, en descendant platement le fleuve de la vie!» Moi, madame, je ne suis pas né avec ces sauvages instincts; je n'ai jamais pu voir souffrir une mouche, encore moins la faire souffrir... J'aimais autrefois les hommes beaucoup plus que les chiens, aujourd'hui ce sont les chiens que je préfère! Etre utile aux hommes et recevoir en échange leurs encouragements et leurs éloges me paraissait le but de la vie... Mais les signes particuliers du passeport phrénologique que m'avait délivré la mère nature étaient mauvais. Jugez-en: Vocation littéraire accentuée! Naître dans de pareilles conditions quand on n'a pas de fortune, c'était déjà jouer de malheur... Bref, je débutai dans la presse provinciale. Je ne fis qu'y végéter, bâillonné par les actionnaires de journaux sans lecteurs, harcelé par la polémique et empêché d'y répondre quand il n'y avait d'inconvénient qu'à me taire, ou empêché de me taire quand j'aurais préféré ne rien dire. Les tortures du talent appliqué à la rédaction des faits-divers sont comparables à celles du cavalier de haute école condamné à monter une bourrique à rebours en lui tenant la queue... N'y tenant plus, je vins à Paris, bien résolu à me faire une place dans les lettres... Je croyais trouver là un chemin plus facilement ouvert à ma bonne volonté, mes goûts m'entraînant du côté de l'étude, non du côté des estaminets, où je n'ai jamais aperçu, en fait de bibliothèques, que des râteliers de pipes ou de queues de billard. Je n'étais pas assez pauvre, quoique vivant économiquement, pour me refuser du linge blanc. J'avais les mains propres et je ne portais jamais le deuil sous mes ongles. Je n'étais pas plus débraillé dans ma tenue que dans mes propos. J'avais lu beaucoup, avec suite et avec fruit; j'avais cherché dans le style quelque chose de plus que la sonorité des mots. Enfin, j'avais toujours, par naturelle inclination, évité la bohème. Eh bien, madame, la malechance s'acharna sur moi, en dépit de tous mes efforts. J'eus beau entasser nouvelles sur nouvelles, romans sur romans, écrire des drames, des voyages, des études historiques, nulle porte ne s'ouvrit devant moi. Puis sur ces entrefaites, mon père étant mort, ne me laissant que des dettes, j'en fus réduit à façonner des charades et des énigmes pour les journaux de modes et un jour vint où, me sentant rouler sur la pente qui conduit à la Seine ou à l'hôpital, je dus songer enfin à choisir une carrière ou un emploi qui pût me procurer du pain... Je me souvins d'un ancien ami de ma famille, qui était directeur d'une Compagnie d'assurances sur la vie. Je me présentai à lui. L'entretien que j'eus avec ce digne homme me charma par un mélange de gaieté et de bon sens. Il y avait plus de philosophie dans cette tête que dans vingt tomes de morale, et, séance tenante, il me procura un emploi modeste dans son administration. Il y avait longtemps que je ne mangeais plus à ma faim et, songeant à l'irruption de quelques pièces de vingt francs dans mon porte-monnaie, quand viendrait l'échéance d'un premier mois d'appointements, je me prosternai devant le veau d'or avec la ferveur d'un estomac jeune, avide de pommes de terre frites!... Et voilà comment, madame, d'homme de lettres incompris je devins rond-de-cuir... Et voilà comment il m'est permis ce soir de vous offrir un modeste et frugal repas... La dame inconnue avait écouté ce récit, débité sur un ton enjoué, avec un intérêt soutenu. Même à diverses reprises elle avait souri à l'ouïe des boutades paradoxales du jeune homme. --Vous voyez, madame, continua Raymond, que j'avais raison en vous disant que j'étais aussi un déshérité de la vie... Eh bien, associons pour un jour nos tristes destinées... Après vous avoir ainsi parlé à cœur ouvert et surtout après vous avoir vue, je ne consentirais plus à vous laisser seule dans cette Babylone... Grands dieux! si vous n'êtes pas reine ou pour le moins duchesse, c'est que vous n'avez pas voulu! --Vous êtes un bon appui pour les femmes abandonnées, riposta la dame noire, avec une nuance d'ironie, si vous êtes aussi serviable que complimenteur... Et si, comme vous le dites, vous êtes misanthrope, ce sentiment ne s'étend pas aux dames... --Il pourrait, madame, dit avec galanterie Raymond, s'étendre à tout le monde, excepté à vous... Cependant, la soirée s'avançait. L'inconnue fit mine de vouloir se retirer, mais Raymond la prévint. Il quitta le ton de la plaisanterie et ouvrit avec la pauvre jeune femme un dernier pourparler, tendant à conclure: --Madame, lui dit-il en lui prenant la main, nous touchons à un moment d'une certaine solennité pour tous deux. Parlons-nous avec une entière franchise... Vous êtes sur le pavé de Paris et vous n'avez aucune ressource. Je n'exigerai pas de vous la confidence des revers qui vous ont réduite à cette extrémité et je ne vous demanderai pas non plus si je dois vous conduire au Grand-Hôtel ou dans une maison garnie de bas étage... Ni dans le somptueux, ni dans le misérable hôtel, vous ne sauriez payer votre dépense... Dans l'un comme dans l'autre, vous seriez mal vue, par conséquent... Dans le dernier, vous souffririez cruellement des attouchements grossiers de la plèbe ou du contact de la police... Parlez! Avez-vous à Paris quelque relation qui vous offre un asile? --Aucune relation, aucune ressource, dit la dame en secouant tristement la tête. Que faut-il faire en pareil cas, selon vous? --Vous rendre à un poste de police et déclarer votre indigence au risque d'être enfermée avec des femmes abjectes dans quelque dépôt de mendicité... L'inconnue fit un geste d'horreur. --Ou bien, continua Raymond, avoir confiance en moi... et accepter l'hospitalité d'un galant homme. --Me connaissez-vous assez pour être sûr, monsieur, que je ne suis pas une de ces habiles pickpockets anglaises ou autres, qui savent intéresser quelque brave cœur en faveur de leur air modeste et malheureux pour s'introduire dans son intimité et disparaître ensuite en emportant les valeurs, montres et argenterie?... --Oh! là-dessus, je suis fixé! dit en riant Raymond. Mais, vous devriez bien, à un autre point de vue, m'expliquer ce que je ne puis parvenir à comprendre. --Voyons, demandez! dit l'inconnue d'un ton de douceur et de bonne volonté qui achevèrent de séduire le pauvre Darcy. Raymond, encouragé par cette réponse, reprit son interrogatoire d'un ton très doux: --Vous ne me ferez pas croire, dit-il, après m'avoir révélé, rien que par le son de votre voix et par vos manières, que vous appartenez à la meilleure compagnie, vous ne me persuaderez point que vous avez passé toute votre vie à errer dans des haillons, ni à gagner votre pain au jour le jour. --Je ne pense pas avoir essayé de vous le faire croire. --Soit! à la bonne heure! Alors, vous avez eu une position? Et quelle position? --Les positions les plus diverses... celles que réprouve l'honneur exceptées... --Et puis... Et puis vous portez un nom... quelconque? --Appelez-moi, si vous voulez bien, Marguerite. --Vous êtes demoiselle? --Oui. --Accepteriez-vous donc ce que je vous offrais tout à l'heure, c'est-à-dire l'hospitalité chez moi, qui suis aussi célibataire? --Non, dit tranquillement Marguerite. --Mais alors qu'allez-vous devenir? riposta Raymond vivement inquiet. Je viens de passer en revue tout ce qui est praticable pour les personnes qui ont des ressources, puis pour celles qui n'en ont aucune. Vous connaissez donc un dernier parti à prendre? --Non! répéta la jeune femme. --Mais vous m'exaspérez par vos réponses! --J'aurais plus que vous, monsieur, le droit d'être exaspérée contre un ordre social où il n'y a pas un asile avouable pour une femme isolée et pour une nuit seulement! Et pourtant vous me voyez triste, anxieuse, mais ne donnant aucun signe de révolte... Si vous êtes impatient de retourner chez vous--et vous en avez le droit--partez... Je ne vous retiens pas! --Ah! s'écria Raymond en se levant, vous voulez me faire mourir de dépit et de honte!... Moi, que je vous abandonne sans lit, sans pain, à neuf heures du soir... en octobre? Vous rêvez donc tout éveillée? --Il me semble par moment, en effet, que je rêve. --Voyons, dit Raymond, en se rasseyant et baissant la voix, si je vous promettais... Sachez d'abord que mon logement se compose de trois pièces: deux chambres et une petite cuisine... Dans une des chambres, il y a un lit, une commode et quatre chaises; dans l'autre, il y a un divan, une table, deux chaises et un fauteuil. Si vous acceptiez la première, je me retirerais dans la seconde. Je n'ai plus ni père, ni mère, ni frères, ni sœurs. Je suis seul au monde. Vous pouvez passer pour une de mes sœurs que j'ai perdues, jusqu'au moment où vous aurez découvert une occupation. --Eh bien, vous l'avouerai-je?... c'est cela que j'attendais, sans oser l'espérer! dit alors Marguerite avec une grâce enchanteresse. Votre sœur pour deux ou trois jours, rien que votre sœur! --Merci! s'écria Raymond avec une explosion de joie, je vous promets la liberté avec le titre de votre choix, jusqu'au moment où vous me direz adieu... pourvu que vous gardiez dans l'avenir souvenance du pauvre nid... comme les hirondelles! --Raymond Darcy, répliqua Marguerite, donnez-moi donc votre main! Alors, ils se levèrent, elle appuyée au bras de Raymond, lui plus fier que l'hidalgo à qui un monarque espagnol a commandé de se couvrir en sa présence. Ils gagnèrent ainsi, à travers la foule indifférente, la rue Caulaincourt, puis, parvenus au point où un hasard providentiel les avait fait se rencontrer: --Où allons-nous? demanda Marguerite. --Je demeure tout près d'ici, villa Girardon. --Oui... en face de l'ancienne habitation de Mme Verdalle, la digne femme qui m'apprit jadis à lire et auprès de laquelle, dans ma détresse, j'espérais trouver un refuge... Elle est morte... et ma suprême espérance venait de s'envoler, lorsque... Marguerite s'interrompit pour essuyer ses pleurs. Elle continua, montrant du doigt l'ancienne pension de famille: --J'ai passé ici quelques mois bien calmes aux jours heureux de mon enfance et je ne me doutais guère alors que je trouverais, dans ce même coin de Paris et pressée par la misère, un abri contre la dureté du sort!... --Vous regrettez d'avoir accepté mon offre?... --Je ne regrette rien! En ce moment tous deux arrivaient devant la grille de la villa, sorte de cité, précédée d'un vaste parterre plein d'ombrage, où la vue s'étendait sur Paris. Raymond frappa à la porte du pavillon qui servait d'habitation à la concierge: --Mère Lafeuille, voici ma sœur Marguerite Darcy, qui arrive de voyage... Marguerite, salue donc la mère Lafeuille, une bien digne femme!... Elle va passer quelques jours auprès de moi... Vous allez être assez bonne pour monter... Je donne mon lit à Marguerite... Vous mettrez un matelas pour moi sur le canapé... Allons, venez, mère Lafeuille! --Ça se trouve bien, dit la concierge, la modiste, voisine à monsieur, va déménager. Alors... --Qu'est-ce que vous voulez que ça nous fasse? demanda Raymond d'un air indifférent. --Madame veut dire, interjeta Marguerite, qui avait compris l'allusion malicieuse de la vieille, que si tu songeais à t'agrandir... à cause de moi, tu pourrais louer le logement de ta voisine... Madame n'a sans doute pas entendu que je ne venais ici qu'en passant... --Il ne s'agit pas de cela... pour le moment! dit Raymond, fort content, montons toujours! La mère Lafeuille prit les devants et tous deux emboîtèrent allégrement le pas derrière elle. II Le lendemain, à dix heures, Darcy se rendit comme de coutume à son bureau. Avant de partir, il avait frappé discrètement à la porte de Marguerite, qui était déjà debout, et il s'était enquis de la façon dont elle avait passé la nuit et cela avec une délicatesse raffinée, propre à ne froisser aucune des susceptibilités de la jeune femme. Celle-ci le remercia en souriant. Mais il avait à peine quitté son logis que Marguerite se vit en butte à la curiosité de la mère Lafeuille, montée pour vaquer, ainsi que d'ordinaire, aux soins du ménage. Suivant le procédé des gens de sa condition, la vieille concierge questionna adroitement sa nouvelle locataire sur quelques points de l'existence de Raymond qui lui étaient familiers, pour voir si Marguerite tomberait en contradiction avec lui. Mais celle-ci déjoua de prime abord cette politique et elle fit si bien qu'avant la fin de la séance, non seulement elle avait persuadé la mère Lafeuille, mais encore elle avait conquis sa sympathie. Elle lui exposa qu'orpheline et sans parents son rêve serait de quitter définitivement la province, où elle habitait, pour se rapprocher de son frère, son unique famille. Mais il fallait vivre et elle était venue passer quelques jours à Paris pour voir si elle ne trouverait pas dans la grande ville le moyen d'utiliser son talent de musicienne. La mère Lafeuille approuva fort ce projet et promit à la jeune femme de s'entremettre pour lui procurer, le cas échéant, des leçons de piano. Elle habitait le quartier depuis de longues années, elle connaissait tout le monde et elle serait heureuse de pouvoir être utile à l'aimable sœur d'un de ses meilleurs locataires. Marguerite remercia avec effusion la brave femme. Elle avait l'air radieux, quand Raymond rentra à cinq heures du soir. Toutefois, elle ne souffla pas mot à son ami de la conversation qu'elle avait eue avec la mère Lafeuille et de ses nouvelles espérances... Ils partagèrent tous les deux, en tête-à-tête, un dîner que Marguerite tint à préparer elle-même dans la petite cuisine. Comme ils achevaient leur repas: --Que vous êtes bonne et gentille! fit Raymond, et quelle maîtresse de maison vous feriez! Marguerite ne releva pas ce propos et le jeune homme resta silencieux. Quelque effort qu'il fit pour réagir, il se sentait troublé profondément, et un orage commençait à gronder dans son cœur, à la pensée surtout du silence obstiné gardé par la jeune femme sur son passé. Il finit par trouver la force de le lui avouer. --Je ne sais, lui dit-il, quel homme pourrait supporter l'affront raffiné que vous faites à celui que vous voulez bien appeler votre seul ami... Quel motif de défiance pouvez-vous avoir à mon égard?... Vous êtes ici chez vous... Je vous livre tout, mon passé, mon présent, mes lettres, mes manuscrits. Les clés sont sur toutes les portes... Dans ce tiroir, ma fortune entière, qui consiste en un billet de cinq cents francs... Voilà le portrait, au pastel, de ma mère, auquel je tiens davantage... De vous, je n'ai pas reçu la moindre confidence... Je ne sais que votre prénom de Marguerite, si toutefois il est bien le vôtre... Je suis votre hôte, votre ami... Depuis vingt-quatre heures, nous avons vécu côte à côte, j'oserai dire cœur à cœur, et tout à l'heure je vais de nouveau vous souhaiter le bonsoir sans que vous m'ayez dit un mot de votre famille... Car, enfin, on a toujours eu une mère... La vôtre est-elle morte... ou est-elle vivante? --N'avez-vous donc point remarqué la couleur de mes vêtements? demanda Marguerite, en fronçant le sourcil. --Dites-moi donc alors que vous êtes en deuil de votre mère! Dites-moi que vous avez été recueillie ici ou là quand vous étiez enfant... que vous avez habité Metz ou Carpentras... Tout ce que vous m'avez avoué et que d'ailleurs vous ne pouviez guère me cacher, c'est que vous avez jadis passé quelques mois dans l'ancienne pension de Mme Verdalle... Est-ce là que vous avez reçu cette parfaite éducation qui fait que, dans les moindres détails de la vie, toujours noble et gracieuse, vous semblez traîner après vous une robe de cour? Dites-moi dans quel pays vous avez fait votre première communion? Dites-moi où vous étiez il y a huit jours? Vous étiez dans une maison, fût-elle à vous ou aux autres? Prenez une épingle... Voici une carte... Montrez-moi où vous étiez avant les quinze mortelles heures que vous avez passées sans manger et sans dormir. Vous me trouvez indiscret, impérieux, impitoyable? Vous pleurez? Mais songez que je vous aime déjà et que je suis jaloux de tous les instants que vous avez vécus loin de moi! Si je n'étais pour vous qu'un aubergiste, je m'expliquerais cette réticence, qui ne serait après tout qu'un superbe dédain... Mais pourquoi laisser subsister entre nous la distance du mensonge à la vérité?... Ah! si vous avez quelque imprudence ou quelque faute à cacher, s'il y a eu dans votre vie méprise ou naufrage, songez que, moi, je n'ai pas hésité à vous raconter, avec le plus entier abandon, tous les détails de ma vie passée... Vous êtes si charmante que vous me ferez aimer jusqu'à vos sottises, si vous avez la bonne grâce de me les avouer... Marguerite essuya ses larmes et répondit à Raymond: --C'est ici, mon ami, la pierre d'achoppement! Je n'ai aucune faiblesse à avouer, comme vous pouvez l'entendre, mais en acceptant vos bienfaits, je n'ai pas entendu me donner un maître... Je vous ai permis de me plaindre, non de me juger! La facilité d'élocution de Marguerite et l'à-propos de ses réponses déconcertaient toujours Darcy, quand il s'aventurait sur le terrain réservé de cette mystérieuse existence. Mais cette fois Marguerite sentait si bien que son ami avait raison, que le secret dépit de ne pouvoir le contenter se tourna en colère contre lui-même. --Je sais bien, lui dit-elle, que certaines natures mathématiques tiennent à supputer toutes choses et que les horizons voilés n'ont pas de charmes pour elles... Mais je ne vous ai pas trompé et, maintenant je vous répète une deuxième fois, pour que vous le sachiez bien, qu'il est des situations dans lesquelles en gardant un secret on fait preuve de respect pour les autres... que si vous m'aviez donné votre parole de taire votre rencontre avec moi, vous la tiendriez... Cela donnerait-il à un tiers le droit de penser que j'ai été votre maîtresse? Si vous ne pouvez admettre ma résolution, calme et inébranlable, de vivre comme si j'étais née hier, nous ne sommes pas faits pour nous entendre. Ne partez pas demain, sans avoir pris une résolution formelle à cet égard, ou sinon, vous ne me retrouveriez point ici à votre retour. Eh bien? Que décidez-vous? --Comme il y a quelque chose de cruel dans vos réticences mêmes, dit Raymond d'une voix qu'il s'efforça de rendre aimable, je conserve l'espoir de vous trouver plus confiante un jour. En face d'un parti pris aussi mûrement, je me fais l'effet moins d'un juge d'instruction que d'un tortionnaire. Je vais vous quitter en laissant à vos méditations mêmes le soin de vous prouver que, si les cœurs sympathiques vont cherchant des raisons de se rejoindre dans l'éternité, le passé doit faire aussi partie de leur existence commune. --Ah! dit Marguerite, détendue par ces bonnes paroles et se renversant dans son fauteuil, que vous êtes aimable, quand vous voulez l'être!... Vous méritez d'être pardonné! --Et d'être aimé? demanda Raymond, sur un ton suppliant. --Approchez, reprit Marguerite en rougissant, et je vous le dirai. Puis, tendant son front au jeune homme, qui y déposa un baiser: --Bonsoir, mon ami, et dormez bien! Ce fut le premier aveu de ces deux cœurs, qui s'adoraient déjà, sans se l'avouer franchement. Et quelques jours s'écoulèrent dans cette intimité charmante, sans aucun incident nouveau. Marguerite s'occupait des soins du ménage et elle employait ses longues heures de solitude à restaurer sa garde-robe de façon à se procurer une mise presque élégante, quoique simple. Cependant la mère Lafeuille avait tenu parole et, un soir, Marguerite eut la satisfaction d'annoncer à son ami qu'elle avait une leçon. Puis, peu à peu, son talent musical lui fit une réputation... Elle parvint à recruter un noyau d'élèves et bientôt elle eut l'orgueil d'apporter dans le ménage de celui qu'elle appelait son frère, une quote-part égale, sinon supérieure à celle de Darcy. --Et vous disiez, Raymond, lui objecta malicieusement Marguerite, qu'il est impossible à une femme de gagner honnêtement sa vie? --Vous oubliez ma restriction, lui répondit Raymond, je n'aurais pas dit cela si j'avais su parler à un premier prix du Conservatoire! --Je ne suis pas un premier prix du Conservatoire. --Dans tous les cas vous en sortez. --Je crois que vous recommencez? --Ah! pardon! C'est encore un mystère? --Du reste, reprit Marguerite, je vais vous mettre à l'abri de la récidive et, puisque j'ai enfin acquis le moyen d'être ingrate, je ne veux pas l'être à demi. Je vais m'établir pour mon compte. --Vous n'aviez donc pas oublié cette menace? --Pouvais-je l'oublier? --Eh bien, vous êtes tout à fait ingrate! Mais apparemment, vous sentant en fonds, vous voulez acheter un piano d'Erard, que vous ne sauriez où loger dans mon taudis. --Pas si ingrate que cela, dit Marguerite, vous savez que le logis de la modiste est toujours vacant, je vais m'en emparer... --Vous croyez penser à tout, dit Raymond en secouant la tête et en riant. Mais as-tu donc oublié, ma sœur, que tu n'étais à Paris qu'en voyage? --Ah! c'est vrai... J'oubliais que tu avais dit cela devant la mère Lafeuille... Eh bien, mon cher frère, il ne te reste plus qu'à me conduire au chemin de fer! Les yeux de Raymond se remplirent de larmes. Il quitta le ton de la plaisanterie et, se mettant à genoux: --Écoute, Marguerite, lui dit-il, avec une passion qu'il s'efforçait en vain de contenir... Laisse-moi aujourd'hui t'ouvrir mon cœur... Marguerite, je t'aime... et je sens que dès aujourd'hui je ne saurais plus me passer de toi... Ne sacrifions pas à un scrupule un bonheur d'où dépend ma vie entière... Je ferai ce que tu voudras... Nous quitterons ce quartier... Nous irons loin... bien loin... Mais pour Dieu! ne parle plus de me quitter... J'en mourrais! --Écoute à ton tour, répondit Marguerite, en relevant doucement le jeune homme, je ne voulais pas te le dire... Mais c'était aussi mon idée!... Maintenant que je me suffis à moi-même, que je suis riche pour ainsi dire!... je pourrais partir... Raymond écoutait, haletant. Marguerite continua sur un ton plus bas: --Oui... mais je viens de m'apercevoir que moi non plus aujourd'hui... je ne pourrais plus me passer de toi! Elle baissa la tête, rougissante et effarée de son aveu, et elle se laissa tomber dans les bras de son amant. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Quinze jours plus tard le couple était installé rue de Vaugirard, dans un petit nid donnant à vol d'oiseau sur le Luxembourg. Une ère de bonheur parfait commença pour l'heureux Raymond qui, chaque soir, pouvait se reposer dans un bon fauteuil, en écoutant, l'œil aux étoiles, un nocturne de Chopin ou un chant sans paroles de Mendelssohn. Car Marguerite avait acquis, de ses deniers, non pas un piano d'Erard, mais un modeste piano droit que ses doigts agiles faisaient paraître bien meilleur qu'il n'était réellement! Hélas! ce temps d'absolue félicité dura trop peu. Le printemps était venu... les arbres bourgeonnaient... Un fantôme vint tout à coup se dresser entre les deux amants. Un tiers, importun pour eux, mais qui eût comblé d'aise un autre ménage. Un soupir suivi d'une crise de larmes qui fut un aveu de Marguerite!... Un frémissement de Raymond qui fut d'abord une joie! Mais elle lui dit: --Tu ne peux pas comprendre pourquoi je pleure... _Je n'ai pas droit au bonheur de la maternité!_... --Mais, dit vivement Raymond, je suis libre, et nous pouvons tout régulariser, dès demain. Pour toute réponse, Marguerite secoua tristement la tête. Et tout bas elle murmura en éclatant en sanglots: --O mon Dieu!... comment lui expliquer?... III La proposition faite par Darcy à Marguerite de l'épouser pour trancher une bonne fois toutes les difficultés d'une situation pareille, n'avait rien que d'honorable et de naturel. Il fut, une fois de plus, très froissé et très peiné de l'accueil de Marguerite à cette ouverture. Quelle raison pouvait-elle avoir de dire non? Si elle était enfant trouvée, le mariage était une occasion de lui créer un état civil. Rougissait-elle de n'en point avoir et ne voulait-elle pas avouer ce malheur devant un officier public? Mais une âme comme la sienne devait souffrir encore plus de ne pas sanctifier la maternité par le mariage! Darcy en vint donc à ne pouvoir expliquer les refus de Marguerite que d'une façon terrible pour elle et partant pour lui... Malgré la beauté de son caractère, la pureté de ses sentiments, l'innocence de sa vie, Marguerite devait avoir eu quelques démêlés avec la justice. Pour ce motif, elle avait caché obstinément son histoire à son ami, qu'elle craignait de perdre, en se montrant à lui telle qu'elle était. Bref, elle ne pouvait vivre en sécurité qu'en vivant en sauvage au milieu du monde. Elle pouvait avoir été la victime d'une simple erreur judiciaire, mais sa fierté lui faisait craindre encore l'ombre du soupçon comme une tache indélébile. Pourtant vis-à-vis de Raymond, qui avait en elle une foi absolue, qu'avait-elle à redouter des soupçons? L'appréhension de scènes violentes sans issue condamnait Darcy au silence. Il souffrait le martyre en contemplant les lèvres de son amie, serrées comme par un vœu de mutisme éternel. A côté de cela, les bizarreries de Marguerite devinrent extrêmes. C'était sans doute l'effet de sa grossesse. Des peurs subites la prenaient toutes les fois qu'elle restait seule. Alors, dès que son ami était parti, elle partait soudainement et elle allait au loin, ou bien, elle passait, assise dans le jardin du Luxembourg, des journées entières. Cependant, aucune solution ne se présentait, aucune explication concluante n'avait lieu. Et la position de la mère et de l'enfant à venir s'aggravait pour ainsi dire d'heure en heure. Il était notoire pourtant que Marguerite aurait voulu, comme Raymond, le mariage, et un mariage très prochain, et qu'elle était, toutefois, résolue à s'y refuser, plutôt que de rien découvrir de son histoire antérieure, même le lieu de sa naissance! Un jour que Darcy rentrait sans être entendu, il vit par une porte entr'ouverte Marguerite assise, les mains agitées, l'œil égaré et se parlant à elle-même. Au bruit qu'il fit, elle recouvra une sorte de sérénité. Raymond fut juge alors de l'effort constant qu'elle faisait sur elle-même. --Écoute, lui dit-il, je ne t'adresserai plus de questions qui ont le don de t'affliger et de t'irriter. Tu obéis évidemment à un serment ou à une nécessité, en te taisant au mépris de mes prières et au détriment de notre enfant... Tu ne m'as jamais dit où tu étais née, mais tu m'as dit plus d'une fois que tu n'avais aucun état civil. Il n'y a plus, pour procéder au mariage, qu'un acte de notoriété à dresser. Y consens-tu? Nous nous concerterons pour t'assigner le lieu d'origine que tu voudras, ou qui nous sera le moins défavorable. La complaisance des témoins ne me fera pas défaut, car, dans la pratique, les témoins de ces sortes de choses ne font de difficultés que s'il s'agit d'un cas où l'honnêteté du but n'est pas évidente. Or, quoi de plus honnête que le but proposé? Si des obstacles se présentent, je les vaincrai. La Providence m'aidera, car il ne s'agit même pas de notre intérêt, il s'agit avant tout de celui de notre enfant! --Rien de tout cela! dit résolument Marguerite. Quand notre cher enfant aura vu le jour, tu le porteras à la mairie. Tu le reconnaîtras... tu lui donneras ton nom, mais tu ajouteras: _Mère inconnue_. Dans l'état de surexcitation nerveuse où il voyait sa maîtresse, Raymond, désolé, n'osa pas insister. Il se résigna. Puis Marguerite fut prise subitement de la fantaisie des voyages lointains. Elle parla de réaliser leurs quelques économies pour partir en Amérique. Son rêve, disait-elle, était de donner le jour à son enfant dans ce pays libre, où l'on pouvait faire fortune et où, dans tous les cas, il était facile de vivre seuls et ignorés de tous. Elle était devenue la proie d'un bizarre accès de nostalgie: la nostalgie de la solitude. Raymond s'effrayait de ces lubies qui s'accordaient si peu avec le caractère ordinairement si uni de Marguerite. Il se demanda même, un moment, si la maternité n'avait pas causé chez la pauvre femme un dérangement intellectuel et déterminé une sorte de folie, le délire de la persécution. Un jour, elle rentra tout émue d'une commission très courte à la place Saint-Sulpice. Avait-elle fait quelque mauvaise rencontre? Avait-elle vu quelqu'un qu'elle tînt à ne plus voir? Elle ne le dit point, mais elle regarda longtemps la rue avec inquiétude, à travers ses rideaux baissés et elle ne recouvra un peu de calme qu'à l'arrivée de son amant, qui rentra quelques instants après. Et jamais elle ne confiait à personne le secret de cette angoisse perpétuelle qu'on lisait sur son visage! C'était incompréhensible! Raymond espérait tout bas que la délivrance prochaine apporterait un remède à cet état de choses et il attendait. Un voyage hors de Paris eût été peut-être salutaire; il comprenait que le séjour de la capitale dans une de ses plus belles rues, puisque ses maisons ont pour perspective le jardin et le palais du Luxembourg, ne compensait pas pour Marguerite la nécessité de gravir à chaque instant cinq étages. A défaut de l'Amérique, où, pour Darcy, il ne pouvait être question d'aller, cet homme qui adorait sa femme cherchait, hélas! sans la trouver, une combinaison qui lui permît de procurer à sa compagne les joies et les libertés de la campagne. IV Un jour que, tête basse, Raymond Darcy descendait la rue Bonaparte, il se trouva nez à nez, à hauteur de la rue Jacob, avec un bel homme ayant l'allure d'un militaire et âgé seulement de quelques années de plus que lui. Ce monsieur, dont les traits étaient vaguement connus de Raymond, ne lui sembla pas beaucoup plus gai que lui-même. Il était même plus pâle, mais il se tenait plus droit et, sous les revers de son pardessus déboutonné, Raymond aperçut à sa boutonnière le ruban de la Légion d'honneur. Il faisait ce matin-là un froid assez vif, dont le passant ne paraissait pas s'apercevoir et il ne fut rappelé de sa rêverie que par le mouvement analogue et simultané que fit Darcy aussitôt que leurs regards se croisèrent. Ils hésitaient encore lorsque le plus riche et en apparence le mieux situé dit à l'autre: --Raymond Darcy, n'est-ce pas? --Aussi vrai que vous êtes M. de Guermanton! riposta l'employé d'assurances. --Quoi! reprit le premier, élevés jadis tous deux au même collège, nous nous sommes tutoyés!... Pourquoi perdre ces bonnes habitudes?... --Tu le veux? s'écria Raymond. Eh bien, je ne m'en tiendrai pas là! Et il étreignit dans ses bras son vieux camarade aussi ému que lui. --Je t'ai perdu de vue, continua Darcy, lorsque tu entrais à Saint-Cyr. Depuis lors, tu as fait du chemin, à ce que je vois! --Arrivé au grade de capitaine, reprit M. de Guermanton, j'ai lâché tout pour me marier et je suis devenu gentilhomme campagnard. Tu me vois à présent dans cette période de la vie que l'on a surnommée l'âge critique des hommes et qui sépare presque la paternité de la grand'paternité. On se sent jeune encore, on voudrait l'être... on n'ose plus! Et toi, fais-tu toujours des tragédies en vers? --Hélas! soupira Raymond, combien est loin ce temps heureux! Et en quelques mots il mit son condisciple au courant des malheurs de sa vie, de ses déboires littéraires et de la dure obligation qui l'avait un jour forcé de chercher dans une infime position le moyen de ne pas mourir de faim. Quand M. de Guermanton fut revenu d'un premier saisissement, à l'aspect d'un camarade aussi complètement naufragé: --Il faut, dit-il à Darcy, que tu te sois trouvé aux prises avec des nécessités bien cruelles. --Il est vrai! --Tu dois t'être isolé volontairement... Que n'es-tu venu chercher de l'aide auprès de moi? --Savais-je où tu étais et, puis, à force de souffrir on finit par se trouver sot et, à force de déconvenues, par s'accuser en secret autant et plus encore que les autres. --Cependant tu avais du talent... quelque naissance. --Avec peu ou point d'argent! --Es-tu pauvre encore? --Moins que jamais! Car il faut te dire que je suis marié, que je parviens, aujourd'hui, tant bien que mal à gagner ma vie, celle de ma femme et du bébé qui va naître! Nous n'avons heureusement pas de vastes ambitions... Mais je suis dévoré et je meurs à petit feu quand je songe qu'une femme aussi distinguée que la mienne souffre de ma médiocrité... Quand je songe qu'elle aime la nature, la contemplation, l'étude, philosophe qu'elle est devenue avant l'âge, par suite de malheurs aussi grands que les miens, et que nous sommes cloués là! --Dis donc, Darcy, interrompit tout à coup M. de Guermanton, veux-tu devenir agronome, forestier, draîneur, un aigle de comice agricole? --Sans terre ni capitaux? --Moi... j'ai une terre assez considérable en Morvan où je ne mets jamais les pieds, ni ma femme non plus... Aussi tout va cahin-caha... faute de l'œil du maître... Je t'en nomme, si tu veux, le régisseur avec des appointements que tu fixeras toi-même et la faculté de manger jusqu'au noyau les fruits du jardin... Ce pays perdu en pleine campagne, à deux lieues de toute habitation, s'appelle Rouchamp; tu pourras y vivre tranquille. --Oh! s'écria Raymond, comme tu y vas! Mais tu vas me faire mourir de plaisir... Tu aurais dû ménager la transition entre les ténèbres de la cave et l'éblouissement du grand jour! --Le mal va si vite!... Il est heureux que le bien aille aussi vite quelquefois! --Tu es notre Providence! Mais là-bas, dans ce bienheureux Rouchamp, ma femme composera des nocturnes, car elle est grande musicienne et, moi, je rimerai des sonnets à ton intention! Une seule chose me manquera... ta présence! --C'est une récréation que je pourrai te donner quelquefois... A propos... où demeures-tu? --Je demeure rue de Vaugirard, en face la grille du Luxembourg. Sais-tu monter à un cinquième? --Mauvais plaisant!... Tu m'y trouveras peut-être grimpé avant toi... car je n'ai qu'une toute petite course à faire dans le quartier. --A tout à l'heure? --A tout à l'heure! Ils se séparèrent après s'être cordialement serré la main et Raymond retourna diligemment chez lui pour annoncer à Marguerite cette grande nouvelle, dont il lui parla avec la joie et la volubilité d'un enfant. --Au diable les assurances, ma bonne Marguerite! Nous partons pour le Morvan, qui vaut bien l'Amérique! Nous plions lestement bagage et là-bas nous allons semer, moissonner, vendanger, mener une vie de patriarches!... Ah! je n'assure pas, après cela, qu'il y ait des vignes à Rouchamp, mais s'il n'y en a pas... on en inventera! --Tu me parais un peu extraordinaire, pour ne pas dire fou, dit Marguerite en riant. --Il y a de quoi, mais rien n'est plus vrai. --Me diras-tu au moins d'où nous tombe ce Rouchamp? --De la main d'un ami généreux, un capitaine qui a un ruban rouge... une perle d'homme! --Mais tu n'es pas son héritier? --Il me nomme son régisseur! --Mais où demeure-t-il? --Tiens! j'ai justement oublié de le lui demander... Dans l'Allier, à Moulins, je crois, ou dans les environs, mais peu importe! Nous le saurons tout à l'heure, car il va venir nous voir... Il avait dit qu'il me devancerait... Il sera joliment attrapé! Ah bien! s'il a pu penser que je garderais seulement une demi-heure une pareille nouvelle!... En ce moment une main discrète frappa à la porte et Raymond courut ouvrir. Marguerite était debout à contre-jour; l'ami de Raymond salua Mme Darcy, avant de l'avoir regardée, puis, la regardant, il se troubla et tomba assis sur la chaise que son ami lui avançait. Marguerite, pâle aussi, était demeurée debout, les yeux baissés. --Qu'as-tu donc? dit Raymond, inquiet, à son ancien condisciple. --Ce n'est rien... répondit M. de Guermanton, d'une voix un peu étranglée, un éblouissement! --La fatigue d'être monté si haut un peu vite, sans doute? --Peut-être! Puis, faisant effort sur lui-même, le gentilhomme s'approcha de la jeune femme: --Pardon, madame, mais vous ressemblez... Vous êtes... Pauline Marzet?... --Non, monsieur! répliqua Marguerite d'une voix ferme et en regardant bien en face son interlocuteur, je ne connais personne de ce nom... Je suis Marguerite Darcy! M. de Guermanton la considéra un moment encore, puis il regarda Raymond et, passant sa main sur ses yeux, comme pour en chasser un nuage, il dit d'une voix qu'il s'efforça de rendre assurée: --Tu as mon cher ami, une femme charmante et je t'en fais compliment! L'extrême embarras de Marguerite et du gentilhomme ne fut pas partagé par Raymond Darcy. Il admettait parfaitement que son ami se fût trompé en prenant Marguerite pour une autre personne et le trouble intense de Jacques fut dissimulé par lui avec tant de soin que le mari n'en prit point d'ombrage. Néanmoins cette ressemblance fortuite entre une personne que de Guermanton avait connue et Marguerite qui ne le connaissait pas demeura dans son esprit comme un point noir. Tout en parlant de choses indifférentes, Jacques considérait la jeune femme; il semblait s'attacher à provoquer de sa part des réponses, ne fût-ce que pour entendre le son de sa voix. Mais, dans ses réponses mêmes, Marguerite se laissa toujours devancer par son mari, n'ajoutant que des monosyllabes ou des signes d'acquiescement. Elle ne se départit de ce silence que lorsqu'on en vint à parler du grand projet qui enthousiasmait Raymond et, au grand étonnement de celui-ci, elle parut sinon hostile à ce déplacement, du moins désireuse de ne rien décider avant de mûres réflexions. --Rien ne presse, dit alors de Guermanton, je suis encore à Paris pour quelques jours... Pesez bien les avantages que vous pouvez retirer de mon offre et, pourvu que je sois informé de votre décision avant mon départ, tout sera bien... Je suis descendu au Grand-Hôtel, ajouta-t-il en s'adressant tout spécialement à Raymond, tu me trouveras tous les jours de cinq à six heures au café de la Paix... Je t'y attends le plus tôt possible... Ceci dit, il salua respectueusement Marguerite et se retira. Raymond Darcy, qui avait compté sur la nouvelle de son changement de position pour provoquer chez Marguerite une explosion de joie, ne comprenait rien à la répugnance de la jeune femme. Sa stupéfaction se changea en tristesse et en dépit, lorsqu'il la vit se refroidir pour les sites du Morvan, à mesure qu'elle y songeait davantage. Il craignait d'abord que le séjour de la capitale n'eût déjà pour elle le charme d'une habitude. Il avait remarqué que les provinciaux de naissance tiennent encore plus que les Parisiens à ne pas quitter Paris, mais il ne fut pas long à reconnaître qu'il se trompait en cela, car dès le soir même, sa femme se trouvait reprise par ses «diables bleus» américains et recommençait à parler des rives du Meschacébé, comme de la seule patrie qu'il lui convenait d'élire. --Voyons, fille d'Outougamiz! dit Raymond en affectant une gaieté qu'il était loin de ressentir, veux-tu donc désespérer mon âme en m'entraînant comme un nouveau René, dans les forêts vierges, quand les buissons roux du Morvan ont tant de charmes véritables pour les vrais amants de la nature? Mais le père Corot, qui s'y connaissait, ne donnerait certes pas, s'il vivait, un étang de là-bas, avec ses oies, pour les méandres du Rio-Grande! Y a-t-il rien de plus beau que cette France où nous avons souffert et qu'y a-t-il de moins suave dans le gazouillis de la fauvette que dans le chant du colibri? En fait de poésie, parle-moi des pommes crues du centre de mon pays natal! Et où que tu sois née, quoique tu ne veuilles pas me le dire, tu seras moins dépaysée dans les Gaules que dans le pays de Jonathan! --Pour notre enfant, dit Marguerite, il y a là-bas des mirages de liberté et de fortune! --Il y a, répliqua le rêveur, devenu homme positif, des moustiques et des déboires sans nombre. J'ai ouï dire qu'à New-York, on paie les souliers quarante francs la paire et le reste à l'avenant. Il faut donc les gagner... et comment faire? Par tout pays, pour devenir riche, il faut commencer par avoir un million, les autres millions viennent aisément ensuite. Je ne sais pas un mot d'anglais et, quant au latin, les Peaux-Rouges et les Yankees en font si peu usage! --Il me semble, vois-tu, répondit Marguerite devenu très soucieuse, que nous allons à Nevers chercher le malheur... Et nous sommes si heureux! Elle fit une pause, puis brusquement et sans transition: --Ton ami t'a-t-il dit qu'il viendrait nous voir dans ses terres? --Hélas! soupira Darcy, c'est bien là le mauvais côté de notre affaire! Il n'y met pas les pieds! A peine le verrons-nous de loin en loin! Là-bas, nous serons isolés, perdus en pleine campagne, sans société, sans voisins... --Sans société... sans voisins... répéta Marguerite, sans voisins absolument? --Absolument, répondit Darcy. --Va donc demain trouver ton ami, dit la jeune femme dont le visage parut se rassénérer un peu, et dis-lui que tu acceptes... Nous partirons quand tu voudras... Le plus tôt possible!... V Cependant, le vicomte de Charaintru était rentré à Paris, en compagnie du sculpteur, presque au lendemain de la disparition bizarre de la baronne Pottemain. Et des semaines, des mois s'écoulèrent avant qu'il revint de l'extraordinaire impression que lui avait fait éprouver l'invraisemblable aventure dont il avait été le témoin. Aussi l'histoire de la châtelaine de Bois-Peillot défraya-t-elle pendant tout l'hiver les conversations de l'incorrigible bavard. En dépit de ses promesses et des incessantes sollicitations de son ami, Romagny avait été sobre de confidences et n'avait jamais raconté à Charaintru le motif qui l'avait fait chercher à Pottemain la ridicule querelle à l'aide de laquelle il était parvenu à attirer le baron hors de chez lui, pour laisser à la châtelaine le temps de mettre à exécution son détestable projet. A présent, d'ailleurs, l'artiste se reprochait presque comme un crime sa funeste complaisance. Aussi, n'abordait-il jamais sans ennui ce sujet, dont le souvenir le hantait comme un remords. Mais Charaintru suppléait par l'imagination à tout ce que la discrétion de Romagny ne lui avait pas permis d'apprendre. Il racontait comment le baron Pottemain avait eu la fantaisie d'épouser après une femme riche une femme pauvre et jolie qui lui avait apporté en dot une chaumière et son cœur; comment la discorde avait éclaté dans le ménage presque dès le premier jour; comment les choses étaient allées si loin que pour fuir, apparemment, un être détesté, Pauline avait cherché un abri de l'autre côté du rideau terrestre, comptant bien que le baron n'aurait pas, comme Orphée, la fantaisie de l'y suivre. Rapprochant ensuite les décès des deux châtelaines, il en tirait cette conclusion que le Normand devait avoir en lui quelque chose de rare et d'inconcevable, ce qui, à vrai dire, n'élucidait pas la question. Plus d'une fois, il arriva à Romagny d'être présent à cette petite conférence sur la _Belle au Bois-Peillot_, comme le vicomte appelait Pauline, mais, bien que mieux informé que son ami, il gardait toujours un silence prudent et soucieux. S'il arrivait à Charaintru de l'interpeller, de le prendre à témoin, de vouloir lui faire raconter le rôle qu'il avait inconsciemment joué dans le drame, le sculpteur répondait par des phrases évasives ou des monosyllabes, comme un homme à qui ce genre de conversation ne pouvait qu'être parfaitement désagréable. --Enfin, ne cessait de répéter Charaintru, tu ne me feras jamais croire, après la comédie que tu as jouée avec le baron pendant toute une nuit--nuit que, par parenthèses, je n'oublierai jamais, car tu me l'as fait passer à la belle étoile!--tu ne me feras jamais croire, dis-je, que tu ne savais pas d'avance le fin mot de toute cette histoire. Voyons, pourquoi n'as-tu jamais voulu me dire le mobile qui te faisait agir? --Parce que tu l'aurais répété. --Ainsi, c'était un secret? --Non, mais discrétion pure... Je ne suis pas seul intéressé dans la question.... donc je n'ai pas le droit de parler. --Tu vois, tu étais complice? --Hélas! complice inconscient d'une aventure bien triste et bien simple... que tu connais comme moi! --C'est entendu! Tu ne t'expliqueras jamais davantage sur ce sujet. Raconte-moi au moins le reste. --Quel reste? Il y a un reste? demandait Romagny. --Oui... ce que l'on dit de la mort de la première baronne... que tu as connue. --On dit qu'elle est morte... Voilà tout. --Et de celle d'un certain Pastouret, intendant à Bois-Peillot. --Je te jure encore une fois, répliquait l'artiste avec humeur, que je ne sais rien, absolument rien. Je ne puis que me récuser, par conséquent... D'ailleurs, ne parlons plus de tout cela... Cela vaudra mieux... Rien ne m'assomme comme tous ces cancans de province... Et, réduit ainsi à ses propres forces, le pauvre Charaintru finissait par borner sa conférence au simple récit des faits apparents du _grand procès_ du baron Pottemain. Le vicomte allait renoncer à jamais de pénétrer le secret de cette énigme, quand un incident inattendu vint exciter de nouveau, et au plus haut degré, sa curiosité. Il traversait une après-midi la place Saint-Sulpice, quand il croisa une jeune femme, fort élégamment, quoique simplement mise, sur laquelle il leva les yeux. Charaintru s'arrêta net, croyant être le jouet d'un effet d'optique. La femme qui venait de passer près de lui était Pauline Marzet... C'était bien sa tête fine et intelligente, sa taille cambrée, sa démarche un peu indolente... Ce qui le confirma dans cette opinion, c'est que la passante parut avoir remarqué l'attention dont elle était l'objet de sa part et il lui sembla qu'elle pressait le pas. Charaintru voulut en avoir le cœur net. Bien que certain de ne pas s'être trompé, car son impression avait été trop vive et la ressemblance trop frappante, il emboîta le pas derrière l'inconnue, avec discrétion toutefois, de façon qu'il fût impossible à la jeune femme de s'apercevoir qu'elle était filée. --D'ailleurs, pensait le vicomte, pourquoi ne serait-ce pas Pauline Marzet? Quelle preuve matérielle a-t-on de sa mort? Aucune. Il était de toute évidence qu'elle ne sympathisait pas avec son mari. Elle pouvait avoir une liaison. Qui dit que le jour où elle disparut si subitement un galant ne l'attendait pas avec un bon cheval à l'entrée de la forêt... On ne s'est aperçu de sa fuite que plusieurs heures après... On fait du chemin en une nuit!... Mais alors Romagny était au courant. Et ce cachottier-là qui s'obstine à ne rien dire!... Eh bien, je vais pousser ma petite enquête. J'aurai sans lui le fin mot de l'affaire... Il sera joliment attrapé... Car il n'y a pas à en douter, c'est bien la baronne que je suis... Plus je la regarde et plus ma certitude augmente! Cependant l'inconnue s'était engagée dans la rue de Tournon, qu'elle remonta jusqu'au Luxembourg. Parvenue à la rue de Vaugirard, elle tourna à droite et, après avoir jeté un coup d'œil furtif derrière elle, elle entra dans une maison de bonne apparence. --Bien! pensa Charaintru, la voilà remisée! Elle ne m'a pas conduit trop loin! Il fit les cent pas quelques minutes, puis, s'armant de toupet, il s'introduisit à son tour dans la maison et s'adressa à la concierge. --Pardon, madame, je crois avoir reconnu la personne qui vient de monter il y a un instant... Elle est bien votre locataire? --Oui, monsieur, répondit la vieille femme en regardant le vicomte d'un air soupçonneux. --Pourrais-je savoir son nom? --Pourquoi faire? Charaintru comprit et, pour lever les scrupules de la mégère, il lui glissa vingt francs dans la main. --Oh! madame, répliqua-t-il, c'est par curiosité. Je viens de vous dire que je crois avoir reconnu une personne de ma connaissance, mais n'étant pas sûr de ne pas me tromper, je n'ai pas osé me présenter à elle. La vieille n'en demandait pas tant et elle dit tout ce qu'elle savait. M. Raymond Darcy, employé dans une grande Compagnie d'assurances, avait emménagé avec sa femme, depuis plusieurs mois. C'étaient des gens charmants, très bien considérés et sur lesquels il n'y avait rien à dire... La dame était professeur de piano. Ils occupaient tous deux un petit appartement au cinquième étage. --Et tenez, ajouta la concierge, voici justement le mari qui rentre. Charaintru ajusta son monocle, considéra le nouveau venu: un grand jeune homme d'une physionomie très ouverte et paraissant âgé de trente à trente-cinq ans environ. --Ne dites rien, fit-il vivement, je m'étais trompé, je ne connais pas ce monsieur ni sa femme. --Rien pour moi? demanda Darcy, en passant. --Rien du tout! répondit la vieille. Charaintru remercia son interlocutrice et se retira très perplexe. Décidément, il s'était trompé; ce n'était pas la baronne qu'il avait rencontrée, mais vraiment la ressemblance était bizarre et il se promit d'instruire Romagny de son aventure, mais il fut quelque temps sans rencontrer le sculpteur, et le hasard le mit un beau jour vers cinq heures en présence de M. de Guermanton, assis à la terrasse du café de la Paix. C'était une heureuse rencontre. Peut-être allait-il pouvoir apprendre quelque chose. Il s'assit près de son ami et, après quelques phrases banales de politesse: --Vous avez dû, dit le vicomte, recevoir un coup bien sensible de la mort mystérieuse de cette pauvre Pauline Marzet, qui a fait à Guermanton et dans tout le pays bourbonnais un bruit si considérable? --En effet! répliqua le gentilhomme, dont le sourcil se fronça. --Eh bien, mon cher, savez-vous ce qui m'est arrivé? reprit Charaintru avec une comique importance. --Je le saurai quand vous me l'aurez dit, repartit Jacques. Encore une aventure extraordinaire? --Et si Pauline Marzet n'était pas morte? M. de Guermanton tressaillit. Mais il se contint et parvint à cacher son émotion. --Vous l'avez rencontrée... peut-être? Vous allez encore me faire un de ces cancans dont vous êtes coutumier... Et où ça?... En partie fine, je parie... dans un restaurant de nuit? Il sut mettre dans ses paroles un ton de persiflage qui, s'il ne convainquit pas le vicomte de sa sincérité, lui fit tout au moins penser qu'à l'exemple de Romagny, Jacques se moquait de lui. --Non pas! non pas! riposta Charaintru. J'ai rencontré Pauline Marzet toute seule place Saint-Sulpice et je l'ai vue comme je vous vois. --Vous êtes sujet aux hallucinations, mon cher! Pauline Marzet est malheureusement bien morte! dit Jacques résolument, navré qu'il était qu'un autre que lui et surtout un bavard aussi dangereux que le vicomte eût surpris le secret de la pauvre femme. --Je n'ai pas été le moins du monde le jouet d'une hallucination! repartit Charaintru. --Alors, vous lui avez parlé?... Que vous a-t-elle dit? demanda Jacques, plus impressionné qu'il ne voulait le paraître. --Hélas! je n'ai pas osé l'accoster! soupira le gommeux. Jacques respira. Et Charaintru allait raconter à quelles investigations il s'était livré, quand l'arrivée d'un nouveau personnage arrêta net les paroles sur ses lèvres. Darcy, le mari de la dame de la place Saint-Sulpice, était devant lui et il tendait tout souriant la main à Jacques de Guermanton! --Heureusement je te trouve! s'écria Raymond. J'avais une peur bleue que tu ne fusses parti! J'ai enfin gagné ma cause et nous partons quand tu voudras! Le plus vite possible! Marguerite consent!... Mais je te dérange, je te demande pardon, ajouta-t-il en remarquant la présence de Charaintru. --Mais pas du tout! fit Jacques, que la présence du vicomte gênait horriblement. Monsieur de Charaintru! ajouta-t-il, monsieur Raymond Darcy, un ami de vingt ans, qui devient l'intendant de mon domaine de Rouchamp! Les deux hommes se saluèrent. Jacques reprit: --Je vous demande mille excuses, mon cher Charaintru, mais je suis obligé de vous quitter... Je repars demain pour Guermanton et j'ai beaucoup d'affaires encore à régler... --Alors, je ne vous reverrai pas? demanda le vicomte, qui eût donné gros pour rester. --Non! non! Vous ne me reverrez pas! A bientôt! se hâta de répliquer le gentilhomme. --Mes respects à Mme de Guermanton! --Je n'y manquerai pas! --Voilà, pensa le vicomte en regardant les deux hommes s'éloigner, une coïncidence bizarre! Et il y a là-dessous un mystère que j'éclaircirai en dépit de toutes les mauvaises volontés... Il est évident que Guermanton sait à quoi s'en tenir sur cette disparition qui n'en est pas une... Mais c'est une vraie porte de prison! C'est singulier comme le genre porte de prison prévaut dans la société d'à-présent! Depuis quelque temps je ne rencontre que des gens dominés par une idée universelle... Celle de me faire taire... ou de ne rien dire! Eh bien, je me passerai d'eux et j'en aurai le cœur net, car tout ceci est vraiment trop curieux! --Alors, tu pars demain? demanda Raymond à son ami, dès qu'ils furent seuls. --Non, mais je voulais échapper à Charaintru, qui est le plus insupportable raseur qu'on puisse rencontrer... Il ne nous aurait pas lâchés! dit Jacques. La vérité était qu'à tout prix il avait voulu couper court à toute conversation entre les deux hommes et éviter ainsi une indiscrétion assurée de la part du petit vicomte. Au fond du cœur, il était assuré d'avoir retrouvé Pauline dans Marguerite Darcy, mais par un sentiment d'exquise délicatesse, il entendait laisser à la jeune femme la liberté de rompre son incognito à l'heure où elle jugerait pouvoir le faire sans danger. Raymond raconta à M. de Guermanton quelles luttes il avait dû soutenir pour arriver à faire triompher ses idées et, lorsqu'il le quitta, toutes les dispositions étaient prises en vue de sa prochaine installation et il avait reçu, avec les pouvoirs les plus étendus, les instructions les plus détaillées. En rentrant, il fit le récit à sa femme des divers incidents de la soirée qu'il venait de passer et il eut la satisfaction d'entendre Marguerite lui demander en souriant de vouloir bien hâter les préparatifs de leur départ. Un mois plus tard, les deux amants dirent adieu aux arbres en fleurs du Luxembourg et ils partirent pour l'inconnu comme on part pour le bonheur. VI M. de Guermanton parut, en arrivant à son château, plus sombre que de coutume. Sa femme lui demanda avec anxiété des nouvelles de ses enfants, dont l'un, Georges, était en pension à Arcueil et l'autre, Berthe, au Sacré-Cœur. Il lui répondit qu'ils allaient à merveille. Jeanne insista pour savoir s'il avait fait quelque mauvaise rencontre à Paris. Jacques lui répondit qu'il en avait fait au contraire une excellente, que depuis trop d'années il avait laissé son bien patrimonial de Rouchamp en souffrance, que le hasard lui avait fait rencontrer à Paris un ancien ami malheureux et qu'il l'expédiait en Morvan pour remettre ses terres en valeur. --C'est un agronome? demanda Jeanne avec sa précision habituelle. --Non... répondit Jacques, c'est... c'est un employé d'assurances sur la vie! --Oh! mais, dit la dame, c'est _vraiment par trop extraordinaire_! Quel rapport y a-t-il entre cet emploi et la culture des betteraves? --Un immense! C'est qu'il est malheureux à Paris et que, par comparaison avec le Luxembourg, qu'il voit de ses fenêtres, il trouvera les murs de Rouchamp, où il sera heureux, beaucoup plus gais... et il s'y attachera et surveillera plus attentivement les cultivateurs... Comme il est intelligent, il ne sera pas long à se mettre au courant... --Ce qu'il y a de certain, dit Jeanne, c'est que je n'irai pas souvent lui rendre visite! Son mari eut sur les lèvres le mot: --Heureusement! Il avait sur le cœur la ressemblance de Marguerite et de Pauline et, bien loin d'en parler, il craignait d'y penser lui-même. Mais la cause de l'aversion de Jeanne pour le Morvan tenait à une autre cause. Un malheureux accident avait plongé dix ans auparavant sa famille dans le deuil. Son unique frère s'était tué avec son fusil, en sautant une haie, dans la propriété de Rouchamp. Cependant, l'événement récent qui l'avait mis en présence de celle qu'au fond de son cœur il tenait bien réellement pour l'ancienne institutrice de ses enfants, lui donna la curiosité de savoir ce que pensait exactement sa femme au sujet de Pauline. Il amena adroitement un jour la conversation sur le compte de la défunte baronne et il put se convaincre que Jeanne se consolait de la mort de Mlle Marzet par cette réflexion simple, et topique, que cette jolie personne _était trop extraordinaire_, et que son suicide avait dû être simplement l'explosion d'une maladie mentale qu'elle couvait depuis le temps où elle avait habité la patrie des thugs, des mancenilliers et des serpents. Jacques se sentit complètement rassuré. Il était impossible qu'un soupçon pût jamais germer dans l'esprit de la châtelaine à l'égard de la compagne de Raymond. Toutefois, en femme pratique qu'elle était, Mme de Guermanton chercha à deviner le caractère de Darcy, par une lecture attentive des lettres datées du Morvan, car elle ne pouvait admettre qu'il suffit d'avoir été employé d'assurances pour être bon administrateur. Elle y remarqua une extrême conscience dans la direction des travaux, la recherche des économies, l'application des méthodes nouvelles. Elle y vit, de plus, que l'intendant avait été homme de lettres et, chose dont Jacques avait oublié de lui parler, qu'il était époux et qu'il allait être père. Elle lui pardonna la Compagnie d'assurances, la littérature et le reste, en pensant qu'il allait augmenter les revenus. L'époque des moissons, que Raymond y fût pour quelque chose ou qu'il n'y fût pour rien, amena des résultats magnifiques. En outre, les châtelains de Guermanton reçurent avis que Mme Darcy venait de mettre au monde un superbe garçon auquel on avait donné les prénoms de Jacques-Maurice. Jacques montra de ces nouvelles une vive satisfaction et, vers la moitié des vacances, à peine avait-il passé un mois avec ses enfants qu'il annonça tout à coup l'intention d'aller ouvrir la chasse à Rouchamp et de s'entendre avec Darcy pour les coupes de bois projetées. Mme de Guermanton, qui n'avait nulle envie de suivre son mari, chercha en vain à le détourner de ce dessein. Il partit et elle fut quelque temps sans recevoir de lui aucune nouvelle. Jacques, de son côté, n'avait pas annoncé à Raymond sa visite, de telle sorte qu'il tomba comme une bombe au milieu d'un ménage qui, au lieu de profiter des facilités grandes d'un château vide pour s'étendre, s'était restreint à un ancien pavillon de garde et avait suspendu aux solives du plafond, au-dessus du piano même de Marguerite, des épis de maïs et des fusils de chasse. Quand M. de Guermanton découvrit l'heureuse maisonnette, la première chose qui frappa sa vue fut un spectacle charmant. Contre l'ordinaire de ce temps, où l'on voit des villageoises transformées en dames et se plaisant à échanger le fichu rouge, la croix d'or et le bonnet rond contre des parures citadines, Marguerite, belle comme une oréade des métamorphoses d'Ovide, était assise sur le seuil de sa demeure dans un négligé champêtre. Une paix profonde régnait dans sa physionomie et elle regarda un moment le voyageur sans le voir, mais lui l'avait reconnue. Sur une chaise de paille, un peu renversée, Marguerite allaitait son enfant. L'un de ses genoux, se croisant sur l'autre, avait fait tomber, du pied suspendu, le petit sabot d'érable à talon qui lui servait de pantoufle et sa chemise de fine toile pour toute robe trahissait des épaules et un sein dignes des pinceaux du Corrège. Ses cheveux noirs étaient négligemment tordus et relevés au sommet de sa tête. Marguerite avait survécu à Pauline, mais à la façon dont l'été survit au printemps. De même que, dans les rêves de la nuit, une personne en devient une autre sans changer de nom, ou bien change de nom sans changer de figure; de même, dans son rêve tout éveillé, peu s'en fallût que Jacques, à l'aspect de Marguerite, ne l'appelât encore Pauline. Tout à coup, Marguerite aperçut l'étranger... Elle se leva précipitamment et s'enfuit dans la maison, en rougissant de la simplicité de son costume. A peine avait-elle disparu que Raymond s'avança, tenant à la main un rabot, qu'il laissa tomber en venant au-devant de Jacques. --A quoi pensais-tu? demanda M. de Guermanton. --A toi! répondit Darcy. Ce simple mot fut dit avec une telle ferveur de reconnaissance et de tendresse que le gentilhomme n'osa plus suivre du regard l'image voluptueuse qui venait de disparaître. Car l'amitié venait de se dresser de toute sa hauteur sur le seuil de l'amour... Cependant, la situation réciproque allait devenir intenable; Jacques, à n'en plus douter, se trouvait en face de Pauline Marzet. Darcy ignorait-il les origines extraordinaires de son propre ménage? Savait-il qu'entre deux unions contractées dans le même pays par une même femme, il y avait un décès imaginaire? Ce genre de bigamie, qui a des exemples connus dans les _Causes célèbres_, était-il accepté par Darcy aux risques et périls qui pouvaient en résulter, si Pottemain rencontrait jamais celle qui avait été la baronne? Il n'y avait qu'une question, résolue affirmativement et de franc cœur par Jacques de Guermanton: Pauline avait bien fait de se soustraire aux persécutions infernales résultant de ce mariage que M. de Guermanton lui-même lui avait fait imprudemment contracter. D'ailleurs Pauline vivait, c'était assez! La revoir vivante, après l'avoir pleurée morte, c'était une telle joie pour l'ami de Pauline qu'il ne regardait guère au delà, quoiqu'il fût toujours décidé à lui cacher le degré de sa tendresse, et, par une conséquence naturelle, il ne songea plus qu'à la conduite prudente à tenir vis-à-vis de ce ménage singulier. Il se dit qu'il devait feindre en face de Darcy et accepter Pauline pour Marguerite. Mais, pour dissiper le malaise que la jeune femme ne manquerait pas d'éprouver, il se décida à rechercher un entretien avec elle, en vue de la mettre à l'aise, ou du moins de la rassurer. Aussi, dès qu'il eut échangé avec Darcy les premiers mots indispensables et complimenté son régisseur de l'ordre admirable qui semblait régner dans la propriété, il l'éloigna de la maison sous un prétexte plausible et fit demander à Mme Darcy la faveur de se présenter à elle. Marguerite s'excusa d'abord sur l'état de sa toilette, mais Jacques insista de telle façon et si gracieusement qu'il fut impossible à Mme Darcy de refuser. Elle se présenta à M. de Guermanton, son fils Maurice dans les bras, comme pour demander grâce au nom de l'enfant et s'en servir comme d'un bouclier mystique. Jacques la considérait attentivement avec un rayon de bon vouloir et de consolation dans les yeux et sur les lèvres. --Pauline, lui dit-il avec une infinie douceur, ne craignez rien de moi! Si votre nom est un mystère, même sous ce toit, vous serez éternellement pour moi Marguerite! --O mon ami... mon second père! murmura la jeune femme, qui sentait ses genoux plier sous elle. Jacques comprit la défaillance de son interlocutrice. Il avança rapidement un fauteuil et fit asseoir Pauline, dont l'affaissement, sous le coup d'une émotion si longtemps contenue, était passagèrement complet. --Je vous ai menti, quand j'étais à Paris, lui dit-elle dès qu'elle put parler; ici, je ne vous attendais pas encore, mais j'avais prévu que ce serait bientôt... et alors j'ai tremblé... Mais je me fiais au souvenir de votre affection... Je suis bien coupable, mais j'étais si malheureuse aussi!... Raymond a tout remplacé et il aurait tout pardonné, s'il savait tout!... Mais je ne lui ai dit que ce qu'il importait à son honneur et à sa tranquillité de savoir... Pour lui, je n'ai jamais été châtelaine de Bois-Peillot et je ne suis jamais morte!... Mais il sait, depuis notre arrivée ici, que je suis une esclave fugitive que le maître ne doit jamais revoir... Une femme mariée en rupture de ban... Raymond ne m'a pas repoussée... Quelque chose me disait que vous, l'auteur involontaire de tous mes maux, vous ne me repousseriez pas non plus... Si jeune et si ignorante de la vie... mariée à un assassin!... En prononçant ces mots d'une voix entrecoupée, Pauline fondit en larmes. Entendant pleurer sa mère, le petit enfant se mit aussi à pleurer. Alors elle le pressa contre sa poitrine en le berçant avec tendresse. Le fils de Raymond se tut et s'assoupit, et Pauline, en le contemplant, essuya ses pleurs. --Comme je l'aime! murmura-t-elle de cette voix profonde que les mères ont toutes en parlant de leur enfant. --Ainsi, dit Jacques en s'arrêtant à sa contemplation, Darcy ne connait point la baronne Pottemain? --Pas encore! mais je ferai tout ce que vous ordonnerez! J'avais compté sur vous pour m'éclairer, pour me guider dans ma voie... Avais-je eu raison? Pour toute réponse, M. de Guermanton prit la main que Marguerite Darcy avait libre et la porta à ses lèvres. --Je sais, ajouta-t-elle, qu'au point de vue des lois ma situation est très grave et celle de mon enfant peut-être plus encore que la mienne... mais quel intérêt le baron, à qui j'ai laissé ma fortune par le fait de mon décès, aurait-il à persécuter une femme dont il n'a rien obtenu, ni bonheur... car enfin, je l'ai rendu malheureux... ni avantages sociaux, puisque j'étais sans famille, sans naissance... --Il est vrai, dit Guermanton, mais la haine a sa logique et la vengeance est le plaisir des méchants!... Au bout de quelques jours d'habitation sous le toit de Marguerite, M. de Guermanton reçut une lettre de sa femme. Elle lui annonçait que, les vacances des enfants prenant fin, elle allait les reconduire à Paris. Ensuite de là, et puisque l'absence de son mari paraissait devoir se prolonger indéfiniment, elle se proposait de le rejoindre à Rouchamp. L'inconvénient d'un voyage de Jeanne en Morvan apparut de prime-abord à Jacques. Confident de l'extraordinaire aventure qui avait fait revivre en Marguerite Darcy la jeune institutrice, il sentit parfaitement l'explosion de jalousie à laquelle un pareil rapprochement donnerait lieu de la part de Mme de Guermanton et il résolut, pour la prévenir, de partir plus tôt qu'il n'en avait le projet. Dans cette pensée, il répondit à Jeanne qu'il aurait le plaisir de la revoir chez elle à la fin de la même semaine, et, par manière de causerie, il lui demanda si elle avait quelque nouvelle de leurs voisins de campagne, du curé et notamment du baron Pottemain. La réponse de Jeanne ne se fit pas attendre, mais elle était datée de Paris. Elle donnait des nouvelles du curé de Besson, disait que du baron elle n'avait plus ouï parler depuis le décès ou la disparition de sa femme et elle ajoutait: «Dès mon arrivée dans la capitale, j'ai rencontré M. de Charaintru, toujours empressé et toujours bavard, racontant partout des histoires conformes à sa fameuse devise: _les pieds dans le plat_! «Il affirme avoir rencontré à Paris notre ancienne institutrice Pauline Marzet. «J'ajoute aussi peu de créance à l'aventure qu'à la plupart des potins du personnage, mais il est fort remarquable que cette confidence à vous faite, paraît-il, par Charaintru lui-même, mon cher Jacques n'ait trouvé nulle place dans aucune de vos causeries avec moi--d'autant plus que les circonstances qui accompagnaient cette soi-disant rencontre étaient au moins bizarres...» M. de Guermanton maudit une fois de plus l'inopportune indiscrétion du gommeux. Toutefois il montra, sans retard, la lettre qu'il venait de recevoir à Marguerite, qui pleura d'attendrissement en reconnaissant l'écriture de celle qui avait été son amie et son hôtesse et qui versa quelques larmes plus amères, en constatant la froideur glaciale de ces mots: «notre ancienne institutrice...» Cette communication, faite à Pauline en l'absence de Raymond, ramena fatalement la conversation entre elle et M. de Guermanton sur le pénible et scabreux sujet qu'ils évitaient en présence de Darcy. Pauline tenait à marquer tout le regret qu'elle éprouvait à cette heure d'avoir souffert l'annexion à Bois-Peillot d'un lot considérable, par suite de la donation que Jacques lui en avait faite à elle, pour la marier, et désormais en pure perte. Aussi lui dit-elle: --Si jamais nous devenons riches, Raymond et moi, je vous rendrai la valeur de cette parcelle de terre... J'y tiens! --Votre mari m'a déjà fait cette restitution sans le savoir, en doublant la valeur de la propriété que je lui ai confiée, dit Jacques avec une délicatesse égale à celle de Mme Darcy. Parlons d'autre chose. N'avez-vous pas laissé derrière vous, à Bois-Peillot, en dehors de fâcheux souvenirs, aucune trace que votre intérêt actuel vous commande d'effacer? --Pardon, mon ami, dit Pauline. Il y en a une qui me trouble excessivement et que j'avais omise d'abord dans les incroyables épreuves que j'ai dû traverser. Un franciscain, qui a reçu ma confession quand j'étais à Bois-Peillot, a été chargé par moi de certains papiers qu'il devait remettre au Procureur de la république sur un avis de moi, ou au bout d'une année expirée... dans le cas où il apprendrait ma mort... Je m'attendais alors à être assassinée... Ces papiers contenaient la preuve des crimes qui ont supprimé l'infortuné Pastouret, ancien intendant du baron, comme la première châtelaine de Bois-Peillot, et qui pouvaient amener ma suppression dans des conditions analogues, si ma vie était jamais devenue un obstacle sérieux pour le baron!... Mais, voulant me réserver de surseoir à l'exécution de cette cruelle justice, et ne m'étant décidée même à la suspendre sur la tête de l'assassin que pour prévenir de nouveaux crimes, il était convenu que sur un simple avis de moi, parvenu dans le courant de l'année, ces dénonciations seraient livrées aux flammes... Or, le terme fatal est dépassé... Depuis quelque temps je ne vis plus... Je ne passe plus un jour sans parcourir dans les feuilles la rubrique: _Tribunaux_, m'attendant toujours avec terreur à y lire l'arrestation de M. Pottemain, sous la prévention des crimes que j'ai énoncés!... Pour le monde, aujourd'hui, je suis morte... Il m'est donc difficile de communiquer avec le franciscain sous mon nom actuel, et je me souviens exactement des dernières paroles que nous échangeâmes: --Si, d'ici à un an, à partir de ce jour, vous n'aviez reçu de moi nul avis dans aucun sens, faites parvenir ce pli au Procureur... Aujourd'hui, je ne veux plus savoir si le baron mérite ou non le sort que je lui avais préparé, car moi-même je suis coupable d'une faute, d'un crime peut-être!... A qui pardonne, Dieu a promis le pardon! Ainsi donc, le devoir qui s'impose à moi est de mettre à néant mes dénonciations, laissant Dieu faire désormais justice lui-même, et je ne sais quel moyen choisir pour arriver à cette fin nécessaire... J'ai donc recours, dans cette perplexité... à vos bons conseils... --Je comprends vos scrupules, répliqua M. de Guermanton, et je les approuve. Je veux tout faire pour les lever... Il y a d'ailleurs là une question de sécurité pour vous-même... Oui, Pauline, il faut, comme vous le dites, arracher le papier fatal des mains de ce capucin... J'irai, je lui parlerai et muni d'un mot de vous, j'arrangerai tout... Comptez sur moi! Il est clair qu'entre mon départ qui aura lieu après-demain et l'heure où nous sommes, rien ne sera survenu du côté de Bois-Peillot, après une année entière de silence et d'oubli. --C'est bien ce qui m'effraie, dit Pauline, en frissonnant. Il y a maintenant un an que je m'évadais de Bois-Peillot! Le malheur marche si vite! Et puis, vous le dirai-je, je suis, depuis quelque temps, en proie à de sinistres pressentiments... J'ai des cauchemars... Cette nuit encore, je voyais le baron courir à toute bride et fondre sur cette paisible retraite, pour piétiner, sous le sabot de son cheval, le berceau de mon pauvre enfant! --Les femmes ont des nerfs, dit Jacques en souriant. Elles construisent souvent des drames sur une impression fugitive. Gardez-vous de vous livrer à ces sinistres rêveries! Je suis là, Pauline, et je n'ai que faire de vous dire que l'ancien capitaine retrouverait son épée, un pistolet, un couteau, s'il s'agissait de vous défendre! --Je n'en ai jamais douté, mon ami! Par malheur, bientôt, je vous appellerais en vain, puisque vous retournez à Guermanton. --De grâce, bannissez ces folles terreurs! Votre petit nourrisson a besoin de votre lait. Ne le tarissez pas par des appréhensions que rien n'autorise... --Le malheur marche vite! répéta Marguerite Darcy, en s'abîmant dans une rêverie douloureuse. Mais l'arrivée du père de son cher enfant lui fit chasser le nuage appesanti sur son beau front. Une boucle rebelle voltigea sur ses yeux et cacha une larme suspendue à ses cils et Darcy ne put apercevoir, sur les deux visages de ses deux amis, que deux bons sourires! QUATRIÈME PARTIE I A Bois-Peillot, de grands changements s'étaient opérés depuis la disparition de la baronne. Désormais maîtresse au château, Victorine avait ressaisi son autorité perdue, mais tous les soins dont elle entourait le baron, toutes les consolations qu'elle s'efforçait de lui prodiguer ne parvenaient pas à chasser l'humeur noire dont, pour la seconde fois, Pottemain paraissait incurablement atteint. Non que son second veuvage eût déterminé chez lui une crise de regrets ou de remords, mais l'incertitude où l'avait laissé Pauline lui était plus cruelle que n'eût pu l'être la preuve assurée de sa mort. L'hypothèse d'une noyade dans l'Étang Maudit à laquelle, ainsi que tout le monde, il feignait d'ajouter foi, lui semblait au moins douteuse... Et Pauline savait son secret!... Pauline en possédait peut-être la preuve. Il n'était pas jusqu'à l'attitude louche qu'avait affectée Romagny à son égard, dans la nuit fatale, et cette bizarre histoire de domino qui ne vînt encore ajouter à ses craintes. Que fallait-il croire? Si Romagny était le confident ou le complice de Pauline, n'avait-il pas lieu de s'attendre quelque jour à un éclat qui le perdrait sûrement, sans qu'il pût avoir sous la main,--dans l'ignorance où il était des armes qu'on possédait contre lui--le moyen de se défendre? Le doute où il vivait le minait sourdement. Victorine, qui ne comprenait rien à cette tristesse et qui, dans son ignorance, l'attribuait à l'influence de la solitude, cherchait à tempérer l'austérité de l'existence de son maître par tous les moyens qui étaient en son pouvoir, voulant ainsi lui enlever jusqu'à l'idée d'un troisième mariage. Mais elle avait beau ne le quitter jamais et se prodiguer comme femme et comme cordon-bleu, le Normand demeurait accablé d'une mélancolie noire. Il ne s'occupait plus de rien et les ronces qui avaient jadis pris l'habitude d'envahir les allées reprirent possession d'un domaine désormais abandonné encore. Le baron ayant supprimé tous les frais d'entretien, la végétation continua, avec un entrain superbe, l'œuvre interrompue par la courte apparition de Pauline. Un mot d'ordre semblait avoir été transmis de buisson en buisson, d'arbre en arbre: déborder, pousser, enfouir les constructions sous les pariétaires; reprendre pied à pied les allées sur les envahissements de la serpe et du râteau. Encore un printemps pareil et Bois-Peillot allait devenir une forêt vierge véritable. Or, une année environ s'était écoulée depuis le drame présumé de l'Étang Maudit et les terreurs du baron commençaient à s'apaiser lorsqu'une après-midi, comme il était en train de se livrer à la confection de ses cartouches, Victorine vint lui apprendre une nouvelle, qui réveilla ses craintes. Un capucin, le même qui, une année auparavant, était venu demander l'hospitalité au château, le même qui avait reçu avant son départ la confession de Pauline, venait de paraître à la grille du parc et on l'avait vu se diriger, sans rien demander à personne, vers le mausolée de la première baronne. Le baron frémit. Celui-là aussi devait connaître son secret... Mais il était lié sans doute par le secret de la confession... N'importe! il lui importait de savoir ce que venait faire ce moine à Bois-Peillot! Il se leva, congédia Victorine et courut se poster derrière la baie vitrée de son salon. Le moine paisible et recueilli, dont la présence dans ces lieux déserts venait d'être signalée, n'imaginait guère en contemplant les fenêtres vides et les tourelles encornées de vieilles girouettes, où perchait l'épervier, que derrière une vitre à demi dépolie par le temps et obstruée de toiles d'araignées, un œil défiant observât les moindres gestes du pèlerin et cherchât un mobile secret dans une démarche de simple touriste. Le tombeau de la première baronne jouissait dans le pays de quelque notoriété. Sans doute le capucin avait ouï dire que la statue de Romagny était un chef-d'œuvre, car il se mit, dès son entrée dans le parc, à la recherche de la chapelle. Il n'y parvint pas sans de grandes difficultés ni sans se déchirer aux épines des sentiers. Comme il venait de disparaître derrière un massif, le Normand s'arma d'un fort gourdin de houx, surmonté d'un marteau d'acier, et descendit. Parvenu au pied de la terrasse, il se dirigea à son tour vers le mausolée, en se dissimulant du mieux qu'il pût dans les fourrés quasi impénétrables du parc. Tandis que le capucin priait agenouillé dévotement devant cette sépulture qu'avait illustrée un grand artiste, il aperçut tout près un jeune pâtre qui semblait familier avec la localité et dont les yeux marquèrent au moine un mélange de curiosité et de profond respect. Le disciple de saint François a la fibre populaire et il sait accoster le paysan. La conversation fut vite engagée, sans que ni l'un ni l'autre se crussent espionnés. --Eh bien, mon jeune ami, la baronne, votre bienfaitrice, a donc rendu son âme à Dieu?... --Laquelle, mon père? demanda l'adolescent de son ton le plus uni. --Mais toutes les deux, la seconde baronne après la première. --Ça... c'est à savoir! riposta l'enfant d'un ton impénétrable. --Eh quoi?... ne dit-on pas partout que deux fois veuf, M. le baron votre maître... --Notre maître... Ah oui! C'est vrai... notre maître!... --Cette nouvelle ne fait aucun doute... Moi-même, sur le bruit qui en a couru, me souvenant d'un devoir que j'avais à remplir, en vertu d'un ordre de la dernière défunte... je me suis aujourd'hui, revenant de Souvigny, détourné de ma route... --Elle s'était recommandée à vos prières, mon père? --Oui, dit le moine, qui ne pouvait s'étendre sur la mission dont Pauline l'avait chargé. --Et vous êtes venu prier ici, croyant y trouver sa tombe? --Où pourrait-elle être, sinon auprès de l'autre châtelaine? --Je vois, mon père, que l'on ne vous a pas tout dit. --Mais, vous, mon enfant, vous en savez davantage? --Oui.., et non, mon père. --Vous défiez-vous de moi? --Pour cela non, mon père, mais je ne voudrais pas que vous puissiez croire que la baronne a commis une méchante action... Or, elle n'a pas eu les prières de l'Église. --Elle aurait attenté à ses jours? demanda vivement le capucin. --Pour avoir attenté à ses jours... il faudrait qu'elle fût morte! dit Jeannolin. --Elle vit donc? --Oui et non... --Vous déraisonnez, mon cher enfant. --Non, mon père, je ne déraisonne pas; mais toute la question, voyez-vous, est de savoir s'il est utile à la pauvre chère baronne que je parle; je parlerais alors, car cela m'étouffe... je parlerais à un homme d'Église, surtout n'étant pas du pays. Mais si ça devait faire du tort à ma bienfaitrice... je ne dirais rien... --Mon enfant, dit alors solennellement le capucin, vous pouvez compter sur moi... Mais j'ai besoin de connaître _toute la vérité_ et vous comprendrez pourquoi... Je suis détenteur de papiers lui appartenant, que je dois, à date fixe, lui remettre si elle vit, ou dont je dois faire usage si elle est morte... ou si elle laisse passer les délais déterminés sans me les réclamer... Parlez donc, mon enfant. C'est un devoir de conscience que vous m'aiderez à remplir... --Écoutez, mon père... Il y a bientôt un an, la baronne qui m'avait pris à son service, me renvoya à la ferme, mais elle me recommanda de venir un soir l'attendre à la grille du parc... Comme elle craignait que cette grille ne fût fermée, elle m'avait prié de veiller à ce qu'elle restât ouverte... et moi... pour lui obéir j'avais rempli la serrure de gravier. Mais justement, ce soir-là, le Sournois ne fit pas sa ronde, comme d'habitude... A dix heures, Mme la baronne était là, tout habillée en noir... Alors elle me dit: --Jeannolin, il faut que tu me rendes un grand service... Tu vas me mettre sur le chemin de Moulins par la traverse... au plus court... Nous avons marché un grand moment ensemble... puis, dépassé Besson, elle a attrapé la grande route nationale... Il n'y avait plus qu'à aller tout droit. Alors elle m'a embrassé en pleurant et elle m'a dit: --Je te remercie, Jeannolin, du service que tu m'as rendu... Maintenant, il faut que tu me promettes de ne jamais dire à personne que tu m'as vue ce soir... Je l'ai juré et j'ai tenu ma promesse, puisque je n'en ai jamais ouvert la bouche à personne... Je ne me suis même jamais confessé depuis. --Vous me jurez à moi, dit alors le capucin qui écoutait avec étonnement, vous me jurez m'avoir dit toute la vérité? --Je le jure! dit Jeannolin avec force. --Elle ne vous a pas confié où elle allait, ni quels étaient ses projets? --Non, mon père, et je n'ai pas osé le demander. Je ne sais rien de plus... Et ça me chagrine bien, car je voudrais bien la revoir. --Et comment apprit-on sa disparition au château? --Par une lettre qu'elle avait laissée. --Qu'y avait-il dans cette lettre? --Je l'ignore... Mais le bruit courut le lendemain que la baronne Pauline s'était jetée dans l'Étang Maudit... et l'on sait que les morts de l'Étang ne reviennent jamais sur l'eau... --Et le baron, que dit-il? --Le baron... prit le deuil, voilà tout! Je ne cherchais guère à me trouver en face de lui. Il me fait peur et, s'il avait appris que je savais quelque chose... il aurait été capable de me tuer, ajouta Jeannolin en frissonnant. En ce moment, il se fit une sorte de bruissement dans le feuillage qui étreignait de ses rameaux la petite chapelle. Jeannolin tourna vivement la tête, mais un rouge-gorge, auteur présumé de ce frôlement à peine sensible, était déjà perché à quinze mètres plus loin. Le capucin remercia l'enfant, tira du parement de sa manche brune une image de la Vierge et la lui offrit. Puis, il s'agenouilla, pria un instant et se releva en murmurant: --Que la volonté du Seigneur s'accomplisse! Puis d'un pas résolu, il reprit sa marche à travers les broussailles, marche pénible, entravée par les lianes et les rameaux surplombant de toutes parts, mais en se dirigeant cette fois vers la campagne. Jeannolin le regardait s'éloigner, lorsqu'il aperçut tout à coup sortir d'un petit massif, qui enveloppait de ses luxuriantes frondaisons le chœur de la chapelle, un homme vêtu d'une blouse passée par-dessus ses habits et ayant les yeux abrités par un chapeau large et rabattu. --Le Sournois! murmura le pâtre en reconnaissant le bourreau des deux châtelaines. S'il a entendu, je suis perdu! Et il s'enfuit à toutes jambes du côté du taillis. Mais Pottemain avait bien d'autres soucis que la folie douce de Jeannolin, comme on appelait la prétendue maladie mentale de l'orphelin dans la contrée. Après avoir jeté de loin à l'enfant un regard plein de colère, il s'attacha tout d'abord aux pas du confesseur de Pauline, comme un homme disposé à lui faire un mauvais parti. Il brandissait sa redoutable canne à tête d'acier et il semblait se faire la main en cassant des pierres. Plus d'une étincelle jaillit ainsi derrière le moine, qui, se souciant peu d'être ou non escorté, ne se retourna même pas, car il songeait sérieusement à autre chose. Au bout d'un instant, le baron s'arrêta. Il perdit de vue le pèlerin et revint sur ses pas, l'esprit bouleversé par les pensées qui se heurtaient dans sa tête. --Ainsi, Pauline Marzet vit! Et de concert avec ce capucin de malheur, elle a préparé ma perte! Des papiers compromettants existent, paraît-il... et c'est lui qui les possède, avec mission de s'en servir!... Ces papiers, quels sont-ils? Toute cette extraordinaire aventure date du décès de Pastouret... Il doit y avoir du Pastouret là-dessous... N'aurais-je pas bien fouillé... et cette brute d'intendant aurait-il, avant sa mort, pris ses précautions? Cela me paraît vraisemblable... Et pourtant, je ne regrette rien... Pastouret en savait trop long... Il avait été le témoin forcé de la mort de la première châtelaine... J'ai bien fait de m'en débarrasser... La raison d'État parlait et parlait haut!... Ah! Pastouret! si tu voulais me laisser vivre et mourir tranquille, quelles belles messes je ferais célébrer pour le repos de ton âme!... Mais tout cela est rétrospectif... ce qu'il importe à présent, c'est de reprendre à tout prix les pièces recueillies par Pauline et confiées à ce moine... Pottemain fit une pause, comme ressaisi du désir de se lancer de nouveau à la poursuite du religieux. --Non, pensa-t-il, j'ai bien fait tout à l'heure de ne pas céder à la tentation... J'ai bien fait de ne tuer ni Jeannolin, ni le franciscain dans un premier mouvement de colère... Ce misérable petit pâtre, qui s'est trahi si bêtement, a dit en somme tout ce qu'il savait... Il reste sous ma main et pourra me servir, comme témoin et complice de l'évasion, à retrouver les traces de cette Pauline Marzet. Quant au capucin, je n'aurais jamais fait que charger ma conscience d'un meurtre dangereux... et inutile, car qui m'assure qu'il les avait sur lui, ces fameux papiers compromettants?... Cependant, le baron avait atteint l'escalier rongé par la pluie qui escaladait la terrasse du vieux château. Il le gravit péniblement, la tête baissée, les poumons sifflants, puis, enfermé dans son cabinet, il s'étendit dans un fauteuil, cherchant toujours sinon une solution, du moins un moyen de parer le danger qui planait sur sa tête. --Des papiers! Cela s'achète! Ordinairement, il n'y a qu'à y mettre le prix... Mais ce moine doit avoir le mépris de l'argent et, d'ailleurs, je me heurterais fatalement à ses scrupules religieux... Il se retranchera derrière le secret de la confession et je ne tirerai rien de lui... Donc rien à faire encore de ce côté... Mais quel intérêt peut donc avoir cette Pauline à me poursuivre ainsi de sa vengeance imbécile, surtout maintenant qu'elle a recouvré sa liberté? Car enfin je ne lui ai fait que du bien... En admettant qu'une indiscrétion posthume lui ait fait surprendre mon secret, elle n'avait qu'à se taire... et à jouir tranquillement du bien-être que je lui avais assuré... Sa vie n'était pas en danger, je lui avais donné assez de preuves de mon affection... Je suis trahi par la seule personne à qui je n'aie jamais songé à faire de mal!... Pottemain se leva, se promena fébrilement dans sa chambre, puis tout à coup il se frappa le front: --Que je suis bête! Et quel niais je fais! J'aurais dû penser plus tôt que cette Pauline ne m'avait jamais aimé et qu'elle a été enchantée de trouver une occasion de se débarrasser à son tour de moi, sans péril aucun!... Je cherchais à quel intérêt elle avait obéi!... J'ai trouvé! Ces dénonciations ont été recueillies par elle pour me perdre, le jour où elle voudrait s'emparer de mon bien, en m'envoyant en cour d'assises! J'avoue que c'est là un coup bien monté! Amusez-vous donc après cela à enrichir des filles pauvres! Mais si Pauline tenait tant à se sauver, ce n'était pas, je suppose bien, pour vivre dans la continence qu'elle m'avait imposée! Donc il y a là évidemment une intrigue galante... Il y a du Romagny peut-être!... Et ainsi s'explique la conduite louche de ce sculpteur maudit, qui a préparé avec elle et protégé sa fuite! Et dire que moi, Pottemain, je n'ai rien vu, rien deviné!... Dire que je me suis laissé prendre à la comédie idiote qu'il m'a jouée pendant toute une nuit!... Ah! il est très fort!... Et le lendemain, le désespoir de commande qu'il a montré en apprenant la disparition de la belle!... Je comprends tout, à présent!... Ils avaient flirté ensemble, sous couleur de statuaire... On ne refuse rien à l'artiste qui vous modèle en terre et qui, en dépit de toutes les surveillances, vous déshabille du regard et des mains!... Ah! je suis un fameux imbécile et je n'ai que ce que je mérite! Mais, toutes ces plaintes et tous ces regrets ne me feront pas ravoir ces papiers, ces papiers terribles, dont j'ignore jusqu'à la teneur... Et c'est pourtant là l'important!... Oh! vivre sous le coup d'une perpétuelle menace et ne pouvoir rien faire... rien pour prévenir une catastrophe... imminente peut-être!... Eh bien, tant pis! Je paierai s'il le faut! Mais avant de succomber je me défendrai!... Et carrément!... La belle Pauline, si elle vit, n'est pas sans reproche! Nous serons deux!... Attendons les premières hostilités et tenons-nous prêt à riposter... Mais n'importe, conclut-il, je donnerais gros pour que la bougresse se fût réellement flanquée dans l'Étang Maudit! II Pottemain tint sa promesse. Bien qu'horriblement troublé, il sut pendant les jours qui suivirent ne rien laisser paraître de son accablement, ni de ses craintes... Et personne autour de lui, pas même Victorine, ne devina la tempête de son cerveau... Comme le sanglier forcé dans sa bauge qui s'accule pour recevoir les chiens, il se renferma au fond de Bois-Peillot et, les ongles en avant, il attendit le choc. Son attente fut de courte durée. Quarante-huit heures environ après le passage du capucin, un valet lui apporta une lettre, qu'un gendarme à cheval venait d'apporter. --Un pli du Parquet! fit Pottemain, en pâlissant malgré lui. Qu'ai-je à faire avec le Parquet? La main du baron tremblait en touchant la lettre fatale. Il fit enfin sauter le cachet et il lut: «Monsieur le baron, «Venez me trouver sans un jour de retard. J'ai à vous causer d'une affaire grave. «Mille hommages. «_Le Procureur de la République_, «DE MORVINS.» --Hein? dit-il, affaire grave? La justice se serait-elle enfin avisée de mettre la main sur le véritable auteur de l'incendie de Sainclair? Mieux vaux tard que jamais! Il se recueillit un instant, puis: --Mon cabriolet! commanda-t-il d'un ton résolu, je pars! Il s'habilla rapidement et, un quart d'heure après, il roulait au grand trot dans la direction de Moulins. En arrivant chez le magistrat, son hôte naguère, celui-là même qu'il avait traité aux ortolans et au Zucco, et qui avait jadis assisté à la mémorable chasse où le pauvre Pastouret avait trouvé la mort, il lui trouva l'air froid et guindé. Cela lui fit courir au dos un frisson de mauvaise augure. Mais, se raffermissant dans son rôle de puissant propriétaire et s'enveloppant dans la considération qu'il tenait d'une fortune bien assise: --Mon cher convive d'autrefois, dit le baron à M. de Morvins, vous m'avez appelé, me voici... Qu'y a-t-il pour votre service? --Monsieur le baron, répondit le Procureur de la République, je fais vis-à-vis de vous une démarche insolite, contraire à toutes mes obligations de magistrat. C'est un suprême sacrifice à mes sentiments d'homme de cœur et d'homme du monde... J'espère que vous en comprendrez bien le désintéressement, le sens, la portée... Pottemain frémit. L'heure de la lutte finale, prévue par lui, avait sonné. Il s'agissait de faire face au danger bravement. Il rassembla toutes ses forces, puis: --Je voudrais vous comprendre, monsieur, mais je cherche vainement... Comment pourrait-il y avoir contradiction entre vos devoirs d'homme d'honneur et vos devoirs de magistrat? --Voici, monsieur! Vous êtes sous le coup d'une dénonciation motivée, dont le moindre effet devrait être et sera un mandat d'amener, dès après-demain lancé contre vous. --Et puis-je au moins savoir, monsieur le Procureur, de quelle source émane cette dénonciation? --C'est impossible. --Alors le premier venu peut inquiéter dans son existence un homme honorable? --Je n'ai point à discuter la loi. Je la symbolise et je la fais exécuter. Mais encore une fois, sous la toge du juge, il y a un homme du monde... votre hôte des anciens jours! La dénonciation est terrible... Qu'il me suffise de vous dire que vous seriez prévenu d'un double assassinat. Le baron tressaillit et pâlit horriblement. --Quoi qu'il en puisse être, vous êtes voué à la cour d'assises, avec toutes les complications que l'écrou, pour une détention grave, peut entraîner à votre détriment. Vous pouvez, si vous vous sentez innocent, affronter ces tortures, persuadé d'avance que, fussiez-vous blanc comme neige, vous subiriez toujours, dans le public, les conséquences de la calomnie... Si vous êtes coupable, disparaissez! Vous avez quarante-huit heures pour passer la frontière ou... vous brûler la cervelle! J'ai, ajouta le magistrat, rempli, par cet avertissement envers vous, le dernier devoir d'une respectueuse et reconnaissante amitié... Aujourd'hui, vous êtes encore en face de l'ami, demain, sur ce siège, le Procureur de la République sera seul... Adieu ou au revoir... à votre choix!... Le baron scruta avec une attention pénétrante la physionomie du Procureur. La figure du magistrat demeura impassible. Mais les effluves magnétiques de l'indignation, de la vengeance avaient rayonné des arcades sourcilières de Pottemain, comme un éclair livide... Toutefois, par un effort indicible sur lui-même, passant subitement de la fureur concentrée à l'apparence la plus souriante et la plus unie: --Monsieur le Procureur de la République, dit le baron, je cherchais ce qui peut me procurer le triste honneur de vous entendre proférer des paroles aussi sévères... Vous ne sauriez être étonné de ma surprise... Mais enfin, tout est possible et je vous remercie de votre bienveillance extra-légale pour un homme si pitoyablement noirci dans votre pensée par des gens... dont vous ne me dites seulement pas le nom... Je suis évidemment poursuivi par des haines terribles, puisque vous vous avouez vous-même impuissant à les conjurer... Mais n'importe! Je ne me laisserai pas accuser, ni condamner sans me défendre. Il fit une pause, puis, après quelques secondes de réflexion: --Je crois, ajouta-t-il, deviner d'où part le coup qui m'est porté... Sachez que récemment un hasard m'a révélé que Mme la baronne Pauline Pottemain vit et elle doit être la signataire du factum dirigé contre moi. A ce seul trait, connaissez son genre de moralité! Ce fut le tour du magistrat d'être étonné. --Que dites-vous, monsieur le baron? Mais je croyais et tout le monde croit que Mme la baronne a mis volontairement fin à ses jours... N'est-ce pas là ce qui résultait de la lettre qu'elle vous a adressée et qui a été déposée entre les mains de la justice... au moment de l'enquête faite à propos de sa disparition? Quelle preuve pourriez-vous alléguer d'un fait semblable à celui que vous articulez? --Aucune, répondit Pottemain, mais ma conviction est faite... Eh bien, ajouta-t-il d'un ton solennel, je vous demande trois jours... Dans trois jours, j'aurai retrouvé la baronne et j'apporterai devant vous la preuve de son existence, et sinon son témoignage oral, du moins la preuve écrite que l'accusation portée contre moi est fantaisiste, mensongère et dictée par un intérêt inavouable... Si dans ce délai, il ne m'a été possible de retrouver la femme indigne à laquelle j'ai eu l'imprudence de donner mon nom, et par conséquent de faire éclater mon innocence à vos yeux, j'agirai, plutôt d'engager une lutte inégale contre des ennemis anonymes, comme un homme accusé d'avoir volé les tours Notre-Dame... Vous serez avisé de mon départ... ou de ma mort! Sur ce, monsieur le Procureur de la République, votre main une dernière fois et je vous prie de me croire votre reconnaissant serviteur. Et le baron sortit sur ce propos, laissant le magistrat sous le coup d'une profonde stupéfaction. Son retour à Bois-Peillot fut aussi rapide qu'une flèche. Moins d'une heure après, il entrait au grand trot dans la cour du château et jetait aux mains du valet les rênes de son cheval ruisselant d'écume. --Jean, lui dit-il, il faut que je reparte à l'instant... Cours à la ferme, je te donne une demi-heure pour être là, prêt à m'accompagner, avec un cheval frais attelé à la voiture, va! Puis il monta rapidement et appela Victorine: --J'ai... j'ai soif! donne-moi la miche et du vin! Victorine obéit et le Sournois, sans dire un mot de plus, se mit à manger et à boire avec une apparente tranquillité. Tout en prenant le frugal repas, il songeait... Son plan fut vite arrêté... Il allait chercher à retrouver tous les personnages qui avaient été les spectateurs, sinon les acteurs du drame qui s'était déroulé un an auparavant à Bois-Peillot. Il interrogerait habilement les seules personnes auxquelles Pauline, orpheline sans relations et sans ressources, avait pu s'adresser, en dehors du capucin... C'était les Guermanton, puis Charaintru, enfin Romagny, qui avait joué, d'accord avec la jeune femme sans aucun doute, un rôle si bizarre, le jour de la disparition de Pauline. C'était bien le diable s'il ne découvrait, au cours des conversations qu'il comptait provoquer, un indice de nature à le mettre sur les traces de la fugitive... Alors il jouerait le tout pour le tout... Il saurait selon les circonstances user des grands moyens: la persuasion ou l'intimidation. Coûte que coûte, il fallait réussir. Trois quarts d'heure plus tard, il sortit du château, en costume de voyage, sa valise à la main. Il avait fait tomber favoris et moustaches, si parfaitement rasé qu'il fut à peine reconnu par son propre valet, qui l'attendait avec son nouvel attelage tenu en bride. Il jeta dans le coffre de la carriole une sacoche assez lourde, s'assura que son portefeuille était bien enfoui dans la poche de côté de son pardessus; puis il fit monter son domestique près de lui et prit en mains le fouet et les rênes. --Il ne faudra pas attendre monsieur, ce soir? demanda Victorine qu'intriguaient ces allures étranges. --Non, répliqua-t-il du ton le plus naturel et le plus tranquille, je vais à Paris... Je reviendrai dans huit jours. Puis il toucha son cheval et s'éloigna au grand trot. A Guermanton, il fit halte et demanda à parler aux châtelains. Il lui fut répondu que monsieur était à la chasse dans ses propriétés de la Nièvre et que madame était partie pour Paris où elle avait été reconduire ses enfants à leurs pensions respectives. Son enquête débutait mal. Il marmotta entre ses dents quelques paroles incompréhensibles, remonta sur son siège et reprit le chemin de Moulins-sur-Allier où il arriva d'une traite. Là, il s'enquit des heures des trains, enjoignit à son domestique de retourner à Bois-Peillot et le soir même il partait par l'express de Paris. Il descendit selon son habitude au Continental et dès le lendemain il se mettait en quête du domicile de Romagny. Le sculpteur travaillait dans son atelier lorsque le Normand se présenta, expliquant, sur un ton qu'il s'efforça de rendre enjoué, que, de passage à Paris, il n'avait pas voulu quitter la capitale sans venir saluer l'hôte qu'il avait eu l'honneur de recevoir chez lui aux deux époques les plus pénibles de sa vie. Mais l'artiste le reçut plus que froidement, affectant de toucher à peine la main que lui tendait le baron, le toisant comme une personne que l'on connaît à peine. L'honnête garçon ne pouvait songer sans frémir qu'il avait sans doute favorisé les projets de suicide de Pauline, en l'aidant une certaine nuit à tenir Pottemain éloigné de chez lui. En vain le Sournois chercha à le faire parler en lui posant d'insidieuses questions. L'artiste resta impénétrable. Quel nouveau piège cachait l'apparente bonhomie de l'abominable baron? Et quels nouveaux projets inavouables avaient germé dans la cervelle de cet astucieux criminel? Il sut donc se tenir sur une réserve extrême, ne prenant même pas la peine de dissimuler la répugnance qu'il éprouvait à répondre à ce semblant d'interrogatoire. Et il joua son rôle si parfaitement qu'à un moment le baron, dépité, ne put se défendre de demander: --Mais enfin, qu'avez-vous contre moi? En êtes-vous resté aux racontars stupides de votre domino de l'Opéra? Ne me trouvez-vous pas assez malheureux? --Savez-vous bien, dit alors brusquement le sculpteur, que votre femme était tout simplement un ange? --Si je le sais! soupira le Normand. --Vous l'avez rendue malheureuse! --Moi? dit l'autre d'un ton de surprise. C'est une amère plaisanterie, je l'adorais!... --Alors comment expliquez-vous cette fin, sa fin volontaire et prématurée... ce désespoir qui lui a fait préférer la mort à la vie qu'elle menait à Bois-Peillot? --Les desseins de Dieu sont impénétrables, répliqua avec onction l'hypocrite Pottemain. Que dit l'Écriture: «Le Seigneur a donné! le Seigneur a ôté! que son saint nom soit béni!» --Eh bien! faites-vous ermite, il est temps! dit Romagny en tournant le dos à son visiteur. --Décidément, il n'y a rien à tirer de lui, pensa le baron en se retirant, mais je le crois sincère. Il ne sait rien... Inutile de le détromper et de lui faire part de ma découverte... Il n'a été que le complice inconscient de Pauline... Elle ne lui a rien confié de ses projets... Dans tous les cas, il était amoureux de ma femme... que ne l'a-t-il enlevée!... Cela aurait mieux valu que ce semblant de suicide. Au moins je l'aurais retrouvée!... Désormais il n'avait plus d'espoir qu'en Charaintru, mais de celui-là il était sûr d'obtenir la vérité, si le bonheur voulait qu'il sût quelque chose... Mais il n'y avait pas une minute à perdre. Une voiture le conduisit de l'atelier de Romagny au petit hôtel que le gommeux habitait aux Ternes. Il arriva à temps; le vicomte faisait ses malles. --Ah! mon cher Pottemain, s'écria Charaintru, que je suis heureux de vous voir! Demain vous ne m'auriez pas trouvé! Je pars dans le Midi recueillir une succession. --Grand bien vous fasse! Mais ce soir vous m'appartenez et vous allez venir dîner avec moi. Pendant toute l'après-midi, le Normand affecta de n'entretenir son ami que de banalités. Il ne voulait pas laisser soupçonner au vicomte quel intérêt il avait à être renseigné. De son côté, et quelqu'envie qu'eût l'incorrigible bavard de raconter sa singulière aventure, Charaintru garda un silence prudent. Pendant le repas, Pottemain amena adroitement la conversation sur le drame de Bois-Peillot. Il dépeignit avec tant d'émotion attendrie la douleur qu'il avait éprouvée à la suite de la mystérieuse disparition de Pauline que le vicomte, allumé du reste par les excellents crus que ne cessait de lui verser son amphitryon, ne put garder plus longtemps sa langue. C'était là que l'attendait le Normand. --Eh bien, mon cher ami, lui dit tout à coup Charaintru, il s'est produit une coïncidence singulière, qui m'a très fort troublé et dont je vais vous rendre juge... Dites-moi... Êtes-vous bien sûr que la baronne soit morte?... --Dame! fit Pottemain en tressaillant, vous savez comme moi que, d'après les apparences, il n'y a pas lieu de douter. --Eh bien, moi qui vous parle, j'ai rencontré un jour, place Saint-Sulpice, une femme qui ressemblait si étonnamment à la baronne que j'eusse donné ma main à couper que c'était elle! --Allons donc! Vous l'avez accostée? --Je n'ai pas osé, mais je l'ai suivie... J'ai interrogé la concierge, et les renseignements que j'ai recueillis ont établi que je m'étais trompé... Mon inconnue habitait depuis assez longtemps avec son mari, un employé d'assurances nommé Darcy... Ce ne pouvait donc être la baronne Pauline. --Vous voyez bien! fit Pottemain, au fond fort désappointé de ce dénouement. --Mais ce n'est pas tout, continua Charaintru, qui s'animait en parlant. Et voyez combien le hasard est étrange... La concierge m'avait montré le mari de la dame, qui, justement, rentrait à ce moment... Or, quelques jours plus tard, je rencontre, au café de la Paix justement, notre ami de Guermanton... Nous nous installons à la terrasse... Il me raconte qu'il est de passage à Paris, où il est venu chercher un intendant pour sa terre de Rouchamp dans la Nièvre... A ce moment précis, ledit intendant paraît et vient serrer la main de son futur patron, qui est en même temps un de ses plus vieux amis... et quelle n'est pas ma stupéfaction de reconnaître dans le nouveau venu, le mari de la pseudo-Pauline! Je vous dis qu'il n'y a rien d'invraisemblable comme la vie... Voyez-vous cette coïncidence. Mais qu'avez-vous donc, cher ami, fit tout à coup Charaintru en voyant la face de Pottemain blêmir... --Je n'ai rien... je vous remercie, rien du tout! balbutia Pottemain... Ah! Charaintru, vous venez peut-être de me rendre un signalé service... Où dites-vous que demeure ce... Darcy et sa femme? --Mais... rue de Vaugirard, 90... dit le vicomte interloqué. --Merci! merci! Le baron sonna, régla l'addition et serra une dernière fois la main de Charaintru. --Mais où allez-vous? --Ne vous inquiétez de rien... Je vous tiendrai au courant... Vous aurez bientôt de mes nouvelles. --Tous ces gens sont fous! pensa le vicomte en voyant Pottemain s'éloigner. A moins que peut-être je n'aie eu la langue trop longue... Voilà ce que c'est que de mettre toujours les _pieds dans le plat_! Ah! tant pis, le mal est fait! N'importe! je voudrais tout de même bien savoir ce qu'a dans l'esprit ce sournois de baron! --J'aurais dû m'en douter! pensait de son côté le Normand. Toute cette histoire était concertée entre Pauline et ce damné Guermanton! Mais que vient faire là-dedans ce Darcy, qui passe pour son mari... Car c'est bien elle, c'est bien Pauline! Il n'y a plus à douter... J'en aurai le cœur net! C'est égal, la chance commence à me sourire de nouveau... Cet imbécile de Charaintru m'aura sauvé sans s'en douter... Ah! elle est mariée... ou du moins elle se fait passer pour l'être... Eh bien, à nous deux, la belle Pauline! Le baron se jeta dans une voiture et se fit conduire rue de Vaugirard. --Mme Darcy? demanda-t-il à la concierge. --Il y a longtemps qu'elle ne demeure plus ici, répondit la vieille, M. et Mme Darcy habitent la campagne... dans la Nièvre, où monsieur est intendant. --Ont-ils demeuré longtemps dans cette maison? --Non... monsieur, quelques mois seulement. --Bien, je vous remercie, madame, dit le baron en glissant une pièce dans la main de la concierge. --Ah ça! se dit la vieille, qu'est-ce qu'ils ont donc tous après mes anciens locataires? --Allons! c'est bien elle, murmura le baron en regagnant sa voiture, je suis sur la bonne piste, je crois que cette fois-ci... je tiens mon affaire! Sus aux Darcy de la Nièvre! III Il était neuf heures du soir. A la gare de Paris-Lyon-Méditerranée, l'express allait partir. Dans un wagon de première classe, trois voyageurs du sexe masculin avaient déjà pris place. Une quatrième personne, une dame, vêtue avec une simplicité de bon goût, jeune encore et de manières très aristocratiques, monta dans la même voiture, paraissant un peu désappointée de se trouver seule avec trois hommes. Mais deux des trois visages la rassurèrent complètement. L'un semblait un haut fonctionnaire à la coupe de ses favoris et à ce mélange de gourme et de courtoisie que donne la routine du pouvoir. L'autre, déjà vieux, pouvait être un magistrat ou un gros industriel; une rosette rouge minuscule illustrait ses deux vêtements superposés. Quant au troisième, il était si largement enveloppé malgré la saison, qu'il fallait renoncer à voir en lui autre chose qu'un malade forcé par le règlement des trains à voyager en première, coûte que coûte, et s'efforçant d'atteindre les eaux de Vichy avant de mourir. Car son accoutrement et son allure de paysan n'indiquaient guère qu'il appartint à une haute caste de la société. La casquette de loutre à oreilles enfoncée jusqu'aux sourcils, l'épais foulard rouge et jaune qui lui emprisonnait le bas du visage, ses gants tricotés, ses fortes guêtres bouclées, enfin sa large houppelande à petit collet, sorte de carrick comme en portent les postillons et les rouliers lui donnaient la tournure d'un marchand de bestiaux. Silencieux, renversé, indéchiffrable, il ne semblait pas appelé à se mêler aucunement à la conversation, si toutefois elle s'engageait. Le train siffla et partit, et la dame, tout à fait rassurée, s'allongea peu à peu et prit tranquillement ses aises. On dépassa Melun, Fontainebleau et les premières heures s'écoulèrent dans un silence ennuyeux pour tout le monde. Mais les langues se délièrent à l'approche de la Loire, dont le bandeau d'argent parut tout à coup entre deux collines, par un magnifique clair de lune. Le fonctionnaire et l'industriel échangèrent d'abord quelques mots à voix basse et la dame fut bientôt amenée à prendre part à la conversation. Le voyageur emmitouflé et muet ne dormait pas autant qu'il tenait à paraître dormir. Il put comprendre, en prêtant une oreille attentive, que le fonctionnaire était un préfet allant rejoindre son poste et l'industriel un député allant oublier à la campagne ses ennuis législatifs. Quant à la dame, qui se nommait Mme de Guermanton, elle allait dans le Morvan rejoindre son mari. Elle semblait soucieuse et impatiente d'arriver. Les deux autres voyageurs n'avaient ni hâte, ni regret; ils nageaient dans la béatitude que procure une heureuse digestion. Le malade tressaillit sensiblement une première fois dans un moment où la pleine lune effleura le voile bleu qui couvrait le visage de la dame, une seconde fois, quand elle se nomma au préfet, qui dès lors l'accabla de politesses. Chose qui confondit les prévisions des trois autres voyageurs, le pseudo-malade toujours en cache-nez, comme en pleine gelée, sauta lestement sur le quai, quand on cria Nevers. Et il se mit à détaler avec autant de prestesse qu'on devait lui en prêter peu, quand il était si dolent une heure plus tôt. Mme de Guermanton, assistée par le préfet, descendit à son tour, car elle quittait à Nevers la voie ferrée pour prendre la route de Rouchamp. Il lui rendit les quelques bons offices, dûs par un homme du monde à une dame seule arrivant dans une gare étrangère et, quand elle fut dans une voiture avec ses bagages, lui-même monta dans la sienne qui l'attendait depuis une heure dans la cour. Jeanne de Guermanton portait à Rouchamp une visible inquiétude, peut-être un cœur blessé. Le retour de Jacques, annoncé depuis quelques jours, n'avait pas eu lieu. L'amour de la chasse ou telle autre cause de même nature le retenait-il en Morvan? Avait-il, par une intuition familière aux femmes jalouses, germé dans le cerveau de la jeune mère de famille, un soupçon relatif à Pauline, ressuscitée par l'indiscrétion de ce hâbleur de Charaintru? Toujours est-il que, n'y tenant plus, elle était partie sans prévenir son mari, mais quelque diligence qu'elle fît pour surprendre les hôtes de Rouchamp, un autre voyageur se trouva la devancer. Sorti le premier de la gare, le pseudo-malade s'était renseigné et il avait fait prix rapidement avec un cocher, qui était parti de suite à bride abattue, de telle sorte qu'à la première halte, il se trouvait de deux heures au moins en avance sur la calèche octogénaire de Jeanne. Il faisait petit jour quand il atteignit le haut de la colline d'où l'on découvrait le toit et le vieux colombier de Rouchamp. Là il mit pied à terre et ordonna à son cocher de l'attendre sur la route. Puis il se recueillit un moment, en examinant les alentours et ruminant sans doute quelques indications recueillies le long du parcours. --Ceci, dit-il, est l'ancienne gentilhommière abandonnée, mais en bon état pour recevoir au besoin le propriétaire, qui par malheur y est, et où dans quelques heures sa majestueuse épouse va arriver. Au delà de la cour, à gauche, un pavillon de garde, sans doute l'habitation de Darcy et de sa femme... Ah! ils étaient bien cachés et pouvaient se croire à l'abri!... Plus loin, des bâtiments de ferme séparés de l'habitation principale par un boulingrin de tilleuls et un sentier bordé par une double haie. De ce côté-ci, à mes pieds, des jardins et une petite porte à claire-voie donnant sur les champs et sur le taillis qui remonte vers moi... Tout à coup il s'arrêta: --Mais qu'entends-je? Des coups de fusil dans la plaine! Ah! ah! on tracasse les perdreaux de bon matin dans ce pays-ci! Tiens! voici justement une compagnie qui vient de se remiser là-bas à tire d'aile!... Je vois distinctement les chasseurs... Ils sont deux, le régisseur probablement et certainement ce diable de Guermanton! Et ils ont avec eux un porte-carnier et trois chiens! Ils s'éloignent de Rouchamp, sur la gauche... Ils en ont bien pour trois ou quatre heures d'ici le déjeuner! Pas une âme dans la cour... donc bonne occasion et pas une minute à perdre! Mais comment aborder la question?... Tout me porte à croire que Marguerite Darcy est bien Pauline Marzet, si je compare mes souvenirs personnels avec le portrait que le cocher m'a fait d'elle, sans savoir à qui il parlait! Mes pièces de cent sous et les libations de petit blanc de Pouilly lui avaient joliment délié la langue! Il enfonce Charaintru... A-t-il pu parler en quelques heures, ce Morvandiau du bon Dieu! Que n'ai-je pas appris sur Rouchamp en tombant par hasard sur un paysan de cette bienheureuse paroisse! Si j'étais dans d'autres draps que ceux où je me trouve, je pourrais acheter Rouchamp les yeux fermés; car je sais, par livres, sous et deniers, ce que cela rapporte! Mais, ô dérision!... Ma tête est mise à prix depuis quarante-huit heures! Ah bah! de l'audace! encore de l'audace! toujours de l'audace! Là-dessus, le faux paysan jeta bas tout ce qui pouvait gêner sa course, ne gardant que sa casquette de loutre, sa veste de velours, son portefeuille et ses armes, qu'il tenait soigneusement cachées. Et il marcha du taillis vers la porte du jardin, de l'air déluré d'un gaillard qui rentre chez lui. Pottemain eut bientôt atteint les limites de la propriété de M. de Guermanton. Comme d'usage, à une très grande distance de Paris et de toute ville, facile accès. Pas de chien de garde et, pour toute serrure à la porte, une cheville. Il entra dans le jardin, toujours au pas accéléré. Arrivé auprès du château ou ce que l'on décorait, par habitude, de ce nom, il passa devant la fenêtre du rez-de-chaussée, pour s'assurer s'il y avait quelqu'un. Il ne vit personne. Alors il gravit un petit perron et il pénétra sans hésitation dans les appartements. Il y avait une grande chambre avec un lit défait, sous d'amples baldaquins de serge, plus ou moins défleuris et fanés. Des tisons éteints dans une cheminée à énormes chenets du XVIIe siècle. Une armoire de vieux noyer pour suspendre les habits. Des ustensiles de toilette épars sur les meubles et du linge blanc marqué aux initiales J. G. Du linge d'homme? Plus de doute: Pottemain se trouvait dans la chambre occupée par Jacques de Guermanton. Sur une vieille table à pieds en spirale, un buvard, des plumes, de l'encre, une lettre ouverte signée: Jeanne. Une réponse ébauchée par le mari et commençant par ces mots: «Chère Jeanne, «L'enfant de Darcy est un peu malade, je reste trois jours de plus pour rassurer mon ami et pour le distraire. «D'ailleurs mes connaissances médicales peuvent lui être utiles, dans un pays perdu, où il n'y a pas de médecin à portée...» --Pauline a un enfant! murmura le voyageur. On ne m'avait pas trompé... En conséquence, je tiens la mère! Il fit le tour de l'appartement sans entendre, ni trouver personne. Il revint dans la chambre à coucher dont il ferma les portes et dont il vérifia les fenêtres toutes closes. Il ressortit par la porte qui donnait sur le corridor, aboutissant à deux perrons. S'approchant alors du perron opposé à celui qu'il avait pris pour entrer, il regarda la maison du garde située au fond de la cour. Le sommeil semblait y régner encore. Pas un bruit, pas un mouvement, hormis, tout à l'extrémité opposée de cette cour, une fillette de quatorze ou quinze ans, qui, sans prendre garde à l'étranger et lui tournant le dos, lavait du linge sur la marge de pierre d'une fontaine. Il était donc seul ou à peu près; dans tous les cas, il n'avait pas grand'chose à redouter. Dans ces conditions, il se dirigea vers l'habitation de Darcy. Il jouait le tout pour le tout, car s'il avait fait erreur en pensant que le second chasseur était Raymond Darcy, et qu'il le trouvât face à face dans la petite maison, il se plaçait dans l'impossibilité de parvenir de plein saut jusqu'à Pauline. Mais dans cette hypothèse même, il avait un recours, menacer Darcy d'une dénonciation de rapt et d'enlèvement d'une femme mariée, dans une province où nul ne pouvait savoir encore que le baron Pottemain était lui-même prévenu d'assassinat. Cependant la partie était fort dangereuse et le baron porta machinalement la main sur la crosse de son revolver, caché dans une poche de sa veste. Au demeurant, il ne vit aucun homme et les vagissements d'un enfant vinrent seuls lui révéler la chambre où Pauline devait se trouver. Il y entra comme dans un moulin, sans frapper et sans s'inquiéter de savoir dans quel état il trouverait la maîtresse de la maison. Pauline sortant du lit, à peine vêtue et penchée sur le berceau du petit Maurice, à qui elle faisait boire une infusion, lui apparut soudainement. A la vue de Pottemain, et sans que les changements survenus dans la physionomie et la tenue de son ennemi mortel lui laissassent une minute d'hésitation, Mme Darcy poussa un cri horrible et couvrit le berceau de son corps, précisément comme si, dans cette paisible chambrette, elle eût vu entrer en bondissant un jaguar ou un tigre... Pottemain, l'œil étincelant, mais la face impassible, lui dit avec un terrible sourire: --Eh bien, madame, la cause est entendue. Nos situations sont claires et nettes. Au surplus je ne viens pas ici en ennemi. J'ai poussé même la délicatesse jusqu'à choisir le moment où nous pourrions causer amicalement seul à seule... Je n'en ai que pour un quart d'heure... Est-ce trop? Un quart d'heure et pas une minute de plus... si vous le voulez, bien entendu! Ce que disant, le baron tira de sa poche son revolver, ferma la porte à clef et s'assit en face de Pauline, plus morte que vive. --Tout est bien qui finit bien! reprit-il. Et vous êtes une tragédienne de premier ordre! Ah! votre grande scène de la _trépassée_ a été bien jouée et vous aviez pleinement réussi! Pourquoi faut-il que vous ne vous soyez pas souvenue de certains papiers confiés par vous à un père capucin, lorsque vous n'aviez pas encore découvert le fameux moyen de vous évader de Bois-Peillot? Oh! je suis bien informé! Bref, vous savez où sont ces papiers... Je viens, sans tambour ni trompette, vous demander poliment de les annuler par une simple déclaration signée: _Pauline Marzet, baronne Pottemain_. Vous n'aurez pas au surplus l'embarras de la rédaction. La chose est préparée... La voici... Copiez, datez, signez et je repars pour ne revenir jamais troubler votre second... ménage! Vous pourrez faire alors, et en toute sécurité, autant d'enfants qu'il vous plaira! Si vous refusez, voici un revolver... Il me servira à vous tuer et à brûler la cervelle de l'imprudent qui oserait me barrer le passage. Marguerite Darcy écoutait Pottemain avec une attention d'autant plus âpre qu'elle n'imaginait pas le baron venu pour le seul plaisir de la torturer. Il fallait qu'il eût un intérêt majeur pour envahir ainsi un domicile étranger, quels que fussent ses droits sur la femme qui y avait cherché un asile. Elle calcula avec rapidité le nombre d'heures que Jacques et Raymond devaient encore rester à la chasse et tout courage faillit l'abandonner. Ni dans une heure, ni dans deux, ils ne pouvaient être de retour! Tout à coup une inspiration courageuse lui monta du cœur à la tête et, cessant de se tenir à demi couchée sur le berceau: --Monsieur, dit-elle au baron, vous avez choisi le moment où vous me présumiez seule pour venir me menacer de mort, si je résistais à votre fantaisie. Je suis prête à mourir... mais aussi à me défendre... Mais avant de recourir à d'autres moyens, j'essaierai de raisonner avec vous... Qu'exigez-vous de moi? Une signature authentique qui à présent serait un faux, puisque je passe pour morte? Je ne puis raisonnablement y consentir... A tort ou à raison, il existe entre le décès légal de la baronne Pottemain et Marguerite Darcy... un abîme! Vous ne me chargerez pas, apparemment, de le combler! A supposer même que je sois Pauline Marzet, j'ai perdu le droit de parler, d'agir, de signer comme telle... D'autre part, les plaintes portées contre vous par Pauline et mises à néant par Marguerite, subsisteraient entières... La difficulté résolue n'est pas ici... Il aurait fallu que ces pièces eussent été retirées à temps des mains de l'intermédiaire... et il est trop tard, malheureusement pour moi, si, comme j'ai tout lieu de le croire, vous avez eu connaissance des plaintes dont il s'agit par l'entremise de quelque magistrat... Ici Pottemain ne pût s'empêcher de tressaillir. --Ce que vous ignorez, poursuivit Marguerite, c'est que ces plaintes ont été récemment portées contre la volonté de leur éditeur responsable... Pauline, affranchie par sa prétendue mort de la servitude et des menaces que son mari faisait peser sur elle, n'a plus eu qu'une pensée: transmettre au franciscain porteur provisoire des pièces que vous redoutez, l'ordre de les brûler de la première page à la dernière. Le hasard des circonstances contraires m'a seule mise dans l'impossibilité de transmettre cet ordre dans le délai voulu... Mais dernièrement j'avais pris secrètement les dispositions nécessaires pour que--s'il en était encore temps!--ma dénonciation fût anéantie!... Votre présence ici m'apprend qu'il est trop tard.... Je n'y puis plus rien... Mais je vous jure sur l'honneur et la vie de mon enfant que je viens de vous dire la vérité. --J'ai de fortes raisons de croire que vous ne mentez pas, répliqua le Normand, puisqu'il m'a été donné de vérifier une partie des faits que vous invoquez... Mais si vous aviez eu la générosité... ou seulement la présence d'esprit de prévenir à temps le capucin, vous n'auriez pas aujourd'hui le désagrément de ma visite à Rouchamp... Mais là n'est pas la question.. Et toutes les considérations que vous faites valoir perdent leur valeur en présence des circonstances présentes... Vous avez fait le mal... vous devez le réparer, aujourd'hui que mon honneur à moi et ma liberté sont en jeu... D'ailleurs, les instants sont comptés! Et comme Marguerite faisait un mouvement. --Prenez garde, dit Pottemain en l'arrêtant d'un geste, je suis absolument décidé à tout. Si vous me tendez un piège nouveau en me faisant perdre mon temps ici, je vous le dis une dernière fois, le premier qui essaiera de franchir votre porte est un homme mort! D'ailleurs, ne comptez pas sur l'assistance à venir du dehors, madame! La maison est déserte... mes précautions sont prises... Nous sommes bien seuls, personne ne m'a vu pénétrer ici et nul ne nous entendra... Enfin, à quelques pas de votre maison, j'ai une voiture attelée d'un excellent cheval et j'aurai bientôt fait de mettre des lieues entre ce qui restera de vous dans un moment, si vous me refusez, et moi qui suis--vous le savez--assez riche pour avoir le bras long. Au surplus, la découverte que j'ai faite de votre retraite, au fond de cette campagne, vous prouve surabondamment que je ne suis ni un incapable, ni un imbécile! Eh bien, donc, lisez ou laissez-moi vous lire la pièce que je soumets à votre signature et vous reconnaîtrez qu'elle n'a d'autre but que de me soustraire à votre vengeance... Toute la question est de savoir si, à cette heure, l'intérêt de votre enfant, celui de vos amours, sont de vous venger d'un malheureux qui, somme toute, ne vous a absolument rien fait... Vous êtes adultère et quasi-bigame... Vous avez foulé aux pieds toutes les obligations et toutes les convenances sociales, et vous chercheriez encore à vous venger?... Mais, pour Dieu, de qui et de quoi? Cela serait méchant et qui plus est, inutile... Ayez une lueur de raison, à défaut d'humanité! Car enfin, qu'est-ce qui m'empêcherait de porter, en vous quittant, au parquet de Nevers, une plainte contre votre prétendu mari et contre vous? --Oh! vous l'auriez déjà fait, si vous le pouviez! riposta Marguerite avec énergie. Mais vous avez été arrêté par l'un de ces deux motifs: ou le scandale de la dénonciation même vous effraie--et il y a de quoi!--ou les poursuites auxquelles vous êtes vous même exposé ne vous permettent plus d'espérer qu'en moi, pour vous sauver de la prison, de la cour d'assises, de l'échafaud peut-être!... Et peut-être même n'y échapperez-vous plus, mais vous ne seriez pas fâché de m'entraîner dans l'abîme avec vous! Ceci est clair comme le jour, monsieur Pottemain! Si je signe, à la date de ce jour, une pièce quelconque du nom de Pauline, je suis une femme perdue! Marguerite faussaire ou Pauline vivante! Il n'y a pas à sortir de là... Tenez! dans l'un comme dans l'autre cas, il vaut mieux Marguerite assassinée! Que vous importe, au point où vous en êtes, un crime de plus sur la conscience! Tuez-moi donc, monsieur le baron, tuez-moi, si vous êtes assez borné pour ne pas comprendre qu'en feignant de mourir, je vous ai rendu la liberté! --Vous êtes un avocat de quelque talent, répondit le baron en souriant méchamment, et je regrette que nous n'ayons pu jamais nous accommoder ensemble! Vous m'auriez pu rendre parfois de vrais services! Mais, je vous le dis, je ne suis venu vous tendre aucun piège... Je suis venu chercher ici la tranquillité, la liberté, la vie... Si vous avez un moyen plus simple de me rendre tout cela en mettant à néant les papiers qui m'importunent, qui me gênent, qui me menacent... dites-le... ce moyen et je vous fais serment de l'employer! --Je n'ai pas autant de génie que vous m'en prêtez, monsieur, mais je consens à entendre lecture de la pièce que vous m'apportiez... Voyons donc ce que vous me faisiez dire! --A merveille! s'écria le Normand. Écoutez donc! Et le baron Pottemain lut: «Je soussignée, Pauline Marzet, baronne Pottemain, reconnais, déclare et certifie que, par le passé, ayant, dans un moment de folie et d'égarement, confié à un moine franciscain des pièces de nature à compromettre la sécurité de M. le baron Pottemain, mon époux, avec mission de déposer lesdites pièces entre les mains de la justice, je déteste cette action, la déclare artificieuse, mensongère, affirme sur l'honneur lesdites accusations de pure fantaisie et dénuées de tout fondement. «En foi de quoi, librement et spontanément, j'ai signé la solennelle déclaration ci-dessus.» Voilà tout, madame, et c'est au bout de ces quelques lignes, liquidant tout le passé entre nous que je requiers une dernière fois la signature de feu ma femme Pauline Marzet, baronne Pottemain! --Mais si je la date, elle est nulle, puisque je suis réputée morte! --Il ne m'est que trop facile de prouver que vous ne l'êtes pas! --Sans doute, mais alors en signant, je crée une pièce attestant et prouvant ce que mon intérêt me commande de laisser dans l'oubli. Si je signe, il faut que je comparaisse, sous peine de faire attribuer ma déclaration à un faussaire... Personne ne croira, sans enquête, que je ne suis pas morte... --Alors, s'écria Pottemain, il faut, moi, que je meure, parce que vous me refusez la vérité pour me sauver! Laissons, par supposition, marcher les choses... On m'allègue votre mort comme un crime de mon fait... On dit que je vous ai réduite, par désespoir, au suicide... Eh bien, je vous fais assigner comme témoin du contraire... Il vous faut, bon gré, mal gré, comparaître! Sous quel nom déposerez-vous? Pas sous le nom de Marguerite apparemment, puisque ce serait encore un faux! Je vous dis que j'ai songé à tout! Ce qui vous compromet le moins, ce qui ne vous compromet point, moi aidant, c'est un peu de complaisance pour ce baron Pottemain, qui vous a tout permis! Quand vous aurez sauvé sa tête, il sauvera la vôtre... Vous serez une femme séparée de fait, de mon consentement tacite, divorcée même si vous voulez... Et voilà tout! --Oh! mon Dieu! murmura Pauline, en tombant à genoux, assistez-moi, inspirez-moi! En ce moment, ils entendirent aboyer et un bruit de pas devint distinct. Mais les pas traversèrent la cour, sans s'arrêter près de la maison du garde; ils semblaient se diriger vers le château. La situation devenait critique et Pottemain sentit qu'il n'y avait plus une minute à perdre. --Voyons, dit-il tout à coup en se levant et en allant vers Marguerite qui râlait, vous êtes positivement une folle! Je vous demande d'avoir pitié de vous-même... de ce pauvre enfant! Tenez, Pauline, ajouta-t-il en tirant son portefeuille de sa poche et en semant la couverture du berceau de billets de banque, avec la rapidité et la profusion d'un joueur qui donne les cartes, je ne vous traite pas en ennemie!... Voici de quoi faire à votre cher poupon une situation brillante, comparée au sort qui l'attend... si le sort le fait orphelin!... --De l'argent? Votre argent? s'écria Marguerite en se relevant d'un bond. Ah! vous n'y pensez pas! Ni mentir! Ni me vendre! Vous avez tué votre première femme! Vous avez tué Pastouret! A présent, donnez-moi la mort! La mort! Je veux mourir! Je ne veux pas me déshonorer! --Malheureuse! s'écria le baron au paroxysme de la fureur. Signe! signe! ou tu vas mourir! Et il leva son revolver. --Non! s'écria la jeune femme, en faisant au berceau de son enfant un rempart de son corps. Le coup partit... Pauline s'affaissa. Le Normand allait redoubler lorsqu'à cet instant même, la porte, fermée à clef, vola en éclats sous une pression formidable... Jacques de Guermanton était là, debout dans la baie ouverte, et il ajustait Pottemain avec son fusil de chasse. --Ah! misérable!... Des menaces!... des armes!... Encore du sang!... Et par ton fait!... Tiens!... Le baron reçut la charge en pleine poitrine et presque à bout portant. Il tomba sur la face; la mort fut instantanée. Aussitôt Jacques bondit jusqu'aux pieds de Pauline évanouie. L'enfant était intact, mais la balle de Pottemain était allée se loger dans le mur après avoir égratigné l'épaule de la jeune mère. D'un coup d'œil rapide, M. de Guermanton reconstitua la scène. Il vit les billets de banque épars sur le berceau, le revolver encore fumant au pied d'un meuble. Il comprit le dilemme redoutable qui avait été posé par l'assassin à la pauvre jeune femme et replaça diligemment les valeurs dans le portefeuille du baron. IV Cependant la situation de la famille Darcy demeurait très critique et celle de M. de Guermanton, le généreux sauveur de Pauline, dictait les mesures les plus promptes. La mort de Pottemain devait être déclarée à la justice avant tout ébruitement public. Cette pensée traversait l'esprit de Jacques, dans le moment où un bruit de voiture attira son attention au dehors. Jeanne de Guermanton mettait pied à terre au bas du perron et demandait son mari à Darcy, qui, revenu en même temps, venait de lui ouvrir la portière. Raymond s'inclina profondément, puis offrit son bras à la nouvelle venue pour la conduire à l'appartement de son mari où il présumait retrouver Jacques. Celui-ci l'ayant quitté à la rencontre du facteur rural pour venir terminer son courrier, devait être dans la pièce du rez-de-chaussée. Ne le trouvant pas, il fit asseoir Mme de Guermanton et sortit pour chercher son ami. Mais à peine fut-il dans la cour qu'un spectacle étrange frappa son regard. M. de Guermanton apparut sur le seuil du pavillon du garde, tenant le petit Maurice dans ses bras et soutenant en même temps Mme Darcy. A voir ces deux visages pâles et consternés, Raymond eut le pressentiment d'un malheur... Il s'élança au devant d'eux... --Mon ami, lui dit Jacques, ta chère femme et ton enfant viennent d'échapper à un grand danger. Rends grâces à Dieu! Hors de lui, Darcy voulut pénétrer dans la chambre d'où sa femme et Jacques sortaient. M. de Guermanton s'y opposa. --Plus tard! dit-il. A présent, c'est impossible... Tu sauras pourquoi! --Mme de Guermanton, que je n'avais pas l'honneur de connaître, dit alors Darcy, mais qui vient de se nommer en arrivant, descend à présent de voiture... Elle est au château... Elle t'attend. --Jeanne! J'y cours! s'écria Jacques, bouleversé presque autant par cette arrivée inopportune que par l'explication qu'il devait à Darcy sur les dangers courus par sa femme et sur la présence d'un cadavre dans la chambre de celle-ci. Mais tu me promets de ne pas monter chez toi que je ne sois de retour? --Oui... Je te le promets, si tu l'exiges. Mais pourquoi? --Impossible de te répondre sur-le-champ. Patience! Darcy s'adressa alors à Marguerite pour connaître la vérité. Elle la lui dit en quatre phrases, sans aucune réticence cette fois. Raymond demeura atterré. Cependant Jacques était épouvanté à la pensée de l'aveu qu'il avait à faire à sa femme et à son ami: A Jeanne que Pauline était Marguerite, la compagne de son régisseur. A Darcy que l'homme tué par lui, Jacques, n'était autre que le baron Pottemain, le premier et le véritable époux de Pauline Marzet. Darcy le savait déjà; il savait que le courageux gentilhomme avait tué le baron dans le cas d'agression violente et de légitime défense. Jacques pensa qu'il fallait brusquer les choses vis-à-vis de sa femme, à cause de la foncière jalousie que Pauline avait de tout temps inspirée à celle-ci. --Ma chère Jeanne, lui dit-il d'une voix affectueuse, il y a dans la vie des faits extraordinaires auxquels la pensée a peine à s'habituer. Celui dont vous allez être témoin est du nombre. J'ai découvert,--sans oser vous l'écrire à cause du danger qu'il pouvait y avoir pour elle,--que Mme Darcy est Pauline Marzet, échappée tout à l'heure à la mort par un vrai miracle... Le baron, ayant été, je ne sais comment, informé de cette résurrection, est venu, ce matin même, ici, pour tuer sa femme! --C'était presque naturel et légitime! dit Mme de Guermanton, à qui cette révélation ne donnait aucune sympathie pour les hôtes de Rouchamp. --Néanmoins, et malgré l'excuse que vous trouvez pour Pottemain, dans cette tentative d'homicide avec préméditation sur la personne d'une femme seule et désarmée... le baron est mort... et de ma main! ajouta Jacques d'une voix distincte, mais profondément émue. --De votre main, Jacques! s'écria Jeanne en se sentant défaillir. Mais c'est épouvantable! --Oui, répondit M. de Guermanton. Dans quelques heures, la justice sera ici et je me serai constitué prisonnier... Ne craignez rien et repartez comme vous êtes venue... Vos chevaux sont encore là... Mme de Guermanton courut à la fenêtre et jeta un coup d'œil rapide sur une jeune femme fort pâle, assise près de Darcy sur le seuil du pavillon. Jeanne et Pauline, les yeux baissés, échangèrent de loin une inclination muette. Puis Mme de Guermanton regarda son mari bien en face. Il subit ce regard avec la tranquillité d'un homme sûr de lui, malgré sa profonde tristesse. --Souffrez, Jacques, dit-elle, que, pour une fois, je vous résiste. Ce n'est pas alors que vous êtes exposé à une affliction semblable que je me sentirais capable de vous quitter. La place d'une épouse tendre et dévouée est aux côtés de son mari dans les jours d'épreuves! Je veux être ici, lorsque la justice y descendra... Je veux aller en prison si vous allez en prison. --Tranquillisez-vous, Jeanne, ma brave Jeanne, répondit M. de Guermanton avec douceur. Je ne cours aucun danger sérieux. Pas un tribunal en France ne condamnerait un homme pour avoir tiré sur un assassin, afin de prévenir un assassinat!... --Ce qu'un tribunal admettra peut-être plus difficilement, objecta Mme de Guermanton, c'est qu'une femme, imposteur et presque bigame, ait pu trouver un chevalier tel que vous!... On voudra savoir quel motif vous avez eu de vous intéresser à elle, à Darcy, avec qui elle a consenti à vivre en dehors des lois du mariage... --On voudra savoir enfin, reprit Jacques, avec une légère nuance de dépit et d'ironie, si mon indulgence pour un malheur exceptionnel et pour une situation qui offre peu d'exemples, n'est pas dictée par un sentiment très vif pour la personne, cause première de tous ces malheurs... --Pour quelle personne donc, monsieur? demanda Jeanne, l'œil étincelant. --Eh! pour vous, ma pauvre Jeanne, si prompte à accueillir l'idée de marier Pauline au baron! Au surplus, je partage cette responsabilité avec vous et, par honneur comme par humanité, nous ne saurions trop faire pour réparer une pareille faute... Oui, sachez-le bien, si j'ai accueilli comme je l'ai fait la singulière union de Darcy avec une pauvre jeune femme, sans état civil à produire pour un mariage régulier, c'est que je dois tout, comme réparation d'honneur et restauration d'existence, à la chère victime de votre _manie mariante_, dont vous voilà, j'espère, guérie pour toujours! Jeanne baissa la tête; le coup avait porté. --Je crois bien comme vous, dit-elle, que, en attendant la régularisation de ce mariage, ma place serait plutôt à Nevers, par exemple, auprès des autorités, dont l'intervention va vous être utile, que dans cette habitation désolée. --Eh bien, dit Jacques, nous partirons ensemble après les constatations et les confrontations nécessaires, vous pour la préfecture, où nous avons des amis, moi pour la prison, où vous viendrez me visiter dès qu'il sera possible! Le reste de cette journée fut cruel pour tout le monde. Jacques avait fait prévenir le parquet de Nevers et l'attendait de pied ferme. De plus--dans une chambre de cette habitation solitaire--au milieu des gaietés de la grande nature, avec du soleil, avec des chants d'oiseaux dans tous les buissons du voisinage, il y avait un cadavre! Le silence de mort qui plana sur le domaine toute cette journée était le silence menaçant qui précède l'orage. Profonde était la tristesse des maîtres du château. Mais la douleur de Raymond tenait du désespoir. Si par respect pour Jacques, il en maîtrisait l'éclat, soutenu qu'il était par le souvenir des bontés délicates de son ami pour Pauline et pour lui-même, il ressentait avec une égale force ce qu'il appelait la perfidie de la fausse Marguerite et la terrible et humiliante épreuve qui en avait été la conséquence inattendue. Il se disait enfin: --Sans moi, sans l'espèce de malédiction attachée à mes pas, Jacques n'aurait jamais été dans le cas de devenir homicide et d'aller en prison comme un vulgaire assassin! La force des choses le fit se retourner contre sa compagne, dont il condamnait à présent les réticences avec une profonde indignation. La malheureuse n'avait cessé de s'y attendre depuis le meurtre du baron... Si Darcy avait plus tardé, c'est Pauline qui aurait provoqué l'explication. Depuis la catastrophe, ils ne s'étaient pas encore trouvés, sans témoins, en face l'un de l'autre. Raymond éloigna tout à coup la jeune fille qui les servait habituellement, sous le prétexte de la mettre aux ordres de Mme de Guermanton, et il se trouva seul enfin vis-à-vis de sa compagne et de son enfant... V Inconscient et gai, le petit Maurice, étendu à terre sur une natte, jouait avec un jeune chat en roulant devant lui une boule de papier au bout d'un fil, lorsque Raymond dit à Marguerite d'une voix contenue: --Il y a une chose que je ne comprendrai jamais et que je ne saurais te pardonner: c'est que, vis-à-vis de moi--à qui, j'imagine, tu n'as jamais eu à adresser un reproche--tu aies pu garder un secret duquel dépendaient mon repos et même aussi ton bonheur! L'amour et la confiance que je t'ai témoignés ne t'ordonnaient-ils pas de m'avouer ta position dès le jour où nous nous sommes rencontrés? Pour moi, je te le dis, si j'avais eu un pareil passé sur la conscience, dès ce jour, où un soir d'octobre, sur la butte Montmartre, je t'offris mon pain et l'abri de mon toit, je t'aurais tout dit!... Et alors notre position mutuelle était pour toujours éclaircie! Ce n'est naturellement pas ici, chez un loyal et bon ami, il est vrai, mais chez un voisin de campagne du baron, ce n'est pas à Rouchamp que j'aurais cherché des occupations et un asile... Oui, il y a là dans ta conduite quelque chose d'outrageant pour mon caractère et d'odieux pour le tien! Celle qui avait été Pauline Marzet sanglotait en écoutant ce reproche, mais elle n'interrompit pas Raymond une seule fois. --Jamais, mon ami, dit-elle enfin, tu ne me feras autant de reproches que je m'en adresse à moi-même! Je suis malheureuse... bien malheureuse! Écoute cependant et tu me diras après, si je dois te délivrer, dans l'avenir, du fardeau insupportable de ma compagnie, à supposer que les tribunaux ne m'envoient pas dans une prison pour le reste de mes jours!... J'ai pressenti tout ce qui arrive! Je ne sais quelle folle confiance dans la bonté divine m'a toujours laissé l'espoir de me soustraire à cette horrible destinée. J'ai cru que peut-être le malheur m'oublierait... Connais, mon ami, toute l'horreur des secrètes épouvantes qui m'ont assiégée depuis ma mort imaginaire... Tu verras si j'ai assez expié mon imprudence! Oui, là-haut, sur le sommet de cette butte Montmartre, au moment où j'allais prendre congé de toi, en songeant que peut-être je n'aurais pas la force de continuer seule mon étape dans le désert de Paris, je fus sur le point de tout dire!... Mais la peur... Oui, une effroyable peur me prit à la gorge et étouffa un aveu prêt à m'échapper!... Toi, tu m'avais tout dit sur ton passé, bravant jusqu'à une sorte de ridicule sur lequel tu n'avais pas craint d'insister, te riant pour ainsi dire de la nécessité qui, d'un écrivain distingué comme toi, avait fait un pauvre petit employé d'assurances!... Et moi?... Eh bien, je le répète, la peur me domina! J'avais vu dans l'Inde des tigres, des serpents, des thugs! Je n'avais pas rencontré ce spectre de la justice occidentale qui ne laisse à la femme mariée avec un scélérat d'autre alternative que de se déshonorer dans le scandale d'un procès en séparation ou en divorce,--ou de mourir! J'avais choisi la mort, sans avoir le courage de me la donner!... Je fus lâche en te le cachant, parce qu'il me semblait que tout confident viendrait bon gré mal gré à me trahir et à me ramener ainsi, même à son corps défendant, sous le joug odieux que j'avais brisé! Raymond, pensais-je, ne le dira pas, mais cela lui échappera peut-être sous le coup de quelque menace inattendue! Les hommes ne comprennent pas la peur! Je le vois bien à la sévérité de ton visage... Tu me trouves lâche, et tu as raison! Mais, si je le fus, le premier jour de notre rapprochement, juge combien je dus le devenir davantage, quand tes prévenances et ton admirable dévouement me firent connaître tout le prix de ce que je perdrais en perdant ton amour par l'aveu de mon crime! Que serait-il alors advenu de moi, pauvre ressuscitée, si tu avais su mon rôle dans la comédie que j'ai jouée? Tu m'aurais méprisée peut-être, comme tu me méprises à présent! Et songe que j'ai acheté, par mon silence coupable, une année de bonheur! Plus Pauline parlait, plus l'agitation fébrile de Raymond devenait cruelle. Pauline, le croyant attendri, presque gagné, poursuivit: --Il te faut bien comprendre, Raymond, que l'on n'est pas tout d'une pièce, surtout quand on est femme! J'étais heureuse quand tu parvenais, par tes soins, à me faire oublier qui j'étais... Et je l'oubliais souvent! Penses-tu qu'une fille perdue--ce que je ne suis pas, Dieu merci!--ne se sente pas un peu transfigurée lorsqu'un homme de valeur et de mérite, abusé par je ne sais quelle apparence, la traite comme une femme honnête et lui parle la langue des sentiments qu'elle a perdus? Eh bien, quand tu me disais: «Marguerite, je t'aime!» il me semblait que Pauline était bien positivement morte et que j'étais une autre ou une nouvelle femme! Mais tu pleures, mon pauvre Raymond... Ce que je te dis là n'est donc pas trop absurde? Enfin, je ne sais rien de mieux, moi, et je te dis tout uniment la vérité!... Je dois te rappeler aussi, Raymond, avec quelle insistance je te parlais à Paris de mon désir d'aller en Amérique avec toi... C'était toujours pour fuir mon spectre et jeter l'Océan entre nous et lui. Si nous avions fait cela, nous aurions tout évité... Mais survint ton ami Jacques de Guermanton et nous fûmes perdus! Je fus alors très près de te dire que je le connaissais depuis longtemps. Mais le souvenir même que j'avais conservé de ses habitudes me promettait qu'il ne mettrait pas deux fois dans sa vie les pieds à Rouchamp... D'ailleurs, du moment qu'il m'avait reconnue et qu'il gardait le silence, qu'il redoublait même d'instances pour nous envoyer en Nivernais, je me figurais qu'il voulait, sans rien dire, m'aider à demeurer Marguerite... N'avait-il pas assez fait pour mon malheur en me mariant au baron pour souhaiter de me faire une vie meilleure? Enfin ce n'est pas lui qui a livré mon secret, c'est le Destin! Si l'infortuné dont le sang a coulé ce matin, n'avait eu d'autre guide que M. de Guermanton pour trouver ma retraite, il n'aurait jamais su si je vivais encore seulement! Ah! cela, je le sais, car il m'est arrivé, quand j'étais institutrice, de faire à mon hôte d'autrefois, à ton ami, d'insignifiants aveux... Et jamais ils n'ont été répétés par lui, même à sa femme! C'est l'homme le plus sûr, comme le plus brave qui existe! Il n'y a point à se défier de lui! Raymond, malgré l'horreur des afflictions que je fais peser aujourd'hui sur toi, comme sur lui, ne me pardonneras-tu pas, comme lui m'a pardonné déjà? --Le rôle de Jacques et le mien sont assez différents, répondit avec accablement Raymond Darcy. A supposer que je pardonne à Marguerite la dissimulation de Pauline, comment lui pardonner la tragédie où mon ami et sa famille se trouvent mêlés, en récompense de leurs bienfaits? Et moi-même enfin, de quel droit m'as-tu précipité dans la complicité d'un crime que j'ai ignoré jusqu'à la dernière minute? Tu m'as bien dit, il y a quelque temps, que tu étais une femme mariée, fugitive du toit conjugal, et je ne t'en ai pas voulu... Mais... une femme passant pour morte et pouvant devenir le pivot d'un scandale gigantesque!... Ah! je suis trop injustement malheureux! Je ne puis te pardonner, je ne sais plus seulement si je t'aime! Il y a des épreuves qui surmontent l'intelligence et le cœur. --Qui donc aimera l'enfant que voici? demanda la jeune mère en désignant le petit Maurice heureux et insouciant. Qui donc prendra soin de lui si je disparais, broyée par la meule de la justice criminelle? Faudra-t-il qu'il souffre et qu'il meure, lui qui n'a point demandé à naître et qui est entré dans la vie sur la foi de ton amour? A-t-il un état civil? A-t-il des droits? Il n'a rien que ce qu'il attend du cœur de son père... Et si ce cœur se ferme pour moi, que lui restera-t-il? Une pitié négligente, ou, qui plus est, une aversion secrète. Il vaudrait mieux pour lui, alors, que la balle du baron, au lieu de m'écorcher l'épaule, l'eût atteint en plein cœur! --Autre chose est, dit Raymond attendri, de te pardonner une action plus qu'étrange et d'abandonner un pauvre enfant qui est le mien autant que le tien! Lui, pourra toujours compter sur son père! Mais, je te le dis sans emportement comme sans faiblesse, je partagerai courageusement tes épreuves jusqu'au jour où la justice aura prononcé ton arrêt! Si elle t'innocente, tu souffriras que je cherche dans une obscurité lointaine l'adoucissement, sinon l'oubli de ce que tu m'as fait souffrir! Tu es pour moi la déception vivante du sentiment le plus fort et le plus profond que j'aie jamais ressenti! Tu n'as jamais partagé ce sentiment dans sa plénitude, et cela est affreux à penser! Tu m'as trompé, en fin de compte, et par là, tu nous as perdus tous deux!... Là-dessus, Raymond se leva et sortit sans prendre garde au désespoir de Pauline, qui, froide en apparence comme une pierre, le suivit des yeux pour articuler ensuite ces seules paroles: --Adieu la vie! adieu le bonheur! De sa modeste demeure, Darcy passa au château et demanda à entretenir un moment M. de Guermanton. Jacques parut, triste, sévère, mais voulant sourire quand même à son vieux camarade malheureux. --Mon ami, lui dit Raymond, je ne demande pas à voir Mme de Guermanton. Mon seul aspect redoublerait sa peine qu'au surplus je partage, et au delà! Mais j'ai voulu te dire ceci: Le moins que je te doive, après t'avoir entraîné malgré moi et sans m'en douter dans les spirales d'un véritable enfer, est de t'annoncer que, à compter du moment où la justice aura statué sur nous, je cesserai d'administrer ce domaine. Ma présence à Rouchamp a toujours été un non-sens. J'avais consenti à y amener un ménage irrégulier, croyant que, dans cette Thébaïde, je ne gênais et je ne compromettais personne... Mais si j'avais pu penser que j'y amenais le malheur pour nous tous, j'aurais porté ailleurs mes tristes pénates! Il me reste à te remercier de tes infinies bontés, à t'offrir ma vie en échange du sacrifice irréfléchi qu'en vieux soldat, tu m'as fait ce matin de la tienne, en sauvant ma femme et mon enfant! Cherche et tu trouveras aisément un régisseur exempt des chaînes que je porte et des foudres qui me poursuivent! Il ne manque pas de gens honnêtes ayant un état civil en ordre et une situation régulière! L'important pour toi est de pouvoir oublier que tu as jamais eu un ami tel que moi, ami aussi funeste que le plus cruel des ennemis! --J'avoue, dit Jacques, que notre situation présente est terrible! Je reconnais que l'aveu de Pauline aurait pu nous permettre de nous armer contre l'éventualité qui nous a tous pris au dépourvu. Mais calculons les suites probables de cet événement. Il est invraisemblable que mon action demeure suspecte à un jury composé d'hommes, qui, après tout, auraient fait ce que j'ai fait moi-même. J'espère donc un acquittement pur et simple. Quant à toi, il te sera facile de démontrer que tu ignorais le passé de la compagne, puisqu'elle-même reconnaît, j'imagine, ne t'en avoir jamais rien dit... Tu l'as recueillie, tu lui as servi de famille, tu lui en as donné une... Il n'y a rien là qui puisse te rendre passible des sévérités de la loi. Eusses-tu ravi cette femme à un époux jaloux de la faire rentrer au domicile conjugal, ta compromission n'excéderait pas la pénalité de l'adultère. Mais il se trouve que le mari fait défaut par la mort et qu'il n'a jamais tenté de retrouver Pauline, de la reprendre, ni de se venger! Il a voulu lui extorquer une pièce qui pût le décharger des accusations portées contre lui. Elle s'y est refusée, alors il s'est livré à la violence de ses emportements... Ma triste exécution a pu seule l'arrêter. C'est donc Pauline seule qui portera tout le poids de cette lamentable affaire. Elle ne pourra captiver l'indulgence des juges que par l'odieux de la conduite du baron. Espérons quelle y réussira! Alors elle sortirait sauve du piège qu'elle s'est tendu à elle-même en fuyant Pottemain sous un nom supposé et en formant de nouveaux liens. Ou bien l'expiation serait sévère... Dans le premier cas, j'admets que vous fuyiez ensemble ces lieux remplis d'un cruel souvenir... Dans le second... --Dans le premier cas, Jacques, interrompit Raymond, j'ai résolu de ne jamais revoir Pauline. Dans le second, le courage me faillirait pour terminer seul ici mes jours... --Tu veux quitter la pauvre Pauline? Tu ne la trouves pas assez malheureuse? --J'ai dit, Jacques! Tout est fini désormais entre elle et moi!... --Ah! l'humanité est égoïste et implacable! J'ai eu tort de te considérer jusqu'à un certain point exempt de ces faiblesses... Eh bien, Raymond, laisse-moi te dire qu'en ceci je suis peut-être meilleur que toi! Le sentiment d'avoir consenti à l'union de Pauline Marzet, qui était l'institutrice et la seconde mère de mes enfants et qui fut toujours digne de cette œuvre, trouble tellement ma conscience, que, dussé-je, au prix de mon repos, travailler à sa réhabilitation le reste de mes jours, je ne saurais hésiter une heure... Tu n'as, il est vrai, envers elle, aucun tort à te reprocher, mais tu lui as marqué une tendresse fort différente de la mienne et j'ai peine à croire que tu puisses jamais l'oublier!... --J'en mourrai, voilà tout! dit Raymond éperdu. --Vis donc et sois généreux, Darcy! Tu trouveras là une satisfaction plus profonde et meilleure! Que tu me quittes, je le comprends encore! Mais qu'elle, tu la quittes, lorsque tu peux concevoir, jusqu'à un certain point, selon le verdict que rendront les tribunaux, la possibilité de l'épouser et de sauver l'avenir de ton fils Maurice, voilà ce que réprouverait l'honneur! Et tu m'as appris à avoir confiance en ton honneur! Raymond, ébranlé, secouait la tête. Enfin, par un élan digne de Jacques, digne de Raymond lui-même, l'infortuné se jeta en pleurant dans les bras de son ami: --Tu m'apprends, lui dit-il enfin, quand il put parler, ce que signifie ce grand mot conspué et incompris aujourd'hui: _un gentilhomme!_ La justice fit le lendemain une descente à Rouchamp. VI _Du vicomte Hercule de Charaintru à M. Romagny, artiste sculpteur._ «Mon cher vieux, «Je suis embêté, mais là tout ce qu'il y a de plus embêté! «Je suis au fond de la France, à Montpellier, où je suis venu chercher la succession d'un mien oncle, que je connaissais à peine. «Ce n'est pas ça qui m'embête, je m'empresse de te le dire. «Mais je viens de lire dans les feuilles le détail d'un drame épouvantable qui vient de se passer à Rouchamp, dont sont les héros plusieurs de nos anciennes connaissances. «Or, j'ai peur d'avoir été (avec ma sacrée habitude de mettre toujours les pieds dans le plat!) d'avoir été la cause indirecte de la catastrophe qui a amené la mort de l'exécrable Pottemain, d'autant plus peur que cela me paraît être aussi l'avis de la justice, puisque je viens de recevoir un mandat de comparution émanant du parquet de Nevers. «Et c'est cela justement qui m'embête. «Si je ne m'abuse, tu as joué aussi dans toute cette affaire un premier rôle et il est à croire que la justice va également s'offrir le plaisir de procéder à ton interrogatoire. «Tu as connu intimement les deux baronnes Pottemain, jolies connaissances que tu as eues là et par mon intermédiaire, hélas! La première châtelaine a été interprétée par toi sur son tombeau et tu as dû avoir ses confidences éplorées... «Tu as eu également celles de la seconde, car tu ne peux avoir oublié une certaine nuit, pendant laquelle tu me fis contracter un horrible coryza, en remplissant un rôle de comparse à propos d'une risible querelle... «Je n'y reviens pas... Tu favorisais, cette nuit-là, l'évasion de la seconde baronne, en train, non de mourir, comme elle nous le fit croire, mais de tromper son mari (ainsi que les événements récents viennent de le prouver), chose sur laquelle je souhaite que tu n'aies pas à t'expliquer devant la justice! «Mais ta destinée était, paraît-il, de servir de Don Quichotte à toutes les châtelaines de Bois-Peillot, présentes et à venir! «Il n'y en aura plus heureusement! «Tu vois que j'ai très bonne mémoire et qu'en voilà assez pour justifier ta comparution devant le juge d'instruction de Nevers. «Or, de tout cela, que raconteras-tu? Quelle attitude garderas-tu? «Nous aurons à déposer sur les mêmes choses... Il serait bon que nous ne nous contredisions pas... «Or, si j'arrive après ton départ--car tu ne t'éterniseras pas en Nivernais et je ne puis partir d'ici avant quinze jours--je suis exposé, ne m'étant pas entendu préalablement avec toi, à passer pour un niais ou un menteur, si ma déposition n'est pas conforme à la tienne. «Dois-je donc cacher ou avouer que c'est grâce à une indiscrétion de moi que Pottemain a connu la retraite de Pauline? «Cet aveu peut-il être pour moi une source d'ennuis et de complications? «Serait-il nuisible ou utile aux inculpés, qui, en fin de compte, me semblent mille fois plus intéressants que le défunt? «Bref, autant de questions à propos desquelles je voudrais ton avis avant de comparaître, mais puisque tu es plus à même que moi de te faire une idée là-dessus et que je ne puis te voir, je vais tout uniment te raconter ce que je compte dire. «Tu me répondras ensuite en me faisant la leçon sur ce que je dois taire et sur ce que je dois avouer, aussi bien dans notre intérêt commun que dans celui de la cause de ce pauvre Guermanton qui, à l'heure qu'il est, doit être encore plus embêté que moi! «Je croyais de bonne foi Pauline Marzet suicidée, lorsque l'hiver dernier je me trouvai face à face avec elle place Saint-Sulpice. «Profondément étonné d'une semblable rencontre et voulant en avoir le cœur net, je la suivis jusqu'à sa maison, j'interrogeai la concierge et j'appris qu'elle était connue dans cet immeuble sous le nom de Mme Darcy. «Fidèle à ma vieille habitude de franchise, je ne jugeai pas à propos de faire mystère de cette aventure. «Je la racontai à toi d'abord--et tu en profitas, sournois que tu étais, pour te ficher de moi!--puis à ce bon Guermanton que je rencontrai quelque temps après, où il était venu pour voir ses enfants en pension. «Jacques haussa les épaules. «Je jugeai ou qu'il ne me croyait pas, ou que j'avais mis dans le mille... «Car il pouvait y avoir eu et y avoir encore une intrigue entre son ancienne institutrice et lui, puisqu'il l'avait dotée... «Crois bien, mon cher Romagny, que je ne l'accuse de rien positivement. Car enfin, c'était son droit! Mais où l'affaire me sembla louche tout à fait et où j'acquis la certitude que je ne m'étais pas trompé en reconnaissant Pauline Marzet dans l'inconnue de la rue de Vaugirard, c'est lorsque de Guermanton me présenta naïvement qui?... Devine un peu! «Darcy en personne! «Il ne pouvait plus y avoir de doute, mais, craignant de désobliger Jacques, je ne lui fis pas part de ma conviction. «Du reste, je ne le revis plus depuis ce jour-là. «Les semaines passent. «Je reçois un beau matin la visite du baron Pottemain, qui m'emmène dîner... «Et je me laisse aller à lui conter tout du long ma petite histoire! «Toujours ma manie de mettre continuellement et sans réfléchir les pieds dans le plat! «C'était évidemment ce qu'il attendait, car je n'avais pas lâché le nom et l'adresse de Darcy que mon bonhomme se levait et partait comme une flèche! «Ceci se passait la veille de mon départ pour Montpellier. «J'arrive ici bien tranquille et, trois jours après, les journaux m'apprennent les résultats de mon indiscrétion... «Il paraît que cet exécrable baron était à ce moment sous le coup d'un mandat d'amener, lancé par le procureur même qui trouvait si bons autrefois ses faisans truffés, quand le châtelain de Bois-Peillot recevait à table ouverte la haute société du département! «Or, ma confidence pouvait le sauver peut-être... puisqu'il fila d'un trait, paraît-il, rue de Vaugirard et de là à Rouchamp où Pauline Marzet vivait tranquillement et maritalement avec le Darcy en question... «Tu connais la suite mieux que moi sans doute. «Somme toute, je n'ai pas grande inquiétude pour Jacques, qui peut alléguer le cas de légitime défense, puisqu'il abattit Pottemain, au moment où il tirait sur l'ex-baronne, qu'il avait déjà blessée. «Quant à la situation de la veuve, elle me paraît moins bonne. «Elle a échappé au mariage par une mort simulée et elle passe pour avoir eu un enfant depuis son évasion, soit de l'homme d'affaires de Rouchamp, soit de... «Mais, toutes réflexions faites, je n'achève pas; ce serait mettre encore--peut-être--les pieds dans le plat et cela me réussit trop peu depuis quelque temps! «Tu dois comprendre maintenant pourquoi je suis si fort embêté! «Résumons, si tu veux, nos situations respectives. «Toi, tu es complice de la mort simulée, sinon de l'adultère de Pauline, puisque tu as favorisé ses manigances extra-conjugales, lors de ton séjour à Bois-Peillot. Tu n'as même pas craint de m'y faire jouer un rôle de complaisant! Mais j'ignore encore ton degré de complicité, car tu m'en as toujours fait mystère!... «Moi, je suis la cause du dénouement puisque c'est moi qui ai révélé et l'existence et la retraite de Pauline au nommé Pottemain. «Ai-je bien fait, Seigneur? «C'est la vérité. Dois-je la proclamer? «Tu comprends dès lors à merveille qu'il faut que nous nous entendions! «De Paris ou de Nevers, selon que cette lettre te parvienne à l'un ou à l'autre de ces deux endroits, réponds-moi poste pour poste et dis-moi tout ce que tu sais. J'ai l'âme toute bouleversée... Je suis très, très embêté...» Vte H. DE CHARAINTRU. _De Romagny au vicomte Hercule de Charaintru._ «Mon cher ami, «Je te réponds de Nevers où, ainsi que tu l'avais deviné, je suis appelé comme témoin, et où tu vas forcément me retrouver, puisque le juge d'instruction t'y attend et que je compte, moi, prolonger mon séjour dans la capitale du Nivernais. «J'excuse le désordre de tes idées par la vivacité de tes émotions. «Mais ce désordre est complet, je me hâte de le dire. «Tes craintes sont superflues. Tu ne seras pas inquiété, ni moi non plus. «Et même, il n'est pas sûr qu'on ne t'adresse pas de compliments ou de remerciements pour avoir mis, cette fois, les pieds dans le plat... maintenant surtout que cela a bien tourné. «Ton indiscrétion aura servi à purger la terre d'un coquin, à dénouer une situation scabreuse et peut-être à faire deux heureux! «En effet, il ressort déjà de l'instruction que la première baronne a été empoisonnée et que l'intendant Pastouret a été supprimé par le baron, à cause de sa connaissance trop parfaite des faits et gestes de son maître... «Ceci est confirmé par moi et il appert également de ma déposition que la seconde baronne n'a connu ces détails, assez effroyables, qu'une fois mariée, trop tard par conséquent pour se dédire!... «De là, sa résolution désespérée et les conséquences qui en découlèrent... «Quant à ce que tu vois de louche dans les relations de M. de Guermanton avec Pauline Marzet, cela est de pure imagination de ta part. «Je sais de source certaine, moi qui favorisai l'absence de la baronne pendant toute une nuit, qu'elle n'allait à aucun rendez-vous amoureux. «Si je ne t'ai pas dit alors où elle allait, c'est que je l'ignorais moi-même. «Quand je l'ai soupçonné, le seul honneur m'interdisait de le répéter. «Je suis, comme toi, fort rassuré sur le sort de notre ami Guermanton. «Mais je le suis également sur celui de la fausse Marguerite. «Je le suis, parce que j'ai consulté un homme spécial, qui n'est autre que son avocat, jurisconsulte distingué et bâtonnier de l'ordre au barreau de Nevers. «Tu me dispenseras de reproduire ici sa petite conférence à ce sujet. «Donc, cesse d'avoir peur et ne sois plus embêté... «Quand tu comparaîtras devant le juge, tu n'auras qu'à faire comme moi, dire tout uniment la vérité vraie, ce que tu as vu, dit et fait, dans tes rares entrevues avec les acteurs du drame de Rouchamp. «Les faits, rien que des faits! «Pas d'hypothèses, ni de déductions! «Tu sortiras de là aussi blanc que ta chemise, bien que tu aies en somme causé la mort d'un homme, et Marguerite épousera Darcy... «Ils continueront à vivre très heureux, plus heureux que jamais et ils auront beaucoup d'enfants!... «Sur ce, à toi, mon vieux, et à bientôt.» ROMAGNY. FIN Paris.--PAUL DUPONT, 4, rue du Bouloi (Cl.) 61.11.93. * * * * * _Liste des modifications_ Page 64: "saurions" a été remplacé par "serions" (L'inventeur serait difficile à trouver, car alors nous ne _serions_ là ni les uns ni les autres). Page 70: "ramelles" a été remplacé par "ramilles" (les arbres, qui semblaient avec leurs _ramilles_ d'argent mat sur le fin azur du ciel). Page 137: "était" a été ajouté (répéta Jacques d'un ton bref et sévère qui ne lui _était_ pas habituel). Page 202: "Romagny" a été remplacé par "Pottemain" (Mais, demanda _Pottemain_, cette femme qui vous parlait). Page 204: "de" a été changé en "du" (je ne fus pas étonné _du_ tout). Page 206: "à" a été ajouté (Il était navré d'avoir été laissé _à_ l'écart). Page 226: "réduis" a été remplacé par "réduit" (j'en fus _réduit_ à façonner). Page 234: "échant" a été remplacé par "échéant" (procurer, le cas _échéant_, des leçons de piano). Page 261: "qui" a été remplacé par "qu'" (lui fit tout au moins penser _qu'_à l'exemple de Romagny, Jacques se moquait de lui). Page 270: "les" a été ajouté (rayon de bon vouloir et de consolation dans les yeux et sur _les_ lèvres). Page 278: "affecté" a été changé par "affectée" (l'attitude louche qu'avait _affectée_ Romagny à son égard). Page 281: "chef-œuvre" a été remplacé par "chef-d'œuvre" (Romagny était un _chef-d'œuvre_, car il se mit). Page 287: "qui" a été changé par "qu'il" (car qui m'assure _qu'il_ les avait sur lui). Page 290: "conclut-t-il" a été remplacé par "conclut-il" (Mais n'importe, _conclut-il_, je donnerais). Page 306: "une" a été ajouté (dame seule arrivant dans _une_ gare étrangère). Page 319: "lorsque'à" a été remplacé par "lorsqu'à" (Le Normand allait redoubler _lorsqu'à_ cet instant). Page 339: "fiche" a été remplacé par "ficher" (sournois que tu étais, pour te _ficher_ de moi). *** End of this LibraryBlog Digital Book "Barbe-bleue" *** Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.