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Title: V. Blasco Ibáñez, ses romans et le roman de sa vie
Author: Pitollet, Camille
Language: French
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produced from images available at The Internet Archive)



                           V. BLASCO IBÁÑEZ

                   SES ROMANS ET LE ROMAN DE SA VIE



                        OUVRAGES DU MÊME AUTEUR


     Contributions à l’étude de l’hispanisme de G.-E. Lessing (Paris, F.
     Alcan, 1909).

     La querelle caldéronienne de J.-N. Bœhl von Faber et J.-J. de
     Mora (Paris, F. Alcan, 1909).

     Contributions à l’histoire de Fabri de Peiresc (Paris, Champion,
     1910).

     Notes sur la première femme de Ferdinand VII,
     Marie-Antoinette-Thérèse de Naples (Madrid, «Revista de Archivos»,
     1915).



                           CAMILLE PITOLLET

                           V. Blasco Ibáñez

                             SES ROMANS ET

                          LE ROMAN DE SA VIE

                  (OUVRAGE ORNÉ DE 50 ILLUSTRATIONS)

                            [Illustration]

                                 PARIS

                        CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS

                            3 RUE AUBER, 3



                           V. BLASCO IBÁÑEZ

                   SES ROMANS ET LE ROMAN DE SA VIE



     I

     L’homme et ses distractions.--Son amour des livres et sa haine pour
     les manuscrits et brochures, ainsi que les articles de presse.--Les
     cinq bibliothèques différentes.--Son oubli du passé et de ses
     propres œuvres.--Incapable de vieillir, il n’a de pensées que
     pour l’avenir.


Il y a bien longtemps que je me sens attiré par l’originale et forte
personnalité de Blasco Ibáñez. J’étais à peine reçu agrégé d’espagnol
que, dans l’hiver de 1902-1903, j’obtenais de lui l’autorisation de
traduire en français l’un de ses meilleurs romans. La traduction, déjà
fort avancée, fut interrompue, malheureusement, par un voyage
professionnel en Allemagne, qui devait durer trois années. Mais à peine
étais-je installé à Hambourg que, dans diverses conférences, j’y
révélais au public lettré de la grande ville hanséatique l’œuvre,
encore à peine connue, du romancier de Valence. De l’une au moins de ces
conférences, l’écho parvenait jusqu’à Madrid et un résumé en fut donné
par le professeur de Madrid, D. Fernando Araujo, dans la revue: _La
España Moderna_, Nº de Décembre 1903, p. 167-172. En outre, l’un des
livres espagnols expliqué dans les cours que je faisais au _Johanneum_
dans l’année scolaire 1905-1906, fut le roman de Blasco Ibáñez: _La
Horda_. Et actuellement, la traduction de diverses œuvres de cet
écrivain occupe le meilleur de mes loisirs.

De là, cependant, à écrire sa biographie, il y a une nuance. J’ai connu
Blasco Ibáñez à Madrid et à Paris. Toutefois, le soumettre à une
observation prolongée n’était pas chose facile. Ce romancier est un peu
comme la femme, dont l’_Enéide_ de Virgile nous a appris qu’elle était
_varium et mutabile semper_. Pendant la guerre, il est vrai, il fit en
France son plus long séjour fixe, travaillant ardemment pour la cause
des Alliés, ainsi qu’il sera dit plus bas. Mais, alors, j’étais moi-même
fort loin de Paris, appelé, comme tous les Français de mon âge, à
défendre la patrie en danger.

Avant qu’éclatât l’incendie européen, d’autre part, Blasco Ibáñez vivait
dans l’Amérique du Sud, absorbé par cette entreprise colonisatrice qui a
tous les caractères du roman d’aventures transposé dans la réalité. Si,
quelquefois, il lui arrivait d’abandonner les déserts de la Patagonie ou
du Grand Chaco pour faire une apparition dans la capitale française, ces
séjours ne laissaient pas de participer de l’extraordinaire existence de
l’auteur dans la _pampa_ argentine. C’étaient des intermèdes de «vie
intense», dont l’un ne fut que de dix jours et qui coûtaient des
milliers de francs à cet homme toujours prêt à risquer joyeusement une
double traversée de vingt journées pour reprendre contact avec une
civilisation presque oubliée. Pour lui, l’Atlantique n’était alors en
toute vérité qu’une sorte de Grand Boulevard bleu et le paquebot reliant
Buenos Aires à Boulogne une façon de tramway. En cinq ans, il réalisa
ainsi sept voyages d’aller et retour entre le Vieux Monde et le Nouveau,
soit donc quatorze traversées!

Il ne sera pas superflu de remarquer ici que, dans sa jeunesse, Blasco
Ibáñez se prépara à entrer dans la marine de guerre espagnole et qu’il
aime la mer de cette passion de riverain de la Méditerranée dont tant de
personnages de ses livres sont dévorés. Faut-il citer l’un des plus
célèbres, _Mare Nostrum_, où le protagoniste, Ulysse Ferragut, apparaît,
en ses allures typiques de vieux loup de mer, la vivante représentation
de l’auteur même du roman? Mais, dès ses premières œuvres, nous
retrouvons déjà ce trait, si caractéristique, de sa nature. Qui n’a
présent à l’esprit cette _Flor de Mayo_, qui date de 1895 et où
Pascualet, bien qu’âgé de 13 ans et ayant l’air d’un petit clerc
d’église--à tel point que les pêcheurs l’ont surnommé le _Retor_ (le
_Recteur_)--s’engage, malgré la frayeur de sa mère, comme mousse, grimpe
aux mâts, tout de suite devenu marin expérimenté et, finalement, se mue
en audacieux contrebandier, introduisant en Espagne, au péril de sa vie,
des marchandises d’Algérie?

Cependant la difficulté d’écrire une biographie de Blasco Ibáñez
résidait moins encore dans la nature unique de son existence écoulée,
que dans le genre tout à fait spécial de son caractère. Outre qu’il est
incapable de rien collectionner de ce qui, aux quatre coins de
l’Univers, se publie sur ses livres, il semble que, pour lui, le passé
n’ait pas de signification. Aucun écrivain, peut-être, ne se préoccupe
moins que lui de son œuvre littéraire. Il arrive fréquemment que des
critiques célèbres, d’Europe et d’Amérique, lui écrivent pour lui
demander des renseignements bio-bibliographiques sur sa personne et sa
production. Ces sortes d’enquêtes lui causent infailliblement la plus
extrême perplexité. «Je ne sais, dit-il; il faudra chercher... On a pas
mal écrit sur ce sujet. Mais où diable le trouver?» La vérité vraie est
que Blasco Ibáñez, qui consent bien à garder toute espèce d’imprimés le
concernant, comme aussi de manuscrits, finit, un beau jour, par
s’impatienter devant ces monceaux de paperasses qui, de sa table de
travail, sont allés aux rayons d’une bibliothèque, d’où ils menacent de
submerger son cabinet de travail. Alors, s’armant d’un courage héroïque,
il décide, brusquement, de se défaire de ce fatras et, passant de la
volonté à l’acte, détruit tout, absolument tout, dans l’impossibilité de
trier les choses importantes parmi la masse formidable qui, chaque jour,
à chaque courrier, vient accroître la masse déjà existante. Ainsi, notre
romancier se trouve-t-il provisoirement dégagé de toute contrainte,
jusqu’à ce qu’un autre auto-da-fé, devenu indispensable, lui rappelle
qu’ici-bas, comme a dit le poète, «il ne faut jurer de rien».

On voit, par ce trait curieux, que les nombreux correspondants de Blasco
Ibáñez peuvent être tranquilles. Il ne connaît pas le jeu perfide des
petits papiers. Ne gardant rien, nul n’aura à redouter quelqu’une de ces
publications intempestives qui font les délices du monde littéraire. Je
crois bien que ses débiteurs, s’il en a, n’auraient pas de peine à se
faire payer deux fois la même dette. Car les quittances ont, chez lui,
le même sort que d’autres manuscrits: tôt ou tard, la flamme
purificatrice en a raison. Aussi se produit-il le fait curieux que
Blasco Ibáñez, dans l’impossibilité de rien retrouver de concret, tant
en matière de louanges que de blâmes, confond dans une même sympathie
amis et ennemis. Les premiers sont assurés de sa

[Illustration: BLASCO IBÁÑEZ ÉTUDIANT]

[Illustration: BLASCO IBÁÑEZ A PARIS EN 1890]

reconnaissance; le talent des seconds ne laisse pas de mériter son
admiration. Comme il n’a sous la main absolument rien de matériel pour
confirmer, dans un sens ou dans l’autre, un jugement enclin de soi-même
à la bienveillance, amis et ennemis bénéficient, de ce chef, d’un
optimisme généreux.

Non que Blasco Ibáñez ne soit fervent amoureux des livres. Au contraire.
Dans les autos-da-fé auxquels je viens de faire allusion, jamais n’a
figuré aucun volume, si misérable qu’ait pu être son apparence
extérieure. Sa fièvre de faire table rase ne s’en prend qu’aux feuilles
volantes, imprimées ou manuscrites, et, d’autre part, son amour des
livres n’est pas celui des bibliophiles: ce qui revient à dire qu’il
aime les livres pour leur contenu spécifique et non par caprice
d’amateur. Il ne se passe pas de jour qu’il ne consacre de trois à
quatre heures à la lecture. Et rien de moins unilatéral que ce goût des
livres. Blasco Ibáñez possède une curiosité éveillée pour toutes les
choses de l’esprit. A part les sciences exactes, il n’est pas de domaine
de la spéculation intellectuelle où il ne soit familier. Les œuvres
en apparence le moins en harmonie avec ses aptitudes professionnelles le
tentent et, si l’on s’en étonne, il remarque qu’un romancier véritable
ne doit rien ignorer de ce qui sollicite, d’une façon ou de l’autre,
l’activité mentale des hommes. Peut-être me sera-t-il permis d’observer,
à ce propos, que les derniers romans du maître se ressentent un peu de
ce prodigieux désir d’universalité dans la connaissance. Lisant trop,
Blasco Ibáñez a été ainsi amené, comme inconsciemment, à déposer dans
ses œuvres le sédiment de tant de science acquise par pure volupté
d’intelligence. Ainsi le courant de la narration, naguère si limpide et
léger, se trouve-t-il parfois obstrué par un limon pesant de notions
toujours intéressantes, certes, mais agissant, à plus d’une reprise, à
la façon de hors-d’œuvre.

Quoi qu’il en soit, il serait frivole de ne point admirer sincèrement
cette immense soif de connaître dont Blasco Ibáñez est pénétré. Ce
voyageur inquiet, ce _globe-trotter_ impénitent n’a pas plus-tôt fixé
ses pénates quelque part, ne fût-ce que pour quelques mois, qu’aussitôt
on le voit s’entourer d’une bibliothèque. Tel ces crustacés marins dont
il a si magistralement décrit les mues successives dans _Mare Nostrum_,
il ne se dépouille de sa carapace que pour en reprendre aussitôt une
nouvelle. Arrivé à Paris, du fond de l’Argentine, en l’été tragique de
1914, il était, je le crois bien, sans un seul volume et les hostilités
n’avaient pas encore éclaté qu’il en possédait plusieurs milliers.
Actuellement, quoique vivant seul et toujours se déplaçant, il n’a gardé
son appartement à Paris qu’à cause de ses chers livres. Dans sa villa de
Nice, où il s’est installé récemment pour y passer les hivers, les
livres se comptent par milliers également. A Madrid, dans le petit hôtel
de la Castellana, il en possède quantité d’autres, oubliés depuis des
années. Sa bibliothèque de Valence; celle de sa belle villa de la
Malvarrosa aux bords de la Méditerranée; une autre aussi, perdue à
Buenos Aires: qui dénombrera jamais le chiffre exact des livres qu’a
possédés et lus cet homme qui, propriétaire actuel de cinq maisons et
d’autant de «librairies», vous avoue ingénuement que son plus cher désir
est de construire une sixième demeure, «où il pourrait enfin avoir
ensemble tous ses livres»! Réunis, je sais que ceux-ci dépassent
cinquante mille. En attendant, Blasco Ibáñez ne laisse pas de souffrir
comiquement de cette ubiquité de domicile. Il lui arrive de donner la
chasse à un volume qu’il croit à Nice et qui, en fait, se trouve à
Paris, à moins que sur le rayon madrilène! Ainsi en va-t-il, d’ailleurs,
avec sa garde-robe. Un frac laissé à Buenos-Aires fut longtemps cherché
sur la Côte d’Azur. Ce que voyant, le maître imagina le biais ingénieux
de doter chacune de ses principales bibliothèques des ouvrages les plus
indispensables et d’avoir une garde-robe à peu près complète dans chacun
de ses divers domiciles.

J’en ai dit assez--et je pourrais continuer sur ce ton anecdotique
longtemps encore--pour que le lecteur se rende un compte exact de la
difficulté que présentait un livre sur BLASCO IBÁÑEZ, SES ROMANS ET LE
ROMAN DE SA VIE. Il eût été plus aisé de construire une documentation
rigoureusement scientifique sur un personnage historique du moyen-âge
que sur ce romancier contemporain, dont il n’existe pas de bibliographie
et qui, objet d’une multitude d’articles dans les deux hémisphères, n’a
rien gardé de tout ce papier noirci à sa louange! Non seulement il n’en
a rien gardé, mais--et c’est chose pire encore--il serait superflu de
rien lui demander qui soit quelconque précision sur la date et le lieu
de parution de ces études. Doué de la plus merveilleuse faculté de se
souvenir pour tout ce qui a trait à l’observation des choses et des
êtres--de la vie, en un mot--, il se révèle hautement incapable de rien
retenir des incidents de son existence matérielle. Lui, qui n’a jamais
pris aucunes notes pour la préparation de ses romans, ne sait rien vous
dire qui vaille dès qu’il s’agit de monter cet appareil critique qui est
comme l’armature de toute œuvre non plus d’imagination, mais de
science. J’ai donc dû rechercher pour mon propre compte un peu partout
la matière de ce livre, encore que je doive humblement confesser que je
n’ai pu recueillir qu’une minime partie de ce qui a vu le jour en
Espagne, en France, en Italie, en Russie, en Angleterre, en Allemagne et
aux Etats-Unis sur une production dont la valeur mondiale est tellement
manifeste qu’il n’est plus permis aujourd’hui de la discuter de ce point
de vue.

Au fond, pour qui connaît Blasco Ibáñez, cette ignorance de ce que l’on
est convenu d’appeler, en style de critique, la bibliographie de son
œuvre, n’est étrange qu’en apparence. Cet homme ne vit que par une
idée fixe, qui le cloue, positivement, en marge des réalités ordinaires.
Naguère, dans les belles années de sa batailleuse jeunesse, il se
consacra tout entier à un idéal politique. Il rêvait alors de faire de
sa chère Espagne une République Fédérative. Pour cela, il fallait
d’abord en finir avec la monarchie. On verra plus loin ce que ces luttes
rapportèrent au tribun de Valence. Néanmoins, et comme nul n’échappe
ici-bas à son destin, au milieu de cette existence troublée et
batailleuse, parmi les incidents variés d’une carrière de député, de
journaliste et de conspirateur, il sut déjà se réserver les instants
nécessaires à la production d’œuvres qui sont les plus belles dont
s’honore cette période de l’histoire littéraire d’Espagne. Mais cet
aspect de son activité débordante comptait alors si peu pour lui que,
lorsque--à la suite d’un hasard, qui lui avait mis entre les mains le
roman _La Barraca_, publié en 1898--M. Georges Hérelle s’avisa, en 1901,
d’écrire à l’auteur pour lui demander l’autorisation de traduire le
livre en français, celui-ci négligea de lui répondre et que ce ne fut
que sur les instances répétées du professeur du lycée de Bayonne
qu’enfin deux lignes laconiques vinrent lui donner satisfaction! Or, nul
n’ignore que c’est de la publication de _Terres Maudites_ dans la
_Revue de Paris_ en Octobre et Novembre 1901, puis en volume chez
l’éditeur du présent livre, que datera le commencement de la renommée
mondiale de Blasco Ibáñez. C’est seulement aujourd’hui que celui-ci,
ayant renoncé aux agitations de la politique et à ses rêves de
colonisation lointaine, commence enfin à accorder aux choses de la
littérature une attention soutenue. Désormais, traducteurs et éditeurs
sont assurés de trouver en lui un correspondant méthodique et régulier
et il n’est pas jusqu’au flot polyglotte de ses passionnés admirateurs
qui ne puisse compter sur le retour fidèle des cartes postales et des
albums qu’ils lui adressent pour qu’il y appose sa signature autographe.
Cependant, l’idée fixe d’antan tient toujours Blasco Ibáñez sous sa
tyrannique puissance et elle n’a que changé de nature. Pour lui, il
n’existe plus qu’une réalité, la plus chimérique de toutes et cependant
la plus féconde: l’avenir. Point de passé ni de présent qui vaillent, à
ses yeux. S’il veut bien en reconnaître l’existence, ce n’est que pour
autrui. Absorbé tyranniquement par la vision d’un demain infini, il ne
parle et ne songe qu’à ce qu’il fera, non à ce qu’il a fait. Semblable
sur ce point à tous les grands créateurs, il est incapable de trouver
une quelconque jouissance dans la contemplation de l’œuvre réalisée,
sa puissance totale d’attention étant concentrée et absorbée par
l’œuvre à produire. Je lui ai demandé quel était celui de ses romans
qu’il préférait. Sa réponse le peint en pied. Il m’a dit simplement:
«_La que voy á escribir_»[1]. Et il aime à développer, dans l’intimité,
le thème suivant: «Qu’il ne faut pas que l’écrivain, tels ces Bouddhas
dont la vue est rivée au nombril, oublie le principe que ce qui est
fait est fait et qu’il faut toujours aller en quête de nouveauté.»

Cette conception un peu spéciale du métier d’homme de lettres est cause
que Blasco Ibáñez tombe parfois dans des erreurs amusantes. En voici une
que beaucoup connaissent, dans la capitale argentine. Elle a le mérite
d’illustrer de graphique sorte une vérité qui, avec tout autre que
Blasco Ibáñez, aurait l’aspect d’un paradoxe: à savoir qu’il serait aisé
de lui faire admettre comme appartenant à autrui le développement
romanesque à la base d’une quelconque de ses œuvres anciennes. Il les
a tellement oubliées--et leur armature et leurs développements
essentiels--qu’une telle conception est pour lui chose naturelle. Mais
venons-en à cette anecdote. C’était à Buenos Aires, lors de la
représentation d’une comédie lyrique tirée de _Cañas y Barro_ et
intitulée, en français: _La Tragédie sur le Lac_. Fort intrigué par l’un
des personnages secondaires, le maître en manifesta une vive surprise
devant les amis qui l’entouraient. «_Comment_--s’écriait-il avec un
désespoir navrant--, _comment ai-je omis cette création? C’est la figure
qui eût si bien fait dans mon livre!_» Ce qu’entendant, quelqu’un
s’empressa de rectifier: le personnage en question figurait bel et bien
dans _Cañas y Barro_. Dénégations énergiques de Blasco Ibáñez. Répliques
des autres, scandalisés. Finalement, l’on propose un pari. Le maître,
sûr de gagner, accepte, avec enthousiasme. On va chercher un exemplaire
du roman et, naturellement, le personnage en litige y figurait... Une
autre fois--c’était au Mexique--Blasco Ibáñez lisait un ouvrage traitant
des édifices religieux dans ce pays, où, je ne sais comment, se
trouvait, à propos des confréries monacales, un chapitre sur Saint
François d’Assise. «_Voilà_--pensa Blasco Ibáñez--_des choses que je
dirais, si jamais il m’arrivait d’écrire sur le mystique d’Ombrie. Il
est vraiment extraordinaire que je sois en une telle conformité d’idées
avec cet auteur. Mais, au fait, je dois avoir lu cela déjà, quelque
part..._» Il continua sa lecture et, arrivé à la dernière page du livre,
y trouva, à sa profonde stupeur, la mention que le passage sur Saint
François d’Assise était extrait du volume de Blasco Ibáñez: _En el País
del Arte_, dont il constitue le trentième chapitre!

Certains seront, sans doute, tentés de sourire de ces historiettes
parfaitement authentiques. Loin d’en être humilié, le maître, au
contraire, en serait plutôt fier. C’est qu’il professe la croyance que
l’une des qualités primordiales du romancier consiste--et on l’a déjà
insinué plus haut--à savoir oublier. Il ne cesse de revenir, quand
l’occasion s’en présente, sur ce constat élémentaire: que l’oubli est la
condition _sine quâ non_ d’état de grâce de l’artiste vrai et que, si
l’on ne savait point oublier, en commençant une œuvre nouvelle, toute
la production antérieure, la plus désolante uniformité ruinerait
d’avance la création entreprise. D’autre part, il n’est point malaisé de
s’imaginer quelles conséquences entraîne, pour Blasco Ibáñez, cette
conception si merveilleusement activiste de son art. Vivant comme il vit
dans l’avenir, c’est chez lui chose fréquente de mentionner des projets
qui supposent, de sa part, une confiance illimitée au lendemain. Cette
arrogante tranquillité d’un vainqueur du Temps et de la Mort a en soi
quelque aspect sombrement tragique par son épique grandeur. Au bas de la
page de garde de son dernier volume: _El Militarismo Mejicano_, il
n’annonce rien moins que dix romans nouveaux et lorsqu’il parle de ses
œuvres futures, on croirait entendre un jeune homme de vingt ans
évoquant l’heure où, autour de la cinquantaine, il pourra enfin donner
sa pleine mesure! Eternelle jeunesse d’esprit, qui découle spontanément
d’un long entraînement au travail et d’une prodigieuse énergie à
l’action. L’un des amis les plus intimes de Blasco Ibáñez me confessait,
à ce propos: «Il ne vieillira pas. Il dédaigne le repos. Il ne semble
pas croire à la mort. Peut-être estime-t-il que nous mourons quand nous
le voulons, que la mort ne se présente que lorsque, las de vivre, nous
nous signons à nous-mêmes le passeport pour l’au delà. Vous le verrez
encore, plus qu’octogénaire, projeter, avec l’assurance d’en avoir
raison, des œuvres de Titan. Et, à l’agonie, je suis presque sûr
qu’il aura une phrase comme celle-ci: «_Se me ha ocurrido una novela,
mañana me pongo á trabajar..._»[2].

Le romancier D. Eduardo Zamacois, cousin de l’écrivain et poète Michel
Zamacois, bien connu à Paris, a publié, il y a une dizaine d’années, la
description la plus exacte qui soit, à mon sens, de la personne physique
et morale de Blasco Ibáñez. Ce petit livre, qui s’intitule: «_Mis
contemporáneos. I.--Vicente Blasco Ibáñez_»[3], ne contient que peu de
renseignements sur l’existence romanesque du maître, mais, en revanche,
l’auteur a parfaitement su rendre l’impression de force et de puissance
qui émane de cet homme extraordinaire. Aujourd’hui, la peinture de
Zamacois est encore exacte, avec cette différence pourtant que, si
l’homme est, en somme, le même, un détail important de son visage: la
barbe--depuis le séjour en Argentine--en a

[Illustration: MEETING RÉPUBLICAIN PRÉSIDÉ PAR BLASCO IBÁÑEZ DANS UN
VILLAGE DE LA RÉGION DE VALENCE]

[Illustration: PORTRAIT DE BLASCO IBÁÑEZ PEINT PAR J. A. BENLLIURE A
ROME, EN 1896]

disparu et l’on ne voit plus sur sa bouche, comme naguère, cet éternel
cigare de la Havane qui fleurissait ses lèvres. Zamacois était donc allé
trouver Blasco Ibáñez dans son petit hôtel de Madrid, dont il a été dit
plus haut qu’il se trouve situé à proximité de l’aristocratique
promenade de la Castellana. Il était midi, heure à laquelle--vu
l’habitude tardive du déjeuner en la capitale d’Espagne--il n’est pas
rare que l’on rende des visites, ou que l’on en reçoive. «Je le trouvai
en train d’écrire devant une vaste table, couverte de papiers. Les joues
charnues sont quelque peu congestionnées par la fièvre de l’effort
mental. Sa tête énergique est nimbée par la fumée d’un cigare de la
Havane. En me voyant, le maître s’est levé. A l’expression belliqueuse
de ses mains crispées, à l’élastique promptitude avec laquelle son corps
robuste se rejette en arrière et s’érige sur les jambes rigides, j’ai la
sensation bien nette d’une volonté, en même temps que d’une force
physique. Il vient d’avoir quarante-trois ans. Il est grand, râblé,
massif. Sa face brune et barbue a quelque chose d’arabe. Sur le front
haut, plein d’inquiétude et d’ambition, les cheveux, qui ont dû être
bouclés et abondants, résistent encore à la calvitie. Entre les
sourcils, la pensée a marqué un profond sillon, impérieux, vertical. Les
yeux sont grands et vous regardent en droite ligne, franchement. Le nez,
aquilin, ombre une moustache dont l’exubérance recouvre une bouche
voluptueuse et souriante, où de grosses lèvres de sultan tremblent d’une
moue d’insatiable buveur. Un moment, le merveilleux auteur de _Boue et
Roseaux_ reste debout devant moi, m’observant, et je sens dans mes
pupilles l’expression de ses pupilles, qui me scrutent curieusement. Il
porte des pantoufles de drap gris et est vêtu d’une rustique pelisse de
velours de coton à côtes, agrafée sur le cou herculéen, court et rond,
débordant de sèves vitales. La poignée de mains qui m’accueille est
aimable et sympathique, mais rude, à la façon de celles qu’échangent,
avant la lutte, les athlètes dans un cirque. La voix, forte, est celle
d’un marin. Son débit est abondant, brusque, et coupé généreusement
d’interjections. Il a tout l’aspect d’un artiste, mais aussi d’un
conquistador. Il me fait l’effet d’un de ces aventuriers de légende qui,
dans l’obligation de se servir simultanément de la lance et du bouclier,
guidaient leur bête par la seule pression des genoux et qui, bien que
fort peu nombreux, surent--ainsi qu’il l’a écrit lui-même--éclaircir de
leur sang le cuivre d’Amérique. Né à notre époque, c’est la douceur des
mœurs contemporaines qui a désarmé son bras. Mais un lointain
atavisme le pousse, ce bras, à faire le geste qui blesse l’adversaire ou
qui s’assure la conquête. S’il eût vu le jour sur le déclin du quinzième
siècle, Blasco eût revêtu la cuirasse et suivi l’astre rouge de Pizarre
ou de Cortez.»



     II

     Sa jeunesse et ses ascendants.--Le prêtre
     _guerrillero_.--Enthousiasme pour la mer.--Horreur des
     mathématiques.--L’étudiant indiscipliné.--Madrid et D. Manuel
     Fernández y González.--Le premier discours révolutionnaire.--Un
     sonnet gratifié de six mois de prison.


C’est à Valence qu’est né Vicente Blasco Ibáñez le 29 Janvier 1867. Son
prénom, très populaire dans toute l’Espagne, mais spécialement dans la
cité levantine, rappelle le souvenir du célèbre dominicain né en ces
lieux en 1357 et mort à Vannes, en Bretagne, en 1419. Si, dans l’une de
ses premières œuvres, Blasco Ibáñez évoque pittoresquement la fête de
Saint Vincent Ferrer à Valence--voir _Arroz y Tartana_, p. 198--tous les
lecteurs de _Mare Nostrum_ se souviendront que l’ineffable _Caragòl_ eut
un coup au cœur le jour où un marin du Morbihan lui fit découvrir que
le fameux apôtre de Valence était aussi, quelque peu, le compatriote des
gars du pays d’Armor: _Mare Nostrum_, p. 405. Blasco était le nom de
famille de son père et Ibáñez celui de sa mère, les Espagnols, pour
éviter des confusions, ayant coutume d’accoler le patronymique maternel
à la suite de celui du père, quelquefois en les réunissant par la
préposition _de_, ou la conjonction _y_. Les premiers essais littéraires
du maître sont, cependant, signés: _V. Blasco_. Mais comme, à cette
époque, il y avait, en Espagne, un auteur dramatique et bon journaliste
du nom d’Eusebio Blasco--son frère, M. Ricardo Blasco, a été longtemps,
à Paris, président de l’Association Syndicale de la Presse étrangère--,
notre débutant ne tarda pas à adjoindre à son habituelle signature le
nom de famille de sa mère, pour que l’on ne fût pas tenté d’attribuer à
d’autres qu’à lui les productions de sa plume. Et c’est ainsi que le
public espagnol s’accoutuma à le connaître, à son tour, sous ce double
nom, que la renommée universelle devait plus tard consacrer.

J’ai cru devoir donner cette petite précision, parce qu’il ne manque pas
de gens qui s’imaginent--en dépit de ce que le cas de Blasco Ibáñez est
aussi celui d’autres romanciers espagnols modernes: Pérez Galdós,
Palacio Valdés et Madame Pardo Bazán, entre autres--que Blasco
représente le nom de baptême de l’auteur. Non seulement quantité de
correspondants libellent: _A Don Blasco_, les adresses de leurs
missives--et l’on sait que _Don_, à la ressemblance du _Sir_ anglais, ne
se met que devant le prénom espagnol--mais encore entend-t-on couramment
parler, dans les pays de langue anglaise, d’un _mister_ Ibáñez, qui fait
un digne pendant à l’: «_Ibáñez_ prononcé: _Iwánjeth_» de l’article
consacré au maître au tome 29 de la 6^{ème} édition du Grosses
_Konversations-Lexikon_ de Meyer en 1912, article d’ailleurs inspiré de
celui du _Nouveau Larousse Illustré_, _Supplément_, p. 301, datant de
1906, où l’on ne connaît, également, et à travers maintes confusions,
qu’un «_Ibáñez_ (_Vicente Blasco_)»! Des confusions de cette nature
pourraient, à la rigueur, trouver, en l’espèce, un semblant
d’explication du fait qu’il a existé et existe présentement en Espagne
des écrivains dont le premier patronymique est Ibáñez. Mais précisément
pour ce motif, lorsqu’on parle, à l’étranger, à des Espagnols, non
avertis de l’erreur commune, du «grand romancier Ibáñez», il est rare
que ceux-ci ne restent pas d’abord assez perplexes, jusqu’à ce qu’un peu
de réflexion leur fasse découvrir l’énigme et qu’ils s’écrient: «_¡Ah!
¿Es Blasco Ibáñez de quien usted me habla?_»[4]. Je n’en finirais pas,
si je voulais épuiser ce thème du patronymique de Blasco Ibáñez. Il a
reçu par milliers des lettres d’Amérique et divers articles ont été
publiés sur la question, sans compter les paris que l’on a engagés. Il y
eut même des originaux qui ont voulu savoir si _Saint Blasco_--vague
réminiscence, j’imagine, de l’authentique _Saint Blaise_, lequel, en
espagnol, s’appelle _Blas_--existait au calendrier et dans quel tome de
_l’Année Chrétienne_ étaient narrés ses faits et gestes. Aujourd’hui,
les derniers traducteurs anglais et italiens des romans du maître
affectent de joindre par un trait d’union les deux vocables de son nom:
V. Blasco-Ibáñez et c’est ainsi qu’un hispanologue italien le graphie
dans l’article dédié à la version italienne de _Mare Nostrum_ par
Gilberto Beccari, article inséré dans _Il Marzocco_, de Florence, du 9
Janvier 1921.

La famille de Blasco Ibáñez venait--comme celle du chantre valencien de
la _Huerta_, Don Teodoro Llorente, venait de la Navarre--de la province
d’Aragon, légendaire en Espagne pour sa loyale ténacité. Son père était
originaire de Téruel, qu’arrose le Guadalaviar, fleuve de Valence, et
qu’a immortalisée dans la littérature la légende de ses célèbres amants,
tour à tour célébrés par Pedro de Alventosa (1555), Rey de Artieda
(1581), Juan Yagüe de Salas (1616), Tirso de Molina (1627), Pérez de
Montalbán (1638) et J.-E. Hartzenbusch (1877). Sa mère avait vu le jour
à Calatayud, non loin de l’antique colonie italique de Bilbilis, patrie
du poète Martial. Il est curieux d’observer que maints illustres
Valenciens descendent ainsi d’Aragonais émigrés dans la cité du Cid. Tel
est, en particulier, le cas de D. Joaquín Sorolla y Bastida, le célèbre
peintre de portraits et de marines. Les Aragonais ont coutume de
s’établir à Valence pour s’y adonner au commerce. Dans leurs montagnes
natales, l’industrie et le négoce en sont encore à l’état rudimentaire,
alors que, sur les rivages méditerranéens, leur état florissant les
incite à venir y tenter fortune. C’est là, sur une petite échelle, une
émigration qui rappelle l’immense flot de prolétaires espagnols qui,
annuellement, gagnent l’Amérique. Race brave et dure, la race aragonaise
pratique depuis des siècles cet exode des déserts semi-africains de sa
Celtibérie aux pittoresques costumes pour les paradis terrestres de
l’antique «royaume de Valence», où l’art arabe de l’irrigation
entretient, dans les plaines côtières dites _huertas_ (vergers, ou,
mieux, jardins potagers), une fécondité sans exemple ailleurs en
Espagne:

    _Valencia es tierra de Dios,_
    _pues ayer trigo y hoy arroz..._[5]

Il est vrai que cette prospérité, qui contraste singulièrement avec la
misère rurale espagnole, a, de bonne heure, éveillé le sens satirique
des riverains de cet Eden, qui prétendent qu’à Valence «_la carne es
hierba, la hierba agua, el hombre mujer, la mujer nada_»[6] et ajoutent
que ces lieux sont «_un paraíso habitado por demonios_»[7]. Toujours
est-il que la Californie espagnole reste, dans la péninsule, une région
unique, et que ses habitants, dont la langue est une variété du limousin
antique aux formes moins rudes que le catalan, sont, dans leur
animation, leur bon naturel, leur laboriosité, une vivante réminiscence
de leurs ancêtres maures.

Beaucoup de critiques, tentant d’expliquer le caractère des écrivains
par leurs origines ethniques, commettent de singulières erreurs en
traitant de Blasco Ibáñez. J’ai eu l’occasion d’en relever une, de date
récente, dans la revue: _Hispania_, d’abord (Janvier-Mars 1920, p. 90),
puis dans le journal de Barcelone _La Publicidad_ (Nº du jeudi 10
Février 1921). C’est celle du professeur américain et bon hispaniste
J.-D.-M. Ford, qui, dans ses _Main Currents of Spanish Literature_,
parus à New-York chez H. Holt et Cie en 1919, fait, à deux reprises,
de notre auteur un Catalan. D’autres, sachant seulement que Blasco
Ibáñez est né à Valence, parlent de sa mentalité méridionale,
«levantine» pour employer la façon de dire espagnole, de sa conception
de vivre méditerranéenne, etc., etc. Pour un peu, ils transformeraient
cet austère travailleur en un «enfant de volupté» à la D’Annunzio. Mais,
sans nier d’aucune sorte l’influence du milieu sur un écrivain, je ne
puis pas ne pas protester contre ces déductions erronées, en rappelant
ce simple fait: que par-dessus la naissance se situe l’origine, et que
Blasco Ibáñez ne me démentira pas, si je le définis un Aragonais tout
court, c’est-à-dire un de ces hommes dont on prétend, en Espagne, que
leur tête est si dure que l’on peut s’en servir en guise de marteau pour
enfoncer des clous: image pittoresque qui symbolise une volonté
invincible. Et, en réalité, quiconque a fréquenté d’un peu près Blasco
Ibáñez, n’aura pas laissé de noter promptement que la caractéristique de
sa personne morale, c’est un vouloir à toute épreuve, un vouloir
tranquille et sûr de lui-même, fuyant les manifestations tapageuses,
fonctionnant automatiquement, en quelque sorte, et seulement susceptible
d’une détente lorsque son objet est atteint.

J’ai entendu un jour quelqu’un adresser à Blasco Ibáñez une pétition
véritablement extraordinaire. Sa réponse fut d’abord: «_No sé
hacerlo_»[8]. Puis, après réflexion, il ajouta--et cette clause est
révélatrice: «_Pero que me den tiempo y lo emprenderé seguramente_»[9].
Et il y avait, dans le ton de sa voix, une confiance en soi-même
tellement absolue, tellement «inconditionnelle» que j’en restai, comme
disait Corneille, «stupide». Hérédité celtibérique? Cette solution est
plus aisée à proposer qu’à démontrer. L’on aimerait, d’ailleurs, à
savoir s’il n’est point quelquefois arrivé à Blasco Ibáñez, à cet homme
si complexe et si fort, de désirer des choses hors du cercle déjà si
étendu et élastique de sa formidable volonté... Toujours est-il que
Zamacois s’en était tenu, pour expliquer cette surhumaine faculté, au
facteur de l’ascendance ancestrale. «C’est à ses aïeux, écrivait-il, que
l’on doit attribuer ces excellentes aptitudes physiques de lutteur, et
les incroyables prouesses de volonté qui distinguent le grand romancier.
Il serait impossible de justifier d’autre sorte les complexités étranges
de son caractère. Caractère bizarre et changeant, qui semble être
parfois celui d’un pur artiste, détaché de toute fin pratique et qui,
d’autres fois, revient au réel, sait faire de la Fortune son esclave et
se révéler, extraordinairement, dompteur d’hommes...»

Parmi les ascendants les plus notables du romancier, il faut relever ce
prêtre aragonais, dont plusieurs critiques ont fait grand état, appelé
_Mosén_--ainsi désigne-t-on, dans quelques provinces d’Espagne, les
ecclésiastiques: du limousin _Mosén_, monsieur--Francisco. C’était un
frère de son aïeule paternelle. Doué d’une force herculéenne et d’un
caractère violent, cet oint du Seigneur n’hésita pas, lors de la
première guerre carliste, de 1833 à 1839, à s’enrôler dans les rangs des
partisans de la monarchie absolue, comme, aussi bien, beaucoup de ses
congénères du clergé séculier et régulier. Grand ami du fameux Ramón
Cabrera, il commanda un bataillon aux ordres de ce terrible
_guerrillero_, qui, lui-même, était un ex-séminariste. D’ailleurs, toute
la famille paternelle du futur agitateur républicain se distinguait par
son zèle carliste. Mais l’oncle curé, qui avait été un grand chasseur
devant l’Eternel, fut d’un secours particulier, durant les sept années
que dura la lutte en faveur du frère de Ferdinand VII, aux carlistes
d’Aragon. Sa connaissance exacte du terrain lui permettait d’échapper
aux poursuites des _cristinos_--ainsi appelait-on les partisans de la
reine régente, _doña_ Cristina--et de leur tendre plus d’une meurtrière
embuscade. Son nom est resté populaire en Aragon et le souvenir de ses
exploits laissa dans la mémoire du jeune Blasco Ibáñez une trace
profonde, car il le connut enfant, alors que _Mosén_ Francisco, cuivré
comme un Marocain, aux mains semblables aux griffes d’un ours des
_sierras_, à l’allure toujours martiale malgré l’âge avancé, le berçait,
bon géant en soutane, sur ses genoux. On n’a pas de peine à en retrouver
les traces dans ce _pare Miquèl_[10], _cura de escopeta_ plus encore que
de _misa y olla_, toujours prêt à casser son fusil de chasse--sa
houlette à lui!--sur le dos de son misérable troupeau, dans _Cañas y
Barro_. Et il réapparaîtra à six ans de là, dans _La Catedral_, sous
l’aspect de cet archevêque désinvolte, Don Sebastián, qui, lors de la
Fête-Dieu à Tolède, surgit dans le cloître haut, en tournée
d’inspection, s’appuyant sur sa canne de commandement--le _bastón de
mando_, insigne, en Espagne, du commandement militaire--encore droit, en
dépit de l’âge, et avec un certain air martial malgré
l’obésité,--terrible gros homme qui mène avec ses chanoines la plus
sourde des guerres et vit crânement avec sa fille dans le palais au
rez-de-chaussée duquel est, bizarrement, installée la _Bibliothèque_ de
la Province. C’est lui encore que nous retrouvons, l’an d’après, dans
_El Intruso_, devenu un Don Facundo, qui transporte sur ses robustes
épaules les morts de Gallarta en rugissant le thrène liturgique:

    Qui dormiunt in terræ pulvere evigilabunt...

Et c’est lui, enfin, qui, en 1909, dans le roman baléare _Los Muertos
Mandan_, traîne, demi-guerrier, demi-prêtre, ses éperons de Commandeur
de Malte, sous le nom de Priamo Febrer... Mais, pour finir cette
évocation, je traduirai encore M. Zamacois: «Sans doute, l’écrivain qui
a tant bataillé comme fougueux paladin de la liberté et de la
république, se souvient-il avec sympathie de _Mosén_ Francisco,
défenseur fanatique de l’absolutisme. Comment? Peut-être que
l’intransigeance de cet hercule en soutane, qui sacrifia tant de fois sa
tranquillité et si souvent exposa sa vie pour un idéal, a conservé, aux
yeux du romancier, cette beauté grâce à laquelle son indulgence divine
d’artiste comprend le _guerrillero_ et lui serre les mains...»

Les parents de Blasco Ibáñez n’étaient ni pauvres ni riches. Ils
appartenaient à la classe moyenne, à cette petite bourgeoisie espagnole
dont toutes les aspirations semblent se résumer en l’amour de la
tranquillité et qui a à peine su s’assurer de modestes rentes, qu’on la
voit promptement abandonner les affaires et savourer les délices d’une
honorabilité consciente, dans la médiocrité d’une vie qui rappelle celle
de nos artisans à l’aise et que caractérise une beaucoup plus totale
limitation des horizons intellectuels. Durant son enfance, Blasco Ibáñez
fut fils unique, sa sœur n’étant née que lorsque, adolescent, il
commençait à vaquer à ses goûts littéraires. Cette période de sa vie eût
permis à l’observateur d’anticiper sur l’avenir et de deviner l’homme
dans le _niño_ tumultueux, plus passionné pour les jeux d’agilité et de
vaillance que pour les tristes exercices de routine mnémotechnique en
quoi se résume, au delà des Pyrénées, tout l’enseignement de la
jeunesse. Mais il arrivait que le petit diable renonçât soudain à
l’agitation de ses camarades de lutte pour, durant des mois et des
mois, se plonger dans de capricieuses lectures, entrecoupées de longues
pauses de mélancolique tristesse, en apparence sans objet. Plus tard,
une fois à l’_Instituto_--nom par lequel on désigne, là-bas, le
lycée--et à l’Université, il continua d’être l’enfant indocile et
intelligent des premières années, réfractaire à toute méthode comme à
toute discipline et doué, cependant, d’une prodigieuse facilité pour
apprendre. Il semble qu’il y avait en son tempérament un excès de
vigueur, un débordement désordonné d’activité, qui l’obligeaient à
s’agiter dans une perpétuelle rébellion.

Il voulut être marin. Le cas s’était présenté déjà, trente-cinq ans plus
tôt, avec le sentimental poète G.-A. Bécquer, de Séville. Mais si
celui-ci avait dû renoncer à la carrière de pilote par ce que l’école de
San Telmo avait été supprimée un an après qu’il y était entré, Blasco
Ibáñez, lui, se vit contraint d’abandonner son beau rêve, qu’il
caressait en dépit de l’opposition maternelle--qu’effrayaient les périls
nautiques--par suite de sa complète inaptitude aux mathémathiques. La
table des logarithmes, la trigonométrie sont encore aujourd’hui des
monstres effroyables dont le nom seul lui inspire un effroi tremblant.
L’algèbre lui ayant fermé la porte des mers--du moins provisoirement--,
il songea à correspondre aux vœux de sa famille en choisissant
quelque autre carrière libérale. Mais quelle pouvait-elle être, sinon
celle d’avocat? «_Todo Español_, dit un adage courant, _es abogado,
mientras no pruebe lo contrario_»[11]. Chez nos voisins
transpyrénaïques, comme chez nous, naguère, le journalisme, le métier
d’avocat semble conduire à tout, à condition qu’on en sorte à temps.
Mais a-t-on besoin, au fait, d’en sortir, si les trois quarts des
avocats espagnols--_abogadillos_ plutôt qu’_abogados_--n’ont jamais eu
l’occasion d’exercer? J’ai connu en Espagne plus d’un honnête mendiant
qui était avocat, exactement comme D. Antonio Maura. En somme,
quiconque, au-delà des Pyrénées, désire avoir une profession pour ne la
pratiquer jamais, se fait avocat. Ce titre représente un honneur, pour
des parents désireux de voir leur rejeton monter d’un échelon sur
l’échelle sociale. Et c’est ainsi que Blasco Ibáñez, pour ne point
chagriner les siens, prit, lui aussi, le rang d’avocat, pour l’oublier
aussitôt qu’il l’eut obtenu.

Mauvais élève, il avait été, naturellement, mauvais étudiant. Il m’a
avoué qu’il ne pénétrait à l’Université de Valence--dans la cour de
laquelle une statue de Luis Vives rappelle à propos, au touriste, que ce
grand humaniste du XVI^{ème} siècle et ami d’Erasme naquit en cette
ville, l’année même où Ferdinand et Isabelle conquéraient Grenade et où
Colomb, croyant trouver les Indes par la route d’Occident, découvrait le
Nouveau Monde--qu’aux jours de tumulte, pour exciter ses camarades à la
rébellion et que les appariteurs le désignaient par la périphrase de:
«_pájaro anunciador de la tempestad_»[12]. Dans les périodes
d’accalmie--les étudiants espagnols travaillant par intervalles--il
fuyait les salles de cours, s’en allait ramer au port ou s’étendait
simplement sous les roseliers de la _Huerta_, pour y rêver à l’aise.
Quant aux terribles «_libros de texto_»--sorte de guide-ânes scolaires,
indispensables dans les cours espagnols et qui, source copieuse de
revenus pour les professeurs, sont une des plaies de l’enseignement
public en ce pays--il les vendait pour acheter des romans. Ses
professeurs ne le voyaient que sur la fin de l’année académique, quand
le vagabond, dans un effort héroïque de volonté, compensait, en quelques
semaines d’application forcenée, la paresse délicieuse de longs mois de
liberté et arrivait, par des prodiges d’habilité mnémotechnique, à subir
avec succès un examen dont il lui avait suffi, pour avoir raison de la
routine d’un enseignement inerte, de s’assimiler superficiellement les
matières. Gavage provisoire dont on devine les fruits, mais qui
suffisait, amplement, aux ambitions du jeune homme.

A seize ans, quand Blasco Ibáñez en était à sa seconde année de droit,
il crut devoir se libérer, par une fugue à Madrid, de cette absurde
existence de contraintes à demi supportées, de libertés à demi avouées.
Il avait son idée. Il voulait ne devoir qu’à lui-même son existence et
gagner sa vie comme écrivain. Il fit le voyage dans un wagon de
troisième, avec, pour tout bagage, la classique cape et une liasse de
feuilles de papier écrites au crayon. C’était le manuscrit d’un grand
roman historique, pour lequel il se faisait fort de trouver un Mécène,
sous les espèces et apparences d’un riche éditeur de la capitale des
Espagnes. A cette époque--nous sommes en 1882--régnait encore le père du
monarque actuel, lequel, répondant aux prénoms de Francisco de Asís,
Fernando Pío, Juan María, Gregorio Pelayo, portait le titre d’Alphonse
XII. Marié en 1879, en secondes noces, avec la princesse autrichienne
Marie-Christine, il avait su exercer, dans un pays en proie aux
_pronunciamientos_ militaires, une action relativement réparatrice,
organisant le régime parlementaire et instituant les deux grands partis
qui allaient alterner un pouvoir: le conservateur avec Cánovas, et le
libéral avec Sagasta. A cette époque, la littérature nationale oscillait
encore entre un romantisme atténué et un timide réalisme, avec une
tendance de plus en plus marquée vers l’observation précise et
l’écriture simplifiée, allégée du fatras qui alourdissait les proses et
les vers des épigones romantiques. Mais, de cela, le jeune fugitif de
Valence n’avait cure. Tel Diogène cherchant en plein jour, une lanterne
allumée à la main, un homme dans les rues d’Alexandrie, Blasco Ibáñez
parcourait la _Corte_ en quête de l’introuvable éditeur. Je l’ai entendu
dépeindre avec une éloquente ironie la mine stupéfiée et scandalisée de
ces marchands de livres madrilènes, lorsque, ayant franchi le seuil de
leurs antres archaïques, il se résolvait à leur proposer le marché qui
eût mis un terme à sa navrante misère d’enfant abandonné. «_¡Qué
tiempos!_», s’écriaient ces vautours rapaces autant qu’avares. «_¡Qué
juventud tan atrevida! ¿Y desde cuándo escriben los mocosos
novelas?_»[13]. C’est alors que Blasco Ibáñez connut la triste gloire de
devenir secrétaire du célèbre D. Manuel Fernández y González. Il avait
trouvé asile dans un taudis appartenant à une masure en ruines datant du
XVIIe siècle, sise dans la rue de Ségovie, tout près de ce pont qui
la traverse à 23 mètres de hauteur, que le peuple appelle _El Viaducto_,
et d’où tant d’épaves de la vie de Madrid ont fait et font encore le
grand saut dans l’inconnu. Sa patronne, pauvre tenancière de garni à
l’usage d’une bohême dont l’impécuniosité était le moindre vice,
appliquait à sa clientèle un tarif si bas, qu’elle se voyait
contrainte--tellement les paiements, malgré le bon marché de ses prix,
se faisaient attendre--à pratiquer à son égard une subtile
prestidigitation, en vertu de laquelle un œuf se transformait en deux
œufs et un _beefsteak_ en une demi-douzaine de _beefsteaks_! C’était
_la novela picaresca_ du XVIIe siècle revécue sur la fin du XIXe
et il faudrait la plume de Quevedo pour esquisser dignement le tableau
d’une certaine nuit de Noël, où Blasco Ibáñez, par le froid glacial de
ce haut plateau de Castille et dans un Madrid poudré à frimas par une
neige qui tombait en rafales, s’amusa divinement, avec ses compagnons
d’infortune. Seulement, ni les uns ni les autres ne rabattirent jamais,
ce soir-là, dans les cafés où ils entrèrent, cette partie de la cape qui
sert à couvrir le bas du visage et que l’on nomme _embozo_. De quoi
avaient donc peur ces personnages de mélodrame? Simplement de montrer
leur nudité pitoyable. Ils étaient en manches de chemises. Pour pouvoir,
comme les heureux de ce monde, goûter quelque joie en cette nuit
consacrée, ils avaient héroïquement mis leurs vestes en gage. Comme
quoi, selon un vieux proverbe de là-bas, «_la capa todo lo tapa_»[14].

Il serait frivole de vouloir présenter à quiconque possède la moindre
teinture de littérature espagnole le curieux romancier que fut D. Manuel
Fernández y González. Né à Séville en 1821, poète et dramaturge, cet
esprit doué d’une rare puissance d’invention, d’un don attachant de
conter, avait abusé de son talent et, sacrifiant tout à l’action et ne
cherchant qu’à produire de l’effet, n’avait été, même à sa bonne
époque--celle où, de 1860 à 1869, la

[Illustration: MANIFESTATION POPULAIRE EN L’HONNEUR DE BLASCO IBÁÑEZ,
DEVANT LA RÉDACTION DE «EL PUEBLO»]

[Illustration: FÊTE EN L’HONNEUR DE BLASCO IBÁÑEZ A MADRID

Sur la scène figure la typique _barraca_ de la _Huerta_ valencienne. A
droite, quelques-unes des danseuses valenciennes qui concoururent à la
cérémonie. Au centre Blasco, ayant à sa droite Pérez Galdós. Dans le
groupe, le peintre Sorolla, le musicien Chapí, le sculpteur Benlliure,
les écrivains Mariano de Cavia, López Silva et autres.]

maison parisienne Rosa y Bouret éditait plusieurs de ses romans en
espagnol et où Ch. Yriarte mettait en notre langue sa _Dama de Noche_
(_La Dame de Nuit_, 1864, 2 vol.)--qu’un adroit feuilletoniste, quelque
chose comme le Ponson du Terrail de son pays, alors qu’il eût pu en
devenir le Walter Scott. On a dit plaisamment que l’Espagne lui doit une
statue, au pied de laquelle il faudrait brûler ses œuvres. De
celles-ci, cependant, beaucoup continuent à être lues et des romans
historiques comme _El Cocinero de Su Majestad_, _Martín Gil_, _Los
Monfíes de las Alpujarras_, ou encore _Men Rodríguez de Sanabria_--qui
remonte à 1853--rivalisent avantageusement avec les productions les
meilleures de notre Dumas, sauf cette différence, tout à l’honneur de
l’Espagnol, qu’en écrivant à la fois trois ou quatre romans différents,
il n’exploita jamais les plumes de collaborateurs et n’eut pas à signer
de son nom les œuvres d’un Auguste Maquet. Quand le jeune Blasco
Ibáñez connut Fernández y González, celui-ci,--il mourut à Madrid en
Janvier 1888--épuisé et à demi aveugle, n’était plus que l’ombre de
lui-même. Il s’obstinait cependant à produire, dictant avec fatigue de
pénibles élucubrations, fruits séniles d’une veine irrémédiablement
paralysée. La nuit venue, il se trouvait, avec son secrétaire, au
populaire _Café de Zaragoza_, Place Antón Martín, et, au milieu d’une
clientèle de toreros, de filles en châles--les _chulas de mantón_,
descendantes bâtardes des _majas_ de Goya--et d’ouvriers qui parlaient
politique, y soupait d’un _beefsteak_ copieusement additionné de pommes
de terre, seul repas sérieux du jeune Blasco, et hélas! seul paiement,
aussi, qu’en échange de ses bons offices pût lui offrir le vieillard. Ce
frugal repas achevé, les deux hommes descendaient par les rues
tapageuses des _barrios bajos_[15] jusqu’à l’humble demeure du
romancier, non sans que celui-ci ne fît de fréquentes stations en route,
dans des bars où il prenait diverses rasades d’eau-de-vie anisée, à la
mode du pays. Puis commençait, jusqu’à l’aube, la monotone besogne de
dictée et d’écriture, entrecoupée de quelques légers sommes de Fernández
y González, pendant lesquels Blasco, entraîné par l’intérêt de la
narration et déjà brûlant du feu sacré, continuait la rédaction du
récit. A son réveil, le vieux romancier, en dépit d’un orgueil presque
puéril, se faisait lire l’improvisation du secrétaire et, se renversant
dans son fauteuil de cuir, articulait, sur un ton cavalier, ce jugement:
«_¡No está mal! La verdad es, muchacho, que tienes un poquito de talento
para estas cosas..._»[16]. Ainsi furent composés plusieurs livres,
Fernández étant contraint de produire sans relâche, pour vivre. La
meilleure de ces œuvres bâclées, où l’on retrouverait aisément
quelque chose de la future manière de _Sangre y Arena_, me semble un
roman de toreros et de petites maîtresses: _El mocito de la
Fuentecilla_, qui a les prétentions d’être un tableau de mœurs
madrilènes au commencement du XIXe siècle, dont certaines pages sont
brossées avec les tons chauds et pittoresques du peintre des _majos_ et
des _majas_, des _manolos_ et des _manolas_, l’Aragonais Francisco Goya
y Lucientes. Mais il est tout à fait absurde de présenter--comme l’a
fait M. J. Fitzmaurice-Kelly dans la dernière édition française de sa
_Littérature Espagnole_--Blasco Ibáñez comme «ancien secrétaire du
romancier Fernández y González» sans plus de précisions, car l’on voit,
par ce qui précède, combien accidentel et, en somme, insignifiant fut
cet épisode d’une vie par ailleurs si riche en incidents.

L’escapade à Madrid n’était pas sans précédents dans l’histoire
littéraire d’Espagne au XIXe siècle. Un auteur qui compte comme
romancier et poète, P.-A. de Alarcón, né à Guadix en 1833, n’avait-il
pas déjà fui de sa cité natale pour, après divers avatars à Cadix et à
Grenade, venir chercher fortune à Madrid, en y combattant, en 1854, dans
son journal _El Látigo_, le régime de la fille de Ferdinand VII,
Isabelle II, qui fut, en réalité, le régime de Narváez et d’O’Donnell?
Mais, entre ce «chevalier errant de la Révolution et soldat du
scandale»--comme il s’appellera plus tard, lorsque, ayant abdiqué
l’idéal de sa jeunesse, il sera devenu l’homme de confiance de la
monarchie--et Blasco Ibáñez, il n’y a de commun que la fugace analogie
d’une aventure pittoresque et celle de Blasco devait, aussi bien, être
de plus courte durée. Un jour où il y pensait le moins, elle prit fin,
brusquement. Notre adolescent, lorsqu’il n’était pas occupé avec
Fernández y González,--c’est-à-dire une bonne partie du jour, du jour de
Madrid, qui commence fort tard,--employait son temps à errer à travers
les rues, «parlant», nous révèle Zamacois, «avec les pauvres femmes qui
exhibent leur beauté sur les trottoirs. Celles-ci, séduites par sa
jeunesse ainsi que par sa chevelure bouclée, le recherchaient avec la
générosité la plus désintéressée». Ces bonnes fortunes alternaient avec
une propagande politique affectant la forme de discours de tribun dans
les meetings de quartiers ouvriers, où des mains calleuses de
cordonniers, de maçons, de charpentiers et autres artisans
applaudissaient frénétiquement l’éloquence fougueuse de
l’_estudiantito_[17]. A l’issue d’une de ces réunions, où son triomphe
avait été particulièrement vif, il retournait à son humble logis en
compagnie d’une petite escorte de jeunes travailleurs manuels, lorsque,
arrivé à la porte de la maison de la rue de Ségovie, deux policiers lui
en barrèrent le seuil avec un: «_Queda usted detenido_»[18].

Ils l’emmenèrent, non pas au commissariat de police du quartier, mais à
la Direction Générale de Police. Allait-on, déjà, le traiter en
agitateur politique? Mais il était à peine introduit dans le bureau du
Directeur qu’une femme, en proie à une agitation extrême qu’elle
s’efforçait, sans résultat apparent, d’étouffer, se précipitait, les
bras ouverts, sur le coupable et le couvrait de ses baisers et de ses
larmes. C’était sa mère, qui, fatiguée d’une vaine attente, était venue
elle-même arracher l’Enfant Prodigue aux séductions et aux pièges de la
_Villa y Corte_ et, ne sachant comment découvrir son adresse, s’était
adressée aux sbires de la capitale qui, eux, n’avaient point eu de peine
à identifier le fugitif. En compagnie de sa mère, Blasco Ibáñez repartit
donc pour Valence, où s’achevèrent ses études de droit dans les
conditions mentionnées plus haut. Mais ce stage à Madrid avait été pour
lui le baptême du feu et il en sortait armé pour la lutte de
protestation républicaine et d’agitation politique contre le
gouvernement. Il ne tarda pas à se trouver, de la sorte, mêlé à des
conspirations sérieuses, dont les auteurs, hommes mûrs et expérimentés,
ne parlaient rien moins que de soulèvements militaires, de barricades,
d’émeutes, etc. Grâce à son jeune âge, il était employé par eux comme
émissaire échappant aux soupçons et, bien souvent, il fut ainsi chargé
de transmettre aux organisations affiliées des documents
révolutionnaires, ou de procéder au transfert et à l’installation de
dépôts d’armes. Plus d’une fois aussi, dans ces missions délicates, il
se coudoyait avec quelques-uns des graves professeurs qui, le matin
même, avaient, à l’Université où il eût dû être, disserté gravement,
devant un auditoire de futurs fonctionnaires monarchistes, des droits et
prérogatives de la Couronne.

Cette étrange existence connaissait cependant des heures de trêve,
consacrées au démon d’écrire. Mais de telles proses n’avaient rien de
littéraire, conditionnées qu’elles étaient par une fin de propagande
politique. Ce Don Quichotte de la République n’avait alors pour Dulcinée
que la farouche maîtresse de Danton et les livres de chevalerie qui lui
avaient tourné la tête s’appelaient Mignet, Michelet, Lamartine, et
autres moindres historiens de notre Révolution. Comme le héros de la
Manche, il entendait vivre son rêve. «Je me couchais, m’a-t-il avoué,
avec les _Girondins_ de Lamartine; je déjeunais de Louis Blanc et un
tome complet de Michelet constituait mon repas principal. Le cycle de
mes jours était tracé. Je serais le Danton de l’Espagne, puis je
mourrais...» Je disais tout à l’heure que les proses de Blasco Ibáñez
n’avaient rien de littéraire. Les vers qu’il composa à cette période de
son existence l’étaient-ils davantage? Car il importe de marquer qu’il
rimait alors pour la République. Et rien ne s’oppose à ce que soit
admise l’hypothèse qu’à travers ces rimes passait un souffle d’ardente
sincérité, qui en conditionnait la relative beauté. D’autres vers, que
Blasco Ibáñez consacra, avant d’avoir atteint vingt ans, à des Philis
moins irréelles que la Déité de la future République d’Ibérie, je ne
saurais rien relater ici, si ce n’est qu’ils furent nombreux et qu’ils
sont religieusement couverts par le voile profond du mystère, de ce
mystère que l’auteur a toujours gardé sur sa vie sentimentale et ses
aventures passionnelles. Il n’est certes pas de ceux qui accommodent les
cœurs brisés à la sauce passe-partout de la fiction romanesque et ses
propres amours ne lui ont jamais servi à pimenter sa littérature. Si,
dans quelques-uns de ses romans, il se dégage, encore que rarement,
comme un relent affaibli de personnelles expériences, l’on peut être sûr
que ces pages autobiographiques s’y sont glissées par une sorte de
mouvement réflexe et contre la volonté de l’auteur. Mais, pour en
revenir à ses vers d’amour, s’il n’en a rien gardé, je sais, moi, que
quelques-unes des femmes qui les ont reçus, et qui vivent encore,
quelque part, en Espagne, les ont conservés et les relisent parfois,
avec une muette extase, dans le silence des lourds étés, alors que,
devenues épouses vertueuses et matrones procréatrices à la fécondité
généreuse, elles évoquent, du fond de leurs souvenirs de jeunes filles,
les cours passionnées de l’étudiant «_calavera_»[19] de Valence.
Laissons, cependant, cette délicate matière et tenons-nous en aux vers à
la République...

De ceux-ci, il est un sonnet qui mérite une mention à part. L’histoire
du sonnet abonde en bizarreries originales, relatées par L. de Veyrières
dans sa _Monographie du Sonnet_, publiée en 1869-1870. J’ai, dans
_América Latina_ de Juin 1920[20], narré comment le grand poète
nicaraguéen Rubén Darío avait, en 1896, composé en collaboration, en
quatorze minutes, un merveilleux sonnet à la gloire de Rome. Mais
personne n’a songé encore à exhumer des colonnes du journal républicain
où ils furent publiés avant que leur auteur eût atteint ses dix-huit
printemps, les quatorze vers où Blasco Ibáñez suppliait le peuple de se
lever contre la monarchie, non pas seulement d’Espagne, mais de l’Europe
entière, et de couper la tête aux «tyrans», en commençant par celui de
son pays. Toujours est-il que l’_Audiencia Criminal_ de Valence, en
condamnant Blasco Ibáñez--étudiant encore imberbe--à six mois de
_carcere duro_, pour, aussitôt, par égards pour sa tendre jeunesse, lui
appliquer la clause du sursis, s’est couverte de ce ridicule spécial
dont les Annales de la Thémis espagnole offrent tant d’exemples. Et l’on
avouera qu’en tout cas, cette conception de la critique des vers n’était
guère propre à encourager Blasco dans la carrière de Tyrtée et que mieux
valait encore pour «une Philis en l’air faire le langoureux».



     III

     Le révolutionnaire.--Il émigre à Paris.--«Le grand homme numéro
     52.»--Vie joyeuse et batailleuse au Quartier Latin.--Le journal _El
     Pueblo_.--Enorme labeur de journaliste.--Poursuites judiciaires et
     emprisonnement.--Fuite en Italie et composition de _En el País del
     Arte_.--Condamnation au bagne par le Conseil de guerre de la 3e
     Région Militaire.--Du _Presidio_ à la Chambre des Députés.--Triple
     besogne de député, conspirateur et romancier.--Ses désillusions
     politiques et son romantisme républicain.


A dix-neuf ans, Blasco Ibáñez, ayant quitté l’Université avec son titre
d’avocat, ne vécut plus que pour la cause républicaine. Mais ici, il
importe de dire quelques mots sur l’état du parti républicain entre 1880
et 1890 en Espagne. Actuellement, il existe en ce pays un grand parti
socialiste, moins nombreux cependant et moins fortement organisé que le
parti «syndicaliste», que mènent les anarchistes. A l’époque où Blasco
Ibáñez se lança dans l’arène du radicalisme, ces deux partis existaient
déjà, certes, mais à l’état embryonnaire et ne disposaient encore que de
groupements ouvriers restreints. La grande masse populaire était
englobée dans le parti républicain, lequel, d’ailleurs, était loin
d’être uni, tiraillé qu’il se trouvait dans des directions opposées et
si, un instant, la concorde semblait s’y être faite, cette trêve ne
servait qu’à

[Illustration: APRÈS LE BANQUET EN L’HONNEUR DE BLASCO

Au centre sont assis Pérez Galdós et Blasco Ibáñez. Derrière eux, en
chapeaux mous, Benlliure et Sorolla]

[Illustration: PORTRAIT DE BLASCO IBÁÑEZ PAR J. FILLOL 1900.

Le romancier, en déshabillé de marin, écrit dans un chalet de la plage
de Valence, où il passait des saisons avant que fût construite la
Malvarrosa]

un recommencement de plus ardentes hostilités intestines. On rencontre,
dans les curieux pamphlets d’un agitateur radical--auteur aussi d’une
petite plaquette sur Blasco Ibáñez, où beaucoup de parti pris sectaire
obscurcit la réalité--, Ernesto Bark, de tendancieuses notations sur ces
divisions républicaines d’alors et le sociologue aura un jour à
rechercher, dans ces publications de l’écrivain auquel Pi y Margall
aurait, à l’en croire, dédié en 1881 ses _Nacionalidades_[21], certains
détails introuvables ailleurs. Etre républicain, en ces temps de la
régence de Marie-Christine, signifiait, de façon d’ailleurs confuse,
adhérer à un anti-cléricalisme extrêmement élastique et patronner des
réformes sociales d’autant plus libéralement prônées qu’elles étaient
pratiquement irréalisables. Et c’est sans doute la désillusion que causa
aux masses l’échec fatal de ce chimérique programme qui les fit se jeter
à corps perdu dans les rangs des deux partis, le socialiste et
l’anarchiste, qui avaient su, du moins, limiter leurs ambitions à un
pratique terre à terre et concentrer leurs efforts dans la conquête d’un
idéal purement matériel.

Blasco Ibáñez tenait pour une République fédéraliste, à l’exemple de
celle des Etats-Unis d’Amérique. Son maître et son chef était ce Pi y
Margall que je viens de nommer, écrivain d’ailleurs notable à divers
points de vue et qui a laissé, en particulier, d’importantes études sur
l’histoire de l’Amérique et sur le Moyen-Age. Né à Barcelone en 1824,
il fut, avec Figueras, Salmerón, Castelar et Serrano, l’un des chefs de
l’éphémère République Espagnole qui dura du 11 Février 1873 au 29
Décembre 1874--jour où le _pronunciamiento_ de Martínez Campos mit sur
le trône le fils d’Isabelle II, Alphonse XII--, et est mort à Madrid, le
29 Novembre 1901, entouré de l’estime universelle. L’armée espagnole,
dont les officiers sont aujourd’hui le plus ferme appui de la Royauté,
comptait alors dans ses rangs de nombreux chefs républicains, formant
une association révolutionnaire affiliée à d’autres groupements civils
et Blasco Ibáñez, qui appartenait à l’un de ces derniers, fut mêlé à
diverses tentatives de rébellion, que la vigilance des autorités
monarchiques fit échouer, au dernier moment. C’est à la suite d’un essai
de ce genre, en 1889, à Valence, qu’il se vit contraint, pour sauver sa
liberté, de fuir à Paris, où il devait rester un an et demi.
D’antérieurs soulèvements avaient jeté dans la capitale française une
émigration considérable d’officiers et de journalistes républicains et
le chef des activistes du parti, le Castillan D. Manuel Ruiz Zorrilla,
né à Osma en 1834, mort à Burgos en 1895, réunissait autour de lui, dans
son appartement d’une des avenues proches de l’Arc de Triomphe, la fine
fleur de ces conspirateurs malheureux. Blasco s’était installé sur la
montagne Sainte-Geneviève et vivait assez à l’écart de ces émigrés
politiques. Il occupait une chambre dans un hôtel qui existe toujours,
l’_Hôtel des Grands Hommes_ et qui regarde l’aile droite du Panthéon, au
Nº 9 de la Place de même nom, hôtel dont presque tous les hôtes étaient
des étudiants ou des étrangers, que l’ignorance, ou la bizarrerie de
leurs noms faisait désigner par les numéros de la pièce par eux occupée.
Blasco, qui avait la chambre Nº 52, était donc, comme il aime
plaisamment à le rappeler, «le grand homme Nº 52».

Un de ses traducteurs français--le seul qui se soit donné la peine de
lui consacrer une très courte notice en notre langue--M. F. Ménétrier, a
prétendu, à ce propos, et à deux reprises--en Mars 1910, au Nº 2 des
_Mille Nouvelles Nouvelles_, p. 54, puis en 1911, en tête de sa
traduction de _Entre Naranjos_--que Blasco Ibáñez était resté plusieurs
années en France, lui attribuant la composition, à Paris, d’œuvres
écrites en réalité à son retour en Espagne[22]. Son séjour dura
exactement le temps que j’ai dit plus haut et le seul et unique ouvrage
qu’il y composa fut cette _Historia de la Revolución Española_, que le
prêtre D. Julio Cejador cite, dans la très confuse bibliographie des
œuvres de Blasco qu’il a mise en 1918 à la suite de son article sur
l’écrivain au t. IX de sa verbeuse et partiale _Historia de la lengua y
literatura castellana_, comme ayant paru à Barcelone en 1894 en 3
volumes. C’est une œuvre destinée au peuple, qui avait été rédigée
sur la demande d’un éditeur catalan et qui fut publiée par fascicules.
Il ne faudrait d’ailleurs pas juger, par cette production de
circonstance, de la nature des occupations de Blasco à Paris. En vérité,
l’étude l’absorbait au point de lui faire oublier la politique.
Précédemment, alors qu’il s’était jeté à corps perdu dans les agitations
de son parti, il avait écrit trois romans et de nombreux contes. Par une
curieuse anomalie, ce révolutionnaire, qui aspirait à la disparition
d’un passé mort et d’institutions momifiées, ne savait, pour ses
œuvres d’imagination, que puiser dans les âges révolus. Ses romans
étaient historiques; ses contes, des légendes dont le décor fantastique
et les sombres personnages étaient empruntés au Moyen Age. Ses travaux
de débutant virent le jour dans des publications illustrées de Madrid et
de Barcelone et ont même trouvé un éditeur pour les réunir en volumes.
Mais leur auteur s’est toujours refusé à en autoriser la réimpression.
Je respecterai donc sa pudeur à l’endroit de ces fils premiers-nés de sa
verve de créateur et passerai outre, moi aussi.

Peu avant son départ pour Paris, à vingt-deux ans, il avait achevé ses
deux premiers romans d’ambiance moderne: _El Adiós de Schubert_ et la
_Señorita Norma_. Ce sont des œuvres de peu d’étendue, qui
produisirent quelque sensation dans le public et furent cause que, pour
la première fois, des critiques daignèrent s’occuper du romancier Blasco
Ibáñez. Celui-ci ne les en a pas moins condamnées à l’oubli, comme tout
le fatras de ses romans historiques, et s’est toujours opposé également
à ce qu’elles fussent rééditées. A Paris, l’on a vu qu’il écrivait peu,
bien qu’il y lût beaucoup. Il était dans cette situation psychologique
spéciale d’un être qui, prévoyant obscurément que de grandes choses lui
étaient réservées, profitait tacitement de cette courte trêve du Destin
pour se préparer à vivre. La plénitude de son exubérante jeunesse,
l’ardeur physique de son tempérament viril le rendaient doublement
heureux, en ce Quartier Latin de la bonne époque, débordant de joyeuse
sève française, aux amours faciles, à l’existence matérielle aisée. Sa
famille lui assurait trois cents francs chaque mois: une petite fortune
en ces jours lointains! Les correspondances qu’il envoyait à divers
journaux espagnols ajoutaient une centaine de francs à la manne
familiale. Que fallait-il de plus pour apparaître, aux yeux des
faméliques bohêmes de l’_Hôtel des Grands Hommes_, nimbé de l’auréole
d’un satrape? C’était, surtout aux premiers jours du mois, une bombance
entre camarades, dont Blasco supportait généreusement tous les frais et
comme, alors, il se croyait obligé, à titre d’Espagnol, de ne pas
démentir la légende du Don Quichotte fanfaron et bon enfant, il s’était
mis à la tête d’une bande allègre de gais lurons, Espagnols et
Hispano-Américains, dont les exploits devinrent promptement légendaires
au Quartier. Un soir, au Bal Bullier, l’ordre fut tellement troublé par
ces joyeux drilles, que les gardes républicains durent intervenir et
expulser _manu militari_ la troupe tapageuse et son chef.

Blasco Ibáñez, lorsque, étant à Paris, le hasard le ramène sur cette
Place du Panthéon, où l’_Hôtel des Grands Hommes_ réveille ses vieux
souvenirs, ne manque pas, montrant le poste de police installé dans
l’édifice qui sert de Mairie au Ve Arrondissement, de dire à ses
compagnons, en guignant malicieusement de l’œil: «_¡Las veces que nos
han traído aquí, de noche!_»[23]. Il y avait, en ce temps là, au bureau
du poste de police, un vieux fonctionnaire qui, sous l’Empire, avait
été, lui aussi, conspirateur républicain et qui, au courant des
antécédents politiques du jeune Blasco, considérait comme son devoir de
le tancer vertement, encore qu’avec une secrète sympathie, lorsqu’il le
voyait entrer, confondu pêle-mêle avec des filles et tout l’élément
composite d’une bataille nocturne à Paris, aux alentours de la Sorbonne.
«_Comment_, s’écriait ce brave homme, _n’avez-vous pas honte de mener
une telle existence_? _Vous, exilé pour la cause glorieuse de la
Liberté!_» Le captif avouait humblement sa honte, était loyalement
relâché et recommençait de plus belle, à la prochaine occasion. Pourtant
en guise de pénitence, il s’était imposé la noble tâche de racheter de
la perdition quelques Madeleines repentantes et ses succès, sur ce
terrain spécial de l’apostolat évangélique, eussent été, m’a-t-il
déclaré, de nature à rendre jaloux cet excellent Père de la chanson,
lequel, pour le rachat de leurs manquements, imposait le recommencement
aux agnelles perdues qui lui confessaient certains péchés mignons...

En 1891, une amnistie des délits politiques ayant été accordée par le
gouvernement espagnol, Blasco put rentrer dans sa patrie. Il y revint
tout autre qu’il en était sorti. Désormais, c’en fut fait de la
dissipation. L’austérité et le travail devinrent les maîtres de sa vie.
Il se maria et recommença la propagande républicaine, mais en lui
consacrant une énergie concentrée, toute nouvelle. Aujourd’hui qu’il
s’est retiré de la politique militante, qu’il veut oublier ses triomphes
oratoires et ses polémiques de presse, l’évocation de ces années
obscures est propre à l’attrister. Pourtant, comment taire une période
où jamais il ne montra un plus absolu désintéressement, un dévouement
plus complet en faveur de la cause de l’émancipation de ce pauvre peuple
d’Espagne? Il avait fondé _El Pueblo_, feuille toujours existante et qui
est l’un des plus vieux journaux radicaux d’Espagne. Une telle
entreprise, il la risqua sans appui pécuniaire aucun et, pour soutenir
son journal, il dépensa tout ce qui lui était revenu à la mort de sa
mère et d’autres biens de famille encore. On sait ce qu’il en est des
journaux de parti, spécialement ceux d’idées dites «avancées». Les
bailleurs d’annonces se garent d’eux comme de la peste, leurs abonnés
sont clairsemés et le plus net de leurs revenus doit donc provenir de la
vente au numéro. Mais l’Espagne a une moitié de sa population qui est
illettrée et comme _El Pueblo_ s’adressait vraiment au peuple, l’on
conçoit que, des presses qui l’imprimaient, coulassent plutôt des
«bouillons» que le Pactole.

A ces déboires financiers s’ajoutaient les mille tracas de la
systématique persécution des autorités, qui ne pouvaient admettre les
campagnes acharnées du journal contre le système gouvernemental
monarchique. La prison: telle était la riante perspective qui s’offrait
désormais à la vue de Blasco et il en prit plus d’une fois le chemin,
non pas, comme au Quartier Latin, pour y être élargi après une
paternelle semonce, mais pour y faire connaissance avec le régime
cellulaire espagnol, qui n’a rien de particulièrement attrayant. Mais
déjà sa seule vie quotidienne de journaliste était une sorte de bagne.
D’abord, il lui fallait écrire chaque jour plusieurs articles. Ses
compagnons de rédaction étaient de jeunes enthousiastes, qui
travaillaient gratuitement. Aussi réclamaient-ils l’aide de leur
Directeur pour les rubriques les plus diverses et cette besogne qui
commençait à 6 heures du soir--le _Pueblo_ paraissant le matin--ne se
terminait qu’à l’aube suivante. Un Valencien, qui a eu l’occasion de
participer à cet apostolat, m’a affirmé que, sauf la composition et le
tirage de sa feuille, Blasco Ibáñez faisait tout le reste et qu’il
aidait même fréquemment ses reporters à confectionner de quelconques
faits-divers. Cette intense production au jour le jour dura près de dix
années. Elle est malheureusement perdue pour nous. Il est vrai que la
majorité de ces articles étaient des improvisations politiques, dont le
caractère d’actualité constituait le mérite principal et qu’à ce titre,
ils n’offriraient qu’un intérêt très relatif. Cependant, mêlés avec eux,
on trouverait des études littéraires et artistiques, des essais de
critique, tout un côté intéressant d’une ardente propagande, qui tendait
à offrir au peuple, en même temps que la liberté civique, la jouissance
du Beau, jusqu’alors propriété exclusive des privilégiés de la Fortune.
Aucun de ces travaux n’a été conservé par Blasco. Il y a plus. Dans sa
haine pour les paperasses accumulées, dont j’ai parlé suffisamment, il a
détruit, il y a bien longtemps, toute la suite du _Pueblo_ et la
rédaction du journal n’a commencé à en collectionner les numéros que
lorsque son fondateur eut cessé de le diriger. Peut-être, cependant,
qu’en une discrète bibliothèque d’Espagne, l’on en trouverait les
volumes reliés, au fond d’un poussiéreux magasin... Quoiqu’il en soit,
Blasco ne se repent guère de cette destruction, à en juger par ce qu’il
écrit dans le prologue «Au lecteur» de son dernier livre, sur _El
Militarismo Mejicano_, p. 12: «J’ai toujours considéré les tâches du
journalisme comme un travail éphémère, dont l’existence conditionnée et
rapide ne mérite pas de se prolonger dans un livre. Je n’ai réuni en
volumes que mes contes et non tous, ainsi que quelques articles
littéraires, en très petit nombre. Je n’ai jamais considéré comme dignes
de figurer sous une couverture d’éditeur mes travaux concernant la
politique, la sociologie, l’histoire, etc. J’ai été, de longues années,
journaliste, écrivant chaque jour un ou deux articles. Le lecteur dont
la bienveillance me favorise s’imaginera aisément de quel péril l’a
délivré mon manque de passion de collectionneur... Si j’étais de ces
auteurs qui croient faire tort à la postérité lorsqu’ils oublient de
réunir en volumes jusqu’aux lettres par eux envoyées à des amis, il
existerait, à cette heure, de trente à quarante tomes d’articles de
Blasco Ibáñez. Car j’en ai produit par milliers et je les ai si
complètement oubliés, qu’il me serait parfaitement impossible, même si
je le voulais, de les retrouver aujourd’hui...»

C’est dans cette période agitée que le futur maître du roman espagnol
écrivit les œuvres d’imagination les plus vigoureuses de sa période
valencienne. _El Pueblo_ accueillit la plupart des contes qui forment
actuellement les deux recueils intitulés: _Cuentos Valencianos_--qui en
contient treize--et _La Condenada_--qui en contient dix-sept. _Arroz y
Tartana_, son premier roman vraiment littéraire, et _Flor de Mayo_,
furent d’abord des feuilletons du _Pueblo_. Puis, lorsque Blasco eut
purgé la peine du bagne dont il va être question à la fin de ce
chapitre, c’est encore dans le _Pueblo_ que _La Barraca_, cette œuvre
qui le fit connaître à l’Europe, fut publiée par tranches quotidiennes.
Toutes ces créations, que l’on s’accorde à définir comme les plus
fraîches et les plus attrayantes de notre auteur, ont cependant été
composées dans le tohu-bohu d’une salle de rédaction de feuille
populaire et sans autre prétention que celle de distraire la plèbe qui
en formait la clientèle fidèle. Voilà ce qu’aucun critique n’avait songé
à dire et l’observation méritait d’être faite. Le même garant de Valence
que j’ai cité plus haut, me décrivant la façon de travailler de celui
qu’il appelait alors «_el jefe_»[24], m’a dit, à la lettre, ce qui suit:
«Il ne se couchait que plusieurs heures après le lever du soleil. Sa vie
normale commençait donc dans le milieu de l’après-midi. A la nuit
tombante, je le trouvais installé au journal. Il faut que vous sachiez
que la rédaction du _Pueblo_ était installée dans une vieille bâtisse du
XVIe siècle, avec un énorme salon, dont des colonnes salomoniennes
soutenaient le haut plafond. Dans cette pièce gigantesque, la
caléfaction n’existait pas et les fougueux rédacteurs y tremblaient,
l’hiver, d’un froid humide. Blasco avait installé sa table à l’un des
angles de ce hall. Son travail était haché d’interruptions, obligé qu’il
se voyait de recevoir à tout instant les coreligionnaires qui, seuls ou
en groupes, venaient le consulter. Ce n’est guère que passé minuit qu’il
commençait à être délivré de ces visiteurs enthousiastes. Jusque vers
trois heures du matin, il continuait la rédaction, classant les
télégrammes de la dernière heure. A partir de trois heures, il restait
seul, dans le hall plongé dans une obscurité que coupait sa petite
lampe[25]. C’est alors qu’il écrivait ses contes, ceux que vous savez,
et aussi cette merveilleuse histoire d’amour qui s’appelle: _Entre
Naranjos_. Sous lui trépidait notre vieille presse, cependant qu’aux
fenêtrages du salon immense, l’aurore aux doigts de rose teignait de
vives nuances les vitres anciennes. Son existence était d’une laborieuse
monotonie, entrecoupée, comme seuls incidents notables, d’excursions
forcées aux geôles de la ville et même--à la suite de voyages de
propagande politique en ces deux cités--à celles de Madrid et de
Barcelone. Il vivait dans la plus extrême pauvreté, ayant perdu tout son
avoir dans cette mauvaise affaire du journal à maintenir et, d’autre
part, ne gagnait rien avec la plume, vu qu’il ne disposait pas du temps
nécessaire pour écrire ailleurs qu’au _Pueblo_. Il soutint aussi de
fréquents duels avec ses adversaires politiques.»

Ces duels sont restés célèbres en Espagne et l’auteur de l’article dédié
à Blasco Ibáñez au T. VIII de l’_Enciclopedia Espasa_--publication de
premier ordre, qui fait honneur aux éditeurs barcelonais qui
l’entreprirent et sauront la mener à bien--a cru devoir rappeler comme
particulièrement sensationnels ceux qu’il eut avec D. R. Fernández
Arias, directeur de la feuille des officiers espagnols: _La
Correspondencia Militar_, et avec le général Bernal. Je raconterai, plus
loin, celui, plus fameux encore, avec certain lieutenant de la Sûreté, à
Madrid. Mais, avant d’en venir à cet incident, il en est un autre que je
dois conter et dont les conséquences furent d’une gravité extrême pour
Blasco. C’était en 1895--lors de la seconde et dernière guerre
d’indépendance de l’île de Cuba contre l’Espagne. On sait que la perle
des Antilles, après un premier essai de rébellion en 1868, dompté par
Martínez Campos, s’était soulevée de nouveau sous la direction du
général cubain Gómez, déjà impliqué dans le soulèvement de 1868, et de
l’avocat D. José María Martí, ainsi que du patriote D. Antonio Maceo.
Blasco Ibáñez voulait que fût reconnue l’indépendance de Cuba et, par
suite, s’opposait à la continuation d’hostilités parfaitement
inutiles--on ne le vit que trop dans la suite. Son maître, Pi y Margall,
soutenait, d’ailleurs, la même thèse que lui: avec cette différence,
toutefois, que le disciple, plus jeune et plus agressif, tendait aux
solutions extrêmes et, ne se bornant pas à exposer des doctrines de
cabinet, n’hésitait point à descendre dans l’arène des réunions
publiques, où le _leit-motiv_ de ses discours était que l’Amérique
espagnole s’étant séparée de l’Espagne depuis un siècle après des
luttes aujourd’hui oubliées, il n’y avait pas de raison sérieuse de
s’opposer à ce que Cuba suivît cet exemple, puisqu’au bout de
l’émancipation, l’amitié entre la mère-patrie d’antan et ses filles
affranchies était chose certaine. Mais le gouvernement central madrilène
ne l’entendait pas ainsi, d’autant plus que le mouvement de protestation
populaire avait vite pris un caractère d’émeute, parce que, le service
militaire obligatoire n’existant point alors en Espagne, c’étaient les
fils des pauvres seuls qui, ne pouvant se racheter contre argent sonnant
de leur devoir de servir, étaient forcés d’aller, en vertu du tirage au
sort, défendre à Cuba les privilèges de quelques gros fonctionnaires de
la Couronne. Blasco Ibáñez lança donc le cri: «_¡Que vayan todos á la
guerra, ricos y pobres!_»[26], interprétant ainsi la commune pensée du
peuple. Dès lors, les manifestations s’exaspérèrent et les femmes, en
particulier, commencèrent à s’opposer violemment à l’embarquement des
troupes expéditionnaires. Dans une de ces manifestations, organisée par
_El Pueblo_ et son rédacteur en chef à Valence, la protestation dégénéra
en combat, où les gardes à pied et à cheval se virent repoussés par la
multitude, et perdirent, malgré qu’ils se défendissent à coups de sabres
et de fusils, plusieurs des leurs. La ville fut mise en état de siège,
la loi martiale proclamée et Blasco décrété de prise de corps par les
autorités militaires, heureuses de pouvoir enfin, une bonne fois, se
défaire d’un redoutable ennemi. Il serait superflu de s’arrêter ici à
considérer ce qui fût advenu de Blasco Ibáñez, si sa capture eût été
réalisée à l’issue de cette échauffourée. Le cas d’un certain Francisco
Ferrer, Catalan d’Alella, fondateur de la _Escuela Moderna_ et fusillé,
le 13 Octobre 1909, à Montjuich, comme instigateur de la Révolution à
Barcelone, est encore trop frais dans toutes les mémoires pour que
j’insiste. Mais les marins et les pêcheurs du port de Valence, de tout
temps grands enthousiastes du jeune romancier, eurent le bon esprit de
le tenir longtemps caché dans des antres secrets qui servent bien
souvent aux contrebandiers, jusqu’à ce qu’une certaine nuit, déguisé en
matelot, le proscrit, dont la tête était condamnée, utilisa le départ
d’un bateau se rendant en Italie pour, à une grande distance de la côte,
passer à bord et échapper ainsi aux poursuites.

Son séjour de plusieurs mois au «pays de l’art» permit au fugitif de
parcourir en tous sens la péninsule et d’en visiter, quoique sans
argent, les principales curiosités, réalisant de façon fort imprévue le
plus cher désir de tout véritable homme de lettres, et, dans son cas
particulier, un vœu qu’il caressait dès l’enfance. Depuis, il est
retourné, et à diverses reprises, dans la Péninsule Italique, en y
jouissant de tout le confortable d’un voyageur aisé. Il n’y a point
éprouvé la fraîcheur, ni la vivacité des sensations de ce premier voyage
forcé, où il n’avait pour tout bagage qu’une modeste valise et se voyait
contraint de se priver du plus essentiel, s’il voulait ne point être
rapidement obligé de mourir de faim. Tous ces enthousiasmes ont pris
corps dans une suite d’articles envoyés au _Pueblo_ et qui, réunis en
volume, sous le titre: _En el País del Arte_ (_Tres meses en
Italia_)[27], volume souvent réimprimé depuis 1896, contribuèrent à lui
conquérir, en Espagne, un renom de paysagiste et de descriptif aux
touches vigoureuses et évocatrices, suggérant la vie avec de simples
mots et la rendant aussi nettement que, si au lieu d’une plume, il eût
manié le pinceau. Cependant les événements qui se précipitaient, en
Espagne, par suite de la déroute cubaine, avaient vite fait oublier le
choc sanglant de Valence. Blasco put ainsi revenir en cette ville, mais
en y restant soumis à la surveillance des autorités militaires, qui ne
le perdaient pas de vue.

A peu de temps de là, les émeutes recommencèrent de plus belle et des
bandes républicaines se mirent à battre la campagne. Ce prétexte futile
parut suffisant pour, de nouveau, incarcérer Blasco et lui faire le
procès qu’avait évité sa fuite en Italie. Dans une caserne d’infanterie
siégeait un conseil de guerre, entouré de tout l’appareil martial
coutumier. Blasco y comparut entre une haie de baïonnettes.
L’accusateur, un colonel, réclamait pour lui la peine de quatorze ans de
bagne. L’accusé négligea de rien dire pour sa décharge. Il fut pourvu du
défenseur d’office, prévu par la loi et n’ajouta pas une parole à son
plaidoyer, sachant que c’eût été peine perdue. La délibération des
colonels qui constituaient le tribunal, fut longue et entrecoupée de
nombreuses consultations des supérieurs. Quand la sentence fut enfin
arrêtée, les ombres de la nuit avaient envahi le ciel de turquoise de la
_Huerta_. Dans une cour de la caserne, à la pâle lumière d’un falot,
Blasco apprit que la justice des officiers l’estimait digne d’apprendre
à mieux observer l’ordre social par eux incarné, non pas, comme c’eût
été logique, dans une forteresse, mais, et en dépit des dispositions
légales, au _presidio_, entre des assassins et des voleurs. Dans cet
enfer d’ignominie et de servitude, Blasco Ibáñez est resté plus d’un an
et, aujourd’hui encore, il ressent, à parler de ces jours néfastes,
comme la glaciale sensation d’un sépulcre lui tenailler le corps.
L’édifice où on l’enferma a été démoli. Il était situé dans le vieux
Valence, entre un lacis de tortueuses ruelles où jamais ne pénétrait un
rayon de soleil. Construite pour héberger quelques douzaines de moines,
cette geôle donnait alors asile à plus de mille détenus. Afin d’éviter
des contagions trop naturelles avec une telle agglomération de chair
humaine, on procédait, chaque jour, à un lavage à grands flots de
l’édifice, comme sur le pont d’un navire. Mais ces arrosages continuels
y faisaient régner une telle humidité, que la vieille bâtisse rendait
l’eau par tous ses pores et qu’une malsaine buée se dégageait de ses
murailles, engendrant des miasmes pestilentiels. Du fond des puits qui
servaient de cours, les forçats contemplaient d’un œil avide le
lointain reflet solaire, qui, à midi, dorait l’arête des toits voisins,
sans jamais se risquer à descendre dans ces fosses d’abomination et de
désespoir. La marche, de plus en plus déplorable, de la guerre cubaine
avait eu pour effet--comme il arrive toujours en de telles
circonstances--de redoubler les rigueurs officielles, déjà extrêmes, à
l’endroit de Blasco. Le personnel des gardiens du bagne, sachant que,
s’il était là, c’était à cause du peuple, dont ils étaient, le traitait
avec tous les égards possibles. La pâle troupe des galériens, où
quelques monstres à l’horrible passé figuraient, n’avait pas tardé non
plus à subir l’ascendant moral de ce grand conducteur d’hommes et à le
respecter, avec cette déférence qu’impose, aux pires scélérats, le
contact d’une nature supérieure, s’efforçant même, par une émulation
touchante, de lui rendre, dans la mesure de leurs faibles moyens, sa
situation plus sortable. Mais le gouvernement activait la surveillance
et donnait des ordres précis. Blasco était l’ennemi de la patrie. Il
devait être soumis au régime le plus rigoureux. Parce qu’il avait voulu
la liberté de Cuba, on exigea que les quelques douceurs dont
l’administration l’avait gratifié, fussent impitoyablement supprimées.
Plus de livres, plus de papier, plus de crayons pour cet _outlaw_. Ni
lecture, ni écriture pour ce paria. Il eut sa merveilleuse chevelure,
trophée de virilité exubérante, rasée. Il porta l’uniforme infamant de
la chiourme. La seule faveur qui fut maintenue, et encore à la condition
expresse de rester secrète, ce fut de lui permettre de coucher à
l’infirmerie, où mouraient les phtisiques, victimes de l’effroyable
discipline de ces lieux.

Blasco Ibáñez n’a pas cru devoir écrire, comme Silvio Pellico, ses
_Prisons_. A peine trouve-t-on dans ses contes quelque directe allusion
à l’horreur des _presidios_ en Espagne. Ainsi, dans celui qu’il a
intitulé: _Un funcionario_, p. 99 de son recueil: _La Condenada_, et le
conte même qui a donné son nom à ce recueil, p. 5. Dans le premier, il
décrit la vie du bourreau de Barcelone, qui, une certaine nuit, avait
logé près de lui au bagne. Dans le second, il relate les impressions
qu’il avait gardées d’un pauvre diable de condamné à mort, avec qui il
s’était entretenu plus d’une fois, à travers la grille de son cachot.
Peut-être, enfin, faut-il encore rattacher à ces souvenirs le petit
récit où figure un _golfo_[28] incarcéré: _La Corrección_, p. 133 des
_Cuentos Valencianos_. Mais, dans ses romans, rien, absolument rien ne
transparaît de cette période, qui reste encore aujourd’hui le cauchemar
de Blasco. Cependant l’opinion espagnole s’était émue en présence du cas
de cet écrivain, déjà assez célèbre, que l’on traitait en criminel de
droit commun. Un mouvement de protestation nationale s’esquissa. A
plusieurs reprises, l’Association de la Presse réclama du gouvernement
de Madrid l’élargissement du détenu, jusqu’à ce qu’enfin son président
d’alors, D. Miguel Moya, journaliste bien connu et d’un réel talent,
obtint de la Reine Régente l’indult du forçat. Blasco Ibáñez avait passé
un an et plusieurs mois en captivité, une captivité dont le lecteur a
bien compris toute l’horreur. On ne l’élargit qu’à condition qu’il
résiderait à Madrid et viendrait se présenter chaque matin au bureau de
la Place. De cette façon, cet homme dangereux restait à portée de
l’autorité, qui avait juré, comme on dit, d’avoir sa peau et le voyait à
contre-cœur lui échapper. Il importe, à ce propos, de dissiper une
erreur commise par le traducteur déjà cité, M. F. Ménétrier, qui, dans
la courte notice à laquelle j’ai renvoyé, prétend que Blasco Ibáñez fut
amnistié au bout de neuf mois; après quoi, il se serait fixé près de
Torrevieja, où il aurait écrit la plupart des nouvelles recueillies
ensuite sous le titre: _La Condenada_; après quoi, enfin, et à un an de
là, il serait revenu, en 1898, à Valence pour y être élu député et y
composer _La Barraca_. En réalité, il n’écrivit pas une seule ligne à
Torrevieja, port de mer entre Alicante et Carthagène, dont les salines
sont connues. Il n’y passa qu’un mois, pour y prendre des bains, avec la
permission spéciale de la _Capitanía General_ de Madrid, séjour sans
importance qui précéda, en effet, de peu sa nomination de député.

Cette nomination, acte spontané du peuple de Valence et effectuée à une
énorme majorité, transformait incontinent la victime en personnage
officiel, couvert par l’immunité parlementaire. Mais elle ne faisait
nullement de Blasco un politicien, dans le sens que l’on donne
ordinairement à ce vocable. Les défauts du parlementarisme--dont la
nuance espagnole ne laisse pas d’être tout à fait _sui generis_--et le
caractère conventionnel des partis, devenus une sorte d’entité légale,
n’ont jamais eu le don de le séduire. Enthousiaste romantique, il a été
un agitateur républicain, capable de donner sa vie pour son idéal, mais
a toujours ressenti, pour la comédie parlementaire de Madrid, une
répugnance instinctive. Si, dès l’enfance, l’atmosphère romanesque des
conspirations l’avait séduit, le rêve de devenir député n’avait, par
contre, oncques hanté son cerveau. Mais il n’en accepta pas moins, avec
reconnaissance, cette investiture qui le mettait à l’abri des coups
sournois d’ennemis qui, procédant jusqu’alors avec un arbitraire
tout-puissant, se voyaient maintenant arrêtés par le caractère
intangible du représentant de la nation, d’autant plus qu’à cette époque
le Parlement espagnol concédait fort rarement l’autorisation préalable
d’arrestation d’un de ses membres. J’ai entendu conter, sur Blasco
Ibáñez député, une jolie anecdote, dont, cependant, je n’oserais
garantir l’authenticité, puisque, le jour où je la rapportai au maître,
il se borna à sourire. Néanmoins, étant donné son caractère, je la
considère comme fort vraisemblable. Il avait alors trente ans et
travaillait plus que jamais pour la cause républicaine. Or, son parti se
trouvait préparer, avec la complicité de certains généraux, un grand
mouvement antimonarchique, dont le succès paraissait alors assuré.
Beaucoup d’officiers supérieurs avaient juré de tirer l’épée pour la
Cause et le coup eût peut-être abouti, si, comme toujours, le
gouvernement, averti à l’instant critique, n’eût recouru au biais
ingénieux de doter de grasses sinécures ces chefs mécontents, lesquels,
naturellement, se rangèrent _ipso facto_ aux côtés de la royauté. Mais,
quand ils étaient encore dans toute la ferveur de leur zèle
révolutionnaire, il y avait eu, une nuit, une assemblée secrète, qui
s’était prolongée jusqu’au matin et à laquelle avait assisté,
naturellement, Blasco. On y avait réglé jusqu’en ses moindres détails
l’acte libérateur. On était allé jusqu’à dresser la charte et établir
les cadres du nouveau régime, en s’en répartissant les divers
portefeuilles: «Vous, Blasco, dit le président du conciliabule, il
faudra que vous vous chargiez de l’Instruction Publique, non pour
l’Instruction en elle-même, mais à cause des Beaux-Arts, qui en
dépendent...»--«Moi, répliqua l’interpellé avec stupeur? Quelle
plaisanterie! Je n’ai jamais songé, pas même en rêve, à être converti en
ministre. Si vous tenez absolument à ce que je sois quelque chose dans
votre combinaison, envoyez-moi, de grâce, comme ambassadeur à
Constantinople et permettez que j’emmène avec moi, à titre de
conseillers d’ambassade, un groupe de jeunes écrivains...»

Cette boutade, si jamais elle fut prononcée, renfermerait une vérité
profonde. Et c’est celle-ci: que Blasco Ibáñez n’eût pas été homme de
gouvernement. En tant que chef de parti, sa situation ne laissait pas
d’être singulière. Son titre, en effet, était purement nominal. En
vérité, qui commandait, c’était son état-major et lui, ne faisait
qu’obéir à ses subordonnés. Combatif avec l’ennemi, il n’était plus, au
milieu des siens, qu’un bon camarade, d’un libéralisme anarchique. Il ne
manquait jamais, après avoir communiqué une décision, d’ajouter
aussitôt: «_Esto es lo que yo considero mejor, pero si ustedes opinan lo
contrario, yo les seguiré, ocurra lo que ocurra..._»[29]. Beaucoup
d’apparentes sottises, de pas de clerc dans sa vie politique ont été
commis sciemment, à seule fin de ne pas contrarier ceux qui
l’entraînaient à leur remorque. Quelques hommes astucieux et d’un sens
pratique aigu exploitèrent habilement cette faiblesse pour, vivant à
l’ombre du maître, faire profiter leurs combinaisons égoïstes du
prestige populaire de Blasco et confisquer à leur avantage cette partie
imposante de l’opinion publique ralliée autour de son nom. C’est à l’un
de ces arrivistes sans vergogne qu’est attribuée une phrase qui peint en
pied cette tourbe impudente. Comme on lui demandait pourquoi il se
refusait à obtempérer aux consignes du patron, il répliqua cyniquement:
«_Les chefs véritables du parti, c’est nous._»--«_Mais alors_, fut-il
objecté, _que devient, dans ce système, D. Vicente_?»--«_Don Vicente,
c’est le héros!_» Réponse qui dégage toute la moralité de cette période.
Le héros était bon pour recevoir les coups et souffrir les privations.
Quant aux profits, ces Messieurs de l’arrière-garde s’en étaient
généreusement réservé le monopole.

Durant six législatures successives, Blasco Ibáñez représenta Valence à
la Chambre espagnole. Si son titre de député le mettait à l’abri des
persécutions que lui eût valu son activité politique, en revanche le
contact familier avec ceux que l’on pourrait appeler les professionnels
de cette même politique, agit sur lui à la façon d’un révulsif. Peu à
peu, ses illusions d’agitateur s’évanouirent, à la pratique quotidienne
de la comédie parlementaire espagnole, en même temps que disparaissaient
de l’arène les derniers officiers républicains, jadis si nombreux dans
l’armée. Sous la régence de Marie-Christine, l’armée espagnole offrait
ce spectacle curieux que, contre toute logique, c’étaient les vieux
officiers, colonels ou généraux, qui se montraient partisans de la
République, ou, du moins, d’un libéralisme avancé, et qu’au contraire,
les jeunes sous-lieutenants ou capitaines étaient monarchistes et
conservateurs. Une telle anomalie s’explique, si l’on songe que les
vieux avaient pris part à la révolution de 1868--qui fit descendre du
trône l’autre Marie-Christine, non d’Autriche celle-là, mais de
Bourbon--et qu’étant morts, en majorité, après les guerres coloniales,
le peu qui en survivaient se rallièrent à la monarchie d’Alphonse XIII,
lorsque celui-ci, à l’âge de seize ans, en 1902, eut pris possession du
pouvoir royal: les uns par découragement, les autres par intérêt.
Blasco, qui menait de front le métier de député et celui de
conspirateur, lorsque toute possibilité de réaliser ce rêve républicain
qu’il avait si tenacement caressé, lui fut apparue irrémédiablement
chimérique, voulut laisser là la politique et refuser le mandat de
député. La sixième fois qu’il fut nommé, son dégoût était si manifeste
qu’il apparut clairement qu’à la prochaine législature, ses électeurs
n’auraient plus raison de sa volonté. Je ne ferai pas l’histoire des
luttes intestines, des envies, des rivalités, des trahisons qui, alors,
empoisonnaient sa vie et qu’il considère aujourd’hui de très haut, avec
un sourire où l’ironie se mêle à l’effroi. Une phrase de lui suffit à
caractériser son attitude actuelle à l’endroit de ce lointain passé.
C’est cette simple, courte et éloquente exclamation: «_¿Y yo he podido
vivir así?_»[30].

Vers 1909, comme ses mandataires insistaient pour qu’il acceptât, une
septième fois, d’aller les représenter à la Chambre, Blasco Ibáñez leur
fit, en résumé, le discours suivant: «Il y a, en Espagne, vingt mille
Espagnols qui peuvent être députés et remplir leur rôle aussi bien,
sinon mieux que moi-même. En revanche, il en est un peu moins qui soient
capables d’écrire des romans passables. De grâce, permettez-moi de
suivre enfin ma voie véritable!» Cette décision n’impliquait nullement
une renonciation à l’idéal politique d’antan. Ceux qui connaissent
intimement Blasco Ibáñez savent que c’est un grand romantique et que la
plus amère déception de son existence, ce sera peut-être de voir venir
la mort en sa demeure, sans avoir vu venir auparavant la République en
Espagne. Et je ne crois pas me tromper en affirmant qu’au contraire, la
plus grande joie de sa vie consisterait pour lui à atteindre l’extrême
vieillesse, à servir, drapeau vivant, de symbole aux masses libérées de
son pays et à tomber, tel le vieux héros des _Misérables_, en dernière
et sublime victime sur la dernière des barricades de la révolution
triomphante...

Mais, avant de clore le chapitre où se termine le long épisode
parlementaire de Blasco Ibáñez, ne faudrait-il pas que je
narre--puisqu’il rentre dans cette période--le duel avec le lieutenant
de la Sûreté dont j’ai parlé plus haut et qui ne fut que l’un des
nombreux incidents de sa carrière de député agitateur, plusieurs fois
blessé--et deux fois très grièvement--dans ces rencontres que
l’intempérance de son langage lui attirait? Cependant, comme ce récit a
sa place naturelle au chapitre V, je terminerai sur une historiette d’un
autre genre, qui montre combien le métier du leader républicain, obligé
bien souvent à outrer son attitude et ses discours pour contenter ce
même peuple dont il tient son mandat, peut nuire à la carrière d’un
écrivain. _La Barraca_, _Cañas y Barro_ et _La Catedral_ avaient été
rédigées dans des séjours alternés à Madrid et à Valence. Puis Blasco
s’était installé dans le petit hôtel voisin de la _Castellana_, qu’il
finit par acheter, et c’est là qu’il avait écrit _El Intruso_, _La
Bodega_, _La Horda_, _La Maja desnuda_, _Sangre y Arena_ et _Los Muertos
mandan_. Ce dernier livre, qui porte la date de Mai-Décembre 1908, clôt
l’ère madrilène. Car _Luna Benamor_, publié en volume au printemps de
1909, date, sous forme des six contes et des cinq esquisses qui
complètent cette touchante nouvelle, d’époques diverses, mais
antérieures. Il faut dire, pour expliquer la composition de ces six
romans en cinq ans--de 1904 à 1908--, que le sixième mandat de député de
Blasco Ibáñez avait été presque platonique, vu qu’il n’allait même plus
aux séances de la Chambre. _La Barraca_, après avoir paru dans _El
Pueblo_, avait été réunie en un modeste volume dont il ne s’était vendu
que quelques centaines d’exemplaires. Puis _El Liberal_ de Madrid, alors
le journal le plus lu d’Espagne, l’avait redonnée en feuilleton. Cette
fois, le succès avait été franc et la vente considérable. Quand parut
_Entre Naranjos_, en 1900, les amis du romancier lui offrirent un grand
banquet dans les jardins--aujourd’hui disparus et en partie occupés par
la nouvelle Poste--du _Buen Retiro_. Pérez Galdós, le patriarche du
roman espagnol, présidait cette fête, où de nombreux auteurs prirent la
parole et à l’ornementation de laquelle avaient été conviés les
artistes valenciens résidant à Madrid. Ce fut la cérémonie dont le
retentissement devait être grand et qui ne contribua pas peu à
accréditer le renom de l’écrivain. Cependant, je tiens d’un libraire
bien connu de la capitale espagnole que, fort après cette époque, à peu
près chaque fois qu’il lui arrivait de recommander une œuvre de
Blasco à sa clientèle aristocratique, il en recevait presque
infailliblement une réponse dans ce genre: «_Pero este Blasco Ibáñez,
¿es pariente del diputado republicano?_»[31]. Et, sur l’affirmative que
c’était le même homme, le monsieur et la dame distingués laissaient
tomber dédaigneusement un livre jugé indigne de tout intérêt...

[Illustration: BLASCO AVEC SA FAMILLE SUR LA PLAGE DE MALVARROSA

Il avait coutume, chaque matin, de faire une partie de rowing dans le
canot qui figure sur cette photographie, publiée par _Blanco y Negro_,
l’hebdomadaire illustré de Madrid]

[Illustration: BLASCO IBÁÑEZ PARLANT AU PEUPLE DANS LA SALLE DE JEU DE
PELOTE BASQUE («FRONTÓN») A VALENCE]



     IV

     Aversion pour les groupements littéraires.--Individualisme.--Le
     programme esthétique de l’auteur.--Ses goûts somptuaires: le
     «palais» de la Malvarrosa et le petit hôtel de Madrid.--Histoire
     d’une table de marbre.--Un voyage de Madrid à Bordeaux qui se
     termine en Asie Mineure.--_Oriente._--Avec le «Sultan Rouge».--Le
     forçat au palais du souverain des _Mille et Une Nuits_.--La plaque
     de brillants de Blasco Ibáñez.--La mission que lui confie le Grand
     Vizir.--Le retour en Espagne en Novembre 1907.


En Espagne, comme en d’autres lieux, l’instinct grégaire se fait sentir,
en littérature aussi bien qu’en politique et analogues variétés de
l’activité humaine. C’est en vertu de cet instinct que la jeunesse
littéraire tend à se grouper en clans avec chefs distincts, et à se
proclamer, dans l’intérieur de chacune de ces petites chapelles fermées,
l’unique dépositaire du Beau artistique et de la Vraie Doctrine,
regardant avec dédain quiconque ne se rallie pas sous le même drapeau.
Généralement, ces coteries ont un café qui leur sert de cénacle et c’est
là que les membres passent leurs soirées et souvent une bonne partie de
la nuit. On y discute à l’infini et de ces joutes oratoires, aussi
brillantes que stériles, le résultat a coutume d’être complètement
négatif. Qui dira combien d’adolescents et de jeunes hommes,
admirablement doués et dont le talent, s’il eût été formé de plus
méthodique sorte, se fût affirmé en œuvres durables, ont sombré dans
ces coteries de stérile verbalisme, dans ces parlotes prétentieuses où
il est question, à toute heure, du livre définitif que l’on écrira un
jour et qui est condamné à rester, à jamais, inédit! Blasco Ibáñez a
toujours fui ces _tertulias_[32]. Le contact avec les hommes d’action
que lui avait valu son rôle d’agitateur politique, alors que son menton
était encore vierge de tout duvet, lui faisait soigneusement éviter une
stagnation oiseuse en compagnie d’écrivains discoureurs, quels qu’ils
fussent. En outre, une instinctive répugnance pour tout ce qui, de près
ou de loin, rappelle les groupements académiques, ou simplement d’hommes
de lettres professionnels, l’écartait de milieux où l’on finit par
concevoir la vie à travers la vision d’autrui et par produire, non selon
son originalité et sa formule propres, mais d’accord avec le canon
esthétique grégaire, de façon à s’assurer d’avance l’approbation des
«chers collègues».

Blasco Ibáñez, s’il a toujours marché seul en littérature--nous verrons
plus loin ce que signifie, en réalité, le reproche, qu’on lui a adressé
si souvent, d’être un imitateur de Zola--c’est qu’il pense que, pour
étudier la réalité, tant extérieure qu’intérieure, pas n’est besoin de
s’emprisonner en vase clos avec des gens qui ne parlent que littérature
et que cette manie professionnelle, qui est celle aussi, souvent, des
officiers de carrière et des gens d’Eglise, n’aboutit qu’à déformer
l’esprit. «Quand j’ai fini d’écrire,--m’a-t-il dit bien souvent--je me
plonge immédiatement dans la vie et me coudoie avec le public de la rue,
avec les foules, bonnes ou mauvaises. En un mot, je tâche de
m’assimiler les mille variétés diverses du réel. Voilà ce qui redonne
au romancier la tonicité, perdue au cours de ses longues heures
d’écriture, dans son cabinet. Voilà ce qui recrée l’activité
productrice...» Je crois aussi qu’une des raisons--et non des
moindres--pour lesquelles Blasco a une telle horreur des cénacles, c’est
qu’un caractère franc et viril comme le sien ne s’accommoderait pas de
l’esprit de médisance et de mordacité que l’on affirme y prévaloir. Sa
claire vision des choses l’a, dès l’origine, sauvé d’un piège qui--car
c’est un charmant, un intarissable causeur--eût été fatal à son génie,
s’il se fût, lui aussi, laissé séduire par l’attrait de réunions où,
quand on a pulvérisé en paroles les précurseurs, l’on n’est que trop
enté de s’imaginer ouvertes, toutes grandes, les portes de l’Avenir. Un
jour, à certain débutant, victime de telles fréquentations, Blasco tint
ce petit discours: «Vous passez des nuits occupés à démontrer que _X._
est un imbécile. C’est parfait. Mais pour qui faites-vous ces
démonstrations? Pour vous-mêmes, j’imagine. Et en quoi ces
syllogismes-là vous avancent-ils le moins du monde? Ce qui importe, et
souverainement, c’est de prouver que chacun de vous en particulier n’est
pas l’imbécile que tous en chœur vous proclamez qu’est _X_. Mais une
telle preuve, vous ne la fournirez qu’en travaillant d’arrache-pied et
en produisant sans trêve. Si vous continuez à palabrer ainsi dans le
vide, à échanger systématiquement des commérages de vieilles femmes dans
la fumée et le brouhaha d’une tabagie, tout ce à quoi vous aboutirez, ce
sera à démontrer que n + p + q + r = x.»

Même après être devenu célèbre, Blasco Ibáñez se montra obstinément
fidèle à cet amour de la solitude. Le contraire, d’ailleurs, ne
serait-il pas surprenant? Un tel producteur, qui souvent reste cloué
douze heures consécutives devant sa table de travail, trouverait une
médiocre volupté, après les laborieuses gestations de son puissant
cerveau, à se repaître de truismes ou des pauvres sentences de la
sagesse à la mode. Cependant, sa porte est ouverte à qui vient réclamer
sa bienveillance. Mais son affabilité, en ces occurrences, s’exprime
plus par des actes que par des paroles. Il n’est pas un jeune homme se
risquant dans la carrière des lettres et lui demandant son appui, qui
ait jamais été éconduit. Bien plus, Blasco Ibáñez s’intéresse, lorsqu’il
la reconnaît bonne, pour l’œuvre ainsi soumise à son patronage et
fait tant en sa faveur, qu’il lui trouve un directeur de journal ou de
revue, ou même un éditeur. On aura remarqué, sans doute, qu’aucun de ses
romans n’est précédé d’un prologue. Cependant, il eût été fort naturel
qu’à ses débuts au moins, il cherchât--et il n’eût pas manqué d’en
trouver--un illustre patron qui, en quelques lignes bienveillantes,
l’eût présenté au public. S’il ne l’a pas fait, la chose est d’autant
plus méritoire que, lorsqu’on lui demande d’écrire un avant-propos qui
rehausse, de sa signature mondiale, une œuvre de débutant, il finit
par s’exécuter, tout en prétextant que cela est inutile, que son
prologue ne servira de rien, etc. Ainsi, tout récemment, a-t-il composé,
pour le livre de M. E. Joliclerc: _L’Espagne Vivante_, une belle
dissertation en faveur du problème, toujours à l’ordre du jour chez
nous, parce que toujours non résolu: _Espagne et langue espagnole_, en
l’envisageant sous quelques-uns de ses principaux aspects d’ordre
historique. Ainsi encore, en pleine guerre, a-t-il mis, en tête du
traité, si documenté et précis, de M. A. Fabra Rivas sur _El Socialismo
y el Conflicto Europeo_, une vibrante préface où, déjà, il proteste
contre cette ignorance systématique, chez nous et ailleurs encore, de
l’Espagne et de sa littérature. «Les étrangers,--y disait-il, p. X, et
le livre est de 1915--les plus érudits savent qu’il exista une
littérature espagnole, puis-qu’ils l’étudient et qu’ils la commentent.
Mais ils ne semblent guère être informés sur la suite contemporaine de
cette même littérature. Soit paresse, soit routine, l’immense majorité
continue à penser que l’Espagne est restée une nation de _toreros_, ou
d’inquisiteurs, dont les femmes seraient ou des dévotes ou des
ballerines. De temps à autre, on publie, à titre de spécimen exotique,
quelque traduction espagnole en France, en Angleterre, en Allemagne.
Mais il est vrai qu’on lit, désormais, si peu, en ce bas monde!»

Blasco Ibáñez, qui eût pu fonder en Espagne une école littéraire comme
il y avait été, dans la région de Valence, chef du parti républicain, ne
l’a pas fait par ce que persuadé de l’inefficacité des écoles
littéraires. D’ailleurs, jusqu’à ces derniers temps, son existence a été
tellement inquiète, tellement vagabonde, que l’on ne voit pas comment
cette indécise jeunesse qui a besoin d’un berger qui la guide, eût pu se
réclamer d’un chef toujours absent de son pays et qu’elle n’eût aperçu
que par intervalles rapides et clairsemés. D’où l’impossibilité
manifeste pour elle de le muer en idole, but et fin suprêmes de toute
école de jeunes littérateurs. Mais si le maître eût aspiré, en sa
patrie, aux lauriers de chef d’un cénacle réaliste, ses disciples
eussent trouvé en lui plutôt un camarade d’âge, ignorant la pause, dénué
d’orgueil, ne pensant qu’à l’œuvre de demain, ridiculement oublieux
de l’œuvre d’hier. Quant à son programme, nous avons la chance de le
posséder, sous forme d’une longue lettre adressée, le 6 Mars 1918, de
Cap-Ferrat--entre Villefranche et Beaulieu, sur la Côte d’Azur--au
prêtre D. Julio Cejador, qui l’a insérée en entier au tome IX de son
_Histoire Littéraire_ déjà citée, p. 471-478, en la traitant
d’«admirable», encore qu’elle ait été écrite au courant de la plume. En
voici les passages essentiels: «Parlons un peu du roman, puisque vous
m’en priez. J’accepte la définition courante: «_la réalité saisie à
travers un tempérament_». Et je crois encore, avec Stendhal, qu’«_un
roman est un miroir promené le long d’un chemin_». Mais il est bien
certain que le tempérament modifie la réalité et que le miroir ne
reproduit pas exactement les choses, avec leur rigidité matérielle, mais
qu’il confère à l’image cette fluidité, légère et azurée, qui semble
flotter au fond des cristaux de Venise. Le romancier reproduit la
réalité à sa façon, conformément à son tempérament, choisissant, de
cette réalité, ce qui lui en semble saillant et négligeant, comme
accessoires inutiles, le médiocre et le monotone. Ainsi opère le
peintre, quelque réaliste qu’il soit. Velasquez reproduisait la vie
mieux que personne. Ses personnages palpitent. S’ils eussent été
photographiés directement, peut-être eussent-ils été plus exacts, mais
ils vivraient infiniment moins. Entre la réalité et l’œuvre qui la
reproduit, s’interpose un prisme lumineux qui défigure les objets, en
concentre et l’essence et l’âme, et c’est le tempérament de l’auteur.
Pour moi, c’est cela qui constitue le romancier, parce que c’est en cela
que consistent sa personnalité, sa façon spéciale et individuelle de
comprendre la vie. C’est là vraiment qu’est son style, dût son écriture
apparaître négligée. Et comme, heureusement pour l’art, qui a en horreur
la monotonie et les répétitions, les tempéraments varient avec les
individus, vous voyez pourquoi je ne crois guère aux classifications,
aux écoles, aux étiquettes de certaine critique. Tout romancier
véritable reste soi-même et rien que soi-même. Qu’une lointaine parenté
le rattache à d’autres, c’est fort possible, mais il n’existe pas de
caste fermée. Je parle, évidemment, ici d’un romancier en pleine
possession de ses moyens, au zénith de sa trajectoire, car, dans la
jeunesse, il n’est que trop certain que nous subissons, tous,
l’influence des maîtres qui jouissent alors de la renommée. Personne,
ici-bas, n’échappe à ces influences supérieures. Notre présent est en
fonction à la fois du passé et de l’avenir. En biologie comme en
psychologie, on démontre que les générations qui nous ont précédé
influent sur nous, que nous sommes les légataires d’une hérédité
ancestrale, encore que, par l’action de notre libre arbitre, nous
arrivions à en atténuer diversement les effets. Or, comment, en
littérature, ne ressentirions-nous pas cette pression du passé et du
présent, lorsque nous risquons nos premiers balbutiements...? De même
que les religions, en tant que génératrices de consolation et d’espoir,
sont assurées, à jamais, de la gratitude de leurs fidèles, de même les
romans qui sont de vrais romans--c’est-à-dire ceux par qui vibre en
nous-même une corde de vie, ceux qui garantissent quelques heures
d’illusion au lecteur--sont assurés de la faveur de milliers et de
milliers d’êtres, alors même que la critique s’acharnerait à démontrer
que ce sont œuvres indignes de l’estime des esprits supérieurs. Car
la critique ne parle qu’à la raison. Mais l’œuvre d’art s’adresse au
sentiment. Entendez: à tout ce qui constitue notre héritage
d’inconscient, le monde de notre sensibilité, univers infini,
mystérieux, dont personne n’a jamais exploré les frontières, tandis que
celles de la raison sont parfaitement connues. Vous souvenez-vous de ce
tambourinaire-troubadour de certain roman de Daudet? Ce personnage
cocasse, avant de jouer du galoubet, «rase» religieusement son excellent
public de Provence par une fastidieuse explication de la manière dont il
lui est venu à l’idée de faire de la musique: en écoutant, sous un
olivier, chanter le rossignol. Tout le monde se sent l’envie de lui
crier: «_Assez comme cela! Etes-vous musicien? Oui? Alors, silence! Et
jouez-nous votre musique!_» Pour moi, en face des prologues, des
commentaires, des manifestes, etc. qui, tant de fois, encombrent les
livres d’autrui ou les colonnes des journaux, je me sens une envie
semblable de crier: «_Romancier, à ton roman!_» Et seul un Orbaneja a
besoin de déclarer, pour qu’on le sache, au pied de sa peinture que
«_ceci est un coq_». L’authentique peintre, celui qui est maître de sa
main comme de son imagination, n’inscrit pas de commentaires en marge de
son œuvre, car il sait parfaitement que le public verra, clairement,
sur la toile, ce qu’il a voulu dire et la façon dont il a voulu le dire.
Et si le public en fournit une douzaine de versions différentes, qui
sait laquelle de ces versions, finalement, sera acceptée comme bonne, et
si elle ne vaudra pas mieux que la version de l’artiste? Souvenons-nous
de notre grand Don Miguel, qui n’entendait, par son _Don Quichotte_,
qu’exprimer une seule idée et auquel l’admiration universelle en a prêté
tant et de si belles! Et puis, n’y aurait-il pas lieu de frémir au
spectacle de la finale destinée de toutes ces doctrines, exposées par
les romanciers pour expliquer leur œuvre et leurs prétendues
innovations...? J’écris des romans parce que cela est pour moi une
nécessité. Peut-être était-ce ma destinée et, en tout cas, tout ce que
je pourrais faire pour échapper à cette fatalité serait peine perdue.
Certains en composent

[Illustration: LA MALVARROSA VUE DE LA MER]

[Illustration: PETITE SALLE A MANGER DE LA MALVARROSA, IMITANT UNE
CUISINE DE STYLE VALENCIEN]

parce que d’autres en composèrent avant eux et l’idée ne leur en serait
jamais venue, s’ils n’eussent eu, devant eux, une série de modèles.
Quant à moi, fussé-je né en pays sauvage, ignorant livres et art
d’écrire, j’ai la ferme conviction que j’eusse fait des lieues et des
lieues pour aller raconter à quelqu’un de mes semblables les histoires
imaginées dans ma solitude et entendre, en échange, de ses lèvres les
siennes propres. Chaque fois que j’achève une de mes œuvres, je
m’ébroue, positivement, de lassitude et exulte de délivrance, tel un
patient au sortir d’une opération douloureuse. «_Enfin!_ me dis-je.
_C’est bien le dernier!_» Et cela, je me le dis en toute bonne foi. Je
suis un homme d’action, dont la vie s’est passée à faire autre chose
encore que des livres et croyez que cela ne me réjouit que médiocrement,
de rester cloué trois mois durant dans un fauteuil, la poitrine contre
le bois de ma table, à raison d’une dizaine d’heures par séance! J’ai
été agitateur politique. J’ai passé une partie de ma jeunesse en prison:
trente fois au moins. J’ai été forçat. J’ai été blessé à mort dans des
duels féroces. Je connais toutes les privations physiques qui peuvent
affliger un être humain, y compris celles de la plus extrême pauvreté.
En même temps, j’ai été député jusqu’à satiété, jusqu’à la septième
législature; j’ai été ami intime de chefs d’Etat; j’ai connu
personnellement le vieux sultan de Turquie; j’ai habité des palais;
j’ai, plusieurs années, été homme d’affaires, maniant des millions; j’ai
fondé des villages en Amérique. Je vous cite tout cela pour vous faire
comprendre que les romans, je suis capable de mieux les vivre, le plus
souvent, que de les coucher, noir sur blanc, sur le manuscrit
d’imprimerie. Et cependant, chacune de mes œuvres nouvelles s’impose
à moi avec une sorte de violence physiologique, qui a raison de ma
tendance au mouvement et de mon horreur pour le travail sédentaire. Je
la sens croître dans mon imagination. Ainsi que le fœtus qui devient
enfant, elle s’agite, s’érige, vivante et vibrante, frappe aux parois
intérieures de mon crâne. Et il faut que, telle la femme en couches,
j’en expulse ce fruit de ma chair, sous peine de mourir, empoisonné par
la putréfaction d’une créature prisonnière. Tous mes serments de ne plus
travailler sont vains. Rien n’y fait. J’écrirai des romans aussi
longtemps que j’existerai. Leur formation est celle de la boule de
neige. Une sensation, une idée, que je n’ai pas recherchées, qui
surgissent des limites de l’inconscient, constituent le noyau autour
duquel s’agglomèrent observations, impressions et pensées, emmagasinées
dans mon subconscient sans que je m’en sois rendu le moindre compte.
L’imagination du vrai romancier est semblable à quelque appareil
photographique dont l’objectif serait perpétuellement en action. Avec
l’inconscience d’une machine, elle enregistre dans la vie quotidienne
physionomies, gestes, idées, sensations et les emmagasine pêle-mêle.
Puis, lentement, toutes ces richesses d’observation s’ordonnent dans le
mystère de l’inconscient, s’y amalgament, s’y cristallisent, jusqu’à ce
qu’elles soient prêtes à s’extérioriser. Et lorsque, sous l’empire d’une
force invisible, le romancier s’est mis à écrire, il lui semblera qu’il
exprime des choses nouvelles toutes fraîches écloses, alors qu’il ne
fera que transcrire des concepts subexistant en lui depuis des années,
qu’un paysage lointain lui suggéra, ou un livre, qu’il a complètement
oublié. Je me flatte d’être le moins littérateur possible en tant
qu’écrivain, c’est-à-dire le moins professionnel. J’abhorre qui a
toujours en bouche une conversation de métier, qui ne se réunit qu’en
petit comité, qui ne sait vivre qu’en clans exclusifs, peut-être par ce
que la médisance ne s’alimente que de la sorte. Je suis un homme qui
_vit_ et, lorsqu’il en a le temps, qui _écrit_, sous un impératif
catégorique du cerveau. Ce faisant, j’ai conscience de continuer la
noble et virile tradition espagnole. Les meilleurs génies littéraires de
notre race ne furent-ils pas des hommes, de vrais hommes, dans le sens
le plus complet du vocable: soldats, grands voyageurs, coureurs
d’aventures lointaines, exposés aux captivités, à des misères variées?
Que si, par-dessus le marché, ils furent aussi écrivains, ils ont su
abandonner la plume, lorsqu’il leur fallait, rudement, lutter pour
l’existence. Car ils considéraient leur métier d’écrivain comme
incompatible avec les nécessités de l’action. Souvenez-vous de notre
Cervantes, qui resta, à une période de sa vie, huit années sans écrire.
Et je crois que l’on apprend mieux ainsi à connaître la vie, qu’en
passant son existence dans les cafés; qu’en réduisant son observation à
la lecture des livres de camarades, ou aux palabres entre amis; qu’en se
momifiant le cerveau par des affirmations toujours ressassées; qu’en ne
s’alimentant que de sa propre sève, sans jamais changer d’horizon, sans
bouger des rivages au long desquels s’écoule un mince filet de cet
immense fleuve de l’humaine activité... Pour les écrivains de ma
nuance--voyageurs, hommes d’action et de mouvement--l’œuvre est en
fonctions directes du milieu. Et, revenant à la théorie du «miroir» de
Stendhal,--cette image si juste d’un si grand artiste, qui connut la vie
et qui fut, lui aussi, voyageur et homme d’action--je redirai que nous
reflétons ce que nous voyons et que tout notre mérite est de savoir le
refléter... L’important est donc de voir les choses de près,
directement, de les vivre, ne fût-ce qu’un instant, afin d’être à même
d’en déduire comment les autres les vivent. J’ai la croyance que les
romans ne se font ni avec la raison, ni avec l’intelligence; que ces
facultés n’interviennent dans leur fabrication que comme régulatrices et
ordonnatrices de l’œuvre d’art, ou, même, qu’elles se maintiennent en
marge de cette gestation, pour nous servir, à l’occasion, de
conseillères. Le vrai, l’unique facteur actif, c’est l’instinct, le
subconscient, cet invisible et mystérieux ensemble de forces que le
vulgaire dénomme «inspiration». Tout artiste véritable compose son
chef-d’œuvre «_porque sí_», comme on dit en espagnol, c’est-à-dire
par ce qu’il ne peut faire autrement. Les passages qu’on vante davantage
dans un roman sont presque toujours ceux dont l’auteur ne s’était pas
rendu compte et auxquels il ne s’arrête que lorsque la critique les lui
a signalés. Pour moi, en mettant le point final à un de mes livres, j’ai
l’impression de m’éveiller d’un rêve. Je ne sais si ce que je viens de
faire en vaut la peine; si ce n’est pas une œuvre mort-née dont j’ai
accouché. Au fond, je ne sais absolument rien. J’attends! Le créateur de
beauté est le plus inconscient de tous les créateurs. Cette vérité n’est
pas nouvelle. Elle est vieille comme le monde. Parlant des poètes,
Platon a déclaré qu’ils disent leurs plus belles choses sans savoir
pourquoi et, souvent même, sans en avoir conscience. C’est aussi ce
qu’affirmait le célèbre adage scolastique: _nascuntur poetæ, fiunt
oratores_. Ce qui revient à dire, comme s’exprime, en notre langue, la
sagesse populaire, que «_el poeta nace y no se hace_». La raison, la
lecture peuvent former de grands, d’incomparables écrivains et dignes
d’admiration. Ils ne sauraient, cependant, jamais, de ce seul chef,
devenir des romanciers, des dramaturges, des poètes. Pour être cela, il
faut qu’intervienne le subconscient comme essentiel facteur: cette
mystérieuse divination, ce pressentiment, ces éléments affectifs en
opposition presque constante avec les éléments intellectuels. Il est
clair qu’il ne faut pas abuser de cette doctrine et s’abstraire de la
raison et de l’étude sous prétexte que, dans l’œuvre d’art, c’est le
subconscient seul qui est souverain. Tout doit se fondre dans une
harmonieuse unité. Et il faudrait moins encore excuser de capricieuses
divagations ou de puériles niaiseries, en alléguant l’entraînement des
forces inconscientes... En guise de conclusion, je répète, avec M. de la
Palisse, que, «pour écrire des romans, il faut être né romancier». Or,
être né romancier, cela veut dire: être pourvu de cet instinct qui,
seul, évoque l’image juste. Cela veut dire encore que l’on possède cette
force de suggestion sans laquelle aucun lecteur ne prendra jamais pour
vivante réalité ce qui n’est que le produit de l’imagination d’un
auteur. Et qui n’a pas ce pouvoir, quels que soient par ailleurs son
talent et son acquis, j’accorde qu’il composera peut-être des livres
intéressants, corrects et même beaux, par lui baptisés romans. Mais de
roman véritable, jamais il n’en écrira...»

J’ai tenu à citer cette ample profession de foi, d’abord par ce
qu’unique dans l’œuvre de Blasco Ibáñez--qu’on lise, pour ne citer
qu’un récent exemple et un texte facile, dans la _Grande Revue_ de
Décembre 1918, avec quel laconisme le maître y répond à l’enquête
ouverte par cet organe mensuel sur l’avenir postguerrier de la
littérature[33]--ensuite, parce que révélant un fond de doctrine dont
s’étonneront quelques criticastres, lesquels, jugeant l’auteur à l’aune
de leur court intellect, estiment que Blasco Ibáñez n’est qu’une sorte
de volcan en perpétuelle éruption de romans, dont tout l’art se
limiterait à reproduire la formule zolesque! Grand libéral en matières
littéraires, Blasco Ibáñez admet tous les dogmatismes, à condition qu’au
fond des avenues théoriques, l’œuvre d’art érige sa façade de sereine
majesté. Personne n’est plus tolérant, personne n’use de plus amples
critériums que lui, lorsqu’il s’agit de juger des auteurs en
contradiction avec son programme esthétique. La rageuse vanité, la
maladive susceptibilité de tant d’hommes de lettres lui sont infirmités
inconnues. N’admettant l’infaillibilité de personne, il se garde bien de
poser en principe la sienne propre. Convaincu de la relativité de tout
ici-bas, il ne se risquerait pas d’imposer ses goûts à autrui. Et il
parle de ses œuvres avec une humilité souriante, que l’on sent venir
du tréfonds de l’âme. «Chacun de nous--m’a-t-il déclaré
récemment--chante sa propre chanson à son passage par la vie, avant de
disparaître dans l’immense et profonde nuit. Cette chanson ne saurait
être du goût de tous et il serait fat de vouloir que les autres hommes
s’arrêtassent pour n’entendre qu’elle. Des plus célèbres, des plus
immortelles, que subsiste-t-il? Un titre, un nom d’auteur, quelquefois
un motif vague, ou étrangement modifié. Le public se contente de répéter
que ces chansons sont belles, parce qu’il le tient des générations
précédentes. Mais combien peu ressentent le besoin de recourir à la
source, de les reconstituer en leur intégrité, de revenir à elles pour
le plaisir et par amour d’art?» Une philosophie aussi détachée devait
immuniser Blasco Ibáñez contre la morsure de l’envie. Cet éternel Don
Quichotte n’est heureux que du bonheur d’autrui. Lui, écrivain espagnol
le plus lu actuellement hors d’Espagne, a tenté à plusieurs reprises de
modifier les organisations éditoriales de son pays au bénéfice des gens
de lettres, ses collègues, afin que leurs œuvres se vendissent à
l’étranger. Et il ne cesse de conseiller à ses divers traducteurs et aux
maisons d’éditions qui publient leurs versions, de ne pas limiter à son
œuvre la divulgation de la littérature espagnole. Enfin, ce fougueux
polémiste, toujours prêt à aller sur le terrain lorsqu’il s’agissait de
défendre ses idées politiques, n’a jamais eu la moindre affaire, a
toujours évité toute discussion de nature littéraire professionnelle.
Plus d’une fois, des Béotiens, improvisés juges--ceux qu’en 1906,
l’écrivain suisse William Ritter, au cours d’une belle étude sur Blasco
Ibáñez insérée dans son volume: _Etudes d’art étranger_, définissait
plaisamment: «Les impuissants, les gandins, et les popotiers du trottoir
de la nullité et des boulevards de la grisaille»--ont cru utile de
débiter sur son compte de monstrueuses absurdités, qu’il lui eût été
facile de réduire, d’un trait de plume, à leur juste valeur, en
ridiculisant comme il convenait leurs auteurs responsables. Il a
toujours dédaigné ces mises au point. Sa doctrine, en l’espèce, c’est
qu’il n’est qu’une réplique qui vaille et que cette réplique consiste à
continuer de produire. L’on sait s’il lui est fidèle! Tel est l’homme
que d’honnêtes folliculaires se complaisent à représenter comme un
orgueilleux affamé de réclame, un sombre et misanthrope vaniteux, dans
leur basse jalousie de pygmées, incapables d’admettre qu’avec une si
riche et si complexe nature, les manifestations extérieures les plus
tapageuses ne sont que la résultante de l’immense besoin intérieur de
se renouveler, de se meubler d’images nouvelles, de s’enrichir d’autres
sensations, et qu’une âme toujours en gésine d’un univers serait, par
tant de successives parturitions, depuis longtemps épuisée, si ce bruit,
ce mouvement, cette trépidation ne lui maintenaient sa tonicité.

Architecte, Blasco Ibáñez ne l’est pas seulement de châteaux en Espagne
et dans ses romans. C’est aussi un bâtisseur de maison et de maison fort
habitable et confortable. Le rêve si cher à tout artiste--le rêve de
Rostand à Cambo, le rêve de Zola à Médan--de posséder son home à lui, il
l’a réalisé à une heure de Valence, aux bords de la mer latine, sur la
plage de la Malvarrosa, qu’ont popularisée les mentions de date et de
lieu mises à la fin de ses romans. Ce nom de Malvarrosa vient de ce que
les champs voisins y sont utilisés pour la culture des alcées et autres
plantes odoriférantes, dont les sucs sont transformés par une fabrique
de matières premières pour la parfumerie et dont les produits distillés
se retrouvent dans tous les boudoirs élégants du monde. Le parfum que
dégagent ces fleurs est moins dangereux que celui des tubéreuses qui
sont également cultivées dans ces campagnes et qui, une année où près de
cent hectares en étaient couverts, obligèrent le poète à fuir de sa
demeure enchantée, tellement capiteux et enivrant en était l’arome,
perçu en mer par les navigateurs qui longent ces côtes. Le cabinet de
travail de Blasco, installé à l’étage supérieur de ce «_palacio_»,
frappe le visiteur par sa richesse en meubles et en tableaux anciens. La
fabuleuse splendeur de Valence, lorsque cette ville s’adonnait en grand
au tissage des soies comme, chez nous, Nîmes, avait eu pour conséquence,
chez ses opulents bourgeois, un luxe inouï et ce fut à Valence que les
antiquaires avisés qui, au cours du siècle dernier, mirent en coupe
réglée cette pauvre Espagne, par eux systématiquement ravagée,
réalisèrent leurs plus merveilleuses razzias. Blasco, qui avait sur eux
l’avantage de mieux connaître le terrain, n’en réunit pas moins maintes
pièces curieuses, arrachées aux chasses de ces pillards internationaux,
et il en orna sa résidence marine, où furent signés les immortels romans
de sa première époque, dont le souvenir est indissolublement lié, pour
ses fidèles, à celui de cette poétique demeure de la Malvarrosa. La
passion politique a, d’ailleurs, scandaleusement exagéré le luxe d’une
maison bâtie avec le produit du labeur de Blasco et ses ennemis
l’avaient plaisamment transformée en une sorte de palais enchanté des
_Mille et Une Nuits_, dont ses éditeurs de Valence, universellement
désignés aujourd’hui sous le nom de leur firme _Prometeo_, ont donné une
version castillane, faite par le propre Blasco sur la traduction
française du Docteur Mardrus. Comme Blasco Ibáñez avait, à cette époque,
un véritable faciès d’Arabe--on n’eût en qu’à se reporter, pour s’en
convaincre, à son portrait, qui ornait le petit livre de Zamacois et
dont la ressemblance est beaucoup plus frappante que l’effigie, d’après
R. Casas, illustrant l’article de 1910 dans l’_Enciclopedia Espasa_--ils
avaient imaginé de l’appeler _El Sultán de la Malvarrosa_. Qui a visité
la maison y aura trouvé, avec un intérieur assez simple, une
construction originale, dont le seul luxe véritable est constitué par
une galerie à colonnes et caryatides, décorée de fresques dans le genre
pompéien et donnant sur la Méditerranée. Des revêtements en _azulejos_,
ou faïences valenciennes d’origine arabe, confèrent à ces pièces un
cachet inoubliable, riant à la fois et bien local. Mais il ne faudrait
pas y chercher l’ordonnance bourgeoise commune, d’autant plus que cette
demeure d’artiste, dont les plans furent tracés par Blasco en personne,
est due à la collaboration technique de sculpteurs et de peintres,
généralement excellents décorateurs, mais assez piètres maçons.

On en jugera, si toutefois l’on en doutait, par le détail suivant.
Lorsque fut achevée la galerie dont j’ai parlé, il fut décidé
unanimement que nul autre lieu ne conviendrait mieux pour la célébration
des fraternelles agapes projetées. Et comme, pour banqueter, il faut
communément une table, Blasco se souvint que, lors de ses errances en
Italie, il avait admiré, à Pompéï,--auquel, dans _En el País del Arte_,
il a consacré trois chapitres--une curieuse table d’un seul bloc de
marbre, que supportaient quatre griffons. Aussitôt les sculpteurs
résolvent de doter d’une reproduction, sur une plus grande échelle, de
ce meuble de _triclinium_ la loggia des festins. On fait venir
directement de Carrare un bloc énorme de marbre, grâce à l’obligeance
d’un capitaine au long cours, qui a mis sa goëlette à la disposition du
«sultan». Mais, au lieu du nombre limité de convives que permettaient
les trois lits anciens, Blasco entend qu’à sa table siègent les invités
par douzaines. Les quatre monstres ailés ne suffisent pas, à chaque
angle, pour supporter ce dolmen. On en sculpte au centre un cinquième,
accablé, comme Atlas, sous le poids de cet univers de calcaire. Enfin,
l’œuvre s’érige triomphale, d’une pureté de lignes antique, d’une
blancheur radieuse. Mais voici, ô terreur, que les plafonds fléchissent,
sous sa masse. L’on a tout prévu, sauf cette minutie, que de simples
solives ne sauraient jouer le rôle de poutrelles d’acier. En
conséquence, mosaïques romaines, fresques délicatement nuancées,
merveilleuse décoration où chacun s’est efforcé d’être original en se
surpassant, tout doit disparaître et une moitié de l’édifice est
démolie, puis réédifiée, pour assurer à la table une existence
éternelle... Le peintre Sorolla, le sculpteur Benlliure n’ont
certainement pas oublié cet incident, dont ils furent les principales
_dramatis personæ_, en compagnie de camarades moins illustres. Parmi
ceux-ci, il y avait feu Luis Morote, Valencien lui aussi et l’un des
meilleurs amis qu’ait comptés Blasco. C’était un écrivain et un homme
d’action, aux idées généreuses, auteur de plusieurs ouvrages
notables--_El pulso de España_, _Pasados por agua_, _Los frailes en
España_, _Teatro y Novela_, etc.--et dont deux ont paru à Paris, chez
l’éditeur Ollendorff, l’un sur un coin des Canaries, l’autre, d’un
intérêt réel et publié en 1908, sur Sagasta, Melilla et Cuba.

Quittons la Malvarrosa pour Madrid, les palmeraies phéniciennes où, à la
suite de Karl Marx, a pénétré l’esprit socialiste moderne, pour
l’austère azur de la capitale castillane, où l’air, la couleur, les eaux
sont d’une subtilité impondérable, comme, aussi, l’est la désolation de
son haut plateau aux variations soudaines et meurtrières de température.
Quel contraste! Valence c’est, par le paysage et autre chose encore, un
peu l’Afrique. Madrid, c’est le compromis entre l’Espagne et l’Afrique,
l’immense douar où la plus raffinée civilisation coudoie à chaque minute
la plus troglodytique rusticité: cité trompeuse dont le grand mouvement
n’est qu’un leurre, incapable, pour peu qu’on y séjourne, de donner le
change sur l’inanité foncière de sa vie. Blasco Ibáñez a écrit, dans la
_Horda_, le vrai tableau de Madrid, d’un Madrid que ne connaissent pas
les clientèles touristiques du _Ritz_ et du _Palace_, qu’ignorent ces
Espagnols même dont le champ d’action ne dépasse pas le rayon des
lampes à arc et des rues asphaltées du centre de leur ville et qui ne
s’aviseraient pas d’aller étudier leurs compatriotes sur les hauteurs
des _Cuatro Caminos_, aux quartiers des _Injurias_, des _Cambroneras_ et
analogues repaires de parias madrilènes. Son petit hôtel de la
Castellana, le reverra-t-il jamais d’autre sorte que pour un éphémère
passage? Je ne le crois guère. Il est fermé depuis si longtemps, que la
rance atmosphère qui l’imprègne lui ferait peur. Zamacois, qui l’a vu
avant que son propriétaire, par des remaniements importants, en modifiât
la physionomie, l’a décrit en ces termes, en 1909: «L’insigne romancier
habite à droite de la promenade de la Castellana, à proximité de
l’Hippodrome, dans un pittoresque petit hôtel d’un seul rez-de-chaussée,
dont la façade irrégulière s’ouvre en angle sur le fond d’un jardinet.
Çà et là, le long des vieux murs et sur le tronc des arbres, l’herbe et
la mousse ressortent en taches d’un vert velouté, avec des teintes
sombres et bien plaquées. Dans la paix joyeuse du matin, sous la
merveilleuse coupole indigo de l’espace inondé de soleil, la terre
noire, que viennent de remuer des mains diligentes, fleure l’humidité.
Le silence est maître, en ces lieux. Ce coin, mieux encore qu’un
parterre madrilène, évoque une parcelle de jardin rustique, un peu
gauche et paysan, où l’on s’attend à rencontrer un chien, un tas de
fumier, quelques poules... Le cabinet du maître est spacieux, d’un
dessin irrégulier et ses deux fenêtres s’ouvrent sur un groupe d’arbres.
Au mur du fond, les rayons ploient sous les livres. Quelques portraits:
Victor Hugo, Balzac, Zola, Tolstoï, qui ont l’air de présider ici,
groupés l’un près de l’autre en une rare et douloureuse harmonie de
fronts pensifs et tourmentés par l’effort mental. Les parois s’ornent
d’une quantité de bibelots anciens et de diverses esquisses, charmantes,
de Joaquín Sorolla. Chaque chose est ici à sa place: les statuettes, les
tapisseries, les meubles. Nul doute que tout ne s’y trouve où il doit
être. Et cependant, je sens autour de moi comme flotter je ne sais quoi
d’étrange, une palpitation, ardente et fébrile, d’impatience, qui me
donne l’impression que ces tapis, ces tableaux, ces fauteuils, ces vieux
bahuts, qui décorent la pièce, pourraient bien participer, en vertu d’un
mystérieux magnétisme, à cette inquiétude spirituelle, intense et
constante, dont l’écrivain est possédé...»

Deux années avant qu’Eduardo Zamacois, réaliste formé à l’école
française, dont la plume châtiée procédait de Bourget et de Prévost,
consignât cet étrange phénomène spirite, Blasco Ibáñez avait fourni à
l’observateur un exemple beaucoup plus caractéristique d’inquiétude
d’âme que celui de la sarabande magique du mobilier de son cabinet. Par
je ne sais quel caprice d’Argonaute, il avait, un beau matin, disparu de
son hôtel. Ses amis apprirent qu’il était allé à Bordeaux, à l’occasion
d’une exposition intéressant ses goûts de marin. Mais il entendait si
peu y prolonger son séjour, qu’il ne s’était muni que de cet élémentaire
bagage à la main qui suffit, à la rigueur, pour une fugue d’une
huitaine. A Bordeaux, cependant, il se ressouvint que son docteur avait
naguère insisté pour qu’il fît une cure à Vichy. Cela fut cause qu’il
décidât de s’y rendre, sous le prétexte d’y rétablir son foie. Il y
était à peine que l’élégante monotonie, le tran-tran réglé et bourgeois
de la ville d’eaux eurent le don de l’horripiler, à tel point que, pour
échapper à leur hantise, il s’enfuit à Genève et à ses paysages
souriants et doux. La Suisse alémanique l’ayant ensuite tenté, il passa
à Berne, dont les ours symboliques lui firent bénir le destin des
hommes, et des peuples, sans imagination, dont on sait que le royaume de
Dieu est à eux. La tranquille, bourgeoise et germanophile Zurich ne le
retint guère. A Schaffhouse, il vit tomber le Rhin, puis s’embarqua à
Romanshorn pour Lindau et, à Lindau, sauta dans le train de Munich.
Fervent de Wagner, il espérait y entendre chanter, au fameux festival en
l’honneur du maestro de Leipzig, la _Walkyrie_ et _Siegfried_ avec plus
d’art qu’au _Real_ madrilène. Il eut cette déception,--lui qui, s’il a
laissé au conteur valencien D. Eduardo L. Chavarri le soin d’illustrer
d’un commentaire technique _L’anneau du Niebelung_, a offert à ses
compatriotes, avec un _prologue_, une traduction, sous le titre de:
_Novelas y Pensamientos_, de la partie littéraire de l’œuvre de
Wagner--de constater qu’à Munich l’interprétation du drame musical
wagnérien valait ce qu’à Madrid et qu’aussi bien, «l’Athènes Germanique»
n’était qu’une grossière caricature de la cité de Minerve, dont la
démocratie intellectuelle et raffinée eût rougi de honte à s’entendre
comparer avec ces lourds buveurs de bière, ces cannibales de la
charcuterie. Munich laissa donc Blasco déçu. Ayant songé à Mozart, il en
partit pour Salzbourg et son _Mozarteum_. Puis ce furent Vienne et le
beau Danube bleu. A Vienne, on lui dit qu’en treize heures, par la voie
du fleuve, chemin qui marche, on allait à Budapest. Blasco s’embarqua
donc, près du pont de Brunn, pour la cité magyare, où il rêva de
Marie-Thérèse et de la fameuse phrase latine, que les typographes
espagnols ont estropiée, dans le texte d’_Oriente_, et que la
nonchalance de Blasco n’a jamais songé à y corriger, ce qui lui valut
d’être tancé, pour cette vétille, par un archiviste de Perpignan, comme
je vais le rapporter. Budapest, c’est l’Orient, ou, du moins, le seuil
de l’Orient. A Belgrade, où il visita le tragique Konak encore souillé
du sang d’Alexandre et de Draga, il s’aperçut qu’il lui fallait,
désormais, voir les choses et le temps lui-même dans un recul. Il
croyait être, ce jour-là, au six Septembre. Une affiche de théâtre lui
apprit qu’à Belgrade on n’en était qu’au vingt-quatre Août. Ce don
inattendu de treize jours de vie supplémentaire le réjouit. Il ne
s’attarda pas à Belgrade, ni davantage à Sofia, brûlant,--car, vers
Philoppoli, les premiers minarets pointaient à l’horizon,--de se plonger
enfin en pleine turquerie.

Il a omis, dans _Oriente_,--où ont été recueillies ses notations de
route, envoyées au _Liberal_ de Madrid, à la _Nación_ de Buenos Aires et
à l’_Imparcial_ de México,--le récit des incidents qui, à Andrinople,
avaient failli lui en fermer la porte. Ayant négligé de se munir d’un
passeport en due forme, la police turque avait commencé par l’arrêter
comme un simple suspect. Fort heureusement, l’Espagne était alors
représentée à Constantinople par un diplomate extrêmement populaire, le
marquis de Campo Sagrado. Blasco a noté, au chapitre XXI d’_Oriente_,
que, lorsqu’il eut déclaré aux vérificateurs des passeports, à la
frontière, qu’il était recommandé au marquis, ceux-ci n’avaient pas tari
en louanges de ce «grand seigneur fort sympathique». La vérité vraie,
c’est que les choses avaient été d’un fonctionnement moins aisé et qu’il
avait fallu échanger des télégrammes avec les autorités de la capitale,
d’où, pour Blasco, une sorte de notoriété avant la lettre, que la
pauvreté de sa garde-robe devait rendre, dès l’arrivée à Byzance, plus
pénible encore. Que ne pouvait-il, à l’exemple d’un Loti, échanger son
médiocre complet à l’européenne contre la défroque d’un fils d’Allah et
le feutre mou contre le fez écarlate, qui n’a pas, dans les saluts, à
quitter le crâne, puisque c’est une main au front et l’autre sur le
cœur qui, là-bas, sont les salutations d’usage? Le détail du séjour à
Constantinople est donné dans une suite de dix-huit chapitres
d’_Oriente_, que l’auteur dédia à D. Miguel Moya, et qui, traduit en
portugais et en russe, est resté inaccessible au lecteur français. C’est
grand dommage. Si l’on en croyait l’ex-chroniqueur des _Lettres
Espagnoles_ au _Mercure de France_,--nº du 1er Mars 1909--il n’y
aurait, en ces pages, que de «pâles évocations du passé, improvisées à
l’aide d’un bon manuel élémentaire d’histoire générale» et des notes
«comme détachées pour la plupart d’un guide _Joanne_ ou d’un _Bædeker_».
Et, si le «voyageur somnolent» se réveille enfin à son arrivée à
Constantinople, c’est uniquement parce que tout lui rappelle Valence, y
compris une «même saleté», encore que, pour M. Marcel Robin, Blasco
Ibáñez «ne semble guère avoir compris la mentalité turque». Plus
équitable que ce téméraire archiviste, le vieux poète D. Teodoro
Llorente, qui s’y connaissait en matière de littératures étrangères--et
en font foi tant de merveilleuses adaptations versifiées--a, dans un
article de _Cultura Española_ (Mai 1908), pleinement rendu justice à son
compatriote, dont il était cependant si loin de partager les opinions,
politiques ou littéraires. Pour lui, _Oriente_ n’est pas seulement «le
tableau pittoresque d’une ville extraordinaire», mais aussi et surtout
«une information instructive sur son état social et la situation
politique de l’Empire Ottoman». Il pourrait être intéressant de comparer
le livre de Blasco au fameux _Constantinople_ de l’Italien Edmondo De
Amicis, devenu, grâce à des traductions qui l’ont popularisé, le
vade-mecum de

[Illustration: BLASCO SUR LA FAMEUSE TABLE DE MARBRE DE LA MALVARROSA,
FACE A LA MER]

[Illustration: CABINET DE TRAVAIL DE LA MALVARROSA

Derrière Blasco, un des bustes de Victor Hugo qui ornent ses différentes
demeures]

tant de touristes en Orient. La comparaison tournerait, je crois, au
profit de l’impressionniste espagnol, car s’il est une remarque qui
s’impose ici, c’est que le livre de De Amicis n’excelle guère par la
logique de ses déductions, ainsi que le constatait encore en 1912, dans
un excellent article du _Correspondant_, M. G. Reynaud, traitant de _La
Femme dans l’Islam_. Blasco Ibáñez, rédigeant au jour le jour et pour
des feuilles quotidiennes, n’a écrit là que de simples chroniques de
reportage, mais combien alertes et observées! Tour à tour défilent
devant nos yeux, avec le mouvement de la vie, Ferid-Pacha, Grand Vizir
depuis neuf ans, que l’avocat anglais Mizzi, vice-consul d’Espagne et
propriétaire du _Levant-Herald_, lui avait fait connaître; le marquis de
Campo Sagrado, alors, avec M. Constans, ambassadeur de France, le
diplomate le plus apprécié en Turquie; le Sélamlik et la prière du
Sultan; les chiens légendaires et superstitieusement respectés; les
derviches danseurs de Bakarié et leur procession; le sérail et le
_Hasné_, célèbre trésor des Sultans; Sainte Sophie; Joachim II,
patriarche grec, type falot de géant bon pape et, sans doute, bon papa,
délicieusement peint sur le vif; femmes turques et eunuques, où nous
sommes loin du romantisme poétique d’_Azyadé_[34]; les derviches
hurleurs; les ruines de Byzance; et, enfin, comme tableau final, la
«Nuit de la Force»: le Ramadan et sa veillée mystique.

Blasco Ibáñez n’a consigné dans son livre qu’une faible partie de ses
impressions. D’Août à Novembre 1907, durée de cette singulière fugue, il
vit infiniment plus de choses qu’il n’en a contées. Si le Grand Vizir
avait tant tenu à le voir, il ne nous a pas dit que c’était parce que,
quelques semaines avant, le _Temps_ avait publié un article de Gaston
Deschamps sur _La Catedral_, qui venait d’être traduite en français et
que ç’avait été en s’entretenant de cet article avec Mizzi que
Ferid-Pacha apprit, non sans stupeur, que ce romancier espagnol, si loué
par le critique français, se trouvait, précisément, à Constantinople.
D’ailleurs, cette curiosité obéissait à divers mobiles, dont un au moins
n’était pas littéraire. La Turquie soutenait alors un grand procès avec
l’un des plus puissants barons de la banque internationale, relativement
à la construction du chemin de fer de Constantinople. Cette affaire,
pendante depuis près de trente années, entraînait, au cas où elle eût
été jugée contre l’Etat Turc, un paiement de cinquante à soixante
millions au financier, son adversaire. Soumise à un arbitrage
international, sur le conseil qu’en avait donné Guillaume II au Sultan,
l’arbitre désigné se trouvait être D. Segismundo Moret, homme politique
fort connu, né à Cadix en 1838 et mort en 1913, ex-collaborateur de
Sagasta et, à plus d’une reprise, Président du Conseil des Ministres
d’Espagne. Il importait à Abdul-Hamid de se gagner ses bonnes grâces et,
aux premiers mots que lui en avait touché le Grand Vizir, Blasco Ibáñez
s’était convaincu que ni Ferid-Pacha, ni son vieux maître plus que
septuagénaire, n’avaient la moindre idée ni du vrai état de l’Espagne,
ni du caractère de l’homme qui allait décider souverainement dans ce
litige. Mais la circonstance n’en eut pas moins pour le romancier les
effets les plus heureux. On le traita en personnage officiel. Quand il
passa en Asie-Mineure, un ordre spécial du Padischah enjoignait à tous
les gouverneurs de vilayets de le traiter avec les plus grands égards.
C’est ainsi qu’en Bithynie, il fit l’ascension du mont Olympe dans un
carrosse doré aux portières duquel chevauchait un piquet de cavaliers à
l’aspect de brigands, les gendarmes de ce pays. A son passage en
Anatolie, il fut l’objet d’attentions semblables. A Mudanié, à Brousse,
il eut toutes sortes d’aventures qu’à la fin de son livre il promettait
de conter, quelque jour, et qui sont restées inédites, comme tant et
tant d’aventures de sa vie[35].

A Constantinople, il pénétra dans une multitude de lieux fermés aux
Européens de passage. De hautes familles du monde musulman le convièrent
à d’intimes cérémonies de leur existence privée, noces et banquets. A la
page 284, il s’engageait à écrire le roman des Séphardims, Israélites
bannis d’Espagne et qui, au nombre de près de 30.000, ont conservé, avec
leur patronymique espagnol de Salcedo, Cobo, Hernández, Camondo, etc.,
l’usage d’un castillan archaïque dont la nuance XVI^{ème} siècle ne
laissait pas de surprendre étrangement le sujet d’Alphonse XIII qui
visitait la capitale turque. Blasco n’a pas tenu cet engagement et seule
l’histoire de Luna Benamor, écrite l’année suivante pour le Nº du 1er
Janvier 1909 d’une revue de Buenos Aires, nous transportera--mais la
scène est à Gibraltar--dans un milieu juif d’origine espagnole et nous
en peindra les mœurs caractéristiques. Enfin, Blasco Ibáñez n’a pas
davantage raconté, dans _Oriente_, sa visite à Abdul-Hamid.

Ce fils d’Abdul-Meyid, né en 1849 et qui régnait depuis 1876, était
mieux au courant qu’aucun de ses vizirs du procès relatif au chemin de
fer d’Orient et ç’avait été par son ordre que Ferid-Pacha s’en était
entretenu avec le romancier espagnol. Un beau jour, ce dernier eut la
surprise de recevoir une invitation pour Ildiz-Kiosk, demeure du sultan
milliardaire. On sait que le Sélamlik, où il résidait personnellement,
est bâti au sommet de la colline qui fait face au Bosphore et se compose
de bâtiments construits successivement, les uns à la suite des autres,
sans harmonie ni style. Rien des coûteuses fantaisies, des coquets
pavillons, des jardins féeriques que l’on eût espéré en un pareil lieu.
Il est délicieux d’entendre Blasco narrer cette entrevue, sous la
redingote que lui avait prêtée Mizzi! A l’en croire, le souci de ne pas
manquer à l’étiquette orientale l’aurait tellement préoccupé, qu’il en
aurait oublié la légende suivant laquelle certains visiteurs, jugés
suspects par le terrible autocrate, auraient mystérieusement disparu, au
cours de semblables audiences, jetés sans doute, après une sanglante
tragédie, dans les eaux discrètes du Bosphore. Mais, s’il sortit sain et
sauf de la redoutable entrevue, ce fut le lendemain de celle-ci que le
Grand Vizir le chargeait de se rendre, à son retour à Madrid, chez M.
Moret pour lui transmettre, au nom du Chef des Croyants, certaines
informations confidentielles que l’on estimait, vraisemblablement,
devoir influencer son verdict. Et, comme il était à prévoir, l’arbitre
espagnol se prononça contre la Turquie...

Ce voyage de quinze jours devenu voyage de quatre mois équivalait à un
désastre financier. Ce n’avaient été que réceptions en l’honneur de
l’hôte illustre. Or, la vie de grand seigneur, si elle coûte cher
partout, est particulièrement dispendieuse en cette terre classique du
bakhchich, sévissant à tous les degrés de l’échelle sociale. Je citerai,
comme particulièrement apte à illustrer la corruption officielle turque,
une historiette que Blasco Ibáñez m’a confiée, un jour où il évoquait
devant moi quelques-uns de ses souvenirs inédits de Constantinople. Un
fonctionnaire des Affaires Etrangères turques était venu le trouver et,
s’inclinant révérencieusement chaque fois qu’il prononçait le nom de son
Souverain, avait annoncé qu’Abdul-Hamid, voulant lui donner une preuve
toute spéciale de sa reconnaissance pour ses loyaux services, venait de
lui accorder l’Etoile du Medjidié avec plaque en brillants. Cette
nouvelle stupéfia Blasco. En républicain qu’il est, il avait, en 1906,
sous le premier Ministère Clemenceau, accepté avec reconnaissance d’être
fait, par la République Française, Chevalier de la Légion d’Honneur,
Ordre illustre dont il est aujourd’hui Commandeur[36]. Mais devenir
dignitaire de l’un des Ordres les plus prestigieux du Sultan Rouge? Non,
cela dépassait, en vérité, les bornes permises de la turquerie. Il
exposa donc à l’envoyé d’Abdul-Hamid que cet honneur le flattait
extrêmement, mais que ses principes lui interdisaient de l’accepter. Sur
quoi, le haut fonctionnaire, non sans jeter au préalable un regard
prudent pour s’assurer qu’aucun importun n’entendait ses paroles,
scanda, en les accompagnant de son sourire de diplomate, ce conseil
sceptique: «_Prenez toujours! Les brillants valent, au bas mot, dix
mille francs!_» De cet Ordre, Blasco ne reçut que le diplôme, un
merveilleux parchemin tout couvert d’hiéroglyphes dorés. La plaque,
commandée à l’un des bijoutiers du Sultan,--un juif d’origine espagnole
nommé Flores, qui parlait, dans un balbutiement enfantin, la langue de
ses lointains aïeux--eût sans doute été un chef-d’œuvre. On travaille
lentement en Turquie et, de plus, le joaillier d’Abdul-Hamid
entendait--hommage touchant à sa lointaine _Hispania_--réaliser une
merveille de plaque. Hélas! tout arrive ici bas. Un beau jour, le
Philippe II des Turcs--c’était en Avril 1909--s’entendit, dans un
_Fetvah_ du Sheik ul-Islam,--docile instrument des Jeunes
Turcs,--déclarer indigne de régner plus longtemps. Et le Padischah,
«ombre d’Allah sur la terre», laissa là les quatre mille femmes, presque
toutes esclaves, de son haremlik. Il s’en fut, exilé pour toujours, à la
villa Allatini, à Salonique. C’en était fait de ce politique avisé et
peu scrupuleux. La plaque de Blasco qui attendait, à Ildiz-Kiosk, une
occasion propice pour passer en Espagne, fut victime du pillage des
palais du tyran déchu. Peut-être orne-t-elle, aujourd’hui, quelque
poitrine de Jeune Turc? A moins que le ravisseur n’ait songé, lui aussi,
que ce joujou brillant valait bien ses dix mille francs d’avant-guerre.

Les aventures orientales de Blasco Ibáñez faillirent avoir une fin
tragique. Il avait traversé sans incidents les plaines désolées de la
Thrace, franchi la Roumélie, la Bulgarie, la Serbie et approchait de
Buda-Pest. C’était l’heure du petit déjeuner. Dans le _dining-car_ de
l’express de Constantinople, il occupait, avec trois inconnus de la
foule bigarrée de Cosmopolis, une table silencieuse, lorsque, au moment
où les premières maisons des faubourgs de Buda-Pest commençaient à fuir
sur les glaces du wagon, un choc effroyable, suivi des craquements
lugubres de ferrailles tordues, se produisit. Le train venait d’être
tamponné par un convoi qu’à la suite d’une négligence inexplicable, le
chef de gare hongrois avait lancé sur la voie, à l’heure normale
d’arrivée de l’express d’Orient, dont les deux premières
voitures,--naturellement des troisièmes classes--avaient été pulvérisées
par ce choc! Accident stupide, en une Europe Centrale que d’illustres
niais prônaient comme l’exemplaire modèle de toute organisation
méthodique, et rejetant un instant dans l’ombre de la légende les
vieilles «_cosas de España_». Blasco sut en dégager la philosophie. Et,
toujours homme d’énergie et d’action, il s’était à peine rendu compte de
la catastrophe, qu’abandonnant, sans autre dommage que de légères
contusions, le théâtre du sinistre, où la foule affluait, il sautait
dans un tramway proche et allait prendre à la gare de Buda-Pest le
premier train en partance pour l’Europe,--la vraie Europe, où il
rentrait son baluchon sur l’épaule, à la façon de l’envahisseur oriental
de lointains millénaires séduit par les richesses du mystérieux
Occident. Tel fut son premier grand voyage hors du monde latin. Si, en
1806, M. de Chateaubriand s’était soumis à onze mois d’errance pour
séjourner trois jours à Jérusalem, ce n’a été qu’à presque un siècle de
distance,--en 1904--que la postérité put, à son pompeux _Itinéraire_,
opposer le pendant rédigé par Julien, son domestique, qui nous présente
le grand homme sous un jour moins splendide. Sans être irrespectueux, il
me semble que Blasco Ibáñez n’avait pas à craindre une telle avanie:
d’abord parce que n’ayant pas de valet de chambre en Orient, ensuite
parce que son livre possédait pour vertu dominante la sincérité.



     V

     Blasco Ibáñez ami de la lecture et de la musique.--Son culte pour
     Beethoven et pour Victor Hugo.--Ses duels.--Une balle de charité
     qui faillit devenir balle homicide.--Sa discrétion d’auteur.--Ses
     scrupules sentimentaux.--Histoire du roman: _La Voluntad de Vivir_.


J’ai déjà dit que Blasco Ibáñez était un grand lecteur et de toute
espèce de livres. S’offenserait-il, si cette passion était définie, chez
lui, une sorte de maladive voluptuosité? En tout cas, la lecture est
devenue pour lui un tel besoin que, lorsqu’il n’écrit pas, il se jette
sur le premier volume venu et ne l’abandonne plus qu’arrivé à la
dernière page. Hôte ici plus intrépide que dans la pratique de la vie,
il ne se soucie oncques de la mine austère et renfrognée du maître de
maison et plus les années avancent, plus se confirme en son esprit
l’immortelle vérité de cet adage que Littré, cité par Sainte Beuve[37],
semble avoir attribué à tort à Virgile: «On prétend que Virgile,
interrogé sur les choses qui ne causent ni dégoût ni satiété, répondit
qu’on se lassait de tout, excepté de comprendre, _præter intelligere_:
certes, la pensée est profonde et elle appartient bien à une âme retirée
et tranquille

[Illustration: GRAVURE EXTRAITE DE «NUEVO MUNDO», HEBDOMADAIRE DE
MADRID, REPRÉSENTANT BLASCO ET SES ENFANTS A LA MALVARROSA]

[Illustration: PORTRAIT DE BLASCO IBÁÑEZ EN 1902]

comme celle du poète romain.» A l’époque où sa qualité d’agitateur
politique attirait sur lui les foudres gouvernementales, Blasco Ibáñez
fut exilé assez longtemps dans une petite cité d’Espagne, antique évêché
où toute vie intellectuelle se concentrait dans le palais épiscopal. Le
proscrit commença par dévorer tous les livres qu’il put rencontrer en ce
lieu. Quand tout fut épuisé, et comme sa situation de fortune ne lui
permettait pas d’achats personnels de volumes, il se rabattit sur la
seule matière restante: des vies de Saints et des traités de Théologie,
que conservaient religieusement de vieilles dévotes, qui les tenaient de
chanoines défunts, leurs amis d’antan. Or, un jour, il découvrit, par
miracle, qu’une de ces femmes possédait dans sa demeure une grande
bibliothèque d’ouvrages profanes. C’était la veuve d’un officier
supérieur du Génie. L’excellente dame se signa, lorsqu’elle entendit le
jeune homme la prier de l’autoriser à lire, volume par volume, sa
librairie. «_¡Pero si son de cosas militares!_»[38] alléguait-elle,
scandalisée. Rien n’y fit. Blasco eut raison de cette ignorante
soupçonneuse, et, six mois durant, s’acharna sur Montecucculi, Jomini et
analogues théoriciens, tant anciens que modernes, de l’art de la guerre,
dont les seuls patronymiques, aujourd’hui, le feraient sourire, tant il
les jugerait étranges, sur ses lèvres. Mais il a un aphorisme favori,
celui-ci, que: «_todo lo que se lee, sirve alguna vez en la vida_»[39].
Et, en vérité, ces lectures militaires lui ont servi, une fois au moins.
C’était durant la Grande Guerre. Il avait été convié à dîner par
plusieurs de nos généraux et ce fut à leur table que le hasard de la
conversation l’amena à mentionner les doctrines qui lui étaient devenues
familières, il y avait exactement vingt-huit ans. «Comment diable
avez-vous appris tout cela?» lui demanda, interloqué, l’un des
commensaux, qui ne pouvait comprendre qu’un romancier en sût aussi long
que lui sur un chapitre interdit, non seulement au simple profane, mais
à tout autre qu’un officier breveté, sans doute. Blasco raconta alors
l’histoire de la bibliothèque de la veuve de l’officier du Génie.
Toutefois, de tous les livres qu’il s’est assimilés, au hasard de ses
navigations aventureuses sur l’océan sans limites du savoir humain, ceux
qui ont toujours eu ses préférences, ce furent les livres d’histoire et
l’on sait avec quel zèle il a traduit en espagnol, non seulement
Michelet, mais encore l’œuvre monumentale de MM. E. Lavisse et A.
Rambaud. Entendons-nous bien, d’ailleurs. Blasco Ibáñez ne croit pas du
tout à l’histoire comme à une science. Pour lui, cette discipline est la
cousine germaine du roman, un _mixtum compositum_ se rapprochant de la
vérité--_quid est veritas?_--, une comédie dramatique où
manœuvreraient d’infinies masses humaines. Et les historiens,
lorsqu’ils savent faire revivre le milieu qu’ils évoquent, lui
apparaissent comme des collègues, ou, mieux encore, comme une sorte de
romanciers manqués, qui n’auraient pas su se spécialiser. Dans son for
intérieur, je ne suis pas sûr du tout qu’il ne se gausse parfois
doucement de ces pontifs qui semblent croire posséder le secret du
passé, convaincu qu’il est, avec d’autres, que l’histoire est un roman
qui fut et le roman une histoire qui eût pu être. Il m’en a confié,
naguère, la définition suivante: «_Para mí, la historia es la novela de
los pueblos, y la novela, la historia de los individuos_»[40]. Je me
souviens que, pour lui faire honte, je crus alors devoir lui répliquer
par la voix de Cicéron: «_Historia vero testis temporum, lux veritatis,
vita memoriæ, magistra vitæ, nuntia vetustatis_»[41]. Mais le maître se
borna à lever vers le ciel des yeux rieurs. Et je ressongeai, moi-même,
à ce duc Michel Angelo Gaetani di Teano, illustre patriote italien,
dantiste et helléniste éminent, lequel avait coutume de dire que «_dove
sono dodici archeologi, sono tredici opinioni diverse_»[42].

Il est d’usage, chez bien des littérateurs, de professer une
prédilection particulière pour la peinture. Beaucoup d’écrivains, même,
s’avouent réfractaires à la musique et, lorsqu’il leur arrive de
discuter de cet art, il n’est point rare que leur grandeur
intellectuelle ne les mette pas, tel Gautier, à l’abri d’assertions
extraordinairement erronées. Encore que Blasco Ibáñez--et sa _Maja
Desnuda_ est là, pour l’attester--ressente en artiste la peinture et la
sculpture, le premier de tous les arts ne laisse pas d’être pour lui la
musique. Je rapporterai à la lettre la déclaration qu’il me fit sur ce
point. «Entre les génies humains, il en est un qui se détache par-dessus
tous les autres. Supérieur à Shakespeare, supérieur à Cervantes, c’est
un démiurge. Il a atteint l’apogée du sublime. Il a entendu palpiter la
grande âme mystérieuse dont chacun de nous détient en soi quelques
parcelles. Et cet homme, c’est Beethoven.» Son culte pour le musicien
dont la surdité lui inspira un touchant parallèle avec celle du
romancier D. Antonio de Hoyos y Vinent, dans l’article français qu’il
écrivit en faveur de Hoyos en 1919[43], a acquis les proportions d’une
adoration absolue. Chacune des pièces de ses diverses demeures est
ornée, qui d’un buste, qui d’un portrait de l’auteur des _Sonates_ et
des _Symphonies_. Est-ce à cause de sa puissance de sentiments, de son
extraordinaire force d’expression dans ces compositions fameuses, que
Blasco ressent pour Beethoven une si touchante affinité élective?
Quiconque est quelque peu familier avec les premières œuvres du
romancier, y aura remarqué, très certainement, avec quelle joie il y
décrit les effets de la musique même sur les êtres les plus frustes et
vulgaires. Ainsi, dans _Arroz y Tartana_, le chapitre IV. Ainsi le
chapitre VI de _Cañas y Barro_. Ainsi, dans _La Catedral_, le chapitre
IV et le chapitre V. L’amour de Blasco Ibáñez pour Wagner a, d’autre
part, été déjà l’objet de quelques lignes, et en 1903 M. Ernest Mérimée
pouvait le qualifier en bonne part, dans un article du _Bulletin
Hispanique_, de «fanatisme». Faut-il rappeler les merveilleuses pages de
_Entre Naranjos_ et le morceau de bravoure d’_Arroz y Tartana_, p. 181,
sur la _Symphonie des Couleurs_? Ce que l’on ignore généralement, c’est
que Blasco Ibáñez a été critique musical au cours de sa féconde carrière
de journaliste et que ses campagnes en faveur du réformateur du drame
lyrique trouveraient, s’il en était besoin, leur justification
historique dans la nécessité urgente de débarrasser la scène espagnole
de la prépondérance absolue des douceâtres mélodies de l’opéra italien,
en ces époques où le sceptre de la critique musicale était tenu à
Madrid par le grotesque D. Luis Carmena y Millán, de taurophile mémoire!
Blasco Ibáñez justifie pleinement l’aphorisme de Shakespeare:

    _The man that has no music in himself_
    _Nor is moved with concord of sweet sounds,_
    _Is fit for treasons, stratagems and spoils;_
    _The motions of his spirit are dull as night,_
    _And his affections dark as Erebus:_
    _Let no such man be trusted. Mark the Music!_[44]

Et l’auteur de ce dithyrambe improvisé qu’est la _Symphonie des
Couleurs_ estime toujours, avec le poète des _Fleurs du Mal_, que

    Comme de longs violons qui de loin se confondent
    Dans une ténébreuse et profonde unité
    Vaste comme la nuit et comme la clarté,
    Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.[45]

Un autre amour de Blasco Ibáñez, tout aussi véhément que son amour pour
Beethoven, est celui qu’il professe pour Victor Hugo. Un jour, au
critique français Antoine de Latour, qui avait, dans un de ses articles,
déclaré que «les Espagnols aiment beaucoup leurs poètes, qu’ils ne
lisent pas», la fille de Juan Nicolás Bœhl de Faber, connue dans le
monde littéraire sous son pseudonyme de romancière: _Fernán Caballero_,
répliqua: «_¡Qué verdad, qué verdad, empezando por mí! Pero ¿quién lee
tanto, tanto, tanto?_»[46]. Je puis avancer avec certitude que Blasco
Ibáñez, qui a tant lu, tant lu, tant lu, a lu _tout_ Victor Hugo. Aussi
est-il légitime qu’aux censeurs frivoles de cet autre démiurge, il ferme
la bouche par un laconique et catégorique: «N’insistez pas! Ses défauts,
je les connais. Dieu aussi a ses défauts. A en juger, du moins, par ses
critiques, qui sont assez nombreux. Pourtant, des millions et des
millions d’êtres continuent à croire en lui. Ils y croiront toujours.
Permettez s’il-vous-plaît que je reste, moi aussi, fidèle à la religion
de ma jeunesse. J’adore Victor Hugo. Et, pour parler comme nos dévots:
«_en esta fe quiero vivir y morir_...»[47].--Quand il revint d’Argentine
à Paris pour y rédiger ses _Argonautas_, un reporter de _Mundial
Magazine_ qui le visita, en Mars 1914, dans le coquet hôtel qu’il
habitait à Passy, rue Davioud, fut frappé par ce qu’il appelait:
«l’obsession amoureuse de Blasco Ibáñez pour Victor Hugo». Et M. Diego
Sevilla ajoutait: «Victor Hugo partout, partout où nous promenons nos
regards... On verrait rarement, ailleurs, une telle dévotion... Chez
lui, Blasco Ibáñez n’est qu’un hôte, un hôte de Victor Hugo. Et c’est
celui-ci qui préside, dans tous les recoins de la poétique demeure.»
Cela serait vrai également de Madrid, de la Malvarrosa et de la villa
Kristy à Nice. Cette ferveur risquera de faire sourire quelques jeunes.
Et pourtant! Malgré les taches qui la déparent--dont les moindres ne
sont pas que, trop souvent, la simple émotion cérébrale, l’artifice
littéraire même, le parti-pris et l’abus de l’antithèse l’emportent sur
l’impression du cœur et de l’âme; bien que les grands poèmes
politiques--_Châtiments_, _Année Terrible_,--ne soient, en dépit de la
supériorité de leur forme, que de simples pamphlets; malgré le fatras de
tant de pages pseudo-historiques--_Histoire d’un Crime_, _Napoléon le
Petit_,--et des élucubrations philosophiques, polémiques et critiques,
comme encore malgré les productions confuses des dernières années, il
reste que tout ce qui est du passé, du présent et de l’avenir, du fini
et de l’infini, traversa ce vaste cerveau perpétuellement en ébullition
et qu’éternellement, le voyant de la _Légende des Siècles_, pour ne
citer que le plus magnifique de ses grands poèmes épico-lyriques, aura
son œuvre citée comme l’éclatant témoignage d’une puissance verbale
inouïe mise au service d’une imagination incomparable et sa personne
même exaltée par le culte pieux des générations successives, parce
qu’elle fut, selon un mot célèbre, l’instrument sinon le plus mélodieux,
du moins le plus sonore qui ait jamais vibré aux quatre vents de
l’esprit.

Descendons de l’empyrée pour le terre à terre, j’allais dire le
terrain--puisque de duels il s’agit--d’une réalité sublunaire un peu
moins éthérée. J’ai indiqué, dans le précédent chapitre, que Blasco
Ibáñez, dans sa période combative de député républicain, s’était, plus
d’une fois, mesuré avec de redoutables adversaires et qu’il maniait
aussi intrépidement--encore qu’avec moins d’habilité
professionnelle--l’épée et le pistolet que le verbe. Je crois savoir
qu’il se battit ainsi de douze à quinze fois. Cependant, il est le
premier à faire gorge chaude du soi-disant «code de l’honneur»,
invention tragiquement puérile qui ne démontre rien d’autre que
l’incurable snobisme de certaines classes d’hommes. Blasco n’aime pas
qu’on l’entretienne des incidents d’un passé qu’il considère comme bien
mort, grand trou noir et plein d’ombres sinistres dans sa vie.
Cependant, n’ayant pas hésité à abuser de sa bienveillance, il a
consenti à m’avouer qu’il s’était surtout battu pour fournir, à qui en
eût douté, la preuve «_de que no tenía miedo_»[48], et, aussi, qu’il ne
nourrissait, à l’endroit de ses adversaires politiques, aucune espèce de
haine personnelle. Et il ajoutait, avec cet humour mélancolique dont, si
l’on n’en trouve guère de trace dans ses romans, sa conversation privée,
dans ces évocations rétrospectives, n’est nullement exempte: «_Algunas
veces he pegado y otras me pegaron á mí. ¿De qué ha servido esto en mi
vida? ¿Qué ha podido probar?... Cuando pienso que he sido herido casi de
muerte ¡tres meses antes de escribir La Barraca!..._»[49]. Mais,
lorsqu’on se bat comme se battait Blasco: «pour prouver que l’on n’a pas
peur», l’on risque assez, en face de spadassins sans vergogne, de
commettre un genre d’imprudence qui, dans de telles rencontres, coûte
fort cher. C’est ainsi qu’ayant été grossièrement pris à partie, dans un
journal de Madrid, par l’un des _recordmen_ du tir au pistolet en
Espagne, Blasco, qui avait le droit de choisir l’arme, se décida pour
celle même où excellait son adversaire. «_Il verra, de la
sorte_,--fit-il tranquillement observer à ses témoins--_que je ne le
crains guère_.» Mais à peine l’ordre de faire feu était-il donné, que la
balle de ce bretteur l’atteignait au sommet de la cuisse, à quelques
millimètres de l’artère fémorale! J’ai hâte, cependant, d’en venir au
duel dont il a été parlé plus haut, qui occupa un moment l’Espagne
entière et fut aussi, non seulement le plus sérieux, mais encore le plus
original de tous les duels de Blasco Ibáñez. C’est de celui avec le
lieutenant de la Sûreté de Madrid qu’il s’agit. Pour s’expliquer
l’origine de ce défi, il importerait de se dépouiller momentanément de
la mentalité française, de tâcher de penser à l’espagnole. Ce n’est pas
chose aisée à tous et je ne suis pas sûr que l’essai en réussisse à
quiconque ne connaît, de l’Espagne et de ses mœurs, que ce qu’il a pu
recueillir au cours de lectures plus ou moins hasardeuses, ou dans des
conversations avec des touristes souvent intéressés à cultiver la
ridicule légende d’une Espagne de tambours de basque et de castagnettes,
dont _Carmen_ constitue l’exemplaire-type et, malheureusement pour nous,
classique. Mais je ne puis m’attarder sur cette matière, qui exigerait
des développements hors de propos. Je renverrai donc de nouveau aux
quelques pages, si exactes, que Blasco Ibáñez a écrites pour le livre:
_L’Espagne Vivante_, me bornant à noter qu’entre une séance de la
Chambre des Députés française et une audition du _Congreso_ espagnol, il
y a un abîme et que même nos plus tumultueuses sessions n’ont, à Paris,
rien de commun avec les orages parlementaires des _Cortes_, je veux dire
de celui de ces deux organismes constitutionnels qui est censé
représenter le peuple, l’autre, le Sénat, étant surtout un rouage de la
monarchie. Or, un soir où il y avait eu, à la Chambre, une de ces
tempêtes dans un verre d’eau qui l’agitent périodiquement, les députés
républicains furent l’objet d’une manifestation populaire enthousiaste,
à leur sortie de l’édifice construit par Narciso Pascual en 1843-1850 et
dont l’entrée, peu monumentale, s’orne de deux lions coulés en bronze
de canons marocains, trophées de la bataille de Tetuán, en 1860. Comme
toujours, en pareille circonstance, la police madrilène intervint avec
une brutalité inouïe, dispersant à coups de sabre les manifestants. Dans
ce tumulte, Blasco eut une altercation assez vive avec l’un des
officiers du corps de police, lequel, en Espagne, est organisé
militairement. Le lendemain, dans l’interpellation qu’il adressa au
Gouvernement, il traita son adversaire de façon extrêmement dure. Il
n’en fallut pas davantage pour que tous les officiers du corps de
police, se considérant offensés par les paroles du député de Valence,
exigeassent de leur compagnon qu’il demandât à l’offenseur une immédiate
réparation par les armes. Mais le Président de la Chambre, aussitôt
averti de l’affaire, intimait à Blasco l’ordre formel de refuser ce
duel, ajoutant que, s’il passait outre, il proposerait à l’Assemblée de
le soumettre à une procédure spéciale, vu que le règlement interdisait
tout duel ayant pour cause des paroles prononcées par un député en
séance du Parlement. Et c’est ici que commencent les péripéties les plus
bizarres de ce duel «par bonté». Le lieutenant de la Sûreté était marié
et, je crois, père de famille. Il n’avait, pour vivre lui-même et faire
vivre les siens, que sa maigre solde. D’autre part, le Code de l’honneur
militaire n’était-il pas formel? Il fallait que cet homme se battît ou
qu’il fût rayé, incontinent, des cadres de sa profession. Ses compagnons
intervinrent donc en sa faveur et une députation d’officiers de police
s’en fut trouver Blasco, en appela à son humanité, le supplia de ne pas
jeter sur le pavé un collègue malheureux. Le tribun se laissa émouvoir
par cet étrange cas de conscience. Pour ne pas transformer en une sorte
de Bélisaire un jeune gradé impertinent qu’il n’avait aperçu que
quelques secondes, dans la nuit et à travers le désordre d’une
manifestation politique, il accepta de se battre avec lui et d’arranger
les choses de façon à ce que le duel restât ignoré de la Chambre. Les
conditions de cette rencontre n’étaient pas moins extraordinaires que le
mobile qui l’avait décidée. Prétextant que leur ami était l’offensé et
qu’il avait, par suite, le choix du moyen de combat, les témoins du
lieutenant décidèrent que ce combat serait à l’américaine, les
adversaires étant placés à vingt pas, avec faculté de faire feu à
volonté pendant trente secondes. Ce n’était plus un duel, c’était un
suicide et les témoins de Blasco, ne voulant pas prendre sur eux la
responsabilité de cette lutte de cannibales, se récusèrent. Mais lui,
dans sa manie de prouver qu’il ne craignait personne, s’obstina et se
battit sans témoins, en se faisant simplement accompagner sur le terrain
par deux profanes. A l’ordre de _¡Fuego!_[50], comme il disposait d’une
demi-minute pour viser et faire feu, il laissa tranquillement son
adversaire faire usage de son arme, pensant que la sienne lui suffirait
pour, ensuite, tirer en l’air. Mais le lieutenant, qui rêvait de devenir
un héros en débarrassant l’Espagne de l’Antéchrist, avait
malheureusement pris la chose au sérieux. Profitant du répit imprévu que
lui laissait Blasco, il visa donc lentement et, sûr de son coup, envoya
à celui-ci une balle en plein foie. Le projectile porta si bien, que
Blasco en laissa choir son arme, et, les jambes fléchissantes et d’un
mouvement réflexe, appliqua aussitôt les deux mains à la partie
atteinte. Mais,--ô miracle de quelle _Virgen_[51] propice?--il ne tarda
pas à se convaincre qu’il était sain et sauf. Le souffle, qui l’avait un
instant abandonné, lui revenait normal et l’on n’apercevait, au point de
contact de la balle, aucune gouttelette de sang perler. L’explication du
prodige apparut aussitôt, sans qu’il fût besoin de recourir aux
instances surnaturelles. Le député portait une légère ceinture, qu’il
avait étourdiment gardée et dont la boucle de métal, en recevant le
choc, avait pénétré dans les chairs, où elle s’était incrustée et
tordue. Obstacle imprévu, qui avait suffi à faire ricocher la balle
homicide, transformant en simple contusion une blessure qui, sans ce
hasard, eût certainement provoqué la mort instantanée de Blasco Ibáñez!

Le duel se termina, de la sorte, sans résultats, et Zamacois relate
qu’alors que l’illustre Docteur San Martin s’approchait du député, lui
assurant qu’il venait de naître une seconde fois, «l’un des témoins de
l’officier, celui, précisément, qui avait exigé les conditions barbares
du duel,--il est mort, un an après, dans un asile d’aliénés--s’approcha
aussi de Blasco pour le féliciter». «_Très bien, très bien!_--s’écria-t-il
en lui serrant la main--_Je suis heureux que cela finisse ainsi. Et,
savez-vous, vous avez en moi un admirateur! J’ai lu tous vos romans. Ils
me plaisent infiniment, infiniment!_» A quoi Blasco Ibáñez fit cette
simple réponse: «_Vous avez failli en faire fermer la fabrique!_» Que
l’on vienne donc prétendre que le maître est dénué d’humour! La moralité
de cette fable tendrait à établir qu’il est possible qu’un homme échange
des coups de feu avec un de ses semblables uniquement pour ne pas lui
nuire dans sa carrière. Mais l’on risquerait, en insistant sur elle, de
se voir traiter, par quelque lecteur morose, de simple _galéjaïre_
méridional et mieux vaut s’arrêter là. Toujours est-il que ce duel, je
l’ai dit, fut fort commenté et que de bonnes âmes crurent ne pas devoir
laisser échapper l’occasion de mettre en lumière, pour des fins de
propagande religieuse, le caractère «providentiel» d’un tel dénouement.
La boucle de métal assumait, à leurs yeux, la dignité légendaire du «nez
de Cléopâtre», ou du «grain de sable de Cromwell». Entre les milliers de
lettres que reçut le pécheur impénitent, il en était une qui portait le
timbre d’un prince de l’Eglise d’Espagne, du Cardinal-Archevêque de
Grenade. Ce prélat, alors octogénaire, avait, dans sa prime jeunesse,
suivi la carrière militaire. Quel beau coup de filet c’eut[c’eût] été
pour le vieillard que de ramener--avant de quitter ce bas monde--dans le
sein de la confession catholique l’auteur impie de _La Catedral_! On
devine les arguments dont son apologétique sénile usait: avertissement
du ciel, protection de la _Virgen_ et analogues lieux communs de
théologie morale. Blasco, homme exquis, répondit à cette missive
intéressée par une lettre courtoise et l’archevêque, croyant la
conversion en bonne voie, redoubla d’admonestations pieuses. Au bout de
quelques mois, sa mort mettait fin à une correspondance unique dans les
échanges épistolaires de Blasco.

Ces lettres ont été détruites, comme tant d’autres, et il faut qu’à ce
sujet, je revienne sur l’un des aspects les plus attrayants de la
personne morale de Blasco Ibáñez. Je ne me piquerais pas de posséder une
science littéraire transcendantale, mais enfin, il me sera bien permis
de remarquer que le charme piquant des «clés» a trop souvent conditionné
le succès d’œuvres d’imagination, depuis le _Diable Boiteux_ de
Lesage--pour nous en tenir aux livres sur des choses d’Espagne--jusqu’aux
célèbres _Pequeñeces_ du Jésuite D. Luis Coloma, dont la vogue remonte,
précisément, aux années où Blasco écrivait ses premiers essais
romanesques de matière valencienne. Sans commettre, d’autre part, de
formels romans à clés, il est toute une catégorie d’auteurs qui essaient
de remédier à leur manque d’imagination créatrice par l’introduction,
dans leurs récits, de bribes, plus ou moins défigurées, de leurs propres
expériences sentimentales. Ces écrivains ont coutumièrement la faiblesse
de se peindre en Don Juans doués d’un pouvoir de séduction souverain,
dont le charme victorieux a raison des Eves les plus rebelles. Et, manie
plus déplorable encore, il en est qui n’hésitent pas à utiliser, dans
ces inventions autoapologétiques, les malheureux comparses avec lesquels
ils se sont coudoyés dans la vie quotidienne, transformant ainsi en
grotesques pantins d’honnêtes gens dont le seul tort fut d’avoir cru au
génie de ces caricaturistes du scandale. Comme le lecteur connaît
certainement quelques exemplaires, plus ou moins notoires, de cette
école, je suivrai le conseil que Pierre-Charles Roy inscrivit, au
XVIII^{ème} siècle, sous une gravure de Nicolas De Larmessin qui
représentait une scène de patinage, ne se doutant sans doute pas que la
postérité allait s’emparer de ce vers pour le transformer en phrase
légendaire:

    Glissez, mortels, n’appuyez pas...

Blasco Ibáñez n’a jamais entendu battre monnaie avec ses amours. Sa
riche imagination lui permet, Dieu merci, de dédaigner une aussi pauvre
méthode. Il n’a pas besoin, au surplus, de transcrire la réalité de son
existence pour produire l’image de la vie. Ses romans, s’ils eussent
dû, pour être assurés du succès, exposer à la malignité publique les
intimités de personnelles amours, n’eussent certainement jamais été
écrits. «_Se puede ser escritor sin dejar de ser caballero_»[52],
aime-t-il à répéter, et, d’ailleurs, c’est une vérité d’expérience que
les «romanciers féminins», ou les «poètes de l’amour» ne sont Lovelaces
qu’en imagination et que les deux ou trois pauvres femmes qui furent
leurs victimes, s’ils les servent et resservent à leur trop crédule
clientèle en les accommodant à des sauces diverses, le ragoût ainsi
cuisiné ne laisse pas d’être, au fond, toujours pareil. Ces
_lady-killers_ sont généralement de piètres amants, dont les bonnes
fortunes mériteraient d’être appelées «littéraires», si cette épithète
pouvait décemment s’appliquer à leurs proses mercantiles. Les vrais
amoureux sont plus discrets. Et il a fallu le zèle intempestif d’un
académicien notoire pour que, des amours de Victor Hugo, l’on apprît,
tout récemment, que le plus long n’eut rien d’éthéré, selon que le
croyait qui s’en rapportait aux transpositions dans l’œuvre imprimée
de ce grand artiste.

Comme son idole, Hugo, le romancier de _Entre Naranjos_ est resté muet
sur ses rapports vécus avec la femme. J’ai relu ses romans avec une
intention arrêtée d’y surprendre,--sachant ce que je sais de sa
vie,--quelque chose de similaire à une allusion discrète à ses amours.
Mais cette enquête m’a déçu. On m’avait, de fort bonne source, assuré
que les femmes ont joué, et jouent, dans la vie sentimentale de Blasco
Ibáñez, un rôle considérable. Des indiscrétions savoureuses circulent
même à ce propos. Et n’est-ce pas, aussi bien, à cause d’exigences, ou
de convenances sentimentales, que, précisément, ce même Blasco Ibáñez a
abandonné, depuis tant d’années, son Espagne pour courir le monde? Sans
doute, il est avéré que la Leonora d’_Entre Naranjos_, fut bien, comme
on le prétendit, une chanteuse russe d’opéra, avec laquelle l’auteur
avait voyagé, lorsqu’il ne comptait que vingt-deux ans. J’ai entendu
aussi interpréter de façon semblable d’autres héroïnes d’autres de ses
romans. Mais, l’ayant prié de me fournir quelques lumières sur ce point
controversé, je me suis heurté à une fin catégorique de non recevoir. Le
maître, se souvenant peut-être des racontars suscités par sa _Maja
Desnuda_--où des exégètes «bien informés» ont voulu voir, à côté d’un
Renovales qui serait, naturellement! son ami le peintre Sorolla, une
comtesse d’Alberca peinte sur le vif d’après certaine dame de
l’aristocratie madrilène, qui faisait alors beaucoup parler d’elle--, se
souvenant peut-être aussi que, deux ans plus tard, le scandale
recommença avec _Sangre y Arena_, dont diverses interprétations
tentèrent d’identifier la fantasque Doña Sol, s’est enfermé dans un
silence que rien n’a pu briser. Lorsqu’on lui signale telle ou telle
analogie, réelle ou fictive, entre une situation de ses romans et un
fait bien connu de sa vie, il montre une surprise si complète, il
manifeste un si total désarroi que l’on songe incontinent, pour
expliquer un tel cas, aux conditions dans lesquelles produisent les
romanciers de race. Leur travail participe, en effet, beaucoup du
subconscient. Pour ce qui est de Blasco Ibáñez en particulier, je sais
qu’à plusieurs reprises, il lui est arrivé de tracer des personnages
qu’il croyait fils absolus de sa fantaisie, alors qu’en fait, ce
n’étaient que les duplicata d’êtres de chair et d’os, par lui observés
bien auparavant et recréés, par la superposition des souvenirs, dans
leurs formes actuelles. Mais le grand public, qui, lui, ne se rend pas
compte de ce mystérieux processus de «cristallisation»--comme
s’exprimait Stendhal,--identifie immédiatement les originaux et
là-dessus les médisants, ou les envieux, se mettent à crier au scandale!
Il importe ici, plutôt que de me livrer à des considérants théoriques,
que je cite un cas vécu comme illustration de la doctrine que j’avance,
cas dont quelques rares initiés--dont feu Luis Morote, qui en écrivit, à
l’époque, un article dans l’_Heraldo de Madrid_ et aussi le vieil aède
valencien, D. Teodoro Llorente, lequel, dans les pages plus haut citées
de _Cultura Española_, déclarait «ne pas devoir risquer des
éclaircissements que l’auteur n’avait pas jugé à propos de fournir»--ont
su trop peu, pour que le mystère n’ait pas continué à entourer l’une des
productions écrites peut-être avec le plus de fougue par Blasco Ibáñez
et qui ne fut imprimée que pour être, aussitôt, impitoyablement détruite
par ordre de son auteur même. En 1907, Blasco, qui se trouvait au début
de la période la plus importante de sa vie sentimentale, composa en
quatre mois un roman qui, intitulé: _La Voluntad de Vivir_[53], passa
sans délai à la composition, chez les éditeurs F. Sempere et Cie à
Valence et ne tarda pas à être tiré à 12.000 exemplaires--chiffre des
premiers tirages de ses romans à cette époque. Le livre sortait des
presses et était déjà annoncé au public, quand certaine personne, qui
exerçait alors sur l’auteur une influence souveraine et dont le nom,
pour des causes qui n’importent pas ici, doit être tu, en ayant reçu en
don le premier exemplaire tiré, et l’ayant lu en une nuit, crut s’y
reconnaître, peinte au naturel et dans ses moindres particularités
physiques et morales. Epouvantée par la véhémence et la chaleur de ces
descriptions, où elle se retrouvait comme dans un miroir, elle s’imagina
que le public allait sans peine y démêler l’histoire d’une passion
secrète, là où le romancier était convaincu de n’avoir pas tracé une
ligne qui ne fût impersonnelle et--comme on dit dans le jargon de la
critique scientifique--«objective». S’il se fût agi de ces Lovelaces de
cabinets particuliers, dont il a été question plus haut, la solution de
l’incident eût été malaisée, ou, plutôt, elle eût eu lieu au détriment
de la mystérieuse et unique lectrice du livre. Car cette sorte
d’écrivains, si elle avait à choisir entre la détresse morale d’un être
cher et une satisfaction d’amour-propre professionnel, n’hésiterait pas
et se déciderait pour la seconde de ces alternatives. Mais Blasco eut
alors un geste qui me semble plus éloquent qu’un long discours. _La
Voluntad de Vivir_ allait être mise en vente dès le lendemain. Il
télégraphia à Valence de tout arrêter. Cependant, l’attention du public
avait été attirée sur l’incident et des «bibliophiles» offraient des
sommes folles à qui leur procurerait un exemplaire du roman condamné.
Blasco eut alors son second geste, qui complète le premier. Il ordonna à
Sempere et Cie de brûler incontinent les 12.000 volumes. Et cet ordre
fut exécuté. 24.000 pesetas--12.000 de droits d’auteur et 12.000 de
frais d’impression et de brochage, à la charge de Blasco--montèrent
donc, en fumée bleuâtre, dans le ciel d’indigo de Valence et de _La
Voluntad de Vivir_ rien n’est resté, si ce n’est le seul exemplaire, qui
sait? de qui avait été la cause de cet holocauste. Peut-être,
cependant, Blasco Ibáñez redonnera-t-il, quelque jour, cette œuvre
étrange sous une forme nouvelle, puisque le titre en figure parmi ceux
des romans qu’il annonce, dans son dernier volume, comme étant «_en
preparación_»?[54].



     VI

     Voyage en Amérique du Sud.--Amitié avec Anatole France.--Prouesses
     de Blasco Ibáñez comme conférencier.--Le «ténor littéraire» bat le
     torero, ou 14.500 francs or pour une conférence.--L’orateur se
     transforme en colonisateur.--La vie dans la _Colonia Cervantes_, en
     Patagonie.--Triple lutte: avec le sol, avec les hommes, avec les
     banques.--Un discours prononcé la carabine Winchester à la
     main.--Fondation d’une seconde colonie, à Corrientes.--Contraste
     entre ces deux _settlements_, séparés par 4 jours et 4 nuits de
     chemin de fer.--Le premier hôte de la nouvelle maison
     tropicale.--Le colonisateur renonce à son entreprise.


Le 5 Juin 1908, _El Liberal_ de Madrid avait annoncé que Blasco Ibáñez
allait quitter la tour d’ivoire où l’avait fait s’enfermer le dégoût
pour une politique avilie. Beaucoup plus tard, _Cultura Española_
publiait, dans son Nº de Février 1909, une courte note où il est dit que
«le romancier Blasco Ibáñez fera prochainement un voyage à Buenos Aires
pour y prononcer une série de conférences au _Teatro Odeón_ sur divers
sujets de littérature, de sociologie, etc.» Ce voyage avait été organisé
dans les conditions suivantes: Blasco Ibáñez, qui commençait à être l’un
des romanciers espagnols les plus lus de l’Amérique latine et qui était
devenu collaborateur des principales publications de ces Républiques,
avait reçu, d’un grand impresario de théâtre de la capitale argentine,
l’offre de participer à une série de conférences dont le but était
surtout de mettre les littérateurs les plus en vue de l’Europe en
contact avec des pays neufs et encore peu connus. Déjà, le célèbre
historien et sociologue Guglielmo Ferrero et le criminologiste Enrico
Ferri--l’auteur de cette _Sociologia Criminale_ traduite dans les
principales langues européennes et l’un des chefs du parti socialiste
d’alors en Italie--s’y étaient, les années précédentes, fait entendre.
Cette fois, l’impresario hispano-américain avait jeté son dévolu sur
Anatole France et Blasco Ibáñez.

Quand ce dernier arriva à Buenos Aires, l’exquis conteur français s’y
trouvait depuis quelques jours seulement. Ces deux hommes, que plusieurs
traits communs de leur esprit et un même idéal politique rapprochaient,
nouèrent en Argentine une amitié qui ne s’est pas démentie et, malgré
leurs différences d’âge, ont entretenu, depuis, des rapports où règne la
cordialité la plus franche. Blasco Ibáñez était, d’ailleurs, sincère
admirateur des fictions délicates de l’Académicien naguère attaché à la
bibliothèque du Sénat et il lui est arrivé fréquemment, lorsqu’il
séjourne à Paris, de déjeuner avec lui, en compagnie des éditeurs de
traductions françaises de ses romans, les frères Calmann-Lévy. L’on
manque rarement, au cours de ces agapes, d’évoquer les lointains
souvenirs du séjour en Argentine. «Vous rappelez-vous, dit l’auteur de
_Thaïs_, votre entrée triomphale à Buenos Aires?»--«Triomphale, non,
réplique Blasco. Il y avait beaucoup de monde, c’est
tout.»--«Triomphale», insiste Anatole France, qui tient à son
affirmation. «Je l’ai vue, comme j’ai entendu le merveilleux discours
que vous leur avez lancé, du haut d’un balcon. Je ne sais pas
l’espagnol, mais j’ai parfaitement compris!» Cette entrée, en vérité,
avait été, sinon triomphale, du moins extraordinaire. Blasco était le
premier écrivain espagnol qui, par suite d’un inexplicable manque de
relations intellectuelles entre l’Amérique du Sud et une nation que
celle-ci appelle toujours «_Madre Patria_»[55], venait renouer le fil de
la communication mentale directe, rompue depuis trop d’années. Il se
présentait, de plus, dans des républiques dont il parlait la propre
langue, qui était celle de son pays, et où il comptait, je le répète, un
fidèle public de lecteurs. Enfin, il existe, en Argentine, une très
forte colonie espagnole, dont les membres, d’idées avancées en leur
majorité, étaient heureux de démontrer à ce persécuté de la monarchie,
par un accueil enthousiaste, leur fidélité aux doctrines qu’incarnaient
sa vie et ses livres. C’est ainsi qu’une foule qu’il eût été difficile
d’évaluer exactement--de 70 à 80.000 personnes--, attendait le romancier
à son débarquement, au port de Buenos Aires, et l’accompagna depuis le
navire jusqu’à son domicile. L’affluence était telle, que la voiture
conduisant Blasco se brisa sous la pression de la masse et qu’un peloton
de cavalerie dut lui frayer le chemin de l’hôtel. Mais, pour en revenir
à Anatole France, ce qui séduisit le vieux maître dans le discours--le
premier qu’il entendait de lui--de son collègue et émule, ce furent,
j’imagine, le débit véhément, naturel et expressif et cette toute
méridionale exubérance, en vertu de laquelle ce ne sont point seulement
les lèvres qui parlent, mais les mains, mais les yeux, mais toute la
personne, et encore, peut-être, cette sorte de pouvoir inconscient
d’autosuggestion grâce à quoi l’orateur, comme si une vertu magnétique
s’engendrait en lui, finit par être à tel point dominé par son sujet,
qu’insensiblement il atteint les hauts sommets de l’éloquence. Mais,
dans le cas concret de Blasco Ibáñez--qui est surtout un
improvisateur--l’enthousiasme, générateur des belles périodes, est en
fonctions directes et de la matière traitée et de l’auditoire auquel on
l’expose. Pour qu’il parle bien, il lui faut être pleinement convaincu
de ce qu’il va dire et il lui faut encore une foule, favorable ou
hostile, peu importe, mais qui soit une foule véritable.

Lors de la période épique de son apostolat en Espagne, il parla dans les
endroits les plus disparates: théâtres, cirques, arènes, plages,
châteaux en ruines, amphithéâtres antiques et places de villages, où
parfois, tel un charlatan dans une foire, il adressait la parole aux
plèbes du haut de quelque char rustique. Fréquemment, le curé, voulant
préserver ses ouailles de la contagion républicaine, lançait les cloches
de son église à toute volée, pensant ainsi étouffer la voix de
l’hérétique. Mais celui-ci, haussant le verbe, arrivait à dominer le
bronze sacré et sortait victorieux de cette inégale joute d’éloquence
sonore. D’autres fois, des paysans légitimistes entrecoupaient ses
discours de fusillades enragées, où se renouvelait le «miracle» du duel
madrilène, puisque Blasco sortait toujours indemne de ces lâches
guet-apens. Souvent, par contre, le public prévenu en sa défaveur, qui
avait accueilli les premières phrases de sa harangue par des menaces de
mort, en saluait la péroraison par d’ardents bravos. Enfin, à plus d’une
reprise, il fit pleurer ses auditeurs. Mais il faut ajouter que
l’orateur--conformément à l’adage d’Horace: _Si vis me flere, dolendum
est primum ipsi tibi_[56]--entraîné par sa conviction, avait devancé de
ses propres larmes celles de ces braves gens. Nulle discipline
littéraire, nul artifice oratoire ne régnaient dans ses prêches
politiques et sociaux. Leur transcription sténographique eût procuré aux
lecteurs de cabinet cette déception que cause coutumièrement
l’impression d’un texte de discours impromptu. Leur effet, cependant,
était intense. Sans doute, faudrait-il en rechercher la cause dans cette
vertu magnétique à laquelle je viens de faire allusion et qui confère à
de telles manifestations spontanées de l’art oratoire cette puissance
d’entraînement refusée aux harangues académiques, dont toutes les
périodes sont étudiées, dont rien--pas même le débit, puisqu’elles sont
lues, ou apprises par cœur--n’est livré à l’inspiration du moment, ou
aux impressions fugitives de l’orateur. Dans certaines circonstances, il
est arrivé que Blasco Ibáñez, par crainte d’oublier quelque point
d’importance, ait rédigé préalablement le texte complet d’un discours.
Vaine précaution! A peine avait-il pris contact psychique avec son
auditoire, que cette ivresse étrange dont, seuls, les orateurs nés
ressentent la griserie en face des foules, s’emparait de tout son être,
et qu’oubliant son inutile papier, il se lançait à corps perdu dans
l’improvisation, proférant des phrases totalement différentes--forme et
images--de celles qu’il avait si soigneusement préparées.

Venu en Amérique avec, derrière lui, un tel acquis, il pouvait à
l’avance escompter un immense succès de la part de ces publics
hispano-américains, si accessibles aux périodes grandiloquentes de leur
bel idiome harmonieux; si vibrants aux choses d’une Europe si lointaine,
mais qui surgit toujours aux fonds obscurs de leurs perspectives
intellectuelles; si artistes, en leur délicieuse spontanéité.

[Illustration: MANIFESTATION DE MARINS ET DE PÊCHEURS EN L’HONNEUR DE
L’AUTEUR DE «FLOR DE MAYO», LORS DE L’HOMMAGE DE VALENCE A BLASCO EN
1910

Sur la voile de la classique barque de pêche traînée par des bœufs,
qu’a tant de fois peinte Sorolla, figurent les titres des romans
jusqu’alors publiés]

[Illustration: PORTRAIT DE BLASCO PAR SOROLLA, ACTUELLEMENT A LA
BIBLIOTHÈQUE DE «THE HISPANIC SOCIETY OF AMERICA», A NEW YORK]

Anatole France prononça à Buenos Aires cinq conférences et regagna Paris
après de brèves escales à Montevideo et à Río de Janeiro. De ces cinq
conférences, Blasco fut l’auditeur religieux et, dès la première, le
maître français avait commencé sa lecture par un exorde où, en termes
choisis, il saluait la présence de l’illustre romancier d’Espagne. Le
séjour de Blasco comme conférencier d’Amérique devait être de
considérable durée. Pendant neuf mois, il circula, orateur ambulant, à
travers l’Argentine, le Paraguay et le Chili, et ne prononça pas moins
de cent-vingt discours. Il faisait fonctions, comme il se plaît à
s’exprimer, de «ténor littéraire», recevant de grandes ovations et
gagnant beaucoup d’argent. «Le plus pénible, m’a-t-il confié, ce
n’étaient pas tant les conférences que l’arrivée dans les localités où
elles devaient avoir lieu. Dieux immortels, quelle corvée! Il fallait
subir tout le cérémonial de réceptions en règle, assister au défilé des
commissions avec drapeaux et musiques, serrer des milliers de mains, se
rappeler des centaines de noms, visiter les curiosités de la région et
surtout, ah! surtout participer aux banquets! Il y en avait toujours
trois pour le moins: celui d’arrivée, celui où l’on fêtait le succès de
la conférence, et, enfin, celui d’adieu. Si j’eusse reçu seulement la
moitié des sommes dépensées de la sorte, je serais devenu immensément
riche!» Blasco Ibáñez raconte aussi avec un plaisir visible les progrès
par lui réalisés, au cours de ces longues tournées, dans l’art de
l’improvisation oratoire. A son arrivée dans quelque ville nouvelle, il
s’enquérait, soit auprès de journalistes, soit auprès des autorités, du
thème sur lequel on désirait qu’il se fît entendre. On lui désignait
souvent un sujet purement local. De simples lectures techniques, une
rapide information orale lui suffisaient alors pour parler, le soir
même, une heure et demie durant, sans cesser une minute de passionner
son auditoire. Mais la prépondérance exclusive accordée ainsi au
développement des facultés oratoires eut pour résultat d’atrophier
momentanément les dons de l’écrivain. «Quand je suis revenu en Europe,
m’a-t-il déclaré, j’avais complètement oublié mon métier. En ces neuf
mois de discoureur, lorsqu’il m’arrivait d’avoir à écrire, je devais en
appeler à la dictée. Et tout ce que je dictais, était dit sur un ton
effroyablement déclamatoire et emphatique...»

Son premier dimanche à Buenos Aires, il se le rappellera toujours, mais
il ne tarit pas non plus sur tant d’autres souvenirs de ces neuf mois.
«J’étais, aime-t-il à répéter, une manière de ténor illustre, un Caruso,
avec cette nuance qu’il n’y avait pas, pour moi, de changements de
décors. Un simple frac me suffisait pour les diverses séances, et,
pendant le temps rituel, je m’égosillais jusqu’à l’aphonie. J’ai gagné
ainsi de grosses sommes, j’en ai dépensé de considérables, et, à mon
retour en Europe, il me restait encore un joli reliquat.» Ses
conférences dans la capitale argentine avaient alterné avec celles
d’Anatole France. Elles commençaient à cinq heures et demie, dans l’un
des théâtres les plus distingués de la ville, devant une assistance
aristocratique, composée en majeure partie de dames. Ce même premier
dimanche dont il vient d’être question, il avait donné, sur les
instances de divers groupements, un régal oratoire supplémentaire à une
foule composée d’environ 8.000 employés, commerçants et ouvriers à
l’aise, gens de la classe moyenne qui, trop occupés la semaine pour
venir l’entendre, désiraient cependant savourer au moins une fois
l’éloquence du célèbre propagandiste républicain. Cette fête de la
parole démocratique eut lieu dans la plus vaste salle de spectacles de
la ville et commença dès deux heures et demie de l’après-midi. La
chaleureuse ovation qui avait salué l’orateur s’étant calmée, celui-ci,
en guise d’exorde, avait déclaré--seul sur une scène immense, où l’on
jouait chaque jour des opéras à grand orchestre--que, puisque son
auditoire avait sacrifié un après-midi en son honneur, il voulait qu’ils
en eussent, comme nous disons vulgairement, pour leur argent et qu’il
entendait les entretenir jusqu’au soir. Blasco tint parole. Durant trois
heures et demie, il développa le thème gigantesque des vicissitudes
politiques, littéraires et sociales de l’Espagne depuis
l’affranchissement de ses colonies d’Amérique. C’était entreprendre de
résumer toute l’histoire du XIXe siècle espagnol, période qui est
aussi la moins connue des Hispano-Américains. Mais, si parler pendant
trois heures et demie constitue, à soi seul, déjà un record, le faire
d’une voix stentorienne portant jusqu’aux extrêmes recoins d’un
véritable colisée--puisque le vocable, de par son étymologie, signifie
un «colossal» amphithéâtre et qu’au surplus, il s’emploie en espagnol
pour désigner, par un lointain souvenir de l’amphithéâtre Flavien, une
salle de spectacles--et avec l’enthousiasme toujours au diapason d’une
multitude qui accueille chaque développement d’un tonnerre de bravos, ou
d’un déchaînement de rires, n’est-ce point, en toute vérité, le record
des records? Quand Blasco eut parlé ainsi deux heures d’horloge, il ne
manqua pas, entre ses auditeurs, d’âmes compatissantes pour le supplier
de prendre quelques instants de repos. L’orateur rejeta l’offre. Il
savait que la moindre modification du mécanisme entraînerait l’arrêt du
moteur. S’il eût cessé, même cinq minutes, de discourir, la fatigue
l’eût cloué sur place et l’aphonie l’eût irrémédiablement rendu muet. Il
continua donc sans le moindre répit et sans épuisement visible, en
pleine tension, jusqu’à ce qu’au coup de six heures, il crut enfin
opportun d’entamer sa péroraison et de clore ainsi une harangue dont on
ne trouverait d’équivalent, mais dans des conditions bien
différentes--que dans les tournois oratoires d’un Vergniaud, lors des
tumultueuses séances de 1792-1793, à cette Convention Nationale
créatrice de la France moderne. Il va sans dire que le soir même, Blasco
avait perdu l’usage de la parole et qu’il crut sérieusement qu’il ne le
recouvrerait jamais. Au sortir de la salle, il avait été surpris par les
accolades particulièrement ardentes de son impresario. Ruisselant de
sueur, épuisé, il lui avait, pour écourter une manifestation déplacée,
brutalement posé la question: «_Alors, combien ça fait-il?_» Car le
digne fermier des éloquences mondiales n’était tant ému que parce qu’il
savait, lui aussi, avoir battu le record, non du verbe, mais du _peso_!
Blasco, qui avait appris à connaître ce genre d’hommes, savait que
c’était en leur parlant affaires qu’il s’en débarrasserait le plus vite.
L’impresario lui déclara donc qu’il lui restait redevable d’une somme de
pesos équivalant à 14.500 francs de notre monnaie évaluée à l’étalon
d’or--car du franc actuel, hélas! on sait que la valeur n’est plus celle
de ces époques lointaines. Or, si, comme salaire d’un après-midi de
travail, la somme était rondelette, le hasard voulut que lorsqu’il
retournait en Espagne, Blasco rencontrât à Montevideo le célèbre torero
Antonio Fuentes, qu’on prétend lui avoir servi de modèle pour créer une
partie au moins de son personnage de Juan Gallardo, dans _Sangre y
Arena_. Blasco, qui brûlait de savoir à la source si l’éloquence était
aussi bien payée en Amérique--car _tras los montes_, ce point n’est pas
douteux: les toreros l’emportent sur les orateurs--que la tauromachie,
apprit ainsi que la solde du _diestro_ ne dépassait jamais 10.000
pesetas par course. Il avait donc, ici encore et pour la première fois,
battu un record non plus international, _national_, et, naturellement,
hors de sa patrie.

En s’embarquant pour l’Amérique, Blasco Ibáñez avait projeté de
parcourir toutes les Républiques de langue espagnole, jusqu’à la
frontière des Etats-Unis. Dût le voyage durer deux ou trois ans, il
entendait connaître ainsi une á une les vingt nations dont le scion
vigoureux a jailli du vieux tronc ibérique. Il avait, cette fois encore,
compté sans son hôte et ce fut son caractère aventureux qui fit échouer
ce plan original. Alors que certaines Républiques sud-américaines, qu’à
la date présente il n’a pas encore visitées, s’apprêtaient à le
recevoir, il mit brusquement fin à sa tournée de conférences, et, par
amour de l’action, se mua en colonisateur, devenant, d’homme de lettres,
le pionnier des terres vierges. La plus belle, comme aussi la plus
héroïque de ses aventures commençait. L’idée n’en avait pas jailli,
comme Minerve toute armée du cerveau de Jupiter sous le coup de hache de
Vulcain, un beau jour de sa tête puissante. Son voyage de conférencier
n’était pas guidé par le seul intérêt pécuniaire. Blasco obéissait en
principe au programme de son impresario, lorsqu’il s’agissait de se
faire entendre dans de grandes villes. Quand, par suite des immenses
distances qui séparent les provinces de l’Argentine, il devait
entreprendre quelqu’un de ces longs voyages dont notre vieux monde ne
saurait se faire une représentation exacte, il redevenait l’écolier
capricieux d’antan, ou, pour mieux dire, l’artiste se superposait à
l’orateur et, afin de contempler une merveille de la nature, ou
d’étudier une colonie agricole modèle, il violentait sans scrupule
l’itinéraire fixé. Ainsi put-il voir l’Argentine mieux qu’aucun autre
conférencier, ou même qu’aucun autre voyageur européen, depuis la zone
tropicale jusqu’aux territoires glacés de l’extrême sud. Parfois
l’impresario qui dirigeait sa marche depuis Buenos Aires, le croyait
occupé à haranguer tel auditoire d’une capitale de Province, lorsqu’un
écho des journaux lui apprenait que, lui ayant fait faux bond, il
s’attardait à observer, dans une _tolderia_[57] du Nord, les mœurs
des Indiens! Il semblait que ressuscitât en lui l’âme vagabonde des
vieux conquistadors. Il ressentait la tentation des territoires
primitifs, la fièvre de lutter avec la terre sauvage, s’attardant, avec
mélancolie, à évoquer l’œuvre des premiers hommes blancs, venus pour
civiliser les Indes Occidentales. Quelques Argentins illustres, qui
devinaient sa pensée, ne tardèrent pas à le tenter par leurs offres
séduisantes. Lui, être de volonté et d’énergie, accoutumé à la lutte et
qui savait agiter les masses au nom d’un idéal abstrait, n’était-il pas
appelé à devenir un colonisateur modèle? Alors, pourquoi ne point rester
en Argentine et, suivant l’exemple de ceux qui le conseillaient, ne pas
s’y enrichir, dans le métier de défricheur de terres?

Tout d’abord, Blasco s’était récusé, se sentant perplexe. Puis, il se
laissa peu à peu gagner par la Chimère. Vivre un roman au lieu de
l’écrire, quel beau geste! Et l’on n’est pas pour rien artiste. Le rêve
de devenir millionnaire, ne fût-ce qu’une saison, la perspective de
remuer l’argent à la pelle, de commander à une armée de travailleurs, de
transformer l’aspect d’un coin du sol, d’y créer des lieux habitables:
c’étaient là de trop brillantes visions pour qu’il n’acceptât pas de
courir le risque d’une aussi gigantesque entreprise. Celui qui présidait
alors la République Argentine se montrait, ainsi que ses ministres,
enchanté à l’idée que cet écrivain au nom célèbre, en se fixant dans
leur pays comme agriculteur, n’allait pas tarder à se muer en réclame
vivante qui attirerait les émigrants européens vers des solitudes non
défrichées, dont on ne désirait rien tant que la mise en culture rapide.
On offrit donc à Blasco de lui vendre des terrains à bon marché, aux
termes des conditions que fixait la Loi et celui-ci, quoique toujours
vaguement inquiet sur un changement aussi radical d’existence, finit par
laisser là ses conférences et revenir brusquement en Espagne. Il y
écrivit, de Janvier à Juin 1910, à Madrid, un livre qui,
malheureusement, n’a été traduit en aucune langue étrangère, sans doute
à cause de ses dimensions monumentales et qui, même après de récents
travaux français sur l’Argentine--dont une thèse de doctorat ès lettres,
parue en 1920--eût mérité de passer à notre idiome. Ce livre, un
in-folio de 771 pages, fut commencé d’imprimer le 20 Janvier et achevé
le 4 Juillet 1910, pour la _Editorial Española Americana_, par J. Blass
et Cie, les gravures et les trichromies qui l’illustrent sortant des
ateliers Durá. C’est une belle réalisation typographique, que déparent
un peu deux types de lettres différents: l’un allant de la page 1 à la
p. 502 et l’autre, beaucoup plus dense, de la p. 503 à la fin,
c’est-à-dire occupant la portion du volume consacrée à la description
des Provinces et Territoires Argentins. Son titre est: _Argentina y sus
Grandezas_[58] et le caractère géographico-historique de la description
n’a pas exclu l’insertion, par l’auteur, de récits d’aventures
personnelles, telle, p. 646-648, l’excursion à l’_ingenio_[59] de San
Pedro de Jujuy, propriété des frères Leach, Anglais, qui y occupaient
plus de 4.000 Indiens à la seule récolte de la canne à sucre. La
division générale de l’œuvre est la suivante: _Iº Le pays Argentin;
IIº L’Argentine d’hier; IIIº L’Argentine d’aujourd’hui; IVº L’Argentine
de demain; Vº Les Provinces Argentines (Buenos Aires, Santa Fe, Entre
Ríos, Corrientes, Córdoba, Santiago del Estero, Tucumán, Salta, Jujuy,
Catamarca, La Rioja, San Luis, San Juan, Mendoza); VIº Les Territoires
Nationaux_.

Sa dette de reconnaissance à l’endroit d’un pays qui l’avait si bien
reçu une fois payée, Blasco Ibáñez quitta l’Espagne pour retourner en
Argentine. C’en était fait. Le romancier devenait colonisateur. Beaucoup
de lecteurs estimeront à priori qu’une telle décision était chimérique.
Avant de la condamner en bloc, il importe, cependant, de réfléchir sur
ce fait psychique: qu’en Blasco, comme, d’ailleurs, en d’autres
romanciers--dont le moins illustre n’est pas Balzac--, il existe une
double personnalité, celle de l’écrivain et celle de l’homme d’affaires.
Mais d’affaires qui tournent mal, dans la plupart des cas, encore que
combinées selon toutes les règles de la logique. Car si la tête d’Honoré
de Balzac fut un volcan de projets, dont il s’éprenait et qu’il
délaissait tour à tour pour des entreprises commerciales qui le
ruinaient et qu’il devait racheter ensuite par un labeur de galérien
intellectuel, celle de Blasco Ibáñez abrita également maintes coûteuses
fantaisies, dont celle de la

[Illustration: ARRIVÉE DE BLASCO IBÁÑEZ À BUENOS AIRES

(D’après la Revue _Caras y Caretas_, de Buenos Aires.)]

[Illustration: À LA CIME DE LA CORDILLÈRE DES ANDES

Blasco est représenté, dans cette photographie, au moment où il a
atteint la frontière de l’Argentine et du Chili, marquée par le monument
dit: _El Cristo de la Paz_.]

[Illustration: DEUX «AMIS» DE BLASCO (Indiens guerriers de la tribu des
_chunapis_, dans la province de Corrientes)]

colonisation américaine constitue un exemple caractéristique. Personne
ne niera, j’imagine, qu’un esprit capable d’écrire un bon roman, reflet
de la vie, le soit aussi de concevoir une grosse entreprise de travail.
Le malheur, c’est que ces imaginatifs, abondants en inventions, soient
trop souvent victimes de leur fécondité mentale et qu’ils abandonnent
trop vite un dada pour en chevaucher un autre, jugé plus merveilleux.
L’homme d’action, au contraire, s’il a peu d’idées, du moins en
poursuit-il âprement la réalisation, marchant droit devant soi et
toujours de l’avant. C’est le _timeo hominem unius libri_ de l’adage
attribué à St. Thomas d’Aquin, qui trouve en eux une justification plus
positive que sur le domaine de la spéculation mentale. Mais Blasco
s’était toujours cru appelé, même lorsqu’il n’était encore que romancier
valencien, à réaliser quelque gigantesque tâche, industrielle ou
agricole. Ici encore, ce fut plutôt le besoin d’action que l’amour de
l’argent qui conditionnait son rêve. Les richesses acquises facilement
et sans effort ne l’attirent pas. Il est ennemi irréductible du jeu,
même de cet innocent domino, si populaire en Espagne. Les opérations de
Bourse lui inspirent une répugnance plus insurmontable encore. Je dirai
plus loin quelle fut sa conduite aux salles de jeu de Monaco, lorsqu’il
écrivait _Les Ennemis de la Femme_, dont la traduction malheureusement
mutilée,--comme, déjà, celle des _Quatre Cavaliers de l’Apocalypse_,
pour de soi-disant «raisons éditoriales»--a commencé de paraître dans la
_Revue de Paris_ du Ier Février 1921. Ce qui l’enthousiasme, ce sont
les fortunes de modernes capitaines d’industrie, créateurs d’immenses
fabriques, de lignes de navigation, défricheurs de terrains incultes
depuis que le monde est monde, titans modernes, en un mot, dont il a
chanté, plutôt que décrit, la grandeur dans son roman: _Los Argonautas_.
Et c’est sous l’hypnose de cet héroïque rêve qu’il s’en fut par delà
l’Océan, pour y continuer, en plein vingtième siècle, l’épopée des
conquistadors, dont il devait, pour le public parisien de l’_Université
des Annales_, célébrer les prouesses en quelques périodes--qui
s’enlèvent avec la vigueur d’une fresque de Raphaël à la Sixtine--de sa
conférence: _L’Âme Nouvelle de l’Amérique_, qui est de Mars 1918[60].
Visionnaire têtu, c’était la difficulté, c’était l’obstacle qui
l’attiraient et aussi l’ambition de faire quelque chose que nul n’eût
fait avant lui. Et, dans cette entreprise, il exposa tranquillement tout
ce qu’il possédait: ce que lui avait laissé son père en mourant, ce que
ses livres lui avaient rapporté, tous ses gains de conférencier.

Ses amis d’Europe ne virent pas sans surprise l’éloquent orateur, dont
le verbe s’achetait au poids de l’or, se muer en homme des champs et des
bois, échanger les escarpins vernis contre de rudes bottes en peau de
truie du _gaucho_ et son frac du bon faiseur pour le _poncho_ en
chasuble des coureurs de pampas. Le gouvernement argentin avait voulu
lui donner une concession en pays relativement civilisés et à proximité
de centres de colonisation déjà anciens. Il s’y refusa nettement. Il ne
venait pas pour être agriculteur. Il tenait à son rêve. Il entendait
être colonisateur, s’en aller en plein désert. En conséquence, il
choisit, dans la Patagonie, un territoire du Río Negro. Il faudrait
recourir aux descriptions qu’en a données l’écrivain argentin,
rédacteur à la _Nación_, M. Roberto J. Payró, dans les deux volumes de
son _Australia Argentina_, pour bien rendre les aspects essentiels de
ces régions sauvages et grandioses, interminables solitudes où sévissent
les trombes de terre, où, comme au Sahara, de décevants mirages guettent
les caravanes de mules dans leur route incertaine, ainsi que, dans les
déserts africains, celles de chameaux, au milieu des mêmes tourments de
la faim et de la soif. Quand l’illustre Darwin réalisa, de 1831 à 1836,
cette expédition scientifique sur les côtes de l’Amérique australe d’où
devait naître le livre de 1859 sur l’_Origine des Espèces par voie de
sélection naturelle_, il qualifia les hauts plateaux patagoniens voisins
de l’Atlantique de «territoires de la désolation». Mais, le long des
fleuves qui les parcourent, s’étend une bande de terre d’une
extraordinaire fécondité, où semblent s’être concentrés tous les
éléments de richesse qui font si totalement défaut dans les espaces
désertiques environnants. Découverte par Magellan en 1520, la Patagonie
a été partagée, par le traité de 1881, entre l’Argentine et le Chili, et
le monument qui vient d’être érigé, à Punta Arenas, au célèbre
navigateur portugais n’est qu’un symbole consacrant la lente et
progressive mainmise de l’homme civilisé sur des régions qu’habitaient
des sauvages _tehuelches_, _pehuenches_ et autres tribus indiennes
primitives. Le _settlement_ de Blasco Ibáñez était situé sur la rive
gauche du Río Negro, fleuve qui a donné nom à la _Gobernación_[61] de
Río Negro, peuplée--au moment où s’y établissait le colonisateur--d’une
dizaine de mille âmes et dont la capitale, Viedma, n’en comptait guère
plus de 1.500. Lorsqu’il en prit possession, il n’en connaissait guère
l’état, l’ayant vue au cours de sa tournée de conférences, mais de façon
fort superficielle, et ayant réalisé cet achat de trois lieues carrées
de terre sur la simple inspection d’une carte. Aussi fallut-il qu’il en
recherchât la situation exacte d’abord, puis qu’il en fixât les limites
avec l’aide d’un agronome, la boussole à la main.

Ainsi commença une existence étrange, en compagnie de quelques hommes
fidèles, sorte d’état-major appartenant aux nationalités les plus
diverses. Le premier abri, dont il avait fallu se contenter, avait été
une vieille paillote achetée à un Indien, unique habitant de ces lieux.
Blasco y était à peine installé, que le brusque changement de vie, les
privations et aussi l’infection d’eaux stagnantes qu’une soudaine
inondation avait accumulées, lui causèrent une fièvre si intense qu’il
resta plusieurs jours entre la vie et la mort, en proie au délire,
étendu dans cette misérable cabane, à l’abandon, sans assistance qu’une
sorte de rebouteuse, ou sorcière indienne. Pendant qu’il gisait de la
sorte, du toit de la hutte lui tombaient sans répit, sur le visage
brûlant, ces abominables punaises de grande taille et ailées, qu’au
Chili on appelle _vinchucas_, insectes sanguinaires à la piqûre
lancinante. Et lorsque, accompagné par un ami accouru à son aide, il put
enfin se risquer, dans une charrette, à aller consulter un médecin--la
bagatelle de vingt lieues à faire en plein désert--, le véhicule qui le
portait eut le bon esprit de se rompre à la nuit tombante et le
compagnon de Blasco dut le laisser là, au beau milieu de la brousse,
sans autre protection que la flamme qu’il avait eu soin, avant de partir
en quête d’un autre moyen de locomotion, d’allumer dans la steppe, afin
d’éloigner du patient, enveloppé dans son _poncho_ et qu’entourait ce
cordon de feu, la rage homicide des pumas, ou couguars, et semblables
mammifères carnassiers. Mais pourquoi entamer la relation des aventures
innombrables, des périls variés qui, au cours de ces quatre années de
lutte dans un coin du monde soumis, pour la première fois depuis des
milliers de siècles, à une volonté rationnelle, marquèrent la carrière
du fondateur de la _Colonia Cervantes_? De ses trois ennemis principaux:
la terre, les hommes et les banques, je ne sais si le dernier n’a pas
été, en définitive, le plus impitoyable. La terre et les hommes, si durs
qu’eussent été leurs hostiles résistances, se fussent laissés vaincre, à
force d’énergie. Mais les sociétés de crédit, ces anonymes Shylocks qui
opèrent à l’ombre de la Loi, ne l’ont pas lâché un moment, et
aujourd’hui, Blasco Ibáñez n’a pu qu’au prix de pertes considérables se
libérer totalement de leur emprise. Pour que les gens de la finance
continuassent à patronner son œuvre, il se voyait contraint, de temps
à autre, de laisser là le costume du colon, d’endosser l’habit de ville,
de s’installer dans un confortable hôtel de Buenos Aires, d’y
réapprendre pendant quelques jours la vie factice et luxueuse des
milieux citadins, pour, en fin de compte, dans le quartier des Banques,
s’en aller jouer de ruse, en un tournoi inégal, avec les madrés compères
qui les gèrent et lutter à forces disproportionnées avec ces chevaliers
internationaux de l’agio cosmopolite. Cependant, et malgré les dédains
d’une opinion frivole, toujours prête à juger hommes et choses selon les
critères de sa pauvre philosophie, l’œuvre colonisatrice de Blasco
prospérait. Non seulement il avait défriché la terre vierge et la
fécondait par un ingénieux système d’irrigation adopté de celui en usage
dans la _Huerta_ de Valence, mais encore y traçait-il le futur
emplacement d’un groupement central d’habitations en maçonnerie, dont
une gare, la _Estación Cervantes_, assurerait l’accès. En Argentine, les
chemins de fer n’usent pas des mêmes égards que ceux d’Europe à
l’endroit des humains. Le _settlement_ de Blasco recevait bien, tous les
deux jours, la visite d’un convoi ferroviaire. Mais celui-ci ne daignait
faire halte qu’à des lieues de là. L’édifice en bois qu’érigea Blasco en
marqua, désormais, l’arrêt fixe et c’est seulement alors qu’il procéda
aux plans du _pueblo_[62], dont les rues, larges de vingt mètres, et les
places infinies témoignaient qu’en ces pays neufs, c’est plutôt à
l’avenir qu’au présent que songent les règlements de colonisation. Ce
_pueblo_, Blasco le mit sous l’égide du père spirituel de toutes les
Républiques de l’Hispano-Amérique, Miguel de Cervantes Saavedra. Encore
que d’effigie douteuse, ce fut son buste qu’il érigea sur la Place
Centrale: palladium de la future cité, en même temps que réparation
d’une injustice étrange et trois fois séculaire. Car si, en
Espagne--outre le célèbre château-fort en ruines qui garde l’entrée de
Tolède, ce _Castillo de San Cervantes_ qui ne s’appelle ainsi que par
une corruption de l’appellation originale, celle du martyr espagnol
Servando--un maigre bourg de la province de Lugo évoque seul le
patronymique de l’auteur de _Don Quichotte_, outre-mer tous les saints
du calendrier, tous les héros de la mythologie et de l’histoire, mille
inconnus illustres ont servi à dénommer villes et villages, mais
personne n’y avait jamais songé, avant Blasco Ibáñez, à placer sous
l’invocation de l’immortel manchot de Lépante un habitat d’êtres
humains, quel qu’il fût. Et, dans les répertoires techniques où sont
cependant consignés jusqu’aux moindres patronymiques des plus fous
«cervantistes», le nom de Blasco Ibáñez, fondateur de la _Colonia
Cervantes_, devrait avoir sa place de droit.

Pour défricher et arroser ses terres, Blasco Ibáñez eut sous ses ordres
jusqu’à 600 individus, ramassis d’épaves des deux mondes, où dominaient,
cependant, les Chiliens, où ne manquaient pas les Indiens et où,
brochant sur le tout, apparaissaient quelques authentiques bandits et
maints aventuriers internationaux. On trouve, dans la première partie
des _Quatre Cavaliers de l’Apocalypse_, divers ressouvenirs de ces
hordes, qui n’étaient pas d’un maniement aisé. Il y avait là, abruti par
l’alcool, un ancien baron allemand, naguère capitaine dans la Garde
Impériale, tombé à l’ignominie de n’être plus que simple terrassier. Il
y avait aussi un illustre architecte de Vienne, dont la déchéance était
non moins totale et navrante. Le samedi, jour de paie, l’eau-de-vie
coulait à flot dans les campements de _peones_[63] et, fréquemment,
par-dessus le crissement nasillard des guitares chiliennes accompagnant
la _zamacueca_[64] nationale, crépitaient les coups de revolver de ces
desesperados. Rare était la semaine où il n’y eût pas quelque mort,
ainsi que plusieurs blessés. Il n’était pas un de ces infortunés qui ne
travaillât en compagnie d’une arme à feu ou d’un poignard. Blasco, avec
ses contremaîtres, ne se trouvait donc que faiblement protégé contre les
entreprises de cette canaille. C’est ainsi qu’un matin, où son fidèle
état-major était dispersé aux quatre coins de la colonie, surveillant
les travaux, et où le patron se trouvait seul dans la baraque de bois
qui lui servait alors de demeure et qui abritait aussi les sommes
destinées à la prochaine paye, il aperçut soudain, au moment où il
procédait, devant sa porte, en déshabillé, aux soins de sa toilette, les
femmes de ses fidèles employés accourir, parmi des cris d’angoisse et
des gestes tragiques, précipitamment et en désordre, vers lui. Elles
n’étaient pas encore à portée de sa voix que débouchait derrière cette
phalange apeurée une masse sombre et silencieuse d’hommes de toute
couleur et de tous âges, qui se dirigeait sans hâte vers la case du
maître. C’étaient les journaliers de l’un des campements, qui s’étaient
déclarés en grève et, sous prétexte d’exposer leurs doléances,
n’entendaient rien moins que mettre la caisse de la colonie au pillage,
en tuant son gardien et propriétaire au premier geste d’opposition. On a
suffisament insisté, dans les pages précédentes, sur l’une des qualités
dominantes de Blasco Ibáñez, qui est celle d’être l’homme des foules.
Dans une intuition que son expérience des multitudes rendait naturelle,
il perçut immédiatement que la seule chance de salut qui s’offrait à lui
consistait en une de ces offensives hardies, comme tant de fois, dans sa
carrière de tribun, il en avait prises en face des plèbes hostiles,
devançant leur attaque par une brusque irruption oratoire qui, en jetant
la confusion chez quelques-uns, briserait l’élan coordonné, romprait
l’unité de l’assaut, permettrait de gagner un temps d’autant plus
précieux que c’était de lui que dépendait l’heureuse issue de cette
tactique. Il saisit donc sa carabine Winchester, et, bondissant jusqu’à
l’enceinte de fils de fer de sa case, cria, plus qu’il ne les parla,
quelques phrases comminatoires sur un ton foudroyant. «Que
voulaient-ils? Qu’ils parlassent! Leurs vœux seraient écoutés, dans
la mesure du possible. Mais que personne ne s’avisât de violer le
domicile du chef, personne! Le premier qui franchirait les fils de fer
était un homme mort...» Menace ridicule en pareil moment et qui n’en
produisit pas moins comme un effet de surprise. Les révoltés
s’arrêtèrent, abasourdis. Mais déjà Blasco Ibáñez leur parlait. C’était
cela qu’il avait voulu: les tenir sous l’emprise de son verbe. Que leur
dit-il? Il m’a avoué être fort embarrassé aujourd’hui pour le répéter
avec précision. En tout cas, il ne prononça jamais, dans toute sa
carrière, de discours plus senti, ni plus vibrant. _Pectus est quod
disertos facit_, selon la définition de Quintilien, et si notre Boileau
a ajouté que

    Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement
    Et les mots pour le dire arrivent aisément,

Blasco, qui concevait parfaitement que la trame de ses jours se nouait
au fil de son verbe, dut, j’imagine, trouver les mots qui allèrent peu à
peu réveiller, au fond des cœurs pétrifiés de ces parias, ces
émotions dont la source semblait s’y être tarie pour jamais et qui
transforment en un moment la brute insensible en être humain, attendri
et tremblant. «Jamais--m’a-t-il déclaré littéralement--je ne prononçai
de harangue plus tumultueuse, plus pathétique, plus bouillonnante. Ma
main droite, crispée sur le rifle, m’interdisait toute autre
gesticulation que le heurt saccadé d’une culasse d’acier sur le sol
durci de l’allée. Le poing serré de ma main gauche traçait dans les airs
des menaces de horions meurtriers. Toute ma crainte, c’était qu’en dépit
de mon éloquence, une tête brûlée ne donnât, en franchissant isolément
les fils de fer, l’exemple aux autres, médusés, auquel cas les moutons
de Panurge eussent suivi la brebis galeuse et c’en eût été fait de moi.
Dominant mon émotion, je m’efforçais cependant de suivre sur mon
auditoire le progrès d’un lent travail intérieur de pensée, à mesure que
je parlais. Mais si les faces de métis se détendaient peu à peu, c’est
que ces simples ignoraient le foncier nihilisme moral d’Européens blasés
sur tout, sauf sur l’immédiate jouissance matérielle. Et c’étaient
ceux-ci, l’âme du complot, qu’il importait de toucher. Je me surpassai
en éloquence. J’évoquai toutes les choses sacrées dont peut vibrer une
âme humaine, même la plus rebelle au sentiment. Pour la première fois,
ces hommes surent qui j’étais. Ils ne m’avaient vu jusqu’alors qu’à
travers le nimbe déformateur du maître, dont La Fontaine a dit que
c’était l’ennemi. Ils me connurent comme leur égal, leur frère de
souffrances et de luttes. J’en vis qui s’attendrissaient. D’autres,
comme furieux de ce contretemps émotif, abandonnaient, la tête basse et
l’air pensif, la bande révoltée. Il ne restait que quelques
irréductibles, au rictus grimaçant, au faciès de cannibales. Mais ils
étaient désormais noyés dans une masse déconcertée. Et les femmes,
profitant de la trêve, avaient couru jusqu’aux campements des
pacifiques, en avaient convoqué les meilleurs. L’insurrection était
vaincue. Mes contremaîtres ne tardèrent pas, eux aussi, à survenir, qui,
aussitôt, se chargèrent de faire entendre raison aux rebelles. Une fois
de plus, j’avais, comme le vieil Orphée, cet autre Argonaute, dompté les
bêtes par ma musique...»

Comme si de telles expériences n’eussent pas suffi à refroidir son
ardeur colonisatrice, Blasco, incapable de modérer son élan, ou même de
mesurer ses forces aussi longtemps que le feu de l’inspiration le brûle,
s’était engagé dans une seconde entreprise et avait fondé, non plus dans
l’Argentine australienne, mais à son extrême Nord, sur les frontières de
l’Uruguay et du Paraguay, dans la province de Corrientes, un nouveau
_settlement_, qu’il baptisa, en filial hommage, cette fois, à sa cité
natale: _Nueva Valencia_[65]. La province argentine de Corrientes mesure
84.402 kilomètres carrés et est subdivisée en 24 départements. Sa
capitale, Corrientes, comptait, à cette époque, une vingtaine de mille
âmes. Située au bord du Paraná--fleuve dont la jonction avec l’Uruguay
donne naissance à cet immense estuaire dont l’ouverture n’a pas moins de
230 kilomètres et que l’on dénomme Río de la Plata--, elle vit surtout
de l’industrie des bois et des peaux et l’on sait qu’elle exporte aussi
annuellement, sur les fabriques de viandes de conserve de l’Uruguay, une
quantité considérable de bétail bovin. Si Blasco Ibáñez vit assez pour
réaliser son cycle de romans américains, nous pouvons compter, quelque
jour, sur de merveilleuses descriptions de ces régions si peu connues du
public français instruit. _Nueva Valencia_--d’une contenance totale de
5.000 hectares de terres fertiles et généreuses, où l’oranger poussait
comme dans la _Huerta_, où le riz, dans les lagunes et estuaires d’Iberá
et Maloya, eût pu rivaliser avec celui de l’Albuféra--était à une
distance plus grande de la _Colonia Cervantes_ que celle qui sépare
Paris de Pétrograde! La _Colonia Cervantes_ connaissait des températures
hivernales de 18° au-dessous de zéro. Celle de _Nueva Valencia_ était
sise en pleine zone tropicale. Il fallait quatre jours et quatre nuits
de railway pour se rendre de l’une à l’autre. Ce voyage, combien de fois
Blasco l’a-t-il réalisé? Il lui serait, sans doute, difficile de
l’évaluer avec exactitude. Je sais seulement qu’il m’a conté l’avoir
fait, en une certaine circonstance, dans les conditions suivantes:
arrivé le matin à _Cervantes_, il en repartait l’après-midi pour
_Valencia_, passant ainsi 8 jours et 8 nuits consécutives en chemin de
fer! On s’étonne, et il y a lieu de s’en étonner, que sa santé ait pu
résister à de pareils voyages, non seulement à cause de la fatigue
qu’ils impliquaient, mais par le brusque saut qu’ils comportaient dans
deux températures opposées. Il lui arriva plus d’une fois de débarquer à
_Cervantes_, venant de _Valencia_, dans le léger appareil du _poncho_
tropical aux vives couleurs, par un vent glacial qui balayait ces
solitudes désertiques, ou, à l’inverse, de descendre en _Valencia_, à la
température paradisiaque, en costume patagonien, capote de peau de
renard et pesant attirail antarctique. Mais aussi quelle variété
prodigieuse d’impressions et de sensations ne recueillait-il pas, au
cours de telles randonnées! Sa colonie du Nord avait, en face d’elle, le
célèbre _Gran Chaco_, vaste région comprise entre les Andes de Bolivie à
l’ouest, le fleuve Paraguay à l’est, le plateau du Matto-Grosso au nord
et le fleuve Salado au sud. Inondée périodiquement par ses cours d’eau
et des pluies torrentielles, elle est encore habitée d’Indiens _Lenguas_
et _Tobas_, à peine touchés par notre civilisation. Blasco s’y rendit à
plusieurs reprises, en expédition scientifique, pour y étudier sur place
les mœurs de ces tribus errantes. Tout n’était donc pas, dans cette
vie de colonisateur, peines et tracas. Aussi bien, un artiste comme
Blasco Ibáñez ne sait-il pas toujours prendre ses revanches sur la
réalité, même la plus ardue? Lorsque l’étude de ses machines
d’irrigation--car, à _Nueva Valencia_ comme à _Cervantes_, tout était à
faire--ou la nécessité d’une ouverture de crédits l’appelaient à Buenos
Aires--et j’ai déjà mentionné ses fugues, plus ou moins passionnelles,
en Europe--, il apprit à connaître l’émoi des grands manieurs de
capitaux, perdant et gagnant de considérables sommes avec son éternelle
sérénité de surhomme. Un mot de lui à ce sujet restera légendaire. Il y
a quelques années, à un journaliste, qui, au cours d’une interview, lui
demandait quelle avait été celle de ses œuvres qu’il avait signée
avec le plus d’émotion, il fit cette lapidaire réponse: «_Certain chèque
de 800.000 francs._» Quelle vie intense que la sienne, à cette époque! A
une saison passée au milieu du confort raffiné d’un palace de la
capitale argentine, succédait un séjour dans la case de bois de Río
Negro, pour, lorsqu’il n’y tremblait pas de froid, galoper parmi les
tourbillons de poussière soulevés par l’ouragan patagonien qui,
fréquemment, désarçonne les cavaliers les plus adroits. D’autres fois,
au contraire, il s’endormait dans un _rancho_[66] de Corrientes, où,
avant de clore les paupières, il voyait scintiller l’embrasement sidéral
d’un ciel de tropique à travers les troncs d’arbres bruts servant de
murs à son abri rustique, cependant que, dans ses insomnies, il
entendait au dehors, à quelques pas seulement, les rats hurler d’effroi
au cours des chasses sanguinaires que leur font les serpents.

Il faut, puisque de serpents il s’agit, que je conte ici une anecdote
qui, précisément, a trait à Corrientes et à la variété la moins
sympathique de ces ophidiens, les crotales. Blasco, à la fin de sa
période de colonisation, s’était fait construire à _Nueva Valencia_ une
belle maison de briques aux spacieuses vérandahs. Il arrivait de Buenos
Aires pour en prendre possession et était occupé à en faire le tour du
propriétaire, admirant les tapisseries, les tableaux, les parquets
luisants--extrême luxe dans ces contrées--, lorsqu’étant entré dans la
salle qu’il destinait à sa bibliothèque, l’amour des livres fut cause
qu’oubliant tout le reste, il se mît{mit} à procéder à l’ouverture d’une
des grandes caisses dont le contenu devait passer sur les rayons des
meubles qui garnissaient les murailles. Il avait à peine pris le premier
de ces volumes--l’un des tomes français de l’_Histoire Générale_ de
Lavisse et Rambaud--, quand son attention fut attirée soudain par une
cravate jaune et noire qui gisait au beau milieu de la pièce. Ces
couleurs, qui n’étaient pas celles qu’affectionne Blasco, comme aussi
l’étrange position de l’objet, le décidèrent à interrompre un instant la
tâche commencée, pour ramasser une cravate aussi extraordinaire et dont
la présence en cette bibliothèque ne laissait pas de l’intriguer
vivement. Mais au moment où, sans défiance, il se disposait à porter la
main sur elle, la cravate, comme sous le déclic d’un puissant ressort
d’acier, s’érigea dans l’espace et dardant sur l’adversaire un regard
qui n’était pas le regard de sa congénère Sancha dans _Cañas y Barro_,
lui eût donné le baiser de mort, si l’_Histoire Générale_, projetée à
temps, n’avait arrêté son bond meurtrier et permis à Blasco d’achever ce
serpent à sonnette--car c’en était un--dont l’appendice caudal bruissait
dans l’excitation de sa grande colère. Le tome de Lavisse et Rambaud,
avec sa reliure brisée, subsiste, muet témoin de cette scène horrifique.
Il faut, d’ailleurs, toujours avoir grand soin, dans ces parages
dangereux, de retourner, avant de les mettre, chaque matin, ses bottes,
de peur qu’elles n’abritent quelque hôte importun, insecte ou reptile
venimeux, venu la nuit y chercher un asile. Mais, souvent, cette
précaution, pour Blasco, était superflue. Car, au lieu de dormir sur un
grabat de _rancho_, il ne connaissait, en guise de lit, que notre mère
commune à tous, cette terre nourricière et indifférente qui, nous ayant
produit sans effort, nous reçoit aussi, libéralement, dans son sein. Je
me souviens d’avoir, à propos de ses multiples avatars d’alors, entendu
Blasco raconter comment, un jour où il était allé étudier un territoire
de colonisation lointain, il se vit obligé de peler lui-même les pommes
de terre, pendant que son compagnon s’occupait à allumer le brasier où
allait rôtir le quartier de viande apporté à l’arçon de la selle. «_Y
pensé_--concluait-il philosophiquement--_que treinta días antes, estaba
comiendo en el Bosque de Bolonia, ¡en el restaurant de Armenonville_!»[67].
C’est la vie et d’elle comme de la Nature, l’on peut dire, avec les
Italiens, qu’elle n’est belle que «_per troppo variar_»[68].

Brusquement, en 1913, il y eut un nouveau virage, celui-ci décisif, sur
la piste de cette course à l’étoile. Son enthousiasme de colonisateur
étant mort, Blasco décida de laisser là _Cervantes_ et _Valencia_ et de
revenir à la littérature. Il faut, pour bien s’expliquer un tel
changement, se rappeler que, cette année-là, la République Argentine
avait souffert d’une de ces crises financières qui, périodiquement,
viennent bouleverser--maladies d’un organisme qui se développe trop
vite--sa vie économique. Bien que moins grave que de précédentes, dont
on gardera longtemps le souvenir là-bas, cette crise de 1913 occasionna
maintes faillites et bien des banques fermèrent leurs guichets, non sans
exiger au préalable le remboursement de leurs créances, d’où naquit une
énorme panique. En toute autre circonstance, Blasco Ibáñez eût lutté
avec une énergie centuplée, excité par l’obstacle, selon une loi de son
tempérament. Mais, cette fois, il se sentait sans volonté pour reprendre
la bataille et, depuis plusieurs mois déjà, éprouvait une lassitude
inquiétante et constante. C’est que, depuis près de cinq années, il
n’avait pas touché à sa plume, si ce n’est pour aligner des chiffres, ou
rédiger de fastidieux bilans. Cette trahison à la littérature le rendait
nerveux et triste, comme ces malades en proie à des maux mystérieux que
nul homme de l’art ne réussit à diagnostiquer. Et voici la confession
qu’il m’a faite, lorsque, au cours d’une conversation amicale,
j’évoquais cette année climatérique de son existence: «Un matin, à
l’heure où l’on voit les choses sous leur aspect véritable, avec tout
leur relief, leurs contours et leurs formes, j’eus honte de ma
situation. Gagner une fortune, c’est affaire de toute une vie. De braves
gens s’imaginent que c’est là chose aisée. Erreur profonde! Une chance à
la loterie, un heureux coup de Bourse: on a vu quelques mortels
s’enrichir de la sorte. Combien sont-ils? Gagner une fortune par
l’industrie ou dans l’agriculture, en un mot par son travail, c’est, je
le répète, question d’années et d’application tenace. J’étais en train
de devenir un précurseur, comme il y en a à l’origine de chaque famille
de millionnaires, en Amérique. Mon sacrifice valait-il d’être fait?
Dussé-je devenir, quelque jour, un capitaliste authentique, le jeu n’en

[Illustration: BLASCO IBÁÑEZ DANS UNE TENTE D’INDIENS NOMADES

Frontière de l’Argentine et Bolivar]

[Illustration: BLASCO ENTOURÉ D’INDIENS CIVILISÉS QUI TRAVAILLAIENT DANS
SES TERRES]

méritait vraiment pas la chandelle. Me sacrifier pour que des
petits-fils dissipassent, dans la plus creuse des noces, ces capitaux
réunis par le labeur du grand-père? Et, surtout, ce que je ne pouvais
admettre, c’était le renoncement définitif à la littérature, cet
enlisement progressif dans la rusticité béotienne des colonisateurs...
Non, non, il fallait en finir!»

Blasco vendit donc _Cervantes_ à une société de colonisation. Il la
vendit à perte, à cause de la crise susmentionnée. Ayant payé ses dettes
aux banques, il lui restait en mains des actions d’autres entreprises
coloniales, mais il ne retirait de l’opération finale aucun argent
liquide. «Vous allez voir--disait-il à ses intimes--que je partirai sans
le sou de ce pays où tant d’imbéciles ont gagné des millions!» En fait,
tout l’argent qu’il avait apporté d’Europe s’était volatilisé et il ne
conservait, comme résultat de son immense effort, que quelques effets de
crédit, «chiffons de papier» à la plus qu’incertaine valeur, étant
données les fluctuations économiques de l’Argentine. La liquidation de
sa colonie de _Nueva Valencia_ fut plus laborieuse. Un banquier s’en
chargea, se réservant la majeure partie de la propriété, et Blasco,
croyant ses affaires en ordre, s’embarqua pour l’Europe et vint
s’installer à Paris, où il continua la rédaction de son introduction aux
romans du cycle qu’il avait projeté d’écrire sur l’Hispano-Amérique:
_Los Argonautas_. Il était en plein labeur de joyeuse création, lorsque
lui parvint de l’Argentine la nouvelle inopinée que son co-associé, le
banquier qui gérait _Nueva Valencia_, venait de faire faillite. Il dut
repartir précipitamment pour Buenos Aires, au commencement de 1914, et y
passa quelques mois, absorbé par toute sorte d’ennuyeuses démarches, car
dans cette faillite sombraient aussi des fonds en dépôt à la banque et
lui appartenant. Il y acquit la conviction que, pour continuer la
colonisation de _Nueva Valencia_ et récupérer sa part, il fallait qu’au
préalable la procédure compliquée de la faillite ait été terminée, ce
qui demandait de longues années. Et, pour sauver quelques miettes de son
avoir en Amérique, il se voyait obligé à en appeler lui-même à des
procès: expédient qui répugnait trop fort à son caractère. Des ennemis
de Blasco Ibáñez n’ont pas laissé passer l’occasion qui s’offraient à
eux pour tirer argument des incidents compliqués de cette malheureuse
faillite du banquier espagnol Ruíz Díaz, Directeur du _Banco Popular
Español_ à Buenos Aires et du _Banco de la Provincia de Corrientes_.
Confondant le procès intenté à Ruíz Díaz pour la faillite du _Banco
Popular Español_ avec les litiges judiciaires, d’ordre absolument
distinct, relatifs à la transmission de _Nueva Valencia_, ils en ont
fait une seule et même monstrueuse affaire, brodant sur ce thème,
fertile en inventions, les fantaisies les plus extraordinaires, depuis
les attaques de _Heraldo de Hamburgo_,--feuille de diffamation
hebdomadaire que dirigeaient, pendant la guerre, à Hambourg, avec les
fonds de quelques riches marchands et exportateurs, de tristes
renégats--en Janvier 1916, jusqu’aux coqs-à-l’âne fastidieux du Dr.
Pedro de Mugica, professeur depuis plus de trente années à Berlin, en
ces derniers temps. Mais déjà le _Heraldo_ hambourgeois avait eu le
courage d’avouer (v. son numéro du 5 Janvier 1916) que, s’il s’en
prenait à Blasco Ibáñez, c’était parce que celui-ci avait «_empleado
últimamente su talento en denigrar á Alemania_»[69]. Il en va donc, ici,
comme à propos du livre sur le _Militarisme Mexicain_, qui a déchaîné
la rage d’une telle quantité de plumitifs que, si j’avais à analyser
sommairement leurs diatribes, je serais obligé de doubler le format de
ce volume. Ces campagnes sont dans l’ordre des choses humaines et nul
n’ignore, au demeurant, que la calomnie est la rançon de la gloire. Mais
la gloire de Blasco Ibáñez étincelle trop pure au firmament littéraire
des deux mondes pour que doive la ternir l’effort diffamatoire d’envieux
folliculaires et autour de cet astre peuvent bourdonner des nuées de
frelons,

    Le Dieu, poursuivant sa carrière,
    Versait des torrents de lumière
    Sur ses obscurs blasphémateurs...

De retour à Paris, en Juillet 1914, Blasco allait se hâter de publier
_Los Argonautas_. Plusieurs fois, au cours de la traversée, il avait
envisagé avec douleur la perspective d’avoir à retourner en Argentine à
cause de ces procès interminables qu’il a, je le répète, finalement
abandonnés. Mais, vers le milieu de cet anxieux voyage, en plein Océan,
les premiers prodromes du mal énorme et monstrueux qui travaillait la
vieille Europe s’étaient, encore obscurément, fait sentir à lui. Ce ne
fut, toutefois, qu’après son débarquement, à Boulogne, qu’il comprit
pleinement que ce mal--qui allait changer la face de la terre et
bouleverser le cours de sa propre existence--, c’était la guerre.



     VII

     La guerre vue de l’Océan, avant sa déclaration.--Foi extraordinaire
     de Blasco Ibáñez dans le triomphe final des Alliés.--Son
     antigermanisme systématique.--Son immense labeur au cours des
     hostilités.--Les 9 tomes de son _Historia de la Guerra Europea de
     1914_.--Ses trois romans de «guerre».--Manifestations des
     germanophiles de Barcelone contre Blasco.--Les souffrances de la
     vie à Paris.--Son abnégation héroïque «_por la patria de Víctor
     Hugo_».


Qui n’a pas, devant les yeux, l’ineffaçable fresque si sobrement brossée
par Blasco Ibáñez au chapitre I^er des _Quatre Cavaliers de
l’Apocalypse_? Voici le _Kœnig Friedrich-August_ et sa population
flottante qui retourne, d’Amérique, en Europe. La majorité sont
Allemands. Avec quel vivant réalisme Blasco a croqué ces types de
lourdauds germaniques, plats et cérémonieux aussi longtemps qu’il
importait à leur système de «pénétration pacifique», arrogants et
brutaux dès que la méthode de la «poudre sèche» et de l’«épée aiguisée»
s’était avérée superflue! _Herr Kommerzienrat_[70] Erckmann,
_Hochwohlgeboren_[71]; son entourage de traficants plus ou moins
capitaines de réserve, comme lui; sa femme, _Gnædige Frau Kommerzienrat_
Bertha Erckmann, qui exerce une sage politique d’accomodement avec le
ciel... de lit conjugal; ces figures se meuvent devant nous comme si
elles étaient de chair et d’os et nous donnent une telle illusion de
déjà vu, que nous nous expliquons sans effort qu’elles soient de simples
copies de la réalité, observée par l’auteur à son voyage de Buenos Aires
à Boulogne. Tout, en effet, se passa comme il nous le dépeint. La
_Marseillaise_ en aubade du 14 Juillet, succédant au _Choral_ de Luther;
l’étonnement ravi des Sud-Américains pour cette «_finura_» si délicate
de l’ours germain; le discours du commandant au _Festmahl_[72]
consécutif et ses objurgations au Seigneur--le vieux Dieu
légendaire--pour que fût maintenue la paix entre la France et
l’Allemagne, dont il espérait que l’amitié deviendrait de plus en plus
étroite; les plaisanteries du _Kommerzienrat_ sur les Français, «grands
enfants, gais, plaisants, étourdis, qui feraient merveille s’ils
consentaient à oublier le passé et marcher la main dans la main avec
nous»; les toasts avec leurs _Hoch_ en triples colonnes d’assaut: tout
l’odieux ridicule de ces sujets d’un Kaiser médiéval festoyant une
Révolution démocratique, Blasco ne l’a si graphiquement rendu que parce
qu’il en avait contemplé lui-même la farce grotesque. Puis, ce furent,
comme le transatlantique s’approchait d’Europe, les nouvelles,
transmises par T. S. F., qui changent brusquement le paradis menteur de
cette Arcadie de commande. L’ultimatum autrichien à la Serbie a servi de
prétexte à cette transformation à vue d’un décor en trompe-l’œil.
«C’est la guerre--proclame, hautain, le Conseiller de Commerce
Erckmann--, la guerre fraîche et joyeuse qu’il nous fallait pour rompre
le cercle de fer qui nous enserre chaque jour davantage et dont nos
ennemis s’imaginaient que l’étreinte graduelle finirait par nous
étouffer.» En vain, Desnoyers-Blasco objectera-t-il que personne n’en
veut à l’Allemagne, que ce cercle oppresseur est purement imaginaire,
que nul ne songe à attaquer la Germanie, que s’il y a quelqu’un
d’agressif, c’est elle, et elle seule, en Europe... Il s’entend
brutalement--car la main de fer a ôté, désormais, son gant de
velours--signifier qu’il ne comprend rien à ces arcanes diplomatiques,
qu’il n’est qu’un _Indio_[73], dont le meilleur parti est présentement
de se taire. La présomptueuse sottise de ces traficants à mentalité
militariste s’accentue à mesure que le navire raccourcit les distances.
Passé Lisbonne, et non loin des falaises de la côte anglaise, les
dernières nouvelles seront que «trois cent mille révolutionnaires
assiègent Paris, que les faubourgs extérieurs commencent à flamber, que
se reproduisent les atrocités de la Commune». Un peu avant l’entrée à
Southampton, cependant, l’aspect des dreadnoughts britanniques de
l’escadre de la Manche défilant, superbes et orgueilleux de leur force
souveraine, dans la brume matinale, tempère un instant le déchaînement
insupportable des rodomontades teutonnes. Quand le _Kœnig
Friedrich-August_ a complété sa cargaison de Boches mobilisables qui
abandonnent l’hospitalière Albion pour correspondre à l’appel du
_Vaterland_[74], il n’est pas jusqu’au plus frivole rastaquouère qui ne
se proclame convaincu que «_esta vez va la cosa en serio_»[75]. La
scène finale, à Boulogne, n’a pas besoin d’être rappelée au lecteur, ni
comment l’insolente tourbe de mercantis disparaît sur les cris de _Nach
Paris!_ et parmi les accents «d’une marche guerrière de l’époque de
Frédéric le Grand, une marche de grenadiers avec accompagnement de
trompettes». Ainsi se perdait dans les ombres du Nord, avec la
précipitation d’une fuite et l’insolence d’une vengeance prochaine, «le
dernier transatlantique allemand qui ait touché les côtes françaises».

Blasco Ibáñez, spectateur de ces scènes, était à jamais fixé sur les
«intentions pacifiques» d’une Allemagne «injustement agressée». Le
hasard, qui lui avait permis de surprendre au dépourvu la trompeuse
mentalité germanique, l’avait, du même coup, vacciné contre la contagion
d’une légende dont tant de neutres--et en Espagne plus
qu’ailleurs--allaient se faire les tenaces propagandistes et qu’il n’a
jamais cessé de réfuter avec l’indignation d’un convaincu. «En ma
qualité de témoin oculaire--répète-t-il,--j’affirme que j’ai entendu à
bord d’un navire allemand, deux semaines avant la guerre, d’importants
personnages de l’Empire déclarer qu’ils la désiraient; puis, peu après,
qu’ils la tenaient pour certaine, affirmant que tout était prêt, chez
eux, et depuis longtemps; qu’enfin, lorsque l’annonce de cette guerre
était devenue presque officielle, ces mêmes personnages ont manifesté
une joie si tapageuse, une insolence si outrecuidante, que le spectacle
de leurs débordements eût suffi pour enlever le dernier scrupule à qui
eût encore douté...» Blasco Ibáñez, dans son amour pour la France, n’est
cependant pas dupe. Son amour a toujours été raisonné et Blasco ne
permet pas que sur ce point subsiste la moindre équivoque. La France
qu’il aime et ne cesse d’aimer, c’est la France qui a fait la
Révolution et dont l’histoire commence avec les revendications des
philosophes et des économistes du XVIII^{ème} siècle, qui ont préparé le
terrain aux Etats-Généraux ouverts à Versailles le 5 Mai 1789. L’autre
France, celle qui ignora les _Droits de l’homme_ et celle qui, lorsque
ceux-ci eurent été proclamés, rêva et rêve encore de les abolir, ne
saurait le passionner. Ses vicissitudes, certes, il les suit avec
intérêt, mais en observateur dont toutes les sympathies vont à la
tradition humaine incarnée dans les doctrines de nos constituants, puis
de nos conventionnels. Parlant des rois, il admet que chaque peuple,
dans son passé, en eut de bons et de mauvais, mais insiste sur ce fait
que la monarchie est une forme de gouvernement archaïque et périmée,
quelques efforts que l’on tente pour l’adapter à l’esprit moderne. La
dette de reconnaissance de Blasco pour notre pays commence donc à la
Révolution et, les principes de celle-ci étant immortels, est ainsi
assurée de ne finir jamais.

Il a fait mieux, d’ailleurs, que de professer pour la France un amour
théorique. A peine la guerre était-elle déclarée, qu’oubliant ses
intérêts, ses projets littéraires, tout, absolument, il se plongeait
dans la désolante réalité. Nul, certes, n’a oublié le singulier état
d’esprit qui régnait à l’étranger sur la France à l’origine des
hostilités. Personne presque n’y croyait à notre victoire. Les meilleurs
affectaient une humiliante pitié à l’endroit de notre sort prochain.
_Grattez le Russe et vous trouverez le Cosaque_, dit une phrase à tort
attribuée à Napoléon Ier, puisqu’elle est du Prince de Ligne. En cet
été tragique de 1914, l’on eût pu dire avec plus d’exactitude: _Grattez
le neutre et vous trouverez le germanophile_. Les raisons de cette
obsession ont

[Illustration: LA PREMIÈRE MAISON DE LA «COLONIA CERVANTES», EN BOIS,
DÉMONTABLE, REVÊTUE DE TÔLES DE ZINC ONDULÉ

Blasco a été photographié sur le seuil de cette baraque]

[Illustration: BLASCO EN «PONCHO» DE TRAVAILLEUR, DANS SA COLONIE DE
CORRIENTES]

suffisamment été expliquées pour qu’il soit superflu d’y revenir. Je
n’en connais, en pays latin, pas de témoignage plus typique que celui
qu’en a fourni un historien portugais tout au long, mais spécialement
dans les premiers fascicules de sa volumineuse _Historia Illustrada da
guerra de 1914_. Dans ces pages où l’_Historia_ analogue, mais de date
antérieure, de Blasco Ibáñez a été mise à sac, M. Bernardo d’Alcobaça,
quoique favorable aux Alliés, subissait à tel point la hantise de
l’Allemagne que, malgré lui, la plume lui a fourché et qu’il s’y laise
aller à de directs panégyriques de l’emprise de l’esprit teuton sur le
monde. En vain y vante-t-il, dès le fascicule spécimen, l’œuvre de
l’«_eminente escriptor do visinho reino e um dos bons amigos de
Portugal_»[76], qu’il qualifie de «magnifica»; en vain y jette-t-il des
fleurs à l’«_illustre auctôr da «Cathedral» e de tantos outros primôres
litterarios_»[77]: il n’est besoin, que de lire son chapitre XII: _Em
volta do conflicto_[78], pour se convaincre de la vérité de ce que
j’avance. Si, donc, jusqu’aux amis de la France se désolaient de ne
pouvoir bannir de leur cerveau le spectre de sa défaite, combien
généreux et clairvoyant apparaît, par contraste, le geste de Blasco,
incurablement optimiste, dès les premiers jours et aux heures les plus
sombres du gigantesque conflit! Cette foi ardente dans le triomphe de la
France, cette foi d’illuminé, de croyant aux destinées providentielles,
aux justices immanentes, provenait, non d’un instinct sentimental
irraisonné, mais d’une conviction assise sur des bases historiques,
posées dans l’esprit de Blasco en ces lointaines années où les
_Girondins_ de Lamartine et les pages de ce visionnaire que fut Michelet
constituaient sa nourriture spirituelle quotidienne. «La France est une
République--disait-il à ces Français pusillanimes qui, courbés sous le
poids d’un pessimisme à courte vue, lui avouaient leur désespoir. Or,
jamais la République, en France, n’a été vaincue par des Prussiens. Ils
ont battu les deux Napoléons, parce que ces deux hommes trahirent la
cause républicaine. Le cours de l’Histoire ne déviera pas aujourd’hui
pour faire plaisir à Guillaume II.»

Il ne sera que juste d’ajouter que Blasco Ibáñez est antiallemand de
vieille date. Sa passion pour Beethoven et Wagner reste ici hors de
cause et si, en plein régime de censure militaire, M. Vincent d’Indy a
pu, dans le _Journal des Débats_ de 1915, défendre le compositeur de
Leipzig du reproche de chauvinisme, Blasco n’a plus besoin, certes,
d’être défendu--aujourd’hui où la _Walkyrie_ est, avec _Faust_, l’opéra
qui fait le plus de recettes à notre Académie Nationale de
musique--contre les radotages séniles de M. Camille Saint-Saëns. Ce
qu’il n’a jamais admis, c’est que le corps de doctrines généralement
connu sous la désignation de pangermanisme pût s’imposer à l’Europe
latine. Dans l’œuvre de diffusion des lumières entreprise par la
maison éditoriale de Valence dont il est directeur littéraire, figurent
les traductions de livres allemands d’importance mondiale: Schopenhauer,
Nietzsche, Büchner, Sudermann, Engels, Hæckel, Strauss, W. Sombart, etc.
Mais la mystique folie des prophètes du _Grœsseres Deutschland_ et
les vaticinations délirantes d’un Houston-Stewart Chamberlain en furent
exclues impitoyablement. Lorsqu’il menait ses campagnes républicaines
dans _El Pueblo_, Blasco Ibáñez fut traduit en justice pour avoir
comparé le Kaiser à Néron. On a discuté, en France et en Angleterre, sur
l’origine du qualificatif de _Huns_ appliqué aux Allemands et l’on a
fini par convenir que le terme se trouvait dès 1800--soit donc bien
avant que Kipling s’en resservît, en 1903, dans une poésie célèbre--sous
la plume de Thomas Campbell et dans sa poésie sur la bataille de
Hohenlinden. Il était intéressant de restituer à Blasco la priorité
d’une comparaison remontant à un quart de siècle et si souvent employée
durant les quatre années de la Grande Guerre. Plus intéressante encore,
sans doute, sera l’observation qu’à une telle époque, l’univers semblait
en extase devant les intempérances de conduite de Guillaume II,
musicien, poète, imperator, etc., et que Blasco avait vu clair dans la
psychologie de ce théâtral pantin. La prétendue infaillibilité
stratégique du _Grosser Generalstab_ le faisait également sourire. Dans
la bibliothèque de la veuve de l’officier du génie, il avait, en effet,
appris à connaître l’originale tactique d’un certain Buonaparte, fils
d’avocat sans cause et insulaire méditerranéen, tel le conquérant de
Sagonte, Tunisien né par hasard dans une île de la mer latine et qui eut
nom Hannibal. Et lorsque les admirateurs de la _Kultur_ lui vantaient la
péritie du vieux Moltke, il avait coutume de répliquer: «_Cuando los
Alemanes me presenten un par de mozos como estos dos mediterráneos,
empezaré á creer en su infalibilidad militar_»[79].

La propagande de Blasco en faveur des Alliés remonte aux tout premiers
jours de la guerre et s’étendit à tous les pays de langue espagnole.
Commencée le 4 Août 1914, elle ne s’arrêta qu’en Janvier 1919. Jusqu’à
la bataille de la Marne, les futurs francophiles s’étaient prudemment
tenus cois. Ils ne commencèrent à donner, et timidement, signe de vie
que lorsque cet arrêt de l’irruption ennemie en terre de France eut
marqué à leurs pensers hésitants un commencement d’orientation
optimiste. Peu à peu, on les vit former ces légions qui ont partagé,
point toujours fraternellement, les dépouilles opimes de luttes non
sanglantes en faveur de la bonne cause. Ce labeur propagandiste de
Blasco affecta les formes les plus humbles, jusqu’à celle d’anonyme
traducteur de tracts populaires. L’on sait combien on tarda, chez nous,
dans le désarroi général de tous les services du gouvernement et
l’absurdité d’une mobilisation qui ne tenait compte que de la qualité
militaire du mobilisé, à organiser systématiquement l’œuvre,
cependant si efficace, de la diffusion au dehors des points de vue
alliés, pour les opposer à la thèse germanique, partout triomphante.
Presque seul au début, Blasco s’était vaillamment mis à la besogne.
Innombrables sont les articles qu’il écrivit pour les feuilles d’Espagne
et de l’Hispano-Amérique. Personne ne l’aidait et personne, alors,
n’appréciait ce grand effort, chez nous. Les nombreux hommes politiques
dont il avait fait la connaissance lors de l’affaire Dreyfus, absorbés
par mille tâches divergentes, ne songeaient pas à s’enquérir de cette
nouvelle campagne de leur coreligionnaire d’antan. Muet depuis de
longues années, celui-ci avait repris sa plume de journaliste et renoué
d’anciennes collaborations, presque oubliées. Il va de soi que,
lorsqu’il réclamait la rétribution de ces travaux, on feignait, dans
les rédactions «francophiles», une stupeur profonde. «Comment, mais les
fonds de la propagande, à quoi servaient-ils donc? Certainement, on
payait, à Paris, comme il convenait tous ces articles!» Et Blasco, que
la catastrophe économique de l’Argentine avait mis à sec, de hausser les
épaules... et de continuer sa besogne, aussi désintéressée que féconde.
Ce ne fut qu’au retour de Bordeaux que le gouvernement français
commença, dans l’hiver de 1914-1915, à instituer des services encore
rudimentaires de propagande étrangère et Blasco y travailla dans le
rang, en comparse, comme lorsque, à Valence, il aidait à ses reporters à
rédiger un quelconque fait-divers. Le 16 Juin 1915, le _Journal des
Débats_, dans une note signée _P-P. P._, annonçait à ses lecteurs, comme
nouveauté savoureuse, que le premier qui allait signer le manifeste
francophile des intellectuels espagnols après le promoteur, serait
Blasco Ibáñez! Telle était, à cette époque, l’ignorance générale de
milieux même professionnels sur l’activité déployée par l’écrivain en
notre faveur. Il faudra que s’écoulassent les années de guerre pour que
quelqu’un se décidât enfin à en proclamer hautement le mérite, alors,
d’ailleurs, qu’avait paru en notre langue le premier des trois romans
dont il va être question.

Ce quelqu’un, ce fut le critique qui, en Mai 1905, avait présenté aux
lecteurs de la _Revue Bleue_ l’œuvre traduite en français de Blasco,
M. J. Ernest-Charles, la jugeant alors, un peu trop étourdiment, simple
décalque de Zola et de Daudet. Dans sa conférence prononcée le 26
Janvier 1918 à l’_Université des Annales_ sur _Nos Amis en Espagne_, il
n’est question que d’aspects, si l’on peut dire, parisiens de la
collaboration alliophile de Blasco et, en particulier, d’une conférence
qu’il avait lui-même faite naguère dans le grand amphithéâtre de la
Sorbonne, et où il avait parlé au nom de l’Espagne, non de l’Espagne
entière, hélas! mais de celle, numériquement inférieure, encore que très
supérieure intellectuellement, qui tenait pour la France. «Il disait
justement--déclarait donc M. Ernest-Charles, parlant de Blasco--et il
avait du mérite à le dire à cette époque, que ce qui devait, tôt ou tard
mais irrésistiblement, pousser l’Espagne vers nous, c’est qu’elle avait
le sentiment qu’elle était liée à nous par le lien profond, par le lien
éternel de la latinité... Il a affirmé d’autant plus bravement ses
opinions, que c’est aux heures ingrates de la guerre qu’il a publié un
nouveau roman, qui est un acte... Blasco Ibáñez, même dans une grande
manifestation nationale, à la Sorbonne, était donc parfaitement qualifié
pour nous dire ce que l’Espagne devait éprouver, tôt ou tard, et il le
disait en termes magnifiques: «_Nous tous, Latins, qui considérons votre
pays comme un autre foyer, qui avons mis en lui un peu de notre passé,
nous en recevons, centuplé et vivifié comme aux rayons du soleil, le
produit de nos anciennes offrandes. Si la France s’éteignait, nos
peuples latins demeureraient errants à travers le ciel de l’histoire
comme des planètes sombres et froides, attendant l’heure où un nouvel
astre, monstrueux et informe, fait de matières qui nous seraient
étrangères, viendrait nous entraîner dans son tourbillon vertigineux
comme une poussière soumise, ou inerte. (Applaudissements)._» Vous voyez
que le beau lyrisme de Blasco Ibáñez, non seulement est soucieux des
réalités, mais qu’il s’épanche dans une langue française si pure, que
l’on souhaiterait la voir devenir celle de tous les écrivains français
(_Rires_)»[80]. Qu’eût dit, cependant, M. Ernest-Charles, s’il eût su
l’œuvre accomplie par Blasco Ibáñez avec son _Histoire de la Guerre
Européenne_? Aujourd’hui, où tous les concepts du temps de guerre sont
bouleversés, l’auteur n’aime pas qu’on lui rappelle le souvenir de cette
arme de combat. Ne pouvant consigner tout ce qu’il voulait dans les
journaux, tant d’Espagne que d’Amérique, il avait entrepris, en Octobre
1914, la publication d’un fascicule hebdomadaire--il paraissait
régulièrement chaque samedi--de 32 pages richement illustrées, sur deux
colonnes. Et cela dura cinq ans! Et trois de ces fascicules représentent
le texte d’un volume de trois cents pages de format ordinaire! Le
prospectus déclarait, avec une franchise cavalière, que l’on trouverait
tout dans cette _Histoire_, sauf l’impartialité, laquelle n’est qu’une
illusion des historiens et qui, même si elle eût existé, en eût été
exclue de propos délibéré, puisque l’œuvre était francophile. En
dépit de son caractère de livre de propagande, elle conserve sa valeur
documentaire et un intérêt peut-être unique, entre toutes les
publications similaires. Ses seules illustrations--photographies, plans,
cartes, portraits, gravures, caricatures et dessins originaux--suffiraient
pour la sauver de l’oubli. Le texte de plus d’une de ces pages est,
d’ailleurs, digne de l’auteur et l’on y retrouve la plume épique du
romancier des _Quatre Cavaliers de l’Apocalypse_. Dans les premiers
tomes--elle se compose de 9 énormes tomes in-folio, luxueusement reliés,
à 20 pesetas l’un--l’incertitude où l’on était sur tant de _vital
issues_, comme disent nos amis les Anglais, fut cause que le ton en
devînt d’une pathétique véhémence qui fait d’autant plus regretter que
l’œuvre soit restée inconnue en France, d’autant plus que la foi au
triomphe final n’abandonne jamais, comme je l’ai déjà marqué plus haut,
la plume de l’auteur. Livre à la fois et panorama, cette œuvre
gigantesque produit sur le lecteur une impression puissante de vie. Seul
un coloriste doué d’un talent d’évocation aussi vif pouvait décrire de
la sorte les premiers enthousiasmes de Paris, l’impatience grouillante
des campements, la douleur tragique des ambulances, les affres d’une
lutte sans merci sur terre, en mer et dans les airs, l’horreur des
grands massacres, l’héroïsme de l’immortel poilu. Seul un romancier
réaliste, ou, mieux, de la réalité pouvait tracer ces portraits
littéraires des principaux protagonistes de la prodigieuse tragédie qui,
pendant plus de quatre années, tint le monde en suspens. Mais l’effort
mental qu’exigeait cette effroyable et régulière production, abattit
tellement Blasco, que les médecins lui ordonnèrent, s’il voulait sauver
sa santé compromise, d’aller chercher sur la Côte d’Azur, dans une
absence totale de travail, un repos à ses nerfs exténués. Nous verrons
que, ce repos, il le prit en composant, à Monte-Carlo, _Los Enemigos de
la Mujer_. Mais il faut qu’avant de parler de son troisième roman de
«guerre», je dise comment furent composés les deux autres, qui le
précédèrent et qui forment la trilogie épique de Blasco.

M. Poincaré, notre Président de la République, avait, en sa qualité
d’admirateur des livres de Blasco Ibáñez, mis à sa disposition des
moyens qui lui permirent de visiter le front de combat occidental dès
l’été de 1914, à une époque où quelques rares civils le connaissaient,
les célèbres excursions de touristes aux tranchées stabilisées n’étant
devenues que beaucoup plus tard une institution permanente à l’usage de
héros de l’arrière, prophètes inspirés de la résistance quand-même.
Ainsi put-il contempler, sur les lieux qui en avaient été le théâtre,
les destructions et les hécatombes de la première bataille de la Marne,
alors que l’armée citoyenne de la France portait encore la vieille
défroque traditionnelle: pantalon rouge, capote bleue et képi
carnavalesque, et il se documenta donc directement, au lieu de
reconstituer, comme d’autres romanciers ultérieurs, sur des pièces
d’archives ou des documents imprimés leurs descriptions des combats.
Tout, en ces jours lointains de la guerre de mouvement, témoignait, par
un caractère manifeste d’improvisation hâtive, du guet-apens tendu à
notre pays, endormi dans son grand rêve humanitaire, par les puissances
de proie de l’Europe Centrale. Blasco visita fréquemment, plus tard, les
lignes de défense organisées en conformité avec les exigences de la
guerre de siège, dotées de tout le matériel perfectionné qu’elle
implique, et supérieures, de l’avis de juges compétents, aux
organisations ennemies d’en face. Mais ce dont il se souvient avec le
plus d’émotion, c’est de l’héroïque désordre consécutif à la victoire de
la Marne, et de la tenace volonté par quoi tous, hommes et chefs,
suppléaient à l’impréparation générale. Il avait été recommandé à
Franchet d’Esperey, aujourd’hui Maréchal, véritable homme de guerre,
dont les succès aux Balkans devaient causer, au dire de M. Jean de
Pierrefeu, plus tard au _G. Q. G._ un «étonnement profond», une «piqûre
d’amour-propre»[81]. A cette époque, cet officier supérieur ne
commandait encore que la V^{ème} Armée et avait installé son Quartier
Général dans un petit village des environs de Reims, où il habitait un
castel repris aux Allemands, et je crois bien que c’est là que Blasco
posa, en 1914, les jalons des _Quatre Cavaliers de l’Apocalypse_, écrits
de Novembre 1915 à Février 1916. D’autres visites au front déchaînaient,
chez Blasco, les souvenirs endormis de sa jeunesse de lutteur. Un jour
qu’en 1917 il se trouvait à 8 kilomètres de la ligne de feu, le bruit du
canon qui martelait l’espace, à intervalles réguliers, dans la glaciale
désolation d’une nuit lumineuse, lui rappela le mouvement régulier d’une
machine qui, longtemps, avait hanté ses veilles laborieuses: la vieille
presse qui tirait _El Pueblo_. «Dans la pénombre du sommeil qui naît et
croît, abolissant les idées et les choses, je franchis le temps, je
retourne au passé, je supprime vingt années de ma vie et je crois être à
Valence. J’ai vécu toute une période de mon existence au-dessus d’une
imprimerie. Je me couchais à l’aube, après avoir terminé la préparation
d’un journal. Et, quand je commençais à m’endormir, la presse, une
vieille et lente presse, commençait son travail pour lancer le numéro:
boum..., boum..., boum..., tel le canon qui tonne dans le silence
nocturne de la Champagne. Quand la machine s’interrompait, à la suite
d’un accident quelconque, je me réveillais avec une certaine angoisse,
comme si l’air subitement m’eût manqué. J’avais besoin, pour dormir, de
la trépidation du lit, qu’ébranlait l’invisible travail: boum... boum...
boum... Ici, le bruit est le même. Je tombe et retombe dans un précipice
ténébreux, aux accents d’un tonnerre qui se répercute en cadence. S’il
cessait, je m’éveillerais aussitôt, épouvanté, comme si ce silence
cachait quelque danger... Et je m’endors imaginant, dans la fantastique
incohérence d’une pensée à demi-paralysée, que chacun de ces coups lance
dans la nuit un journal d’acier aux caractères de cendre qu’écrirait la
Mort...» Ce bel article: _Hacia el frente_[82], avait été composé, je
l’ai dit, pour la Revue de M. J. Rivière: _Soi-même_, où il a été inséré
dans le nº 10 de la _I^{ère} Année_, correspondant au 15 Novembre 1917.

L’un des épisodes les plus mouvementés de la propagande alliophile de
Blasco Ibáñez fut son voyage en Espagne en 1915. Il y aurait matière à
un livre rien qu’à traduire les articles qui virent le jour à ce sujet
dans la presse transpyrénaïque, mais ce genre de polémiques est
aujourd’hui si loin de nos préoccupations d’Européens, qu’on me
pardonnera si je passe outre. Je l’ai dit déjà dans bien des articles:
l’histoire de l’Espagne pendant la guerre reste à écrire et, pour
l’écrire, il faudrait que s’ouvrissent à l’historien des dépôts de
pièces manuscrites qui seront trop longtemps fermés pour qu’il songe à
entreprendre sérieusement un tel travail. Pour ce qui est du voyage de
Blasco en son pays, il était naturel que les nombreuses feuilles que
l’Allemagne avait à sa solde le représentassent comme une tentative
d’entraîner l’Espagne à combattre aux côtés des Alliés. Ce mot d’ordre,
repris à satiété dans une foule de diatribes, produisit son effet
naturel. Beaucoup de couards, mais aussi des âmes simples et la presque
totalité des femmes, opposées d’instinct à la guerre et qui voyaient,
dans leur imagination ardente, se renouveler pour leurs familles les
angoisses de la campagne de Cuba, se mirent à pousser les hauts cris. Le
gouvernement, anxieux d’éviter des désordres certains, interdit à Blasco
toute communication directe avec le public, sous quelque forme
d’assemblée que ce fût. Ayant dû abandonner Madrid pour ces raisons,
Blasco s’était rendu à Valence, où l’immense majorité des habitants
favorisait la cause alliée. Mais le grand meeting organisé par les amis
du romancier fut impitoyablement prohibé par les autorités et tant
d’embarras, de toute nature, créés à Blasco, qu’il dut également quitter
sa ville natale. A Barcelone, ce fut pire encore. Pendant toute la
guerre, la capitale de la Catalogne fut le quartier général de
l’espionnage tudesque dans la péninsule ibérique et les quelques pages
de _Mare Nostrum_ où il est fait allusion aux menées des sujets de
Guillaume II en ce lieu, ont été puisées à bonne source. C’est là que le
chef des services militaires, le pseudo «baron Rolland» opérait, que
_Herr_ August H. Hofer éditait la _Deutsche Warte_ et une multitude de
tracts, que s’imprimait _La Vérité_ et que l’attaché naval à Madrid,
Hans von Krohn, avec ses séides locaux Ostmann von der Leye et Fridel
von Carlowitz-Hartitzsch, combinait ses plus jolis torpillages, que Luis
Almerich faisait gémir les presses de la _Tipografia Germania_ au profit
d’une cause indéfendable, que les rédacteurs carlistes du _Correo
Catalán_ rivalisaient avec leurs collègues madrilènes du _Correo
Español_, où Yanssouf-Fchmi--qui y signait _Psit_--se surpassait en
insultes contre la France: en un mot, c’était à Barcelone que se
trouvait le centre de résistance de ce «_gigantic No Man’s
Land_...,--comme s’exprimait un journaliste anglais[83]--_where the
Allies were all the time fighting the Huns_»[84]. Barcelone, qui ne
comptait alors pas moins de 20.000 Allemands, reçut Blasco Ibáñez comme
seulement il pouvait être reçu dans un pays où les pouvoirs
gouvernementaux se montraient d’une si étrange faiblesse, lorsqu’il
s’agissait de réprimer les criminels agissements germaniques, mais, en
revanche, affectaient une rigueur impitoyable en face de telles
prétendues transgressions de représentants des Puissances Alliées,
insistant pour que la neutralité de l’Espagne fût autre chose encore
qu’une neutralité de façade.

Le romancier s’était rendu à Barcelone par mer et y arriva dans les
premières heures de la matinée. Les francophiles barcelonais, amis
éprouvés et décidés, avaient résolu de réaliser le soir même de ce jour
une grandiose démonstration en faveur de Blasco dans leur ville. Aussi
n’y avait-il que quelques intimes de ce dernier sur le môle, la
réception véritable devant avoir lieu plus tard. Les carlistes et autres
partisans du système gouvernemental allemand n’ignoraient pas ce détail
et étaient venus, en une foule compacte, donner leur bienvenue spéciale
au messager de l’idée française républicaine. Les quais retentissaient
de sifflets et de cris de mort et les cailloux pleuvaient dans la
direction du navire. Le chef de la police barcelonaise monta à bord et
pria Blasco d’y rester, jusqu’à ce qu’eût été dissoute la manifestation
hostile. C’était mal connaître le caractère d’un tel homme, qui,
résolument, en compagnie du petit groupe de ses fidèles, dont sa propre
sœur, habitant Barcelone, descendit à terre. Cette crâne attitude eût
pu lui être fatale, mais le gouverneur civil avait aussitôt envoyé sur
les lieux un détachement de gendarmerie montée, qui l’escorta jusqu’à sa
demeure. Son entrée dans la ville n’en provoqua pas moins une série de
rencontres violentes et d’incidents animés. De sa voiture, il défiait,
le revolver sur le genou pour être prêt à la riposte en cas d’attaque,
cette tourbe de forcenés, qu’il fallut que les gardes à cheval
chargeassent pour qu’on pût avancer. D’autre part, les socialistes et
les républicains accourus n’avaient pas tardé à entrer en collision avec
les germanophiles et ce fut parmi des huées, des coups de revolver,
auxquels la gendarmerie répondait par des estafilades, ainsi qu’une
grêle de pierres, que Blasco pénétra dans la maison de sa sœur, aussi
ferme et intrépide que son frère, dont elle n’avait pas quitté un
instant les côtés. De Madrid, on avait, de nouveau, interdit toute
conférence, tout meeting en faveur des Alliés. Blasco ne pouvait faire
deux pas sans que des policiers ne s’attachassent à son ombre.
Décidément, la propagande était chose plus aisée à Paris que dans sa
propre patrie. Du moins, en quittant Barcelone, pouvait-il se dire que,
pour la première fois, il y avait eu les gendarmes de son côté, ne les
ayant connus, jusqu’alors, que comme de constants adversaires. C’était
bien là quelque résultat et ressemblant vaguement à un succès d’estime.
Et telle fut ce que l’_Heraldo de Hamburgo_, rédigé par un prêtre
défroqué de Nicaragua, consul général de son pays, avant de passer aux
mains de deux Espagnols--les correspondants en Allemagne de _La
Vanguardia_ de Barcelone et de l’_A B C_ de Madrid, MM. Domínguez Rodiño
et Bueno (qui signait du pseudonyme: _Antonio Azpeitua_)--a appelé «_su
fuga de Barcelona, donde no pudo permanecer un solo día..._»[85]

A Paris, Blasco Ibáñez participait à la misère générale des temps et
souffrit de ces privations communes à tous, alors: manque de charbon,
manque de denrées alimentaires, et, _last not least_, manque d’argent.
Même les quelques industriels--marchands de livres ou de journaux--qui
rétribuaient encore la pensée imprimée, ne la rétribuaient plus que
misérablement. Blasco dut quitter son hôtel particulier de la rue
Davioud, près de la Muette, à Passy, avec son jardin coquet et son
mobilier luxueux, datant de la période argentine, pour venir habiter
dans un quartier moins lointain du centre, moins dénué de moyens de
communication. Il le fit en 1916 et s’installa avec ses livres à un
étage bourgeois de la rue Rennequin, dans le XVII^{ème} Arrondissement,
à proximité de l’Avenue de Wagram, où il réside toujours. Il y
travaillait nuit et jour, presque sans domestiques, parmi les bruits
composites de ces casernes de la classe moyenne, où le piano est encore
le pire ennemi du recueillement intellectuel, où la rue retentit tout le
jour des cris variés de Paris. C’est là qu’il écrivit ses _Quatre
Cavaliers de l’Apocalypse_ et _Mare Nostrum_. Comment ce dernier livre,
tout imprégné de radieux azur, tout baigné de lumineux soleil, le plus
beau poème qui existe sur la Méditerranée, a-t-il pu naître dans le
milieu vulgaire, tapageur et inconfortable de cette demeure étroite,
d’où l’on ne voit ni la verdure d’un arbre, ni un coin du ciel, c’est ce
que l’on serait en droit de demander à Blasco, si l’on ne se souvenait
d’une tradition qui veut que le _Don Quichotte_, cette vivante satire de
l’humaine folie, ait été commencé et, peut-être, imaginé dans une
prison, soit à Séville, soit en «certain village de la Manche, dont je
n’ai aucun désir de me rappeler le nom», mais qu’indiquent les vers
burlesques à la fin de la première partie du roman et qu’évoquait déjà
la première ligne de son premier chapitre. Blasco, lui, s’il n’était pas
en prison comme Cervantes, se voyait, au beau milieu d’une description
de ces paysages méridionaux tout de calme et de grâce, interrompu
brusquement par le rauque hurlement des sirènes, annonçant l’approche
des pirates de l’air qui venaient jeter la ruine et la désolation sur
Paris tremblant, sans feu, dans l’ombre de ses nuits sans éclairage. Ou
bien, s’il jouissait d’une journée de calme relatif, c’était, en pleine
période d’enthousiasme, quand son imagination l’entraînait à travers les
campagnes radieuses peuplées d’orangers, de lauriers, d’oliviers, de
citronniers, l’aspect désolant d’un poêle où manquait le combustible,
avec, comme conséquence, la nécessité d’interrompre le travail de pensée
pour, prosaïquement, se réchauffer, de son souffle, les doigts glacés
qui refusaient de tenir la plume.

Ce fut au milieu de ces détresses, physiques et morales, que Blasco
reçut de Miss Charlotte Brewster Jordan une missive lui offrant la somme
de 300--trois cents--dollars pour lancer à New York la version anglaise
des _Quatre Cavaliers de l’Apocalypse_. Je crois bien que, même si la
traductrice américaine eût proposé cinq dollars, ou n’eût proposé aucune
rétribution du tout à l’auteur, celui-ci n’en eût pas moins accepté avec
enthousiasme cette offre si totalement désintéressée. Car il voyait en
cet acte, avant tout, sa signification de propagande en faveur des
Alliés, dans une Amérique hésitante et si longtemps retenue, sur la
pente de l’intervention, par les intrigues allemandes. L’idée d’exercer
sur l’esprit du peuple américain une influence, quelle qu’elle fût, dont
bénéficierait la France, réjouissait tellement Blasco, qu’il donna
aussitôt son assentiment et signa un papier où il cédait à la
traductrice, en échange de ses trois cents dollars, tous droits d’auteur
sur le roman pour tous pays de langue anglaise, sans pouvoir jamais
alléguer le moindre prétexte à percevoir autre chose, quel que fût le
succès du livre outre-mer. «_Business is bussines_»[86], d’abord. Et,
aussi bien, l’œuvre pouvait s’avérer, là-bas, un four noir, auquel
cas Miss Brewster Jordan, ou qui que ce fût à sa place, perdait les
trois cents dollars. De plus, que signifiait alors l’argent, en ces
jours de dépression morale universelle, où l’existence, même de ceux qui
vivaient à l’arrière, avait perdu le taux de son cours normal, où d’un
de ces vilains pigeons porteurs de croix, planant à l’improviste dans le
firmament de Lutèce, tombait soudain l’œuf fatal dont l’éclosion
formidable produisait, non la vie de nouvelles créations, mais le décès
rapide de tant d’êtres innocents, brutalement pris au dépourvu? Qui
garantissait à Blasco que l’immeuble de la rue Rennequin ne serait pas
touché, une nuit, par cette ponte léthifère? Alors, de l’écrivain
prolongeant jusqu’à l’aube ses veilles fécondes, il ne resterait pas
même le cadavre, réduit qu’il serait à une sanglante bouillie dont
l’éclaboussement se confondrait avec celui des autres morts, parmi le
monceau des décombres de la maison écroulée! Ainsi s’explique cette
autorisation, un peu inconsidérée, donnée à la traductrice américaine
d’un ouvrage qui--au dire d’organes de langue anglaise, et, tout
récemment, _The Illustrated London News_ le répétaient encore--«_is said
to have been more widely read than any printed work, with the exception
of the Bible_»[87]. Mais, pour achever d’illustrer l’état d’esprit de
Blasco Ibáñez à cette époque de sa vie, je relaterai une anecdote que
je tiens de lui-même et qu’il m’a contée sans autre fin que celle
d’agrémenter d’une historiette piquante, à son sens, certaine
conversation à bâtons rompus. Pendant la guerre, sa moyenne quotidienne
de travail fut de près de 16 heures. Il se mettait à écrire à huit
heures du matin et cessait à une heure de l’après-midi, après quoi il
déjeunait et s’accordait une courte promenade dans les rues voisines de
la sienne. A trois heures, il était de nouveau assis à son secrétaire,
jusqu’à huit. Il soupait à huit heures, faisait, après dîner, une
promenade analogue à celle du déjeuner et revenait écrire jusque vers
deux ou trois heures du matin. Une telle vie, prolongée des mois et des
mois, si elle explique l’immense masse d’articles dispersés à travers la
presse de l’Hispano-Amérique et de l’Espagne, ainsi que cette absorbante
_Historia de la Guerra_, sans parler du triptyque admirable que forment
les _Quatre Cavaliers de l’Apocalypse_, _Mare Nostrum_ et _Les Ennemis
de la Femme_, une telle vie, dis-je, n’était guère apte à fortifier une
santé compromise par des nourritures mauvaises et le constant
déséquilibre nerveux de l’état de guerre. Mangeant mal, dormant peu, ne
prenant presque plus d’exercice physique, Blasco s’acheminait, d’un pas
lent et sûr, à la fatale névrose. Mais, raidissant ses énergies, il ne
voulait pas s’avouer vaincu. Une nuit où, vers trois heures, il sentait
la plume lui tomber des mains et son cerveau lui refuser le
fonctionnement, songeant que les pages qu’il écrivait devaient
absolument paraître le matin même, il redressa, d’un brusque coup de
cravache, sa bête fléchissante, et, raffermissant sur le siège un corps
que l’épuisement en avait fait choir, il prononça, les yeux agrandis en
une extase mystique, toutes les fibres vibrantes d’un effort suprême,
ces mots magiques: «_¡Es para Francia, es para la patria de Victor
Hugo!_»[88] et il se remit intrépidement à écrire, jusqu’à l’aurore.



     VIII

     L’immense succès, aux Etats-Unis, des _Quatre Cavaliers de
     l’Apocalypse_.--Comment l’auteur en eut connaissance.--Le roman
     vendu 300 dollars produit une fortune à la traductrice.--Un éditeur
     «_rara avis_».--Voyage de Blasco Ibáñez en Amérique du
     Nord.--Triomphes et honneurs.--Le _Militarisme Mexicain_.--Le Dr.
     Blasco Ibáñez revient en Europe pour y écrire, à Nice, _El Aguila y
     la Serpiente_, roman mexicain.


Se trouvant à Monte-Carlo dans les derniers mois de la guerre--on a
exposé plus haut comment ce séjour lui avait été imposé par les
médecins--Blasco y reçut une grande surprise. Il avait, pour ainsi dire,
oublié Miss Brewster Jordan et la version anglaise des _Quatre
Cavaliers_, ne pensant qu’à son nouveau roman: _Les Ennemis de la
Femme_, écrit à Monte-Carlo de Janvier à Juin 1919. Or, un matin, le
facteur lui remettait un volumineux monceau de correspondances: lettres,
cartes et journaux, portant tous le cachet postal et le timbre des
Etats-Unis. Une de ces lettres, ouverte à tout hasard par son
destinataire stupéfait, émanait d’un pasteur protestant, Révérend d’une
des nombreuses sectes évangéliques américaines, qui s’adressait à lui,
comme à un exégète de marque, et recourait à son érudition biblique au
sujet de doutes anciens qu’il nourrissait touchant divers passages de
l’Apocalypse. La première impression de Blasco fut qu’il était
mystifié, que quelque ami inconnu de là-bas entendait lui jouer un tour
de sa façon, en se payant, comme on dit, sa tête. Cependant Blasco
continuait à dépouiller le volumineux courrier. Son examen le
convainquit bien vite que nul n’avait eu l’idée de se jouer de sa
personne. Ces lettres, ces cartes, ces journaux révélaient un sérieux
profond. Les femmes, en particulier, n’entendaient pas plaisanterie et
c’étaient elles qui constituaient le gros de ses correspondantes.
Beaucoup ne réclamaient que la signature de _mister Ibanez_, un
quelconque autographe, une phrase qu’elles pussent ensuite exhiber
triomphalement, dans leur club de New York, de Chicago, de Boston, de
Philadelphie, comme aussi d’autres coins inconnus de l’immense
République Fédérale. Car l’auteur de _The Four Horsemen of the
Apocalypse_ était devenu, à une telle date, célébrité des Etats-Unis
sans qu’il en eût eu la moindre idée. Il s’en était aperçu à la lecture
des journaux adjoints à cet envoi inattendu. L’on n’y tarrissait pas sur
l’éloge du romancier. L’on avait recherché partout son portrait et fini
par découvrir, au musée de _The Hispanic Society of America, 551 W.
175th. Street_, à New York City, la toile peinte par Sorolla en 1906 et
acquise par le fondateur millionnaire de cette grande institution, le
poète hispanophile et érudit antiquaire Archer Milton Huntington. Cette
œuvre, qui possède une valeur pictoriale considérable, n’offre
malheureusement qu’une ressemblance assez lointaine avec son modèle, du
moins sous sa figure présente, et mieux eût valu, comme on l’a fait
depuis, un peu partout, reproduire l’effigie insérée en 1917 dans le
livret explicatif du roman cinématographique _Arènes Sanglantes_,
œuvre rédigée en français et richement illustrée, que publia la
firme _Prometeo_ et où Blasco apparaît dans la vérité de son aspect
physique actuel.

Ces lectures et celles de correspondances et monceaux d’imprimés
consécutifs, si elles achevèrent de persuader Blasco Ibáñez qu’il
jouissait, outre-mer, d’une popularité immense et que la fortune de son
roman y était égale, sinon supérieure, à celle qu’avait connue, à plus
de deux tiers de siècle en arrière, mistress Harriet Beecher Stowe, dont
la _Case de l’Oncle Tom_ avait dépassé le tirage d’un million
d’exemplaires, ne laissaient pas, en revanche, de lui causer quelque
mélancolie, voire de le déconcerter. Les gros tirages de livres
sensationnels, dans un pays de plus de 100.000.000 d’habitants, sont, en
somme, chose naturelle et nul n’ignore que nos critères européens ne
régissent pas les choses américaines. Mais quand, dans les extraits de
presse qu’il recevait, Blasco lut que peu de jours après la publication
des _Four Horsemen_, il s’en était vendu 100.000 copies; que cinq
semaines plus tard, ce chiffre était doublé; qu’après six mois, il
montait à trois cent mille; qu’un peu plus tard, il se haussait au demi
million; quand il apprit que, d’un bout à l’autre de l’Union, le volume
édité par la maison Dutton and Company, de New-York, apparaissait dans
toutes les mains; qu’il n’était pas rare que, dans les cirques, les
clowns et, dans les revues populaires, les étoiles réglassent leurs
_puns_[89] sur la vertigineuse marche des _Quatre Cavaliers_; quand,
enfin, il sut que d’habiles fabricants de produits industriels: cigares,
toiles, gants, etc., choisissaient le patronage de ces mêmes _Four
Horsemen_ parce qu’ils pensaient que ce pavillon prestigieux pouvait
couvrir les plus hétéroclites marchandises: alors, le «grand Espagnol»,
l’auteur du «merveilleux roman de guerre», se mit à songer et considéra
que cette «_record sale_»[90], si elle lui faisait le plus légitime
honneur, n’apportait pas un rouge liard à sa bourse. Et, quelque artiste
que l’on soit, quelque Don Quichotte que l’on s’avère, il est difficile
de ne pas ressentir un certain dépit à l’idée que, du fruit de son
propre travail, ce sont les autres qui s’enrichissent, en ne vous
laissant pour tout potage que les vaines fumées de la gloire. Aussi
Blasco riait-il jaune, lorsque des officiers de l’A. E. F. venaient, en
toute bonne foi, enthousiastes, le féliciter de ces fabuleux _lots of
money_[91] qu’indubitablement lui procuraient le débit formidable,
l’intarrissable vente des _Four Horsemen of the Apocalypse_. Mais
comment leur avouer, à ces braves Yankees, qu’il n’avait touché, en tout
et pour tout, que 300 misérables dollars? Il fût tombé immédiatement
au-dessous de rien dans l’estime de ces joyeux garçons qui, en citoyens
de leur pays, n’appréciaient les hommes que d’après leur valeur
commerciale. D’ailleurs, j’ai dit que la traductrice américaine était
couverte par un marché en bonne et due forme. Légalement, Blasco n’était
pas l’auteur du livre mis en costume anglais. L’auteur, c’était Miss
Charlotte Brewster Jordan. A elle, et à elle seule revenaient les droits
de la vente. Le Pactole, qui avait si généreusement inondé son
escarcelle, l’inonderait jusqu’à la fin des temps sans que Blasco pût
formuler devant Thémis la moindre réclamation.

Ici, cependant, intervient un _deus ex machina_ spécifiquement
américain. Si, dans l’antiquité, la catastrophe finale s’obtenait assez
souvent par l’apparition d’un Dieu qui descendait de l’empyrée sur le
scène grâce à un ingénieux mécanisme, en l’espèce Blasco vit non moins
merveilleusement intervenir un personnage dont l’apparition, pour les
auteurs du vieux monde, n’est que fort rarement synonyme d’offre
spontanée d’espèces sonnantes et trébuchantes: j’ai nommé l’éditeur.
Mister Macrae, vice-président de la firme susmentionnée, établie à New
York sur la _Cinquième Avenue_, ne put donc tolérer plus longtemps une
situation qu’il jugeait scandaleuse et qui consistait en ce que la
maison Dutton and Company, simple intermédiaire matériel, réalisât des
gains formidables sur la vente d’un ouvrage dont le producteur effectif
avait perçu la misérable aumône de 300 dollars une fois pour toutes.
Comme quoi la morale n’existerait point seulement à la fin des fables
pour la jeunesse, en Amérique du moins. Et, qui sait? Peut-être mister
Macrae avait-il appris à connaître ailleurs que dans la Bible cette
vérité, hélas! si fort controversée dans la pratique de la vie commune
et que notre immortel fabuliste a revêtue de la défroque de quelques
vers bonhommes:

    Il est bon d’être charitable;
    Mais envers qui? C’est là le point.
    Quand aux ingrats, il n’en est point
    Qui ne meure enfin misérable.[92]

Toujours est-il qu’un câblogramme imprévu apprit

[Illustration: OUVERTURE DE CANAUX D’IRRIGATION EN PLEIN HIVER
PATAGONIEN]

[Illustration: LA «GROSSE ARTILLERIE» DE BLASCO EN ARGENTINE

Blasco est debout devant la première charrue à vapeur. L’on voit aussi,
sur cette photographie, une drague sèche destinée à ouvrir les canaux
d’irrigation dans le désert.]

un beau jour à Blasco que les éditeurs new yorkais des _Quatre
Cavaliers_ le priaient de consentir à accepter d’eux, à titre de
compensation et sans que, par ailleurs, il s’engageât en quoi que ce fût
à leur endroit, une certaine somme de dollars bien supérieure à celle
payée naguère par Miss Charlotte Brewster Jordan et que ce don généreux
a été répété, à plusieurs reprises, depuis. Un tel exemple risque-t-il
d’être contagieux, à Paris, ou ailleurs? Souhaitons-le, sans trop
l’espérer.

Naturellement, le succès du premier roman de «guerre» de Blasco Ibáñez
avait eu pour conséquence un regain de popularité de ses romans déjà
traduits en anglais, et la version en cette langue d’autres de ses
romans qui n’étaient pas encore accessibles au public anglo-saxon. _Mare
Nostrum_, qui n’attendra plus guère sa traduction en notre langue, mis
en anglais par miss Brewster Jordan sous le titre de _Our Sea_, avait
suivi immédiatement les _Four Horsemen_ par le chiffre de ses tirages.
Une telle popularité, le désir aussi de connaître ces Etats du Nord de
l’Amérique, dont la comparaison avec ceux de l’Hispano-Amérique
s’imposait à son esprit, décidèrent Blasco Ibáñez à entreprendre un
voyage au pays de l’Oncle Sam. La _Société Hispanique_, que préside M.
Huntington, et dont il a été question plus haut, l’ayant convié à venir
se faire entendre à la _Columbia University_, à New York, Blasco accepta
l’offre, qui se trouvait être concomitante avec celle d’un entrepreneur
de tournées de conférences d’hommes illustres à travers les Etats-Unis.
Parti en Octobre 1919 avec l’intention de n’y pas prolonger son séjour
au-delà d’un trimestre, il est resté outre-mer jusqu’en Juillet 1920.
Ces dix mois d’existence fiévreuse lui permirent d’enrichir
considérablement le trésor déjà si copieux de ses expériences humaines,
et, aussi, de refaire complètement ses finances. Pour si cosmopolite que
soit l’Européen qui débarque pour la première fois sur la terre
américaine, celui-ci ne laisse pas d’y éprouver aussitôt cette sensation
unique: que, la-bas, il lui faudra se défaire des conceptions étroites
propres à son petit continent, morcelé par la nature et par l’histoire.
Les territoires de l’Amérique du Nord anglaise et des Etats-Unis sont,
chacun pris à part, à peu près aussi grands que l’Europe entière. 15
pays comme le nôtre trouveraient place dans les frontières de l’Union
Yankee. Cette immensité de l’espace entraîne avec soi d’autres
possibilités qu’en Europe, dont la première est, sans doute, que les
populations peuvent s’y développer en paix et y exploiter à l’aise les
trésors d’un sol d’une grandeur continentale. Telle est la cause
principale, non seulement du rapide développement des richesses, mais
encore de l’esprit d’initiative, hardi et plein de confiance, de
l’Américain, qui stupéfia, durant les deux dernières années de la Grande
Guerre, la routine de notre France, hélas! sans effet de contagion
immédiate pour l’avenir. L’ampleur des conceptions, le regard tourné, de
tous côtés, vers des horizons lointains, confèrent, d’autre part, aux
projets et aux actes politiques américains une vigueur, un essor qui
apparaissent aux antipodes de la pusillanimité avec laquelle on tente,
chez nous, de rétablir l’équilibre européen sur la base de concepts
périmés et de calculs archaïques. Au point de vue économique, cet
immense espace engage à l’exploitation rapide de vastes surfaces,
laissant aux générations futures le soin de diviser le travail, pour ne
produire, avec une uniformité grandiose, que ce qui peut être obtenu
avec le moins de peine sur la plus vaste échelle. Blasco ne se sera pas
plongé en vain dans cette fontaine de Jouvence qu’est, pour l’Européen,
la vie américaine. La longue série de ses conférences le conduisit aux
quatre coins de l’Union, où il parla dans les lieux les plus
hétéroclites: Universités, temples évangéliques, synagogues, temples
maçonniques, gigantesques salles de théâtre et de concerts, parfois
installées au troisième étage d’un gratte-ciel, cirques et
cinématographes. Les principaux établissements d’enseignement, y compris
les deux plus fameuses Universités féminines, l’entendirent. L’Ecole
Militaire de West Point, à 52 milles de New York, académie technique où
sont formés les officiers de carrière de l’armée américaine, lui fit
également l’honneur de lui demander d’y prononcer un «_address_»[93].
Détail intéressant et qui surprendra le lecteur français: tout au long
de ces tournées, Blasco parla toujours en espagnol. S’il n’est que juste
d’ajouter qu’il fallut, le plus souvent, que, sa conférence prononcée,
un interprète la répétât en anglais, il ne le sera pas moins d’observer
qu’en Californie et dans les Etats du Sud--en particulier le Texas, New
Mexico et le territoire d’Arizona--l’espagnol était parfaitement compris
et accueilli avec enthousiasme par d’immenses auditoires, auxquels cet
idiome est resté familier. Mais, même dans les Etats du plus extrême
Nord, la langue castillane était écoutée avec une grande sympathie.
Ecrivant, il y a quinze ans, une étude sur cette question si
importante[94], je remarquais que «la guerre de Cuba aura du moins eu
cela de bon, du seul point de vue littéraire, qu’elle aura contribué à
populariser au pays de Roosevelt l’étude officielle et scientifique de
l’idiome espagnol» et j’analysais le détail des principales
publications de librairie ayant trait à l’enseignement américain de
cette langue, en citant aussi les firmes les plus connues s’adonnant à
cette diffusion. Je terminais sur ces paroles: «J’aurais fort envie de
conclure cette communication par une mélancolique comparaison entre
l’état de l’enseignement de l’espagnol en France, où cependant tant de
bons résultats ont été atteints durant ces dernières années, mais où
tant reste à obtenir...! Je préfère laisser les faits parler leur
langage éloquent, et, je l’espère, persuasif...» Aujourd’hui, les choses
ont considérablement progressé... aux Etats-Unis et, dans un récent
écrit[95], M. F. de Onis, professeur à cette même _Columbia University_,
nous apprend qu’en 1919 «il y avait dans les seules écoles de New York,
plus de 25.000 étudiants d’espagnol et, dans tout le pays, on en
comptait plus de 200.000; des Collèges et des Universités où,
jusqu’alors, on n’enseignait pas l’espagnol, comptent présentement des
milliers d’étudiants et les centres d’instruction où cette langue était
déjà enseignée, ont vu se multiplier élèves et professeurs; l’espagnol
jouit maintenant, officiellement, de la même estime que les autres
langues modernes...» J’ajouterai que, parmi les livres d’enseignement et
de lecture les plus populaires dans ces classes de langue castillane,
celui qui porte le titre: _Vistas Sudamericanas_, et qui a paru en 1920
chez Ginn and Company, édité par miss Marcial Dorado, combine des
extraits des _Argonautas_ et des _Cuatro Jinetes del Apocalipsis_ avec
des morceaux spécialement écrits pour le volume par Blasco Ibáñez.

A la fin de ces courses errantes dans le territoire de l’Union, Blasco
reçut à Washington l’honneur le plus haut que la démocratie américaine
confère, de temps à autre, aux hôtes illustres qui la visitent.
L’Université George Washington lui concéda, en séance solennelle à
laquelle prirent part plus de 6.000 personnes, le titre de Docteur ès
lettres _honoris causa_. Quelques mois auparavant, elle avait conféré ce
même titre, mais avec la mention: _Droit_, au Roi des Belges et au
Cardinal Mercier, à l’occasion d’une semblable visite. Blasco reçut le
sien en même temps que le Général Pershing, commandant en chef des Corps
Expéditionnaires américains sur le front d’Europe. Le recteur de
l’Université George Washington, M. W. Miller Collier, est un ancien
ambassadeur des Etats-Unis à Madrid. Dans le discours qu’il lut, en
anglais et en espagnol, il se livra à une étude fouillée de la personne
et de l’œuvre du récipiendaire, que le vieux William Dean Howells, ce
romancier social du «_common people_» et du «_self-made man_», mort
alors que Blasco prononçait ses conférences américaines dans l’hiver de
1920, avait déclaré le successeur immédiat de Tolstoï, selon le
témoignage qu’en a consigné, en 1917, M. Romera Navarro[96]. Quant à
Blasco, il disserta, en guise de thèse doctorale, brillamment sur _Le
plus grand roman du monde_. On devine que c’est du _Don Quichotte_ qu’il
s’agissait. Ce séjour à Washington fut d’ailleurs marqué par d’autres
solennités encore. L’Ambassadeur de France, fin lettré lui-même, M.
Jusserand, offrit un banquet en l’honneur de celui dont les _Four
Horsemen_ avaient agi si efficacement sur l’opinion américaine.
L’Ambassadeur d’Espagne, D. Juan Riaño y Gayangos, donna, de son côté,
un autre banquet et une réception élégante dont Blasco fut l’hôte. La
visite que celui-ci avait rendue aux représentants de la Nation dans
leur _Hall_ du Capitole fut cause, d’autre part, d’un curieux incident,
que je m’en voudrais de ne pas relater, d’autant plus qu’il est déjà
passé à l’Histoire, consigné que je le trouve au vol. 52, nº 63, mardi
24 Février 1920, du _Congressional Record_, p. 3.600. Blasco assistait,
d’une tribune des Galeries qui entourent le _Hall_ immense, long de 42
mètres, large de 28 et haut de 11, à la séance du Congrès, dont les
délibérations ressemblent assez à celles des Chambres françaises, avec
cette différence, peut-être, que le bruit et le désordre y sont encore
plus grands et que le Président ne parvient pas toujours facilement à
attirer sur lui l’attention de la salle, dont les républicains occupent
l’un des côtés, et les démocrates l’autre. Un député célèbre, l’ancien
juge Towner, Président de la Commission des Affaires Etrangères, ayant
demandé à l’Assemblée de faire «_a short statement_»[97] et ayant reçu
l’«_unanimous consent_»[98] de rigueur, s’était exprimé en ces termes:
«_Mr. Speaker, it is with great pleasure that I announce to the House we
have visiting us to-day Blasco Ibáñez, whom you all know is the foremost
writer of Spanish in the world, the author of the «Four Horsemen of the
Apocalypse» and other works with which we are all familiar. It will
perhaps be of interest to Members to know that Blasco Ibáñez has also
been for seven years a member of the Spanish Cortes, or Parliament;
that he has always been a republican..._»[99]. Mais à peine le mot fatal
de «Républicain» était-il proféré, que les députés de ce parti
applaudissaient à tout rompre. M. Towner comprit aussitôt sa bévue et se
hâta de préciser: il n’entendait pas exalter en Blasco le républicain en
tant que membre d’un parti opposé au parti démocratique, «_but a
republican as against a monarchical system_», soit donc le simple ennemi
du système monarchiste. Cette équivoque dissipée, parmi ce que le
_Congressional Record_ qualifie de «rires et applaudissements»,
l’honorable représentant de l’Etat d’Iowa put continuer son exposé,
qu’il termina sur l’annonce que Blasco serait «_in the speaker’s room
after a little and he will be very glad indeed to meet all Members of
Congress personnally, and I am sure it will be a great pleasure for us
to meet so distinguished a representative of that which is best in
European and Spanish literature, as well as one whom we ought to admire
and know better because of his republican and democratic
principles_»[100]. Cette conclusion, qui conciliait finement république
et démocratie, déchaîna d’unanimes applaudissements des deux côtés du
_Hall_. Le président du Sénat avait, d’ailleurs, convié également Blasco
dans ses salons et nul n’ignore que le Vice-Président des Etats-Unis est
aussi président d’office du Sénat. Ce dignitaire républicain présenta le
romancier à un grand nombre de sénateurs distingués, heureux qu’ils
étaient tous de serrer la main d’un écrivain espagnol pensant à la
moderne et, pour avoir pensé de la sorte, si longtemps en proie aux
persécutions du conservatisme obscurantiste de son pays. Si le Président
Wilson n’en eût alors été empêché par son état de santé précaire, il est
certain que Blasco eût eu aussi l’honneur d’être reçu par ce grand
homme. Du moins, lui manda-t-il l’un de ses secrétaires, qui l’assura
que M. Wilson, l’un des premiers lecteurs et admirateurs des _Four
Horsemen_, aurait une joie véritable à le voir, si, plus tard, à
l’occasion d’un autre séjour à Washington, sa présence coïncidait avec
le retour à la santé de l’illustre père de la Société des Nations, ce
rêve d’un cœur généreux et d’un puissant cerveau. Blasco eut, du
moins, le plaisir de connaître diverses personnes de la famille du
Président, en particulier une de ses filles. Les dames de Washington
l’avaient prié de les entretenir au _Club parlementaire féminin_, où
elles lui offrirent un thé de gala. C’est là qu’en présence de la fine
fleur de l’intelligence féminine américaine--femmes et filles de
ministres, de sénateurs et de députés--Blasco Ibáñez laissa couler les
flots d’une éloquence entraînante, en un discours aussitôt traduit par
l’épouse de l’un des députés des îles Philippines. A Philadelphie, il
éprouva un autre genre de satisfaction, presque aussi flatteuse. Les
libraires et éditeurs américains, qui y étaient réunis en

[Illustration: BLASCO DANS SA MAISON DE LA «COLONIA CERVANTES», PARLANT
A SON INTENDANT

Sur sa tête, une peau de puma tué dans les terres de la colonie]

[Illustration: FABRICATION DE BRIQUES A LA MACHINE, POUR L’EDIFICATION
DE MAISONS DANS LA «COLONIA CERVANTES»]

congrès, l’invitèrent au banquet de 2.000 couverts qui couronna cette
manifestation professionnelle et ce fut à la droite de leur Président
qu’ils le contraignirent de s’asseoir, de même qu’ils le forcèrent aussi
de leur adresser la parole. Violence, au demeurant, assez douce, car
Blasco put leur dire des choses flatteuses, qu’il eût été difficile
d’adresser, sans encourir le reproche de vile adulation, à certains
éditeurs d’Europe.

En Espagne, s’il est un thème usé et rebattu, c’est, entre gens de
lettres, celui du peu qu’y rend la carrière d’écrivain de profession.
Qu’une telle assertion soit vraie ou non, l’on a prétendu que le
délicieux roman de Juan Valera, cette _Pépita Jiménez_ qui n’a été
traduite en notre langue qu’en 1906, par M. C.-A. Ayrolle, et qui fut
tant de fois réimprimée depuis 1874--et elle l’était en espagnol par la
Maison Appleton, à New York, dès 1887--ne rapporta à son auteur que tout
juste de quoi offrir à sa femme un costume de bal. Pérez Galdós, le seul
littérateur de cette époque-là qui ait, à proprement parler, vécu de sa
plume, serait presque mort--au dire de certains--dans la misère, en
Janvier 1920, à Madrid, et, au cours d’un article que je lui ai dédié
dans la revue _Le Monde Nouveau_, en Avril 1920, j’ai pu déplorer
sincèrement que ses œuvres ne lui eussent pas donné «ce qu’elles
eussent donné, en France, à un écrivain de sa valeur»[101]. _Le Temps_
du lundi 26 Août 1907 contenait, sur toute cette matière, des réflexions
d’autant plus dignes d’être signalées, qu’elles émanaient d’un écrivain
espagnol et qu’elles se rapportaient à des auteurs aujourd’hui en pleine
possession de la renommée. Et, déjà, de Valera, l’on nous y rapportait
que cet Anatole France--première manière--de son pays «n’a jamais eu le
bonheur d’atteindre à la circulation que sa renommée lui permettait
d’espérer». De Pérez Galdós, l’on y consignait que c’était à peine s’il
tirait à plus de 16.000 exemplaires, et, comme complément de ces
curieuses indiscrétions, il y était dit--mais n’est-ce point aussi le
cas de la France?--«qu’un jeune romancier qui vend une édition de 2.000
exemplaires, peut se vanter d’avoir accompli un exploit extraordinaire».
Il y avait lieu, cependant, de n’accepter ces chiffres que sous bénéfice
d’inventaire. Pour ce qui est de Pérez Galdós en particulier, plusieurs
de ses tirages ont atteint les 60^{èmes} et même les 70^{èmes}
milles--sans parler de ce que lui rapporta son théâtre, spécialement
_Electra_ et l’on sait si le théâtre rapporte en Espagne--et la légende
de sa «pauvreté», d’ailleurs très relative, s’explique quand on connaît
les dessous de sa vie. Enfin, il faut tenir compte, en l’espèce, de ce
fait: que, chez les hommes de lettres, l’argent semble posséder cette
vertu spéciale que la légende antique attribuait à l’anneau de Gygès et
je ne m’étonnerais point trop qu’un jour lointain l’on nous dise que
Blasco, lui aussi, est «mort dans la misère!» Mais il est, tout de même,
bien certain que, pour la grosse moyenne, le métier d’écrivain rapporte
moins en Espagne qu’en France. Je me souviens de ma surprise, lorsque,
pour rétribuer le premier et long article que j’avais écrit dans sa
revue, _La España Moderna_[102], le richissime dilettante D. José Lázaro
m’envoya, au Lycée d’Aurillac, une lettre recommandée contenant un
billet de 50 _pesetas_, «maximum--spécifiait-il--de paiement en Espagne
pour un article de revue, quel qu’en soit le volume». 50 _pesetas_ pour
un travail de 23 pages, cela faisait 2 _pesetas_ et 17 _céntimos_ la
page. Mais ce taux était bien, comme je l’ai vu depuis, celui d’organes
analogues: _Nuestro Tiempo_, de D. Salvador Canals, et aussi la grave
revue de feu Menéndez y Pelayo, cette _Revista de Archivos, Bibliotecas
y Museos_ qui, des divers articles d’érudition hispanique que j’y ai
publiés, ne m’en a jamais rétribué que le premier, inséré dans son
numéro de Septembre-Octobre 1908, p. 252-261. Quant aux feuilles
quotidiennes, lorsqu’elles ont donné, pour un article de première page,
25 _pesetas_ à l’auteur, leurs Directeurs sont persuadés qu’une telle
rétribution est merveilleuse et beaucoup de célèbres journalistes
espagnols doivent se contenter de moins encore. Blasco Ibáñez, qui a
reçu, aux Etats-Unis, 2.000 dollars pour un seul conte et dont les
articles ordinaires de presse y sont payés de 700 à 900 dollars, a pu
apprécier _in animâ vili_ que le célèbre mot de Pascal: _Vérité en deçà
des Pyrénées, erreur au-delà_, était vrai aussi pour ce qui, d’après le
Montecucculi qu’il connaît si bien, constituerait le «nerf de la
guerre»: cet argent sans lequel la pensée la plus noble, la plus
géniale, se voit réduite à l’esclavage des basses et avilissantes
besognes. Peu avant de s’embarquer pour l’Europe, _The World_, de New
York, l’envoya assister aux séances de la Convention Républicaine,
réunie à Chicago pour l’élection du Nouveau Président des Etats-Unis et
qui a nommé, comme successeur de M. Wilson, M. Harding. Dans cette
mission, non seulement Blasco eut les frais de voyage et d’hôtel
remboursés pour lui et son secrétaire, mais encore lui payait-on 1.000
dollars chacun de ses articles. Et ces articles ne dépassaient pas 2.000
mots et se bornaient à exposer les vues et impressions personnelles du
signataire sur l’aspect et la physionomie extérieurs du Congrès, vues
et impressions consignées dans la plus absolue indépendance d’esprit.
Ecrits à trois heures de l’après-midi, au sortir de la séance de la
Convention, ils étaient traduits, phrase par phrase, en anglais et
aussitôt télégraphiés à New York, où l’édition du soir du _World_ en
offrait le texte à ses lecteurs, cependant que ce même texte avait déjà
été transmis par fil spécial aux feuilles associées, à travers tout le
territoire de l’Union.

Ce fut durant ce séjour en Amérique que Blasco Ibáñez fit, en Mars et
Avril 1920, son excursion au Mexique, invité par celui qui en était
alors le Président, Don Venustiano Carranza. Quant le maître arriva en
Nouvelle-Espagne pour y passer ces deux mois, tout y semblait
tranquille. Son but n’était autre que d’étudier à fond le Mexique pour,
ensuite, écrire, sur cette République Fédérale de langue espagnole, son
roman _El Aguila y la Serpiente_. Depuis l’ouverture des chemins de fer,
l’excursion au Mexique se fait facilement, du Sud des Etats-Unis. Le
touriste européen ne sait qu’y admirer davantage, ou ses merveilleuses
beautés naturelles, ou cette civilisation spéciale, dont le charme
essentiel consiste, pour lui, en la nouveauté. Trois semaines suffisent,
à la rigueur, pour le voyage à México et retour, avec séjour aux points
les plus intéressants et excursion de México à Orizaba, ou même à
Vera-Cruz. Le «tour» ne présente aucune difficulté et je connais des
dames qui l’ont entrepris et s’en réjouissent. Mais la visite des
intéressantes ruines de Yucatán, de Chiapas et d’Oaxaca demande plus de
temps. Blasco s’était fié aux assurances des gouvernants mexicains et
croyait fermement que l’anarchie était désormais bannie de ce malheureux
pays. Le patron des révolutionnaires triomphants, Carranza, semblait
devoir y rester ce _Primer Jefe_[103] qu’affectaient de l’appeler les
prolétaires conscients que sont les citoyens-généraux de là-bas et dont
Blasco vient de nous donner un si délicieux croquis dans la courte
nouvelle: _El automóvil del General_, qu’a publiée _El Liberal_ de
Madrid. Or, à quelques semaines de là, l’Etat de Sonora se soulevait
contre le vieux tyran, et l’ex-traficant en pois chiches, ex-vainqueur
de Pancho Villa, le général Alvaro Obregón, actuel Président de la
République Mexicaine, se déclarait à son tour en rébellion. Tout le
Mexique retombait, de nouveau, en proie à cette affreuse guerre civile,
qui semblait y être devenue mal endémique. On sait ce qui arriva et
comment l’assassinat mystérieux de Carranza, loin d’éteindre la flamme
de la discorde, ne fit que l’attiser. Dans un article que j’ai publié
dans le fascicule de Mars 1921 de la _Renaissance d’Occident_[104], j’ai
rendu compte en ces termes de la genèse et du contenu du livre de Blasco
Ibáñez sur _El Militarismo Mejicano_, paru à Valence dans l’été de 1920.
«...De retour aux Etats-Unis, Blasco Ibáñez, sollicité par des
journalistes de New York et en présence de l’incertitude générale où
l’on se trouvait--en Amérique et ailleurs--sur la situation véritable du
Mexique, considéra de son devoir, pour couper court à une multitude
d’interviews plus ou moins fantaisistes, de donner aux _New York Times_
et à la _Chicago Tribune_--d’où ils passèrent dans la plupart des
feuilles de l’Union--des articles dont le présent livre offre la seule
version espagnole authentique, après que le texte anglais en a paru en
volume à New York. On se souviendra que Blasco Ibáñez, en même temps que
le plus grand romancier de l’Espagne, en est aussi l’un des meilleurs
journalistes. Aussi sera-t-on heureux de retrouver, dans ce livre sur le
Mexique de la Révolution, la plume nerveuse et merveilleusement
évocatrice qui--même dans des pages comme celles-ci, où l’ordre
rigoureux d’une composition méthodique fait fatalement défaut--reste
toujours égale à elle-même... Combien, à la place de Blasco, n’eussent
pas dit sur le Mexique ce qu’il importait de dire! C’est, précisément,
en ceci que gît toute l’immense signification de ces pages: en ce que,
dans leurs dix chapitres, il y exprime sans fard, avec la robuste
franchise d’un bon Latin gémissant de voir un grand pays en proie à
l’anarchie--parce qu’un militarisme de rustres sans culture l’asservit,
grâce à l’état d’ignorance d’une plèbe de demi-castes--, ce que tant de
plumes intéressées à taire la vérité n’eussent jamais dit... Le Mexique,
avec ses quinze millions d’habitants, est, du moins numériquement, le
plus important des pays latins d’outre-mer, et, pour beaucoup de
Yankees, l’Amérique latine se résume dans le Mexique. Ils ne songent pas
que, sur ces quinze millions d’habitants, deux millions à peine sont des
blancs et que le reste n’est qu’une horde illettrée de métis et
d’Indiens. Que l’on juge donc de l’effet produit sur les Américains du
Nord par cet état navrant de désordre, où Blasco vit l’infortuné Mexique
se débattre. L’incohérence de leurs jugements semble avoir contaminé
jusqu’à M. Wilson, dont l’auteur du _Militarisme Mexicain_ qualifie la
politique mexicaine de cette épithète même: _incohérence_, qui
caractérise parfaitement toute l’attitude des masses américaines à
l’endroit de voisins dont elles ignorent jusqu’à la situation
géographique exacte... Tant que le Mexique n’aura pas à sa tête des
gouvernants civils formés par un stage au dehors, il restera donc ce
qu’il est présentement: la honte de l’Amérique latine. Remercions Blasco
Ibáñez de bien l’avoir montré et souhaitons à son volume une prompte
diffusion en notre langue[105]. Elle s’impose, en dépit des innombrables
défenseurs de l’actuel Président du Mexique et de leurs proses, allant
de l’exposé apologétique d’un Don Luis F. Seoane aux grotesques
diatribes d’un D. Z. Cuellar Chaves, ou aux insinuations jésuitiques du
quotidien conservateur new-yorkais de langue espagnole: _La Tribuna_.»



     IX

     Classification des romans de Blasco Ibáñez: Romans valenciens,
     Romans espagnols, Cycle américain, Triptyque de «guerre».--Blasco
     Ibáñez est-il le «Zola espagnol»?--Comment Blasco a écrit ses
     romans.--Quelques réflexions sur le style du romancier.


L’œuvre de Blasco Ibáñez actuellement réunie en volumes et, par
suite, accessible au public lettré se compose de contes, de romans, de
récits de voyages et du recueil d’articles sur la situation du Mexique.

Les contes sont actuellement au nombre de trente-six: treize dans le
recueil intitulé: _Cuentos Valencianos_, dix-sept dans celui qui porte
le titre: _La Condenada_ et six entre la nouvelle: _Luna Benamor_ et les
cinq _Ebauches et Esquisses_ qui terminent le volume dont la dite
nouvelle occupe les cent neuf premières pages.

Les romans peuvent être subdivisés en romans «valenciens», romans
«espagnols», romans «américains» et romans de «guerre».

Des récits de voyages, il a été suffisamment parlé plus haut, ainsi que
du livre sur le _Militarisme au Mexique_, pour qu’il soit permis de
passer outre.

Les romans «valenciens» comprennent six volumes, composés de 1894 à
1902 et qui sont: _Arroz y Tartana_, _Flor de Mayo_, _La Barraca_,
_Entre Naranjos_, _Sónnica la Cortesana_, _Cañas y Barro_. Les romans
«espagnols» en comprennent huit, composés de 1903 à 1908 et qui sont:
_La Catedral_, _El Intruso_, _La Bodega_, _La Horda_, _La Maja Desnuda_,
_Sangre y Arena_, _Los Muertos mandan_ et _Luna Benamor_. Le seul roman
«américain» jusqu’ici publié sont _Los Argonautas_, dont il a été dit
que la composition en remonte à 1913-1914. Les romans de «guerre» ont vu
le jour de 1916 à 1919 et ce sont, comme on sait: _Los Cuatro Jinetes
del Apocalipsis_, _Mare Nostrum_ et _Los Enemigos de la Mujer_.

Il est facile de faire accorder cette classification avec le cours de
l’existence même de Blasco, dont l’œuvre apparaît ainsi en fonction
de la vie et se révèle fort indépendante des tyrannies, plus ou moins
capricieuses, de telles ou telles modes littéraires, le seul facteur
véritablement efficace d’influence dont elle puisse se réclamer étant le
facteur de l’ambiance. Lorsque Blasco Ibáñez vécut à Valence, il y
composa ses romans valenciens, œuvres montées en couleurs, de la même
nuance que celle des peintres du lieu, manifestant, en leur auteur, une
âme violente et simple, semblable à celle de ses protagonistes, une
mentalité quelque peu provinciale, et «provinciale valencienne». Plus
tard, lorsque commencèrent ses séjours à Madrid et qu’il eut pris
l’habitude de courir le monde, une transformation radicale s’opéra en
Blasco Ibáñez, transformation dont ses romans contiennent la trace
manifeste. Il s’aperçut que l’art pour l’art impliquait un procédé
d’écriture stérile et il convertit sa narration désintéressée,
simplement satirique ou humoristique, d’antan, en une arme de propagande
pour les idées politiques et sociales qu’il patronnait, s’efforçant de
faire passer dans l’esprit du lecteur la même volonté de réforme, la
même ardente prétention d’améliorer le sort des plèbes misérables
d’Espagne. Puis, à la suite du premier voyage en Amérique, son esprit
subit une modification nouvelle. Ses conceptions s’étant amplifiées, ses
horizons s’étant dilatés, d’écrivain espagnol il passa à la catégorie
d’auteur mondial, de «_novelista provinciano_» au rang de «_novelista
humano_». La Grande Guerre le surprit à ce stade décisif de son
évolution. Quels thèmes merveilleux n’offrait-elle pas à sa vision
artistique rénovée, à sa puissance créatrice, rajeunie et comme refondue
par cette rude épreuve! Il n’a pas failli, ici non plus, à sa tâche et
le prodigieux succès qui a accueilli le triptyque de ses romans de
«guerre» est là qui atteste l’exactitude de cette affirmation.

A l’origine de la carrière littéraire de Blasco, l’on trouve une erreur
d’appréciation qui, formulée maladroitement dans une intention
d’apologie, s’est muée, par la paresse intellectuelle des critiques, en
une sorte de lieu commun de la _Weltliteratur_[106], dont l’inopportune
popularité n’a servi qu’à bouleverser les critères et à brouiller
fâcheusement les idées de qui prétendrait fixer la filiation littéraire
de notre romancier. Lorsque celui-ci publia _Arroz y Tartana_, en 1894,
Emile Zola jouissait de la plénitude de sa célébrité et était
universellement reconnu comme le père du roman naturaliste. En Espagne,
à la bonne époque de 1880 où Madame Pardo Bazán, Pérez Galdós et Palacio
Valdés avaient donné à un public lettré malheureusement très clairsemé
ses premières émotions réalistes, avait succédé une ère de discussions
et de polémiques sur la théorie du naturalisme. Cette longue et
curieuse querelle où, après beaucoup de papier noirci, les adversaires
restèrent sur leurs positions, avait laissé Pérez Galdós continuant à
écrire sans nerf, Pereda s’obstinant dans son rance classicisme, Palacio
Valdés pratiquant, en dépit du _prologue_ de 1889 à _La Hermana de San
Sulpicio_, ses coutumières négligences. D. Juan Valera cultivant sa
vieille manière académique et Madame Pardo Bazán n’adoptant du
naturalisme que ce qu’elle estimait devoir s’adapter à la morale
catholique, ou, si l’on préfère, ne point blesser trop grièvement les
sentiments traditionalistes d’une clientèle choisie. En face de ces
maîtres, dont la formule était définitivement fixée, Blasco, énergique
et personnel, ignorant l’artifice des demi-teintes, doué de «fibre»,
violent même, fut tout de suite classé comme vivant contraste et il
était naturel que pour la critique de son pays, alors surtout exercée
par des plumes bourgeoises, le jeune romancier de Valence payât de la
louange de «futur» Zola espagnol le mérite, ou le crime, d’être, en même
temps qu’un écrivain sincère, un homme politique partisan du plus
foncier radicalisme. A la rigueur, l’on pouvait, à pareille date,
rapprocher, sans trop d’accrocs à la vérité historique, le nom du maître
de Médan du nom de Blasco Ibáñez. Celui-ci, grand admirateur de Zola,
dont il a donné, chez son éditeur de Valence, en collaboration avec Paul
Alexis et feu Luis Bonafoux, une étude: _Emilio Zola, Su Vida y Sus
Obras_[107], ne songeait pas à nier une familiarité ancienne avec la
doctrine naturaliste. Qu’en outre il ait été l’ami personnel de Zola,
c’est ce que les épisodes de la campagne de presse en faveur de Dreyfus
permirent de constater, quand, à l’appel du Directeur de _El Pueblo_,
les colonnes de ce journal s’emplirent de signatures des admirateurs
espagnols de l’auteur de _J’accuse_ et qu’enfin, cette amitié ait
survécu à la mort du romancier français, c’est ce dont fait foi le souci
qu’a Blasco Ibáñez de toujours placer sur sa table de travail, en
quelque résidence qu’il la fixe, certaine photographie avec dédicace
autographe que, peu de mois avant sa fin tragique, Zola l’avait, en
signe de bonne confraternité littéraire, prié de bien vouloir accepter.
Mais l’influence exercée sur Blasco Ibáñez par l’œuvre d’Emile Zola
constitue un problème que ne résolvent pas de simples affirmations. Pour
ce qui est d’_Arroz y Tartana_, le lecteur le moins prévenu y notera
sans peine plus d’un ressouvenir soit du _Bonheur des Dames_--par la
façon dont est décrit le magasin symbolique des _Trois Roses_--, soit du
_Ventre de Paris_--dans la gargantuesque vision du _Mercado de
Navidad_[108] valencien--soit, de façon plus générale, de la manière
zolesque, par la prépondérance accordée à la description du milieu, que
l’art classique se faisait un scrupule d’à peine ébaucher, ainsi que par
les procédés d’un style aux touches lentes, lourdes, vigoureuses, usant
de répétitions fréquentes, qui constituent comme le _leit-motiv_ de
cette grande symphonie sur la vie du peuple et de la bourgeoisie à
Valence. Toutefois, dès le roman suivant, _Flor de Mayo_, cette
influence de Zola a, à peu près, disparu--tant de la conception de
l’œuvre que du style, qui s’avèrent, l’un et l’autre, à tel point
propriété personnelle de l’auteur que M. William Ritter, qui a finement
analysé ce volume dans son livre de 1906, concluera à sa totale
originalité, en ces termes: «Ce livre est décidément un coup de maître
et l’homme de ce livre peut-être le premier, je ne dis pas penseur ni
poète, mais peintre réaliste de la littérature d’aujourd’hui»[109]. _La
Barraca_, troisième roman de Blasco, ne souffre plus la moindre
comparaison avec Zola, et le suivant, _Entre Naranjos_, s’il évoque le
faire de quelque devancier, ce serait plutôt, par le procédé de
composition égotiste et l’exaltation exclusive que l’on y trouve d’un
seul personnage, au D’Annunzio de _Il Fuoco_ que je songerais et j’y
constate aussi, au chapitre V, le ressouvenir de certain rossignol
qui--je l’ai démontré en 1920 dans une note de la _Revue des Langues
Romanes_[110]--s’est envolé d’un récit de Maupassant intitulé: _Une
partie de campagne_, pour venir se poser sur une page de
_L’Innocente_--traduit en 1893 par M. Hérelle sous le titre:
_L’Intrus_--d’où l’écho de ses trilles et roulades est allé émouvoir la
solitude nocturne de l’île du Júcar où se pâment les deux amants de
Blasco, dont il n’est pas jusqu’au style qui ne se nuance, à plus d’une
reprise, de ces teintes morbides que l’on trouve dans les artificielles
narrations du décadent italien. Mais l’étiquette zolesque, appendue aux
romans de Blasco Ibáñez, correspondait trop bien aux préjugés que la
petite élite intellectuelle bourgeoise espagnole nourrissait à l’endroit
de l’écrivain non conformiste de Valence, pour que, du «futur» Zola
espagnol, l’on ne se hâtât, dans la mesure où son succès allait
grandissant, de faire le «Zola» pur et simple du roman transpyrénaïque.
Et c’est bien ainsi que le définira l’_Enciclopedia Espasa_: «_Las
huellas de Zola, que se descubren en muchas de sus novelas, le han
valido el título de «el Zola español_»...»[111]. De ce que je viens de
dire, il ne s’en suit pas que le prêtre D. Julio Cejador n’ait pas eu
raison, dans un certain sens, d’associer le nom de Zola à ceux de
Maupassant, d’Ibsen et de Maeterlinck, lorsqu’il qualifie la manière de
Blasco dans les romans de sa seconde époque, sociologique et
doctrinaire, qui va de _La Catedral_ à _La Horda_. Mais ce qui
importait, c’était de ne pas laisser passer sans la réfuter une
imputation aussi généralisée que dénuée de fondements, et, puisque
Blasco Ibáñez a bien voulu s’en défendre lui-même, je traduirai le
passage de sa lettre insérée, comme il a été dit, au t. IX de
l’_Historia_ de M. Cejador, passage où il repousse cette filiation
zolesque, globale et sans distinguo:

«Dans mes premiers romans, j’ai subi de façon considérable l’influence
de Zola et de l’école naturaliste, alors en plein triomphe. _Mais
seulement dans mes premiers romans._ Ensuite, ma personnalité s’est peu
à peu formée, telle quelle; et moi-même, dans ces vingt ans écoulés, je
constate et compare la différence d’hier à aujourd’hui. Il ne faudrait
pas croire que je me repente de cette influence, ou que je la renie.
Tous, même les plus grands, ont connu, dans leur jeunesse, des maîtres,
de l’exemple desquels ils se sont inspirés. Ç’a été le cas de Balzac,
celui de Victor Hugo et de tant d’autres. Forcément, il fallait que je
commençasse par imiter quelqu’un, comme tout le monde, et il me plaît
que mon modèle ait été Zola, plutôt que tout autre modèle anodin. Zola,
pour avoir voulu être chef d’école, a exagéré, cherchant souvent, de
parti pris, à irriter le public par des caresses à rebrousse-poil. De
plus, tous les chefs d’école se trompent et leurs erreurs subsistent
comme d’importants témoins à charge. Mais, abstraction faite de ces
tares, quel prodigieux peintre, non pas de tableaux, mais de fresques
immenses! Quel constructeur, non pas de temples, mais de pyramides! Qui
sut, comme lui, faire mouvoir et vivre les multitudes, dans les pages
d’un livre?... Chez nous, au pays de la paresse intellectuelle, le pire
qui puisse arriver à un artiste, c’est de se voir enrégimenter, affubler
d’un numéro matricule, même glorieux, à l’origine de sa carrière. Quand
j’ai publié mes premiers romans, on les trouva semblables à ceux de Zola
et on me classifia, en conséquence, une fois pour toutes. C’est là
procédé commode, qui dispense, pour l’avenir, de la nécessité de
rechercher, de s’enquérir. Pour beaucoup de gens, quoi que j’écrive,
quelques radicales transformations que puisse connaître ma carrière
littéraire, je suis et je resterai «_le Zola espagnol_». Ceux qui le
disent et le répètent par paresseux automatisme intellectuel, font
preuve qu’ils ignorent et Zola et moi-même, ou, du moins, que, s’ils
connaissent les œuvres de l’un et de l’autre, ils ne les connaissent
que superficiellement, sans les avoir jamais approfondies. J’admire
Zola, j’envie beaucoup de ses pages, je voudrais posséder en toute
propriété les merveilleuses oasis qui s’ouvrent dans le monotone et
interminable décor d’une grande partie de sa production. Je
m’enorgueillirais, par exemple, de me sentir père des foules de
_Germinal_, de me savoir peintre des jardins du Paradou. Mais cette
admiration n’empêche pas qu’aujourd’hui, en pleine maturité, dans
l’entière possession de ma personnalité artistique, je ne constate qu’il
n’est que très peu de points de contact entre ma formule et celle de mon
ancienne idole. Zola a exagéré en appuyant toute son œuvre sur une
théorie «scientifique», celle de l’hérédité physiologique, théorie dont
l’écroulement partiel a détruit les affirmations les plus graves de sa
vie intellectuelle, toute l’armature intérieure de ses romans.
Actuellement, j’ai beau chercher, je ne me trouve que fort peu de
rapports avec celui que l’on a voulu considérer comme mon répondant
littéraire. Nous n’avons pas la moindre similitude, ni dans notre
méthode de travail, ni dans notre écriture. Zola a été littérairement un
réfléchi, je suis un impulsif. Il arrivait lentement au résultat final,
en suivant un système de perforation. Je procède violemment et
bruyamment, par voie d’explosion. Il composait un volume par an, dans
son labeur de termite, patient, lent, égal. Je porte en moi mon roman
fort longtemps, parfois deux ou trois années, et, le moment de la
parturition venu, c’est comme une fièvre puerpérale qui m’assaille. Je
rédige mon livre sans m’en rendre compte, dans le temps qu’il faudrait à
un secrétaire pour en recopier au net le brouillon. Bref, quand j’ai
commencé d’écrire, je voyais la vie à travers les livres d’autrui, comme
tous les jeunes. Aujourd’hui, je la vois de mes propres yeux et j’ai,
même, l’occasion de voir mieux que beaucoup d’autres, puisque vivant une
existence pleine et agitée, et que changeant fréquemment de milieu...»

M. Eduardo Zamacois avait déjà recueilli, des lèvres de Blasco,
d’analogues considérations, consignées au chapitre V de son livret de
1909, où il ajoutait cette autre différence, que Zola «fut un chaste, un
mystique, triste et solitaire, un homme

[Illustration: BLASCO A BORD D’UN TRANSATLANTIQUE DANS UN DE SES VOYAGES
D’ARGENTINE EN EUROPE]

[Illustration: TRACTEURS LABOURANT LES TERRES VIERGES DE LA COLONIE
«NUEVA VALENCIA»]

de _vie intérieure_, accablé sous la hantise d’accumuler les volumes»,
tandis que Blasco est une vitalité prolifique, débordante, dont les
œuvres respirent la joie de vivre, profonde, sincère, immarcescible.
Cependant, un jeune critique qui s’est fait depuis un nom honorable dans
les lettres espagnoles, M. Andrés González-Blanco--dont le chapitre VIII
de la volumineuse _Historia de la Novela en España desde el romanticismo
á nuestros días_, paru à Madrid en 1909, mais achevé de rédiger dès
1906[112], consacre à Blasco Ibáñez des réflexions et des digressions
souvent prolixes, mais généralement justes--remarquait, dès la première
page, que, «si un romancier naturaliste a été, en Espagne, le
représentant exclusif du produit français, c’est Vicente Blasco Ibáñez»
et que «si Blasco ressemble à quelqu’un, c’est à Zola dans ses romans,
et à Maupassant dans ses contes», ajoutant que «sous sa plume, le
naturalisme espagnol est parvenu à terme». Pour M. Andrés
González-Blanco, «l’influence de Zola sur Blasco dans sa façon d’écrire
ses romans est indéniable». Il voit, chez l’un et chez l’autre, «une
commune mesure dans le dosage des éléments dramatiques et l’emploi du
dialogue, un même souci de créer des personnages épisodiques, un même
mode d’expression, où la langue arrive souvent à acquérir une artistique
magnificence, un même amour pour les thèmes romanesques à base
populaire, et, surtout, pour les façons de dire du peuple, fraîches et
rapides». Que si M. Andrés González-Blanco a cru devoir aller jusqu’à
affirmer encore que Blasco et Zola manifestent, «après un certain temps
de pratique littéraire, une même confusion relativement au roman
social», c’est qu’au moment où il rédigeait la centaine de pages qu’il a
dédiées à Blasco dans son imposant volume, il se trouvait sous
l’impression directe de ces romans de la seconde époque, dont j’ai
relevé plus haut le jugement d’influences que portait sur eux le prêtre
D. Julio Cejador et dont le scandale était alors très vif en Espagne.
Mais, déjà, M. Andrés González-Blanco ne se dissimulait pas qu’entre
Zola et Blasco Ibáñez, il existait de considérables différences, et de
tempérament et d’origine. Blasco, notait-il, «est plus méridional et,
par suite, plus emphatique, souvent; il possède aussi plus
d’imagination; il ne se croit point obligé de recourir si fréquemment au
«document humain» et à l’expérimentation; il est plus véhément; il ne
travaille pas à froid; il raisonne moins son art et jamais il ne s’est
adonné à la critique systématique...» Et tout ceci, certes, était
parfaitement exact.

Après de tels témoignages espagnols, il ne sera pas superflu de produire
deux attestations françaises contemporaines sur cet épineux débat des
rapports de Blasco avec Zola. L’une émane de feu Laurent Tailhade et a
été publiée en 1918, au premier fascicule de la première année
d’_Hispania_. L’autre provient de M. Edmond Jaloux et se trouve dans
l’article que celui-ci écrivit pour la _Revue de Paris_ du 1er Août
1919 sous le simple titre: _Lectures Etrangères_. Laurent Tailhade, dont
la longue conférence sur Blasco à l’_Odéon_ est restée dans la mémoire
des quelques lettrés que la guerre n’avait pas dispersés loin de Paris,
s’exprime en ces termes à la page 16 de cet article, composé, disait-il,
dans l’intention de présenter l’auteur espagnol «non pas au public
français qui le chérit et l’adore, mais à la jeune clientèle d’une
_Revue_ où la France et l’Espagne, grâce à un contact plus fréquent,
apprendront à se mieux connaître, partant à s’aimer davantage»,--_Revue_
qui, jusqu’ici, a bien tenu sa promesse. «On a comparé souvent Blasco
Ibáñez à Zola. Rien de plus faux. Certes, Blasco Ibáñez, comme Zola, se
plaît à l’étude sincère du peuple, des milieux primitifs où le vice, la
pauvreté, l’ignorance jettent leurs racines vénéneuses et font épanouir
d’inquiétantes fleurs. L’assommoir, le bouge, la rue inquiète et le
faubourg souffrant, les repaires du crime et les refuges de la misère,
le geste du chiffonnier, du vagabond, de l’ivrogne et de l’assassin
émeuvent profondément leur curiosité d’artiste. Mais là s’arrête la
ressemblance. Car Zola, préoccupé d’un socialisme enfantin et d’un
parti-pris scientifique dont les prémisses manquent un peu de clarté, ne
laisse pas d’être gêné par quelques-uns de ces parti-pris. En effet, il
se prétend observateur exact, mais ne regarde les objets qu’avec un
verre grossissant. Il voit démesuré. C’est un poète, non un peintre
minutieux de l’existence quotidienne. L’homme d’esprit qui a dit de
_Pot-Bouille_: «C’est de l’Henri Monnier à la manière noire», s’est
borné, en ceci, à faire un bon mot. Car Zola n’a rien de la touche
minutieuse qui caractérise l’inventeur de _Joseph Prudhomme_. Ses
personnages ont des muscles d’acier, des appétits géants. Même, après
Nana, ils deviennent, ou peu s’en faut, des entités philosophiques, les
porte-paroles de l’auteur, dans une action qui perd, à chaque livre
nouveau, de l’importance, pour aboutir à l’immobilité des _Quatre
Evangiles_. Ici, le poète abdique et le romancier, dorénavant, se fait
législateur. Dans ce débordement de poésie allégorique, où chercher le
«naturalisme», l’étude «scientifique», la vérité? Blasco Ibáñez nous
apparaît à la fois moins dogmatique et plus sincère... Un parallèle
serait aisé entre _La Terre_--enterrement du père Fouan, avec l’épisode
final de Jésus-Christ--et _La Barraca_--funérailles du petit enfant,
paré comme pour une fête. Ainsi, l’on pourrait opposer les deux maîtres,
dans leur style comme dans l’invention et l’ordonnance de leurs ouvrages
principaux. Blasco Ibáñez n’a pas la touche grasse, la manière
abondante, le faire large et sanguin de Zola. Mais il évite les
répétitions, les longueurs, les retours sans fin des _leit-motive_, les
redites, que la verve seule de Zola rend supportables, mais qui,
toutefois, alourdissent les meilleurs de ses romans. Blasco Ibáñez est
plus discret, plus nerveux. Il ne se prodigue pas. Il sait choisir, se
borner. Comparés aux formidables élucubrations de Zola, _Boue et
Roseaux_, _Arènes Sanglantes_, _Sous les Orangers_, semblent à peine de
fortes nouvelles. Le don supérieur de Zola, c’est de créer, de mettre en
mouvement la Foule. Walter Scott, dans les _Puritains_, les _Chroniques
de la Canongate_, _Anne de Geirstein_ et _Quentin Durward_, est
peut-être l’unique romancier que l’on puisse égaler, sur ce point, à
l’auteur de _Germinal_ et de _Lourdes_. En revanche, l’Espagnol est plus
varié et plus nuancé. Il se guinde plus facilement à la compréhension
des idées générales, des milieux raffinés. Zola n’a pas une «grande
dame» comparable en dévergondage, en cynisme patricien, en impudente
luxure, à la Doña Sol d’_Arènes Sanglantes_...»

A son tour, M. Edmond Jaloux, qui semble avoir ignoré ce curieux
témoignage du pauvre Tailhade, et, naturellement, aussi, le vieil
article de M. J. Ernest-Charles dans la _Revue Bleue_,--des «_clichés_»
duquel j’ai déjà eu l’occasion de parler: «Nous associons sans effort le
nom de Blasco Ibáñez au nom d’Emile Zola... Ses livres, où tout prend,
comme dans ceux de Zola, un caractère épique, sont déprimants comme les
siens. Si Blasco Ibáñez a la même poésie, il a aussi la même aptitude
aux peintures naturalistes, etc., etc...»,--à son tour, disais-je, M.
Edmond Jaloux, romancier de talent, constate, entre l’œuvre de Zola
et celle de Blasco, des analogies, mais aussi de profondes divergences.
«Tous deux traitent le roman comme une vaste symphonie--Blasco Ibáñez
raffole de la musique et en parle avec ravissement et lucidité, dans
bien des pages de son œuvre--, avec des thèmes principaux qui se
poursuivent, reviennent, donnent l’atmosphère du livre, sa couleur. Tous
deux, nés réalistes, ont évolué vers ces grands symboles simples qui
font d’un être rencontré au hasard une sorte de figure mythologique,
d’un groupement quelconque--élémentaire ou humain--une puissance
mystérieuse et géante. Tous deux répugnent aux personnages trop raffinés
de mœurs ou d’esprit et adorent, au contraire, les êtres simples,
rudes, violents. J’ajoute que Blasco Ibáñez, né sur une terre heureuse,
a une connaissance de l’instinct supérieure à celle de Zola. Et d’abord,
parce qu’il montre une gamme d’instincts plus riche, plus variée que
l’auteur de _Nana_, aux yeux de qui il n’en existait guère que deux ou
trois. Et ensuite, parce que ceux qu’il met en lumière sont libres et
pleins et donnent du prix à la vie. Zola, naturellement pessimiste, a
essayé d’être optimiste. Blasco Ibáñez a peut-être essayé d’être
pessimiste, et ses romans finissent généralement mal. Mais toute son
œuvre contient une joie tranquille, un bonheur profond d’exister, une
force puissante qui font qu’on oublie la malchance des héros, les
injustices de la vie et les lamentations de beaucoup d’entre eux, pour
se repaître l’esprit de ces fresques brutales et sensuelles, où l’homme
travaille, peine et lutte, mais où on le sent pleinement satisfait
d’atteindre son but et d’obtenir--volupté, argent, terre ou renom--ce
qu’il demande à ce monde. Les héros de Blasco Ibáñez, quels que soient
leurs tourments, sont tous un peu pareils à cet Ulysse Ferragut de _Mare
Nostrum_, audacieux aventurier, mais qui oublie tout dès qu’il est
heureux... La qualité maîtresse de Blasco Ibáñez, c’est son œil. Il a
un œil qui voit tout, qui distingue chaque chose, l’isole d’abord,
puis la replace dans son ensemble. Aussi n’y a-t-il pas un être dont il
ne fixe aussitôt l’image unique. Il sait en quoi un matelot, un prêtre,
un pêcheur diffèrent des autres matelots, des autres prêtres, ou
pêcheurs. Et il semble, vraiment, que ses livres, à l’origine, au lieu
d’être de lentes germinations de son cerveau, soient des grappes de
visions agglutinées les unes aux autres autour de visions centrales
originelles...»

Pour résumer en une phrase toute la portée de cette querelle touchant
l’influenciation de Blasco par Zola, je risquerai l’hypothèse que le
réalisme étant une qualité essentielle de la littérature espagnole, il
n’était pas besoin de Zola pour en apprendre, rebaptisée «naturalisme»,
la pratique à l’Espagne; j’ajouterai que, d’autre part, la matière
populaire en tant que thème de roman est à la base de la _Novela
picaresca_, si spécifiquement espagnole, et j’insinuerai qu’enfin, à
l’époque où Blasco commença d’écrire, l’influence naturaliste flottait,
comme on dit, dans l’air, un peu partout, en Europe. Laissons donc une
dispute oiseuse pour relater quelques anecdotes qui illustrent la façon
dont Blasco composa ses livres et dont certaines sont, aussi bien, déjà
connues. Nul n’ignore en Espagne que, pour la préparation de _Flor de
Mayo_, il s’embarqua à plusieurs reprises sur les bateaux de la pêche
dite _del bòu_[113], participant à la rude existence des gens de mer
méditerranéens et qu’il entreprit même, sur une barque de
contrebandiers, un voyage en Algérie pour juger _de visu_ de la façon
dont on pouvait, en réalisant de gros bénéfices, approvisionner de tabac
l’Espagne en dépit, ou avec l’assentiment, payé, des employés de douane.
Pour _La Barraca_, nous savons grâce à une interview de Blasco prise par
un rédacteur de _La Esfera_, lors du courageux voyage de propagande en
Espagne durant la guerre, et insérée par ce journaliste--D. José María
Carretero, alias: _El Caballero Audaz_--au t. II de son recueil: «_Lo
que sé por mí_»[114], comment l’idée en vint à Blasco: «Mon roman _La
Barraca_ a son histoire. Quand j’étais caché dans l’arrière-boutique
d’un débitant de vins du port, attendant l’occasion de fuir en Italie et
avec la perspective d’être fusillé, je m’amusai à écrire sur quelques
feuillets un conte que j’intitulai: _Venganza Morisca_[115]. Je pus
m’enfuir en Italie et c’est au retour de ce voyage que je fus condamné
au bagne. Plusieurs années s’écoulèrent et voici qu’un beau jour le
coreligionnaire qui était patron du débit, m’apporte les papiers que
j’avais oubliés chez lui. Ce fut en les relisant que je compris que je
pourrais en tirer un roman. En peu de temps, j’eus monté _La Barraca_,
premier livre qui me rendit célèbre, en Espagne et à l’étranger...»
Oui, mais ce que M. Carretero a oublié de dire, c’est que, pour «monter
_La Barraca_», Blasco, député aux _Cortes_, connut, dans la _Huerta_
valencienne, l’existence de ses électeurs ruraux en la vivant lui-même
et que la peinture de cette farouche vengeance populaire, qui maintient
incultes les champs du _tío Barret_, comme si une malédiction s’était
appesantie sur eux, n’est qu’un ressouvenir d’un acte de vendetta
analogue, auquel il avait assisté naguère, dans sa prime jeunesse. Quant
à _Cañas y Barro_, l’auteur, avant de l’écrire, réalisa en compagnie
d’un connaisseur de la grande lagune valencienne, à travers l’Albuféra,
cette succession aventureuse de pêches, de chasses et d’errances qu’il a
si bien décrite et où les représentants de l’autorité royale tentèrent,
plus d’une fois, de mettre terme par la violence à ses exploits de héros
à la Fenimore Cooper, de _Dernier des Mohicans_ opérant à quelques
kilomètres de cette cité de luxe et de plaisirs qu’est Valence. Ainsi en
ira-t-il pour tous les romans successifs de Blasco jusqu’à cette
_Horda_, où, afin de mieux décrire les mœurs des braconniers
ravageant les chasses de _El Pardo_, propriété réservée de la Couronne,
il n’hésita pas à entreprendre en leur compagnie une expédition nocturne
avec ces chiens spéciaux que la présence du gibier laisse silencieux,
pour ne pas attirer sur leurs maîtres l’attention des gardes de Sa
Majesté. Cette excursion eût pu mal tourner. Blasco avait sauté les murs
d’enceinte de ce parc à la forêt d’yeuses caractéristique et vaqué en
conscience à sa tâche de «chasseur furtif». Peu de temps après son
aventure, un de ses compagnons fut abattu à coups de fusil et un autre
fut blessé grièvement. Le hasard seul voulut que les braconniers ne

[Illustration: DANS LES FOURRÉS DE LA COLONIE «NUEVA VALENCIA»]

[Illustration: LES GÉANTS DE LA FORÊT A «NUEVA VALENCIA»]

fussent pas surpris la nuit où le député républicain de Valence s’était
adjoint à eux. D’autre part, je tiens d’un ami de Luis Morote que, pour
cette même _Horda_, Blasco se familiarisa avec la vie des gitanes
madrilènes, toujours aussi curieuse qu’à l’époque où Cervantes écrivait
sa _Gitanilla de Madrid_, dont Alexandre Hardy tira, en 1615, sa _Belle
Egyptienne_ et Hugo son Esmeralda. La composition de _Sangre y Arena_ le
mêla un moment à la vie des toreros, dont il n’est cependant que
médiocre admirateur. Il accompagna souvent un matador célèbre, assista à
maintes _corridas de muerte_ en spectateur privilégié, et, des coulisses
de l’arène--j’entends de ces lieux où le commun du public n’a pas accès,
spécialement les _corrales_ de la _plaza_--put étudier à l’aise la menue
cuisine de la «fête nationale» espagnole. Un jour où sa curiosité
l’avait fait s’approcher de trop près de l’une des rosses que la corne
acérée d’un Miura venait de transpercer, les ruades furieuses de cette
triste victime à l’agonie lui causèrent une blessure qui faillit devenir
mortelle. La composition de _Los Muertos Mandan_ fut cause, d’autre
part, qu’il cinglât, en un frêle esquif à voile, aux rivages d’Ibiza, la
plus grande des Pityuses--nom antique actuellement hors d’usage en
Espagne--et, une tempête comme celle qu’il a décrite dans _Flor de Mayo_
au retour de l’expédition d’Alger l’ayant surpris, qu’il se vît
contraint à chercher un refuge désespéré dans un îlot désert, où il
demeura un jour entier à l’abandon, trempé jusqu’aux os et privé de
toute nourriture. Mais cette soigneuse préparation matérielle se combine
chez Blasco Ibáñez avec un procédé d’écriture impressionniste ou, mieux,
«intuitiviste». J’ai déjà dit qu’il portait dans sa tête, durant des
années, un livre, mais que, lorsqu’il s’était, sous la pression
tyrannique de l’idée enfin mûre, décidé à l’écrire, rien, absolument
rien, ne pouvait l’arrêter dans cette besogne. Si le début, les premiers
chapitres, lui coûtent encore des hésitations, des haltes, des repos, à
peine a-t-il atteint le milieu de l’œuvre, que le dénouement paraît
exercer sur sa vision mentale une fascination mystérieuse et qu’absorbé
par son sujet, il semble vivre dans un état de somnambulisme, se
refusant à quitter sa demeure et s’étant à peine levé de sa table de
travail, qu’une force irrésistible l’y rive de nouveau. Il est resté
ainsi cloué à la tâche jusqu’à seize heures consécutives, sans autre
trêve que celle requise pour une alimentation sommaire, qui consiste
principalement dans l’absorption de café brûlant. Pour achever _Cañas y
Barro_, il m’a avoué avoir écrit 34 heures avec les seules interruptions
que je viens d’indiquer, puis être tombé malade, sa phrase finale à
peine tracée. Certains de ses romans ont été rédigés en si peu de temps,
que le lecteur se demande si l’indication des mois employés à ce
travail, dont ils sont munis à la dernière page, n’est pas erronée. Je
sais qu’au contraire elle pèche par excès. Blasco ayant coutume,
souvent, d’allonger ces mentions de temps à seule fin de ne pas encourir
le reproche--que des critiques trop strictement grammairiens lui ont
parfois adressé--d’une écriture un peu hâtive. Cependant, il n’est que
trop certain que Blasco Ibáñez, en violentant une loi de sa nature,
n’écrirait pas mieux et que si, au lieu de cette rédaction de premier
jet, il balançait ses périodes conformément aux principes des auteurs de
traités de style--principes qui, d’ailleurs, n’apprennent guère qu’une
chose: à savoir que ce n’est pas aux grands écrivains que l’on doit
aller demander des leçons d’écrire--, le lecteur n’aurait qu’à y perdre.
Quand Blasco affirme: «_Lo que no veo en el primer momento, ya no lo
veo después_»[116], cette maxime pourrait tout aussi exactement être
transposée en cette autre: «_Lo que no escribo en el primer momento, ya
no lo escribo después_»[117]. Toutefois, entre la rapidité d’écriture
primesautière d’antan et la méthode mûrie et réfléchie d’aujourd’hui,
s’est interposé, en Blasco Ibáñez, le résultat d’une évolution où la
pratique du métier s’allie aux expériences de la vie. S’il écrivit, lors
de sa première époque, le plus grand nombre de ses œuvres en deux
mois; si, même, certaines ne lui ont demandé que 45 jours de rédaction;
si, dominé par cette impatience nerveuse propre à tous les artistes, il
lui est arrivé d’envoyer des manuscrits à l’imprimerie sans même les
avoir relus, corrigeant sur épreuves les plus gros de ces lapsus qui
échappent fatalement à toute première rédaction, il importe de ne jamais
oublier un point capital, déjà indiqué lorsqu’il fut question
d’_Oriente_, et qui est qu’une telle méthode explique les nombreuses
incorrections de l’œuvre imprimée de Blasco, lesquelles, simples
errata typographiques, eussent disparu dès la mise en page, si l’auteur
ne continuait à ne lire que la première épreuve de ses livres, laissant
aux protes de Valence le soin d’en surveiller les réimpressions. Je l’ai
entendu souvent répéter qu’il faudrait, quelque jour, qu’il se décidât à
procéder enfin à une édition complète--qui, jusqu’ici n’existe qu’en
langue russe[118] et qui serait aussi l’édition «définitive» de ses
_œuvres_--pour laquelle, naturellement, il aurait à revoir, du point
de vue de ces corrections de style, plus spécialement les romans de sa
jeunesse. Ce vœu est jusqu’ici resté platonique, par suite, sans
doute, de l’agitation d’une vie sans cesse en mouvement. Maintenant que
Blasco Ibáñez semble avoir enfin trouvé le calme des _templa serena_,
osera-t-on espérer que cette nécessaire entreprise ne tardera plus à
être réalisée et que nous pourrons saluer, prochainement, en un beau
monument typographique, l’ensemble de la production du Maître?

Il faut, avant de clore ce chapitre, consigner encore quelques légères
observations sur la manière actuelle de composer observée par Blasco
Ibáñez. J’ai suffisamment marqué son grand souci de la documentation
directe. Toutefois, il est curieux de constater qu’il ne prend jamais
aucunes notes, d’aucune sorte. Son système consiste à tout confier à sa
mémoire, ou, si l’on préfère, à tout oublier, de ce qu’il a vu. Son
tempérament tumultueux et ardent s’oppose à la méticulosité mécanique
d’une préparation d’écrivain de cabinet. Sûr de ses facultés, il s’est à
peine assis à son secrétaire, que le voile qui semblait couvrir le passé
se lève, qu’un monde enseveli renaît à la vie, comme si ce sommeil
apparent n’eût servi qu’à en rajeunir la vision. D’abord, il ne conçoit
son roman, ainsi qu’il aime à s’exprimer, _qu’en bloc_, c’est-à-dire
qu’il n’en saisit avec netteté que le nœud de l’action et le jeu de
ses principaux protagonistes. Les épisodes, les mille péripéties
secondaires qui confèrent à la fable les reliefs et le contour du réel,
ne surgissent dans son esprit qu’à mesure que sa plume fiévreuse court
sur le papier et que son âme enthousiaste s’abandonne à cette ivresse
étrange que je ne saurais comparer qu’à celle des grands mystiques, dans
leurs visions ultraterrestres. Même la division par chapitres--ce que
l’on pourrait qualifier d’architecture de l’œuvre--, il l’abandonne à
l’inspiration du moment, à cet instinct de génie qui, chez lui, se
substitue, si avantageusement, à la méthode à froid d’autres collègues,
moins doués. Il compose avec une rapidité surprenante, jetant sa pensée
telle qu’elle lui vient, sans préoccupation de style, sans souci
académique des proportions. Le livre ainsi construit équivaut à une
masse inorganique, ressemble à un monceau de protoplasma, a l’aspect
d’une forêt touffue. Impitoyablement, Blasco y taille et y tranche,
supprimant, raccourcissant, soudant, condensant, un peu partout. Et
l’œuvre qui en eût eu 800, se trouve réduite à 350 pages, où rien ne
dénote au lecteur conquis l’effort du métier, où tout lui semble couler
de source, sans recherche apparente ni de pensées ni de phrases.

Blasco Ibáñez, romancier avant tout, professe sur le style des idées
originales et, en tout cas, bien personnelles. «L’on confond trop
souvent, m’a-t-il déclaré, l’écrivain et le romancier. Il est de grands
écrivains qui, selon que je l’expliquai au R. P. Cejador, auraient beau
s’obstiner à vouloir composer un roman viable. Il est, par contre,
d’excellents romanciers, dont l’écriture s’avère pour le moins médiocre
et laissera toujours à désirer. Pourquoi? C’est que le roman requiert un
style adéquat et qu’on n’écrit pas un roman comme on compose une
chronique de journal, ou un récit de voyage. Dans quantité de
productions littéraires, l’attrait du style constitue le premier des
dons. Pour le roman, la seule qualité qui importe, c’est celle en vertu
de laquelle le lecteur oublie qu’il a devant les yeux une histoire
inventée par un monsieur et croit véritablement, pendant quelques
heures, assister au spectacle d’une action qui se déroule sous ses yeux,
dont il voit s’agiter les figurants de façon que, sa lecture achevée, il
lui semblera s’éveiller d’un rêve, ou revenir de quelque autre monde.
Que si vous interrompez ce charme par le simple accident d’un vocable
rare, d’un savant artifice de style, c’en est fait du miracle et il ne
se renouvellera désormais que difficilement. C’est une erreur de penser
que le plus bel éloge que puissent adresser à un romancier ses lecteurs,
consiste à s’écrier, au beau milieu de leur lecture: «_Mon Dieu, que cet
auteur écrit donc bien!_» Je ne veux pas dire par là qu’il faille que
ces mêmes lecteurs s’arrêtent pour constater des incorrections de style
de leur romancier. Dans l’un et l’autre cas, la magie du récit est
également interrompue. Mon unique secret consiste à me faire oublier, en
tant qu’intermédiaire entre mes lecteurs et la fable de mon livre. Mais
le style, pour opérer un tel prodige, doit varier en proportion même où
varie l’action du roman. Il est clair, d’ailleurs, que ce n’est là qu’un
facteur secondaire, subordonné à d’autres qualités, infiniment
supérieures, et dont la possession assure au romancier le succès.
J’apprécie donc fort le style, que je relègue, sur l’échelle des valeurs
professionnelles, au troisième ou au quatrième rang. En somme,
voulez-vous mon dernier mot sur la question? Le romancier doit songer
avant tout à la simplicité et à la clarté. Ces dons lui sont
indispensables, s’il veut agir sur le public moyen, qui constitue la
meilleure clientèle et assure le véritable triomphe d’un roman. Or, la
simplicité et la clarté s’accommodent parfaitement d’un style correct et
même de ce qu’on est convenu d’appeler un «beau style...»--Au fond,
Blasco Ibáñez étant lu comme personne n’a, de toute la génération de
romanciers qu’a connue le XIX^{ème} siècle espagnol, été lu, les
jugements contradictoires de certains critiques sur son style, il est en
droit de n’y attacher qu’une importance secondaire. Son style, ce n’est,
à mon avis, ni celui du naturalisme--consignant, avec une stérile
application, des gestes insignifiants--, ni celui du psychologisme, ce
naturalisme appliqué à l’âme et qui enregistre patiemment les faits les
plus menus de la vie mentale. Blasco s’est gardé de tomber dans le piège
que tendaient à son essor novateur ces deux systèmes, confondant l’art,
qui est une synthèse, avec la science, qui procède par analyse, et ses
romans ne furent jamais des monographies écrites en style d’inventaire.
Il a su éviter aussi le défaut des symbolistes, dont l’imagination se
diluait en songes brumeux et qui, dénués du sentiment des contours
précis, n’ont pas réussi à posséder de style. Son style, à lui, qui
consiste essentiellement dans l’idéalisation harmonieuse de la réalité,
s’il lui arrive de s’orner d’un réel déploiement d’éloquence, c’est
lorsqu’il atteint aux sommets du grand art, et je crois qu’aucun de ses
lecteurs ne me contredira, si je remarque que c’est, chez lui, accident
fréquent.

A nul grand écrivain moderne mieux qu’à Blasco Ibáñez ne s’applique
donc, en Espagne, la définition d’un érudit universitaire bordelais, feu
Paul Stapfer, dans son curieux livre: _Des Réputations Littéraires_[119]:
«Qu’est-ce que le style? Je le définis: l’expression naturelle d’une
personnalité forte dans une écriture originale, quelquefois travaillée,
mais le plus souvent libre du besoin anxieux de la perfection
exemplaire.»



     X

     Etat de la littérature à Valence avant Blasco Ibáñez.--Importance
     des _Contes_ de ce dernier pour l’appréciation de ses romans
     valenciens: _Arroz y Tartana_, _Flor de Mayo_, _La Barraca_, _Entre
     Naranjos_, _Sónnica la Cortesana_, _Cañas y Barro_.


Quel était l’état de la littérature à Valence, lorsque Blasco Ibáñez
commença d’écrire ses romans valenciens? A la différence de la
Catalogne, dont l’idiome ne diffère pas essentiellement de celui qui se
parle dans la cité du Turia et qui est devenu langue littéraire, Valence
n’avait connu, aux premiers temps du romantisme, qu’une renaissance en
castillan. Sa vieille langue, qu’Ausias March et Jaume Roig avaient si
bien maniée, dont Cervantes admirait la molle suavité, à laquelle
s’attache encore quelque chose des couleurs et des parfums de la
_Huerta_, sa vieille langue y était tombée à l’indignité d’une sorte
d’argot et les efforts de V. Boix, de T. Villarroya, de Pascual Pérez
pour la revivifier étaient demeurés sans résultats sensibles, lorsque,
en 1878, le relieur Llombart fonda la société littéraire d’amis de
Valence qu’il baptisa du nom, pittoresque et local, de _Rat-Penat_. Mais
les collaborateurs de son _Almanac_ furent surtout des Catalans ou des
Majorquins et cette institution resta sans influence sur le peuple. Le
valencianisme ne repose pas, en effet, comme le catalanisme, sur
l’énergique affirmation d’une personnalité ethnique et morale et
l’idiome valencien, par suite, ne saurait, comme le catalan, assumer la
dignité de langue nationale, imposée par une élite d’écrivains à tous
les usages de la vie civique. Des deux plus grands poètes qu’a comptés
Valence dans la seconde moitié du siècle dernier: Vicente Wenceslao
Querol (1837-1889) et Teodoro Llorente (1836-1911), le premier est
surtout connu comme auteur de _Rimas_ (1877) en castillan et agencées
sur le patron classique, tandis que le second, sorte de sous-Mistral
dont l’érudition ne s’est jamais mise à cet exact niveau où l’artiste
communie avec l’âme populaire, a partagé le meilleur de sa carrière
d’écrivain entre le culte de la muse castillane et la poétisation, en
vers valenciens: _Llibret de vèrsos_ (1884-85) et _Nòu llibret de
vèrsos_ (1902), de motifs de vie locale interprétés selon les normes
bourgeoises. Et quand, en 1907, un autre écrivain bilingue, Eduardo L.
Chavarri, publiera ses _Cuentos lírics_,--22 contes en valencien, avec
une fantaisie sur le wagnériste et autant d’illustrations à la plume--,
En Santiago Rusiñol aura soin d’observer, au _prologue_, qu’à Valence
«_ahon no més s’ha escrit en vèrs, ò en broma, ò p’el teatre, posarse a
escriure en pròsa seria es una gran rebelió..._»[120]. Et D. Teodoro
Llorente lui-même déclarera, dans le n° de Novembre 1907 de _Cultura
Española_, p. 1.011, à propos de ce livre: «Hélas! le valencien que l’on
parle aujourd’hui, surtout dans la capitale, est le détritus (_sic_)
d’une langue qui a cessé d’être cultivée, impropre à la production
littéraire, même dans les genres les plus simples et les plus
familiers...!» Blasco n’avait donc pas à hésiter, quoi qu’en ait
prétendu M. Jean Amade en 1907 dans ses _Etudes de Littérature
Méridionale_[121], sur le choix de la langue de ses premiers essais: le
castillan seul était pour lui de mise, s’il voulait connaître autre
chose que la petite gloire d’un petit cercle d’amateurs. Quant aux
thèmes mêmes de ses narrations, en les choisissant dans sa province, il
ne risquait pas de s’entendre objecter par la critique de son pays
l’étroitesse de ce cadre local, puisque, depuis sa renaissance avec
Fernán Caballero et Trueba, la _novela de costumbres provinciales_ était
demeurée l’une des formes les plus cultivées du roman espagnol, où les
noms de P.-A. de Alarcón, de Juan Valera, de Mme Pardo Bazán, de
Pereda, de Palacio Valdés, de Salvador Rueda, de Picón, de Leopoldo
Alas, d’Arturo Reyes, de Picavea, de Polo y Peirolón, sans parler des
Catalans, rappellent à l’hispanologue le souvenir d’œuvres d’intérêt
local, toutes, sous des aspects divers, fort curieuses. Mais aucun des
écrivains précités n’avait abordé le domaine valencien et si les auteurs
de _Sainetes_ et autres compositions du théâtre populaire en
valencien,--tel, par exemple, Eduardo Escalante, mort en 1895 et qui
semble avoir été le descendant levantin du madrilène Ramón de la
Cruz,--avaient déjà esquissé quelques-uns des types qui passeront dans
les romans de Blasco, l’on peut bien dire qu’en somme, avant lui, le
domaine à exploiter était resté à peu près vierge et qu’il y avait à
entreprendre, pour cette admirable région méditerranéenne, l’étude
pittoresque et pénétrante des lieux et des êtres, la peinture des choses
en même temps que la psychologie du peuple que, pour d’autres régions de
l’Espagne, d’autres avaient déjà entreprise.

L’on ne saurait, d’autre part, aborder l’examen des romans valenciens de
Blasco sans jeter un coup d’œil rapide sur ses contes, croquis
d’après nature, esquisses de détail, dont la date exacte est assez
difficile à fixer, mais dont plusieurs ont, de toute évidence, été
repris dans la suite pour les ouvrages de longue haleine qui vont être
analysés. M. Ernest Mérimée remarquait un peu cavalièrement, lors de son
article de 1903 dans le _Bulletin Hispanique_, que «le _dulzainero
Dimòni_, qui promène infatigablement sa clarinette et son ivresse de
Cullera à Murviedro, a fourni la matière de l’un des meilleurs contes.
Nous le retrouverons dans _Cañas y Barro_, et peut-être encore a-t-il
servi à poser la bizarre figure de l’ivrogne mystique _Sangonera_, dans
le même roman. Nous reverrons de même Nelet, le petit ramasseur de
fumier, le _femateret_, dans _Arroz y Tartana_. Il y a bien d’autres
croquis de _payeses_[122], de _guapos_[123], de _churros_[124], ou de
pêcheurs du Cabañal, que l’auteur n’a eu qu’à sortir de ses cartons
(_sic_) pour les mettre à la place qui les attendait. Comme il sied à un
artiste conscient des tâches futures, il n’a rien dédaigné, il n’a rien
laissé perdre. Une légende, une tradition populaire, une farce de
rapin, une plaisanterie de village, un conte de pêcheur traînant dans le
sable de Nazaret (_sic_), tout lui est bon, et il en tirera d’aimables
petits tableaux de genre...» Cela est d’une psychologie trop
rudimentaire, en vérité.

Si l’on en croyait une indication qui figure à la page de garde de tous
les romans de Blasco, ces contes auraient été traduits en français:
_Contes Espagnols, par G. Ménétrier, Paris_. C’est là une erreur, du
moins jusqu’à ce jour. Le traducteur--qui a, malheureusement, fort
abrégé cette œuvre--de _Entre Naranjos_, M. F. Ménétrier, professeur
au lycée de Nantes, a, à ma connaissance, publié les traductions
françaises de 17 contes: 5 dans le _Gaulois du Dimanche_ de Juillet 1906
à Avril 1907, 1 dans le _Journal des Débats_ en Janvier 1907, 4 dans _Le
Matin_ en 1906 et 1908, 1 dans la _Revue Hebdomadaire_ en Juillet 1907,
1 dans le _Journal_ en Avril 1909, 1 dans le _Supplément Littéraire_ du
Figaro en Octobre 1907, 1 dans les _Mille Nouvelles Nouvelles_ de Mars
1910 et 3, enfin, dans la _Semaine Littéraire_ de Genève. Un autre
professeur, alors au lycée Ampère à Lyon, M. F. Vézinet, a, de son côté,
publié en 1906 dans une Revue qui paraissait alors en cette ville, la
_Revue du Sud-Est_, la version élégante et nerveuse de trois autres
contes de Blasco, dont l’un: _La Tombe d’Ali-Bellus_, inséré dans le n°
du 1er Mai 1906, a été redonné dans le _Supplément Littéraire_ du
_Figaro_ du samedi 23 Juin 1906, comme traduction originale de M. Marcel
Abel-Hermant. Quand le public français aura sous les yeux la traduction
complète des _Contes_ de Blasco Ibáñez,--que le maître va enrichir très
prochainement d’un troisième recueil, intitulé: _El préstamo de la
difunta_--il jugera en connaissance de cause de leur originale et
peut-être unique valeur et se convaincra que leur auteur ne pourrait
être comparé--car en Espagne, Mme Pardo Bazán, si bonne conteuse
soit-elle, est infiniment moins naturelle que Blasco et sa langue reste
trop artificielle pour pouvoir rivaliser avec celle, merveilleusement
simple et plastique, du romancier valencien--qu’au seul Maupassant, mais
à un Maupassant qui serait allé à l’école de Gorki et d’Andréjew. Il y a
là toute une galerie de personnages saisis sur le vif, inoubliables, de
types de paysans de la _Huerta_ attachés à leur glèbe: le père Tòfol qui
tue au travail sa misérable fille adoptive, la _Borda_, et Sènto, le
pacifique, qui fait coup double sur l’Alcalde et son alguazil, et les
bandits comme Quico Bolsón «_el roder_» et les «_matones_», les
terribles bravaches, tels Visentico et le _Menut_, et les marins: le
vieux loup de mer, Llovet qui, tout usé qu’il est, se porte au secours
d’une barque en détresse, et Juanillo, et Antoñico, et les pauvres
diables: _Dimòni_ et sa compagne l’ivrognesse, et cette autre figure
inoubliable: le parasite du train, et tous et chacun de ces héros de
narrations savamment composées, sans longueurs, descriptives juste ce
qu’il faut pour fixer le milieu, d’un style net, expressif, d’un style
de voyant. Blasco, en vérité, était né conteur. Il l’était si
essentiellement que quelques-uns de ses romans pourraient être ramenés à
des contes ou à des nouvelles, allongés à l’aide d’autres contes qui y
sont rattachés. Ce genre de roman à tiroir est surtout manifeste dans
_Los Muertos Mandan_, d’où, parmi l’amoncellement des descriptions, des
digressions historiques et géographiques, l’on pourrait extraire une
admirable nouvelle: _Ibiza et le festeig_, chef-d’œuvre d’une
centaine de pages, cependant qu’en vertu du même procédé, il serait
loisible d’extraire de _Sangre y Arena_ l’épisode du bandit _Plumitas,
novela picaresca_ de la meilleure tradition cervantine, et ainsi pour
d’autres romans. D’ailleurs, il ne sera pas, sans doute, inutile
d’observer que Mme Carmen de Burgos--bien connue en Espagne sous le
pseudonyme de _Colombine_--a opéré, pour deux des romans de Blasco,
cette sommaire réduction, qu’elle a publiée dans la collection madrilène
de _La Novela Corta_ (nos 130 et 139, 29 Juin et 30 Août 1918), nous
donnant ainsi _Arroz y Tartana_ et _La Horda_ en un curieux raccourci.

Dans les œuvres de jeunesse de Blasco, il est aisé de relever des
incorrections de style et une verve exubérante et indisciplinée. Mais
quels charmes, en revanche, ont et auront toujours les pages où, artiste
fascinateur, il a su évoquer la grâce souriante de cette _Huerta_
extraordinairement féconde, la pureté classique de ses lignes, la
finesse de sa race naturellement élégante, les chantantes inflexions de
sa langue _més dolsa que la mèl_[125], la mollesse ionienne de son
paysage unique, dont la courbe harmonieuse s’étend du cap San Antonio au
rocher de Sagonte, et les drames que déroulent à travers cette
verdoyante émeraude, enchâssée entre la mer bleue et les sierras brunes,
les passions d’un sang aux hérédités orientales, toujours prêtes à
revivre dans l’amour ou dans la haine! Zamacois a bien rendu, en
quelques lignes, cette étonnante faculté que possède Blasco de
reconstituer les réalités avec la puissance et la précision de la vie.
«Sa complexion, écrit-il, le porte à ressentir avec une intensité
extraordinaire l’amour de la Nature. Quoique écrivant en prose, c’est un
vrai et très haut poète de ce qui vit, un amoureux fervent de la terre,
tel ces prêtres des vieux cultes qui saluaient à genoux, par des
hurlements, le lever du soleil. Maître d’une palette opulente, il se
sert à son gré des couleurs... Sous son incantation, les moindres
recoins de la plaine de Valence s’animent, s’éveillent, étincellent de
tout l’embrasement lumineux du midi... La poésie, énergique à la fois et
paresseuse, de cette terre-sultane nous pénètre et finit par dominer
notre esprit...»

Dans _Arroz y Tartana_, la première de cette série et qui est restée
jusqu’ici sans traducteur en notre langue, l’influence de Zola est
contrebalancée par celle de Balzac et l’œuvre ne saurait, aussi bien,
être appréciée à sa valeur exacte que par qui connaît Valence et ses
mœurs, celles, surtout, de sa bourgeoisie. Le titre, à lui seul, est
déjà bien valencien, évoquant cette vieille _copla_ que chantait Manuel
Fora, l’ex-fabricant de soie, père de l’héroïne du livre et qui est
citée à la page 103:

    _Arròs y tartana,_
    _casaca á la mòda,_
    _y ¡ròde la bola_
    _á la valensiana!_[126]

Elle signifie ce qu’en français nous entendons exprimer lorsque nous
parlons de «_jeter de la poudre aux yeux des gens_», soit donc de les
éblouir par des discours, des manières, un luxe non basés sur la
réalité. La tartane est, d’autre part, un véhicule à deux roues d’usage
ancien à Valence et dont la désignation, empruntée aux barques
méditerranéennes à voiles triangulaires dites: _voiles latines_, indique
assez le peu de confortable de ce mode de transport. Mais posséder une
tartane pour ne point aller à pied, n’en était pas moins suprême luxe,
dût-on, pour en jouir, se contenter de manger du riz dans le secret de
la maison... L’intrigue d’_Arroz y Tartana_ est des plus simples. Doña
Manuela, fille du Manuel Fora que j’ai dit et mariée à un excellent
homme d’Aragon qui, à force de labeur, s’est mis à la tête d’un magasin
de draps à l’enseigne des _Trois Roses_, cède, devenue riche, sa
boutique à son premier commis, Antonio Cuadros, et réalise son rêve
ancien de vie bourgeoise, où elle dilapide l’héritage paternel et fait
mourir son mari de désespoir. Puis elle se remarie avec un ami
d’enfance, le médecin Rafaël Pajares, viveur qui lui donne trois enfants
et achève, avant de crever de débauches, de l’appauvrir. Sa vie,
désormais, ne sera qu’une suite d’expédients, jusqu’à ce qu’elle tombe
entre les bras d’Antonio Cuadros, qui, enrichi à la Bourse, en fera sa
maîtresse. Mais un crac survient. L’ami généreux d’antan s’enfuit. Doña
Manuela, abandonnée de tous, ayant causé, par sa mauvaise conduite, la
mort du fils qu’elle avait eu du premier lit, le brave Juan Peña, peut
enfin apprécier dans toute la plénitude de sa signification, matérielle
et morale, le vocable: «ruine», avec lequel elle a joué si longtemps. Le
livre se clôt sur le dramatique suicide, plus que mort naturelle, du
fondateur des _Trois Roses_, le vieil Aragonais D. Eugenio García, que
ses parents avaient naguère abandonné sur la place du marché, devant
l’église des Santos Juanes et qui, ruiné lui aussi, s’y effondre de
désespoir: «d’abord ses genoux ployèrent et il apparut agenouillé en ce
lieu où, soixante-dix ans plus tôt, son père l’avait laissé; puis il
tomba foudroyé sur le trottoir». Cette «histoire naturelle et sociale»
d’un groupe de la bourgeoisie valencienne est l’une des études les plus
solides et les plus consciencieusement travaillées de Blasco Ibáñez.
L’œuvre en est au 40^{ème} mille. Elle montera rapidement, lorsque
l’on se sera convaincu que ces pages curieuses, éclatantes et très
loyalement documentées, constituent un témoignage précieux en même temps
qu’un tableau unique dans toute la littérature régionaliste espagnole,
où l’évolution économique et morale de la classe moyenne à Valence peu
avant cette rénovation fondamentale que marque, pour l’Espagne, la date
fatidique de 1898, apparaît admirablement fixée. Combien plus méritoire
est le livre, de ce point de vue, que telles œuvres à prétentions
analogues de Pérez Galdós: par exemple, pour Madrid, _Fortuna y
Jacinta_, et pour Tolède, _Angel Guerra_!

_Flor de Mayo_ est du Sorolla transposé en caractères d’imprimerie.
C’est le plus beau roman qui, avant _Mare Nostrum_, ait été écrit sur la
Méditerranée. Que l’on y réfléchisse un instant. Notre littérature était
riche en merveilleuses descriptions de l’Océan, depuis les _Travailleurs
de la Mer_ jusqu’à _Pêcheur d’Islande_. Mais qu’avions-nous sur la
Méditerranée? Qu’est-ce que _Jean d’Agrève_--qui est de 1897--, à côté
de ces marines bariolées comme un mât de cocagne, salées comme les
embruns, sobres et hautes en couleurs, peintes comme on peinturlure le
bois sculpté, à l’emporte-pièce, des proues de navire? Mais si le cadre
est du Sorolla, les acteurs de ce drame en pleine mer latine ne
semblent-ils pas échappés à la palette de Zuloaga, du Zuloaga de _La
Famille du Torero_, peintre grandiose auquel l’art espagnol aura été
redevable d’un regain de belles réussites dans lesquelles Velasquez se
combine avec Goya? Oui, les touches de Blasco, dans ces 239 pages de
1895 que M. G. Hérelle n’a adaptées qu’en 1905--sans même une _note_
sur le sens du titre espagnol[127], ou la date originale de publication
de l’œuvre--valent, comme l’écrira M. Ritter, «une de ces larges et
sommaires coulées du pinceau synthétique qui a campé sur de si fières
toiles les danseuses et les gitanes de son pays». Dans ce drame, où le
ressouvenir du _Ventre de Paris_ apparaît, fugitif, à la description de
la _Halle aux poissons_ de Valence, le lecteur français attendait le
dénouement de Prosper Mérimée dans _Carmen_. Blasco eut le bon goût de
nous éviter une réédition du coup de poignard de D. José. Si son tableau
de la tempête, avec la rentrée éperdue des barques, a pu rappeler celui
de la _galerna_ qui constitue le morceau de bravoure du roman de Pereda:
_Sotileza_, combien fade apparaît, par contre, le douceâtre
spiritualisme du romancier santandérin en présence de ce pessimisme
vigoureux et bien observé, dont la saveur laisse dans l’âme une
impression physique aussi amère et excitante que celle d’un virginia sur
le cerveau d’un fumeur! C’est un roman de pêcheurs du Cabañal. Tona
s’était mariée à Pascualo, tombé à la mer par une nuit de bourrasque.
D’abord mendiante pour élever ses deux fils, Pascual et Tonet, elle n’a
pas tardé à se tirer de misère en transformant en bar la vieille barque
de son mari naufragé. C’est là que poussent Pascual, un gros garçon
docile et travailleur que l’on surnommera, à cause de son air «de
séminariste bien nourri», le _Retor_--le _Recteur_--et son frère Tonet,
vagabond et coureur de jupes. Mariés, l’un avec Dolores, l’autre avec
Rosario, deux types adverses de vendeuses de poissons valenciennes,
Tonet s’acoquine avec sa belle-sœur, naguère sa fiancée, et le brave
_Retor_, qui va méthodiquement à une belle aisance par tous les moyens
honnêtes, y compris celui de la contrebande, ne s’aperçoit de son
infortune conjugale que tout juste à temps pour jeter à la mer le frère
perfide et périr lui-même dans la tempête où disparaît également celui
qu’il croyait son fils, Pascualet, et qui lui était finalement apparu
comme le fruit des amours de sa femme avec Tonet. On trouve, dans ce
court roman, des esquisses inoubliables de commères et de compères
levantins: la _tía Picores_, sorte de lionne de la halle aux poissons;
le _tío Paella_, père de Dolores; le _siñor Martines_, douanier andalous
qui s’entend à tromper les femmes tout en vivant à leurs dépens; la
petite Roseta, blasée avant l’âge, en gamine errante des bords de l’eau.
Et quelle eau-forte que celle de ce café de _Carabina_, où l’on décide,
sur les conseils de Mariano _el Callao_, l’expédition de contrebande à
Alger! «Dans le récit de cette expédition, dit justement Zamacois,
Blasco Ibáñez se surpasse et se bonifie, en quelque sorte, lui-même. La
blancheur de la plage sablonneuse qui réverbère les rayons solaires, la
quiétude des barques étendues le long du rivage dans un laisser-aller
presque intelligent, comme si elles eussent eu conscience de leur repos,
la verte sérénité de la mer, figée dans l’ardeur de midi, le silence,
l’énorme silence qui remplit l’espace azuré, et, parfois, dans les fonds
d’horizon lumineux, l’éclair blanc de quelque voile, semblable à la
poitrine d’une mouette: tableau étonnant qui pourrait être signé
Sorolla.»

Entre _Flor de Mayo_ et _La Barraca_ il y a: _En el País del Arte_ et
il y a aussi l’intermède du bagne de San Gregorio, où
Blasco,--«_caballero preso por escribir cosas en los papeles_»[128],
comme dira le _Magdalena_ du conte: _Un Hallazgo_[129],--connut
l’aristocratie des galériens: les _presos de sangre_[130] y dédaignant
les simples _ladrones_[131] et put étudier à l’aise «cette masse de
chair d’hommes en perpétuelle ébullition de haine». Blasco, cependant,
demeurait--écrivain rebelle, mi-artiste, mi-agitateur politique--comme
perdu dans sa capitale de province et le public des autres provinces
espagnoles ignorait presque son nom. Quant à la critique, toujours
identique à elle-même, si elle s’épuisait au service des «réputations
consacrées», elle persistait à maintenir la conspiration du silence sur
ce «nouveau», qui était venu bouleverser tous les critères reçus dans
les bureaux de rédactions bien pensantes de la capitale de la _meseta
central_. L’un de ces critiques madrilènes, M. E. Gómez de Baquero,
écrivant dans _Cultura Española_ de Novembre 1908 une étude d’ensemble:
_Las novelas de Blasco Ibáñez_[132], avait encore soin d’observer que ce
n’avait été que peu à peu, «_poco á poco_», que son renom littéraire
s’était superposé à celui «de l’agitateur politique et du publiciste
_révolutionnaire_» (_sic_) et que «l’auréole de l’écrivain» avait
«éclipsé» celle, «plus inférieure, du tribun populaire ou _démagogique_»
(_sic!_) Et celui qui était alors Chef de Publicité à l’_Instituto
Nacional de Previsión_, de s’étendre complaisamment sur ce qu’il
qualifiait d’humanitarisme démocratique, qui considère avec indulgence
les faiblesses et les vices des humbles et réserve aux classes
supérieures, aux puissants et aux heureux, les sévérités de la
critique..., ajoutant que les idées de Blasco Ibáñez, comme celles de
«ceux que l’on a coutume d’appeler vulgairement _gens d’idées
avancées_», étaient définies «principalement par leur aspect négatif».
Cette conspiration du silence, _La Barraca_ l’avait brisée, lors de sa
publication au rez-de-chaussée de cette retentissante tribune qu’était
alors _El Liberal_ de Madrid, puis en volume chez Fernando Fe en cette
ville, en 1899. Ecrite d’Octobre à Décembre 1898 dans le hall tapageur
du _Pueblo_, au milieu des troubles--manifestations contre la guerre de
Cuba--de Valence, cette œuvre, comme l’a déjà remarqué Ritter,
restera donc assez peu considérée par «les Espagnols lettrés et
mondains», jusqu’à ce que la consécration mondiale due à la version
d’Hérelle les eut forcés, en 1901, de s’avouer vaincus. Elle continuait
dignement l’entreprise commencée avec les deux précédentes: de peindre
sous ses divers aspects--citadin, maritime, champêtre de la _Huerta_ et
champêtre de l’_Albufera_--la vie de la région de Valence. Son action
est d’une simplicité épique, puisqu’elle se borne aux péripéties d’un
cas de boycottage populaire. Par un accord tacite des habitants de la
_Huerta_, personne ne veut cultiver les champs où l’avarice d’un
propriétaire cruel, l’usurier Don Salvador, a laissé une suite de
misères et contraint son fermier, le _tío Barret_, à l’assassiner. S’il
arrive qu’un intrus, soit ignorance, soit misère, entreprenne de
labourer ces «terres maudites», on l’avertit et, au besoin, on le
contraint de les abandonner. Mais voici venir Batiste, homme résolu,
tenace, infatigable, qui osera faire front à la sourde conspiration de
ses voisins. Victime d’injustices, il tient tête aux provocateurs et
finit par s’imposer aux faux braves qui le menacent. Il allait
recueillir le fruit de son travail, lorsqu’un redoublement de haines a
raison de ses efforts. Son fils, que les gamins ont plongé dans une
naville, meurt des fièvres contractées à la suite de ce bain forcé. Son
cheval, qui est son meilleur ami, est frappé traîtreusement. Sa
_barraca_--cette chaumière valencienne chantée en vers aimables par
Llorente et dont l’effigie caractéristique, par Povo, orne la couverture
du roman--est incendiée. Sur les ruines de son effort détruit
stupidement, s’érige, tragique, la figure du lutteur, qui a tenté de
défier cette chose implacable que d’aucuns dénomment destin et qui, de
son vrai nom, s’appelle la méchanceté des hommes. «_La Barraca_, disait
M. Gómez de Baquero, passe avec justice pour l’un des meilleurs romans
de Blasco Ibáñez. Elle est courte. Son action est fort simple et se
déroule avec une clarté, une logique qui ne laissent rien à désirer. Les
personnages ont le relief des êtres vivants et le drame est si naturel,
il est présenté de façon si objective et impartiale et avec tant
d’artistique vigueur, qu’il nous émeut profondément.» J’ajouterai que ce
livre, par sa position catégorique des problèmes sociaux, jusqu’alors
évitée avec une ténacité touchante par les grandes vedettes du roman
espagnol, fait date doublement. «Livre admirable, dira Zamacois, son
auteur l’a vu comme il fallait, d’un coup d’œil, et l’a écrit avec
une véhémence, une limpidité de style inimitables. Toute l’âme arabe,
sauvage et patiente, des gens de la _Huerta_, palpite ici... Dans
l’histoire du roman espagnol contemporain, ce livre restera comme un
modèle définitif de notre littérature régionale.» Et un critique aussi
méticuleux et difficile que l’ex-professeur d’espagnol à Paris, M.
Peseux-Richard, se voyait contraint de confesser, dans la _Revue
Hispanique_ de 1902[133], à propos de ce roman auquel il reprochait le
manque de «rigueur de plan» et d’«art de la composition», qu’«il y a
quelque chose de plus fort que toutes les règles et de plus efficace que
tous les préceptes didactiques: c’est la puissance d’émotion
communicative qui donne à M. Blasco Ibáñez une place à part entre tous
ses contemporains.» M. Peseux-Richard eût acquiescé, sans doute, aussi à
un constat d’ordre peu grammatical, certes, à savoir: que cette
puissance d’émotion de Blasco Ibáñez découlait de l’âme même de
l’écrivain, selon une anecdote autobiographique que j’emprunte encore à
Zamacois: «_La Barraca_ a été écrite d’un trait et dans un état
d’hyperesthésie qui ne faisait que croître et s’exaspérer à mesure
qu’approchait le dénouement. Les deux derniers chapitres, plus
spécialement, le jetèrent dans un état de déséquilibre mental. Il eut
des hallucinations. La nuit où il acheva l’œuvre, il avait travaillé
jusqu’à l’aube. Seul dans la pièce, il leva la tête au moment où, sur la
dernière feuille, il traçait le point final. Devant lui, _Pimentó_, le
_guapo_ fainéant, terreur de la _Huerta_, était assis. L’impression fut
si violente, que Blasco jeta la

[Illustration: BLASCO IBÁÑEZ EN COMPAGNIE DE QUATRE MÉTIS--DONT
QUELQUES-UNS PORTENT L’ÉPÉE CROISÉE À LA CEINTURE, EN SOUVENIR DE
L’ÉPOQUE DES CONQUISTADORS--DANS SA COLONIE «NUEVA VALENCIA»]

[Illustration: LA FORÊT VIERGE À «NUEVA VALENCIA»]

plume et, reculant comme s’il craignait une attaque par derrière, s’en
fut à sa chambre à coucher. L’ombre tragique du bandit tué par Batiste
restait immobile, les coudes appuyés sur la table de l’écrivain, près de
la lampe, parmi le silence du grand hall obscur.»

_Entre Naranjos_ est un roman d’amour que les femmes ont toujours
favorisé de leur prédilection. Aujourd’hui encore, en Espagne et en
Amérique, Blasco est, pour beaucoup de lectrices féminines, l’auteur de
_Entre Naranjos_, qui a dépassé le 50^{ème} mille. J’ai connu de
délicieuses jeunes filles, à Madrid, qui avaient fait leur livre de
chevet de ce roman terriblement amoral et voluptueux, dont j’ai déjà dit
que la traduction française est trop incomplète pour en donner une juste
idée. Ce qui le sauve, peut-être, aux yeux des mamans, même les plus
dévotes, c’est son ambiance «poétique». On sait, d’ailleurs, que Blasco
traite les choses de l’amour avec cette manière rapide et chaste qui est
le propre des grands maîtres. «Blasco Ibáñez, dit le prêtre Cejador, est
de ces artistes qui ennoblissent tout ce qu’ils touchent, parce qu’il
est de ceux qui, par nature, sont des maîtres et de virils artistes.»
_Clarín_ a parlé naguère du «tempérament sanguin» de Blasco et Andrés
González-Blanco, qui cite le critique d’Oviedo, n’a pas laissé de
remarquer opportunément, p. 577 de son livre, que «_sus novelas son
castas, sobrias como la Naturaleza_»[134]. Même au milieu des
descriptions voluptueuses d’_Entre Naranjos_, le renoncement foncier de
Blasco transparaît, qui est celui que formulait Moréas dans la stance,
si belle:

    Ne dites pas: «la vie est un joyeux festin»!
    Ou c’est d’un esprit sot, ou c’est d’une âme basse...

Voici la fable du livre, où, comme je l’ai déjà noté, on a voulu voir
une influence diffuse de D’Annunzio. Un jeune homme d’Alcira, petite
cité dont les blanches maisons semblent flotter sur le vert océan des
champs d’orangers et des palmeraies qui l’entourent, Rafael Brull, fils
d’un _cacique_--ce hobereau bourgeois de variété spécifiquement
espagnole--tombe, à la suite d’une rencontre de hasard, éperdument
amoureux d’une chanteuse d’opéra, fille d’un médecin du lieu, Leonora
Moreno, dont les aventures galantes de par le vaste monde ne se comptent
plus. Quand, après une longue résistance aux assauts passionnés de
Rafael, la belle Walkyrie--car c’est une spécialiste des rôles de
Wagner--s’est enfin donnée et lorsque, pour échapper aux potins
malveillants de ses concitoyens jaloux et aux persécutions que font
subir au jeune Brull sa mère et un factotum, Don Andrés, type de vieux
sigisbée croqué de main de maître, l’on a décidé de fuir à Naples--le
couple s’est, avant cette fugue, passagèrement installé dans un hôtel de
Valence--Rafael, sermonné par Don Andrés, qui a vite découvert le refuge
des deux tourtereaux, cède aux objurgations du familial Tartufe, et,
esclave du qu’en dira-t-on, abandonne lâchement sa maîtresse pour s’en
revenir à Alcira, où il poursuit sans remords sa carrière de député
«_con distrito propio_»[135] et d’influent propriétaire terrien, marié
à une femme laide et riche qu’il n’aime pas et père d’une famille
procréée sans enthousiasme. Mais un jour--huit ans se sont écoulés
depuis son couard abandon de Leonora--qu’il a prononcé à la Chambre, à
Madrid, un discours particulièrement enthousiaste, en faveur des
prérogatives de l’Eglise et du budget des cultes, réfutant la thèse d’un
vénérable député républicain où il me semble que Blasco ait voulu
réincarner son ancien maître Pi y Margall, une dame, qui a eu la
patience de l’entendre jusqu’au bout de cette interminable autant
qu’insincère harangue, se révèle, à la sortie du palais des
Représentants, comme n’étant autre que Leonora, de passage à Madrid pour
Lisbonne, où elle va chanter Wagner au San Carlos. Vainement Rafael,
dont la flamme s’est allumée de nouveau, plus violente que naguère,
essaie-t-il d’attendrir celle qu’il a regretté, si souvent, d’avoir
quittée. Il s’entend dire par cette femme altière de rudes vérités, puis
la voit disparaître, fantôme symbolique de l’amour, à jamais. Désormais,
il ne sera plus,--pour n’avoir pas su garder Eros au moment où celui-ci
s’offrait,--qu’un mort vivant, promenant son cadavre à travers la
comédie sociale des milieux bourgeois d’Espagne, car «_el amor no pasa
más que una vez en la vida_»[136].

Zamacois, qui a reçu de Blasco plus d’une confession, a rapporté tout au
long l’aventure vécue par l’auteur et par lui mise à la base de _Entre
Naranjos_, ainsi que je l’ai insinué, moi-même, plus haut: «Il est dans
ce roman une partie autobiographique fort intéressante. Blasco Ibáñez
avait connu, dans un de ses voyages, certaine artiste russe, contralto
d’opéra, femme extraordinaire, belle, forte et sadique comme une
Walkyrie, qui parcourait le monde en compagnie d’une pauvre soubrette,
qu’elle flagellait cruellement dans ses accès de mauvaise humeur. Il eut
avec elle des amours de cauchemar, véhémentes et brèves. L’artiste, avec
sa haute taille et ses biceps d’acier, était une vraie Amazone, jalouse
et agressive, de celles dont leurs amants doivent se défendre à coups de
poing. Instinctivement, son tempérament rebelle se refusait à se donner
et chaque possession demandait une scène atavique de lutte et de
résistance, où les baisers ne servaient qu’à étancher le sang des
horions...» C’est de cette aventure que Blasco a tiré un livre exquis,
dont le dénouement rappelle le geste mélancolique de ces mouchoirs
brodés et parfumés qu’une main amie de femme agite, mouillés de larmes,
à l’instant des départs suprêmes, des adieux qu’on pleure plus que l’on
ne profère, de loin--livre exquis, je le répète, parce que fleurant, lui
aussi, la tragédie, la grande tragédie non sanglante des jeunes
illusions perdues.

_Sónnica la Cortesana_ a prêté à un étrange malentendu de la part des
critiques. En sa qualité de reconstitution historique, se détachant, à
ce titre, du cadre des précédentes œuvres, on n’a rien trouvé de
mieux que de la traiter isolément, et personne jusqu’ici ne semble
s’être aperçu qu’elle continuait la série des romans valenciens. M.
Gómez de Baquero y voit «une œuvre singulière et une exception dans
la galerie des romans de Blasco Ibáñez»; Zamacois écrit qu’elle
«constitue, dans la technique de Vicente Blasco Ibáñez, un geste à
part»; Andrés González-Blanco s’en désintéresse, ou à peu près, et cela,
sous l’étrange prétexte du _græcum est, non legitur_ médiéval et,
encore, parce qu’il s’imagina que l’auteur manquait d’éducation
classique et, par suite, ne pouvait baser sa composition que sur de
«_bien débiles puntales_»[137]. D’autre part, il est amusant de
constater que ces mêmes critiques qui se refusent d’examiner _Sónnica la
Cortesana_, justifient leur paresse spirituelle par un renvoi à la
_Salammbô_ de Flaubert. «J’imagine, écrivait déjà M. Ernest Mérimée en
1903, qu’il fut... sollicité à ce tour de force, d’abord par l’exemple
de Gustave Flaubert, qui en a réalisé un semblable dans _Salammbô_,
etc.» Et, un peu plus loin, il définissait Blasco: «Un disciple de
Flaubert, qui s’applique à l’imiter de son mieux.» Du moins,
l’ex-professeur de Toulouse reconnaissait-il que l’auteur s’était
«sérieusement documenté» et avait étudié «en conscience les anciens et
les modernes, de Tite-Live et Strabon jusqu’à Hübner et Chabret». Et
ceci ne laisse pas d’appeler quelques rectifications. D’abord, une
nécessaire remarque sur l’étroitesse des horizons comparatifs d’exégètes
qui ne trouvent à citer que _Salammbô_, là où--depuis le célèbre roman
de 1834: _The last days of Pompeii_, où Bulwer Lytton marquait la voie à
tant d’épigones, jusqu’aux évocations égyptiennes de Georg-Moritz Ebers,
dont _Eine ægyptische Kœnigstochter_ compte, depuis 1864, plus de 15
éditions et _Uarda_, qui est de 1877, a été tant de fois traduite,
jusqu’à la _Thaïs_ d’Anatole France, au _Quo Vadis?_ de Sienkiewicz et à
l’_Aphrodite_ de Pierre Louÿs,--il faudrait un volume pour consigner la
bibliographie complète du roman archéologique. Ensuite, une autre
observation sur le surprenant oubli--de la part d’érudits de formation
classique--de la plus précieuse des sources antiques sur la guerre que
soutint Sagonte avec Hannibal. J’ai nommé Silius Italicus et son poème
latin sur les _Guerres Puniques_. Mais il faut croire que cet oubli est
ancien, puisque, dès Septembre 1836, E.-F. Corpet définissait le poète
comme étant «le moins lu, le moins étudié, le moins connu» de tous ceux
de la décadence[138]. Il eût suffi de _lire_, non de _citer_ le travail
du médecin de Sagonte, D. Antonio Chabret: _Sagunto, su historia y sus
monumentos_[139], pour y trouver, dès la p. 6 du t. I, un renvoi à
Silius Italicus, «que nous devons, avec raison, considérer comme
l’Homère de la cité invincible». D’autre part, l’historien français
Hennebert avait fort bien exposé, dans son _Histoire d’Hannibal_[140],
les particularités du siège de Sagonte lors de la II^{ème} Guerre
Punique et quelques détails techniques de ce siège étaient, au surplus,
mis en lumière par le philologue Raimund Oehler en 1891, au t. 37, p.
421-428, des _Jahrbuecher fuer classische Philologie_[141], comblant
ainsi une regrettable lacune des successifs éditeurs et commentateurs de
Tite-Live. Blasco Ibáñez m’a avoué, lorsque je le priai de me dire
comment il s’était préparé à écrire _Sónnica_, s’être remis au latin
uniquement pour lire Silius Italicus dans le texte, sachant qu’il y
trouverait, aux deux premiers livres des _Puniques_, une excellente
description de l’origine, de la situation et des vicissitudes de
Sagonte--appelée jusqu’en 1877 Murviedro par les Espagnols--lors de sa
prise par Hannibal, dans l’automne de l’année 219 avant Jésus-Christ.
Qu’il se soit enquis aussi de ce qu’en disaient Polybe, III, 17, et
Florus, II, 6, je crois bien en être sûr. Mais enfin, l’on voit qu’il ne
procéda nullement à la légère dans cette tentative de reconstitution du
drame où succomba l’antique _Arsesacen_ des Ibères et s’il l’entreprit,
ce fut, je le répète, pour compléter ses peintures de la vie valencienne
par le tableau d’un des épisodes les plus glorieux du passé de l’antique
Province Tarraconaise: entreprise, on le voit, en parfaite conformité
avec son programme régionaliste d’alors. Voici, d’ailleurs, ses propres
paroles: «J’obéissais au désir de faire quelque chose d’épique et de
grandiose sur ma terre natale. Lorsque parut _Sónnica_, le roman antique
était assez de mode. Mais la véritable cause de la composition de cette
œuvre, c’est celle que je viens de dire. _Sónnica_ a été traduite en
anglais par Frances Douglas, en portugais par Riveiro de Carvalho et
Moraes Rosa, en allemand par Leydhecker et, naturellement, en russe. En
France, c’est à peine si on l’a connue par son titre et par quelques
lignes insignifiantes de critiques qui ne semblent pas même l’avoir lue
jusqu’au bout. J’en suis venu moi-même à l’oublier. Retenez, cependant,
que je ne l’ai écrite que par «valencianisme» et parce que, chaque fois
que je contemplais les ruines de Sagonte, je sentais renaître en moi ce
désir de reconstitution littéraire.» L’action du roman,--dont la beauté
plastique est extraordinaire et qui, n’en déplaise à M.
Fitzmaurice-Kelly, lequel, en 1911, avait découvert, dans un article sur
la _Littérature Espagnole_ au t. XXV de _The Enciclopædia Britannica_,
que Blasco Ibáñez «manquait de goût et de jugement»[142], est tout
autre chose qu’un livre «trop hâtivement improvisé»--est la suivante. A
Sagonte vit une courtisane d’Athènes, Sónnica, qui est venue s’y établir
à la suite de son mariage avec un trafiquant de ce grand emporium
méditerranéen et que son veuvage a mise à la tête d’une immense fortune.
Un Grec, Actéon, errant par le monde, finit par échouer à Sagonte, où il
devient le favori de Sónnica. C’est pendant que se déroule cette passion
qu’Hannibal, déguisé en berger d’Ibérie, explore la cité et y trace les
plans du siège qu’il projette. Reconnu par Actéon, dont le père a été au
service des Carthaginois et y est mort, le futur vainqueur de Cannes lui
propose de le prendre à son service et lui dévoile ses ambitieux
projets. L’offre est rejetée par amour pour Sónnica. Et le siège
commence. C’est ici que Blasco a fait le plus méritoire effort de
reconstitution antique. Si, dans l’ouvrage de Chabret, un chapitre
entier, traduit de l’étude publiée par Hübner, en 1867-68, dans le
_Hermes_, est dédié à l’emploi des béliers au siège de Sagonte--il
manque une semblable étude sur celui de la catapulte, dont l’exemplaire
retrouvé aux ruines d’Ampurias eût, s’il eût été exhumé alors,
certainement fourni la base[143]--Blasco sait, par de simples touches,
évoquer infiniment mieux que l’archéologue berlinois la vision des
assauts furieux où les hordes

[Illustration: BLASCO VISITANT, EN 1914, LES PREMIÈRES TRANCHÉES DU
FRONT EST]

[Illustration: AU QUARTIER GÉNÉRAL DE FRANCHET D’ESPEREY, LORSQUE
L’ACTUEL MARÉCHAL DE FRANCE COMMANDAIT LA 3^{ème} ARMÉE, EN 1914]

numides, les sauvages tribus ibériques et jusqu’aux amazones africaines
se ruent à l’assaut de ces murs cyclopéens dont l’énormité nous remplit
toujours de stupeur et que dominait la gigantesque masse de l’Acropole
avec ses temples d’Aphrodite et d’Héraclès, cependant qu’au pied du
_clivus_[144] sacré s’érigeait l’effigie fatidique du serpent divin qui
tua le héros éponyme, Zacinthos, compagnon d’Hercule. Et quelle fresque
inoubliable que celle où l’on voit Théron, le gigantesque prêtre
d’Hercule, succomber dans son duel effroyable avec Hannibal! Et quel
délicieux tableautin, digne de Théocrite, que celui des amours
siciliennes d’Erocion, le jeune potier, avec Ranto, la chevrière, dont
l’idylle finit si tragiquement! Mais les jours de Sagonte sont comptés.
Malgré l’ambassade d’Actéon à Rome,--prétexte pour Blasco d’une
évocation de la cité républicaine, où l’on voit le vieux Caton
admonester virilement le futur vainqueur d’Hannibal à Zama,
Publius-Cornelius Scipion--la fière Sagonte où, de tous les points de la
Méditerranée, depuis les colonnes d’Hercule jusqu’aux rivages d’Asie,
affluaient les marchandises cosmopolites, doit s’avouer vaincue. Mais,
plutôt que de se rendre, elle préfère périr dans les flammes, corps et
biens, et cet incendie final sert d’apothéose à la fatale figure
d’Hannibal. Sónnica, fille de la cité de Minerve, où les femmes, vraies
déesses, consolaient de leur splendide nudité la nostalgie des hommes,
disparaît dans la tourmente et Actéon, son amant, n’a même pas la
consolation suprême de mourir embrassé à sa dépouille chérie. Tel est ce
livre de 369 pages, dont le 50e mille est dépassé et où Blasco a su
trouver le frisson épique en retraçant, pour ses compatriotes, les
péripéties d’un drame dont tressaillit le monde antique et qui,
aujourd’hui encore, est pour l’Espagne motif de légitime orgueil, au
même titre que le drame de Numance.

_Cañas y Barro_, publié en Novembre 1902, a été mis en notre langue en
1905 par le traducteur de _Misericordia_, de Pérez Galdós (1900),
Maurice Bixio, Président du Conseil d’Administration de la Compagnie
Générale des Voitures parisiennes et qui, né en 1836, est mort cette
même année 1905. Sa traduction, du moins, n’est pas une «belle
infidèle»[145] et permet au lecteur français d’apprécier le bien fondé
de la prédilection ressentie pour cette œuvre par Blasco Ibáñez, qui
m’a avoué un jour que la «tragédie sur le lac» avait pour lui l’attrait
qu’éprouve un père pour celui de ses fils dont le type, physique et
moral, se rapproche davantage du sien propre. «_Es la obra_, m’a-t-il
dit, _que tiene para mí un recuerdo más grato, la que compuse con más
solidez, la que me parece más «redonda»_...»[146]. Il est assez
difficile d’en exposer la fable, parce que celle-ci implique plusieurs
actions différentes, également intéressantes et qui se développent
simultanément, toutes d’un réalisme psychologique merveilleux et
présentant cette particularité curieuse que le premier chapitre met déjà
en scène chacun des divers personnages. C’est une sorte de miroir où se
reflètent les histoires de plusieurs familles dont l’existence se
déroule parallèle, une plaque sensible où se gravent toutes les
rudimentaires palpitations d’âme d’un coin pittoresque d’humanité
espagnole. _Cañas y Barro_ relate la vie des gens de l’Albuféra, dont
Napoléon avait fait le fief du conquérant de Valence, héros d’Austerlitz
et d’Iéna, le maréchal Suchet. Feu Mariano de Cavia, cet Aragonais qui
exerça si longtemps à Madrid le magistère de la critique journalistique,
déclarait que le livre lui donnait la fièvre et le pénétrait d’une
impression physique d’angoisse. «La vapeur perfide et énervante de la
grande lagune, écrivait-il[147], nous trouble et nous abat et nous
serions atteints par les cas de paludisme moral et social que nous
présente le romancier, si les fleurs maladives qu’il fait surgir du
grand marais des volontés mortes et des appétits malsains ne
disparaissaient dans un dénouement horrible et effrayant...» En somme,
on pourrait résumer le livre en disant qu’un vieux pêcheur, le _tío
Paloma_, voit son fils, Tòni, dévier de la tradition familiale et--tel
Batiste dans _La Barraca_--s’adonner en dépit de tous à la culture des
terres, aidé par une pauvre fille, timide, farouche et laide, qu’il est
allé chercher aux Enfants trouvés, la _Borda_. Mais Tòni a un fils,
Tonet, qui, amoureux naguère d’une certaine Neleta, a, au retour de la
campagne de Cuba, retrouvé cette femme, mariée à un cabaretier, ancien
contrebandier, du nom de _Cañamèl_, type inoubliable de Sancho levantin,
dont le cocuage est le moindre souci. _Cañamèl_ mort, Neleta, enceinte
de Tonet, mais dans l’impossibilité de se remarier, en vertu d’une
clause testamentaire du défunt, doit à tout prix faire disparaître le
produit de ses illégitimes amours et ce sera le père lui-même qui, dans
sa barque, ira noyer l’innocent fruit de son adultère, pour, victime du
remords, se tuer ensuite dans ces mêmes roseaux où des chasseurs ont
découvert le corps de l’enfant, rongé par les sangsues du lac. Adultère,
infanticide et suicide, c’est moins la description de ces tares sociales
qui opère sur l’âme du lecteur que l’habilité avec laquelle sont peints
les caractères et la netteté de tableaux où, tout en s’interdisant les
répugnantes précisions de la littérature physiologiste, Blasco Ibáñez
obtient une intensité d’émotion rarement atteinte dans ses romans
antérieurs. «Malgré, dit M. Ernest Mérimée, une partie descriptive
encore abondante, l’action marche rapidement, l’intérêt croît de scène
en scène; l’auteur laisse parler ou agir ses personnages; il est sobre
de réflexions philosophiques, exquises quand elles sortent de la plume
d’un Valera, mais qui risquent le plus souvent de faire dévier ou
languir l’action... La netteté du trait fondamental, la vérité du
costume, la propriété du langage, volontiers émaillé de locutions
populaires--voire d’expressions valenciennes pleines de saveur--, le
retour intentionnel de tel ou tel détail typique, par-dessus tout la
connaissance directe et familière des mœurs, des habitudes, de la
coloration spéciale que prend la pensée en traversant les cerveaux de
là-bas: tout cela explique que quelques-uns de ses types, d’ailleurs
sortis du peuple, soient déjà devenus populaires.» Empruntons, une fois
encore, un savoureux détail à Zamacois. Blasco Ibáñez venait à peine de
sortir de l’Albuféra où, pour l’étudier de plus près, il avait passé une
dizaine de jours à pêcher, dormant à la belle étoile au fond d’une
barque, qu’il se mit à écrire son roman, sans savoir comment il le
terminerait. L’automne commençait. Maintes nuits, d’une fenêtre de sa
propriété de la Malvarrosa[148], il contemplait la mer--tranquille,
murmurante, argentée par la lune--tout en chantonnant la marche funèbre
de Siegfried. Cependant, il ne laissait pas de méditer sur le chapitre
final de son livre. Soudain, il le vit. «L’émotion fut si forte que ses
yeux la ressentirent presque. Ce qui la lui avait suggérée, c’était le
souvenir du cadavre du héros wagnérien, étendu sur le bouclier et que
portaient les guerriers... Et pourquoi n’en eût-il pas été ainsi,
conformément aux explications du romancier? Il importe de ne jamais
oublier, avec Blasco--plus accessible qu’aucun artiste aux surprises de
l’impression--, que l’«_art est instinct_»...»



     XI

     Les romans «espagnols».--Iº Romans de lutte: _La Catedral_, _El
     Intruso_, _La Bodega_, _La Horda_.--IIº Romans d’analyse: _La Maja
     Desnuda_, _Sangre y Arena_, _Los Muertos Mandan_, _Luna Benamor_.


Dans tous les romans examinés jusqu’ici, il est une idée qui apparaît
dominante, aussi bien à travers cette idylle d’amour qu’est _Entre
Naranjos_ qu’au cours des péripéties du siège de Sagonte. Et cette idée,
c’est celle de l’universelle nécessité de la lutte pour la conquête de
l’argent. Mais le cadre où se déroule l’âpre bataille humaine--que ce
soit la «_casita azul_»[149] de Leonora, ou la tragique «_barraca_» de
Tòni, la plage, si proche de celle de la Malvarrosa, du Cabañal, ou les
fourrés millénaires de l’Albuféra--, est si enchanteur, qu’on en oublie
l’horreur du drame auquel il sert de fond et que, malgré les
prédications éloquentes de l’auteur contre l’égoïsme des classes
possédantes espagnoles, le lecteur étranger de Blasco Ibáñez, comme si
le subjuguait l’ivresse divine d’une Nature toujours victorieuse,
éprouve, en définitive, une émotion presque sereine au spectacle de ce
_struggle for life_ au grand soleil, en pleine joie méridionale de
vivre. Non, il ne saurait y avoir de douleurs profondes dans ce paradis
terrestre où les arbres ploient éternellement sous le faix de fruits
savoureux, où les récoltes, en dépit de l’alternance des saisons, se
succèdent comme jaillissant d’Edens inépuisables, où la magnificence
d’un simple coucher de soleil suffit à consoler l’homme de ses chagrins
par la vertu souveraine d’une terre triomphatrice. Sans doute, Blasco
Ibáñez comprit-il qu’un renouvellement du champ d’action de ses récits,
en rajeunissant sa verve et en fécondant son inspiration, aurait aussi
pour conséquence d’agir plus efficacement sur l’âme du public et que le
seul fait de transporter la scène de ses romans en d’autres contrées de
l’Espagne, où la terre est plus pauvre et a été répartie avec une
injustice plus criante, conférerait à ceux-ci cette force de persuasion
dont manquaient, pour les raisons susdites, les œuvres de sa première
période. Ainsi semble-t-il avoir été amené à composer la double série de
ses romans «espagnols», que je crois devoir diviser en romans «de lutte»
et en romans «d’analyse». M. Eduardo Zamacois a dit des premiers que
c’étaient des livres de rébellion et de combat avant tout, des véhicules
efficaces de propagande révolutionnaire, des armes puissantes,
élégantes, soigneusement trempées, de démolition et de protestation où
réapparaissait l’ancien esprit belliqueux de Blasco, où l’homme
politique égalait l’artiste en rivalisant avec lui, et où l’un et
l’autre, par une intime collaboration, avaient réussi à composer «une
œuvre belle et bonne dont l’utilité s’associait au charme, en une
heureuse union». M. Gómez de Baquero donnait, de son côté, la note
bourgeoise dans son article de _Cultura Española_, en reconnaissant que
c’étaient «des livres de combat, non de pure contemplation ou de
reconstitution esthétique et que, plus encore que la passion et la
partialité qui les animaient, ce qui leur nuisait, c’était une profusion
de considérants historiques et d’enquêtes sociales introduites par
l’auteur sous le couvert de ses protagonistes et constituant un lest
fort lourd pour des romans». Qu’au surplus l’esprit de Zola, du Zola des
_Trois Villes_ et des _Quatre Evangiles_, réapparaisse dans ces romans
d’action sociale, c’est ce qu’il serait malaisé de vouloir nier. Blasco,
comme Zola, a cru, dans ses quatre romans «de lutte», lui aussi à la
«mission» du romancier, à sa «fonction sociale» et, se souvenant, sans
doute, que Mme Pardo Bazán elle-même, avait, dans _La Cuestión
Palpitante_, reproché à Pereda de s’être confiné à peindre des toiles
toujours semblables, a voulu, en quittant Valence et sa _Huerta_,
montrer qu’il était capable, telle la vie, de se renouveler sans
aucunement s’épuiser. Quelqu’un pourrait-il objecter que Pereda, bien
que prisonnier de sa «_Montaña_» santandérine, avait su faire--ainsi que
l’observera un ami, Menéndez y Pelayo, au _prologue_ de _Los Hombres de
pro_--du roman social, c’est-à-dire discuter ces problèmes dont
l’intérêt est commun à tous les hommes et présenter un essai de solution
de ces grandes questions à travers l’artifice d’un récit romanesque?
Mais, de quelques spécieux sophismes que l’on enveloppe un même
reproche, il n’est que trop manifeste qu’au fond de toutes les critiques
dirigées à Blasco pour avoir abandonné son domaine réservé de Valence et
des choses valenciennes et abordé le roman social espagnol, ce n’est
point l’art qui est en cause, mais le dépit de mentalités timides,
qu’inquiètent ces prédications, adressées, non point à des lecteurs
sceptiques, pour qui le jeu des idées n’est que simple artifice, mais à
la grande foule espagnole, afin de la galvaniser et de la pousser à
cette action salutaire d’où jaillira, quelque jour, une Espagne
nouvelle. Et il n’est pas jusqu’à M. Jean Amade, actuellement maître de
conférences, quoique non docteur ès lettres, à l’Université de
Montpellier et l’un des plus zélés défenseurs français de cette thèse
conservatrice, qui, après avoir accumulé les reproches à l’auteur de _La
Catedral_, de _El Intruso_, de _La Bodega_, de _La Horda_, n’ait dû
reconnaître que cet idéal de Blasco paraîtrait «toujours infiniment
noble» et qu’il lui avait même fallu un «certain courage pour l’avoir
conçu et exprimé dans un pays comme l’Espagne»![150].

Blasco Ibáñez a fait à Zamacois la confidence que _La Catedral_, bien
que le plus répandu, alors, de ses romans à l’étranger--si la guerre
n’eût pas éclaté, nous eussions connu à Paris, à l’Opéra-Comique, une
_Cathédrale_ mise en musique par G. Hue, que M. Carré se proposait de
jouer au cours du tragique été de 1914--, était cependant celui qui lui
agréait le moins: «_Lo encuentro pesado_, s’était-il écrié, _hay en él
demasiada doctrina_...»[151]. M. Andrés González-Blanco s’est même amusé
à en détailler les hors-d’œuvre, avec renvoi, pour chacun d’eux, à la
pagination du livre. M. Gómez de Baquero, dans un volume de 1905[152],
les a censurés comme constituant un «poids mort, qui retarde la marche
de l’action, divise et brise l’intérêt». Mais le lecteur étranger, qui
n’est pas, comme ces critiques de Madrid, complètement blasé sur la vie
sociale espagnole, trouve, au contraire, de tels «hors-d’œuvre»
extrêmement instructifs dans un ouvrage qui a pour but d’opposer à une
religion purement formelle--symbolisée par la cathédrale tolédane--le
culte d’une humanité enfin consciente et de sa mission et de ses
destinées. C’est ce qu’avait fort bien vu M. Georges Le Gentil, qui
professe actuellement le portugais en Sorbonne, lorsque, analysant _La
Catedral_ dans la _Revue Latine_ d’Emile Faguet[153], il écrivait: «La
Cathédrale que l’imagination romanesque dressait comme un symbole
mystique au milieu de la cité ensoleillée et grandie par les souvenirs
légendaires, apparaît--et qu’on y prenne garde--comme le dernier vestige
d’un passé gothique et branlant qui nourrit, à l’ombre, une floraison
vénéneuse.» L’action de _La Catedral_ se déroule tout entière à Tolède,
cité vénérable, belle et triste comme un musée, qui semble toujours
dormir, à l’ombre de ses églises et de ses couvents, l’horrible songe
léthargique médiéval de quiétisme et de renonciation. Un anarchiste,
Gabriel Luna, après le plus lamentable des exodes à travers l’Europe,
est revenu à sa ville natale et se propose d’y achever ses jours près
d’un frère, vieux serviteur du temple érigé en 1227 par Saint Ferdinand.
Ayant appris que sa nièce, Sagrario, vivait à Madrid une existence
misérable de fille perdue, il réussit à la redonner à son père, qui lui
pardonne. La bonté n’est-elle pas vertu divine et le pardon précepte du
Christ? Luna, malade de la poitrine en conséquence de ses courses de
paria, apparaît comme un doux visionnaire pacifique, une véritable
figure de chrétien primitif. Il aime Sagrario, malade ainsi que lui, et
cette passion chaste et tranquille revêt l’apparence des amitiés
spirituelles où, mieux que les lèvres, ce sont les âmes qui se baisent.
Mais Luna a fait le rêve d’une refonte sociale de l’Espagne. Nourri du
suc des doctrines révolutionnaires cosmopolites, il se soulève à l’idée
que sa patrie pourra continuer longtemps encore dans la routine
d’autrefois. Ses prédications agissent selon qu’il était aisé de prévoir
sur les cerveaux frustes d’un auditoire ignorant. La plèbe n’en dégage
que la possibilité de jouissances brutales et sans lendemain. Une nuit
où l’anarchiste veille à la garde de la Cathédrale, ses prétendus
disciples accourent en armes pour piller le trésor historique du saint
lieu. Car ils veulent à tout prix, puisque les hommes sont égaux,
«devenir semblables aux messieurs qui se promènent en voiture et jettent
leur argent par les fenêtres.» Luna, épouvanté de ce grossier
contresens, s’oppose de toutes ses forces à la violence de telles
brutes. Mais l’un d’eux lui fracasse le crâne d’un coup du trousseau des
clefs même de la Cathédrale. Une fois de plus, les brebis, converties en
loups dévorants, mettent en pièces leur imprudent berger, et Luna, tel
le Christ, paye de son sang le plus grave de tous les crimes: le crime
d’avoir été bon. Deux catégories d’esprits peuvent trouver leur compte
dans _La Catedral_: les avancés et les rétrogrades. Pour les uns, Luna
reste le prophète qui indique la voie. Pour les autres, il n’est qu’une
victime expiatoire documentant la chimère de tout projet de réforme
radicale de notre vieux monde. La vérité me semble être que, dans ce
livre, Blasco n’entendait faire le procès du catholicisme--par des
arguments empruntés à l’archéologie, à l’histoire, à la métaphysique et
jusqu’à la tradition orale populaire--que pour remédier à sa torpeur
doctrinale, à sa stagnation d’idées, et le succès de l’œuvre, en
Espagne même, prouve qu’il y a assez bien réussi, en dépit des
mécontents.

L’année suivante, en 1904, parut _El Intruso_. Si _La Catedral_
symbolise la religion momifiée qui s’écarte des directions présentes de
l’esprit en laissant à sa longue histoire et au principe d’autorité le
souci de l’avenir, _El Intruso_, dont l’action se déroule à Bilbao, la
cité du fer et des mines, me semble incarner un autre aspect de cette
même religion, son aspect moderniste, ses prétentions d’Eglise
militante, qui, fuyant les cloîtres, se mêle au tumulte de la rue,
fréquente les salons, publie livres, revues et journaux, fonde des
établissements d’enseignement et des compagnies anonymes de navigation,
participe aux entreprises ferroviaires et minières et s’efforce, en un
mot, de vibrer à tous les battements de la vie contemporaine. D. Manuel
Ugarte, critique dont la valeur est reconnue, a dit, à la p. 62 de _El
Arte y la Democracia_, que ce roman de Blasco était «le plus
représentatif, le plus _social_ qui ait vu le jour en Espagne depuis
longtemps», et que, «comme œuvre de lutte et de sociologie, il
équivalait à une révolution». On ne saurait nier que cette littérature
d’idées, que cet art combatif fussent jusqu’alors chose inconnue aux
romanciers espagnols à succès et la critique bourgeoise, qui s’en
tenait, en matière de solution des problèmes sociaux, aux deux
topiques: _religion_ et _morale_, ne trouva rien de mieux, pour réfuter
la thèse que Blasco faisait formuler par Aresti à la suite du Comte de
Saint-Simon: «_L’âge d’or, qu’une aveugle tradition a placé jusqu’ici
dans le passé, est devant nous_», que de ressasser les lieux communs
courants sur la soi-disant inefficacité d’une morale scientifique et de
citer les pages 31 et 34 du _Jardin d’Epicure_, d’Anatole France! Quel
est donc cet _Intrus_, dont l’évocation remémore le petit drame ibsénien
en un acte que Maeterlinck publia à Bruxelles, en 1890, où l’on voyait
une famille attendre dans l’angoisse la prochaine visite de la Mort, et
qui, joué à Paris, y avait produit une assez forte impression?
_L’Intrus_, c’est le Jésuite. Non pas le type de Jésuite conventionnel
qui, depuis Eugène Sue et bien avant lui déjà, s’est cristallisé dans
une littérature spéciale. Les Jésuites espagnols ne sont pas une entité,
mais une réalité, dont l’influence se fait sentir dans les
manifestations les plus diverses de la vie économique et morale du pays
et en dédiant à Saint Joseph leur célèbre Université de Deusto, dont
l’architecture romane ne laisse pas de frapper le visiteur de Bilbao et
de sa banlieue, ils ne pouvaient mieux, selon de mot de Blasco,
illustrer, par l’image de ce «saint résigné et sans volonté, à la pureté
grise d’impuissant», leur méthode d’éducateurs d’une société à leur
image. L’opulent armateur Sánchez Morueta unit, à un coup d’œil
infaillible pour les affaires, une volonté diamantine. Tout lui réussit.
Là où d’autres se ruinent, lui s’enrichit. Lutteur infatigable, il a su
dompter la Fortune. Les proportions cyclopéennes de cette figure mettent
mieux en relief le pouvoir illimité des Jésuites. Ceux-ci, peu à peu, se
sont infiltrés dans l’intimité du foyer de cet homme d’action à l’âme
rude, qui n’en soupçonne d’abord pas le péril. Sa femme, Doña Cristina,
et sa fille, Pepita, sont entièrement entre les mains des fils d’Ignace.
Quand l’armateur se rend enfin compte de cette trahison, il est trop
tard. La conspiration jésuitique l’étreint. Se sentant vieilli et
triste, il n’aura plus le courage de la combattre. Et les terreurs de
l’au-delà assaillent cet esprit sans lest métaphysique. Il va à Loyola
avec les siens, et s’y prépare, par une retraite spirituelle dans ce
monastère de Guipúzcoa, à bien mourir. En face de ce représentant des
patrons cléricaux, Blasco a posé la tourbe misérable des mineurs, dont
le Docteur Aresti, ex-interne des hôpitaux de Paris et cousin de Sánchez
Morueta, est le guide spirituel, en même temps que le sauveur de leurs
corps déshérités. Le roman,--de même que le suivant, _La Bodega_,--se
clôt sur une scène historique: la collision surgie entre radicaux et
catholiques lors du pèlerinage à la «Vierge de Begoña». Et, moins
alourdie de dissertations que _La Catedral_, cette œuvre forte et
saine, bien rendue en notre langue par Mme Renée Lafont, chez E.
Fasquelle, en 1912, a mérité une mention et, en somme, des éloges de la
_Revue d’Histoire Littéraire de la France_[154], qui en exalta la
puissante signification sociale.

_La Bodega_ est restée, par contre, jusqu’ici sans traducteur français.
C’est véritablement fort dommage, car cette œuvre, dans ses 363
pages composées à Madrid de Décembre 1904 à Février 1905, me semble plus
finie, plus intense, aussi, que les deux précédentes et, ne servît-elle
qu’à révéler à tant de superficiels «connaisseurs de l’Espagne»,
l’effroyable réalité de la misère agraire en ce pays, en cette
Andalousie tant vantée, qu’elle devrait, et depuis longtemps, avoir été
traduite. Au lendemain de sa publication, une feuille bourgeoise, _El
Imparcial_ de Madrid, écrivait, dans son nº du 11 Mars 1905: «Séville,
Málaga, Cadix! N’est-il pas vrai que ces trois noms seuls, par l’étrange
cristallisation d’une idée fausse, en sont venus à signifier toute joie,
à nier toute humaine douleur? Et cependant, c’est au spectacle de leurs
campagnes desséchées, de leurs immenses domaines à l’abandon et sans
culture; c’est en écoutant la clameur des valets de ferme qui émigrent,
entassés dans les cales des navires, ou qui meurent sur le sol natal,
que l’on pourrait appliquer à ces trois provinces sœurs la triste,
l’ironique exclamation que Blasco Ibáñez place sur les lèvres d’un des
personnages de son dernier livre, en face des campagnes désertes de
Jerez et d’un peuple affamé: «_¡He aquí la alegre
Andalucía!_»...»[155].--Ici encore, nous sentons la froide main du
Jésuite, dont l’influence magnétique apparaît diffuse dans l’atmosphère
espagnole, soit qu’elle contraigne les ouvriers des champs à assister à
la messe pour ne pas se voir congédiés par le patron, soit qu’elle
appelle sur les vignes, en un latin macaronique, la bénédiction du
Seigneur. Et comme, déjà, dans les tortueuses ruelles tolédanes; comme,
aussi, dans les puits de mines de Bilbao, ce sera toujours, en ces
fertiles plaines andalouses, les mêmes douleurs, la même plainte immense
arrachée aux déshérités, à ceux du Nord comme à ceux du Sud, par une
même injustice sociale. Pablo Dupont, de lointaine ascendance française,
est propriétaire des vignobles et des chais les plus renommés de Jerez.
Ce personnage, qui s’apparente intellectuellement à la souche énergique
des Sánchez Morueta, a un cousin, Don Luis, prototype du _señorito_
andalous, prodigue, efféminé, bravache et improductif, qui dédaigne le
travail et ne semble exister que pour satisfaire des appétits effrénés
de jouissance et les insolents caprices de son atavisme de féodal et
d’Arabe. Pour lui, comme pour ses aïeux du Moyen Age, les pauvres ne
sont que les esclaves de la glèbe, les serfs taillables et corvéables à
merci. Mais «_los de abajo_»[156] ne pensent plus tout-à-fait comme à la
bonne époque. Le courant libertaire moderne les a contaminés. Leurs
consciences, encore incomplètement affranchies, entrevoient, dans le
lointain, la radieuse vision de la Cité Future et ce n’est pas le
moindre attrait _espagnol_ du livre, ni la moindre raison des haines
_espagnoles_ contre Blasco Ibáñez, que ce _leit-motiv_ des
revendications sociales bruissant en sourdine,--jusqu’à ce qu’il
s’exaspère en tumulte au chapitre IX, où est décrite l’invasion de Jerez
par la horde affamée des terriens--tout au long de pages colorées et
bien andalouses, et andalouses d’autre sorte encore que par
l’intervention des

[Illustration: DANS UN POSTE AVANCÉ, FACE AUX TRANCHÉES ALLEMANDES, EN
1914]

[Illustration: BLASCO ASSISTANT A UN BOMBARDEMENT PAR PIÈCES DE GROS
CALIBRE, PRES DE REIMS]

traditionnels _gitanos_ et _gitanas_. Comme je le notais en 1905, dans
le _Bulletin Hispanique_ de Bordeaux[157], le romancier se trouvait,
ici, en face d’un écueil dangereux, «auquel Zola a succombé très
souvent, mais jamais avec autant d’évidence que dans _La Faute de l’abbé
Mouret_, écueil qui consiste à attribuer une prépondérance illimitée à
la terre, érigée à la dignité d’acteur principal, sorte de réincarnation
moderne de l’antique Fatum. Blasco Ibáñez a su éviter cette outrance: il
a tracé vigoureusement, mais solidement, sa peinture des
_latifundios_[158] jérézans, et, dans ce cadre exubérant de couleurs,
grouille une vie intense, se meuvent des figures nettement enlevées:
gens de la _gañanía_: _aperadores_ et _arreadores_, _capataces_ et
_mayorales_ de _cortijos_, humbles _braceros_[159] aussi, qu’un souffle
anarchique soulève vers les révoltes de je ne sais quelle effroyable
_Germanía_[160], gitanes crapuleux et _señoritos_ efféminés, fainéants,
avec leur cour de _guapos_ et de hâbleurs: rien ne manque au tableau...»
Il y a là un pendant du Gabriel Luna de _La Catedral_, qui n’est qu’une
transposition du rêveur anarchiste que fut Fermín Salvochea[161],
rebaptisé par Blasco sous le nom de Don Fernando Salvatierra, champion
cultivé et passionné des idées d’égalité, que torture l’humiliant
spectacle de l’aboulie des masses espagnoles et qui voudrait faire
passer d’autre sorte que sous forme d’émeutes son rêve ascétique de
justice et de fraternité dans la foule, illettrée et crédule, des
esclaves de la grande propriété andalouse. Don Luis, qui n’a cure de
l’avenir, ne songe, lui, qu’à satisfaire ses appétits de bestiale noce.
Une nuit où, au _cortijo_ de Marchamalo, la fête des vendanges dégénère,
par ses soins, en une bachique orgie, ce triste personnage cause
l’ivresse de la belle María de la Luz, fiancée au sympathique Rafael, et
en profite pour violer la jeune fille, dont le frère, après avoir en
vain exigé du misérable, son ami, la réparation de son lâche forfait par
un mariage en bonne et due forme, se sert de l’émeute de Jerez pour
tuer, d’un coup de la _navaja_ de Rafael, le malfaisant parasite.
Rafael, qui avait d’abord pensé ne jamais épouser María de la Luz--en
vertu de ce préjugé qui situe la pureté de la femme dans la
particularité purement animale d’une virginité anatomique--, s’en va,
converti par les prédications libertaires de Salvatierra, avec cette
compagne de vie et de mort, tenter la fortune en Amérique, dans cette
Argentine toujours hospitalière aux désespérés de l’Espagne, où le
travail est resté une forme de l’antique esclavage, où les révoltes
finissent par des fusillades de la _guardia civil_ et la peine du
_garrote_, ou du _presidio_, aux meneurs souvent le moins responsables.
Mais, selon qu’il est dit au dernier paragraphe du livre, «au-delà des
campagnes il y a les villes, les grandes agglomérations de la
civilisation moderne, et, dans ces villes, d’autres troupeaux de
désespérés, de tristes, qui, eux, repoussent la fausse consolation de
l’ivresse; qui baignent leur âme naissante dans l’aurore du nouveau
jour; qui sentent, au-dessus de leurs têtes, les premiers rayons du
soleil, alors que le reste du monde reste plongé dans l’ombre...»

_La Horda_, peinture de la pègre madrilène, a suscité, de la part d’un
romancier espagnol d’origine basque, M. Pío Baroja, une accusation
voilée, mais cependant catégorique, de plagiat, en même temps qu’un
reproche, très nettement formulé, de manque d’unité organique dans la
composition. C’est à la page 148 des _Páginas Escogidas_ publiées par
l’auteur en 1911 chez l’éditeur Calleja à Madrid, que se trouve le
passage en question, que je m’en voudrais de n’avoir pas signalé. M. Pío
Baroja ne semble, en effet, pas s’être aperçu qu’une comparaison entre
_La Horda_ et sa série de romans intitulée: _La Lucha por la Vida_,
avait déjà été instituée en 1909 par le très consciencieux Andrés
González-Blanco, qui en avait déduit qu’aucun terme commun, aucun point
de comparaison n’existant entre les deux écrivains et leurs œuvres,
chacun restait grand à sa manière. Cette conclusion, parfaitement
exacte, me dispensera d’insister sur d’ultérieurs parallèles, aussi
superflus que celui déjà ébauché par M. Pío Baroja en tête des extraits
de son roman: _Mala Hierba_, entre lui-même et l’auteur de _La Horda_,
et dont la Revue _Hermes_, de Bilbao, en Janvier 1921, sous la plume de
D. Ignacio de Areilza[162], tentait de nouveau le vain exercice. _La
Horda_, que M. Hérelle traduisit en français en 1912, c’est cette
tourbe de déshérités--chiffonniers, contrebandiers, braconniers,
maquignons, mendiants, voleurs, ouvriers sans travail, vagabonds de
toute sorte, gitanes, etc.--qui pullule dans certains quartiers de
Madrid: à _Tetuán_, aux _Cuatro Caminos_, à _Vallecas_, et à son
pendant: _Las Américas_, aux _Peñuelas_ et aux _Injurias_, aux
_Cambroneras_ et aux _Carolinas_, et en d’autres recoins encore, où
grouillent la misère et le vice dans une répugnante promiscuité. J’ai
déjà dit que le touriste étranger n’avait guère occasion de connaître ce
Madrid-là. Le Madrid qu’il connaît et, avec raison, admire, c’est la
double cité dont une moitié est au levant, à gauche de la ligne tracée
par la _Carrera de San Jerónimo_, la _Puerta del Sol_, la _Calle Mayor_
et le Palais Royal et l’autre moitié est constituée par une étroite zone
bornée à l’est par la ligne ci-dessus et sans frontières définies à
l’ouest. De ces deux cités, la première est une très correcte ville avec
d’originales verrues modernes--_Casa de Correos_, _Banco del Río de la
Plata_, certains édifices de la _Gran Vía_--et quelques curieuses
constructions de l’époque de Charles III, tandis que la seconde n’est
qu’une sorte de survivance de l’âge de Philippe V, avec sa _Plaza
Mayor_--pauvre, mais sérieuse--et sa _Plaza de Provincia_--«provinciale»,
mais d’un provincialisme gai--, ainsi que quelques vieilles bicoques
aristocratiques, aujourd’hui bourgeoisement habitées. L’autre Madrid,
celui des _Barrios Bajos_ et des faubourgs, ne tente guère la curiosité
de visiteurs exotiques. Son caractère essentiel me semble être un aspect
de tristesse inexplicable, profonde, intégrale, cosmique--tristesse
distincte de celle que causent d’autres faubourgs dans d’autres villes,
_Whitechapel_ à Londres, par exemple, tristesse qui ne vous abandonne
même pas en ces instants de béatitude physique que procure une heureuse
digestion. Seuls, les faubourgs pouilleux de Naples me semblent inspirer
des sentiments analogues à ceux qui m’assaillent en parcourant--dans le
plus bourgeois de tous les _Suburbios_ madrilènes, celui de
Vallecas--ces _Rondas_ hérissées de bruyantes casernes ouvrières à cinq
et six étages, dont les fenêtres ouvrent sur une campagne pelée, sur un
océan de sable figé, au bout duquel l’on jurerait qu’il n’y ait plus
rien, que l’Univers finisse. Blasco a groupé dans la fable de sa _Horda_
tous les ex-hommes--selon que les a définis Gorki--dont l’existence
s’étiole autour d’un Madrid à décor de luxe et à prétentions de capitale
civilisée. Ce que les criminalistes de l’école de Salillas nous ont
décrit dans leurs traités sur _La Mala Vida en Madrid_[163], le
romancier l’a condensé en une narration balzacienne où la
tendance--l’éveil futur de la Horde--apparaît discrètement au chapitre
final et d’où l’âpreté polémique de _La Catedral_ et de _El Intruso_,
déjà fort atténuée dans _La Bodega_, a presque totalement disparu,
fondue qu’elle apparaît dans le pathétique récit des aventures d’un
pauvre bohème intellectuel. Celui-ci, Isidro Maltrana, né d’un maçon et
d’une serve de la plèbe castillane, dont la mère, la _Mariposa_, est
chiffonnière au quartier des _Carolinas_ et vit maritalement avec
_Zaratustra_--ressouvenance, adaptée au milieu madrilène, du _Sangonera_
de _Cañas y Barro_--, eût peut-être végété comme ses pareils, si la
bienveillance d’une vieille dame, frappée des dispositions du gamin, ne
lui avait permis de se faire recevoir bachelier--ce qui n’est pas, en
Espagne, un tour de force--, puis de suivre avec succès les cours de la
Faculté des Lettres. Il en est à ceux d’avant-dernière année, quand sa
protectrice meurt. Sans profession précise, le jeune homme connaît
l’horreur d’une existence de déclassé, vaguement journaliste, rémunéré
selon les salaires de famine de feuilles besogneuses et vivant
maritalement, dans un taudis proche du _Rastro_, avec la fille du
braconnier _Mosco_, Feliciana, qu’il a connue lors de visites chez sa
grand’mère. Feli est jeune et jolie, son amant intelligent et ambitieux.
Que manque-t-il à leur bonheur? Un peu de chance, aux yeux du vulgaire;
entendons: un peu plus de savoir faire et d’habilité à déjouer les
pièges de la vie. Mais Maltrana, trop faible, ne sait pas s’imposer et
sa maîtresse se trouve enceinte. Affamé, en haillons, le couple émigre
dans une masure des _Cambroneras_ qui ressemble à un douar de bohémiens.
La mère de Maltrana était morte à l’hôpital. Le fils qu’elle a eu d’un
amant après son veuvage, élevé dans le ruisseau, n’est qu’un gibier de
potence. L’amant, un maçon, étant tombé d’un échafaudage, a trouvé la
mort dans cet accident. Le _Mosco_, surpris dans la _Casa de Campo_, y a
été tué à coups de fusil par les gardes du Roi. Feli accouche à
l’_Hospital Clínico_ et y meurt. Son cadavre--tel celui de Mimi au
chapitre XXII des _Scènes de la Vie de Bohème_--ira à l’abandon de la
fosse commune, après être passé par les salles de dissection de la
Faculté de Médecine. La conclusion du livre serait effroyablement
triste, si l’auteur, dans ce qu’un de ses critiques a cru devoir
qualifier de «fin postiche, imaginée pour plaire au lecteur»[164] et
dont l’exemple est loin d’être unique en littérature--à commencer, chez
nous, par Molière--ne nous laissait sur la perspective d’un Maltrana
vainqueur de son caractère, s’acheminant vers l’aisance--épilogue
optimiste évoquant je ne sais quel germinal de paix et de bonheur entre
les hommes et dont _La Maja Desnuda_ (p. 252), _Los Argonautas_, puis le
nouveau recueil de contes de Blasco: _El préstamo de la difunta_
présentent la justification, en en résolvant l’énigme.

_La Maja Desnuda_, composée à Madrid de Février à Avril 1906, inaugure
la seconde série des romans «espagnols», où, comme je l’ai dit, le souci
psychologique absorbe presque complètement la tendance polémique des
quatre volumes précédents. En même temps que douloureuse histoire de
passion, l’œuvre est aussi une sorte de critique d’art, dont le
titre, emprunté à celui de la toile célèbre de Goya--qui, numérotée 741,
orne l’_antesala_ du Musée du Prado à Madrid--, souligne déjà ce
caractère composite. Il est assez difficile de juger avec impartialité
un tel livre, dans lequel il semble qu’on découvre un vague souvenir de
_Manette Salomon_ et où le procédé de composition s’inspire
manifestement de la manière de Zola, conférant à ces pages le caractère
un peu artificiel du «document classé», dont la disposition par tranches
accentue encore certain manque de lien organique, comme si chacun des
chapitres--et c’est, d’ailleurs, un peu le cas de _La Horda_ et de
_Sangre y Arena_--se détachait de l’ensemble à la façon d’une
monographie. D’où quelque froideur, résultant d’un manque de circulation
vitale et, aussi, de l’extrême prolixité du récit, aux trop nombreux
hors-d’œuvre. En ce sens, le critique de la _Revue Hispanique_[165]
que j’ai déjà eu l’occasion de citer, a pu reprocher à _La Maja Desnuda_
ce qu’il appelait son peu de psychologie, dérouté qu’il se trouvait,
sans doute, en face de l’indécision de caractère du héros principal,
dont l’énigme, cependant, a fort bien été dégagée par l’actuel proviseur
du lycée Lamartine à Mâcon, M. F. Vézinet, en 23 pages de son volume de
1907[166]. Tout ce qu’il importait de dire a été dit, en ce livre, sur
une production où Blasco, en mettant plus de complexité et de vie dans
ses personnages, plus de mesure et de discrétion dans son récit et
l’exposé de ses idées, témoigne d’une acuité pénétrante comme
psychologue et d’un rare talent comme artiste, à tel point qu’il
n’avait, peut-être, jamais écrit auparavant de pages plus pleines de
vie, d’enthousiasme et d’observations exactes, que les 148 pages de la
_Première Partie_, mais spécialement que ses quatre premiers chapitres.
L’intrigue est simple en son apparente complexité. Elle a pour objet la
manie d’un peintre célèbre qui, après avoir souffert de la tyrannie
d’une femme hystérique, ennemie de son art, jalouse de ses modèles,
empoisonnant sa vie, finit, devenu veuf, par ressentir pour la morte le
violent amour qu’elle lui avait inspiré au commencement de leur union.
Où retrouver ce divin modèle de «_Belle Nue_», ce corps adorable que,
dans un fugitif instant de docilité et d’abandon, Josefina avait permis
à Renovales de fixer sur la toile pour, cette toile achevée, la détruire
aussitôt, dans un accès de furieuse pudeur? Obsédé par le persistant
souvenir de la défunte--la visite qu’il rend à sa tombe, au vieux
cimetière de la Almudena, au ch. III de la _III^{ème} Partie_, pourrait
rappeler le souvenir d’_Une_

[Illustration: DANS UNE RUE DE REIMS BOMBARDÉE, EN 1914]

[Illustration: PORTRAIT DE BLASCO AU MOMENT OÙ IL ÉCRIVIT «LES QUATRE
CAVALIERS DE L’APOCALYPSE»]

_Page d’Amour_, où nous voyons Mme Rambaud, au cimetière de Passy,
agenouillée sur la tombe de Jeanne, au ch. V et dernier de la _V^{ème}
Partie_--, il poursuit le rêve stérile de la reconstituer dans sa nudité
physique par le moyen d’un modèle ressemblant en tout à sa femme. Quand
il a rencontré ce Sosie--une étoile de café concert--, il s’avise,--sur
une décision dont l’apparent illogisme se justifie par des raisons
sentimentales qu’a fort bien dégagées M. F. Vézinet et dont l’idée se
retrouverait déjà dans le chapitre VII de _Bruges-la-Morte_[167],--de la
faire habiller d’un costume de sa femme et se met à la peindre ainsi
vêtue. Mais l’illusion résiste à ces simulacres, et, tandis que la fille
épouvantée s’enfuit, l’artiste reste seul, à pleurer sur sa déchéance
irrémédiable, sur sa vie à jamais brisée. De même que Josefina est morte
de jalousie,--et il serait difficile de trouver, dans aucun roman, une
meilleure description des ravages progressifs de ce sentiment dans une
âme de femme--de même Renovales, envoûté par son amour posthume--dont il
n’est guère malaisé de citer des cas vécus et non moins
effroyables,--mourra dans un gâtisme voisin de la démence.

_Sangre y Arena_, que M. Hérelle a mué, pour l’amour du titre, en
_Arènes Sanglantes_ et qu’il a publié en 1909 dans la _Revue de Paris_,
a fait couler en Espagne des flots d’encre. Même un critique imbu de
cosmopolitisme comme l’est M. Díez-Canedo, présentant, en 1914,
l’œuvre de Blasco Ibáñez aux auditeurs du 7^{ème} Cours international
d’expansion commerciale à Barcelone, n’hésitera pas à définir ce roman:
une œuvre écrite pour l’exportation, ajoutant, en français, que «tous
les éléments conventionnels de l’Espagne pittoresque s’entassent dans ce
livre: c’est bien possible que les étrangers y reconnaissent l’Espagne
qu’ils s’attendaient à trouver: nous, Espagnols, nous y voyons seulement
la parodie d’un livre étranger»[168]. Nous constaterons plus loin qu’un
autre écrivain espagnol traitera également de «livre étranger» _Los
Cuatro Jinetes del Apocalipsis_, ce qui est une façon trop aisée, en
vérité, d’éviter la discussion de problèmes gênants. Le lecteur un peu
familier avec la littérature tauromachique de _tras los montes_ n’ignore
pas que, dans un livre qu’il a intitulé: _El Espectáculo más
nacional_[169], D. Juan Gualberto López-Valdemoro y de Quesada, Comte de
las Navas, a accumulé les témoignages les plus rares tendant à démontrer
historiquement que les courses de taureaux sont «l’ombre que projette le
corps de la nation espagnole» et que la suppression de l’un pourrait
seule amener la disparition de l’autre. Et il n’ignore peut-être pas
davantage qu’une femme de lettres, une universitaire aussi distinguée
que Mme Blanca de los Ríos de Lampérez a, dans le nº d’Août 1909, p.
576, de _Cultura Española_, assimilé la passion tauromachique du peuple
espagnol à la force vitale du soleil qui dore, dans les vignobles
andalous, les grappes fécondes en vins généreux. A quoi bon, d’ailleurs,
insister, si le grand succès actuel, en Espagne, de D. Antonio de Hoyos
y Vinent est conditionné par une production où se détachent surtout
trois romans tauromachiques: _Oro, Seda, Sangre y Sol_; _La Zarpa de la
Esfinge_ et _Los Toreros de Invierno_?[170]. Il n’est guère, dans le
vaste monde, de coin où n’ait été projeté le film édité par la maison
_Prometeo_ et qui a propagé à l’infini la tragique histoire de Juan
Gallardo et de Doña Sol, cette Leonora andalouse. On souffrira donc
qu’ici je ne la relate point, puisqu’elle est surabondamment connue de
tous et qu’_Arènes Sanglantes_, comme si sa popularité en volume ne
suffisait pas, réapparaît, de temps à autre--ce fut, à partir du 1er
Mars 1921, le tour du _Petit Marseillais_--comme feuilleton, au
rez-de-chaussée de nos journaux. Les Espagnols qui affectent de
repousser cette œuvre parce «qu’écrite pour l’exportation», ont
coutume de hausser les épaules lorsqu’on leur parle de l’épisode du
bandit _Plumitas_. M. Peseux-Richard, analysant _Sangre y Arena_ dans la
_Revue Hispanique_[171], observait que tout portait à croire que ce
personnage n’était qu’une transcription romanesque du fameux et
authentique _Pernales_, qui venait de mettre sur les dents toute la
gendarmerie du sud de l’Espagne. «La réception discrète--ajoutait-il--mais
presque amicale, qui lui est faite à _La Rinconada_, les marques
d’intérêt que lui témoignent de hauts personnages comme le marquis de
Moraima, en disent long sur l’état social de l’Andalousie...» Or, dans
un livre de D. Enrique de Mesa intitulé: _Tragi-Comedia_[172], je trouve
les lignes suivantes: «Le cas de _Pernales_ est récent. Pour montrer le
pittoresque de l’Espagne, Blasco Ibáñez, dans son roman _Sangre y
Arena_..., trace le type de ce bandit, en se bornant à suivre pas à pas
les récits des journaux. Et le fanfaron n’était pas ce José Maria
légendaire célébré par le _cantar_ et le _romance_ populaires: le
_Plumitas_ du roman n’est autre que le _Pernales_ réel et la propriété
champêtre du torero Juan Gallardo s’est appelée, dans la réalité, _La
Coronela_ et appartenait à Antonio Fuentes.» Déjà, d’ailleurs, dans _La
Epoca_ du jeudi 4 Juin 1908, le critique _Zeda_--pseudonyme de D.
Francisco F. Villegas, ancien professeur à Salamanque et fort bon
lettré--avait rendu pleine justice à la fidélité avec laquelle Blasco
Ibáñez procédait dans sa documentation pour une œuvre où il n’a guère
qu’effleuré la matière. «En Espagne, écrivait-il,--et je citais déjà ce
précieux témoignage dans un article ancien du _Bulletin
Hispanique_[173],--tuer des taureaux équivaut à être, en d’autres
époques, général victorieux. Quel chef, depuis la mort de Prim, a joui
de plus de renommée que _Lagartijo_, _Frascuelo_ et le _Guerra_? Leurs
biographies sont connues de tous; leurs portraits décorent les murs de
milliers de foyers; leurs bons mots circulent de bouche en bouche. Leurs
cadenettes ont eu plus de chantres que la chevelure de Bérénice et leurs
blessures suscité plus de pitié que celles reçues sur les champs de
bataille par des héros de la nation. Qui ne se souvient qu’alors que
Méndez Núñez oublié était à l’agonie, la foule s’écrasait à la porte du
_Tato_?» Et ce peu suspect garant n’hésitait pas à proclamer que Blasco
venait de donner, dans son gros volume, «_una fase completa de la vida
popular española_»[174], ajoutant: «Les lecteurs étrangers, en
lisant--car ils les liront--les pages vibrantes de _Sangre y Arena_,
pourront se faire une idée exacte de tout ce qui a rapport à notre fête
nationale». Voici, enfin, le propre aveu d’un maître en l’art de tuer
les taureaux, _Bombita_, à la page 81 de _Intimidades Taurinas y el Arte
de Torear de Ricardo Torres «Bombita»_, recueil de conversations avec le
célèbre diestro publié à Madrid à la maison _Renacimiento_ par D. Miguel
A. Ródenas: «Des livres de Blasco Ibáñez, que j’ai lus, _Sangre y Arena_
me semble le meilleur, peut-être parce que traitant de ma profession et
que je connais mieux les mœurs et le milieu des personnages...»
Evidemment, il serait aisé de citer, à côté de ces témoignages sincères,
les protestations d’autres plumes espagnoles--telle celles d’E. Maestre
dans _Cultura Española_ d’Août 1908, p. 707--déclarant que le roman de
Blasco est le pire de tous les romans jusqu’alors écrits par ce maître.
Mais ces protestations, partant d’esprits hostiles à la tauromachie--car
il y en a plus d’un, en Espagne et, pour ce qui est d’E. Maestre,
c’était aussi un esprit hostile au réalisme et même au
modernisme!--s’inspirent surtout de la considération du mauvais effet
que sont censées produire à l’étranger ces descriptions de mœurs
espagnoles considérées à juste titre comme répugnantes et elles
n’enlèvent rien à la valeur artistique et sociale du livre. Que celui-ci
ait été qualifié de plagiat par un obscur chroniqueur de sport sévillan
improvisé romancier, D. Manuel Héctor-Abreu,--qui usa aussi du
pseudonyme d’_Abrego_,--c’est là détail sans importance. J’ai relu,
cependant, _El Espada_, roman de 368 pages in-8º et _Niño Bonito_,
petite narration sévillane de 185 pp. in-16º,--l’un et l’autre parus
chez Fernando Fe à Madrid,--et je n’y ai trouvé que des détails
techniques consignés avec une fidélité extrême, mais un manque total
d’art, et, en tout cas, rien qui pût démontrer la dépendance de Blasco à
l’endroit de ce précurseur dans un genre jusqu’alors dédaigné par les
maîtres du roman espagnol[175].

_Los Muertos Mandan_ contiennent, sous une couverture polychrome de L.
Dubón d’inspiration un peu lugubre, l’un des plus purs chef-d’œuvre
de Blasco Ibáñez. L’œuvre, composée à Madrid de Mai à Décembre 1908,
a été traduite en français par Mme B. Delaunay sous le titre: _Les
Morts Commandent_, mais n’est guère connue. C’est un roman exceptionnel,
représentant un effort considérable, roman qui unit au charme des
paysages décrits, comme toujours, de main de maître, une peinture
fouillée de caractères étranges et dont la signification philosophique
revêt la grandeur tragique des fables de l’Hellade. Jaime Febrer,
dernier descendant d’une très ancienne famille de «_butifarras_»[176]
majorquins à laquelle ont appartenu d’aventureux navigateurs, de
belliqueux Chevaliers de Malte, d’audacieux commerçants, des
inquisiteurs et des cardinaux, est revenu, après une jeunesse de faste
et de joie, habiter le palais ruiné de ses aïeux, où le soigne une
vieille servante, _madó_ Antonia. Pour redorer son blason, il se
déciderait à épouser une jeune millionnaire, qui accepterait avec un
bonheur souverain une aussi noble union. Mais Catalina Valls, fille
unique, est aussi une «_chueta_», une descendante de juifs convertis au
XV^{ème} siècle, et, comme telle, appartient à la caste des parias, à
«ceux de la rue», qu’aujourd’hui encore, dans les «_Iles Fortunées_», on
traite avec le plus souverain des mépris, vilenie digne de ces
fanatiques sans culture qu’après George Sand, D. Gabriel Alomar, dans
son volume: _Verba_, a,--fils lui-même de Majorque,--si bien
caractérisés[177]. En conséquence, tous s’opposent à l’union de Febrer
et celui-ci, pour fuir la conspiration des _butifarras_, des _mosóns_,
des _payeses_ et même des _chuetas_--car l’oncle de Catalina, Pablo
Valls, marin qu’une expérience du vaste monde a rendu fier de sa race,
ne veut pas exposer deux êtres qu’il aime aux effroyables conséquences
d’une telle mésalliance--, se réfugie sur un roc de l’île d’Ibiza, dans
une tour de corsaire qui s’érige, farouche, sur les falaises de ces
côtes sauvages. Ainsi espère-t-il échapper, dans ce château-fort en
ruines, qui est le dernier vestige de sa richesse, à la tyrannique
domination des Morts, toute-puissante à Majorque. Il s’y réaccoutume à
la vie rustique, naturelle et primitive, et se fond insensiblement dans
l’ambiance de ce rude et inhospitalier pays, pêchant, chassant, à la
façon d’un primitif. Mais, dans son agreste solitude, l’Amour veille et
le fera s’enamourer de Margalida, fille de Pèp, propriétaire de _Can
Mallorquí_ et descendant de modestes laboureurs, feudataires, autrefois,
des Febrer, dont le représentant, bien que sans argent, continue, à
leurs yeux, d’être «_el amo_», une sorte d’homme supérieur, isolé des
autres par les dons suréminents de l’intelligence et de la race. Un
Febrer épouser l’«_atlòta_», la vierge paysanne qui porte chaque jour le
repas à «_sa mercè_», quelle abomination! A Ibiza comme à Majorque, le
passé s’oppose à l’avenir et en entrave la marche. Partout, en Espagne,
l’histoire, l’autorité de ce qui fut! Et tout conspire, derechef, pour
que Jaime et Margalida, belle fille intelligente et seigneuriale
d’aspect, ne s’aiment pas. Au «_festeig_»--cérémonie où, au jour et à
l’heure fixés, sont admis, devant l’«_atlòta_», tous les prétendants
pour que celle-ci choisisse--, Jaime entre en lutte avec ses
compétiteurs, est blessé à mort, puis guéri par les soins pieux de sa
divine maîtresse. Cette fois, l’Amour triomphe. Le Febrer épouse
Margalida et ce Robinson de la tour _del Pirata_, dont Pablo Valls a pu
sauver quelques bribes de la fortune, s’unira à cet ami fidèle pour
inaugurer une vie entreprenante de commerçant, dont l’âme, fondue en
celle de sa douce et chère femme, se moquera désormais de ces Morts qui
ne commandent que parce qu’ils ne trouvent pas d’hommes forts sachant,
tel Jaime Febrer, se libérer de leur pernicieuse emprise. «Non, les
Morts ne commandent pas! Qui commande, c’est la Vie, et, par-dessus
elle, l’Amour!»

_Luna Benamor_, cette nouvelle dont j’ai déjà parlé, a perdu, fort
heureusement, dans ses rééditions successives sa couverture aussi peu
artistique que la couverture de _Los Muertos Mandan_ et dont M. Ricardo
Carreras déplorait, dans _Cultura Española_ d’Août 1909, p. 509, le
regrettable mauvais goût. C’est une sobre et nostalgique histoire
d’amour, à laquelle on n’a reproché sa grande brièveté que par ignorance
des conditions de sa publication première, dans un numéro du nouvel an
1909 d’un magazine sud-américain. On y voit un jeune consul d’Espagne en
Australie, Don Luis Aguirre, s’attarder à Gibraltar, orphelin lui-même,
aux amours avec une orpheline israélite, née à Rabat d’un Benamor
exportateur de tapis et de la fille du vieil Aboab, de la maison de
banque et de change _Aboab and Son_ à Gibraltar, Hébreux originaires
d’Espagne. En cent pages, Blasco Ibáñez a su condenser une action
poignante, qui se déroule sur le fond bigarré du pandémonium cosmopolite
qu’est l’antique roc de Calpe, qui vit passer les galères phéniciennes
allant, sous la protection de leur Hercule Melkart, quérir l’étain
britannique, pour, mêlé avec le cuivre d’Espagne, en faire le bronze, et
qu’aujourd’hui occupent depuis 1704 les phlegmatiques fils d’Albion,
toujours Anglais irréductibles et sachant implanter leurs coutumes
insulaires, bien que respectant celles d’autrui, dans les conditions de
climat les plus invraisemblables, comme c’est le cas pour cette extrême
pointe d’Andalousie. Aguirre, dont la passion pour Luna est partagée par
la jeune Israélite, sera, lui aussi, la victime de ces Morts dont la
sombre tyrannie endeuille les pages ensoleillées de l’essai d’idylle de
Jaime Febrer avec la _chueta_ et celle dont il avait rêvé de faire sa
compagne d’aventures à travers le monde échappera à l’Espagnol, parce
que d’une autre race que la sienne, parce que liée par des traditions,
des préjugés, des rites en opposition avec ceux de la Péninsule
Ibérique. Aussi le consul partira-t-il seul pour l’Orient et Luna
partagera sa vie avec le juif Isaac Núñez, personnage falot qui
l’emmènera à Tanger. Car «il était impossible qu’ils continuassent à
s’aimer. Le passé ne serait plus pour lui qu’un beau songe, le meilleur
peut-être de sa vie. Elle se marierait conformément aux obligations de
sa famille et de sa race. Tout le reste n’était que folie, enfantillage
exalté et romantique, comme le lui avaient bien fait voir les hommes
sages de sa nation, en lui démontrant quels immenses périls eût
entraînés son étourderie. Il fallait donc qu’elle obéît à son destin, à
celui de sa mère, à celui de toutes les femmes de son sang...» Telle est
cette «idylle tragique», d’une poésie fluante et triste--la poésie des
quais et des embarcadères, où les destins s’accomplissent dans le
déchirement des séparations fatales--et c’est avec raison que M. Ricardo
Carreras l’a définie un modèle des «_mejores aptitudes_»[178] de Blasco.
Elle a été traduite en russe et en anglais, le traducteur en cette
dernière langue étant le Dr. Isaac Goldberg, auteur des versions de
_Sangre y Arena: Blood and Sand_ et de _Los Muertos Mandan: The Dead
Command_, publiées à New-York, cependant que celle de _Luna Benamor_ a
paru à Boston[179].



     XII

     Le programme «américain» de Blasco Ibáñez en 1914 et
     aujourd’hui.--_Los Argonautas._--Sujet et valeur de ce
     roman.--Amour ancien et profond de Blasco pour l’Amérique.


Dans l’interview que M. Diego Sevilla avait prise à Blasco Ibáñez pour
le nº de Mai 1914 de _Mundial Magazine_, le romancier déclarait n’être
venu à Paris que pour y rédiger ses _Argonautas_. Après quoi, il
repartirait pour Buenos Aires, où il ne ferait qu’un court séjour, puis
reviendrait en Europe, qu’il abandonnerait, une fois de plus, pour
l’Amérique. La réalisation de ce programme, qui nous eût, après un
nouveau voyage de documentation à travers les républiques non encore
visitées par Blasco, dotés d’un cycle de vingt romans américains réunis
sous le titre générique: _Las Novelas de la Raza_[180], a été différée
par la guerre, mais cette œuvre monumentale, à la gloire de l’Espagne
et de sa colonisation, n’en verra pas moins le jour, simplement dans un
ordre différent de celui que le maître projetait originairement. Il
avait dit, en effet, au rédacteur de la revue parisienne de langue
espagnole, qu’il commencerait par l’Argentine, à laquelle il dédierait
plusieurs romans, continuerait par le Pérou, auquel il en consacrerait
trois, et ainsi de suite jusqu’à arriver à Saint-Domingue, la première
des îles américaines qu’ait rencontrées Colomb, qui l’avait appelée _La
Española_: méthode qui impliquait donc une marche opposée à celle qui
présida à la découverte du Nouveau Monde.

J’ai demandé à Blasco Ibáñez de me préciser ce qu’il en était
aujourd’hui de ce plan grandiose et les explications qu’il m’a fournies
ont été les suivantes:

«En 1914, j’avais, très nettement, arrêtés dans la tête, trois volumes
qui eussent traité de tous les aspects de la vie argentine et dont le
premier, intitulé: _La Ciudad de la Esperanza_[181], eût été dédié en
entier à Buenos Aires; dont le second se fût appelé: _La Tierra de
Todos_[182] et eût traité de la pampa; dont le troisième, enfin: _Los
Murmullos de la Selva_[183], eût eu pour théâtre le Nord de la
République, avec ses fleuves immenses et ses cascades merveilleuses,
mais eût reflété aussi divers aspects de l’existence au Paraguay et en
Uruguay. J’avais également conçu plusieurs volumes sur le Chili, trois
au moins: l’un, traitant des déserts patagoniens et de l’archipel de
Chiloé; le second, se déroulant à Santiago et à Valparaiso et le
troisième dans les salpêtrières du Nord. Au Pérou, je pensais consacrer
un nombre d’œuvres égal, dont le titre de l’une était déjà fixé: _El
Oro y la Muerte_[184]. J’eusse procédé de la sorte avec chacune des
autres Républiques hispano-américaines, que je me proposais de parcourir
et d’étudier en détail. Ces romans eussent été, en même temps que des
peintures de la vie actuelle, des évocations du passé. Vous aurez
remarqué que les protagonistes de mes _Argonautas_ saluent, à la
dernière page du livre, la Coupole du _Congreso_[185], dont la
perspective clôt le fond de l’_Avenida de Mayo_, à Buenos Aires. C’est
vous dire que, commençant mon cycle de romans au Sud, je l’eusse mené
jusqu’à la frontière du Texas et peut-être ne me serais-je arrêté qu’à
New York. Je n’aurais pas reculé devant la grandeur de la tâche, décidé
que j’étais alors à écrire _tous_ les romans que m’aurait suggérés
l’observation des réalités hispano-américaines. 20 romans, disais-je
dans l’hiver de 1914? Ils fussent vraisemblablement montés jusqu’à 30.
Vous savez que je ne suis pas homme à reculer devant la grandeur d’une
entreprise, quelle qu’elle soit, ni, non plus, à m’effrayer devant
l’énormité d’un travail continu. Mais tout cela, je le répète, se
passait à une époque où je pouvais légitimement prétendre à fixer
l’attention du public européen sur des pays trop peu connus de lui et
cependant si dignes de son attention. Je me flattais d’être le premier
écrivain dont la plume mettrait à la mode, dans la littérature
européenne, les narrations de cadre sud-américain. La guerre est venue,
brusquement, bouleverser tous mes projets. Qui eût osé s’occuper du
Nouveau Monde, quand l’Ancien Continent se trouvait en proie à la plus
horrible des convulsions qu’ait, depuis des siècles, connue son
Histoire?

«Mes _Argonautas_, publiés en Juin 1914, disparurent dans cette
tempête[186], comme tout le vaste programme dont ils n’étaient que
l’avant-propos. Cependant, au cours de mon voyage aux Etats-Unis, un
journaliste m’ayant demandé si j’avais renoncé à reprendre jamais
l’œuvre ainsi commencée, je n’ai pas hésité à lui dire qu’au
contraire, j’entendais bien ne pas l’abandonner. Seulement, au lieu de
tracer ces immenses fresques conformément au plan arrêté en 1914,
celles-ci subiront, dans leur coloris et dans l’ordre de leur exécution,
des modifications profondes, résultant de ce que ma façon de voir les
choses américaines a considérablement varié, depuis ces sept dernières
années. Sans doute, les grandes lignes du dessin resteront les mêmes,
mais, au lieu de commencer à peindre par la gauche, c’est par la droite
que j’attaquerai la besogne. Ce n’est pas en vain que j’ai parcouru les
Etats-Unis et le Mexique. Quelque jour, le tour viendra pour les
Républiques de la Sud-Amérique. Car vous me connaissez assez pour ne pas
douter que j’aie le temps à mes ordres. En tout cas, en ce moment, ce
qui m’absorbe et me tient sous son emprise, c’est l’Amérique que je
viens de voir et dont les impressions possèdent pour moi la fraîcheur de
la nouveauté. C’est pourquoi mon prochain livre, _El Aguila y la
Serpiente_, traitera du Mexique et de ses révolutions. Je dois ajouter
que je pressens l’obscure genèse d’autres œuvres, dont la scène sera
New York, la Californie et d’autres territoires limitrophes. Retenez
bien ceci: que mon programme reste le même, que j’aurai simplement
changé de côté pour l’écrire...»

Le roman _Los Argonautas_ doit, pour qu’on l’apprécie équitablement,
être examiné à la lueur des déclarations qui précèdent. Mais, dénué
qu’il était de tout _prologue_, il risquait fort d’être mal compris des
critiques et tel a été le cas de presque tous ceux qui ont entrepris
d’en parler. Je n’en signalerai ici qu’un seul, mais représentatif: M.
Ramón M. Tenreiro, qui exerçait dans les pages de l’excellent organe
mensuel madrilène, malheureusement disparu il y a quelques mois: _La
Lectura_. Entreprenant, donc, de présenter _Los Argonautas_ à ses
lecteurs[187], M. Ramón M. Tenreiro écrivait ce qui suit: «Il y a
plusieurs années que Blasco Ibáñez ne nous donnait plus de romans. Et
n’allions-nous pas jusqu’à penser, avec chagrin, que l’exercice d’autres
activités avait épuisé en lui le romancier et qu’il ne créerait plus
jamais d’œuvres qui, tels ses récits valenciens, luiraient à jamais,
comme des soleils, dans le firmament de notre roman provincial? Or,
voici un gros volume portant la signature qu’ont rendue célèbre tant
d’excellents livres. Il serait superflu de dire avec quelle attention et
quel vif intérêt nous nous mîmes à le lire. La personnalité littéraire
de Blasco Ibáñez, les influences qui ont agi sur lui, l’école à laquelle
se rattachent ses productions: tout cela était parfaitement défini avant
que parût ce nouveau roman. Mais, dès ses premières pages, nous
comprenons que rien n’y modifiera le concept ancien du romancier; qu’au
contraire, ce concept y apparaîtra confirmé et fortifié...» Après ce
beau préambule, M. Ramón M. Tenreiro s’avise de redécouvrir cette vérité
d’antan, que renforceraient _Los Argonautas_: que Blasco Ibáñez est
resté à jamais ce disciple de Zola qu’un sophisme, dont l’origine a été
exposée plus haut, voulait, en Espagne, qu’il eût été à l’origine de sa
carrière! Mais continuons à traduire le philologue de _La Lectura_.
«Après je ne sais combien d’années (_sic_), ce sont maintenant _Los
Argonautas_ qu’on nous offre. Nous y restons rigoureusement, plan et
détails, dans les limites de la méthode naturaliste. Et peut-être
n’a-t-on pas écrit, dans toute cette misérable année 1914, de roman qui
soit aussi complètement zolesque..., _etc._ _etc._»

Rien, en vérité, n’est moins zolesque que l’imposante masse de _Los
Argonautas_. Dans ces 600 pages d’impression dense--matière d’une
demi-douzaine de nos actuels romans français à 7,50--, Blasco nous
décrit, sans doute, l’existence à bord d’un transatlantique de la
_Hamburg-Amerika Linie_, le _Gœthe_, sur lequel les deux
protagonistes--dont l’un n’est autre que celui de _La Horda_, Isidro
Maltrana--se sont embarqués, à Lisbonne, pour n’en descendre qu’au terme
du voyage, après deux semaines de vie en commun avec la société bigarrée
de ces palais flottants. Mais il y pose aussi les divers personnages
qui, dans les romans qu’il projetait--romans cycliques, à la façon de la
_Comédie Humaine_ et des _Rougon-Macquart_--eussent eu à représenter les
héros, chacun dans son milieu propre, de ces futures narrations. Et,
enfin, il intercale, sous forme de récits dont s’agrémente la longue
oisiveté de ces jours de totale inaction, un historique enthousiaste et
fidèle des principaux épisodes de la découverte de l’Amérique par Colomb
et des premières phases de la colonisation de ce pays. Ce roman d’une
traversée, où les amours alternent avec les fêtes, où la misère des
émigrants de tous pays contraste avec les folles dépenses des passagers
de première, est comme une longue et délicieuse suite de conversations
sur les sujets les plus variés, que l’on n’interromprait que pour
assister au défilé cinématographique de paysages et d’êtres évoqués avec
une telle puissance de suggestion, que l’on n’en conserverait pas une
impression plus vive, semble-t-il, si, au lieu de réaliser cette
croisière dans un fauteuil, immobile en son cabinet, on l’eût faite sur
le pont tanguant du _Gœthe_. Pour écrire ce livre, il fallait
l’expérience d’un Blasco, acquise au cours de ses voyages d’aller et
retour d’Europe en Amérique et vice-versa, dont j’ai parlé dès le
chapitre I. M. Ramón M. Tenreiro reconnaissait que «la force avec
laquelle Blasco Ibáñez sait, dans ses narrations, obliger chaque chose à
se présenter à nos yeux comme douée de vitalité, n’a pas diminué au
cours des ans où sa plume est restée sans exercice. Il n’est pas un
personnage de ce livre--vraie arche de Noé, où grouillent toutes les
races de la terre--qui ne nous apparaisse portraituré au naturel...»
C’est parfaitement exact, mais il eût fallu ajouter que seul un Blasco,
familier, à la date où il écrivit _Los Argonautas_, avec les divers
types raciaux des républiques de la Sud-Amérique, pouvait en risquer,
sans crainte de tomber dans une odieuse caricature, le crayon légèrement
humoristique et reproduire jusqu’aux si pittoresques manières de dire
par quoi un Péruvien se révèle, après deux minutes de discours,
distinct, par exemple, d’un Vénézuélien. Ce dernier détail ne sera guère
apprécié que par ceux des lecteurs étrangers de Blasco Ibáñez parlant le
castillan et ayant eu l’occasion d’entendre des Hispano-Américains le
parler. A la page 264 du livre, l’un des deux protagonistes espagnols du
roman fait remarquer à l’autre combien l’apparente similitude de
l’idiome est en réalité trompeuse. «Les premiers jours, dit-il, en les
entendant parler, je me disais: _Nous sommes égaux, à part quelques
différences d’accent et de syntaxe..._ Eh bien, non, nous ne le sommes
pas, égaux! Comment m’expliquerai-je? Les uns et les autres nous jouons
du même instrument, mais nous avons une oreille qui n’apprécie pas les
sons de la même manière. Si, par hasard, il m’arrive d’échapper ce qui
me semble devoir être un trait d’esprit, quelque chose qui, du moins en
Espagne, passerait pour tel, ces excellentes dames, mes auditrices,
restent insensibles, comme si elles ne m’eussent pas compris. Et voici
que, continuant de parler avec elles, j’émets une enfantine niaiserie,
une de ces plaisanteries de collège qui me vaudraient, à Madrid, d’être
conspué: aussitôt mon public de s’esclaffer sur cette stupidité et de se
la redire, comme si c’était une brillante manifestation de talent...!»
Et ce n’est point seulement, en l’espèce, divergence dans l’appréciation
des sons de l’instrument commun, mais bien opposition frappante dans les
conditions d’agilité et de force de son maniement. «Dans beaucoup de
pays de l’Amérique latine, les gens parlent avec une lenteur pénible,
comme si les douleurs d’une sorte d’enfantement accompagnaient chez eux
la recherche du vocable. Les femmes, spécialement, n’ont de corde vocale
que pour cinq minutes; après quoi, elles se taisent, se contemplant
l’une l’autre. Elles ne s’animent que lorsqu’il s’agit de «débiner», de
«_pelar_», quelqu’un, comme on dit là-bas. Mais c’est la phénomène
oratoire non spécial à l’Amérique, mais, hélas! commun à tous les pays
du globe... S’ils parlent peu, en revanche ils aiment à écouter.
Cependant, ici encore, leurs capacités auditives sont presque aussi
limitées que leur puissance verbale. A la longue, ils se fatiguent
d’entendre, bien que la conversation les intéresse. On dirait que ce qui
les offense, c’est d’être demeurés longtemps en silence. Et ils s’en
vengent en traitant de «raseur», de «_macaneador_», celui même dont ils
ont demandé la parole. Ce que l’on ne comprend pas, ce que l’on n’aime
point, il est entendu, une fois pour toutes, que c’est une
«_macana_»...»[188]. Il y aurait toute une _Anthologie_ à composer à
l’aide d’observations de cette nature, extraites des _Argonautas_ et
d’où ressortirait un tableau pittoresque de la «différence des humeurs»
entre Espagnols et Sud-Américains.

Et quelle quantité de délicieuses observations sur d’autres traits de
mœurs, plus spécifiquement argentins! Voici, à la page 259, un
paragraphe sur les conférenciers venus du dehors pour apporter la bonne
parole européenne à ces traficants du blé et de la viande. «Les peuples
jeunes possèdent une curiosité analogue à celle de ces écoliers
appliqués et indiscrets qui, après avoir écouté les leçons de leurs
maîtres, entendent connaître encore les intimités de leur vie. Les
livres et les œuvres d’art envoyés par le vieux monde ne leur
suffisant pas, ils ont voulu voir de près la personnalité physique de
leurs auteurs. Et tous les ans, arrivent à Buenos Aires des hommes
illustres sous le prétexte d’y donner des conférences, en réalité pour
satisfaire la curiosité des Argentins et l’orgueil des nombreuses
colonies européennes qui, exhibant et fêtant le compatriote célèbre, ont
l’air de dire aux autres: «_Nous ne sommes pas des ânes, labourant le
sol ou vendant derrière un comptoir, nous autres, et il est bon que ces
«créoles» se convainquent que nous avons, chez nous, des «docteurs» qui
l’emportent sur ceux de leur pays!_» Et les Argentins, en apprenant
qu’est arrivé chez eux l’auteur d’un livre que le hasard leur a fait
lire il y a longtemps, ou le personnage politique dont ils retrouvent
chaque matin le nom dans leur journal, se disent: _Allons voir quel est
cet oiseau-là!_ Ils sacrifient donc quelques pesos pour s’enfermer dans
un théâtre de cinq à sept, où, bercés par la voix du conférencier, ils
comparent sa figure aux portraits qui en ont été publiés, étudiant la
coupe de sa redingote--pour en conclure, une fois de plus, qu’en
Argentine on s’habille mieux qu’en Europe--et vont jusqu’à compter le
nombre de fois qu’il a bu de l’eau. De plus, ils se paient le luxe de le
tourner en ridicule, lui attribuant des anecdotes où on le voit
stupéfait d’apprendre qu’en Amérique personne ne porte de plumes, à la
mode indienne. Car il faut savoir qu’en ce pays l’on tient beaucoup à ce
que les Européens continuent à s’imaginer ainsi les citoyens argentins,
à seule fin de pouvoir se moquer ensuite, avec une joie enfantine, de
l’ignorance crasse des gens du vieux monde... Quant aux femmes qui, par
curiosité, remplissent les loges, elles disparaissent dès la troisième
conférence et font bien, car elles s’y ennuient à mort. Elles n’aiment
qu’une catégorie de conférenciers: ceux qui récitent des vers... Mais il
reste les intellectuels du pays, les «docteurs», qui assistent avec une
hostilité manifeste à ces lectures; qui, dès l’entrée, se disent:
_Voyons un peu ce que va nous conter le monsieur!_ et qui, à la sortie,
protestent en chœur: _Il n’a rien dit de nouveau; nous n’avons rien
appris de lui, rien, absolument!_ Comme si quelque chose de neuf était
un accident quotidien! Comme si un homme, qui avait trouvé quelque chose
de neuf dans son pays, n’avait qu’à dire à ses compatriotes: _Attendez
un peu! Patience! Je saute dans un transatlantique et vais conter ma
découverte à ces MM. d’Amérique... Et je reviens, à l’instant!_ Comme si
les moyens de communication de notre époque et la diffusion du livre
permettaient à quiconque d’aller quelque part proclamer une idée de
création récente, sans qu’à l’instant trente ou quarante individus ne
protestent: _Pardon! Ça, c’est connu! Il y a longtemps que nous le
savions!_»

Voici, encore, à la page 276, un passage sur les banques. «Fonder une
banque était chose courante dans ces pays. Il en naissait une chaque
semaine. Il n’est pas de rue principale de Buenos Aires qui n’en possède
un certain nombre. L’important, c’était de trouver un bon immeuble, de
le doter d’un mobilier anglais «sérieux et distingué» et de comptoirs en
acajou brillant. En outre, il fallait une enseigne énorme et toute dorée
et aussi des panoplies de drapeaux pour les fêtes patriotiques et une
façade à la merveilleuse illumination nocturne. Le capital de début: de
deux à trois millions de pesos. Vous croyez avoir raison de moi en me
demandant: _Où est ce capital?_ Il n’y a qu’à faire figurer tous ces
millions, et davantage encore si on le désire, dans les _Statuts_ et
surtout à la devanture et sur l’enseigne, en lettres colossales. En
réalité, l’on commence avec 30 ou 40.000 pesos... Vous me demanderez
également: _Où sont-ils?_ Il faut compter sur les braves gens du Comité
Directeur. On trouve toujours une demi-douzaine de boutiquiers désireux
de figurer à la tête d’une banque. C’est une jouissance que de pouvoir
dire aux amis: _Ce soir, je suis en séance au Comité Directeur_. Et
quelle joie aussi d’écrire aux parents d’Europe et aux nigauds du pays
sur un papier à en-tête de la Banque, qui leur cause du respect par la
série respectable des millions du capital social et les chiffres
mensuels d’affaires de l’établissement...»

Je n’aurais que l’embarras du choix, si je voulais citer, à côté de ces
passages teintés de légère et riante satire, des morceaux d’une beauté
épique, où Blasco,--qui s’est donné la peine d’étudier, dans ses
moindres détails, l’histoire légendaire de Colomb, qu’il possède aussi à
fond que feu Henry Harrisse et que M. Henry Vignaud,--a retracé la geste
de la découverte du Nouveau Monde et dissipé mainte absurde légende sur
la personnalité même de l’«_Almirante_», de ce prétendu Génois dont on
ignore, en réalité, à peu près tout de la naissance et de la vie,
antérieurement à 1492. Mais de tels morceaux devraient être traduits
sans coupures et ils sont trop longs pour que je les insère dans le
présent chapitre. Les réflexions que fait Blasco Ibáñez, à la p. 327,
sur ce que coûta à l’Espagne la colonisation du Nouveau Monde, méritent
cependant qu’on s’y arrête un instant. Poète doublé d’un érudit, dont
les lectures sont parties des ouvrages les plus anciens et les plus
rares sur cette grande matière si controversée, Blasco peint
admirablement l’immense effort que représentait une entreprise
civilisatrice allant de l’actuelle moitié des Etats-Unis au détroit de
Magellan. Certains auteurs étrangers n’ont pas craint d’affirmer qu’en
trois siècles l’Espagne avait jeté dans ce gouffre une trentaine de
millions d’hommes. Le chiffre est certainement exagéré, mais que l’on
songe à l’apport de sève européenne que suppose la radicale
transformation du type physique original américain et combien les
virilités espagnoles durent, pour éclaircir le sang indien de son cuivre
autochtone, dépenser de fougue amoureuse! Si l’Espagne comptait de 18 à
20 millions d’habitants quand fut découverte l’Amérique, il est avéré
qu’à la fin du XVIIe siècle, elle n’en avait guère plus de 8 millions
et cette effroyable régression ne laisse pas de donner à réfléchir. Mais
de quelles tragédies en mer ne furent pas victimes ces bandes anonymes
d’aventuriers qui se confiaient, séduits par l’appât trompeur de
richesses légendaires, à des esquifs de hasard pour franchir, sans
autres guides que des pilotes de fortune, des cartes ridicules et leur
boussole, cette «Mer Ténébreuse»[189] dont Blasco a si bien représenté
l’effroi et dont Roselly de Lorgues, historien mystique de Colomb et de
ses voyages traduit en espagnol par D. Mariano Juderías Bénder, a dit
que tous les ouvrages de géographie d’alors justifiaient la fatale
appellation, car, sur les cartes, on voyait, dessinées autour de ce mot
effroyable, des figures si terribles que, par comparaison, les Cyclopes,
les Lestrigons, les Griffons et les Hippocentaures semblaient avoir été
des créatures charmantes. «Pendant le premier siècle de la conquête,
écrit Blasco, les aventuriers s’embarquaient sur tous les navires venus,
vieux esquifs à peine radoubés que conduisait un quelconque pilote
côtier, décidé lui aussi à tenter sa chance. A cette époque, les
administrations ignoraient les statistiques et il n’était, en outre, pas
rare que l’on partît clandestinement, sans papiers d’aucune sorte.
Personne ne se souciait de la sécurité d’autrui. Chacun pour soi et Dieu
pour tous! Car c’est en Dieu seul que l’on avait confiance et, pour le
reste, l’on était sans craintes. Une expédition commandée par un vieux
capitaine des Indes partait de Cadix pour l’Ile des Perles, sur les
côtes du Vénézuéla. Le jour était serein, la mer unie et calme. Mais le
galion était si désarticulé et pourri, qu’il n’avait pas navigué une
heure, qu’il coulait à fond brusquement, en vue de la ville et que tout
son équipage périssait dans les ondes. Cette catastrophe fit quelque
bruit, parce qu’au nombre des victimes se trouvait le fils unique de
Lope de Vega Carpio, mais combien d’autres tragédies analogues sont à
jamais ensevelies dans les ondes de la mer et de l’oubli!»--Quand on
réfléchit à ces causes, dont Blasco a si bien su démêler, pour le
lecteur non géographe, ni historien de profession, l’écheveau embrouillé
à plaisir par des pamphlétaires pour qui la haine de l’Espagne
justifiait tout, sous quel jour historique différent apparaît la
décadence, tant prômée et si peu comprise, de cette grande nation!
«Notre pays, écrit excellemment Blasco Ibáñez, est, par son histoire,
quelque peu semblable à une marmite qui aurait bouilli des siècles et
des siècles, sans que personne se soit jamais soucié de l’écarter du feu
pour que son contenu se refroidisse. Les grands peuples de l’Europe,
après la crise de fusion bouillonnante où se sont mêlées leurs races et
effacés leurs antagonismes, ont pu se reposer dans la paix. Ce repos
leur a servi pour se solidifier, s’agrandir, pour acquérir de nouvelles
forces. L’Espagne n’a pas connu de tels repos. Durant sept siècles, elle
a bouillonné sous la flamme des luttes de races et des antagonismes
religieux. Enfin, la fusion des divers ingrédients s’est, tant bien que
mal, réalisée. La mixture nationale est faite, peut-être de mauvaise
sorte, mais elle est faite. Il faut retirer la marmite du feu pour que
son contenu se cristallise, qu’il cesse de se perdre en vapeurs vaines.
Or, c’est à ce moment critique que

[Illustration: BLASCO DANS SON CABINET DE TRAVAIL, RUE RENNEQUIN, A
PARIS, PENDANT LA GUERRE]

[Illustration: BLASCO A NICE, LORSQUE SON ÉTAT DE SANTÉ, ÉBRANLÉ PAR UN
TRAVAIL EXCESSIF, EUT NÉCESSITÉ SON SÉJOUR DANS LE MIDI DE LA FRANCE]

l’Espagne découvre les Indes, elle qui, en vertu d’alliances
monarchiques, était déjà maîtresse d’une moitié de l’Europe! Au lieu du
repos nécessaire, il va lui falloir bouillonner derechef sous un feu
plus intense, s’enfler en une expansion folle, absurde, la plus
extraordinaire, audacieuse et insolente que consigne l’Histoire. Une
nation relativement petite, située à l’un des bouts du vieux monde et
qui, de plus, avait la prétention de réaliser son unité en expulsant de
son sein, sous le prétexte de religion différente, ceux de ses fils qui
étaient hébreux ou musulmans, c’est elle qui entreprenait en même temps
de coloniser la moitié du globe, tout en maintenant sous son sceptre de
lointains peuples d’Europe, qui ne parlaient pas sa langue et n’étaient
pas de sa race...!»

_Los Argonautas_, disais-je, ne pouvaient être écrits que par le seul
Blasco, dont la familiarité avec le monde des transatlantiques était
avérée par une rare pratique. Mais je tiens à marquer, en outre, que,
dès son enfance, Blasco Ibáñez ressentit, pour les choses de l’Amérique,
une curiosité passionnée. Il m’a avoué lui-même que «le souvenir de ses
premières lectures est celui de vieux livres à gravures sur bois où
étaient narrées les aventures de Colomb et de ses compagnons, ainsi que
les conquêtes de Cortés et de Pizarre». Nul doute que ces impressions de
jeunesse n’aient été transposées au premier chapitre de _Mare Nostrum_,
où l’on voit le jeune Ferragut distraire, dans l’immense «_pòrche_»[190]
de la maison paternelle, ses précoces nostalgies en se plongeant dans
l’étude d’un «volume qui racontait, sur deux colonnes aux nombreuses
planches gravées sur bois, les navigations de Colomb, les guerres
d’Hernán Cortés, les exploits de Pizarre, livre qui influa sur le reste
de son existence»[191]. Et Blasco a tenu, d’autre part, à m’affirmer que
«plus encore qu’un Espagnol de la péninsule, il était un
Hispano-Espagnol, considérant comme sa propre maison tous les pays de
langue espagnole que limitent l’Atlantique et le Pacifique». En fait, il
n’est pas, _tras los montes_, d’autre écrivain pour s’intéresser comme
lui aux choses d’Amérique et les sentir aussi profondément. Et s’il a
critiqué si rudement l’anarchie mexicaine--en des termes dont le lecteur
français aura quelque idée en se reportant aux extraits de son livre que
M. G. Hérelle a traduits au n° de Mars 1921 de la _Revue de Genève_--,
c’était que, dans l’excès de son amour, il éprouvait comme une colère
âpre et désespérée au spectacle d’une république qui retournait vers la
barbarie, quand elle eût dû suivre l’exemple d’autres républiques
sœurs, qui progressent, elles, visiblement vers le plus merveilleux,
vers le plus brillant avenir.



     XIII

     Les romans de «guerre»: _Los Cuatro Jinetes del Apocalipsis_, _Mare
     Nostrum_, _Los Enemigos de la Mujer_.--Conclusion: L’œuvre
     future de Blasco Ibáñez et sa signification actuelle dans les
     lettres espagnoles.


«_Un grand trône était dressé. Un arc-en-ciel formait, derrière la tête
de celui qui était assis, comme un dais d’émeraude... Quatre animaux
énormes et pourvus chacun de six ailes gardaient le trône magnifique._

»_Et les sceaux du mystère étaient, par l’Agneau, rompus en présence de
celui qui était assis. Les trompettes clangoraient pour saluer le bris
du premier sceau. L’un des animaux criait: «Regarde!»_

»_Et le premier Cavalier apparaissait, sur un Cheval Blanc. Et ce
Cavalier tenait à la main un arc. Il avait sur la tête une couronne...
C’était_ LA PESTE.

»_Au deuxième sceau: «Regarde!», criait le second animal, roulant des
yeux innombrables._

»_Et du sceau rompu issait un Cheval Roux. Le Cavalier qui le montait
brandissait une géante épée au-dessus de sa tête... C’était_ LA GUERRE.

»_Au troisième sceau: «Regarde!», criait le troisième des animaux
ailés._

»_Et ce fut un Cheval Noir qui bondissait. Pour peser les aliments des
hommes. Celui qui chevauchait la bête tenait en main une balance...
C’était_ LA FAMINE.

»_Au quatrième sceau: «Regarde!», vociférait le quatrième Animal._

»_Et c’était un Cheval de couleur blême qui s’élançait. Et le Cavalier
qui montait le Cheval blême, c’était_ LA MORT.

»_Et pouvoir leur fut octroyé de faire périr les hommes par La Faim, par
La Contagion, par L’Epée et par les Bêtes Sauvages._»

Ce brelan de sinistres chevaucheurs, disait Laurent Tailhade dans son
article de 1918, figurés en 1511 à l’aube de la réforme par Albrecht
Dürer,--jeune alors et qui, dans les bois «sublimes et baroques» de son
_Apocalypse_, déjà préconisait le furieux galop des hommes d’armes à
travers l’Europe du XVIe siècle--, cette cavalcade réapparaît, chaque
fois que, sous le vernis mensonger de la «civilisation», de «l’équité»,
de la «science», la primitive barbarie éclate, chez des peuples qui se
croyaient affranchis des antiques erreurs. Cavaliers féaux de la Bête
Humaine, ce sont eux qui, cinq années durant, ont, comme aux premiers
âges, parcouru nos campagnes funèbres, accumulant ruines et cadavres sur
leur passage, propageant la hideuse ivresse du meurtre, l’homicide
folie, les haines et la cupidité, le tragique appétit de la volupté, du
sang et de la mort. Ces _Cuatro Jinetes del Apocalipsis_, nous tous qui
les avons vus poursuivre leur galop furieux à l’horizon des Temps
Nouveaux--identiques à eux-mêmes, tels que les avait rêvés le prophète
de Nuremberg--et conduire à l’abattoir le troupeau des «Ephémères», nous
nous devons d’être, à jamais, reconnaissants à Blasco Ibáñez d’en avoir
éternisé, pour notre mémoire, hélas! si oublieuse, la sublime et
terrible image dans la fresque immortelle où, avec une puissance
évocatrice restée sans égale, il a retracé les affres de ce drame dont
la France tressaille toujours et dont les conséquences troubleront
longtemps encore l’Univers civilisé tout entier.

Et, puisque nul n’a mieux su l’exprimer que Tailhade, pourquoi ne pas
lui emprunter encore cette courageuse et franche confession: que ce
n’aura pas été la moindre singularité d’une guerre où tout n’était que
surprise, étonnement et paradoxe--guerre scientifique et forcenée, où le
Primate cannibale réapparut, déguisé en chimiste, en ethnologue, en
mécanicien, où la suprématie de l’Argent s’affirma par des horreurs
laissant fort loin en arrière la cruauté des fauves du désert--, d’avoir
inspiré le plus beau commentaire de ses gestes à un écrivain sans
attaches autres que sentimentales avec les nations belligérantes. «C’est
un Espagnol venu à la France non comme un fils, mais comme un ami, qui
semble avoir, jusqu’à présent, donné le plus beau roman de la guerre,
l’épopée en prose digne de tant d’héroïsme, d’épouvante, de malheur et
de gloire. Cet homme, au nom duquel on ne saurait adjoindre sans quelque
hésitation l’épithète d’_étranger_, a, dans une œuvre que sa beauté
met à l’abri des vicissitudes communes, exprimé ce qui fut le sentiment
public chez les peuples de culture latine au début de la guerre. Haine
de l’envahisseur, optimisme guerrier, foi dans le triomphe de la
justice, dévouement, illusion: tous les enthousiasmes et toutes les
chimères sont incarnés, ici, dans des êtres qui vivent, souffrent,
agissent et pleurent comme nous.»

Qui voudrait achever de se convaincre des différences spécifiques qui
séparent le faire de Blasco de celui de Zola n’aurait qu’à comparer la
manière de l’un et de l’autre, dans ce roman et dans _La Débâcle_. Chez
Zola, les monstres--investis, surtout à partir de _Germinal_ et de _La
Bête Humaine_, d’un rôle prépondérant et symbolique--fussent devenus une
chimère tétracéphale, des Gorgonnes quadruples, entités vivantes et
agissantes, à la façon de la Locomotive de _La Bête Humaine_, de
l’Escalier de _Pot-Bouille_, du Paradou de _La Faute de l’Abbé Mouret_.
Chez Blasco, ils servent de fond à la très simple et très humaine
histoire d’un chef de famille français, Desnoyers, transplanté au nord
de l’Argentine et revenu, après fortune faite, en France peu de temps
avant qu’éclatât le conflit de 1914. Un rameau détaché de son arbre
généalogique s’est greffé sur une souche allemande, la sœur cadette
de sa femme, fille d’un richissime _estanciero_ argentin, Madariaga,
ayant épousé le jeune Allemand Karl Hartrott, qui l’avait séduite. Ainsi
posé, le drame se déroule dans sa logique nudité. Marcel Desnoyers,
l’ancêtre, le _paterfamilias_, qui désertait en 1870 pour conquérir,
dans la pampa, grâce à son mariage, une fortune princière, connaît,
devant la furie et l’emportement guerriers de la jeunesse française, un
immense regret de ne pouvoir endosser le harnais des poilus. Son fils
aîné, Julio, jusqu’à la guerre s’était borné à «peindre les âmes», à
cueillir les myrtes de Joconde. Et sa Joconde, c’était une certaine
Marguerite Laurier, femme divorcée d’un ingénieur, propriétaire d’une
fabrique d’automobiles de la banlieue parisienne, qu’il avait épousée à
35 ans, alors qu’elle n’en avait que 25, et dont la vertu n’avait pas su
résister aux grâces de ce parfait danseur de tango, si bien que le
pauvre Laurier, averti du scandale par quelque bon camarade, avait fini
par surprendre sa femme dans un de ses rendez-vous d’amour, et,
renonçant à tuer le jeune gandin, s’était borné à renvoyer chez sa mère
la trop volage épouse. Né Argentin, Julio eût pu rester tranquillement à
Paris durant toute la guerre. Le sang français fut plus fort. Il
s’engagea dans un régiment de ligne, fut blessé, gagna les galons de
sous-lieutenant et fut tué dans une offensive, en Champagne, au moment
où il allait passer lieutenant et était proposé pour la Légion
d’Honneur. «Comme la guerre, observait Tailhade, est par essence
civilisatrice, l’épouse adultère, Marguerite Laurier, consciente, enfin,
de ses devoirs, regagne le domicile conjugal, près de l’homme--aveugle
de guerre, ou peu s’en faut--qu’elle minautorisait. L’épisode est
touchant. Il aurait pu dériver dans le comique, entre les mains d’un
conteur moins adroit que Blasco Ibáñez. Emouvoir avec un récit dont le
point de départ prête à rire, c’est cela même qui fait la gloire du
poète. Hugo a déchaîné _Ruy Blas_ sur la donnée hilarante des
_Précieuses Ridicules_.»

Les Desnoyers possédaient à «Villeblanche-sur-Marne», à un peu plus de
deux heures de chemin de fer de Paris, un merveilleux château
historique, qui leur avait valu l’amitié d’un châtelain voisin,
ex-ministre, le sénateur Lacour, dont le fils, René, héros, lui aussi,
de la guerre, finira, amputé du bras gauche et une jambe ankylosée, par
épouser Chichí, sœur unique de Julio Desnoyers. Lors de la retraite
de la Marne, le vieux Desnoyers, qui avait laissé une baignoire en or
massif--emblème et honte à la fois de sa fortune de millionnaire--dans
son manoir, eut la folle idée de vouloir aller la sauver des
déprédations boches, et c’est à cet incident que nous sommes redevables
des plus belles pages du roman: celles des chapitres III et V de la
_Deuxième Partie_: _La Retraite_ et _L’Invasion_. Il importe, pour bien
comprendre l’exactitude de ces peintures, de se souvenir de ce qui a été
dit précédemment, au chapitre VII, des voyages de Blasco Ibáñez au
front, alors que les traces de la bataille qui sauva la France y étaient
encore fraîches et comment l’auteur put y recueillir, au
Quartier-Général de Franchet d’Esperey, plusieurs témoignages directs
sur l’énorme choc entre les deux armées. Ce sont ces particularités,
uniques, qui lui ont permis de reconstituer la réalité, de même que la
description du «centaure» Madariaga et de la vie dans son _estancia_, au
chapitre II de la _Première Partie_, n’eût jamais été possible, si
Blasco n’avait pas vécu lui-même une vie semblable en Argentine, lors de
sa période colonisatrice. Sa germanophobie, ancienne et invétérée, lui
a, d’autre part, servi admirablement dans l’invention de maints
personnages secondaires[192]. Qui oubliera jamais ce type délicieux de
pédant boche qu’est le cousin germain de Julio Desnoyers, Otto von
Hartrott, qui préconise la domination du Germain dolichocéphale sur les
peuples dont le crâne a le malheur d’être autrement constitué, attestant
Broca, Hovelaque, Letourneur ou Gobineau pour légitimer le meurtre,
l’incendie

[Illustration: PORTRAIT DE BLASCO PUBLIÉ PAR LES JOURNAUX DE NEW YORK, A
L’OCCASION DE SON VOYAGE AUX ETATS-UNIS]

[Illustration: SÉANCE SOLENNELLE DE L’UNIVERSITÉ «GEORGE WASHINGTON» OÙ
BLASCO IBÁÑEZ A ÉTÉ REÇU DOCTEUR ÈS LETTRES «HONORIS CAUSA»]

et le viol? Mais toute la tribu de ces von Hartrott n’est-elle pas aussi
admirablement prise du réel, junkers fanatiques de la chose militaire
qui marchent à la tête de leurs «pantins pédants» comme les maigres
hobereaux de Heine? Et faut-il évoquer la silhouette de ce commandant
Blumhard, père de famille aussi tendre que violateur homicide,
personnage de _Hermann und Dorothea_ en même temps que de _Justine_, ou
encore de Son Excellence le Général Comte de Meinberg, esthète aux
mœurs thébaines qui dut s’asseoir, aux bons temps de Guillaume, à la
Table Ronde d’Eulenburg et qui, composant des ballets, se plaît
également à fusiller les jeunes hommes convaincus de laideur? Planant
au-dessus de ces figures, amères ou repoussantes, le nihiliste Tcherkoff
et l’artiste Argensola déduisent la philosophie et la doctrine de ce
roman, où l’armature du récit, la mise en jeu de l’action, l’ordonnance
des plans révèlent la plus incomparable des maîtrises. Jamais les
épisodes ne traînent en longueur. Ils s’incorporent, ainsi que les
paysages, à la principale action. Ils sont la pulpe même et la chair,
non pas le simple ornement, du récit.

Laurent Tailhade terminait son article d’_Hispania_ en se gaussant de la
partialité, ou de l’étroitesse d’esprit du professeur anglais James
Fitzmaurice-Kelly, lequel reprochait, indirectement, à Blasco de
travailler «pour l’exportation». Tailhade eût, sans nul doute, accentué
l’ironie, s’il eût su que cet illustre hispanologue de Londres se
trouvait, à son insu, avoir fait chorus avec le représentant, à
l’Académie Espagnole, de ces germanophiles transpyrénaïques dont les
patronymiques ornèrent, en Octobre 1916, les colonnes d’_Amistad Hispano
Germana_, et dont la haine de la France n’a eu d’égale, tout au long de
la guerre, que la pitoyable cécité intellectuelle. C’est au tome II de
_Crítica Efímera_[193] que l’employé de ministère Don Julio
Casares--critique littéraire qui obtint, naguère, un succès de scandale,
en traitant, dans son volume: _Crítica Forma_, de plagiaires les
écrivains rattachés à la période de rénovation de 1898--a réimprimé un
article où il croyait du dernier fin d’écrire que _Los Cuatro Jinetes
del Apocalipsis_ avaient d’abord été rédigés en français, puis traduits
en espagnol, et où il définissait ce roman: «_una torpe é insoportable
recopilación de cuanto el odio y la ignorancia han escrito recientemente
contra una de las naciones más cultas de Europa_»[194]. Mais à quoi bon
s’attarder à de telles pauvretés? Le succès inouï de _Los Cuatro Jinetes
del Apocalipsis_ a dépassé les espoirs même les plus optimistes. Au dire
de _The Illustrated London News_[195], la 200^{ème} édition anglaise en
aura été épuisée avant que fussent satisfaites les demandes en cours,
émanant de lecteurs dispersés à travers le monde, et cet organe
ajoutait, je tiens à le répéter, que: «_it is said to have been more
widely read than any printed work, with the exception of the
Bible_»[196]. Car cette comparaison avec la Bible,--dont présentement la
_Société Biblique_ a édité des versions en 500 langues ou dialectes, aux
noms inconnus de l’immense majorité des mortels--ne laisse pas d’être
fort caractéristique. Leur popularité ira croissant encore avec le
temps et il n’y aura pas de coin de l’Univers où elle ne pénétrera, avec
le merveilleux film que la _Metro Pictures Association_ vient de
réaliser et dont toutes les scènes ont été tournées au pied des
montagnes de San Bernardino, cette ville de la Californie du Sud fondée
en 1851 par les Mormons et qui s’est si rapidement développée, en sa
qualité de centre d’un district prodigieusement riche en fruits. Ce
film, qui laisse loin derrière lui l’informe essai tenté à Paris en 1917
et qui portait le titre: _Debout les Morts!_ et la mention: «_Inspiré du
roman de M. Blasco Ibáñez Les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse..._»[197],
a coûté à la _Metro Pictures Association_ la bagatelle d’un demi-million
de Livres et aura battu le record de l’industrie cinématographique aux
Etats-Unis.

_Mare Nostrum_ sera le seul des trois romans de «guerre» de Blasco
Ibáñez que le public français--le public anglo-saxon a fait à _Our
Sea_[198] une fortune presque égale à celle des _Four Horsemen_--connaîtra
dans son intégralité, puisque les _Quatre Cavaliers de l’Apocalypse_ et
_Les Ennemis de la Femme_ lui auront été présentés avec de sensibles
mutilations et même--du moins le premier--de regrettables remaniements.
Sa traduction, que j’ai entreprise, est assez avancée et verra le jour
cette année même. C’est incontestablement un chef-d’œuvre et, je le
crois, le chef-d’œuvre de Blasco Ibáñez. La mention de date mise à la
page finale, qui est la page 446, dit: «_París, Agosto-Diciembre 1917._»
Mais le livre fut commencé en réalité à Nice en Janvier 1917 et Blasco
dut en interrompre la rédaction jusqu’en Août de la même année, pour
vaquer à ses campagnes de propagande en faveur de la cause alliée. A sa
publication, un des Directeurs du _Bulletin Hispanique_, M. G. Cirot,
professeur d’espagnol à l’Université de Bordeaux, qui, mobilisé, y
signait alors: _St-C._,--et dont j’ai cité plus haut le livre sur
l’historien Mariana--écrivit, dans le n° de Janvier-Mars 1918 de cette
revue, une _note_ dont je crois qu’il ne sera pas superflu de reproduire
le texte: «MARE NOSTRUM, par _V. Blasco Ibáñez_.--L’ironie tragique du
titre annonce la pensée de l’œuvre. L’un des romanciers les plus en vue
de l’Espagne, l’auteur de _La Barraca_, de _Flor de Mayo_, de _Cañas y
Barro_, auquel le traducteur de D’Annunzio n’a pas dédaigné de consacrer
l’effort de son rendu exact et limpide, a senti son âme, celle de sa
race, frémir sous l’outrage répété, systématique et calculé, que les
Allemands se disent obligés de commettre par la nécessité de se
défendre. C’est au moment où le nombre de bateaux espagnols coulés
passait la soixantaine, que M. Blasco Ibáñez a lancé ce manifeste
émouvant, rédigé suivant la formule de son art méthodique, avec toute la
puissance émotive d’une imagination exercée par tant d’activité
antérieure, excitée par un spectacle si terrifiant, si honteux. Sans
doute, il a ménagé les susceptibilités de ses compatriotes, les siennes
propres, en faisant, du héros de cette triste histoire, le jouet d’une
femme, non un salarié. Comme le personnage homérique dont il porte le
nom, Ulysse Ferragut, capitaine de la marine espagnole, est fasciné par
une Calypso qui le retient loin du foyer, de la patrie et du devoir;
mais sa destinée est plus lamentable. Il ne reverra pas son fils,
victime des pirates que lui-même a ravitaillés. Il ne reverra qu’une
épouse en larmes, méprisante et froide. Lui-même finira, frappé comme
son fils, après avoir racheté héroïquement sa faute, si bien que la
pitié efface la honte. Il n’y en a pas moins, dans ce romanesque récit,
une réprobation synthétique de tout un ensemble de faits dont l’histoire
multiple ne peut s’écrire et ne s’écrira probablement jamais, parce
qu’il y a des choses qu’il vaut mieux, dans l’intérêt de l’avenir, ne
pas retracer, même sur le sable... A moins que ne perce quelque jour la
vérité, provoquant un scandale salutaire et réparateur, découvrant, dans
la réalité autrement mesquine et vulgaire, quelque Ferragut, combien
moins sympathique et moins excusable! Quoi qu’il en soit, c’est un
honnête homme qui parle, dans ce livre attachant et grave, pour fixer le
jugement, peut-être encore flottant, de ses concitoyens. C’est un homme
aux idées généreuses. _Vox clamantis in deserto?_ Non, elle trouvera un
écho, cette voix, comme celle de D’Annunzio, dans la patrie inquiète et
humiliée...»[199].

La Calypso qui fait qu’Ulysse Ferragut abandonne le chemin du devoir et
sert, encore que passagèrement--mais suffisamment pour que sa félonie
entraîne la mort tragique de son propre fils, que M. Edmond Jaloux n’eût
pas dit «sentir son feuilleton»[200], s’il eût assisté, comme l’auteur
de ce volume en 1917, aux drames quotidiens de la piraterie sous-marine
allemande en Méditerranée--la cause du Boche en ravitaillant un de leurs
_Unterseeböte_, Blasco l’a appelée du nom mythologique de Freya, la
Vénus nordique qui a donné son nom au vendredi--_Veneris Dies: Freitag_,
c’est-à-dire _Tag der Frîa_, ou _Freia_--des Allemands. Et, ici, la
supposition se présente à l’esprit que l’auteur ait songé, pour créer ce
type, à la célèbre espionne Mata Hari, de son véritable nom
Margareta-Gertrud Zelle, arrêtée en France le 13 Février 1917, condamnée
à mort le 24 Juillet de la même année et fusillée en Octobre à
Vincennes--tout cela bien après que, dans _El Liberal_ madrilène, un
journaliste espagnol l’eût signalée, dans un article intitulé: _La dama
de las pieles blancas_, à la vindicte des Alliés, comme étant à la solde
des ennemis de leur cause en Espagne. Franchissant la distance
périlleuse et tentante qui sépare la simple hypothèse de la catégorique
affirmation, l’on voit, en effet, l’hispanologue italien Ezio Levi
écrire, dans le _Marzocco_ du 9 Janvier 1921, que «_il fatto da cronaca
da cui trae inspirazione l’ultimo (sic) romanzo di Vincenzo
Blasco-Ibáñez, è lo spionaggio della ballerina Mata-Hari, il suo
processo davanti al consiglio di guerra di Parigi, la sua fucilazione
nel forte di Vincennes_»[201]. En vérité, rien n’est moins exact et j’ai
écrit, dans _La Publicidad_ de Barcelone[202], un article spécial pour
dissiper cette légende, établissant que, «lorsque Blasco commença la
rédaction de _Mare Nostrum_, personne--sauf quelques rares agents de nos
services d’information étrangère--ne connaissait cette danseuse et que
le maître développa la trame de son récit sans penser le moins du monde
à elle. Ce ne fut que lorsqu’il approchait de la fin qu’on fusilla
l’espionne. L’auteur songea alors à profiter de cette coïncidence
tragique et c’est ainsi qu’il fit fusiller sa Freya, qu’originairement
il entendait tuer de tout autre façon. Il était allé voir l’avocat de
Mata Hari, maître Clunet, son ami, qui lui conta la scène finale, dont
il avait été témoin et que le romancier transcrivit presque
textuellement pour son douzième et dernier chapitre. C’est là tout ce
que _Mare Nostrum_ a à voir avec Mata Hari. Le reste, soit donc presque
tout le roman, est sans relations aucunes avec la Zelle. Ni Blasco
Ibáñez, ni personne ne la connaissait alors comme agent à la solde des
Allemands en pays belligérants et neutres et il n’aura pas été superflu
de fixer ici ce point délicat de controverse littéraire. Du reste, il
suffirait de lire le livre pour se convaincre que Freya est une
quelconque espionne, une espionne, risquerai-je de dire, «aquatique» et
qui, en tout cas, n’est point danseuse de métier.»

De génération en génération, les Ferragut ont été marins. En vain, le
grand-père a-t-il envoyé a l’Université l’oncle Antonio pour en faire un
médecin, un «_señor de tierra adentro_»[203]. Le Docteur est un homme de
mer. On l’appelle le _Triton_ et son plus grand plaisir est de se livrer
à la pêche et à des fugues en Méditerranée sur les vapeurs qui veulent
bien l’accueillir. En vain, le père Ferragut, notaire à Valence, veut-il
que son fils Ulysse suive la carrière paternelle. Ulysse obéit à l’appel
de son sang et sera marin, en dépit de tout et de tous, même de sa
femme, Cinta Blanes, et du fils qu’elle lui donna, Esteban. Cet Ulysse
catalan eût pu répéter ce que Dante avait mis sur les lèvres de l’autre,
le fils de Laërte:

    _Nè dolcezza di figlio, nè la pièta_
    _Del vecchio padre, nè il debito amore_
    _Lo qual dovea Penelope far lieta,_

    _Vincer potero dentro a me l’ardore_
    _Ch’i’ ebbi a divenir del mondo esperto,_
    _E degli vizj umani e del valore:_

    _Ma misi me per l’alto mare aperto_
    _Sol con un legno, e con quella compagna_
    _Picciola, dalla qual non fui deserto..._[204]

Le «_sol con un legno_» dantesque doit s’entendre d’une fragile tartane,
vite échangée contre un voilier, qui cède à son tour la place à un
vapeur, jusqu’à ce que, de fortune en fortune, la déclaration de guerre
trouve Ulysse Ferragut, devenu riche armateur, à bord du _Mare Nostrum_,
acquis en Ecosse. Les hostilités multiplient les trafics maritimes des
neutres et leurs profits. Ulysse est en train de réaliser des gains
fabuleux, lorsqu’un accident survenu dans les eaux de Naples à son
navire l’immobilise sur ces rivages enchanteurs, où, errant un jour à
travers les ruines de Pompéï et les roseraies de Pesto, le sourire de la
fatale Freya fait de lui l’esclave de cette aventurière allemande. Le
loup de mer oublie donc Cinta qui, nouvelle Pénélope, file sa laine en
l’attendant et il ne vit plus que pour la Circé parthénopéenne, dont le
mystérieux passé est pour lui un attrait de plus. Il n’apprend sa
véritable qualité d’espionne au service du Kaiser que lorsqu’il est trop
tard pour réagir et peut-être consentirait-il à mettre le _Mare Nostrum_
au service de l’Allemagne, si son second, l’honnête Tòni, dans un élan
d’honneur outragé, n’emmenait le navire à Barcelone. Mais, sur un
voilier, il ira approvisionner de benzine, dans les eaux des Baléares,
un sous-marin allemand. C’est lors que, de cette moderne _Odyssée_,
surgit Télémaque en la personne d’Esteban Ferragut. Le jeune homme,
affolé par l’absence totale de nouvelles paternelles, a su, grâce à
Tòni, qu’une mauvaise femme retenait captif, à Naples, le capitaine du
_Mare Nostrum_ et s’est bravement rendu en cette ville pour l’y
chercher. Ne l’y ayant point trouvé, il revient en Espagne sur un vapeur
français et y périt torpillé par le même sous-marin que la trahison de
Ferragut a peut-être alimenté d’essence. La déclaration de guerre de
l’Italie à l’Allemagne, qui ramène à Barcelone le père enfin dégrisé,
fait que celui-ci apprend en cours de route la catastrophe où a péri son
enfant. Désormais, il n’aura plus qu’une pensée: la vengeance. Son
navire est mis au service des Alliés et court les mers, chargé d’armes
et d’explosifs, cependant que Freya, qui ressent pour Ferragut le
premier amour profond de sa vie, s’emploie vainement à le sauver des
représailles boches. Mais, entre ces deux êtres, s’est, désormais,
interposée l’image d’un mort et Ulysse, dans une entrevue qu’il a avec
Freya à Barcelone, centre, je l’ai dit, des intrigues sous-marines
allemandes, va jusqu’à frapper brutalement l’espionne qui, désespérée,
abandonnée par les siens, va se faire prendre en France et mourir à
Vincennes, pour, du seuil d’Adès, appeler à elle l’amant soumis
d’autrefois. Et, en effet, le _Mare Nostrum_ saute, torpillé, en vue des
rivages riants de la côte levantine, à la hauteur de Carthagène, et les
flots de la Méditerranée se referment, indifférents et silencieux, sur
cette catastrophe semblable à tant d’autres en ces années d’épouvante,
et bien faite pour qu’on lui applique encore les vers qui, dans
l’_Inferno_, closent--en conformité avec les dires de Pline et de son
compilateur, Solinus--le récit du vieil Ulysse:

    _Noi ci allegrammo, e tosto tornò in pianto;_
    _Chè dalla nuova terra un turbo nacque,_
    _E percosse del legno il primo canto._

    _Tre volte il fé girar con tutte l’acque;_
    _Alla quarta levar la poppa in suso,_
    _E la prora ire in giù, com’altrui piacque,_

    _Infin che ’l mar fu sopra noi richiuso_[205].

Ce serait commettre une erreur grossière que de voir en _Mare Nostrum_
un roman d’amour. Dans cette mâle Odyssée catalane, ce ne sont ni Circé,
ni Pénélope qui donnent le ton. Le héros, c’en est le Ferragut dont la
mort glorieuse ne signifie pas la défaite, mais présage, au contraire,
cette victoire gagnée à travers tant de douleurs, de larmes et de
sacrifices. _Mare Nostrum_ est une œuvre énergique, où transparaît
l’invincible personnalité de l’auteur, de ce héros d’action et de pensée
pour qui la vie n’est pas un paradis terrestre où se nouent des idylles,
mais un vaste champ de bataille où les forts, s’il leur arrive de devoir
céder, ne s’avouent jamais vaincus, parce qu’ils professent la
philosophie des Surhommes, pour lesquels notre passage ici-bas n’est que
le moyen de faire triompher une volonté de puissance. Et, dominant cette
virile poésie, il en est une autre, plus irrésistible parce que purement
physique: la poésie de la mer. J’ai déjà dit que personne, avant Blasco,
n’avait célébré aussi éperdument la Méditerranée. Quand Ferragut, dans
l’attente de sa maîtresse, à l’Aquarium de Naples, distrait ses
nostalgies en déroulant le mystère des profondeurs marines, la prose du
romancier acquiert cette splendeur épique qu’avaient déjà les pages des
_Argonautas_ où sont évoquées les errances de Colomb et le calvaire des
premiers conquistadors. Du vieux Cadmus à la mitre phénicienne au Niçois
Masséna, ce _Fils aimé de la Victoire_ dont la bonne étoile s’éclipsa au
Portugal en 1810, c’est toute l’histoire maritime méditerranéenne, toute
la gloire de l’_homo mediterraneus_ qu’a, mieux qu’écrite, chantée
Blasco. Et à l’heure où je rédige ces lignes, sous le pâle et grisâtre
ciel d’un village de Bourgogne Champenoise, songeant à ces fresques
admirables de _Mare Nostrum_, je vois l’hivernale pénombre céder la
place aux horizons ensoleillés du Midi et je sens, à travers la brume
glaciale de l’Est, comme passer l’âcre et salubre brise des rivages
heureux de la mer latine.

J’ai demandé à Blasco de me dire dans quelles conditions il avait écrit
_Los Enemigos de la Mujer_. «Je dus, m’a-t-il déclaré, passer, comme
vous le savez, les derniers mois de la guerre sur la Côte d’Azur pour
refaire une santé gravement compromise par des excès de travail de
quatre années. Les médecins m’avaient rigoureusement prescrit de
m’abstenir de toute occupation mentale. Mais il me semble ne plus vivre,
lorsque mon activité doit chômer. Les jours de paresse, j’ai l’air
honteux et confus de quelqu’un dont la conscience ne serait pas
tranquille. Au bout de quelques semaines de ce repos forcé, je sentis la
nécessité de composer un nouveau roman et c’est ainsi que--lentement, à
cause d’un état physique précaire--j’écrivis mon livre. Par un étrange
phénomène, à mesure que j’avançais dans la composition, je sentais ma
santé se fortifier et quand j’en eus achevé le dernier chapitre, rien,
désormais, ne s’opposait à ce que je songeasse aux préparatifs de mon
voyage aux Etats-Unis. _Los Enemigos de la Mujer_ ont donc été rédigés à
Monte-Carlo, où j’ai résidé une année entière et si j’y suis resté la
paix signée, c’est que je tenais à terminer cette œuvre à l’endroit
même où s’en déroulait l’intrigue.»

Je ne sache pas qu’il existe--et cependant le nombre des romans dont
l’action se passe dans la Principauté est considérable--d’ouvrages
d’imagination où le milieu monégasque ait été reconstitué de façon plus
parlante, en sa phase de guerre, qu’aux chapitres IV, VI, VII, VIII et
XII des _Ennemis de la Femme_. Mais le but de Blasco, en composant ce
volume, était tout autre que de se livrer à des fantaisies de peintre et
de satirique. Son dernier roman est le livre des égoïstes, des
jouisseurs qui surent, pendant presque tout le cours de la tragédie,
rester en marge des événements, continuant, dans l’un des plus beaux
recoins du globe et à quelques centaines de kilomètres du sanglant
abattoir, leur existence vide de toujours jusqu’à ce que, touchés par la
grâce, les plus représentatifs d’entre eux se jetèrent, à leur tour,
dans la mêlée, pour en sortir meurtris de corps, mais rajeunis d’âme et
devenus d’autres hommes. Le Prince Miguel-Fédor Lubimoff était fils d’un
général de Don Carlos, Don Miguel Saldaña, marquis de Villablanca, dont
la participation à la dernière guerre carliste--déclarée sous le
prétexte de l’élection du Duc d’Aoste au trône d’Espagne en 1871, puis
de la proclamation de la République en 1873--eut pour conséquence, à
l’échec final de celle-ci en 1876, l’exil de ce personnage à Vienne,
d’où, lors de la guerre Russo-Turque, il passa en Russie pour épouser, à
Pétersbourg, la richissime princesse Lubimoff, une neurasthénique qui
finira ses jours à Paris, remariée, après veuvage, à un gentilhomme
écossais. Lubimoff fils, qui a gaspillé sa jeunesse dans les plus folles
aventures, se trouve, lorsqu’éclate la guerre et près de la quarantaine,
à la tête d’une fortune déjà fort ébréchée et que les événements de
Russie compromettront très sensiblement. Ce mélange hybride de Slave et
de Latin, blasé mais non déséquilibré, s’est réfugié dans la splendide
villa qu’il possède à Monte-Carlo, la _Villa-Sirena_, où il a résolu, en
raffiné qui sait que la femme est cause de tout mal--mais aussi de tout
bien--entre les hommes, de vivre, dans la compagnie de parasites, une
sorte d’existence cénobitique où tous les vices seront permis, sauf
celui qu’à la p. 303 du livre l’on définit: «_la única embriaguez
interesante de nuestra existencia_»[206]. Ces parasites constituent un
autre brelan, moins redoutable certes que celui évoqué par Dürer, le
peintre terrifique, mais qui n’en reste pas moins extrêmement original.
Voici, d’abord, Don Marcos Toledo, épave des guerres carlistes, qui,
après avoir connu les misères de l’abandon à Paris, avait fini par
échouer dans le palais de la Princesse Lubimoff, à la Plaine Monceau, en
qualité de maître de castillan du jeune Miguel, dont il est devenu le
chambellan, non sans s’être adjoint préalablement le titre, aussi
honorifique qu’irréel, de Colonel. Doué d’un bon sens assez perspicace,
Don Marcos a parfois des reparties curieuses, telle celle qui lui fait
dire, p. 222, qu’en sa qualité d’Espagnol--l’action du roman se passe au
cours de l’année 1918--et de patriote, «il souffre de voir l’Espagne en
marge de la lutte, s’efforçant d’ignorer ce qui se passe dans le reste
du monde, se cachant la tête sous son aile à la façon de certains
échassiers, qui s’imaginent ainsi que, de ne pas voir le péril, celui-ci
les épargnera. Si sa patrie ne figurait pas parmi les nations
«indécentes», elle ne comptait pas, cependant, parmi les peuples
«décents», puisqu’elle laissait systématiquement échapper l’occasion
d’une gloire qui le faisait, lui, frémir...» Ou cette autre, sur
Guillaume II, à la page 227: «Je connais parfaitement le Kaiser. Ce
n’est qu’un lieutenant. Un lieutenant qui a vieilli, tout en conservant
l’étourderie et la pétulance de sa jeunesse. Mais il a l’honneur de
l’officier et, se voyant perdu, il se brûlera la cervelle. Vous verrez
qu’en cas de défaite, il se suicidera ainsi...» Atilio Castro, lointain
parent du prince, n’est qu’un de ces pique-assiettes du monde comme il
faut, dont Monte-Carlo a possédé et possède tant de spécimens bizarres.
Vague consul d’Espagne, naguère, nul ne sait au juste où, mais, en tout
cas, fort peu de temps, il s’est fait joueur professionnel: «_el señor
del 17_»[207], et, toujours décavé, n’en vit pas moins, en apparence,
comme le gentleman correct et le parfait «_caballero_»[208] que ce genre
d’individus apparaît par définition. Teófilo Spadoni, lui, n’est qu’un
vulgaire pianiste qui, ayant fait partie des équipes musicales du prince
à bord de ses yachts successifs--sur l’un desquels Lubimoff reçut, en
cousin, Guillaume II--, restera son commensal. Né de parents italiens,
peut-être au Caire, à moins qu’à Athènes ou à Constantinople, il
constitue le plus parfait type de crétin que l’on puisse imaginer,
partageant son existence entre une mélomanie presque machinale et la
hantise de la roulette et du trente-et-quarante, pauvre pantin qui ne
joue, lui, que le 5 et dont l’idée fixe serait de découvrir la
bienheureuse martingale qui lui permettrait de faire sauter la banque de
M. Blanc et de détrôner Son Altesse Sérénissime, le Prince Albert.
Carlos Novoa, enfin, n’est qu’un simple pédagogue espagnol,
c’est-à-dire, en dehors de la science, un être sans intérêt. Son
Gouvernement l’avait envoyé au _Musée Océanographique_ pour y étudier la
faune marine, mais il finit par laisser là le plankton et cultiver, lui
aussi, avec l’application professionnelle les 36 numéros et les 6 jeux
de cartes du Casino.

Tel est le brelan des cinq _Ennemis de la Femme_. Leur association, où
la seule langue parlée est l’espagnol, sera cependant de courte durée.
La Femme, qu’ils ont bannie de leur milieu, ne tarde pas à se venger
d’eux et l’aphorisme de Lucrèce--_De Rerum Natura_, I, 23-24--que citait
D. Juan Valera en 1874 à l’épilogue de sa _Pepita Jiménez_:

    _Nec sine te quidquam dias in luminis oras_
    _Exoritur, neque fit lætum, neque amabile quidquam,_[209]

trouve, une fois de plus--comme, déjà, c’était le cas dans l’un des
premiers essais dramatiques attribués à Shakespeare: _Love’s Labour is
lost_, dont Michel Carré et Jules Barbier tirèrent leurs _Peines d’amour
perdues_--en le triomphe rapide de Vénus honnie, son éternelle
application. Le «Colonel» tombe amoureux de Madó, fille du jardinier de
_Villa-Sirena_, et finit par l’épouser. On devine ce que sera cette
union et si la jeune femme, à la fin du livre, fait les yeux doux à un
sous-officier yankee, l’on peut être certain que ce n’est là qu’un
commencement et que la chose aura plus d’une suite! Castro, toujours
distingué, courtise d’abord vaguement Doña Enriqueta, la «_Infanta_»,
fille de Don Carlos, une joueuse passionnée, puis tombe dans les bras
d’une rastaquouère sud-américaine, _gaucho_ en jupons, Doña Clorinda,
que ses allures d’Amazone du Tasse ont fait dénommer «_la Generala_» et
avec laquelle il disparaît--lui, trouvant, comme soldat de la Légion,
une mort glorieuse au front; elle, évanouie à Paris, dans les troubles
remous de la guerre. Spadoni, irréductible, s’il continue à abhorrer la
femme, ce n’est que pour sombrer dans la plus dangereuse débauche du
jeu. Novoa, passionnément esclave d’une soubrette, se voit abandonné

[Illustration: BLASCO IBÁÑEZ PORTANT, A L’UNIVERSITE «GEORGE
WASHINGTON», LA ROBE, BORDEE DE VELOURS BLANC ET DOUBLÉE DE SOIE JAUNE
ET BLEUE, DES DOCTEURS «IN ARTS AND LETTERS»]

[Illustration: LES ÉTUDIANTES DE «BRYN MAWR COLLEGE», ÉCOLE SUPÉRIEURE
POUR FEMMES EN PENNSYLVANIE--RECEVANT, EN PLEIN HIVER, BLASCO, A CHEVAL,
DANS LE PARC DU COLLEGE]

par celle-ci, qui lui préfère un officier américain et retourne
tristement en Espagne, où sa science marine sera royalement rétribuée à
raison de cinq cents _pesetas_ mensuelles. Le prince, malgré ses dédains
de nabab repu, a à peine retrouvé une amie d’enfance, fille du frère de
son beau-père et d’une niaise et orgueilleuse créole mexicaine, la
duchesse Alicia de Delille, qu’il recommence avec cette opiomane de 40
ans, fervente du tapis vert où elle perd et reperd des fortunes, son
existence d’autrefois. Mais la duchesse, qui tenait son titre d’un duc
français, mari plus âgé qu’elle de vingt ans et qui a dû l’abandonner
lorsqu’elle l’eut fait père sans sa collaboration, apprend soudainement
que ce fils adultérin, Français pourvu d’un faux état-civil
et--naturellement--pilote aviateur, est mort, en captivité, en Allemagne
et son désespoir est tel qu’elle éconduit définitivement Miguel.
Celui-ci, qui n’en est pas à une folie près, se bat en duel avec un
pauvre diable de blessé de guerre, un lieutenant espagnol de la Légion,
Antonio Martínez, qu’il soupçonne, dans sa stupide jalousie, de l’avoir
remplacé dans les faveurs d’Alicia, puis, sermonné par une angélique
infirmière anglaise, lady Lewis--dont l’oncle partage sa vie entre le
whisky et le Casino--finit par reconnaître, un peu tard, qu’il a fait,
jusqu’ici, lamentablement fausse route, s’engage, à son tour, dans la
Légion, où sa qualité d’ancien capitaine de la Garde Impériale le fait
admettre au titre de sous-lieutenant, passe dix mois et vingt jours au
front, y perd un bras et ne revient, après l’armistice, à Monte-Carlo,
que pour y apprendre qu’Alicia, morte des suites d’un empoisonnement du
sang contracté comme dame de la Croix-Rouge dans un hôpital militaire,
lui a légué tout ce qu’elle possédait outre-mer, et, en particulier, ses
mines d’argent du Mexique, «rien en ce moment, mais demain, peut-être,
une fortune presque égale à celle que Lubimoff possédait, naguère, en
Russie.»

Le roman est touffu, mais, à travers ces halliers de verdures
méditerranéennes, un sentier serpente, qui nous conduit à une clairière
inondée de glorieuse lumière, d’où, comme des esplanades du cimetière de
Beausoleil, la vie sourit à la mort. Cette clairière, Miguel Lubimoff
n’y arrive qu’aux dernières pages du livre, où la purification de son
âme s’est réalisée dans la douleur. Ce mutilé que la double flamme de la
souffrance physique et morale a converti, retrouve, en face des horizons
radieux de la mer latine, le sens de la vie, et, plus noble que le
prince Nekhludov de _Résurrection_, dans Tolstoï, consacrera désormais
ses jours, non au salut d’une seule existence, mais «au bonheur de
cinquante infortunés, parmi les centaines de millions qui peuplent la
terre». Il connaîtra le mélancolique plaisir de «contempler la
vie»[210]. Cette vie de demain, que sera-t-elle? Blasco, écrivant ce
splendide chapitre XII et dernier de _Los Enemigos de la Mujer_ en
Juillet 1919, ressent quelques doutes amers sur notre avenir européen.
Il met dans la méditation de Lubimoff une ombre sinistre. «Le prince
pense avec amertume à une possible déception. Voir renaître intacte la
bestialité primitive, après un cataclysme accepté comme une rénovation!
Contempler la faillite de tant d’esprits généreux, de tant de nobles
intelligences aspirant au triomphe du bien, désirant aux hommes la paix
et aux peuples la douce société, travaillant contre la guerre, comme les
associations d’hygiène luttent pour éviter les contagions!» En lisant
ces lignes, un nom vient aux lèvres: Wilson! Et Blasco, qui a tous les
courages, a eu le noble et mâle courage de rendre justice à ce grand
homme, dont la gloire aura pu être niée par une coalition d’esprits à
courte vue, mais qui n’en rayonnera pas moins, dans les temps futurs,
comme celle d’un précurseur. D’ailleurs son très juste éloge de
l’Amérique et de son intervention à nos côtés--intervention qui nous a
sauvés--est allé au cœur des Américains et lorsque Mr. William
Millier Collier recevra Blasco docteur de l’Université _George
Washington_ avec la phrase rituelle: «_Doctor Blasco Ibáñez, I welcome
you into the fellowship of the Alumni of The George Washington
University_»[211], le Président de cet illustre Institut se complaira à
féliciter le récipiendaire pour avoir «_appreciated the motives of the
people of the United States, and in your last novel, «The Enemies of the
Woman», you have given them a generous measure of praise for their
intervention_»[212].

       *       *       *       *       *

Arrivés au terme de ce travail, il apparaît légitime de se demander ce
que pourra être l’ultérieure évolution du romancier et de déterminer,
en attendant, sa place actuelle dans la littérature espagnole. Avec une
nature comme celle de Blasco, qui a réduit au minimum la tyrannie de la
chair sur l’esprit--il ne joue jamais[213], ne fume plus, ne goûte que
médiocrement le théâtre[214], et, s’il continue à croire à la réalité du
dogme formulé par Lubimoff à la page 303 des _Ennemis de la Femme_ et
cité plus haut, ce n’est que parce qu’homme complet, dont la robuste
virilité ne saurait se contenter de la viande creuse des idéologies et,
défiant les années, serait capable de consommer, octogénaire, le
sacrifice à l’Anadyomène avec la même vigoureuse exaltation qu’un
éphèbe--, l’argent, en tant qu’instrument de liberté et d’indépendance
sociale, est sans doute un but de la carrière littéraire, comme, en
définitive, de toute activité humaine organisée, mais ce n’en saurait
être le but suprême. Blasco vient d’en donner, d’ailleurs, une preuve
nouvelle, éclatante, en différant, pour des raisons qui ne relèvent que
de ses scrupules littéraires, la publication de _El Aguila y la
Serpiente_--achevé depuis le 15 Mars--et en lui substituant celle d’une
œuvre fantastique, composée en 40 jours, différente de toutes celles
jusqu’ici parues: _El Paraiso de las Mujeres_[215], dont l’édition
espagnole ne verra, cependant, le jour qu’après sa version anglaise dans
un magazine new yorkais. Ce but suprême, c’est celui qu’en véritable
artiste,--dominant le calcul des gains matériels et insoucieux des
préocupations de la vente,--il précisait, dans son discours du 23
Février 1920 à l’Université de Washington, comme étant «le grand secret
du génie» et qui consiste dans la conquête d’une gloire de plus en plus
pleine et mondiale par la réalisation d’œuvres de plus en plus
triomphantes et par leur signification et par leur forme. La volonté de
fer de Blasco, en union avec ses facultés d’observation élargies, nous
réserve donc, certainement, quelques surprises. Je lui ai demandé, il y
a fort peu de temps, ce qu’il pensait du roman cinématographique et il
m’a confessé que sa préoccupation dominante était de lui trouver une
forme nouvelle originale. Dans ce désir véhément, je crois bien que
collaborent l’homme d’action--toujours désireux de lutter avec
l’inconnu--et le romancier professionnel, anxieux de se rajeunir, de
rénover sa formule, d’inventer une variété inédite d’illusion en trois
ou quatre cents pages. «Si le cinématographe m’intéresse tant, m’a-t-il
dit, c’est que, contrairement à ce que pensent beaucoup, il n’a rien à
voir avec le théâtre. Ainsi s’explique le fait que les comédies filmées
ennuient le public, alors qu’au contraire les romans cinématographiés
l’enchantent. Qu’est-ce qu’un film? Un roman exprimé par des images. Le
théâtre est victime de sa limitation dans l’espace. Il faut que tout s’y
passe sur la scène et il ne peut s’y passer que peu de choses à la fois.
Dans les romans, comme sur le film, on peut développer en même temps
diverses histoires, dont le champ d’action se trouve aux endroits les
plus divers et qui, finalement, convergent en un dénouement unique, en
une action commune. A chaque instant, il est loisible de changer de
lieux et de personnages, ce que l’on ne peut se permettre au théâtre que
de façon très restreinte. Et puis, une pièce de théâtre a tout juste
cinq actes au maximum, avec, si l’on veut, quelques tableaux
supplémentaires. Or, un film reste libre, comme un roman, de multiplier
scènes et décors au gré de l’auteur, pour la réalisation de l’effet
voulu par ce dernier. Mes romans viennent d’être acquis par les
principales maisons cinématographiques de New York pour être filmés.
J’ai vu moi-même, lors de mon séjour aux Etats-Unis, fonctionner de près
la technique du film et j’ai connu dans l’intimité la plupart des
meilleurs artistes cinématographiques de là-bas. Vous comprendrez que,
dans ces conditions, ce qui touche au cinéma ne me laisse pas
indifférent...»

Attendons donc, confiants en la maxime favorite de Blasco, que «tout
s’arrange en ce monde». Sans doute, le plus souvent, tout s’arrange fort
mal. Mais l’essentiel, pour que continue la comédie de la vie, n’est-ce
pas le mouvement, l’action, bonne ou mauvaise? Blasco, dont les nerfs
sont à fleur de peau, est, d’ailleurs, essentiellement bon. Son plus que
septuagénaire traducteur, M. Hérelle, m’écrivait, ces jours derniers:
«J’ai autant de sympathie pour le caractère généreux de Blasco que
d’admiration pour la puissante fécondité de son talent, et, quant à
lui, je crois ne pas exagérer en disant qu’il me considère comme un ami,
au moins autant que comme un traducteur.» M. F. Ménétrier, de son côté,
m’a adressé le plus chaleureux éloge du caractère de Blasco, qu’il a pu
étudier à loisir à Madrid, dans le séjour de plusieurs semaines qu’il y
fit au printemps de 1905, époque où le député de Valence le présenta à
son ami, député également, D. Luis Morote, et aux écrivains D. Mauricio
López-Roberts--qui habitait alors, dans une petite rue voisine de celle
de Blasco, un hôtel luxueux--, D. Gregorio Martínez Sierra, à
l’inimitable Rubén Darío et enfin,--_last not least_--à Pérez Galdós
lui-même, ainsi qu’aux artistes D. Agustín Querol y Subirats, de
Tortosa--, sculpteur mort à Madrid en 1909, dont l’Amérique latine
possède plusieurs monuments notables, tel celui élevé à Lima à la
mémoire du colonel Bolognesi--et à D. Joaquín Sorolla. «Blasco, m’a dit
M. F. Ménétrier à la lettre, est l’un des hommes les plus aimables, les
plus complaisants que je connaisse. J’ai pour lui une véritable
affection, parce que j’estime beaucoup son caractère...» Je pourrais
multiplier ces témoignages, en y ajoutant le mien propre, dont maintes
curieuses vicissitudes ont éprouvé la constante fermeté. De cette bonté,
légendaire, Blasco m’a fourni, naguère, en ces termes l’explication
philosophique: «Beaucoup de gens écrivent que je suis bon, extrêmement
bon. Ce n’est pas si certain. Je ne suis ni bon ni méchant. Je suis tout
simplement un impulsif. A la première impression, je m’emballe et suis
l’entraînement de mes nerfs. Puis, à la réflexion, il se trouve que je
ne constate, au fond de mon âme, ni haine ni rancœur. J’ignore le
plaisir de la vengeance. Je vous avouerai que j’en ai cependant, et plus
d’une fois, ressenti le désir. L’on n’est pas homme pour rien, n’est-ce
pas? Mais je me suis dit aussitôt: «A quoi bon? Il en coûte plus de
faire le mal que le bien. Et il faut être bon, ne serait-ce que parce
que c’est plus commode!»... Le romancier, après une courte pause,
ajouta: «_Todo el que es fuerte verdaderamente es bueno, no sólo por
imposiciones de la moral, sino por un resultado de su equilibrio y de su
fuerza: los débiles y los ruines son los que guardan un recuerdo siempre
vivo de lo que han sufrido y acarician la esperanza de vengarse..._»[216]
Puis, comme pesant lentement ses paroles, il me fit ces ultimes aveux:
«Je me connais mieux que personne. Si ce que l’on écrit contre moi est
vrai, ce n’est pas du nouveau pour moi. J’en suis informé depuis
longtemps. Si c’est une injustice et le fruit de l’envie, c’est chose
inutile, car l’on n’arriverait jamais à me rendre pire que je suis.
L’éloge et le blâme, en somme, mon cher ami, sachez-le bien, ne sont que
des accidents momentanés de la carrière littéraire et incapables
d’influer sérieusement sur la vocation d’un artiste véritable.»

Tel est Blasco Ibáñez. Quant à lui assigner une place dans les lettres
espagnoles contemporaines, à quoi bon? Il reste lui-même et bien
lui-même, comme l’a vu et dit le vieux docteur juif Max Nordau dans son
tout récent et si curieux volume d’_Impressions Espagnoles_. N’est-ce
point suffisant? Voici, cependant, deux témoignages, que je fais miens,
parce qu’ils représentent assez exactement ma propre façon de voir.
Celui de Laurent Tailhade d’abord,

[Illustration: BLASCO IBÁÑEZ DANS SON SALON DE NICE

D’après une photographie publiée en 1921 dans un organe anglais de la
Côte d’Azur]

[Illustration: BLASCO DANS SON CABINET DE TRAVAIL A NICE (1921)

Au fond, sur un meuble, divers souvenirs indiens rapportés de l’Amérique
du Nord, ainsi qu’un drapeau américain, don d’un club de New York]

en 1918: «A coup sûr, Blasco Ibáñez est plus notoire en France que Pérez
Galdós, José de Pereda et même que la Comtesse Pardo Bazán. Cela,
peut-être, ne tient point à ce que Blasco «_escribe para la
exportación_»[217], mais, à ce que, pourvu d’une puissance d’expansion
œcuménique, l’art du maître ne prend point souci des frontières,
montagnes ou préjugés. Il est connu en France comme Rudyard Kipling, ou
cet emphatique D’Annunzio; mais avec un renom plus vaste et de meilleur
aloi. Déjà, les écrivains, ses frères, et les humanistes, les experts
dans le métier d’écrire, le tiennent pour un héros de l’Art, comme il
fut un héros de l’Action et de la Politique. Ce n’est pas une gloire
viagère qu’ils promettent à ses écrits. En effet, Blasco
Ibáñez--écrivain, penseur, poète--appartient à la lignée auguste des
Maîtres qu’applaudit l’Univers. Et c’est un héritier de Balzac, un émule
de Maupassant ou de Zola que donne à la France le pays de Calderón et de
Cervantes.» Ces paroles, dans l’organe de l’_Institut d’Etudes
Hispaniques de l’Université de Paris_, dont M. E. Martinenche,
professeur à la Sorbonne, est Président, ont leur signification, sans
doute. Voici, maintenant, celles de l’ex-ambassadeur à Madrid, actuel
Président de la _George Washington University_, lors de la cérémonie du
23 Février 1920: «_In your person, sir, we see the modern glory of
Spanish literature effulgent. You have written much and your readers are
numbered by millions and are found in all lands. Your «Four Horsemen»
have already galloped around the globe. More than two hundred editions
of that one novel have been printed. Your works show the highest
literary genius. You have the power not only of vividly describing
things, but of interpreting their inner significance. Thoroughly
realistic, there is in all that you have written a full tide of human
sentiment. There is a strength and a vigor in the characters that you
have created that suggest the statues of Rodin. Upon the pages of the
printed book, you, a Spanish writer, have drawn pictures that have all
the vital energy and all the passionate realism that distinguish the
paintings of your great compatriots, Sorolla and Zuloaga. Critics were
not uttering empty compliments, when they said of you: «Zola was not
more realistic; Victor Hugo was not more brilliant.» We North Americans
do not challenge the statement of one of our own greatest novelists,
William Dean Howells, who has said of one of your novels that it is «one
of the fullest and richest in modern fiction, worthy to rank with the
greatest Russian works and beyond anything yet done in English, and in
its climax as logically and ruthlessly tragical as anything that the
Spanish spirit has yet imagined». We accept the verdict of those who
have pronounced you the foremost of living novelists and who have
declared that your works have a permanent place in the world’s
literature_»[218].

A ces deux témoignages, il sera bon, sans doute, d’adjoindre un
témoignage d’Espagne. Je le choisirai parmi les plus récents et
l’emprunterai à l’organe des francophiles catalans, cette _Publicidad_
qui a si vaillamment défendu la cause alliée pendant la Guerre et qui,
saluant--dans son édition du soir du 27 Avril 1921--l’arrivée de Blasco
Ibáñez à Barcelone, voit en lui avant tout l’écrivain «homme d’action»
et--préludant par ses louanges aux fêtes que Valence prépare à son
romancier--exalte, en ce descendant spirituel des grands génies coureurs
de monde du XVI^{ème} Siècle espagnol, «_el único hombre de España que
ha sabido, con gran tumulto, correr mundo..._»

VÉRONNES (CÔTE-D’OR), Mars-Avril 1921.

       *       *       *       *       *


                          TABLE DES MATIÈRES


 .....Pages

 I.--L’homme et ses distractions.--Son amour des livres et sa
 haine pour les manuscrits et brochures, ainsi que les articles de
 presse.--Les cinq bibliothèques différentes.--Son oubli du passé et de
 ses propres œuvres.--Incapable de vieillir, il n’a de pensées que pour
 l’avenir......5

 II.--Sa jeunesse et ses ascendants.--Le prêtre
 _guerrillero_.--Enthousiasme pour la mer.--Horreur des
 mathématiques.--L’étudiant indiscipliné.--Madrid et D. Manuel
 Fernández y González.--Le premier discours révolutionnaire.--Un sonnet
 gratifié de six mois de prison......19

 III.--Le révolutionnaire.--Il émigre à Paris.--«Le grand homme numéro
 52.»--Vie joyeuse et batailleuse au Quartier Latin.--Le journal _El
 Pueblo_.--Enorme labeur de journaliste.--Poursuites judiciaires et
 emprisonnement.--Fuite en Italie et composition de _En el País del
 Arte_.--Condamnation au bagne par le Conseil de guerre de la 3e Région
 Militaire.--Du _Presidio_ à la Chambre des Députés.--Triple besogne de
 député, conspirateur et romancier.--Ses désillusions politiques et son
 romantisme républicain......40

 IV.--Aversion pour les groupements littéraires.--Individualisme.--Le
 programme esthétique de l’auteur.--Ses goûts somptuaires: le «palais»
 de la Malvarrosa et le petit hôtel de Madrid.--Histoire d’une table
 de marbre.--Un voyage de Madrid à Bordeaux qui se termine en Asie
 Mineure.--_Oriente._--Avec le «Sultan Rouge».--Le forçat au palais du
 souverain des _Mille et Une Nuits_.--La plaque de brillants de Blasco
 Ibáñez.--La mission que lui confie le Grand Vizir.--Le retour en
 Espagne en Novembre 1907......65

 V.--Blasco Ibáñez ami de la lecture et de la musique.--Son culte pour
 Beethoven et pour Victor Hugo.--Ses duels.--Une balle de charité
 qui faillit devenir balle homicide.--Sa discrétion d’auteur.--Ses
 scrupules sentimentaux.--Histoire du roman: _La Voluntad de
 Vivir_......96

 VI.--Voyage en Amérique du Sud.--Amitié avec Anatole
 France.--Prouesses de Blasco Ibáñez comme conférencier.--Le
 «ténor littéraire» bat le torero, ou 14.500 francs or pour une
 conférence.--L’orateur se transforme en colonisateur.--La vie
 dans la _Colonia Cervantes_, en Patagonie.--Triple lutte: avec le
 sol, avec les hommes, avec les banques.--Un discours prononcé la
 carabine Winchester à la main.--Fondation d’une seconde colonie, à
 Corrientes.--Contraste entre ces deux _settlements_, séparés par 4
 jours et 4 nuits de chemin de fer.--Le premier hôte de la nouvelle
 maison tropicale.--Le colonisateur renonce à son entreprise......116

 VII.--La guerre vue de l’Océan, avant sa déclaration.--Foi
 extraordinaire de Blasco Ibáñez dans le triomphe final des
 Alliés.--Son antigermanisme systématique.--Son immense labeur au
 cours des hostilités.--Les 9 tomes de son _Historia de la Guerra
 Europea de 1914_.--Ses trois romans de «guerre».--Manifestations
 des germanophiles de Barcelone contre Blasco.--Les souffrances de
 la vie à Paris.--Son abnégation héroïque «_por la patria de Victor
 Hugo_»......148

 VIII.--L’immense succès, aux Etats-Unis, des _Quatre Cavaliers de
 l’Apocalypse_.--Comment l’auteur en eut connaissance.--Le roman vendu
 300 dollars produit une fortune à la traductrice.--Un éditeur «_rara
 avis_».--Voyage de Blasco Ibáñez en Amérique du Nord.--Triomphes et
 honneurs.--Le _Militarisme Mexicain_.--Le Dr. Blasco Ibáñez revient
 en Europe pour y écrire, à Nice, _El Aguila y la Serpiente_, roman
 mexicain......172

 IX.--Classification des romans de Blasco Ibáñez: Romans valenciens,
 Romans espagnols, Cycle américain, Triptyque de «guerre».--Blasco
 Ibáñez est-il le «Zola espagnol»?--Comment Blasco a écrit ses
 romans.--Quelques réflexions sur le style du romancier......192

 X.--Etat de la littérature à Valence avant Blasco Ibáñez.--Importance
 des _Contes_ de ce dernier pour l’appréciation de ses romans
 valenciens: _Arroz y Tartana_, _Flor de Mayo_, _La Barraca_, _Entre
 Naranjos_, _Sónnica la Cortesana_, _Cañas y Barro_......217

 XI.--Les romans «espagnols».--I° Romans de lutte: _La Catedral_,
 _El Intruso_, _La Bodega_, _La Horda_.--II° Romans d’analyse:
 _La Maja Desnuda_, _Sangre y Arena_, _Los Muertos Mandan_, _Luna
 Benamor_......246

 XII.--Le programme «américain» de Blasco Ibáñez en 1914 et
 aujourd’hui.--_Los Argonautas._--Sujet et valeur de ce roman.--Amour
 ancien et profond de Blasco pour l’Amérique......275

 XIII.--Les romans de «guerre»: _Los Cuatro Jinetes del Apocalipsis_,
 _Mare Nostrum_, _Los Enemigos de la Mujer_.--Conclusion: L’œuvre
 future de Blasco Ibáñez et sa signification actuelle dans les lettres
 espagnoles......291

NOTES:

 [1] «Celui que je vais écrire.»

 [2] «J’ai l’idée d’un roman, demain je me mets au travail.»

 [3] Madrid, 1910. L’interview remonte, en réalité, à 1909.

 [4] «Ah! C’est de Blasco Ibáñez que vous me parlez?»

 [5] «Valence est terre divine, puisque là où hier poussait le froment,
 croît aujourd’hui le riz...»

 [6] «La viande est de l’herbe, l’herbe de l’eau, l’homme une femme et
 la femme rien.»

 [7] «Un paradis habité par des démons.»

 [8] «Je ne saurais le faire.»

 [9] «Mais donnez-moi du temps et, certainement, je l’entreprendrai.»

 [10] «Père Michel», en valencien. On appelle _cura de escopeta_ un
 type de Nemrod en soutane très courant en Espagne chez les curés de
 campagne, dits aussi _curas de misa y olla_, par ce que toutes leurs
 ambitions sont de dire la messe pour faire bouillir leur marmite.

 [11] «Tout Espagnol est avocat à moins de preuve du contraire.»

 [12] «Oiseau messager de la tempête.»

 [13] «Quels temps! Quelle audacieuse jeunesse! Depuis quand les
 morveux écrivent-ils donc des romans?»

 [14] «La cape recouvre tout.» Ce proverbe s’emploie aussi parfois,
 au figuré, pour indiquer que, sous de belles apparences, se cachent
 souvent de grands défauts.

 [15] Nom que portent les quartiers bas de Madrid, qui sont ceux où
 habite la populace.

 [16] «Ce n’est pas mal! En vérité, jeune homme, tu possèdes quelque
 talent pour ce genre de choses!»

 [17] «Petit étudiant.» Ainsi appelait-on alors, dans ces milieux,
 Blasco Ibáñez.

 [18] «Vous êtes arrêté.»

 [19] «Tête brûlée.»

 [20] Article paru aussi dans _El Figaro_ de La Havane, nº du 13
 Février 1921.

 [21] C’est du moins ce que Bark prétendait en 1910 à la p. 6 de sa
 plaquette sur Alejandro Lerroux. Mais Bark est personnage très sujet
 à caution. Et, dans mon exemplaire des _Nacionalidades_, la dédicace
 du livre est imprimée à l’adresse de _D. Enrique Pérez de Guzmán el
 Bueno_ et nullement de ce suspect pamphlétaire.

 [22] En revanche, M. F. Ménétrier ne mentionnait pas une œuvre,
 d’ailleurs épuisée depuis fort longtemps, de Blasco, intitulée:
 _París, Impresiones de un Emigrado_.

 [23] «Combien de fois nous a-t-on conduits ici, la nuit!»

 [24] «Le chef». Ainsi désignait-on alors Blasco Ibáñez, à la rédaction
 de _El Pueblo_.

 [25] Dans un article inséré dans _Soi-Même_ (1^{ère} Année, nº 10, 15
 Novembre 1917), Blasco a évoqué, sous le bombardement allemand, au
 front, ces lointains souvenirs du _Pueblo_, dans un passage qui sera
 traduit au chapitre VII.

 [26] «Tous à la guerre, riches et pauvres!»

 [27] On remarquera que, dans ce volume, l’auteur, pour des raisons
 faciles à deviner, parle de son départ d’Espagne comme d’une chose
 naturelle et comme s’il se fût embarqué à Cette sur le vapeur français
 _Les Droits de l’Homme_.

 [28] Nom par lequel on désigne, en Espagne, un jeune déshérité de la
 Fortune, un gueux.

 [29] «C’est là ce que je considère comme le mieux; mais, si vous
 pensez le contraire, je vous suivrai, advienne que pourra...»

 [30] «Comment ai-je pu vivre de la sorte?»

 [31] «Mais ce Blasco Ibáñez, est-ce un parent du député républicain?»

 [32] Réunions en petit comité.

 [33] Un très lointain article de Blasco Ibáñez, au nº 1 de _La
 República de las Letras_, intitulé: «_El arte social_», traitait
 simplement du roman à thèse et renfermait des considérations
 ingénieuses sur ce point littéraire délicat.

 [34] On sait que, dans ses _Désenchantées_, Loti souhaitait qu’Allah
 conservât le peuple turc, «religieux et songeur, loyal et bon». Il est
 intéressant d’observer qu’avant lui, Blasco Ibáñez avait formulé le
 même vœu.

 [35] M. Pierre Mille qui, à la même époque, visitait les rives du
 Bosphore, a donné, dans le _Temps_ du Jeudi 3 Octobre 1907, une
 description de Brousse, qu’il eût été piquant de rapprocher de celle
 de Blasco. Du moins, pourra-t-on se livrer à ce petit exercice pour
 les derviches tourneurs, que M. Pierre Mille décrivit dans le _Temps_
 du Jeudi 26 Septembre 1907.

 [36] Je tiens de source officielle qu’on voulut, pour le récompenser
 de sa propagande désintéressée pendant la guerre, l’élever d’un rang
 supérieur dans l’Ordre. Sa modestie, cependant, allègue qu’à son âge,
 ce qu’il possède est suffisant et que si on l’en juge toujours digne,
 l’on pourra plus tard songer de nouveau à lui.

 [37] _Nouveaux Lundis_, V. 213.

 [38] «Mais ce sont des choses militaires!»

 [39] «Tout ce qu’on lit sert, une fois ou l’autre, dans la vie.»

 [40] «Pour moi, l’histoire est le roman des peuples et le roman,
 l’histoire des individus.»

 [41] _De oratore_, II, 9, 36: «L’histoire est le témoignage des temps,
 la lumière de la vérité, la vie de la mémoire, la maîtresse de la vie,
 la messagère du passé.»

 [42] «Douze archéologues, treize opinions distinctes.»

 [43] Voir: _Antonio de Hoyos y Vinent_, par V. Blasco Ibáñez, dans la
 _Revue Mondiale_ du 15 Octobre 1919.

 [44] _The Merchant of Venice_, V, 1, 83-88: «L’homme qui n’a pas une
 musique en lui-même, qui n’est pas mû par l’harmonie de doux accords,
 est apte aux trahisons, aux ruses, à la ruine. Les mouvements de son
 esprit sont sombres comme la nuit et ses affections ténébreuses comme
 l’Erèbe. Défiez-vous d’un tel homme. Prenez garde à la Musique!»

 [45] Baudelaire, _Œuvres Complètes_, I (Paris, 1868), p. 92.

 [46] «Quelle vérité, quelle vérité, à commencer par moi! Mais, qui
 donc lit tellement, tellement, tellement?»--Cité par A. Morel-Fatio,
 _Etudes sur l’Espagne, Troisième Série_ (Paris, 1904), p. 312.

 [47] «C’est dans cette foi que je veux vivre et mourir.»

 [48] «Qu’il n’avait pas peur.»

 [49] «Parfois j’ai touché; d’autres fois, j’ai été touché. De quelle
 utilité cela a-t-il été dans ma vie? Qu’est-ce que cela a bien pu
 prouver?... Quand je songe que je fus blessé presque mortellement
 trois mois avant d’écrire _La Barraca_!»

 [50] Feu!

 [51] Vierge.

 [52] «On peut être écrivain sans cesser d’être homme bien élevé.»

 [53] _La Volonté de Vivre._ L’œuvre fut écrite et imprimée entre _La
 Maja Desnuda_ et _Sangre y Arena_.

 [54] En préparation.

 [55] «La Mère-Patrie».

 [56] «Si tu veux que je pleure, il faut que toi-même tu commences par
 éprouver de la douleur.»

 [57] Campement d’Indiens.

 [58] _L’Argentine et ses Grandeurs._ Plusieurs photographies y
 représentent Blasco au cours de ses randonnées: ainsi p. 36, 79, 82,
 108, 646, 654.

 [59] Fabrique de sucre.

 [60] Cette conférence, lue par M. Alfred de Bengoechea, traducteur
 des _Ennemis de la Femme_, est imprimée p. 404-422 du _Journal de
 l’Université des Annales_, Nº du I er Novembre 1918.

 [61] Territoire, dans l’Argentine.

 [62] Localité.

 [63] Journaliers.

 [64] Danse populaire au Chili, au Pérou, en Bolivie et d’autres pays
 encore de l’Amérique, sorte de sarabande ou de fandango des nègres,
 des souteneurs et gens de même acabit. On l’appelle aussi _cueca_.

 [65] Nouvelle-Valence.

 [66] Cabane, en Amérique Latine.

 [67] «Et je pensai qu’un mois avant je déjeunais, au Bois de Boulogne,
 au restaurant d’Armenonville!»

 [68] «Par sa grande variété.»

 [69] «Employé dernièrement son talent à dénigrer l’Allemagne.»

 [70] Titre que le Gouvernement impérial accordait aux commerçants et
 industriels qui avaient bien mérité du régime.

 [71] Qualificatif honorifique en usage avec cette catégorie sociale
 d’Allemands.

 [72] Banquet.

 [73] Indien.

 [74] Patrie.

 [75] «Cette fois, c’est sérieux.»

 [76] «L’éminent écrivain du voisin royaume et l’un des bons amis du
 Portugal.»

 [77] «L’illustre auteur de _La Catedral_ et de tant d’autres belles
 œuvres littéraires.»

 [78] «Autour du conflit.» L’ouvrage de M. B. d’Alcobaça a paru à
 Lisbonne à partir de Mars 1915, d’abord comme feuilleton du journal
 républicain _A Capital_, puis en fascicules successifs chez les
 éditeurs J. Romano Torres et Cie dans la même ville.

 [79] «Quand les Allemands m’auront présenté deux gaillards de la
 taille de ces deux méditerranéens, je commencerai à croire en leur
 infaillibilité militaire.»

 [80] Texte sténographié, paru dans le _Journal de l’Université des
 Annales_ du 15 Mai 1918, p. 516.

 [81] _G. Q. G. Secteur I_ (Paris, 1920), tome I, p. 192.

 [82] «En me rendant au front.»

 [83] _The Morning_, périodique alors publié en langue anglaise par _Le
 Matin_, nº du Mercredi 29 Mai 1918.

 [84] «Gigantesque «no man’s land» (espace compris entre les deux
 tranchées ennemies), où les Alliés combattaient sans trêve les Huns.»

 [85] «Sa fuite de Barcelone, où il ne put rester un seul jour...»
 (_Article cité page 146._)

 [86] «Les affaires sont les affaires.»

 [87] _The Illustrated London News_, 12 Février 1921, p. 209. «Ouvrage
 qui, dit-on, a été le plus lu de tous les livres imprimés, à
 l’exception de la Bible.»

 [88] «C’est pour la France, c’est pour la patrie de Victor Hugo!»

 [89] Calembours.

 [90] «Vente modèle.»--Les tirages de la maison E.-P. Dutton and Cº
 sont ordinairement de 10.000 exemplaires. La première édition des
 _Four Horsemen_ date de Juillet 1918. Au commencement de Janvier 1920,
 l’œuvre atteignait sa 150^{ème} édition, ce qui représentait déjà
 environ 5 millions de lecteurs.

 [91] «Monceaux d’or.»

 [92] LA FONTAINE, _Fables_, Livre VI, 13: «Le Villageois et
 le Serpent.»

 [93] Discours.

 [94] _L’espagnol aux Etats Unis_, feuilleton du journal _Le Siècle_,
 26 Janvier 1905.

 [95] _El español en los Estados Unidos_, Salamanca. 1920.

 [96] Dans son livre de 1918: _El Hispanismo en Norte-América_ (Madrid,
 433 pp. in-8º). Le détail de la réception doctorale de Blasco, le 23
 Février 1920, et le texte des discours prononcés à cette occasion se
 trouvent p. 1-54 du _George Washington University Bulletin_ de Février
 1920 (vol. XVIII, numéro 7).

 [97] Un court exposé.

 [98] Consentement unanime.

 [99] «M. le Président, c’est avec un grand plaisir que j’annonce à la
 Chambre que nous avons aujourd’hui la visite de Blasco Ibáñez qui,
 comme chacun sait, est le premier écrivain espagnol du monde, l’auteur
 des _Quatre Cavaliers de l’Apocalypse_ et d’autres ouvrages qui nous
 sont familiers à tous. Il sera peut-être intéressant pour les membres
 de cette maison de savoir que Blasco Ibáñez a été aussi pendant sept
 ans membre des «Cortes», ou Parlement espagnol; qu’il a toujours été
 un républicain...»

 [100] «dans le cabinet du Président sous peu et serait heureux d’y
 faire la connaissance personnelle des membres du Congrès et je suis
 sûr que ce sera un grand plaisir pour nous de faire la connaissance
 d’un représentant si distingué du meilleur de la littérature
 européenne et espagnole, d’un homme, aussi, que nous devons mieux
 admirer et connaître à cause de ses principes républicains et
 démocratiques.»

 [101] «Sur Pérez Galdós», p. 1.369.

 [102] Nº de Juillet 1903, p. 105-128.

 [103] Premier chef.

 [104] «Lettres espagnoles», p. 422 et suivantes.

 [105] Voir à la fin du chapitre XII l’indication relative aux extraits
 traduits par M. Hérelle.

 [106] Littérature universelle.

 [107] _Emile Zola, sa vie et ses œuvres._

 [108] Marché des Fêtes de Noël.

 [109] _Etudes d’Art étranger_, p. 345.

 [110] _VIe Série_, T. X, p. 311: _Le Rossignol de M. Gabriele
 D’Annunzio_.

 [111] «Les traces de Zola, que l’on découvre dans beaucoup de ses
 romans, lui ont valu le titre de «Zola espagnol»...»

 [112] Une allusion, p. 647, à _La Maja Desnuda_, «_le nouveau
 roman de Blasco Ibáñez_», date ce ch. VIII. L’œuvre fut couronnée,
 à l’unanimité, du prix Charro-Hidalgo, que _l’Ateneo_ de Madrid
 distribue tous les deux ans.

 [113] La pêche du _bòu_ est celle où les deux barques couplées
 traînent un long filet en naviguant toujours de conserve; c’est notre
 pêche au boulier.

 [114] _Confesiones del Siglo, 2ª Serie_, Madrid, sans date, Calleja,
 p. 161-174: «Blasco Ibáñez». Cette interview n’a pas été reproduite
 exactement et plusieurs passages en sont erronés.

 [115] «Vengeance mauresque.»

 [116] «Ce que je ne vois pas du premier coup, je ne le verrai pas
 ensuite.»

 [117] «Ce que je n’écris pas du premier jet, je ne l’écrirai pas à la
 réflexion.»

 [118] Cette édition est en 16 volumes, mais il en existe une infinité
 d’autres, de tous formats et de tous prix. Quelques romans ont
 même été traduits par cinq traducteurs différents et publiés par
 cinq éditeurs distincts. Depuis la révolution russe, Blasco est
 naturellement dans la plus complète ignorance de tout ce qui a trait à
 ses œuvres en Russie, où elles jouissaient d’une popularité incroyable.

 [119] _II^{ème} Série_, Paris, 1901, ch. XXVII: «Du style comme
 condition de la vie», p. 330.

 [120] «Où l’on n’a écrit qu’en vers, soit dans le genre badin, soit
 pour le théâtre, se mettre à écrire en prose sérieuse est une grande
 révolution...»

 [121] _L’Evolution d’un romancier valencien_, p. 58.--C’est,
 d’ailleurs, en castillan aussi qu’écrivit un autre romancier
 valencien, dont _Cultura Española_ prétendit que les œuvres avaient
 été traduites en français, M. B. Morales San Martín, afin d’obtenir un
 succès qui ne vint pas (voir l’article de D. Ramón D. Perés dans le nº
 de _Cultura Española_ de Novembre 1909, p. 903.)

 [122] Paysans.

 [123] Souteneurs.

 [124] Aragonais venus chercher fortune à Valence.

 [125] Plus douce que le miel.

 [126] «Riz et tartane, casaque à la mode, et roule la boule à la
 Valencienne.» L’expresion _¡ròde la bola!_ est légendaire pour
 indiquer l’insouciance devant l’avenir.

 [127] _Flor de Mayo_ est le nom donné à la barque de pêche luxueuse
 que le héros du roman, le _Retor_, fait construire avec les profits de
 son expédition de contrebande à Alger et qui a été baptisée ainsi par
 la suggestion d’une estampe ornant les livres de tabac _May-Flower_
 (fleur d’aubépine, librement rendu par _Flor de Mayo_), importé de
 Gibraltar.

 [128] «Monsieur enfermé pour avoir écrit dans les journaux.»

 [129] Inséré dans _Luna Benamor_ en 1909, p. 113.

 [130] Assassins.

 [131] Voleurs.

 [132] Nº XII, p. 939. M. Gómez de Baquero, fonctionnaire monarchiste,
 avait préalablement consacré à divers romans de Blasco Ibáñez
 plusieurs articles, dont deux sur _Sangre y Arena_ dans _El
 Imparcial_, où ce roman avait paru en feuilleton, et un troisième sur
 le même livre dans _La España Moderna_ de D. José Lázaro. Sous la
 signature _Andrenio_, il écrivit aussi dans le journal conservateur
 _La Epoca_, ainsi, d’ailleurs, que dans la revue hebdomadaire
 populaire _Nuevo Mundo_, diverses notules sur le romancier, qu’il
 n’a, toutefois, pas incluses dans son recueil de 1918: _Novelas y
 Novelistas_, paru chez l’éditeur Calleja à Madrid.

 [133] Tome IX, p. 555 et suivantes.

 [134] «Ses romans sont chastes, sobres comme la Nature.»--M. F.
 Vézinet remarquera aussi à propos de _La Maja Desnuda_, dans son
 ouvrage de 1907, p. 277, que Blasco «s’interdit les succès faciles en
 écartant de son œuvre les situations scabreuses, ou, quand il s’en
 présente, en les traitant avec une légèreté de touche qui nous étonne
 et nous ravit chez un réaliste». Et cela était l’évidence même.

 [135] «Député toujours sûr d’être réélu.»

 [136] «L’Amour ne passe qu’une fois dans la vie.»

 [137] «Des appuis bien faibles.»

 [138] Etude mise en tête de la traduction Panckoucke, avec texte latin
 en regard, des _Punicorum Libri XVII_.

 [139] Barcelona, 1888, 2 t. de XIII-507 et 520 pp. in-8°, préfacés par
 Llorente et recensés par Hübner dans la _Deutsche Literaturzeitung_,
 1889, nº 26.

 [140] Paris, 1870-1878 (_atlas_ en 1879), t. I, p. 295-306.

 [141] Article intitulé: «Sagunt und seine Belagerung durch Hannibal.»
 On lira avec intérêt, dans le _Mariana historien_ de M. G. Cirot
 (Bordeaux, 1905), p. 320-322, le résumé des efforts du Jésuite
 Mariana pour concilier, sur Sagonte, les récits discordants des
 historiographes anciens.

 [142] 11^{ème} éd., Cambridge, 1911, p. 587: _Blasco Ibáñez lacks
 taste and judgement..._» C’est dans sa _Littérature Espagnole_
 de 1913, p. 446, que le professeur de Londres a émis ce jugement
 sur _Sónnica_ et renvoyé, lui aussi, à Flaubert: «Ces évocations
 ambitieuses d’un lointain passé sont réservées aux Flaubert...» Tout
 le jugement sur Blasco, dans ce livre, est à l’avenant.

 [143] Voir sur cette catapulte mes deux _notes_ dans la _Revue des
 Etudes Anciennes_, t. XXII (1920), p. 73 et p. 311.

 [144] Colline.

 [145] Pour la traduction italienne prête à paraître, l’hispanologue
 florentin Ezio Levi écrira une _préface_ fort documentée sur Blasco.
 Tout récemment a paru, sous le titre: _La Tragédie sur le Lac_, une
 nouvelle édition de la traduction française de _Cañas y Barro_, mais
 signée, cette fois, de Mme Renée Lafont.

 [146] «C’est l’œuvre qui constitue pour moi le souvenir le plus
 agréable, celle que j’ai composée le plus solidement, celle qui me
 paraît le plus «finie»...»

 [147] D’après M. Ernest Mérimée, qui le cite p. 298 de son article de
 1903.

 [148] Le «palais» de la Malvarrosa a été construit entre la
 publication de _Entre Naranjos_ et celle de _Sónnica la Cortesana_.

 [149] La «villa bleue», que Povo a dessinée sur la couverture de
 _Entre Naranjos_.

 [150] _Etudes de Littérature Méridionale_, p. 53.

 [151] «Je le trouve lourd, il y a en lui trop de doctrine.»

 [152] _Letras é Ideas_, Barcelona, p. 144.

 [153] Nº du 25 Juin 1905.--Dans le _Temps_ du dimanche 21 Juillet
 1907, M. Gaston Deschamps--qui, dans ce même journal, le 2 Avril 1903,
 avait déjà exalté le romancier de _Terres Maudites_ et de _Fleur de
 Mai_--vantait la version de _La Catedral_ par Hérelle et proclamait ce
 truisme: que Blasco «avait conquis le droit de cité dans la République
 des Lettres françaises»,--truisme que répétera, à près de trois
 lustres de distance, en termes simplement différents M. Homem Christo
 dans _La Revue de France_ du 1er Avril 1921. Notons, enfin, que la
 traduction américaine de _La Catedral: The Shadow of the Cathedral_,
 est munie d’une excellente _introduction_ par feu William Dean
 Howells, dont il a été question plus haut.

 [154] Dans son deuxième fascicule de l’année 1912, p. 488, comme je
 le rappelle au cours de mon étude: «Sur quelques savants espagnols
 contemporains», publiée en 1921 dans _Hispania_. La _Revue d’Histoire
 Littéraire de la France_, tout en croyant que _El Intruso_ était une
 «œuvre de propagande anti-chrétienne et socialiste» dirigée contre
 la «tyrannie immorale du capital», voulait bien en reconnaître la
 «fougue», l’«énergie» et la «rudesse».

 [155] «Voici la joyeuse Andalousie!»--Allusion à un passage de _La
 Bodega_, ch. V, p. 192.

 [156] «Ceux d’en-bas».--D’un merveilleux morceau de _La Bodega_ (ch.
 III) décrivant la misère alimentaire des plèbes rurales andalouses, un
 court extrait, donné par Mlle Paraire et M. Rimey, p. 156-161 de
 leur livre de lectures espagnoles: _La Patria Española_ (Paris, 1913),
 a eu le don de faire frémir plus d’une jeune génération d’étudiants
 d’espagnol, en France.

 [157] T. VII, p. 307: _La Bodega_, de V. Blasco Ibáñez.

 [158] Grandes propriétés foncières.

 [159] La _gañanía_ désigne le dortoir des journaliers terriens du
 _cortijo_ (ferme); les _aperadores_ sont chargés de la direction
 d’une exploitation agricole; les _arreadores_ sont une espèce de
 chefs de travaux; les _capataces_ équivalent à des contre-maîtres;
 les _mayorales_ sont des maîtres bergers; les _braceros_ sont des
 manœuvres.

 [160] Nom donné aux bandes de révoltés qui, parallèlement
 aux _Comuneros_ de Castille, tentèrent, au début du règne de
 Charles-Quint, de modifier l’ordre social, à Valence et dans les
 Baléares.

 [161] Salvochea fut l’un des collaborateurs du journal de Francisco
 Ferrer: _La Huelga General_, feuille anarchiste trimensuelle, dont
 le premier nº parut le 15 Novembre 1901 à Barcelone et le dernier le
 20 Juin 1903. Voir A. Fromentin, _La vérité sur l’œuvre de Francisco
 Ferrer_ (Paris, 1909), page 32.

 [162] «_La última novela de Baroja_», p. 14. Le lecteur qui voudrait
 avoir une idée de la nature du talent de M. Baroja n’aura qu’à lire
 l’étude que lui a dédiée M. Peseux-Richard au t. XXIII (1910) de la
 _Revue Hispanique_.

 [163] La vie de la pègre madrilène.

 [164] F. Vézinet, _Les Maîtres du roman espagnol contemporain_ (Paris,
 1907), p. 254, _note_ I.

 [165] T. XV (1906), p. 865-868.

 [166] Op. cit., p. 256-279.

 [167] Dans ce roman, paru en 1892, le poète belge Rodendach nous
 dépeint Hugues Viane qui, ayant cru retrouver sa femme défunte dans
 une danseuse d’opéra, imagine d’habiller celle-ci, Jeanne Scott,
 dont il a fait sa maîtresse par amour pour la morte, d’une des robes
 de l’épouse: «Elle, déjà si ressemblante, ajoutant à l’identité de
 son visage, l’identité d’un de ces costumes qu’il avait vus naguère
 adaptés à une taille toute pareille! Ce serait plus encore sa femme
 revenue, etc.»

 [168] _La Littérature Castillane d’aujourd’hui_, p. 649-669 de:
 _España económica, social y artística_ (_Lecciones del VIIº Curso
 Internacional de Expansión Comercial_), Barcelona, 1914. Le passage
 sur Blasco est p. 654.

 [169] _Le Spectacle national par excellence._ Ce volume compte XVIII
 et 590 pp. et le passage que j’en cite est à la page 360.

 [170] Voir sur Hoyos mon article dans _Hispania_, 1920, p. 279.
 Pour _Los Toreros de Invierno_, Blasco a écrit un fort intéressant
 _prologue_.

 [171] T. XVIII (1908), p. 290-294.

 [172] _Biblioteca Mignon_, Madrid, 1910. p. 82-83.

 [173] T. XI (1909), p. 200: A propos de _Sangre y Arena_, de V. Blasco
 Ibáñez.

 [174] «Une phase complète de la vie populaire d’Espagne». Méndez
 Núñez, que citait _Zeda_, est célèbre pour avoir prononcé la phrase
 fameuse: «_España más quiere honra sin barcos que barcos sin honra._»
 («L’Espagne aime mieux l’honneur sans navires que des navires sans
 honneur.») C’est cet amiral qui commandait la flotte espagnole qui
 bombarda Valparaíso et El Callao en 1866.

 [175] Il existe, de _Sangre y Arena_, deux traductions anglaises:
 l’une, publiée chez Nelson à Londres: _The Matador_, et l’autre, que
 je signale à la fin de ce chapitre, parue à New-York.

 [176] Haute noblesse.

 [177] Voir sur George Sand, Majorque et Gabriel Alomar, mon article
 d’_Hispania_, 1920, p. 103 et p. 243, _note 1_.

 [178] «Meilleures facultés.»

 [179] Il existe une autre version américaine de _Los Muertos Mandan_,
 par Frances Douglas, parue également à New York et sous le titre: _The
 Dead Command_, comme celle du Dr. Goldberg.

 [180] _Les Romans de la Race._

 [181] _La Ville de l’Espérance._

 [182] _La Terre de tout le monde._

 [183] _Les Murmures de la Forêt._

 [184] _L’Or et la Mort._

 [185] Palais des Représentants de la Nation.

 [186] Ce roman n’en a pas moins atteint son quarantième mille et
 s’approche rapidement du cinquantième.

 [187] _La Lectura._ XIVe année, n° 168 (Décembre 1914), page 467.

 [188] Vocable américain désignant originairement une arme de guerre
 et signifiant aujourd’hui, spécialement au Chili et en Argentine, ce
 qu’en castillan classique on dénomme «_disparate_», soit donc une
 «niaiserie».

 [189] C’était un dogme de la religion catholique d’alors que la terre
 était le corps le plus vaste de la création et le centre fixe de
 l’Univers, le but des mouvements de tous les astres. On admettait
 généralement qu’elle formait un cercle aplati, ou un quadrilatère
 immense, borné par une masse d’eau incommensurable--_el mar de
 tinieblas_--et l’on objectait aux déductions de Colomb les Divines
 Ecritures, qui comparent les cieux à une tente déployée au-dessus de
 la terre, chose impossible si la sphéricité de cette dernière était
 admise!

 [190] Grenier, en valencien.

 [191] _Mare Nostrum_, p. 17.

 [192] J’ai suffisamment caractérisé l’antigermanisme de Blasco Ibáñez,
 d’autant plus méritoire si on le compare à celui d’autres amis de la
 France en Espagne, Pérez Galdós, par exemple--pour ne citer que le
 plus illustre d’entre les morts. J’ai traduit et commenté en 1906,
 dans le _Bulletin Hispanique_, une lettre de lui à un organe allemand
 de Berlin (_Das Litterarische Echo, 1905, nº 15_), où se trouvait
 cette phrase: «Nous vénérons l’Allemagne à cause de sa puissance
 politique et militaire, à cause de son grand capital intellectuel.
 Nous voyons en elle le foyer auguste de l’Intelligence, où tout
 progrès scientifique, toute grandeur intellectuelle résident...»
 (_Bul. Hisp._, t. VIII, p. 328.)

 [193] (_Con una carta de Palacio Valdés_), Madrid, 1919, Calleja, p.
 83-86.

 [194] «Une maladroite et insupportable compilation de tout ce que la
 haine et l’ignorance ont écrit récemment contre une des nations les
 plus civilisées de l’Europe.»

 [195] Article déjà cité, vol. 158, n° 4.269, 12 Février 1921: _A
 £500.000 film with 12.000 performers: «The Four Horsemen of the
 Apocalypse.»_

 [196] Cette suggestion a été reproduite par le journal _Excelsior_, nº
 du vendredi 18 Février 1921, p. 4.

 [197] Le film de _Sangre y Arena_, tourné également en 1917, mais en
 Espagne, vient d’être détruit pour être remplacé par une nouvelle
 production américaine, après qu’aura été joué, sur un des plus grands
 théâtres de New York, le drame tiré de ce célèbre roman tauromachique
 par un auteur américain fort connu.

 [198] A l’heure présente, il s’en est vendu plus de 500.000
 exemplaires et l’édition espagnole en est au 60^{ème} mille.

 [199] L’écho espagnol retentit, faiblement, dans une revue
 d’intellectuels temporairement disparue, après avoir été rudement
 persécutée par le gouvernement espagnol. Au nº 157 d’_España_, 1918,
 p. 12, M. Díez-Canedo affirme que le «principal mérite de Blasco
 Ibáñez est d’avoir écrit de près et d’avoir suivi dès l’origine,
 avec un fervent esprit d’amour pour la justice, le développement de
 la lutte actuelle, ce qui lui a permis de toucher, dans son livre,
 l’aspect qui affecte le plus l’Espagne». Cette douloureuse réalité,
 M. Díez-Canedo a eu le courage de l’évoquer. «La voix du romancier
 s’élève avec toute la solennité de l’heure et prononce les paroles
 qui vont au cœur de tous. Ces paroles, elles sortent aussi du cœur
 de beaucoup. Mais les recueillir et leur conférer l’expression
 définitive, c’était là mission propre à l’auteur. Blasco Ibáñez
 leur a donné une vibration adéquate et tel est le suprême mérite de
 son œuvre, qui gardera, entre toutes celles qu’il a écrites, cette
 vertu souveraine: d’avoir associé, aux jours les plus douloureux, à
 l’universelle clameur le cri de l’Espagne blessée...»

 [200] Article cité, _Revue de Paris_ du 1er Août 1919.

 [201] «Le fait divers dont s’inspire le dernier roman de Vicente
 Blasco Ibáñez est l’espionnage de la danseuse Mata Hari, son procès
 devant le conseil de guerre de Paris et son exécution au fort de
 Vincennes.»

 [202] Nº 296, jeudi 10 Février 1921: _Sobre Blasco Ibáñez_.

 [203] «Un monsieur de l’intérieur des terres.»

 [204] _Inferno_, XXVI, 94-102. «Ni la douceur d’un fils, ni la pitié
 d’un vieux père, ni l’amour dû, qui devait rendre Pénélope joyeuse, ne
 purent vaincre au-dedans de moi l’ardeur que j’eus à explorer le monde
 et à connaître les vices des hommes et leurs vertus: mais je me lançai
 à travers la grande mer ouverte (_la Méditerranée, par opposition à la
 mer Ionienne_), seul sur un navire, avec ma petite troupe, de laquelle
 je ne fus pas abandonné...»

 [205] XXVI, 136-142. «Nous nous réjouîmes, et cela tourna vite en
 pleurs: car, de cette nouvelle terre, naquit un tourbillon, qui frappa
 la proue du navire. Trois fois, il le fit tourner avec toutes les
 vagues; à la quatrième, il mit la poupe en l’air et la proue en bas,
 comme il plût à Dieu. Jusqu’à ce que la mer se fût sur nous refermée.»

 [206] «L’unique ivresse intéressante de notre vie.»

 [207] «Le monsieur qui ne joue que le 17.»

 [208] «Gentilhomme.»

 [209] «Car, sans toi, ô Vénus, rien ne jaillit au séjour de la
 lumière, rien n’est beau ni aimable...»

 [210] _Los Enemigos de la Mujer_, pp. 442 et 443.

 [211] «Docteur Blasco Ibáñez, je vous souhaite la bienvenue au sein de
 la société des membres de l’Université George Washington.»

 [212] «Apprécié les motifs du peuple des Etats-Unis, et, dans son
 dernier roman: «_Les Ennemis de la Femme_», lui avoir accordé, pour
 son intervention, une généreuse mesure de louanges.» _Bulletin_ cité
 de la _George Washington University_, p. 33.--A mon sens, le titre
 choisi par le traducteur américain de _Los Enemigos de la Mujer_:
 _Woman Triumphant_, n’est pas heureux et Hayward Keniston eût dû
 songer que le triomphateur final, dans ce roman, ce n’est point la
 Femme, mais l’Homme.

 [213] Pendant l’année qu’il vécut à Monte-Carlo, il alla presque
 chaque jour aux salles de jeu du Casino, pour y étudier les joueurs,
 mais ne céda jamais à la tentation classique d’y risquer une somme,
 si bien que les employés avaient fini par l’appeler: _le Monsieur qui
 ne joue jamais_, et que des joueurs fanatiques le suppliaient de leur
 servir de porte-chance!

 [214] Cette aversion pour le théâtre a été cause que Blasco s’est
 jusqu’ici obstinément refusé à rien écrire directement pour la scène.
 «_No quiero_, dit-il, _va contra mis gustos. Resulta para mí algo así
 como si me propusiesen hacer crochet_.» («Je ne veux pas, c’est contre
 mes goûts; c’est comme si on me proposait de faire du crochet.»)
 Et c’est dommage, car je suis convaincu que sa plume pourrait nous
 donner des pièces admirables de vie, de mouvement et d’humaine
 vérité. En revanche, Blasco adore les concerts, qu’il savoure, en
 fermant les yeux, dans une posture abandonnée et commode. L’opéra,
 auquel il assiste par amour pour la musique, n’est, pour lui, qu’une
 «transaction».

 [215] _Le Paradis des Femmes._

 [216] «Quiconque est fort véritablement, est bon, non seulement par
 obligation morale, mais comme conséquence de son équilibre et de
 sa force. Les faibles et les méchants seuls conservent le souvenir
 toujours vif de ce qu’ils ont souffert et caressent l’espoir de se
 venger...»

 [217] «Écrit pour l’exportation»: reproche indirect de M. James
 Fitzmaurice-Kelly, plus haut cité, et qui n’est qu’une variante du
 vieux cliché courant--dont l’auteur de l’article: _Novela_, au t.
 38 de l’_Enciclopedia Espasa_, p. 1.219, a cru devoir resservir, en
 Juillet 1918, la banalité usée--, lequel consiste à censurer Blasco
 pour avoir abandonné le champ du roman provincial valencien!

 [218] «_En votre personne, Monsieur, nous voyons resplendir la moderne
 gloire de la littérature espagnole. Vous avez écrit beaucoup et vos
 lecteurs, disséminés dans l’Univers, se comptent par millions. Vos
 «Quatre Cavaliers» ont déjà, dans leur galop, fait le tour du monde
 et il s’est imprimé plus de deux cents éditions de ce seul roman.
 Vos œuvres révèlent le plus grand génie littéraire. Vous n’avez pas
 seulement le pouvoir de peindre avec vivacité les choses, mais d’en
 rendre la signification secrète. Profondément réalistes, tous vos
 écrits palpitent de sentiment humain. Les caractères que vous dessinez
 ont une force et une vigueur qui suggèrent les effigies d’un Rodin.
 Sur les pages du livre imprimé, vous, l’écrivain d’Espagne, avez tracé
 des peintures qui possèdent toute la vitale énergie, tout le passionné
 réalisme caractéristiques de ces grands peintres, vos compatriotes:
 Sorolla et Zuloaga. Ce ne furent pas vains compliments que formulèrent
 les critiques, en disant de vous que Zola n’avait pas été plus
 réaliste, ni Hugo plus brillant. Et nous autres, Nord-Américains, nous
 ne récuserons pas ce témoignage de l’un de nos plus grands romanciers,
 de William Dean Howels, proclamant, à propos d’un de vos romans, que
 «c’était l’un des plus pleins et des plus riches romans modernes,
 digne d’être placé à côté des plus grandes œuvres russes et au-dessus
 de tout ce qui a été fait jusqu’à présent en langue anglaise, roman
 dont le dénouement est aussi logiquement et cruellement tragique
 que celui des meilleures productions espagnoles existantes.»--Nous
 acceptons donc le verdict de ceux qui vous ont défini le premier des
 romanciers modernes, qui ont assigné à vos œuvres une place permanente
 dans la littérature universelle..._»

       *       *       *       *       *

On a effectué les corrections suivantes:

Menetrier=> Ménétrier

Mediterranée=> Méditerranée {pg 10}

propiétaire actuel=> propriétaire actuel {pg 10}

Héridité celtibérique=> Hérédité celtibérique {pg 24}

certainnement=> certainement {pg 24}

rebellion=> rébellion {pg 28}

le froit glacial=> le froid glacial {pg 32}

qui accomodent les cœurs brisés=> qui accommodent les cœurs brisés
{pg 38}

l’aile droite du Panthéhon=> l’aile droite du Panthéon {pg 42}

ces lontains souvenirs=> ces lointains souvenirs {pg 50, n.}

ne laise pas d’être=> ne laise pas d’être {pg 58}

Combattif avec l’ennemi=> Combatif avec l’ennemi {pg 59}

ce lontain passé=> ce lointain passé {pg 62}

ne s’accomoderait pas=> ne s’accommoderait pas {pg 37}

fin suprême de toute école=> fin suprêmes de toute école {pg 69}

puique vous m’en priez=> puisque vous m’en priez {pg 70}

Notre présent est en fonctions=> Notre présent est en fonction {pg 71}

l’admiration universelle en a prêtées=> l’admiration universelle en a
prêté {pg 72}

de notre race ne furent-il=> de notre race ne furent-ils {pg 75}

Désanchantées=> Désenchantées {pg 89}

Ces lettres on été détruites=> Ces lettres ont été détruites {pg 109}

et d’énergie, acoutumé=> et d’énergie, accoutumé {pg 126}

Janvier à Juin 1910, á=> Janvier à Juin 1910, à {pg 127}

allant de la page 1 á=> allant de la page 1 à {pg 127}

le vie factice et luxueuse=> la vie factice et luxueuse {pg 133}

le vieille défroque traditionnelle=> la vieille défroque traditionnelle
{pg 161}

le neutralité de l’Espagne=> la neutralité de l’Espagne {pg 165}

Hoursemen=> Horsemen {pg 175}

je ne m’éttonnerais point=> je ne m’étonnerais point {pg 186}

cette epithète même=> cette épithète même {pg 190}

ainsi en fonctions de la vie=> ainsi en fonction de la vie {pg 193}

sa lettre insérèe=> sa lettre insérée {pg 198}

paru á Madrid=> paru à Madrid {pg 201}

en tant que que thème=> en tant que thème {pg 206}

de Juillet 1906 à Abril 1907=> de Juillet 1906 à Avril 1907 {pg 221}

L’expression _¡ròde la bola!_=> L’expresion _¡ròde la bola!_ {pg 224 n.}

un excellent homme d’Aragonais=> un excellent homme d’Aragon {pg 225}

rêve ancien de vie bourgeoise=> rêve ancien de vie bourgeoisie {pg 225}

ses parents avaient nagère abandonné=> ses parents avaient naguère
abandonné {pg 225}

où le resouvenir du=> où le ressouvenir du {pg 227}

comme je l’ai déjà moté=> comme je l’ai déjà noté {pg 234}

ses concitoyers jaloux=> ses concitoyens jaloux {pg 234}

tant ne fois traduite=> tant de fois traduite {pg 234}

par le philologie Raimund=> par le philologue Raimund {pg 238}

qui se dévoppent=> qui se développent {pg 242}

par-desus tout la connaissance=> par-dessus tout la connaissance {pg
244}

il comtemplait la mer=> il contemplait la mer {pg 245}

même fallu une «certain courage=> même fallu un «certain courage {pg
249}

le version de _La Catedral_=> la version de _La Catedral_ {pg 250 n.}

le République des Lettres françaises=> la République des Lettres
françaises {pg 250}

réprésentant des patrons=> représentant des patrons {pg 254}

leurs corps deshérités=> leurs corps déshérités {pg 254}

le misère alimentaire des plèbes=> la misère alimentaire des plèbes {pg
256}

cette tourbe de deshérités=> cette tourbe de déshérités {pg 260}

les galères phéciennes allant=> les galères phéniciennes allant {pg 273}

Aussi le conul=> Aussi le consul {pg 273}

Mais c’est là phénomène=> Mais c’est la phénomène {pg 282}

il est évéré qu’à=> il est avéré qu’à {pg 286}

le retient loint=> le retient loin {pg 300}

un erreur grossière=> une erreur grossière {pg 307}

The Ennemies of the Woman=> The Enemies of the Woman {pg 315}

sa préoccupation dominante était du lui=> sa préoccupation dominante
était de lui {pg 317}

nous voyons resplandir=> nous voyons resplendir {pg 322 n.}





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